Vous êtes sur la page 1sur 1

La causa sui (1) est la meilleure contradiction qui ait été imaginée jusqu’ici, une espèce de

viol et de monstruosité logiques. Mais l’orgueil démesuré de l’homme l’a amené à


s’embarrasser de cette absurdité, profondément et de la plus horrible façon. Le souci du
« libre arbitre », dans ce sens métaphysique excessif, qui domine malheureusement encore
les cerveaux des êtres à demi cultivés, ce souci de supporter soi-même l’entière et ultime
responsabilité de ses actes, et d’en décharger Dieu, l’univers, les ancêtres, le hasard, la
société, ce souci, dis-je, n’est point autre chose que le désir d’être précisément cette causa
sui, de se tirer soi-même par les cheveux pour sortir du marais du néant et entrer dans
l’existence. À supposer que quelqu’un s’avisât de la naïveté grossière de ce fameux concept
de « libre arbitre » et qu’il retranchât ce concept de son cerveau, je le prierai de faire faire
encore un pas de plus dans la clairvoyance et de retrancher également de son cerveau le
contraire de ce pseudo-concept : je veux parler du « déterminisme » qui aboutit à un même
abus des notions de cause et d'effet. Il ne faut pas concrétiser la « cause » et « l'effet »,
comme le font à tord les savants naturalistes ; il ne faut user de la « cause » et de 'l'effet »
que comme de purs concepts, c'est à dire comme de fictions conventionnelles qui servent à
désigner, à se mettre d'accord, nullement à expliquer quoi que ce soit. Le déterminisme est
un mythe ; dans la réalité, il s'agit simplement de volonté « forte » ou « faible ». Quand un
penseur s'avise de découvrir d'emblée dans tout « enchaînement de causes » quelque chose
qui ressemble à une contrainte, à une nécessité, à une pression, c'est presque toujours le
signe qu'il y a quelque chose qui cloche en lui ; sentir ainsi est révélateur ; la personnalité s'y
trahit. Et d'une façon générale, si mes observations sont exactes, le problème du
déterminisme est envisagé sous deux aspects absolument différents, mais toujours de façon
absolument personnelle ; les uns ne voulant rien céder de leur « responsabilité », de leur
croyance en eux-mêmes, de leur propre mérite ; les autres, tout à l'opposé, ne voulant être
responsables de rien, coupables de rien, poussés par un intime mépris de soi, demandant à
se décharger n'importe où du fardeau de leur moi.

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

(1) Ce qui est cause de soi même

Vous aimerez peut-être aussi