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Artefact

Techniques, histoire et sciences humaines 


15 | 2021
Technique,Technologie

La technologie de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements d’un chef de file
The technology of André Leroi-Gourhan: the entanglements of a disciplinary
leader

Nathan Schlanger

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/artefact/11679
DOI : 10.4000/artefact.11679
ISSN : 2606-9245

Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi

Édition imprimée
Pagination : 259-280
ISBN : 978-2-8107-0778-2
ISSN : 2273-0753
 

Référence électronique
Nathan Schlanger, « La technologie de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements d’un chef de file », Artefact [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 22 février 2022,
consulté le 24 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/artefact/11679  ; DOI : https://doi.org/
10.4000/artefact.11679

Artefact, Techniques, histoire et sciences humaines est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
La technologie
de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements
d’un chef de file
Nathan Schlanger

Résumé
André Leroi-Gourhan est justement reconnu comme le continuateur de Marcel 257
Mauss et le chef-de-file de la technologie française – entendue comme l’étude
des techniques dans les sciences humaines et sociales. Les ressources et les ré-
férences avec lesquelles il construit sa technologie ne sont cependant pas faciles
à élucider. Durant la période qui nous intéresse ici, de la fin des années 1930
au début des années 1950, avant donc que ne s’élabore Le Geste et la parole, ce
« détestable bibliographe » était rarement explicite sur les diverses influences,
parfois inattendues, qu’il subissait, qu’il adaptait ou encore qu’il occultait. S’ap-
puyant sur des publications peu connues et des sources d’archives, ce chapitre
reprend des éléments d’une étude plus large, L’Invention de la technologie. Une
histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan (à paraître, PUF, 2022).

Mots-clés
André Leroi-Gourhan, technologie, étude des techniques, histoire des sciences
sociales, Marcel Mauss, Anatole Lewitzky, André-Georges Haudricourt, Lewis
Mumford

” Nathan Schlanger, « La technologie de Leroi-Gourhan  : les enchevêtrements d’un


chef de file », Artefact, 15, 2021, p. 259-279.
Nathan Schlanger

The technology of André Leroi-


Gourhan: the entanglements
of a disciplinary leader
Abstract
André Leroi-Gourhan is rightly considered as the leader, in the wake of his tea-
cher Marcel Mauss, of the French school of technology – with ‘technology’ un-
derstood as the study of techniques in the human and social sciences. The re-
sources and references with which he invented his technology, as it were, are not
however easy to elucidate. During the period that interests us here, from the end
of the 1930s to the beginning of the 1950s, that is before his renown masterpie-
ce Le Geste et la parole (1964-1965) was conceived, the “detestable bibliographer”
that was Leroi-Gourhan was rarely explicit on the various influences, sometimes
unexpected, which he followed, adapted and occasionally concealed. With its
recourse to little known publications as well as archival sources, this chapter
builds on a larger study, The Invention of Technology. An intellectual history with
258 André Leroi-Gourhan (to be published, PUF, 2022).

Keywords
André Leroi-Gourhan, technology, study of techniques, history of social sciences,
Marcel Mauss, Anatole Lewitzky, André-Georges Haudricourt, Lewis Mumford.
La technologie de Leroi-Gourhan

Introduction :
sur l’invention de la technologie

L
orsque Mauss rédige en 1941 ou 1942 ce qu’il pressent déjà être
le dernier texte qu’il publiera de son vivant, «  Les techniques et
la technologie », il y fait plutôt état des insuffisances actuelles de
cette discipline. Les circonstances historiques et intellectuelles de ce texte
sont bien connues, puisqu’il s’agit d’un colloque presque « résistant » orga-
nisé à Toulouse par la société de psychologie autour du thème du travail
et des techniques1. Il est important à Mauss (1872-1950), surtout en ces
temps-là, de voir dans les techniques elles-mêmes une manifestation tan-
gible de fierté et d’espoir dans l’humanité. En revanche, le constat qu’il
porte sur la technologie – entendue comme l’étude des techniques au sein
des sciences humaines et sociales – est bien plus réservé.

“ la technologie [n’a] pas, en France, la place à laquelle elle a


droit. […] la science dont elle est un chapitre n’a pas eu de mêmes
développements [que la psychotechnique]. (…) La technologie
est une science très largement développée ailleurs que chez nous. 259
Elle prétend à juste titre étudier toutes les techniques, toute la vie
technique des hommes depuis l’origine de l’humanité jusqu’à nos
jours. Elle est à la base et aussi au sommet de toutes les recherches
qui ont cet objet2.
Pour ce qui est de « chez nous » – la situation est apparemment plus favo-
rable en Allemagne et en Angleterre – Mauss ne fait que mentionner au
passage le bon « comparant » (sensu comparatiste) qu’est André-Georges
Haudricourt (1911-1996). Il passe cependant sous silence son autre élève,
André Leroi-Gourhan (1911-1986), qui s’était pourtant déjà fait remar-
quer par son ambitieuse et originale classification des techniques dans
l’Encyclopédie française permanente de 1936, et qui sera volontiers salué
comme son continuateur, et bientôt comme le véritable chef-de-file de
la technologie française. Si ce silence peut en partie s’expliquer par une
certaine froideur , autant tempéramentale qu’idéologique, entre le maître

1. Coordonné par Ignace Meyerson et avec l’aide de Jean-Pierre Vernant, ce colloque assemble
les contributions de Lucien Febvre, Marc Bloch et Georges Friedmann, entre autres. Voir surtout
Vatin, 2004, ainsi que Fournier, 1994 et Gouarné, 2019.
2. Mauss, 1948/2012, p. 140.
Nathan Schlanger

et l’élève, il n’en soulève pas moins quelques interrogations sur la teneur


de cette « file », cette colonne ou alignement dont Leroi-Gourhan se serait
si rapidement revendiqué le chef incontesté. Alors que Mauss ressent dans
son bilan un déficit à combler à propos de la technologie, Leroi-Gourhan
lui voit plutôt dans cette carence une opportunité à saisir. Dans un texte
intriguant qui paraîtra l’année suivante (1949) dans le premier numéro
d’après-guerre de l’Année sociologique – la revue-mère de Mauss, en quelque
sorte, dont la rubrique « technologie » est alors reprise par le sociologue
Georges Friedmann (1902-1977) épaulé de Georges Canguilhem et
d’Alain Touraine – Leroi-Gourhan ne mâche pas ses mots :

“ C’est une tâche difficile que de faire le bilan d’une discipline


sans passé et de situer la technologie comparée dans les Sciences
de l’homme. La publication récente du Manuel d’Ethnographie
de Marcel Mauss dont toute la première partie est consacrée
aux techniques rouvre pour moi la perspective des années où je
cherchais, derrière un exposé où les erreurs n’étaient pas rares, la
pensée technologique de celui qui a guidé la plupart d’entre nous3.
260 La table rase ainsi faite, Leroi-Gourhan entend orienter la technologie vers
ce qu’il considère l’urgence du moment, qui est de devenir, par un véritable
sursaut positiviste, « la science des témoins matériels », de « la critique des
matériaux ». Ce n’est qu’ainsi, en mobilisant la systématique, la critique
interne des documents et l’étude de l’évolution historique, que « la techno-
logie [sera] destinée à constituer une discipline en soi et non – assène-t-il
avec une certaine désinvolture lexicale – une technique d’appoint4 ».
Or, mis à part de telles allusions à Mauss – sur le vif plutôt ambigües et dis-
tanciées, on le voit, avant que ne vienne le temps des hommages – quelles
sont donc les références sur lesquelles s’appuie Leroi-Gourhan pour forger
sa technologie ? Aux côtés d’un travail indispensable de contextualisation
scientifique et intellectuelle qui nous incombe en tant qu’historiens des
sciences humaines et sociales, se pose aussi des questions sur les sources que
reconnaît Leroi-Gourhan lui-même à sa technologie, la généalogie qu’il se
façonne, pour ainsi dire, les perspectives et les auteurs qu’il met en avant,
ceux qu’il ignore, ceux qu’il occulte ou encore ceux qu’il laisse de côté puis
ravive en cours de route. Comment donc s’invente la technologie ?

3. Leroi-Gourhan, 1949, p. 766 [reproduit dans Mauss 2012, p. 432], en référence à Mauss, 1947.
4. Leroi-Gourhan, 1949, p. 767 [reproduit dans Mauss 2012, p. 433].
La technologie de Leroi-Gourhan

Avant de verser ici quelques éléments au dossier, il nous faut évoquer en


amont deux ou trois points préliminaires. En premier lieu, il convient en
abordant l’œuvre de Leroi-Gourhan de se méfier de l’appréciation rétros-
pective que l’on peut en faire, et notamment de la tendance à évaluer ses
propositions de 1936 ou de 1943 à l’aune de celles de 1949, ou de 1950,
de 1957 ou encore de 1964-1965. Ainsi, prenant comme exemple cette
dernière publication, les lectures qui ont été faites du Geste et la parole dès
sa parution ont certes alimenté avec une grande fécondité une anthropo-
logie philosophique post-humaniste – sur les thématiques de la main, du
cerveau et du langage, des traces et des « pro-grammes », de l’extériorisa-
tion et de «  l’épi-phylogenèse5  »  – que Leroi-Gourhan aurait eu cepen-
dant grand mal à reconnaître ou en tout cas à endosser pour son compte.
Bien plus délicat à cerner que cette appréciation rétrospective est l’écueil
de la « cohérence de l’œuvre ». La conviction d’une direction convergente,
d’un plan sous-jacent, est en effet répandue non seulement parmi les lec-
teurs et continuateurs de Leroi-Gourhan, mais aussi dans ses propres pen-
sées et écrits. Par moments, l’affirmation de cette « unité fondamentale »
semble être pour lui une véritable nécessité intellectuelle, d’autant plus
qu’il sait aussi insister sur les qualités interdisciplinaires (avant la lettre) de 261
ses contributions (orientaliste, historien de l’art, anatomiste, ethnographe,
paléontologue, archéologue et, bien sûr, technologue) – sans pour autant
les protéger pleinement de l’imputation de l’éclectisme. Quoi qu’il en soit,
la directionnalité postulée de son œuvre a pour conséquence l’effacement
ou la minoration des aléas, des embranchements, des contradictions occa-
sionnelles et les reprises implicites qui l’émaillent. Réticent à s’aligner à des
grands systèmes (ou, ce qui reviendrait au même, à en faire la critique),
Leroi-Gourhan n’est que rarement introspectif sur ses propres démarches,
se projetant, souvent avec raison, comme un autodidacte polyvalent qui
s’invente en avançant. Comme pour contrebalancer cette opacité historio-
graphique, cependant, voici que les fonds d’archives de Leroi-Gourhan,
les « archives de sa vie », conservés par les institutions et les équipes qu’il
a côtoyées ou animées des décennies durant, s’avèrent être d’une grande
richesse documentaire et intellectuelle pour alimenter notre réflexion
aujourd’hui6.

5. Leroi-Gourhan, 1964-1965. Voir entre autres Derrida, 1967 et Stiegler, 1994, 2004.
6. Comme l’a si bien montré Philippe Soulier dans divers études (2004, 2015, 2018, 2019). J’en
profite ici pour remercier pour leur aide et leur bienveuillance au fil des années, Philippe Soulier,
Nathan Schlanger

« Autour de l’homme », avons-nous dit, « L’Homme tout simplement7. »


Certes, mais il reste encore à voir, publications et pièces d’archives à l’ap-
pui, si l’image que Leroi-Gourhan attribue volontiers aux techniques
comme phénomène humain – celle d’un élan cohérent et cumulatif, sinon
rectiligne – s’applique aussi, à un autre plan, à sa technologie comme dis-
cipline scientifique.

Précurseurs, revenants et oubliés


Dès fin 1940 ou 1941, peu après son retour d’une mission ethnographique
et archéologique de longue durée au Japon, lorsque l’Occupation semble
enfin s’installer dans une certaine normalité, Leroi-Gourhan s’attèle à la
rédaction d’un important ouvrage sur les techniques. Fort des connais-
sances qu’il avait acquises sur les bancs de l’Institut d’ethnologie, puis
de l’expérience réussie de sa publication dans l’Encyclopédie française per-
manente de 19368, Leroi-Gourhan va s’appuyer sur les milliers de fiches
descriptives d’objets et d’outils qu’il accumule, et aussi, dans un autre
262 registre, sur ses lectures toutes récentes de l’Évolution créatrice de Bergson.
Le titre de l’ouvrage en question suit lui-même une évolution intéressante.
Le contrat avec Albin Michel (28 avril 1941) porte sur un livre qui sera
intitulé «  Histoire des techniques primitives9  ». Si cette notion de "pri-
mitifs" peut être abandonnée sans peine, elle semble néanmoins attester,
de la part de l’éditeur sinon de l’auteur, une « survivance » de la notion
de «  techniques primitives  »  – qui, érigée en «  technologie primitive  »,
semble avoir été la chrysalide, en quelque sorte, de la bien plus porteuse et
inclusive « technologie comparée ». L’évacuation du terme « histoire » du
titre de l’ouvrage est, elle, plus significative encore ; jusqu’en juin 1941 au
moins, Leroi-Gourhan appel encore son livre en gestation « Les techniques

ainsi qu’Elisabeth Bellon et ses collègues aux archives de la MSH-Monde à Nanterre, les autres
détenteurs de fonds d’archives de Leroi-Gourhan, l’équipe d'ethnologie préhistorique et enfin la
famille Leroi-Gourhan.
7. Il s’agit du titre des livres édités respectivement par Audouze et Schlanger 2004 et par Soulier
2015.
8. Leroi-Gourhan, 1936. Une version numérisée est accessible dans Documents pour l’histoire des
techniques, 20, 2011. http://journals.openedition.org/dht/1826.
9. « Projet de convention littéraire », Éditions Albin Michel à Leroi-Gourhan, 28 avril 1941 (Arch.
MSH.M-ALG 85).
La technologie de Leroi-Gourhan

et l’histoire10 ». Mis à part des considérations de marketing éditorial, cette


« mise à l’écart » de l’histoire n’était sans doute pas sans implications disci-
plinaires, notamment concernant les rapports – initialement assez étroits
et par la suite plus distants – qu’entretenait Leroi-Gourhan avec les histo-
riens des Annales et de la Revue de synthèse. Quoi qu’il en soit, ces chan-
gements de titre nous laissent penser que les notions leroi-gourhaniennes
par excellence que sont « évolution » et « matière » – car il s’agit bien ici de
L’Homme et la matière, premier volume d’Évolution et techniques – ne sont
que progressivement devenues emblématiques et incontournables de son
projet technologique.
Dans L’Homme et la matière donc, dans sa première édition imprimée en
mars 1943, Leroi-Gourhan dédie dans le chapitre V quelques phrases limi-
naires au positionnement de la technologie, le champ de recherches auquel
il entend contribuer. Il fait ainsi allusion à des sources – des noms d’au-
teurs, mais aussi des thématiques – qui s’avèrent parfois inattendues mais
toujours pertinentes.

“ En France, dans le premier tiers de ce siècle, les travaux de détail


de Charles Frémont (Études expérimentales de technologie 263
industrielle) et d’Arnold van Gennep sont les principaux témoins
d’activité de la Technologie comparée. Plus récemment ont paru
quelques ouvrages cités à leur place sur le cheval, la navigation,
la pêche, l’alimentation et l’habitation, enfin, depuis une dizaine
d’années André Schaeffner a donné à l’organologie musicale,
comme branche de la Technologie comparée, un développement
qui s’est affirmé à la fois dans son département du Musée de
l’Homme et dans des travaux importants. En 1936, j’ai exposé
les grandes lignes d’une classification d’ensemble (Encyclopédie
permanente, tome VII), deux ans plus tard, le Musée de l’Homme
a créé un département de Technologie comparée dont les travaux
ont été suspendus par les circonstances de guerre11.
Tout ceci, conclut Leroi-Gourhan, confirmerait l’existence « parmi nous »
d’un courant d’intérêt qui n’atteint cependant pas (encore) la masse cri-
tique qui ferait de la technologie «  une discipline vivante  ». Pour notre

10. Dans sa correspondance avec Jean Przyluski (e.g. Przyluski à Leroi-Gourhan, 12  juin  1941
(Arch.MSH.M-ALG 120).
11. Leroi-Gourhan, 1943, p. 327-328.
Nathan Schlanger

part, « déballons » plutôt cette reconstruction révélatrice, en commençant


par le lien de causalité implicitement suggéré ici (« deux ans plus tard12 »)
entre l’article de Leroi-Gourhan de 1936 (« L’homme et la nature ») et la
création, deux ans plus tard, du département de technologie comparée au
Musée de l’Homme.
S’il nomme bien à-propos l’ethnomusicologue André Schaeffner (1895-
1980), Leroi-Gourhan passe néanmoins sous silence les rôles tout aussi
essentiels que jouent dans cette affaire le directeur du musée Paul Rivet
(1876-1958) et son adjoint Georges-Henri Rivière  (1897-1985), sans
parler du protagoniste principal qu’est Anatole Lewitzky  (1901-1942).
Russe blanc émigré en France après la révolution de 1917, Lewitzky (égale-
ment orthographié Lewitsky ou Lévitsky) rejoint le musée d’ethnographie
du Trocadéro au début des années 1930. Il y gravit rapidement les échelons,
s’occupant de l’organisation d’expositions et de médiations, supervisant la
conservation des collections arctiques et entreprenant des travaux pion-
niers sur le chamanisme sibérien. C’est bien évidemment l’intérêt soutenu
de Lewitzky pour les objets et les techniques qui lui vaut d’être nommé à
264 la tête d’une unité transversale spécialisée du musée, le « Département de
technologie comparée », en mai 1939 – alors que Leroi-Gourhan est encore
sur le long chemin du retour de sa mission extrême-orientale13. Notons
en tout cas la teneur cordiale des relations professionnelles entre Leroi-
Gourhan et son ainé Lewitzky, qui est un des rares membres de l’équipe
du musée avec qui Leroi-Gourhan correspond depuis le Japon (au-delà des
dépêches et rapports officiels à Rivet et Soustelle)14. Sur ce, concédons que
l’omission de Lewitzky par Leroi-Gourhan dans le passage cité ci-dessus
de L’Homme et la matière semble plutôt avoir été de l’ordre de la pru-
dence conjoncturelle que de l’appropriation opportuniste. Courant 1943,
il aurait pu en effet sembler peu judicieux de mentionner, même dans
une publication manifestement scientifique, un savant qui quelques mois

12. Ce lien, tout comme l’ensemble du paragraphe, sera omis dans les éditions ultérieures de l’ou-
vrage; il est aussi absent des autres publications de Leroi-Gourhan.
13. Lewitzky a très peu publié sur le sujet (voir cependant Lewitzky, 1935). À ce département
de technologie comparative était associée la « Salle des Arts et Techniques ». Prête à temps pour
l’ouverture officielle du musée en juin 1938, cette salle placée à la fin du circuit de visite en consti-
tuait apparemment le point culminant. Voir Conklin, 2013 ; Soulier, 2018 ; Balfet, 1949, 1991 ;
Grognet, 2010.
14. Archives du Muséum national d’histoire naturelle, papiers Leroi-Gourhan 2 AM 1 K59d (an-
ciennement Ms MH 80).
La technologie de Leroi-Gourhan

auparavant avait été saisi par la Gestapo et exécuté publiquement pour son
rôle de premier plan dans le réseau de résistance du Musée de l’Homme.
Il en va de même, on peut penser, pour « l’oubli » de Paul Rivet, qui lui,
avait sciemment choisi l’exil après avoir défié le maréchal Pétain. Si Leroi-
Gourhan ne songe pas reconnaître explicitement l’apport de Lewitzky (ni
de Rivet) dès la deuxième édition de L’Homme et la matière (1949), il le
salue volontiers une fois la Guerre terminée. Ainsi, lors de sa leçon inaugu-
rale à la chaire d’« ethnologie coloniale » à Lyon en décembre 1944, Leroi-
Gourhan entreprend à sa façon son devoir de mémoire : « Il y a tout juste
sept ans que le terme “Technologie comparée” a été prononcé en France,
et le souvenir de notre camarade André [sic] Lèvitsky [sic] restera attaché
à cet élan initial15. »
Ce cas complexe mis à part, la pertinence des autres sources mentionnées
par Leroi-Gourhan dans le passage cité ci-dessus de la première édition de
L’Homme et la matière ne fait pas de doute. Ingénieur industriel associé à
l’École des Mines et au Conservatoire national des Arts et Métiers, Charles
Frémont (1855-1930) engagea de vastes études expérimentales sur les effets
des outils sur les matériaux, tant organiques qu’inorganiques. L’origine et 265
l’évolution des instruments préhistoriques attirent plus particulièrement
son attention dans une série de publications, y compris les mouvements
mécaniques impliqués dans la coupe et le forage avec des outils en pierre16.
Leroi-Gourhan a maintenu ses références à cet auteur dans les éditions sui-
vantes de L’Homme et la matière, et il a de plus utilisé ses vues sur la méca-
nique et la dynamométrie pour réfléchir aux relations entre outils et gestes.
En revanche, Arnold van Gennep (1873-1957) ne figurera plus, du moins
explicitement, dans l’œuvre de Leroi-Gourhan. Cet ethnologue original,
tout aussi prolifique intellectuellement que marginal institutionnellement,
est surtout connu aujourd’hui pour sa théorisation des « rites de passage »
qui scandent les moments-clefs de la vie traditionnelle, et pour son vaste
«  manuel du folklore français  ». Or ce chercheur a également entrepris
des études inédites sur l’outillage et les productions artisanales en Algérie

15. Leroi-Gourhan, 1945b, p. 34. Dans le même esprit, Leroi-Gourhan souligne dans un compte
rendu (non publié) de 1947 du Manuel d'ethnographie de Mauss, qu'il avait été lui-même, « avec
Anatole Lévitsky, le seul à avoir suivi la direction que Mauss nous indiquait dans ce domaine [la
technologie] ». Leroi-Gourhan (1947) « Manuel d’ethnographie de Mauss » (Arch.MSH.M-ALG
84- 1).
16. Voir Frémont, 1907, 1913 ; Sarton, 1937.
Nathan Schlanger

avant la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, les propositions métho-


dologiques de Van Gennep sur la pratique de l’observation directe et de
l’expérimentation en ethnologie auraient également pu attirer l’attention
de Leroi-Gourhan, de-même que les tentatives pédagogiques et muséo-
graphiques de celui qui, considéré parfois comme «  le frère ennemi de
Mauss », devint, faute de mieux, « l’ermite de Bourg-la-Reine17 ».
Enfin, outre ces savants nommément désignés (ou en l’occurrence occul-
tés), le paragraphe cité ci-dessus mentionne aussi des travaux récents sur
la thématique du « cheval » et de « la navigation ». Comme déjà suggéré,
Leroi-Gourhan atteste à l’époque une certaine proximité avec la discipline
historique, que ce soit via Henri Berr, puisqu’il publie dans sa Revue de
synthèse (en 1936 puis en 1952) et s’inspire de ses réflexions, ou encore,
bien sûr, via Lucien Febvre, qui, sans pourtant l’accueillir dans les Annales,
y recense ses travaux et lui apporte un soutien éditorial et institutionnel.
Ainsi, Leroi-Gourhan n’aurait pu ignorer le numéro des Annales de 1935
portant sur « Les Techniques, l’histoire et la vie ». Il est en tout cas fort
probable que les thématiques du «  cheval  » et de la «  navigation  » qu’il
266 mentionne en 1943 se rapportent plus spécifiquement à l’« attelage » et
au « gouvernail », dont le Commandant Lefebvre des Noëttes, en reliant
si directement systèmes techniques et systèmes sociaux, avait fait les objets
de son matérialisme « naïf » et « mono-causal », aux dires de ses détracteurs
Febvre et Marc Bloch18.

Contemporains,
ethnologues et historiens
Ayant passé la Guerre dans les musées parisiens, affairé à exploiter ses
fiches et rédiger ses textes, voici Leroi-Gourhan recruté en 1944 à la
chaire d’« ethnologie coloniale » à la faculté de lettres de Lyon. Ce poste
est créé à l’initiative de Marcel Griaule (1898-1956), lui-même titulaire
de la première chaire d’ethnologie en France en  1943, qui entend ren-
forcer les sciences humaines universitaires si besoin est au détriment de

17. Ce recours intriguant à Van Gennep mérite d'être approfondi. Voir Chiva, 1987, et récemment
Laurière, 2018, Fabre et Laurière, 2018.
18. Voir Lefebvre des Noëttes, 1931, 1935, et, entre autres, Bloch, 1935, 1948.
La technologie de Leroi-Gourhan

la muséographie naturaliste19. Leroi-Gourhan défend à temps sa thèse de


doctorat – portant, dans la lignée de Rivet, sur « Archéologie du Pacifique
nord. Matériaux pour l’étude des relations entre les peuples riverains
d’Asie et d’Amérique  »  – et prend donc ses fonctions dès la libération
de la ville en septembre  1944. De «  chargé de recherches  » plutôt soli-
taire et introverti, il devient désormais un « maître de conférences », voire
un « patron », avec toutes les responsabilités pédagogiques et les obliga-
tions didactiques qui accompagnent cette fonction d’enseignement et
d’encadrement. S’appuyant sur ses contacts au musée et au CNRS, Leroi-
Gourhan crée rapidement un « Centre de formation à la recherche ethno-
logique » (CFRE) en 1946, et l’année suivante le « Centre de recherches
et de documentation préhistorique » (CRDP), mettant dans les deux cas
l’accent sur les pratiques de documentation et les enquêtes de terrain20.
La technologie devient dans ce contexte un sujet d’enseignement univer-
sitaire à part entière – soit, pour un peu de temps encore, à l’appui d’une
formation à l’administration coloniale, soit désormais, surtout, pour ceux
qui se destinent à devenir des chercheurs en sciences humaines et sociales
dans la foulée des mutations scientifiques et organisationnelles des « trente
glorieuses ». 267

Voici donc, d’après son propre tapuscrit (et en essayant d’en respecter
le format et les ponctuations d’origine), la leçon d’ouverture du cours
de 1950-1951 sur la «  technologie  », pour le Centre de formation à la
recherche ethnologique21 :

19. Conklin, 2013 ; Laurière, 2017.


20. Gutwirth, 2001 ; Soulier, 2018.
21. Leroi-Gourhan, «  Sens et position de la technologie  » (Technologie, Centre de Formation,
1950-1951), tapuscrit, Arch. MSH. M-ALG 129-2-2.
Nathan Schlanger

CENTRE DE FORMATION 1950-1951


TECHNOLOGIE
Sens et position de la technologie.
1ère estimation : sociologie = vie sociale
Technologie = vie matérielle
non : la vie sociale est matérielle
la technologie est sociale
2ème estimation : étude descriptive des techniques
C’est de la technographie, mot que je n’ai pas voulu créer pour ne pas
renfermer le concept de l’homme agissant techniquement.
La technologie descriptive équivaut à la socio descript. énumération
correcte d’une suite d’actes et de leurs conséquences visibles. S’arrêter là c’est
268 faire de l’anatomie pour l’anatomie et non pour la biologie.
La technologie conduit vers la même compréhension de l’homme que
la sociologie, mais par d’autres voies. Ce sont exactement les itiniréraires
[sic] des deux versants opposés de la même montagne.
La technologie est beaucoup plus fermée que les autres branches de
l’Ethno. mais pas par sa complexité plus grande : par le manque à peu près
total de préparation intellectuelle. Rien n’est fait dans la formation pour l’ap-
proche de « l’homme pensant techniquement », ni l’Université, ni l’enseigne-
ment technique.
Le technologue est un chercheur d’origine bivalente :
Haudricourt : ingénieur agronome venu à la sociologie par attirance
politique
Gille : milieu d’ingénieurs maritime et formation littéraire
Mumford : succesiv. électricien, psychotech. architecte
Le technologue de fondation [formation  ?] est en général parvenu
spontanément à la perception de l’unité des deux aspects de l’activité hu-
maine.
La technologie de Leroi-Gourhan

L’ensemble de ce cours est évidemment révélateur à plusieurs titres, mais


je ne m’attarderai ici que sur cette énumération de chercheurs dits « biva-
lents ». Le premier sur la liste, de loin le plus attendu, est le précédemment
évoqué André-Georges Haudricourt, technologue, agronome et linguiste.
Reconnus l’un comme l’autre comme des élèves de Mauss, ils ne font en
fait connaissance qu’en 1943, lorsque Leroi-Gourhan envoie à son contem-
porain un exemplaire de L’Homme et la matière. Dans la décennie qui suit,
les deux chercheurs s’associent autour de certain projets de publication,
que ce soit dans la Revue de géographie humaine et d’ethnologie de 1948
que dirige Leroi-Gourhan avec Pierre Deffontaines, ou encore dans l’Eth-
nologie de l’Union française qu’il publie avec Jean Poirier en 1953. Ce ne
sera cependant que rarement, ou alors en « négatif », que Leroi-Gourhan
se réfèrera constructivement à Haudricourt – ce chercheur, prétendument
attiré à la sociologie par la politique (à moins que ce ne fût l’inverse ? ) –,
qui était de fait bien plus proche scientifiquement et idéologiquement de
Marcel Mauss et de l’école des Annales.22
Le chercheur suivant qu’invoque Leroi-Gourhan est un historien d’un tout
autre genre, bien plus académique en tout cas, à savoir le spécialiste de la 269
métallurgie industrielle et des ingénieurs de la Renaissance Bertrand Gille
(1920-1980). Alors en début de carrière, récemment diplômé de l’École
nationale des chartes, Gille venait de solliciter de Leroi-Gourhan un article
sur l’histoire de l’acier pour une nouvelle revue intitulé Technique et civili-
sation23. La mention de Gille par Leroi-Gourhan ici représente en fait une
reconnaissance précoce et presque prémonitoire de ce chercheur émergent,
dont les contributions majeures à l’histoire des techniques et à leur étude
étaient encore loin devant. Tel est notamment le cas de la notion de « sys-
tème technique », présentée par Gille dans l’imposante Histoire des tech-
niques qu’il dirige en 1978 – et dans laquelle, d’ailleurs, bonne place sera
faite aux travaux de Leroi-Gourhan24.
Le dernier et peut-être le plus intrigant des chercheurs sur cette liste de
1950-1951 est Lewis Mumford (1895-1990), penseur prolifique, historien,
urbaniste et critique culturel nord-américain, « successivement électricien,

22. Haudricourt, 1987, 2010.


23. Voir Leroi-Gourhan, 1983, p. 9, en référence à Leroi-Gourhan, 1951a.
24. Gille, 1978. Le recours de Gille à Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole), est essentiellement
dans Gille, 1987, p. 127-128. Sur l’intérêt anthropologique du « système technique » de Gille, voir
Lemonnier, 1983.
Nathan Schlanger

psychotechnicien, architecte  ». Il se trouve qu’en 1950 Leroi-Gourhan


venait de lire – et de recenser – la toute récente traduction française de
Technics and Civilization (1934). Le compte rendu en question, paru dans
Les Nouvelles littéraires du 7 juin 1951 sous le titre « La technique et le
progrès humain », est d’autant plus succinct qu’il porte aussi sur d’autres
ouvrages récents : Où va le travail humain de Georges Friedmann (1950),
Machinisme et bien-être de Jean Fourastié (1951) et Destins industriels du
monde d’Albert Ducrocq (1951). Pour s’en tenir à Mumford, l’appréciation
franchement positive qu’en donne Leroi-Gourhan est cependant teinté
d’une note critique portant sur «  l’assignation étroite et arbitraire  [par
l’auteur] du point de départ des structures préindustrielles dans le monde
médiéval ». Au contraire, insiste Leroi-Gourhan,

“ Le problème d’origine du monde moderne est plus vaste qu’il


n’apparait dans les premiers chapitres [de Mumford], il commande
l’intervention de tout le monde européen et asiatique depuis
plusieurs milliers d’années et la situation actuelle des grandes
civilisations, partagées en blocs qui se succèdent en encerclant
270 toutes les régions moyennes de l’hémisphère nord (États-Unis,
Chine, URSS, Europe occidentale) n’est pleinement mis en
lumière que lorsqu’on fait craquer les cadres de temps et d’espace
conventionnellement attribués à notre civilisation25.
Ce « craquement » du cadre temporo-spatial restreint que Mumford pré-
conise alors – et qu’il saura d’ailleurs élargir dans ses travaux ultérieurs26 –
est en fait une des leçons essentielles que retient Leroi-Gourhan de ses
lectures pour Les Nouvelles littéraires. À ses yeux, tant les philosophes que
les sociologues en question on su « conserver à l’évolution des techniques
toute sa valeur humaine », et offrent donc une vision et une prospective

25. Voir Leroi-Gourhan, 1951b et une version dactylographiée dans Arch. MSH. M-ALG 84-1-3.


26. Mumford, 1934 [1950]. Notons que Lewis Mumford devint lui-même, en retour en quelque
sorte, un bon lecteur de Leroi-Gourhan. Dans The Myth of the Machine (1967), par exemple, il
inclut Leroi-Gourhan parmi ceux qui ont su contrer la fâcheuse tendance à « identifier les outils
et les machines avec la technologie, et à substituer la partie pour le tout ». De même, il considère
Évolution et techniques comme une « inestimable [invaluable] étude comparative systématique de
tous les aspects de la vie matérielle » (Mumford, 1967, p. 4, 310). Plus encore, comme s'il prenait à
cœur le commentaire de Leroi-Gourhan, Mumford approfondira et élargira considérablement dans
ses travaux ultérieurs le cadre temporel de son analyse historique, en incluant des références à la
préhistoire et aux outils de pierre – ainsi qu’au Geste et la parole (Mumford, 1966).
La technologie de Leroi-Gourhan

qu’il considère finalement comme foncièrement optimiste. Au recenseur


de conclure …

“ Lire que l’humanité, en difficulté sur les premières étapes d’une


route nouvelle ne court pas forcement au désastre total, lire cela
comme la conclusion d’études solidement fondées sur le passé et le
présent des industries des hommes, constitue la plus nécessaires des
leçons du temps présent27.

Conclusions : bifurcations
Concluons avec cet aperçu prémonitoire du potentiel moral, voire même
rédempteur, de la technologie. Il semblerait en effet selon cette lecture que
plus les techniques – les « industries des hommes », objets d’étude de la
technologie – pourrons s’ancrer et se rendre intelligible dans le passé loin-
tain, et par-delà dans le courant-même de « la vie », plus elles s’avèreront
porteuses de sens et d’actualité pour le présent. C’est en tout cas là une
piste que Leroi-Gourhan paraît présager dès 1945, lorsqu’il considère dans
le pénultième paragraphe d’Evolution et techniques que la parenté réelle de 271
la technologie se situe dans la biologie, car « À tout moment il est sensible
que les éléments techniques se succèdent et s’organisent à la manière d’or-
ganismes vivants et que la création humaine, par sa continuité, calque la
création universelle28. » Et c’est effectivement cette ligne qu’il développera
dès la deuxième moitié des années 1950, dans une série de textes et de pro-
positions qui culmineront dans cette grande fresque psycho-paléontologi-
co-anthropologique à peine sécularisé qu’est Le Geste et la parole. Si l’on
se tient cependant à la fin des années 1940 (en se méfiant, donc, de toute
lecture rétrospective), on voit Leroi-Gourhan préconiser presque simul-
tanément deux directions pour le moins divergentes pour la technologie,
dont il est en passe de devenir le chef-de-file.
Dans son article de 1949 dans l’Année sociologique, déjà cité au début de ce
chapitre, Leroi-Gourhan semble déterminé à brûler les ponts :

“ Ce fut une des conséquences de Milieu et Techniques que d’aboutir


à cette conception de la technique dépassant fatalement ses

27. Voir Leroi-Gourhan, 1951b.


28. Leroi-Gourhan, 1945a, p. 439.
Nathan Schlanger

inventeurs par l’addition progressive de ses perfectionnements.


Si, précisément, l’évolution des techniques possède des lois
propres, c’est une raison majeure de les confronter avec les sciences
religieuses et sociales. La Technologie prendra d’autant plus
de signification pour le sociologue qu’elle s’écartera plus de la
Sociologie dans ses procédés d’investigation. Quel sens aurait-elle à
rendre au sociologue comme un reflet passif de ce qu’il y verserait
lui- même ?29
Mais voici que l’année suivante, six mois à peine après la mort de Mauss
(mais ce n’est là qu’une coïncidence), Leroi-Gourhan tient un discours
bien plus nuancé, et en tout cas à la fois plus pédagogique et plus pro-
grammatique, dans une journée d’étude « Ethnographie et mission » qui se
déroule à Lyon le 5 juillet 1950.

“ La vie matérielle : les techniques appartiennent à une discipline


de l’ethnologie qui a pris le nom de technologie, exactement
technologie comparée. La technologie est née très récemment
dans nos disciplines, en fait il y a une douzaine ou une
272 quinzaine d’années. Précédemment, l’ethnologie s’intéressait aux
techniques, tout d’abord du point de vue pittoresque et technique
primitif [sic] ; puis, peu à peu, du point de vue des documents
que ces techniques pouvaient apporter à l’histoire de l’humanité,
et toutes les grandes théories sur les migrations humaines, sur
les déplacements de population, sur l’origine de telle ou telle
civilisation ont été totalement ou partiellement étayées sur des
documents tirés de la vie matérielle.
En réalité, ceci ne constituait qu’une sorte de préface à la technologie,
car en soi la technologie a, avant tout, pour but l’étude et la description
du comportement technique des hommes. Son but est de dégager les lois
générales du comportement technique, les courants qui peuvent être com-
muns à l’humanité au sens le plus large, les particularités de tel ou tel
groupe humain ou de telle ou telle civilisation. Et, finalement, de faire en-
trer tout ce qui touche au comportement matériel dans l’ensemble mental
de l’homme, c’est-à-dire dans l’ensemble social30.

29. Leroi-Gourhan, 1949 [reproduit dans Mauss, 2012, p. 437].


30. Ces pages introductives du texte (tapuscrit) de Leroi-Gourhan (Arch. MSH. M-ALG 90-1-16)
n'ont pas été retenues pour la version publiée de cette conférence (Leroi-Gourhan, 1950).
La technologie de Leroi-Gourhan

Ainsi va donc la technologie de Leroi-Gourhan, entre vitalisme paléonto-


logique et matérialisme sociologique , passant de la « technologie primitive
» à la « technologie comparée » et bientôt à la « technologie culturelle » –
enchevêtré, syncrétique, contradictoire … et passionnément pertinente.

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L’auteur
Nathan Schlanger, archéologue et historien des sciences sociales, est professeur
d’archéologie à l’École nationale des chartes. Ses travaux portent principalement
sur l’histoire et la politique de l’archéologie et du patrimoine, en Europe et dans
le monde, ainsi que sur l’étude des techniques et de la culture matérielle en ar-
277
chéologie et en anthropologie. Il a notamment édité l’anthologie Marcel Mauss.
Techniques, technologie et civilisation en 2012, et son histoire intellectuelle de
la technologie d’André Leroi-Gourhan paraîtra en 2022. Contact : schlanger1@
gmail.com

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