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La technologie de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements d’un chef de file
The technology of André Leroi-Gourhan: the entanglements of a disciplinary
leader
Nathan Schlanger
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/artefact/11679
DOI : 10.4000/artefact.11679
ISSN : 2606-9245
Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi
Édition imprimée
Pagination : 259-280
ISBN : 978-2-8107-0778-2
ISSN : 2273-0753
Référence électronique
Nathan Schlanger, « La technologie de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements d’un chef de file », Artefact [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 22 février 2022,
consulté le 24 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/artefact/11679 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/artefact.11679
Artefact, Techniques, histoire et sciences humaines est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
La technologie
de Leroi-Gourhan :
les enchevêtrements
d’un chef de file
Nathan Schlanger
Résumé
André Leroi-Gourhan est justement reconnu comme le continuateur de Marcel 257
Mauss et le chef-de-file de la technologie française – entendue comme l’étude
des techniques dans les sciences humaines et sociales. Les ressources et les ré-
férences avec lesquelles il construit sa technologie ne sont cependant pas faciles
à élucider. Durant la période qui nous intéresse ici, de la fin des années 1930
au début des années 1950, avant donc que ne s’élabore Le Geste et la parole, ce
« détestable bibliographe » était rarement explicite sur les diverses influences,
parfois inattendues, qu’il subissait, qu’il adaptait ou encore qu’il occultait. S’ap-
puyant sur des publications peu connues et des sources d’archives, ce chapitre
reprend des éléments d’une étude plus large, L’Invention de la technologie. Une
histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan (à paraître, PUF, 2022).
Mots-clés
André Leroi-Gourhan, technologie, étude des techniques, histoire des sciences
sociales, Marcel Mauss, Anatole Lewitzky, André-Georges Haudricourt, Lewis
Mumford
Keywords
André Leroi-Gourhan, technology, study of techniques, history of social sciences,
Marcel Mauss, Anatole Lewitzky, André-Georges Haudricourt, Lewis Mumford.
La technologie de Leroi-Gourhan
Introduction :
sur l’invention de la technologie
L
orsque Mauss rédige en 1941 ou 1942 ce qu’il pressent déjà être
le dernier texte qu’il publiera de son vivant, « Les techniques et
la technologie », il y fait plutôt état des insuffisances actuelles de
cette discipline. Les circonstances historiques et intellectuelles de ce texte
sont bien connues, puisqu’il s’agit d’un colloque presque « résistant » orga-
nisé à Toulouse par la société de psychologie autour du thème du travail
et des techniques1. Il est important à Mauss (1872-1950), surtout en ces
temps-là, de voir dans les techniques elles-mêmes une manifestation tan-
gible de fierté et d’espoir dans l’humanité. En revanche, le constat qu’il
porte sur la technologie – entendue comme l’étude des techniques au sein
des sciences humaines et sociales – est bien plus réservé.
1. Coordonné par Ignace Meyerson et avec l’aide de Jean-Pierre Vernant, ce colloque assemble
les contributions de Lucien Febvre, Marc Bloch et Georges Friedmann, entre autres. Voir surtout
Vatin, 2004, ainsi que Fournier, 1994 et Gouarné, 2019.
2. Mauss, 1948/2012, p. 140.
Nathan Schlanger
3. Leroi-Gourhan, 1949, p. 766 [reproduit dans Mauss 2012, p. 432], en référence à Mauss, 1947.
4. Leroi-Gourhan, 1949, p. 767 [reproduit dans Mauss 2012, p. 433].
La technologie de Leroi-Gourhan
5. Leroi-Gourhan, 1964-1965. Voir entre autres Derrida, 1967 et Stiegler, 1994, 2004.
6. Comme l’a si bien montré Philippe Soulier dans divers études (2004, 2015, 2018, 2019). J’en
profite ici pour remercier pour leur aide et leur bienveuillance au fil des années, Philippe Soulier,
Nathan Schlanger
ainsi qu’Elisabeth Bellon et ses collègues aux archives de la MSH-Monde à Nanterre, les autres
détenteurs de fonds d’archives de Leroi-Gourhan, l’équipe d'ethnologie préhistorique et enfin la
famille Leroi-Gourhan.
7. Il s’agit du titre des livres édités respectivement par Audouze et Schlanger 2004 et par Soulier
2015.
8. Leroi-Gourhan, 1936. Une version numérisée est accessible dans Documents pour l’histoire des
techniques, 20, 2011. http://journals.openedition.org/dht/1826.
9. « Projet de convention littéraire », Éditions Albin Michel à Leroi-Gourhan, 28 avril 1941 (Arch.
MSH.M-ALG 85).
La technologie de Leroi-Gourhan
10. Dans sa correspondance avec Jean Przyluski (e.g. Przyluski à Leroi-Gourhan, 12 juin 1941
(Arch.MSH.M-ALG 120).
11. Leroi-Gourhan, 1943, p. 327-328.
Nathan Schlanger
12. Ce lien, tout comme l’ensemble du paragraphe, sera omis dans les éditions ultérieures de l’ou-
vrage; il est aussi absent des autres publications de Leroi-Gourhan.
13. Lewitzky a très peu publié sur le sujet (voir cependant Lewitzky, 1935). À ce département
de technologie comparative était associée la « Salle des Arts et Techniques ». Prête à temps pour
l’ouverture officielle du musée en juin 1938, cette salle placée à la fin du circuit de visite en consti-
tuait apparemment le point culminant. Voir Conklin, 2013 ; Soulier, 2018 ; Balfet, 1949, 1991 ;
Grognet, 2010.
14. Archives du Muséum national d’histoire naturelle, papiers Leroi-Gourhan 2 AM 1 K59d (an-
ciennement Ms MH 80).
La technologie de Leroi-Gourhan
auparavant avait été saisi par la Gestapo et exécuté publiquement pour son
rôle de premier plan dans le réseau de résistance du Musée de l’Homme.
Il en va de même, on peut penser, pour « l’oubli » de Paul Rivet, qui lui,
avait sciemment choisi l’exil après avoir défié le maréchal Pétain. Si Leroi-
Gourhan ne songe pas reconnaître explicitement l’apport de Lewitzky (ni
de Rivet) dès la deuxième édition de L’Homme et la matière (1949), il le
salue volontiers une fois la Guerre terminée. Ainsi, lors de sa leçon inaugu-
rale à la chaire d’« ethnologie coloniale » à Lyon en décembre 1944, Leroi-
Gourhan entreprend à sa façon son devoir de mémoire : « Il y a tout juste
sept ans que le terme “Technologie comparée” a été prononcé en France,
et le souvenir de notre camarade André [sic] Lèvitsky [sic] restera attaché
à cet élan initial15. »
Ce cas complexe mis à part, la pertinence des autres sources mentionnées
par Leroi-Gourhan dans le passage cité ci-dessus de la première édition de
L’Homme et la matière ne fait pas de doute. Ingénieur industriel associé à
l’École des Mines et au Conservatoire national des Arts et Métiers, Charles
Frémont (1855-1930) engagea de vastes études expérimentales sur les effets
des outils sur les matériaux, tant organiques qu’inorganiques. L’origine et 265
l’évolution des instruments préhistoriques attirent plus particulièrement
son attention dans une série de publications, y compris les mouvements
mécaniques impliqués dans la coupe et le forage avec des outils en pierre16.
Leroi-Gourhan a maintenu ses références à cet auteur dans les éditions sui-
vantes de L’Homme et la matière, et il a de plus utilisé ses vues sur la méca-
nique et la dynamométrie pour réfléchir aux relations entre outils et gestes.
En revanche, Arnold van Gennep (1873-1957) ne figurera plus, du moins
explicitement, dans l’œuvre de Leroi-Gourhan. Cet ethnologue original,
tout aussi prolifique intellectuellement que marginal institutionnellement,
est surtout connu aujourd’hui pour sa théorisation des « rites de passage »
qui scandent les moments-clefs de la vie traditionnelle, et pour son vaste
« manuel du folklore français ». Or ce chercheur a également entrepris
des études inédites sur l’outillage et les productions artisanales en Algérie
15. Leroi-Gourhan, 1945b, p. 34. Dans le même esprit, Leroi-Gourhan souligne dans un compte
rendu (non publié) de 1947 du Manuel d'ethnographie de Mauss, qu'il avait été lui-même, « avec
Anatole Lévitsky, le seul à avoir suivi la direction que Mauss nous indiquait dans ce domaine [la
technologie] ». Leroi-Gourhan (1947) « Manuel d’ethnographie de Mauss » (Arch.MSH.M-ALG
84- 1).
16. Voir Frémont, 1907, 1913 ; Sarton, 1937.
Nathan Schlanger
Contemporains,
ethnologues et historiens
Ayant passé la Guerre dans les musées parisiens, affairé à exploiter ses
fiches et rédiger ses textes, voici Leroi-Gourhan recruté en 1944 à la
chaire d’« ethnologie coloniale » à la faculté de lettres de Lyon. Ce poste
est créé à l’initiative de Marcel Griaule (1898-1956), lui-même titulaire
de la première chaire d’ethnologie en France en 1943, qui entend ren-
forcer les sciences humaines universitaires si besoin est au détriment de
17. Ce recours intriguant à Van Gennep mérite d'être approfondi. Voir Chiva, 1987, et récemment
Laurière, 2018, Fabre et Laurière, 2018.
18. Voir Lefebvre des Noëttes, 1931, 1935, et, entre autres, Bloch, 1935, 1948.
La technologie de Leroi-Gourhan
Voici donc, d’après son propre tapuscrit (et en essayant d’en respecter
le format et les ponctuations d’origine), la leçon d’ouverture du cours
de 1950-1951 sur la « technologie », pour le Centre de formation à la
recherche ethnologique21 :
Conclusions : bifurcations
Concluons avec cet aperçu prémonitoire du potentiel moral, voire même
rédempteur, de la technologie. Il semblerait en effet selon cette lecture que
plus les techniques – les « industries des hommes », objets d’étude de la
technologie – pourrons s’ancrer et se rendre intelligible dans le passé loin-
tain, et par-delà dans le courant-même de « la vie », plus elles s’avèreront
porteuses de sens et d’actualité pour le présent. C’est en tout cas là une
piste que Leroi-Gourhan paraît présager dès 1945, lorsqu’il considère dans
le pénultième paragraphe d’Evolution et techniques que la parenté réelle de 271
la technologie se situe dans la biologie, car « À tout moment il est sensible
que les éléments techniques se succèdent et s’organisent à la manière d’or-
ganismes vivants et que la création humaine, par sa continuité, calque la
création universelle28. » Et c’est effectivement cette ligne qu’il développera
dès la deuxième moitié des années 1950, dans une série de textes et de pro-
positions qui culmineront dans cette grande fresque psycho-paléontologi-
co-anthropologique à peine sécularisé qu’est Le Geste et la parole. Si l’on
se tient cependant à la fin des années 1940 (en se méfiant, donc, de toute
lecture rétrospective), on voit Leroi-Gourhan préconiser presque simul-
tanément deux directions pour le moins divergentes pour la technologie,
dont il est en passe de devenir le chef-de-file.
Dans son article de 1949 dans l’Année sociologique, déjà cité au début de ce
chapitre, Leroi-Gourhan semble déterminé à brûler les ponts :
Sources
Bibliographie
L’auteur
Nathan Schlanger, archéologue et historien des sciences sociales, est professeur
d’archéologie à l’École nationale des chartes. Ses travaux portent principalement
sur l’histoire et la politique de l’archéologie et du patrimoine, en Europe et dans
le monde, ainsi que sur l’étude des techniques et de la culture matérielle en ar-
277
chéologie et en anthropologie. Il a notamment édité l’anthologie Marcel Mauss.
Techniques, technologie et civilisation en 2012, et son histoire intellectuelle de
la technologie d’André Leroi-Gourhan paraîtra en 2022. Contact : schlanger1@
gmail.com