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Le métier de sociologue

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Textes de sciences sociales I

MOUTON ÉDITEUR • BERLIN • NEW YORK • PARIS


P. BOURDIEU . J.-C. CHAMBOREDON . J.-C. PASSERON

Le métier de sociologue
Préalables épistémologiques
quatrième édition

MOUTON ÉDITEUR • BERLIN • NEW YORK • PARIS


Les textes d'illustration qui composent la deuxième partie de ce livre
(p. 107-323) doivent être lus parallèlement aux analyses au cours
desquelles ils sont utilisés ou expliqués. Les renvois à ces textes sont
indiqués, dans le courant de la première partie du livre, par une notation
en italique entre crochets, qui comporte le nom de l'auteur et le numéro
du texte — On peut, pour s'y reporter, recourir à la liste, p. 32;, ou
utiliser les titres courants.

Première édition: 1968


Deuxième édition revisée: 1973
Troisième édition: 1980
Quatrième édition: 1983

Couverture de Jurriaan Schrofer

ISBN 90-279-6964-4 ( M o u t o n , La Haye)


2-7132-0002-4 (E.H.E.S.S., Paris)
© 1968 École des Hautes Études en Sciences Sociales and M o u t o n Éditeur
Imprimé en Hollande
PRÉFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION

La préparation de cette deuxième édition allégée a été l'occasion d'un


retour sur l'intention initiale de faire suivre le volume consacré aux
Préalables épistémologiques d'un deuxième tome qui aurait traité
de la construction de l'objet sociologique et d'un troisième qui aurait
présenté m répertoire critique des outils, tant conceptuels que techniques,
de la recherche. Il nous a finalement paru impossible de réaliser en ces
domaines l'équivalent du travail de construction que l'inexistence d'une
épistémologie des sciences sociales avait rendu possible et nécessaire :
ne pouvant, sur un terrain aussi manifestement occupé, voire encombré,
nous en tenir au parti pris de la naïveté, nous n'avons pu davantage
nous résilier à la discussion bien tempérée des théories et des concepts
en vigueur, dont la tradition universitaire fait le préalable à toute
discussion théorique.
On aurait plutôt été tenté de soumettre ces Préalables épistémolo-
giques à une révision visant à subordonner plus complètement le discours
à l'intention pédagogique, très imparfaitement réalisée en l'état actuel
de l'ouvrage. Chacun des principes aurait ainsi pu être monnayé en
préceptes, ou, au moins, en exercices d'intériorisation de la posture ;
par exemple, pour dégager toutes les virtualités heuristiques qui sont
impliquées dans un principe tel que celui du primat des relations, il
aurait fallu montrer sur pièces, comme on peut le faire dans un sémi-
naire, ou mieux dans un groupe de recherche, en examinant la construc-
tion d'un échantillon, l'élaboration d'un questionnaire ou l'analyse
d'une série de tableaux statistiques, comment ce principe commande
les choix techniques du travail de recherche (construction de séries de
populations séparées par des différences pertinentes sous le rapport des
relations considérées, élaboration des questions qui, secondaires pour la
sociographie de la population elle-même, permettent de situer le cas
considéré dans m système de cas où il prend tout son sens, ou encore
Le métier de sociologue

mobilisation des techniques graphiques et mécanographiques permettant


d'appréhender sjnoptiquement et exhaustivement le système des relations
entre les relations révélées par un ensemble de tableaux statistiques).
Nous avons été arrêtés, entre autres raisons, par la crainte que cet
effort de clarification pédagogique n'aboutisse, en raison des limites
de la communication écrite, à la négation même de l'enseignement de
recherche comme enseignement de l'invention, en encourageant la canoni-
sation des préceptes banalisés d'une nouvelle méthodologie, ou, pire
encore, d'une nouvelle tradition théorique. Le risque n'est pas fictif :
la critique, en son temps hérétique, de l'empirisme positiviste et de
l'abstraction méthodologique a toutes les chances d'être aujourd'hui
confondue avec les discours éternellement préalables d'une nouvelle
vulgate qui réussit encore à différer la science en substituant le point
d'honneur de la pureté théorique à l'obsession de l'impeccabilité
méthodologique.

Septembre 1972
Sommaire

Préface à la deuxième édition p. $

INTRODUCTION. ÉPISTÉMOLOGIE ET MÉTHODOLOGIE p. I I

Méthode et pratique de la recherche — La vigilance épistémologique et la


sociologie de la connaissance — La pédagogie de la recherche — La lecture des
auteurs : théorie de la connaissance sociologique et théorie du système social —
Le « métier » du sociologue, babitus épistémologique — Logique de l'invention
et logique de la preuve — Epistémologie des sciences de l'homme et épistémo-
logie des sciences de la nature— Philosophie de la connaissance et épistémologie
— Le fbrisme méthodologique et l'effet de fermeture — Le méthodologisme et
le déplacement de la vigilance épistémologique — Les abus de pouvoir de la
« théorie » — L'ordre des raisons épistémologique : le fait scientifique est
conquis, construit, constaté

PREMIÈRE PARTIE. LA RUPTURE

i. Le fait est conquis contre l'illusion du savoir immédiat p. 27


Sociologie et sociologie spontanée : la familiarité, obstacle épistémologique
premier

1.1 Prénotions et techniques de rupture p. 28


La mesure statistique, la définition, la critique logique du langage, instruments
pour mettre en pièces les totalités de l'intuition — L'attention à l'inattendu :
l'invention, restructuration des relations

1.2. L'illusion de la transparence et le principe de la non-conscience p. 29


L'artificialisme, forme savante de l'illusion de la transparence. Pour rompre
définitivement avec la philosophie spontanée du social, la sociologie doit poser
et mettre en œuvre le principe de la non-conscience — La convergence épisté-
mologique des auteurs sur cette condition sine qua non de la science sociologique
— Non-conscient et inconscient — La recherche des motivations et ses pré-
supposés — La connaissance du système des relations objectives, condition de
la connaissance des attitudes comme relations vécues des sujets à leur vérité
objectivée dans le système des relations objectives
8 Le métier de sociologue

1.3. Nature et culture : substance et système de relations p. 34


Les faits sociaux ne sont pas des natures mais des systèmes de relations histo-
riques et sociales. La monnaie de la nature humaine : « besoins », « motivations »
ou « pré-réquisits » — « Expliquer le social par le social » — L e général et le
banal — Les natures simples travesties en invariants sociologiques

1.4. La sociologie spontanée et les pouvoirs du langage p. 36


Le langage commun véhicule de la philosophie spontanée du social — Les
maladies du langage et leur thérapeutique — Les pièges de la métaphore —
Les schèmes mixtes et le pseudo-rendement explicatif de la double appartenance
— Le contrôle des analogies

1.5. L a tentation du propbétisme p. 41


Le sociologue et son public — Sociologie et « humanisme » — Les attentes
existentielles du grand public intellectuel — Les schèmes mixtes et le double
jeu prophétique de certain langage sociologique — Le pouvoir des explications
par le simple

1.6. Théorie et tradition théorique P-43


Le renouvellement théorique dans les sciences de la nature et en sociologie —
La tradition théorique comme sens commun savant — Les « sommes » socio-
logiques — Sociologie spontanée et théories classificatoires

1.7. Théorie de la connaissance sociologique et théorie du système social p. 47


Les succédanés de la théorie — Les « théoriciens » et l'alternative du tout ou
rien — La théorie de la connaissance du social, minimum théorique exigible —
Science et méta-science

DEUXIÈME PARTIE. LA CONSTRUCTION D E L'OBJET

2. Le fait est construit : les formes de la démission empiriste p. 51


Objets concrets et objets construits — Objets scientifiquement construits et
objets pré-construits — La rupture avec les objets pré-construits : concepts
« systémiques » et problématique théorique

2.1. « L e s abdications de l'empirisme D p. 54


« Le vecteur épistémologique va du rationnel au réel » — Données, faits et
théorie — L'analyse secondaire — Un objet qui parle — L'annulation du
sociologue

2.2. Hypothèses ou présupposés p. 58


Les implications épistémologiques des techniques — Méthodologie et techno-
logie — Les présupposés de l'échantillonnage au hasard — L e contrôle de
l'instrument statistique

2.3. La fausse neutralité des techniques : objet construit ou artefact p. 61


« Neutralité éthique » et neutralité épistémologique — L'entretien non-directif
et ses présupposés — La vigilance épistémologique, interrogation sur l'interro-
gation — Interrogation sur le langage de l'interrogation et sur le langage des
réponses — La situation d'enquête : expérimentation fictive et expérimentation
sociale — Le primat épistémologique de l'observation ethnographique : l'inven-
taire méthodique et le questionnaire — Ethnologie et sociologie — L e traite-
Sommaire 9

ment des « données » : découpage et codage. L'analyse multivariée — Principes


ou recettes •— Science sans conscience épistémologique

2.4. L'analogie et la construction des hypothèses p. 71


Hypothèse et induction : la logique du renouvellement théorique — Hypo-
thèse, comparatisme et analogie — L e type idéal comme « construction appro-
chée » •— Le cas limite et le groupe de transformations. — Formalisation et
construction des hypothèses

2.5. Modèle et théorie P-75


Le modèle et le positivisme — Les modèles sans principe, bricolage savant —
Ressemblance et analogie : modèles mimétiques et modèles analogiques — Les
modèles formalisés et le danger de consacrer les schèmes de la sociologie
spontanée — Le pouvoir de l'analogie est indépendant de la formalisation —
Modèles théoriques et théories partielles

TROISIÈME PARTIE. L E RATIONALISME APPLIQUÉ

3. Le fait est conquis, construit, constaté : la hiérarchie des actes épistémologique s p. 81


L'autonomisation des opérations de la recherche, principe de toutes les erreurs

3.1. L'implication des opérations et la hiérarchie des actes épistémologiques p. 8i


La division bureaucratique des tâches ou la succession des phases d'un cycle,
représentations inadéquates de la recherche — La hiérarchie des actes épistémo-
logiques : la valeur d'une opération est fonction du degré auquel elle actualise
cette hiérarchie — La formalisation, alibi de la sociologie spontanée ou insti-
tutionnalisation de la rupture épistémologique — L'intuition et l'intuitionnisme
— Observation et théorie •— La signification théorique des faits expérimentaux
— La théorie sans attaches expérimentales : « le dogme de l'immaculée concep-
tion » — Le constat d'échec et la théorie — Les techniques, les faits et la théorie :
le paradoxe d'Uvarov — Une sociologie sans objet

3.2. Système de propositions et vérification systématique p. 88


Le caractère systématique de la théorie, réponse à la fois aux exigences de la
théorie et aux droits de l'expérimentation — Les vérifications « coup par coup »
— La preuve par la cohérence du système de preuves — Le cercle méthodique

3.3. Les couples épistémologiques p. 92


Le spectre épistémologique — Les couples fonctionnels en sociologie : socio-
graphie et philosophie sociale, positivisme et intuitionnisme — Les oscillations
du projet sociologique — Le rationalisme appliqué

CONCLUSION. SOCIOLOGIE D E L A C O N N A I S S A N C E E T É P I S T É M O L O G I E p. 95

La sociologie, une science comme les autres mais où la rupture avec le sens
commun est plus difficile qu'ailleurs — Les mondanités de la sociologie et le
champ social des productions sociologiques

Esquisse d'une sociologie de la tentation positiviste en sociologie p. 96


L'illusion du commencement absolu — La quête de la reconnaissance et les
surenchères positivistes — L'organisation sociale de la profession — L e prestige
IO Le métier de sociologie

des automates — Les pressions de la demande — Professions de foi épistémo-


logiques et idéologies professionnelles — La sociologie de la sociologie, condi-
tion préalable de la réflexion épistémologique

JL 'enracinement social du sociologue p. ioo


L'ethnocentrisme — L'ethnocentrisme de classe — L'ethnocentrisme de la
classe intellectuelle

Cité savante et vigilance épistémologique p. 102


L'illusion d'un salut scientifique individuel — La cité savante, condition de la
vigilance épistémologique — Les formes et les degrés de l'autonomie de la
communauté scientifique et les instruments du contrôle de la recherche — Les
formes de la critique organisée — Le système de « contrôles croisés » — Les
échanges entre disciplines — Les formes de sociabilité propres à la cité savante
INTRODUCTION

Épistémologie et méthodologie

« La méthode, écrit Auguste Comte, n'est pas susceptible d'être


étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du
moins, ce n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder
l'esprit qui s'y livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand
on l'envisage abstraitement, se réduit à des généralités tellement
vagues qu'elles ne sauraient avoir aucune influence sur le régime
intellectuel. Lorsqu'on a bien établi, en thèse logique, que toutes
nos connaissances doivent être fondées sur l'observation, que
nous devons procéder tantôt des faits aux principes, et tantôt
des principes aux faits, et quelques autres aphorismes semblables,
on connaît beaucoup moins nettement la méthode que celui qui a
étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule science
positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir
méconnu ce fait essentiel que nos psychologues sont conduits à
prendre leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la
méthode positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le
Discours de Descartes. J'ignore si, plus tard, il deviendra possible
de faire a priori un véritable cours de méthode tout à fait indépen-
dant de l'étude philosophique des sciences; mais je suis bien
convaincu que cela est inexécutable aujourd'hui, les grands
procédés logiques ne pouvant encore être expliqués avec la
précision suffisante séparément de leurs applications. J'ose
ajouter, en outre, que lors même qu'une telle entreprise pourrait
être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se laisse concevoir,
ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des applications
régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait parvenir à se
former un bon système d'habitudes intellectuelles, ce qui est
pourtant le but essentiel de la méthode. » 1

i. A . Comte, Cours de philosophie positive, t. I, Bachelier, Paris, 1 8 3 0 (cité d'après


12 Épistêmologie et méthodologie

Il n'y aurait rien à ajouter à ce texte qui, refusant de dissocier


la méthode de la pratique, récuse à l'avance tous les discours de la
méthode, s'il n'existait déjà tout un discours autour de la méthode
qui, en l'absence de contestation sérieuse, risque d'imposer aux
chercheurs une image dédoublée du travail scientifique. Pro-
phètes qui fulminent contre l'impureté originelle de l'empirie —
et dont on ne sait s'ils tiennent les mesquineries de la routine
scientifique pour attentatoires à la dignité de l'objet qu'ils
entendent se donner ou du sujet scientifique qu'ils prétendent
incarner — ou grands prêtres de la méthode qui garderaient
volontiers tous les chercheurs, leur vie durant, sur les bancs du
catéchisme méthodologique, ceux qui dissertent sur l'art d'être
sociologue ou la manière scientifique de faire la science sociolo-
gique ont souvent en commun de dissocier des opérations de la
recherche la méthode, ou la théorie, quand ce n'est pas la théorie
de la méthode ou la théorie de la théorie. Né de l'expérience de
la recherche et de ses difficultés quotidiennes, notre propos ne
fait qu'expliciter, pour les besoins de la cause, un « système
d'habitudes intellectuelles » : il s'adresse à ceux qui, « embar-
qués » dans la pratique de la sociologie empirique, n'ayant nul
besoin qu'on leur rappelle la nécessité de la mesure et de tout
son appareillage théorique et technique, s'accordent d'emblée
avec nous sur ce que nous nous accordons parce que cela va de
soi, par exemple la nécessité de ne négliger aucun des outils
conceptuels ou techniques permettant de donner toute sa rigueur
et toute sa force à la vérification expérimentale. Seuls ceux qui
n'ont pas ou ne veulent pas avoir l'expérience de la recherche
pourront voir dans cet ouvrage qui vise à mettre la pratique
sociologique à la question, une mise en question de la sociologie
empirique1.
S'il est vrai qu'un enseignement de la recherche requiert,
tant de ceux qui le conçoivent que de ceux qui le reçoivent, une
référence directe et constante à l'expérience en première personne

l'édition Garnier, 1926, p. 71-72). O n pourrait remarquer, avec G . Canguilhem,


qu'il n'est pas facile de surmonter les entraînements du vocabulaire qui « nous
ramènent sans cesse à concevoir la méthode comme susceptible d'être séparée
des recherches où elle est à l'œuvre : [A. Comte] « enseigne dans la première
leçon du Cours de philosophie positive que « la méthode n'est pas susceptible
d'être étudiée séparément des recherches où elle est employée » ce qui sous-
entend que l'emploi d'une méthode suppose au préalable la possession de la
méthode » (G. Canguilhem, Théorie et technique de l'expérimentation cbe% Claude
Bernard, Colloque du centenaire de la publication de l'Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale, Masson, Paris, 1967, p. 24).
1. La division du champ épistémologique selon la logique des couples (cf. } e partie)
et les traditions intellectuelles qui, identifiant toute réflexion à une pure spécula-
Méthode et pratique de la recherche 13

de la pratique, « la méthodologie à la mode qui multiplie les


programmes pour une recherche raffinée mais hypothétique, les
examens critiques de recherches faites par d'autres [...] ou les
verdicts méthodologiques »*, ne saurait tenir lieu d'une réflexion
sur le juste rapport aux techniques et d'un effort, même hasar-
deux, pour transmettre des principes qui ne peuvent se présenter
comme de simples vérités de principe parce qu'ils sont le prin-
cipe de la recherche des vérités. S'il est vrai, en outre, que les
méthodes se distinguent des techniques au moins en ce qu'elles
sont « assez générales pour valoir dans toutes les sciences ou
dans une partie importante d'entre elles »2, cette réflexion sur la
méthode doit encore assumer le risque de retrouver les analyses
les plus classiques de l'épistémologie des sciences de la nature;
mais peut-être faut-il que les sociologues s'accordent sur les
principes élémentaires qui font figure de truismes aux yeux des
spécialistes des sciences de la nature ou de la philosophie des
sciences pour sortir de l'anarchie conceptuelle à laquelle les
condamne leur indifférence pour la réflexion épistémologique.
En réalité, l'effort pour interroger une science particulière à
l'aide des principes généraux que fournit cet acquis épistémo-
logique se justifie et s'impose particulièrement dans le cas de la
sociologie : tout ici incline en effet à ignorer cet acquis, depuis
le stéréotype humaniste de l'irréductibilité des sciences humaines
jusqu'aux caractéristiques du recrutement et de la formation
des chercheurs, en passant par l'existence d'un corps de métho-
dologues spécialisés dans la réinterprétation sélective de l'acquis
des autres sciences. Il faut donc soumettre les opérations de la
pratique sociologique à la polémique de la raison épistémolo-
gique pour définir et, s'il se peut, inculquer une attitude de

don, interdisent d'apercevoir la fonction technique d'une réflexion sur le


rapport aux techniques, confèrent au malentendu que nous essayons ici de
prévenir une probabilité très forte : en effet, dans cette organisation dualiste
des positions épistémologiques, toute tentative pour réinsérer les opérations
techniques dans la hiérarchie des actes épistémologiques sera presque inévitable-
ment interprétée comme une charge contre la technique et les techniciens; en
dépit que nous en ayons, et reconnaîtrions-nous ici la contribution capitale que
les méthodologues, et en particulier Paul F. Lazarsfeld, ont apportée à la rationa-
lisation de la pratique sociologique, nous nous savons exposés à être rangés du
côté de Fads and Faibles of American Sociology plutôt que du côté de The Language
of Social Research.
1. R. Needham, Structure and Sentiment : A Test-case in Social Anthropolog), Univer-
sity of Chigaco Press, Chicago, London, 1962, p. v u .
2. A . Kaplan, The Conduct of ïnquiry, Methodology of Behavioral Science, Chandler,
San Francisco, 1964, p. 25. Le même auteur déplore que le terme de « techno-
logie » ait déjà reçu un sens spécialisé, observant qu'il s'appliquerait très
exactement à nombre d'études dites « méthodologiques » ( i b i d p . 19).
14 Épistémologie et mêthodologii

vigilance qui trouve dans la connaissance adéquate de l'erreur


et des mécanismes capables de l'engendrer un des moyens de la
surmonter. L'intention de donner au chercheur les moyens
d'assumer lui-même la surveillance de son travail scientifique
s'oppose aux rappels à l'ordre des censeurs dont le négativisme
péremptoire ne peut que susciter la terreur de l'erreur et le
recours résigné à une technologie investie de la fonction
d'exorcisme.
Comme le montre toute l'oeuvre de Gaston Bachelard, l'épis-
témologie se distingue d'une méthodologie abstraite en ce qu'elle
s'efforce de saisir la logique de l'erreur pour construire la logique
de la découverte de la vérité comme polémique contre l'erreur
et comme effort pour soumettre les vérités approchées de la
science et les méthodes qu'elle utilise à une rectification métho-
dique et permanente [G. Canguilhem, texte n° /]. Mais on ne sau-
rait donner toute sa force à l'action polémique de la raison
scientifique sans prolonger la « psychanalyse de l'esprit scienti-
fique » par une analyse des conditions sociales dans lesquelles
sont produites les œuvres sociologiques : le sociologue peut
trouver un instrument privilégié de la vigilance épistémologique
dans la sociologie de la connaissance, moyen d'accroître et de
préciser la connaissance de l'erreur et des conditions qui la
rendent possible et parfois inévitable \G. Bachelard, texte n° ¿\.
Par suite, ce qu'il peut rester ici des apparences d'une polémique
ad hominem tient seulement aux limites de la compréhension
sociologique des conditions de l'erreur : une épistémologie qui
en appelle à une sociologie de la connaissance peut moins que
toute autre imputer les erreurs à des sujets qui n'en sont jamais
complètement les auteurs. Si, pour paraphraser un texte célèbre
de Marx, « nous n'avons pas peint en rose » l'empiriste, l'intui-
tionniste ou le méthodologue, nous n'avons jamais pensé aux
« personnes que pour autant qu'elles sont la personnification »
de positions épistémologiques qui ne se laissent comprendre
complètement que dans le champ social où elles s'affirment.

La pédagogie de la recherche

C'est la fonction de cet ouvrage qui en définit la forme et le


contenu. Un enseignement de recherche qui se donne pour
projet d'exposer les principes d'une pratique professionnelle et
d'inculquer simultanément un certain rapport à cette pratique,
c'est-à-dire de donner à la fois les instruments indispensables
au traitement sociologique de l'objet et une disposition active
Ut pédagogie de la recherche 15

à les utiliser adéquatement, doit rompre avec les routines du


discours pédagogique pour restituer leur force heuristique aux
concepts et aux opérations les plus complètement « neutralisés »
par le rituel de l'exposé canonique. C'est pourquoi cet ouvrage
qui vise à enseigner les actes les plus pratiques de la pratique
sociologique débute par une réflexion qui s'efforce de rappeler,
en les systématisant, les implications de toute pratique, bonne ou
mauvaise, et de spécifier en préceptes pratiques le principe de
vigilance épistémologique (Livre premier)1. On pourra tenter
ensuite de définir la fonction et les conditions d'application des
schèmes théoriques auxquels doit recourir la sociologie pour
construire son objet sans prétendre présenter ces principes pre-
miers de l'interrogation proprement sociologique comme une
théorie achevée de la connaissance de l'objet sociologique et,
moins encore, comme une théorie générale et universelle du
système social (Livre deuxième)1. La recherche empirique n'a
pas besoin d'engager une telle théorie pour échapper à l'empi-
risme, pourvu seulement qu'elle réalise effectivement dans cha-
cune de ses opérations les principes qui la constituent en tant
que science en lui donnant un objet doté d'un minimum de
cohérence théorique. A cette condition, les concepts ou les
méthodes pourront être traités comme des outils qui, arrachés
à leur contexte original, s'offrent à de nouvelles utilisations (Livre
troisième)1. En associant la présentation de chaque instrument
intellectuel à des exemples de son emploi, on tâchera d'éviter
que le savoir sociologique puisse apparaître comme une somme
de techniques, ou comme un capital de concepts, séparés ou
séparables de leur utilisation dans la recherche.
Si nous nous sommes autorisés à extraire de l'ordre des raisons
dans lequel ils se trouvaient insérés, tant les principes théoriques
que les procédures techniques légués par l'histoire de la science
sociologique, ce n'est pas seulement afin de briser les enchaîne-
ments de l'ordre didactique qui ne renonce à la complaisance
érudite envers l'histoire des doctrines ou des concepts que pour
sacrifier à la reconnaissance diplomatique des valeurs consacrées
par la tradition ou sacrées par la mode, ni même afin de libérer
des virtualités heuristiques souvent plus nombreuses que ne le
laisseraient croire les usages académiques; c'est, avant tout, au
nom d'une conception de la théorie de la connaissance socio-
logique qui fait de cette théorie le système des principes définis-
sant les conditions de possibilité de tous les actes et de tous les

1. Cf. supra, la préface à la deuxième édition.


i6 Épistêmologie et méthodologie

discours proprement sociologiques et de ceux-là seulement,


quelles que soient les théories du système social propres à ceux
qui produisent ou ont produit des œuvres sociologiques au nom
de ces principes 1 . La question de l'affiliation d'une recherche
sociologique à une théorie particulière du social, celle de Marx,
de Weber ou de Durkheim par exemple, est toujours seconde
par rapport à la question de l'appartenance de cette recherche
à la science sociologique : le seul critère de cette appartenance
réside en effet dans la mise en œuvre des principes fondamentaux
de la théorie de la connaissance sociologique qui, en tant que
telle, ne sépare aucunement des auteurs que tout séparerait sur le
terrain de la théorie du système social. Si la plupart des auteurs
ont été portés à confondre avec leur théorie particulière du
système social la théorie de la connaissance du social qu'ils
engageaient, au moins implicitement, dans leur pratique socio-
logique, le projet épistémologique peut s'autoriser de cette dis-
tinction préalable pour rapprocher des auteurs dont les oppo-
sitions doctrinales dissimulent l'accord épistémologique.
Redouter que l'entreprise ne conduise à un amalgame de
principes empruntés à des traditions théoriques différentes ou
à la constitution d'un corps de recettes dissociées des principes
qui les fondent, c'est oublier que la réconciliation dont nous
entendons expliciter les principes s'opère réellement dans l'exer-
cice authentique du métier de sociologue ou, plus exactement,
dans le « métier » du sociologue, cet habitus qui, en tant que
système de schèmes plus ou moins maîtrisés et plus ou moins
transposables, n'est pas autre chose que l'intériorisation des
principes de la théorie de la connaissance sociologique. A la
tentation toujours renaissante de transformer les préceptes de la
méthode en recettes de cuisine scientifique ou en gadgets de
laboratoire, on ne peut opposer que l'entraînement constant à
la vigilance épistémologique qui, subordonnant l'utilisation des
techniques et des concepts à une interrogation sur les conditions
et les limites de leur validité, interdit les facilités d'une applica-
tion automatique de procédés éprouvés et enseigne que toute
opération, si routinière et routinisée soit-elle, doit être repensée,
tant en elle-même qu'en fonction du cas particulier. C'est seule-
ment par une réinterprétation magique des exigences de la
mesure que l'on peut à la fois surestimer l'importance d'opéra-
tions qui ne sont, après tout, que des tours de main du métier et,
transformant la prudence méthodologique en révérence sacrée,

I. Cf. infra.
1m logique de l'invention 17

n'utiliser qu'en tremblant, ou n'utiliser jamais, crainte de ne pas


remplir tout à fait les conditions rituelles, des instruments qui
devraient être jugés seulement à l'usage. Ceux qui portent le
souci méthodologique jusqu'à l'obsession font en effet songer
à ce malade dont parle Freud, et qui passait son temps à essuyer
ses lunettes sans jamais les chausser.
Prendre au sérieux le projet de transmettre méthodiquement
un ars inveniendi, c'est voir qu'il implique tout autre chose et
beaucoup plus que l'ars probandi proposé par ceux qui confon-
dent la mécanique logique, démontée après coup, des constats
et des preuves avec le fonctionnement réel de l'esprit d'inven-
tion; c'est voir aussi, avec la même évidence, qu'il y a loin des
sentiers, ou, mieux, des raccourcis que peut tracer aujourd'hui
une réflexion sur la recherche au cheminement sans repentirs
ni détours que proposerait un véritable discours de la méthode
sociologique.
A la différence de la tradition qui s'en tient à la logique de la
preuve en s'interdisant par principe d'entrer dans les arcanes de
l'invention et qui se condamne ainsi à osciller entre une rhéto-
rique de l'exposition formelle et une psychologie littéraire de la
découverte, on voudrait ici fournir les moyens d'acquérir une
disposition mentale qui est la condition tant de l'invention que
de la preuve. Faute d'opérer cette réconciliation, on renonce à
fournir quelque aide que ce soit au travail de découverte et on
se trouve réduit, avec tant de méthodologues, à invoquer ou à
évoquer, comme on évoque les esprits, les miracles de l'illu-
mination créatrice, que véhicule l'hagiographie de la découverte
scientifique, ou les mystères de la psychologie des profondeurs1.

1. La littérature méthodologique prend toujours soin, lorsqu'elle définit l'objet


de la logique des sciences, d'écarter explicitement la considération des ways of
discovery au profit des mays of validation (cf. par exemple, C. Hempel, Aspects
of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science, Free Press,
New York, 1965, p. 82-8}). K . R. Popper revient souvent sur cette dichotomie
qui semble recouvrir chez lui l'opposition entre la vie publique et la vie privée :
« La question ' comment avez-vous découvert pour la première fois votre
théorie ? ' touche, pour ainsi dire, à une affaire extrêmement personnelle,
contrairement à la question ' comment avez-vous vérifié votre théorie ? ' »
(K. R. Popper, Misère de l'hiftoricisme [trad. H. Rousseau], Pion, Paris, 1956,
p. 132). Ou encore : « Il n'existe rien qui ressemble à une méthode logique
pour avoir des idées ou à une reconstitution logique de ce processus. Selon
moi, toute découverte contient ' un élément irrationnel ' ou une ' intuition
créatrice ' au sens de Bergson. » (K. R. Popper, The Logic of Scientific Discovery,
Hutchinson, London, 1959, p. 32.) Au contraire, dès que, par exception, on
prend explicitement pour objet le « contexte de la découverte » (par opposition
au « contexte de la preuve »), on est contraint de rompre avec nombre de schémas
routiniers de la tradition épistémologique et méthodologique et, en particulier,
avec la représentation de la démarche de la recherche comme succession
2
i8 Épistémologie et méthodologie

S'il va de soi que les automatismes acquis peuvent permettre


l'économie d'une invention permanente, il faut se garder de
laisser croire que le sujet de l'invention scientifique est un auto-
maton spirituale, obéissant aux mécanismes bien montés d'une
programmation méthodologique constituée une fois pour toutes,
et d'enfermer par là le chercheur dans la soumission aveugle
au programme qui exclut le retour réflexif sur le programme,
condition de l'invention de nouveaux programmes1. La métho-
dologie, disait Weber, «... n'est pas plus la condition d'un tra-
vail fécond que la connaissance de l'anatomie n'est la condition
d'une démarche correcte »2. Mais, s'il est vain d'espérer décou-
vrir une science de la manière de faire la science et d'attendre
de la logique autre chose qu'une manière de contrôler la science
se faisant ou de valider la science faite, il reste que, comme
l'observait Stuart Mill, « l'invention peut être cultivée »; c'est
dire qu'une explicitation de la logique de l'invention, si partielle
soit-elle, peut contribuer à la rationalisation de l'apprentissage
de l'aptitude à inventer.

Épistémologie des sciences de l'homme et épistémologie des sciences de


la nature

C'est dans une représentation fausse de l'épistémologie des


sciences de la nature et du rapport qu'elle entretient avec l'épis-
témologie des sciences de l'homme que prennent racine la plu-
part des erreurs auxquelles sont exposées tant la pratique socio-
logique que la réflexion sur cette pratique. Ainsi des épistémo-
logies aussi opposées dans leurs affirmations patentes que le
dualisme diltheyen, qui ne peut poser la spécificité de la méthode
des sciences de l'homme qu'en l'opposant à une image des
sciences de la nature suscitée par le pur souci de distinguer, et le
positivisme, qui s'ingénie à singer une image de la science natu-
relle fabriquée pour les besoins de l'imitation, ont en commun
d'ignorer la philosophie exacte des sciences exactes. Pareille
bévue a pu conduire aussi bien à forger des distinctions forcées
entre les deux méthodes pour complaire aux nostalgies ou aux
vœux pieux de l'humanisme qu'à applaudir naïvement à des

d'étapes distinctes et prédéterminées. (Cf. P. E . Hamond, [éd.], Sociologists at


Work, Essays on the Craft of Social Research, Basic Books, N e w York, 1964.)
1. Que l'on songe, par exemple, à la facilité avec laquelle la recherche peut se
reproduire elle-même sans rien produire, selon la logique de la pump-handle
research.
2. M. Weber, Essais sur la théorie de la science (trad. J . Freund), Pion, Paris, 1965,
p. 220.
Philosophie de la connaissance et épistémologie X
9

redécouvertes qui s'ignorent comme telles, ou encore à entrer


dans la surenchère positiviste qui copie scolairement une image
réductrice de l'expérience comme copie du réel.
Mais on peut apercevoir que le positivisme ne reprend à son
compte qu'une caricature de la méthode des sciences exactes
sans accéder ipso facto à une épistémologie exacte des sciences
de l'homme. Et de fait, c'est une constante de l'histoire des
idées que la critique du positivisme machinal serve à affirmer le
caractère subjectif des faits sociaux et leur irréductibilité aux
méthodes rigoureuses de la science. Ainsi, apercevant que « les
méthodes que les savants ou les chercheurs fascinés par les
sciences de la nature ont si souvent essayé d'appliquer de force
aux sciences de l'homme n'ont pas toujours été nécessairement
celles que les savants suivaient en fait dans leur propre domaine,
mais bien plutôt celles qu'ils croyaient utiliser Hayek en
conclut immédiatement que les faits sociaux diffèrent « des faits
des sciences physiques parce qu'ils sont des croyances ou des
opinions individuelles » et, par suite, « ne doivent pas être définis
d'après ce que nous pourrions découvrir à leur sujet par les
méthodes objectives de la science mais d'après ce que la per-
sonne qui agit pense à leur sujet »2. La contestation de l'imita-
tion automatique des sciences de la nature s'associe si automati-
quement à la critique subjectiviste de l'objectivité des faits
sociaux que tout effort pour traiter des problèmes spécifiques
que pose la transposition aux sciences de l'homme de l'acquis
épistémologique des sciences de la nature, risque toujours
d'apparaître comme une réaffirmation des droits imprescrip-
tibles de la subjectivité3.

1. F. A. von Hayek, Scientisme et sciences sociales, Essai sur le mauvais usage de la


raison (trad. M. Barre), Pion, Paris, 1953, p. 3.
2. lbid., p. 21 et 24.
3. Et pourtant toute l'entreprise de Durkheim suffirait à montrer qu'il est possible
d'échapper à l'alternative de l'imitation aveugle et du refus, également aveugle,
d'imiter : « La sociologie prit naissance à l'ombre des sciences de la nature et
en contact intime avec elles [...] Il va de soi que parmi les premiers sociologues
quelques-uns eurent le tort d'exagérer ce rapprochement au point de mécon-
naître l'origine des sciences sociales et l'autonomie dont elles doivent jouir
à l'égard des autres sciences qui les ont précédées. Mais ces excès ne doivent
pas faire oublier tout ce qu'il y a de fécond dans ces foyers principaux de la
pensée scientifique. » (É. Durkheim, « La sociologie et son domaine scienti-
fique », Rivista Italiana di Sociologia, tome IV, 1900, p. 127-159, reproduit
in A . Cuvillier, « Où va la sociologie française?, Marcel Rivière, Paris, 1953,
p. 177-208.)
20 epistemologie et méthodologie

La méthodologie et le déplacement de la vigilance

Pour dépasser ces débats académiques et les manières acadé-


miques de les dépasser, il faut soumettre la pratique scientifique
à une réflexion qui, à la différence de la philosophie classique de
la connaissance, s'applique non pas à la science faite, science
vraie dont il faudrait établir les conditions de possibilité et de
cohérence ou les titres de légitimité, mais à la science se faisant.
Pareille tâche, proprement épistémologique, consiste à découvrir
dans la pratique scientifique elle-même, sans cesse affrontée à
l'erreur, les conditions auxquelles on peut tirer le vrai du faux,
en passant d'une connaissance moins vraie à une connaissance
plus vraie, ou mieux, comme le dit Bachelard, « approchée, c'est-
à-dire rectifiée ». Transposée au cas des sciences de l'homme,
cette philosophie du travail scientifique comme « action polé-
mique incessante de la Raison » peut procurer les principes
d'une réflexion capable d'inspirer et de contrôler les actes con-
crets d'une pratique vraiment scientifique, en définissant dans ce
qu'ils ont de spécifique les principes du « rationalisme régional »
propre à la science sociologique. Le rationalisme fixiste qui
inspirait les interrogations de la philosophie classique de la
connaissance s'exprime plus volontiers aujourd'hui dans les
tentatives de certains méthodologues qui tendent à réduire la
réflexion sur la méthode à une logique formelle des sciences.
Pourtant, comme le remarque P. Feyerabend, « tout fixisme
sémantique rencontre des difficultés dès qu'il s'agit de rendre
raison complètement du progrès de la connaissance et des décou-
vertes qui y contribuent » 1 . Plus précisément, s'intéresser aux
relations intemporelles entre des propositions abstraites, au
détriment des processus par lesquels chaque proposition ou
chaque concept a été établi et a engendré d'autres propositions
ou d'autres concepts, c'est s'interdire de prêter une assistance
réelle à ceux qui sont engagés dans les péripéties hasardeuses du
travail scientifique, en reléguant le déroulement de l'intrigue
dans les coulisses pour ne mettre jamais en scène que les dénoue-
ments. Tout entiers occupés à la recherche d'une logique
idéale de la recherche, les méthodologues ne peuvent en effet
s'adresser qu'à un chercheur abstraitement défini par l'aptitude
à réaliser ces normes de perfection, bref à un chercheur impec-
cable, c'est-à-dire impossible ou infécond. L'obéissance incondi-

i. P. Feyerabend, in H. Feigl et G. Maxwell (eds), « Scientific Explanation,


Space and Time », Minnesota S Indie s in the Philosophy of Science, Vol. Ili, Minnea-
polis, 1962, p. 31.
Logique idéale et logique en acte ZI

tionnelle à un organon de règles logiques tend à produire un effet


de « fermeture prématurée » en faisant disparaître, pour parler
comme Freud, « l'élasticité dans les définitions » ou, comme dit
Cari Hempel, « la disponibilité sémantique des concepts » qui,
au moins à certaines phases de l'histoire d'une science ou du
déroulement d'une recherche, constituent une des conditions
de l'invention.
Il ne s'agit pas de nier que la formalisation logique traitée
comme un moyen de mettre à l'épreuve la logique en acte
de la recherche et la cohérence de ses résultats constitue un
des instruments les plus efficaces du contrôle épistémologique;
mais cet usage légitime des instruments logiques sert trop sou-
vent de caution à la passion perverse pour des exercices métho-
dologiques qui n'ont d'autre fin discernable que de permettre
l'exhibition de l'arsenal des moyens disponibles. Devant cer-
taines recherches conçues pour les besoins de la cause logique
ou méthodologique, on ne peut manquer de songer, avec
Abraham Kaplan, à la conduite de l'ivrogne qui, ayant perdu la
clé de sa maison, la cherche obstinément au pied d'un réverbère
sous prétexte qu'il y fait plus clair [A. Kaplan, texte n° j ] .
Le rigorisme technologique qui repose sur la foi en une
rigueur définie une fois pour toutes et pour toutes les situations,
c'est-à-dire sur une représentation fixiste de la vérité ou, partant,
de l'erreur comme transgression de normes inconditionnelles,
s'oppose diamétralement à la recherche des rigueurs spécifiques,
qui repose sur une théorie de la vérité comme théorie de l'erreur
rectifiée. « Le connaître, dit encore Gaston Bachelard, doit
évoluer avec le connu. » C'est dire qu'il serait vain de rechercher
une logique antérieure et extérieure à l'histoire de la science en
train de se faire. Pour saisir les procédés de la recherche, il faut
examiner comment elle procède au lieu de l'enfermer dans
l'observance d'un décalogue de procédures qui ne doivent peut-
être de paraître en avance sur la pratique réelle qu'au fait qu'elles
sont définies à l'avance1. « Fasciné par le fait qu'en mathéma-
tiques éviter l'erreur est affaire de technique, on prétend définir
la vérité comme le produit d'une activité intellectuelle satisfai-

i. Les auteurs d'une longue étude consacrée aux fonctions de la méthode statis-
tique en sociologie avouent in fine que « leurs indications concernant les possi-
bilités d'appliquer la statistique théorique à la recherche empirique caractérisent
seulement l'état actuel de la discussion méthodologique, la pratique restant en
arrière » (E. K . Scheuch et D. Röschmeyer, « Soziologie und Statistik, Uber
den Einfluss der modernen Wissenschaftslehre auf ihr gegenseitiges Verhält-
nis », Kölner Zeitschrift für Soziologie und So^ial-Psycbologie, VIII, 1956, p. 272-
291).
22 ÎLpistémologie et méthodologie

sant à certaines normes ; on veut prendre les données expérimen-


tales comme on prend les axiomes de la géométrie; on espère
déterminer des règles de pensée qui joueraient le rôle que la
logique joue en mathématiques. On veut, partant d'une expé-
rience limitée, en faire la théorie en une fois. Le calcul infinité-
simal n'a connu ses fondements que petit à petit, la notion du
nombre n'a atteint sa clarté qu'en deux millénaires et demi. Les
procédés qui instaurent la rigueur naissent comme des réponses
à des questions qu'on ne sait pas poser a priori, que seul le déve-
loppement de la science fait émerger. La naïveté se perd lente-
ment. Cela, vrai en mathématiques, l'est afortiori dans les sciences
d'observation, où chaque théorie réfutée suggère de nouvelles
exigences de rigueur. Il est donc vain de vouloir poser a priori
les conditions d'une pensée authentiquement scientifique. » 1
Plus profondément, l'exhortation insistante à la perfection
méthodologique risque d'entraîner un déplacement de la vigilance
épistémologique; au lieu de s'interroger par exemple sur l'objet
de la mesure et de se demander s'il mérite d'être mesuré, au lieu
d'interroger les techniques de mesure et de s'interroger sur le
degré de précision qui est souhaitable et légitime étant donné
les conditions particulières de la mesure, ou même d'examiner,
plus simplement, si les instruments mesurent ce qu'on entend
mesurer, on peut, emporté par le désir de monnayer en tâches
réalisables l'idée pure de la rigueur méthodologique, pour-
suivre, dans l'obsession de la décimale, l'idéal contradictoire
d'une précision intrinsèquement définissable, en oubliant que,
comme le rappelle A. D. Richtie, « faire une mesure plus précise
qu'il n'est besoin n'est pas moins absurde que de faire une
mesure d'une précision insuffisante »2, ou encore que, comme
le remarque N. Campbell, quand il est établi que toutes les pro-
positions comprises entre certaines limites sont équivalentes et
que la proposition définie de façon approchée se situe dans ces
limites, l'usage de la forme approchée est parfaitement légitime3.

1. A . Régnier, Les infortunes de la raison, Seuil, Paris, 1966, p. 37-38.


2. A . D. Richtie, Scientific Method : An Inquiry into the Character and Validity of
Natural Laws, Littlefield, Adams, Paterson (N.J.), i960, p. 1 1 3 . Analysant
cette recherche de « la précision mal fondée », qui consiste à croire « que le
mérite de la solution se mesure au nombre de décimales indiquées », Bache-
lard fait observer « qu'une précision sur un résultat, quand elle dépasse la
précision sur les données expérimentales, est très exactement la détermination du
néant... cette pratique rappelle la plaisanterie de Dulong qui disait d'un expé-
rimentateur : ' Il est sûr du troisième chiffre après la virgule, c'est sur le premier
qu'il hésite ' » (G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, 4 e éd., Vrin,
Paris, 1965, p. 214).
3. N. R. Campbell, An Account of the Principles of Measurement and Calculation,
Longmans, Green, London, New York, 1928, p. 186.
Le déplacement de la vigilance

On comprend que l'éthique du devoir méthodologique puisse,


en engendrant une casuistique de la faute technique, conduire, au
moins indirectement, à un ritualisme des procédures qui est,
peut-être, la caricature de la rigueur méthodologique mais qui
est, à coup sûr, le contraire exact de la vigilance épistémolo-
gique1. Il est particulièrement significatif que la statistique,
science de l'erreur et de la connaissance approchée, qui, dans
des procédures aussi usuelles que le calcul d'erreur ou des limites
de confiance, met en œuvre une philosophie de la vigilance cri-
tique, puisse être couramment utilisée comme alibi scientifique
de la soumission aveugle à l'instrument.
De même, toutes les fois que les théoriciens font comparaître
la recherche empirique et les instruments conceptuels dont elle
s'arme devant le tribunal d'une théorie dont ils refusent de
mesurer les constructions aux acquis de la science qu'elle pré-
tend réfléchir et régenter, ils ne doivent qu'au prestige indis-
tinctement attaché à toute entreprise théorique de recevoir
l'hommage forcé et verbal des praticiens. Et s'il se fait que la
conjoncture intellectuelle permette aux purs théoriciens d'im-
poser aux savants leur idéal, logique ou sémantique, de la
cohérence intégrale et universelle du système des concepts, ils
peuvent même paralyser la recherche dans la mesure où ils par-
viennent à inspirer l'obsession de tout penser, de toutes les
façons et sous tous les rapports à la fois, ignorant que, dans les
situations réelles de la pratique scientifique, on ne peut espérer
construire des problématiques ou des théories nouvelles qu'à
condition de renoncer à l'ambition impossible, dès qu'elle n'est
pas scolaire ou prophétique, de tout dire sur tout et dans le bon
ordre2.

L'ordre des raisons êpistémologique

Mais ces analyses sociologiques ou psychologiques de la per-


version méthodologique et de la diversion spéculative ne sau-

1. L'intérêt anxieux pour les maladies de l'esprit scientifique peut avoir un effet
aussi dépressif que les inquiétudes hypocondriaques des habitués du Larousse
médical.
2. Certaines dissertations théoriques sur toutes choses connues ou connaissables
remplissent sans nul doute une fonction d'annexion anticipée analogue à celle
des prophéties astrologiques toujours aptes à digérer rétrospectivement l'événe-
ment : « Il y a, dit Claude Bernard, des gens qui, à propos d'une question,
disent tout ce qu'on peut dire afin de réclamer quand plus tard on fera quelque
expérience là-dessus. C'est comme ceux qui tracent des planètes dans tout le
ciel afin de réclamer que c'est la planète qu'ils avaient prévue. » (Principes de
médecine expérimentale, P.U.F., Paris, 1947, p. 255.)
24 Épistémologie et méthodologie

raient tenir lieu de la critique proprement épistémologique à


laquelle elles introduisent. S'il faut mettre en garde avec une
force particulière contre les mises en garde des méthodologues,
c'est qu'en attirant exclusivement l'attention sur les contrôles
formels des procédures expérimentales et des concepts opéra-
toires, elles risquent de détourner la vigilance de dangers plus
menaçants. Les instruments et les adjuvants, sans doute très
puissants, que la réflexion méthodologique procure à la vigilance
se retournent contre la vigilance toutes les fois que les conditions
préalables de leur utilisation ne sont pas remplies. La science
des conditions formelles de la rigueur des opérations, présen-
tant les dehors d'une mise en forme « opératoire » de la vigilance
épistémologique, peut sembler fondée dans la prétention à
assurer automatiquement la mise en œuvre des principes et des
préceptes qui définissent la vigilance épistémologique, en sorte
qu'il faut un surcroît de vigilance pour éviter qu'elle ne produise
automatiquement cet effet de déplacement.
Il faudrait, disait Saussure, « montrer au linguiste ce qu'il
fait » 1 . Se demander ce que c'est que de faire la science ou, plus
précisément, s'efforcer de savoir ce que fait le savant, qu'il sache
ou non ce qu'il fait, ce n'est pas seulement s'interroger sur l'effi-
cacité et la rigueur formelle des théories et des méthodes dispo-
nibles, c'est interroger les méthodes et les théories dans leur
mise en œuvre même pour déterminer ce qu'elles font aux objets
et les objets qu'elles font. L'ordre selon lequel doit être conduite
cette interrogation est imposé tant par l'analyse proprement
épistémologique des obstacles de la connaissance que par l'ana-
lyse sociologique des implications épistémologiques de la socio-
logie actuelle qui définissent la hiérarchie des dangers épistémo-
logiques et, par là, des urgences.
Poser avec Bachelard que le fait scientifique est conquis, construit,
constaté, c'est récuser à la fois l'empirisme qui réduit l'acte scien-
tifique à un constat et le conventionnalisme qui lui oppose
seulement le préalable de la construction. A force de rappeler
l'impératif du constat, contre toute la tradition spéculative
de la philosophie sociale à laquelle elle doit s'arracher, la commu-
nauté sociologique tend aujourd'hui à oublier la hiérarchie
épistémologique des actes scientifiques qui subordonne le constat
à la construction et la construction à la rupture : s'agissant d'une
science expérimentale, le simple rappel à la preuve expérimentale

i. É. Benveniste, « Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet », Cahiers


Ferdinand de Saussure, 21, 1964, p. 92-135.
L'ordre des raisons épistémologiques 25

n'est que tautologie tant qu'il ne s'accompagne pas d'une expli-


citation des présupposés théoriques qui fondent une expérimen-
tation véritable, et cette explicitation reste elle-même dépourvue
de vertu heuristique tant qu'elle ne s'accompagne pas de l'expli-
citation des obstacles épistémologiques qui se présentent sous
une forme spécifique en chaque pratique scientifique.
PREMIÈRE PARTIE

La rupture

I . LE FAIT EST CONQUIS CONTRE L'iLLUSION DU SAVOIR


IMMÉDIAT

La vigilance épistémologique s'impose tout particulièrement


dans le cas des sciences de l'homme où la séparation entre l'opi-
nion commune et le discours scientifique est plus indécise qu'ail-
leurs. En accordant trop facilement que le souci d'une réforme
politique et morale de la société a pu entraîner les sociologues
du xix e siècle à manquer souvent à la neutralité scientifique et
même que la sociologie du xx e siècle peut avoir renoncé aux
ambitions de la philosophie sociale sans être pour autant à l'abri
de contaminations idéologiques d'un autre ordre, on se dispense
souvent de reconnaître, pour en tirer toutes les conséquences,
que la familiarité avec l'univers social constitue pour le socio-
logue l'obstacle épistémologique par excellence, parce qu'elle
produit continûment des conceptions ou des systématisations
fictives en même temps que les conditions de leur crédibilité.
Le sociologue n'en a jamais fini avec la sociologie spontanée
et il doit s'imposer une polémique incessante contre les évidences
aveuglantes qui procurent à trop bon compte l'illusion du savoir
immédiat et de sa richesse indépassable. Il a d'autant plus de
peine à établir entre la perception et la science la séparation
qui, chez le physicien, s'exprime dans une opposition marquée
entre le laboratoire et la vie quotidienne, qu'il ne peut trouver
dans son héritage théorique les instruments qui lui permettraient
de récuser radicalement le langage commun et les notions
communes.
28 La rupture

i . i . Prénotions et techniques de rupture

Parce qu'elles ont pour fonction de réconcilier à tout prix la


conscience commune avec elle-même en proposant des explica-
tions, même contradictoires, d'un même fait, les opinions pre-
mières sur les faits sociaux se présentent comme une collection
faussement systématisée de jugements à usage alternatif. Ces
prénotions, « représentations schématiques et sommaires » qui
sont « formées par la pratique et pour elle », tiennent leur
évidence et leur « autorité », ainsi que l'observe Durkheim, des
fonctions sociales qu'elles remplissent [É. Durkheim, texte n° 4].
L'emprise des notions communes est si forte que toutes les
techniques d'objectivation doivent être mises en œuvre pour
accomplir effectivement une rupture qui est plus souvent pro-
fessée qu'accomplie. Ainsi, les résultats de la mesure statistique
peuvent au moins avoir la vertu négative de déconcerter les
impressions premières. De même, on n'a pas assez vu la fonc-
tion de rupture que Durkheim conférait à la définition préalable
de l'objet comme construction théorique « provisoire » destinée,
avant tout, à « substituer aux notions du sens commun une pre-
mière notion scientifique [M. Mauss, texte n° /]. En fait, dans
la mesure où le langage ordinaire et certains usages savants des
mots ordinaires constituent le principal véhicule des représenta-
tions communes de la société, c'est sans doute une critique
logique et lexicologique du langage commun qui apparaît comme
le préalable le plus indispensable à l'élaboration contrôlée des
notions scientifiques [/. H. Goldthorpe et D. l^ochvood, texte n° é].
Du fait que, à l'occasion de l'observation ou de l'expérimen-
tation, le sociologue entre dans une relation avec son objet qui,
en tant que relation sociale, n'est jamais de pure connaissance,
les données se présentent à lui comme des configurations
vivantes, singulières et, d'un mot, trop humaines, qui tendent
à s'imposer comme structures d'objet. En mettant en pièces les
totalités concrètes et patentes qui sont données à l'intuition,
pour leur substituer l'ensemble des critères abstraits qui les

1. P. Fauconnet et M. Mauss, article « Sociologie », Grande Encyclopédie Française,


t. X X X , Paris, 1901, p. 173. Ce n'est pas un hasard si ceux qui veulent trouver
chez Durkheim, et plus précisément dans sa théorie de la définition et de
l'indicateur (cf. par exemple R. K . Merton, Éléments de théorie et de méthode
sociologique [trad. H. Mendras], 2 e éd. augmentée, Pion, Paris, 1965, p. 61),
l'origine et la caution de 1' « opérationalisme » ignorent la fonction de rupture
que Durkheim conférait à la définition : en effet, nombre de définitions dites
« opératoires » ne sont pas autre chose qu'une mise en forme, logiquement
contrôlée ou formalisée, des idées du sens commun.
Les prénotions 29

définissent sociologiquement — profession, revenu, niveau d'ins-


truction, etc. —, en interdisant les inductions spontanées qui,
par un effet de halo, conduisent à étendre à toute une classe les
traits marquants des individus les plus « typiques » en apparence,
bref, en déchirant le réseau de relations qui se tisse continûment
dans l'expérience, l'analyse statistique contribue à rendre possible
la construction de relations nouvelles, capables, par leur carac-
tère insolite, d'imposer la recherche des relations d'un ordre
supérieur qui en rendraient raison.
Bref, l'invention ne se réduit jamais à une simple lecture du
réel, même le plus déconcertant, puisqu'elle suppose toujours
la rupture avec le réel et les configurations qu'il propose à la
perception. A trop insister sur le rôle du hasard dans la décou-
verte scientifique, comme le fait Robert K . Merton avec son
analyse de la serendipity, on s'expose à réveiller les représentations
les plus naïves de l'invention que résume le paradigme de la
pomme de Newton : l'appréhension d'un fait inattendu suppose
au moins la décision de prêter méthodiquement attention à
l'inattendu et sa vertu heuristique dépend de la pertinence et de
la cohérence du système de questions qu'il met en question1. On
sait que l'acte d'invention qui conduit à la solution d'un pro-
blème sensori-moteur ou abstrait doit briser les relations les
plus apparentes, parce que les plus familières, pour faire surgir
le nouveau système de relations entre les éléments. En socio-
logie comme ailleurs, « une recherche sérieuse conduit à réunir
ce que le vulgaire sépare ou à distinguer ce que le vulgaire
confond »2.

1.2. "L'illusion de la transparence et le principe de la non-conscience


Toutes les techniques de rupture, critique logique des notions,
mise à l'épreuve statistique des fausses évidences, contestation
décisoire et méthodique des apparences, restent cependant
impuissantes tant que la sociologie spontanée n'est pas atteinte
en son principe même, c'est-à-dire dans la philosophie de la
connaissance du social et de l'action humaine qui la soutient. La
sociologie ne peut se constituer comme science réellement
coupée du sens commun qu'à condition d'opposer aux préten-

1. R. K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, op. cit., p. 47-51.


2. « Pat exemple, la science des religions a réuni dans un même genre les tabous
d'impureté et ceux de pureté, parce qu'ils sont tous des tabous; au contraire,
elle a soigneusement distingué les rites funéraires et le culte des ancêtres. »
(P. Fauconnet et M. Mauss, « Sociologie », loc. cit., p. 173.)
3° La rupture

tions systématiques de la sociologie spontanée la résistance


organisée d'une théorie de la connaissance du social dont les
principes contredisent point par point les présupposés de la
philosophie première du social. Faute d'une telle théorie, le
sociologue peut ostensiblement refuser les prénotions tout en
édifiant l'apparence d'un discours scientifique sur les présupposés
inconsciemment assumés à partir desquels la sociologie spon-
tanée engendrait ces prénotions. L'artificialisme, représentation
illusoire de la genèse des faits sociaux selon laquelle le savant
pourrait comprendre et expliquer ces faits « par le seul effort
de sa réflexion privée », repose, en dernière analyse, sur le pré-
supposé de la science infuse qui, enraciné dans le sentiment de
familiarité, fonde aussi la philosophie spontanée de la connais-
sance du monde social : la polémique de Durkheim contre
l'artificialisme, le psychologisme ou le moralisme n'est que
l'envers du postulat selon lequel les faits sociaux « ont une
manière d'être constante, une nature qui ne dépend pas de l'arbi-
traire individuel et d'où dérivent des rapports nécessaires »
[É. Durkheim, texte n° /]. Marx ne disait pas autre chose lorsqu'il
posait que « dans la production sociale de leur existence, les
hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépen-
dants de leur volonté », ou encore Weber, lorsqu'il interdisait
de réduire le sens culturel des actions aux intentions subjectives
des acteurs. Durkheim, qui exige du sociologue qu'il pénètre
dans le monde social comme dans un monde inconnu, reconnaît
à Marx le mérite d'avoir rompu avec l'illusion de la transparence :
« Nous croyons féconde cette idée que la vie sociale doit s'expli-
quer, non par la conception que s'en font ceux qui y participent,
mais par des causes profondes qui échappent à la conscience »1
[É. Durkheim, texte n° S].
Pareille convergence s'explique aisément2 : ce que l'on pour-

1. É . Durkheim, compte rendu de A . Labriola, « Essais sur la conception maté-


rialiste de l'histoire », Revue Philosophique, déc. 1897, vol. X L I V , 22 e année,
p. 648.
2. L'accusation de syncrétisme que pourrait susciter le rapprochement des textes
de Marx, de Weber et de Durkheim reposerait sur la confusion entre la théorie
de la connaissance du social comme condition de possibilité d'un discours
sociologique vraiment scientifique et la théorie du système social (voir sur ce
point p. 15, 16 et p. 47-49, et infra, G. Bachelard, texte n° 2, p. 117-120). A u
cas où l'on ne nous accorderait pas cette distinction, il faudrait encore examiner
si l'apparence de disparate ne tient pas à ce qu'on demeure attaché à la repré-
sentation traditionnelle d'une pluralité de traditions théoriques, représentation
que conteste précisément « l'éclectisme paisible » de la théorie de la connais-
sance sociologique, en récusant, à partir de l'expérience de la pratique socio-
logique, certaines oppositions devenues rituelles dans une autre pratique, celle
de l'enseignement de la philosophie.
L'illusion de la transparence Ji

rait appeler le principe de la non-conscience, conçu comme


condition sine qua non de la constitution de la science sociolo-
gique, n'est pas autre chose que la reformulation dans la logique
de cette science du principe du déterminisme méthodologique
qu'aucune science ne saurait renier sans se nier comme telle1.
C'est ce que l'on masque lorsque l'on exprime le principe de la
non-conscience dans le vocabulaire de l'inconscient et que l'on
transforme ainsi un postulat méthodologique en thèse anthropo-
logique, soit que l'on conclue du substantif à la substance, soit
que l'on s'autorise de la polysémie de ce terme pour réconcilier
l'attachement aux mystères de l'intériorité avec les impératifs de
la distanciation2 [L. Wittgenstein, texte n° E n fait, le principe
de la non-conscience n'a d'autre fonction que d'écarter l'illusion
que l'anthropologie puisse se constituer comme science réflexive
et de définir, du même coup, les conditions méthodologiques
auxquelles elle peut être une science expérimentale3 [É. Durkheim,
texte n° 10 ; F. Simiand, texte n° //].

1 . « Si, comme l'écrit Claude Bernard, un phénomène se présentait dans une


expérience avec une apparence tellement contradictoire qu'il ne se rattachât
pas d'une manière nécessaire à des conditions d'existence déterminées, la
raison devrait repousser le fait comme un fait non scientifique [...] car l'admis-
sion d'un fait sans cause, c'est-à-dire indéterminé dans ses conditions d'exis-
tence, n'est ni plus ni moins que la négation de la science. » (C. Bernard, Intro-
duction à l'étude de la médecine expérimentale, J.-B. Baillère et fils, Paris, 1865,
chap. n, § 7.)
2. Bien qu'il restât enfermé dans la problématique de la conscience collective
par les instruments conceptuels propres aux sciences humaines de son époque,
Durkheim prenait soin de distinguer le principe par lequel le sociologue se
donne l'existence de régularités non-conscientes de l'affirmation d'un « incons-
cient » doté de caractères spécifiques. Discutant le rapport entre les représen-
tations individuelles et les représentations collectives, il écrit : « Tout ce que
nous entendons dire, en effet, c'est que des phénomènes se passent en nous,
qui sont d'ordre psychique et, pourtant, ne sont pas connus du moi que nous
sommes. Quant à savoir s'ils sont perçus par des moi inconnus ou ce qu'ils
peuvent être au-dehors de toute appréhension, cela ne nous importe pas.
Qu'on nous concède seulement que la vie représentative s'étend au-delà de
notre conscience actuelle. » (E. Durkheim, « Représentations individuelles et
représentations collectives », Revue de Métaphysique et de Morale, I V , mai 1898,
reproduit in Sociologie et Philosophie, F. Alcan, Paris, 1924; cité d'après la 3e éd.,
P.U.F., Paris, 1967, p. 25.)
}. C'est ce que suggère C. Lévi-Strauss lorsqu'il distingue l'emploi que fait Mauss
de la notion d'inconscient de la notion jungienne d'un inconscient collectif
« plein de symboles et même de choses symbolisées qui lui forment une sorte
de substrat », et qu'il accorde à Mauss le mérite « d'avoir fait appel à l'inconscient
comme fournissant le caractère commun et spécifique des faits sociaux »
(C. Lévi-Strauss, « Introduction », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie,
P.U.F., Paris, 1950, p. x x x et X X X I I ) . C'est encore en ce sens qu'il reconnaît
déjà chez Tylor l'affirmation, sans doute confuse et équivoque, de ce qui fait
l'originalité de l'ethnologie, à savoir « la nature inconsciente des phénomènes
collectifs »... « Même quand on rencontre des interprétations, celles-ci ont
toujours le caractère de rationalisations ou d'élaborations secondaires : il n'y a
}2 La rupture

Si la sociologie spontanée resurgit avec une telle insistance et


sous des déguisements si différents dans la sociologie savante,
c'est sans doute que les sociologues qui entendent concilier le
projet scientifique avec l'affirmation des droits de la personne,
droit à l'action libre et droit à la conscience claire de l'action, ou
qui, simplement, omettent de soumettre leur pratique aux prin-
cipes fondamentaux de la théorie de la connaissance sociolo-
gique retrouvent inévitablement la philosophie naïve de l'action
et du rapport du sujet à son action qu'engagent dans leur socio-
logie spontanée des sujets soucieux de défendre la vérité vécue
de leur expérience de l'action sociale. La résistance que suscite
la sociologie lorsqu'elle prétend déposséder l'expérience immé-
diate de son privilège gnoséologique s'inspire de la même philo-
sophie humaniste de l'action humaine que certaine sociologie
qui, en s'armant par exemple de concepts comme celui de « moti-
vation » ou en s'attachant par prédilection aux questions de
decision-making, réalise, à sa manière, le vœu naïf de tout sujet
social : entendant rester maître et possesseur de lui-même et de
sa propre vérité, ne voulant connaître d'autre déterminisme que
celui de ses propres déterminations (même s'il leur concède
l'inconscience), l'humaniste naïf qu'il y a en tout homme ressent
comme une réduction « sociologiste » ou « matérialiste » toute
tentative pour établir que le sens des actions les plus personnelles
et les plus « transparentes » n'appartient pas au sujet qui les
accomplit mais au système complet des relations dans lesquelles
et par lesquelles elles s'accomplissent. Les fausses profondeurs
que promet le vocabulaire des « motivations » (ostensiblement
distinguées des simples « motifs ») ont peut-être pour fonction
de sauvegarder la philosophie du choix en la parant des prestiges
scientifiques qui s'attachent à la recherche des choix inconscients.
La prospection superficielle des fonctions psychologiques telles
qu'elles sont vécues — « raisons » ou « satisfactions » — interdit
souvent la recherche des fonctions sociales que les « raisons »
dissimulent et dont l'accomplissement procure, par surcroît, les
satisfactions directement éprouvées1.

guère de doute que les raisons pour lesquelles on pratique une coutume, on
partage une croyance, sont fort éloignées de celles qu'on invoque pour la
justifier » (Anthropologie structurale, Pion, Paris, 1958, p. 25).
1 . Tel est le sens de la critique que Durkheim adressait à Spencer : « Les faits
sociaux ne sont pas le simple développement des faits psychiques, mais les
seconds ne sont en grande partie que le prolongement des premiers à l'intérieur
des consciences. Cette proposition est fort importante car le point de vue
contraire expose à chaque instant le sociologue à prendre la cause pour l'effet
et réciproquement. » (De la division du travail social, 7 e éd., P.U.F., Paris, i960,
p. 341 •)
Le primat des relations objectives 33

Contre cette méthode ambiguë qui autorise l'échange indéfini


de bons procédés entre le sens commun et le sens commun
savant, il faut poser un second principe de la théorie de la
connaissance du social qui n'est autre chose que la forme positive
du principe de la non-conscience : les relations sociales ne sau-
raient se réduire à des rapports entre subjectivités animées par
des intentions ou des « motivations » parce qu'elles s'établissent
entre des conditions et des positions sociales et qu'elles ont, du
même coup, plus de réalité que les sujets qu'elles lient. Les cri-
tiques que Marx opposait à Stirner s'adressent aux psycho-
sociologues et aux sociologues qui réduisent les relations sociales
à la représentation que s'en font les sujets et croient, au nom
d'un artificialisme pratique, que l'on peut transformer les rela-
tions objectives en transformant la représentation que s'en font
les sujets : « Sancho ne veut pas que deux individus soient ' en
contradiction ' l'un avec l'autre, comme bourgeois et prolé-
taire [...], il voudrait les voir entrer dans un rapport personnel
d'individu à individu. Il ne considère pas que, dans le cadre de
la division du travail, les rapports personnels deviennent néces-
sairement, inévitablement, des rapports de classes et se cristalli-
sent comme tels; ainsi, tout son verbiage se réduit à un vœu
pieux qu'il pense réaliser en exhortant les individus de ces classes
à chasser de leur esprit l'idée de leurs * contradictions ' et de
leur ' privilège ' particulier... Pour détruire la ' contradiction '
et le ' particulier ', il suffirait de changer 1' ' opinion ' et le
' vouloir ' »1. Indépendamment des idéologies de la « participa-
tion » et de la « communication » qu'elles servent souvent, les
techniques classiques de la psychologie sociale inclinent, en
raison de leur épistémologie implicite, à privilégier les représen-
tations des individus au détriment des relations objectives dans
lesquelles ils sont engagés et qui définissent la « satisfaction » ou
1' « insatisfaction » qu'ils éprouvent, les conflits qu'ils ressentent
ou les attentes et les ambitions qu'ils expriment. Le principe de
la non-conscience impose au contraire que l'on construise le
système des relations objectives dans lesquelles les individus se
trouvent insérés et qui s'expriment plus adéquatement dans
l'économie ou la morphologie des groupes que dans les opinions
et les intentions déclarées des sujets. Loin que la description des
attitudes, des opinions et des aspirations individuelles puisse
procurer le principe explicatif du fonctionnement d'une organi-

i. K. Marx, Idéologie allemande (trad. J. Molitor), in Œuvres Philosophiques, t. IX,


A. Costes, Paris, 1947, p. 94.
3
34 L* rupture

sation, c'est l'appréhension de la logique objective de l'organisa-


tion qui conduit au principe capable d'expliquer, par surcroît, les
attitudes, les opinions et les aspirations1. Cet objectivisme provi-
soire qui est la condition de la saisie de la vérité objectivée des
sujets est aussi la condition de la compréhension complète de la
relation vécue que les sujets entretiennent avec leur vérité
objectivée dans un système de relations objectives2.

1.3. Nature et culture : substance et systerne de relations

Si le principe de la non-conscience n'est que l'envers du prin-


cipe du climat des relations, ce dernier principe doit lui-même
conduire à récuser toutes les tentatives pour définir la vérité
d'un phénomène culturel indépendamment du système des rela-
tions historiques et sociales dans lesquelles il s'insère. Tant de
fois condamné, le concept de nature humaine, la plus simple et
la plus naturelle des natures simples, survit pourtant sous les
espèces de concepts qui en sont comme la monnaie, par exemple
les « tendances » ou les « propensions » de certains économistes,
les « motivations » de la psychologie sociale ou les « besoins »
et les « pré-réquisits » de l'analyse fonctionnaliste. La philosophie

1. Cette réduction à la psychologie trouve un de ses modèles d'élection dans


l'étude des petits groupes, isolats d'action et d'interaction abstraits de la société
globale. On ne compte plus les enquêtes où l'étude en vase clos des conflits
psychologiques entre cliques se substitue à l'analyse des rapports objectifs
entre forces sociales.
2. S'il était nécessaire, pour les besoins de la cause pédagogique, de mettre forte-
ment l'accent sur le préalable de l'objectivation qui s'impose à toute démarche
sociologique lorsqu'elle entend rompre avec la sociologie spontanée, il ne
saurait être question de réduire la tâche de l'explication sociologique aux
dimensions d'un objeftivisme : « La sociologie suppose, par son existence
même, le dépassement de l'opposition fictive que subjectivistes et objectivistes
font arbitrairement surgir. Si la sociologie comme science objective est possible,
c'est qu'il existe des relations extérieures, nécessaires, indépendantes des
volontés individuelles et, si l'on veut, inconscientes (en ce sens qu'elles ne se
donnent pas à la simple réflexion) qui ne peuvent être saisies que par le détour
de l'observation et de l'expérimentation objectives [...] Mais à la différence de
la science de la nature, une anthropologie totale ne peut s'en tenir à une cons-
truction des relations objectives parce que l'expérience des significations fait
partie de la signification totale de l'expérience : la sociologie la moins suspecte
de subjectivisme recourt à des concepts intermédiaires et médiateurs entre le
subjectif et l'objectif, comme aliénation, attitude ou etbos. Il lui appartient en
effet de construire le système de relations qui englobe et le sens objectif des
conduites organisées selon des régularités mesurables et les rapports singuliers
que les sujets entretiennent avec les conditions objectives de leur existence et
avec le sens objectif de leurs conduites, sens qui les possède parce qu'ils en sont
dépossédés. Autrement dit, la description de la subjectivité objectivée renvoie
à la description de l'intériorisation de l'objectivité » (P. Bourdieu, Un Art
moyen, Ed. de Minuit, Paris, 1970, 2 e éd., p. 18-20; I r e éd., 1965).
Nature et culture 35

essentialiste qui était solidaire de la notion de nature reste encore


à l'œuvre dans certain usage naïf de critères d'analyse comme le
sexe, l'âge, la race ou les aptitudes intellectuelles, lorsque l'on
conçoit ces caractéristiques comme des données naturelles,
nécessaires et éternelles, dont l'efficacité pourrait être saisie
indépendamment des conditions historiques et sociales qui les
constituent dans leur spécificité pour une société donnée et à un
moment donné du temps.
En fait, le concept de nature humaine est à l'œuvre toutes les
fois que se trouve transgressé le précepte de Marx interdisant
d'éterniser dans une nature le produit d'une histoire, ou le pré-
cepte de Durkheim exigeant que le social soit expliqué par le
social et par le social seulement [K. Marx, texte n° 12 ; É. Durk-
heim, texte n° ij\. La formule de Durkheim garde toute sa valeur
à condition qu'elle n'exprime ni la revendication d'un « objet
réel », réellement distinct de celui des autres sciences de l'homme,
ni la prétention sociologiste à rendre raison sociologiquement
de tous les aspects de la réalité humaine, mais seulement le
rappel de la décision méthodologique de ne pas abdiquer préma-
turément le droit à l'explication sociologique ou, en d'autres
termes, de ne pas recourir à un principe d'explication emprunté
à une autre science, qu'il s'agisse de la biologie ou de la psycho-
logie, tant que l'efficacité des méthodes d'explication propre-
ment sociologique n'a pas été complètement éprouvée. Outre
qu'en recourant à des facteurs qui sont par définition trans-
historiques et trans-culturels on risque de donner pour explica-
tion cela même qu'il faut expliquer, on se condamne, dans le
meilleur des cas, à rendre compte seulement de ce par quoi les
institutions se ressemblent, laissant échapper, comme le dit Lévi-
Strauss, ce qui fait leur spécificité historique ou leur originalité
culturelle : « Une discipline dont le but premier, sinon le seul,
est d'analyser et d'interpréter les différences s'épargne tous les
problèmes en ne tenant compte que des ressemblances. Mais, du
même coup, elle perd tout moyen de distinguer le général,
auquel elle prétend, du banal dont elle se contente » 1 [M. Weber,
texte n° 14].
Mais il ne suffit pas que les caractéristiques assignées à
l'homme social dans son universalité se présentent comme des
« résidus » ou des invariants dégagés par une analyse de sociétés
concrètes pour que soit écartée décisivement cette philosophie
essentialiste qui doit la plus grande part de sa séduction au

I. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 19.


36 La rupture

schème de pensée selon lequel « il n'y a rien de nouveau sous le


soleil » : de Pareto à Ludwig von Mises il ne manque pas
d'analyses, apparemment historiques, qui se bornent à désigner
d'un nom sociologique des principes explicatifs aussi peu socio-
logisés que 1' « inclination à créer des associations », « le besoin
de manifester des sentiments par des actes extérieurs », le ressen-
timent, la recherche du prestige, l'insatiabili'té du besoin ou la
libido dominandi1. On ne comprendrait pas que les sociologues
puissent aussi fréquemment se renier comme tels en proposant
sans autre explication des explications qu'ils ne devraient
accueillir qu'en désespoir de cause, si la tentation de l'explication
par les opinions déclarées ne se trouvait renforcée par la séduc-
tion générique de l'explication par le simple dont Bachelard
a inlassablement dénoncé 1' « inefficacité épistémologique ».

1.4. 1m sociologie spontanée et les pouvoirs du langage


Si la sociologie est une science comme les autres qui rencontre
seulement une difficulté particulière à être une science comme les
autres, c'est, fondamentalement, en raison du rapport particulier
qui s'établit entre l'expérience savante et l'expérience naïve du
monde social et entre les expressions naïve et savante de ces
expériences. Il ne suffit pas en effet de dénoncer l'illusion de la
transparence et de se donner les principes capables de rompre
avec les présupposés de la sociologie spontanée pour en finir
avec les constructions illusoires qu'elle propose. « Héritage de
mots, héritage d'idées », selon le titre de Brunschvicg, le langage
ordinaire qui, parce qu'ordinaire, passe inaperçu, enferme, dans
son vocabulaire et sa syntaxe, toute une philosophie pétrifiée
du social toujours prête à resurgir des mots communs ou des
expressions complexes construites avec des mots communs que

1. Pour établir que l'humeur critique contre le capitalisme ne saurait être inspirée
que par le ressentiment propre à des individus frustrés dans leur ambition
sociale, Von Mises doit se donner, indépendamment de toute spécification
sociologique, la propension à l'auto-justification doublée de l'aspiration à
l'ascension sociale. C'est parce qu'ils auraient manqué leur chance d'ascension,
par suite de quelque infériorité naturelle (« les qualités biologiques dont un
homme est pourvu limitent très strictement le champ à l'intérieur duquel il
peut rendre des services aux autres ») que nombre de gens tourneraient contre
le capitalisme le ressentiment né de leur ambition frustrée. Bref, comme, selon
Leibniz, il est inscrit de toute éternité dans l'essence de César qu'il passera le
Rubicon, le destin de chaque sujet social serait enfermé dans sa nature (définie
dans ce qu'elle a de psychologique et parfois de biologique). L'essentialisme
conduit logiquement à une « sociodicée » (L. Von Mises, The Anti-capitalistic
Mentality, Van Nostrand, Princeton (N.J.), Toronto, London, New York,
1956, p. 1-33.)
Langage commun et sociologie spontanée 37

le sociologue utilise inévitablement. Lorsqu'elles s'avancent


masquées sous les dehors d'une élaboration savante, les pré-
notions peuvent se frayer un chemin dans le discours sociolo-
gique sans perdre pour autant la crédibilité que leur confère leur
origine : les mises en garde contre la contamination de la socio-
logie par la sociologie spontanée ne seraient qu'exorcismes ver-
baux si elles ne s'accompagnaient d'un effort pour fournir à la
vigilance épistémologique les armes indispensables pour éviter
la contamination des notions par les prénotions. Dans la mesure
où elle est souvent prématurée, l'ambition de mettre au rebut le
langage commun pour lui substituer purement et simplement un
langage parfait, parce que entièrement construit et formalisé,
risque de détourner de l'analyse, plus urgente, de la logique du
langage commun : cette analyse peut seule donner au sociologue
le moyen de redéfinir les mots communs à l'intérieur d'un
système de notions expressément définies et méthodiquement
épurées, tout en soumettant à la critique les catégories, les pro-
blèmes et les schèmes que la langue savante emprunte à la langue
commune et qui menacent toujours de se réintroduire sous les
travestis savants de la langue la plus formalisée. « L'étude de
l'emploi logique d'un mot, écrit Wittgenstein, nous permet
d'échapper à l'influence de certaines expressions types [...]. Ces
analyses cherchent à nous détourner de ces partis pris qui nous
poussent à croire que les faits doivent être conformes à certaines
images qui fleurissent notre langage. » 1 Faute de soumettre le
langage commun, instrument premier de la « construction du
monde des objets »2, à une critique méthodique, on s'expose à
prendre pour données des objets pré-construits dans et par le
langage commun. Le souci de la définition rigoureuse reste vain
et même trompeur tant que le principe unificateur des objets
soumis à la définition n'a pas été soumis à la critique3. Comme

1. L. Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun (trad. G . Durand), Gallimard,


Paris, 1965, p. 89.
2. Cf. E . Cassirer, « Le langage et la construction du monde des objets », Journal
de psychologie normale et pathologique, vol. 30, 1933, p. 18-44; e t « The Influence
of Language upon the Development of Scientific Thought », The Journal of
Philosophy, vol. 33, 1936, p. 309-327.
3. M. Chastaing prolonge la critique que faisait Wittgenstein des jeux conceptuels
auxquels entraînent les jeux de mots sur le mot « jeu » : « Les hommes ne jouent
ni comme leurs boiseries ni comme leurs institutions. Ils ne jouent pas sur les
mots comme sur une scène; pas du violon comme du bâton; pas de l'argent
comme de malchance; pas une valse comme un adversaire; ils ne jouent pas
avec une balle comme ils jouent à la balle, voire au ' football Ils peuvent dire
jouer dans une situation n'est pas jouer dans une autre. Us devraient dire : jouer
n'est pas jouer » (M. Chastaing, « Jouer n'est pas jouer », Journal de psychologie
normale et pathologique, n° 3, juillet-septembre 1959, p. 303-326). La critique
3« LM rupture

les philosophes qui se laissent imposer la quête d'une définition


essentielle du « jeu », sous prétexte que le langage commun a un
seul nom commun pour « les jeux enfantins, les jeux olympiques,
les jeux mathématiques ou les jeux de mots », les sociologues
qui organisent leur problématique scientifique autour de termes
purement et simplement empruntés au vocabulaire familier
obéissent au langage qui leur donne leurs objets au moment où
ils pensent ne se soumettre qu'au « donné ». Les découpages
qu'opère le vocabulaire commun ne sont pas les seules pré-
constructions inconscientes et incontrôlées qui risquent de s'in-
sinuer dans le discours sociologique et cette technique de rupture
qu'est la critique logique de la sociologie spontanée trouverait
sans doute un instrument irremplaçable dans la nosographie du
langage ordinaire qui se présente, au moins à l'état d'esquisse,
dans l'œuvre de Wittgenstein [M. Chastaing, texte n° zj]1.
Pareille critique donnerait au sociologue le moyen de dissiper
le halo sémantique (fringe of meaning, comme dit William James)
qui entoure les mots les plus communs et de contrôler les signi-
fications flottantes de toutes les métaphores, même les plus
mortes en apparence, qui risquent de situer la cohérence de son
discours dans un autre ordre que celui où il prétend inscrire ses
formulations. Soit quelques-unes de ces images qui pourraient
être classées selon l'ordre, biologique ou mécanique, auquel elles
renvoient, ou selon les philosophies implicites du social qu'elles
suggèrent : équilibre, pression, force, tension, reflet, racine,
corps, cellule, sécrétion, croissance, régulation, gestation, dépé-
rissement, etc. Ces schèmes d'interprétation, empruntés le plus
souvent à l'ordre physique ou biologique, risquent de véhiculer,
sous le couvert de la métaphore et de l'homonymie, une philo-
sophie inadéquate de la vie sociale et, surtout, de décourager la

logique et linguistique à laquelle M. Chastaing soumet le mot ' jeu ' s'applique-
rait à peu près intégralement à la notion de ' loisir aux usages qui en sont faits
communément et aux définitions ' essentielles ' qu'en donnent certains socio-
logues : « Substituez au vieux mot ' jeux ', le néologisme ' loisir '. Remplacez
donc dans quelques descriptions classiques des jeux, ' la volonté de jouer ' ou
' l'activité libre ' du joueur par un loisir qualifié de voulu ou taxé d'option de
l'individu sans vous soucier des loisirs dirigés et des congés payés ni de l'ancienne
opposition, licet-libet. Remplacez le ' plaisir de jouer ' par la visée hédonistique des
loisirs en prenant garde de ne pas chantonner Sombre dimanche puis Je hais les
dimanches. Remplacez enfin quelques jeux gratuits par des loisirs se déployant en
dehors de toutefinalitéutilitaire, si vous pouvez oublier le jardinage des ouvriers
et employés, voire le ' bricolage ' » (ibid.).
i . Ainsi, la plupart des usage du terme d'inconscient tombent dans le paralo-
gisme des « essences cachées » qui consiste, selon Wittgenstein, à arracher les
mots à leurs contextes d'usage et à les doter par là d'une signification substan-
tielle (cf. infra, L. Wittgenstein, texte n° 9, p. 152-153).
Les pièges de la métaphore 39

recherche de l'explication spécifique en procurant à trop bon


compte une apparence d'explication 1 [G. Canguilhem, texte n° i6\.
Ainsi une psychanalyse de l'esprit sociologique pourrait sans
doute trouver dans nombre de descriptions du processus révolu-
tionnaire, comme explosion succédant à l'oppression, un schème
mécanique, à peine transposé. De même, les études de diffusion
culturelle recourent, plus souvent inconsciemment que consciem-
ment, au modèle de la tache d'huile pour tenter de rendre raison
de l'aire et du rythme de dispersion d'un trait culturel. Ce serait
contribuer à la purification de l'esprit scientifique que d'analyser
concrètement la logique et les fonctions de schèmes comme celui
du « changement d'échelle » par lequel on s'autorise à transférer
au niveau de la société globale ou planétaire des observations
ou des propositions valables au niveau des petits groupes;
comme celui de la « manipulation » ou du « complot » qui, repo-
sant en définitive sur l'illusion de la transparence, a la fausse
profondeur d'une explication par le caché et procure les satisfac-
tions affectives de la dénonciation des cryptocraties ; ou encore
celui de 1' « action à distance » qui porte à penser l'action des
moyens modernes de communication selon les catégories de la
pensée magique 2 .
On voit que la plupart de ces schèmes métaphoriques sont
communs aux propos naïfs et au discours savant; et de fait, ils
doivent à cette double appartenance leur rendement pseudo-
explicatif. Comme le dit Yvon Belaval, « s'ils nous convainquent,
c'est qu'ils nous font glisser et osciller, à notre insu, entre l'image
et la pensée, entre le concret et l'abstrait. Allié à l'imagination,
le langage transpose subrepticement la certitude de l'évidence
sensible à la certitude de l'évidence logique » 3 . Cachant leur ori-
gine commune sous la parure du jargon scientifique, ces schèmes
mixtes échappent à la réfutation, soit parce qu'ils proposent
immédiatement une explication globale et qu'ils réveillent les
expériences les plus familières (le concept de « société de masse »
pouvant, par exemple, tirer ses harmoniques de l'expérience des

1. Ce n'est d'ailleurs qu'un prêté pour un rendu : si la sociologie a pâti de l'im-


portation incontrôlée de schèmes et d'images biologiques, la biologie a dû,
à une autre époque, épurer, non sans mal, des notions telles que celles de
« cellule » ou de « tissu » de leurs connotations morales et politiques (cf. infra,
G. Canguilhem, texte n° 16, p. 180-184) •
2. N . Chomsky montre ainsi que le langage de Skinner, qui ne fait des termes
techniques qu'un usage métaphorique, révèle son inconsistance lorsqu'on le
soumet à une critique logique et linguistique (N. Chomsky, compte rendu de
B. F. Skinner, Verbal Behavior, Language, vol. 35, 1959, p. 16-58).
3. Y . Belaval, Les philosophes et leur langage, Gallimard, Paris, 1952, p. 23.
40 1M rupture

embarras de Paris et le terme de « mutation » n'évoquant sou-


vent rien de plus que l'expérience banale de l'inouï), soit parce
qu'ils renvoient à une philosophie spontanée de l'histoire,
comme le schème du retour cyclique lorsqu'il évoque seulement
la succession des saisons, ou comme le schème fonctionnaliste
lorsqu'il n'a d'autre contenu que le « c'est étudié pour » du fina-
lisme naïf, soit parce qu'ils rencontrent des schèmes savants
déjà vulgarisés, la compréhension du sociogramme s'armant par
exemple de l'image enfouie des atomes crochus. Duhem obser-
vait à propos de la physique que le savant s'expose toujours
à récupérer dans les évidences du sens commun les déchets de
théories antérieures que la science y a abandonnés ; étant donné
que tout prédispose les concepts et les théories sociologiques à
passer dans le domaine public, le sociologue risque, plus que
tout autre savant, de « reprendre dans le fonds des connaissances
communes, pour les rendre à la science théorique, les pièces que
la science théorique y avait elle-même déposées » 1 .
Sans doute la rigueur scientifique n'impose-t-elle pas que l'on
renonce à tous les schèmes analogiques d'explication ou de
compréhension comme en témoigne l'usage que la physique
moderne peut faire de paradigmes — même mécaniques — à des
fins pédagogiques ou heuristiques; encore faut-il en user sciem-
ment et méthodiquement. De même que les sciences physiques
ont dû rompre catégoriquement avec les représentations ani-
mistes de la matière et de l'action sur la matière, de même les
sciences sociales doivent opérer la « coupure épistémologique »
capable de séparer l'interprétation scientifique de toutes les inter-
prétations artificialistes ou anthropomorphiques du fonctionne-
ment social : c'est seulement à condition de soumettre à l'épreuve
de l'explicitation complète2 les schèmes utilisés par l'explication
sociologique que l'on peut éviter la contamination à laquelle
restent exposés les schèmes les plus épurés toutes les fois qu'ils
présentent une affinité de structure avec les schèmes communs.
Bachelard montre que la machine à coudre n'a pu être inventée
que lorsqu'on a cessé de singer les gestes de la couseuse : la
sociologie tirerait sans doute la meilleure leçon d'une juste
représentation de l'épistémologie des sciences de la nature si

1. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, M. Rivière, Paris, 1954,


2e éd. revue et augmentée, p. 397.
2. Dans cette tâche de contrôle sémantique, la sociologie peut s'armer non seule-
ment de ce que Bachelard désignait comme psychanalyse de la connaissance
ou d'une critique purement logique et linguistique, mais aussi d'une sociologie
de l'usage social des schèmes d'interprétation du social.
Le prophétisme 4i

elle s'attachait à vérifier à chaque moment qu'elle construit


vraiment des machines à coudre, au lieu de transposer tant bien
que mal les gestes spontanés de la pratique naïve.

1.5. La tentation du prophétisme

Parce qu'elle a plus de peine que toute autre science à s'arracher


à l'illusion de la transparence et à accomplir irréversiblement
la rupture avec les prénotions, parce qu'elle se voit souvent
assigner, volens nolens, la tâche de répondre aux questions ultimes
sur l'avenir de la civilisation, la sociologie est aujourd'hui pré-
disposée à entretenir avec un public qui ne se réduit jamais
complètement au groupe des pairs un rapport mal clarifié qui
risque toujours de retrouver la logique de la relation entre l'au-
teur à succès et son public ou même parfois entre le prophète et
son audience. Plus que tous les autres spécialistes, le sociologue
est exposé au verdict ambigu et ambivalent des non-spécialistes
qui se sentent autorisés à accorder crédit aux analyses proposées,
pour autant qu'elles réveillent les présupposés de leur sociologie
spontanée, mais qui sont par là même portés à contester la vali-
dité d'une science qu'ils n'approuvent que dans la mesure où elle
fait double emploi avec le bon sens. De fait, quand le sociologue
ne fait que reprendre à son compte les objets de réflexion du sens
commun et la réflexion commune sur ces objets, il n'a plus rien
à opposer à la certitude commune qu'il appartient à tout homme
de parler de tout ce qui est humain et de juger tout discours,
même scientifique, sur ce qui est humain. Et comment chacun ne
se sentirait-il pas un peu sociologue lorsque les analyses du
« sociologue » s'accordent complètement avec les propos du
bavardage quotidien et que le discours de l'analyste et les propos
analysés ne sont plus séparés que par la barrière fragile des guille-
mets P1 Ce n'est pas un hasard si la bannière de 1' « humanisme »
sous laquelle se réconcilient ceux qui croient qu'il suffit d'être
humain pour être sociologue et ceux qui viennent à la sociologie
pour satisfaire une passion trop humaine de 1' « humain », sert
de signe de ralliement à toutes les résistances contre la sociologie
objective, qu'elles s'inspirent de l'illusion de la réflexivité ou de
l'affirmation des droits imprescriptibles du sujet libre et créateur.
Le sociologue qui communie avec son objet n'est jamais
éloigné de succomber à la complaisance complice pour les

1. Nous préférons laisser à chaque lecteur le soin de trouver les illustrations de


cette analyse.
42 La rupture

attentes eschatologiques que le grand public intellectuel tend


à reporter aujourd'hui sur les « sciences humaines », qu'il vau-
drait mieux appeler sciences de l'homme. Dès qu'acceptant de
définir son objet et les fonctions de son discours conformément
aux demandes de son public, il donne l'anthropologie pour un
système de réponses totales aux questions ultimes sur l'homme
et son destin, le sociologue se fait prophète, même si la stylistique
et la thématique de son message varient selon que, « petit pro-
phète accrédité par l'État », il répond en maître de sagesse aux
inquiétudes de salut intellectuel, culturel ou politique d'un audi-
toire d'étudiants ou que, pratiquant la politique théorique que
Wright Mills prête aux « hommes d'État » de la science, il
s'efforce d'unifier le petit royaume de concepts sur lesquels et
par lesquels il entend régner ou encore que, petit prophète
marginal, il apporte au grand public l'illusion d'accéder aux
secrets derniers des sciences de l'homme [M. Weber, B. M. Berger,
textes nos 17 et 1 <?].
Le langage sociologique qui, même dans ses usages les plus
contrôlés, recourt toujours à des mots du lexique commun pris
dans une acception rigoureuse et systématique, et qui, de ce fait,
devient équivoque dès qu'il cesse de s'adresser aux seuls spécia-
listes, se prête, plus que tout autre, à des utilisations fraudu-
leuses : les jeux de polysémie, autorisés par l'affinité souterraine
des concepts les plus épurés avec les schèmes communs, favo-
risent les doubles ententes et les malentendus entendus qui
assurent au double jeu prophétique ses audiences multiples et
parfois contradictoires. Si, comme dit Bachelard, « tout chimiste
doit combattre en lui l'alchimiste », tout sociologue doit com-
battre en lui-même le prophète social que son public lui demande
d'incarner. L'élaboration; apparemment savante, des évidences
qui sont les mieux faites pour trouver un public parce qu'elles
sont des évidences publiques et l'utilisation d'une langue à plu-
sieurs registres, qui juxtapose les mots communs et les mots
techniques destinés à leur servir de caution, fournissent au socio-
logue son meilleur masque lorsqu'il entend, malgré tout, décon-
certer ceux dont il comble les attentes en donnant une orchestra-
tion grandiose à leurs thèmes favoris et en leur offrant un dis-
cours dont l'apparence d'ésotérisme sert en réalité les fonctions
exotériques d'une entreprise prophétique. La sociologie pro-
phétique retrouve naturellement la logique selon laquelle le
sens commun construit ses explications lorsqu'elle se contente
de systématiser faussement les réponses de la sociologie spon-
tanée aux questions existentielles que l'expérience commune
Líz tradition théorique 43

rencontre en ordre dispersé : de toutes les explications simples,


les explications par le simple et par les natures simples sont les
plus fréquemment invoquées par les sociologies phophétiques
qui trouvent dans des phénomènes aussi familiers que la télévi-
sion le principe explicatif de « mutations planétaires ». « Toute
vérité, dit Nietzsche, est simple : n'est-ce pas là un double men-
songe ? Ramener quelque chose d'inconnu à quelque chose de
connu allège, tranquillise l'esprit et procure en outre un senti-
ment de puissance. Premier principe : une explication quelconque
est préférable au manque d'explication. Comme il ne s'agit au
fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on
n'y regarde pas de si près pour trouver des moyens d'y arriver :
la première représentation par quoi l'inconnu se déclare connu,
fait tant de bien qu'on la tient pour vraie. »
Que ce recours aux explications par le simple ait pour fonction
de rassurer ou d'inquiéter, qu'il s'arme des paralogismes de la
forme pars pro toto, des systématisations par allusion et ellipse ou
des pouvoirs de l'analogie spontanée, c'est toujours dans ses
affinités profondes avec la sociologie spontanée que réside son
ressort explicatif. Marx le disait : « Ces belles formules littéraires
qui, au moyen d'analogies, rangent tout dans tout peuvent
sembler spirituelles quand on les entend pour la première fois,
et ce, d'autant plus qu'elles identifient ce qu'il y a de plus dispa-
rate. Lorsqu'elles sont répétées, et non sans fatuité, comme si
elles avaient une portée scientifique, elles sont tout bonnement
sottes. Elles sont faites pour ces beaux esprits qui voient tout en
rose, parlent en l'air et enrobent toutes les sciences de leur
guimauve. » l

1.6. Théorie et tradition théorique

En plaçant son épistémologie sous le signe du « pourquoi pas ? »


et l'histoire de la raison scientifique sous le signe de la disconti-
nuité ou, mieux, de la rupture continuée, Bachelard refuse à
la science les certitudes de l'acquis définitif pour lui rappeler
qu'elle ne peut progresser qu'en remettant perpétuellement en
cause les principes mêmes de ses propres constructions. Mais
pour qu'une expérience comme celle de Michelson et Morley
puisse conduire à une mise en question radicale des postulats
fondamentaux de la théorie, il faut qu'existe une théorie capable

i. K. Marx, Fondements de la Critique de l'Économie politique, t. I (trad. R. Dange-


ville), Anthropos, Paris, 1967, p. 240.
44 La rupture

de susciter une telle expérience et de donner à sentir un désaccord


aussi subtil que celui que fait apparaître cette expérience. La
situation de la sociologie n'est guère favorable à ces coups d'éclat
théoriques qui, portant la négation au cœur même d'une théorie
scientifique apparemment achevée, ont rendu possibles les géo-
métries non-euclidiennes ou la physique non-newtonienne et le
sociologue est condamné aux efforts obscurs que requièrent
les ruptures toujours recommencées avec les sollicitations du
sens commun, naïf ou savant : en effet, lorsqu'il se retourne sur
le passé théorique de sa discipline, il rencontre non pas une
théorie scientifique constituée, mais une tradition. Pareille situa-
tion favorise la division du champ épistémologique en deux
camps qui ne s'opposent que par les rapports opposés qu'ils
entretiennent avec une même représentation de la théorie :
également incapables d'opposer à l'image traditionnelle de la
théorie une théorie proprement scientifique ou, à tout le moins,
une théorie scientifique de la théorie scientifique, les uns se
jettent à corps perdu dans une pratique qui prétend trouver en
elle-même son propre fondement théorique, les autres conti-
nuent à entretenir avec la tradition le rapport traditionaliste que
les communautés de lettrés ont accoutumé d'entretenir avec un
corpus où les principes déclarés dissimulent des présupposés
d'autant plus inconscients qu'ils sont plus essentiels et où la
cohérence sémantique ou logique peut n'être que l'expres-
sion manifeste de choix ultimes fondés sur une philosophie
de l'homme et de l'histoire plutôt que sur une axiomatique
consciemment construite.
Ceux qui s'efforcent de faire la somme des contributions
théoriques léguées par les « pères fondateurs » de la sociologie ne
s'affrontent-ils pas à une entreprise analogue à celle des théolo-
giens ou des canonistes du Moyen Age, qui rassemblaient dans
leurs énormes Sommes l'ensemble des arguments et des questions
légués par les « autorités », texte canoniques ou pères de
l'Église P 1 Sans doute les « théoriciens » contemporains de la

i. Ce rapport traditionnel à une tradition s'observe toujours dans les premiers


moments de l'histoire d'une science. Bachelard montre ainsi qu'il y a, dans
les livres scientifiques du x v m e siècle, une érudition parasitaire qui traduit
encore l'inorganisation et la dépendance de la cité savante par rapport à la
société mondaine. Si « Le Baron de Marivetz et Goussier, ayant à traiter du
feu dans leur célèbre Physique du Monde (Paris, 1870), se font un devoir et une
gloire d'examiner quarante-six théories différentes avant d'en proposer une
bonne, la leur », c'est que leur science n'a pas rompu avec son passé, même le
plus balbutiant, c'est aussi que, faute d'une organisation propre et de règles
autonomes, la discussion scientifique est toujours conçue sur le modèle de la
Raison architectonique et raison polémique 45

sociologie accorderaient-ils à Whitehead qu' « une science doit


oublier ses fondateurs »; il reste que leurs synthèses pourraient
différer moins qu'il ne paraît des compilations médiévales : l'im-
pératif de « cumulativité » auquel elles sacrifient ostensiblement
est-il autre chose, le plus souvent, que la réinterprétation, par
référence à une autre tradition intellectuelle, de l'impératif sco-
lastique de la conciliation des contraires ? Comme l'observe
Erwin Panofsky, les scolastiques « ne pouvaient manquer d'aper-
cevoir que les autorités et même les différents passages de l'Écri-
ture étaient souvent en contradiction. Il ne restait donc plus qu'à
les admettre malgré tout et à les interpréter et les réinterpréter
sans fin jusqu'à ce qu'elles fussent réconciliées. C'est ce que font
les théologiens depuis toujours » 1 . Telle est bien, pour l'essentiel,
la logique d'une « théorie » qui comme celle de Talcott Parsons
n'est jamais que la réélaboration indéfinie des éléments théo-
riques artificiellement extraits d'un corps choisi d'autorités2, ou
encore la logique d'un corpus doctrinal comme l'œuvre de
Georges Gurvitch qui présente, tant dans sa topique que dans
sa démarche, tous les traits des récollections de canonistes médié-
vaux, vastes confrontations d'autorités contradictoires couron-
nées par les concordantiae violentes des synthèses finales3. Rien ne
s'oppose plus complètement à la raison architectonique des
grandes théories sociologiques, capables de digérer toutes les
théories, toutes les critiques théoriques, et même toutes les
empiries, que la raison polémique qui, « par ses dialectiques et
ses critiques », a conduit aux théories modernes de la physique;
et par suite, tout sépare le « sur-objet », « résultat d'une objec-
tivité qui ne retient de l'objet que ce qu'elle a critiqué », du sous-
objet, né des concessions et des compromis grâce auxquels
s'instaurent les grands empires des théories à prétention univer-
selle [G. Bachelard, texte n° ip\.

conversation mondaine » (La formation de l'esprit scientifique, Contribution à une


psychanalyse de la connaissance objective, 4 e éd., Vrin, Paris, 1965, p. 27). Cf. infra,
G. Bachelard, texte n° 45, p. 307.
1. E . Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique (trad. P. Bourdieu), Éd. de
Minuit, Paris, 1967, p. 118.
2. Ce n'est pas l'aspect le moins artificiel d'une œuvre comme The Structure of
Social Action de T. Parsons que le traitement qu'il fait subir aux doctrines
classiques pour leur faire avouer leur cumulativité.
}. Le traditionalisme théorique survit peut-être par l'opposition qu'il rencontre
chez les praticiens les plus positivistes et même dans ce qu'ils lui opposent :
faut-il rappeler, avec Politzer, qu' « on ne peut, quelle que soit la sincérité de
l'intention et la volonté de la précision, transformer la physique d'Aristote en
physique expérimentale » ? (G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie,
Rieder, Paris, 1928, p. 6).
46 La rupture

Étant donné la nature des œuvres que la communauté des


sociologues reconnaît comme théoriques et surtout la forme du
rapport à ces théories qu'encourage la logique de leur trans-
mission (souvent indissociable de la logique de leur production),
la rupture avec les théories traditionnelles et le rapport tradi-
tionnel à ces théories n'est qu'un cas particulier de la rupture
avec la sociologie spontanée : chaque sociologue doit en effet
compter avec des présupposés savants qui risquent de lui imposer
ses problématiques, ses thématiques et ses schèmes de pensée.
Ainsi, par exemple, il est des problèmes que les sociologues
omettent de poser parce que la tradition professionnelle ne les
reconnaît pas comme dignes d'être posés ou ne propose pas les
outils conceptuels ou les techniques qui permettraient de les
traiter canoniquement; et, inversement, il est des questions
qu'ils s'imposent de poser parce qu'elles occupent un rang élevé
dans la hiérarchie consacrée des sujets de recherche. De même,
il n'est pas jusqu'à la dénonciation rituelle des prénotions
communes qui ne risque de se dégrader elle-même en une pré-
notion scolaire bien faite pour détourner de la mise en question
des prénotions savantes.
S'il faut employer contre la théorie traditionnelle les mêmes
armes que contre la sociologie spontanée, c'est que les cons-
tructions les plus savantes empruntent à la logique du sens
commun non seulement leurs schèmes de pensée, mais aussi
leur projet fondamental : elles n'ont pas opéré en effet avec « le
simple esprit d'ordre et de classification » « la rupture » qui,
comme l'observe Bachelard, caractérise « le véritable esprit scien-
tifique moderne ». Lorsque Whitehead observe que la logique
classificatoire, qui se situe à mi-chemin entre la description de
l'objet concret et l'explication systématique que procure la
théorie accomplie, procède toujours d'une « abstraction incom-
plète »1, il caractérise bien les théories de l'action sociale à pré-
tention universelle, qui, comme celle de Parsons, ne parviennent
à donner les apparences de la généralité et de l'exhaustivité que
dans la mesure où elles utilisent des schèmes « abstraits-concrets »
tout à fait analogues dans leur fonction et dans leur fonctionne-
ment aux genres et aux espèces d'une classification aristotéli-
cienne. Et Robert K. Merton peut, avec sa théorie de la « théorie
à moyenne portée », renoncer aux ambitions aujourd'hui insou
tenables d'une théorie générale du système social, sans pour

i . A. N. Whitehead, Science andthe Modem World, Mentor Book, New York, 1925,
P- 34-
Classification et théorie 47

autant remettre en cause les présupposés logiques de ces entre-


prises de classification et de clarification conceptuelle inspirées
par des fins pédagogiques plutôt que scientifiques : la procédure
du croisement — de son nom noble : « substruction de l'espace
d'attributs » — doit sans doute d'être si fréquente dans la socio-
logie universitaire (que l'on songe à la typologie mertonienne
de l'anomie ou aux multiples typologies à dimensions multiples
de la sociologie gurvitchienne) à ce qu'elle favorise l'inter-
fécondation indéfinie d'un lot fini de lignées de concepts d'école.
Vouloir additionner tous les concepts légués par la tradition et
toutes les théories consacrées, ou vouloir faire entrer tout ce
qui existe dans une sorte de casuistique du réel, au prix de ces
exercices didactiques de taxinomie universelle qui, comme
l'observe Jevons, sont caractéristiques de l'âge aristotélicien de
la science sociale et qui « sont condamnés à s'écrouler dès qu'ap-
paraîtront les similitudes cachées que recèlent les phénomènes
c'est ignorer que la véritable cumulation suppose des ruptures,
que le progrès théorique suppose l'intégration de données nou-
velles au prix d'une mise en question critique des fondements
de la théorie que les données nouvelles mettent à l'épreuve. En
d'autres termes, s'il est vrai que toute théorie scientifique s'ap-
plique au donné comme un code historiquement constitué et
provisoire qui, pour une époque, constitue le principe souve-
rain d'une distinction sans équivoque entre le vrai et le faux,
l'histoire d'une science est toujours discontinue parce que le
raffinement de la grille de déchiffrement ne se poursuit jamais
à l'infini mais s'achève toujours dans la substitution pure et
simple d'une grille à une autre.

i .7. Théorie de la connaissance sociologique et théorie du système social


Une théorie n'est ni le plus grand commun dénominateur de
toutes les grandes théories du passé ni, a fortiori, cette part du
discours sociologique qui ne s'oppose à l'empirie qu'en échap-
pant purement et simplement au contrôle expérimental; elle
n'est pas davantage la galerie des théories canoniques où la
théorie se réduit à l'histoire de la théorie, ni un système de
concepts qui, ne reconnaissant d'autre critère de la scientificité
que celui de la cohérence sémantique, se réfère à lui-même au lieu
de se mesurer aux faits, ni, à l'opposé, cette somme de petits faits
vrais ou de relations démontrées ici et là, par l'un ou l'autre et

1. W. S. Jevons, The Principies of Science, Methuen, London, 1892, p. 691.


48 La rupture

en ordre dispersé, qui n'est pas autre chose que la réinterpréta-


tion positiviste de l'idéal traditionnel de la Somme sociologique 1 .
La représentation traditionnelle de la théorie et la représentation
positiviste, qui n'assigne à la théorie aucune autre fonction que
de représenter aussi complètement, aussi simplement, aussi
exactement que possible un ensemble de lois expérimentales, ont
en commun de déposséder la théorie de sa fonction primordiale,
assurer la rupture épistémologique en conduisant au principe
capable de rendre raison des contradictions, des incohérences
ou des lacunes que ce principe seul peut faire surgir dans le
système des lois établies.
Mais les mises en garde contre l'abdication théorique de
l'empirisme ne sauraient pour autant légitimer la mise en
demeure terroriste des théoriciens qui, en excluant la possibilité
de théories régionales, enferment la recherche dans l'alternative
du tout ou rien, de l'hyper-empirisme pointilliste ou de la théorie
universelle et générale du système social. Sous les rappels de
l'urgence d'une théorie sociologique se confondent en effet
l'exigence insoutenable d'une théorie générale et universelle des
formations sociales et l'exigence inéluctable d'une théorie de la
connaissance sociologique. Il faut dissiper cette confusion, que
les doctrines sociologiques du xix e siècle encouragent, pour
pouvoir, sans se condamner à l'éclectisme ou au syncrétisme de
la tradition théorique, reconnaître la convergence des grandes
théories classiques sur les principes fondamentaux qui définissent
la théorie de la connaissance sociologique comme fondement des
théories partielles, limitées à un ordre défini de faits. Dans les pre-
mières phrases de son introduction aux Cambridge Economie
Handbooks, Keynes écrivait : « La théorie économique ne fournit
pas un corps de conclusions établies et immédiatement appli-
cables. C'est une méthode plutôt qu'une doctrine, un instrument
de l'esprit, une technique de pensée, qui aide celui qui en est
pourvu à tirer des conclusions correctes. » La théorie de la
connaissance sociologique, comme système des règles qui régis-

i . La recension des propositions tenues pour établies présente un intérêt évident


s'il s'agit de procurer un moyen commode de mobiliser l'information acquise
(cf. B. Berelson et G . A . Steiner, Human Behavior : An lnventory of Scientific
Vindings, Harcourt, Brace & World, N e w Y o r k , 1964). Mais ce genre de
compilation « machinalement empirique » de données décontextualisées ne
saurait être présenté sans usurpation, ainsi qu'on le fait parfois, comme une
théorie ou comme fragment d'une théorie à venir, dont la réalisation est, en fait,
abandonnée aux recherches futures. D e même le travail théorique qui consiste
à éprouver la cohérence d'un système de concepts, même sans référence aux
recherches empiriques, a une fonction positive, à condition cependant qu'il ne
se donne pas pour la construction même de la théorie scientifique.
La théorie de la connaissance sociologique 49

sent la production de tous les actes et de tous les discours socio-


logiques possibles, et de ceux-là seulement, est le principe géné-
rateur des différentes théories partielles du social (qu'il s'agisse
par exemple de la théorie des échanges matrimoniaux ou de la
théorie de la diffusion culturelle) et, par là, le principe unifica-
teur du discours proprement sociologique qu'il faut se garder
de confondre avec une théorie unitaire du social1. Comme
l'observe Michael Polanyi, « si l'on tient la science de la nature
pour une connaissance des choses et qu'on distingue de la
science la connaissance de la science, c'est-à-dire la méta-science,
on est conduit à distinguer trois niveaux logiques, les objets de
science, la science elle-même et la méta-science qui inclut la
logique et l'épistémologie de la science » 2 . Confondre la théorie
de la connaissance sociologique qui est de l'ordre de la méta-
science, avec les théories partielles du social qui engagent les
principes de la méta-science sociologique dans l'organisation
systématique d'un ensemble de relations et de principes explica-
tifs de ces relations, c'est se condamner, soit à renoncer à faire
la science en attendant d'une science de la méta-science qu'elle
tienne lieu de science, soit à tenir une synthèse nécessairement
vide des théories générales (ou même des théories partielles) du
social pour la méta-science qui est la condition de toute connais-
sance scientifique possible.

1. La définition sociale des rapports entre la théorie et la pratique, qui est en affinité
avec l'opposition traditionnelle entre les tâches nobles du savant et les patiences
minutieuses de l'artisan et, du moins en France, avec l'opposition scolaire
entre le brillant et le sérieux, se trahit tant dans la réticence à reconnaître la
théorie lorsqu'elle s'incarne dans une recherche partielle que dans la difficulté
à l'actualiser dans la recherche.
2. M. Polanyi, Personal Knowledge, Routledge and Kegan Paul, London, 1958,
P- 344-
4
DEUXIÈME PARTIE

La construction de l'objet

2 . LE FAIT EST CONSTRUIT : LES FORMES DE LA DÉMISSION


EMPIRISTE

« Le point de vue, dit Saussure, crée l'objet. » C'est dire qu'une


science ne saurait se définir par un domaine du réel qui lui
appartiendrait en propre. Comme l'observe Marx, « la totalité
concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un
produit de la pensée, de l'acte de concevoir [...]. La totalité, telle
qu'elle apparaît dans l'esprit comme un tout pensé, est un pro-
duit du cerveau pensant, qui s'approprie le monde de la seule
manière possible, manière qui diffère de l'appropriation de ce
monde dans l'art, la religion ou l'esprit pratique. Le sujet réel
subsiste après comme avant, dans son autonomie en dehors de
l'esprit... »1 [K. Marx, texte n° 20]. Et c'est le même principe
épistémologique, instrument de la rupture avec le réalisme naïf,
que formule Max Weber : « Ce ne sont pas, dit Max Weber, les
rapports réels entre les ' choses ' qui constituent le principe de
la délimitation des différents domaines scientifiques, mais les
rapports conceptuels entre problèmes. Ce n'est que là où l'on
applique une méthode nouvelle à des problèmes nouveaux et où
l'on découvre ainsi de nouvelles perspectives que naît aussi une
' science ' nouvelle »2 [Ai. Weber, texte n° 21].
Même si les sciences physiques se laissent parfois diviser en
sous-unités définies, comme la sélénographie ou l'océanogra-
phie, par la juxtaposition de disciplines diverses s'appliquant à un
même domaine du réel, c'est seulement à des fins pragmatiques :
la recherche scientifique s'organise en fait autour d'objets
1. K . Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique (trad. M. Rubel
et L. Evrard), in Œuvres, t. I, Gallimard, Paris, 1965, p. 255-256.
2. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 146.
5* La construction de l'objet

construits qui n'ont plus rien de commun avec les unités décou-
pées par la perception naïve. On verrait les liens qui rattachent
encore la sociologie savante aux catégories de la sociologie
spontanée dans le fait qu'elle sacrifie souvent aux classifications
par domaines apparents, sociologie de la famille ou sociologie du
loisir, sociologie rurale ou sociologie urbaine, sociologie des
jeunes ou sociologie de la vieillesse. Plus généralement, c'est
parce qu'elle se représente la division scientifique du travail
comme partition réelle du réel que l'épistémologie empiriste
conçoit les rapports entre sciences voisines, psychologie et
sociologie par exemple, comme conflits de frontière.
On est en droit de voir dans le principe durkheimien selon
lequel « il faut traiter les faits sociaux comme des choses »
(l'accent devant être mis sur « traiter comme ») l'équivalent
spécifique du coup d'état théorique par lequel Galilée constitue
l'objet de la physique moderne comme système de relations
quantifiables, ou de la décision de méthode par laquelle Saussure
donne à la linguistique son existence et son objet en distinguant
la langue et la parole : c'est en effet une distinction semblable
que formule Durkheim lorsque, explicitant complètement la
signification épistémologique de la règle cardinale de sa méthode,
il affirme qu'aucune des règles implicites qui contraignent les
sujets sociaux « ne se retrouve tout entière dans les applications
qui en sont faites par les particuliers, puisqu'elles peuvent même
être sans être actuellement appliquées La seconde préface des
Règ/es dit assez qu'il s'agit de définir une attitude mentale, et
non d'assigner à l'objet un statut ontologique [É. Durkheim,
texte n° 22]. Et si cette sorte de tautologie par laquelle la science
se constitue en construisant son objet contre le sens commun,
conformément aux principes de construction qui la définissent,
ne s'impose pas par sa seule évidence, c'est que rien ne s'oppose
plus aux évidences du sens commun que la distinction entre
l'objet « réel », préconstruit par la perception, et l'objet de
science, comme système de relations construites expressément2.
On ne peut faire l'économie de la tâche de construction de
l'objet sans abandonner la recherche à ces objets préconstruits,

1. E. Durkheim, Les règ/es de la méthode sociologique, 2 e éd. revue et augmentée,


F. Alcan, Paris, 1901; cité d'après la 15 e éd., P.U.F., Paris, 1963, p. 9.
2. C'est sans doute parce que la situation de commencement ou de recommence-
ment compte parmi les plus favorables à l'explicitation des principes de cons-
truction qui caractérisent une science que l'argumentation polémique déployée
par les durkheimiens pour imposer le principe de la « spécificité des faits
sociaux » garde, encore aujourd'hui, une valeur qui n'est pas seulement
archéologique.
Objet construit et objets prê-construits 53

faits sociaux découpés, perçus et nommés par la sociologie


spontanée1 ou « problèmes sociaux » dont la prétention à exister
comme problèmes sociologiques est d'autant plus grande qu'ils
ont plus de réalité sociale pour la communauté des sociologues2.
Il ne suffit pas de multiplier les croisements de critères empruntés
à l'expérience commune (que l'on songe à tous ces sujets de
recherche du type « les loisirs des adolescents d'un grand
ensemble de la banlieue-est de Paris ») pour construire un objet
qui, produit d'une série de partitions réelles, reste un objet
commun et n'accède pas à la dignité d'objet scientifique par cela
seul qu'il se prête à l'application des techniques scientifiques.
Sans doute Allen H. Barton et Paul F. Lazarsfeld sont-ils fondés
à observer que des expressions telles que « consommation osten-
tatoire » ou « white-collar crime » construisent des objets spéci-
fiques, irréductibles aux objets communs, en attirant l'attention
sur des faits connus qui, par le simple effet du rapprochement,
prennent un sens nouveau3, mais la nécessité de construire des
appellations spécifiques qui, même composées avec les mots du
vocabulaire commun, construisent de nouveaux objets en cons-
truisant de nouvelles relations entre les aspects des choses ne
constitue guère plus qu'un indice du premier degré de la rupture
épistémologique avec les objets préconstruits de la sociologie
spontanée. En effet, les concepts les plus capables de déconcerter
les notions communes ne détiennent pas à l'état isolé le pouvoir
de résister systématiquement à la logique systématique de l'idéo-
logie : à la rigueur analytique et formelle des concepts dits « opé-
ratoires » s'oppose la rigueur synthétique et réelle des concepts
que l'on a appelés « systémiques » parce que leur utilisation

1. Nombre de sociologues débutants agissent comme s'il suffisait de se donner


un objet doté de réalité sociale pour détenir du même coup un objet doté de
réalité sociologique : sans parler des innombrables monographies de village,
on pourrait citer tous ces sujets de recherche qui n'ont pas d'autre probléma-
tique que la pure et simple désignation de groupes sociaux ou de problèmes
perçus par la conscience commune à un moment donné du temps.
2. Ce n'est pas un hasard si des domaines de la sociologie comme l'étude des
moyens de communication modernes ou des loisirs sont les plus perméables
aux problématiques et aux schèmes de la sociologie spontanée : outre que ces
objets existent déjà en tant que thèmes obligés de la conversation commune
sur la société moderne, ils doivent leur charge idéologique au fait que c'est
encore avec lui-même que l'intellectuel entre en rapport quand il étudie le
rapport des classes populaires à la culture. Le rapport de l'intellectuel à la
culture enferme toute la question du rapport de l'intellectuel à la condition
intellectuelle, qui n'est jamais aussi dramatiquement posée que dans la question
de son rapport aux classes populaires comme classes dépossédées de la culture.
3. A. H. Barton et P. F. Lazarsfeld, « Some Functions of Qualitative Analysis
in Social Research », in S. M. Lipset et N. J. Smelser (eds), Socio/ogy : The
Progress of a Decade, Prentice Hall, Englewood Cliffs (N.J.), 1961, p. 95-122.
54 La construction de l'objet

suppose la référence permanente au système complet de leurs


interrelations1. Un objet de recherche, si partiel et si parcellaire
soit-il, ne peut être défini et construit qu'en fonction d'une pro-
blématique théorique permettant de soumettre à une interrogation
systématique les aspects de la réalité mis en relation par la ques-
tion qui leur est posée.

2.1. « Les abdications de l'empirisme »


On accorde trop facilement aujourd'hui, avec toute la réflexion
traditionnelle sur la science, qu'il n'est pas d'observation ou
d'expérimentation qui n'engage des hypothèses. La définition
de la démarche scientifique comme dialogue entre l'hypothèse
et l'expérience peut cependant se dégrader dans l'image anthro-
pomorphique d'un échange où les deux partenaires assumeraient
des rôles parfaitement symétriques et interchangeables; or il
faut se garder d'oublier que le réel n'a jamais l'initiative puisqu'il
ne peut répondre que si on l'interroge. Bachelard posait, en
d'autres termes, que « le vecteur épistémologique [...] va du
rationnel au réel et non point, à l'inverse, de la réalité au général,
comme le professaient tous les philosophes depuis Aristote
jusqu'à Bacon » [G. Bachelard, texte n° 2 j ] .
S'il faut rappeler que « la théorie domine le travail expérimen-
tal depuis la conception de départ jusqu'aux ultimes manipula-
tions de laboratoire »2, ou encore que « sans théorie, il n'est pas
1. Les concepts et les propositions exclusivement définis par leur caractère
« opératoire » peuvent n'être que la formulation logiquement irréprochable
de prénotions et, à ce titre, ils sont aux concepts systématiques et aux propo-
sitions théoriques ce que l'objet pré-construit est à l'objet construit. A mettre
l'accent exclusivement sur le caractère opérationnel des définitions, on risque
de donner une simple terminologie classificatoire, comme fait S. C. Dodd
(Dimensions of Society, New York, 1942 ou « Operational Définitions Opera-
tionnally Defined », American Journal of Sociology, XLVIII, 1942-1945, p. 482-
489), pour une véritable théorie, en abandonnant à la recherche ultérieure la
question de la systématicité des concepts proposés et même de leur fécondité
théorique. Comme le remarque C. G. Hempel, en privilégiant les « définitions
opérationnelles » au détriment des exigences théoriques, « la littérature métho-
dologique consacrée aux sciences sociales tend à suggérer que la sociologie
n'aurait, pour préparer son avenir de discipline scientifique, qu'à se constituer
une provision aussi large que possible de termes « opérationnellement définis »
et « d'un emploi constant et univoque », comme si la formation des concepts
scientifiques pouvait être séparée de l'élaboration théorique. C'est la formula-
tion de systèmes conceptuels dotés d'une pertinence théorique qui est à l'œuvre
dans le progrès scientifique : pareilles formulations exigent l'invention théo-
rique dont l'impératif empiriste ou opérationaliste de la pertinence empi-
rique [...] ne saurait à soi seul tenir lieu (C. G. Hempel, Fundamentals of Concept
Formation in Empirical Research, University of Chicago Press, Chicago, London,
1952, p. 47)-
2. K. R. Popper, The Logic of Scientific Discovery, op. cit., p. 107.
Le vecteur épistêmologique 55

possible de régler un seul instrument, d'interpréter une seule


lecture c'est que la représentation de l'expérience comme
protocole d'un constat pur de toute implication théorique trans-
paraît en mille indices, par exemple dans la conviction, encore
très répandue, qu'il existe des faits qui pourraient survivre tels
quels à la théorie pour laquelle et par laquelle ils ont été faits.
Pourtant, le destin malheureux de la notion de totémisme (que
Lévi-Strauss rapproche lui-même de celui de l'hystérie) suffirait
à détruire la croyance en l'immortalité scientifique des faits : une
fois abandonnée la théorie qui les réunissait, les faits de toté-
misme retournent à l'état de poussière de données d'où une
théorie les avait tirés pour un temps et d'où une autre théorie
ne pourrait les tirer qu'en leur conférant un autre sens2.
Il suffit d'avoir une fois tenté de soumettre à l'analyse secon-
daire un matériel recueilli en fonction d'une autre probléma-
tique, si neutre soit-elle en apparence, pour savoir que les data les
plus riches ne sauraient jamais répondre complètement et adé-
quatement à des questions pour lesquelles et par lesquelles ils
n'ont pas été construits. Il ne s'agit pas de contester par principe
la validité de l'utilisation d'un matériel de seconde main, mais de
rappeler les conditions épistémologiques de ce travail de retra-
duction, qui porte toujours sur des faits construits (bien ou mal)
et non pas sur des données. Pareil travail d'interprétation, dont
Durkheim donnait déjà l'exemple dans le Suicide, pourrait même
constituer le meilleur entraînement à la vigilance épistémolo-
gique dans la mesure où il exige une explicitation méthodique
des problématiques et des principes de construction de l'objet
qui sont engagés tant dans le matériel que dans le nouveau
traitement qui lui est appliqué. Ceux qui attendent des miracles
de la triade mythique, archives, data et computers ignorent ce qui
sépare ces objets construits que sont les faits scientifiques
(recueillis par le questionnaire ou par l'inventaire ethnogra-
phique) des objets réels que conservent les musées et qui, par
leur « surplus concret », offrent à l'interrogation ultérieure la
possibilité de constructions indéfiniment renouvelées. Faute de
rappeler ces préalables épistémologiques, on s'expose à traiter
différemment l'identique et identiquement le différent, à com-
parer l'incomparable et à omettre de comparer le comparable, du
fait qu'en sociologie les « données », même les plus objectives,
sont obtenues par l'application de grilles (classes d'âge, tranches

1. P. Duhem, La théorie physique, op. cit., p. 277.


2. C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, P.U.F., Paris, 1962, p. 7.
56 LM construction de l'objet

de revenus, etc.) qui engagent des présupposés théoriques et


laissent par là échapper une information qu'aurait pu appréhen-
der une autre construction des faits1. Le positivisme qui traite
les faits comme des données se condamne soit à des réinterpré-
tations inconséquentes, parce qu'elles s'ignorent comme telles,
soit à de simples confirmations obtenues dans des conditions
techniques aussi semblables que possible : dans tous les cas il se
donne la réflexion méthodologique sur les conditions de la réité-
ration comme un substitut de la réflexion épistémologique sur
la réinterprétation secondaire.
Seule une image mutilée de la démarche expérimentale peut
faire de la « soumission aux faits » l'impératif unique. Spécia-
liste d'une science contestée, le sociologue est tout particulière-
ment tenté de se rassurer sur le caractère scientifique de sa
discipline en surenchérissant sur les exigences qu'il prête aux
sciences de la nature. Réinterprété selon une logique qui n'est
autre que celle de l'emprunt culturel, l'impératif scientifique de
la soumission au fait aboutit à la démission pure et simple
devant le donné. A ces praticiens des sciences de l'homme qui
accordent une foi désuète à ce que Nietzsche appelait « le dogme
de l'immaculée perception », il faut rappeler, avec Alexandre
Koyré, que « l'expérience, dans le sens de l'expérience brute,
n'a joué aucun rôle, sinon celui d'obstacle, dans la naissance de
la science classique » 2 .
Tout se passe en effet comme si l'empirisme radical proposait
en idéal au sociologue de s'annuler comme tel. La sociologie
serait moins vulnérable aux tentations de l'empirisme s'il suffisait
de lui rappeler, avec Poincaré, que « les faits ne parlent pas ».
C'est peut-être la malédiction des sciences de l'homme que
d'avoir affaire à un objet qui parle. En effet, lorsque le sociologue
entend tirer des faits la problématique et les concepts théoriques
qui lui permettent de construire et d'analyser les faits, il risque
toujours de les tirer de la bouche de ses informateurs. Il ne suffit
pas que le sociologue se mette à l'écoute des sujets, enregistre
fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de
leur conduite et même des raisons qu'ils proposent : ce faisant,

1 . Cf. P. Bourdieu et J . - C . Passeron, « L a comparabilité des systèmes d'éducation »,


in R . Castel et J . - C . Passeron (eds), Éducation, démocratie et développement, Cahiers
du Centre de sociologie européenne, n ° 4, M o u t o n , Paris, L a H a y e , 1 9 6 7 ,
p. 20-58.
2. A . K o y r é , Études galiléennes, I. A ¡'aube de la science classique, Hermann, Paris,
1940, p. 7. E t il ajoute : « L e s ' expériences ' dont se réclame o u se réclamera
plus tard Galilée, même celles qu'il exécute réellement, ne sont et ne seront
jamais que des expériences de pensée » ( ibid., p. 72).
Faits construits et données 57

il risque de substituer purement et simplement à ses propres


prénotions les prénotions de ceux qu'il étudie, ou un mixte
faussement savant et faussement objectif de la sociologie spon-
tanée du « savant » et de la sociologie spontanée de son objet.
S'obliger à ne retenir, pour interroger le réel ou pour inter-
roger les méthodes d'interrogation du réel, que des éléments en
réalité créés par une interrogation qui s'ignore et se nie comme
interrogation, c'est sans doute la meilleure façon de s'exposer, en
niant que le constat suppose la construction, à constater un
néant que l'on a construit malgré soi. On pourrait donner cent
exemples de cas où, croyant s'astreindre à la neutralité en s'astrei-
gnant à tirer du discours des sujets les éléments de son question-
naire, le sociologue propose au jugement des sujets des juge-
ments formulés par d'autres sujets et s'expose à situer ses sujets
par rapport à des jugements qu'il ne sait pas lui-même situer ou à
prendre pour expression d'une attitude profonde des jugements
superficiels suscités par la nécessité de répondre à des questions
sans nécessité. Il y a plus : le sociologue qui refuse la construc-
tion contrôlée et consciente de sa distance au réel et de son action
sur le réel, peut non seulement imposer aux sujets des questions
que leur expérience ne leur pose pas et omettre les questions
qu'elle leur pose, mais encore leur poser, en toute naïveté, les
questions qu'il se pose à leur propos, par une confusion positi-
viste entre les questions qui se posent objectivement à eux et les
questions qu'ils se posent consciemment. Le sociologue a donc
l'embarras du choix quand, égaré par une fausse philosophie
de l'objectivité, il entreprend de s'annuler en tant que sociologue.
Il n'est pas étonnant que l'hyperempirisme, qui abdique le
droit et le devoir de la construction théorique au profit de la
sociologie spontanée, retrouve la philosophie spontanée de
l'action humaine comme expression transparente à soi-même
d'une délibération consciente et volontaire : nombre d'enquêtes
de motivations (surtout rétrospectives) supposent que les sujets
puissent détenir un moment la vérité objective de leur compor-
tement (et qu'ils en conservent continûment une mémoire adé-
quate), comme si la représentation que les sujets se font de leurs
décisions ou de leurs actions ne devait rien aux rationalisations
rétrospectives1. Sans doute peut-on et doit-on recueillir les

i . La notion d'opinion doit sans doute son succès, pratique et théorique, à ce


qu'elle cumule toutes les illusions de la philosophie atomistique de la pensée
et de la philosophie spontanée des rapports entre la pensée et l'action, à com-
mencer par celle du rôle privilégié de l'expression verbale comme indicateur
des dispositions à l'acte. Rien d'étonnant si les sociologues qui se confient
58 La construction de l'objet

discours les plus irréels, mais à condition d'y voir, non l'explica-
tion du comportement, mais un aspect du comportement à expli-
quer. Toutes les fois qu'il croit éluder la tâche de construire les
faits en fonction d'une problématique théorique, le sociologue
se soumet à une construction qui s'ignore et qu'il ignore comme
telle, ne recueillant à la limite que les discours fictifs que forgent
les sujets pour faire face à la situation d'enquête et pour répondre
à des questions artificielles, ou encore à l'artifice par excellence
de l'absence de questions. C'est donc toujours pour sanctionner
une sociologie spontanée que le sociologue renonce à son pri-
vilège épistémologique.

2.2. Hypothèses ou présupposés

Il serait très facile de montrer que toute pratique scientifique,


même et surtout lorsqu'elle se réclame aveuglément de l'empi-
risme le plus aveugle, engage des présupposés théoriques et que
le sociologue n'a le choix qu'entre des interrogations incons-
cientes, donc incontrôlées et incohérentes, et un corps d'hypo-
thèses méthodiquement construites en vue de l'épreuve expéri-
mentale. Refuser la formulation explicite d'un corps d'hypo-
thèses fondé sur une théorie, c'est se condamner à engager des
présupposés qui ne sont autres que les prénotions de la sociologie
spontanée et de l'idéologie, c'est-à-dire les questions et les
concepts que l'on a en tant que sujet social lorsqu'on veut ne
pas en avoir en tant que sociologue. Ainsi Elihu Katz montre
comment les auteurs de l'enquête publiée sous le titre The
Peop/e's Choice n'ont pu trouver dans une recherche fondée sur
une prénotion, celle de « masse » comme public atomisé de
récepteurs, les moyens de saisir empiriquement le phénomène le
plus important en matière de diffusion culturelle, à savoir le
« flux en deux temps » (two-step flow) qui ne pouvait être établi
qu'au prix d'une rupture avec la représentation du public comme
masse dépourvue de toute structure 1 [E. Kat%, texte n° 24].

aveuglément aux sondages s'exposent continûment à confondre les déclarations


d'action ou, pire, les déclarations d'intention avec les probabilités d'action.
1. E . Katz, « The Two-Step Flow of Communication : A n Up-to-date Report
on an Hypothesis », Public Opinion Quarterly, vol. 21, Spring 1957, p. 61-78 :
« De toutes les idées présentées dans The People's Choice, l'hypothèse du flux
en deux temps est probablement la moins étayée par des données empiriques.
La raison en est claire : le projet de recherche n'anticipait pas l'importance que
revêtiraient dans l'analyse des données les relations interpersonnelles. Étant
donné l'image d'un public atomisé qui inspirait tant de recherches sur les
mass media, le plus étonnant est que les réseaux d'influence inter-personnels
aient pu retenir, tant soit peu, l'attention des chercheurs. » Pour mesurer avec
L'illusion du constat 59

Échapperait-elle aux présupposés de la sociologie spontanée,


la pratique sociologique ne saurait jamais réaliser l'idéal empiriste
de l'enregistrement sans présupposés, ne serait-ce que parce
qu'elle utilise des instruments et des techniques d'enregistre-
ment. « Établir un dispositif en vue d'une mesure, c'est poser
une question à la nature », disait Max Planck. La mesure et les
instruments de mesure et, plus généralement, toutes les opéra-
tions de la pratique sociologique, depuis l'élaboration des
questionnaires et le codage jusqu'à l'analyse statistique, sont
autant de théories en acte, au titre de procédures de construction,
conscientes ou inconscientes, des faits et des relations entre les
faits. La théorie engagée dans une pratique, théorie de la connais-
sance de l'objet et théorie de l'objet, a d'autant plus de chances
d'être mal contrôlée, donc mal ajustée à l'objet dans sa spécificité,
qu'elle est moins consciente. En nommant méthodologie, comme
on le fait souvent, ce qui n'est jamais que le décalogue des pré-
ceptes technologiques, on escamote la question méthodologique
proprement dite, celle du choix entre les techniques (métriques
ou non) par référence à la signification épistémologique du traite-
ment que les techniques choisies font subir à l'objet et à la signi-
fication théorique des questions que l'on entend poser à l'objet
auquel on les applique.
Par exemple, une technique apparemment aussi irréprochable
et inévitable que celle de l'échantillonnage au hasard peut
anéantir complètement l'objet de la recherche, toutes les fois que
cet objet doit quelque chose à la structure des groupes que
l'échantillonnage au hasard a justement pour effet d'annihiler.
Ainsi Elihu Katz observe encore que « pour étudier ces canaux
du flux d'influence que sont les contacts entre individus, le pro-
jet de recherche s'est révélé inopérant du fait qu'il recourait à un
échantillon au hasard d'individus abstraits de leur environnement
social [...]. Chaque individu d'un échantillon au hasard ne pou-
vant parler que pour lui-même, les leaders d'opinion, dans l'en-
quête électorale de 1940, ne pouvaient être identifiés que sur la
foi de leur déclaration ». Et il remarque en outre que cette

quelle force une technique peut exclure un aspect d u phénomène, il suffit de


savoir que, avec d'autres problématiques et avec d'autres techniques, les socio-
l o g u e s ruraux et les ethnologues avaient depuis longtemps saisi la l o g i q u e d u
two-step-flow. L e s exemples abondent de ces découvertes qu'il faut redécouvrir :
ainsi A . H . Barton et P. F. Lazarsfeld rappellent q u e le problème des « g r o u p e s
informels », dont d'autres sociologues étaient depuis longtemps conscients,
n'est apparu que fort tard et c o m m e une « découverte surprenante » aux cher-
cheurs de la Western Electric, cf. « S o m e Functions o f Qualitative Analysis
in Social Research » (/oc. cit.).
6o ha construction de l'objet

technique « ne permet pas de comparer les leaders à leurs suiveurs


respectifs, mais seulement les leaders et les non-leaders en géné-
ral » 1 . On voit là comment la technique la plus neutre en appa-
rence engage une théorie implicite du social, celle d'un public
conçu comme une « masse atomisée », c'est-à-dire en l'occurrence
la théorie consciemment ou inconsciemment engagée dans la
recherche qui, par une sorte d'harmonie préétablie, s'armait de
cette technique2. Une autre théorie de l'objet et, du même coup,
une autre définition des objectifs de la recherche aurait appelé
l'utilisation d'une autre technique d'échantillonnage, par exemple
le sondage en grappes : en prélevant l'ensemble des membres
d'unités sociales elles-mêmes tirées au hasard (un établissement
industriel, une famille, un village), on se donne le moyen
d'étudier le réseau complet de relations de communication qui
peuvent s'établir à l'intérieur de ces groupes, étant entendu que
la méthode, particulièrement adéquate dans le cas particulier,
a d'autant moins d'efficacité que la grappe est plus homogène
et que le phénomène dont on veut étudier les variations dépend
davantage du critère selon lequel la grappe est définie. Ce sont
toutes les opérations statistiques qu'il faut soumettre à l'interro-
gation épistémologique : « A la meilleure statistique (comme du
reste à la moins bonne) il ne faut demander et il ne faut faire dire
que ce qu'elle dit et de la façon et sous les conditions où elle le
dit. » 3 Pour obéir vraiment à l'impératif que formule Simiand et
pour ne pas faire dire à la statistique autre chose que ce qu'elle
dit, il faut se demander en chaque cas ce qu'elle dit et peut dire,
dans quelles limites et sous quelles conditions [F. Simiand,
texte n° 2/].

1. E . Katz, loc. cit., p. 64.


2. C. Kerr et L. H. Fisher montrent de même que, dans les recherches de l'école
de E. Mayo, la technique et les présupposés sont en affinité : l'observation
quotidienne des contacts face à face et des rapports inter-personnels à l'intérieur
de l'entreprise implique la conviction diffuse que « le petit groupe de travail
est la cellule essentielle dans l'organisation de l'entreprise et que ce groupe et
ses membres obéissent essentiellement à des déterminations affectives » [...].
« Le système de Mayo découle automatiquement de deux choix essentiels. Une
fois ces choix accomplis, tout était donné, les méthodes, le domaine d'intérêt,
les prescriptions pratiques, les problèmes retenus pour la recherche » [et en
particulier] « l'indifférence aux problèmes de classe, d'idéologie, de pouvoir »
(« Plant Sociology : The Elite and the Aborigines », in M. Komarovsky [ed],
Common Frontiers of the Social Sciences, The Free Press, Glencoe, 111., 1957,
p. 281-509).
}. F. Simiand, Statistique et expérience, remarques de méthode, M. Rivière, Paris,
1922, p. 24.
Implications épistémologique s des techniques 61

2.3. La fausse neutralité des techniques : objet construit ou artefact

L'impératif de la « neutralité éthique » que Max Weber opposait


à la naïveté moralisante de la philosophie sociale tend à se trans-
former aujourd'hui en un commandement routinisé du caté-
chisme sociologique. A en croire les représentations les plus
aplaties du précepte webérien, il suffirait d'être en garde contre
la partialité affective et les entraînements idéologiques pour être
quitte de toute interrogation épistémologique sur la significa-
tion des concepts et la pertinence des techniques. L'illusion que
les opérations « axiologiquement neutres » sont aussi « épisté-
mologiquement neutres » cantonne la critique d'un travail socio-
logique, le sien ou celui des autres, dans l'examen, toujours facile
et presque toujours stérile, de ses présupposés idéologiques et
de ses valeurs ultimes. Le débat sans fin sur la « neutralité axio-
logique » sert souvent de substitut à la discussion proprement
épistémologique sur la « neutralité méthodologique » des tech-
niques et, à ce titre, fournit une nouvelle caution à l'illusion posi-
tiviste. Par un effet de déplacement, l'intérêt pour les présupposés
éthiques et pour les valeurs ou les fins ultimes détourne de
l'examen critique de la théorie de la connaissance sociologique
qui est engagée dans les actes les plus élémentaires de la pratique.
N'est-ce pas, par exemple, parce qu'il se présente comme la
réalisation paradigmatique de la neutralité dans l'observation
que, entre toutes les techniques de collecte des données, l'entre-
tien non-directif est si fréquemment exalté, au détriment par
exemple de l'observation ethnographique qui, lorsqu'elle s'arme
des règles contraignantes de sa tradition, réalise plus complète-
ment l'idéal de l'inventaire systématique opéré dans une situa-
tion réelle ? On est en droit de suspecter les raisons de la faveur
que connaît cette technique, lorsqu'on observe que ni les
« théoriciens », ni les méthodologues, ni les utilisateurs de
l'instrument, pourtant peu avares de conseils et de consignes,
n'ont jamais entrepris de s'interroger méthodiquement sur les
distorsions spécifiques qu'opère une relation sociale aussi pro-
fondément artificielle : lorsqu'on n'en contrôle pas les pré-
suppositions implicites et qu'on se donne ainsi des sujets
sociaux également prédisposés à parler librement de toutes
choses et, avant tout, d'eux-mêmes, et également aptes à adopter
un rapport à la fois contraignant et intempérant avec le langage,
l'entretien non-directif qui rompt la réciprocité des échanges
coutumiers (d'ailleurs inégalement exigible selon les milieux et
les situations) incite les sujets à produire un artefact verbal,
62 La construction de l'objet

d'ailleurs inégalement artificiel selon la distance entre le rapport


au langage favorisé par leur classe sociale et le rapport artificiel
au langage qui est exigé d'eux. Pour oublier de mettre en ques-
tion la neutralité des techniques les plus neutres formellement, il
faut omettre d'apercevoir, entre autres choses, que les techniques
d'enquête sont autant de techniques de sociabilité socialement
qualifiées [L. Scbat^mann et A.. Strauss, texte n° 26]. L'observa-
tion ethnographique, qui est à l'expérimentation sociale ce que
l'observation des animaux en milieu naturel est à l'expérimenta-
tion en laboratoire, fait sentir le caractère fictif et forcé de la
plupart des situations sociales créées par un exercice routinier
de la sociologie qui porte d'autant plus à ignorer la « réaction
au laboratoire » qu'il ne connaît plus que le laboratoire et les
instruments de laboratoire, tests ou questionnaires.
Pas plus qu'il n'est d'enregistrement parfaitement neutre, il
n'est de question neutre. Le sociologue qui ne soumet pas ses
propres interrogations à l'interrogation sociologique ne saurait
faire une analyse sociologique vraiment neutre des réponses
qu'elles suscitent. Soit une question aussi univoque en apparence
que : « Avez-vous travaillé aujourd'hui ? ». L'analyse statistique
montre qu'elle suscite des réponses différentes de la part de
paysans kabyles ou de paysans du sud-algérien qui, s'ils se réfé-
raient à une définition « objective » du travail, c'est-à-dire à la
définition qu'une économie moderne tend à inculquer aux agents
économiques, devraient fournir des réponses semblables. C'est
à condition qu'il s'interroge sur le sens de sa propre question,
au lieu de conclure précipitamment à l'absurdité ou à la mauvaise
foi des réponses, que le sociologue a quelques chances de décou-
vrir que la définition du travail qui est engagée dans sa question
est inégalement éloignée de celle que les deux catégories de sujets
engagent dans leurs réponses1. On voit comment une question
qui n'est pas transparente pour celui qui la pose peut obnubiler
l'objet qu'elle construit inévitablement, même si elle n'a pas été
expressément faite pour le construire [/. H. Goldthorpe et D. JLock-
wood, texte n° 2/]. Étant donné que l'on peut demander n'importe
quoi à n'importe qui et que n'importe qui a presque toujours
assez de bonne volonté pour répondre au moins n'importe quoi
à n'importe quelle question, même la plus irréelle, le question-
neur qui, faute d'une théorie du questionnaire, ne se pose pas la
question de la signification spécifique de ses questions, risque de

1. P. Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, ze partie, Mouton, Paris, La Haye,


1962, p. 303-304.
Neutralité éthique et épistémologique 63

trouver trop aisément une garantie du réalisme de ses questions


dans la réalité des réponses qu'elles reçoivent1 : interroger,
comme fait Daniel Lerner, des sous-prolétaires de pays sous-
développés sur leur aptitude à se projeter dans leurs héros de
cinéma préférés, quand ce n'est pas sur leur rapport à la lecture
de la presse, c'est s'exposer bien évidemment à recueillir un flatus
vocis qui n'a pas d'autre signification que celle que lui confère
le sociologue en le traitant comme un discours signifiant2.
Toutes les fois que le sociologue est inconscient de la probléma-
tique qu'il engage dans ses questions, il s'interdit de comprendre
celle que les sujets engagent dans leurs réponses : les conditions
sont alors remplies pour que passe inaperçue la bévue qui
conduit à décrire en termes d'absence des réalités masquées par
l'instrument même de l'observation et par l'intention, sociale-
ment conditionnée, de l'utilisateur de l'instrument.
Le questionnaire le plus fermé ne garantit pas nécessairement
l'univocité des réponses du seul fait qu'il soumet tous les sujets à
des questions formellement identiques. Supposer que la même
question a le même sens pour des sujets sociaux séparés par les
différences de culture associées aux appartenances de classe,
c'est ignorer que les différents langages ne diffèrent pas seulement
par l'étendue de leur lexique ou leur degré d'abstraction mais
aussi par les thématiques et les problématiques qu'ils véhiculent.
La critique que fait Maxime Chastaing du « sophisme du psycho-
logue » s'applique toutes les fois qu'est ignorée la question de la
signification différentielle que les questions et les réponses revê-

1. Si l'analyse secondaire des documents fournis par l'enquête la plus naïve reste
à peu près toujours possible, et légitime, c'est qu'il est rare que les sujets
interrogés répondent vraiment n'importe quoi et qu'ils ne révèlent rien dans
leurs réponses de ce qu'ils sont : on sait par exemple que les non-réponses et
les refus de répondre peuvent eux-mêmes être interprétés. Toutefois, la récupé-
ration du sens qu'ils livrent malgré tout suppose un travail de rectification, ne
serait-ce que pour savoir la question à laquelle ils ont vraiment répondu et qui
n'est pas nécessairement celle qui leur a été posée.
2. D. Lerner, The Passing of Traditional Society, The Free Press of Glencoe,
New York, 1958. Sans entrer dans une critique systématique des présupposés
idéologiques engages par un questionnaire qui sur 1 1 7 questions en compte
seulement deux portant sur le travail et le statut socio-économique (contre 87
sur les mass média, cinéma, journal, radio, télévision), on peut observer qu'une
théorie qui prend en compte les conditions objectives d'existence du sous-
prolétaire et, en particulier, l'instabilité généralisée qui les définit, peut rendre
compte de l'aptitude du sous-prolétaire à s'imaginer épicier ou journaliste, et
même de la modalité particulière de ces « projections », alors que la « théorie
de la modernisation » que propose Lerner est impuissante à rendre raison du
rapport que le sous-prolétaire entretient avec le travail ou l'avenir. Bien que
brutal et grossier, ce critère permet de distinguer, semble-t-il, un instrument
idéologique, condamné à produire un simple artefact, d'un instrument
scientifique.
64 La construction de l'objet

tent réellement selon la condition et la position sociale des per-


sonnes interrogées : « L'étudiant qui confond sa perspective
avec celle des enfants étudiés recueille sa perspective dans l'étude
où il croit récolter celle des enfants [...]. Quand il demande :
' Travailler et jouer est-ce la même chose ? Quelle différence
y a-t-il entre le travail et le jeu ? ', il impose, par les substantifs
que sa question propose, la différence adulte qu'il paraît mettre
en question [...]. Quand l'enquêteur classe les réponses — non
selon les mots qui les constituent mais selon le sens qu'il leur
donnerait s'il les proférait lui-même — dans les trois tiroirs du
Jeu-facilité, du Jeu-inutilité et du Jeu-liberté, il force les pensées
enfantines à loger dans ses cases philosophiques. »* Pour échap-
per à cet ethnocentrisme linguistique, il ne suffit pas, on l'a vu, de
soumettre à l'analyse de contenu des propos recueillis par l'entre-
tien non-directif, au risque de se laisser imposer les notions et les
catégories de la langue employée par les sujets : on ne peut
s'affranchir des pré-constructions du langage, qu'il s'agisse de
celui du savant ou de celui de son objet, qu'en instaurant la
dialectique qui conduit aux constructions adéquates par la
confrontation méthodique de deux systèmes de pré-construc-
tions2 [C. Lévi-Strauss, M. Mauss, B. Malinovski, textes n° 28,
2fi et $o\.
On n'a pas tiré toutes les conséquences méthodologiques du
fait que les techniques les plus classiques de la sociologie empi-
rique sont condamnées, par leur nature même, à créer des situa-
tions d'expérimentation fictive essentiellement différentes de ces
expérimentations sociales que produit continûment le déroule-
ment de la vie sociale. Plus les conduites et les attitudes étudiées
dépendent de la conjoncture, plus la recherche est exposée à ne
saisir, dans la conjoncture particulière qui autorise la situation
d'enquête, que des attitudes ou des opinions qui ne valent pas
au-delà des limites de cette situation. Ainsi, les enquêtes portant
sur les relations entre les classes et, plus précisément, sur l'aspect
politique de ces relations, sont presque inévitablement condam-
nées à conclure au dépérissement des conflits de classe parce
que les exigences techniques auxquelles elles doivent se sou-
mettre les portent à exclure les situations de crise et, par là, leur
rendent difficile de saisir ou de prévoir les conduites qui naî-

1 . M . Chastaing, « J o u e r n'est pas jouer », loc. cit.


2. Ainsi, l'entretien non directif et l'analyse de contenu ne sauraient être utilisés
comme une sorte d'étalon absolu mais ils doivent fournir un moyen de contrôler
continûment tant le sens des questions posées que les catégories selon lesquelles
sont analysées et interprétées les réponses.
Artifices méthodologiques et artefacts 65

traient d'une situation de conflit. Comme l'observe Marcel


Maget, il faut « s'en remettre à l'histoire pour découvrir les
constantes (si elles existent) de réactions à des situations nou-
velles. La nouveauté historique fait fonction de ' réactif ' pour
révéler les virtualités latentes. D'où l'utilité de suivre le groupe
étudié dans ses rencontres avec des situations nouvelles, l'évoca-
tion de ces situations n'étant jamais qu'un pis-aller, car on ne peut
pas multiplier les questions à l'infini
Contre la définition restrictive des techniques de collecte des
données qui conduit à conférer au questionnaire un privilège
indiscuté et à ne voir que des substituts approximatifs de la
technique royale dans des méthodes pourtant aussi codifiées et
aussi éprouvées que celles de la recherche ethnographique (avec
ses techniques spécifiques, description morphologique, techno-
logie, cartographie, lexicologie, biographie, généalogie, etc.) il
faut en effet restituer à l'observation méthodique et systéma-
tique son primat épistémologique2. Loin de constituer la forme
la plus neutre et la plus contrôlée de l'établissement des données,
le questionnaire suppose tout un ensemble d'exclusions, qui ne
sont pas toutes choisies, et qui sont d'autant plus pernicieuses
qu'elles restent plus inconscientes : pour savoir établir un ques-
tionnaire et savoir que faire des faits qu'il produit, il faut savoir
ce que fait le questionnaire, c'est-à-dire, entre autres choses, ce
qu'il ne peut pas faire. Sans parler des questions que les normes
sociales réglant la situation d'enquête interdisent de poser, sans
parler des questions que le sociologue omet de poser lorsqu'il
accepte une définition sociale de la sociologie qui n'est que le dé-
calque de l'image publique de la sociologie comme referendum, les
questions les plus objectives, celles qui portent sur les conduites,
ne recueillent jamais que le résultat d'une observation effectuée
par le sujet sur ses propres conduites. Aussi l'interprétation ne
vaut-elle que si elle s'inspire de l'intention expresse de discerner
méthodiquement des actions les déclarations d'intention et les
déclarations d'action qui peuvent entretenir avec l'action des
rapports allant de l'exagération valorisante ou de l'omission par
souci du secret jusqu'aux déformations, aux réinterprétations et
même aux « oublis sélectifs »; pareille intention suppose que l'on
se donne le moyen d'opérer scientifiquement cette distinction,
soit par le questionnaire lui-même, soit par un usage particulier

1. M. Maget, Guide d'étude directe des comportements culturels, C.N.R.S., Paris, 1950,
p . XXXI.
2. On trouvera un exposé systématique de cette méthodologie dans l'ouvrage de
Marcel Maget cité ci-dessus.
5
66 1M construction de l'objet

de cette technique (que l'on pense aux enquêtes sur les budgets
ou sur les budgets-temps comme quasi-observation), soit encore
par l'observation directe. On est donc conduit à inverser la rela-
tion que certains méthodologues établissent entre le question-
naire, simple inventaire de propos, et l'observation de type
ethnographique comme inventaire systématique d'actes et d'ob-
jets culturels1 : le questionnaire n'est qu'un des instruments de
l'observation, dont les avantages méthodologiques, comme par
exemple l'aptitude à recueillir des données homogènes également
justiciables d'un traitement statistique, ne doivent pas dissimuler
les limites épistémologiques ; ainsi, non seulement il n'est pas
la technique la plus économique pour appréhender les conduites
normalisées, dont les processus rigoureusement « réglés » sont
hautement prévisibles et qui peuvent être par conséquent
appréhendées grâce à l'observation ou à l'interrogation avertie
de quelques informateurs, mais encore il risque de conduire,
dans ses usages les plus ritualisés, à ignorer cet aspect des
conduites et même, par un effet de déplacement, à dévaloriser le
projet même de les saisir2.
Il arrive aux méthodologues de recommander le recours aux
techniques classiques de l'ethnologie, mais, faisant de la mesure
la mesure de toutes choses et des techniques de mesure la
mesure de toute technique, ils ne peuvent y voir que des adju-
vants subalternes ou des expédients pour « trouver des idées »
dans les premières phases d'une recherche3, et excluent par là
la question proprement épistémologique des rapports entre les

i. E n rangeant toutes les techniques ethnographiques dans la catégorie dévalorisée


de la qualitative analysis, ceux qui privilégient absolument la « quantitative
analysis » se condamnent à n'y voir qu'un expédient par une sorte d'ethnocen-
trisme méthodologique qui conduit à les référer à la statistique comme à leur
vérité, pour n'y voir qu'une « quasi-statistique » où l'on retrouverait des « quasi-
distributions », des « quasi-corrélations » et des « quasi-données empiriques » :
« Le rassemblement et l'analyse des quasi-données statistiques peuvent sans
doute être pratiqués plus systématiquement qu'ils ne l'ont été dans le passé,
du moins si l'on retient la structure logique de l'analyse quantitative pour la
garder présente à l'esprit et en tirer des mises en garde générales et des direc-
tives » (A. H. Barton et P. F. Lazarsfeld, « Some Functions of Qualitative
Analysis in Social Research », loc. cit.).
z. Inversement, l'intérêt privilégié que les ethnologues accordent aux aspects les
plus réglés de la conduite va souvent de pair avec l'indifférence pour l'usage
de la statistique, seule capable de mesurer l'écart entre les normes et les conduites
réelles.
3. Cf., par exemple, A . H. Barton et P. F. Lazarsfeld, « Some Functions of Quali-
tative Analysis in Social Research », loc. cit. C. Selliz, M. Deutsch et S. W. Cook
entreprennent de définir les conditions auxquelles pourrait être réalisée une
transposition fructueuse de techniques d'inspiration ethnologique ( R e s e a r c h
Metbods in Social Relations, Rev. i vol. éd., Methuen, 1959, p. 59-65).
Méthodes ethnologiques et sociologie 6?

méthodes de l'ethnologie et celles de la sociologie. L'ignorance


réciproque est tout aussi préjudiciable au progrès de l'une et
l'autre discipline que l'engouement mondain capable de susciter
des emprunts incontrôlés, les deux attitudes n'étant d'ailleurs
pas exclusives. La restauration de l'unité de l'anthropologie
sociale (entendue au sens plein du terme et non comme syno-
nyme d'ethnologie) suppose une réflexion épistémologique qui
tendrait à déterminer ce que les deux méthodologies doivent en
chaque cas aux traditions de chacune des disciplines et aux
caractéristiques de fait des sociétés qu'elles prennent pour objet.
S'il ne fait pas de doute que l'importation sans contrôle de
méthodes et de concepts qui ont été élaborés dans l'étude de
sociétés sans écriture, sans traditions historiques, peu différen-
ciées socialement et peu exposées aux contacts avec d'autres
sociétés risque de conduire à des absurdités (que l'on pense par
exemple à certaines analyses « culturalistes » de sociétés strati-
fiées), il est trop évident qu'il faut se garder de prendre des
limitations conditionnelles pour des limites de validité inhé-
rentes aux méthodes de l'ethnologie : rien n'interdit d'appliquer
aux sociétés modernes les méthodes de l'ethnologie, moyennant
que l'on soumette en chaque cas à la réflexion épistémologique
les présupposés implicites de ces méthodes concernant la struc-
ture de la société et la logique de ses transformations1.
Il n'est pas jusqu'aux opération les plus élémentaires et, en
apparence, les plus automatiques du traitement de l'information
qui n'engagent des choix épistémologiques et même une théorie
de l'objet. Il est trop évident par exemple que c'est toute une
théorie, consciente ou inconsciente, de la stratification sociale
qui est en jeu dans le codage des indicateurs de la position sociale
ou dans le découpage des catégories (que l'on pense par exemple
aux différents indices entre lesquels on peut choisir pour définir
les degrés de « cristallisation du statut »). Ceux qui, par omission
ou par imprudence, s'évitent de tirer toutes les conséquences de
cette évidence s'exposent à la critique souvent adressée aux des-
criptions scolaires qui tendent à suggérer que la méthode expéri-
mentale a pour fonction de découvrir des relations entre des
« données » ou des propriétés pré-établies de ces « données ».
« Il n'y a rien de plus trompeur, disait Dewey, que la simplicité
apparente de la démarche scientifique telle que la décrivent les
traités de logique », cette simplicité spécieuse étant à son sommet

1. C'est une telle substantification de la méthode ethnologique qu'opère R. Bier-


stedt dans son article « The Limitation of Anthropological Method in Socio-
logy », American Journal of Sociology, L I V , 1948-1949, p. 25-30.
68 La construction de l'objet

lorsqu'on utilise les lettres de l'alphabet pour représenter


l'articulation de l'objet : ayant dans un cas, ABCD, dans
l'autre BCFG, dans un troisième CDEH et ainsi de suite, on
conclut que c'est évidemment C qui détermine le phénomène.
Mais l'usage de ce symbolisme est « un moyen efficace d'obnu-
biler le fait que les matériaux en question ont déjà été standardisés
et de dissimuler par là que toute la tâche de la recherche induc-
tive-déductive repose en réalité sur les opérations grâce aux-
quelles les matériaux sont homogénéisés »1. Si les méthodo-
logues sont plus attentifs aux règles qui doivent régir la mani-
pulation de catégories déjà constituées qu'aux opérations qui
permettent de les constituer, c'est que le problème de la construc-
tion de l'objet ne peut jamais être résolu à l'avance et une fois
pour toutes, qu'il s'agisse de découper une population en caté-
gories sociales, en tranches de revenu ou en classes d'âge. Du
fait que toute taxinomie engage une théorie, un découpage
inconscient de ses choix s'opère nécessairement en fonction
d'une théorie inconsciente, c'est-à-dire presque toujours d'une
idéologie. Par exemple, étant donné que les revenus varient
d'une manière continue, le découpage d'une population en
tranches de revenus engage nécessairement une théorie de la
stratification : « on ne peut pas tirer une ligne pour séparer d'une
façon absolue les riches et les pauvres, les détenteurs de capitaux
fonciers ou immobiliers des travailleurs. Plusieurs auteurs pré-
tendent déduire de ce fait la conséquence que dans notre société
on ne saurait parler d'une classe capitaliste, ni opposer les bour-
geois aux travailleurs »2. Autant dire, ajoute Pareto, qu'il
n'existe pas de vieillards, parce qu'on ne sait pas à quel âge,
à quel moment de la vie, commence la vieillesse.
Il faudrait enfin se demander si la méthode d'analyse des
données qui semble la plus à même de s'appliquer à tous les
types de relations quantifiables, à savoir l'analyse multivariée,
ne doit pas être soumise chaque fois à l'interrogation épistémo-
logique : en effet, en postulant que l'on peut isoler tour à tour
l'action des différentes variables du système complet des rela-
tions à l'intérieur duquel elles agissent, afin de saisir l'efficacité
propre à chacune d'elles, cette technique s'interdit de saisir
l'efficacité qu'un facteur peut tenir de son insertion dans une
structure et même l'efficacité proprement structurale du système

1. J. Dewey, Logic : The Theory of Inquiry, Holt, New York, 1938, p. 431, n. 1.
2. V. Pareto, Cours d'Économie politique, t. II, Droz, Genève, p. 385. Les techniques
les plus abstraites de découpage du matériel ont justement pour effet d'annuler
des unités concrètes comme la génération, la biographie et la carrière.
Théorie et instruments d'analyse 69

des facteurs. E n outre, en se donnant par une coupe synchro-


nique un système défini par un équilibre ponctuel, on s'expose
à laisser échapper ce que le système doit à son passé et, par
exemple, le sens différent que deux éléments semblables dans
l'ordre des simultanéités peuvent tenir de leur appartenance à des
systèmes différents dans l'ordre de la succession, c'est-à-dire par
exemple à des trajectoires biographiques différentes 1 . Plus géné-
ralement, l'utilisation avertie de toutes les formes de calcul per-
mettant l'analyse d'un ensemble de relations supposerait une
connaissance et une conscience parfaitement claires de la théorie
du fait social engagée dans les procédures grâce auxquelles
chacune d'elles sélectionne et construit le type de relations entre
variables qui définit son objet.
Autant les règles techniques de l'usage des techniques se
prêtent aisément à la codification, autant les principes capables
de définir une utilisation de chaque technique qui prendrait en
compte consciemment les présupposés logiques ou sociologiques
de ses opérations sont malaisés à définir et, plus encore, à incarner
dans la pratique. Quant aux principes des principes, ceux qui
régissent le bon usage de la méthode expérimentale en sociologie
et, à ce titre, constituent le fondement de la théorie de la connais-
sance sociologique, ils sont à ce point opposés à l'épistémologie
spontanée qu'ils peuvent être constamment transgressés au
nom même des préceptes ou des recettes dans lesquels on croit
les monnayer. Ainsi, la même intention méthodologique de ne
pas s'en tenir aux expressions conscientes, peut conduire à prêter
à des constructions telles que l'analyse hiérarchique des opinions
le pouvoir de remonter des déclarations, même les plus super-
ficielles, aux attitudes qui - en sont le principe, c'est-à-dire de
transmuer magiquement le conscient en inconscient, ou, par
une démarche identique, mais qui échoue pour des raisons
inverses, à chercher la structure inconsciente du message de
presse par une analyse structurale qui ne peut, dans le meilleur
des cas, que redécouvrir à grands frais quelques vérités pre-
mières détenues en toute conscience par les producteurs du
message.
De même, le principe de la neutralité éthique, lieu commun de
toutes les traditions méthodologiques, peut paradoxalement
inciter, en sa forme routinière, à l'erreur épistémologique qu'il
prétend prévenir. C'est bien au nom d'une conception simpliste

1. Cf. P. Bourdieu, J.-C. Passeron et M. de Saint-Martin, Rapport pédagogique et


communication, Cahiers du Centre de sociologie européenne, n° 2, Mouton, Paris,
La Haye, 1965, p. 43-57.
70 La construction de l'objet

du relativisme culturel que certains sociologues de la « culture


populaire » et des moyens modernes de communication peuvent
se donner l'illusion de se conformer à la règle d'or de la science
ethnologique en traitant tous les comportements culturels,
depuis la chanson folklorique jusqu'à une cantate de Bach, en
passant par une chansonnette à la mode, comme si la valeur que
les différents groupes leur reconnaissent ne faisait pas partie de
leur réalité, comme s'il ne fallait pas toujours référer les conduites
culturelles aux valeurs auxquelles elles se réfèrent objectivement
pour leur restituer leur sens proprement culturel. Le sociologue
qui s'impose d'ignorer les différences de valeur que les sujets
sociaux établissent entre les œuvres de culture, opère en fait une
transposition illégitime, parce qu'incontrôlée, du relativisme
auquel s'oblige l'ethnologue quand il considère des cultures
appartenant à des sociétés différentes : les différentes « cultures »
qui se rencontrent dans une même société stratifiée sont objecti-
vement situées les unes par rapport aux autres, parce que les
différents groupes se situent les uns par rapport aux autres, en
particulier lorsqu'ils se réfèrent à elles ; au contraire, la relation
entre cultures appartenant à des sociétés différentes peut n'exister
que dans et par la comparaison qu'opère l'ethnologue. Le relati-
visme intégral et machinal aboutit au même résultat que l'ethno-
centrisme éthique : dans les deux cas l'observateur substitue son
propre rapport aux valeurs de ceux qu'il observe (et par là à leur
leur valeur) au rapport que ceux-ci entretiennent objectivement
avec leurs valeurs.

« Quel est le physicien, demande Bachelard, qui accepterait de


dépenser ses crédits pour construire un appareil dépourvu de
destination théorique ? » Nombre d'enquêtes sociologiques ne
résisteraient pas à une telle interrogation. La démission pure et
simple devant le donné d'une pratique qui réduit le corps d'hypo-
thèses à une série d'anticipations fragmentaires et passives
condamne aux manipulations aveugles d'une technique engen-
drant automatiquement des artefacts, constructions honteuses
qui sont la caricature du fait construit méthodiquement et sciem-
ment, c'est-à-dire scientifiquement. En se refusant à être le sujet
scientifique de sa sociologie, le sociologue positiviste se voue,
sauf miracle de l'inconscient, à faire une sociologie sans objet
scientifique.
be contrôle êpistêmologique des techniques 7i

Oublier que le fait construit selon des procédures formelle-


ment irréprochables, mais inconscientes d'elles-mêmes, peut
n'être qu'un artefact, c'est conclure, sans autre examen, de la
possibilité d'appliquer les techniques à la réalité de l'objet auquel
on les applique. Est-il étonnant que ceux qui professent qu'un
objet que l'on ne peut ni saisir ni mesurer par les techniques
disponibles n'a pas d'existence scientifique, soient conduits,
dans leur pratique, à ne considérer comme digne d'être connu
que ce qui peut être mesuré ou, pis, à conférer l'existence scien-
tifique à tout ce qui se laisse mesurer ? Ceux qui font comme si
tous les objets étaient justiciables d'une seule et même technique,
ou indifféremment de toutes les techniques, oublient que les
différentes techniques peuvent, dans une mesure variable et
avec des rendements inégaux, contribuer à la connaissance de
l'objet, pourvu seulement que l'utilisation en soit contrôlée par
une réflexion méthodique sur les conditions et les limites de leur
validité, qui est en chaque cas fonction de leur adéquation à
l'objet, c'est-à-dire à la théorie de l'objet 1 . En outre, cette
réflexion peut seule permettre la réinvention créatrice qu'exige
idéalement l'application d'une technique, « intelligence morte
que l'intelligence doit ressusciter », et, a fortiori, l'invention et
la mise en œuvre de techniques nouvelles.

2.4. L'analogie et la construction des hypothèses

Il faut avoir conscience que tout objet proprement scientifique


est sciemment et méthodiquement construit pour savoir cons-
truire l'objet et pour savoir l'objet que l'on construit, et il faut
savoir tout cela pour s'interroger sur les techniques de construc-
tion des questions posées à l'objet. Une méthodologie qui ne se
poserait jamais le problème de l'invention des hypothèses à
éprouver ne peut, comme l'observe Claude Bernard, « donner
des idées neuves et fécondes à ceux qui n'en ont pas ; elle servira
seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les déve-
lopper afin d'en retirer les meilleurs résultats possibles [...]. La
méthode par elle-même n'enfante rien »2.
Contre le positivisme qui tend à ne voir dans l'hypothèse que
le produit d'une génération spontanée en milieu stérile et qui

1. L'usage monomaniaque d'une technique particulière est le plus fréquent et


aussi le plus fréquemment dénoncé : « Donnez un marteau à un enfant, dit
Kaplan, et vous verrez que tout lui paraîtra mériter le coup de marteau »
(The Conduct of Inquiry, op. cit., p. 112).
2. C. Bernard, Introduction à l'étude de la me'decine expérimentale, op. cit., chap. 11, § 2.
72 La construction de l'objet

espère naïvement que la connaissance des faits ou, au mieux,


l'induction à partir des faits conduit de façon automatique à la
formulation des hypothèses, l'analyse eidétique de Husserl
comme l'analyse historique de Koyré font voir, à propos de la
démarche paradigmatique de Galilée, qu'une hypothèse comme
celle de l'inertie n'a pu être conquise et construite qu'au prix
d'un coup d'état théorique qui, ne trouvant aucun appui dans les
suggestions de l'expérience, ne pouvait se légitimer que par la
cohérence du défi d'imagination lancé aux faits et aux images
naïves ou savantes des faits 1 .
Pareille exploration des possibles latéraux, qui suppose une
prise de distance décisoire à l'égard des faits, reste exposée aux
facilités de l'intuitionnisme, du formalisme ou de la pure spécula-
tion, en même temps qu'elle peut n'échapper qu'illusoirement
aux contraintes du langage ou aux contrôles de l'idéologie.
Comme le remarque R. B. Braithwaite, « une pensée scientifique
qui recourt au modèle analogique est toujours une pensée sur
le mode du ' comme si ' (as if tbinking) [...]; aussi la contre-
partie du recours aux modèles est-elle une vigilance constante » 2 .
En distinguant le type idéal du concept générique obtenu par
induction, de 1' « essence » spirituelle ou de la copie impression-
niste du réel, Weber visait seulement à expliciter les règles de
fonctionnement et les conditions de validité d'une procédure que
tout chercheur, même le plus positiviste, utilise consciemment
ou inconsciemment, mais qui ne peut être maîtrisée que si elle est

1. E. Husserl, « Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzen-


dentale Phänomenologie : Eine Einleitung in die phänomenologische Philo-
sophie » (trad. française E. Gerrer, « La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale », Les Études Philosophiques, n° 2 et n° 4, Paris,
1949). Aussi sensible que tout autre historien de la science à l'ingéniosité expéri-
mentale de Galilée, Koyré n'hésite pourtant pas à voir dans le parti pris de
construire une physique archimédienne le principe moteur de la révolution
scientifique amorcée par Galilée. C'est la théorie, c'est-à-dire en ce cas l'intuition
théorique du principe d'inertie, qui précède l'expérience et la rend possible
en rendant concevables les expériences susceptibles de valider la théorie.
Cf. A . Koyré, Éludes galiléennes, III, Galilée et la loi d'inertie, Hermann, Paris,
1966, p. 226-227.
2. R. B. Braithwaite, Scientific Explanation, Cambridge University Press, Cam-
bridge, 196}, p. 93. Ce n'est pas un hasard si, dans les sciences qui, comme
l'économétrie, recourent depuis longtemps à la construction de modèles, la
conscience du danger d ' « immunisation » contre l'expérience qui est inhérent
à toute démarche formaliste, c'est-à-dire simplificatrice, est plus accusée qu'en
sociologie. H. Albert a montré 1' « alibi illimité » que procure l'habitude de
raisonner ceteris parihus : l'hypothèse devient irréfutable dès le moment que
toute observation allant à rencontre de l'hypothèse peut être imputée à la
variation des facteurs que l'hypothèse neutralise en les supposant constants
(H. Albert, « Modell Platonismus », in E. Topitsch [ed.], Logik der So^ial-
aissenschaften, Kiepenheuer und Witsch, Köln, Berlin, 1966, p. 406-434).
Type idéal et construction approchée 73

utilisée en connaissance de cause. Par opposition aux construc-


tions spéculatives de la philosophie sociale dont les raffinements
logiques n'ont d'autre fin que de construire un système déductif
bien ordonné et qui sont irréfutables parce qu'improuvables,
le type idéal comme « guide pour la construction des hypo-
thèses », selon l'expression de Max Weber, est une fiction
cohérente « à laquelle la situation ou l'action est comparée et
mesurée », une construction conçue pour se mesurer au réel,
une construction approchée — à un écart près qu'elle permet de
mesurer et de réduire — et non point approximative. Le type
idéal permet de mesurer la réalité parce qu'il se mesure à elle et
se précise en précisant l'écart qui le sépare du réel [Ai. Weber,
texte n° j i ] .
A condition que soient levées les ambiguïtés que laisse sub-
sister Weber en identifiant le type idéal au modèle, au sens de cas
exemplaire ou de cas limite, construit ou constaté, le raisonne-
ment par passage à la limite constitue une technique irrempla-
çable d'invention des hypothèses : le type idéal peut s'entendre
aussi bien d'un cas théoriquement privilégié dans un groupe
construit de transformations (que l'on pense par exemple au
rôle que fait jouer Bouligand au triangle rectangle comme sup-
port privilégié de la démonstration de la « pythagoricité » J ) que
du cas paradigmatique qui peut être, soit une pure fiction obtenue
par passage à la limite et « accentuation unilatérale » des pro-
priétés pertinentes, soit un objet réellement observable et pré-
sentant au plus haut degré le plus grand nombre des propriétés
de l'objet construit. Pour échapper aux dangers inhérents à cette
procédure, il faut traiter le type idéal, non en lui-même et pour
lui-même — à la façon d'un échantillon révélateur qu'il suffirait
de copier pour connaître la vérité de la collection tout entière —,
mais comme un élément d'un groupe de transformations en le
référant à tous les cas de la famille dont il est un cas privilégié.
Ainsi, en construisant par fiction de méthode le système des
conduites qui mettraient les moyens les plus rationnels au service
de fins rationnellement supputées, Max Weber • se dote d'un
moyen privilégié de comprendre la gamme des conduites réelles
que le type idéal permet d'objectiver en objectivant leur distance
différentielle au type pur. Il n'est pas jusqu'au type idéal au sens
d'échantillon révélateur (ostensive instance), faisant voir ce que
l'on cherche, comme l'observait Bacon, « à nu, sous une forme
exaltée ou à son plus haut degré de puissance », qui ne puisse

i . Cf. G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 91-97.


74 La construction de l'objet

faire l'objet d'un usage rigoureux : on peut éviter ce que l'on


a appelé « le paralogisme de l'exemple dramatique », variante du
« paralogisme de la française rousse », à condition d'apercevoir
dans le cas extrême qui se donne à observer le révélateur de la
structure du système de l'ensemble des cas isomorphes 1 ; c'est
cette logique qui conduit Mauss à privilégier le potlatch comme
« forme paroxystique » de la famille des échanges de type total
et agonistique, ou qui autorise à voir dans l'étudiant littéraire,
parisien, d'origine bourgeoise, et dans son inclination au dilet-
tantisme un point de départ privilégié pour construire le modèle
des relations possibles entre la vérité sociologique de la condition
étudiante et sa transfiguration idéologique.
L ' a r s inveniendi doit donc s'attacher à fournir les techniques
de pensée qui permettent de conduire méthodiquement le travail
de construction des hypothèses en même temps que de mini-
miser, par la conscience des dangers qu'implique l'entreprise, les
risques qui lui sont inhérents. Le raisonnement par analogie que
nombre d'épistémologues tiennent pour le principe premier de
l'invention scientifique est voué à jouer un rôle spécifique dans
la science sociologique qui a pour spécificité de ne pouvoir
constituer son objet que par la démarche comparative2. Pour s'arra-
cher à la considération idiographique de cas qui n'enferment pas
en eux-mêmes leur raison, le sociologue doit multiplier les hypo-
thèses d'analogies possibles jusqu'à construire la famille de cas
qui rend raison du cas considéré. E t pour construire ces analo-

1 . Ainsi, Goffman comprend l'hôpital psychiatrique en le replaçant dans la série


des institutions totales, casernes, ou internats : le cas privilégié dans la série
construite peut donc être celui qui, pris à l'état isolé, dissimule le mieux par
ses fonctions officiellement humanitaires la logique du système des cas iso-
morphes (cf. E . Goffman, Asiles, Editions de Minuit, Paris, 1968).
2. Cf., par exemple, G. Polya, Induction and Analogy in Mathematics, Princeton
University Press, Princeton (N.J.), 1954, t. I et II. Durkheim suggérait déjà
les principes d'une réflexion sur le bon usage de l'analogie. « Le tort des socio-
logues biologistes n'est donc pas d'en avoir usé (de l'analogie), mais d'en avoir
mal usé. Ils ont voulu, non pas contrôler les lois de la sociologie par celles de
la biologie, mais induire les premières des secondes. Or de telles inférences
sont sans valeur; car si les lois de la vie se retrouvent dans la société, c'est sous
des formes nouvelles et avec des caractères spécifiques que l'analogie ne permet
pas de conjecturer et que l'on ne peut atteindre que par l'observation directe.
Mais si l'on avait commencé par déterminer, à l'aide de procédés sociologiques,
certaines conditions de l'organisation sociale, il eût été parfaitement légitime
d'examiner ensuite si elles ne présentaient pas des similitudes partielles avec les
conditions de l'organisation animale, telles que le biologiste les détermine de
son côté. On peut même prévoir que toute organisation doit avoir des carac-
tères communs qu'il n'est pas inutile de dégager. » (É. Durkheim, « Représen-
tations individuelles et Représentations collectives », Revue de Métaphysique et
de Morale, t. V I , mai 1898, reproduit in : Sociologie et Philosophie, Paris, F. Alcan,
1924; 3e éd., P.U.F., Paris, 1963.)
Hypothèse, comparaison et analogie 75

gies elles-mêmes, il peut légitimement s'aider de l'hypothèse


d'analogies de structure entre les phénomènes sociaux et des
phénomènes déjà mis en forme par d'autres sciences, à com-
mencer par les plus proches, linguistique, ethnologie, ou même
biologie. « Il n'est jamais sans intérêt, observe Durkheim, de
rechercher si une loi, établie pour un ordre de faits, ne se
retrouve pas ailleurs, mutatis mutandis ; ce rapprochement peut
même servir à la confirmer et à en faire mieux comprendre la
portée. En somme, l'analogie est une forme légitime de la com-
paraison et la comparaison est le seul moyen pratique dont nous
disposions pour arriver à rendre les choses intelligibles. » 1 Bref,
la comparaison orientée par l'hypothèse d'analogies constitue
non seulement l'instrument privilégié de la coupure avec les
données pré-construites, qui prétendent avec insistance être
traitées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, mais aussi le prin-
cipe de la construction hypothétique de relations entre les
relations.

2.5. Modèle et théorie

C'est à condition seulement de refuser la définition que les posi-


tivistes, usagers privilégiés de la notion, donnent du modèle,
qu'on peut lui conférer les propriétés et les fonctions communé-
ment accordées à la théorie2. Sans doute est-on en droit de dési-
gner par modèle tout système de relations entre des propriétés
sélectionnées, abstraites et simplifiées, construit consciemment
à des fins de description, d'explication ou de prévision et, par là,
pleinement maîtrisable; mais à condition que l'on s'interdise de
jouer des harmoniques de ce terme pour donner à entendre que
le modèle puisse être autre chose en ce cas qu'une copie qui fait
pléonasme avec le réel et qui, lorsqu'elle est obtenue par simple
procédure d'ajustement et d'extrapolation, ne conduit aucune-
ment au principe de la réalité qu'elle singe. Duhem reprochait
aux « modèles mécaniques » de lord Kelvin de n'entretenir avec
les faits qu'une ressemblance superficielle. Simples « procédés
d'exposition » qui ne parlent qu'à l'imagination, de tels outils ne
peuvent guider l'invention parce qu'ils ne sont, au mieux, que
la mise en forme d'un savoir préalable et qu'ils tendent à imposer
leur logique propre, détournant par là de rechercher la logique

1. E . Durkheim, ibid.
2. Dans l'ensemble de ce paragraphe, le mot de théorie sera pris au sens de théorie
partielle du social (cf. supra, § 1.7, p. 47-49).
76 La construction de l'objet

objective qu'il s'agit de construire pour rendre raison théorique-


ment de ce qu'ils ne font que représenter1. Certaines mises en
formules savantes des prénotions du sens commun font penser à
ces automates que construisaient Vaucanson et Cat et qui, en
l'absence de la connaissance des principes réels de fonctionne-
ment, recouraient à des mécanismes fondés sur d'autres principes
pour produire une simple reproduction des propriétés les plus
phénoménales : comme le remarque Georges Canguilhem,
l'utilisation des modèles ne s'est révélée féconde en biologie
qu'au moment où l'on a substitué à des modèles mécaniques,
conçus dans la logique de la production et de la transmission
de l'énergie, des modèles cybernétiques reposant sur la transmis-
sion de l'information et rejoignant ainsi la logique du fonction-
nement des circuits nerveux 2 . Ce n'est pas un hasard si l'indiffé-
rence aux principes condamne à un opérationalisme qui borne
ses ambitions à « sauver les apparences », quitte à proposer
autant de modèles qu'il y a de phénomènes ou à multiplier pour
un même phénomène des modèles qui ne sont même pas contra-
dictoires parce que, produits d'un bricolage savant, ils sont
également dépourvus de principe. La recherche appliquée peut
sans doute se contenter de telles « vérités à 40 % », selon l'ex-
pression de Boas, mais ceux qui confondent une restitution
approximative (et non approchée) du phénomène avec la théorie
des phénomènes s'exposent à des faillites inéluctables et pourtant
inexplicables tant que reste inexpliqué un pouvoir explicatif de
rencontre.
Jouant de la confusion entre la simple ressemblance et Y analogie,
rapport entre des rapports qui doit être conquis contre les appa-
rences et construit par un véritable travail d'abstraction et par
une comparaison consciemment opérée, les modeles mimétiques,
qui ne saisissent que les ressemblances extérieures s'opposent
aux modèles analogiques visant à ressaisir les principes cachés des
réalités qu'ils interprètent. « Raisonner par analogie, c'est, dit
l'Académie, former un raisonnement fondé sur les ressemblances
ou les rapports d'une chose avec une autre », ou plutôt, corrige
Cournot, « fondé sur les rapports ou sur les ressemblances en

1 . Parmi les modèles incontrôlés qui font obstacle à la saisie des analogies pro-
fondes, il faut aussi compter ceux que véhicule le langage dans ses métaphores,
même les plus mortes (cf. supra, § 1.4, p. 36-41).
2. G. Canguilhem, « Analogies and Models in Biological Discovery », Scientific
Change, Historical Studies in the Intelleclual, Social and Technical Conditions for
Scientific Discovery and Technical Invention, from Antiquity to the Present, Symposium
on the History of Science, Heinemann, London, 1963, p. 507-520.
Formalisation et construction 77

tant qu'elles indiquent les rapports. En effet, la vue de l'esprit,


dans le jugement analogique, porte uniquement sur la raison des
ressemblances : les ressemblances sont de nulle valeur dès qu'elles
n'accusent pas des rapports dans l'ordre de faits où l'analogie
s'applique »1.
Les différentes procédures de construction des hypothèses
peuvent trouver un surcroît d'efficacité dans le recours à la for-
malisation qui, outre la fonction clarificatrice d'une sténographie
rigoureuse des concepts et la fonction critique d'une épreuve
logique de la rigueur des définitions et de la cohérence du système
des propositions, peut aussi, sous certaines conditions, remplir
une fonction heuristique en autorisant l'exploration systéma-
tique du possible et la construction contrôlée d'un corps systéma-
tique d'hypothèses comme schéma complet des expériences
possibles. Mais si l'efficacité à la fois mécanique et méthodique
des symboles et des opérateurs de la logique ou de la mathéma-
tique, « instruments comparatistes par excellence », selon l'ex-
pression de Marc Barbut, permet de pousser à son terme la varia-
tion imaginaire, le raisonnement analogique peut, même en
l'absence de tout raffinement formel, remplir aussi sa fonction
d'instrument de découverte, bien que plus laborieusement et
moins sûrement. Dans son usage le plus courant, le modèle four-
nit le substitut d'une expérimentation souvent impossible dans
les faits et donne le moyen de confronter à la réalité les consé-
quences que cette expérience mentale permet de dégager com-
plètement, parce que fictivement : « A la suite de Rousseau, et
sous une forme décisive, Marx a enseigné, observe Claude Lévi-
Strauss, que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des
événements que la physique à partir de données de la sensibilité :
le but est de construire un modèle, d'étudier ses propriétés et les
différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer
ensuite ces observations à l'interprétation de ce qui se passe
empiriquement. »2
C'est des principes de leur construction et non de leur degré
de formalisation que les modèles tiennent leur valeur explicative.
Certes, comme on l'a souvent montré, de Leibni2 à Russell, le
recours aux « évidences aveugles » des symboles constitue une
excellente protection contre les évidences aveuglantes de l'intui-
tion : « Le symbolisme est utile, indiscutablement, parce qu'il

1. A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la
critique philosophique, Hachette, Paris, 1912, p. 68.
2. C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Pion, Paris, 1956, p. 49.
7« La construction de l'objet

rend les choses difficiles. Nous voulons savoir ' quoi peut être
déduit de quoi Or, au commencement, tout est évident par soi;
et il est très difficile de voir si une proposition évidente découle
d'une autre ou non. L'évidence est toujours l'ennemie de la
rigueur. Aussi inventons-nous un symbolisme difficile tel que
rien n'y paraît plus évident. Puis nous inventons des règles pour
opérer sur les symboles et tout devient mécanique. » 1 Mais les
mathématiciens avaient moins de raisons que les sociologues de
rappeler que la formalisation peut consacrer les évidences du
sens commun au lieu de les condamner. On peut, disait Leibniz,
mettre en équation la courbe qui passe par tous les points d'un
visage. L'objet perçu ne devient pas un objet construit par un
simple coup de baguette mathématique : pis, dans la mesure où
il symbolise la rupture avec les apparences, le symbolisme donne
à l'objet pré-construit une respectabilité usurpée, qui le met à
l'abri de la critique théorique. S'il faut mettre en garde contre les
faux prestiges et les faux prodiges de la formalisation sans
contrôle épistémologique, c'est qu'en donnant les dehors de
l'abstraction à des propositions ' qui peuvent être empruntées
aveuglément à la sociologie spontanée ou à l'idéologie, elle risque
de suggérer que l'on peut faire l'économie du travail d'abstrac-
tion, seul capable de briser les ressemblances apparentes pour
construire les analogies cachées.
La saisie des homologies structurales n'a pas toujours besoin
de recourir au formalisme pour se fonder et pour faire la preuve
de sa rigueur. Il suffit de suivre la démarche qui conduit Panofsky
à comparer la Somme de Thomas d'Aquin et la cathédrale
gothique pour apercevoir les conditions qui rendent possible,
légitime et féconde une telle opération : pour accéder à l'analogie
cachée tout en échappant à ce curieux mélange de dogmatisme
et d'empirisme, de mysticisme et de positivisme qui caractérise
l'intuitionnisme, il faut renoncer à trouver dans les données de
l'inuition sensible le principe capable de les unifier réellement et
soumettre les réalités comparées à un traitement qui les rende
identiquement disponibles pour la comparaison. L'analogie ne
s'établit pas entre la Somme et la Cathédrale prises, si l'on peut
dire, à leur valeur faciale, mais entre deux systèmes de relations
intelligibles, non pas entre des « choses » qui se livreraient à la
perception naïve mais entre des objets conquis contre les appa-

i. B. Russell, Mysticism and Logic, and Other Essays, Doubleday, Anchor Books,
New York, 1957, p. 73 (ist publ., PhilosophicalEssays, George Allen & Unwin,
London, 1910, 2nd éd., Mysticism and Logic, 1917).
Le modèle théorique 79

rences immédiates et construits par une élaboration méthodique


[E. Panofskj, texte n° 32].
Ainsi, c'est à son pouvoir de rupture et à son pouvoir de
généralisation, les deux étant inséparables, que l'on reconnaît le
modèle théorique : épure formelle des relations entre les relations
qui définissent les objets construits, il peut être transposé à des
ordres de réalité phénoménalement très différents et suggérer
par analogie de nouvelles analogies, principes de nouvelles
constructions d'objets [P. Duhem, texte n° 33 ; N. Campbell,
texte n° 34]. De même que le mathématicien peut trouver dans
la définition de la droite comme courbe de courbure nulle le
principe d'une théorie générale des courbes, la ligne courbe étant
un meilleur généralisateur que la droite, de même la construction
d'un modèle pur permet de traiter différentes formes sociales
comme autant de réalisations d'un même groupe de transforma-
tions et de faire surgir par là des propriétés cachées qui ne se
révèlent que dans la mise en relation de chacune des réalisations
avec toutes les autres, c'est-à-dire par référence au sytème
complet des relations où s'exprime le principe de leur affinité
structurale1. C'est ce procédé qui confère leur fécondité, c'est-
à-dire leur pouvoir de généralisation, aux comparaisons entre
sociétés différentes ou entre sous-sytèmes d'une même société,
par opposition aux simples rapprochements appelés par la res-
semblance des contenus. Dans la mesure où ces « métaphores
scientifiques » conduisent aux principes des homologies structu-
rales qui se trouvaient noyées dans les différences phénoménales,
elles sont, comme on l'a dit, des « théories en miniature »
puisque, en formulant les principes générateurs et unificateurs
d'un système de relations, elles satisfont complètement aux
exigences de la rigueur dans l'ordre de la preuve et de la fécondité
dans l'ordre de l'invention, qui définissent une construction
théorique : grammaires génératrices de schémas transposables,
elles procurent le principe de questions et de mises en question
indéfiniment renouvelables ; réalisations systématiques d'un sys-
tème de relations vérifiées ou à vérifier, elles contraignent à une

1 . C'est la même démarche, consistant à concevoir le cas particulier et même


l'ensemble des cas réels comme cas particuliers d'un système idéal des compos-
sibles logiques, qui peut, dans les opérations les plus concrètes de la pratique
sociologique, comme l'interprétation d'une relation statistique, porter à inverser
la signification de la notion de significativité statistique : de même que la mathé-
matique a pu considérer l'absence de propriétés comme une propriété, de même
une absence de relation statistique entre deux variables peut être hautement
significative si l'on considère cette relation à l'intérieur du système complet des
relations dont elle fait partie.
8o La construction de l'objet

p r o c é d u r e d e vérification q u i n e p e u t être elle-même q u e systé-


m a t i q u e ; p r o d u i t s conscients d ' u n e prise de distance p a r r a p p o r t
à la réalité, elles r a m è n e n t t o u j o u r s à la réalité et p e r m e t t e n t de
m e s u r e r à cette réalité les propriétés q u e leur irréalité autorise
seule à d é g a g e r c o m p l è t e m e n t , p a r d é d u c t i o n 1 .

i . Toute une éducation de l'esprit scientifique serait, en sciences sociales, indis-


pensable pour que, dans leurs comptes rendus d'enquête par exemple, les
sociologues rompent plus souvent avec la démarche inductive qui ne conduit,
au mieux, qu'à un bilan récapitulatif (cf. infra, § 3.2, p. 89) pour réorganiser
en fonction d'un principe unificateur (ou de plusieurs), afin d'en rendre raison
systématiquement, l'ensemble des relations empiriquement constatées, c'est-
à-dire pour obéir dans leur pratique à l'exigence théorique, fut-ce au niveau
d'une problématique régionale.
TROISIÈME PARTIE

Le rationalisme appliqué

3. L E FAIT EST CONQUIS, CONSTRUIT, CONSTATÉ : LA H I É R A R C H I E


DES ACTES ÉPISTÉMOLOGIQUES

Le principe de l'erreur empiriste, formaliste ou intuitionniste


réside dans la dissociation des actes épistémologiques et dans
une représentation mutilée des opérations techniques dont
chacune suppose les actes de coupure, de construction et de
constat. Le débat qui s'instaure à propos des vertus intrinsèques
de la théorie ou de la mesure, de l'intuition ou du formalisme
est nécessairement fictif, parce qu'il repose sur l'autonomisation
d'opérations qui tiennent tout leur sens et leur fécondité de leur
insertion nécessaire dans une démarche unitaire.

3.1. L'implication des opérations et la hiérarchie des actes épistémo-


logiques

Bien que la représentation la plus courante des démarches de la


recherche comme cycle de phases successives (observation, hypo-
thèse, expérimentation, théorie, observation, etc.) puisse avoir
une utilité pédagogique, ne serait-ce qu'en substituant l'image
d'un enchaînement d'opérations épistémologiquement qualifiées
à une énumération de tâches découpées selon la logique de la
division bureaucratique du travail, elle reste doublement trom-
peuse. En projetant dans l'espace sous forme de moments exté-
rieurs les uns aux autres les phases du « cycle expérimental »,
elle ne restitue qu'imparfaitement le déroulement réel des opéra-
tions puisque c'est en réalité tout le cycle qui est présent dans
chacune d'elles; mais, plus profondément, cette représentation
laisse échapper l'ordre logique des actes épistémologiques,
rupture, construction, épreuve des faits, qui ne se réduit jamais à
6
82 Le rationalisme appliqué

l'ordre chronologique des opérations concrètes de la recherche.


Dire que le fait est conquis, construit et constaté, ce n'est pas
dire qu'à chacun de ces actes épistémologiques correspondent
des opérations successives, armées de tel ou tel instrument spéci-
fique1. Ainsi, comme on l'a vu, le modèle théorique est insépa-
rablement construction et rupture, puisqu'il faut avoir rompu
avec les ressemblances phénoménales pour construire les analo-
gies profondes et que la rupture avec les relations apparentes sup-
pose la construction de nouvelles relations entre les apparences.
La distinction entre les actes épistémologiques ne se révèle
jamais aussi clairement que dans la pratique erronée qui, comme
on l'a vu, se définit précisément par l'omission de tel ou tel des
actes dont l'intégration hiérarchique définit la pratique droite.
En montrant ce qu'il en coûte d'escamoter un des actes épistémo-
logiques, l'analyse de l'erreur et des conditions de l'erreur permet
de définir la hiérarchie des dangers épistémologiques qui découle
de l'ordre dans lequel s'impliquent les actes épistémologiques,
rupture, construction, constat : l'expérimentation vaut ce que
vaut la construction qu'elle met à l'épreuve et la valeur heuris-
tique et probatoire d'une construction est fonction du degré
auquel elle a permis de rompre avec les apparences et, par là, de
connaître les apparences en les connaissant comme apparences.
Il s'ensuit qu'il n'y a ni contradiction ni éclectisme à insister
simultanément sur les dangers et la valeur d'une opération telle
que la formalisation ou même l'intuition. La valeur d'un modèle
formel est fonction du degré auquel les préalables épistémologiques
de la rupture et de la construction ont été remplis : si, comme
on l'a vu, le symbolisme risque d'autoriser et de dissimuler la
soumission pure et simple à la sociologie spontanée, il peut aussi,
lorsqu'il exerce son pouvoir de contrôle sur des relations cons-
truites contre les rapports apparents, contribuer à mettre à l'abri
des rechutes dans le sens commun.
Il n'est pas jusqu'à l'intuition qui ne puisse recevoir une
fonction scientifique lorsque, contrôlée, elle suggère des hypo-
thèses et même contribue au contrôle épistémologique des autres
opérations. Sans doute est-il légitime de condamner l'intuition-
nisme lorsque, s'inspirant de la conviction qu'un système social

i. En associant automatiquement tel ou tel acte épistémologique à une technique


particulière, par exemple la rupture au pouvoir de distanciation du vocabulaire
ethnologique, la construction à l'effet propre du formalisme ou le constat aux
formes les plus standardisées du questionnaire, on peut se donner l'illusion
d'être quitte de toutes les exigences épistémologiques parce qu'on a employé,
fût-ce magiquement, l'instrument ad hoc.
L'implication réciproque des opérations 83

exprime en chacune de ses parties l'action d'un seul et même prin-


cipe, il croit pouvoir ressaisir dans une sorte d ' « intuition cen-
trale » la logique unitaire et unique d'une culture et que,
comme tendent à le faire nombre de descriptions culturalistes, il
s'épargne par là l'étude méthodique des différents sous-sys-
tèmes et l'interrogation sur leurs inter-relations réelles. Cepen-
dant, lorsque l'appréhension intuitive, c'est-à-dire uno intuitu, de
l'unité immédiatement perceptible d'une situation, d'un style de
vie ou d'une manière d'être, conduit à interroger dans leurs
relations signifiantes des propriétés et des relations qui ne se
donnent que successivement dans le travail d'analyse, elle
constitue une protection contre l'atomisation de l'objet qui
découle par exemple du recours à des indicateurs incapables
d'objectiver sans les émietter1 les manifestations d'une attitude
ou d'un ethos. Par là, l'intuition ne contribue pas seulement à
l'invention, mais aussi au contrôle épistémologique dans la
mesure où, contrôlée, elle rappelle la recherche sociologique à
l'ambition de restituer les inter-relations qui définissent les tota-
lités construites. Ainsi, la réflexion épistémologique montre que
l'on ne peut méconnaître la hiérarchie des actes épistémolo-
giques sans tomber dans la dissociation réelle des opérations de
la recherche qui définit l'intuitionnisme, le formalisme ou le
positivisme.
C'est avant tout en inversant le rapport entre la théorie et
l'expérience que le rationalisme appliqué rompt avec l'épisté-
mologie spontanée. La plus élémentaire des opérations, l'obser-
vation, que le positivisme décrit comme un enregistrement
d'autant plus fidèle qu'il engage moins de présupposés théo-
riques, est d'autant plus scientifique que les principes théoriques

1. Il ne serait pas inutile de réintroduire tout cet ensemble d'expériences, d'atti-


tudes et de règles d'observation que résume l'impératif ethnologique du
« travail sur le terrain » dans une pratique sociologique qui, à mesure qu'elle
se bureaucratise, tend à interposer entre celui qui conçoit l'enquête et ceux qu'il
étudie l'appareil des exécutants et l'appareil mécanographique : l'expérience
directe des individus et des situations concrètes dans lesquelles ils vivent, qu'il
s'agisse du décor quotidien de l'habitation, du paysage ou des gestes et des
intonations, ne constitue sans doute pas, par soi, une connaissance, mais peut
fournir le lien intuitif qui fait surgir parfois l'hypothèse de relations insolites,
mais systématiques, entre les données. Plus que le sociologue, plutôt menacé
par une distance à l'égard de son objet qui n'est pas toujours distanciation
épistémologique, l'ethnologue, comme tous ceux qui recourent à l'observa-
tion participante, risque de prendre le « contact humain » pour un moyen de
connaissance et, sensible aux sollicitations et aux séductions de son objet que
trahissent les évocations nostalgiques des lieux et des gens, il doit accomplir
un effort particulier pour construire une problématique capable de briser les
configurations singulières que lui proposent les objets concrets.
84 Le rationalisme appliqué

dont elle s'arme sont plus conscients et plus systématiques.


Remarquant que « c'est déjà une première réussite pour la gram-
maire que de présenter correctement les données primaires de
l'observation », Noam Chomsky ajoute que « la détermination
des données pertinentes dépend de leur insertion possible dans
une théorie systématique et que l'on peut donc considérer que le
niveau le plus humble de réussite n'est pas plus facile à atteindre
que les autres [...]. La détermination des données valables et
pertinentes n'est pas facile. Ce qui est observé n'est souvent ni
pertinent, ni signifiant et ce qui est pertinent et signifiant est
souvent difficile à observer en linguistique tout comme dans un
laboratoire de physique ou dans n'importe quelle science » 1 .
Freud observe de son côté : « Même au stade de la description, il
est impossible d'éviter d'appliquer certaines notions abstraites
au matériel disponible, notions dont l'origine ne réside sûrement
pas dans la seule observation des données. »2 On trouverait une
preuve de l'immanence de la théorie à l'observation pertinente
dans le fait que toute entreprise de déchiffrement systématique,
par exemple l'analyse structurale d'un corpus mythique, découvre
nécessairement des lacunes dans une documentation réunie à
l'aveuglette, même si les premiers observateurs ont, dans un
souci d'enregistrement sans présupposés, visé à la collecte
exhaustive. Mieux, il arrive parfois qu'une lecture armée fasse
apparaître des « faits » qui étaient restés imperceptibles à ceux
mêmes qui les rapportaient : c'est ainsi que Panofsky n'a pu
relever sur un plan de chevet de cathédrale l'expression inter
se disputando, mille fois lue avant lui et typique de la dialectique
scolastique, que parce qu'il en faisait un fait en l'interrogeant à
partir de l'hypothèse théorique selon laquelle le même habitus
de dialecticien pourrait s'exprimer dans l'architecture gothique
et dans la codification scolastique des disputationes3.

1. N. Chomsky, Current Issues in Linguistic Theory, Mouton, La Haye, 1964, p. 28.


2. Cité in K. M. Colby, An Introduction to Psycbo-analytic Research, Basic Books,
New York, 1960. Auguste Comte lui-même n'avait pas du rôle de la théorie la
théorie positiviste que lui prêtent complaisamment ses adversaires : « Si, d'un
côté, toute théorie doit nécessairement être fondée sur des observations, il est
également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à l'observation, notre
esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes,
nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seule-
ment il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et par
conséquent, d'en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement
incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous
nos yeux » (A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., t. I, leçon n° 1,
p. 14-15).
3. E . Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, op. cit., p. 130.
Observation, expérimentation et théorie 85

Ce qui vaut pour l'observation vaut aussi pour l'expérimenta-


tion, bien que les exposés classiques du cycle expérimental pré-
sentent ces deux opérations comme le point de départ et le point
d'arrivée d'une démarche articulée en étapes distinctes. Il n'est
pas d'expérimentation, on l'a vu, qui n'engage des principes ou
des présupposés théoriques : « Une expérience, écrit Max Planck,
n'est rien d'autre qu'une question adressée à la nature, la mesure,
le relevé de la réponse. Mais avant d'effectuer l'expérience, on
doit la penser, c'est-à-dire formuler la question que l'on entend
adresser à la nature, et avant de tirer une conclusion de la mesure,
on doit l'interpréter, c'est-à-dire comprendre la réponse de la
nature. Ces deux tâches appartiennent au théoricien. » 1 De son
côté, seule l'expérimentation réussie comme « raison confirmée »
peut attester la valeur explicative et le pouvoir déductif d'une
théorie, c'est-à-dire établir son aptitude à engendrer un corps
systématique de propositions susceptibles de trouver confirma-
tion ou infirmation dans l'épreuve des faits 2 ; mais ce n'est pas
dans le fait pur et simple de l'accord avec les faits que se fonde
la valeur théorique de l'expérimentation : « Il faut, en effet,
comme le remarque Georges Canguilhem, pouvoir établir que
l'accord ou le désaccord entre une supposition et une constata-
tion recherchée à partir de la supposition prise comme principe
n'est pas dû à une coïncidence, même répétée, mais que c'est bien
par les méthodes que l'hypothèse implique qu'on a été conduit au
fait observé »3 [G. Canguilhem, texte n° j/]. C'est dire que les faits
qui valident la théorie valent ce que vaut la théorie qu'ils vali-
dent. Le meilleur moyen de s'entendre répondre par les faits ce
qu'on veut leur faire dire, c'est évidemment de les interroger à

1. M. Planck, L'image du monde dans la physique moderne, Gonthier, Paris, 1965, p. 58.
2. Si le propre de l'épistémologie positiviste consiste à séparer l'épreuve des
faits de l'élaboration théorique d'où les faits scientifiques tirent leur sens, il va
de soi que la règle comtienne prescrivant de « ne jamais imaginer que des
hypothèses susceptibles, par leur nature, d'une vérification positive, plus ou
moins éloignée, mais toujours clairement inévitable » (A. Comte, Cours de
philosophie positive, Bachelier, Paris, 1835, t. II, leçon 28), distingue, au moins
négativement, le discours scientifique de tous les autres. On pourrait trouver
chez Schuster qui affirmait qu' « une théorie ne vaut rien quand on ne peut
pas démontrer qu'elle est fausse » (cité par L. Brunschvicg, L, 'expérience humaine
et la causalité physique, P.U.F., Paris, 1949, 3 e éd., p. 432), et surtout chez
K . R. Popper, qui fait de la « falsifiabilité » d'une théorie le principe de « démar-
cation » de la science, l'argumentation logique qui conduit à préférer l'infirma-
tion à la confirmation comme forme de contrôle expérimental (cf. « Falsifia-
bility as a Criterion of Démarcation », The Logic of Scientific Discovery, op. cit.,
p. 40-42 et 86-87).
3. G . Canguilhem, Leçons sur la méthode, données à la Faculté des Lettres de
Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand en 1941-42 (inédit). Nous remercions
M. G . Canguilhem de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
86 Le rationalisme appliqué

partir d'une « théorie » suscitant des faits qui ne veulent plus


rien dire qui vaille la peine d'être dit : c'est le cas de ces élabora-
tions faussement savantes des prénotions qui ne peuvent plus
rencontrer que des faits en quelque sorte faits sur mesure, ou de
certains exercices méthodologiques qui créent des données faites
pour la mesure, ou encore de ce travail théorique qui ne peut
fonder la production par parthénogenèse de ses propres faits
théoriques que dans ce qu'il faudrait appeler, en paraphrasant
Nietzsche, le « dogme de l'immaculée conception » 1 . L'objet,
a-t-on dit, est ce qui objecte. L'expérience ne remplit sa fonction
que dans la mesure où elle institue un rappel permanent du
principe de réalité contre la tentation de s'abandonner au prin-
cipe de plaisir qui inspire aussi bien les fantaisies gratuites de
certain formalisme que les fictions trop complaisantes de l'intui-
tionnisme ou les exercices de haute école de la pure théorie.
On n'en a pas fini avec la théorie, et même avec la construction
des hypothèses, lorsqu'on soumet l'hypothèse à vérification, et
même lorsqu'elle est vérifiée ou démentie. Toute expérience
bien construite a pour effet d'intensifier la dialectique de la rai-
son et de l'expérience, mais à condition seulement que l'on sache
penser adéquatement les résultats, même négatifs, qu'elle pro-
duit et s'interroger sur les raisons qui font que les faits ont raison
de dire non. Lorsque Brunschvicg rappelle que « les points
d'arrêt sont des points de réflexion » 2 , il n'entend pas suggérer
que le « choc indépassable de l'expérience » puisse suffire à
déclencher mécaniquement la réflexion en l'absence de la décision
de réfléchir et de se réfléchir réfléchissant. Comme le dit Bertrand
Russell, « un des mérites d'une preuve réside en ce qu'elle instille
un certain doute sur le résultat qu'elle produit; et quand une
proposition peut être prouvée en certains cas, mais non en
d'autres, elle devient suspecte de fausseté dans ces autres cas »3.
Le constat d'échec est aussi décisif qu'une confirmation, mais à

1 . S'il faut rappeler qu'il appartient à tout système de propositions prétendant


à la validité scientifique d'être justiciable de l'épreuve de réalité, il faut aussi
mettre en garde contre l'inclination à identifier cet impératif épistémologique
à l'impératif technologique qui prétendrait subordonner toute formulation
théorique à l'existence actuelle de techniques permettant de la vérifier au
moment même où elle s'exprime. Corrélativement, aucune proposition théo-
rique ne saurait être tenue pour définitivement établie puisque, comme le
remarque C. Hempel, « la possibilité théorique demeure que de nouveaux
moyens de preuve soient découverts qui viendraient remettre en question les
observations actuelles et conduiraient ainsi au rejet de la théorie qu'elles
valident » (C. Hempel, Fundamentals of Concept Formation in Empirical Research,
op. cit., p. 83-84).
2. L . Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, F. Alcan, Paris, 1912.
3. B. Russell, Mysticism and Logic, op. cit., p. 74.
Théorie et vérification 87

condition seulement qu'il coïncide avec la reconstruction du


corps systématique de propositions théoriques dans lequel il
prend un sens positif. « Il est tout à fait exceptionnel, dit Norman
Campbell, qu'une nouvelle loi soit découverte ou suggérée par
l'expérimentation, l'observation et l'examen des résultats; la
plupart des progrès dans la formulation des lois nouvelles résul-
tent de l'invention de théories capables d'expliquer les lois
anciennes. » 1 Bref, la dialectique de la démarche scientifique ne
saurait être réduite à une alternance, même réitérée, d'opérations
indépendantes, la vérification faisant suite à l'hypothèse sans
entretenir avec elle d'autres rapports que de confrontation.
Il n'est pas d'opération, si partielle soit-elle, où ne s'engage
la dialectique entre la théorie et la vérification. A l'occasion
par exemple de l'élaboration d'un code, les hypothèses engagées
par le questionnaire doivent être reprises, spécifiées et modifiées
au contact des faits qu'il s'agit d'analyser, pour être soumises à
l'épreuve expérimentale du codage et de l'analyse statistique :
la recette technologique selon laquelle le code doit être « arrêté »
en même temps que le questionnaire (au risque de ramener ce qui
est digne d'être codé à ce qui est codable, c'est-à-dire souvent
pré-codable), enferme implicitement une épistémologie fixiste
puisqu'elle conduit à faire disparaître une des occasions d'ajuster
aux données les catégories de l'appréhension des données. De
même, les procédures de sondage les plus irréprochables for-
mellement peuvent perdre toute signification sociologique si le
choix de la méthode d'échantillonnage n'est pas opéré en fonc-
tion des hypothèses et des objectifs spécifiques de la recherche.
Plus généralement, l'illusion qu'il existe des outils à toutes fins
encourage le chercheur à se dispenser d'examiner les conditions
de validité de ses techniques dans le cas particulier où il doit les
utiliser; les contrôles technologiques se retournent contre leur
intention lorsqu'ils conduisent à l'illusion que l'on peut faire
l'économie du contrôle de ces contrôles : outre qu'elle peut
provoquer la paralysie et même l'erreur, la manie méthodolo-
gique permet souvent, non pas tant de faire l'économie de
pensée qu'autorise toute méthode, mais de faire l'économie de
la pensée sur la méthode2.
Outre que les minuties routinières de la pratique risquent
toujours de dispenser de regarder des objets qui ne mettraient

1. N. Campbell, What is Science, Methuen, London, 1921, p. 88. Cf. aussi


J.-B. Conant, Modem Science and Modem Man, Columbia University Press,
New York, 1952, p. 53.
2. Cf. infra, G. Bachelard, texte n° 2, p. 117-120.
88 Le rationalisme appliqué

pas en valeur l'excellence de l'instrument, elles menacent de


faire oublier que, pour appréhender certains faits, il ne s'agit
pas tant d'affiner les instruments d'observation et de mesure que
de mettre en question l'usage routinier des instruments. Si
Uvarov avait laissé faire son assistant qui, soucieux du bon
ordre de son laboratoire, remettait tous les matins à leur place les
locusta migratoria, de couleur grise, égarées du côté des locusta
danica, de couleur verte, il n'aurait pas aperçu le fait que ces deux
espèces n'en faisaient qu'une et que la locusta danica devenait
grise lorsqu'elle cessait d'être solitaire : n'est-il pas vraisemblable
que nombre des techniques traditionnelles, lorsqu'elles sont
employées sans contrôle épistémologique, détruisent le fait
scientifique à la façon du principe de rangement de l'assistant
d'Uvarov ? La fascination exercée par l'appareil technique peut,
tout autant que le prestige de l'apparat théorique, interdire un
juste rapport aux faits et à la preuve par les faits. La soumission
aux automatismes de pensée n'est pas moins dangereuse que
l'illusion de la création sans appui ni contrôle. Le raffinement
des techniques de constat et de preuve peut, s'il ne s'accompagne
pas d'un redoublement de vigilance théorique, conduire à voir
de mieux en mieux de moins en moins de choses, ou même à
manquer l'essentiel par une de ces bévues qui forment couple
fonctionnel avec l'utilisation aveugle des techniques destinées
à aiguiser et à contrôler la vue [C. W. Mills, texte n° }6\.

3.2. Sj sterne de propositions et vérification systématique


Si les opérations de la pratique valent ce que vaut la théorie
qui les fonde, c'est que la théorie doit sa position dans la
hiérarchie des opérations au fait qu'elle actualise le primat épisté-
mologique de la raison sur l'expérience. Il n'est donc pas éton-
nant qu'elle constitue la condition fondamentale de la rupture,
de la construction et de l'expérimentation, et cela par la vertu de
la systématicité qui la définit : seule une théorie scientifique peut
opposer aux sollicitations de la sociologie spontanée et aux
fausses systématisations de l'idéologie, la résistance organisée
d'un corps systématique de concepts et de relations défini autant
par la cohérence de ce qu'il exclut que par la cohérence de ce qu'il
établit 1 ; seule, elle peut construire le système de faits entre les-

1. L e pouvoir des prénotions, qu'elles soient populaires ou savantes, tenant au


caractère systématique de l'intelligibilité qu'elles procurent, il est vain d'espérer
les réfuter coup par coup. Historiquement, c'est toujours une théorie systéma-
tique qui a pu avoir raison d'illusions elles-mêmes systématiques, comme le font
Techniques, faits et théorie 89

quels elle instaure une relation systématique [L,. Hjemslev, texte


n° 37] ; seule, enfin, elle peut donner à l'expérimentation son plein
pouvoir de démenti en lui présentant un corps d'hypothèses
si systématique qu'il est tout entier exposé en chacune d'elles.
On voudrait pouvoir dire de la sociologie ce que Bachelard
disait de la physique expérimentale : « Le temps des hypothèses
décousues et mobiles est passé, comme est passé le temps des
expériences isolées et curieuses. Désormais l'hypothèse est syn-
thèse. » x En fait, la vérification pointilliste qui soumet à des
expérimentations partielles une série discontinue d'hypothèses
parcellaires ne peut jamais recevoir de l'expérience que des
démentis sans grande conséquence. Que l'on pense par exemple
aux commodités que se donne l'analyse des résultats d'une
enquête lorsqu'elle prend le tableau statistique pour unité d'in-
terprétation : en omettant de poser la question de l'articulation
des propositions dégagées de chaque tableau ou de ces chapelets
de tableaux traînant chacun après soi le commentaire sur mesure
qui le double, on s'évite d'exposer tout un corps systématique
de propositions au démenti que pourrait lui opposer chacun
des tableaux. Rien n'est mieux fait pour préserver la bonne
conscience positiviste que la démarche qui consiste à aller d'une
observation à une autre, sans autre idée que l'idée qu'une idée
pourra surgir, puisque l'épreuve du démenti global qu'encourrait
par exemple un modèle théorique est constamment repoussée et
que les faits pris un à un n'ont rien à opposer à l'interrogation
discontinue et inchoative de ces états crépusculaires de la
conscience épistémologique où s'engendre « le même-pas-faux ».
La rigueur apparente des techniques de preuve n'a pas en ce cas
d'autre fonction que de dissimuler une dérobade : comme le
jeune Horace, le chercheur s'assure une victoire aisée sur les
faits en les fuyant pour pouvoir les affronter un à un.

Au contraire, lorsque l'hypothèse engage une théorie systéma-


tique du réel, l'expérimentation, qu'il faut alors appeler expéri-
mentation théorique, peut exercer systématiquement son plein
pouvoir de démenti. Comme l'observait Duhem, « une expé-
rience ne peut jamais condamner une hypothèse isolée mais

voir à propos des sciences physiques T. S. Kuhn (« The Function of Dogma


in Srientific Research », in A. C. Crombie [ e d , ] , S c i e n t i f i c Change, op. cit., p. 347 sq.)
et N. R. Hanson ( P a t t e r n s of Discovery, Cambridge University Press, Cambridge,
1965).
1. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit., p. 6.
9° Le rationalisme appliqué

seulement tout un ensemble théorique w1. Par opposition à une


série discontinue d'hypothèses ad hoc, un sytème d'hypothèses
tient sa valeur épistémologique de la cohérence qui fait sa pleine
vulnérabilité : d'une part un seul fait peut le remettre en question
tout entier et, d'autre part, construit au prix d'une rupture avec
les apparences phénoménales, il ne peut recevoir la confirmation
immédiate et facile que fourniraient les faits pris à leur valeur
faciale ou les documents pris à la lettre. En effet, choisissant de
s'exposer à tout perdre afin de tout gagner, le savant met à tout
moment à l'épreuve des faits qu'il interroge tout ce qu'il engage
dans son interrogation des faits. S'il est vrai qu'en leur forme la
plus achevée, les propositions scientifiques sont conquises contre
les apparences phénoménales et qu'elles présupposent l'acte
théorique qui a pour fonction, selon l'expression de Kant,
« d'épeler les phénomènes pour pouvoir les lire comme expé-
riences », il s'ensuit qu'elles ne peuvent plus trouver leur preuve
que dans la cohérence entière du système complet des faits créés
par — et non pour — les hypothèses théoriques qu'il s'agit de
valider. Pareille méthode de preuve, où la cohérence du système
construit de faits intelligibles est à elle-même sa propre preuve,
en même temps qu'elle est le principe de la vertu probatoire des
preuves partielles que le positiviste manipule en ordre dispersé,
suppose évidemment la décision systématique d'interroger les
faits sur les relations qui les constituent en système. Ainsi, lorsque
Erwin Panofsky présente comme un « élément de preuve »
le inter se disputando de Y Album de Villard de Honnecourt, il
n'ignore pas que cette inscription ne répond pas à une question
de fait — par exemple celle de l'influence directe des scolastiques
sur les architectes —, comme le voudrait l'historiographie posi-
tiviste pour qui l'interrogation est un simple questionnaire auquel
le réel répondrait question après question, par oui ou par non; en
réalité, ce petit fait tire sa force probatoire de ses relations avec
d'autres faits qui, eux-mêmes insignifiants tant qu'ils sont consi-
dérés indépendamment des relations que le système d'hypothèses
instaure entre eux, ne prennent toute leur valeur que comme
termes organisés d'une série : « Qu'il s'agisse de phénomènes
historiques ou naturels, l'observation particulière ne présente le
caractère d'un ' fait ' que lorsqu'elle peut être reliée à d'autres
observations analogues, de telle sorte que l'ensemble de la série
' prenne sens ' ; le ' sens ' peut donc être légitimement utilisé,
à titre de contrôle, pour interpréter une nouvelle observation

i . P. Duhem, L.aphysique théorique, op. cit., p. 278.


Le cercle méthodique 91

particulière à l'intérieur du même ordre de phénomènes. Si toute-


fois cette nouvelle observation particulière refuse, indiscutable-
ment, de se laisser interpréter conformément au sens de la série,
et s'il est prouvé qu'il n'y a pas d'erreur possible, le ' sens ' de la
série devra être reformulé de manière à inclure la nouvelle
observation » 1 [E. Wind, texte n°}8\. C'est le même mouvement
circulaire qu'opère le sociologue soucieux de ne pas imposer au
donné ses propres présupposés lorsque, dans le dépouillement
d'une enquête, il déchiffre à partir de l'ensemble des réponses au
questionnaire le sens de chacune des questions par lesquelles
il a suscité et construit ces réponses, tout en reformulant le sens
de l'ensemble en fonction de ce qu'il apprend de chacune d'entre
elles. Duhem n'employait pas un autre langage pour décrire la
logique du progrès de la science physique, « tableau symbolique
auquel de continuelles retouches donnent de plus en plus
d'étendue et d'unité [...], tandis que chaque détail de l'ensemble,
découpé et isolé du tout, perd toute signification et ne représente
plus rien » et où un regard naïf ne saura voir qu' « un mons-
trueux fatras de pétitions de principe et de cercles vicieux »2.

La preuve par la cohérence du système des preuves condamne


au cercle méthodique où il serait trop facile de dénoncer un cercle
vicieux : réinterprétant cette logique de la preuve par référence
à une définition analytique de la vérification, le positivisme ne
peut voir dans cette construction systématique des faits que le
résultat d'une manipulation des données inspirée par l'esprit de
système. C'est la même cécité qui porte certains à apercevoir
dans l'analyse structurale d'un mythe la projection des catégories
de pensée du chercheur ou même le protocole d'un test projectif,
et un effet du parti pris dans le parti méthodique d'interpréter
chacune des relations statistiques établies par une analyse multi-
variée en fonction du système de relations entre les relations
dont chaque relation tient sa signification. La force probatoire
d'une relation empiriquement constatée n'est pas seulement
fonction de la force de la liaison statistique : la probabilité
composée de l'hypothèse mise à l'épreuve est fonction du système
complet des propositions déjà établies (qu'il s'agisse de relations
statistiques ou de régularités de tout autre type), c'est-à-dire
de ces « concaténations de preuves », selon l'expression de

1. E. Panofsky, « Iconography and Iconology », Meaning in the Visual Arts,


Doubleday, New York, 1955, p. 35.
2. P. Duhem, L a théorie physique, op. cit., p. 311.
92 Le rationalisme appliqué

Reichenbach, qui « peuvent être plus fortes que leur chaînon le


plus faible et même que leur chaînon le plus fort » 1 , parce que
la validité d'un tel système de preuves se mesure non seulement
à la simplicité et à la cohérence des principes mis en œuvre, mais
encore à l'extension et à la diversité des faits pris en compte, et
enfin à la multiplicité des conséquences imprévues auxquelles
il conduit [C. Darwin, texte n° jp].

3.3. Les couples épistémologiques


Bachelard fait voir que les philosophies des sciences de la nature
se distribuent naturellement à la façon d'un spectre dont l'idéa-
lisme et le réalisme constituent les deux extrêmes et qui a pour
point central le « rationalisme appliqué », seul capable de resti-
tuer complètement la vérité de la pratique scientifique en asso-
ciant intimement les « valeurs de cohérence » et la « fidélité au
réel » : « c'est donc bien à la croisée des chemins que doit se tenir
l'épistémologue, entre le réalisme et le rationalisme. C'est là
qu'il peut saisir le nouveau dynamisme de ces philosophies
contraires, le double mouvement par lequel la science simplifie
le réel et complique la raison » [G. Bachelard, texte n° 40 ;
G. Canguilhem, texte n" 41].
Aux formes fictives ou fécondes du dialogue entre philoso-
phies symétriques que Bachelard décrit à propos de la physique,
il serait facile de faire correspondre les philosophies implicites
des sciences de l'homme qui, organisées elles aussi en couples de
positions épistémologiques, se servent d'autant plus facilement
d'alibi et instituent un dialogue d'autant plus stérile, même s'il
est véhément, qu'elles sont plus éloignées de la « position cen-
trale », c'est-à-dire de la pratique scientifique où s'instaure la
dialectique la plus serrée entre la raison et l'expérience. On
verrait alors que les prises de position qui s'opposent dans les
polémiques scientifiques les plus éclatantes sont en réalité com-
plémentaires : le débat avec l'adversaire dispense en effet d'ins-
taurer dans la pratique scientifique la discussion avec lui, c'est-
à-dire avec soi-même. C'est ainsi que la rhétorique académique ou
prophétique de la philosophie sociale peut voir dans le pullule-
ment désordonné des monographies et des enquêtes partielles,
avec tous les renoncements qu'elles impliquent, la justification
de ses ambitions planétaires et de son dédain pour la preuve,
tandis que l'hyper-empirisme aveugle trouve une justification
a contrario dans la dénonciation des synthèses vides de l'idéologie.

1. A. Kaplan, The Conduct of Inquiry, op. cit., p. 245.


Les couples êpistêmologiques 93

De même, le positivisme peut s'autoriser de la condamnation


rituelle de l'intuitionnisme pour s'abandonner à l'automatisme
des techniques, et même, paradoxalement, à l'intuition, tandis
que l'intuitionnisme peut trouver dans la sécheresse et le poin-
tillisme des recherches bureaucratiques du positivisme l'alibi de
ses variations littéraires les plus impressionnistes sur des totalités
indéfinies aux contours indécis1 [É. Durkheim, texte n° 42].
La liaison entre les termes de ces couples est si forte, malgré
les apparences, qu'il n'est pas rare que les chercheurs les plus
fermement attachés à l'une ou l'autre de ces positions polaires
trahissent, dans leur nostalgie ou leurs lapsus, épistémologique-
ment significatifs, que les choix êpistêmologiques, bons ou
mauvais, conscients ou inconscients, forment système, en sorte
que l'autonomisation d'une des opérations de la pratique scienti-
fique condamne à recourir au substitut, inconscient ou honteux,
des opérations refusées. Ainsi, parce qu'il limite le contrôle de
sa pratique au contrôle technique des instruments, le positi-
visme pourchasse l'intuitionnisme dans les phases de la recherche
qui se prêtent le mieux au raffinement technologique, sans voir
que, pour s'être privé des ressources de la théorie, il se condamne
à emprunter à la sociologie spontanée les notions qu'il traduit
en indices raffinés ainsi que les concepts dans lesquels il enferme
les résultats les plus subtils de ses manipulations (libéralisme,
conformisme, empathie, satisfaction ou participation, etc.2).
Prodigues en préceptes et recettes pour la confection et l'adminis-
tration du questionnaire, les manuels de méthodologie ouvrent
la porte à l'intuition, parfois la plus hasardeuse, lorsqu'il s'agit
de formuler les principes de la conception des hypothèses ou
des schèmes d'interprétation des résultats quantitatifs. L'oppo-

1. G . Politzer mettait déjà en lumière les rapports de complémentarité et de


complicité qui unissaient dans la psychologie expérimentale de l'avant-guerre
le recours technomaniaque aux méthodes de laboratoire et la fidélité à un tra-
ditionalisme théorique. Ce cycle infernal de l'introspection et de l'expérimen-
talisme n'est pas sans analogies avec le couple que forment en sociologie la
fidélité aux intuitions de la sociologie spontanée et le recours à la magie terri-
fiante d'un symbolisme mal compris.
2. C'est très généralement que l'on voit les opérations qui font l'objet d'une
exclusion de principe se réintroduire, sans contrôle, dans la démarche
scientifique. Simiand montrait que les économistes qui entendent s'en tenir à la
déduction des propriétés formelles d'un modèle font parfois appel, par exemple
pour choisir entre plusieurs éventualités, à une observation, « consciente ou
inconsciente », en sorte que « le recours à la méthode expérimentale n'est
entouré, en ce cas, d'aucune des précautions et garanties qui sont nécessaires
à en fonder un emploi judicieux et probant » (F. Simiand, « La méthode posi-
tive en science économique », Revue de Métaphysique et de Morale, t. X V I , n° 6
1908, p. 889-904).
94 Le rationalisme appliqué

sition proclamée ne doit pas cacher la solidarité profonde entre


le positivisme et l'intuitionnisme qui, puisant souvent à la même
source le fondement de leurs explications et le principe de leurs
hypothèses, divergent seulement par leurs techniques de véri-
fication : la lecture de certains classiques de la sociologie posi-
tiviste suffirait à convaincre que l'intuitionnisme est la vérité
du positivisme en ce qu'il étale ce que le positivisme tend à
dissimuler sous le raffinement technologique1. De son côté
l'intuitionnisme, qui croit pouvoir faire l'économie des chemi-
nements et des détours de l'analyse scientifique et saisir directe-
ment les totalités réelles en employant des modèles de pensée
empruntés à la sociologie populaire ou demi-savante, n'ignore
pas le goût du « petit fait vrai » et, par une sorte d'hommage du
vice à la vertu, recherche parfois dans une caricature de la preuve
expérimentale, la preuve de son aptitude à fournir des preuves.
Contre l'épistémologie spontanée, où s'enracinent le positi-
visme et l'intuitionnisme et qui enferme toute activité intellec-
tuelle dans l'alternative de l'audace sans rigueur ou de la rigueur
sans audace, le projet proprement scientifique se situe d'emblée
dans des conditions où tout surcroît d'audace dans les ambitions
théoriques contraint à un surcroît de rigueur dans l'établisse-
ment des preuves auxquelles il doit se soumettre. Rien ne
condamne donc la sociologie à osciller, comme elle le fait trop
souvent aujourd'hui, entre la « théorie sociale » sans fondements
empiriques et l'empirie sans orientation théorique, entre la
témérité sans risques de l'intuitionnisme et la minutie sans
exigences du positivisme. Rien, sinon une image mutilée, cari-
caturale ou exaltée des sciences de la nature. Passés les engoue-
ments pour les aspects les plus extérieurs de la méthode expéri-
mentale ou pour les prodiges de l'outil mathématique, la socio-
logie pourra sans doute trouver dans le dépassement en acte de
l'opposition entre le rationalisme et l'empirisme le moyen de se
dépasser, c'est-à-dire de progresser à la fois dans le sens de la
cohérence théorique et de la fidélité au réel.

i. Il arrive même que les adversaires les plus méthodiques de l'intuition accordent
la consécration suprême d'un nom de baptême méthodologique aux démarches
les plus hasardeuses de l'intuitionnisme, par exemple celle qui conduit Ruth
Benedict à résumer un certain nombre de notations impressionnistes sur le
style global d'une culture par le « schème apollinien » : « Pareille formule,
capable de résumer en un seul concept descriptif une grande richesse d'obser-
vations particulières peut être appelée une formule mère (matrix formula).
Cette définition recouvre les notions de schème fondamental d'une culture
(basic pattern), de thème, â'etbos, d'esprit du temps, de caractère national et,
au niveau d'un individu, de type de personnalité » (A. H. Barton et P. F. Lazars-
feld, « Some Fimctions of Qualitative Analysis in Social Research », loc. cit.).
CONCLUSION

Sociologie de la connaissance
et épistémologie

Toutes les analyses qui précèdent conduisent à refuser à la


sociologie un statut épistémologique d'exception. Cependant, du
fait que la frontière entre les savoirs communs et la science est,
en sociologie, plus indécise qu'ailleurs, la nécessité de la rupture
épistémologique s'impose avec une urgence particulière. Mais
l'erreur étant indissociable des conditions sociales qui la rendent
possible et parfois inévitable, il faudrait accorder une foi naïve
aux vertus de la prédication épistémologique pour omettre de
s'interroger sur les conditions sociales qui rendraient possible
ou même inévitable la rupture avec la sociologie spontanée et
l'idéologie et feraient de la vigilance épistémologique une insti-
tution du champ sociologique.
Ce n'est pas un hasard si Bachelard emprunte le langage du
sociologue pour décrire l'interpénétration du monde savant et de
son public mondain, qui caractérisait la physique du x v m e siècle
[G. Bachelard, texte nn 43], Le sociologue de la sociologie n'aurait
pas de peine à trouver l'équivalent de ces jeux de bonne société
auxquels donnèrent lieu, à une autre époque, les curiosa de la
physique : la psychanalyse, l'ethnologie et même la sociologie ont
aussi aujourd'hui leurs « baisers électriques ». C'est dans la socio-
logie de la connaissance sociologique que le sociologue peut
trouver l'instrument qui permet de donner sa force pleine et sa
forme spécifique à la critique épistémologique, s'agissant de
porter au jour les présupposés inconscients et les pétitions de
principe d'une tradition théorique, plus que de mettre en
question les principes d'une théorie constituée.
Si, en sociologie, l'empirisme occupe, ici et maintenant, le
96 Sociologie de la connaissance et épistémologie

sommet de la hiérarchie des dangers épistémologiques, cela ne


tient pas seulement à la nature particulière de l'objet sociolo-
gique comme sujet qui propose l'interprétation verbale de ses
propres conduites, mais aussi aux conditions historiques et
sociales dans lesquelles s'accomplit la pratique sociologique. Il
faut donc se garder d'accorder une réalité trans-historique à la
structure du champ épistémologique comme spectre de positions
philosophiques opposées par couples, dans la mesure où, entre
autres raisons, les différentes sciences apparues à des dates diffé-
rentes et dans des conditions historiques et sociales différentes
ne parcourent pas, selon un ordre pré-établi, les mêmes étapes
d'une même histoire de la raison épistémologique.

Esquisse d'une sociologie de la tentation positiviste en sociologie

Dans la sociologie française d'aujourd'hui, l'attraction qu'exerce


l'empirisme tient peut-être moins aux séductions intrinsèques
de cette philosophie courte de la pratique scientifique, ou à la
place qu'occuperait la sociologie dans un schéma d'évolution
valable pour toutes les sciences, qu'à un ensemble de conditions
sociales et intellectuelles, elles-mêmes indissociables d'une
histoire originale, avec, en particulier, l'essor, la routinisation
et le déclin du durkheimisme entre les deux guerres : du fait
que la sociologie empirique a pris en France un nouveau départ
après 1945, dans un champ idéologique dominé par la philo-
sophie et plus précisément, la philosophie existentialiste, elle se
trouvait conduite à embrasser aveuglément le parti de la socio-
logie américaine la plus empiriste, au prix d'un reniement, électif
ou forcé, du passé théorique de la sociologie européenne1.
L'illusion du commencement absolu et l'utopie d'une pratique
qui serait à elle-même son propre fondement épistémologique
n'ont pu s'imposer si fortement à la génération des « années 50 »
qu'en raison de la situation particulière où elle se trouvait par
rapport à la génération intellectuelle de 1939 qui, rattachée à la

1 . Les polémiques sur les présupposés philosophiques des différentes orienta-


tions de la recherche sociologique ne sauraient tenir lieu de réflexion épistémo-
logique et contribuent souvent à en masquer l'absence : que l'on songe, par
exemple, au caractère académique ou mondain du débat sur la ou les « philo-
sophies du structuralisme ». L'éventail des attitudes philosophiques que la
conjoncture intellectuelle propose aux sociologues pour rendre compte de leur
pratique n'exprime pas l'épistémologie qu'implique réellement le travail scien-
tifique. Bachelard voyait dans l'éclectisme philosophique de la plupart des
savants une manière de refuser la pureté abstraite de systèmes philosophiques
en retard sur la science au nom de « l'impureté philosophique » de la science.
Champ intellectuel et dangers êpistêmologiques 97

tradition philosophique, mais coupée de la pratique empirique


par un ensemble de conditions historiques dont la moindre n'est
pas l'insuffisance des supports institutionnels de la recherche,
a dû différer, avec la guerre, la tâche de réconcilier la recherche
empirique et la théorie. Pour montrer, contre le schéma évolu-
tionniste, ce que le devenir des différentes sciences doit à la
structure du champ dans lequel elles coexistent, il suffirait de
remarquer que, loin de bénéficier de l'avantage que pourrait
constituer pour elle sa situation de dernière venue, à même de
brûler les étapes en économisant les erreurs de parcours de ses
devancières et en utilisant les jalons qu'elles lui ont laissés, la
sociologie tombe paradoxalement, non seulement dans des
fautes êpistêmologiques que les sciences de la nature ne com-
mettent plus, mais aussi dans les erreurs spécifiques que lui
suggère la confrontation permanente avec l'image accablante de
sciences plus achevées. Plus précisément, on pourrait faire voir
ce que le rapport que chaque sociologue entretient avec l'image
de la scientificité de sa propre pratique doit au champ d'en-
semble dans lequel il s'accomplit : une science inquiète de sa
reconnaissance scientifique est portée à s'interroger sans cesse
sur les conditions de sa propre scientificité et, dans cette quête
angoissée de la réassurance, à adopter avec complaisance les
signes les plus voyants et souvent les plus naïfs de la légitimité
scientifique. Ce n'est pas un hasard si, comme le disait Poincaré,
les sciences de la nature parlent de leurs résultats, les sciences
de l'homme de leurs méthodes. La manie méthodologique ou
le goût empressé pour les derniers raffinements de l'analyse
componentielle, de la théorie des graphes ou du calcul matriciel
assument la même fonction ostentatoire que le recours aux
appellations prestigieuses ou l'adhésion fascinée aux instru-
ments les mieux faits pour symboliser la spécificité du métier
et sa qualité scientifique, qu'il s'agisse du questionnaire ou de
l'ordinateur.
En outre, la division technique du travail et l'organisation
sociale de la profession enferment nombre de contraintes
capables d'incliner le chercheur vers les automatismes. bureau-
cratiques, toujours solidaires d'une philosophie empiriste de la
science. Certains des traits de la production sociologique améri-
caine, tels que la prolifération redondante de petites monogra-
phies empiriques ou la multiplication des « text-books » et des
ouvrages de vulgarisation doivent sans doute quelque chose aux
caractéristiques de l'organisation universitaire américaine où le
corps universitaire est divisé en administrateurs et chercheurs
7
98 Sociologie de la connaissance et êpistêmologie

spécialisés et où les mécanismes concurrentiels soumettent la


carrière académique à la loi du marché 1 . L a professionnalisation
de la recherche qui est liée à l'utilisation de crédits importants,
à la multiplication des postes de chercheurs, donc à l'apparition
de grandes unités de recherche, a conduit à une division tech-
nique du travail qui doit sa spécificité à l'idéologie de l'auto-
nomie des opérations qu'elle a engendrée. Ainsi, on l'a vu, le
découpage des opérations de la recherche qui sert de paradigme,
au moins inconscient, à la plupart des chercheurs, n'est pas autre
chose que la projection dans l'espace épistémologique d'un orga-
nigramme bureaucratique2. Les contraintes tenant à l'organisa-
tion sont redoublées par les contraintes qu'imposent les instru-
ments techniques : par exemple, en obligeant à concevoir d'un
coup et d'avance le programme des opérations d'analyse, l'utili-
sation des ordinateurs risque, sauf surcroît de vigilance, de
décourager le va-et-vient incessant entre l'hypothèse et la vérifi-
cation qu'imposait le dépouillement manuel des enquêtes. Si
l'on ajoute enfin que la représentation populaire de l'automate
thaumaturge parvient à s'imposer à nombre de chercheurs,
enclins à se démettre au profit de la machine de la responsabilité
des opérations, et que, d'autre part, les généraux de la recherche
tendent à laisser aux fantassins le gros de la bataille, c'est-à-dire
le contact avec les faits (et, entre autres choses, avec les enquêtés)
pour se réserver les grandes décisions stratégiques telles que le

1. L'organisation de la vie universitaire américaine, qui fait une large part aux
mécanismes de la compétition ouverte, ne détient pas par soi le pouvoir exem-
plaire de favoriser la recherche comme on le suppose volontiers en France.
Ainsi, parce que la sociologie doit répondre à une demande extrinsèque (com-
manditaires, fondations, etc.), et parce que le jugement sur les œuvres, qui
décide des carrières, appartient plus à des gestionnaires de la recherche qu'au
groupe des pairs, les critères d'appréciation de la recherche scientifique qui se
trouvent portés au premier plan sont empruntés à une image publique des
sciences de la nature et ne sont finalement pas tellement plus appropriés à la
spécificité de la recherche que les critères traditionnels sur lesquels reposent les
carrières universitaires dans le système français : l'émiettement de la recherche
en petites unités fragmentaires et la multiplication des sujets fictifs, ou l'abandon
aveugle à l'appareil statistique et la course à la publication témoignent que
l'organisation bureaucratique de la production ne suffit pas à garantir la qualité
du travail scientifique.
W. Mills a montré le processus par lequel se trouvent intériorisées en ethos
bureaucratique les exigences institutionnelles des organisations de recherche, les
critères extrinsèques d'appréciation qui sont requis par l'exercice bureaucra-
tiquement contrôlé de la sociologie conduisant à valoriser les délimitations
strictes de compétence et l'intérêt exclusif pour des techniques routinisées.
2. Cf. la présentation énumérative des phases de l'enquête telle que la pratiquent
la plupart des manuels, par exemple, A. A. Campbell et G. Katona, « L'enquête
sur échantillon : technique de recherches socio-psychologiques », in L . Festinger
et D. Katz, Les méthodes de recherche dans les sciences sociales (trad. H. Lesage),
P.U.F., Paris, 196}, p. 51-53.
La surenchère positiviste 99

choix de l'échantillon, la rédaction du questionnaire ou du


compte rendu, on voit que tout concourt à favoriser la dicho-
tomie entre l'empirisme aveugle et la théorie sans contrôle, la
magie formaliste et le rituel des actes subalternes de l'enquête.
Le goût de la prouesse méthodologique qu'encourage le
rapport anxieux au modèle des sciences exactes doit sans doute
ses caractéristiques les plus pathologiques à la dualité des for-
mations littéraires et scientifiques et à l'absence d'une formation
sociologique spécifique et complète : jusqu'à ce que l'instrument
statistique ait été dessaisi, par sa diffusion même, des fonctions
de protection qui lui incombaient dans la période des tâtonne-
ments et du monopole, nombre de chercheurs ont fait d'un
instrument qu'ils n'avaient acquis que sur le tard et en autodi-
dactes, un usage terroriste qui supposait la terreur mal surmontée
du néophyte fasciné.
Ainsi les oppositions épistémologiques ne prennent tout leur
sens que lorsqu'on les rapporte au système de positions et d'op-
positions qui s'établissent entre des institutions, des groupes
ou des cliques différemment situés dans le champ intellectuel.
L'ensemble des caractéristiques qui définissent chaque chercheur,
à savoir son type de formation (scientifique ou littéraire, cano-
nique ou éclectique, achevée ou partielle, etc.), son statut dans
l'université ou par rapport à l'université, ses appartenances insti-
tutionnelles, ses affiliations d'intérêt et sa participation à des
groupes de pression proprement intellectuels (revues scienti-
fiques ou extra-scientifiques, commissions et comités, etc.),
concourt à déterminer ses chances d'occuper telle ou telle posi-
tion, c'est-à-dire d'épouser telles ou telles oppositions, dans le
champ épistémologique. On est empiriste, formaliste, théori-
cien, ou rien de tout cela, beaucoup moins par vocation que par
destin, dans la mesure où le sens de sa propre pratique advient
à chacun sous la forme du système de possibilités et d'impossi-
bilités que définissent les conditions sociales de sa pratique
intellectuelle. On voit qu'il peut être utile de traiter, par décision
de méthode, les professions de foi épistémologiques comme des
idéologies professionnelles visant, en dernière analyse, à justifier
moins la science que le chercheur, moins la pratique réelle que
les limites imposées à la pratique par la position et le passé du
chercheur. Si les différentes formes de l'erreur épistémologique
et de l'idéologie qui les justifie doivent leur force générique à la
conjoncture théorique avec ses dominantes et ses lacunes, il
reste qu'elles ne se distribuent pas au hasard parmi les socio-
logues. Le système de justifications idéologiques qui tendent à
IOO Sociologie de la connaissance et épistêmologie

transformer les limitations de fait en limites de droit pourrait


constituer le principe des résistances à la lucidité épistémolo-
gique. Si la sociologie que chaque sociologue peut faire des
conditions sociales de sa pratique sociologique et de son rapport
à la sociologie ne peut tenir lieu, par elle-même, d'une réflexion
épistémologique, elle constitue la condition préalable de l'expli-
citation des présupposés inconscients et du même coup, d'une
intériorisation plus complète d'une épistémologie plus achevée.

L'enracinement social du sociologue

Parmi les présupposés que le sociologue doit au fait qu'il est un


sujet social, le plus fondamental est sans doute le présupposé
de l'absence de présupposés qui définit l'ethnocentrisme; c'est
en effet lorsqu'il s'ignore comme sujet cultivé d'une culture par-
ticulière et qu'il ne subordonne pas toute sa pratique à une
mise en question continue de cet enracinement, que le socio-
logue (plus que l'ethnologue) est vulnérable à l'illusion de
l'évidence immédiate ou à la tentation d'universaliser incons-
ciemment une expérience singulière1. Mais les mises en garde
contre l'ehtnocentrisme sont de peu de poids si elles ne sont
sans cesse ravivées et réinterprétées par la vigilance épistémo-
logique. En effet, c'est encore la logique de l'ethnocentrisme
qui régit, au sein d'une même société, les rapports entre les
groupes : le code que le sociologue utilise pour déchiffrer les
conduites des sujets sociaux s'est constitué au cours d'appren-
tissages socialement qualifiés et participe toujours du code
culturel des différents groupes auxquels il participe. Entre tous
les présupposés culturels que le chercheur risque d'engager dans
ses interprétations, Yethos de classe, principe à partir duquel
s'est organisée l'acquisition des autres modèles inconscients,
exerce son action de la manière la plus larvée et la plus systéma-
tique. Du fait que les différentes classes sociales empruntent
les principes fondamentaux de leur idéologie du fonctionnement
et du devenir de la société à une expérience originaire du social
où, entre autres choses, les déterminismes se donnent à éprouver
plus ou moins brutalement, le sociologue qui ne ferait pas la
sociologie du rapport à la société caractéristique de sa classe
sociale d'origine risquerait de réintroduire dans son rapport
scientifique à l'objet les présupposés inconscients de son expé-

i. Cf. l'analyse par C. Lévi-Strauss de l'évolutionnisme comme ethnocentrisme


savant (Race et Histoire, Unesco, Paris, 1952, chap. m , p. 1 1 - 1 5 ) .
L 'ethnocentrisme de classe 101

rience première du social ou, plus subtilement, les rationalisa-


tions permettant à un intellectuel de réinterpréter son expérience
selon une logique qui doit toujours quelque chose à la position
qu'il occupe dans le champ intellectuel. Si l'on observe par
exemple que les classes populaires expriment plus volontiers
une expérience plus directement soumise aux déterminismes
économiques et sociaux dans le langage du destin, tandis que le
rappel des déterminismes qui pèsent sur les choix en apparence
les plus propres à symboliser la liberté de la personne, par
exemple en matière de goût artistique ou d'expérience religieuse,
rencontre l'incrédulité révoltée des classes cultivées, on peut
suspecter la neutralité sociologique de tant de débats sur les
déterminismes sociaux et la liberté humaine.
Mais la vigilance épistémologique n'en a jamais fini avec
l'ethnocentrisme : la dénonciation intellectuelle de l'ethnocen-
trisme de classe peut servir d'alibi à l'ethnocentrisme intellectuel
ou professionnel. En tant qu'intellectuel le sociologue appartient
en effet à un groupe qui est porté à admettre comme allant de soi
les intérêts, les schèmes de pensée, les problématiques, bref tout
le système de présupposés qui est lié à la classe intellectuelle
comme groupe de référence privilégié. Ce n'est pas un hasard si,
lorsque certains intellectuels dénoncent le mépris que les classes
cultivées ou les autres intellectuels portent à la « culture de
masse », ils sont conduits à prêter aux classes populaires un
rapport à ce type de biens culturels qui n'est autre que le leur, ou
— ce qui revient au même — son contraire. Si l'ethnocentrisme
d'intellectuel est particulièrement insidieux, c'est que la socio-
logie spontanée ou demi-savante que sécrète la classe intellec-
tuelle et que véhiculent hebdomadaires, revues ou conversa-
tions d'intellectuels, se dénonce moins facilement comme pré-
scientifique que les formulations plus populaires des mêmes lieux
communs et qu'elle risque par là d'approvisionner la recherche
en prénotions indiscutées et en problèmes obligés : un milieu
aussi fortement intégré fait peser sur ceux qui s'y accomplissent
ou, plus encore peut-être, sur ceux qui, comme les étudiants,
aspirent à y entrer, un système de contraintes d'autant plus
efficaces qu'elles se présentent comme les règles implicites d'un
bon ton ou d'un bon goût. Pour résister aux insinuations insi-
dieuses et aux persuasions clandestines d'un consensus intellectuel
qui se dissimule sous les dehors du dissensus et pour « écarter
résolument toutes les prénotions », qui n'ont pas la même prise
sur des intellectuels selon qu'ils les entendent au café de Flore
ou au « bistrot du coin », il ne faut pas craindre d'encourager,
I02 Sociologie de la connaissance et êpistêmologie

contre une représentation naïve de la neutralité éthique comme


bienveillance universelle, le parti pris de prendre à partie toutes
les idées reçues de la mode et de faire de la mauvaise humeur
contre l'air du temps une règle pour la direction de l'esprit
sociologique.

Cité savante et vigilance épistémologique

Ainsi, la sociologie de la connaissance dont on s'est souvent


autorisé pour relativiser la validité du savoir et, plus précisément,
la sociologie de la sociologie, où l'on a voulu voir seulement
la réfutation par l'absurde des prétentions absurdes du socio-
logisme, constituent des instruments particulièrement efficaces
du contrôle épistémologique de la pratique sociologique. Si,
pour se réfléchir réfléchissant, chaque sociologue doit recourir à
la sociologie de la connaissance sociologique, il ne peut espérer
échapper à la relativisation par un effort, nécessairement fictif,
pour s'arracher complètement à toutes les déterminations qui
définissent sa situation sociale et pour accéder à ce siège social de
la connaissance vraie où Mannheim situait ses « intellectuels sans
attaches ni racines ». Il faut donc révoquer l'espérance utopique
que chacun puisse s'affranchir des idéologies qui pèsent sur sa
recherche par la seule vertu d'une réforme décisoire d'un enten-
dement socialement conditionné ou d'une « auto-socio-analyse »
qui n'aurait d'autre fin que d'autoriser l'auto-satisfaction dans
et par la socio-analyse des autres. L'objectivité de la science ne
saurait reposer sur un fondement aussi incertain que l'objectivité
des savants. Les acquis de la réflexion épistémologique ne sau-
raient s'incarner réellement dans la pratique qu'une fois établies
les conditions sociales d'un contrôle épistémologique, c'est-à-
dire d'un échange généralisé de critiques armées, entre autres
choses, de la sociologie des pratiques sociologiques [M. Maget,
texte n° 44].
Toute communauté savante est un microcosme social, doté
d'institutions de contrôle, de contrainte et de formation, auto-
rités universitaires, jurys, tribunes critiques, commissions, ins-
tances de cooptation, etc., qui définissent les normes de la compé-
tence professionnelle et tendent à inculquer les valeurs qu'elles
expriment 1 . Ainsi, les chances que soient produites des œuvres

1. Comme le remarque Duhem, la normativité logique ne suffit pas plus que la


connaissance des relations expérimentalement établies à assurer les conditions
du renouvellement théorique : « La contemplation d'un ensemble de lois ne
suffit pas à suggérer au physicien quelles hypothèses il doit choisir pour donner
Cité savante et vigilance epistémologique 103

scientifiques ne dépendent pas seulement de la force de la résis-


tance que la communauté scientifique est capable d'opposer en
tant que telle aux demandes les plus extrinsèques, qu'il s'agisse
des attentes du grand public intellectuel, des pressions diffuses
ou explicites des utilisateurs et des bailleurs de fonds ou des
sollicitations des idéologies politiques ou religieuses, mais aussi
du degré de conformité aux normes scientifiques que l'organisa-
tion propre de la communauté parvient à maintenir. Les socio-
logues de la science qui mettent exclusivement l'accent sur
l'inertie du monde savant comme société organisée ne font
souvent que transposer un des lieux communs de l'hagiogra-
phie scientifique, celui des misères de l'inventeur : réduisant un
problème spécifique aux généralités sur les résistances à l'inno-
vation, ils omettent de distinguer les effets opposés que peut
produire le contrôle de la communauté savante suivant que les
contraintes tatillonnes d'un traditionalisme érudit enferment la
recherche dans la conformité à une tradition théorique ou que
l'institutionalisation d'une vigilance stimulante favorise la rup-
ture continuée avec toutes les traditions 1 . A la question de savoir
si la sociologie est ou non une science, et une science comme
les autres, il faut donc substituer la question du type d'organi-
sation et de fonctionnement de la cité savante le plus favorable
à l'apparition et au développement d'une recherche soumise à
des contrôles strictement scientifiques. A cette nouvelle question,
on ne peut plus répondre en termes de tout ou rien : il faut
analyser, en chaque cas, les effets multiples des facteurs multiples
qui concourent à définir les chances d'apparition d'une produc-
tion plus ou moins scientifique et distinguer, plus précisément,
les facteurs qui contribuent à accroître les chances de scientificité
d'une communauté scientifique dans son ensemble et les chances
que chaque savant a de bénéficier de ces chances en fonction de la
position qu'il occupe à l'intérieur de la communauté scientifique 2 .

de ces lois une représentation théorique; il faut encore que les pensées habi-
tuelles à ceux au milieu desquels il vit, que les tendances imprimées à son
propre esprit par ses études antérieures, viennent le guider et restreindre la
latitude trop grande que les règles de la logique laissent à ses démarches. »
(P. Duhem, L a théorie physique, op. cit., p. 588.)
1. O n trouverait un exemple de ce genre d'analyses qui rattachent le misonéisme
des communautés savantes à des facteurs aussi génériques que l'esprit de corps
ou l'inertie des organisations académiques, dans les travaux de B. Barber
(cf. par exemple « Résistance by Scientists to Scientific Discovery », Science,
vol. 34, n° 3479, i sept. 1961, p. 596-602).
2. Pour faire voir combien les chances individuelles de découvertes dépendent
des chances attachées à la collectivité dont le savant fait partie, il suffit de
mentionner des phénomènes aussi connus que les inventions prématurées ou
104 Sociologie de la connaissance et épistémologie

On accordera aisément que tout ce qui concourt à intensifier


l'échange d'informations et de critiques, à faire éclater les isolats
épistémologiques entretenus par le cloisonnement des institu-
tions et à réduire les obstacles à la communication tenant à la
hiérarchie des notoriétés ou des statuts, à la diversité des for-
mations et des carrières, à la prolifération des chapelles trop
fermées sur elles-mêmes pour entrer en concurrence ou en
conflit déclaré, contribue à rapprocher la communauté savante,
soumise à l'inertie des institutions dont elle doit se doter pour
exister en tant que telle, de la cité idéale des savants où, à la
limite, pourraient s'instaurer toutes les communications scienti-
fiques exigées par la science et le progrès de la science et celles-là
seulement. On mesure combien la communauté des sociologues
reste éloignée de cette situation idéale : nombre de polémiques
trahissent des oppositions dont le principe réside dans des affi-
liations externes plus souvent qu'elles n'expriment des diver-
gences engageant la reconnaissance des mêmes valeurs scienti-
fiques. En outre, l'efficacité scientifique de la critique dépend de
la forme et de la structure des échanges dans lesquels elle s'ac-
complit : tout incline à considérer que l'échange généralisé de
critiques où, comme dans le système d'échanges matrimoniaux
de même nom, A critiquerait B qui critiquerait C, qui critique-
rait A, constitue un modèle plus favorable à une intégration
organique du milieu scientifique que, par exemple, le club d'ad-
miration mutuelle comme échange restreint de bons procédés
ou, ce qui ne vaut guère mieux, l'échange de polémiques rituelles
par lesquelles les adverses complices consolident mutuellement
leurs statuts. En effet, alors que l'échange restreint s'accommode
de la communion dans les présupposés implicites, l'échange
généralisé contraint à multiplier et à diversifier les types de
communication et par là favorise l'explicitation des postulats
épistémologiques. En outre, comme le montre Michael Polanyi,

les inventions simultanées. On sait que nombre de découvertes n'ont pu être


découvertes comme telles que rétrospectivement, par référence à un cadre
théorique qui faisait défaut au moment de leur apparition. La fréquence des
découvertes simultanées ne peut s'expliquer qu'à condition de resituer l'inven-
tion par rapport à un état de la théorie, c'est-à-dire, entre autres choses, à un
état de la communauté scientifique et de ses techniques de contrôle et de
communication à un moment donné du temps. T. S. Kuhn, montre à propos
du principe de la conservation de l'énergie, que la convergence des découvertes
ne peut apparaître qu'a posteriori, lorsque des éléments dispersés ont été intégrés
dans et par une théorie scientifique qui, lorsqu'elle est unanimement reconnue,
apparaît, par une quasi-illusion rétrospective, comme l'aboutissement nécessaire
d'inventions convergentes (T. S. Kuhn, « Energy Conservation as an Example
of Simultaneous Discovery », in Critical Problems in the History of Science,
M. Clagett [éd.], University of Wisconsin Press, Madison, 1959, p. 521-556).
L'échange généralisé de critiques

un tel « réseau continu de critique » assure la conformité de tous


aux normes communes de la scientificité en instituant, par la
« transitivité des jugements portés sur les voisins immédiats »,
le contrôle de chacun sur quelques-uns (à savoir ceux qu'il peut
et doit juger en spécialiste) et par quelques-uns (à savoir ceux
qui peuvent et doivent le juger en spécialistes) [M. Volanyi,
texte n° 4j\. En confrontant continûment chaque savant à une
explicitation critique de ses opérations scientifiques et des pré-
supposés qu'ils impliquent et en le contraignant par là à faire de
cette explicitation l'accompagnement obligé de sa pratique et de
la communication de ses découvertes, ce « système de contrôles
croisés » tend à constituer et à renforcer sans cesse en chacun
l'aptitude à la vigilance épistémologique1.
Les effets de la collaboration inter-disciplinaire, fréquemment
présentée comme une panacée scientifique, ne sauraient non plus
être dissociés des caractéristiques sociales et intellectuelles de la
communauté savante. De même que les contacts entre sociétés
de traditions différentes sont une des occasions où les présup-
posés inconscients sont en quelque sorte provoqués à s'expliciter,
de même les discussions entre spécialistes de disciplines diffé-
rentes peuvent constituer la meilleure mesure du traditionalisme
d'un corps savant, c'est-à-dire du degré auquel il exclut incon-
sciemment de la discussion coutumière les présupposés qui ren-
dent possible cette discussion. Les rencontres interdisciplinaires
qui, dans le cas des sciences humaines, donnent lieu le plus
souvent à de simples échanges de « données », ou, ce qui
revient au même, de questions non résolues, font songer à ce
type archaïque de transactions où deux groupes déposent à l'in-
tention l'un de l'autre des produits dont ils peuvent s'emparer
sans avoir à se rencontrer2.
C'est dire que la communauté scientifique doit se doter de
formes de sociabilité spécifiques et que l'on est en droit de voir,
avec Durkheim, un symptôme de son hétéronomie dans le fait
qu'en France au moins, et aujourd'hui encore, elle sacrifie sou-

1. On trouvera une analyse de la fonction du contrôle social dans la cité savante


in G. Bachelard, L.a formation de l'esprit scientifique, op. cit., p. 241-244.
2. Pour ressentir tout ce que le langage dans lequel un groupe de spécialistes
exprime ses problématiques doit à la tradition, pour une grande part incons-
ciente, de la discipline, il suffit de songer aux malentendus qui interviennent
dans le dialogue entre spécialistes, même de disciplines voisines : voir, comme
on le fait souvent, le principe de toutes les difficultés de la communication
entre disciplines, dans la diversité des langages, c'est s'empêcher de découvrir
que les interlocuteurs s'enferment dans leur langage parce que les systèmes
d'expression sont en même temps les schèmes de perception et de pensée qui
font exister les objets à propos desquels il vaut la peine de parler.
io6 Sociologie de la connaissance et épistémologie

vent aux complaisances de la mondanité intellectuelle : « Nous


croyons, écrivait Durkheim à la fin des Règles de la méthode socio-
logique, que le moment est venu pour la sociologie de renoncer
aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère
ésotérique qui convient à toute science. Elle gagnera ainsi en
dignité et en autorité ce qu'elle perdra peut-être en popularité. »1

I. É. Durkheim, Les regies de la méthode sociologique, op. cit., p. 144.


Textes d'illustration
REMARQUES SUR LE CHOIX DES TEXTES

Si nous avons emprunté l'illustration des principes de la science socio-


logique à des auteurs que tout sépare sous d'autres rapports, au risque
de paraître solliciter les textes en les arrachant à leur contexte, c'est au
nom de la conviction qu'il est possible de définir les principes de la
connaissance du social indépendamment des théories du social qui séparent
les écoles et les traditions théoriques. Si, d'autre part, nous avons
pu recourir souvent à des textes consacrés aux sciences de la nature pour
combler des lacunes de la réflexion proprement épistémologique consacrée
à la sociologie, c'est au nom de l'intention d'appliquer, mutatis
mutandis, les analyses classiques de la philosophie des sciences à cette
science comme les autres qu'est ou que voudrait être la sociologie. Enfin,
si nous avons choisi nombre de textes sociologiques dans l'œuvre des
fondateurs de la sociologie, et en particulier de l'École durkbeimienne,
c'est que la reconnaissance distraite que l'on accorde aujourd'hui à la
méthodologie de Durkheim nous paraît propre à en neutraliser plus
efficacement les acquis épistémologique s que ne le ferait un refus délibéré ;
c'est, plus profondément, que la situation de commencement est la plus
favorable à l'explicitation des principes qui rendent possible un type
nouveau de discours scientifique.
Avant-propos

SUR UNE ÉPISTÉMOLOGIE CONCORDATAIRE

II faut situer explicitement la pensée de Bachelard par rapport à la


tradition de la philosophie de la connaissance et de la théorie des sciences,
et en particulier par rapport au réalisme de Meyerson et à l'idéalisme
de Brunschvicg, pour apercevoir la signification synthétique de la philo-
sophie du non, qui intègre et dépasse les acquis de la réflexion anté-
rieure en constituant l'épistémologie comme réflexion sur la science en
train de se faire. En se plaçant au centre épistémologique des oscilla-
tions, caractéristiques de toute pensée scientifique, entre le pouvoir de
rectification qui appartient à l'expérience et le pouvoir de rupture et de
création qui appartient à la raison, Bachelard peut définir comme ratio-
nalisme appliqué et matérialisme rationnel la philosophie qui
s'actualise dans « l'action polémique incessante de la Maison ». Cette
épistémologie récuse le formalisme et le fixisme d'une Raison une et
indivisible au profit d'un pluralisme des rationalismes liés aux domaines
scientifiques qu'ils rationalisent et, posant comme axiome premier le
« primat théorique de l'erreur », définit le progrès de la connaissance
comme rectification incessante : elle est donc prédisposée à fournir un
langage et une assistance théorique aux sciences sociales qui, pour consti-
tuer leur rationalisme régional, doivent triompher d'obstacles épistémo-
logiques particulièrement redoutables.

i. G. Canguilhem

[...] Dans La dialectique de la durée, M. Bachelard déclare accepter


presque tout du bergsonisme sauf la continuité 1 . Cette profession
i. Cf. p. 16.
110 Le métier de sociologie

de foi nous semble plus sincère dans ce qu'elle refuse que dans
ce qu'elle retient. Très résolument hostile à l'idée de continuité,
mais assez modérément bergsonien, M. Bachelard n'admet pas
que la perception et la science soient des fonctions pragmatiques
en continuité. Mais c'est la continuité qui lui déplaît ici plus
encore que le pragmatisme, car il n'admet pas davantage, avec
Émile Meyerson, que perception et science soient des fonctions
spéculatives en continuité d'effort pour l'identification du
divers1. Il est assurément plus près d'une position qu'on pourrait
dire, avec précaution, cartésienne — en pensant à la distinction
de l'entendement et de l'imagination — position commune,
sous certains rapports, à Alain et à Léon Brunschvicg, selon
laquelle la science se constitue en rupture d'avec la perception
et comme critique de celle-ci. Mais plus proche de Brunschvicg
que d'Alain en ceci qu'il se sent tenu d'accepter et de célébrer,
comme le premier, la subordination de la raison à la science,
l'instruction de la raison par la science2, M. Bachelard s'en
sépare pourtant en mettant l'accent sur la forme polémique, sur
l'allure dialectique du dépassement constitutif du savoir, dans
lequel Léon Brunschvicg voyait plutôt l'effet d'un progrès
continu, de correction sans doute, mais qui, à tout prendre, ne
requiert de l'intelligence qu'une prise de conscience de sa
norme propre, qu'une « capacité de se transformer par l'atten-
tion même qu'elle porte à soi »3 [...]
Situer la position épistémologique de M. Bachelard par sa
relation à quelques autres ne doit pas détourner de l'essentiel,
qui est de faire saisir à ceux qui n'ont pas vécu l'événement quel
événement précisément a été l'apparition, en 1927, dans la sphère
de la philosophie française, d'un style insolite, parce que pas du
tout mondain, d'un style à la fois dru, carré et subtil, mûri dans
le travail solitaire, loin des modes et des modèles universitaires
ou académiques, d'un style philosophique rural. Or le premier
impératif de ce style c'est d'énoncer les choses comme on les
voit ou comme on les sait, sans souci de se faire approuver par
l'emploi de l'atténuation, de la concession, du « si l'on veut » et
du « à la rigueur ». Avec le « à la rigueur » cède aussitôt toute
rigueur et c'est là-dessus que M. Bachelard ne veut pas céder.
C'est pourquoi en affirmant que « la science n'est pas le pléo-
nasme de l'expérience »4, qu'elle se fait contre l'expérience,

1. Le rationalisme appliqué, p. 176-177.


2. La philosophie du non, p. 144.
5. Les âges de l'intelligence,-ç. 147.
4. Le rationalisme appliqué, p. 58.
Avant-propos ni

contre la perception, contre toute activité technique usuelle,


M. Bachelard, qui sait qu'il met ainsi la science en étrange
situation, se soucie fort peu de savoir si les habitudes intellec-
tuelles de ses contemporains leur permettront de s'accommoder
de ses thèses. La science devient une opération spécifiquement
intellectuelle qui a une histoire mais point d'origines. Elle est
la Genèse du Réel, mais sa propre genèse ne saurait être racontée.
Elle peut être décrite comme re-commencement, mais jamais
saisie dans son balbutiement. Elle n'est pas la fructification d'un
pré-savoir. Une archéologie de la science est une entreprise qui
a un sens, une préhistoire de la science est une absurdité.
Ce n'est pas pour simplifier cette épistémologie, mais pour
mieux en éprouver la cohérence, que nous voulons tenter d'en
extraire un corps d'axiomes, dont la duplication en code de
normes intellectuelles nous révèle que leur nature n'est pas celle
d'évidences immédiatement claires, mais bien celle d'instructions
laborieusement recueillies et éprouvées. [...]
Le premier axiome est relatif au Primat théorique de l'erreur.
« La vérité n'a son plein sens qu'au terme d'une polémique. Il
ne saurait y avoir de vérité première. Il n'y a que des erreurs
premières. Notons en passant le style pythagoricien et carté-
sien de la forme grammaticale. Vérité première est au singulier,
erreurs premières, au pluriel. Plus lapidairement le même axiome
s'énonce : « Un vrai sur fond d'erreur, telle est la forme de la
pensée scientifique. » 2
Le deuxième axiome est relatif à la Dépréciation spéculative de
l'intuition. « Les intuitions sont très utiles : elles servent à être
détruites. »3 Cet axiome est converti en norme de confirmation,
selon deux formules. « En toutes circonstances, 1, immédiat doit
céder le pas au construit. »4 « Toute donnée doit être retrouvée
comme un résultat. » 5
Le troisième axiome est relatif à la Position de l'objet comme
perspective des idées6. « Nous comprenons le réel dans la mesure
même où la nécessité l'organise... Notre pensée va au réel, elle
n'en part pas. » '
Il convient d'insister sur la portée de ces trois axiomes. Tout
d'abord, en un sens, c'est une banalité de dire que la science
1. « Idéalisme discursif », in Recherches philosophiques, 1934-1935, p. 22.
2. Le rationalisme appliqué, p. 48.
3. La philosophie du non, p. 139.
4. Ibid., p. 144.
5. Le matérialisme rationnel, p. 57.
6. Cette expression se trouve dans l'Essai sur la connaissance approchée, p. 246.
7. La valeur inductive de la relativité, p. 240-241.
112 Le métier de sociologue

expulse l'erreur, se substitue à l'ignorance. Mais trop souvent


aussi, philosophes, ou savants ont conçu l'erreur comme un
accident regrettable, une maladresse qu'un peu moins de pré-
cipitation ou de prévention nous eût épargnée, et l'ignorance
comme une privation du savoir correspondant. Personne encore
n'avait dit avec l'insistante assurance de M. Bachelard que l'esprit
est d'abord de lui-même pure puissance d'erreur, que l'erreur
a une fonction positive dans la genèse du savoir et que l'igno-
rance n'est pas une sorte de lacune ou d'absence, mais qu'elle a la
structure et la vitalité de l'instinct 1 . De même, la prise de
conscience du caractère nécessairement hypothético-déductif de
quelque science que ce soit avait conduit les philosophes, dès
la fin du xix e siècle, à suspecter d'insuffisance la notion de prin-
cipes intuitifs, évidences, données ou grâces, sensibles ou
intellectuelles. Mais personne encore n'avait consacré autant
d'énergie et d'obstination que M. Bachelard à affirmer que la
science se fait contre l'immédiat, contre les sensations 2 , que
« l'évidence première n'est pas une vérité fondamentale »3, que
le phénomène immédiat n'est pas, le phénomène important 4 . La
malveillance critique n'est pas une pénible nécessité dont le
savant pourrait souhaiter se voir dispensé, car elle n'est pas une
conséquence de la science mais son essence. La rupture avec le
passé des concepts, la polémique, la dialectique, c'est tout ce que
nous trouvons au terme de l'analyse des moyens du savoir. Sans
outrance mais non sans paradoxe, M. Bachelard place dans le
refus le ressort propulseur de la connaissance. Mais surtout
personne autant que lui n'avait mis de patience, d'ingéniosité,
de culture à multiplier les exemples invoqués à l'appui de cette
thèse : le modèle de ce genre d'exercice nous semble résider dans
le passage où l'exemple de l'atomisme est appelé à témoigner du
fait que le bénéfice de la connaissance tient uniquement dans ce
que la rectification d'un concept « retranche »5 d'une intuition
ou d'une image initiale. « L'atome est exactement la somme des
critiques auxquelles on soumet son image première ».6 Et encore,
« Le schéma de l'atome proposé par Bohr, il y a un quart de
siècle a dans ce sens, agi comme une bonne image, il n'en reste
plus rien »'. Déjà dans un ouvrage où il se montrait moins

1. La philosophie du non, p. 8 ; La formation de l'esprit scientifique, p. 15.


2. La formation de l'esprit scientifique, p. 250.
3. La psychanalyse du feu, p. 9.
4. Les intuitions atomistiques, p. 160.
5. La philosophie du non, p. 139.
6. Ibid., p. 139.
7. Ibid., p. 140.
Avant-propos "3

sévère pour le schéma de Bohr, M. Bachelard avait dénoncé le


« caractère illusoire de nos intuitions premières » 1 . Pour un phi-
losophe selon qui « le réel n'est jamais ce qu'on pourrait croire,
mais toujours ce qu'on aurait dû penser » 2 , le vrai ne peut être
que la « limite des illusions perdues » 3 .
Il n'est donc pas surprenant qu'aucun réalisme, et surtout pas
le réalisme empirique, ne trouve grâce comme théorie de la
connaissance, aux yeux de M. Bachelard. Il n'y a pas de réel
avant la science et en dehors d'elle. La science ne capte ni ne
capture le réel, elle indique la direction et l'organisation intellec-
tuelles, selon lesquelles « on peut avoir la sécurité que l'on
approche du réel » 4 . Pas plus qu'ils ne sont des catalogues de
sensations, les concepts scientifiques ne sont les répliques men-
tales d'essences. « L'essence est une fonction de la relation. » 5
Ayant justifié, dès l'Essai sur la connaissance approchée6, la subor-
dination du concept au jugement, M. Bachelard reprend et
consolide cette position, à l'occasion de son examen de la phy-
sique relativiste. Le jugement d'inhérence apparaît comme un
cas singulier du jugement de relation, l'attribut comme une
fonction des modes, l'être comme coïncidant avec les relations.
« C'est la relation qui dit tout, qui prouve tout, qui contient
tout. » 7 C'est sur le chemin du vrai que la pensée rencontre le
réel. Dans l'ordre des jugements de modalité, « l'on doit placer...
l'assertorique bien après l'apodictique » 8 . Dès lors, peu importe
à M. Bachelard l'étiquette que les amateurs de classifications
scolaires ou les censeurs d'idéologies hétérodoxes cherchent à
coller sur ce qui n'est pas son système, mais seulement sa ligne
de pensée. Si on le dit idéaliste, quand il aborde la science par la
voie royale de la physique mathématique, il répond : Idéalisme
discursif, c'est-à-dire laborieux dans sa dialectique et jamais
triomphant sans retour de fortune. Si on le dit matérialiste
quand il pénètre dans le laboratoire du chimiste, il répond :
Matérialisme rationnel, c'est-à-dire instruit et non pas naïf, opé-
rant et non pas docile, bref matérialisme qui ne reçoit pas sa
matière mais se la donne, qui « pense et travaille à partir d'un
monde recommencé » 9 .
1. Les intuitions atomistiques, p. 193.
2. La formation de l'esprit scientifique, p. 1 3 .
3. « Idéalisme discursif », in op. cit.
4. La valeur inductive de la relativité, p. 203.
5. ïbid., p. 208.
6. Chap. 11, La rectification des concepts.
7. La valeur inductive de la relativité, p. 270.
8. Ibid., p. 245.
9. Le matérialisme rationnel, p. 22.
ii4 Le métier de sociologue

C'est que la réalité du monde est toujours à reprendre étant


sous la responsabilité de la raison. Et la raison n'en a jamais fini
d'être déraisonnable pour tâcher de devenir toujours plus ration-
nelle. Si la raison n'était que raisonnable, elle finirait bien un jour
par se contenter de sa réussite, par dire oui à son actif. Mais c'est
toujours non et non. Comment s'expliquer cette puissance de
négation perpétuellement relancée ? Dans une admirable for-
mule, M. Bachelard a dit un jour que « nous avons la puissance
de réveiller les sources »1. Or il se trouve au cœur même de
l'homme une source qui ne tarit jamais, qui n'a donc jamais
à être réveillée, et c'est la source même de ce dont la philosophie
a longtemps fait hommage au sommeil du corps et de l'esprit,
la source des rêves, des images, des illusions. C'est la perma-
nence de ce pouvoir originaire, littéralement poétique, qui
contraint la raison à son effort permanent de dénégation, de
critique, de réduction. La dialectique rationnelle, l'ingratitude
essentielle de la raison pour ses réussites successives ne font
donc que désigner la présence dans la conscience d'une force
jamais lassée de divertissement du réel, d'une force qui accom-
pagne toujours la pensée scientifique non pas comme une ombre,
mais comme une contre-lumière. [...]
Il faut donc que l'esprit soit vision pour que la raison soit
revision, que l'esprit soit poétique pour que la raison soit analy-
tique dans sa technique, et le rationalisme, psychanalytique dans
son intention. On a été parfois surpris de voir placée sous la
marque de la psychanalyse une entreprise philosophique appa-
remment si conforme à l'attitude constante du rationalisme.
Mais c'est qu'il s'agit de tout autre chose que de la vocation
optimiste de la philosophie des lumières ou du positivisme. Il ne
s'agit pas de se croire ou de se dire rationaliste. « Rationaliste ?
dit M. Bachelard, nous essayons de le devenir. »2 Et il s'en
explique : « On a pu s'étonner qu'un philosophe rationaliste
donne une si longue attention à des illusions et à des erreurs, et
qu'il ait sans cesse besoin de représenter les valeurs rationnelles et
les images claires comme des rectifications de données fausses. »3
Mais c'est que, contrairement à ce qu'ont pu croire les rationa-
listes du x v m e et du xix e siècle, l'erreur n'est pas une faiblesse
mais une force, la rêverie n'est pas une fumée, mais un feu.
Comme le feu, elle reprend incessamment. « Nous consacrerons
une partie de nos efforts à montrer que la rêverie reprend sans

1. Essai sur la connaissance approchée, p. 290.


2. Ibid., p. 10.
3. Ibid., p. 9.
Avant-propos "5

cesse les thèmes primitifs, travaille sans cesse comme une âme
primitive, en dépit des succès de la pensée élaborée, contre
l'instruction même des expériences scientifiques. » l
On pouvait espérer en la réduction définitive des images
sensibles par l'office de la raison insensible, tant qu'on n'avait
pas soupçonné à quel point l'imagination sensualiste peut avoir
la vivacité profonde et renaissante de la sensualité. [...]
Les sens, à tous les sens du mot, fabulent. Qu'on relise à ce
sujet, et à propos des premières recherches sur l'électricité, les
réflexions de notre philosophe sur le caractère sensuel de la
connaissance concrète2 et sa conclusion concernant l'immuabilité
des valeurs inconscientes3. On n'est donc pas rationaliste à si peu
de frais que l'ont pensé les hommes de ^Aufklärung. Le rationa-
lisme est une philosophie coûteuse, une philosophie qui n'en
finit pas, pour cette raison que c'est « une philosophie qui n'a
pas eu de commencement »4.
En décrivant les subtilités dialectiques de la raison comme
réplique à la foison foisonnante des obstacles épistémologiques,
M. Bachelard a réussi ce que tant d'autres épistémologues ont
manqué : comprendre l'anti-science. Émile Meyerson, en somme,
se tirait à bon compte des difficultés posées à l'intelligence philo-
sophique par la résistance que l'expérience qualifiée, que l'uni-
vers du vivant opposent à l'effort rationnel pour l'identité du
réel. En nommant « irrationnel » ce noyau rebelle, Meyerson
cherchait à le déprécier; mais en justifiant la raison d'en faire le
« sacrifice », il lui reconnaissait, implicitement, quelque valeur
qu'il n'hésitait pas à nommer aussi réalité. Mais c'est trop de
deux réalités ! En fait l'épistémologie meyersonienne restait à
base de manichéisme, faute de savoir distinguer entre le négatif
et le néant. Tel est le sort inévitable de toute épistémologie qui
importe dans la philosophie elle-même les valeurs propres exclu-
sivement à la science, et qui tient l'anti-science comme disqua-
lifiée absolument parce que disqualifiée par et pour la science.
M. Bachelard, également quoique différemment attaché à la
science et à la poésie, à la raison et à l'imagination, n'a rien d'un
manichéen. Il s'est décidé à assumer le rôle et le risque d'un
« philosophe concordataire »5. Quand il produit au jour les
archétypes latents de l'imagination imageante, fomentant pour

1. La psychanalyse du feu, p. 14.


2. Le rationalisme appliqué, p. 141.
3. Ibid., note.
4. Le rationalisme appliqué, p. 123.
5. L'activité rationaliste de la physique contemporaine, p. 56.
n6 Le métier de sociologue

la raison, c'est-à-dire contre elle, les obstacles à la science qui


sont les objets de la science, les objections à la science, M. Bache-
lard ne se fait pas l'avocat du diable, il se sait complice du
Créateur. Avec lui, à nouveau, après Bergson, la création
continuée change de sens. Ce n'est pas seulement son épisté-
mologie qui est non cartésienne1, mais d'abord aussi son onto-
logie. La création continuée n'est pas la garantie de l'identité de
l'Être ou de son habitude, mais de sa naïveté, de son renouvelle-
ment. « Les instants sont distincts parce qu'ils sont féconds. » 2

GEORGES CANGUILHEM

« Sur une épistémologie concordataire »

1. Le nouvel esprit scientifique, p. 155.


2. L'intuition de l'instant, p. 112.
Avant-propos "7

LES TROIS DEGRÉS DE LA VIGILANCE

La surveillance du premier degré, comme attente de l'attendu ou même


comme attention à l'inattendu, reste une attitude de l'esprit empiriste.
La surveillance du second degré suppose l'explicitation des méthodes
et la vigilance méthodique indispensable à l'application méthodique des
méthodes ; c'est à ce niveau que s'instaure le contrôle mutuel du rationa-
lisme et de l'empirisme par l'exercice d'un rationalisme appliqué qui
est la condition de l'explicitation des rapports adéquats entre la théorie
et l'expérience. C'est avec la surveillance du troisième degré qu'apparaît
l'interrogation proprement épistémologique, seule capable de rompre
avec l' « absolu de la méthode » comme sjsteme des « censures de la
Raison », et avec les faux absolus de la culture traditionnelle qui peut
être encore à l'œuvre dans la vigilance du second degré. La liberté, tant
à l'égard de la culture traditionnelle que de l'histoire empirique des
sciences, procurée par cette « critique aiguë », conduit à un « pragma-
tisme surnaturalisant » qui cherche dans une histoire refaite des méthodes
et des théories un moyen de dépasser les méthodes et les théories. On voit
que la sociologie de la connaissance et de la culture et, en particulier, la
sociologie de l'enseignement des sciences, est un instrument quasi indis-
pensable de la surveillance du troisième degré.

2. G. Bachelard

On peut définir un canton particulier du sur-moi qu'on pourrait


appeler le sur-moi intellectuel. [...]
La fonction de surveillance de soi prend, dans les efforts de
culture scientifique, des formes composées fort propres à nous
montrer l'action psychique de la rationalité. En l'étudiant d'un
peu près nous aurons une nouvelle preuve du caractère spécifi-
quement second du rationalisme. On n'est vraiment installé
dans la philosophie du rationnel que lorsqu'on comprend que
l'on comprend, que lorsqu'on peut dénoncer sûrement les
erreurs et les semblants de compréhension. Pour qu'une sur-
veillance de soi ait toute son assurance, il faut en quelque manière
qu'elle soit elle-même surveillée. Prennent alors existence des
formes de surveillance de surveillance, ce que nous désignerons,
pour abréger le langage, par la notation exponentielle : (sur-
veillance)2. Nous donnerons même les éléments d'une sur-
veillance de surveillance de surveillance — autrement dit de
(surveillance)3. Sur ce problème de la discipline de l'esprit, il est
même assez facile de saisir le sens d'une psychologie exponen-
tielle et d'apprécier comment cette psychologie exponentielle
118 Le métier de sociologue

peut contribuer à la mise en ordre des éléments dynamiques de


la conviction expérimentale et de la conviction théorique. L'en-
chaînement des faits psychologiques obéit à des causalités très
diverses suivant le plan de leur organisation. Cet enchaînement
ne peut s'exposer dans le temps continu de la vie. L'explication
d'enchaînements si divers a besoin de hiérarchie. Cette hiérarchie
ne va pas sans une psychanalyse de l'inutile, de l'inerte, du
superflu, de l'inopérant. [...]
Un physicien surveille sa technique sur le plan de la surveil-
lance de ses pensées. Il a constamment besoin d'une confiance dans
la marche normale de ses appareils. Sans cesse il renouvelle un
brevet de bon perfectionnement. Il en va de même pour les
appareils tout psychiques de la juste pensée.
Mais après avoir suggéré la complication du problème de la
surveillance pour une pensée précise, voyons comment s'institue
la surveillance de surveillance.
La surveillance intellectuelle, sous sa forme simple, est
l'attente d'un fait défini, le repérage d'un événement caractérisé.
On ne surveille pas n'importe quoi. La surveillance est dirigée
sur un objet plus ou moins bien désigné, mais qui, pour le moins,
bénéficie d'un type de désignation. Rien de nouveau pour un
sujet surveillant. La phénoménologie de la nouveauté pure dans
l'objet ne pourrait éliminer la phénoménologie de la surprise
dans le sujet. La surveillance est donc conscience d'un sujet
qui a un objet — et conscience si claire que le sujet et son objet
se précisent ensemble, se couplant d'une manière d'autant plus
serrée que le rationalisme du sujet prépare plus exactement la
technique de surveillance de l'objet examiné. La conscience de
l'attente d'un événement bien défini doit se doubler dialectique-
ment d'une conscience de la disponibilité d'esprit de sorte que
la surveillance d'un événement bien désigné est, en fait, une
sorte de rythmanalyse de l'attention centrale et de l'attention
périphérique. Si alertée et viligante qu'elle soit, la surveillance
simple est, au premier chef, une attitude de l'esprit empiriste.
Dans cette vue, un fait est un fait, rien de plus qu'un fait. La
prise de connaissance respecte la contingence des faits.
La fonction de surveillance de surveillance ne peut guère
apparaître qu'après « un discours de la méthode », quand la
conduite ou la pensée ont trouvé des méthodes, ont valorisé des
méthodes. Alors le respect de la méthode ainsi valorisée enjoint
des attitudes de surveillance qu'une surveillance spéciale doit
maintenir. La surveillance ainsi surveillée est alors à la fois
conscience d'une forme et conscience d'une information. Le
Avant-propos 119

rationalisme appliqué apparaît avec ce « doublet ». Il s'agit en


effet d'appréhender des faits formés, des faits qui actualisent les
principes d'information.
Nous pouvons d'ailleurs, à cette occasion, constater combien
nombreux sont les documents qu'un enseignement de la pensée
scientifique apporte pour une psychologie exponentielle. Une
éducation de la pensée scientifique gagnerait à expliciter cette
surveillance de la surveillance qui est la nette conscience de
l'application rigoureuse d'une méthode. Ici, la méthode bien
désignée joue le rôle d'un surmoi bien psychanalysé en ce sens
que les fautes apparaissent dans une atmosphère sereine; elles
ne sont pas dolorifiques, bien mieux elles sont éducatives. Il faut
les avoir faites pour que la surveillance de surveillance soit
alertée, pour qu'elle s'instruise. La psychanalyse de la connais-
sance objective et de la connaissance rationnelle travaille à ce
niveau en éclairant les rapports de la théorie et de l'expérience,
de la forme et de la matière, du rigoureux et de l'approximatif,
du certain et du probable — toutes dialectiques qui demandent
des censures spéciales pour qu'on ne passe pas sans précautions
d'un terme à l'autre. On aura là bien souvent l'occasion de
rompre les blocages philosophiques; tant de philosophies se
présentent en effet avec la prétention d'imposer un sur-moi à la
culture scientifique. En se targuant de réalisme, de positivisme,
de rationalisme, on se débarrasse parfois de la censure qui doit
garantir les limites et les rapports du rationnel et de l'expérimen-
tal. S'appuyer constamment sur une philosophie comme sur un
absolu, c'est réaliser une censure dont on n'a pas toujours étudié
la légalité. La surveillance de surveillance en travaillant sur les
deux bords de l'empirisme et du rationalisme est, à bien des
titres, une psychanalyse mutuelle des deux philosophies. Les
censures du rationalisme et de l'expérience scientifique sont
corrélatives.
Dans quelles circonstances pourra-t-on voir apparaître la
(surveillance)3 ? De toute évidence, quand on surveillera non
pas seulement l'application de la méthode, mais la méthode elle-
même. La (surveillance)3 demandera qu'on mette la méthode à
l'épreuve, elle demandera qu'on risque dans l'expérience les
certitudes rationnelles ou que survienne une crise d'interpréta-
tion de phénomènes dûment constatés. Le sur-moi actif exerce
alors, dans un sens ou dans l'autre, une critique aiguë. Il met en
accusation non seulement le moi de culture, mais les formes
antécédentes du sur-moi de culture; d'abord, bien entendu, la
critique porte sur la culture livrée par l'enseignement traditionnel,
I 20 Le métier de sociologue

ensuite elle porte sur la culture raisonnée, sur l'histoire même


de la rationalisation des connaissances. D'une manière plus
condensée, on peut dire que l'activité de la (surveillance)3 se
déclare absolument libre à l'égard de toute historicité de culture.
L'histoire de la pensée scientifique cesse d'être une avenue
nécessaire, elle n'est qu'une gymnastique de débutant qui doit
nous livrer des exemples d'émergences intellectuelles. Même
lorsqu'elle paraît prendre la suite d'une évolution historique, la
culture surveillée que nous envisageons refait par récurrence
une histoire bien ordonnée qui ne correspond nullement à
l'histoire effective. Dans cette histoire refaite, tout est valeur.
Le (sur-moi)3 trouve des condensations plus rapides que les
exemples dilués sur le temps historique. Il pense l'histoire,
sachant bien l'infirmité qu'il y aurait à la revivre.
Faut-il faire remarquer que la (surveillance)3 saisit des rapports
entre la forme et la fin ? qu'elle détruit l'absolu de la méthode ?
qu'elle juge la méthode comme un moment des progrès de
méthode ? Au niveau de la (surveillance)3 plus de pragmatisme
morcelé. Il faut que la méthode fasse la preuve d'une finalité
rationnelle qui n'a rien à voir avec une utilité passagère. Ou du
moins, il faut envisager une sorte de pragmatisme surnaturali-
sant, un pragmatisme désigné comme un exercice spirituel anago-
gique, un pragmatisme qui chercherait des motifs de dépasse-
ment, de transcendance, et qui demanderait si les règles de la
raison ne sont pas elles-mêmes des censures à enfreindre.

GASTON BACHELARD
Le rationalisme appliqué
INTRODUCTION

Épistémologie et méthodologie

ÉPISTÉMOLOGIE ET LOGIQUE RECONSTRUITE

Les sociologues de la science observent que le rapport entre le savant


et sa pratique, au moins telle qu'il la reconstruit quand il la raconte ou la
décrit, est presque toujours médiatisé par des représentations sociales
inspirées de philosophies souvent fort éloignées de la réalité de l'acte
scientifique. Dans le cas des sciences sociales, la réinterprétation des
actes de la recherche s'opère le plus souvent conformément aux canons de
la méthodologie comme logique reconstruite, très éloignée de la « logique-
en-acte » qu'engage la démarche réelle de l'invention.
Si la reconstruction de la démarche est un des moyens de contrôler la
rigueur logique d'une recherche*, elle peut avoir des conséquences
contraires lorsqu'elle se donne comme le reflet de la démarche réelle.
Par là, elle risque de consacrer la dichotomie entre les démarches réelles,
livrées à l'intuition et au hasard, et la rigueur idéale que l'on peut
plus facilement actualiser dans des exercices formels ou dans des réitéra-
tions d'enquêtes**. Dès lors, rappeler la différence entre la logique en
acte de la démarche scientifique et la logique idéale des reconstructions post
festum, ce n'est pas encourager à l'abdication de l'hyperempirisme ou
à l'aventure de l'intuitionnisme mais appeler à la vigilance épistémolo-
gique en montrant que l'invention peut avoir une logique propre, différente
de la logique de l'exposition ou de la démonstration.

3. A.. Kaplan

Une logique reconstruite ne saurait prétendre représenter fidèle-


ment les démarches réelles du savant, et cela pour deux raisons.
D'abord, et du fait que la logique procède à des évaluations, elle
porte souvent moins d'intérêt à ce qu'accomplit le savant qu'à

* Cf. supra, § 1.1, p. 28, et infra, J H. Goldthorpe et D. Lockwood, texte n° 6, p. 134.


** Cf. supra, § 2.1, p. 54.
122 Épistêmologie et méthodologie

ce qu'il n'accomplit pas. Pourtant, la formulation et le perfec-


tionnement des hypothèses scientifiques mettent en jeu des
opérations qui, tout compte fait, ont leur cohérence et ne
relèvent pas du domaine de l'illogique ou de l'extra-logique. La
critique que je formule revient donc à ceci : dans la reconstruc-
tion « hypothético-déductive », les événements les plus saillants
du drame scientifique se jouent dans les coulisses. Les processus
dans lesquels s'engendre réellement la connaissance sont, sans
aucun doute, déterminants pour l'entreprise scientifique, même
du strict point de vue logique. Or la reconstruction classique
met en scène le dénouement, mais nous laisse dans l'ignorance
de l'intrigue.
En second lieu, une logique reconstruite ne se présente pas
comme une description, mais plutôt comme une idéalisation de
la pratique scientifique. Même le plus accompli des savants n'ex-
prime pas sa démarche d'une manière entièrement et irréprocha-
blement logique; et les plus belles recherches trahissent encore,
à certains détours, leur caractère « trop-humain ». La logique-
en-acte est prise dans la gangue d'une «-logique-en-acte, et
même d'une //logique-en-acte. La reconstruction idéalise la
logique de la science parce qu'elle nous montre seulement ce que
celle-ci devrait être, si on parvenait à l'extraire des actes réels et
à la raffiner jusqu'à son extrême degré de pureté.
Il est sans doute légitime de défendre ainsi la logique recons-
truite — mais seulement jusqu'à un certain point. Il peut arriver
que l'idéalisation soit poussée si loin qu'elle n'ait plus d'intérêt
que pour le développement de la science logique elle-même, et
ne nous aide plus guère dans la tâche de comprendre et de juger
la pratique scientifique réelle. Certaines reconstructions ont été
idéalisées à un point tel que, comme Max Weber l'observait,
non sans quelque amertume, « il est souvent difficile pour les
disciplines spécialisées de s'y reconnaître à l'œil nu ». Au pis, le
logicien peut en arriver à s'absorber dans l'art de raffiner la
puissance et la beauté de son instrument au point de perdre de
vue le matériel sur lequel il devrait en faire usage. Au mieux, il
doit s'abandonner à un platonisme douteux en posant que la
manière adéquate d'analyser et de comprendre un phénomène
consiste à se référer à son archétype, c'est-à-dire à sa forme pure,
abstraite de toute application concrète. C'est là, bien sûr, une
démarche possible, mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours
la meilleure.
Le plus grand danger qui s'attache à la confusion de la logique-
en-acte avec une logique reconstruite, et tout particulièrement
Épistémologie et logique reconstruite 12}

avec une logique fortement idéalisée, réside en ce que l'auto-


nomie de la science s'en trouve subtilement annihilée. Le pou-
voir normatif de la logique n'a pas nécessairement pour effet
d'améliorer la logique-en-acte; il peut la conduire à se conformer
étroitement aux stipulations de la logique reconstruite. On a sou-
vent dit que les sciences de l'homme devraient cesser de s'achar-
ner à imiter les sciences physiques. Je crois que cette recomman-
dation constitue une erreur : il faut garder un préjugé favorable
aux opérations de connaissance qui ont déjà fait la preuve de leur
efficacité dans la recherche de la vérité. Ce qui est important,
à mon avis, c'est que les sciences de l'homme cessent de vouloir
imiter l'image des sciences physiques que prétendent imposer
certaines reconstructions particulières.

ABRAHAM K A P L A N
Tbe Conduct of Inquiry :
Methodology for Behavioral Science
1. L a rupture

l.l. PRÉNOTIONS ET TECHNIQUES DE RUPTURE

LES PRÉNOTIONS COMME OBSTACLE


ÉPISTÉMOLOGIQUE

La contestation des « vérités » du sens commun est devenue un lieu


commun du discours méthodologique, qui risque de perdre par là toute
sa force critique. Bachelard et Durkheim font voir que la contestation
point par point des préjugés du sens commun ne peut remplacer la mise
en question radicale des principes sur lesquels il repose : « Face au réel,
ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand
il se présente à la ctilture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est
même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés [...]. L'opinion pense mal ;
elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant
les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître [...]. Il ne
suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers,
en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance
vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une
opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions
que nous ne savons pas formuler clairement. »* Les lenteurs ou les
erreurs de la connaissance sociologique ne tiennent pas seulement à des
causes extrinsèques, telles que la complexité et la fugacité des phéno-
mènes considérés, mais aux fonctions sociales des prénotions qui font
obstacle à la science sociologique : les opinions premières doivent leur
force, non seulement au fait qu'elles se présentent comme une tentative
d'explication systématique, mais encore au fait que les fonctions
qu'elles remplissent constituent elles-mêmes un système.

* G . Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, op. cit., p. 14.


126 Épistémologie et méthodologie

4. É. Durkheim

Au moment où un ordre nouveau de phénomènes devient objet


de science, ils se trouvent déjà représentés dans l'esprit, non
seulement par des images sensibles, mais par des sortes de
concepts grossièrement formés. Avant les premiers rudiments
de la physique et de la chimie, les hommes avaient déjà sur les
phénomènes physico-chimiques des notions qui dépassaient la
pure perception; telles sont, par exemple, celles que nous trou-
vons mêlées à toutes les religions. C'est que, en effet, la réflexion
est antérieure à la science qui ne fait que s'en servir avec plus
de méthode. L'homme ne peut pas vivre au milieu des choses
sans s'en faire des idées d'après lesquelles il règle sa conduite. [...]
Ces notions, en effet, ou concepts, de quelque nom qu'on
veuille les appeler, ne sont pas les substituts légitimes des choses.
Produits de l'expérience vulgaire, ils ont, avant tout, pour objet
de mettre nos actions en harmonie avec le monde qui nous
entoure; ils sont formés par la pratique et pour elle. Or une
représentation peut être en état de jouer utilement ce rôle tout
en étant théoriquement fausse. Copernic a, depuis plusieurs
siècles, dissipé les illusions de nos sens touchant les mouvements
des astres ; et pourtant, c'est encore d'après ces illusions que nous
réglons couramment la distribution de notre temps. Pour qu'une
idée suscite bien les mouvements que réclame la nature d'une
chose, il n'est pas nécessaire qu'elle exprime fidèlement cette
nature; mais il suffit qu'elle nous fasse sentir ce que la chose
a d'utile ou de désavantageux, par où elle peut nous servir, par
où nous contrarier. Encore les notions ainsi formées ne présen-
tent-elles cette justesse pratique que d'une manière approxima-
tive et seulement dans la généralité des cas. Que de fois elles sont
aussi dangereuses qu'inadéquates ! Ce n'est donc pas en les éla-
borant, de quelque manière qu'on s'y prenne, que l'on arrivera
jamais à découvrir les lois de la réalité. Elles sont, au contraire,
comme un voile qui s'interpose entre les choses et nous et
qui nous les masque d'autant mieux qu'on le croit plus trans-
parent. [...]
Les notions dont nous venons de parler, ce sont ces notiones
vulgares ou praenotiones qu'il [Bacon] signale à la base de toutes
les sciences où elles prennent la place des faits. Ce sont ces idola,
sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des
choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes. Et
c'est parce que ce milieu imaginaire n'offre à l'esprit aucune
résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s'aban-
Prénotions et techniques de rupture 127

donne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire


ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au
gré de ses désirs.
S'il en a été ainsi des sciences naturelles, à plus forte raison
en devait-il être de même pour la sociologie. Les hommes n'ont
pas attendu l'avènement de la science sociale pour se faire des
idées sur le droit, la morale, la famille, l'État, la société même;
car ils ne pouvaient s'en passer pour vivre. Or, c'est surtout en
sociologie que ces prénotions, pour reprendre l'expression de
Bacon, sont en état de dominer les esprits et de se substituer
aux choses. En effet, les choses sociales ne se réalisent que par
les hommes; elles sont un produit de l'activité humaine. Elles
ne paraissent donc pas être autre chose que la mise en œuvre
d'idées, innées ou non, que nous portons en nous, que leur appli-
cation aux diverses circonstances qui accompagnent les relations
des hommes entre eux. [...]
Ce qui achève d'accréditer cette manière de voir, c'est que le
détail de la vie sociale débordant de tous les côtés la conscience,
celle-ci n'en a pas une perception assez forte pour en sentir la
réalité. N'ayant pas en nous d'attaches assez solides ni assez pro-
chaines, tout cela nous fait assez facilement l'effet de ne tenir à
rien et de flotter dans le vide, matière à demi irréelle et indéfini-
ment plastique. Voilà pourquoi tant de penseurs n'ont vu dans
les arrangements sociaux que des combinaisons artificielles et
plus ou moins arbitraires. Mais si le détail, si les formes concrètes
et particulières nous échappent, du moins nous nous représen-
tons les aspects les plus généraux de l'existence collective en gros
et par à peu près, et ce sont précisément ces représentations sché-
matiques et sommaires qui constituent ces prénotions dont nous
nous servons pour les usages courants de la vie. Nous ne pou-
vons donc songer à mettre en doute leur existence, puisque nous
la percevons en même temps que la nôtre. Non seulement elles
sont en nous, mais, comme elles sont un produit d'expériences
répétées, elles tiennent de la répétition, et de l'habitude qui en
résulte, une sorte d'ascendant et d'autorité. Nous les sentons
nous résister quand nous cherchons à nous en affranchir. Or
nous ne pouvons pas ne pas regarder comme réel ce qui s'oppose
à nous. Tout contribue donc à nous y faire voir la vraie réalité
sociale. [...]
Ce n'est pas seulement à la base de la science que se rencon-
trent ces notions vulgaires, mais on les retrouve à chaque instant
dans la trame des raisonnements. Dans l'état actuel de nos
connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce que c'est
128 Épistémologie et méthodologie

que l'État, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le


socialisme, le communisme, etc., la méthode voudrait donc que
l'on s'interdît tout usage de ces concepts, tant qu'ils ne sont pas
scientifiquement constitués. Et cependant les mots qui les
expriment reviennent sans cesse dans les discussions des socio-
logues. On les emploie couramment et avec assurance comme
s'ils correspondaient à des choses bien connues et définies, alors
qu'ils ne réveillent en nous que des notions confuses, mélanges
indistincts d'impressions vagues, de préjugés et de passions.
Nous nous moquons aujourd'hui des singuliers raisonnements
que les médecins du moyen âge construisaient avec les notions
du chaud, du froid, de l'humide, du sec, etc., et nous ne nous
apercevons pas que nous continuons à appliquer cette même
méthode à l'ordre de phénomènes qui le comporte moins que
tout autre, à cause de son extrême complexité.
Dans les branches spéciales de la sociologie, ce caractère
idéologique est encore plus accusé. [...]
Aussi toutes les questions que se pose d'ordinaire l'éthique se
rapportent-elles non à des choses, mais à des idées ; ce qu'il s'agit
de savoir, c'est en quoi consiste l'idée du droit, l'idée de la
morale, non quelle est la nature de la morale et du droit pris en
eux-mêmes. Les moralistes ne sont pas encore parvenus à cette
conception très simple que, comme notre représentation des
choses sensibles vient de ces choses mêmes et les exprime plus
ou moins exactement, notre représentation de la morale vient
du spectacle même des règles qui fonctionnent sous nos yeux et
les figure schématiquement ; que, par conséquent, ce sont ces
règles et non la vue sommaire que nous en avons, qui forment
la matière de la science, de même que la physique a pour objet
les corps tels qu'ils existent, non l'idée que s'en fait le vulgaire.
Il en résulte qu'on prend pour base de la morale ce qui n'en est
que le sommet, à savoir la manière dont elle se prolonge dans
les consciences individuelles et y retentit. [...]
Ilfaut écarter systématiquement toutes les prénotions. Une démons-
tration spéciale de cette règle n'est pas nécessaire; elle résulte de
tout ce que nous avons dit précédemment. Elle est, d'ailleurs, la
base de toute méthode scientifique. Le doute méthodique de
Descartes n'en est, au fond, qu'une application. Si, au moment
où il va fonder la science, Descartes se fait une loi de mettre en
doute toutes les idées qu'il a reçues antérieurement, c'est qu'il
ne veut employer que des concepts scientifiquement élaborés,
c'est-à-dire construits d'après la méthode qu'il institue; tous
ceux qu'il tient d'une autre origine doivent donc être rejetés, au
Prénotions et techniques de rupture 129

moins provisoirement. Nous avons déjà vu que la théorie des


Idoles, chez Bacon, n'a pas d'autre sens. Les deux grandes
doctrines que l'on a si souvent opposées l'une à l'autre concor-
dent sur ce point essentiel. Il faut donc que le sociologue, soit
au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans
le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi
de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour
des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affran-
chisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire,
qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories
empiriques qu'une longue accoutumance finit souvent par
rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité
l'oblige à y recourir, qu'il le fasse en ayant conscience de leur
peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine
un rôle dont elles ne sont pas dignes.

ÉMILE DURKHEIM
Les règles de la méthode sociologique

9
IJO Épistémologie et méthodologie

LA DÉFINITION PROVISOIRE COMME INSTRUMENT


DE RUPTURE

L'exigence dukheimienne de la définition préalable, si souvent condamnée


comme moment obligé du rituel de l'exposition scolaire, et qui a été
récemment l'objet d'une réhabilitation « opérationaliste » qui ne lui rend
pas davantage justice, a pour fonction première d'écarter les prénotions,
c'est-à-dire les pré-constructions de la sociologie spontanée, en construi-
sant le système de relations qui définit le fait scientifique.

5. M. Mauss

Il nous reste à déterminer la méthode qui convient le mieux à


notre sujet. Bien que nous pensions qu'il ne faut pas agiter per-
pétuellement les questions de méthodologie, il nous paraît cepen-
dant qu'il y a intérêt à expliquer ici les procédés de définition,
d'observation, d'analyse qui seront appliqués au cours de ce
travail. On pourra, ainsi, faire plus facilement la critique de
chacune de nos démarches et en contrôler les résultats.
Du moment que la prière, partie intégrante du rituel, est une
institution sociale, l'étude a une matière, un objet, une chose à
quoi elle peut et doit s'attacher. En effet, tandis que, pour les
philosophes, les théologiens, le rituel est un langage conven-
tionnel par lequel s'exprime, imparfaitement, le jeu des images
et des sentiments intimes, il devient, pour nous, la réalité même.
Car il contient tout ce qu'il y a d'actif et de vivant dans la prière :
il garde en réserve tout ce qui fut mis de sens dans les mots, il
contient en germe tout ce qu'on en pourra déduire, même par
des synthèses nouvelles : les pratiques et les croyances sociales
qui y sont condensées sont lourdes du passé et du présent,
grosses de l'avenir. Donc, quand on étudie la prière de ce
biais, elle cesse d'être quelque chose d'inexprimable, d'inac-
cessible. Elle devient une réalité définie, une donnée concrète,
quelque chose de précis, de résistant et d'arrêté qui s'impose
à l'observateur.
Définition. -— Si nous savons maintenant qu'il existe quelque
part un système de faits appelés prières, nous n'en avons encore
qu'une appréhension confuse : nous n'en connaissons pas
l'étendue, ni les limites exactes. Il nous faudra donc, avant tout,
transformer cette impression indécise et flottante en une notion
distincte. C'est là l'objet de la définition. Il n'est pas question,
bien entendu, de définir d'emblée la substance même des faits.
Une telle définition ne peut venir qu'au terme de la science, celle
Prénotions et techniques de rupture

que nous avons à faire au début ne peut être que provisoire. Elle
est seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la
chose à étudier, sans anticiper sur les résultats de l'étude. Il s'agit
de savoir quels sont les faits qui méritent d'être appelés prières.
Mais cette définition pour être provisoire ne saurait être établie
avec trop de soin, car elle dominera toute la suite du travail. Elle
facilite en effet la recherche parce qu'elle limite le champ de
l'observation. En même temps elle rend méthodique la vérifica-
tion des hypothèses. Grâce à elle on échappe à l'arbitraire, on est
obligé de considérer tous les faits de prière et de ne considérer
qu'eux. La critique peut alors se faire d'après des règles précises.
Pour discuter une proposition, il faut faire voir : ou que la
définition était mauvaise et viciait toute la suite du raisonnement,
ou qu'on a négligé tel fait qui rentrait dans la définition, ou bien
enfin qu'on a fait entrer en ligne de compte des faits qui n'y
rentraient pas.
Au contraire, quand la nomenclature n'est pas arrêtée, l'au-
teur passe insensiblement d'un ordre de faits à l'autre, ou un
même ordre de faits porte différents noms chez différents auteurs.
Les inconvénients qui résultent de l'absence de définition sont
particulièrement sensibles dans la science des religions où l'on
s'est peu préoccupé de définir. C'est ainsi que des ethnographes
après avoir dit que la prière est inconnue de telle ou telle société,
nous citent des « chants religieux », de nombreux textes rituels
qu'ils y ont observés. Une définition préalable nous épargnera
ces déplorables flottements et ces interminables débats entre
auteurs qui, sur le même sujet, ne parlent pas des mêmes choses.
Puisque cette définition vient au début de la recherche, c'est-
à-dire à un moment où les faits sont seulement connus du dehors,
elle ne peut être faite que d'après des signes extérieurs. Il s'agit
exclusivement de délimiter l'objet de l'étude et par conséquent
d'en marquer les contours. Ce qu'il faut trouver c'est quelques
caractères apparents, suffisamment sensibles qui permettent de
reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est prière. Mais
d'un autre côté ces mêmes caractères doivent être objectifs. Il
ne faut s'en fier ni à nos impressions ni à nos prénotions, ni
à celles des milieux observés. Nous ne dirons pas d'un acte
religieux qu'il est une prière parce que nous le sentons tel, ni
parce que les fidèles de telle ou telle religion le nomment ainsi.
De même que le physicien définit la chaleur par la dilatation des
corps et non par l'impression du chaud, c'est dans les choses
elles-mêmes que nous irons chercher le caractère en fonction
duquel la prière doit être exprimée. Définir d'après des impres-
I}2 Épistémologie et méthodologie

sions revient à ne pas définir du tout; car rien n'est plus mobile
qu'une impression : elle change d'un individu à l'autre, d'un
peuple à l'autre; elle change, dans un individu comme dans un
peuple suivant l'état d'esprit où ils se trouvent. Aussi lorsqu'au
lieu de constituer — arbitrairement, mettons, mais avec le souci
de la logique et le sens du concret — la notion scientifique de la
prière on la compose à l'aide d'éléments aussi inconsistants que le
sentiment des individus, on la voit ballottée entre les contraires,
au détriment du travail. Les choses les plus différentes sont
appelées prières soit au cours d'un même travail, par un même
auteur, soit suivant les auteurs qui donnent au mot des sens
divers, soit suivant les civilisations étudiées. De cette manière
on en vient à opposer comme contradictoires des faits qui res-
sortissent à un même genre, ou à confondre des faits qui doivent
être distingués. De même que l'ancienne physique faisait du
chaud et du froid deux natures différentes, de même, un idéaliste,
aujourd'hui encore, se refusera à admettre qu'il y ait quelque
parenté entre la prière et la grossière incantation magique. Le
seul moyen d'échapper à des distinctions, aussi arbitraires que
certaines confusions, c'est d'écarter, une bonne fois, toutes ces
pré-notions subjectives pour atteindre l'institution elle-même.
A cette condition, cette définition initiale sera déjà un premier
gain pour la recherche. [...]
Lorsque nous disons « la prière », nous n'entendons pas qu'il
existe quelque part une entité sociale qui mériterait ce nom et
sur laquelle nous pourrions immédiatement spéculer. Une insti-
tution n'est pas une unité indivisible, distincte des faits qui la
manifestent, elle n'est que leur système. Non seulement « la
religion » n'existe pas et il n'y a que des religions particulières
mais encore chacune de celles-ci n'est rien autre chose qu'un
ensemble plus ou moins organisé de croyances et de pratiques
religieuses. De même le mot de prière n'est qu'un substantif par
lequel nous dénotons un ensemble de phénomènes dont chacun
est individuellement une prière. Seulement tous ont en commun
certains caractères propres qu'une abstraction peut dégager.
Nous pouvons donc les rassembler sous un même nom qui les
désigne tous et ne désigne qu'eux.
Mais si, pour constituer cette notion, nous ne sommes aucune-
ment liés par les idées courantes, nous ne devons pas leur faire
inutilement violence. Il ne s'agit pas du tout d'employer dans
un sens entièrement nouveau un mot dont tout le monde se sert,
mais de mettre à la place de la conception usuelle, qui est
confuse, une conception plus claire et plus distincte. Le physi-
Prénotion s et techniques de rupture 133

cien n'a pas défiguré le sens du mot chaleur quand il l'a définie
par la dilatation. De même le sociologue ne défigurera pas le sens
du mot prière quand il en délimitera l'extension et la compréhen-
sion. Son seul but est de substituer à des impressions personnelles
un signe objectif qui dissipe les amphibologies et les confusions
et, tout en évitant les néologismes, prévienne les jeux de mots.

MARCEL MAUSS
« La Prière »
134 Épistémologie et méthodologie

L'ANALYSE LOGIQUE COMME ADJUVANT


DE LA VIGILANCE ÉPISTÉMOLOGIQUE

La clarification des concepts et la formulation des propositions et des


hypothèses sous une forme telle qu'elles soient justiciables d'une vérifi-
cation expérimentale est une des conditions fondamentales de la rigueur
et un des instruments les plus efficaces de la vigilance épistémologique.
Des concepts empruntés au langage commun, tels que « conformisme »*
ou « embourgeoisement », requièrent tout particulièrement un examen
destiné à expliciter leurs présupposés, à éprouver leur cohérence et
à dégager les conséquences des propositions qu'ils impliquent. Ce serait
assurément trop attendre des automatismes de l'abstraction classifica-
toire (cf. supra, 1.6, p. 4j) que de voir dans le schémaformalisé pro-
posé par les auteurs un plan omnibus pour la vérification expérimen-
tale ; à tout le moins, l'analyse logique qu'il permet de développer
porte-t-elle en pleine lumière les ambiguïtés que masque la notion demi-
savante d'« embourgeoisement ».

6. J. H. Goldthorpe et D. Lockivood

L'enrichissement de la classe ouvrière a fait dire que la structure


de la société britannique se transforme. Nombre d'auteurs sou-
tiennent que la classe ouvrière, ou du moins sa fraction la plus
prospère, est en train de perdre son identité et de se fondre dans
la classe moyenne. Autrement dit, on prétend que de nombreux
travailleurs manuels salariés ne peuvent plus, du point de vue
social, être distingués des membres d'autres groupes — ceux,
par exemple, des employés de bureau, des artisans qualifiés ou
des techniciens subalternes —, qui naguère leur étaient sociale-
ment supérieurs.
On notera qu'il s'agirait là d'une transformation des struc-
tures sociales beaucoup plus rapide et d'une portée beaucoup
plus grande que celle qui résulterait de l'évolution tendancielle
affectant la répartition des emplois, la répartition générale des
revenus et des richesses, ou les taux de mobilité sociale d'une
génération à l'autre : en effet, on affirme que, en l'espace d'une
vie, des groupes numériquement importants font l'expérience,
non seulement d'une nette augmentation de leur niveau de vie,
mais aussi d'une transformation fondamentale de leur mode de
vie et de leur position dans l'échelle sociale relativement à

* On trouvera un autre exemple de ce style d'analyse chez M. Jahoda, « Confor-


mity and Independence », Human Relations, avril 1959, p. 99 sq.
Prénotions et techniques de rupture 135

d'autres groupes sociaux avec lesquels ils sont habituellement en


contact. Ceci implique donc, en plus des transformations écono-
miques, des transformations affectant les valeurs, les attitudes
et les aspirations, les modèles de conduite, et la structure des
relations qui forment le tissu de la vie sociale. [...]
Les transformations tendancielles de longue période dont
il a été question plus haut ont toutes été à un moment ou à un
autre invoquées comme éléments d'explication des changements
observés dans la clientèle des partis politiques ; notamment, bien
sûr, du dépérissement de l'électorat travailliste depuis dix ans
ou plus. Mais c'est surtout la thèse de 1' « embourgeoisement »*
de la classe ouvrière qui a été investie d'une signification poli-
tique, quand le parti travailliste a été battu aux élections pour la
troisième fois consécutive en 1959. Par exemple, dans leur étude
sur ces élections, Butler et Rose ont soutenu que les résultats
« établissent clairement qu'on ne peut pas négliger le glissement
vers les conservateurs, comme s'il n'y avait là qu'une saute
éphémère du vent électoral. Des facteurs à long terme entrent
également en jeu. La croissance régulière de la prospérité a porté
atteinte aux attitudes traditionnelles de la classe ouvrière »...
De l'avis de ces auteurs de nombreux travailleurs manuels sont,
pour le moins, « au seuil de la classe moyenne ». Le même thème
a été repris par des « révisionnistes » du parti travailliste, comme
Crosland : « Bien que le mouvement qui se dessine contre le
Labour ne soit pas d'une grande importance numérique, écrit-il,
il faut le prendre au sérieux parce qu'il reflète manifestement
un courant à long terme. De plus, il semble déterminé par cer-
taines transformations économiques et sociales sous-jacentes qui
non seulement sont irréversibles, mais n'ont même pas encore
atteint leur terme. » Les forces de transformation « font craquer
peu à peu les barrières entre la classe ouvrière et la bour-
geoisie »... et le soutien au parti travailliste s'affaiblit en raison
d'une crise de l'identification sociale : « Des gens qu'objective-
ment on rangerait dans la classe ouvrière en raison de leur
métier ou de leur appartenance familiale ont atteint les revenus,
le mode de consommation, et parfois la psychologie de la classe
moyenne. »
Notre propos ici n'est pas de déterminer si, et dans quelle
mesure, le courant électoral anti-travailliste est réellement lié
à des processus de changement irréversibles. Nous pensons
pourtant que de telles interprétations du déclin du parti tra-

* En français dans le texte.


i }6 Ûpistémologie et méthodologie

vailliste ne peuvent en aucune façon être considérées comme


décisives. En premier lieu, on peut invoquer diverses autres
raisons pour expliquer l'insuccès du parti travailliste, sans
recourir à la thèse de l'embourgeoisement des ouvriers. En
deuxième lieu, avant qu'on puisse utilement introduire cette
thèse et lui conférer une fonction d'explication, une précaution
élémentaire consiste à se donner une idée claire de ce qu'elle
implique, et aussi, naturellement, à en éprouver la valeur en la
confrontant aux faits. Or, au point où en sont les choses, sans
même parler de l'épreuve des faits, elle ne satisfait pas encore
à l'exigence de clarté.
Du point de vue sociologique, la thèse selon laquelle la frac-
tion aisée des travailleurs manuels d'un pays s'absorbe dans la
classe moyenne impliquerait essentiellement ce qui suit :

a) Que ces travailleurs et leurs familles acquièrent un niveau de


vie, en termes de revenus et de biens matériels, qui les place sur
un plan d'égalité au moins avec la couche inférieure de la classe
moyenne. On se réfère dans ce cas à certains des aspects spécifi-
quement économiques de la stratification sociale.

b) Que ces mêmes travailleurs acquièrent aussi de nouvelles


perspectives sociales et des normes de conduite qui sont plus
caractéristiques de la classe moyenne que de la classe ouvrière.
On se réfère dans ce cas à ce qu'on peut appeler l'aspect normatif
de la classe.

c) Qu'ayant une position économique et une orientation nor-


mative semblables à celles de nombreuses personnes de la classe
moyenne, ces travailleufs manuels sont traités par elles sur un
pied d'égalité dans toutes les relations sociales, des plus ritua-
lisées aux plus spontanées. C'est là ce qu'on peut appeler l'aspect
relationnel de la classe. [...]
Pour les besoins du raisonnement, nous supposerons tout
d'abord réalisée l'égalité économique entre les groupes de la
classe ouvrière et ceux de la classe moyenne, pour porter notre
attention sur les deux autres aspects que nous avons distingués :
les aspects relationnel et normatif. Ces deux aspects de la classe
sociale (puisque nous les avons considérés comme tels) peuvent
être reliés directement aux concepts de « groupe d'appartenance »
et de « groupe de référence ». [...]
Le cas qui nous intéresse ici est celui où peu à peu une per-
sonne se détache, ou se trouve de fait détachée, des normes de
Prénotions et techniques de rupture 137

son groupe d'appartenance, et en vient à prendre comme groupe


de référence un autre groupe où, suivant les cas, elle est ou n'est
pas acceptée. Tels sont, selon nous, les axes auxquels il faut, en
dernière analyse, se référer pour comprendre les changements de
structure sociale, entendus dans un sens plus large que le simple
sens économique, et compris comme une forme spécifique du
processus général suivant lequel les individus se rattachent à un
groupe social et s'en détachent.
Si on l'interprète en termes de classe, l'analyse, que propose
Merton, du passage du groupe d'appartenance au groupe de
référence, indique clairement que le problème de l'embourgeoi-
sement de l'ouvrier implique un processus complexe de trans-
formation sociale, plutôt qu'une réaction spontanée de l'individu
à des conditions économiques devenues différentes. II est bien
possible qu'un certain niveau d'aisance matérielle soit une
condition préalable à l'embourgeoisement de la classe ouvrière,
puisque tel est le moyen essentiel de s'assurer le style de vie de
la classe moyenne et d'y tenir sa place. Mais c'est une erreur de
se rallier à un déterminisme économique naïf, comme semblent
l'avoir fait certains auteurs, et de s'imaginer que la prospérité de
la classe ouvrière constitue à elle seule la condition suffisante de
son embourgeoisement. Cette possibilité ne saurait, selon nous, être
considérée comme réelle que sous les conditions bien par-
ticulières que voici :

d) Quand des individus de la classe ouvrière ont une raison de


rejeter les normes de la classe ouvrière et sont disposés et amenés
à faire leurs les normes de la classe moyenne.

b) Quand, en outre, ils sont capables de résister à la pression du


conformisme à l'intérieur du groupe ouvrier — leur groupe
d'appartenance — soit qu'ils s'en retirent, soit que ce groupe,
pour une raison ou une autre, perde de sa cohésion et, partant,
de son autorité sur ses membres.

c) Quand de réelles possibilités leur sont offertes de se faire


accepter par les groupes de la classe moyenne auxquels ils aspi-
rent à appartenir.
On peut alors représenter le processus réel de transition sous
la forme du tableau ci-dessous, dont les quatre compartiments
résultent du recoupement entre l'aspect relationnel et l'aspect
normatif de la classe :
i}8 Épistêmologie et méthodologie

TABLEAU I. Assimilation par aspiration

Groupe de référence

Adhésion aux normes


de la classe ouvrière
B C
Ouvrier Ouvrier
coupé de son milieu aspirant à une
promotion sociale
Groupe
d'appar-
tenance A D
Ouvrier Ouvrier
traditionnel assimilé

Les deux alternatives qui peuvent permettre de caractériser la


situation sociale de l'ouvrier s'établissent comme suit :

i° a) Il se réfère à des normes qui sont essentiellement du type


« classe ouvrière » ou bien,
b) Il se réfère à des normes qui sont essentiellement du type
« classe moyenne »,

2° a) Il est intégré à un groupe d'appartenance de la classe dont


il partage les normes, ou bien,
b) Il n'est pas intégré à un groupe d'appartenance de la classe
dont il partage les normes.
Ainsi, compris en référence à ce tableau, le processus d'em-
bourgeoisement se décompose en trois mouvements : de A à B,
de B à C, et de C à D.
Un tableau de ce genre permet de formaliser d'une façon rela-
tivement systématique et non ambiguë la thèse de Y embourgeoise-
ment, et d'en envisager la vérification expérimentale. Ce type de
présentation schématique fait mieux apparaître à la base de cette
thèse différents présupposés et postulats qui, à l'examen, se
révèlent sans fondement et d'un simplisme inadmissible. Il y en a
plusieurs, mais le plus fondamental, sans doute, consiste dans
cette idée, implicite jusqu'ici dans tous les débats sur l'embour-
geoisement, que ce processus implique l'assimilation des per-
sonnes de la classe ouvrière à la société des classes moyennes et
à son style de vie — l'un et l'autre considérés comme « donnés ».
Deux points, au moins, en rapport avec ce postulat, demandent
à être commentés.
En premier lieu, la thèse de l'embourgeoisement ainsi pré-
Prénotions et techniques de rupture 159

sentée suppose entre autres choses que la « nouvelle » classe


ouvrière progresse vers une classe moyenne immuable et homo-
gène. Mais c'est là une idée qui, à peine énoncée, apparaît
comme insoutenable. Sans parler de la grande distinction « ver-
ticale » entre les entrepreneurs et les professions libérales, d'une
part, et les travailleurs salariés d'autre part, il est bien évident
que la stratification est extrêmement développée dans la classe
moyenne, mais, en même temps, toute en nuances et rien moins
que statique. Il est donc important, comme nous l'avons déjà
laissé entendre, que la recherche future s'attache à étudier les
relations entre la classe ouvrière et les groupes de la classe
moyenne spécifiquement définis par la faible distance qui les
sépare des ouvriers. Par exemple, on a des raisons de penser que
parmi les employés subalternes la tendance individualiste dont
il a été question plus haut est plutôt moins prononcée qu'elle ne
l'était auparavant, ou qu'elle ne le reste dans d'autres groupes
de la classe moyenne. S'il en est ainsi, et si c'est à cette partie de
la classe moyenne que l'ouvrier avide de promotion sociale tend
à s'identifier, le phénomène de Y embourgeoisement devient, dans
ce cas, beaucoup plus plausible : certainement plus plausible que
si 1' « embourgeoisement » suppose un changement radical
d'horizon social, un passage du pôle collectiviste au pôle
individualiste.
Pourtant, si l'on admet que certaines parties de la classe
moyenne peuvent avoir une mentalité sociale qui s'écarte de
l'individualisme considéré comme caractéristique de cette classe
dans son ensemble, cela entraîne une autre conséquence plus
importante : il faut considérer l'idée <5!embourgeoisement, en tant
qu'elle suppose un processus d' « assimilation par aspiration »
aux valeurs et aux normes de la classe moyenne, comme n'étant
qu'une des interprétations possibles des modifications qui
affectent actuellement la frontière entre les classes. Selon une
autre hypothèse, ce changement pourrait être une convergence
indépendante entre la « nouvelle » classe ouvrière et la « nouvelle »
classe moyenne, plutôt qu'une absorption de l'une dans l'autre.
Plusieurs considérations pourraient venir confirmer ce point
de vue. En premier lieu, comme nous l'avons déjà dit, il n'a pas
été établi que les attitudes et le comportement de la « nouvelle »
classe ouvrière soient liés à une aspiration vers un statut de
classe moyenne. Deuxièmement, aucun exemple n'a montré de
manière convaincante comment de telles aspirations pourraient
naître des relations sociales dans lesquelles sont engagés les
ouvriers en question. Troisièmement, il y a des faits, comme la
14° Ûpistémologie et méthodologie

vigueur persistante du syndicalisme ouvrier, ou la croissance du


syndicalisme, en particulier chez les employés, qu'il n'est pas
facile de faire entrer dans le cadre de la conception de Y embour-
geoisement qui a été développée jusqu'ici. En revanche, si on
adopte la thèse de la « convergence », non seulement celle-ci
rend compte très facilement de ces faits, mais le manque d'intérêt
manifeste des ouvriers pour l'appartenance à la classe moyenne
ne l'affecte en rien. Si l'on veut expliciter davantage cette thèse,
on dira que la convergence des attitudes et des comportements
entre certains groupes de la classe ouvrière et de la classe
moyenne résulte essentiellement de changements dans les insti-
tutions économiques et dans les conditions de la vie urbaine,
qui ont affaibli simultanément le « collectivisme » des uns et
r « individualisme » des autres. Du côté de la classe ouvrière,
vingt ans de quasi plein emploi, l'effritement progressif de la
communauté traditionnelle fondée sur le travail, la bureaucrati-
sation croissante du syndicalisme et l'institutionnalisation des
conflits du travail, sont des facteurs qui ont tous agi dans le
même sens et ont abouti à affaiblir peu à peu la solidarité natu-
relle qui animait les groupements locaux et l'action collective.
En même temps, dans le domaine des dépenses, de l'usage des
loisirs et du niveau général des aspirations, un champ plus large
s'est trouvé ouvert aux progrès de la mentalité individualiste.
D'autre part, dans le groupe des employés, un courant s'est
dessiné en sens inverse. Sous l'effet de la montée des prix, du
gigantisme croissant des administrations, et de la réduction des
chances de promotion professionnelle, les employés subalternes,
tout au moins, ont moins de foi aveugle, c'est manifeste, dans
les vertus de 1' « individualisme » et sont plus portés vers une
action collective, syndicale, de type délibérément apolitique et
utilitaire — d'autant plus que la philosophie syndicale de nom-
breux travailleurs manuels ne cesse d'évoluer pour se rapprocher
de celle qu'ils jugent eux-mêmes acceptable.
Pour mieux éclairer l'idée de « convergence », nous modifie-
rons notre dichotomie originelle entre individualisme et collec-
tivisme pour introduire ici une distinction entre les moyens pri-
vilégiés et les fins privilégiées. Les moyens prioritaires peuvent
être soit l'action collective, soit l'effort individuel; les aspirations
peuvent avoir pour fin prioritaire, soit le présent et la vie
sociale locale, soit la situation future du noyau familial. Les pers-
pectives idéal-typiques originelles sont maintenant désignées
sous les noms de « collectivisme de solidarité » et « individua-
lisme radical ».
Prênotions et techniques de rupture 141

TABLEAU I I . Convergence normative

Moyens privilégiés

Action collective Action individuelle Orientation


vers le pré-
Collectivisme de sent et la
solidarité (classe vie sociale
ouvrière « tra-
ditionnelle »)
I
« convergence »
(nouvelle classe Fins
ouvrière) privilégiées
I
Collectivisme Orientation
utilitaire-pri- vers la si-
mauté de la « Convergence » Individualisme tuation fu-
famille (nouvelle classe radical ture du
moyenne) noyau
familial

Dans ce contexte, le terme « collectivisme de solidarité » désigne


donc un collectivisme (soutien mutuel) conçu comme fin et non
comme simple moyen. Il se caractérise comme un attachement
sentimental à un groupe social local qui s'oppose à l'attachement
intéressé à une association aux buts spécifiquement économiques,
caractéristique de ce que nous avons appelé « collectivisme utili-
taire ». Dans ce dernier cas, le moyen est toujours l'action
collective, mais celle-ci est subordonnée au but principal qui est
la promotion économique et sociale de chaque noyau familial.
Bien entendu, le déplacement du centre de gravité vers la famille,
et plus spécialement la modification de perspective sur la pro-
motion, conçue en termes non plus simplement économiques
mais sociaux, pourra revêtir des formes variées. Mais, d'une
façon générale, on peut la définir comme une orientation vers
la consommation (des biens, du temps, des possibilités d'instruc-
tion, etc.) qui implique que la famille devienne, lorsqu'il s'agit
de son avenir, un centre de décision indépendant.
Ainsi, bien qu'on puisse avancer que les perspectives sociales
de la « nouvelle » classe ouvrière et de la « nouvelle » classe
moyenne tendent à converger de la manière indiquée, il faut ici
veiller à ne pas confondre convergence et identité. On peut rai-
sonnablement penser que dans ces deux couches sociales le
collectivisme utilitaire et la primauté de la famille sont l'un et
l'autre présents : mais on peut aussi raisonnablement s'attendre
142 Épistémologie et méthodologie

à ce que l'importance relative accordée à chacun de ces éléments


diffère d'une couche à l'autre. Cela parce que convergence
signifie, pour la « nouvelle » classe ouvrière, adaptation des
fins, et, pour la « nouvelle » classe moyenne, adaptation des
moyens. Dans le premier cas la convergence consiste essen-
tiellement dans une atténuation du collectivisme de solidarité,
et la primauté naissante de la famille n'apparaît là que comme
un sous-produit. Dans le second cas, c'est le collectivisme instru-
mental qui constitue le sous-produit, résultant de l'atténuation
de l'individualisme radical. Ainsi, bien que le nouvel « indivi-
dualisme » de la classe ouvrière et le nouveau « collectivisme »
de la classe moyenne rapprochent ces deux couches sociales, ils
ont l'un et l'autre toutes chances de rester, de manière plus ou
moins subtile, différents respectivement de l'individualisme
atténué de la classe moyenne et du collectivisme atténué de la
classe ouvrière.
C'est peut-être pour l'individualisme que ceci est le plus vrai;
car, selon toute vraisemblance, la transformation des aspirations
dans la classe ouvrière sera plus progressive que la transforma-
tion des moyens qui lui fait pendant dans la classe moyenne. On
peut donc s'attendre à ce que, dans la 2one de convergence, la
différence essentielle réside en ceci, que le nouvel individualisme
des groupes de la classe ouvrière prendra surtout la forme d'un
désir d'avancement économique du noyau familial, alors que l'in-
dividualisme atténué des groupes de la classe moyenne se dis-
tinguera du précédent par une plus grande sensibilité aux statuts
sociaux des groupes auxquels ils s'attachent ou dont ils se
détachent.
Revenons maintenant à la distinction que nous faisions plus
haut entre l'ouvrier « aspirant à une promotion sociale » et
l'ouvrier « coupé de son milieu ». On se souvient que le cri-
tère en est l'adoption, par l'ouvrier isolé du milieu traditionnel
de sa classe, des normes d'un groupe de statut social « classe
moyenne ». Dans le deuxième tableau, l'ouvrier coupé de son
milieu et l'ouvrier avide de promotion sociale appartiennent tous
deux à la case du bas à gauche; dans un cas comme dans l'autre,
on voit leurs perspectives sociales converger avec celles de la
« classe moyenne ». Nous proposons pourtant de les distinguer
par la nature de leur individualisme. Dans le cas de l'ouvrier
coupé de son milieu, la mentalité individualiste qu'il a acquise
peut être considérée comme le résultat de facteurs négatifs
(l'atténuation du collectivisme de solidarité) et par conséquent
comme plus axée sur le progrès économique individuel, conçu
Prénotions et techniques de rupture 143

en termes de consommation et de confort. Dans le cas de l'ou-


vrier avide de promotion sociale, il s'y ajoute une adhésion
positive à l'individualisme de la classe moyenne, qui le rend plus
conscient et plus soucieux des effets de différenciation et de relè-
vement de statut social produits par son style général de vie.
Pour conclure, en rassemblant les différents éléments de notre
thèse, nous voudrions formuler des hypothèses, qui ne sont pas
autre chose que des hypothèses, sur les effets probables, à ce jour,
de l'enrichissement de la classe ouvrière sur la structure sociale
britannique.

à) Le changement principal, sans doute, pourrait se définir le


plus adéquatement comme un processus de convergence nor-
mative entre certaines parties de la classe ouvrière et de la
classe moyenne, le foyer de convergence étant ce que nous
avons appelé le « collectivisme utilitaire » et la « primauté de la
famille ». Pour le moment, tout au moins, la thèse plus ambi-
tieuse de l'embourgeoisement n'est guère fondée, si on entend
par là l'adhésion sur une grande échelle des travailleurs manuels
et de leurs familles aux styles de vie de la classe moyenne et,
d'une manière générale, leur absorption dans cette société. En
particulier, il est impossible d'établir de manière rigoureuse que
les travailleurs manuels aspirent consciemment à la société de la
classe moyenne, et, pas davantage, que celle-ci soit en train de
s'ouvrir à eux.

b) On ne peut se contenter de distinguer les groupes qu'on voit


engagés dans le processus de convergence normative en termes
purement économiques. Sans aucun doute, du côté de la classe
ouvrière, l'enrichissement ne peut être considéré en lui-même
comme la raison suffisante de l'atténuation du collectivisme de
solidarité. Il faut plutôt considérer le processus de convergence
comme étroitement lié à des changements de structure affectant
les relations sociales dans la vie industrielle, locale et familiale,
qui eux-mêmes se rattachent non seulement à l'accroissement de
la prospérité, mais aussi aux progrès réalisés dans l'industrie au
point de vue de l'organisation et de la technologie, au processus
d'urbanisation, à des tendances de l'évolution démographique,
et à l'évolution des moyens de communication de masse, et de
la « culture de masse ».

c) Même parmi les groupes de la « nouvelle » classe ouvrière,


où se manifestent le collectivisme utilitaire et la primauté de la
144 Épistêmologie et méthodologie

famille, les objectifs de statut social sont beaucoup moins mar-


qués que les objectifs économiques : autrement dit, l'ouvrier
« coupé de son milieu » constituerait un type beaucoup plus
répandu que l'ouvrier « aspirant à une promotion sociale ».
Comparées aux conditions qui favorisent l'apparition d'une
mentalité plus individualiste, celles qui rendent possible la nais-
sance d'aspirations vers un autre statut social peuvent être
considérées comme très particulières. Nous sommes ainsi
ramenés à cette idée que la convergence normative, à la bien
considérer, n'entraîne pour le moment qu'une modification assez
limitée de la frontière entre les classes.

d) Enfin, il est dans la logique des considérations précédentes


de penser que, pour le moment du moins, les conséquences
politiques de l'enrichissement de la classe ouvrière restent
indéterminées.
Le lien entre « enrichissement » et « suffrage » est médiatisé
par la situation sociale de l'ouvrier enrichi. Si, comme nous le
pensons, cette situation se caractérise le plus souvent par la cou-
pure avec le milieu ouvrier, et si les attitudes prédominantes
relèvent du « collectivisme utilitaire » et de la « primauté de la
famille », le choix du parti auquel l'ouvrier s'attachera a plus de
chances (pour reprendre ici Duverger) d'être fondé sur l'asso-
ciation que sur la communauté. C'est-à-dire que son attitude
utilitaire envers le syndicalisme a toutes chances de s'étendre
à la politique, et son vote d'aller au plus offrant. C'est dans cette
partie de la classe ouvrière que voter conservateur, dans les
circonstances actuelles, a des chances de signifier « voter prospé-
rité ». Mais un vote aussi calculé et opportuniste implique des
attaches politiques très fragiles, et point n'est besoin de dresser
l'épouvantail du chômage généralisé pour faire percevoir de
quelle façon elles peuvent se disloquer. En effet, une fois que
l'ouvrier a fait l'expérience d'un niveau de vie croissant, il en
vient à considérer comme légitime d'attendre de l'avenir une
poursuite de l'amélioration. Ainsi, son allégeance politique pré-
sente peut se trouver rapidement inversée s'il associe la non-
réalisation de ses espoirs à la politique menée par le gouverne-
ment. La même logique de « frustration relative » peut jouer
dans le cas de l'ouvrier aspirant à une promotion sociale, bien
que la nature de ses aspirations soit sensiblement différente. Mais,
dans la mesure où ses aspirations vers une amélioration de son
statut social (et non une simple amélioration de niveau de vie)
ne sont pas reconnues par les groupes au statut desquels il pré-
Prénotions et techniques de rupture 145

tend, la révision de ses idées politiques est une des conséquences


possibles de son enrichissement et de ses aspirations, dont il faut
tenir compte pour évaluer la physionomie future de la clientèle
des partis.
JOHN H . GOLDTHORPE e t D A V I D LOCKWOOD
« Affluence and the British Class Structure »

IO
1.2. L'ILLUSION DE LA TRANSPARENCE
ET LE PRINCIPE DE LA NON-CONSCIENCE

LA PHILOSOPHIE ARTIFICIALISTE
COMME FONDEMENT DE L'ILLUSION
DE LA RÉFLEXIVITÉ

L'illusion de la transparence procède de l'idée que, pour expliquer et


comprendre les institutions, il suffirait de ressaisir les intentions dont
elles sont le produit. Cette idée du sens commun doit une partie de sa
force aux attitudes communes qu'elle autorise, ethnocentrisme ou mora-
lisme : l'illusion artificialiste conduit à l'illusion du technocrate qui
croit pouvoir constituer ou transformer les institutions par décret ou
à l'illusion de l'évolutionniste, pour qui le passé ne peut fournir que
l'exemple de formes inférieures aux formes actuelles. Par là se trouve
illustré le ressort principal de la sociologie spontanée, qui doit sa
cohérence psychologique au caractère systématique des illusions qu'elle
procure*. Contre ces illusions Durkheim rappelle la complexité des
déterminations qu'une institution sociale doit à son passé et au système
d'institutions dans lequel elle s'insère.

7. É. Durkheim
Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éduca-
tion idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de
lieu, c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif
n'a rien de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de
pratiques et d'institutions qui se sont organisées lentement au
cours du temps, qui sont solidaires de toutes les autres institu-
tions sociales et qui les expriment, qui, par conséquent, ne
peuvent pas plus être changées à volonté que la structure même
de la société. Mais il semble que ce soit un pur système de

* Cf. supra, É. Durkheim, texte n° 4, p. 126.


L'illusion de la transparence 147

concepts réalisés; à ce titre, il paraît relever de la seule logique.


On imagine que les hommes de chaque temps l'organisent volon-
tairement pour réaliser une fin déterminée; que, si cette organi-
sation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est trompé sur
la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit des
moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les
éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs,
totales ou partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous
n'avons pas à nous solidariser avec les fautes d'observation ou
de logique qu'ont pu faire nos adversaires ; mais nous pouvons
et nous devons nous poser le problème, sans nous occuper des
solutions qui en ont été données, c'est-à-dire que, laissant de
côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à nous demander ce qui
doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent tout au plus
servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été
commises.
Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déter-
miné de son développement, a un système d'éducation qui s'im-
pose aux individus avec une force généralement irrésistible. Il
est vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme
nous voulons. Il y a des coutumes auxquelles nous sommes tenus
de nous conformer; si nous y dérogeons trop gravement, elles
se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois adultes, ne se
trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs contemporains,
avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient été élevés
d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées, il
n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de
leur temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions
de vie normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type
régulateur d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter
sans nous heurter à de vives résistances qui contiennent les
velléités de dissidences.
Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est
pas nous individuellement, qui les avons faites. Elles sont le
produit de la vie en commun et elles en expriment les nécessités.
Elles sont même, en majeure partie, l'œuvre des générations
antérieures. Tout le passé de l'humanité a contribué à faire cet
ensemble de maximes qui dirigent l'éducation d'aujourd'hui;
toute notre histoire y a laissé des traces et même l'histoire des
peuples qui nous ont précédés. C'est ainsi que les organismes
supérieurs portent en eux comme l'écho de toute l'évolution
biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on étudie
historiquement la manière dont se sont formés et développés les
148 Épistêmologie et méthodologie

systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la reli-


gion, de l'organisation politique, du degré de développement
des sciences, de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de
toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles.
Comment, dès lors, l'individu peut-il prétendre à reconstruire,
par le seul effort de sa réflexion privée, ce qui n'est pas une
œuvre de la pensée individuelle ? Il n'est pas en face d'une table
rase sur laquelle il peut édifier ce qu'il veut, mais de réalités
existantes qu'il ne peut ni créer, ni détruire, ni transformer à
volonté. Il ne peut agir sur elles que dans la mesure où il a appris
à les connaître, où il sait quelle est leur nature et les conditions
dont elles dépendent; et il ne peut arriver à le savoir que s'il se
met à leur école, que s'il commence par les observer, comme le
physicien observe la matière brute et le biologiste les corps
vivants.
ÉMILE DURKHEIM
Éducation et sociologie
L'illusion de la transparence 149

L'IGNORANCE MÉTHODIQUE

Pour lutter méthodiquement contre l'illusion d'un savoir immédiat que


fonde la familiarité avec le monde social, le sociologue se doit de poser
que le monde social lui est aussi inconnu que le monde biologique l'était
du biologiste avant que la biologie ne fût constituée. L'extériorité des
phénomènes sociaux par rapport à l'observateur individuel tient à la
longueur et à l'opacité du passé dont ils sont issus, en même temps qu'à
la multiplicité des acteurs qu'ils engagent. Il faut donc poser, fût-ce
décisoirement, l'étrangeté de l'univers social, ce qui suppose, outre la
reconnaissance épistémologique du caractère illusoire des prénotions, la
conviction, intellectuelle et éthique à la fois, que les découvertes scienti-
fiques ne sont ni faciles ni vraisemblables : la décision d'ignorer se
présente comme une précaution méthodologique indispensable dans une
situation épistémologique où il est si difficile de savoir que l'on ignore et
ce que l'on ignore.

8. Ê. Durkheim

Nous ne disons pas, en effet, que les faits sociaux sont des choses
matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses
matérielles, quoique d'une autre manière.
Qu'est-ce en effet qu'une chose ? La chose s'oppose à l'idée
comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du
dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n'est pas natu-
rellement compénétrable à l'intelligence, tout ce dont nous ne
pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé
d'analyse mentale, tout ce que l'esprit ne peut arriver à com-
prendre qu'à condition de sortir de lui-même, par voie d'obser-
vations et d'expérimentations, en passant progressivement des
caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement acces-
sibles aux moins visibles et aux plus profonds. Traiter des faits
d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les
classer dans telle ou telle catégorie du réel; c'est observer vis-
à-vis d'eux une certaine attitude mentale. C'est en aborder
l'étude en prenant pour principe qu'on ignore absolument ce
qu'ils sont, et que leurs propriétés caractéristiques, comme les
causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être décou-
vertes par l'introspection même la plus attentive.
Les termes ainsi définis, notre proposition, loin d'être un para-
doxe, pourrait presque passer pour un truisme si elle n'était
encore trop souvent méconnue dans les sciences qui traitent de
l'homme, et surtout en sociologie. En effet, on peut dire en ce
Épistémologie et méthodologie

sens que tout objet de science est une chose, sauf, peut-être,
les objets mathématiques; car, pour ce qui est de ces derniers,
comme nous les construisons nous-mêmes depuis les plus simples
jusqu'aux plus complexes, il suffit, pour savoir ce qu'ils sont,
de regarder au-dedans de nous et d'analyser intérieurement le
processus mental d'où ils résultent. Mais dès qu'il s'agit de faits
proprement dits, ils sont nécessairement pour nous, au moment
où nous entreprenons d'en faire la science, des inconnus, des
choses ignorées car les représentations qu'on a pu s'en faire au
cours de la vie, ayant été faites sans méthode et sans critique,
sont dénuées de valeur scientifique et doivent être tenues à
l'écart. Les faits de la psychologie individuelle eux-mêmes pré-
sentent ce caractère et doivent être considérés sous cet aspect.
En effet, quoiqu'ils nous soient intérieurs par définition, la
conscience que nous en avons ne nous en révèle ni la nature
interne ni la genèse. Elle nous les fait bien connaître jusqu'à un
certain point, mais seulement comme les sensations nous font
connaître la chaleur ou la lumière, le son ou l'électricité; elle
nous en donne des impressions confuses, passagères, subjectives,
mais non des notions claires et distinctes, des concepts explica-
tifs. Et c'est précisément pour cette raison qu'il s'est fondé au
cours de ce siècle une psychologie objective dont la règle fon-
damentale est d'étudier les faits mentaux du dehors, c'est-à-dire
comme des choses. A plus forte raison en doit-il être ainsi des
faits sociaux; car la conscience ne saurait être plus compétente
pour en connaître que pour connaître de sa vie propre. On
objectera que comme ils sont notre œuvre, nous n'avons qu'à
prendre conscience de nous-mêmes pour savoir ce que nous
y avons mis et comment nous les avons formés. Mais, d'abord,
la majeure partie des institutions sociales nous sont léguées
toutes faites par les générations antérieures; nous n'avons pris
aucune part à leur formation et, par conséquent, ce n'est pas en
nous interrogeant que nous pourrons découvrir les causes qui
leur ont donné naissance. De plus, alors même que nous avons
collaboré à leur genèse, c'est à peine si nous entrevoyons de la
manière la plus confuse, et souvent même la plus inexacte, les
véritables raisons qui nous ont déterminé à agir et la nature de
notre action. Déjà, alors qu'il s'agit simplement de nos démarches
privées, nous savons bien mal les mobiles relativement simples
qui nous guident; nous nous croyons désintéressés alors que
nous agissons en égoïstes, nous croyons obéir à la haine alors
que nous cédons à l'amour, à la raison alors que nous sommes
les esclaves de préjugés irraisonnés, etc. Comment donc aurions-
L'illusion de la transparence

nous la faculté de discerner avec plus de clarté les causes, autre-


ment complexes, dont procèdent les démarches de la collectivité ?
Car, à tout le moins, chacun n'y prend part que pour une infime
partie; nous avons une multitude de collaborateurs et ce qui se
passe dans les autres consciences nous échappe.
Notre règle n'implique donc aucune conception métaphysique,
aucune spéculation sur le fond des êtres. Ce qu'elle réclame,
c'est que le sociologue se mette dans l'état d'esprit où sont phy-
siciens, chimistes, physiologistes, quand ils s'engagent dans une
région, encore inexplorée, de leur domaine scientifique. Il faut
qu'en pénétrant dans le monde social, il ait conscience qu'il
pénètre dans l'inconnu; il faut qu'il se sente en présence de faits
dont les lois sont aussi insoupçonnées que pouvaient l'être celles
de la vie, quand la biologie n'était pas constituée; il faut qu'il se
tienne prêt à faire des découvertes qui le surprendront et le
déconcerteront. Or, il s'en faut que la sociologie en soit arrivée
à ce degré de maturité intellectuelle. Tandis que le savant qui
étudie la nature physique a le sentiment très vif des résistances
qu'elle lui oppose et dont il a tant de peine à triompher, il semble
en vérité que le sociologue se meuve au milieu de choses
immédiatement transparentes pour l'esprit, tant est grande
l'aisance avec laquelle on le voit résoudre les questions les plus
obscures. Dans l'état actuel de la science, nous ne savons véri-
tablement pas ce que sont même les principales institutions
sociales, comme l'État ou la famille, le droit de propriété ou le
contrat, la peine et la responsabilité; nous ignorons presque
complètement les causes dont elles dépendent, les fonctions
qu'elles remplissent, les lois de leur évolution; c'est à peine si,
sur certains points, nous commençons à entrevoir quelques
lueurs. Et pourtant, il suffit de parcourir les ouvrages de socio-
logie pour voir combien est rare le sentiment de cette ignorance
et de ces difficultés. Non seulement on se considère comme obligé
de dogmatiser sur tous les problèmes à la fois, mais on croit
pouvoir, en quelques pages ou en quelques phrases, atteindre
l'essence même des phénomènes les plus complexes. C'est dire
que de semblables théories expriment, non les faits, qui ne sau-
raient être épuisés avec cette rapidité, mais la prénotion qu'en
avait l'auteur, antérieurement à la recherche.

ÉMILE DURKHEIM

Les règles de la méthode sociologique


IJ2 Épistêmologie et méthodologie

L'INCONSCIENT : DU SUBSTANTIF
A LA SUBSTANCE

Varier d'inconscient, comme on le fait couramment aujourd'hui en ethno-


logie par analogie avec la linguistique, c'est s'exposer aux dangers
qu'implique la polysémie d'un mot utilisé dans une autre tradition et
avec un autre sens par les psychanalystes et, plus profondément, à l'illu-
sion chosiste qui résulte de la tendance à inférer la substance du substantif.
Dire « j'ai inconsciemment mal aux dents » ou « j'ai mal aux dents
sans le savoir », plutôt que « j'ai un mal de dents inconscient », c'est
se mettre à l'abri aussi de l'illusion d'avoir fait « une étonnante décou-
verte, une découverte stupéfiante » ; c'est cette illusion que suscitent
certains usages du mot inconscient dans les sciences de l'homme et
l'exercice de traduction auquel invite Wittgenstein peut avoir dans ce
cas la même vertu de « désenchantement », aux différents sens que
Max Weber donnait à ce mot. Aussi est-il de bonne méthode de se
refuser à parler de l'inconscient des sujets sociaux pour dire, plus
simplement : « les sujets sociaux engagent des significations sans le
savoir, ou inconsciemment », ou encore : « les sujets sociaux n'ont pas
une conscience claire des schemes d'action ou de pensée qu'ils actua-
lisent » : on peut espérer que le langage sociologique gagnera ainsi en
rigueur et en précision ce qu'il perdra en mage et en charme*.

9. L. Wittgenstein

O n peut trouver c o m m o d e d'utiliser l'expression « mal de dents


inconscient » pour décrire une carie dentaire qui ne s'accompagne
pas d'une sensation douloureuse et nous pourrions dire que dans
ce cas nous « avions mal aux dents sans le savoir ». C'est exacte-
ment dans ce sens-là que le psychanalyste parle de pensées

* Durkheim avait déjà marqué la différence séparant l'affirmation méthodologique


qu'existent dans les conduites des régularités non conscientes, de l'affirmation
d'un « inconscient » comme instance psychique particulière. Il suggère aussi le
rôle du langage dans la tendance à « réaliser » des niveaux de conscience dis-
tingués dans l'analyse. Il est des termes qui appellent un complément, des verbes
qui appellent un sujet, donc une substance, des étymologies qui suggèrent des
significations latérales. « A u fond, la notion d'une représentation inconsciente
et celle d'une conscience sans moi qui appréhende sont équivalentes. Car quand
nous disons qu'un fait psychique est inconscient, nous entendons seulement
qu'il n'est pas appréhendé. Toute la question est de savoir quelle expression il
vaut mieux employer. A u point de vue de l'imagination, l'une et l'autre ont le
même inconvénient. Il ne nous est pas plus facile d'imaginer une représentation
sans sujet qui se représente, qu'une représentation sans conscience. » (E. Dur-
kheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », paru
d'abord in Revue de Métaphysique et de Morale, t. V I , mai 1898, reproduit in Socio-
logie et Philosophie, P.U.F., Paris, 1967 [3e éd.], p. 25.)
L,'illusion de la transparence 153

inconscientes, « de volitions », etc. Et pourquoi ne dirais-je pas


dans ce sens que j'ai mal aux dents sans le savoir ? On pourrait
très bien le dire en sachant qu'il s'agit là d'une terminologie nou-
velle que l'on peut expliquer en utilisant le langage ordinaire.
D'autre part, il est évident que le mot « savoir » est employé
ici d'une façon inhabituelle. Pour mieux nous en rendre compte,
il faudrait que nous nous demandions : « Par quel processus
parvient-on à savoir dans un tel cas ? » « Qu'appelons-nous
' parvenir à savoir ' ou ' découvrir ' ? »
Nous pouvons fort bien dire, selon les termes de cette nou-
velle convention : « J'ai inconsciemment mal aux dents », car
ce que nous pouvons attendre d'une expression c'est de nous
permettre de distinguer entre une mauvaise dent douloureuse
et une mauvaise dent indolore. Toutefois la nouvelle expression
entraîne avec elle des représentations et des analogies qui font
qu'il est difficile de s'en tenir strictement aux termes de la conven-
tion. Il faudrait avoir l'esprit constamment en éveil pour écarter
les images de ce genre, particulièrement dans la pensée philo-
sophique où l'on s'efforce de contempler ce qui est dit à propos
des choses. L'expression « mal de dents inconscient » pourrait
ainsi nous faire penser que l'on vient de faire une étonnante
découverte, une découverte stupéfiante en quelque sorte pour
notre compréhension; ou peut-être sera-t-on fortement étonné
par cette expression (ce fameux étonnement du philosophe), et
nous nous demanderons : « Un mal de dents inconscient,
comment cette chose-là est-elle possible ? » Vous serez alors
tenté de déclarer que ce « mal de dents inconscient » est impos-
sible, mais un homme de science vous dira que la chose existe,
car la preuve en a été faite, et il vous le dira : « Voyons, la chose
est simple : il y a d'innombrables faits dont vous n'avez pas
connaissance, et il existe ce mal de dents que vous ne connaissiez
pas, on vient juste de le découvrir. » Sur quoi vous ne serez pas
satisfait, mais vous ne saurez quoi répondre. Ce sont des pro-
blèmes de ce genre qui opposent constamment philosophes et
savants.

LUDWIG WITTGENSTEIN
Le cahier bleu et le cahier brun,
études préliminaires aux investigations philosophiques
154 Épistêmologie et méthodologie

LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME
COMME NÉGATION DE L'ILLUSION
DE LA TRANSPARENCE

« Pour qu'il pût y avoir une science véritable des faits sociaux, il
fallait qu'on fût arrivé à voir dans les sociétés des réalités comparables
à celles qui constituent les autres régies ; à comprendre qu'elles ont une
nature que nous ne pouvons changer arbitrairement et des lois qui
dérivent nécessairement de cette nature. En d'autres termes, la sociologie
ne pouvait naître que si l'idée déterministe, fortement établie dans les
sciences physiques et naturelles, était enfin étendue à l'ordre social. »*
Il a fallu, sans doute, l'exemple des autres sciences pour que pût être
vaincu le préjugé tenace qui portait à accorder au monde social un traite-
ment d'exception : ainsi, l'organicisme apparaît comme un effort pour
étendre le déterminisme, admis en biologie, au « règne social » où il était
contesté et pour « combler le vide qu'on avait si longtemps admis entre
les sociétés et le reste de l'univers »**. Ce rappel historique de la difficulté
avec laquelle le principe du déterminisme s'est imposé dans l'étude du
« règne social » doit faciliter l'analyse et la liquidation des formes
subtiles sous lesquelles survit encore l'illusion de la transparence en
faisant voir, sous la forme simple et brutale qu'ils revêtaient à d'autres
époques, lesfondements véritables de cette illusion récurrente.

10. É. Durkheim

La sociologie ne pouvait apparaître avant qu'on n'eût acquis le


sentiment que les sociétés, comme le reste du monde, sont sou-
mises à des lois qui dérivent nécessairement de leur nature et qui
l'expriment. Or cette conception a été très lente à se former.
Pendant des siècles, les hommes ont cru que même les minéraux
n'étaient pas régis par des lois définies, mais pouvaient prendre
toutes les formes et toutes les propriétés possibles pourvu qu'une
volonté suffisamment puissante s'y appliquât. On croyait que
certaines formules ou certains gestes avaient la vertu de trans-
former un corps brut en un être vivant, un homme en un animal
ou une plante, et inversement. Cette illusion, pour laquelle nous
avons une sorte de penchant instinctif, devait naturellement per-
sister beaucoup plus longtemps dans le domaine des faits
sociaux [...]
C'est seulement à la fin du xvni e siècle que l'on commença à

* E. Durkheim, « La sociologie », in ha Science française, op. cit., p. 59.


** É. Durkheim, ibid., p. 45.
L'illusion de la transparence 155

entrevoir que le règne social a ses lois propres, comme les autres
règnes de la nature. Montesquieu, en déclarant que « les lois sont
les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses »,
entendait bien que cette excellente définition de la loi naturelle
s'appliquait aux choses sociales comme aux autres et son Esprit
des Lois a précisément pour objet de montrer comment les
institutions juridiques sont fondées dans la nature des hommes
et de leurs milieux. Peu après, Condorcet entreprenait de retrou-
ver l'ordre suivant lequel s'étaient faits les progrès de l'humanité;
ce qui était la meilleure manière de faire voir qu'ils n'avaient
rien de fortuit, de capricieux, mais dépendaient de causes déter-
minées. En même temps, les économistes enseignaient que les
faits de la vie industrielle et commerciale sont gouvernés par des
lois qu'ils croyaient même avoir découvertes.
Cependant, et bien que ces différents penseurs aient préparé la
voie à la conception sur laquelle repose la sociologie, ils n'avaient
encore qu'une notion assez ambiguë et flottante de ce que sont
les lois de la vie sociale. Ils ne voulaient pas dire, en effet, que
les faits sociaux s'enchaînent les uns aux autres suivant des rela-
tions de cause à effet, définies et invariables, que le savant cherche
à observer par des procédés analogues à ceux qui sont employés
dans les sciences de la nature. Mais ils entendaient seulement que,
étant donné la nature de l'homme, une voie se trouvait par cela
même tracée qui seule était naturelle et que l'humanité devait
suivre si elle voulait être d'accord avec elle-même et remplir ses desti-
nées ; mais il restait possible qu'elle s'en écartât [...]
C'est seulement au début du xix e siècle, avec Saint-Simon
d'abord, et surtout Auguste Comte son disciple, qu'une concep-
tion nouvelle s'est définitivement fait jour.
Procédant, dans son Cours de philosophie positive, à la revue
synthétique de toutes les sciences constituées de son temps, il
constata qu'elles reposaient toutes sur cet axiome que les faits
dont elles traitent sont liés suivant des rapports nécessaires,
c'est-à-dire sur le principe déterministe; d'où il conclut que ce
principe, qui avait été ainsi vérifié dans tous les autres règnes de
la nature, depuis le règne des grandeurs mathématiques jusqu'à
celui de la vie, devait être également vrai du règne social. Les
résistances mêmes qui s'opposent aujourd'hui à cette extension
nouvelle de l'idée déterministe ne doivent pas arrêter le philo-
sophe; car elles se sont régulièrement produites chaque fois
qu'il a été question d'étendre à un règne nouveau ce postulat
fondamental, et elles ont toujours été vaincues. Il fut un temps
où l'on se refusait à l'admettre même dans le monde des corps
IJ6 Épistêmologie et mêthodologù

bruts; il s'y est établi. On l'a nié ensuite des êtres vivants et
pensants; il y est maintenant incontesté.
On peut donc être assuré que les mêmes préjugés auxquels il
vient se heurter, quand il s'agit de l'appliquer au monde social,
ne dureront eux-mêmes qu'un temps. D'ailleurs, puisque Comte
posait comme une vérité d'évidence — vérité, au reste, qui est
maintenant incontestée — que la vie mentale de l'individu est
soumise à des lois nécessaires, comment les actions et les réac-
tions qui s'échangent entre les consciences individuelles, quand
elles sont associées, ne seraient-elles pas soumises à la même
nécessité ?
De ce point de vue, les sociétés cessaient d'apparaître comme
une sorte de matière indéfiniment malléable et plastique, que les
hommes peuvent, pour ainsi dire, pétrir à volonté; il fallait
désormais y voir des réalités, dont la nature s'impose à nous et
qui ne peuvent être modifiées, comme toutes choses naturelles,
que conformément aux lois qui les régissent. Les institutions
des peuples ne pouvaient plus être considérées comme le produit
de la volonté, plus ou moins bien éclairée, des princes, des
hommes d'État, des législateurs, mais comme les résultantes
nécessaires de causes déterminées qui les impliquaient physique-
ment. Étant donné la manière dont un peuple est composé à un
moment de son histoire, l'état de sa civilisation à cette même
époque, il en résulte une organisation sociale, caractérisée de
telle ou telle façon, tout comme les propriétés d'un corps
résultent de sa constitution moléculaire. On se trouve donc en
face d'un ordre de choses stable, immuable, et une science pure
devient, à la fois, possible et nécessaire pour le décrire et l'expli-
quer, pour dire quels en sont les caractères et de quelles causes
ils dépendent [...]
Jusqu'à hier, on croyait que tout y était arbitraire, contingent,
que les législateurs ou les rois pouvaient, tout comme les
alchimistes d'autrefois, changer à leur guise la face des sociétés,
les faire passer d'un type dans un autre. En réalité, ces prétendus
miracles étaient illusoires; et à combien de graves méprises
a donné lieu cette illusion encore trop répandue [...]
Les sciences, en même temps qu'elles proclament la nécessité
des choses, nous mettent entre les mains les moyens de la domi-
ner. Comte fait même remarquer avec insistance que, de tous les
phénomènes naturels, les phénomènes sociaux sont les plus
malléables, les plus accessibles aux variations, aux changements,
parce qu'ils sont les plus complexes. La sociologie n'impose
donc nullement à l'homme une attitude passivement conserva-
L'illusion de la transparence 157

trice; au contraire, elle étend le champ de notre action par cela


seul qu'elle étend le champ de notre science. Elle nous détourne
seulement des entreprises irréfléchies et stériles, inspirées par la
croyance qu'il nous est possible de changer, comme nous vou-
lons, l'ordre social, sans tenir compte des habitudes, des tradi-
tions, de la constitution mentale de l'homme et des sociétés.

ÉMILE DURKHEIM
« Sociologie et sciences sociales »
IJ8 Épistémologie et méthodologie

LE CODE ET LE DOCUMENT

De la polémique menée par Simiand contre le positivisme d'historiens


tels que Seignobos, il faut retenir moins les critiques adressées à une
conception de l'histoire événementielle maintenant dépassée, que les
principes d'une sociologie scientifique. Refusant d'enfermer la sociologie
dans une problématique des intentions subjectives qui en ferait, contre
toute logique, une science de l'accidentel, Simiand montre que seule l'hypo-
thèse de la « non-conscience » permet de procéder à une étude des relations
objectives entre les phénomènes. Par cette décision de méthode, la socio-
logie se donne un objet propre, /'institution, et, du même coup, trans-
forme les questions posées au matériel, qui est traité non plus comme
document, c'est-à-dire comme témoignage subjectif sur les intentions
d'acteurs historiques, mais comme un ensemble ¿/'indices à partir des-
quels l'interrogation scientifique peut constituer des objets d'étude spé-
cifique, « coutumes, représentations collectives, formes sociales » : ce
sont là les véritables faits scientifiques du sociologue parce qu'ils ne sont
pas consciemment, c'est-à-dire arbitrairement, enregistrés par l'auteur
du document*.

II. F. Simiand
A ce que [la sociologie] se constitue sur le modèle des autres
[sciences], reste une dernière opposition, tirée des conditions
mêmes de la connaissance en la matière étudiée. — a) Le document,
cet intermédiaire entre l'esprit qui étudie et le fait étudié, est, on
l'a vu, fort différent d'une observation scientifique : il est fait
sans méthode définie et à d'autres fins que la fin scientifique;
il a donc, dit-on, un caractère subjectif — La science sociale
assurément est, par là, en condition d'infériorité; mais il est
important de noter qu'ici, comme dans la question de la contin-
gence, l'objection tire sa force de la direction d'esprit de l'histo-
rien plus encore que de la nature des choses. Si au document

* Cette définition du fait social compte parmi les principes de Durkheim qui ont
le plus marqué ses émules ou ses disciples et qui ont autorisé, chez la plupart
d'entre eux, les acquis scientifiques les plus positifs. Ainsi Granet s'est attaché
à surmonter, dans son œuvre de sinologue, la distinction entre le document
« authentique » et le document « inauthentique » ou réinterprété; Granet a pu
sortir de cette querelle, historiquement « désespérée » dans le cas de la tradition
chinoise, en prenant pour objet (objet au deuxième degré, c'est-à-dire objet
construit), les « schèmes » et les « stéréotypes » selon lesquels le matériel rituel
ou historique se trouve mis en forme dans les œuvres chinoises classiques, et il
fait hommage de cette intention de méthode à l'enseignement de Durkheim
(M. Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, 1.1, Paris, P.U.F., 1959, intro-
duction, p. 25-57).
L'illusion de la transparence !59

on demande, comme le fait l'historien traditionnel, des événe-


ments individuels, mieux encore des explications par les motifs,
des actions, des pensées individuelles, dont la connaissance n'est
nécessairement obtenue que par l'intermédiaire d'un esprit, le
document n'est pas, en effet, matière de travail scientifique
propre. Mais si la recherche est tournée vers 1' « institution » et
non pas vers 1' « événement », vers les relations objectives entre
les phénomènes et non pas vers les intentions et les fins conçues,
il se trouve souvent, en réalité, qu'on atteint le fait étudié non
par l'intermédiaire d'un esprit, mais directement. Le fait que, dans
une langue, des mots différents désignent l'oncle paternel et
l'oncle maternel est une trace directe d'une forme de famille diffé-
rente de notre famille actuelle : un code n'est pas un « document »
au sens de l'histoire, il est une constatation de fait directe et
immédiate, si c'est justement la règle de droit elle-même qui est
d'objet d'étude. Coutumes, représentations collectives, formes
sociales, souvent sont inconsciemment enregistrées ou laissent
automatiquement des traces dans ce que l'historien appelle
documents. Les phénomènes sociaux peuvent y être saisis par la
voie d'une véritable observation, faite par l'auteur de la recherche,
observation immédiate quelquefois, plus souvent observation
médiate (c'est-à-dire des effets ou des traces du phénomène), mais
non plus, en tout cas, par la voie indirecte, c'est-à-dire par l'in-
termédiaire de l'auteur du document. La critique de la connaissance,
faite par les méthodologistes de l'histoire et appliquée par eux
telle quelle à la science sociale, ne vaut donc pleinement que
pour l'objet et la pratique de l'histoire traditionnelle; pour
embrasser toute la pratique de la science sociale positive, et pour
en fixer même la meilleure et la plus féconde part, elle serait
à reprendre tout entière, à fortement modifier et grandement
compléter.

FRANÇOIS SIMIAND
« Méthode historique et science sociale »
1.3. NATURE ET CULTURE :
SUBSTANCE ET SYSTÈME DE RELATIONS

NATURE ET HISTOIRE

Marx a souvent montré qu'on ne peut imputer les propriétés ou les


conséquences d'un système social à la « nature » qu'en oubliant sa genèse
et ses fonctions historiques, c'est-à-dire tout ce qui le constitue comme
système de relations ; plus précisément, il fait voir que cette erreur de
méthode doit d'être si fréquente aux fonctions idéologiques dont elle
s'acquitte en réussissant, au moins en imagination, à « éliminer l'his-
toire ». Ainsi, en affirmant le caractère « naturel » des institutions
bourgeoises et des rapports bourgeois de production, les économistes
classiques justifiaient l'ordre bourgeois en même temps qu'ils prémunis-
saient la classe dominante contre l'idée du caractère historique, donc
transitoire, de sa domination.

12. K. Marx

Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a


pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de
la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions arti-
ficielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles.
Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux aussi, établissent
deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est
une invention des hommes, tandis que leur propre religion est
une émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels —
les rapports de la production bourgeoise — sont naturels, les
économistes font entendre que ce sont là des rapports dans les-
quels se crée la richesse et se développent les forces productives
conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-
mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps.
Nature et culture I6I

Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société.


Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de
l'histoire, puisqu'il y a eu des institutions de féodalité, et que
dans ces institutions de féodalité on trouve des rapports de
production tout à fait différents de ceux de la société bour-
geoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et,
partant, éternels.
KARL MARX
Misère de la philosophie

Notre présent objet est tout d'abord la production. Des indi-


vidus qui produisent en société — donc une production d'indi-
vidus socialement déterminée, tel est naturellement le point de
départ. Le chasseur et le pêcheur isolés, ces exemplaires uniques
d'où partent Smith et Ricardo, font partie des fictions pauvre-
ment imaginées du x v m e siècle, de ces robinsonades qui, n'en
déplaise à tels historiens de la civilisation, n'expriment nulle-
ment une simple réaction contre des excès de raffinement et un
retour à ce qu'on se figure bien à tort comme l'état de nature.
Le « contrat social » de Rousseau, qui établit des rapports et des
liens entre des sujets indépendants par nature, ne repose pas
non plus sur un tel naturalisme. Ce n'est là que l'apparence,
apparence purement esthétique, des grandes et petites robin-
sonades. Il s'agit plutôt d'une anticipation de la « société civile »,
qui se préparait depuis le xvr e siècle et qui, au xvin e , marchait
à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société de libre
concurrence, chaque individu se présente comme dégagé des
liens naturels, etc., qui faisaient de lui, à des époques antérieures,
l'ingrédient d'un conglomérat humain déterminé et limité. Cet
individu du xvin e siècle est un produit, d'une part, de la disso-
lution des formes de sociétés féodales, d'autre part, des forces
productives nouvelles surgies depuis le xvi e siècle. Aux pro-
phètes du xvin e siècle qui portent sur leurs épaules tout Smith
et tout Ricardo — il apparaît comme un idéal dont ils situaient
l'existence dans le passé. Pour eux, il était non un aboutissement
historique, mais le point de départ de l'histoire. C'est que,
d'après l'idée qu'ils se faisaient de la nature humaine, l'individu
est conforme à la nature en tant qu'être issu de la nature et non
en tant que fruit de l'histoire. Cette illusion fut jusqu'ici le propre
de toute époque nouvelle. Stewart qui, à maints égards,

ii
i6z Épistêmologie et méthodologie

s'oppose au xvm e siècle et, en aristocrate, se tient davantage sur


le terrain historique, a su éviter cette erreur naïve.
Plus nous remontons dans l'histoire, plus l'individu — et par
suite l'individu producteur également — apparaît comme un être
dépendant en partie d'un ensemble plus grand : tout d'abord
et de façon toute naturelle dans la famille et dans le clan qui n'est
qu'une famille élargie; plus tard, dans les communautés de
formes diverses, issues de l'antagonisme et de la fusion des clans.
Ce n'est qu'au xvm e siècle, dans la « société bourgeoise », que
les différentes formes de connexion sociale se présentent à l'in-
dividu comme un simple moyen de parvenir à ses fins person-
nelles, comme une nécessité extérieure. Pourtant l'époque qui
voit naître cette conception, cette idée de l'individu au singulier,
est précisément celle où les rapports sociaux (généraux selon ce
point de vue) ont atteint leur plus grand développement.
L'homme est, au sens le plus littéral du terme, un Çôov TOXITXÓV,
il est non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut
s'individualiser que dans la société. L'idée d'une production
réalisée par un individu isolé, vivant en dehors de la société —
fait rare qui peut bien arriver à un homme civilisé égaré par
hasard dans une contrée sauvage et qui possède virtuellement les
forces de la société — n'est pas moins absurde que l'idée d'un
développement du langage sans qu'il y ait des individus vivant
et parlant ensemble. Nul besoin de s'y arrêter plus longtemps. Si
nous avons touché ce point, c'est parce que la fadaise, qui avait
un sens raisonnable chez les gens du xvm e siècle, a été réintro-
duite, très sérieusement, en pleine économie moderne, par
Bastiat, Carey, Proudhon, etc. Il est évidemment bien commode
pour Proudhon, entre autres, de faire l'analyse historico-philo-
sophique d'un phénomène économique dont il ignore la genèse
historique; il a recours à un mythe : l'idée en serait venue toute
prête à l'esprit d'Adam ou de Prométhée, et elle aurait ensuite
été introduite, etc. Rien de plus ennuyeux et de plus aride que le
lieu commun en délire.
Quand donc nous parlons de production, il s'agit toujours
de la production à un stade déterminé de l'évolution sociale —
de la production d'individus vivant en société. Dès lors, il
pourrait sembler que, pour parler de la production comme telle,
il faille, soit observer le procès du développement historique
dans ses différentes phases, soit déclarer préalablement que nous
nous occupons d'une époque déterminée, par exemple de la pro-
duction bourgeoise moderne : c'est là, en fait, notre sujet pro-
prement dit. Cependant, toutes les époques de la production
Nature et culture 163

se distinguent par certains traits communs, par certaines par-


ticularités. La production en général est une abstraction, mais une
abstraction raisonnée, pour autant qu'elle met vraiment en relief
les éléments communs, les fixe, et nous épargne ainsi la répéti-
tion. Toutefois, ces caractères généraux ou ces éléments com-
muns, dégagés par comparaison s'articulent très diversement et
se déploient en déterminations variées. Certains de ces caractères
sont de tous les temps, d'autres n'appartiennent qu'à certaines
époques. Telles déterminations seront communes à l'époque la
plus moderne comme à la plus ancienne. Sans elles, aucune pro-
duction n'est convenable. Certes, les langues les plus évoluées
partagent avec les moins développées certaines lois et pro-
priétés, mais ce qui constitue leur développement, ce sont préci-
sément les éléments qui ne sont pas généraux, et qu'elles ne
possèdent pas en commun avec les autres langues ; il faut dégager
les déterminations qui valent pour la production en général, afin
de ne pas perdre de vue la différence essentielle en ne voyant que
l'unité : celle-ci résulte déjà du fait que le sujet, l'humanité, et
l'objet, la nature, sont identiques. Dans cet oubli réside, par
exemple, toute la sagesse des économistes modernes qui s'achar-
nent à démontrer l'éternité et l'harmonie des conditions sociales
existantes. Par exemple, aucune production n'est possible sans
un instrument de production, cet instrument ne serait-il que la
main; aucune, sans travail passé, accumulé, ce travail ne serait-il
que l'habileté acquise et concentrée dans la main du sauvage par
l'exercice répété. Le capital, entre autres choses, est aussi un
instrument de production, il est aussi du travail passé, matéria-
lisé. Par conséquent, le capital est une institution naturelle, uni-
verselle et éternelle; en vérité, il est tout cela, à condition que je
néglige le caractère spécifique, l'élément qui, de 1' « instrument
de production », du « travail accumulé », fait du capital. C'est
ainsi que toute l'histoire des rapports de production apparaît,
par exemple chez Carey, comme une falsification suscitée par la
malveillance des gouvernements. S'il n'y a pas de production en
général, il n'y a pas non plus de production générale. La produc-
tion est toujours une branche particulière de la production —
par exemple l'agriculture, l'élevage du bétail, la manufac-
ture, etc.; ou bien elle est totalité. Toutefois, l'économie poli-
tique n'est pas la technologie. Nous développerons ailleurs le
rapport entre les déterminations générales de la production à un
niveau social donné et les formes particulières de la production.
Enfin la production n'est pas non plus uniquement particularisée,
c'est au contraire toujours un corps social déterminé, un sujet
164 Épistêmologie et méthodologie

social, qui exerce son activité dans un ensemble plus ou moins


grand, plus ou moins riche, de sphères de la production. [...]
Il est d'usage, en économie politique, de commencer par un
chapitre de généralités; celui, précisément, qui figure sous le
titre « production » (voir, par exemple, J . St. Mill), où l'on traite
des conditions générales de toute production. Cette partie générale
étudie ou est censée étudier :
i° Les conditions sans lesquelles il ne peut pas y avoir de produc-
tion, c'est-à-dire qui ne font que caractériser les aspects essen-
tiels de toute production. Toutefois, comme nous le verrons,
cette méthode se réduit à un petit nombre de caractères très
simples, que l'on gonfle à l'aide d'insipides tautologies;
2 0 Les conditions qui font avancer plus ou moins la production,
telle, par exemple, l'état progressif ou stagnant de la société chez
Adam Smith. Ses aperçus sont précieux, mais pour leur donner
une valeur scientifique, il faudrait se livrer à des recherches sur
les périodes qui marquent les niveaux de la productivité dans l'évolu-
tion de chaque peuple — et ces recherches sortent du cadre pro-
prement dit de notre sujet; pour autant qu'elles s'y rapportent,
elles auront leur place dans l'analyse de la concurrence, de
l'accumulation, etc. Exprimée dans des termes généraux, la
réponse aboutit à l'idée générale que voici : la production d'un
peuple est à son apogée au moment même où il atteint son
apogée historique tout court. En fait, un peuple est à son apogée
industrielle tant que ce n'est pas encore le gain comme tel, mais
la passion de gagner qui est pour lui l'essentiel. C'est là la supé-
riorité des Yankees sur les Anglais. Ou encore cette idée : telles
races, telles dispositions, tels climats, telles conditions naturelles
— proximité de la mer, fertilité du sol, etc. — sont plus favo-
rables que d'autres à la production. On aboutit de nouveau à cette
tautologie : la richesse se crée d'autant plus facilement que ses
éléments subjectifs et objectifs existent à un degré plus élevé.
Toutefois, ce n'est pas encore tout ce qui importe aux écono-
mistes dans cette partie générale. Il importe bien plutôt, comme
le montre l'exemple de Mill, de présenter la production, à la diffé-
rence de la distribution, comme soumise aux lois éternelles de la
nature, indépendantes de l'histoire : bonne occasion pour insi-
nuer que dans la société, prise in abstracto, les institutions bour-
geoises sont des lois naturelles immuables. Tel est le but auquel
cette méthode tend plus ou moins consciemment.

KARL MARX
Introduction générale à la critique de l'économie politique
Nature et culture 165

LA NATURE COMME INVARIANT PSYCHOLOGIQUE


ET LE PARALOGISME DE L'INVERSION DE L'EFFET
ET DE LA CAUSE

Le recours aux explications psychologiques arrête l'analyse parce


qu'il procure à trop bon compte le sentiment de l'évidence immédiate :
en invoquant ces « natures simples » que sont les « propensions », les
« instincts » ou les « tendances » d'une nature humaine, on s'expose à
donner pour explication cela même qu'il faut expliquer et, en par-
ticulier, à trouver les principes d'institutions telles que la famille ou
la mage dans les sentiments suscités par ces institutions mêmes : « Il
ne faut donc pas, avec M. Spencer, présenter la vie sociale comme une
simple résultante des natures individuelles, puisque, au contraire, c'est
plutôt celles-ci qui résultent de celles-là. Les faits sociaux ne sont pas
le simple développement des faits psychiques, mais les seconds ne sont
en grande partie que le prolongement des premiers à l'intérieur des
consciences... Le point de vue contraire expose à chaque instant le socio-
logue à prendre la cause pour l'effet, et réciproquement. Par exemple, si,
comme il est arrivé souvent, on voit dans l'organisation de la famille
l'expression logiquement nécessaire de sentiments humains inhérents à
toute conscience, on renverse l'ordre réel des faits ; tout au contraire,
c'est l'organisation sociale des rapports de parenté qui a déterminé les
rapports respectifs des parents et des enfants. Ceux-ci eussent été tout
autres si la structure sociale avait été différente, et la preuve, c'est
qu'en effet l'amour paternel est inconnu dans une multitude de sociétés. »*
Durkheim montre que c'est à condition de traiter la natura naturans
qu'invoque le discours préscientifique comme natura natura ta, comme
nature cultivée, que l'on peut la saisir dans ce que'elle a de spécifique.

13. É. Durkheim

Une explication purement psychologique des faits sociaux ne


peut donc manquer de laisser échapper tout ce qu'ils ont de
spécifique, c'est-à-dire de social.
Ce qui a masqué aux yeux de tant de sociologues l'insuffisance
de cette méthode, c'est que, prenant l'effet pour la cause, il leur
est arrivé très souvent d'assigner comme conditions détermi-
nantes aux phénomènes sociaux certains états psychiques, rela-
tivement définis et spéciaux, mais qui, en fait, en sont la consé-
quence. C'est ainsi qu'on a considéré comme inné à l'homme un

* É . Durkheim, De ta division du travail social, i r e éd., F. Alcan, Paris, 1893; cité


d'après la 7 e éd., P.U.F., Paris, i960, p. 341.
i66 Épistémologie et méthodologie

certain sentiment de religiosité, un certain minimum de jalousie


sexuelle, de piété filiale, d'amour paternel, etc., et c'est par là
que l'on a voulu expliquer la religion, le mariage, la famille.
Mais l'histoire montre que ces inclinations, loin d'être inhérentes
à la nature humaine, ou bien font totalement défaut dans cer-
taines circonstances sociales, ou, d'une société à l'autre, présen-
tent de telles variations que le résidu que l'on obtient en élimi-
nant toutes ces différences, et qui seul peut être considéré comme
d'origine psychologique, se réduit à quelque chose de vague et
de schématique qui laisse à une distance infinie les faits qu'il
s'agit d'expliquer. C'est donc que ces sentiments résultent de
l'organisation collective, loin d'en être la base. Même il n'est pas
du tout prouvé que la tendance à la sociabilité ait été, dès l'ori-
gine, un instinct congénital du genre humain. Il est beaucoup
plus naturel d'y voir un produit de la vie sociale, qui s'est lente-
ment organisé en nous; car c'est un fait d'observation que les
animaux sont sociables ou non suivant que les dispositions de
leurs habitats les obligent à la vie commune ou les en détournent.
— Et encore faut-il ajouter que, même entre ces inclinations
plus déterminées et la réalité sociale, l'écart reste considérable.
Il y a d'ailleurs un moyen d'isoler à peu près complètement le
facteur psychologique de manière à pouvoir préciser l'étendue
de son action, c'est de chercher de quelle façon la race affecte
l'évolution sociale. En effet, les caractères ethniques sont d'ordre
organico-psychique. La vie sociale doit donc varier quand ils
varient, si les phénomènes psychologiques ont sur la société
l'efficacité causale qu'on leur attribue. Or nous ne connaissons
aucun phénomène social qui soit placé sous la dépendance incon-
testée de la race. Sans doute, nous ne saurions attribuer à cette
proposition la valeur d'une loi; nous pouvons du moins l'affirmer
comme un fait constant de notre pratique. Les formes d'organi-
sation les plus diverses se rencontrent dans des sociétés de même
race, tandis que des similitudes frappantes s'observent entre des
sociétés de races différentes. La cité a existé che2 les Phéniciens,
comme chez les Romains et les Grecs; on la trouve en voie de
formation chez les Kabyles.
La famille patriarcale était presque aussi développée chez les
Juifs que chez les Indous, mais elle ne se retrouve pas chez les
Slaves qui sont pourtant de race aryenne. En revanche, le type
familial qu'on y rencontre existe aussi chez les Arabes. La famille
maternelle et le clan s'observent partout. Le détail des preuves
judiciaires, des cérémonies nuptiales est le même chez les peuples
les plus dissemblables au point de vue ethnique. S'il en est ainsi,
Nature et culture 167

c'est que l'apport psychique est trop général pour prédéterminer


le cours des phénomènes sociaux. Puisqu'il n'implique pas une
forme sociale plutôt qu'une autre, il ne peut en expliquer aucune.
Il y a, il est vrai, un certain nombre de faits qu'il est d'usage
d'attribuer à l'influence de la race. C'est ainsi, notamment, qu'on
explique comment le développement des lettres et des arts a été
si rapide et si intense à Athènes, si lent et si médiocre à Rome.
Mais cette interprétation des faits, pour être classique, n'a jamais
été méthodiquement démontrée; elle semble bien tirer à peu
près toute son autorité de la seule tradition. On n'a même pas
essayé si une explication sociologique des mêmes phénomènes
n'était pas possible et nous sommes convaincu qu'elle pourrait
être tentée avec succès. En somme, quand on rapporte avec cette
rapidité à des facultés esthétiques congénitales le caractères artis-
tique de la civilisation athénienne, on procède à peu près comme
faisait le Moyen Age quand il expliquait le feu par le phlogistique
et les effets de l'opium par sa vertu dormitive.
Enfin, si vraiment l'évolution sociale avait son origine dans la
constitution psychologique de l'homme, on ne voit pas comment
elle aurait pu se produire. Car alors il faudrait admettre qu'elle a
pour moteur quelque ressort intérieur à la nature humaine.
Mais quel pourrait être ce ressort ? Serait-ce cette sorte d'instinct
dont parle Comte et qui pousse l'homme à réaliser de plus en
plus sa nature ? Mais c'est répondre à la question par la question
et expliquer le progrès par une tendance innée au progrès,
véritable entité métaphysique dont rien, du reste, ne démontre
l'existence; car les espèces animales, même les plus élevées, ne
sont aucunement travaillées par le besoin de progresser, et même
parmi les sociétés humaines, il en est beaucoup qui se plaisent à
rester indéfiniment stationnaires. Serait-ce, comme semble le
croire M. Spencer, le besoin d'un plus grand bonheur que les
formes de plus en plus complexes de la civilisation seraient
destinées à réaliser de plus en plus complètement ? Il faudrait
alors établir que le bonheur croît avec la civilisation et nous
avons exposé ailleurs toutes les difficultés que soulève cette hypo-
thèse. Mais il y a plus ; alors même que l'un ou l'autre de ces deux
postulats devrait être admis, le développement historique ne
serait pas, pour cela, rendu intelligible; car l'explication qui en
résulterait serait purement finaliste et nous avons montré plus
haut que les faits sociaux, comme tous les phénomènes naturels,
ne sont pas expliqués par cela seul qu'on a fait voir qu'ils servent
à quelque fin. Quand on a bien prouvé que les organisations
sociales de plus en plus savantes qui se sont succédé au cours de
i68 Épistémologie et méthodologie

l'histoire ont eu pour effet de satisfaire davantage tel ou tel de nos


penchants fondamentaux, on n'a pas fait comprendre pour autant
comment elles se sont produites. Le fait qu'elles étaient utiles
ne nous apprend pas ce qui les a fait être. Alors même qu'on
s'expliquerait comment nous sommes parvenus à les imaginer,
à en faire comme le plan par avance de manière à nous repré-
senter les services que nous en pouvions attendre — et le pro-
blème est déjà difficile — les vœux dont elles pouvaient être
ainsi l'objet n'avaient pas la vertu de les tirer du néant. En un
mot, étant admis qu'elles sont les moyens nécessaires pour
atteindre le but poursuivi, la question reste tout entière :
Comment, c'est-à-dire de quoi et par quoi ces moyens ont-ils
été constitués ?
Nous arrivons donc à la règle suivante : La cause déterminante
d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et
non parmi les états de la conscience individuelle. D'autre part, on
conçoit aisément que tout ce qui précède s'applique à la déter-
mination de la fonction, aussi bien qu'à celle de la cause. La
fonction d'un fait social ne peut être que sociale, c'est-à-dire
qu'elle consiste dans la production d'effets socialement utiles.
Sans doute, il peut se faire, et il arrive en effet, que, par contre-
coup, il serve aussi à l'individu. Mais ce résultat heureux n'est
pas sa raison d'être immédiate. Nous pouvons donc compléter
la proposition précédente en disant : La fonction d'un fait social
doit toujours être recherchée dans le rapport qu'il soutient avec quelque
fin sociale.

Émile Durkheim
Les règles de la méthode sociologique
Nature et culture 169

LA STÉRILITÉ DE L'EXPLICATION
DES SPÉCIFICITÉS HISTORIQUES
PAR DES TENDANCES UNIVERSELLES

La pratique de l'analyse historique et le recours constant à la méthode


comparative rendaient Max Weber particulièrement sensible au verba-
lisme tautologique des explications psychologiques par les tendances
de la nature humaine, s'agissant de rendre compte des « constellations
historiques particulières ». L'explication de la conduite capitaliste
par une auri sacra famés, qui aurait atteint son plus haut degré d'inten-
sité avec l'époque moderne, combine contradictoire ment deux types de
réduction historique : l'émiettement de totalités réelles en une poussière
de faits isolés de leur contexte et destinés à illustrer une explication
trans-historique ; la réduction évolutionniste d'un système spécifique
de comportements à une institution originaire par rapport à laquelle il
n'apporterait aucune nouveauté essentielle.
On pourrait opposer à ce texte où Weber construit systématiquement
les traits spécifiques du capitalisme moderne, les analyses de Sombart
qui, après avoir reconnu que « l'esprit de la vie économique peut varier à
l'infini, autrement dit, que les qualités psychiques que requiert l'accom-
plissement d'actes économiques peuvent varier d'un cas à l'autre, dans
la même mesure que les idées directrices et les principes généraux qui
président à l'ensemble de l'activité économique », cède pourtant à la
tentation d'expliquer une formation historique singulière par une « géné-
ralité » chère au sens commun : c'est « la passion de l'or et l'amour de
l'argent » qui constitue, selon Sombart, l'origine commune des formes
historiques très diverses développées par les peuples germano-slavo-
celtique s. « Il y a tout lieu d'admettre... que les jeunes peuples de
l'Europe, ou tout au moins leurs couches supérieures, ont éprouvé de
bonne heure une passion ardente pour l'or et se sont sentis poussés par
des forces irrésistibles à la recherche et à la conquête du précieux
métal. »* Toute une partie de sa méthode consiste donc à chercher, à tra-
vers des souvenirs anecdotiques illustrant le penchant à la thésaurisation,
ou des protestations morales vitupérant la « mammonisation de tous les
domaines de la vie », des traces de cet amour de l'or et de l'argent qui,
sous des formes diverses, serait un facteur constant de la vie économique.

14. M. Weber
La « soif d'acquérir », la « recherche du profit », de l'argent,
de la plus grande quantité d'argent possible, n'ont en eux-

* W. Sombart, Le Bourgeois (trad. S. Jankelevitch), Payot, Paris, 1926.


I-JO epistemologie et méthodologie

mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de café, méde-


cins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats,
voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être
possédés de cette même soif — comme ont pu l'être ou l'ont été
des gens de conditions variées à toutes les époques et en tous
lieux, partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque
les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels
d'histoire de la civilisation à l'usage des classes enfantines on
devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L'avidité d'un
gain sans limite n'implique en rien le capitalisme, bien moins
encore son « esprit ». Le capitalisme s'identifierait plutôt avec
la domination [.Bandigung], à tout le moins avec la modération
rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Sans doute le capi-
talisme est-il identique à la recherche du profit, d'un profit tou-
jours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capi-
taliste — il est recherche de la rentabilité. Il y est obligé. Là où
toute l'économie est soumise à l'ordre capitaliste, une entreprise
capitaliste individuelle qui ne serait pas animée [orientiert] par la
recherche de la rentabilité serait condamnée à disparaître. [...]
Un état d'esprit semblable à celui qui s'exprime chez Benjamin
Franklin a rencontré l'approbation de tout un peuple 1 . Il aurait
été tout bonnement proscrit dans l'Antiquité aussi bien qu'au
Moyen Age en tant qu'attitude sans dignité et manifestation
d'une avarice sordide. Il en va de même, de nos jours encore,
pour tous les groupes sociaux qui se trouvent moins directement
sous la coupe du capitalisme moderne, ou qui lui sont le moins
adaptés. Non pas peut-être — comme on l'a déjà souvent dit —
parce qu'aux époques précapitalistes la soif de profit aurait été
encore inconnue ou moins vive. Ni parce que l'auri sacra famés,
l'avidité pour l'or, aurait été moindre jadis — ou le serait mainte-
nant — hors des milieux du capitalisme bourgeois qu'à l'inté-
rieur de sa sphère particulière, ainsi que sont disposés à le croire
de modernes romantiques pleins d'illusions. Non, ce n'est pas là
que réside la différence entre l'esprit capitaliste et l'esprit pré-
capitaliste. L'avidité du mandarin chinois, celle de l'aristocrate
de l'ancienne Rome, celle du paysan moderne, peuvent soutenir
toutes les comparaisons. Et l'auri sacra famés du cocher napoli-
tain, du barcaiuolo, celle de représentants asiatiques de métiers

i . M. Weber vient de citer des textes qu'il considère comme une expression de
1' « esprit du capitalisme » : B. Franklin y prêche une morale ascétique pour
qui le but suprême est de produire toujours plus d'argent au prix d'une vie
dominée par le calcul et le souci de faire rapporter l'argent, « par nature géné-
rateur et prolifique ».
Nature et culture

analogues, tout comme celle de l'artisan de l'Europe du Sud ou


de l'Asie, se révélera — chacun a pu le constater — extraordi-
nairement plus intense, et en particulier bien moins scrupuleuse
que, disons, celle d'un Anglais placé dans des circonstances
identiques.
Le manque absolu de scrupules, l'égoïsme intéressé, la cupidité
et l'âpreté au gain ont été précisément les traits marquants des
pays dont le développement capitaliste bourgeois — mesuré
à l'échelle occidentale — était resté en retard. Tout employeur le
dira : le manque de coscienvgosità des ouvriers de ces pays —
l'Italie par exemple, comparée à l'Allemagne — a été, et dans
une certaine mesure demeure, l'un des principaux obstacles à leur
développement capitaliste. Le capitalisme ne peut pas utiliser le
travail de ceux qui pratiquent la doctrine du liberum arbitrium
indiscipliné, pas plus qu'il ne peut employer — Franklin nous
l'a montré — un homme d'affaires absolument sans scrupules.
La différence n'est donc pas une question de degré dans la soif
du gain pécuniaire. L'auri sacrafamés est aussi vieille que l'histoire
de l'homme. Mais nous verrons que ceux qui s'y soumettent
sans retenue — tel le capitaine hollandais qui « irait en Enfer
pour gagner de l'argent, dût-il y roussir ses voiles » — ne pour-
raient à aucun titre passer pour des témoins de 1' « esprit » spéci-
fiquement moderne du capitalisme considéré comme phénomène
de masse ; et cela seul importe. A toutes les époques de l'histoire,
cette fièvre d'acquisition sans merci, sans rapport avec aucune
norme morale, s'est donné libre cours chaque fois qu'elle l'a
pu. [...]
Toutefois, c'est en Occident que le capitalisme a trouvé sa
plus grande extension et connu des types, des formes, des ten-
dances qui n'ont jamais vu le jour ailleurs. Dans le monde entier
il y a eu des marchands : grossistes ou détaillants, commerçant
sur place ou au loin. Des prêt? de toutes sortes ont existé; des
banques se sont livrées aux opérations les plus variées, pour le
moins comparables à celles de notre xvi e siècle. Les prêts mari-
times \Seedarleheri\, les commenda, les associations et sociétés en
commandite ont été largement répandus et ont même parfois
revêtu une forme permanente. Partout où ont existé des crédits
de fonctionnement pour les institutions publiques, les prêteurs
sont apparus : à Babylone, en Grèce, dans l'Inde, en Chine,
à Rome. Ils ont financé des guerres, la piraterie, des marchés de
fournitures, des opérations immobilières de toutes sortes.
Dans la politique d'outre-mer, ils ont joué le rôle d'entrepre-
neurs coloniaux, de planteurs possesseurs d'esclaves, utilisant le
172 Ûpistémologie et méthodologie

travail forcé. Ils ont pris à ferme domaines et charges, avec une
préférence pour le recouvrement des impôts. Ils ont financé les
chefs de partis en période d'élections et les condottieri en temps
de guerres civiles. En fin de compte, ils ont été des spéculateurs
à la recherche de toutes les occasions de réaliser un gain
pécuniaire. Cette variété d'entrepreneurs, les aventuriers capita-
listes, a existé partout. A l'exception du commerce ou des opéra-
tions de crédit et de banque, leurs activités ont revêtu un carac-
tère irrationnel et spéculatif, ou bien elles se sont orientées vers
l'acquisition par la violence, avant tout par des prélèvements de
butin : soit directement, par la guerre, soit indirectement, sous la
forme permanente du butin fiscal, c'est-à-dire par l'exploitation
des sujets. Autant de caractéristiques que l'on retrouve souvent
encore dans le capitalisme de l'Occident moderne : capitalisme
des flibustiers de la finance, des grands spéculateurs, des pour-
chasseurs de concessions coloniales, des grands financiers. Et
surtout dans celui qui s'attache plus spécialement à l'exploita-
tion des guerres auquel se trouve liée, aujourd'hui comme tou-
jours, une partie, mais une partie seulement, du grand commerce
international.
Mais, dans les temps modernes, l'Occident a connu en propre
une autre forme de capitalisme : l'organisation rationnelle capi-
taliste du travail (formellement) libre, dont on ne rencontre
ailleurs que de vagues ébauches. Dans l'Antiquité, l'organisation
du travail servile n'a atteint un certain niveau de rationalisation
que dans les plantations et, à un moindre degré, dans les erga-
steria. Au début des temps modernes, la rationalisation a encore
été plus restreinte dans les fermes et les ateliers seigneuriaux,
ainsi que dans les industries domestiques des domaines seigneu-
riaux utilisant le travail servile. De véritables industries domes-
tiques, ayant recours au travail libre, n'ont existé hors de l'Occi-
dent — le fait est avéré — qu'à l'état isolé. L'emploi pourtant
très répandu de journaliers n'a conduit qu'exceptionnellement
à la mise sur pied de manufactures — et cela sous des formes très
différentes de l'organisation industrielle (monopoles d'État) —,
jamais en tout cas à une organisation de l'apprentissage du métier
à la manière de notre Moyen Age.
Mais l'organisation rationnelle de l'entreprise, liée aux prévi-
sions d'un marché régulier et non aux occasions irrationnelles
ou politiques de spéculer, n'est pas la seule particularité du
capitalisme occidental. Elle n'aurait pas été possible sans deux
autres facteurs importants : la séparation du ménage [Haussait] et
de l'entreprise [.Betrieb], qui domine toute la vie économique
Nature et culture 173

moderne; la comptabilité rationnelle, qui lui est intimement liée.


Nous trouvons ailleurs également la séparation dans l'espace du
logis et de l'atelier (ou de la boutique) — exemples : le bazar
oriental et les ergasteria de certaines civilisations. De même, au
Levant, en Extrême-Orient, dans l'Antiquité, des associations
capitalistes ont leur comptabilité indépendante. Mais par rapport
à l'indépendance moderne des entreprises ce ne sont là que de
modestes tentatives. Avant tout, parce que les conditions indis-
pensables de cette indépendance, à savoir notre comptabilité
rationnelle et notre séparation légale de la propriété des entre-
prises et de la propriété personnelle, font totalement défaut, ou
bien n'en sont qu'à leurs débuts. Partout ailleurs, les entreprises
recherchant le profit ont eu tendance à se développer à partir
d'une grande économie familiale, qu'elle soit princière ou doma-
niale (Yoikos) ; elles présentent, comme l'a bien vu Rodbertus,
à côté de parentés superficielles avec l'économie moderne, un
développement divergent, voire opposé.
Cependant, en dernière analyse, toutes ces particularités du
capitalisme occidental n'ont reçu leur signification moderne que
par leur association avec l'organisation capitaliste du travail.
Ce qu'en général on appelle la « commercialisation », le déve-
loppement des titres négociables, et la Bourse qui est la rationa-
lisation de la spéculation, lui sont également liés. Sans l'organi-
sation rationnelle du travail capitaliste, tous ces faits — en admet-
tant qu'ils demeurent possibles — seraient loin d'avoir la même
signification, surtout en ce qui concerne la structure sociale et
tous les problèmes propres à l'Occident moderne qui lui sont
connexes. Le calcul exact, fondement de tout le reste, n'est
possible que sur la base du travail libre.

M A X WEBER
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
1.4. LA SOCIOLOGIE SPONTANÉE
ET LES POUVOIRS DU LANGUAGE

LA NOSOGRAPHIE DU LANGAGE

Nous croyons, disait à peu près Bacon, que nous gouvernons nos mots
quand ce sont eux qui nous gouvernent à notre insu et nous empêtrent
insidieusement dans les tromperies de leurs fausses apparences. Il ne
suffit pas, comme le veut la tradition rationaliste de la Lingua uni-
versalis ou de la Characteristica generalis, de substituer aux incer-
titudes du langage commun, cet idolum fori, la logique parfaite d'un
langage construit : il faut analyser la logique du langage ordinaire qui,
parce qu'ordinaire, passe inaperçue. Pareille critique peut seule porter
au jour les fausses problématiques et les catégories fallacieuses que
véhicule le langage et qui menacent toujours de se réintroduire sous les
travestis savants de la langue la plus formalisée.

15. M. Chastaing

Wittgenstein traite les philosophes comme des malades et


invente une nouvelle méthode [II, 26]* qui les guérira de leurs
maux. Comment ? En les calmant. Comment dissipera-t-elle leur
inquiétude ? En résolvant leurs problèmes ? Non : en dissolvant
ceux-ci [48, 51, 91, i j j ] .
De quoi sont-ils malades ? De mauvaises façons de parler [47].
Sans doute, ils emploient des mots que nous utilisons : connais-
sance, être, je, objet, etc. [48] mais ils ne les emploient ni comme
nous ni comme ils utilisent eux-mêmes humblement les mots
table, cuisine ou tennis [44]. Quand ils demandent : « Un colonel
pense-t-il ? » posent-ils la question que parfois malheureusement
nous posons [126] ? Quand ils confessent : « Je ne peux pas
connaître vos sentiments », leur dirons-nous : « Essayez » ? Ou

* Les chiffres entre crochets renvoient aux PhilosophicalInvestigations, Oxford, 195 5 ;


les chiffres précédés de I et II désignent les pages de l'étude de G . E . Moore,
« Wittgenstein's Lectures », Mind, 1954 et 1955.
Sornione spontanée et langage commun 175

ils interprètent bizarrement nos expressions ordinaires [19], ou


leur bizarrerie s'exprime par des tournures extraordinaires [47].
Ou donc, dans leur désordre, ils ne comprennent plus notre lan-
gage quotidien ni le leur 1 , ou ils inventent un langage aussi
incompréhensible que celui d'un fou qui commande : Lait moi
sucre [138]. Leurs problèmes naissent de leurs dérèglements lin-
guistiques [51]. Précisément : de leur désobéissance aux règles
des jeux de paroles2.
Or, le sens d'un mot ou d'un assemblage de mots est déterminé par le
sjsteme des règles qui fixent son emploi3 [I, 298]. Les énoncés philo-
sophiques n'ont, partant, pas de sens4 [48]. Et chaque philo-
sophe, perdu dans le brouillard [222] de ses absurdités, ne fait
que répéter : « Je suis un égaré. »8
Principaux symptômes de son égarement :
i ° Le « hors jeu ». — Les malades soustraient des mots aux
textes où nous les utilisons, extraient des phrases de leurs
contextes usuels, profèrent ainsi des paroles hors d'usage qu'ils
dotent d'une signification absolue, alors que nos paroles n'ont
de signification que relativement aux conditions — verbales ou
non — dans lesquelles nous avons appris à jouer avec elles
[6, 10, 20, 24, 36, 44, 65, 73, 220]. Ils posent, par exemple, hors
de tous les jeux où leurs mots ont des rôles et donc hors de
tout langage6, des questions comme : « Ceci est-il simple ou
complexe ? » « Ceci est-il un état mental ? » [21, 61].
Quelques signes diagnostiques :
a) Les contradictions [50]. — Un homme qui demande : « Peut-on
jouer aux échecs sans la reine ? » « Puis-je éprouver ton mal de
dents ? » « Un tigre sans raies est-il un tigre ? »' est un philo-

1. Quand nous philosophons, nous ressemblons aux sauvages, aux primitifs qui entendent
parler des civilisés, interprètent mal les paroles de ceux-ci et tirent d'étranges conclusions
de leur interprétation [79]. M. MacDonald traduit : les philosophes « emploient
des mots ordinaires tout en privant ceux-ci de leur fonction ordinaire » (« The
Philosopher's Use of Analogy », Logic and Language, Oxford, 1955,1, p. 82).
2. Wittgenstein utilise l'expression Sprachspiel (language-game) pour désigner
parfois le système (I, 6) d'une langue, parfois l'usage de cette langue, c'est-
à-dire la parole, parfois enfin la parole et les actes auxquels celle-ci est mêlée [5].
Il illustre cette expression en comparant, comme Saussure, le langage au jeu
d'échecs.
3. Formule de M. Schlick que ce dernier attribue à Wittgenstein (« Meaning and
Vérification », Phi. Rev., 1936, p. 341).
4. Cf. B. A. Farrell, « An Appraisal of Therapeutic Positivism », Mind, 1946.
5. Ein philosophisches Vroblem bat die Form : « Ich kenne micb nicht aus » [49].
6. Je ne puis que dans un langage signifier quelque chose par quelque chose [18]. Formule
très « saussurienne ».
7. Exemples de Wittgenstein (J. Wisdom, « OtherMinds », Mind, 1940, p. 370).
176 Épistémologie et méthodologie

sophe. S'il a appris à dire « tigre » pour dénommer un carnassier


à peau rayée, ne se contredit-il pas, en effet, en parlant d'un tigre
sans peau rayée ?
b) Les essences cachées [43]. — Le philosophe qui cherche des
dents dans le bec d'une poule y trouve des dents invisibles : il
cherche le sens des mots « être » et « objet », or il a privé ceux-ci
de tout sens visible en les arrachant aux circonstances où ils pous-
saient et dont ils sont manifestement signes1, il doit donc
imaginer que le sens cherché se cache dans des idées ou essences
spirituelles que les mots signifient2 (comme une entaille dans
une pierre signifie un trésor enfoui), puis inventer une intuition
[84] qui lui permette de découvrir tout d'un coup [80] l'essence
secrète des êtres et des objets [48].
c) Les définitions [7}]. — Quand un chercheur d'essences cachées
vous demande : « Qu'est-ce que le jeu ? », n'espère-t-il point que
vous lui fournirez une réponse définitive [43] ? Quand les philo-
sophes questionnent, ils quêtent des définitions. Mais comment
leur dire où finit le jeu, où il commence [33-6]®. N'avons-nous
pas appris à parler de jeux enfantins, de Jeux Olympiques, de
jeux mathématiques, de jeux de mots, etc. ? Appris, donc,
à étendre indéfiniment le domaine des jeux ? Notre concept « jeu »
paraît illimité [31-3] 4 .
Remède : ramener mots et phrases che^ eux, c'est-à-dire à la
maison des situations où ils sont utilisés [48, 155]. Posologie :
en cas de crise philosophique, prendre les paroles critiques et se
demander : « Dans quelles circonstances les prononçons-nous ? »
[48, 61, 188; II, 19].
2 0 Le dénominateur commun. —- Les malades se défendent : ils
veulent définir ce qui est commun, en toute circonstance, à tout jeu;
ils voudraient contempler l'essence de l'Art par laquelle commu-
nient tous les arts. Et ils attaquent : pour que nous appliquions
un nom commun, comme « jeu » ou « art », à différentes activités,
ilfaut que ces activités aient un dénominateur commun.
Faut-il donc, pour parler de vol, que le vol d'un aviateur ait

1. La signification d'un mot est donc « médiatisée » par les circonstances où ce


dernier est utilisé. P. F. Strawson voit dans « l'hostilité à la doctrine de l'immé-
diation » une des constantes des PhilosophicalInvestigations {Mind, 1951, p. 92,98).
2. Rapprocher : Wo unsere Sprache uns einen Körper vermuten lässt, und kein Körper
ist, dort möchten vir sagen, sei ein GEIST [18].
3. Des linguistes parlent exactement comme Wittgenstein : « Où commence et
où finit le genre ' pot par exemple, ou le genre ' marmite ' » ? (A. Dauzat,
La géographie linguistique, Paris, 1922, p. 123).
4. Cf. M. Chastaing, « Jouer n'est pas jouer », J. Psy., 1959.
Sociologie spontanee et langage commun 177

quelque chose de commun avec le vol d'un malfaiteur ? Nos ancêtres


chasseurs passèrent d'un vol à un autre par l'intermédiaire
d'animaux volatiles et voleurs de gibier. Nous passons graduelle-
ment d'un mode d'emploi du mot « bureau » à un autre, sans
penser à une Idée de Bureau dont participeraient une étoffe, un
meuble, un local, une société et un établissement public. La
sémasiologie des transitions graduelles dissipe le mystère des
Idées trop générales [II, 17].
Remède, donc : « Ne dites pas : « Il doit y avoir quelque chose de
commun » à toutes les substances, qualités ou actions que désigne
un même mot, mais regardez et voyez s'il y a quelque chose de
commun. Regardez le fonctionnement du mot « occupation », et
voyez si 1' « occupation d'un ouvrier » a quelque chose de
commun avec 1' « occupation d'une place ». Si un coup est « sec »
comme un terrain et un terrain « sec » comme un Champagne1. Si
la vie du verbe « prendre » est aussi unie que celle d ' « écobuer ».
Apprenez à connaître, par des exemples, comment travaillent les
mots [31-2, 51, 109]. Prenez, éventuellement, quelques doses
d'exemples dans des traités de Sémantique.
3° La diète partielle [155]2. — Sans doute, des philosophes s'abs-
tiennent d'alimenter leurs spéculations au moyen d'exemples;
mais d'autres ne nourrissent leurs pensées que d'une espèce d'exemples.
Ces derniers philosophes finissent par oublier l'existence d'es-
pèces différentes. Ils universalisent, en conséquence, des façons
particulières de parler : de « quelques », ils font « tous » ; d'une
partie, la totalité [3, 13, 18, 37, 110, 155]. Observez-les : méta-
physiciens qui substituent « identique » à « semblable », quoique
ces deux termes ne soient que parfois synonymes [91], ou psy-
chologues qui supposent qu'un motif est le motif [II, 19]. Souvent
philosophes du langage, ils ont l'habitude de traiter tous les mots
comme des noms et tous les noms comme des noms propres
[18-20; I, 9].
Remède : la spécification explicite. Formulez les conditions
spéciales dans lesquelles des paroles X ont une signification Y,
borner ainsi expressément cette signification avec des conditions
spécimens. « Dans ce cas... » « Dans ces cas... » Il vous suffira
parfois de dire : « Dans un grand nombre de cas... »

1. Cf. R . Wells, « Meaning and Use », Word, août 1951, p. 24. Dans ce numéro de
Word, la philosophie de Wittgenstein conflue avec la linguistique structurale
(cf. S. Ullmann, « T h e Concept of Meaning in Linguistics », Archivum hing.,
1956, p. 18-29). Mais confluence n'est pas influence. Wittgenstein a-t-il été
influencé par des linguistes ? A-t-il influé sur la linguistique ?
2. Einseitige Diät.

12
I78 Épistêmologie et méthodologie

Pour préparer ce remède, complétez la formule déjà prescrite :


« En quelles circonstances disons-nous que... ? » par la question :
« N'y a-t-il pas des circonstances où nous parlons différem-
ment ? » Si, par exemple, vous êtes tentés de juger les jeux
comme des compétitions, non seulement demandez : « Quels
jeux ? », mais encore : « Existe-t-il des jeux sans compétiteurs ?
Et lesquels ? » Vous apprendrez par vos demandes à comparer les
divers modes d'emploi du mot « jeu » [3, 20, 30, 32, 50].
40 « L'erreur de catégorie s 1 . — Les philosophes, parce qu'ils
ne s'exercent pas à comparer les domaines sémantiques de leurs
vocables, commettent la faute de confondre ces domaines
[24, 13]. Leur langage ressemble lors à un tennis où pousse-
raient les « buts » du football, à un ring où combattraient des
boxeurs de catégories différentes [231]. Imiteraient-ils ces humo-
ristes pour lesquels 1' « erreur de catégorie » est une loi ? Non.
Ils ne proposent pas comme des plaisanteries leurs plaisanteries
grammaticales [47]. C'est très sérieusement qu'ils font de la
psychologie une autre physique [151], ou de la pensée une autre
parole [217], qu'ils disent que M l l e Durand a un « moi » comme
elle a des cheveux blonds2 ou que l'esprit a des opinions comme
M. Martin en a [151], qu'ils assimilent les raisons de rêver aux
causes du rêve [II, 20-1], notre langage à une langue logique [46]
ou la signification du mot au mot lui-même [49]. Très sérieuse-
ment qu'ils prennent des façons imagées de parler pour des propo-
sitions empiriques [100-1], des métaphores, où les mots passent
de leur champ sémantique à un champ étranger [I, 5, 295], pour
des expressions ordinaires.
Remède : quelques exercices de « commutation »3. Exercez-
vous à demander : « Dans les circonstances où je dis A, puis-je
commuer A et dire B ? Puis-je donc dire soit A ou B, soit A
et B ? » Demandez, par exemple : « Puis-je dire : « Est-ce que je
souffre ? » comme je dis : « Est-ce que j'aime ? », « J'éprouve
pendant quelques secondes un violent chagrin » comme :
« J'éprouve pendant quelques secondes une violente douleur ? ».
Et vous ne succomberez plus à la tentation d'introduire l'amour

1. Cf. G . Ryle, The Concept of Mind, Cambridge, 1951, p. 16-18.


2. J . E . Thomson, « The Argument from Analogy and our Knowledge of Other
Minds », Mind, 1951, p. 543.
3. Vocable cher aux « glossématiciens ». Justifié par la vingtième remarque où,
comme ceux-là, Wittgenstein fait du mot la plus petite « unité de commuta-
tion » qui puisse avoir valeur de phrase (8, 9), et par la remarque 558 où
Wittgenstein emploie le fameux « substitution test » pour identifier le sens
d'un mot (cf. L. Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language, Baltimore,
Indiana, Waverley Press, 1953, p. 66).
Sociologie spontanee et langage commun J
79

et le chagrin dans la catégorie des sensations où vous mettez la


douleur voire la souffrance [61, 154, 174]. Demandez : « Puis-je
dire que je parle avec des mots et des phrases ? « Qu'un
joueur d'échecs utilise des pièces et des gambits ? » Et vous ne
serez plus tentés de placer les noms au même niveau que les
propositions [24].
Apprenez donc, par des demandes où vous employer une phrase
en contraste avec d'autres, un vocable en opposition à d'autres
[9, 90], à reconnaître à la fois les différences sémantiques qu'éta-
blit systématiquement le langage habituel et les erreurs des phi-
losophes qui violent le « système de différences »2 de leur langue.
Ce remède, comme les précédents, procède ainsi d'une psycha-
nalyse dont voici le règlement : pour que les philosophes se gué-
rissent, les rendre conscients de leurs excentricités verbales3,
pour les rendre conscients de ces excentricités, leur redonner
conscience du langage ordinaire qui, parce qu'ordinaire, passe
inaperçu [43-9]. Les rappeler [50] à l'ordre linguistique, grâce à
une claire exposition de nos façons de parler [6, 51, 133, 167].
Le thérapeute qui, comme Descartes, aime l'ordre et la clarté4,
comme Socrate n'enseigne rien : exposant du langage quotidien,
il ne propose jamais que des banalités [42, 47, 50; II, 27]®.

MAXIME CHASTAING
« Wittgenstein et le problème de la connaissance d'autrui »

1. Cf. G. Ryle, « Ordinary Language », Phi. Rev., 1955.


2. Formule de Saussure.
3. Les problèmes philosophiques naissent quand le langage s'émancipe [19].
4. Malebranche pratique déjà la méthode wittgensteinienne ( R e c h e r c h e de la vérité,
VI, 2, 7).
5. Sie stellt nur f e s t , was Jeder ihr zugibt [156], dit Wittgenstein de sa « philosophie ».
i8o Épistémologie et méthodologie

LES SCHÈMES MÉTAPHORIQUES EN BIOLOGIE

Les schèmes communs — images ou analogies — ont le pouvoir de faire


obstacle, par la compréhension globale et immédiate qu'ils procurent,
au développement de la connaissance scientifique des phénomènes. Pour
libérer les vertus heuristiques de notions comme celles de « cellule » ou
de « tissu », il a fallu que la pensée biologique réussît à neutraliser les
connotations affectives ou sociales que ces mots tenaient de leur usage
commun. Le plus souvent, comme Harvej qui dut refouler l'image de
« l'irrigation » pour pouvoir formuler l'hypothèse de la circulation du
sang, il faut savoir rompre sans retour avec un système d'images qui
interdit la formulation d'une théorie cohérente. Plus généralement, le
recours à une analogie, même si elle n'est pas absolument adéquate, peut
permettre d'apercevoir les ambiguïtés d'une analogie moins adéquate,
s'il est lui-même contrôlé par une intention théorique : la métaphore de
l'organisme conçu comme une société a permis à la biologie de rompre
avec la représentation technologique du corps ; mais cette analogie a été
à son tour rectifiée par le développement de la théorie biologique.

16. G. Canguilhem

Avec la cellule, nous sommes en présence d'une objet biologique


dont la surdétermination affective est incontestable et considé-
rable. La psychanalyse de la connaissance compte désormais
assez d'heureuses réussites pour prétendre à la dignité d'un
genre auquel on peut apporter, même sans intention systéma-
tique, quelques contributions. Chacun trouvera dans ses souve-
nirs de leçons d'histoire naturelle l'image de la structure cellu-
laire des êtres vivants. Cette image a une constance quasi cano-
nique. La représentation schématique d'un épithélium c'est
l'image du gâteau de miel. Cellule est un mot qui ne nous fait
pas penser au moine ou au prisonnier, mais nous fait penser à
l'abeille. Haeckel a fait remarquer que les cellules de cire remplies
de miel sont le répondant complet des cellules végétales remplies
de suc cellulaire. Toutefois l'empire sur les esprits de la notion
de cellule ne nous paraît pas tenir à cette intégralité de corres-
pondance. Mais plutôt qui sait si en empruntant consciemment
à la ruche des abeilles le terme de cellule, pour désigner l'élément
de l'organisme vivant, l'esprit humain ne lui a pas emprunté
aussi, presque inconsciemment, la notion du travail coopératif
dont le rayon de miel est le produit ? Comme l'alvéole est l'élé-
ment d'un édifice, les abeilles sont, selon le mot de Maeterlinck,
des individus entièrement absorbés par la république. En fait
Sociologie spontanee et langage commun 181

la cellule est une notion à la fois anatomique et fonctionnelle, la


notion d'un matériau élémentaire et d'un travail individuel,
partiel et subordonné. Ce qui est certain c'est que des valeurs
affectives et sociales de coopération et d'association planent de
près ou de loin sur le développement de la théorie cellulaire [...]
Ce terme de tissu mérite de nous arrêter. Tissu vient, on le
sait, de tistre, forme archaïque du verbe tisser. Si le vocable
cellule nous a paru surchargé de significations implicites d'ordre
affectif et social, le vocable tissu ne nous paraît pas moins chargé
d'implications extra-théoriques. Cellule nous fait penser à
l'abeille et non à l'homme. Tissu nous fait penser à l'homme et
non à l'araignée. Du tissu c'est par excellence, œuvre humaine.
La cellule, pourvue de sa forme hexagonale canonique, est
l'image d'un tout fermé sur lui-même. Mais du tissu c'est l'image
d'une continuité où toute interruption est arbitraire, où le pro-
duit procède d'une activité toujours ouverte sur la continuation.
On coupe ici ou là, selon les besoins. En outre, une cellule est
chose fragile, faite pour être admirée, regardée sans être touchée,
sous peine de destruction. Au contraire, on doit toucher, palper,
froisser un tissu pour en apprécier le grain, la souplesse, le
moelleux. On plie, on déploie un tissu, on le déroule en ondes
superposées sur le comptoir du marchand. [...]
Le sang, la sève s'écoulent comme l'eau. L'eau canalisée
irrigue le sol; le sang et la sève doivent irriguer eux aussi. C'est
Aristote qui a assimilé la distribution du sang à partir du cœur
et l'irrigation d'un jardin par des canaux. Et Galien ne pensait
pas autrement. Mais irriguer le sol, c'est finalement se perdre
dans le sol. Et là est exactement le principal obstacle à l'intelli-
gence de la circulation. On fait gloire à Harvey d'avoir fait
l'expérience de la ligature des veines du bras, dont la turgescence
au-dessous du point de striction est une des preuves expérimen-
tales de la circulation. Or, cette expérience avait déjà été faite
en 1603 par Fabrice d'Aquapendente —- et il est bien possible
qu'elle remonte encore plus haut — qui en avait conclu au rôle
régulateur des valvules des veines, mais pensait qu'il s'agissait
pour elles d'empêcher le sang de s'accumuler dans les membres
et les parties déclives. Ce qu'Harvey ajouta à la somme des
constatations faites avant lui est ceci, à la fois simple et capital;
en une heure, le ventricule gauche envoie dans le corps par
l'aorte un poids de sang triple du poids du corps. D'où vient et
où peut aller tant de sang ? Et d'ailleurs, si l'on ouvre une artère,
l'organisme se saigne à blanc. D'où naît l'idée d'un circuit fermé
possible. « Je me suis demandé, dit Harvey, si tout ne s'expli-
i8z epistemologie et méthodologie

querait pas par un mouvement circulaire du sang. » C'est alors,


que, refaisant l'expérience de la ligature, Harvey parvient à
donner un sens cohérent à toutes les observations et expériences.
On voit comment la découverte de la circulation du sang c'est
d'abord, et peut-être essentiellement, la substitution d'un concept
fait pour « cohérer » des observations précises faites sur l'orga-
nisme en divers points et à différents moments, à un autre
concept, celui d'irrigation, directement importé en biologie du
domaine de la technique humaine. La réalité du concept biolo-
gique présuppose l'abandon de la commodité du concept
technique d'irrigation.

GEORGES CANGUILHEM
IM Connaissance de la vie

C'est la physiologie qui donne la clé de la totalisation organique,


clé que l'anatomie n'avait pas su fournir. Les organes, les sys-
tèmes d'un organisme hautement différencié n'existent pas pour
eux-mêmes, ni les uns pour les autres en tant qu'organes ou
systèmes, ils existent pour les cellules, pour les radicaux anato-
miques innombrables, leur créant le milieu intérieur, de compo-
sition constante par compensation d'écarts, qui leur est néces-
saire. En sorte que leur association, c'est-à-dire leur rapport de
type social, fournit aux éléments le moyen collectif de vivre une
vie séparée : « Si l'on pouvait réaliser à chaque instant un milieu
identique à celui que l'action des parties voisines crée continuelle-
ment à un organisme élémentaire donné, celui-ci vivrait en liberté
exactement comme en société. » La partie dépend d'un tout qui ne
s'est constitué que pour son entretien. La physiologie générale,
en ramenant à l'échelle de la cellule l'étude de toutes les fonctions,
rend compte du fait que la structure de l'organisme total est
subordonnée aux fonctions de la partie. Fait de cellules, l'orga-
nisme est fait pour les cellules, pour des parties qui sont elles-
mêmes des touts de moindre complication.
L'utilisation d'un modèle économique et politique a fourni
aux biologistes du xrx e siècle le moyen de comprendre ce que
l'utilisation d'un modèle technologique n'avait pas permis aupa-
ravant. La relation des parties au tout est une relation & intégra-
tion — et ce dernier concept a fait fortune en physiologie ner-
veuse — dont la fin est la partie, car la partie ce n'est plus désor-
mais une pièce ou un instrument, c'est un individu. Dans la
Sociologie spontanee et langage commun 183

période où ce qui devait devenir très positivement la théorie


cellulaire relevait autant de la spéculation philosophique que de
l'exploration microscopique, le terme de monade a été souvent
utilisé pour désigner l'élément anatomique, avant de se voir pré-
férer généralement et définitivement le terme de cellule. C'est
sous le nom de monade, en particulier, qu'Auguste Comte refuse
la théorie cellulaire. L'influence indirecte, mais réelle, de la philo-
sophie leibnizienne sur les premiers philosophes et biologistes
romantiques qui ont rêvé la théorie cellulaire nous autorise à dire
de la cellule ce que Leibniz dit de la monade, elle est pars totalis.
Elle n'est pas un instrument, un outil, elle est un individu, un
sujet de fonctions. Le terme d'harmonie revient souvent sous la
plume de Claude Bernard, pour donner une idée de ce qu'il
entend par totalité organique. On n'a pas de peine à y reconnaître
aussi un écho affaibli du discours leibnizien. Ainsi, avec la
reconnaissance de la forme cellulaire comme élément morpho-
logique de tout corps organisé, le concept d'organisation change
de sens. Le tout n'est plus le résultat d'un agencement d'organes,
il est une totalisation d'individus. Au xix e siècle, parallèlement et
simultanément, le terme de partie perd son sens arithmétique
traditionnel, du fait de la constitution de la théorie des ensem-
bles, et son sens anatomique traditionnel, du fait de la constitu-
tion de la théorie cellulaire.
Trente ans environ après la mort de Claude Bernard la tech-
nique de culture in vitro de cellules explantées, mise au point par
A. Carrel en 1910, mais inventée par J. Jolly en 1903, a-t-elle
apporté la preuve expérimentale que l'organisme est construit
comme une société de type libéral — car c'est la société de son
temps que Claude Bernard prend pour modèle — où les condi-
tions de vie individuelle sont respectées et pourraient être pro-
longées hors de l'association sous réserve de la fourniture arti-
ficielle d'un milieu approprié ? En fait pour que l'élément en
liberté, c'est-à-dire libéré des inhibitions et des stimulations qu'il
subit du fait de son intégration au tout, vive en liberté comme
en société, il faut que le milieu qu'on lui fournit vieillisse paral-
lèlement à lui-même, ce qui revient à rendre la vie élémentaire
latérale par rapport au tout dont le milieu artificiel constitue
l'équivalent, latérale et non pas indépendante. En outre, la vie
en liberté interdit le retour à l'état de société, preuve en cela que
la partie libérée a perdu irréversiblement son caractère de partie.
Comme l'a fait remarquer M. Étienne Wolff : « Jamais l'associa-
tion de cellules préalablement dissociées n'a abouti à la reconsti-
tution de l'unité structurale. La synthèse n'a jamais suivi l'ana-
Épistêmologie et méthodologie

lyse. Par un illogisme de langage, on donne souvent le nom de


cultures de tissus à des proliférations cellulaires anarchiques qui
ne respectent ni la structure ni la cohésion du tissu dont elles
proviennent. » Bref, un élément organique ne peut être dit élé-
ment qu'à l'état non séparé. En ce sens il faut retenir la formule
hégélienne selon laquelle c'est le tout qui réalise le rapport des
parties entre elles comme parties, en sorte que hors du tout
il n'y a pas de parties.
Sur ce point donc, l'embryologie et la cytologie expérimentales
ont rectifié le concept de la structure organique trop étroitement
associé par Cl. Bernard à un modèle social qui n'était peut-être,
à tout prendre, qu'une métaphore. En réaction contre l'usage
des modèles mécaniques en physiologie, Cl. Bernard a écrit un
jour : « Le larynx est un larynx et le cristallin un cristallin, c'est-
à-dire que leurs conditions mécaniques ou physiques ne sont
réalisées nulle part ailleurs que dans l'organisme vivant. » Il en est
des modèles sociaux en biologie comme des modèles mécaniques.
Si le concept de totalité régulatrice du développement et du
fonctionnement organiques est resté, depuis l'époque où Cl. Ber-
nard en vérifiait, l'un des premiers, l'efficacité expérimentale, un
concept invariant, au moins formellement, de la pensée biolo-
gique, il faut reconnaître cependant qu'il a cessé de lier son sort
à celui du modèle social qui l'avait d'abord soutenu. L'orga-
nisme n'est pas une société, alors même qu'il présente comme
une société une structure d'organisation. L'organisation, au sens
le plus général, c'est la solution d'un problème concernant la
conversion d'une concurrence en compatibilité. Or pour l'orga-
nisme l'organisation est son fait; pour la société, c'est son affaire.
Comme Cl. Bernard disait « le larynx est un larynx », nous pou-
vons dire que le modèle de l'organisme c'est l'organisme lui-
même.

GEORGES CANGUILHEM
« Le tout et la partie dans la pensée biologique »
1.5. LA TENTATION DU PROPHÉTISME

LE PROPHÉTISME DU PROFESSEUR
ET DE L'INTELLECTUEL

Si la situation du professeur sollicité par les attentes d'un public


d'adolescents plus friand de « notations personnelles » qu'attentif aux
règles ingrates de la besogne scientifique, appelle particulièrement la
tentation prophétique et un type particulier de prophétie, l'analyse
weberienne permet de comprendre aussi, mutatis mu tandis, comment
le sociologue se trouve exposé à trahir les exigences de la recherche toutes
les fois que, intellectuel plus que sociologue, il accepte, consciemment ou
inconsciemment, de répondre aux sollicitations d'un public intellectuel
qui attend de la sociologie des réponses totales à des problèmes humains
appartenant de droit à tout homme, surtout intellectuel.
C'est à la lumière de l'analyse de Weber qu'il faut lire le texte de
Bennet M. Berger : la désillusion suscitée che% les intellectuels par les
sociologues qui, s'enfermant dans leur spécialité, se refusent à être intel-
lectuels, illustre a contrario l'incitation au prophétisme qu'enferment
les attentes du grand public intellectuel, à l'affût de vues d'ensemble qui
« font penser », d'engagements sur les valeurs ultimes, de considéra-
tions sur les « grands problèmes », ou de systématisations abusive-
ment et allusivement dramatiques, bien faites pour provoquer le frisson
existentiel.

17. M. Weber

Un examen de conscience pourrait peut-être montrer qu'il est


tout particulièrement difficile de s'acquitter de ce postulat [c'est-
à-dire de renoncer à donner des « évaluations pratiques » dans
les cours] parce que nous ne renonçons jamais qu'à contrecœur à
entrer dans le jeu si intéressant des évaluations, d'autant plus
i86 Épistémologie et méthodologie

qu'elles nous donnent l'occasion d'ajouter notre « note per-


sonnelle » tellement excitante. Tout enseignant pourra constater
que le visage des étudiants s'illumine et que leurs traits se tendent
dès qu'il commence à « faire profession » de sa doctrine per-
sonnelle, ou encore que le nombre des auditeurs à son cours
croît d'une façon extrêmement avantageuse lorsque les étudiants
s'attendent à ce qu'il parle de la sorte. En plus, tout professeur
sait que la concurrence dans la fréquentation des cours fait que
l'université donne souvent la préférence à un prophète, si petit
soit-il, qui remplit les amphithéâtres, et écarte le savant, si grand
soit-il, qui s'en tient à sa matïere — à moins que la prophétie ne
s'éloigne par trop des évaluations qui passent chaque fois pour
normales du point de vue des conventions ou de la politique. [...]
C'est quand même une situation sans précédent, de voir de
nombreux prophètes accrédités par l'État, qui, au lieu de prêcher
leur doctrine dans la rue, dans les églises et autres endroits
publics ou bien, en privé, dans des conventicules de croyants
choisis personnellement et qui se reconnaissent comme tels,
s'arrogent le droit de débiter du haut d'une chaire, au « nom de
la science », des verdicts décisifs sur des questions touchant la
conception du monde, en profitant de ce que, par un privilège de
l'État, la salle de cours leur garantit un silence soi-disant objectif,
incontrôlable, qui les met soigneusement à l'abri de la discussion
et par suite de la contradiction. Il y a un vieux principe, dont
Schmoller s'est fait un jour l'ardent défenseur, qui exige que
ce qui se passe dans une salle de cours doit échapper à la discus-
sion publique. Bien qu'il soit possible que cette façon de voir
s'accompagne incidemment de certains inconvénients, on admet
apparemment, et personnellement je partage cet avis, que le
« cours » [479] devrait être autre chose qu'un « discours » et que
la sévérité impartiale, l'objectivité et la lucidité d'une leçon pro-
fessorale ne pourraient que pâtir, du point de vue pédagogique,
de l'intervention de la publicité, du genre journalistique par
exemple. Il semble en tout cas que le privilège de l'absence de
contrôle ne saurait convenir que dans le seul domaine de la pure
qualification du professeur comme spécialiste. Or, il n'y a point
de qualification de spécialiste ès prophéties personnelles, par
conséquent ce privilège perd en ce cas sa raison d'être. Mais,
avant tout, l'absence de contrôle ne doit pas servir à exploiter la
condition de l'étudiant qui, à cause de son avenir, est forcé de
fréquenter certains établissements scolaires et de suivre les
leçons des professeurs qui y enseignent, pour essayer de lui
inculquer, à l'abri de toute contradiction, en plus des éléments
La tentation du prophétisme 187

dont il a besoin pour sa carrière (éveil et formation de ses dons


d'intelligence et de sa pensée, et aussi acquisition de connais-
sances), une soi-disant « conception du monde » personnelle au
professeur, qui est certes parfois très intéressante (mais souvent
aussi parfaitement indifférente).
Comme n'importe qui, le professeur dispose d'autres moyens
pour propager ses idéaux pratiques, et s'il ne les possède pas, il
peut aisément se les procurer, dans les formes appropriées, s'il
veut s'en donner loyalement la peine, ainsi que l'expérience le
prouve. Mais le professeur en tant que professeur ne devrait pas
avoir la prétention de vouloir porter dans sa giberne le bâton de
maréchal de l'homme d'État (ou de réformateur culturel), comme
cela arrive quand il profite de sa chaire, à l'abri de toute tour-
mente, pour exprimer ses sentiments d'homme politique (ou de
politique culturelle). Il peut (et doit) faire ce que son Dieu ou
démon lui commande, par les voies de la presse, des réunions
publiques, des associations ou de l'essai littéraire, bref sous une
forme qui est également accessible à n'importe quel autre
citoyen.

MAX WEBER
Essais sur la théorie de la science

18. B. M. Berger

La plupart des critiques adressées aux sociologues s'inspirent de


l'idée que la fonction essentielle des intellectuels dans la tradition
occidentale est de commenter et d'interpréter la signification de
l'expérience contemporaine. [...]
Si l'image contemporaine de l'intellectuel est essentiellement
celle d'un homme de lettres, ce n'est pas que la qualité esthé-
tique des romans, des pièces de théâtre, des essais, ou de la cri-
tique littéraire qualifie comme intellectuel, mais parce que, en
écrivant ces œuvres, on se pose comme commentateur de la
culture de l'époque et comme interprète de l'expérience contem-
poraine. [...]
Les hommes de lettres ont monopolisé le rôle d'intellectuel
parce que (a) ils sont entièrement soustraits aux demandes qu'im-
pose la spécialisation technique; (b) ils sont libres (dans les
limites de leur position d'hommes de lettres) de porter des juge-
ments de valeur généraux et intransigeants ; (c) ils sont tout à fait
affranchis des contraintes imposées par une institution.
188 Épistémologie et méthodologie

Spécialisation
Les intellectuels sont des critiques, libéraux ou conservateurs,
radicaux ou réactionnaires, de la vie de l'époque. Leur compé-
tence est illimitée ; elle ne s'étend pas à moins qu'à l'ensemble de
la vie culturelle d'un peuple. [...] Pour qui étudie les humanités,
et particulièrement l'histoire littéraire, être spécialiste c'est avoir
une compétence particulière à propos d'une période historique
donnée et à propos des personnages importants, qui y sont asso-
ciés : le D r Johnson devant la littérature anglaise du xvin e siècle,
la signification de Gide dans la littérature française du xx® siècle,
le prince Metternich et l'histoire de l'Europe après 1815 ; Kant,
Hegel et l'idéalisme allemand entre 1750 et 1820. Être spécialiste
de pareils sujets n'interdit pas de jouer le rôle d'intellectuel,
puisque la tradition des études humanistes porte aux vues d'en-
semble; elle encourage à discuter et interpréter l'arrière-plan
social, culturel, intellectuel, spirituel du domaine dont on pré-
tend être « connaisseur ». Les humanités — et particulièrement
l'histoire de la littérature — offrent ainsi aux intellectuels un
statut professionnel qui ne saurait les empêcher de remplir leur
fonction d'intellectuels. [...]

Jugements de valeur
Dans leurs commentaires de la culture contemporaine, dans leurs
interprétations de l'expérience contemporaine, les intellectuels
ne sont pas étroitement soumis à l'obligation du « détachement »
et de 1'« objectivité ». A la différence du sociologue, soumis à la
règle d'une stricte séparation entre les faits et les valeurs, on
attend de l'intellectuel qu'il juge et évalue, qu'il loue et qu'il
blâme, qu'il essaie de gagner des gens à son point de vue et qu'il
défende sa position contre ses adversaires.
Cette fonction qui prend la forme de la polémique dans les
libres débats entre intellectuels, s'accomplit, dans le milieu uni-
versitaire, par l'opposition d'« écoles de pensée » divergentes.
Alors qu'en sociologie l'existence d'écoles de pensée déconcerte
chacun, puisqu'elle rappelle l'insuffisance des connaissances
(dans le domaine scientifique, les conjectures ne sont tolérées
que sur les sujets où l'on ne dispose pas de faits bien établis),
dans le domaine des humanités on admet et on attend l'existence
d'écoles de pensée divergentes parce que les normes de ces disci-
plines veulent que l'on porte des jugements de valeur, que l'on
développe des points de vue personnels, que l'on propose des
interprétations divergentes.
IM tentation du prophétisme 189

Liberté à l'égard des contraintes institutionnelles

Les hommes de lettres ont su, plus que les membres d'autres
professions intellectuelles, résister au mouvement de bureaucra-
tisation de la vie intellectuelle, cela grâce à l'existence aux États-
Unis d'un large marché pour la littérature de fiction, et grâce aux
possibilités de vendre commentaires et articles critiques et à des
magazines de haute ou de moyenne tenue. [...]
Les écrivains indépendants qui peuvent subsister sans dépendre
du salaire assuré par une université ou une autre grande organi-
sation se voient assurer la plus grande liberté dans la critique de
la vie de l'époque. Pareilles possibilités ne sont pas offertes aux
sociologues en tant que tels. De plus, la recherche sociologique
importante se fait, de plus en plus, au sein d'équipes, alors que
la recherche en histoire littéraire ou dans le domaine des huma-
nités est encore largement le fait de chercheurs travaillant indi-
viduellement. Il est évident que le travail collectif impose des
limites aux commentaires et aux interprétations personnelles des
auteurs, alors que le chercheur individuel, spécialiste des disci-
plines humanistes, responsable seulement devant lui-même, est
affranchi des contraintes imposées par la recherche collective.
[...] Bien que la sociologie se soit attribué une sorte de droit
d'expertise en ce qui concerne la société et la culture, les tradi-
tions de la science (spécialisation étroite, objectivité, recherche
en équipes) s'opposent à ce que les sociologues jouent le rôle
d'intellectuels. [...] Quand le sociologue prétend connaître en
spécialiste la situation de ses contemporains, on croit qu'il
affirme, en fait, connaître mieux que l'intellectuel la situation
contemporaine. De ce seul fait, cette prétention implicite s'offre
aux intellectuels comme un nouvel objet sur lequel exercer leur
critique — et cela d'autant plus volontiers que cette affirmation
semble une contestation de leur droit à occuper la position
qu'ils occupent en tant qu'intellectuels.
[Même les intellectuels favorables à la sociologie attendent
que les sociologues « s'attaquent aux grands problèmes ». A cette
attente s'opposent les impératifs du travail scientifique et les
exigences des institutions de recherche. « Car exhorter le socio-
logue, comme le fait l'intellectuel à ' s'attaquer aux grands pro-
blèmes ', c'est en réalité lui demander de ne pas être un scienti-
fique, mais d'être un humaniste, un intellectuel. »]
L'accueil sinon tout à fait favorable, du moins plein de consi-
dération, que les intellectuels ont fait aux travaux de Riesman et
de Mills (qui sont les moins encombrés par l'appareil de la
190 Épistêmologie et méthodologie

science), et leur hostilité complète à des travaux comme The


American Soldier, tout hérissé de méthodes scientifiques, viennent
à l'appui de cet encouragement implicite.
[L'auteur note à un autre endroit de son texte que, « avec
la publication de la Foule solitaire et l'accueil qu'elle a reçu,
D. Riesman s'est débarrassé, aux yeux de la communauté des
intellectuels, de la qualité de sociologue, devenant par là un
intellectuel ».]
Une autre cause d'hostilité envers la sociologie est que, comme
toute science, la sociologie est perçue comme « désenchantant »
le monde, alors que la tradition de l'humanisme et de l'art
« repose sur l'idée que le monde est ' enchanté ' et que l'homme
est le mystère des mystères. »
Les intellectuels qui vivent dans cette tradition croient, sem-
ble-t-il, que la réalisation des buts que se propose la science
sociale, implique nécessairement que les pouvoirs de création de
l'homme seront l'objet d'explications réductrices, que sa liberté
sera niée, son « naturel » mécanisé, et ce qu'il y a en lui de
« miraculeux » réduit en formules ; que « l'individu dont l'infini-
tude est bouleversante » (pour parler comme Cummings1) sera
rabaissé au rang de « produit social » limité et déterminé dont
chaque mystère, chaque qualité transcendante peut être sinon
précisément nommé, au moins formulé dans les termes d'une
théorie sociologique quelconque. Il n'est pas étonnant qu'une
vision aussi inquiétante puisse susciter la double conviction
qu'une science de la société est à la fois impossible et mauvaise.

BENNET M . BERGER
Sociology and the Intellectuals : An Analysis of a Stéréotypé

1. E. E. Cummings, Six Non-Lectures, Harvard University Press, Cambridge


(Mass.), 1955, p. IIO-III.
1.6. THÉORIE ET TRADITION THÉORIQUE

RAISON ARCHITECT0NIJ2UE ET RAISON POLÉMIQUE

La théorie scientifique progresse par rectifications, c'est-à-dire par l'in-


tégration des critiques qui tendent à détruire l'imagerie des premiers
commencements. Dire que la connaissance cohérente est le produit de la
raison polémique et non de la raison architectonique, c'est rappeler que
l'on ne saurait faire l'économie du travail de critique et de synthèse
dialectique sans se condamner aux fausses conciliations des synthèses
traditionnelles.

19. G. Bachelard
Essayons cependant de saisir des principes de cohérence dans
l'activité de la philosophie du non.
Nul mieux qu'Eddington n'a compris la valeur des rectifica-
tions successives des divers schémas atomiques. Après avoir
rappelé le schéma proposé par Bohr qui assimilait le système
atomique à un système planétaire en miniature, Eddington pré-
vient qu'on ne doit pas prendre cette description trop à la lettre1 :
« Les orbites peuvent difficilement se rapporter à un mouvement
réel dans l'espace, car on admet généralement que la notion
ordinaire d'espace cesse de s'appliquer à l'intérieur de l'atome;
et l'on n'a pas non plus, de nos jours, le moindre désir d'insister
sur le caractère de soudaineté ou de discontinuité qu'implique
le mot saut. On constate également que l'électron ne peut pas
être localisé de la manière qu'entraînerait cette image. En résumé,
le physicien dresse un plan soigné de l'atome, puis le jeu de son
esprit critique le conduit à supprimer l'un après l'autre chaque
détail. Ce qui subsiste est l'atome de la physique moderne ! ».
Nous exprimerions les mêmes pensées autrement. Il ne nous

1. Eddington, Nouveaux sentiers de la science, trad., p. 337.


192 Épistémologie et méthodologie

semble pas, en effet, qu'on puisse comprendre l'atome de la


physique moderne sans évoquer l'histoire de son imagerie, sans
reprendre les formes réalistes, et les formes rationnelles, sans en
expliciter le profil épistémologique. L'histoire des divers schémas
est ici un plan pédagogique inéluctable. Par quelque côté, ce qu'on
retranche de l'image doit se trouver dans le concept rectifié.
Nous dirions donc volontiers que l'atome est exactement la
somme des critiques auxquelles on soumet son image première. La
connaissance cohérente est un produit, non pas de la raison
architectonique, mais de la raison polémique. Par ses dialectiques
et ses critiques, le surrationalisme détermine en quelque manière
un surobjet. Le surobjet est le résultat d'une objectivation cri-
tique, d'une objectivité qui ne retient de l'objet que ce qu'elle
a critiqué. Tel qu'il apparaît dans la microphysique contempo-
raine, l'atome est le type même du surobjet. Dans ses rapports
avec les images, le surobjet est très exactement la non-image. Les
intuitions sont très utiles : elles servent à être détruites. En détrui-
sant ses images premières, la pensée scientifique découvre ses
lois organiques. On révèle le noumène en dialectisant un à un
tous les principes du phénomène. Le schéma de l'atome proposé
par Bohr il y a un quart de siècle a, dans ce sens, agi comme une
bonne image : il n'en reste plus rien. Mais il a suggéré des non
assez nombreux pour garder un rôle pédagogique indispensable
dans toute initiation. Ces non se sont heureusement coordonnés;
ils constituent vraiment la microphysique contemporaine.

GASTON BACHELARD
La philosophie du non
2. La construction de l'objet

LA MÉTHODE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

Esquissant, dans /'Introduction générale de 18jy, les principes de


sa démarche, Marx récuse tout à la fois « l'illusion de Hegel » qui
considère « le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi »,
et la naïveté des empiristes qui entendent prendre pour objet scientifique
l'objet « réel » dans sa totalité concrete, par exemple la population
d'une société réelle, sans voir que c'est se condamner à reprendre les
abstractions du sens commun en se refusant au travail de l'abstraction
scientifique qui engage toujours une problématique historiquement et
socialement constituée. Le « concret pensé » que la recherche reconstruit
au terme de ses démarches reste distinct du « sujet réel qui subsiste,
avant comme après, dans son autonomie en dehors /le l'esprit ».

20. K. Marx
Quand nous considérons un pays donné sous l'angle de l'éco-
nomie politique, nous commençons par sa population : sa répar-
tition dans les classes, dans les villes, la campagne, les mers, les
différentes branches de production, l'exportation et l'importa-
tion, la production et la consommation annuelles, les prix des
marchandises, etc.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le
réel et le concret, la supposition véritable; donc, dans l'économie,
par la population qui est la base et le sujet de l'acte social de la
production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de près,
cette méthode est fausse. La population est une abstraction si je
laisse de côté, par exemple, les classes dont elle se compose. Ces
classes sont à leur tour un mot vide de sens, si j'ignore les élé-
194 1M construction de l'objet

ments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié,


le capital, etc. Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail,
le prix, etc. Si donc je commençais par la population, je me ferais
une représentation chaotique de l'ensemble; puis, par une déter-
mination plus précise, en procédant par analyse, j'aboutirais à
des concepts de plus en plus simples ; ce point atteint, il faudrait
faire le voyage à rebours, et j'aboutirais de nouveau à la popula-
tion. Cette fois, je n'aurais pas sous les yeux un amas chaotique,
mais un tout riche en déterminations, et en rapports complexes.
Historiquement, c'est le premier chemin suivi par l'économie
naissante. Les économistes du xvn e siècle, par exemple, com-
mencent toujours par l'ensemble vivant, la population, la nation,
l'État, plusieurs États, etc. ; mais ils finissent toujours par décou-
vrir, au moyen de l'analyse, un certain nombre de rapports géné-
raux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du
travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces moments particuliers
ont été plus ou moins fixés et abstraits, on a vu surgir les sys-
tèmes économiques qui s'élèvent du simple, tel que travail,
division du travail, besoin, valeur d'échange, jusqu'à l'État,
l'échange entre les nations et le marché mondial. Cette dernière
méthode est manifestement la méthode scientifique exacte. Le
concret est concret, parce qu'il est la synthèse de nombreuses
déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi le
concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse,
comme résultat, et non comme point de départ, encore qu'il soit
le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ
de l'intuition et de la représentation. Dans la première méthode,
la représentation pleine est volatilisée en une détermination
abstraite; dans la seconde, les déterminations abstraites abou-
tissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée.
C'est pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le
réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s'appro-
fondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de
s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la
manière de s'approprier le concret, de le reproduire en tant que
concret pensé. Mais ce n'est nullement là le procès de la genèse
du concret lui-même. Par exemple, la catégorie économique la
plus simple, disons la valeur d'échange, suppose une population
qui produit dans des conditions déterminées et en outre, un
certain genre de famille ou de commune, ou d'État, etc. Elle ne
peut jamais exister autrement qu'en tant que relation unila-
térale, abstraite d'un ensemble concret, vivant, déjà donné. En
revanche, la valeur d'échange, comme catégorie, possède une
Objet concret et objet de science *95

existence antédiluvienne. Donc, pour la conscience (et la


conscience philosophique est ainsi faite) la pensée qui conçoit,
c'est l'homme réel, et le réel c'est le monde une fois conçu
comme tel; le mouvement des catégories lui apparaît comme le
véritable acte de production (lequel, c'est bien ennuyeux, ne
reçoit d'impulsion que du dehors) dont le résultat est le monde;
c'est exact — mais ce n'est qu'une autre tautologie, dans la
mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée,
concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l'acte de
concevoir; il n'est donc nullement le produit du concept qui
s'engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus
de la perception et de la représentation, mais un produit de
l'élaboration des perceptions et des représentations en concepts.
La totalité, telle qu'elle apparaît dans l'esprit comme un tout
pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s'approprie le
monde de la seule manière possible, manière qui diffère de l'ap-
propriation de ce monde dans l'art, la religion, l'esprit pratique.
Le sujet réel subsiste, après comme avant, dans son autonomie
en dehors de l'esprit, tout au moins aussi longtemps que l'esprit
n'agit que spéculativement, théoriquement. Par conséquent, dans
la méthode théorique également, il faut que le sujet, la société,
soit constamment présent à l'esprit comme prémisse.

KARL MARX
Introduction générale à la critique de l'économie politique
196 La construction de l'objet

L'ILLUSION POSITIVISTE D'UNE SCIENCE


SANS PRÉSUPPOSÉS

Si la conception propre à Weber de la construction de l'objet de recherche


se réfère à une représentation du rôle épistémologique des valeurs qui
donne à sa théorie de la connaissance du social un caractère et des attendus
spécifiques, la critique de l'illusion selon laquelle le savant pourrait
déterminer, indépendamment de tout présupposé théorique, ce qui est
« essentiel » et ce qui est « accidentel » dans un phénomène, fait ressortir
avec vigueur les contradictions méthodologiques de l'image positiviste
de l'objet scientifique : outre que la connaissance des régularités, instru-
ment irremplaçable, ne procure pas par elle-même l'explication des
configurations historiques singulières considérées dans leur spécificité,
la saisie des régularités s'opère en fonction d'une problématique qui
détermine 1'« accidentel » et /'« essentiel » relativement aux problèmes
posés, sans que l'on puisse jamais donner une définition réaliste de ces
deux termes.

21. M. Weber

L'analyse unilatérale de la réalité culturelle sous certains « points


de vue » spécifiques — dans le cas présent sous celui de leur
conditionalité économique — se laisse d'abord justifier de façon
purement méthodologique par le fait que l'éducation de l'œil
dans l'observation de l'effet de catégories de causes qualitative-
ment semblables ainsi que l'utilisation constante du même appa-
reil conceptuel et méthodologique offrent tous les avantages de
la division du travail. Cette analyse n'a rien d' « arbitraire »
\willkiirlich\ tant que le succès parle en sa faveur, ce qui veut dire
tant qu'elle apporte une connaissance de relations qui se révèlent
précieuses pour l'imputation d'événements historiques concrets.
Ainsi l'unilatéralité et l'irréalité de l'interprétation purement éco-
nomique ne sont somme toute qu'un cas spécial d'un principe
de validité très générale pour la connaissance scientifique de la
réalité culturelle. [...]
Il n'existe absolument pas d'analyse scientifique « objective »
de la vie culturelle ou — pour employer une expression dont le
sens est plus étroit, bien que, pour sûr, elle ne signifie rien
d'essentiellement différent quant à notre but — des « manifesta-
tions sociales », qui serait indépendante de points de vue spéciaux
et unilatéraux, grâce auxquels ces manifestations se laissent
explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciem-
ment sélectionner pour devenir l'objet de la recherche ou
Objet concret et objet de science !97

analyser et organiser en vue de l'exposé. Il faut en chercher la


raison dans la particularité du but de la connaissance de toute
recherche dans les sciences sociales, en tant qu'elles se proposent
de dépasser la pure considération formelle de normes — juri-
diques ou conventionnelles — de la coexistence sociale [so^ialen
Beieinanderseiri\.
La science sociale que nous nous proposons de pratiquer est
une science de la réalité \Wirklichkeitswissenschaft\. Nous cherchons
à comprendre l'originalité de la réalité de la vie qui nous envi-
ronne et au sein de laquelle nous sommes placés, afin de dégager
d'une part la structure actuelle des rapports et de la signification
culturelle de ses diverses manifestations et d'autre part les raisons
qui ont fait qu'historiquement elle s'est développée sous cette
forme et non sous une autre \ihres so-md-nicht-anders-Geivor-
denseins\ Or, dès que nous cherchons à prendre conscience de la
manière dont la vie se présente immédiatement à nous, nous
constatons qu'elle se manifeste « en » nous et « hors » de nous
par une diversité absolument infinie de coexistences et de suc-
cessions d'événements qui apparaissent et disparaissent. Même
lorsque nous considérons isolément un « objet » singulier —
par exemple un acte d'échange concret — l'absolue infinité de
cette diversité ne diminue aucunement en intensité, dès que nous
essayons sérieusement de décrire d'une façon exhaustive sa singu-
larité dans la totalité de ses éléments individuels et à plus forte
raison dès que nous voulons saisir sa conditionalité causale.
Toute connaissance réflexive [denkende Erkenntnis] de la réalité
infinie par un esprit humain fini a par conséquent pour base la
présupposition implicite suivante : seul un fragment limité de la
réalité peut constituer chaque fois l'objet de l'appréhension
\Erfassung] scientifique et seul il est « essentiel », au sens où il
mérite d'être connu. Selon quels principes s'opère la sélection
de ce fragment ? Sans cesse on a continué à croire qu'en dernière
analyse on pourrait trouver le critère décisif, même dans les
sciences de la culture, en la répétition légale [geset-^gemàssige] de
certaines connexions causales. Selon cette conception le contenu
des « lois » que nous pouvons discerner dans le cours de la
diversité infinie des phénomènes devrait seul être regardé comme
« essentiel » du point de vue scientifique. Aussi, dès que l'on
a prouvé par les moyens de l'induction amplifiante historique
que la « légalité » d'une connexion causale vaut sans exception
ou encore dès qu'on a établi pour l'expérience intime son évi-
dence immédiatement intuitive, on admet que tous les cas sem-
blables, quel que soit leur nombre, se subordonnent à la formule
198 La construction de l'objet

ainsi trouvée. La portion de la réalité individuelle qui résiste


chaque fois à la sélection du légal devient alors ou bien un résidu
qui n'a pas encore été élaboré scientifiquement, mais qu'il faudra
intégrer au système des lois au fur et à mesure de son perfec-
tionnement, ou bien de 1' « accidentel » qui pour cette raison est
négligeable comme n'ayant aucune importance du point de vue
scientifique, justement parce qu'il reste « inintelligible légale-
ment » et qu'il n'entre pas de ce fait dans le « type » du processus,
de sorte qu'il ne saurait être que l'objet d'une « curiosité
oiseuse ».
Sans cesse réapparaît en conséquence — même chez les repré-
sentants de l'école historique — l'opinion suivant laquelle l'idéal
vers lequel tend ou pourrait tendre toute connaissance, y com-
pris les sciences de la culture, quand bien même ce serait dans un
avenir éloigné, consisterait en un système de propositions à
partir desquelles on pourrait « déduire » la réalité. On sait qu'un
des maîtres des sciences de la nature a même cru pouvoir
caractériser le but idéal (pratiquement irréalisable) d'une telle
élaboration de la réalité culturelle comme une connaissance
« astronomique » des phénomènes de la vie. Bien que ces
questions aient déjà fait l'objet de maintes discussions, nous ne
nous épargnerons pas la peine de les reconsidérer à notre tour.
Tout d'abord il saute aux yeux que la connaissance « astrono-
mique » à laquelle on songe dans ce cas n'est nullement une
connaissance de lois; au contraire, elle emprunte à d'autres
disciplines, à la mécanique par exemple, les « lois » qu'elle
utilise à titre de présuppositions de son propre travail. Quant à
l'astronomie, elle s'intéresse à la question suivante : quel est
l'effet singulier que l'action de ces lois produit sur une constella-
tion singulière, du fait que Ce sont ces constellations singulières
qui ont de Yimportance à nos yeux ? Chacune de ces constellations
singulières qu'elle nous « explique » ou qu'elle prévoit ne se
laisse évidemment expliquer causalement que comme une consé-
quence d'une autre constellation antécédente également singu-
lière. Et, pour autant qu'il nous est possible de remonter dans
la brume grisâtre du passé le plus lointain, la réalité à laquelle
s'appliquent ces lois reste elle aussi singulière et tout aussi
rêfractaire à une déduction à partir de lois. Un « état originel »
[Unçustand] cosmique qui n'aurait pas de caractère singulier ou
qui le serait à un degré moindre que la réalité cosmique du monde
présent serait évidemment une pensée dépourvue de sens [sinn-
loser Gedanke]. Or, dans notre discipline, un reste de représenta-
tions analogues ne hante-t-il pas les suppositions concernant les
Objet concret et objet de science 199

« états originels » d'ordre économique et social, dépouillés de


tout « accident » historique, que l'on infère tantôt du droit
naturel, tantôt des observations vérifiées sur les « peuples primi-
tifs » — par exemple les suppositions concernant le « commu-
nisme agraire primitif », la « promiscuité sexuelle », etc., des-
quelles procéderait le développement historique singulier par
une sorte de chute dans le concret \Siindenfallins Konkrete] ? [...]
Supposons que par le canal de la psychologie ou par toute
autre voie on puisse arriver un jour à analyser jusqu'à de quel-
conques facteurs simples et ultimes toutes les connexions cau-
sales de la coexistence humaine, aussi bien celles que l'on a déjà
observées que celles qu'il sera possible d'établir encore dans les
temps à venir, et que l'on parvienne à les appréhender exhaustive-
ment dans une formidable casuistique de concepts et de règles
ayant la validité rigoureuse de lois, — que signifierait un tel
résultat pour la connaissance du monde de la culture donné
historiquement ou même pour celle d'un quelconque phénomène
particulier, par exemple celle du développement et de la signifi-
cation culturelle du capitalisme ? En tant que moyen de la connais-
sance il ne signifie ni plus ni moins que ce qu'une encyclopédie
des combinaisons de la chimie organique signifie pour la
connaissance biogénétique du monde de la faune et de la flore.
Dans un cas comme dans l'autre on aura accompli un travail
préparatoire certainement important et utile. Mais pas plus dans
un cas que dans l'autre on ne saurait jamais déduire de ces « lois »
et « facteurs » la réalité de la vie. Non pas parce qu'il subsisterait
dans les phénomènes vitaux d'éventuelles « forces » supérieures
et mystérieuses (telles les « dominantes », les « entéléchies » et
autres forces de ce genre) — d'ailleurs il s'agit là d'une question
pour soi — mais tout simplement parce que, dans la connaissance
de la réalité, seule nous importe la constellation dans laquelle ces
« facteurs » (hypothétiques) se trouvent groupés en un phéno-
mène culturel historiquement significatif à nos yeux; ensuite
parce que, si nous voulions « expliquer causalement » ce groupe-
ment singulier, nous serions obligés de remonter sans cesse vers
d'autres groupements tout aussi singuliers à partir desquels nous
aurions a les « expliquer », évidemment à l'aide de ces concepts
(hypothétiques) appelés « lois ».
L'établissement de ces « lois » et « facteurs » (hypothétiques)
ne constituerait jamais que la première des multiples opérations
auxquelles nous conduirait la connaissance que nous nous effor-
çons d'atteipdre. L'analyse et l'exposé méthodique du groupe-
ment singulier de ces « facteurs » donnés chaque fois historique-
zoo La construction de l'objet

ment, de même que de leur combinaison concrète, significative à


sa manière, qui en résulte, et surtout l'effort pour rendre intelli-
gible [ Verstândlichmacbung\ le fondement et la nature de cette
signification constitueraient la deuxième opération, qu'il n'est
cependant pas possible de mener à bonne fin sans le secours du
précédent travail préparatoire, bien qu'elle constitue par rapport
à lui une tâche entièrement nouvelle et indépendante. La troi-
sième opération consisterait à remonter aussi loin que possible
dans le passé pour voir comment se sont développées les diverses
caractéristiques singulières des groupements qui sont significa-
tifs pour le monde actuel et pour en donner une explication histo-
rique à partir de ces constellations antérieures également sin-
gulières. Enfin il est possible de concevoir une quatrième opéra-
tion qui porterait sur l'évaluation des constellations possibles
dans l'avenir.
Pour toutes ces fins, la disponibilité de concepts clairs et la
connaissance de ces « lois » (hypothétiques) seraient manifeste-
ment d'un grand avantage comme moyens heuristiques, mais
uniquement comme tels. A cet effet ils sont même tout simple-
ment indispensables. Cependant, même réduits à cette fonction,
on peut immédiatement voir en un point décisif les limites de
leur portée, et cette constatation nous conduit à examiner la
particularité déterminante de la méthode dans les sciences de la
culture. Nous appelons « sciences de la culture » les disciplines
qui s'efforcent de connaître la signification culturelle des phéno-
mènes de la vie. La signification de la structure d'un phénomène
culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer
d'aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu'ils n'y trou-
vent leur justification ou leur intelligibilité, car ils présupposent
le rapport des phénomènes culturels à des idées de valeur \Besyehung
auf Wertideeri\. Le concept de culture est un concept de valeur. La
réalité empirique est culture à nos yeux parce que et tant que
nous la rapportons à des idées de valeur, elle embrasse les
éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d'éléments qui
acquièrent une signification pour nous par ce rapport aux valeurs.
Une infime partie de la réalité singulière que l'on examine chaque
fois se laisse colorer par notre intérêt déterminé par ces idées
de valeur; seule cette partie acquiert une signification pour nous
et elle en a une parce qu'elle révèle des relations qui sont impor-
tantes [wichtig\ par suite de leur liaison avec des idées de valeur.
C'est donc parce que et tant qu'il en est ainsi qu'elle vaut la peine
d'être connue dans sa singularité [individuelle Eigenart]. On
ne saurait jamais déduire d'une étude sans présuppositions
Objet concret et objet de science 201

\vorausset%ungslos\ du donné empirique ce qui prend à nos yeux


une signification. Au contraire la constatation de cette significa-
tion est la présupposition qui fait que quelque chose devient
objet de l'investigation. Naturellement le significatif comme tel
ne coïncide avec aucune loi comme telle, et cela d'autant moins
que la validité de la loi en question est plus générale. En effet,
la signification qu'a pour nous un fragment de la réalité ne
consiste évidemment pas dans les relations qui lui sont com-
munes autant que possible avec beaucoup d'autres éléments. Le
rapport de la réalité à des idées de valeur qui lui confèrent une
signification de même que le procédé qui consiste à mettre en
relief et à ordonner les éléments du réel colorés par ce rapport
sous l'angle de leur signification culturelle sont des points de vue
absolument différents et distincts de l'analyse de la réalité faite
en vue d'en découvrir des lois et de l'ordonner sous des concepts
généraux. Ces deux espèces de méthodes de la pensée ordonnant
le réel n'ont nullement entre elles des rapports logiquement
nécessaires. Le cas échéant elles peuvent coïncider dans un cas
particulier, mais les conséquences seront des plus funestes si
cette coïncidence accidentelle nous abuse sur leur hétérogénéité
de principe.
La signification culturelle d'un phénomène, par exemple celle
de l'échange monétaire, peut consister dans le fait qu'il se pré-
sente comme un phénomène de masse, ce qui constitue d'ailleurs
un des éléments fondamentaux de la civilisation moderne. Mais
alors le fait historique qu'il joue ce rôle devient justement ce
qu'il faut comprendre du point de vue de sa signification culturelle
et expliquer causalement du point de vue de sa formation histo-
rique. La recherche qui porte sur l'essence générale de l'échange
et de la technique du trafic commercial est un travail préliminaire —
extrêmement important et indispensable. Cependant, tout cela
ne nous donne pas encore une réponse à la question : comment
l'échange est-il parvenu historiquement à la signification fon-
damentale qu'il a de nos jours ? — ni surtout à cette autre qui
nous importe en dernière analyse : quelle est la signification de
l'économie financière pour la culture ? Car c'est uniquement à
cause d'elle que nous nous intéressons à la description de la
technique de l'échange, de même que c'est à cause d'elle qu'il
existe aujourd'hui une science qui s'occupe de cette technique.
En tout cas, elle ne dérive d'aucune de ces sortes de « lois ». Les
caractères génériques de l'échange, de l'achat, etc., intéressent le
juriste, mais ce qui importe à nous, économistes, c'est l'analyse
de la signification culturelle de la situation historique qui fait que
zoz La construction de l'objet

l'échange est de nos jours un phénomène de masse. Lorsque


nous avons à expliquer ce fait, lorsque nous voulons comprendre
ce qui différencie par exemple notre civilisation économique et
sociale de celle de l'Antiquité, où l'échange présentait exacte-
ment les mêmes caractères génériques qu'aujourd'hui, bref,
lorsque nous voulons savoir en quoi consiste la signification de
1' « économie financière », alors s'introduisent dans la recherche
un nombre de principes logiques d'origine radicalement hétéro-
gène. Nous emploierons les concepts que la recherche des
éléments génériques des phénomènes économiques de masse
nous apporte comme des moyens de la description, pour autant
qu'ils comportent des éléments significatifs pour notre civilisa-
tion. Pourtant, quand nous aurons dégagé même avec toute la
précision possible ces concepts et ces lois, nous n'aurons non
seulement pas encore atteint le but de notre travail, mais la
question portant sur ce qui doit faire l'objet de la formation de
concepts génériques n'est pas dépourvue de présupposition,
car elle a été précisément résolue en fonction de la signification
que certains éléments de la diversité infinie que nous appelons
« trafic » présentent pour la civilisation. Ce que nous cherchons
à atteindre, c'est précisément la connaissance d'un phénomène
historique, c'est-à-dire significatif dans sa singularité. Le point
décisif en tout cela est que l'idée d'une connaissance des phéno-
mènes singuliers n'a en général de sens logique que si nous
admettons la présupposition que seule une partie finie de la multi-
tude infinie des phénomènes possède une signification. Même si
nous possédions la connaissance la plus complète possible de la
totalité des « lois » du devenir, nous resterions désemparés devant
la question : comment une explication causale d'un fait singulier
est-elle possible en général ? — étant donné que même la descrip-
tion du plus petit fragment de la réalité ne peut jamais être pensée
de manière exhaustive. Le nombre et la nature des causes qui
ont déterminé un événement singulier quelconque sont toujours
infinis et il n'y a dans les choses mêmes aucune espèce de critères
qui permettrait de sélectionner une fraction d'entre elles comme
devant seule entrer en ligne de compte.
L'essai d'une connaissance de la réalité dépourvue de toute
présupposition n'aboutirait à rien d'autre qu'à un chaos de
« jugements existentiels » [Existen^ialurteile] portant sur d'in-
nombrables perceptions particulières. Même ce résultat ne serait
possible qu'en apparence, car la réalité de chaque perception
particulière présente toujours, si on l'examine de plus près, une
multitude infinie d'éléments singuliers qui ne se laissent pas
Objet concret et objet de science 203

exprimer de manière exhaustive dans les jugements de percep-


tion. Ne met de l'ordre dans ce chaos que le seul fait que, dans
chaque cas, une portion seulement de la réalité singulière prend
de l'intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette
portion est en rapport avec les idées de valeur culturelles avec les-
quelles nous abordons la réalité concrète. Ce ne sont que cer-
tains aspects de la diversité toujours infinie des phénomènes
singuliers, à savoir ceux auxquels nous attribuons une significa-
tion générale pour la culture, qui valent donc la peine d'être connus
\n>issenswert\ ; seuls aussi ils sont l'objet de l'explication causale.

MAX WEBER
Essais sur la théorie de la science
204 1M construction de l'objet

« IL FAUT TRAITER LES FAITS SOCIAUX


COMME DES CHOSES »

En protestant contre les erreurs de lecture commises à propos de ce pré-


cepte, Durkheim témoigne qu'il entendait énoncer par là non le premier
principe d'une philosophie sociale, mais la régie méthodologique qui est la
condition sine qua non de la construction de l'objet sociologique. Tel est
bien le sens des analyses par lesquelles il essaie de prémunir l'analyse
sociologique contre les tentations de la sociologie spontanée en conviant le
chercheur à s'attacher de préférence aux aspects morphologiques ou
institutionnels, c'est-à-dire aux formes les plus objectivées de la vie
sociale. S'ilfaut rappeler ce texte, c'est qu'il a donné lieu, des l'origine,
à des lectures qui, même contradictoires, étaient également infidèles et
que, devenu classique, il reste exposé à être regardé sans être lu.

22. É. Durkheim

La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits


sociaux comme des choses. [...]
Les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être
traités comme des choses. Pour démontrer cette proposition, il
n'est pas nécessaire de philosopher sur leur nature, de discuter
les analogies qu'ils présentent avec les phénomènes des règnes
inférieurs. Il suffit de constater qu'ils sont l'unique datum offert
au sociologue. Est chose, en effet, tout ce qui est donné, tout ce
qui s'offre ou, plutôt, s'impose à l'observation. Traiter des phé-
nomènes comme des choses, c'est les traiter en qualité de data
qui constituent le point de départ de la science. Les phénomènes
sociaux présentent incontestablement ce caractère. Ce qui nous
est donné, ce n'est pas l'idée que les hommes se font de la valeur,
car elle est inaccessible : ce sont les valeurs qui s'échangent réelle-
ment au cours des relations économiques. Ce n'est pas telle ou
telle conception de l'idéal moral; c'est l'ensemble des règles qui
déterminent effectivement la conduite. Ce n'est pas l'idée de
l'utile ou de la richesse; c'est tout le détail de l'organisation
économique. Il est possible que la vie sociale ne soit que le
développement de certaines notions; mais, à supposer que cela
soit, ces notions ne sont pas données immédiatement. On ne peut
donc les atteindre directement, mais seulement à travers la réalité
phénoménale qui les exprime. Nous ne savons pas a priori quelles
idées sont à l'origine des divers courants entre lesquels se par-
tage la vie sociale ni s'il y en a; c'est seulement après les avoir
Objet concret et objet de science 205

remontés jusqu'à leurs sources que nous aurons d'où ils


proviennent.
Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux-
mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent; il
faut les étudier du dehors comme des choses extérieures; car
c'est en cette qualité qu'ils se présentent à nous. Si cette exté-
riorité n'est qu'apparente, l'illusion se dissipera à mesure que
la science avancera et l'on verra, pour ainsi dire, le dehors rentrer
dans le dedans. Mais la solution ne peut être préjugée et, alors
même que, finalement, ils n'auraient pas tous les caractères
intrinsèques de la chose, on doit d'abord les traiter comme s'ils
les avaient. Cette règle s'applique donc à la réalité sociale tout
entière, sans qu'il y ait lieu de faire aucune exception. Même les
phénomènes qui paraissent le plus consister en arrangements
artificiels doivent être considérés de ce point de vue. Le caractère
conventionnel d'une pratique ou d'une institution ne doit jamais être
présumé. Si, d'ailleurs, il nous est permis d'invoquer notre expé-
rience personnelle, nous croyons pouvoir assurer que, en pro-
cédant de cette manière, on aura souvent la satisfaction de voir
les faits en apparence les plus arbitraires présenter ensuite à une
observation plus attentive des caractères de constance et de
régularité, symptômes de leur objectivité. Le passage de la
« méthode idéologique » à la méthode objective doit s'effectuer
en sociologie comme il s'est déjà effectué en psychologie; la
sociologie dispose, à condition de savoir s'en servir, de moyens
spécifiques pour accomplir la rupture avec l'analyse réflexive,
car les faits sociaux ont bien plus naturellement et plus immé-
diatement tous les caractères de la chose. Le droit existe dans les
codes, les mouvements de la vie quotidienne s'inscrivent dans
les chiffres de la statistique, dans les monuments de l'histoire, les
modes dans les costumes, les goûts dans les œuvres d'art. Us
tendent en vertu de leur nature même à se constituer en dehors
des consciences individuelles, puisqu'ils les dominent. Pour les
voir sous leur aspect de choses, il n'est donc pas nécessaire de
les torturer avec ingéniosité.

Émile Durkheim
Les règles de la méthode sociologique

La proposition d'après laquelle les faits sociaux doivent être traités


comme des choses — proposition qui est à la base même de notre
2O6 L a construction de l'objet

méthode — est de celles qui ont provoqué le plus de contra-


dictions. On a trouvé paradoxal et scandaleux que nous assimi-
lions aux réalités du monde extérieur celles du monde social.
C'était se méprendre singulièrement sur le sens et la portée de
cette assimilation, dont l'objet n'est pas de ravaler les formes
supérieures de l'être aux formes inférieures, mais, au contraire,
de revendiquer pour les premières un degré de réalité au moins
égal à celui que tout le monde reconnaît aux secondes. Nous ne
disons pas, en effet, que les faits sociaux sont des choses maté-
rielles, mais sont des choses au même titre que les choses maté-
rielles, quoique d'une autre manière.
Qu'est-ce en effet qu'une chose ? La chose s'oppose à l'idée
comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du
dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n'est pas natu-
rellement compénétrable à l'intelligence, tout ce dont nous ne
pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé
d'analyse mentale, tout ce que l'esprit ne peut arriver à com-
prendre qu'à condition de sortir de lui-même, par voie d'obser-
vations et d'expérimentations, en passant progressivement des
caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement acces-
sibles aux moins visibles et aux plus profonds. Traiter des faits
d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les
classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c'est observer vis-
à-vis d'eux une certaine attitude mentale. C'est en aborder
l'étude en prenant pour principe qu'on ignore absolument ce
qu'ils sont, et que leurs propriétés caractéristiques, comme les
causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être décou-
vertes par l'introspection même la plus attentive.

ÉMILE DURKHEIM
Ibid., préface de la 2 e éd.
2.1. LES ABDICATIONS DE L'EMPIRISME

LE VECTEUR ÉPISTÉMOLOGIQUE

Inversant le projet de la philosophie classique des sciences qui visait


à faire entrer de force le travail du savant dans un jeu d'alternatives
pré-formées, Bachelard impose au philosophe d' « infléchir son langage
pour traduire la pensée contemporaine dans sa souplesse et sa mobilité ».
Ainsi, au lieu de voir dans le « paisible éclectisme » des savants un
indice de l'inconscience philosophique de la science, Bachelard prend pour
objet de réflexion épistémologique /' « impureté métaphysique » de la
démarche scientifique et se trouve conduit à récuser la prétention des
« métaphysiques intuitives » à rendre compte du rationalisme scientifique.
Le « rationalisme rectifié » de la science témoigne qu'un « rationalisme
qui a corrigé des jugements a priori, comme ce fut le cas dans les nou-
velles extensions de la géométrie, ne peut plus être un rationalisme
fermé ».

23. G. Bachelard
Depuis William James, on a souvent répété que tout homme
cultivé suivait fatalement une métaphysique. Il nous paraît plus
exact de dire que tout homme, dans son effort de culture scien-
tifique, s'appuie non pas sur une, mais bien sur deux métaphy-
siques et que ces deux métaphysiques naturelles et convain-
cantes, implicites et tenaces, sont contradictoires. Pour leur
donner rapidement un nom provisoire, désignons c6s deux
attitudes philosophiques fondamentales, tranquillement asso-
ciées dans un esprit scientifique moderne, sous les étiquettes
classiques de rationalisme et de réalisme. Veut-on tout de suite
une preuve de ce paisible éclectisme ? Qu'on médite ce postulat
de philosophie scientifique : « La science est un produit de
l'esprit humain, produit conforme aux lois de notre pensée et
adapté au monde extérieur. Elle offre donc deux aspects, l'un
2O8 La construction de l'objet

subjectif, l'autre objectif, tous deux également nécessaires, car


il nous est aussi impossible de changer quoi que ce soit aux lois
de notre esprit qu'à celles du Monde. » Étrange déclaration
métaphysique qui peut aussi bien conduire à une sorte de ratio-
nalisme redoublé qui retrouverait, dans les lois du Monde, les
lois de notre esprit, qu'à un réalisme universel imposant l'inva-
riabilité absolue « aux lois de notre esprit » conçues comme une
partie des lois du Monde.
En fait, la philosophie scientifique ne s'est pas épurée depuis
la déclaration de Bouty. Il ne serait pas difficile de montrer,
d'une part, que, dans ses jugements scientifiques, le rationaliste
le plus déterminé accepte journellement l'instruction d'une réalité
qu'il ne connaît pas à fond et que, d'autre part, le réaliste le plus
intransigeant procède à des simplifications immédiates, exacte-
ment comme s'il admettait les principes informateurs du rationa-
lisme. Autant dire que pour la philosophie scientifique, il n'y a
ni réalisme ni rationalisme absolus et qu'il ne faut pas partir
d'une attitude philosophique générale pour juger la pensée
scientifique. Tôt ou tard, c'est la pensée scientifique qui devien-
dra le thème fondamental de la polémique philosophique; cette
pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et
immédiates les métaphysiques discursives objectivement recti-
fiées. A suivre ces rectifications, on se convainc par exemple
qu'un réalisme qui a rencontré le doute scientifique ne peut plus
être de même espèce que le réalisme immédiat. On se convainc
également qu'un rationalisme qui a corrigé des jugements
a priori, comme ce fut le cas dans les nouvelles extensions de la
géométrie, ne peut plus être un rationalisme fermé. Il y aurait
donc intérêt, croyons-nous, à prendre la philosophie scientifique
en elle-même, à en juger sans idées préconçues, en dehors même
des obligations trop strictes du vocabulaire philosophique tra-
ditionnel. La science crée en effet de la philosophie. Le philo-
sophe doit donc infléchir son langage pour traduire la pensée
contemporaine dans sa souplesse et sa mobilité. Il doit aussi
respecter cette étrange ambiguïté qui veut que toute pensée
scientifique s'interprète à la fois dans le langage réaliste et dans
le langage rationaliste. Peut-être alors devrait-on prendre comme
une première leçon à méditer, comme un fait à expliquer, cette
impureté métaphysique entraînée par le double sens de la preuve
scientifique qui s'affirme dans l'expérience aussi bien que dans
le raisonnement, à la fois dans un contact avec la réalité et dans
une référence à la raison.
Il semble d'ailleurs qu'on puisse donner rapidement une raison
Les abdications de l'empirisme 209

de cette base dualistique de toute philosophie scientifique : par


le fait même que la philosophie de la science est une philosophie
qui s'applique, elle ne peut garder la pureté et l'unité d'une philo-
sophie spéculative. Quel que soit le point de départ de l'activité
scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu'en
quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ;
si elle raisonne, il faut expérimenter. Toute application est transcen-
dance. Dans la plus simple des démarches scientifiques, nous
montrerons qu'on peut saisir une dualité, une sorte de polarisa-
tion épistémologique qui tend à classer la phénoménologie sous
la double rubrique du pittoresque et du compréhensible, autre-
ment dit, sous la double étiquette du réalisme et du rationalisme.
Si nous savions, à propos de la psychologie de l'esprit scienti-
fique, nous placer juste à la frontière de la connaissance scienti-
fique, nous verrions que c'est à une véritable synthèse des
contradictions métaphysiques qu'est occupée la science contem-
poraine. Toutefois le sens du vecteur épistémologique nous paraît
bien net. Il va sûrement du rationnel au réel et non point,
à l'inverse, de la réalité au général comme le professaient tous
les philosophes depuis Aristote jusqu'à Bacon. Autrement dit,
l'application de la pensée scientifique nous paraît essentielle-
ment réalisante. Nous essaierons donc de montrer au cours de
cet ouvrage ce que nous appellerons la réalisation du rationnel
ou plus généralement la réalisation du mathématique.

GASTON BACHELARD
Le nouvel esprit scientifique

14
2.2. HYPOTHÈSES OU PRÉSUPPOSÉS

L'INSTRUMENT EST UNE THÉORIE EN ACTE

Prise au pied de la lettre, la comparaison des techniques avec des outils


pourrait conduire à une critique purement technique des techniques.
L'analyse que fait E. Kat% de l'élaboration progressive de l'hjpothèse
selon laquelle la transmission des informations diffusées par les moyens
de communication modernes s'effectue en deux temps montre au contraire
que les limitations des techniques constituent autant d'incitations clan-
destines à orienter l'analyse dans un sens déterminé et que les omissions
sont en même temps des indications. Ainsi, parce que l'échantillon au
hasard et le sondage d'opinion saisissent des sujets extraits du réseau
de relations où ils agissent et communiquent, ces techniques conduisent
à hypostasier un artefact obtenu par abstraction : travaillant sur des
individus en quelque sorte « désocialisés » on ne peut plus expliquer
l'autorité des leaders que par des qualités psychologiques. Pour faire
éclater les indications subreptices que suggèrent les présupposés d'une
technique, le raffinement technologique ne suffit pas : les études qui entre-
prennent de retrouver le réseau entier de communications à partir des
relations qui unissent les sujets deux à deux demeurent prisonnières
de l'abstraction initiale. Seule une rupture avec les automatismes métho-
dologiques a pu conduire à étudier dans une communauté complète
l'ensemble des relations sociales, d'où les réseaux d'influences se
déduisent si bien qu'il n'est plus nécessaire de demander aux sujets de
les dégager à la place du sociologue.

24. E. Kat%

L'analyse du processus de la prise de décision au cours d'une


campagne électorale conduisit les auteurs de The People's Choice
Hypotheses ou présupposés 211

à l'hypothèse que les informations diffusées par les moyens de


communication de masse se transmettent peut-être moins directe-
ment qu'on ne le croit communément. On peut supposer que
l'influence des moyens de communication de masse atteint
d'abord les leaders d'opinion qui, à leur tour, transmettent ce
qu'ils ont lu et entendu à la partie de leur entourage sur laquelle
ils exercent une influence : telle est l'hypothèse de la « communi-
cation en deux temps ».
Eu égard au fonctionnement de la société moderne, l'hypo-
thèse impliquait en particulier que les échanges quotidiens entre
individus demeuraient les plus influents et que l'influence des
moyens de communication de masse était moins automatique et
moins forte qu'on ne le supposait. Pour ce qui est de la théorie
sociale et de l'orientation de la recherche sur les communica-
tions, l'hypothèse suggérait que l'image de la société urbaine
moderne demandait à être révisée. L'image du public comme
masse d'individus séparés, reliés seulement aux divers moyens
de communication et sans rapport les uns avec les autres, était
contradictoire avec l'idée d'un flux de communication en deux
temps car celle-ci impliquait que les moyens de communication
de masse diffusaient leurs informations à travers des réseaux
d'individus reliés les uns aux autres.
Si, de toutes les idées que l'on trouve dans The People's Choice,
celle du flux en deux temps est probablement celle qui est le
moins confirmée par des faits expérimentaux, c'est que l'étude
ne prévoyait pas l'importance que prendraient les relations inter-
personnelles dans l'analyse des données. Ce qui est surprenant,
quand on sait ce qu'était l'image d'un public atomisé qui inspi-
rait tant de recherches sur les moyens de communication de
masse, c'est que l'influence interpersonnelle ait pu tant soit peu
attirer l'attention des sociologues.
[...] Les découvertes principales de The People's Choice con-
cernaient : a) « l'action de l'influence personnelle, [...] qui
s'exerce plus fréquemment et qui est plus efficace que les moyens
de communication de masse dans la détermination des comporte-
ments électoraux »; b) le flux de l'influence personnelle : « les
leaders d'opinion se rencontrant à tous les niveaux de la société
et étant, sans aucun doute, très semblables aux gens qu'ils
influencent »; c) les leaders d'opinion et les moyens de communi-
cation de masse : ceux-là paraissent beaucoup plus exposés à la
radio, aux journaux, aux magazines, bref aux moyens de com-
munication en tant que tels.
Dès lors, l'hypothèse qui se présentait était que « les idées
212 La construction de l'objet

passent souvent de la radio et des imprimés aux leaders d'opinion


qui les répercutent en direction de groupes moins actifs de la
population ».
La méthode adoptée pour l'étude de The People's Cboice pré-
sentait plusieurs avantages pour observer par quels canaux les
décisions en cours d'élaboration subissent une influence. Plus
particulièrement, la méthode du panel permettait de localiser
les changements dès leur apparition et de les mettre en corréla-
tion avec les influences qui s'exerçaient sur celui qui prenait les
décisions. D'autre part, le résultat (la décision) était un indica-
teur tangible de changement, facilement enregistrable. Mais,
pour étudier les canaux d'influence que sont les contacts indivi-
duels, la méthode s'avérait insuffisante puisqu'elle portait sur
un échantillon tiré au hasard d'individus coupés de leur environ-
nement social : c'est la raison pour laquelle il a fallu une rupture
pour passer des données disponibles à l'hypothèse d'une commu-
nication en deux temps.
Parce que chaque sujet, dans un échantillon tiré au hasard, ne
peut parler que de soi-même, les leaders d'opinion dans l'étude
des comportements électoraux faite en 1940 devaient se désigner
eux-mêmes, c'est-à-dire par leurs propres réponses aux deux
questions leur demandant s'il leur arrivait de donner des conseils.
En fait, on demandait simplement aux enquêtés de se déclarer
eux-mêmes comme leaders d'opinion ou non. Outre le fait que
cette technique d'auto-désignation est d'une validité incertaine,
elle interdit de comparer les leaders à leurs partisans respectifs et
autorise seulement la confrontation entre leaders et non-leaders en
général. En d'autres termes, les données consistent seulement en
deux catégories statistiques : des individus déclarant donner des
conseils et des individus déclarant le contraire. Par conséquent,
l'intérêt plus marqué que les leaders portaient à l'élection ne
prouve pas que la communication aille des individus plus inté-
ressés aux individus moins intéressés, puisque, en toute rigueur,
il se peut même que les leaders ne s'influencent qu'entre eux, les
non-leaders non-intéressés se trouvant tout à fait hors du champ
d'influence. Cependant, la tentation est très grande, et l'étude,
malgré bien des précautions, y cède, de présumer que les non-
leaders suivent des leaders. [...] Les auteurs eux-mêmes remar-
quent qu'il eût mieux valu demander à chacun auprès de qui il
prenait conseil pour étudier ensuite les rapports entre ceux qui
donnaient des conseils et ceux qui en recevaient. Mais cette façon
de faire présente beaucoup de difficultés, étant donné l'impro-
babilité que leaders et « suiveurs » soient inclus en même temps
Hypothèses ou présupposés 213

dans l'échantillon : tel est le problème essentiel que les études


suivantes ont essayé de résoudre.
[L'auteur présente ensuite trois autres études qui ont permis
de traiter les problèmes que l'enquête de The People's Choice avait
soulevés. La première enquête, menée dans une petite ville,
retenait comme leaders d'opinion les personnes mentionnées plu-
sieurs fois dans les réponses de sujets interrogés, « remontant
ainsi des personnes influencées aux personnes influentes », repé-
rant ainsi, mieux que l'étude des comportements électoraux « qui
considérait comme leaders d'opinion des gens définis seulement
par le fait de donner des conseils, des leaders effectifs ».
La deuxième étude portait précisément sur le couple leader-
« suiveur » que l'étude précédente n'avait pas retenu puisque
l'échantillon initial de personnes interviewées servait seulement
à repérer les leaders.]
Si le couple conseilleur-conseillé pouvait être reconstitué en
allant du conseillé à son conseilleur, il était possible aussi de
commencer par l'autre bout en interrogeant d'abord une per-
sonne prétendant avoir agi en conseilleur puis en situant la per-
sonne que le conseilleur prétendait avoir influencée. La deuxième
étude essaya de procéder de cette façon. Comme dans l'étude
des comportements électoraux, on demandait aux enquêtés de se
désigner eux-mêmes comme leaders et on demandait aux per-
sonnes s'estimant influentes d'indiquer, le cas échéant, le nom
de ceux qu'elles avaient influencés. Il devint possible dès lors
non seulement d'étudier l'interaction entre conseilleur et
conseillé, mais aussi de confronter l'autorité que prétendaient
posséder les sujets avec celle que leur reconnaissaient ceux qu'ils
disaient avoir influencés. Les chercheurs espéraient de cette
façon pouvoir contrôler cette technique d'« auto-désignation ».
Comme le craignaient les auteurs de The People's Choice, il fut
très difficile de demander aux gens auprès de qui ils prennent
conseil pour étudier ensuite l'interaction entre conseilleurs et
conseillés. Si, par suite des problèmes rencontrés sur le terrain,
les personnes que les leaders déclaraient avoir influencées ne
purent pas toutes être interrogées et si, par suite, il fut souvent
nécessaire, au cours de l'analyse, de revenir aux comparaisons
globales entre leaders et non-leaders — les groupes manifestant
une plus forte concentration de sujets se déclarant leaders étant
considérés comme plus inflents, — il était démontré du moins
en principe qu'une méthode prenant en compte les relations
personnelles était à la fois possible et profitable.
Mais au moment où il devint évident que cet objectif était
214 1M construction de l'objet

accessible, l'objectif lui-même commença à se transformer. On


commença à trouver préférable de prendre en compte des chaînes
d'influence plus longues que celles qui étaient impliquées dans
le simple couple; et par suite, à considérer le couple conseilleur-
conseillé comme une composante d'un groupe social plus
structuré.
D'abord, les découvertes faites à partir de la deuxième étude
et, plus tard, de la troisième révélèrent que dans leurs décisions,
de leur propre aveu, les leaders d'opinion eux-mêmes étaient
influencés à leur tour par d'autres personnes, suggérant par là
l'existence de leaders de leaders. Ensuite, il devint clair qu'être
leader d'opinion ne pouvait être considéré comme un « trait »
psychologique que certains individus posséderaient et d'autres
pas, bien que l'étude des comportements électoraux impliquât
souvent cette hypothèse. Il sembla tout à fait évident, au
contraire, que le leader d'opinion est influent à certains moments
et dans un certain domaine, parce qu'il est habilité à l'être par
d'autres membres de son groupe. Les raisons de l'autorité
conférée à certaines personnes doivent être cherchées non seule-
ment en se référant à des données démographiques (statut social,
sexe, âge, etc.) mais aussi à la structure et aux valeurs des groupes
auxquels appartiennent conseilleur et conseillé. Ainsi, l'éton-
nante promotion de jeunes gens comme leaders d'opinion dans
des groupes traditionnels, quand ces groupes affrontèrent des
situations nouvelles créées par l'urbanisation et l'industrialisa-
tion, ne peut être comprise qu'en se référant aux anciens et aux
nouveaux modèles de relations sociales à l'intérieur du groupe
et aux anciens et aux nouveaux modèles d'attitude à l'égard du
monde extérieur au groupe.
D'autre part, en critiquant la deuxième étude, il devint clair
que, si l'on pouvait étudier le poids des différentes influences sur
les décisions individuelles en matière de mode, la méthode adoptée
n'était pas adéquate pour étudier l'évolution de la mode dans le
groupe — pour suivre la mode comme procès de diffusion — tant
qu'elle ne tenait compte ni du contenu de la décision ni du
facteur temporel : les décisions des « changeurs de mode »
étudiées dans la deuxième étude pouvaient s'équilibrer, M me Y.
pouvant passer de la mode B à la mode A pendant que M me X.
passait de A à B. Ce qui est vrai pour la mode est vrai pour tout
autre phénomène de diffusion : pour l'étudier, on doit retracer
la propagation d'un « trait » spécifique dans le temps. Cet intérêt
porté à la diffusion en même temps qu'à l'étude de réseaux de
communication plus complexes donna naissance à une nouvelle
Hypothèses ou présupposés 215

étude qui se concentra sur un « trait » spécifique, en étudiant sa


diiïusion dans le temps et à travers la structure sociale d'une
communauté entière.
[Cette troisième étude, qui analysait, à partir d'indices objec-
tifs (un relevé des prescriptions des médecins d'après des listes
détenues par les pharmaciens), la rapidité d'adoption d'un remède
nouveau par les médecins d'une petite ville, situait précisément
les sujets interrogés à l'intérieur de leur réseau de relations...]
D'une façon générale, comparée aux études précédentes,
l'étude de l'adoption d'un médicament fait de la décision un
phénomène plus objectif — à la fois psychologique et sociolo-
gique. Tout d'abord, celui qui décide n'est pas la seule source
d'information concernant sa propre décision. Des données
objectives venant des ordonnances sont utilisées concurrem-
ment. Ensuite, le rôle des différentes influences est évalué non
seulement à partir de la reconstitution qu'en fait le sujet mais
aussi à partir des corrélations objectives, lesquelles autorisent des
conclusions quant aux canaux par où se transmet cette influence.
Par exemple, les médecins qui avaient adopté les premiers le
nouveau médicament avaient plus de chances de participer à des
colloques médicaux spécialisés, loin de chez eux, que ceux qui
l'avaient adopté plus tard.
De la même façon, on peut déduire le rôle que jouent les
relations sociales dans l'élaboration de la décision chez un méde-
cin, non seulement du témoignage du médecin lui-même mais
aussi de la place du médecin dans les réseaux interpersonnels
révélés par les réponses aux questions sociométriques : on peut
ainsi classer les médecins selon leur degré d'intégration à la
communauté médicale, ou selon leur degré d'influence, mesuré
au nombre de fois où ils sont désignés par leurs collègues
comme amis, comme partenaires de discussion et comme
collègues de délibération. Ils peuvent aussi être classés selon
leur appartenance à tel ou tel réseau ou telle ou telle coterie
suivant l'identité de celui ou de ceux qui les nomment. Le pre-
mier procédé permet de voir si la rapidité d'adoption du médi-
cament est liée à l'influence des médecins. Le second procédé
permet d'apprendre par exemple si l'appartenance à un même
sous-groupe entraîne une identité dans le mode d'utilisation des
médicaments. Il devient ainsi possible de confronter le témoi-
gnage du médecin concernant ses propres décisions et les
influences qu'il a subies avec l'enregistrement plus objectif de
ses décisions effectives et des influences auxquelles il a été
exposé.
2l6 La construction de l'objet

Remarquons que, dans cette étude, les réseaux de relations


sociales sont établis antérieurement à l'introduction du nouveau
médicament, puisque les relations d'amitié ou de collaboration
professionnelle, etc., sont enregistrées indépendamment de toute
décision particulière prise par le médecin. L'étude se préoccupe
du rôle que peuvent jouer ces différents éléments de structures
sociométriques dans la transmission de l'influence. Par exemple,
on peut désigner les éléments de la structure « sensibles » à l'in-
troduction du nouveau médicament et décrire le processus de
diffusion du médicament à mesure qu'il est accepté par les indi-
vidus et les groupes de la communauté. Tandis que la deuxième
étude pouvait prétendre seulement à examiner la relation face
à face entre deux individus qui avait influencé une décision
donnée, l'étude de la diffusion d'un médicament peut situer cette
relation parmi le réseau des relations dans lesquelles le médecin
est engagé, et qui peuvent toutes jouer vin rôle.
[... Ces changements successifs dans la méthode de recherche
ont permis de parvenir à des résultats qui précisent et complètent
l'hypothèse initiale en établissant en particulier :
— que l'influence personnelle joue un plus grand rôle que l'in-
fluence directe des moyens de communication de masse, l'in-
tégration des médecins à la communauté médicale apparais-
sant par exemple dans la troisième étude comme un facteur
très important;
— que les groupes primaires présentent une grande homogé-
néité dans les opinions;
— que le rôle des moyens de communication de masse n'est pas
simple puisqu'il peut aller de 1' « information » à la « légiti-
mation » des opinions;
— que les leaders n'ont pas une autorité globale et valable pour
tous les domaines mais que l'autorité qu'on leur reconnaît
est limitée à certains domaines particuliers ;
— qu'ils ne présentent donc pas de caractéristiques substan-
tielles qui les sépareraient de ceux qu'ils influencent, mais
qu'ils se distinguent par les qualités qu'on leur reconnaît
(compétence, etc.) et par leur position sociale;
— que les leaders d'opinion sont à la fois plus exposés à l'action
des moyens de communication de masse et plus sensibles à
leur influence.]
Dans chacune des études que nous avons analysées, le pro-
blème méthodologique central a été de savoir comment prendre
en compte les relations interpersonnelles tout en préservant
Hypothèses ou présupposés 217

l'économie et la représentativité que procure l'échantillon tiré


au hasard à un moment donné du temps. Les réponses à ce pro-
blème ont été diverses, depuis un questionnaire demandant aux
individus de l'échantillon de décrire ceux avec lesquels ils sont
en relations d'inter-action (étude initiale) jusqu'à une étude par
entretiens remontant des personnes influencées aux sujets qui
les avaient influencées (deuxième étude) et enfin à des entretiens
auprès d'une communauté entière (troisième étude). Les études
futures se situeront probablement entre ces deux extrêmes. Pour
la plupart d'entre elles cependant, il semble que le principe cen-
tral devra être de construire autour de chaque atome individuel
de l'échantillon des molécules plus ou moins grandes.

ELIHU KATZ
« The Two-Step Flow of Communication :
An Up-to-Date Report on an Hypothesis »
218 La construction de l'objet

LE STATISTICIEN DOIT SAVOIR CE QU'IL FAIT

Ce n'est pas dans une réaffirmation jalouse de l'originalité des méthodes


sociologiques mais dans une comparaison méthodique des méthodes des
sciences de la nature et des méthodes de la sociologie que Simiand, voyant
dans la méthode statistique une forme de la méthode expérimentale,
recherche la spécificité de l'épistémologie propre à la sociologie*. Les
faits que manipule le sociologue sont en quelque sorte doublement abstraits,
premièrement en tant que faits statistiques abstraits par rapport à la
réalité empirique (comme les faits sur lesquels travaille le physicien),
deuxièmement en tant que faits sociologiques, abstraits par rapport
aux manifestations individuelles : étant de nature collective, les faits
sociaux ne sont pleinement réalisés dans aucun phénomène individuel
en sorte que « la non-correspondance avec une réalité objective (...) ne
saute pas aux yeux ». La réflexion sur la technique statistique et sur
l'élaboration qu'elle fait subir aux faits doit donc, en sociologie, être
reprise à nouveaux frais a l'occasion de chaque recherche.

25. F. Simiand
Transposons dans le domaine statistique [les] conditions de
bonne abstraction enseignées par la méthodologie des sciences
positives; et nous apercevrons que la première précaution à
prendre pour ne pas tromper et ne pas nous tromper nous-
mêmes avec nos abstractions statistiques est de nous inquiéter
que nos expressions de faits complexes, nos moyennes, nos
indices, nos coefficients, ne soient pas des résultats de comptages
quelconques, de combinaisons arbitraires entre des chiffres et
des chiffres, mais qu'elles aussi se modèlent sur la complexité
concrète, respectent les articulations du réel, expriment quelque
chose à la fois de distinct et de vrai par rapport à la multiplicité
des cas individuels à laquelle elles correspondent. Observons, au
contraire, que ce qui peut nous égarer, ce qui, en fait, nous égare
bien souvent dans l'emploi des abstractions statistiques, ce n'est
pas qu'elles soient des abstractions, mais c'est qu'elles sont de tnau-
vaises abstractions.
Nous ne voyons aucun physicien déterminer la densité d'un
groupement quelconque d'objets hérétoclites ; car manifeste-
ment, ce groupement n'ayant aucune identité physique, la donnée
n'aurait aucun intérêt scientifique. Nous ne voyons aucun bota-
niste grouper ses observations sur des plantes cinq mois par

* Cf. supra, Introduction, p. 13, et infra, E. Wind, texte n° }8, p. 281.


Hypothèses ou présupposés 219

cinq mois, dix mois par dix mois, parce que manifestement la
végétation marche selon le cycle de l'année ou de douze mois.
Plus près encore et déjà dans le domaine statistique, nous ne
voyons pas de biologiste déterminer et étudier une moyenne
des tailles de tous les animaux divers d'une ménagerie.
Mais, par contre, est-il sans exemple, même dans des travaux
d'une certaine qualification, de trouver des indices de prix établis
entre des prix de toutes catégories confondues pêle-mêle et sans
aucune discrimination, des prix de matières premières avec des
prix de produits fabriqués, des prix de marchandises avec des
prix de services, des salaires, des loyers, alors que les mouve-
ments de ces divers groupes sont souvent assez différents soit
de sens, soit d'allure, soit de date, pour qu'une expression
commune, brouillant tout, ne puisse être que dépourvue de sens
ou trompeuse, s'il n'est pris garde à ces différences ?
Bien moins encore n'est-il pas sans exemple de voir grouper
et étudier par moyennes quinquennales, décennales, telles don-
nées de statistique économique sur des éléments dont les varia-
tions caractéristiques se présentent en cycles ou plus courts ou
plus longs que le lustre ou le décennat, et souvent irréguliers.
La représentation que de telles moyennes nous donnent nous
dissimulera donc le trait essentiel de l'élément étudié, au lieu de
le mettre en évidence, et elle ne peut que nous égarer. — Et
combien d'autres exemples pourraient s'ajouter à ces quelques
indications.
Elles suffiront toutefois à nous faire apercevoir, d'abord, où
doit être reconnue la vraie différence, à ce point de vue, entre
l'expérience ordinaire des sciences positives et l'expérience sta-
tistique, et ensuite où nous pouvons chercher un remède à l'in-
fériorité de celle-ci à ce même point de vue.
La différence entre les deux sortes de recherches n'est pas que
l'une opère sur des réalités et l'autre sur des abstractions, mais
que, dans l'expérimentation matérielle des sciences positives,
l'abstraction mauvaise, sans correspondance suffisante avec la
réalité, sans fondement objectif, s'avère le plus souvent aussitôt
telle par une évidence physique, matérielle; en recherche sta-
tistique, au contraire, des chiffres comme tels ne refusent jamais
d'être combinés avec d'autres chiffres, la correspondance ou la
non-correspondance avec quelque réalité objective n'est pas ici,
en général, un fait qui, comme on dit, « saute aux yeux ».
Dans l'expérience matérielle, le savant isole bien, au milieu de
la complexité présentée par la nature, certains éléments en rela-
tion reconnue ou soupçonnée avec de certains autres; mais, s'il
zzo La construction de l'objet

se trompe sur la relation, s'il oublie quelque élément essentiel, il


est bien obligé de s'en apercevoir, parce que, matériellement, le
phénomène attendu ne se produit plus. —• Ici, au contraire, le
statisticien isole bien aussi, dans le donné complexe, certains
éléments d'avec d'autres qu'il soupçonne d'être en relation avec
eux : mais c'est par une opération de l'esprit; il ne dispose
presque jamais d'expérience factice; il ne retire ou n'introduit
pas matériellement quelque facteur. Et, par suite, la réalité ou
la non-réalité de la relation aperçue ne peut se manifester à lui de
façon matérielle.
Plus même, on peut voir que l'on touche ici à un risque de
cercle vicieux; c'est que souvent l'expression statistique est
nécessaire pour dégager et, on peut dire même, pour constituer
le fait statistique, et que pourtant il faudrait savoir déjà d'avance
quel est, comment se comporte au juste ce fait statistique, pour
choisir avec pleine convenance la base et la nature d'expression
statistique à employer.

Mais nous apercevrons, en même temps, comment la recherche


statistique peut se rapprocher des conditions par lesquelles
l'expérimentation physique distingue l'abstraction bonne de
l'abstraction mauvaise. [...]
Pour avoir quelque correspondance avec une réalité, la pre-
mière condition est que nos expressions statistiques soient éta-
blies sur une base présentant une certaine homogénéité, ou encore
sur une base ayant une extension appropriée, une extension
opportune.
Sans doute, il est bien clair que les cas individuels embrassés
dans une donnée statistique présentent toujours une hétérogé-
néité plus ou moins grande et plus ou moins complexe (sans
quoi il n'y aurait pas besoin d'expression statistique pour les
représenter d'ensemble) et que l'homogénéité ne peut donc être
que relative; que l'extension opportune aussi variera, non seule-
ment selon les données, mais selon les problèmes, et ne sera
également que relative. Mais l'exemple de l'expérimentation des
sciences positives nous montre que le choix des abstractions
statistiques à adopter ne sera pas pour cela arbitraire, s'il veut
être fondé.
Nous ne pouvons compter ici sur des évidences matérielles :
tâchons donc de nous garder par des précautions intellectuelles.
Procédons par tâtonnements, par essais, par épreuves, contre-
épreuves, recoupements.
Justement parce qu'il y a de bonnes et de mauvaises moyennes,
Hypothèses ou présupposés 221

des moyennes qui ont un sens et d'autres qui n'en ont aucun,
défions-nous des moyennes, contrôlons, recoupons les indications
de moyennes d'un type par celles d'un autre type, par d'autres
indices, par des données complémentaires; et ne retenons que
celles qui, après ces épreuves, nous apparaissent avoir une
consistance véritable et répondre à quelque réalité collective.
Et de même pour les autres modes d'expression statistique.
Aujourd'hui, par exemple, en raison du mouvement considérable
des prix et de ses conséquences, qui ne parle, qui ne raisonne,
qui ne discute des « index numbers » ? Qui n'en tire preuve et
argument pour les thèses les plus diverses et parfois les plus
opposées ? — Mais, avant un tel usage, combien de personnes
se sont avisées ou souciées de savoir comment ces index numbers
sont établis, sur quelles bases, par quelles méthodes, ce qu'ils
signifient, ce qu'ils ne signifient pas ? M. Irving Fisher a signalé
que pour représenter un ensemble de prix ou de quantités, il
peut être établi un nombre indéfini de formules de nombres
indices, qui sont loin d'avoir le même sens ou les mêmes usages;
il s'est borné, du point de vue de son étude, à dégager seulement
quarante-quatre de ces formules possibles, en indiquant les caracté-
ristiques de chacune par rapport à telle ou telle condition. Stanley
Jevons avait employé une moyenne géométrique pour de cer-
taines raisons et pour un certain problème. M. Wesley C. Mitchell
a employé, par contre, pour de certaines raisons autres et égale-
ment avec succès pour le problème étudié par lui, une médiane,
accompagnée des quartiles et déciles. Les divers index numbers les
plus souvent cités et invoqués aujourd'hui sont établis souvent
dans des conditions et sur des bases assez différentes. —• Tout
cela est-il sans importance ? Ou, au contraire, tout cela n'est-il
pas à considérer, selon les questions étudiées, et en vue même
des conclusions qu'on cherche à en tirer ? Ou encore, justement
à cause de ces différences, ne sont-ils pas à utiliser en complé-
ment réciproque ou en recoupement utile, pour telles ou telles
questions, et pour faire apparaître les limites de leur valeur et de
leur légitime emploi ?

FRANÇOIS SIMIAND
Statistique et expérience — Remarques de méthode
2.3. LA FAUSSE NEUTRALITÉ DES TECHNIQUES
OBJET CONSTRUIT O U ARTEFACT

L'ENTRETIEN ET LES FORMES D'ORGANISATION


DE L'EXPÉRIENCE

D. Riesman a montré certains des biais qui peuvent affecter l'entretien


dans la mesure où cette technique présuppose, la plupart du temps sans
se donner les moyens de la contrôler, l'aptitude des sujets à répondre au
« cadre d'opinion conventionnel de l'entretien ». Comme cas particulier
de l'échange social, elle n'échappe pas aux « conventions relatives à ce que
l'on doit dire et taire », conventions qui « varient selon les classes sociales,
les régions et les groupes ethniques »*. JEn tant que situation d'inter-
action sociale la situation d'entretien tend à être interprétée sur le modèle
d'autres relations (confidence, récrimination, discussion amicale, etc.)
dont les modèles peuvent différer d'un groupe à un autre. Un fin, le rapport
avec un sociologue n'est qu'un cas particulier du rapport avec des étran-
gers devant qui l'honneur impose de ne pas laisser paraître les sentiments
ou les opinions les plus intimes : la situation d'entretien peut donc
mettre en jeu toute la morale d'un groupe. « Il faut comprendre pour-
quoi les gens de classe ouvrière ne paraissent pas, le plus souvent, très
accueillants pour les enquêteurs, pourquoi ils se montrent évasifs et
disposés à donner des réponses destinées à écarter plutôt qu'à expliquer
clairement la situation. Derrière ces proclamations, ce ' je garde mes
affaires pour moi', il peut y avoir de l'orgueil blessé. Il est difficile
en effet de croire qu'un visiteur appartenant à une autre classe puisse
jamais se représenter clairement tous les tenants et les aboutissants
des difficultés que l'on rencontre : aussi est-on très attentif à ' ne pas
s'exposer ' à se protéger contre la sollicitude protectrice. »**

* D . Riesman, « T h e Sociology of the Interview », in Abundance for Wbat,


Doubleday, N e w Y o r k , 1964, p. 517-539.
* * R. Hoggart, The Uses of Literacy, Chatto and Windus, London, 1959, p. 68.
Objet construit ou artefact 223

Étant donné que l'on s'interroge rarement sur l ' e f f e t différentiel des
techniques d'enquête en fonction de l'appartenance sociale des sujets, il
n'est pas inutile de reproduire ici une analyse de sociologie de la commu-
nication qui vise à constituer comme objet d'étude ce qui est d'ordinaire
traité comme instrument d'étude, et parfois comme instrument de
mesure absolu de certaines « aptitudes » (que l'on songe, par exemple,
à Lerner,faisant de l'aptitude des sujets à maîtriser la situation d'en-
tretien l'indice de leur aptitude à la novation)*. L. Schairman et
A.. Strauss montrent que l'entretien fait intervenir des techniques de
communication et des formes d'organisation de l'expérience qui opposent
point par point les classes moyennes et les classes populaires ; tirer
toutes les conséquences de ces analyses obligerait à renoncer à l'illusion
de la neutralité des techniques et, en l'occurrence, à se donner les moyens
de contrôler, pour en tenir compte, les e f f e t s de la situation d'entretien.

26. L. Schat^man et A. Strauss

On admet couramment qu'il puisse exister des différences impor-


tantes entre les classes sociales, au niveau de la pensée et de la
communication. Les hommes vivent dans un environnement qui
est médiatisé par des symboles. C'est en les nommant, en les
identifiant et en les classant, que l'on peut percevoir et maîtriser
les objets ou les événements. L'ordre s'impose dans et par une
organisation conceptuelle, et cette organisation ne s'exprime
pas seulement dans les règles individuelles, mais aussi dans les
codes grammaticaux, logiques et plus généralement, dans tous
les systèmes de communication propres à un groupe car la
communication doit satisfaire aux impératifs sociaux de la
communication, qui s'imposent aussi à cette « conversation
intérieure » qu'est la pensée. Le raisonnement comme le discours
sont soumis à travers la critique, le jugement, l'appréciation et
le contrôle à des exigences particulières : il existe des règles
différentielles en matière d'agencement du discours et de la
pensée qui — en dehors des incompréhensions purement lin-
guistiques — risquent de faire obstacle à la communication
entre groupes différents1.
Il s'ensuit que l'on doit pouvoir observer, d'une classe sociale

* Cf. supra, § 2.3, p. 62-63.


1. Cf. E. Cassirer, An Essay on Man, New Haven, 1944; S. Langer, Philosophy
in a New Key, New York, 1948; A. R. Lindesmith et A. L. Strauss, Social
Psychology, New York, 1949, p. 237-252; G. Mead, Mind, Self and Society,
Chicago, 1934; C. W. Mills, « Language, Logic and Culture », American
Sociological Review, IV, 1939, p. 670-680.
224 La construction de l'objet

à l'autre, des différences en matière de communication, qui ne


consistent pas seulement en une différence de degré dans la pré-
cision, la recherche ou la richesse du vocabulaire et les qualités
du style, et qui doivent faire apparaître les modes de pensée au
travers des modes du discours. [...]
[Ces hypothèses ont été éprouvées par l'étude d'entretiens,
réalisés pour étudier les réponses à une situation de catastrophe,
avec des habitants de villages de l'Arkansas, sur lesquels s'était
abattue une tornade. On a constitué deux groupes :
— le groupe « inférieur », constitué de sujets appartenant aux
classes populaires, caractérisés par une éducation ne dépas-
sant pas la grammar school et un revenu familial annuel infé-
rieur à 2 ooo dollars ;
— le groupe « supérieur », constitué de sujets appartenant à la
classe moyenne, ayant fréquenté un college pendant un an au
moins et ayant un revenu annuel supérieur à 4000 dollars.]
Les différences constatées entre la classe populaire et la classe
moyenne sont frappantes et, une fois formulé le principe de cette
différence, il est surprenant de voir avec quelle facilité on peut
détecter la structure de communication caractéristique d'un
groupe, à la seule lecture de quelques paragraphes d'un entretien.
La différence ne réside pas simplement dans l'inaptitude ou
l'aptitude du groupe à donner à son discours une formulation
claire et détaillée répondant aux besoins de l'enquêteur. La diffé-
rence ne tient pas non plus à la seule correction ou au raffine-
ment de la grammaire, ou encore à l'usage d'un vocabulaire plus
précis ou plus riche. La différence principale consiste en une
disparité considérable dans :
a) le nombre et la nature des perspectives adoptées au cours de
la communication;
b) la faculté de se mettre à la place de l'auditeur;
c) le traitement des classifications;
d) l'ossature du discours et l'appareil stylistique qui ordonnent
la communication et la rendent effective.

Perspective on point de vue


Par perspective nous entendons le point de vue où un locuteur
se place pour faire une description. Les perspectives peuvent
différer en nombre et en portée. L'agilité avec laquelle le narra-
teur évoluera d'une perspective à une autre peut également
varier.
Objet construit ou artefact 225

Une description faite par un membre des classes populaires se


présente presque toujours comme reproduction de ce qu'il a vu
de ses propres yeux; il propose à l'auditeur ses propres percep-
tions et ses propres images, sans prendre aucune distance à leur
égard. Dans le meilleur des cas cela donne une narration directe
et sans ambages des événements tels qu'il les a vus et ressentis.
Il parvient fréquemment à se situer clairement lui-même dans le
temps et dans l'espace et à indiquer approximativement, par
divers procédés associatifs, une progression des événements en
liaison avec la part qu'il y a prise. Mais cette progression ne
reproduit le déroulement des événements que dans la mesure
où ils sont en relation avec l'informateur. Les autres personnes
et leurs actions n'interviennent dans son récit que dans la
mesure où elles interfèrent avec ses propres actions. [...]
Les images employées par l'informateur varient considérable-
ment en clarté mais elles lui sont toujours personnelles. Il peut
à l'occasion répéter les histoires arrivées à d'autres personnes,
mais il ne raconte pas l'histoire comme s'il était lui-même cette
autre personne opérant la reconstitution d'événements et de
sentiments. Il peut décrire les actes d'autres personnes et les
motifs qui les ont poussées dans la mesure où lui-même se sent
concerné, mais sa faculté de se mettre à la place d'autrui ne va
pas plus loin. S'il lui arrive d'assumer le rôle d'autrui à l'égard
de tierces personnes, ce ne peut être qu'occasionnellement et de
façon implicite : « Il y avait des gens qui en aidaient d'autres qui
étaient blessés. » Cette incapacité se manifeste tout particulière-
ment quand il faut décrire le comportement de plus de deux ou
trois personnes. A ce niveau la description devient confuse :
l'informateur se borne à signaler des réactions isolées, sans pro-
poser un tableau clair des actions des uns et des autres. La réci-
procité des conduites n'est pas perçue, ou n'est suggérée
qu'implicitement dans la communication (on a couru là-bas
pour voir ce qui leur était arrivé, mais ils n'avaient rien). Même
en questionnant soigneusement l'informateur, il n'est guère
possible d'obtenir un exposé plus clair de la situation. Dans les
réponses les moins intelligibles, l'enquêteur perd tout à fait le fil
d'un récit où les images, les actions, les personnes et les événe-
ments apparaissent sans être annoncés ni situés et disparaissent
sans crier gare.

Les membres des classes moyennes sont tout aussi capables que
les membres des classes populaires de communiquer d'une
manière détaillée une description au premier degré, mais celle-ci
15
226 IM construction de l'objet

ne se situe pas dans une perspective aussi bornée. Ils peuvent


se placer à plusieurs points de vue et prendre, par exemple, le
point de vue d'une autre personne, d'une catégorie de personnes,
d'une organisation, d'une personne morale, ou même de la ville
tout entière.
L'informateur issu des classes moyennes a la faculté, lorsqu'il
décrit le comportement d'autres personnes, voire de catégories,
de se placer de leur point de vue plutôt que du sien propre; il lui
est possible d'inclure dans son récit des séries d'actions sous la
forme où d'autres les ont appréhendées. Il n'est pas jusqu'aux
descriptions du comportement de l'informateur lui-même qui
ne puissent être faites selon une optique différente de la sienne
propre.

L'accord entre les images du locuteur et de l'auditeur


Les individus ne perçoivent que très inégalement la nécessité
d'introduire une médiation linguistique entre leurs propres
images subjectives et celles de leurs auditeurs. [...]
Quand le contexte de la discussion est matériellement présent
aux yeux des deux interlocuteurs, ou qu'il leur est commun par
suite d'une expérience passée identique, ou qu'il est implicite-
ment présent du fait de leurs relations antérieures, le pro-
blème de contexte est en grande partie résolu. Mais quand le
contexte n'est pas donné, et qu'il n'est pas davantage recréé par
le locuteur, l'auditeur se trouve confronté avec des problèmes
épineux d'interprétation. Les réponses les moins intelligibles
présentaient des séries d'images qui se succédaient comme dans
un rêve, et qui ne recouraient que très rarement à des rapproche-
ments, des précisions, des explications, ou tous autres procédés
susceptibles de fournir un contexte. Aussi l'enquêteur avait-il
fort à faire pour suivre le récit et en comprendre le sens; il lui
fallait à chaque développement nouveau procéder à des vérifica-
tions, s'il ne voulait pas que l'informateur le laisse pour ainsi
dire en chemin. Les informateurs acceptaient volontiers et
même avec empressement de raconter leurs expériences, mais la
seule volonté de communiquer ne suffit pas toujours pour établir
une communication claire. Cette dernière implique, entre autres
conditions, la faculté de comprendre son propre discours comme
les autres le comprennent.

Les sujets des classes populaires n'accordent, semble-t-il, que


très peu d'attention aux différences de perspective. Tout au plus
Objet construit ou artefact 227

l'informateur se reprenait-il lui-même sur l'heure exacte à laquelle


il avait accompli certains actes, ou bien, prenant conscience de
ce que son auditeur n'assistait pas à la scène, localisait-il à son
intention les objets et les événements. Il lui arrivait, à l'occasion,
de prendre conscience de l'existence d'autrui. « On ne peut pas
s'en faire une idée si on n'y était pas. » Il faut remarquer néan-
moins qu'il ne mettait pas en doute l'existence d'une correspon-
dance entre son univers subjectif et celui d'autrui. Il faisait grand
usage de surnoms sans que les identités soient franchement
établies et employait fréquemment les termes « nous » et « eux »
sans références précises. Le locuteur anticipait rarement sur les
réactions que sa communication devait susciter, et ne semblait
ressentir que faiblement le besoin d'expliciter certaines particula-
rités de sa narration. Il ne nuançait que rarement les jugements
qu'il portait, sans doute parce qu'à ses yeux, il allait de soi que
ses perceptions reflétaient la réalité et qu'elles étaient partagées
par tous ceux qui étaient présents. Cette tendance à croire que
toutes choses vont de soi, faisait que son récit manquait de pro-
fondeur et de richesse, et ne contenait à peu près pas de nuances
et peu d'exemples vrais. L'auditeur se trouvait très souvent en
présence d'un fragment descriptif qui était supposé représenter
un récit plus complet. Le locuteur ajoutait alors, éventuellement,
des phrases du type « et autres trucs du même genre » ou « et
tout le reste ». Ces modes d'expression ne sont pas véritablement
récapitulatifs, ils ne sont que les succédanés d'une relation
détaillée et abstraite. Les résumés étaient pratiquement absents :
ils supposent en effet que les locuteurs aient conscience des
besoins des auditeurs. Certaines phrases qui paraissaient consti-
tuer des résumés — telles que « c'est tout ce que je sais » et « c'est
comme ça que ça s'est passé » — indiquaient simplement que là
s'arrêtaient les connaissances du locuteur. On rencontrait enfin
certaines expressions qui semblaient avoir une valeur récapitu-
lative, comme « c'était une pitié » : mais elles s'avéraient être des
apartés traduisant un retour sur soi ou une émotion, plutôt que
des résumés de ce qui précédait.

L'informateur des classes moyennes présuppose lui aussi la


correspondance entre les images (subjectives) de l'autre et les
siennes propres. Toutefois, à la différence des membres du
groupe « inférieur », il admet facilement la diversité des visions
subjectives et par conséquent la nécessité de fournir un contexte.
Il s'emploie donc, par divers procédés, à recréer un contexte et
à clarifier le sens de son récit. Il nuance son propos, se résume et
situe le décor de l'action par une introduction nourrie; il déve-
228 YM construction de l'objet

loppe largement les thèmes traités, il illustre son récit d'exemples


fréquents, il anticipe sur une incrédulité possible et prend beau-
coup de soin à localiser les endroits cités et à établir l'identité des
personnes — le tout avec une grande richesse de détails. Il est
moins souvent obligé de recourir à l'expression « vous savez
bien »; il tient à fournir des éclaircissements s'il a le sentiment
qu'un point du récit risque de n'être pas cru ou de ne pas
convaincre. Il n'omet que rarement de localiser dans le temps et
dans l'espace les images ou les séries d'images. La fréquence avec
laquelle il introduit des nuances et des réserves dans son propos
mérite d'être notée. Elle indique non seulement une multiplicité
de points de vue possibles, mais aussi une grande sensibilité aux
réactions des auditeurs, présents ou virtuels (y compris le
locuteur lui-même).
En bref, l'informateur appartenant aux classes moyennes garde
ce qu'on peut appeler « le contrôle de la communication », du
moins dans cette situation semi-organisée qu'est la situation
d'entretien. Pour ainsi dire, il sert d'intermédiaire entre ses
propres images et l'auditeur avec le souci de « présenter » cor-
rectement, comme lorsque l'on fait des « présentations », ce qu'il
a vu et ce qu'il sait. Il est dans la situation d'un metteur en scène
qui dispose de plusieurs caméras, chacune braquée sur un aspect
différent de la scène et qui, tout en filmant, contrôle soigneuse-
ment ses effets. A l'inverse le récit d'un informateur appartenant
aux classes populaires évoquerait plutôt un film enregistré par
une caméra unique [...]. Les sujets originaires des classes
moyennes — en vertu semble-t-il de leur sensibilité plus grande
aux réactions de l'auditeur — prennent plus de distance à l'égard
de leur expérience personnelle. Ils ne se bornent pas à raconter ce
qu'ils ont vu : ils composent un récit. La relation des faits sera
plus ou moins exacte, mais dans la mesure où il s'agit d'un
discours ordonné, on y trouvera les qualités et les défauts des
récits concertés. Il ne s'agit pas ici de comparer l'exactitude res-
pective des récits faits par les membres des classes moyennes et
par ceux des classes populaires. Dans 1' « objectivité » des pre-
miers, il faut voir avant tout une prise de distance du narrateur
par rapport à l'événement.
Par la façon dont il ordonne son récit, l'informateur issu des
classes moyennes montre bien qu'il a en même temps conscience
de l'autre et de lui-même. Il lui est possible de s'interrompre au
milieu d'un développement, ou de prendre une orientation nou-
velle; d'une manière générale, il exerce un contrôle serré sur le
déroulement même de sa communication. L'informateur des
Objet construit ou artefact 229

classes populaires semble bien moins capable de cette vision


d'ensemble. Le contrôle qu'il exerce ne porte que sur la quantité
d'information qu'il accepte ou non de communiquer à l'enquê-
teur. Toutefois il est permis de supposer qu'il dispose de pro-
cédés stylistiques de contrôle qui ne sont pas immédiatement
perçus par un observateur appartenant lui-même à la classe
moyenne.

Classifications et relations classificatoires


Les informateurs de classe populaire se réfèrent généralement à
des individus particuliers qu'ils désignent souvent par un nom
propre ou un nom de famille. Cette manière de procéder n'éclaire
la description et ne facilite l'identification des personnes mises
en cause que lorsque l'informateur se contente de rapporter les
expériences de quelques individus bien définis. Il arrive un
moment où l'enquêteur souhaite recueillir des informations, non
plus sur des personnes, mais sur des catégories de personnes,
voire sur des organismes, ainsi que sur les relations qui se sont
établies entre ces catégories, ou ces organismes et l'informateur :
en ce cas, un sujet issu des classes populaires se révèle incapable
la plupart du temps de fournir une réponse. Dans le pire des
cas, son discours échoue à appréhender les catégories de per-
sonnes ou d'actions en tant que telles parce que, selon toute
évidence, sa pensée ne maîtrise pas la logique des classes. Les
questions qui portent sur des organismes comme la Croix-
Rouge sont retraduites en termes concrets, et il parlera de la
Croix-Rouge « qui aide les gens » ou des « gens qui aident les
autres gens », il n'a en effet que des notions fort vagues sur les
mécanismes complexes selon lesquels fonctionnent les orga-
nismes et les organisations. S'il arrive que l'informateur intro-
duise des catégories, ce n'est jamais que de manière rudimen-
taire : « Il y avait des gens qui couraient, il y en avait d'autres
qui regardaient ce qui se passait dans les maisons. » Le tableau
qui s'en dégage n'est qu'une esquisse impressionniste. La confu-
sion qui a suivi la tornade est assez bien suggérée, mais la
description ne révèle aucun plan. Il arrive que l'informateur
fasse intervenir des classes de personnes, sous la forme d'oppo-
sitions (riches et pauvres, personnes blessées et personnes
indemnes), ou qu'il énumère, sous forme de listes, des groupes
d'actions aisément identifiables et de nature opposée; mais il ne
cherchera pas à expliciter davantage les relations qui peuvent
exister entre ces classes de personnes ou d'actions. Pour décrire
230 L,a construction de l'objet

une scène, il ne fera d'ailleurs jamais appel de façon systématique


à la notion de catégorie et aux relations entre catégories : ce pro-
cédé supposerait qu'il soit capable de se placer à des points de
vue différents.
Il apparaît que les locuteurs pensent essentiellement en termes
particularisants ou concrets. Il n'est pas douteux que la plupart
des informateurs, sinon tous, disposent d'un système de pensée
catégorisant; mais, dans la communication qu'ils établissent
explicitement avec l'enquêteur, les termes désignant des caté-
gories sont absents ou n'apparaissent que sous une forme rudi-
mentaire, les relations entre catégories restant implicites : les
relations qui peuvent exister entre les choses et les gens, ou bien
ne sont pas explicitement formulées, ou bien ne sont suggérées
que d'une manière vague. Le discours n'est jamais illustré
d'exemples véritables, soit que leur usage implique le recours
à des catégories, soit que l'appartenance de l'enquêteur à la
classe moyenne l'empêche de reconnaître, dans certains détails,
des allusions conscientes à un schème catégoriel.

Le discours des sujets de classe moyenne fait une large part à la


terminologie classificatoire, surtout lorsque le narrateur parle de
ce qu'il a vu plutôt que de lui-même. Une attitude caractéristique
de l'informateur appartenant aux classes moyennes, lorsqu'il
décrit les actes accomplis par d'autres, consiste à ranger les per-
sonnes et leurs actions dans des classes et à formuler explicite-
ment les relations qui existent entre ces classes. Son discours
s'organise fréquemment autour de la description des faits et
gestes de diverses catégories de personnes. Quand l'informateur
cite quelqu'un ou quelque chose, il est clair qu'il le prend comme
représentant d'une catégorie générale. Les organismes d'assis-
tance et autres organismes publics sont conçus comme des
ensembles ou classes de services et d'actions coordonnés; cer-
tains sujets ne se réfèrent dans tout leur récit qu'à des personnes
morales, sans guère se donner la peine de désigner les gens par
leur nom ou de personnaliser leur compte rendu. En résumé,
dans les communications qu'établissent les membres des classes
moyennes l'imagerie concrète se trouve amoindrie ou éclipsée au
profit de la terminologie conceptuelle. Le discours s'organise
tout naturellement autour de classifications et il ne fait pas de
doute que l'informateur en est à peine conscient. Cette disposi-
tion est partie intégrante de son éducation tant scolaire que
diffuse; il n'est pourtant pas question d'affirmer que les membres
des classes moyennes pensent et s'expriment toujours dans une
Objet construit ou artefact 231

logique catégorisante, car il n'en va évidemment pas ainsi. Il est


assez probable que la situation d'entretien exige en tant que telle
de l'informateur des descriptions fortement conceptualisées. On
peut dire néanmoins que la pensée et le discours des membres
des classes moyennes sont moins concrets que ceux des membres
des classes populaires.

Cadres organisateurs et procédés stylistiques


La communication exige des énoncés organisés. Il n'est pas
nécessaire que le principe de cette organisation soit explicitement
formulé par le locuteur ou perçu par l'auditeur. Les cadres
organisateurs du discours peuvent être de types variés : ainsi
c'est souvent la question même que pose l'enquêteur qui déter-
minera l'ordonnance de la description, ou bien c'est le locuteur
lui-même qui coule son discours dans ses propres cadres organi-
sateurs (« Il y a une chose qu'il faut que vous sachiez à ce sujet »).
Ou bien encore le cadre est fourni concurremment par l'enquê-
teur et l'informateur, comme lorsque le premier pose une ques-
tion « ouverte » : dans le champ très large que lui laisse cette
question, l'informateur a la possibilité d'ordonner sa description
autour des éléments qui lui paraissent les plus significatifs. Dans
une certaine mesure, en effet, l'informateur a le loisir d'organiser
son discours comme s'il s'agissait de raconter une histoire ou
une intrigue dramatique d'un type un peu particulier, en ne
retenant des questions de l'enquêteur que des indications géné-
rales sur les impératifs à respecter. L'exposition des événements,
des incidents et des images qu'il s'agit de transmettre à l'audi-
teur peut être menée avec ou sans ordre, en suivant une pro-
gression dramatique ou un ordre chronologique; mais si l'on
veut que la communication soit effective, il est nécessaire de
suivre un ordre, quel qu'il soit. Ces cadres organisateurs s'ex-
priment à travers des procédés stylistiques qui diffèrent d'une
classe sociale à l'autre.

La question par laquelle l'enquêteur lance l'entretien (« Racon-


tez-moi à votre façon l'histoire de la tornade ») invite l'informa-
teur à jouer un rôle actif dans l'organisation de son exposé; et
c'est parfois ce qu'il fait. Toutefois, à l'exception d'une personne
qui se jeta tête baissée dans un récit personnel, les informateurs
de classe populaire ne firent pas de longs exposés de ce qui leur
était arrivé pendant et après la tornade. Dans les classes popu-
laires, au contraire de ce qui se passe dans les classes moyennes,
232 IM construction de l'objet

les cadres organisateurs utilisés ordonnent des portions du


discours plus souvent que la totalité du discours, et ils sont
beaucoup plus limités. Ces cadres sont de plusieurs types, mais
c'est toujours à partir d'une perspective centrée que s'organise le
discours. Une des organisations possibles du récit est la narra-
tion sur le mode personnel, où les événements, les actions, les
images, les personnes et les lieux interviennent selon l'ordre
chronologique. Certains procédés stylistiques favorisent ce type
d'organisation, par exemple, l'emploi des particules de liaison
à valeur temporelle : « et puis », « et », « alors » ; citons aussi le
fait de ne mentionner les événements et les images qu'au moment
où le locuteur se les remémore, ou à mesure qu'ils interviennent
dans la progression du récit. Le recours à la parenthèse peut per-
mettre de spécifier des relations de parenté ou de localiser dans
l'espace des individus dont il est question. Mais à moins que la
pente du récit n'entraîne le locuteur, il aura tendance à se perdre
dans les détails à la faveur d'un incident particulier, et c'est cet
incident à son tour qui lui fournira les nouveaux cadres de son
discours, lui permettant d'y faire figurer des événements supplé-
mentaires. De la même façon, quand une question de l'enquêteur
interrompt le cours du récit, cette question peut préparer le
terrain à une réponse constituée d'un certain nombre d'images
ou d'un incident. Il est fréquent que l'allusion à un incident
déclenche l'introduction d'un autre incident et, si le locuteur
conçoit sans doute un rapport logique ou temporel entre eux, ce
rapport peut difficilement être appréhendé par l'enquêteur. Il
en résulte que l'informateur est susceptible de sortir très vite des
cadres organisateurs qu'il a lui-même donnés à son discours. Le
danger auquel s'expose l'enquêteur quand il lance ainsi un coup
de sonde ou qu'il insiste pour obtenir une narration plus minu-
tieuse est d'amener le locuteur à oublier la ligne directrice de son
récit et parfois même la question initiale qui lui était posée. En
revanche, l'enquêteur peut facilement obtenir de très nombreux
renseignements à la faveur de ces digressions, encore qu'il lui
faille souvent sonder plus avant l'informateur lorsqu'il veut
réinsérer dans un contexte le matériel ainsi recueilli. Les ques-
tions d'ordre général sont celles qui risquent le plus de détourner
l'informateur de son sujet, dans la mesure où elles ne proposent
que des cadres mal définis. [...] Si la question posée met en jeu
des catégories abstraites ou dépasse l'entendement du locuteur
(par exemple lorsqu'elle porte sur les organismes d'assistance),
l'informateur tend à réagir par des réponses très générales, ou
par des énumérations concrètes, ou encore par un flot d'images.
Objet construit ou artefact 2} 3

Quand l'enquêteur s'efforce, par des questions plus poussées,


d'obtenir la relation détaillée d'un événement ou le développe-
ment d'une idée, il ne rencontre généralement que des répétitions
ou une énumération, sorte de « feu roulant » d'images, qui sont
censées remplir les blancs du tableau qu'on lui demande de
brosser. Le manque de précision réelle dans les détails est pro-
bablement lié à l'incapacité de changer de perspective pour
relater les événements. [...]
Lorsque l'informateur appartient aux classes populaires, l'en-
quêteur éprouve, en règle générale, de grandes difficultés pour
soumettre l'entretien à un cadre organisateur qui porte sur l'en-
semble du discours, et ne parvient à imposer que des « cadres
partiels » à l'informateur en posant de nombreuses questions
pour faire préciser la chronologie des faits, la situation et
l'identité des personnes et pour faire développer les détails
mentionnés. [...]
Il nous est difficile de repérer les procédés stylistiques qui
rendent la communication effective mais cela tient peut-être à ce
que nous appartenons nous-mêmes aux classes moyennes. Parmi
les procédés les plus aisément identifiables, on peut compter
l'emploi de notations chronologiques rudimentaires (comme
« alors... et puis »), la juxtaposition ou l'opposition directe de
classes logiques (par exemple riches et pauvres), et la localisation
dans le temps des événements. Mais les procédés complexes qui
caractérisent les entretiens des membres des classes moyennes
sont absents.

Les informateurs de classe moyenne imposent tous d'eux-mêmes


à l'entretien des cadres qui ne varient pas d'un bout à l'autre du
récit. Quoique très sensibles aux demandes de l'enquêteur, ils
considèrent que la responsabilité du récit leur appartient en
propre, et cela apparaît dès le début de l'entretien : nombre
d'informateurs répondent d'emblée par une description suivie à
l'invitation de l'enquêteur : « Racontez-moi votre histoire. » Le
cadre organisateur peut susciter un type de récit fluide qui
enrobe d'une masse de détails ce qui est arrivé à l'informateur
et à ses voisins; il peut procurer une description statique mais
fouillée de la communauté sinistrée; ou bien, par l'emploi de
procédés dramatiques et de notations scéniques, il peut mettre
en évidence l'existence d'un réseau de relations complexes et le
réinsérer dans une progression dramatique. La ville entière peut
être prise comme cadre de référence et son histoire reconstituée
dans le temps et dans l'espace.
234 La construction de l'objet

A côté du cadre directeur, l'informateur appartenant aux


classes moyennes utilise de nombreux cadres annexes. Comme
les membres des classes populaires, il peut rebondir sur une
question de l'enquêteur, mais, particulièrement lorsque la ques-
tion par son caractère général et abstrait lui laisse une grande
liberté, il organise sa réponse à partir d'un sous-cadre qui déter-
mine le choix et l'agencement du contenu de la digression.
Quand il passe d'une image à une autre, il est rare que ces der-
nières ne soient pas liées à la question qui les a provoquées.
Il a aussi tendance à approfondir plutôt qu'à répéter ou à énu-
mérer ses perceptions. [...]
Parce qu'il intègre des perspectives multiples, l'informateur
peut se permettre de longues parenthèses, ou discuter les actions
simultanées d'autres personnages en relation avec lui-même, ou
encore procéder à des comparaisons variées qui permettent une
grande richesse de détails et favorisent la compréhension pour
enfin revenir au point de départ et repartir de là — et souvent
après avoir prévenu l'auditeur de ses détours et en terminant la
digression par une formule récapitulative ou une phrase de
transition telle que « bon, quoi qu'il en soit ». [...]

Il faut prendre en compte tout ce qui tient à la situation d'entre-


tien, pour interpréter correctement ces différences entre les
classes sociales. Les membres des classes moyennes perçoivent
nécessairement l'enquêteur comme une personne cultivée sachant
s'exprimer, quoiqu'il s'agisse d'un inconnu n'appartenant pas
au village. On sait qu'il recueille des informations pour le compte
de quelque organisme : ceci confère une légitimité à ses questions
et, en outre, incite l'informateur à s'exprimer librement et à
donner des renseignements complets. Bien que n'ayant pro-
bablement jamais connu auparavant la situation d'entretien,
l'informateur a souvent eu l'occasion de parler longuement avec
les représentants de certains organismes, ou, au moins, a l'expé-
rience de conversations avec des membres des classes cultivées.
On peut supposer également que le mode de vie propre aux
classes moyennes lui impose de prêter une grande attention aux
mots employés pour éviter d'être mal compris : aussi est-il sensi-
bilisé aux problèmes que pose la communication en elle-même,
et la communication avec des gens qui n'ont pas nécessairement
son point de vue et ses cadres de référence.
Une communication de cet ordre exige un esprit toujours en
alerté, attentif aussi bien aux significations de son propre
discours qu'aux intentions possibles du discours de l'autre. Les
Objet construit ou artefact

rôles que l'on prend peuvent être inadaptés dans bien des cas,
mais ils sont toujours le résultat d'une attitude active. Accou-
tumé à estimer et à anticiper les réactions de l'auditeur à ses
paroles, le locuteur acquiert la maîtrise de procédés ingénieux et
souples qui lui donnent les moyens de corriger, de nuancer, de
rendre plus plausible, d'expliquer et de reformuler son discours
—- bref, il se place dans de multiples perspectives et établit sa
communication en fonction de chacune d'elles. La possibilité de
choisir entre plusieurs perspectives implique qu'on puisse choisir
entre différents moyens d'ordonner et de structurer les parties
du discours. De plus, le locuteur est capable de catégoriser et de
relier entre elles les classes logiques qu'il emploie, ce qui revient
à dire que son éducation lui permet d'adopter de multiples
perspectives de portée assez vaste. Si les membres des classes
moyennes n'ont pas toujours un discours aussi subtil, la commu-
nication étant souvent ritualisée et, pour une large part, faite de
sous-entendus, comme il va de soi entre gens qui se connaissent
bien et qui ont tant de choses en commun qu'ils n'ont pas besoin
de raffiner pour se comprendre, on peut dire cependant que ces
sujets sont capables, quand on les sollicite, de conduire un récit
complexe et consciemment organisé. Cette forme de discours
requiert du locuteur outre de l'habileté et de la perspicacité, la
faculté de tenir subtilement l'auditeur à distance tout en lui
livrant une certaine part d'information. Pour les membres des
classes populaires, l'enquêteur appartient à une classe sociale
plus élevée que l'informateur, si bien que l'entretien constitue
une « conversation d'une classe sociale à l'autre ». Une telle
conversation réclame sans doute plus d'efforts et d'habileté que
celle qui s'établit entre un informateur et un enquêteur appar-
tenant tous deux aux classes moyennes, de sorte qu'il ne faut
pas s'étonner si l'enquêteur est souvent dérouté, ni si l'informa-
teur de son côté répond fréquemment à côté de la question [...].
Un membre des classes populaires qui, dans ces villes de l'Arkan-
sas, n'a que rarement l'occasion de se trouver en face d'un inter-
locuteur appartenant aux classes moyennes, surtout dans une
situation du type de la situation d'entretien, doit ici parler lon-
guement à un inconnu de ses expériences personnelles et se
remémorer pour le compte de son auditeur un nombre considé-
rable de détails. Il n'a vraisemblablement l'habitude de parler de
ce genre de sujets et avec autant de détails qu'à des auditeurs qui
ont en commun avec lui une expérience et un matériel symbo-
lique, et en face desquels il ne ressent guère le besoin de s'inter-
roger consciemment sur les techniques de la communication. Si,
236 La construction de l'objet

en général, il peut compter, sans risques d'erreur, que ses audi-


teurs assignent aux mots, aux phrases et aux mimiques des signi-
fications approximativement semblables, il n'en va plus de même
dans la situation d'entretien ni, d'une façon générale, dans toutes
les situations où un dialogue non coutumier s'établit entre deux
classes sociales distinctes.
L'informateur appartenant aux classes populaires décrit-il mal
ce qu'il appréhende ou n'appréhende-t-il que ce qu'il décrit ?
Son discours reflète-t-il exactement le mode de pensée et de per-
ception qui lui est habituel, ou perçoit-il effectivement selon une
logique abstraite et catégorisante, et se place-t-il dans de mul-
tiples perspectives, sans être capable toutefois de transmettre ses
perceptions ?
Chaque fois qu'il s'agit de décrire des activités humaines, il
est nécessaire de faire appel, explicitement ou implicitement, au
vocabulaire du but et de l'intention ne serait-ce que pour définir
les actions. Dans le discours de ceux qui ne conçoivent pas qu'il
puisse exister une disparité véritable entre leur univers subjectif
et celui de leurs auditeurs, les termes désignant explicitement
des intentions n'apparaissent que rarement. Le recours fréquent
des membres des classes populaires à l'expression « bien sûr »
suivie de quelque phrase du type « ils sont allés prendre des
nouvelles des gens de leurs famille », implique qu'il n'est
presque pas nécessaire d'exprimer ce qu' « ils » allaient faire,
et encore moins nécessaire de donner les raisons de cet acte. La
raison (« prendre des nouvelles ») est implicite et finale, elle ne
réclame ni approfondissement ni explication. Là où les motifs
sont explicites (« ils avaient besoin d'aide, alors on est allé voir »),
ils sont mentionnés en quelque sorte pour rien et auraient aussi
bien pu être omis [...]. Pour le locuteur la question ne se posait
pas de savoir pourquoi les gens agissaient comme ils le faisaient :
pour lui la chose était si claire qu'il ne pensait pas devoir
remettre en question ou approfondir les motifs de ces actions.
Sommé, par l'enquêteur, de préciser ces propos, l'informateur
ne les approfondissait guère plus : s'il lui arrivait de recourir au
vocabulaire de l'intention, ce n'était que dans des limites étroites.
Les termes le plus fréquemment utilisés renvoyaient à l'idée
d'obligations tenant à la famille, aux soucis qu'occasionne la
propriété, à des sentiments humanitaires (« besoin d'aide »), et
aux incitations de la curiosité (« on est allé voir »). [...]
Les membres des classes moyennes se montrent très à l'aise
lorsqu'il s'agit de trouver des « raisons », multiples et distinctes,
à l'accomplissement d'actes déterminés. La richesse des catégo-
Objet construit ou artefact *37

ries de leùr pensée les met en mesure de définir les activités et


de les décrire avec une grande variété de moyens. Us possèdent
un instrument qui leur permet de répartir des images diffuses
(« Us couraient dans toutes les directions ») dans des classes
logiques d'actions et d'événements grâce surtout à la maîtrise
du vocabulaire abstrait de la volonté. Il faut également que le
locuteur, lorsqu'il veut fournir une description rationnelle du
comportement d'autrui, s'assure par différents procédés que les
distinctions qu'il introduit seront comprises par l'auditeur. Dans
la pratique, le besoin d'expliquer les comportements peut être
lié au besoin d'établir une bonne communication, de fournir
un compte rendu rationnel tout en se montrant objectif. Il en
résulte que l'emploi constant de formules relativisantes ou géné-
ralisantes accompagne le recours au langage de la volonté. (« J e
ne pourrais pas dire pourquoi, mais il se pourrait bien qu'il ait
cru que c'était la seule solution... »)
On ne s'étonnera pas que les membres des classes moyennes
fassent preuve d'autant d'aisance dans l'analyse des structures
sociales que dans celle des comportements individuels : leur
familiarité est due d'abord, cela va de soi, aux contacts fréquents
avec des organismes, mais plus encore à leur capacité à percevoir
et à traduire en paroles des classes abstraites d'actions. Le
locuteur appartenant aux classes populaires ne semble avoir, de
son côté, que des notions rudimentaires sur la structure des
organismes — du moins pour ce qui est des institutions de
secours et d'assistance. Des contacts prolongés avec les repré-
sentants de ces institutions auraient pour effet, non seulement de
le familiariser avec les organisations, mais encore de l'accou-
tumer à penser en termes d'organisation, c'est-à-dire en fin de
compte, en termes abstraits.
La tendance propre aux membres des classes populaires à
exprimer concrètement les activités des organismes d'assistance,
corrobore l'observation de Warner selon laquelle les membres
des classes populaires n'ont qu'une connaissance ou un « senti-
ment » très faible des structures sociales des communautés aux-
quelles ils appartiennent. Elle fait comprendre également les
difficultés que l'on rencontre quand on cherche à transmettre
des informations relativement abstraites par la médiation d'ins-
truments institutionnels de communication.

LÉONARD SCHATZMAN et ANSELME STRAUSS


« Social Class and Modes of Communication »
238 La construction de l'objet

IMAGES SUBJECTIVES ET SYSTÈME OBJECTIF


DE RÉFÉRENCE

J. H. Goldthorpe et D. Lockwood ne se bornent pas à critiquer la pro-


cédure depuis longtemps contestée qui consiste, pour étudier la distance
entre les classes, à demander aux sujets de se situer eux-mêmes dans
la hiéarchie sociale. Leur analyse montre encore que toute technique doit
être interrogée à la fois sur son degré d'adéquation au problème posé
(la connaissance des opinions des sujets ne pouvant tenir lieu d'une saisie
objective des relations entre les groupes), et sur le type d'abstraction,
bonne ou mauvaise, qu'elle opère : demander aux sujets de définir la
position qu'ils s'attribuent dans la structure sociale sans se soucier de
connaître cette structure sociale et surtout, la représentation que s'en
font les sujets, c'est traiter une « Gestalt » comme me « série de réponses
séparées les unes des autres et sans rapport les unes avec les autres »*.

27. J. H. Goldthorpe et D. Lochvood

Les données des enquêtes d'opinion et d'attitudes que l'on consi-


dère comme preuves pertinentes de la thèse de l'embourgeoise-
ment peuvent se résumer comme suit : dans un certain nombre
d'études réalisées au cours de ces dernières années et portant sur
un assez grand nombre de travailleurs manuels, une proportion
appréciable des enquêtés — entre dix et quarante pour cent —
a déclaré appartenir à la classe moyenne; certaines de ces études
ont également fait apparaître une certaine corrélation entre ces
déclarations et d'autres comportements caractéristiques de la
classe « moyenne » — comme le vote conservateur. On se fonde
sur ces constatations pour soutenir que la conscience de classe
s'affaiblit dans le monde ouvrier et que beaucoup de travailleurs
manuels n'acceptent plus de s'identifier à ceux qui, objective-
ment, occupent une position fondamentalement identique à la
leur, mais se perçoivent plutôt comme appartenant, au même
titre que des employés, des travailleurs indépendants, etc., à une
couche sociale supérieure.
Sans discuter le détail des résultats, c'est la méthode d'enquête
qu'il faut directement incriminer, à savoir l'ambition d'établir
comment les individus perçoivent leur position dans la structure
sociale et se rangent dans une classe donnée au moyen d'une
consultation de type électoral. [...]

* Pour replacer cette critique de techniques couramment employées dans les


enquêtes sur la stratification sociale, dans la discussion générale où elle s'insère,
cf. supra, texte n° 6, p. 134.
Objet construit ou artefact

E n premier lieu, on sait que les réponses à une question telle


que : « A quelle classe sociale pensez-vous appartenir ? » peuvent
varier de façon significative suivant qu'on donne à la personne
une liste de classes préétablies ou, au contraire, qu'on laisse la
question ouverte. Deuxièmement, on sait aussi que, lorsqu'on
utilise des catégories préétablies (et c'est généralement le cas),
on enregistre encore de grandes variations dans les réponses
suivant les termes choisis pour désigner les classes — par
exemple, suivant qu'on utilise le terme « classe inférieure » pour
remplacer ou pour compléter celui de « classe ouvrière », ou
qu'on ne l'utilise pas du tout. Troisièmement — et c'est peut-
être le point le plus important — il est maintenant évident que
des réponses à ces questions qui sont littéralement identiques et
donc classées ensemble par l'enquêteur, peuvent, en fait, avoir
une signification très différente selon les personnes qui les ont
faites, parce que ces réponses sont influencées non seulement par
la forme de la question posée, qu'on peut considérer comme
constante pour un échantillon donné, mais aussi par l'image
propre que les enquêtés se font de leur société et de sa structure,
image susceptible, on le sait, de variations considérables. C'est
ainsi qu'on pourra, pour répondre à une même question, se
référer à des schèmes différents et même très différents. Par
exemple, dans le cas d'un travailleur manuel déclarant qu'il
appartient à la classe moyenne, cette affirmation peut signifier,
entre autres choses :

a) que l'enquêté ne se considère pas comme l'égal, et cherche


à se distinguer des gens qui, à ses yeux, constituent la couche
inférieure de la société — ceux, par exemple, qui n'occupent que
des emplois intermittents, ou ceux qui sont au bord de la
misère;

b) qu'il se perçoit comme occupant une position moyenne dans


une classe ouvrière, définie de façon large, qui constitue de fait
pour une large part son univers social; autrement dit, qu'il se
considère comme supérieur à des ouvriers moins qualifiés ou
moins bien payés, mais inférieur aux contremaîtres, aux agents
de police, aux chefs d'atelier dans un garage, etc. ;

c) qu'il se sent au même niveau que bon nombre d'employés,


de petits commerçants, etc. sur le plan économique — c'est-à-dire
sur le plan des revenus et des biens matériels ;
240 La construction de l'objet

d) qu'il a conscience que le style de vie auquel il aspire est pour


le moins différent de ce qu'on reconnaît habituellement comme
le style de vie de la classe ouvrière;
ou, enfin,

e) qu'il appartient, par son origine familiale, à la classe moyenne.

Si l'on garde à l'esprit ces considérations, on conclura nécessaire-


ment que les résultats des études, menées comme des consulta-
tions électorales, où l'on demande aux sujets de désigner la
classe sociale où ils se situent eux-mêmes ont fort peu de valeur
sociologique. Il paraît pratiquement impossible d'interpréter ces
informations de manière à en tirer des indications sérieuses sur
le sens des classes et la conscience de classe des personnes inter-
rogées : le coefficient personnel de variation et l'ambiguïté des
réponses, beaucoup trop grands, s'y opposent. En tout cas, ces
enquêtes ne constituent en aucune façon, à notre avis, la base
solide qui permettrait de soutenir qu'un nombre important de
travailleurs manuels cherchent aujourd'hui à se présenter comme
des membres de groupes appartenant réellement à la classe
moyenne ou même qu'ils aspirent à le devenir.

JOHN H . GOLDTHORPE e t D A V I D LOCKWOOD


« Affluence and the British Class Structure »
Objet construit ou artefact 241

LES CATÉGORIES DE LA LANGUE INDIGÈNE


ET LA CONSTRUCTION DES FAITS SCIENTIFIQUES

Claude Lévi-Strauss suggère que si Mauss a besoin de recourir à une


théorie indigène, le « hau », pour expliquer le mécanisme du don et du
contre-don, c'est parce que, abusé par les catégories de sa langue, il a dis-
tingué trois opérations et donc trois obligations différentes, « donner,
recevoir, rendre », là où il n'y a qu'un acte d'échange que l'analyse ne
peut briser. Mauss n'aurait pas été obligé de chercher une force capable
d'expliquer le don en retour, si, au lieu d'accepter sans critique une
théorie qui n 'est que l'explication consciente d'une « nécessité inconsciente
dont la raison est ailleurs », il s'était fié à la langue indigène qui, comme
il l'observe lui-même, « n'a qu'un seul mot pour désigner l'achat et la
vente, le prêt et l'emprunt », opérations que les suggestions de son propre
langage le portent à tenir pour antithétiques.

. C. Lévi-Strauss
Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si
rares) où l'ethnologue se laisse mystifier par l'indigène ? Non
certes par l'indigène en général, qui n'existe pas, mais par un
groupe indigène déterminé, où des spécialistes se sont déjà pen-
chés sur des problèmes, se sont posé des questions et ont essayé
d'y répondre. En l'occurrence, et au lieu de suivre jusqu'au bout
l'application de ses principes, Mauss y renonce en faveur d'une
théorie néo-zélandaise, qui a une immense valeur comme
document ethnographique, mais qui n'est pas autre chose qu'une
théorie. Or, ce n'est pas une raison parce que des sages maori se
sont posé les premiers certains problèmes et les ont résolus de
façon infiniment intéressante, mais fort peu satisfaisante, pour
s'incliner devant leur interprétation. Le hau n'est pas la raison
dernière de l'échange : c'est la forme consciente sous laquelle des
hommes d'une société déterminée, où le problème avait une
importance particulière, ont appréhendé une nécessité incons-
ciente dont la raison est ailleurs.
A l'instant le plus décisif, Mauss est donc pris d'une hésita-
tion et d'un scrupule. Il ne sait plus exactement s'il doit faire le
tableau de la théorie, ou la théorie de la réalité, indigènes. En
quoi il a raison dans une très large mesure : la théorie indigène
est dans une relation beaucoup plus directe avec la réalité indi-
gène que ne le serait une théorie élaborée à partir de nos caté-
gories et de nos problèmes. C'était donc un très grand progrès,
au moment où il écrivait, que d'attaquer un problème ethno-
16
242 La construction de l'objet

graphique à partir de sa théorie néo-zélandaise ou mélanésienne,


plutôt qu'à l'aide de notions occidentales comme l'animisme,
le mythe ou la participation. Mais, indigène ou occidentale, la
théorie n'est jamais qu'une théorie. Elle offre tout au plus une
voie d'accès, car ce que croient les intéressés, fussent-ils fuégiens
ou australiens, est toujours fort éloigné de ce qu'ils pensent ou
font effectivement. Après avoir dégagé la conception indigène,
il fallait la réduire par une critique objective qui permette
d'atteindre la réalité sous-jacente. Or, celle-ci a beaucoup moins
de chance de se trouver dans des élaborations conscientes, que
dans des structures mentales inconscientes qu'on peut atteindre
à travers les institutions, et mieux encore dans le langage. Le hau
est un produit de la réflexion indigène; mais la réalité est plus
apparente dans certains traits linguistiques que Mauss n'a pas
manqué de relever, sans leur donner toute l'importance qui
convenait : « Papou et Mélanésien, note-t-il, n'ont qu'un seul
mot pour désigner l'achat et la vente, le prêt et l'emprunt. Les
opérations antithétiques sont exprimées par le même mot. »
Toute la preuve est là, que les opérations en question loin d'être
« antithétiques », ne sont que deux modes d'une même réalité.
On n'a pas besoin du hau pour faire la synthèse, parce que l'an-
tithèse n'existe pas. Elle est une illusion subjective des ethno-
graphes et parfois aussi des indigènes qui, quand ils raisonnent
sur eux-mêmes — ce qui leur arrive assez souvent — se condui-
sent en ethnographes ou plus exactement en sociologues, c'est-
à-dire en collègues avec lesquels il est loisible de discuter.

CLAUDE LÉVI-STRAUSS
« Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss »

Mais les principes méthodologiques qu'implique cette critique ne suffisent


pas à définir comment l'ethnologue doit construire ses objets. Ce n'est
pas asses^ que d'être en garde contre la théorie indigène et de recourir à la
langue comme lieu privilégié des structures inconscientes. Mauss remar-
quait ailleurs que le découpage réalisé par telle ou telle langue n'a aucun
privilège par rapport aux constructions du sociologue, qui ne doit pas
nécessairement se soumettre aux catégories de la langue indigène.
Objet construit ou artefact 243

. M. Mauss
Il n'est pas indispensable qu'un phénomène social arrive à son
expression verbale pour qu'il soit. Ce qu'une langue dit en un
mot, d'autres le disent en plusieurs. Il n'est même pas du tout
nécessaire qu'elles l'expriment : la notion de cause n'est pas
explicite dans le verbe transitif, elle y est pourtant.
Pour que l'existence d'un certain principe d'opérations men-
tales soit sûre, il faut et il suffit que ces opérations ne puissent
s'expliquer que par lui. On ne s'est pas avisé de contester l'uni-
versalité de la notion de sacré et pourtant, il serait bien difficile
de citer en sanskrit ou en grec un mot qui correspondît au (sacer)
des Latins. On dira : ici, pur (medhya), sacrificiel (yajniya),
divin (devya), terrible (ghora) ; là, saint (ispôç ou àyioç), véné-
rable (<re[iv6ç), juste (0é<T[i.o<;), respectable (aîSé<n[Aoç). Et pour-
tant les Grecs et les Hindous n'ont-ils pas eu une conscience
très juste et très forte du sacré ?
MARCEL MAUSS
« Introduction à l'analyse de quelques phénomènes religieux »

C'est Malinowski qui, se demandant comment classer les différents types


de dons, de paiements et de transactions commerciales qu'il a observés
ches^ les Trobriandais, énonce le plus complètement les réglés de la
construction de l'objet scientifique. S'il faut éviter cette forme d'ethno-
centrisme méthodologique qui consiste à introduire dans la description
des « catégories factices », dictées par notre propre terminologie et nos
propres critères, et si la terminologie indigène est un moyen de parvenir
à ce résultat, « il convient de se rappeler que celle-ci ne constitue pas
un raccourci miraculeux » car il existe, au niveau des institutions et des
comportements, des « principes de classement » inconscients que l'ethno-
logue doit dégager pour contrôler la classification que lui propose spon-
tanément la langue indigène. Ainsi, contrairement à une image populaire
de la méthode ethnologique, caractérisée par la fidélité au concret,
l'analyse de Malinow ski fait voir que le souci de la description concrète
des comportements a justement pour fonction de permettre à l'ethno-
logue de ne pas être victime des catégories spontanées du langage, qu'il
s'agisse du sien ou de celui des sujets qu'il étudie*.
* Cf. supra, § 1.4, p. 36.
244 IM construction de l'objet

B. Malinomki

J'ai parlé à dessein de formes d'échange, de présents et de contre-


présents, plutôt que de troc ou de commerce, car si le troc pur
existe, entre lui et le simple présent s'intercale toute une gamme
de combinaisons intermédiaires et transitoires, au point qu'il est
tout à fait impossible d'établir un net départ entre le commerce,
d'un côté, et l'échange de présents, de l'autre. A vrai dire, cette
classification que nous opérerions d'après notre propre termi-
nologie et nos propres critères est contraire à une saine méthode.
Pour traiter correctement de ces données, il est indispensable
de dresser la liste complète de tous les modes de rétributions et
de tous les types de présents. Dans cette vue d'ensemble figurera
pour commencer le cas extrême du don pur, c'est-à-dire le fait
d'offrir sans que rien soit rendu. Ensuite, en passant par les
multiples formes habituelles de dons ou de paiements, restitués
en partie ou sous certaines conditions, et qui finissent quelque-
fois par se confondre, viennent des types d'échange où une
parité plus ou moins stricte est respectée, pour aboutir enfin au
véritable troc. Dans l'exposé qui suit, je classerai en gros chaque
transaction en prenant l'équivalence pour critérium.
Un rapport catalogué ne peut pas fournir une vision des faits
aussi claire que le ferait une description concrète; il semble
même un peu artificiel, mais — ceci doit être spécifié — je n'y
introduirai pas des catégories factices, étrangères à l'esprit indi-
gène. Rien n'est plus trompeur dans les comptes rendus ethno-
graphiques que la description des faits, des civilisations primi-
tives, à l'aide de termes adaptés au monde qui est nôtre. En tout
cas, nous éviterons ici de commettre cette faute. Les principes du
classement, dont la notion échappe totalement aux aborigènes,
se retrouvent néanmoins dans leur organisation sociale, leurs
coutumes et même dans leur terminologie linguistique. Cette
dernière offre toujours le moyen d'approche le plus sûr et le plus
simple pour parvenir à saisir les distinctions et les classifications
indigènes. Mais il convient de se rappeler aussi que, si valable
qu'elle soit comme clef de leurs concepts, la connaissance de
la terminologie ne constitue pas à ce propos un raccourci
miraculeux. En pratique, de nombreux traits saillants et essen-
tiels de la sociologie et de la psychologie sociale trobriandaises
ne sont représentés par aucun terme, tandis que l'idiome com-
porte des variétés et des nuances qui ne correspondent plus à rien
dans l'état présent des choses. Dès lors, toute étude terminolo-
gique doit toujours être suivie de l'analyse des données ethno-
Objet construit ou artefact 245

graphiques et d'une enquête sur la mentalité indigène, c'est-à-


dire qu'il convient de recueillir nombre d'opinions, d'expres-
sions typiques et de phrases courantes en procédant soi-même
à des interrogatoires contradictoires. Toutefois, pour aboutir à
l'intelligence profonde et définitive des faits, il faut toujours
recourir à l'étude du comportement, à l'analyse ethnographique
des usages et des cas concrets où se reflètent les prescriptions
traditionnelles.
BRONISLAW MALINOWSKI
Les Argonautes du Pacifique occidental
2.4. L'ANALOGIE ET LA CONSTRUCTION
DES HYPOTHÈSES

L'USAGE DES TYPES IDÉAUX EN SOCIOLOGIE

La méthodologie weberienne du type idéal ne propose pas, comme on le


suppose gratuitement lorsqu'on lui fait reproche de son « constructi-
visme », un instrument de preuve qui devrait se substituer à la recherche
des régularités empiriques ou au travail historique de l'imputation
causale. Lorsqu'il s'agit d'expliquer des « constellations historiques
singulières » (formations sociales, configurations culturelles ou événe-
ments), les constructions idéal-typique s du sociologue peuvent « rendre
le service » de conduire à la formulation d'hypothèses et de suggérer les
questions à poser à la réalité ; elles ne sauraient procurer, par elles-
mêmes, aucune connaissance de la réalité. L'« adéquation significative »
que le type idéal doit réaliser pour pouvoir s'acquitter de son rôle de
révélateur des relations cachées, n'autorise d'ailleurs pas l'usage qui
est couramment fait de la définition weberienne de la « sociologie com-
prêhensive » comme caution d'une sociologie psychologique qui devrait
s'attacher à construire ses objets par référence aux « motivations » et
au sens vécu des actes : on voit ici que le « sens supposé » n'a rien de
commun avec le « sens subjectif » de l'expérience vécue, l'hypothèse de
la non-conscience du sens culturel des actes étant explicitement présentée
par Weber comme principe de la sociologie compréhensive.

31 .M. WEBER
La sociologie forme — ainsi que je l'ai plusieurs fois postulé
comme vérité d'évidence — des concepts typiques et cherche les
règles génériques de l'événement. Au rebours de l'histoire qui
aspire à l'analyse et à l'imputation causale d'actions, de constella-
tions, de personnalités individuelles d'importance culturelle, la
Analogie et hypothèse 247

conceptualisation propre à la sociologie emprunte son matériel


sous forme de paradigmes, principalement mais non exclusive-
ment, aux aspects de la conduite relevant également du point de
vue de l'histoire. Elle forme ses concepts et cherche leurs règles
avant tout sous le point de vue suivant : si elle peut par là
rendre un service à l'imputation causale historique des phéno-
mènes intéressant la culture.
De même que pour toute science généralisante, la spécificité
des abstractions de la sociologie implique que ses concepts soient
relativement vides de contenu vis-à-vis de la réalité historique
concrète. Ce qu'elle procure en contrepartie, c'est une univocité
accrue du concept. Cette univocité accrue est obtenue par un
optimum d'adéquation significative, but où tend la conceptuali-
sation sociologique. Celle-ci peut être atteinte de façon par-
ticulièrement complète dans le cas de concepts et de règles
rationnels. Mais la sociologie cherche aussi à appréhender en
concepts théoriques et significativement adéquats des phéno-
mènes irrationnels (mystiques, prophétiques, pneumatiques,
affectifs). Dans tous les cas, tant rationnels qu'irrationnels, elle
s'éloigne de la réalité et contribue à la connaissance de celle-ci
en explicitant le degré d'approximation du phénomène histo-
rique par rapport aux concepts qui permettent de le situer.
Le même phénomène historique peut par exemple être en un
de ses éléments « féodal », « patrimonial » en un autre, dans
d'autres encore, charismatique. Pour que le sens de ces mots soit
univoque, la sociologie doit pour sa part esquisser des types idéaux
de complexes de relations dotés d'une cohérence et d'une adé-
quation significative aussi complète que possible, mais qui pour
ce motif ne se laissent pas plus observer dans la réalité sous cette
forme pure absolument idéale, qu'une réaction physique calculée
dans l'hypothèse d'un espace absolument vide.
La casuistique sociologique n'est possible qu'à partir du type
pur (idéal). Il va de soi que la sociologie emploie aussi à l'occa-
sion le type moyen analogue aux types empiriques issus de la
statistique, notion qui n'appelle pas d'éclaircissement méthodo-
logique particulier. Mais quand elle parle de cas « typiques », elle
invoque constamment le type idéal qui peut être rationnel ou
irrationnel, le plus souvent rationnel (toujours par exemple dans
la théorie de l'économie politique), mais en tout cas défini par
ceci qu'il est construit par référence à un maximum d'adéquation
significative.
Il faut se rendre clairement compte que, dans le domaine socio-
logique, des « moyennes » et des « types moyens » ne se laissent
248 La construction de l'objet

former avec quelque univocité que là où il s'agit seulement de


différences de degré dans un certain comportement significatif
de caractère quantitativement homogène. La chose arrive. Mais,
dans la plupart des cas, l'acte relevant de l'histoire ou de la socio-
logie est influencé par des motifs qualitativement hétérogènes
entre lesquels il est impossible d'établir une « moyenne » au sens
propre. Les constructions de types idéaux d'acte social qu'entre-
prend par exemple la théorie économique sont donc « irréelles »
au sens qu'elles demandent comment on agirait dans le cas idéal
d'une finalité rationnelle orientée vers l'économie, afin de pou-
voir comprendre l'acte réel, toujours influencé par des inhibi-
tions traditionnelles, des passions, des erreurs et par l'interfé-
rence de fins ou de considérations non économiques. [...]
C'est de la même manière que l'on devrait procéder à la cons-
truction idéal-typique d'une attitude purement mystique ou
acosmistique à l'égard de la vie (par exemple de la politique et
de l'économie]. Plus le type idéal est net et univoque, plus il est
en ce sens étranger à l'univers concret, et plus il rend de services
à la terminologie, à la classification et à l'heuristique. L'imputa-
tion causale concrète d'événements singuliers à laquelle procède
l'historien ne constitue pas une démarche très différente : pour
expliquer le déroulement de la campagne de 1866, il dégage
d'abord (fictivement), du point de vue de Mottke et Benedek,
comment chacun d'eux, connaissant pleinement sa situation
propre et celle de l'adversaire, aurait pris position dans le cas
d'une finalité rationnelle idéale, afin d'expliquer ensuite causale-
ment l'écart observé (par une information fausse, une erreur de
fait, une faute de raisonnement, le tempérament personnel ou
des considérations extra-stratégiques). Ici aussi, une construction
qui est implicitement idéal-typique se trouve employée.
Mais les concepts construits de la sociologie ne sont pas idéale-
ment typiques de façon externe seulement, ils le sont aussi intrin-
sèquement. L'acte réel se déroule, dans la plupart de ses cas,
dans une demi-conscience ou une inconscience complète « du
sens qui l'anime ». L'acteur le « sent » de façon plus vague
qu'il ne saurait l'exprimer ou « le tirer au clair », et agit presque
toujours mû par l'instinct ou par l'habitude. Ce n'est qu'excep-
tionnellement et lorsque des actes analogues sont répétés que
le sens (soit rationnel, soit irrationnel) de l'acte accède à la
conscience. Un acte entièrement significatif, c'est-à-dire pleine-
ment et clairement conscient, est un cas-limite dans la réalité.
Toute considération historique et sociologique affrontée à l'ana-
lyse de la réalité devra constamment tenir compte de cet é^at de
Analogie et hypothèse

fait. Mais cela ne saurait empêcher que la sociologie ne forme ses


concepts en classant les « sens supposés » possibles, donc comme
si l'acte se déroulait selon une orientation consciemment
significative.
En matière de méthode, on n'a le choix qu'entre des ter-
mes immédiats mais obscurs, ou clairs, mais alors irréels et
typiquement idéaux.
MAX WEBER
Wirtschaft und Gesellschaft

La théorie abstraite de l'économie nous offre justement un


exemple de ces sortes de synthèses qu'on désigne habituellement
par « idées » [Ideen] des phénomènes historiques. Elle nous pré-
sente, en effet, un tableau idéal [Idealbild] des événements qui
ont lieu sur le marché des biens, dans le cas d'une société orga-
nisée selon le principe de l'échange, de la libre concurrence et
d'une activité strictement rationnelle. Ce tableau de pensée
\Gedankenbild\ réunit des relations et des événements déterminés
de la vie historique en un cosmos non contradictoire de relations
pensées. Par son contenu, cette construction a le caractère d'une
utopie que l'on obtient en accentuant par la pensée [gedankliche
Steigerung\ des éléments déterminés de la réalité. Son rapport
avec les faits donnés empiriquement consiste simplement en
ceci : là où on constate ou soupçonne que des relations, du genre
de celles qui sont présentées abstraitement dans la construction
précitée, en l'espèce celles des événements qui dépendent du
« marché », ont eu à un degré quelconque une action dans la
réalité, nous pouvons nous représenter pragmatiquement, de
façon intuitive et compréhensible, la nature particulière de ces
relations d'après un idéaltjpe \ldealtjpus\ Cette possibilité peut
être précieuse, voire indispensable, pour la recherche aussi bien
que pour l'exposé des faits. En ce qui concerne la recherche, le
concept idéaltypique se propose de former le jugement d'impu-
tation : il n'est pas lui-même une « hypothèse », mais il cherche
à guider l'élaboration des hypothèses. De l'autre côté, il n'est
pas un exposé du réel, mais se propose de doter l'exposé de
moyens d'expression univoques. Il est donc 1' « idée » de l'orga-
nisation moderne, historiquement donnée, de la société en une
économie de l'échange, cette idée se laissant développer pour
nous exactement selon les mêmes principes logiques que ceux
qui ont servi par exemple à construire celle de 1' « économie
La construction de l'objet

urbaine » au Moyen Age sous la forme d'un concept génétique


[genetischer B e g r i f f ] . Dans ce dernier cas on forme le concept
d ' « économie urbaine » non pas en établissant une moyenne des
principes économiques qui ont existé effectivement dans la
totalité des villes examinées, mais justement en construisant un
idêaltype. On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement
un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de
phénomènes, donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve
tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits
pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue
choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homo-
gène \einheitlich\. On ne trouvera nulle part empiriquement un
pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le
travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque
cas particulier combien la réalité se rapproche ou s'écarte de ce
tableau idéal, dans quelle mesure il faut par exemple attribuer,
au sens conceptuel, la qualité d ' « économie urbaine » aux condi-
tions économiques d'une ville déterminée. Appliqué avec pru-
dence, ce concept rend le service spécifique qu'on en attend au
profit de la recherche et de la clarté. [...]
En quoi consiste maintenant la signification de ces concepts
idéaltypiques pour une science empirique telle que nous nous pro-
posons de la pratiquer ? D'avance nous voudrions insister sur
la nécessité de séparer rigoureusement les tableaux de pensée
dont nous nous occupons ici, qui sont « idéaux » dans un sens
purement logique, de la notion du devoir-être ou de « modèle ». Il
ne s'agit, en effet, que de constructions de relations qui sont
suffisamment justifiées au regard de notre imagination, donc
« objectivement possibles », et qui semblent adéquates à notre
savoir nomologique.
Quiconque est convaincu que la connaissance de la réalité
historique devrait ou pourrait être une copie [Abbildung] « sans
présupposition » de faits « objectifs », déniera toute valeur à ces
constructions. Et même celui qui a reconnu qu'au niveau de la
réalité rien n'est dépourvu de présuppositions au sens logique
et que le plus simple extrait d'un acte ou document ne peut avoir
scientifiquement de sens que par le rapport à des « significations »
et donc en dernière analyse par un rapport à des idées de valeur,
sera néanmoins porté à regarder la construction de n'importe
quelle sorte d' « utopie » historique comme un moyen d'illus-
tration dangereux au regard de l'objectivité du travail scientifique
et plus souvent encore comme un simple jeu. De fait, on ne peut
jamais décider a priori s'il s'agit d'un pur jeu de la pensée ou
Analogie et hypothèse 251

d'une construction de concepts féconde pour la science. Là aussi


il n'existe d'autre critère que celui de l'efficacité pour la connais-
sance des relations entre les phénomènes concrets de la culture,
pour celle de leur conditionnalité causale et de leur signification.
Par conséquent, la construction d'idéaltypes abstraits n'entre
pas en ligne de compte comme but, mais uniquement comme
moyen de la connaissance. Tout examen attentif portant sur les
éléments conceptuels d'un exposé historique montre que l'his-
torien, dès qu'il cherche à s'élever au-dessus de la simple consta-
tation de relations concrètes pour déterminer la signification
culturelle d'un événement singulier, si simple soit-il, donc pour
le « caractériser », travaille et doit travailler avec des concepts
qui, en général, ne se laissent préciser de façon rigoureuse et
univoque que sous la forme d'idéaltypes.
En effet, comment se laisse préciser le contenu de concepts
comme ceux d' « individualisme », d' « impérialisme », de
« féodalité », de « mercantilisme », de « conventionnel » et
autres innombrables constructions conceptuelles de ce genre
que nous utilisons pour essayer de dominer la réalité par la
pensée et la compréhension ? Est-ce par la description « sans
présupposition » d'une quelconque manifestation concrète isolée
ou bien au contraire par la synthèse abstractive \abstrahierende
Zusammenfassung\ de ce qui est commun à plusieurs phénomènes
concrets ? Le langage de l'historien contient des centaines de
mots comportant de semblables tableaux de pensée, mais impré-
cis parce que choisis pour les besoins de l'expression dans le
vocabulaire courant non élaboré par la réflexion, dont on
éprouve cependant concrètement la signification, sans qu'ils
soient pensés clairement. Dans un très grand nombre de cas,
surtout dans l'histoire politique narrative, l'imprécision du
contenu des concepts ne nuit nullement à la clarté de l'exposé.
Il suffit alors qu'on ressente dans les cas particuliers ce que l'his-
torien a cru voir, ou encore on peut se contenter de ce qu'une
précision particulière du contenu conceptuel d'importance relative
dans un cas particulier se présente à l'esprit comme ayant
été pensée. Au cas cependant où il faut prendre clairement
conscience d'une façon plus rigoureuse de la signification d'un
phénomène culturel, le besoin d'opérer avec des concepts clairs,
précisés non seulement sous un, mais sous tous les aspects par-
ticuliers, devient plus impérieux. Il est évidemment absurde de
vouloir donner de ces synthèses de la pensée historique une
« définition » selon le schéma : genus proximum et differentia
specifica : on n'a qu'à en faire l'épreuve. Cette dernière manière
252 L,a construction de l'objet

d'établir la signification des mots ne se rencontre que dans les


disciplines dogmatiques qui utilisent le syllogisme. Elle ne pro-
cède jamais, ou seulement illusoirement, à la simple « décompo-
sition descriptive » [schildernde Auflôsung\ de ces concepts en
leurs éléments, car, ce qui importe dans ce cas, c'est de savoir
quels sont parmi ces éléments ceux qui doivent être considérés
comme essentiels. Quand on se propose de donner une définition
génétique du contenu d'un concept, il ne reste d'autre forme que
celle de l'idéaltype, au sens indiqué plus haut. L'idéaltype est un
tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout la
réalité « authentique », il sert encore moins de schéma dans
lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d'exemplaire. Il n'a
d'autre signification que d'un concept limite \Gren%begriff] pure-
ment idéal, auquel on mesure [messen] la réalité pour clarifier le
contenu empirique de certains de ses éléments importants, et
avec lequel on la compare. Ces concepts sont des images [Gebilde]
dans lesquelles nous construisons des relations, en utilisant la
catégorie de possibilité objective, que notre imagination formée
et orientée d'après la réalité juge comme adéquates.
Dans cette fonction, l'idéaltype est en particulier un essai pour
saisir les individualités historiques ou leurs différents éléments
dans des concepts génétiques. Prenons par exemple les notions
d ' « Église » et de « secte ». Elles se laissent analyser par la voie
de la pure classification en un complexe de caractéristiques, en
quoi non seulement la frontière entre les deux concepts, mais
aussi leur contenu, resteront toujours indistincts. Par contre, si
je me propose de saisir génétiquement le concept de « secte »,
c'est-à-dire si je le conçois relativement à certaines significations
importantes pour la culture que 1' « esprit de secte » a manifestées
dans la civilisation moderne, alors certaines caractéristiques pré-
cises de l'un et l'autre de ces deux concepts deviendront essen-
tielles parce qu'elles comportent une relation causale adéquate
par rapport à leur action significative. Dans ce cas les concepts
prennent en même temps la forme d'idéaltypes, ce qui veut dire
qu'ils ne se manifestent pas ou seulement sporadiquement dans
leur pureté conceptuelle. Ici comme ailleurs, tout concept qui
n'est pas purement classificateur nous éloigne de la réalité.

MAX WEBER
Essais sur la théorie de la science
2.5. MODÈLE ET THÉORIE

LA SOMME ET LA CATHÉDRALE :
LES ANALOGIES PROFONDES COMME PRODUIT
D'UNE HABITUDE MENTALE

Le parallélisme entre l'évolution de l'art gothique et l'évolution de la


pensée scolastique pour la période qui s'étend de 1130-1140 environ
jusque vers njo ne peut apparaître que si, « mettant entre parenthèses
les apparences phénoménales », on s'attache aux analogies cachées entre
les principes d'organisation logique de la scolastique et les principes de
construction de l'architecture gothique. Ce choix méthodologique est dicté
par l'intention de rechercher plus qu'un vague « parallélisme » ou
d'établir des « influences » discontinues et parcellaires. Renonçant par là
aux semblants de preuve dont se contente l'intuitionnisme ou aux petites
preuves circonstanciées, rassurantes mais réductrices, dont le positivisme
se régale, Panofsky est conduit à rattacher à un principe caché, habitus
ou « force formatrice d'habitudes », la convergence historique qui fait
l'objet de son enquête.

32. E. Panofsky

Pendant la phase « concentrée » de ce développement extraordi-


nairement synchrone, c'est-à-dire dans la période qui va de x 130-
1140 environ à 1270 environ, on peut observer, me semble-t-il,
une connexion entre l'art gothique et la scolastique qui est plus
concrète qu'un simple « parallélisme » et plus générale cepen-
dant que ces « influences » individuelles (et aussi très impor-
tantes) que les conseillers érudits exercent sur les peintres, les
sculpteurs ou les architectes. Par opposition à un simple parallé-
lisme, cette connexion est une authentique relation de cause
254 La construction de l'objet

à effet; par opposition à une influence individuelle, cette relation


de cause à effet s'instaure par diffusion plutôt que par contact
direct. Elle s'instaure en effet par la diffusion de ce que l'on peut
nommer, faute d'un meilleur mot, une habitude mentale — en
ramenant ce cliché usé à son sens scolastique le plus précis de
« principe qui règle l'acte » principium importans ordinem ad actumx.
De telles habitudes mentales sont à l'œuvre en toute civilisation.
Ainsi, il n'est pas d'écrit moderne sur l'histoire qui ne soit
imprégné de l'idée d'évolution (idée dont l'évolution mériterait
d'être plus étudiée qu'elle ne l'a été jusqu'ici et qui semble entrer
aujourd'hui dans une phase critique), et, sans avoir une connais-
sance approfondie de la biochimie ou de la psychanalyse, nous
parlons tous les jours avec la plus grande aisance d'insuffisance
vitaminique, d'allergies, de fixations à la mère et de complexes
d'infériorité.
S'il est souvent difficile, sinon impossible, d'isoler une force
formatrice d'habitudes (habit-forming force) entre plusieurs autres
et d'imaginer les canaux de transmission, la période qui va
de i i 30-1140 environ jusqu'à 1270 environ et la zone de « cent
cinquante kilomètres autour de Paris » constituent une excep-
tion. Dans cette aire restreinte la scolastique possédait un mono-
pole de l'éducation : en gros, la formation intellectuelle était
passée des écoles monastiques à des institutions urbaines plutôt
que rurales, cosmopolites plutôt que régionales et, pour ainsi
dire, à demi ecclésiastiques seulement, c'est-à-dire aux écoles
cathédrales, aux universités et aux studia des nouveaux ordres
mendiants (presque tous apparus au x m e siècle) dont les
membres jouaient un rôle de plus en plus grand au sein des
universités elles-mêmes. Et, à mesure que le mouvement scolas-
tique, préparé par l'enseignement des Bénédictins et lancé par
Lanfranc et Anselme du Bec, se développait et s'épanouissait
grâce aux Dominicains et aux Franciscains, le style gothique,
préparé dans les monastères bénédictins et lancé par Suger de
Saint-Denis, atteignait son apogée dans les grandes églises
urbaines. Il est significatif que, pendant la période romane, les
grands noms de l'histoire de l'architecture soient ceux des
abbayes bénédictines, pendant la période classique du gothique
ceux des cathédrales et dans la période tardive ceux des églises
paroissiales.
Il est très peu probable que les bâtisseurs des édifices gothiques

1. Thomas d'Aquin, Summa Theologtae (désignée ci-dessous par S. Th.), I-II,


qu. 49, art. j , C.
Modèle et théorie 255

aient lu Gilbert de la Porrée ou Thomas d'Aquin dans le texte


original. Mais ils étaient exposés à la doctrine scolastique de
mille autres façons, indépendamment du fait que leur activité
les mettait automatiquement en contact avec ceux qui conce-
vaient les programmes liturgiques et iconographiques. Ils étaient
allés à l'école; ils avaient entendu des sermons1; ils avaient pu
assister aux disputationes de quolibet2 qui, traitant de toutes les
questions du moment, étaient devenues des événements sociaux
très semblables à nos opéras, nos concerts ou nos lectures
publiques3; et ils avaient pu entretenir les contacts fructueux
avec les lettrés en mainte autre occasion. Du fait que les sciences
naturelles, les humanités ou même les mathématiques n'avaient
pas encore développé leur méthode et leur terminologie spéci-
fiques et ésotériques, la totalité du savoir humain restait acces-
sible à l'esprit normal et non spécialisé.
[La situation sociale de l'architecte permet d'autre part de
comprendre comment il a pu être en situation favorable pour
intérioriser l'ensemble des habitudes de pensée caractéristiques
de la scolastique. Il existe à cette époque « un professionnalisme
urbain qui, du fait qu'il ne s'était pas encore sclérosé dans le
système rigide des guildes et des Bauhiitten, fournissait un terrain
de rencontre où le clerc et le laïc, le poète et le juriste, le lettré
et l'artisan pouvaient entrer en contact sur un pied de quasi-
égalité ».
L'architecte professionnel est « un homme qui a beaucoup
voyagé, souvent beaucoup lu et qui jouit d'un prestige social

1. Cf. E. Gilson, « Michel Menot et la technique du sermon médiéval », in Les idées


et les lettres, Vrin, Paris, 1932, p. 95-154 (N. d. T.).
2. On distinguait les disputationes ordinariae et leur rédaction littéraire, les quaestiones
disputatae, des disputationes quodlibetales et de leur relation écrite, les quaestiones
quodlibetales. Chaque disputatio ordinaria se déroulait ainsi : le premier jour, c'était
au bachelier de répondre, sous la présidence de son maître, aux argumenta et
aux objectiones soulevés par les maîtres, bacheliers ou étudiants présents à cette
cérémonie universitaire qui avait lieu à des intervalles divers. Le second jour,
le maître ordonnait et groupait les arguments et les objections et leur imposait
comme sed contra de brefs arguments tirés de la raison et de l'autorité. Puis il
entreprenait librement de résoudre à fond la question, en la rattachant à ses
origines ou à ses conséquences historiques ou spéculatives, puis en formulant
et en démontrant sa réponse définitive, appelée determinatio magistralis. Enfin,
s'appuyant sur celle-ci, il répondait aux objections. Deux fois par an, avant
la Noël et avant Pâques, avaient lieu des exercices de discussion sur des sujets
divers, appelés disputationes de quolibet parce qu'elles roulaient sur des questions
disparates et qu'elles n'allaient pas aussi loin dans la solution des problèmes
(cf. M. Grabmann, La Somme Théologique de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1925,
p. 11-18) (N. d. T.).
3. M. de Wulf, History of Mediaeval Philosophy, 3e éd. angl. (trad. par E . C. Messen-
ger), Londres, II, 1938, p. 9.
2j6 La construction de l'objet

sans égal dans le passé et jamais surpassé depuis ». Divers indices


montrent même que « l'architecte lui-même était considéré
comme une sorte de scolastique ».]
Lorsqu'on entreprend d'établir comment l'habitude mentale
produite par la scolastique primitive et classique peut avoir
affecté la formation de l'architecture gothique primitive et clas-
sique, il faut mettre entre parenthèses le contenu notionnel de
la doctrine et concentrer l'attention sur son moàus operandi, pour
emprunter un terme aux scolastiques eux-mêmes. Les doctrines
successives sur des sujets tels que la relation entre l'âme et le
corps ou le problème des universaux se reflètent naturellement
dans les arts figuratifs plutôt que dans l'architecture. Sans doute
l'architecte vivait-il en contact étroit avec les sculpteurs, les
maîtres-verriers, les sculpteurs sur bois, etc., dont il étudiait les
œuvres partout où il passait (comme en témoigne Y Album de
Villard de Honnecourt), qu'il embauchait et contrôlait dans ses
propres entreprises et auxquels il devait transmettre un pro-
gramme iconographique qu'il ne pouvait élaborer, on s'en sou-
vient, qu'avec les conseils et la collaboration étroite d'un scolas-
tique. Mais ce faisant, il assimilait et véhiculait la substance de la
pensée contemporaine, plutôt qu'il ne la mettait à propre-
ment parler en application. En réalité, ce que l'architecte, qui
« concevait la forme de l'édifice sans en manipuler lui-même la
matière » 1 , pouvait et devait mettre en application, directement
et en tant qu'architecte, c'est plutôt cette manière particulière de
procéder qui devait être la première chose à frapper l'esprit du
laïc toutes les fois qu'il entrait en contact avec le scolastique.

Erwin Panofsky
Architecture gothique et pensée scolastique

i. S. Th., I, qu. I, art. 6, C.


Modèle et théorie 257

LA FONCTION HEURISTIQUE DE L'ANALOGIE

Prenant à partie les modèles mécaniques dont s'aidaient les physiciens


anglais de l'école de Lord Kelvin et qui reproduisaient les effets d'un
certain nombre de lois grâce à des mécanismes mettant en jeu une tout
autre logique de fonctionnement, Duhem prend soin de distinguer de ce
recours imaginatif aux ressemblances superficielles la démarche analo-
gique proprement dite qui, procédant de relations abstraites à d'autres
relations abstraites, fait le ressort heuristique des généralisations et des
transpositions fondées sur une théorie.

33. P. Duhem

Il convient, si l'on veut apprécier avec exactitude la fécondité


que peut avoir l'emploi de modèles, de ne point confondre cet
emploi avec l'usage de Yanalogie.
Le physicien qui cherche à réunir et à classer dans une théorie
abstraite les lois d'une certaine catégorie de phénomènes, se
laisse très souvent guider par l'analogie qu'il entrevoit entre ces
phénomènes et les phénomènes d'une autre catégorie; si ces
derniers se trouvent déjà ordonnés et organisés en une théorie
satisfaisante, le physicien essayera de grouper les premiers dans
un sytème de même type et de même forme.
L'histoire de la Physique nous montre que la recherche des
analogies entre deux catégories distinctes de phénomènes a peut-
être été, de tous les procédés mis en œuvre pour construire des
théories physiques, la méthode la plus sûre et la plus féconde.
Ainsi, c'est l'analogie entrevue entre les phénomènes produits
par la lumière et ceux qui constituent le son qui a fourni la notion
d'onde lumineuse dont Huygens a su tirer un merveilleux parti;
plus tard, c'est cette même analogie qui a conduit Malebranche,
et ensuite Young, à représenter une lumière monochromatique
par une formule semblable à celle qui représente un son
simple.
Une similitude entrevue entre la propagation de la chaleur et
la propagation de l'électricité au sein des conducteurs a permis
à Ohm de transporter de toute pièce, à la seconde catégorie de
phénomènes, les équations que Fourier avait écrites pour la
première.
L'histoire des théories du magnétisme et de la polarisation
diélectrique n'est que le développement des analogies, dès long-
temps entrevues par les physiciens, entre les aimants et les corps
17
258 La construction de l'objet

qui isolent l'électricité; grâce à cette analogie, chacune des deux


théories a bénéficié des progrès de l'autre.
L'emploi de l'analogie physique prend parfois une forme
encore plus précise.
Deux catégories de phénomènes très distinctes, très dissem-
blables ayant été réduites en théories abstraites, il peut arriver
que les équations où se formule l'une des théories soient algé-
briquement identiques aux équations qui expriment l'autre.
Alors, bien que ces deux théories soient essentiellement hétéro-
gènes par la nature des lois qu'elles coordonnent, l'algèbre établit
entre elles une exacte correspondance; toute proposition de
l'une des théories a son homologue dans l'autre; tout problème
résolu dans la première pose et résout un problème semblable
dans la seconde. De ces deux théories, chacune peut, selon le mot
employé par les Anglais, servir à illustrer l'autre : « Par analogie
physique, dit Maxwell, j'entends cette ressemblance partielle
entre les lois d'une science et les lois d'une autre science qui fait
que l'une des deux sciences peut servir à illustrer l'autre. »
De cette illustration mutuelle ' de deux théories, voici un
exemple entre beaucoup d'autres :
L'idée du corps chaud et l'idée du corps électrisé sont deux
notions essentiellement hétérogènes; les lois qui régissent la dis-
tribution des températures stationnaires sur un groupe de corps
bons conducteurs de la chaleur et les lois qui fixent l'état d'équi-
libre électrique sur un ensemble de corps bons conducteurs de
l'électricité, ont des objets physiques absolument différents;
cependant, les deux théories qui ont pour mission de classer ces
lois s'expriment en deux groupes d'équations que l'algébriste
ne saurait distinguer l'un de l'autre; aussi, chaque fois qu'il
résout un problème sur la distribution des températures station-
naires, il résout par le fait même un problème d'électrostatique,
et inversement.
Or, une telle correspondance algébrique entre deux théories,
une telle illustration de l'une par l'autre est chose infiniment pré-
cieuse; non seulement elle comporte une notable économie
intellectuelle, puisqu'elle permet de transporter d'emblée à l'une
des théories tout l'appareil algébrique construit pour l'autre;
mais encore elle constitue un procédé d'invention; il peut arriver,
en effet, qu'en l'un de ces deux domaines auxquels convient le
même plan algébrique, l'intuition expérimentale pose tout natu-
rellement un problème, qu'elle en suggère la solution, tandis
qu'en l'autre domaine, le physicien n'eût pas été aussi aisément
conduit à formuler cette question ou à lui donner cette réponse.
Modèle et théorie

Ces diverses manières de faire appel à l'analogie entre deux


groupes de lois physiques ou entre deux théories distinctes [...]
consistent à rapprocher l'un de l'autre deux systèmes abstraits,
soit que l'un d'eux, déjà connu, serve à deviner la forme de
l'autre, qu'on ne connaît point encore; soit que, formulés tous
deux, ils s'éclairent l'un l'autre.

PIERRE DUHEM
La théorie physique, son objet, sa structure
z6o La construction de l'objet

ANALOGIE, THÉORIE ET HYPOTHÈSE

C'est sans doute un lieu commun de la réflexion êpistémologique que


de mettre en lumiere le rôle du recours à l'analogie dans la découverte
scientifique ; mais, en s'aidant d'une analyse logique de la structure des
théories conçues comme l'association d'un lexique et d'une syntaxe,
Norman Campbell peut montrer que l'analogie ne remplit pas seulement
une fonction d'assistance provisoire dans la formulation des hypothèses,
mais constitue le ressort même du pouvoir explicatif d'un système de
propositions fonctionnant comme théorie*. Contre la représentation posi-
tiviste de la théorie ou, ce qui revient au même, contre la définition
« opérationaliste » du sens des propositions, Campbell maintient que le
« sens » théorique d'un système de propositions ne se réduit pas au sens
de n'importe quel système de propositions qui en serait l'équivalent
logique.

34. N. R. Campbell

Tous ceux qui ont écrit sur les principes de la science ont parlé
de la relation étroite qui unit l'analogie et les théories ou les
hypothèses. Il me semble néanmoins que la plupart d'entre eux
ont interprété à faux la manière dont le problème se pose. Ils
présentent les analogies comme des « auxiliaires » au service de
la formation des hypothèses (terme par lequel ils ont accoutumé
de désigner ce que je préfère appeler des théories) et du progrès
des sciences. Mais, de mon point de vue, les analogies ne sont pas
de simples « auxiliaires » pour l'établissement des théories, elles
sont partie intégrante des théories qui, sans elles, seraient com-
plètement dépourvues de valeur et indignes de ce nom. On dit
souvent que l'analogie guide la formulation de la théorie, mais
qu'une fois la théorie formulée, l'analogie a joué son rôle et qu'on
peut en conséquence la laisser de côté ou l'oublier. Pareille
description du processus est radicalement fausse et souvent
dangereuse. Si la physique était une science purement logique,

* Il faudrait ajouter que, même dans son rôle d'instrument d'invention des
hypothèses, le recours à l'analogie n'est fécond que s'il s'appuie sur l'effort pour
généraliser ou transposer des théories déjà établies : comme le remarquent
M. Cohen et E . Nagel, « le sentiment confus de ressemblance » par lequel
débute psychologiquement une démarche scientifique ne conduit à « l'hypo-
thèse d'une analogie explicite de structure ou de fonction » que lorsque, par
le détour d'une démarche discursive, l'hypothèse envisagée présente « certaines
analogies structurales avec d'autres théories déjà solidement constituées »
(M. R. Cohen et E . Nagel, An Introduction to Logic and Scientific Method, Rout-
Iedge & Kegan Paul, London, 1964, p. 221-222).
Modèle et théorie 261

si son objet consistait seulement à établir un système de propo-


sitions vraies et logiquement reliées entre elles, sans qu'aucun
autre trait vînt caractériser sa démarche, on pourrait accepter
cette présentation du problème. Une fois qu'on aurait établi la
théorie et montré qu'elle conduisait par la voie d'une déduction
purement logique aux lois à expliquer, on pourrait sans aucun
doute abandonner le support d'une analogie qui aurait perdu
toute signification. Mais s'il en était ainsi, il n'aurait même pas
été besoin d'utiliser l'analogie chemin faisant. N'importe quel
illuminé peut inventer une théorie logiquement satisfaisante
pour expliquer quelque loi que ce soit. Il est bien connu qu'il
n'existe aujourd'hui aucune théorie physique satisfaisante qui
soit susceptible d'expliquer la variation de la résistance d'un
métal en fonction de la température : or, il ne m'en a pas coûté
plus d'un quart d'heure pour élaborer, là-dessus, la théorie que
j'ai proposée dans les pages précédentes; et pourtant elle est, je
le maintiens, aussi satisfaisante formellement que n'importe quelle
théorie physique. Si la théorie ne devait répondre à aucun autre
critère, nous ne serions jamais en peine de théories pour expli-
quer les lois établies; un écolier pourrait, en un jour de travail,
résoudre les problèmes sur lesquels des générations de savants
ont peiné en vain, réduits à la démarche banale des essais et
erreurs. Ce qui « ne va pas » dans ma théorie improvisée ci-
dessus*, ce qui fait qu'elle est absurde et indigne de plus d'une
seconde d'attention, c'est précisément qu'elle ne met en jeu
aucune analogie; c'est dans la mesure où l'analogie n'est pas
intervenue dans sa construction qu'elle est dénuée de toute
valeur [...] Il n'y a nulle difficulté à trouver une théorie qui
explique logiquement un ensemble de lois existantes; ce qui est
difficile, c'est d'en trouver une qui, à la fois, les explique logique-
ment et mette en jeu l'analogie voulue. [...] Considérer l'analogie
comme une aide pour l'invention des théories est aussi absurde
que de considérer la mélodie comme une aide pour la composi-
tion des sonates. Si la musique n'exigeait de nous que de satis-
faire aux lois de l'harmonie et à des principes formels de déve-
loppement, nous serions tous de grands compositeurs, en fait
c'est l'absence du sens mélodique qui empêche que le simple
achat d'un manuel nous fasse accéder aux sommets de l'aptitude
musicale.
C'est dans une représentation fausse de la nature des théories
* Dans les pages précédentes, l'auteur s'est essayé, par manière de jeu, à formaliser
un corps de définitions et de propositions rendant formellement compte d'un
ensemble de lois expérimentalement établies.
z6i La construction de l'objet

que s'enracine, je crois, l'opinion perverse selon laquelle les


analogies ne seraient pas autre chose qu'une aide momentanée
pour la découverte des théories. Je disais que c'est un lieu
commun d'affirmer l'importance des analogies dans la formula-
tion des hypothèses, et que le terme d ' « hypothèse » était habi-
tuellement utilisé dans cette mise en rapport pour désigner des
propositions (ou des systèmes de propositions), que je préfère
appeler théories. Ainsi corrigée, l'assertion est vraie, mais trop
rares sont les auteurs aptes à reconnaître que les « hypothèses »
dont ils parlent constituent en ce cas une classe spécifique de pro-
positions qui, en particulier, ne se confond pas avec la classe de
propositions appelées lois ; il existe en fait une forte tentation
de considérer que l'hypothèse n'est qu'une loi dont la preuve
n'a pas encore été apportée.
En ce cas, on pourrait à bon droit prendre l'analogie pour un
simple auxiliaire dans la découverte des lois, dépourvu d'intérêt
dès lors que la loi a été découverte. En effet, une fois proposé le
contenu de la loi à valider, la méthode destinée à faire la preuve
de sa vérité ou de sa fausseté, ne repose nullement sur quelque
usage de l'analogie que ce soit; si 1'« hypothèse » (au sens
théorique où je l'entends) était une loi, on pourrait mettre sa
vérité à l'épreuve, comme celle de n'importe quelle loi, en exami-
nant si les observations dont on affirme qu'elles sont unies par
une relation constante le sont ou non dans la réalité. Selon que
l'épreuve est positive ou négative, la loi doit être dite vraie ou
fausse et l'analogie n'a rien à faire en la matière. Si l'épreuve
était positive, la loi resterait vraie même s'il devait apparaître
ultérieurement que l'analogie qui l'a suggérée était fausse; et si
l'épreuve était négative, elle resterait fausse, si complète et adé-
quate que puisse apparaître l'analogie.
Mais justement une théorie n'est pas une loi ; elle ne peut, à la
différence d'une loi, être vérifiée directement par l'expérimenta-
tion; et la méthode qui a suggéré la construction de la théorie
n'est pas extrinsèque à la théorie. En effet, il arrive souvent
qu'une théorie soit reçue sans qu'il soit besoin de procéder à
aucune expérimentation supplémentaire; dans la mesure où elle
repose sur des expériences, ces expériences ont souvent été faites,
et se trouvaient connues, bien avant que la théorie ne soit for-
mulée. La loi de Boyle et la loi de Gay-Lussac étaient connues
avant que la théorie dynamique des gaz n'ait été mise en forme ;
et la théorie a été acceptée, ou acceptée en partie, avant que
d'autres lois expérimentales, susceptibles d'en être déduites, aient
été établies. La théorie a représenté, en ce cas, un progrès de la
Modele et théorie 263

connaissance scientifique qui ne découlait ni d'une augmentation


du capital de connaissances expérimentales, ni de l'établissement
de lois nouvelles. Les raisons qui l'ont fait accepter parce qu'elle
apportait une connaissance valable qui n'était pas contenue dans
les lois de Boyle et Gay-Lussac, n'avaient rien d'expérimental.
Ces raisons renvoyaient directement à l'analogie qui l'avait
suggérée; avec la validité de l'analogie, auraient disparu toutes
les raisons d'admettre la théorie.
L'affirmation qu'une théorie n'est pas une loi est particulière-
ment évidente lorsqu'on envisage des théories contenant des
notions hypothétiques qui ne sont pas entièrement déterminées
par l'expérience, par exemple des notions comme les m, n, x,y,
de la théorie dynamique des gaz en sa forme la plus simple. En
effet, en ce cas, la théorie pose quelque chose (nommément des pro-
positions portant sur ces notions prises séparément), qui ne sau-
rait être ni infirmé ni confirmé par l'expérience; elle pose quelque
chose qui ne peut pas être pensé comme une loi, puisque toutes
les lois sont toujours susceptibles, sinon d'une confirmation, du
moins d'une infirmation par l'expérience. On pourrait évidem-
ment objecter que la possibilité de considérer qu'une théorie
n'est pas une loi tient au genre particulier de théorie qui a été
prise comme exemple. Dans le cas limite où toutes les notions
hypothétiques seraient posées par le « dictionnaire » (qui sert
de base à la théorie) comme des concepts offrant prise à la
mesure, l'affirmation est beaucoup moins évidente; en ce cas,
on pourrait formuler, à propos de chacune des notions hypo-
thétiques, une assertion qui, lorsqu'elle n'est pas encore une loi
établie, peut être confirmée ou infirmée. [...] Il faut donc consi-
dérer attentivement le cas où le dictionnaire de base met en rela-
tion les fonctions de certaines notions hypothétiques (et non de
toutes) avec des concepts métriques, et où ces fonctions sont
suffisamment nombreuses pour déterminer toutes les notions
posées par hypothèse. Ici, il est vrai qu'on peut formuler à propos
de chacune des notions des propositions susceptibles d'être sou-
mises à l'expérience. Ainsi, dans notre exemple, si un litre de gaz
a une masse/volume de 0,09 gm quand la pression est d'un
million de dynes par centimètres carrés, alors, en vertu de
cette connaissance expérimentale, on peut poser que v a pour
valeur 1.8 -f- 10 cm5/sec : une assertion précise peut ainsi être
formulée, à propos de la notion hypothétique v, à partir de
données strictement expérimentales. Si le « dictionnaire » de la
théorie mentionnait suffisamment de fonctions pour les autres
notions, des assertions expérimentales de même type devien-
264 LM construction de l'objet

draient possibles à leur sujet. Si une théorie peut ainsi se réduire


à des séries d'assertions précises renvoyant à des données expé-
rimentales, ne faut-il pas la considérer comme une loi ou, à tout
le moins, comme une proposition qui ne diffère pas de la loi sous
le rapport de sa signification expérimentale ?
Je maintiens pourtant que non. Le sens (meaning) d'une proposi-
tion, ou d'un ensemble de propositions, ne se ramène pas pure-
ment et simplement au sens de n'importe quelle formulation qui
en procure l'équivalent logique et qui peut en être tirée par
désimplication. Il reste toujours une différence de sens. Et par
sens d'une proposition, j'entends les notions qui sont mobilisées
dans l'entendement lorsque la proposition est formulée. Ainsi
une théorie peut constituer l'équivalent logique d'un ensemble
de propositions expérimentales et signifier pourtant quelque
chose d'entièrement différent; et, en tant qu'elle est une théorie,
c'est sa signification qui importe, plus que ses équivalences
logiques. Si l'équivalence logique représentait tout ce qui est en
jeu, la théorie absurde que j'ai improvisée ci-dessus aurait autant
de valeur que n'importe quelle autre; mais elle est absurde parce
qu'elle ne signifie rien, c'est-à-dire qu'elle n'évoque aucune
notion, mises à part les lois qu'elle explique. Le pouvoir de
mobiliser d'autres notions est pour une formulation théorique
plus important que sa réductibilité logique aux lois qu'elle
explique et qui ne contiennent pas tout ce qu'elle dit. Les lois ne
veulent pas dire (mean) plus qu'elles ne disent (assert). Dans
l'histoire de la science, des théories ont souvent été reçues et
estimées à une haute valeur, qui, de l'aveu de tous, n'étaient pas
entièrement vraies et ne constituaient pas l'équivalent strict de
lois expérimentales, parce qu'elles organisaient intellectuellement
des notions considérées comme intrinsèquement valables.

NORMAN R . CAMPBELL
Physics : the 'Elements
3. Le rationalisme appliqué

3.1. L'IMPLICATION DES OPÉRATIONS


ET LA HIÉRARCHIE DES ACTES ÉPISTÉMOLOGIQUES

THÉORIE ET EXPÉRIMENTATION

Du fait que la signification d'un fait scientifique renvoie à la théorie


et même à toute l'histoire de la théorie, les expérimentations présentées
isolément, sans référence à la théorie qui les a rendues possibles ou aux
théories qu'elles démentent, sont de purs non-sens épistémologiques.
Citant l'expérience où « un muscle isolé, placé dans un bocal rempli
d'eau, se contracte sous excitation électrique, sans variation de niveau du
liquide », expérience par laquelle on établit qu'une « contraction
musculaire est une modification de la forme du muscle sans variation de
volume », G. Canguilhem remarque : « C'est un fait épistémologique
qu'un fait expérimental ainsi enseigné n'a aucun sens biologique. »*
Il y a plus, si la nécessité d'un remaniement théorique est suggérée par
les démentis qu'apportent les faits aux théories existantes, ou par la
multitude des données empiriques à intégrer, les théories elles-mêmes ne
procèdent pas directement de ces faits mais de théories précédentes, par
référence auxquelles elles se constituent. Seule l'histoire de la théorie
peut donc permettre de comprendre complètement tant les théories
actuelles que les faits empiriques qu'elles engendrent et organisent.

35. G. Canguilhem

La théorie cellulaire est très bien faite pour porter l'esprit philo-
sophique à hésiter sur le caractère de la science biologique : est-

* G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 18. P. Duhem appelait


« expériences fictives » ces expériences que l'on est amené à présenter sans les
situer par rapport à la théorie, par un artifice pédagogique destiné à justifier
des propositions que ces expériences ne peuvent à elles seules prouver.
Cf. P. Duhem, La théorie physique, op. cit., p. 306.
266 Le rationalisme applique

elle rationnelle ou expérimentale ? Ce sont les yeux de la raison


qui voient les ondes lumineuses, mais il semble bien que ce soient
les yeux, organes des sens, qui identifient les cellules d'une coupe
végétale. La théorie cellulaire serait alors un recueil de proto-
coles d'observation. L'œil armé du microscope voit le vivant
macroscopique composé de cellules comme l'œil nu voit le
vivant macroscopique composant de la biosphère. Et pourtant,
le microscope est plutôt le prolongement de l'intelligence que
le prolongement de la vue. En outre, la théorie cellulaire ce n'est
pas l'affirmation que l'être se compose de cellules, mais d'abord
que la cellule est le seul composant de tous les êtres vivants, et
ensuite que toute cellule provient d'une cellule préexistante. Or
cela, ce n'est pas le microscope qui autorise à le dire. Le micro-
scope est tout au plus un des moyens de le vérifier quand on l'a
dit. Mais d'où est venue l'idée de le dire avant de le vérifier? [...]
Depuis qu'on s'est intéressé en biologie à la constitution mor-
phologique des corps vivants, l'esprit humain a oscillé de l'une
à l'autre des deux représentations suivantes : soit une sub-
stance plastique fondamentale continue, soit une composition de
parties, d'atomes organisés ou de grains de vie. Ici comme en
optique, les deux exigences intellectuelles de continuité et de
discontinuité s'affrontent.
En biologie, le terme de protoplasma désigne un constituant
de la cellule considérée comme élément atomique de composi-
tion de l'organisme, mais la signification étymologique du terme
nous renvoie à la conception du liquide formateur initial. Le
botaniste Hugo von Mohl, l'un des premiers auteurs qui aient
observé avec précision la naissance des cellules par division de
cellules préexistantes, a proposé en 1843 le terme de « proto-
plasma » comme se rapportant à la fonction physiologique d'un
fluide précédant les premières productions solides partout où
des cellules doivent naître. C'est cela même que Dujardin avait
en 1835 nommé « sarcode », entendant par là une gelée vivante
capable de s'organiser ultérieurement. Il n'est pas jusqu'à
Schwann, considéré comme le fondateur de la théorie cellulaire,
chez qui les deux images théoriques n'interfèrent. Il existe selon
Schwann une substance sans structure, le cytoblastème, dans la-
quelle naissent les noyaux autour desquels se forment les cellules.
Schwann dit que dans les tissus les cellules se forment là où le
liquide nutritif pénètre les tissus. La constatation de ce phéno-
mène d'ambivalence théorique chez les auteurs mêmes qui ont
le plus fait pour asseoir la théorie cellulaire suggère à Klein la
remarque suivante, de portée capitale pour notre étude : « On
Tu.'implication réciproque des opérations 267

retrouve donc un petit nombre d'idées fondamentales revenant


avec insistance chez les auteurs qui travaillent sur les objets les
plus divers et qui se placent à des points de vue très différents.
Ces auteurs ne les ont pas certes reprises les uns aux autres ; ces
hypothèses fondamentales paraissent représenter des modes
de penser constants qui font partie de l'explication dans les
sciences. Si nous transposons cette constatation d'ordre épisté-
mologique sur le plan de la philosophie du connaître, nous
devons dire, contre le lieu commun empiriste, souvent adopté
sans critique par les savants lorsqu'ils s'élèvent jusqu'à la philo-
sophie de leur savoir expérimental, que les théories ne procèdent
jamais des faits. Les théories ne procèdent que de théories anté-
rieures souvent très anciennes. Les faits ne sont que la voie, rare-
ment droite, par laquelle les théories procèdent les unes des
autres. Cette filiation des théories à partir des seules théories
a été très bien mise en lumière par A. Comte lorsqu'il a fait
remarquer qu'un fait d'observation supposant une idée qui
oriente l'attention, il était logiquement inévitable que des théo-
ries fausses précédassent des théories vraies. Mais nous avons
déjà dit en quoi la conception comtienne nous paraît insoute-
nable, c'est dans son identification de l'antériorité chronologique
et de l'infériorité logique, identification qui conduit Comte à
consacrer, sous l'influence d'un empirisme pourtant tempéré de
déduction mathématique, la valeur théorique, désormais défini-
tive à ses yeux, de cette monstruosité logique qu'est le « fait
général ».
En résumé, il nous faut chercher ailleurs que dans la décou-
verte de certaines structures microscopiques des êtres vivants les
origines authentiques de la théorie cellulaire.

GEORGES CANGUILHEM

1M connaissance de la vie

On doit admettre aujourd'hui que, selon le mot de Brunschvicg,


« la modalité des jugements physiques ne nous apparaît nulle-
ment différente de la modalité des jugements mathématiques » 2 .
L'empirisme ne pouvait se donner comme la philosophie de la
science expérimentale qu'en opposition à la prétention du ratio-
nalisme de se donner comme la philosophie de la science mathé-
1. M . Klein, HiHoire des origines de la théorie cellulaire, Hermann, Paris, 1956.
2. Expérience humaine et causalité physique, p. 606.
268 Le rationalisme appliqué

matique. L'expérience du physicien ne pouvait prétendre s'iden-


tifier avec l'intuition sensible qu'à l'époque où le raisonnement
du mathématicien prétendait se suspendre de façon définitive
à une intuition intellectuelle.
L'épistémologie contemporaine ne connaît ni les sciences
inductives, ni les sciences déductives. Elle n'admet pas la distinc-
tion, fondée sur des caractères intrinsèques, des jugements scien-
tifiques hypothétiques et des jugements scientifiques catégoriques.
Elle ne connaît que des sciences hjpothético-déductives. En ce sens,
il n'y a pas de différence essentielle entre la géométrie — science
de la nature (Comte, Einstein) et la physique mathématique.
Il n'y a pas non plus de coupure entre la raison et l'expérience : il
faut la raison pour faire une expérience et il faut l'expérience pour
se faire une raison. La raison apparaît non pas comme un déca-
logue de principes mais comme une norme de systématisation,
capable d'arracher la pensée à son sommeil dogmatique.

Donc on admettra :
Contre l'empirisme : qu'il n'y a pas à proprement parler de méthode
inductive. Ce qui est induction, c'est-à-dire invention d'hypothèses
dans la science expérimentale, est le signe le plus net de l'insuffi-
sance de la méthode à expliquer le progrès du savoir.
Contre le positivisme : qu'il n'y a pas une différence de certitude
relativement aux lois et aux théories explicatives. Pas de fait qui ne
soit pénétré de théorie, pas de loi qui ne soit de l'hypothèse
momentanément stabilisée, donc la recherche des rapports de
structure est aussi légitime que la recherche des rapports de
succession ou de similitude.
Nous ne pouvons considérer l'hypothèse comme une insuffi-
sance de la connaissance, ce n'est pas un pis-aller auquel l'in-
telligence se confie en l'absence de principes catégoriques. L'hy-
pothèse c'est l'anticipation d'un rapport capable à la fois de
définir le concept impliqué dans la perception du phénomène et
de l'expliquer. (Exemple, l'hypothèse de Torricelli propose, pour
le phénomène observé, le concept de pression et l'explication par
Y équilibre des fluides.) Si les savants font des hypothèses c'est afin
de trouver par elles les faits qui permettront de les contrôler.
L'hypothèse c'est un jugement de valeur sur la réalité1. Mais quelles
sont les conditions logiques de contrôle d'une hypothèse ?

i. Cf. Planck : « La grande question n'est pas de savoir si telle idée est vraie ou
fausse, pas même de savoir si elle a un sens nettement énonçable mais bien
plutôt de savoir si l'idée sera la source d'un travail fécond » (Initiations à la
physique, p. 272).
L'implication réciproque des opérations 269

Un fait ne peut entrer en rapport de convenance ou de dis-


convenance avec une idée qu'à une condition, c'est qu'il y ait entre
le fait et l'idée homogénéité logique. Cela veut dire que si l'idée
est du jugement — du jugement à juger — le fait doit être aussi
du jugement —• du jugement assuré, provisoirement. L'idée —
hypothèse ou loi — est un jugement universel, le fait un juge-
ment particulier. Un fait ne peut donc confirmer ou infirmer une
hypothèse que si les deux jugements relient les mêmes concepts.
En pratique expérimentale, toute la difficulté est d'établir que la relation
est strictement la même, que les concepts ont la même compréhension.
Pour qu'un fait contredise une hypothèse, il faut que la même
méthode ait déterminé les éléments de la particulière (le fait) et
de l'universelle (l'hypothèse). Il faut que les concepts mis en rap-
port procèdent des mêmes techniques de détection et d'analyse.
En biologie, toute action d'une substance chimique sur un tissu
ne peut être correctement interprétée qu'en fonction de la dose.
Il est rare que l'on puisse, en biologie, étendre à une espèce
entière une conclusion relative à une certaine variété de l'espèce;
à la même dose, la caféine a une action sur le muscle strié de la
grenouille. Mais le mode d'action est différent chez la grenouille
verte et la grenouille rousse. En conséquence, bien loin qu'un
fait perçu ou observé soit, du seul fait qu'il est perçu ou observé,
un argument pour ou contre une hypothèse, il doit d'abord être
critiqué et reconstruit de façon que sa traduction conceptuelle le
rende logiquement comparable à l'hypothèse en question. Un
fait ne prouve rien tant que les concepts qui l'énoncent n'ont pas
été méthodiquement critiqués, rectifiés, réformés. Seuls les faits
réformés apportent des informations.
Par là, on écarte l'objection de pragmatisme que pourrait
susciter le fait de définir l'hypothèse comme un jugement de
valeur. Ce qui fait la valeur (valeur de réalité) d'une hypothèse
ce n'est pas le fait seul et brut de la concordance avec les faits.
Il faut en effet pouvoir établir que l'accord ou le désaccord prévu
entre une supposition et une constatation, recherchée à partir de
la supposition prise comme principe, n'est pas dû à une coïnci-
dence, même répétée, mais que c'est bien par les méthodes que
l'hypothèse implique qu'on est parvenu au fait observé.
On comprend ainsi que ce n'est pas toujours par misonéïsme
ou par amour-propre qu'un théoricien refuse d'admettre la vali-
dité d'un fait probatoire ou improbatoire. Michelson est mort
en croyant fermement que son expérience n'était pas concluante
et qu'on devait pouvoir mettre en évidence le mouvement de la
terre par la propagation anisotrope de la lumière relativement
ZJO Le rationalisme appliqué

à un observateur terrestre. C'est le même fait qui conduisit


Einstein, en 1905, à remanier les principes de la mécanique
classique. Devant la contradiction d'un fait et d'une théorie, on
peut douter du fait ou de la théorie au choix. Ce choix dépend
de l'ancienneté de la théorie et du nombre de faits qu'elle a
« cristallisés » en les systématisant ou au contraire de sa jeunesse
et de ses tâtonnements, il dépend aussi de l'audace intellectuelle
des savants. En tout cas, il n'y a pas de savoir qui ne soit polé-
mique, il n'y a pas de fait brut si brutal qu'il interdise toute suspi-
cion à son adresse. Confirmons-le par l'examen plus détaillé des
méthodes de vérification.
Quand une hypothèse explique et sert à prévoir un fait ou un
groupe de faits, il n'est pas assuré qu'elle soit la seule à le pou-
voir faite. Quand deux hypothèses sont possibles, le seul moyen
de trancher l'alternative serait de prévoir, en dehors de tous les
faits que l'une ou l'autre peuvent prétendre expliquer indiffé-
remment un fait auquel l'une des deux seulement conférerait
l'intelligibilité. Une telle expérience est dire cruciale (experimen-
tum crucis, Bacon), par exemple l'expérience de Périer au Puy-
de-Dôme, à l'instigation de Pascal (horreur du vide ou pression
atmosphérique ?). On ne croit plus aujourd'hui aux expériences
cruciales. P. Duhem a montré dans la Théorie physique qu'en droit
sinon en fait, les hypothèses possibles sont toujours plus nom-
breuses que les deux branches d'une alternative. Par exemple
Foucault a institué des hypothèses permettant de décider, pen-
sait-il, entre l'hypothèse de l'émission et celle des ondulations
concernant la nature du phénomène lumineux (propagation de
la lumière dans l'air et dans l'eau). Mais Duhem montre qu'une
troisième hypothèse, celle de l'électro-magnétisme, était présente
en droit au moment même où on pensait pouvoir poser la ques-
tion sous forme d'alternative. Bref l'exclusion de toutes les hypo-
thèses, hormis une seule — exclusion qui donnerait une preuve
pleinement satisfaisante — est un idéal effectivement inaccessible.
Comme le dit Edgar Poe (Eureka) : « Montrer que certains ré-
sultats existants, que certains faits reconnus peuvent être, même
mathématiquement, expliqués par une certaine hypothèse, ce
n'est pas établir l'hypothèse elle-même. En d'autres termes, mon-
trer que certaines données ont pu et même ont dû engendrer cer-
tain résultat existant, n'est pas suffisant pour prouver que ce résul-
tat est la conséquence des données en question; il faut encore
démontrer qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas exister d'autres
données capables de donner naissance au même résultat. »
Supposé même que deux théories seulement soient en concur-
L'implication réciproque des opérations 271

rence, les principes, à l'intérieur de chaque théorie, sont mul-


tiples. Il faudrait pouvoir calculer à part les conséquences qui
dépendent de chacun des principes séparément. Mais c'est leur
totalité qui sera confirmée ou infirmée en bloc par l'expérience.
S'accordant à reconnaître qu'une confirmation n'est jamais
catégorique et définitive, bien des logiciens pensent que la néga-
tion est décisive, que le positif dans l'expérience c'est la négation
de la théorie qui y est engagée. Jean Nicod écrit : « La confirma-
tion ne fournit qu'une probabilité, au contraire l'infirmation crée
une certitude. La confirmation n'est que favorable, quand l'infir-
mation est fatale s 1 . Il semble que ce soit là oublier l'impossibilité
de donner à un fait une valeur théorique indépendante du
moment de la culture scientifique et de l'état de la technique de
détection et de mesure. Newton a dû confirmer sa théorie par
certains calculs où entrait la longueur du rayon terrestre, néces-
sairement inférée de la mesure du méridien. Or cette mesure était
si grossièrement approchée à l'époque que l'expérience — car
c'en était une — contredisait la théorie. Newton abandonna sa
théorie jusqu'au jour où il connut les résultats d'une nouvelle
mesure du méridien opérée par l'abbé Picard. La théorie fut alors
vérifiée et Newton se décida à la publier.
Bien qu'on ne puisse privilégier l'expérience négative par rap-
port à l'expérience positive, il faut tout de même reconnaître que
la pensée est mieux assurée du faux que du vrai. Le vrai est la
position qu'on croit pouvoir toujours tenir, or assez d'erreurs
d'aujourd'hui sont des vérités d'hier pour nous rendre cir-
conspects. Par contre dans la reconnaissance d'une erreur il y a
l'essentiel de ce que nous appelons la vérité, car la négation
acceptée et reconnue se justifie par une affirmation plus com-
préhensive, le jugement n'abandonnant rien qu'il ne se justifie
de le faire. Si l'expérience du Puy-de-Dôme fit définitivement de
l'horreur du vide une erreur c'est parce que dans l'hypothèse de
Torricelli la méconnaissance, commune jusqu'alors, des effets de
la pression atmosphérique était à la fois expliquée et excusée.
On revient par là à la définition proposée : l'hypothèse est un
jugement de valeur sur la réalité. Sa valeur réside en ceci qu'elle
permet de prévoir et de construire des faits nouveaux, souvent
apparemment paradoxaux, que l'intelligence intègre avec le
savoir acquis mais dont la signification se renouvelle dans un
système cohérent. Les réalisations s'ajoutant à la réalité confir-
ment la causalité naturelle par l'efficience pragmatique, mais une

I. Le problème logique de l'induction, p. 24.


272 Le rationalisme appliqué

efficience pénétrée d'intelligence. Le pragmatisme a raison


d'exiger que les idées valables soient des idées créatrices, mais
ne pas oublier que les réussites authentiques sont les réussites
calculables sinon toujours préalablement calculées.
Nous devons conclure qu'il n'y a pas à proprement parler de
méthode expérimentale si l'on veut entendre par là un procédé
d'investigation distinct de la méthode déductive. Tout ce qui est
méthode est déduction, mais aucune déduction, aucune méthode
ne suffit à constituer une science. En ce sens le rapport à l'expé-
rience est essentiel au progrès du savoir et ce rapport qui est
proprement d'invention ne saurait être codifié dans les règles
d'une méthode. Le terme « expérimental » est ambigu. La science
est expérimentale pour autant qu'elle a rapport à l'expérience,
mais comme au problème dont elle veut être la solution; elle n'est
vraiment science que parce qu'elle se risque à être solution,
c'est-à-dire système intelligible. La solution des problèmes
empiriques ne peut être que rationnelle, les problèmes qui
appellent les solutions rationnelles ne peuvent être posés par la
Raison.

GEORGES CANGUILHEM

« Leçons sur la méthode »


L'implication réciproque des opérations 2
73

LES OBJETS DE PRÉDILECTION DE L'EMPIRISME

Le caractère ouvertement polémique des analyses que Wright Mills a


consacrées aux abdications scientifiques de la sociologie empiriste améri-
caine dispense trop souvent de prendre au sérieux le problème épistémo-
logique qu'elles posent : il existe une liaison fonctionnelle entre les tech-
niques de recherche de la sociologie bureaucratique et les problématiques
qu'elle construit — ou qu'elle élude. Ceux que Mills appelle ailleurs les
« hauts-statisticiens »* fabriquent de manière inconsciente des faits
« sur mesure », et tendent à sélectionner comme objets d'étude ceux qui
se prêtent le mieux à l'application des techniques indiscutées de l'enquête
routinière : ainsi la sociologie de la diffusion et de la communication tend
à se réduire à des études d'opinion publique, la sociologie politique à
l'analyse du comportement électoral et le problème des classes sociales à
l'étude de la stratification des habitants de petites villes. Au terme de
cette redéfinition aveugle des objets de science par les techniques, « la
vérité et la fausseté sont moulues en particules si fines qu'elles deviennent
impossibles à distinguer »**. S'ignorant comme construction et s'inter-
disant de s'interroger sur les procédures par lesquelles elle construit
ses faits, l'enquête canonique s'interdit du même coup d'inventer d'autres
procédures de construction comme de contrôler les constructions qu'elle
réalise ; ainsi se trouve abandonnée, entre autres démarches, la compa-
raison historique qui seule pourrait faire voir si le champ d'étude choisi
permet vraiment d'appréhender l'objet que l'on prétend se donner***.

36. C. W. Mills

L'empirisme abstrait s'attache à un moment du travail et le laisse


accaparer l'esprit. [...]
L'inhibition méthodologique n'a d'égale que le fétichisme
conceptuel. Je ne vais pas passer en revue tous les travaux des
empiristes; je me bornerai à caractériser leur méthode et signaler
quelques-unes de leurs hypothèses. Tous procèdent à peu près
de la même manière. On puise ses « éléments d'information »
dans un entretien plus ou moins stéréotypé avec une série d'indi-
vidus choisis par échantillonnage. On classe les réponses, et pour
plus de commodité, on les fiche sur cartes perforées, après quoi

* W. Mills, « I.B.M. plus Reality plus Humanism = Sociology », in Power,


Politics and People, Oxford University Press, New York, 1963, p. 569.
** Ibid.
*** Cf., par exemple, S. Thernstrom, « Yankee City Revisited : the Périls of
Historical Naïveté », American Sociological Revient, vol. X X X , 1965, n° 2,
p. 234-242.
18
274 Le rationalisme appliqué

un traitement statistique permet de chercher les relations. La


facilité de cette méthode qu'une intelligence moyenne assimile
sans effort, explique son succès. Les résultats sont traduits en
langage statistique; au niveau le plus simple, ce sont des énoncés
de proportions. Aux niveaux plus complexes, on combine les
réponses pour aboutir à des recoupements qui peuvent être
multiples, et qu'on réduit alors à des échelles selon diverses
méthodes. L'utilisation des données n'est pas toujours simple,
mais nous laisserons cela de côté, car si le degré de complication
varie, on manipule toujours la même espèce de données.
Outre la publicité et les communications de masse, c'est
1' « opinion publique » qui constitue le plus clair de ces recher-
ches; toutefois, elles n'ont jamais reformulé intelligemment les
problèmes d'opinion publique et de communications. Elles se
contentent de classer des questions : qui dit quoi à qui, par le
canal de quels moyens de communications, et avec quels résul-
tats ? Les définitions de base sont les suivantes :
« Par « publique », j'entends le nombre, c'est-à-dire les réac-
tions et les sentiments non particuliers et non individualisés
d'un grand nombre de personnes. Cela nécessite un relevé
d'échantillons. Par « opinion », j'entends non seulement l'opi-
nion du public sur des questions d'actualité, et de politique —
questions à l'ordre du jour, mais également les attitudes, les sen-
timents, les valeurs, l'information, et les actions qui leur sont
associées. Pour s'en faire une idée, il faut recourir non seulement
aux questionnaires et aux entretiens, mais également à des pro-
cédés projectifs, à des échelles.
Il y a là-dedans une confusion très nette entre l'objet et la
méthode. L'auteur veut sans doute dire à peu près ceci : le mot
« publique » va désigner tout agrégat pondérable susceptible
d'échantillonnage statistique. Étant donné que les opinions sont
celles des gens, il convient, pour les découvrir, de parler avec
eux. Mais il arrive qu'ils refusent, ou qu'ils soient incapables de
les donner : nous pouvons alors tenter d'employer « les procédés
projectifs ou les échelles ».
Ces recherches se limitent aux structures américaines, et elles
ne remontent pas à plus de quinze ans. C'est pourquoi elles ne
redéfinissent pas le concept d ' « opinion publique », et ne refor-
mulent pas les grands problèmes qui s'y rattachent. Elles ne le

i. Bernard Berelson, « The Study of Public Opinion », The State of the Social
Sciences publié par Léonard D. White, University of Chicago Press, Chicago,
Illinois, 1956, p. 299.
L'implication réciproque des opérations 275

peuvent pas, même à titre préliminaire, dans les limites histo-


riques et structurelles où on les enferme.
Le problème de la « collectivité », ou du « public », dans les
sociétés occidentales, a surgi à la suite des transformations qu'a
subies le consensus traditionnel et classique de la société médié-
vale; il atteint aujourd'hui sa phase aiguë : ce qu'on appelait
« collectivités » au x v m e et au x i x e siècle est en train de se trans-
former en une société de « masses ». E n outre, les collectivités
sont en train de perdre toute pertinence structurelle, les hommes
libres devenant peu à peu des « hommes de masse », enfermés
chacun dans des milieux sans pouvoir. Voilà, par exemple, qui
devrait inspirer le choix et le propos des recherches sur les
collectivités, l'opinion publique, et les communications de masse.
Il faudrait également un historique complet des sociétés démo-
cratiques, faisant place notamment à ce qu'on a appelé la phase
du « totalitarisme démocratique » ou celle de la « démocratie
totalitaire ». Bref, dans ce domaine, l'empirisme abstrait tel
qu'il est pratiqué n'est pas à même de poser les problèmes de
sociologie.
Un certain nombre des problèmes que ces empirismes pré-
tendent aborder (les effets provoqués par les moyens de commu-
nication de masse, par exemple), ne peuvent se formuler en
dehors d'un cadre structurel. Comment espérer comprendre ses
effets (et ne parlons pas du sens qu'ils prennent les uns au
contact des autres pour le développement d'une société de
masse) en étudiant seulement, même avec une très grande préci-
sion, une population qui, depuis une génération, est « saturée »
de ces media ? La publicité a peut-être tout intérêt à classer les
individus selon leur degré de « contamination massmédiatique »,
mais on n'en sortira pas une sociologie des moyens de commu-
nication de masse.
Dans les études sur la vie politique, c'est le « comportement
électoral » qui constitue le sujet favori, sans doute à cause de la
facilité des recherches statistiques. La pauvreté des résultats n'a
d'égale que la complication des méthodes, et le soin qu'on y
apporte. Les sciences politiques doivent faire grand cas d'une
étude exhaustive où l'on ne souffle mot de la cuisine électorale
des grands partis, non plus que de la moindre institution poli-
tique... Et pourtant c'est bien le cas du « People's choice » (Le
choix électoral), étude de grand renom sur l'élection de 1940
dans le comté d'Erié (Ohio). Cet ouvrage nous apprend que les
riches, les ruraux et les protestants votent républicain; que les
électeurs aux coordonnées inverses votent démocrate, et ainsi
276 Le rationalisme appliqué

de suite. Mais on ne dit mot de la dynamique politique aux


États-Unis.
L'idée de légitimation est l'une des conceptions centrales des
sciences politiques, d'autant que les problèmes de cette disci-
pline portent sur des questions d'opinion et d'idéologie. Les
recherches sur 1' « opinion publique » surprennent d'autant plus
qu'on soupçonne fort la politique électorale américaine d'être
une politique sans opinion — à prêter au mot « opinion » un
minimum de sérieux, et d'être électorale sans revêtir aucune
signification politique profonde — à prendre l'expression « signi-
fication politique » au sérieux. Mais les « recherches politiques »
ne sont pas à même de poser ces questions (car ces remarques,
dans mon esprit, sont de simples questions). Et comment en
serait-il autrement ? Il leur faudrait une érudition historique et
un style de réflexion psychologique qui ne-sont pas personae
gratae auprès des empiristes abstraits et qui à vrai dire, ne sont
pas non plus à leur portée. [...]
Aucune conception nouvelle non plus dans les quelques
recherches de stratification que la nouvelle école a entreprises.
On a pris textuellement les grandes conceptions des autres;
on a généralement subtilisé, sans les « traduire », des « indices »
de « statut socio-économique ». Certains problèmes épineux (la
« conscience de classe », la « fausse conscience », les rapports
entre les conceptions du statut et celles de la classe, le difficile
concept weberien de « classe sociale ») en sont toujours au
même point. Enfin, et en un sens, surtout, on persiste à choisir
les petites villes pour échantillons, en sachant bien que jamais
ces études, mises bout à bout, n'exprimeront les structures de
classes, de statuts et de pouvoir, à l'échelle nationale. [...]
Les empiristes abstraits n'ont formulé leurs questions et leurs
réponses que dans les limites qu'ils ont curieusement imposées
à leur épistémologie arbitraire. Et j'ai pesé mes mots : ils sont
victimes de l'Inhibition Méthodologique. Le résultat, c'est que
leurs études accumulent les détails au mépris de toute espèce de
forme; bien souvent, la seule forme qu'on puisse trouver y est
mise par les typographes et les relieurs. L'abondance des détails
ne nous convainc de rien qui mérite conviction.

CHARLES W . MILLS
L'imagination sociologique
3.2. SYSTÈME DE PROPOSITIONS
ET VÉRIFICATION SYSTÉMATIQUE

LA THÉORIE COMME DÉFI MÉTHODIQUE

Hjemslev montre, à propos de l'analyse saussurienne d'un problème


génétique, que le progrès scientifique suppose des défis méthodiques qui
ne sont fondés que par l'économie de pensée qu'ils autorisent dans la
construction des faits, et qui ne peuvent être validés que par les faits
qu'ils permettent de découvrir."Lapreuve n'est pas apportée par une
expérience cruciale, mais par la cohérence des indices que la théorie
permet d'apercevoir dans des faits jusqu'alors dispersés et insignifiants.
Ici, la décision de méthode de traiter comme système des « formules » qui
ne sont que des abstractions « résumant » des correspondances linguis-
tiques que les méthodes traditionnelles omettaient de rapprocher, permet
de donner plus de cohérence à la description d'un état de langue hypothé-
tique, confirmé ensuite par les faits phonétiques que cette hypothèse
a permis de découvrir.

37. L. Hjemslev

[Les conceptions de F. de Saussure ont permis de faire progresser


l'analyse des problèmes génétiques (histoire et formation des
langues), en instaurant l'application de la méthode structurale
à ces problèmes. Son œuvre] a pour caractéristique, d'une part,
de considérer les formules* communes comme un système et

* On dit qu'il y a fonction constante entre des éléments d'expression de diverses


langues quand « la même correspondance se retrouve dans les mêmes condi-
tions dans tous les mots considérés ». Ainsi, il y a fonction entre les éléments
d'expression m du gothique, du celtique, du latin, du grec, du lithuanien, de
l'ancien slave, de l'arménien et de l'ancien indien. On a par exemple : latin
278 Le rationalisme appliqué

d'en tirer toutes les conséquences, et, d'autre part, de ne pas


leur conférer d'autre réalité que celle-ci, par conséquent de ne pas
les considérer comme des sons préhistoriques, avec une pronon-
ciation déterminée, qui se seraient transformés par degrés pour
donner les sons des diverses langues indo-européennes. [...]
Parce que Saussure considère les formules communes comme
un système et, en plus, comme un système libéré de détermina-
tions phonétiques concrètes, bref comme une pure structure,
il est amené dans cette œuvre à appliquer à la langue originale
indo-européenne elle-même, citadelle pourtant des théories sur
la transformation du langage, les méthodes qui seront exem-
plaires pour l'analyse de tout état linguistique, et qui peuvent
servir de modèle à qui veut analyser une structure linguistique.
Saussure place devant lui ce système considéré en lui-même et
pose la question : comment l'analyser de façon à obtenir l'expli-
cation la plus simple et la plus élégante ? Autrement dit : com-
ment réduire au minimum le nombre de formules ou d'éléments
nécessaires pour rendre compte de tout ce mécanisme ?
Par là Saussure fut amené à traiter le système indo-européen,
ce que personne n'avait p u faire auparavant, ou, en d'autres
termes, à introduire une méthode nouvelle, une méthode structu-
relle, dans la linguistique génétique.
[Pour prendre un exemple de cette construction visant à
réduire et simplifier le nombre de formules permettant de rendre
compte d'une langue, Hjemslev montre comment Saussure, en
présence de deux séries d'alternances indo-européennes :*e :*o :
O d'une part, et voyelle longue : * A d'autre part, fait l'hypo-
thèse que dans l'alternance voyelle longue : * A , la voyelle longue
est « la combinaison d'une voyelle brève avec oA », réussissant
ainsi à « assimiler les deux sortes d'alternances qui avaient paru
toutes différentes jusque-là ».

*ei : *<>i : */
*eu : *ou : *u
^ *eA : *oA : *A]

Cette démarche signifia une rupture décisive avec la méthode de


reconstruction traditionnelle : une formule comme *oA de

mater, grec mater, lithuanien : môte mote, ancien slave mati, arménien mayr,
ancien indien màtà. On exprime cette fonction par un signe unique, appelé
« formule », qui est donc une abstraction désignant la série d'éléments qui,
dans les différentes langues d'une même famille, sont liés par une correspondance
constante.
La vérification systématique 279

Saussure n'est pas motivée par les fonctions des éléments exis-
tant entre les langues indo-européennes, mais par une fonction
interne de la langue originelle : si l'on s'en tenait seulement aux
fonctions des éléments existant entre les différentes langues
indo-européennes, il n'y aurait pas de raison de faire une distinc-
tion entre ô dans dônum et ô dans rhétôr. Si ô de dônum, mais non
pas ô de rhétôr, se laisse réinterpréter en *oA, cela ne tient pas
à une fonction reliant des langues différentes, mais à une fonction
reliant les éléments d'un même état linguistique. Ce qui est
arrivé ici, c'est qu'on a établi l'égalité entre une grandeur algé-
brique et le produit des deux autres, et cette opération rappelle
l'analyse par laquelle le chimiste identifie l'eau à un produit
d'oxygène et d'hydrogène. C'est une opération à faire sur tout
état linguistique en vue d'en obtenir la description la plus
simple.
Pour comprendre ce qu'il y a d'essentiel et d'intéressant
au point de vue de la méthode dans ces réductions, il faut se
rendre compte qu'elles constituent une sorte de décomposition
des grandeurs indo-européennes en produits algébriques ou
chimiques ; et que cette décomposition, loin de ressortir directe-
ment d'une comparaison entre les différentes langues indo-euro-
péennes, est obtenue en opérant sur le résultat même de cette
comparaison, elle vient d'une analyse de ce résultat. Plus tard,
longtemps après que cette analyse ait été faite, on a trouvé qu'il
existe une langue indo-européenne, à savoir le hittite, qui dis-
tingue entre un *o alternant avec *5 et un *o alternant avec
un *A : le linguiste polonais Kurylowicz a pu en effet montrer
que hitt. h correspond parfois à i.-e. *A. En outre, Herman
Moller a pu confirmer sa théorie en se référant au chamito-
sémitique : la pierre angulaire de la démonstration, faite par
Herman Moller, de la parenté génétique entre l'indo-européen
et le chamito-sémitique est en effet que le chamito-sémitique
possède des consonnes particulières qui correspondent aux diffé-
rents coefficients indo-européens. Ces confirmations, obtenues
en considérant des fonctions des éléments jusqu'alors inconnues,
sont très intéressantes sans doute, surtout en ce qu'elles montrent
que l'analyse interne d'une structure linguistique, comme celle
de la langue originelle indo-européenne, est chargée de réalité.
Alors qu'on pourrait craindre, avec de telles analyses, de se
perdre dans les sphères de l'abstraction, c'est tout le contraire :
on se prépare à pouvoir mieux reconnaître les fonctions des
éléments découvertes par la suite : l'analyse de l'état linguistique
a vraiment permis d'approfondir la connaissance de la structure.
28O Le rationalisme appliqué

Mais, d'un autre côté, ces confirmations provenant du hittite et


du chamito-sémitique ne sont justement que des confirmations,
et l'anamyse interne du système des éléments de la langue origi-
nelle est indépendante d'elles.

Louis HJEMSLEV
Le langage
La vérification systématique 281

L'ARGUMENTATION CIRCULAIRE

Le souci de la dissimilation qui s'inspire ou s'autorise d'une représen-


tation inexacte des méthodes des sciences de la nature conduit à l'aveu-
glement épistémologique, qui peut s'exprimer aussi bien dans l'affirma-
tion de la spécificité d'une méthode intuitionniste que dans l'imitation
servile et timorée des sciences de la nature. Tout à l'opposé, E. Wind
s'efforce d'établir, par une confrontation méthodique, la forme spécifique
que revêtent en sciences humaines les problèmes épistémologique s des
sciences de la nature. Parce qu'il n'est qu'un aspect de l'implication
mutuelle de la théorie et des opérations de recherche, « le cercle métho-
dique » n'est pas un cercle logique : le progrès de la théorie de l'objet
entraîne un progrès de la méthode dont l'application adéquate exige un
raffinement de la théorie, seule capable de contrôler l'application de la
méthode et d'expliquer en quoi et pourquoi la méthode réussit. Ainsi
s'instaure un mouvement qui transforme le simple document en objet
scientifique et qui ignore la séparation immobile que le positivisme
entend établir entre les faits et les interprétations des faits.

E. Wind

J'examinerai ici quelques-uns seulement des points de contact


entre l'histoire et la nature, et, plus précisément, je dégagerai les
similitudes dans les méthodes scientifiques par lesquelles on
constitue ces deux domaines comme objets de connaissance et
d'expérience.
La seule affirmation de ces similitudes pourra sembler héré-
tique à beaucoup1. Depuis des dizaines d'années les savants
allemands enseignent que l'histoire et les sciences de la nature
sont aux antipodes l'une de l'autre, leur unique point commun
étant qu'elles adhèrent aux grandes règles de la logique, et que
le premier devoir de l'historien est de rejeter sans la moindre
complaisance l'idéal de ceux qui voudraient réduire le monde
à une simple formule mathématique. Si, à l'origine, cette
révolte a, sans aucun doute, permis aux sciences historiques de
s'affranchir de la tutelle des autres sciences, elle a aujourd'hui
perdu toute raison d'être. Le concept même de la nature auquel
Dilthey opposa son Geisteswissenschaft est depuis longtemps
abandonné par les sciences de la nature elles-mêmes, et la notion
d'une étude de la nature qui traiterait des hommes et de leur

1. Ce qui suit se rapporte particulièrement à l'école de Dilthey, Windelband et


Rickert.
282 Le rationalisme appliqué

destin tout à fait de la même manière que des cailloux et des


rochers en les soumettant aux mêmes « lois éternelles », ne
subsiste que sous forme de cauchemar chez certains historiens.
Il ne faudra donc pas tenir pour symptomatiques d'une rechute
dans les erreurs de la méthode de pensée si abondamment décriée
sous le nom de « positivisme » les quelques exemples qui pour-
ront suivre, choisis pour illustrer le fait que les questions que les
historiens s'accordent à considérer comme leur appartenant en
propre se posent aussi dans les sciences de la nature; quoiqu'il
puisse paraître peu plausible aux historiens, habitants casaniers
du Globus Intellectualis, que les scientifiques des antipodes ne
marchent pas sur la tête...

Document et instrument
Au mépris des règles de la logique traditionnelle, la méthode
normale pour obtenir des documents probants suppose une
sorte de cercle logique.
L'historien qui consulte ses documents pour interpréter un
événement politique donné ne peut juger de la valeur de ces
documents que s'il connaît la place qu'ils occupent dans la
séquence d'événements pour lesquels justement il les consulte.
De la même façon l'historien de l'art qui, de l'observation d'une
œuvre donnée, parvient à une conclusion sur l'évolution de son
auteur, se transforme en un amateur éclairé qui examine les
raisons conduisant à attribuer cette œuvre à tel artiste : dans cette
optique il lui faut poser a priori l'évolution de l'artiste, ce qui
était justement ce qu'il cherchait à déduire.
Pareil déplacement du centre d'intérêt, de l'objet de la
recherche à ses moyens, et l'inversion du but et des moyens qui
l'accompagne est caractéristique de la plupart des travaux histo-
riques, et les exemples peuvent être multipliés. Une étude sur le
Baroque, qui s'appuie sur les écrits théoriques du Bernin, se
transforme en une analyse du rôle de la théorie dans l'évolution
créatrice du Bernin. Une étude sur la prise du pouvoir par César,
et sur le proconsulat de Pompée qui utilise comme source prin-
cipale les écrits de Cicéron devient une analyse du rôle de
Cicéron dans le conflit entre le Sénat et les usurpateurs.
D'une façon générale on pourrait désigner cela comme la dia-
lectique du document : l'information que l'on cherche à acquérir
à l'aide du document doit être posée a priori si l'on veut saisir
tout le sens de ce document.
Le savant des sciences de la nature est affronté au même para-
La vérification systématique 283

doxe. Le physicien tente de déduire des lois naturelles générales


à l'aide d'instruments qui sont eux-mêmes assujettis à ces lois.
On emploie comme étalon de mesure de la chaleur un fluide,
le mercure, et l'on vous assure qu'il se dilate régulièrement
à mesure que la température augmente. Mais comment peut-on
soutenir pareille affirmation sans connaître les lois de la thermo-
dynamique ? Mais ces mêmes lois à leur tour ne nous «ont-elles
pas révélées par des mesures qui emploient un fluide pour étalon,
et précisément le mercure ?
La mécanique classique se sert d'étalons métriques et d'hor-
loges que l'on transfère d'un endroit à l'autre; on part de l'hypo-
thèse que de telles translations sont sans effet sur la constance
des mesures fournies par ces instruments. Hypothèse qui n'en
exprime pas moins une loi mécanique (c'est-à-dire que les résul-
tats d'une mesure sont indépendants de la position de l'objet
mesuré), loi dont la validité doit être vérifiée par des instruments
qui ne sont dignes de foi à leur tour que dans la mesure où la loi
supposée est valable.
Pas plus la science que l'histoire n'échappent donc à ce cercle
logique. Chaque instrument, chaque document, participe de la
structure qu'on lui demande de faire apparaître.

L'intrusion de l'observateur
Il est étrange que Dilthey ait vu dans cette participation un des
traits distinctifs de l'étude historique opposée à celle des sciences
de la nature. Dans Einleitung in die Geisteswissenschaften il admet
que l'étude des « corps sociaux » est moins précise que celle des
« corps naturels ». « Et pourtant », écrit-il plus loin, « ce handi-
cap est compensé, et au-delà, par les chances que donnent à cette
étude la situation privilégiée où je suis, étant partie intégrante de
ce corps social et pouvant d'autre part m'étudier et me connaître
de l'intérieur... Certes l'individu est un élément dans les interac-
tions sociales, ... réagissant à leurs effets de façon consciente
par la volonté et par l'action, mais il est aussi l'intelligence qui
observe et étudie les interactions sociales en même temps que sa
réaction personnelle ».
Que les hommes, qui forment la substance de ce que Dilthey
appelle « la réalité socio-historique », parviennent à s'analyser
et à se connaître de l'intérieur, voilà qui me paraît une affir-
mation bien téméraire. Elle fait du difficile précepte moral,
« connais-toi toi-même », une évidence prosaïque qui est en fait
contredite par toute l'expérience présente et passée. Quelles que
284 Le rationalisme appliqué

soient les objections que l'on puisse faire à la psychanalyse, on


ne peut nier que les hommes n'ont pas une connaissance immé-
diate et intuitive d'eux-mêmes, et qu'ils vivent et s'expriment
selon plusieurs niveaux. Il en résulte que l'interprétation des
documents historiques requiert une méthode autrement com-
plexe que la doctrine diltheyenne de la perception immédiate
avec le recours direct qu'elle suppose à une sorte d'intuition.
Peirce écrit dans un fragment sur la psychologie du développe-
ment des idées : « ce qu'il nous faut étudier ce sont les croyances
que les hommes nous livrent inconsciemment, et non pas celles
dont ils font étalage ».
Une fois abandonné le recours direct à une expérience intui-
tive, les remarques de Dilthey ne comportent plus rien qu'un
physicien ne puisse reprendre à son compte : « Je suis, alors que
j'utilise instruments et appareils de mesure, moi-même partie
intégrante de ce monde physique; l'individu (technicien et obser-
vateur) participe aux interactions de la nature, mais est aussi
l'intelligence qui observe et étudie interactions naturelles et
réactions personnelles. »
Que l'on ne vienne pas m'objecter que sous ce déguisement
emprunté aux sciences de la nature l'affirmation de Dilthey
a perdu tout son sens. Il est vrai que je l'ai dépouillée de sa pro-
fondeur, et que ce qu'il en subsiste paraît bien prosaïque. Mais
l'affirmation obtenue ainsi n'est pas seulement simple, elle est
vraie : le chercheur fait intrusion dans la structure qui est l'objet de sa
recherche. Telle est l'exigence de la suprême règle méthodolo-
gique. Pour étudier la physique, il faut être concerné physique-
ment; le pur esprit n'étudie pas la physique. Il faut un corps
(quelle que soit l'importance de 1' « interprétation » de l'esprit)
pour transmettre les signes à interpréter. Sinon il n'y aurait
aucun contact avec le monde extérieur que nous nous proposons
d'analyser. Le pur esprit n'étudie pas non plus l'histoire. Pour ce
faire, il faut se sentir historiquement concerné; il faut se sentir
englué dans la masse d'expériences passées qui font intrusion
dans le présent sous la forme de la « tradition »; tradition qui
nous entraîne, qui nous égare, qui se contente souvent de rap-
porter les faits, de les reproduire, de faire allusion à une expé-
rience plus ancienne qui n'a pas été jusqu'ici dévoilée. Je le
répète, le chercheur est au tout premier chef un récepteur de
signaux, quoiqu'il soit aux aguets et en quête de ces signaux,
sans pouvoir agir sur leur transmission. Les vagues formules
des antithèses traditionnelles (« corps-âme », « intériorité-
extériorité ») ne peuvent rendre compte de l'enregistrement et
La vérification systématique 285

de l'élaboration de ces signaux, ni de la marche de tout cet


« appareil récepteur ». La seule antithèse valable est l'antithèse
« ensemble-partie ». En faisant intrusion dans la structure qu'il
compte étudier, le chercheur devient, comme tous ses outils,
lui-même en partie objet de son étude; il faut accorder à « en
partie objet » une double signification : il n'est, comme tout
instrument d'enquête, qu'une partie de l'ensemble étudié; mais
de la même façon ce n'est qu'une partie de lui-même, extériorisée
sous forme d'outil, qui pénètre dans le monde objectai de son
étude.
EDGAR WIND
« Some Points of Contact between History and Natural Science »
286 Le rationalisme appliqué

LA PREUVE PAR UN SYSTÈME DE PROBABILITÉS


CONVERGENTES

Le raisonnement grâce auquel Darwin établit indirectement et par le


jeu subtil des vraisemblances et des invraisemblances, que toutes les
races de pigeons descendent d'une seule espèce, illustre les risques et les
ressources d'une discursivité artisanale, peut-être plus proche des che-
minements laborieux de la recherche de la preuve en sociologie que les
programmes impeccables, mais rarement applicables, de la méthodo-
logie pure. Darwin compose et oppose des systèmes et des sous-systèmes
de probabilités et d'improbabilités pour prouver ce que la question réelle
qu'il rencontre l'oblige à prouver à partir des matériaux qu'elle l'oblige
à prendre en compte. Il fait apparaître, comme le montre A. Kaplan
qui cite ce texte*, que l'hypothèse opposée à celle qu'il propose ne tient
qu'au prix de multiples suppositions qui sont improbables si on les
réunit, mais que l'on accorderait peut-être plus facilement si elles étaient
proposées en ordre dispersé. Ainsi, il compose avec des raisons positives
et négatives, dont certaines ne vaudraient pas grand-chose en elles-mêmes,
un système de preuves, « une chaîne d'évidences » qui est plus « forte que
son maillon le plusfaible, plusforte même que son maillon le plusfort »*.

. C. Darwin
Quelque considérable que soit la différence qu'on observe
entre les diverses races de pigeons, je me range pleinement à
l'opinion commune des naturalistes qui les font toutes descendre
du Biset (Columba livia), en comprenant sous ce terme plusieurs
races géographiques, ou sous-espèces qui ne diffèrent les unes
des autres que par des points insignifiants. J'exposerai succincte-
ment plusieurs des raisons qui m'ont conduit à adopter cette
opinion, car elles sont, dans une certaine mesure, applicables à
d'autres cas. Si nos diverses races de pigeons ne sont pas des
variétés, si, en un mot, elles ne descendent pas du Biset, elles
doivent descendre de sept ou huit types originels au moins, car
il serait impossible de produire nos races domestiques actuelles
par les croisements réciproques d'un nombre moindre. Com-
ment, par exemple, produire un Grosse-gorge en croisant deux
races, à moins que l'une des races ascendantes ne possède son
énorme jabot caractéristique ? Les types originels supposés
doivent tous avoir été habitants des rochers comme le Biset,
c'est-à-dire des espèces qui ne perchaient ou ne nichaient pas

* A. Kaplan, Tbe Conduct of Inquiry, op. cit., p. 245.


La vérification systématique 287

volontiers sur les arbres. Mais, outre le Columba livia et ses sous-
espèces géographiques, on ne connaît que deux ou trois autres
espèces de pigeons de roche et elles ne présentent aucun des
caractères propres aux races domestiques. Les espèces primitives
doivent donc, ou bien exister encore dans les pays où elles ont
été originellement réduites en domesticité, auquel cas elles
auraient échappé à l'attention des ornithologistes, ce qui, consi-
dérant leur taille, leurs habitudes et leur remarquable caractère,
semble très improbable; ou bien être éteintes à l'état sauvage.
Mais il est difficile d'exterminer des oiseaux nichant au bord des
précipices et doués d'un vol puissant. Le Biset commun,
d'ailleurs, qui a les mêmes habitudes que les races domestiques,
n'a été exterminé ni sur les petites îles qui entourent la Grande-
Bretagne, ni sur les côtes de la Méditerranée. Ce serait donc faire
une supposition bien hardie que d'admettre l'extinction d'un
aussi grand nombre d'espèces ayant des habitudes semblables
à celles du Biset. En outre, les races domestiques dont nous
avons parlé plus haut ont été transportées dans toutes les parties
du monde; quelques-unes, par conséquent, ont dû être ramenées
dans leur pays d'origine; aucune d'elles, cependant, n'est
retournée à l'état sauvage, bien que le pigeon de colombier, qui
n'est autre que le Biset sous une forme très peu modifiée, soit
redevenu sauvage en plusieurs endroits. Enfin, l'expérience nous
prouve combien il est difficile d'amener un animal sauvage à se
reproduire régulièrement en captivité; cependant, si l'on admet
l'hypothèse de l'origine multiple de nos pigeons, il faut admettre
aussi que sept ou huit espèces au moins ont été autrefois assez
complètement apprivoisées par l'homme à demi sauvage pour
devenir parfaitement fécondes en captivité.
Il est un autre argument qui me semble avoir un grand poids
et qui peut s'appliquer à plusieurs autres cas : c'est que les races
dont nous avons parlé plus haut, bien que ressemblant de
manière générale au Biset sauvage par leur constitution, leurs
habitudes, leur voix, leur couleur, et par la plus grande partie
de leur conformation, présentent cependant avec lui de grandes
anomalies sur d'autres points. On chercherait en vain, dans toute
la grande famille des colombidés, un bec semblable à celui du
Messager anglais, du Culbutant courte-face ou du Barbe; des
plumes retroussées analogues à celles du Jacobin; un jabot
pareil à celui du Grosse-gorge; des plumes caudales comparables
à celles du pigeon Paon. Il faudrait donc admettre, non seulement
que des hommes à demi sauvages ont réussi à apprivoiser com-
plètement plusieurs espèces, mais que, par hasard ou avec inten-
z88 Le rationalisme appliqué

tion, ils ont choisi les espèces les plus extraordinaires et les plus
anormales; il faudrait admettre, en outre, que toutes ces espèces
se sont éteintes depuis ou sont restées inconnues. Un tel
concours de circonstances extraordinaires est improbable au
plus haut degré.
Quelques faits relatifs à la couleur des pigeons méritent d'être
signalés. Le Biset est bleu-ardoise avec les reins blancs ; chez la
sous-espèce indienne, le Columba intermedia de Strickland, les
reins sont bleuâtres; la queue porte une barre foncée terminale
et les plumes des côtés sont extérieurement bordées de blanc à
leur base; les ailes ont deux barres noires. Chez quelques races à
demi domestiques, ainsi que chez quelques autres absolument
sauvages, les ailes, outre les deux barres noires, sont tachetées
de noir. Ces divers signes ne se trouvent réunis chez aucune
autre espèce de la famille. Or, tous les signes que nous venons
d'indiquer sont parfois réunis et parfaitement développés, jus-
qu'au bord blanc des plumes extérieures de la queue, chez les
oiseaux de race pure appartenant à toutes nos races domestiques.
En outre, lorsque l'on croise des pigeons, appartenant à deux ou
plusieurs races distinctes, n'offrant ni la coloration bleue, ni
aucune des marques dont nous venons de parler, les produits
de ces croisements se montrent très disposés à acquérir soudaine-
ment ces caractères. Je me bornerai à citer un exemple que j'ai
moi-même observé au milieu de tant d'autres. J'ai croisé quelques
pigeons Paons blancs de race très pure avec quelques Barbes
noirs — les variétés bleues du Barbe sont si rares, que je n'en
connais pas un seul cas en Angleterre — : les oiseaux que
j'obtins étaient noirs, bruns et tachetés. Je croisai de même un
Barbe avec un pigeon Sport, qui est un oiseau blanc avec la queue
rouge et une tache rouge sur le haut de la tête, et qui se reproduit
fidèlement; j'obtins des métis brunâtres et tachetés. Je croisai
alors un des métis Barbe-Paon avec un métis Barbe-Spot et
j'obtins un oiseau d'un aussi beau bleu qu'aucun pigeon de race
sauvage, ayant les reins blancs, portant la double barre noire des
ailes et les plumes externes de la queue barrées de noir et bordées
de blanc ! Si toutes les races de pigeons domestiques descendent
du Biset, ces faits s'expliquent facilement par le principe bien
connu du retour au caractère des ancêtres; mais si on conteste
cette descendance, il faut forcément faire une des deux supposi-
tions suivantes, suppositions improbables au plus haut degré :
ou bien tous les divers types originels étaient colorés et marqués
comme le Biset, bien qu'aucune autre espèce existante ne pré-
sente ces mêmes caractères, de telle sorte que, dans chaque
LM vérification systématique 289

race séparée, il existe une tendance au retour vers ces couleurs


et vers ces marques; ou bien chaque race, même la plus pure,
a été croisée avec le Biset dans l'intervalle d'une douzaine ou tout
au plus d'une vingtaine de générations — je dis une vingtaine de
générations, parce qu'on ne connaît aucun exemple de produits
d'un croisement ayant fait retour à un ancêtre de sang étranger
éloigné d'eux par un nombre de générations plus considérable.
Chez une race qui n'a été croisée qu'une fois, la tendance à
faire retour à un des caractères dus à ce croisement s'amoindrit
naturellement, chaque génération successive contenant une quan-
tité toujours moindre de sang étranger. Mais, quand il n'y a pas
eu de croisement et qu'il existe chez une race une tendance à faire
retour à un caractère perdu pendant plusieurs générations, cette
tendance, d'après tout ce que nous savons, peut se transmettre
sans affaiblissement pendant un nombre indéfini de générations.
Les auteurs qui ont écrit sur l'hérédité ont souvent confondu ces
deux cas très distincts du retour.
Enfin, ainsi que j'ai pu le constater par les observations que
j'ai faites tout exprès sur les races les plus distinctes, les hybrides
ou métis provenant de toutes les races domestiques du pigeon
sont parfaitement féconds. Or, il est difficile, sinon impossible,
de citer un cas bien établi tendant à prouver que les descendants
hybrides provenant de deux espèces d'animaux nettement dis-
tinctes sont complètement féconds. Quelques auteurs croient
qu'une domesticité longtemps prolongée diminue cette, forte
tendance à la stérilité. L'histoire du chien et celle de quelques
autres animaux domestiques rend cette opinion très probable,
si on l'applique à des espèces étroitement alliées; mais il me
semblerait téméraire à l'extrême d'étendre cette hypothèse jus-
qu'à supposer que des espèces primitivement aussi distinctes que
le sont aujourd'hui les Messagers, les Culbutants, les Grosses-
gorges et les Paons, aient pu produire des descendants parfaite-
ment féconds inter se.
Ces différentes raisons, qu'il est peut-être bon de récapituler,
c'est-à-dire : l'improbabilité que l'homme ait autrefois réduit en
domesticité sept ou huit espèces de pigeons et surtout qu'il ait pu
les faire se reproduire librement en cet état; le fait que ces espèces
supposées sont partout inconnues à l'état sauvage et que nulle
part les espèces domestiques ne sont redevenues sauvages; le
fait que ces espèces présentent certains caractères très anormaux,
si on les compare à toutes les autres espèces de colombidés, bien
qu'elles ressemblent au Biset sous presque tous les rapports; le
fait que la couleur bleue et les différentes marques noires repa-
19
290 Le rationalisme appliqué

raissent chez toutes les races, et quand on les conserve pures, et


quand on les croise; enfin, le fait que les métis sont parfaitement
féconds — toutes ces raisons nous portent à conclure que toutes
nos races domestiques descendent du Biset ou Columba livia et
de ses sous-espèces géographiques.

CHARLES DARWIN
L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle,
ou la lutte pour l'existence dans la nature
3.3. LES COUPLES ÈPISTÉMOLOGIQUES

LA PHILOSOPHIE DIALOGUÉE

Bachelard a souvent montré que l'activité de la science moderne est


orientée par une « bi-certitude » qu'explicite le dialogue, plus ou moins
serré, entre les deux philosophies du rationalisme et du réalisme*.
L'épistémologie se distingue de la philosophie traditionnelle des sciences
en ce qu'elle accepte pour objet de réflexion cette double philosophie qui
anime tous les actes du savant, au lieu d'interroger ceux-ci à partir
d'une philosophie de la connaissance. Il apparaît alors que « toutes les
philosophies de la connaissance scientifique se mettent en ordre à partir du
rationalisme appliqué et du matérialisme technique ». Les philosophies
que l'on rencontre dans les deux perspectives « affaiblies » qui mènent à
l'idéalisme et au réalisme naïfs perdent leur pouvoir de rendre compte du
travail du savant et de lui prêter une assistance théorique, dans la mesure
précisément où elles s'éloignent du « centre philosophique où se fondent à
la fois l'expérience réfléchie et l'invention rationnelle, bref [de\ la région
où travaille la science contemporaine ». Cette analyse spectrale des posi-
tions épistémologiques devrait, appliquée mutatis mutandis aux sciences
sociale s, faire apercevoir que les dialoguesfictifsentre adversaires éloignés,
et parfois complices (par exemple, le formalisme et l'intuitionnisme),
sont plus fréquents que les échanges serrés entre la théorie et l'expérience.

. G. Bachelard

E n fait, ce chassé-croisé de deux philosophies contraires en


action dans la pensée scientifique engage des philosophies plus
nombreuses et nous aurons à présenter des dialogues sans doute

* Cf. supra, textes n° i , p. 109, et n° 23, p. 207.


292 Le rationalisme appliqué

moins serrés, mais qui étendent la psychologie de l'esprit scien-


tifique. Par exemple, on mutilerait la philosophie de la science si
l'on n'examinait pas comment se situent le positivisme ou le for-
malisme qui ont certes tous deux des fonctions dans la physique
et dans la chimie contemporaines. Mais une des raisons qui nous
fait croire au bien-fondé de notre position centrale, c'est que
toutes les philosophies de la connaissance scientifique se mettent
en ordre à partir du rationalisme appliqué. Il est à peine besoin de
commenter le tableau suivant quand on l'applique à la pensée
scientifique :
Idéalisme
t
Conventionalisme
t
Formalisme
t
Rationalisme appliqué et Matérialisme technique
t
Positivisme
t
Emprisime
t
Réalisme

Indiquons seulement les deux perspectives de pensées affaiblies


qui mènent, d'une part, du rationalisme à l'idéalisme naïf et,
d'autre part, du matérialisme technique au réalisme naïf.
Ainsi, quand on interprète systématiquement la connaissance
rationnelle comme la constitution de certaines formes, comme un
simple appareillage de formules propres à informer n'importe
quelle expérience, on institue un formalisme. Ce formalisme peut,
à la rigueur, recevoir les résultats de la pensée rationnelle, mais il
ne peut donner tout le travail de la pensée rationnelle. D'ailleurs
on ne s'en tient pas toujours à un formalisme. On a commencé
une philosophie de la connaissance qui affaiblit le rôle de l'expé-
rience. On est bien près de voir dans la science théorique un
ensemble de conventions, une suite de pensées plus ou moins
commodes organisées dans le clair langage des mathématiques,
lesquelles ne sont plus que l'espéranto de la raison. La commodité
des conventions ne leur enlève pas leur arbitraire. Ces formules,
ces conventions, cet arbitraire, on en viendra assez naturellement
à les soumettre à une activité du sujet pensant. On aborde ainsi
à un idéalisme. Cet idéalisme ne s'avoue plus dans l'épistémo-
logie contemporaine mais il a joué un tel rôle dans les philoso-
Les couples épistêmologiques

phies de la nature au cours du xix e siècle qu'il doit figurer


encore dans un examen général des philosophies de la science.
Il faut d'ailleurs signaler l'impuissance de l'idéalisme à recons-
tituer un rationalisme de type moderne, un rationalisme actif
susceptible d'informer les connaissances des nouvelles régions
de l'expérience. Autrement dit, on ne peut renverser la perspec-
tive que nous venons de décrire. En fait, quand l'idéaliste établit
une philosophie de la nature, il se contente de mettre en ordre
les images qu'il se fait de la nature, en s'adonnant à ce que ces
images ont d'immédiat. Il ne dépasse pas les limites d'un sensua-
lisme éthéré. Il ne s'engage pas dans une expérience poursuivie.
Il s'étonnerait qu'on lui demandât de suivre les recherches de la
science dans l'expérimentation essentiellement instrumentale. Il
ne se croit pas forcé d'accepter les conventions des autres esprits.
Il ne consent pas à' la lente discipline qui formerait son esprit sur
les leçons de l'expérience objective. L'idéalisme perd donc toute
possibilité de rendre compte de la pensée scientifique moderne.
La pensée scientifique ne peut trouver ses formes dures et mul-
tiples dans cette atmosphère de solitude, dans ce solipsisme qui
est le mal congénital de tout idéalisme. Il faut à la pensée scien-
tifique une réalité sociale, l'assentiment d'une cité physicienne et
mathématicienne. Nous devrons donc nous installer dans la posi-
tion centrale du rationalisme appliqué, en travaillant à instituer
pour la pensée scientifique une philosophie spécifique.
Dans l'autre perspective de notre tableau, au lieu de cette
évanescence qui conduit à l'idéalisme, on va trouver une inertie
progressive de pensée qui conduit au réalisme, à une conception
de la réalité comme synonyme de l'irrationalité.
En effet, en passant du rationalisme de l'expérience de phy-
sique, fortement solidaire de la théorie, au positivisme, il semble
qu'on perde tout de suite tous les principes de la nécessité.
Dès lors, le positivisme pur ne peut guère justifier la puissance
de déduction en œuvre dans le développement des théories
modernes ; il ne peut rendre compte des valeurs de cohérence de la
physique contemporaine. Et cependant, en comparaison avec
l'empirisme pur, le positivisme apparaît du moins comme le
gardien de la hiérarchie des lois. Il se donne le droit d'écarter les
fines approximations, les détails, les variétés. Mais cette hié-
rarchie des lois n'a pas la valeur d'organisation des nécessités
clairement comprises par le rationalisme. Au surplus, en se fon-
dant sur des jugements d'utilité, le positivisme est déjà près de
décliner vers le pragmatisme, vers cette poussière de recettes
qu'est Xempirisme. Le positivisme n'a rien de ce qu'il faut pour
294 Le rationalisme appliqué

décider des ordres d'approximations, pour sentir cette étrange


sensibilité de rationalité que donnent les approximations de
deuxième ordre, ces connaissances plus approchées, plus dis-
cutées, plus cohérentes que nous trouvons dans l'examen attentif
des expériences fines et qui nous font comprendre qu'il y a plus
de rationalité dans le complexe que dans le simple.
D'ailleurs, un pas de plus au-delà de l'empirisme qui s'absorbe
dans le récit de ses réussites et l'on atteint à cet amas de faits et
de choses qui, en encombrant le réalisme, lui donne l'illusion de
la richesse. Nous montrerons par la suite combien est contraire
à tout esprit scientifique le postulat, si facilement admis par cer-
tains philosophes, qui assimile la réalité à un pôle d'irrationalité.
Quand nous aurons ramené l'activité philosophique de la pensée
scientifique vers son centre actif, il apparaîtra clairement que le
matérialisme actif a précisément pour fonction de juguler tout
ce qui pourrait être qualifié d'irrationnel dans ses matières, dans
ses objets. La chimie, forte de ses a priori rationnels, nous livre
des substances sans accidents, elle débarrasse toutes les matières de
l'irrationalité des origines. [...]
Si l'on fait un essai de détermination philosophique des
notions scientifiques actives, on s'apercevra bientôt que chacune
de ces notions a deux bords, toujours deux bords. Chaque
notion précise est une notion qui a été précisée. Elle a été pré-
cisée dans un effort d'idonéisme, au sens gonsethien du terme,
idonéisme d'autant plus poussé que les dialectiques ont été plus
serrées. Mais ces dialectiques, elles sont déjà éveillées par les
symétries lointaines du tableau que nous proposons. Ainsi, on
pourrait déjà éclairer bien des problèmes de l'épistémologie des
sciences physiques si l'on instituait la philosophie dialoguée du
formalisme et du positivisme. Le formalisme coordonnerait déjà
avec assez de clartés tous les points de vue mathématiques qui
informent les lois positives dégagées par l'expérience scienti-
fique. Sans avoir l'apodicticité du rationalisme, le formalisme
a une autonomie logique.
Entre l'empirisme et le conventionalisme — philosophies
sans doute trop détendues — il serait encore possible d'établir
des correspondances. Leur dialogue aurait, pour le moins,
l'attrait d'un double scepticisme. Aussi ont-elles beaucoup de
succès près des philosophes modernes qui regardent d'un peu
loin les progrès de la pensée scientifique.
Quant aux deux philosophies extrêmes, idéalisme et réalisme,
elles n'ont guère de force que leur dogmatisme. Le réalisme est
définitif et l'idéalisme est prématuré. Ni l'un ni l'autre n'ont cette
Les couples épistémologiques

actualité que réclame la pensée scientifique. En particulier, on ne


voit vraiment pas comment un réalisme scientifique s'élaborerait
à partir d'un réalisme vulgaire. Si la science était une description
d'une réalité donnée, on ne voit pas de quel droit la science
ordonnerait cette description.
Nous aurons donc pour tâche de montrer que le rationalisme
n'est nullement solidaire de l'impérialisme du sujet, qu'il ne peut
se former dans une conscience isolée. Nous aurons aussi à
prouver que le matérialisme technique n'est nullement un réalisme
philosophique. Le matérialisme technique correspond essentielle-
ment à une réalité transformée, à une réalité rectifiée, à une réalité
qui précisément a reçu la marque humaine par excellence, la
marque du rationalisme.
Ainsi nous serons toujours ramenés au centre philosophique
où se fondent à la fois l'expérience réfléchie et l'invention ration-
nelle, bref dans la région où travaille la science contemporaine.

GASTON BACHELARD
Le rationalisme appliqué
296 Le rationalisme appliqué

LE NÉO-POSITIVISME, ACCOUPLEMENT
DU SENSUALISME ET DU FORMALISME

On voit clairement dans le cas du néo-positivisme de l'École de Vienne


que, contrairement à la représentation commune qui accorde automa-
tiquement à tout raffinement formel les propriétés de la construction
théorique, le formalisme le plus radical appelle la soumission aux
« faits » du sens commun, c'est-à-dire à la théorie sensualiste qu'engage
le sens commun lorsqu'il se représente le fait comme un donné.

41. G. Canguilhem

On a souvent remarqué qu'il y a de l'empirisme au positivisme


un rapport de filiation : l'intermédiaire entre Comte et les sensua-
listes du x v m e siècle c'est d'Alembert. Le positivisme se définit
lui-même par le refus de prendre en considération toute propo-
sition dont le contenu ne soutient directement ou indirectement
aucune correspondance avec des faits constatés. « En ajoutant
[au terme de philosophie] le mot positive, j'annonce que je consi-
dère cette matière spéciale de philosopher qui consiste à envisa-
ger les théories, dans quelque ordre d'idées que ce soit, comme
ayant pour objet la coordination des faits observés. » 1 On
remarque immédiatement comment les faits sont ici dissociés de
la théorie qui leur est en quelque sorte postérieure et extérieure :
de même, dans le schéma de la méthode positive selon laquelle
l'esprit humain s'attache à découvrir « par l'usage bien combiné
du raisonnement et de l'observation » les lois effectives des phé-
nomènes, c'est-à-dire les relations invariables de succession et
de similitude 2 . Ailleurs, Comte développe ainsi le sens du mot
positif : réel, vérifiable, utile 3 . La relation, déjà sensible dans
l'empirisme, de la spéculation théorique à l'utilisation pragma-
tique, est indéniable dans le positivisme. Elle se voit dans la
distinction, du point de vue astronomique, entre Yunivers et le
monde (le système solaire) seul digne de l'intérêt humain; dans
l'hostilité de Comte à l'emploi de méthodes ou d'instruments
permettant soit de déterminer la composition des astres, soit de
compliquer et de corriger des relations légales de forme simple
(telles que la loi de Mariotte) ; dans la proscription du calcul des
probabilités en physique et en biologie. Quant à la subordination

1. A. Comte, Avertissement à la i r e édition du Cours de Philosophie positive, 1830.


2. Coursphil. pos., i r e leçon.
3. Discours sur l'ensemble du positivisme, i r e partie.
Les couples êpistémologiques

générale de la connaissance à l'action (sayoir pour prévoir


afin de pouvoir), elle est trop connue pour qu'il vaille
d'insister.
Les mêmes tendances se retrouvent dans ce qu'il est convenu
d'appeler le néo-positivisme de l'École de Vienne, qui allie
paradoxalement à une théorie radicalement sensualiste de l'ex-
ploration du réel, une théorie radicalement formaliste (dans le
sens que lui ont conféré les travaux modernes sur l'axiomatique)
de la pensée et du discours qui se rattache à deux traditions
aussi différentes que celles dont les noms de Ernst Mach et
de Hilbert sont les symboles. Les représentants les plus authen-
tiques de cette école sont R. Carnap, M. Schlick et Neurath,
auxquels il convient de rattacher Ph. Franck et, bien que
de plus loin, H. Reichenbach, qui se défend d'être de stricte
obédience.
Les néo-positivistes de Vienne empruntent, avec bien des
restrictions, l'idée fondamentale de Wittgenstein (Tractatus
logico-philosophicus), à savoir que le langage est la copie du
monde : le réel est un ensemble de « données » dont la connais-
sance fait la description. Aux objets correspondent les noms,
aux relations effectives entre objets, les propositions. Le langage
a les mêmes limites que le monde, il ne saurait rien comprendre
d'intelligible qui ne soit dans le monde (par exemple la notion
de frontière du monde n'a pas de sens). Allant jusqu'au bout —
où Carnap refuse de le suivre — Wittgenstein pose qu'il ne sau-
rait y avoir de « propositions sur les propositions ». La philoso-
phie a seulement pour fin de critiquer le langage, de clarifier les
propositions (on doit en ce cas se demander comment on peut
travailler sur des propositions, si l'on ne peut pas faire de pro-
positions sur les propositions).
Donc, toutes réserves étant faites, la base de la science est,
selon les Viennois, des propositions qui portent sur le plan du
langage le résultat d'observations. Ce sont seulement des propo-
sitions qui peuvent avoir un sens et non des mots isolés. Or le
sens d'un jugement sur la réalité est toujours en rapport avec une
méthode de vérification. Un jugement qu'on ne saurait vérifier,
c'est-à-dire ramener à quelque observation effective, n'a pas de
sens. Par exemple, le concept de simultanéité a reçu dans la phy-
sique relativiste une signification, parce qu'Einstein a défini les
conditions d'une méthode de transmission et de réception de
signaux. En dehors de cette expérience, la notion de simultanéité
ne veut rien dire.
Selon Neurath toutes les sciences de la nature ou de l'esprit
298 Le rationalisme appliqué

sont les pièces d'une « science unitaire » à faire, cette science


c'est la philosophie. Cette science unitaire doit être dotée d'une
langue universelle, cette langue sera celle de la physique. D'où
le terme de physicalisme, qui signifie non pas que toute proposi-
tion scientifique doit être réductible aux théories physiques,
actuellement admises parce que actuellement vérifiées, mais bien
que toute proposition à portée réelle doit pouvoir trouver sa
vérification de la même façon que les énoncés protocolaires ou
propositions-constats (Protokollsàt^e) de la physique. Toute expé-
rience physique revient à constater que, dans telles circonstances
définies, tel fait élémentaire (déplacement d'une aiguille sur un
cadran, apparition ou disparition d'une ombre ou d'une strie
lumineuse sur un écran) a été noté par tel expérimentateur.
Toute théorie physique valable doit conduire à de tels constats :
le protocole fidèle de la constatation est capable de transmettre
à tout homme le contenu et le résultat authentiques de l'obser-
vation ; et la concordance des propositions-constats dérivées
de la théorie (c'est-à-dire des observations qu'on doit être
amené à noter) avec les propositions-constats énoncées direc-
tement par des observateurs réels garantit l'exactitude de la
théorie.
C'est seulement en tant que physicalisme que le néo-positivisme
viennois sera ici examiné.
Selon Neurath et Carnap, il faut préciser le sens du mot données
lorsqu'on parle du rapport qui donne sa signification de validité
à une proposition de portée réelle. Ils pensent que dans tout
énoncé protocolaire on doit dire quelque chose relativement à
des objets physiques, par exemple qu'on observe sur un écran,
à tel endroit, une tache sombre ou un cercle clair. La conséquence
de cette affirmation c'est que la distinction chère à toutes les phi-
losophies ontologiques entre le monde « réel » et le monde
« apparent » est dépourvue de sens. Le réel et l'apparent diffèrent
l'un de l'autre comme « deux résultats expérimentaux obtenus
dans des circonstances différentes » (Franck). Par exemple, la
distinction entre le cristal de Nace apparent et le cristal réel
(c'est-à-dire sa structure moléculaire) revient à la distinction de
deux éclairements : à la lumière du soleil ou d'une lampe le corps
est vu par l'œil humain comme un corps compact, mais sous un
faisceau de rayons de Rôntgen, on perçoit sur la plaque photo-
graphique une structure granulaire1. Dès lors, le rôle d'une
théorie physique c'est seulement de coordonner des données de

1. Franck, op. cit., p. 219.


Les couples êpistêmologiques

l'expérience suivant un schéma et afin d'orienter une attente de


certaines constatations à venir. C'est ainsi que si on pose l'iden-
tité de la lumière et de l'électricité « on ne peut se dispenser de
citer au moins un phénomène observable comme conséquence
d'une identité ' réelle ', de la lumière et de l'électricité »1. Cette
orientation de l'attente est le seul sens réel que l'on puisse donner
au principe de causalité : « Si nous cherchons ce qu'il faut
entendre quand, dans la vie pratique, nous parlons du principe
de causalité, nous trouvons qu'il s'agit d'une certaine façon
d'associer les données de notre expérience, dans un but d'adapta-
tion au monde qui nous entoure et en vue de parer au souci que
nous cause l'avenir le plus immédiat. » 2 On voit donc ici com-
ment le néo-positivisme fait proprement « retour à Hume », à
travers Comte.
Il y a cependant entre l'empirisme sensualiste et le positivisme
du xix e siècle ou du xx e siècle, cette différence notable, c'est que
selon les empiristes sensualistes le chaos des « impressions » finit
par trouver en lui-même un ordre, par le fait des liaisons d'asso-
ciation. Le positivisme au contraire insiste sur la nécessité
d'apporter l'ordre, par la théorie de type mathématique selon
Comte, par le schéma formel selon les Viennois. Mais il s'agit là
de lajuxtaposition de deux exigences (naturalisme et rationalisme)
et en aucune façon de leur synthèse. La théorie physique comme
le schéma formel testent postérieurs et extérieurs aux données. Le
positivisme admet donc la suffisance initiale du donné immédiat
à constituer une matière de connaissance informable après coup
par une exigence de coordination. C'est ce qu'a bien senti
M. Gonseth quand il dit de la doctrine du Cercle de Vienne :
« C'est le réalisme le plus sommaire, le moins nuancé. » 3 Réalisme
le plus sommaire sans doute, mais aussi le plus vulgaire, celui
même du sens commun qui postule, sous forme de croyance
absolue, l'identité de la sensation et de la connaissance.
C'est ce postulat ou cette croyance qui doivent être jugés. Et
nous le ferons en résumant d'abord la pensée, sur ce point, d'un
des plus grands physiciens contemporains, Max Planck4.
Si l'on admet que les perceptions sensibles sont à la fois
une donnée primitive et la seule réalité immédiate, il est faux
de parler d'illusions des sens. En outre, si l'on ne peut pas

1 . Franck, op. cit., p. 235.


2. Franck, op. cit., p. 276.
3. Qu'est-ce que la logique ?, p. 34.
4. Initiations à la physique, ch. ix, « L e positivisme et la réalité du monde extérieur »,
p. 201.
300 Le rationalisme appliqué

dépasser l'impression personnelle, il est impossible d'en sortir


une connaissance objective; il n'y a aucune raison de trier, de
choisir parmi les impressions personnelles : toutes ont le même
droit. Le positivisme, poussé jusqu'au bout, « repousse l'exis-
tence et même la simple possibilité d'une physique indépendante
de l'individualité du savant y>x. Il n'y a de science possible qu'à
la condition de poser qu'il existe un monde réel, mais que nous
n'en pouvons avoir la connaissance immédiate. Le travail scien-
tifique est donc un effort vers un but inaccessible, « le but est
de nature métaphysique, il est inaccessible » 2 .
Le positivisme a raison de voir dans les mesures la base de la
science, mais il méconnaît gravement le fait que la mesure est un
phénomène auquel le savant, l'instrument et même la théorie
sont intérieurs. On remarquera la parenté entre les critiques de
Planck et celles que Meyerson adresse au positivisme : le
concept de réalité, le concept de « chose » est, dit Meyerson,
indispensable à la recherche scientifique. Le fond du problème
est finalement celui-ci : quelle est la valeur théorique des données
sensibles.
D'abord ce ne sont que des données. Ensuite l'épistémologie
sensualiste ou positiviste reconnaît ceci que si la science se fait
à partir des données sensibles elle se fait en s'en éloignant. Comte
reste, en dépit de son mathématisme, fidèle au réalisme empi-
riste : « Malgré toutes les suppositions arbitraires, les phéno-
mènes lumineux constitueront toujours une catégorie sui generis
nécessairement irréductible à aucune autre : une lumière sera
éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son. Les
considérations physiologiques elles-mêmes s'opposeraient invin-
ciblement, à défaut d'autres motifs, à une telle confusion d'idées
par les caractères inaltérables qui distinguent profondément le
sens de la vue soit du sens de l'ouïe, soit du sens de contact ou
de pression. » 3
Or toute l'évolution du savoir donne un démenti à cette affir-
mation. La connaissance unifie ce que la sensorialité spécifie et
distingue; elle est l'effort pour constituer un univers dont la
réalité vient précédemment de ce qu'il discrédite la prétention
de la perception sensible à se poser comme un savoir. Sans doute,
la théorie explicative garde le contact, et le contact le plus étroit,
avec l'expérience, mais c'est pour autant que l'expérience est

1. Cf. p. 210.
2. Planck, p. 2io.
3. Cours de Philosophie positive, 33e leçon, Schleicher II, p. 338.
Les couples êpistémologiques 301

le problème à débrouiller et non pas un commencement de solution.


Le rapport de la théorie avec l'expérience garantit que la théorie
ne s'écarte pas du problème qui l'a suscitée, mais il n'implique
nullement que c'est sous la forme de l'expérience de départ que
la solution sera donnée.
GEORGES CANGUILHEM
« Leçons sur la méthode »
J02 Le rationalisme appliqué

LE FORMALISME COMME INTUITIONNISME

Bien qu'elle soit conduite en fonction des principes — et des présup-


posés — particuliers de son auteur, la critique que faisait Durkheim de
la tentative de Simmel pour fonder une sociologie formelle, montre le lien
qui unit le projet formaliste à l'intuitionnisme. L'intention prématurée
de donner pour objet à la sociologie les formes sociales abstraites de leur
« contenu » conduit nécessairement à des associations hasardeuses ou à
des rapprochements induits par les inuitions du sens commun : en se
privant des connaissances et des contrôles qu'imposerait la construction
d'objets plus complexes, on s'abandonne à la « fantaisie individuelle »
et on se condamne à une méthode où l'exemple devient le substitut de la
preuve et l'accumulation éclectique le substitut du système.

. É. Durkheim

[Durkeim rappelle l'intention de l'œuvre de Simmel : donner


à la sociologie un objet propre en distinguant dans la société le
« contenu » du « contenant » —• le contenant, c'est-à-dire
« l'association à l'intérieur de laquelle ces phénomènes s'obser-
vent » constituant l'objet de la sociologie, « science de l'associa-
tion dans l'abstrait ».]
Mais par quels moyens réalisera-t-on cette abstraction ? S'il
est vrai que toutes les associations humaines se forment en vue
de fins particulières, comment pourra-t-on isoler l'association
en général des diverses fins auxquelles elle sert, en vue d'en
déterminer les lois ? « En rapprochant les associations destinées
aux buts les plus différents et en dégageant ce qu'elles ont de
commun. De cette façon, toutes les différences que présentent
les fins spéciales autour desquelles les sociétés se constituent, se
neutralisent mutuellement, et la forme sociale sera seule à res-
sortir. C'est ainsi qu'un phénomène, comme la formation des
partis, se remarque aussi bien dans le monde artistique que dans
les milieux politiques, dans l'industrie que dans la religion. Si
donc on recherche ce qui se trouve dans tous ces cas en dépit de
la diversité des fins et des intérêts, on obtiendra les lois de ce
mode particulier de groupement. La même méthode nous per-
mettrait d'étudier la domination et la subordination, la formation
des hiérarchies, la division du travail, la concurrence, etc. »1
Il pourrait sembler que, de cette manière, on ait assigné à la

i. Année sociologique, vol. I, p. 72.


Les couples épistémologiques

Sociologie un objet nettement défini. En réalité, nous croyons


qu'une telle conception ne sert qu'à la maintenir dans l'ambiance
d'une idéologie métaphysique, dont elle éprouve au contraire un
irrésistible besoin de s'émanciper. Nous ne contestons pas à la
Sociologie le droit de se constituer par le moyen des idées
abstraites, puisqu'il n'y a pas de science qui puisse se former
autrement. Seulement, il est nécessaire que les abstractions soient
méthodiquement élaborées et qu'elles divisent les faits selon leurs
distinctions naturelles, sans quoi elles dégénèrent forcément en
constructions imaginaires, en une vaine mythologie. La vieille
Économie politique réclamait bien le droit d'abstraire et on ne
peut le lui contester en principe; mais l'emploi qu'elle en faisait
était vicié, car elle mettait à la base de toute sa déduction une
abstraction qu'elle n'avait pas le droit de poser, à savoir la
notion d'un homme qui, dans ses actions, serait mû exclusive-
ment par son intérêt personnel. Une telle hypothèse ne peut être
posée d'entrée, au début de la recherche; seules des observations
répétées et des confrontations méthodiques peuvent permettre
d'apprécier la force impulsive que de tels mobiles sont capables
d'exercer sur nous. Nous n'avons pas le moyen d'affirmer qu'en
nous il puisse y avoir certains éléments suffisamment définis
pour qu'on soit autorisé à les isoler des autres facteurs de notre
conduite et à les considérer à part. Qui pourrait dire si, entre
l'égoïsme et l'altruisme, il y a cette séparation tranchée que le
sens commun admet sans réflexion ?
Pour justifier la méthode mise en avant par Simmel, il ne
suffit pas de rappeler l'exemple des sciences qui procèdent par
abstraction; il est nécessaire de montrer que l'abstraction à
laquelle on se réfère est faite selon les principes auxquels doit se
conformer toute abstraction scientifique. Or, de quel droit
sépare-t-on, et de façon aussi radicale, le contenant du contenu
de la société ? On se contente d'affirmer que seul le contenant
est de nature sociale, et que le contenu n'a ce caractère
qu'indirectement. Il n'existe donc aucune preuve qui vienne
établir une proposition, qui, loin qu'elle puisse passer pour un
axiome évident, peut être regardée par le savant comme une
assertion gratuite.
Certes, tout ce qui se passe dans la société n'est pas social,
mais on ne peut pas en dire autant de tout ce qui se développe
dans et par la société. Par conséquent, pour mettre en dehors de
la Sociologie les divers phénomènes qui constituent la trame de
la vie sociale, il faudrait avoir démontré que ces phénomènes ne
sont pas l'œuvre de la collectivité, mais qu'ils ont des origines
3°4 Le rationalisme appliqué

tout à fait différentes et qu'ils viennent simplement se placer


dans le cadre général constitué par la société. Or, que nous
sachions, cette démonstration n'a pas été tentée et l'on n'a même
pas commencé les recherches qu'elle suppose. Toutefois, il est
facile de voir dès le premier coup d'oeil que les traditions et les
pratiques collectives de la religion, du droit, de la morale, de
Yéconomie politique ne peuvent être des faits moins sociaux que les
formes extérieures de sociabilité; et, si l'on approfondit l'examen
de ces faits, cette première impression se confirme : partout l'on
trouve présente l'œuvre de la société, qui élabore ces phéno-
mènes, et bien claire est leur répercussion sur l'organisation
sociale. Ils sont la société elle-même, vivante et agissante. Quelle
étrange idée ce serait que d'imaginer le groupe comme une sorte
de forme vide, de moule quelconque qui pourrait recevoir
indifféremment n'importe quelle espèce de matière ! On affirme
qu'il y a des structures qui se rencontrent partout, quelle que soit
la nature des fins poursuivies. Mais il est bien évident qu'entre
toutes ces finalités, quelles que soient leurs divergences, il y a
des caractères communs. Pourquoi ces derniers devraient-ils
seuls avoir une valeur sociale à l'exclusion des caractères
spécifiques ?
Non seulement cet emploi de l'abstraction n'a rien de métho-
dique, puisqu'il a pour résultat de séparer des choses qui sont
de même nature; mais l'abstraction que l'on obtient ainsi et dont
on veut faire l'objet de la science, manque de toute détermina-
tion. En effet, que signifient les expressions employées, telles
que formes sociales, formes de l'association en général ? Si l'on vou-
lait parler seulement de la manière dont les individus sont mis en
rapport les uns avec les autres dans le sein de l'association des
dimensions de celle-ci, de sa densité, en un mot de son aspect exté-
rieur et morphologique, la notion serait définie, mais elle serait
trop étroite pour pouvoir constituer par elle seule l'objet d'une
science; car elle équivaudrait à réduire la Sociologie à la seule
considération du substrat sur lequel repose la vie sociale. Mais,
en fait, notre auteur attribue à ce terme une signification beau-
coup plus étendue. Il entend par là non seulement le mode de
groupement, la condition statique de l'association, mais les
formes les plus générales des rapports sociaux. Ce sont les
formes les plus larges des relations de toute espèce qui peuvent
se nouer dans le sein de la société; et c'est là la nature des faits
qui se présentent à nous comme appartenant directement à la
Sociologie; tels sont la division du travail, la concurrence, Y imitation,
l'état de liberté ou de dépendance dans lequel l'individu se trouve
Les couples épistêmologiques 305

vis-à-vis du groupe 1 . Mais, alors, entre ces relations et les autres


relations plus spéciales, il n'y a qu'une différence de degré : et
comment une simple différence de ce genre pourrait-elle justifier
une séparation aussi tranchée entre deux ordres de phénomènes ?
Si les premiers constituent la matière de la Sociologie, pourquoi
les seconds doivent-ils être exclus, s'ils sont de la même espèce ?
L'apparence de fondement qu'avait l'abstraction proposée quand
les deux éléments étaient opposés l'un à l'autre comme le conte-
nant au contenu, se dissipe dès lors que l'on précise mieux la
signification de ces termes et l'on aperçoit que ce ne sont que
des métaphores employées de façon inexacte.
L'aspect le plus général de la vie sociale n'est pas le contenu
ou la forme, pas plus que ne le sont les aspects spéciaux qu'elle
peut offrir. Il n'y a pas là deux espèces de réalité qui, tout en
étant solidaires, seraient distinctes et dissociables, mais des faits
de même nature examinés à des degrés divers de généralité. Quel
est, d'autre part, le degré de généralité nécessaire pour que de
tels faits puissent être classés parmi les phénomènes sociolo-
giques ? Personne ne peut le dire et la question est de celles qui
ne peuvent recevoir de réponse. On comprend combien il y a
d'arbitraire dans ce critère, et comment il permet d'étendre ou
de restreindre à volonté les limites de la science. Sous le prétexte
de circonscrire la recherche, une telle méthode l'abandonne en
réalité à la fantaisie individuelle. Il n'y a plus aucune règle per-
mettant de décider, de façon impersonnelle, où commence et où
doit se terminer le cercle des faits sociologiques ; non seulement
les limites sont mobiles, ce qui serait légitime, mais on ne peut
comprendre pourquoi elles devraient être placées en tel point
plutôt qu'en tel autre. A cela s'ajoute que, pour étudier les types
les plus généraux des actes sociaux et leurs lois, il est nécessaire
de connaître les lois des types plus particuliers, puisque les pre-
miers ne peuvent être étudiés et expliqués que par rapproche-
ment méthodique avec les seconds. A cet égard, tout problème
sociologique suppose la connaissance approfondie de toutes ces
sciences spéciales que l'on voudrait mettre en dehors de la Socio-
logie, mais dont celle-ci ne peut se passer. Et, comme cette
compétence universelle est impossible, force est de se contenter
de connaissances sommaires, recueillies à la hâte et qui ne se
soumettent à aucun contrôle. E n vérité, tels sont les caractères
des études de Simmel. Nous en apprécions la finesse et l'ingé-
niosité; mais nous ne croyons pas qu'il soit possible de tracer,

1. Revue de Métaphysique et de Morale, II, p. 499.


20
Le rationalisme appliqué

de façon objective, les divisions principales de notre science


comme il les comprend. Entre les questions qu'il propose à
l'attention des sociologues, on n'aperçoit aucun lien; ce sont
des sujets de méditations qui ne se rattachent pas à un système
scientifique formant un tout. De plus, les preuves dont il fait
usage consistent généralement en simples exemplifications ; des
faits sont cités, empruntés aux domaines les plus disparates, sans
être précédés de leur critique et, par suite, sans qu'on puisse
apprécier leur valeur. Pour que la Sociologie mérite le nom de
science, il faut qu'elle consiste en tout autre chose qu'en varia-
tions philosophiques sur quelques aspects de la vie sociale,
choisis plus ou moins au hasard, selon les tendances particulières
des individus; il faut poser le problème de façon à pouvoir en
tirer une solution logique.

ÉMILE DURKHEIM
« La sociologie et son domaine scientifique »
Conclusion

S o c i o l o g i e de la c o n n a i s s a n c e
et é p i s t é m o l o g i e

LES MONDANITÉS DE LA SCIENCE

En faisant voir l'interdépendance entre l'engouement pour la science et


la complaisance des savants aux engouements de leur public qui caracté-
rise la vie mondaine et publique de la physique du XVIIIe siècle,
Bachelard dégage la logique plus générale selon laquelle une discipline
scientifique se trouve provoquée à la mondanité tant qu'elle n'a pas
consommé la rupture épistémologique avec l'expérience première. L'ana-
lyse des conditions sociales de l'imprégnation d'une science par l'atmo-
sphère intellectuelle du temps montre que seule une « cité savante homo-
gène et bien gardée » peut se défendre contre les séductions des « expé-
riences de gala ».

G. Bachelard

[Aujourd'hui, dit l'auteur, « l'éducation scientifique élémentaire


a glissé entre la nature et l'observateur un livre assez correct,
assez corrigé ».] Il n'en allait pas de même durant la période
préscientifique, au xvm e siècle. Alors le livre de science pouvait
être un bon ou un mauvais livre. Il n'était pas contrôlé par
un enseignement officiel. Quand il portait la marque d'un
contrôle, c'était souvent celui d'une de ces Académies de pro-
vince recrutées parmi les esprits les plus brouillons et les plus
mondains. Alors le livre partait de la nature, il s'intéressait à la
vie quotidienne. C'était un livre de vulgarisation pour la connais-
sance vulgaire, sans l'arrière-plan spirituel qui fait parfois de
nos livres de vulgarisation des livres de haute tenue. Auteur et
lecteur pensaient au même niveau. La culture scientifique était
comme écrasée par la masse et la variété des livres secondaires,
jo8 Sociologie de la connaissance et épistémologie

beaucoup plus nombreux que les livres de valeur. Il est au


contraire très frappant qu'à notre époque les livres de vulgarisa-
tion scientifique soient des livres relativement rares.
Ouvrez un livre de l'enseignement scientifique moderne : la
science y est présentée en rapport avec une théorie d'ensemble.
Le caractère organique y est si évident qu'il serait bien difficile
de sauter des chapitres. A peine les premières pages sont-elles
franchies, qu'on ne laisse plus parler le sens commun; jamais
non plus on n'écoute les questions du lecteur. Ami lecteur y serait
assez volontiers remplacé par un avertissement sévère : fais
attention, élève ! Le livre pose ses propres questions. Le livre
commande.
Ouvrez un livre scientifique du x v m e siècle, vous vous ren-
drez compte qu'il est enraciné dans la vie quotidienne. L'auteur
converse avec son lecteur comme un conférencier de salon. Il
épouse les intérêts et les soucis naturels. Par exemple, s'agit-il de
trouver la cause du Tonnerre ? On en viendra à parler au lecteur
de la crainte du Tonnerre, on tentera de lui montrer que cette
crainte est vaine, on éprouvera le besoin de lui répéter la vieille
remarque : quand le tonnerre éclate, le danger est passé, puisque
l'éclair seul peut tuer. Ainsi le livre de l'abbé Poncelet1 porte à la
première page de l'Avertissement : « En écrivant sur le Tonnerre,
mon intention principale a toujours été de modérer, s'il était
possible, les impressions incommodes que ce météore a cou-
tume de faire sur une infinité de personnes de tout âge, de tout
sexe, de toute condition. Combien n'en ai-je pas vu passer les
jours dans des agitations violentes, et les nuits dans des inquié-
tudes mortelles ? » L'abbé Poncelet consacre tout un chapitre,
qui se trouve être le plus long du livre (p. 133 à 155) à des
Réflexions sur la frayeur que cause le tonnerre. Il distingue
quatre types de craintes qu'il analyse dans le détail. [...]
Le rang social des lecteurs entraîne parfois un ton particulier
au livre préscientifique. L'astronomie pour les gens du monde
doit incorporer les plaisanteries des grands. Un érudit d'une très
grande patience, Claude Comiers, commence en ces termes son
ouvrage sur les Comètes, ouvrage souvent cité au cours du
siècle : « Puisqu'à la Cour, on a agité avec chaleur, si Comète
était mâle ou femelle, et qu'un des maréchaux de France pour
terminer le différent des Doctes, a prononcé, qu'il était besoin
de lever la queue à cette étoile, pour reconnaître s'il la faut traiter

1. A b b é Poncelet, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des Êtres


vivants, 1769.
Les mondanités de la science 309

de la, ou de le... Un savant moderne ne citerait sans doute pas


l'opinion d'un maréchal de France. Il ne continuerait pas, sans
fin, des plaisanteries sur la queue ou la barbe des Comètes :
« Comme la queue, suivant le proverbe, est toujours le plus
difficile de la bête à écorcher, celle des Comètes a toujours donné
autant de peine à expliquer que le nœud Gordien à défaire. »
Au xvn e siècle, les dédicaces des livres scientifiques sont, s'il
est possible, d'une flatterie plus pesante que celles des livres
littéraires. En tout cas, elles choquent davantage un esprit scien-
tifique moderne indifférent aux autorités politiques. [...]
Souvent il y a échange de vues entre l'auteur et ses lecteurs,
entre les curieux et les savants. Par exemple, on a publié en 1787
toute une correspondance sous le titre suivant : « Expériences
faites sur les propriétés des lézards tant en chair qu'en liqueurs,
dans le traitement des maladies vénériennes et dartreuses. »
Un voyageur retiré à Pontarlier a vu bien des nègres de la Loui-
siane se guérir du mal vénérien « en mangeant des anolis ». Il
prône cette cure. Le régime de trois lézards par jour amène des
résultats merveilleux qui sont signalés à Vicq d'Azyr. Dans
plusieurs lettres Vicq d'Azyr remercie son correspondant. [...]
La cité savante contemporaine est si homogène et si bien
gardée que les œuvres d'aliénés ou d'esprits dérangés trouvent
difficilement un éditeur. Il n'en allait pas de même il y a cent
cinquante ans. [...]
Ces remarques sur les livres de première instruction suffisent
peut-être pour indiquer la différence du premier contact avec la
pensée scientifique dans les deux périodes que nous voulons
caractériser. Si l'on nous accusait d'utiliser bien des mauvais
auteurs et d'oublier les bons, nous répondrions que les bons
auteurs ne sont pas nécessairement ceux qui ont du succès et
puisqu'il nous faut étudier comment l'esprit scientifique prend
naissance sous la forme libre et quasi anarchique — en tout cas
non scolarisée — comme ce fut le cas au xviii e siècle, nous
sommes bien obligé de considérer toute la fausse science qui
écrase la vraie, toute la fausse science contre laquelle précisément,
le véritable esprit scientifique doit se constituer. En résumé, la
pensée préscientifique est « dans le siècle ». Elle n'est pas régulière
comme la pensée scientifique instruite dans les laboratoires
officiels et codifiée dans des livres scolaires. Nous allons voir

1 . Claude Comiers, L a Nature et présage des Comètes. Ouvrage mathématique,


physique, chimique et historique, enrichi des prophéties des derniers siècles,
et de la fabrique des grandes lunettes, Lyon, 1665 [p. 7-74].
3io Sociologie de la connaissance et épistémologie

s'imposer la même conclusion d'un point de vue légèrement


différent.
M. Mornet a en effet bien montré, dans un livre alerte, le
caractère mondain de la science du xvin e siècle. Si nous revenons
sur la question, c'est simplement pour ajouter quelques nuances
relatives à Yintérêt, en quelque manière puéril, que soulèvent
alors les sciences expérimentales, et pour proposer une interpré-
tation particulière de cet intérêt. Notre thèse à cet égard est la
suivante : En donnant une satisfaction immédiate à la cusiosité,
en multipliant les occasions de la curiosité, loin de favoriser la
culture scientifique, on l'entrave. On remplace la connaissance
par l'admiration, les idées par les images.
En essayant de revivre la psychologie des observateurs
amusés, nous allons voir s'installer une ère de facilité qui enlè-
vera à la pensée scientifique le sens du problème, donc le nerf du
progrès. Nous prendrons de nombreux exemples dans la science
électrique et nous verrons combien furent tardives et exception-
nelles les tentatives de géométrisation dans les doctrines de
l'électricité statique puisqu'il faut attendre la science ennuyeuse
de Coulomb pour trouver les premières lois scientifiques de
l'électricité. En d'autres termes, en lisant les nombreux livres
consacrés à la science électrique au x v m e siècle, le lecteur
moderne se rendra compte, selon nous, de la difficulté qu'on
a eue à abandonner le pittoresque de l'observation première,
à décolorer le phénomène électrique, à débarrasser l'expérience
de ses traits parasites, de ses aspects irréguliers. Il apparaîtra
alors nettement que la première emprise empirique ne donne
même pas le juste dessin des phénomènes, même pas une descrip-
tion bien ordonnée, bien hiérarchique des phénomènes.
Le mystère de l'électricité une fois agréé — et il est toujours
très vite fait d'agréer un mystère comme tel — l'électricité
donnait lieu à une « science » facile, toute proche de l'Histoire
naturelle, éloignée des calculs et des théorèmes qui, depuis les
Huyghens, les Newton, envahissaient peu à peu la mécanique,
l'optique, l'astronomie. Priestley écrit encore dans un livre tra-
duit en 1771 : « Les expériences électriques sont les plus claires
et les plus agréables de toutes celles qu'offre la Physique. »
Ainsi ces doctrines primitives, qui touchaient des phénomènes
si complexes, se présentaient comme des doctrines faciles, condi-
tion indispensable pour qu'elles soient amusantes, pour qu'elles
intéressent un public mondain. Ou encore, pour parler en philo-
sophe, ces doctrines se présentaient avec la marque d'un empi-
risme évident et foncier. Il est si doux à la paresse intellectuelle
Les mondanités de la science 311

d'être cantonnée dans l'empirisme, d'appeler un fait un fait et


d'interdire la recherche d'une loi ! Actuellement encore, tous
les mauvais élèves de la classe de Physique « comprennent » les
formules empiriques. Ils croient facilement que toutes les for-
mules, même celles qui découlent d'une théorie fortement orga-
nisée, sont des formules empiriques. Ils imaginent qu'une for-
mule n'est qu'un ensemble de nombres en attente qu'il suffit
d'appliquer à chaque cas particulier. Au surplus combien l'em-
pirisme de la première Électricité est séduisant ! C'est un empi-
risme non seulement évident, c'est un empirisme coloré. Il n'y a
pas à le comprendre, il faut seulement le voir. Pour les phéno-
mènes électriques, le livre du Monde est un livre d'images. Il
faut le feuilleter sans essayer de préparer sa surprise. Dans ce
domaine il paraît si sûr qu'on n'aurait jamais pu prévoir ce que
l'on voit ! Priestiey dit justement : « Quiconque aurait été
conduit [à prédire la commotion électrique] par quelque rai-
sonnement, aurait été regardé comme un très grand génie. Mais
les découvertes électriques sont tellement dues au hasard, que
c'est moins l'effet du génie que les forces de la Nature, qui
excitent l'admiration que nous leur accordons »; sans doute,
c'est une idée fixe chez Priestley que de rapporter toutes les
découvertes scientifiques au hasard. Même lorsqu'il s'agit de
ses découvertes personnelles, patiemment poursuivies avec une
science de l'expérimentation chimique très remarquable, Priestley
se donne l'élégance d'effacer les liaisons théoriques qui l'ont
conduit à monter des expériences fécondes. Il a une telle volonté
de philosophie empirique que la pensée n'est plus guère qu'une
sorte de cause occasionnelle de l'expérience. A entendre Priestley,
le hasard a tout fait. Pour lui, chance prime raison. Soyons donc
tout au spectacle. Ne nous occupons pas du Physicien qui n'est
qu'un metteur en scène. Il n'en va plus de même de nos jours
où l'astuce de l'expérimentateur, le trait de génie du théoricien
soulèvent l'admiration. Et pour bien montrer que l'origine du
phénomène provoqué est humaine, c'est le nom de l'expérimen-
tateur qui est attaché — sans doute pour l'éternité — à l ' e f f e t
qu'il a construit. C'est le cas pour l'effet Zeeman, l'effet Stark,
l'effet Raman, l'effet Compton, ou encore pour l'effet Cabannes-
Daure qui pourrait servir d'exemple d'un effet en quelque
manière social, produit par la collaboration des esprits.
La pensée préscientifique ne s'acharne pas à l'étude d'un phé-
nomène bien circonscrit. Elle cherche non pas la variation, mais la
variété. Et c'est là un trait particulièrement caractéristique : la
recherche de la variété entraîne l'esprit d'un objet à un autre,
312 Sociologie de la connaissance et êpistémologie

sans méthode; l'esprit ne vise alors que l'extension des concepts;


la recherche de la variation s'attache à un phénomène particulier,
elle essaie d'en objectiver toutes les variables, d'éprouver la sen-
sibilité des variables. Elle enrichit la compréhension du concept
et prépare la mathématisation de l'expérience. Mais voyons
l'esprit préscientifique en quête de variété. Il suffit de parcourir les
premiers livres sur l'électricité pour être frappé du caractère
hétéroclite des objets où l'on recherche les propriétés électriques.
Non pas qu'on fasse de l'électricité une propriété générale :
d'une manière paradoxale, on la tient à la fois pour une propriété
exceptionnelle mais attachée aux substances les plus diverses.
Au premier rang — naturellement — les pierres précieuses;
puis le soufre, les résidus de calcination et de distillation, les
bélemnites, les fumées, la flamme. On cherche à mettre en liaison
la propriété électrique et les propriétés de premier aspect. Ayant
fait le catalogue des substances susceptibles d'être électrisées,
Boulanger en tire la conclusion que « les substances les plus
cassantes et les plus transparentes sont toujours les plus élec-
triques » 1 . On donne toujours une grande attention à ce qui est
naturel. L'électricité étant un principe naturel, on espéra un instant
avoir là un moyen pour distinguer les diamants vrais des dia-
mants faux. L'esprit préscientifique veut toujours que le produit
naturel soit plus riche que le produit factice.
A cette construction scientifique tout entière en juxtaposition,
chacun peut apporter sa pierre. L'histoire est là pour nous mon-
trer l'engouement pour l'électricité. Tout le monde s'y intéresse,
même le Roi. Dans une expérience de gala2 l'abbé Nollet « donna
la commotion en présence du Roi, à cent quatre-vingts de ses
gardes; et dans le couvent des Chartreux de Paris, toute la
communauté forma une ligne de 900 toises, au moyen d'un fil
de fer entre chaque personne... et toute la compagnie, lorsqu'on
déchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le même
instant, et tous sentirent le coup également ». L'expérience, cette
fois, reçoit son nom du public qui la contemple : « si plusieurs
personnes en cercle reçoivent le choc, on appelle l'expérience,
les Conjurés » (p. 184). Quand on en vint à volatiliser des dia-
mants, le fait parut étonnant et même dramatique pour les per-
sonnes de qualité. Macquer fit l'expérience devant 17 personnes.
Quand Dercet et Rouelle la reprirent 150 personnes y assistèrent
(Encyclopédie, Art. Diamant).

1. Priestley, Histoire de l'électricité, 3 vol., Paris, 1771, t. I, p. 237.


2. Loc. cit., t. I, p. 181.
Les mondanités de la science îij

La bouteille de Leyde fut l'occasion d'un véritable émer-


veillement1. « Dès la même année où elle fut découverte, il y eut
nombre de personnes, dans presque tous les pays de l'Europe,
qui gagnèrent leur vie à aller de tous côtés pour la montrer. Le
vulgaire de tout âge, de tout sexe, et de tous rangs considérait
ce prodige de la nature, avec surprise et étonnement ».2 « Un
Empereur pourrait se contenter, pour revenu, des sommes qui
ont été données en schellings et en menue monnaie pour voir
faire l'expérience de Leyde. » Au cours du développement scien-
tifique, on verra sans doute une utilisation foraine de quelques
découvertes. Mais cette utilisation est maintenant insignifiante.
Les démonstrateurs de rayons X qui, il y a trente ans, se présen-
taient aux directeurs d'école pour offrir un peu de nouveauté
dans l'enseignement ne faisaient certes pas d'impériales fortunes.
Ils paraissent avoir complètement disparu de nos jours. Un
abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques,
le charlatan et le savant.
Au xvin e siècle, la science intéresse tout homme cultivé. On
croit d'instinct qu'un cabinet d'histoire naturelle et un labora-
toire se montent comme une bibliothèque, au gré des occasions ;
on a confiance : on attend que les hasards de la trouvaille indi-
viduelle se coordonnent d'eux-mêmes. La Nature n'est-elle pas
cohérente et homogène ? Un auteur anonyme, vraisemblable-
ment l'abbé de Mangin, présente son Histoire générale et par-
ticulière de l'électricité avec ce sous-titre symptomatique : « Ou ce
qu'en ont dit de curieux et d'amusant, d'utile et d'intéressant,
de réjouissant et de badin, quelques physiciens de l'Europe. »
Il souligne l'intérêt tout mondain de son ouvrage, car si l'on
étudie ses théories, on pourra « dire quelque chose de net et de
précis sur les différentes contestations qui s'élèvent tous les jours
dans le monde, et au sujet desquelles les Dames mêmes sont les
premières à proposer des questions... Tel cavalier à qui jadis un
filet de voix et une belle taille eût pu suffire pour se faire un
nom dans les cercles, est obligé à l'heure qu'il est de savoir au
moins un peu son Réaumur, son Newton, son Descartes » 3 .
Dans son Tableau annuel des progrès de la Physique, de l'Histoire
naturelle et des Arts, année 1772, Dubois dit à propos de l'élec-
tricité (p. 154... 170) : « Chaque physicien répéta les expériences,
chacun voulut s'étonner soi-même... M. le Marquis de X., a,

1 . L.oc. cit., t. I, p. 156.


2. L.OC. cit., t. III, p. 1 2 2 .
3. Sans nom d'auteur, Histoire générale et particulière de l'électricité, 3 parties, Paris,
1 7 5 2 , 2 e partie, p. 2 et 3.
Sociologie de la connaissance et épistémologie

vous le savez, un très joli cabinet de Physique, mais l'Électricité


est sa folie, et si le paganisme régnait encore, il élèverait sans
doute des autels électriques. Il connaissait mon goût, et n'igno-
rait pas que j'étais aussi travaillé d'Électromanie. Il m'invita donc
à un souper où devaient se trouver, disait-il, les gros bonnets de
l'ordre des électrisants et électrisantes. » On voudrait connaître
cette électricité parlée qui révélerait sans doute plus de choses sur
la psychologie de l'époque que sur sa science.
Nous avons des renseignements plus détaillés sur le dîner
électrique de Franklin (voir lutter s, p. 35), Priestley le raconte en
ces termes1. En 1748, Franklin et ses amis « tuèrent un dindon
par la commotion électrique, le firent rôtir avec un tournebroche
électrique, devant un feu allumé par la bouteille électrique :
ensuite ils burent à la santé de tous les électriciens célèbres
d'Angleterre, de Hollande, de France et d'Allemagne, dans des
verres électrisés, et au bruit d'une décharge d'une batterie élec-
trique ». L'abbé de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce
prestigieux dîner. Il ajoute (i r e partie, p. 185) : « Je pense que si
M. Franklin faisait jamais un voyage à Paris, il ne tarderait pas
à coutonner son magnifique repas par de bon café, bien et forte-
ment électrisé. » En 1936, un ministre inaugure un village
électrifié. Lui aussi, il absorbe un diner électrique et ne s'en trouve
pas plus mal. La presse relate le fait en bonne page, à pleines
colonnes, faisant ainsi la preuve que les intérêts puérils sont de
tous les temps.
On sent du reste que cette science dispersée sur toute une
société cultivée ne constitue pas vraiment une cité savante. Le
laboratoire de M me la Marquise du Châtelet à Cirey-sur-Blaise,
vanté dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien de
commun, ni de près ni de loin, avec le laboratoire moderne où
travaille toute une école sur un programme de recherches précis,
tels que les laboratoires de Liebig ou d'Ostwald, le laboratoire
du froid de Kammerling Onnes, ou le laboratoire de la Radio-
activité de M me Curie. Le théâtre de Cirey-sur-Blaise est un
théâtre; le laboratoire de Cirey-sur-Blaise n'est pas un labora-
toire. Rien ne lui donne cohérence, ni le maître, ni l'expérience.
Il n'a pas d'autre cohésion que le bon goût et la bonne table
voisine. C'est un prétexte à conversation pour la veillée ou le
salon.
D'une manière plus générale, la science au xvin e siècle n'est
pas une vie, pas même un métier. A la fin du siècle, Condorcet

I. Priestley, loc. cit., t. III, p. 167.


Les mondanités de la science 315

oppose encore à ce propos les occupations du jurisconsulte et


celles du mathématicien. Les premières nourrissent leur homme
et reçoivent ainsi une consécration qui manque aux secondes.
D'un autre côté, la ligne scolaire est, pour les mathématiques,
une ligne d'accès bien échelonnée qui permet au moins de distin-
guer entre élève et maître, de donner à l'élève l'impression de la
tâche ingrate et longue qu'il a à fournir. Il suffit de lire les lettres
de M me du Châtelet pour avoir mille occasions de sourire de ses
prétentions à la culture mathématique. A Maupertuis, elle pose,
en faisant des grâces, des questions qu'un jeune élève de
quatrième résout de nos jours sans difficulté. Ces mathéma-
tiques minaudées vont tout à l'inverse d'une saine formation
scientifique.

GASTON BACHELARD
La formation de l'esprit scientifique
Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective
3 I6 Sociologie de la connaissance et épistémologie

DE LA RÉFORME DE L'ENTENDEMENT
SOCIOLOGIQUE

Les fautes de méthode procèdent moins de la fidélité à une théorie


constituée que d'une « disposition » intellectuelle, qui doit toujours
quelque chose aux caractéristiques sociales du monde intellectuel. Par
exemple, le cloisonnement des types d'explication tient moins à une
réflexion théorique concluant à l'autonomie du domaine étudié, qu'à un
attachement mécanique aux traditions de disciplines isolées qui consti-
tuent autant de domaines de recherche insulaires. Parce que les erreurs
épistémologiques sont inscrites, comme tentations, incitations ou déter-
minations, dans des institutions et des rapports sociaux (tradition
d'une discipline, attentes du public, etc.) et qu'elles ne se réduisent
jamais à de simples aveuglements individuels, elles ne peuvent être
redressées par le simple retour réflexif du chercheur sur sa démarche
scientifique ; la critique épistémologique suppose une analyse sociolo-
gique des conditions sociales des diverses fautes épistémologiques.

. M. Maget

Pas plus qu'aucune autre, la recherche ethnographique n'est à


l'abri des sollicitations affectives. Le besoin d'évasion est à l'ori-
gine de quelques vocations; évasion vers d'autres peuples,
d'autres milieux ou la campagne, vers le bon vieux temps où la
stabilité illusoire d'un âge d'or contraste avec la déroutante tur-
bulence des temps modernes. On note également l'attirance
esthétique pour l'exotique ou le rustique, les intentions éthiques
ou politiques de divers traditionnismes et régionalismes, le
vertige métaphysique et la hantise de retrouver ou de découvrir
l'humanité réelle dans son essence, l'attachement filial à la
mémoire des ancêtres et aux vestiges des genres de vie qui furent
leurs et exprimaient leur être. Enfin, les formes variées de
snobisme à l'égard du curieux, du rare : les retours d'explora-
tion le disputent aux tests psychanalytiques dans les veillées
modernes. [...]
Le recours exagéré sinon exclusif à l'intuition est également
redoutable. La participation à une cérémonie, le fait de se trouver
dans l'atmosphère d'une partie de pelote basque ou d'un pardon
suggèrent au spectateur qu'il est en coïncidence avec les prati-
quants. Vivre leur vie, « se mettre dans leur peau », donne
l'espoir que cette mise en situation restituera automatiquement
l'organisation psychique du groupe et certains artistes ou inspirés
semblent y atteindre d'emblée.
Conditions sociales de la vigilance 317

De fait, l'intuition peut, être considérée comme une activité


incessante de tout sujet s'efforçant de comprendre le monde et
de discerner, à partir du perceptible actuel, les significations et
relations latentes. La fonction de communication y fait appel
lorsqu'il faut lire « entre les lignes ». Le rôle de l'intuition a été
mis en évidence jusque dans le domaine des mathématiques.
Il n'y a pas de raisons, dans les essais de restitutions de systèmes
culturels, de se priver radicalement des bénéfices de l'immersion
dans le milieu et des stimulations du mimétisme, de 1' « Ein-
fühlung » ou de l'empathie. Encore faut-il en contrôler les pro-
duits, n'en pas considérer les données immédiates comme des
connaissances irrévocablement adéquates mais comme des hypo-
thèses à vérifier. Il est d'ailleurs douteux que, par le fait même
des différences de cultures, l'observateur puisse atteindre une
coïncidence absolue. La démarche intuitionniste présente les
mêmes inconvénients que l'introspection en général. Sans vérifi-
cation (en l'occurrence, chaque fois que faire se peut, critique
par les patients du résultat des investigations), que de malen-
tendus chroniques dans la vie courante, que d'erreurs anthropo-
morphiques, ethnocentriques ou plus simplement égocentriques
dans l'euphorie des communions apparentes.
La spécialisation étroite, fermée à toute suggestion extérieure,
est une source d'erreurs non moins souvent dénoncée. Telle
branche de la technologie, des arts régionaux, le costume,
l'architecture sont étudiés pour eux-mêmes sans considération
de l'ensemble dont ils font partie; le rural l'est indépendam-
ment de ses relations avec le monde urbain contemporain et
inversement. Ceci n'est pas très grave tant que l'on s'en tient aux
descriptions morphologiques. Une recherche, même animée
des meilleures intentions et soucieuse de ne pas méconnaître les
connexions avec les plans voisins, pourra être empêchée par des
circonstances extra-scientifiques de remplir son programme. Des
répertoires ont été ainsi dressés qui sont les seuls documents
disponibles, sur les époques passées et sont à porter à l'actif
de ces recherches confinées si tronquée que soit l'image qu'ils
proposent.
Ce cloisonnement est beaucoup plus nuisible aux tentatives
d'explication se cantonnant exclusivement dans le domaine
choisi. Certes, dans chaque ordre de phénomènes peuvent se
définir des organisations, des structures actuelles et des pro-
cessus de transformation spécifiques. La linguistique a des pre-
mières rendu familière la notion de solidarité interne à propos
des systèmes phonétiques ou sémantiques. Mais elle a en même
3I8 Sociologie de la connaissance et épistémologie

temps montré que leur évolution ne peut être expliquée sans


référence aux autres plans de la culture et à la conjoncture
sociale. Autonomie relative n'est pas indépendance absolue.
La tendance au monopole de l'explication est vivace ainsi que
l'espoir de trouver une caractéristique universelle. Des détermi-
nismes exclusifs prétendent à l'hégémonie et personne n'est
absolument immunisé contre leur séduction : géographisme,
biologisme, diffusionnisme, fonctionnalisme... y compris ethno-
graphisme, ainsi que les attitudes trop strictement anthitétiques
qui deviennent aussi fautives et décevantes lorsque, de positions
polémiques temporaires à l'égard d'un excès, elles tendent à se
stabiliser en une négation catégorique des réalités dont seules
les interprétations défectueuses étaient en cause.
En rappelant les généralisations hâtives au-delà des données
acquises, les présomptions d'exclusivité ou d'universalité, l'hy-
postase des concepts et leur substantification métaphysique,
nous aurons fait le tour des principaux dangers que font courir
à nos investigations les spécialisations aveugles, les lacunes de
la documentation et le besoin de vérités absolues, immédiate-
ment accessibles.
La réalité prend rapidement sa revanche et, à son contact,
explications schématiques, déterminismes unilatéraux et exclu-
sifs, extrapolations hasardeuses, cloisons étanches s'écroulent
tour à tour. De même qu'on a vu apparaître une physico-chimie,
une biochimie, une biogéographie..., géographie humaine, psy-
chosomatique, psychologie sociale, psychologie génétique, —
pour ne citer que celles-là — s'installent sur les frontières qui
séparaient naguère humanité et milieu, corps et esprit, individu
et société, biologique et culturel. L'étude des cultures progresse
dans la mesure où l'on connaît mieux le biologique et les pro-
cessus de modelage formateur de cette « cire malléable ». Elle ne
se conçoit plus, par exemple, dans l'ignorance des travaux de
psychologie génétique de H. Wallon et J. Piaget, alors que
ceux-ci insistent sur la nécessité pour la psychologie de tenir
compte des caractéristiques du milieu. Nouvelle venue, la cyber-
nétique jette, à partir de modèles mécaniques infiniment plus
complexes que les automates contemporains de l'association-
nisme et du sensualisme du x v m e siècle, des lumières nouvelles
sur les rapports entre fonctionnement du système nerveux cen-
tral, physiologie interne et communication sociale. Il est curieux
de constater la persévération d'oppositions théoriques entre
l'histoire et une anthropologie qui serait censée ignorer les phé-
nomènes d'évolution. La science de l'espèce humaine est insé-
Conditions sociales de la vigilance 319

parable de l'histoire de cette espèce sinon par décrets méthodo-


logiques provisoires définissant des spécialisations organiques.
Comme elle sut s'armer des notions de biocoenose, d'associa-
tion biologique, de géotype, etc. manifestant sa reconnaissance
des phénomènes d'interaction entre espèces et milieux, la bio-
logie a fait de bonne heure une place de choix aux transforma-
tions de ces espèces, ce qui fut pour elle l'occasion d'un complet
renouveau. A plus forte raison, l'anthropologie culturelle doit-
elle tenir compte de la dimension diachronique des phénomènes
qu'elle étudie, des conjonctures dans lesquelles ils apparaissent,
mutent ou disparaissent.
Ce retour à une conception plus riche de la complexité des
choses humaines et ce foisonnement de disciplines de liaison,
d'hypothèses et de découvertes ne vont pas sans jeter, à leur
tour, quelque trouble. Passons sur la tendance, signalée plus
haut, à la schématisation des concepts et des théories : fétichisme
verbal et simplifications hasardeuses ont déjà honoré abondam-
ment les théories récentes des « cerveaux » électroniques et des
communications, malgré la circonspection gardée par les pro-
moteurs. Plus prudent mais grisé par ce mouvement de conver-
gence et cette multiplicité d'activités diverses, le chercheur
pourra se croire obligé de tout connaître, depuis les dernières
découvertes de l'électronique jusqu'à celles de la psychosoma-
tique ou de la phonologie. Si la constatation de l'interdépen-
dance glisse à l'affirmation que tout est dans tout, une monado-
logie confuse est en passe de s'installer, aussi stérilisante que
pouvait l'être le compartimentage. Elle risque de provoquer une
stupeur inhibitrice en contestant le droit de procéder par plans
et étapes successives dans l'étude de cette totalité dont il est posé
qu'elle doit être saisie tout entière, et celui de se référer aux
discontinuités et discriminations les plus évidentes par crainte
de laisser échapper les relations entre plans et phénomènes
distincts.
Il est sans doute plus que jamais nécessaire de résister à ces
vertiges exaltants ou inhibiteurs et de s'assigner des tâches pré-
cises en liaison avec les autres disciplines scientifiques, l'histoire
et la situation actuelle de chacune pouvant fournir d'utiles ensei-
gnements et des points d'appui à toutes les autres.
La nécessité de réduire 1'« équation personnelle », de bénéficier
des indispensables suggestions de l'intuition tout en les contrô-
lant sans complaisance, de conjuguer induction et déduction,
analyse et synthèse, l'importance de la statistique soit métho-
dique — qu'il s'agisse d'électrons et de systèmes stationnaires
3 2o Sociologie de la connaissance et épistêmologie

ou d'individus et de conjoncture sociale — soit implicite dans la


vie quotidienne, l'évolution dialectique de la connaissance en
extension et en compréhension, de la discrimination et de l'assi-
milation, des classifications et des typologies en fonction des
découvertes, la révision nécessaire des concepts à la lumière de
l'expérience..., ces problèmes ne sont pas nouveaux. Les sciences
les plus aguerries ont eu à les résoudre et travaillent sans cesse au
perfectionnement des réponses à y donner. Elles ont eu égale-
ment à se défaire de la prétention à la vérité absolue et définitive,
alors même qu'elles obtenaient, dans le plan pratique, les résul-
tats les moins contestables. De même, les sciences de l'homme
peuvent à leur tour se décharger de la mission accablante de
dire ce que sont l'homme ou la société en soi, et se consacrer
à leur étude progressive. Au moins quant aux problèmes fonda-
mentaux, l'unité de la science s'affirme, de. la physique à la
psychologie, des sciences de la nature à celles de l'homme.
D'une discipline à l'autre se transposent les attitudes fonda-
mentales vis-à-vis de l'objet, les notions de base, les essais d'or-
ganisation. Le behaviorisme — indépendamment des postulats
ontologiques qu'on lui prête — donne l'exemple du refus de
céder sans contrôle aux suggestions de l'introspection et aux
prestiges des fulgurations intuitives. Les notions d'ensemble
solidaire et de contexte sont, depuis longtemps, familières à la
psychologie de la forme et à la linguistique; celle de l'interdé-
pendance organisme-milieu, à la biologie et à la psychologie
génétique. La linguistique a contribué à expliciter les rapports
entre perspectives synchronique et diachronique et la notion de
structure, dont C. Lévi-Strauss s'est fait le hardi promoteur
dans le domaine des systèmes sociaux. Ces transpositions ne
doivent évidemment pas s'effectuer sans une sévère critique des
conditions de validation particulières au domaine où l'on se pro-
pose de les opérer. Si l'on admet, par exemple, que la définition
des géotypes peut proposer des modèles utilisables pour celle
des groupes culturels relativement homogènes (que l'on peut par
analogie appeler ethno-types), la disponibilité et la sociabilité
spécifiques de l'humanité en empêchent une application rigide
et obligent — sans méconnaître la permanence de certaines sug-
gestions ou contraintes du milieu — à desserrer les relations
entre homme et milieu (déterminisme géographique) au profit
du milieu social et de la rigueur de la transmission culturelle de
génération à génération. On se méfiera également de certaine
chimie ou énergétique sociales sans pour cela refuser à jamais le
bénéfice d'analogies valables. Il n'est pas absolument nécessaire
Conditions sociales de la vigilance 321

de redécouvrir, à frais nouveaux, des problèmes déjà connus,


alors que des solutions y ont été données, qui ne demandent
parfois qu'un minimum d'adaptation critique et de vigilance
pour devenir d'utiles instruments de travail dans un nouveau
domaine.
De même que la séparation entre sciences de la nature et
sciences de l'homme se fait plus perméable aux échanges, on voit
s'estomper la trop fameuse dichotomie « littéraires-matheux »
en vertu de quoi des étudiants formés d'abord dans l'indifférence
sinon le mépris vis-à-vis des activités scientifiques, se trouvaient
quelques années plus tard dans une situation fausse à l'égard de
disciplines s'érigeant en science au moins sur quelqu'un de leurs
aspects.
Formation épistémologique de base, information et contacts
permanents ne peuvent que faciliter la spécialisation indispen-
sable dans un concours de disciplines d'autant plus conscientes
de leur solidarité organique qu'elles ont défini avec plus de pré-
cision leurs tâches spécifiques et sont allégées de la préoccupa-
tion ou de la prétention de tout connaître ou de tout expliquer,
comme de la crainte d'errer en solitaires.

MARCEL M A G E T
Guide d'étude directe des comportements culturels

21
322 Sociologie de la connaissance et épistêmologie

LES CONTRÔLES CROISÉS ET LA TRANSITIVITÉ


DE LA CENSURE

Contre l'illusion d'une objectivité fondée sur le seul esprit d'objectivité,


Michael Polanji montre que c'est par les mécanismes sociaux du
contrôle croisé et non par le miracle de la bonne volonté scientifique des
savants que peut s'instaurer, par-delà les frontières de spécialités,
l'adhésion commune à des normes communes ; de même, c'est par une
sorte de délégation circulaire du pouvoir de contrôle que se trouve garanti
un consensus général sur la valeur scientifique des œuvres particulières.

45. M. Polanyi

Chaque savant contrôle une aire comprenant son propre champ


et quelques bandes limitrophes de territoire sur lesquelles des
spécialistes voisins peuvent aussi porter par eux-mêmes des
jugements compétents. Supposons qu'un travail fait dans la
spécialité de B puisse être jugé avec compétence par A et C,
celui de C par B et D ; celui de D par C et E, et ainsi de suite.
Si chacun de ces groupes de voisins s'accorde sur les mêmes
normes, alors les normes sur lesquelles A, B et C s'accordent
seront les mêmes que celles sur lesquelles B, C et D ou encore
C, D et E s'accordent, et ainsi de suite à travers tout le champ
de la science. Cet ajustement mutuel des normes s'organise évi-
demment dans tout le réseau de lignes où s'effectuent une multi-
tude de contrôles croisés des ajustements qui se produisent le
long de chaque ligne particulière; à quoi viennent s'ajouter
quantité de jugements un peu moins sûrs portés par des savants
sur des productions plus éloignées mais de mérite exceptionnel.
Toutefois le fonctionnement du système repose essentielle-
ment sur la transivité des jugements de voisinage — exactement
à la façon dont une colonne en marche est maintenue au pas
par le fait que chaque individu règle son pas sur ceux qui sont
près de lui.
Du fait de ce consensus, les savants forment une ligne continue
— ou plutôt un réseau continu — de critiques, qui maintiennent
le même niveau minimum de qualité scientifique dans toutes les
publications légitimées par des savants. Il y a plus : c'est selon
la même logique, c'est-à-dire en faisant fond sur chaque voisin
immédiat, qu'ils peuvent être sûrs qu'un travail scientifique que
l'on situe au-dessus du niveau minimum, ou que l'on élève
d'emblée aux plus hauts degrés de perfection, est jugé selon les
mêmes normes dans les diverses branches de la science. La
Conditions sociales de la vigilance

justesse de ces appréciations comparatives est vitale pour la


science car ce sont elles qui orientent la répartition des hommes
et des ressources entre les diverses directions de recherche et qui,
en particulier, déterminent les décisions stratégiques dont dépend
que soient accordées ou refusées assistance ou reconnaissance à
de nouvelles orientations scientifiques. On peut facilement, j'en
conviens, trouver des exemples dans lesquels cette appréciation
s'est révélée fausse ou, du moins, fortement en retard; mais il
nous faut reconnaître que nous ne pouvons parler de « science »
au sens de corps de connaissances bien défini et faisant, somme
toute, autorité, que dans la mesure où nous croyons que ces
jugements de valeur sont, pour l'essentiel, corrects.

MICHAEL POLANYI
Personal Knowledge, Towards a Post-Critical Pbilosophj
LISTE DES TEXTES

INTRODUCTION. EPISTEMOLOGIE ET MÉTHODOLOGIE

Texte n° i . — Sur une épistémologie concordataire, p. 109.


G . Canguilhem, « Sur une épistémologie concordaire », in Hommage à Bache-
lard, Études de philosophie et d'histoire der sciences, P.U.F., Paris, 1957, p. 3-12.

Texte n° 2. — Les trois degrés de la vigilance, p. 1 1 7 .


G . Bachelard, Le rationalisme appliqué, i r e éd., P.U.F., Paris, 1949, chap, rv,
p. 75 et 77-80.

Texte n° 3. — Epistémologie et logique reconstruite, p. 1 2 1 .


A . Kaplan, The Conduct of Inquiry, Chandler Publishing Company, San Fran-
cisco, 1954, p. 10-12.

PREMIÈRE PARTIE. L A RUPTURE

1.1. Prénotions et techniques de rupture

Texte n° 4. •— Les prénotions comme obstacle épistémologique, p. 126.


E . Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 2 e éd. rev. et augm.,
F. Alcan, Paris, 1 9 0 1 ; cité d'après la 15 e éd., P.U.F., Paris, 1963, p. I J - 1 9 ,
22-24, 31-32.

Texte n° 5. — La définition provisoire comme instrument de rupture, g. 130.


M. Mauss, « La prière », in Œuvres, 1.1, Le/ Fonctions sociales du sacré, Éd. de
Minuit, Paris, 1968.

Texte n° 6. •— L'analyse logique comme adjuvant de la vigilance épistémolo-


gique, p. 134.
J . H. Goldthorpe et D. Lockwood, « Affluence and the British Class Struc-
ture », The Sociological Review, vol. X I , n° 2, 1963, p. 134-136 et 148-156.

1.2. L'illusion de la transparence et le principe de la non-conscience

Texte n° 7. — La philosophie artificialiste comme fondement de l'illusion de la


réflexivité, p. 146.
E . Durkheim, Éducation et Sociologie, F. Alcan (P.U.F.), Paris, 1922, p. 40-43.

Texte n° 8. -— L'ignorance méthodique, p. 149.


E . Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., préf. 2 e éd., p. x n - x v .
326 Le métier de sociologue

Texte n° 9. — L'inconscient : du substantif à la substance, p. 152.


L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, Études préliminaires aux
investigations philosophiques (trad. G. Durand), Gallimard, Paris, 1965, p. 57-58.
© Éditions Gallimard.
Texte n° 10. — Le principe du déterminisme comme négation de l'illusion de la
transparence, p. 154.
É. Dürkheim, « Sociologie et Sciences sociales », in De la méthode dans les
sciences, F. Alcan (P.U.F.), Paris, 1921, p. 260-267.
Texte n° 11. — Le code et le document, p. 158.
F. Simiand, « Méthode historique et sciences sociales », Revue de synthèse
historique, 1903, p. 22-23.

1.3. Nature et culture : substance et système de relations

Texte n° 12. — Nature et histoire, p. 160.


K. Marx, Misère de la philosophie, Éd. Sociales, Paris, 1961, p. 129-130. Intro-
duction générale à la critique de l'économie politique (trad. M. Rubel et L. Evrard),
in Œuvres de Karl Marx, Gallimard, Paris, 1965, t. I, p. 235-239. © Éditions
Gallimard.
Texte n° 13. — La nature comme invariant psychologique et le paralogisme de
l'inversion de l'effet et de la cause, p. 165.
É. Dürkheim, Lex règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 106-109.

Texte n° 14. — La stérilité de l'explication des spécificités historiques par des


tendances universelles, p. 169.
M. Weber, L.'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (trad. J. Chavy), Pion,
« Recherches en sciences humaines », Paris, 1964, p. 15-21 et 56-61.

1.4. La sociologie spontanée et les pouvoirs du langage

Texte n° 15. — La nosographie du langage, p. 174.


M. Chastaing, « Wittgenstein et les problèmes de la connaissance d'autrui »,
Revue Philosophique de la France et de l'étranger, Paris, P.U.F., t. CL, i960,
p. 297-303.

Texte n° 16. — Les schèmes métaphoriques en biologie, p. 180.


G. Canguilhem, La connaissance de la vie, 2e éd. rev. et augm., J. Vrin, Paris,
1965, p. 48-49, 63-64. © Édition Vrin.
« Le tout et la partie dans la pensée biologique », Les Études Philosophiques,
Paris, P.U.F., nouv. série, 21e année, 1966, n° 1, p. 13-16.

1.5. La tentation du prophétisme

Textes nos 17 et 18. — Le prophétisme du professeur et de l'intellectuel, p. 185.


M. Weber, Essais sur la théorie de la science (trad. J. Freund), Pion, « Recherches
en Sciences humaines », Paris, 1965, p. 413-415.
B. M. Berger, « Sociology and the Intellectuals : An Analysis of a Stereo-
type », Antioch Review, vol. XVII, 1957, p. 267-290. © Antioch Review.

1.6. Théorie et tradition théorique

Texte n° 19. — Raison architectonique et raison polémique, p. 191.


G. Bachelard, La philosophie du non, P.U.F., Paris, 1940, p. 138-140.
Lisie des textes 327

DEUXIÈME PARTIE. L A CONSTRUCTION DE L'OBJET

Texte n° 20. — La méthode de l'économie politique, p. 193.


K. Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique, op. cit., p. 254-
256.
Texte n° 21. — L'illusion positiviste d'une science sans présupposés, p. 196.
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 151-165.
Texte n° 22. — « Il faut traiter les faits sociaux comme des choses », p. 204.
E. Dürkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 15-30 et préface
de la 2E éd., p. xii-xm.

2.1. Les abdications de l'empirisme


Texte n° 23. — Le vecteur épistémologique, p. 207.
G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit., p. 1-4.

2.2. Hypothèses ou présupposés


Texte n° 24. — L'instrument est une théorie en acte, p. 210.
E. Katz, « The Two-Step Flow of Communication : An Up-to-Date Report
on an Hypothesis », Public Opinion Quarterly, vol. XXI, 1957, p. 61-78 (trad.
Y. Delsaut).
Texte n° 25. — Le statisticien doit savoir ce qu'il fait, p. 218.
F. Simiand, Statistique et expérience, remarques de méthode, M. Rivière et Cie,
Paris, 1 9 2 2 , p. 30-57.

2.3. La fausse neutralité des techniques : objet construit ou artefact


Texte n° 26. — L'entretien et les formes d'organisation de l'expérience, p. 225.
L. Schatzman et A. Strauss, « Social Class and Modes of Communication »,
American Journal of Sociology, Chicaco, 111., University of Chicago Press,
vol. LX, n° 4, 1 9 5 5 , p. 329-358 (trad. F. Boltanski).
Texte n° 27. — Images subjectives et système objectif de référence, p. 238.
J. H. Goldthorpe et D. Lockwood, « Affluence and the British Class Struc-
ture », loc. cit., p. 1 4 2 - 1 4 4 (trad. N. Lallot).
Textes nos 28, 29 et 30. — Les catégories de la langue indigène et la construction
des faits scientifiques, p. 241.
C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Mauss », in M. Mauss, Sociologie
et Anthropologie, P.U.F., Paris, 1 9 5 0 , pp. XXXVIII-XL.
M. Mauss, « Introduction à l'analyse de quelques phénomènes religieux »,
in H. Hubert et M. Mauss, Mélanges d'histoire des religions, Alcan, Paris, 1908,
t. VIII, p. xxi, reproduit in M. Mauss, Œuvres, t. I, Les Fonctions sociales du
sacré, Ed. de Minuit, Paris, 1968.
B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (trad. A. et S. Devyver),
Gallimard, Paris, 1 9 6 5 , p. 237-238. © Editions Gallimard ( i r e éd. anglaise,
1922).

2.4. L'analogie et la construction des hypothèses


Texte n c 31. — L'usage des types idéaux en sociologie, p. 246.
M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, J. C. B. Mohr, Tübingen, 1922,
chap, i, § i . (A paraître aux Editions Pion, Paris.)
328 Le métier de sociologue

2.5. Modèle et théorie

Texte n° 32. — La somme et la cathédrale : les analogies profondes comme produit


d'une habitude mentale, p. 253.
E . Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique (trad. P. Bourdieu),
Éd. de Minuit, Paris, 1967, p. 83-90.

Texte n° 33. — La fonction heuristique de l'analogie, p. 257.


P. Duhem, op. cit., p. 140-143.

Texte n° 34. — Analogie, théorie et hypothèse, p. 260.


N. R. Campbell, Physics : The Elements, University Press, Cambridge, 1920,
p. 123-128.

TROISIÈME P A R T I E . L E RATIONALISME APPLIQUÉ

3.1. L'implication des opérations et la hiérarchie des actes épistémologiques

Textes n° 35. — Théorie et expérimentation, p. 265.


G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 47-50.
G. Canguilhem, Leçons sur la méthode données à la Faculté des Lettres de
Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand en 1941-42 (inédit).

Texte n» 36. — Les objets de prédilection de l'empirisme, p. 273.


C. W. Mills, L 'imagination sociologique (trad. P. Clinquart), F. Maspero, Paris,
1967. P- 55-6O.

3.2. Système de propositions et vérification systématique

Texte n° 37. — La théorie comme défi méthodique, p. 277.


L . Hjemslev, Le langage, Éd. de Minuit, Paris, 1966, p. 163-167.
Texte n° 38. — L'argumentation circulaire, p. 281.
E . Wind, « Some Points of Contatct between History and Natural Science »,
in Philosophy and History : Essays Presented to Cassirer, Clarendon Press,
Oxford, 1936, p. 25 5-264 (trad. J . C. Garcias). By permission of the Clarendon
Press, Oxford.

Texte n° 39. — La preuve par un système de probabilités convergentes, p. 286.


C. Darwin, L'origine des espèces (trad. E . Barbier), Alfred Costes, Paris, 1921,
p. 23-27 ( i r e éd. anglaise, 1859).

3.3. Les couples épistémologiques

Texte n° 40. — La philosophie dialoguée, p. 291.


G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 4-8.

Texte n» 41. — Le néo-positivisme, accouplement du sensualisme et du forma-


lisme, p. 296.
G. Canguilhem, Leçons sur la méthode, op. cit.

Texte n° 42. — Le formalisme comme intuitionnisme, p. 302.


É . Dürkheim, « La sociologie et son domaine scientifique », in A . Cuvillier,
Où va la sociologie française ? M. Rivière et Cie, Paris, 1953, p. 180-186 (article
publié en italien in Rivista italiana di sociologia, t. I V , 1900, p. 127 sq.).
Lisie des textes

CONCLUSION. S O C I O L O G I E D E L A C O N N A I S S A N C E E T ÉPISTÉMOLOGLE

Texte n° 43. — Les mondanités de la science, p. 307.


G. Bachelard,"Laformation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse
de la connaissance objective, i r e éd., J. yrin, Paris, 1938; cité d'après la
4e éd., J. Vrin, Paris, 1965, p. 24-34. © Éditions Vrin.
Texte n° 44. — De la réforme de l'entendement sociologique, p. 316.
M. Maget, Guide d'étude directe des comportements culturels, C.N.R.S., Paris, 1953.
Ayant-propos, p. X X I - X X V I .
Texte n° 45. — Les contrôles croisés et la transitivité de la censure, p. 322.
M. Polanyi, Personal Knowledge, Routledge and Kegan Paul, London, 1958,
p. 217-218.
33° Le métier de sociologue

Indications de lectures complémentaires


Les ouvrages dont la lecture nous a paru particulièrement utile pour la bonne utilisation
pédagogique de ce livre sont signalés par un ou deux astérisques.

R . ARON. — *L,a sociologie allemande contemporaine, F. Alcan, Paris, 1935 ; nouv. éd.,
P.U.F., Paris, 1950.
G. BACHELARD. — Essai sur la connaissance approchée, Librairie philosophique
J . Vrin, Paris, 1927.
— *Le nouvel esprit scientifique, 8e éd., P.U.F., Paris, 196} (i r e éd., F. Alcan, Paris,
1954)-
— **La formation de l'esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connais-
sance objective, 4 e éd., Librairie philosophique J . Vrin, Paris, 1965 (i r e éd., J . Vrin,
Paris, 1938).
— *Laphilosophie du non, P.U.F., Paris, 1940.
— *Le rationalisme appliqué, 3e éd., P.U.F., Paris, 1966 (i r e éd., Paris, 1949).
— L« matérialisme rationnel, P.U.F., Paris, 1953.
C. BERNARD. — introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Hachette, Paris,
1943 (i r e éd., J . B. Baillière et Fils, Paris, 1865).
R . BIERSTEDT. — « The Limitation of Anthropological Methods in Sociology »,
American Journal of Sociology, 1948, 54, p. 22,-30.
E . BOREL. — Probabilité et certitude, P.U.F., Paris, 1950.
R . BOUDON et P. F . LAZARSFELD. — *Le vocabulaire des sciences sociales, Concepts et
Indices, Mouton, Paris, La Haye, 1965.
— *L 'analyse empirique de la causalité, Mouton, Paris, La Haye, 1966.
L. BRUNSCHVICG. — Les étapes de la philosophie mathématique, F. Alcan, Paris, 1912.
N. R . CAMPBELL. — What is Science ?, Dover, New York, 1952 (ist pubi. 1921).
G . CANGUILHEM. — Le normal et le pathologique, 2 e éd., P.U.F., Paris, 1966 ( I R E éd.,
Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand,
1943)-
— La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, P.U.F., Paris, 1955.
— *La connaissance de la vie, 2 e éd. rev. et augm., Librairie philosophique J . Vrin,
Paris, 1965.
— « Le problème des régulations dans l'organisme et dans la société », Les cahiers
de l'alliance israélite universelle, 1955, n° 92, p. 64-81.
— « The Role of Analogies and Models in Biological Discovery », in A. C. Crombie
(ed.), Scientific Change, Historical Studies in the Intellectual, Social and Technical Condi-
tions for Scientific Discovery and Technical Invention from Antiquity to the Present,
Symposium on the History of Science, Heinemann, London, 1963, p. 507-520.
— « Le tout et la partie dans la pensée biologique », Les études philosophiques, 1966,
nouv. série, 21 e année, n° 1, p. 13-16.
R . CARNAP. — *Le problème de la logique de la science, science formelle et science du réel
(trad. Vouillemin), Hermann & Cie, Paris, 1935.
— « Les concepts psychologiques et les concepts physiques sont-ils foncièrement
différents ? », Revue de synthèse, 1935, t. X , n° V, p. 43-53.
— « Empirism, Semantics and Ontology », Revue Internationale de Philosophie,
1950, IV.
— « Testability and Meaning », Philosophy of Science, 1936, 3 et 1937, 4.
Indications de lectures 331

E . CASSIRER. — Philosophie der symbolischen Formen, Bruno Cassirer, Berlin, 1923-


1929, 3 vol.
— *An Essay on Man, Yale University Press, New Haven, 1944.
— « The Influence of Language upon the Development of Scientific Thought »,
The Journal of Philosophy, vol. 33, 1936, p. 309-327.
— « Le langage et la construction du monde des objets », Journal de Psychologie
normale et pathologique, vol. X X X , 1933, p. 18-44.
M. R. COHEN. —- Studies in Philosophy and Science, Holt, New York, 1949.
M. R. COHEN et E. NAGEL. — An Introduction to Logic and Scientific Method, Rout-
ledge and Kegan Paul, London, 1964.
P. S. COHEN. — « Models », The British Journal of Sociology, 1966, vol. X V I I , n° 1 ,
p. 70-78.
A . COMTE. — Cours de philosophie positive, Garnier frères, Paris, 1926, t. I et II
(i r e éd., 1 . 1 . , Rouen frères, Paris, 1830; t. II, Bachelier, Paris, 1835).
A. COURNOT. — Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la
critique philosophique, nouv. éd., Hachette, Paris, 1912 (i r e éd., Hachette, Paris, 1851).
— Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes,
Hachette, Paris, 1872, 2 vol.
P. DUHEM. — La théorie physique : son objet, sa structure, 2 e éd. rev. et augm.,
Marcel Rivière et Cie, Paris, 1914.
E . DÜRKHEIM. — *De la division du travail social, F. Alcan, Paris, 1893.
— *Le suicide, étude de sociologie, F. Alcan, Paris, 1897.
— *Les règles de la méthode sociologique, 2 e éd. rev. et augm., F. Alcan, Paris, 1901.
— Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie,
F. Alcan, Paris, 1912.
— Éducation et sociologie, F. Alcan, Paris, 1922 (nouv. éd., P.U.F., Paris, 1966).
— Sociologie et philosophie, F. Alcan, Paris, 1924.
— Leçons de sociologie. Physique des maurs et du droit, P.U.F., Paris, 1950.
— « La sociologie et son domaine scientifique », Rivista Italiana di Sociologia, t. I V ,
1900, p. 127-159 (reproduit in A. Cuvillier, Où va la sociologie française?, M. Rivière
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Index des noms*

Albert, H., 72 n. 2. Chomsky, N., 39 n. 2, 84, 84 n. 1 .


Aristote, 45 n. 3, 54, 1 8 1 , 209. Cohen, M. R . (et E . Nagel), 260 n.
Colby, K . M., 84 n. 2.
Bachelard, G., 14, 20, 21, 21 n. 1 , 24, Comte, A., 1 1 , n - 1 2 n. 1 , 84 n. 2,
30 n. 2, 36, 40 n. 2, 42-44, 45 n. i , 85 n. 2, 155, 156, 167, 183, 267, 268,
46, 55, 7°, 89, 89 n. 1 , 92, 95, 96 n. 1 , 296, 296 n. 1 , 2 et 3, 299.
105 n. 1 , 109, 1 1 0 - 1 1 6 , 125, 125 n. 1 , Conant, J . B., 87 n. 1 .
117-120, 191-192, 207-209, 291-29}, Cook, S. W., v. Selliz.
Copernic, 126.
Bacon, 1 1 , 55, 73, 126, 129, 174, 209, Cournot, A., 76, 77 n. 1 .
270.
Barber, B., 103 n. 1 . Darwin, C., 286-290.
Barbut, M., 77. Descartes, R., n , 128, 179, 313.
Barton, A . H. (et P. Lazarsfeld), 53, Deutsch, M., v. Selliz.
53 n. 3, 59 n. 1, 66 n. 1 et 3, 94 n. 1 . Dewey, J., 67, 68 n. 1 .
Beiaval, Y . , 39, 39 n. 3. Dilthey, W., 281 n. 1 , 283, 284.
Benedict, R., 94 n. 1 . Dodd, S. C., 54 n. 1 , 61 n. r.
Benveniste, E., 24 n. 1 . Duhem, P., 40, 40 n. 1 , 75, 89, 90 n. 1 ,
Berelson, B. (et G . A. Steiner), 48 n. 1 , 91, 91 n. 2, 102 n. 1 , 265 n., 270,
274. 2
J7-2J9- .
Berger, B. M., 185, 187-190. Durkheim, E., 16, 19 n. 3, 28, 28 n. 1 ,
Bergson, H., 17 n. 1 , 1 1 6 . 30, 30 n. 1 et 2, 31 n. 2, 32 n. 1 ,
Bernard, C., 23 n. 2, 31 n. 1 , 7 1 , 35, 52, 52 n. 1 , 56, 74 n. 2, 75, 75 n. 1 ,
71 n. 2, 183, 184. 105, 106, 106 n. i , 108, 125, 152 n.,
Bierstedt, R., 67 n. 1 . 1 5 8 n . , 165 n . , 126-129, 146-148,
Boas, F., 76. 149-1}!, 1 )4~iJ7, I6}-I68, 204-206,
Bohr, N., 1 1 3 , 1 9 1 , 192. )02-)06.
Bourdieu, P., 34 n. 2, 56 n. 1 , 62 n. 1 ,
69 n. 1 . Fauconnet, P. (et M. Mauss), 28 n. 1 ,
Braithwaite, R. B., 72, 72 n. 2. 29 n. 2.
Brunschvicg, L . , 36, 85 n. 2, 86, Feyerabend, P., 20, 20 n. 1 .
86 n. 2, 109, n o , 267. Fisher, L. H., v. Kerr.
Freud, S., 17, 21.
Campbell, N . R . , 22, 22 n. 3, 87,
87 n. 1 , 260, 260-264. Galilée, G., 52, 56 n. 2, 72, 72 n. 1 .
Canguilhem, G . , 1 1 n. 1 , 39 n. 1 , Goffmann, E., 74 n. 1 .
76, 7 6 n . 2 , 85, 85 n . 3 , 109-116, Goldthorpe, J . H. (et D. Lockwood),
180-184, 26j~272> 296-301. 134-14}, 2)8-240.
Cassirer, E., 37 n. 2, 223 n. 1 . Goussier et Marivetz (baron de),
Cat, 76. 44 n. i .
Chastaing, M., 37 n. 3, 63, 64 n. 1 , Granet, M., 158 n.
174-179- Gurvitch, G., 45.

• Les indications de pages en italiques renvoient aux textes des auteurs cités dans la 2« partie
de l'ouvrage.
3j6 Le métier de sociologue

Hamond, P. E . , 1 7 n. 1 . Panofsky, E., 45,45 n. 1 , 7 8 , 84, 84n. 3,


Hanson, N . R., 88 n. 1 . 9 0 , 9 1 n . 1 , 2})-2J6.
Hayek, F. A . von, 19, 19 n. 1 . Pareto, V., 36, 68, 68 n. 2.
Hegel, G . W. F., 187, 193, 194. Parsons, T., 45, 45 n. 1 , 46.
Hempel, C. G., 1 7 n. 1 , 21, 54 n. 1 , Passeron, J.-C., 56 n. 1 , 69 n. 1 .
86 n. 1 . Planck, M., 59, 85, 85 n. 1 , 268 n. 1 ,
H j e l m s l e v , L . , 1 7 8 n. 3, 277-280. 300 n. 2.
Husserl, E . , 72, 72 n. 1 . Poincaré, H., 56, 97.
Polanyi, M . , 49, 49 n. 2, 1 0 4 , 322-323.
Jahoda, M., 134. Politzer, G., 45 n. 3, 93 n. 1 .
James, W., 38, 207. Polya, G., 74 n. 2.
Jevons, S., 47, 47 n. 1 . Popper, K . R., 17 n. 1 , 54 n. 2, 85 n. 2.

Kant, E . , 90, 187. Régnier, A., 22 n. 1 .


Kaplan, A., 1 3 n. 2, 2 1 , 72 n. 1 , Reichenbach, H., 92, 297.
92 n . 1 , 286 n., 121-12). Richtie, A. D., 22, 22 n. 2.
K a t z , E . , 58, 58 n. 1 , 59, 2 1 0 , 210-217. Rickert, H., v. Dilthey.
Kelvin, Lord, 75, 257. Riesman, D., 189, 222, 222 n.
Kerr, C. (et L . H. Fisher), 60 n. 2. Rousseau, J.-J., 77, 161.
Keynes, J . M., 48. Rüschmeyer, D . (et E . K . Scheuch),
Komarovsky, M., 60 n. 21 n. 1 .
Koyré, A., 56, 56 n. 2, 72, 72 n. 1 . Russell, B., 78 n. 1 , 86 n. 3.
Kuhn, T. S., 88 n. i , 103 n. 2.
Saint Martin, M. de, 69 n. 1 .
Labriola, A., 30 n. 1 . Saussure, F. de, 24, 51, 52, 175 n. 2,
Lazarsfeld, P. F., 12 n. 1 (A. H. Bar- 277, 278.
ton et P. F. Lazarsfeld, v. Barton). Schatzman, L. et A . Strauss, 223-237.
Leibniz, G. W-, 77, 78, 183. Scheuch, E . K . , v. Rüschmeyer.
Lerner, D., 63, 63 n. 2, 223. Seignobos, L., 158.
Lévi-Strauss, C., 3 1 n. 3, 35, 35 n. 1 , Selliz, C. (C. Selliz, M. Deutsch et
55. 55 2, 77, 77 2. 1 ° ° 1, S. W. Cook), 66 n. 2.
320, 241-242. Simiand, F., 60, 60 n. 3, 93 n. 2, 158,
Lockwood, D., v. Goldthorpe. IJ8-I}9, 218-221.
Skinner, B. F., 39 n. 2.
M a g e t , M . , 65, 65 n. 1 , n. 2 , 316-321. Sombart, W., 169, 169 n.
M a l i n o w s k i , B . , 2 4 3 , 244-24J. Spencer, H., 32 n. 1 , 165, 167.
Mannheim, K . , 102. Steiner, G. A., v. Berelson.
Marivetz (baron de), v. Goussier. Strauss, A., v. Schatzman.
Marx, K . , 1 4 , 1 6 , 30, 30 n. 2, 33, 33 n. 1 ,
35» 43» 43 n - !» 51» 51 n- 1 , 77. 1 6 ° , Thomas d'Aquin, Saint, 78, 254 n. 1 ,
1 9 3 , 160-164, I93-I9J- 2
55-
Mauss, M., 3 1 n. 3, 74, 241, 242,
I)0-I)), 24) ( É . Durkheim et Tylor, E., 31, n. 3.
M. Mauss, v . Durkheim, P. Fau-
connet et M. Mauss, v. Fauconnet). Uvarov, K . , 88.
Mayo, E., 60 n. 2.
Merton, R. K . , 29, 29 n. 1 , 46, 137. Vaucanson,
Villard, 76.
de Honnecourt, 90, 256.
Meyerson, E., 109, 1 1 0 , 1 1 5 , 300.
Michelson (et Morley), 43. Weber, M., 16, 18, 18 n. 2, 30, 30 n. 1 ,
Mill, S., 18, 164. 51, 51 n. 2, 6i, 72, 73, 122, 152, 169,
Mills, C. W., 42, 98 n. 1 , 189, 223 n. 1 , 185, 1 9 6 , 2 4 6 , 170-173, 18J-187,
2
73> 273 «•» 273-276. 196-203, 246-2J2.
Mises, L . von, 36, 36 n. 1 . Whitehead, A. N., 45, 46, 46 n. 1 .
Morley, v . Michelson. W i n d , E . , 281-28;.
Windelband, W., v. Dilthey, 281 n. 1 .
Nagel, E., v. Cohen. Wittgenstein, L . , 37, 37 n. 1 , 38,
Newton, I., 29, 271, 310, 313. 38 n. 1, 152, 174, 175 n. 2, 176 n. 3,
Nietzsche, F., 43, 56, 86. 177 n . 1 , 1 7 8 n . 3, 297, 1/2-1/3.
Index des thèmes*

Abstraction, 39, 134, 277; — et découverte de faits, 279; — scientifique, 302-306;


— du sens commun et — scientifique, 193-195.
méthodologie de 1'—, 218-221, 238; — opérée par les techniques,
2 8
' " . . .
les faits sociologiques comme double — 218; — sociologique et
totalités, 68 n. 1.
v. construction.
Acculturation, situation d'— et rapports entre disciplines scientifiques, 56, 105;
v. emprunts, ethnologie et sociologie, sciences de l'homme et
science de la nature, recherches interdisciplinaires.
Age (traité comme donnée naturelle), 3 5 ; découpage des classes d'— et théorie,
68, v. découpage.
Air (du temps), 102; v. public, mode.
Ambition (et explication psychologique), 36, v. explication par la psychologie,
nature.
Analogie, 71-79, 82, 320; le raisonnement par — et la méthode comparative, 74,
75, 76, 77-
—s cachées, 253; — et invention, 74, 79, 257, 258, 259; le bon
usage de 1'—, 74 n. 1, 78, 82, 1'— contrôlée par l'intention théo-
rique, 180, v. rupture; — et théorie, 257-259; 1'— spontanée,
comme forme d'explication prophétique, 43, 180, v. schèmes méta-
phoriques, prophétisme; modèles analogiques, v. modèles.
Analyse, — de contenu, 64; — hiérarchique des opinions, 69; — multivariée,
68, 69, 9 1 ; — multivariée et atomisation des relations, 68, 69; —
multivariée et histoire, 69; — statistique, v. statistique.
quantitative analysis et qualitative, analysis 66 n. 1 ; 1'— secondaire
comme travail de retraduction, 55, 56, 63 n. 1.
— fonctionnaliste, 34; — structurale, 69, 84, 91.
Anthropologie sociale (comme réconciliation de la sociologie et de l'ethnologie),
67, v. sciences humaines, méthodes ethnographiques.
Apparences (rupture avec les —), 28, 29, 78, 79, 82, v. rupture, phénomènes, res-
semblances, sociologie spontanée, analogie, objet préconstruit.
Aptitudes (traitées comme données naturelles), 35, 223.

* Xfis pages auxquelles renvoie cet index peuvent traiter du thème sans contenir le mot même
qui le désigne ici.
22
33« Le métier de sociologue

Approchée (connaissance), 20; — et connaissance approximative, 76.


Architectonique (raison), 191.
Aristotélisme (ses formes en sociologie : les théories classificatoires), 46, 47,
v. taxinomie, tradition théorique, théorie, pères fondateurs.
Ars inveniendi, 6, 17, 74, v. invention.
Ars probandi, 17, v. preuve.
Artefact (comme produit d'une utilisation aveugle des techniques), 70, 71, 2 1 0 ;
— verbal, 58, 61, 62, v. entretien, questionnaire, objet préconstruit,
technique.
Artificialisme (comme philosophie spontanée du social), 30, 146-148, 156, 1 5 7 ;
interprétations artificialistes, 40.
Aspiration, (1'— à la mobilité sociale comme forme subtile de l'explication par la
nature); 36 n. 1 , v. nature.
Atomisation, — de l'objet, 83; — des relations, v. analyse multivariée, totalités.
Attentes (du public), v. public.
Attitude, 69, — et opinion, 65, 69; — mentale, v. habitus.
Audiences (et prophétisme), 42, 103, 185, v. prophétisme, public.
Aurt sacra famés (et explication par la psychologie), 169-173, v. explication par la
psychologie, nature.
Automate, —s, 76; v. modèles mécaniques.
représentation populaire de 1'— et épistémologie spontanée, 98,
v. épistémologie spontanée.
Autonomie (de la science sociologique), 102-106.
Autonomisation (des opérations de la recherche), 81, v. dissociation réelle des
opérations, actes épistémologiques.

Besoin, 34, 167, 168; le — comme principe explicatif non sociologisé, 36,
v. nature.
Bévue, 63, 88.
Biographie (comme technique ethnographique), 65, 68 n. 2, v. méthodes ethno-
graphiques.
Biologie, 35, 265-267, v. nature; analogies biologiques, 38, 39 n. 1, 180-184,
v. analogie.
Bureaucratisation (de la recherche sociologique) et dangers épistémologiques,
83 n. 1 , 97-99, v. pump handle research, méthodologie, routine;
division bureaucratique du travail de recherche et cycle expérimen-
tal, 81 ; division bureaucratique du travail de recherche et hié-
rarchie des actes épistémologiques, 81, 82, v. actes épistémologiques.
instituts de recherche et —, 98, 99; ethos bureaucratique, 98 n. 1 ,
v. sociologie de la sociologie.

Capitalisme, explication du — par la psychologie, 36 n. i , 169-173.


Carrière, 68 n. 2.
Cartographie (comme discipline ethnographique), 65, v. méthodes ethnogra-
phiques.
Catégories, — d'analyse et théorie, 67, 68, v. analyse.
— du langage, v. langage; « — factices », 243-245; — de pensée
et entretien, 229-231 ; — d'expression, 230; — sociales (découpage
des), 67, 68, v. découpage.
Causalité, v. déterminisme; — structurale, 68.
Index des themes 339

Cellule, 180-184, v - analogie biologique.


Cercle (méthodique), 91, 220, 277, 281-283.
Characteristica generalis, 174, v. langage, formalisation.
Chose, v. objet préconstruit.
« Il faut traiter les faits sociaux comme des —s », 204-206, v. expé-
rience, objectif, subjectif.
Circulus methodicus, v. cercle méthodique.
Cité savante, 507, 309, 314; — et vigilance épiStémologique, 102-106; — et
et société cultivée, 314.
Classes sociales, — et conventions d'expression, 222; — et rapport au langage,
222-237; — et représentation du fonctionnement de la société, 100;
effets différentiel des techniques selon les —, 222, 223, v. techniques,
étude des — et étude de la stratification sociale, 273, 276.
Classification, —s aristotéliciennes, 47; — et théorie, 46, 47; l'esprit scientifique
moderne comme rupture avec l'esprit de —, 46, 47, v. tradition
théorique; les —s par domaines apparents comme signe de la
pénétration de la sociologie savante par la sociologie spontanée, 53,
v. sociologie spontanée, objet construit; — et construction, 243,
244; catégories de —, 229, 230.
Codage, mise en jeu d'une théorie dans le —, 67; élaboration d'un code, 87.
Cohérence, — du système d'hypothèses, v. hypothèse; preuve par la —, v. preuve,
système.
Collecte (des données), 65, 84; techniques de —, v. observation, faits et données.
Commencement (situation de), 108, — et explicitation des principes de construc-
tion, 52 n. 2, v. tradition théorique, pères fondateurs.
« Comme si » (pensée sur le mode du), 72, v. variation imaginaire.
Communauté (savante), v. cité savante.
Communication, techniques de — et situation d'entretien, 223-237.
sociologie de la —, 223, 273, 275 ; moyens modernes de —, 39, 70,
210, 2 i i , 274, 275.
la — dans la cité savante, 104, 105.
Comparaison, 78; — entre sociétés différentes, 79; — historiques, 275-275; la
méthode comparative comme caractéristique de la science sociolo-
gique, 74, 75 ; — et abstraction, v. analogie, apparences, ressem-
blance, méthode structurale.
Complot (explication par la théorie du —), 39.
Compréhension, v. sociologie compréhensive, sens.
Concept, —s opératoires et —s systématiques, 53, v. opérationalisme; corps
systématique de —s, 88; le — et la cohérence des observations, 182.
— générique, v. induction; — rectifié, 192, v. raison polémique.
Conciliation, fausses —s, 191, v. tradition théorique; — des contraires et impératif
de cumulativité, 45, v. scolastique.
Concret, l'invocation du — comme souci humaniste, v. humanisme; l'invocation
du — comme exigence du sens commun, 52.
— pensé, 193-195, v. objet concret et objet construit,
v. abstraction, objet construit.
Confirmation, v. preuve; — et information, v. information.
Conquête, v. rupture.
Conscience, principe de la non —, 29-34, 69, 158, 159, 246, 248, v. illusion de la
transparence.
Conscience sociale, v. expérience commune, sociologie spontanée.
34° Le métier de sociologue

Constat, 81-91; la place du — dans la hiérarchie des actes épistémologiques, 24


81, 82, v. actes épistémologiques; — et théorie, 85; l'empirisme
comme réduction de la démarche scientifique au —, 24.
— d'échec et reconstruction du système d'hypothèses, 86, 87.
— et questionnaire, 82 n. 1.
Construction, 51-80, 132, 158, 159, 169, 193-195, 204, 243, 244, 273, 302; place
de la — dans la hiérarchie des actes épistémologiques, 24, 81-88;
l'empirisme comme refus de la — théorique, 57, 273, v. empirisme;
— et rupture, 82, v. rupture; — et théorie, v. théorie,
formalisme et —, 77, 78, 82 n. 1, v. formalisation, symbolisme,
analogie et —, 71, 74, 79, v. analogie; modèle et —, 79, v. modèle;
les principes de — comme fondement de la valeur des modèles, 77.
la — des hypothèses, v. hypothèses.
— et manipulation de catégories constituées, 68, v. méthodologie,
la définition préalable comme —, 28, v. définition.
—s spéculatives de la philosophie sociale, 72; — et préconstruc-
tions du langage, 64 ; refus de la — et soumission aux préconstruc-
tructions du langage, 241-245, v. objet construit et objet précons-
truit, langage, schèmes d'interprétation, v. objet construit, théorie.
Construit (objet), v. objet.
Contrôle, — épistémologique, 61, 78, 87, 88, 102, v. vigilance épistémologique.
— épistémologique et — technologique, 69; conditions sociales
du — épistémologique, 102-106; —s croisés, 104, 105, 322, 323,
v. groupe des pairs, cité savante.
— technologique, 88, 93, v. méthodologie; — logique, 269-272;
formalisation et —, 78, v. formalisation.
Conventionnalisme, 24, 292, 294.
Copie, la — comme forme positiviste de l'emprunt à l'épistémologie des sciences
de la nature, 19, v. sciences de l'homme et sciences de la nature;
la — comme représentation positiviste du modèle théorique, 75,
v. modèle.
Corpus, la tradition théorique comme —, 44, 45, v. tradition théorique.
— mythique, 84.
Couples, v. couples épistémologiques.
Coupure (épistémologique), v. rupture.
Crise, situation de — et techniques d'enquête traditionnelles, 64, 65.
Cristallisation de statut, 67.
Critique, v. contrôle; — épistémologique et discussion philosophique, 61, 96 n. 1 ;
— épistémologique et sociologie de la connaissance sociologique,
95, v. mauvaise humeur; — logique, 28, 134, 1 9 1 ; — du langage
commun, v. langage.
Culturalisme, 83, 94 n. 1 , v. intuitionnisme.
Culture, — de classe et recherche sociologique, 100-102; rapport à la — des
classes cultivées, 1 0 1 ; rapport à la — des classes populaires, 1 0 1 ;
« — de masse », 1 0 1 ; — populaire, 69, 70; — traditionnelle, 1 1 7 ,
v. tradition théorique.
comparaison entre —s d'une société à l'autre et à l'intérieur d'une
même société, 70, 101, v. relativisme culturel, ethnocentrisme.
sociologie de la —, 102, 1 1 7 .
nature et —, 34-36, v. nature.
Cumulativité (comme idéal des « théoriciens en sociologie »), 45, v. théoriciens,
tradition théorique.
l'impératif de — et la conciliation des contraires, 45 ; — et
rupture, 47.
Index des themes 341

Cycle (expérimental), 81 ; phases du — expérimental et division bureaucratique


des opérations de recherche, 81, v. opérations; — expérimental et
actes épistémologiques, 89, v. actes épistémologiques.

Dangers épistémologiques, v. obstacles épistémologiques.


Data, 55, v. données, faits et données.
Découpage, v. catégories, classification.
— d'une population, 67, 68, v. analyse, codage.
Découverte, v. invention.
Définition, la — préalable comme technique de rupture, 28, 130-133; — scienti-
fique et — du langage commun, v. catégories du langage.
— sociale de la sociologie, 65, v. sociologie.
Demandeurs (d'enquête), — et autonomie scientifique de la sociologie, 98, 103.
Démenti (pouvoir de — de l'expérience), 89, v. constat, infirmation, expérience.
Démission (devant le donné), 70, v. empirisme, données.
Démonstration, v. logique reconstruite, preuve.
Déplacement (de la vigilance), v. vigilance.
Dépouillement d'enquête, v. enquête.
Description, — et construction, 243, v. construction, méthodes ethnographiques.
Déterminisme, — méthodologique, 31, 154-157; adhésion au — et expérience
des —s sociaux, 100, 1 0 1 ; rapports aux —s sociaux des classes
cultivées, 101, rapport aux —s sociaux des classes populaires, 101.
—s exclusifs, 318.
Dialogue, — interdisciplinaire, 105, v. polémique, emprunt; —s fictifs, 92, 93,
291, v. couples épistémologiques.
Diffusion culturelle, 39, 58, 210-217, 273, 275; les schèmes métaphoriques dans
les études de —, 39.
Disposition (intellectuelle), 316, v. habitus.
Dissimilation, la — comme forme du rapport entre sciences de l'homme et sciences
de la nature, v. sciences de l'homme.
Division du travail, la — de recherche en sociologie, 98, 99, v. bureaucratisation,
opérations de recherche.
Divulgation (logique de la), v. mode, schèmes métaphoriques, diffusion.
Document, transformation du — en objet d'étude, 158, 158 n., 281, 282, v. cercle
méthodique.
Documentation (collecte de — et théorie), 84, v. observation, enregistrement,
faits et données.
Dogme, — de « l'immaculée perception », 56; — de « l'immaculée conception »,
86; v. théorie.
Don (et contre-don), 74, 241-245.
Données, 55, 56, 265, 270, 298, 300, v. faits et données; collecte des —, v. collecte;
observation des — et théorie, 84, v. observation, constat, théorie.
— et catégories d'appréhension des — (dans le cas du codage), 87.
— naturelles, 35, v. nature; les critères d'analyse traités comme
— naturelles, 3 5.
Dualisme (diltheyen), 18, 19, 281-285, v. subjectivisme, sciences de l'homme et
sciences de la nature.
Durkheimisme (routinisation du — en France), 96, 108.
342 Le métier de sociologue

Échantillon (révélateur), 73.


Échantillonnage, 59, 273, 274; — au hasard et neutralisation des groupes, 210-217.
Échelle, — s , 274.
le changement d ' — comme schème d'interprétation, 39, v. schème
d'interprétation.
Éclectisme, — philosophique des savants, 96 n. 1, 207, v. rupture avec la tradition
théorique; accumulation éclectique et intuitionnisme, 302, 305, 306.
Écoles (les conflits d ' — en sociologie), 104, v. polémique.
Effet (inversion de 1 ' — et de la cause), 32 n. 1, 165-168.
Électoral (étude du comportement — ) , 273, 275.
Empirisme, 14, 24, 48, 54-58, 81, 95-99, 113, 193, 267, 268, 273, 292, 294;
1 ' — comme caractéristique de la pensée préscientifique, 310, 311;
1 ' — comme danger épistémologique premier, 95, 96; place de 1'—•
dans le spectre des positions épistémologiques, 92, 291-295,
v. couples ; hyper , 57, 92 ; la représentation empiriste des rap-
ports entre sciences voisines, 52; l'idéal empiriste de l'enregistre-
ment, 59, v. enregistrement,
v. expérience, positivisme, théorie.
Emprunts, — des sciences de l'homme aux sciences de la nature, v. accultura-
tion, épistémologie des sciences de l'homme et épistémologie des
sciences de la nature; — de concepts, v. schemes, analogie; —
incontrôlés de concepts et de méthodes ethnologiques, 67, v. socio-
logie et ethnologie.
Enquête, — s de motivation, v. motivation; techniques d ' — , v. techniques;
dépouillement d ' — , 91, v. analyse.
Enquêteur, 222, rapport — -enquêté comme rapport de classe, 223, 234,
v. entretien.
Enregistrement, — et collecte de documentation, 84; — et observation, 83, 84,
v. observation; techniques d ' — et construction, 59, v. techniques,
faits, construction.
l'illusion de 1 ' — sans présupposés, 196-203; 1 ' — sans présupposés
comme idéal empiriste, 56, 57, 62, v. empirisme, positivisme;
l'idéal de 1 ' — et l'entretien non directif, 61, 62, v. entretien,
v. constat.
Enseignement (et recherche en sociologie), v. organisation universitaire, socio-
logie de la formation des sociologues.
Entretien, 273; la situation d ' — comme relation sociale, 222, 223; — et formes
d'organisation de l'expérience, 222-237; — non directif et idéal de
la neutralité, 61; — et enregistrement, v. entregistrement.
Épistémologie, ordre des raisons épistémologiques, 23-25; réflexion épistémolo-
gique, 13, 14, 19, 67; acquis épistémologique des sciences de la
nature, 13, 18, 19, 108.
— et méthodologie, v. méthodologie; — et philosophie tradition-
nelle des sciences, 291.
— spontanée, 68, 69, 83, 94, 98, — spontanée des savants, 267,
311; — spontanée de la sociologie bureaucratique, 81, 82.
le champ épistémologique, 95-100; le spectre des positions épisté-
mologiques, 96, 291-295; les professions de foi épistémologiques
comme idéologies professionnelles, 99; — positiviste, 85 n. 2,
300, v. positivisme; — fixiste, 87.
actes épistémologiques, 24, 81-88, v. rupture, construction, constat;
hiérarchie des actes épistémologiques, 23, 24, 81-88; actes épisté-
mologiques et opérations, 81, 82, v. opérations; actes épistémolo-
Index des themes 343

giques et moments du cycle expérimental, 8i, v. cycle expérimen-


tal; actes épistémologiques et tâches dans un processus bureau-
cratique, 98, 99, v. bureaucratisation.
contrôle épistémologique, v. contrôle; critique épistémologique
et analyse sociologique, 95-100, 316; vigilance épistémologique,
v. vigilance; obstacles épistémologiques, v. obstacles.
couples épistémologiques, 92-94, 291-295.
coupure épistémologique, v. rupture.
profil épistémologique, v. profil.
rupture épistémologique, v. rupture.
vecteur épistémologique, 54, 207-209.
Épreuve, — logique, v. critique logique; — des faits, — de réalité, v. constat,
vérification.
Erreur, 14, 20, 82, 1 1 4 ; primat épistémologique de 1'—, 109-112, v. obstacles
épistémologiques; analyse sociologique des conditions de 1*—, 14,
v. sociologie de la connaissance.
Eschatologie, 185, v. prophétisme.
Essentialisme, 34-36, 1 1 3 , v. nature.
Ethnocentrisme, 100, 146; — de classe, 100, 1 0 1 ; — d'intellectuel, 1 0 1 , 102.
— éthique, 70; — linguistique, 64, 243, v. préconstructions du lan-
gage; — méthodologique, 66 n. 1 , v. ethnologie et sociologie.
Ethnographie, méthodes ethnographiques, 65, 66, v. observation ethnographique.
Ethnologie, 243 ; introduction des méthodes de 1'— en sociologie, 66, 67; méthode
ethnologique et construction, 243-245, v. construction; le danger
du contact humain en —, 83 n. 1 , 316; vocabulaire ethnologique
et distanciation fictive, 82 n. 1.
Et ho s (de classe), 100.
Evolutionnisme, 146, 169.
Expérience, 56; raison et —, 72, 88, 92, 93, v. hiérarchie des actes épistémolo-
giques, constat; — cruciale, 270, 277; — fictive, 365 n.
— première, 307, 310-314, v. obstacles épistémologiques;*— com-
mune et conceptualisation savante, v. prophétisme; — commune
et expérimentation, v. expérimentation.
v. expérimentation.
Expérimentation, 77, 8 5 ; — et expérience commune, 72 n. 1 ; — fictive et
— sociale, 62, 64; — et modèle, 77, v. modèle; — et théorie, 85,
86, 88, 89.
v. constat.
Explication, — par le simple, 35, 36, 43, v. prophétisme, nature; — par le général,
3 5 ; — et schèmes métaphoriques, v. schèmes métaphoriques.
— et modèle, 77, v. modèles mimétiques et modèles analogiques;
— sociologique et — psychologique, v. nature, psychologie.
— et compréhension, v. sociologie compréhensive, sens, sciences
de l'homme et sciences de la nature.
Expliquer, v. explication; « — le social par le social », 52, 168, v. construction.

Fait, —s et données, 55, 56, 84, 158, 296; — perçu et —• construit, 269, 270;
— général, 267; —s et théorie, 55, 56, 85, 86, 265-272, 277; les
techniques et la construction des —s, 86, v. technique; l'applica-
tion automatique des techniques et la construction de —s sans
signification théorique, 86, 88, v. aertefact ; ritualisme technique et
destruction des —s, 88.
v. construction, objet.
Faits sociaux (spécificité des), 204-206.
344 Le métier de sociologue

« Falsifiabilité », 85 n. 2, v. infirmation.
Familiarité, la — avec l'univers social comme obstacle épistémologique, 27, 28,
149-151, 1 8 1 , v. prénotions, sociologie spontanée, illusion de la
transparence.
Famille, la — comme institution et l'explication par la psychologie, 165, 166,
v. explication par la psychologie.
Fermeture (effet de — prématurée), 21, v. méthodologie.
Finalisme, — et explication sociologique, 167, 168, v. artificialisme.
— naïf et fonctionnalisme, 40.
Fixisme, — sémantique, 20, 21 ; rationalisme fixiste, 20, v. méthodologie.
Flux (en deux temps), 58, 210-217, v. diffusion.
Fonction, —s sociales et « raisons » des sujets, 52, v. illusion de la transparence,
principe de non-conscience; — des prénotions, v. prénotions.
Fonctionnalisme, 54, 40.
Formalisation, 21, 77, 78, 82; — et contrôle épistémologique, 21, 77, 78; — et
construction, 77; — et invention, 77, — et rupture, 37, 77, 78;
fonction clarificatrice de la —, 77; fonction critique de la —, 77;
valeur de la — et satisfaction des préalables épistémologiques, 82;
— et langage commun, v. langage commun,
v. formalisme, modèles, symbolisme.
Formalisme, 72, 81, 86, 99, 291-295.
— et dissociation réelle des opérations de la recherche, 81-83.
— et intuitionnisme, 291, 302-306; — et sensualisme, 296, 299,
v. couples épistémologigiques.
v. formalisation, symbolisme, critique du langage.
Frustration (et explication psychologique), 36 n. 1 , v. explication par la psycho-
logie.

Généalogie (comme technique ethnographique), 65.


Général (explication par le), v. explication.
Généralisation, 79, v. modèle théorique, rupture; — de moyenne portée, v. théorie
à moyenne portée.
Génération, 68 n. 2.
Grammaire génératrice, 79, v. construction.
Grappes (sondage en —), 60.
Groupe, — de transformation, 73, v. structure, méthode structurale.
—s restreints, 39; —s ethniques, 222.

Habitudes (intellectuelles), 1 1 , 12, v. habitas.


Habitus, 84, 253-256, 316; — du sociologue, 5, 6, 16.
Hasard, v. découverte.
Hau, 241, v. théorie indigène.
Heuristique, v. invention.
Hiérarchie, — des actes épistémologiques, 8i-88, v. obstacles épistémologiques;
— des dangers épistémologiques, v. obstacles épistémologiques ; —
de prestige des opérations de recherche, v. opérations de recherche.
Histoire, 34; — et sociologie, v. sociologie; nature et —, v. nature.
Histoire de vie, v. biographie.
Historiens, v. sociologie et histoire.
Index des thèmes 345

Homogénéisation (des matériaux), 68, v. techniques.


Homologies (structurales), saisie des — et analogie, 78, 79, v. analogie.
Humaines (sciences), v. sciences de l'homme.
Humanisme, 15, 18, 19, 32-34, 41.
sa forme épistémologique, le subjectivisme, 18-19.
la philosophie humaniste comme principe des résistances à une
sociologie objective, 32-34, 34 n. 2, 4 1 , v. subjectivisme, objectif;
la philosophie humaniste comme obstacle épistémologique, 32,
v. illusion de la transparence; la philosophie humaniste, sa forme
naïve, 32, v. sociologie spontanée; la philosophie humaniste, ses
formes en sociologie, 32, v. motivation; philosophie humaniste et
prophétisme, 41-43, v. prophétisme; le stéréotype humaniste de la
spécificité des sciences humaines, 1 3 , 19, v. sciences de l'homme.
Humeur (fonction épistémologique de la mauvaise —), 102.
Hyperempirisme, 1 2 1 , v. empirisme.
Hypothèse, 1 3 1 , 246 ; place de 1'— dans la démarche scientifique, 267-272 ; —s théo-
riques, 90; système d'—s, 58, 88-90; système d'—s et preuve par la
cohérence, 88-92.
l'invention des —s, 71-75, v. analogie; — et analogie, 246, v. ana-
logie; invention des —s et type idéal, 73, 246, v. type idéal; — et
induction, 7 1 , 72.
— et observation, v. observation; — et expérimentation, 85,
v. expérimentation; le passage de 1'— à la vérification et les
contraintes techniques, 98.
la démarche scientifique comme dialogue de 1'— et de l'expé-
rience, 54.
1'— dans la théorie positiviste, 70, 7 1 , v. positivisme; — parcel-
laire, 89.

Idéalisme, 92, 291-29;.


Idéologie, — et sociologie, 173, v. « sociodicée »; refus du contrôle épistémolo-
gique et soumission à 1'—, 68, 72, 78 ; rupture avecl'—, 95,99-102,
v. rupture; les synthèses vides de 1'— et l'hyperempirisme (comme
couple épistémologique), 92; méthode « idéologique », 205,
v. subjectivisme, objectivation.
Ignorance (méthodique), 1 4 9 - 1 5 1 , v. illusion de la transparence, prénotions.
Illusion, — de la transparence, v. transparence; — de Pimmédiateté, v. immédia-
teté; — de la réflexivité, v. réflexivité.
Image, —s du langage, v. langage, métaphores; — publique de la sociologie,
v. sociologie ; — commune des sciences de l'homme, v. sciences de
l'homme; — commune des sciences de la nature, v. sciences de la
nature.
Imaginaire (variation), v. variation.
Immédiateté (illusion de 1'—), 100, 1 1 1 , 1 1 2 .
Improbabilités, 286.
Inattendu, v. découverte, serendipity.
Inconscient, 3 1 , 242; — et non-conscient, 3 1 , 152, 153, v. principe de non-
conscience; langue et —, 242-245.
Indicateurs, — et émiettement de l'objet, 83, v. totalité; choix des — de la posi-
tion sociale et théorie, 67, 68.
Induction, 72, 273 ; sciences inductives et sciences déductives, 268; —s spontanées,
29, v. schèmes d'interprétation.
346 Le métier de sociologue

Information, 85 n. 2, 270, 271, v. preuve, constat.


Informateur, 66, v. techniques ethnographiques.
Inhibition (méthodologique), 276, v. méthodologie, routine.
Instinct (et explication par la psychologie), 167, v. explication par la psychologie,
nature.
Institution, 95, 146, 147, 148; 1'— comme objet de la sociologie, 158, 159; les
aspects institutionnels comme formes objectivées de la vie sociale,
204, 242.
Instrument (d'étude), v. technique; 1'— comme théorie en acte, 282, v. théorie,
cercle méthodique; transformation de 1'— en objet d'étude, 223.
Intégration, le concept d'— en biologie, 1 8 2 - 1 8 4 ; — du milieu scientifique, 1 0 4 ,
105, v. cité savante.
Intellectuel(s), 42, 53 n. 2, 185; milieux —s, 101, 102; public —, v. public; le
sociologue comme —, 99, 1 0 1 , 1 8 5 , 1 8 7 - 1 9 0 , v. prophétisme;
l'ethnocentrisme d'—, 101.
Interdisciplinaire (collaboration — et conditions de son utilité épistémologique),
105, v. emprunts d'une discipline à une autre, acculturation.
« Intérêts » (du sociologue), v. rôle épistémologique des valeurs.
Introspection, recours à 1'— et illusion de la transparence, 57, v. illusion de la
transparence; sociologie introspective, 57 n. 1.
Intuition, 82, 83, m ; — sensible, v. rupture; —s du sens commun, 302, v. sens
commun; raisonnement par analogie et rupture avec les données
de 1'— sensible, 77, 78, v. ressemblance et analogie; le symbolisme
comme protection contre l'évidence de 1'—, 77, 78, la méthodo-
logie et le recours à 1'—, 93, v. couples épistémologiques.
1'— contrôlée comme instrument de contrôle épistémologique,
82, 83; 1'— contrôlée et l'invention des hypothèses, 83, 319;
1'— contrôlée et la saisie des totalités construites, 83, v. bureau-
cratisation.
Intuitionnisme, 7 2 , 78, 8 1 - 8 3 , 94> I2I > 253> 28i > 283> 284> 3°2> 3XT> 1'— comme
ambition de ressaisir directement la logique d'une culture dans une
« intuition centrale », 82, 83, 94, 316, 317, 320; — et preuve, 253;
1'— comme dissociation des opérations de la recherche, 83 ; — et
schèmes de pensée de la sociologie populaire ou demi-savante, 94,
v. schèmes d'interprétation, sociologie demi-savante; la consécra-
tion méthodologique de 1'—, 94 n. 1 ; le danger d'— dans l'usage de
l'analogie, 72; le culturalisme comme —, 83; — et positivisme,
93, 94, v. couples épistémologiques.
Inventaire systématique, l'observation ethnographique comme — 61, 66,
v. méthodes ethnographiques.
Invention, 1 4 , 1 6 - 1 8 , 2 1 ; logique de 1'—, 1 2 1 ; — et analogie, 74, 2 5 7 - 2 5 9 , v. ana-
logie; — et démonstration, v. preuve; — et inattendu, 29, v. seren-
dipity ; — et rupture, 28, 29; — et rupture avec les connotations
communes des concepts, 1 8 0 - 1 8 2 , v. schèmes métaphoriques, rup-
ture; — et type idéal, 72, 73, 248, v. type idéal; — de techniques,
71; apprentissage de 1'—, 18; fonction heuristique de la formalisa-
tion, v. formalisation; virtualités heuristiques des concepts et rou-
tinisation, 15, 108.
Isomorphes (cas), 74, v. groupe de transformation.

Jeu, 38.
Jugements de valeur, v. neutralité éthique.
Index des themes 547

Laboratoire (réaction au), 62, v. expérimentation fictive.


Langage, catégories du — et construction des objets scientifiques, 72, 174, 241-
245 ; catégories du — indigène et catégories du — de l'ethnologue,
241-243 ; pré-constructions du —, 64, 72.
pouvoirs du —, 36-41, v. schèmes d'interprétation; critique du —,
28, 37, 174-179; maladies du —, 174-179.
— commun et prénotions, 27, 28, v. prénotions; — commun et
prophétisme, 38, 39, 42, 43 ; — formalisé et logique du — commun,
37, 174, v. formalisation; — commun et — savant, 132, 134;
— demi-savant, 134; — et questionnaire, 63; rapport au — et
situation d'entretien, 61, 62, 222-237.
Langue, v. langage; — et parole, 52.
Lapsus (dans la conduite d'une recherche), 93.
Leaders d'opinion, 59, 60; — et sondage d'opinion, 210; — et explication par des
qualités psychologiques, 210.
Légitimité, — et situation d'entretien, 234.
Lexicologie (comme discipline ethnographique), 65, v. méthodes ethnographiques.
Limite (raisonnement par passage à la), v. type idéal.
— et invention des hypothèses, 73.
Logique, — reconstruite, 3 1 1 , 3 1 2 ; — reconstruite et — en acte, 1 2 1 - 1 2 3 ; — f o r -
melle, 20, 21 ; — de, v. système.
Loi, 267-272; — et hypothèse, 267-272; — et théorie, 267-272, v. théorie.

Magie, 132, 165, pensée magique et étude des moyens modernes de communica-
tion, 39.
Manipulations (aveugles), v. artefact.
Masse, 5 8 ; la notion de — et le choix des techniques d'enquête, 60 ; société de —,
v. société.
Mass-media, v. moyens modernes de communication.
Matérialisme technique, 291-295, v. rationalisme appliqué.
Mathématique, v. symbolisme mathématique.
Mécanique, les images —s en sociologie, 38; les paradigmes —s en physique, 40,
v. schèmes d'interprétation.
« Méme-pas-faux », 89, v. prophétisme.
Message (de presse), 69, v. analyse structurale.
Mesure, — et théorie, 81, 300; les exigences de la —, 12, 16; souci exclusif de
la — et vigilance épistémologique, 22; objet mesurable et objet
scientifique, 71, 273, v. constat.
Métaphores, 38, 133, 180, v. schèmes d'interprétation; analogie et —, v. analogie;
schèmes métaphoriques, v. schèmes d'interprétation.
Méthode, absolu de la —, 1 3 , 1 4 , 1 1 7 ; autonomisation de la —, 1 1 , 97; dissociation
de la — et des opérations de la recherche, 12 ; surveillance de la —,
1 1 7 - 1 2 0 ; grands prêtres de la —, 12; — expérimentale, 67, 69,
v. expérimentation.
— comparative, v. comparaison; —s ethnographiques, v. ethno-
graphie.
cercle méthodique, v. cercle.
Méthodologie, la — comme logique reconstruite, 121-123.
— et épistémologie, 13, 14; — et vigilance épistémologique, 20-23.
— et technologie, 59; exercices méthodologiques, 21.
l'éthique du devoir méthodologique, 22, 23; manie méthodolo-
348 Le métier de sociologue

gique, 87, 97; la mode en — 97; perversion méthodologique, 23,


24, 99 ; raffinement méthodologique et problèmes scientifiques réels,
71, 286.
Méthodologues, 13, 20, v. grands prêtres de la méthode.
Mimiques (comme techniques d'expression), 236.
Mode, la — en sociologie, 15, 102; —s intellectuelles, 101, 102.
Modèle, 74, 75-80; définition positiviste du —, 75; le — comme système de
relations construites, 75, 79, 80; — et expérimentation, 77; — théo-
rique, 79, 82; —s mimétiques et —s analogiques, 76, 257-259; — et
type idéal, 73 ; —s mécaniques et —s cybernétiques en biologie, 76.
Moments (la représentation de la démarche scientifique comme succession de), 81,
v. opérations, actes épistémologiques.
Mondain (public), v. public.
Monographie, 92.
Morale, — d'un groupe et rapport au sociologue, 222.
Moralisme, 30.
Morphologie, 204, la description morphologique comme discipline ethnogra-
phique, 65, v. méthodes ethnographiques.
Motivation, le concept de — et le concept de nature humaine, 34, 35, v. nature;
le concept de — et la philosophie humaniste, 32, v. humanisme,
enquêtes de —, 57; saisie des —s et explication parla psychologie,
246.
Mutation, le concept de — comme schème mixte, 39, 40, v. schèmes d'inter-
prétation.

Nature, — et histoire, 34, 35, 160-164, v - histoire; — et culture, 34-36, v culture;


le concept de — et ses formes déguisées, 34; l'explication par la —
et ses formes subtiles, 34-36, v. données naturelles, sociologie spon-
tanée, essentialisme.
Nature simple, 165, v. explication par le simple.
Négativisme, 13, 14, v. critique.
Néo-positivisme, 296-301, v. positivisme.
Neutralisation (des concepts et des opérations par le discours pédagogique), 14,
15, v. routine, invention.
Neutralité, — épistémologique, 62 ; — éthique, 61, 69,188 ; — éthique et — épisté-
mologique, 61.
Nominalisme, v. abstraction, objet réel et objet de science.
Non-réponse, v. artefact.
Norme, —s sociales et situation d'enquête, 65 ; conduites normalisées et question-
naire, 66, v. méthodes ethnographiques.
Nosographie (du langage), v. maladies du langage.
Notions (communes), v. prénotions.

Objectif (-ive), la sociologie comme science —, 33, 34, 34 n. 2, 130; relations —s


et relation à ces relations, 34 n. 2, 238, v. illusion de la transparence,
subjectivité, subjectivisme.
Objectivation, 130-132, 204-206; le préalable de 1'—, 34 n. 2; les techniques d'—
comme techniques de rupture, 28, 204; v. rupture.
Objectivisme, 34 n. 2, v. positivisme.
Index des thèmes 349

Objectivité, 57, la fausse philosophie de 1'— comme caution de l'abdication empi-


riste, 57, v. enregistrement.
Objet, — construit, 51-54, 79, 193-196, v. construction, faits, chose; — construit
et — perçu, 78; — construit et — préconstruit, 52, 55, 54 n. 1 ,
73, 78; langage commun et —s préconstruits, 37, v. langage,
schèmes d'interprétation ; analogie et rupture avec les données pré-
construites, 73-75; sur — et sous —, 45, v. raison polémique,
raison architectonique; — réel et — de science, 51, 52, 55, 193.
— qui parle (comme — du sociologue), 5 6, 96, 97 ; — commun, 5 3 ;
— scientifique et technique de connaissance, 71 ; sociologie sans
— scientifique, 70, v. artefact ; — construit et artefact, 6 1 , 70, 7 1 .
v. construction, faits et données.
Observation, 158, 159, 297-299; — et définition, 1 3 1 , 1 3 2 ; — et théorie, 83, 84,
265-267, v. théorie.
— ethnographique, 6 1 , 62, 65, 66; — ethnographique et instru-
ments de laboratoire, 62 ; le primat épistémologique de 1 ' — métho-
dique, 66; questionnaire et — directe, 65,66; enquête et quasi ,
66.
protocole d ' — , 266, 298.
Obstacles (épistémologiques), 24, 25, 27-49, 109-116; 1'— de la familiarité, 27.
Opérationalisme, 76, 130, 260; 1 ' — comme démission théorique, 53, 54, 76.
Opérations (de recherche), 81-83, 98; la hiérarchie de prestige des — dans la
division bureaucratique du travail, 98; — et phases du cycle expé-
rimental, 8 1 ; — et actes épistémologiques, 81-83; implication réci-
proque des —, 81-88; l'immanence de la théorie aux — les plus
automatiques, 59, 67, 87; la dissociation réelle des — comme prin-
cipe des erreurs épistémologiques, 8 3 , 9 3 ; hiérarchie des — et place
de la théorie, 88; contrôle épistémologique des — statistiques, 60,
v. actes épistémologiques.
Opératoire, concepts —s, v. concept; la mise en forme — de la vigilance épisté-
mologique, v. vigilance épistémologique.
v. opérationalisme.
Opinion, — commune, v. prénotions, sociologie spontanée.
— et comportement, 65; analyse hiérarchique des —s, 68; tech-
niques de mesure des —s, 274; — publique, 273-276.
Ordre, — de l'invention et — de la preuve, v. logique de l'invention et logique
de la preuve.
Organicisme, 74, 74 n. 2, 75, 154, v. transfert de schèmes.
Ordinateur, 1'— comme symbole de scientificité, 97 ; utilisation des —s et démarche
expérimentale, 98.
Oublis sélectifs, 65, v. questionnaire.
Outils, 15, 87; — et techniques, 210, v. techniques.

Pairs (groupe des), — et contrôle scientifique, 102-106, v. cité savante, contrôles


croisés, polémique.
Paradigmatique (cas), 73, 74, v. type idéal, modèle, échantillon révélateur.
Paradigme, usage pédagogique et heuristique des —s, 40, v. schèmes.
Parthénogénèse (comme mode de production de la théorie), v. dogme de 1' « im-
maculée conception », théorie.
Pédagogie, — de l'invention, v. invention; — de la recherche, v. enseignement
de recherche.
35° Le métier de sociologue

Perception, — et science, 27; objet de — et objets de science, 51, 52, v. objet


construit et objet préconstruit; invention et rupture avec les
configurations de la —, 29.
Pères fondateurs (rapport aux — en sociologie), 44, v. tradition théorique, aristo-
télisme, situation de commencement.
Phénomènes, v. apparences, objet construit; apparences phénoménales, 76, 79;
l'opérationalisme comme soumission aux —, 76, v. opérationalisme.
Philosophie, —s implicites des sciences de l'homme, 92, v. couples épistémolo-
giques.
— de la connaissance et épistémologie, 20, 291-295; — classique
des sciences, 207, 291.
— naïve de l'action, 32, v. sociologie spontanée; — de la connais-
sance du social de la sociologie spontanée, 29, 30, v. illusion
de la transparence; — essentialiste, v. essentialisme; — humaniste,
v. humanisme.
— sociale, 27, 28, 44, 92, 204; constructions de la — sociale et
type idéal, 72.
Physicalisme, 297-299, v. néo-positivisme.
Polémique, 104, 1 1 2 ; — et critique épistémologique, 14, 96, 273; •— et e x p l i c a -
tion des principes de construction d'une science, v. rapports entre
disciplines,
raison —, v. raison.
v. contrôle, critique, vigilance épistémologique.
Polysémie, jeux de — et prophétisme, 42; la — du terme « inconscient », 31.
Positions (sociales), 33, v. relations sociales.
Positivisme, 19, 20, 44, 71, 1 1 4 , 158, 196, 253, 268, 281, 282, 291-294, 296-300;
le — comme dissociation réelle des opérations de recherche, 83;
contradictions logiques du —, 196; — et intuitionnisme, 93, 94;
illusion positiviste d'une science sans présupposés, 196-203, 250,
v. présupposés; représentation positiviste de l'induction, v. induc-
tion; représentation positiviste de l'observation, 83, v. observation;
réinterprétation positiviste de la preuve, 90, 91, v. preuve; réin-
terprétation positiviste des exigences de la construction, v. cons-
truction.
Post-festum (reconstruction), v. logique reconstruite.
Potlatch, 74.
Pragmatisme, 269, 272, 293, 296.
Pratique, — de la recherche et épistémologie, v. opérations et actes épistémolo-
giques, épistémologie spontanée; — de la recherche et méthode,
v. méthodologie.
Préceptes, v. censeurs, méthodologie.
Pré-construit (objet), v. objet.
Prénotions, 27-29, 101, 124-129, 130-133, 149; les — comme explication systéma-
tique, 124, 180; fonctions sociales des —, 28, 124.
— communes et — savantes, 46, v. tradition théorique; élabora-
tion savante des —, 37, 42, 86; langage formalisé et —, 37, v. for-
malisation; mises en formule des —, 76, rupture avec les —,
v. rupture.
Pré-requisits (comme forme subtile du concept de nature humaine), 34, v. nature.
Prestige, la recherche du — comme principe explicatif non sociologisé, 36,
v. nature.
Index des themes Î5i

Présupposés, 100, 1 0 1 ; exploitation des — et contrôle scientifique, 104, 105;


explicitation des — et contacts entre disciplines, 104, 105; refus
des — et abandon aux prénotions, 58; enregistrement sans —,
v. enregistrement; science sans —, v. illusion positiviste d'une
science sans — ; — des techniques, v. techniques.
Preuve, — expérimentale, 24; logique de la — et logique de l'invention, 17, 1 2 1 -
123, v. invention.
système de —s et preuve par la cohérence, 91, 277-280, 286,
v. cercle méthodique; concaténations de —, 91 ; la — par la conver-
gence des indices, 286.
la définition intuitionniste de la —, 253; les caricatures de — expé-
rimentale, 94; — et exemple, 94, 302, 306; définition positiviste
de la —, 253; rigueur apparente des techniques de — et neutralisa-
tion du pouvoir de démenti de l'expérience, 89.
Principes, — et règles techniques, 69, v. théorie de la connaissance sociologique.
Principe de plaisir (et principe de réalité), 86, v. expérience.
Probabilités, 286.
Problématique, 55, 193; — inconsciente, 63; — théorique, 54; fausses —s
véhiculées par le langage, 174, v. langage.
Problèmes sociaux (et problèmes sociologiques), 53, v. humanisme, prophétisme.
Procédures, v. techniques.
Profil épistémologique, 191, 192, v. épistémologie, vigilance épistémologique.
Propensions (comme forme subtile du concept de nature humaine), 34, 36 n. 1 ,
v. nature.
Prophètes (en sociologie), 12, 42, 43; « petit — accrédité par l'état », 42; « petit
— marginal », 42, v. prophétisme.
Prophétisme, 41-44, 185-190, 3 2 1 ; — du professeur, 42, 185-187; — de l'intellec-
tuel, 42, 185, 187-190.
Protocole (d'observation), v. observation.
Psychanalyse, — de l'esprit scientifique, 14, 1 1 4 - 1 1 6 ; — de l'esprit sociolo-
gique, 39.
Psychologie, explication par la —, 35, 169; explication par la — et neutralisation
des relations sociales par les techniques, 210, v. sondage d'opinion,
v. sociologie compréhensive et sociologie psychologique.
— sociale, 32, 34 n. 1 ; les concepts de la — sociale, monnaie du
concept de nature, 34, v. nature.
Psychologisme, 30, 1 3 1 , 132.
Public, — intellectuel, 103, 185; — mondain, 97, 106, 308, 309, 312-315, v. pro-
phétisme, cité savante.
rapport au — et formes de la production intellectuelle, 41, 99, 103,
105, 185, 187-190, 307-315, v. sociologie de la connaissance.
Pump-handle research, 18 n. 1 , v. bureaucratisation de la recherche sociologique,
réitération d'enquêtes.

Questionnaire, 62-66, 93; le privilège méthodologique du —, 65, 66, 82 n. 1 ;


théorie du — et usage du —, 62-64; — et neutralité dans l'enre-
gistrement, 62, 65; — et observation, 65, 66; — et quasi-observa-
tion, 65, 66, v. méthodes ethnographiques; — fermé et univocité
des réponses, 63.
Questions, — irréelles, 57, 58, 62, v. artefact ; — que se pose le sociologue et
— posées aux sujets, 57, v. empirisme, illusion de la transparence;
neutralité des —, 62, 63; univocité des —, 62, 63.
352 Le métier de sociologue

Race (traitée comme donnée naturelle), 3 5.


Raison, — architectonique, 45; — polémique, 20, 45, 109, 1 1 2 , 1 7 1 , 172, 270;
— et expérience, 88, 92, 93, 268, v. expérience, constat,
v. rationalisme.
Rationalisation, enquêtes de motivation et —s, 57; — et explication scientifique,
241, 242.
Rationalisme, — appliqué, 83, 92, 109-116, 117-120, 207, 291-295; — fixiste, 20,
109; — rectifié, 207.
— régional, 20, 109.
Réalisme, 92, 1 1 0 , m , 193-195, 291-295 ; — du sens commun, 299, v. sensualisme.
Réalité, v. constat, expérimentation, objet réel et objet construit.
Recension, — des vérités établies, 48 n. 1.
Recettes, 87, 99.
Recherche, enseignement de la —, 12, 14; institutions de —, 97-99; institutions
de — et bureaucratisation, v. bureaucratisation.
Rectification, 109, 1 1 2 , 1 1 4 , 191, 192, v. connaissance approchée.
Réduction (historique), v. spécificités historiques.
Référendum (image publique de la sociologie comme —), 65, 238-240.
Réflexive (analyse), 205.
Réflexivité ^illusion de la —), 146-151.
Règles, — et instruments pour la saisie des —, 66, v. méthodes ethnographiques.
Régularités, 196, 246; connaissance des — et explication des spécificités histo-
riques, 196, v. explication par la psychologie; saisie des — et pro-
blématique, 196; — statistiques, v. statistique.
Réinterprétation, v. emprunt culturel; la — comme forme du rapport du sujet à
ses conduites, 65.
Réitération (d'enquêtes), 56, v. pump-handle research.
Relation sociale, la relation avec l'objet comme —, 28; la relation d'enquête
comme — artificielle, 61-63.
Relations, v. objet construit ; — cachées, 246 ; — entre les faits, 90 ; — entre les —,
78, 91 ; substance et système de —, 33.
Relativisations, — et sociologie de la sociologie, 99, 100, 102, v. la sociologie de
la sociologie comme adjuvant de la vigilance épistémologique.
Relativisme culturel, 70; la transposition illégitime du — aux rapports entre
« cultures » dans une société stratifiée, 70; — et ethnocentrisme
éthique, 70.
Reproduction, v. modèles mimétiques et modèles analogiques.
Ressemblance, — et analogie, 76, 77, 79, 258, v. modèles mimétiques et modèles
analogiques, comparaison, méthode comparative.
Ressentiment (comme principe explicatif non sociologisé), 36, 36 n. 1.
Rigorisme (technologique), 21, v. méthodologie.
Rigueur, —s spécifiques, 21.
Ritualisme, — des procédures, 23.
Routine, 15-17; — technologique, 16, 17, 67, 68, 87, 88, 273-276; — et invention
des techniques, 71 ; — technologique et vigilance épistémologique,
69, 87, 88.
v. bureaucratisation, méthodologie, vigilance épistémologique.
Indes des themes 353

Routinisation, — des concepts et invention, 1 5 ; — des concepts et transfert de


schèmes, v. analogies, schèmes.
Rupture (épistémologique), 24, 25, 27-49, 53, 81, 82, 95, 205, 307; — avec l'ex-
périence première, 307, 310-315; — avec la sociologie spontanée,
29-41 ; conditions sociales de la — avec la sociologie spontanée,
96, 97; analyse statistique et — épistémologique, 28, 29; tech-
niques de —, 28, 29; la définition préalable comme technique de —,
28, v. définition; invention et —, 28; — avec le système d'images du
langage commun, 180, v. langage commun; la — avec la tradition
théorique, 44, 46, 47, v. tradition théorique; — avec les automa-
tismes méthodologiques, 210, v. routine; théorie et —, 88, 89;
pouvoir de — du modèle théorique, 79, 82; formalisation et —,
37, 7«-

Savoir immédiat (illusion du), 27-49, 149-151, 300; l'illusion du — comme carac-
téristique de l'esprit prescientifique, 3 1 1 , 312, v. intuition, sen-
sualisme.
Schèmes (d'interprétation), transfert de —, 66, 67, 79, 320, v. analogie; transfert
de — et invention, 39, 40, v. ethnologie, invention; transfert de —
et rupture, v. rupture.
— métaphoriques, 36-40, 180, 1 8 1 ; — fonctionnalistes, 40; —
savants et — communs, 39-41, 180-184.
usage méthodique des —, 40, 66, 67, v. ethnologie et sociologie,
v. modèle.
Science, — et perception, 27, 109-11; — et sensation, 299, 300, v. physicalisme;
— et méta-science, 49; la sociologie comme — expérimentale et
non comme — reflexive, 31, v. principe de la non-conscience,
histoire de la —, 96, 97; sociologie de la —, 95, 103, 103 n. 1 , 1 2 1 .
Science de la nature, — et sciences de l'homme, v. sciences de l'homme; représen-
tation commune des —, 122, 123.
Sciences de l'homme, 42; — et sciences de la nature, 84, 97, 99, 108, 123, 154-
157, 281-285, 319-321, v. acculturation.
le stéréotype de l'irréductibilité des — aux sciences de la nature,
13, 123, v. dualisme diltheyen, humanisme.
la dissimilation comme forme du rapport des — aux sciences de la
nature, 218, 281, 282.
l'imitation servile des sciences de la nature, 281, v. positivisme,
la transposition des acquis de la réflexion épistémologique sur les
sciences de la nature aux —, 13, 281; comparaison des méthodes
des sciences de la nature et des méthodes des —, 218, 281.
Scientificité, les conditions sociales de la —, 103 ; l'inquiétude de la — en socio-
logie, 97-99 ; les signes extérieurs de la •— dans les sciences humaines,
97-
Scolastique, 45, 84; — et tradition théorique en sociologie, 44, 45, v. théorie.
Secondaire (analyse), v. analyse.
Sens, — commun, 33, 302; science et — commun, 193, 307; — commun et —
— commun savant, 33, v. tradition théorique; formalisation et
rupture avec le — commun, 78, v. formalisation.
— vécu, 246; — subjectif et — supposé, 246, 248, 249, v. socio-
logie compréhensive, principe de non-conscience.
Sensualisme, 296-300.
Serendipity, 29, v. invention.
Série, la — et le sens des observations particulières, 90.
Sexe (traité comme donnée naturelle), 35, v. nature.
23
354 Le métier de sociologue

Signification, v. sens; — différentielle, 63.


Simple (explication par le), 34,165, v. nature, sociologie spontanée.
Sociabilité, techniques de — et techniques d'enquête, 62.
Social, « Il faut expliquer le — par le — » , 3 5 .
Société de masse, 275, v. masse; le concept de — comme schème mixte, 39,
v. schèmes.
Socio-analyse, 102.
« Sociodicée », 36 n. 1 , v. idéologie.
Sociogramme (schèmes d'interprétation du —), 40.
Sociologie, — et ethnologie, 66, 67, v. méthodes ethnographiques ; — et histoire,
34-36, 65, 146-148, 205; — et sciences exactes, v. épistémologie
des sciences de l'homme et épistémologie des sciences de la nature;
— et biologie, 180, 182-184, v - organicisme.
— et comparaison, v. méthode comparative; histoire de la — 15,
v. tradition théorique; spécificité de l'histoire de la —, 97; — appli-
quée, v. demandeurs d'enquête.
— de la connaissance, 95, 1 1 7 , 307; la — de la connaissance comme
adjuvant de la vigilance épistémologique, 14, 95-97, 99, 100, 102;
— de la —, 95-108; — de la formation des sociologues, 99, 3 2 1 ;
— de la science, 95, 103, 103 n. 1, 1 2 1 ; — d e l'enseignement des
sciences, 1 1 7 ; —politique, 273.
— bureaucratique, 273, v. bureaucratisation; — compréhensive
et — psychologique, 246; — empiriste, 96, 273-276; — formelle,
302.
Sociologie spontanée, 27, 29-41, 101, 146, 204; — et langage commun, 36-41,
174, v. schèmes métaphoriques; — et sociologie demi-savante,
1 0 1 , v. prophétisme; les résurgences de la — dans la sociologie
savante, 32, 52, 78, 93; — et tradition théorique, 46; refus de la
construction théorique et abandon à la —, 57, 58; raffinement
technologique et abandon à la —, 93, v. positivisme et intuition-
nisme; rupture avec la —, 95, v. rupture; théorie et rupture avec
la — v. théorie; valeur et limites de la formalisation pour la rupture
avec la — 78, v. formalisation,
v. prénotions.
Sociologisme, 3 2 , 3 5 , 1 0 2 ; l'accusation de — comme dépit humaniste, 3 2, v. huma-
nisme; prétention sociologiste et décision méthodologique consti-
tuant la sociologie, 35, 52, v. construction.
Sociologue, habitus de —, v. habitus ; communauté des —s et représentations
communes de la théorie, 46, v. tradition théorique; communauté
des —s et vigilance épistémologique, 95, 102-106.
v. sociologie.
Somme, la — comme idéal des « théoriciens » en sociologie, 44, 45, v. scolastique,
tradition théorique.
Sondage, — d'opinion, 2x0; techniques de —, 87, v. échantillonnage.
Sophisme, — du psychologue, 63.
Sous-entendus, communication et —, 235, v. communication.
Spécialistes (groupe des), v. groupe des pairs, cité savante.
Spécificité, —s historiques et explication par le général, 35, 169-173; — des
sciences de l'homme, v. sciences de l'homme et sciences de la nature.
Spectre (des positions épistémologiques), 92, 291-295, v. couples épistémolo-
giques.
Spéculatif (-ive), v. théoriciens; diversion —, 23, 24.
Index des themes 355

Spéculation, 73, v. philosophie sociale.


Statistique, analyse — des réponses, 87.
liaison — et force probatoire, 91 ; significativité — et signification
sociologique, 79, n. 1.
la méthode — comme méthode expérimentale, 218-221.
vigilance épistémologique et usage des —s, 23, 59, 60.
la mesure — comme technique de rupture, 28, v. rupture.
la — en ethnologie, 66 n. 2 ; « quasi », 66 n. 1 ; tableau —,
v. tableau.
Stratification, 67, 68, 70; théorie de la — et codage, 67, v. classes sociales.
Structural (-aie), affinité —, 79; causalité —, v. causalité; méthode —, 84.
Structure, •— inconsciente, 69.
Structure sociale, perception de la — par les sujets, 236, 237.
Subjectif (le caractère — des faits sociaux), v. subjectivisme.
Subjectivisme, 19, 158, v. humanisme, objectivisme, accusation de sociologisme.
Subjectivité, droits de la —, 19, v. humanisme, objectivation.
Substantialisme, v. essentialisme.
Symbolisme, le — comme protection contre l'intuition, 77, 78; — mathéma-
tique et construction, 78.
Synchronique (coupe), l'analyse multivariée, réalisation d'une —, 68, 69.
Systématicité (comme caractéristique de la théorie), 88, 89.
Systématique, corps — de concepts, 89; inventaire —, 61, 66, v. inventaire;
vérification —, v. système de preuves.
Système, — de facteurs et analyse multivariée, 68, 69; — de propositions, 260;
sous ,83.

Systémiques (concepts), v. concepts.

Tableaux (statistiques), lecture des —, 89.


Taxinomie, les —s universelles, caractéristique de l'âge aristotélicien de la science
sociale, 47, v. aristotélisme, tradition théorique; — et théorie, 68,
v. découpage.
Techniques, l'absolutisation des — 223; la définition des objets de science par
les —, 71, 273-276.
théorie et — de vérification, 86 n. 1.
contrôle épistémologique des —, 69, 87; — et méthode, 13,
v. technologie; critique des —, 210, 238; illusion de la neutralité
des —, 61-71, 223; présupposés des —, 222; présupposés socio-
logiques des — d'enquête, 222; critique des présupposés des —
et raffinement technologique, 59, 7 1 , 210; critique des présupposés
des — et dialogue inter-disciplinaire, 105.
— de pensée, 48, 74.
— de preuve, v. preuve.
Technocrate (illusion du), 146, v. artificialisme.
Technologie, — et méthodologie, 13, 14, 59, v. méthodologie; la — comme
discipline ethnographique, 65, v. méthodes ethnographiques.
Tendances, 34, v. propension, nature.
Terrain (travail sur le), la réintroduction du précepte du — en sociologie, 83 n. 1,
v. méthodes ethnographiques.
Terrorisme, — méthodologique, v. méthodologie; — prophétique, v. prophé-
tisme; — des théoriciens, v. théoriciens.
556 Le métier de sociologue

Théorie, 54, 55, 93, 256-265, 277-280.


les représentations communes de la — en sociologie, 44-48; la —
comme compilation, 44-47; la — comme classification, 46, 47;
la « — à moyenne portée », 46 ; la — comme histoire de la —, 47 ;
la — sans attaches expérimentales, 47, 48, 48 n. 1, 85, 86, v. cons-
truction théorique, dogme de 1' « immaculée conception »; la
représentation positiviste de la — comme recension des vérités
établies, 48, v. positivisme, démission théorique; positivisme et —,
95, 260; néo-positivisme et —, 298, 299.
démission théorique et terrorisme des théoriciens, 48, v. couples
épistémologiques.
—s partielles, 75 ; —s partielles et — universelle du système social,
48, 49; —s partielles et modèles théoriques, 79, 80, v. modèles;
le modèle théorique comme « — en miniature », 79, v. modèle.
— et tradition théorique, 43-47, m , 1 1 2 ; rupture avec la tradition
théorique, 46, 47, 95, 103, 1 9 1 ; la sociologie de la connaissance
sociologique et la rupture avec la tradition théorique, 95.
— de la connaissance sociologique et — du système social, 14-16,
29, 30, 46-49, 69, 108; — de la connaissance du social, 196, 204,
v. science et méta-science.
— et histoire de la —, 265-267.
remaniement théorique, 265-267; coup d'état théorique, 72,
v. invention, rupture; — et analogie, 257-264, v. analogie; — et loi,
262-264; construction de la — et épreuve de la cohérence d'une —,
48, 48 n. 1 ; construction théorique et travail théorique : construc-
tion systématique des faits et production par parthénogénèse, 86,
v. dogme de 1' « immaculée conception ».
— et actes épistémologiques, 81, 84; la place de la — dans la hié-
rarchie des actes épistémologiques, 54,55, 81, 83, 88; le rationalisme
appliqué et la place de la —, 83 ; — et rupture, 82, v. rupture; — et
constat, 83-85, v. constat.
— et opérations de recherche, 81-88; — et expérience, 54, 55,
83-86, 89, 1 8 1 , 182, 265-272, 300-301; — et observation, 84; — et
vérification, 86, 86 n. 1 , 87, 298; immanence de la — à la mesure,
300, v. mesure.
— et faits, v. faits; — et méthode, 281 ; — de l'objet et techniques,
67, 68, 71 ; la — inconsciemment engagée dans l'usage d'une tech-
nique, 60, 67.
— indigène, 241-243.
Théoriciens (le corps des — en sociologie), 23, 44, 45, 48, v. théorie, tradition
théorique.
Tissu, 180, 1 8 1 , v. analogie biologique.
Totales (réponses), 185, v. prophétisme, public.
Totalité, les —s patentes de l'intuition, v. rupture.
Totémisme, 55.
Tradition, la — dans l'histoire de la sociologie, 15, v. pères fondateurs, tradi-
tionalisme; — théorique, v. théorie; —s de disciplines, 105, 316-
3 2 1 ; le rôle de la — dans la définition de la méthodologie de la
sociologie et de l'ethnologie, 66, 67.
Traditionalisme (comme forme du rapport à la théorie en sociologie), 44, 46, 103-
106, v. tradition théorique, aristotélisme, pères fondateurs.
Tranches de revenu, 64, v. codage.
Transformation (groupe de), v. groupe.
Transparence (illusion de la), 29-34, 39, 154, 283, 284, v. principe de non-
conscience.
Index des themes 357

T y p e idéal, 246-252; le — comme construction approchée, 73, 246; le — comme


utopie, 249; — et échantillon révélateur, 7 3 ; — et type moyen,
247, 248.
— et hypothèses, 246; — et invention, 248; — et modèle, 73.
Typologie, — et classification aristotélicienne, 47, v. taxinomie, aristotélisme.

Universitaire (organisation), — et production sociologique, 97-100, v. sociologie


de la sociologie.

Valeurs, rapport aux — et référence aux — , 69, 70; rôle épistémologique des — ,
196.
Validation, v. preuve.
Variables, 68, 69, 79 n. 1 ; découpage des — , v. codage, homogénéisation,
v. analyse multivariée.
Variation (imaginaire), 72-74.
Verbalisme (mondain), v. schèmes métaphoriques.
Vérification, — expérimentale, 12, 85 n. 2; impératif épistémologique de la — et
impératif technologique de la — , 86 n. 1 ; — et infirmation,
v. infirmation.
Vigilance (épistémologique), 14, 1 5 , 24, 25, 27, 55, 95-106, 1 1 7 - 1 2 0 , 1 2 1 , 134, 3 1 9 ;
— et analyse sociologique, 316-321 ; — et sociologie de la connais-
sance, v. sociologie de la connaissance; méthodologie et déplace-
ment de la — , 20-25 ; raisonnement analogique et — , 72; — métho-
dique, 1 1 7 - 1 2 0 .
Vocabulaire, v. langage, métaphore; — ethnologique, v . ethnologie.
Vulgarisation, 307.
Vulnérabilité, la — d'un système d'hypothèses, fonction de sa cohérence, 90,
v. système.

Wesenschau, v. variation imaginaire.


Table des matières

PRÉFACE A LA DEUXIÈME ÉDITION 5

SOMMAIRE 7

Introduction. Épistémologie et méthodologie 11


Première partie. La rupture 27
Deuxième partie. La construction de l'objet 51
Troisième partie. Le rationalisme appliqué 81
Conclusion. Sociologie de la connaissance et épistémologie . 95

Textes d'illustration

AVANT-PROPOS 109

Introduction. Épistémologie et méthodologie 121


Première partie. La rupture 125
Deuxième partie. La construction de l'objet 193
Troisième partie. Le rationalisme appliqué 265
Conclusion. Sociologie de la connaissance et épistémologie. . 307

L I S T E DES T E X T E S 325

INDICATIONS DE LECTURES COMPLÉMENTAIRES 330

I N D E X DES NOMS 335

INDEX DES T H È M E S 337

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