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Canguilhem et « la technique »
La crise de la raison et la critique de la thèse réduisant « la technique » à
l’application de « la science »
Canguilhem and ‘‘technology’’
The ‘‘crisis of reason’’ and the criticism of the thesis reducing ‘‘technology’’ to
the application of ‘‘science’’
Timothée Deldicque
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/artefact/11504
DOI : 10.4000/artefact.11504
ISSN : 2606-9245
Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi
Édition imprimée
Pagination : 201-238
ISBN : 978-2-8107-0778-2
ISSN : 2273-0753
Référence électronique
Timothée Deldicque, « Canguilhem et « la technique » », Artefact [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 22
février 2022, consulté le 24 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/artefact/11504 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/artefact.11504
Artefact, Techniques, histoire et sciences humaines est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
La technologie :
paradigmes grecs
d’une science sociale française
Leopoldo Iribarren
Résumé
Cette étude porte sur les contributions d’Alfred Espinas (1844-1922) et de Jean-
Pierre Vernant (1914-2007) à la définition de la technologie historique comme
science sociale. Appartenant à des générations différentes et mobilisant des 175
cadres théoriques antagonistes (Durkheim et Marx, respectivement), leurs tra-
vaux ont en commun le recours au paradigme grec pour fonder notre compré-
hension de l’agir technique comme fait social. Il s’agira d’analyser les ouvertures
et les limites de chacune de ces approches.
Mots-clés
Alfred Espinas, Jean-Pierre Vernant, Karl Marx, Émile Durkheim, technologie,
Grèce Ancienne, historiographie, sociologie
This study focuses on the contributions of Alfred Espinas (1844-1922) and Jean-
Pierre Vernant (1914-2007) to the definition of technology as social science. Be-
longing to different generations and using antagonistic theoretical frameworks
(Durkheim and Marx, respectively), their works have in common the recourse to
the Greek historical paradigm to found our understanding of technical action
as a social fact. The aim is to analyse the scope and limits of each of these ap-
proaches.
Keywords
Alfred Espinas, Jean-Pierre Vernant, Karl Marx, Émile Durkheim, technology,
176 Ancient Greece, historiography, sociology
E
n dehors de la pensée marxiste, qui en fait la clef de voûte de son
système, la technique a conservé en France un caractère curieuse-
ment périphérique comme objet d’étude des sciences sociales au
cours de la première moitié du xxe siècle. Le contraste est en effet saisis-
sant entre, d’un côté, le postulat massif du matérialisme historique, selon
lequel l’état de la technique (des forces productives) à un moment donné
détermine l’organisation de la société, et de l’autre, la position relativement
marginale qu’occupe la technique comme fait social dans l’architectonique
de la sociologie comme discipline qui se donne pour objet l’« homme
total ». À première vue, cette position semble d’autant plus paradoxale que
la constitution de la sociologie comme discipline scientifique promue par
Durkheim est contemporaine des grandes mutations historiques et sociales
qui trouvent leur origine, entre autres facteurs, dans l’industrialisation.
La technologie : paradigmes grecs d’une science sociale française
Comme l’a montré Nathan Schlanger dans son introduction aux écrits
sur les techniques de Marcel Mauss, les raisons d’un tel désintérêt de la
sociologie durkheimienne pour la technique comme activité humaine sont
d’ordre épistémologique et idéologique liées en grande partie au climat
intellectuel de la France à la fin du xixe siècle1. En se donnant pour tâche
la définition d’un cadre institutionnel censé garantir aux individus le bon
exercice de la solidarité, la sociologie a privilégié l’étude des systèmes sym-
boliques (religieux, moraux, juridiques, etc.) où se manifeste la cohérence
d’une conscience collective, au détriment des pratiques instrumentales,
dès lors circonscrites au domaine infra-social de la subsistance organique
individuelle. Héritière d’un vieux préjugé philosophique, la sociologie
naissante manifeste dans la sélection et la formulation de ses objets de
connaissance un certain dédain pour la problématisation de l’agir tech-
nique. Dès lors, l’un des défis épistémologiques auxquels sont confron-
tées les sciences sociales dans la première moitié du siècle dernier est de
ramener la technique dans leur champ d’étude en l’envisageant à partir de
ses trois dimensions constitutives : la dimension proprement sociologique,
avec ses multiples aspects synchroniques, la dimension historique, et la
dimension physio-psychologique. 177
1. Schlanger, 2012.
Leopoldo Iribarren
2. Sur la position de Durkheim vis-à-vis du marxisme, voir Cuvillier, 1948 ; Filloux, 1977 ; Alexan-
der, 2005 ; Schlanger, 2012.
3. Voir notamment la « Note sur la définition du socialisme » et les leçons sur le socialisme dans
Durkheim, 1893 ; 1895-1896.
4. Le passage suivant, à propos de la division du travail dans la grande industrie anglaise à la fin du
xixe siècle, est révélateur de la position théorique de Durkheim : « C’est qu’en effet la division du
travail, étant un phénomène dérivé et secondaire, comme nous venons de le voir, se passe à la sur-
face de la vie sociale, et cela est surtout vrai de la division du travail économique. Elle est à fleur de
peau. […] Il suffit ainsi qu’une circonstance quelconque excite chez un peuple un plus vif besoin de
bien-être matériel pour que la division du travail économique se développe sans que la structure so-
ciale change sensiblement. […] Il ne faut pas juger de la place qui revient à une société sur l’échelle
La technologie : paradigmes grecs d’une science sociale française
sociale d’après l’état de sa civilisation économique ; car celle-ci ne peut être qu’une imitation, une
copie et recouvrir une structure sociale d’essence inférieure ». Durkheim, 1893, p. 266-267, n.
5.Voir les propos élogieux de Georges Sorel (1895) à l’égard de la méthode de Durkheim dans
Labriola, 1897.
6. Labriola, 1897 ; Durkheim, 1897.
7. Durkheim, 1897, p. 647.
Leopoldo Iribarren
psychologue Théodule Ribot, Espinas est connu à son époque pour être
l’auteur d’une thèse de doctorat remarquée, Des sociétés animales (1877),
qui développe le double postulat du primat du corps social sur l’individu et
du fait social comme fait biologique – tous les deux fort controversés par la
philosophie spiritualiste alors dominante en France13. Traduit en allemand
deux ans après sa parution en France, Des sociétés animales fournira par ail-
leurs à Nietzsche la notion d’organisme social, qui va alimenter sa réflexion
sur l’évolution des espèces et l’émergence de la conscience individuelle14.
Pour en revenir aux Origines de la technologie, si le sous-titre de l’ouvrage
l’inscrit de fait dans l’horizon d’une sociologie historique de la technique,
en l’occurrence centrée sur la Grèce ancienne, son ambition n’en est pas
moins philosophique. En effet, Espinas conçoit son projet comme une
« technologie générale » ou « praxéologie », c’est-à-dire comme une philo-
sophie de l’action portant sur l’ensemble des activités humaines qui abou-
tissent à des procédés opératoires15. Chez Espinas, la catégorie de l’action
technique recouvre indifféremment toute pratique réfléchie impliquant un
savoir-faire codifié, qu’elle soit d’ordre symbolique (religion, mantique,
esthétique), instrumental (les techniques proprement dites) ou éthique
182 (droit, politique). Dans ce vaste projet épistémologique, l’élargissement de
la notion commune de technique s’appuie sur la signification du mot grec
ancien technê. Dans la langue courante, ce terme recouvre un champ qui
va du savoir-faire dans un métier jusqu’à la ruse et la tromperie. Dans la
réflexion épistémologique, notamment chez Platon (Gorgias, 465a, 501a)
et Aristote (Métaphysique i), le terme désigne un mode de connaissance se
situant entre le savoir-faire empirique (empeiria) qui traite de l’individuel
et du contingent, et la science (epistêmê) des philosophes, qui vise l’uni-
versel et traite du nécessaire. Plus précisément, la connaissance technique
examine, chez Platon et chez Aristote, la nature et la cause de ce dont
13. Espinas est l’auteur d’une thèse de doctorat complémentaire sur la pensée politique de Platon,
soutenue à l’ENS en 1877 et intitulée De civitate apud platonem qua fiat una. Son étude sur les
sociétés animales constitue sa thèse principale, soutenue à la Faculté des lettres de Paris. Sur les
répercussions de cette thèse dans l’histoire de la philosophie et de la sociologie françaises, voir
Feuerhahn, 2011.
14. Un exemplaire abondamment annoté de la traduction allemande de Des sociétés animales, pu-
bliée en 1879, se trouvait dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche. Ses réflexions sur l’ou-
vrage d’Espinas se trouvent consignées dans les écrits posthumes des années 1880-1884, cf. KSA 9,
11 [316] et KSA 10, 8 [9], p. 343. Voir à ce propos Moore, 2002.
15. Espinas, 1897, p. 7-10. Sur les sources philosophiques de la praxéologie d’Espinas, voir Os-
trowski, 1973.
La technologie : paradigmes grecs d’une science sociale française
elle traite et en rend raison, sans pour autant se rapporter aux premiers
principes de toute chose, qui sont l’apanage de la philosophie. C’est sur
la base de l’acception épistémologique de technê qu’Espinas construit son
projet de technologie générale. Pour l’auteur, seules échappent à la caté-
gorie de technique « les pratiques simples ou coutumes, qui s’établissent
spontanément, antérieurement à toute analyse », à savoir des pratiques
qui recoupent la notion d’habitus que Durkheim commence à mobiliser
dans ces année-là16. Pour le dire autrement, toutes les actions susceptibles
d’une forme ou une autre de rationalisation tombent selon Espinas sous
la catégorie de technique. Chacune « implique une technologie particu-
lière en sorte que l’ensemble de ces études partielles forme naturellement
la Technologie générale systématique17 ». Selon Espinas, une rationalité
transversale, de type technique et instrumental, semble parcourir ainsi
l’ensemble des sphères de l’activité humaine, permettant de les réunir dans
une grande synthèse historique.
Toute compréhension de l’action est ici subordonnée, en dernière analyse,
au schéma de la rationalité technique. Ce réductionnisme touche aussi
les savoirs théoriques et spéculatifs. Dans la mesure où la technique est le 183
stade de la connaissance réfléchie qui précède la théorie, on devrait pou-
voir établir, selon l’auteur, « quelles inventions nouvelles ont provoqué
chez les théoriciens les réflexions d’où sont sorties leurs doctrines18 ». Sans
doute à son insu, la technologie générale d’Espinas rejoint la grande thèse
du matérialisme historique selon laquelle le mode de production de la vie
matérielle domine le développement de la vie sociale, politique et intel-
lectuelle. C’est ainsi qu’en cherchant à synthétiser en une phrase toutes
les dimensions de la vie sociale en Grèce archaïque (du viie au ve siècle
av. J.-C.), Espinas affirme : « Tous les arts, depuis les plus simples jusqu’aux
plus complexes, ont donc à cette époque le même caractère et ce caractère
est déterminé, en vertu de la loi de corrélation de la croissance, par l’état
de la technique industrielle qui fournit le type selon lequel toute action
collective s’exerce19 ». L’idée de relier des systèmes sociaux à l’état des tech-
niques à un moment donné est ici posée comme une relation nécessaire.
20.Engagé dans l’aile sociale du camp républicain, Espinas se défend pourtant des accusations
de « socialiste » que lui adresse Paul Janet. Dans un article intitulé « Les études sociologiques en
France » Espinas affirme : « Nous repoussons de toutes nos forces les tendances socialistes qu’on
nous a attribuées et qui aboutiraient à élever l’individualité sociale sur les ruines des individualités
partielles. » Espinas, 1882, p. 345. Voir à ce propos les analyses d’Ostrowski, 1973, p. 241-242 ;
Feuerhahn, 2011.
21.Espinas, 1897, p. 34-39, 73-74.
22.Espinas, 1897, p. 34.
La technologie : paradigmes grecs d’une science sociale française
23. Espinas consacre relativement peu de place à l’analyse de ce traité technique. Espinas, 1897,
p. 20-24.
24. Espinas, 1897, p. 23.
La technologie : paradigmes grecs d’une science sociale française
28. Sur la constitution des sciences sociales en France, voir Karsenti, 1997 ; sur la psychologie his-
torique en particulier, voir Fruteau de Laclos, 2007.
29. Meyerson, 1948, p. 16. Ce texte figure dans un recueil composé de communications présentées
le 23 juin 1941 à la Journée de psychologie et d’histoire du travail et des techniques organisée par
la Société d’études psychologiques de Toulouse. La Société s’assigne un but comparatiste : « essayer
de saisir la plénitude des conduites, spécialement des actes, des tâches et des œuvres complexes de
l’homme, et par là comprendre l’homme total ». Ibid., p. 7. Parmi les contributeurs figurent Marcel
Mauss, Lucien Febvre, Marc Bloch et Georges Friedmann. Ce recueil a été récemment l’objet d’une
édition scientifique accompagnée d’une remarquable étude de contextualisation historique réalisée
par Isabelle Gouarné, 2019.
Leopoldo Iribarren
autrement tant que le produit du travail est considéré, comme c’est le cas
dans le monde antique, exclusivement sous son aspect de valeur d’usage et
non de valeur d’échange40. En tant que valeur d’usage, le produit se définit
par les services qu’il rend à celui qui s’en sert. Dans cette perspective, c’est
seulement en tant que valeur d’échange qu’il peut être envisagé indépen-
damment de son utilité concrète, par rapport au travail qu’il a demandé.
Transposé du plan de l’économie sur celui de la réflexion philosophique,
ce système de rapports entre l’artisan, son activité, le produit et l’usager,
trouve son expression dans une théorie générale de l’activité démiurgique.
Dans toute production démiurgique, l’artisan est cause motrice. Il opère
sur un matériau (cause matérielle) pour lui donner une forme (cause for-
melle) qui est celle de l’ouvrage achevé. Cette forme constitue en même
temps la fin de toute opération (cause finale). C’est elle qui commande
l’ensemble de l’activité démiurgique dans la Métaphysique d’Aristote. La
véritable causalité du processus opératoire réside non pas dans l’artisan,
mais hors de lui, dans le produit fabriqué. L’essence du produit fabriqué
est elle-même indépendante de l’artisan, de ses procédés de fabrication, de
son habilité ou de ses innovations techniques. Modèle immuable et inen-
194 gendré, l’essence de l’artefact se définit en termes de finalité par rapport au
besoin qu’elle doit satisfaire chez l’usager :
En s’aliénant dans la forme concrète du produit, dans sa valeur
“ d’usage, le travail de l’artisan se manifeste comme service d’autrui,
esclavage […]. Dans ce système social et mental, l’homme “agit”
quand il utilise les choses, non quand il les fabrique. L’idéal de
l’homme libre, de l’homme actif, est d’être universellement usager,
jamais producteur41.
On reconnaît dans ce passage l’opposition aristotélicienne poiêsis/praxis
dans une transposition idéologique qui tend à ignorer que le schème des
techniques, tel que mobilisé par les philosophes grecs, notamment par
Platon et par Aristote, ne correspond pas totalement à la réalité sociale.
La technique déploie dans les discours des philosophes une puissance
réflexive qui fait d’elle le schème analogique par excellence dans la des-
cription de toute action téléologique, qu’elle soit naturelle ou artificielle42.
Bibliographie
L’auteur
Leopoldo Iribarren est philologue et philosophe, maître de conférences à l’EHESS
(Centre Anhima). Il est l’auteur de plusieurs articles sur l’histoire de la pensée
grecque ancienne et d’un livre intitulé Fabriquer le monde : technique et cosmo-
gonie dans la poésie grecque archaïque (Classiques Garnier, Paris, 2018). Il rédige
actuellement un ouvrage sur la technique et langage comme modes d’objectiva-
tion du monde dans la philosophie moderne et contemporaine.
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