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Valentin Vennesson, M1 Artec

This the future / Power Plants ( 2019 ) de Hito Steyerl,


Analyse depuis la phénoménologie de la technique

En 1949, Martin Heidegger tient une conférence sur la question de la technique1. Philosophe
phénoménologue il s’intéresse à la manière dont le monde nous apparaît. C'est cet
apparaître du monde qui donne le nom du courant philosophique dans lequel il s’inscrit.
Phénoménologie vient de l'étymologie grecque du nom phaínō «ce qui apparaît», que le
logos, le discours, retranscrit .

La réflexion sur ces objets présents et qui nous entourent s'accompagne chez le philosophe
d'un questionnement sur ce qui se situe avant cet apparaître. Ce qui vient en amont de cet
apparaître et qu'il nomme l'essence. On retrouve ici l'idée très ancienne d'un monde
physique qui nous entoure séparé d'un monde idéel. Heidegger nomme l'Être cette idéalité
du monde tandis que les étants en sont leur manifestation quotidienne.

Dans ce texte sur la technique on peut retenir la célèbre citation, “l'essence de la technique,
n'est absolument rien de technique”. Il y a pour Martin Heidegger des phénomènes
techniques, un apparaître de celle-ci et une essence, une forme générale, qui se distingue
bien de ce que nous pouvons en percevoir.

Il recherche ce qui définit la technique, qui la régit, d'une manière métaphysique (


c'est-à-dire autour de la physique). Dans son texte les exemples ne sont alors que des
parcelles de ce que révèle de cette essence de la technique.

Son concept de technique est situé historiquement, ce qu'il nomme la technique moderne,
qu'il sépare d'une technique qui serait plus ancienne, qui serait une production. Les
exemples qu'il cite sont parlants. Ils permettent de saisir ce qu'il nomme moderne : un
barrage, une centrale nucléaire, une mine de métal. Cette technique est la technique
industrielle.

Martin Heidegger souhaite définir cette essence de la technique qui est lié à un apparaître
spécifique, qui dépasse la simple existence matérielle. 70 ans plus tard, nous pouvons nous
demander si des changements ont été opérés dans cette technique bien que l’essence qu’il
évoque semble immuable.

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Heidegger, Martin. Essais et conférences : La question de la Technique Éd. Gallimard, 1958 p. 9-48

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L'apparition de l'informatique semble fondamentalement modifier notre monde contemporain


et les productions qui nous entourent. En 2013, Stéphane Vial a écrit « L’être et l'écran »2.
Ce livre cherche à définir notre nouveau rapport au monde qui se fonde sur l'informatique.
Le titre de ce livre est une référence à un des travaux les plus connus de Heidegger, « Etre
et Temps »3. L'écran est pour Stéphane Vial une métonymie désignant l'informatique.

Celui-ci entame sa réflexion sur un postulat qui pourrait se rapprocher de celui du


philosophe allemand. C'est une recherche qui démarre elle aussi sur un postulat
phénoménologique. Il étudie un apparaître propre à la machine numérique et comment notre
monde en découle. Pourtant, et à bien des égards, c'est une philosophie qui se détache des
postulats de Heidegger pour une analyse qui lui est propre.

Comment, en partant d'une posture qui peut sembler similaire, les deux philosophes
abordent cette même question de la technique ? Qu'est ce qui les rapproche et qu'est ce qui
les distingue ?

Tout au long de cet article nous tenterons au travers de l'œuvre Power Plants / This is the
Future de l'artiste Hito Steyerl, une analyse de l'œuvre en la rapprochant de ces deux
philosophies. Avant de décrire cette œuvre il est important de préciser que ces deux
philosophes ont des approches qui se veulent globales. Leurs recherches portent sur
l’intégralité de notre rapport au monde et sur ce qui peut unir ce rapport à la technique. Ce
servir de l'exemple d'une œuvre en réduira le scope de la réflexion. Cependant, une œuvre
d'art peut contenir en elle des clés qui sont être pertinentes pour amener à une réflexion
philosophique plus générale.

D’autre part l'exercice peut également paraître périlleux du point de vue de l'artiste car
celle-ci s'inscrit dans un discours théorique qui s'éloigne de ces deux références. Nous
pouvons principalement citer l'école de Francfort pour la part de critique du capitalisme et de
ses effets esthétiques. D’un autre côté, Hito Steyerl s’inscrit dans une forme d'archéologie
des médias, de tradition allemande, et porte son attention sur la matérialité des médias
informationnels.

Pourtant dans ses œuvres l'artiste allemande fait effectivement usage de l'informatique et de
ses dérivés. Power Plants / This is the Future ( 2019 ) est une double installation que l'on a
pu voir à sa rétrospective qui a eu lieu au centre Pompidou cet été 2021. C'est une
installation en deux temps avec dans une première pièce un film de 15 min diffusé en

2
Vial, Stéphane. L’être et l’écran: comment le numérique change la perception essai de
phénoménologie historique des techniques. PUF, 2017.
3
Heidegger, Martin, et al. Être et temps. Nachdr., Gallimard, 1995.

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boucle. À la suite de ce film, une seconde salle se trouve derrière l'écran où plusieurs
moniteurs led sont accrochés sur des piliers en métal. Dans ces écrans on peut observer
des images de fleurs et de plantes. Dans cette deuxième salle, le spectateur est invité à
s'emparer de son téléphone ou d'une tablette afin de voir s’afficher en réalité augmenté des
textes qui expliquent et complètent ce que sont ces plantes.

Le film et les fleurs qui s'affichent dans les écrans mais aussi une partie des voies qui
narrent le film sont presque entièrement composés à partir d'images qui ont été travaillées
par des systèmes informatiques neuronaux, des intelligences artificielles. L’usage de cette
technologie donne une représentation et une tonalité, un style, très spécifique et
reconnaissable.

À partir de cette première description succincte on se rend bien compte que les techniques
informatiques font partie intégrantes de ces deux œuvres et c'est déjà à partir de ce simple
usage de la technique que nous tenterons de la rapprocher des philosophes précédemment
cités. De plus nous pouvons lire dans le texte d'introduction à l'exposition du centre
Pompidou : “Si Hito Steyerl emploie les technologies les plus récentes, c’est pour mieux
questionner leur pouvoir d’emprise sur le public et sa capacité à refaçonner de manière
souterraine ce qui tient lieu de « réel »”4. Nous tenterons, comme le suggère cet extrait, de
suivre l'artiste pour voir en quoi son usage des technologies refaçonne ce qui tient lieu de
réel ?

Tout d’abord revenons sur le texte de Martin Heidegger. Le philosophe allemand cherche par
sa conférence à se défaire de ce qu'il nomme une vision anthropologique de la technique.
Cette dernière est vue uniquement comme une série de moyens à qui répondrait à des fins
humaines. Ce ne serait que des choses fabriquées dans un but précis. Les objets et
réalisations humaines ont une destination ce qui fait qu'il n'y aurait en soit aucun jugement à
émettre sur la technique en elle-même. Les jugements ne pourrait être fait qu'à l'encontre de
l'utilisation que nous en faisons. Heidegger condamne cette vision instrumentale,
uniquement servile de la technique, ne répondant qu'à des objectifs que place en elle les
humains. Il ne dément pas l'exactitude de cette affirmation, mais souhaite s'en dégager pour
une réflexion sur le vrai de la technique.

Cette vérité de la technique est ce qu'il nomme son essence. Il recherche la logique
générale qui se trouve derrière l'apparaître. Il opère à la fois un mouvement de
généralisation et de réduction de sa pensée. De généralisation, car sa philosophie ne se

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“Hito Steyerl. I will survive Espaces physiques et virtuels”, livret d’exposition, 9 mai - 5 juil. 2021, au
centre Pompidou

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préoccupe pas d'un seul exemple, d'une seule partie de la technique, mais cherche ce qui
peut rassembler toute la Technique. De réduction ensuite, car c'est uniquement la logique de
l'apparence qu'il recherche. Sa pensée s'extirpe des exemples pratiques pour rechercher ce
qui réunit, ce qu'il a d'à-priori, à tous les exemples pratiques de technique.

L’essence de la technique est un mode de dévoilement du réel. La théorie du philosophe est


qu’elle est une certaine manière d’appréhender le monde. Ce dernier verbe est ici choisi
sciemment, appréhender au sens de saisir quelque chose, de s'en emparer.

La vision du monde, qui est celle offerte par la technique moderne, est un mode
d'accaparement de la nature. Le monde nous est offert, entièrement à notre disposition,
donné par la technique moderne. Elle est moderne au sens où elle se sépare de l'ancienne
qui était une production liée à la nature, en tant qu'elle se servait d'elle, sans pour autant la
soumettre tout entière.

Martin Heidegger se sert du sens étymologique des mots de grecque anciens pour opérer
cette séparation. Notamment pour lui la production, qu'il relie à la tekhne grecque, qui
donnera ensuite la technique, mais qui désignait l'art et l'artisanat de manière indistincte. La
tekhne grecque est l'activité qui permet au essence, au monde idéel, à parvenir dans
l’expérience. Elle est une production, ce qui explique son lien aux activités artistiques et
artisanales.

Pour lui la technique moderne n'est plus dans cette production, elle est une provocation de
la nature. La technique ne prend sens plus que dans ce qu'elle ne peut nous livrer de la
nature, qui est exploitée. Il prend comme un de ses exemple la terre, qui auparavant était
cultiver, les paysans prenaient soin de la terre, quand désormais nous cherchons à la
quadriller, et à en tirer le maximum, à l'exploiter méthodiquement.

C'est dans ce rapport au monde, que se trouve l'essence de la technique. Dans cette
manière de voir la terre, ici au sens du globe, entièrement à notre disposition. L'apparaître
du monde, son dévoilement, se fait dans cette exploitation systématique.

L’apparaître du monde est également mis en question dans l’installation visible au centre
Pompidou. En premier lieu d'une manière palpable : la boucle du film se termine par
quelques minutes où l'écran sur lequel il est projeté devient transparent et donne à voir au
spectateur l’installation se trouvant à son envers. Ensuite dans l'usage de la réalité
augmentée où l’installation se transforme pour être aussi composé avec ces éléments
graphiques qui prennent place dans l'espace au travers de nos moniteurs portables.

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Hito Steyerl joue sur une certaine révélation de l'espace d'exposition, comme une version
localisée de l’apparaitre technique.

Il est notable dans son œuvre de voir l'usage qu'elle fait des algorithmes prédictifs pour
créer et composer une majorité des figures que l'on peut observer. La narration du film dira
que « la prédiction est une production ». Cette création d'un futur basé sur les données
passé avec laquelle elle à été nourri joue elle aussi sur la figuration que nous pouvons avoir
de notre monde. L'outil informatique devient alors plus qu'un simple outil. Le numérique tend
de plus en plus à informer notre vision du monde, à lui confier la tâche de nous guider. Ce
que Hito Steyerl tourne à l'absurde lorsque le personnage d'IA de son film parle, ce sont des
voies faites à partir de celle de l'artiste qui répète inlassablement « this is the future ».

Les algorithmes contemporains tentent par leur conception de prédire nos comportements et
d'influer sur ceux-ci. Ils produisent pour nous des versions personnalisées et hyper
individualisées des plateformes sur lesquelles nous naviguons. Ce qui en retour influe sur
nos manières d'être au monde. Ils débordent les simples plateformes en réseaux changeant
la manière de nous apparaître du monde.

C'est ce lien, d'une technique matricielle à nos manières de voir le monde que travaille
Stéphane Vial. Bien que faisant explicitement référence à Martin Heidegger, celui-ci se
détache de sa recherche métaphysique pour une explication prenant ses fondements dans
notre univers technique. Ce qui pourrait d'abord l'en rapprocher c'est sa volonté
phénoménologique Il écrit lui aussi sur l'apparaître du monde sensible. Pourtant cette
recherche ne l'amène pas à une recherche à des logiques sous-jacentes. La technique pour
Stéphane Vial est un système. C'est un réseau de technique qui toute entière forme un
ensemble. C'est une distinction avec ce que nous avons vu précédemment.

Nous sommes maintenant après différentes époques au sein du système technique


numérique. L'idée de réseau est rendue réel tout autant que métaphorique. L'avènement
d'internet permet la connexion de toutes les machines les unes aux autres depuis les
années 90. Après le système bielle-manivelle du système classique, et la machine à vapeur
du système industriel, c'est désormais l'ordinateur qui est « l'objet total » de notre époque.
C’est celui à partir duquel se pense toutes les strates de notre technique et qui fait système
à partir du moment de sa mise en réseau.

On observe ici comment il se sépare de la phénoménologie Heideggerienne en pensant la


technique à partir de cas précis qui sont capables de former un tout. C’est ce dont
précisément Heidegger voulait se séparer pour parler de la Technique et non des

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techniques. Bien que le philosophe français ait une volonté généralisante, les techniques
sont précises et le système renvoie à objets, et non à l'essence qu'ils pourraient laisser voir.

« l'ontologie ne peut être qu'une phénoménologie historique et culturelle », écrira-t-il. Sa


phénoménologie provient d'une matérialité concrète, des étant, et non de l'Être.

Le philosophe nomme « ontophanie » la manière dont les êtres nous apparaissent. Et notre
expérience ontophanique est modifiée, dans ses structures même, puisque la technique a
connu une révolution. « Autrement dit, toute ontophanie du monde est une ontophanie
technique ».

Stéphane Vial construit cette idée, comme une phénoménotechnique qu’il réfléchit et
approche grâce à Gaston Bachelard. Il a développé l’idée que les phénomènes scientifiques
observés depuis la physique nucléaire ne nous sont pas préexistants, mais qu’ils doivent
être construits comme tels, à l’aide d’appareils. Ainsi aucun phénomènes ne nous est
donnés, tout est construit, et c’est dans ce sens que Gaston Bachelard forge le concept de
«phénoménotechnique»5 que développe Stéphane Vial

Ainsi avec la technique faisant système, et celle-ci formatant notre expérience possible des
phénomènes, Stéphane Vial la qualifie cette situation de matrice ontophanique. C’est
l’organisation de la technique comme d’une structure externe, a-priori de notre faculté de
percevoir, qui fait de la technique un moule dans lequel se fond notre perception.

Dans l'œuvre de l'artiste allemande la technologie est effectivement utilisée, sur un plan
pratique, pour fonder en grande partie son installation et son travail. Elle utilise la technique
pour nous donner à voir une ouverture créative que celle-ci peut offrir.

Cependant, bien que travaillant la surface d'apparition des ses œuvres, on pourrait
prolonger les idées de Martin Heidegger dans la pièce de Hito Steyerl. En effet, les
intelligences artificielles ne sont-elles pas des prolongements du projet calculatoire de la
Technique ? Ce qu’elle rend visible, ce pourrait justement être une simple mise à jour de
cette vision du monde. Les ordinateurs permettent de créer de nouveaux objets inédits, ici
des nouvelles plantes. Ce n’est pas une production, où l’essence de quelque chose de déjà
présent advient, mais ce pourrait être une provocation.

Le caractère prédictif des algorithmes sur nos usages et nos comportements sont des
manières d’utiliser l'être humain comme une ressource. A l’instar des exemples de
ressources naturelles qui illustrent le texte de Heidegger, nous sommes dirigés par ces

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Bachelard, Gaston, et Vincent Bontems. Le nouvel esprit scientifique. PUF, 2020.

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technologies. L’informatique en ce sens, ne fait que prolonger l’essence de la technique


moderne.

On peut également voir dans l'œuvre de Hito Steyerl un apparaître spécifique du monde
contemporain dans son utilisation du montage. La plupart des films les plus récents, et This
is the future / Power Plant n'échappent pas à cette remarque, font un montage frénétique
des différents éléments qui le composent. Durant les quinze minutes du film, les images
s'enchaînent à grande vitesse. La bande son est également sur ce registre : Deux voix de
narrations s'adressent au spectateur, la musique électronique a un rythme élevé et varie
constamment.

La matrice ontophanique que rend saillante l'artiste utilise autant les possibilités créatives
des intelligence artificielles qu'un rapport contemporain que nous avons face à l'information.
Elle se sert de notre nouveau régime attentionnel, l'hyper-attention6, en bombardant
continuellement le spectateur d'éléments. C'est à ce niveau, sur la juxtaposition et le
montage des éléments eux même que l'artiste fait écho à notre régime perceptif
contemporain, et ce qu'il peut induire sur nos sens, qui sont liés à ce système technique.

Finalement, bien que les deux philosophes proposent une phénoménologie de la technique,
nous avons pu voir que ce sont les questions métaphysiques qui les séparent. L’application
de nos réflexions sur les œuvres de Hito Steyerl nous a pourtant permis de les rapprocher.
D’un côté le projet calculatoire de la Technique de Martin Heidegger semble toujours bien
présent dans notre technologie moderne, seulement actualisé dans de nouveaux objets.
D’un autre côté, il semble certain que les états de la technique ont bien changé, et que
ceux-ci impliquent de nouveaux régimes perceptifs.

Nous dépassons ici les conclusion et la volonté de Stéphane Vial, qui n'évoque jamais cette
qualité d'être au monde des étant à notre époque technologique sous l’angle de l’attention,
mais qui sont un des trait qui semble pourtant les plus important de notre époque. Cette
habitude à une stimulation constante et continue de nos sens qu'amène les plateformes
numérique afin de retenir leur utilisateurs est pourtant caractéristique de celle-ci, et de notre
apparaître du monde contemporain. Ce régime attentionnel semble traverser tout le travail
récent de Hito Steyerl. On pourrait chercher à observer comment ces nouvelles formes
d'attentions peuvent ouvrir et permettre de nouvelles formes créatives ? Notamment dans
les films, qui sont des moments ou nous devons être disponible à une œuvre, une attention
nouvelle peut elle induire des formes filmiques nouvelles ?

6
Hayles, N. Katherine. Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes. 2007,
p. 187‑99.

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