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D.

Clerget-Gurnaud ECS2-2020/21- L’ANIMAL

2) PLATON (2/2) : L’ ANIMAL EN L’HOMME

Si Platon conteste donc qu'on puisse fonder l'opposition de l'Homme et de l'Animal dans une
perspective naturaliste, il ne prétend par conséquent aucunement que cette opposition serait sans
pertinence. Elle est sans pertinence biologique, mais elle se justifie parfaitement au niveau
ontologique. Car si rien de significatif ne semble distinguer l'Homme de l'Animal du point de vue
biologique (l’homme serait un « bipède sans plume »), un gouffre les sépare en revanche du point
de vue ontologique (l’homme est une âme immortelle)... le même gouffre qui sépare le monde
sensible et le monde intelligible.

Mais ce gouffre, et c’est là le point important, ne passe pas uniquement entre l'Homme et l'Animal.
Il passe à l'intérieur même de l'Homme en tant que ce dernier est un être hybride, composé d'une
âme immortelle et d'un corps mortel. Cette composition mixte a pour effet de brouiller les contours
de l'humanité, puisque l'Homme est une figure composite logée entre les animaux et les dieux. Sa
nature intermédiaire, « démonique », fait de son identité quelque chose de flottant, également
susceptible de pencher du côté du divin que de verser du côté de la bête.

Aussi, deux dynamiques se croisent en lui, toutes les deux possibles : ou bien un devenir homme de
l'animal, ou bien un devenir animal de l'homme. Ou bien un progrès, par une mise à distance de
l'animalité ; ou bien un déclin, par un oubli du divin.

I) De l’Animal à l’Homme : le récit de l’hominisation dans le mythe de Prométhée

De la première dynamique témoigne le texte célèbre du « mythe de Prométhée » raconté par


Protagoras dans le dialogue éponyme de Platon. Premier grand récit de l'hominisation de l'animal
humain, ce récit raconte sous forme de mythe l'apparition du fossé anthropologique entre l'homme
et l'animal :

«  Il fût jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que
le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la
terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le
moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les
pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée
de lui laisser faire seul le partage. Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner. Sa demande
accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la
vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux
d'autres moyens de conservation  ; car à ceux d'entre eux qu'il logeait dans un corps de petite taille,
il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande
taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les
animaux. Ces mesures de précaution étaient destinée à prévenir la disparition des races. Mais
quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à
supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux
serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et
destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun
d'eux  ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses
et dépourvues de sang  ; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns
l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il
donna d'autres animaux à manger  ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes,
pour assurer le salut de la race. Cependant, Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi avait, sans y
prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race
humaine à pourvoir, et il ne savait que fait. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le
partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni
armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière »

Cette première partie du célèbre mythe de Prométhée s'efforce de penser l'Homme à partir de
l'Animal. De façon significative, dans ce mythe l'animal vient en premier et l'homme, tard venu, en
dernier. Le mythe de Prométhée ne se contente pas de décrire l'apparition des animaux mais aussi
l'apparition d'un équilibre écologique qui lui est contemporain : les avantages et les outillages
respectifs dont disposent les animaux sont pensés sur un modèle d'équilibre général qui assure la
perpétuité de chaque espèce : ainsi, l'équilibre entre les proies et les prédateurs est-il préservé par la
fécondité limitée de ces derniers. Dans cette « histoire naturelle des espèces », l'homme apparaît
comme une espèce tardive, animal qui ne se laisse reconnaître par aucun privilège ontologique
particulier. Au contraire, il se caractérise par une situation de complet dénuement qui fait de lui un
animal fragile ne disposant d'aucun des atouts sélectifs dont disposent les autres espèces. Vient
alors, avec la compensation offerte par Prométhée, le saut ontologique qui distingue l'homme des
autres animaux :

«  Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole
à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des
arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre
à conserver sa vie (…) Quand l'homme fut en possession de son lot divin, d'abord à cause de son
affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu'il a seul de tous les animaux, et il se mit
à leur dresser des autels et des statues  ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu'il avait,
d'articuler sa voix et de former les noms des choses, d'inventer les maisons, les habits, les
chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. »

Il n'est pas indifférent, dans cet avènement du proprement humain, que son arrivée coïncide avec le
vol d'un privilège divin. L'hominisation de l'animal humain est une entrée abrupte dans la sphère du
divin, par la maîtrise de la nature. Devenu homo faber, fabricateur d'outils, l'animal humain agit
désormais par connaissance plutôt que par instinct. Et cette entrée triomphale dans la sphère
noétique (la sphère de l'esprit) l'introduit non seulement au domaine de la technique, mais
également au langage et à la religion... bref, à tout ce que nous appellerions aujourd'hui l'ordre de la
« culture ». Le fossé ontologique qui sépare l'Homme de l'Animal semble donc passer sur la limite
exacte entre l’inné et l’acquis. Mais le mythe ne s'arrête pas encore là. Et pour cause : tout disruptif
qu'il soit par rapport à l'ordre de la Nature, l'ordre de l’acquis est toujours susceptible de se muer
pour l'Homme en une seconde nature, une habitude ou une coutume qu'il suivra alors docilement et
quasi-instinctivement. Si par la culture il est en mesure de maîtriser la nature, qu'est-ce donc qui lui
donnera l'aptitude de maîtriser cette culture sinon l'art politique, l'art de fonder et d'organiser des
cités ?

« Avec ces ressources, les hommes à l'origine vivaient isolés, et les villes n'existaient pas  ; aussi
périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves, toujours plus fortes qu'eux ; les arts mécaniques
suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d'un secours insuffisant dans la guerre contre les
bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l'art militaire fait partie. En
conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais
quand ils s'étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science
politique leur manquait, en sorte qu'ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus,
craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice,
pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l'amitié. Hermès alors demanda à
Zeus de quelle manière devait donner aux hommes la justice et la pudeur. Dois-je les partager
comme on a partagé les arts  ? Or les arts ont été partagés de manière qu'un seul homme, expert en
l'art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je
répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? -Entre tous,
répondit Zeus  ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme
les arts, le partage exclusif de quelques-uns »

L'art politique est vraiment l'art royal, puisque c'est de lui que dépend ultimement le choix des
techniques et l'organisation des diverses compétences au sein de la société. Art architectonique par
excellence, il ne saurait -remarque Protagoras- être le partage exclusif de quelques uns, comme le
sont les différents savoirs spécialisés qui font que l'un est médecin, l'autre charpentier, l'autre
potier.... Si Zeus a tenu que tous aient part à ce savoir, c'est parce qu'aucune société ne saurait
réellement subsister sans un accord commun des citoyens au sujet du Bien, du Juste et du Beau.
C'est donc dans cette aptitude morale au sujet du Bien et du bien vivre que se manifeste ultimement
l'écart ontologique entre l'Homme et la bête. Parce que la connaissance politique est une
connaissance morale (connaissance du Bien), elle nous élève bien au-dessus de ces simples
appartenances communautaires, fondées sur la culture (la langue, l'ethnie, la coutume, la religion...).
Elle transcende ces déterminations culturelles qui sont la cause évidente de tout ethnocentrisme.
Être capable d'échapper à son propre déterminisme culturel afin de prendre la mesure du Bien et du
Juste est ce que la politique exige de chaque citoyen, qui est libre dans la mesure exacte où il se
montre raisonnable : « L'opinion vraie et fondée en raison sur le beau, le juste, le bien et leurs
contraires, lorsqu'elle se rencontre en une âme, c'est ce que j'appelle divin dans une espèce de la
nature des démons. Or, nous le savons, c'est ce qu'il appartient au politique seul et au bon
législateur de faire naître dans ceux qui ont reçu une bonne éducation. »

II) De l’Homme à l’Animal (1)  : le mythe du règne de Cronos

Le récit de Protagoras raconte l'irruption de l'animal humain dans la sphère divine (méta-physique),
par une sorte d'effraction que symbolise le vol de Prométhée. Il fait de l’art politique le point
culminant de cette entrée dans la liberté d’une existence raisonnable. Et la liberté qui se manifeste
dans le domaine politique, la maîtrise que l’homme y exerce sur ses propres productions (la
technique, le langage, la religion… tout ce vaste domaine de la culture) est précisément la cause
pour laquelle l’art politique ne saurait se résumer sommairement à « l’élevage d’un animal bipède ».
Car traiter les citoyens comme du bétail est ce qui caractérise au contraire le régime tyrannique :
« Quand nous avons été en faute antérieurement, écrit Platon dans le Politique, c'est pour avoir,
avec une excessive naïveté, placé ensemble sous une même notion le Roi et le Tyran, très
dissemblables comme ils sont, tant par leur personnage que par la façon dont chacun d'eux exerce
son autorité. (…) Et tandis que, en vérité, l'art d'entretenir son troupeau d'animaux bipèdes est
appelé par nous « tyrannique » quand il recourt à la contrainte, nous l'appelons d'autre part
«  politique  » quand, usant de bon vouloir, il en appelle au bon vouloir du troupeau » .

Voilà pourquoi, après avoir envisagé la politique sous un angle naturaliste, l’Etranger du Politique
se reprend aussitôt en racontant un autre mythe (le mythe du règne de Cronos) où apparaît à
nouveau la figure de l’animalité.

Alors en effet c'était de l'ensemble de la révolution circulaire elle-même que primordialement, la


Divinité avait le gouvernement et la surveillance, et c'était identiquement ce qui, selon les régions
cette fois, se passait aussi pour toutes les parties distinctes du monde, gouvernées comme à présent
par des Divinités particulières. Et les animaux, comme de juste, des Génies les avaient distingués
selon l'espèce et par troupeau : sortes de pasteurs divins, dont chacun suffisait par lui-même à tous
les besoins de chacune des espèces de chacun des troupeaux dont il était personnellement le
pasteur. Aussi n'y avait-il point d'animaux sauvages, ni d'animaux se servant les uns aux autres de
nourriture ; point de guerre entre eux, absolument point non plus de dissension. Au contraire, ce
seraient des milliers et des milliers de biens qu'on devrait énumérer pour dire tous ceux qui
résultent d'une pareille organisation des choses. Mais maintenant pour ce qui, dans la légende,
concerne les hommes, voici à peu près ce qu'on rapporte au sujet des conditions spontanées de leur
existence. C'était la Divinité en personne qui était leur pasteur et qui présidait à leur vie, ainsi que
les hommes à présent, en tant qu'ils se distinguent par le caractère plus divin de leur espèce, sont
les pasteurs des autres espèces animales, qui sont inférieures à la leur ; or, puisque celle-ci était
leur pasteur, il n'y avait point besoin de constitution politique ; ils ne possédaient point une femme
et des enfants  : au sortir de la terre, ils revenaient tous à la vie, sans avoir gardé aucun souvenir
des conditions antérieures de leur existence. Mais, tandis qu'était absent de leur état tout ce qu'il y
a de cette sorte, en revanche les arbres sans parler d'innombrables taillis, leur fournissaient des
fruits à profusion, lesquels ne réclamaient point d'être produits par la culture, étant au contraire
une contribution spontanée de la terre. D'autre part, ils vivaient nus, dormant au pâturage, le plus
souvent sans lit, à la belle étoile  : c'est que, par la façon dont les saisons étaient tempérées, ils
étaient préservés d'avoir à en souffrir ; c'est aussi que molles étaient leurs couches, étant faites du
gazon qui a profusion poussait de la terre.

Le règne de Cronos figure idéalement un temps d'avant la chute. Un temps où le monde sensible, et
tout ce qu'il contient, était protégé de sa corruption endogène par l'intervention permanente de la
divinité. Un temps, par conséquent, où l’Homme -loin de devoir prendre en charge sa propre
humanité -se trouvait directement « élevé » par le divin pasteur. Le principe divin qui dirige sa
conduite n’est pas en lui (sa raison), mais dans la raison divine elle-même qui le gouverne. Dans
cette position, l’Homme est exactement dans la position d’un animal domestique : « il n’y avait
point besoin de constitution politique », il n’avait pas besoin non plus de travailler, et aucune
technique n’était nécessaire à sa subsistance. Aussi vivait-il dans la condition paisible d’un
troupeau, au même niveau que les bêtes : « ils vivaient nus, dormant au pâturage, le plus souvent
sans lit, à la belle étoile ». Bref, l’humanité est alors exactement dans la position de ce docile bétail
dont un divin pasteur prend soin, exactement comme l’homme prend soin de ses animaux
domestiques. En voulant transformer la politique en un « élevage de bipèdes sans plume », le tyran
commet donc la double erreur de se prendre pour un dieu et de prendre ses congénères pour des
pigeons.

Mais ce mythe de Cronos est également porteur d’une autre leçon, inverse de la première. En effet,
si -sous le règne de Cronos -les hommes paraissent réduits à l’état de bêtes dociles sous la conduite
d’un berger divin, les animaux en revanche semblent -dans cet état initial -n’être pas encore en
possession de leur pleine animalité. Si l’homme s’y trouve isolé de sa propre raison par la raison
divine qui le commande, inversement l’animal se retrouve quant à lui protégé de sa propre animalité
par la sagesse infinie de ce pasteur. Comme on voit, cet animal du jardin d'Eden n'a aucun des
caractères naturels que nous prêtons ordinairement aux animaux : il n'est point « sauvage, mais
domestique » ; il vit en paix avec ses congénères et avec les membres des autres espèces ; et il n'a
pas non plus besoin de se reproduire pour compenser une déperdition d'être, puisque le dieu s'en
occupe à sa place.

Qu’est-ce à dire sinon que, dans cette situation de départ, le fossé ontologique entre l'homme et
l'animal n'existe pas encore ? Non seulement l’Homme n’est pas encore en possession de sa pleine
humanité, mais l’animal n’est pas non plus en possession de son animalité. Retenu dans sa chute par
l'intervention du divin, il participe directement de cette sagesse divine… au point d’avoir des
attributs qui le rapprochent énormément de l’Homme. Directement branché sur la Raison de
Cronos, l’animal prend donc l’aspect premier d’un être raisonnable : « Soutenu par la sagesse
divine, il y participe donc tout autant que l'Homme, qui peut voir en lui un égal : suppose les
nourrissons de Cronos, ainsi pourvus d'un copieux loisir et de la faculté de pouvoir nouer un
commerce de conversation, non point seulement avec les hommes, mais encore avec les bêtes  ;
suppose-les utilisant l'ensemble de ces avantages en vue de la pratique de la philosophie, s'y
adonnant aussi bien avec le concours des bêtes qu'avec le concours les uns des autres  (…) cette
supposition faite, il te sera facile de décider que, par rapport au bonheur, les gens de ce temps-là
étaient mille et mille fois supérieurs aux hommes d'à présent. Suppose-les en revanche, une fois
gorgés à satiété de nourritures et de boissons, se racontant les uns aux autres, ainsi qu'aux bêtes,
des histoires du genre de celles qu'à leur sujet on raconte à présent, voilà encore de quoi, au moins
à le déclarer selon mon opinion personnelle, il ne serait pas moins facile de décider ». Il ne s'agit
pas de prendre à la lettre ce récit d'un temps légendaire où hommes et bêtes devisaient joyeusement
de philosophie, comme s'il racontait une époque réelle et maintenant révolue. Le but de ce mythe
est seulement d'opposer au temps de la genèse historique le temps d'une genèse axiologique. Il
montre que si, historiquement, on doit aller de l'Animal à l'Homme, axiologiquement il convient
plutôt d'aller de l'Homme à l'Animal. Car l'entrée de l'Homme dans l'animalité correspond, de fait, à
une véritable chute, à un éloignement de la divine raison :

« Celui qui conduit le navire de l'univers, ayant pour ainsi dire abandonné la barre du gouvernail,
alla se retirer dans la guérite de guet, tandis que le monde faisait marche arrière, cédant à son
penchant prédestiné et congénital. Mais alors, tous les dieux qui, selon les régions, partageaient le
pouvoir avec la Divinité suprême, comprenant ce qui commençait à se produire, abandonnèrent à
leur tour les parties du monde qui ressortissaient à leur surveillance personnelle. (…) Il n'était plus
possible à l'animal de pousser dans la terre grâce à l'action constituante d'êtres distincts de lui  ;
mais, de même qu'il avait été prescrit au monde de devenir maître absolu de sa propre marche,
ainsi, tout pareillement, à ses parties aussi il était prescrit d'engendrer, de donner naissance, de
nourrir, elles-mêmes par leurs propres moyens, pour autant qu'elles en avaient le pouvoir et par
l'effet d'une semblable impulsion. (…) Sache donc que, une fois les hommes sevrés des soins
providentiels de la Divinité dont nous étions la propriété et qui nous paissait, comme d'autre part
toutes celles des bêtes, en grand nombre, dont le naturel n'était point commode, revenaient à l'état
sauvage et que, en revanche, les hommes s'étaient affaiblis et qu'ils n'étaient plus protégés, ils
étaient par elles mis en pièces. En outre, dans les premiers temps, ils étaient encore dépourvus de
moyens et sans industrie, du fait que leur faisait défaut l'alimentation spontanée, et que faute pour
eux d'avoir en rien connu antérieurement la pression contraignante du besoin, ils ignoraient
jusqu'alors la possibilité de se la procurer autrement. En conséquence de tout cela ils étaient en
proie à de grandes difficultés. Telle est donc l'origine de ces bienfaits dont, selon d'antiques
légendes, des dieux nous ont fait bénéficier, en y joignant les enseignements et l'apprentissage
exigés par leurs présents : le feu, don de Prométhée, les arts don d'Héphaïstos et de la déesse qui
est sa collaboratrice  ; les semences enfin avec les plantes, présents d'autres Divinités. A quoi il faut
ajouter tout ce qui a été pour l'équipement d'ensemble de la vie humaine, une conséquence de ces
dons, une fois que ce qui venait des Dieux, j'entends le soin qu'ils prenaient des hommes, eu fait
ainsi qu'on l'a dit tout à l'heure, défaut à ceux-ci, et que ce fut pour eux une obligation d'assurer
par eux-mêmes leur existence, et, comme le monde tout entier, d'avoir personnellement le soin
d'eux-mêmes »

Sitôt la divinité retirée et le monde sensible livré à lui-même, la Nature devient donc ce qu'elle est
pour nous. Soustraite au divin, elle perd ce qui la maintenait jusque là dans l'être et s'enfonce
conséquemment dans l'animalité, telle que nous la connaissons : qu'est ce que la nécessité pour
l'animal de se reproduire et de manger, sinon la marque de cette incomplétude ontologique, qui
vient du fait que le dieu « s’est retiré dans sa guérite » ? De même, n'étant plus domestiqués par la
sagesse d'un guide, les animaux reviennent spontanément à « l'état sauvage » et à l'état de guerre et
d'agressivité qui le caractérise normalement. La relation entre « domestique » et « sauvage » n'est
pas la même, selon qu'on adopte une perspective historique (dans ce cas, on passe de l'état sauvage
à l'état domestique) ou une perspective axiologique (dans ce cas, on passe de l'état domestique -qui
est l'état parfait -à l'état sauvage).
Significativement, le mythe du règne de Cronos termine sur le début du mythe de Prométhée, que
l'Etranger reprend dans les dernières lignes : ce qui pour Protagoras était le point de départ du récit
(l'homme comme animal démuni et vulnérable) est donc ici l'épilogue du règne de Cronos : « dans
les premiers temps, ils étaient encore dépourvus de moyens et sans industrie, du fait que leur faisait
défaut l'alimentation spontanée, et que faute pour eux d'avoir en rien connu antérieurement la
pression contraignante du besoin, ils ignoraient jusqu'alors la possibilité de se la procurer
autrement. En conséquence de tout cela ils étaient en proie à de grandes difficultés. Telle est donc
l'origine de ces bienfaits dont, selon d'antiques légendes, des dieux nous ont fait bénéficier, en y
joignant les enseignements et l'apprentissage exigés par leurs présents : le feu, don de Prométhée,
les arts….  ». Pourquoi le mythe de Cronos finit-il là où le mythe de Prométhée commence ? Parce
qu'il est le versant axiologique du récit historique que raconte Protagoras.

III) De l'Homme à l'Animal  (2) : le récit du Timée

Ce qui est intéressant, dans le mythe de Cronos, est que Platon ne s'y contente pas seulement de
raconter la genèse de l'Homme. Il y raconte aussi simultanément la genèse de l'animalité. Or, dans
le Timée, Platon propose un autre récit beaucoup plus détaillé de cette genèse de l'animalité : « [Le
démiurge] constitua cet univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et
immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l'ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses
propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc,imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe
immortel de l'âme ; après quoi,ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent
pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d'âme, celle qui est
mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables : d'abord le plaisir, ce grand
appât du mal ; puis les douleurs, qui nous font fuir le bien ; puis encore l'audace et la peur,
conseillers imprudents ; l'emportement, sourd aux avis ; l'espérance, ouverte aux séductions. Avec
la sensation irraisonnée et le désir prêt à toute entreprise, mélangeant tout cela, en sa nécessaire
condition, ils ont composé l'âme mortelle. (…) Et comme il y avait en elle une partie naturellement
meilleure, une autre pire, ils font encore deux pièces dans la cavité du thorax ; ils les séparent
comme l'appartement des femmes et, à côté, celui des hommes, et ils mettent au milieu le
diaphragme comme une cloison ». Au principe immortel de l'âme, confié par le Démiurge, les dieux
ajoutèrent donc -pour constituer l'Homme -un corps mortel. Mais l'attraction du corps, faisant
perdre à l'âme sa pureté première, opère alors une division en elle : d'une qu'elle était au départ, âme
intellective, elle devient alors trois (âme « intellective », « âme sensible » et « âme irrascible »). De
ce qu'elle était au départ (pure puissance intellective), elle descend au niveau d'une pensée
obscurcie : celle des passions. Car les passions (plaisir et douleur, l'audace et la peur, l'espoir et le
désespoir..) sont aussi des phénomènes de l'âme (de la psuchè), donc des phénomènes
« psychologiques ».

La nouveauté, ici, c'est donc que Platon ne se contente pas de dire que l'âme immortelle se retrouve
attachée à un corps mortel. Il va plus loin et explique comment cette union se réalise concrètement,
et comment elle a pour effet de donner naissance à l'animalité. L'animalité dérive de l'âme
immortelle, par un obscurcissement progressif de son aptitude intellectuelle. Expliquons cette
thèse : dans la tradition philosophique et religieuse, l'âme désigne d'abord un principe d'animation
du vivant. L'âme, en latin, c'est l' »anima », ce qui « anime » un corps inerte et fait de lui un « corps
animé » (un vivant). Par conséquent, le concept d'âme est intrinsèquement lié à la sphère biologique
du vivant, il est même la clé explicative du phénomène de la vie. Mais en même temps, l'âme
renvoie au grec Psuchè, qui désigne quant à lui la sphère psychologique (la sphère de la psychée).
Biologique et psychologique se trouvent donc intimement unis dans le terme « d'âme ». Pourquoi en
est-il ainsi ? Une observation triviale permet de comprendre cela  : d'un végétal, nous disons certes
qu'il est vivant, mais nous avons le sentiment qu'il est aussi moins vivant qu'un insecte capable de se
mouvoir ; de la même façon, un insecte est vivant, mais il a assurément moins de vitalité qu'un
animal capable d'éprouver des émotions ; de la même façon, un animal capable d'éprouver des
émotions nous apparaît vivant, mais il ne déborde pas immédiatement de vie comme le fera un
animal capable de choisir et disposant d'une vie mentale plus ou moins riche.... et ainsi de suite.
Bref, la vie nous semble commencer au stade végétatif, mais elle ne paraît vraiment s'accomplir
dans sa pleine vitalité que à mesure que nous nous rapprochons d'un modèle de vie intelligente. Les
grecs séparaient nettement « l'animal » (zôon) du « végétal » (Phuton), la ligne de partage passant
entre l'absence de vie psychique (état végétatif : phuton) et le début d'une vie psychique  (sensibilité
au plaisir : zôon) . En revanche, ils ne séparaient pas les dieux des animaux ! Les dieux aussi sont
des « zoè », des animaux divins. Cette désignation n'est nullement réductrice à l'égard des dieux ;
elle signifie au contraire que les dieux, ces êtres intelligents et immortels, incarnent la vie pleine et
entière dont les animaux ne sont qu'une ébauche. Les dieux sont des super-vivants, là où les
animaux ne sont que des sur-vivants. A côté des dieux, la vie des bêtes (la vie biologique) apparaît
non pas comme le foyer de la vie, mais plutôt comme une participation éloignée à la vie. La sphère
biologique ne constitue pas le cœur de ce phénomène que nous nommons la vie ; elle ne fait au
contraire que se saisir d'une vie amoindrie, une vie déjà toute mêlée de mort. De là cette dérivation
que propose le mythe du Timée : la vraie vie, la vie parfaite, c'est la vie de l'âme intellective.
Plongée dans un corps, celle-ci se divise alors et prend l'apparence d'une « vie bestiale »
(biologique), portée par la puissance des appétits et la tendance naturelle à l'agressivité.

Et c'est cette vie passionnelle qui constitue donc aussi en l'Homme sa part d'animalité. Car la vie
animale (contrairement à la vie végétale) apparaît comme une vie sensible, agitée d'un certain
nombre limité de désirs fondamentaux : recherche du plaisir (epithumia : désir du ventre), désir de
se défendre contre les agresseurs (thumos  : désir du cœur) et même, ajoute Platon un peu plus loin :
désir de copuler, lié aux organes de la reproduction : « Vous connaissez la sortie du boire : après
avoir traversé le poumon, la boisson, au-dessous des rognons, arrive dans la vessie, d'où, sous la
pression du souffle, elle est expulsée après avoir été recueillie  ; c'est cette issue qu'ils [les dieux]
ont fait communiquer par un trou avec la moelle, condensée dans un canal qui va de la tête, le long
du cou, d'un bout à l'autre de l'échine, cette moelle que nous avons appelée précédemment dans
notre discours substance germinative. Celle-ci étant douée d'âme et trouvant une échappée, à
l'endroit même où elle s'échappe cause un vivant appétit de jaillissement et produit ainsi le désir
d'engendrer ».

IV) Le projet moral (1) : domestiquer l'animal

Résumons : le mythe de Prométhée comme le mythe de Cronos (et celui du Timée) mettent en scène
l'apparition de l'Homme. Une apparition qu'on peut raconter soit en partant de l'animal, soit en
partant du divin. Selon la perspective adoptée, le genèse de l'Homme prendra alors la forme d'une
sortie hors de l'animalité ou bien d'une entrée résolue dans l'animalité. Mais ce n'est pas seulement
la genèse de l'Homme qui peut apparaître sous cette allure duale. Plus généralement, c'est chaque
instant de la vie humaine qui est pris incessamment dans l'alternative d'un devenir humain ou d'un
devenir bestial. Parce qu'il est un hêtre hybride, l'homme n'est jamais pleinement assuré de sa pleine
humanité. Tout dépend en l'occurrence de sa capacité à répondre à l'appel de sa Raison.

L'animalisation de l'homme par le jeu des passions, parce qu'elle divise l'âme en trois (ou quatre)
parties, pose en effet un réel problème d' « harmonie ». Mélange d'une âme immortelle et d'une âme
bestiale, la vie humaine est toujours menacée de déséquilibre, selon que la partie animale l'emporte
ou non sur la partie intellective. L'éducation de l'Homme consiste alors à subordonner ces passions
au gouvernement de l'intellect, afin d’éviter la guerre intestine entre la partie humaine de l’Homme
et sa partie animale, entre sa raison et la fougue de ses désirs. Or, comment se présente pour lui
cette éducation ? Elle se présente comme une véritable entreprise de « domestication » ;
domestication de l'animalité, contre une « sauvagerie » toujours susceptible de refaire surface en lui.
Méfiez-vous du cerveau reptilien ! Domestiquer un animal, cela signifie le placer sous la direction
d'un être intelligent qui rendra son comportement nécessairement plus intelligent et moins bestial
qu'il n'était au départ. Domestiquer l'animal revient donc à le civiliser. De façon significative,
lorsqu'il évoque la recherche du plaisir ou la tendance à l'agressivité, Platon choisit toujours des
animaux sauvages pour modèles. Ainsi, dans la République, à propos des hommes intempérants
abonnés aux festins et aux plaisirs sensuels : «  Toujours penchés vers la terre, les yeux toujours
fixés sur leur pâture comme les animaux, ils se livrent brutalement à la bonne chère et à l'amour  ;
et dans leur avidité jalouse, ils en viennent aux coups de cornes et aux ruades, et finissent par
s'entre-tuer avec leurs cornes et leurs sabots de fers, grâce à la fureur d'appétits insatiables  ; parce
qu'ils ne songent à se remplir ni d'objets réels ni dans cette partie d'eux-mêmes qui tient de l'être et
qui est capable d'une vraie plénitude ». Quant aux passions agressives (celles du Thumos), Platon
les compare volontiers à la figure du lion. Animal fort et sauvage, le lion incarne donc la puissance
des passions colériques qui nous portent à l'agressivité. Mais une fois « domestiqué », cet animal
indomptable devient au contraire l'image hautement valorisée du chien fidèle et courageux : « Ne
trouves-tu aucun rapport entre le jeune guerrier et le chien courageux considérés comme
gardiens ? Qu'ils doivent avoir l'un et l'autre de la sagacité pour découvrir l'ennemi, de la vitesse
pour le poursuivre, de la force pour le combattre, quand ils l'auront atteint. Et du courage encore
pour bien combattre. (…) Il aboie contre ceux qu'il ne connaît pas, quoiqu'il n'en ait reçu aucun
mal, et flatte ceux qu'il connaît, quoiqu'ils ne lui aient fait aucun bien ; n'as-tu pas admiré cela
dans le chien ? Et par là il manifeste un naturel heureux et vraiment philosophe. En ce qu'il ne
distingue l'ami de l'ennemi que parce qu'il connaît l'un et ne connaît pas l'autre : or, s'il n'a pas
d'autre règle pour discerner l'ami de l'ennemi, comment ne serait-il pas avide d'apprendre ? Mais
être avide d'apprendre ou être philosophe, n'est-ce pas la même chose ? »

Mais la comparaison de la gestion des passions avec un processus de domestication de l'animal


humain va encore plus loin, chez Platon. De la même façon qu'un éleveur d'animaux n'hésitera pas à
accoupler certaines bêtes avec d'autres bêtes, dans le but de produire une race d'animaux plus
dociles, un éleveur d'hommes (le bon législateur) ne devra pas hésiter non plus à produire une race
améliorée d'animaux humains, dont le tempérament serait plus réceptif à l'autorité de la raison.
Autrement dit : le processus de domestication est indissociable d'un processus de sélection. Le
problème étant que, chez certains animaux humains prédomine naturellement la tendance au plaisir
et à l'évitement de la douleur, tandis que chez d'autres prédomine au contraire la tendance à
l'agressivité. Aucun de ces deux tempéraments, note Platon, n'est en lui-même suffisamment
équilibré : « Ceux qui sont d'un naturel très modéré, toujours enclins à vivre tranquillement, faisant
leurs affaires tout seuls et par eux-mêmes, également pacifiques chez eux et désirant l'être envers
les Etats étrangers, portent ces dispositions dans des circonstances auxquelles elles ne conviennent
pas, et parce que leurs goûts sont satisfaits, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils deviennent incapables de
combattre, qu'ils élèvent la jeunesse de la même manière et sont à la merci de quiconque les
attaque  : ainsi, dans l'espace de peu d'années, eux, leurs enfants et l'Etat tout entier, ils se trouvent
insensiblement devenus esclaves, de libres qu'ils étaient. (…) Mais que dirons-nous de ceux qui
inclinent davantage vers la force ? Ne les a-t-on pas vus poussant sans cesse l'Etat vers quelque
guerre, à cause de leur passion excessive pour ce genre de vie, et lui suscitant des ennemis
nombreux et puissants, ruiner entièrement leur patrie ou la rendre esclave et sujette de ses
ennemis  ? » (Le politique). L'objectif du bon législateur est donc de promouvoir l'avènement d'un
animal humain mieux équilibré, en « tissant » les deux lignées afin d'obtenir un meilleure race :
« Sous le rapport des unions sexuelles, le plus grand nombre n'est pas uni d'une manière favorable
pour la génération des enfants. (…) Les hommes d'un tempérament doux recherchent dans les
autres leur propre caractère, et autant qu'il est possible ils épousent des femmes douces ; et les
filles qu'ils en ont eux-mêmes ils les donnent à des hommes doux. Les hommes d'une nature forte et
énergique en font de même : ils recherchent une nature semblable à leur, tandis qu'il faudrait que
ces deux espèces d'hommes fissent tout le contraire. (…) C'est là l'unique office du royal tisserand
de ne jamais laisser les mœurs douces faire divorce avec les mœurs fortes, mais en les unissant par
la communauté des sentiments, des récompenses, des peines, des opinions et par des gages d'union
échangés entre eux, d'en composer, comme nous le disons, un tissu à la fois moelleux et solide »
(Idem).

Dans la mesure où l'Homme est un animal et où un bon animal est un animal « domestiqué », dans
la mesure où la domestication n'est pas seulement un dressage mais aussi un processus actif de
sélection, la conséquence s'impose d'elle-même : on peut et on doit améliorer la nature biologique
de l'Homme. Pareil projet eugénique (ou « transhumaniste », dirions-nous aujourd'hui) est dans sa
forme indissociable d'une hiérarchisation des différents animaux humains, certains étant par
tempérament jugés plus aptes que d'autres à suivre la gouverne de la Raison. Il est aussi
indissociable de la conviction que la nature animale est ontologiquement déficiente et qu'elle
demande donc à être réformée.

V) Le projet moral (2) : la Cité parfaite

Mais en attendant le surhomme, en attendant le nouvel animal humain que Platon espère de ses
vœux, nous sommes bien obligés de faire avec l'Homme tel qu'il est. Et quoique tous les hommes
soient de la même espèce, il n'est cependant pas donné à tout le monde encore de disposer d'une
nature animale aussi bien composée, aussi équilibrée et domestiquée que celle qui compose le
« naturel philosophe ». Comme ce naturel vertueux est fort peu répandu et qu'il dépend de la
conjonction improbable d'une heureuse naissance et d'une éducation exceptionnelle, on doit se
résoudre pour le commun des hommes à produire l'harmonie par un autre moyen : faute de réussir à
obtenir cette harmonie au sein de l'individu lui-même, au moyen d'une éducation appropriée, on
tentera donc d'obtenir cette harmonie au sein de la société, au moyen d'une organisation politique
appropriée.

Si la tempérance ne peut être obtenue en chaque individu, elle sera obtenue dans la société. Si le
courage ne peut être garanti en tous les citoyens, il sera tout de même garanti à l'échelle de la Cité.
Il appartiendra donc à ceux qui disposent du meilleur naturel de mettre au service de la communauté
leur aptitude divine à la connaissance, pour produire à l'échelle de la Cité une harmonie impossible
à composer à l'échelle des individus. Ainsi, ce n'est pas par eux-mêmes que les citoyens se
trouveront tempérants dans l'usage de leurs plaisirs, mais par leur obéissance tacite à un pouvoir
politique qui saura pour eux en fixer la mesure. Concrètement, cela revient à dire que la
composition des trois âmes (l'âme sensible, l'âme irrascible et l'âme intellective) devient alors le
principe d'une organisation hiérarchique entre trois grandes catégories de citoyens. Ce qui revient à
faire passer la coupure ontologique qui traverse chaque individu en une coupure ontologique qui
traverse maintenant l'espace social : par l'effet de cette division sociale, l'unité spécifique de
l'Homme vole en éclat, certains citoyens (les artisans, les marchands...) se retrouvant -par leur
fonction et leur statut social- davantage apparentés à l'âme sensible tandis que d'autres citoyens se
voient attribués exclusivement l'âme irrascible (les guerriers), laissant le privilège de l'âme
intellective au sage législateur.

Ainsi Platon en vient-il finalement à justifier théoriquement le principe de l'organisation politique


traditionnelle qui prévaut dans les sociétés indo-européennes. Fondée sur l'idée de « castes », cette
organisation présuppose au sein de l'espèce humaine de prétendues inégalités de races qui rendent
parfaitement légitime le principe d'une hiérarchisation à outrance de la société. Telle qu'elle se
donne à voir, cette hiérarchie du pouvoir est fondée sur une prétendue hiérarchie ontologique entre
les hommes, certains étant tout simplement plus divins tandis que les autres seraient plus proches de
l'animalité. Pour donner à ce partage la garantie d'une autorité divine, afin de le rendre du même
coup plus acceptable pour tous les citoyens, Platon n'hésite pas -à la fin du livre III de la
République- à recourir à la puissance mystificatrice d'un mythe : « Vous tous, qui faites partie de
l'Etat, vous êtres frères, leur dirai-je, continuant cette fiction ; mais le dieu qui vous a formés, a
mêlé de l'or dans la composition de ceux d'entre vous qui sont propres à gouverner les autres et qui
pour cela sont les plus précieux, de l'argent dans la composition des laboureurs et des artisans.
Comme vous avez tous une origine commune, vous aurez pour l'ordinaire des enfants qui vous
ressembleront. Cependant, d'une génération à l'autre, l'or deviendra quelquefois argent, comme
l'argent se changera en or, et il en sera de même ds autres métaux. Le dieu recommande
principalement aux magistrats de se montrer ici excellents gardiens ; de prendre garde sur toute
chose au métal qui se trouvera mêlé à l'âme des enfants ; et si leurs propres enfants ont quelque
mélange de fer ou d'airain, il veut absolument qu'ils ne leur fassent pas grâce, mais qu'ils les
relèguent dans l'état qui leur convient, parmi les artisans ou parmi les laboureurs. Si ces derniers
ont des enfants en qui se montre l'or ou l'argent, il veut qu'on élève ceux-ci au rang des guerriers,
ceux-là au rang des magistrats  : parce qu'il y a un oracle qui dit que la République périra
lorsqu'elle sera gouvernée et gardée par le fer ou par l'airain. »

VI) Les femmes et les esclaves

La possibilité reconnue d'un devenir animal de l'Homme ouvre donc bel et bien la voie à une
politique ouvertement discriminatoire. Encore faut-il remarquer que cette inégalité sociale ne
s'arrête pas là. Tout soumis qu'il est supposé être à l'emprise du désir sensible (épithumia), l'artisan
n'en est pas moins un Homme, en ce qu'il est apte à reconnaître intellectuellement la légitimité des
lois qui le gouvernent. Quoique moins accompli dans son humanité que les gardiens ou le
philosophe roi, quoique trop soumis encore à la vigueur de son corps animal, il n'en est pas moins
authentiquement un Homme. Mais les choses sont déjà beaucoup moins évidentes pour tous ces
individus qu'une animalisation trop radicale rend tout bonnement incapables non seulement d'une
conduite rationnelle, mais même incapables de reconnaître l'autorité de la raison quand celle-ci se
présente. Cette incapacité non seulement à raisonner, mais aussi à reconnaître l'autorité de la raison,
caractérise tous ceux qui se voient refuser le droit de citoyenneté : « ceux qui ne peuvent se former
comme les autres à des mœurs fortes et sages et à tout ce qui conduit à la vertu, mais qui, par la
puissance d'une mauvaise nature, se jettent dans l'impiété, le désordre et l'injustice, elle [la science
politique] s'en délivre en les punissant par la mort, l'exil et les peines les plus infamantes. (…) Ceux
qui se traînent dans l'extrême ignorance et dans l'abjection, elle les attache à la condition
d'esclaves. (…) ».

N'est-ce pas, du fait qu'elle donne la vie, sa trop grande proximité avec le corps animal qui justifie
ainsi l'exclusion de la femme hors de la citoyenneté politique ? Il est vrai que sur ce point, la
position de Platon tranche de façon significative avec le sexisme de son époque, puisque au livre V
de la République il recommande d'accorder aux femmes le même rôle politique qu'aux hommes :
«  Si nous trouvons que la nature de l'homme diffère de celle de la femme par rapport à certain art
et à certaine fonction, nous conclurons qu'il faut attribuer cet art ou cette fonction à l'un ou à
l'autre, mais si la différence des deux sexes consiste en ce que le mâle engendre et la femelle
enfante, nous ne regarderons pas pour cela comme une chose démontrée que la femme diffère de
l'homme dans le point dont il s'agit, et nous n'en persisterons pas moins à croire que les gardiens de
l'Etat et leurs femmes doivent remplir les mêmes fonctions ». Pour l'époque, une telle proposition
témoigne déjà d'une belle audace. Mais elle s'accompagne de deux restrictions importantes : d'une
part, si les femmes sont capables de la même vertu que les hommes, elles ne seront jamais autant
accomplies dans leur humanité que les meilleurs des « hommes ». Le modèle anthropologique de
référence demeure, pour Platon, celui des vertus masculines. Encore en français, le concept
« Homme » porte en lui la marque de ce sexisme tenace, puisqu'il désigne tout à la fois le genre
humain dans son entièreté et la partie masculine de ce genre. Comme si l'Homme était d'abord
évidemment un individu de sexe mâle. Au regard de cette référence, la femme n'est jamais elle aussi
qu'un être dérivé . Dans le récit platonicien de la transmigration des âmes, la première réincarnation
d'un homme qui aura démérité de son humanité se fait sous l'espèce du sexe faible : « Des hommes
qui étaient nés, tous ceux qui étaient lâches ou qui passaient leur vie dans l'injustice, c'est un
propos vraisemblable qu'en femmes ils furent changés à la seconde naissance ; et c'est vers ce
temps-là et en raison de ce fait, que les Dieux ont fabriqué le désir de s'accoupler, un vivant dont ils
ont constitué une espèce en nous, une autre dans les femmes » (Timée)

VI) Les âmes damnées : le mythe de la transmigration des âmes

D'autre part, même si chez Platon les femmes échappent miraculeusement à une politique
discriminatoire, le principe même qui rend possible une telle discrimination n'est quant à lui
nullement mis en cause : l'animalité, qui fait pleinement partie de la nature humaine, peut chez
certains individus devenir tellement prédominante qu'elle les rend inaptes à toute vie politique. Là
gît le principe de la discrimination, qui fait basculer certains humains du côté des bêtes. Le mythe
platonicien de « la transmigration des âmes », dont nous venons de parler, est la meilleure
illustration possible de cette déchéance morale de certains hommes. On trouve de ce mythe deux
occurrences, dans le Phédon et dans le Timée. Voici donc le texte du Timée : « La race des oiseaux
provient par une légère métamorphose (des plumes, dont elle s'est couverte, au lieu de poils) de ces
hommes sans malice, mais légers, qui sont curieux des choses d'en haut, mais qui s'imaginent que
c'est par la vue qu'on obtient à leur sujet les démonstrations les plus fermes : c'est là leur naïveté  !
L'espèce pédestre à son tour, celle des bêtes, est née de ceux qui n'usent point du tout de
philosophie et ne prêtent aucune attention à la nature des choses célestes, parce qu'ils ont délaissé
l'usage des circuits qui sont dans la tête ; ce sont les parties de l'âme situées dans la poitrine qu'ils
suivent comme des guides. La conséquence de telles pratiques, c'est que leurs membres antérieurs,
ainsi que leur tête, attirés vers la terre par une communauté de nature, ont dû s'y appuyer : leur
crâne s'est allongé et a pris des formes variées, suivant la compression que, dans leur inaction, ont
subie en chacun d'eux les révolutions. Avec quatre pieds se formait donc une sorte de ces animaux,
ou avec plus de pieds, toujours par ce motif:le Dieu soutenait des supports plus nombreux ceux qui
étaient plus insensés, car ils étaient davantage attirés vers la terre. Quant aux plus insensés d'eux
tous, ceux qui étendaient complètement par terre tout leur corps, comme ils n'avaient plus nul
besoin de pieds, les Dieux les ont fait naître sans pieds et rampant sur le sol. La quatrième espèce,
celle qui est aquatique, est née des hommes tombés au dernier degré de la sottise et de
l'ignorance ; ils n'étaient même pas dignes de continuer à respirer l'air pur, au jugement des
auteurs de leur métamorphose, tant leur âme, pleine de ses désordres, avait d'impureté ; mais au
lieu de respirer l'air léger et pur, ils ont été condamnés à barboter dans l'eau bourbeuse et
profonde. De là est né le peuple des poissons, celui des huîtres et de tous les êtres aquatiques ; en
châtiment de leur ignorance la plus basse, le sort leur a donné les plus basses demeures. Et c'est
suivant ces règles que, maintenant comme en ce temps-là, tous les vivants se transmuent les uns
dans les autres : en intelligence et en sottise suivant qu'ils gagnent ou perdent, ils subissent des
métamorphoses »

Quelle meilleur signe de ce devenir Animal de l'Homme que ce grand mythe des métamorphoses,
enjoignant à chaque Homme, au terme de sa vie, de se réincarner en un modèle d'animal qui lui
ressemble ? Quelle meilleur exemple de la porosité entre l'Homme et l'Animal que ce changement
d'espèce qui sanctionne une animalisation aboutie ? Non seulement la transformation de l'Homme
en un animal vaut comme une sanction divine. Mais de plus, cette fois, la plus ou moins grande
déchéance de notre humanité permet simultanément de mesurer une hiérarchie entre les animaux.
Car il y a des animaux, à l'image des oiseaux, qui sont proches parents du ciel. Ceux-là
correspondent aux hommes qui, portés par un sain désir de connaissance, n'arriveraient pas pour
autant à se détacher de la sensibilité. En dessous de ces nobles animaux, tous les animaux terrestres
ont pour point commun de pencher résolument vers la terre, c'est-à-dire vers le monde sensible. De
cette écrasante soumission au monde sensible témoigne leur inaptitude à se redresser. Quant aux
poissons et autres « poumons marins », ils représentent dans le bestiaire platonicien le pire du pire,
l'abjection parfaite : « N'ayant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni jugement vrai, c'est une
nécessité, qu'étant privé de toute réflexion, tu ignores même si tu as du plaisir ou non.(...) Et puis,
étant dépourvu de mémoire, c'est encore une nécessité que tu ne te souviennes point si tu as eu du
plaisir autrefois, et qu'il ne te reste pas le moindre souvenir du plaisir que tu ressens dans le
moment présent : et même, que ne jugeant pas vrai, tu ne croies pas sentir de la joie dans le temps
que tu en sens, et qu'étant destitué de raisonnement, tu sois incapable de conclure que tu te
réjouiras dans le temps à venir ; enfin, que tu mènes la vie, non d'un homme, mais d'un poumon
marin, ou de ces espèces d'animaux de mer qui vivent enfermés dans des coquillages. » (Philèbe)

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