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La culture nous préserve-t-elle de la barbarie ?

« D’où vient cette souveraineté encore si universelle des préjugés et cet obscurcissement
des cerveaux en dépit de tous les flambeaux de lumière que la philosophie et l’expérience
ont dressés ? L’époque est éclairée, c’est-à-dire qu’ont été découvertes et divulguées les
connaissances qui pourraient suffire au moins à rectifier nos principes d’action pratique ;
l’esprit de libre recherche a dissipé les concepts illusoires qui ont longtemps empêché
d’accéder à la vérité, et il a sapé le terrain sur lequel le fanatisme et l’imposture
construisirent leur trône. (…) D’où vient donc que nous soyons encore et toujours des
barbares » ?

F. von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Aubier, 1992 ; trad. R. Leroux.

-a) la raison et son autre : le barbare, l’inculte, l’inintelligible

De Francis Bacon, dans l’Atlantide , les sciences, les arts, l’éducation au sensible sont
censés constituer une barrière, une citadelle contre l’ignorance et toutes les formes de
servitude. L’adversaire premier de Bacon ce sont les idoles, les fausses représentations, ;
les idéologies. On retrouve communément chez les penseurs des Lumières, le modèle du
phare, de la lumière qui porte et oriente l’acte de connaissance.

La raison se pense aux antipodes de la barbarie, elle se veut son adversaire résolu —
lumière contre ténèbres, ordre et harmonie contre chaos, savoir et sagesse contre
ignorance et fureur… —, mais l’Histoire ne ratifie pas ce beau vœu, elle n’a même de cesse
de le décevoir, de l’humilier, de le meurtrir. Le XXe siècle a porté à l’extrême l’ambiguïté du
lien existant entre ces deux éléments prétendument opposés, le XXIe siècle, d’entrée de jeu,
l’a perpétuée avec une virulence qui ne faiblit pas. George Steiner, un des plus fins
représentants de l’humanisme européen, dit avoir « essayé de passer [sa] vie à comprendre
pourquoi la haute culture n’a pas pu enrayer la barbarie, pourquoi elle en a été souvent
l’alliée, le décor, le chœur — au sens du chœur de la tragédie grecque », « pourquoi les
humanités au sens le plus large du mot, pourquoi la raison dans les sciences ne nous ont-
elles donné aucune protection devant l’inhumain ? Pourquoi est-ce qu’on peut jouer du
Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le matin ? Ni la grande
lecture, ni la musique, ni l’art n’ont pu empêcher la barbarie totale. Et — il faut aller un pas
plus loin : ils ont souvent été l’ornement de cette barbarie (…) une fioritura, un très beau
cadre à l’horreur. (…) Pourquoi la culture n’a-t-elle rien empêché ? ». Cette question
l’obsède, il en soutient le tourment, la brûlure, sans forcer une réponse qui ne se laisse pas
trouver. La culture la plus raffinée peut en effet servir de somptueux décor à la barbarie,
mettre en scène la cruauté pour mieux jouir de son spectacle, les Aussi ample et aiguë soit
l’intelligence d’un savant, d’un philosophe, d’un érudit, elle n’est jamais prémunie contre le
danger d’un aveuglement (par excès de systématisation, durcissement doctrinal, passion
idéologique, certitude d’avoir atteint et de détenir la vérité, ou toute autre forme d’hybris
intellectuelle), et donc d’un fourvoiement du côté de l’orgueil, de l’insensibilité, du
consentement à la violence. Quand, enivrées de leur propre puissance, elles ne scandent

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plus leur élan de pauses et de suspens où laisser affleurer le doute et se renouveler le
questionnement

Nous savons que la rationalisation peut servir la passion, voire aboutir au délire. Il existe un
délire de la rationalité close. (…) Les maladies de la raison ne tiennent pas à la rationalité
elle-même, mais à sa perversion en rationalisation et à sa quasi-déification», note Edgar
Morin . Il y a barbarie dès qu’il y a oubli, ou carrément refus, de voir l’autre comme tel, dans
« la droiture » et « la nudité de son visage » où se révèle « le mystère de son altérité » et se
lance « un appel à ma responsabilité » à son égard. « Le visage est sens à lui seul

En outre, il existe au sein de la raison, au sens de principe logique, d’instrument de


domination de la nature, une volonté d’enfermer le monde dans une représentation. De
réduire le caractère contradictoire de la réalité, la finesse et la subtilité de la sensibilité.

b) une violence de la raison ? et une sorte d’aveuglement ?

Newton. William Blake


La raison soumet le réel à un lit de Procuste, il y a un processus de schématisation, il
explique que les hommes ont inventé le calcul, la logique pour maîtriser ce qui était
accidentel, inexplicable dans la nature. La peur de l’incalculable qui explique ce besoin aigu
de rationalité. La raison suppose un instinct de cruauté, de domination qui emprisonne la
réalité dans un système.

2
De la cruauté comme détermination de la culture et de la rationalité

229.
Ces époques tardives, qui auraient le droit d’être fières de leur humanité, gardent encore
tant de crainte, tant de superstition craintive au sujet de la « bête sauvage et cruelle » dont
l’assujettissement fait la gloire de cette époque plus humaine, que les vérités les plus tangibles
restent même inexprimées pendant des siècles, comme si l’on s’était donné le mot pour cela,
parce qu’elles semblent vouloir rendre l’existence à cette bête sauvage enfin mise à mort. Je suis
peut-être bien hardi de laisser échapper une telle vérité. Puissent d’autres la reprendre et lui faire
boire tant de « lait des pieuses vertus »[1] qu’elle en restera tranquille et oubliée dans son coin ! —
Il faut qu’on change d’idée au sujet de la cruauté et qu’on ouvre les yeux. Il faut qu’on apprenne
enfin à être impatient, afin que de grosses et immodestes erreurs de cette espèce ne se
pavanent plus insolemment avec leur air de vertu, des erreurs comme celles qu’ont nourries par
exemple les philosophes anciens et modernes au sujet de la tragédie. Presque tout ce que nous
appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de
la cruauté, — telle est ma thèse. Cette « bête sauvage » n’a pas été tuée ; elle vit, elle prospère,
elle s’est seulement… divinisée. Ce qui produit la volupté douloureuse de la tragédie, c’est la
cruauté ; ce qui produit une impression agréable dans ce qu’on appelle pitié tragique, et même
dans tout ce qui est sublime, jusque dans les plus hauts et les plus délicieux frémissements de la
métaphysique, tire sa douceur uniquement des ingrédients de cruauté qui y sont mêlés. Les
Romains, dans les spectacles du cirque, les chrétiens dans le ravissement de la Croix, les
Espagnols à la vue des bûchers et des combats de taureaux, les Japonais modernes qui se
pressent au théâtre, les ouvriers parisiens des faubourgs qui ont la nostalgie des révolutions
sanglantes, la wagnérienne qui « laisse passer sur elle », avec sa volonté démontée, la musique
de Tristan et Yseult, — ce dont tous ils jouissent, ce qu’ils cherchent à boire avec des lèvres
mystérieusement altérées, c’est le philtre de la grande Circé « cruauté ». Pour comprendre cela il
faut bannir, il est vrai, la sotte psychologie de jadis qui sur la cruauté ne sut enseigner qu’une
seule chose : c’est qu’elle naît à la vue de la souffrance d’autrui. Il y a une jouissance puissante,
débordante à assister à ses propres souffrances, à se faire souffrir soi-même, — et partout où
l’homme se laisse entraîner jusqu’à l’abnégation (au sens religieux), ou à la mutilation de son
propre corps, comme chez les Phéniciens et les ascètes, ou en général au renoncement de la
chair, à la macération et à la contrition, aux spasmes puritains de la pénitence, à la vivisection de
la conscience, au sacrifizio dell’ intelletto de Pascal, — il est attiré secrètement par sa propre
cruauté, tournée contre elle-même. Que l’on considère enfin que le Connaisseur lui-même, tandis
qu’il force son esprit à la connaissance, contre le penchant de l’esprit et souvent même contre le
vœu de son cœur, — c’est-à-dire à nier, alors qu’il voudrait affirmer, aimer, adorer, — agit
comme artiste et transfigure la cruauté. Toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les
mystères est déjà une violence, une volonté de faire souffrir, la volonté essentielle de l’esprit qui
tend toujours vers l’apparence et le superficiel, — dans toute volonté de connaître il y a une
goutte de cruauté.
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Par-delà le bien et le mal. Nietzsche

Dans Par-delà le bien et le mal (par.229), Nietzsche apporte un démenti cinglant à


l’idéologie révolutionnaire du progrès de la civilisation. Le philosophie des Lumières suppose
que l’histoire parvient à la synthèse des contradictions et au triomphe de l’esprit. La nature
humaine s’exprimerait elle-même et parviendrait à réguler ses origines instinctives, sortir
définitivement du règne de l’animalité. Or, il n’en est rien, la rationalité n’est que la
sublimation de l’instinct de cruauté, de cette volonté sauvage de s’emparer du monde et du
réel. Preuve que la nature humaine, n’est pas un donné, si l’on entend derrière ce donné une
permanence, un invariant qui désignerait des qualités comme la volonté, la sensibilité et la
raison. Un certain degré de raffinement. Au contraire, l’homme ne cesse de poser des
normes, des valeurs qui transforme le résidu pulsionnel qui le détermine. S’il existe une
nature, celle-ci est profondément ambiguë car l’homme ne peut être réduit à ce que la
nature fait de lui, simple mécanisme, pure loi instinctive, il est un être de culture qui ne
cesse de poser des médiations entre le réel et lui-même.

- Éléments de conclusion :

c) les Lumières sont-elles un système idéologique ?

La grande idée des Lumières ( Aufklärung) est de permettre au sujet de se réapproprier ses
instruments de cognition. La raison doit nous libérer de toutes les servitudes et assurer une
compréhension globale des phénomènes naturels. Pour de nombreux philosophes de
l’antiquité, la raison est un guide pour orienter notre existence et nous permettre de réguler
les désirs. La pratique de la philosophie est même conçue comme une thérapie ; une sorte
d’instrument de guérison pour nous soigner de nos maux.
Mais cette représentation manifeste également ses limites, il n’est pas du tout certain que le
partage des savoirs, l’élucidation des lois qui gouvernent le réel, modifient profondément
nos conditions d’existence. La connaissance désigne l’ensemble des connaissances humaines
et la possibilité de saisir le réel. Si l’accès à la connaissance de soi est nécessaire c’est surtout
parce qu’il y a une urgence à être heureux ; à sortir de l’agitation et de la douleur.
La connaissance est censée éclaircir notre rapport au monde, spécifier notre place au sein de
l’ordre naturel et social. Or dans quelle mesure cet instrument de libération, l’accès aux
connaissances et aux sciences devraient aggraver notre condition ? Pis être l’indice de notre
malheur. Nietzsche ne cesse de souligner que l’instinct de cruauté n’a jamais quitté notre
civilisation, aussi rationnelle qu’elle soit. Au contraire les Lumières seraient un
approfondissement de cet instinct, la preuve que la volonté de subjuguer la puissance de
l’autre se nourrit du savoir. La connaissance et le pouvoir ne seraient jamais réellement
disjoints. Si l’on regarde, en effet, l’application des technosciences et l’action dévastatrice de
certains savoirs physiques sur le monde, on se rend bien compte que l’accès à la
connaissance peut produire des effets de puissance irréversibles. La froide rationalité côtoie
parfois la barbarie et le plus grand dénuement moral.
La question est donc de déterminer ce rapport ambigu entre la connaissance et le bonheur
humain. La persistance d’une crainte quant aux effets du savoir sur la nature humaine est-
elle fondée ?

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Paul Klee. Les limites de la compréhension ( die Grenzen des Verstandes). 1927

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