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« 

Doit-on avoir peur de la technique ? »

Enjeux : Il s’agit de réfléchir à l’essence de la technique et à ses conséquences. La technique,


par le biais des machines, remplacera-t-elle l’homme ? L’homme ne risque t-il pas de devenir
un serviteur de la technique ? La technique est-elle un instrument de domination ? Quels
peuvent être ses effets à long terme sur la société et l’environnement ?...

I. De l’homo sapiens à l’homo faber : Origine et nature de la technique

1) Définition de la technique : technique et technologie.


2) L’être humain : un être technique : Platon, Protagoras : mythe de Prométhée ;
Aristote, Partie des animaux (la main) et Bergson, L’évolution créatrice (homo
faber) : l’homme, un être physiologiquement et intellectuellement technique.
3) L’utopie technique : la technique comme programme et comme promesse : Francis
Bacon & Descartes, Discours de la méthode, 6, 1637.

II. Les dangers de la technique

1) Dystopie et réalité : les ravages de la technique : transhumanisme, robots, homme


augmenté, cyberpunk (Will. Gibson, Neuromancien, Bruce Sterling)…
2) L’essence de la technique et la technoscience :
Heidegger & Hottois.
3) La disparition de l’homme et l’autonomie de la technique :
Simondon. Mumford, Marcuse, Ellul.

III. Quel garde-fou face à la technique ?

1) De l’opposition au partenariat : Habermas


2) Une distinction entre moyen et fin : Kant à la rescousse
3) Une évaluation conséquentialiste des activités techniques
4) Une évaluation systémique des activités techniques
5) Le « principe responsabilité » : Hans Jonas

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I. L’homme et la technique. De l’homo sapiens à l’homo faber

1) Définition de la technique :

Dans le cours précédent, nous avons différencié art et technique ; la technique était alors
entendue comme savoir-faire. Il est évident que c’est en un autre sens qu’il faut à présent
comprendre la technique : non plus comme savoir-faire mais comme méthode de
transformation du réel. Le sujet eut été plus clair si la question avait été posée en ces termes :
« Faut-il avoir peur de la technologie ? » On aurait alors immédiatement compris que ce qui
était en jeu désignait l’ensemble des procédés modernes censés nous simplifier l’existence –
procédés qui sont pratiques mais qui ne manquent pas d’empiéter sur notre liberté en créant de
nouvelles servitudes.
Il importe de définir plus précisément ce qu’est la technique. Diderot est le premier à avoir
utilisé le terme de « technique » au sens d’« art ». (Il le fait dans un texte intitulé Salon de
1765, pour parler de l’art d’un peintre : « Si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de
Chardin serait misérable. » Il parle donc ici de la technique d’exécution de l’artiste – et le mot
est d’ailleurs au masculin.) Aujourd’hui, la technique dépasse la sphère artistique.
Liée au travail, la technique est un savoir-faire, qui consiste en la fabrication et en l’utilisation
d’un ensemble de moyens en vue d’une fin pratique. La technique implique l’invention et
l’usage d’outils (instrument artificiel utilisé pour exécuter un travail manuel), de machines et
de processus, qui ont un impact direct sur l’individu, la nature et la société. La technologie est
le produit de la technique. (La technique peut être militaire, cf. Archimède & Léonard de
Vinci ; médicale : cf. rayons X de Röntgen ; artistique : cf. les peintres ou les instruments de
musique : un instrument de musique est un objet technique qui ne recherche pas l’utile mais
l’agréable, cf. Bernard Sève, L’instrument de musique. Une étude philosophique).
L’utilité de la technique est ce qui la rapproche du travail. Elle va mettre en œuvre des
processus et réaliser des outils qui rendent service à l’homme. L’invention du moulin à vent
montre à quel point la technique peut être libératrice.
La technique implique les notions de connaissance, de fabrication et de savoir faire. On sait
comment faire un feu ; on sait s’y prendre bien pour le faire ; enfin on sait parfois comment
fabriquer un foyer ou une cheminée. On sait comment fabriquer un outil de toute pièce et
comment le manier – nous verrons d’ailleurs que l’outil a un grand rôle à jouer dans la
technique, au point que, pour certains, il permet de différencier l’homme de l’animal (vieille
marotte de philosophes).

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L’homme est, en effet, celui qui introduit une rupture dans la nature grâce à la maîtrise de la
technique. La technique relève de l’intelligence et non de l’instinct. L’instinct et l’intelligence
sont deux moyens différents d’agir sur la réalité. Le premier prolonge dans l’animal la
puissance d’organisation de la nature et fonctionne sur le mode de la reproduction indéfinie ;
la seconde permet à l’homme d’inventer des objets et des techniques nouvelles et fonctionne
par conséquent sur le mode de la rupture (c’est un survenir imprévisible). Pour le dire encore
autrement, l’instinct est un comportement biologique inné s’exprimant à travers les organes
naturels du corps, tandis que l’intelligence est une faculté qui permet à l’homme de se
détacher de son propre corps en inventant des instruments artificiels. L’homme est ainsi doté
de « la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et
d’en varier indéfiniment la fabrication » (cf. infra, Bergson, L’évolution créatrice, 1907). La
technique désigne, en premier lieu, la manière dont on invente ces outils et dont on les utilise.
Elle s’oppose donc à la nature1.
Dans la Métaphysique, Aristote distingue la connaissance empirique (à laquelle les animaux
peuvent prétendre par la sensation et le souvenir) de l’art (en grec : technè) et du
raisonnement auxquels seuls les hommes peuvent accéder. L’adjectif « empirique » (du grec
empereikos qui signifie « qui se guide sur l’expérience ») désigne l’aspect expérimental d’une
connaissance. Est empirique une connaissance qui vient de l’expérience, comme en physique
ou en biologie. Ce type de connaissance s’oppose à une autre connaissance, purement
rationnelle, construite à partir du seul raisonnement, comme en mathématiques.
Qu’est-ce qui différencie la technique de la simple expérience ? Selon Aristote, la technè se
distingue de l’expérience (emperia) dans la mesure où elle est l’application de la science à un
cas particulier. Selon Aristote, la technique consiste à la fois en une connaissance de
l’universel et en une connaissance de l’individuel. Les règles universelles impliquent une
connaissance des lois de la nature et de l’enchaînement des causes et des effets, puisqu’elles
s’appliquent à la totalité des cas d’un certain type. On pourrait presque ici parler de
connaissances scientifiques, si ce qui était visé par ce type de connaissance n’était pas la
production de quelque chose. (La science, quant à elle, est censée en rester au savoir
désintéressé et se cantonner à la théorie.) La connaissance de l’individuel s’applique cas
particulier ; c’est elle qui permet l’utilisation de la connaissance universelle au sein du
1
Descartes contredit cette assertion dans les Principes de la philosophie, IV (1644). Selon lui, il n’y a pas de
différence entre nature et technique : « Il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la
physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple,
lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel
qu’il est à un arbre de produire des fruits ». → Les corps sont des machines : oiseaux = machines volantes → les
machines sont des corps.

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domaine d’activité de l’artisan. Ainsi, un charpentier connaît les règles mathématiques et
structurelles qui lui permettent de construire une charpente (connaissance universelle) et est
aussi capable d’estimer le bois dont il dispose pour la réaliser (connaissance individuelle).

Science et technique :

La technique moderne est issue d’une nouvelle approche des sciences. On peut dater cette approche de
Descartes et de son programme de maîtrise de la nature. La révolution scientifique survenue au XVII e
siècle a mené à l’invention des machines. C’est aussi l’époque de l’invention de la « techno-science » :
l’élaboration d’une technologie développant un savoir destiné à l’exploitation de la nature par
l’homme. Cette techno-science envisage de reproduire artificiellement les mécanismes naturels (elle
aboutit ainsi à la physique nucléaire). Elle renverse l’ordre hiérarchique traditionnel qui présidait les
rapports de la science et de la technique. Tandis que la science a pour objet la théorie et qu’elle est
purement intellectuel et contemplative (θεωρία = contemplation), c’est-à-dire abstraite, la technique
est liée à la production d’un objet et a pour but d’être utile ; c’est donc une pratique et concrète. La
science est la connaissance théorique des lois de la nature ; la technique est l’utilisation de cette
connaissance pour un but pratique. Pour les Grecs, la Science était supérieure à la Technique : la
première relevait de la contemplation et du loisir, tandis que la seconde dépendait du travail et
aboutissait aux arts mécaniques « serviles ». La science est le fait d’un homme noble, élevé
intellectuellement ; la technique est la discipline de l’homme pratique, enchaîné au réel. On retrouve
cette opposition classique reconduite dans une série populaire, The Big Bang Theory, sous la forme de
l’opposition entre Cooper et Wolowitz.

Les 5 caractéristiques de la technique :


1) La technique n’est pas naturelle ; elle est culturelle.
2) La technique s’apprend. Elle n’est pas innée. (C’est parce que l’homme n’a pas d’instinct spécifique
qu’il est polytechnique.) Il y a une histoire des techniques.
3) La technique fait système : il n’y a jamais une technique isolée, mais un réseau de techniques. (Une
nouvelle technologie devra donc être compatible avec le système entier pour pouvoir se développer.)
4) Le système technique peut être appelé une « technosphère », antinaturelle : elle développe un
monde propre, indépendant de la nature (hostile), et presque toujours constitué contre elle.
5) La technique n’est pas toujours liée à un outil : cf. les techniques d’orientation, de gestion, de calcul
(à la fin du Moyen Âge, l’arithmétique commerciale mise au point par les banques lombardes a permis
le développement du capitalisme financier et ouvert le champ des recherches mathématiques), etc.

2) L’homme : un être technique

Pendant longtemps, on a jugé que seul l’homme était doté de cette capacité à inventer des
instruments artificiels. Cette distinction entre l’homme et l’animal est illustrée par le mythe de
Prométhée tel qu’il est rapporté par Platon dans son Protagoras (320c-322c).

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L’homme apparaît comme le technicien par excellence. Platon le suggère grâce au mythe, et
montre que l’homme peut développer des techniques de toutes sortes car il dispose du feu,
c’est-à-dire de la lumière divine – par quoi il faut bien évidemment entendre l’intelligence.
Quelques années plus tard, Aristote l’explique d’une manière plus rationnel, en ayant recours
à un fait biologique : si l’homme est un être technique, capable de manier des outils artificiels,
c’est tout simplement parce qu’il est doté d’un outil naturel : la main. Cf. Les Parties des
animaux (687a-687b), livre IV.
Bergson va enfoncer le clou, puisque selon lui, l’histoire des hommes consiste proprement en
l’histoire de leurs innovations technologiques. À ce titre, Bergson prétend que nous sommes
des homo faber, davantage que des homo sapiens. (Cf. L’Évolution créatrice.) En somme, la
technique est l’essence de l’homme. D’ailleurs, on peut trouver des sociétés humaines sans
institutions juridiques ou politiques, mais jamais sans techniques : les Nambikwara, décrits
par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques comme la peuplade la plus primitive qui soit,
ont ainsi développé des techniques de chasse et de culture.
L’homme apparaît donc comme un être physiologiquement et intellectuellement technique.
Son activité fondamentale consiste à inventer de nouveaux objets, qui modifient son existence
et rythment son histoire. La technique lui sert de boussole. Le développement des techniques
deviendra son programme.

L’Évolution créatrice de Bergson (1907)


Bergson reproche aux philosophies de la nature de voir dans les différentes formes de
vie des « degrés successifs d’une même tendance qui se développe », alors qu’il faut
les comprendre comme des « directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en
grandissant ». L’évolution est une succession d’aiguillages opérant par « dissociation
et dédoublement » entre végétal et animal, invertébrés et vertébrés, etc. La forme
ultime de la nature est l’homme, « dont la main peut exécuter n’importe quel travail ».
L’instinct chez Bergson est la faculté d’utiliser les instruments de la nature (les
organes). L’intelligence est la faculté d’utiliser des instruments artificiels. L’instinct
porte sur des choses ou des matières, l’intelligence sur des rapports ou des formes.
L’intelligence manque l’immédiateté, elle n’est pas infaillible comme l’instinct.
Comme elle ne va pas dans le même sens que l’intuition, elle est étrangère à la durée.
L’homme est homo faber ; sa vie sociale gravite « autour de la fabrication et de
l’utilisation d’instruments artificiels ». L’histoire de l’homme pourrait être une histoire
de la technique. Il faut néanmoins faire attention : l’intelligence technique pourrait
n’aboutir qu’au mécanisme. Elle produira un « corps » sans âme : un corps technique,
virtuel dirait-on, prolongement du corps naturel de l’homme, mais ce corps artificiel,
ce « corps agrandi attend un supplément d’âme » (Les deux sources de la morale et de
la religion). La technique n’est qu’une phase. L’intuition sera la prochaine étape.]

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3) L’utopie technique : la technique comme programme et comme promesse

La lecture des textes de Platon, d’Aristote et de Bergson laisse à penser que l’homme est un
être technique par nature. Son programme consistera donc à réaliser son essence, c’est-à-dire
à développer la technique au maximum. Ce programme sera formulé dès le XVII e siècle par
Bacon et par Descartes, puis mis en œuvre par les penseurs des Lumières.
Pour le philosophe et le scientifique Francis Bacon (1561-1626), il est désormais temps pour
l’espèce humaine de se mettre à transformer activement la nature au moyen de la technique,
afin de conquérir la première place qui lui revient de droit dans l’univers. En 1620, dans le
Novum Organum, il écrit qu’il faut « étendre l’empire et la puissance du genre humain sur
l’immensité des choses ». En 1624, dans La nouvelle Atlantide, le programme n’a pas
changé : « étendre les limites de l’empire de l’homme sur la nature entière et exécuter tout ce
qui lui est possible ». Comment réaliser cette ambition démesurée ? Par le développement de
la technique. Bacon explique qu’il faut non seulement lire dans le « livre de la nature » en
accroissant la science que nous avons du monde, mais également ne pas hésiter à intervenir
pour domestiquer la nature. Il suggère donc de renoncer à la primauté de la science pure pour
tourner l’esprit vers des buts concrets. Autrement dit, il faut passer de la théorie à la pratique :
« ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la
pratique », explique-t-il dans le Novum Organum (qui fait suite à l’Organon d’Aristote)1.
Quelques années plus tard, en 1637, Descartes reprend lui aussi cette idée selon laquelle il
faudrait délaisser la « philosophie spéculative » pour une « philosophie pratique ». Selon lui,
se détourner de la théorie pure, au profit d’une science de la technique, nous permettrait de
« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (cf. Discours de la méthode, VI).
La lecture du texte révèle que Descartes est principalement motivé par des considérations
morales : la nécessité de développer la technique pour le bien de l’homme.
Le XVIIe siècle est ainsi l’époque de la « révolution scientifique ». Les scientifiques, qui se
qualifiaient eux-mêmes de « philosophes de la nature », semblent avoir pour but de
comprendre l’univers en décryptant ses lois, mais aussi de fabriquer de nouvelles machines et
d’inventer des techniques plus efficaces.
L’écrivain Arthur Koestler note en préambule de son ouvrage Les Somnambules, Essai sur
l’histoire des conceptions de l’univers :

1
Sur ce point, cf. le document intitulé « Bacon et les trois livres » – à donner à présenter à un élève.

6
« J’emploie cette expression démodée [de philosophie de la nature] parce que le mot ‘science’ qui l’a
remplacée n’est pas chargé des grandes associations d’idées qui enrichissaient la « Philosophie
naturelle » au XVIIe siècle, à l’époque où Kepler écrivait L’Harmonie du Monde, Galilée Le Messager
Céleste. Car les hommes qui provoquèrent les bouleversements que nous appelons « révolution
scientifique » lui donnaient un nom bien différent : la « Nouvelle Philosophie ». La révolution technique
qu’amorcèrent leurs découvertes ne fut qu’un sous-produit inattendu ; leur but n’était pas de conquérir
la nature, mais de la comprendre. Et cependant leur quête cosmique détruisit l’idéal du Moyen Âge –
ordre social immuable dans un univers clos – en même temps qu’elle ébranlait sa hiérarchie des valeurs
morales ; elle transforma le paysage, la société, les coutumes, les idées générales de l’Europe, aussi
radicalement que l’eût fait une nouvelle espèce envahissant la planète. »

À partir du XVIIIème siècle, les savants et notamment les Encyclopédistes se passionnent pour
les sciences et les techniques. Le développement des arts et des inventions est considéré
comme pouvant apporter une solution aux problèmes humains fondamentaux et ainsi mener à
un âge d’or. Misère et violence seront éradiquées grâce aux progrès techniques, ouvrant la
voie à une nouvelle ère de bonheur et de prospérité. Désormais, pour deux siècles, technique
et progrès seront synonymes – jusqu’à la désillusion de l’homme moderne.

II. Les dangers de la technique

1) Dystopie et réalité : les ravages de la technique

Il semble que la technique n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, celle qui devait mener
l’humanité sur la voie du bonheur et de la sagesse l’a conduit à la catastrophe. Guerre
nucléaire, dérèglements climatiques, pollutions invisibles, extinction des espèces, aliénation
de l’individu sont autant de résultats du développement à outrance de la technique.
Il y a une peur contemporaine d’être dépassé par la technique : c’est le fantasme faustien.
La technique constitue un ensemble de moyens mis au service d’une fin. Un problème va se
poser lorsqu’elle va devenir une fin en soi. Selon certains philosophes, cette tendance néfaste
fait partie de l’essence même de la technique : la rationalité technique, ne voulant pas se
subordonner à la rationalité éthique, désire régenter par elle-même son propre système. (En
voici un exemple inoffensif : mon portable est un outil censé me servir à téléphoner, toutefois
il me donne lui-même l’idée de son usage, me pousse à l’exploiter à des fins qui ne me
seraient pas apparues immédiatement, et finalement il consume mon temps et oriente mon
activité.) →L’objet technique recèle une potentialité qui excède parfois sa fonction immédiate
d’outil. La technique n’est en effet plus subordonnée à un besoin, mais liée à un désir. Elle
suscite le désir et devient insatiable comme le désir lui-même, ce qui fait que l’innovation
technique n’a pas de fin mais devient une fin en soi, dénuée de tout sens. Le problème de la

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technique est aujourd’hui le problème de la puissance et de l’autonomie de la puissance. Les
fantasmes de Faust et de l’apprenti sorcier culminent dans une même crainte.

2) Le remplacement de l’homme, l’essence de la technique et la technoscience :

Pour Gilbert Simondon, auteur d’un ouvrage intitulé Du mode d’existence des objets
techniques (1958), les machines modernes remplacent peu à peu l’être humain qui devient
leur simple assistant. La technique engendre ainsi une inquiétude, qu’il importe de calmer.
(Cette inquiétude n’est pas récente, on pourrait même dire qu’elle remonte à l’apparition
même des machines ; ainsi, au début du XIXe siècle en Angleterre, un mouvement d’ouvriers
baptisé les Luddites – d’après le nom de leur chef, Ned Ludd, un personnage probablement
fictionnel – avait commencé à détruire les métiers à tisser et à incendier les manufactures, car
ils se retrouvaient privés d’emploi et condamnés à la misère. Le mouvement pris naissance
aux environs de Nottingham et s’étendit rapidement dans le nord ; le gouvernement dut faire
intervenir brutalement l’armée pour le supprimer.) La technique, comme n’importe quelle
activité humaine, est un mode culturel d’être au monde. Un objet technique abstrait fait
coexister des éléments les uns à côté des autres ; un objet technique concret est « celui qui
n’est plus en lutte avec lui-même, celui dans lequel aucun effet secondaire ne nuit au
fonctionnement de l’ensemble ou n’est laissé en dehors de son fonctionnement »
(contrairement au corps, dont les organes peuvent être malades). L’objet technique est un
système de causes et d’effets, capable d’autoconservation et d’autorégulation, tendant à
s’assimiler à un être vivant. C’est un être conçu en vue d’une fin – et c’est par cette fin qu’il
s’intègre dans l’activité humaine.
Selon Heidegger (1889-1976), le problème est plus grave et plus profond, puisqu’il concerne
l’essence même de la technique. D’après lui, elle est dotée d’une intention propre, et cache un
projet qui menace l’homme. Pour le comprendre, il faut remonter à sa première œuvre Être et
Temps (1927), dans laquelle il ne se demande pas tant ce que c’est que l’être, mais quel est le
sens de l’être. L’être ne se confond pas avec l’étant, mais il est ce qui « détermine l’étant
comme étant ». En ce cas, à partir « de quel étant faudra-t-il lire le sens de l’être ? » À partir
du Dasein (l’être-là), c’est-à-dire de l’homme en tant qu’existant. Cette existence se
caractérise par des « existentiaux ». Le premier d’entre eux est l’être-au-monde. L’homme est
un être mondain qui recherche, qui interroge, qui fabrique, qui discute, qui considère – bref,
qui a des considérations pratiques. L’homme a donc affaire à des outils, à une instrumentalité.
Un outil est relié à d’autres outils (ex : le stylo pour le papier). Un outil est fait d’un matériau,

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– et, du point de vue de la rationalité technique, la nature n’est rien d’autre qu’une réserve de
matériaux pour fabriquer des outils. Un outil est fait pour être utilisé par des hommes. Une
des caractéristiques fondamentales de l’outil est qu’on l’oublie tant qu’il fonctionne.
Le problème est qu’il y a dans la technique moderne « un élément monstrueux qui domine »
(La question de la technique, 1953). Pour Heidegger, la technique n’est pas seulement un
moyen rapporté à une fin : elle implique une métaphysique qui change notre rapport au
monde. Chez les Grecs, la technique produit (c’est-à-dire « fait sortir ») une matière qui se
tient en réserve dans la nature pour lui donner forme (ainsi le sculpteur révèle une forme qui
se trouvait latente dans un morceau de bois). La technique moderne, quant à elle, met la
nature en demeure de lui livrer ce qu’elle a en réserve ; elle l’« arraisonne » rationnellement et
l’assujettit à sa domination. Par la technique, l’homme considère toute chose de façon
instrumentale.
Selon Heidegger, la technique est donc un dispositif instrumental (le Gestell) imposé par la
raison aux êtres vivants et à la nature. Cette manière de concevoir le rapport au monde s’étend
désormais en dehors de la sphère technique à tous les rapports humains et objectifs. L’homme
considère désormais tous les êtres non plus en eux-mêmes, mais de manière instrumentale,
comme autant de ressources potentielles pour servir à la réalisation d’un projet utilitaire (cf.
par exemple le département des « ressources humaines » dans les entreprises).
Il y a ici une différence fondamentale au sein même de la raison, entre ce qui est raisonnable
et ce qui est rationnel. La technique est tout entière rationnelle (logique), sans être pour autant
raisonnable (éthique). L’une est efficace, l’autre est prudente et mesurée. Il y a donc un conflit
dans la rationalité humaine, entre la raison éthique qui fixe les fins, c’est-à-dire le but de
l’action, et la raison logique qui conçoit les moyens, c’est-à-dire les conditions de l’action. À
partir du moment où l’esprit ne réfléchit plus en termes de fins, mais seulement en termes de
moyens, c’est-à-dire en termes d’efficacité et de rendement, c’est le triomphe de la technique,
c’est-à-dire le triomphe du rationnel sur le raisonnable, de l’inhumain sur l’humain. La pensée
technique ne doit pas être laissée à elle-même, car son seul souci est l’efficacité. Elle est en
elle-même dénuée de sens et peut conduire l’être humain à commettre les pires méfaits (cf. la
Shoah, la surexploitation des ressources naturelles, etc.).

On retrouve des échos de l’analyse de Heidegger sous la plume de Gilbert Hottois (né
en 1946), l’inventeur du terme de « technoscience », auteur d’un ouvrage intitulé L’inflation
du langage dans la philosophie contemporaine en 1979. Hottois s’intéresse au langage. Celui
de la technique est le calcul. La technique suit une logique de pure manipulation, en soi dénué
de sens. (Ce n’est pas le technicien qui donne un sens à l’objet ; il se contente de le produire.

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L’utilité sociale comme la moralité de son usage lui sont indifférentes.) Il se trouve que le
calcul constitue par ailleurs le langage de la science : la mathématique fonde la théorie. Or les
mathématiques sont opératoires : « manipulations de signes eux-mêmes opératoirement
constitués, c’est-à-dire de signes aveugles, rebelles à toute intuition ». La science, comme la
technique, est donc opératoire. Il y a une convergence de caractéristiques entre science et
technique qui fait qu’on peut parler de « technoscience ».
Selon Hottois, la technoscience altère l’essence de l’homme : manipulations
génétiques, clonage, reproduction assistée… Les possibilités techniques d’opérer sur la réalité
biologique de l’être humain sont multiples, et toutes susceptibles de le transformer à un point
tel qu’il deviendra méconnaissable (c’est d’ailleurs la vision véhiculée par le
transhumanisme).
Deux caractéristiques de la technoscience sont généralement soulignées : l’opérativité
et la circularité. Par opérativité, il faut entendre la production de phénomènes, principalement
en laboratoire. En effet, la technoscience ne se contente pas d’observer le réel, elle l’utilise et
le modifie. C’est clair dans le cas de la chimie, puisque les chimistes ne cessent de synthétiser
de nouvelles molécules, de nouvelles fibres textiles, de nouveaux matériaux. Par circularité, il
faut comprendre que la science produit des technologies produisant elles-mêmes des savoirs.
L’ordinateur est l’exemple même de l’instrument technoscientifique issu de connaissances
mathématiques lui-même capable d’impulser quantité de découvertes dans les autres sciences,
y compris en mathématiques.

3) La disparition de l’homme et l’autonomie de la technique

Pour Lewis Mumford (1895-1990), cela fait depuis fort longtemps que la technique se
constitue en sphère autonome. Dans Technique et civilisation (1934), il distingue trois
époques techniques :
- âge éotechnique (Xe-XVIIIe siècle) : harmonie entre l’homme et son environnement ;
- âge paléotechnique (XIXe, capitalisme triomphant, charbon-acier) : destruction ;
- âge néotechnique (à partir du XXe siècle : pétrole-électricité, plastique) : fluidité.
Dans Le mythe de la machine (1967-1970), Mumford fait néanmoins l’hypothèse que
l’émergence, au 3e millénaire avant J.-C., de sociétés centralisées, a engendré, à travers toute
une série d’organisations rationnelles, « la mécanisation des hommes ». Les sociétés sont des
machines. Dès le départ, la technique commence à former une sphère au fonctionnement
autonome, qui impose ses propres lois. Ainsi, l’avènement de la « mégamachine » conduit
l’humanité de la ziggourat sumérienne au gratte-ciel new-yorkais, autrement dit
l’accumulation massive et mécanique du pouvoir centralisé constitue un système. (Ce système
est pentagonal, puisqu’il est fondé sur cinq caractéristiques fondamentales : énergie, pouvoir,
propriété, profit, prestige.) La mégamachine n’a jamais été aussi puissante qu’à notre époque,
car elle n’a jamais disposé d’autant d’informations, et chaque dimension du pentagone
menace de disposer d’une puissance quasi infinie : déchaînement nucléaire, absolutisme,

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automation totale, désir de consommation effréné, domination d’une minorité agissante de
spécialistes. Même l’organisme archaïque de l’homme pourrait être dépassé. Solution ? Il faut
passer de la puissance à la plénitude, du quantitatif au qualitatif, du mécanique à l’organique.
Mumford préconise de déserter le système de la mégamachine en fondant de petites
communautés (cf. Hakim Bey et ses « Zones d’Autonomie Temporaires »).
L’idée de Mumford selon laquelle la technique acquerrait une existence de plus en plus
autonome n’est pas sans rappeler l’analyse à laquelle se livre le philosophe et sociologue
marxiste américain Herbert Marcuse (1898-1979) dans L’homme unidimensionnel (1964).
Au contraire de ce qu’on aurait pu espérer, la technique n’est pas une puissance libératrice.
Selon Marcuse, « la société technologique est un système de domination ». Telle qu’elle se
réalise dans les sociétés industrielles, la technique moderne impose « une domination
méthodique, scientifique, calculée et calculante ». Si cette domination ne se représente pas
comme une exploitation de l’homme par l’homme, elle est toutefois bien à l’œuvre dans notre
société. Pour Marcuse, l’industrie moderne est totalitaire car elle détermine « les activités, les
attitudes, les aptitudes qu’implique la vie sociale, les aspirations et les besoins individuels ».
La technique impose aux individus des besoins qu’elle a créé, et qui sont loin d’être
nécessaires. Elle décide de nos goûts, de nos comportements et de nos modes de pensée. Peu à
peu, elle dirige notre vie privée et publique. La technique n’est pas neutre : c’est un
instrument de pouvoir, allié à la politique et à l’économie. Pour Marcuse, c’est le trio
technique/politique/économie, qui nous gouverne.
Si l’on s’appuie sur les analyses de Heidegger, Simondon, Mumford et Marcuse, la technique
apparaît comme un système de domination et d’exploitation du réel. Qui ne voit, d’ailleurs,
que l’ensemble des rapports objectifs que les êtres humaines entretiennent entre eux ou avec
la nature sont progressivement optimisés afin de produire la rentabilité la plus efficace ?
(Qu’on pense, par exemple, à l’expression « ressources humaines » pour désigner les
membres d’une entreprise…)
Sous l’impulsion de la technique et de son mode de fonctionnement, tout chose est à présent
traitée comme un objet (de consommation). Tout est devenu une source potentielle de profit et
d’intérêt. C’est ce que va montrer Jacques Ellul (1912-1994), dans La technique ou l’enjeu
du siècle, en 1954, et dans Le système technicien, en 1977. Selon lui, la technique se
caractérise par le souci constant de la méthode la plus efficace. La conséquence sans doute la
plus néfaste de l’industrialisation, c’est qu’elle a appliqué la technique à tous les domaines de
la vie. La surenchère des performances techniques est devenue une fin en soi ; l’efficacité
technique est devenue un modèle social. C’est la raison pour laquelle, selon Ellul, la technique

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est désormais partout, active et invisible. En conséquence, ce n’est plus la technologie qui doit
s’adapter à la civilisation, mais la civilisation qui doit s’adapter à la technologie. La technique
est devenue véritablement autonome : indifférente aux valeurs, elle ne raisonne pas en termes
de fin mais de résultat. (On constate ici la cohérence des analyses de Mumford, Heidegger,
Ellul et Janicaud.)
Ellul va plus loin, puisqu’il y a même, selon lui, une contamination de la sphère politique par
la technique : l’État administre les biens au lieu de gouverner les hommes. L’homme politique
est devenu un technicien (cf. technocrates). Partout les relations interindividuelles ont cédé la
place à des relations purement techniques (publicité, management, ergonomie, etc.). Le but
serait conformiste : consentir à l’autorité et accepter le servage dans la joie.
Nos plus grandes peurs se seraient donc réalisées : non seulement la technique aurait produit
des catastrophes colossales, destructrices pour l’homme et la nature, mais, laissée à elle-
même, elle aurait pris le pouvoir sur l’être humain en devenant progressivement autonome et
en modifiant radicalement notre manière de voir le monde. À cause d’elle nous sommes
devenus inhumains, incapables de voir les autres autrement que comme des objets de plaisir
ou des agents de notre intérêt. De sujets, nous sommes devenus de simples objets, manipulant
et manipulables. C’est ce que certains auteurs ont appelé le règne de la technoscience.

III. Quels garde-fous face à la technique ?

Plusieurs pistes sont possibles. Modifier notre rapport à la nature : en faire une partenaire, la
traiter et l’étudier différemment, et accorder de nouveaux droits au vivant. Faire la distinction
entre les moyens et les fins, entre la rationalité calculante (les moyens) et la rationalité éthique
(les fins), afin d’établir le primat des fins sur les moyens. Enfin, l’évaluation des technologies
doit reposer sur leurs conséquences et tenir compte d’une approche systémique. La
responsabilité des générations actuelles envers les générations futures est engagée.

1) De l’opposition au partenariat : Habermas

Face aux dangers de la technique, doit-on détruire les machines comme les Luddites au XIXe
siècle ? Fuir ? Ces options sont autant rétrogrades qu’impossibles. Comme le fait remarquer
Habermas dès 1968 dans La technique et la science comme idéologie, nous sommes

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condamnés à demeurer dans le monde technique que nous avons construit. C’est donc notre
rapport à la technique elle-même, et en définitive notre rapport à la nature, qui doit changer.
a) Il faut établir une distinction entre les moyens et les fins, ce qui implique de différencier
deux types de rationalité : la raison instrumentale (qui manipule les moyens pour arriver à une
fin) et la raison éthique (qui fixe les fins) ; b) & c) puis, après avoir rétabli le primat des fins
sur les moyens, il faut développer une rationalité évaluatrice. L’évaluation des technologies
doit reposer sur un modèle conséquentialiste et une approche systémique.

2) Une distinction entre moyen et fin : Kant à la rescousse

Il convient de subordonner le rationnel au raisonnable afin de rétablir le primat de la


morale. Pour ce faire, on peut s’appuyer sur une maxime énoncée par Kant dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) : « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même
temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Considérer tout homme
comme une personne doit être le préalable à toute action raisonnable. Si je suis dans la
nécessité d’avoir recours à quelqu’un comme moyen pour satisfaire tel ou tel but personnel –
par exemple dans le cas d’une transaction commerciale ou dans le cadre d’une relation
professionnelle –, je dois « toujours en même temps » le considérer comme fin, c’est-à-dire
penser à la personne, libre et sensible, qui est devant moi, et faire tout mon possible pour la
traiter comme telle ou se rappeler qu’elle est aussi une personne.
(Cette maxime s’applique aussi aux devoirs que j’ai envers moi-même : je dois
respecter la personne que je suis. « Ainsi je ne puis disposer en rien de l’homme en ma
personne, soit pour le mutiler, soit pour l’endommager, soit pour le tuer. » Selon Kant, il est
moralement interdit de se suicider ou de se prostituer.)
En somme, il s’agit de rétablir la valeur en soi des êtres vivants. On peut donc
remplacer, dans la formule de Kant, le terme « humanité » par le terme « vivant ».

3) Une évaluation conséquentialiste des activités techniques :

Le conséquentialisme est la doctrine qui évalue la moralité d’une pratique (action,


décision) en fonction de ses conséquences, c’est-à-dire de ses résultats. Aucun acte n’est bon
ou mauvais en soi ; sa moralité peut seulement être estimée en fonction de ses conséquences.
L’utilitarisme moral de Bentham et de Mill (lecture et analyse des polycopiés).

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Une des manières de contrôler la technique est de se poser la question des
conséquences de nos actions et de l’impact de chaque innovation technique. (Cf. principe de
précaution.) Pour prévenir les effets nuisibles de la technique, il faut tout simplement évaluer
ses éventuelles conséquences néfastes. Si l’on suit le modèle utilitariste développé par
Bentham et Mill, la positivité et la pertinence de toute innovation technique peut ainsi être
estimée selon qu’elle produit le plus grand bien pour le plus grand nombre. Afin de
déterminer la valeur morale d’une action, l’utilitarisme préconise d’évaluer ses conséquences.

4) Une évaluation systémique des activités techniques :

« Si nous ne changeons pas notre façon de penser, nous ne serons pas capables de
résoudre les problèmes que nous créons avec nos modes actuels de pensée », disait Einstein. Il
soulignait ainsi la nécessité de passer d’une logique à une autre. Pour ce faire, il faudrait
remplacer la causalité linéaire classique (qui isole chaque concept, chaque élément d’un
ensemble pour le définir à part des autres éléments du même ensemble) par une vision
holistique, qui tienne compte de l’ensemble des facteurs en présence et pense l’interaction de
chaque élément. C’est la tâche de la systémique (du grec systema : « ensemble organisé »).
La systémique est définie comme un domaine émergent de la science qui étudie les
systèmes holistiques et tente d’élaborer des cadres logiques, philosophiques et
mathématiques, dans lesquels les systèmes physiques, mentaux, cognitifs, sociaux et
métaphysiques, peuvent être étudiés. La systémique s’oppose au réductionnisme cartésien.
Ses mots d’ordre sont la complexité, l’interaction, l’organisation et la globalité. En pensant les
problèmes en termes d’écosystème, la systémique permettrait une évaluation globale des
techniques en tenant compte de leur rapport à l’ensemble du système dans lequel elles sont
intégrées.

5) Le « principe responsabilité » : après Kant, Jonas

Une autre possibilité, pour finir, est d’instituer, à la place de l’impératif catégorique
kantien, un nouvel impératif fondé sur une nouvelle conception de la responsabilité
individuelle : la responsabilité à l’égard des générations futures, c’est-à-dire l’attention à
l’égard de ceux qui n’existent pas encore. C’est la position de Hans Jonas, qui affirme que
« nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de
la génération actuelle » – le paradoxe de cette position étant que ceux qui existent

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actuellement sont responsables dans leurs actions présentes envers ceux qui n’existent pas
encore. L’acte s’incline ainsi devant la puissance.
Jonas est conscient que rien ne nous oblige rationnellement à préférer l’intégrité des
générations futures à notre confort actuel ; on pourrait tout aussi bien démontrer le contraire ;
c’est la raison pour laquelle il insiste sur le fait qu’il s’agit d’« un axiome sans justification ».
Cela ne signifie pas que cette attitude ne se justifie pas moralement – bien au contraire – mais
elle ne se justifie pas rationnellement. (On retrouve ici le conflit entre le rationnel et le
raisonnable, le calcul et la méditation.) L’altruisme de la responsabilité envers les générations
futures est un principe éthique, pas une nécessité de la raison ; comme le disait déjà David
Hume : « Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction du monde entier à
l’égratignure de mon doigt » (Traité de la nature humaine). Mais faut-il vraiment laisser
s’imposer l’égoïsme ?

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SUPPLÉMENT

La neutralité axiologique de la technique :

(« Axiologique » : qui concerne les valeurs. Synonyme de moral ; axia : « valeur » en grec.)
La technique est-elle bonne ou mauvaise ? Cette question n’a apparemment aucun sens : un
objet technique ne peut être ni bon ni mauvais en lui-même. Un couteau peut aussi bien servir à
manger qu’à agresser autrui, mais il n’est pas responsable de l’usage qu’on fait de lui. Peut-être, mais
n’y aurait-il pas des objets qui ne seraient pas neutres en eux-mêmes ? Un pistolet ou une mine
antipersonnelle sont-ils neutres ?
Il faut distinguer le jugement moral du jugement technique.
La technique est amorale. Techniquement parlant, un tueur à gages sera un meilleur assassin
qu’un justicier au grand cœur, alors que moralement parlant les motifs du premier apparaissent comme
moins légitimes que ceux du second. On peut admirer la technique d’un combattant tout en
désapprouvant les valeurs au nom desquelles il se bat. Dans ce cas-là, c’est la valeur des gestes
techniques qui est évaluée et non leur portée ou leur intention, comme l’écrivait Aristote dans
l’Éthique à Nicomaque (VI, 5, 1140b23) : « dans le domaine de l’art, l’homme qui se trompe
volontairement est préférable à celui qui se trompe involontairement, tandis que dans le domaine de la
prudence, c’est l’inverse qui vaut, tout comme dans le domaine des vertus également ». Du point de
vue de la morale, on excusera plus facilement quelqu’un de maladroit qui a commis un acte lourd de
conséquences à quelqu’un de volontairement méchant qui a sciemment mis en péril la vie d’autrui,
tandis que du point de vue de la technique, on ne pardonnera pas une approximation. Des jeux vidéos
entiers – comme Assassin’s Creed – sont basés sur l’acquisition et la mise en pratique de techniques
poussées, dont on admire le maniement chez les joueurs. Dans l’Iliade et dans l’Odyssée, Ulysse
fomente de nouvelles ruses, toutes plus ingénieuses les unes que les autres : on peut admirer son
savoir-faire et déplorer son absence de sens moral (par exemple, avec le cheval de Troie il décide de
ne pas se battre à la loyale). Plus récemment, House of Cards, une série américaine universellement
acclamée, met en scène les intrigues ourdies par Franck Underwood, un politicien prêt à toutes les
vilenies pour parvenir au sommet du pouvoir. Des millions de spectateurs captivés ont été saisis
d’admiration devant sa technique politique et rhétorique, en même temps que sidérés par son absence
totale de moralité.
Mais on ne peut rester neutre devant la neutralité de la technique. Le fait même qu’elle soit
moralement neutre, c’est-à-dire amorale, appelle justement un jugement moral.
L’amoralité de la technique est déjà un premier danger.

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La définition de la technique de Max Weber, dans Économie et Société :

« La technique d’une activité est dans notre esprit la somme des moyens nécessaires à son
exercice, par opposition au sens ou au but de l’activité qui, en dernière analyse, en détermine
(concrètement parlant) l’orientation, la technique rationnelle étant pour nous la mise en œuvre de
moyens orientés intentionnellement et méthodiquement en fonction d’expériences, de réflexions et –
en poussant la rationalité à son plus haut degré – de considérations scientifiques. »
Il y a donc une technique de tout : technique pédagogique, mnémotechnique, politique,
musicale, sportive, gastronomique, etc.
La pensée technique est donc essentiellement utilitaire : elle met en relation un moyen et une
fin. C’est une pensée du calcul et de l’adéquation. On trouve ici la raison pour laquelle la technique
semble le plus souvent accessoire : c’est le but qui vaut ; c’est la fin de l’action qui retient l’attention,
non la manière dont l’action elle-même est réalisée.

La Technologie :

La technologie est l’application de la science à la technique. Cf. Beckmann, Guide de


technologie (1777) : la technologie n’est pas une technique qui agit en recevant l’apport des sciences
mais une étude systématique et rationnelle des procédés techniques. Elle fait que la technique n’est
plus une expérience sans raison, mais au contraire donne à la technique la connaissances des causes
appuyée sur l’expérience : « la technologie donne une instruction approfondie et selon un ordre
systématique, permettant de trouver à partir de principes véritables et d’expériences sûres, les moyens
d’atteindre ce but final » (visé par la technique).
La technologie est donc soit une forme de technique, soit prend pour objet la technique (c’est
une science de la technique). L’habitude (l’expérience seule) est donc remplacée par la connaissance.
Dans la technologie, le manœuvre cède le pas à l’ingénieur. (On retrouve donc ici Aristote et son texte
de la Métaphysique (I, 1) sur le manœuvre et l’architecte.)
Dans la technologie, il y a pénétration et circulation de la science et de la technique. (Donc
cela pose le problème du type de relation que la science entretient avec la technique : la science est-
elle phénoménaliste, fictionaliste ou réaliste ?)

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Livres :
David Noble, Le progrès sans le peuple, éd. Agone.
Barjavel, Ravages
Theodore Kaczynski (UNABOMBER), La Société industrielle et son avenir
Liens internet :
http://editions-hache.com/essais/pdf/kaczynski2.pdf
https://electrodes.files.wordpress.com/2008/12/manifeste_de_unabomber_1995_theodore_kaczynski.pdf

Liens Internet :

Sur Mumford : http://www.technologos.fr/textes/lewis_mumford.php


http://www.gretchengano.com/the-megamachine-lewis-mumfords-vision-of-technological-society-and-
implications-for-participatory-technology-assessment/
Livre de Mumford : Technics and Civilization :
https://books.google.fr/books?id=PU7PktesGUoC&lpg=PP1&pg=PP1&hl=fr#v=onepage&q&f=false

Sur Ellul : http://www.technologos.fr/textes/jacques_ellul.php

Sur Bacon : http://www.detambel.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2173


http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xvii_0291-3798_1999_num_48_1_1451

Sur Hottois :
http://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/la_technoscience_entre_technophobie_et_technophi
lie.898

Sur les Luddites : http://ludditelink.org.uk/

Un débat typique sur la technologie : http://www.businessinsider.com/neil-degrasse-tyson-4-2012-12

Métiers remplaçables par des robots : http://www.fastcoexist.com/3027955/visualized/will-a-robot-take-


your-job-look-at-this-graphic-to-find-out?utm_source=facebook
http://www.bloomberg.com/infographics/2014-03-12/job-automation-threatens-workforce.html

Cyprien Technophobe : https://www.youtube.com/watch?v=wNRUzu4fTgw&feature=youtube_gdata_player

http://www.theverge.com/2016/2/22/11087890/mark-zuckerberg-mwc-picture-future-
samsung

Images de la première explosion nucléaire : https://petapixel.com/2013/02/18/photos-from-


the-worlds-first-underwater-nuclear-explosion/

Intervention de Beigbeder sur les risques éthiques de la biotechnologie :


https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-frederic-beigbeder/le-billet-de-frederic-
beigbeder-18-janvier-2018

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