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C

et ouvrage rassemble, selon un ordre strictement chronologique,

Nicole Loraux La Grèce hors d’elle et autres textes


cinquante-six articles écrits par Nicole Loraux entre 1973 et
2003. Il donne à lire le déploiement discontinu, expérimental, de
réflexions lisibles sur le même plan que celui des livres publiés, et
l’effet d’après-coup de ces derniers, leur reprise sur d’autres plans
— toutes ces lignes dessinant ensemble la vaste cartographie d’une
œuvre très singulière.
L’article « La Grèce hors d’elle et autres textes », qui donne son Nicole Loraux
titre à ce recueil, rappelle la méthode par laquelle Nicole Loraux n’a
pas cessé, selon ses propres mots, de « trouver dans la Grèce (et en La Grèce hors d’elle
abondance) de quoi la faire sortir d’elle-même » en multipliant les
stratégies comparatistes, les va-et-vient entre les champs disciplinaires et autres textes
les plus divers (philosophie, psychanalyse, ethnologie, philologie).
Il en résulte un parcours intellectuel où apparaît, dominante et
continue, l’analyse du discours que la cité athénienne a construit à
son propre sujet en même temps que s’approfondit l’éclairage du
conflit (stasis) constitutif de la démocratie. Enfin, l’attention toujours
plus soutenue à « l’opérateur féminin », compris comme facteur de
subversion de l’ordre politique de la cité, dominé par le masculin,
suscite une approche originale et novatrice de la tragédie. Nicole
Loraux découvre la dimension « antipolitique » de l’espace tragique,
qui permet aux voix exclues de la parole civique de se faire entendre.

Historienne et helléniste Nicole Loraux (1943–2003) a été membre


du Centre Louis Gernet (Jean-Pierre Vernant fondateur, Pierre Vidal-
Naquet, Marcel Detienne parmi d’autres). Elle a contribué à éclairer
l’étroite solidarité des dimensions historique, politique, anthropologique,
sociale, psychologique de l’expérience grecque. Parmi ses nombreux
livres, on compte L’Invention d’Athènes (1981, rééd. 1993), Né de la terre
(1996), La Cité divisée (1997) et La Tragédie d’Athènes (2005).

Critique de la politique
fondée par Miguel Abensour et dirigée par Michèle Cohen-Halimi

55 euros KLINCKSIECK | Critique de la politique


978-2-252-04335-6
LA GRÈCE HORS D’ELLE
ET AUTRES TEXTES
Collection Critique de la politique
Fondée par Miguel Abensour
et dirigée par Michèle Cohen-Halimi

Grand Format

Giuseppe Pelli, Contre la peine de mort.


Préface de Philippe Audegean.
Louis Janover, La Révolution surréaliste.
Nouvelle préface de l’auteur.
Louis Janover, La Généalogie d’une révolte, Nerval, Lautréamont
Maximilien Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle.
Préface de Louis Janover.
Ernst Bloch, Héritage de ce temps.
Préface de Jean Lacoste.
Alexandre Berkman, Le Mythe bolchevik.
Préface de Miguel Abensour et de Louis Janover.
Sophie Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe.
Yohan Dubigeon, La Démocratie des conseils.
André Pessel, Dans l’Éthique de Spinoza.
André Pessel, Les versions du sujet
Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste.
Préface de Jacques Rougerie.
Daniel Payot, Constellation et utopie.
Theodor W. Adorno, le singulier et l’espérance
Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire
de la Commune de Paris.
Préface de Bernard Noël.
Anne Kupiec, Charles Nodier. Le politique masqué.
Detlev Claussen, Theodor W. Adorno, un des derniers génies,
Sylwia Chrostowska, Feux croisés,
préface d’Alexander Kluge.
Nicolas Tertulian, Modernité et antihumanisme,
texte établi et présenté par Pierre Rusch.
Theodor W. Adorno, Esthétique 1958/59

Moyen Format

Étienne Tassin, Le Trésor perdu.


Nouvelle préface de l’auteur.
Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie.
Nouvelle préface de l’auteur.
Leo Strauss, Pensées sur Machiavel.
J. R. Strayer, Les Origines médiévales de l’État moderne.
Préface de Jean-Philippe Genet.
Nicole Loraux

LA GRÈCE HORS D’ELLE


ET AUTRES TEXTES

Écrits 1973 – 2003

Préface de Jean-Michel Rey

Édition préparée par Michèle Cohen-Halimi

Paris
Klincksieck
2021
© Éditions Klincksieck, 2021
ISBN : 978-2-252-04335-6
Notice éditoriale

Ce volume regroupe la quasi-totalité des articles publiés par Nicole Loraux


en France et à l’étranger, de 1973 à 2003, l’année de sa disparition. Il n’est
sans doute pas anodin de remarquer que, parmi les neuf livres écrits par Nicole
Loraux, huit ont été composés à partir d’articles. Ce livre est lui aussi une
­composition. Des 56 articles réunis nous avons exclu : 1) les articles de dic-
tionnaire ou d’encyclopédie ainsi que 2) les textes qui n’avaient pas de propos
suffisamment autonome comme, par exemple, les brèves présentations d’actes
de colloque ou de numéros de revue, et aussi 3) les entretiens, écrits ou trans-
crits, publiés dans des journaux ou des revues.
Nous avons suivi un ordre de publication strictement chronologique, ordre
qui se plie lui-même à la date de parution des textes et non à leur date, connue
ou présumée, de rédaction. Nous avons chaque fois indiqué en note la date et le
lieu de première parution des textes. Nous n’avons ajouté aucune note à celles
de Nicole Loraux, pas même pour actualiser l’annonce de certaines parutions.
Un article, qui avait paru en portugais et dont l’original était perdu, est donné
à lire grâce à une rétroversion du portugais en français : « La tragedia grega e
o humano » (Brésil, 1992)/« La tragédie grecque et l’humain » (rétroversion
d’Aurélie Leclercq).
Ce livre fait donc clairement apparaître combien comptait pour cette histo-
rienne la forme brève de l’article qui, loin d’éparpiller la réflexion, lui permet au
contraire d’avancer non pas sous l’empire d’un thème ou d’une certitude, mais
sous la vection d’hypothèses exploratoires toujours destinées à être repensées.
Remerciements

Je tiens à remercier très profondément Patrice Loraux pour la confiance qu’il


m’a accordée et pour l’amitié avec laquelle il a accompagné ce projet.
Je remercie Jean-Michel Rey d’avoir accepté d’écrire une préface à ces écrits
en dépit du délai assez court qui lui était accordé. Je remercie également Marius
Muller pour son aide précieuse dans la collecte des articles de Nicole Loraux.
Enfin, ma gratitude est grande à l’égard de Caroline Noirot sans le soutien
et les conseils de laquelle cette aventure éditoriale n’aurait pas été possible.

Michèle Cohen-Halimi
Préface

Pour Patrice

« Le travail en philosophie – comme à beaucoup


d’égards, le travail en architecture – est avant tout
un travail sur soi-même. C’est travailler à une
conception propre. À la façon dont on voit les
choses. (Et à ce qu’on attend d’elles.) »
Wittgenstein

Je reste impressionné aujourd’hui encore par cet ensemble d’articles de Nicole


Loraux1. Je les ai lus, pour la plus grande partie, au moment de leur parution,
dans la chronologie même du travail. Ce sont d’ordinaire des c­ ommandes, c’est-
à‑dire de la part des demandeurs, une manière de prendre acte de la fécondité
d’une recherche, de solliciter son auteur pour qu’il poursuive tel ou tel aspect
de sa démarche en s’inscrivant dans une thématique déjà fixée, ou pour qu’il
invente un propos dans la continuité de ce qu’il a fait. Je le sais pour avoir
demandé, à plusieurs reprises, à Nicole Loraux d’écrire dans la revue que j’ai
créée et dirigée avec Marie Moscovici, au début des années 1980, L’Écrit du
temps ; tous ces textes sont repris ici. Ces articles ont été à chaque fois l’occa-
sion de discussions avec elle. C’est le privilège de l’amitié que de pouvoir pro-
longer l’activité de publication et d’en faire l’objet de débats dans la sphère dite

1. Je ne peux évidemment pas rendre compte ici de tous les aspects du travail de Nicole Loraux. J’ai
privilégié certains motifs au détriment d’autres tout aussi décisifs : l’autochtonie, la « belle mort »,
la place des femmes dans la cité, l’oraison funèbre, l’Athènes imaginaire, la figure de Tirésias, la
cité pourvue d’une âme et quelques autres. On verra que, dans ces quelques pages, je mets l’accent
sur les derniers textes, sur ce qui m’apparaît le plus décisif, en un mot l’opposition entre la tragédie
et le politique. Ce n’est donc pas une vue d’ensemble de ces articles qu’on trouvera ici. Une telle
chose est impossible en si peu d’espace ; il y faudrait un livre. C’est un lecteur qui s’exprime ici,
un sujet qui n’a pas à faire abstraction des choix qui sont les siens dans une œuvre qu’il a vue se
faire au fil du temps. Nicole et moi nous sommes de la même génération, nous nous sommes connus
en 1972, au moment même où l’un et l’autre nous commencions à écrire. En outre, il est difficile
de présenter l’œuvre d’une amie quand on a connu les conditions dans lesquelles son discours
s’est interrompu brutalement, et qu’on avait échangé avec elle, pendant des années, à propos de ce
même travail. Le terme est trop tôt advenu, dirait-on : c’est, peut-être, une des raisons qui font que
j’attache une importance plus grande à ce qui était en cours, à ce qui était, à mes yeux, comme une
promesse et était, évidemment, d’une extrême nouveauté. On me permettra donc d’écrire parfois,
dans ces pages, en première personne, et d’utiliser tour à tour, sans avoir à le justifier, l’imparfait
et le présent. C’est cette œuvre qui appelle, de ma part, ces manières de procéder.
12 préface

privée, d’une fois à la suivante ; les occasions ne manquaient pas dans cette
époque. Bien des choses affleuraient dans ces échanges : le travail que chacun
avait déjà engagé, les différentes difficultés rencontrées dans cette perspective,
les groupes plus ou moins formels auxquels nous participions avec un réel bon-
heur2, les livres de quelques-uns de nos grands aînés qui nous retenaient, la poli-
tique bien entendu qui était loin d’être absente dans ces années, les questions
sur les institutions qui nous hébergeaient, et ainsi de suite ; tant de choses qui
relevaient d’une complicité affective de longue date et contribuaient à l’entre-
tenir ; c’était là une partie de ce qui nous faisait travailler, dans ces années, qui
alimentait bon nombre de nos propos de ce moment, et c’est cela qu’on peut
retrouver dans ces articles de Nicole Loraux. Je la revois.
Impressionné encore par la qualité des articles qui sont rassemblés ici. Les
relire aujourd’hui, c’est en découvrir d’autres aspects qui n’étaient pas visibles
sur le moment, et se laisser surprendre par les nombreux recoupements qui s’y
dessinent, s’y esquissent. Le temps les restitue sous un jour quelque peu diffé-
rent. C’est aussi prendre la mesure d’une œuvre qui, à l’évidence, a touché bien
des lecteurs au-delà et en dehors du seul champ des études grecques. L’époque
a favorisé une telle circulation, et ces articles se sont inscrits dans cette pers-
pective. Nous avons eu en partage cette espèce bien singulière de richesse, cette
abondance de références et de pensées, en tout cas, à laquelle notre génération
s’est trouvée confrontée, avec laquelle elle a dû se débrouiller. L’œuvre de Nicole
Loraux en porte les traces et elle a contribué à les rendre tangibles, à les modi-
fier sur certains points importants. C’est particulièrement le cas de ces articles
qui, en quelque sorte ponctuellement, venaient faire la preuve de la continuité
du travail et de son approfondissement ; un désir d’exploration y est manifeste
et s’y déploie avec une grande rigueur. Les lecteurs voyaient, dans ces années,
la chose se faire avec une belle régularité, une ténacité également, percevaient
l’ampleur de ces différents propos et leur nouveauté. C’était, à mon sens, une
préparation aux livres, des coups d’essai qui trouvaient, un peu plus tard, leur
accomplissement dans un volume, du moins pour certains, et d’autres restaient
comme en attente d’un développement, à titre d’hypothèses ou de proposi-
tions, des fragments libres de destination qui répondaient à une demande sans
s’intégrer à une perspective d’ensemble. Bon nombre de ces textes, comme on
pourra le voir à la lecture, sont intéressants en raison même de leur inachève-
ment, comme autant d’indications d’obstacles ou d’apories faisant naître souvent
des problèmes redoutables et soulevant, dans le même mouvement, des ques-
tions inédites à l’adresse, je crois, autant des philosophes que des spécialistes du
monde grec, voire des anthropologues qui pouvaient se sentir proches. Tout cela
exposé avec une sorte de tranquillité qui avait de quoi surprendre certains de ses
lecteurs. Relisant tous ces articles, je mesure également l’espèce de patience qui
est visible dans tous ces textes ; Nicole Loraux n’a pas craint de dire, avec toute
la minutie nécessaire, les impasses auxquelles elle était parfois confrontée, et
elle a su faire preuve, au meilleur sens du terme, de pédagogie dans l’écriture
de ces textes. Je parlerais volontiers de générosité dans cette mise en commun
de la recherche individuelle, dans ce continuel partage des objets de travail sur

2. Il y en eut plusieurs de petite taille durant toutes ces années, tous discrets, tous stimulants pour
les quelques participants.
préface 13

fond d’une curiosité à l’endroit des autres disciplines que celle supposée être la
sienne propre. La délimitation institutionnelle des champs disciplinaires n’était
évidemment pas sa préoccupation ; elle a tout fait, en effet, pour établir des pas-
serelles entre les disciplines, pour montrer comment les études grecques pou-
vaient aller dans cette direction et ce qu’elles étaient susceptibles d’engendrer
dans le domaine intellectuel, ce qu’elles pouvaient faire bouger dans notre savoir
de l’antiquité. C’est aussi ce qu’elle a su prolonger, m’a-t‑on dit souvent, dans
les séminaires à l’EHESS ou ailleurs et, je peux en témoigner, dans ses interven-
tions, ici ou là, qui ont été nombreuses dans ces mêmes années, dans les lieux les
plus divers. Ce sont ces expériences de pensée et ces formes variées d’exposi-
tion qui sont ici rassemblées pour la première fois. Cela se présente comme une
espèce de grand laboratoire à l’intérieur duquel on trouve des divisions toutes
momentanées, des dossiers en attente, des esquisses à reprendre, des indications
en suspens, des improvisations, c’est-à‑dire un véritable chantier de travail fai-
sant montre de diverses formes d’inachèvement. C’est là un ensemble, à pre-
mière vue disparate, qui est à lire comme un complément indispensable de ses
livres, une contribution majeure dans l’ordre de ce qu’on appelle les sciences
sociales qui n’oublie pas cette chose essentielle qu’était, à ses yeux, « l’urgente
nécessité de faire dans l’histoire la part de l’affect »3. C’est à une obligation de
cette espèce, je crois, qu’ont été attentifs, sous des formes différentes, Michelet,
Nietzsche, Péguy, Walter Benjamin, Günther Anders et Jean Améry, ces quelques
penseurs proches qu’on peut considérer comme des historiens de leur présent
qui tous ont su déborder les frontières de la discipline, en inventant des modali-
tés de récit dans lesquelles la généalogie a une part déterminante, un rôle décisif.
Un des intérêts de ce recueil est de faire la preuve que le travail de l’histo-
rien, notamment quand il s’agit de la Grèce ancienne, ne cesse de se réajuster ;
et d’autant plus, comme cela est visible ici, quand ce travail déborde sans cesse
sur le champ instable de l’anthropologie, quand il montre sa proximité avec
certains aspects de cette discipline ou quand il en questionne les présupposés
voire certains de ses résultats. L’histoire ne saurait demeurer seule ici, elle fait
signe obstinément vers des formes plus générales aussi bien inactuelles qu’ac-
tuelles, semble se rapprocher parfois de ce qu’on appelle d’ordinaire l’anthro­
pologie4 ; aucune méthode ne peut prendre en charge une complémentarité aussi
forte. Nicole Loraux a su prendre la suite des travaux de Jean-Pierre ­Vernant
et de Pierre Vidal-Naquet, en se donnant la liberté de critiquer à l’occasion
leurs travaux ou d’en proposer des infléchissements nouveaux, en mettant au
jour des objets que ces aînés n’avaient pas su isoler ou qui n’entraient pas dans
leurs préoccupations du moment. Cela fait partie intégrante de sa démarche qui
évoque fréquemment son endettement en forgeant des hypothèses ou des pro-
positions qui lui sont propres : signe d’une autonomie peu à peu conquise s’af-
firmant sans jamais méconnaître ce qu’elle doit, le disant même avec netteté,

3. La Tragédie d’Athènes, p. 38.


4. Une discipline aux frontières indéterminées qui connaît de nombreuses variantes dès ces années
et des extensions surprenantes, suscitant des débats en nombre sur des questions de frontière
notamment ou des revendications de territoire. Tantôt Nicole Loraux se présente comme historienne,
tantôt comme anthropologue. Ce peut être l’effet d’une malice ou le constat d’une place incertaine,
mouvante voire introuvable ; peut-être les deux à la fois, celui-ci appelant celui-là.
14 préface

trouvant l’espace pour le faire. Ainsi on peut voir que, sur un mode direct,
Nicole Loraux raconte partiellement sa formation ; comme par petites touches
renouvelées, elle indique les désaccords ou les conflits qu’elle a avec ceux qui
lui sont proches, elle énonce les choix interprétatifs qui sont les siens à propos
des objets les plus significatifs, notamment à propos de ces deux motifs majeurs
que sont la tragédie et le statut du politique en Grèce ; elle fait part des hési-
tations, des regrets, des changements de cap, de tel parti pris dans la construc-
tion d’un objet ou d’un désarroi, de doutes et d’autres affects analogues. Dans
le meilleur sens du terme, c’est une sorte d’auto-critique qui apparaît à tous les
moments nécessaires dans ses textes. C’est donc une façon de « penser tout
haut » en énonçant, par exemple, les associations qui se font au cours d’un tra-
vail ou en soulignant, dans des moments pouvant être litigieux, comment une
interprétation est amenée à prendre le pas sur un morceau de savoir, à renché-
rir sur ce qu’on tenait pour établi ou assuré, à abolir ce qui semblait avoir une
consistance de bon aloi, à changer l’orientation qui semblait acquise. Le lec-
teur est donc prévenu : dans ce « travail sur les frontières », comme elle aime
à le nommer, il est confronté à des modalités différentes de discours, il doit
s’en accommoder, suivre les méandres et les détours que requiert une interpré-
tation affichée, comprendre la logique des propos comme pas à pas, saisir leurs
enchaînements dans leur subtilité, mesurer la portée des divers emprunts. Elle
le fait travailler… Propos fréquent chez elle : on doit s’interroger sans cesse
sur la bonne distance par rapport aux Grecs, elle n’est jamais réglée une fois
pour toutes, est une affaire d’ajustement et de tact. Le sujet chercheur ne peut
pas être neutralisé ni même mis entre parenthèses, il est partie prenante du
mode d’expo­sition de ses propositions, il ne peut jamais s’en absenter. « Peu
à peu et toujours plus, j’ai commencé à m’interroger. À me demander d’où
nous parlions, nous qui pensons restituer les Grecs à leur discours propre… »
Tour à tour, l’auteur s’identifie à un « nous » et comprend, par le travail, qu’il
doit, peu à peu, s’en détacher, qu’il faut donc construire une autonomie, éla-
borer son propre dialecte avec les moyens qu’il s’approprie ou avec ceux qu’il
trouve chez les grands aînés ; outre les deux nommés, il y a également, discrè-
tement évoqués, les travaux de Charles Malamoud, grand connaisseur du monde
indien et de l’indo-européen. Les textes de Nicole Loraux font la preuve qu’une
démarche de type anthropologique est strictement inséparable d’une attention
redoublée aux formes spécifiques d’une langue5, à ce qu’on peut appeler les
singularités du signifiant et à tout ce qui en découle ; cela vaut, dans le cas de
la Grèce ancienne, tout particulièrement, et c’est ce qui est au principe de son
travail, réaffirmé avec vigueur à chaque moment. Une page suffit à s’en per-
suader : le grec que nous avons appris nous est comme restitué sous d’autres
formes, avec une complexité nouvelle, nous obligeant à rouvrir continuelle-
ment le dictionnaire, à le parcourir autrement et à considérer d’un œil différent
les textes que nous croyions connaître, ceux de la tragédie comme ceux de la
philosophie, à renouer avec les particularités d’une langue dont nous pensions
avoir une connaissance suffisante. Notre savoir en la matière est donc à réviser.

5. On peut l’appeler « philologie », à la condition d’étendre considérablement l’acception courante


du terme, en y intégrant ce qu’une lecture de Freud peut y apporter, ce que certains travaux de
linguistique ont apporté, et ce qu’une discipline de lecture fait apparaître dans les textes anciens.
préface 15

À mesure que les contours d’un objet deviennent plus évidents, Nicole Loraux
sait qu’elle doit afficher les parentés, les nommer en les commentant, s’y attarder,
y revenir dans le détail, y trouver de nouvelles ressources, ne jamais négliger le
recours à l’analogie. En s’avérant plurielle, la dette se fragmente, se fait plus insis-
tante aussi : éthique de la recherche, en un mot, à laquelle Nicole Loraux sous-
crit dans tout son travail. C’est Jules Isaac avec son grand livre, écrit en pleine
guerre, Les Oligarques – Essai d’histoire partiale : un texte majeur 6 dans lequel
il est question, tout à la fois, de la fin chaotique du ve siècle grec et de la fin de
la République française, en 1940, avec l’instauration de la collaboration par le
régime de Vichy ; une mise en parallèle particulièrement significative montrant
l’historien aux prises avec le présent, devant prendre parti dans le moment où il
écrit en soulignant les similitudes entre le passé et ce moment (bien singulier…)
de l’histoire française, établissant un va-et-vient entre les deux époques et l’assu-
mant pleinement, en en faisant un motif de réflexion, comme il le fait, plus encore,
dans son grand livre, écrit en 1943 et publié en 1946, Jésus et Israël. C’est Marc
Bloch7 qui, en pleine guerre, après la défaite de 1940, rédige un texte program-
matique qui est une réponse ferme à la politique de l’époque, une Apologie pour
l’histoire. Ce sont là autant de rappels qui sont comme des incitations à plaider
pour un « Éloge de l’anachronisme en histoire » – l’expression est conséquente,
elle a été une surprise pour bon nombre de ses collègues et, surtout, un objet de
débat très vif dans l’institution historienne et dans d’autres champs. J’y vois une
façon de procéder qui tient à prendre en compte, en toute connaissance de cause, ce
qui est de longue date la « bête noire des historiens », et, du même coup, un che-
minement déterminé vers une anthropologie dont il lui fallait inventer à peu près
tous les constituants et imaginer la forme. On perçoit l­’ampleur d’un tel chan-
tier dont les limites sont forcément indéterminées. Quelques alliés importants
permettent de donner un commencement de légitimité à ce que Nicole Loraux
appelle une « pratique contrôlée de l’anachronisme », du moins de la justifier et
de la rendre acceptable aux yeux de quelques-uns. Nietzsche, tout d’abord, avec
La Naissance de la tragédie et les différents fragments sur la Grèce qui en modi-
fient l’image quelque peu convenue du xixe siècle allemand8 ; et Freud avec ce
qui est son grand œuvre tenant lieu de testament, L’Homme Moïse et la religion
monothéiste, ce livre sur lequel elle n’a cessé de revenir, en prenant appui fré-
quemment sur le travail de Michel de Certeau à propos de l’écriture freudienne9.
Parmi les multiples approches de la Grèce, celles qui sont les plus proches de
nous – et les plus stimulantes – ce sont précisément ces deux-là qui sont, dit-
elle, « partie intégrante d’une tradition sédimentée qui nous travaille sans même

6. Je me souviens que Nicole avait eu en projet, dans les années 1980, de republier ce livre avec
une préface bien entendu. C’était pour elle une lecture décisive dont elle parlait fréquemment.
7. Marc Bloch et Jules Isaac ont été interdits d’enseignement par le régime de Vichy dès 1940, en
raison du Statut des Juifs mis en place dans les premiers mois du régime.
8. Ce moment qui ne s’est pas privé de faire un usage plus qu’abondant de la référence grecque
enjolivée, magnifiée, jusqu’à la constituer, dans certains cas, comme la préfiguration de la grandeur
de la Kultur allemande du xixe siècle. Etrange jeu de miroir dont les effets idéologiques sont de la
plus grande importance pour ce siècle et pour la suite. C’est aussi ce à quoi s’attaque Nietzsche à
partir des années 1870, avec la virulence et l’ironie que l’on sait.
9. Une œuvre qui a beaucoup compté pour quelques-uns de notre génération, tout autant L’Écriture
de l’histoire que les différents travaux sur la « croyance » et sur la « mystique ».
16 préface

que nous nous en avisions. » La tradition n’est pas ici un frein ou un obstacle à
une démarche d’invention ; tout au contraire, elle devient productive à la condi-
tion d’apprendre à en retenir ce qui peut faire sens dans le présent, à la condition
d’y chercher les instruments qui conviennent à une véritable démarche faite de
tâtonnements et consciente des risques pris. Conviction intime de Nicole Loraux
répétée dans ces articles : s’il s’agit, pour l’historien-anthropologue de la Grèce,
de « travailler en régime d’anachronisme », il faut prendre appui sur ces deux
grandes pensées, apprendre à en extraire continuellement de quoi travailler et
les considérer sur un mode analytique, en fragmentant leurs textes, sans se sou-
cier des visées d’ensemble de l’un et de l’autre, en se donnant la liberté d’inter-
préter. On voit, sur ce point notamment, ce qui sépare sa démarche de celle de
Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Vidal-Naquet, et ce qui constitue une part de
son originalité, l’importance du geste théorique qu’elle accomplit en quelques
années. Elle n’a cessé de dire comment elle apprenait à travailler et quels étaient
ses principaux points d’appui, ce qu’il convenait de leur emprunter à tel moment
de la construction, et les raisons momentanées d’un tel choix, les suites qu’elle
comptait y donner, les questions que cela pouvait soulever, les déplaisirs que cela
pouvait susciter. Cela fait partie des détours obligés qui se font jour au cours de
sa recherche. Elle a su se constituer des alliés tout en se donnant la possibilité
de choisir ce qui lui convenait dans leurs propos, de retenir des éléments par-
tiels ou de se risquer dans une interprétation sans grand rapport avec la doxa du
moment à leur propos. C’est là une rigoureuse économie de pensée dans la pers-
pective d’un empirisme de la démarche. Outre le champ des études grecques et
les deux grands Allemands que sont Nietzsche et Freud, on trouve Shakespeare
qui joue un rôle majeur dans son élaboration, un autre allié de poids du côté
d’une littérature qui n’est pas sans affinités, comme elle le montre avec finesse,
avec certaines tragédies grecques10. Elle l’a montré, dit et répété, en le citant et
en le commentant avec précision. Comme s’il s’agissait de puiser à des sources
aussi variées ayant de surcroît des âges bien différents, en évitant de privilé-
gier une seule référence, en sachant qu’il faut s’aventurer dans un tel domaine,
qu’il convient d’évaluer où est son bien propre – en le cherchant chez d’autres
auteurs, en apprenant à le prélever, en le constituant de morceaux différents.
L’objet étrange auquel on a ainsi affaire oblige à miser en quelque sorte sur des
rythmes hétérogènes et des temporalités disparates. L’audace du dernier Freud
est, de ce point de vue, une incitation forte à travailler avec des « notions encom-
brantes », quand, précise-t‑elle, on ne peut faire autrement et qu’il faut inventer
une voie sans grande certitude pour la suite. Elle ne néglige pas non plus, dans
cette même optique, les ressources de l’ironie à l’endroit de certains contempo-
rains ayant des préoccupations proches : « historiens, encore un effort pour deve-
nir (un peu) freudiens ! ». On est ici bien loin des prudences et des précautions
de ce qu’on appelle une méthode ou de quoi que ce soit d’analogue. On com-
prend aussi quelles ont pu être les difficultés des jeunes chercheurs qui désiraient

10. Un texte qui est, lui aussi, à retraduire sans cesse, qui montre donc qu’on ne saurait se satisfaire
d’un quelconque acquis dans cette perspective. Une œuvre qui sollicite tout particulièrement l’at-
tention de celle qui était soucieuse de certains textes de la tradition qui étaient en résonance avec
les textes de l’antiquité grecque. À relire donc à tout moment. On sait que, ces dernières années,
des traductions nouvelles de Shakespeare ont été publiées.
préface 17

travailler dans sa direction, en s’inspirant d’un état de ses recherches, en essayant


d’isoler tel ou tel élément d’un véritable work in progress. Car l’œuvre se faisait,
si l’on peut dire, sous leurs yeux, en multipliant les sources où elle s’alimentait,
en ne cessant de se réajuster, de se reprendre et d’ouvrir des perspectives inat-
tendues, peu soucieuse de marquer un domaine spécifique. La transmission en
devenait d’autant plus difficile.
Un mot revient fréquemment dans les textes de Nicole Loraux, la décision.
C’est, par exemple, le fait de vouloir « lire la tragédie sous épokhè de son sta-
tut écrit », en laissant la lecture se transformer en écoute11, en soulignant à
chaque occasion que « les mots assument l’essentiel de la tragédie », en affir-
mant, contre l’évidence élémentaire, que, dans la tragédie grecque, « les mots
voient ». Formidable énoncé susceptible de modifier le regard que nous portons
d’ordinaire sur la tragédie. C’est le fait de s’interroger sur une chose énigma-
tique : la position de ce qu’elle appelle le « spectateur-entendeur » de la tragé-
die à Athènes, cet individu qui, d’un même mouvement, serait capable de voir,
d’entendre et de saisir toutes les nuances du texte tragique, ses ambiguïtés et ses
jeux de mot, cet être qui serait à même de faire coïncider, sur un mode harmo-
nieux, les formes du sensible et l’ordre de l’intelligible. C’est aussi cette déci-
sion qui permet de revendiquer les pouvoirs de l’interprétation et de montrer
qu’il y a une « rigueur du signifiant tragique » ; c’est elle qui donne une ampleur
nouvelle aux « actes de langage », en ne tenant plus pour allant de soi cette
figure courante qu’est la métaphore. (Bien des propos à ce sujet qui seraient à
souligner.) Cette forme de décision encore qui, à la suite de Freud12, attire tout
particulièrement l’attention sur l’analogie et sa capacité à faire comprendre ce
qui, sans elle, n’aurait aucun statut et risquerait de demeurer strictement invi-
sible. Dans le cours d’un travail, ce type de résolution conduit le chercheur à
s’interroger sur ce qu’il fait, à savoir risquer un pas hors de son champ, à expé-
rimenter donc des formes d’écart et à en évaluer la fécondité. « Dans la radi-
calité de son projet, l’entreprise de Thucydide évoquait pour moi les termes
dans lesquels Freud présente sa construction d’un Moïse égyptien. »13 C’est
là une raison supplémentaire, pour Nicole Loraux, de revenir sur l’importance
de la « construction » en histoire14, mais aussi sur les gestes qu’effectue Freud
quand il décide de construire le meurtre d’un Moïse égyptien et, plus encore,
quand il prend « ses propres opérations pour objet ». Les grands alliés repré-
sentent pour le chercheur une contrainte et, en même temps, une exigence :
qu’il fasse retour sur ce qu’il fabrique et sur les moyens par lesquels il est par-
venu à construire un ensemble momentané – à coup sûr fragile –, qu’il cherche

11. Il y a là, me semble-t‑il, une approche d’une grande originalité qui ouvre des perspectives
très intéressantes. On voit sur ce propos ce qu’une lecture de Freud a pu lui donner, je veux dire
ce qu’elle a su faire d’une telle confrontation, ce qu’elle a su extraire du corpus freudien pour un
usage tout autre que celui qui était d’ordinaire prescrit ou recommandé. Sans aucun rapport avec
une quelconque application des notions freudiennes.
12. Et proche de ce que Valéry ne cesse de faire en le commentant, en l’interprétant et en l’interro-
geant. « Ce qui m’attire c’est le désir d’écrire des analogies, d’opérer sur elles, d’en découvrir. »
13. Né de la terre, p. 125. On lira la suite qui déploie les conséquences d’un constat de cette espèce,
et montre les effets, stimulants ici, de lectures parallèles.
14. Et non d’une quelconque reconstruction. Comme chez Freud et à sa suite, les enjeux de la
« construction » sont de première importance.
18 préface

à comprendre que cela fait partie intégrante de toute démarche, qu’il se hasarde
sur des voies inhabituelles à sa discipline. C’est comme le prix à payer pour
une telle entente, pour un pacte de cette nature. Rares sont les chercheurs qui,
comme ici, en font état aussi nettement, à même le travail, qui savent prendre
des risques à certains moments et indiquer les difficultés ainsi soulevées. C’est,
à mon sens, ce qui rapproche la démarche de Nicole Loraux de celle de Michel
de Certeau, aussi surprenante que puisse paraître cette proximité. Rien ne sau-
rait être ici de l’ordre d’un développement linéaire : comptent avant tout les
écarts, les variations, les inégalités de traitement. Il y a fréquemment chez elle
des fragments de récit qui, sous une forme ou sous une autre, s’attardent sur les
opérations qu’elle effectue, prennent le temps de les évaluer, les commentent
également, les raturent dans certains cas, en proposent une autre lecture à titre
d’hypothèse, reviennent sur les conditions d’écriture en effectuant de nou-
velles bifurcations, contribuent à ouvrir davantage le domaine de travail. Tout
cela donne à ses textes une force de conviction particulière, fait qu’ils peuvent
être lus en dehors des études grecques ; c’est, me semble-t‑il, l’espèce de pari
qui est au principe de sa démarche et dont les effets n’ont cessé de s’amplifier
avec le temps. Elle a compris qu’il était plus qu’ailleurs nécessaire d’indiquer
quels sont les alliés éventuels, de quelle manière on peut s’en rapprocher, par
quelles voies on leur emprunte un mot, une phrase, une tournure, un geste – ou
on ne sait quoi d’autre, à l’occasion, ce qui est à même de relancer le travail ou
de l’étayer pour partie, d’infléchir durablement un propos et d’y introduire des
questions inédites ; toutes ces choses qu’un philosophe peut rencontrer. Elle a
su qu’il fallait parfois raconter en première personne ces aventures, énoncer les
emprunts, les détours, les digressions, faire montre de ce qu’on y gagne et de
ce qu’on y perd, et ainsi de suite. Une certaine éthique du travail intellectuel et
de sa transmission, dirait-on, est ici à l’œuvre, elle se pratique et, parfois, elle
s’énonce. À propos de son livre Par-delà le bien et le mal, Nietzsche dit ceci
peu après sa parution : « je vais raconter ce qu’un petit livre m’a raconté, lors-
qu’il revient à moi après son premier voyage en Allemagne.15 » J’ai le senti-
ment que Nicole Loraux a raconté, dans ses livres, et surtout dans les derniers,
La Cité divisée et La Tragédie d’Athènes, sur quel mode tous ses articles lui
revenaient, après avoir été lus par d’autres, et après qu’elle a pris le temps de
les méditer, de les réajuster, d’en tirer ce qui s’avérait possible. Me frappent ici,
tout particulièrement, le temps qu’elle sait se donner pour énoncer ses proposi-
tions, les laisser se former, et, d’un même mouvement, l’absence de précipita-
tion, la résistance à conclure, les précautions quant à la généralisation, l’énoncé
de perplexités ou de doutes, les énoncés en attente d’une suite. La chose est suf-
fisamment rare dans ces domaines pour qu’on la remarque.
Bien des choses ont pu contribuer à établir (ou à renforcer) un va-et-vient entre
l’actualité de ces années de formation16 et telle ou telle séquence de l­’histoire

15. Fragment posthume, 19 [1]§4, Début 1888-début janvier 1889, Gallimard, 1977, p. 288.
16. Qui ont été riches en événements terribles sur le plan politique français : l’affaire Touvier, les
déclarations de Darquier de Pellepoix, la résurgence du révisionnisme le plus cynique avec Faurisson ;
et bien entendu la guerre d’Algérie, ce conflit majeur qu’officiellement on n’osait pas nommer. Il
a fallu attendre 1999 pour qu’on parle de « guerre ». De tous ces événements Nicole Loraux a
parlé à partir de son travail même. Elle a montré qu’ils pouvaient avoir quelques similitudes avec
quelques grands événements de la Grèce classique. Elle a été, à mon sens, la première à le faire de
préface 19

grecque des ve et ive siècles. Parmi les éléments qui étayent la réflexion de Nicole
Loraux dans cette direction, je privilégie l’article traitant de l’adaptation par
Sartre des Troyennes d’Euripide, au début des années 1960. Analyse minutieuse
qui montre que Sartre importe dans cette pièce de la « psychologie » qui n’a
strictement rien à y faire, et que les didascalies qu’il introduit (il faudrait dire :
qu’il invente sans guère se soucier du texte original) viennent renforcer cette
sorte de corps étranger. Plus encore, le texte que Sartre produit sous ce nom de
Troyennes ne présente pas de grande différence d’avec ses propres pièces de
théâtre ; comme s’il avait poursuivi l’écriture de son œuvre théâtrale en adaptant
cette tragédie grecque dans les termes qui sont de longue date les siens et sans
en rien modifier. Appropriation qui a pour effet de détruire l’essentiel du texte
original. Sartre fait d’ailleurs disparaître les plaintes du chœur et, par ce biais,
modifie en profondeur toute l’économie du texte tragique17. Une bien étrange
tentative de modernisation qui annule les ressorts de la scène tragique et apla-
tit le texte qui peut, ainsi, être mis au service de tout autre chose, asservi donc
à une cause qui lui est totalement extérieure. La tragédie s’est dissoute dans un
texte constitué de philosophèmes : elle emprunte une forme idéologique de ce
moment, en bref l’alliance de quelques bons sentiments et d’un peu de poli-
tique, comme on en trouve parfois chez Sartre des exemples. Il y a là une pro-
fonde méconnaissance du monde grec, de la part de Sartre, et une façon quelque
peu désinvolte18 de s’emparer de textes aussi complexes que ceux de la tragédie
grecque, de vouloir les mettre au goût du jour et, partant, de manquer ce qu’il
peut y avoir de stimulant dans la pratique de l’anachronisme, de rater donc ce
qu’on peut voir et saisir dans une telle perspective – à partir du moment où elle
est explicitée, revendiquée en tant que telle. On comprend, par un tel exemple,
quel est le poids des idées toutes faites (venant des horizons les plus divers) sur
la Grèce ancienne, sur la tragédie, sur la politique, sur la démocratie… On sai-
sit a contrario ce que doit être la tâche de la traduction dans ce domaine, le rôle
crucial qu’elle doit jouer dans l’optique d’une transmission ; elle à reprendre,
comme on le dit, à chaque génération : Nicole Loraux le savait mieux que qui-
conque qui a commenté dans le détail plusieurs tragédies, notamment Antigone,
et a traduit l’Hécube d’Euripide19.

manière rigoureuse, en en tirant patiemment les conséquences, en disant le sens de cette pratique
du va-et-vient, en s’interrogeant sur cette façon de faire, et en indiquant ce qu’on peut en retenir,
les hypothèses qui prennent naissance sur ce terrain, la lumière qui naissait sur ce mode. C’est là,
à mon sens, un des gestes les plus importants de son travail. L’institution historienne s’est souvent
montrée frileuse, et réticente à ce propos. Ici encore, l’œuvre de Michel de Certeau a été, pour elle
et pour quelques autres dans cette époque, un appui précieux. Il s’agit, chez lui comme chez elle,
d’une politique qui n’est pas coupée du travail de recherche, qui, à l’occasion, y puise des arguments.
17. Nicole Loraux avance l’idée très stimulante d’oratorio pour évoquer le rôle fondamental du
chœur tragique. On relira à ce propos La Voix endeuillée – Essai sur la tragédie grecque.
18. Je mentionnerai, dans une perspective analogue, les jugements, pour le moins péremptoires,
qu’après-guerre Sartre porte sur la littérature de l’époque : « M. Mauriac n’est pas un romancier »,
Georges Bataille présenté comme un « nouveau mystique », ou bien encore la « transcendance
teintée de maurrassisme » qui caractériserait la démarche de Maurice Blanchot… N’est-ce pas du
même ordre que sa façon de s’emparer de la tragédie grecque pour en faire une expression littéraire
de sa propre philosophie, en cherchant par ce biais à asseoir une politique pauvre.
19. Avec François Rey, Les Belles Lettres, 1999. C’est à la demande de Bernard Sobel que cette
traduction a été faite. La pièce a été montée par Sobel au Théâtre de Gennevilliers, en février 1988.
Souvenir d’une représentation d’une grande beauté. La force du texte s’imposait, il suffit d’ailleurs
20 préface

Au moment même où Sartre fait sienne la tragédie d’Euripide, Les Troyennes,


en l’actualisant sans précaution, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet tra-
vaillent sur les textes grecs en rappelant que, depuis le xixe siècle, parler de la
Grèce ancienne n’est jamais un geste neutre, que les enjeux de cette opération
sont de première importance20, qu’ils sont politiques à plus d’un titre ; ils savent
que le présent n’est évidemment pas débarrassé de cette sorte de prégnance. En
s’inscrivant dans cette perspective, Nicole Loraux, plus attentive qu’eux aux
jeux de langage et aux effets de la langue, montre, textes à l’appui, que le mot
même de « démocratie » n’est pas un concept exportable en tant que tel, qu’il
fait question en raison de l’un des termes qu’il englobe, kratos, ce mot qui dit
l’autorité, la puissance ou la domination – des éléments qui n’entrent pas dans
la compréhension courante de la « démocratie », dans ce qu’on en retient d’ordi­
naire par la suite. L’un des principes de la démarche de Nicole Loraux est de
dire qu’il ne faut jamais prendre au pied de la lettre les différents discours que
les Grecs produisent à propos du politique et, notamment, de ce qu’ils appellent
la « démocratie ». Évoquer ce qu’elle est dans le monde grec du ive siècle ne
peut se faire sans le rappel de cet événement crucial : une partie de la cité a
vaincu l’autre et, pour affirmer l’unité de cette même cité, il faut qu’il y ait eu
réconciliation, c’est-à‑dire, en bref, l’oubli de la division, l’interdiction de rap-
peler les malheurs antérieurs, l’effacement d’un morceau d’histoire, une muti-
lation du temps en quelque sorte. En bref, ceci : « Et la démocratie athénienne
oublia le kratos »21. Il y a là une histoire muette, surdéterminée, dont Nicole
Loraux tient à analyser les principaux effets en parlant du « lien de la division ».
Souligner ce terme de « division » est, comme pour nombre d’autres, l’occa-
sion d’examiner de près le vocabulaire grec, c’est-à‑dire les différents mots qui
vont dans cette direction, avec les nuances de sens qui peuvent jouer ici un rôle
déterminant dans ce domaine. Aucun n’est manifestement suffisant, tant cette
dimension présente de facettes et pose des problèmes d’interprétation ; on est
en présence d’une sorte d’expression contradictoire ou d’une forme d’impossi-
bilité. On peut voir dans cette expression, « lien de la division », une indication
essentielle pour commencer à comprendre les enjeux de la politique à Athènes
et éviter par conséquent toute approximation à ce sujet. Autre précision qui a
une place majeure dans sa démarche : « la sédition dans les mots » d’après les
propos de Thucydide. Ce sont ces expressions déterminantes qui orientent le tra-
vail et sont au principe d’analyses d’une extrême précision : tout se joue dans
la minutie de la langue, dans des rapprochements inattendus, des assonances,
des proximités, des homophonies, des allitérations, les astuces d’énonciation
et les jeux de mots, dans la « tension des sens opposés », dans les ambiguïtés,
le double sens, l’oxymoron – et tout ce qui est susceptible d’accompagner ces
différentes formes… Les textes de Nicole Loraux sont, pour le lecteur attentif,

de le lire pour s’en persuader ; on était bien loin de l’adaptation quelque peu sentimentale, et assez
plate, de Sartre, de son hégélianisme, de sa conception de l’histoire figée et de ses formules souvent
grandiloquentes. On entendait l’étrangeté se frayer une voie dans la langue française.
20. On lira à ce propos le long article très documenté portant pour l’essentiel sur l’Allemagne,
écrit par Pierre Vidal-Naquet et par Nicole Loraux, « La formation de l’Athènes bourgeois – essai
d’historiographie 1750-1850 ». À quoi on pourrait ajouter, d’un mot, les deux figures complémen-
taires de Hegel et de Hölderlin.
21. C’est le titre du dernier chapitre de La Cité divisée.
préface 21

comme un autre apprentissage de la langue grecque ; une façon de s’initier aux


ressources immenses du vocabulaire tragique et, en même temps, de prendre la
mesure de la richesse des différents termes qui instituent le domaine du poli-
tique, en dehors des grandes généralités et des propos plus ou moins lénifiants
sur les commencements supposés de la civilisation occidentale… Dans l’un et
l’autre cas, c’est la polysémie qui domine la scène sous des aspects différents,
et appelle l’attention du lecteur confronté continûment à ses effets surprenants,
comme à perte de vue. On a ici une opposition tranchée, la tragédie avec ses
signifiants singuliers, minuscules et puissants, et l’institution de la cité cou-
pée de son histoire, vivant d’une amputation qu’elle ne peut jamais nommer.
« La tragédie, à l’opposé du discours civique, dit, grâce à l’oratorio, le deuil
ineffable. »22 D’un côté, la langue du deuil particulièrement intense et riche,
polyphonique, et, de l’autre, l’effacement et le mutisme nécessaires à l’insti-
tution même de la cité. D’un côté, donc, la présentation du deuil sur une scène
qui, à chaque fois, sait inventer une langue à la hauteur de l’événement et, de
l’autre, cet « appauvrissement qu’impose à la langue politique l’usage généra-
lisé des mots à tout faire »23. Ce qui est à faire face au déjà fait, dirait-on pour
parler à la manière de Bergson et comme Péguy ; la trouvaille de la fable en
stricte opposition à l’instauration d’une étrange « loi de la majorité » qui ne
peut rien dire de sa genèse. Rien qui aille ici dans le sens d’une réconciliation
ou d’une opération de cette nature. Rien qui puisse d’une manière ou d’une
autre rassembler les citoyens dans la cité.
On lira, dans la même perspective, les articles qui parlent d’une chose qui
est l’une des préoccupations majeures de Nicole Loraux : l’extrême proxi-
mité de l’amnésie et de l’amnistie, l’espèce d’équivalence (ou de complémen-
tarité) entre ces deux pratiques24 dont elle suit les destins dans les détails de
la langue grecque. Ici encore, un tel travail se déroule sur deux plans : la cité
athénienne, d’un côté et, de l’autre, le présent, le quasi-encore-présent qu’est
l’après-guerre en France – « notre jeunesse », pour reprendre l’expression de
Péguy qui avait dû se colleter avec des difficultés de même nature. Nombre de
ceux qui avaient activement collaboré avec le gouvernement de Vichy ont été
rapidement amnistiés dans les années qui suivent immédiatement la guerre25.

22. Sous-titre du chapitre III de La Voix endeuillée. Le titre est « La tragédie et l’antipolitique ».
C’est aussi sur le préfixe « anti » que porte le questionnement, sur la signification qu’il est possible
de lui donner dans une telle perspective, sur le terrain de ceux qui sont réputés avoir inventé la
« démocratie ». Le lecteur comprend, en suivant ces analyses minutieuses, qu’il faut être attentif,
pour ce qui touche le grec, aussi bien aux mots qu’aux différents préfixes, aussi bien aux verbes
qu’aux interjections et autres éléments signifiants. C’est aussi une grande leçon de langue grecque
que nous donnent les textes de Nicole Loraux.
23. La Tragédie d’Athènes, p. 104.
24. C’est là un motif d’une grande portée où l’on peut voir, avec évidence, les intrications de
l’histoire et de l’anthropologie.
25. C’est en partie le travail de Nicole Loraux qui m’a incité à reprendre, il y a quelques années,
ce problème dans mon livre, L’Oubli dans les temps troublés, en partant d’une phrase de Georges
Pompidou relative à l’affaire Touvier, une étrange injonction à oublier dans la bouche du souverain
ces « temps où les Français ne s’aimaient pas », c’est-à‑dire la dernière guerre. J’ai essayé d’indiquer
que ce type d’injonction est une chose ancienne en France, qu’on en trouve des traces importantes
dès les guerres de religion au xvie siècle. La guerre civile en France : grand objet de discussion
pour quelques-uns d’entre nous à partir des années 1970. La guerre d’Algérie n’était pas loin, elle
avait laissé des traces partout. (Quand s’est-elle effectivement terminée ? La question peut être
22 préface

On sait les gestes de replâtrage et de raccommodement qui ont été rapidement


mis en œuvre, au nom de l’unité du pays dans cette époque ; ils ne sont pas sans
ressemblance avec la période de l’instauration de la « démocratie » en Grèce :
ici comme là, des oublis abyssaux qu’on présente comme des nécessités poli-
tiques du moment, des dénis de démocratie déguisés en perspectives de récon-
ciliation obligée, des injonctions à ne plus tenir compte de ce qui s’est passé, et
des appels à l’unité du pays sans autre précision. Ne pas rappeler les malheurs
anciens est, à l’évidence, une manière conséquente de débarrasser l’histoire de
ses éléments négatifs, une espèce de purgation qui se veut radicale et sans appel.
Nicole Loraux parle, à propos de la Grèce ancienne, d’un « oubli fondateur »
et d’un « oubli mémorable », et des quelques « actes négatifs qui scellent la
réconciliation » – cet ensemble de procédures qui sont, je crois, pour une part
les nôtres aujourd’hui encore, aussi bien actuelles donc qu’inactuelles. En quoi
sommes-nous encore Grecs quand nous nous soucions de politique et de choses
analogues, dirait-on pour parodier Nietzsche, ce penseur proche qui, à propos
de choses du même ordre, parlait des défaillances de la mémoire commune et
était particulièrement sensible aux formes les plus retorses de la négation, aux
procédures d’effacement et à la fragilité de ce qui peut résulter de telles opé-
rations. Sa discipline d’origine était, comme on le sait, la « philologie ». Ses
textes ont considérablement modifié les frontières classiques de ce domaine et
en ont bouleversé l’orientation. Après lui, le domaine est donc devenu tout autre,
méconnaissable même, et exige donc qu’on invente les contours. L’historienne
de la Grèce ancienne est devenue, en raison même de ce qu’elle mettait peu à
peu au jour, anthropologue – dans un sens qui reste à définir. Cette mutation, ce
sont tous les textes réunis ici qui en font constamment la preuve ; c’est grâce à
eux qu’on peut donc suivre les étapes d’un cheminement, saisir les précautions
qui ont été les siennes pour maintenir un tel cap, voir se former une démarche.
En relisant ces articles, je me demande si le domaine de travail de Nicole
Loraux n’était pas, pour l’essentiel, l’anthropologie politique26, au sens le plus
large de l’expression ; non pas comme une discipline constituée dans laquelle
elle se devait d’aménager une place pour le monde grec, mais comme l’inven-
tion d’un espace à partir de plusieurs entrées27 et de perspectives vouées à se
recouper. L’intérêt qu’elle porte à la tragédie grecque me semble aller dans ce
sens, notamment quand elle décide de privilégier « tout ce qui donne à l’écoute
le pas sur le voir ». Et, surtout, quand elle prend une position critique à l’endroit
de ceux qui, tel Pierre Vidal-Naquet, mettent l’accent sur le « caractère civique »
du théâtre, qui voient donc dans l’espace de la représentation une sorte de double

légitimement posée.) Rien ne permet de dire qu’un propos de cette espèce ne soit plus d’actualité
aujourd’hui, qu’il ait disparu de l’horizon politique ou qu’il ait perdu son sens. La France a été un
pays dans lequel la guerre civile a été fréquente, depuis le xvie siècle.
26. On lira dans cette direction l’article dans lequel on trouve une discussion des thèses de l’anthro-
pologue Pierre Clastres, alors même que son domaine d’exercice – les Indiens d’Amérique latine –
est apparemment sans aucun rapport avec le monde grec ancien. Ce que Nicole Loraux cherchait
dans l’anthropologie contribuait à élargir le domaine en question, à en modifier la configuration
commune. Elle n’avait pas le souci des frontières académiques, ni des revendications de territoire.
Il en allait de même chez Michel de Certeau.
27. Parmi lesquelles les « actes de langage » ont ici un rôle déterminant, à la condition qu’on leur
donne une extension plus large que celle qu’ils ont d’ordinaire.
préface 23

(ou de condensé) d’une assemblée de la cité. L’hypothèse qu’elle fait à ce propos


constitue une rupture conséquente de ce point de vue : la tragédie est « à l’op-
posé du discours civique », effectivement « antipolitique », lieu par excellence
du « conflit » et de ce qui en dérive, l’espace d’une discorde majeure. On relira
les pages magnifiques qu’elle consacre, dans La Voix endeuillée, à l’« aei »28, à
cette forme du « toujours » sous le signe de l’« intraitable » qui « ne veut pac-
tiser avec aucune sagesse ». C’est, précise-t‑elle, le lieu d’une « étrange pul-
sion par laquelle le aei se lie au aiaî »29. On a là, dit-elle aussi, une « contiguïté
contextuelle, dans l’expression d’une douleur qui s’éternise et se nourrit de soi-
même »30 : une plainte fondamentale qui n’est pas compatible avec quelque poli-
tique que ce soit, et qui est à entendre du côté de la lamentation et de l’oratorio.
Nicole Loraux parle ainsi d’une « étrange stratégie » qui accentue les incompa-
tibilités et, d’un même mouvement, les exalte et les nie. L’art des incompatibi-
lités et des dissonances qu’est la tragédie est à l’opposé strict de la vie de la cité
qui doit être, précise-t‑elle, « une et en paix avec-elle-même », de cette polis qui,
pour pouvoir exister, doit oublier, une fois pour toutes, les malheurs qui sont à
son principe, ne jamais les évoquer d’aucune façon, faire en somme comme s’ils
n’avaient jamais existé, pratiquer à leur endroit un oubli actif. À cette modalité
particulière d’effacement, de déni et d’oubli, s’ajoute un autre motif crucial31
qu’énonce en toutes lettres l’historien Thucydide, anthropologue avant la lettre :
avec la guerre civile, on va jusqu’à changer le « sens usuel des mots par rap-
port aux actes ». On a ainsi annulé ce qui s’est passé, et rompu le pacte du lan-
gage pour que l’unité de la cité soit possible ; de l’antérieur ne reste à peu près
rien, et le discours n’a pas de prise sur l’ensemble du processus : c’est la condi-
tion de possibilité de ce qui est continûment revendiqué par la polis grecque à
l’époque classique, c’est-à‑dire cette valeur par excellence que représente32 la
stabilité. C’est Nietzsche qui fait mention d’une « faculté active d’oubli » à
propos de choses quelque peu différentes et non sans rapport. L’anthropologue
de la Grèce ancienne parle, à son tour, d’une « pratique très surveillée de la
mémoire civique » qui est de règle à Athènes, dès l’instauration de ce qu’on
appelle, faute d’un autre nom, la « démocratie ». Quant aux textes tragiques, ils
font entendre, donnent à écouter pourrait-on dire, le « plaisir grinçant de l’oxy-
moron », et font montre d’une terrible étrangeté qu’aucune cité n’est à même
d’accueillir, q­ u’aucune ne peut reprendre comme telle. « Le genre tragique dra-
matise, à l’usage des citoyens, l’essentiel des exclusions auxquelles procède la
cité. »33 La grande originalité de Nicole Loraux est, à mon sens, d’avoir compris
que l’anthro­pologie politique est inséparable d’un geste généalogique consé-
quent, et qu’elle doit, de surcroît, intégrer à sa démarche tout ce qui touche à la

28. Adverbe courant qui signifie « toujours », « sans cesse », « constamment ».


29. Le aiaî qui est de l’ordre de l’interjection et de la plainte, « ouvre à un monde qui n’a d’autre
sens que le son lui-même. » (La Voix endeuillée, p. 63)
30. La Voix endeuillée, p. 59.
31. Nicole Loraux revient très fréquemment sur une telle phrase, pour l’analyser et en montrer les
principaux effets. C’est, en bref, comme si Thucydide donnait un argument fort pour s’engager
dans l’interprétation du langage politique.
32. En principe
33. Les Mères en deuil, p. 21.
24 préface

tragédie et à la langue que ce genre ne cesse d’inventer34. Dans cette perspective,


on a affaire à ceci : ce qui est rejeté de l’espace du politique, ce « reste impra-
ticable », trouve à se réfugier dans la scène tragique, « à bonne distance du soi
civique », sous des aspects (qu’on pourrait dire « sauvages ») qu’aucune politique
ne peut reprendre, qu’aucune instance de cette espèce n’est à même de relever ou
d’inté­grer. Ce reste demeure, se manifeste, forge la parole qui lui convient, est de
l’ordre de l’intempestif, crée son lieu, reprend de vieilles histoires oubliées. Un
théâtre tragique qui, en dépit du politique, s’impose en se jouant des prescriptions
relatives à l’oubli et des interdits de rappeler les maux passés, c’est-à‑dire tou-
jours présents : c’est là un processus strictement inconcevable pour des oreilles
modernes, particulièrement difficile à appréhender dans les termes qui sont les
nôtres, rarement abordé par les historiens de la Grèce ancienne. Il faut donc un
geste généalogique de grande ampleur pour avoir chance d’y accéder, acceptant
tous les détours qui apparaissent nécessaires dans cette optique. L’interprétation
doit intervenir tout particulièrement dans ce qui semble être une aporie ou une
impasse. L’extrême violence dont la tragédie fait souvent montre est, dirait-on,
à la mesure de son rejet hors de la sphère du politique. Nicole Loraux emploie
également le terme de « refoulement » pour des processus du même ordre. Elle
a retenu de sa lecture de Freud qu’il est possible d’utiliser, parfois, les mêmes
notions quand il s’agit de psychologie individuelle et quand il est question de
psychologie des masses. Elle a pratiqué à sa façon l’analogie, s’en est souciée
continûment, a saisi les partis qu’elle pouvait en tirer dans sa recherche de la pré-
cision, n’a pas voulu se laisser intimider par ceux qui veulent en limiter l’usage.
Il me semble que l’anthropologie politique qui l’occupait a pour objet premier
de faire le va-et-vient entre ces deux pôles et d’exposer ce qui peut en résulter,
ce que cela laisse voir, ce qui se donne à penser dans cette perspective : soit tous
ces effets surprenants qui, de loin en loin, modifient fondamentalement la vision
commune de la Grèce ancienne, soit encore tout ce qui oblige à être plus que
jamais vigilant sur les façons de faire et, plus encore, sur les façons de dire, dans
l’ordre de la politique comme dans celui de la tragédie35. C’est dans cette direc-
tion que s’orientait de plus en plus son travail, celle d’un conflit insoluble, indé-
passable, entre la tragédie et la force faible de la politique36, celle d’une grande
Discorde37 entre ces deux grandes instances dont aucune relève n’est possible.
J’en fais l’hypothèse en relisant tous ses articles à la lumière des derniers livres.

34. Et qu’il renouvelle en grande partie.


35. « Ne me dites pas ce que vous dites, ni que vous dites ceci ou cela […]. Dites-moi donc
seulement un peu comment vous le dites, et que vous le dites comme ci ou comme ça. » C’est ce
qu’écrit Péguy qui savait ce que la politique peut faire disparaître. Il parle aussi du « grec aïeul ».
Il est l’auteur en 1905 d’un texte intitulé « Les Suppliants parallèles » qui met en vis-à-vis le début
d’Œdipe-Roi (qu’il retraduit minutieusement) et une pétition des ouvriers de Saint Pétersbourg à
l’adresse du Tsar. Il voit dans celle-ci un « écho de la supplication antique », une « survivance »,
une « revivance », une « résurrection ». C’est aussi l’occasion pour lui de faire une critique viru-
lente du positivisme des historiens du moment. À propos de l’expression « Zeus hospitalier » il
note ceci : « Les modernes traitent ces graves questions par des métaphores et des élégances. Les
anciens entendaient ces expressions littéralement. Réellement. » J’ai le sentiment qu’on trouve chez
Nicole Loraux des propos assez proches sur le statut de la métaphore en Grèce.
36. Je propose cette expression comme en écho à la formule de Walter Benjamin sur la « faible
force du messianisme » de son dernier texte, les « Thèses sur l’histoire ».
37. Un des chapitres de La Cité divisée s’intitule « Serment, fils de Discorde ».
préface 25

Le projet était éminemment ambitieux. Les nombreux articles rassemblés ici


l’ont préparé, l’ont répété avec bien des variantes.
Il y a un lieu où la tension de la discorde est particulièrement tangible, c’est
la stasis, ce mot à double sens qui désigne, tout à la fois, la station et la sédition,
la « forme canonique de l’immobilité » et ce qui ressemble à la guerre civile.
Pour aborder un domaine aussi déroutant, l’anthropologue fait appel à un lin-
guiste, Pierre Chantraine, auteur d’un incontournable Dictionnaire étymologique
de la langue grecque, à un historien de la Grèce ancienne, Moses Finley, et à
un philosophe, Jean-Toussaint Desanti, dont la démarche devait croiser cette
grande énigme38. À quoi il faut ajouter, ici encore, la référence à Freud qui, on
le sait, s’est intéressé, dans les années 1910, à un phénomène assez proche qu’il
nomme sobrement Gegensinn der Urworte. Aucune discipline n’est, à elle seule,
en mesure de traiter la stasis en tant que telle, d’en indiquer les règles de fonc-
tionnement ou même d’en tracer les contours. Ce serait comme un signifiant
imprenable, relevant de l’intraitable même, sur quoi on vient nécessairement
buter dès qu’il est question de la Grèce ancienne. Une sorte d’énigme majeure
qu’on ne peut manquer de rencontrer dans les textes classiques, chez Platon et
chez quelques autres. Comme si la société grecque ne parvenait pas à saisir ce
Gegensinn qui paraît la constituer en bonne part. Elle le rencontre et fait tout
pour n’en pas trop savoir. Ce « fait de langue » constitue un objet redoutable,
sollicite tout particulièrement l’attention de l’anthropologue. Car dans ce nom
courant, ce qui est donné à entendre, au-delà même de la tension des sens oppo-
sés, c’est la « contradiction du mouvement et de l’arrêt ». Étonnante coexistence
du soulèvement (ou de l’insurrection) et du repos de la station debout : les dic-
tionnaires l’indiquent à titre de constat, les textes les plus divers en font grand
usage, alors même que ces quelques termes ont une connotation politique forte.
On a toutes les raisons de penser qu’on est confronté à une chose cruciale, une
incitation nouvelle à penser donc et à remettre en question certains acquis ou
à en modifier l’orientation. « Emblématique de la tension qui toujours associe
le même à l’autre, stasis invite à concevoir en même temps la station immobile
et l’insurrection. »39 On dirait qu’il a là une contradiction dans le terme même
qui pousse la réflexion sur des voies nouvelles. Il faut tout inventer dans cette
perspective, s’aventurer plus avant dans le dictionnaire, sonder les textes dif-
férents où il en est question, ne plus s’en tenir à un simple constat sémantique,
en un mot se risquer sur un terrain mal balisé et accepter de tâtonner, suivre les
sollicitations naissant de l’incertitude, accepter de devoir manier des expres-
sions paradoxales dont on sait qu’on ne sortira pas. « Je propose, pour ma
part, de compliquer le double sens en superposant à l’opposition de l’agitation
et de l­’arrêt la tension entre ce qui se tient debout d’un bloc (et qui ne saurait
être qu’un) – stasis, donc – et la représentation la plus couramment associée à
­stasis dans l’expérience quotidienne, celle de la division. » À cela s’ajoute une
remarque importante dans ce contexte : pour commencer à évoquer cette ­stasis,
« il faudrait inventer une langue qui ne soit pas romaine. », ne pas parler de la
« guerre civile » sans autre précision. Nietzsche n’est pas loin qui avait ­compris

38. Il suffit de se reporter à son livre, Un destin philosophique, pour voir les raisons pour lesquelles
il rencontre une chose aussi contraignante.
39. La Tragédie d’Athènes, p. 123.
26 préface

que la langue latine était un obstacle à la saisie des choses grecques. La stasis
est d’une nature tout autre qu’il faut chercher à circonscrire, faute d’une défini-
tion ; c’est ce à quoi l’écriture doit s’employer en inventant des formes, en se
jouant des impossibilités logiques ; les concepts sont ici en retrait, d’une moindre
utilité, trop incertains. « Mouvement immobilisé, front qui ne s’enfonce pas et
installe dans la cité la paradoxale unité qui caractérise l’insurrection simulta-
née des deux moitiés d’un tout. »40 La philologue se doit d’intervenir dans la
suite de ce propos en se référant, cette fois-ci, à Benveniste41 : les substantifs
en -sis « expriment l’action sans la référer à aucun agent » ; il en résulte cette
chose étrange et lourde de conséquences, « stasis devient, à la limite, un pro-
cessus autarcique, quelque chose comme un principe. »
C’est sur ce point majeur que s’engageait, à mon sens, le travail de Nicole
Loraux, dans La Tragédie d’Athènes et, sans doute plus encore, dans La Cité
divisée qu’elle appelle, avec justesse, « mon livre par excellence ». Il y est
avant tout question de la stasis comme mouvement se suffisant à lui-même,
doué d’une puissance telle qu’il peut sembler tenir lieu de principe pour la cité
en son entier. C’est l’énigme d’une société reposant sur un adunaton, sans pou-
voir en rendre raison, le mystère d’une cité qui fait se côtoyer en elle-même
deux forces de cette ampleur. Comme si c’était l’œuvre qui prenait ici un nou-
veau départ, se modifiait comme de l’intérieur d’elle-même, laissant aux lec-
teurs le soin d’interpréter cette sorte de transformation. C’est ce tournant qui
nous est, en quelque sorte, légué par les derniers textes, qui s’adresse plus que
jamais à un « nous » indéterminé, c’est-à‑dire à tous ceux qui, pour une rai-
son ou pour une autre, à un moment ou à un autre, reconnaissent la portée de
l’œuvre de Nicole Loraux, son pouvoir de questionnement, la force de l’argu-
mentation et la passion du détail, tout ce qu’elle a su apporter qui transforme
notre connaissance du monde grec, qui le fait apparaître sous un jour inquiétant
et familier. À chaque lecteur de se l’approprier, comme il l’entend, en prenant
appui sur ce qu’il trouve dans ce qu’il fait ou dans ce qu’il pourrait inventer. Je
rappelle seulement les derniers mots de La Cité divisée42 qui datent de 1994.
C’est le souhait que la mémoire des années quarante ne s’efface pas, et qu’on ne
confonde pas le deuil et l’oubli43. Pour penser l’avenir, il faut, dit-elle encore,
« faire une place aux “malheurs” que l’on ne voudrait pas siens et que l’on dit
passés. » Ce sont tous ces éléments que l’œuvre nous offre, qu’elle propose à
la réflexion, aujourd’hui même.

Jean-Michel Rey

40. Ibid., p. 105.


41. La publication de son grand livre, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, à la fin
des années 1960, a été, pour Nicole Loraux et pour quelques autres, un événement d’une grande
importance.
42. Un titre parlant !
43. Elle évoque également, dans cette même perspective, l’inconscient « que Lacan a superbement
défini comme étant, dans l’homme, “la mémoire de ce qu’il oublie” ».
L’INTERFÉRENCE TRAGIQUE*

J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne,


Maspero, (Coll. « Textes à l’appui »), 1972, 184 p.
P. Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », (Préface aux Tragédies de
Sophocle), Gallimard, (Coll. « Folio »), 1973.

C’est au dérèglement raisonné de la raison grecque que Jean-Pierre Vernant


et Pierre Vidal-Naquet consacrent un important recueil d’articles1.
Dérèglement qui n’est autre que celui du jeu tragique, où la raison qui s’éla-
bore à peine dans la Grèce des cités s’expérimente dans la duplicité de son pou-
voir et de son impuissance, sur le terrain même du mythe qu’elle tient cependant
à distance. La tragédie est cet affrontement du logos civique au muthos archaïque
par quoi le monde trouvait son ordre pour les contemporains d’Hésiode2. Si la
tragédie a moment à l’instant précis où, pour reprendre une formule de W. Nestle
chère à Vernant et Vidal-Naquet (T&A, p. 25 ; OA, p. 13), le mythe acquiert
une étrangeté nouvelle sous l’œil du citoyen, il n’est pour le lecteur moderne,
d’autre stratégie que de creuser l’écart entre mythe et tragédie.
Mythe et tragédie : deux modes de discours dont l’un prend le relai de l’autre
mais non sans s’y référer constamment ou sans l’intégrer à soi-même pour plus
de sûreté. Intégration du mythe ? Plus exactement réévaluation radicale : la tra-
gédie ne s’approprie rien qu’elle ne transforme, et si l’Ajax de la légende se
tuait après sa crise de fureur, il revient à Sophocle de lui faire retrouver avant
la mort une sombre lucidité (OA, p. 15-16). Pour rivaliser d’ambiguïté avec le
mythe3, la tragédie n’en donne pas moins « un nouveau poids de significations »

* Première publication dans Critique, n° 317, octobre 1975, p. 908-929.


1. Les articles de Vernant ont été écrits entre 1967 et 1972, ceux de Vidal-Naquet entre 1969 et 1973
(si l’on ajoute aux textes de Mythe et tragédie le tout récent « Œdipe à Athènes »). Nous enregistrons
avec impatience l’annonce de la prompte parution d’un second volume.
Dans l’exposé on utilisera fréquemment les abréviations suivantes : OA = « Œdipe à Athènes » ;
MT = Mythe et tragédie, composé, outre la préface commune, des articles de Vernant « Le moment
historique de la tragédie » (= MHT), « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » (= T&A),
« Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » (= EV), « Œdipe sans complexe » (OSC),
« Ambiguïté et renversement… » (= A&R) et des articles de Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice
dans l’Orestie… » (= C&S) et « Le Philoctète de Sophocle et l’éphébie » (P&E).
2. Sur Muthos et Logos on renverra bien évidemment aux ouvrages de J.-P. Vernant, Les Origines
de la pensée grecque, P.U.F., 1962, et Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1971, ainsi qu’à
l’article de P. Vidal-Naquet, « La raison grecque et la cité », Raison présente, n° 2, février-avril
1967, p. 51-61.
3. Vernant souligne l’écart qui sépare « l’ambiguïté naïve » du mythe de celle, assumée dans
l’inquié­tude, de la tragédie (T&A, p. 30).
28 l’interférence tragique

aux récits légendaires qu’elle prend pour matrice : ainsi Eschyle ouvre le cycle
des Atrides à la problématique, cruciale pour la cité, de la chasse et du sacrifice.
Dans cette réévaluation du mythe faut-il voir à l’œuvre le processus de laï-
cisation qui, dans l’Athènes du ve siècle av. J.-C., installe définitivement la
démocratie ? Ce n’est pas aussi limpidement simple. Certes, le héros tragique,
vivant défi en son irréductible particularité à l’ordre divin autant qu’à celui, tout
humain, des cités, semble incarner la définition qu’au ive siècle Aristote donne
de l’être non civique (apolis) : tantôt bête, tantôt dieu, et parfois les deux en
même temps4. Aussi Vernant et Vidal-Naquet enracinent-ils leur lecture dans
une entreprise générale de définition du politique grec5. Mais, forts de cette
recherche, ils savent déchiffrer dans le jeu tragique ce qui, tout au contraire, dis-
tancie la cité d’elle-même autant que du mythe. Car la tragédie se construit sur
un perpétuel échange entre mythe et cité, un incessant va-et-vient de la polis à
l’épos : le chœur en est l’exemple, organe de l’expression civique et collective6
qui cependant regroupe fréquemment ce que nous appellerions des marginaux
– femmes, esclaves ou vieillards, mal ou trop intégrés à l’univers politique – et
auquel il revient d’honorer Dionysos, le plus étranger à la cité de tous les dieux
de l’Olympe (OA, p. 20-21).
On définira donc le tragique comme l’interférence7 de deux mondes au sein
du même discours – dédoublé il est vrai en deux métriques adverses : mètre
lyrique du chœur et iambe « prosaïque » des protagonistes. Ce que la cité, dans
son entreprise de clarification de l’expérience sociale, tente de séparer, chasse
et sacrifice, crime accompli de plein gré et meurtre excusable ou justifié, hon-
neur dû aux dieux et reconnaissance librement offerte au bon roi, la tragédie
en brouille les limites, en une compénétration systématique8 dont les phéno-
mènes d’ambiguïté et de renversement sont à la fois le symptôme et la loi9.

4. Aristote, Politique, I, 1253 a 2-7, cité par Vernant à propos d’Œdipe (A&R, p. 126 ; cf. aussi p. 111).
5. Ce qui vaudra à l’analyse que Vernant fait d’Œdipe Roi d’être considérée par A. Green comme
l’exemple même de la « solution politique » (Un Œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragé-
die grecque, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 250 ; voir aussi p. 238 et 274).
6. Sur ce point, J.-P. V. et P. V.-N. reprennent une longue tradition érudite et s’opposent absolument
à une lecture comme celle de Nietzsche, que d’ailleurs ils ne citent jamais (cf. La Naissance de la
tragédie, 7 : « Cette dernière interprétation, selon laquelle la démocratie athénienne aurait incarné
l’immuable loi morale dans le chœur populaire… ne manquera pas de paraître sublime à maint
homme politique… Il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a exercé aucune influence sur la formation
de la tragédie, dont l’origine purement religieuse exclut… tout le domaine politique et social »,
trad. C. Heim, 1964, p. 47).
7. J’emprunte cette expression à P. V.-N. : « La tragédie met à profit les zones d’interférence »
(C&S, p. 140 ; cf. encore OA, p. 29) ; dans le même registre, J.-P. V. parle de « zone frontière »
(OSC, P. 82). On notera enfin qu’après H. Jeanmaire, L. Gernet assigne à Dionysos la fonction de
« remplir l’entre-deux » (Anthropologie de la Grèce antique, p. 82).
8. Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie (9), voit dans le tragique « ein Durcheinander
verschiedener Welten ». Peut-être y aurait-il beaucoup à dire sur le silence de J.-P. V. et P. V.-N.
face à Nietzsche. Sans doute le « pandionysisme » de ce dernier suffit-il à expliquer cette réserve
– ou ce refus. On observera cependant que, se réclamant d’une « sociologie de la littérature »
et d’une « anthropologie historique », (MT, préface, p. 9) ou d’une « psychologie historique »
(cf. les études de Vernant), J.-P. V. et P. V.-N. envisagent plus naturellement leur rapport à Freud
ou – implicitement – à Marx qu’à Nietzsche.
9. Comme le souligne Vernant (A&R, p. 101), l’ambiguïté est un mode de pensée.
l’interférence tragique 29

Car il n’est à la tragédie ni dénouement apaisé ni solution heureuse : deve-


nues bienveillantes (Euménides), les Erinyes restent Semnai, redoutables, et
une même divinité peut se dédoubler – tel le Zeus eschyléen des Suppliantes –
pour présider à la fois au ciel olympien et aux ténèbres infernales. Qui s’égare
aux frontières tragiques éprouve en son être cette ambivalence qui perpétuelle-
ment retourne toute détermination en son contraire et, en un même instant, fait
d’Œdipe, à jamais séparé de soi-même, à la fois son propre père et son propre
fils, un roi divin et un monstre de souillure. En ce sens et en ce sens seulement
pour Vernant et Vidal-Naquet, Œdipe Roi peut être considéré comme un para-
digme, celui même du genre tragique.
Au mouvement qui rejette le héros d’un pôle à l’autre, il n’est pas d’équilibre
ni de mesure, malgré les propos volontiers rassurants du chœur. En opposant
Créon à Antigone, Sophocle ne met pas seulement aux prises deux irréductibles
unilatéralités ; il creuse comme à plaisir la béance qui sépare une religiosité d’une
autre, et de cet affrontement il ne faut attendre d’autre leçon que la contradiction
de deux mondes mal réconciliés et qui cependant se rejoignent dans l’excès10.
Dans la confrontation tragique (MHT, p. 16 ; T&A, p. 24-25 ; A&R, p. 106),
sans fin en ce que toute distance s’y double aussitôt d’une dangereuse proxi-
mité, il faut voir un moment, moment de forces ou tension, mais aussi moment
historique fragile et menacé où, dans la cité, coexistent des valeurs hétérogènes.
La tragédie vit de cette hétérogénéité qu’elle prend en charge en la don-
nant à voir dans la représentation théâtrale, et au spectateur ou au lecteur elle
demande plus qu’une passive adhésion – fût-ce en une katharsis – : reconnaître
dans le héros tragique un champ de forces, c’est renoncer au mythe de l’« unité
de caractère », admettre que la « mutation » de Néoptolème ou de l’Etéocle
d’Eschyle ne s’explique pas en termes de psychologie.

Bref, comment – ou quand – peut-on comprendre la tragédie grecque ? Il


n’est plus possible de différer encore cette question qui sans cesse affleure,
quelque attention que l’exposé déploie pour la refouler.
Ici se rencontrent sans doute la nature même du genre tragique et les exi-
gences de ce que Vernant appelle la « psychologie historique », discipline dont,
pour une bonne part, la méthode d’investigation s’est élaborée antérieurement
à cet ouvrage. Incitant le lecteur à « se garder de projeter sur l’homme grec
ancien » et sur ses productions un système de représentations moderne (EV,
p. 44), Vernant exprime une fois de plus la méfiance qui le dresse contre toute
lecture intemporelle d’œuvres historiquement déterminées11. Le heurt était donc
inévitable avec les interprétations psychanalytiques de la tragédie grecque,
accusées d’en méconnaître radicalement le caractère historique (OSC, p. 80

10. Cf. Vernant, T&A, p. 34 ; Vidal-Naquet, OA, p. 23. Soumise aux demandes conjuguées de
l’humanisme et de la critique universitaire, Antigone reste, malgré les intuitions fulgurantes de Hegel
ou de Hölderlin, l’objet de mainte mécompréhension ; ainsi J. de Romilly distingue chez Sophocle,
« deux sortes de personnages… qui refusent de céder : les obstinés, qui ont tort, comme… Créon…
[et] les autres [qui] sont les héros… désignés à notre admiration, précisément parce que rien ne les
brise, comme Antigone… » (La Tragédie grecque, Paris, 1970, p. 90).
11. C’est ainsi qu’il nous invite à « penser dans les catégories grecques » (OSC, p. 66), à « exami-
ner sans a priori des systèmes d’organisation différents du nôtre ». On réservera pour l’instant les
lourds problèmes que soulève ce « sans a priori ».
30 l’interférence tragique

et 98). Car si toute catégorie universelle est un mythe (EV, p. 44), il en est de
même, pour lui, du complexe à la lumière duquel Freud, dans L’Interprétation
des rêves, lit l’Œdipe Roi de Sophocle, et auquel il ne semble donner ce nom
et cet enracinement antique que pour mieux en vérifier la permanence. Conçu
par Freud et par toute réflexion psychanalytique comme universel12, « message
constant pendant des siècles de l’inconscient » commun13, « mythe au-delà
de l’histoire et des variations du vécu individuel »14, le complexe d’Œdipe,
« mythe venu jusqu’à nous du fond de l’Antiquité classique » (OSC, p. 77), est
donc ­doublement mythe pour une « histoire de l’homme intérieur »15 telle que
Vernant la met en pratique. Tandis que Freud dans L’Interprétation des rêves
(p. 230) cherche à construire le modèle théorique d’une histoire affective de
l’humanité où, d’Œdipe à Hamlet, d’une « matière de rêves archaïque » à la
découverte de l’inhibition, serait lisible le « progrès du refoulement », la psy-
chologie historique se donne pour objet de reconstruire le fonctionnement grec
de la tragédie (OSC, p. 79).
À traiter des interprétations modernes du genre tragique, on ne s’est pas
enfoncé par jeu dans la querelle du texte et du prétexte. Car il ne suffit pas
d’obser­ver que la lecture moderne est toujours menacée d’intemporalité, au
point que l’histoire des interprétations est surtout histoire des mésinterpréta-
tions. Sans doute faut-il aller plus loin : lire une tragédie est traiter en texte ce
qui était d’abord représentation et s’apparente donc toujours quelque peu à une
trahison. Toute lecture, postérieure au bref moment tragique, est posthume. Et
que l’on s’entende bien : cet état de choses commence dès l’Antiquité classique,
alors même que, dans l’Athènes du ive siècle, on représente encore Les Sept
contre Thèbes ou Œdipe Roi (MHT, p. 17) ; car ce qui était au siècle précédent
mise en question adressée à la cité par la cité est désormais résurrection anti-
quaire d’une œuvre privée de tout effet par le respect qui l’entoure. Serait-ce
que, où la philosophie domine, où s’élabore une pensée qui distingue les plans
et les ordres, le discours double de la tragédie trouve mal sa place ?
Une lecture qui serait au moins fidèle au texte s’enfoncerait volontaire-
ment dans l’épaisseur de l’interférence16 où se mêlent indissolublement deux
ordres rivaux, où la folie d’Ajax est aussi la revanche d’Athéna. Mais lorsqu’au

12. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, 1967, p. 227-230.
13. D. Anzieu, « Œdipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes »,
Les Temps Modernes, n° 254, oct. 1966, p. 698.
14. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, 1967, à la rubrique « complexe
d’Œdipe », p. 80. On trouvera des formulations analogues dans l’article excellent de J. Starobinski
« L’épée d’Ajax », Le Nouveau Commerce, n° 12, hiver 1968, p. 49. André Green enfin donne de
cette idée une formulation beaucoup plus élaborée, écrivant que « le complexe d’Œdipe se place
sur le double plan de la diachronie et de la synchronie » (Un Œil en trop, p. 281) et cherchant à
lire la tragédie moins comme « théâtre des significations découvertes par la psychanalyse » que
comme « théâtre des processus dont Freud donne les caractéristiques formelles » (ibid., p. 27). On
aimerait connaître la réponse de Vernant à Green.
15. OSC, p. 80. Cette formule est reprise telle quelle de l’introduction de Mythe et pensée chez
les Grecs (I, p. 12). Une histoire de ce type entend s’inscrire en faux contre l’idée, chère à Marx
(cf. l’Introduction à la critique de l’économie politique) aussi bien qu’à Freud, de la Grèce comme
enfance de l’humanité.
16. Vernant parle d’« épaisseur » ou de « profondeur » du texte (T&A, p. 23 et 35), de « super-
positions » de plans (ibid. p. 31).
l’interférence tragique 31

spectateur soumis à la tension tragique se substitue le lecteur, la tentation est


grande de disjoindre : tragédie du destin ou tragédie de la volonté, héros « ni
bon ni méchant » (et non héros bon et méchant). Bref, pour être toujours pos-
sible17, une lecture philosophique de la tragédie n’en est pas moins toujours
réductrice, que ce soit celle de Platon, attentive à dépister les mixtes honnis, ou
celle que fait Aristote dans la Poétique.
J’ai nommé Aristote en qui il faut sans doute voir l’auteur de la première
– et géniale – mésinterprétation du tragique, paradigmatique de toutes les autres.
Parce qu’il pense la tragédie hors de toute référence à la cité et, méconnaissant
le citoyen dans l’auditeur, cherche l’effet tragique dans l’émotion cathartique de
l’individu ; parce que, résolvant l’ambiguïté en juste milieu, il assigne au héros
une position intermédiaire (Poétique, 1453 a 7) ; parce que, dans sa réflexion,
seule une certaine pensée de la « nature » donne à l’existence humaine son
unité, Aristote est déjà de notre côté, moderne en ce que sa lecture évite l’his-
toire, récusée comme non philosophique. Et comme il n’est pas une lecture
moderne de la tragédie qui ne passe par lui18, il bloque inévitablement, semble-
t‑il, notre accès au tragique.
Aussi, face à Aristote qu’ils rencontrent nécessairement, Vernant et Vidal-
Naquet pratiquent-ils une stratégie complexe, qui va de l’analyse critique à
l’évitement délibéré en passant par l’alliance tactique19, mais qui toujours vise
à écarter ou à contourner, bref à neutraliser cette autorité encombrante pour lire,
sans Aristote ou malgré lui, la tragédie du point de vue de la cité.
L’obstacle aristotélicien une fois contourné, reste donc, puisque le tragique
se lit depuis la polis athénienne, à articuler des textes avec la pratique sociale
qui les informe20. Vernant et Vidal-Naquet procèdent alors par comparaison
– « la comparaison d’une œuvre littéraire aussi profondément inscrite dans la
liturgie civique qu’une tragédie grecque et d’un schéma institutionnel est une
méthode qui… peut faciliter une lecture nouvelle, à la fois historique et struc-
turale, de l’œuvre », écrit Vidal-Naquet (P&E, p. 163) – : comparaison ou
confrontation (Préface de MT, p. 9-10) du Philoctète de Sophocle et de l’éphé-
bie athénienne, d’Œdipe Roi et de ces pratiques athéniennes que sont ostracisme
et pharmakos. Mais une telle confrontation ne s’opère pas dans l’immédia-
teté : si le « message enfermé dans le texte » ne peut être pleinement compris

17. Vernant souligne que « la vie du héros se déroule comme sur deux plans, dont chacun pris
en lui-même suffirait à expliquer les péripéties du drame, mais que la tragédie vise précisément à
présenter comme inséparables » (T&A, p. 30).
18. Il n’est pas un lecteur moderne de la tragédie qui ne se croie obligé de « vérifier » Aristote, de
la lecture universitaire – pour laquelle Aristoteles dixit a toujours un sens – à la lecture psychana-
lytique, « comblée en ce qu’Aristote lui offre deux de ses paramètres les plus chers : l’enfance, le
plaisir » et la famille (citation de A. Green, Un Œil en trop, p. 18).
19. Vernant pratique l’analyse critique (voir par exemple p. 17, 21, 30, 80) ou l’alliance tactique
(citations de la Poétique, p. 27, notes 4 et 5, p. 36, p. 106) ; Vidal-Naquet préfère le silence (sauf
erreur de ma part, aucune allusion n’est faite à la Poétique, ni dans MT ni dans OA). Mais s’ils
évitent l’auteur de la Poétique, P. V.-N. et J.-P. V. s’appuient fréquemment sur la Politique, l’Ethique
à Nicomaque ou l’Histoire des animaux (cf. p. 48 à 61, 62, 101, 125, 126, 137 et 154), œuvres dont
l’auteur reste pour l’étude de la pensée grecque un informateur de choix.
20. Le problème est évoqué dans la préface (MT, p. 9 : « Ce dont il est question ici n’est pas l’oppo­
sition entre la chasse et le sacrifice en soi, mais la manière dont cette opposition informe une œuvre
spécifiquement littéraire ».
32 l’interférence tragique

que dans son rapport à un contexte (T&A, p. 22), comment lire ce rapport sans
définir la relation que, en tant que lecteur, l’on entretient à l’analyse – ou aux
analyses – marxiste(s) de « la production des idées, des représentations et de
la conscience »21 ? N’a-t‑on neutralisé Aristote, croyant pouvoir atteindre à
nouveau la tragédie, que pour rencontrer une autre lecture aux exigences plus
contraignantes ? À vrai dire, la rencontre a lieu tacitement, ou plus exactement
elle a déjà eu lieu, ailleurs : en atteste le soin mis à contourner, sans la nommer,
l’affirmation, propre au « marxisme totalitaire »22, d’une causalité linéaire entre
« superstructure » et structures de base. Mais un autre piège guette alors la lec-
ture, celui d’un « marxisme analogique »23 où texte et pratique sociale seraient
saisis dans un lien d’« homologie » (T&A, p. 22) ou de « solidarité » (ibid.,
p. 23). Tentation aussi insidieuse que tenace car, sitôt expulsée, elle menace de
nouveau24 ; mais elle est finalement conjurée par l’examen de la fonction tra-
gique. L’objet – grec – proposé à l’étude sauve la lecture moderne des pièges
de sa propre modernité.
Définir la tragédie comme un « phénomène indissolublement social, esthé-
tique et psychologique » (MT, préface, p. 9 ; T&A, p. 24) n’est pas ruser, mais
récuser le dilemme qui de causalité renvoyait en isomorphie : comme le roi
eschyléen qui, dans les Suppliantes, échappe à l’aporie de « Que faire ? » en
soumettant cette aporie à l’assemblée civique, Vernant et Vidal-Naquet s’ap-
puient sur le caractère profondément civique de la tragédie athénienne, genre
littéraire qui est en même temps une institution, le même public de citoyens
étant appelé simultanément à décerner au plus valeureux le prix du concours
tragique et à se faire juge de l’enjeu de l’action tragique. Par la représentation
théâtrale, codifiée en institution, l’œuvre acquiert son autonomie, plus produc-
trice de modèles qu’elle n’est produit d’une mentalité ; par l’unité du genre litté-
raire, affirmée avec force contre tous les évolutionnismes faciles qui expliquent
sa disparition finale par l’irrésistible montée du psychologisme (EV, p. 63), la
tragédie se fait lieu et moment d’élaboration pour une même pensée de l’action
humaine : témoignant en sa surface des transformations de l’expérience athé-
nienne, elle vise cependant d’abord à transformer cette expérience.
Un tel objet ne se cerne qu’en un permanent va-et-vient, enraciné dans les
« pré-jugés » dont l’œuvre est traversée (préface, p. 9) et effectuant entre le
dehors et le dedans du texte une « démarche alternée de détour et de retour »
(T&A, p. 23). Le détour constate des parallélismes : ainsi le « détour d’une com-
paraison » révèle dans la mutation du jeune Néoptolème quelque chose comme
une initiation éphébique (P&E, p. 167-168) et l’étude du concept tragique de

21. Pour emprunter cette formulation au célèbre passage de l’Idéologie allemande (Éditions
sociales, 1968, p. 50).
22. J’utilise ce terme dans le sens que lui donne A. Badiou dans « Le (re)commencement du maté-
rialisme dialectique », Critique, n° 240, mai 1967, p. 440-441.
23. J’emprunte également cette expression à A. Badiou (ibid., p. 441 ; cf. la note 7, consacrée à
Vernant). Le terme d’« isomorphie » est aussi de Badiou. On se reportera encore aux remarques
de M. Dambuyant sur Mythe et pensée (« Psychisme et histoire », Raison présente, n° 2, février-
avril 1967, p. 105).
24. Ainsi, dans T&A, p. 22, après avoir récusé le schéma à trois termes : expérience sociale →
univers spirituel → œuvre, Vernant, retrouvant un schéma à deux termes (expérience sociale/œuvre),
parle de correspondance ou de solidarité (p. 23).
l’interférence tragique 33

l’action exige que, sortant de sa spécialité, l’historien de la littérature fasse une


incursion dans le champ du droit grec (T&A, p. 23). Mais sortir de l’œuvre n’est
pas la quitter sans retour : le détour par la théorie aristotélicienne de l’action
(EV, p. 60, et plus généralement p. 50-62), ouvrant sur des perspectives plus
larges le problème de la « volonté » dans la tragédie, ne met pas seulement les
textes « en situation » ; en réalité, il creuse une double distance. Distance de
la tragédie à un cadre mental qui lui est aussi proche qu’étranger, distance de la
tragédie, ainsi délimitée, à nous et à notre expérience : le détour seul donne à
la tragédie son statut de discours, il est l’entre-deux d’où l’on peut espérer lire
quelque chose. Car, marquant les différences, il appelle au retour qui constituera
l’œuvre en pratique spécifique : Néoptolème n’est pas, au terme de sa « muta-
tion », un éphèbe athénien, mais un héros qui se souvient assez de l’épopée
pour donner à la loyauté de l’hoplite le sens non civique d’une attirance vers
l’oikos (P&E, p. 177).
Ce double mouvement qui cherche à reconstruire l’œuvre refuse d’y voir
aussi bien un réceptacle de projections25 qu’un simple reflet de « structures déjà
données dans la société et la pensée commune » (A&R, p. 131) : aussi n’avait-on
côtoyé l’hypothèse du reflet qu’en une étape stratégique. Où y aurait-il place
pour un « reflet » dès lors que, bouleversant l’organisation civique des repré-
sentations sociales, l’interférence tragique soumet à rude épreuve les opinions
du citoyen-spectateur ?
Mais si pour le lecteur l’interférence tragique ne s’élabore que dans le retour
au texte, encore faut-il qu’il sache, dans la résistance de l’œuvre aux valeurs
civiques qui l’informent, reconnaître le travail opéré sur le mythe et par le
mythe : la présence de la cité au cœur du texte déplace l’histoire de Philoctète
et de Néoptolème vers une mise en question des institutions athéniennes, la
relation qu’entretient la tragédie à la légende fait de l’éphébie une aventure de
discours. Le rapport au mythe aide la lecture politique à déjouer les pièges de
l’isomorphisme ; seul, le maintien de ce double impératif de lecture rend donc
au discours tragique toute sa spécificité. Tel est l’enjeu de Mythe et tragédie,
assigné à la recherche dès les premières pages du recueil (p. 10).
Il serait vain cependant de croire que la lecture est maintenant possible sans
plus de précautions. Car reconnaître le mythe à l’œuvre dans la tragédie n’est pas
faire de la tragédie la mise en scène d’un mythe. Aussi Vernant et Vidal-Naquet
doivent-ils se prémunir également contre toute lecture de mythologue26. Si c’est
bien Sophocle et lui seul qui donne au mythe d’Œdipe sa version proprement
tragique (OSC, p. 81), il importe de mettre le mythe en perspective dans la tra-
gédie et non d’inclure Œdipe Roi dans la « manipulation »27 à laquelle Lévi-
Strauss soumet la totalité de l’ensemble mythique qui, d’Homère à Freud, reprend

25. Tel était, on s’en souvient, le sens de la critique des lectures psychanalytiques.
26. Lecture mythologique est aussi celle de Freud qui, dans l’Interprétation des rêves, confond
tragédie et légende héroïque, encore qu’il y ait beaucoup à dire sur cette confusion, qu’il n’opère
que lorsqu’il en a besoin (assez lucide pour distinguer la tragédie de Sophocle du mythe qui en
constitue comme le passé – p. 228 : « ici commence la tragédie de Sophocle » – il finit par super-
poser – p. 230 – tragédie et légende dans la mesure où la représentation tragique met à nu le travail
accompli par l’inconscient dans la légende).
27. Le terme est de Lévi-Strauss, « La lecture des mythes », Anthropologie structurale (p. 235).
34 l’interférence tragique

l’histoire d’Œdipe28. Au démembrement par lequel on décode un mythe (pré-


face, p. 7-8 ; OA, p. 35) s’oppose donc la lecture d’une tragédie, lecture qui s’in-
terdit de briser l’œuvre et n’y cherche finalement d’autres structures que celles
où préside l’interférence. Attentifs à lire mythe et cité moins comme contexte
que comme sous-texte (T&A, p. 22-23), à dépister la « transmutation » (ibid.)
opérée par le discours tragique sur son matériel, Vernant et Vidal-Naquet n’ac-
ceptent qu’avec réticence de se réclamer d’une méthode d’analyse structurale29.
La même réticence, parfois muée en ardeur polémique, parfois repérable dans
une simple allusion30, les met en garde contre toute interprétation qui cherche-
rait le sens du genre tragique en dehors des textes, qui « façonnerait l’œuvre en
forme de serrure pour mieux y adapter une clef »31 : il en est ainsi de la quête
des origines, toujours plus préoccupée de la préhistoire du tragique que de sa
fonction propre. Il n’est d’ailleurs que brièvement fait référence (MHT, p. 13 ;
C&S, p. 136, note 9 ; OA, p. 13-14) à cette dernière querelle qui, pour ne pas
être neuve, se rallume perpétuellement : si grande est la fascination du sacrifice
originaire que de récents travaux cherchent une fois de plus à rendre compte
du phénomène tragique par l’hypothèse d’un rite initial de sacrifice du bouc,
hypothèse qui n’explique rien d’autre qu’elle-même32 et rend contingentes les
­particularités historiques du tragique.
Au mirage herméneutique, Vernant et Vidal-Naquet opposent donc une lec-
ture de la tragédie en tant que discours, montrant comment elle prend pour objet
un rapport – celui, tout de renversement et d’ambiguïté, qui en Œdipe conjoint
sur- et sous-humanité ou qui, dans l’Orestie, relie ces pratiques antagonistes
que sont chasse et sacrifice – et comment elle le construit par une sorte d’explo­
ration systématique des oppositions qu’il implique.
Une telle lecture soulève certes encore un problème, commun à toutes ces
études mais que l’article de Vidal-Naquet sur « Chasse et sacrifice dans ­l’Orestie »
contribue grandement à formuler : quel statut le discours tragique donne-t‑il
à ces pratiques sociales auxquelles il se réfère en un canevas mythique, s’il ne
se contente ni de les refléter ni de les répéter rituellement ? N’ont-elles que la
présence lointaine d’une image ? Ou jouent-elles le rôle plus complexe d’une
grammaire du tragique ?

28. Affirmant dans la préface, (p. 8) que « l’Œdipe Roi de Sophocle n’est pas une version parmi
d’autres du mythe d’Œdipe », P. V.-N. et J.-P. V. s’opposent aussi bien à Lévi-Strauss qu’à Freud. On
se reportera également aux lignes importantes que, dans OA, Vidal-Naquet consacre à ce problème.
29. « La plupart des études réunies dans ce livre relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse
structurale » (Préface, p. 7).
30. Vernant pratique plus volontiers la polémique, Vidal-Naquet l’allusion : stratégies différentes,
combat identique.
31. Une fois de plus, la lecture psychanalytique est visée : aussi la formulation de la critique est-
elle empruntée à A. Green (Un Œil en trop, p. 37). Vernant reproche à Freud d’appliquer à l’œuvre
une méthode d’analyse préétablie (OSC, p. 77-78) et de procéder à une série de réductions (p. 82).
Comme exemple d’indifférence à la spécificité du discours il donne l’article déjà cité d’Anzieu : si
la critique qu’il en fait est pleinement fondée, on regrettera peut-être qu’il n’ait pas soumis à son
analyse une lecture psychanalytique plus exigeante.
32. Expliquer comme le fait W. Burkert (« Greek tragedy and sacrificial ritual », Greek, Roman and
Byzantine Studies, 7, 1966, p. 115 et suivantes) le statut souvent marginal des membres du chœur
par le déguisement des premiers sacrificateurs n’éclaire nullement le paradoxe central qui fait de
cette marginalité l’expression de la collectivité à l’intérieur du jeu tragique.
l’interférence tragique 35

« Bien entendu,… ce vocabulaire est un vocabulaire métaphorique » (P&E,


p. 174) : telle est la première réponse, la plus immédiate, qui rejoint – une fois
n’est pas coutume – l’affirmation d’Aristote selon laquelle au genre tragique il
convient avant tout « d’exceller dans les métaphores » (Poétique, 1459 a 6) ;
dans cette perspective, on parle alors des « thèmes », des « images », du « voca-
bulaire » techniques « utilisés » par la tragédie (C&S, passim ; T&A, p. 23-24).
Si Vidal-Naquet s’en tenait à cette formulation, il lui serait peut-être difficile de
répondre aux reproches d’allégorisme que ne manquent pas de lui adresser les
tenants d’une interprétation ritualiste. Mais les choses sont plus c­ omplexes. On
notera d’abord que ses titres, plus ambigus ou plus audacieux que les expres-
sions que je viens de citer, ne se consacrent pas aux « images de la chasse et du
sacrifice dans l’Orestie » ni aux « métaphores de l’éphébie dans le Philoctète »,
mais se donnent comme objet « Philoctète et l’éphébie » ou, de façon plus
nette encore, « Chasse et sacrifice dans l’Orestie » ; on observera ensuite que,
citant des ouvrages qui ne donnent à la chasse et au sacrifice qu’un rôle de
« travesti du langage », Vidal-Naquet en récuse « le niveau d’analyse banale-
ment littéraire » (C&S, p. 136). Et il est de fait que dans l’Orestie l’idée se réa-
lise constamment en une image, laquelle s’incarne à son tour, d’une manière à
la fois concrète et symbolique33 : ainsi la tragédie ne se contente pas, dans les
Euménides, d’« évoquer » (C&S, p. 136) une chasse à l’homme, mais la donne
réellement à voir dans la poursuite infernale d’Oreste par les Erinyes, repré-
sentée sur la scène (cf. C&S, p. 145). Aussi, quand la tragédie se fait chasse,
qu’Agamemnon « est un lion » (p. 142), une « bête prise au filet », victime de
la « lionne-Clytemnestre » (p. 146-147), dépasse-t‑on le niveau de la « méta-
phore restreinte » pour celui, beaucoup plus problématique, de la « métaphore
généralisée »34. Ceci doit sans doute être imputé au double statut de la tragédie,
discours et représentation ou, mieux, discours-représentation.
Il n’y a pas alors à s’étonner des hésitations du lecteur qui tantôt se réfère
à l’utilisation de métaphores de chasse ou de sacrifice (p. 148) et tantôt à la
chasse et au sacrifice comme lignes de force de l’Orestie (C&S, p. 140) ; ces
hésitations sont exemplaires, en ce qu’elles reproduisent le flottement, propre à
la langue tragique, entre la comparaison et l’identification de deux sphères : et
ce flottement n’est peut-être pas autre chose que la tension, interne au discours,
entre pensée mythique et pensée civique. Aussi Vernant affirme-t‑il justement
que, hors de leur contexte technique, « les mots, les notions, les schèmes de pen-
sée » changent de fonction pour servir à une confrontation générale des valeurs
(T&A, p. 24). Devenu tragique, le vocabulaire des pratiques sociales fonctionne
à la fois comme code et comme message, et, dans ce perpétuel va-et‑vient de
l’un à l’autre statut, cesse de jouer le rôle rassurant de boussole pour s’affoler,
brouillant ainsi les repères.

33. De l’allusion à la vengeance comparée à l’Erinye on en vient à l’apparition réelle des Erinyes
sur la scène ; de même, la plainte sacrificielle métaphorique et sacrilège de l’Agamemnon se mue,
dans les Euménides, en clameur sacrificielle « normale » et pieuse, lors de la procession finale.
Nietzsche observait déjà dans La Naissance de la tragédie que « pour un vrai poète, la métaphore
n’est pas une figure de rhétorique, mais une image qui se substitue au concept » (p. 56).
34. Pour employer des formulations qui sont à la fois explicitées et critiquées par G. Genette
(« La rhétorique restreinte », Figures III, 1972, p. 21-40).
36 l’interférence tragique

Il est temps de rendre justice de l’accusation d’allégorisme portée contre une


telle lecture. Les vrais allégoristes sont ceux qui font de la tragédie le même et
sempiternel déguisement d’un rituel perdu et non ceux qui lisent dans le discours
l’effet qu’y produit la représentation : constater que les pratiques sociales, mises
au rang de signifiant, sont soumises à de constants déplacements et explorées
sans trêve jusqu’à ce qu’elles assument toutes les positions possibles (y ­compris
et surtout les positions anormales et monstrueuses), c’est repérer dans le langage
même la transgression tragique, mise en œuvre de cette confrontation générale
que l’on observait déjà dans le signifié de chaque texte.

***

On pourrait arrêter là ce parcours de lecture où l’on a tenté de suivre Vernant


et Vidal-Naquet dans les contours successifs de leur démarche : tous les obs-
tacles n’ont-ils pas été écartés ou surmontés ? Ne serait-il pas temps, pour le
lecteur de Mythe et tragédie, de répondre à l’invite finale de la préface pour
entreprendre à son tour, à la lumière de ces études rigoureuses, sa propre ana-
lyse des textes tragiques ? Peut-être alors, devenu lui aussi exigeant et cher-
chant à définir sa position de lecteur moderne affronté à des œuvres anciennes,
se retournera-t‑il encore une fois vers la psychologie historique pour lui deman-
der – ultime question mais qui n’est pas la moindre – comment elle se situe elle-
même dans l’écart historique de l’ancien et du moderne.
À ce problème, une réponse est déjà donnée, dans les mises en garde répétées
que Vernant oppose à tous les excès interprétatifs : l’œuvre impose d’elle-même
ses exigences à la lecture (OSC, p. 78). Une telle réponse est certes féconde en
ce qu’elle invite à distinguer les niveaux, à dépister l’interférence : qui ­s’attache
aux diverses combinaisons que présente, dans l’Antigone de Sophocle, l’oppo-
sition de la philia et de l’erôs, du lien familial et du désir sexuel ne peut plus
crier aussi rapidement qu’Anzieu à l’amour incestueux de la fille d’Œdipe pour
son frère35. Sans doute un texte n’est-il « texte que parce qu’il ne se livre pas
tout entier à sa première découverte » (Green, p. 35) ; encore cette « première
découverte », qui ne s’opère pas en un instant, n’en est-elle pas forcément la
simple répétition passive car rien n’est plus malaisé que de se plier aux exi-
gences du texte.
Et cependant le doute demeure : qu’est-ce qu’une lecture sans a priori36 ?
Suffit-il à la « fantaisie » d’opposer la précision (OSC, p. 86) ? La réponse
n’est pas, ne peut pas être aussi simple – Vernant et Vidal-Naquet le savent bien.
D’abord parce que le rapport d’immédiate communicabilité est perdu, à jamais
disparu avec le public athénien du ve siècle, « sorte d’assemblée ou de tribu-
nal populaires » (OSC, p. 86) qui, dans la transparence déchirée du savoir tra-
gique, dépistait la polysémie du logos et « réalisait l’ambiguïté de la condition
humaine » (T&A, p. 36 ; A&R, p. 101-103). Entre le spectateur du ve siècle et
le lecteur du xxe siècle, la distance ne saurait être comblée, fût-ce par un désir

35. Sous peine d’aplatir le texte et de faire à nouveau une lecture que l’on pourrait qualifier, dans
sa trop grande clarté, d’« aristotélicienne » (cf. OSC, p. 90).
36. Au « il faut » de Freud (ibid., p. 81), Vernant n’oppose-t‑il pas le « il faut » de la lecture
attentive au texte (p. 82) ?
l’interférence tragique 37

d’identification. Or, comble de difficulté, cette distance est double : tempo-


relle mais aussi spatiale, puisque le lecteur doit reconstruire imaginairement la
représentation tragique.
Le spectateur moderne de tragédies serait-il mieux placé ? Poser cette ques-
tion est soulever le problème de l’effet tragique après le ve siècle. Contre Freud,
attentif à déchiffrer l’Œdipe dans l’émotion que la pièce de Sophocle exerce
sur le public de son temps, Vernant avance deux arguments de poids : la spé-
cificité historique de la tragédie comme forme d’expression civique, la spéci-
ficité de l’effet tragique que, dans le cadre de la polis, il reconstruit comme un
effet de conscience (T&A, p. 36) plus que comme une katharsis. Et cependant
il reconnaît volontiers qu’un public moderne est encore « bouleversé » (OSC,
p. 81) ; mais, pour rendre compte de ce phénomène, il en revient, semble-t‑il,
toujours insensiblement à la position du lecteur37. Est-ce refus ou impossibi-
lité de donner un contenu à cette émotion actuelle ? Ne pourrait-on plus jouer
les tragiques ? Ou joue-t‑on alors tout autre chose qu’une tragédie grecque38 ?
Ces questions resteront sans réponse et sans doute en effet n’en ont-elles pas.
Peut-être malgré tout faudrait-il les poser, au moment où se manifeste un inté-
rêt nouveau pour la tragédie grecque – je ne parle pas des plates réductions
banalisantes d’un Anouilh, mais du « retour » aux tragiques que tente le jeune
théâtre –, au moment où, d’Artaud à Brecht, l’élaboration d’une dramaturgie non
aristotélicienne libère peut-être, selon des modalités fort différentes, un accès
vers Sophocle ou Eschyle, où notre époque adresse à la tragédie grecque une
demande. Et si cette demande, sans être à proprement parler recherche d’une
approche historique, vise cependant la tragédie en tant qu’elle est grecque et
non en tant qu’elle serait éternelle, faut-il la réduire à une simple « curiosité
archaïsante »39 ? Une réponse à cette question nous éclairerait certes sur nous
plus que sur la tragédie ; sans doute est-ce la raison pour laquelle le spectateur
moderne est abandonné à son statut indécidable.
Nous serons donc, lecteurs, résignés à ne pas expérimenter directement l’effet
tragique, mais également résignés à lire sans innocence, car, lecteurs modernes,
nous ne saurions échapper au soupçon que la modernité fait peser sur quiconque
entend aborder une œuvre les mains pures.
Pour ne pas projeter sur les textes un sens qui leur soit extérieur, il faudrait
pouvoir se départir de ses propres cadres mentaux. Vernant, on l’a vu, y invite,
ainsi qu’à « se soumettre aux vraies questions, celles qu’impose le texte lui-
même dès lors qu’on vise à sa pleine et précise intelligence » (OSC, p. 83).
Mais on est tenté alors de lui demander d’où se tire cette bonne visée de lecture
qu’en termes cartésiens on appellerait une « bonne disposition » vers le vrai :
comment peut-on avoir aux œuvres un accès non interprétatif ? Mais ce serait
là poser abruptement la question et donc la fausser, car Vernant lui-même ne

37. Ce glissement se perçoit dans OSC, p. 81-82.


38. Peut-être est-ce ce que veut dire Vidal-Naquet, écrivant : « Nous pouvons bien entendre
aujourd’hui représenter Œdipe Roi au théâtre d’Epidaure, mais une lecture archéologique reste une
lecture moderne… » (OA, p. 34). On conviendra aisément qu’une représentation faussement antique
est un leurre ; mais entre la reconstitution historique et la lecture, n’est-il pas d’autre solution ?
Certaines déviations ne sont-elles pas une façon moderne d’être fidèle ?
39. J’emprunte à A. Green la formulation de cette question sans pour autant lui donner le même
sens que Green.
38 l’interférence tragique

recourt à de telles formulations que lorsque l’enjeu du débat avec la psychana-


lyse se fait pressant40.
Il faut alors relire la préface et méditer ces lignes qui donnent au livre tout
son élan : « Nos recherches supposent une constante confrontation entre nos
concepts modernes et les catégories mises en œuvre dans les tragédies antiques…
Poser ces problèmes, c’est demander qu’entre l’intention de l’œuvre et les habi-
tudes mentales de l’interprète s’établisse un dialogue lucide et proprement histo-
rique, qui aide à déceler les présupposés, généralement inconscients, du lecteur
moderne, qui le contraigne à se mettre lui-même en question dans la prétendue
innocence de sa lecture » (lignes soulignées par nous, p. 9). De même, dans
« Œdipe à Athènes », observant qu’« une lecture archéologique reste une lec-
ture moderne », riche seulement de ces accumulations successives d’interpréta-
tions qui, depuis Aristote, s’attachent à rendre compte du phénomène tragique,
Vidal-Naquet rappelle que le lecteur, pour historien qu’il se fasse, ne saurait
« prétendre à un savoir absolu » et encore moins à « retrouver une fois pour
toutes le sens qu’avait pour son auteur et son public la tragédie représentée au
ve siècle » (OA, p. 34).
Avec Vernant et Vidal-Naquet, nous ne serons donc pas des lecteurs inno-
cents. Comment pourrions-nous l’être quand l’analyse du tragique se déroule
dans un double et perpétuel rapport tant aux catégories grecques qu’à toutes les
problématiques modernes41 quand de Freud à Lévi-Strauss sans éviter, même si
elle n’est pas désignée comme telle, la question marxiste de l’articulation d’un
texte et d’une pratique, le parcours nous affronte autant à nous qu’aux Grecs ?
Sans doute une telle démarche est-elle celle de toute lecture historique de
­l’Antiquité ; mais elle est peut-être aussi caractéristique de l’analyse du phéno-
mène tragique. Élucider le lien qui unit profondément la méthode à son objet :
c’est à quoi nous invite finalement la lecture de Mythe et tragédie.
Quel sens faut-il donc donner à ce « contexte » socio-psychologique en
fonction duquel s’établirait la communication entre l’auteur et son public du
ve siècle – cela va de soi – mais aussi, de façon plus surprenante et plus obs-
cure, entre l’œuvre et son lecteur du xxe siècle ? Sur quel terrain le texte peut-il
« retrouver sa pleine authenticité et tout son poids de significations » (T&A,
p. 22) ? Il faut maintenant trancher : le « contexte » ne peut fonctionner dans
la distance d’une approche historique comme il le faisait immédiatement aux
Grandes Dionysies : plus exactement, il ne saurait être le même. Si, lors du
« double dédoublement » qu’est la représentation tragique à Athènes (OA, p. 17),
la cité, à la fois juge et partie, était pour l’œuvre simultanément un dedans et un
dehors, elle reste bien pour la lecture à la fois intérieure et extérieure à la tragé-
die, mais, comme contexte, elle est irrémédiablement travaillée de l’intérieur

40. Peut-être semblerons-nous avoir beaucoup parlé du débat avec la psychanalyse, ainsi indûment
privilégié. Mais on observera qu’à nulle autre occasion qu’à celle de ce débat Vernant ne pose aussi
clairement toutes ces questions, même si, pour endiguer l’impérialisme psychanalytique, il paraît
parfois cultiver secrètement le rêve d’un lecteur pur de toute prédisposition.
41. Une seule absence remarquable : le rapport aux lectures philosophiques de l’Antiquité. Si
l’on excepte Aristote, blocage à contourner et dont la position est donc tout à fait particulière, on
ne trouve qu’une mention de Hegel (chez P. V.-N., OA, p. 23), mais sur Hölderlin, Nietzsche ou
Heidegger le silence est total : serait-ce que la lecture philosophique est repoussée comme fonda-
mentalement non historique ?
l’interférence tragique 39

par ces méthodes d’investigation qui l’ont constituée en objet d’analyse. Aussi,
n’ayant d’autre point d’ancrage qu’un champ de représentations que, bon gré
mal gré, il a toujours contribué à organiser, le lecteur se trouve-t‑il pris, lui
aussi, dans une interférence.
Interférence de l’ancien et du moderne, mais surtout de la fonction tragique,
qui est de confrontation, et de la situation actuelle du lecteur qui, dans la contra-
diction entre des exigences et des disciplines antagonistes, s’appréhende lui-
même comme champ de forces.
Aussi n’est-ce point par hasard que le même terme de confrontation est u­ tilisé
par Vernant et Vidal-Naquet pour caractériser leur méthode et pour définir leur
objet, comme si l’étude de la tragédie se plaisait à redoubler la mise en ques-
tion de nos valeurs de celle des valeurs grecques que pourtant nous ne c­ ernons
qu’à grand-peine. Qu’un tel redoublement soit conscient ou ne le soit pas n’est
sans doute pas le vrai problème : au tour de l’ouvrage moderne d’imposer peu
à peu un sens à un lecteur attentif aux mots !
« Assez éloigné de nous pour qu’il soit possible de l’étudier comme un objet,
et un objet autre,… l’homme grec nous est cependant assez proche pour que
nous puissions sans trop d’obstacles entrer en communication avec lui, com-
prendre le langage qu’il parle dans ses œuvres… » : ainsi, dans l’introduction
de Mythe et pensée (I, p. 6), Vernant justifiait la démarche de la psychologie
historique, cherchant à articuler notre pratique moderne du discours – et peut-
être de la politique – et le logos grec, dont elle est à la fois héritière et éloignée.
Lorsqu’il définit à son tour la tragédie, il y voit le rapport à un passé « assez
lointain pour que… les contrastes se dessinent clairement mais assez proche
pour que les conflits de valeurs soient encore douloureusement ressentis et que
la confrontation ne cesse pas de s’exercer » (T&A, p. 25).
Enfin, la préface de Mythe et tragédie (p. 9) propose « une constante confron-
tation entre nos concepts modernes et les catégories mises en œuvre dans les
tragédies antiques » et Vidal-Naquet reprend encore une fois le même terme
dans « Œdipe à Athènes » (p. 35), définissant la compréhension de la tragédie
comme « une confrontation systématique des œuvres avec les institutions, le
vocabulaire, les formes de décision… [de] l’Athènes du ve siècle ».
Qui pourrait résister à interpréter ces rapprochements ? Nous ne dirons pas
– car nous ne le pensons pas – que la tragédie est perçue dans une simple pro-
jection de la méthode d’investigation qui lui est appliquée. Il serait plus juste
d’avancer qu’entre l’objet choisi et l’analyse il y a comme une conjonction, ou
une conjoncture : peut-être la distance et l’interférence constitutives du tragique
ne pouvaient-elles être mieux mises en évidence que par une méthode elle-même
fondée sur une autre distance, sur une autre interférence ? peut-être y avait-il
comme une secrète fascination de la méthode pour la tragédie ? (Mais l’intérêt
pour la tragédie grecque, fût-il scientifique, est-il innocent ?)
Mythe et tragédie : si la tragédie peut jouer pour nous le rôle que jouait
le mythe à l’égard du discours tragique, on y verra un autre sens, plus secret,
au titre de cet ouvrage passionnément attaché à rendre à la lecture du tragique,
au prix d’une mise à distance, toute la force conflictuelle du spectacle antique.
« MARATHON »1 OU L’HISTOIRE IDÉOLOGIQUE

À propos des paragraphes 20 à 26 de l’oraison funèbre


en l’honneur des soldats qui allèrent au secours des Corinthiens
(attribuée à Lysias)*

Il est de règle, pour l’orateur choisi par la cité qui, devant la foule athé-
nienne2, prononce l’oraison funèbre de ses concitoyens morts à la guerre,
d’évoquer longuement le prestigieux passé d’Athènes. Malgré quelques excep-
tions remarquables3, la plupart des orateurs se conforment à cette nécessité,
où certains croient déceler la trace de l’époque à laquelle fut instituée l’orai-
son funèbre, sans doute née dans l’exaltation qui suit les victoires des guerres
médiques et qui préside à la création de la ligue maritime de Délos4, et mar-
quée par la toute nouvelle conscience de soi et de son histoire qu’Athènes
vient d’acquérir.
Si le récit des « res gestae » constitue bien une première forme d’histoire,
c’est donc à une sorte d’exposé de l’histoire d’Athènes que se livre l’orateur.
Histoire des hauts faits, aussi bien mythiques qu’historiques, et il ne semble
pas que le départ soit fait nettement entre mythe et histoire5. C’est là une pre-
mière caractéristique de ce genre d’exposé, caractéristique hautement signi-
fiante, il importe de le montrer.
Histoire d’Athènes, prononcée par un Athénien devant des Athéniens :
Platon, dans le Ménexène, estime qu’il est peu difficile de prononcer un éloge
devant ceux qu’on entreprend de louer, et cette circonstance ôte à ses yeux toute

* Première parution dans Revue des Études anciennes, n° 75, 1973, p. 13-42.
1. On écrira entre guillemets le nom de cette bataille pour désigner le discours sur la bataille ou
l’usage que la propagande athénienne fit de cette victoire. « Marathon » n’est donc pas à confondre
avec Marathon, simple désignation des faits historiques.
2. Cf. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 34, 4-8.
3. Ce sont, on le verra, Périclès et Hypéride qui se distinguent ainsi des orateurs soumis à la tradition.
4. W. Kierdorf, Erlebnis und Darstellung der Perserkriege. Göttingen, 1966, au terme d’une ana-
lyse minutieuse, situe l’oraison funèbre aux environs de 478 ou dans les années immédiatement
postérieures à la création de la Ligue attico-délienne.
Effectivement, pour les Grecs, cette institution semble avoir été pensée comme une conséquence
des guerres médiques, ainsi qu’en attestent Diodore de Sicile (XI, 33, 3) et Denys d’Halicarnasse
(Antiquités romaines, V, 17, 4).
5. Isocrate, dans le Panégyrique, mêle lui aussi étroitement les deux niveaux. Mais c’est chez lui
le fait d’une décision volontaire (cf. § 28, 3-4 et surtout 30 : la validité du mythe provient de son
emploi constant). On ne trouve pas chez Lysias une résolution aussi nette et consciente d’utiliser
le mythe comme élément de l’histoire d’Athènes, mais son texte montre éloquemment que, s’il ne
le dit pas, il le fait.
« marathon » ou l’histoire idéologique 41

validité au discours tenu6. Sans le suivre aussi loin dans cette condamnation, on
peut faire à ce propos deux remarques.
Tout d’abord, la conjonction de l’histoire et de l’éloge, qui, à un esprit
moderne épris de scientificité, semble une gageure, se fait tout naturellement à
Athènes et donne à cette « Histoire » que la cité se récite à elle-même un carac-
tère original, on pourrait risquer le mot d’incantatoire : des images plus vraies
que la réalité s’imposent irrésistiblement par la seule puissance de la parole.
Certes, cette histoire relève plus de la rhétorique que d’une quelconque science,
puisqu’à la rhétorique revient « la vertu de persuader les masses et les foules
en leur contant des fables au lieu de les instruire » (διὰ μυθολογίας ἀλλὰ μὴ
διὰ διδαχῆς)7. Mais, par là même, l’oraison funèbre devient un précieux docu-
ment sur la façon dont les Athéniens se représentaient leur histoire : un peuple
se définit d’abord, pour lui-même et pour la postérité, par la conscience qu’il a
de son histoire, mise en œuvre et expression de sa singularité.
Cette « Histoire » d’Athènes, « œuvre de représentation destinée à la repré-
sentation8 », histoire dite avant d’être écrite, permet sans doute plus aisément
de comprendre ce que pensait le peuple athénien venu assister aux funérailles
que d’apprendre quoi que ce soit sur les événements qui font l’objet du récit.
C’est ainsi qu’il n’y a pas à s’indigner avec Blass9 de la disproportion
flagrante que l’on constate entre l’importance accordée au passé et la brièveté de
l’évocation de l’actualité dans l’oraison funèbre attribuée à Lysias10. Il semble
au contraire qu’il faille voir là non seulement une loi du genre – l’orateur qui,
comme Périclès11 ou comme Hypéride12, s’y soustrait devant rendre compte
des raisons de cette omission – mais aussi un choix révélateur du rapport que
l’Athénien du ive siècle entretient avec son passé, rapport dont il est bon de rap-
peler d’emblée la signification, puisque la plupart des oraisons funèbres dont
nous disposons sont des œuvres du ive siècle.
Alors qu’au ve siècle, Périclès peut se permettre de ne pas évoquer le passé
d’Athènes, au ive siècle, chez les orateurs et les hommes politiques, cette réfé-
rence devient une panacée : les auteurs d’oraisons funèbres reconstruisent un
passé qui ne comporte que des épisodes glorieux, Isocrate propose comme modèle
à la cité de son temps l’ancienne Athènes dirigée par l’Aréopage, Démosthène
oppose aux défauts de ses concitoyens les éminentes qualités des ancêtres, tous
cherchent dans le passé non seulement la matière pour des développements tout
prêts, mais encore un remède aux difficultés du présent.
Or, dans ce passé, tout n’est pas également exalté ; les épisodes incer-
tains ou non couronnés de succès sont effacés ou déformés : c’est ainsi que,
pour faire de la guerre du Péloponnèse une victoire d’Athènes, les orateurs

6. Platon, Ménexène, 235 d 2-7.


7. Platon, Politique, 304 c 10-d 1.
8. Hegel, La Raison dans l’histoire, édition Kostas Papaioannou, Paris, 1965, p. 25, à propos de
l’« histoire originale ».
9. Blass, Die attische Beredsamkeit, I, p. 436 sqq.
10. Treize paragraphes (4-16) sont consacrés aux exploits mythiques. Quarante-sept paragraphes
(20-66) concernent les exploits historiques antérieurs. Quatre seulement évoquent les guerriers qui
viennent de trouver la mort (67-70).
11. Thucydide, II, 36, 4.
12. Hypéride, Oraison funèbre, 4.
42 « marathon » ou l’histoire idéologique

sont amenés à recourir à d’étonnants paradoxes13. Une seule époque apparaît


comme digne d’être constamment évoquée, celle des guerres médiques. Après
l’échec de 404, Athènes se retourne vers son passé14, tout particulièrement vers
cette glorieuse période15, et une oraison funèbre proclame que « ces exploits
anciens paraissent récents16 ». Ce mouvement ne fait que s’accentuer au cours
du siècle : Miltiade, Thémistocle et Aristide, Marathon et Salamine semblent
faire partie intégrante du cadre politique et intellectuel de la cité aux environs
de 350. Tous, orateurs et historiens, Isocrate et Éphore comme Démosthène et
Lycurgue, exaltent l’esprit et les hommes des guerres médiques17. L’évocation de
cette période glorieuse a de multiples fonctions : elle peut servir à faire oublier
le présent – c’est peut-être le sens qu’elle prend chez Isocrate, malgré le carac-
tère d’efficacité qu’il prétend donner à ses écrits18 ; elle peut étayer une actua-
lité insuffisamment brillante – l’histoire est alors un instrument au service de
la rhétorique pour justifier une politique précise : l’appel aux guerres médiques
vise à appuyer les prétentions de la politique extérieure athénienne, et, lorsque
Démosthène accuse Eschine d’avoir, lors de son ambassade, trahi Athènes en
n’évoquant pas cette page de son histoire19, il lui reproche de n’avoir pas voulu
fournir les arguments historiques qui auraient pu faire valoir auprès de Philippe
l’existence et la grandeur d’Athènes. L’évocation du passé peut encore chercher
à réveiller le dynamisme des citoyens, invités à faire revivre contre Philippe le
barbare les antiques vertus des combattants de Marathon et de Salamine. Mais
les guerres médiques sont surtout le thème de prédilection des théoriciens du
panhellénisme qui, depuis Gorgias et Lysias – et il n’est sans doute pas indif-
férent qu’à ces deux auteurs soient attribués à la fois une oraison funèbre et un
discours olympique – en passant par Isocrate et Éphore, voient dans les guerres
médiques un modèle, quittes d’ailleurs à en reconstruire l’histoire pour qu’elle
soit plus démonstrative, qu’il s’agisse de l’élaboration par les orateurs de faux
comme le serment panhellénique de Platées, ou, plus subtilement, des grandes
synthèses auxquelles procède Éphore, intégrant la bataille d’Himère à la liste
des combats livrés par les Grecs contre le Barbare20. Mais, plus fréquemment, le
ive siècle athénien exalte des victoires purement athéniennes, comme Marathon,
en vertu de la contradiction interne du panhellénisme qui consiste, comme

13. Platon, Ménexène, 234 d, et Lysias, Epitaphios, 58 et 65.


14. S’il faut en croire Aristote (Constitution d’Athènes, 34, 3), le mot d’ordre de Πάτριος πολιτεία
aurait à cette époque trouvé un écho assez large.
15. Comme le rappelle K. Jost, Das Beispiel und Vorbild der Vorfahren, Rhet. Stud., Paderborn,
1936, p. 249.
16. Lysias, Epitaphios, 26.
17. Philippe de Macédoine, astucieux adaptateur des idéologies de l’époque, ira jusqu’à présenter
son projet de guerre contre les Perses comme une croisade punitive, destinée à venger les sanctuaires
grecs des offenses commises par Xerxès lors de la seconde guerre médique : lui aussi annexe les
guerres médiques à sa cause.
18. Lorsque, au moment où s’effondre la seconde confédération maritime athénienne, Isocrate
célèbre le gouvernement de l’Aréopage, croit-il vraiment à la possibilité de trouver une solution
aux problèmes du présent en répétant le passé ?
19. Démosthène, Ambassade, 311-313.
20. P. Gauthier, « Le parallèle Himère-Salamine au ve siècle et au ive siècle avant J.-C. », Revue
des Études anciennes, 1966, p. 5-31.
« marathon » ou l’histoire idéologique 43

l’a bien montré A. Momigliano21, à essayer de concilier un rêve d’union et la


volonté d’être le chef, à désirer la concorde panhellénique tout en refusant de
renoncer à exercer l’hégémonie.
L’oraison funèbre participe de toutes ces démarches qui, pour être diverses,
n’en présentent pas moins une caractéristique commune : la référence constante
aux guerres médiques comme âge d’or d’Athènes et source de toute valeur. Dans
ce mouvement de rappel du passé, les Logoi epitaphioi du ive siècle tiennent
une place non négligeable : destinés à honorer les Athéniens morts à la guerre,
ces discours ne peuvent leur accorder de plus grand éloge que de les assimi-
ler à leurs ancêtres22 : ce faisant, l’orateur remonte aux origines pour raconter
l’histoire d’Athènes, et l’oraison funèbre reflète très exactement la représenta-
tion que la cité se fait du temps.
Pour qui cherche à comprendre dans l’Oraison funèbre comment Athènes se
représente sa propre histoire, à travers la multitude des hauts faits athéniens, une
victoire semble donc s’imposer irrésistiblement à l’examen : celle de Marathon.
Pourquoi ce choix ? Tout d’abord, parce que Marathon est, pour les Athéniens,
depuis longtemps déjà au moment où le discours est prononcé23, la plus grande
victoire qu’ils aient jamais remportée, symbole en quelque sorte ou paradigme
au sens où, dans le Timée et le Critias, l’Athènes primitive est, face à la réalité
affligeante, le paradigme de l’Athènes parfaite24, à cette différence près toute-
fois, serait-on tenté d’ajouter, que l’Athènes primitive de Platon est un mythe,
tandis que Marathon a réellement existé. Mais, si les exploits mythiques sont
étroitement associés aux actes historiques, inversement, on le verra, l’histoire
fonctionne à Athènes comme un mythe, et lorsque, au livre III des Lois, pré-
tendant peindre l’Athènes historique de l’époque de Marathon, Platon écrit :
Nous avions un régime traditionnel (πολιτεία παλαιά), des magistratures fon-
dées sur la distinction de quatre classes censitaires ; notre souveraine était la
conscience (αἰδώς) qui nous faisait consentir à vivre dans l’obéissance aux lois
de ce temps-là25…
il est évident que la cité ainsi caractérisée est tout aussi mythique dans son exem-
plarité26 que l’ancienne Athènes du Timée.
En fait, au récit de la bataille s’est, dès le ve siècle, substitué le mythe de
Marathon. L’orateur du Ménexène n’est pas le seul à demander aux Athéniens
« d’avoir les yeux fixés sur cette grande œuvre et de se mettre à l’école des hommes
de Marathon27 ». Tout un système d’éducation vante au jeune Athénien les vertus
de ces glorieux combattants. Système que, dans les Nuées, le Raisonnement injuste

21. A. Momigliano, Filippo il Macedone, saggio sulla storia greca del IV secolo, Firenze, 1934.
Sont tout particulièrement intéressants les chapitres v (Il conflitto degli ideali) et vi (I Teorici del
Panellenismo).
22. À ce sujet, le paragraphe 12 de l’Epitaphios de [Démosthène] est exemplaire.
23. Les commentateurs s’accordent en général, s’ils s’opposent entre eux quant à l’attribution du
texte même à Lysias, sur la date de 392 avant J.-C.
24. Il faut à ce propos renvoyer à l’article de P. Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide, structure et
signification d’un mythe platonicien », Revue des Études grecques, 1964, p. 420-442.
25. Platon, Lois, III, 698 b 4-6.
26. Elle s’oppose en un contraste raisonné à la Perse, modèle de la servitude.
27. Platon, Ménexène, 240 e 3-6.
44 « marathon » ou l’histoire idéologique

tourne en ridicule, mais toute la sympathie d’Aristophane va au Raisonnement


juste lorsqu’il répond aux railleries de son antagoniste :
C’est pourtant avec ces vieilleries-là que les guerriers de Marathon, grâce à mon
système d’éducation, furent formés28.
Et, au ive siècle, l’orateur désigné par la cité pour prononcer l’éloge des
morts n’a garde d’omettre cette page illustre de l’histoire d’Athènes lorsqu’il
énumère les exploits de la cité : en effet, en tant que victoire des seuls Athéniens,
Marathon se trouve au point de convergence de bien des « politiques » : pour
Isocrate, « Marathon » symbolise la supériorité de la constitution des ancêtres sur
la démocratie de son temps29, Démosthène utilise cette victoire contre Philippe,
les partisans de la suprématie athénienne brandissent cette bataille contre tout
prétendant à l’hégémonie30 et ceux du panhellénisme voient dans la défaite des
Perses une raison d’espérer la réussite d’une expédition grecque en Asie.
Cependant, c’est chez un orateur du début du siècle, dans l’oraison funèbre
attribuée à Lysias, que l’on étudiera « Marathon ». Il ne s’agit pas de rouvrir
ici le débat sur l’authenticité de ce texte ; on considérera ce discours comme
représentatif d’une institution, d’un état d’esprit et d’un genre littéraire bien
définis, et c’est en tant que tel et non en tant qu’œuvre apocryphe ou authen-
tique de Lysias qu’il convient de l’étudier31. Il suffit de s’assurer qu’il est, sinon
de Lysias, du moins d’un orateur appartenant au parti démocratique32 et qu’il a
sans doute été effectivement prononcé33. Enfin, plus que tous les autres auteurs
d’ἐπιτάφιοι λόγοι34, l’orateur s’est attardé sur cet épisode : Périclès ou Hypéride
refusent de raconter l’histoire d’Athènes35, [Démosthène] rappelle les guerres
médiques en une seule évocation36, Gorgias n’aborde pas directement ce thème
– du moins dans les fragments qui restent de son oraison funèbre. Platon est le
seul avec Lysias à consacrer à Marathon un aussi long développement, mais il

28. Aristophane, Nuées, v. 985-986.


29. Isocrate, Sur la Paix, 75-77, 94 ; Aréopagitique, 17, 51, 75 ; Panathénaïque, passim, et surtout
195-198.
30. Ainsi Isocrate l’utilise contre Sparte dans le Panégyrique, §§ 85-87.
31. On utilisera donc le nom de Lysias pour la commodité de l’exposé sans que cet emploi signifie
pour autant que nous prenons position dans le débat. Tel n’est pas pour l’instant le problème.
32. Nombreux sont les passages qui l’indiquent sans ambiguïté. On aura l’occasion de les men-
tionner. Pour l’instant on peut s’appuyer sur la conviction avec laquelle, dix ans après la grande
réconciliation générale de 403-402, l’orateur évoque la valeur de « ceux du Pirée » (§§ 61-65).
33. G. Mathieu dans sa préface au Panégyrique (Paris, Édition des Belles Lettres, 1956, p. 7),
estime que le discours a certainement été prononcé et qu’il n’est donc pas de Lysias, qui, en tant
que métèque, ne pouvait participer à cette cérémonie que comme spectateur, et non comme acteur.
Il écarte comme invraisemblable l’hypothèse selon laquelle le discours aurait été écrit par Lysias
et prononcé par un autre. Peut-être est-ce trancher un peu rapidement. En tout cas, à supposer
même qu’il n’ait pas été dit, le discours a été très vite connu et apprécié, ainsi que le prouvent les
imitations qui en ont été faites, sans doute par Platon dans le Ménexène, certainement par Isocrate
dans le Panégyrique.
34. On dispose de l’oraison funèbre prononcée par Périclès chez Thucydide (II, 36-46), de fragments
de celle de Gorgias (DK B 5), du pastiche platonicien de l’epitaphios logos dans le Ménexène, de
l’oraison funèbre attribuée à Lysias (n° 2), de celle dont on conteste à Démosthène la paternité
(n° 60), et enfin du discours réellement prononcé par Hypéride en l’honneur des soldats et de leur
chef Léosthène, tombés pendant la guerre lamiaque.
35. Loc. cit.
36. [Démosthène], Epitaphios, 10.
« marathon » ou l’histoire idéologique 45

convient de préférer à un discours fictif, qui d’ailleurs servira à mainte reprise


de point de comparaison, un discours effectif, quelles que soient les difficultés
que pose le problème de son attribution.
Si donc il importe d’étudier cette oraison funèbre de préférence à toutes les
autres, c’est que dans cette page, témoignage direct de la vie civique à Athènes
et développement achevé d’un thème seulement esquissé ailleurs, sont concen-
trés, plus que dans tout autre discours, tous les thèmes favoris de l’Histoire athé-
nienne d’Athènes.
Ce texte, on doit l’étudier à trois niveaux avant de pouvoir en discerner la
fonction.
En ce qui concerne les contenus, il faut analyser le travail accompli sur les
faits, travail de reconstruction visant à produire des effets sur le public et à idéa-
liser un épisode déjà glorieux.
Si l’on veut mettre en lumière les intentions qui l’animent, on se demandera
au service de quelle politique l’orateur utilise le récit des exploits athéniens.
Pour ce qui est de l’expression, il importera de déceler, à travers balance-
ments et oppositions rhétoriques, l’image qu’Athènes se fait de soi.
On peut alors, cherchant quelle est la fonction de ce texte, comprendre
­comment le récit des exploits du passé panse les blessures d’orgueil consécu-
tives aux défaites du présent.
On est ainsi amené à faire apparaître dans le texte trois couches bien dis-
tinctes : au niveau des contenus, ce qu’on pourrait appeler :

Marathon ou la fable épique du passé,

au niveau des intentions :

Marathon, une arme pour oligarque au service d’une visée démocratique,

au niveau de l’expression :

« Marathon » ou la figure rhétorique d’Athènes.

Alors seulement s’éclairera la fonction du discours que l’on pourrait ainsi résumer :
L’Oraison funèbre ou quand le discours vaut pour les actes.

***

Marathon ou la fable épique du passé

Il importe donc en premier lieu d’examiner les gauchissements utilisés par


l’orateur pour présenter de Marathon l’image idéale que son public attend de lui.
Il se livre ainsi à une véritable entreprise de reconstruction de l’histoire : bien
des inexactitudes peuvent être relevées dans ces quelques paragraphes, chiffres
gonflés, omissions graves, bouleversement de la trame temporelle.
Certains gauchissements ne surprennent point celui qui sait combien le sujet
est, pour ainsi dire, surdéterminé, une longue tradition ayant déjà raconté et
transformé Marathon : Lysias a d’illustres prédécesseurs, hommes politiques,
46 « marathon » ou l’histoire idéologique

orateurs et historiens37, il aura des successeurs encore plus audacieux38. D’autres


gauchissements, au contraire, semblent lui être plus propres, et c’est d’abord
eux qu’il faut questionner pour comprendre dans quelle intention, après tant
d’autres, l’orateur raconte à son tour Marathon.
Il importe d’examiner d’abord rapidement les gauchissements les plus usuels,
ceux que l’histoire athénienne d’Athènes reprend inlassablement.
Et tout d’abord, les chiffres des combattants. Le paragraphe 20 donne
­d’emblée la version officielle des faits :
À eux seuls, ils ont, pour le salut de l’Hellade entière, affronté de nombreuses
myriades de barbares.
Le chiffre de l’armée perse sera précisé : cinq cent mille hommes, πεντήκοντα
μυριάδας39. Le nombre exact des Athéniens, par contre, n’est pas mentionné.
Tout ce qu’on sait, c’est qu’ils furent ὀλίγοι πρὸς πολλούς40. Ce texte n’est pas
seul à observer une pareille discrétion ; si des auteurs tardifs41 nous permettent
d’estimer l’effectif de l’armée athénienne à neuf mille hommes42, à l’époque
de Lysias comme déjà au ve siècle on semble préférer le vague à la précision :
Hérodote aussi se contentait d’insister sur leur petit nombre43. Pourquoi cette
répugnance des Athéniens à donner le chiffre de leurs effectifs ? A. Hauvette
pense à juste titre que « la tendance naturelle des Athéniens » fut sans doute
« de grossir l’armée ennemie et de diminuer la leur »44. Ce n’est en effet pas
un hasard si, inversement, du côté perse, on trouve ici un chiffre qui semble
bien le plus élevé de tous ceux qui ont été donnés au sujet de Marathon. Alors
qu’Hérodote, prudemment, dans son désir de vraisemblance45, se contente de
parler d’une armée « nombreuse et bien équipée46 », l’orateur donne un chiffre,
et quel chiffre ! Seul le Ménexène le reprend47 – et il est instructif que ce soit un
pastiche. La tradition postérieure parlera de trois cent mille48 ou de deux cent
mille hommes49. Ce sont là encore des effectifs fort importants. Même si l’on
admet avec A. Hauvette que tous les calculs modernes ne peuvent aboutir qu’à

37. On sera par exemple amené à rappeler comment, au ve siècle, Cimon s’est attaché à parer
Marathon de toutes les vertus.
38. Les orateurs et les hommes politiques de la seconde moitié du ive siècle commettront toute une
série de faux historiques, dont « le serment de Platées » et le « décret de Thémistocle » sont les
plus célèbres. Cf. L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, Paris, 1938, et les remarques
de J. et L. Robert, Revue des Études grecques, 1962, Bulletin épigraphique, n° 135 à 143.
39. Lysias, Epitaphios, 21. Les références et les citations renvoient à l’édition de L. Gernet et
M. Bizos, Paris, Belles Lettres, 1967. Pour plus de commodité, on désignera désormais ce texte
sous la simple rubrique : « Epitaphios. »
40. Epitaphios, 24.
41. Ps. Plutarque (Mor. 505 b) ; Pausanias, X, 20, 2 ; Nepos, Miltiade, 5 ; Suidas, s. v. Ἱππίας ;
Justin, II, 9 ; cités par J. Labarbe et A. Hauvette.
42. Voir la discussion des chiffres chez J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, Paris et Liège,
1957, p. 162-168.
43. Ils sont ὀλίγοι aussi bien à leurs propres yeux (VI, 109) qu’à ceux des Perses (VI, 112).
44. A. Hauvette, Hérodote, historien des guerres médiques, Paris, 1894, p. 236-265.
45. Id., Ibid.
46. VI, 95, 4 : πεζὸν στρατὸν πολλόν τε καὶ ἐσκευασμένον.
47. 240 a 6-7 : πέμψας μυριάδας πεντήκοντα.
48. Valère-Maxime, V, 3, ext. 3 ; Ps. Plutarque (Mor, 505 b) ; Pausanias, IV, 25, 5.
49. Nepos, Miltiade, 4-5.
« marathon » ou l’histoire idéologique 47

des « résultats bien incertains50 », on n’en trouve pas moins là un grossissement


épique, comme il y en a tant chez les auteurs athéniens lorsqu’il s’agit, comme
ici, d’accroître démesurément la disproportion entre les forces du grand roi et
les quelques troupes athéniennes afin de provoquer une irrésistible admiration
pour Athènes qui a su vaincre un si puissant ennemi, ou de forcer les pourcen-
tages pour donner à la flotte athénienne de Salamine une telle importance que
les navires alliés sont perdus dans le nombre51, ou bien encore, par un artifice
rhétorique – mais est-il besoin de le préciser, tout ceci est rhétorique – d’établir
entre les deux armées en présence à Marathon un rapport exactement propor-
tionnel en opposant une seule myriade à de nombreuses myriades52, ou encore
de fixer le nombre des morts barbares en vertu d’un calcul proportionnel effec-
tué sur des effectifs déjà gonflés au départ53.
Après l’exagération, l’omission. S’il faut en croire l’orateur, Athènes aurait
été absolument seule contre les Perses54. L’aide très réelle des Platéens est ainsi
passée sous silence selon une tradition « née dans l’aura impérialiste du ve siècle
avant notre ère, puissamment établie durant la période classique, qui négligeait
le rôle de la petite cité et présentait Marathon comme une victoire des seuls
Athéniens55 ». Hérodote déjà, pour dénombrer les pertes de Marathon, oppose
τῶν βαρϐάρων à Ἀθηναίων δέ oubliant les Platéens56, et utilise les expressions
μοῦνοι Ἀθηναῖοι57 et μοῦνοι Ἑλλήνων58. Thucydide ne raisonne pas autrement
lorsque, dans l’Archéologie, il mentionne « la bataille de Marathon qui opposa
les Mèdes aux Athéniens59 », ou lorsque, donnant la parole aux Athéniens lors
du débat de Sparte, il leur fait dire : « À Marathon, nous sommes allés seuls au
devant du danger contre le Barbare60. » Il serait long et fastidieux de multiplier

50. A. Hauvette, op. cit. Lorsque F. Chamoux (La Civilisation grecque, Paris, 1963, p. 97) parle
de « peut-être 25.000 hommes », il semble qu’il se fonde sur la seule vraisemblance. Et, lorsque
M. Bizos écrit, à propos de πεντήκοντα μυριάδας : « C’est bien le nombre approximatif admis par
les historiens modernes » (Lysias, Quatre discours, Paris, collection Érasme, 1967, p. 53), il ne cite
hélas pas ses sources. Comment d’ailleurs peut-il concilier cette approbation du chiffre de Lysias
avec la note par laquelle il commente πλῆθος (§ 23) : « La différence du nombre était beaucoup
moins grande qu’elle ne le sera dans les combats postérieurs » ?
51. Thucydide, I, 74, 1. Les Athéniens défendant leur empire et évoquant leur participation à Salamine
prétendent avoir fourni, « sur quatre cents vaisseaux un peu moins des deux tiers ». Or, ce chiffre
est pour le moins gênant si on le confronte avec celui d’Hérodote, ordinairement accepté ; deux
cents sur trois cent soixante-dix-huit (Hérodote, VIII, 48 et 61). Il s’agit effectivement de « un peu
moins des deux tiers », puisqu’en fait c’est presque la moitié ! Certains auteurs ont voulu corriger
τετρακοσίας en τριακοσίας. Ce serait faire injure à la subtilité de Thucydide et méconnaître l’habi­
tude athénienne de forcer les chiffres.
52. A. Hauvette et J. Labarbe relèvent ce procédé à propos de Nepos (Miltiade, 4-5) et de Pausanias
(IV, 25, 5).
53. Voir la démonstration à laquelle se livre J. Labarbe, op. cit., p. 165-166, à propos du chiffre des
morts donné par Hérodote (VI, 117).
54. Epitaphios, 20.
55. J. Labarbe, op. cit.
56. Hérodote, VI, 117.
57. Hérodote, VII, 10.
58. Hérodote, IX, 27. Ces deux derniers exemples sont intéressants : ils prouvent que, même au
niveau du récit d’Hérodote, la bataille n’est pas plutôt livrée que Marathon est déjà devenu un mythe.
59. Thucydide, I, 18, 1 : ἡ ἐν Μαραθῶνι μάχη Μήδων πρὸς Ἀθηναίους ἐγένετο.
60. Thucydide, I, 73, 4 : φαμὲν γὰρ Μαραθῶνί τε μόνοι προκινδυνεῦσαι τῷ βαρϐάρῳ. Lysias
s’exprime en termes analogues.
48 « marathon » ou l’histoire idéologique

les exemples. Peut-on s’étonner, quand les historiens « oublient » les Platéens,
que les orateurs, dans leurs discours d’apparat61, ne soufflent mot de ces alliés
d’Athènes ? L’intention est claire : Athènes apparaît ainsi comme la seule force
du monde grec capable de voler généreusement au secours de la Grèce terri-
fiée62. Et ses adversaires eux-mêmes, dans leurs « raisonnements63 », avouent
que les Athéniens sont « prompts à secourir les victimes d’une injuste agres-
sion » : προθύμως γάρ τοῖς ἀδικουμένοις ἣξουσι βοηθήσοντες64. Quelle répu-
tation que celle que l’ennemi reconnaît et accepte !
Aussi les Perses vont-ils isoler Athènes, νομίσαντες οὗτως ἄν ἐρημοτάτους
εἶναι συμμάχων65. Encore une omission assez fréquente, celle de tous les évé-
nements qui ont précédé la bataille. On a l’impression, à écouter l’orateur, que
les Perses n’ont pas plutôt cinglé vers la Grèce qu’ils débarquent d’emblée à
Marathon pour y livrer le premier et le seul combat de la guerre, combat déci-
sif. C’est omettre toute la campagne qui a précédé Marathon : l’expédition en
Thrace, la soumission de Naxos, et surtout la campagne d’Eubée avec la prise
d’Erétrie, tous épisodes qu’Hérodote, historien des guerres médiques, raconte
avec un grand luxe de détails66. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il faille considérer
Hérodote comme le représentant patenté de la vérité historique. On sait tout ce
que son histoire présente d’idéologique, voire de mythique67, mais on peut se
ranger à l’opinion de Ch. Habicht que, pour l’histoire du début du ve siècle, en
dehors d’Hérodote et de Thucydide, la documentation est « pour la plus grande
partie sans valeur68 ». Il faut donc bien, sinon avouer l’impossibilité où sont
les modernes d’avoir accès directement à Marathon69 – mais les anciens eux-

61. Platon, Ménexène, 240 c 6-7. Cf. aussi Lois, III, 699 (et pourtant il ne s’agit pas là d’un pas-
tiche) ; Isocrate, Panégyrique, 86. Il est vrai qu’Isocrate semble suivre de très près, parfois même
démarquer, le texte de Lysias, ainsi que l’indiquent les nombreuses réminiscences de forme. Mais,
dans le Panathénaïque, c’est encore le même son de cloche. Le seul texte où l’aide platéenne soit
mentionnée par Isocrate est le Plataïque (57), on comprend aisément pourquoi, puisque c’est un
Platéen qui est censé s’exprimer.
62. Cf. Platon, Ménexène, 240 c 8 : οἱ δ᾿ ἀλλοι πὰντες ἐκπεπληγμένοι.
63. Epitaphios, 23 : οἱ μὲν τοίνυν ταῦτα διενοοὔντο.
64. Epitaphios, 22. Il est d’ailleurs intéressant de constater à ce propos une fois de plus que la frontière
entre mythe et histoire n’existe pas. C’est en se fondant sur « la conduite antérieure d’Athènes »
ἐκ τῶν προτέρων ἔργων, sur sa δόξα, que les Perses peuvent raisonner ainsi. Mais cette conduite
antérieure, quelle est-elle si l’on se limite aux exploits retenus par l’orateur jusqu’à présent ? La
défaite des Amazones, l’affaire d’Adraste, l’aide apportée aux Héraclides, tous faits mythiques,
l’histoire au sens moderne du terme semblant commencer aux guerres médiques.
Mais il faut croire que les érudits modernes sont, autant que les Perses, disposés à voir les Athéniens
comme eux-mêmes voulaient qu’on les vît : « Cette opinion était fondée », écrit M. Bizos au sujet
de ces raisonnements (collection « Érasme », Paris, 1967). Tout au plus pourrait-on dire que cette
opinion a été vérifiée par les faits.
65. Inutile de dire que la suppression de [τοὺς Ἕλληνας] est absolument nécessaire si l’on veut
donner tout son sens au texte.
66. Pour la campagne contre Érétrie, voir Hérodote, VI, 94-101.
67. À ce sujet, cf. J. L. Myres, Herodotus, father of History, Oxford, 1953, p. 69 sqq. La relation
des événements d’Érétrie semble effectivement appartenir autant à la légende qu’à l’histoire.
68. À propos du fameux « décret de Thémistocle », trouvé à Trézène, Ch. Habicht, Hermès, 1961,
avec les commentaires de J. et L. Robert (Revue des Études grecques, 1962, Bulletin épigraphique,
n° 136).
69. Sinon au niveau de la topographie ; mais il est vrai que W. K. Pritchett, dans son étude sur
Marathon, Berkeley, 1960, exprime l’inquiétude que, d’ici quelques années, les lieux eux-mêmes
ne puissent plus rien nous dire de précis.
« marathon » ou l’histoire idéologique 49

mêmes avaient-ils à cet épisode un rapport plus immédiat ? – du moins tenir


Hérodote pour une source historique sérieuse, même en gardant une « pensée
de derrière ». Si donc Hérodote fait œuvre d’historien en consignant ces évé-
nements antérieurs, l’orateur, qui simplifie et ne garde que l’essentiel, n’a cure
de ces péripéties : c’est ainsi qu’Isocrate, par exemple, n’évoque pas davantage
la campagne d’Érétrie lorsqu’il relate l’expédition de Datis70. Les orateurs réels
vont encore plus loin que l’orateur fictif du Ménexène71 dans leur simplification
de la vérité historique. Une fois encore on peut saisir le sens de cette omission :
après avoir isolé Athènes face à de terrifiants adversaires qui la reconnaissent
comme seule ennemie, il faut, par l’utilisation d’un procédé de théâtralisation,
la confronter le plus vite possible à ces adversaires.
C’est ce désir de hâter les événements qui est à l’origine des gauchissements
les plus intéressants, parce que plus rares ou plus particulièrement marqués ici.
Pour permettre l’affrontement de la seule Athènes avec les myriades bar-
bares, il faut ruser avec l’histoire. On a vu déjà que les Platéens étaient vic-
times d’une omission qui les condamnait à l’oubli. Les Lacédémoniens, eux,
sont rejetés dans la masse indifférenciée, composée des « autres Grecs72 ». Or
le cas des Lacédémoniens est intéressant. Certains écrivains, comme Hérodote73
ou Platon74, insistent sur les raisons de leur retard, les disculpant ainsi de l’ac-
cusation d’égoïsme. D’autres, comme Thucydide, se taisent sur eux, ou encore,
comme Isocrate dans le Panégyrique75, soulignent à plaisir leur absence lors de la
bataille. Les motivations de chacun sont certes différentes. Peut-être pourra-t‑on
les élucider en rendant compte du sens que cette omission prend chez Lysias.
Non content de ces gauchissements et de ces silences, l’orateur ne craint pas
de bouleverser le fil des événements pour la plus grande gloire d’Athènes en
ne faisant partir qu’après la bataille les messagers changés d’avertir des Grecs.
Hérodote parlait longuement de Philippidès ou Phidippidès, héraut athénien, délé-
gué à Sparte par les Athéniens avant qu’ils ne quittent la ville76, et son Histoire
ne cache pas les lenteurs qui précédèrent l’engagement : les Athéniens seraient
restés neuf jours avant de livrer bataille aux Perses77. Dans le texte de Lysias,
au contraire, les messagers ne partent qu’une fois la bataille livrée et la victoire
remportée. Il est vrai que, selon lui, le combat se déroula « si rapidement que
les mêmes messagers allèrent annoncer aux autres Grecs à la fois l’arrivée de
Barbares sur le sol athénien et la victoire des ancêtres78 ». Si rapidement ? (οὕτω
διά ταχέων τὸν κίνδυνον ἐποιήσαντο). Encore une fois la divergence est criante

70. Ses références à Marathon sont pourtant légion. Cf. Panégyrique, 86 sqq ; Paris, 38 ; Échange,
306 ; Panathénaïque, 195 ; Philippe, 147.
71. Platon (Ménexène, 240 b-c) mentionne la campagne contre Érétrie.
72. Cf. par exemple Epitaphios, 21 : τῶν λοιπῶν Ἑλλήνων ; 22 : οὐδένας ἂλλους τῶν Ἓλλήνων ;
23 : τοὺς ἂλλους Ἓλληνας ; 24 : τῶν ἂλλων-τοὺς ἂλλους ; 26 : τοῖς ἂλλοις-οὐδείς τῶν ἂλλων.
73. Hérodote, VI, 106.
74. Platon, Lois, III, 692 d 6-8 et 699 e, et Ménexène, 240 c 5-6. Il est vrai que, si l’orateur du
Ménexène se donne le luxe d’évoquer un instant l’aide lacédémonienne, c’est pour montrer combien
elle fut inefficace puisqu’ils arrivèrent trop tard.
75. Isocrate, Panégyrique, 86 et 87, 91.
76. Hérodote, IV, 105-106.
77. Hérodote, VI, 102-110.
78. Epitaphios, 26.
50 « marathon » ou l’histoire idéologique

avec le récit d’Hérodote, pour qui la bataille fut très longue79 : μαχομένων ἐν
τῷ Μαραθῶνι χρόνος ἐγίνετο πολλός. Si l’on suppose chez Hérodote le désir
d’augmenter l’importance de la bataille en l’étirant démesurément, on constate
qu’inversement la brièveté du combat chez Lysias relève du même désir : insis-
ter sur la rapidité foudroyante des Athéniens, c’est les grandir encore. Isocrate
renchérit dans le Panégyrique :
Ce fut, dit-on, le même jour que nos ancêtres apprirent le débarquement des
barbares et que, courant aux frontières du pays, ils les vainquirent en bataille et
élevèrent un trophée80.
W. K. Pritchett81 pense que Lysias et Isocrate, en insistant sur cette préci-
pitation, ne font qu’inverser la tradition, qu’il juge plus vraisemblable, selon
laquelle les Athéniens se seraient hâtés, non de partir pour livrer combat, mais
de rentrer à Athènes, une fois la victoire acquise, pour prévenir un débarque-
ment perse dans la baie de Phalère82. Il est possible qu’il y ait là en effet non
pas seulement un raccourci rhétorique, mais une inversion de la tradition. La
raison en est sans aucun doute à chercher dans la volonté de ne rien négliger
pour accélérer le récit et courir à la victoire. Les orateurs retiennent l’élément
qui les intéresse – la hâte, mais l’utilisent en lui ôtant sa signification ; la tem-
poralité historique est bouleversée pour devenir temporalité d’un récit édifiant.
Mais, de toute façon, la brièveté du combat, à supposer même que les choses
se soient effectivement passées ainsi, n’est pas la vraie raison de ce délai mis
à prévenir les alliés. Au § 23, Lysias explique que les Athéniens n’avaient pas
voulu attendre que les alliés fussent informés83 et c’est ce qui éclaire toutes les
incertitudes et les inexactitudes du texte84. D’ailleurs, ces contradictions, qui
apparaissent immédiatement pour peu qu’on essaie de reconstituer la trame
logico-temporelle des événements, ne gênent pas l’orateur. Bien mieux : le
­voudrait-il qu’il ne saurait s’en passer ; une histoire qui se reconstruit de toutes
pièces en vue de l’édification des citoyens ne peut éviter de tricher avec les faits
et, malgré un sérieux travail de polissage et de mise en ordre des matériaux bruts,
sophismes et jointures difficiles apparaissent rapidement.
Tous les procédés sont bons pour cette reconstruction. C’est ainsi que, du
début à la fin du texte, l’éclairage projeté sur les Perses change sensiblement.
Au début, les ressorts mis en lumière relèvent davantage de la tragédie que de
l’histoire au sens où on entend ce mot aujourd’hui, ce qui n’est d’ailleurs pas
pour surprendre : J. L. Myres a montré comment l’œuvre d’Hérodote peut se
lire comme une série de tragédies85 – celle de Darius, qui, pour avoir tenté la
fortune, est vaincu à Marathon, est l’une d’entre elles et non la moindre –, et
rien ne peut interdire à un orateur d’être aussi « tragique » que l’historien des
guerres médiques.

79. Hérodote, IV, 113.


80. Isocrate, Panégyrique, 87.
81. W. K. Pritchett, op. cit., p. 173.
82. Hérodote, VI, 116 ; Plutarque, Aristide, V, 5.
83. Isocrate lui fait encore une fois écho (Panégyrique, 86 : οὐ περιέμειναν τοὺς συμμάχους).
84. De même Isocrate justifie cette hâte par le désir des Athéniens de combattre avant l’arrivée des
renforts lacédémoniens.
85. J. L. Myres, op. cit., p. 76-88.
« marathon » ou l’histoire idéologique 51

L’insatisfaction d’un monarque qui ne se contente pas de ce qu’il a (οὐκ


ἀγαπῶν τοῖς ὑπάρχουσιν ἀγαθοῖς)86 mais qui désire asservir l’Europe (ἐλπίζων
καὶ τὴν Εὐρώπην δουλώσεσθαι) c’est-à‑dire son ὓϐρις ou sa πλεονεξία (les
mots ne sont pas prononcés mais ils viennent irrésistiblement à l’esprit), voilà
les causes de la guerre : des causes qui ressemblent fort à des mobiles, et ces
mobiles sont très proches de ceux qu’Eschyle prête à Xerxès dans les Perses.
À ce moment du texte, il importe que l’adversaire apparaisse dans toute sa
dimension : desseins démesurés et chiffres énormes font du Perse un adver-
saire de taille ; un premier résultat est ainsi obtenu : Athènes est grandie par la
dimension même de l’ennemi. Ceci fait, et une fois le combat livré, et, on l’a
vu, rondement mené, l’orateur a recours au procédé inverse dans la conclusion
qu’il tire de cet épisode : on apprend in extremis (au § 26) que les Barbares ont
attaqué la Grèce attirés par l’appât des richesses, ὑπέρ χρημάτων. L’adversaire
est maintenant rabaissé par sa cupidité, et la noblesse d’Athènes l’écrase encore
plus87. Ainsi, en un unique mouvement oratoire, à l’histoire « mythique », his-
toire des aspirations démesurées, s’est substituée l’histoire « réaliste » qui ne
néglige pas les calculs d’intérêts.
Deux procédés antithétiques ont donc abouti au même résultat, faire éclater la
grandeur athénienne aux yeux de tous les hommes88. Après avoir raisonné ainsi :
les ennemis sont grands
Athènes a vaincu les ennemis
Athènes est grande,
l’orateur fait admettre à son auditoire le raisonnement suivant :
les ennemis sont médiocres
Athènes a vaincu les médiocres
Athènes est grande.
Or, il est clair qu’en bonne logique, on ne saurait, à partir d’une contrariété
dans les prémisses, aboutir à la même conclusion. Il faut donc que cette conclu-
sion soit, dans la complicité qui unit l’orateur et son public, de toute façon déjà
posée dès le départ – ce qui rend d’emblée caduques les prémisses – pour que
nul ne soit choqué par la contradiction entre les deux raisonnements. Il est vrai
que nous sommes ici moins sur le terrain de la Logique que de la Rhétorique.
C’est sans aucun doute à un texte de ce genre qu’Aristote pense, lorsque,
dans la Rhétorique89, définissant le genre épidictique, il écrit :
Il faut aussi employer plusieurs moyens d’amplification (χρηστέον δὲ καί τῶν
αὐξητικῶν πολλοῑς) : par exemple si l’agent était le seul ou le premier à agir
ou si peu d’autres ont agi de même (εἰ μόνος ἥ πρῶτος ἥ μετ΄ ὀλιγων ἥ καὶ
μάλιστα πεποίηκεν) ; car toutes ces considérations sont belles. De même, les

86. Epitaphios, 21.


87. Athènes a combattu ὑπὲρ Ἑλλάδος. Le parallélisme Ἑλλάδος/ὑπὲρ χρημάτων, insuffisamment
rendu dans la traduction de M. Bizos, est voulu et fait mieux ressortir le déséquilibre entre les
motivations des deux adversaires. Face à Athènes, pourrait-on dire, le Perse « ne fait pas le poids » !
88. Le verbe ἐπιδεικνύναι n’est pas utilisé ici, mais c’est un mot-clé de l’Epitaphios, Cf. par exemple
§ 41, à propos de Salamine : ἐπέδειξαν πᾷσιν ἀνθρώποις…
89. Aristote, Rhétorique, I, 9, 1968 a, 10-25.
52 « marathon » ou l’histoire idéologique

considérations tirées des temps et des occasions, et cela quand elles montrent ce
que l’action avait d’imprévu […]. L’amplification rentre logiquement dans l’éloge
car il consiste à montrer une supériorité (ὑπεροχή) et toute supériorité est belle.
***

Marathon, une arme pour oligarque au service d’une visée


démocratique
Pour comprendre ces distorsions rhétoriques, il faut savoir ce que l’orateur
veut faire de Marathon, comment il se situe dans la tradition qui, inlassable-
ment, évoque cette victoire, l’utilisant à des fins diverses, mais toujours poli-
tiques. Si l’on reconnaît avec F. Jacoby90 le caractère nécessairement politique
de l’historiographie ancienne, on ne peut s’étonner que, pour un orateur, homme
public engagé dans la vie de la cité, l’histoire d’Athènes soit plus un instrument
au service d’une politique que l’objet d’une recherche désintéressée.
Surtout lorsqu’il s’agit de Marathon. Aucun fait historique n’a été, semble-
t‑il, plus « manipulé » pour devenir un paradigme, le passé illustrant les pré-
occupations du présent.
On sait que tout un travail idéologique a été accompli au ve siècle pour rabais-
ser Salamine en exaltant Marathon. Pausanias raconte comment Eschyle, combat-
tant et chantre de Salamine, renia le combat victorieux auquel il avait participé
pour s’auréoler de la seule gloire de Marathon91. Mais c’est surtout un homme
politique qui mit toute son énergie, pendant le second quart du siècle, à effa-
cer l’une des deux victoires au profit de l’autre : Cimon, homme des hoplites,
a voulu, en exaltant la bataille hoplitique traditionnelle,
ξὺν δόρι ξὺν ἀσπίδι


στάς ἀνήρ παρ΄ ἂνδρα92,
occulter la victoire de la flotte et son organisateur Thémistocle. Sa propagande a
laissé des traces en des monuments : à Athènes, les « Épigrammes de Marathon »,
quinze ans après Salamine, opposent à la victoire récente l’ancienne bataille
livrée en avant des portes d’Athènes93. À Delphes, comme l’a montré P. Vidal-
Naquet étudiant la base de Marathon, « Thésée, héros de Marathon, remplace

90. F. Jacoby, Atthis, Oxford, 1949, p. 76 : « A political attitude is characteristic of the general line
of ancient history as far as this literature concerns itself with its own time. »
91. Pausanias, I, 14, 5. « Eschyle, lorsqu’il sentit l’approche de la fin, lui qui avait gagné tant de
gloire par sa poésie qui avait combattu sur mer à l’Artémision et à Salamine, oublia tout cela et
écrivit simplement son nom, son patronyme et le nom de sa cité, ajoutant qu’il attestait comme
témoins de sa valeur la baie de Marathon et les Mèdes qui y avaient débarqué. » (Cette traduction
est empruntée à P. Vidal-Naquet dans son article « Une énigme à Delphes », Revue historique,
1967, p. 281-302). À propos de l’importance que prit Marathon pour Eschyle, on peut consulter
J. A. Davidson, Aeschylus and Athenian Polities, in Studies presented to Victor Ehrenberg, Oxford,
1966, p. 93-107.
92. Aristophane, Guêpes, 1081-1083.
93. Cf. l’étude de P. Amandry, Sur les « Epigrammes de Marathon », Mélanges Schuchhardt,
Baden-Baden, 1960.
« marathon » ou l’histoire idéologique 53

(Ajax) le roi de Salamine exactement comme, dans l’idéologie du temps de


Cimon, la bataille hoplitique remportée pendant la première guerre médique
fait concurrence à la grande bataille navale94 ». Chef de parti, Cimon rappelle
ainsi aux Athéniens que les aristocrates n’ont jamais consenti à abandonner les
murs de la ville, au contraire de ceux qui, cherchant leur salut dans les parois
de bois, ont permis à l’envahisseur de fouler le sol inviolé de la sainte Athènes.
Au ive siècle, au contraire, la distinction semble s’estomper. Miltiade et
Thémistocle ne sont plus rivaux, mais réunis dans un même hommage par les
orateurs95 et les sculpteurs, si toutefois leurs statues associées que l’on voyait
encore à l’époque romaine au Prytanée et au théâtre de Dionysos ont bien été,
comme le pensé P. Amandry96, élevées au ive siècle. C’est qu’il n’y a plus, entre
Marathon et Salamine, de différence de nature ou de valeur. Englobées dans
le même respect du passé, les deux batailles sont auréolées de la gloire qui
­s’attache aux deux guerres médiques. Lorsque, vers 380, il rend compte de ces
événements dans le Panégyrique, Isocrate ne cherche nullement à opposer deux
combats qui ont à ses yeux une fonction analogue, étant au même titre des mani-
festations de la grande rivalité qui anime les uns contre les autres Athéniens et
Spartiates97 : il ne propose donc pas de Marathon une autre « lecture » que de
Salamine, et il semble bien que ses contemporains ne fassent pas non plus de
distinction entre ces deux moments de l’histoire d’Athènes.
Seuls ceux qui regardent vers le passé veulent encore maintenir la diffé-
rence, tels Platon qui, n’ayant que mépris pour la honteuse victoire navale,
célèbre la bataille hoplitique qui a « rendu les Grecs meilleurs98 » ou Andocide
qui évoque avec émotion les Marathonomaques : « Ils n’hésitèrent pas à se pla-
cer devant tous les Grecs comme un rempart et à marcher à la rencontre des
Barbares à Marathon, estimant que leur valeur était capable d’affronter seule
la multitude des ennemis. Vainqueurs dans la bataille, ils délivrèrent la Grèce
et sauvèrent la patrie99 ». Comme l’aristocrate Cimon au ve siècle, Andocide,
ami des oligarques, voit en Marathon la victoire de la sagesse et de la concorde,
vertus aristocratiques100, et ce n’est pas un hasard si, dans le même discours, il
ne souffle pas mot de Salamine, victoire du peuple des rameurs, du θρανίτης
λεώς d’Aristophane101.
Mais, il faut le redire, Andocide, comme Platon, est un nostalgique qui se
berce des mythes du ve siècle. Les écrivains du ive siècle dans leur grande majorité

94. P. Vidal-Naquet, « Une énigme à Delphes ; à propos de la base de Marathon (Pausanias, X, 10,
1-2) », Revue historique, 1967, p. 300.
95. Par exemple Isocrate, Sur l’échange, 306-307.
96. P. Amandry, « Athènes au lendemain des guerres médiques », Revue de l’Université de Bruxelles,
1961, p. 198-223, et tout particulièrement p. 211-212 : « Rivaux pendant leur vie, Miltiade et
Thémistocle devaient être étroitement associés par la postérité. À mesure que, avec le recul des
années, l’histoire des guerres médiques se précisa en même temps qu’elle s’enveloppait d’une auréole
de légende, les victoires de Marathon et de Salamine et les noms de Miltiade et de Thémistocle
apparurent de plus en plus nettement comme inséparables. À l’époque romaine, on voyait à Athènes
les statues des deux hommes associées, d’une part au Prytanée, d’autre part au théâtre de Dionysos. »
97. Isocrate, Panégyrique, 85, 87, 91 et 97.
98. Platon, Lois, IV, 707 c 2-8.
99. Andocide, Sur les mystères, 107.
100. Id., Ibid., 109 : σωφρονεῖν καὶ ὁμονοεῖν ἀλλήλοις
101. Aristophane, Acharniens, 162.
54 « marathon » ou l’histoire idéologique

ne voient plus au contraire la nécessité de choisir dans le passé d’Athènes, et


Lysias consacre un développement à chacune des deux batailles.
Cependant, si l’on cherche à saisir le sens particulier que prend chez Lysias
l’évocation de Marathon, on est d’entrée de jeu confronté à un paradoxe ; le
récit que Lysias donne de Marathon présente avec la version d’Andocide des
analogies certaines : même opposition entre la valeur d’un petit nombre et la
masse, même insistance sur les convictions intimes des Athéniens, sur ces prin-
cipes qui les ont menés au moment du combat, même rapidité dans l’évocation
des faits102. Or, Andocide exalte la bataille hoplitique et occulte Salamine, tan-
dis que Lysias accorde une importance égale aux deux événements. On ne peut
donc être que troublé par la parenté des deux récits, lorsqu’on sait q­ u’Andocide
parle en oligarque et que l’auteur de l’oraison funèbre est un fervent démocrate,
ce que bien des indices prouvent : la mention élogieuse qu’il fait de Thémistocle,
« le général le plus éloquent, le plus habile au conseil et dans l’action103 », les
accents qu’il trouve pour célébrer la démocratie104, sa conviction lorsqu’il évoque
la grandeur de « ceux du Pirée105 », la sympathie qu’il manifeste à l’égard des
métèques morts pour les rétablissement de la démocratie athénienne106.
Il faut alors comprendre comment ce démocrate, qui, loin de faire une dis-
crimination entre les deux batailles, les évoque avec la même chaleur car il y
voit deux manifestations historiques de la grandeur d’Athènes, peut célébrer
Marathon avec des accents d’oligarque. Si, pour une fois, cette victoire est évo-
quée dans la perspective d’une politique démocratique, il n’en reste pas moins,
semble-t‑il, qu’on ne peut parler n’importe comment de Marathon, et que les
mêmes images reviennent inévitablement. Cette permanence du signifiant est
d’autant plus troublante que, pour Lysias, le signifié de Marathon ne saurait être
le même que pour Andocide.
La fonction de ce thème apparaîtra si l’on confronte le texte avec les cir-
constances dans lesquelles il a été prononcé. L’oraison funèbre, on l’a déjà
signalé, peut être datée de 392 ou des années suivantes107, durant la seconde par-

102. Le petit nombre face au grand nombre :


Andocide : τὴν σφετέραν αὐτῶν ἀρετὴν ἱκανὴν εἶναι τῷ πλήθει τῶν ἐκείνων.
Lysias : ὀλίγοις πρὸς πολλούς, ἀγαθοῖς εἶναι μετ΄ ὀλίγων.
Il est même étrange que ce soit chez Lysias que les Athéniens sont désignés comme des oligoi.
L’orateur démocrate renchérit sur l’oligarque.
Les convictions des Athéniens :
Andocide : ἠξίουν, νομίσαντες.
Lysias : ἐνόμιζον, ἠξίουν.
L’évocation des faits :
Andocide : μαχεσάμενοι ἐνίκων.
Lysias : ἂνδρες ἀγαθοί γενόμενοι ἔστησαν τρόπαιον.
103. Il est tout à fait contraire aux principes de l’oraison funèbre de célébrer un individu. C’est un fait
significatif que la première oraison funèbre à être aussi l’éloge d’un homme soit celle ­d’Hypéride,
datée de 322, au moment ou le culte de la cité doit composer avec celui du grand homme.
104. Voir plus loin, p. 30-31.
105. Epitaphios, 61-65.
106. Ce développement est entièrement original, par rapport aux autres oraisons funèbres, trop
préoccupées de célébrer les seuls citoyens pour penser à des étrangers, même aussi intégrés que
les métèques à la vie de la cité. Il est pour beaucoup dans l’attribution de l’Epitaphios à Lysias.
107. Cf. la préface de M. Bizos à l’Epitaphios, p. 43 (édition des Belles Lettres) et celle de G. Mathieu
au Panégyrique, p. 7 (édition des Belles Lettres).
« marathon » ou l’histoire idéologique 55

tie de la guerre de Corinthe, au moment où les Athéniens, privés des subsides


perses, se prennent à rêver, sous l’impulsion du parti démocratique, de recons-
tituer l’empire. Or, ces rêves impérialistes se conjuguent avec la poursuite de
la guerre contre Sparte, une guerre où Athènes connaît des victoires mais aussi
des revers. Réalité d’une lutte incertaine contre Sparte, rêve d’une puissance
nouvelle conquise contre la Perse : ces préoccupations actuelles laissent une
double trace même dans un récit, à bien des égards, aussi conventionnel que
celui de Marathon.
Tout d’abord, plus que tous les hauts faits athéniens, celui-ci nourrit les rêves
impérialistes : à Marathon, Athènes a lutté pour l’hellénisme, et lutte seule108.
Ces deux éléments ont chacun leur importance.
L’hellénisme est effectivement de rigueur au moment où le parti démocra-
tique cherche à revenir à la traditionnelle politique de défense des droits des
Grecs contre les Barbares. G. Mathieu, relevant en ce texte la trace d’un patrio-
tisme grec109, constate : « Bien qu’écrite à l’occasion d’une guerre entre Grecs
et visant surtout à l’éloge d’Athènes suivant la loi du genre110, l’Oraison funèbre
est inspirée par le sentiment de l’unité grecque111 » ; sans doute ne faut-il pas
aller aussi loin, mais une expression cependant retient l’attention, aussi bien
dans le récit de Salamine que dans celui de Marathon : Darius, comme Xerxès,
n’est ni le grand roi, ni le roi de Perse, mais, désigné comme « roi de l’Asie »
(ὁ τῆς Ἀσιάς βασιλεύς)112, il entraîne avec lui tout un continent contre la Grèce.
À Salamine la Grèce tout entière s’opposera à l’Asie, mais à Marathon, Athènes
est le champion de l’Hellade.
Quant à la solitude d’Athènes, elle est un élément nécessaire de la renaissante
propagande impérialiste, surtout au moment où, comme le note P. Cloché113,
Athènes compte plus sur son influence que sur sa force pour asseoir une nou-
velle domination ; il importe donc de rappeler que, si Athènes seule a su agir
dans le passé, seule elle pourra encore dans l’avenir défendre la Grèce.
D’autant que la réalité ne se prête qu’imparfaitement aux désirs des Athéniens :
ce n’est plus Athènes, mais Sparte qui, en 392, détient l’hégémonie sur la Grèce,
Sparte qui n’a pas toujours le dessous dans les combats de la guerre corinthienne.
Il importe alors de prouver que Sparte n’est pas digne de cette hégémonie. Point

108. Epitaphios, 20. C’est exactement ce que dit la phrase : Μόνοι γὰρ ὑπέρ ἀπάσης τῆς Ἑλλάδος
πρὸς πολλὰς μυριάδας τῶν βαρϐάρων διεκινδύνευσαν.
109. C’est ainsi qu’aux §§ 58 et suivants, l’orateur regrette que la chute d’Athènes ait rendu possible
le relèvement de l’empire perse.
110. Il est difficile de suivre L. Bodin (Isocrate et Thucydide, Mélanges Glotz, 1932), lorsqu’il juge
que toute thèse proche de celle soutenue dans le Panégyrique est aussi peu que possible à sa place
dans un épitaphios (p. 100, n. 2). C’est mésestimer le rôle de l’oraison funèbre qui, loin d’être un
simple discours officiel, tend à réactualiser et à ranimer le patriotisme athénien.
111. G. Mathieu, Les Idées politiques d’Isocrate, Paris, 1925. C. Mossé (La Fin de la démocratie
athénienne, Paris, 1962, p. 431) est plus nuancée, estimant que « le panhellénisme de Lysias est
surtout une affaire de circonstance » et « le sentiment de la communauté hellénique est subordonné
aux intérêts particuliers de telle ou telle cité », ici en l’occurrence Athènes.
112. À Marathon § 21, à Salamine § 27. G. Mathieu (op. cit.) a été frappé par cette expression
rare et constate que le panhellénisme d’Isocrate saura reprendre une désignation aussi commode
(cf. Philippe, 76). On peut rapprocher aussi τοὺς ἐκ τῆς Ἀσίας (Panégyrique, 82).
113. P. Cloché, « Les conflits politiques et sociaux à Athènes pendant la guerre corinthienne (395-
387 avant J.-C) », Revue des Études anciennes, 1919, p. 156-192.
56 « marathon » ou l’histoire idéologique

n’est besoin de le dire, il suffit quelquefois de le laisser entendre : c’est ainsi


que la valeur athénienne et l’absence spartiate deviennent à Marathon des para-
digmes au service des ambitions de la cité démocratique. C’est dans cette pers-
pective qu’il faut comprendre l’omission dont les Spartiates sont l’objet et que
nous avons signalée précédemment. Une comparaison avec la version ­qu’Isocrate
donne des mêmes faits dans le Panégyrique permet d’en saisir tout le sens.
Pour Isocrate, Athéniens et Spartiates sont des émules (ἀνταγωνισταί)114. Pour
Lysias, ils sont à cette époque des ennemis. Isocrate pense la lutte en termes de
rivalité, Lysias, qui ne saurait oublier la réalité, en termes de guerre. Isocrate se
donne le luxe de mentionner l’intervention lacédémonienne pour montrer Sparte
frustrée, comme en un concours, de « sa part du danger »115, mais Lysias ne
veut pas que le nom même de la cité qu’il attaque si violemment dans la suite
du discours116 intervienne dans le récit de la victoire athénienne : il rejette des
Spartiates dans le silence de l’anonymat, pour mieux faire l’éloge d’Athènes
par le seul éclat de son nom.
Inversement, qui veut exalter Sparte « oublie » Marathon. La comparaison
est instructive avec le discours d’Andocide sur la Paix, le plus parfait exemple
de ce que G. Mathieu appelle « une histoire partiale d’Athènes117 », prononcé
à une date sensiblement analogue, en 391 s’il faut en croire G. Dalmeyda118 et
P. Cloché119, entre la fin de l’été 393 et la fin du printemps 302, si l’on se fonde sur
la démonstration de A. Momigliano120 qui le situe entre l’occupation de Léchaion
par les Spartiates et la marche d’Agésilas contre l’Argolide. Andocide, ambassa-
deur athénien à Sparte lors des pourparlers de paix et ami des Lacédémoniens121,
prône la grande réconciliation avec Lacédémone. N’utilisant que ce qui va dans
son sens, il passe soigneusement sous silence, lorsqu’il évoque le passé, une vic-
toire dont le seul défaut est d’être une victoire purement athénienne.
L’orateur démocrate, au contraire, se fait une joie de célébrer cette entrée
d’Athènes dans l’histoire122 et ne se contente pas, en évoquant Marathon,
d’aborder un topos : certes, dans une oraison funèbre, on ne peut se dispenser

114. Isocrate, dans le Panégyrique, voit toutes les guerres médiques à travers cette émulation ;
cf. §§ 85-87. « Toujours donc nos ancêtres et les Lacédémoniens rivalisèrent ensemble. Néanmoins,
c’est à ce moment-là qu’ils luttèrent pour le plus bel objet : ils ne se regardaient pas comme des
ennemis, mais comme des émules, ils ne flattaient pas le barbare pour asservir les Grecs, mais
s’entendaient pour le bien commun. » (§ 85).
115. Panégyrique, 87 : μετασχεῖν τῶν κινδὺνων.
116. « Dans un sentiment bien différent de celui des Lacédémoniens, au lieu d’envier la prospérité de
Corinthe, ils furent touchés des injustices dont elle était victime, et, oubliant leur précédente inimitié,
tout à l’amitié présente, ils signalèrent leur valeur aux yeux du monde entier » (Epitaphios, § 67).
117. G. Mathieu, « Survivances des luttes politiques du ve siècle chez les orateurs attiques du
ive siècle », Revue de philologie, 1914, p. 182-205.
118. G. Dalmeyda, notice de l’édition des Belles Lettres, Paris, 1966, p. 81.
119. P. Cloché, loc. cit.
120. A. Momigliano, Per la storia della publicistica sulla κοινὴ εἰρὴνη nel IV secolo A.C., Terzo
Contributo alla Storia degli Studi Calssici, Rome, 1966, t. I, p. 475-487.
121. Le prouve, entre autres, le curieux défaut de mémoire relevé par P. Cloché (article cité) qui
lui fait attribuer au mérite des seuls Lacédémoniens le succès de Corinthe et omettre le concours
de « milliers d’Épidauriens, d’Éléens, de Sicyoniens ».
122. « On sait que pour Athènes l’histoire commence effectivement à Marathon. Au tout début
du ve siècle, elle vit encore en vase clos comme fera Sparte plus tard » (P. Amandry, Athènes au
lendemain des guerres médiques…).
« marathon » ou l’histoire idéologique 57

de consacrer un développement aux exploits athéniens123, et on ne saurait choi-


sir dans la liste des hauts faits historiques (ce que l’on peut toujours faire, par
contre, dans un simple discours politique : ainsi, Andocide qui avait utilisé
Marathon dans le discours sur les Mystères, en 399, en une période où le sen-
timent de la défaite est encore cuisant et où il est bon de rappeler les grandes
heures du passé – surtout quand la victoire évoquée est purement athénienne,
les Spartiates n’y prenant aucune part – a préféré ne pas en parler dans le dis-
cours sur la Paix). Dans une oraison funèbre, Marathon doit donc figurer. Mais
le développement consacré à cette victoire n’a pas toujours la même ampleur :
il peut être très bref, voire même être inclus dans une unique et rapide évoca-
tion des guerres médiques, ainsi chez Démosthène124.
Pour accorder à ce développement une aussi bonne place, Lysias a ses rai-
sons : Marathon est comme le prologue indispensable à l’histoire d’Athènes,
donc à l’histoire de l’empire d’Athènes, cet empire que Salamine amorce réel-
lement dans les faits125 et que le parti démocratique rêve de reconstituer. Or, le
premier acte historique se dégage toujours peu des frontières du mythe126 ; il
est quelque chose d’analogue aux premiers exploits du noble ou à l’épreuve que
doit affronter le héros pour s’affirmer comme tel, quelque chose d’initiatique : la
rapidité avec laquelle la victoire a été, sitôt remportée, annoncée n’évoque-t‑elle
pas une course, rite de transition et d’intégration dans une société guerrière ?
Et si l’exploit héroïque se caractérise, comme le définit J.-P. Vernant, comme
« l’acte exemplaire : l’acte qui crée, qui inaugure, qui initie […] ; l’acte qui, dans
des conditions critiques, au moment décisif, rétablit l’ordre menacé […] ; l’acte
enfin, qui, abolissant ses propres limites,… transcende la condition humaine »127.
Marathon, présentant toutes ces caractéristiques, donne ­d’emblée à l’histoire
d’Athènes ses lettres de noblesse : à Marathon, les Athéniens ont inauguré, ils
ont rétabli la liberté des Grecs, ils ont osé affronter la mort.
La nécessité d’en appeler à « Marathon » se conçoit donc aisément : vou-
lant, selon la logique propre à l’oraison funèbre, mais aussi suivant la visée de
sa politique, proclamer la supériorité d’Athènes, l’orateur, démocrate athénien,
se trouve nécessairement amené à utiliser cette action héroïque. Mais pour ce
faire, il emprunte le discours noble et on peut se demander si, pour célébrer la
victoire du petit nombre128, on n’est pas forcé, tout démocrate qu’on est, de par-
ler comme un oligarque le ferait.
***

123. « Ou alors il faut justifier cette scandaleuse infraction aux règles. Cf. Thucydide, II, 37, 4, et
Hypéride, Epitaphios, 4.
124. [Démosthène], Epitaphios, 10.
125. Epitaphios, 47.
126. On le voit nettement chez Isocrate, Panathénaïque, 195. La victoire de Marathon n’y est pas
évoquée en même temps que Salamine qui inaugure l’ère de l’impérialisme, mais son apparition
est étroitement liée aux thèmes mythiques : après le développement sur les Thraces, les Amazones
et Eurysthée, on en vient tout naturellement semble-t‑il, à Marathon. Il n’y a pas de solution de
continuité entre la guerre contre Darius et celle contre Eurysthée, mais Darius succède à Eurysthée
par la vertu d’un simple μετὰ δέ τοῦτον. Tout se passe dans un temps dont on ne sait pas très bien
s’il appartient au mythe ou à l’histoire.
127. J.-P. Vernant, Aspects de la personne dans la religion grecque, in Mythe et pensée chez les
Grecs, Paris, 1965, p. 278.
128. Epitaphios, 24 : ὀλίγοι.
58 « marathon » ou l’histoire idéologique

« Marathon », ou la figure rhétorique d’Athènes

Athènes apparaît donc sous un jour héroïque, telle que les nobles de la Grèce
archaïque aimaient se montrer : différente, supérieure, et digne qu’on redise inlas-
sablement ses exploits. Ainsi, cette cité dont nous nous sommes fait le modèle
de la démocratie est imprégnée, lorsqu’elle veut se dépeindre, de représentations
aristocratiques. Et si l’auteur de ce discours trouve pour célébrer la démocratie
des accents relativement originaux, lorsqu’il aborde l’examen des hauts faits,
c’est à un vocabulaire traditionnel de type noble qu’il a recours. Le contraste
entre les deux développements que le hasard – ou plutôt la nécessité du texte –
a juxtaposés est saisissant et mérite qu’on s’y attarde un instant.
Exposant à son auditoire la nature du régime politique athénien, autre topos
de l’oraison funèbre, l’orateur insiste sur la conquête que fut pour Athènes la
démocratie :
Ils furent aussi les premiers et les seuls en ce temps-là qui abolirent chez eux les
royautés pour y établir la démocratie129.
Dans ce texte, l’instauration du régime démocratique, accompagnée de
l’abolition de la royauté, semble datable : l’aoriste κατεστήσαντο s’oppose
au plus-que-parfait ἐκέκτηντο utilisé au paragraphe 17 à propos de l’autoch-
tonie130. L’autochtonie est une donnée de nature, la démocratie au contraire
apparaît comme une acquisition, elle a une histoire, bien plus que dans l’orai-
son funèbre prononcée par Périclès où elle semble être l’aboutissement logique
du caractère Athénien131. On peut supposer que les orateurs inconnus dont les
oraisons funèbres ne nous sont pas parvenues insistaient aussi à plaisir sur le
caractère aristocratique d’Athènes, puisque le pastiche platonicien de l’ἐπιτάφιος
λόγος proclame que la démocratie n’est qu’un nom qui dissimule « le gouver-
nement de l’élite avec l’approbation de la foule132 », et que le régime politique
d’Athènes découle de l’intemporelle bonne nature de la cité133. Sur ce point
donc Lysias semble s’affranchir de schémas préconçus pour s’affirmer démo-
crate sans aucune arrière-pensée ; c’est encore le démocrate qui proclame que
la liberté est liberté de tous, πάντων134 ; Périclès ne parlait que du « plus grand
nombre » ἐς πλείονας135.
Mais l’examen du régime appelle celui des effets de ce régime. C’est alors
qu’on voit apparaître ou plus exactement réapparaître tous les thèmes nobles tra-
ditionnels, dès qu’on aborde l’évocation des exploits historiques, qui ­commence
justement par « Marathon »136 : la bonne nature (φύντες καλῶς καì γνόντες
ὅμοια), les actions éclatantes (πολλά καλά καì θαυμαστά), la valeur qui élève

129. Epitaphios, 18 : πρῶτοι δὲ καὶ μόνοι ἐν ἐκείνῳ τῷ χρόνῳ ἐμϐαλόντες τὰ παρὰ σφίσιν αὐτοῖς
δυναστείας δημοκρατὶαν κατεστήσαντο.
130. Epitaphios, 17 : αὐτόχθονες ὄντες τὴν αὐτὴν ἐκέκτηντο μητέρα καὶ πατρίδα.
131. Thucydide, II, 37.
132. Platon, Ménexène, 288 e : καλεῖ δὲ ὁ μὲν αὐτὴν δημοκρατίαν, ὁ δὲ ἂλλο ῷ ἂν χαίρη ἒστι δὲ
τῆ ἀληθείᾳ μετ΄ εὐδοξίαν πλήθους ἀριστοκρατία.
133. Platon, Ménexène, 238 e et 239 a.
134. Epitaphios, 18 : ἡγούμενοι τὴν πάντων ἐλευθερίαν ὁμονοίαν εἶναι μεγίστην.
135. Thucydide, II, 37, 1.
136. Epitaphios, 20.
« marathon » ou l’histoire idéologique 59

des trophées (ἀρετή), le souvenir, si important pour le noble que tomber dans
l’oubli est pour lui la seule vraie mort137 (ἀείμνηστα τρόπαια), enfin et surtout
l’imitation des ancêtres qui est la base de toute éducation aristocratique : les
descendants, οἱ ἐξ ἐκείνων γεγονότες ne peuvent que renchérir sur les vertus
des ancêtres.
C’est donc par ces lignes triomphales que s’ouvre l’exposé de l’« histoire »
d’Athènes ; et ces représentations aristocratiques semblent tellement ancrées
dans la démocratie athénienne qu’après la description du régime démocratique
elles affleurent à nouveau.
On l’a vu, Athènes aime affirmer sa différence. À la lumière des représen-
tations aristocratiques on peut comprendre par rapport à qui.
Par rapport aux barbares, certes : bien des passages le disent clairement.
Mais il semble que cette différence soit encore trop évidente pour qu’Athènes
puisse s’en contenter. Le noble ne tire qu’une satisfaction médiocre de sa supé-
riorité sur le vilain, mais cherche beaucoup plus à rivaliser avec ses semblables,
au besoin sous les yeux admiratifs des gens ordinaires. C’est du moins ainsi
que, dans le Panégyrique138, Isocrate interprète la signification des panégyries
et grands concours solennels :
Ni pour les gens ordinaires ni pour les natures exceptionnelles le temps passé
là n’est perdu (καὶ μήτε τοῖς ἰδιώταις μήτε τοῖς διενεγκοῠσι τὴν φύσιν, cette
réunion des Grecs permet aux uns de faire montre de leurs avantages naturels
(ἐπιδείξασθαι τὰς αὐτῶν εὐτυχίας), aux autres de contempler les luttes mutuelles
des premiers (θεάσασθαι τούτους πρός ἀγωνιζομένους), et tous ont de quoi
s’enorgueillir (ἐφ΄ οἶς φιλοτιμηθῶσι), les uns à la vue des athlètes qui prennent
de la peine en leur honneur, les autres à la pensée que tout le monde vient pour
les regarder (ἐπί τὴν σφετέραν θεωρίαν) :
dans ce passage étonnant, où tout le vocabulaire agonistique et narcissique
de l’élite est rassemblé, Isocrate exprime le sens profond d’une civilisation
du concours. Et, de même que l’athlète se réjouit d’être regardé, de même,
car, semble-t‑il, seules les petites différences sont exaltantes, Athènes cherche
surtout à affirmer sa différence face aux Grecs. Comme le dit M. I. Finley139
« The Greeks… thought of themselves not only as Greeks (Hellenes) as against
the barbarians, but also and more immediately as members of groups and sub-
groups within Hellas ». En fait, la façon dont les guerres médiques, et surtout
Marathon, sont présentées par l’orateur, montre que, si la guerre opposait sur le
terrain des opérations Grecs et Barbares, elle a aussi été pour Athènes l’occa­
sion de prendre l’avantage sur le reste de la Grèce.
Les Barbares sont l’ennemi οἱ πολεμίοι140, mais aussi οἱ ἐναντίοι141, ceux
qui sont en face et avec qui on n’a rien de commun. Mais, comme le Même

137. Rappelons que c’est pour sauver son père Agamemmon de cet anéantissement qu’Oreste doit
devenir meurtrier : Eschyle le dit à mainte reprise dans les Choéphores (cf. tout particulièrement
v. 505 sqq.). Mais c’est surtout dans l’œuvre de Pindare que ce thème apparaît dans toute sa clarté ;
les références sont légion. Contentons-nous de rappeler Isthmiques, VII, 16.
138. Isocrate, Panégyrique, 44.
139. M. I. Finley, The ancient Greeks, (collection Penguin), 1966, p. 35.
140. Epitaphios, 25.
141. Epitaphios, 23 : τὸ πλῆθος τῶν ἐναντίων.
60 « marathon » ou l’histoire idéologique

platonicien ne saurait se définir sans l’Autre, par rapport auquel il est lui-même
autre – c’est ce que montre Platon dans le Sophiste142 –, ainsi Athènes se définit
par rapport aux Grecs qu’elle appelle οἱ ἂλλοι. Il est frappant de voir ­comment,
dans ce développement, on passe de l’expression οἱ ἂλλοι Ἓλληνες143 à οἱ
ἂλλοι144 tout simplement, les autres, c’est-à‑dire l’Autre d’Athènes, autre indé-
cis, ondoyant, multiple et divers comme l’Autre platonicien.
C’est ainsi que les alliés ne peuvent même pas aider les Athéniens à titre
d’« utilités » ; car les Athéniens « croyaient qu’une victoire qu’ils n’auraient pas
remportée seuls leur serait également impossible avec leur alliés145 ». Athènes
est, de par sa nature, condamnée à être seule, et les autres ont une existence bien
faible face à cet Un. Hellénisme, l’expression bien connue οἱ ἂλλοι τε καὶ ? On
serait tente de dire surtout : atticisme, tant les Athéniens emploient fréquem-
ment une tournure qui est le modèle de leur rapport aux autres…
On pourrait dire que si, avec les Barbares, c’est une guerre qui est engagée
(πόλεμος), avec les autres Grecs, Athènes se livre à un ἀγών de rivalité, à une
sorte de concours. Ou encore, si l’on suit Hésiode146 qui voit la bonne Lutte,
ἀγαθή ἔρις, à l’œuvre chez les mortels quand « le potier en veut au potier, le
charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chan-
teur », c’est dans une ἔρις qu’Athènes s’oppose aux Grecs. On rencontre d’ail-
leurs plus loin de verbe ἐρίζειν, lorsque, après avoir évoqué Salamine, Lysias
chante la gloire des combattants des guerres médiques : « Quels autres Grecs
pouvaient rivaliser avec eux pour la sagesse, le nombre et le courage ? » καì
γάρ τίνες ἂν τούτοις τῶν ἂλλων Ἑλλήνων ἥρισαν γνώμη πλήθει καì ἀρετῆ147 ;…
Ainsi l’emploi de ce verbe transforme une guerre contre les Perses en une « lutte
de pur prestige » entre Grecs, pour employer une terminologie de type hégé-
lien : les Barbares sont devenus pour Athènes une occasion de manifester sa
valeur aux yeux des Grecs. Il est vrai que les cités en guerre cherchent d’abord
« à faire reconnaître, au cours d’une épreuve réglée comme un tournoi, leur
supériorité de force148 ».
On voit plus clairement dès lors pourquoi, par un gauchissement de l’his-
toire, l’orateur déclare que les Athéniens n’ont pas attendu que les alliés soient
prévenus149 ; c’est qu’il faut absolument qu’Athènes ne doive son salut qu’à
elle-même : οὐδ’ ῷήθησαν δεῖν ἑτέροις τῆς σωτηρίας χάριν εἰδέναι. Athènes ne
veut rien devoir aux autres, mais elle veut au contraire, parce qu’elle est supé-
rieure, intervenir chez eux : ἀλλά σφίσιν αὐτοῖς τοὺς ἂλλους Ἓλληνας.

142. Platon, Sophiste, 354 d-256 d.


143. Epitaphios, 22 : οὐδένας ἂλλους τῶν Ἑλλήνων ; 23 : τοὺς ἂλλους Ἓλληνας.
144. Epitaphios, 24 : τῶν ἂλλων, τοὺς ἂλλους ; 26 : τοῖς ἂλλοις, οὐδεὶς τῶν ἂλλων.
145. Epitaphios, 24.
146. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 23-25.
147. Epitaphios, 42.
148. J.-P. Vernant, introduction à Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris-La Haye, 1968,
p. 18. Cf. également, p. 21 : « La guerre grecque classique est un agôn. Elle s’apparente aux grands
Jeux Panhelléniques où la rivalité s’exerce suivant un scénario à bien des égards analogue, sur un
plan pacifique… L’identité des protagonistes, l’homologie de structure des deux institutions en font
comme les deux faces alternativement présentées d’un même phénomène social.
149. Epitaphios, 23.
« marathon » ou l’histoire idéologique 61

L’impérialisme découle inévitablement de cette loi générale du comporte-


ment athénien et ce n’est pas par hasard que Périclès développe dans l’Oraison
funèbre une idée analogue :
De même, pour la générosité, nous sommes à l’opposé du grand nombre : ce
ne sont pas les services qu’on nous rend, mais nos propres bienfaits qui sont à
l’origine de notre amitié150.
Mais chez Thucydide, ce désir d’aider l’autre, c’est-à‑dire de lui ôter
toute initiative, est éclairé par des motifs d’intérêt, le terme de βεϐαίοτερος
l’indique assez. La cité du ve siècle est lucide sur elle-même et ne se paie
pas de mots : ce sera encore plus net, net jusqu’au cynisme dans les pro-
pos que les Athéniens tiennent lors du dialogue de Mélos151. Chez Lysias, au
contraire, cette conduite n’est dictée que par un principe d’honneur : il faut
être seul. Mais au ive siècle, la cité admire son passé plus qu’elle ne cherche
à ­comprendre son présent.
L’orateur expose d’ailleurs la raison de ce désir d’être seul au combat ; en
partant combattre, les Athéniens sont guidés par un « sentiment unanime »,
μιᾷ γνώμη152, et ce sentiment, c’est le désir de gloire propre à l’élite et tout
particulièrement le désir de s’illustrer par une belle mort : « Ils étaient persua-
dés qu’une mort glorieuse laisse le renom immortel de nos belles actions153 »,
νομίζοντες τὸν εὐκλεᾶ θάνατον ἀθάνατον περὶ ἀγαθῶν καταλείπειν λόγον.
Faut-il s’étonner que ce sentiment noble ne puisse s’énoncer sans le secours
de la rhétorique ? Effectivement, εὐκλεᾶ correspond à λόγον par un chiasme,
non pas au niveau de la syntaxe – le groupe [adjectif-verbe] est répété dans
le même ordre – mais dans la signification, chiasme qui permet la juxtaposi-
tion contrastée de θάνατον et ἀθάνατον. On pourrait donc symboliser ainsi
cette figure :

τὸν εὐκλεᾶ θάνατον ἀθάνατον λόγον


syntaxique : a b a b pas de chiasme.
Forme
rhétorique : c d d c ⎫
⎬⎫ Chiasme.
Sens c d d c

Sens et sonorité se conjuguent pour faire éclater la grandeur de la mort qui


rend immortel.

Cette belle mort, celle qu’espèrent les héros dont Pindare célèbre l’ἀρετή,
c’est celle que les Athéniens sont prêts à trouver pour la cité. Et, en un saisissant
paragraphe, l’orateur développe la signification de ce désir de gloire :

150. Thucydide, II, 40, 4.


151. Thucydide, V, 85-113, et surtout V, 89 (sur les « grands mots » : καλὰ ὀνόματα).
152. Epitaphios, 24.
153. Epitaphios, 23. On peut aussi comprendre « des hommes de valeur ».
62 « marathon » ou l’histoire idéologique

À leurs yeux, la mort était un sort à partager avec tous les hommes, la gloire avec
une élite ; et, si la mort fait de la vie un bien qui nous est étranger, le souvenir
qu’ils laisseraient après leurs épreuves serait bien à eux154.
Mourir n’a en soi rien d’exceptionnel, c’est le lot commun, le fait de tous
les hommes – ἀποθανεῖν μὲν αὐτοῖς μετὰ πάντων προσήκειν155, mais mourir
en valeureux ne se partage qu’avec le petit nombre, une élite, ἀγαθοῖς δ΄ εἶναι
μετ΄ ὀλίγων ; dans le parallélisme μετὰ πάντων / μετ΄ ὀλίγων, apparaît encore
une fois l’opposition entre tous et quelques-uns. Ces deux propositions énoncent
clairement ce qu’est, pour un Grec pénétré d’esprit aristocratique, ce que, faute
d’un terme plus adéquat, on appellera l’immortalité. Les citoyens de l’aristo-
cratique Athènes n’aspirent pas ouvertement au sort de la race hésiodique des
héros, ils n’attendent pas une μακροϐιότης, cette longue vie au-delà de la vie et
de la mort que quelques privilégiés mènent dans l’île des Bienheureux156, mais
la seule solution qu’ils connaissent au problème de la mort est d’accepter, voire
même d’affronter le trépas, pour conquérir la gloire. L’orateur du Ménexène
exprime une idée analogue lorsqu’il s’écrie : « Ce n’est pas l’immortalité qu’ils
(= les parents) souhaitaient à leurs fils, mais la vertu et la gloire157 ». Mourir
glorieusement avec quelques-uns, voilà l’idéal.
Y a-t‑il à s’étonner qu’ici encore ce démocrate exprime des idées qui
sont celles des « oligoi » ? C’est effectivement avant tout à Sparte, modèle
de toutes les rêveries des oligarques athéniens, que la mort glorieuse est un
impératif catégorique. Tout Spartiate doit prendre modèle sur les combattants
des Thermopyles dont le beau trépas (καλὸς πότμος) inspira à Simonide un
ἐγκώμιον158 et que leur épitaphe loue d’avoir trouvé la mort pour obéir aux lois
de Sparte159. Xénophon rappelle dans la Constitution des Lacédémoniens160 que
« Lycurgue mérite d’être admiré pour avoir imprimé aux citoyens l’opinion
qu’une belle mort est préférable à une vie honteuse » et que le lâche n’a plus
de place parmi les Homoioi. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les réac-
tions des Spartiates au lendemain de Leuctres, le « visage clair et radieux »
des parents des morts, l’« allure morne et humble » de la famille des survi-
vants161. Et, lorsque Isocrate donne la parole au roi Archidamos, il insiste lui
aussi sur ce principe fondamental.

154. Epitaphios, 24.


155. On peut hésiter sur le sens de προσήκειν. Ne faut-il pas donner à ce verbe le sens de « il
convient, il faut » ? Mais alors que signifie μετὰ πάντων ? Faut-il comprendre : « Il convient de
mourir en même temps que tous (ou tout) », version patriotique évoquant νῦν ὑπὲρ πάντων ἀγών
des Grecs à Salamine (Eschyle, Perses, 405). Mais il semble sage de se ranger à l’interprétation de
M. Bizos, qui seule donne tout son sens à cette phrase.
156. Hésiode, Les Travaux et les Jours, 167 sqq. On peut renvoyer également à la description de
l’île des Bienheureux dans le Mythe de la 2e Olympique de Pindare, mythe qui a été étudié par
J. Bollack dans son article « L’or des rois », Revue de Philologie, 1963, p. 234-265 ; si l’Hadès
n’est qu’un tribunal et non le lieu de séjour que l’on y voit traditionnellement et si récompense
et châtiment se situent sur terre, les âmes d’élite échappent indéfiniment au cycle des naissances.
157. Cf. Platon, Ménexène, 247 d 4-6.
158. In Diodore, XI, 11, 6.
159. Cf. Hérodote, VII, 228, 2 et Diodore de Sicile, XI, 33, 2.
160. Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, IX, 1.
161. Xénophon, Helléniques, VI, 4, 16.
« marathon » ou l’histoire idéologique 63

Aux Lacédémoniens il n’est pas permis de rechercher leur salut par tous les
moyens ; mais si la noblesse n’accompagne pas le salut, mieux vaut pour nous
une mort glorieuse. Pour ceux qui disputent le trophée du mérite, il n’y a qu’un
seul but : apparaître comme n’accomplissant rien de honteux162.
Mais on peut se demander si, dans la mesure même où les Athéniens dis-
putent réellement aux Spartiates le trophée du mérite (ἀρετῆς ἀμφισϐητεῖν),
ils n’en viennent pas fatalement à annexer à leur profit ce thème de la pro-
pagande spartiate, tant il est vrai que la rivalité exige que l’on batte l’autre
d’abord sur son propre terrain. C’est ainsi que ce discours spartiate devient
un discours athénien. Lorsque, au débat de Sparte163, les Corinthiens mettent
en parallèle les deux grandes cités, ce n’est pas aux Lacédémoniens, leurs
alliés, qu’ils attribuent le désir de mourir glorieusement, mais à leurs enne-
mis athéniens :
Tout en faisant, mieux que personne, abandon de leur corps quand ils servent la
cité, ils gardent, mieux que tous, leur jugement propre pour trouver à la servir164.
Il serait vain de s’étonner que les alliés de Sparte parlent ainsi : ces Corinthiens
sont porte-parole de l’Athénien Thucydide et les critiques qu’ils adressent à Sparte
sont autant d’éléments de cette belle image d’Athènes que Thucydide esquisse
avec insistance au livre I de son Histoire, et qui trouvera sa forme achevée dans
l’oraison funèbre du livre II. Rien de surprenant, alors, à ce que, pour parler
d’Athènes, un démocrate athénien soit athénien avant d’être démocrate165 : sa
cité étant engagée dans un grand ἀγών de rivalité avec Sparte, il doit, lui aussi,
revendiquer pour Athènes le trophée du mérite. Ainsi donc, à Athènes comme à
Sparte, la mort comme issue fatale de l’existence humaine fait disparaître dans
la masse, mais, par une belle mort, le guerrier s’élève au-dessus de cette masse
indifférenciée et révèle son ἀρετή.
Cette loi fondamentale étant énoncée une seconde série de deux proposi-
tions contrastées explicite le sens des deux premières : par la mort, la vie bio-
logique, ψυχὴ devient quelque chose d’étranger (ἀλλότριον), elle entre dans le
domaine de l’autre, de tout ce qui nous échappe et est sans valeur. Au contraire,
c’est l’identité que conquiert le combattant par sa mort : l’identité du souve-
nir ; à ἀλλοτρίας s’oppose très exactement ἰδίαν : καὶ τὰς μέν ψυχὰς ἀλλοτρίας
διὰ τὸν θάνατον κεκτῆσθαι, τὴν δ΄ ἐκ κινδύνων μνήμην ἰδίαν καταλείπειν. La
vie biologique entre dans le domaine du multiple, domaine fortement dévalué
pour le Grec, ainsi qu’en atteste toute la tradition philosophique, tandis que le
souvenir est le seul et unique bien, puisqu’il fait du guerrier et de l’homme un
héros. Paradoxalement, on n’existe donc au sens le plus plein du terme que
dans la mort, à condition toutefois qu’elle soit digne de μνήμη et qu’il y en ait

162. Isocrate, Archidamos, 91 (voir aussi 89-90 et 109).


163. Thucydide, I, 67-96.
164. Thucydide, I, 70, 6.
165. C’est ainsi que Lysias dans l’Epitaphios, présente les démocrates du Pirée avec un vocabulaire
aristocratique : ils sont loués non pas au nom de la loi, cette loi dont au § 19 il fait le pilier de la
démocratie, mais au nom de la nature : « Ils obéissaient non pas à la contrainte de la loi, mais à
l’impul­sion de leur nature, jaloux d’imiter en de nouveaux combats l’antique valeur de leurs ancêtres. »
64 « marathon » ou l’histoire idéologique

une μνήμη. L’oraison funèbre se charge d’être ce souvenir pour tous les citoyens
athéniens enterrés au Céramique166.
Mais le paradoxe qui oppose et associe vie et mort n’est pas le seul ; le texte
tout entier semble tissé en une série d’oppositions qui se conjuguent entre elles.
Rappelons-en les principales.
Sur le terrain des opérations, Athènes affronte les Perses ; sur la scène ima-
ginaire d’un ἀγών hellénique, sur « cette scène d’un théâtre commun à tous les
Grecs » dont parle Isocrate167 (ἐν κοινῷ θεάτρῳ τῷν Ἑλλήνων), Athènes domine
les autres Grecs ; en chaque Athénien, la mort révèle l’existence d’un élément
inférieur et d’un élément supérieur, d’une part périssable et d’une part immortelle.
Les Perses ont attaqué la Grèce : leur cupidité les a jetés sur un sol étran-
ger : εἰς τὴν ἀλλοτρίαν168. Ils ont combattu sur le domaine de l’autre. Athènes
au contraire est restée sur son propre terrain : ἐν τῆ αὑτῶν. L’iniquité est du
côté de ceux qui ont quitté leur sol pour envahir celui de l’autre, le droit (τοῦς
παρ’αὐτοῖς νόμους αἰσχυνόμενοι) avec ceux qui ont su arrêter l’envahisseur en
restant dans leur propre sphère.
Les Grecs n’apparaissent guère sur la scène de l’histoire : que ce soit par
les Perses dans leurs calculs ou par les Athéniens dans leur désir de gagner du
temps, ils sont toujours tenus pour quantité négligeable, incapables de trou-
ver une attitude commune face à l’ennemi ἒτι στασιαζούσης τῆς Ἑλλάδος)169,
n’ayant d’autre existence que celle qu’Athènes veut bien leur laisser. Ils sont οἱ
ἄλλοι ; Athènes, animée d’une unique résolution (μιᾷ γνώμη), seule et grande,
présente le spectacle d’une cité unie qui tend toutes ces forces vers un seul but.
Enfin, chaque Athénien découvre par la mort qu’il possède un bien qui ne
lui appartient pas, sa vie (ψυχὴ ἀλλοτρία) qu’il immole à la cité, mais il acquiert
par là-même le seul trésor qui lui soit propre : le souvenir (μνήμη ἰδία).
Ainsi, à chacun de ces trois niveaux, se découvre une même opposition,
entre ce qui est unique et toujours identique à soi-même170, et ce qui, multiple,
irrésolu ou périssable, est condamné à être toujours autre.
Peut-être pourrait-on maintenant résumer ce jeu d’oppositions en un tableau,
où le dernier niveau est tel que, lorsqu’on y parvient, on a l’impression que les
deux premiers n’ont de statut que par référence à lui.

166. L’expression est un leitmotiv de l’Epitaphios, elle apparaît ici au paragraphe 20 : οἱ ἐνθάδε
κείμενοι.
167. Isocrate, Archidamos, 106.
168. Epitaphios, 25.
169. Epitaphios, 21.
170. Les Athéniens de Marathon ne font que répéter les actes de leurs ancêtres ; les Perses eux-
mêmes peuvent déduire l’attitude d’Athènes de sa conduite antérieure.
« marathon » ou l’histoire idéologique 65

Même Autre

Les opérations
Les Athéniens par rapport aux Grecs = Athéniens Barbares
Barbares. ὀλίγοι l’élite πρòς πολλούς le nombre
ἐν τῇ αὑτῶν immobilité du εἰς τὴν ἀλλο- mouvement inique
πόλεμος Même. τρίαν de l’Autre.

La rivalité
Les Athéniens face aux Grecs. Athéniens Grecs
μόνοι seuls οἱ ἅλλοι les autres.
μιᾷ γνώμη caractérisés par στασιαζούσης caractérisés par la
ἔρις l’unité τῆς Ἐλλάδος discorde et la di-
versité.

La mort
Rapport de chaque Athénien à Valeur immortelle Corps périssable
lui-même. ἀρετή σῶμα
= belle mort. Identité Altérité
εὐκλεὴς θάνατος μνήμη ἰδία ψυχὴ ἀλλοτρία.

Loin de nous l’intention de prétendre que l’orateur fût, bien avant la compo­
sition des grands dialogues de Platon, un théoricien du Même et de l’Autre. Mais
il utilise, tout comme Platon le fera, les représentations d’une pensée aristo-
cratique où les semblables, les Homoioi, s’opposent à tout le reste de l’huma-
nité avant de lutter entre égaux171. Et, si Platon fait subir à ces représentations
plus ou moins conscientes une transmutation pour créer les concepts essentiels
de sa philosophie, à son niveau, qui est celui de la politique, chaque orateur
dresse inlassablement les qualités de l’unique Athènes, digne de l’emporter sur
toutes les autres cités.

***

L’oraison funèbre ou quand le discours vaut pour les actes

Peut-être se demande-t‑on ce que devient, dans le tissu de ces couples d’oppo­


sitions contrastées, le sujet même du récit : l’histoire de Marathon. Où sont les
actes ? Telle est la question que se pose le lecteur moderne. C’est alors que l’on
se trouve confronté au paradoxe majeur de ce genre de textes. Il s’agit d’une
bataille et aucun récit de bataille ne nous est fait, aucune précision n’est donnée
sur le déroulement des opérations. Certes, Marathon est une bataille « normale »,
de type classique, et c’est probablement l’anomalie que constitue l’intervention
de la ruse dans la guerre qui vaut à Salamine d’être plus souvent et plus lon-
guement racontée. Il n’en reste pas moins que l’on peut être surpris de la rapi-
dité avec laquelle l’auteur, qui vient de consacrer deux longs développements

171. C’est ainsi qu’Isocrate dans le Panathénaïque (120), estime « souhaitable que ceux qui
rivalisent pour le mérite soient supérieurs aux autres peuples dès leur origine » (προσήκειν τοῖς
ἀμφισϐητοῦσιν ἀρετῆς εὐθὺς ἀπό γενεᾶς διαφέροντας εἶναι τῶν ἂλλων).
66 « marathon » ou l’histoire idéologique

antithétiques à décrire successivement le raisonnement des Perses et celui des


Athéniens, se débarrasse du cœur même de l’action.
Les actes sont brièvement évoqués en une formule vague et stéréotypée :
ἂνδρες ἀγαθοί γενόμενοι, « s’étant manifestés des hommes de cœur172 ». L’action
est remplacée par l’ἀρετή, manifestation de l’essence athénienne. On n’obtien-
dra aucune autre précision ; par contre, un nouveau développement rappelle à
nouveau le mépris dans lequel les Athéniens ont tenu l’existence, si bien qu’on
pourrait croire que le vrai combat se déroule plus contre ce qu’il y a d’autre en
eux, contre la vie du corps, que contre l’ennemi réel et son imposant déploiement
de forces. Entre la manifestation de l’essence noble (ἂνδρες ἀγαθοί γενόμενοι)
et le constat de victoire (ἔστησαν τρόπαιον) seul intervient l’énoncé des prin-
cipes et des choix athéniens :
Ils n’épargnèrent point leur personne, firent à la vertu le sacrifice de leur existence,
plus respectueux des lois de leur pays qu’effrayés par les périls de la guerre.
En fin de compte, c’est un long raisonnement, le raisonnement que sont
c­ ensés s’être tenu les Athéniens, qui tient lieu d’action. Un raisonnement, c’est-
à‑dire un λόγος, le logos de l’élite.
On voit maintenant que la belle mort (εὐκλεὴς θάνατος) n’est pas seule-
ment ce qui éclaire tout le jeu des oppositions que l’on a tenté de cerner en un
tableau, c’est surtout l’idée la plus importante du texte, tellement importante
qu’elle suffit à tenir lieu de description du combat. Alors qu’Hérodote dénombre
les morts173 – six mille quatre cents hommes du côté perse, cent quatre-vingt-
douze du côté athénien –, en nomme quelques-uns174 – il est vrai qu’il les choi-
sit de qualité : Callimachos le polémarque, Stésiléos, fils de Thrasyleos, l’un
des stratèges, et Cynégyre, frère d’Eschyle – et ne laisse ignorer aucun détail
sur la fin de ce dernier, Lysias, après avoir montré les Athéniens se préparant
à mourir, c’est-à‑dire à combattre, ne les montre plus ni au combat ni morts.
L’idée a tenu lieu de récit des faits.
C’est dire assez le caractère idéologique d’une histoire qui remplace les faits
par un discours intérieur.
Par un procédé analogue, Platon, dans les Lois, évoquant la bataille de
Salamine, évite le récit honteux d’un combat anormal en substituant aux navires,
symbole de la décadence d’une cité tournée vers la mer, des « espoirs » : les
Athéniens ne s’embarquent plus sur des bateaux, mais sur une espérance175.
Mais Platon falsifie l’histoire consciemment et volontairement, pour substituer
à une réalité décevante une reconstruction idéale. À Marathon, au contraire, rien
que de glorieux : il est d’autant plus intéressant de voir l’idéologie prendre le
pas sur le récit des faits.
Sans doute faut-il chercher la raison de ce phénomène dans la fonction de
« Marathon ».

172. L’analyse porte maintenant sur le paragraphe 25.


173. Hérodote, VI, 117.
174. Hérodote, VI, 114.
175. Platon, Lois, III, 699 b-c : « Une seule issue leur apparaissait, précaire sans doute et désespérée,
mais il n’y avait pas d’autres solution… S’embarquant sur cette espérance, ils ne trouvaient pour
eux de refuges qu’en eux-mêmes et dans les dieux. » Je remercie P. Vidal-Naquet d’avoir attiré mon
attention sur ce passage. Ses conseils m’ont été précieux pour l’élaboration de cette étude tout entière.
« marathon » ou l’histoire idéologique 67

L’histoire idéologique n’est pas une science : avec elle, on est aux antipo-
des de la volonté de rigueur d’un Thucydide. Elle a une fonction bien déter-
minée au sein de la cité : consolider en chaque citoyen la foi en la valeur
d’Athènes, car la confiance en sa propre ἀρετή est, selon l’éthique de la cité,
la première vertu de l’homme de cœur et du citoyen176. Le but est donc pra-
tique et non pas théorique. Cette histoire n’est pas histoire de la cité, mais au
service de la cité.
On pourra expliciter plus clairement le sens de « Marathon » en confrontant,
à l’intérieur de l’oraison funèbre qui fait l’objet de cette étude, le développement
consacré à cette victoire avec le récit de Salamine. Lysias, on l’a dit, ne choisit
pas entre ces deux batailles, mais il assigne à chacune d’elles un rôle particulier.
Ainsi, tandis que Salamine est la belle réalité Marathon est le mythe glorieux.
Salamine apparaît comme une bataille incomparablement plus réelle, dont
le récit fait appel à tous les sens, à la vue, l’ouïe, au toucher :
C’est alors qu’on entend le chant de combat des Grecs mêlé à celui des Barbares,
les exhortations des deux groupes ennemis et les cris des mourants ; déjà la mer
est pleine de cadavres ; de nombreux vaisseaux amis et ennemis s’entrechoquent ;
longtemps, la bataille est incertaine177.
Ainsi, l’orateur raconte Salamine en un véritable tableau de bataille navale
comme s’il n’était pas possible à propos de cette victoire de se contenter d’un
rapide constat de succès. Alors qu’à Marathon, le véritable combat se livrait
dans l’esprit des Athéniens, tout concourt à rendre vivant le récit de Salamine.
Par deux fois, il est vrai, l’orateur développe les pensées des Athéniens. Ces
deux logoi encadrent la description proprement dite de la bataille178, mais en
aucun cas ils ne se substituent à elle. Il s’agit tout d’abord d’une vraie déli-
bération qui aboutit à la décision d’abandonner la ville pour monter sur les
vaisseaux : à une aporia179 succèdent un choix180 et un acte181 ; ce premier rai-
sonnement se situe dans la sphère de l’action. Une seconde série de discours
intérieurs fait connaître d’abord les inquiétudes qui assaillent les Athéniens
avant le combat, puis les sentiments des combattants pendant que se livre cette
bataille longtemps incertaine : prières aux dieux, pitié pour les enfants, regret
des épouses, compassion pour les parents ; loin de se substituer aux actes, ces
sentiments les complètent et les rehaussent. Salamine, bataille navale, est la
première étape de l’histoire de l’empire maritime d’Athènes. C’est probable-
ment ce qui donne au récit du combat un si fort caractère de réalité, on peut
même dire de réalisme.

176. On peut renvoyer au paragraphe 8 de l’Epitaphios, où l’homme de cœur, ἀνήρ ἀγαθός, ­s’oppose
à ceux qui n’ont pas foi en eux-mêmes : οἱ ἀπιστοῦντες σφίσιν αὐτοῖς. On peut aussi rappeler
que, dans le passage étudié, en 23, les Athéniens avaient eu confiance en leur valeur plus que peur
devant le nombre des ennemis : οὐκ ἐφοϐήθησαν τὸ πλῆθος τῶν ἐναντίων ἀλλά τῆ αὐτῶν ἀρετῆ
μᾶλλον ἐπίστευσαν.
177. Epitaphios, 38.
178. 1er logos, 32-33 : délibération – 2e logos, 35-37 : inquiétudes des Athéniens avant le combat ;
28-39 : sentiments des Athéniens pendant le combat. – Récit de la bataille : 38.
179. Epitaphios, 32 : ἀποροῦντες.
180. Epitaphios, 33 : ἡγησάμενοι κρεῖττον εἶναι.
181. Epitaphios, 33 : ἐξέλιπον ὑπὲρ τῆς Ἑλλάδος τὴν πόλιν.
68 « marathon » ou l’histoire idéologique

Marathon est au contraire une bataille idéale, un modèle182 : à Marathon


devient pour la première fois intelligible le rapport complexe qui unit et oppose
Athènes au reste de la Grèce et à l’adversaire barbare. Pour la première fois,
se situent les uns par rapport aux autres les différents acteurs de la partie histo-
rique qui se joue vraiment à Salamine. C’est pourquoi le centre du récit n’est
pas une action, mais un λόγος.
« Marathon » est donc l’origine radieuse et mythique de l’histoire d’Athènes.
C’est pourquoi l’on a pu passer, sans qu’aucune distinction soit faite entre
mythe et histoire et sans transition, des Athéniens de la légende, vainqueurs des
Amazones et protecteurs des opprimés, aux hommes de Marathon.
« Marathon », charnière entre la légende et l’histoire d’Athènes, devient
une idée.
« Marathon » est un commencement : il importe alors de revenir sur la
façon dont les Athéniens se représentent le temps. Un exemple suffira. On a
vu ­comment les mêmes messagers annoncèrent aux Grecs à la fois l’invasion
perse et la victoire athénienne. « Au lieu d’avoir à redouter un danger prochain,
la Grèce eut la joie d’apprendre qu’elle était sauvée183. » Cette petite phrase est
lourde de conséquences : effectivement, une telle version des faits tend à prou-
ver que seule Athènes dispose du temps ; les alliés sont exclus de l’histoire.
Certes, ils n’ont plus à craindre pour le futur, un futur qui se présentait sous
la forme d’un danger imminent : καὶ γάρ τοι οὐδείς τῶν ἂλλων ἒδεισεν ὑπὲρ
τοῦ μέλλοντος κινδύνου. Mais, puisqu’ils n’ont eu ni le temps ni la possibi-
lité d’affronter le péril et de faire face à un avenir menaçant, le futur leur a été
« escamoté ». Que leur reste-t‑il ? Le danger est déjà au passé et ils n’ont plus
qu’à écouter (ἀκούσαντες) le récit des exploits athéniens. Leur seule activité
consiste à se suspendre aux lèvres d’un messager d’Athènes, en auditoire attentif
et soumis, qui se passionne pour un passé qui ne lui appartient pas non plus ; le
passé aussi est à Athènes. Comme présent, ils ont la liberté, une liberté dont ils
se réjouissent (ἥσθησαν), mais qui leur est donnée et qu’ils n’ont pas conquise
eux-mêmes. Une liberté qui se confond avec la nécessité d’admirer Athènes.
Athènes s’est donc réservé le futur en acceptant d’affronter le péril ; ce
futur, elle l’a rapidement transformé en un présent fulgurant (διὰ ταχέων) – la
bataille a duré l’instant d’un éclair – ; au moment où elle délègue ses messa-
gers, ce présent est déjà devenu un passé, ce passé glorieux qui va permettre à
Athènes de devenir la grande cité impérialiste, maîtresse de l’histoire. Athènes
se réserve l’Histoire.
C’est du moins ce que montre au ive siècle l’orateur choisi par la cité. Encore
faudrait-il savoir si ce rapport à l’histoire est toujours vrai à l’époque où il parle.
Or, on sait qu’Athènes n’est plus, à ce moment-là, en mesure d’assurer l’hégé-
monie sur le monde grec. La défaite et la dure capitulation devant Sparte ont
fait d’elle une vaincue qui cherche, par la guerre de Corinthe, à reprendre l’ini-
tiative, mais qui ne le peut seule. Elle devra finalement, cruelle dérision pour
la cité qui avait appris aux Perses la valeur de ses guerriers, accepter la paix du
Roi. C’est pourquoi elle se tourne vers son passé, et nous voyons déjà, dans ce

182. À ce sujet, cf. l’article de P. Vidal-Naquet, « La tradition de l’hoplite athénien », in Problèmes


de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris-La Haye, 1968, p. 161 à 181.
183. Epitaphios, 26.
« marathon » ou l’histoire idéologique 69

texte, s’amorcer le mouvement qui va pousser Athènes, au ive siècle, à « vivre


au passé ».
Le dernier paragraphe est significatif. L’orateur conclut :
Comment s’étonner dès lors que ces exploits anciens nous paraissent récents et
que la valeur de nos ancêtres soit encore aujourd’hui, pour tous les hommes, un
sujet d’admiration184 ?
Certes, Lysias veut dire que la grandeur athénienne est encore présente à
toutes les mémoires, mais il exprime en même temps de façon claire la repré-
sentation que le ive siècle se fait du temps : à force d’être rappelé et constam-
ment rabâché, le passé envahit le présent, et si l’image idéale de Marathon doit
être toujours présente, inversement, l’actualité n’a plus de statut : il suffira de
quelques mots pour faire l’éloge des guerriers en l’honneur desquels, en prin-
cipe, l’oraison funèbre est prononcée185. La disproportion, évoquée au début
de cette étude, entre une très longue évocation du passé et une brève allusion
à l’actualité, est le signe d’une époque où ce qui était volonté combattante est
devenu simple nostalgie.
Une des caractéristiques de toute idéologie est d’être l’unité d’un rapport réel
et d’un rapport imaginaire à des conditions réelles d’existence186. Et en effet,
nous voyons ici s’imbriquer étroitement deux images du temps ou plutôt deux
rapports au temps : un rapport réel dans lequel Athènes, qui ne dispose plus du
présent, se met à vivre au passé ; un rapport imaginaire qui dissimule le pre-
mier, et selon lequel l’histoire devient mythe, pour permettre aux Athéniens de
se persuader qu’ils sont encore maîtres du temps.
Le truquage des faits a rendu possible la représentation idéale ; la représen-
tation a eu pour objet de faire surgir la belle mort, et la belle mort a permis de
lire tout le texte en remontant jusqu’aux postulats implicites de l’histoire idéo-
logique. C’est à une sorte de lecture à l’envers que l’on peut se livrer mainte-
nant. On a déjà vu que le scénario du récit se fondait sur une réorganisation de
la trame temporelle des événements. La raison de ces transformations est alors
apparue : à une temporalité historique, l’orateur a substitué le temps propre à
l’oraison funèbre, temps du discours où la résolution d’affronter la mort tient
lieu d’action. Et maintenant se révèle en pleine lumière le rapport de l’orateur
athénien à l’actualité, rapport bien évidemment laissé dans l’ombre, mais que
cette étude voudrait avoir reconstitué.
On est certes loin de la bataille réellement livrée. « Marathon » n’est pas ici
un événement ; « Marathon », c’est avant tout le discours sur Marathon. Et ce
discours a une fonction bien précise dans l’idéologie de la cité. Par deux fois,
la parole s’est substituée aux actes : pour raconter Marathon, un discours inté-
rieur a pris la place du récit de la bataille ; mais l’oraison funèbre tout entière,
dont le récit de Marathon n’est qu’un développement, est elle-même ce qui vaut
pour une actualité décevante. Un topos de l’oraison funèbre veut que l’orateur
évoque la difficulté de « composer une œuvre qui soit à la mesure des exploits »

184. Epitaphios, fin du § 26.


185. Epitaphios, 67-70.
186. Cette définition est empruntée à L. Althusser, Pour Marx, Paris, 1965, Marxisme et huma-
nisme, IV, p. 240.
70 « marathon » ou l’histoire idéologique

λόγον ἴσον παρασκευάσαι τοῖς τούτων ἒργοις187. Selon l’interprétation tradi-


tionnelle qu’il n’y a d’ailleurs nullement lieu de renier, ce qui est en question
c’est l’inadéquation de toute parole à la réalité. Cette idée est exprimée claire-
ment dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès :
Pour moi, j’estimerais suffisant qu’à des hommes dont la valeur s’est traduite
en actes, on rendit également hommage par des actes188 : Ἐμοῖ δ΄ ἀρκοῦν ἄν
ἐδόκει εἶναι ἀνδρῶν ἀγαθῶν ἔργῳ γενομένων ἔργῳ καὶ δηλοῦσθαι τὰς τιμάς.
Mais ce discours « égal aux actes » n’est-il pas aussi au ive siècle le dis-
cours qui vaut pour les actes ? Ce qui, chez Périclès, homme d’action autant
et plus que de parole, est crainte de déflorer la réalité en ne la célébrant pas
comme elle mérite de l’être, en intercalant des mots entre Athènes et les actes
athéniens, peut au ive siècle, devenu un topos, révéler le désir qu’à l’orateur
de trouver une parole équivalente à des actes. Il est peut-être difficile de par-
ler des exploits du passé, parce qu’ils sont trop grands ; il l’est encore plus de
parler des actes présents pour la raison inverse : ils ne sont pas encore assez
grands. N’est-ce pas au ive siècle la fonction même de l’oraison funèbre que
de mettre entre parenthèses le réel ? Image mensongère peut-être ; ce que dit
Nietzsche de l’ἐπιτάφιος λόγος de Périclès (« sie ist nur ein grosses optimis-
tisches Trugbild189 ») semble s’appliquer encore mieux aux oraisons funèbres
du siècle suivant.

***

Ainsi « Marathon » a occulté non seulement Marathon, mais aussi toute


bataille réelle ou même possible. P. Amandry190 rappelle justement que « cette
bataille qui, du point de vue militaire, n’est qu’un coup de main manqué des
Perses » est aussi celle dont Athènes, qui estime l’avoir remportée seule, a tiré
la gloire la plus durable. Et il est vrai qu’au lendemain des guerres médiques
le rappel de cette victoire dut galvaniser les énergies. Que tout le ve siècle ait
évoqué cette date se conçoit aisément : ce combat marquait le début de l’aven-
ture athénienne. Au ive siècle au contraire il est probable que ce souvenir fut
plus i­nhibant que créateur d’un nouveau dynamisme. Le constant appel de
Démosthène aux Marathonomaques ne semble pas avoir réveillé ses conci-
toyens de la léthargie dans laquelle il les voyait plongés.
Mais lorsque l’idéologie n’est plus triomphante, elle sert à masquer le réel.
C’est le rôle de « Marathon » : après avoir servi au ve siècle. Il est vrai d’ail-
leurs que ce topos a bien rempli son rôle puisque les Athéniens ne sont pas les
seuls à s’être admirés à travers « Marathon ». Il est encore actuellement bien
difficile d’écrire l’histoire des guerres médiques et de la Grèce classique sans
se laisser séduire par le « complexe de supériorité » d’Athènes191.

187. Epitaphios, 1.
188. Thucydide, II, 35, 1.
189. Nietzsche, Humain trop humain (I, 474), cité par R. Goossens, Euripide et Athènes, Bruxelles,
1962.
190. P. Amandry, Athènes au lendemain des guerres médiques (article cité).
191. P. Lévêque, L’Aventure grecque, Paris, 1954, p. 255.
SOCRATE CONTREPOISON DE L’ORAISON FUNÈBRE

Enjeu et signification du Ménexène*

L’Oraison funèbre, discours d’Athènes ; Socrate, le plus subtil poison de la


cité. En les affrontant l’un à l’autre, le Ménexène oppose au discours civique
les ruses ambiguës d’une parole déroutante, car Socrate est avant toute chose
un verbe ἂτοπος1.
L’oraison funèbre est discours athénien par excellence : Athènes y est simul-
tanément l’orateur, le public2 et la matière3. Discours qui s’éteint comme
forme vivante4 lorsque la cité qu’il célébrait doit s’effacer devant de nouvelles
instances politiques, l’oraison funèbre a partie liée avec Athènes.
Socrate, celui qu’il est convenu d’appeler ainsi, figure centrale des dialo-
gues platoniciens et « création » des écrivains du ive siècle, a lui aussi partie
liée avec Athènes, ne serait-ce que parce qu’en lui se lit la crise d’une cité dont
il est le nécessaire trouble-fête.
Il était donc fondamental de mettre en présence les deux parties en un pro-
cès où seul Socrate parle, il est vrai, puisque l’oraison funèbre elle-même lui
emprunte sa voix, mais où le discours athénien est inlassablement questionné.
Seuls ont pu mettre en doute l’importance du Ménexène ceux qui ont méconnu
en l’oraison funèbre ce caractère de « discours de la cité » (λόγος πολιτικός),
pour emprunter la dénomination platonicienne5. Jamais Socrate ne prononce
aucun autre discours expressément désigné comme « politique » ; s’il a choisi
comme cible l’oraison funèbre, c’est bien qu’en ce seul logos la cité se reconnaît.
Aussi n’est-il pas question de rouvrir le débat de l’authenticité6, qu’une lec-
ture plus exigeante du texte platonicien eût pu éviter, ni de donner du contenu

* Première publication dans L’Antiquité classique, n° 43, 1974, p. 172-211.


1. C’est le reproche qui lui est le plus fréquemment adressé par ses auditeurs : cf. Gorgias, 494 d 1 ;
Banquet, 221 d 2.
2. L’orateur est Athénien, et parmi les plus célèbres, si l’on en croit Thucydide (II. 34, 6) ; le public
est composé de citoyens et d’étrangers (Thuc., II, 34, 4), mais il semble que le discours ait été par
priorité destiné aux Athéniens, ainsi qu’en atteste le Ménexène (235 d).
3. Ménexène, 235 a 3 : τὴν πόλιν ἐγκωμιάζοντες κατά πάντας τρόπους.
4. L’oraison funèbre d’Hypéride, la dernière que nous possédions, est de 322. Même si des oraisons
funèbres ont été prononcées lors des Epitaphia de l’époque hellénistique – ce qui n’est absolument
pas certain – elles n’ont laissé aucune trace.
5. Ménexène, 249 e 4.
6. Il a été particulièrement actif au xixe siècle. Plus récemment. A. Momigliano a tenté dans un
article de jeunesse, avec des arguments peu convaincants, d’attaquer la thèse presque universelle-
ment admise de l’authenticité [« Il Menesseno », dans Rivista di Filologia e di Istruzione classica,
58 (1930), p. 40-53].
72 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

de l’épitaphios logos prononcé par Socrate une interprétation de plus7. Il s’agit


ici de l’oraison funèbre comme forme nécessaire du discours athénien, puisque
c’est là ce qu’en elle vise Socrate. Pourquoi Platon a-t‑il écrit une oraison
funèbre, choisissant comme cible l’ἐπιτάφιος λόγος, fût-ce pour le récuser dans
son dire ? Cette question trop négligée s’éclaire si l’on voit dans le Ménexène
une réflexion sur un genre, sur ses lois, son effet et sa fonction. Ainsi le dia-
logue soumet à la corrosion d’une ironie toujours mouvante l’identité solennelle
et constamment proclamée d’un discours qui ne tarde pas à se révéler comme
l’Autre de la parole socratique.

En tant qu’éloge, l’oraison funèbre est l’autre du discours socratique

Bien que les théoriciens aient après coup subdivisé le corps du discours en
trois membres de longueur équivalente – ἒπαινος, θρῆνος et παραμυθία8 – l’orai-
son funèbre est surtout à Athènes un éloge, et c’est en tant qu’ἒπαινος qu’elle
est critiquée. D’entrée de jeu, Socrate la range dans la catégorie du καλόν9,
et l’insistance avec laquelle il épuise pour la définir le champ sémantique de
l’ἒπαινος indique assez que l’oraison funèbre athénienne n’est pas autre chose
qu’une louange des morts – ou de la cité10 –.
Il est beau de mourir à la guerre car on obtient une belle et magnifique sépulture
et un éloge…
Cette première définition pourrait sembler neutre, se bornant en appa-
rence à reprendre les topoi du genre ; celui de la « belle mort11 » est essentiel
à l’épitaphios logos et aucun orateur, ainsi qu’en attestent Thucydide, Lysias et
[Démosthène], n’omet de louer la cité d’avoir institué pour ceux qui sont morts
au combat l’hommage d’un ἒργον, et d’un λόγος, d’une sépulture et d’un dis-
cours12. Mais, à entendre Socrate, il semblerait que l’essentiel de l’hommage
réside dans la personne des orateurs et la nature de leurs discours :
Ces doctes personnages louent non pas à l’aventure, mais dans des discours
préparés de longue main.13
Il y a toujours lieu de se défier de l’emploi par Platon du terme σοφός appliqué
à des orateurs. On décèlera également l’intention satirique par laquelle au singu-
lier collectif qui résume les morts dans leur anonymat s’oppose, alors que chaque
cérémonie ne comporte qu’un seul discours d’un unique orateur, une kyrielle de

7. Voir la bibliographie chez I. von Loewenclau (Der platonische Menexenos2, Stuttgart, 1961)
ou N. Scholl (Der platonische Menexenos, Rome, 1959).
8. Ces divisions apparaissent chez Denys d’Halicarnasse et chez Ménandre le rhéteur.
9. Ménexène, 234 c 1. On rappellera qu’Aristote assigne τὸ καλόν comme fin à l’éloge (Rhétorique,
I, 1358 b 28).
10. Ménexène, 234 c 4 : ἐπαινου ; 234 c 5 : ἐπαινούντων ; 234 c 6 : ἐπαινοῦσιν. Trois emplois du
même terme en trois lignes consécutives : l’insistance ne saurait être plus nette. Cf. encore 235 a
3 : ἐγκωμιάζοντες et 235 a 6 : ἐπαινοῦντες.
11. Ibid., 234 c 1-2 : καλὸν εῒναι ἐν τᾡ πολέμῳ ἀποθνήσκειν.
12. Le topos est critiqué par Périclès (Thucydide, II, 35, 1), mais le même orateur le reprend sérieu-
sement en II, 43, 2. Cf. Lysias, Epitaphios, 80 et [Démosthène], Epitaphios, 1 et 36.
13. Ménexène, 234 c 4.6. La traduction utilisée est, avec parfois quelques remaniements, celle de
L. Méridier, Paris, CUF, 1964.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 73

savants (σοφοί) tout prêts à débiter l’un des innombrables discours de leur cru
(λόγους). Des orateurs interchangeables, des discours qui entrent dans une série :
on est loin de la rare qualité assignée par Thucydide à l’homme et à l’éloge14.
Il y a plus : en insistant sur l’absence d’improvisation qui préside aux dis-
cours, Platon ne se contente pas de faire écho aux idées d’Alcidamas, théoricien
de l’αὐτοσχεδιάζειν15, mais, selon un procédé d’ailleurs constant tout au long
du dialogue, il attaque l’oraison funèbre avec ses propres armes, ridi­culisant
le topos inévitable de la brièveté du temps imparti à l’orateur pour se prépa-
rer16 : peu importe qu’il dispose de peu de temps entre le moment de sa dési-
gnation et celui de la solennité, puisqu’il attend ἐκ πολλοῦ χρόνου de déverser
un discours fin prêt ! Enfin et surtout, le logos perd ainsi toute validité : si le
discours n’était effectivement pas écrit « à l’aventure », il nécessiterait sans
doute une sérieuse préparation, car il faudrait alors tenir compte de la per-
sonnalité des morts17, de leurs qualités et de leurs défauts. Or, les orateurs se
contentent de remuer des idées générales, et leurs discours préfabriqués, réu-
nissant en un inquiétant amalgame τὰ προσόντα καὶ τὰ μὴ περὶ ἐκάστου18, don-
nant à chacun les qualités qui lui appartiennent et celles qui lui sont étrangères,
peuvent concerner n’importe qui. Autant dire que Platon parle par antiphrase :
c’est εἰκῇ ἐπαινούντων qu’il faut comprendre, car le discours, ainsi préparé à
l’avance, ne peut que louer au hasard.
Ainsi donc, en tant qu’éloge, l’oraison funèbre n’échappe pas à la critique
générale du genre ἒπαινος ou ἐγκώμιον19 telle qu’elle est formulée dans le
Banquet. Tout comme les zélateurs virtuoses et ignorants d’Amour, les auteurs
d’oraisons funèbres se contentent d’appliquer mécaniquement un patron d’éloge,
toujours le même et propre à louer n’importe quoi (ἐγκωμιάζειν ὁτιοῦν)20 ou
n’importe qui. Alors que Socrate, afin de dire le vrai21, recherche le principe qui
fonde tout éloge22, les orateurs se jettent dans la louange, peu soucieux, dans
leur application systématique d’une forme préétablie, de cerner les propriétés
de l’objet qu’ils se donnent23. Un éloge digne de ce nom supposerait un choix
préalable parmi des vérités24 ; au contraire, de même qu’Agathon s’évertue à
parer Eros de toutes les qualités, ainsi l’oraison funèbre loue la cité de toutes
les façons possibles25. Et s’il est vrai qu’à l’éloge véridique26 s’oppose comme

14. Thucydide, II, 34, 6.


15. Sur Alcidamas, on consultera M. J. Milne, A Study in Alcidamas and his Relation to Contemporary
Sophistic, Bryn Mawr, 1924.
16. Cf. Lysias, Epitaphios, I : ἐξ ὀλίγων ἡμερῶν λέγειν…, ὁ πᾱς χρόνος οὐx ίxανός… et Hypéride,
Epitaphios, 4.
17. Voir à ce sujet l’analyse pénétrante de V. Buchheit. Untersuchungen zur Theorie des Genos
Epideiktikon von Gorgias bis Aristoteles, Munich, 1960, p. 84-95.
18. Ménexène, 235 a 1. Il faut sans doute y voir une parodie des premières lignes d’un des fragments
connus de l’oraison funèbre de Gorgias (DK B 6).
19. Il ne semble pas que Platon fasse entre ces deux termes, qu’il emploie conjointement dans le
début du dialogue, la même distinction qu’Aristote dans la Rhétorique (I. 1367 b 28-35).
20. Banquet, 198 d 2.
21. Ibid., 198 d 3-4 : τἀληθῆ λέγειν περì ἑκάστου τοῦ ἐγκωμιαζομένου.
22. Ibid., 198 d 4 : ὑπάρχειν.
23. Ibid., 198 e 1-2 : ἑάν τε ᾖ οῦτως ἒχοντα ἐάν τε μὴ.
24. Ibid., 198 d 5 : ἐκλεγομένους.
25. Ménexène. 235 a 3-4.
26. Ou à la vérité de l’éloge : Banquet, 198 d 7 (τὴν ἀληθείαν τοῦ ἐπαινεῖν).
74 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

une caricature le bel éloge (τὸ καλῶς ἐπαινεῖν)27, celui qui, ne visant qu’au
beau, se condamne par là-même à n’être qu’une illusion de louange28, l’oraison
funèbre est entièrement du mauvais côté, puisqu’à deux reprises elle est dési-
gnée comme καλὸς ἒπαινος29.
Le bel éloge s’enorgueillit de la séduction mensongère d’un langage bariolé :
κάλλιστά πως τοῖς ὀνόμασι ποιxίλλοντες30. Définition importante et qui dénote la
profondeur de la critique, car, outre la réticence qu’implique la présence du πως
et la connotation nettement péjorative qui s’attache à la catégorie du ποικίλον31,
l’usage de la forme active ποικίλλοντες désigne une intention consciente et déli-
bérée de bigarrer le discours. Cette recherche systématique du bel effet, qu’Iso-
crate, suivi en cela par Aristote32, considère comme une nécessité du genre
épidictique, est pour Platon le signe même de la néfaste vacuité d’un discours
qui ne tire sa beauté que des mots33. Rien que des mots, tel est le statut de l’orai-
son funèbre athénienne. À cette redondance est opposé, dans toute l’œuvre de
Platon, un « style » socratique qui vise uniquement à la vérité34 et où « le voca-
bulaire et la disposition des phrases sont ce qu’ils sont et comme d’aventure il se
peut qu’ils viennent »35 : il n’est pas indifférent, d’ailleurs, que ce style trouve
sa définition la plus complète à l’instant précis où, dans le Banquet, Socrate
s’engage sur la voie qui mène à l’éloge vrai.
L’ἐπιτάφιος λόγος, comme tout « bel éloge », entretient donc avec la parole
socratique un rapport antithétique. Mais il faut aller plus loin : par son effet
et sa fonction, l’oraison funèbre pourrait bien pécher plus dangereusement
encore contre la vérité qu’un éloge erroné d’Eros, tout démon respectable que
soit Eros. Eloge qui dit agréablement le faux, l’oraison funèbre, comme tous
les faux éloges, ne peut s’adresser qu’à un public d’ignorants qu’elle entretient
dans l’ignorance, si toutefois peut être généralisée la règle : « À faux éloge,
auditoire dans l’erreur », suggérée dans le Banquet36. Or, l’auditoire est ici la
polis athénienne tout entière ; en tant que λόγος πολιτικός, l’oraison funèbre
agit sur la cité, et cette action, semblable et pourtant radicalement contraire à

27. Ibid., 198 d 8.


28. Ibid., 198 e 4 : ὅπως ἐγκωμιάζειν δόξει, οὺκ ὅπως ἐγκωμιάσεται.
29. Non seulement Socrate reproche aux orateurs de « louer en beauté » (καλώς ἐπαινεῖν, Ménexène.
234 c 6) mais encore l’oraison funèbre qu’il prononce se présente elle-même comme telle (ibid., 239
d 5) et la simple présence de cette expression au cœur du discours suffit déjà à frapper d’invalidité
toute tentative pour le prendre réellement au sérieux.
30. Ménexène, 235 a 2.
31. Comme la foule démocratique bigarrée et inconstante (République, VIII, 561 e 4) à laquelle
il s’adresse, comme le renard subtil et astucieux qu’imite la rhétorique (République, II. 365 b 6),
comme le Sophiste, figure multiforme de l’altérité (Sophiste, 226 a 6) le discours aux morts est
ποικίλος. On sait que Platon pousse à l’extrême la réticence de la langue et de la pensée grecques
à l’égard de la μῆτις (sur la μῆτις. cf. les articles de M Detienne et J.-P. Vernant : « La métis
d’Antiloque », dans Revue des Etudes Grecques, 80 (1967). p. 68-83, et « La métis du renard et
du poulpe », ibid., 82 (1969), p. 291-317).
32. Isocrate. Evagoras, 8 ; Panathénaïque, 246 ; Aristote, Rhétorique, III. 1416 b 25.
33. Tout comme le discours de Lysias que Phèdre définit ingénument comme « une merveille
d’éloquence et spécialement pour le vocabulaire » (Phèdre, 234 c 7-8 : ὑπερφυῶς τά τε ἂλλα καἰ
τοῖς ὀνόμασιν εἰρῆσθαι).
34. Apologie, 17 b.
35. Banquet, 199 b 4-5.
36. Ibid., 199 a I.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 75

celle de Socrate, l’oppose de façon absolue à la parole socratique. Elle n’est pas
seulement autre que le discours socratique, elle est pour lui l’Autre. Un autre
redoutable, en raison de la solennité qui l’entoure. Un autre auquel Socrate se
doit de résister. Mais ce n’est pas si simple…

Où l’altérité socratique se prend pour un temps au piège de la


répétition

L’oraison funèbre, illusion d’éloge, serait-elle destinée à entretenir dans


l’ignorance ce peuple athénien qui, « sans jamais avoir eu de maître »37 et
sans chercher quelle est la vérité de la cité, croit pouvoir prendre en main les
intérêts de la polis ?
Elle fait mieux : elle subjugue les Athéniens (γοητεύουσιν ἡμῶν τἀς ψυχάς)38.

L’oraison funèbre comme sortilège

La bigarrure du langage est sortilège, donc tromperie39 : tromperie du logos


politique, du verbe ambigu du sophiste40. Gorgias faisait du Logos tout-­puissant
un maître en γοητεία41 et le Sophiste, défini comme γόης42, sait
aux jeunes gens qu’une longue distance sépare encore de la vérité des choses verser
par les oreilles les paroles ensorcelantes (διὰ τῶν ὤτων τοῖς λόγοις γοητεύειν),
présenter de toutes choses des fictions parlées (εἲδωλα λεγόμενα) et donner ainsi
l’illusion que ce qu’ils entendent est vrai et que celui qui parle sait tout mieux
que personne.43
Les auteurs d’oraisons funèbres ne sont peut-être pas sophistes – il est
vrai qu’ils sont « savants » (σοφοί) et que Gorgias est lui-même l’auteur d’un
Epitaphios – mais eux aussi « ensorcellent par les oreilles » en donnant des fic-
tions pour la réalité.
L’éloge, vrai sortilège, gonfle d’une vaine importance celui à qui il s’adresse,
sujet individuel44 ou collectif ; tel en est l’effet sur les Athéniens : gonflée de
narcissiques représentations, la cité rêve éveillée.
Encore faut-il, pour éclairer cet effet, comprendre qu’en réalité la louange
s’adresse à Athènes et non pas comme sa désignation d’épitaphios logos ­l’indique
pourtant, aux morts. L’oraison funèbre est ce discours dans lequel l’attention
est une fois pour toutes déplacée du sujet initial – les morts – pour se tourner

37. Protagoras, 319 d 5-6.


38. Ménexène, 235 a 2-3.
39. C’en est la définition dans la République (III, 413 c 4).
40. À ce sujet, on consultera les analyses de M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce
archaïque, Paris, 1967, passim.
41. Gorgias, DK 82 B 11, § 10 (Eloge d’Hélène).
42. Sophiste, 235 a 1 et 8 ; cf. aussi Euthydème, 288 b 8 (où les deux sophistes sont comparés à Protée).
43. Sophiste, 234 c 4-7, traduction Diès, Paris, CUF, 1963.
44. I. von Loewenclau (op. cit.) a justement rapproché du Ménexène le Lysis, où les louanges
perpétuelles adressées au jeune Lysis par son amant emplissent l’enfant d’arrogance, l’élevant
imaginairement, mais en réalité le ravalant au statut d’esclave. Éloigné du savoir par ses proches,
Lysis devra être soumis au dialogue pour perdre une idée de lui-même aussi vaine qu’élevée :
cf. surtout Lysis, 206 a-210 e.
76 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

uniquement vers la cité et les vivants ; c’est là ce qui, aux yeux de Socrate, en
fait un discours fondamentalement trompeur. Ainsi, comme Platon le laisse
entendre, elle est construite sur une série de déplacements45. Celui-ci est d’impor­
tance puisque, détournant le discours, il l’adresse aux Athéniens vivants pour
les envoûter46. Catalogue des hauts faits athéniens, éloge du régime, topos
d’Athènes justicière et protectrice du faible et de l’opprimé, tous les arguments
sont bons pour oublier les morts et faire du discours un panégyrique de la cité47.
Entre l’intention proclamée par Aspasie de commencer par les morts (ἀρξαμένη
λέγειν ἀπ αὐτῶν τῶν τεθνεώτων)48 et l’exorde réel de l’oraison funèbre répé-
tée par Socrate, il y a la distance de cette substitution : pour se conformer à la
φύσις des morts, qui se trouve comme par hasard être la cité, on escamote ces
braves guerriers, dont il n’est plus question avant longtemps. L’oraison funèbre
­commence bien – formellement – par les morts, mais ce n’est qu’un faux départ,
destiné en réalité à les évincer du discours ; ce mouvement, perceptible jusqu’à
l’évidence dans l’oraison funèbre socratique, se retrouve en réalité dans tous les
épitaphioi logoi49, et même dans celui de Périclès qui ne parvient pas toujours à
dissimuler que l’éloge des morts constitue par rapport à celui de la cité une sorte
de redondance50. Le discours de Périclès n’est-il pas d’ailleurs tout spécialement
visé dans le Ménexène, qu’il y prenne figure de modèle ou de repoussoir51 ?
Corollaire de ce premier déplacement est l’amalgame opéré entre morts,
ancêtres et vivants. Les morts ne sont pas seulement évincés par la louange de la
polis, mais on les perd de vue dans la série, déroulée depuis l’origine, des grandes
générations d’Athéniens : ainsi l’oraison funèbre attribuée à Lysias accorde à
grand’peine deux paragraphes aux soldats tombés à Corinthe, après avoir lon-
guement traité des guerriers du mythe et des combattants de l’histoire52. Louer
sur le même ton ϰαì τοὺς τετελευτηκότας ἐν τῷ πολέμῳ ϰαì τοὺς προγόνους ἡμῶν
ἃπαντας ϰαì τοὺς ἒμπροσθεν53 et la cité telle qu’en elle-même à travers la suc-
cession des générations, c’est permettre l’identification des vivants (αὐτούς ήμᾶς
τοὺς ἒτι ζῶντας) aux morts. Jouissant par rapport aux morts de l’indicible avan-
tage d’entendre l’éloge de leurs oreilles de vivants, les Athéniens s’en attribuent
tout le mérite, se parant ainsi des plumes du paon. Comme Socrate, tout citoyen
prend la louange pour lui-même54, et le voici, l’espace d’un instant, devenu

45. Seuls seront analysés ici les déplacements suggérés par la lecture du Ménexène ; je me pro-
pose d’étudier systématiquement, dans un travail ultérieur, l’oraison funèbre comme discours
« en déplacements ».
46. Ménexène, 235 a 2-4.
47. Cette démarche est inévitable au point qu’avant d’aborder le Panégyrique d’Athènes, Isocrate
doit commencer par se justifier d’utiliser des thèmes déjà épuisés par leur emploi dans les épitaphioi
logoi (Panégyrique, 74).
48. Ménexène, 236 d 2-3.
49. Si l’on excepte celui d’Hypéride qui choisit d’occulter la cité pour exalter le stratège et ses
compagnons ; encore l’éloge des soldats passe-t‑il bien après celui de Léosthène.
50. Cf. tout particulièrement Thucydide, II, 42, 1-2.
51. Pour I. von Loewenclau (op. cit.) l’épitaphios de Périclès chez Thucydide est un modèle,
pour C. H. Kahn (« Plato’s Funeral Oration. The Motive of the « Menexenus », dans Classical
Philology, 58 (1963), p. 220-234) il est surtout un repoussoir.
52. Deux paragraphes (§§ 67-68) sont consacrés aux morts de Corinthe auxquels est en principe
dédié le discours, tandis que les guerriers du passé ont droit à la quasi-totalité de l’éloge (§§ 4-66).
53. Ménexène, 235 a 4-6.
54. Ibid., 235 a 7 : ἒγωγε… ἐπαινούμενος ὑπ’ αὐτῶν.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 77

personnage d’épopée (ἡγούμενος ἐν τῷ παραχρῆμα μείζων ϰαì γενναιότερος


ϰαì ϰαλλίων γεγονέναι)55. La rapidité avec laquelle opère ce charme contri-
bue certes à le rendre suspect56, tout autant que la volonté délibérée de souli-
gner son caractère d’illusion (par ἡγούμενος). L’Athénien ainsi envoûté risque
bien de ne jamais expérimenter le bénéfique évanouissement, souhaité dans le
Sophiste, des fantasmes de parole au contact de la réalité57 : quelle réalité pour-
rait le combler plus que cette louange qui le met dans de nobles dispositions58 ?
Ce qui ne veut pas dire qu’il soit réellement noble. Mais comment l’auditeur,
flatté dans son amour-propre, ferait-il le départ ? On lui donne de lui une belle
image, il adhère à cette illusion, oubliant d’autant plus volontiers le contexte
historique que, malgré les réticences de l’orateur, mainte allusion du dialogue
indique que le temps est passé de l’hégémonie athénienne59.
Aussi le discours doit-il insister sur le caractère unique d’Athènes, opposée
à toutes les autres cités grecques60, ou encore attribuer à la démocratie un esprit
aristocratique : si Périclès voyait dans l’ἀρετή le seul critère réel de ­l’accession
aux charges dans l’Athènes du ve siècle61, l’oraison funèbre platonicienne est
encore plus explicite, développant à plaisir l’assimilation du régime athénien
au gouvernement de l’élite62 ; Athènes devient ainsi un beau mirage où cha-
cun peut se reconnaître, une image plus étonnante encore que la réalité63, ainsi
que le soulignent les accompagnateurs étrangers de Socrate, en un mot un spec-
tacle, et l’orateur, comme le Sophiste, comme le montreur de marionnettes de la
caverne64, entre dans la redoutable catégorie des θαυματόποιοι, des « ­faiseurs
de prestiges ».
Mais ce prestige, il ne suffit pas de s’en pénétrer soi-même, il faut encore
chercher à l’imposer aux autres. Telle est bien la double fonction de l’oraison
funèbre, sans doute née au temps de la formation de l’ἀρχή dans la ligue attico-­
délienne65 et instrument de la volonté athénienne d’absolue différenciation. Aussi

55. Ibid., 235 b 1-2.


56. ’Εν τῷ παραχρῆμα est répété à deux reprises (235 b 2 et 5). La valeur du parfait γεγονέναι
immobilise l’Athénien, figé dans son personnage noble. L’image mensongère s’installe donc en un
instant, et Athènes devient une illusion plus réelle que la réalité.
57. Sophiste, 234 e 1-2.
58. Ménexène, 235 a 7 : γενναίως πάνυ διατίθεμαι. Le verbe διατίθημι est fréquemment employé par
Aristote dans la Rhétorique pour caractériser la disposition dans laquelle un discours met l’auditeur
(cf. Rhétorique, 1, 2, 1356 a 3).
59. Bien entendu, la date « réelle » est indéterminable, Platon s’amusant à brouiller toutes les
temporalités pour mettre en présence Socrate et Aspasie à une époque qui ne peut être que celle
de la guerre de Corinthe. Mais les circonlocutions utilisées pour raconter cette guerre, l’alliance
tactique d’Athènes avec le grand roi, puis la paix du roi sont édifiantes : il faut montrer coûte que
coûte qu’Athènes a toujours l’initiative.
60. C’est particulièrement sensible dans le récit de Marathon chez Lysias (Epitaphios, §§ 21-26) :
à ce sujet, cf. mon article « Marathon ou l’histoire idéologique », dans Revue des Études anciennes,
75 (1973), n° 1-2, p. 13-42.
61. Thucydide, II, 37, 1.
62. Ménexène, 238 c 5-d 2.
63. Ménexène, 235 b 6-7 : θαυμασιωτέραν.
64. Sophiste, 235 b 5 ; République, VII, 514 b 6.
65. C’est du moins la date à laquelle s’arrête la tradition antique : cf. Diodore de Sicile, XI, 33, 2-3
et Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 17, 4. Tout récemment W. Kierdorf (Erlebnis
und Darstellung der Perserkriege, Göttingen, 1966) a cherché à vérifier cette date par l’examen
des critères internes au discours.
78 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

les étrangers dont s’entoure Socrate66 sont-ils, eux aussi, soumis à la force de la
parole (ὑπὸ τοῦ λέγοντος ἀναπειθόμενοι)67. L’effet envoûtant du charme athé-
nien n’est donc qu’une preuve de plus de la puissance du logos épitaphios ; si
« les autres » croient à l’image noble d’Athènes, le discours ne connaît plus de
limites à sa force persuasive…
Sous le regard admiratif de l’étranger, l’Athénien pose donc pour la posté-
rité ; il s’installe dans une attitude noble, cloué sur place et comme paralysé68,
aussi incapable de se mouvoir que l’Être parménidien dont l’une des caracté-
ristiques selon Platon est d’être « planté-là » (ἀκίνητον ἑστός)69. Immobilisé
dans l’espace, le citoyen perd encore le sentiment de la durée, remplacé par une
agréable impression d’immortalité qui subsiste πλείω ἤ τρεῖς ἡμέρας70. Certes,
plus de trois jours c’est trop, puisqu’il s’agit d’une illusion paralysante ; cepen-
dant, ce serait encore trop peu pour un effet durable et profond : d’être mesu-
rée en jours et chiffrée, l’action du discours devient dérisoire !
Mais cette perte de la temporalité s’accompagne d’autres symptômes aussi
nettement caractérisés : point n’est finalement besoin pour l’orateur d’être
Périclès dont la parole, à en croire Eupolis71, laissait son dard dans la plaie ;
le discours funèbre est avant tout une sonorité dont la suavité n’a d’égale que
celle de la flûte et qui résonne encore longtemps dans la mémoire de l’audi-
teur après avoir été émise. Autant dire qu’il pénètre et laisse une trace, qu’il
modifie l’auditeur72, et l’on comprend alors que Socrate ait grand’peine à se
réveiller « le quatrième ou le cinquième jour » pour reprendre possession de
soi-même73. ’Aναμιμνᾑσκομαι désignant la réminiscence, ce ressouvenir de soi
si fondamental pour Socrate qu’il est la voie du γνῶθι σεαυτόν, il doit de toute
nécessité s’arracher à cette narcose et dépouiller le moi d’emprunt dans lequel
il s’était isolé après avoir intériorisé, comme chaque Athénien, le moi collectif
noble proposé par l’oraison funèbre74, pour se retrouver réellement lui-même,
ni μέγας, ni γενναῖος, ni καλός, ni même σοφός, mais cherchant à le devenir.
Ainsi l’oraison funèbre, qui fait perdre le sentiment de soi, est une puis-
sance d’oubli, c’est-à‑dire de mort75. Elle cache aux Athéniens, égarés par une

66. Ménexène, 235 b 3-4. Il est de fait que les étrangers étaient admis et même conviés à la solen-
nité édifiante des funérailles publiques (cf. Thucydide, II, 34, 4) ; dans la mesure où l’époque du
dialogue est aussi la fin du ve siècle, ces ξένοι comme ceux de Thucydide peuvent être d’abord des
alliés d’Athènes, puisque « les mentions de ξένοι pour désigner les alliés ne se rencontrent que
dans des passages où l’on voulait distinguer, à l’intérieur du parti athénien, les Athéniens des non
Athéniens » (P. Gauthier, « Les ΞΕΝΟΙ dans les textes athéniens », Revue des Études Grecques,
84 (1971), p. 44-79 ; citation p. 78).
67. Ménexène, 235 b 7-8.
68. Ménexène, 235 b 1 : ἒστηϰα. Cet emploi d’ἑστάναι au sens de « rester sur place, sans bouger » est
attesté depuis Homère, mais très prisé de la comédie ancienne, et surtout d’Aristophane, comme le
rappelle J. Taillardat (Les Images d’Aristophane. Études de langue et de style, Paris, 1965, p. 117).
69. Sophiste, 249 a 2.
70. Ménexène, 235 c 1.
71. Eupolis, fragment 94 Kock.
72. Ménexène, 235 c 1-2 : οὗτως ἒναυλος ὁ λόγος τε καì ὁ φθόγγος παρὰ τοῦ λέγοντος ὲνδύεται εἰς
τὰ ὦτα.
73. Ibid., 235 c 3 : ἀναμιμνᾑσκεσθαι ἑαυτοῦ.
74. Le passage de ἡμεῖς (235 a 2-5) à ἒγωγε (à partir de 235 a 6) évince le « nous » pour isoler
chaque Athénien en son beau « moi » d’emprunt.
75. Sur le lien entre Léthè et Thanatos, cf. M. Detienne, Les Maîtres de vérité… passim.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 79

illusion d’immortalité, leur condition de vivants : ils croient habiter les Iles
des Bienheureux76 et se transportent de leur vivant dans une résidence qui ne
peut être que posthume. À l’erreur de temporalité (se penser comme si l’on
n’était plus ou vouloir anticiper un futur incertain), à la faute contre la vérité
(se prendre pour un héros) correspond une grave méconnaissance de la spatia-
lité : on oublie, sinon que l’on est sur terre, du moins où l’on est77 ; la cité perd
les limites géographiques qui la constituent en polis, comme si, à trop vouloir
se centrer sur Athènes, on décentrait Athènes d’elle-même, substituant imagi-
nairement à la cité réelle une cité idéale – ou qui se veut telle –. À couvrir la
cité de louanges, on finit par la priver de toute réalité pour la transformer incon-
sciemment en une sorte d’utopie78.
Sous son masque de φάρμακον d’immortalité, l’oraison funèbre se fait
drogue porteuse d’oubli. Il importe alors de réfléchir à un aspect du texte que
l’on a jusqu’à présent négligé volontairement, car il s’agissait de dégager en sa
pureté l’effet produit par le discours sur un Athénien, n’importe lequel. Mais il
n’est pas possible d’omettre plus longtemps que c’est Socrate qui est appelé à
subir l’effet du discours, et non pas n’importe quel Athénien.
Certes, Socrate réagit en tant qu’Athénien, et l’utilisation qu’il fait du pro-
nom personnel ἡμεῖς l’atteste79. Mais il n’est pas un Athénien ordinaire et l’état
extatique dans lequel il est plongé surprend d’autant plus que, d’habitude, c’est
lui qui envoûte. Car lui aussi est magicien redoutable. Ses interlocuteurs ne
cessent de se plaindre de l’effet qu’il exerce sur eux : avant de le comparer à la
torpille, Ménon constate ὦ Σώκρατες… γοητεύεις με καὶ φαρμάττεις καὶ ἀτεχνῶς
κατεπᾴδεις…80, et Agathon l’accuse de lui jeter un sort81, pressentant peut-être
confusément qu’il a devant lui l’incarnation démonique d’Eros, lui aussi défini
comme magicien82. Lui faire subir ce que traditionnellement il provoque chez
les autres est donc le fait d’une intention très concertée. La ruse de Platon appa-
raît alors dans toute sa complexité : car si Socrate est à ce point affecté par le
logos, qu’en sera-t‑il des Athéniens ordinaires ? Le magicien pris au piège, les
naïfs sauront-ils résister ? Séduire Socrate est un tour de force encore plus éton-
nant que d’en imposer à des étrangers.
L’oraison funèbre, assez puissante pour immobiliser et emplir de conte-
nus imaginaires celui qui se veut aussi vide et infécond que les accoucheuses,

76. Ménexène, 235 c 4-5. Hésiode réserve les Iles des Bienheureux à un petit nombre de guerriers
de la race des Héros (Les Travaux et les Jours, 171, vers commenté par J.-P. Vernant dans son article
« Le mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point », repris dans Mythe et pensée chez
les Grecs, Paris, 1971, I, p. 42-79). Platon en fait le séjour des morts dont la vie fut irréprochable
(Gorgias. 523 d 1). Ces exemples permettent de cerner dans toute sa dimension l’erreur des Athéniens.
77. Ménexène, 235 c 4 : οὖ γῆς εἰμι.
78. Selon les critères dégagés lors du séminaire de Pierre Vidal-Naquet à l’École pratique des
Hautes études, l’utopie grecque se constitue contre la cité certes, mais aussi dans le cadre de cette
cité. Or, l’oraison funèbre, si elle est le contraire d’une critique d’Athènes, a cependant avec le
discours utopique bien des points communs car, comme lui, elle est une façon de penser différente la
même cité. Il est vrai que, plus encore que du discours utopique, elle tient ici du discours mythique,
transportant ses auditeurs dans ces Iles des Bienheureux qui sont l’équivalent spatial de l’âge d’or.
79. Ménexène, 235 a 2, 235 a 5 (deux emplois).
80. Ménon, 80 a 3.
81. Banquet, 194 a 4 : φαρμάττειν.
82. Ibid. 203 d 8 : δεινός γόης καὶ φαρμακεὺς καὶ σοφιστής.
80 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

apparaît ainsi comme la seule parole susceptible de contrebalancer, voire de


contrecarrer l’effet de l’ironie socratique.
Une question nouvelle surgit alors : quelle différence faut-il voir entre ce sor-
tilège et celui de Socrate ? S’il existe un bon et un mauvais sortilège, ­comment
faire le départ ?

L’envers et l’endroit du sortilège

On rappellera d’abord qu’à plusieurs reprises dans l’œuvre de Platon Socrate,


avant de prendre lui-même la parole, prétend avoir été transporté et comme pos-
sédé par le discours de l’autre83, que cet autre s’appelle Protagoras84, Agathon85,
Lysias86, ou même, par une tragique ironie, Anytos87. Ces prétendus émerveil-
lements précèdent toujours de peu l’intervention active de Socrate, une prise
de parole décisive sous forme d’un discours qu’il prononce lui-même. Il s’agit
donc d’un procédé destiné à signaler à l’avance une différence irréductible entre
deux paroles, celle de la rhétorique et celle de Socrate, et à dénoncer un langage
autre – quand ce n’est pas le langage hostile des accusateurs –.
Mais il y a sans doute plus dans le cas de l’oraison funèbre : non seulement
elle est dangereuse, car elle risque, plus encore peut-être que le réquisitoire de
Mélétos, d’Anytos et de Lycon, de paralyser Socrate en lui présentant l’image
d’un autre lui-même, d’un faux lui-même, mais encore – et ce caractère elle est
seule à le posséder car, si les accusateurs prétendent parler au nom d’Athènes,
ils n’ont pas encore obtenu l’assentiment officiel des Athéniens – elle est le dis-
cours officiel de la cité. Aussi son action revêt-elle plus de gravité que celle des
autres discours, purs produits de rhétorique.
Enfin, l’oraison funèbre présente avec la parole socratique une grande simi-
litude. Et cette similitude, négligée par ceux qui désirent préserver la différence
absolue de la figure socratique et n’insistent que sur ce qui oppose les deux
paroles dans leur effet et leur visée88, doit être soulignée si l’on veut apprécier
ultérieurement la différence profonde des deux discours.
On la saisira dans toute son évidence et son ambiguïté en confrontant le
texte du Ménexène avec l’un des passages essentiels du Banquet, l’éloge de
Socrate par Alcibiade.
Dans le Ménexène, Socrate prononce un éloge empoisonné des oraisons
funèbres, dans le Banquet, Alcibiade loue avec ambiguïté la parole et la figure

83. Ce point a été bien mis en lumière par I. von Loewenclau, op. cit.
84. Protagoras ; 328 d 3-7 : ἐπὶ πολὺν χρόνον κεκηλημένος… μόγις πως ἐμαυτὸν ώσπερεὶ συναγείρας.
85. Banquet, 198 a-c.
86. Phèdre, 234 d 1-6.
87. Apologie, 17 a 1-3.
88. Chez I. von Loewenclau comme chez N. Scholl, on constate la même démarche : après avoir
établi que l’effet de la parole socratique et celui de l’oraison funèbre se ressemblaient curieusement,
ils s’empressent, sans chercher la raison d’une telle similitude, de proclamer la différence abolue du
logos socratique, comme si Socrate ne devait rien avoir de commun avec un discours qu’il critique.
Ainsi, après avoir constaté que, comme Socrate, les oraisons funèbres utilisent des ψίλοι λόγοι, I. von
Loewenclau, sans s’étonner outre mesure de ce rapprochement, se dépêche d’ajouter qu’elles étaient
loin d’exercer la magie du verbe socratique ; de même, après avoir confronté l’effet de l’oraison
funèbre et celui de Socrate, N. Scholl écrit simplement : « Kein Wunder daher, dass Sokrates die
Epitaphien ablehnt », ce qui ne résout nullement le problème de la ressemblance.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 81

de Socrate. L’un comme l’autre se décrit lui-même dans le statut d’auditeur, mais
l’un et l’autre prend bien soin de se susciter des compagnons dans cette aven-
ture, d’autres témoins du même discours, qui éprouvent exactement les mêmes
impressions, garantissant ainsi l’universalité de l’expérience89.
Si les orateurs envoûtent et charment leur public (γοητεύειν, κηλεῖν), Socrate
est comparé par Alcidiade à Marsyas dont la flûte s’emparait de qui l’enten-
dait90. Socrate est flûtiste sans flûte91, qui enchante sans instrument avec des
mots nus92 ; de même le son de l’oraison funèbre, elle aussi faite de mots nus93,
résonne encore longtemps comme celui d’une flûte94. Pour s’emparer de l­ ’esprit,
ces deux paroles prennent d’abord possession du corps : l’oraison funèbre
­s’enfonce profondément par l’oreille95, et, pour résister à Socrate96, il faut s’abs-
tenir de tendre l’oreille à ses propos de Sirène ; dans les deux textes, l’insistance
est grande sur le vocabulaire de la parole et de l’ouïe97. Et dans les deux cas,
c’est une véritable pathologie de l’auditeur qui est esquissée, le verbe πάσχειν,
utilisé une fois dans le Ménexène98, étant abondamment répété par Alcibiade99.
L’effet des deux paroles semble également immédiat. À la reprise de l’ex-
pression ἐν τῷ παραχρῆμα, à la valeur du parfait γεγονέναι dans le récit de
Socrate répond, dans le Banquet, la forme ἐκπεπληγμένοι ἐσμἑν, où se lit tout
autant la soudaineté100. Le résultat est donc finalement le même ou du moins
pourrait l’être : Socrate devenu γενναῖος était immobilisé sur place dans un rêve
de grandeur et d’immortalité, Alcibiade rêve de « s’immobiliser aux côtés du
personnage pour y vieillir »101 et a besoin de toute son énergie pour s’arracher
à cette naissante paralysie. Enfin, si les Athéniens croient désormais habiter les
Iles des Bienheureux, l’auditeur de Socrate se trouve dans un état de posses-
sion quasi-divine, d’enthousiasme102 ; dans les deux cas, l’auditeur a subi une
sorte d’initiation.
Les deux expériences s’achèvent l’une et l’autre par un difficile réveil. Mais ici
la ressemblance s’inverse en opposition : Socrate se retrouve, Alcibiade se perd.
Avant de clore la liste de ce qui unit l’oraison funèbre à la parole socratique,
on rappellera que pour Platon la similitude n’est jamais anodine ni dénuée de
sens : si l’oraison funèbre s’oppose aux discours socratiques, c’est comme

89. Ces témoins sont les accompagnateurs de Socrate (Ménexène, 235 b 3-4) et la foule des inter-
locuteurs de Socrate (Banquet, 215 e 2-3). Ainsi l’expérience décrite est-elle à la fois universelle
(vérifiée sur une foule anonyme) et exemplaire du fait de la personnalité exceptionnelle du prota-
goniste principal.
90. Banquet, 215 c I : κηλεῖν.
91. Ibid., 215 b 8 : οὐκ αὐλητής.
92. Ibid., 215 c 8 : ψιλοῖς λόγοις.
93. Ménexène, 239 c 1 : λόγῳ ψιλῷ.
94. Ibid., 235 c 1-2 : ἒναυλος.
95. Cf. note 72.
96. Banquet, 216 a 1 et 7.
97. Ménexène, 235 b 1 : ἀκρωόμενος καὶ κηλοὑμενος ; 235 b 4 : ξυνακρώονται ; 235 b 8 : ὑπό τοῦ
λέγοντος ἀναπειθόμενοι ; 235 c 2 : παρά τοῦ λέγοντος. Banquet, 2 15 d 1. d 2, 3, 4, 5, 9 ; 215 e 1,
2, 4 où les termes ἀκούειν, λέγειν et λόγος, ρήτωρ sont répétés avec insistance.
98. Ménexène, 235 b 6.
99. Banquet, 215 d 8, 9, e 3, 5.
100. Ibid., 215 d 6.
101. Ibid., 216 a 8 : ἴνα… αὺτοῦ καθήμενος παρὰ τοὺτῳ καταγηράσω.
102. Ibid., 215 d 8 : κατεχόμεθα.
82 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

l’envers à l’endroit, en un phénomène d’écho ambigu103, où la dissemblance


prend la forme de la similitude, avant de se révéler dans toute son étendue.
Socrate revient donc à lui tandis qu’Alcibiade en fuyant se laisse vaincre par
l’admiration de la foule à son égard104. L’effet immédiat de l’épitaphios logos
est à la fois long et court puisqu’il s’installe mais se dissipe, plus éphémère
encore que les jardins d’Adonis105 ; l’imposture réside aussi bien dans la sou-
daineté de la transformation que dans sa disparition. La fuite d’Alcibiade, au
contraire, révèle que la parole de Socrate se joue à un autre niveau. C’est pour
ne pas laisser un effet immédiat se transformer en une modification durable et
profonde que, répétant à rebours l’apologue d’Héraclès, Alcibiade déguerpit
comme l’esclave en fuite106. À l’oraison funèbre, puissance d’oubli, s’oppose
le verbe socratique qui réveille l’Athénien de son sommeil satisfait, révélant
non pas la belle apparence trompeuse, mais la réalité d’un vide :
Il me contraint à m’avouer à moi-même que, alors que tant de choses me manquent
(πολλοῦ ἐνδεὴς ὦν αὐτός), je persiste à n’avoir aucun souci de moi-même (ἐμαυτοῦ
ἀμελῶ) pour me mêler des affaires d’Athène.107
Alors que, encensés par l’oraison funèbre et par elle toujours confrontés
à Athènes, les Athéniens s’engourdissent dans la satisfaction rassurante que
procure la répétition du Même, et confondent le souci de soi-même et celui
de la cité108, Socrate au contraire agit sur les autres en les rappelant perpé-
tuellement à ce souci de soi qui sera son dernier conseil à Criton et à ses dis-
ciples109. Souci qui n’est pas autre chose pour chacun que la conscience de
ses manques en σοφία, en ἀρετή. Alors que la parole des orateurs éveillait de
nobles dispositions, Alcibiade est rempli de honte110 devant le seul Socrate, et
ce brillant politicien, asservi à la recherche de la louange, perçoit ses dispo-
sitions serviles111 et, en un instant, comprend que la vie n’est pas – ne devrait
plus – être vivable pour lui112.

103. Dans « La pharmacie de Platon » (La Dissémination, Paris, 1972, p. 69-197), J. Derrida écrit :
« Qu’en est-il de cette analogie qui sans cesse rapporte le pharmakon socratique au pharmakon
sophistique, et, les proportionnant l’un à l’autre, nous fait de l’un à l’autre indéfiniment remonter ?
Comment les discerner » ? (citation p. 135-136). On se reportera encore aux lignes de G. Deleuze
sur le problème du tri entre « la « chose même et ses images, l’original et la copie, le modèle et le
simulacre » (Simulacre et philosophie antique, I « Platon et le simulacre », dans Logique du sens,
Paris, 1969. p. 291-307).
104. Banquet, 216 b 5.
105. M. Pohlenz (Aus Platos Werdezeit, Berlin, 1913, p. 259) fait le rapprochement, sans autre
commentaire. Sur l’opposition du temps long et du temps court dans le Phèdre, on consultera
les pages que, dans Les Jardins d’Adonis (Paris, 1972), M. Detienne consacre à la « semence
­d’Adonis » (p. 196-197).
106. Banquet, 216 b 5 ; δραπετεύω. Cette différence a été bien vue par I. von Loewenclau et
N. Scholl qui ne semblent pas cependant avoir établi un lien entre ce terme et les dispositions
serviles qu’Alcibiade sent en lui : Alcibiade ne fuit pas, il déguerpit.
107. Banquet, 216 a 4-6 (traduction de L. Robin. CUF).
108. C’est ce que suggère πρὸς ἐμὲ καὶ πρὸς τὴν ἂλλην πόλιν (Ménexène, 235 b 5-6).
109. Phédon, 115 b 4.
110. Banquet, 216 b 2, 3 et 6 : αἰσχύνεσθαι.
111. Ibid., 215 e 6 : ἀνδραποδωδῶς διακειμένου. I von Loewenclau remarque à juste titre que cette
expression répond très exactement à γενναίως διατίθεμαι (Ménexène, 235 a 7).
112. Banquet ; 216 a 5 : μὴ βιωτὸν εἴναι ὡς ἒχω.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 83

Et si, en Socrate, à l’illusion suscitée par l’oraison funèbre succède le retour


à la lucidité, par la fuite d’Alcibiade à la sagesse soudain entr’aperçue répond
non point le retour à l’illusion, mais la perte volontaire de soi. L’opposition
se précise et se diversifie : Socrate peut se remettre de l’audition de l’oraison
funèbre, mais il est probablement le seul à le pouvoir parmi les Athéniens, tan-
dis qu’il est le seul à posséder une parole que nul n’oublie.
D’autres liens qui, pour être plus ténus, n’en sont pas moins réels, unissent et
opposent l’épitaphios logos au verbe socratique. Tout d’abord Ménexène, épo-
nyme du dialogue, peut passer pour un pâle émule d’Alcibiade, dans son désir
de diriger les destinées d’Athènes et dans sa résolution d’abandonner παίδευσις
καὶ φιλοσοφία113 pour la politique, résolution beaucoup plus naïve, il est vrai
que celle d’Alcibiade.
Mais un personnage surtout relie les deux textes : Périclès, orateur et homme
politique, est évoqué par Socrate et face à Socrate. Périclès est incontestable-
ment la cible des critiques formulées par Socrate dans le Ménexène114, et le
texte platonicien fourmille de réminiscences du texte de Thucydide115. Mais,
lorsque, dans le Banquet, Alcibiade oppose Socrate aux orateurs ordinaires,
Périclès est le seul auquel il permette d’émerger de la foule anonyme des ἂλλοι
ἀγαθοὶ ῥήτορες116.
Certes, le rapport de parenté qui unit Périclès à Alcibiade est sans doute pour
beaucoup dans cette mention ambiguë, à la fois élogieuse puisqu’il est le seul à
pouvoir être nommé face à Socrate et dépréciative car ses discours ne peuvent
rien contre ce « démon ». De plus, la référence à Périclès s’impose, s’il est bien
cet exemple achevé d’orateur politique dont parle le Phèdre117. Mais il faut sans
doute aller plus loin : à travers lui, ce pourrait bien être l’auteur de deux épi-
taphioi118 qui est visé, celui dont la parole était un dard, à qui Plutarque attri-
bue la révélation du caractère psychagogique de la rhétorique119 et qui, toujours
selon la même source, fut, comme Socrate est couronné par Alcibiade ivre, cou-
ronné par les femmes d’Athènes à sa descente de tribune pour avoir prononcé
une oraison funèbre qui souleva l’admiration lors des funérailles des morts tom-
bés devant Samos120.
Seul donc à être cité face à Socrate car seul susceptible de produire en son
auditoire un effet qui, pour être incommensurable et inférieur, n’en est pas
moins analogue, Périclès est peut-être bien l’excellent orateur (πάνυ ἀγαθὸς
ῥήτωρ) dont parle Alcibiade et dont la parole est impuissante à contrebalan-
cer celle de Socrate121. Et l’identification de ce personnage avec Périclès, qui

113. Ménexène, 234 a 5.


114. Il est nommé a deux reprises comme élève d’Aspasie (ibid 235 e 7) et comme auteur de l’oraison
funèbre dont on va utiliser des bribes (236 b 5-6).
115. Thucydide est très probablement visé par la personne interposée d’Antiphon, que la tradition
antique considère comme le « maître de Thucydide » ; cf. I. von Loewenclau et C. H. Kahn, op. cit.
116. Banquet, 215 e 4.
117. Phèdre, 269 e 1-2 : κινδυνεύει, ὤ ἂριστε, εὶκότως ὁ Περικλῆς πάντων τελεώτατος εἰς τὴν
ῥητορικὴν γενέσθαι.
118. Celui des morts de la guerre de Samos (439) et celui des morts de la première année de la
guerre du Péloponnèse (430).
119. Plutarque, Périclès, 15, 2 : ἒδειξε τὴν ῥητορικὴν κατά Πλάτωνα ψυχαγωγίαν οὔσαν.
120. Ibid., 28, 4-5.
121. Banquet, 215 d 2.
84 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

combine la force d’éloquence d’un orateur peu commun et la puissance sonore


de toute oraison funèbre, contribue à désigner l’oraison funèbre comme l’autre
de la parole socratique : si Périclès peut être caractérisé comme λέγων ἂλλους
λόγους122, alors l’épitaphios est au premier chef ἂλλος λόγος.
Ainsi, l’opposition de Socrate à l’épitaphios logos s’est précisée : tandis que
le verbe de Socrate, décentrant son auditeur à jamais privé de l’adhésion béate à
soi-même et à la cité, irrite sa maladie pour mieux la soigner, l’oraison funèbre
endort et rassure, mais ne fait qu’irriter la maladie athénienne. Reconstruisant le
passé et le présent pour préserver la cité des vicissitudes de l’histoire, elle subs-
titue à la polis réelle son fantasme. À l’opposé de Socrate qui menace la cité en
y introduisant l’aporia, l’oraison funèbre embaume Athènes en l’immobilisant
et sa force dérisoire culmine dans la vision de Socrate paralysé pour être entré
en contact avec un εἴδωλον de cité.

Où θάνατος se fait passer pour ἀρετή

Entrer en contact avec un εἴδωλον, c’est se condamner, comme l’indique


un passage du Banquet123, à « n’enfanter jamais que des simulacres de vertu »
(εἴδωλα ἀρετῆς). À celui-là seul qui accède au vrai il est permis de connaître la
vraie vertu et de prétendre à l’immortalité et à l’amour des dieux ; mais, de la
part d’Athènes, une telle prétention, savamment orchestrée dans l’épitaphios
d’Aspasie124, qui désigne la cité comme θεοφιλής, n’est que leurre, et la louange
des orateurs ne décerne à la cité qu’une immortalité de pacotille.
On ne s’en étonnera pas, sachant le sort fait à l’éloge dans le Phèdre125 où
ce n’est pas par hasard qu’ἐγκώμιον est pris comme exemple et synonyme du
mauvais discours : non seulement l’éloge parle sans connaître la vérité de ce
qu’il loue, mais du discours qui parle au hasard Platon ne peut donner de meil-
leur exemple que l’éloge126. L’éloge joue sur les mots, se constitue par de conti-
nuels glissements d’un nom à l’autre ; si l’on appelle l’âne cheval127, on pourra,
ce simple déplacement permettant d’attribuer à l’âne toutes les qualités du che-
val, procéder à l’éloge de l’âne. Bien évidemment ce ne sont pas l’âne et le che-
val qui préoccupent Platon, mais le processus par lequel l’orateur de talent128
« ignorant le bien et le mal, ayant affaire à une cité pour laquelle il en va de
même, se met à le persuader à propos du mal que c’est du bien qu’il compose
l’éloge »129. En l’occurrence, il est au cœur de l’oraison funèbre un déplace-
ment plus grave encore que celui qui des morts menait à la cité et aux vivants,
c’est celui qui à θάνατος donne le nom d’ἀρετή.

122. Ibid.
123. Ibid., 212 a 3-8. Il n’est pas indifférent que cette affirmation précèdé de peu l’éloge de Socrate
par Alcibiade.
124. Ménexène, 237 c 8.
125. Phèdre, 259 e-260 d.
126. Si l’on a admis notre interprétation de οὺκ είκῇ ἐπαινούντων, on n’en sera pas surpris.
127. Phèdre, 260 b 7 : ἒπαινον κατά τοῦ ὄνου ἳππον ἐπονομάζων καὶ λέγων ὡς παντὸς ἄξιον.
128. On rappellera que les auteurs d’oraisons funèbres sont σοφοί.
129. Phèdre, 260 c 6-9.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 85

Constante est en effet à Athènes (tout autant qu’à Sparte qui est loin d’avoir
l’apanage d’une telle représentation130) l’assimilation de ἐν τῷ πολἑμῳ ἀποθνᾐσκειν
à τὴν ἀρετὴν ἐπιδεικνύναι, assimilation qui cristallise dans le topos étiologique de
la belle mort, présent dans toutes les oraisons funèbres même si les autres lieux
communs en ont été évincés131. Ce topos est bien sûr abondamment illustré par le
discours d’Aspasie qui, après avoir loué les morts de n’avoir pas abandonné leur
poste (μὴ λείπειν τὴν τάξιν), leur attribue solennellement la valeur ou la vertu132, en
les désignant comme ἂνδρες ἀγαθοί selon la formule consacrée133. En effet, l’adjec-
tif ἀγαθός connote aussi bien le champ du courage que celui de la vertu et le pas-
sage est aisé de θανόντες à ἀγαθοί : le comble de l’ἀρετή est de mourir à son poste,
et l’expression si chère aux oraisons funèbres ἂνδρες ἀγαθοὶ γενόμενοι recouvre
à la fois dans le récit d’une bataille la victoire et la mort au champ d’honneur134.
Or, tout l’effort de Platon vise à donner au terme ἀγαθός, à travers l’ensei-
gnement de Socrate, un autre sens que celui de « dévoué à la cité »135 ou de
« mort à la guerre ». Non qu’il ne faille pas se dévouer à sa cité ; le Criton le
montre éloquemment. Et il ne s’agit pas non plus de dispenser le guerrier de la
République de mourir à son poste. Mais l’éloge que la République et les Lois
s’accordent à décerner aux « gens de bien » (ἀγαθοί)136 couronne une telle vie
et non pas seulement une telle mort :
Tous ceux des citoyens qui auront franchi le terme de la vie, après avoir, d’esprit
ou de corps, bellement et laborieusement œuvré et docilement obéi aux lois,
seront, comme il convient, objet de nos éloges.137
Et lorsqu’on sait de quelles précautions est entourée l’organisation des funé-
railles des guerriers de la République138 ou l’attribution d’un ἐγκώμιον dans les
Lois139, on comprend mieux l’ampleur de l’accusation à peine dissimulée sous
l’apparente louange :

130. Cf. Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 9, I et, pour les honneurs particuliers réser-
vés aux Homoioi morts à la guerre, Plutarque, Lycurgue, 27, 3, commenté par O. Reverdin, La
Religion de la cité platonicienne, Paris, 1945, 3e partie, chapitre I.
131. Il trouve sa forme achevée dans le récit de Marathon chez Lysias (Epitaphios, 23-24) ; cf. encore
Thucydide, II, 41, 5 ; Hypéride, Epitaphios, 24 ; [Démosthène], Epitaphios, I et 19-24.
132. Ménexène, 246 b 4-c 2 (ἂριστοι). De même l’évocation de la belle mort (246 d 2-3 : καλῶς
τελευτᾱν) conduit tout naturellement au conseil de s’exercer à toute chose avec vertu (246 e 1 :
ἀσκεῑν μετ ἀρετῆς).
133. Formule consacrée dans les épitaphioi, mais aussi dans les épigrammes qui ornent les polyandria
du Céramique ; c’est aussi le titre officiellement attribué aux citoyens morts à la guerre dans bien
d’autres cités grecques : pour Thasos, on consultera J. Pouilloux, Recherches sur l’histoire et les
cultes de Thasos, I, Paris, 1954, n° 141, p. 371-380.
134. C’est particulièrement net dans l’épitaphios de [Démosthène] à la louange des morts de
Chéronée, vainqueurs jusque dans leur défaite (cf. §§ 19-24) ou enrore dans celui d’Hypéride qui
oppose l’enfance dépourvue de raison à l’accomplissement de l’adulte dans la mort (§ 29 : Τότε
μὲν γὰρ, παῖδες ὄντες, ἂφρονες ἦσαν νῦν δ’ ἂνδρες ἀγαθοὶ γεγόνασι).
135. C’est le sens qu’il faut donner à ce terme dans de nombreuses inscriptions du ive siècle.
136. République, X, 607 a 4 ; Lois, VII, 801 e 6-10.
137. Lois, Ibid.
138. République, V, 469 a 4-b I ; aucun honneur spécial ne leur sera accordé avant consultation
de l’oracle ; d’oraison funèbre il n’est pas question, et pourtant ces citoyens-soldats auront été
autrement « vertueux », à n’en pas douter, que les contemporains de Platon !
139. Lois, 801 d 1.4 : un tribunal de juges désignés et de gardiens des lois prend connaissance de
tout poème avant sa publication.
86 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

Il est beau de mourir à la guerre : on obtient… un éloge… même si l’on est sans
valeur » (καὶ ἐὰν φαυλòς ᾖ)140, accusation que reprendra Denys d’Halicarnasse,
s’étonnant de l’équation faite à Athènes entre mort et vertu.141
Et lorsque, encore vivant, on est loué comme un mort, « répétant » la mort
et l’ἀρετή de l’autre, on se sent investi d’une incommensurable dignité. Dignité
d’apparat, masquant le vide de l’individu, elle contraste étrangement avec le
mode d’être habituel de Socrate le Silène, grotesque d’apparence, mais regor-
geant de sagesse à l’intérieur142. Il existe un mot pour qualifier ce vide enve-
loppé de solennité : à deux reprises, Platon caractérise Socrate pris au piège de
l’oraison funèbre comme σεμνός143.

Σεμνός ou la tautologie de l’εἴδωλον

Σεμνός est un terme dont la signification ouvertement laudative ne cache pas


toujours des connotations nettement péjoratives. On ne peut guère louer de sa
σεμνότης en toute clarté qu’une divinité144 ou un vieillard investi de hautes fonc-
tions145. Dans tous les autres cas, ce terme risque bien de désigner tout simplement
la caricature de la grandeur, les grands airs ou la morgue : ainsi la vertu farouche
de l’Hippolyte d’Euripide dissimule mal une gravité qui tient de l’imposture146.
Chez Platon ce terme et tous ses dérivés (σεμνῶς, σεμνότης, σεμνύνεσθαι
ou σεμνύνειν) sont constamment affectés d’une valeur péjorative. On a pu,
examinant vingt-neuf emplois de ces termes, en dénombrer jusqu’à vingt-huit
qui soient ironiques ou péjoratifs147 : il reste peu de marge pour un sens réel-
lement favorable et dépourvu de toute ironie148. Effectivement, chez Platon,
σεμνός semble toujours soit franchement dépréciatif149, soit affecté d’un coef-
fîcient péjoratif par sa présence dans un contexte d’illusion150, soit enfin pour

140. Ménexène, 234 c 1-4.


141. Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VI, 17, 5-6.
142. Banquet, 216 d 5-7 et 221 e-222 a 6.
143. Ménexène, 235 b 4 : πρὸς οὒς ὲγὼ σεμνότερος ἐν τῷ παραχρῆμα γίγνομαι et 235 b 8 : αὒτη ἡ
σεμνότης παραμένει ἡμέρας πλείω ἤ τρεῑς.
144. Encore n’est-il pas indifférent, que soient explicitement désignées comme Semnai les redou-
tables Erinnyes. On s’inspire largement ici des analyses de J.-P. Vernant, lors d’un cours professé
aux Hautes Études (Ve section, année 1969-1970) et concernant essentiellement l’Hippolyte porte-­
couronnes d’Euripide. Cf. encore « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Mythe
et pensée chez les Grecs4, Paris, 1971, II, p. 85-86, note 13.
145. Un prêtre, par exemple ; encore faut-il, selon Platon, se méfier du corps des prêtres, corps
bigarré, plein de ruse malgré sa δόξαν σεμνήν (ou à cause d’elle ? Politique, 290 d 8).
146. Hippolyte porte-couronnes, vv. 93, 957, 1064, 1364.
147. On se reportera à l’article de G. de Vries, « ΣΕΜΝΟΣ and Cognate Words in Plato », dans
Mnémosynè, 1944, p. 151-156.
148. Il est intéressant de constater avec G. de Vries que cette proportion s’inverse dans les œuvres
apocryphes : le faux Platon se prend plus au sérieux que le vrai, ce qui est tout à fait dans l’esprit
de σεμνότης !
149. C’est évident dans le passage de la République (VIII, 563 c) où Platon, pour caractériser la
licence démocratique, dépeint les animaux se promenant et bousculant les piétons ἐλευθέρως ϰαὶ
σεμνῶς. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres ; j’en ai dénombré dix-sept autres cas sur un
corpus de trente-sept emplois considérés.
150. Que ce terme soit employé à la suite d’un verbe comme οἴομαι ou νομίζειν (cf. Lois, 633 d,
τῶν σεμνῶν οἰομένων : ceux qui se croient austères) ; ou dans un contexte général de faux-semblant
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 87

le moins ambigu151. Sa signification dans le Ménexène, où il ne saurait à aucun


moment être considéré comme un terme neutre152, s’éclairera de la confronta-
tion avec quelques autres exemples remarquables d’emplois de σεμνός. Ainsi
peut-on dessiner le champ sémantique de ce terme : σεμνός désigne l’affleure-
ment en un comportement extérieur d’une faute morale et dialectique à la fois
– l’ignorance ou le refus délibéré de la juste division, l’impossibilité de faire
le départ correctement entre le vrai et le faux, le même et l’autre. Celui qui
la commet se veut différent et supérieur, mais en réalité il se prend tout bon-
nement pour autre qu’il n’est ; cette importance imaginaire se traduit par une
allure raide et compassée, fréquemment associée à l’enflure (χαυνότης)153, au
vide et à la répétition.
C’est ainsi qu’à l’audition d’une oraison funèbre, Socrate reste grave et pétri-
fié, comme l’Être parménidien que le Sophiste décrit σεμνὸν ϰαὶ ἂγιον, νοῦν oὐκ
ἔχων, ἀκίνητον ἑστός154, sans vie autonome ni pensée, solennel et sacré, mais
paralysé et qui, incapable de vivifier une recherche, ne permet que la répéti-
tion155. De même, Socrate répète dans son maintien et ses sentiments la valeur
des Athéniens de toujours ; aussi les étrangers lui attribuent-ils sur le champ
plus de sérieux qu’auparavant156.
Σεμνός, Socrate se croit, comme tous ses concitoyens, supérieur au reste de
l’humanité et se pavane devant les étrangers, commettant la même erreur de
division que la grue qui, dans le Politique, oppose le « genre grue » au reste
du monde animal pour pouvoir se glorifier elle-même157 : la volonté de diffé-
renciation dont témoigne l’oraison funèbre n’a pas d’autre but que de rendre la
cité θαυμασιωτέραν en l’opposant à tout le reste du monde grec.
Dignité qui se nourrit du récit inlassablement réitéré des exploits des ancêtres,
la σεμνότης de Socrate n’est pas moins ridicule, aux yeux du sage du Théétète,
que l’enflure (χαυνότης) de ceux qui se constituent une généalogie remontant à

(ainsi dans Gorgias, 502 b 1 où la tragédie σεμνὴ ϰαὶ θαυμαστή est maîtresse de flatterie) ; ou enfin
qu’il qualifie ce que le vulgaire révère, n’apparaissant comme ironique qu’après coup, lorsque la
critique s’est exercée (c’est le cas de l’art du stratège dans le Sophiste, 227 b 4).
151. Dans le Philèbe on constate le glissement d’un sens ouvertement péjoratif (28 b 1) à un sens
faussement péjoratif (28 c 3) et enfin à une signification peut-être positive (28 c 7).
152. Comment G. de Vries (même s’il écrit ensuite, saisi d’un repentir : « This passage by himself
should however leave no doubt as to the parodistic character of this part at least ») peut-il déclarer :
« The words are of course used here in a favourable sense » (les termes soulignés le sont par nous) ?
153. Cf. Théétète, 175 b 4 ou Sophiste, 227 b 6.
154. Sophiste, 249 a 1.
155. Ainsi, faute d’avoir tué le père Parménide, Zénon a beau défendre son livre contre l’accusation
qui lui est faite de « se guinder » hautement (Parménide, 128 e 3 : σεμνύνεται). Platon suggère qu’il
dissimule mal son absence totale d’originalité.
156. C’est finalement la traduction à laquelle je me range car elle rend compte de tous les sens de
ce terme délicat, permettant le glissement de « sérieux » à « qui se prend au sérieux ». Sérieux
est l’être parménidien, mais aussi les accoucheuses, éprises de respectabilité « bourgeoise ».
Pleins de sérieux sont les écrits qui, avec componction, répètent toujours la même chose, ou les
peintures qui se taisent. Genre sérieux est l’éloge, en son auguste beauté. Quant à la grue, au
fanatique des généalogies et aux deux premiers discours du Phèdre, ils se prennent au sérieux,
tout comme le livre de Zénon. Ce qu’une telle énumération présente d’hétéroclite fait aperce-
voir l’ampleur du champ connoté par σεμνός ; tout peut être σεμνός, et il ne s’agit pas là d’une
qualification contingente.
157. Politique, 263 d 7 : γεράνους μὲν ἔν γὲνος ἀντιτιθὲν τοἲς άλλοις ζῴοις καὶ σέμνυνον αὐτὸ έαυτό.
88 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

vingt-cinq générations158, et le catalogue des hauts faits athéniens, en ce qu’il a


de généalogique, tombe bien évidemment sous cette critique.
Ainsi, les contemporains de Socrate se gonflent d’une importance qui ne
leur appartient pas : est σεμνός le faux qui voudrait se faire passer pour vrai,
à l’exemple des accoucheuses du Théétète (ἂτε σεμναὶ οὖσαι αἱ μαῑαι) oppo-
sées aux vraies accoucheuses (ταῑς ὄντως μαίαις)159 dont Socrate est peut-être
le seul exemplaire existant.
Se prendre ainsi au sérieux, c’est aussi se condamner à ne rien dire de neuf,
mais à toujours se répéter, comme l’écriture et les « êtres peints » du Phèdre
qui, si on leur pose une question, se taisent solennellement (σεμνῶς πάνυ σιγᾷ)
ou se bornent à répéter une chose, toujours la même (ἔν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν
ἀεί)160. De même, voici Socrate devenu un stupide simulacre d’Athénien exem-
plaire qui, pendant plus de trois jours, ne peut que redire sa grandeur, sa noblesse
et sa beauté. « Je suis Athénien », tel est le seul discours de l’Athénien sub-
jugué par l’oraison funèbre, pour avoir été trop passivement « spectateur des
paroles et auditeur des faits »161.
Et cela se produit à l’audition de chaque épitaphios logos, tant il est vrai que
la tautologie et la répétition sont essentielles au genre. Car, pour produire dans
son auditoire, si subtil soit-il, une telle faculté de silence solennel, le discours
doit comporter en lui-même quelque chose d’analogue à l’effet qu’il produit :
une bonne dose de répétition tautologique.
Ainsi se formule l’hypothèse suivante : l’oraison funèbre ne serait-elle pas
l’exemple le plus achevé d’un σεμνὸς λόγος, le discours qui se prend au sérieux ?

L’oraison funèbre, répétition tautologique, est l’autre du discours


socratique

Hypothèse d’autant moins hasardeuse que la confrontation avec d’autres


dialogues, cette fois-ci essentiellement le Phèdre, révèle l’existence, parmi les
cibles de la critique platonicienne, d’un σεμνὸς λόγος ou du moins d’un « mode
digne » du parler, le σεμνῶς λέγειν.

Le σεμνῶς λέγειν

Accusant les deux premiers discours prononcés dans le Phèdre, celui de Lysias
et le sien propre, de « se rengorger comme s’ils étaient quelque chose », alors
qu’ils ne disent « rien de sain ni de vrai » (τὸ μηδὲν ὑγιἐς λέγοντε μηδὲ ἀληθὲς
σεμνύνεσθαι ὥς τι ὄντε)162, Socrate montre déjà que la vaine gloriole n’est pas

158. Théétète, 175 a 6.


159. Théétète, 150 a 3.
160. Phèdre, 275 d 6.
161. C’est le reproche que, chez Thucydide, leur adresse Cléon (III, 38, 4). Dans tout le discours
de Cléon, lors du débat de Mytilène, les Athéniens apparaissent comme perdus dans on ne sait quel
rêve utopique, ce qu’indique bien III, 38, 7 (« à la recherche d’un monde autre que le nôtre, mais
incapables seulement de songer aux réalités ; bref, des gens dominés par le plaisir d’écouter » –
traduction J. de Romilly). Ce texte décrirait à merveille le public de l’oraison funèbre, qui se greffe
sur ce rêve utopique.
162. Phèdre, 243 a 1.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 89

seulement un effet du discours, mais aussi la caractéristique fondamentale du


logos d’erreur.
Deux autres passages permettent de préciser les contours de ce σεμνῶς
λέγειν qui par deux fois se confond avec un discours de louange, pour dépeindre
l’auto-­satisfaction du logographe, et pour caractériser nommément l’éloge163.
Donc sublime, mais creux (ou gonflé, ce qui revient finalement au même),
tel est l’éloge, genre dont les répétitions, les redites et les recherches de style
sont uniquement destinées à permettre au discours de se louer lui-même164.
Aussi Socrate n’a-t‑il ni pitié ni considération pour les faibles ruses d’un dis-
cours qui veut se faire passer pour quelque chose de sérieux alors qu’il est pur
exercice formel et il refuse obstinément de croire sur parole ce que l’oraison
funèbre dit d’elle-même.

Les faux problèmes de l’oraison funèbre

Les orateurs ont effectivement coutume dans l’exorde d’insister sur les dif-
ficultés que présente le genre : cela fait partie de la captatio benevolentiae ;
mais on ne gagne pas ainsi la bienveillance de Socrate qui sait tout ce que les
plaintes traditionnelles dissimulent de volonté de tout utiliser pour se glorifier
soi-même. Ménexène, au contraire, toujours disposé à prendre les formules des
orateurs au pied de la lettre, se fait l’écho naïf de leurs plaintes : celui qui sera
désigné, dit-il, « n’aura pas beaucoup de matière » (οὐ πάνυ εὐπορήσειν) en
raison de la soudaineté du choix et « sera réduit à une sorte d’improvisation »
(ὣστε ἴσως ἀναγκασθήσεται ὁ λέγων ὣσπερ αὐτοσχεδιάζειν)165.
Il y a dans ces propos la trace de deux topoi : l’un d’eux n’est certes pas
propre à l’oraison funèbre puisqu’il s’agit de la brièveté du temps imparti à
l’orateur, et l’on a vu d’autre part qu’il était critiqué en raison du peu de vérité
du discours. Cependant le texte revient à plusieurs reprises sur ce thème, pour
souligner qu’une telle plainte est particulièrement peu pertinente lorsqu’il s’agit
d’un épitaphios logos, et la critique initiale s’approfondit de l’idée que la forme
même du discours devrait interdire aux orateurs de recourir à cette lamenta-
tion. Le second topos, celui du peu de matière offert à l’invention, se devine à
travers l’allusion de Ménexène et met probablement en jeu une autre question,
celle de la possibilité de faire œuvre originale, compte tenu que « tout est dit et
l’on vient trop tard »166, contraint qu’est l’orateur de répéter après tant d’autres
un discours analogue sur le même sujet167.

163. Auto-satisfaction de l’écrivain : ibid., 258 a. 1 (τὸν αὐτòν δὴ λέγων μάλα σεμνῶς καὶ ἐγκωμιάζων) ;
Banquet, 199 a 2-3 (καὶ καλῶς γ’ ἔχει καὶ σεμνῶς ὁ ἔπαινος). C’est ainsi que s’achève la critique
de l’illusionnisme des éloges.
164. Ainsi Lysias est accusé de « faire le jouvenceau en s’évertuant à montrer à quel point il est
habile » (νεανιεύεσθαι ἐπιδεικνύμενος ὡς οἶος τε ὣν) : Phèdre, 235 a 7.
165. Ménexène, 235 c 8-10.
166. Le fait que ce topos soit utilisé par La Bruyère, dans Les Caractères, pour ouvrir le chapitre
initial Des ouvrages de l’esprit prouve qu’il s’est transmis à la tradition humaniste classique dont
il est peut-être le lieu commun central, posant le problème de l’imitation.
167. Cf. Isocrate, Panégyrique, 74 : « Je ne me dissimule pas la difficulté qu’il y a à venir parler le
dernier de sujets dont on s’est emparé depuis longtemps et desquels les citoyens les plus éloquents
ont souvent parlé aux funérailles publiques ; nécessairement les idées les plus grandes ont déjà été
employées et peu de chose reste à dire ».
90 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

Derrière ces deux plaintes, Socrate discerne un seul problème, celui de


l’impro­visation et il va s’attacher à démontrer qu’il s’agit en réalité dans l’orai-
son funèbre d’un faux problème168. Ménexène lui-même n’avançait d’ailleurs
ce terme qu’avec hésitation, ainsi que l’indique ὣσπερ αὐτοσχεδιάζειν.
Il n’y a pas à proprement parler d’improvisation, d’abord parce que « ces
gens-là ont des discours tout prêts »169, on se le rappelle et la répétition de cette
idée est intentionnelle. Il s’agit par cette redite de convaincre Ménexène du
caractère figé de pareilles productions, discours qui n’ont rien de vivant, contrai-
rement à ce que, après Alcidamas, Socrate réclame du Logos170, mais qui pro-
bablement sont déjà écrits et seront donc plus lus que dits : or, si la parole doit
faire vite, l’écrit a tout le temps et ses plaintes ne sont pas fondées. D’autre part,
la crainte de manquer de matière est également injustifiée, si l’on considère la
fonction et les conditions du discours :
Quand on entre en lice devant ceux-là même dont on fait l’éloge, il n’est point
difficile de passer pour bon orateur.171
Il n’y a donc, pour celui qui prononce le discours, rien à redouter, pas
même de heurter l’amour-propre de l’auditeur par un éloge exagéré d’autrui, et
Périclès a certainement tort aux yeux de Platon d’évoquer ce danger dans son
épitaphios ; s’il est vrai que l’« on ne tolère pas sans limite les louanges pro-
noncées à propos d’un tiers »172, dans le cas de l’oraison funèbre, le risque de
blesser la susceptibilité de l’auditeur est en réalité nul, puisque l’image idéale
que chaque Athénien se fait de soi coïncide exactement avec celle qui lui est
présentée d’Athènes et des Athéniens, et qu’il s’applique à lui-même. Dans ces
conditions, n’importe qui serait capable d’acquérir du renom173 – puisque c’est
là le seul but visé par l’orateur. Une fois de plus se confirme l’identification
de l’oraison funèbre comme σεμνὸς λόγος qui se nourrit de la glorification de
soi-même. Aussi se contente-t‑elle d’une adhésion facile car pour son auteur il
suffit de paraître bon orateur. À supposer même qu’il y ait place pour l’impro-
visation, cela ne saurait donc constituer une difficulté réelle car un public tout
acquis n’est pas exigeant.
Ménexène croyait aux topoi et voyait dans l’oraison funèbre une forme contrai-
gnante ; pour Socrate, qui dissout tous les topoi, elle est au contraire un genre
dangereusement facile dont les problèmes apparents ne sont que faux problèmes.
Reste un obstacle réel – ou qui du moins l’est pour Socrate à condition de
ne pas le considérer sous l’angle où le présente l’orateur : c’est le caractère

168. Ce qui ne veut pas dire pour autant, comme le voudrait A. Momigliano (article cité) que le
Ménexène tourne autour du problème de l’improvisation. Ceci a été bien vu par G. M. Lattanzi
(« Il significato e l’autenticità del Menesseno », dans La Parola del Passato, 8 (1953), p. 303-306)
qui écrit : « L’ironie du Ménexène n’est pas dirigée contre l’improvisation, mais contre l’éloquence
épidictico-encomiastique de l’épitaphios ».
169. Ménexène, 235 d 1-2 : εἰσἰν ἐκάστοις τούτων λόγοι παρεσκευασμένοι.
170. Phèdre, 264 c 2-6.
171. Ménexène, 235 d 5-7 : ὂταν δέ τις ἐν τούτοις ἀγωνίζηται οὓσπερ καὶ ἐπαινεῑ οὐδὲν μέγα δοκεῑν
εὖ λέγειν. Cette critique célèbre est reprise par deux fois dans la Rhétorique d’Aristote (1367 b 7-9
et 1415 b 30-32).
172. Thucydide, II, 35, 2.
173. Ménexène, 236 a 5-6 : ὂμως κἂν οὖτος οἶός τ’ εἴη ’Aθηναίους γε ἐν ’Aθηναίοις ἐπαινῶν εὐδοκιμεῑν.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 91

agonistique d’un discours qui rivalise avec tous les autres discours antérieurs.
Socrate a montré l’orateur « entrant en lice » (ἀγωνίζεσθαι) et chaque épita-
phios logos insiste sur cet ἀγών ; Périclès utilise subtilement le thème lors même
qu’il feint de le refuser, Lysias le développe, [Démosthène] le reprend174, mais
c’est au discours de Socrate-Aspasie qu’il revient d’en donner la formulation
la plus élaborée :
Si donc nous entreprenions à notre tour de glorifier en simple prose les mêmes
sujets (que les poètes), peut-être paraîtrions-nous n’occuper que le second rang.175
Certes l’orateur se définit d’abord par rapport aux poètes, mais les thèmes
qu’il refuse de traiter – lutte contre Eumolpe et les Amazones, protection accor-
dée aux Argiens et aux Héraclides – développements obligés du catalogue des
hauts faits, indiquent assez que c’est finalement entre épitaphioi logoi que la
lutte se situe : l’orateur craint d’être éclipsé par ses prédécesseurs, mais, telle
qu’elle est formulée, cette inquiétude est inappropriée puisque là où le πείθειν
va de pair avec l’εὐδοκιμεῖν176, seul le discours actuel résonne dans l’oreille
d’un public qui, ayant obtenu sa ration de louanges, couronnera le dernier qui
aura parlé.
Il n’en reste pas moins que le caractère agonistique du discours entraîne
réellement de graves conséquences ; le discours devient simple répétition de
répétitions et, si l’orateur, préoccupé de sa seule gloire, ne s’en affecte pas trop,
du point de vue de la bonne éloquence, au discours il manquera la vie. Or, tout
indique que par nature l’oraison funèbre est essentiellement répétitive.

L’oraison funèbre : des variations sur le Même

D’abord toute oraison funèbre vaut pour le genre-oraison funèbre177, comme


si de l’une à l’autre de ses incarnations successives aucune différence, aucune
surprise ne pouvait s’introduire : l’effet produit sur Socrate est toujours stric-
tement et mécaniquement le même, ce que souligne fort bien ἑκάστοτε178, et
ce n’est pas étonnant, dans la perspective de cette relation agonistique qui
unit chaque épitaphios logos aux précédents, soumettant l’oraison funèbre
à la problématique plus générale, mainte fois exposée par Platon, du c­ ombat
entre plusieurs discours. Le Banquet montre Socrate, acculé à la nécessité
de « parler à son tour » (ἐν τῷ μέρει)179, refuser de se régler plus longtemps
sur les éloges précédents pour choisir de s’exprimer à sa façon et non à celle
des autres (ϰατ’ ἐμαυτὸν, οὐ πρὸς τοὺς ὑμετέρους λόγους)180. Que l’ἀγών se
déroule à travers le temps ou soit concentré en un même espace par la réunion
des rivaux, il présente toujours les mêmes caractères, que définit le Phèdre :

174. Thucydide, II, 35, I ; Lysias, Epitaphios, I ; [Démosthène]. Epitaphios, I. C’est l’un des
thèmes essentiels de l’exorde.
175. Ménexène, 239 c 1-2 : ἐὰν οὖν ἡμεῑς ἐπιχειρῶμεν τἀ αὐτἀ λόγῳ ψιλῷ κοσμεῖν, τάχ’ ἂν δεύτεροι
φαινοίμεθα.
176. Ibid., 235 d 5.
177. Ce qui fait de l’oraison funèbre considérée par Platon un genre sans histoire.
178. Ménexène, 235 b I.
179. Banquet, 198 c 8.
180. Ibid., 199 b 1-2.
92 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

il consiste à dire sur le même sujet un autre discours qui soit à la fois iden-
tique, différent et supérieur181.
Εἰπεῖν ἔτερα182, cette prescription inhibitrice comporte implicitement comme
conséquence l’impossibilité de dire « sur tous les points autre chose » (παρά
πάντα ταῦτα ἂλλα εἰπεῖν)183 si bien qu’il existe des développements obligatoires
(ἀναγϰαῖα γοῦν ὂντα)184 car il y a des sujets qui ne permettent pas un renou-
vellement infini185, et en fin de compte on est bien obligé de pardonner à l’ora-
teur ou à l’écrivain de telles facilités (τὰ μὲν τοιαῦτα ἐατέα ϰαì συγγνωστέα
λέγοντι)186 et de ne rien lui demander d’autre que la variété ou plutôt la variation
d’une disposition nouvelle des mêmes éléments (τῶν τοιούτων οὑ τὴν εὕρεσιν
ἀλλὰ τὴν διάθεσιν ἐπαινετέον)187. Bref, c’est dans le degré de bigarrure du dis-
cours que réside sa valeur. Dire autre chose avec un surcroît de variété (ἕτερον
τι ποιϰιλώτερον)188, tel est l’exercice auquel se livrent les fabricants d’oraisons
funèbres. Variété à l’intérieur même du discours, variation d’un logos à l’autre,
imposant une surenchère dans le bariolage.
Aussi, répondant à la question de Ménexène : « Que pourrais-tu dire s’il te
fallait parler » ? – « Rien de mon propre fonds »189, Socrate suggère une double
critique. L’impossibilité de tirer quoi que ce soit de son propre fonds pour pro-
noncer un épitaphios logos recouvre à la fois l’inutilité de recourir à l’invention
en un domaine où tous les thèmes sont connus d’avance, et la nécessité ­d’imiter
les autres ; et ce n’est pas par hasard que Socrate répète un discours190 après et
d’après Aspasie. N’est-ce pas une façon d’indiquer que l’oraison funèbre est
discours toujours redit, à la limite exercice d’école, puisque Socrate apprend
par cœur au fur et à mesure que le discours est prononcé et doit réciter ce qu’il
a entendu, au risque de recevoir des coups lorsqu’il a oublié191 !
Obligation d’utiliser des « lieux » convenus, nécessité de répéter ou d’imi-
ter des œuvres antérieures, ces deux contraintes apparaissent clairement dans la
méthode de composition attribuée à Aspasie. Si, tout d’abord, cette dernière feint
d’improviser, en fait elle n’a qu’à associer entre eux des morceaux de discours
obligés : alors la rapidité de la composition, soulignée par ἐϰ τοῦ παραχρῆμα192
en une reprise ironique du début du dialogue, n’a rien de surprenant ; il lui suf-
fit de suivre les règles193. Quant à la répétition, elle est clairement illustrée par

181. Phèdre, 234 c 2-3 (εἰπεῖν ἔτερα τούτων μείζω ϰαὶ πλείω περὶ τοῦ αὐτοῦ πράγματος) ; 235 b 3
(εἰπεῖν ἂλλα πλείω ϰαὶ πλείονος ἂξια) ;·235 c 6 (εἰπεῖν ἔτερα μὴ χείρω) ; 235 d 6.8 (βελτίω τε ϰαι
μὴ ἐλάττω ἔτερα εἰπεῖν).
182. Ibid., 234 c 2-3.
183. Ibid., 235 e 4. La lecture ταὐτά n’est pas impossible.
184. Ibid., 236 a I.
185. Ibid., 236 a 2.
186. Ibid., 236 a 2-3.
187. Ibid., 236 a 3-4.
188. Ibid., 236 b 6-7.
189. Ménexène, 235 e 1-236 a 8.
190. Il suit là une coutume qui est sienne – il est rare qu’il se proclame le « père de son discours »,
pour reprendre une expression platonicienne – mais qui s’éclaire dans ce cas précis d’un jour nouveau.
191. Ménexène, 236 c 1.
192. Ibid., 236 b 3-4.
193. Ibid., 236 b 4 : διῄει οἷα δέοι λέγειν. Peut-on donner du topos et de son emploi une plus claire
définition ?
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 93

le fait qu’Aspasie reprend la célèbre oraison funèbre de Périclès194, mais dans


un ἀγών au rabais puisqu’elle se sert de « restes », de rognures, qu’elle colle
ensemble (περιλείμματ’ ἄττα ἐξ ἐϰείνου συγϰολλῶσα) ; cette dernière précision
est d’importance car elle semble bien caractériser pour Platon la démarche géné-
rale de toute oraison funèbre : collage de pièces et de morceaux d’épitaphioi
antérieurs, l’oraison funèbre vit sur son propre fonds et, loin d’être un orga-
nisme harmonieux, apparaît comme une « insipide rhapsodie »195 qui associe
le « méchant dépeçage » au rafistolage.
De fait, l’examen des caractères formels de l’oraison funèbre de Lysias,
quasiment contemporaine du Ménexène196, permet de dégager certains élé-
ments qui sont de nature à corroborer le jugement de Platon. Et tout d’abord
le caractère à la fois pénible et monotone des transitions qui doivent relier
entre eux des développements traditionnels devenus presque autonomes197.
Il est vrai qu’à cette composition quelque peu artificielle l’oraison funèbre est
contrainte par l’obligation de toujours traiter le même thème, celui du passé
d’Athènes. L’histoire athénienne, figée en scènes constituées une fois pour
toutes, forme un magasin d’actes glorieux sédimentés en dits (ἔργα deve-
nus λόγοι, pour évoquer un autre topos fondamental de l’exorde de l’oraison
funèbre) et, d’un discours à l’autre, la répétition de ces topoi est l’occasion de
variations infinitésimales, parfois reprises et développées à l’intérieur même
de chaque discours, où les redites introduisent d’infimes différences dans des
formules stéréotypées198.
Répétitives par rapport aux autres mais aussi par rapport à elles-mêmes,
les oraisons funèbres apparaissent donc à la lumière de cette critique comme
du discours pétrifié, et, en réaction à cette forme tout autant qu’à la rhétorique
sophistique, Socrate demande une éloquence vivante où tous les éléments
conviendraient entre eux et au tout, seraient animés d’une progression et pro-
duits par l’invention199. Ainsi, peu sensible à ce que l’oraison funèbre recèle
de transformation et d’évolution dans ses contenus – mais il est vrai que cette
évolution, trace du mouvement des idées dans la polis athénienne, est plus le
fait de la cité que du genre–, Platon voit dans l’oraison funèbre une forme sclé-
rosée d’être toujours la même.

194. Ibid., 236 b 5-6.


195. On emprunte cette expression à Diderot (Jacques le fataliste, édition H. Bénac, Paris, 1962,
p. 174) ; pour le « méchant dépeçage », voir Phèdre, 265 e 3.
196. Si l’on en accepte l’authenticité, on la date de 392 ou des années immédiatement postérieures ;
beaucoup de critiques ont cru en déceler l’influence sur le Panégyrique d’Isocrate. G. M. Lattanzi
et c. H. Kahn (articles cités) pensent même que le Ménexène est une ripote directe à l’épitaphios
de Lysias.
197. Ainsi, mainte fois répétée, la liaison par μὲν οὖν (§§ 3, 17, 54, 66, 69) semble uniquement
destinée à assurer la continuité du discours en une nécessite toute logographique, pour reprendre
l’expression du Phèdre, (264 b 7-8). Son usage n’a d’égal que celui de ἔτι δέ et de ϰαì μὲν δή dans
le discours sur l’amour du Phèdre (228 d 4-5, 235 b 2-3).
198. On en donnera comme exemple les variations, dans l’épitaphios de Lysias, de deux formules :
τὴν ὰρετὴν ἐπιδεικνύναι (§§ 10, 41, 55 (2 fois), 57, 63 (où le thème éclate en plusieurs éléments),
64, 67, 69) et νικᾶν μαχόμενοι (10, 15, 43, 59, et les équivalents de cette dernière formule, dont le
principal est τρόπαιον στῆσαι (§§ 25, 53).
199. Phèdre. 264 c 5-6.
94 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

Dans la mesure cependant où elle est dangereuse par son impact, elle doit
être exorcisée par l’altérité ironique et sans repos de la figure socratique : après
avoir critiqué l’oraison funèbre, Socrate va donc lui donner la parole…

Entre le même et l’autre : éloge et pastiche

Pour débusquer le σεμνὸς λόγος dans l’oraison funèbre, Socrate use succes-
sivement de deux méthodes : l’éloge apparent et le pastiche.
Dans le premier cas, un faux éloge de l’oraison funèbre présente Socrate
comme pâtissant de ce discours. Dans le second, prononçant une oraison funèbre,
il est le personnage actif, car, il n’en faut pas douter, Aspasie n’est pas autre
chose qu’une fiction ou une fonction, avant tout destinée à signaler l’épita-
phios logos comme répétitif par rapport à celui de Périclès ; après avoir rem-
pli son rôle, le thème d’Aspasie s’efface pour laisser Socrate dire l’épitaphios.

L’ambiguïté de l’éloge

Sous couleur de louer l’éloge funèbre, Socrate a commencé par l’attaquer.


Ici se manifeste le rapport ambigu de Platon à l’éloge, qu’il critique mais uti-
lise abondamment pour ridiculiser en feignant d’exalter ou pour exalter sous
prétexte de ridiculiser ; ces deux démarches antithétiques et parallèles sont
perceptibles dans l’éloge de l’oraison funèbre par Socrate et dans la peinture
burlesquement louangeuse de Socrate par Alcibiade : on questionnera donc à
nouveau ces deux textes.
L’éloge de l’oraison funèbre commence par la constatation de la beauté de
la coutume et pourrait sembler sérieux si, avant même que Ménexène n’accuse
Socrate de prendre plaisir à railler les orateurs200, la simple lecture du texte ne
rendait rapidement caduque cette interprétation : comment ne pas sentir l’inten-
tion ironique du ϰινδυνεύει qui d’emblée neutralise, mieux, annule ϰαλόν201 ? Et
de fait, s’il est un point sur lequel la critique, si divisée quant au Ménexène, fait
chorus, c’est bien cette « première partie » du dialogue dont Plutarque observe
qu’elle est écrite sur le ton de la plaisanterie202.
Très proche de ce texte dans son esprit est l’éloge apparent de l’éloge dans le
Banquet ; là aussi, sous couleur de louer, Socrate assène les plus dures vérités.
À ces éloges faussement sérieux et qui prennent en réalité la signification
d’un blâme s’oppose l’éloge de Socrate par Alcibiade, éloge paradoxal, b­ ouffon
en apparence203, mais aussi profondément grave que l’éloge de l’épitaphios ou
de l’ἐγϰώμιον est bouffon.
Ainsi, du Ménexène au Banquet et à l’intérieur même de ce dernier dialogue,
s’opposent deux usages et deux visées de l’éloge : condamner en louant, louer
en condamnant.

200. Ménexène, 235 c 7 : ἀεì σὺ προσπαίζεις, ὦ Σώκρατες, τοὺς ῥήτορας.


201. Ibid., 234 c 1. Il n’est pas impossible d’y voir un écho dérisoire du ϰαλὸς ϰίνδυνος du Phédon
(114 d 6).
202. Plutarque, Périclès, 24, 7.
203. Banquet, 214 e 4-215 a 5 : ἐπì τὰ γελοιότερα.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 95

Serait-on tenté d’accorder du poids à l’oraison funèbre parce qu’elle pro-


voque dans son auditoire de nobles sentiments ? On comprend vite qu’elle ne
comporte pas en elle-même cette noblesse, mais se contente de répéter tou-
jours la même illusion et que, discours sur des discours, elle illustre parfaite-
ment un topos qui lui est cher, celui de l’inadéquation du logos à la réalité204.
Par contre, si Socrate a l’air de se répéter, si ses propos sont définis comme
ridicules à la première impression205, la comparaison avec le Silène donne la
clé du personnage : apparence grotesque, intérieur semi-divin. La confronta-
tion de ces deux usages de l’ἔπαινος, éloge faussement sérieux du discours qui
se prend au sérieux, éloge faussement burlesque de Socrate dont seule l’appa-
rence est burlesque, amène à formuler deux remarques.
Tout d’abord, le seul antidote possible du σεμνὸς λόγος est bien Socrate,
être ironique qu’on ne peut louer que sous forme d’un paradoxe ou d’une mise
en accusation.
Ensuite, et ceci est d’importance, si l’éloge traditionnel ne peut être dissous
que par l’ironie socratique, il semble qu’elle doive, pour ce faire, emprunter la
forme même de l’éloge : ainsi l’oraison funèbre, éloge trompeur, est mise en
question à l’intérieur d’un faux éloge. L’objet visé et le moyen utilisé pour le
détruire sont étrangement ressemblants. Aussi maint lecteur peut-il être dérouté
par ce qu’il y a de jeu, jeu sérieux206 dans les paroles de Socrate : la ressem-
blance n’est-elle pas le plus subtil et le plus dangereux des pièges ?
Jeu sérieux encore sera le pastiche207 : prononçant une de ces oraisons funèbres
qui viennent d’être dénoncées comme faussement sérieuses, Socrate « jouera » ;
mais ce n’est qu’une apparence puisque ce jeu vise lui aussi à attaquer l’oraison
funèbre, signalée à travers topoi, répétitions et contre-vérités, comme pur bruit.

Un jeu sérieux : le pastiche

Après avoir pâti de la puissance paralysante de l’oraison funèbre, Socrate


décide donc de retourner la situation en se faisant à son tour orateur ; il importe
de comprendre quel est le but de cette intervention active.
Que l’on prenne au sérieux son discours ou qu’on y voie la plus subtile des
dénonciations, on ne peut contester qu’il présente en sa forme comme en ses
thèmes d’éclatantes similitudes avec les autres épitaphioi, et cette fidélité au
modèle institutionnel ne peut être qu’intentionnelle208. Tout désigne donc l’orai-
son funèbre de Platon comme un pastiche.

204. Cf. Thucydide, II, 35, 1 ; Lysias, Epitaphios, 1 et 54, [Démosthène], Epitaphios, 1 ; Hypéride,
Epitaphios, 2. Ce thème fondamental de l’inadéquation du dire au faire n’a pas toujours été un topos
vide de sens : cf. C. Ramnoux, Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, deuxième édition,
Paris, 1968, passim ; F. Heinimann, Nomos und Physis, Bâle, 1945, p. 43 sqq. ; M. Detienne,
Les Maîtres de vérité… p. 99-103.
205. Banquet, 221 e 2 et 5-6 : γελοῖοι.
206. Ménexène accusait Socrate de « jouer » les orateurs (προσπαίζειν, 235 c 7). Sur le jeu plato-
nicien, on se reportera aux pages de J. Derrida, « La pharmacie de Platon », op. cit., p. 145-146.
207. Δόξω παίζειν dit Socrate en 236 c 8-9, expression à laquelle il faut donner tout son sens : il
ne s’agit pas seulement de jouer, mais de feindre un jeu.
208. Ceux qui pensent que le pastiche est une façon de tourner l’oraison funèbre en ridicule (par
exemple L. Méridier dans la préface de l’édition des Belles Lettres) comme ceux qui le tiennent
pour un discours sérieux, chargé de sens platonicien dans tous ses contenus (c’est le cas de I. von
96 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

Pasticher un auteur, n’est-ce pas le supposer tout entier présent en chacune


de ses pages, toujours identique à lui-même à travers la diversité de ses textes ?
Le pastiche a comme visée d’ôter tout avenir à une forme d’expression, révé-
lée comme immuable à travers ses manifestations diverses, sans qu’aucun écart
puisse jamais surgir. Ainsi, imitant Agathon ou Lysias, Platon immobilise leur
discours dont il met en évidence la « manière » et auquel il donne sa figure la
plus achevée.
Or l’oraison funèbre semble condamnée au pastiche du fait de son mode
répétitif (Aspasie ne se pastiche-t‑elle pas elle-même ?). Dès lors que tout épi-
taphios logos est un pastiche d’oraison funèbre, pourquoi Socrate résisterait-il
au plaisir d’entrer dans ce jeu qui lui permet, après avoir été paralysé par le dis-
cours, de le paralyser à son tour ?
Il fait ainsi apparaître une double infériorité : infériorité de tous les orateurs,
battus sur leur propre terrain, ce dont Ménexène, leur admirateur le plus fervent,
est forcé de convenir209 ; infériorité des discours par rapport à celui de Socrate.
Et l’on serait tenté d’ajouter : infériorité du discours par rapport à lui-même et
à ses intentions. Car le pastiche introduit le doute dans ce bloc de sérieux qu’est
une oraison funèbre. Il faut en effet chercher la marque de Platon beaucoup
moins dans les contenus, puisqu’ils sont traditionnels, que dans la présence de
termes comme δοκεῖν ou φαίνεσθαι, qui, frappant d’invalidité l’énoncé qui les
suit, dénoncent le discours comme une parodie. Si la démocratie était réellement
une aristocratie, ainsi que le prétend l’orateur210, confierait-on l’autorité à ceux
qui ont semblé être les meilleurs211 ? Et lorsque le discours prend comme norme
de la louange le bel éloge (τὸ ϰαλῶς ἐπαινεῖν)212, si l’on n’a pas complètement
oublié les critiques formulées par Socrate contre les orateurs qui font de beaux
éloges, on est contraint de comprendre cette déclaration comme une dénoncia-
tion subtile – car intérieure au discours – de l’oraison funèbre par elle-même.
On prend donc résolument ici le contre-pied de toutes les interprétations qui
veulent lire dans le Ménexène autre chose que la mise en accusation de l’oraison
funèbre, celle de I. von Loewenclau qui y voit un hymne à Athènes comme celle
de N. Scholl qui en fait un authentique épitaphios socratique, celle de C. H. Kahn
pour qui le dialogue est une sorte de pamphlet politique destiné à promouvoir

Loewenclau ou de N. Scholl, ce dernier manifestant d’ailleurs plus de réserve dans ses affirma-
tions), ne manquent pas d’insister sur la parenté qui unit l’oraison funèbre du Ménexène aux autres
oraisons funèbres connues.
209. Ménexène s’incline devant le talent de Socrate tout comme Phèdre est contraint d’abandon-
ner le rêve d’un concours où Lysias serait vainqueur (Phèdre, 257 c 1-4 que l’on comparera avec
Ménexène, 249 e 1-2).
210. Ménexène, 238 c 7-d 2 ; l’orateur utilise l’opposition rhétorique ὄνομα / ἔργον sous la forme
ϰαλεῖ / τῇ ἀληθείᾳ Sur cette opposition, on consultera F. Heinimann, op. cit., p. 46-56.
211. Ces expressions sont analysées par Th. Berndt, De ironia Menexeni platonici, Munster,
1881 et L. Méridier (préface de l’édition des Belles Lettres, p. 65) ; on se référera encore aux
analyses nuancées de G. Vlastos, « ΙΣΟΝΟΜΙΑ ΠΟΛΙΤΙΚΗ », dans Isonomia, Studien zur
Gleichheitvorstellung im griechischen Denken (J. Mau et E. G. Schmidt éd.), Berlin, 1964, p. 1-35
et surtout 31-32. Pour qui cherche dans l’épitaphios des contenus réellement platoniciens, il est
difficile d’admettre qu’une ἀρετή reconnue comme telle par l’opinion (δόξα) mérite effectivement
d’être proposée en modèle.
212. Ménexène, 239 d 5.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 97

un « contre-programme » platonicien213 comme celle de G. Kennedy qui prend


au sérieux les topoi athéniens de l’immortalité214. Toutes ces thèses ne sauraient
être retenues car toutes commettent la même erreur en s’attachant au contenu
de l’épitaphios, ce qui les amène à méconnaître la vraie question posée par le
dialogue, qui concerne le sens et la valeur du genre oraison funèbre.
Or, montrant que l’assimilation de θάνατος à ἀρετή est un immense leurre,
le dialogue a d’emblée livré son propre critère d’intelligibilité, qui interdit toute
spéculation sur le caractère directement pédagogique de l’épitaphios logos socra-
tique : seule la mise en rapport de l’usage traditionnel de ἀγαθός, constant dans
le discours, avec la définition, au début du dialogue, de l’oraison funèbre comme
fausse école de vertu, suffirait à constituer le discours de Socrate en éloge faux.
Le défaut commun de toutes ces analyses est donc de rechercher la marque
de Platon là où il ne faut voir qu’application méthodique des règles d’un genre :
insister sur l’importance accordée à l’exhortation dans l’épitaphios en y cher-
chant la marque d’intentions didactiques, c’est oublier que le discours n’a rien à
envier sous ce rapport à celui de Périclès, et que le désir d’instruire les citoyens
par le récit d’exploits paradigmatiques est à la base même de l’institution. Ainsi,
bien des contenus considérés comme platoniciens sont en réalité de purs topoi,
qu’il s’agisse du thème de la Terre-Mère215, de l’ennoblissement de la démo-
cratie216 par l’orateur, de l’opposition des Athéniens à tous les autres Grecs217
ou même de l’idée qu’Athènes a été vaincue par elle-même218 ».
Il y a plus grave : de telles analyses en viennent à attribuer à Platon des
idées qu’il n’a cessé d’attaquer avec constance tout au long de son œuvre. Louer
Athènes d’avoir été l’objet d’une querelle entre les dieux219 semble un démenti
trop flagrant apporté par avance à l’affirmation de la République et du Critias220
selon laquelle les dieux sont au-dessus des querelles que les hommes leur

213. L’auteur semble pourtant avoir perçu les contradictions internes de sa thèse lorsqu’il écrit
(note 20) : « This positive motivation does not exclude the possibility, rather the certainty of parody
in the use of such euphemisms » ; car, s’il y a parodie, comment peut-il y avoir en même temps
contenu sérieux ? À vrai dire, jamais n’est posée la question fondamentale : si Platon veut seulement
attaquer la politique athénienne, pourquoi choisit-il la forme de l’éloge ?
214. G. Kennedy, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963, p. 158-164, juge impossible
que Platon adopte une attitude satirique vis-à-vis d’un genre qui traite de la mort et de l’immortalité.
215. N. Scholl (op. cit., p. 59) retient l’importance de ce thème comme un élément significatif,
oubliant que l’épitaphios de Lysias et le Panégyrique d’Isocrate présentent en abondance de tels
développements, pour ne citer que les discours les plus proches de celui de Socrate.
216. Ennoblir la démocratie est le fait de toute oraison funèbre ; dans le cas présent, il s’agit plutôt
de dénoncer l’oraison funèbre comme maîtresse d’illusion que de chercher – désir improbable chez
Platon – à améliorer réellement le régime athénien !
217. I. von Loewenclau y voit une opposition fondée en nature aux yeux de Platon par le caractère
autochtone des Athéniens ; elle méconnaît que tout éloge d’Athènes reprend inlassablement ce
thème obligé.
218. Ce thème (Ménexène, 243 d 6-7) pourrait sembler plus propre à Platon (cf. Lois, III, 683 e 3-5)
et c’est ainsi que le considère N. Scholl ; mais on sait avec quelle complaisance Lysias l’orchestre
dans son épitaphios (§ 65), suivant en cela Thucydide (II, 65, 12), et, d’autre part, lorsqu’on a
constaté que l’invincibilité d’Athènes est désignée dans le Ménexène comme une opinion (δόξαν :
243 d 2), il est difficile de croire qu’il s’agisse là d’une opinion vraie, malgré l’insistance ostentatoire
de l’orateur (ibid., 243 d 4 : ἀληθὴ ἔδοξεν).
219. Ménexène, 237 c 8-d 1 : ἡ τῶν ἀμφισβητησάντων περì αὐτῆς θεῶν ἔρις τε ϰαὶ ϰρίσις.
220. République, 378 e 4 ; Critias, 109 b 2 οὐ ϰατ’ ἔριν.
98 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

attribuent. Vanter la démocratie qui rend bons les hommes d’aujourd’hui (οἱ νῦν)221
contredirait l’ensemble de la pensée platonicienne222. L’éloge des combattants de
Salamine est bien pâle et bien convenu à côté des accents indignés par lesquels
les Lois condamnent sans appel une victoire aussi honteuse223. Bref, l’Athènes
« historique » du Ménexène, réconciliant dans une même admiration la cité de
la mer et celle de l’olivier, aspects séparés et opposés par Platon dans l’affron-
tement de l’Athènes primitive et de l’Atlantide, ne peut en aucun cas présenter
une première version de la cité paradigmatique du Timée et du Critias224. Mais,
au contraire, ce que le Ménexène, dans l’excès même de son effort pour justifier
en tout point le comportement d’Athènes, laisse deviner au lecteur est bien la
même critique que celle dont le récit des Lois édicte clairement les principes225.
Essaie-t‑on enfin de trouver dans la forme du discours le signe de son carac-
tère sérieux ? On se livre une fois de plus à une entreprise désespérée, car l’épi-
taphios contient tous les défauts attribués à la rhétorique par Platon : le plan,
annoncé scolairement dans l’exorde, est suivi avec une application dogma-
tique226 ; comme Agathon faisant l’éloge de l’Amour, l’orateur du Ménexène
appuie sur des preuves dérisoires une pensée indigente ou contestable227 ; comme
le discours de Lysias raillé pour sa nécessité logographique228, l’oraison funèbre
socratique parcourt scrupuleusement tous les points, mettant bout à bout des
éléments qui n’ont d’autre rapport que celui d’une succession fastidieuse229 :
dans les deux cas, même méthode de division et de subdivision, même fréné-
sie de prouver par d’inutiles arguments chaque idée avancée.
Rien ne permet donc de distinguer cet épitaphios logos de ses modèles hon-
nis et G. Kennedy cultive dangereusement le paradoxe lorsqu’il déclare après
A. Croiset que le discours s’accorde avec les exigences de la rhétorique philo-
sophique telle que la définit le Phèdre230.
Que reste-t‑il donc comme argument solide pour appuyer la thèse de la valeur
intrinsèque de l’oraison funèbre platonicienne ? Certainement pas l’approbation

221. Ménexène, 238 c 2-4.


222. Et tout spécialement la déclaration du Timée, bien postérieure il est vrai, mais plus conforme
à l’ensemble de la démarche platonicienne, qui réserve aux seuls Athéniens du temps de Solon le
privilège d’être encore « un peu de la semence des hommes primordiaux » de l’ancienne Athènes
(Timée, 23 c 1).
223. Lois, IV, 706 b-d, 707 c.
224. C’est le postulat de l’ouvrage déjà mainte fois cité de I. von Loewenclau. Sur la cité para-
digmatique, cf. P. Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe
platonicien », dans la Revue des Etudes Grecques, 77 (1964). p. 420-442.
225. Cf. Lois, livres III et IV.
226. C’est ainsi qu’Agathon, dans le Banquet, commence par établir l’ordre du discours et développe
ensuite scrupuleusement les points annoncés, qui sont d’ailleurs les mêmes puisqu’à φύσις correspond
dans le Banquet οἶος et à τὴν τῶν ἔργων πρᾶξιν, ὧν αἴτιος (Ménexène, 237 a-b et Banquet, 195 a).
227. On comparera Banquet, 195 a 9-195 b 1 et Ménexène, 237 c 8 et d 8 ; il serait inquiétant qu’un
développement aussi fondamental que celui de l’autochtonie fût si voisin des grandes périodes
d’Agathon !
228. Phèdre, 264 b 7-8. La nécessité logographique se réduit à placer les éléments à la file les uns
à côté des autres (οὕτως ἐφεξῆς παρ’ ἀλλήλων ἔθηκεν).
229. On comparera Ménexène, 237 b 2 (πρῶτον), 237 c 7 (πρῶτον δέ), 237 d 2 (δεύτερος δέ), 238
a 6 (μετὰ δέ τοῦτο) avec les liaisons appuyées du discours de Lysias (Phèdre, 230 e 6-234 c 6).
230. G. Kennedy (op. cit.) se recommande de l’interprétation de A. Croiset (Sur le Ménexène de
Platon, Mélanges Perrot, p. 59 sqq.).
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 99

accordée sans difficulté par Ménexène au discours231 : plus préoccupé de poli-


tique que de philosophie et absolument insensible, au contraire d’Alcibiade,
à l’aiguillon du négatif, le jeune Athénien voit sans doute dans le discours de
Socrate un discours supérieur à ceux qu’il a entendus ou pourrait entendre ; mais
rien ne permet de considérer qu’il y voie une tentative pour réformer l’oraison
funèbre. Et, même si c’était son opinion, le peu d’acuité intellectuelle de son
auteur ne saurait lui donner une quelconque valeur.
En fait, la critique semble avoir cherché avant tout dans le Ménexène un
modèle positif. C’est oublier que les premiers dialogues de Platon, pour ne pas
dire tous les dialogues, sont volontiers ambigus ou aporétiques : le Protagoras
ne propose pas plus de définition de l’ἀρετή que le Ménexène ne livre un exemple
de « bonne oraison funèbre ». Se fonder sur la structure plus explicite et plus
élaborée de dialogues probablement postérieurs comme le Banquet et le Phèdre
pour taxer d’obscurité le Ménexène, c’est oublier que toute pensée a une histoire
et qu’avant de répondre – à supposer que Platon donne jamais une « réponse » –,
elle cherche avant tout à questionner.
Cette étude des interprétations du Ménexène fait apparaître dans toute leur
clarté les pièges du σεμνὸς λόγος, puisqu’au jeu sérieux du pastiche le lecteur
risque de se perdre, égaré par le faux sérieux qui, sans crier gare, se donne pour
le vrai.
Pour toutes ces raisons, il apparaît impossible de voir dans le dialogue autre
chose qu’une mise en accusation de l’oraison funèbre comme genre, accu-
sation à la fois claire et ambiguë, ce qui ne saurait constituer une exception
dans l’œuvre de Platon. Et la réponse est somme toute aisée à qui objecterait
l’admi­ration presque unanime manifestée par la tradition antique à l’égard de
ce qui a été ici désigné comme pastiche. Il n’est pas sûr d’abord que des écri-
vains de l’époque hellénistique aient été plus en mesure que les modernes de
­comprendre une institution aussi caractéristique de la cité classique ; et s’il est
vrai, comme le prétend Cicéron232, que, lors de la fête annuelle des Epitaphia,
les Athéniens du ier siècle avant J.-C. se contentaient de lire l’oraison funèbre de
Platon, alors il faut en conclure que Socrate a bien eu le dernier mot : lorsque
l’oraison funèbre n’existe plus comme genre vivant et créateur, lorsque c’en
est également fait du dynamisme politique de la cité, à ce moment-là, perdant
sa dimension de λόγος πολιτιϰός, l’oraison funèbre est bien morte et laisse la
place à son pastiche.

***

Peu importe que Cicéron ait eu ou non raison : il suffit que la confronta-
tion partiale de Socrate et de l’oraison funèbre donne au discours de la cité une
forme aussi exemplaire que menacée.
Sans doute n’est-il pas indifférent qu’une telle confrontation soit imaginée
au ive siècle. Car forme exemplaire et menacée l’oraison funèbre ne le fut pro-
bablement qu’en ce second siècle de sa brève histoire. Exemplaire parce qu’en

231. Approbation sur laquelle s’appuient aussi bien I. von Loewenclau que N. Scholl, ou encore
G. Kennedy.
232. Cicéron, Orator, 151.
100 socrate contrepoison de l’oraison funèbre

elle cristallisent bien des représentations athéniennes ; menacée parce qu’elle


n’est plus novatrice, à supposer qu’elle l’ait jamais effectivement été. La cri-
tique, ancienne et moderne, a beaucoup écrit sur l’anachronisme qui consiste à
mettre en scène en 386 un sage qui depuis longtemps a bu la ciguë. Sans doute
y a-t‑il bien des raisons à cette anomalie, qui n’est d’ailleurs pas pour gêner
Platon ; mais ce n’est peut-être pas un hasard si la scène se situe à l’époque
où, après la guerre de Corinthe et malgré la paix du Roi, les ambitions impé-
rialistes de la cité sont à nouveau actives : en un certain sens, Athènes vou-
drait recommencer le passé, effaçant la guerre du Péloponnèse dans la réalité
comme dans l’oraison funèbre, à laquelle elle confie le soin de voiler cet épi-
sode de son histoire. Face à une forme qu’il accuse de se répéter, Platon dresse
la figure socratique, figure historique233 dans le sens où elle incarne la crise de
la cité en un comportement à la fois marginal et malgré tout encore intégré à la
vie politique d’Athènes234.
Mettant en présence Socrate et l’oraison funèbre, Platon introduit le doute
dans le discours par lequel la cité affirme son éternelle identité et son caractère
invincible ; il peut alors être dénoncé comme illusion répétitive. Et, que l’orai-
son funèbre ait été répétitive de nature ou qu’elle le soit devenue en ce ive siècle
où la civilisation du logos laisse insensiblement place à celle de l’écrit, Platon
constate que rien ne la différencie en réalité d’un discours écrit, dont elle a les
défauts et la rigidité ; autant dire qu’il soulève les problèmes centraux de ce
genre athénien, considéré aussi bien du point de vue de sa spécificité que de
celui de son évolution.

Il revenait à Platon de mettre ainsi à la question le logos d’Athènes.

233. Socrate est figure historique en ce qu’il est symptôme ; il l’est à un tout autre niveau que celui
de son activité politique « réelle » (niveau où se situe Xénophon dans les Helléniques, I, 7, 15,
lorsqu’il relate son attitude courageuse au procès des Arginuses).
234. Socrate n’est pas préoccupé des affaires de la cité dans le sens où l’entend la majorité des
Athéniens, mais il en est cependant préoccupé dans la mesure où il cherche encore à mener son
entreprise de sagesse dans le cadre de la polis au lieu de s’en détourner résolument comme le feront
les intellectuels hellénistiques.
ΗΒΗ ET ΑΝΔΡΕΙΑ :
DEUX VERSIONS
DE LA MORT DU COMBATTANT ATHÉNIEN* **

Pour les soldats-citoyens d’Athènes morts au combat, il n’est pas de plus


haut honneur que le titre posthume d’hommes de cœur (ἄνδρες ἀγαθοί), titre
que leur décerne l’oraison funèbre prononcée au Céramique lors des funérailles
officielles de ces glorieux combattants1. L’expression ἄνδρες ἀγαθοί doit bien
évidemment être considérée comme un tout ou, pour employer le vocabulaire
de la linguistique, comme un syntagme2, désignant globalement la valeur des
morts ; cependant, il n’est pas inutile de décomposer cet ensemble en ses uni-
tés : car, si l’idée de valeur y domine, deux fois exprimée – par ἀγαθοί mais
aussi par ἄνδρες3 –, les Athéniens entendent aussi le mot ἄνδρες, qui parfois
assume à lui seul dans les épitaphioi et les épitaphes la fonction de l’expres-
sion tout entière4, comme une indication sur l’âge et le statut des combattants

* Première publication dans Ancient Society, n° 6, 1975, p. 1-31.


** Une première version de ce texte a fait, en décembre 1973, l’objet d’un exposé au séminaire de
P. Vidal-Naquet (E.P.H.E., 6e section) : en cette occasion comme en bien d’autres il m’a aidée de
ses conseils aussi attentifs qu’amicaux, et cette étude lui doit beaucoup.
Je remercie tous ceux qui ont participé à la discussion, et tout particulièrement L. Kahn, qui m’a
signalé plusieurs textes importants. Je tiens également à remercier M. N. Yalouris, directeur du Musée
National d’Athènes, à l’amabilité duquel je dois la photo du relief de 394, ainsi que M. F. Croissant,
secrétaire de l’École Française d’Archéologie, qui m’a communiqué ce document. Les abréviations
utilisées dans les notes sont celles de l’Année Philologique.
1. L’inscription de leur nom sur une liste est, à Athènes comme dans d’autres cités grecques, la
preuve tangible et durable de la valeur des morts : cf. F. Jacoby, « Patrios Nomos, State Burial in
Athens and the Public Cemetery in the Kerameikos », JHS 54 (1944), p. 37-66 pour Athènes, et
J. Pouilloux, Recherches sur l’histoire et les cultes de Thasos I, Paris 1954, n° 141, p. 376-377 pour
Thasos. Mais, à Athènes, il revient à l’oraison funèbre de leur décerner ce titre : cf. Thucydide II
35.1, 42.2 et 3 ; Lysias, Epitaphios 5, 8, 24, 25, 27, 51, 70 ; Platon, Ménexène 237 a 3, a 7, 238 d 8,
e 7, 242 b 7, e 6, 243 c 4-5, 245 e 7, 246 a 1, b 6, c 1-2, d 1, 247 d 5-6 ; [Démosthène], Epitaphios 1,
2, 17, 34 ; Hypéride, Epitaphios 1, 9, 29, 35. Je me réserve de procéder à une analyse détaillée du
cérémonial des funérailles et de l’expression ἄνδρες ἀγαθοὶ γενόμενοι dans un ouvrage d’ensemble
sur l’oraison funèbre athénienne.
2. « Ces combinaisons qui ont pour support l’étendue peuvent être appelées syntagmes. Le syn-
tagme se compose de deux ou plusieurs unités consécutives… Placé dans un syntagme, un terme
n’acquiert sa valeur que parce qu’il est opposé à ce qui précède ou ce qui suit, ou à tous les deux »
(F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris 1966, p. 170).
3. On sait qu’ἀνδρεία, qualité de l’ἀνήρ, est le nom du courage ; cf. aussi l’ionien ἠνορέη (Iliade VIII
226) que l’on trouve encore au vie siècle dans l’épitaphe de guerriers (par exemple IG I2 984 :
épitaphe du couros Xénoclés).
4. Le long fragment que nous possédons de l’épitaphios de Gorgias (DK 82 B 6) est tout entier
consacré à la louange des ἄνδρες ; de même, l’épigramme de Potidée (IG I2 945, 1. 9 : ἄνδρας μὲν
102 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

morts : ἄνδρες, ils eurent toutes les vertus de l’adulte. Ainsi, l’exhortation qui
clôt toute oraison funèbre distingue nettement trois générations : celle des morts
et de leurs contemporains vivants, celle de leurs pères, celle de leurs fils5 ; et, si
l’épitaphios que Thucydide prête à Périclès est un hymne à la gloire des ἄνδρες
qui ont assuré la grandeur d’Athènes6, il revient à Hypéride d’avoir insisté d’une
façon éclatante sur la maturité des ἄνδρες ἀγαθοί7.
Une telle lecture n’a d’ailleurs rien que d’orthodoxe puisque la tripartition
classique de l’existence humaine en trois âges – νέοι, ἀκμάζοντες, γέροντες8 –,
avant même de s’appliquer à l’activité civile et civique du πολίτης9, repose
sur un impératif d’ordre militaire : définir l’âge du citoyen-soldat. On sait qu’à
Athènes le gros du contingent est constitué par les citoyens de vingt à cinquante
ans, les forces de réserve se composant des νεώτατοι de dix-huit à vingt ans et
des πρεσβύτατοι de cinquante à soixante ans. Certes, ces deux derniers groupes
sont déjà et encore des hoplites10, mais leur intervention active dans une expé-
dition armée comme celle qu’Athènes envoie à Mégare en 458 av. J.-C. est
assez anormale aux yeux d’un Athénien de l’époque classique pour mériter
une mention explicite, fût-ce chez un historien aussi peu amateur d’anecdotes
que Thucydide11. On ne s’étonnera donc pas qu’un épitaphios ait consacré à
cet épisode un long développement où l’orateur oppose à satiété les qualités de
ces combattants exceptionnels que sont jeunes et vieux, avant de les renvoyer

πόλις ἣδε ποθεῖ). C’est pourquoi l’on n’acceptera pas pour Athènes la traduction de ἄνδρες ἀγαθοί
par « les Braves », traduction proposée par J. Pouilloux (op. cit., p. 371-380). Il est vrai que le
règlement funéraire thasien légitime une telle traduction pour Thasos, en employant une seule fois
ἀγαθοί ἄνδρες (l. 3) contre deux occurrences de οἱ ἀγαθοί (l. 8 et 11).
5. Ces trois générations recouvrent trois classes d’âge : νέοι ou παίδες, ἄνδρες, γέροντες ;
cf. Thucydide II 44-45, Platon, Ménexène 246 d-248 e (prosopopée des morts) et Hypéride, Epitaphios 31
(οί π[ρεσβύτεροι…], οἱ ἡλικιῶτ[αι…], οί] νεώτερο[ι καὶ παῑδες…]).
6. Thucydide II 43.1 : ἄνδρες αὐτὰ ἐκτήσαντο.
7. Hypéride, Epitaphios 29 : Τότε μὲν γὰρ, παὶδες ὂντες, ἄφρονες ἤσαν νῦν δ’ἄδρες ἀγαθοὶ γεγόνασι
(« Jadis, dans leur enfance, ils n’étaient que des êtres dépourvus de raison ; aujourd’hui, les voilà
désormais des hommes accomplis » ; traduction G. Colin, CUF, légèrement modifiée).
8. Pour employer la terminologie d’Aristote dans la Rhétorique (I 5.1361 b 7 sqq. et II 12.1388
b 36 sqq.). Le néos est propre à l’athlétisme, l’homme mûr apte à la guerre, le gérôn tout entier
préoccupé par les nécessités de l’existence.
9. On se reportera au fameux passage d’Aristote (Politique III 1275 a 14) : παῖδας τοὺς μήπω δι’
ἡλικίαν ἐγγεγραμμένους καὶ τοὺς γέροντας τοὺς ἀφειμένους φατέον εἶναι μέν πως πολίτας οὐχ ἁπλῶς
δὲ ἡλίαν…, passage dont l’interprétation fait problème (civile ? ou militaire ?). Cf. P. Roussel,
« Etude sur le principe d’ancienneté dans le monde hellénique », Mémoires de l’Institut national
de France, Ac. des Inscriptions et Belles Lettres, 43 (1942), p. 124.
10. Cf. P. Vidal-Naquet, La Tradition de l’hoplite athénien. Problèmes de la guerre en Grèce
ancienne (J.-P. Vernant éd.), Paris, 1968, p. 163 et C. Pelekidis, Histoire de l’éphébie athénienne,
Paris, 1962, p. 47-48. On notera que, lorsqu’il analyse la « fureur de partir » qui s’empara de tous
les Athéniens, Thucydide distingue trois groupes à l’intérieur de l’armée : οἱ πρεσβύτεροι, οἱ ἐν τῆ
ἡλικίᾳ, ὁ δὲ πολὐς ὃμιλος καὶ στρατιώτης (VI 24.3) ; en fait, même intégrés dans l’armée, jeunes
et vieux forment deux catégories mentionnées séparément (car leurs motivations sont particulières,
mais aussi parce que le στρατιώτης adulte est la norme).
11. Thucydide I 105.4-5. L’historien se montre particulièrement attentif à l’opposition entre jeunes
et vieux dans cet épisode, puisqu’il montre également les Corinthiens, « blâmés, à leur retour, par
les gens plus âgés » (πρεσβυτέρων). On ajoutera à ce texte le Contre Léocrate de Lycurgue (39-40
et 44) où la mobilisation des hommes de cinquante ans est considérée comme un indice de la gravité
exceptionnelle des jours qui suivirent Chéronée.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 103

définitivement à leur fonction normale – éducation pour les jeunes, participa-


tion au conseil pour les vieux12 –.
Νέοι, ἄνδρες, γέροντες ; ceux qui combattront ou qui s’initient au combat,
ceux qui combattent, ceux qui ont combattu : ainsi chacun des trois âges est défini
par rapport à cet impératif catégorique qu’est pour le citoyen le service militaire,
et l’on comprend pourquoi, au contraire d’autres classements moins dominés par
les valeurs civiques, cette tripartition ne laisse aucune place à la catégorie des
παῖδες13 qu’elle exclut ou, plus exactement, qu’elle englobe dans le groupe des
νεώτατοι, de ceux qui ne sont pas encore aptes à combattre, dont ils constituent
la frange la plus absolument marginale. Mais, dans la pratique comme dans les
représentations civiques les plus orthodoxes, les « jeunes » eux-mêmes sont,
on le sait, mal intégrés à la cité des hoplites ; du moins, en tant qu’éphèbes, y
occupent-ils une position ambiguë, déjà citoyens, non encore hoplites14.
En ce sens, l’Athènes classique répudie définitivement la bipartition homé-
rique de la société en couroi et gérontes. Certes, une telle opposition ne recoupe
pas entièrement une division en « jeunes » et « vieux » et, comme l’a bien mon-
tré H. Jeanmaire, le titre de couros ou de gérôn est souvent, dans les poèmes
homériques, une indication sur la qualité et la situation sociale de tel ou tel repré-
sentant de l’aristocratie guerrière, beaucoup plus que la désignation d’un âge15 ;
d’autre part, le terme ἀνήρ apparaît à mainte reprise dans le contexte purement
militaire de l’Iliade16. Cependant l’opposition de deux âges, celui de la guerre
et celui du conseil, n’en reste pas moins dans ce poème une structure essen-
tielle des représentations sociales17 ; quant au titre d’ἀνήρ, il désigne moins un

12. Lysias, Epitaphios 48-53. Les πρεσβύτατοι sont-ils, comme me le suggère P. Vidal-Naquet, les
arbitres (citoyens ayant dépassé leur soixantième année, cf. Aristote, Constitution d’Athènes 53.4) ?
Le terme de ἐβουλεύοντο pourrait l’indiquer, ainsi que l’opposition, constante dans le texte, entre
l’expérience doublée de faiblesse corporelle et l’inexpérience compensée par la vigueur. Mais le
texte de Thucydide indique sans ambiguïté qu’il s’agit des réservistes.
13. Παῖς apparaît chez Pindare, dans une classification tripartie fondée à la fois sur la nature des
compétitions athlétiques et sur une pensée de la « condition humaine » (Ném. III 70-74 : παῖς,
ἀνήρ, παλαίτεροι) ; en général, on trouve παῖς dans des développements à caractère philosophique,
englobant la totalité de l’existence humaine et se situant dans une longue tradition ouverte par la
poésie gnomique ; ainsi, distinguant dans le Banquet (4.17) quatre âges (παῖς, μειράκιον, ἀνήρ,
πρεσβύτης) Xénophon retrouve les quatre grandes rubriques sous lesquelles on peut regrouper les
dix hebdomades de Solon (19 D = Philon, Op. Mund. 24).
14. Cf. P. Vidal-Naquet, « Le Chasseur noir et l’origine de l’éphébie athénienne », Annales ESC,
sept.-oct. 1968, p. 947-964 (voir tout particulièrement p. 948 : « Il reste dans la situation du jeune
homme par rapport à la cité une marge d’ambiguïté : il est et il n’est pas dans la cité »). Cette
ambiguïté est sensible dans la Rhétorique d’Aristote où, de l’un à l’autre des deux développements
sur les trois âges, l’aptitude à la guerre est déplacée de l’ἀκμάζων (I 1361 b 12) au νέος (II 1389 a
25) ; cependant, même dans ce texte, la dominante du jeune âge reste l’athlétisme et non la guerre.
15. H. Jeanmaire, Couroi et courètes, Lille et Paris, 1939, p. 29-42, en donne des exemples très
convaincants. Après lui, P. Roussel (op. cit., p. 174 n. 2) observe que « dans l’Iliade, les γέροντες
ne sont pas des vieillards ».
16. Si l’on excepte l’emploi de ἀνήρ au génitif pluriel pour désigner l’ensemble de l’armée (ἄναξ
ἀνδρῶν : I 172, VI 3 etc. ; στίχος ἀνδρῶν : III 195, V 166 et passim) les expressions les plus fré-
quentes et les plus intéressantes sont ἄνδρα ἑλεῖν (V 37-38, XI 92, XV 328 sous la forme ἀνὴρ ἓλεν
ἄνδρα, XVII 306 et passim) et la formule d’exhortation Ὦ φίλοι, ἀνέρες ἓστε (V 529, VIII 174,
XI 287, XV 487, 561, 661 et 734, XVI 270, XVII 185).
17. P. Roussel (op. cit., p. 212 n. 1, rappelle les v. 108-110 du chant III où est faite « l’assimilation
entre les jeunes et ceux qui sont capables de porter les armes (ὁπλότεροι) ». On mentionnera
encore : le terme αἰζηοί, qui désigne fréquemment le jeune guerrier (IV 280, V 92, VIII 298 etc.) ;
104 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

âge, l’âge adulte, qu’un mode d’être, celui de la virilité agissante qui se réalise
pleinement au combat18, et le terme de « héros » en constituerait sans doute la
traduction la plus appropriée19. Tout au contraire du soldat-citoyen, le guerrier
de l’épopée est donc d’abord un jeune.
Sans doute la réforme hoplitique contribua-t‑elle à rejeter le νέος héroïque
dans la catégorie des pré-soldats en donnant à l’ἀνήρ guerrier l’âge adulte et la
σωφροσύνη qui lui est attachée20. Mais l’opposition du νέος et de l’ἀνήρ n’a
peut-être reçu toute sa rigueur que dans une cité démocratique comme Athènes.
En effet, les cités de type aristocratique ou oligarchique continuent en pleine
époque classique à faire grand cas de la jeunesse des combattants, groupant
les νέοι en corps d’élite21 ou désignant les soldats comme οἱ ἡβῶντες22. Sparte
mérite une mention particulière à ce sujet : la cité, chère à Pindare, où « excellent
les conseils des vieillards, les lances des jeunes hommes et aussi les chœurs,
la Muse et les fêtes »23 n’est peut-être qu’un mirage archaïsant, mais il semble

l’emploi de νέων en lieu et place de ἀδρῶν (XI, 503 νέων δ’ἀλάπαζε φάλαγγας) ; l’opposition,
mainte fois développée au sujet de Nestor, entre la vigueur combattante de la jeunesse et la raison
du vieillard privé de force (cf. IV 316 sqq., VII 133 et 157, IX 53-56, X 79, 164-167 et 548-549,
XI 670-710 – avec, dans ce dernier exemple, une opposition à trois termes, παῖς, celui qui ne peut
ni ne doit combattre, ἡβῶν, νέος ou κοῦρος, le combattant, et γέρων, le vieillard plein de sens).
18. Le terme ἀνήρ dans l’Iliade mériterait une longue étude et l’on se bornera ici à quelques indications
rapides. La signification essentielle de ἀνήρ garde son sens original de « mâle » (sur cette racine
indo-européenne, on consultera É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes I,
Paris, 1969, p. 21-25). En tant que tel, l’ἀνήρ est le guerrier dans son individualité virile : ainsi
l’exhortation Ὡ φίλοι ἀνέρες ἒστε (cf. note 16) vise à rappeler chaque guerrier à la conscience de
sa virilité courageuse (XI 275 : Ὡς εἰπὼν ὢτρυνε μένος καὶ θυμὸν ἐκάστου). On pourrait encore
citer l’« épitaphe » qu’Hector imagine pour le plus valeureux des Achéens (VII 89-90 : Ἀνδρὸς μὲν
τόδε σῆμα πάλαι κατατεθνηῶτος/ὅν ποτ’ ἀριστεύοντα κατέκτανε φαίδιμος Ἓκτωρ.
19. Cf. Iliade VIII 390 : στίχας ἀνδρῶν/ἡρώων.
20. La tradition mythique n’ignorait pas cependant l’identification du guerrier et de l’adulte, ainsi
que l’attestent le mythe hésiodique des races (voir les remarques de J.-P. Vernant dans Mythe et
pensée chez les Grecs I, 1971, p. 35-36) et les représentations des Gegeneis (cf. F. Vian, La fonction
guerrière dans la mythologie grecque, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 53-68 et sur-
tout 61). Sur l’évolution de l’ἀρετή héroïque à la σωφροσύνη civique, on se reportera à H. North,
Sophrosyne. Self-Knowledge and Self-Restraint in Greek Literature, Ithaca 1966, p. 2-12.
21. À vrai dire, les indications sur l’âge de ces combattants d’élite concernent essentiellement le
ive siècle (et le bataillon sacré de Thèbes) ou sont le fait d’historiens comme Diodore (XII 75 : les
mille Jeunes d’Argos en 421). Les historiens du ve siècle, tels Hérodote et Thucydide, ne donnent
aucune précision ou désignent ces « choisis » comme des ἂνδρες. On consultera le dossier chez
M. Detienne, La Phalange, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 119-142 et surtout 134-
135. On peut donc tout au plus avancer une hypothèse quant à l’âge des combattants d’élite ; mais
il est certain que dans les cités aristocratiques et traditionalistes, la jeunesse en tant que telle assume
parfois des fonctions spécifiques : la Néotas de Gortyne semble avoir eu des fonctions judiciaires
(IC IV 162 ; cf. H. Van Effenterre, La Crète et le monde grec de Platon à Polybe, Paris, 1948,
p. 57 et 99, et R. F. Willetts, Aristocratic Society in Ancient Crete, Londres, 1955, p. 188-192).
22. Xénophon, République des Lacédémoniens, IV 7 : sur les ἡβῶντες Spartiates, on consultera les
pages 145-146 de l’article de C. M. Tazelaar, « ΠΑΙΔΕΣ ΚΑΙ ΕΦΗΒΟΙ. Some Notes on the Spartan
Stages of Youth », Mnemosyne 20 (1967), p. 127-153 ; à propos de l’inadéquation du terme d’adulte
au statut de l’hébôn spartiate, voir le commentaire de ce texte par P. Vidal-Naquet, « Les jeunes. Le
cru, l’enfant grec et le cuit », Faire de l’histoire III (J. Le Goff et P. Nora éd.), Paris, 1974, p. 158-159.
Critiquant la paideia spartiate, l’épitaphios de Périclès (Thucydide II 39.1) souligne également l’élasti-
cité de la frontière entre νέοι et ἂνδρες à Sparte : « au prix d’un entrainement pénible, dès la jeunesse
ils recherchent les exercices virils » (ἐπιπόνῳ ἀσκήσει εὐθὺς νέοι ὂντες τὸ ἀνδρεῖον μετέρχονται).
23. Pindare, fragments d’origine incertaine n° 78, éd. Puech, CUF IV, p. 224 (= Plutarque, Lycurgue
21 6).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 105

bien, à en croire les allusions de Xénophon, que les plus jeunes classes avaient
encore à Sparte une fonction précise au début du ive siècle, celle d’ouvrir le
combat en marchant à l’attaque24.
On ne rouvrira pas ici le dossier des Néoi ; tel n’est pas l’objet de cette étude,
centrée sur le combattant athénien. Mais on peut dès maintenant observer que, si
la distinction entre νέοι, ἂνδρες et γέροντες est tout particulièrement pertinente
dans l’Athènes classique, elle a son lieu propre dans l’oraison funèbre qui, sur
ce point comme sur tant d’autres, fait figure de conservatoire des représenta-
tions orthodoxes. Car, maintenant dans toute sa pureté la définition des soldats-­
citoyens comme ἄνδρες, elle échappe aux incertitudes, déjà perceptibles dans
les poèmes homériques mais encore éclatantes dans les institutions athéniennes
de l’époque classique, qui entourent la notion d’ἥβη.
Seuil entre l’enfance et la virilité25, l’ἥβη homérique peut assumer des conno-
tations radicalement opposées selon que ce seuil est considéré comme déjà
franchi ou encore à franchir, tantôt penchant vers l’enfance et tantôt s’étendant
jusqu’à couvrir l’ensemble du bel âge26. Encore s’agit-il ici d’un seuil qualita-
tif ; mais, lorsque l’ἥβη reçoit dans les institutions athéniennes une quantifica-
tion numérique, l’ambiguïté demeure, dans le décalage entre la puberté officielle
de seize ans et la maturité civique de dix-huit ans27 et dans l’éphébie, nouveau
retard de deux ans apporté à cette maturité complète : ainsi le même terme peut
être pris dans un sens duratif aussi bien que dans un sens ponctuel, et désigner
un moment bien déterminé – celui de la présentation officielle du jeune homme
à la phratrie – ou une période de transition – celle des années de puberté28 –
quand il ne s’applique pas à la totalité du corps civique29.

24. Xénophon, Helléniques II 4.32 et III 4.23 : dans les deux cas, les dix plus jeunes classes chargent
en tête, couvertes par la cavalerie et, en III 4.23, par les peltastes, suivies du gros de l’armée. Pour la
désignation des classes d’âge mobilisables par la locution ἄφ’ ἥβης précédée d’un nom de nombre
cardinal, on se reportera à J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, Liège et Paris, 1957, p. 71
n. 1 ; sur les classes d’âge spartiates, on consultera également l’article déjà cité de Tazelaar, qui
contient des vues intéressantes, sinon toujours incontestables.
25. C’est le thème du μέτρον ἥβης. Cf. par exemple, Iliade XI 225 et XXIV 728 ; Odyssée XI
317 et XVIII 27 ; Pindare, Olympiques VI 57-58 ; Euripide, Héraclides 171, Suppliantes 1214 ;
Platon, Ménexène 238 b1).
26. Premier sens : Télémaque est très souvent présenté dans l’Odyssée comme νέος παῖς (IV 665,
XVIII 217), beaucoup plus que comme νέος ἀνήρ (III 24 ; pour une semblable indétermination de
νέος, qui tantôt qualifie ἀνήρ et tantôt παῖς, on comparera Pindare, Ném. III 72 (παισὶ νέοισι) et
Ol. IV 26 (νέοις / ἐν ἀνδράσιν ; cf. Tyrtée, 9 D 14 : ἀνδρὶ νέῳ). Second sens : Odyssée XXIII 212
(ἥβης ταρπῆναι καὶ γήραος οὐδὸν ἱκέσθαι).
27. J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, p. 63-72, donne une interprétation éclairante d’un
dossier complexe, mais semble parfois lui-même pris au piège de l’ambiguïté : ainsi après avoir
formellement établi qu’ἥβη désigne la puberté officielle de 16 ans et non la maturité civique de 18
ans (p. 68 n. 1 ; cf. encore « L’âge correspondant au sacrifice du κουρεῖον et les données historiques
du 6e discours d’Isée », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, classe des Lettres, 1953, p. 358-
394), il parle (p. 201) de « l’ἥβη légale » de 18 ans.
28. Ainsi les orphelins de guerre pris en charge par la cité μεχρὶ ἥβης (Thucydide II 46.1 ; Eschine,
Contre Ctésiphon 154) ne sont pas élevés « jusqu’à l’adolescence » (trad. J. de Romilly, CUF, ad
loc.) mais jusqu’à la fin de l’adolescence (J. Labarbe, La Loi navale, p. 68 n 4 et C. Pelekidis,
op. cit., p. 56).
29. Οἱ ἡβῶντες : IG I2 39, II. 32-33 (décret sur les rapports avec Chalcis = Meiggs et Lewis n° 52) ;
cf. Thucydide III 36.2, IV 132.3, V 32.1, V 116.4 et Eschine, Ambassade 142, ainsi que les remarques
de J. Labarbe, op. cit., p. 70 n. 3, et C. M. Tazelaar, « ΠΑΙΔΕΣ ΚΑΙ ΕΦΗΒΟΙ », p. 143-144. Sur
106 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

Le seuil de l’ἥβη garde donc à Athènes toute son ambiguïté, et l’on ne s’éton-
nera pas que les institutions démocratiques donnent en réalité plusieurs défini-
tions de l’âge légal : l’éphébie témoigne de ce que la majorité civique précède
– avec quelques limitations provisoires – la maturité militaire ; mais ce rap-
port s’inverse pour ce qui est de l’accès aux charges, puisque, à l’âge où l’on
est encore exclu du conseil ou des tribunaux, on peut exercer certains comman­
dements militaires30. Ainsi, la démocratie traite simultanément le même citoyen
comme ἀνήρ et comme νέος : l’éphèbe, trop jeune encore pour le combat hopli-
tique, est déjà inscrit sur le registre de son dème ; inversement, toutes les charges
militaires ne sont pas interdites à l’ambition du citoyen de moins de trente ans,
trop jeune pour être bouleute. Ces chevauchements, ces multiples combinai-
sons possibles de la jeunesse et de la maturité empêchent que dans l’Athènes du
ve siècle ne se forme une catégorie unifiée et spécialisée de νέοι, organisés en
collèges comme dans la polis platonicienne ou dans les cités hellénistiques31 ;
mais le rapport de la démocratie à la « jeunesse » n’en est pas simplifié, ­d’autant
que l’opposition des jeunes et des hommes mûrs, la plupart du temps latente,
s’est au moins une fois durant la guerre du Péloponnèse explicitée sous forme
de division politique32.
Ces incertitudes, l’oraison funèbre les ignore ; toutefois, la rigidité idéo-
logique d’un discours traditionnel est finalement moins surprenante que les
quelques « exceptions », décelables tant à l’intérieur du genre lui-même que
dans tel autre élément essentiel de la pratique athénienne des funérailles collec-
tives : lorsque Périclès, dans l’« épitaphios de Samos », désigne l’ensemble des
morts athéniens par le terme générique de νεότης, lorsque, au Céramique, des
épigrammes officielles louent les citoyens d’avoir sacrifié leur jeunesse (ἥβη)
à la cité, faut-il voir là des déviations significatives ?
On ne se dissimule pas les multiples difficultés auxquelles se heurte l’exa-
men d’une telle question. Le caractère lacunaire du corpus de l’oraison funèbre,
comme de celui des épitaphes collectives du Céramique, constitue d’abord un
sérieux obstacle pour toute tentative d’interprétation générale. D’autre part, la
présence d’une même notion ne saurait masquer l’asymétrie des contextes et

un emploi analogue de pubes chez les auteurs latins, cf. É. Benveniste, « Pubes et publicus »,
RPh, 3e série, 29 (1955), p. 7-10.
30. Accès aux tribunaux : Aristote, Constitution d’Athènes 63.3 ; accès au conseil : Xénophon,
Mémorables I 2.35. Pour les commandements militaires, cf. P. Roussel, op. cit., p. 153-155.
31. Dans le texte cité ci-dessus de Xénophon, le problème débattu est l’âge auquel on cesse d’être
un νέος, âge sur lequel il n’y a pas accord entre Socrate et son interlocuteur. Pour les cités hellé-
nistiques, cf. C. A. Forbes, Neoi. A Contribution to the Study of Greek Associations, Middletown,
1933, p. 2 : « νέος renvoie à des jeunes plus âgés que les éphèbes, d’un âge minimum de 19 à 20 ans,
jusqu’à un maximum indéterminé ». Dans les Lois, Platon distingue quatre âges : les παῖδες, qui
ont moins de dix-huit ans (II 666 a4), les νέοι qui ont jusqu’à trente ans (664 c6-8), les hommes
mûrs et les hommes de plus de soixante ans (664 d1-4). On observera que la cité platonicienne tend
à repousser la maturité le plus tard possible puisque les « agronomes », occupant des fonctions qui
semblent une synthèse de celles des éphèbes athéniens et des cryptes et hippeis lacédémoniens, sont
des νέοι de vingt-cinq à trente ans, quelque chose comme les ἡβῶντες spartiates (Lois VI 760 c1).
32. Sur la démocratie athénienne face aux jeunes, cf. P. Roussel, op. cit., p. 168-170. À propos de
la célèbre opposition d’Alcibiade et de Nicias, mainte fois commentée (cf. en particulier P. Roussel.
Ibid., p. 170-177 et 205-213 et P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », p. 153) on
observera qu’à deux reprises sous l’opposition des jeunes et des vieux perce une division tripartite
(Thucydide VI 18.6 et VI 24.3).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 107

des registres où elle s’inscrit : la « jeunesse » est tantôt brillante métaphore,


trouvaille d’orateur désireux de rehausser un discours codifié, et tantôt formule
métrique solennellement gravée sur un monument officiel ; toujours pensée
comme force de vie, elle ne renvoie cependant pas au même sujet, puisque par
rapport à la cité elle désigne le groupe des morts, mais que pour les morts eux-
mêmes elle symbolise pathétiquement leur existence sacrifiée33, dans un cas
temps de la cité et dans l’autre temps des hommes.
Inscrite sur fond d’asymétrie, cette étude cherchera cependant à éclairer
un ensemble de représentations religieuses et guerrières qui, par rapport à la
« tradition de l’hoplite athénien », dessinent un autre modèle de l’expérience
militaire ; modèle moins dominant, certes, mais auquel deux paroles civiques,
l’oraison funèbre et l’épitaphe versifiée, ne dédaignent pas d’emprunter un lan-
gage pour dire la mort du citoyen.

***

La comparaison, établie par Périclès et traditionnellement attribuée à l’épi-


taphios de Samos34, entre la jeunesse ôtée à la cité et le printemps retranché de
l’année, nous est connue par Aristote qui en fait mention à deux reprises dans
la Rhétorique, en des termes quasiment identiques :

1) Rhétorique, I, 7, 1365 a 31-33


Telle (c.-à-d. douée de valeur) est encore la partie la plus importante d’une chose
importante (τὸ μεγάλου μέγιστον μέρος) ; par exemple, Périclès, dans son orai-
son funèbre, comparait la jeunesse enlevée à la cité au printemps retranché de
l’année (τὴν νεότητα ἐκ τῆς πόλεως ἀνηρῆσθαι ὣσπερ τὸ ἒαρ ἐκ τοῦ ἐνιαυτοῦ
εἰ ἐξαιρεθείη).
2) Rhétorique, III, 10, 1411 a 1-4
Des quatre sortes de métaphores, les plus réputées (εὐδοκιμοῦσι μάλιστα) sont
celles qui se fondent sur une analogie, comme Périclès disait que la jeunesse
morte pendant la guerre avait disparu de la cité comme si l’on avait retranché
le printemps de l’année (τὴν νεότητα τὴν ἀπολομένην ἐν τῷ πολέμῳ οὓτως
ἠφανίσθαι ἐκ τῆς πόλεως ὣσπερ εἴ τις τὸ ἒαρ ἐκ τοῦ ἐνιαύτου ἐξέλοι).

33. On comparera avec SEG X 410 (« épigramme de Coronée »), l. 2 : ψυχὰς δαιμονίως ὠλέσατ’
ἐν πολέμῳ.
34. L’attribution de cette phrase à l’épitaphios de Samos, que l’on peut faire remonter au moins à
Wilamowitz (Hermes 12, 1877, p. 365 n. 51), est considérée comme certaine par L. Weber (« Perikles
samische Leichenrede », Hermes 57, 1922, p. 375-395) et par P. Treves (« Herodotus, Gelon and
Pericles », CPh 36, 1941, p. 321-345 ; bibliographie détaillée sur la question p. 326-327). Dans ce
dernier (et très contestable) article, Treves affirme qu’en fait d’épitaphios de Périclès, l’antiquité
n’a connu que celui de Samos, mais il appuie cette thèse sur des preuves dérisoires. Or, rien dans
l’expression qu’emploie Aristote ne permet d’identifier expressément le discours ; l’identification
est au contraire certaine pour d’autres fragments de l’épitaphios : cf. Plutarque, Périclès 8.9 et 28.7.
De fait, la tradition littéraire a bien connu deux épitaphioi de Périclès (celui de 439, ibid. 28.4 et
celui de 430, Thucydide II 34) et l’on attribue le mot célèbre au discours de 439 par élimination de
l’autre épitaphios. Cette attribution est probable ; on peut cependant se demander si Périclès, qui a
dominé longtemps la scène politique athénienne en une période où les guerres furent nombreuses,
n’a pas eu d’autres occasions de prononcer l’oraison funèbre, avec l’ascendant dont il jouissait.
108 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

Ces deux citations sont doublement précieuses : s’étayant l’une l’autre, elles
s’apportent réciproquement comme une vérification de leur authenticité et, met-
tant l’accent tantôt sur la quantité (la jeunesse, partie la plus importante de la
cité), tantôt sur la qualité (de l’analogie Jeunesse / Cité = Printemps / Année),
elles proposent deux angles d’attaque, une lecture attentive aux contenus qui
s’attache à l’ampleur des pertes subies, une lecture plus esthétique, sensible à
la beauté de l’expression et à la charge poétique du thème de l’éclat, que l’on
devine dans l’emploi de ἠφανίσθαι.
Hérodote, premier imitateur de Périclès, avait déjà fait ces deux lectures
un siècle auparavant, lorsqu’il transposait l’image célèbre pour la prêter à
Gélon annonçant aux ambassadeurs grecs venus lui demander son alliance
que, pour la Grèce privée de l’aide des troupes syracusaines, « l’année a perdu
son printemps ».
« Voici le sens de cette parole, ce qu’elle veut dire ; évidemment, de même
que dans l’année le printemps est ce qu’il y a de plus brillant (ὡς ἐν τῷ ἐνιαυτῷ
ἐστι τὸ ἔαρ δοκιμώτατον), de même ses propres troupes dans l’armée de la Grèce
(τῆς δὲ τῶν Ἑλλήνων στρατιῆς τὴν ἑωυτοῦ στρατίην) ; il comparait donc la
Grèce privée de son alliance à l’année amputée du printemps (στερισκομένην
ὦν τὴν Ἑλλάδα τῆς ἑωυτοῦ συμμαχίης εἴκαζε ὡς εἰ τὸ ἒαρ ἐκ τοῦ ἐνιαυτοῦ
ἐξαραιρημένον εἴη) »35.
Ce long commentaire, par lequel l’historien justifie l’emploi quelque peu
étrange de la métaphore par Gélon, insiste en effet successivement sur le thème
de l’éclat et sur le rapport d’un tout à sa partie la plus importante – qui chez
Hérodote n’est pas la νεότης athénienne, mais l’armée de Gélon.
Se fondant probablement sur l’absence de toute référence explicite à la
jeunesse dans ce dernier texte, quasiment contemporain de la date supposée
de l’épitaphios, la majorité des commentateurs ne prête aucune attention à la
compa­raison qui sous-tend la métaphore du printemps : aussi n’a-t‑on guère
cherché à éclairer le terme de νεότης36. Or, que Périclès ait donné à la méta-
phore sa forme concise ou qu’il l’ait développée sous forme d’une comparai-
son, la « jeunesse » était sans doute essentielle à son propos, si l’on en croit les
autres imitations antiques de cette phrase, principalement axées sur νεότης. On
traitera donc ici la version développée d’Aristote comme une copie conforme
de la comparaison péricléenne.
L’association de la jeunesse combattante et du printemps n’est pas propre
à Périclès, encore qu’elle appartienne surtout au registre de la poésie. Ainsi
l’œuvre de Pindare en présente maint exemple : latente dans la peinture de
l’île des Bienheureux, elle sert explicitement à célébrer une victoire athlétique,

35. Hérodote VII 162. La formulation de la métaphore par Gélon est très proche de celle d’Aristote :
καὶ ἀγγέλλοντες τῇ Ἑλλάδι ὅτι ἐκ τοῦ ἐνιαυτοῦ τὸ ἒαρ αὐτῆ ἐξαραίρηται. De nombreux commen-
tateurs ont douté que le développement suivant soit d’Hérodote (cf. bibliographie dans l’article de
P. Treves, p. 327 n. 15) ; mais il est probable que, comme le note Treves lui-même (ibid., p. 327-
328), cette glose est destinée à appuyer la citation et à l’authentifier, selon une coutume propre aux
écrivains de l’époque d’Hérodote.
36. On en donnera comme exemples les articles de P. Girard (« L’année a perdu son printemps »,
REG 32, 1919, p. 227-239) et P. Treves (op. cit.). Pour l’un comme pour l’autre, le mot de Périclès
se réduit au printemps retranché de l’année ; pour le reste – la jeunesse – ils se contentent d’une
plate paraphrase d’Aristote.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 109

à chanter la gloire ou la belle mort d’un guerrier37. Sans doute s’enracine-t‑elle


dans une série de représentations, tant religieuses que poétiques, qui associent
l’existence humaine et la croissance des végétaux et, plus précisément, la vie
d’un guerrier et celle d’un arbre ou d’une fleur38. Cependant, les commenta-
teurs ou les imitateurs antiques de Périclès ont surtout retenu l’assimilation de la
classe militaire à la jeunesse de la cité : ces deux lectures se recoupent ­d’ailleurs
largement, comme on le verra.
L’imitation la plus nette, mais aussi la plus infidèle, nous est fournie par
un fragment de Démade, que rapporte Athénée39. Affirmant que « les éphèbes
sont le printemps du peuple » (Καὶ Δημάδης δἐ ὁ ῥήτωρ ἔλεγε… ἔαρ… τοῦ
δήμου ἐφήβους), l’orateur s’inspirait évidemment de Périclès, et, de façon
tout aussi évidente, il disait autre chose que son modèle : en effet, Périclès n’a
sans doute jamais prétendu que ce « printemps » ôté à la cité fût uniquement
­composé d’éphèbes – que ce terme ait eu au ve siècle le même sens technique
et institutionnel qu’à l’époque de Démade, ou qu’on lui donne une significa-
tion plus vague40 –. Quoi qu’il en soit, une armée d’éphèbes reste une aber-
ration, impensable dans un épitaphios sinon sous forme de mythe : quelque
chose comme le monde renversé, ce qu’est, à n’en pas douter, dans l’oraison
funèbre de Lysias, l’expédition de 458 en Mégaride. À supposer même que les
éphèbes aient été massivement enrôlés aux côtés des adultes pour la guerre de
Samos, dans l’énorme effort militaire que ce conflit imposait à la cité41, la tra-
dition n’eût pas manqué d’en garder le souvenir ; or, aucun texte ne permet ni
ne suggère une telle interprétation.
Le sens de νεότης est donc infiniment plus large : par « jeunesse » sans
doute faut-il entendre l’ensemble des hommes jeunes. À cette traduction invi-
terait déjà, dans une perspective strictement aristotélicienne, le sens que la
Rhétorique assigne à νεότης, définie comme la totalité des forces vives d’une
communauté42. Mais la confirmation d’une telle lecture est apportée par un
passage des Suppliantes d’Euripide où, en un curieux amalgame de l’image
péricléenne et d’éléments propres à la tradition tyrannique, les tyrans sont

37. L’île des Bienheureux : OI. II 79-81 ; victoire athlétique, militaire ou mort glorieuse : Isthm. IV
15 sqq. (χειμέριον/ἂνθησεν), VII 30 sqq. (εὐανθέ’ ἀπέπνευσας ἀλικίαν) ; Pyth. I 66 (ὦν κλέος
ἂνθησεν αἰχμᾶς) ; Ném. IX 39 (λέγεται μὰν/Ἒκτορι μὲν κλέος ἀνθῆ/σαι).
38. Pour la comparaison de la vie des hommes et de la croissance des pousses, cf. Iliade VI 147-
194 ; pour la mort du guerrier comparée à la fin d’une fleur ou d’un arbre, cf. Iliade IV 482-487,
VIII 302-308, XIII 170-181, 384-401, 438-445, XVI 479-505, XVII 45-60. On a déjà signalé dans
la note précédente les occurrences de ce thème chez Pindare. Le dossier a été étudié au niveau des
représentations mythiques et des institutions civiques par M. Detienne, « L’Olivier : un mythe
politico-­religieux, Problèmes de la terre en Grèce ancienne » (M. I. Finley éd.), Paris, 1973, p. 293-306.
39. Démade in Athénée III 99. Cf. les remarques de P. Treves, Démade, Athenaeum II (1933),
p. 105-121.
40. Pour P. Treves, ἒφηβοι doit être pris au sens très général de νεότης, terme qu’il remplace dans
ce sens à l’époque hellénistique et impériale. Mais, outre que Démade peut encore être rattaché à
l’époque « classique », la présence de dèmos suffît à donner à cette expression un sens nettement
politique et civique. D’ailleurs, si l’on suit les analyses de C. A. Forbes, NEOI. A Contribution to
the Study of Greek Associations, p. 2, 5 et 31, même à l’époque hellénistique, νέοι et ἒφηβοι sont
deux âges que les institutions distinguent soigneusement.
41. Cf. Thucydide I 115-117 ; Diodore XII 27-28 ; Plutarque, Périclès 25-28.
42. Aristote, Rhétorique I 1360 b 39-1361 a l ; ἒστιν δὲ τῷ κοινῷ μὲν [εὐτεκνία] νεότης ἂν ᾖ πολλὴ
καὶ ἀγαθή.
110 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

accusés d’affaiblir leur cité et d’y « anéantir l’épi de la vaillance en mois-


sonnant les jeunes hommes comme en une prairie printanière »43. De la méta-
phore de l’orateur à celle du tragique, la transition se fait aisément, d’autant
que Périclès, en donnant la jeunesse aux combattants morts, empruntait peut-
être à la tragédie son langage.
De fait, la représentation de la classe militaire comme jeunesse au sens
large du terme est fréquemment à l’œuvre chez les tragiques athéniens, qui à
νεότης préfèrent toutefois ἥβη dans le même sens collectif. Incarnation des
chances de durée ou de survie de la communauté44, l’ἥβη est pour une cité à
la fois la force et la fécondité45, en ce qu’elle s’enracine dans le sol nourricier
de la patrie, dont elle est « la plus noble floraison »46. Certes la tragédie n’as-
simile pas toujours les guerriers à la jeunesse : d’un tragique à l’autre et par-
fois, chez un même auteur, d’une tragédie à l’autre, se manifeste, non résolue,
la tension entre les combattants–νέοι et les combattants–ἄνδρες47 ; mais la
consubstantialité de la Terre et du guerrier – thème central des Perses, ce long
thrène sur l’ἥβη χθονός48, mais tout aussi essentiel dans les Héraclides ou les
Suppliantes d’Euripide – est, plus encore qu’une image poétique, la transpo-
sition d’une très ancienne tradition de courotrophie49 à laquelle les institu-
tions athéniennes de l’époque classique font elles-mêmes une large place en

43. Euripide, Suppliantes 448-449 (trad. Η. Grégoire, CUF, légèrement modifiée) et plus générale-
ment 442-449. H. Grégoire a relevé (ibid., p. 119) les deux composantes de ce développement. Pour
l’image qui nous concerne, on en trouve ici tous les éléments : νεανίαις (443), ἰσχυρὰ πόλις (447),
λειμῶνος ἠρινοῦ (448), ἀφαιρῇ (449, cf. Aristote et Hérodote : ἐξαιρεῖν), νέους (449).
44. Cette idée apparaît dans les tragédies de la revanche, comme les Héraclides (282-283 : ἥβη ;
469 : νεανίαι) ou les Suppliantes d’Euripide (1214, cf. aussi 190-1, 356, 711, 843, 1113). L’ἥβη est
pour une cité vaincue l’espoir de se venger. L’ambiguïté de la notion de « jeunesse » est d’ailleurs
bien perceptible dans les Suppliantes, où les sept chefs morts qui, se situant entre les vieillards et
les παῖδες, pourraient normalement être désignés comme ἄνδρες, sont constamment appelés νέοι
(cf. 283, 738, 873, 882, 889, 963-965, 1092).
45. Un passage de l’Ion d’Euripide (447 sqq.) établit clairement que les νεάνιδες ἦβαι sont à la
fois fécondité (καρποτρόφοι) et salut (σωτήριον) pour la terre de la patrie. La réunion de ces deux
aspects invite à ne pas séparer trop rigoureusement les deux fonctions duméziliennes de la force
et de la fécondité.
46. Euripide, Héraclides 468-469 (trad. L. Méridier, CUF) : Δεινὸν γὰρ ἐχθροῖς βλαστάνοντες
εὐγενεῖς νεανίαι.
47. Chez Euripide, ἥβη domine dans les Héraclides et les Suppliantes, ainsi que dans l’Héraklès
furieux) ; Sophocle au contraire ne connaît d’autre guerrier que l’homme adulte (Ajax est une
tragédie de l’ἀνήρ : cf. 556-559 par exemple ; le chœur d’Œdipe à Colone associe l’âge mûr à la
guerre : 1234-1235 ; et si Philoctète est bien une tragédie de l’éphébie, παῖς et ἀνήρ n’y sont pas
employés au hasard, comme le rappelle P. Vidal-Naquet, Le Philoctète de Sophocle et l’éphébie,
in J.-P. Vernant et P. V.-N., Mythe et tragédie, Paris 1972, p. 161-184). Par contre, la tension
ἄνδρες/νέοι traverse l’œuvre d’Eschyle : d’une tragédie à l’autre (les Sept contre Thèbes sont une
tragédie de la virilité, les Perses chantent la jeunesse anéantie) et parfois même à l’intérieur d’une
même tragédie (l’Agamemnon juxtapose les deux représentations, encore que les guerriers y soient
beaucoup plus souvent désignés comme ἄνδρες et que ἥβη (109) et ἂνθος Ἀργείων (196-197) soient
surtout des ornements lyriques).
48. Perses, 511-512 ; cf. encore 733 (ἥβην ξυμμάχων), 921-922 (τὰν ἐγγαίαν ἥβαν), 669-670
(νεολαία) et 59-60, 252, 925 (trois exemples de ἂνθος). On notera que l’emploi de ce terme dans
les parties non lyriques en fait tout autre chose qu’un ornement poétique.
49. On se référera à H. Jeanmaire, Couroi, p. 283 sqq. et 308-309 sqq. La terre nourricière de héros
est un thème central des odes de Pindare (Ol. II 100, XIII 5 ; Pyth. I 40, VIII 20-25 ; Ném. II 16,
V 9, X 13) qui reprend un thème homérique (par exemple Odyssée IX 27, Hymne à Aphrodite 265).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 111

la réinterprétant dans un sens civique et en la spécialisant dans le domaine de


l’éphébie50.
Νέοι ou ἄνδρες : la tragédie n’est donc pas seule à hésiter entre ces deux
modèles du guerrier dont l’interférence se perçoit jusque dans l’expérience
civique athénienne. Aussi bien l’emploi du terme νεότης pour désigner la
classe militaire est-il attesté au ve siècle, non seulement dans un contexte de
pensée aristocratique51 ou à propos de l’armée spartiate52, mais, de façon beau-
coup plus décisive, dans une œuvre historique, chez l’Athénien Thucydide,
et au sujet d’Athènes : la jeunesse impatiente de s’illustrer et qui, naturelle-
ment belliqueuse53, pèse de tout son poids sur le déclenchement final des opé-
rations54 ne se limite pas aux plus jeunes classes de l’armée athénienne ; sans
doute regroupe-t‑elle au moins, si l’on suit les indications que Thucydide donne
lui-même, tous les citoyens de vingt à trente-cinq ans, unis par une commune
inexpérience de la guerre55.
Il faut dès lors tenter de comprendre la phrase de Périclès à la lumière de
ce dossier où convergent faits institutionnels et représentations mythiques, où
la précision de l’historien s’accorde avec la dramatisation poétique. Elle n’en
constitue pas moins une anomalie par rapport à l’étonnante unanimité des épi-
taphioi connus où les Athéniens autochtones n’ont pas d’autre nom que celui
d’ἄνδρες. Aussi l’interprétation d’une telle dissonance demeure-t‑elle difficile.
Tout d’abord, cette référence à la νεότης est trop fragmentaire et trop isolée
pour que l’on puisse en conclure à une éventuelle opposition, sur ce point, de
l’oraison funèbre du ve siècle à celle du ive. Certes, nous ne connaissons que
des discours écrits ou prononcés après 430, mais on ne saurait ériger en règle
générale une indication unique en son genre ; de plus, tous les autres fragments
conservés de l’épitaphios de Samos tendent plutôt à confirmer la constante fixité
de l’oraison funèbre. Il faut donc se résigner à compter avec un corpus incom-
plet, et à laisser la question ouverte.
La fonction réelle de cette comparaison dans le cadre d’un épitaphios reste
d’ailleurs énigmatique. On l’interprète traditionnellement, suivant la lecture qu’en

50. Cf. Pausanias I 22 3 (sanctuaire de Gê Courotrophos au Sud de l’Acropole) ; M. Detienne,


dans l’article déjà cité sur « L’olivier », p. 296-297, montre que les trois âges sont enracinés dans
le sol de la cité, mais insiste lui-même beaucoup plus sur le cas des éphèbes (ibid., p. 304-305).
51. Pindare, Pyth. II 64 (νεότατι μὲν ἀρήγει θράσος / δεινῶν πολέμων) et Ol. XIII 22-23 (éloge
de Corinthe ; ἀν δ’ Ἂρης ἀνθεῖ νέων / οὑλίαις αἰχμαῖσιν ἀνδρῶν). Ces passages sont dans la ligne
d’un Callinos (fr. 1, 3-4 : ἂλκιμον ἔξετε θυμόν, ὦ νέοι) ou d’un Terpandre (in Plutarque, Lycurgue
21.5 : ἔνθ’ αἰχμά τε νέων θάλλει).
52. Hérodote IX 12 : ἐκ Λακεδαίμονος ἐξελήλυθε ἡ νεότης, c’est-à‑dire cinq mille hoplites spartiates
et cinq mille hoplites de choix parmi les Périèques : cf. IX 10-11).
53. Thucydide II 20.2 : Archidamos prévoit que les Athéniens « qui florissaient alors avec une
jeunesse nombreuse… » ne manqueront pas de sortir des remparts si l’on ravage leur territoire
(ἀκμάζοντας… νεότητι πολλῇ).
54. Id. ibid. 8.1 : ἔρρωντο ἐς τὸν πόλεμον… τότε δὲ καὶ νεότης πολλὴ μὲν οὖσα ἐν Πελοποννήσῳ,
πολλὴ δ’ ἐν ταῖς Ἀθήναις οὐκ ἀκουσίως ὑπὸ ἀπειρίας ἥπτετο τοῦ πολέμου.
55. L’ἀπειρία dont parle Thucydide n’est pas celle des νεώτατοι de l’épitaphios de Lysias ; elle est
le fait de gens qui, n’ayant pas encore vingt ans lorsque fut décidée la trêve de trente années entre
Athènes et les Péloponnésiens (446/5), n’ont pas combattu pendant la première guerre du Péloponnèse
(cf. I 80.1, passage qui éclaire incontestablement II 8.1, ainsi que l’a vu A.W. Gomme, A Historical
Commentary on Thucydides II, Oxford 1969, p. 9, ad loc.). Si νεότης désigne les hommes de 20 à 35
ans, ce terme ne recouvre pas tout le contingent, mais une bonne part des forces les plus combatives.
112 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

ont fait les anciens56, comme une constatation pessimiste, que fonde l­ ’ampleur
des pertes athéniennes à Samos57. L’emploi du verbe ἐξαιρεῖν qui suggère une
soustraction violente et définitive58 va dans ce sens : transposer la tempora-
lité propre à la cité dans cet ordre naturel qu’est le cycle des saisons pour nier
toute possibilité d’un renouvellement normal du cycle59, est-ce donc douter de
l’avenir de la cité ? Une telle attitude contredit deux des principes fondamen-
taux de l’oraison funèbre, l’interdiction de pleurer des morts aussi valeureux60
et la croyance dans la pérennité de la cité61. On peut certes contourner la dif-
ficulté en affirmant que la plainte sur la jeunesse disparue préparait le retour-
nement du deuil en exhortation, auquel se consacre toujours la παραμυθία62.
Cependant, les citoyens morts au combat étaient sans doute plus aisément pré-
sentés comme jeunes lorsque la cité pleurait sur elle-même, dans l’angoisse qui
suit un échec63 ; l’expédition de Samos s’étant conclue par la victoire d’Athènes,
devra-t‑on alors situer le discours à la fin de la première année de la guerre64 ou
attribuer la trop célèbre phrase à un autre épitaphios, inconnu de nous par ail-
leurs65 ? Il serait vain de s’engager dans cette voie, où les hypothèses se mul-
tiplient à l’infini sans espoir de vérification.

56. Chez Hérodote, la Grèce est pour Gélon à jamais condamnée du fait de l’absence des troupes
syracusaines. L’épitaphios de [Démosthène], qui transpose à l’évidence le thème du printemps enlevé
à l’année, le fait dans une tonalité désespérée : à Chéronée, la lumière a été dérobée à l’univers (§ 24 ;
cf. M. Pohlenz, Zu den attischen Reden auf die Gefallenen, SO 1948, p. 46-74 et surtout 66-67).
57. Cf. Plutarque, Périclès 28.6 (reproches d’Elpinikè à Périclès : ὡς ἡμῖν πολλοὺς καὶ ἀγαθοὺς
ἀπώλεσας πολίτας).
58. L’article ἐκ du Liddell-Scott assigne à cette préposition, employée en composition, les deux
sens de « removal » et de « completion ». Ces deux sens se rejoignent dans ἐξαιρεῖν, et sont encore
renforcés par l’usage du parfait, temps de l’irrémédiable, chez Hérodote (ἐξαραίρηται, ἐξαραιρημένον
εἵη) et Aristote (ἠφανίσθαι).
59. La référence au cycle des saisons insiste d’ordinaire sur le renouvellement qui à l’hiver fait
succéder la belle saison : cf. Sophocle. Ajax 670-676 ; de même Pindare trouve son réconfort dans
ce processus cyclique lorsqu’il compare la victoire athlétique de Mélissos au printemps succédant au
ténébreux hiver qui vit mourir en une seule bataille quatre membres de la famille des Cléonymides
(Isthm. IV 15 sqq.). Sur l’association des âges avec le cycle des saisons (ou la succession du jour et
de la nuit, du matin et du soir, etc.) l’étude la plus complète est celle de F. Boll, « Die Lebensalter.
Ein Beitrag zur antiken Ethologie und zur Geschichte der Zahlen », Neue Jahrbücher für das
klassische Altertum, 1913, reprise dans Kleine Schriften zur Sternkunde des Altertums, Leipzig,
1950, p. 156-224.
60. Je reviendrai sur cette interdiction fondamentale dans l’étude d’ensemble du genre.
61. Pour l’expression de cette idée dans le discours de Périclès en 430, cf. Thycydide II 41.4.
62. L. Weber (article cité, p. 384) place la phrase dans la παραμυθία, sans plus s’interroger sur le
sens de cette comparaison.
63. L’indiquerait peut-être la constance avec laquelle les Perses et les Suppliantes d’Euripide pré-
sentent comme jeunes les guerriers morts. Aussi R. Weil a-t‑il sans doute raison de traduire ἡλικία
par « jeunesse » chez Thucydide VIII 1.2 (CUF ; consternation privée et publique à Athènes à l’an-
nonce du désastre de Sicile), d’autant que le terme ἡλικία, souvent appliqué à l’âge mûr (Thucydide
I 80.1), fonctionne aussi fréquemment comme synonyme de ἥβη (Solon, fr. 3 D, 19-20 ; Théognis
1018 sqq.), surtout dans un contexte militaire (Pindare, Ol. IV 26, Pyth. I 74, V 109, Ném. V 45,
IX 42, Isthm. VII 34 : εὐανθέ’ ἀπέπνευσας ἁλικίαν ; à ce sujet on se reportera à J. Labarbe, L’Âge
correspondant au sacrifice du κουρεῖον, p. 364-365).
64. V. Ehrenberg l’affirme sans le prouver (From Solon to Socrates, Londres 19732, p. 209, n. 43a) ;
mais lui-même ne se tient pas à cette solution puisqu’il situe ailleurs l’épitaphios au printemps 439
(ibid., p. 240).
65. L’hypothèse est improbable car la tradition ancienne en eût sans doute tenu compte ; elle n’est
cependant pas absurde.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 113

Il faut donc renoncer à interpréter cette phrase dans la perspective d­ ’ensemble


du genre-oraison funèbre. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’elle ne nous apprenne
rien sur l’Athènes de Périclès et du ve siècle.
Dans cette valorisation de la jeunesse, certains verront peut-être un précieux
témoignage sur un thème esthétique, mais aussi politique66, de l’époque péri-
cléenne : par opposition à l’épitaphios de 430, tout entier dominé par la maturité
d’Athènes et des Athéniens67, le discours de 439 substitue les νέοι aux ἄνδρες,
comme la frise du Parthénon, qui lui est contemporaine, préfère aux hoplites
les cavaliers, « corps d’élite, composé de ce qu’Athènes avait de plus brillante
jeunesse »68. Est-ce un écho significatif ? Est-ce une simple coïncidence ? La
première hypothèse est probable, sinon tout à fait vérifiée. Quoi qu’il en soit, la
coexistence au ve siècle de deux modèles du guerrier est un fait suffisamment
important, en soi-même comme à l’intérieur des funérailles officielles, pour
qu’on s’y attarde encore un instant.
En effet, replacée dans le cadre plus large des tensions qui, en pleine époque
classique, sous-tendent la pratique civique athénienne, cette coexistence témoigne
de l’attitude ambiguë qui est celle de la polis, face aux jeunes, mais encore plus
face à ces adultes dont elle célèbre solennellement les funérailles. L’oraison
funèbre substitue déjà l’éloge de la cité à celui des morts, par un déplacement aussi
remarquable que constant. N’en serait-ce pas un autre que de leur attribuer une
jeunesse qu’en vertu même des institutions civiques ils n’avaient plus ? Traitant
les guerriers comme ἄνδρες, les épitaphioi se conforment d’ordi­naire à la ten-
dance générale de l’éthique militaire qui veut que le bon soldat soit d’abord un
père de famille69, au contraire du guerrier homérique, éternel fils, toujours pensé,
en tant que couros, dans son rapport à un vieux père70. À la guerre, le citoyen
athénien est moins fils que père, ainsi que le rappelle éloquemment l’omission

66. P. Roussel (op. cit., p. 181) rappelle qu’on a considéré le rajeunissement des types tragiques
dans la tragédie d’Euripide et celui des types divins, perceptible dans la sculpture de l’époque péri-
cléenne, comme un écho des débats sophistiques, voire politiques, sur la jeunesse et la vieillesse.
67. Thucydide II 36.3 : οἱ νῦν ἔτι ὂντες μάλιστα ἐν τῇ καθεστηκυίᾳ ἡλικίᾳ (pour un calcul de
l’âge de cette génération, cf. le commentaire de A.W. Gomme, Commentary II, p. 105, et celui de
J. Th. Kakridis, Der thukydideische Epitaphios. Ein stilistischer Kommentar, Munich, 1961, p. 10-21).
68. A. Martin, Les Cavaliers athéniens, Paris, 1886, p. 134. Dans son article sur L’Acropole
(« Athènes au temps de Périclès », Paris, 1964, p. 88-141), L. Kahil insiste sur l’importance
« démesurée » accordée aux cavaliers et évoque à ce propos le thème du « printemps de l’année »
(p. 134). Mais il est inexact d’affirmer, comme elle le fait, que les hoplites sont absents de la frise
(ibid., p. 133 ; même idée chez A. Martin, op. cit., p. 130 : « les hoplites ont été oubliés ») ; en
fait, les hoplites n’ont pas été tout à fait oubliés et l’on en trouve sur la frise (plaques n° XXII et
XXIV de la frise Nord, XXX de la frise Sud selon la numérotation du British Muséum), mais ils ne
forment pas un corps et leur isolement est celui de personnages secondaires, perdus au milieu des
cavaliers. L’importance accordée aux cavaliers vise sans doute moins à mettre en avant un corps
aristocratique (ce sera en 424 l’objet des Cavaliers d’Aristophane) qu’à exalter la jeunesse de la cité :
on en trouvera une preuve dans la large part faite sur la frise aux éphèbes vêtus de leur chlamyde.
69. On se reportera à la communication de A. Aymard sur « Paternité et valeur militaire », REL,
33 (1955), p. 42-43, et aux remarques de Y. Garlan, La Guerre dans l’antiquité, Paris, 1972, p. 65.
70. La mort du jeune guerrier est chez Homère l’occasion de s’apitoyer plus sur les vieux parents
que sur le mort lui-même : cf. Iliade IV 473 sqq., V 541-560, XVII 288-303, et surtout XXIV 515-
517 et 540 (Priam face à Achille). Sur le guerrier homérique comme « fils » on se reportera aux
remarques de H. Jeanmaire, Couroi, p. 37.
114 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

du patronyme sur la stèle collective à la mémoire des morts71, et la commu-


nauté se substitue tout naturellement aux disparus pour élever les orphelins de
guerre, « prenant auprès d’eux le rôle du père quand ils sont encore enfants »,
selon la formule d’un des plus célèbres épitaphioi72. La phrase de Périclès vient
troubler cette belle harmonie : donner aux morts le nom de νεότης contribue
certes à associer leur souvenir aux images printanières les plus séduisantes ;
mais c’est également une façon, pour la cité, d’assu­mer, non plus vis-à-vis des
orphelins, mais à l’égard des morts eux-mêmes, la fonction d’un père – le père
qui ne meurt pas et enterre ses fils –. Ainsi se rompt l’équilibre des hommes et
de la cité, l’équivalence mainte fois proclamée de ἄνδρες et de πόλις.
S’en étonner serait toutefois naïf. Car, dans le domaine des représentations,
il n’existe pas d’unification complète ni définitive : la mort au combat, suprême
acte d’allégeance de l’ἀνήρ à sa cité, peut aussi, sans jamais cesser vraiment
d’être pensée dans une perspective civique, agréger le citoyen à la cohorte des
guerriers aristocratiques et des combattants de l’épopée, dont il a désormais la
jeunesse. Sans doute aucun épitaphios ne fut-il, plus que le discours de Samos,
marqué par le désir de rivaliser avec un passé héroïque73. Mais, sur un autre
mode, certaines épitaphes versifiées du Céramique, autre élément des funérailles
officielles, témoignent du même désir : à νεότης, ἥβη fait écho ; au groupe des
jeunes, printemps de la cité, répond la jeunesse comme qualité, propre au guer-
rier noble et cependant attribuée collectivement aux soldats-citoyens.

***
Sur l’Hellespont, ces hommes ont perdu leur brillante jeunesse…
hοίδε παρ’ hελλε̄̂σποντον ἀπṓλεσαν ἀγλαὸν hε̄̂βε̄ν…
Ainsi commence l’épitaphe gravée au bas d’un obituaire qui contenait les
noms des Athéniens morts « en Chersonnèse, à Byzance » et « dans les autres
guerres » (IG I2 943) ; sans doute faut-il dater cette inscription de 447, bien
que de nombreux savants l’aient associée – et l’associent encore – à la guerre
de Samos, sans toutefois prêter attention à une éventuelle unité d’inspiration
de l’épitaphe et de l’épitaphios74.
Cette inscription n’est pas seule à présenter la formule qui nous intéresse,
puisqu’on peut lui adjoindre l’épigramme à la louange des cavaliers athéniens

71. Ce n’est pas le cas dans toutes les cités ; dans la loi funéraire de Thasos, citée note 1, il est
explicitement question d’inscrire les noms πατρόθεν (cf. encore Hérodote VI 14.10) ; mais Thasos
est une cité conservatrice où la filiation garde sans doute toute sa valeur. À Athènes, le mort ne se
recommande que de sa tribu, c.-à-d. de la cité.
72. Ménexène 249 a 4-5 : ἐν πατρὸς σχήματι καταστᾶσα αὐτοῖς αὐτὴ ἔτι τε παισὶν οὖσιν.
73. Cf. Plutarque, Périclès 28 7.
74. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les arguments avancés ; pour une datation en 447, on consultera
R. Meiggs, « The Crisis of the Athenian Imperialism », HSCP 67 (1963), p. 1-36, et The Athenian
Empire, Oxford 1972, p. 160-161, ainsi que A.W. Gomme, Commentary I, p. 357, et R. Meiggs
et D. Lewis, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C.,
Oxford 1969, p. 125-128 (n° 48). La datation en 440/439 est au contraire celle de J. H. Oliver,
Hesperia 2 (1933), p. 487, J. A. Notopoulos, CPh 34 (1939), p. 142 n. 35 et W. K. Pritchett,
AJA 43 (1939), p. 535, opinion qu’adoptent l’éditeur de SEG X 413 et Ed. Will, Le Monde grec
et l’Orient I, Paris 1972, p. 286.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 115

(κõροι Ἀθε̄ναίōν ἔχσοχοι hιππ]οσύνα[ι], tombés dans une bataille dont la date
est incertaine et glorifiés d’avoir sacrifié leur jeunesse à leur patrie :
[hοί ποτε καλλιχόρο περί πατ]ρίδος ō̓[λέσατε hε̄́βε̄ν (IG I2 946,3). Dans ce
cas également, l’authenticité du texte est établie puisque les restes de cette ins-
cription fort mutilée s’accordent parfaitement avec la tradition littéraire75.
À ces deux inscriptions l’on ajoutera deux textes connus de la seule tradi-
tion littéraire : l’épigramme de l’Eurymédon76, dont le premier vers
Οἳδε παρ’ Εὐρυμέδοντά ποτ’ ἀγλαὸν ὤλεσαν ἥβην
s’apparente très étroitement à celui de IG I2 943, et l’épigramme de l’Euripe, que
les Athéniens sont censés avoir gravée en 506 sur la tombe des leurs, glorieux
combattants de la toute nouvelle démocratie ; au contraire des autres textes, qui
désignent les morts à la seconde ou à la troisième personne (οἳδε), selon la cou-
tume qui s’est généralisée à Athènes durant le ve siècle pour les épitaphes collec-
tives versifiées77, celui-ci leur donne la parole pour pleurer leur jeunesse perdue :
[…] Ἐρατὴν γὰρ ἀπωλέσαμεν νεότητα…
Mais son authenticité, et tout particulièrement celle du vers qui nous intéresse,
est fort douteuse78. Aussi s’attachera-t‑on essentiellement à l’étude de la formule
(ἀγλαὸν) ὤλεσαν / ὠλέσατ(ε) ἥβην, présente dans les trois autres épitaphes.
Or, cette formule a déjà un passé lorsque la cité la reprend pour faire l’éloge de
ses morts : depuis longtemps constituée, elle était, au moins depuis le vie siècle,
réservée à la louange d’un guerrier tué au combat et associée au titre honori-
fique d’ἀνὴρ ἀγαθός. Deux tombes archaïques, celle de l’Athénien Tettichos
et celle de l’Argien Hyssématas, présentent en effet cette double référence à
l’ἀνδραγαθία et à l’ἥβη :

1) Tettichos
Τέτιχον οἰκτἰρα/ς ἄνδρ’ ἀγαθὸν παρίτō :
ἐν πολέμōι/φθίμενον, νεαρὰν hε̄ ́ βε̄ν ὀλέσαν/τα79.

75. IG I2 946 = Anthologie Palatine VII 254 : cette épitaphe a été mise en rapport avec la bataille
de Tanagra (457) par Wilhelm, mais, après A. von Domaszewski, A. E. Raubitschek (Hesperia, 12,
1943, p. 25), préfère la dater de la première année de la guerre du Péloponnèse.
76. Anthologie Palatine VII 258. Cf. W. Peek, Griechische Grabgedichte, Berlin 1960, p. 21, sur
la « simplicité archaïque » de cette épigramme.
77. Selon F. Jacoby, « Some Atheniam Epigrams from the Persian Wars », Hesperia 14 (1945),
p. 157-211.
78. Anth. Pal. XVI 26, 1.3. Comme Jacoby (ibid., p. 159), W. Peek censure les deux derniers vers
(Griechische Vers-Inschriften, Berlin 1955, n° 1, p. 1), sans doute à juste titre : il est probable qu’ἥβη
serait, dans une épitaphe de la fin du vie siècle, le terme approprié, beaucoup plus que νεότης qui
à cette époque semble désigner la classe d’âge et non la jeunesse comme qualité d’un individu.
79. IG I2 976, 1, 2 et 3, M. Guarducci, dans l’« Epigraphical Appendix » au recueil de G. M.
A. Richter, The Archaïc Gravestones of Attica, Londres, 1961, date l’épigramme des années 575-
550 et rapproche la ligne 3 de IG I2 943 ; L. H. Jeffery, « The Inscribed Gravestones of Attica »,
BSA 52 (1962), p. 115-153, voit en cette pierre la base d’un couros ou d’une stèle représentant un
guerrier et rapproche la ligne 3 de l’épitaphe d’Hyssématas. Cf. encore F. Willemsen, « Archaïsche
Grabmalbasen aus der Athener Stadtmauer », Ath. Mitt. 78 (1963), p. 104-153 et spécialement 119-
120, ainsi que Ch. Karusos, Aristodikos, Stuttgart 1961, p. 67.
116 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

2) Hyssématas
ἄνδρα ἀ/[γα]θ[ό]ν πολοῖς μνᾶμα καὶ/[ἐσ]ομένοις/
ἐν πολέμōι φθίμενον νε/αρὰν hε̄ ́ βαν ὀλέσοντα80.
Une telle continuité, de l’épitaphe aristocratique louant un individu à l’épi-
taphe collective et démocratique du δημόσιον σῆμα, mérite qu’on s’y attarde,
car elle suggère la permanence d’une certaine représentation du guerrier mort
comme jeune. Or, l’instance sur la jeunesse du défunt est tout à fait compréhen-
sible dans une société aristocratique où le mort, enterré par sa famille, a droit
à la pitié, aux pleurs et au θρῆνος81, surtout s’il est disparu prématurément82 ;
elle l’est beaucoup moins à l’intérieur d’un cérémonial civique qui canalise soi-
gneusement les manifestations de deuil et les lamentations de la famille83 et qui
au thrène préfère un éloge raisonné.
Mais, ni dans un cas ni dans l’autre, ἥβη ne désigne à proprement parler un
âge précis : les morts de l’Eurymédon ou de l’Hellespont n’étaient pas des jeunes
gens, pas plus que ne l’étaient ceux de Samos – seuls les cavaliers de IG I2 946
pouvaient réellement être traités comme tels – et, dans les épitaphes aristocra-
tiques, c’est l’adjectif νεαρὰν qui signale le jeune âge du défunt, si bien qu’on
peut à juste titre considérer que ἥβη est d’abord une qualité. Paradoxalement,
les épigrammes collectives soulignent peut-être encore plus cet aspect qualita-
tif en adjoignant à ἥβη le qualificatif ἀγλαός. Mais par là elles s’inscrivent dans
une tradition poétique, élégiaque et lyrique mais aussi et surtout épique84, qui
à la jeunesse assigne avant tout l’éclat85.

80. Publiée par L.W. Daly, « An Inscribed Doric Capital from the Argive Heraion », Hesperia 8
(1939), p. 165-169, qui la date du début du ve siècle et la rapproche de l’épitaphe de Tettichos au
sujet de ἄνδρα ἀγαθόν et de l’épigramme de l’Eurymédon pour ἥβην ἀλέσαντα.
81. Il est intéressant de comparer l’épigramme de Tettichos et le contenu d’un épitaphios. La
parenté entre les deux textes est évidente et ne se réduit pas à la ressemblance entre la formule
finale de l’épitaphe et celle de l’épitaphios (cf. M. Guarducci, op. cit.), mais la divergence est
radicale sur un point : l’épigramme archaïque demande la pitié pour le mort (Τέτιχον οἰκτίρας,
cf. l’épitaphe du couros Croisos, SEG X 461 : Στε̄θι καὶ οἲκτιρον) tandis que l’oraison funèbre
refuse tout apitoiement.
82. Dans L’Iliade, le guerrier destiné à une mort prématurée est caractérisé par son μινυνθάδιος
αἰών (I 352, IV 478, XV 612, XVII 302). On a mainte fois signalé que les épitaphes archaïques
s’appesantissent particulièrement sur la mort prématurée (cf. F. Willemsen, op. cit., p. 119-120 et
M. B. Wallace, « Notes on Early Greek Epigrams », Phoenix 24 (1970), p. 95-105). Les épitaphes
privées de l’époque classique reprendront d’ailleurs ce trait, surtout à partir du début du ive siècle.
83. Cf. le règlement de Thasos (note 1) et Thucydide II 34.4 et 46.2.
84. Le rapport de l’épigramme funéraire à l’élégie et à l’épopée a été l’objet des communications
de A. E. Raubitschek et B. Gentili recueillies dans L’Epigramme grecque, (Fondation Hardt pour
l’étude de l’antiquité classique, Entretiens XIV), Genève, 1968. Contrairement à A. E. Raubitschek
qui insiste sur l’influence exercée par les poèmes épiques sur l’épigramme archaïque, B. Gentili
cherche à écarter toute influence homérique au profit de celle, unique, de l’élégie ; mais les exemples
qu’il donne p. 69-76 ne sont pas probants : le terme μάρναμαι ou l’expression ἄνθος ἥβης, pour
ne citer qu’eux, sont d’abord homériques, comme le fait remarquer J. Labarbe dans la discussion
de l’exposé de Gentili (ibid., p. 86).
85. Ἀγλαός : cf. Théognis 985, Bacchylide V 154 (ἀγλαὰν ἥβαν) ; Tyrtée 7 D 28 et Théognis 1007
sqq. (ἥβης ἀγλαὸν ἄνθος) ; Bacchylide XVI 2 et 70 (ἀγλαοὐς… κούρους), Pindare, Ol. XIII 5
(ἀγλαόκουρος). Pour le thème de l’éclat du jeune guerrier, on se reportera à Iliade XIX 369-399,
XX 46, XXII 26 et 134-135, et Pindare, Ol. IX 94.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 117

Brillante et gracieuse, caractérisée par sa χάρις ou son κῦδος86 – toutes valeurs


condensées dans l’expression bien connue ἥβης ἄνθος87 –, la jeunesse appa-
raît dans cette tradition comme un bien précieux dont la perte, pour ne pas être
atroce, doit être sublime. Dans cette perspective aristocratique, plus existentielle
que civique, la mort du jeune guerrier relève donc souvent d’une thématique
particulière, décelable dès les poèmes homériques dans toute sa complexité, et
que l’épigramme funéraire reprend ou conserve, tout en la simplifiant. Aussi,
pour mieux éclairer les inscriptions du Céramique, s’attardera-t‑on un instant à
dégager les multiples aspects que présente chez Homère la mort du couros, en
faisant la part de la dualité d’inspiration, propre à l’Iliade, entre « une approche
presque chevaleresque des relations humaines sur le champ de bataille » et « la
description clinique et quasi obsédante de l’entaille des diverses blessures »88.
L’épopée homérique donne de la mort du couros deux versions très diffé-
rentes. On ne s’en étonnera pas : pure qualité chez le héros, la jeunesse reste
plus prosaïquement, pour ceux que les dieux favorisent moins, une donnée phy-
siologique. Si la mort de jeunes combattants est chose fréquente dans l’Iliade,
elle n’est pas toujours pathétiquement glorieuse ; de même, tous les héros du
mythe hésiodique des races ne sont pas destinés au séjour posthume dans l’île des
Bienheureux. Dans le premier cas, la jeunesse n’est qu’une composante parmi
d’autres, qui ne distingue pas le mort de la masse immense et finalement ines-
sentielle des victimes89. En d’autres termes, la jeunesse comme qualité ne pré-
side pas aux derniers instants du guerrier, qui meurt virilement mais sans éclat
particulier90. Dans la version héroïque au contraire, le trépas s’accomplit sous
le signe de ἥβη ; même si la jeunesse n’avait pas été explicitement accordée au
guerrier91, il la conquiert au moment précis où il la perd : ἥβη est le mot de la fin,
pour Patrocle comme pour Hector dont « l’âme s’envole chez Hadès, pleurant
sur son destin, quittant la force et la jeunesse »92. En réalité cette mention de la
jeunesse perdue et pleurée, mais par là-même exaltée, est refusée à tous les autres
combattants : ἥβη prend figure de charisme, réservé à l’élite des héros – le plus
valeureux adversaire d’Achille et celui qui, plus qu’un ami, lui est un double –.

86. Χάρις : Iliade XXIV 348 ; Odyssée X 279 (χαριεστάτη ἥβη). Κῦδος : Il. XI 225 ; Théognis
988 (ἐρικυδέος ἥβης).
87. Ἂνθος ἥβης : Iliade XIII 484 ; Mimnerme I 4 et II 2 ; Tyrtée, 7 D 28 et Théognis 1007 sqq.,
1070 ; Pindare, Pyth. IV 157-158, Cf. encore Odyssée XI 320 ; Théognis 995 ; Pindare, Pynth. VI 48,
Ol. I 67 et VI 57-58, Ném. I 71 et fr. 51 (Puech).
88. Les deux citations sont empruntées à G. S. Kirk, War and the Warrior in the Homeric Poems,
Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 93-117 (citations p. 102).
89. G. S. Kirk (ibid., p. 110-112) a perçu la différence sans pour autant prendre en considération
le critère de la jeunesse.
90. Par exemple, Polydore, fils de Priam, après avoir été désigné comme νεώτατος, se conduit
comme un enfant (νήπιος) plutôt que comme un couros : aussi meurt-il comme les autres et cette
fin banale est décrite en termes banalement cliniques (XX 407-420) ; tout au plus les jeunes morts
ont-ils droit à la métaphore de l’arbre (V 541-560, VIII 302 sqq.) mais elle ne leur est pas réservée,
étant aussi bien attribuée à des guerriers en pleine force (voir les références note 38).
91. Ainsi Hector n’est jamais désigné comme couros (bien qu’il entraîne à sa suite les couroi troyens :
XII 196-197) mais, par rapport aux vieillards qu’il critique vivement, il est jeune (XV 721) ; Achille
est plus jeune que Patrocle (XI 782-790). Ni à Hector ni à Patrocle l’ἥβη n’est accordée de leur
vivant (au contraire Enée ἥβης ἂνθος ἔχει : XIII 484).
92. Λιποῦσα ἀδροτῆτα καὶ ἥβην : XVI 857 et XXII 363. Les vers 855-858 du chant XVI et 361-364
du chant XXII sont strictement identiques.
118 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

La jeunesse ainsi perdue se confond avec tout ce qui fait le prix de la vie : la
force (βίη ou κράτος93) qui pour le guerrier est la vie94 au point que, pour aller
combattre, le vieil Iolaos des Héraclides doit retrouver la jeunesse95 et que, en
choisissant une vie brève et glorieuse, Achille privilégie moins la gloire qu’il ne
reconnaît l’incompatibilité d’αἰὡν et de γῆρας, de la force vitale et du vieillisse-
ment96. Achille choisit donc la jeunesse et la mort. Ou plutôt la mort et la jeu-
nesse. Car la mort éternise la beauté du guerrier abattu97 ; donnant la gloire, elle
accorde ce qui jamais ne vieillit98 : Héraklès ne dut-il pas connaître le bûcher
de l’Œta pour épouser Hébè ?
La poésie aristocratique de Pindare reviendra à mainte reprise sur ce pari qui
voue au trépas la jeune vigueur du guerrier, sauvé de la mort par la mort99. Est-ce
ainsi qu’il faut également lire les épitaphes du Céramique ? Sans doute doit-on
en effet comprendre qu’à l’Eurymédon, sur l’Hellespont ou sur les champs de
bataille du continent grec, les hoplites et les cavaliers ont conquis pour l’éter-
nité l’ἥβη qu’ils perdaient. Mais une question se précise alors : accorder à tous
les combattants athéniens tués au combat ce que les épigrammes archaïques
réservent encore à des individus singuliers, est-ce donc démocratiser la plus
aristocratique des représentations ?

***

Ici se retrouve le double mouvement qui caractérise la pratique athénienne


des funérailles collectives ; le geste qui donne à tous l’honneur que se réservait
le petit nombre est démocratique, mais la permanence des signifiants assignés
à l’éloge des morts, tant dans l’épitaphe versifiée que dans l’oraison funèbre en
prose, doit également être interprétée : collectifs, les honneurs auxquels ont droit
les soldats-citoyens d’Athènes n’en sont pas moins profondément aristocratiques.
Pour rendre compte de ce phénomène, on peut d’abord observer que, lors-
qu’elle célèbre l’ἀρετή d’un combattant, toute épitaphe versifiée a tendance à
recourir aux formules de l’épopée100 dont ἀγλαὸν ἥβην ὤλεσαν n’est qu’un

93. Ἣβη équivaut à κράτος (XIII 484 ; cf. le commentaire de É. Benveniste sur ce vers dans
Le Vocabulaire des institutions indo-européennes II, Paris, 1969, p. 74-75). Pour les vieillards,
l’ἥβη perdue a le même sens que βίη (VIII 102-103, IX 670, XXIII 627-647).
94. Cf. É. Benveniste, « Expression indo-européenne de l’éternité », Bulletin de la société de
linguistique 38 (1937), p. 103-112.
95. Euripide, Héraclides 796 et 849-858.
96. Iliade IX 413 sqq. (avec le commentaire de É. Benveniste dans l’article cité note 94). Cf. encore
I 352 sqq. et l’étude déjà citée de F. Boll (p. 162 sqq.) sur la mise en parallèle de la jeunesse et de
la vie, de la vieillesse et de la mort.
97. C’est le sens des paroles de Priam (XXII 71-76) dont Tyrtée s’inspire à l’évidence (7 D).
98. L’épitaphios de Lysias développe longuement l’idée que la mort a protégé les citoyens de la
vieillesse (§ 78-79).
99. Pindare, Pyth. IV 185 sqq. où τὰν ἀκίνδυνον… αἰῶνα est refusé dans les mêmes termes que ἐπὶ
δηρὸν αἰών dans l’Iliade IX 415) ; cf. encore Ol. I 82 sqq., Isthm. VIII 69 sqq. et, dans un registre
un peu différent, Ol. X 101-105.
100. À deux reprises lors du colloque sur l’Épigramme grecque, dans la discussion de l’exposé de
Raubitschek (op. cit., p. 29) et dans sa propre communication (ibid., p. 65-66), B. Gentili a développé
cette idée, opposant le style de deux épigrammes funéraires strictement contemporaines, toutes deux
gravées à Corcyre : à l’expression presque prosaïque de l’épitaphe du proxène Ménécrate (IG IX I,
867) s’opposent les formules épiques de celle d’Arniadas, tué au combat (ibid., 868).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 119

exemple parmi d’autres au δημόσιον σῆμα101. Mais cette tendance elle-même


doit être expliquée et relève sans doute d’une interprétation plus générale. En
fait, la permanence de semblables expressions s’insère dans un ensemble com-
plexe, caractérisé par de multiples décalages : discordance entre une institution
démocratique et des références à l’épopée, mais aussi coexistence de représenta-
tions hétérogènes au sein même de l’idéologie hoplitique. L’expérience sociale et
les valeurs qui lui sont attachées n’évoluent pas au même rythme et il n’est pas
de rupture qu’une tradition ne s’emploie à intégrer dans une continuité ; ainsi,
la morale civique de la guerre utilise parfois le vocabulaire épique au moment
même où, refusant l’univers de l’épopée, elle s’exprime avec la plus grande
fermeté, et la formulation la plus didactique de l’idéal hoplitique emprunte à
l’Iliade (ou à toute autre épopée102) ses images et sa langue. La mort du patriote
prend certes chez Tyrtée un tout autre sens que celle du champion homérique103
et cependant, lorsqu’à la beauté du jeune combattant tombé au premier rang
le poète oppose la mort du vieux guerrier, scandale pour la communauté tout
entière, c’est Homère qu’il imite, parfois terme à terme104. L’opposition du jeune
homme que « l’aimable jeunesse tient en sa fleur éclatante » et de l’aîné « à tête
déjà blanche et barbe grise » sert à promouvoir une éthique et non, comme dans
l’Iliade, à provoquer l’émotion105 ; elle n’en laisse pas moins dans l’ombre le
groupe des ἄνδρες, tout juste mentionnés comme spectateurs passifs qui, loin
de constituer le noyau central de la phalange, attendent le retour du jeune guer-
rier comme les Troyens restés dans la ville celui d’Hector106.
Encore l’écart entre pensée civique et formulation épique s’explique-t‑il sans
trop de difficulté chez Tyrtée : l’introduction de la phalange est dans la Sparte
du viie siècle chose récente107 et l’idéal hoplitique ne trouva sans doute pas son

101. On relèvera : μαρνάμενοι, verbe homérique présent dans les 3 épigrammes du corpus considéré
(Peek, GV 13, l. 2 ; IG I2 943, l. 2 et 946, l. 4) ; ἐν προμάχοις (GV 13, 2 ; IG I2 945, 10, cf. Iliade
XI 744, XVII 590 et passim) ; παῖδες Ἀθηναίων (IG I2 945, 11) ou κοῦροι Ἀθηναίων (IG I2 946,
2), cf. Iliade, passim : υἱεῖς Ἀχαίων ou κοῦροι Ἀχαίων). Même dans les textes de facture plus clas-
sique, comme l’épigramme de Potidée (IG I2 945), les formules homériques semblent s’imposer
nécessairement.
102. On n’entrera pas dans le débat, illustré notamment par l’article de J. Notopoulos, « Homer,
Hesiod and the Achaean Heritage of Oral Poetry », Hesperia 29 (1960), p. 177-197, sur l’importance
et l’influence réelles des épopées non homériques.
103. Cf. W. Jaeger, « Tyrtaios : über die wahre ΑΡΕΤΗ », SPAW 1932, p. 537-568 et Paideia. La
formation de l’homme grec I, Paris, 1964, p. 122-123, ainsi que W. J. Verdenius, « Tyrtaeus 6-7 D.
A Commentary », Mnemosyne 22 (1969), p. 337-355, et C. R. Dawson, « ΣΠΟΥΔΑΙΟΓΕΛΟΙΟΝ.
Random Thoughts on Occasional Poems », YCls 19 (1966), p. 50-58. Sur les multiples aspects de la
critique des valeurs héroïques de l’épopée chez Tyrtée, on consultera W. Donlan, « The Tradition of
Anti-Aristocratic Thought in Early Greek Poetry », Historia 22 (1973), p. 145-154 et surtout 145-146.
104. On comparera Tyrtée 7 D et Iliade XXII 71-76 : voir les remarques de Dawson (ibid., p. 50-54)
et Verdenius (ibid., p. 354).
105. Alors qu’Homère insiste sur le sentiment de pitié que provoque la mort du vieillard (XXII 76 :
οἲκτιστον), Tyrtée met l’accent sur le scandale moral (6-7 D 26 : αἰσχρὰ… καὶ νεμεσητὸν ἰδεῖν),
ainsi que l’a bien vu Dawson (ibid., p. 54-57). Je ne peux donc suivre entièrement Verdenius (ibid.,
p. 349-350) lorsqu’il affirme que le point de vue de Tyrtée est d’abord esthétique.
106. Tyrtée, 7D 29 : ἀνδράσι μἐν θηητὸς ἰδεῖν. Peut-être cependant la traduction séduisante de
J. Delorme (dans La Grèce primitive et archaïque, Paris, 1969, [coll. U 2], p. 205) : « Les adultes
le regardent avec admiration » force-t‑elle le texte, qui utilise d’abord ἄνδρες dans le contexte de
l’opposition hommes / femmes.
107. Cf. les remarques de C. Mossé, « Sparte archaïque », PP, fasc. 148-149 (1973), p. 16.
120 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

langage en un jour. On admettra également que la poésie soit plus conservatrice


que la prose. Mais lorsque l’épitaphe versifiée et l’épitaphios en prose se ren-
forcent l’un l’autre pour mettre en avant la jeunesse du combattant, il y a peut-
être là plus qu’une simple coïncidence. D’autant que l’institution des funérailles
publiques présente quelques autres dissonances, repérables aussi bien sur les
monuments collectifs du Céramique que dans le corpus textuel jusqu’ici étu-
dié ; aussi par un nouveau – et dernier – détour, fera-t‑on une incursion dans le
domaine des représentations figurées pour examiner les reliefs qui ornaient la
majorité des polyandria du Céramique108.
Si l’on en croit une opinion assez répandue, ces reliefs s’inspiraient directe-
ment de la frise du Parthénon, donnant aux cavaliers, donc à la belle jeunesse,
une éclatante prééminence109. Une telle affirmation serait d’une importance capi-
tale si l’on pouvait la vérifier réellement ; malheureusement les vestiges identi-
fiés avec certitude sont trop rares pour fournir des indications décisives, quand
ils n’ont pas été de surcroît égarés depuis leur identification : ainsi l’on ne peut
guère s’appuyer que sur un important fragment du monument de 394110 et sur
la description du relief de Potidée, aujourd’hui disparu111. On a donc généra-
lement préféré utiliser des reliefs de destination discutée, comme le « cavalier
Albani »112, qui opposent un hoplite ennemi, toujours en mauvaise posture, à
un cavalier athénien, jeune et victorieux113. De tels témoignages sont précieux
même si, provenant de sépultures privées114, ils ne fournissent qu’une information

108. La majorité, sinon la totalité ; présence probable d’un relief perdu : cf. W. Peek, Ath. Mitt.
67 (1942), p. 14-15, A. E. Raubitschek, Hesperia 12 (1943), p. 19 sqq. et 26. Le monument des
Argiens tombés à Tanagra n’en comportait sans doute pas (cf. B. D. Meritt, Hesperia 21, 1952,
p. 351-352) : il est vrai qu’il ne s’agit que d’alliés !
109. Cf. Ch. Picard, Manuel d’archéologie grecque, La sculpture IV, Paris 1963, p. 1330 : « Le
thème du combat équestre a dû appartenir à l’origine à des monuments publics commémoratifs »
(bibliographie sur la question, ibid., p. 1330-1336).
110. A. Brueckner, “Kerameikos-Studien”, Ath. Mitt. 35 (1910), p. 219-234 et pl. XI-XII, reconstitue
le relief : deux cavaliers encadrant un duel d’hoplites. L’hoplite tombé étant sans doute un ennemi,
restent, pour les Athéniens, deux cavaliers et un hoplite.
111. Fauvel a vu l’ensemble constitué par l’obituaire et le relief ; le relief est maintenant perdu
et seul l’obituaire a été transféré au British Museum. Le relief ne nous est plus connu que par la
description de Boeckh (cf. A. Brueckner, op. cit., p. 228 n. 1).
112. A. Conze, Die attischen Grabreliefs, 1893-1922, n° 1153, pl. 247 ; H. Diepolder, Die attischen
Grabreliefs des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Berlin, 1931, pl. 9. Ch. Picard, op. cit., p. 1334,
y voit « un memento commandé pour une ville, œuvre d’un sculpteur inconnu pendant la guerre
archidamique ». T. Dohrn, Attische Plastik vom Todes des Phidias bis zum Wirken der grossen
Meister des IV. Jahrhunderts v. Chr., Krefeld, 1957, p. 18 en fait le « relief héroïque qui surmon-
tait un obituaire » ; il s’appuie sur les dimensions monumentales de l’œuvre et sur son rapport de
très étroite dépendance aux sculptures du Parthénon (p. 18-19) ; cet avis est repris par W. Fuchs,
Gnomon 33 (1961), p. 239, et C. W. Clairmont, Gravestone and Epigram, Mayence, 1970, p. 43
(contra : H. Möbius, Gnomon 30, 1958, p. 50).
113. Groupe de stèles apparentées : cf. T. Dohrn, ibid., p. 127-137. Un relief du musée d’Éleusis
représente un combat entre cavaliers athéniens et fantassins spartiates : cf. Ch. Picard, op. cit.,
p. 1334, qui l’ajoute à ce groupe.
114. Les stèles privées peuvent être considérées comme directement influencées par les monuments
du Céramique, dans la mesure où 1) elles font leur réapparition seulement à la fin du ve siècle, alors
que des monuments collectifs ont été élevés et décorés au moins depuis 464 (date de l’obituaire le
plus ancien que nous possédions à ce jour) : cf. C. W. Clairmont, op. cit., p. 42-45 ; 2) les tombes
de soldat privées sont probablement des cénotaphes et cherchent pour cette raison à se rapprocher
le plus possible de la décoration du tombeau officiel.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 121

indirecte. Le thème de la chevauchée victorieuse conviendrait d’ailleurs parfaite-


ment à des monuments d’apparat comme ceux du δημόσιον σῆμα115. Cependant
l’examen des reliefs de 431 et de 394 invite à renoncer à toute généralisation :
si ces deux compositions représentaient bien dans un cas trois hoplites nus, por-
tant seulement une chlamyde116, et dans l’autre un duel d’hoplites encadré de
deux jeunes cavaliers117, il faut admettre que les cavaliers ne constituaient pas
nécessairement le seul thème décoratif des monuments collectifs.

115. Ou à des monuments funéraires : le problème de la signification héroïque des représentations


funéraires équestres est toujours débattu. Dohrn semble lui apporter une réponse positive, mais en
dernier lieu, N. M. Kontoléon, Aspects de la Grèce préclassique (Publ. du Collège de France),
Paris, 1970, refuse l’interprétation héroïque sans toutefois la discuter (p. 37 n. 1).
116. Boeckh la décrivait ainsi : trois guerriers nus, armés de boucliers ronds, de casques et de lances,
deux d’entre eux portant une chlamyde pendante sur les épaules ; celui qui se trouve à gauche du
spectateur gît à terre, frappé par la lance du personnage central ; à droite, se détournant d’eux, le
troisième brandit sa lance comme s’il combattait. Brueckner (op. cit., p. 228) estime que le relief
était intact lorsque Fauvel l’a vu.
117. On se reportera à la photographie de ce relief (planche I). Relief du monument collectif de 394
(Athènes, Musée National 2744). Selon Brueckner (ibid., p. 226) la partie manquante ne pouvait pas
contenir autre chose qu’un cavalier (faisant pendant au « jugendlicher Ritter » de droite, et dont il
reste un fragment de la jambe du cheval) ; mais pour Dohrn (op. cit., p. 132) et pour F. Studniczka,
Die griechische Kunst an Kriegergräbern, Berlin, 1915, p. 23, le cheval était probablement cabré
au-dessus d’un adversaire terrassé (comme sur les reliefs de la base cubique de l’Académie, publiée
par H. G. Payne, JHS 51, 1931, p. 187). Cela ne change d’ailleurs rien à la proportion des cavaliers
et des fantassins athéniens.
122 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

Mais on n’a pas non plus affaire à une représentation réaliste de l’armée athé-
nienne et d’autres singularités méritent d’être relevées. Sur le relief de 394 où
cavaliers et hoplites sont présents conjointement, du côté athénien, les cavaliers
sont, à en croire Brueckner, deux pour un fantassin, ce qui, du point de vue des
effectifs réellement engagés dans le combat, inverse la proportion de ces deux
corps de bataille118 : au contraire de l’obituaire qui, par principe, ne fait aucune
distinction entre les différentes sortes de combattants athéniens, le relief porte
la marque d’une préférence, masquée sous la symétrie purement formelle de la
composition. Sur le relief de Potidée au contraire, les fantassins figurent seuls,
mais ce sont d’étranges hoplites, nus et porteurs de chlamyde. Leur nudité, pour
être une convention classique119, n’en est pas moins remarquable sur un monu-
ment commémoratif : l’absence de la cuirasse, pièce essentielle de l’armement
du fantassin, prend tout son sens si l’on rappelle que seules les armes défensives
constituent l’hoplite120 ; quant à la chlamyde, dont les plis flottants répondent à
une nécessité d’ordre esthétique, elle est d’abord le signe des cavaliers121, mais
aussi des éphèbes : la présence de ce vêtement, manteau de chasse autant que
de guerre122, n’indiquerait-elle pas que le combat se déroule dans un autre uni-
vers que celui de la bataille hoplitique ? Sans doute faut-il voir dans les deux
hoplites athéniens un symbole de l’ensemble de l’armée des soldats-citoyens,
affrontée aux adversaires comme les deux combattants le sont au troisième per-
sonnage vaincu ; mais il faut alors souligner, avec Brueckner, la distance qui
sépare guerre réelle et guerre représentée123. Enfin, hoplites ou cavaliers, les

118. Pour Brueckner, la présence conjointe de cavaliers et d’hoplites est conforme à la réalité des
faits (ibid., p. 228-229). La cavalerie prit effectivement une part importante à ce combat, ainsi
que l’atteste le monument des hippeis, élevé la même année (par l’Acamantis ? cf. M. N. Tod,
A Selection of Greek Historical Inscriptions2 II (From 403 to 323 B.C.), Oxford, 1950, p. 18-20,
n° 104). Mais l’infanterie garde un rôle dominant dans les engagements militaires du début du
ive siècle (A. Martin, op. cit., p. 432-442). Or, si l’on considère que les Athéniens sont représentés
par deux cavaliers et un hoplite, la proportion est de 2 à 1.
119. On trouve un hoplite nu, à la chlamyde flottante, sur la frise du Parthénon (plaque XXX, frise
Sud) ; ce type est fréquent sur les frises, par exemple la frise du temple d’Athéna Nikè (qui, selon
Dohrn, aurait directement inspiré le relief de 394 : « sinon le même sculpteur, du moins le même
atelier et la même génération », op. cit., p. 66 ; contra : H. K. Susserott, Griechische Plastik des
4. Jahrhunderts v. Chr., Francfort-sur-le‑Main, 1938, p. 40-42).
120. Cf. A. Brueckner, op. cit., p. 229. L’opposition de la nudité du jeune combattant solitaire
et de l’équipement complet du guerrier intégré dans un groupe, trait pertinent des représentations
indo-europeénnes (pour l’Inde, cf. G. Dumézil, Mythe et épopée I, Paris, 1968, p. 64-65), est
investie de valeurs symboliques. On observera que les stèles privées représentant un hoplite sont,
surtout au ive siècle, beaucoup plus réalistes et lui donnent en général une cuirasse complète (voir
par exemple la stèle d’Aristonautès, H. Diepolder, op. cit., pl. 50).
121. L’équivalence entre chlamyde et vêtement du cavalier va de soi pour Xénophon (Anabase VII 4.4).
Pour l’origine thessalienne de la chlamyde, voir le relevé des sources dans l’article Chlamys du
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, I 2 (C), p. 1115-1116.
122. Les indications concernant le port effectif de la chlamyde par les hoplites ne sont pas anté-
rieures au ive siècle et la majorité d’entre elles est tardive (Antiphane, fr. 16 ; Ménandre, fr. 331
(Kock) ; Plutarque, Philopoemen II ; Théocrite XV 16). En fait, on peut voir dans la chlamyde
un élément symbolique emprunté à un autre univers, celui de la chasse, dont les représentations
figurées accordent un rôle central à des personnages nus, portant une chlamyde (cf. A. Schnapp,
Les Représentations de la chasse en Grèce dans les textes et la céramique de 700 à 300, Thèse de
Troisième cycle, exemplaire dactylographié, Paris, 1973, p. 156, 160-161 et passim).
123. A. Brueckner, op. cit., p. 229. La bataille hoplitique est d’ailleurs très rarement représen-
tée comme telle à l’époque classique (cf. les remarques de F. Studniczka, op. cit., p. 22-26, sur
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 123

Athéniens doivent être victorieux tandis que leurs adversaires – ­toujours des
hoplites – vivent leurs derniers instants124 : cette inversion des rôles qui, réser-
vant la mort aux ennemis, enlève à jamais les Athéniens disparus à la condi-
tion mortelle125, s’explique par la nécessité d’exalter le dernier sacrifice des
citoyens ; mais elle produit entre le relief et l’obituaire qu’il surmonte un effet
de contraste saisissant : d’un côté, la transfiguration héroïque – car telle est
sans doute la signification de ces inversions ou de ces déplacements qui font
des combattants athéniens des guerriers triomphants126 –, de l’autre l’énuméra-
tion des pertes, concise comme l’est un catalogue militaire127.
Ainsi, l’examen de ces documents, si fragmentaires soient-ils, illustre la
distance qui sépare, sur les monuments officiels, la représentation des soldats
athéniens des conditions réelles dans lesquelles ils ont trouvé la mort. Et l’on
ne s’est éloigné qu’en apparence du corpus textuel de l’ἥβη : certes il est dif-
ficile d’interpréter ces quelques éléments comme des indications décisives sur
la jeunesse ou la maturité du combattant athénien tel que se le représentent les
sculpteurs officiels, mais on peut déceler la même tentation héroïque sur les
reliefs et dans les épitaphes, et peut-être dans l’épitaphios de Samos. Pourquoi
l’oraison funèbre ne comporterait-elle pas quelques exceptions à la représenta-
tion dominante des Athéniens comme ἄνδρες et comme νέοι, privés de patro-
nyme mais dotés de l’ἥβη ?
L’institution des funérailles publiques constitue certes un ensemble unifié,
destiné à célébrer la cité à travers ses hommes ; mais l’observateur attentif peut
y déceler des contradictions multiples, qui opposent la qualité réelle des morts,
hoplites ou rameurs, archers ou cavaliers, citoyens, métèques ou alliés, et la
représentation ou plutôt les diverses représentations que la cérémonie donne
d’eux : alors que, sur la stèle, ils n’ont pas d’autre statut que celui d’Athéniens,
membres des dix tribus, les épitaphioi et les reliefs s’emploient, sur des modes
différents, à faire d’eux les combattants exemplaires d’une guerre, hoplitique
ou héroïque, mais toujours idéale128.

***

l’oppo­sition, perceptible sur le « monument des Néréides » de Xanthos, entre des représentations
du combat « grecques » (elliptiques) et « orientales » (réalistes)) ; sur les vases les combats hopli-
tiques sont remplacés par des duels d’hoplites, qui constituent une sorte d’« image-type » (pour
emprunter cette expression à A. Schnapp, op. cit., p. 160). C’est aussi la façon dont nos reliefs
symbolisent les combats.
124. Tous les reliefs rassemblés par Dohrn (op. cit., p. 127-137 et surtout 132) mettent l’adversaire
en position de vaincu, menant un combat désespéré.
125. On renverra au commentaire de Picard sur la stièle de Dexiléos (op. cit., p. 1333-1334), ainsi
qu’aux remarques de Dohrn (ibid., p. 19-20) sur le tempo qui magnifie les combattants du relief
Albani, et de Brueckner sur l’austère conscience de soi (sprödes Selbstbewusstsein) du cavalier
de 394 (op. cit., p. 225).
126. Cf. A. Brueckner, ibid., p. 229-234 et T. Dohrn, ibid., p. 18, qui prennent ainsi position sur
le problème controversé de l’héroïsation des Athéniens morts à la guerre.
127. Les obituaires sont avant tout des documents de caractère militaire (Ph. Gauthier, « Les Ξένοι
dans les textes athéniens », REG, 84 (1971), p. 64-65).
128. Cf. mon article « Marathon ou l’histoire idéologique », REA 75 (1973), p. 13-42.
124 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien

Ces dissonances témoignent en réalité d’une seule et même tension, entre


la pratique militaire athénienne, effectivement démocratique, et son interpré-
tation officielle qui ne résiste pas toujours à la tentation d’ancrer Athènes dans
une tradition aristocratique.
L’étude comparative de la formule de Périclès et de quelques épitaphes du
Céramique est partie intégrante de l’examen de ces dissonances. Un petit nombre
d’exceptions ne suffit pas à entamer une règle générale. L’idéal de maturité guer-
rière des ἄνδρες ἀγαθοί reste bien, à l’issue de cette étude, l’un des thèmes essen-
tiels du genre-oraison funèbre, pour une fois en accord avec les faits, c’est-à‑dire
avec la maturité civique effective des combattants. Mais la brillante jeunesse
des plus valeureux guerriers de l’épopée n’est pas pour autant refoulée à jamais
dans un lointain passé ; par rapport à la conception dominante qui anime l’orai-
son funèbre, elle constitue un autre modèle, peut-être marginal dans un épita-
phios, ou du moins, dans l’état actuel de nos connaissances, parfaitement isolé,
mais tout aussi officiel dans les épitaphes versifiées, où ἀνδραγαθία ­n’exclut
pas toujours ἀγλαὸν ἥβην.
En pleine époque classique, deux images du combattant coexistent donc,
dont la concurrence est perceptible dans les épitaphes du ve siècle ou dans les
deux « épitaphioi de Périclès ». L’équilibre était-il, dès cette époque, rompu au
profit de la représentation virile ? Les lacunes du corpus ne permettent pas de
trancher réellement : l’oraison funèbre du ve siècle n’a guère pour nous d’autre
existence que celle d’une reconstruction ; inversement, les épitaphes versi-
fiées du ive siècle sont trop rares ou trop mal conservées pour que l’on puisse
y suivre le destin de chacun des deux modèles. Mais la comparaison de docu-
ments contemporains a tout de même permis de mettre en lumière l’une des
ambiguïtés de la représentation civique du guerrier à Athènes.
Déceler la coexistence de représentations hétérogènes en un domaine où
l’unité serait si rassurante contraint à une démarche de va-et-vient, d’un genre
à l’autre, d’un présent à son passé, des textes aux représentations figurées, et
sans doute le trajet fut-il parfois sinueux de l’oraison funèbre à l’épitaphe et
aux reliefs en passant par l’épopée. Peut-être aussi regrettera-t‑on de ne pou-
voir éclairer qu’hypothétiquement l’épitaphios de Samos ; mais, dans la mesure
où l’on se donne comme objet une meilleure compréhension du πάτριος νόμος
athénien des funérailles collectives, il valait la peine de tenter une nouvelle lec-
ture de la métaphore de Périclès, quitte à insérer celle-ci dans un ensemble de
représentations plus étendu.
Il n’est pas d’institution, si figée soit-elle, dont la cohérence se laisse saisir
dans une transparence immédiate : même au Céramique, haut lieu de l’ortho­
doxie démocratique et athénienne, la belle jeunesse du héros épique exerce un
attrait encore vivant, que ne masque pas toujours la maturité proclamée des
soldats-citoyens.
PROBLÈMES GRECS DE LA DÉMOCRATIE MODERNE*

M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne traduit de


­l’anglais par M. Alexandre précédé de Tradition de la démocratie grecque
par Pierre Vidal-Naquet, Paris, éd. Payot, 1976, 182 p.
Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, éd. Hermann,
1975, 198 p.**

Pour Annie Prassoloff

Démocratie : 1) Le plus beau de tous les noms à majuscule. – 2) Régime à


venir. – 3) Signifiant doté d’une belle vitalité et qui résiste à toutes ses incarna-
tions historiques. – 4) Mot vide, à bannir de la langue politique.
À cet article fictif d’un dictionnaire imaginaire, on ajoutera encore une pré-
cision historique : la démocratie a déjà existé – il y a vingt-cinq siècles, les
Grecs, et les Grecs seuls, l’inventaient « tout à fait comme Christophe Colomb,
et non quelque navigateur viking, découvrit l’Amérique » (Démocratie, p. 61).
De ce passé, qu’avons-nous à faire ? Des livres d’histoire peut-être. L’histoire
vit de distance et de proximité : toute identification se paie d’une bonne dose
de cécité et l’on ne s’étonnera pas trop que les Conventionnels aient, au bon
moment, « oublié » l’esclavage dans la Grèce antique, parce que l’Antiquité
leur importait trop (sur ce point, au contraire, les intellectuels thermidoriens
n’eurent pas de mal à faire preuve de lucidité)1 ; mais inversement, la pensée
libérale ne put « découvrir » la démocratie athénienne qu’à la lumière de l’expé­
rience vécue des démocraties bourgeoises2. Est-ce à dire que nous jouissions
enfin de l’idéale bonne distance qui permettrait à l’historien d’ordonner irrévo-
cablement le passé ? L’affirmer serait imprudent – leurre ou méconnaissance de
nos propres investissements théorico-politiques. Certes l’expérience du doute,
la méfiance à l’égard des modèles et le désir de creuser l’écart entre notre pré-
sent et l’Athènes intemporelle des humanités classiques nous aident à penser
la solidarité de la démocratie grecque et de l’esclavage ou à traquer dans la vie

* Première publication dans Critique, n° 355, décembre 1976, p. 1276-1287.


** Il sera renvoyé à ces deux ouvrages sous les abréviations suivantes : Démocratie et Problèmes,
Democracy Ancient and Modern a été publié à Londres en 1973. 1. Sur le tournant thermidorien,
voir P. Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », p. 32-35.
2. Lumière déformante, mais jusqu’à un certain point seulement : c’est parce qu’il projette l’image
du Commonwealth britannique que Grote établit avec vigueur le lien nécessaire entre démocratie
et impérialisme à Athènes.
126 problèmes grecs de la démocratie moderne

politique athénienne la permanence des valeurs aristocratiques ; nous ne pen-


sons plus avec Glotz que la « mission » d’Athènes était de libérer les esclaves3
et, convaincus qu’un texte en dit beaucoup par ce qu’il tait, nous écoutons les
silences du discours athénien d’autojustification de la démocratie. Mais rien ne
nous assure que la démocratie grecque, sous le nom paradigmatique d’Athènes,
a cessé de parler à notre imaginaire4 ; pour faire l’économie du détour athénien,
sans doute faudrait-il renoncer définitivement à donner toute signification au
mot de démocratie5 et, malgré l’ambiguïté redoutable de ce mot suspect, l’entre­
prise n’irait pas sans risques.
L’histoire qui de démokratia mène à démocratie est celle d’un renversement :
lieu vide de l’approbation du régime existant, « démocratie » jouit au xxe siècle
du consensus le plus large – il n’est jusqu’au Mac Carthysme qui n’en ait profité
(Démocratie, p. 54-59) ; démokratia avait au contraire mauvaise presse dans la
pensée politique grecque de l’époque classique au point que Périclès lui-même,
à en croire Thucydide, ne prononçait ce nom que du bout des lèvres6. Aussi,
la distance jouant le rôle de révélateur, le détour athénien offre-t‑il une belle
occasion de s’interroger sur la fragilité du consensus actuel, que l’on choisisse
avec M. I. Finley de confronter Démocratie antique et démocratie moderne ou
que l’on préfère, comme J. de Romilly, dresser avec les penseurs politiques de
l’anti­quité la liste des Problèmes de la démocratie grecque. Livres d’histoire
peut-être, mais dont l’enjeu politique nous concerne, à l’évidence.
Il ne va pas de soi que la démocratie provoque l’unanimité : cette consta-
tation apparemment provocante suffirait aux yeux de M. I. Finley à justifier un
examen de ce que fut l’expérience grecque de ce régime. De retour dans l’uni-
versité américaine où il enseignait avant la chasse aux sorcières mac-carthyste,
Finley choisit donc d’y parler de démocratie – l’antique, la moderne. Mais le
détour par l’antiquité n’est pas quête d’un quelconque point de vue de Sirius ; il
s’agit tout au contraire de prendre un recul stratégique face au présent où nous
sommes impliqués. Dans la polémique qu’il mène contre les théoriciens anglo-
saxons d’une démocratie élitaire fondée sur l’« apathie » des masses, Finley
trouve tout naturellement Athènes sur son chemin : non comme un refuge, mais
comme le lieu même d’une pratique populaire de l’activité politique. D’Athènes
on voit mieux ce que le vaste consensus idéologique autour de la « démocratie »
dissimule : derrière l’usage laxiste du mot se cache l’« apathie » dont rêvent
les experts de la politique, et la frustration (frustration que la satisfaction sym-
bolique d’être citoyen d’un « bon régime » doit en principe occulter ; tel est du

3. G. Glotz, La Cité grecque, 2e édition, Paris, 1968, p. 399 (dernière page de la conclusion).
4. Malgré « la concurrence de plus en plus forte des sociétés « primitives », voire « animales »,
dont prend acte P. Vidal-Naquet (« Tradition »…, p. 12).
5. La référence à Athènes est, au contraire, pour donner quelques exemples, explicite chez
C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, 1975, p. 187, implicite chez Cl. Lefort,
« Pour une sociologie de la démocratie », Éléments pour une critique de la bureaucratie, Genève,
1971, p. 327.
6. « Parce que notre régime sert les intérêts de la majorité des citoyens et pas seulement d’un petit
nombre, on lui donne le nom de démocratie. Mais… » (Thucydide, II, 37, 1 ; trad. D. Roussel, bibl.
de la Pléiade, légèrement modifiée). Ce mais est à lui seul éloquent. On ajoutera que, selon certains
historiens de la Grèce, le nom aurait été donné au régime par ses adversaires.
problèmes grecs de la démocratie moderne 127

moins le but de l’opération)7. Aussi Finley n’insiste-t‑il sur la vitalité inventive


des assemblées athéniennes que pour mieux inviter les démocraties modernes
à inventer de nouvelles formes de participation populaire (Démocratie, p. 78
et 89). En ce sens, et en ce sens seulement, « le problème athénien demeure
notre problème » (p. 164) : la « démocratie » se démocratisera ou ne sera pas.
« Le postulat du livre [de J. de Romilly] est… que [les] beautés [de la démo-
cratie] sont connues, admirées et aimées » (p. XVII) : beautés de la démocratie
grecque, mais aussi de la démocratie en général (puisque « toute démocratie est
confrontée plus ou moins avec des problèmes similaires »)8. Mais, si l’idée de la
démocratie est belle, ses réalisations le sont moins et, dès le ive siècle, des pen-
seurs modérés envers lesquels l’auteur ne cache pas sa sympathie affirmaient
qu’il faut aménager le régime, c’est-à‑dire « atténuer le pouvoir populaire et
ses dangers en le combinant avec un exécutif plus compétent et plus puissant »
(p. 56). Comme Isocrate, J. de Romilly pense qu’à Athènes la « belle démo-
cratie d’autrefois », version politique du mythe de l’Age d’or, a cédé rapide-
ment la place au règne de « l’aveuglement populaire », de « l’anarchie » et de
­l’affrontement des partis, sous le « socialisme d’Etat » de Périclès ou pendant
la guerre du Péloponnèse9 : bref, la démocratie multiplie les faux-pas, oubliant
qu’elle « se trouve par essence devant une tâche plus difficile à remplir que les
autres régimes » (p. 148). Aussi – nous en sommes avertis d’entrée de jeu –,
dans le « dialogue » sur la démocratie, J. de Romilly choisit-elle d’instruire le
« procès » du régime athénien (p. XV-XVII) et, dans ce procès, de donner la
parole à l’accusation (théoriciens modérés, critique radicale ou plus mesurée de
la démocratie par Platon ou Aristote) : on n’entendra pas la plaidoirie du dis-
cours démocratique (ou de ce qui lui ressemble le plus, je pense à la philoso-
phie de Protagoras)10. Ainsi la lecture attentive de textes célèbres se double très
consciemment d’une mise en garde, à l’usage des modernes, contre les risques
de la « démocratie extrême » : parce que « l’aventure athénienne garde un sens
vingt-cinq siècles après », la leçon d’analyse et de traduction des textes va de
pair avec la leçon de politique.
Mais, à lire l’histoire d’Athènes comme une « aventure intellectuelle »
(p. 71), ne risque-t‑on pas de surestimer l’importance des textes, témoins pré-
sumés fidèles de deux siècles d’expérience démocratique ? De fait, une telle
méthode a son revers : la réalité historique de la démocratie athénienne dispa-
raît derrière les « problèmes » qu’elle posait aux théoriciens de la politique.
Certes J. de Romilly considère que tel défaut, « souvent dénoncé dans les textes,
devait être bien réel » (p. 27) ; mais on pourrait s’interroger sur la validité de ce
constant passage de la réflexion théorique des Grecs (rarement sereine) à la réalité
de la démocratie des ve et ive siècles : il n’est pas évident que la complaisance

7. Voir p. 123-132 et le chapitre I (« Dirigeants et dirigés ») dans son ensemble.


8. Problèmes, p. XV. Sur la permanence du modèle démocratique, voir p. 71 et p. 46 (« un mal,
toujours le même »), 94 (« l’anarchie est, par nature, une maladie des démocraties »), 133.
9. Pour une version moderne des risques de l’affrontement de partis opposés quant au choix d’un
régime et d’une société, voir p. 180 et 189.
10. De même le tableau chronologique cite bien l’Orestie (p. XI) mais non les Suppliantes d’Eschyle.
On observera inversement que Finley reprend à son compte les idées essentielles de Protagoras sur
la démocratie (p. 66-82). Sur la querelle opposant les partisans de Protagoras à ceux de Platon et
d’Aristote, voir les remarques de W. K. C. Guthrie, Les Sophistes (trad. française), Paris, 1976, p. 18-29.
128 problèmes grecs de la démocratie moderne

du peuple envers son « plaisir » (impérialiste ou pacifiste) soit seule respon-


sable des défaites de 404 et de 33811, pas évident non plus que les textes suf-
fisent à nous convaincre de ce qu’Athènes fit réellement « l’expérience de la
folie démocratique » (p. 69 et 19, 38, 46). Thucydide et Aristote haïssent en
Cléon le démagogue : peut-être Cléon fut-il bien en effet ce braillard insane et
fanfaron – dans ce cas toutefois resterait encore à se demander pourquoi le por-
trait qu’en dessinent les écrivains du ve et du ive siècle ressemble si fort à celui
que dans l’Iliade Homère avait donné de Thersite, l’homme du peuple qui ose
parler dans l’assemblée des rois, ou que, plus récemment, l’aristocrate Théognis
traçait des « méchants » devenus citoyens à part entière – ; affirmer enfin que
le démos n’écoute que la flatterie, c’est oublier que, chez Thucydide comme
chez Aristophane, Cléon n’est pas toujours écouté.
Au juste d’ailleurs, qu’est-ce qu’un démagogue ? Un mal pour la cité, cela
va de soi pour Thucydide et Aristophane comme pour Platon. Mais encore ?
Un démagogue est un conducteur du peuple, c’est-à‑dire un mauvais conduc-
teur (du peuple) parce que, jouant sur les deux sens du mot démos (la tota-
lité du corps civique et les classes populaires) la littérature politique des ve et
du ive siècles déplace volontiers sur le chef du démos le mépris aristocratique
qu’elle éprouve envers la « multitude »12. Cette étrange évolution sémantique,
celle aussi qui de toute position politique fait une position partisane13 ne relève
pas de la philologie : il s’agit bel et bien d’un fait de société. Disons-le tout
net : si l’on excepte Protagoras et peut-être Hérodote qui étaient à Athènes
des étrangers, la démocratie athénienne n’a produit aucun écrivain démocrate,
aucune théorie systématique de sa pratique politique14. Pour expliquer ce phéno-
mène, on dira peut-être que, pris dans les urgences de l’action, les chefs démo-
crates n’avaient pas le temps d’élaborer une pensée de la démocratie ; mais il
y a plus : monde de la parole, la démocratie n’a pas annexé à son profit l’acti-
vité d’écriture15, restée l’apanage de ces intellectuels dont Finley montre bien
qu’ils désapprouvaient très largement le gouvernement populaire16. Sans doute
faut-il faire encore un pas et chercher dans la démocratie elle-même la source
de cet étonnant décalage entre théorie et pratique ; ici, nous manquons, et pour
cause, d’indices solides ; à tout le moins observera-t‑on que la « démocratie

11. Voir Problèmes, p. 42 et les remarques nuancées de M. I. Finley sur l’explication de la défaite
de 404, dans Les Anciens Grecs, Paris, 1971, p. 62-63.
12. Je me réfère aux analyses de Finley dans son article « Athenian Demagogues », Past & Present,
21 (1962), repris dans Studies in Ancient Society, Londres, 1974, p. 1-25. Cf. aussi J. de Romilly,
Problèmes, p. 83-84.
13. Voir Finley, ibid., p. 5 (sur stasis) et 6 (la littérature grecque et les choix « partisans »).
14. Cf. Finley, « Athenian Demagogues », p. 9 et Démocratie, p. 78-79. Aucun écrivain « de métier »
(ce qui ne veut pas dire que l’on ne trouve pas des maximes démocratiques chez les orateurs) ;
aucune théorie (ce qui ne signifie pas que les Athéniens n’aient pas souvent loué la démocratie, sur
la scène tragique ou lors des funérailles publiques, par exemple). Les réflexions les plus audacieuses
sur le discours démocratique viennent encore des adversaires du régime, tel ce Pseudo-Xénophon
qui lui attribue la cohérence de classe la plus absolue, ou, dans un autre sens, sont à imputer au
radicalisme intellectuel d’un Platon qui intègre au démos les femmes et les esclaves (voir P. Vidal-
Naquet, « Tradition… », p. 42).
15. On distinguera l’écriture instrumentale (celle, par exemple, qui fixe sur la pierre les décrets de
l’ekklésia) et l’écriture théorique, dont il est ici question.
16. Démocratie, p. 54 ; « Athenian Demagogues », p. 22-23 (les écrivains aristocratiques insistent sur
la « folie » de l’assemblée des Arginuses mais glissent sur l’assassinat politique de chefs démocrates).
problèmes grecs de la démocratie moderne 129

extrême » dont se plaignent les écrivains n’a peut-être existé que dans les récri-
minations des classes supérieures cultivées, elles-mêmes volontiers portées à
l’extrémisme anti-démocratique17.
Conscient de ces problèmes qu’il a amplement contribué à formuler,
M. I. Finley ne s’y attarde cependant pas : il cherche bien plutôt à suggérer le
vécu concret de la pratique politique athénienne. Aussi, pour faire fonctionner
devant nous les rouages efficaces de la démocratie, met-il les textes à distance,
contournant aussi bien les éloges idéalisants du régime que les critiques qui lui
sont adressées, aussi bien l’oraison funèbre de Périclès18 que le livre VIII de la
République. Et c’est une démocratie allègre qu’il évoque à grands traits, aussi
éloignée de notre expérience moderne des démocraties libérales que de l’image
pessimiste que donnent d’Athènes les textes anciens : une société en face à face,
sans media, sans appareil de parti, où s’équilibrent direction politique et parti-
cipation populaire, une démocratie directe où tous les citoyens, « à demi ins-
truits »19 mais suffisamment frottés de politique, sont familiarisés peu ou prou
avec les affaires publiques ; une société aussi où la liberté signifie le règne de
la loi et non la possession de droits inaliénables, où, loin d’être protégé par une
quelconque immunité parlementaire, l’auteur d’une proposition illégale p­ ouvait
être jugé et sévèrement condamné ; une société enfin où les pauvres profitent
plus de l’impérialisme que les riches car, loin de se contredire, démocratie et
impérialisme vont de pair.
Il convient ici de souligner tout ce que l’expérience démocratique ainsi
résumée peut avoir d’étrange, voire d’étranger à nos yeux20, parce que nous
vivons sur des idées reçues ou que nous ne résistons pas toujours à la tenta-
tion de projeter nos propres catégories sur les sociétés antiques. Ainsi, affir-
mant que « l’histoire de la liberté à Athènes ne se résume pas tout entière dans
le procès de Socrate » (p. 171), Finley remet à sa place un épisode que seul
le génie illusionniste de Platon réussit – pour des siècles, il est vrai – à faire
­passer pour unique21 et il est stimulant d’apprendre qu’Aristophane symbolise
mieux que Socrate le problème de la liberté dans Athènes en guerre (p. 164) :
dans cette mise au point, rien d’édifiant et l’on prend plaisir à voir ainsi bous-
culer des idées toutes faites. Rien d’édifiant non plus dans les pages que Finley
consacre à l’impérialisme de la démocratie athénienne. Aucun Athénien n­ ’aurait
imaginé sérieusement que la démocratie fût « un régime incapable d’exer-
cer l’empire » et d’ailleurs Cléon ne recourait à cet argument que comme à

17. Finley, Démocratie, p. 85, 130, 151 et « Athenian Demagogues », p. 11 ; pour une position
inverse, voir J. de Romilly qui parle (p. 134-135 et 176) de « dictature populaire » et de « démo-
cratie tyrannique ».
18. Depuis Hegel qui y voyait « la description la plus approfondie d’Athènes » (Leçons sur la phi-
losophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, 1963, p. 200), l’oraison funèbre prononcée par Périclès
au livre II de Thucydide passe pour un « commentaire » de l’idéal démocratique (voir par exemple
Glotz, La Cité grecque, p. 153-156).
19. Démocratie, p. 66-72 et 82. Il semble que la majorité du corps civique ait su au moins lire et
compter de façon rudimentaire (voir F. D. Harvey, « Literacy in the Athenian Democracy », Revue
des Etudes grecques, 79 (1966), p. 585-635).
20. Finley insiste volontiers sur l’opposition du monde antique et du monde moderne (p. 54, 62, 63,
72, 89, 126) ; voir encore son Economie antique, trad. française, Paris, 1975, passim.
21. Pour démystifier encore la mort de Socrate, voir, dans un tout autre contexte, les réflexions de
J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles », L’Arc, 64 (1976), p. 12.
130 problèmes grecs de la démocratie moderne

un paradoxe, destiné à rappeler au démos que la domination qu’il exerce n’est


« rien d’autre qu’une tyrannie »22. Élite minoritaire dont le logos politique
se fonde sur l’exclusion des esclaves, le démos athénien n’a que faire, dans
ses rapports avec les cités sujettes23, des proclamations universalistes derrière
­lesquelles se masquent les impérialismes modernes. « Un système éthique qui
laisse place en lui-même pour l’esclavage-marchandise n’est pas sapé par la
soumission impérialiste d’autres Etats » écrit Finley (p. 110 ; voir encore p. 63
et 105-109), et, de fait, loin de s’abriter derrière les droits de l’homme24 ou de
se réclamer de la « liberté » pour justifier l’assujettissement des cités alliées,
les Athéniens ne craignaient pas d’affirmer à la face des « rebelles » : « Votre
­hostilité nous fait moins de tort que votre amitié ; celle-ci serait interprétée
par nos sujets comme un signe de faiblesse de notre part alors que votre haine
constitue à leurs yeux une preuve de notre puissance. »25.
Ainsi se dessine l’image d’une démocratie qui ne se paie pas de mots : partici-
pation politique directe, active et égalitaire à l’intérieur ; à l’extérieur, « franchise
ouverte pour tout ce qui concerne l’exploitation ». Pas de ligne de démarcation
entre « eux », l’élite gouvernementale, et « nous », les citoyens moyens ; pas
de paravent idéologique ou de justification idéologique de l’empire26.
S’il s’agissait, entre Athènes et nous, de creuser la plus grande distance pos-
sible, c’est chose faite. On se demandera toutefois si, pour éviter le miroir défor-
mant du modernisme, Finley ne se laisse pas entraîner par la tentation inverse,
d’opposer en tout point et systématiquement « l’antiquité » au monde moderne27.
Crédités du « réalisme » et de la « spontanéité » dont les assemblées parle-
mentaires sont notoirement dépourvues, les débats de l’ekklésia nous ramènent
par contraste à la coupure qui toujours menace de s’instaurer entre un électo-
rat plus ou moins intéressé par les enjeux politiques et ses représentants, élus
mais lointains. Mais, du même coup, sauvée des difficultés de notre présent, la
démocratie athénienne se met à fonctionner, loin de nous, comme l’âge d’or de
l’immédiateté politique, dans une sorte de transparence – et cette transparence
est peut-être le mythe de Finley comme la « généreuse tolérance » était celui de
Grote28. On hésitera tout aussi bien à caractériser la démocratie athénienne par
« l’absence de toute idéologie ». S’il est probable que « les Athéniens moyens…
défendaient l’empire pour des raisons matérielles, sans le support mystique de

22. Thucydide, III, 37, 1-2.


23. Cités que les décrets de l’ekklésia désignent volontiers comme « les cités sur lesquelles les
Athéniens ont tout pouvoir » (kratousi) : ce n’est après tout qu’une version à usage externe de
l’idée que le peuple athénien exerce le kratos !
24. La référence aux droits de l’homme est, pour donner un exemple, constante dans les allusions
que l’Adresse inaugurale de J.-F. Kennedy fait à l’impérialisme américain.
25. Thucydide, V, 95 (dialogue de Mélos).
26. Démocratie, p. 105-123 ; cf. R. Meiggs, The Athenian Empire, Oxford, 1972, p. 377-378, sur
le caractère « candide, presque cynique » des idées sur l’impérialisme exprimées dans l’assemblée
athénienne.
27. En fait de démocratie antique, il s’agira de démocratie grecque, et en réalité de démocratie
athénienne : Finley s’en explique, bien sûr (p. 61), mais cette réduction est en elle-même peut-être
symptomatique de sa démarche.
28. Voir G. Grote, Histoire de la Grèce (trad. française), Paris, 1865, t. 8, p. 179-180 et les remarques
de A. Momigliano, « G. Grote and the Study of Greek History », Studies in Historiography, Londres,
1966, p. 62 et 70.
problèmes grecs de la démocratie moderne 131

la Staatsräson »29, cela ne signifie pas pour autant qu’en tous lieux et en tous
temps le logos politique athénien se soit caractérisé par une sereine et parfaite
adéquation à la réalité : confrontés aux nécessités pratiques de la politique exté-
rieure, les orateurs de l’ekklésia pouvaient être réalistes ; mais il est des lieux
– tel le cimetière national où, en enterrant ses soldats-citoyens, la démocratie
procédait officiellement à son propre éloge – où un tout autre langage était de
mise. Citant précisément une phrase de l’oraison funèbre de Périclès (« Athènes
est la seule cité qui règne sur des sujets sans qu’ils puissent se plaindre de se
trouver soumis à une nation indigne d’exercer cette autorité »), Finley y voit
ce que l’on peut trouver « de plus proche d’une affirmation idéologique »
et « l’on avouera », ajoute-t‑il, « que c’est peu de chose » (p. 107) ; encore
­conviendrait-il de rapprocher cette affirmation péricléenne des développements
similaires contenus dans d’autres oraisons funèbres et l’on s’apercevrait alors
que ce peu de chose est la version discrète d’un lieu commun de l’éloquence
officielle, en vertu duquel les Athéniens sont admirés même de leurs ennemis
et par là dignes du premier rang, celui de guides des Grecs : des réalités de la
domination à la reconnaissance admirative de la valeur, du monde de la puis-
sance à l’univers agnostique, ce déplacement ne nous semble pas négligeable et
à la question de l’idéologie on ne saurait se contenter de répondre en affirmant
qu’elle n’existait pas à Athènes30. Certes l’entreprise de Finley répond à notre
désir de donner quelque part (en un lieu, en un temps assignables, fussent-ils à
jamais distants) sa chance à une parfaite transparence de la démocratie ; à cet
égard Démocratie antique et démocratie moderne est d’une lecture stimulante :
au risque de décevoir notre propre désir, j’ajouterai que l’analyse historique y
est parfois travaillée par l’imaginaire de la démocratie.

Et si justement le détour athénien nous offrait la possibilité d’un voyage


dans l’imaginaire démocratique ? À n’en pas douter, ce parcours au pays du
Politique devrait alors comporter, comme un de ses principaux centres, la grande
étape du Consensus.
Tout se passe en effet comme si la démocratie, qui définit en termes de pou-
voir la loi du plus grand nombre31 et qui ne s’est pas imposée sans luttes (l’inter­
vention spartiate contre Clisthène ou l’assassinat d’Ephialte en témoignent
assez), comme si donc cette démocratie oscillait, quant au choix de sa poli-
tique, entre deux pôles antagonistes : d’un côté, la loi « solonienne » contre
l’apathie, en vertu de laquelle « celui qui, dans une guerre civile, ne prendra
pas les armes avec un des partis sera frappé d’atimie et n’aura aucun droit
politique », ou encore le serment de mettre à mort tout ennemi de la démocra-
tie qu’en 410 prêtèrent tous les Athéniens, « par tribus et par dèmes »32 ; de

29. Démocratie, p. 110 ; mais cf. p. 103 (à propos des « avantages invisibles », comme « l’attraction
du pouvoir en tant que tel »).
30. Démocratie, p. 125-126 (« dans la Grèce antique, avec l’exploitation au grand jour des esclaves
et des sujets étrangers, il y avait peu de place pour l’idéologie au sens marxiste »).
31. Définissant la démocratie, Périclès parle des intérêts de « la majorité », opposés à ceux du
« petit nombre » et non « des intérêts de tous ». Sur kratos, voir les remarques d’Ed. Will, Le
Monde grec et l’orient, I, Paris, 1972, p. 446-447, et le jeu de mots étymologique de J. de Romilly
(Problèmes, p. 73).
32. Voir Finley, p. 81 et P. Vidal-Naquet, p. 43-44.
132 problèmes grecs de la démocratie moderne

l’autre, la grande réconciliation de 403, « première amnistie de l’histoire »33,


où l’on jura d ­ ’oublier à jamais les maux du passé – c’est-à‑dire la sombre
époque de la dictature oligarchique des Trente – où la démocratie restaurée
accepta de participer au remboursement des dettes des oligarques34. Il faut lire
Xénophon, qui n’est pas suspect de sympathies démocratiques exacerbées,
pour percevoir l’élan de « concorde » par lequel on voulut oublier les opposi-
tions meurtrières qui avaient dressé les uns contre les autres les oligarques de
la Ville et les démocrates du Pirée : il faut dans Xénophon lire le discours de
l’orateur démocrate qui, avant même que le combat décisif fût livré, rappelait
ses concitoyens de l’autre bord au sentiment de la communauté ; on y ajoutera
en contrepoint l’exclamation ironique de Platon : « Du côté du Pirée comme
de la Ville, quel empressement fraternel mirent nos concitoyens à se mêler
entre eux ! »35. Dans cette grande réconciliation, on peut voir « un véritable
élan de civisme », l’esquisse d’une « démocratie de tous »36 ; on peut aussi y
voir une victoire à la Pyrrhus des démocrates, ou, plus exactement, la victoire
du parti modéré : certes les exhortations de Thrasybule à « éviter toute action
révolutionnaire et à appliquer au contraire les anciennes lois » furent enten-
dues des Athéniens et le régime en sortit plus solide, sinon plus audacieux ;
mais Thrasybule lui-même qui, plus que tout autre, avait œuvré pour la chute
de l’oligarchie ne parvint pas à se faire entendre de l’ekklésia lorsqu’il propo-
sait – mesure conjoncturelle et nullement révolutionnaire – de donner le droit
de cité à tous les non-Athéniens ayant combattu pour la démocratie37. Tant il
est vrai que la démocratie, dont l’existence même suppose que soit reconnue
la légitimité du conflit dans la société, vise toujours d’un même mouvement à
« recouvrir » cette division originaire et fondatrice qui oppose entre elles deux
classes antagonistes38.
Quoi qu’il en soit et quoi que l’on en pense, nulle réflexion sur la démocratie
grecque ne saurait éviter la question du consensus. Ainsi J. de Romilly reproche
aux assemblées du ve siècle leurs décisions partisanes (et, plus généralement, à
la démocratie de n’avoir pas su intégrer ses opposants) tandis que Finley insiste
sur le caractère sporadique des extrémismes athéniens et se plaît au contraire à
souligner l’ampleur du consensus unissant au ve siècle les citoyens autour de la
démocratie ; mais, divisés quant à l’analyse et à l’interprétation des faits, tous
deux s’accordent à associer dans la réflexion théorique « démocratie, consensus

33. Finley, « Athenian Demagogues », p. 24-25.


34. Pour un vibrant éloge de cette décision, voir J. de Romilly, Problèmes, p. 159. On observera que
l’idée du consensus est finalement la même chez les démocrates athéniens et chez les Conventionnels
qui acceptèrent eux aussi d’assumer les dettes du régime précédent ; en refusant d’endosser la
succession du régime tsariste (je pense moins à la question de l’emprunt russe – puisqu’à cet égard
tous les partis d’opposition avaient adopté la même attitude – qu’à la paix de Brest-Litowsk) les
révolutionnaires russes rompaient avec cette tradition : on mesure ainsi la rupture introduite par le
concept de dictature du prolétariat.
35. Xénophon, Helléniques, ii, 4, 20 sq. ; Platon, Ménexène, 243 e.
36. J. de Romilly, Problèmes, p. 78 et 158-160.
37. Sur le conformisme de la démocratie restaurée, voir les remarques de Cl. Mossé dans Histoire
d’une démocratie : Athènes, Paris, 1971, p. 105-106.
38. On se réfère ici aux analyses de Cl. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique
et l’institution du social », Textures, 2-3 (1971), p. 7-78 (voir surtout 9-11).
problèmes grecs de la démocratie moderne 133

et intérêt national »39. Parce que les Grecs ont les premiers associé ces termes.
Mais aussi parce que vingt-cinq siècles après (et à quelques transformations
près dans les modes de production et les rapports sociaux !) la démocratie, lors
même qu’elle croit avoir définitivement renvoyé Athènes au magasin des anti-
quités, n’a pas trouvé pour se penser un langage radicalement autre.
Curieux décalage mais qui, à considérer le retard bien connu des idéologies,
n’a finalement rien d’un paradoxe : nous ne nous identifions plus aux Athéniens ;
mais il nous arrive toujours de formuler en Grecs la question de la démocra-
tie. Il est vrai qu’en l’inventant les Grecs avaient fait preuve d’une formidable
audace. « Les Athéniens n’ont pas trouvé la démocratie parmi d’autres fleurs
sauvages qui poussaient sur la Pnyx »40 ; il leur fallut tout au contraire vaincre
une tradition aristocratique déjà ancestrale qui professait avec Homère qu’« au
milieu d’une vaste foule, on ne saurait ni entendre ni parler »41. Et cependant,
le logos athénien s’est fait entendre. Parions qu’il a dû parler très fort et que
quelques bribes en résonnent encore à nos oreilles.

39. Voir J. de Romilly, Problèmes, p. 145 et M. I. Finley, Démocratie, chap. ii (dont le titre est
cité ci-dessus) ; cf. également « Athenian Demagogues », p. 19.
40. Citation de C. Castoriadis, op. cit., p. 187.
41. Homère, Iliade, XIX, 81-82.
MOURIR DEVANT TROIE, TOMBER POUR ATHÈNES :
DE LA GLOIRE DU HÉROS À L’IDÉE DE LA CITÉ* **

La « belle mort » : de l’Iliade à l’oraison funèbre athénienne1 et au-delà, les


Grecs désignent sous ce nom la mort du combattant. Autant dire que, du monde
d’Achille2 à l’Athènes démocratique des ve et ive siècles av. J.-C., la mort du
guerrier est un modèle où se condensent les représentations et les valeurs qui,
dans le camp des Achéens comme dans la cité classique3, servent de normes.
On ne s’en étonnera pas : l’Iliade peint une société en guerre et, du moins
dans le camp achéen, une société d’hommes, sans un enfant, sans une femme
légitime avec eux4. Quant à la polis athénienne, qui a renversé le rapport
– ­traditionnel depuis la « réforme hoplitique » – du combattant et du citoyen
en postulant qu’il faut d’abord être citoyen pour être (ensuite) soldat5, elle se
distingue des autres cités grecques par l’éclat qu’elle apporte aux funérailles
publiques des citoyens morts à la guerre6, et surtout par le rapatriement des restes
des morts, pratique qui, dans une société qui professe de croire à l’autoch­tonie,
n’est sans doute pas un détail insignifiant.

* Première publication dans G. Gnoli et J.-P. Vernant (éds.), La Mort, les morts dans les sociétés
anciennes, Cambridge, 1982, p. 27-43.
** Ce rapport de synthèse, présenté devant le Colloque pour introduire la discussion sur la notion
d’idéologie funéraire, dégageait, à propos de l’idée de « belle mort », les grandes lignes suggérées
par trois des communications : celles d’Annie Schnapp sur « Les funérailles de Patrocle » (dans
ce volume, p. 77-88), de Jean-Pierre Vernant sur « L’idéologie de la mort héroïque dans l’Iliade »
(dans ce volume, p. 45-76) et de Nicole Loraux sur la « belle mort » civique dans l’oraison funèbre
athénienne (à paraître sous le titre « La belle mort ou l’impossible élaboration d’un bios politikos »
dans L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », sous presse).
Ces trois communications, auxquelles je me réfère constamment, seront indiquées sous le nom de
l’auteur, suivi de la mention op. cit.
1. Sur l’oraison funèbre athénienne, je renverrai le lecteur à ma thèse (à paraître) L’Invention d’Athènes.
2. L’Iliade sera ainsi définie, par opposition à l’Odyssée où M. I. Finley voit Le Monde d’Ulysse
(tr. fr., Paris, 1969).
3. Le camp des Achéens, la cité classique ; bien entendu, il s’agit des deux termes extrêmes d’une
longue histoire, que les communications ici évoquées ne prenaient pas en charge : d’où les absences,
celle surtout du phénomène héroïque (le développement du culte des héros dans les cités, étape
capitale du processus d’abstraction évoqué ci-dessous), dont traite Claude Bérard (dans ce volume,
p. 89-105) et que je n’ai donc nullement tenté de prendre en compte.
4. Cf. P. Vidal-Naquet, « L’Iliade sans travesti », préface à l’Iliade, tr. fr. P. Mazon, Paris, 1975,
p. 14-15.
5. Voir M. Detienne, « La phalange : problèmes et controverses », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes
de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 119-142 et P. Vidal-Naquet, « La tradition de
­l’hoplite athénien », ibid., p. 161-181.
6. Le texte de référence est Thucydide, II, 34.
mourir devant troie, tomber pour athènes 135

Parce qu’en elle se cristallise l’aretê, celle d’Achille, celle des citoyens
d’Athènes, la « belle mort » a d’emblée partie liée avec le discours : mort héroïque
et belle mort civique sont l’une et l’autre l’objet d’une parole élaborée, parole
de célébration qui assure le trépas du guerrier d’une existence éternelle dans les
mémoires, lui donnant ainsi toute sa réalité, mais qui, inversement, tire toute sa
valeur de l’exploit accompli, dont elle entend se faire l’expression véridique.
La belle mort : un paradigme.

Le langage des funérailles ou ce que les vivants font des morts

Deux collectivités, donc, sont réunies pour enterrer leurs morts : l’armée
des Achéens, la cité athénienne. L’armée des Achéens met en œuvre deux pro-
cédures très différentes, selon qu’il s’agit de morts ordinaires ou de l’élite des
héros. Pour enterrer le tout-venant des morts anonymes qui ne sont pas tombés
au premier rang, on fait vite : on lave les corps, on efface sur eux sang et pous-
sière, on élève un bûcher ; une fois la crémation achevée, on s’en va, sans un
mot (Iliade, 7, 424-432). Car il y a fort à parier que, tout comme les Troyens,
les Achéens se sont abstenus de toute lamentation avant d’entasser les corps sur
le bûcher7. Au silence des vivants répond le silence entourant les morts, dont
la cohorte indistincte ira rejoindre dans l’Hadès la masse privée de gloire des
sans-nom (les nônymnoi)8. Pour enterrer les héros9, au contraire – Sarpédon ou
Hector, mais surtout Patrocle –, un rituel s’impose, inséré dans une temporalité,
et qui fait la part des lamentations, de l’exposition du corps (prothesis), d’un
banquet et (ou) de concours. Puis c’est au poète de célébrer les klea andrôn (les
hauts faits des héros). Bref, on n’enterre pas Thersite – s’il lui advenait de mou-
rir – comme on enterrerait Achille, ou comme on enterre Patrocle, cet autre lui-
même. Il y a le lot de la piétaille, et celui des héros.
À l’opposé des funérailles épiques, la pratique démocratique accorde à tous
les mêmes honneurs : à Athènes, les funérailles sont collectives, collectif le
tombeau, collectif encore l’éloge. Mais chacun des citoyens a droit individuel-
lement à sa part de gloire, au souvenir éternel de son nom, inscrit sur le monu-
ment. Un nom, il est vrai, à la fois « abstrait » et politique : sans patronyme,
sans démotique, le nom du citoyen est comme mis à nu, détaché de tout rap-
port d’appartenance (à une famille, à un espace de vie), et prend place à l’inté-
rieur d’une liste, à côté des noms de tous les autres morts de l’année, énumérés
dans le cadre civique des dix tribus clisthéniennes. Ainsi l’égalitarisme démo-
cratique a su intégrer les valeurs aristocratiques de la gloire. L’anonymat pré-
side certes aux funérailles, mais un anonymat bien tempéré : si les restes des
morts, rassemblés par tribus, ne sont pas individualisés, du moins chaque famille

7. Ainsi que le remarque Annie Schnapp, op. cit., p. 79. La plainte étant essentiellement féminine,
il importe que, dans ce contexte, les femmes soient absentes – détail signifiant du côté troyen où
les héros morts sont ramenés dans la ville et offerts aux gémissements des femmes ; aussi le texte
souligne-t‑il l’interdiction de se lamenter du côté troyen (Il., 7, 427).
8. Sur le « silence réservé aux morts ordinaires », voir J.-P. Vernant, op. cit. Dans le mythe hésiodique
des races, seule l’élite des héros gagne les îles des Bienheureux, le reste gagne l’Hadès, comme
les hommes de bronze, morts nônymnoi (Hésiode, Les Travaux et les Jours, 152-155 et 166-173).
9. On prendra systématiquement le mot « héros » au sens homérique du terme et non au sens cultuel,
dont traitent Claude Bérard et François Hartog (dans ce volume, p. 89-105 et 143-154).
136 mourir devant troie, tomber pour athènes

a-t‑elle le droit d’apporter des offrandes à son mort, au cours de la prothesis ;


si une loi non écrite invite l’orateur à n’exalter aucune gloire individuelle dans
­l’epitaphios logos, le monument public opère un partage équitable entre la gloire
collective, accordée par l’épitaphe versifiée, et la renommée personnelle, assu-
rée par l’inscription du nom10.
Enterrer un mort, enterrer des morts : serait-ce là, pour une collectivité, une
façon d’exprimer avec éclat les valeurs qui donnent sa structure à la société
des vivants ? Pour répondre à cette question, laissant de côté les morts trop
anonymes du chant VII de l’Iliade, on reviendra sur deux cérémonies funé-
raires : les funérailles de Patrocle (Iliade, 23), celles des citoyens-soldats athé-
niens. Auparavant, toutefois, il convient de prévenir une objection : que l’on
n’aille pas dire qu’entre des funérailles « littéraires », dont le rituel est tout,
sauf réaliste11, et une pratique funéraire attestée par des documents archéolo-
giques, l’écart est par trop flagrant. Car notre principal « document » sur les
funérailles collectives athéniennes est encore un texte, le chapitre 34 du livre II
de Thucydide, et un texte qui joue un rôle capital dans l’économie d’ensemble
du récit par l’historien de la guerre du Péloponnèse. Dans un cas comme dans
l’autre, les funérailles sont déjà devenues matière de discours, et force nous est
de nous en accommoder.
Tout d’abord, donc, les funérailles de Patrocle. Elles présentent en apparence
le schéma classique des funérailles de héros dans l’Iliade : pour commencer, on
entoure le corps du mort de multiples soins, après quoi on l’expose dans toute sa
« beauté », puis on le brûle sur un bûcher, crémation où J.-P. Vernant voit une
opération inverse de celle qui caractérise la pratique sacrificielle – dans le rite
funéraire, en effet, les chairs corruptibles, totalement consumées, s’en vont en
fumée, cependant que subsistent les « os blancs », tout ce qui reste du corps du
mort ; dans le rite sacrificiel, au contraire, les os blancs partent en fumée vers
les dieux, tandis que sont préservées les chairs, destinées à être consommées
par la collectivité des hommes. Or la conformité des funérailles de Patrocle à
ce schéma n’est qu’une apparence. Car le rituel de ces funérailles brouille tout,
funérailles et sacrifice12. Sacrifice aberrant par le statut des victimes (hommes,
chiens, chevaux), funérailles démesurées où, brûlé d’un feu double, à la fois
sacrificiel et funéraire, Patrocle est sujet du rituel funéraire mais objet de la pra-
tique sacrificielle. En un mot, un mort divin. Ce que sera bientôt Achille, et là est
le point capital. Car, en honorant Patrocle à qui l’unissait un « rapport d’exis-
tence »13, Achille prend acte de son propre destin, où la mort est inscrite. Et ces
funérailles, célébrées en réalité par le seul Achille – au milieu de l’armée des
Achéens, il y a les Myrmidons, et, à leur tête, Achille –, expriment tacitement
le statut complexe du héros Achille : son hybris, qui constamment le mène du tout
au rien14, son statut de vivant dont la mort est inscrite dans la vie, la vie brève.

10. Voir N. Loraux, Invention, chap. 1.


11. Ainsi que le souligne Annie Schnapp, op. cit.
12. Cf. Annie Schnapp, op. cit.
13. Cette expression est empruntée à Jean-Pierre Vernant, dans la discussion qui a suivi ce rapport.
À propos de Patrocle « double » d’Achille, Elena Cassin évoquait le couple analogue formé dans
la tradition mésopotamienne par Gilgamesh et Enkidu, et les funérailles hybristiques réservées au
second par le premier, dont la vie n’est plus dès lors qu’une longue marche vers la mort.
14. Cf. J.-P. Vernant, op. cit.
mourir devant troie, tomber pour athènes 137

Ni tout à fait mort ni encore vivant, mortel et cependant traité comme un dieu,
Patrocle mort révèle Achille vivant. Et jusqu’à ce qu’Achille devienne un jour
un mort, Patrocle n’en sera pas vraiment un. Ce que sa tombe toute provisoire
renferme, ce sont bien des os blancs, mais entourés, comme pour un sacrifice
divin qui n’a pas encore eu lieu ou n’aura jamais lieu, d’une double couche de
graisse. En attendant qu’Achille ne s’enfonce à son tour dans l’Hadès. Disons
qu’Achille encore vivant est la figure immortelle de Patrocle comme Patrocle
était la part mortelle d’Achille, en attendant que la mort ne réunisse enfin les
deux moitiés du symbolon.
Ainsi les funérailles de Patrocle mettent à jour le statut du héros, son inté-
gration difficile dans la société, celle des vivants mais aussi celle des morts, et
la tension qui en lui constamment affronte la vie à la mort, le dieu à l’homme.
Patrocle et Achille : l’envers et l’endroit. Comment dire mieux que le héros
est double ?
Après les funérailles héroïques, les funérailles civiques, dans leur égalitarisme
démocratique. Encore faut-il observer que cet égalitarisme démocratique consiste
à donner à tous ce que l’aristocratie réservait à quelques-uns : traits aristocra-
tiques sont la prothesis, plus longue que celle des morts ordinaires, l’utilisation
de chars pour le convoi (l’ekphora), le dépôt des ossements dans des cercueils
en bois de cyprès, bois imputrescible, porteur de mémoire et symbole d’immor-
talité, et surtout la louange. Louange en prose, qui use de la langue politique
des débats ; mais la « renommée immortelle » (doxa athanatos) des orateurs
civiques ressemble étrangement à la « gloire impérissable » (kleos aphthiton)
du poète. À tous, donc, ce que les aristocrates (agathoi) du passé réservaient
à quelques-uns, et à tous le nom d’agathoi andres, officiellement décerné aux
morts par le discours et l’épigramme versifiée. La mort effacerait-elle les dif-
férences ? On dira plutôt que c’est la cité qui les efface à l’occasion de la mort.
Comme si l’idéal de la démocratie, cette transparence égalitaire des rapports
interchangeables, (ne) s’accomplissait (que) dans la mort. Toujours est-il que,
dans la mort, les combattants athéniens, hoplites, archers, rameurs et peltastes
confondus, font figure d’homoioi. Homoioi, agathoi : Athènes ou l’égalité dans
l’aristocratie ? Ce que les funérailles publiques disent, c’est la démocratie telle
qu’elle se veut, telle qu’elle veut qu’on la pense.
Ainsi les funérailles athéniennes expriment bien la « réalité » de la société
des vivants, à condition de désigner comme réel ce que cette société veut qu’on
dise d’elle – ce qu’elle dit à son propre propos.
Elle le dit même envers et contre toutes les transformations qui s’opèrent
en son sein : au ive siècle, l’oraison funèbre résiste de toute son orthodoxie à
l’intru­sion des valeurs privées qui à nouveau se développent dans la cité15. Mais
l’historien ne peut oublier qu’aux frontières mêmes du cimetière officiel (dêmo-
sion sêma), les sépultures privées recommencent à proliférer, et que certaines
d’entre elles vont jusqu’à célébrer individuellement l’un des citoyens enterrés
dans le monument collectif. Ainsi la piété familiale double les valeurs officielles,
comme, au Céramique, l’« allée des tombeaux » double le dêmosion sêma. Le
cas le plus remarquable est celui du jeune Dexileôs, qui fut sans doute enterré

15. Cf. N. Loraux, op. cit.


138 mourir devant troie, tomber pour athènes

dans le monument collectif des morts de 394, mais qui est à coup sûr deux fois
célébré individuellement – avec les Hippeis qui se sont illustrés en même temps
que lui et par le monument que sa famille lui élève, où l’épitaphe se fait biogra-
phie, où le relief l’isole des autres combattants16. Et cependant, les funérailles
et le discours disent toujours, inlassablement, le primat du collectif sur l’indi-
viduel, du public sur le privé… Il est temps d’entrer vraiment dans le discours.

Mort héroïque, mort du citoyen ou du beau mort à la belle mort

Si les pratiques cérémonielles honorent le mort en parlant aux vivants, place


importante est faite au discours sur la belle mort, tant dans le monde d’Homère
que dans la cité athénienne. Et, à parler de « langage » des rites, on n’oublie
pas que, de façon cette fois-ci non métaphorique, la mort du combattant est de
toutes parts cernée par le discours.
Discours sur la belle mort : celui qui la constitue en la célébrant, celui du
poète, celui de l’orateur. Mais aussi, à l’intérieur de ce premier discours, un dis-
cours que sont censés se tenir sur la belle mort les combattants, avant de mettre
leur vie en jeu : un discours intérieur de délibération, interne au discours de
gloire – adresse de Sarpédon à Glaukos, cet autre lui-même, au chant XII de
l’Iliade17, monologue du combattant athénien à Marathon, dans l’epitaphios
de Lysias18. Ce discours intérieur est comme la matrice de l’œuvre poétique,
comme la vérité de l’oraison funèbre ; l’aède et l’orateur s’en font les fidèles
interprètes.
Discours de « délibération », disions-nous. Du moins en a-t‑il la forme.
Car, s’il précède un choix, seul le choix de la gloire immortelle (et donc de la
belle mort) était possible : pour des raisons « métaphysiques » chez Homère19,
parce que l’homme ne saurait échapper à la mort, ni à la vieillesse qui est
comme une mort vivante, et que mieux vaut éterniser à jamais la belle jeu-
nesse du héros ; pour des raisons « politiques » dans l’oraison funèbre, parce
que la cité le veut – mais qui dira si ce politique-là n’est pas une autre forme
de métaphysique ?
Si l’on ajoute que, comme exploit suprême, la mort du guerrier appelle irré-
sistiblement le chant du poète, la prose de l’orateur, alors il s’avère que la belle
mort est toujours en elle-même déjà discours : un topos rhétorique, le lieu pri-
vilégié de l’enracinement d’une idéologie, du monde d’Achille à celui de la
cité démocratique. Et, de la mort héroïque à la mort civique, comme entre les

16. Voir N. Loraux, Invention, chap. 1. La liste des morts de l’année 394 est trop lacunaire pour
qu’on puisse affirmer avec certitude que le nom de Dexileôs y figurait. Lors de la discussion, Claude
Bérard m’a objecté que le jeune Athénien avait sans doute été enterré non dans le monument col-
lectif, mais dans celui des Hippeis au nombre desquels il est énuméré. Néanmoins, j’inclinerais à
considérer le monument des Hippeis comme un simple monument honorifique, probablement un
cénotaphe, doublant le monument collectif où tous les morts de l’année étaient enterrés. Quant au
mnêma privé, je m’accorde avec lui pour y voir quelque chose comme une revendication par la
famille de la « part personnelle » du combattant.
17. Cf. J.-P. Vernant, op. cit.
18. Voir N. Loraux, « Marathon ou l’histoire idéologique », REA 75, 1973, p. 13-42.
19. Cf. J.-P. Vernant, op. cit. On observera que ce raisonnement homérique se retrouve dans
­l’Epitaphios de Lysias (78).
mourir devant troie, tomber pour athènes 139

maillons extrêmes d’une longue chaîne, s’observe une très réelle continuité, sur
laquelle on insistera sans oublier que l’écart et la rupture, une série d’écarts et
de ruptures, y ont leur place.
De la mort du héros à celle du soldat-citoyen, le discours de la belle mort se
construit sur un certain nombre d’affirmations communes. La belle mort réalise
d’un coup la valeur (aretê) d’un combattant : elle fixe la jeunesse des guerriers
homériques, éternisés dans la fleur de leur âge, elle sanctionne l’accès du sol-
dat athénien au statut d’anêr (l’adulte viril, indissociablement citoyen et s­ oldat).
Car il existe deux façons d’entendre le syntagme-clef des epitaphioi – « ils
moururent, s’étant révélés des hommes de cœur » (andres genomenoi agathoi),
selon que l’on met l’accent sur agathoi ou que l’on privilégie andres : de la pre-
mière lecture, la plus courante, il ressort que l’Athénien ne devient valeureux
que dans la mort ; si l’on s’attache plus particulièrement à andres, alors l’orai-
son funèbre affirme que l’Athénien ne devient vraiment homme, c’est-à‑dire
citoyen, que dans la mort20.
Aussi la mort glorieuse creuse-t‑elle un fossé entre le héros (ou les a­ gathoi)
et le reste de l’humanité. Dans l’Iliade, où l’on ne meurt qu’à la guerre, la ligne
de partage passe entre la mort anonyme de la piétaille et la belle mort d’un
Sarpédon ou d’un Patrocle ; dans l’oraison funèbre, le trépas fulgurant de l’anêr
agathos le sépare à jamais de l’humanité passive, enfoncée dans la matière, et
qui attend de subir un destin. Mais, dans les deux cas, la mort choisie de l’élite
s’oppose à la mort subie du commun des mortels.
La mort glorieuse se déploie donc dans le domaine de l’absolu. Tous les tré-
sors du monde ne sauraient équilibrer l’exigence d’honneur qui mène Achille ;
aucun prestige ne suffirait à lancer Sarpédon dans la mêlée ; de même, les
exploits militaires des Athéniens n’obéissent à aucune considération utilitaire,
mais à la seule quête de l’aretê21.
Tout se passe comme si la belle mort héroïque continuait à informer la ver-
sion civique de la mort du combattant, comme si le discours de la cité se nour-
rissait des représentations de l’épopée. Ce qui ne signifie pas pour autant que la
belle mort civique soit issue sans rupture de la mort héroïque. De l’une à l’autre,
en effet, on peut déceler de multiples écarts. Ces écarts, on les observera plus
aisément en prenant pour point d’ancrage la belle mort civique, qui est comme
le terme d’une longue histoire.
Alors que l’épopée se donnait pour objet les klea andrôn, gloire déjà réali-
sée en actes, le discours athénien efface résolument l’acte derrière la décision de
mourir : dans l’oraison funèbre, tout tient dans ce choix, qui ouvre sur la mort.
Entre la décision et le constat de la belle mort (andres genomenoi agathoi), il
n’y a place pour aucun acte, pour aucun récit d’exploit.
Du coup, la vie s’efface derrière la mort. Parce que seul compte l’instant de
la décision qui est à la fois le début et la fin de la (vraie) vie. Parce que le carac-
tère collectif de l’éloge veut que tous les morts aient même part de louange, sans
considération aucune de la qualité de leur existence passée.

20. Entre andra gignesthai, qui désigne la majorité politique, c’est-à‑dire l’inscription sur le registre
du dème, et l’inscription du mort sur la liste officielle (andra genesthai agathon), l’oraison funèbre
semble ne pas faire de différence.
21. Achille et Sarpédon : cf. J.-P. Vernant, op. cit. ; pour les Athéniens : Lysias, Epitaphios, 14.
140 mourir devant troie, tomber pour athènes

Pour les héros de l’épopée, tel Achille au chant IX de l’Iliade22, il n’était au


contraire d’autre valeur que la vie, et c’est précisément pour cette raison qu’il
valait la peine de la mettre en jeu : on y trouvait le trépas, mais on y devenait
exemplaire, et la belle mort se chargeait de tout le poids de la vie perdue. Au
poète alors de chanter la Vie du héros, à jamais parachevée par sa mort.
Le héros épique va à la mort parce que la vie est tout pour lui. L’oraison
funèbre au contraire invite le citoyen à risquer une existence qui n’est rien, pour
servir la cité qui est tout : il n’est d’autre vie que celle de la cité, qui est aussi
son histoire. Aux citoyens il reste la mort.
Il reste la mort : tandis que l’épopée, encore une fois plus « réaliste », men-
tionnait des blessés – et des blessés qui guérissent –, le discours athénien ne
célèbre les citoyens que morts.
Bref, tout, dans les funérailles athéniennes, conspire à effacer la vie. Tel
est encore le sens du déplacement qui, de la « jeunesse éternelle », caractéri-
sant dans l’épopée la personne du guerrier mort, fait le propre de la gloire ou
de l’éloge des citoyens : aux morts athéniens l’oraison funèbre promet l’éloge
qui ne vieillit pas (agêrôs epainos). Mais qui détient l’éloge, si ce n’est la cité ?
Et, à en juger par les critères du discours athénien, le citoyen est-il encore une
personne ?
Une personne, c’est un corps (sôma), une âme (psychê). Sôma est, dans
l’épopée, le nom de la personne du mort : l’unité formelle de son corps, enfin
conquise dans la mort, lui est une figure – cette figure que l’adversaire s’acharne
à anéantir sur le cadavre de son ennemi et que les proches éternisent dans le
rituel funéraire. Embelli puis consumé, le corps se dissout, mais, ainsi libérée,
la psychê gagne les rives de l’Hadès ; et, surmontant les os blancs, seul reste
du corps disparu désormais caché dans le sol, le monument funéraire (mnêma)
parle du mort aux vivants. Dans le royaume des ombres, la psychê ; dans le
monde des humains, la mémoire du mort, immortalisée par le mnêma et par le
chant de l’aède23. Sôma, psychê, mnêmê, tout dans l’épopée se joue entre ces
trois termes.
Construite sur des oppositions tranchées, l’oraison funèbre ne connaît plus
que deux termes : d’une part la mémoire (mnêmê), toujours immortelle, de
l’autre la « vie », toujours dépréciée, indifféremment désignée comme sôma,
psychê ou bios, bien à la limite étranger et dont les citoyens n’auraient que
l’usufruit. La conséquence en est de taille : les morts, semble-t‑il, n’ont pas
plus de corps que de vie. Ici se joue l’essentiel : le passage du beau mort à
la belle mort.
Dans l’épopée, le corps était spectacle. La mort héroïque dramatise en
l’immo­bilisant la beauté du corps. Cette beauté du jeune guerrier tombé, qui
est comme le signe visible de sa gloire, le rituel tend encore à la souligner en
la fixant. Tel est le sens de la prothesis où, parce que la personne du mort est,
à cet instant des funérailles, tout entière liée à son sôma, on expose à la vue un
cadavre minutieusement embelli24.

22. Cf. J.-P. Vernant, op. cit.


23. Je me réfère ici à un cours de Jean-Pierre Vernant (Collège de France, 1976-77) sur le code des
funérailles en Grèce ancienne.
24. Cf. J.-P. Vernant, op. cit.
mourir devant troie, tomber pour athènes 141

Les funérailles athéniennes se construisent au contraire autour de l’occulta-


tion systématique du corps. Dans le discours, tout d’abord, où n’apparaît aucun
« beau mort », mais seulement et toujours la belle mort, c’est-à‑dire la mort
glorieuse : toute valeur esthétique a disparu, le « beau » est moral. Ainsi s’est
opéré un double déplacement, du mort vers la mort – de l’individu exemplaire
vers un modèle formel de conduite civique –, du beau comme qualité du corps
au beau comme qualité de l’acte (mais comme l’acte se résorbe dans son logos,
le beau sert finalement à dire la qualité du discours civique)25.
« Tout est beau sur le jeune guerrier mort, de ce qu’il laisse voir », dit Priam
(Iliade, 22, 73) ; au donner à voir (phainesthai) de l’épopée répond, dans le dis-
cours civique, l’épiphanie toujours recommencée de l’aretê d’Athènes.
Mais il n’est pas jusqu’à la cérémonie des funérailles qui ne se refuse à faire
la part du spectacle du corps des morts. Si, dans l’Iliade (24, 35 et suiv.), l’assem­
blée des dieux décidait de contraindre Achille à rendre le cadavre d’Hector,
c’est qu’il fallait le livrer aux regards de son épouse, d’abord, puis de sa mère,
de son fils, de son père et enfin de son peuple : alors seulement à la prothesis-­
spectacle pourrait succéder la crémation. À Athènes, au contraire, les morts n’ont
plus rien d’un sôma, et ce que la cité consent à exposer à la piété familiale, ce
sont des ossements26 : des morts déjà abstraits, déjà privés de tout ce qui fai-
sait leur apparence physique, de tout ce qui permettait de les identifier27. En
réalité, l’ordre des opérations du rituel funéraire a été inversé pour les citoyens
d’Athènes : d’abord le bûcher, sur le champ de bataille – et il n’est pas indiffé-
rent qu’à cette crémation assiste l’armée, héritière de ces laoi qui, dans l’épo-
pée, étaient les derniers conviés au spectacle funèbre – puis, pour les familles,
une prothesis sans spectacle et sans individualisation.
Dans cette perspective, on ne saurait trop insister sur le sens de la crémation
des corps. Que l’on brûle les morts au lieu de les inhumer, est-ce là seulement
une mesure de prophylaxie, afin que les restes se conservent jusqu’à la cérémo-
nie des funérailles, à la fin de la saison des combats ? Il se trouve bien sûr – et
en grand nombre – des historiens, convaincus que le réel est raisonnable, pour
l’affirmer. Mais à qui admet que la Grèce antique relève aussi de l’anthropolo-
gie28, une telle « rationalité » apparaît bien suspecte. À vrai dire, le recours à
la crémation ressemble fort à un choix, dicté par des impératifs idéologiques.
On observera tout d’abord que cette prophylaxie n’aurait aucune raison d’être
si les Athéniens ne rapatriaient pas les restes des citoyens, se distinguant ainsi
des autres cités grecques qui enterrent normalement leurs morts sur le champ de

25. Cf. N. Loraux, op. cit. Dans l’Athènes classique, la notion de « beau mort » n’a plus de réalité :
ainsi, dans les Suppliantes d’Euripide, la vue des « corps défigurés – spectacle affreux, le sang, les
plaies des cadavres » (944-945) doit être évitée aux mères des morts.
26. Thucydide, II, 34, 2 : ta osta protithentai (« ils exposent les ossements »).
27. L’impossibilité d’identifier les morts caractérisait dans l’Iliade la masse des morts ordinaires
(7, 424). Les Suppliantes d’Euripide, réflexion tragique sur les funérailles publiques, présentent les
opérations dans le même ordre : d’abord le bûcher, en présence des chefs politiques et militaires,
puis l’exposition des ossements, à laquelle peuvent assister les mères (941-949, 1123 sqq.).
28. À ceux qui, lors de la discussion, avaient insisté sur l’importance des « raisons sanitaires »,
l’exposé de Denis Lombard sur les funérailles insulindiennes (dans ce volume, p. 479-499) apportait
une réponse définitive : dans la pratique funéraire qui consiste à garder, des années durant (parfois
trois ans), à l’intérieur de la maison, le cadavre roulé dans une pièce de tissu, où est la prophylaxie ?
142 mourir devant troie, tomber pour athènes

bataille. Or, la pratique athénienne s’éclaire, pour peu qu’on la réfère au mythe
dominant de l’autochtonie29 : confier les ossements des Athéniens à la terre
civique qui leur est à la fois « une mère et une patrie », n’est-ce pas assurer la
reproduction de la cité ? À tout le moins dira-t‑on que le souci de prophylaxie
est rendu nécessaire par ce choix athénien.
Mais il y a plus : en tant que pratique funéraire, la crémation relève du sym-
bolique et peut en elle-même faire l’objet d’un choix. Symbolique est en effet
la répartition qui, à Marathon où les combattants ont été enterrés sur place,
sépare les citoyens, pour qui l’on eut recours à la crémation, des Platéens et des
esclaves qui furent simplement inhumés à quelque distance. Pour interpréter ce
partage, on peut observer que la crémation, pratique plus coûteuse, était réser-
vée à ceux que la cité voulait honorer hautement30. Il faut sans doute ajouter
que les citoyens athéniens, andres accomplis et consacrés par la mort, sont tout
naturellement du côté du cuit, cependant que Platéens et esclaves se trouvent,
comme les enfants des tombes princières d’Erétrie fouillées par Claude Bérard31,
du côté du cru – on rappellera que l’oraison funèbre présente volontiers les
citoyens tombés au combat comme enfin et définitivement sortis de l’enfance.
En matière de pratique funéraire, existe-t‑il des conduites qui échappent au
symbolique ? Parce que nous ne le croyons pas, il nous fallait nous appesantir
sur le refus athénien de faire une place au voir dans la cérémonie des funérailles.
Ainsi, du beau mort à la belle mort, un événement capital s’est produit :
l’effa­cement de la personne du mort ou, plus exactement, des morts eux-mêmes
devant la cité. Ou, en d’autres termes : la constitution de l’idéalité-cité, au-delà
de toutes les représentations de la polis comme collectivité. La constitution d’une
idéalité : autrement dit, un processus d’abstraction.

La mort et l’abstraction de la cité ou Achille et Athènes

Un tel processus ne s’opère pas en un jour, et ne s’est bien évidemment pas


opéré en tous lieux, ni en tous lieux au même rythme. Polyrythmie, retards et
décalages ne sont-ils pas le propre des phénomènes idéologiques ?
À limiter cet examen aux deux extrémités de l’histoire de la belle mort,
il ne faudrait pas oublier qu’entre le monde homérique et la démocratie athé-
nienne, il y a des étapes essentielles comme les cités aristocratiques de l’époque
archaïque32 ou comme Sparte.
Sparte qui mérite bien qu’on s’y arrête un instant, fût-ce trop rapidement,
pour y constater un décalage remarquable entre le discours – à l’époque clas-
sique, Sparte passe aux yeux des Grecs pour incarner dans toute sa rigueur l’exi-
gence civique de la belle mort – et la pratique. Car cette cité que, dès le vie siècle,
ses structures immobiles protègent contre la tentation du développement et qui,
au siècle suivant, fait figure de polis archaïque miraculeusement préservée33,

29. Platon le dit explicitement dans le Ménexène (237 c).


30. Cf. D. Kurtz et J. Boardman, Greek Burial Customs, London, 1971, p. 246.
31. C. Bérard, Eretria III. L’Hérôon à la porte de l’Ouest, Berne, 1970.
32. Sur les pratiques funéraires de l’aristocratie dans les cités archaïques, voir C. Bérard, ibid.
33. Sur l’inégalité de développement des différentes cités grecques à l’époque classique, voir
M. Austin et P. Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, 1972, p. 92 sqq., et,
mourir devant troie, tomber pour athènes 143

témoigne de ce que le processus d’abstraction ne fut pas dans l’ensemble du


monde grec un phénomène irrésistible : à bien des égards, en matière de belle
mort, les choix y rappellent encore ceux de l’épopée. À Sparte place est faite à
la vie du guerrier courageux ; on rappellera l’opposition, quasi institutionnelle
dans la cité des Homoioi, entre celui qui a glorieusement combattu et mérite de
son vivant honneurs, admiration et désir, et le « trembleur » (tresas), mis hors
cité (et même hors classes d’âge, puisqu’il est tenu de céder la place à plus jeune
– et plus courageux – que lui)34. On ajoutera – ce qui va probablement dans
le même sens – que les Spartiates, tels les laoi homériques, jugeaient essentiel
de posséder le corps (et non pas seulement les restes) de leurs rois : si un roi de
Sparte meurt à l’étranger, il faut ramener son corps, embaumé dans le miel ou
la cire, mais conservant sa figure ; qu’à Sparte enfin, l’opposition des hommes
et des femmes exclut moins qu’à Athènes les femmes de la cité. À Athènes, les
femmes doivent se tenir dans la cérémonie à la (petite) place qui leur est dévo-
lue ; pour le reste, il leur est conseillé de ne pas faire parler d’elles, ainsi que le
leur rappelle aimablement Périclès, pour qui une aretê féminine serait une notion
contradictoire en ses termes35. Non contentes d’assister de plein droit à la céré-
monie solennelle des funérailles royales, les femmes Spartiates ont encore une
possibilité de s’illustrer dans la sphère – étroitement balisée, il est vrai – de la
reproduction36 : seuls avaient droit à l’inscription de leur nom sur la tombe le
Spartiate tombé au combat et la Spartiate morte en couches, et, pour être par-
faitement conforme à l’orthodoxie grecque de la division des sexes, cette équi-
valence n’en est pas moins remarquable, dans sa dimension institutionnelle.
De la cité Spartiate, on voit plus clairement encore l’originalité du processus
d’abstraction qui s’opère à Athènes. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas
d’autres étapes essentielles vers les voies athéniennes de la belle mort37. Mais
on va ici au plus pressé.
Non seulement ce processus d’abstraction ne s’est pas opéré en tout lieu, mais
il s’est opéré – ou du moins a été orchestré – avec une ampleur exceptionnelle dans
un lieu bien précis : Athènes. Et, dans ce lieu, en un temps bien précis. Disons
entre Clisthène et Ephialte – c’est le moment de l’oraison funèbre38 – ou entre
Clisthène et le début de la guerre du Péloponnèse, soit la période où, à Athènes,

sur la société spartiate et ses structures, M. I. Finley, « Sparta », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes
de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 143-160.
34. Tyrtée, 6-7, 29-30 et 9, 35-42, Prato. Sur les tresantes et à propos des représentations spartiates
de la belle mort, voir N. Loraux, « “La belle mort” spartiate », Ktèma 2, 1977, p. 105-120.
35. Thucydide, II, 45, 2. Dans la discussion qui a suivi la présentation de cet article, D. Lanza a
attiré mon attention sur l’étrange epitaphios prononcé par Electre sur le corps d’Egisthe (Euripide,
Electre, 906-956), epitaphios de signe négatif, puisqu’il s’agit d’un blâme et non d’un éloge, que le
kratos y est absolument mis en avant et – surtout – que c’est une femme qui le prononce : seule la
tragédie pouvait subvertir ainsi la tradition de l’oraison funèbre, en donnant la parole à une femme…
36. Sur l’équivalence grecque du mariage et de la guerre, comme accomplissement de la nature
respective de la femme et de l’homme, cf. J.-P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne,
Paris-La Haye, 1972, p. 15.
37. Par exemple, la prise du pouvoir par le discours dans le monde des cités et l’affirmation, maintes
fois répétée dans l’œuvre de Pindare, de la suprématie totale de la parole de célébration sur l’acte.
38. Tout en inclinant à dater l’introduction de l’oraison funèbre aux alentours de 460, je considère
avec F. Jacoby (« Patrios Nomos. State Burial in Athens […] », JHS 64, 1944, p. 37-66) qu’elle se
situe au terme d’un processus de maturation, qui s’opère entre Clisthène et Ephialte.
144 mourir devant troie, tomber pour athènes

s’interrompt la représentation figurée du mort sur les tombes privées, au profit


des seuls monuments publics39. Ce dernier phénomène mériterait certes un exa-
men approfondi. Pour interpréter ce trou qui, dans les représentations funéraires,
sépare la sculpture archaïque (kouros, stèle) des innombrables reliefs de l’époque
classique avancée, sans doute faudrait-il s’interroger sur l’interdit civique qui
pèse sur la figuration de l’individu dans la mort. On rejoindrait alors l’étude des
funérailles publiques et de cet interdit qui, de façon plus générale, pèse sur le
voir au profit du dire : la cité athénienne exorcise sans fin la vue, substituant les
os blancs au corps, mais aussi détournant les regards du monument collectif, où
un relief sculpté célèbre des combattants symboliques40, vers la tribune du dêmo-
sion sêma, où la parole de l’orateur officiel transforme le public en auditoire41.
Ainsi le discours que tient sur la belle mort la cité classique est constitué par un
rejet, où l’on verra peut-être moins le refus du discours archaïque que celui de
la figuration : de la figuration archaïque, de toute figuration42.
Revenons une dernière fois sur ce discours. Tout se passe dans l’oraison
funèbre comme si Athènes y tenait la place que, dans l’épopée, occupe Achille43.
Achille, le plus valeureux des Grecs ; Athènes, la cité de l’aretê à qui, d’un
commun accord, les Grecs sont censés accorder le prix de bravoure, l’aristeion.
Nul, dans le camp achéen, ne conteste la valeur éminente d’Achille ; aucune
cité grecque, à en croire les orateurs, ne nie une seconde qu’Athènes mérite
l’admiration universelle et le premier rang. Comme Achille, la cité ne peut être
que la première et la seule. D’où la valeur paradigmatique que prend la victoire
de Marathon, exploit initiatique du héros-Athènes : aux côtés des Athéniens,
il y avait des Platéens ; les orateurs les « oublient », car Athènes n’a que faire
­d’alliés. De même enfin que, dans l’épopée, Achille-aède chante les klea andrôn,
de même à l’intérieur du discours civique, la cité seule donne la parole à l’ora-
teur, la gloire aux citoyens morts.
Cette position « héroïque » de la cité dans le discours ne va pas sans consé-
quences. Elle contribue essentiellement à doter les combattants d’une figure
interchangeable (qui consiste en réalité à n’avoir pas de figure du tout). Ainsi
l’oraison funèbre proclame la dominance de la polis sur les andres, de la cité
sur les hommes. Ce qui, disons-le tout net, devrait inciter l’historien de la
cité grecque à ne pas surestimer l’importance de l’adage bien connu : « Les
hommes, c’est la cité ». Contre l’idée que la Grèce des poleis n’aurait connu
que l’expérience vécue et concrète de la collectivité, l’étude de la belle mort
dans l’oraison funèbre amène à souligner la position dominante occupée dans
un discours civique par l’abstraction polis, unité insécable autour de laquelle
s’ordonne la parole44.

39. Cf. N. Loraux, Invention, chap. 1.


40. A. C. W. Clairmont m’objectant que, sur les monuments publics, un relief sculpté exalte géné-
ralement la beauté physique des combattants, je répondrai qu’il s’agit là d’une « beauté » de part
en part symbolique, et que l’œil n’est pas seul à percevoir : cf. N. Loraux, « ̀ ́Ήβη et ἀνδρεία. Deux
versions de la mort du combattant athénien », AncSoc 6, 1975, p. 1-31.
41. Le déplacement de la vue vers l’ouïe se lit clairement dans le préambule de l’Epitaphios de Lysias.
42. De toute figuration : l’oraison funèbre peut être caractérisée comme déployant un imaginaire
sans image.
43. Tout ce qui est dit d’Achille se réfère à J.-P. Vernant, op. cit.
44. Cf. N. Loraux, Invention, chap. 6.
mourir devant troie, tomber pour athènes 145

Mais, pour donner toute sa dimension à la comparaison des positions res-


pectives d’Achille et de la cité au sein de l’épopée et des epitaphioi, encore
faudrait-il observer que, si la cité tient la place d’Achille, elle la tient de façon
édifiante : l’oraison funèbre est une leçon de morale (civique, hoplitique), ce que
n’était pas l’épopée. C’en est donc fini de cette hybris qui constituait le héros
homérique dans toute son ambiguïté45. Dans les epitaphioi, la démesure est en
face, du côté des adversaires. Toute justice s’est réfugiée à Athènes.
À cette différence capitale, on rattachera la très forte opposition qui sépare
ce que, tout à l’heure, j’appelais le réalisme de l’épopée et l’absolutisme méta-
physique du discours athénien. On y rattachera aussi l’occultation, systématique
dans l’oraison funèbre, de cette puissance (kratos) à laquelle l’épopée accordait
une large place dans la définition qu’elle donnait du guerrier : kratos exercé, à
l’intérieur de la cité, par le peuple – dans les epitaphioi, la démocratie n’est pas
le pouvoir du dêmos, mais la patrie de l’aretê –, kratos de la cité impérialiste,
refoulé et transformé en reconnaissance de la valeur d’Athènes, à l’issue d’un
concours d’excellence : dans l’oraison funèbre, la puissance n’a pas droit de cité.
Ainsi ce qui, au cimetière public, s’énonce à l’occasion de la mort des citoyens
d’Athènes mérite le nom d’idéologie de la cité46. D’idéologie de la démocra-
tie, faudrait-il peut-être ajouter, puisque l’égalitarisme transparent à soi-même
n’existe que dans la mort et en se réclamant de l’aretê. Mais il n’est pas indiffé-
rent que l’oraison funèbre contienne le seul discours construit que la cité athé-
nienne tienne officiellement sur la démocratie. La démocratie se dit elle-même
au cimetière public, et elle se dit comme la valeur même, comme le modèle de
la polis. Pour réussir cette opération, encore faut-il à la cité démocratique sor-
tir de la pratique politique (à l’ekklêsia les citoyens éprouvaient moins de scru-
pule à appeler le kratos par son nom), mais aussi de la ville (pour être le « plus
beau faubourg », le Céramique n’en est pas moins hors les murs) et du temps,
en une entreprise délibérée (« Nous serons admirés des gens d’aujourd’hui et
de ceux de l’avenir », dit Périclès chez Thucydide) : le point d’orgue de la mort
permet cette échappée…

Idéologie et « idéologie funéraire »

Idéologie funéraire ? Je dirai plutôt : idéologie dans la mort. Sauf à se


contenter, dans l’expression « idéologie funéraire », d’entendre le mot idéolo-
gie au sens vague de « système de représentations », il faut en effet tenter de
comprendre le processus qui ancre le dégagement d’un discours idéologique
dans la célébration de la mort. Une mort ritualisée, devenue facteur efficace de
cohésion sociale. Aussi nous importe-t‑il que l’idéologie de la cité se constitue
sur fond de belle mort.
Le héros Achille mettait en place un cérémonial unique, pour honorer Patrocle
d’une manière qui ne s’était jamais vue et ne devait plus jamais se voir. Mais

45. Cf. Annie Schnapp, op. cit., et J.-P. Vernant, op. cit.
46. Au sens où c’est la « cité » qui donne son extrême cohérence à ce discours et lui permet de
résister aux différences et aux tensions que le « réel » pourrait y introduire. Pour une autre approche
de cette notion, voir D. Lanza et M. Vegetti, « L’ideologia della città », dans l’ouvrage collectif du
même titre, Napoli, 1977, p. 13-27.
146 mourir devant troie, tomber pour athènes

le héros est unique parmi les héros ; du moins doit-il l’être, ou faut-il qu’il le
soit pour s’insérer à sa façon paradoxale dans la société homérique. Contre le
temps, contre sa propre histoire, qui ne s’est pas faite de guerres agonistiques
ni de pur prestige, la cité d’Athènes met en place un cérémonial qui la distingue
des autres cités, et où elle proclame qu’elle est la seule polis. Discours dont les
historiens ont eu et ont encore bien du mal à sortir. Habitués que nous sommes
à prêter une oreille distraite à la phraséologie de nos modernes discours aux
morts, il nous plaît que le plus efficace des modèles athéniens d’Athènes ait
d’abord été dit, dans un cimetière.
AUX ORIGINES DE LA DÉMOCRATIE
SUR LA « TRANSPARENCE » DÉMOCRATIQUE*

Aux origines, la démocratie est rupture. Du moins se pense-t‑elle sous cette


catégorie. Nul ne l’a mieux dit qu’Hérodote commentant la première victoire
militaire de la jeune démocratie athénienne en 506 (V, 78) :
Athènes était donc en pleine croissance. Cela prouve bien que ce n’est pas dans
un cas isolé mais en tout lieu que l’égalité entre citoyens est chose précieuse :
gouvernés par des tyrans, les Athéniens n’étaient pas supérieurs à la guerre à
aucun des peuples qui habitaient autour d’eux ; affranchis des tyrans, ils passèrent
au contraire de beaucoup au premier rang. Cela prouve que, dans la servitude,
ils se conduisaient volontairement en lâches, pensant qu’ils travaillaient pour un
maître, tandis qu’une fois libérés, chacun trouvait son propre intérêt à accomplir
sa tâche avec zèle.1
Texte justement célèbre par la conviction qui l’anime, et où il est permis de
voir la plus belle profession de foi démocratique qu’un Grec ait jamais pu rêver.
Parce que la guerre est, pour les cités grecques, à la fois le seul terrain où elles
puissent se rencontrer et le seul théâtre où elles puissent manifester leur puis-
sance et leur valeur, une victoire sert toujours de révélateur ; la valeur guerrière
est le signe infaillible de la valeur d’un régime, dans les envolées patriotiques
de l’éloquence officielle2 comme dans la réflexion raisonnable du Père de l’His-
toire. Ce que révèle donc cette première victoire des Athéniens, c’est l’excel-
lence et l’universalité de la démocratie. Ou, plus exactement, puisque Hérodote
n’emploie pas le mot démokratia, peu soucieux, semble-t‑il, d’insister ici sur le
pouvoir, fût-il celui du peuple, cette victoire révèle l’universalité bénéfique de
l’égalité : égalité à l’assemblée, réciprocité dans la circulation de la parole, tel
est le sens du mot isègoria. Voici donc que la parole, une fois libre, se concrétise
en actes, et voici que ces actes sont autant de preuves en faveur d’une libération
du logos. On aura noté l’importance accordée au vocabulaire de la preuve dans
ce qui est à la fois une démonstration argumentée et un témoignage solennel-
lement apporté devant le tribunal de l’histoire : comme la vérité spinoziste, la
démocratie est index sui, manifestée dans les faits telle qu’en son logos elle est3.

* Première publication dans Raison présente, n° 19, 1978, p. 3-13.


1. La traduction de Ph.-E. Legrand (Les Belles Lettres) a été modifiée, pour mieux faire apparaître
la répétition du verbe dèloun (prouver).
2. C’est l’un des topoi essentiels de l’oraison funèbre athénienne.
3. Dans l’oraison funèbre qu’il prononce chez Thucydide, Périclès développe longuement cette idée :
voir II, 41, 2 et 42, 2 (« il est peu de Grecs à propos de qui les mots, comme pour eux, trouveraient
dans les faits un exact équivalent »).
148 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique

Aussi se donne-t‑elle à comprendre dans la transparence d’une perception immé-


diate : libérés des tyrans, maîtres d’eux-mêmes et non plus seulement de refuser
leur concours aux entreprises d’un maître, les Athéniens prennent conscience
de cette adéquation de l’individu et de la cité en vertu de laquelle, en œuvrant
pour la communauté, on œuvre pour soi.
La transparence réalisée dans l’identification du rationnel et du politique4 :
à travers ce texte d’Hérodote, tel serait le discours de la démocratie, discours
universel mais singulièrement tenu à Athènes. Cette conviction, l’historien
contemporain de la Grèce ancienne aimerait la faire sienne, fût-ce pour s’assu-
rer, contre toutes les désillusions du présent, qu’il y eut pour la démocratie le
temps de la transparence. Il se prêtera même volontiers à l’identification de la
démocratie et de la cité, de la cité et d’Athènes5, il acceptera même d’oublier
que, dans la Grèce des poleis, la démocratie n’était pas ce principe universel
qu’elle fait profession d’être, mais l’exception même ; négligeant les cités qui,
comme Chios, l’ont précédée dans cette voie, il ira jusqu’à faire d’Athènes le
« premier inventeur » de la démocratie. Alors peut-être l’examen du fonction-
nement de la démocratie athénienne le récompensera-t‑il d’avoir tant accordé
à la cité d’Athéna6.

Car ce qu’il trouvera à Athènes, c’est la mise en commun, « au milieu »


(es meson) comme disent les Grecs, du politique : la rotation des charges pour
que tout Athénien puisse, une fois dans sa vie, participer au conseil (boulè) qui
assure la continuité de la vie politique athénienne ; une justice populaire ; la
rétribution des charges (misthophorie) de bouleute et de juge ; le tirage au sort
de ces mêmes fonctions, mode de recrutement qui n’apparaît irrationnel que si
l’on oublie le poids dont les grandes familles aristocratiques pouvaient peser
– et pesaient, même à Athènes – sur des élections (il y a parfois plus de raison
dans le hasard – un hasard d’ailleurs strictement réglementé – que dans une déci-
sion prise sous l’influence d’un prestige). Mais ce qui, plus que tout, caractérise
la démocratie directe d’Athènes, c’est, pour emprunter une expression à Jean-
Pierre Vernant, la « pleine publicité de la vie politique »7 : la circulation de
la parole au sein de l’assemblée des citoyens, l’obligation, pour les magistrats,
de rendre publiquement compte de leur charge devant le peuple, l’écriture des
lois, de toutes les lois, de tous les décrets, afin que tout un chacun, le premier
venu, puisse s’informer des décisions du démos souverain.
Tout cela suppose, bien sûr, que ces paysans, ces foulons, ces cordonniers,
ces artisans dont la présence à l’assemblée pesait tant aux écrivains de l’aris-
tocratie aient sérieusement maîtrisé le logos, tant parlé – ou du moins entendu
– qu’écrit – ou du moins lu. Disons qu’ils devaient être au moins capables
­d’entendre et de lire : ainsi définirais-je volontiers ce que l’on a appelé la « demi-­
instruction » du peuple athénien, présentant un haut niveau d’alphabétisation

4. Cf. D. Lanza et M. Vegetti, L’Ideologia della città, Naples, 1977, p. 25.


5. Lanza-Vegetti, ibid. et surtout J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, 1962
(ch. 4 : « L’univers spirituel de la polis. »)
6. On rappellera qu’Athéna n’est pas la déesse de la Raison comme toutes les pensées du miracle
grec l’ont cru, mais la déesse de l’intelligence rusée (la Mètis) : voir M. Detienne et J.-P. Vernant,
Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 215-221.
7. Les Origines de la pensée grecque, p. 42.
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 149

en dépit de l’absence de tout enseignement public8, mais sans doute plus actif
à l’assemblée par sa présence ou par ses réactions que par ses prestations ora-
toires. Lorsqu’Euripide affirme que la liberté démocratique est tout entière dans
les paroles du héraut à l’ekklésia : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à
sa patrie ? », il s’empresse d’ajouter : « Alors, à son gré, chacun peut briller
ou se taire » (Suppliantes, 438-441).
À son gré ou à la mesure de son instruction. Briller ou se taire. Parler ou
écouter. Écrire ou lire. C’est ici, avec cette alternative qui n’est équilibrée qu’en
apparence, que les choses deviennent moins limpides, ou moins parfaites. Car
l’écriture, si essentielle au fonctionnement quotidien de la démocratie, les
démocrates semblent ne jamais se l’être appropriée au service d’une réflexion
systématique sur ce régime dont ils étaient fiers. Qu’advient-il dès lors de la trans-
parence démocratique, si admirablement célébrée par Hérodote ? L’historien,
il est vrai, était d’Halicarnasse et non d’Athènes. On s’étonnera peut-être que,
dans la cité la plus éclairée de Grèce, où les intellectuels affluent de toutes
parts comme en une seconde patrie, il ne se soit pas trouvé un Athénien pour
écrire une « Constitution d’Athènes » positive, en réponse aux multiples pam-
phlets oligarchiques ainsi intitulés où les adversaires politiques de la démocra-
tie traçaient du régime athénien le portrait le plus noir. Les démocrates, dit-on,
n’avaient pas le temps d’écrire : ils avaient mieux à faire, ils agissaient. Ils par-
laient aussi et, s’ils exaltaient la démocratie, c’était à la parole qu’ils confiaient
l’éloge. Soit. Mais la parole se perd et l’écriture reste : les Athéniens le savaient
comme tous les Grecs, et, plus que tous les autres Grecs, ils avaient le souci de
laisser une trace d’eux-mêmes. Il est vrai que tous les discours prononcés à la
louange de la démocratie ne se sont pas perdus ; certains d’entre eux – très peu –
ont été transcrits : je pense aux oraisons funèbres prononcées officiellement à la
gloire des soldats-citoyens d’Athènes tombés pour la patrie, et qui comportent
obligatoirement un éloge de la démocratie, source, comme chez Hérodote, de
la valeur militaire des Athéniens. Tiendrions-nous enfin un discours athénien
sur la démocratie athénienne ? Il nous faut vite déchanter : nous tenons cer-
tainement un discours athénien. Mais, avant de le qualifier de démocratique,
il nous faut admettre qu’on peut parler de la démocratie en « oubliant » tout
ce qui fait l’originalité de ce régime (rétribution des charges, tirage au sort) et
en célébrant au contraire tout ce qui permet de rapprocher Athènes des cités
aristocratiques : la place accordée au mérite – c’est-à‑dire le choix de certains
magistrats par élection –, la noblesse innée du caractère, l’obéissance à des
lois non-écrites. Mieux encore : loin de présenter l’invention de la démocratie
comme une rupture avec un passé de servitude, certains de ces discours en font
une donnée immémoriale (aux origines, il y avait la démocratie… : du coup,
Athènes n’a plus d’histoire).
Bref, entre la pratique politique de la démocratie athénienne et l’image
qu’elle entend donner d’elle-même, il y a dans les oraisons funèbres un déca-
lage remarquable. Et rien ne sert de le minimiser en affirmant que dans un dis-
cours militaire il est toujours conseillé de mettre en avant la « valeur », qualité

8. Voir M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, 1976, p. 64 ; Lanza-Vegetti,


p. 22.
150 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique

d’abord aristocratique : le texte d’Hérodote cité tout à l’heure est là pour nous
rappeler que la célébration de la valeur peut aller de pair avec la revendication
d’une conscience politique transparente à soi-même.

Mais si l’on s’avise qu’Hérodote exalte la démocratie naissante tandis que


les oraisons funèbres célèbrent un régime bien assuré sur ses fondements, alors
une hypothèse se dessine : la démocratie ne serait-elle consciente d’elle-même
qu’en ses débuts ? N’y aurait-il transparence que de l’origine ? On reviendra
donc sur l’histoire d’Athènes ou, plus exactement, sur deux de ses moments
essentiels qui sont à la démocratie comme un commencement et un recommen-
cement – le temps des réformes de Clisthène, celui des réformes d’Ephialte –
pour tenter de cerner à chaque fois en sa spécificité l’image de la démocratie
associée à chacun de ces deux moments.
Pour caractériser très vite le temps de Clisthène, on rappellera qu’après l’ex-
pulsion des tyrans en 510 une âpre lutte oppose Clisthène qui, selon Hérodote,
« avait attaché à son parti » le peuple, « auparavant exclu de tout » (V, 66 et 69),
et Isagoras, tenant d’une solution de type oligarchique. Après diverses péripé-
ties, le peuple et Clisthène ont le dessus, et Clisthène réorganise le corps civique
des Athéniens « pour mieux les fondre, afin de faire participer plus de gens au
droit de cité » (Aristote, Const. Ath., 21). C’est ce que la tradition appelle très
improprement la « réforme clisthénienne » et où il faut plutôt voir la fondation
de la démocratie. Solution politique à des conflits entre le démos et les aristo-
crates qui, jusqu’à présent, avaient été endigués par des mesures « sociales »,
la réforme clisthénienne donne du « peuple » une nouvelle définition, en vertu
de laquelle aucun citoyen ne saurait être plus citoyen que les autres : entendons,
pour citer Euripide, que « pauvre et riche », petit et grand ont « mêmes droits »
(Suppliantes, 433-434). Répartis entre dix tribus, elles-mêmes constituées sur
la base d’une division rigoureuse de l’espace civique athénien9, les Athéniens
n’ont désormais d’autre nom que celui d’Athéniens : le nom du dème, groupe
humain et subdivision spatiale de la tribu, remplace le nom du père, dont les
aristocrates tiraient tout leur prestige. La boulè démocratique est mise en place.
Une ère nouvelle commence.
Encore faut-il à ce politique pur, à cette égalité formelle, donner les moyens
de fonctionner. Car les institutions du passé aristocratique sont encore en place,
tel l’Aréopage, vénérable conseil des Anciens auquel Éphialte, chef du parti
démocratique, s’attaque en lui ôtant tout pouvoir politique. Sur cette lutte, menée
vers 460 et qui fut violente puisqu’elle entraîna l’assassinat d’Éphialte, l’his-
toire d’Athènes est étonnamment silencieuse, mais Éphialte avait un lieutenant
du nom de Périclès, et il nous importe que le plus connu des hommes politiques
athéniens ait poursuivi l’œuvre amorcée par Éphialte en instituant la rétribu-
tion des charges de conseiller et de juge, puisque aussi bien désormais le pou-
voir était vraiment remis à la boulè et aux tribunaux populaires.
Résumons-nous : Clisthène « fonde » la démocratie athénienne et cela ne
se passe pas en douceur, par une irrésistible évolution, mais sur fond de luttes
politiques où tout indique que le démos prit une part active. Toutefois, il est

9. Voir P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace


et du temps dans la pensée politique grecque, Paris, 1964.
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 151

probable que cette nouvelle organisation du peuple ne portait pas encore le nom
de démokratia, mais se réclamait d’une notion plus générale, celle d’isonomia ;
isonomia : la participation égale de tous à la vie politique ; autant dire que sur
ce slogan, forgé dans la lutte antityrannique, oligarques et démocrates, Isagoras
et Clisthène pouvaient s’entendre provisoirement, jusqu’à ce qu’il s’agisse de
définir le nombre des citoyens de plein droit : alors les alliés de la veille ne pou-
vaient que s’opposer, les démocrates demandant que tous les citoyens répondent à
cette définition, les oligarques voulant au contraire la réserver à un petit nombre.
Il n’empêche que, pensée sous la catégorie de « totalité », la démocratie clisthé-
nienne s’accommodait parfaitement du nom d’isonomia10. À partir de 460, au
contraire, il s’avère difficile de maintenir une telle ambiguïté, car ce démos, à
qui Éphialte puis Périclès donnent les moyens d’exercer effectivement le pou-
voir politique et judiciaire, est bien d’abord le peuple de paysans, d’artisans et
de boutiquiers que honnissent les aristocrates. Démokratia : la toute-puissance
(kratos) du peuple. Le mot – ce n’est pas un hasard – est attesté pour la première
fois dans une tragédie d’Eschyle, les Suppliantes, vers 464. Certes il en existe
encore deux lectures possibles, selon qu’on définit le démos, avec les démo-
crates, comme la totalité du peuple, le peuple assemblé qui décide souveraine-
ment à l’ekklésia, ou qu’on y voit, avec les oligarques, une classe sociale ou un
parti, celui des « petits » – rien n’interdit même de penser que le mot, forgé par
les adversaires du régime, désignait, avant que les démocrates ne s’en emparent
pour le redéfinir, le pouvoir d’une partie de la cité sur l’autre11.
Question de vocabulaire, dira-t‑on. Soit. Mais le langage dans lequel la
démocratie se définit n’est nullement indifférent à qui veut comprendre son
fonctionnement. Car la représentation de la démocratie fait partie de la réalité
de la démocratie.
Je tenterai donc de cerner le discours de la « démocratie de Clisthène » et
celui de la « démocratie d’Éphialte et de Périclès » à travers des œuvres litté-
raires plus spécialement marquées par l’un ou l’autre de ces moments, Eschyle
et Hérodote témoignant de l’esprit de la première période, Euripide et Thucydide
parlant la langue de la seconde. Encore faut-il expliquer en quoi ces œuvres
« littéraires » que sont l’histoire et la tragédie peuvent servir de témoignage
sur le fonctionnement idéologique de la démocratie. Ce me sera l’occasion de
verser un élément de plus au dossier, trop brièvement évoqué tout à l’heure, de
la démocratie comme mise en commun du politique : car il n’est pas à Athènes
une œuvre de parole qui, au ve siècle, ne soit d’abord un discours civique. Autant
dire que la notion d’œuvre littéraire sur laquelle nous vivons, notion héritée des
xviiie et xixe siècles – l’œuvre littéraire comme expression d’un tempérament –
est parfaitement inadéquate à ces genres civiques que sont l’histoire, préoccu-
pée des constitutions autant que des guerres, ou la tragédie qui, sur la scène et
pour l’édification d’un public de citoyens, confronte les enjeux du présent aux
schèmes mythiques d’un lointain passé.

10. La démonstration en a été faite de façon décisive dans Clisthène l’Athénien, ch. 2 (« Isonomie
et démocratie »), p. 25-32.
11. J. A. O. Larsen, « Cleisthenes and the Development of the Theory of Democracy at Athens »,
Melanges G. H. Sabine, Ithaca, 1948, p. 13-14 ; voir aussi V. Ehrenberg, « Origins of Democracy »,
Historia, 1 (1950), p. 534.
152 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique

Donc l’histoire et la tragédie témoigneront pour nous de ce que la démocra-


tie athénienne disait d’elle-même.
Chez Hérodote, à qui nous devons le premier récit de la réforme clisthé-
nienne, la démocratie, sans ignorer le mot démokratia, se pense sous le nom
d’isonomia (ou, on l’a vu, d’isègoria) : ainsi, lors d’un débat – historique ou
fictif, peu importe pour Hérodote comme pour nous – sur la meilleure constitu-
tion, l’avocat de la démocratie définit le « gouvernement de la masse » comme
« portant le plus beau de tous les noms : isonomia ». Et le caractère général
de cette notion ne doit pas masquer l’essentiel : des institutions cardinales de
la démocratie, tel le tirage au sort, l’obligation de rendre compte de l’autorité
exercée au nom du peuple, la publicité des délibérations, sont mentionnées, et
même revendiquées avec fierté (III, 80). La même fierté anime la tragédie eschy-
léenne des Suppliantes qui exalte la souveraineté du peuple et de ses décrets,
et les décisions efficaces du « scrutin populaire où prévaut la majorité » (602-
624). Et peu importe qu’Eschyle fasse allusion au mot démokratia qu’Hérodote
n’utilisait pas ; chez le tragique comme chez l’historien, c’est bien l’isonomia
qui modèle la représentation de la démocratie. De fait, l’opposition centrale est
celle de la liberté et de la servitude, de l’égalité politique et de la tyrannie, de
la citoyenneté et du despotisme : c’est à la morgue du tyran que le débat sur
les constitutions opposait l’isonomia démocratique, et, dans les Suppliantes, le
chef sans contrôle (akritos) apparaît comme une figure du passé, face à la mise
en commun démocratique des problèmes qui concernent la cité (365 sqq.).
Capitale en temps de paix, cette opposition préside encore aux combats menés
par la cité en armes, qu’il s’agisse dans les Perses d’exalter les Athéniens de
Salamine qui n’étaient « esclaves ni sujets de personne » (242) ou, dans le texte
d’Hérodote maintes fois cité, de comparer la mauvaise volonté des Athéniens
« œuvrant pour un maître » au zèle avec lequel ils œuvraient pour eux-mêmes :
on notera d’ailleurs qu’Hérodote n’hésite pas à jouer sur le double sens du mot
erga qui désigne aussi bien le travail que les exploits militaires pour présenter
les exploits guerriers de la jeune démocratie athénienne comme une sorte de
travail libre – dans l’oraison funèbre qu’il prononce chez Thucydide, Périclès
ne sera pas si audacieux12. Bref, tout se passe comme si, à emprunter le lan-
gage de l’isonomia, la représentation de la démocratie y gagnait en force de
conviction mais aussi en précision. Comme si, lorsque l’adversaire est le tyran
et que l’opposition du démos et des oligoi est passée sous silence, la démocra-
tie, sûre d’elle-même et de ses valeurs, revendiquait hautement sa spécificité.
Il est vrai que l’antithèse politique de la liberté et de l’esclavage repose sur une
base matérielle qui fonde l’existence même de la société athénienne : l’oppo-
sition du libre citoyen et de l’esclave. Est-ce là ce qui lui donne son efficace ?
On peut le présumer. Du moins la liberté politique est-elle tacitement renfor-
cée de cette liberté économique du citoyen, dont on ne parle pas mais qui n’en
constitue pas moins l’horizon du discours isonomique.
Il faut l’avouer, les choses se compliquent singulièrement lorsque la démo-
cratie se pense dans son opposition à l’oligarchie, lorsqu’elle se donne, non sans

12. Chez Hérodote, on passe tout naturellement des erga militaires (V, 77 : ergmata) au jeu sur
erga-exploits / erga-travail (travail servile sous les tyrans, libre sous la démocratie). Chez Thucydide, les
erga militaires (II, 36, 4 ; 41, 2) sont soigneusement séparés des erga comme travail social (II, 40, 2).
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 153

réticence parfois, son nom de démokratia. On a tout à l’heure évoqué les ano-
malies qui caractérisent la définition du régime dans les oraisons funèbres, parce
que le mot-clef y est la valeur et que les orateurs tentent de présenter la consti-
tution d’Athènes comme celle des aristoi, des meilleurs, sans s’apercevoir peut-
être qu’il faudrait dès lors traiter Athènes comme une aristocratie. Il est vrai que,
chez Thucydide, Périclès n’emploie le mot démokratia que comme une conces-
sion inévitable, bien vite compensée par l’exaltation d’Athènes comme patrie
de la valeur (arétè) ; du tirage au sort, des redditions de compte et de la mis-
thophorie, pas un mot n’est dit, le travail n’est évoqué qu’avec réticence et sans
recoupement possible avec les erga militaires, l’isonomia voit son champ réduit
à régler les différends privés, mais en revanche l’orateur exalte l’obéissance aux
magistrats et le sentiment de l’honneur, ciment très efficace des cités aristocra-
tiques13. Pour faire son propre éloge la démocratie devait-elle nécessairement
gommer tout ce qui la caractérise (mais la livre ainsi, il est vrai, aux critiques
des oligarques) ? Parce qu’on est l’objet d’attaques virulentes, faut-il pour autant
s’approprier le langage de l’adversaire ? N’est-il donc pas de langue démocra-
tique pour dire la démocratie ? Ces questions, qui naissent irrésistiblement à la
lecture des oraisons funèbres, la tragédie de la deuxième moitié du ve siècle les
pose aussi à sa façon et, d’Euripide à Eschyle, l’écart est, bien qu’avec moins de
netteté, à peu près le même que de Thucydide à Hérodote. On s’en assurera en
comparant les Suppliantes d’Euripide à la tragédie eschyléenne du même nom.
Dans un cas comme dans l’autre, un roi démocrate exprime sa volonté de sou-
mettre au peuple le difficile problème que pose à la cité l’arrivée d’une troupe
de suppliant(e)s. Mais, alors que le Pélasgos d’Eschyle se conduit comme un
magistrat de la cité, annonçant qu’il ne saurait « faire de promesses avant d’avoir
communiqué (au sens propre : mis en commun, koinôsas) les faits à tous ses
concitoyens », le Thésée d’Euripide s’affirme incapable de trouver « un pré-
texte honorable »14 à alléguer au peuple athénien. D’une tragédie à l’autre, la
croyance en la force de conviction et la rationalité du logos se serait-elle fissu-
rée ? La démocratie serait-elle condamnée à la défensive ou à la défiance vis-
à-vis de ses propres procédures ? Sans doute l’affirmation de soi est-elle moins
confortable lorsque l’on n’est pas séparé de l’adversaire politique par un fossé
aussi infranchissable que celui qui séparait la servitude de la liberté : oligoi ou
démos, on reste entre citoyens, animés de sentiments civiques, mus par des inté-
rêts qui, pour ne pas se recouper, n’en sont pas moins analogues…
Tel est le paradoxe : en se renforçant dans les faits, la démocratie n’a pas
renforcé son logos. Non seulement elle n’a pas conquis de langue qui lui soit
propre, mais elle a renoncé aux certitudes transparentes du discours de l’isono-
mia. Entre l’origine où, sans être en pleine possession d’elle-même, elle se dit
dans toute sa nouveauté et la maturité, où elle parle une langue noble, de toute
évidence l’évolution n’a pas été vers une plus complète adéquation du discours
à la réalité politique.

13. Cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
à paraître (ch. 4).
14. Le « beau discours » (kalos logos, v. 247) est par définition suspect, ce que n’était pas le « beau
nom » de l’isonomia (Hérodote, III, 80).
154 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique

Je ne voudrais cependant pas laisser croire qu’entre l’origine et la maturité


l’écart est total. Car, à y regarder de plus près, il s’avère que le discours de la
démocratie s’est toujours construit dans un évident décalage par rapport à la
pratique politique athénienne. Disons-le tout net : ce décalage est de ceux qui
constituent une idéologie. À ce décalage, il est temps de donner son nom. Je
le désignerais volontiers comme l’idée de la cité15, c’est-à‑dire de la cité une
et indivisible, brandie contre tous les démentis de l’expérience, de Clisthène à
Périclès, sans parler de la démocratie embaumée du ive siècle où l’« apathie »
du démos donne un semblant de vérité à ce qui, au siècle précédent, n’était
qu’un mythe politique.
Certes l’idée que la cité est nécessairement une n’est pas étrangère à une pen-
sée de l’isonomia, où l’égalité doit garantir l’homogénéité du corps civique. Il
n’empêche que le fonctionnement de l’isonomia suppose le libre exercice de la
délibération publique (isègoria), réglée par la loi de la majorité. C’est ici qu’in-
tervient un glissement remarquable : que la majorité vaille pour le tout, soit ;
cela signifie-t‑il que la majorité soit le tout ? Lorsque, chez Hérodote, l’avocat
de la démocratie affirme en guise de conclusion que « c’est dans le nombre qu’il
y a le tout », quel sens faut-il donner à cette proposition ? Plus clair encore est,
dans les Suppliantes d’Eschyle, le glissement de « la loi du scrutin populaire,
où prévaut la majorité », à la « décision unanime des Argiens » (604-605)16.
Si la majorité symbolise le tout, pourquoi faut-il effacer l’existence toujours
possible, toujours réelle, d’une minorité ? L’isonomia clisthénienne avait été
conquise de haute lutte : était-elle moins forte d’avoir dû l’emporter sur la fac-
tion d’Isagoras ?
La confusion de la majorité comme tout et de la totalité numérique ne cessera
de croître dans la démocratie triomphante, où la formule liminaire des décrets
– edoxe tôi démôi : le peuple a décidé – signifie, bien sûr, que le peuple assemblé
a décidé selon la loi de la majorité, mais permet d’autres lectures : « la populace
a emporté la décision », lecture des oligarques qui, par deux fois, les conduisit à
la fin du ve siècle à renverser cette démocratie où les « méchants » faisaient la
loi. Mais aussi : « le peuple uni, la cité une a décidé », lecture des démocrates
qui font tout pour oublier que seule la reconnaissance de la division, sanction-
née par le débat contradictoire, permet à la démocratie de fonctionner norma-
lement. S’ils admettent que la démocratie tire son nom de se fonder « non sur
le petit nombre, mais sur la majorité » (Thucydide, II, 37, 1), les démocrates
n’en nourrissent pas moins le mythe du consensus, ainsi que les événements
de la fin du ve siècle le montrent. Parce que la guerre du Péloponnèse s’était
achevée par la défaite d’Athènes, les oligarques avaient renversé la démocra-
tie ; une armée de partisans démocrates eut vite raison des oligarques et mit
fin à leur régime de terreur. L’heure était venue, semble-t‑il, de proclamer avec
une force nouvelle les principes démocratiques. Or, ce qui en tint lieu, c’est la
réconciliation générale, l’exaltation de la concorde… et une certaine gêne vis-
à-vis de ces « résistants », inclassables dans la représentation d’une cité une
et indivisible parce qu’ils avaient pris parti en une stasis (c’est-à‑dire en une
guerre civile), mais comme, au sens propre, stasis signifie seulement « prise

15. Sur l’idée de la cité comme production athénienne, voir Lanza-Vegetti, p. 13.
16. Mot à mot : la décision sans division des Argiens.
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 155

de parti »17, il faut se rendre à l’évidence : les démocrates de 403 gênaient tout
simplement parce qu’ils avaient pris parti. On ne s’étonnera pas que de cette
victoire politique la démocratie soit sortie édulcorée.
Mythe du consensus, mythe de la démocratie ? Disons que l’idée de la
cité une servit à la démocratie athénienne d’idéologie, parce que la démocra-
tie, constituée tacitement sur des exclusions qui lui permettaient de fonction-
ner – celle des esclaves, à coup sûr, mais aussi celle des femmes –, devait, face
à ces étrangers de l’intérieur, mais aussi face aux autres cités, extérieur tou-
jours menaçant, proclamer l’infrangible cohésion de ses citoyens. Qui aborde-
rait l’étude de la démocratie athénienne avec l’idée reçue qu’elle était, plus que
d’autres régimes, accueillante aux femmes et aux esclaves devrait vite déchan-
ter : entre un esclave et un citoyen, la distance est plus grande à Athènes qu’à
Sparte ou en Crète, et les femmes d’Athènes étaient plus que les femmes spar-
tiates exclues de la cité. L’idéologie de l’unité vit d’exclusions, le logos mas-
culin se constitue face au bavardage féminin, la raison grecque a besoin que les
barbares n’aient d’autre loi que l’anomalie.
Mais, parce qu’une idéologie n’est jamais inerte, l’idée de la cité a « construit
de nouvelles structures opératoires, fondé un nouveau critère de rationalité »18 :
l’idée de la cité est le mythe fondateur de la raison grecque.
La démocratie athénienne n’était pas transparente à elle-même, mais elle a
produit l’idée d’une transparence politique, pour son usage – et pour le nôtre.

17. Sur stasis, voir les remarques de M. I. Finley, « Athenian Demagogues », Studies in Ancient
Society, Oxford, 1974, p. 5-6.
18. Je cite Lanza-Vegetti, p. 25.
LA FORMATION DE L’ATHÈNES BOURGEOISE :
ESSAI D’HISTORIOGRAPHIE 1750-1850*

Pour Geoffrey Lloyd

Dans un article récent, Zvi Yavetz a posé cette question : « Why Rome ? »1
Autrement dit : pourquoi l’histoire ancienne s’est-elle constituée en discipline
scientifique en Allemagne à travers la Römische Geschichte de B. G. Niebuhr,
dont les deux premiers volumes paraissent en 1811-12 ? Le fait peut surprendre,
estime Yavetz, car c’est la Grèce qui, suivant une formule bien connue, exer-
çait alors sa « tyrannie » sur l’esprit allemand2. Selon l’historien israélien, la
réponse est à chercher dans le modèle que représentait, pour l’interprétation
de l’histoire romaine, le conflit entre seigneurs et paysans prussiens à l’aube
du xixe siècle, conflit arbitré, après Iéna (1806), par l’intervention réformiste de
l’État (Stein, Hardenberg, Scharnhorst, Gneisenau…). Niebuhr n’a-t‑il pas été
un proche collaborateur de Stein, après avoir débuté dans la fonction publique
au service du roi de Danemark ?
Le problème posé est tout à fait réel, mais il faut, croyons-nous, aller beau-
coup plus loin3. Certes, l’intégration de la révolte paysanne par l’État prussien
réformé fournit un schème pour interpréter l’opposition du patriciat et de la
plèbe et pour comprendre les crises du iie et du ier siècles avant notre ère, mais
il n’y a pas que Rome et la Prusse ; la formation de Niebuhr a été, très large-
ment, une réaction à l’immense « événement » qui ouvre l’histoire contem-
poraine, à la Révolution française. Si la « question agraire » s’est réveillée en
Allemagne, c’est en partie parce que, en 1789, les paysans français l’avaient
posée, et partiellement résolue, avec l’énergie que l’on sait. Niebuhr a été un
observateur attentif de cet ébranlement, violemment hostile aux Montagnards
de l’an II, mais rallié, de loin, à la république de Thermidor, conçue comme
devant répandre une « Aufklärung généralisée », envisageant même de venir
étudier à l’École Normale de l’an III, où professera Volney4.

* Écrit avec Pierre Vidal-Naquet, première publication dans R. R. Bolgar (éd.), Classical influences
on Western Thought A. D. 1650-1870, Cambridge, 1979, p. 169-222.
1. Z. Yavetz, « Why Rome ? Zeitgeist and ancient historians in early 19th century Germany »,
American Journal of Philology, xcvii (1976), 276-96.
2. Cf. E. M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany (Cambridge, 1935).
3. Avec l’aide notamment de la monographie de S. Rytkönen, Barthold Georg Niebuhr als Politiker
und Historiker (Helsinki, 1968) ; ce livre semble avoir échappé à l’attention de Z. Yavetz.
4. Rytkönen, Niebuhr, p. 34.
la formation de l’athènes bourgeoise 157

Quelques années avant la grande œuvre de Niebuhr, un autre savant alle-


mand, A. H. L. Heeren, dans un manuel publié en 1799 et qui devait, en diverses
langues, connaître un succès fort durable, avait dit les choses avec une très
grande netteté :
Les événements de notre temps ont répandu sur l’histoire ancienne une lumière
et un intérêt qu’elle n’avait ni ne pouvait avoir auparavant… et si, par hasard, on
trouvait dans plusieurs parties de mon ouvrage, particulièrement dans ­l’histoire
de la république romaine, quelques rapports avec les événements survenus pen-
dant les dix ans qui ont précédé la publication de l’ouvrage, je crois n’avoir pas
besoin d’excuse pour cela.5
Que les conflits politiques de l’antiquité puissent appuyer et éclairer le monde
moderne, et s’éclairer de celui-ci, on avait pu le pressentir avant la Révolution.
Ainsi Diderot, en 1772 :
Ce fut au milieu des orages continus de la Grèce que cette contrée se peupla de
peintres, de sculpteurs, et de poètes. Ce fut dans les temps où cette bête fauve
qu’on appelait le peuple romain, ou se dévorait elle-même, ou s’occupait à
dévorer les nations, que les historiens écrivirent et que les poètes chantèrent.
Et si, de nos jours, « l’esprit du commerce est sans contredit l’esprit domi-
nant du siècle… », à travers lui, c’est bien la lutte politique et « la passion des
conquêtes » qui continue6.
En Allemagne comme en France, le rapport au monde romain introduisait à
une réflexion sur l’État, que celui-ci fût la république ou l’empire. Par le biais
de la cité grecque, c’est plutôt le problème de l’action politique, de sa place dans
la société, qui est posé. Aussi nous demanderons-nous, dans cet exposé sur la
France et sur Athènes, comment, et, si cela peut se faire, pourquoi, Athènes est
devenue pour les professeurs français et pour nombre de leurs élèves le modèle
de la société libérale et bourgeoise, et même, à la limite, d’une « société civile »
détachée de la société politique mais ayant tout de même une histoire, ayant
connu un commencement, un apogée, un déclin ?
Le terme de l’évolution ne pose pas de sérieux problèmes. En 1851, Victor
Duruy, alors professeur au lycée Saint-Louis, publie la première édition de son
Histoire grecque. Là, tout est présent de cette vision d’Athènes qui fut plus tard,
avec les transitions nécessaires, celle de Glotz et de tant d’autres. « On sent
moins », écrit-il, « à Athènes qu’à Sparte, le lien qui unit les institutions civiles
aux institutions politiques… La propriété n’est pas absorbée à Athènes par
l’État… Le mariage a plus de vraie dignité qu’à Sparte… La famille conserve
ici tout son mystère. »7 Liberté, commerce, propriété, famille : les éléments
d’une Athènes bourgeoise sont rassemblés pour la joie des petits et des grands.
Mais le point de départ ? Un siècle avant Duruy, dans le fameux « Tableau

5. A. H. L. Heeren, Handbuch der Geschichte der Staate des Alterthums mit besonderer Rücksicht
auf ihre Verfassungen, ihren Handel und ihre Colonien (Göttingen, 1799), p. vii-viii ; nous citons
et corrigeons quelque peu la traduction de A. L. Thurot (Paris, 1827), p. x-xi.
6. Diderot, « Pensées détachées ou Fragments politiques échappés au portefeuille d’un philosophe »,
Œuvres complètes, t. x (Paris, 1971), p. 81-3 ; rappelons que Diderot avait publié, en 1743, une
traduction de l’Histoire de Grèce en trois tomes de Temple Stanyan.
7. V. Duruy, Histoire grecque (Paris, 1851), p. 103.
158 la formation de l’athènes bourgeoise

philosophique des progrès successifs de l’esprit humain » que Turgot, alors


âgé de vingt-trois ans, présente à la Sorbonne comme sa harangue de prieur, on
apprend que si « la barbarie égalise tous les hommes », le progrès est fondé,
lui, sur l’inégalité des nations. Athènes, face à Sparte, n’en est pas moins « le
modèle des nations », et ce sont « le commerce et les arts » qui, plus tard, ren-
dront Alexandrie rivale d’Athènes. « L’univers connu, si j’ose ainsi parler, l’uni-
vers commerçant… »8 Mais Turgot, nous le verrons, reprend ici des thèmes plus
anciens que lui, et ces thèmes ne résument pas, à beaucoup près, le xviiie siècle
dans son rapport au monde grec.
Entre Turgot et ses prédécesseurs, d’une part, et Duruy et ses successeurs,
de l’autre, comment marquer les étapes ? Comment, sur quels critères, choi-
sir nos témoins ? Au milieu du xixe siècle, l’histoire ancienne est devenue, en
France, la chose des professeurs. Cela fut vrai plus tôt en Allemagne, plus tard
en Angleterre, et, si George Grote n’est pas un professeur de formation et de
vocation, il n’en sera pas moins un des fondateurs, contre Oxford et Cambridge,
de l’Université de Londres. Mais entre Turgot et Duruy ? Les professionnels
de l’étude du monde grec existent déjà à la fin du xviiie siècle. Un D’Ansse de
Villoison, un Jean Schweighaeuser, éditeurs et piocheurs de textes, règnent sur
leur domaine à la façon dont M. Louis Robert règne sur le sien. A. J. Letronne
naît en 1787, et dès qu’il prend la parole, en 1814, c’est comme un profes-
sionnel, et comme notre contemporain. Mais il s’en faut de beaucoup que le
triomphe des professeurs soit acquis, même en 1820. Entre Paul-Louis Courier
(1772-1825), colonel d’artillerie, et son beau-père Clavier (1762-1817), tra-
ducteur de Pausanias et professeur au Collège de France, qui marquera davan-
tage les études grecques ?
D’Ansse de Villoison (1750-1805) décide au moment de la Révolution de
« ne pas se mêler des affaires de la République », et, bien sûr, il le dit en grec :
τῷ σοφῷ οὐ πολιτευτέον. Dans une lettre du 17 juin 1792, il allègue « les longues
et immenses recherches » que demande la composition de son grand ouvrage,
une « histoire comparée de la Grèce dans les temps anciens et modernes », pour
justifier sa retraite, mais la maxime ne lui porta pas chance, car, perdu dans sa
documentation, il n’écrira jamais l’histoire qu’il rêvait d’écrire9.
Mais, inversement, J. Schweighaeuser (1742-1830) qui, de Strasbourg, salua
la Révolution avec enthousiasme et fut un patriote ardent (malgré certaines dif-
ficultés en l’an II), publiera à Leipzig, de 1789 à 1795, sa grande édition de
Polybe, en ajoutant dans une lettre à un Représentant cette remarque : « Je suis
fâché et presque honteux d’offrir aux républicains français un ouvrage imprimé
dans le pays des esclaves. »10 Effectivement, entre la Révolution et la Contre-
Révolution, Polybe pouvait, à bon droit, demeurer neutre.

8. Turgot, Œuvres, t. 1, éd. G. Schelle (Paris, 1913), p. 214-34 ; nous citons les p. 217, 225-6 ; la
place de ce discours et de celui prononcé par Turgot sur le rôle du christianisme dans l’histoire est
fortement soulignée, après d’autres, par F. E. Manuel, The Prophets of Paris (Cambridge, Mass.,
1962), p. 13.
9. Cf. C. Joret, D’Ansse de Villoison et l’hellénisme en France pendant le dernier tiers du xviiie siècle
(Paris, 1910), p. 331-2.
10. Cf. C. Rabany, Les Schweighaeuser, biographie d’une famille de savants alsaciens d’après leur
correspondance inédite (Paris, 1884), p. 18.
la formation de l’athènes bourgeoise 159

Aussi avons-nous choisi nos témoins principaux en dehors de cet univers


strictement professionnel. Dans le monde des spécialistes, nous avons décidé
de donner la parole à ceux qui n’étaient pas uniquement des spécialistes du
monde antique. Ainsi Pierre-Charles Lévesque (1736-1812), avant de consa-
crer sa vie à Thucydide et au monde gréco-romain, se préoccupa de la Chine, de
voyages imaginaires, et écrivit une Histoire de Russie où l’on pouvait lire ceci :
« L’histoire de quelques petites Républiques dont la domination occupait à peine
un point imperceptible du globe [il s’agit, bien sûr, d’Athènes et de Sparte] a fait
longtemps un des principaux objets de nos études : le nom même du plus vaste
empire du monde n’était pas connu de nos pères. »11 Nos témoins occupent en
fait toute la gamme qui va de l’écrivain et de l’homme politique engagés dans
un combat essentiellement idéologique : Benjamin Constant, Chateaubriand,
Joseph de Maistre, à un philosophe acteur et victime de la Révolution comme
Condorcet, à un amateur étrangement audacieux comme Cornelius De Pauw
ou à un célèbre orientaliste, Volney, « idéologue » au sens qu’avait ce mot à
la fin du siècle, membre de l’Assemblée constituante et professeur d’histoire
à l’École Normale de l’an III. C’est donc à ces hommes, et non à de grands
savants comme Nicolas Fréret (1688-1749)12 ou comme Sainte-Croix (1746-
1809), à ces hommes qui furent à la fois des citoyens d’Athènes et des hommes
de la Révolution, de l’Empire et de l’Europe, que nous demanderons comment
Athènes est devenue le fruit suprême de l’histoire bourgeoise. Et ce groupe-
ment, qui nous paraissait à nous-mêmes quelque peu artificiel, a pris peu à peu,
au fur et à mesure que l’enquête progressait, une certaine consistance. Nous les
avions traités comme un ensemble, et ils constituent effectivement un ensemble,
se répondant les uns aux autres, partageant la même culture de base. C’est avec
surprise, par exemple, que nous avons constaté le rôle central d’un personnage
comme Cornelius De Pauw (1739-99), à peu près inconnu des historiens de
l’histoire grecque13, mais qui fut lu et médité par Lévesque, par Constant, par
Joseph de Maistre et tant d’autres.
Au centre de la période historique que nous jalonnerons, il y a, bien sûr,
cet énorme ébranlement social et intellectuel que fut la Révolution française.
Dans un travail précédent, l’un d’entre nous avait tenté14 de définir le rôle que
joua la Grèce dans la conscience politique de la Révolution, et, plus précisé-
ment, au centre de ce centre que fut l’an II. Notre objectif est aujourd’hui tout à
fait différent. Il ne s’agit pas d’analyser un phénomène d’identification sociale,
celui, soit dit pour faire bref, des Montagnards avec une Sparte mythique, phé-
nomène qui relève, à la limite, du millénarisme, mais de comprendre la fonc-
tion d’un certain nombre d’œuvres, et celles-ci se situent immédiatement avant
et après la crise majeure : dans les années 1786-88 et 1795-1800. L’an III, par

11. P.-C. Lévesque, Histoire de Russie, vol. 1 (Paris, 1782), p. 71. Cette phrase disparut lorsque
Lévesque réédita son œuvre pour la seconde fois en 1800, puis en 1812 ; on lit alors : « La Russie
était peu connue de nos pères ; ils ignoraient même assez communément le nom de cet empire, le
plus vaste du monde… » (t. 1, p. 91 de la réédition de Paris, 1812).
12. Cf. Renée Simon, « Nicolas Fréret, académicien », Studies on Voltaire, t. xvii (Genève, 1961).
13. V. cependant E. Egger, L’Hellénisme en France (Paris, 1869), t. ii, p. 275 ; E. Rawson, The
Spartan Tradition in European Thought (Oxford, 1966), p. 260.
14. P. Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », publié en guise de préface à la traduction
(par Monique Alexandre) de M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne (Paris, 1976).
160 la formation de l’athènes bourgeoise

exemple, est un grand moment de publications et de republications15. C’est à


l’époque de la Convention thermidorienne et du Directoire que les Idéologues,
ces créateurs du laïcisme contemporain, et leurs adversaires mesureront leur
proximité et leur éloignement par rapport à Athènes. Dès lors, et pour long-
temps, les jeux seront faits.
Mais avant d’en venir aux environs de la Révolution, osons émettre quelques
formules générales sur l’époque des Lumières prise dans son ensemble, face à
l’antiquité grecque. Nous disons bien : prise dans son ensemble, car il serait
trop simple de s’en tenir à cette redécouverte de « l’antique » qui triomphe
à la fin du siècle, aussi bien dans la rhétorique que dans l’architecture et
­l’ensemble des arts plastiques. Encore moins peut-il être question de réduire
le xviiie siècle français à ce qui, en lui, annonce l’historicisme du xixe siècle,
aux très rares disciples ou émules de Vico ou de Herder. S’en tenir là revien-
drait à juger une époque avec les catégories de l’époque suivante, attitude qui,
en l’espèce, a été justement dénoncée par Cassirer : « Cette idée si courante
que le xviiie siècle est un siècle typiquement “an-historique” est elle-même
une idée sans aucun fondement historique, rien de plus qu’un mot d’ordre
lancé par le romantisme, une devise pour partir en campagne contre la philo-
sophie des Lumières. »16
Partons de quelques formules empruntées à un Mémoire de l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres présenté en 1760 par Jean-Pierre de Bougainville
(1722-63), frère de l’explorateur et membre de la compagnie :
Il est certain que l’histoire de la Grèce, se peuplant et se poliçant par degrés, est
moins le spectacle des destinées d’une nation qu’une perspective où le genre
humain se peint en raccourci dans différents états. C’est à la fois un cours abrégé,
mais complet, d’Histoire, de Morale et de Politique, puisqu’elle a le mérite de
rassembler dans un assez court espace tous les traits épars dans les annales des
siècles divers, de faire connaître l’homme sous tous les points de vue possibles,
sauvage, errant, civilisé, religieux, guerrier, commerçant ; de fournir des modèles
de toutes les lois, en un mot, une théorie complète, prouvée par les faits, de la
formation des sociétés, de la naissance, de la propagation et du progrès des arts,
de toutes les révolutions de toutes les variétés auxquelles l’humanité peut être
assujettie, de toutes les formes qui peuvent la modifier. Pour un observateur
attentif… la Grèce est en petit l’univers, et l’histoire de la Grèce un excellent
précis de l’histoire universelle.17
Rien de plus banal, dira-t‑on. Notons tout de suite la métaphore spatiale.
Le « court espace » dont il est question n’est pas seulement une allusion à la
place que tient la Grèce sur une carte. Qu’un « espace » résume un temps est,

15. Sont publiés alors, outre les Leçons d’histoire de Volney, l’Origine de tous les cultes de Dupuis, le
Tableau historique de Condorcet. C’est aussi le moment où furent republiés ou rassemblés des textes
comme la Richesse des Nations d’Adam Smith, les œuvres de C. De Pauw, de Condillac, de Mably.
16. E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet (Paris, 1966), p. 207.
17. J.-P. de Bougainville, « Vues générales sur les antiquités grecques du premier âge, et sur les
premières histoires de la nation grecque… », Mémoires de littérature tirés des registres de ­l’Académie
royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. xxix (1764), p. 27-86 ; nous citons les pages 32-3. On
appréciera le progrès parallèle à l’intérieur des deux triades : sauvage, errant, civilisé ; religieux,
guerrier, commerçant.
la formation de l’athènes bourgeoise 161

au xviiie siècle, dans l’ordre des choses18. Espace et temps, présent et passé
lointain, monde sauvage et monde des vieilles civilisations, projets utopiques
et utopies incarnées, sur les débris du Discours sur l’Histoire universelle toutes
les combinaisons sont possibles dans un espace-temps incroyablement élargi.
Pour comprendre ce qu’a été la Grèce des philosophes19, il faut voir, bien sûr,
que le passé lointain sert de machine de guerre contre la société chrétienne20,
celle d’hier et celle d’aujourd’hui, contre le mythe judéo-chrétien qui la sous-
tend ; mais il faut comprendre surtout que toutes les associations sont possibles,
y compris les plus contradictoires. Tous les temps et tous les espaces sont bons
pour donner place aux fantasmes, pour y chercher la liberté ou la sécurité. Temps
primitifs et espaces immobiles, terres nouvellement conquises et socialisées
de l’Amérique anglo-saxonne, monde russe, monde chinois, monde de l’Inde,
continent africain. Tout peut être combiné : le repos et le mouvement, la liberté
et le despotisme éclairé. Voltaire peut, s’agissant de la Grèce, choisir Athènes
contre Sparte, mais être aussi le propagateur du mirage chinois21. Une étude
détaillée devrait associer Grèce et Amérique, Grèce et monde sauvage, Grèce
et Hollande, Grèce et Suisse. Parce qu’au terme du siècle il y a la « révolution
bourgeoise », on est tenté de croire que le mouvement des idées n’a retenu en
Grèce que ce qui allait dans le sens du mouvement du siècle, après qu’il eut été
accompli. Mais rien ne serait plus inexact. Au moins autant qu’à incarner la rai-
son conquérante, la Grèce a servi de support au rêve d’une histoire immobile22
ou atteignant la perfection. Telle fut Athènes elle-même pour Winckelmann,
telle fut Sparte dont le Législateur institue d’un seul coup la société bonne,
mythe sur lequel la Révolution aura un effet multiplicateur. Comme dans les
modernes controverses sur l’économie grecque23, la Grèce voit s’affronter à son
propos « primitivistes » et « modernistes », sans parler de ceux pour qui elle est

18. Sur l’espace des « philosophes », v. la thèse de P. Broc, La Géographie des philosophes (Lille,
1972), et, pour la fin du siècle, S. Moravia, « Philosophie et géographie à la fin du xviiie siècle »,
Studies on Voltaire, t. lvii (Genève, 1967), p. 937-1011.
19. Il s’en faut de beaucoup que nous disposions pour cette étude de tous les travaux qui seraient
nécessaires. Le seul ouvrage d’ensemble où le problème soit sérieusement abordé est celui de Peter
Gay, The Enlightenment. An Interpretation, t. i, The Rise of Modern Paganism (London, 1966) ;
sur le mirage spartiate, v. les deux chapitres que consacre au xviiie siècle Rawson, The Spartan
Tradition, p. 220-67 ; sur Voltaire, D. H. Jory, « Voltaire and the Greeks », Studies on Voltaire,
t. cliii (Genève, 1976), p. 1169-87 ; sur Rousseau, D. Leduc-Fayette, Jean-Jacques Rousseau et le
mythe de l’antiquité (Paris, 1974) ; sur Diderot, J. Seznec, Essais sur Diderot et l’antiquité (Oxford,
1957) ; sur Montesquieu, un article admirable, seule étude peut-être à répondre exactement aux
questions que nous nous posions : G. Cambiano, « Montesquieu e le antiche repubbliche greche »,
Rivista di filosofia, lxv, 2-3 (avril-septembre 1974), 93-144. Naturellement, nous avons beaucoup
appris en lisant les Contributi de A. Momigliano ; signalons tout spécialement son dernier article
sur notre sujet, « Eighteenth century prelude to Mr. Gibbon », Gibbon et Rome à la lumière de
l’historiographie moderne, éd. P. Ducrey (Lausanne, 1977), p. 57-70.
20. C’est le thème essentiel de Gay, The Enlightenment.
21. Cf. Rawson, The Spartan Tradition, p. 255-7, et, sur Voltaire et la Chine, la synthèse fonda-
mentale de B. Guy, « The French image of China before and after Voltaire », Studies on Voltaire,
t. xxi (Genève, 1963) : sur Voltaire, p. 214-84 ; en dernier lieu, S. Pitou, « Voltaire, Linguet and
China », Studies on Voltaire, t. xcviii (Genève, 1972), p. 61-8.
22. Sur ce thème, cf. J. Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle
(Paris et Chambéry, 1963), t. ii, p. 768-86.
23. Cf. E. Will, « Trois-quarts de siècle de recherches sur l’économie grecque antique », Annales
E.S.C., ix (1954), 7-22.
162 la formation de l’athènes bourgeoise

précisément le lieu du passage et qu’incarne assez bien J.-P. de Bougainville.


Le premier thème, esquissé dès 1724 par le R. P. Lafitau24, prend un nouveau
visage dans le dernier quart du siècle. Face au monde moderne, le monde pri-
mitif apparaît comme le lieu du symbole, de l’allégorie, du secret à déchiffrer.
Ainsi Court de Gébelin, dans les neuf volumes de son Monde primitif, parus de
1773 à 1782, un des rares ouvrages français à avoir subi l’influence de Vico, est
à la recherche de la langue unique, expression immédiate du symbolisme natu-
rel, qui est le secret de ce monde25. C’est par le monde grec que se termine la
quête : « Enfin nous voilà parvenus jusqu’à toi, aimable Grèce »26, le monde
grec dont la langue est à certains égards un dialecte du celtique. Nos ancêtres les
Grecs… Et son disciple, l’astronome Bailly, qui sera le premier maire de Paris,
est à la recherche, par-delà les Brahmanes chers à Voltaire, de ce peuple primi-
tif dont les Atlantes de Platon furent un rameau, et dont la grandeur explique
l’existence même du monde antique27. Au-delà de la période révolutionnaire,
la postérité de ce symbolisme primitiviste sera, de Dupuis à Creuzer, immense.
Insistons cependant sur le thème inverse, celui de la modernité. Modernité,
autant dire « commerce », car c’est le négoce qui permet de séparer Athènes
de Sparte et de la rapprocher d’Amsterdam, Londres ou Paris. Il ne fait d’abord
qu’une apparition très discrète dans le livre, inspiré du modèle néerlandais, que
publie en 1711 le célèbre Huet, évêque d’Avranches. Athènes y est vue, à l’aide
des Revenus de Xénophon, comme « une ville fort marchande et pourvue de
toutes sortes de commodités pour le trafic »28 ; mais l’opposition, sur ce plan,
entre Athènes et Lacédémone, n’entraîne aucune conséquence majeure ni pour
les représentations du monde antique, ni pour les choix du monde moderne.
En 1734 cependant, paraît anonymement l’Essai politique sur le commerce
de J.-F. Melon, qui fut le secrétaire de Law. Le livre a sa préhistoire, qui est
principalement anglaise et le rattache à la Fable des abeilles de Mandeville où
est développée l’idée que moralité et efficacité économique sont deux choses
différentes29. Il a sa postérité : la controverse, essentiellement française, sur
l’avantage du luxe pour le développement économique30. Athènes joue son rôle
dans cette partition :

24. Cf. P. Vidal-Naquet, « Les jeunes : le cru, l’enfant grec et le cuit », Faire de l’histoire, éd.
J. Le Goff et P. Nora, t. iii (Paris, 1974), p. 137-68 ; Edna Lemay, « Histoire de l’antiquité et
découverte du Nouveau Monde chez deux auteurs du xviiie siècle », Studies on Voltaire, t. cli
(Genève, 1976), p. 1313-28.
25. V. sur Court de Gébelin, outre les travaux de son disciple immédiat, Rabaut Saint-Étienne,
Œuvres (2 t., Paris, 1826), t. i, p. 355-90 ; F. Baldensperger, Mélanges E. Huguet (Paris, 1940),
p. 315-30 ; F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts the Gods (Cambridge, Mass., 1959),
p. 250-8 ; G. Genette, Mimologiques (Paris, 1976), p. 119-48.
26. Court de Gébelin, Monde primitif, t. ix, p. 1.
27. J. S. Bailly, Histoire de l’astronomie ancienne (Paris, 1776) ; Lettres sur l’origine des sciences et
sur celle des peuples de l’Asie (Londres, 1777) ; Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne
histoire de l’Asie (Londres et Paris, 1779).
28. P. D. Huet, Histoire du commerce et de la navigation des anciens (Paris, 1711), p. 75. L’année
suivante, Huet publiera le Grand trésor historique et politique du florissant commerce des hollandais.
29. V., en dernier lieu, L. Dumont, Homo aequalis, Genèse et épanouissement de l’idéologie éco-
nomique (Paris, 1977), p. 83-104.
30. La bibliographie est considérable : cf. surtout, Ehrard, L’Idée de nature, t. ii, p. 378-81 et 595-8 ;
Rose de Labriolle, « Le pour et le contre et son temps, II », Studies on Voltaire, t. xxxv (Genève,
1965), p. 531-7 ; E. Ross, « Mandeville, Melon and Voltaire : the origins of the luxury controversy
la formation de l’athènes bourgeoise 163

L’austère Lacédémone n’a été ni plus conquérante, ni mieux gouvernée, ni n’a


produit de plus grands hommes que la voluptueuse Athènes. Parmi les hommes
illustres de Plutarque, il y a quatre Lacédémoniens et sept Athéniens, sans compter
Socrate et Platon oubliés. Les lois somptuaires de Lycurgue ne méritent pas plus
d’attention que ses autres lois qui révoltent tant la pudeur.31
Athènes et le luxe, le thème sera désormais banal, et Rousseau en fait un
des arguments de sa critique32.
Mais il ne s’agit pas que du luxe, car à propos, sinon d’Athènes et de Sparte,
du moins de Rome et de Carthage, Melon pose un couple d’oppositions dont
le destin devait être durable, celui de l’esprit de conquête et de l’esprit de com-
merce. « L’esprit de conquête et l’esprit de commerce s’excluent mutuelle-
ment dans une Nation » ; si Rome qui, jusqu’à l’empire, « a plutôt été un camp
qu’une ville », si les Romains « qui n’avaient qu’un commerce de nécessité »
ont vaincu les Carthaginois, c’est que « l’esprit de commerce et de conservation
était, pour ainsi dire, dans son enfance »33. Le xviiie siècle, siècle du ­commerce
et de l’industrie, doit pousser l’esprit de commerce et d’entreprise jusqu’au
bout, par exemple en faisant des expériences chirurgicales sur les condamnés
à mort, ou en infligeant aux criminels « ces travaux pénibles qui abrègent la
vie », moyennant quoi, il peut espérer la paix perpétuelle : « Enfin l’esprit de
paix a éclairé notre Europe. »34
L’opposition entre l’esprit de conquête et l’esprit de commerce sera connue
de Montesquieu35, mais, dans l’Esprit des lois (1748), il hésite à attribuer l­ ’esprit
de commerce à Athènes ; la démocratie jouait contre le commerce :
Athènes… plus attentive à étendre son empire maritime qu’à en jouir, avec un
tel gouvernement politique que le bas peuple se distribuait les revenus publics,
tandis que les riches étaient dans l’oppression, ne fit point ce grand commerce que
lui promettaient le travail de ses mines, la multitude de ses esclaves, le nombre
de ses gens de mer, son autorité sur les villes grecques, et, plus que tout cela, les
belles institutions de Solon.
Mais, dans la même page, il dit aussi, s’appuyant sur le témoignage du
« Vieil Oligarque » qu’il prend pour l’auteur de L’Anabase : « Vous diriez que
Xénophon a voulu parler de l’Angleterre. »36 D’autres résistent aussi à cette
identification, en particulier David Hume, qui y céda d’abord, mais conclut
qu’en définitive, « le taux d’intérêt de l’argent, les grands profits que donnait le
­commerce, sont une indication infaillible comme quoi l’industrie et le commerce

in France », Studies on Voltaire, t. clv (Genève, 1976), p. 1897-912 ; Cambiano, « Montesquieu


e le antiche repubbliche greche », p. 131-44 ; sur Melon, cf. la dissertation de F. Megnet, Jean-
François Melon, 1675 bis 1738. Ein origineller Vertreter der vorphysiokratischen Ökonomen
Frankreichs (Winterthur, 1955).
31. J.-F. Melon, Essai politique sur le commerce (s.l., s.d. [1734]), p. 139.
32. Cf. par exemple, « Sur la réponse qui a été faite à son discours [sur les Sciences et les Arts] »,
Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, t. iii (Paris, 1966), p. 49-53.
33. Melon, Essai politique, p. 96-8.
34. Ibid, p. 107, 113, 115-16 ; cf., en général, M. Foucault, Surveiller et punir (Paris, 1975).
35. Cf. par exemple, dans « Mes pensées », n° 1228, Œuvres, t. i (Pléiade, Paris, 1949), p. 1306-7.
36. Esprit des lois, book xx, ch. vii, Œuvres, t. ii (Pléiade, Paris, 1951), p. 611 ; cf. Cambiano,
« Montesquieu e le antiche repubbliche greche », p. 133-5.
164 la formation de l’athènes bourgeoise

étaient encore dans l’enfance », ce qui revenait, très consciemment, à générali-


ser les arguments de Thucydide dans l’« Archéologie »37.
Mais ces voix restent isolées, et le thème d’Athènes cité du commerce va
triompher. Sir William Young publie en 1777 à Londres une histoire d’Athènes
qui devait être rééditée deux fois, en 1786 et en 180438. Le titre de la seconde
édition définit la cité comme « a free and commercial state », et, de toute
l’argu­mentation de Montesquieu, Sir William Young, qui joua un rôle impor-
tant dans l’administration coloniale britannique, ne retient que la comparaison
avec l’Angleterre. Athènes y incarne, grâce à son commerce, l’état le mieux cal-
culé pour le bonheur général : « The free state of Athens, in the high perfection
of its establishment, was the state the best calculated for general ­happiness. »39
C’est déjà, bien sûr, le thème de la philosophie utilitariste. Mais comment
concilier « l’esprit de commerce » et le patriotisme, autre sentiment qui gran-
dit à la fin du siècle et dont la Grèce ancienne, et notamment Athènes presque
au même titre que Sparte, fournissait tout de même le modèle ? Quand le mar-
quis de Chastellux, qui fut un des théoriciens du gouvernement représentatif40,
voyage en Amérique au début des années quatre-vingt, il fait d’un négociant
de Philadelphie ce portrait :
C’est un négociant très riche ; c’est par conséquent un homme de tous les pays,
car le commerce a partout le même caractère. Il est libre dans les monarchies,
il est égoïste dans les Républiques ; étranger ou, si l’on veut, citoyen dans tout
l’univers, il exclut également les vertus et les préjugés qui s’opposent à son intérêt.41
Arrêtons-nous maintenant quelque peu aux années qui précèdent immédiate-
ment la Révolution. Deux livres paraissent, en 1787-8, dont le caractère est très
opposé et dont le destin devait être très différent. L’un est connu, voire illustre ;
ce sont les six volumes du Voyage du Jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé
Barthélemy, monument d’érudition qui sera réimprimé tout au long du xixe siècle,

37. Cf. « On the populousness of ancient nations » (1752), D. Hume, Essays, Literary, Moral and
Political (London, 1894), p. 245 et (à propos de Thucydide) 248 ; on comparera avec les indications
beaucoup plus optimistes données dans le traité antérieur « On commerce » (ibid. p. 149-58) ; sur
l’originalité de D. Hume, cf. M. I. Finley, The Ancient Economy (London, 1973), p. 21-2.
38. La première édition est ainsi intitulée : The Spirit of Athens. Being a political and philosophical
investigation of the history of that republic ; la seconde édition s’appelle : The History of Athens
politically and philosophically considered with the view to an investigation of the immediate
causes of elevation and of decline, operative in a free and commercial state ; la troisième, post-­
révolutionnaire, s’appelle : The History of Athens, including a commentary on the principles, policy
and practice of republican government, and on the causes of elevation and decline, which operate
in every free and commercial state ; seule la seconde édition nous a été accessible, mais notre ami
Simon Pembroke a bien voulu comparer systématiquement la première et la seconde et n’a relevé,
à l’exception du titre, aucune différence significative quant à l’importance du thème commercial.
39. The History of Athens, p. 63 ; cf. pour la référence à Montesquieu, p. xi.
40. Chastellux, De la félicité publique ou considérations sur le sort de l’homme dans les différentes
époques de l’histoire (Amsterdam, 1772). Nous citons ce livre à la fois parce que, contre Rousseau,
il se fait le théoricien du gouvernement représentatif en des termes qui annoncent Constant : « Pour
moi, je pense qu’il n’y aura de liberté solide et durable, et surtout de félicité que parmi les peuples
chez lesquels tout se fera par représentation » (p. 43), et parce qu’il contient un exemple relativement
rare de critique adressée à Athènes et à Sparte, ce qui annonce Volney (cf. p. 22-49).
41. Voyages de M. le marquis de Chastellux dans l’Amérique septentrionale dans les années 1780,
1781 et 1782 (2 t., Paris, 1784).
la formation de l’athènes bourgeoise 165

portrait d’une Athènes à la mode de Paris ou de Chanteloup – ce domaine


­tourangeau du duc de Choiseul où Barthélemy écrivit sa grande œuvre et dont
il ne reste plus aujourd’hui qu’une pagode de fantaisie. Que ces Athéniens sont
donc parisiens, disent à l’envi tous les commentateurs, qui ne savent s’il faut
s’en émerveiller ou s’en indigner42. On a peu fait attention au fait que ce voya-
geur est un Scythe, qu’il préfère, tout comme Rollin, Rousseau ou Mably, Sparte
à Athènes, et la Scythie à la Grèce. Ce « bon sauvage », instruit pourtant par
Platon et Aristote, choisit en dernière analyse de rentrer chez lui.
Les Recherches philosophiques sur les Grecs, de Cornelius De Pauw, qui
paraissent à Berlin en 1787 et à Paris en 1788, bien que réimprimées en l’an III
avec l’ensemble de l’œuvre de leur auteur et traduites en anglais, n’ont jamais,
croyons-nous, fait l’objet d’une étude43.
Petit-neveu des frères De Witt dont l’assassinat, en 1672, désespéra Spinoza,
oncle d’Anacharsis Cloots, « l’orateur du genre humain », dont l’exécution,
pendant la Terreur montagnarde, le désespéra, lui, C. De Pauw (1720-99) est un
Allemand de Clèves en Rhénanie, qui servit d’ambassadeur à la ville de Liège.
Ses Recherches grecques s’insèrent en réalité dans un ensemble beaucoup plus
vaste. « Ce polygraphe protestant prend le contre-pied des jésuites en tout. »44
En 1768, à Berlin, il publie des Recherches philosophiques sur les Américains
ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine ; c’est, de
loin, la plus connue de ses œuvres45. Face au mythe du bon sauvage ou de l’uto-
pie qui avait souvent trouvé à s’incarner dans l’Amérique précolombienne46, il
s’agit de présenter l’Amérique indienne comme un vaste pourrissoir, où rien, ni
les hommes ni les plantes, ne peuvent germer correctement. Quelques années plus
tard, en 1773, il publie d’autres Recherches philosophiques, sur les Égyptiens
et les Chinois. Le but était double : séparer le destin de l’Égypte qui avait fas-
ciné – à tort selon De Pauw – les intellectuels depuis l’époque grecque, de celui
de la Chine. N’avait-on pas écrit – et encore, en 1759, le grand linguiste J. de
Guignes – que la Chine, ce mirage des intellectuels du siècle des Lumières, était

42. On s’émerveilla d’abord, on s’indigna ensuite, après la Révolution. Sur l’œuvre de l’abbé
Barthélemy, publiée à Paris à la fin de 1788, voir la thèse de M. Badolle, L’Abbé Jean-Jacques
Barthélemy (1716-1795) et l’Hellénisme en France dans la seconde moitié du xviiie siècle (Paris,
1927) ; sur la réaction après la Révolution, cf. R. Canat, L’Hellénisme des Romantiques, t. i (Paris,
1951), p. 115 sq. ; typique est la lettre de P.-L. Courier à Chlewaski (27 février 1799) : « Je crois
que tous les livres de ce genre, moitié histoire, moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent
mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées très fausses
et choquent également le goût et l’érudition » (Œuvres, t. ii, p. 662).
43. Sur De Pauw, quelques indications dans C. Becdelièvre, Biographie liégeoise, t. ii (1835),
no. 1799, p. 531-6, qu’on s’est parfois contenté de recopier (cf. Michaud, Biographie universelle,
2e éd., vol. xxxii (Paris, 1861), p. 321-2) ; v. aussi G. Avenel, Anacharsis Cloots (Paris, 1865) et,
sur son œuvre, les informations données ci-dessus p. 173, n. 2 et ci-dessous p. 181, n. 2, et p. 184,
n. 2. Notre attention a été attirée sur De Pauw par un mémoire de maîtrise consacré à Barthélemy
et soutenu en 1976 par Alain Chauvet. Nous citons De Pauw d’après la réédition de l’an III.
44. Broc, La Géographie des philosophes, p. 457. Ce « protestant » fut du reste ordonné sous-diacre
et fut chanoine de Xanten.
45. Elle est notamment commentée par M. Duchet, Anthropologie et histoire au Siècle des Lumières
(Paris, 1972) ; v. à l’index.
46. V. sur ces thèmes au xviiie siècle, outre l’ouvrage de P. Broc, H. Baudet, Paradise on Earth :
Some Thoughts on European Images of Non-European Man, trad. E. Wentholt (New Haven et
London, 1965), p. 37-55.
166 la formation de l’athènes bourgeoise

une colonie égyptienne47 ? Une fois cette séparation accomplie, il fallait aussi
montrer que la Chine dont rêvaient les intellectuels n’était, au témoignage de
ceux qui avaient été à Canton, précisément qu’un mirage.
Peu avant de mourir, C. De Pauw détruisit le manuscrit d’un troisième
ouvrage, sur la Germanie ; il n’est guère douteux qu’il ne s’y employât à démo-
lir les représentations idéalisées que la noblesse française se donnait de ses
ancêtres « francs ».
Entre ces destructions, la construction grecque, ou plutôt athénienne. Car la
Grèce, ce n’est ni les Lacédémoniens « qui ne contribuèrent jamais aux progrès
d’aucune science, ni aux développements d’aucun art », ni les Étoliens que l’on
comparait aux bêtes féroces, ni les Thessaliens (« chez eux l’agriculture était
un métier déshonorant »), ni les Arcadiens, ces bons sauvages de l’Antiquité
qui n’existent pas politiquement avant Épaminondas48, la Grèce c’est, avant
tout, Athènes. Une Athènes démocratique, certes, cité de la parole politique :
« La politique ne s’y cachait pas sous des voiles et des nuages. »49 Étrange
Athènes tout de même, où le commerce, qui fait toute la vie de la cité, est vu
à travers la pastorale, puisque De Pauw insiste sur le penchant des Athéniens
pour la vie champêtre. La ville même d’Athènes ne comportait pas d’édifices
somptueux. De Pauw s’appuie sur la description célèbre du Pseudo-Dicéarque50
(« La route est agréable, dans un paysage bien cultivé, d’aspect accueillant. Mais
la ville est aride et manque d’eau ; elle est mal tracée, à la manière archaïque »)51,
pour démontrer la modestie toute démocratique d’Athènes : « Ils craignaient
avec raison de choquer les principes essentiels d’un gouvernement populaire
et l’égalité qui en formait la loi. »52 Tout, et même les Jardins des philosophes,
est intégré à cette pastorale.
Mais cette Athènes champêtre est aussi, depuis Solon, le pays des arts méca-
niques, d’un « immense commerce d’industrie », facilité par « le nombre pro-
digieux des manufactures », autant dire Londres, ou Amsterdam53. Tout cela
est rendu possible par l’esclavage dont l’importance est admise sans réticence
aucune. De Pauw admet même le chiffre de 400.000 esclaves du « recense-
ment » de Démétrios de Phalère, donné par Athénée dans un texte aussi célèbre
que controversé54.
Il ne faut pas croire que De Pauw accepte pour autant sans critique toutes
les données de la tradition. Son Athènes est une démocratie historique qui ne
­commence nullement avec Thésée comme le veut la rhétorique classique, hel-
lénistique et moderne. La période la plus ancienne de l’« histoire » d’Athènes,
les premières dates du « marbre de Paros », par exemple, qui mentionne « l’arri­
vée de Cérès à Éleusis », est rejetée comme entièrement légendaire, ce en quoi

47. J. de Guignes, Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne
(Paris, 1758) ; la thèse avait déjà été soutenue par P. D. Huet dans son Histoire du commerce. Cet
ouvrage provoqua toute une polémique dont les références importent peu ici (t. i, p. 166-7).
48. C. De Pauw, Œuvres (Paris, an III [1795]), t. vi, p. i-iv.
49. Ibid. p. ix.
50. De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 16.
51. Nous citons la traduction de R. Martin, L’Urbanisme dans la Grèce antique (Paris, 1956), p. 26.
52. De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 20 sq.
53. Ibid. p. 64-5, 156.
54. Athénée vi, 272 c ; De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 156 et t. vii, p. 305 sq.
la formation de l’athènes bourgeoise 167

De Pauw se montre très largement en avance sur son temps. La constitution de


Solon est définie comme mixte, non comme démocratique. La démocratie n’est
réellement fondée que par Aristide, lorsque « le dernier des Athéniens devint
un Roi ». Il n’est pas vrai de dire avec Rousseau que « des dieux seuls peuvent
vivre dans une démocratie »55. Commentant l’Économique du Pseudo-Aristote,
il écrit que, « l’auteur de ce livre singulier intitulé Les Économiques n’y dit pas
un seul mot de l’économie, mais il y développe différentes opérations faites par
des satrapes de Perse, des rois de Carie… »56, observations que bien des com-
mentateurs modernes de ce traité de stratagématique fiscale et d’ordre familial
auraient intérêt à méditer57.
À la veille de l’insurrection de 1789, les principaux cadres d’une Athènes
bourgeoise avaient donc été mis en place : ensemble que l’on peut estimer cohé-
rent, mais qui nous paraît aujourd’hui caractérisé par un manque de distance
critique du présent par rapport au passé. La critique et la distance seront creu-
sées par la Révolution.

Pendant la « tourmente », on le sait, Athènes recula au profit de Sparte, qui


n’avait du reste cessé de dominer dans l’enseignement des collèges comme
dans un large secteur de la critique politique. « Sparte brille comme un éclair
dans des ténèbres immenses », dit Robespierre le 18 floréal an II (7 mai 1794).
Sparte fut l’instrument idéologique au moyen duquel les dirigeants montagnards
ont pensé la société française comme transparente, c’est-à‑dire imaginairement
unifiée. La « fête révolutionnaire », un des aspects les plus conscients de l’imi-
tation de l’antiquité, se veut événement niant l’événement, annulant le temps
au profit de la commémoration, incarnant dans l’espace le rêve du législateur58.
Ouvrons ici une parenthèse : quittons provisoirement les réseaux de signes
qui font l’objet de notre étude pour aborder ce qu’il est convenu d’appeler – par
un abus de langage – la réalité sociale, et posons cette question : l’identifica-
tion à l’antiquité, caractéristique de la forme la plus radicale de la Révolution59,
a-t‑elle eu des conséquences sur le système scolaire, notamment sur l’ensei-
gnement des langues anciennes, instrument normal de l’accès à cette antiquité
que l’on révérait ?
Le problème vaut qu’on le pose, car il s’agit d’un phénomène sérieux enga-
geant tout l’imaginaire d’un groupe d’hommes. Au témoignage du prince de
Ligne, à l’occasion d’une de leurs rencontres, le Grand Frédéric « fit un petit
tour à Rome et à Sparte : il aimait à s’y promener »60. Les puritains anglais du

55. De Pauw, Œuvres, t. vii, p. 153-5, 201, 215-16 ; sur la démocratie, il s’appuie sur Plutarque,
Aristide 22. i.
56. Ibid. p. 358.
57. Nous pensons par exemple à B. A. Van Groningen, préfacier de l’édition des Belles Lettres
(Paris, 1968).
58. Cf. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, 1789-1799 (Paris, 1976) ; un rapport de Talleyrand
qu’on trouvera reproduit en C. Hippeau, L’Instruction publique en France pendant la Révolution,
t. i, Discours et rapports (Paris, 1881), p. 169, montre que Barthélémy et De Pauw ont été parmi
les auteurs auxquels on a demandé une inspiration pour l’organisation des fêtes révolutionnaires.
59. Rappelons simplement ici le livre le plus important, H. T. Parker, The Cult of Antiquity and the
French Revolutionaries (Chicago, 1937).
60. Prince de Ligne, Mémoires et mélanges historiques et littéraires, t. i (Paris, 1827), p. 25.
168 la formation de l’athènes bourgeoise

xviie siècle n’allaient pas faire « un petit tour » dans l’Israël ancien, ils étaient
largement des personnages de la Bible, ce qui ne signifiait pas du tout – bien au
contraire – que, hors quelques exceptions, ils éprouvassent le besoin d’apprendre
l’hébreu. Les révolutionnaires français – les législateurs du moins – savaient, en
général, assez bien le latin et fort peu le grec. Les plus « spartiates » d’entre eux
n’éprouvaient probablement pas le besoin d’apprendre le grec à leurs enfants.
Ils étaient eux-mêmes des exemples vivants.
Aussi bien, un coup d’œil rapide sur les sources et sur les travaux consacrés
à cette question61 le montre-t‑il très bien : les révolutionnaires français ne se sont
nullement passionnés pour l’apprentissage des langues et de l’histoire classiques.
Ainsi Mirabeau, qui, il est vrai, n’est ni spartiate ni romain, et peut-être à
cause de cela, se justifie : « Je suis loin de vouloir proscrire l’étude des ­langues
mortes ; je voudrais surtout qu’on pût faire renaître de ses cendres cette belle
langue grecque… mais je crois nécessaire d’ordonner que tout enseignement
public se fasse désormais en français. »62 L’enseignement du latin n’était-il
pas lié aux vétustes collèges ? Tout au plus le mathématicien montagnard
Gilbert Romme entend-il associer l’étude du latin à « l’amour énergique des
Romains pour la liberté dans les temps héroïques de la République », ce latin
au sujet duquel Condorcet avait été très réservé, « puisque tous les préjugés
doivent aujourd’hui disparaître »63. Le célèbre plan éducatif de Le Peletier, qui
concerne les enfants de cinq à douze ans, ne dit rien, et pour cause, des langues
anciennes64 ; et pourtant Fourcroy, rappelant l’exemple de Le Peletier, décla-
rait, le 30 juillet 1793 : « Il n’avait de guides que dans les législateurs anciens.
Il regardait, avec les sages de la Grèce, les fils des citoyens comme les enfants
de la République. » Mais lui-même propose simplement ceci : « Vous pouvez
imiter Athènes, où les écoles étaient ouvertes au lever du soleil et fermées à
son coucher. »65
En pleine exaltation de l’an II, le 15 brumaire (5 novembre 1793), on enten-
dit même Marie-Joseph Chénier faire ces remarques critiques, exceptionnelles
il est vrai :
Il faut étudier les hommes et les mœurs, les temps et les lieux, la nature immuable
dans les principes mais toujours variée dans les résultats, et peut-être alors
sera-t‑on moins empressé de nous présenter des romans politiques, facilement
échafaudés d’après la République de Platon ou d’après les romans historiques
composés sur Lacédémone.66

61. Bon chapitre de synthèse, dans le livre de S. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo. Filosofia
e politica nella società francese (1770-1810) (Bari, 1968), p. 315-444 ; nous avons utilisé les
ouvrages de F. Ponteil, Histoire de l’enseignement 1789-1965 (Paris, 1966) ; E. Allain, L’Œuvre
scolaire de la Révolution (Paris, 1891) ; les recueils de C. Hippeau, L’Instruction publique en France
pendant la Révolution, t. i et ii, Débats législatifs (Paris, 1883), et de J. Guillaume, Procès verbaux
du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative (Paris, 1889), et de la Convention
nationale (6 t., Paris, 1891-1917).
62. Hippeau, L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 11.
63. Ibid. p. 205-9 et 306-7.
64. Ibid. p. 342-86 ; le texte fut présenté par Robespierre le 13 juillet 1793.
65. Ibid. p. 387-97.
66. Ibid. t. ii, p. 99.
la formation de l’athènes bourgeoise 169

Mais l’« idéologue » Chénier, auteur, pourtant, d’un Caius Gracchus au


goût du jour, joué en 1792, avait, il est vrai, une connaissance directe de la
culture grecque.
En fait, c’est avec les temps thermidoriens que le problème se pose sérieuse-
ment, bien que l’École Normale de l’an III ne comporte pas de chaire de langues
anciennes. Les « Écoles centrales », fondées alors dans chaque département,
font, pour leur part, une place à ces langues67. Un professeur de grammaire
générale à l’École centrale du Lot écrit même à son ministre que « la langue
grecque doit enfin occuper dans l’instruction publique la place distinguée que
sa supériorité sur toutes les langues connues aurait dû lui assurer… »68. Mais
l’accent pédagogique, très novateur, est mis sur les sciences, sur l’économie
politique. « Lisez la Richesse des nations, l’ouvrage peut-être le plus utile aux
peuples de l’Europe », déclarait Lakanal le 16 décembre 1794 (26 brumaire
an III)69. Le principe est que l’enseignement du latin (et du grec) doit se faire
en deux ans, ce qui entraîne les plaintes que l’on imagine70. C’est Bonaparte,
après « Brumaire », puis l’Empereur qui rétablira progressivement la supério-
rité absolue du latin, aux dépens, notamment, des mathématiques, et lui (re)don-
nera le rôle de sélection sociale qui fut longtemps le sien71. Rome, il est vrai,
avait « remplacé Sparte », mais entre le culte révolutionnaire et la pratique des
lycées impériaux, le clivage est à peu près total.

Proscrit, le girondin Condorcet, dernier grand représentant des encyclopé-


distes, donnait aux thèmes en honneur en l’an II un contrepoint minoritaire, mais
qui deviendra peu à peu le thème majeur des bourgeois libéraux (dont beau-
coup acceptaient alors de mourir pour la liberté). Le 13 germinal an III, sur le
rapport de l’« idéologue » Daunou, la Convention décidait de faire l’acqui­
sition de 3.000 exemplaires de l’ouvrage posthume de Condorcet, Esquisse
d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (le titre même dit la
dette de l’auteur envers Turgot), et d’en organiser la distribution en commen-
çant par la totalité de ses membres survivants72. Nous avons là le texte fonda-
mental par lequel l’idéologie du progrès élaborée au xviiie siècle fut transmise
par les Thermidoriens au xixe siècle73. Ni Bonald, ni Joseph de Maistre, ni
Chateaubriand ne s’y tromperont74.

67. Voir, outre les ouvrages cités ci-dessus, le bel article de L. C. Pearce Williams, « Science,
education and the French Revolution », Isis, xliv (1953), p. 311-30.
68. Rouziès, Tableau analytique des études de l’École centrale du département du Lot (Paris,
an VII), p. 13.
69. Hippeau L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 432.
70. Allain, L’Œuvre scolaire de la Révolution, p. 116-19.
71. Cf. A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967 (Paris, 1968), p. 52-6.
72. On trouvera le rapport de Daunou en Condorcet, Œuvres, éd. A. Condorcet O’Connor, t. vi
(Paris, 1847), p. 3-5.
73. Bon chapitre sur Condorcet dans Manuel, The Prophets of Paris, p. 53-102 ; on dispose en outre
d’un ensemble très riche sur Condorcet avec le numéro spécial que lui ont consacré les Cahiers de
Fontenay, v, Philosophie (décembre 1976).
74. « Apocalypse du nouvel Évangile », dit Bonald, cité par Manuel, The Prophets of Paris, p. 61 ;
sur J. de Maistre, cf. ci-dessous p. 199 ; sur Chateaubriand, v. J. Dagen, « L’Essai sur les révolu-
tions ou les mémoires d’outre-histoire », Annales publiées par la Faculté des Lettres de Toulouse,
Littératures, xiv (1967), p. 19-42.
170 la formation de l’athènes bourgeoise

Comment se situe la Grèce dans ce Tableau75 ? S’il est vrai que « la perfec-
tibilité de l’homme est réellement indéfinie », il en résulte que jamais la marche
du progrès « ne sera rétrograde »76. Après les clans, l’apparition de l’agri­culture
et celle de l’écriture, la quatrième époque de l’histoire de l’humanité est sym-
bolisée par « le progrès de l’esprit humain dans la Grèce jusqu’au temps de la
division des sciences, vers le siècle d’Alexandre »77. La neuvième, rappelons-le,
va « depuis Descartes jusqu’à la formation de la République française ». La
dixième est réservée au futur.
L’attitude de Condorcet envers la Grèce est exempte de tout simplisme. Il
écrit ceci, qui va loin :
Presque toutes les institutions des Grecs supposent l’existence de l’esclavage
et la possibilité de réunir dans une place publique l’universalité des citoyens ;
et pour bien juger de leurs effets, surtout pour prévoir ceux qu’elles produisent
dans les grandes nations modernes, il ne faut pas perdre un instant de vue ces
deux différences si importantes.78
Certes, et Condorcet dira aussi ailleurs79 que l’imprimerie rend la démo-
cratie directe et l’éloquence à la Démosthène inutiles et la représentation pos-
sible. Mais, en dernière analyse, ce qui est important, c’est que Condorcet crée
en quelque sorte Athènes comme modèle historique lointain. « On trouverait à
peine dans les républiques modernes, et même dans les plans tracés par les phi-
losophes, une institution dont les républiques grecques n’aient offert le modèle
ou donné l’exemple. »80 Condorcet emploie ici le pluriel, mais le modèle est
bien Athènes : « À l’exception d’Athènes, pendant quelque temps, il n’y avait
peut-être aucune cité où la généralité des citoyens jouît de la plénitude de ses
droits. »81 La chute des rois, à l’aube de l’histoire grecque, marque le début
des révolutions.
C’est à cette même révolution que le genre humain doit ses lumières et devra
sa liberté. Elle a plus influé sur le sort des nations actuelles de l’Europe que des
événements bien plus rapprochés de nous dont nos ancêtres ont été les acteurs
et leur pays le théâtre ; elle forme en quelque sorte la première page de notre
histoire.82
Si Condorcet admire Léonidas, sans croire toutefois qu’il soit mort pour
obéir aux lois de Lacédémone, il écrit que « la bataille de Salamine est un de
ces événements si rares dans l’histoire, où le hasard d’un jour décide pour une
longue suite de siècles des destinées du genre humain »83. L’histoire est pro-
grès, mais la Grèce anticipe : Démocrite et Pythagore annoncent à leur façon

75. Que nous citons d’après l’édition de Paris, 1829, simplement parce que c’est celle que nous
avons sous la main.
76. Esquisse, p. 7-8.
77. Ibid. p. 60-79 ; cf. aussi les fragments reproduits p. 291-382.
78. Ibid. p. 76.
79. Dans son « projet de décret sur l’Instruction publique », présenté à la Législative, dans Hippeau,
L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 208-9.
80. Esquisse, p. 75.
81. Ibid. p. 366.
82. Ibid. p. 292. Les mots mis en italiques le sont par nous.
83. Ibid. p. 380-1.
la formation de l’athènes bourgeoise 171

Descartes et Newton84. Dans ce rapport double à la Grèce, de distance et d’immé-


diateté, Condorcet n’est pas très éloigné de Hegel, et ce rapprochement suggère
qu’un tournant essentiel a été pris. Car ce discours, Chateaubriand le prolonge,
Benjamin Constant le critique, Joseph de Maistre l’inverse et le rend tragique.

Athènes proche et lointaine. Et pourtant un Thermidorien typique, Volney,


eut le courage d’exprimer, avec une énergie sans pareille, l’idée que le proche
était largement illusoire et que le lointain était réel. Le compromis d’où naît
Athènes bourgeoise est ainsi dénoncé dès l’origine.
La chance de Volney (1757-1820) est d’être, certes, un homme qui sait le grec
et le latin, qui a lu, et parfois de fort près, Hérodote, mais d’être aussi un orien-
taliste, et même un orientaliste qui a connu l’Orient85. Homme des Lumières,
Volney (son pseudonyme se décompose ainsi : Voltaire + Ferney) publie en 1787
son Voyage en Syrie et en Égypte, avec cette épigraphe qui en résume géniale-
ment l’esprit : « J’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’histoire et
non aux romans. »86 Grande date que ce voyage, car ce que Volney découvre, ce
n’est pas l’Orient des Origines, ni même la terre du despotisme abstrait qui avait
inspiré de façon ambiguë tant de contemporains de Louis XIV ou de Louis XV,
c’est très exactement ce que nous appelons aujourd’hui le monde « sous-­
développé », le tiers-monde87. Il s’agit en effet de décrire un monde malade et,
à l’étonnement des commentateurs, le chapitre premier, qui donne une classi-
fication des habitants, introduit « sans raison apparente, un développement sur
la maladie ». L’Orient n’est ni exotique ni pittoresque, il est dégradé88, parce
qu’il a choisi la mauvaise direction historique. Et quand nous lisons la célèbre
description d’Alexandrie, c’est bien le tiers-monde, ses foules et son écrasante
misère, qui nous saute au visage :
Ce marché mal fourni de dattes et de petits pains ronds et plats ; et cette foule
immonde de chiens errants dans les rues et ces espèces de fantômes ambu-
lants qui, sous une draperie d’une seule pièce, ne montrent d’humain que deux
yeux de femme… ces rues étroites et sans pavé, ces maisons basses et dont les
jours rares sont masqués de treillage, ce peuple maigre et noirâtre, qui marche
­nu-pieds, et n’a pour tout vêtement qu’une chemise bleue, ceinte d’un cuir ou
d’un mouchoir rouge.89

84. Ibid., p. 65 : « Au milieu de la nuit de ces systèmes, nous voyons même briller deux idées
heureuses qui reparaîtront encore dans des siècles plus éclairés. »
85. Sur Volney, le livre essentiel est celui de J. Gaulmier, L’Idéologue Volney (1757-1820) (Beyrouth,
1951) ; son auteur l’a lui-même résumé dans Un grand témoin de la Révolution et de l’empire,
Volney (Paris, 1959) ; pour l’encadrement intellectuel, cf. le livre déjà cité de Moravia, Il tramonto
dell’illuminismo.
86. Nous citons le Voyage d’après l’édition critique de J. Gaulmier (Paris et La Haye, 1959) ; les
autres œuvres de Volney d’après ses Œuvres complètes (Paris, 1838).
87. Ce point ne nous paraît pas suffisamment souligné dans les pages consacrées à Volney de
l’étude déjà citée de Moravia, « Philosophie et géographie à la fin du xviiie siècle » ; l’Itinéraire
de Chateaubriand sera largement un dialogue avec Volney, cf. J. Gaulmier, « Chateaubriand et
Volney », Annales de Bretagne, lxxv (1968), p. 570-8.
88. Cf. J. Gaulmier dans son édition, p. 8-9.
89. Volney, Voyage, p. 26.
172 la formation de l’athènes bourgeoise

Et, certes, on peut juger simple l’explication de cette dégradation puisque


Volney ne fait guère appel qu’au despotisme turc. En fait, Volney se fait ici le
porte-parole inspiré d’un Occident qui, lui, a choisi la bonne direction, et les
débuts de la Révolution le confirment pleinement dans cette voie. En 1791,
il publie Les Ruines, ce « Discours sur l’histoire universelle laïque »90. Les
Ruines, ce sont les traces des « révolutions du passé », c’est aussi l’appel à un
Législateur à l’échelle de l’univers, à un peuple législateur. Et le « génie » des
ruines de s’écrier :
Qu’il se montre un chef vertueux, qu’un peuple puissant et juste paraisse, et la
terre l’élève au pouvoir suprême : la terre attend un peuple législateur ; elle
le désire et l’appelle, et mon cœur l’entend… Et tournant la tête du côté de
l’Occident : Oui, continua-t‑il, déjà un bruit sourd frappe mon oreille : un cri
de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a retenti sur l’ancien continent.91
Ce peuple, c’est bien entendu le peuple français, lequel peuple, avec Bonaparte,
envahira bientôt l’Égypte, avec l’œuvre de Volney (qui n’avait pas voulu cela)
pour guide. Volney lui-même, orientaliste, proposa d’écrire l’arabe et l’hébreu
en caractères latins92. Disciple pourtant de l’abbé Raynal, et comme lui adver-
saire de principe de l’entreprise coloniale, il n’en joua pas moins son rôle dans
la conquête occidentale, précisément dans la mesure où il fut un des philosophes
de l’histoire de l’Occident93.
La Révolution française ne s’engagera pas immédiatement sur le grand che-
min de la rationalité bourgeoise. En l’an III, après avoir connu la prison et donné
ses célèbres leçons à l’École Normale, Volney s’embarque pour ­l’Amérique.
Le Tableau du climat et du sol des États-Unis qu’il publiera bien après son
retour, en 1803, et qui ne se montre pas enthousiaste pour cette autre branche de
l’aventure occidentale, annonce la disparition des derniers Indiens. « Dans cent
ans, dans deux cents ans, il n’existera peut-être plus un seul de ces peuples »94,
et il est grand temps de les étudier, de classer leurs mœurs et leurs langues.
Comment ne pas le faire à l’aide du passé de la Grèce ? C’est l’« Archéologie »
de Thucydide, citée dans la nouvelle traduction de P.-Ch. Lévesque95, qui per-
met de comprendre et la Grèce et les Iroquois. « Ce fragment me semble si
bien adapté à mon sujet, que je crois faire une chose agréable au lecteur en le

90. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 220. Gaulmier cite, p. 221, une lettre de Volney du 26 décembre
1814, dénonçant « le roman juif de Bossuet tant prôné » ; v. aussi, sur Les Ruines, Moravia,
Il ­tramonto dell’illuminismo, p. 163-8.
91. Volney, Œuvres, p. 30.
92. Sur la place de Volney dans l’histoire de l’orientalisme, cf. M. Rodinson, « The western image
and western studies of Islam », The Legacy of Islam, éd. J. Schacht et C. E. Bosworth, 2e éd.
(Oxford, 1974), p. 9-62, part. p. 42. Sur ses tentatives pour écrire l’arabe et l’hébreu en caractères
latins, v. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 543-7.
93. Volney visita aussi un autre pays qui, « par sa constitution physique, par les mœurs et le caractère
de ses habitants, diffère totalement du reste de la France » et participe « de l’état sauvage et d’une
civilisation commencée » : la Corse ; cf. son « précis de l’état de la Corse », qui fut publié dans
le Moniteur des 20 et 21 mars 1793, et Œuvres, p. 738.
94. Œuvres, p. 728 ; toute une partie du livre est une polémique contre Chateaubriand ; cf. Gaulmier,
« Chateaubriand et Volney ».
95. Cf. ci-dessous p. 206.
la formation de l’athènes bourgeoise 173

lui soumettant ici, afin qu’il fasse lui-même la comparaison. »96 Mais Volney
va beaucoup plus loin que Thucydide, au risque de rendre incompréhensible le
phénomène que fut l’existence même de l’historien athénien, car ce qui vaut
pour Homère vaut aussi pour les contemporains de Périclès, et pas seulement
pour les Étoliens, dont la barbarie avait frappé et Thucydide et Cornelius De
Pauw, mais pour les Athéniens eux-mêmes :
Je suis surtout frappé de l’analogie que je remarque chaque jour entre les sau-
vages de l’Amérique du nord et les anciens peuples si vantés de la Grèce et de
l’Italie. Je retrouve dans les Grecs d’Homère, surtout dans ceux de son Iliade,
les usages, les discours, les mœurs des Iroquois, des Delawares, des Miâmis.
Les tragédies de Sophocle et d’Euripide me peignent presque littéralement les
opinions des hommes rouges sur la nécessité, sur la fatalité, sur la misère de la
condition humaine et sur la dureté du destin aveugle.97
Paradoxalement pourtant, Volney admet, l’espace d’un instant, parce que
Thucydide, dans l’« Archéologie », a parlé du destin particulier de l’Attique,
que celle-ci a connu des « causes occasionnelles de civilisation »98.
En l’an III, dans ses leçons de l’École Normale99, Volney s’était livré à une
critique radicale de l’imitation de l’antiquité, conçue comme un des phéno-
mènes majeurs de la Révolution, et de l’historicisme auquel le mouvement des
Idéologues n’avait certes pas été étranger. La page est célèbre, mais il n’est pas
inutile de la citer de nouveau. Volney y rappelle
Qu’à Athènes, ce sanctuaire de toutes les libertés, il y avait quatre têtes esclaves
contre une tête libre ; qu’il n’y avait pas une maison où le régime despotique
de nos colonies d’Amérique ne fût exercé par ces prétendus démocrates ; que
sur environ quatre millions d’âmes qui durent peupler l’ancienne Grèce, plus de
trois millions étaient esclaves ; que l’inégalité politique et civile des hommes
était le dogme des peuples, des législateurs ; qu’il était consacré par Lycurgue,
par Solon, professé par Aristote, par le divin Platon, par les généraux et les am-
bassadeurs d’Athènes, de Sparte et de Rome qui, dans Polybe, dans Tite-Live,
dans Thucydide, parlent comme les ambassadeurs d’Attila et de Tchinguizkan
(Gengis Khan).100
Et Volney ajoute : « Oui, plus j’ai étudié l’antiquité et ses gouverne-
ments si vantés, plus j’ai conçu que celui des Mamlouks d’Égypte et du dey
d’Alger ne différaient point essentiellement de ceux de Sparte et de Rome ;
et qu’il ne manque, à ces Grecs et à ces Romains tant prônés, que le nom de
Huns et de Vandales pour nous en retracer tous les caractères. » La « seule

96. Œuvres, p. 725.


97. Ibid. p. 724-5.
98. Ibid. p. 725, s’appuyant sur Thucydide i. 2, 5-6 ; mais Volney, lorsqu’il cite en cette même page
la fameuse évocation d’une Sparte ruinée (Thucydide i. 10, 2), supprime le parallèle avec Athènes.
99. Sur l’École Normale, Moravia, Il tramonto dell’illuminismo, p. 380-91.
100. On pourrait comparer avec ce qu’écrivait J. de Lolme, théoricien genevois du régime
représentatif, dans sa Constitution de l’Angleterre (1778), nouvelle éd. (Genève, 1793), t. ii,
p. 22, n. i : « À Athènes même, qui est la seule des républiques anciennes où il paraisse qu’il
y ait eu de la liberté, on voit les magistrats procéder, à peu près comme on fait aujourd’hui
chez les Turcs. »
174 la formation de l’athènes bourgeoise

guerre juste et honorable fut la guerre contre Xerxès ». À peine est-elle


terminée qu’Athènes inaugure ses « insolentes vexations ». Les chefs-
d’œuvre de l’art attique furent la « première cause » de la ruine d’Athènes,
« parce qu’étant le fruit d’un système d’extorsions et de rapines, ils provo-
quèrent à la fois le ressentiment et la défection de ses alliés, la jalousie et
la cupidité de ses ennemis, et parce que ces masses de pierre, quoique bien
­comparties, sont partout un emploi stérile du travail et un absorbement rui-
neux de la richesse »101. Une idéologie bourgeoise de la production est ici
au travail et rejoint la lecture de Thucydide que Pierre-Charles Lévesque
achevait alors de traduire.
On a pu se demander, à propos d’Edward Gibbon, si l’historien de la déca-
dence de l’Empire romain vivait son aventure intellectuelle en continuité ou
en rupture avec la tradition historiographique des classiques102. Dans le cas de
Volney, il n’y a pas matière à hésitation ; à aucun titre il n’est un contempo-
rain de Thucydide.

Donc, la rupture est acquise. Encore faut-il en répéter le geste plus d’une
fois, encore faut-il creuser l’écart avant de s’y installer. Après Thermidor, il faut
tout revoir, tout récrire, tout comprendre à nouveaux frais. Dans cette entre-
prise de reconstruction du discours, la Grèce a sa place. Elle l’a encore, ou elle
l’a déjà – la Grèce révolutionnaire encore, la Grèce des libéraux déjà. Le temps
viendra avec Pierre-Charles Lévesque, avec Benjamin Constant, de constituer
la cité grecque (et la démocratie athénienne) en objet d’étude. Pour l’heure, le
plus pressé est de s’aider de l’antiquité pour comprendre ce présent déjà passé
qu’est la Révolution française. Tel est le projet de l’Essai historique sur les
révolutions de Chateaubriand, publié à Londres en 1797103.
Curieux ouvrage en vérité. Livre d’un émigré mais « dédié à tous les par-
tis ». Livre d’histoire mais hanté par l’intemporelle loi qui « nous précipitera
de révolution en révolution jusqu’au dernier siècle » (Ire partie, ch. lxx, p. 314),
et qui tente d’amarrer à l’antiquité un présent sorti du cours du temps – le pré-
sent de la France, celui aussi de Chateaubriand, tiraillé entre les « perfections
imaginaires » de novateurs trop audacieux et le retard obscurantiste de ceux
qui « veulent rester les hommes du quatorzième siècle dans l’année 1796 »104.
Essai politique mais qui s’achève dans la nuit, chez les sauvages de l’Amé-
rique : « plus de villes,… plus de présidents, de républiques, de rois » mais une
révolution tout intérieure (IIe partie, ch. lvii, p. 573). On ne se hâtera pas pour

101. Volney, Œuvres, p. 592-3.


102. On notera les réponses opposées de Sir Ronald Syme et d’Arnaldo Momigliano dans Gibbon
et Rome, éd. Ducrey, p. 47-56 et 57-72.
103. Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées
dans leurs rapports avec la Révolution française (Londres, 1797). Nous utiliserons ici l’édition de
Lefèvre (Œuvres complètes, t. i (Paris, 1830)), plus aisément consultable que l’édition originale ;
toutefois, attentifs à la mise en garde de J. Mourot sur la nécessité de recourir à l’édition de 1797
(J. Mourot, Études sur les premières œuvres de Chateaubriand (Paris, 1962), p. 37-179, et tout
spécialement p. 88), nous avons systématiquement vérifié que les textes cités ne présentaient pas
de modification appréciable par rapport à l’édition originale.
104. Introduction, p. 3. « Le mal, le grand mal, c’est que nous ne sommes point de notre siècle », etc.
la formation de l’athènes bourgeoise 175

autant de crier à l’incohérence de ce « livre étrange et désordonné »105 ; ce serait


tomber dans le piège que Chateaubriand lui-même tend au lecteur lorsque, en
1826, profitant de la réédition de l’Essai, il feint de prendre ses distances vis-
à-vis d’un texte de jeunesse106.
Qu’est-ce qu’une révolution ? Réponse : « une conversion totale du gou-
vernement d’un peuple, soit du monarchique au républicain ou du républi-
cain au monarchique » (Introduction, p. 10-11). Nanti de cette définition,
Chateaubriand compte douze révolutions, dont cinq antiques, au nombre des-
quelles « l’établissement des républiques en Grèce » – la première – et « leur
sujétion sous Philippe et Alexandre » – la seconde. Autant dire, si l’« on peut
fixer à la retraite d’Hippias l’époque des beaux jours de la Grèce et la fin de la
révolution républicaine » (i, ch. xii, p. 52), que, pour la Grèce, à l’origine il y
eut la révolution. Aussi Chateaubriand se gardera-t‑il bien de mener son exposé
au-delà de cette révolution originaire, comme si, entre 510 av. J.-C. et 1789, le
temps s’était arrêté. Dans « l’espace à deux moments » de cette histoire107, on
verra peut-être le signe de ce que Chateaubriand doit beaucoup au climat intel-
lectuel de la Révolution108 ; on y verra surtout le lieu privilégié du projet com-
paratif qui anime l’Essai.
Car la seule, la vraie question se formule ainsi : « Parmi ces révolutions, en
est-il quelques-unes qui, par l’esprit, les mœurs et les lumières du temps, puissent
se comparer à la révolution actuelle de France ? » (Introduction, p. 9). Reste à
admettre le postulat que « rien n’est nouveau sous le soleil » et que l’histoire se
répète, parfois à la lettre (Préface, p. xxiii ; i, ch. lix, p. 257 ; ii, ch. lvi, p. 559),
et l’on obtient un livre où la Révolution française sert de « foyer commun »
(Introduction, p. 10) et l’histoire grecque de miroir. Une histoire grecque qui
n’est jamais étudiée pour elle-même – les faits « étrangers dans leurs causes et
dans leurs effets à ceux de la révolution française » ont été écartés (Introduction,
p. 12) – et que Chateaubriand ne constitue pas comme telle puisqu’il doit large-
ment son information à l’abbé Barthélémy109 : mais dans ce domaine les scru-
pules ne l’embarrassent guère et, si son érudition n’est pas aussi fantaisiste que

105. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, 2e éd. (Paris, 1889), t. i, p. 145 et 152.
106. Le ton est donné par la Préface, p. xxii (« livre détestable et parfaitement ridicule ») ; les notes
de 1826 se chargeront d’en asséner la preuve – parfaitement ambiguë ; sur ces notes destinées à
« garder le beau rôle » et à « faire office de paratonnerre » contre l’originalité d’un texte, que
Chateaubriand cherche à rattacher au Génie du Christianisme v. Mourot, Études, p. 94 et Dagen,
« L’Essai sur les révolutions ou les mémoires d’outre-histoire », p. 20.
107. Nous empruntons cette expression à J. Dagen, « L’Essai sur les révolutions », p. 22.
108. On évoquera l’exclamation de Saint-Just : « Le monde est vide depuis les Romains » (Œuvres
complètes, éd. C. Vellay (Paris, 1908), t. ii, p. 331). Sur la surprenante absence du Moyen Âge dans
l’Essai, v. F. Engel-Janosi, « Chateaubriand as a historical writer », Four Studies in French Romantic
Historical Writing, The Johns Hopkins University Studies in Historical and Political Science, lxxi,
2 (1955), p. 31-56 (et tout spécialement p. 35).
109. Les protestations de sérieux de Chateaubriand (v. Introduction, p. 5, n. 2 et 1, ch. lxx, p. 313)
n’ont guère impressionné M. Badolle (L’Abbé Jean-Jacques Barthélemy, p. 366-70), pour qui
Chateaubriand a pillé le jeune Anacharsis ; même conviction chez Mourot, Études, p. 66, 87-8 et
91. Position beaucoup plus nuancée chez F. Letessier, « Une source de Chateaubriand : Le Voyage
du jeune Anacharsis », Revue d’histoire littéraire de la France, lix (1959), p. 180-203 (dossier
de la question).
176 la formation de l’athènes bourgeoise

le prétendait Renan110, « rares sont les passages qui relèvent d’une véritable
méthode historique »111.
Il s’ensuit, on le devine, une série d’audacieuses assimilations, parfois lim-
pides (les « Montagnards » du temps de Pisistrate et les Montagnards de la
Convention112 ; les élégies de Tyrtée et la Marseillaise – i, ch. xxiii, p. 102-5 ;
les lois de Dracon et les décrets de Robespierre – i, ch. v, p. 35), souvent
déroutantes (Mégaclès et Tallien – i, ch. viii, p. 44 ; Pythagore et Bernardin
de Saint-Pierre – i, ch. xli, p. 195)113 ; et surtout, donnant à l’ouvrage sa char-
pente, l’identification des guerres médiques et des guerres révolutionnaires :
« À l’hymne de Castor, à celle des Marseillais, les républicains s’avancent à la
mort. Des prodiges s’achèvent au cri de Vive la liberté ! et la Grèce et la France
comptent Marathon, Salamine, Platées, Fleurus, Wissembourg, Lodi. »114 Où
est la Grèce ? Où est la France ? Leur histoire s’écrit dans le même intempo-
rel présent et il suffit d’une phrase pour que s’abolisse le temps polyphonique
de l’histoire : 490 av. J.-C. = 1793 (i, ch. lxv, p. 277).
Dans cet aplatissement de la temporalité on peut voir « le comble du ridicule »,
comme l’auteur de l’Essai lui-même y invite lorsque, devenu Chateaubriand,
il revient trente ans après sur cet écrit de jeunesse115, et, depuis Montlosier, la
critique ne s’en est pas privée116. On peut également accuser Chateaubriand
d’avoir méconnu « cette grande et première vérité qui devait faire la base de
son œuvre :… que la Révolution française n’a aucun rapport avec les autres
révolutions de la terre ;… [qu’] en dimension, en esprit, en résultat, tout y a

110. « Le sens esthétique si éminent dont il était doué ne reposait pas sur une solide instruction »
(L’Avenir de la science (Paris, 1890), p. 295) ; dans la note 133 (ibid.), Renan va même jusqu’à
accuser Chateaubriand d’avoir, par une fausse lecture du mot λιλαιομένη (Odyssée, i, 15), « tapissé
de lilas » la grotte de Calypso. Pour n’avoir pas vérifié le bien-fondé de cette assertion dans le pas-
sage du Génie du Christianisme (ii, ch. v, p. i ; t. ii de l’éd. originale (Paris, 1802), p. 219) auquel
Renan fait une allusion fort imprécise, C. R. Hart (Chateaubriand and Homer (Baltimore et Paris,
1928), p. 101) perpétue cette légende que la critique littéraire s’est, peu de temps après, employée à
détruire : v. la démonstration dans les articles « Renan et Chateaubriand » de G. Moulinier (Journal
des Débats, 15 mai 1935), M. Duchemin (Chateaubriand. Essais de critique et d’histoire littéraire
(Paris, 1938), p. 455-61) et R. Lebègue (Revue d’histoire littéraire de la France, lix (1959), p. 39-49).
111. De l’aveu même de F. Letessier (« Une source de Chateaubriand », p. 203).
112. i, ch. vii, p. 41-2 ; on notera que, dans son compte rendu de l’Essai, Montlosier, l’un des
­premiers lecteurs de Chateaubriand, donne ce chapitre comme exemple « de l’esprit et du ton de cet
ouvrage » (Journal de France et d’Angleterre, fascicule du 22 avril 1797, p. 318). Sur cette revue,
publiée par Montlosier à Londres entre le 6 janvier et le 29 juillet 1797, et sur le compte rendu de
l’Essai, v. P. Christophorov, Sur les pas de Chateaubriand en exil (Paris, 1960), p. 203-5 et 216 ;
A. Andrewes nous a procuré une photocopie de cet article, introuvable en dehors de la Bibliothèque
Bodléienne d’Oxford, et nous l’en remercions très chaleureusement.
113. On pourrait ajouter : les Sept Sages et les encyclopédistes (i, ch. xxiv, p. 112), les archers
scythes et les Suisses des Rois de France (i, ch. xlix, p. 216), etc.
114. i, ch. xxv, p. 126. V. la note de la p. 258 (i, ch. lx), où Chateaubriand annonce que, « parlant
désormais de la Perse et de l’Allemagne ensemble », il se contentera d’indiquer par un simple tiret
« le changement d’un empire à l’autre » et, entre les pages 276 et 277, le tableau des forces en
présence des deux côtés.
115. i, ch. vi, p. 38 ; voir aussi p. 33, 42, 45, 58, 267, 271, 301, etc.
116. Montlosier, Journal de France et d’Angleterre, p. 317, parle de rapprochements « piquants »,
« minutieux, puérils, inexacts, forcés » ; la critique moderne renchérit (par exemple, Canat,
L’hellénisme des Romantiques, t. i, p. 53) ; voir toutefois, sur les rapprochements comme clé de
l’œuvre, les remarques de Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, p. 152, et Dagen,
« L’Essai sur les révolutions », p. 21.
la formation de l’athènes bourgeoise 177

été différent »117. Mais Chateaubriand n’était pas si naïf et savait consacrer un
chapitre entier (i, ch. lxviii) à la « différence générale entre notre siècle et celui
où s’opéra la Révolution Républicaine de la Grèce », chapitre où l’on apprend
que « la dissemblance des temps se fait sentir dans toute sa force » (p. 303) et
qu’« il faut s’attendre que l’effet des mouvements actuels de la France surpasse
infiniment celui des troubles de la Grèce » (p. 301). Ainsi l’auteur de l’Essai
se paie le luxe tout aristocratique de risquer de « battre en ruine [son] propre
système » (note de 1826, p. 301) ; il ne renonce pas pour autant à son projet
­comparatif, et c’est là pour nous l’essentiel.
Il est donc permis de voir dans ce projet plus qu’un simple ridicule ; d’y
entrevoir même ce que Chateaubriand, ancien ministre et personnalité minis-
trable, n’aimait point trop en 1826 à retrouver sous sa plume de 1797, comme si,
à comparer Tyrtée et la Marseillaise, il pactisait de fait avec le processus révolu-
tionnaire : la compréhension de la Révolution française avec ses propres caté-
gories ; bref, la reconnaissance de l’imitation comme principe théorique de la
Révolution. Chateaubriand l’a superbement écrit, dans un des quatre chapitres
qu’il consacre aux Jacobins : « Un trait distinctif de notre révolution, c’est qu’il
faut admettre la voie spéculative et les doctrines abstraites pour infiniment dans
ses causes. Elle a été produite en partie par des gens de lettres qui, plus habitants
de Rome et d’Athènes que de leur pays, ont cherché à ramener dans ­l’Europe
les mœurs antiques » (i, ch. xvii, p. 70).
Ainsi, faire de l’imitation le centre de l’Essai, c’est tenter de réfléchir
sur l’identification du moderne à l’antique, pour mieux en dénoncer les dan-
gers. Trois protagonistes – Sparte, Athènes et les Français – l’histoire univer-
selle pour théâtre, le drame vaut la peine d’être à nouveau mis en scène. Parce
qu’« une race d’hommes, se levant tout à coup, se [mit] dans son vertige à
sonner l’heure de Sparte et d’Athènes » (i, ch. lxx, p. 318), le meneur de jeu
négligera les « annales des autres petites villes », « trop peu connues pour inté-
resser » (i, ch. iv, p. 32).
Ici commence la stratégie de Chateaubriand qui prend la Révolution au
piège de ses propres désirs, c’est-à‑dire de son imaginaire, ou de son réel, car
à l’émigré l’exil a appris que « nous n’apercevons jamais la réalité des choses,
mais leurs images réfléchies faussement par nos propres désirs » (ii, ch. lvi,
p. 569). La France a voulu être Sparte (i, ch. xiii-xvi, p. 54-7, 60, 67) ? Il faut,
coûte que coûte, dénoncer la non-conformité de la « copie ». Oui, la révolu-
tion a été pure à Sparte « qui fut assez heureuse pour posséder dans le même
homme le révolutionnaire et le législateur » (i, ch. iv, p. 33). Mais, parce qu’ils
ressemblent à s’y méprendre aux Athéniens118, les Français n’ont jamais imité
réellement qu’Athènes, en une imitation involontaire autant que dépourvue de
génie : « Autant le siècle de Solon » – encore et toujours lui ! – « surpasse le
nôtre en morale, autant les factieux de l’Attique furent supérieurs en talent à
ceux de la France » (i, ch. viii, p. 43).

117. Montlosier, Journal de France et d’Angleterre.


118. V. i, ch. v, p. 34 (« les Athéniens semblables aux Français sous tant de rapports »), i, ch. xlix,
p. 217, et surtout i, ch. xviii (caractère des Athéniens et des Français), chapitre dont Chateaubriand
reprendra la péroraison presque mot pour mot dans Le Génie du Christianisme (iii, ch. iii, 5, p. 97-8
de l’édition originale).
178 la formation de l’athènes bourgeoise

Ainsi Chateaubriand use d’Athènes comme d’une autre France, une France
antique pour mettre à distance la France actuelle. Une France antique qui a « réel-
lement possédé ce que la France prétend avoir de nos jours : la constitution la
plus démocratique qui ait jamais existé chez aucun peuple » (i, ch. vi, p. 37-8).
Mieux encore Athènes sert à prouver qu’en France la république est impossible
puisqu’il n’existe pas de vraie démocratie sans esclavage (i, ch. lviii, p. 302).
Certes, en 1826, Chateaubriand s’accusera d’avoir méconnu le fossé qui sépare
démocratie antique et république représentative mais, pour nous, l’essentiel est
qu’en 1797 et pour les besoins de l’identification, l’Essai sur les révolutions ait
fait de l’esclavage le fondement du système athénien119.
La France n’est donc pas Athènes, mais Athènes est la France, une France
plus conséquente avec elle-même. À ce retournement des identifications, Athènes
gagne une position dominante, dans l’Essai (« Placés à Athènes comme au centre,
nous suivrons les rayons de la révolution qui en partent… »)120 comme dans
le discours sur la Grèce antique. Dès que sa figure pâlit, au ive siècle – ou dès
que la comparaison devient difficile – l’Essai se mue en une collection hétéro-
clite de rapprochements toujours plus étranges, révélant ainsi au grand jour son
caractère de rhapsodie mal jointe. Inversement, l’Essai a peut-être contribué à
faire d’Athènes une sorte d’analogon de la Grèce tout entière, ainsi qu’on peut
s’en assurer à lire les chapitres où guerres médiques et guerres révolutionnaires
s’entremêlent étroitement121.
Tout cela ne va pas sans ambiguïté. Certes, admettant des « biens » à côté
des « maux » dans l’examen qu’il fait de l’« influence de la Révolution répu-
blicaine sur les Grecs » (i, chs. xxv-xxvi), Chateaubriand feint de ne parler
que de la Grèce. Mais à chaque ligne la France perce derrière Athènes, au point
que le lecteur s’interroge : les Français eux aussi ne viennent-ils pas de vivre
« le siècle des merveilles » (p. 127) ? Pour eux, il est vrai, les maux se sont
mêlés aux biens, et la liberté des guerres révolutionnaires aux exactions de la
conquête122 ; mais, par l’intermédiaire de la Grèce, c’est bien la France révolu-
tionnaire qu’admire Chateaubriand123, ses victoires, sa « valeur indomptable »,
sa « constance dans l’adversité » et, en une inconséquence significative, il va

119. À cet égard, la critique adressée à Chateaubriand par Montlosier (Journal de France et
d’Angleterre, p. 317-18) est intéressante : Chateaubriand n’aurait pas vu la différence entre une
société ancienne, où l’esclavage « épurait » l’atmosphère du gouvernement politique parce que
« tous ces hommes connus aujourd’hui sous le nom de sans-culottes étaient dans la servitude » et
la Révolution française qui a « mis en mouvement une classe de barbares et de sauvages que les
sociétés modernes renferment dans leur sein ».
120. i, ch. xxvii, p. 131 ; v. encore i, ch. lxviii, p. 300-1 (Athènes ou le nez de Cléopâtre). Montlosier
avait bien vu la chose (« On rit de voir comparer les événements de l’Attique… à ceux de la France »
(Journal de France et d’Angleterre, p. 317)). Sur la construction de l’Essai autour d’Athènes,
cf. Dagen, « L’Essai sur les révolutions », p. 32.
121. i, ch. xxvi, p. 129 où, par deux fois, « les Grecs » désignent les Athéniens ; i, ch. lxii, p. 268.
Sans doute y verra-t‑on l’effet direct de l’équivalence, implicite dans l’Essai, entre « les Français » et
« Paris » ; mais cela suppose aussi qu’Athènes soit pensée comme une sorte de capitale de la Grèce.
122. Athènes est au contraire sauvée par une coupure chronologique qui met les « biens » du côté
de « la guerre médique » (c’est-à‑dire pour Chateaubriand, de 504 à la paix d’Artaxerxès) et les
« maux » dans la « fureur de conquête » impérialiste.
123. Comme l’a bien vu P. Barberis qui parle de « fascination » (« Chateaubriand et le préroman-
tisme », Colloque de Rennes (Bicentenaire de la naissance de Chateaubriand), Annales de Bretagne,
lxxv (1968), p. 547-58 ; citation p. 552).
la formation de l’athènes bourgeoise 179

même jusqu’à créditer les Jacobins de la cohérence qu’il cherche pourtant à leur
refuser124. Sans le vouloir peut-être, sans le savoir peut-être, il retrouve ainsi la
démarche d’un autre « émigré » (?), le Vieil Oligarque qui, au ve siècle av. J.-C.,
créditait la démocratie athénienne d’une politique rationnelle et systématique.
On ne s’étonnera pas, dès lors, que les émigrés, « compagnons ­d’infortune »
de Chateaubriand, aient accordé à l’Essai un accueil assez froid125.
Et pourtant l’Essai leur réservait, nous réserve une ultime surprise : déci-
dément installé dans l’ambiguïté au point de contredire ses propres contradic-
tions, Chateaubriand n’hésite pas, après avoir identifié démocrates athéniens et
républicains français, à comparer les Trente à la Convention, les Trois Mille aux
Jacobins et les démocrates de Thrasybule aux royalistes émigrés (ii, chs. iv-viii,
p. 339-52). Nous en retiendrons pour finir que – ces inconséquences mêmes
l’indiquent – Athènes est devenue le topos de la réflexion sur la France : une
réserve – inépuisable – de lieux communs.

En cette même année 1797 étaient publiées, fictivement à Londres, en réalité


à Bâle, les Considérations sur la France de Joseph de Maistre, chef-d’œuvre
de la littérature réactionnaire sur la Révolution française126.
Le premier classique de ce type d’ouvrage avait été, en 1790, les Reflections
on the Revolution in France de Burke127. Le thème grec n’en est pas absent,
mais Burke se contente, en fidèle héritier de la tradition scolaire, de déplorer le
déclin de l’Aréopage, et le danger que représente le fait de gouverner avec des
décrets (pséphismata). Avec Louis de Bonald, dont la Théorie du pouvoir poli-
tique paraît en 1796 à Constance et est aussitôt saisie sur le territoire français
par ordre du Directoire, avec Joseph de Maistre, il s’agit de tout autre chose.
Dans son étude récente sur ce « matérialiste mystique », M. Robert Triomphe
a pu consacrer plus de cent pages à Joseph de Maistre et l’hellénisme, mon-
trant comment « la Grèce, la menteuse Grèce, qui a tout osé dans l’histoire »,
a obsédé le théoricien de la contre-révolution qui, comme tant d’autres après
lui, s’appuya sur Platon contre la pratique athénienne128.
Notre propos n’est pas ici d’explorer à nouveau cet ensemble, mais simple-
ment de noter ce qu’apportent de neuf, dans un discours traditionnel, le texte
des Considérations, celui, antérieur mais que Maistre ne publia pas lui-même,
de l’Étude sur la souveraineté de 1794-96129, et les Fragments sur la France,

124. Voir les ch. xiii à xvii et surtout les p. 59, 66 (et la note de 1826), 68, 69 (n. i) et 70 (conclusion).
125. Sur l’accueil fait à l’Essai, voir Christophorov, Sur les pas de Chateaubriand, p. 201-10.
126. Il y a en fait sur la date de l’édition originale une querelle dont nous ne savons pas si elle est
définitivement tranchée, certains auteurs et certains catalogues soutenant l’existence d’une ou deux
éditions lausannoises en 1796. Robert Triomphe, dans sa grande monographie, Joseph de Maistre.
Étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique (Genève, 1968), ne tranche pas la
question puisqu’il adopte la date la plus ancienne dans la chronologie (p. 602) et la plus récente
dans le cours du texte (p. 170-4). Nous avons, pour notre part, suivi les conclusions de l’édition de
R. Johannet et F. Vermale (Paris, 1936), d’après laquelle nous citons les Considérations.
127. Nous citons l’édition des Reflections procurée par C. C. O’Brien (Penguin books, Harmondsworth,
1969), p. 326-7.
128. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 375-485 ; le texte de Juvénal, Satires x. 174-5, « quidquid
Graecia mendax audet in historia », est cité dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, dans Œuvres
complètes, t. iv (Lyon, 1884), p. 81.
129. Reproduit dans Œuvres complètes, t. i (Lyon, 1884), p. 309-554.
180 la formation de l’athènes bourgeoise

contemporains des Considérations130. Trois points nous paraissent essentiels.


Le premier est la critique, partiellement renouvelée de Platon, de la législation
écrite, à moins, bien sûr, ce qui ne va pas sans difficulté, qu’elle n’ait été dic-
tée par Dieu même, ce que fut à la limite toute bonne législation, toute vraie
législation, celle de Moïse, celle de Charlemagne, mais aussi celle de Numa,
celle de Lycurgue, sur lequel Joseph de Maistre revient de façon obsédante131.
Ni l’attitude envers le concept de législateur, ni l’attitude envers la Grèce ne
sont tout à fait semblables à celles de Bonald. Ce dernier n’admet, à la limite,
qu’une seule constitution, celle dictée par le Dieu des Juifs et des Chrétiens. Il
oppose catégoriquement Lycurgue à Moïse, et l’apocalypse divine à la « trom-
pette prophétique » sonnée par Condorcet.132 La société précède l’homme et,
« dans la Grèce, [nous voyons] le pouvoir général de la société devenir le pou-
voir particulier de chaque membre de l’association, c’est-à‑dire la société deve-
nue l’homme »133, ce qui est tout simplement l’inverse de la vision libérale de
la Grèce. Celle-ci est tout entière l’ennemie, « le Grec [peut être comparé] à
un Roi de théâtre qui, la pièce finie, a déposé le sceptre et le diadème, et qui,
revenu à son premier état, mêle à des habitudes de valet le langage emphatique
de son rôle ».134 Lacédémone est, entre toutes, haïssable : « Sparte, à laquelle
de prétendus amis de l’humanité veulent sans cesse nous ramener, Sparte n’était
qu’une école de guerriers farouches. »135
Joseph de Maistre est, en réalité, beaucoup plus proche, à sa façon, de la tra-
dition des Lumières. Il est symbolique que, parvenant à Lausanne, il ait tenu à
faire le pèlerinage de la maison de Gibbon136.
Le Législateur est inspiré par Dieu, mais le Législateur existe, la meilleure
législation étant, bien entendu, orale : « Plus on écrit et plus l’institution est
faible ; voilà pourquoi l’institution la plus vigoureuse de l’Antiquité profane
fut celle de Lacédémone, où l’on n’écrivit rien. »137
Il en résulte, et c’est notre second point, que, comme Rousseau, Mably ou
Robespierre, Joseph de Maistre choisit Sparte contre Athènes. Contre la grande
cité, Maistre s’est nourri de l’œuvre de Mitford, historien tory de la Grèce, et
de Sir William Young, qui peignait une démocratie commerçante138. Par-delà
les critiques classiques sur la versatilité des foules démocratiques qui un jour
­acclament Miltiade et un autre le condamnent139, ce que représente Athènes,

130. Ibid. p. 187-220.


131. Sur Lycurgue, cf. Étude sur la souveraineté, p. 333-41, 346 (avec Moïse, Servius, Numa,
Charlemagne, Saint Louis), p. 361-2 ; Considérations, p. 50, 68 (avec Numa, Moïse, Mahomet),
77, et dans les Fragments, p. 205.
132. Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile démontrée par le raisonnement
et par l’histoire ([Constance], 1796), t. ii, p. 94 et 482.
133. Ibid. t. i, p. 140.
134. Ibid. p. 143.
135. Ibid. p. 141.
136. Johannet et Vermale, Considérations, p. xviii.
137. Considérations, p. 77 ; l’idée vient pour une part du Phèdre de Platon que Maistre citera plus
tard, en 1814, cf. Œuvres complètes, t. i, p. 255.
138. Lecture de Mitford et de Young, cf. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 381. Sur l’History of
Greece de Mitford (London, 1784-1810), cf. A. Momigliano, Studies in Historiography (London,
1966), p. 57-62.
139. Étude sur la souveraineté, p. 486.
la formation de l’athènes bourgeoise 181

c’est l’idée de délibération, or, « ce qu’il y a de sûr, c’est que la constitution


civile des peuples n’est jamais le résultat d’une délibération »140. Solon, cette
exception à la règle selon laquelle « les plus grands législateurs ont été des sou-
verains », créa une institution qui fut, elle, « la plus fragile de l’Antiquité »141.
Joseph de Maistre inaugure donc l’usage réactionnaire moderne du mirage
spartiate qui s’est prolongé jusqu’à l’Allemagne nazie et au-delà. En quelques
années, par un bond singulier, Sparte a glissé des Montagnards au plus violent des
« réacteurs ». Maistre n’écrit pas contre les Montagnards qui sont le passé, mais
contre les Thermidoriens, Benjamin Constant par exemple. Les Considérations
sont une riposte à sa brochure « Sur la force du gouvernement actuel et la néces-
sité de s’y rallier »142.
En troisième lieu, le rapport de Maistre à la philosophie des Lumières n’est
pas sans rappeler celui du marquis de Sade à cette même philosophie. L’état
de nature, chez Sade, est pur désir. Chez Maistre, à la limite, il n’y a pas d’état
de nature, puisque l’homme est toujours un être sociable et que les sauvages
sont « déchus » ou « non parvenus » à la sociabilité. Quant à l’« enfant sau-
vage », thème alors à la mode, c’est un « conte »143. Mais la violence est en
nous. « Nous naissons tous despotes. » Il n’y a pas plus de « bons sauvages »
que de « peuple de Dieux ». Pour réfuter le mythe américain, Maistre s’appuie
sur Cornelius De Pauw : « Je ne vois pas qu’on ait répondu à l’ingénieux auteur
des Recherches philosophiques sur les Américains. »144
Mais ce pessimisme entraîne une vision proprement tragique de l’histoire.
Chose très neuve, Maistre utilise la tragédie grecque, en concurrence avec
Shakespeare, comme moteur de sa philosophie de l’histoire. C’est par le sacri-
fice sanglant que l’humanité achète le droit à l’existence et Joseph de Maistre
cite, en grec, l’Oreste d’Euripide (1639-42) : « La beauté d’Hélène, dit Apollon,
ne fut qu’un instrument dont les dieux se servirent pour mettre aux prises les
Grecs et les Troyens et faire couler le sang afin d’étancher sur la terre l’iniquité
des hommes devenus trop nombreux. »145 Et peu importe ici qu’« iniquité »
rende très mal le grec ὕβρισμα (outrage). Il en découle ce que personne, en
France, n’avait osé dire avant Maistre, et ce que personne n’osera répéter après
lui, que « le point rayonnant pour les Grecs fut l’époque terrible de la Guerre
du Péloponnèse »146.
Telle est la machine de guerre que J. de Maistre a dressée contre Condorcet,
« ce philosophe si cher à la révolution, qui employa sa vie à préparer le malheur
de la génération présente, léguant bénignement la perfection à nos neveux ».147

140. Ibid. p. 346.


141. Ibid. p. 347 ; Considérations, p. 78.
142. Cf. Johannet et Vermale, Considérations, p. xxii-xxiii.
143. Étude sur la souveraineté, p. 321-2.
144. Ibid. p. 380, 449, 453.
145. Considérations, p. 44.
146. Considérations, p. 42. Par un sophisme remarquable, Maistre ajoute aussitôt : « Le siècle
d’Auguste suivit immédiatement la guerre civile et les proscriptions » ; cf. aussi, p. 42 : « l’extrême
carnage s’allie souvent avec l’extrême population, comme on l’a vu surtout dans les anciennes
républiques grecques ».
147. Ibid. p. 43.
182 la formation de l’athènes bourgeoise

Ce n’était pas là, certes, l’idéologie majoritaire de la bourgeoisie libérale,


cette idéologie qu’un historien patenté va dégager pour nous.

Donc, quittant Londres, Bâle et l’émigration, nous revenons en France.


C’est en effet dans la France post-thermidorienne, puis napoléonienne, où le
savoir, pris en charge par des institutions prestigieuses, s’est déjà réorganisé
après la « tourmente », que se constitue réellement l’objet historique nommé
Grèce et, sur cet objet, un discours articulé, auquel s’attache le nom de Pierre-
Charles Lévesque.
Discours de spécialiste, certes, produit au sein de l’Institut dont il est
en l’an IV, avec Volney, un des membres fondateurs148. Mais la Classe des
Sciences morales et politiques, où il s’élabore entre 1795 et 1803149, n’a rien
d’une tour d’ivoire ; grâce aux Idéologues qui y siègent en force, elle vit d’une
intense activité : on y disserte sur les institutions de Sparte et d’Athènes mais
on s’y empoigne aussi sur le procès de formation du langage, sur le sens et la
valeur de l’histoire. Aux attaques que le fougueux Louis-Sébastien Mercier150
lance contre l’histoire ancienne (« Ce que nous faisons est aussi de l’his-
toire ; ­faisons cette histoire-là sans modèle, il y aura plus de chances pour
qu’elle soit bonne »151), Lévesque répond en professionnel de l’histoire mais
sans mésestimer le choc de l’événement : « Les témoins de notre révolution
doivent être dans une disposition favorable pour écrire l’histoire des siècles
passés. Ils ont tant vu de renversements, tant de grandes calamités… »152 Vive
l’histoire ancienne, donc. Pourvu toutefois qu’elle s’enracine dans le présent
de tous. Besoin évident, dont prend acte le pouvoir napoléonien : ainsi, dans
le Rapport qu’en 1808 il fit devant l’empereur sur les progrès de l’histoire et
de la littérature ancienne depuis 1789, Bon-Joseph Dacier, secrétaire perpé-
tuel de ­l’Académie des Inscriptions153, conclura à la nécessité de mettre textes

148. Cf. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 380 (Volney était alors en Amérique).
149. 1795 : date de la création de l’Institut, après la vacance de la période révolutionnaire ; 1803 :
date de la dissolution de la Classe des Sciences morales et politiques par Napoléon, hostile aux
Idéologues et qui préfère de beaucoup rétablir l’ancienne Académie des Inscriptions sous le nom
de « Classe d’histoire et de littérature ancienne » (sur l’histoire de l’Académie des Inscriptions de
1789 à 1832, voir l’Avertissement à la Table générale et méthodique des mémoires de l’Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres par E. de Rozière et E. Châtel (Paris, 1856), p. xi-xvi). Sur les
Idéologues à l’Institut, v. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo, p. 425 et 439.
150. Sur Louis-Sébastien Mercier avant 1789, v. L. Béclard, Sébastien Mercier, sa vie, son œuvre,
son temps d’après des documents inédits (Paris, 1903), et surtout p. 153-88, à propos de l’Essai
sur l’art dramatique (1773), où Mercier dénonçait avec fougue l’imitation des anciens et plaidait
pour un « théâtre neuf relatif à la nation devant laquelle on parle » ; sur Mercier à l’Institut et sur
ses rapports mouvementés avec les Idéologues, cf. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo, p. 97,
423, 425, 435-8.
151. Daunou, qui résume cette « Appréciation de l’histoire ancienne » dans la Notice des travaux
de la Classe des Sciences morales et politiques de l’Institut (nivôse-ventôse an X) (Paris, s.d.),
p. 15-16, observe que les affirmations de Mercier n’ont pas « empêché la Classe de s’occuper,
durant ce trimestre, surtout de sciences historiques ».
152. Notice des travaux… pendant le dernier trimestre de l’an X (Paris, s.d.), p. 3 : « Mémoire sur
l’histoire, comme science et comme art », par le citoyen Lévesque.
153. Sur Bon-Joseph Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions « avec laquelle il
s’était pour ainsi dire identifié », v. la notice de la Biographie générale Michaud (Paris, 1885). Le
Rapport a été publié à Paris en 1810 ; nous renvoyons à sa réédition dans le Tableau historique de
l’érudition française (Paris, 1862), p. 74.
la formation de l’athènes bourgeoise 183

anciens et savoir historico-philologique « à la portée de tout le monde ». Nul


mieux que Lévesque, présent en la circonstance aux côtés de Dacier, n’a tenté
de réaliser ce programme, dans sa traduction de Thucydide publiée en 1795 à
l’usage d’un large public, dans son Histoire critique de la République romaine
parue en 1807, dans ses Études d’histoire ancienne de 1811, destinées à « une
classe nombreuse de lecteurs »154.
C’est de ces Études que nous nous occuperons ici, et il n’est pas indiffé-
rent à nos yeux que, pour l’essentiel, elles reprennent, en y élaguant largement
l’érudition, des Mémoires présentés par Lévesque dans la Classe des Sciences
morales et politiques de l’Institut entre 1796 et 1801155. Il est tout aussi impor-
tant pour notre propos de rappeler que la vie de Lévesque ne se confond pas
totalement avec celle d’un professeur d’histoire grecque – il le fut, au Collège
de France, dès 1791156, mais lorsque, en 1789, Lévesque entre à l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, cet honneur s’adressait tout autant à l’historien
de la Russie ou du Moyen Âge français qu’au traducteur de Thucydide. Dans
la vie de Lévesque, né en 1736, il y a donc d’abord eu la Russie, où il ensei-
gna à l’École des Cadets de Saint-Pétersbourg157 entre 1773 et 1780 ; de ce
séjour il tirera profit, publiant dès 1781 une Histoire de Russie, suivie en 1783
d’une Histoire des différents peuples soumis à la domination des Russes – après
« l’histoire civile et politique », « l’histoire naturelle de l’homme », comme il
l’écrit lui-même158. Mais, de Saint-Pétersbourg, il avait déjà fait publier en 1775
et 1779, à Amsterdam, un Homme moral et un Homme pensant, essais où la
réflexion sur les progrès de l’humanité lui permet de formuler les grandes lignes
de sa pensée, libérale avec mesure159. En 1788, il s’essaie à l’histoire de France

154. V. ses déclarations dans les préfaces respectives de Histoire de Thucydide, fils d’Olorus (Paris,
1795) (t. i, p. iii), Histoire critique de la République romaine (Paris, 1807) (p. i), Études d’histoire
ancienne et de celle de la Grèce (Paris, 1811) t. i (p. x et xv).
155. « Considérations sur les trois poètes tragiques de la Grèce », « Mémoire sur Aristophane »,
Mémoires de l’Institut national des Sciences et Arts, Classe des Sciences morales et politiques,
t. i (Paris, 1798), p. 305-44 et 345-73 (= Études, t. v, p. 48-80) ; Mémoires « sur Hésiode », « sur
Homère », « sur les mœurs et usages des Grecs du temps d’Homère », présentés en 1796 et 1797,
Mémoires, t. ii, p. 1-21, 22-37, 38-67 (= Études, t. iv, p. 454-85 et 486-507 ; ii, p. 131-75) ; et sur-
tout Mémoires « sur la Constitution de la République de Sparte » et sur celle de « la République
d’Athènes », prononcés de 1799 à 1801, publiés dans Mémoires, t. iii (Paris, 1801), p. 347-81 et
t. iv (Paris, 1803), p. 113-277 et repris dans les Études, t. ii, p. 282-330 (Sparte) et t. iv, p. 257-387
(Athènes). La confrontation systématique des « Mémoires » et des Études prouve que, de 1799-
1800 à 1811, Lévesque n’a apporté que peu de modifications à ses développements sur Sparte et
Athènes : quelques transformations du style, le retrait de quelques allusions trop précises à l’époque
révolutionnaire, la disparition des discussions critiques (en particulier, la polémique avec De Pauw,
jugé trop ami de la démocratie athénienne (Mémoires, t. iv, p. 181, 203-11, 264, 265-6) disparaît
dans les Études).
156. Sur la vie de P.-C. Lévesque, v. la « Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. Lévesque »
par B.-J. Dacier, Histoire et Mémoires de l’Institut royal de France (Paris, 1821), t. v, p. 162-78.
À notre connaissance, aucune étude n’a jusqu’à présent été consacrée à P.-C. Lévesque, historien
de la Grèce. Sur la vie de Lévesque et sur son activité d’historien de la Russie, voir A. Mazon,
« P.-C. Lévesque, humaniste, historien et moraliste », Revue des études slaves, xlii (1963), p. 7-66.
157. Lévesque a été « recruté » par Diderot pour Catherine : v. l’examen du contrat dans Mazon,
« P.-Ch. Lévesque », p. 18-23.
158. Préface de l’Histoire des différents peuples, p. iii.
159. L’Homme moral ou l’homme considéré tant dans l’état de pure nature que dans la société
(Amsterdam, 1775) ; L’Homme pensant ou essai sur l’histoire de l’esprit humain (Amsterdam,
184 la formation de l’athènes bourgeoise

avec un ouvrage sur La France sous les cinq premiers Valois et, après une pru-
dente retraite sous la Terreur, produit en 1795 sa traduction de Thucydide. Puis
ce sont les nombreux « Mémoires » présentés devant l’Institut, et, pour finir,
deux ouvrages consacrés à l’histoire de l’antiquité : en 1807, l’Histoire critique
de la République romaine, en 1811 les Études, qui précèdent d’un an sa mort.
Nul hiatus entre toutes ces recherches. Lorsque l’auteur des Études d’histoire
ancienne revendique le droit de parler « comme un Français fier de sa patrie,
comme un Européen orgueilleux des progrès de l’Europe moderne et de ne pas
[se] condamner à l’humble adoration de l’antique Grèce »160, on reconnaît les
préoccupations qui, trente ans plus tôt, avaient conduit Lévesque à expliquer
à ses compatriotes que la Russie fait partie de l’Europe. Combattant le mythe
de la Moscovie « désert peuplé de quelques animaux sauvages dont [Pierre le
Grand aurait] su faire des hommes »161, Lévesque ouvrait une nouvelle ère dans
l’historio­graphie de la Russie162 ; mieux : il manifestait avec éclat cet achar-
nement à détruire tous les mirages qui caractérise l’ensemble de son œuvre :
mirage de Pierre le Grand, mirage de la « démocratie franque ou de la république
romaine, mirage spartiate, il n’en est aucun qui ait échappé à ses attaques163.
« Histoire morale » pour dénoncer la république romaine et son « fana-
tisme de liberté »164, « histoire comme science et comme art » pour traiter
de la Russie, de la Grèce ancienne et de la France de jadis. Car telle est bien
la triade qui domine l’œuvre de Lévesque. Entre la Russie du xvie siècle et la
Grèce antique, les affinités sont, à l’en croire, multiples165, et l’historien ne s’en
étonne pas, mais, concluant de la parenté des langues slave et grecque à celle

1779). À en juger par les nombreuses rééditions-pirates dont ils furent l’objet, ces deux ouvrages
ont eu un certain succès. Lévesque lui-même reprendra ces essais sous la forme de Mémoires :
« Considérations sur l’homme observé dans la vie sauvage, dans la vie pastorale, et dans la vie
policée », « Considérations sur les obstacles que les anciens ont apportés aux progrès de la saine
philosophie » (1796), Mémoires, t. i.
160. Études, t. i, Préface, p. xii.
161. Histoire de Russie, t. i, p. 73.
162. Sur la qualité de son Histoire de Russie, qui devait rester longtemps « la seule entreprise de ce
genre menée par un Français », v. M. Cadot, L’histoire de la Russie dans la vie intellectuelle française
(1839-1856) (Paris, 1967), p. 382 (citation) et 542, ainsi que Mazon, « P.-Ch. Lévesque », p. 41-3.
163. Mirage de Pierre le Grand : voir les remarques de A. Lortholary, Le Mirage russe en France
au xviiie siècle (Paris, 1948), n. 155, p. 303, et 222, p. 306 ; Lévesque critique implicitement le
mythe orchestré par Voltaire : v. encore Mazon, « P.-Ch. Lévesque », p. 38-40 et 43. Mirage de
la « démocratie » franque, cher à l’abbé de Mably : v. l’Introduction à La France sous les cinq
premiers Valois, p. 45-6 et le « Mémoire sur le gouvernement de la France sous les deux premières
dynasties », Mémoires, t. v (1804), p. 244 et 279 ; nous citerons encore la p. 315 : « Renonçons à
l’illusion de vouloir trouver, chez des peuples ignorants et barbares, un bon gouvernement. » Mirage
de la république romaine, ou plus exactement illusion des Français qui ont imité Rome, et, « par la
folle prétention de devenir des citoyens romains, sont devenus de mauvais citoyens » : v. Histoire
critique, Préface, p. xxxvii. Mirage spartiate : v. ci-dessous, p. 206-7. On ajoutera que, dès L’Homme
pensant (p. 3), Lévesque affirmait sa méfiance vis-à-vis des constructions de l’imaginaire.
164. C’est l’aspect essentiel de l’ouvrage (voir Préface, p. xxxiv), mais il en est d’autres : sur
Lévesque précurseur de Niebuhr, v. Rytkönen, Niebuhr, p. 57.
165. Comparaison de la Russie avec la Grèce : Histoire de Russie, t. iii, p. 81-3, 88, 93, etc. ; sur le
« classicisme » de l’Histoire, v. C. Wilberger, dans « French scholarship on Russian literature »,
Eighteenth Century, v (1971-2), p. 503-26 et tout spécialement 515-18. Comparaison de la Grèce
avec la Russie : « Mémoire sur les mœurs et usages des Grecs du temps d’Homère », Mémoires,
t. ii, p. 46, 52-3, 56, 65 ; « Mémoire sur Hésiode » (où Lévesque compare les mythes de Pandore
et des races avec un livre sacré des Kalmouks, dont il a lu une traduction russe).
la formation de l’athènes bourgeoise 185

des peuples, il affirme que les Grecs sont venus du Nord166. C’est au contraire
par le Midi que la France tient de la Grèce, ou que la langue française révèle
son origine hellénique : et Lévesque d’évoquer « l’antique colonie fondée à
Marseille par les Phocéens »167.
La Russie, la Grèce, la France : entre l’itinéraire scientifique et les inves-
tissements théorico-affectifs d’un historien qui pourra jamais faire le départ ?
La Grèce de P.-C. Lévesque est une construction composite où l’héritage
d’Isocrate et de Plutarque, c’est-à‑dire de l’abbé Barthélemy168, coexiste, non
sans quelques contradictions éclatantes, avec la lecture de Thucydide : ainsi la
même page des Études présente tour à tour Périclès comme le démagogue qui
changea la démocratie de Thésée et de Solon en un « régime tumultuaire »,
et comme l’homme d’État irremplaçable dont la mort livra les Athéniens aux
« charlatans effrontés et misérables tels que Cléon »169. Toutefois Lévesque en
général choisit : il choisit Thucydide, « celui de tous les historiens anciens qui
mérite le plus de confiance »170, ou, mieux encore, celui qui, face à l’état libé-
ral qui s’esquisse, « doit être le plus étudié dans les pays où tous les citoyens
peuvent avoir un jour quelque part au gouvernement ». Et notre historien d’ajou-
ter : « Un membre très éclairé du Parlement d’Angleterre disait qu’il ne pou-
vait s’agiter dans les Chambres aucune question sur laquelle on ne trouvât des
lumières dans Thucydide. »171 C’est donc un Thucydide à l’usage de la bonne
bourgeoisie que prône Lévesque. Un Thucydide dont le retour, en pleine période
thermidorienne, marque la rupture définitive avec la Grèce imaginaire des légis-
lateurs chère aux révolutionnaires172. Mais, sur ce Thucydide où tout un cha-
cun peut lire désormais « l’action politique des peuples envers les peuples »173,
la Révolution française jette une lumière nouvelle. L’historien de la Guerre du
Péloponnèse mentionne-t‑il la présence d’esclaves ou l’intervention active des
femmes aux côtés du démos de Corcyre en lutte contre les oligoi ? Lévesque
reprend la parole pour insister sur l’alliance naturelle du peuple et des esclaves
ou pour expliquer la conduite des femmes, « toujours plus violentes que les
hommes dans les mouvements séditieux »174 ; Thucydide disait très exactement
le contraire, affirmant que « les femmes dominaient leur naturel pour affronter

166. V. les deux excursus, « sur l’identité primitive de la langue grecque avec l’une des plus
anciennes langues du Nord », « sur l’origine septentrionale… prouvée par… les rites religieux »,
aux t. ii et iii de la traduction de Thucydide, p. 315-63 et 278-322, ainsi que Études, t. ii, p. 77-89.
167. Préface aux Études, p. iii ; on retrouve la même idée, deux ans après, dans l’Essai sur les
révolutions, t. i, ch. xxxviii, p. 186-7. L’ouvrage de Egger, L’Hellénisme en France…, véhicule
le même historicisme, qui fait une large place à « l’introduction de l’hellénisme en France par
Marseille » (t. i, p. 24-39) après avoir longuement évoqué l’affinité du génie gaulois et de l’esprit
grec (comparaison entre l’oraison funèbre athénienne et la poésie militaire des Gaulois : t. i, p. 11-14).
168. Voir Études, t. ii, p. 238-67 (rois mythiques d’Athènes et « démocratie de Thésée ») et 280 (les
Athéniens dès l’origine « amoureux de la démocratie pure »). Sur Lévesque critique de Barthélemy,
v. cependant les remarques de Malte-Brun (« Éloge de feu M. Lévesque », Histoire de Russie,
4e éd. (Paris, 1812), p. xxii).
169. Études iii, p. 25.
170. Études, Préface, p. xx.
171. Histoire de Thucydide, t. i, Préface, p. xxvii.
172. Disparition du législateur : Études, t. ii, p. 102 et 366-7. L’un de nous a déjà souligné l’importance
de la traduction de Thucydide en 1795 (Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », p. 34).
173. Histoire de Thucydide. Préface, p. xxvii.
174. Études, t. iii, p. 54-5 (commentaire de Thucydide iii. 73-4).
186 la formation de l’athènes bourgeoise

le tumulte (iii. 74) » ; mais, à l’évidence, l’efficacité passe pour Lévesque avant
la fidélité au texte, et ses lecteurs l’entendent, qui se rappellent que la société
des « Femmes révolutionnaires » fut le soutien très pugnace des Enragés175.
Entre la Grèce et l’historien s’est donc interposée la Révolution, et lorsque,
d’après Hérodote cette fois, Lévesque raconte comment Pisistrate exilé usa des
services d’une fausse Athéna pour rentrer dans Athènes, on ne s’étonnera pas que
l’historien moderne fasse de cette « bouquetière » déguisée en « Sagesse » un
personnage déjà allégorique pour les Athéniens, préfiguration grecque de toutes
les « déesses Raison » des fêtes révolutionnaires176. Ainsi l’histoire récente de
la France éclaire celle de la Grèce. Ou, plus exactement, celle d’Athènes. Car,
pour éclairer l’histoire de Sparte, Lévesque remonte plus haut dans l’histoire
de France, au temps, qu’il connaît bien pour l’avoir étudié, de « l’odieuse aris-
tocratie qui affligeait la France sous la première et la seconde race, lorsqu’une
caste peu nombreuse et privilégiée s’attribuait à elle seule le nom de peuple
français »177.
Ennemis du travail, du commerce et de l’industrie, tout entiers consacrés
au métier des armes, « ignorants, féroces et grossiers », tels sont les Spartiates,
« ces hommes que l’on peut justement appeler les nobles » – et, cette fois-ci,
point n’est besoin de remonter jusqu’aux Mérovingiens pour comprendre l’allu­
sion178. S’étonnera-t‑on dès lors qu’entre Sparte et Athènes Lévesque choisisse
Athènes et la « vérité des faits » contre Sparte et « les idées consacrées sur
­l’excellence de la constitution lacédémonienne »179 ? « On admire Lacédémone
guerrière… mais on aime sa rivale »180, écrit-il sans détour. Encore l’admira-
tion n’est-elle pas accordée sans réticence : auteur d’un Essai sur l’histoire
de l’esprit humain qui, dès 1779, critiquait « l’estime exclusive accordée aux
­guerriers »181, Lévesque peut-il admirer un « couvent guerrier » que les réformes
de Lycurgue ont immobilisé au stade de « l’ignorance et de la barbarie »182 ?
Peut-il admirer l’éducation spartiate qu’en 1775 il condamnait dans L’Homme
moral et dont les Jacobins ont voulu faire un modèle ? Si la loi de la société
civile est la conservation de la propriété – et, pour notre auteur, les enfants sont
une propriété – comment admettre la « tyrannie » d’un état républicain qui ôte
à la famille l’éducation des enfants183 ? Il n’est jusqu’à l’ordre du récit qui ne

175. Cf. G. Lefebvre, La Révolution française, 6e éd. (Paris, 1968), p. 361, et Paule-Marie Duhet,
Les Femmes et la Révolution, 1789-1794 (Paris, 1971), p. 129-31 et 135-60.
176. Études, t. ii, p. 375-6. On n’oubliera pas que Pisistrate est le chef des « Montagnards » : la
préfiguration est complète.
177. Études, t. ii, p. 306-7. Inversement, étudiant « la France sous les deux premières dynasties »,
Lévesque se réfère à Sparte (La France sous les cinq premiers Valois, p. 46 et 86 ; Mémoires, t. iv,
p. 254 et 258) : l’existence de la « servitude de la plèbe » permet de comparer Francs et Homoioi,
serfs et hilotes.
178. Sur Sparte, voir Études, t. ii, p. 286, 295, 303-8, 322-4, 328, et les notes explicatives de Lévesque
à l’épitaphios de Périclès (ad Thucydide ii. 37, 2 ; 29, i ; 40, 2).
179. Études, t. ii, p. 291-2 ; v. encore p. 293-4 (les Spartiates « sauvages de la Grèce ; l’âge d’or
de Sparte n’est que ténèbres »).
180. Études, t. ii, p. 237-8 ; v. aussi p. 461.
181. L’Homme pensant, ch. xvii, p. 74-6 : « Il faut plaindre les peuples chez qui le guerrier l’emporte
sur tous les autres citoyens uniquement parce qu’il est guerrier. »
182. Études, t. ii, p. 318 et 324.
183. L’Homme moral, p. 163. À cette conception l’on opposera la déclaration de Danton, lors du
débat sur le projet d’enseignement de Le Peletier : « Je suis père ; mais mon fils ne m’appartient
la formation de l’athènes bourgeoise 187

se conforme aux sympathies athéniennes de l’historien : sans doute n’est-il pas


indifférent que les siècles obscurs de la Grèce soient évoqués dans le chapitre
consacré à Lacédémone, ou que l’histoire de Sparte soit explicitement desti-
née à meubler les silences de l’histoire athénienne184. Inversement, l’histoire
d’Athènes éclaire l’histoire générale de la Grèce jusqu’à Alexandre ; mieux :
elle concerne l’humanité entière, que Lévesque convoque avant d’entamer le
récit, funeste pour Athènes, de la guerre du Péloponnèse185.
Respect de la propriété, respect de la vie privée, épanouissement du ­commerce,
du travail et de l’industrie186, telles sont les principales caractéristiques de
l’Athènes de Lévesque. Tiendrions-nous cette fois-ci le paradigme même de
l’Athènes bourgeoise, construction de l’imaginaire libéral offerte à tous les déve-
loppements de l’histoire ? L’affirmer serait aller trop vite en besogne, oubliant
que la démocratie est à ce modèle de liberté civile quelque chose comme une
pièce rapportée, tout au plus un mal inévitable : à n’en pas douter, Lévesque aime
dans Athènes la cité industrieuse beaucoup plus que la polis démocratique…
Ce n’est pas que notre historien chérisse les adversaires du régime athénien :
« l’oligarchie féroce » des Trente lui rappelle trop la Terreur pour lui inspirer
une quelconque sympathie187. Mais, parmi les chefs démocrates de l’époque
classique, seul Thrasybule mérite le titre d’« ami de la liberté » parce qu’il
était « non moins ami de l’humanité, de la justice et de l’ordre » : Lévesque a
lu Xénophon et sait gré à Thrasybule victorieux d’avoir plaidé contre toute agi-
tation révolutionnaire au sein de la démocratie restaurée188. La grande époque
de la démocratie, il est vrai, reste celle de Solon, et c’est à propos de Solon que
Lévesque exalte la liberté civile ou le respect de la propriété. Il faudrait citer
tout entière la page où l’historien commente le refus opposé par le législateur
à toute revendication de partage des terres ; contentons-nous d’en retenir que,
« attenter à la propriété ce serait attenter au principe même de l’association »
et que, de l’« égalité forcée », rien de bon ne peut sortir, à moins qu’on n’em-
ploie « pour la maintenir l’action des plus violents ressorts ; action qui contra-
rierait encore le but social, puisque l’un des objets qui ont donné naissance aux
sociétés a été le désir légitime des associés de jouir, à l’appui les uns des autres,
du plus grand repos »189.
Et la démocratie athénienne, qu’en advient-il ? Qu’advient-il de ce que
nous, historiens du xxe siècle, nommons « démocratie athénienne » et qui,
depuis Grote et quelques autres, commence à Clisthène ? Son cas est clair :

pas : il est à la République » (cité par Ponteil, Histoire de l’enseignement en France, p. 68).
184. Études, t. ii, p. 283 et 281.
185. Études, t. i, Préface, p. ix ; t. ii, p. 237-8 ; t. iii, p. 2 (« On se représente l’humanité tout entière
intéressée à la conservation de ce peuple qui honore l’humanité »).
186. La propriété : Études, t. ii, p. 363 (à propos de Solon ; cf. L’Homme moral, p. 70, et les
Observations et discussions sur quelques parties des ouvrages de l’abbé de Mably (Paris, 1787),
p. 77-8). La vie privée : Études, t. ii, p. 360-1 (à propos de Solon). Le commerce : ibid. t. ii, p. 320
(« Comme les nations pauvres par nature, ils faisaient du commerce ») ; e contrario, sur les
Spartiates, v. l’Éloge historique de l’abbé de Mably (Paris, 1787), p. 59. Le travail et l’industrie :
Études, t. ii, p. 364-5 (toujours à propos de Solon).
187. Histoire de Thucydide, t. i, Préface, p. vi ; Études, t. iii, p. 180. Même thème dans la 3e édition
(1804) de l’ouvrage de Young (voir ci-dessus p. 179, n. 2).
188. Études, t. iii, p. 186, que l’on rapprochera de Xénophon, Helléniques ii. 4, 42.
189. Études, t. iii, p. 363.
188 la formation de l’athènes bourgeoise

elle n’est qu’une corruption de la démocratie solonienne, marquée par l’excès et


vouée aux malheurs qui ne manquent jamais de s’abattre sur les « régimes trop
populaires »190. Périclès en est le symbole, et la postérité est invitée à toujours
le blâmer « d’avoir détruit la force du gouvernement »191. Résumons-nous :
entre Solon et Thrasybule, un régime tumultuaire ; entre 1789 et Thermidor,
la Révolution… Le rapprochement parle de lui-même, et tout indique que la
démocratie athénienne pâtit d’être appréciée à l’aune des derniers « troubles de
la France ». Certes, l’historien ne procède jamais ouvertement à cette identifi-
cation ; mais, lorsqu’il se contente de comparer – tout au contraire – les Trente
et les Montagnards, que l’on ne s’y trompe pas : l’oligarchie des Trente n’est
pour lui que l’envers, violent mais inévitable, de la démocratie. Encore une fois,
l’histoire de la France permet de lire celle d’Athènes.
Et cependant, le dernier mot est à la distance. Concluant la longue étude
qu’il consacre à la « constitution de la république d’Athènes », Lévesque affirme
qu’Athènes est loin, très loin dans le temps :
Parce qu’Athènes a brillé du plus grand éclat dans les lettres et les arts, écrit-il,
on aime à croire que tout fut bien dans cette république, constitution, législation,
formes des tribunaux. J’avoue qu’en ces parties, elle nous a laissé de beaux
­modèles à suivre ; mais je pense aussi qu’en tout cela, nous l’emportons sur elle
et sur toutes les républiques de la Grèce… Nous avons à la fois leur expérience
et celle des Romains, et celle des longs siècles où nous avons vécu.192
« Nous avons vécu »… La Révolution est passée, Athènes s’est éloignée.
Le temps de l’histoire est en place.

Le propos de Benjamin Constant (1767-1830), contemporain de Saint-Just


et de Napoléon, n’est pas de créer un discours historique qui fasse des Grecs
les ancêtres des Français libéraux, mais de trouver le lieu idéologique du libéra-
lisme moderne, et, pour cela, de creuser la distance nécessaire entre un modèle
capable d’inspirer à la fois Saint-Just et Joseph de Maistre et le régime qu’il
croit possible et souhaitable. Il ne s’agit ni de définir une anticipation, comme
l’avait fait Condorcet, ni de proclamer de façon provocante la rupture, comme
l’avait fait Volney, mais de définir la distance correcte. Et, pour cela, il ne suf-
fit pas d’utiliser Athènes contre Sparte, bien que Constant ait eu recours très
abondamment à cet usage déjà ancien193.

190. Études, t. iii, p. 143 (la démocratie responsable de la défaite de Sicile) ; t. iv, p. 258-62 (Clisthène ;
on notera que les Études sont, au sujet de Clisthène, en retrait par rapport au premier Mémoire :
on comparera Mémoires, t. iv, p. 121 et Études, passage cité) ; t. iv, p. 375 (la justice populaire).
191. Études, t. iii, p. 25.
192. Études, t. iv, p. 387. Cette péroraison, où réapparaissent les thèmes de la « querelle des Anciens
et des Modernes », reprend sans changement appréciable celle des Mémoires présentés à l’Institut.
193. Nous ne connaissons aucun travail de synthèse sur B. Constant et le monde antique. On trouvera
cependant quelques pages dans Canat, L’Hellénisme des Romantiques, t. i, p. 44 sq. ; v. aussi, du
même auteur, sa thèse latine : Quae de Graecis Mme de Stael scripserit (Paris, 1904). Le dernier
ouvrage d’ensemble, Paul Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine (2 t., Paris, 1965), est, de ce
point de vue, très décevant. Sur l’attitude générale de Constant, nous avons lu avec profit B. C. Fink,
« Benjamin Constant and the Enlightenment », Studies in Eighteenth Century Culture, éd. H. S.
Pagliaro, t. iii (London, 1973), p. 67-81 ; R. Mortier, « Constant et les Lumières », Europe, n° 467
(mars 1968), p. 5-18 ; P. Thompson, « Constant et les vertus révolutionnaires », ibid., p. 49-62.
la formation de l’athènes bourgeoise 189

Constant a ceci de particulier parmi les idéologues de la bourgeoisie libé-


rale qu’il a non seulement la culture gréco-latine du collège, mais une éducation
universitaire acquise à Erlangen et à Édimbourg. Il a personnellement connu
Gibbon et traduit, en 1787, une partie de l’histoire grecque de l’Écossais John
Gillies. On peut juger le détail symbolique, car, sans être le moins du monde un
démocrate, Gillies n’était pas le réactionnaire passionné que fut Mitford, inspi-
rateur de Joseph de Maistre194. Cette connaissance, il la renouvellera en 1803,
et à bien d’autres reprises, à Gœttingen, et il sera l’un des rares Français à avoir
une connaissance directe de la jeune science allemande, tant par la lecture de
Wolf et de Creuzer que par les entretiens qu’il eut avec W. Schlegel, rencontré
dans l’entourage de Madame de Staël. Il note dans son journal, le 14 septembre
1804 : « Jamais, sur les antiquités, je ne serai aussi érudit que les érudits. Pour
le devenir, il faudrait sacrifier le temps nécessaire à la pensée. »195 Peut-être
fut-ce la chance de Constant de ne pas être devenu, en dépit d’immenses lec-
tures, un érudit196. Mais il est bien vrai qu’il pensa là où d’autres répétèrent.
Constant est typiquement, comme Volney, un Thermidorien, mais, contrai-
rement à Volney, il ne sera ni sénateur, ni comte de l’Empire, ni pair de France
de la Restauration. Dans une lettre du 25 mai 1795, il écrit : « La propriété et
les talents, ces deux raisons raisonnables d’inégalité parmi les hommes, vont
reprendre leurs droits. »197 Et c’est bien d’inégalité, en même temps que de
liberté, qu’il sera question tout au long de son œuvre. Contrairement toutefois à
Volney, il partage entièrement, au début de son activité, la vision traditionnelle,
rhétorique, de l’antiquité. Les brochures et discours qu’il publie, entre janvier
1796 et l’été 1797198, en témoignent. À ceux qui rêvent d’une Restauration, il
prédit une Vendée républicaine et d’héroïques insurgés : « La vérité serait leur
religion, l’histoire leur légende, les grands hommes de l’Antiquité leurs saints, la
liberté leur autre vie. Ils n’espéreraient pas ressusciter dans trois jours, mais ils
combattraient et mourraient libres. »199 Réfutant ceux qui identifient monarchie
et vertu, il déclare : « La monarchie romaine fut fondée par des brigands et la
monarchie romaine ne subjugua pas le quart de l’Italie. La république romaine
fut fondée par les plus austères et les plus vertueux des hommes. »200 Et déjà
apparaît un thème qui, modulé, restera présent toute sa vie : « Les Républiques

194. Cf. Momigliano, Studies in Historiography, p. 49.


195. Journal, dans Œuvres, éd. A. Roulin (Pléiade, Paris, 1964), p. 359.
196. Sur la formation de Constant et ses rapports avec la science allemande, v. le vieux livre de
G. Rudler, La Jeunesse de Benjamin Constant (Paris, 1909), et, tout récemment, P. Deguise, Benjamin
Constant méconnu (Genève, 1966) (porte surtout sur le De la Religion). Nous ne nous intéresserons
ici qu’à la dimension politique des rapports de Constant avec la Grèce, laissant entièrement de côté
ses travaux sur les religions antiques qui l’ont pourtant occupé jusqu’à sa mort.
197. Lettre citée par P. Bastid, Benjamin Constant, t. i, p. 109.
198. De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796) ;
Des réactions politiques suivi de Des effets de la terreur (1797) ; Discours prononcés au cercle
constitutionnel pour la plantation de l’arbre de la liberté (30 fructidor an V) ; tous textes que l’on
trouvera rassemblés dans Gli Scritti politici giovanili di Benjamin Constant, éd. C. Cordié (Côme,
1944) ; v. aussi Bastid, Benjamin Constant, t. i, p. 118-28, et Moravia, Il tramonto dell’illuminismo,
p. 247-9 ; l’étude la plus complète sur cette période de la vie de Constant est cependant : B. Jasinski,
L’Engagement de Benjamin Constant. Amour et politique (1794-1796) (Paris, 1971).
199. De la force, dans Gli Scritti politici, p. 45.
200. Des Effets de la terreur, ibid. p. 114.
190 la formation de l’athènes bourgeoise

anciennes avaient des hommes illustres à la fois dans tous les genres. Miltiade,
Aristide, Xénophon cultivaient les lettres, commandaient dans les camps, entraî-
naient à la tribune ; déjà ces glorieux exemples se renouvellent parmi nous. »201
Pour qu’une nouvelle – et originale – problématique apparaisse dans l’œuvre
publiée de Constant, il faut attendre le célèbre pamphlet De l’Esprit de conquête
et de l’usurpation, qui sort des presses en Allemagne en janvier 1814. Entre-
temps, Benjamin Constant avait été, en 1802, chassé du tribunat.
En fait, l’acquisition récente par la Bibliothèque Nationale de sept manus-
crits d’œuvres de Constant, achevées en 1810202 mais rédigées principale-
ment entre 1806 et 1810, a montré que, dès ce moment, la conception que se
fait Constant des rapports entre l’hellénisme et le monde moderne est défini-
tivement fixée. Les deux textes principaux que contiennent les manuscrits, les
Principes de politique applicables à tous les gouvernements et les Fragments
d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine
dans un grand pays – cela même que J. de Maistre déclarait à jamais impos-
sible203 – étaient la source d’où dérivait, textuellement, ou presque textuelle-
ment, tout ce que Constant a publié depuis sur ce problème, qu’il s’agisse de
l’Esprit de conquête, dont des chapitres entiers proviennent des manuscrits de
la Bibliothèque Nationale ou de la célèbre conférence de 1819, De la liberté
des anciens comparée à celle des modernes204.
Tout comme son contemporain Hegel, Constant parle de la cité grecque
comme d’une totalité harmonieuse205. Encore en 1829, à la fin de sa vie, il repu-
bliera dans les Mélanges de littérature et de politique un texte où il écrivait :
« Il y a des époques harmonieuses où l’homme paraît jouir de la plénitude de
ses facultés », et d’évoquer Socrate soldat à Potidée, Eschyle à Salamine et
même Sophocle archonte, ce qu’il ne fut pas ; et il en tire argument pour jus-
tifier la mobilité sociale qu’a connue et favorisée la Révolution française. Des
garçons d’écurie devinrent généraux. « En dépit des prédictions sinistres, pré-
cisément parce que chacun n’a pas fait uniquement son métier, tous les métiers
ont été faits. »206
À la limite, Benjamin Constant ne conteste pas que la liberté d’un citoyen
athénien est plus grande que celle d’un moderne, même s’il est anglais ou suisse.
Il s’exprime ainsi dans un texte inédit : « Il ne faut donc pas dire : les Athéniens
étaient plus libres que nous, donc le genre humain perd en liberté. Les Athéniens
étaient une petite partie des habitants de la Grèce ; la Grèce une petite partie de
l’Europe et le reste du monde était barbare, et l’immense majorité des habitants

201. Discours, ibid. p. 229.


202. Nouvelles Acquisitions françaises (NAF), 14358-64 ; sur l’importance de ces manuscrits, cf. par
exemple, Fink, « Benjamin Constant and the Enlightenment », et la préface et les notes d’O. Pozzo
di Borgo à son édition des Écrits et Discours politiques de Benjamin Constant (Paris, 1964).
203. Considérations, p. 49.
204. On la trouvera dans le Cours de politique constitutionnelle, éd. E. Laboulaye, t. ii (Paris,
1861), p. 539-60.
205. Cf. D. Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce (Paris, 1975), « La constitution de l’idéal de
la belle totalité », p. 27-48.
206. Mélanges de littérature et de politique (Paris, 1829), p. 469-72 ; formules analogues, par
exemple, dans un article de la Minerve française, li (1818), repris dans B. Constant, Recueil
d’articles. Le Mercure, la Minerve et la Renommée, publié par E. Harpaz (Genève, 1972), p. 494.
la formation de l’athènes bourgeoise 191

de la Grèce elle-même était composée d’esclaves. »207 Nous sommes séparés de


la Grèce par trois révolutions qui ont constitué un indéniable progrès, celle qui
a mis fin à l’esclavage, celle qui a détruit la féodalité et celle qui a mis un terme
aux privilèges de la noblesse208. Tout cela dérive, bien évidemment, en droite
ligne de Condorcet, y compris la reconnaissance de l’importance de l’escla­
vage, sur laquelle Constant se prononcera de façon lapidaire en 1819 : « Sans
la population esclave d’Athènes, vingt mille Athéniens n’auraient pas pu déli-
bérer chaque jour sur la place publique. »209
Alors, où se situe, à nos yeux, l’originalité de Constant ? Elle s’exprime,
croyons-nous, dans la triple opposition qu’il établit entre la guerre et le c­ ommerce,
entre la participation et la représentation, entre le plaisir d’action et le plaisir de
réflexion. C’est cet ensemble qu’il faut maintenant considérer.
Comprenons-le bien : la signification de cette συστοιχία est double, et
même un peu plus compliquée encore. L’ensemble : guerre, participation,
­plaisir d­ ’action, caractérise certes le monde antique pris en bloc, et l’ensemble :
­commerce, représentation, plaisir de réflexion, le monde moderne, mais le pre-
mier groupe définit aussi cette période de l’histoire qui commence en 1789 et
s’achèvera à la chute de Napoléon, et qui a été marquée par l’imitation moderne
des républiques antiques210.
Au sein du monde antique, cette même opposition existait dans une certaine
mesure et caractérisait le couple Athènes-Sparte. Toute l’ambiguïté de Constant est
là, car il a emprunté, singulièrement à C. De Pauw, la description d’une Athènes
moderne, d’une Athènes commerçante : « L’on jouissait à Athènes d’une liberté
individuelle beaucoup plus grande qu’à Sparte, parce qu’Athènes était à la fois
guerrière et commerçante. »211 Les Athéniens connaissaient l’usage de la lettre
de change et, en somme, leur cité était, dans certains limites, une cité moderne :
« Il est assez singulier que ce soit précisément Athènes que nos modernes réfor-
mateurs ont évité de prendre pour modèle : c’est qu’Athènes nous ressem-
blait trop » ; et d’évoquer en bloc, pour convaincre son lecteur « du caractère
tout à fait moderne des Athéniens », Xénophon et Isocrate212. À cette moder-
nité ­s’oppose le couvent guerrier et égalitaire de Sparte, cher aux philosophes
anciens et modernes (Platon, Mably). Mais, même à Athènes, le commerce ne
régnait pas sans partage, puisque, après Hume, Constant fait cette constatation :
« À Athènes,… la république la plus commerçante de l’Antiquité, l’intérêt mari-
time était d’environ 60 %, tandis que l’intérêt ordinaire n’était que de 12 %,
tant l’idée d’une navigation lointaine impliquait celle de danger. »213 Il y eut
dans l’antiquité des peuples commerçants et l’embryon d’une lutte entre l’esprit

207. De la perfectibilité de l’espèce humaine, NAF, 14362, fol. 76r ; à quoi l’on peut opposer ce
qu’il dit en 1819 : « L’individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à
Athènes, qu’il ne l’est de nos jours dans aucun État libre de l’Europe » (De la liberté, dans Cours
de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, p. 547).
208. Ibid. fol. 76r. Les Grecs de l’antiquité ont vécu après la chute de la théocratie.
209. De la liberté, dans Cours de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, p. 545.
210. Les chapitres vi-viii du pamphlet De l’usurpation (Œuvres, p. 1010-23) reprennent et résument
plusieurs chapitres des Principes de politique, livre xvi, NAF, 14360, fols. 2-27.
211. Principes de politique, fol. 10. De Pauw est cité à ce propos plusieurs fois en référence.
212. De l’usurpation, dans Œuvres, p. 1011, reprenant NAF, 14360, fols. 10-11.
213. Principes de politique, fol. 7.
192 la formation de l’athènes bourgeoise

de conquête et l’esprit de commerce – puisque Constant reprend à son compte


cette opposition que nous avons vu naître chez Jean-François Melon214 – mais
le mode normal d’acquisition de la richesse était la guerre : « Nous sommes
arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer
celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder. »
De l’une à l’autre, il y a progrès : « L’une est l’impulsion sauvage, l’autre le
calcul civilisé. » L’une influe sur l’autre : « Le commerce a modifié jusqu’à la
nature de la guerre. »215 Carthage fut vaincue. La moderne Carthage l’emporte,
c’est l’Angleterre : « Si la lutte s’établissait maintenant entre Rome et Carthage,
Carthage aurait pour elle les vœux de l’univers. Elle aurait pour alliés les mœurs
actuelles et le génie du monde. »216 C’est le triomphe de ce q­ u’Auguste Comte
appellera l’esprit positif.
Le commerce est l’univers du différé, et c’est pourquoi il est associé à la
représentation, non à la participation. Si évidente que soit à nos yeux – en un
sens depuis Rousseau – l’opposition entre démocraties directes et régimes repré-
sentatifs, entre l’antiquité et le monde moderne, si nombreux qu’aient été les
prédécesseurs de Constant, outre ceux qu’il cite lui-même217, il s’en faut de beau-
coup que le débat soit alors considéré comme clos. Nous verrons à ce propos
errer un professionnel comme Victor Duruy218. Constant a réfléchi, à partir de
Rousseau, mais ses maîtres immédiats ont surtout été Condorcet et Sismondi.
Dans son Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, celui-ci écrivait :
Dans les Républiques de l’Antiquité, il n’existait aucune liberté civile ; le citoyen
s’était reconnu esclave de la nation dont il faisait partie ; il s’abandonnait en entier
aux décisions du souverain, sans contester au législateur le droit de contrôler
toutes ses actions, de contraindre en tout sa volonté ; mais d’autre part, il était
lui-même à son tour ce souverain et ce législateur.219
L’inexistence de la société civile a pour corollaire le haut degré de participa-
tion politique. Mais qu’est-ce aujourd’hui que la liberté, si ce n’est d’abord « la
jouissance paisible de l’indépendance individuelle »220 ? Le système représenta-
tif moderne a pour but de faciliter cette jouissance paisible, étant entendu que le

214. Nous n’avons pas trouvé la preuve que Constant avait lu Melon. Il s’appuie principalement sur
l’œuvre de son ancien collègue du tribunal Charles Ganilh, Essai politique sur le revenu public des
peuples de l’antiquité, du Moyen Âge, des siècles modernes (2 t., Paris, 1806), qui utilise, lui aussi,
ces concepts (cf. t. i, p. 47-9) et cite également (NAF, 14360, fols. 9-10) l’Essai sur l’histoire de
l’espèce humaine de C. A. Walkenaer (Paris, 1798), qui consacre, p. 251-368, toute une section de
son œuvre aux conséquences de « l’introduction des manufactures et du commerce », sans qu’on
puisse voir avec clarté à quel moment de l’histoire se situe cette introduction.
215. Esprit de conquête, dans Œuvres, p. 959-60, reprenant NAF, 14360, fol. 9.
216. Esprit de conquête, ibid. p. 960 et NAF, 14360, fol. 10 ; la victoire anglaise n’est donc pour
rien dans cette remarque.
217. Nous pensons particulièrement, parce qu’il s’agit d’apologistes du système représentatif, au
marquis de Chastellux, De la félicité publique ; cf. p. 43, où il écrit, contre Rousseau : « Pour moi,
je pense qu’il n’y aura de liberté solide et durable, et surtout de félicité que parmi les peuples chez
lesquels tout se fera par représentation. » Nous pensons aussi à un autre citoyen de Genève, J. de
Lolme, sur lequel H. Pappé a attiré notre attention ; v. sa Constitution de l’Angleterre, t. ii, p. 14 sq.
218. Cf. ci-dessous p. 222.
219. Sismondi, Histoire…, t. iv (Zurich, 1808), p. 369 ; le texte est cité dans NAF, 14364, fol. 79
et De l’usurpation, dans Œuvres, p. 1011 (avec une légère erreur de pagination).
220. Ibid. p. 1010.
la formation de l’athènes bourgeoise 193

plaisir politique, plaisir d’action chez les anciens, ne sera plus qu’un plaisir par
procuration. « L’immense majorité, toujours exclue du pouvoir, ­n’attache néces-
sairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. »221 Benjamin
Constant ne cherche pas à dorer la pilule :
La liberté politique offrant moins de jouissance qu’autrefois, et les désordres
qu’elle peut entraîner étant plus insupportables, il n’en faut conserver que ce
qui est absolument nécessaire. Prétendre aujourd’hui consoler les hommes par
la liberté politique de la perte de la liberté civile, c’est marcher en sens inverse
du génie actuel de l’espèce humaine.222
Et ailleurs : les modernes « ne sont appelés tout au plus à l’exercice de la
souveraineté que par la représentation, c’est-à‑dire d’une manière fictive »223,
et il est si vrai qu’il y a chez Constant, comme chez Hegel, une nostalgie de la
belle totalité224, qu’il écrit ceci :
Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière ; nous n’avons
presque sur rien qu’une conviction molle et flottante, sur l’incomplet de laquelle
nous cherchons en vain à nous étourdir. Le mot illusion ne se trouve dans aucune
langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n’existe plus.225
Voilà l’antiquité devenue la chose et le monde moderne le royaume des mots.

La jouissance existe dans le monde moderne, mais ce n’est plus le plaisir


immédiat de la participation. Chez nous,
Le plaisir immédiat est moins vif : il ne se compose d’aucune des jouissances du
pouvoir ; c’est un plaisir de réflexion : celui des anciens était un plaisir d’action.
Il est clair que le premier était moins attrayant ; on ne saurait exiger des hommes
autant de sacrifices pour l’obtenir et le conserver.226
Renonçons certes à tout bouleversement, puisque la révolution est finie.
Renonçons à l’ambition législatrice : « Plus de Lycurgues, plus de Numas. »227
Mais dans cette voie de la France bourgeoise Constant ne s’engage pas sans un
discret regard en arrière – vers la cité grecque et ses « modernes imitateurs »
de l’an II. Il y a « la sécurité des jouissances privées »228, certes, mais il y a
aussi le rêve :
Je ne me réunirai point aux détracteurs des républiques. Celles de l’Antiquité,
où les facultés de l’homme se développaient dans un champ si vaste, tellement
fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d’énergie et de dignité,

221. Ibid. p. 1013.


222. NAF, 14360, fol. 18.
223. De l’usurpation, dans Œuvres, p. 1012.
224. Ce que Thompson, « Constant et les vertus révolutionnaires », p. 55, appelle « une forme de
sa mauvaise foi d’homme moderne ».
225. Œuvres, p. 1013 et NAF, 14360, fol. 12 : « Le mot illusion est un mot dont l’équivalent ne se
trouve dans aucune langue ancienne. »
226. Ibid. p. 1012.
227. Ibid. p. 1014 ; on lit dans NAF, 14360, fol. 16 : « Plus de Lycurgue, plus de Numa, plus de
Mahomet. »
228. De la liberté, dans Cours de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, p. 548.
194 la formation de l’athènes bourgeoise

remplissent toutes les âmes qui ont quelque valeur d’une émotion d’un genre
profond et particulier. Les vieux éléments d’une nature antérieure pour ainsi dire
à la nôtre semblent se réveiller en nous à ces souvenirs.229
Pour être bourgeois, on n’en est pas moins nostalgique.

Au terme de notre parcours, Victor Duruy et son Histoire grecque, publiée


en 1851230 et destinée à d’innombrables rééditions.
Autant dire que, passant sur un demi-siècle d’histoire de France et d’histo-
riographie de la Grèce antique, nous achevons bien loin de Thermidor ce qui
fut une traversée de l’idéologie thermidorienne. Dans ce saut final, rien que de
délibéré. Parce que l’histoire vit de décentrement. Parce que, surtout, les for-
mations imaginaires ne s’imposent pas en un jour : en l’occurrence, c’est au
milieu du xixe siècle que l’Athènes bourgeoise des Thermidoriens trouve, dans
l’œuvre historique de Duruy, sa figure efficace de modèle. C’en est alors fini
de son histoire ; commence son destin universitaire231 – et rien ne ressemble
plus à une page de Duruy qu’une page de Glotz232. Entre-temps, il est vrai, la
Grèce « réelle », celle de l’Insurrection de 1821, avait partiellement relayé dans
les esprits la Grèce imaginaire dont nous avons traité. Des hommes comme
Chateaubriand et Constant n’avaient pas été étrangers à cette transformation
du philhellénisme. Mais il s’agit, ici, de l’Université.
D’autres ont dit avant nous l’influence déterminante exercée par Duruy
sur l’enseignement de l’histoire en France233, influence immédiate et specta-
culaire qui devait inciter la maison d’édition Hachette à lui confier la direction
d’une collection d’Histoire universelle. Fait capital : bien avant que le ministre
Victor Duruy ne « [mobilise] la science pour la mettre à la portée du plus grand
nombre »234, le professeur Victor Duruy a cru à la force de la vulgarisation235.

229. De l’usurpation, dans Œuvres, p. 993-4, partiellement repris (la dernière phrase) de NAF,
14360, fol. 2.
230. La seconde édition paraîtra en 1862, avec de substantielles additions et des corrections signi-
ficatives : de 1851 à 1862, Duruy a lu Grote et l’Empire s’est installé.
231. Rappelons qu’à la Bibliothèque Nationale l’Histoire grecque de Duruy faisait encore partie
des « Usuels » l’année dernière !
232. À titre d’exemple, on comparera les pages de Glotz sur l’« œuvre d’entraide et de préservation
sociales » de Périclès (La Cité grecque, 2e éd. (Paris, 1968), p. 142-3) avec celles que Duruy consacre
aux « mesurés de Périclès pour assurer le bien-être du peuple » (Histoire grecque, (Paris, 1851),
p. 284-5 ; sauf exception, nous citerons systématiquement cette première édition).
233. Cf. G. Monod, « Victor Duruy », Revue internationale de l’enseignement, xxviii (1894),
p. 481-9, et E. Lavisse, Un Ministre, Victor Duruy (Paris, 1895), p. 164-5 ; v., plus récemment,
les remarques de P. Gerbod, La Condition universitaire en France au xixe siècle (Paris, 1965),
p. 442, sur la « révolution pédagogique » opérée par la parution du premier tome de l’Histoire
des Romains en 1843.
234. Circulaire du 1er octobre 1864, citée par J. Rohr, Victor Duruy, ministre de Napoléon III.
Essai sur la politique de l’Instruction publique au temps de l’empire libéral (Paris, 1967), p. 112.
Rappelons que, ministre de l’Instruction publique entre 1863 et 1869, Duruy, tout en introduisant
une distinction tranchée entre la recherche (avec la création de l’École des Hautes Études) et l’ensei­
gnement, chercha tout particulièrement à ouvrir l’enseignement sur la vie : v. Ponteil, Histoire de
l’enseignement, p. 248 et 263, et Gerbod, La Condition universitaire, p. 443 et 451-2.
235. Ce qui le distingue d’autres élèves de Michelet comme Wallon, qui s’oriente d’abord vers la
recherche, ou Ravaisson, qui se tourne très tôt vers la haute administration universitaire.
la formation de l’athènes bourgeoise 195

L’Université suivra, mais avec du retard (et, à l’issue de ce parcours, nous ne


nous en étonnons pas trop).
Auteur de manuels à succès, Duruy est en 1851 professeur au lycée Saint-
Louis ; il appartient à cette génération, formée par Michelet, qu’anime un « souffle
libéral » et qui « cherche avec sympathie les destinées des peuples… sans pour
cela agiter follement le drapeau de la démocratie »236. Mais parce que ce spé-
cialiste de l’antiquité (et tout particulièrement de Rome, la grande affaire de sa
vie) croit que l’histoire ancienne a son mot à dire dans les enjeux politiques les
plus actuels237, il ne nous est pas indifférent que l’orientation pro-athénienne
de son Histoire ait pu, au milieu du xixe siècle, soulever encore l’indignation.
C’est Charles Nisard qui, au nom de l’orthodoxie universitaire238, mena
­l’attaque dans le très officiel Journal de l’Instruction publique239. Partisan incon-
ditionnel de Sparte, « ce gouvernement fort et tout d’une pièce qui assure à
l’aristocratie dorienne sa supériorité morale » et qui seul sait « créer des choses
durables »240, Nisard reproche à Duruy de manifester pour Athènes une « admira-
tion juvénile » et, avec condescendance, il énumère les multiples tares que l’éru-
dition réactionnaire se plaisait en 1851, et se plaît encore de nos jours, à trouver
dans la démocratie athénienne241. Le fin mot de cette querelle a été lâché dès le
début : dépourvu de toute « hauteur de vues », Duruy n’est qu’un professeur
de collège ; il en a le langage et les idées. Comprenons que ­l’Université reste
indéfectiblement spartiate. Est-ce à dire, comme le suggère Nisard, que l’ensei­
gnement secondaire serait désormais acquis à Athènes ? Pour avoir consulté des
manuels officiels où l’éloge de Cimon et de Phocion voisine avec la critique
de l’« ambition insatiable » des Athéniens242, nous en sommes un peu moins

236. Gerbod, La Condition universitaire, p. 400 (citant un article de la Revue de l’Instruction publique).
237. Les troisième et quatrième tomes de l’Histoire des Romains étaient prêts en 1850, « mais Duruy
y plaidait la cause de l’empire et il ne voulut pas les publier avant 1872 » (Lavisse, Un Ministre,
Victor Duruy, p. 22).
238. « En l’année 1851, il y avait une histoire officielle et orthodoxe… Il n’était pas permis… de
ne point admirer absolument et sans réserve les Spartiates… La grandeur morale de Lacédémone
était un des ornements du palais de carton doré que l’université offrait à l’admiration de ses élèves »
(Lavisse, ibid.).
239. Compte rendu de l’Histoire grecque par M. Victor Duruy, professeur d’histoire au Lycée Saint-
Louis, Journal général de l’Instruction publique et des cultes (1851), p. 557-60 ; réponse de Duruy,
p. 606-7. Frère du célèbre universitaire Désiré Nisard – que Victor Hugo qualifiait, dans Toute la lyre
(viii. 25), de « bourgeois authentique / Âne en littérature et lièvre en politique » – Charles Nisard
est spécialiste de littérature populaire française et rédacteur de nombreux articles dans des revues
gouvernementales : v. la notice de la Biographie Firmin-Didot, ainsi que Gerbod, La Condition
universitaire, p. 390 et 397, et la thèse de J. Malavie, Un Bourgeois de Louis-Philippe : Désiré
Nisard dans la crise de 1848 (Lille, 1972), p. 18.
240. La démonstration est délicate, s’agissant de Sparte : aussi Nisard appelle-t‑il à l’aide deux
« oligarchies » qui furent durables, Rome et Venise ; la conclusion est simple : la démocratie
athénienne au contraire « mourut épuisée après quatre-vingts ans de gloire » !
241. Essentiellement le règne des ambitieux comme Alcibiade ou, ce qui est pire encore, des « oisifs,
des besogneux » – entendons : du peuple – « des brouillons et des démagogues ». Nisard n’a de
sympathie que pour la « démocratie » de Solon, d’indulgence que pour la démocratie restaurée
d’après 403.
242. Dans le très officiel Précis de l’histoire ancienne de Poirson et Cayx (Paris, 1827), on apprend
que le peuple « compromet le salut de l’État par ses décisions furieuses » (p. 76), que la constitution
de Solon est le principe de la « courte… grandeur » d’Athènes (p. 77). V. aussi p. 148 (Cimon, le
plus grand des Athéniens), 149 (ambition athénienne), 154 (Périclès dégrade à jamais la constitution
196 la formation de l’athènes bourgeoise

sûrs ; il est vrai que, sous la monarchie de Juillet, un mouvement s’esquissa


vers la condamnation de Sparte et de sa « terrible politique »243. Mais entre
Athènes et Sparte, le procès n’est pas encore gagné, ainsi que ­l’observe Duruy
dans la réponse qu’il fit à Nisard. Réponse intéressante à bien des égards. Parce
que, assumant fièrement l’« humble condition de professeur », Duruy y reven-
dique le droit de « faire un livre pour ceux qui doivent le lire ». Parce que sur-
tout la distinction qu’il y établit entre Athènes et son régime (« Ce n’est pas la
démocratie qui m’attire mais les grandes choses qu’elle a faites ») ne doit pas
être mise au compte de la seule prudence. Laissons-lui la parole : « Mes préfé-
rences dans le passé ne sont pas politiques, mais philosophiques… [Je suis], en
Grèce, du côté d’Athènes qui a produit, contre Sparte qui a été stérile. » Ainsi
cette polémique dessine nettement les positions antagonistes qui, désormais,
s’affronteront : Sparte ou la réaction244, Athènes ou la production.
L’histoire à la Duruy se veut édifiante ; des faits, elle entend bien tirer des
leçons245 et, distribuant bons et mauvais points, risque fort de rater des phéno-
mènes essentiels : ainsi, les lamentations y sont de rigueur sur « l’insurmontable
instinct d’isolement municipal né du morcellement du sol et qui s’oppose à la
formation d’un grand État hellénique »246 ; mais, dans ce schéma, la cité-État fait
tout au plus figure d’incident regrettable. Autant dire que l’antiquité y est plus
que jamais éclairée par le présent. Duruy historien de Rome lit le droit romain
à travers la Déclaration des Droits de l’Homme247 et, derrière l’historien de la
Grèce qui décrit avec enthousiasme la « politique sociale » de Périclès, perce le
ministre qui, introduisant en 1863 l’histoire contemporaine dans les lycées, ­mettra
au centre des études la défaite du socialisme, « vaincu par les constants efforts
du Gouvernement… pour donner satisfaction… aux intérêts populaires »248.
Certes il est, pour toute forme de société, un temps, une heure249, et le temps
de la Grèce est à jamais révolu. Mais cette distance n’exclut pas que dans l’anti­
quité grecque un bourgeois libéral se sente en pays de connaissance. Car la
Grèce est du bon côté. Du côté du commerce, de la colonisation, en un mot de
la civilisation, parce que son destin géographique lui a donné « la mer pour

de Solon), 178 (Socrate partisan d’une « aristocratie modérée »), 238 (Phocion). Dans l’Histoire
ancienne de T. Burette (Paris, 1835, Cahiers d’histoire universelle à l’usage des collèges… sous la
direction de MM. Dumont, Gaillardin, Wallon et Duruy – déjà !) on trouve un éloge de Lycurgue
qui « formula ces principes sous l’influence du génie dorien » (4e cahier, p. 13), un éloge de Cimon
(5e cahier, p. 79) et les habituelles remarques sur les démagogues et le tempérament capricieux des
Athéniens (5e cahier, p. 69 et 80).
243. Burette, Histoire ancienne, 6e cahier, p. 76. La 10e édition du Poirson et Cayx (1846) est
également beaucoup plus mesurée dans la critique d’Athènes.
244. Duruy écrit : « Voilà, Monsieur, pourquoi je suis hautement, dans le siècle qui suit les guerres
médiques, pour la démocratie athénienne dont l’heure était venue, contre l’oligarchie dont l’heure
était passée » (Histoire grecque, p. 607).
245. Ibid. Préface, p. xiv.
246. Ibid.
247. Les « erreurs » de Duruy ont été relevées par C. Lescœur, « Le droit privé des Romains dans
l’Histoire de M. Duruy », Bulletin de l’Institut catholique de Paris (1895), p. 3-30. Duruy veut atténuer
le fossé qui sépare l’esclave de l’homme libre (Histoire grecque, p. 6, 10, 13, 22) et la femme de
l’homme (ibid. p. 19-20), et prend le jus commercii pour le droit de faire du commerce (ibid. p. 11).
248. Le programme d’Histoire contemporaine de la classe de Philosophie (24 septembre 1863) a
été rédigé par Duruy ; on en trouvera des extraits chez Rohr, Victor Duruy, p. 181-4.
249. Réponse à C. Nisard, Histoire grecque, p. 607.
la formation de l’athènes bourgeoise 197

domaine »250. Du côté de l’Occident face à « l’immobile Orient » : n’a-t‑elle


pas inventé la morale privée et la liberté civile, portant pour la première fois
« le flambeau qui éclaire encore l’Europe et que l’Europe à son tour porte au
Nouveau Monde, depuis trois siècles à peine découvert, et dans ce vieil Orient
qu’elle vient de retrouver »251 ? Du côté de la liberté politique enfin, puisqu’une
évolution nécessaire a conduit les Grecs de la royauté à « la cité se gouvernant
elle-même »252. Schéma encombrant, dont les historiens de la Grèce ont encore
bien du mal à se débarrasser… Un pas de plus et la Grèce, à en croire Duruy,
inventait le régime représentatif. Lisons la page xvii de la Préface, elle en vaut
la peine : « La Grèce a tout vu, tout pratiqué. Elle finissait par le seul système
qui eût pu la sauver : par une démocratie modérée qui donnait satisfaction à
ses instincts invétérés de liberté et par un gouvernement presque représentatif
qui rendait l’union possible. » Entendons que « la formation d’un grand État
hellénique eût sauvé la Grèce » par l’unité et « les conditions égales offertes
à tous »253. La fiction serait-elle la pointe la plus avancée de l’histoire ? De
fait, lorsque Duruy renonce à rêver la Grèce, il se prend au contraire à regret-
ter amèrement la subordination grecque de l’individu à l’État, les dangers qui
pesaient sur la propriété, les guerres civiles, l’esclavage qui empêcha la forma-
tion d’une « classe moyenne assez forte pour imposer la paix aux partis »254.
Mais si malgré tout la Grèce antique est « l’école du monde », c’est à Athènes
qu’elle le doit et, prise entre l’éloge et le blâme, l’Histoire grecque s’ordonne
autour de l’opposition de Sparte et d’Athènes. Pôle très négatif, Sparte, sym-
bole de l’aliénation à l’État, n’est qu’une « machine de guerre incapable de pro-
duire » et de participer au « labeur commun » de l’humanité255. Pôle presque
entièrement positif, Athènes est douce à l’esclave, ouverte à l’étranger, mater-
nelle pour les orphelins de guerre256. Dotée des « institutions les plus humaines,
les plus vraiment libérales que l’Antiquité ait eues », cette Athènes mérite que
l’historien avoue la « sympathique affection » qu’il éprouve pour elle257. L’État
– nous laissons bien entendu à Duruy la responsabilité de cette dénomination
anachronique – y use de ses richesses pour aider les citoyens en une sorte d’assis­
tance sociale généralisée ; la propriété, la famille et le travail y sont protégés
par Athéna, « divinité ouvrière qui créa l’olivier, inventa les arts utiles et ensei-
gna à l’épouse les vertus domestiques »258. Le commerce et l’impérialisme s’y

250. Histoire grecque, p. 5-7, 46, 67, 83 ; v. aussi l’Histoire de la Grèce ancienne (1862), p. 2-4 et 9.
251. Histoire grecque, Préface, p. xvi ; sur l’opposition de l’Orient et de l’Occident, v. ibid. p. 28,
37, 236, 302, etc.
252. Ibid. Préface, p. viii.
253. Duruy fait allusion à l’histoire de la ligue achéenne entre 272 et 221 ; v. Histoire grecque,
p. 609-31, et les développements de l’Histoire des Romains, t. i (Paris, 1843), p. 478-81.
254. Histoire grecque, Préface, p. xvii-xviii ; dans l’Histoire des Romains, t. ii (Paris, 1870), p. 40,
Duruy affirme que la classe moyenne faisait la force de Rome.
255. Histoire grecque, Préface, p. xii et p. 58-9, 63, 65-7.
256. Ibid. Préface, p. x. Dans l’édition de 1862 Duruy renvoie au Ménexène (249 a-b), sans se soucier
de l’écart entre son Athènes « maternelle » et celle de Platon qui, face aux orphelins, assume le
rôle du père. Écart significatif : il faut à toute force assurer la promotion de la femme à Athènes !
257. Ibid. Préface, p. x.
258. Histoire grecque, Préface de l’édition de 1862, p. x ; v. Histoire grecque, p. 437 et 474 (Duruy
contre Platon) et, dans l’édition de 1862, une étrange addition (t. ii, p. 138) sur Socrate défenseur
de « la sainteté de la famille et du travail » ( ?).
198 la formation de l’athènes bourgeoise

épaulent mutuellement, pour le plus grand profit de la civilisation, de la pros-


périté et de l’équilibre social259, et Duruy n’a que louanges pour l’archè athé-
nienne qui « livrait au génie du commerce et des arts ces mers pacifiées ».260
Mieux encore : commerce et liberté politique vont désormais la main dans la
main261 et, en déplaçant sur la Pnyx la tribune aux harangues, Thémistocle a
voulu « que les orateurs pussent de là montrer sans cesse au peuple la mer qui
[s’étend] à ses pieds comme son domaine »262. Il ne s’agit plus, dès lors, de cri-
tiquer la démocratie, et Duruy prend parti, pour Périclès bien sûr, mais aussi,
pour la première fois peut-être dans l’historiographie française de la Grèce, pour
Éphialte, « le vertueux Éphialte » dont le seul crime est d’avoir « fait boire à
longs traits aux Athéniens la coupe de la liberté »263, et pour l’armée de Samos
en guerre ouverte avec les oligarques de la polis, « car Athènes n’était plus dans
Athènes mais sur la flotte »264.
Nous arrêterons ici notre voyage à travers l’imaginaire bourgeois puisque,
aussi bien, le paradigme d’Athènes y est définitivement constitué. Ce qui ne
signifie pas que dans cette Athènes nous voyions une conquête, un progrès réel
ou le terme d’une irrésistible évolution : les silences et les contradictions de
l’histoire à la Duruy pèseront lourd sur les questions que désormais les histo-
riens vont poser à l’antiquité. Ainsi la terre, ce modèle grec de la richesse, ce
critère grec de citoyenneté, est systématiquement occultée par Duruy au profit
« du commerce, de l’industrie, de la banque »265, la crise agraire du viie siècle
est inconnue ou ignorée, indigne en tout cas de figurer parmi les causes de la
colonisation266, Solon n’est crédité que d’une réforme monétaire, et la fortune des
Pentacosiomédimnes s’évalue en drachmes, avant d’être convertie en francs267.
Quant à la démocratie, Duruy ne s’en accommode qu’en la tirant du côté des
régimes censitaires, voire représentatifs. Non sans contradictions. À quelques
pages de distance, il loue Athènes d’avoir fait de ses citoyens une aristocratie
par rapport à laquelle esclaves, métèques et étrangers sont le peuple268 et regrette
que Périclès ait limité la citoyenneté à « une imperceptible minorité de quatorze
mille citoyens », bien incapable de « tenir asservies » les multitudes qui consti-
tuent l’empire269. Il peut encore écrire ceci : « L’assemblée générale…, placée
à la tête de l’empire, n’était qu’une chambre de représentants plus nombreuse

259. Ibid. p. 204, 242-3, 246-7, 272, 284, 293, 400.


260. Ibid. p. 281 ; Préface, p. ix (« Cette domination qui assure la sécurité des mers, qui excite
l’industrie et le commerce, qui sème le bien-être et provoque l’intelligence, est le moment le plus
heureux de la Grèce, et le plus brillant de la vie de l’humanité »).
261. Ibid. p. 394, à propos des Trente.
262. Ibid. p. 246 ; même idée p. 293.
263. Ibid. p. 258.
264. Ibid. p. 379. Pour une prise de position en faveur d’Athènes, v. encore p. 271-2, 285, 296.
265. Ibid. p. 280, où Duruy recouvre bien vite la richesse agraire sous la fortune mobilière. Duruy
sait pourtant reconnaître l’importance de la terre lorsqu’il s’agit de Rome : « Au Moyen Âge, avoir
de la terre, c’était prendre rang parmi les nobles ; à Rome, c’était devenir véritablement citoyen,
c’était avoir la vraie richesse ; … la seule d’ailleurs que Rome, sans industrie, sans commerce,
connût et respectât » (Histoire des Romains, t. i, p. 170). On en déduira que, pour Duruy, la richesse
agraire disparaît avec l’industrie et le commerce !
266. Histoire grecque, p. 141 ; v. encore l’ajout de 1862 (i, p. 255).
267. Ibid., p. 181-3.
268. Ibid., p. 265.
269. Ibid., p. 275.
la formation de l’athènes bourgeoise 199

que la nôtre »270 – l’empire est celui d’Athènes, l’assemblée générale est l’ek-
klésia : faut-il insister sur l’énormité du contre-sens ? – et, quelques pages plus
loin : « Le citoyen, même le plus obscur, se sent un personnage important car
il a sa voix dans une assemblée populaire où rarement plus de cinq mille per-
sonnes assistent. »271
Athènes ou l’histoire bourgeoise. Athènes ou la bourgeoisie face à ses
propres hésitations : République ou empire ? Empire autoritaire ? Empire libé-
ral ? Athènes assume simultanément toutes ces figures…

Voilà : nous avons tenté d’esquisser ici comment s’est constitué en France
le visage de l’Athènes bourgeoise. Il en est bien d’autres, en d’autres pays de
l’Europe et du monde. Aussi notre tentative ne prendra-t‑elle son intérêt que
dans la mesure où il sera possible un jour de confronter les multiples figures de
ces multiples Athènes.

270. Ibid., p. 285.


271. Ibid., p. 293.
LA GLOIRE ET LA MORT D’UNE FEMME*

Dire la gloire : façon grecque de dire la mort, en exaltant la vertu, ou plu-


tôt, pour traduire l’intraduisible arétè, la valeur. Arétè transmuée en discours de
gloire, la « belle mort » du citoyen tombé au combat est paradigme de valeur
et de discours : andreia est la virilité, andreia est le courage, et le mort devient
homme (anèr), authentifiant par sa fin ce qui fut le début de sa carrière de citoyen,
l’inscription sur les listes civiques qui, de l’éphèbe à l’identité équivoque, avait
fait un anèr. Pour dire la mort d’une femme, à moins qu’elle ne soit morte en
couches (car à Sparte, mais aussi dans d’autres cités, le lit de l’accouchée rivalise
avec le champ de bataille où s’affrontent les hoplites), le doute est de rigueur,
et le paradigme fait place à l’énoncé d’une exception :
S’il est sur terre une vertu féminine, celle-ci en avait sa part au plus haut point,
avec ses pensées droites.
Heureuse la femme d’Amorgos, ainsi louée au bénéfice du doute (mais, deux
ou trois siècles auparavant, son compatriote Sémonide avait d’avance invalidé
la louange, faisant une exception pour la femme-abeille aux vertus de bonne
épouse mais laissant entendre qu’elle n’est pas de ce monde, où « celle qui paraît
tout particulièrement réglée en sa conduite, il se trouve que c’est elle qui vous
cause les pires outrages »). Heureuse aussi la femme athénienne – cette incon-
nue s’appelait Glykéra – dont l’épitaphe assure qu’elle eut en partage
ce qui est rare chez une femme, une nature noble en même temps que sage.
Mais, un demi-siècle auparavant, le plus célèbre des Athéniens, Périclès,
avait défini l’arétè ou, mieux, la renommée d’une femme par le silence qui
entoure son nom : la gloire d’une femme, notion contradictoire en ses termes,
est « qu’on en parle le moins possible, pour dire sa valeur comme pour la blâ-
mer, chez les hommes ».
La mort d’une femme ? Une mort qui ne crée rien, surtout pas le discours,
une mort qui clôt : le terme d’une vie d’épouse, au creux de la maison, sans
autre témoin que le mari, dont le souvenir parle la langue muette de l’écriture,
gravée sur la stèle de pierre :
Ce n’était pas l’or ni les robes que cette femme admirait, mais son époux et la
sagesse (sôphrosynè)…
Son caractère et sa sagesse, son mari sait mieux que tous en parler…
Pour commémorer ta conduite vertueuse, il t’a élevé ce monument, celui dont
tu étais l’épouse…

* Première publication dans Sorcières, n° 18, 1979, p. 51-57.


la gloire et la mort d’une femme 201

Thésée aussi, devant le corps glacé de Phèdre, ira de son couplet commé-
moratif. Mais déjà la tablette dénonciatrice parle pour lui. Il n’aura pas eu le
temps d’inscrire son regret sur la pierre.
Mais quelle pourrait être l’épitaphe de Phèdre ? Celle-ci peut-être, que nul
époux n’a jamais écrite :
Elle aimait sa gloire, et Hippolyte.
Cette autre encore, dont Hippolyte convient à regret :
Elle aimait la sagesse, sans pouvoir être sage.
Car Phèdre – celle d’Euripide, héroïne en second d’une tragédie dont Hippolyte
est l’éponyme – vient perturber l’ordre réglé du discours grec sur la mort des
femmes. Elle aime Hippolyte, fils de son royal époux, la gloire (mais il n’est pas
de gloire des femmes), la sôphrosynè (celle de l’épouse qu’elle ne sait pas être,
celle d’Hippolyte qui la rejette ; sagesse de l’épouse, sagesse du jeune homme,
l’orthodoxie défend toute confusion entre ces deux types de sôphrosynè, mais
Phèdre aime les modèles de vertu et ce qui les détruit). Contradictoire Phèdre,
qui veut être elle-même et tout à la fois ce qu’elle n’est pas : elle en mourra,
mais ce n’est pas la fin de son histoire. Phèdre morte complique tout, à vouloir,
par-delà la mort, que l’écriture parle pour elle, qui n’a pas su dominer la parole
de gloire qu’elle désirait tant s’approprier ; elle complique tout, à faire de son
corps mort une machine de mort pour briser la sagesse déraisonnable de l’irré-
ductible éphèbe qui, en elle, haïssait la « race des femmes » et, plus que toutes
les femmes, « celle qui pense plus haut qu’il ne sied à une femme ».
Logos, gnômè, bouleuma : mots chers à Phèdre et dont la cité grecque, ce
club d’hommes, entend interdire l’usage aux femmes. Logos désigne la parole,
fondement de la politique, la raison, dont l’homme sait faire bon usage, le dis-
cours de gloire qui s’attache aux hauts faits ; gnômè dit l’intelligence mais aussi
la décision politique, celle de l’assemblée du peuple ; bouleuma nomme la déli-
bération (et, dira Aristote, la femme n’en est pas dépourvue mais il lui manque
l’autorité qui à un projet donne force de loi). L’histoire de Phèdre installe sur
la scène tragique la contradiction féminine du silence et de la parole : Phèdre
croit au logos en même temps qu’au silence, le silence la tuait mais elle meurt
d’avoir rompu la censure qu’elle imposait à son discours, elle meurt pour tuer
avec des mots, des mots écrits, des mots qui crient.
À la nourrice qui lui arrache un aveu, Phèdre annonce :
Tu en mourras. Pourtant la chose est à ma gloire.
La gloire de Phèdre ? Se taire :
Dès que l’amour m’eut blessée, j’examinai comment le supporter dans l’honneur.
Je commençai donc par me taire…
La gloire de Phèdre ? Confier à la mémoire le secret de son silence :
Que mes hauts faits ne tombent point dans l’oubli…
Impossible gloire féminine, que seul donne le silence – mais à se taire,
c­ omment faire savoir qu’on se tait, comment confier au discours de louange cette
gloire enfouie, à jamais perdue ? Phèdre, donc, parle. À des femmes, il est vrai,
202 la gloire et la mort d’une femme

qui savent garder des secrets de femme (mais qu’en est-il, dès lors, de la gloire,
que seule distribue la cité ?). Et, à dire, à nommer (à prononcer le nom interdit de
l’éphèbe), comment éviter, inversement, que la parole ne prenne l’existence des
choses, ou des faits ? Plus que tout, l’épouse de Thésée redoutait la voix qu’un
jour prendraient les choses muettes – les ténèbres complices, la poutre du toit
de la maison – pour accuser sa vie de femme infidèle. Elle a parlé : ­compagnes
attentives, les femmes du chœur crient que c’en est fait d’elle. Il suffit que l’aveu
sorte du cercle des femmes, que la nourrice le livre aux chastes oreilles du fils
de Thésée : Hippolyte hurle sa haine, et son regret qu’auprès des femmes il y
ait encore d’autres femmes, et non la compagnie muette des bêtes sauvages ;
Hippolyte menace, évoquant le visage de son père que Phèdre craint tant de
regarder en face, Hippolyte déclare la guerre à la race des femmes, sourdes aux
leçons de sôphrosynè.
Fauteuse de guerre, Hélène l’amoureuse, Hélène à la beauté divine pour qui
les hommes trouvent au combat la mort noire, se confortait dans l’Iliade à l’idée
qu’un jour l’Iliade célébrerait ses amours :
Zeus nous a fait un destin funeste, afin que nous soyons plus tard chantés des
hommes à venir…
Reine d’Athènes la vertueuse, Phèdre la Crétoise sur qui pèsent les amours
d’Ariane et de Pasiphaé rêve d’être un modèle de sôphrosynè. Les cris ­d’Hippolyte
la tuent, il lui reste à mourir au plus vite. Il lui reste à anéantir en elle la race
des femmes que l’échec d’une femme rend à sa douteuse réputation (Une
femme ? objet d’aversion universelle, avait dit Phèdre au chœur ; or, telles les
Corinthiennes amies de Médée, elle avait désiré que « sa condition acquière
glorieux renom par un retour de la voix publique »). C’en est fini de la gloire (et
de la belle mort – je ne mourrai plus glorieuse, crie-t‑elle à la nourrice –), reste
la mort nue : la mort silencieuse de la femme pendue – mode féminin du sui-
cide, mode infamant, aussi – à la poutre muette du toit de la chambre nuptiale.

Et cependant la mort de Phèdre est entourée de discours.

Discours de la belle mort, voix de la renommée, tant désirée et que les cris
d’Hippolyte lui ont refusée, à jamais pense-t‑elle (et, au regard de son éthique,
c’est bien à jamais). Pouvait-elle savoir (et l’aurait-elle su que sa fierté n’y eût
pas reconnu la gloire), pouvait-elle penser, ajustant sur son cou le lacet, dans
le silence de ses espoirs ruinés, que, d’entrée de jeu, Aphrodite avait annoncé
la morale de l’histoire, faite pour elle de gloire et de mort ? Les divinités ne se
trompent pas, même si la déesse de la passion n’est guère habilitée à trancher en
matière de belle mort. Certes la gloire et la mort ne se distribueront pas comme
les femmes du chœur, chantant le suicide de Phèdre, l’imaginent :
Honteuse de son affreux destin, elle aimera mieux sauver sa gloire et se délivrer
de l’amour qui lui torture le cœur…
(Phèdre elle-même n’en espérait plus tant, elle qui savait réjouir Aphrodite
en se délivrant tout simplement de la vie). Car les femmes du chœur ignorent
encore que la gloire de Phèdre n’est pas de mourir mais précisément d’avoir
aimé. Gloire équivoque : le contraire de ce que Phèdre nommait l’honneur,
la gloire et la mort d’une femme 203

ce qu’elle ne voulait appeler que maladie, et maladie sans gloire, l’amour.


Mais pour Artémis, à qui il revient, renchérissant sur les paroles de son enne-
mie Aphrodite, d’être la messagère paradoxale de cette renommée, c’est bien
là une gloire de femme, la gloire de Phèdre.
Pour Thésée, pour Hippolyte surtout, qui en douteraient, elle vient procla-
mer l’équivalence de l’honneur et de la passion, leçon d’ambiguïté pour entamer
la positivité de Thésée, les certitudes folles d’Hippolyte, qui voulait apprendre
la sôphrosynè aux femmes et qui reçoit à son tour une leçon de sagesse, celle
précisément que Phèdre lui prédisait, avant de retourner au creux silencieux du
palais. À Thésée Artémis révèle en Phèdre « l’aiguillon de la passion ou, en
un sens sa noblesse ». Confortant Hippolyte mourant avec la promesse d’un
culte que lui rendront les jeunes filles, elle ne manque pas d’observer qu’ainsi
« il ne tombera pas dans l’oubli, l’amour que Phèdre eut pour lui ». Gloire dou-
teuse pour Phèdre, plus équivoque encore pour Hippolyte. Hippolyte, qui fuyait
Phèdre et l’amour des femmes, Hippolyte qui du plaisir voulait ne connaître
que ce que l’on voit « en peinture » (graphè ; le malheur, pour lui, est que ce
mot désigne la peinture, sans doute, mais d’abord la trace de l’écriture : dans ce
refus, sa mort est venue s’inscrire). Hippolyte, l’éphèbe impénitent dont l’im-
mortel souvenir, célébré par les vierges en passe de devenir femmes, retentit à
jamais du nom et de l’amour d’une femme.
Vaincue, Phèdre ? Elle le dit, et elle l’est, elle qui ne voulait vaincre d’autre
adversaire qu’elle-même, elle qui déjà se laissait mourir pour mieux maîtriser
le bruit de son nom. Mais cette défaite est une double victoire sur Hippolyte.
Victoire, qu’elle ne désirait pas, sur l’éternel éphèbe dont elle envahit ­l’histoire,
malgré elle, malgré lui : cela s’appelle un mythe (cela s’appellera plus tard,
quand l’amour ne sera plus l’aiguillon contraignant d’Aphrodite, un opéra,
Norma par exemple – Da me fugire tentasti invano ; Crudel Romano tu sei con
me – ; mais au fait, la Berma : Phèdre, Sarah Bernhardt, Norma ?). La seconde
victoire de Phèdre est celle, redoutable et qu’elle a voulue telle, qu’elle rem-
porte sur Hippolyte en le prenant au piège de sa propre mort ; Phèdre morte
tue Hippolyte, avec son corps inerte, avec du discours. Dans Hippolyte, rien ne
tue comme les mots, toujours efficaces pour atteindre l’autre qui se dérobe et
­l’immobiliser – mais le corps mort de Phèdre est déjà là, dans son immobilité,
pour soutenir les mots de toute l’opacité muette du fait.
Pour que, dans le procès d’Hippolyte qui maintenant va s’instruire, le corps
inerte de Phèdre se fasse preuve accablante, il faut qu’un discours lui vienne en
aide. Or à la main de la morte pend une tablette qui joue à imiter la femme pen-
due : comme elle sans vie, la tablette de bois, matière muette prélevée sur les
pins de l’Ida, parle cependant, de tous les caractères dont elle est gravée, pour
la femme réduite au silence. Du moins à Thésée parle-t‑elle. Mieux, elle crie,
elle chante même de toutes ses lettres, de toutes ses lignes, un chant sinistre. Il
n’est pas de Grec qui ne sache que l’écriture imite mensongèrement la parole
vivante, et Thésée, qui ne croit qu’aux faits, devrait se méfier du message de
la tablette, lui qui ne lit jamais et reproche tant à Hippolyte de vivre avec des
livres. Et cependant Thésée lit, et croit ce qu’il a lu, parce que, dira Artémis,
Phèdre morte a détruit toute preuve verbale, parce que le spectacle insuppor-
table de son corps authentifie à lui seul les caractères gravés sur la tablette :
Hippolyte n’a plus la parole, lui dont les discours ne sauraient « être plus forts
204 la gloire et la mort d’une femme

que ce cadavre ». Donc Thésée lit la lettre de Phèdre ; il attendait un message


d’épouse et de mère, il lit une dénonciation en bonne et due forme, une accusa-
tion (et peut-être quelque chose comme une épitaphe, l’épitaphe que s’est choi-
sie Phèdre, pour échapper à l’éloge convenu que son royal époux ne manque
pas de lui décerner, pour masquer la perte de sa gloire sous la fiction de son
déshonneur, pour atteindre enfin Hippolyte, à mort). Thésée a lu, il agit en lan-
çant l’imprécation, cette parole efficace, contre le fils dont il n’écoutera pas
la défense. La machine de mort est montée, Hippolyte peut faire ses adieux, à
Athènes, à Artémis, à la vie.
Méchanè, la machination, dolos, la ruse, technè, l’artifice : mots étrangers
à l’univers masculin de la belle mort, mots féminins, à en croire toute la tradi-
tion grecque (la première femme, porteuse de la dualité des sexes, figure de la
mort en forme de jeune fille, n’est-elle pas le piège ourdi par Zeus contre les
hommes ?) ; il n’est peut-être pas indifférent que, sur ce point de dogme, la
nourrice rencontre Hippolyte, l’une attribuant aux femmes l’invention de toutes
les méchanai, l’autre accusant Zeus d’avoir introduit chez les humains ce fléau,
cette fausse monnaie : la femme. Il importe surtout que Phèdre recourre au même
langage pour désigner l’« invention » qui la sauve en perdant sa vie. Certes, ce
langage n’est pas spontanément le sien, ce sont là « mots nouveaux » qu’elle
trouve, lorsque le désespoir lui peint Hippolyte emplissant tout le pays des pro-
pos les plus infamants. En mourant, elle se fera donc méchanè. À Pandora, cet
artifice vivant, Hermès avait donné la parole de tromperie ; à son corps qui va
périr, Phèdre a attaché la tablette, cette ruse, ce mensonge.
Mais en quel sens du mot mensonge la tablette ment-elle ? Au regard de
­l’intrigue, son message est, bien sûr, tragiquement faux : jamais Hippolyte
n’a fait violence à l’épouse de son père ; du moins n’a-t‑il pas violé son
corps, si, par ses injures furieuses, il a irrémédiablement ruiné en elle le pro-
jet d’une gloire de femme. Mais, à dire ainsi le faux à l’aide de l’écriture, ce
faux-­semblant de discours, la tablette n’exprime-t‑elle pas la vérité grecque
des femmes, condamnées à l’artifice ? Car il n’est pas sûr qu’une femme
puisse dire le vrai, agir en toute vérité. Déjà, contant sa longue maladie, ou
son combat, Phèdre avait, comme malgré elle, mêlé la langue de la ruse à
celle de la gloire :
Avec de la honte, je machine (méchanômétha) de l’honneur…
Elle n’ignorait pas, pourtant, que l’honneur ne se fabrique pas, mais doit
être gagné à visage découvert, dans la plaine où combattent les hoplites, sur la
place politique où circule la parole politique ; mais elle visait à l’honneur avec
les seules armes dont la cité lui reconnût le droit d’user.
L’honneur vrai a disparu : par son suicide, Phèdre devient un mal. Kakon
génèsomai : le contraire de la belle mort, dont le syntagme-clef, agathos génes-
thai, dit la conquête de la valeur. Un mal : ce qu’Hippolyte précisément criait
que sont les femmes. Et, de la vérité de son corps mort, Phèdre couvre la fic-
tion mensongère qu’elle a gravée sur la tablette.

Parler, se taire, signifier le vrai, tromper : inscrite au cœur de cette tension,


la mort de Phèdre répète les apories et les voies grecques de la féminité. Mort
de femme, où se joue le renom de la race des femmes, puisque Phèdre n’a cessé
la gloire et la mort d’une femme 205

de lier son sort à celui de toutes les autres. L’atteste ce nous qui vient relayer le
je dès qu’il y va de l’essentiel :
Avec de la honte, nous machinons de l’honneur,
ce nous qui a égaré plus d’un lecteur, demandant perplexe qui parle, lorsqu’après
la sortie d’Hippolyte, le texte dit :
Ô malheureux, misérable destin des femmes ! Quels expédients (technas) avons-
nous, quels discours, pour desserrer l’étreinte du mal qui nous a terrassées ?
Qui parle ? Phèdre, et par sa bouche la race des femmes, qui se révolte
encore en Phèdre, avant de trouver l’invention qui retournera contre un autre
la méchanè, toujours singulière en ce qu’elle renvoie à cette première unité qui
fut nommée femme. Le génos gynaikôn dit :
Nous ne mourrons plus avec gloire…
Phèdre rendue à sa solitude décide :
Partageant avec moi la maladie qui fut mienne, il apprendra à être sage.
Qui parlait ainsi, sur la scène tragique, au flanc de l’Acropole où veille Athéna,
la vierge en armes : Euripide ? ou les femmes d’Athènes ? À qui croirait – la
tentation est belle et mériterait presque qu’on y succombe, s’il n’importait de
comprendre qui parle des femmes –, à qui donc croirait que le poète tragique
parle au nom des femmes, on répondra qu’il y eut au moins un contemporain
d’Euripide, Aristophane, pour voir en lui leur pire ennemi. Opinion de comique,
dira-t‑on, et l’on sait qu’à Athènes la comédie protège la tradition : l’opinion
d’Aristophane plaiderait plutôt pour l’hétérodoxie du discours d­ ’Euripide. Soit.
Reste l’évidence, incontournable : d’Hésiode à la tragédie athénienne, la « race
des femmes » est le nom grec d’un fantasme bien masculin, parfaitement accli-
maté dans la cité qui lui assigne une place pour mieux reconduire la division fon-
datrice, entre les citoyens et les femmes. Alors, peut-être s’interrogera-t‑on sur la
loi qui préside à l’affrontement tragique de Phèdre et d’Hippolyte : une femme
qui a connu le mariage et l’enfantement – ces étapes décisives d’une carrière de
femme –, un jeune homme immobilisé dans l’éphébie pour ne jamais rencon-
trer un désir de femme. Certes le mythe le veut ainsi, qui au nom ­d’Hippolyte
associe celui de Phèdre. Encore observera-t‑on que, pour traiter du désir fémi-
nin et de ses ravages, dans la réserve des mythes où elle puise des sujets, la tra-
gédie choisit volontiers ceux qui disent l’impossible conjonction d’une femme
et d’un anèr. Conjonction impossible de la femme en son épanouissement et
de l’homme grec qui sait répartir les femmes dans les cases d’un jeu bien réglé
– les courtisanes pour le plaisir, les concubines pour les soins de tous les jours,
les épouses pour avoir des enfants légitimes, aucun autre cas n’est prévu. Cette
impossibilité, la tragédie la dit de deux façons, que, face à la demande fémi-
nine, il y ait un éphèbe rebelle, Hippolyte mais aussi Bellérophon (que, dans une
tragédie perdue d’Euripide, la passion éconduite de Sthénébée dénonçait men-
songèrement à la colère du mari) ou que, dans la force de son désir, la femme
fasse de l’homme moins qu’un homme (face à Médée, Jason, qui n’est pas un
modèle d’andreia et qui s’en accommode ; aux côtés de Clytemnestre, Egisthe,
l’homme-femme ; et, maudissant Déjanire, son amour et son présent funeste,
206 la gloire et la mort d’une femme

Héraklès le surhomme qui pleure des pleurs de fille). Ainsi, d’un même mouve-
ment, la tragédie proclame que, face aux femmes, il n’y a pas d’andres et can-
tonne les femmes dans ces aphrodisioi logoi, ces propos d’amour qui dessinent
strictement l’espace de la louange et du blâme dûs à leur race.
Sur la scène, meurent les femmes, et les jeunes gens. Sur les gradins du
théâtre, les citoyens n’oublient pas que leur andreia trouve à s’exercer ailleurs
(sur les champs de bataille, par exemple, où, affrontés à d’autres andres, ils
risquent la mort ; mais la mort donne la gloire, en échange d’un corps péris-
sable et que le citoyen devait à la cité). Quittant le théâtre, le spectateur sait
que Thésée reste en vie – ni la mort de Phèdre ni celle d’Hippolyte ne le tuent
autant qu’il le dit – et que ses derniers mots sont pour la cité.
Mais – telle est l’ambiguïté, profonde, de la tragédie euripidéenne –, il reve-
nait à l’époux de Phèdre, clairvoyant au sein de la méprise, d’avoir su d’avance
dire à Hippolyte l’immense déséquilibre qui, dans la mort de Phèdre, anéantit
tout calcul, toute ruse, tout échange réparateur :
Elle a fait bien mauvais marché de sa vie, à t’en croire, si à son hostilité
contre toi elle a sacrifié son trésor le plus cher.
La mort de Phèdre : au-delà de tous les discours, plus loin que toutes les
ruses, une mort sans contrepartie ?

Note
En arrière-fond de l’Hippolyte porte-couronnes d’Euripide (texte et traduction par
L. Méridier, Belles Lettres, traduction seule par Marie Delcourt, Livre de poche),
on lira :
Ch. P. Segal, « The Tragedy of Hippolytus », Harvard Studies in Classical Philology,
70 (1965), p. 117-169 et « Shame and Purity in Euripides’Hippolytus », Hermes, 98
(1970), p. 278-299. B. M. W. Knox, « The Hippolytus of Euripides », Yale Classical
Studies, 13 (1962), p. 3-31.
Sur le masculin et le féminin en Grèce ancienne, l’étude essentielle est celle de J.-P. Vernant,
« Hestia-Hermès », dans Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris (Maspero), 1971,
p. 124-170.
Sur le masculin et le féminin dans la tragédie (à propos d’Eschyle), Froma Zeitlin, « The
Dynamics of Misogyny : Myth and Mythmaking in the Oresteia », Arethusa, 11
(1978), p. 149-184.
Sur la « race des femmes » le genos gynaikôn (Hésiode, Théogonie, 590-591, Sémonide
d’Amorgos, fr. 7), voir N. Loraux, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses
tribus », Arethusa, 11 (1978), p. 43-87.
Sur le mythe de Pandora, voir J.-P. Vernant, « À la table des hommes : le mythe de fonda-
tion du sacrifice chez Hésiode », dans La Cuisine du sacrifice en pays grec, ouvrage
collectif, Paris (Gallimard), octobre 1979.
Sur la belle mort des citoyens au combat, voir N. Loraux, « Mourir devant Troie, tom-
ber pour Athènes », Information sur les sciences sociales, 17 (1978), p. 801-817.
Sur la figure de l’éphèbe, voir P. Vidal-Naquet, « Le chasseur noir et l’origine de l’éphé-
bie athénienne », Annales ESC, sept.-oct. 1968, p. 947-964.
THUCYDIDE N’EST PAS UN COLLÈGUE* **

Qu’est-ce qu’un texte antique ? Un document ou un monument1. Un docu-


ment, voie d’accès déjà là vers une réalité lointaine mais cependant présente,
inscrite dans les lignes de tel décret que le temps n’a pas effacées2, dans les
pages de tel écrit d’histoire où, à l’usage de cette postérité que nous sommes,
se conserve, inentamée, la vérité de la guerre du Péloponnèse.
Un monument, à jamais élevé dans le jardin des humanités, soustrait à la cor-
rosion du temps comme à la relativité des lectures, et auquel on a rapport sous
le signe de l’admiration : on en exalte la beauté – ainsi tel érudit qui décriera
l’oraison funèbre athénienne comme genre en topoi, donc genre « ennuyeux »,
ne craindra de soustraire à ce jugement l’épitaphios prononcé par Périclès au
livre II de Thucydide, parce que c’est un « beau », un grand texte –, on en pro-
clame l’inaltérable actualité, celle même des chefs-d’œuvre qui savent dire ce
que l’homme a d’humain, trop humain – dans l’éther de la culture classique,
Sophocle communique avec Shakespeare.
Un texte antique ? de l’histoire à l’état brut ou de la pure littérature.
Sans doute les sociologues de la littérature, habitués qu’ils sont à travailler
sans frisson sur des œuvres importantes, penseront-ils qu’une telle alternative
est trop abrupte pour qu’on ne l’ait pas quelque peu forcée en la formulant. Il est
vrai qu’il n’est pas de texte qui ne puisse fonctionner, qui ne fonctionne effecti-
vement à la fois comme un document et comme une œuvre ; les textes antiques
n’échappent pas à cette double détermination, et, en définissant son Histoire de

* Première publication dans Quaderni di storia, n°12, 1980, p. 55-81.


** Texte d’une communication présentée au colloque Lucien Goldman et la sociologie de la littérature
aujourd’hui (Paris, 15-18 mars 1979), organisé par l’Université de Paris VIII-Vincennes et l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales. J’ai conservé à ces remarques la forme qui était la leur à cette
occasion, et il ne m’échappe pas que, à changer ainsi de destinataire, elles paraîtront incomplètes :
présentées devant des sociologues de la littérature contemporaine, elles devaient suggérer à ces
lecteurs de textes (pour qui – les débats l’ont montré – il y a surtout une question de l’histoire) que
pour l’historien de l’antiquité il y a inversement, aussi urgente que refoulée, une question du texte.
J’ajouterai qu’il n’était bien évidemment pas question de statuer sur le texte antique en général, et je
me suis limitée, pour plus d’efficacité, à l’époque classique, et à des textes doublement classiques,
par leur moment, par leur histoire. Le texte de mon rapport paraîtra dans les Actes du Colloque.
1. On prendra ici ces mots dans leur sens le plus courant, sans leur donner d’entrée de jeu l’acception
que leur assigne M. Foucault dans L’Archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 13-15.
2. Encore sommes-nous incomparablement moins difficiles, à vingt-cinq siècles de distance, que
les Grecs ne l’étaient eux-mêmes quant à la qualité d’une inscription datant d’un siècle. Ainsi,
lorsqu’un hasard heureux veut que nous disposions de la pierre où a été gravée telle dédicace citée
par Thucydide (VI, 54, 7), comment faut-il interpréter le jugement de l’historien (« les caractères
en sont peu distincts ») quand nous n’éprouvons aucune difficulté à la déchiffrer (voir Meiggs et
Lewis, Greek Historical Inscriptions, n° 11, avec la bibliographie, abondante) ?
208 thucydide n’est pas un collègue

la guerre du Péloponnèse comme un « trésor pour toujours » (ktèma es aiei)3,


Thucydide l’ouvrait d’entrée de jeu aux ambiguïtés de la catégorie grecque de
la « valeur », prise entre les considérations utilitaires et la crainte révérentielle4.
Reste que, s’agissant d’un texte antique, cette alternative s’impose avec une
force toute particulière.
Parce que tout d’abord, contraint de travailler avec des trous – l’absence
­d’archives ou de comptes rendus de l’ekklésia, la dominance du discours parlé
qui, pour laisser des traces, exige une mémoire toujours vive –, le sociologue
de la Grèce ancienne n’a guère le choix de son matériel ; aussi se rabat-il, sur-
tout s’il travaille sur la période dite classique, sur le trop-plein de textes excep-
tionnellement denses auxquels il doit demander à la fois le sens et l’univers de
significations auquel il faut référer l’œuvre pour qu’elle prenne sens : en un
mot, traiter le texte en document pour en extraire un contexte propre à éclairer
en retour le texte comme œuvre de parole et de pensée. Situation paradoxale,
inconfortable aussi, et que les lecteurs de textes antiques contournent générale-
ment en se dispensant de l’une de ses démarches : histoire ou littérature, contexte
sans texte ou texte sans contexte, c’est évidemment plus simple.
Il est vrai qu’à vouloir échapper au dilemme de la perspective utilitaire et de
la crainte révérentielle, le lecteur de textes grecs risque bien d’avoir fort à faire.
Car l’alternative à laquelle il cherche ainsi à échapper est d’origine inscrite par
les Grecs dans les textes à l’usage de postérité : un trésor pour toujours, cela
s’utilise indéfiniment et sans autre forme de procès5, mais cela s’admire aussi ;
une tragédie, cela purge les passions éternelles de l’homme, cela dramatise aussi
les enjeux historiques qu’affrontait la polis athénienne : les Euménides disent,
bien au-delà de l’histoire, le triomphe de la loi du père ou peuvent être lues,
dans le contexte de l’Athènes de 458 av. J.-C., comme une mise en garde contre
la réduction des pouvoirs politiques de l’Aéropage – on a le choix.
On a le choix… Du moins est-ce là ce que, en France, l’on professe dans
le champ des études grecques, où « historiens » et « littéraires » se partagent
le terrain sans querelles de frontières ; imprudent par contre tel qui, comme le
sociologue de l’antiquité, s’aventure bravement dans la zone interdite où se
brouillent les limites6. Dans une telle répartition, faut-il voir un effet – effet de
l’objet « Grèce » sur l’institution universitaire – ou une rencontre purement cir-
constantielle, entre un objet et une institution ? Répondre à cette question n’est
pas aujourd’hui mon projet ; l’entreprise mériterait d’ailleurs d’être tentée sys-
tématiquement. J’observerai seulement que cette bipartition bien française a une
histoire, ce qui réduit pour le moins la part du hasard dans une telle rencontre.

3. Thucydide, I, 22, 4.
4. Voir L. Gernet, La Notion mythique de la valeur en Grèce : Anthropologie de la Grèce antique,
Paris, 1968, p. 93-137.
5. Cf. J. de Romilly, L’Utilité de l’histoire selon Thucydide : Fondation Hardt. Entretiens sur
l’antiquité classique, IV, Vandœuvres-Genève, 1956, p. 41-81.
6. L’horreur du brouillage des disciplines est considéré ici comme un phénomène essentiellement
français, dans la mesure où la séparation de l’histoire et des lettres est un phénomène français,
qu’ignorent – du moins au niveau des institutions – la Grande-Bretagne, l’Allemagne fédérale ou
les USA ; un organisme l’illustre, le Comité Consultatif des Universités, qui décide souveraine-
ment de la carrière des universitaires et veille à ce qu’aucun chercheur travaillant sur l’antiquité ne
confonde lettres, histoire et philosophie, ces trois disciplines relevant de trois sections différentes.
thucydide n’est pas un collègue 209

Ainsi faudrait-il probablement s’interroger sur le recrutement français des his-


toriens de l’antiquité, qui fait place, de façon paradoxale mais bien réelle, à une
importante minorité de littéraires : convertis à l’histoire et à la sacro-sainte sépa-
ration de l’histoire et des « lettres », ces nouveaux historiens qui ne se récla-
ment nullement de la nouvelle histoire entendent faire oublier leur passé à grand
renfort de sérieux – et le sérieux, qui a beaucoup à voir avec l’étude des insti-
tutions, suppose le recours à un matériel « sérieux », essentiellement épigra-
phique ou, s’il s’agit de textes supposés littéraires, essentiellement prosaïque.
Car telle est la contradiction : sauf à recourir à l’archéologie, royaume pré-
sumé des realia mais continent largement muet, l’historien de la Grèce est
condamné à travailler sur un matériel essentiellement textuel, et cependant, tout
en se nourrissant de textes, la discipline « histoire grecque » vit d’un refoule-
ment de la question du texte, et de son statut.
Il y a, il est vrai, diront d’une seule voix historiens et littéraires, textes et
textes. Ici fait triomphalement retour la distinction, dont on ne sait trop si elle
est impérative ou purement empirique mais qui a force de loi, du texte pur et
du texte au degré zéro : du texte et du document7. Aux historiens les docu-
ments (épigraphiques, bien sûr, comme si l’inscription sur la pierre avait une
fois pour toutes décidé du statut documentaire des lignes ainsi gravées, dont on
se garde bien d’envisager qu’elles puissent constituer un texte ; toujours est-il
qu’au programme de l’agrégation des lettres classiques aucune lecture d’ins-
cription n’est prévue)8. Aux littéraires, les textes, aussi rarement que possible
constitués en documents et référés à un contexte (sinon étroitement chronolo-
gique). Sans doute le partage universitaire de l’objet « Grèce » est-il un tanti-
net plus compliqué, les contractants se réservant de distinguer, à l’intérieur de
l’ensemble « textes » et de façon toujours aussi impérative qu’empirique, des
textes prestigieux, à la limite inutilisables pour l’historien en quête de realia
et qui constitueront l’apanage des littéraires ou que l’on abandonnera au phi-
losophe, troisième larron de ce partage9, et des textes bons pour l’historien,
parce que, pense-t‑on, déjà plus ou moins écrits du point de vue de l’historien
des institutions ou de la société. C’est ainsi qu’aux littéraires seront adjugés la
poésie hésiodique, les hymnes homériques ou la tragédie (ce qui n’exclut pas
la possibilité d’une nouvelle distribution qui, au sein de l’œuvre hésiodique ou
dans le corpus de la tragédie attique, assignera aux historiens les Travaux et les
jours, supposés riches en informations sur la vie du petit paysan béotien10, ou

7. En prenant encore une fois ces termes dans leur sens le plus plat, qui seul permet à cette oppo-
sition de fonctionner tacitement.
8. Dans une note (19) de Ulysse chez les philologues (« Actes de la recherche en sciences sociales »,
5-6, nov. 1975, p. 9-35), J. Bollack constate que le candidat à l’agrégation de lettres ou de grammaire
n’apprend jamais à lire un apparat critique ; ajouterais-je que l’absence de toute initiation à la lecture
d’un décret me semble encore plus grave, car reconduisant la notion la plus classique du texte ?
9. Il est en retrait par rapport au tandem du littéraire et de l’historien, ne serait-ce que parce qu’il
traduit volontiers les textes antiques dans la langue du philosopher, caractérisée par une certaine
intemporalité ; on observera d’ailleurs que si le littéraire peut enseigner l’histoire à l’Université,
cette mutation ne semble pas affecter de philosophes.
10. Encore peut-on subdiviser à nouveau cette distribution de l’œuvre d’Hésiode en faisant pas-
ser la frontière à l’intérieur des Travaux, où les mythes du début sont volontiers annexés par les
littéraires, qui abandonnent sans regret aux historiens les histoires de partages successoraux et les
préceptes de vie paysanne.
210 thucydide n’est pas un collègue

l’œuvre d’Euripide, jugé trop psychologue pour être grand mais dont les tragé-
dies servent à raconter l’histoire d’Athènes à la fin du ve siècle, cependant que
les littéraires s’attribueront la Théogonie ou l’œuvre de Sophocle, qui décidé-
ment se prête mal à toutes les conjectures chronologiques). Aux philosophes
ira sans contestation la majorité des dialogues de Platon et des écrits d’Aristote
(mais, là encore, intervient un nouveau partage qui au philosophe assigne les
ouvrages proprement « philosophiques » – ô vertu dormitive de l’opium ! –,
comme le Parménide ou la Métaphysique, cependant que l’historien trouve à
s’occuper avec le Lachès ou les Lois, dont les philosophes lui concèdent bien
volontiers l’exploitation, ou mieux encore avec la Constitution d’Athènes, qui
échappe à l’interdit porté sur le reste de l’œuvre d’Aristote au point que l’on
oublie de part et d’autre que c’est un philosophe qui l’a écrite)11. Enfin le ter-
ritoire textuel de l’historien regroupe tous les textes dont le prosaïsme, le réa-
lisme, ou les qualités supposées d’information et de sérieux permettent qu’on
les traite, fût-ce en une épochè méthodologique toujours implicite, comme
des documents : les écrits historiques, bien sûr (le postulat majeur étant que
l’histo­rien du ve ou du ive siècle avant notre ère est un collègue des universi-
taires actuels) – encore faut-il observer que, soupçonné de légèreté, le Père de
­l’histoire a moins bonne presse12 que Xénophon, ce journaliste heureux, ou,
surtout, que Thucydide, ce modèle de rigueur – ; après les écrits historiques
viennent en désordre la comédie, jugée plus près de la « réalité » que le genre
tragique et où l’on pourrait trouver tout prêts des renseignements sur le peuple
d’Athènes13, sur les femmes et les esclaves athéniens ; les plaidoyers des ora-
teurs attiques (il y a bien quelque chose comme une querelle entre littéraires
et historiens au sujet d’Isocrate et de Démosthène, mais tout le monde tombe
­d’accord qu’avec leurs innombrables précisions juridiques, les discours d’Isée
appartiennent à l’histoire) ; les Politeiai (Constitutions) ou ce qu’il en reste,
maigre corpus où, à côté de celle d’Aristote, la Constitution des Athéniens, d’un
écrivain oligarque inconnu14, se taille la part du lion.
On pourrait tracer la cartographie complète de la distribution des textes dans
les différentes branches des études grecques. Je me suis limitée pour ma part
à quelques indications, dont il ne m’échappe pas qu’elles tendent à simplifier
une répartition toujours fluctuante dans le détail : ainsi ai-je volontairement
laissé de côté des cas compliqués, comme celui des poèmes homériques, enjeu
d’inter­minables rivalités entre littéraires et historiens et, parmi ces derniers,

11. Le Lachès, les Lois : l’historien n’ose d’ailleurs s’approprier ces textes que dans le meilleur des
cas. La Constitution d’Athènes : d’autant plus remarquable est l’exception constituée par l’ouvrage
de J. Day et M. Chambers, Aristotle’s History of Athenian Democracy, Berkeley-Los Angeles,
1962, qui traite enfin l’Athénaion Politeia comme une œuvre de philosophie ; on ne s’avancera
pas toutefois jusqu’à affirmer que les historiens de la Grèce ont adopté de bon cœur ces analyses.
12. Par contre, les historiens qui se réclament de l’anthropologie lui accordent une attention toute
particulière : voir F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote, à paraître (Paris, Gallimard).
13. Je pense au livre célèbre de V. Ehrenberg, The People of Aristophanes. A sociology of Old Attic
Comedy (3e édition), New York, 1962.
14. Que chacun appelle à sa façon : le Pseudo-Xénophon, parce que son pamphlet nous a été
transmis dans les œuvres de Xénophon ; le « Vieil Oligarque », surnom cher aux Anglais (par ex.
A. W. Gomme, dans More Essays in Greek History and Literature, Oxford, 1962, p. 38-69) ; ou,
tout récemment, « L’Emigré » (B. Hemmerdinger, Rev. Et. Grecques, 88, 1976, p. 71-80).
thucydide n’est pas un collègue 211

entre tenants de définitions inconciliables de la discipline nommée histoire15,


ou celui de la Politique, où historiens et philosophes pensent avoir toutes rai-
sons de s’avancer chacun de son côté, souvent en s’ignorant. Il n’empêche que
dans la majorité des cas la distribution implicite vise à éviter les rencontres et les
intersections : dans cette conjoncture, un Wilamowitz, s’intéressant aussi bien
à la « Légende de Phèdre et d’Hippolyte » qu’au « démotique des métèques
athéniens », aussi bien à Platon ou à Sappho et Simonide qu’à la Constitution
d’Athènes, trouverait mal sa place.

Mais un tel partage n’a peut-être pas d’autre fonction que de masquer l’évi-
dence : plus que toute œuvre littéraire sans doute, un texte antique se prête à ce
qu’on le transforme en document, parce que rien n’est plus étrange à cet « uni-
vers spirituel de la polis »16, qui pour nous constitue l’essence même de la cité
« classique », que la notion d’œuvre littéraire comme expression d’une indivi-
dualité17 – tragédie, histoire, éloquence, comédie même, sont des genres civiques
ou, pour le dire autrement, des institutions de paroles ancrées dans la cité – ; et
cependant, parce que l’écriture est, dans l’Athènes du ve siècle, constamment
revendiquée comme une conquête, il n’est pas d’écriture qui soit purement docu-
mentaire, il n’est rien d’écrit qui ne se présente comme un discours en forme18 et,
à cet égard, le plus « documentaire » des documents – j’entends par là un décret,
pièce maîtresse de l’histoire institutionnelle – est aussi un texte. De même, bien
naïf serait le lecteur qui, prenant au mot les déclarations auxquelles se complaît
l’écriture historique la plus éprise de rigueur, la créditerait d’entrée de jeu de ces
caractères qu’elle revendique pour siens : refus des séductions de la poésie et
de l’éloquence, souci de se démarquer des récits hérodotéens qui visent au seul
plaisir du texte19, définition de l’histoire comme expression transparente de la
« vérité des faits »20, tels sont les principes derrière lesquels s’abrite l’œuvre de
Thucydide (puisque, on l’a deviné, c’est d’elle qu’il s’agit) ; forte de la définition
qu’elle donne de sa propre pratique, l’Histoire de Thucydide se présente certes
à nous comme un document – c’est dire qu’aux yeux des modernes elle réunit
toutes les garanties de sérieux requises du discours historique –, mais acquiescer
à ce qu’elle dit d’elle-même serait occuper un peu vite la position que l’historien

15. Deux points de vue : J. Bollack (article cité note 8), P. Vidal Naquet, « Homère et le monde
mycénien : à propos d’un livre récent et d’une polémique ancienne », Annales ESC, 18, 1963, p. 703-
719 ; sur Homère entre la poésie, l’histoire et l’archéologie, voir la section VI de la Bibliographie
(adaptée par P. Vidal-Naquet) du Monde d’Ulysse de M. I. Finley (2e éd.), Paris, 1978, p. 230-233.
16. J’emprunte cette expression à J.-P. Vernant (titre du ch. IV des Origines de la pensée grecque,
Paris, 1962).
17. Je renverrai ici à des remarques à propos de l’oraison funèbre comme genre, in : N. Loraux,
L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », à paraître (Paris-
Berlin), V, 3. Répétons-le, ces remarques concernent les textes de la période classique, essentiel-
lement ceux du ve siècle dans la mesure où certains traits de la littérature hellénistique se mettent
en place dès le siècle suivant.
18. Ainsi un décret se présente toujours comme la transcription d’un discours dans l’assemblée du
peuple : « Un tel a dit » etc.
19. Voir Thucydide, I, 21-22 et les remarques de J.-P. Vernant, Raisons du mythe : Mythe et société
en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 195-250 (et notamment 200-203).
20. Thucydide, I, 21, 2 (« à consulter la réalité même » : ap’ autôn tôn ergôn skopousi) et II, 41, 2
et 4 (« la vérité des faits » : ergôn alétheia).
212 thucydide n’est pas un collègue

entend assigner à son lecteur, pour que ce dernier ne se pose précisément pas la
question de l’écriture historique de Thucydide.
Pour cerner ce qu’apporte la compréhension d’un texte, sa constitution ou
son traitement en document – et j’entends bien préciser d’entrée de jeu qu’il
n’est pas de texte qui puisse faire l’économie de cette approche, pas plus une
tragédie de Sophocle qu’un discours de Démosthène, pas plus un dialogue de
Platon qu’un développement de Thucydide21 – mais aussi pour montrer les
limites d’une telle lecture et suggérer quelques-unes des questions qu’il faut
alors poser au texte pour éviter les pièges du positivisme sémantique, j’exami-
nerai brièvement trois exemples, tous empruntés au corpus des écrits que l’on
considère traditionnellement comme des documents. Aux deux extrémités, un
de ces textes auxquels on refuse généralement le titre de texte, un de ces textes
qui reçoivent sans difficulté le nom de document : un décret, quelques pages de
Thucydide ; et, s’intercalant entre ces deux échantillons exemplaires, quelques
vers d’Aristophane, que la tradition érudite n’hésite généralement pas à pré-
lever de l’intrigue qu’ils soutiennent pour les constituer en dossier, un de ces
dossiers tout prêts qui font la joie de l’historien ou du sociologue de la Grèce.

Tout d’abord donc, un « document » pur, ou supposé tel ; plus exactement,


deux documents presque purs : un décret et un morceau d’éloquence judiciaire.
Deux témoignages pour une seule décision de l’assemblée du peuple : le rêve
de l’historien… Mais n’anticipons pas.
Soit un discours de Lysias, le discours Contre Théozotidès, ou plutôt ce qu’il
en reste : deux fragments lacunaires, mais dont la signification coule de source.
Au moment de la restauration démocratique de 403 et dans le cadre d’une redé-
finition d’ensemble de la citoyenneté athénienne sur les bases étroites de la loi
péricléenne de 450, un orateur et homme politique, du nom de Théozotidès, pro-
pose un décret visant à exclure du bénéfice de la loi sur les orphelins de guerre22
les enfants illégitimes (nothoi) et les fils adoptifs. Apparemment, il s’agit là
d’une mesure qui s’intègre parfaitement à l’ensemble de la législation limitant
la citoyenneté23, dans le présent et pour l’avenir, et le discours de Lysias doit
être entendu comme un plaidoyer en faveur des nothoi :
Lors des Dionysies, lorsque le héraut annoncera, en appelant les orphelins par le
nom de leur père : « voici les jeunes gens dont les pères sont morts en combattant
bravement pour la patrie, et que la cité a élevés jusqu’à leur majorité », fera-il

21. Je rappellerai la définition que donne du document H. I. Marrou (De la connaissance historique,
Paris, 1954, ch. III, « L’Histoire se fait avec des documents », p. 67-96 et notamment 77) : « Est
un document toute source d’information dont l’esprit de l’historien sait tirer quelque chose pour
la connaissance du passé humain, envisagé sous l’angle de la question qui lui a été posée… Il est
impossible de dire où commence et où finit le document… ». De fait, il n’existe pas de texte, fût-il
entouré de la plus grande révérence qu’on puisse lire avec le projet de s’en tenir à l’« immanence
du sens » ; pour s’en assurer, on se reportera à la lecture que J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet font
de quelques tragédies grecques dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne (Paris, 1972).
22. Cette loi prévoit que la cité élèvera (plus précisément assurera la trophè, la nourriture, c’est-
à‑dire le développement) les enfants des citoyens athéniens tombés au combat ; voir Thucydide,
II, 46, 1 ; Platon, Ménexène, 249 a 5-6 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 154.
23. C’est bien ainsi que la comprend L. Gernet, dans la notice du Contre Théozotidès (Lysias,
Œuvres complètes, Belles Lettres, t. II, p. 234-236).
thucydide n’est pas un collègue 213

une annonce spéciale pour les fils adoptifs et naturels en disant : « ceux-là, sur la
proposition de Théozotidès, la cité ne les a pas élevés ? […] Quel outrage pour la
cité, et quel discrédit ! Lorsque Cléomène, juges, eut occupé l’Acropole… » (§ 2).
Le texte s’arrête ici, au moment où, dans une pathétique envolée, l’orateur
allait évoquer le beau temps de Clisthène, où l’on redéfinissait le corps civique
en l’élargissant. Nous n’en saurons pas plus.
On n’en savait effectivement pas plus jusqu’à ce que, en 1971, un archéo-
logue américain publie une inscription qui, de toute évidence (malgré l’état
lacunaire qui est également le sien), est bien le décret incriminé24. Or, la for-
mulation du décret diffère sensiblement de ce que, à en juger par les fragments
du discours de Lysias, on pouvait attendre. Certes, de la mention d’une doki-
masie (examen de légitimité) à laquelle seront soumis les orphelins (1.15), on
peut inférer qu’il s’agit bien de réserver le bénéfice du décret aux seuls enfants
légitimes des citoyens athéniens. Mais ici s’arrête la concordance du décret et
du discours. Car ce n’est pas une nouvelle loi que les Athéniens ont ainsi gravée
sur la pierre, mais une décision purement circonstancielle ; l’avenir n’est pas
en question, mais seulement le présent, et ses enjeux immédiats ; loin de reve-
nir sur le statut des orphelins de guerre, le décret s’y réfère comme à une norme
par rapport à laquelle il convient de situer un cas particulier25 fort embarrassant,
celui des fils des Athéniens tombés en combattant contre l’oligarchie. Et qu’on
ne s’y trompe pas : ce ne sont pas les fils qui posent problème à la cité, mais
bien leurs pères. Parce que l’idéologie civique et l’atmosphère conjoncturelle
de la restauration démocratique s’accordent à faire d’homonoia (concorde) le
mot de passe, il convient d’oublier à jamais les maux du passé26, c’est-à‑dire
la guerre civile (stasis), opposée à la guerre extérieure (polémos), seule juste.
Tombés dans une stasis, les démocrates insurgés rentrent difficilement dans la
glorieuse cohorte des citoyens morts au combat, et la formulation du décret s’en
ressent, qui à la terminologie officielle, où la mort guerrière se dit dans le voca-
bulaire de la valeur, substitue le langage abrupt des faits : les premières lignes
du décret en donnent le ton, consacrées à « tous ceux des Athéniens qui sont
morts de mort violente (apéthanon biaiôi thanatôi) durant l’oligarchie en portant
secours à la démocratie » – de belle mort et de cité unie, il n’est pas question,
mais d’affrontement politique, régime contre régime, et de violence. Comme
s’ils étaient extérieurs à la cité – et, de fait, contre la polis des Trente, inique
mais « légale », ils s’étaient mis hors cité –, les démocrates sont récompensés
de leur bienfait (euergésia), par l’intermédiaire de leurs enfants27.

24. R. S. Stroud, « Greek Inscriptions. Theozotides and the Athenian Orphans », Hesperia, 40,
1971, p. 280-301.
25. Ainsi que l’a bien vu Stroud (p. 287 et 294), les expressions kathaper tôn en tôi polemôi (« comme
les morts à la guerre ») et kathaper tous orphanous (« comme les orphelins ») impliquent que les
« fils » (paides) dont il est question ne se confondent pas avec les orphelins (11. 16-17, 19 et 6, 9).
26. Ce fut là le slogan efficace des dernières années du ve siècle, où l’on peut choisir de voir un
bel exemple de consensus social ou un cas tout à fait remarquable de refoulement par la mémoire
collective d’un épisode gênant : voir N. Loraux, « Problèmes grecs de la démocratie moderne »,
Critique, 355 (déc. 1976), p. 1285-1286.
27. Euergésia : 1. 7 ; on rappellera que jusqu’à la fin du ve siècle euergésia désigne le bienfait d’un
étranger envers la cité. Andragathia, plus conforme à la phraséologie officielle de l’éloge des morts
de guerre, n’apparaît qu’à la ligne suivante.
214 thucydide n’est pas un collègue

Entre ce que dit le décret, pour peu qu’on s’intéresse à la langue qu’il
emploie28, et ce que dit le discours, peut-on imaginer décalage plus saisissant ?
Qui ne disposerait que du discours croirait à une nouvelle limitation apportée à
la citoyenneté athénienne ; qui lit le décret sans le discours pourrait oublier les
fils au profit des pères et mésestimer les incidences de cette décision du peuple
sur la politique générale adoptée à l’égard des nothoi.
Je n’épiloguerai pas sur les raisons effectives de ce décalage, dont la
recherche nous entraînerait trop loin dans la reconstruction historique ; je le
considérerai plutôt comme un symptôme, propre à réveiller l’historien assoupi
dans la croyance rassurante à une quelconque transparence du réel : parce que
le réel est fait de contradictions, il n’y a pas de realia au premier degré ni de
document privilégié où l’on trouverait la voie d’accès directe vers la vérité
des faits. Parce qu’il dispose rarement d’une panoplie de documents dont les
dissonances le contraindraient à prendre en compte la complexité d’un événe-
ment, l’historien de l’antiquité risque parfois d’ériger le hasard en nécessité,
traitant l’unique document dont il dispose comme un document unique où un
phénomène historique se livrerait dans sa totalité. Le dialogue de sourds qui
s’instaure entre le décret de Théozotidès et le discours de Lysias réveille sa
vigilance défaillante : un unique document est à peine un document, il en faut
toujours un autre, qui fournirait moins une quelconque confirmation qu’une
remise en cause du découpage auquel semblait inviter le premier29. On ajou-
tera qu’il n’est pas de document qui ne reste toujours à constituer, à déchiffrer,
au plus près de ce qu’il ne dit pas et qui cependant s’inscrit dans les lignes :
comme le discours de Lysias, le décret de Théozotidès est un texte. Encore
faut-il accepter de le lire.

Du côté des textes d’emblée reconnus comme tels, des textes « classiques », les
problèmes seraient, semble-t‑il, différents, puisque toutes les parties ­s’accordent
précisément à reconnaître qu’un texte classique, c’est un texte qui se lit. Reste
à déterminer la bonne distance à laquelle un texte antique a du sens pour le lec-
teur du xxe siècle sans perdre son enracinement dans la cité grecque. Une lec-
ture microscopique, référant le mot à mot des œuvres à un vaste contexte de
significations, défait le texte qui, en s’ouvrant sur le tout de la culture grecque,
perd son autonomie. Mais inversement, à lire de trop loin un texte tragique,
comique, historique, on le coupe de son ancrage dans un genre, relais discursif
des représentations partagées de la cité.
Ni trop près ni trop loin de la cité. Tel est l’espace que doit construire le lec-
teur soucieux de ne rabattre le texte ni sur sa fonction documentaire ni sur sa
dimension monumentale. Cet impératif s’impose avec une force toute particulière
lorsqu’il s’agit de textes qui, comme les comédies d’Aristophane, fonctionnent
à la fois comme sources d’informations sur la vie sociale la plus quotidienne et
comme classiques de la littérature grecque, susceptibles d’une lecture intem-
porelle, qui s’enferme à l’intérieur d’œuvres jugées assez riches pour fournir

28. Stroud (p. 285) observe que la langue en est plus « colorée » que dans la majorité des décrets
de l’époque : il faut interpréter ce fait, au lieu de se contenter de le constater.
29. Particulièrement suggestives sont à cet égard les remarques de H. I. Marrou, De la connaissance
historique, p. 128-133.
thucydide n’est pas un collègue 215

leurs propres critères d’appréciation. Il est, dans la Lysistrata d’Aristophane, un


passage – quelques vers – pour illustrer d’une façon exemplaire cette situation.
Les femmes se sont emparées de l’Acropole, s’y retranchant loin des hommes
qui, d’abord désireux de récupérer le trésor de la cité, ne tarderont pas à succom-
ber à un désir ô combien plus pressant. En attendant, aux portes de la citadelle,
les deux chœurs s’affrontent, le chœur des vieillards clamant son indignation
devant l’audace féminine, le chœur des Athéniennes chantant la gloire des
femmes d’Athènes :
Écoutez tous, ô citoyens, car nous abordons un sujet utile à la cité ; c’est natu-
rel, puisqu’elle m’a nourrie dans le luxe et l’éclat. Dès l’âge de sept ans, j’étais
arrhéphore ; à dix ans, je broyais le grain pour notre Patronne ; puis, revêtue de
la crocote, je fus ourse aux Brauronies. Enfin, devenue grande et belle fille, je
fus canéphore et portai un collier de figues sèches. (vv. 638-647)30
Développement célèbre chez les historiens des institutions religieuses de la
cité qui, y voyant un précieux document sur les initiations féminines à Athènes,
n’hésitent pas une seconde à le prélever de la pièce, comme si le poète comique
avait simplement voulu rassembler, à l’usage des érudits à venir, un dossier
sur l’éducation des jeunes Athéniennes. Aussi, sans plus s’inquiéter du préam-
bule où les femmes disent qu’elles abordent un « sujet utile à la cité » – mais
puisqu’il est utile à la compréhension des initiations, que demander de plus ? –,
on discute les « informations » ainsi données en les confrontant à celles dont on
dispose par ailleurs. Encore faut-il préciser qu’une telle opération s’accomplit
avec la bénédiction des lecteurs « littéraires » de Lysistrata, qui abandonnent
volontiers à l’historien un passage où ils voient un morceau de réalité inséré au
cœur d’une fiction : à l’historien le réel, le reste est littérature… Mais, à l’occa­
sion de ce partage des influences, on oublie tout simplement qu’il s’agit aussi
et d’abord d’un morceau de comédie. En un mot, découper dans Lysistrata un
« chœur sur les institutions féminines », c’est procéder à une opération de lec-
ture nécessaire mais partielle. Il est important d’éclairer les propos du chœur en
les référant aux institutions qu’ils évoquent ; mais on n’a fait qu’une partie du
chemin. Reste à comprendre l’essentiel : que vient faire cette évocation dans une
comédie, et une comédie qui met en scène la fiction d’une grève des femmes ?
Pour répondre à cette question, le lecteur n’est plus libre de choisir entre réa-
lité et fiction, mais il doit dès lors faire la part du réel et de l’intrigue. Référant
au réel ce que disent les femmes, il constatera un écart flagrant entre ce qu’il
sait du nombre des Arrhéphores – deux des jeunes Athéniennes seulement sont
appelées à cette fonction – et ce qu’il lit dans Lysistrata, où « le chœur… rai-
sonne comme si les Athéniennes étaient effectivement la cité »31. Du coup, sans
doute reviendra-t‑il sur ce vers où les femmes annoncent qu’elles abordent des
discours « utiles » à la polis. Un pas de plus, et il lui faudra se demander pour-
quoi les femmes se sont retirées sur l’Acropole, à l’abri du désir masculin, jouant

30. Je reprends ici les grandes lignes d’une démonstration que j’ai menée en détail dans L’Acropole
comique (article à paraître dans « Ancient Society », 1980) et où l’on trouvera toutes les références
bibliographiques à propos de ce texte comme document sur les initiations).
31. P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », dans Faire de l’histoire, III (J. Le Goff et
P. Nora éds.), Paris, 1974, p. 154.
216 thucydide n’est pas un collègue

à remonter le temps pour se retrouver jeunes filles au service d’Athéna. Pour


amener les hommes à une reddition inconditionnelle, disent-elles – et c’est bien
ce qui se produira. Mais aussi pour leur rappeler que, mises à l’écart de la vie
politique, elles n’en ont pas moins un lien étroit avec la cité et sa déesse poliade.
Alors seulement, l’on peut répondre à la question : pourquoi un tel déve-
loppement dans une comédie ? Car, à n’en pas douter, pour le public athé-
nien, il ne constituait pas un « document ». Mais si les Athéniens se souciaient
peu d’être informés d’institutions qu’ils connaissaient parfaitement, c’est pro-
bablement pour en rire qu’ils venaient au théâtre. Pour rire sans danger de
la cité et de ses pratiques. Pour rire d’une fiction qui protège le réel : ima-
ginaire est cette intrusion des femmes dans la vie de la cité, et l’on peut rire
sans arrière-pensée des gauchissements qu’elles apportent inévitablement à
des institutions qui, n’ayant pas pour fonction de servir les desseins érotiques
des mères de famille, n’accueillent nullement toutes les jeunes filles athé-
niennes sur l’Acropole.
Ainsi la question du genre trouve in extremis une réponse. Mais quel lecteur,
s’il ne la pose pas d’entrée de jeu, ne s’arrêtera pas en chemin ? De cette ques-
tion, je dirais volontiers ce qu’Aristote dit de la cité, que, résultant d’un déve-
loppement inscrit dans le temps chronologique d’une histoire, elle n’en est pas
moins première en nécessité : tel est bien le paradoxe de la question du genre,
que, dernière à être traitée, elle doit être posée dès le début et que nul ne sau-
rait l’éviter, sauf à courir le risque de prendre pour sérieux un développement
qui, certes, ne nous fait pas rire, mais qui subvertit une institution vénérable.
Sauf à courir le risque de rater le comique dans une comédie. Encore faut-il,
il est vrai, admettre (et tout un chacun n’y est pas prêt) que le rire a une his-
toire et que, s’il y a du comique sans âge – les obscénités et la gaillardise aris-
tophanesques relèvent peut-être de cette rubrique –, il y aussi des procédures
comiques propres à la cité grecque. Voici le chœur sur les initiations féminines
devenu un document au second degré, un document sur ce que rire veut dire à
Athènes… Mais quelle lecture, y compris celle des « littéraires », pourrait se
passer de comprendre le sens athénien du mot : comique ? Car, ainsi lu, c’est
le texte en tant que texte qui devient document, à charge toutefois pour le lec-
teur de le constituer comme tel.
Il est un texte qui, semble-t‑il, va jusqu’à épargner cette peine à l’historien.
Parce que le travail y est pour ainsi dire déjà fait, puisque « l’enquête s’[y est
donné] pour fin l’explication rationnelle, [dégagée] des interprétations métaphy-
siques et mythologiques », l’histoire de Thucydide, où se lirait la « naissance
de la pensée historique moderne »32, pourrait servir de guide absolument fiable
à l’historien contemporain de la Grèce. Et de fait, le récit de Thucydide sert
bien de canevas à tout exposé des événements de la guerre du Péloponnèse33, à
toute étude historique de la période qui sépare ce conflit des guerres médiques,
période que tout un chacun nomme d’après Thucydide – la Pentécontaétie – et

32. Citations empruntées à Ed. Will, Le Monde grec et l’Orient, I : Le ve siècle, Paris, 1972,
p. 513-514. Ainsi l’historien le plus averti, dont l’esprit critique s’exerce à l’égard des productions
historiques contemporaines, semble renoncer à toute distance pour entrer de plain-pied dans l’œuvre
de Thucydide.
33. À la limite il n’y aurait d’autre mode d’exposition que la réexposition de Thucydide.
thucydide n’est pas un collègue 217

raconte d’après le récit qu’il en fait, observant éventuellement que cette « source
fondamentale » est regrettablement brève et incomplète »34.
Parce que Thucydide est censé penser l’histoire comme nous la pensons, il
n’y aurait à son œuvre d’autre approche que celle de la proximité – et comme,
entre pairs, la proximité n’exclut pas la critique, une critique amicale, parfois
sévère, dialoguant, par-dessus vingt-cinq siècles, avec l’historien athénien, on
lui reproche ses « omissions », son caractère incomplet35. Mais, pour éviter les
certitudes du positivisme, il conviendrait de s’aviser qu’il n’y a pas d’omissions
dans Thucydide, dès lors que l’on tient compte de son projet – associer histoire
et raison – et, de ce point de vue (le sien, celui d’un historien du ve siècle), le
récit de la Pentécontaétie, au même titre que l’exposé d’ensemble des événe-
ments de la guerre du Péloponnèse, est complet36. Les omissions, les silences,
les trous ne le sont que pour nous, qui ne pensons pas l’histoire dans les mêmes
termes que lui.
C’est nous qui constatons que l’excursus sur les premiers temps de la Grèce,
contenu au livre I, ignore les retours en arrière et les régressions37, parce que
l’Archéologie vise à décrire une ligne de progrès continu qui va vers Athènes
et son empire maritime. C’est nous encore qui, selon ce que nous demandons
à l’histoire, entrons sans peine dans un mode d’exposition loué d’avoir pré-
féré le rationnel aux « embellissements » du discours officiel d’Athènes38 ou
qui, faisant la part du religieux (voire de l’irrationnel) dans l’histoire, procé-
dons au contraire au dénombrement des faits et des instances que Thucydide
passe sous silence ou recouvre d’une explication rationalisante. Il est parfaite-
ment exact que, lorsqu’il évoque la prise de Skyros par les Athéniens, l’histo-
rien ne dit rien du retour des cendres de Thésée, que Cimon entendait installer
sur l’Agora d’Athènes comme le fondateur de la cité : il n’en dit rien, parce
que la politique intérieure d’Athènes n’est pas son objet, surtout lorsqu’elle
se fait à grand renfort de légende héroïque. De même, décrivant avec la pré-
cision d’un anthropologue la cérémonie athénienne des funérailles publiques
en l’honneur des morts de guerre, il en évacue soigneusement toute dimension
religieuse, parce qu’il veut insister sur leur caractère de part en part civique,
et donc laïc ; ce n’est donc pas de lui que nous tenons des informations sur le
concours funèbre (agôn épitaphios), qui était partie intégrante de la cérémonie.
Par contre, à le lire, nous n’ignorons rien de l’agôn épitaphios institué par les
habitants d’Amphipolis à la gloire du Spartiate Basidas, ou de la purification
de Délos par les Athéniens, qui y remirent à l’honneur le concours de musique

34. Ed. Will, ibid, p. 125 (en note) ; voir aussi p. 516 : « on regrette parfois, chez Thucydide, une
tendance à l’épure ».
35. Voir par exemple les critiques adressées par A. W. Gomme à Thucydide à propos de la Pentécontaétie
(A Historical Commentary on Thucydide, I, Oxford, 1971, p. 361-413).
36. Histoire et raison chez Thucydide est le titre d’une étude de J. de Romilly (Paris, 1959). La
Pentécontaétie comme texte « complet » : je me range à l’analyse que fait R. Winton de ce texte (dans
une étude inédite : The Athenian Empire, the « Archè » of the Athenians and the Pentekontaetia)
comme illustration du caractère athénien tel que le discours des Corinthiens l’a présenté en I, 68 sqq.
37. Cf. J. de Romilly, Thucydide et l’idée de progrès, « Annali della Scuola Normale Superiore di
Pisa », 35, 1966, p. 161.
38. Ainsi H. Strasburger qui oppose le récit de la Pentécontaétie chez Thucydide et dans les épitaphioi
(oraisons funèbres) officiels (« Thukydides und die politische Selbstdarstellung der Athener »,
Hermes, 86, 1958, p. 17-40).
218 thucydide n’est pas un collègue

des anciens Ioniens. Mais c’est à la logique du récit de la guerre qu’il convient
de référer la présence comme l’absence de pareilles « informations », qui ne sont
pas en réalité des informations, mais bien plutôt des signes : pour Thucydide,
ce sont là événements de politique extérieure, propres à éclairer la conduite
des Athéniens ou les sentiments de la Grèce à leur égard39. C’est encore la
même logique, faite d’exposition rationnelle des comportements humains, qui
vient recouvrir d’une explication raisonnable certaines pratiques que l’histo­
rien contemporain interpréterait volontiers à la lumière des rites d’initiation,
et qui passent au crible du récit de l’historien grec parce qu’elles sont décla-
rées « utiles » à l’action : il en va ainsi des Platéens assiégés qui tentent une
sortie, marchant dans la nuit noire avec un seul pied chaussé, « pour être plus
sûrs dans la boue », dit Thucydide, mais l’historien sociologue n’en croit rien,
évoque l’éphèbe Jason à la sandale unique et devine dans cette sortie nocturne
quelque chose comme une séquence initiatique40.
Peut-être aux historiens nourris de son œuvre Thucydide parle-t‑il donc
comme un collègue à des collègues. Ou comme un professeur à des disciples ?
La question mériterait d’être posée… Mais un jour vient (devrait venir) inévita-
blement où, renonçant à la répétition formulaire du discours du maître, ceux-là
même qui, au nom de la raison historique, adoptaient sans discuter des caté-
gories grecques, refusent de se contenter d’un document tout prêt et rendent
l’Histoire de Thucydide à son statut de texte, prenant de ce fait assez de recul
pour la constituer en document : dès lors le travail historique n’est plus « déjà
fait », il est à inventer.
Rendre l’Histoire de Thucydide à son statut de texte pour la traiter en docu-
ment sur l’écriture de l’histoire au ve siècle : énoncer un tel propos n’est pas
céder au goût du paradoxe, mais faire un pas dans la compréhension de ce qu’est
un texte antique. De ce qu’est, à l’époque où l’écrit tend à se substituer à la
parole dite comme instrument de communication et de garantie de la véracité,
une graphè, un écrit qui se revendique comme tel contre les mirages du dis-
cours41. Non sans contradiction, certes : pour comprendre le présent des erga,
le logos reste le ressort essentiel de l’histoire. Le discours, donc. Ou plutôt des
discours, mais des discours reconstruits par l’écriture et que l’historien veut

39. Skyros : I, 98, 2 (cf. Plutarque, Thésée, 36, 1-2) ; funérailles publiques : II, 34 (voir N. Loraux,
L’Invention d’Athènes, I, 1) ; Brasidas : V, 11 (avec le commentaire de A. W. Gomme, III, p. 654-
656) ; purification de Délos : III, 104, 5 (avec le commentaire de Gomme, II, p. 414-415). Lors
d’une présentation de cette étude au séminaire de P. Vidal-Naquet (février 1980), M. Carl Schorske
m’a fait observer qu’il arrivait que chez Thucydide la religion ait sa place à l’intérieur de la cité
athénienne : absente de la description des funérailles publiques, elle joue un rôle dans le récit du
départ de l’expédition de Sicile (VI, 32). De fait, la différence du traitement entre les deux épisodes
s’explique sans difficulté : purement politique doit être la cérémonie des funérailles, tandis que le
départ de la flotte, dans une cité survoltée que la profanation des mystères plongera bientôt dans
la consternation, est à la fois un événement tragique et une manifestation d’irrationnalité politique
où les prières ont leur place.
40. Thucydide, III, 22, 1-2, commenté par P ; Vidal-Naquet, Rites d’initiation et littérature : Dossiers
du centre Thomas More, Table ronde sur l’Initiation, fév. 1977 (1978).
41. Voir R. Weil, Lire dans Thucydide, « Mélanges Claire Préaux », Bruxelles, 1975, p. 162-168, et
surtout O. Longo, Scrivere in Tucidide : communicazione e ideologia, « Mélanges A. Ardizzoni »,
Rome, 1978, p. 519-554.
thucydide n’est pas un collègue 219

plus vrais que le réel42. Et cependant, dans cette rivalité qui affronte le dit et
l’écrit, le discours prend plus d’une fois sa revanche : c’est le discours qui four-
nit à l’historien des catégories, comme celle de la grandeur, venues tout droit
de l’épopée43 ou des récits d’erga déjà codifiés dans l’éloquence officielle44 ;
lorsque l’histoire se fait chronique des vicissitudes du logos dans un monde
dominé par la guerre, ce « maître de violence », c’est bel et bien le discours
qui devient un des héros secrets de l’écriture historique. Il arrive même qu’un
discours s’autonomise par rapport à l’écriture, réduit du même coup à n’être
plus que le protocole des faits : l’exemple le plus fameux, parce que double-
ment exemplaire, en est l’oraison funèbre prononcée par Périclès au livre II et
qui tend à passer à la fois pour le modèle du genre-épitaphios et pour une sorte
d’analogon de l’œuvre tout entière45. Qu’un tel phénomène d’autonomisation
témoigne d’une culture encore essentiellement orale où les mailles de l’écriture
retiennent mal le logos, parce qu’il y a été importé pour ainsi dire tel quel46,
est là chose importante mais qui nous entraînerait loin, du côté de la pratique
platonicienne du discours (pastiche ? apologie ? document ?). Reste – et c’est
là l’essentiel – que ce discours qui se présente comme un hymne à la cité pro-
clame la supériorité de la parole vivante, devenue mémoire, sur l’écrit devenu
stèle, pierre muette47.
L’oraison funèbre : « document » sur la démocratie athénienne ou du moins
qui, pour être ainsi comprise, passe telle quelle dans les développements des his-
toriens du xxe siècle ; mais, en même temps et de façon indissociable, monu-
ment de parole à la gloire d’Athènes, que l’on n’aborde qu’avec le respect dû aux
prosopopées du passé. En ce texte, qui tente avec tant de succès de faire oublier
qu’il en est un, prend forme le projet de construire un « trésor pour toujours ».
Projet monumental, piège pour la postérité où le lecteur se prend immanqua-
blement. « Nous serons admirés des hommes de maintenant et de la postérité »
dit Périclès, dit Thucydide, dit l’œuvre de Thucydide, porte-parole exemplaire
du désir d’immortalité à l’œuvre dans les textes grecs de l’époque classique48.
Car ce qui, plus que tout, rend difficile la lecture de Thucydide, c’est pré-
cisément son projet d’historien : écrire un texte qui fasse oublier qu’il est un
texte, qui se présente comme un document privilégié, une fenêtre ouverte sur
le réel grec, et au même moment fermer l’accès à ce réel comme à la réalité

42. Cf. Thuc. I, 22, 1.


43. Ainsi que l’a bien vu L. Canfora, la grandeur est chez Thucydide « catégorie fondamentale de
la connaissance historique » (« La Préface de Thucydide et la critique de la raison historique »,
Rev. Et. Gr. 430-431, 1977, p. 455-464).
44. Il en est ainsi du récit de l’exploit des jeunes et des vieux sous la direction de Myronidès, qui
vient tout droit d’un catalogue d’exploits comme ceux des épitaphioi (et qui sera longuement
développé dans l’épitaphios de Lysias) : Thuc. I, 105, 4.
45. Voir L’Invention d’Athènes, VI, 2.
46. Il faudrait soulever ici le problème de la citation d’un auteur grec par un autre, citation qui,
comme il se doit dans une culture essentiellement orale, se fait « de mémoire » et n’implique pas une
fidélité absolue à la lettre du texte ; à cette pratique il faudrait, me semble-t‑il, rattacher la pratique
aristophanesque, puis platonicienne, d’imiter un discours au point de faire passer l’imitation pour
un exemplaire authentique du genre ; alors les érudits détachent l’épitaphios du Ménexène de son
contexte, et enregistrent le « discours sur l’amour » du Phèdre au nombre des œuvres de Lysias…
47. Thuc., II, 43, 2-3, avec le commentaire de O. Longo, Scrivere in Tucidide, p. 536.
48. Thuc., II, 41, 4.
220 thucydide n’est pas un collègue

du texte en dressant devant le lecteur déjà conquis un monument de discours49.


Parce que le brouillage du document et du monument y est à son comble, le
texte de Thucydide est un tombeau. Tombeau pour Athènes, pour la cité. C’est
dire qu’il a sur le lecteur à venir des visées, qu’il lui assigne une place, un rôle ;
semblable aux stèles des cimetières grecs qui invitaient le passant à devenir le
dépositaire de la mémoire du mort, il dit au lecteur : « Souviens-toi, puis va
vers quelque tâche utile »50. Quelque tâche utile : écrire l’histoire des « événe-
ments qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront
des similitudes ou des analogies »51, en un mot écrire sous la dictée des caté-
gories historique de Thucydide.
Pour échapper au prestige de l’autorité, pour lever un blocage, il existe tou-
jours une stratégie de lecture : en l’occurrence, il n’est encore une fois d’autre
recours que de constituer en document le texte pris en tant que texte. À pro-
céder ainsi, le bénéfice est double : on ne comprend pas seulement comment
s’écrit l’histoire au ve siècle avant notre ère ; on peut aussi espérer adresser à
ce texte prestigieux d’autres questions que celles qu’il suggère, et dont l’his-
toriographie moderne s’est emparée depuis qu’avec l’installation d’Athènes
au centre des études grecques, l’oraison funèbre de Périclès passe pour la plus
exacte des descriptions de la démocratie et Thucydide pour l’« historien ancien
qui mérite le plus de confiance »52.
On peut surtout espérer, puisque telle reste bien la visée de l’historien, reve-
nir aux faits : à la guerre du Péloponnèse sans doute, mais aussi à la démocra-
tie athénienne, mieux armé pour comprendre un régime où les genres civiques
se sont enracinés au cœur de la tension entre le fait et le discours.
Il n’est pas de texte antique qui ne puisse servir de document. Mais l’histo-
rien qui entendrait contourner le fait que ses documents sont des textes y perdrait
le plus précieux des documents : le texte comme système cohérent de signes et
d’indications de lecture, grâce auxquels seulement il peut traiter l’information
sans lui poser de questions inutiles.
Nécessité fait loi : débarrassé, faute de choix, du fantasme en vertu duquel
il existerait des documents purs, l’historien de la Grèce classique doit apprendre
à lire des textes-monuments qui jouent à se faire documents, trésors pour tou-
jours accumulés par les Grecs à leur propre usage – un Grec se lasse-t‑il jamais
de redire son identité ? – et pour l’édification des lecteurs à venir. Telle est la
situation, contraignante et dont il faut bien qu’il s’accommode. Elle présente,
il est vrai, aussi ses avantages, et l’historien de la Grèce peut, au détour d’une
recherche, jouir du plaisir du texte.
Certes la dominance des textes infléchit l’enquête historique dans une pers-
pective où le quotidien trouve mal sa place. À l’historien il restera peut-être

49. Sur l’histoire comme monument, voir H. R. Immerwahr, « Ergon. History as a Monument in
Herodotus and Thucydides », Am. Journ. Phil., 81, 1960, p. 261-290.
50. Je parodie ici le dernier vers d’une épitaphe pour un jeune aristocrate athénien tombé au combat
(Tettichos : IG I2 976).
51. Thuc., I, 22, 4.
52. Sur l’histoire de cette installation, qui commence à l’époque thermidorienne et est chose faite
avec V. Duruy, voir N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La Formation de l’Athènes bourgeoise. Essai
d’historiographie 1750-1850 », dans Classical Influences on Western Thought (R. R. Bolgar éd.),
Cambridge, 1979, p. 169-222. La citation est de P. Ch. Lévesque (ibid., p. 205).
thucydide n’est pas un collègue 221

la nostalgie de tout ce que le texte n’a pas retenu et qui n’a sa place ni dans la
mémoire historique, ni dans la fiction de réalité propre à la comédie, ni dans
les distorsions et l’ambiguïté du tragique. Aucun texte, et un texte antique
moins qu’aucun autre, n’est un document total. Mais l’idée même d’un tout,
concert bien réglé où le texte tiendrait sa partie à côté de documents d’une autre
nature, est un leurre auquel mieux vaut renoncer d’entrée de jeu : il n’est pas
de « discours unifié dans lequel tout, récits, documents épigraphiques, résul-
tats de fouilles archéologiques, viendrait comme par miracle s’emboîter »53 ;
la confrontation de deux documents parallèles, un morceau d’éloquence et un
texte épigraphique, l’a rappelé.
Mais il n’est pas non plus de discours transparent où des documents vien-
draient prendre place, sans modifier le tissu de l’intrigue ou la trame du récit, et
sans être modifiés par leur mise en scène textuelle. Ce qui ne signifie pas que la
comédie aristophanesque ou l’historiographie de Thucydide ne contiennent pas
du matériel pour l’historien, voire des documents au premier degré, comme ces
inscriptions qui viennent prendre place dans le récit de la guerre du Péloponnèse,
comme cette évocation des initiations féminines qui sert de parabase à Lysistrata.
Cependant je dirais volontiers qu’à ceux-là on n’a vraiment accès qu’en der-
nier lieu, après avoir limité la place que l’historien entend occuper comme lec-
teur de textes.

53. J’emprunte cette formule à P. Vidal-Naquet, « Récit historique et archéologie », à paraître dans
L’Archéologie aujourd’hui, 1980.
LA GRÈCE HORS D’ELLE* **

« Le bruit court que nous n’en avons pas fini avec les Grecs »… Les Grecs :
ceux des humanités classiques, « peuple élu » de toutes les pensées occiden-
tales de l’universel. Avec ceux-là, il serait temps d’en finir. En procédant à une
archéologie du monde occidental, en déconstruisant toutes les identifications
qui de ces autres ont fait les mêmes que nous. Ou bien, de l’intérieur même de
l’hellé­nisme, mais à ses confins, à la lisière de son ordre, en « levant la carte »
des transgressions auxquelles la pensée des Grecs s’est plu à soumettre le c­ osmos
qu’elle élaborait – cohérence du cosmos, contre-cohérence de sa transgres-
sion – : pour peu que, délaissant les routes balisées de la raison et du beau, on
choisisse d’emprunter les traverses, alors on trouve dans la Grèce (et en abon-
dance) de quoi la faire sortir d’elle-même ; alors les Grecs redeviennent autres
en ce que, désormais arrachés à leur exemplarité fondatrice, ils sont pour nous
comme les autres. Tel est le projet – le pari – du Dionysos mis à mort de Marcel
Detienne : si les Grecs nous ont subrepticement dicté leur orthodoxie, il faut,
pour subvertir l’hellénisme, y trouver aussi la voie – le modèle – de cette sub-
version. Circonscrire l’objet, c’est déjà tracer la méthode.
Pour objet, donc, la subversion de l’ordre civique en deux domaines qu’il
réglemente étroitement : au-delà des « relations conjugales prescrites », la
sexualité toujours menaçante et, au mépris des normes sociales du code alimen-
taire, le rêve du cannibalisme et le mythe orphique du sacrifice de Dionysos. À
suivre les sentiers de la chasseresse Atalante, à s’interroger sur les Titans, ces
mangeurs impies, on fait apparaître deux opérateurs très efficaces de la pensée
mythique : la chasse et le sacrifice. Fuyant le seuil du mariage que toute parthé-
nos doit franchir pour que vive la cité (mais un fantasme obsédant de la pensée
masculine des Grecs crédite toute jeune fille du refus de faire ce pas)1, la vierge
Atalante gagne l’espace viril des chasseurs ; brouillant dans sa course errante
les frontières qui, entre les sexes, opèrent le partage fondateur de la vie sociale
(pour la femme, l’union conjugale et la fécondité, pour l’homme, la chasse et
la guerre), elle trouve bien un terme (télos), mais ce n’est pas le mariage, expé-
rience fugitive qu’elle ne rencontre que sur le mode de la transgression pour
mieux en sortir, sans retour. Sa métamorphose en lionne l’inscrit à jamais dans
l’espace de la sauvagerie, dans l’écart de la frigidité ; Adonis, lui, est une proie
toute désignée, qui croit pouvoir impunément confondre chasse et séduction, à

* Première publication dans L’Homme, n° 20, 1980, p. 105-111.


** À propos du livre de Marcel Detienne, Dionysos mis à mort. Paris, Gallimard, NRF, 1977,
235 p., index (« Les Essais » CXCV).
1. Voir par exemple Pauline Schmitt, « Athéna Apatouria et la ceinture », Annales ESC, nov.-déc.
1977, 32 (6) : 1059-1073.
la grèce hors d’elle 223

l’imitation de cet autre fauve, la panthère parfumée qui sert d’emblème à une
longue étude où Marcel Detienne traque et croise les pistes de la vierge virile
et du séducteur efféminé. Deux autres textes nous entraînent du côté du sacri-
fice, ou de sa transgression par le cannibalisme. Le cannibalisme : figure privi-
légiée de la déviation ; l’orthodoxie le rejette aux confins de l’humanité – aux
origines de son histoire culturelle, aux limites de son espace civilisé – mais les
protestataires le rencontrent nécessairement, pour mieux le condamner ou pour
mieux l’arborer. Dans l’examen de « la série des contre-systèmes inscrite dans
l’histoire de la cité » (p. 149), le défi cynique (ronger la tête de ses parents) a
sa place, tout comme l’interdit orphique (s’abstenir de meurtres, et d’abord du
sacrifice sanglant, que la pensée théologique des sectateurs d’Orphée dérive de
la mise à mort et de la monstrueuse manducation de Dionysos par les Titans).
Le mythe orphique nous retiendra tout particulièrement : il n’est pas indiffé-
rent que l’impiété des Titans y prélude à l’apparition de l’espèce humaine ; on
rappellera que le texte hésiodique, fondateur de l’orthodoxie politico-­religieuse
de la polis, inscrivait dans un sacrifice – celui de Prométhée – la séparation irré-
versible des hommes et des dieux2, sanctionnée par la naissance de la « race
des femmes ». À l’homme la tradition hésiodique conseille de s’accommoder
des femmes, ce fléau inévitable qui perpétue l’espèce des mortels ; à l’homme
pur qui annule en lui toute bestialité pour retrouver au fond de lui-même la
parcelle divine héritée de l’ancienne absorption de la chair du dieu, il convient
au contraire, chez les orphiques, de fuir les femmes. Ainsi, parler du sacrifice,
c’est aussi parler de la division des sexes. À l’horizon de ces pages, une ren-
contre imaginaire se profile : celle d’Atalante et d’Orphée… Le bien-connu de
la Grèce est loin.
À l’objet répond la méthode : cet ailleurs que la pensée grecque porte en elle-
même, M. Detienne le lit depuis un ailleurs ; plus exactement, depuis les fron-
tières du champ culturel que les humanités ont assigné à la Grèce. Le matériel
déployé dans « La Panthère parfumée » donne, dans la mesure du possible, le
pas aux représentations figurées sur les textes et, dans les textes, à la poésie latine
d’Ovide, toute imprégnée de modèles grecs mais avec l’écart de la romanité. Un
miroir étrusque étaie encore la démonstration, qui suscite la panthère exotique,
rôdant parmi les senteurs de la Pamphylie : nous voici bien décentrés. Il est pos-
sible maintenant de revenir en Grèce pour y lire, dans une image du début du
ive siècle (celle de la pyxis de Würzburg), le brouillage irrésistible de la chasse et
de la séduction. La Grèce, soit ; mais hors d’elle-même. Aussi, dans Dionysos mis
à mort, n’y a-t‑il place ni pour une divinité civique, telle Athéna Polias (la fille de
Zeus apparaît rarement et prend plus volontiers la figure d’Athéna Zôstéria, celle
qui noue la ceinture de la vierge Pandora, ce piège, ou d’Athéna Apatouria, dont à
Trézène la ruse a pris les jeunes filles aux rets du mariage ; p. 85 et notes 79-81),
ni pour le plus rationaliste des historiens, Thucydide, ­d’emblée mis hors jeu dans
ce parcours hétérodoxe (p. 42) et que M. Detienne ne cite que pour lui emprunter

2. Cette séparation est une naissance métaphorique à la condition de mortels (voir J.-P. Vernant,
« Prométhée et la fonction technique », Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, II, 1971 :
6-7). On mesurera l’écart entre la tradition hésiodique, pour laquelle l’homme a moins une « nature »
qu’un statut, séparé des dieux, et la spéculation orphique qui le dote d’une nature, caractérisée par
le mélange.
224 la grèce hors d’elle

des précisions ethnographiques sur les Étoliens du Nord, ces Grecs barbares « qui
parlent une langue inintelligible et se nourrissent de viande crue » (p. 143). Plutôt
que Thucydide, Hérodote et l’Aristote des Parties des animaux ; plutôt qu’Athéna,
Dionysos. Dionysos qui préside à ce parcours.
Dionysos : le maître de tous les égarements, le seigneur des chasses frénétiques
qui lancent les femmes hors cité, dans l’espace de la sauvagerie. Dionysos : ou
l’autre installé dans la polis. Cette figure suffirait à le désigner comme l’emblème
de la « subversion dans l’hellénisme » – Nietzsche, déjà, n’attendait pas moins
de lui. Et cependant, le dieu liminaire de ce livre n’est pas le mangeur de chair
crue, le sacrificateur sauvage, mais la victime du sacrifice des Titans, le dévoreur
dévoré des spéculations orphiques, dont la mort marque originellement d’anthro-
pophagie l’espèce humaine. Ainsi, l’orphisme se dresse contre la cité, perçant à
jour le cannibalisme dans le sacrifice sanglant des cérémonies officielles et inver-
sant l’ordre canonique du rôti et du bouilli pour mieux détruire le mythe promé-
théen, dont pourtant il se nourrit. Mais Dionysos lui-même n’est pas épargné par
la protestation orphique : en mettant un dieu à la place du bœuf, en faisant du
sacrificateur la victime pitoyable des Titans, les théologiens de la pureté traitent
par l’ironie le tout-puissant souverain de ­l’excès. Pour la plus grande joie des
hellénistes dissidents, le mythe orphique s’en prend et à l’orthodoxie religieuse
de la cité et au dionysisme, renvoyant dos à dos la polis et celui qui y avait pour
fonction officielle d’inquiéter. Peut-être, avec Detienne, s’interrogera-­t‑on sur la
portée réelle de cette subversion : toujours au-delà, Dionysos se reforme toujours,
dans sa perpétuelle oscillation du bestial au divin, au sein de l’orphisme, au sein
de l’analyse qu’il rend interminable. Si rien n’assure jamais qu’avec lui on en a
fini, si le phénomène dionysiaque a finalement été assez puissant pour récupé-
rer l’orphisme, il reste – et c’est là l’essentiel – qu’ainsi lu, le mythe orphique
met bien à mort un certain Dionysos : le dieu « presque chrétien déjà » que trop
d’herméneutiques voudraient doter d’une « passion ».
Dionysos mis à mort : des prolégomènes libérateurs à toute étude future de
la mythologie de Dionysos et, pour le présent, une éblouissante leçon de lec-
ture des mythes, au-delà de « ce que le récit semble vouloir dire », contre les
sollicitations fallacieuses du « message pressant ». Le lecteur pressé, amateur
de raccourcis et de parcours économiques (c’est-à‑dire de déjà connu), voudrait
bien que le démembrement de Dionysos par les Titans renvoie une fois pour
toutes au diasparagmos (démembrement) dionysiaque d’une victime déchique-
tée toute vive. Refusant les assimilations hâtives, le lecteur de mythes refuse
au contraire de sélectionner une séquence significative et s’avise alors que le
démembrement fait suite à une cuisson – mieux, à une cuisine. L’omophagie
disparaît, le sacrifice se lève à l’horizon du mythe. Commence un minutieux
parcours dans le code alimentaire des Grecs, entre le rôti et le bouilli, la broche
et le chaudron, la commensalité des mangeurs de splanchna et la consomma-
tion solitaire des viandes bien cuites. Plus de dieu souffrant, plus d’omophagie
généralisée à l’issue de ce cheminement, mais du cannibalisme « bon à pen-
ser » : un opérateur mythique efficace, une figure pour dire la place de l’homme,
entre le dieu et la bestialité.
Il n’est pas de mythe qui, à sa façon, ne réorganise l’ensemble du système
de pensée en regard duquel il s’élabore. Dionysos mis à mort en fait la démons-
tration, serrée, aiguë, en direction des « historiens de la pensée claire » à qui
la grèce hors d’elle 225

le prière d’insérer conseille impertinemment cet itinéraire et qui devraient bien


saisir l’occasion de s’aviser que dans toute société, qu’elle soit « chaude » ou
« froide », le mythe est un réel éminemment cohérent. Qu’il soit toutefois per-
mis à une lectrice, à la tête historienne mais dont la pensée claire n’est pas le
souci dominant, d’interroger cette cohérence de la subversion mythique, telle
que M. Detienne la construit pour nous, avec une rigueur passionnée. Non pour
en contester l’existence, mais pour tenter d’en cerner le mode d’existence.
En d’autres termes : d’où le mythe se laisse-t‑il lire à structures découvertes ?
« Le mythe entretient certes une relation avec l’environnement, avec le donné
écologique, avec le social et l’histoire d’un groupe mais c’est une relation indi-
recte et médiate, celle qui convient à un discours autonome prélevant dans la
réalité les éléments dont il dispose souverainement. Un mythe peut utiliser, sur
un plan de signification, un certain nombre de données brutes, ensuite sur un
autre plan mêler le réel à l’imaginaire et ensuite dans un troisième ordre inver-
ser, de manière systématique ou non, les données du réel. »3 C’est ainsi que,
pris dans les malentendus de la querelle de l’histoire et de la structure – nouvelle
gigantomachie opposant, à l’imitation de celle du Sophiste, amis des formes
et fils de la matière4 –, M. Detienne définit le fonctionnement du mythe. Face
aux Jardins d’Adonis, que ne hantait pas encore la panthère parfumée mais où
s’organisait déjà dans sa cohérence la mythologie des aromates5, des lecteurs
avaient brandi l’Histoire – ce que l’on nommera provisoirement ainsi – ou, plus
exactement, au nom de l’histoire une très ancienne conception du mythe. On en
résumera brièvement les postulats implicites, auxquels bien des historiens de
la Grèce n’ont pas renoncé : (1) le mythe témoigne du réel ; (2) ce réel est un
passé, lointain, disparu, enfoui maintenant dans un récit fabuleux : événement
« historique » qui attend silencieusement d’être exhumé pour donner (enfin) un
sens au mythe, tranche d’histoire (de préhistoire) culturelle de l’humanité cachée
au cœur d’un conte bizarre. En un mot, pour expliquer un mythe, il suffirait de
lui assigner une origine. La quête de l’évolution conduit à l’immuable, l’« his-
toire » se réclame du réalisme mais s’ouvre sur des visions immémoriales : les
cultures agraires du Néolithique, les civilisations de chasseurs-­collecteurs, aux
frontières du Paléolithique. Plus ancien que Déméter ou arrivé en Grèce après
elle, Adonis s’éloigne à jamais, loin des Grecs, vers l’horizon des premiers temps
de l’humanité – et le mythe avec lui. Disons-le tout net : à raisonner ainsi, on se
refuse tout accès à ce qu’Adonis signifiait pour les Grecs des ve et ive siècles,
et M. Detienne est fondé à récuser ces critiques qui n’entament nullement
­l’objet qu’il s’était fixé. Reste que l’histoire ne se réduit pas à la quête de l’ori-
gine et qu’il y a peut-être d’autres questions à poser, en historien, au mythe – et
à Detienne qui, face à des contradicteurs épris de « réel », rabat un peu vite,
sans doute, l’histoire sur l’événement et la chronologie6.

3. « Les Grecs ne sont pas comme les autres », Dionysos…, op. cit. : 40 (les mots soulignés le
sont par nous).
4. Platon, Le Sophiste, 246 a-c.
5. Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en Grèce. Préface de Jean-Pierre Vernant.
Paris, Gallimard, 1972 (« Bibliothèque des Histoires »).
6. Voir p. 42-43 (l’histoire à la Thucydide), 44 (l’histoire réduite à donner des « informations » sur
les conditions présidant à la métamorphose de certains Pythagoriciens en Cyniques), 53 (l’histoire
ordonnant les archontes successifs).
226 la grèce hors d’elle

Car l’histoire – celle qui ne se préoccupe pas seulement du temps court mais
aussi de la longue durée ou, plus exactement, de l’articulation des deux – est
concernée au plus vif d’elle-même par la question de l’autonomie du mythe :
c’est là un terrain, le seul, nous semble-t‑il, où l’histoire et l’analyse des mythes
ne peuvent éviter plus longtemps de se rencontrer, renonçant à se crisper sur la
revendication incantatoire de spécificités qui ne sont peut-être que des noms. Sans
doute s’accorderont-elles sans trop de difficulté à reconnaître que le mythe ne
se contente pas de reproduire la société. Dans les mythes tissés autour d­ ’Adonis
ou d’Atalante, la chasse est, comme le dit très bien M. Detienne, un opérateur
de discours, qui tire son efficace de la position qu’il occupe entre guerre et
mariage dans le système des représentations civiques et non d’une quelconque
fidélité à la réalité : Mélanion le misogyne qui, « fuyant le mariage, s’en fut en
un désert » pour chasser le lièvre7 n’est, pour les vieillards de Lysistrata, qu’un
paradigme polémique, brandi contre l’impudence des femmes, et les chasseurs
de Xénophon ont assez les pieds sur terre pour prouver que, dans la pratique
sociale, « le domaine de la chasse en Grèce ne servait nullement de refuge aux
malheureuses victimes des troubles de la sexualité » (p. 77). Comme l’anthro-
pophagie (p. 135-136), la chasse en tant que déviation sexuelle est « bonne à
penser » et non à vivre ; l’activité cynégétique peut bien jouer, au temps de
l’éphébie, le rôle d’un seuil, mais c’est un seuil qu’il convient de passer : c’est
au mythe que la cité confie le rêve des seuils que l’on ne franchit jamais. En un
mot, le mythe a beaucoup à voir avec le système des représentations sociales :
ainsi le récit orphique de la mort de Dionysos ne s’éclaire que d’être renvoyé
à l’« ensemble des représentations » s’organisant autour du sacrifice (p. 206).
Mais ici tout se complique : quelle est la position du mythe par rapport aux
« représentations » ? Et surtout : quelle est la position des représentations, ce
vécu conceptuel de la société, par rapport au mythe, par rapport à la pratique
politique et religieuse de la cité ? Opposant l’une à l’autre deux lectures lévi-­
straussiennes, celle du mythe d’Œdipe où le mythe « fonctionne comme s’il était
son propre contexte relationnel » et celle de la Geste d’Asdiwal qui n’ignore pas
le « contexte ethnographique », M. Detienne laisse entendre que les représenta-
tions occuperaient à l’égard du mythe la place d’un référent (p. 27-28). Prenons
la décision de fermer le mythe sur soi et les représentations sur elles-mêmes ;
rétablissons ensuite la communication, du mythe vers les représentations : alors
nous pourrons montrer comment le mythe – par exemple celui de la mort de
Dionysos – organise entre elles (réorganise, resémantise, pour emprunter cette
expression à Detienne) les représentations, référent inerte, matériel toujours déjà
là, offert à l’activité mythique – la broche et le chaudron, le rôti et le bouilli…
Mais si le mythe faisait aussi partie de ce référent qu’il organise et reséman-
tise ? S’il était impossible, hors récit, hors littérature, d’isoler un mythe ? Si
le mythe d’Atalante, la fable de Mélanion étaient indispensables à la constitu-
tion sociale de la chasse en activité de passage, précisément parce qu’ils disent
le refus du passage et donc, en creux, l’importance du seuil qu’est la fin de la
« jeunesse » ? Si, dans le mythe prométhéen tel qu’on le lit chez Hésiode, il
était impossible de démêler le récit de son contexte ?

7. Aristophane, Lysistrata, 785-794. Cf. P. Vidal-Naquet, « Le Chasseur noir et l’origine de


l’éphébie athénienne », Annales ESC, sept.-oct. 1968, 23 (5) : 947-964.
la grèce hors d’elle 227

Autonome, le mythe ? Certes. Mais d’une autonomie intégrée, dirions-nous


volontiers : le mythe est toujours déjà dans la cité, travaillé par les représenta-
tions sociales et les travaillant à son tour (et jamais, peut-être, ce travail n’est
plus lisible que là où le « mythe » semble se perdre, hors de lui-même – mais
toujours en soi, puisqu’il n’est fait que de ses variations –, au sein de formes
littéraires, la tragédie, l’histoire, qui prétendent l’annexer mais se soumettent à
ce qu’il dit). Sauf à se donner un domaine déjà autonomisé par rapport à la vie
civique – c’est, de fait, la stratégie de M. Detienne, campant du côté des sectes,
mondes autarciques qui entendent sortir du temps de la politique et, de l’autre
rive, regarder vivre la cité, à laquelle elles se réservent d’emprunter un matériel
de pensée –, force nous est de constater qu’au mythe la cité est beaucoup plus
qu’un référent : quelque chose comme un milieu. Et ce milieu n’est pas seule-
ment un « modèle », une « orthodoxie », construite une fois pour toutes sous
l’étiquette de tradition politico-religieuse, offerte désormais à tous les renver-
sements et à toutes les transgressions. À moins que l’on n’admette que l’ortho-
doxie est traversée de contradictions et de tensions et que, sur des questions aussi
cruciales que le sacrifice ou la place des femmes, elle tient plus d’un discours.
Bref, si le mythe construit « la cité » en référent, la pratique civique ne s’épuise
pas dans cette construction. Car la cité se réserve de faire jouer les mythes sur
eux-mêmes, lors des représentations tragiques, mais aussi dans le temps court
de la vie politique. Inversement, le mythe travaille les représentations sociales et
rien ne dit que, sur la scène tragique, il ait vraiment été « menacé » : qui nierait
que, dans la mythologie de Dionysos ou dans la geste d’Œdipe, les Bacchantes
ou Œdipe-Roi aient leur mot à dire ? Le mythe de Dionysos, celui d’Œdipe,
résistent aux entreprises de normalisation, et ils ne sont sans doute pas les seuls.
Aussi pourrait-on hésiter à lire, comme M. Detienne semble parfois y inviter
ici, le fonctionnement du mythe sur le seul mode de l’inversion. Certes l’inver­
sion, qu’il associe généralement avec la subversion, est une figure de pensée
essentielle pour les contre-systèmes élaborés dans les sectes qui, à bien des
égards, conservent plus que tout autre milieu l’orthodoxie de la polis, dont elles
se font le revers. Mais qu’en est-il hors des sectes ? Qu’en est-il, par exemple,
du mythe d’Atalante ? De fait, tout en accueillant l’ensemble des versions de ce
mythe, Detienne les ordonne autour du récit d’Ovide, « construit tout entier sur
l’affirmation de termes extrêmes dont l’opposition est rendue plus sensible par
l’absence de médiations et d’opérations qui favoriseraient les déplacements ou
introduiraient à l’intérieur du récit des zones d’opacité »8 : l’inversion y règne,
souverainement. Mais, comme grille interprétative, l’inversion risque parfois de
n’être que l’envers du « reflet », cette clef usée que M. Detienne rejette à juste
titre. Loin de refléter les rituels qu’il évoque, le mythe orphique les inverse,
en faisant du dieu sacrificateur la victime du sacrifice, en rôtissant le bouilli :
parce que les disciples d’Orphée lisent le monde sur le mode de l’inversion, sans
doute déchiffrent-ils sans mal le renversement qui, du sacrifice des Titans, fait
­l’ancêtre, perverti d’origine, du sacrifice civique. Mais le mythe n’est pas toujours
une configuration polémique. À supposer même qu’il soit le lieu où s’opèrent
les parcours interdits ou impossibles – la disjonction des sexes par exemple –,

8. « La Panthère parfumée », Dionysos…, op. cit. : 113 (souligné par nous).


228 la grèce hors d’elle

sa seule efficace consiste-t‑elle nécessairement à transgresser ? Mettre la norme


à distance, ou en sortir sans retour possible sont aussi des conduites mythiques
dont l’énonciation passe par le déplacement ou l’opacité.
Faisons – sans trop y croire, mais tout de même… – une hypothèse : si,
dans l’aventure d’Atalante, le refus de la féminité dépassait toute transgres-
sion ? Après avoir bien inversé et détruit l’un par l’autre les comportements
imposés de l’homme et de la femme, Atalante, expulsée du mariage où seule la
ruse d’Aphrodite l’avait conduite, et transformée en lionne frigide, proclame-
rait moins son échec ou son impuissance que la grande peur des Grecs : le refus
féminin, l’inquiétante capacité des femmes à se mettre hors sexualité. Attitude
positive lorsqu’elle est celle de l’épouse reproductrice, sourde aux aphrodisioi
logoi, lorsqu’elle révèle, « intacte et comme disponible, une fécondité fémi-
nine tenue dans l’ignorance de toute sexualité » (p. 130). Danger absolu, pour
Aphrodite elle-même qui, « oubliée » dans la cérémonie du mariage ­d’Atalante,
n’a d’autre ressource que de se nier en Atalante, livrée à sa frigidité sauvage,
rendue à l’opacité sans retour de l’écart.
En se livrant ainsi à la dérive, au rêve peut-être, en soulevant des questions
qui n’ont sans doute pas de réponse, en ce qu’elles renaissent sans fin à ­l’horizon
de toute lecture de mythes, il s’agissait moins de marquer une distance que
d’essayer sur un lecteur l’effet de ce Dionysos mis à mort où l’analyse ne se
clôt que parce qu’elle se sait toujours appelée à se rouvrir. Suspendu, le jeu
continue. Marcel Detienne y invite : il y engage les amateurs de traverses, il
­s’engage lui-même à de nouvelles explorations des sentiers de Dionysos. Nous
n’en avons pas fini avec les Grecs.
ATHÈNES, L’HISTORIEN ET LES FUNÉRAILLES*

Au cours du même hiver, les Athéniens, selon l’usage traditionnel chez eux,
firent des funérailles officielles aux premiers morts de la guerre. Voici comment
ils procèdent. Les ossements des défunts sont exposés, deux jours à l’avance,
sous une tente que l’on a dressée ; et chacun apporte, à son gré, des offrandes à
qui le concerne. Puis, au moment du convoi, des cercueils de cyprès sont trans-
portés en char, à raison d’un par tribu : les ossements y sont groupés, chaque
tribu à part ; et l’on porte un lit vide, tout dressé, celui des disparus, dont on
n’a pas trouvé les corps pour les recueillir. À ce convoi participent librement
citoyens et étrangers ; et les femmes de la famille sont présentes, au tombeau,
faisant entendre leur lamentation. On confie alors les restes au monument
public, qui est situé dans le plus beau faubourg de la ville et où l’on ensevelit
toujours les victimes de la guerre – à l’exception des morts de Marathon : pour
ceux-là, jugeant leur mérite exceptionnel, on leur donna la sépulture là-bas, sur
place. Une fois que la terre a recouvert les morts, un homme choisi par la cité,
qui passe pour n’être pas sans distinction intellectuelle et jouit d’une estime
éminente, prononce en leur honneur un éloge approprié ; après quoi, l’on se
retire. Ainsi ont lieu ces funérailles ; et, pendant toute la guerre, chaque fois
que cela se trouvait, on appliqua l’usage1…

Soit donc, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce que les historiens


de la Grèce appellent l’« excursus » sur les funérailles publiques à Athènes.
Prise dans la narration des événements militaires et tout à la fois l’interrompant
durablement, il y a, dans le récit de Thucydide, entre la première et la deuxième
année du conflit, la description d’une cérémonie. Resterait à comprendre pour-
quoi, écrivant de l’histoire, un Grec s’arrête à décrire un enterrement ; pourquoi,
dans le temps d’un récit, il introduit le ralentissement d’un rituel.

Des raisons qu’il y a de décrire un enterrement

Il est des funérailles qu’il suffit à l’historien de mentionner parce que, consti-
tuant un événement unique elles portent en elles-mêmes leur interprétation.
Enterrement, évoqué par Hérodote (IX, 85), des morts grecs de la bataille de
Platées, à la fin des guerres médiques : façon pour les différentes cités d’exprimer

* Première publication dans Traverses, n° 21-22, mai 1981, p. 116-122.


1. Thucydide, II, 34, 1-7 (trad. J. de Romilly). Je me permets de renvoyer à l’analyse détaillée du
cérémonial des funérailles dans L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité
classique », Paris-La Haye-New York, 1981, p. 17-42.
230 athènes, l’historien et les funérailles

ce qu’elles sont sur fond de victoire. Sparte y dit sa hiérarchie, Tégée, Athènes,
d’autres encore font profession d’égalitarisme dans la mort, et ceux des Grecs
qui ont collaboré avec l’envahisseur tentent de masquer leur absence au creux
de cénotaphes qui ne trompent personne. Une fois pour toutes, l’acte est accom-
pli, les figures sont distribuées, le récit peut reprendre ; aussi bien, à relater des
faits, ne s’était-il pas interrompu.
Mais lorsque, renonçant à s’en tenir à ce qui n’a eu lieu qu’une fois, l’histo-
rien décrit par le menu les séquences d’une cérémonie, inscrites dans le temps
répétitif du rite, que vise-t‑il au juste ?
À introduire de la différence peut-être. Alors il s’appelle Hérodote et ­s’attache
aux pratiques funéraires des peuples barbares ou décrit minutieusement les funé-
railles des rois scythes, voire des rois de Sparte, pour mieux penser ­l’altérité
(celle des autres par rapport aux Grecs, celle des Spartiates aussi, par rapport à
une norme nommée Hellas)2. À Hérodote d’ailleurs, la tradition érudite a géné-
ralement concédé ces fantaisies ethnographiques sans plus s’interroger sur la
finalité de développements censée meubler l’attente du récit enfin « historique »
des guerres médiques.
Or, il en va autrement avec Thucydide, historien « sérieux », crédité d’un
projet de part en part sérieux, et qui n’évoque de cérémonies que dotées d’une
forte charge de signification historique : s’il raconte, au livre III, comment
Athènes purifia Délos, c’est qu’il voit dans cet épisode un acte politique des
Athéniens, par rapport à leurs alliés, par rapport aux autres Grecs ; s’il s’arrête
un instant sur la mise en scène religieuse du départ de l’expédition de Sicile,
c’est pour mieux insister sur le caractère solennellement collectif de l’engage-
ment de la cité athénienne dans cette aventure (VI, 32) ; quant aux funérailles
officielles réservées au chef spartiate Brasidas par les habitants d’Amphipolis
(V, 11), elles ont leur nécessité dans le récit des déboires d’Athènes avec ses
alliés puisque, préludant à un culte héroïque, elles signifient au monde grec
qu’une colonie athénienne, en changeant de héros fondateur, est passée dans le
camp spartiate. Mais comment classer la cérémonie des funérailles publiques
athéniennes dans la même série que ces trois événements, ponctuels et riches
d’une signification conjoncturelle ? Car tout, dans l’« excursus » de Thucydide,
dit le temps long de la répétition : en rapatriant les restes de leurs morts, les
Athéniens obéissent non aux urgences du moment, mais à un patrios nomos,
à un usage traditionnel dont l’origine se perd, à l’en croire, dans l’impréci-
sion du temps des ancêtres, et l’historien prend bien soin de signaler qu’ils en
répétèrent plus d’une fois l’application tout au long de la guerre. On ajoutera
que l’écriture de Thucydide, sans perdre sa célèbre concision, semble ralen-
tir imperceptiblement son tempo pour décrire la cérémonie dans sa durée.
Conversion momentanée de l’historien à l’ethnographie ? Hypothèse impro-
bable, qui impliquerait que sur Athènes puisse être posé le même regard que
sur les « autres ». Or, traiter le Même en autre, telle n’est certainement pas
la visée du texte.
Peut-être suggérera-t‑on alors qu’en décrivant les funérailles officielles des
citoyens, Thucydide a voulu rivaliser avec Hérodote consignant les rites de

2. Voir F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980, p. 148-
170, et, sur les problèmes de la description, p. 259-268.
athènes, l’historien et les funérailles 231

l’enterrement des rois spartiates. De fait, il y a bien, d’une description à l’autre,


comme une opposition marquée, et rien n’interdit vraiment de penser que, dans
l’économie de l’œuvre historique, la cérémonie athénienne répond à la cérémo-
nie spartiate décrite par Hérodote. Resterait toutefois à montrer qu’il faut y voir
autre chose que la polarité très réelle de deux modèles civiques qui s’opposent
comme la contrainte et la liberté3 ; et, s’il est toujours permis de supposer chez
Thucydide une volonté de rivaliser avec Hérodote, la stratégie de l’historien
athénien consisterait plutôt en l’occurrence à ne se livrer à aucune description,
et à le dire haut et clairement.
Reste donc, inexpliquée, la description d’une cérémonie. Puisque ni la visée
ethnographique ni le projet d’écriture agonistique ne suffisent à en rendre compte,
il faut chercher ailleurs.
Un détour par l’épopée ouvrira peut-être une voie vers le texte de Thucydide
– car les valeurs épiques, et surtout le kléos, cette gloire qui vit d’être dite, ne
sont pas si étrangères à l’écriture de l’historien qu’on pourrait le croire, ou
qu’il désirerait qu’on le croie. On le sait, l’Iliade consacre un chant à enterrer
Patrocle, mais depuis longtemps déjà les sanglots d’Achille ponctuaient pério-
diquement le récit. Cérémonie singulière, anomale en bien des points, les funé-
railles de Patrocle ne relèvent pas d’une description réaliste, sauf à créditer le
chant XXIII du réalisme propre à toute fiction littéraire. Aussi bien n’est-ce
pas Patrocle qu’enterrent les Achéens mais, à travers celui qui était son double,
Achille encore vivant ; Achille qui mourra plus tard, quelque part dans le blanc
qui sépare l’Iliade de l’Odyssée, mais dont le texte ne cesse de pleurer la mort
à venir. Patrocle est mort : c’est, pour les Achéens, la fin de longues années de
peine devant Troie, c’est le prélude à l’acte finale, que l’Iliade ne racontera pas4.
En suspendant le temps des combats pour conter dans leur durée ces funérailles
lourdes du kléos et de la mort d’Achille, le poète épique clôt symboliquement
l’histoire que son chant laissera ouverte. Revenant à Thucydide, on fera alors
l’hypothèse que, au livre II de son Histoire, il en va des citoyens d’Athènes
comme de Patrocle, de la cité comme d’Achille. Une première année de guerre
vient de s’écouler, faite de succès et de traverses, des hommes sont tombés pour
Athènes, tout est en place pour la suite. La suite : la fin de la guerre, en 405,
avec la défaite de la cité ? Peut-être. Mais, sans aucun doute, ce que la céré-
monie des funérailles vise, dans le texte de l’historien, c’est, dans l’au-delà du
texte, plus loin que tout événement, la gloire à venir de la cité-héros.
Décrire le rituel funéraire : façon, pour Thucydide, de mettre en place, d’ores
et déjà, l’entrée d’Athènes dans l’éternité de la mémoire, à travers ses citoyens
morts et glorieux, mais dont le discours funèbre détournera l’éloge pour mieux
le dédier, comme un hymne, à la cité (« Je me suis étendu sur la cité pour mieux
célébrer les hommes, et, à cet égard, le principal est fait », déclarera en subs-
tance l’orateur au moment de rendre aux morts la louange qui leur était des-
tinée). Décrire un rituel funéraire au sein d’un récit historique, c’est ouvrir le
temps des événements sur l’intemporel présent, à l’occasion d’une pause dans

3. Voir L’Invention d’Athènes, p. 46-47.


4. Voir Annie Schnapp-Gourbeillon, « Les funérailles de Patrocle » dans les Actes du Colloque
d’Ischia sur l’idéologie funéraire dans le monde antique, sous presse, Cambridge-Paris, et G. Nagy,
The Best of the Achaeans, Baltimore-Londres, 1979.
232 athènes, l’historien et les funérailles

les hostilités, instant suspendu où, tout au long d’un cérémonial, la puissance à
son zénith coïncida avec les mots qui la disaient.
Car il faut bien aussi parler du discours, et de l’orateur. Le lecteur aura remar-
qué comment, citant le texte de Thucydide, on a subrepticement omis la fin du
chapitre, pour préserver plus longtemps l’anonymat du discours et de l’orateur.
Oubli volontaire, qu’il convient maintenant de réparer.
Quant à ces premiers morts, c’est Périclès, fils de Xanthippe, qui fut choisi
pour parler d’eux. Et, au moment où les circonstances l’y invitaient, quittant le
monument, il s’avança vers une haute tribune dressée pour qu’il fût entendu le
plus loin possible par la foule, et il prononça en substance les paroles suivantes…
Donc, pour la circonstance, l’orateur s’appelait Périclès et, pour des généra-
tions de lecteurs, son discours est devenu l’Oraison funèbre. La seule, la vraie.
Un modèle pour parler d’Athènes, pour penser la cité. Modèle est en soi le genre
athénien du discours funèbre qui, à l’usage de la postérité, invente Athènes dans
un cimetière ; mais l’oraison funèbre de Périclès est modèle de ce modèle. Sur
la singulière destinée de ce discours, lu par les hommes politiques en quête de
paradigmes rhétoriques5, traité en document sur la démocratie par les historiens
de la Grèce, évoqué à titre de suprême référence par les amateurs d’humani-
tés, on ne s’étendra pas. Mais, revenant à la cérémonie des funérailles, on pré-
cisera ce que la comparaison avec Homère avait suggéré : que, en la décrivant
séquence par séquence, l’historien construit du kléos.
À un acte de parole comme l’oraison funèbre, il faut qu’un cérémonial donne
naissance, mais un cérémonial devenu texte, enchaînement d’actes déjà discur-
sifs. La cérémonie des funérailles assume cette fonction : entre le récit des faits
et la parole-événement de l’orateur, toute prête à s’autonomiser dans la mémoire
de la postérité, l’historien met en mots les gestes du deuil et du souvenir.

Ce que disent les funérailles


L’historien a vu, il a entendu. Le texte historique présente au lecteur des
funérailles déjà pensées, et comme une anticipation du discours qui y prendra
place. Tout est déjà dit, dans cette présentation, de ce que retiendra l’orateur
pour son discours-modèle.
L’identité immémoriale de la cité, d’abord. À désigner comme patrios
nomos la pratique athénienne des funérailles publiques, Thucydide la prému-
nit contre toute tentative pour lui assigner une origine datable : aux historiens
futurs de s’évertuer à réintroduire le temps dans cette affaire. Ils auront de sur-
croît à neutraliser la référence aux morts de Marathon, référence si prestigieuse
qu’elle donne du poids à l’affirmation, peu crédible pourtant, que seul le haut
mérite des Marathonomaques leur valut d’être enterrés sur le champ de bataille.
L’historien de la Grèce sait que telle était généralement la coutume des cités à
l’issue d’un combat, et il a par ailleurs toute raison de penser que la pratique
« ancestrale » d’Athènes n’existait pas encore au temps de Marathon ; mais,

5. Le Florentin Leonardo Bruni l’imita au xve siècle, John F. Kennedy, y fit peut-être écho dans
son Adresse Inaugurale ; quant au dictateur Métaxas, il l’avait assez lu pour en interdire l’étude
dans les écoles de Grèce.
athènes, l’historien et les funérailles 233

face aux affirmations de Thucydide, il devra mobiliser toute sa force d’argu-


mentation démonstrative, parce que, dans sa première épure, le texte a pour lui
l’autorité, et, pour plus d’un lecteur, la cause est d’avance entendue : dans son
nomos, Athènes a toujours été Athènes.
Après l’identité, la noblesse. La mise en scène de l’exposition des restes,
puis leur enfermement dans des cercueils de cyprès et leur transfert en char
sont autant de traits qui, dans la cérémonie, évoquent les funérailles aristocra-
tiques : l’exposition prend tout son sens dans un mode de vie noble, le bois de
cyprès garantit l’éternité du souvenir, et le chat, emblème des pompes héroïques,
convient à la solennité (au cercueil du simple particulier, un dos d’homme suf-
fira pour gagner le cimetière) : enfin, c’est en un lieu hautement symbolique
que se rend le cortège, à l’allée des tombeaux publics du Céramique, mais il
n’est pas indifférent que Thucydide caractérise ce lieu par sa seule beauté.
Funérailles des citoyens, funérailles d’aristocrates… Et cependant, la démo-
cratie a sa place dans la description sous la forme de cette liberté d’action
que tous, même les adversaires politiques, concèdent à Athènes comme son
trait le plus spécifique : honneur civique et collectif, l’exposition (prothésis)
­s’accommode des allées et venues des parents endeuillés, tolère les offrandes
privées que chacun dépose, à son gré, pour son mort ; et le moment venu, nul
n’est exclu du cortège si, par conviction ou curiosité, il a désiré s’y joindre,
manifestant ainsi cette bonne volonté politique qui fonde la vie en démocratie.
Idéal noble, pratique démocratique, comme la description, l’oraison funèbre
saura conjoindre l’éloge de la constitution athénienne et le constant recours
aux valeurs des Meilleurs6.
Mais, au-delà de toute détermination, plus qu’à la noblesse, plus qu’à l’éga-
lité, c’est à illustrer le caractère profondément civique de la cérémonie que la
description se consacre – après quoi, le discours pourra s’adonner à consti-
tuer une cité-modèle. Ainsi l’on soulignera l’insistance avec laquelle l’histo-
rien s’attarde sur les modalités du regroupement des restes (« des cercueils…
sont transportés en char, à raison d’un par tribu ; les ossements y sont grou-
pés chaque tribu à part ») ; par tribus donc, selon les unités éminemment poli-
tiques qui, depuis Clisthène, assurent la division et le mélange du corps civique
d’Athènes7 ; seul le lecteur distrait pourra douter qu’il s’agisse là d’une précision
importante. Toutefois, à l’insistance, cette description peu férue de pittoresque
préfère généralement la concision, et quelques mots suffisent pour évoquer la
désignation de l’orateur ; choisi par la cité : telle est sa définition, tel son titre
de gloire ; au lecteur de déterminer, s’il le désire et s’il le peut, quelle instance
l’a nommé, et à l’issue de quel vote : pour Thucydide, l’essentiel a été signifié.
Enfin, avec la même économie de moyens, le texte sait mentionner l’interven-
tion, à la fois tardive et réglementaire, des femmes, ces encombrantes pleureuses
dont les lois funéraires de toute cité grecque cherchent à canaliser l’émotion :
au détour d’une phrase, elles apparaissent pour lancer la lamentation requise,
après l’exposition, après le convoi, au moment où la terre va recouvrir les os
des citoyens – moment où, dans l’économie de l’exposé, l’essentiel du céré-
monial est déjà accompli.

6. J’ai tenté de le montrer dans L’Invention d’Athènes, p. 175-224.


7. Voir P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Paris, 1964.
234 athènes, l’historien et les funérailles

Lorsqu’enfin s’avance l’orateur, la description a déjà tout dit. Plus exacte-


ment, tout est déjà dit de ce que l’historien voulait que l’on pense ou que l’on
sache. Car – d’autres sources, plus fragmentaires mais moins construites, le sug-
gèrent – il y a dans la cérémonie des moments voire des séquences tout entières
qui n’ont pas été mentionnés.
À en croire Thucydide, tout s’achève dans le discours : l’orateur prononce
l’éloge, après quoi l’on se retire. Comme cela, sans un mot, sans un geste ?
De fait, la formule finale de toute oraison funèbre, y compris celle de Périclès,
invite l’auditoire à ne pas se disperser sans avoir accordé aux morts, collective-
ment et chacun pour soi, l’hommage d’une ultime lamentation. Pourquoi taire
ce gémissement final ? À coup sûr, dans la linéarité de la description, il ferait
double emploi avec celui des femmes qui, rassemblées au tombeau, ont salué
ainsi l’arrivée du cortège. Mais à ce silence il y a des raisons plus sérieuses,
tenant à la fois de l’économie de l’œuvre historique et de la finalité propre à
l’éloquence officielle. Au livre II de l’Histoire, le dernier mot du discours doit
clore la cérémonie, qui sert elle-même à fermer le récit de la première année
de guerre. Et, parce que l’oraison funèbre est, comme genre, construite sur un
refus et un déplacement – refus de pleurer sur les morts, déplacement du san-
glot vers la louange –, dans l’exposé des funérailles, la mention du discours a
d’avance frappé d’inanité le gémissement rituel. Dont acte, tacitement : « après
quoi, on se retire… »

Et puis, à s’en remettre au seul Thucydide, on ignorerait tout du concours


funèbre qui faisait partie intégrante de la cérémonie, ou des rites de célébration
qui, chaque année, rappelaient le souvenir des citoyens tombés pour Athènes.
Encore une fois, dans ces oublis, le hasard n’est pour rien. Double institutionnel
du discours, le cérémonial mérite à ce titre d’être pris dans une narration histo-
rique qui fera de l’oraison funèbre un acte de parole ; mais il devient quelque
chose comme une épure dont tous les éléments doivent concourir à la produc-
tion du politique, cette idéalité. Absent, donc, le culte funéraire, gestes dépour-
vus de la médiation du discours, rites livrant tous les ans la collectivité aux
gémissements ; absent le concours (agôn), qui, au sein du récit, libérerait vir-
tuellement le champ pour la rivalité des individus, engagés dans une émulation
entre vivants qui luttent pour des valeurs de vivants. Or, aux funérailles comme
au discours, il est pour Thucydide une seule leçon : que la figure du citoyen
culmine dans celle de l’Athénien mort pour que la cité se pense en sa gloire.

Il faut s’y résigner : sans le discours, nous n’aurions pas la description. Et


entièrement investie par le discours est la description. Encore, à employer ce mot,
ne doit-on pas se dissimuler qu’au fil de l’exposé, le dire n’a cessé de l’emporter
sur le voir. Il n’est jusqu’au long cortège des chars qu’il ne faille arracher aux
mots pour lui rendre imaginairement sa dimension de spectacle. Toute beauté
s’est réfugiée dans le Céramique ; encore ce beau parle-t‑il moins à l’œil qu’à
l’entendement politique, et (que l’on se rassure !) Thucydide ne décrira surtout
pas le bas-relief ornant le monument de 430, dont les archéologues cherchent
encore périodiquement à reconstituer l’ordonnancement spectaculaire. Enfin le
moment de la prothésis, essentiel pourtant dans l’exposé de l’historien, n’a plus
pour fonction, comme dans l’épopée, d’offrir à la contemplation des proches
athènes, l’historien et les funérailles 235

la vision ultime du corps, mort mais embelli8 ; parce qu’il ne concerne plus
que des ossements, restes déjà lointains où nul ne reconnaîtra celui qui lui était
cher, c’est à n’en pas douter une idée qui s’y expose : en guise de beau mort,
l’idée de la belle mort.
Sur ce point, dira-t‑on, la responsabilité incombe entièrement à Athènes.
C’est la cité, non l’historien qui en a décidé. Certes. Mais le cortège ? Mais le
Céramique ? Qui les décrira ? Dans la prose civique, l’entendement a tranché
contre l’œil. Aux amateurs de pompes nationales d’imaginer le reste. À moins
que l’on ne préfère méditer sur la rencontre réussie d’Athènes et de Thucydide :
première démocratie à sceller sa cohésion en célébrant la mort des siens, la cité
s’est pensée dans une institution de deuil et de gloire ; et, pour la postérité,
­l’historien a constitué les funérailles en cérémonie de discours.
L’orateur peut s’avancer. Toujours le dernier mot lui appartient.

8. Ainsi que l’a montré J.-P. Vernant (« La belle mort et le cadavre outragé », Journal de Psychologie,
1980, p. 233-234).
LA CITÉ COMME CUISINE ET COMME PARTAGE* **

Pour l’humanité qui vit en cités, tout, en Grèce, commence par de la cuisine :
par du sacrifice. Une assemblée du peuple, mais aussi bien le temps des hommes.
Le sacrifice : un acte rituel, mais qui est un repas. Une « fête solennelle où…
la communication s’établit entre la terre et le ciel » ; une « boucherie, cuisine
ritualisée, préparation du repas de viande »1.
Le sacrifice : un acte civique, mais qui est de la cuisine. Le contrat social ?
« D’abord une opération culinaire » (Loups, p. 222).
La thusia (nom grec du sacrifice sanglant) : un traitement des « corps à man-
ger » (Bêtes). Conjonction des hommes avec les dieux dans la distance, mais
le manger est humain.
En un mot, le sacrifice : « au centre des pratiques alimentaires et de la pen-
sée politico-religieuse » de la cité (Pratiques, p. 12).
Que le sacrifice grec soit délimité par sa fonction alimentaire, que les man-
geurs de viande constituent la cité, qu’il n’y ait de boucher que dans l’espace
du rituel, voilà qui surprendra, peut-être ; telle est pourtant l’imbrication de
l’alimentaire et du religieux que lorsque Héraklès le glouton tue un bœuf pour
manger, c’est encore, pour désigner cet acte de goinfrerie, le verbe du sacri-
fice, thuein, que les textes emploient2. L’aspect alimentaire du sacrifice, donc,
est capital. Pour les Grecs, mais aussi pour l’équipe du Centre de Recherches
Comparées sur les Sociétés Anciennes, affrontée, dans son enquête sur le sacri-
fice3, à la double exigence de parler des Grecs avec la langue des Grecs et de
répondre aux spéculations souvent hasardeuses des modernes.

* Première publication dans Annales ESC, n° 36, 1981, p. 614-622.


** M. Detienne et J.-P. Vernant éditeurs, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1979, 336 p., avec les contributions de M. Detienne, « Pratiques
culinaires et esprit de sacrifice » (Pratiques), p. 7-35 ; J.-P. Vernant, « À la table des hommes »
(Table), p. 37-132 ; J.-L. Durand, « Bêtes grecques » (Bêtes), p. 133-165 et « Du rituel comme
instrumental » (Instrumental), p. 167-181 ; M. Detienne, « Violentes Eugénies » (Eugénies),
p. 183-214 ; M. Detienne et J. Svenbro, « Les loups au festin ou la Cité impossible » (Loups),
p. 215-237 ; J.-P. Vernant, « Manger aux pays du Soleil » (Manger), p. 239-249 ; F. Hartog « Le
bœuf autocuiseur et les boissons d’Arès » (Bœuf), p. 251-269 ; S. Georgoudi, « L’égorgement
sanctifié en Grèce moderne : les Kourbania des saints » (Kourbania), p. 271-307 ; J. Svenbro,
Bibliographie du sacrifice grec, p. 309-326.
1. J. -P. Vernant, Religions grecques, religions antiques, Leçon inaugurale, Collège de France.
Paris, Maspero, 1976, p. 30.
2. Cf. J.-L. Durand, « Le bœuf, le laboureur et le glouton divin », Recherches et documents du
Centre Thomas More, 22, 1979, p. 1-17 ; voir aussi Bêtes, p. 146.
3. Cette enquête, déjà amorcée avec la Leçon inaugurale de J.-P. Vernant, le Dionysos mis à mort de
M. Detienne, Paris, Gallimard, « Les essais », 1977, 234 p., les Viandes grecques de G. Berthiaume
(sous presse), et le chapitre I du livre de Laurence Kahn, Hermès passe, ou les ambiguïtés de la
la cité comme cuisine et comme partage 237

Avant d’entrer plus avant dans la lecture, un mot de précision s’impose :


appartenant à la même équipe sans avoir participé à cette enquête, l’auteur du
présent compte rendu fait siennes les questions et la langue de La Cuisine du
sacrifice, ce qui n’entraîne pas nécessairement l’adhésion à toutes les réponses
données dans le livre, qu’on voudrait lire d’assez près pour ne pas le trahir,
­d’assez loin pour le soumettre aux interrogations suggérées par la pratique
d’autres secteurs de l’objet « cité grecque ».
Sacrifier, c’est tuer pour manger : fondateur, le meurtre d’un vivant ne l’est
que de façon dérivée, parce qu’il faut bien que les humains s’alimentent ; du
coup, il n’y a pas place dans la Grèce des cités pour le sacrifice humain, ce fan-
tasme qui voudrait enraciner les sociétés dans une mise à mort originaire. On
mange, donc : pas un dieu, un bœuf, dit Vernant ; avec le divin, pas de com-
munion, seulement une communication, mais avec les hommes, quelque chose
qui s’appelle la communauté. Reste, pour l’anthropologue de la Grèce, à conju-
rer les sollicitations insistantes d’un modèle sacrificiel centré sur la religion
et qui tire du christianisme sa réputation d’universalité (Pratiques, p. 26-28,
32-34). Au-delà de certaines formules provocantes, d’ailleurs parfaitement effi-
caces – « Delphes, ce grand abattoir toujours en activité » (ibid., p. 18) –, un
tel ­combat suppose une stratégie active, exercée sur plusieurs fronts à la fois.
La première piste, suggérée en guise d’ouverture par M. Detienne et qu’il a déjà
suivie dans Dionysos mis à mort, consiste à revenir au lieu même où ­s’enracinent
les fantasmes des modernes : du côté de l’orphisme, avec son mythe du meurtre
de Dionysos par les Titans, pour montrer que c’est là discours de marge, discours
marginal en tout cas dans la cité grecque et que seules les « inclinations » des
modernes ont pu mettre au centre. Une fois rendu à son hétérodoxie, le mythe
orphique proclame la puissance du système sacrificiel de la polis, dans l’instant
précis où il en récuse les principes : pour les orphiques, point de viande, point
de sacrifice sanglant… Et point de femmes. La polis, on s’en doute, n’a cure de
proclamer de telles exclusions. Alors, pour mieux tester la validité du modèle
civique et la fécondité des voies de traverse, l’anthropologue s’enfoncera encore
plus loin, dans les « histoires-déchets » au sujet des femmes au sacrifice, vio-
lentes « Eugénies », dangereuse moitié de la cité. La marge éclaire le centre.
Le centre, maintenant. Ou ce qui s’y dit du sacrifice : le mythe de référence,
récit hésiodique devenu orthodoxie. Il revient à J.-P. Vernant d’explorer dans
son épaisseur textuelle ce récit où, à l’occasion de la fondation du sacrifice
par Prométhée, se dessine la condition humaine, statut intermédiaire, plaisir et
douleur mélangés. L’essentiel est qu’un premier partage du bœuf, instaurant le
sacrifice, installe l’homme à sa place : face aux femmes, face au travail, vivant
voué à mourir.
En un mot, dans cette procédure rituelle qu’est la mise à mort de l’animal,
c’est, une fois délimitée la part des dieux, toujours des hommes qu’il s’agit.
Aussi bien cherchera-t‑on vainement dans la Grèce des cités quelque chose
comme cet « ordre spécifiquement religieux » dans lequel, de Mauss à Cassirer

communication, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 1978, 205 p., se poursuit et se pour-
suivra à travers les recherches de J.-L. Durand sur les Bouphonies, de J. Svenbro sur la découpe
sacrificielle, de Stella Georgoudi sur le troupeau sacré et de Pauline Schmitt sur les banquets. Voir
aussi J.-L. Durand et F. Lissarrague, « Les entrailles de la cité », Hephaistos, I, 1979, p. 92-108.
238 la cité comme cuisine et comme partage

(et avant eux, après eux…), le sacrifice est dit s’enraciner. Parce que l’ordre du
religieux est toujours, dans la polis, « inséré »4 dans le social ou le politique,
on parlera plus volontiers de « politico-religieux » ou de « socio-religieux » et,
dans leur ensemble, les contributions qui forment ce livre se règlent à ce prin-
cipe, annoncé d’entrée de jeu (Pratiques, p. 24-25).
Aussi nous apparaît-il capital que, pour convaincre définitivement le lecteur
du caractère inadéquat de toute théorie unitaire du sacrifice, la stratégie inverse,
corollaire exact de la précédente, soit représentée, qui va chercher en pays grec
– mais cette fois-ci néo-grec – la cuisine du sacrifice au sein même du religieux,
de ce qui, pour notre conscience d’Occidentaux, en est le modèle : au sein du
christianisme, l’égorgement d’animaux et la joyeuse commensalité qui s’ensuit.
Non loin de l’église et avec la bénédiction du pope, sinon de l’évêque, le kour-
bani réunit une communauté venue pour « prier, manger, dormir, s’amuser » et
s’assurer que le saint protégera les troupeaux, les récoltes et les humains. Des
chrétiens célébrant un sacrifice sanglant… Bien sûr, les folkloristes ont pensé
à tout : d’où peut venir ce rite aberrant, sinon du paganisme, sinon de la Grèce
ancienne, mystérieusement vivante après tant de siècles ? C’est la force de la
démonstration de Stella Georgoudi que de récuser cette hypothèse (invalidant
du même coup la trop commode théorie des survivances ; Kourbania, p. 276-
277, 287-289) : la signification du kourbani ne se trouve nulle part ailleurs
que dans la religion orthodoxe et dans son rapport vivant à l’Ancien Testament
(p. 291-296). Et voici qu’en pays chrétien, il y a place, à côté du Sacrifice, pour
le sacrifice sanglant. De quoi méditer…
Mais du Sacrifice, modèle, suggestion linguistique, habitude de pensée, on
ne se débarrasse pas si facilement – autant prétendre penser hors de tout lieu.
« Illusion lexicale », peut-être, le sacrifice – le mot, la chose – n’en résiste pas
moins. On peut certes décider de lui substituer le mot grec thusia, pour rendre
le sacrifice grec à sa distance (Bêtes, p. 134-136). Est-ce là toutefois une opé-
ration suffisante ? J.-L. Durand le pense si peu qu’il tente une sortie hors des
mots, dans l’univers des images. Faire taire, fût-ce un instant, tous les mots
codés pour regarder, sur les vases, les figures muettes où les peintres athéniens
ont consigné par le menu les gestes du rituel : c’est chercher une logique sans
mots dont l’apprentissage, peut-être, réduira au silence l’encombrant appareil
conceptuel du sacrifice. L’image : non pas un reflet de la scène, mais, tout de
même, l’équivalent d’un « y aller voir » (Instrumental, p. 167-169). « Condamné
à voir » pour résister au langage, l’anthropologue de la Grèce ? À cette straté-
gie on peut hésiter à acquiescer. Restent des textes (des mots, à nouveau, mais
des mots à propos d’images) qui emportent la conviction.

***

De fait, pour entrer à l’intérieur du sacrifice – et, des quatre axes propo-
sés à l’ouverture du livre, celui-ci est sans doute le mieux dessiné (Pratiques,
p. 12) –, suivre la logique des images est de bonne stratégie : on y voit « une

4. Sans y voir plus qu’un emploi métaphorique du mot, on emprunte ici à Karl Polanyi le terme
qu’il utilise pour parler des sociétés précapitalistes où l’économique est « inséré » ou « encastré »
(traductions qui valent ce qu’elles valent de l’anglais imbedded).
la cité comme cuisine et comme partage 239

série d’actions et de gestes en rapport avec des bêtes, préparées pour être man-
gées » (Bêtes, p. 135). Pénétrer dans le rituel, c’est se glisser au cœur même
de « la distance que, par les bêtes, les hommes entretiennent avec les dieux »
(p. 139) – entre les hommes et les dieux, les bêtes ? entre l’homme et la bête
en tout cas, le sacrifice veut oublier ce qu’il peut y avoir de commun. L’animal,
toujours, a déjà été tué ; les hommes s’affairent pour extraire les viscères nobles,
les splankhna, partie vitale qui opérera la conjonction des dieux et des hommes :
on les grille, on les consomme en cercle étroit, premier temps du sacrifice, temps
fort, sur les images dont il constitue le centre (p. 139-146), dans les textes où
sa présence comme son absence est chargée de sens5. Et puis l’on découpe la
carcasse : os et graisse, la part des dieux sera consumée, tandis que la viande,
part des hommes, sera cuite, bouillie. Mais, entre l’extraction des splankhna et
la consommation des viandes, la découpe est affaire de partage, de partage égal
– ce que les Grecs nomment isonomie – et, du corps défait de la bête, naît, lors
de chaque sacrifice, l’espace civique de la polis (p. 150-155).
Au cœur du sacrifice, donc, il y a le politique comme partage égalitaire, où
les places sont (en droit) interchangeables comme le sont les portions de viande
entre citoyens. Entre citoyens : précision importante pour mesurer l’étendue de
cette solidarité du politique et du sacrificiel, qui fonde la cité, qui structure le
livre dans son ensemble (p. 10, 23-24, 186-188, 219-227, 283).
Une et régie par l’égalité, mais nécessairement constituée d’éléments dis-
semblables : telle doit être la cité, à en croire Aristote6. Tel est, de fait, le sacri-
fice, où l’espace homogène du politique recouvre la différence, toute une série
de différences. Cercles concentriques distribuant ceux qui participent au sacri-
fice – communauté large des mangeurs de viande, groupe étroit des goûteurs
de splankhna et, tout au centre, près des dieux, le sacrifiant – ; opposition, sur-
tout, entre tous ceux-là et les autres : étrangers et métèques (pour ne pas parler
des esclaves), et surtout les femmes, dont la position par rapport au sacrifice dit,
dans son ambiguïté, le statut problématique qui est le leur dans la cité. Privées
des droits politiques et cependant dotées d’une sorte de « citoyenneté latente »
en tant que, reproductrices, elles perpétuent la cité, les épouses de citoyens (car
des autres à quoi bon parler ?) occupent par rapport au sacrifice une place à la
fois marginale et importante : après les mâles citoyens – dans la cité des andres,
des mâles, cela va de soi –, avant les étrangers. Ce n’est pas qu’ici et là elles
n’aient un rôle sacrificiel (Eugénies, p. 187-189) ; mais ce ne sont qu’excep-
tions, ponctuellement explicables, à la règle de leur mise à l’écart : les femmes
n’ont généralement accès à la viande qu’indirectement, par le mari.
Et pourtant… Voici que ces femmes, exclues du sang, tenues loin du couteau,
sacrifient, et dans la plus « politique » de toutes leurs fêtes, les Thesmophories,
fête essentielle pour la polis. Étonnement des historiens des religions. Il est vrai
que la chose posait déjà problème aux citoyens : si la menace, renforcée ici
par le secret de la cérémonie, est que tout sacrifice s’achève en violence (on y

5. Signification des splankhna dans l’Electre d’Euripide : Bêtes, p. 146 sq. ; absence des splankhna,
chargée de sens : dans le sacrifice prométhéen (Table, p. 54, n. 1), dans le sacrifice scythe raconté
par Hérodote (Bœuf, p. 261), dans le sacrifice d’Hermès (L. Kahn, Hermès passe, p. 67).
6. Aristote, Politique, II, 1261 a 22-24 (critique de la cité platonicienne, faite d’homoioi, de
semblables).
240 la cité comme cuisine et comme partage

reviendra), le fait est grave. La cité, M. Detienne le montre fort bien, s’en tire,
comme souvent, en donnant simultanément deux réponses : dans la pratique, en
introduisant parmi les femmes, l’instant d’un geste, un égorgeur (sphageus) ;
fantasmatiquement, c’est, on s’en doute, plus compliqué, et l’imaginaire mas-
culin des citoyens se raconte des histoires à frissonner de terreur et de plaisir, où
les chastes femmes abeilles constituent la cité retranchée des égorgeuses, prêtes
à châtrer le mâle imprudent ou trop curieux. Mais l’imaginaire grec sait aussi
que les femmes adorent la viande (la femme-belette de Sémonide ne craint pas
d’aller voler, jusque sur l’autel, les victimes non sacrifiées) et qu’on peut bien
les tenir loin du sang (considérer par exemple le suicide par pendaison comme
spécifiquement féminin, par opposition à la virilité du glaive), elles n’en ont
pas moins dans leur corps un rapport intime au sang (Eugénies, p. 206, 213).
Rejetant à la fois la femme et la viande, les renonçants orphiques ne s’y trompent
pas. Hésiode le savait aussi, qui liait l’introduction des femmes dans le monde
à l’instauration du sacrifice. À la condition humaine, donc.
Car, privilège que les andres se réserveraient volontiers, le sacrifice est aussi
et avant tout le propre de l’homme (anthrôpos, l’humain). S’il fonde l’ordre poli-
tique, c’est qu’il ouvre le temps de la civilisation, opposé à un âge d’or perdu
ou à l’allélophagie primordiale. Civique, certes, le sacrifice à vocation alimen-
taire. Mais d’abord humain : une incursion chez Homère, aux pays du Soleil,
atteste que sacrifier selon les normes dessine ce que c’est qu’être un homme
(Manger, p. 248) et, en consacrant un mythe à l’institution de ce code alimen-
taire qui, dans le récit de l’Odyssée, était seulement sous-jacent, Hésiode fait
comme une théorie du sacrifice. Du moins est-ce ainsi que, dans les cités, on lira,
plus tard, le mythe de Prométhée. À qui s’interrogerait sur l’étrange histoire en
vertu de laquelle le texte d’un poète inspiré est devenu quelque chose comme le
mythe de fondation du sacrifice civique, on répondra que la polis dont, Aristote
le rappelle à propos, les membres ne sont ni dieux ni bêtes, simplement anthrô-
poi, s’est appropriée sans difficulté une pensée « métaphysique », sans doute,
mais à force d’être anthropologique (Table, p. 130)7. Certes la polis entend réa-
liser parmi les hommes ce bon fonctionnement du partage par consentement
mutuel qu’Hésiode réserve aux dieux ; certes les théoriciens de la cité hésite-
ront à fonder la condition humaine sur la ruse, comme le fait le poète (Table,
p. 47-48). L’essentiel est cette réflexion sur le statut d’homme, qui traverse la
pensée grecque et qui, chez Hésiode, prend sa cohérence.
L’humanité de l’homme grec : affaire de position au sein d’un échange,
cet échange que, dans la distance – J.-P. Vernant insiste tout particulièrement
sur ce point –, les hommes, désormais mortels, entretiennent avec les dieux.
Comme les bêtes assujetties au besoin de manger et à la nécessité de se repro-
duire, les hommes n’en tuent pas moins les bêtes, pour accomplir leur humanité
dans la communication avec les dieux. Aux dieux qui ne mangent pas8, la vie

7. Hésiode théologien de la cité : le problème est réel et si, à l’intérieur du système-sacrifice, la


place d’Hésiode est parfaitement claire, l’élucider pleinement demanderait qu’on pose quelques
jalons historiques.
8. C’est ainsi que, dans l’Hymne homérique à Hermès, le jeune dieu du passage, affronté simulta-
nément à une « envie de viande » et au désir d’être admis dans l’Olympe, procède à un sacrifice,
mais ne consomme aucune des parts qu’il a constituées : voir L. Kahn, Hermès passe, chap. I.
la cité comme cuisine et comme partage 241

de l’animal sacrifié et un « repas » que le feu a entièrement consumé ; pour les


hommes mortels, la chair morte des animaux, qui nourrira la gastèr insatiable,
nom du ventre mais aussi métaphore de la femme. L’homme cuit la viande : il
est vivant ; mort, il sera consumé. Mais ceci est une autre histoire.
En un mot, le sacrifice fait penser. Celui de Prométhée, fondateur du temps
humain et contemporain de l’ordre de Zeus (Table, p. 52-53), sert à penser
­l’anthrôpos dans son rapport aux dieux. Et peut-être aussi les dieux olympiens
dans leur rapport à ces anthrôpoi qui, en sacrifiant, reconnaissent leur puis-
sance. Que, dans la thusia, il y aille aussi de la condition des dieux n’est pas
la préoccupation majeure d’une enquête centrée sur la signification alimen-
taire du sacrifice ; reste que les Grecs ne se désintéressaient pas de cette ques-
tion, fût-ce sur le mode burlesque, comme dans les Oiseaux d’Aristophane où
la colère des Olympiens privés de la fumée des viandes illustre comiquement
la « dépendance » des dieux envers les humains9.
Le sacrifice, donc, fait penser. Au-delà du mythe de Prométhée, revenons
à la cuisine humaine de la cité : tout sacrifice y est le sacrifice. Un instrument
conceptuel, un modèle pour se situer, pour se comprendre, pour appréhender
l’autre et lui assigner une place. C’est l’un des apports majeurs de ce livre que
d’en effectuer la démonstration. Ainsi, dans l’ethnographie d’Hérodote, les
pratiques sacrificielles, conçues comme un « moyen d’interroger les groupes
humains » (Bœuf, p. 251), deviennent l’une des questions que les Grecs posent
aux autres pour les comprendre : les Scythes de F. Hartog10 sont nomades, le
sacrifice est lié à la polis, qu’en est-il donc du sacrifice chez ces a-politiques ?
Comme par hasard, leur sacrifice est caractérisé par des manques : ni feu, ni
prémices, ni libations, ces composantes essentielles de la thusia, promues « cri-
tères de différence » (p. 255), et surtout pas de commensalité. Sacrifier selon les
normes, c’est accomplir l’anthrôpos en homme grec. Mais le sacrifice est aussi
une question d’homme à poser aux bêtes, vives ou mortes, et, chez un Aristote
détaillant les « parties des animaux », c’est encore la découpe sacrificielle qui
structure le savoir de l’anatomiste et la logique de la taxinomie (Bêtes, p. 149)11.
Qu’Aristote, penseur de l’homme grec, se soit fait « anatomiste-­sacrificateur »,
voilà qui nous invite à comprendre comment le sacrifice, ce modèle à l’usage
des Grecs, a pu, à l’usage des modernes anthropologues, servir encore de
modèle, d’instrument conceptuel pour traquer la Cité dans une des pratiques
qui lui sont propres.
À la fois objet et instrument de la recherche, la thusia. Ce qui, chez le lec-
teur, suscite plus d’une interrogation, tant il est vrai que, dans ce livre, le sacri-
fice est constitué en opérateur efficace de la réflexion sur la Grèce des cités.

9. Aristophane, Oiseaux, 1230-1233, 1262-1266 et surtout 1515-1524 et 1546 où l’intervention


de Prométhée est parfaitement significative.
10. Voir François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1980, 386 p.
11. Sur le rapport de l’anatomiste à l’animal, voir aussi, dans une perspective voisine, M. Vegetti.
Il Coltello e lo stilo. Animali, schiavi, barbari e donne alle origini della razionalità scientifica,
Milan, Il Saggiatore, 1979 (notamment le chapitre I) et, dans une perspective différente, G. E. R.
Lloyd, Magic, reason and experience. Studies in the origins and development of Greek science,
Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1979, p. 146-149.
242 la cité comme cuisine et comme partage

***

« Le contrat social est d’abord une opération culinaire » (Loups, p. 222).


Provocante en son évidence, la phrase dit que le sacrifice dessine une cité-­
modèle, celle, isonomique, des co-mangeurs de viande. Et le lecteur de s’inter­
roger : hors du sacrifice où elle se dégage comme contrat social, où donc est la
cité ? Si la cité est dans le sacrifice, n’est-elle qu’interne au sacrifice ? Faudrait-il
seulement renverser la proposition – truisme pour les historiens de la Grèce,
qui généralement s’en contentent – selon laquelle le sacrifice est dans la cité ?
Pour contourner la ruse bien grecque du mot polis, qui désigne à la fois un
type de société et l’idée que cette société se donnait d’elle-même, il n’est pas
d’autre moyen que d’éprouver la pertinence du modèle en dressant la carte de
ses lieux d’application, voire des lieux où il ne fonctionne pas. Une telle inves-
tigation recouperait l’axe 3, proposé en ouverture du livre et qui un jour sans
doute servira de trame à la poursuite de l’enquête. Mais dès maintenant le lec-
teur résiste mal au désir de situer le modèle, à l’intérieur de la cité, dans ses
pratiques, dans ses discours.
Il est, dans la vie de la polis, des moments où la simple évocation du sacri-
fice vise un effet politique. Ainsi, lors d’une guerre civile (stasis), pour souder à
nouveau le corps civique, thusia se fait mot efficace, chargé de tout le poids de la
sociabilité partagée ; entre deux armées ennemies faites d’Athéniens, s’avance
en 403 un orateur pour dire : « Concitoyens…, ce n’est pas nous qui vous avons
fait du tort, nous avons participé avec vous aux célébrations les plus vénérées,
aux sacrifices et aux fêtes les plus belles… » Et de développer la rhétorique du
partage, après quoi les chefs de l’armée adverse n’ont plus qu’à rapatrier leurs
troupes d’urgence, pour les soustraire à la force de l’idée de la polis. Lorsque,
en revanche, on pense la cité sur fond de guerre étrangère, le sacrifice, non plus
seulement associé à la fête, mais fête lui-même, devient un simple délassement.
C’est Périclès qui, chez Thucydide, prononçant l’oraison funèbre des soldats-­
citoyens tombés au combat, donne aux exploits (ponoi) d’Athènes, cité-héros,
les concours et les sacrifices, en guise de pause pour l’esprit12. Dans le premier
cas, la cité est menacée de l’intérieur, dans le second elle l’est, beaucoup plus
normalement aux yeux d’un Grec, de l’extérieur. On appréciera la différence.
Peut-être, à lire La Cuisine du sacrifice, éprouvera-t‑on aussi le désir d­ ’affronter
la pertinence du modèle à la diversité des discours civiques, l’histoire et la tra-
gédie, par exemple. Alors les choses se compliqueront. Du côté du discours his-
torique, la vocation alimentaire des pratiques sacrificielles est prise en compte,
sans toutefois occuper tout le champ. Il y a le sacrifice comme acte officiel, scan-
dant la vie d’une polis, dessinant l’espace où les Grecs peuvent se rencontrer,
préludant à l’affrontement des phalanges ennemies, et il y a le sacrifice comme
critère d’appréciation de l’humanité des barbares. Thucydide se limite à la pre-
mière série, mais Hérodote ne procède pas autrement dès lors que, à partir du
livre VI de ses Histoires, il passe à l’intérieur du camp grec ; en revanche le
même Hérodote, explorateur de l’altérité en pays scythe et ailleurs, recourt avec
constance au sacrifice comme critère. Or une constatation s’impose : si, chez le

12. On évoque 1) le discours de Cléocritos (Xénophon, Helléniques, II, 4, 20-22) ; 2) un développe-


ment de l’oraison funèbre de Périclès (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 38, 1).
la cité comme cuisine et comme partage 243

père de l’histoire, la cuisine du sacrifice tient une place importante – l’atteste


la récurrence de formules comme « après avoir sacrifié, ils firent un banquet »
(éthusan kai euôchèthèsan), de mots comme mageiros (le boucher), makhaira
(le couteau), splankhna – le sacrifice grec est rarement envisagé sous l’angle de
sa vocation alimentaire (dans la guerre, il s’articule avec la divination et, muets
sur la consommation, les textes traitent d’abord les victimes comme présages) ;
inversement, à quelques exceptions (grecques) près, la cuisine du sacrifice enva-
hit les livres ethnographiques, marquée par la déviance ou signe d’étrangeté13.
Comme si la norme servait seulement à dire l’écart…
Du côté de la tragédie, tous les repères se brouillent et il n’est quasiment
de sacrifice que corrompu, virant au meurtre ou consacrant aux dieux une vic-
time humaine, généralement une jeune fille. Bel argument pour les zélateurs
du sacrifice humain, qui jamais ne désarment ? Au contraire : preuve – une de
plus – de ce que la tragédie, dans une interférence généralisée, fait jouer les
unes sur les autres toutes les institutions de la cité, sur le fond distancié d’une
trame mythique14. Comparées à une jeune génisse (ou à une pouliche) indomp-
tée (admès), les vierges tragiques, Makarie, Polyxène, Iphigénie, meurent d’une
triple ambiguïté : celle du mot admès (faites pour le mariage, cette domestica-
tion, mais prêtes aussi pour le sacrifice), celle du geste de donner (de conduire)
– c’est le père qui donne (qui conduit) sa fille, c’est lui qui la donne (la conduit)
à l’autel du sacrifice –, celle enfin du statut de parthénos, vierge prête à marier
mais virtuellement attirée par la sphère de la guerre et qui, donnant sa vie en
échange du mariage, espère conquérir ce qui est la part des seuls andres : la
gloire d’une belle mort. Ce qui ne signifie ni que le sacrifice d’une vierge ait été
une pratique normale dans la cité, ni que le vocabulaire sacrificiel serve méta-
phoriquement à dire la mort du guerrier. S’intéresser à ces « aberrations » du
discours civique serait au contraire une occasion de répondre encore une fois
aux clichés toujours renaissants de la vulgate occidentale en matière de sacrifice.
Parlons-en donc, de cette mort du guerrier, source d’assimilations sédui-
santes pour tous ceux qui lisent le sacrifice sous la catégorie de l’oblation15. Sur
ce terrain tout particulièrement il faut donner, vite, une suite au livre, en explo-
rant la difficile question des rapports entre la guerre et le sacrifice. Si le sacri-
fice grec était renoncement à soi et offrande de sa propre vie, alors la question
serait entendue, et l’on pourrait se livrer en toute quiétude au jeu de l’assimila-
tion. Mais la thusia n’est pas le Sacrifice, et, la démonstration en est faite, dans

13. Exceptions grecques : par exemple le banquet dans l’histoire de Eléobis et Biton (I, 31) ; le
banquet offert par Clisthène de Sicyone s’inscrit dans le récit d’un mariage de tyrans (VI, 129),
les prérogatives sacrificielles des rois de Sparte disent l’étrangeté de la polis lacédémonienne (VI,
56-57 ; voir aussi 67 et 81). – Déviance : on prendra en considération l’usage de la makhaira
comme arme du côté de l’armée perse : VII, 79, 89, 91, IX, 32 (voir Thucydide, II, 96, 98 et VII,
27 : makhairophoroi thraces) ou dans la partie « sauvage » du combat des Thermopyles.
14. Voir les analyses de J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, dans Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui. Histoire classique », 1972, 184 p., et surtout,
de P. Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle » (p. 133-158).
15. Cette assimilation se trouve, par exemple, dans une démarche aussi intéressante que celle de
H. Hoffmann, « Sexual and asexual pursuit », Royal Anthropological Institute of Great Britain
and Ireland, n° 34, 1977, p. 6-7. Il n’existe pourtant à ma connaissance qu’un texte pour autoriser
une telle opération : encore s’agit-il d’un fragment difficile de Pindare (cité par Plutarque, De la
gloire des Athéniens, 7), et un texte unique ne fonde nullement une tradition.
244 la cité comme cuisine et comme partage

la thusia, ce que l’on offre aux dieux, c’est l’animal, cet autre, que l’on consom-
mera ensuite, à parts égales. Dans la guerre on tue d’autres hommes, avec des
armes qui n’ont rien à voir avec le couteau, et on donne sa vie, pour la cité qui,
en guise de contre-don, célébrera la gloire des disparus ; louant les morts d’avoir
fait abandon de leur vie, acquittant ainsi « une quote-part (éranos), la plus belle
de toutes », Périclès se situe sur le seul terrain qui puisse offrir une métaphore
pour dire la belle mort du combattant : celui de l’échange aristocratique où un
don gratuit entraîne, sans restriction, la réciprocité16. Mais, parce que les zones
frontières sont toujours plus instructives que les territoires bien homogènes, il
faut explorer le champ sémantique de sphagè (l’égorgement) qui, plus que celui
de thusia, pourrait menacer l’autonomie de la guerre. De fait, sont bien sphagia
les victimes offertes avant le combat, mais jamais dans la bataille ne le sont les
guerriers tombés en combattant17 et s’il est une « guerre » où l’on s’égorge, ce
n’est pas la guerre étrangère, mais celle, honnie des dieux et des hommes, qui
s’installe à l’intérieur de la cité : la stasis.
Ce qui nous ramène au livre. Car cette ouverture du sacrifice sur les autres
pratiques de la cité, elle est déjà opérée, à l’intérieur du livre (parce qu’on la
trouve à l’intérieur même du sacrifice), dans le beau texte où M. Detienne et
J. Svenbro traquent la violence tapie dans les gestes du partage égalitaire.
Manger à parts égales, c’est produire et reproduire l’égalité politique ; dans
le repas communautaire surgit la figure isonomique de la cité. Du côté du bes-
tiaire, les loups ont fonction de tenir cette partie : les loups, dont la troupe est
une phalange, les loups emblématiques du fantasme d’une cité de semblables. Il
se trouve que ces loups isonomiques ne fonderont jamais une cité, parce qu’ils
sont en même temps égorgeurs professionnels, bouchers : tyranniques, en tout
cas fauteurs de guerre civile, cette stasis où les coups que l’on se porte se nom-
ment institutionnellement sphagè. Une fois encore la cité grecque a tout pensé
(espère avoir tout prévu) : le modèle et ce qui le détruit de l’intérieur. L’égalité,
qui implique l’affrontement, voire la guerre, entre opinions adverses ; la res-
semblance du glaive et de la makhaira18 ; en un mot la proximité inquiétante
du sacrifice sanglant et de l’assassinat (Loups, p. 231-233).
La violence : tel est bien le centre du sacrifice, à la fois effacé et drama-
tisé, dans le rituel comme dans ses représentations. Point aveugle des images,
le geste nu du sacrifice est absent des vases, sur lesquels, comme le souligne
J.-L. Durand, la mort a toujours déjà eu lieu (Bêtes, p. 137-138) ; il y a un
avant de la mort – le geste de douceur adressé à la bête que l’on va tuer et dont

16. Thucydide, II, 43, 1, avec le commentaire de O. Longo, « La morte per la patria », Studi
Italiana di Filologia classica, 49, 1977, p. 5-36 ; sur éranos, voir aussi L. Gernet, Anthropologie
de la Grèce antique, Paris, François Maspero, 1968, p. 192-199.
17. Voir J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices. Aix-en-Provence, 1966, p. 159 :
on trouve katasphazein chez Hérodote (VI, 23 ; VIII, 127), sphagè et sphazein chez Thucydide
(IV, 48, 3 ; VII, 84, 5) pour désigner la mise à mort de prisonniers ou de vaincus dans la guerre ou
la guerre civile ; sphazein désignant le suicide d’un vaincu : Thuc., II, 92, 3.
18. Meneur d’une conspiration contre les Homoioi spartiates, Kinadon arme ses troupes avec les
instruments des métiers, dit-on, en fait avec les instruments du sacrifice, au premier rang desquels,
bien sûr, makhaira, mais, à côté de l’épée (xiphos), on trouve aussi les broches (obéliskoi), la hache
(pélékus), la faucille (drépanon), tous mots qui figurent au lexique de La Cuisine du sacrifice
(Xénophon, Helléniques, III, 3, 7).
la cité comme cuisine et comme partage 245

on quête l’acquiescement – et un après, qui mène à la commensalité humaine


(Instrumental, p. 174-178). Et pourtant, sur les images comme dans le rituel, le
sang assume toute l’importance (p. 179). Cette tension, en vertu de laquelle on
occulte la mise à mort en la dramatisant pour mieux l’évacuer, a son lieu dans
la fête des Bouphonies, qui en est comme un commentaire19. Mais, au-delà du
sacrifice, elle rejoint sans doute toutes les opérations fondatrices du politique
grec, qui jamais ne dit mieux la cohésion que sur le fond de la mort, effacée,
domestiquée, transmuée en critère de valeur, mais toujours arrachée à la maté-
rialité redoutable du fait brut. L’égalitarisme du festin se fait sur du mort, l’ano-
nymat démocratique s’exalte au moment précis où la terre recouvre les corps
morts des citoyens20.
Pour que la violence ne déborde pas le contrat social, pour que la stasis
ne « pousse pas ces aiguillons sanglants qui ravagent les jeunes entrailles »
(splankhna)21, il faut donc manger : consommer ensemble la viande de l’ani-
mal sacrifié, « comme si l’ancien lien des chairs organiquement jointes assurait
périodiquement la cohérence du corps social » (Bêtes, p. 155). Le bœuf a été
tué, il faut manger. Plus exactement, on va manger. Car, à une exception près,
celle – moderne – du kourbani, fête fondée sur le bonheur de manger ensemble
(Kourbania, p. 285-287) et dont l’évocation ouvre dans le livre l’espace du fes-
tin, La Cuisine du sacrifice s’arrête toujours à l’instant de la consommation.
Ce n’est pas seulement chez les Scythes que la commensalité fait l’objet d’un
silence (Bœuf, p. 263-264), et le « plaisir du manger » n’est, chez Euripide, dans
la description du sacrifice d’Egisthe, que ruse tragique pour détourner l’atten-
tion des présages funestes : absent est le banquet, vers lequel, nécessairement,
conduit le sacrifice (Eugénies, p. 190).

Ici le lecteur s’interroge, et la question n’est pas mince : dans un livre cen-
tré sur la signification alimentaire du sacrifice, comment rendre compte de cette
absence ? La cuisine, mais pas le festin : affaire de hasard ? ou phénomène déjà
grec, et dont l’enquête porterait la marque ? Comme si discours et représenta-
tions gommaient précisément cette consommation vers laquelle tend le rite. On
observera, et c’est peut-être l’indice d’un choix grec, que dans le mythe hésio-
dique Prométhée était répartiteur et non, ainsi que le souligne J.-P. Vernant,
sacrificateur (Table, p. 37), non plus que consommateur. Reste, du côté de la cité
– mais aussi, déjà, de ce qui, dans la mémoire épique des Grecs, la précède22 –,
un silence dont il faut au moins établir qu’il a du sens23.
« Délimité par sa fonction alimentaire », le sacrifice ? Sans aucun doute.
À condition peut-être, une fois démontrée cette équivalence, une fois mis à dis-
tance les systèmes occidentaux du sacrifice, d’ajouter que ce sacrifice « culinaire »

19. Voir J.-L. Durand, « Le corps du délit », Communications, 26, 1977, p. 46-61.
20. Je pense ici à la cérémonie des funérailles publiques, ce qui n’implique aucun rabattement du
champ de la guerre sur celui du sacrifice ; voir « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes »,
Information sur les Sciences sociales, 17, 1978, p. 814-815.
21. Eschyle, Euménides, 859.
22. Voir, en ce qui concerne la commensalité dans le monde homérique, les remarques de S. Saïd sur
l’ellipse de la consommation au profit de la répartition dans la description des festins de l’Odyssée,
dans Études de Littérature ancienne, Paris, Presses de l’E.N.S., 1980, p. 9-49.
23. Dans cette perspective, l’étude du banquet, de ce qu’on en dit, de ce qu’on en montre, est essentielle.
246 la cité comme cuisine et comme partage

pouvait se passer de cuisine, mais non de partage. Il est des sacrifices où l’on ne
consomme pas et que le grec n’en désigne pas moins du nom de thusia, il est
des découpes non alimentaires, il n’est pas de sacrifice sans découpe.
Dans la cité, le sacrifice. Dans le sacrifice, la cité. Comme cuisine et comme
partage. Comme cuisine ou comme partage ? Ce n’est pas le moindre intérêt de
cette enquête que d’ouvrir sur une telle question.
LE HÉROS ET LES MOTS* **

Avis au lecteur : pour lire The Best of the Achaeans, mieux vaut renoncer
tout de suite au projet, dilettante ou narcissique, d’une promenade ou d’un sur-
vol en pays bien connu. Comme tous les vrais livres – et les vrais livres ne sont
pas si nombreux –, l’étude de Gregory Nagy arrache le lecteur à ses repères
habituels et l’entraîne au long cours. Il ne le regrettera pas, à condition d’avoir
accepté d’acquiescer au mode d’emploi, qui est de tout lire, et de tout lire dans
l’ordre (« pour être pleinement apprécié, l’argument doit être lu dans son inté-
gralité » : règle formulée par Nagy à propos de tel développement de Dumézil
et que le lecteur fera sienne pour lire Nagy). Tout lire, et dans l’ordre : parce
que, comme l’observe James Redfield en guise de préface, la totalité de l’ana-
lyse est plus forte qu’aucune de ses parties ; parce que, s’agissant d’une Fugue,
l’écoute ne saurait être intermittente.
Pour rendre compte du livre, il n’est donc d’autre voie que de commencer
par le raconter.

Le « meilleur des Achéens » : c’est Achille dans l’Iliade, et c’est, dans


l’Odyssée, Ulysse. Aux Enfers, Ulysse rencontrera Achille mort, héros de la
gloire (kléos) qui échangerait bien tout son kléos contre la promesse d’un retour
(nostos). Mais, au plus fort de la tempête, Ulysse naufragé doute du retour et
regrette le kléos, propre à Achille, d’une mort glorieuse devant Troie. Kléos
d’Achille, excluant la douceur du retour, nostos d’Ulysse qui, au logis, trouvera
aussi la gloire, incarnée en Pénélope dont les vertus conjugales exaltent l’époux.
Ainsi, dans ce concours pour le titre d’aristos Achaiôn, dans cette rivalité du
héros de la force (biè) et de l’homme en son intelligence rusée (mètis), Ulysse
le rusé l’emporterait ? Patience. Ulysse gagne dans l’Odyssée, mais pour Nagy
l’Iliade compte plus que tout. Et « l’Iliade appartient à Achille ».
Dira-t‑on alors que cette rivalité, évoquée devant Ulysse par l’aède Démodokos,
est une invention de l’Odyssée ? Ce serait méconnaître que la matière de l’épopée
est d’abord traditionnelle, et Nagy sait montrer comment, tout en lui préférant le
thème de la rivalité d’Achille et d’Agamemnon (du guerrier et du roi), l’Iliade
connaît cette tradition, qui affleure au chant ix dans la scène de ­l’ambassade.
Ici, le lecteur, pris au plaisir de la démonstration, s’attarderait volontiers ; mais
déjà, le voici entraîné ailleurs, au fil d’une série de permutations qui, sur fond
général d’antagonisme (entre héros, entre héros et dieu, entre dieu et déesses),

* Première publication dans L’Homme, n° 21, p. 87-94.


** Gregory Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, Baltimore
and London, The John Hopkins University Press, 1979, xvi + 392 p., append., bibl., indexes.
248 le héros et les mots

le conduisent à Delphes ; il n’y restera pas, car l’essentiel était de camper une
première fois Achille dans son statut d’adversaire d’Apollon, mais peut-être
a-t‑il déjà compris que ce va-et-vient entre l’Iliade et l’Odyssée l’emmène bien
« au-delà de l’épopée » – ce sera le titre de la dernière partie du livre.
Achille, Apollon : au premier chant de l’Iliade, la colère du dieu ne s’apaise
que pour faire place à celle du héros, terrible, source d’innombrables malheurs
pour les Achéens. Le poème épique conte ces malheurs, mais déjà le nom du
héros – Akhileus : celui dont le peuple (laos) éprouve la douleur (akhos) – dési-
gnait Achille comme l’essence même du deuil, « the man of constant sorrow ».
Un akhos a séparé Achille de ses compagnons, un akhos (le deuil de la mort
de Patrocle) le réintègrera parmi ceux qui portent si bien le nom d’Akhaioi. Le
temps de quelques belles variations sur ce qui apparente et oppose la « gloire
impérissable » et le « deuil qu’on n’oublie pas » (kléos aphthiton et penthos
alaston), et voici distribuées entre Patrocle et Achille les deux faces de la figure
héroïque : deuil pour l’ami mort à la place de l’ami, kléos pour le héros épique
qui, de sa douleur, tirera la force de gagner la gloire impérissable. Alors appa-
raissent deux mots, qui ne nous quitteront plus : dais, le banquet qui est aussi
le sacrifice, et éris, la rivalité, la lutte ; derrière Achille, se profile le thème de la
querelle au sein du dais, et, dans les luttes que, par hommes interposés, mènent
entre eux les dieux au sein de la guerre de Troie, éris est présente, comme elle le
fut aux noces de Thétis et de Pélée pour semer la discorde qui, après les dieux,
mettrait aux prises les humains. Et Hector, qui regrettait si fort de n’avoir pas
même part d’honneur que les dieux, mourra sous la lance d’Achille, victime de
l’hostilité d’Athéna envers les Troyens.
Arrivé à ce point du parcours, Nagy consacre une longue méditation à ces
« concepts du héros dans la poésie archaïque » qui donnent au livre son sous-
titre. Héros du culte, héros de l’épopée : ces deux figures, déjà rencontrées et
perdues plus d’une fois, structurent la succession des quatre premières races du
mythe hésiodique, comme deux traditions rivales de l’immortalité. Ébloui par
l’originalité d’une démarche qui, sur un texte tant de fois et si bien commenté,
sait porter un éclairage neuf, entraîné par la riche étude du mot aphthiton et des
métaphores végétales qui disent la vie des mortels, le lecteur perdra peut-être
pied lorsque, au-delà du kléos épique, Nagy oppose l’immortalité lointaine des
héros transportés aux frontières du monde et celle, conquise sur la mort, des
héros du culte dont, à son propre usage, telle cité conserve précieusement les os.
Faudra-t‑il donc quitter Achille, à qui l’Iliade n’attribue ni culte ni séjour aux
îles des Bienheureux, Achille qui doit mourir et dont seule la gloire ne meurt
pas ? Non sans hésitation, non sans nostalgie, il faut avancer.
Dais et éris, thèmes déjà connus, donnent à l’analyse un nouveau départ.
À dais et éris, il suffit d’adjoindre la volonté de Zeus, en vertu de laquelle la
­querelle a troublé la commensalité tranquille des origines, et l’on obtient… la
guerre de Troie, ou encore, chez Hésiode, la condition humaine : au commen­
cement, la pensée mythique des Grecs a mis l’éris, et à la célébration du kléos
la poésie archaïque ne cesse d’opposer la parole de querelle ou de blâme.
Troublant la concorde du banquet, l’éris poétique se fait gloutonnerie envieuse,
et, à l’occa­sion d’une longue lecture de la scène de l’Odyssée où Ulysse déguisé
en mendiant affronte les injures des prétendants, se dessine l’image de l’audi­
toire idéal : celui des « amis », du groupe que le deuil livre aux larmes, le
le héros et les mots 249

chant de kléos au plaisir d’écouter, et qui sait le bon usage de la louange et du


blâme. Louer le noble, blâmer le vilain – et parfois, comme dans la poésie iam-
bique d’Archiloque, louer l’un en blâmant l’autre. Mais la faute impardonnable
consiste à blâmer le noble : il revenait – on ne s’en étonnera pas trop – au pire
des Achéens de la commettre ; mauvais guerrier et mauvais poète de blâme,
Thersite s’en prend précisément à ceux que l’on ne peut que louer : à Achille
et à Ulysse. En un mot aux meilleurs des Achéens.
Alors, pour conclure ce parcours subtilement sinueux, il reste à compa-
rer la mort de Thersite et celle d’Ésope – tué à Delphes comme Pyrrhos, le fils
d’Achille –, en attendant de confronter le culte rendu à Ésope et celui que l’on
rendait à Hésiode : et le poète devient, lui aussi, héros. Le poète, le guerrier :
serviteur et substitut (thérapôn) d’Arès, des Muses – mais aussi antagoniste
d’Arès, comme Patrocle, d’Apollon, comme Ésope. Le poète, le guerrier : la
trame se resserre, tout comme l’échange, au sein de l’épopée, de la guerre et
de la fonction de parole. Au passage, le lecteur se régalera de pages sugges-
tives sur Arès, ou sur le nom d’Homère et sur le poète-charpentier, ajusteur de
mots ; encore une fois, il se convaincra du caractère central d’éris dans la pen-
sée poétique grecque de l’origine. Mais – et ce n’est pas le moindre paradoxe
de ce livre consacré au guerrier comme poète – le dernier mot est à Achille, un
Achille habité par biè, la force, et que cette marque désigne au poète comme
le meilleur des Achéens.
En résumant ainsi le parcours de Gregory Nagy dans The Best of the Achaeans,
on laisse, bien sûr, tomber beaucoup de ce livre foisonnant. Du moins vou-
drait-on avoir suggéré au lecteur virtuel les moments forts de ce cheminement,
régi selon Redfield par la loi de l’association libre, et que je préférerais carac-
tériser par sa maîtrise, tant il est vrai que, pour le suivre, l’attention doit se faire
fort peu flottante. On y reviendra. Pour l’heure, il est plus urgent de donner leur
nom aux lois qui régissent ce parcours.

La tradition, les mots. Sous ce double signe est placé le parcours qui constam-
ment entraîne le lecteur de l’Odyssée à l’Iliade, et de l’Iliade à la poésie lyrique,
en passant par Hésiode. Fidèle à la voie ouverte au début du siècle par les tra-
vaux de Milman Parry sur la poésie formulaire, Nagy met l’« efficacité artis-
tique » de l’épopée homérique au compte d’une tradition portée en l’occurrence
à son plus haut degré d’élaboration. Exit le génie d’Homère, seule est géniale
la tradition (p. 3), comme seuls sont efficaces les mots – mots exacts, for-
mules dotées d’un caractère nécessaire, mots clés qui, sous la narration1, disent
le thème essentiel (ainsi pèma, le malheur, qui toujours pointe en direction
d’Achille). Les mots font la tradition et, dans la tradition, rien ne se perd. Si
l’on acquiesce à cette hypothèse, on suivra Nagy jusqu’au bout et, convaincu
de l’absolue cohérence de la langue poétique, on admettra volontiers avec lui,
par exemple, qu’en désignant comme hèmithéoi (« demi-dieux ») les hommes

1. L’expression est de G. Nagy, p. 78. Ainsi assistons-nous à la recherche des « mots sous les
mots », mais en un sens tout différent de celui que donnait à cette recherche F. de Saussure com-
menté par J. Starobinski (Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure,
Paris, Gallimard, 1971) : chez Nagy, semble-t‑il, aucun inconscient ne préside à la mise en mots,
qu’on croirait volontiers cohérente de part en part (cohérence de la tradition ?).
250 le héros et les mots

de la race des héros, Hésiode vise, au-delà de l’épopée homérique, d’autres tra-
ditions épiques (p. 160).
Bien sûr, il n’est pas d’acquiescement, pas de gain, dont on ne paye le prix.
Le lecteur se voit ainsi contraint de renoncer à poser la question de l’auteur et,
s’il accepte volontiers que la « liberté » du poète épique est un faux problème
parce que, de toute façon, « le poète n’a pu avoir l’intention de dire quelque
chose qui ne soit pas traditionnel », peut-être hésitera-t‑il plus longtemps à don-
ner la tradition pour unique contenu au « je » du poète lyrique (p. 247, 369 ;
voir aussi 304-305). Mais il est trop tard : n’a-t‑il pas déjà, séduit par la nou-
veauté du propos, accepté la nouvelle périodisation que propose Nagy et qui
fait de la poésie archaïque (jusqu’à Pindare, en plein ve siècle) un tout, incluant
Homère ? Comment dès lors chercher à apprécier un Archiloque avec d’autres
critères que s’agissant d’Homère ?
Sur la question des mots, on s’arrêtera plus longuement, comme sur le
cœur même de la démonstration. À la fois matériel et concept, ou matériel se
pensant lui-même, le mot fait au sens propre la poésie. C’est en deux mots, on
l’a vu, que se laisse décomposer le nom d’Achille, et le premier mot de toute
poésie archaïque, Nagy le rappelle, nomme le sujet du récit à la manière d’un
titre (mènis dit la colère d’Achille au début de l’Iliade, avec andra l’Odyssée
met d’emblée l’accent sur l’humanité héroïque d’Ulysse, et, ouvrant l’Iambe 7
de Sémonide, chôris signale que la femme est à jamais séparée). Peu à peu, se
dessine le modèle d’un fonctionnement du langage où les mots sont comme
porteurs de la chose même qu’ils désignent. Disons du moins qu’ils en sont la
très fidèle imitation : lorsque Hector blâme Pâris avec des mots bas (aischrois
épéessi), cela ne signifie pas que les intentions d’Hector soient basses ; tout
simplement, les mots sont bas, parce qu’ils caractérisent en Pâris l’être de bas-
sesse (p. 256). Inversement, dans les mots de la poésie, toute réalité se double
de son logos (voire de son genre littéraire), comme tout personnage se double
d’un poète (bon ou mauvais, de louange ou de blâme)2 : épos dit la parole, le
mot, et l’épopée ; nostos désigne le retour et le récit du retour ; le péan que pour
Apollon chantent les Achéens est à la fois un chant et l’épithète dénotant les
pouvoirs guérisseurs du dieu ; mauvais guerrier, Thersite est aussi condamné
comme mauvais poète de blâme. Nagy se serait-il mis à l’école toute platoni-
cienne du Cratyle ? Sans doute n’accepterait-il pas une telle lecture. Sans doute
serait-il en droit d’objecter que, renversant l’invitation philosophique à « prendre
pour maîtres Homère et les autres poètes » afin de s’engager dans l’enquête sur
les noms, son livre subordonne l’intérêt pour les mots à l’étude d’Homère et
des poètes de la tradition. Certes. Reste que, à lire Nagy, on évoque plus d’une
fois le Cratyle, dont le projet est d’isoler ces « noms qui sont […] éléments du
reste, phrases et noms » ; le Cratyle qui définit le nom comme une imitation
(mimèma) quand il ne lui assigne pas tout simplement de « faire voir la nature de
la chose »3. Enfin et surtout, il y a chez Nagy, comme dans le Cratyle, des éty-
mologies, beaucoup d’étymologies… Noms d’Achille, de Thersite, d’Homère,

2. À propos d’Hélène comme poète, voir R. Dupont-Roc & A. Le Boulluec, « Le Charme du


récit », in R. Dupont-Roc, J. Lallot, M. Chiappore et al., Écriture et théorie poétiques, Paris,
Presses de l’École Normale Supérieure, 1976.
3. Citations du Cratyle : 391 d, 422 a, 423 b, 428 e, ainsi que 435 c.
le héros et les mots 251

tous disent l’être même du guerrier ou du poète. Habitué à ne pas demander


aux noms propres qu’ils signifient quelque chose, le lecteur moderne s’éton-
nera, d’abord, et sans doute estimera-t‑il que, sur la pratique du recours à l’éty-
mologie, Nagy ne s’explique ni complètement ni de façon vraiment claire
(p. 9, n. 7) ; on aura beau jeu, encore, de lui reprocher, par exemple, de gloser
le nom des Achéens à l’aide d’une étymologie tardive, invention d’un mytho-
graphe (p. 84). Là n’est pas la question. Car – toute pratique suivie de la litté-
rature grecque le confirme –, l’étymologie est une réalité grecque4, et les textes
ne cessent de jouer à ce jeu, parce que précisément pour les Grecs ce n’était pas
un jeu mais bien quelque chose comme un mode de connaissance, ce dont, dans
le Cratyle, Platon prend acte. Du sérieux de ce jeu l’anthropologue de la Grèce
doit se convaincre, s’il veut savoir lire ces textes qui lui donnent l’essentiel de
ses informations. Dans cette perspective, The Best of the Achaeans constitue une
étape importante vers une réflexion anthropologique sur le fonctionnement grec
du langage, sur le fondement – aussi – des manipulations de mots auxquelles il
faut procéder lorsque pour matériel on a de la poésie archaïque ou, plus géné-
ralement, lorsque l’on veut comprendre pourquoi un poète, lyrique, tragique ou
comique, pourquoi un philosophe grec s’enfonce dans la profondeur d’un nom.
Bref, il faut lire et méditer ce livre, il faut prendre au sérieux les problèmes
qu’il soulève, quitte à rencontrer de nouvelles et difficiles questions. J’en men-
tionnerai deux, qui ne sont pas minces.
Si dans tout nom se cristallise le sens du récit, quelle est donc la nécessité
de ce récit, sauf à lui assigner une fonction étiologique ? Car, dans l’associa-
tion entre une étymologie et une narration qui s’éclairent l’une l’autre, l’histo-
rien des religions a vite fait de repérer l’aition d’un rite. Toute poésie serait-elle
donc par soi en position d’aition ? C’est là pour le texte une singulière perte
d’autonomie et lorsque Nagy semble s’engager dans cette voie, lorsque, par
exemple, derrière l’Achille épique, il fait in extremis apparaître la tombe du
héros cultuel Achille, protecteur de l’Hellespont, il n’est pas sûr que le lecteur
en sera enchanté. Si l’on se refuse, comme je le fais, à voir dans les dernières
pages le dernier mot du livre, alors, pour suivre les voies ouvertes par Nagy, il
faut s’engager plus avant dans une réflexion sur le fonctionnement en miroir de
la poésie archaïque, dont les mots clés, unités de base, reflètent et condensent
le message narratif : ainsi, étiologique de ses mots, la poésie archaïque célé-
brerait à chaque instant la tradition. À moins que, étiologique d’elle-même, elle
ne justifie à chaque instant la nécessité qu’on la dise et le plaisir de l’auditoire.
Il ne m’échappe pas toutefois qu’en évoquant l’autonomie du texte, je réin-
troduis, lectrice indocile, ce dont Nagy a voulu faire définitivement l’écono-
mie en choisissant la tradition contre le texte. Ce choix constitue en lui-même
une seconde question, grave elle aussi, mais inévitable et qui à chaque instant
se pose au lecteur : à parler de tradition, de mots exacts, que devient tout ce
qui, dans un texte – pour décidément employer ce mot –, travaille, tout ce qui
bouge, tout ce qui grince ? À ces questions Nagy n’entend bien évidemment pas
apporter de réponse, sauf à proclamer l’étroite unité du rite et de l’épopée, sauf

4. Voir par exemple, sur la place que tient dans la démarche ethnologique d’Hérodote la réflexion
sur les noms propres, les remarques de F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980 :
251-259.
252 le héros et les mots

à constituer le dossier indo-européen du poète-charpentier, maître en jointures


bien ajustées. On peut ne pas s’en accommoder. Mais il faut savoir reconnaître
que toute démarche créatrice – et celle-ci l’est, incontestablement – consent à
perdre pour mieux gagner : Nagy fait son deuil du texte et, bien au-delà de la poé-
sie archaïque, pose les jalons d’une pensée du fonctionnement grec du langage.

Pour m’être étendue sur la question des mots, il me faut maintenant faire
vite, avec le sentiment d’opérer un tri arbitraire dans un parcours aussi riche.
Ainsi, pour regrouper les remarques qui suivent, dirai-je que, fermant le livre,
on s’interroge sur l’articulation qui y est faite entre le dedans et le dehors.
Dedans bien clos de l’épopée, système auto-référentiel où Démodokos en
dit plus sur les procédures poétiques de l’Odyssée que ne le dirait en son nom
propre Homère invoquant sa Muse. Il est vrai que, dans la démonstration, l’audi-
toire réel semble parfois se déduire d’un auditoire interne à l’épopée. Il en va de
même pour les objets du discours qui n’existent à proprement parler que sous la
forme de « thèmes » : si Nagy souligne avec raison le caractère positif d’éris en
tant que principe social, éris n’en est pas moins, tout au long de son livre, réap-
propriée par la poésie comme l’une de ses pratiques essentielles ; ainsi, dans la
scène d’Ulysse mendiant ou dans l’épisode de Thersite, la querelle du héros et
du vilain est entièrement réinvestie dans le champ de la louange et du blâme. On
peut admirer l’élégance avec laquelle est menée cette opération. Mais on peut
aussi – et j’aurais tendance à le faire – regretter que jamais aucune sortie ne soit
tentée hors de la tradition, pour aller confronter ces récits archaïques avec ce qui
se dit, bien au-delà de l’épopée, au sujet de l’esprit de querelle du « vilain ».
Alors Thersite serait certes mauvais poète, mais aussi ancêtre de la silhouette
classique du démagogue qui toujours s’en prend aux meilleurs et encense les
mauvais (le démagogue qui, chez Thucydide ou Aristophane, n’a plus rien d’un
poète mais reste une figure littéraire, produit d’une littérature politique). Alors
aussi l’on mesurerait l’extrême originalité de la pensée archaïque qui, bien avant
que les théories du contrat n’édulcorent l’anthropologie des Grecs en présen-
tant la cité comme le monde du partage toujours harmonieux, mettait éris aux
racines de la condition humaine. Mais tel n’est pas, dans la démarche de Nagy,
l’au-delà de l’épopée, car cet au-delà n’est pas politique.
Ce n’est pas qu’à l’épopée il n’existe aucun dehors. Le monde indo-européen
en est un, essentiel pour l’auteur, indo-européaniste de formation et qui porte
sur le monde grec le regard à la fois neuf et compétent du comparatiste. Dans
d’autres textes, il s’est essayé plus systématiquement à repérer dans l’Iliade la
mise en œuvre de concepts indo-européens centraux5. Telle ne semble pas avoir
été constamment sa démarche ici ; du moins reste-t‑elle implicite et comme foca-
lisée en quelques passages du livre. Ainsi, pour finir, Nagy se plaît à déplacer
l’accent du kléos d’Achille vers sa biè, et la force, « heur et malheur du guer-
rier » indo-européen, vient compléter la figure du héros. Certaines analyses
emportent plus difficilement la conviction : lorsque, consacrant un développe-
ment à Éôs (l’Aurore), enleveuse de jeunes et beaux héros qu’elle entraîne dans
l’immortalité loin du monde des humains, Nagy affirme que, derrière toutes les

5. Voir son dernier article, « Patroklos, Concepts of Afterlife and the Indic Triple Fire », Arethusa,
1980, 13 (2) : 161-195.
le héros et les mots 253

filles de Zeus (Dios thugatèr) attentives au devenir des guerriers, il y aurait ori-
ginairement Éôs (p. 200-205), le lecteur comprend qu’il s’agit de retrouver à tout
prix Uṣas-, l’Aurore du Rig-Veda, et à cette sollicitation il risque fort de résister.
Mais il y a surtout le dehors du rite. Plus précisément du culte héroïque. Car,
reprenant après beaucoup d’autres l’épineuse question de la dualité du héros
– héros cultuel, héros épique –, Nagy tente héroïquement de résorber cette dua-
lité sans toutefois perdre en chemin la spécificité et du culte et de la poésie.
Héros cultuel, héros épique : figure essentielle de l’anthropologie religieuse
des Grecs, le premier doit le culte qui lui est rendu à ce qu’il a expérimenté la
mort ; pour le héros de l’épopée, l’expérience de la mort est tout aussi consti-
tutive, à ceci près qu’elle est d’abord pensée comme l’horizon de la vie et qu’à
chaque bataille le guerrier, servant et substitut (thérapôn) d’Arès, lance un défi
à la proximité de la condition mortelle et de la mort. Proximité dangereuse et
qui seule vaut au « meilleur » le titre d’aristos (p. 31). Proximité qui, en Achille
comme par exemple en Héraklès, se nourrit de la redoutable complicité de la
force, noire ou éclatante, noire et éclatante6, avec la vocation du guerrier à la
mort. Proximité enfin qui s’exprime volontiers dans l’antagonisme affrontant le
héros à un dieu. Telle est du moins la version des poèmes épiques, où Achille
meurt de s’affronter à Apollon. Le culte, lui, a toujours déjà opéré la réconci-
liation du dieu et du héros – ainsi, sur l’Acropole d’Athènes, Poséidon a insti­
tutionnellement le titre d’Érechthée, du nom du roi primordial que, dans la
tradition légendaire, il a mis à mort.
Sur tous ces points, le livre de Nagy renouvelle l’analyse et nul n’a mieux que
lui suggéré l’irréductible opacité qui, au sein même du jeu des ressemblances,
trace entre le héros cultuel et le guerrier épique une frontière, trouble comme
toute pensée de la mort mais réelle comme l’écart séparant l’après du rite et
l’avant du récit. Et cependant, cette frontière, son plus cher désir est encore de
la franchir ; à dire vrai, je ne suis pas convaincue qu’il faille le suivre sur cette
voie. J’ai dit le désarroi qu’on éprouve dans les dernières pages à quitter Achille,
devenu héros de l’Hellespont, comme si l’Iliade ouvrait sur la matérialité d’une
tombe. J’ajouterai qu’on refuse tout net d’acquiescer lorsque, après avoir super-
bement caractérisé la vocation du héros à la mort, Nagy affirme (p. 295) que
la mort du héros est moins une nécessité de la tradition narrative qu’un réqui-
sit du culte héroïque – ou du moins, pour le citer avec exactitude, de la tradi-
tion rituelle du culte. Sans doute, à poser le problème comme lui, le résout-on
plus aisément qu’en maintenant l’écart du texte et du rite : entre traditions,
du même au même, la perméabilité est plus grande et l’on échappe ainsi à la
redoutable nécessité d’articuler entre elles des réalités hétérogènes. Mais, dans
la perspective même du livre, il n’est pas évident qu’il faille chercher à l’exté-
rieur de l’épopée ce qui, du dedans, donne à la parole poétique sa loi. Le kléos
– qui d’ailleurs, on l’a compris plus haut (p. 113-116), exclut le penthos (deuil)
rituel, interdisant à la narration toute dimension religieuse – ne se ­nourrit-il
pas d’un perpétuel défi à la mort ? Achille peut bien évoquer sa tombe à venir

6. Remarquables sont les pages consacrées à l’ambivalence de la force (p. 158-159 et 173 : les
hommes de bronze hésiodiques et le héros homérique ; voir encore p. 86 où, nuançant la célèbre
analyse de É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Éd. de Minuit,
1969 : 77-83, Nagy unifie la notion de kratos sous la catégorie de l’ambivalence).
254 le héros et les mots

mais, le choix qu’il a fait l’indique assez, il attend, dans l’Iliade, moins un culte
sur une tombe qu’un chant vivant dans la mémoire des hommes. En d’autres
termes, son comportement de guerrier épique fait sienne la croyance, exprimée
par Hélène, que « Zeus [aux héros] a fait un dur destin, afin qu’[ils soient] plus
tard chantés des hommes à venir » (Il., vi, 357-358).
Bref, on refuse ici de réconcilier Achille et le héros de l’Hellespont. Mais la
fermeté de ce refus suggérera en contrepoint l’intérêt que l’on prend à ces ana-
lyses et la qualité de persuasion qui est celle du livre, jusqu’en ses démonstra-
tions les plus problématiques, auxquelles le lecteur doit encore résister pied à
pied, séduit malgré qu’il en ait par l’art consommé du tektôn Nagy.

Puisqu’il faut bien conclure, je dirai l’admiration que j’éprouve envers The Best
of the Achaeans. On ne discute énergiquement que ce qu’on a lu avec allégresse,
dans l’enchantement des découvertes (Achille gagnant le kléos aphthiton, mais
perdant la Phthie, son pays au nom symbolique qui eût nourri sa vieillesse,
aussi longue qu’obscure), dans la certitude que de nouvelles voies s’ouvrent à
la recherche – sur la poésie et sur le fonctionnement grec de la langue7, sur le
héros et sur la pensée épique de l’homme en Grèce.

7. Est-il besoin de l’ajouter : les philologues, semble-t‑il, ne sont pas unanimes à accepter les
« étymologies » proposées dans The Best of the Achaeans – ainsi celle du nom d’Achille, que
certains déclarent « erronée ». Reste à s’entendre sur la signification réelle de la démarche qui
s’attache, loin des certitudes du positivisme, à mettre en évidence quelques trajets de l’imaginaire
grec des mots : déchiffrer dans l’épopée, comme le fait Nagy, l’étymologie effective pour les Grecs
du nom d’Achille n’entraîne nullement que cette étymologie soit la « vraie » du point de vue d’un
historien de la langue. Critiquer cette démarche sur les bases de la science linguistique des modernes
reviendrait à suggérer – postulat intenable – qu’entre le rapport des Grecs anciens à leur propre
langue et celui que nous entretenons au grec ancien comme langue morte, il ne doit pas y avoir de
distance. L’anthropologue et l’historien savent gré à Nagy d’avoir fait le pari inverse.
DU LIBÉRALISME EN HISTOIRE
OU DE L’INDIVIDU-ÉCRAN*

Passé, présent : conjonction toujours difficile à penser, à manier ; mais aussi :


conjonction inévitable pour l’historien lors même que, spécialisé dans les choses
grecques, il rêve d’entretenir avec l’Antiquité un rapport de tranquille immédia-
teté. Car, à l’instant précis où, heureux de se mouvoir librement dans un monde
aussi familier que révolu, il érige ce plaisir intemporel en preuve de l’inutilité
des médiations, il risque fort de se heurter inopinément à son présent, ce prin-
cipe de réalité de la démarche historique. On lui souhaiterait ­d’ailleurs volon-
tiers un tel réveil, puisque aussi bien, pour qui veut avoir rapport à la Grèce
ancienne, il n’est sans doute, en cette fin de siècle, d’autre recours qu’un incon-
fortable va-et-vient entre le proche et le lointain. De fait, le temps des certi-
tudes est passé, ce temps où l’on croyait possible une relation à sens unique,
d’un présent paradigmatique, car exemplaire, vers un passé enfin dévoilé. Ce
qui ne signifie certes pas qu’il faille simplement renverser la certitude en désil-
lusion et désinvestir le présent pour fabriquer une Antiquité sur mesure, origine
radieuse, contre-image de nos inquiétudes, paradis perdu de la société civile.
Pour la réflexion sur la Grèce ancienne comme – sans doute – pour la
recherche historique dans son ensemble, le temps des certitudes a coïncidé avec
le xixe siècle (ce qui n’entraîne pas, bien sûr, que les historiens d’aujourd’hui
aient tous renoncé à ces évidences rassurantes : on a toujours le droit d’éviter, si
on le peut, les démentis du réel). Marquée par l’History of Greece de Grote, cette
époque installe la démocratie athénienne de l’âge classique au centre de l’histoire
grecque, comme le miroir même du libéralisme bourgeois1, et c’est précisément
en commentant la parution de l’ouvrage de Grote à l’usage des lecteurs français
que Mérimée donne à la tranquillité épistémologique de la pensée libérale son
expression la plus achevée : « Notre siècle […] a un avantage sur ceux qui l’ont
précédé : les mœurs constitutionnelles nous ont habitués aux débats politiques
et, à force d’entendre parler de nos constitutions modernes, nous comprenons
mieux les gouvernements libres de l’Antiquité. Nos chambres, nos élections
nous expliquent l’Agora d’Athènes et le Sénat de Sparte, que les courtisans de
l’Œil-de-Bœuf avaient peine, je pense, à se représenter clairement. » L’Agora
d’Athènes, le Sénat de Sparte et le Parlement anglais ? Mérimée n’ignore pas
que, pour Grote, il y a dans cette énumération un terme de trop – Sparte – et,
avec l’historien anglais, il s’empresse de proclamer ses « sympathies » pour le

* Première publication dans Passé/Présent, n° 1, 1982, p. 48-58.


1. Voir P. Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », introduction à M. I. Finley,
Démocratie antique et démocratie moderne, trad. fr., Paris, 1976, notamment p. 37.
256 du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran

« gouvernement d’Athènes2 ». Quelques années encore, et Victor Duruy évo-


quera le bonheur de vivre dans la cité démocratique, avec ses « institutions
humaines » et son « gouvernement presque représentatif3 ».
Or, à l’appui de cette célébration conjointe d’Athènes et de la démocratie
libérale, un texte, toujours le même, est invoqué : on l’étudie dans les classes,
on y fait allusion dans les discours officiels, on le cite comme porte-parole
autorisé de « l’esprit libéral des habitudes et des institutions4 ». De l’oraison
funèbre prêtée par Thucydide à Périclès et qu’on désigne tout bonnement comme
l’« Oraison funèbre », on peut, il est vrai, escompter d’incommensurables béné-
fices idéologiques : discours exemplaire que celui-ci, prononcé par Périclès, ce
modèle de l’homme politique éclairé, écrit par Thucydide, que la pensée libé-
rale a consacré comme la figure même de l’historien5. Dès lors, la cause est
entendue : contre Sparte, Athènes est, dans la Grèce antique, la cité qui « sait
respecter la liberté de l’individu6 » et, parce que l’oraison funèbre de Périclès
se réduit pour l’essentiel à un éloge de la cité démocratique, les historiens en
quête d’un « tempérament libéral dans la politique grecque7 » y cherchent
(et y trouvent) l’affirmation d’une politique athénienne de l’individu.
C’est Grote, bien sûr, qui a donné le ton, consacrant dans son History of
Greece un long développement à ce discours, où il voit un éclatant démenti à
« l’assertion […] que les sociétés anciennes sacrifiaient l’individu à l’État » ;
et la longue lecture qu’il fait du texte revient à y cerner dans toutes ses dimen-
sions la place de l’individu à Athènes8. Ainsi s’instaure une tradition : après
Grote, il n’est pas d’exposé sur les institutions athéniennes qui ne fasse la part
belle à l’oraison funèbre de Périclès. Glotz ne procédera pas autrement en 1928,
lorsque, dans ce discours qui est la pièce principale d’un chapitre de La Cité
grecque traitant des « idées sur la démocratie », il choisit de privilégier « les
développements sur les rapports entre l’État et l’individu » : « Où donc – s’écrie-
t‑il en une citation presque littérale de Grote, à ceci près que l’éloquence de

2. P. Mérimée, « De l’histoire ancienne de la Grèce », dans Mélanges historiques et littéraires,


Paris, 1855, p. 109-219 (citation p. 112) ; ce texte réunit les articles publiés de 1848 à 1852 dans
la Revue des Deux Mondes, au fur et à mesure de la parution de l’History of Greece (à partir de
1846 ; la traduction française commencera à paraître en 1865) ; Sparte et Athènes : p. 177-178.
3. Sur Duruy, voir N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La formation de l’Athènes bourgeoise : essai
d’historiographie 1750-1850 », dans R. R. Bolgar (éd.), Classical influences on Western Thought,
A. D. 1650-1870, Cambridge, 1978, p. 169-222, notamment 220-221.
4. L’Oraison funèbre dans l’enseignement : voir par exemple E. Egger, La Tradition et les réformes
dans l’enseignement universitaire, Paris, 1883, p. 227-229 et 273, A. Croiset, « Rapport sur les
travaux de la Faculté des Lettres de Paris », Revue Internationale de l’Enseignement, 50 (1905),
p. 399-400 ; l’esprit libéral : citation de J. Girard, Essai sur Thucydide, Paris, 1860, p. 126 (voir
aussi 223-226 et 299 : « les pages les plus véritablement libérales qui aient été écrites »).
5. Thucydide et le libéralisme : « Athènes bourgeoise », p. 205-206 (à propos de la traduction de
P.-Ch. Lévesque) ; cf. J. Girard, Essai sur Thucydide, p. 2.
6. P. Mérimée, « De l’histoire ancienne de la Grèce », p. 178 ; sur l’individualisme à Athènes,
voir aussi G. Glotz, Bulletin d’Histoire grecque (1911-1914), Revue historique, 122 (1916), p. 86.
7. Ce fut, il n’y a pas si longtemps, le titre d’un ouvrage de E. A. Havelock, The Liberal Temper
in Greek Politics, New Haven, 1957 ; l’oraison funèbre de Périclès y est plus d’une fois évoquée
(p. 147, 170, 277, 414), et l’individu est un mot clef (par exemple p. 121, 254, 261, 278-279, 393)
cette démarche, mesurée il est vrai, et soucieuse d’éviter l’anachronisme (p. 17, 130).
8. G. Grote, A History of Greece, t. 6, Londres, 1849, p. 198-203 ; sur ce développement, voir
N. Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris. La Haye, 1981, p. 6-7.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 257

la période est bien française – où donc est cette oppression que leur aurait fait
subir, d’après un préjugé trop répandu, l’omnipotence de la cité9 ? »
Mais, pour retrouver dans l’Oraison funèbre une Athènes soucieuse des
droits de l’individu, il semble bien qu’on ne puisse éviter d’opérer un tri dans
le discours. Car, de Grote à Glotz et au-delà, c’est toujours le même découpage
qui s’impose, toujours les mêmes développements que l’on choisit de citer et
de résumer, voire d’omettre : on passe vite sur ce qui a trait à l’empire, encore
plus vite sur ce qui concerne la pratique guerrière des Athéniens (que l’orai-
son funèbre soit d’abord un discours militaire n’est pas le principal souci des
historiens libéraux de la Grèce), mais on s’étend sur les développements – en
soi, il est vrai, remarquablement longs dans l’économie générale d’une orai-
son funèbre – que Périclès consacre à la vie politique de la démocratie athé-
nienne. Ainsi, dans un texte très sollicité, il est deux passages qui le sont tout
parti­culièrement, au nom de l’individu : ces chapitres 37 et 40 du livre II de
Thucydide où, au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, K. R. Popper cher-
chait encore la charte de la « société ouverte ».

Dans cette histoire des lectures du discours, Popper occupe une place à
part, parce que son libéralisme l’amène à renverser le présupposé fondamen-
tal de l’histoire libérale, celui de l’exemplarité du présent. Sans doute n’est-il
pas le premier à le faire – du xixe au xxe siècle, l’usure du temps avait sérieu-
sement entamé la bonne conscience libérale – et il n’est que juste de rappeler
que Grote lui-même pensait déjà le rapport du présent et du passé sur le mode
d’un rééquilibrage : n’invitait-il pas à reconsidérer les idées reçues « au sujet
de l’Antiquité dans son contraste avec les sociétés modernes10 » ? Mais, parce
qu’il campe sur les décombres du présent, Popper entend retourner irréversible-
ment la perspective au profit de la Grèce antique – c’est-à‑dire de la démocratie
athénienne – et, pour cet extrémiste du libéralisme, l’heure n’est plus à penser
un quelconque équilibre entre Athènes et nous, mais à chercher dans l’Antiquité
les principes toujours actuels d’une « reconstruction sociale démocratique11 ».
On connaît le raisonnement : combattre pour la société ouverte, où « les indi-
vidus sont confrontés à des décisions personnelles12 », c’est d’abord en identi-
fier les ennemis, présents et passés ; en Grèce ancienne, l’ennemi, théoricien de
la cité close, se nomme Platon : traître à Socrate, « ce grand individualiste », il
pense qu’au-dessus de l’individu, il faut placer l’État, « qui seul est parfait ». Du
bon côté, inversement, on trouve sans surprise Périclès, « le grand chef de file
de la démocratie et le premier à avoir formulé les principes de l’égalité devant
la loi et de l’individualisme politique ». Face à la pensée platonicienne, qu’il
déclare totalitaire et qu’il croit responsable de la première défaite historique du
libéralisme, Popper brandit donc l’Oraison funèbre, « cette profession de foi

9. G. Glotz, La Cité grecque, 2e édition, Paris, 1968, p. 155-156.


10. A History of Greece, t. 6, p. 199.
11. K. R. Popper, The Open Society and its Enemies, I, Londres, 1945, p. 1 (= La Société ouverte et
ses ennemis, I, trad. fr., Paris, 1979, p. 9). Le livre, écrit entre 1942 et 1944, est, dit son auteur, « un
effort de guerre ». Il va de soi qu’on s’intéressera non au système de Popper en lui-même, mais à
ses analyses en tant qu’elles s’intègrent à une tradition de pensée : Popper est lecteur de Grote, qu’il
cite volontiers, encore qu’il se réfère à son Platon et non à son Histoire de Grèce.
12. La Société ouverte, I, p. 142.
258 du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran

dans la société ouverte », où il voit une attaque avant la lettre contre Platon13
– sans trop s’inquiéter d’ailleurs de ce que, prise au mot, cette analyse suggère
l’inefficacité des combats prémonitoires14. Le schématisme de la construction
lui a valu des partisans et beaucoup d’adversaires. On ne volera pas avec ces
derniers « à la défense de Platon15 », qu’en tout état de cause son œuvre devrait
suffire à défendre. Mais, parce que, sans doute, il paraît aller de soi, le traite-
ment réservé à l’Oraison funèbre a moins retenu l’attention16 : il mérite pour-
tant d’être examiné avec quelque précision.
Périclès, donc, contre Platon : l’individualisme, la justice et l’égalité pour
faire pièce à un « collectivisme intransigeant » qui bafoue la justice, « autre-
ment dit […] l’appréciation impartiale des revendications contradictoires des
individus et du moyen de les concilier avec celles de l’État ». Les adversaires
de Popper n’ont pas manqué d’observer qu’une opposition aussi résolument
contrastée ne s’obtient qu’en taillant allégrement dans les textes : ainsi, pas
un mot ne sera dit de ces développements de l’oraison funèbre où se consti-
tue l’idée de la cité comme source quasi transcendante de toute valeur – Grote
déjà, il est vrai, excluait tacitement de son découpage ces déclarations intem-
pestives17 ; et, à faire comme si, chez Thucydide, Périclès n’avait jamais pro-
noncé que ­l’Oraison funèbre, Popper s’évite l’embarras d’avoir à commenter le
dernier discours de l’homme d’État, avec ses affirmations sur la prééminence du
bien-être de la cité par rapport à celui des particuliers18. Mais, à s’en tenir aux
développements de l’Oraison funèbre utilisés contre Platon, à se cantonner à
l’intérieur du découpage autorisé, on procède à des constatations tout aussi ins-
tructives. Ici, l’on retrouve les deux passages chéris de l’historiographie libérale.
Soit le chapitre 37, où Périclès affirme que « dans le registre de la loi, pour
tous, c’est l’égalité, quant à leurs différends privés ». Popper y lit avec enthou-
siasme la formulation achevée de l’égalitarisme démocratique19. S’agissant de
lois (nomoi) et d’égalité (ison), l’historien de la Grèce méditera peut-être sur la
faveur dont jouit traditionnellement une déclaration que, pour sa part, il estime
fort en retrait sur l’idéal démocratique de l’isonomie20 ; mais après tout, le pli était
pris depuis Grote. Plus remarquable, car propre à la démarche de Popper, est le
traitement de faveur réservé dans La Société ouverte à telle phrase du chapitre 40.

13. Socrate individualiste : p. 96, 109, 156 ; Platon, l’individu et l’État : p. 69 et passim ; Périclès :
p. 151 ; l’oraison funèbre et la société ouverte : p. 45, 86, 151-153, 161. On notera que Popper
préfère effacer Thucydide derrière Périclès : p. 86 et note 16, p. 214.
14. Désireux d’insister sur la trahison de Platon, Popper aime souligner que l’oraison funèbre a été
prononcée peu de temps avant la naissance du philosophe : par exemple p. 86 ; même réflexe, plus
élaboré, chez Havelock (The Liberal Temper, p. 9 ; sur Popper, voir la note 2, p. 21).
15. Voir G. J. de Vries, Antisthenes Redivivus. Popper’s Attack on Plato, Amsterdam, 1952, et surtout
R. C. Levinson, In Defense of Plato, Cambridge (Mass.), 1953 ; bon aperçu de la polémique dans
R. Bambrough (éd.), Plato, Popper and Politics, Cambridge, 1967.
16. On trouvera toutefois de justes remarques dans l’ouvrage de Levinson (p. 287-289).
17. Thucydide. II, 43, I (cf. L’Invention d’Athènes, p. 275-276) ; citant ce texte (In Defense of Plato,
p. 287-288), R. C. Levinson observe à juste titre que la cité y est source des valeurs et fin en soi
(Grote inversement affirmait que la valeur des individus est « cause créatrice et préservatrice » de
la grandeur de l’État : History, t. 6, p. 198-199).
18. Thucydide, II, 60, 2, cité par G. J. de Vries contre Popper (Antisthenes Redivivus, p. 52).
19. La Société ouverte, I, p. 86-91 (Thucydide, II, 37) et 94 (Platon).
20. Voir L’Invention d’Athènes, p. 186-187.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 259

En épigraphe du premier tome de l’ouvrage, consacré à « L’ascendant de


Platon », il y a, témoignant pour et contre la société ouverte, deux citations,
l’une de « Périclès d’Athènes », l’autre de « Platon d’Athènes » – et déjà l’on
comprend qu’un des deux Athéniens fut de trop. Ces deux citations contradic-
toires pourraient à la limite dispenser le lecteur de s’informer des étapes de la
démonstration, si fort est l’effet escompté de leur juxtaposition. La seconde, la
plus diserte, donne longuement la parole à l’ennemi : citation tronquée, privée
de son contexte, mais à l’évidence destinée à induire chez le lecteur l’opinion
que, dans les Lois, « l’hostilité de Platon envers l’individu » est « surpre-
nante ». Les adversaires de Popper ont identifié la manœuvre, ils lui en ont fait
le reproche parfaitement fondé, il s’en est défendu : le débat sera ici considéré
comme clos21, et l’on s’attachera à la citation de « Périclès d’Athènes », c’est-
à‑dire de Thucydide, puisque, après quelques recherches, on peut identifier cette
courte phrase comme un extrait de l’oraison funèbre.
Comme un extrait ou comme une glose ? Comme une traduction ou comme
une interprétation ? Pour justifier ses traductions, Popper proclamera après coup
qu’il n’en existe pas qui soit littérale, parce que toute traduction est une inter-
prétation22. Soit. Dans la mesure toutefois où il tient à ses traductions, dans la
mesure aussi où c’est bien son interprétation qui nous arrête, il convient d’y
regarder de près. « Although only a few may originate a policy, we are all able
to judge it. » Reconnaissance du rôle dirigeant d’une élite, mais insistance sur
la répartition, égale entre tous, de la faculté de jugement en politique ; ainsi
­faudrait-il entendre la déclaration de Périclès, et la traduction française renchérit
en ce sens : « Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de
la cité, au moins par notre vote23. » Il y aurait donc le gouvernement de la cité,
dont Périclès concéderait qu’il n’est pas effectivement accessible à tout un cha-
cun, et l’intervention personnelle de tous les Athéniens. Qu’on puisse ici recon-
naître le sens général des développements de l’oraison funèbre sur la démocratie
n’est certes pas douteux. Reste à s’assurer que l’orateur affirme ainsi tout de go
l’existence d’un double niveau dans la vie politique athénienne, et surtout qu’il
l’affirme en une seule phrase du chapitre 40. Sur le premier point, il est permis
d’exprimer quelques doutes, étant donné la subtilité de la stratégie péricléenne
qui, à l’intérieur du même discours, en tient plusieurs, à l’usage de plus d’un
entendeur24 ; quant à la phrase litigieuse, j’en donnerais volontiers une traduc-
tion plus prudente peut-être, mais moins appuyée, plus conforme de ce fait à la
généralité du propos de Périclès : « C’est par nous-mêmes en vérité que nous

21. Platon, Lois, 942 a-c, où Popper supprime tout bonnement le début du développement ; un
lecteur docile, qui suivrait à la lettre l’avertissement de la page 166 (« Le texte de cet ouvrage
se suffit à lui-même… ») et ne se reporterait pas au texte de Platon, ne s’apercevrait pas que ce
« principe essentiel » de soumission aux ordres concerne la vie militaire et non l’existence politique
en général, comme le soutient Popper (La Société ouverte, I, p. 91-92) ; voir l’exposé des critiques
et la réponse de Popper dans Plato, Popper and Politics, p. 214-218.
22. K. R. Popper, « Reply to a critic », dans Plato, Popper and Politics, p. 204 et 206-207 (addendum
à l’édition de 1961 de The Open Society, non repris dans la traduction française) ; sur le statut de
l’interprétation dans l’œuvre de Popper, voir La Société ouverte, II, p. 176-179.
23. La traduction utilisée est celle de D. Roussel (Bibliothèque de la Pléiade). On identifie la phrase
(Thucydide, II, 40, 2), lorsque, au chapitre 6 (p. 163 ; trad. fr., p. 153), Popper, traduisant l’ensemble
du passage, la souligne.
24. Voir L’Invention d’Athènes, p. 185-191.
260 du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran

tranchons – au moins – ou que nous délibérons avec justesse sur les affaires de
la cité. » Pas de gouvernement, mais, de façon bien grecque, la politique réduite
aux « affaires » de la cité ; pas d’opposition rhétorique entre une élite et un
peuple qui la vaut bien – tout au plus une nuance, léger décalage perceptible à
ceux-là seulement qui désirent l’entendre, entre le vote et la délibération25. Et
surtout : pas de faculté de jugement, répartie entre tous et exercée personnelle-
ment par chacun, mais un « par nous-mêmes » (autoi), qui oppose une pratique
politique à une autre – l’initiative du « nous » collectif des Athéniens aux limi-
tations que d’autres cités grecques, à commencer par Sparte, apportent à l’exer-
cice de la citoyenneté. À replacer cette phrase dans son contexte, à la déchiffrer
avec attention, ce qu’on y trouve (l’exercice actif de la citoyenneté par la col-
lectivité athénienne) ne ressemble guère à ce qu’y cherchait Popper – le fonde-
ment d’une « théorie sociale de la raison » qui serait « théorie de l’individuel
et non du collectif26 ».
On ne s’est pas livré à une telle lecture par goût de la chicane ou pour le pur
plaisir, tout érudit, d’en appeler à la précision ; il importait de montrer, exemples
à l’appui, ce que, dans le texte de Thucydide, plus d’un traducteur (plus d’un
interprète) introduit : deux petits mots, mais deux mots qui en entraînent bien
d’autres, chargés qu’ils sont de sens pour un moderne. L’individu, la personne…
La personne, parce qu’Athènes est la démocratie modèle de nos investissements
théorico-politiques ; l’individu puisqu’Athènes doit être la patrie d’une poli-
tique de l’individualisme. Tautologie que cette dernière proposition, sans nul
doute ; mais, à démêler l’écheveau des projections qui président à toute traduc-
tion, on découvre souvent un monde de tautologies, d’autant plus puissantes
qu’elles ne sont pas explicitées.

Ici, le lecteur s’interrogera peut-être : si, pour trouver l’individu dans cette
patrie de la démocratie que fut l’Athènes antique, il faut l’y importer, qu’en
est-il donc de la quête de l’individu dans la pensée grecque ancienne ? Question
moderne, née de l’habitude de penser l’individu dans un certain rapport à la
démocratie, et, à n’en pas douter, question légitime : à interposer entre la Grèce
et soi la médiation d’autres lectures, on n’oublie pas qu’il faut bien un jour
monter soi-même en première ligne ; mais à cette question l’on n’aura certes
pas l’outrecuidance d’apporter tout uniment une réponse. On usera donc d’un
détour qui passe, une fois encore, par Périclès, Popper et l’Oraison funèbre.
En guise de conclusion à son développement sur la démocratie athénienne,
l’homme politique affirme : « Notre cité, dans son ensemble, est pour la Grèce
une vivante leçon, cependant que, à considérer chaque citoyen en particulier,
l’homme de chez nous, me semble-t‑il, présente à lui seul une figure assez
complète [sôma autarkes] pour comporter autant de faces et montrer autant de
variété dans l’élégance27. »
Phrase intraduisible, comme tant d’autres dans l’oraison funèbre ; aussi la
traduction proposée n’obéit-elle à d’autre règle que celle – certes négative – de
la prudence, qui refuse de céder aux identifications les plus tentantes : on peut

25. Ibid., p. 418-419, note 65.


26. La Société ouverte, II, p. 154.
27. Thucydide, II, 41, 1.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 261

(et il faut, fût-ce à titre d’épochè) éviter de rabattre kath’hekaston sur l’indi­vidu,
et sôma sur la personne. Mais – on n’en sera pas surpris – après bien d’autres et
en toute quiétude, Popper cède à la sollicitation de l’individu28, et, s’il n’intro-
duit pas la personne dans ce passage, il n’a pas observé la même réserve avec
tous les textes29.
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce sôma autarkes dont l’oraison
funèbre dote chaque Athénien. À l’évidence, derrière Périclès, il faut savoir
deviner Thucydide polémiquant contre Hérodote. Au sage Solon, le Père de
l’Histoire avait attribué l’opinion que, pris isolément, aucun homme ne saurait
se suffire à soi-même (anthrôpou sôma […] ouden autarkes), pas plus qu’une
contrée ne suffit à fournir tous les produits nécessaires à sa subsistance30. Mais,
brouillant toute frontière entre la dépendance et l’autarcie31, l’empire maritime
athénien apporte un démenti au pessimisme solonien et, par l’intermédiaire de
Périclès, Thucydide répond à Hérodote : à la comparaison de l’homme et de
la contrée, il substitue l’analogie parfaite de la cité comme totalité (pasa polis)
avec cette unité qu’est chaque Athénien. Ainsi donc, il existerait bien un type
d’homme doté d’un sôma autarkes, mais cet homme est pensé comme citoyen
(anèr) et ne se trouve qu’en un seul lieu – encore et toujours Athènes. Qu’on
ne s’y trompe pas toutefois : dans ce sôma autarkes, il faut moins chercher une
proclamation de foi en l’autosuffisance de l’individu, que l’affirmation renou-
velée du lien d’étroite interdépendance unissant chaque Athénien à Athènes,
chaque citoyen à la cité, chaque unité au tout. Autarcie dérivée que celle de
l’homme d’Athènes, pur miroir de la collectivité et qui doit sa riche complexion
à la complé­tude exemplaire du caractère de la cité.
Certes sôma, c’est, disent les dictionnaires, une façon grecque de désigner la
personne. Admettons-le (aussi bien n’est-ce pas ici le lieu de s’engager dans l’his-
toire compliquée de ce mot). Mais, pour limiter l’enquête aux occurrences de ce
terme chez Thucydide, on n’en fait pas moins sur sôma d’intéressantes consta-
tations. Sôma, c’est le corps pensé dans la tension de la vie et de sa destination
de mort : c’est la vie que l’on dépense, que l’on risque, que l’on perd au combat
lorsqu’on est citoyen ; c’est pour chacun à la fois un soi – la mesure même de
l’existence – et quelque chose comme un prêt dont les Athéniens ne disposent
que pour mieux le rendre à la cité lorsque, menaçant la sécurité d’Athènes, la
guerre exige qu’il donnent leur vie comme un bien qui ne leur appartenait pas.
On peut aussi penser sôma depuis la collectivité : le mot désigne alors l’unité
humaine de base, prête à être dénombrée dans ce calcul des vies et des richesses
(sômata kai chrèmata) où chaque cité évalue avec précision sa puissance face

28. Voir le commentaire de ce passage dans La Société ouverte, I, p. 91 et la traduction de Popper


dans l’édition anglaise (p. 163 : « the individual Athenian »). Grote (History, t. 6, p. 196) traduisait :
« viewed individually » ; D. Roussel (Pléiade) traduit : « à considérer les individus » ; J. de Romilly
(Coll. Un. France) traduit kath’ hekaston par « individuellement » et sôma par « une personnalité ».
29. C’est ainsi qu’il félicite Aristote de n’être pas platonicien, lui qui déclare que « la justice est
quelque chose qui concerne les personnes » (La Société ouverte, I, p. 91). Or le texte d’Aristote
(Politique, III, 1282 b 20) dit seulement que « le juste est quelque chose et pour des gens (ti kai
tisin) ». Il est vrai que Popper n’innove pas sur ce point et que, de l’édition Firmin-Didot à Tricot
et Aubonnet, la « personne » fleurit dans les traductions de ce texte.
30. Hérodote, I, 32.
31. Thucydide, II, 38, 2 (cf. L’Invention d’Athènes, p. 86-87).
262 du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran

aux autres32. Bref, parce que, à l’horizon de chaque vie de citoyen, il y a la col-
lectivité, milieu social qui est comme une nature, sôma est chez Thucydide le
nom d’une réalité peu autonome33, lors même que le texte de l’Oraison funèbre
proclame l’autarcie des vies de citoyen à Athènes.
D’être ainsi mesurée à l’aune du tout, l’autarcie de l’individu athénien
révèle ses limites, qui devraient inciter à ne pas construire sans plus de précau-
tion un modèle théorique de la démocratie athénienne comme réseau de rela-
tions personnelles entre les individus. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il
faille, même si la mode le veut, tordre précipitamment le bâton dans l’autre sens,
crier qu’en Grèce l’individu n’existait pas, recourir au facile appareil conceptuel
de l’« absence », du « manque », du « défaut », simple manière de retourner
­l’enthousiasme libéral pour Athènes au profit d’une autre instance – présente
ou passée, en tout cas dotée des mêmes valeurs d’exemplarité. Ce serait oublier
que « l’enquête n’a pas à établir si la personne, en Grèce, est ou n’est pas, mais
à rechercher ce qu’est la personne grecque, en quoi elle diffère, dans la mul-
tiplicité de ses traits, de la personne d’aujourd’hui » ; ce serait méconnaître
l’histoire, interne à la pensée grecque, qui, de l’homme homérique au citoyen
de l’âge classique, voit « la découverte de la dimension intérieure du sujet,
[…] l’apparition de l’individu ou, du moins, de certaines valeurs liées à l’indi-
vidu en tant que tel34 ». Mieux vaut parier sur la précision : chercher à baliser
dans sa spécificité le champ grec de l’individu (ou de ce que, par commodité,
puisqu’il faut bien recourir à cette langue qui est la nôtre, on désigne sous ce
terme) ; faire l’inventaire des lieux, institutionnels ou marginaux, et des genres
littéraires où apparaît cet « individu » grec (à ce compte, la poésie lyrique dis-
pose d’une nette avance sur la prose politique, et tel soupir de Sappho en dit
sans doute plus long qu’un discours de Périclès : tant pis pour nous, qui préfé-
rerions trouver à Athènes tout ce que nous cherchons) ; dresser la carte séman-
tique des termes qui tout à la fois dénotent la sphère grecque de l’individu ou
de la personne et se laissent mal traduire dans ces mots de notre langue.
Une telle démarche, il est vrai, suppose que, peu ou prou, l’on maintienne
l’Antiquité à distance ; qu’on s’intéresse au passé en tant que tel : en tant que
précisément il est à jamais passé. Sans doute est-ce là postuler du même coup
quelque chose comme un désinvestissement à l’égard des enjeux du présent.
Toutefois, qu’il soit tactique ou induit par la conjoncture, il faut s’efforcer de
garder à ce désinvestissement une bonne mesure : aspirée par des préoccupations
très actuelles, l’ancienne Athènes s’était trop rapprochée ; l’éloigner drastique-
ment signifierait à coup sûr que la réflexion sur la démocratie ne nous concerne
plus, et le gain de l’opération serait médiocre. Il convient d’en prendre son parti :
en matière d’histoire, rien ne se fait si l’historien n’y engage pas – fût-ce le plus
indirectement du monde – sa propre actualité. À lui de trouver la modalité,

32. Sôma dans son rapport à la perte : I, 70, 6 ; II, 42, 4, 43, 2, 64, 3 ; III, 65, 3. Sôma kai chrèmata :
I, 85, 1, 141, 5 ; VI, 12, 1 ; VIII, 65, 3.
33. Particulièrement intéressant est un passage du livre VII (44, 2) où, si l’on adopte l’interprétation
de Classen, sôma, pure silhouette, unité humaine, est opposé à oikeion, ce qui distingue, le propre,
l’identité.
34. Citations de J.-P. Vernant, Introduction à Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1971, p. 8-10 ;
l’individu dans la poésie lyrique : ibid., p. 99-100.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 263

les médiations, et l’équilibre du proche et du lointain : ces quelques remarques


sur le devenir d’un investissement théorique l’auront peut-être suggéré.

Ni trop loin, ni trop près du présent : dilemme constitutif du genre historique,


et que l’historien de l’Antiquité expérimente avec une toute particulière acuité.
Et cependant, bien des stratégies – bien des accommodements – sont possibles,
à la seule condition de ne pas diriger « un projecteur sur le passé avec l’espoir »
naïf que « son reflet éclairera le présent », sous forme de leçons toutes prêtes,
accompagnées de leur mode d’emploi35.
C’est parce qu’elle croyait à l’actualité des sociétés libérales qu’une école
historiographique a porté sur la démocratie athénienne un éclairage décisif.
Que cet éclairage trop fort, en abolissant la nécessaire distance, ait effacé des
nuances essentielles était sans doute inévitable, et l’on concédera sans difficulté
à Popper que « chaque génération a le droit, et même dans une certaine mesure
le devoir d’interpréter l’histoire à sa manière, qui est fonction des problèmes
de son temps, et en le sachant36 ». Encore faut-il savoir effectivement ce que
l’on fait et ne pas demander au passé de se substituer à un présent défaillant37 ;
à l’issue de cet examen de quelques-unes des simplifications toujours plus évi-
dentes de l’historiographie libérale, on est en droit d’estimer que ni le présent
ni le passé ne gagneraient à ce jeu.
Présent, passé : conjonction difficile à manier, mais à laquelle décidément
l’historien n’échappera pas.

35. Tel est le projet de Popper (La Société ouverte, II, p. 179).
36. Ibid.
37. Voir la préface de The Open Society, p. 5, sur les problèmes du passé comme problèmes de notre
temps (ces réflexions ne figurent pas dans la préface écrite pour la traduction française) ; conviction
analogue, au sujet du caractère contemporain du message des libéraux grecs, chez E. A. Havelock,
The Liberal Temper, p. 9.
UN CITOYEN CONTRE NATURE*

Il faut croire que, pour Shakespeare, Rome n’était pas dans Rome, puisque
c’est chez Plutarque qu’il chercha volontiers un canevas pour ses pièces romaines :
Jules César ou Antoine et Cléopâtre, mais aussi Coriolan. Doit-on s’en éton-
ner ? Du moins n’est-ce pas chez le Romain Tite-Live qu’il aurait pu trouver la
matière pour une tragédie de Coriolan : au livre II de l’Histoire romaine, Coriolan
n’est qu’une silhouette fugitive qui vient se prendre un instant au grand débat
historique de la plèbe et des patriciens ; c’est par hasard, parce que « justement
Marcius était de garde », qu’il s’empare d’une cité volsque, gagnant ainsi son
surnom de Coriolan, et si pour finir il disparaît victime de la haine des Volsques
après avoir renoncé à trahir Rome plus avant, Tite-Live prend bien soin de men-
tionner une autre version, où c’est de vieillesse que Coriolan meurt ; et ­l’Histoire
continue, la seule qui vaille la peine d’être contée, celle de Rome. C’est donc
à un Grec que Shakespeare emprunte l’histoire du Romain Coriolan. Un Grec
qui, lors même qu’il raconte des vies romaines, n’oublie pas de comparer impli-
citement l’idéal moral de Rome (où, pour désigner la vertu, il n’y a pas d’autre
nom que celui de la valeur militaire) avec celui – tellement plus raffiné – de la
Grèce. Et cependant c’est chez ce Grec que Shakespeare trouve cette Rome et
ces Romains dont nous aimons à croire qu’ils sont comme des copies conformes
de l’original. Vraiment, cela mérite réflexion.
Donc, fidèle à Plutarque même s’il le lit dans sa traduction anglaise,
Shakespeare pense Rome dans des catégories qui, d’abord, sont grecques.
Expliquons-nous. Affirmer qu’un Romain pense en Romain et un Grec en
Grec relèverait du truisme, s’il n’importait d’y regarder de près dans la langue,
grecque ou latine, pour démêler avec précision la façon grecque et la façon
romaine de penser la politique en nommant le rapport du citoyen à la cité. En
quelques pages lumineuses É. Benveniste a naguère montré qu’entre les noms
grecs et latins de la cité et du citoyen (polis, politès ; civitas, civis), le rapport
de dérivation est inverse (Problèmes de linguistique générale, II, p. 272-280).

* Première publication dans Théâtre public, n° 49, janvier-février 1983, p. 42-45. Bernard Sobel a
mis en scène Coriolan au Théâtre de Gennevilliers en février-mars 1983. En surplomb de son article
Nicole Locaux a écrit : « réfléchir sur Coriolan quand on n’est ni historien de Rome ni versé dans
les études shakespeariennes, mais qu’on s’intéresse à la Grèce ancienne et à l’invention qu’elle
fit de la politique, est-ce une incongruité ? Bernard Sobel (Théâtre public n° 49, janv.-fév. 1983,
p. 42-45) ne le pensait pas, qui a suggéré ce décentrement à l’helléniste que je suis et, la première
surprise passée, l’idée m’est venue qu’il y avait effectivement de sérieuses raisons de s’intéresser
d’un point de vue grec à cette tragédie romaine. Parce que, tout d’abord, Shakespeare s’y montre
profondément fidèle à l’esprit, voire à la lettre de la Vie de Coriolan de Plutarque, biographie
grecque d’un Romain illustre. N.L. ».
un citoyen contre nature 265

Entité, corps abstrait, la polis grecque est, dans la langue, antérieure au


citoyen, dont le nom dit seulement qu’il appartient à la cité ; la notion abs-
traite de civitas est au contraire seconde par rapport à civis, nom très concret
du citoyen ou, plus exactement, du concitoyen, puisqu’un civis n’est tel que
pour un autre civis : dans cette « vaste mutualité » qu’est la cité romaine, la
primauté revient à la relation de réciprocité qui fonde la vie communautaire.
Du coup, on caractérisera sans hésiter comme profondément romain l’apo-
logue de Ménénius, qu’il soit raconté par Tite-Live ou par Plutarque, parce
que, avec un bel accord, les deux textes mettent l’accent sur la dépendance
réciproque des citoyens entre eux : dans cet organisme vivant qu’est Rome,
le ventre ne saurait viser à une existence autonome, mais les autres membres
ne gagnent rien à s’unir tous contre lui. Pour la cité romaine, il n’est d’autre
principe que la recherche de la concordia, cette concorde dont le nom même
énonce la nécessité, impérative pour tous, de vivre ensemble, afin d’éviter que
la guerre civile, affrontant les citoyens entre eux, ne démembre cette totalité
qu’est la civitas. C’est par contre à la mode grecque que Plutarque voit dans
la guerre civile le néfaste processus de division qui scinde en deux l’unité de
la polis (Vie de Coriolan, 16, 7) et, après Plutarque, Shakespeare recourt à
cette catégorie grecque lorsqu’à un sénateur romain il attribue la crainte que
« la cité s’écroule en deux moitiés et périsse » (III, 2). Logique organiciste du
multiple et du tout, ou arithmétique de l’un et du deux : d’un côté, on bran-
dit la cohésion contre la sédition, de l’autre on oppose l’amour, qui préserve
l’unité, à la haine, qui divise. Pour un même phénomène, donc, deux lan-
gages, dont l’écart est patent.
Il est temps d’assigner à Coriolan une place dans cette configuration. Je dirais
volontiers qu’à Rome il est un civis contre nature : un civis qui nie la ­civitas,
en ce qu’il ne se reconnaît (presque) pas de cives, un concitoyen qui entend se
passer de bon nombre de ses concitoyens, parce qu’il ne se détermine vraiment
que dans la relation à l’ennemi. Ennemi de l’extérieur, ennemi de l’intérieur : à
la limite – et c’est la tragédie de celui qu’on nomme Coriolan –, entre ces deux
figures, la frontière est mal tracée. Parce qu’il est homme de guerre à l’excès,
Marcius ne comprend que les rapports d’hostilité, et passe sans mal de la cam-
pagne contre les Volsques (qui lui a valu son surnom de Coriolan, tiré du nom
de l’adversaire) au combat contre la plèbe, qu’il refuse de traiter comme par-
tie intégrante de la civitas romaine (III, 1) ; rejeté par la plèbe qu’il rejetait, il
passera aux Volsques et tentera de traiter à son tour Rome comme ­l’ennemi de
l’extérieur.

Il nous importe que cette relation une et multiforme d’hostilité soit pensée
par Shakespeare comme elle l’était par Plutarque : sur le mode – grec, sans
doute – de la haine. De fait, jamais Shakespeare ne colle plus fidèlement à son
modèle grec que sur ce registre de la haine. Fidélité littérale dans la tirade de
l’acte IV où, face à Aufidius, Marcius ne se réclame que de Coriolan, parce que
ce surnom est tissé de haine ; fidélité à l’esprit du texte lorsqu’il fonde la machi-
nation des tribuns de la plèbe sur la connaissance étroite et aiguë qu’ils ont du
caractère de Marcius, et qu’ils doivent à la haine que celui-ci leur voue (II, 3) ;
certes Shakespeare a – disent les commentateurs – inventé cet épisode, mais
l’essentiel n’est-il pas qu’en faisant de la manipulation du caractère de Marcius
266 un citoyen contre nature

par les tribuns un ressort de l’intrigue, il mette en acte une notation psycholo-
gique trouvée chez son modèle grec (Vie de Coriolan, 18, 2) ?
À l’horizon de Coriolan, il y a donc la haine, toujours renouvelée ; la haine que
Marcius s’attire parce qu’il en est d’abord et principalement habité. Si le peuple
le hait, n’est-ce pas pour savoir que Marcius est son ennemi invétéré, et de longue
date ? N’est-ce pas qu’il faut bien que les plébéiens répondent à l’acharnement de
celui qui « met plus de zèle à rechercher leur haine qu’ils n’en peuvent mettre à la
lui accorder » ? De toute évidence, dans ce concours de haine, Marcius a l’initia-
tive. S’agissant de son rapport à Aufidius, il en va de même : si, douze fois battu
par Marcius, le Volsque a toute raison de haïr un adversaire qui est aussi un rival,
que penser de la haine de Coriolan le vainqueur pour l’ennemi qu’il a toujours
dominé, sinon qu’elle excède toute explication psychologique ? Ainsi, Marcius
est le centre de cette structure de haine généralisée qui donne à la pièce son ordre,
et l’affrontement tout romain dressant les tribuns de la plèbe contre un patricien
trop arrogant s’articule très naturellement avec la vieille hostilité de Rome et des
Volsques parce que Marcius – toujours lui – a élu comme son adversaire privilé-
gié le chef de l’armée ennemie : en tant que Romain il est, bien sûr, ­l’ennemi des
Volsques mais, dès le début de la pièce, il est déjà, en son propre nom, l’adver­
saire d’Aufidius. En doublant la haine réciproque des peuples d’une hostilité
personnelle entre les individus, Shakespeare s’avère une fois encore lecteur du
Grec Plutarque chez qui les citoyens illustres reflètent sur le mode platonicien les
comportements de leur polis : en matière de haine, Tite-Live ignorait la rivalité
des individus, ne connaissant que celle des peuples entre eux, Volsques contre
Romains, et si la mort de Coriolan est bien due à l’invidia, l’historien romain se
garde d’attribuer à Aufidius la responsabilité du meurtre. La haine shakespearienne
se moulerait-elle sans difficulté sur la haine grecque ? Toujours est-il qu’en sa
réflexion sur la polarité de l’amour et de la haine, Shakespeare se meut aisément
dans l’univers de Plutarque.
Sur le plan de la vie politique, l’amour (qui, dans Coriolan, semble un fer-
ment essentiel de cohésion civique) s’oppose sans discussion à la haine et,
face à Marcius, qui échoue à quêter l’affection du peuple (II, 3 ; III, 2) comme
à recueillir la « motion d’amour » (loving motion) des tribuns (II, 2), il y a
Ménénius qui « a toujours aimé le peuple » (I, 1), même sur fond de leurre,
même si c’est la raison politicienne qui le veut. Mais, parce que peut-être la
guerre est pour Shakespeare un milieu plus originel que la politique, dans les
relations guerrières la frontière de l’amour et de la haine est parfaitement ambi-
guë. L’acte IV le dit superbement, où, à la méditation de Coriolan sur les vicis-
situdes humaines et le renversement qui de l’ami fait un ennemi et de l’ennemi
un tendre ami, répondent les déclarations enflammées d’Aufidius comparant
son ravissement d’accueillir Coriolan à l’émoi du fiancé enfin réuni à la vierge
qu’il désire (IV, 4-5). Il est vrai, la haine déjà ressemblait à un combat amou-
reux et, par la voix du même Aufidius évoquant les rencontres avec Coriolan
dont il rêvait toutes les nuits (« Nous nous culbutions dans mon sommeil…,
nous empoignant à la gorge »), Shakespeare retrouve Homère qui, dans l’Iliade,
définit la bataille comme « le rendez-vous d’amour des champions ».
Mais, comme il se doit, en cette affaire de haine et d’amour, le mot de la fin
revient à Shakespeare et à lui seul. Parce que sans doute le lien social le plus fort
est encore à ses yeux la haine, c’est souvent à l’ennemi que, dans les tragédies
un citoyen contre nature 267

shakespeariennes, revient le soin d’enterrer le héros terrassé et de prononcer


son éloge funèbre. Ainsi, dans Jules César, Antoine et Octave font tour à tour
l’oraison funèbre de leur ennemi Brutus, en attendant que vienne pour Antoine
aussi le temps du trépas : alors, désormais seul à jouir du pouvoir, Octave, à
la fin d’Antoine et Cléopâtre, veillera aux funérailles de ses adversaires vain-
cus. On évoquera encore la dernière scène de Richard II, où Bolingbroke rend
hommage au roi déchu que pourtant il a fait tuer ; et il n’est jusqu’à Richard III
qui ne reçoive de Richmond vainqueur la sépulture qui est due à sa naissance.
Thème récurrent de l’univers shakespearien, donc, que l’oraison funèbre de l’en-
nemi ; on fait néanmoins le pari que, pour la fin de Coriolan, Shakespeare l’au-
rait de toute façon inventée : qui, mieux qu’Aufidius, pourrait veiller à ce que
la dépouille du double haï qu’il a assassiné reçoive les derniers honneurs ? Sur
ce point, Plutarque était plus timide, qui assignait cette fonction à « la majorité
des Volsques », laquelle, dit-il n’approuva point le meurtre (Vie de Coriolan,
39, 9). Au dramaturge le dernier mot, qui n’est plus ni grec ni romain.

Nous n’en avons pas encore fini toutefois avec Shakespeare, Plutarque
et Rome. Car nous n’éviterons pas plus longtemps la question, cruciale dans
Coriolan, de la parole politique. Coriolan sait haïr en acte et non aimer avec
des mots. Plutarque le suggérait déjà, plaçant la vie de Marcius sous le signe
d’un essentiel défaut de persuasion – or la persuasion est vertu éminemment
grecque de l’orateur. Défaut de Romain que celui de Marcius ? Pour Plutarque,
sans aucun doute. S’agissant de Shakespeare, la réponse est plus compliquée
même si, à plusieurs reprises, il s’attache dans Coriolan à brouiller les époques
de l’histoire de Rome pour donner à Marcius, fût-ce au prix de quelques ana-
chronismes, une silhouette générique de patricien romain. Mais qu’en est-il
exactement du fonctionnement shakespearien de la parole à Rome ?
« Il ne vous reste plus qu’à parler au peuple » : avec cette objurgation léni-
fiante de l’aimable Ménénius, la vie de Coriolan bascule. Il faut parler au peuple ;
mieux : il suffirait de parler au peuple, parce que le peuple, selon Shakespeare,
veut qu’on lui parle. Certes, il souhaite aussi se faire entendre, certes, il tient à
ce que soient comptabilisés ses votes, mais, plus que tout, il attend des patri-
ciens une bonne parole et, entre Marcius et la plèbe, il y a un lourd contentieux
de bonnes paroles attendues et refusées. Ainsi, les mêmes plébéiens qui viennent
d’admettre sans trop de résistance la fable de Ménénius se récrient dès la pre-
mière imprécation de Marcius :
« – Vous nous réservez toujours votre bon mot. – Celui qui t’en accorderait
vraiment un serait un flatteur au-dessus du dégoût » (I, 1).
Déjà, dans cet échange de répliques, l’action est nouée. Il y a le verbe mono-
lithique de Marcius, qui inlassablement clame sa haine, et l’éloquence pro-
fuse, amène, de Ménénius qui sait aussi, lorsque les adversaires se déchaînent,
réclamer – avec insistance mais sans effet – que le silence remplace ce mauvais
usage de la parole. Le bon usage, c’est donc peut-être cela même que Ménénius
réserve aux plébéiens : le recours à la fable ou au « joli conte ». Peu importe
qu’ils aient déjà entendu l’apologue, l’essentiel est qu’ils écoutent, et que l’élo-
quence adoucisse les mœurs. Peu importe que la morale de l’histoire soit plus
qu’ambiguë et qu’en guise de blé Ménénius donne une fable (ou qu’à des plé-
béiens qui ont faim, il suggère qu’il faut laisser le ventre patricien à sa fonction
268 un citoyen contre nature

de digestion) ; peu importe même que l’auditoire soit effectivement convaincu


– toujours est-il que l’arrivée de Marcius suspend sans la conclure cette édifiante
leçon de morale politique. L’essentiel, semble-t‑il, est encore que la fable ait
servi à mimer un dialogue, ainsi que le reconnaît le premier citoyen (« le ventre
répondit… – C’était une réponse »).
Purement formel, mais romain, serait donc cet usage de la parole où chacun
connaît sa partie. Celle de Marcius, ainsi que ses amis s’égosillent à le lui rappe-
ler, doit être de « parler doucement au peuple ». Mais les amis de Marcius sont
loin du compte : pour demander la douceur, encore faudrait-il quelque accord
sur la nécessité de parler ; or telle est la logique de Marcius que les mots, pour
lui, sont toujours de trop, à plus forte raison lorsqu’ils s’adressent à qui n’a pas
droit à la parole. Et, dès la première scène de la tragédie, c’est précisément ce
droit qu’il conteste à la plèbe : « Les pendards ! Ils parlent ! … Ah ! les pen-
dards ! Ils disaient… On leur a répondu en accordant leur requête » (I, 1).
Parfaitement consciente que les patriciens ne désirent rien tant que son
silence, la plèbe sait user de la parole comme d’un chantage : il lui suffit d’un
« Il faut », et le Sénat s’empresse. C’est ce « Il faut », ce péremptoire « Il faut »
que Marcius n’accepte pas, lui qui refuse d’être soumis à ce qu’il désigne comme
« le oui et le non de l’ignorance populaire » (III, 1). Or il n’est peut-être pas
indifférent qu’à ses yeux ce « Il faut » soit pour ainsi dire chose grecque ; que
par deux fois, refusant de s’incliner devant les tribuns de la plèbe, il évoque la
Grèce comme la dangereuse patrie de la parole politique (III, 1).
La Grèce, patrie de la parole politique ? Elle l’est à coup sûr, mais pour
nous. Et surtout : la Grèce est patrie d’une parole également distribuée entre
tous et caractérisée par l’échange. Celle des assemblées populaires réunissant
tous les citoyens, celle-là même que ne connaît pas Rome, celle-là pourtant que
Coriolan feint d’y trouver, comme une monstrueuse survivance grecque. On ne
s’attardera pas à l’anachronisme en vertu duquel, au tout début du ve siècle, un
Romain est censé évoquer la cité grecque comme un modèle passé : Plutarque
aussi attribuait à Coriolan une référence déjà anachronique aux démocraties
grecques, lesquelles ne se développent pleinement qu’au cours du ve siècle (Vie
de Coriolan, 16, 5) ; du moins n’en faisait-il pas un phénomène révolu. On ne
s’interrogera pas non plus sur la source d’où un Romain de la haute époque tire
cette connaissance des cités grecques – surtout lorsque ce Romain est Marcius
le soldat, élevé dans les camps militaires. Mais le fait est d’importance : sur la
scène du théâtre, ce Romain de Shakespeare refuse la parole au peuple parce
que, pour lui, le temps de la parole populaire est grec, et que ce temps est passé.
Est-ce à Coriolan, est-ce à Shakespeare qu’il faut attribuer cette concep-
tion de la parole politique comme chose grecque, dépassée à Rome ? Pour
répondre à cette question, on aimerait faire l’économie d’une prise de position
sur la position de Shakespeare dans Coriolan. Mais il est un détail qui suffira
peut-être à suggérer que Shakespeare laisse à son héros la responsabilité d’une
telle opinion : les déclarations d’Aufidius à l’acte V le suggèrent, Coriolan
meurt de la crainte qu’inspirent à son ennemi les paroles qu’il pourrait pronon-
cer pour se justifier devant le peuple volsque. Mort dérisoire à ce compte, tra-
giquement ironique : cette parole que Marcius a refusée à ses concitoyens de la
plèbe, Coriolan l’aurait-il vraiment adressée aux Volsques ? Toujours est-il que
le Romain dévoyé meurt d’avoir été crédité d’un usage romain de l’éloquence,
un citoyen contre nature 269

usage auquel il avait refusé de recourir pour n’avoir pas à reconnaître en retour
le caractère à la fois romain et parfaitement actuel d’une parole populaire en
« Il faut » ou en « oui et non ».

Tout d’une pièce : tel était Marcius à en croire Plutarque, tel est le Coriolan
de Shakespeare. Sans doute faut-il attribuer à ce raidissement dans l’être l’échec
du héros à accomplir jusqu’au bout sa nature de Romain : si, pour Shakespeare
comme pour Plutarque, le citoyen ressemble à sa cité, un Romain trop un imite
mal l’essentielle multiplicité de la civitas. Somme toute, Coriolan est un Romain
contre nature.
ÉPOUSES TRAGIQUES, ÉPOUSES MORTES

La mort des femmes dans la tragédie grecque*

Ce que l’on dit de la mort d’une femme


« En donnant leur vie à la cité, les Athéniens
tombés au combat ont reçu l’éloge inaltérable
et la plus insigne des sépultures – je ne parle
pas du lieu où ils reposent, mais de la renom-
mée qu’ils laissent, à jamais mémorable… Car
aux hommes illustres la terre entière est sépulture
et, pour signifier ce qu’ils furent, il ne suffit pas
d’une inscription gravée sur une stèle, dans leur
pays : en terre étrangère, une mémoire non écrite
du choix qu’ils firent habite tout un chacun. »

« De ta valeur, Nikoptolémè, le temps jamais ne


déliera la mémoire éternelle, celle qu’à ton mari
tu as laissée. »1

Ce morceau d’épitaphios, ce fragment d’épitaphe, pour introduire à ce que,


dans la cité grecque – en l’occurrence Athènes – on dit de la mort des hommes
et d’une mort de femme. Les hommes sont morts à la guerre, accomplissant
l’idéal civique en toute sa rigueur ; soumise à son destin, la femme est morte
dans son lit – telle est du moins la vraisemblance. Aux hommes, la cité a offi-
ciellement donné une belle sépulture et un éloge en forme, que le plus célèbre
des hommes d’État prononce : et déjà, sous la suggestion du verbe éloquent
de Périclès, l’épitaphe gravée sur le monument du Céramique pâlit devant la
parole de gloire et sa promesse de mémoire inaltérable autant qu’universelle.
Pour Nikoptolémè, inconnue au nom pourtant guerrier – puisqu’il parle de vic-
toire au combat –, un peu de mémoire privée suffit : quelques lignes gravées
sur une stèle, et l’affirmation que son mari jamais ne l’oubliera. Forte opposi-
tion, trop belle peut-être pour être tout à fait exacte. Voire. Tous les hommes
d’Athènes ne meurent sans doute pas au combat, mais il n’en est pas dont l’épi-
taphe ne confie d’une manière ou d’une autre à la cité le souvenir éternel des

* Première publication dans La Femme, la mort, GRIEF, Université Toulouse-le‑Mirail, Toulouse,


1984, p. 7-39.
1. Thucydide, II, 43, 2-3 ; W. Peek, Griechische Vers-Inschriften, 1491 (Athènes, ive siècle).
épouses tragiques, épouses mortes 271

qualités du mort ; toutes les femmes d’Athènes ne s’éteignent pas dans leur lit,
mais toujours c’est au mari (ou, au pire, à la famille) qu’il revient de conser-
ver la mémoire de la morte.
À se situer au niveau paradigmatique des modèles sociaux, il est vrai que
la cité n’a rien à dire de la mort d’une femme, celle-ci fût-elle parfaite autant
qu’il lui est permis de l’être : car il n’est pour une femme d’autre accomplis-
sement que de mener sans bruit une existence exemplaire d’épouse et de mère
aux côtés d’un homme qui vivait sa vie de citoyen. Sans bruit : telle est en tout
cas la vie que, dans l’épitaphios, Périclès conseillait aux veuves des Athéniens
tombés au combat. La gloire (kléos) des hommes est parole vive, portée aux
oreilles de la postérité par les mille voix de la renommée ; pour dire la gloire
d’une femme, il n’est, depuis Pénélope affirmant que seul le retour d’Ulysse
fera grandir son kléos amoindri2, d’autre orateur que le mari, celui-là même
qui, par-delà la mort de son épouse, sera dépositaire de sa mémoire. Le mari
une fois mort, aux femmes il reste à ne pas faire parler d’elles parmi les mâles,
ni sur le ton du blâme ni sur celui de l’éloge : la gloire des femmes est de n’en
pas avoir3. Voilà certes qui ne facilite pas la tâche à qui souhaiterait atteindre
la réalité muette de la vie des femmes d’Athènes. Mais aussi bien tel n’est pas
mon dessein, et je m’en tiendrai résolument au logos, quitte à m’enraciner dans
un genre littéraire qui, dans la cité, consacre à la mort des femmes un autre dis-
cours que celui, tout privé, de la confiance et du deuil.
Pourtant, histoire de tout de même compliquer la tâche, il faut encore s­ ’attarder
un instant à la lecture des épitaphes. On y gagnera la conviction qu’une femme
ne saurait posséder sa mort : pour celle dont les vertus doivent culminer dans
le bien-vivre de l’époux, il n’est pas de trépas héroïque – pensée sur le mode
de l’épreuve qualifiante, la « belle mort » est virile – ; tout simplement, la mort
de l’épouse clôt une vie de dévouement et d’affection, de bonne humeur et de
réserve dont, à n’en pas douter, le mari saura désormais « très bien parler »4.
Dans ces conditions, quelle parole civique irait donc s’aviser d’articuler sur
la mort des femmes un quelconque discours ? À coup sûr pas le genre historique,
surtout si l’historien se nomme Thucydide et que son objet est la Grèce : récit
des guerres et des décisions politiques, l’historiographie thucydidéenne n’a que
faire des femmes, même en vie. Hérodote, on l’a deviné, était sur ce point moins
catégorique mais, de façon tout aussi prévisible, il ne s’intéressait à celles-ci que
barbares ou épouses de tyran et à leur mort que violente ou prétexte à quelque
exposé sur un rite funéraire anomal5 ; encore s’agit-il là de brèves mentions,

2. Sur le kléos de Pénélope au chant XIX de l’Odyssée (108-115 et 124-127), voir H. P. Foley,
« Reverse Similes and Sex Roles in the Odyssey », Arethusa, 11 (1978), p. 7-26.
3. Thucydide, II, 45, 2, déclaration commentée et discutée à l’infini, à commencer par Plutarque
qui, dans l’ouverture des Vertus des Femmes, s’insurge contre une telle conception. Mais Plutarque,
qui voit « une part d’exposition historique » dans les vertus féminines, appartient à une époque où,
dans des genres littéraires moins centrés sur la cité que ceux de l’époque classique, il y a une place
pour l’intervention des femmes dans l’histoire.
4. Voir par exemple les épitaphes de Philtéra (GV, 1497 : Athènes, milieu du ive), placée sous
le signe de la philia, et celle d’Hégilla (GV, 1790, Athènes, milieu du ive siècle) dont le mari est
compétent pour vanter la sophrosunè.
5. Hérodote, II, 89 (le corps des belles égyptiennes) ; II, 1 (Cassandane), 129 (la fille de Mykérinos) ;
III, 31-32 (la sœur-épouse de Cambyse) ; IV, 50 (et V, 92 : Mélitta) ; IV, 205 (Phérétimè).
272 épouses tragiques, épouses mortes

qui ne relèvent pas d’une élaboration très poussée. Mais il est un genre civique
qui, se plaisant institutionnellement à brouiller la frontière du masculin et du
féminin, libère la mort des femmes des lieux communs où la cantonnait le deuil
privé. J’ai nommé la tragédie où, comme chez Hérodote il est vrai, les femmes
ne meurent que de mort violente6 ; mais, dans l’univers tragique, la mort, fût-
elle trouvée sur le champ de bataille, est toujours placée sous le signe de la vio-
lence, et les hommes n’en pâtissent pas moins que les femmes : ainsi, pour un
temps au moins, se rétablit comme un équilibre entre les sexes.
Donc, violemment les femmes tragiques meurent. Plus exactement c’est dans
cette violence qu’une femme conquiert sa mort. Une mort qui ne soit pas seu-
lement la fin d’une vie d’épouse exemplaire. Une mort qui lui appartienne en
propre, que, telle la Jocaste de Sophocle, elle se la soit infligée « elle-même à
elle-même »7 ou que, de façon plus paradoxale, on la lui ait imposée. Une mort
brutale, dont l’annonce se fait sans phrases – ainsi, pour l’épouse-mère d’Œdipe,
« un mot suffit, aussi court à dire qu’à entendre : elle est morte, la noble figure
de Jocaste » – mais dont les modalités, douloureuses ou choquantes, donnent
lieu à un long récit. Car, aussitôt énoncé en sa nudité de fait brut, l’événement
appelle une question, toujours la même : Comment ? Dis, comment ?8 Alors le
messager raconte, et c’est ainsi que la tragédie rompt le silence très largement
observé dans la tradition grecque sur les voies de la mort.
Mais une précision s’impose : si, dans la tragédie, la mort des femmes
accède au discours tout comme celle des hommes, encore convient-il d’obser-
ver qu’à l’intérieur du spectre des modes de la mort violente, entre hommes et
femmes une distribution s’opère de fait (et voici déjà que l’équilibre se rompt
entre les sexes…). Du côté des hommes, la mort, à quelques exceptions près
– celle d’Ajax et d’Hémon qui se suicident, celle de Ménoecée qui s’offre en
victime sacrificielle – prend la forme du meurtre : ainsi, c’est bien encore un
meurtre, oikeios phonos, meurtre familial, que la mort formellement guerrière
des fils d’Œdipe qui s’entretuent sur le champ de bataille. Quant aux femmes,
s’il arrive qu’elles soient tuées, comme Clytemnestre, comme Mégara, bien
plus nombreuses sont, du côté des épouses9, celles qui recourent au suicide
comme à la seule issue dans un malheur extrême : Jocaste donc, et encore, chez
Sophocle, Déjanire et Eurydice ; Phèdre bien sûr, mais aussi, chez Euridipe,
Evadnè et, en arrière-fond de l’Hélène, Léda.
Ce n’est pas au meurtre qu’on s’attachera ici, sans toutefois s’interdire d’en
évoquer les formes tragiques : parce qu’il est plus équitablement partagé entre
hommes et femmes, sans doute le meurtre est-il un critère moins pertinent de

6. Euripide, Hippolyte, 813 qualifie de biaios thanatos la pendaison de Phèdre.


7. Œdipe-Roi, 1230 : hekonta ouk akonta ; voir aussi 1236-1237 : autè pros hautès. Au contraire
de Déjanire ou d’Eurydice, dont la mort est imputée à une responsabilité (aitia) extérieure, l’aitia
de la mort de Jocaste lui est entièrement attribuée. La citation suivante se trouve en 1234-1235.
8. Voir Sophocle, Trachiniennes, 878 et 880, Antigone, 1174 ; Euridipe, Hippolyte, 801, Phéniciennes,
1354.
9. Il y a aussi, bien sûr, le côté des filles vierges, où domine le sacrifice. Faute de temps et pour
conserver à la démonstration la précision qui s’impose, j’ai préféré choisir, et choisir les épouses,
moins étudiées, semble-t‑il, que les vierges sacrifiées. Je reviendrai sur le cas des parthénoi (et
sur celui, compliqué, d’Antigone) dans une étude d’ensemble sur la mort tragique des femmes.
épouses tragiques, épouses mortes 273

la différence des sexes dans leur rapport à la mort. On l’a deviné : en tant que
mort féminine, c’est le suicide des épouses qui, pour l’essentiel, retiendra mon
attention.

Un suicide de femme pour une mort d’homme


« Pour une femme, rester au foyer, sans époux,
délaissée, c’est déjà un mal affolant. Et quand,
là-dessus, vient un messager, puis un autre, tou-
jours portant pires nouvelles, et tous clamant du
malheur pour la maison… ! Si cet homme avait
reçu autant de blessures (traumatôn) que, par des
canaux divers, le bruit en arrivait à sa maison, son
corps aurait maintenant plus de plaies (tétrôtai)
qu’un filet de mailles… Voilà les rumeurs cruelles
qui me firent suspendre plus d’une fois mon col
à un lacet, auquel on ne m’arrachait qu’en usant
de violence. »10

Au-delà du mensonge dont la reine maîtrise admirablement l’usage, c’est une


vérité ou, du moins une vraisemblance propre à l’univers tragique qui s’énonce
dans ces paroles de Clytemnestre accueillant Agamemnon de retour en son
palais : la mort d’un homme appelle irrésistiblement le suicide d’une femme,
sa femme. Une mort de femme pour contrebalancer la mort d’un homme ? En
vertu de l’honneur héroïque dont la tragédie aime à se souvenir, la mort d’un
homme ne saurait être que celle d’un guerrier, sur le champ de bataille – ainsi,
pour leur père, les enfants d’Agamemnon rêveront un instant au passé, dans
les Choéphores, d’une mort glorieuse sous les murs de Troie11 – et, à la simple
annonce de ce trépas, l’épouse, dans son oikos bien clos, mourrait en se passant
la corde au cou. C’est au nom de la même vraisemblance tragique que, dans les
Troyennes, Hécube reprochera âprement à Hélène que jamais nul ne l’ait « sur-
prise en train de suspendre un lacet ou d’aiguiser un poignard comme l’aurait
fait une femme de cœur (gennaia gunè), regrettant son premier mari »12.
Bien sûr, pas plus que sa sœur Hélène, Clytemnestre ne s’est tuée. Non seu-
lement, la reine n’est pas une Pénélope (même si, dans le même discours men-
songer, elle évoque ses yeux brûlés par les larmes au cours des longues veilles
où elle pleurait sur l’époux), mais elle n’est pas une épouse tragique ordi-
naire. Clytemnestre, donc, ne s’est pas tuée, et c’est Agamemnon qui va mou-
rir, le corps entaillé de blessures et pris au filet d’un voile en forme de piège.
Clytemnestre n’a eu garde de se tuer ; elle a détourné la mort, de sa personne
vers celle du roi, tout comme, au lieu de se tuer, Médée tuera indirectement
Jason, à travers ses enfants, à travers sa nouvelle épousée13. En Clytemnestre,

10. Eschyle, Agamemnon, 861-876.


11. Esch., Choéphores, 345-356 et 363-365 ; voir aussi le vœu, formulé par Xerxès à l’irréel du
passé, d’être mort avec ses guerriers.
12. Eur., Troyennes, 1012-1014. Equivalence euripidéenne du glaive et de la corde.
13. On comparera Eur., Médée, 39-40 et 379.
274 épouses tragiques, épouses mortes

la mère ­d’Iphigénie et l’amante d’Egisthe ont triomphé de l’épouse. La reine


meurtrière a démenti la loi de la féminité qui veut qu’à l’aporie du malheur on
trouve une issue dans le nœud d’un lacet14.

Une mort dépourvue d’andreia

Trouver une issue dans le suicide : solution tragique que, dans le tout-­venant
de la vie quotidienne, la morale réprouve. Mais surtout : solution de femme
et non, comme parfois on l’a prétendu, acte héroïque15. Que, chez Sophocle
comme dans la tradition épique, le héros Ajax se suicide est une chose ; qu’il
se suicide virilement en est une autre – j’y reviendrai – ; mais de là à tirer de
cet exemple la conclusion générale que, dans les représentations partagées, tout
suicide relève de l’andreia (nom grec du courage en tant qu’il est le propre des
mâles), il y a un pas qu’il faut refuser de franchir : beaucoup plus conforme à
l’éthique traditionnelle est à n’en pas douter l’Héraklès d’Euridipe qui, du fond
du désastre, accepte de supporter la vie16. Du côté du citoyen, les choses sont
plus claires encore : rien de plus étranger au suicide que l’impératif hoplitique
de la belle mort, qui doit être acceptée, non pas recherchée17, et l’on sait que,
pour avoir trop ouvertement désiré mourir à Platées, le Spartiate Aristodamos
fut, après le combat, privé par ses concitoyens de la gloire posthume d’une cita-
tion à l’ordre de la bravoure. Spartiate ou non, un guerrier ne se suicide que sous
le coup du déshonneur – c’est le cas d’Othryadas au livre I d’Hérodote et de
Pantitès au livre VII – et, à ces constatations fait écho le Platon des Lois, pen-
seur normatif mais fidèle à la convenance civique, qui, pour « manque absolu
de virilité », inflige au suicidé la sanction institutionnelle d’une sépulture soli-
taire autant qu’oubliée, aux marges de la cité et dans la nuit de l’anonymat18.
On ajoutera – ce qui n’est pas indifférent – qu’en l’absence d’un nom spécifique
du suicide, la langue grecque, pour désigner cet acte, use des mots mêmes qui
disent le meurtre des parents, cet absolu d’ignominie19.
Le suicide, donc : mort tragique, peut-être, que choisissent sous le poids
de la contrainte ceux sur qui tombe « la douleur excessive d’une infortune

14. Le nœud du lacet (brokhos) actualise le nœud métaphorique du malheur : on comparera Eur.,
Hippolyte, 671 et 781.
15. A. Katsouris, « The Suicide Motive in Ancient Drama », Dioniso, 47 (1956) p. 5-36, l’affirme,
bien qu’il ne puisse éviter de reconnaître (p. 9) que dans la tragédie le suicide est majoritairement
le fait de femmes.
16. Avec J. Ferguson (« Ambiguity in Ajax », Dioniso, 44 (1970), p. 26), on rappellera qu’Ajax est,
dans la tradition, le seul héros mâle à aller jusqu’au bout d’un suicide.
17. Il y a là tout l’écart entre le vouloir de raison (éthélein) et le vouloir d’inclination (boulomai) : voir
N. Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris-La Haye, 1981, p. 99-104, et, sur Aristodamos (Hérodote,
IX, 71), « La belle mort spartiate », Ktèma, 2 (1977), p. 105-120 ; on notera que, dans Le Suicide
(rééd., Paris, 1981, p. 374) E. Durkheim interprète comme un suicide le trépas d’Aristodamos.
Othryadas : Hérodote, I, 82 ; Pantitès : Id. VII, 232.
18. Platon, Lois, IX, 873 c-d.
19. Par exemple, autophonos et autokheir. La surdétermination suicide / mort au combat / meurtre
familial est particulièrement nette dans le combat singulier des fils d’Œdipe : voir Esch., Sept, 850,
Soph., Antigone, 172, Eur., Phéniciennes, 880 ; pour d’autres exemples, voir Esch., Agamemnon,
1091, Eur., Oreste, 947 et Soph., Antigone, 1175, ainsi que le commentaire de L. Gernet au livre IX
des Lois (Paris, 1917), p. 162 (873 c-d).
épouses tragiques, épouses mortes 275

sans issue »20. Mais, dans la tragédie même, mort de femme surtout. Or il
se trouve qu’une modalité de cette mort en soi déjà dévaluée est plus que les
autres marquée d’infamie et plus que les autres imputée à un déshonneur sans
recours : j’ai nommé la pendaison, mort hideuse ou, à plus proprement par-
ler, mort « sans forme » (askhèmôn), souillure maximale que l’on ne s’inflige
que sous le coup de la honte21. Et il se trouve aussi – mais est-ce vraiment un
hasard ? – que la pendaison est mort de femme : mort de Jocaste et de Phèdre,
mort ­d’Antigone (et, hors la tragédie, mort d’innombrables jeunes filles qui se
pendent pour donner à un culte son aition ou pour illustrer les énigmes de la
physiologie féminine)22.
La pendaison, mort féminine. Je dirais même volontiers que l’expression
de la féminité peut s’y redoubler sans fin puisqu’à la corde, qui en est l’instru-
ment usuel, les femmes et les jeunes filles savent, telle Antigone étranglée dans
le nœud de son voile, substituer les parures dont elles se couvrent et qui sont
autant d’emblèmes de leur sexe. Voiles, ceintures, bandeaux : virtuellement,
ces machines de séduction sont des pièges de mort pour celles qui les portent,
comme l’expliquent au roi Pélasgos les Danaïdes suppliantes23 ; en un mot, pour
emprunter à Eschyle cette forte expression, il y a là une belle ruse, mèkhanè
kalè, où la peithô érotique se met au service de la plus sinistre des menaces.
Sur les accointances de la femme avec le champ de la mètis, je n’insiste-
rai pas ici. Toutefois, l’occasion est belle de rappeler qu’il n’est pas d’action
accomplie par une femme, celle-ci fût-elle armée du glaive pour tuer ou pour
se tuer, qui ne risque toujours, inexorablement, d’être recouverte par le voca-
bulaire de la ruse. Ainsi, dans l’Agamemnon, pour évoquer les desseins meur-
triers de Clytemnestre affûtant le glaive contre son époux, Cassandre, contre
toute attente, recourt à l’imagerie du poison mêlé dans la coupe ; mais au poi-
son le texte de l’Orestie substituera vite le piège bien réel du voile qui empri-
sonne Agamemnon comme en un filet – audacieuse matérialisation de toute
métaphore de mètis. La même logique est à l’œuvre dans les Trachiniennes :
sans le vouloir, Déjanire a pris Héraklè au piège empoisonné de la tunique de
Nessos : elle peut bien désormais demander au glaive le salut d’une prompte
mort, elle n’aura pas pour autant évité que l’on puisse, même fugitivement, pen-
ser son suicide dans le registre industrieux de la tekhnè24.

20. Telle est l’une des circonstances atténuantes envisagées par Platon dans sa condamnation du
suicide (Lois, IX, 873 c 5-6).
21. Honte : Platon, Lois, IX, 873 e 6 (aiskhunè aporos, autre circonstance atténuante) ; laideur
de la pendaison : Eur., Hélène, 298-302 (mort askhèmôn, opposée à la noblesse de la sphagè) ;
souillure : Soph., Antigone, 54 (lôbè infligée par Jocaste à sa vie), ainsi que Esch., Suppliantes,
473 (miasma, dans un système de suicide par vengeance) ; déshonneur : Eur., Hélène, 134-136,
200-202, 686-687 (mort de Léda).
22. Placée sous le signe exclusif de la féminité est encore la pendaison de Léda, déshonorée par la
conduite de sa fille. Sur le caractère féminin de la pendaison, voir N. Loraux, « Le corps étranglé »,
à paraître dans Le Châtiment dans la cité (Actes de la Table ronde sur châtiments corporels et peine
de mort, École de Rome, nov. 1982).
23. Soph., Antigone, 1220-1222 ; Esch., Suppliantes, 455-466.
24. Le poison : Ag., 1260-1263 ; le voile-filet : 1382-83, 1492, 1580, 1611, Cho., 981-982, 998-1004,
Eum., 460, 634-635. – Déjanire : Soph., Trachiniennes, 883-884 (émèsato), 928 (tekhnôménès).
Le brouillage de la « voie droite » du glaive et de la mètis est à son comble dans Médée : 384-409
et 1278 (où l’épée est filet).
276 épouses tragiques, épouses mortes

À cette mètis lieuse, à l’œuvre dans les mots et dans les actions des femmes
et qui tisse les filets de mort ou serre les nœuds d’innombrables lacets, la tra-
gédie oppose tout ce qui coupe et déchire, en un mot ce qui verse le sang. Ce
qui nous ramène aux Suppliantes d’Eschyle et à leur pulsion vers la pendaison.
Ultime recours dans leur fuite éperdue devant les fils d’Egyptos, le lacet de mort
protègerait les Danaïdes contre le désir violent du mâle, tout comme la préci-
pitation du haut d’une roche escarpée, dont elles rêvent un instant, les prému-
nirait contre le mariage, cette contrainte où l’époux est seulement un maître.
Mais il n’est pas indifférent qu’à ce maître elles donnent le nom de daiktôr :
non point, comme le veut la traduction de P. Mazon, de « ravisseur », mais très
précisément de déchireur25. Pour échapper à cette déchirure (à n’en pas douter
celle du viol ou de la défloration), il n’est que deux voies : la mort des Danaïdes
dans le nœud d’une corde, et la souillure pour la cité, ou leur vie au prix d’une
guerre qui, « pour des femmes », versera le sang des hommes26. Les Danaïdes
ne se pendront pas : on connaît la suite27.

L’entaille dans le corps viril

À en croire Euridipe, un glaive arme la main de Thanatos. Sans doute


n’est-ce pas pur hasard : si la mort, égale pour tous, ne fait pas de différence
entre ses victimes et tranche indifféremment la chevelure des femmes et celle
des hommes, à Thanatos, incarnation de la mort au masculin, il revient de por-
ter le glaive, emblème du trépas viril28.
C’est qu’un homme digne de ce nom ne saurait mourir que sous le glaive ou
la lance d’un autre homme, sur le champ de bataille. Peu glorieux est le Ménélas
d’Euridipe, seul à être revenu de Troie sans même la trace d’une blessure portée
de près – celle qui fait l’homme accompli29. Et, jusque dans un sacrifice humain,
cet acte pourtant à tous égards corrompu, il convient que le sacrificateur soit un
homme, dès lors surtout que la victime est un mâle ; l’attestent, dans ­l’Iphigénie
en Tauride, la question d’Oreste à la sœur qu’il n’a pas encore reconnue :

25. La pendaison plutôt que le mâle : Esch., Suppliantes, 787-789 ; la précipitation plutôt que le
daiktôr : ibid., 794-799. On rapprochera daiktôr du goos daiktèr (Sept, 916 : sanglot déchireur,
deuil gémissant où l’on déchire son corps à l’image de celui des morts, en l’occurrence les fils
d’Œdipe, eux-mêmes autodaîktoi, ibid., 735 ; voir encore Alcée, fr. 28 Bergk, où Arès est le maître
de phobos (la déroute) daiktèr). On notera enfin qu’au vers 680 des Suppliantes, le verbe daizô a
fait une première apparition, pour caractériser la guerre civile comme déchireuse de la cité. Il n’y
a donc aucune raison d’euphémiser « déchireur » en « ravisseur ».
26. Suppliantes, 476-477.
27. Voir M. Detienne, « Les Danaïdes entre elles ou la violence fondatrice du mariage », à paraître
dans un recueil collectif Masculin/féminin en Grèce ancienne.
28. Euripide, Alceste, 74-76 ; autres métaphores de la mort comme tranchante ou sanglante : ibid.,
118 et 225. Sur Thanatos comme mort au masculin, voir J.-P. Vernant, « Figures féminines de la
mort », à paraître dans le recueil Masculin/féminin.
29. Eur., Andromaque, 616 : oude trôtheis. C’est le scholiaste qui a raison (contre Méridier, note
ad loc., CUF) : Ménélas a bien, au chant IV de l’Iliade, été blessé de loin, par la flèche de Pandaros,
mais aucune blessure ne lui a été infligée de près, par le glaive ou la lance, et c’est le signe de sa
bravoure incertaine.
épouses tragiques, épouses mortes 277

« Toi, femme, de l’épée tu frapperais des hommes ? » et la réponse


d­ ’Iphigénie garantissant qu’il y a dans le sanctuaire un sphageus pour accom-
plir cette tâche30.
À cette règle impérative qui veut que l’homme meure par l’homme, sous le
glaive et dans le sang versé, le suicide même ne déroge pas dans la tragédie et,
chez Sophocle comme chez Pindare, Ajax s’anéantit par le fer, fidèle jusqu’au
bout à sa stature de héros qui vit et meurt de la guerre où, en un échange à tout
prendre réglé, on donne et on reçoit des blessures31. Ajax donc se suicide, mais
comme un guerrier32. Entaillé par le fer auquel il s’identifiait33, il déchire son
flanc à cette épée dont, mettant en scène sa propre mort, il a fait un principe
actif (n’affirme-t‑il pas que « l’égorgeur (sphageus) est là, debout, de manière
à trancher au mieux » ?)34. L’épée d’Ajax : signifiant primordial, à chaque pas
retrouvé dans la trame métaphorique de la tragédie de Sophocle et qui donne au
texte sa cohérence. Si l’épée du guerrier devient réellement ce scalpel qu’Ajax
appelait de ses vœux, il existe, au sens que l’on dit figuré, bien d’autres glaives
dans Ajax : ainsi les mots de la langue eux-mêmes qui, affûtés comme l’acier,
« entaillent la chair vive » – comment s’étonner dès lors qu’à la vue du cadavre
du héros, le fer tranchant de la douleur perce Tekmessa « jusqu’au foie » ?35.
Je n’en dirai pas plus sur l’épée d’Ajax : d’autres avant moi ont su en par-
ler, parfois superbement comme J. Starobinski36. Je ne m’étendrai pas non plus
sur le thème du sang versé, pourtant central dans Ajax, car il est un autre héros
de Sophocle pour illustrer le caractère nécessairement sanglant du suicide viril.
J’ai nommé le fiancé d’Antigone, dont la mort est annoncée sur le mode intra-
duisible de la glose étymologique :
« Hémon est mort ; sa propre main l’ensanglante »37. Qu’il me suffise de
rappeler que le nom d’Hémon (Haimôn) ressemblait par trop à celui du sang
(haima) : ainsi, transpercé de son propre glaive, le fils de Créon accomplit le
présage de son nom et meurt en homme.

30. Eur., Iphigénie en Tauride, 621-622 ; sur la place faite à l’égorgeur au sein même du sacrifice
féminin voir M. Detienne, « Violentes Eugénies », in M. Detienne et J.-P. Vernant (éd.), La Cuisine
du sacrifice en pays grec, Paris, 1979, p. 208.
31. Cet échange est bien exprimé dans la 8e Néméenne de Pindare (28 sqq.) ; voir encore Isthmiques,
IV, 35 sqq. et Néméennes, VII, 25 sqq. On rappellera que, dans la tragédie de Sophocle, l’épée est
celle d’Hector : un don de l’ennemi.
32. Voir les occurrences du verbe piptô (Ajax, 828, 841, 1033) et les remarques de B. H. Fowler,
« Thought and Underthought in Three Sophoclean Plays », Eranos, 79 (1981), p. 1-3.
33. Ajax, 650-651.
34. Ajax, 815, avec la traduction et le commentaire de J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire
des sacrifices en Grèce, Aix-en-Provence, 1966, p. 179. On notera que le fer est dressé (hestèken)
comme l’est normalement l’hoplite à son poste. En 1026, Teukros fera du fer un phoneus, un tueur.
35. Le scalpel : 581-582, dans un contexte à la fois médical et sacrificiel (cf. Trach., 1032-1033
et Ant., 1308-1309) ; la langue affûtée : 584 ; la chair entaillée par le récit : 786 ; le malheur qui
perce le foie : 938.
36. J. Starobinski, « L’épée d’Ajax », dans Trois fureurs, Paris, 1974, note p. 27-29 et 61 ; voir
aussi D. Cohen, « The Imagery of Sophocles : a Study of Ajax’ Suicide », Greece and Rome, 25
(1978), p. 24-36 et Ch. Segal, « Visual Symbolism and Visual Effects in Sophocles », Classical
World, 74 (1981), p. 125-142, n. 127.
37. Le sang dans Ajax : voir par exemple 219, 546, 909, 918-919 ; Hémon : Antigone, 1175 (voir
aussi 1239). Sur haima comme nom de l’effusion de sang, voir H. Koller, « Haima », Glotta, 15
(1967), p. 149-155.
278 épouses tragiques, épouses mortes

Pendaison ou sphagè

Il est toutefois un mot qu’on ne pourra éviter plus longtemps de prononcer,


parce qu’il obsède le genre tragique et qu’avec insistance il y est opposé au voca-
bulaire de la pendaison. Ce mot est sphagè, nom de l’égorgement sacrificiel mais
aussi de la blessure et du sang qui en coule38. Avec le verbe sphazô et ses déri-
vés, il sert évidemment à désigner les sacrifices, celui d’Iphigénie chez Eschyle
et Euridipe, mais aussi, chez Euridipe, celui de Makaria dans les Héraclides,
celui de Polyxène dans Hécube et dans les Troyennes, celui de Ménoecée dans
les Phéniciennes, celui enfin des filles d’Erechthée dont l’Ion raconte qu’elles
furent offertes à la patrie à titre de sphagia39. Jusque-là, rien que de normal, ou
presque. Mais, d’Eschyle à Euridipe en passant par Sophocle, sphazô et sphagè
servent aussi à désigner le meurtre au sein de la famille des Atrides. Et surtout
c’est encore aux mêmes mots qu’on emprunte la désignation du suicide lorsqu’il
est sanglant : suicide d’Ajax, de Déjanire, d’Eurydice. Invoquera-t‑on, pour en
justifier l’emploi quelque peu dévié, je ne sais quelle loi d’impropriété séman-
tique qui caractériserait la tragédie dans son recours à la langue ? Rabattra-t‑on
sphazô sur des mots plus neutres ou plus descriptifs comme skhizô et daizô qui
disent la déchirure dans le corps40 ? Ce serait méconnaître la rigueur du signi-
fiant tragique qui ne détourne la langue qu’à des fins très précises – celle, par
exemple, de brouiller les ordres. Mieux vaut suivre J. Casabona, et observer
que, chargés de valeurs religieuses, sphazô, sphagè et sphagion ne désignent
pas dans la tragédie n’importe quel égorgement meurtrier, n’importe quel sui-
cide, mais la longue suite d’« assassinats qui résultent de l’application de la loi
du sang » dans la famille des Atrides, ou la mort volontaire d’Eurydice au pied
de l’autel de Zeus Herkeios41. Plus généralement, sphagè sert à caractériser la
mort par le fer comme mort « pure » par opposition à la pendaison42.
Or, à peine rappelée cette opposition entre deux modes, masculin et fémi-
nin, du mourir, il faut se résoudre à constater qu’on l’a déjà enfreinte de fait en
évoquant la mort « virile » de Déjanire ou d’Eurydice qui s’enfoncent un glaive
dans le corps. Et, chez Euridipe, il ne manque pas d’héroïnes pour préférer le
glaive à la corde lorsqu’elles songent à la mort ; ainsi, montant la garde à la
porte de la demeure où s’accomplit le meurtre de Clytemnestre, Electre bran-
dit un glaive, prête à le retourner contre elle-même si l’entreprise échoue43. Et

38. J. Casabona, Vocabulaire, p. 174-175 et 187 (le suicide) ; sphazô et le sang : ibid., 155-156 et 164.
39. Ion, 278 ; sur sphagia et le sacrifice humain, voir P. Stengel, Opferbräuche der Griechen,
Leipzig-Berlin, 1910, p. 93.
40. Skhismos : Esch., Agamemnon, 1149 (Cassandre) ; skhizô : Soph., Electre, 99 (meurtre
­d’Agamemnon), Daïzô : Esch., Ag., 207-208 (sacrifice d’Iphigénie), Choéphores, 860, 1071
(le meurtre).
41. La loi du sang : J. Casabona, Vocabulaire, p. 160 (à propos d’Agamemnon, 1433) ; voir aussi,
dans l’Electre d’Euripide, la présence du matériel sacrificiel (kanoun, sphagis) dans l’évocation du
meurtre de Clytemnestre (1142 ; cf. 1222 : katarkhomai, commenté par P. Stengel, Opferbräuche,
p. 39-49, n. 42). Eurydice est sphagion : Antigone, 1291 ; voir J. Casabona, Vocabulaire p. 187 ; voir
encore le commentaire de Jebb, ad 1301, sur bômia et l’épée du suicide comme couteau sacrificiel.
42. Voir par exemple Hélène, 353-359, avec le commentaire de J. Casabona, Vocabulaire, p. 176.
Dans l’énoncé de cette opposition, la mort par noyade, cet « étouffement », peut se substituer à la
pendaison : voir par exemple Eur., fr. 656 Nauck (délibération de Laodamie).
43. Eur., Electre, 688 et 695-696.
épouses tragiques, épouses mortes 279

inversement, il est aussi, chez Euridipe, des hommes à qui la mort advient pour
avoir été pris, telle une femme, à des liens inextricables – il en va ainsi d­ ’Hippolyte
dont le corps, enlacé aux rênes de ses chevaux comme à une entrave, est fra-
cassé sur les rochers de la route44 – mais, du côté des hommes, il faut bien le
dire, ce mode anomal de la mort est à l’évidence plus rare.
Revenant donc à mon propos, j’observerai que le brouillage tragique qui
consiste à doter une femme d’une mort virile ne relève d’aucune contingence.
Soit la mort de Jocaste dans les Phéniciennes. Chez Sophocle, on le sait, Jocaste
n’a pas plus tôt compris ce qu’il en est d’Œdipe qu’elle se pend, en femme acca-
blée par un malheur insurmontable. La Jocaste d’Euridipe ne s’est pas pendue,
elle a survécu à la révélation de l’inceste et c’est de la mort de ses fils qu’elle
mourra, en se frappant du glaive qui les a tués45. Certes, il s’agit là d’un écart
tout à fait remarquable par rapport à une tradition bien établie, depuis Homère
et la pendaison d’Epicaste. Faut-il pour autant, comme certains le font, attri-
buer cette innovation à une évolution des mentalités, toujours plus hostiles à la
mort par pendaison46 ? Rien, à vrai dire, n’autorise une telle hypothèse parce
que, dès l’Odyssée, c’est la plus impure des morts que procure la corde47, et, sur
ce point on ne voit guère en quoi les mentalités auraient évolué. Mais surtout il
convient de lire le texte d’Euridipe en regard de celui de Sophocle ; on s’avisera
alors qu’il y a dans les Phéniciennes comme une réinterprétation d’ensemble
du personnage de Jocaste, et la mort virile de celle qui n’est plus, comme chez
Sophocle, surtout une épouse mais exclusivement une mère48 doit dès lors être
mise au compte de cette réélaboration critique de la tradition.
À partir de cet exemple et de quelques autres, j’avais, naguère, évoquant la
mort tragique des femmes, esquissé une généralisation où la pendaison serait
associée au mariage (ou plutôt à la survalorisation du statut de numphè) et le
suicide sanglant à la maternité (par quoi, dans les douleurs « héroïques » de
l’enfantement, l’épouse s’accomplit pleinement)49. Pour fondée qu’apparaisse
toujours une telle lecture, on n’y reviendra pas car, tout simplement, c’est au
brouillage en tant que tel qu’on s’intéresse ici, et plus particulièrement aux affir-
mations, nombreuses chez Euridipe, qui, entre la corde et le glaive, semblent
postuler comme une équivalence.
La corde ou le glaive : en un mot, la mort à tout prix, quelles qu’en soient les
voies. Ainsi, dans une situation désespérée, raisonnent les femmes viriles (qui, à
tout prendre, préféreraient le glaive), ainsi se vantent les femmes trop féminines
qui, telle Hermione, n’oseront même pas se pendre – mais, dans un cas comme dans

44. Hippolyte porte-couronnes, 1263-1267, 1244-1245. Devant la douleur qui l’assaille, Hippolyte
mourant, comme Héraklès pris au piège d’une ruse, réclamera le fer libérateur qui taille dans la
chair (1375 ; cf. Soph., Trach., 1031-1033).
45. C’est volontairement que j’emploie cette expression logiquement impossible, car le texte des
Phéniciennes non seulement ne spécifie pas laquelle des deux épées elle emploie, mais suggère
même, en sa généralité, qu’il s’agit de l’épée générique des fils (voir 1456 et 1577-1578).
46. R. Hirzel, « Der Selbstmord », Archiv für Religionswissenschaft, 11 (1908), note p. 256-258.
47. Supplice des servantes infidèles : Odyssée, XXII, 462-464 ; voir « Le corps étranglé ».
48. On confrontera Œdipe-Roi, où Jocaste est « pantélès damar » (épouse accomplie) et les
Phéniciennes, où Jocaste meurt « avec » ses fils et sera enterrée avec eux (1283, 1482, 1553-1554,
1635) ; de même, Eurydice est pammètôr, tout entière à la maternité (Antigone, 1283).
49. « Le lit, la guerre », L’Homme, 21 (1981), p. 37-67.
280 épouses tragiques, épouses mortes

l’autre, la suite du texte est parfaitement claire sur ce que serait, glaive ou corde, le
vrai choix de la désespérée. Corde ou glaive : tel est encore le choix que, devant
l’imminence de la mort d’Alceste, le chœur laisse à Admète, affirmant qu’« un tel
malheur vaut qu’on s’ouvre la gorge (sphagè) ou qu’on passe à son cou le nœud
d’un lacet suspendu » – simple façon de signaler que, pour avoir fui la mort, un
homme féminisé ne saurait se soustraire à la détresse qui brise les femmes50.
Mais, ces quelques exemples déjà le suggèrent, lors même qu’il est à
son comble, le brouillage n’a d’autre visée que de renforcer paradoxalement
­l’opposition en son orthodoxie. Soit, dans la pièce qui porte son nom, Hélène
appelant de ses vœux la mort :
D’un nœud de mort, d’un nœud suspendu, j’enlacerai mon cou ou bien, d’un
grand effort, j’enfoncerai dans ma chair la lame entière d’une épée dont la
meurtrière poussée ouvrira dans ma gorge une source de sang, et je m’immolerai
aux trois déesses…
Ainsi que l’indique la résolution finale, la seule éventualité qu’Hélène
retienne réellement comme digne d’elle est celle de la sphagè ; mais, à y regar-
der de près, déjà le choix se dessinait dans les mots mêmes avec lesquels Hélène
parlait de se pendre, et surtout dans ce phonion aiôrèma, cette intraduisible et
contradictoire « suspension sanglante » que les traducteurs occultent comme ils
le peuvent, parce que, pensent-ils, le propre de la pendaison est que le sang n’y
coule pas51. Or c’est précisément dans cet oxymoron qu’il faut savoir deviner le
choix de l’héroïne, pour qui il n’est de mort pensable que sanglante et dont les
mots récusent la pendaison dans l’instant même où elle en évoque l’éventua-
lité. Phonion aiôrèma : ainsi, annonçant par anticipation le sang de la sphagè,
la langue d’Hélène devance sa pensée.
À l’issue de cet examen, l’opposition se reforme donc, plus forte que jamais,
entre la corde et le glaive. À ceci près que, désormais, quelques évidences
­s’imposent avec netteté. Jamais, quand bien même l’aurait-il envisagé, un
homme ne se pend52 ; toujours, donc, un homme qui se tue le fait en homme.
Pour une femme, par contre, l’alternative est ouverte : chercher dans le nœud
d’une corde une fin bien féminine ou s’emparer du glaive en volant aux hommes
leur mort. Affaire d’identification, c’est-à‑dire de cohérence interne du person-
nage tragique ? Peut-être. Le déséquilibre n’en est pas moins patent, prouvant,
s’il était besoin de le rappeler, que le genre tragique maîtrise parfaitement le jeu
du brouillage et connaît les limites à ne pas franchir. Ou, pour le dire autrement,

50. Corde ou glaive : pour Hélène, si elle avait été une gennaia gunè (Troyennes, 1012-1014),
pour Créuse si son plan de mort échoue (Ion, 1064-1065), pour Electre la virile (Oreste, 953) qui
préférerait le glaive (1041, 1052), pour Hermione la vantarde (Andromaque, 811-813, 841-844)
dont la nourrice redoute surtout qu’elle ne se pende (815-816), pour Admète (Alceste, 227-229).
Voir encore Andromaque, 412, ainsi qu’Héraklès, 319-320 et 1147-1151.
51. Hélène, 353-357 (traduction H. Grégoire, CUF) ; phonion aiôrèma (353) : je m’écarte ici de
l’interprétation de J. Casabona, Vocabulaire, p. 161 ; on ajoutera que le verte orégomai, employé
par l’héroïne, convient mieux à l’acte de blesser (nombreuses occurrences dans l’Iliade) qu’à celui
de nouer.
52. Dans les Euménides, Oreste évoque la pendaison comme l’ultime recours qui lui resterait après
un verdict négatif de l’Aréopage (746) ; dans l’Oreste, Euripide s’en souvient peut-être, n’offrant
à son héros l’alternative de la corde et du glaive que pour mieux la récuser au nom de l’eugéneia
(1062-1063).
épouses tragiques, épouses mortes 281

que la femme y est plus autorisée à faire l’homme pour mourir que l’homme à
s’approprier, fût-ce dans la mort, quelque conduite féminine que ce soit. Liberté
tragique des femmes : liberté dans la mort…

L’épouse envolée

Mais, puisque aussi bien pour les femmes l’alternative est ouverte et qu’il
en est qui jusqu’au bout choisissent les voies de la féminité, on s’attardera un
instant encore sur la pendaison et sur les valeurs qui lui sont attachées.
Au-delà du vocabulaire de la mètis et du jugement implicite que son emploi
fait peser sur une mort où l’on se prend soi-même au piège d’un lacs, un mot
mérite encore de retenir l’attention parce qu’il décrit et suggère au lieu de juger.
À l’audition du mot aiôra s’attache la double image d’un corps suspendu et
du léger mouvement de balancement qui lui est imprimé53. On rappellera pour
mémoire qu’aiôra est à Athènes le nom d’une fête où les représentations de
la pendaison sont associées au jeu de la balançoire ; ce n’est pas toutefois de
l’Aiôra religieuse qu’il est ici question, mais de la vision induite par l’emploi
tragique du mot. Aiôra de Jocaste, aiôrèma d’Hélène : Œdipe a forcé la porte
que Jocaste avait soigneusement refermée sur elle, et tout un chacun maintenant
voit la femme pendue, « prise dans le nœud qui se balance » (plektais aiôrais
empéplegménèn) ; de même, pour Hélène qui ne se pendra pas, la pendaison se
résumait dans le terme aiôrèma54. C’est alors que le lecteur de tragédies se rap-
pelle avoir rencontré ce mot dans un autre contexte, celui de la mort par préci-
pitation. Soit, dans les Suppliantes d’Euripide, Evadnè se préparant à s’élancer
dans le feu, du haut de la roche aérienne (aithéria pétra) qui domine le bûcher
funèbre de son époux Capanée :
Me voici, sur ce rocher, comme un oiseau, au-dessus du bûcher de Capanée,
je m’élève, légère, d’un balancement (aiôrèma) funeste55.
Qu’aiôrèma désigne aussi bien le balancement de la pendue que l’envol
d’Evadnè, c’est là ce qui nous arrêtera, le temps de constater qu’entre la pendai-
son et la précipitation il existe dans la langue tragique une évidente parenté thé-
matique. On s’en étonnera peut-être : la pendue s’est jetée dans le vide, certes,
mais son corps a quitté le sol pour s’attacher au haut du toit ; la précipitation
est au contraire chute profonde (bathu ptôma). Or le même verbe aeirô, qui
dit l’élévation et la suspension, s’applique à ces deux envols orientés en sens
inverse, vers le haut, vers le bas, comme si le haut avait sa profondeur, comme
si l’on ne gagnait le bas – le sol, mais aussi les profondeurs souterraines – qu’en
s’élevant56. Pour étrange qu’elle soit, telle est bien pourtant la logique impli-

53. Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article aeirô (I, p. 23 sur
le dérivé aiôra). Sur la fête de l’Aiôra, voir par exemple R. Martin et H. Metzger, La Religion
grecque, Paris, 1976, p. 127-128.
54. Œdipe-Roi, 1264 (que l’on adopte la leçon eôrais, transmise par les manuscrits, ou que, avec
Jebb, on corrige en aiôrais) : sur le balancement du corps, voir le commentaire de Jebb ad loc. ;
Hélène, 353.
55. Eur., Suppliantes, 987 et 1045-1047.
56. Bathu ptôma : Esch., Suppliantes, 796-797 ; aeirô : par exemple Hippolyte, 735 (ode d’éva-
sion) et 779 (èrtéménè, de artaô dérivé de aeirô), Andromaque, 848, 861-862 ; la profondeur de
282 épouses tragiques, épouses mortes

cite qui seule permet d’éclairer l’association récurrente de ces deux façons de
s’élever à l’intérieur des « odes d’évasion », ces morceaux lyriques où, écra-
sés par le réel, le chœur souvent et parfois l’héroïne tragique chantent leur aspi-
ration à la mort comme à la fuite salutaire. Il faudrait évoquer les Suppliantes
d’Eschyle, l’Hippolyte d’Euridipe, bien d’autres passages encore. Pour aller
à l’essentiel, j’observerai que, d’un développement à l’autre, la même image
revient : celle de l’envol ailé, mais aussi, explicitement, celle de l’oiseau. À l’oi-
seau Evadnè répond Phèdre, naguère oiseau de mauvais augure et déjà pauvre
oiseau échappé des mains de Thésée : du haut d’un rocher ou dans le nœud d’un
lacet – ­qu’importe ? – Evadnè et Phèdre ont pris leur vol, à jamais. Il y a aussi
les femmes qui s’en tiennent à rêver l’envol : Hermione qui, dans son désir de
mort, se voudrait oiseau, les Danaïdes éperdues à l’approche du mâle, et les
femmes du chœur d’Iphigénie en Tauride ou d’Hélène, alcyons sans ailes en
proie à ­l’ardent regret de la patrie lointaine57.
Parce que l’oiseau, cet opérateur tragique de l’évasion, réalise imaginaire-
ment la fuite, on peut avancer quelques propositions sur ce qui, à propos de la
pendaison se dit des femmes58. Que, dans leur propension à l’envol, ces épouses
(que l’orthodoxie des représentations civiques veut sédentaires) ont comme un
rapport de connaturalité avec l’ailleurs : et les voilà qui se jettent dans l’air et se
suspendent, entre ciel et terre. Qu’il suffit d’un malheur pour qu’elles échappent
à l’homme, sortant de sa vie, de la leur, comme elles quittent la scène : brus-
quement. Identifié qu’il est au modèle hoplitique, l’homme se doit, lui, de rester
sur place, d’affronter la mort de face, comme Ajax qui, dans le trépas, rejoint la
terre à laquelle son épée, fichée dans le sol59, enfoncée dans son corps, l’attache.
Pour les femmes, la mort est une sortie. Bébèke : « elle est partie », dit-on
d’une femme qui meurt ou qui s’est tuée. On le dit d’Alceste, on le dit d’Evadnè
qui a quitté d’un bond (bébèke pèdèsasa) la demeure du père pour gagner le
rocher d’où elle s’élancera, d’un bond encore, le dernier (pèdèsasa). Et, pleu-
rant la mort de Phèdre qui, « comme un oiseau échappé des mains, a disparu »,
Thésée s’écrie : « Un bond soudain (pèdèma) t’a emportée vers l’Hadès »60.
Mais il est temps de rappeler que, si pour une femme la mort est mouvement,
seules s’envolent les héroïnes trop féminines. De fait, l’annonce de la mort de
Déjanire, qui à la corde a préféré le glaive, commence comme on peut l’attendre,
mais se clôt sur une notation insolite :
Elle est partie, Déjanire, pour sa dernière route, la dernière, d’un pied immobile
(Bébèke… /…ex akinètou podos)61.

l’éther : Médée, 1295.


57. Les ailes, l’envol : Médée, 1295, Héraklès, 1158, Hécube, 1100, Ion, 796-797 et 1239, Hélène,
1516. – L’oiseau : Hippolyte, 733 (le chœur), 759, 828 (Phèdre), Andromaque, 861-862 (Hermione),
Iphigénie en Tauride, 1088, 1095-1096 (aptéros ornis pothousa), Hélène, 1478-1494.
58. Et des hommes féminisés : Jason, Héraklès, qui, ayant commis ce crime « féminin » qu’est
le meurtre des enfants, rêve de s’envoler (avant de renoncer au suicide et de réintégrer sa virilité),
Polymestor mutilé par des femmes et des esclaves. – La fuite : Esch., Suppliantes, 806, Eur., Ion, 1239.
59. Pègnumi : Ajax, 819, 821, 906.
60. Eur., Alceste, 262-263 (image de la route), 392, 394 ; Suppliantes, 1039, 1043 et 1017 ;
Hippolyte, 828-829.
61. Soph., Trachiniennes, 874-875.
épouses tragiques, épouses mortes 283

Le pied immobile de Déjanire est peut-être, comme le voulait Jebb, quelque


chose comme une locution proverbiale pour euphémiser la mort – une façon de
désigner la marche et la route comme purement métaphoriques. Pour ma part,
j’y verrais volontiers, par opposition à l’aiôra de Jocaste, une manière de sug-
gérer déjà, avant que le chœur ne s’interroge sur le comment de la mort, que la
femme d’Héraklès n’a pas fui dans la pendaison. Qu’elle est morte comme un
soldat. Mais inversement, il est temps de revenir sur le suicide guerrier d’Ajax
pour constater que, dans la représentation de ce trépas, Sophocle a su rappeler
discrètement que pour un homme le suicide est mort déviante : mort virile que
celle du héros, certes, à ceci près que c’est l’épée qui est debout (hestèken) à la
place de l’hoplite, cependant qu’Ajax ira s’y transpercer, s’élançant d’un bond
rapide – et ce bond (s’en étonnera-t‑on ?) se dit pèdèma62.
Belle occasion d’observer à nouveau que si, dans la tragédie, le masculin et
le féminin se jouent de la distribution de l’humanité en hommes et en femmes,
ce jeu n’a rien de fortuit, mais tend à souligner le rapport – d’adéquation ou
d’écart – que chaque personnage entretient à l’égard de cette réalité d’abord
sociale qu’est son sexe.
Il est toutefois un aspect de la mort où, qu’elles soient féminines ou viriles,
les femmes restent pleinement femmes. C’est la façon qu’elles ont, hors théâtre,
de mettre en scène leur suicide ; mise en scène minutieuse, dérobée au regard
du spectateur et pour l’essentiel racontée ; mise en scène qui, chez Sophocle,
obéit même à quelque chose comme une « structure formulaire » : une sortie
silencieuse, un chant du chœur, et puis l’annonce, par un messager que, loin de
la vue, la femme s’est tuée63.

Le silence et le secret

Le silence est la parure des femmes : après Sophocle, Aristote le rappel-


lera et, au moment d’intervenir dans l’action, Makaria, chez Euripide, tient
à montrer qu’elle le sait, observant que, pour une femme, le mieux est de ne
pas quitter l’intérieur bien clos de sa demeure64. Mais les femmes tragiques
sont venues se prendre au monde viril de l’action : elles en ont pâti. Et c’est
silencieusement que les héroïnes de Sophocle regagnent pour y mourir la
demeure qu’elles avaient délaissée. Silence de Déjanire sous les accusa-
tions d’Hyllos, lourd silence d’Eurydice où le chœur avec raison devine une
menace cachée, demi-silence de Jocaste, parole à double entente où la voix
pour finir s’étouffe65.
Ces silences, que l’ouïe perçoit comme autant de signes angoissants, devancent
une action que la femme a voulu dérober à la vue : Phèdre s’est faite invisible
(aphantos) et Déjanire a disparu (dièistôsen) – disons qu’elle a organisé la dis-
parition définitive par laquelle, loin de la vue des mortels, elle gagne le monde

62. Soph., Ajax, 815 et 833.


63. A. Katsouris, op. cit. n. 15, p. 33.
64. Aristote, Politique, I, 13, 1260 a 30, d’après Soph., Ajax, 293 (c’est « l’éternel refrain » par
lequel Ajax répond aux questions de Tekmessa) ; Eur., Héraclides, 474-477.
65. Soph., Trachiniennes, 813-814, Antigone, 1244-1256, Œdipe-Roi, 1073-1075 (avec les remarques
de Jebb sur siôpè dans sa différence avec sigè).
284 épouses tragiques, épouses mortes

invisible de l’Hadès en fuyant tous les regards à l’intérieur même du palais où


elle s’est réfugiée66. De même, Jocaste et Phèdre se cachent derrière des portes
bien closes, hermétiquement fermées sur la mort, et cette fermeture redouble
l’emprisonnement du corps dans la pendaison ; il faudra qu’Œdipe se déchaîne
contre la porte, il faudra que Thésée tempête et supplie qu’on ouvre les ver-
rous67 pour qu’enfin ils voient leur femme. Morte. Les spectateurs ne voient
pas le corps de Jocaste, mais ils verront celui de Phèdre, tout comme celui
­d’Eurydice, apparu à leur vue en même temps qu’à celle de Créon – et le mes-
sager de souligner le jeu de scène :
On peut la voir ; car elle n’est plus dans sa retraite (en mukhois).68
Étonnant jeu du visible et du caché, en vertu duquel on ne voit pas la mort
d’une femme69 mais seulement une femme morte. Alors, comme si plus aucun
interdit ne pesait sur cette lugubre contemplation, l’action dramatique peut
continuer, voire, comme dans Hippolyte, s’organiser désormais autour du corps
de la morte et de sa présence silencieuse : Phèdre a disparu, mais son corps
est là, ce corps qu’on a détaché du nœud fatal pour l’étendre à terre comme il
convient, ce corps dont elle a voulu faire une preuve contre Hippolyte et qui, à
jamais muet, porte cependant le message de l’absente70. C’est là, n’en doutons
pas, façon bien féminine de jouer de sa propre mort. De fait, avec Ajax, dont
le cadavre est un élément dramatique pour le moins aussi important que celui
de Phèdre, il en va différemment, et la distribution du voir et du cacher est tout
autre : si Ajax est bien le paradigme viril du suicide, il s’ensuit qu’un homme
peut se suicider devant les spectateurs ; mais, parce que sa mort n’est toute-
fois qu’une mauvaise imitation de la belle mort du guerrier, c’est sur son corps
que porte l’interdit du voir et, avant que ne s’ouvre, entre les chefs de l’armée
grecque, le débat sur l’opportunité qu’il y a à le « cacher » dans une tombe,
Tekmessa, puis Teukros se sont employés, chacun à sa manière, à en dissimu-
ler le spectacle aussi douloureux qu’inconvenant71.
Il faut enfin mentionner le va-et-vient très particulier qui, entre le voir et le
cacher, s’instaure à propos d’Alceste, morte sur scène car morte à la place d’un

66. Hippolyte, 828 ; Trachiniennes, 881 (dièistôsen est dérivé de aïstos, invisible). Sur le jeu de
la vue et des regards dans le récit de la mort de Déjanire, il y aurait beaucoup à dire (cf. 901, 903,
908, 909, ainsi que 888-889, 897, 912, 914-915, 930, 932).
67. Sur l’intérieur clos et l’ouverture des portes, voir Œdipe-Roi, 1261-1262 (avec le commentaire
de Jebb) et Hippolyte, 782, 793, 809-810 et 825 (à noter l’emploi, à propos de l’ouverture des
verrous, du verbe khalân qui, dans Oedipe-Roi, 1266, désigne la déliaison de la corde de Jocaste).
68. Antigone, 1293 (cf. 1295, 1299) ; pour le jeu de scène, voir Jebb ad loc. Sur mukhos, le creux
du creux de la maison, et les rapports de ce mot à la féminité, voir J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès »,
Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1971, p. 152 ; on observera à ce propos avec E. Vermeule
(Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1979, p. 167-
169) que, toujours implicitement érotisée, la mort des femmes est attirée par le creux, le profond.
69. Aussi le cas d’Evadnè a-t‑il été abondamment discuté.
70. On notera que Phèdre n’est plus nommée ; lorsqu’ils font référence à son corps, Thésée et
Hippolyte parlent de « celle-ci » (958) ou emploient le mot sôma (1009).
71. Le corps du suicidé : Ajax, 915-919, 992-993, 1001, 1003-1004, avec les remarques de J. Ferguson,
« Ambiguity in Ajax », D. Cohen, « A Study of Ajax’ Suicide », p. 33, et Ch. Segal, « Visual
Symbolism », p. 128-129. On notera que le corps du guerrier tombé au combat est au contraire
« beau » : cf. J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », dans G. Gnoli et J.-P. V. (éd.),
La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge-Paris, 1982, 45-76.
épouses tragiques, épouses mortes 285

homme, et dont le corps, d’abord porté à l’intérieur du palais, sera, sur le théâtre,
l’objet d’une prothésis, puis d’une ekphora qui l’enlève à la vue – définitive-
ment, croit le chœur, et il est vrai que, sans l’intervention d’Héraklès, Alceste
aurait bien disparu à jamais72. Mais, seule à ne pas gagner l’Hadès, Alceste est
une exception, et l’on s’en tiendra à la cohorte des femmes tragiques qui s’en
vont sans retour.

Dans le thalamos : mort et mariage

Revenant sur nos pas, arrêtons-nous un instant à la porte de ce lieu bien


clos où une femme se réfugie pour mourir loin du regard. Avec ses solides ver-
roux, qu’il faut forcer pour parvenir jusqu’à la morte, ou plutôt jusqu’au corps
dont déjà elle s’est échappée, ce lieu dessine le cadre étroit de l’autonomie que
la tragédie consent aux femmes. Toujours assez libres pour se tuer, elles ne le
sont pas d’échapper à leur enracinement spatial, et la profonde retraite où elles
se donnent la mort est aussi le symbole de leur vie : une vie qui prend son sens
hors de soi, une vie qui ne se réalise que dans les institutions, mariage, mater-
nité, qui rattachent les femmes au monde et à la vie des hommes. Et c’est par
des hommes que les femmes meurent, pour des hommes qu’elles se tuent le plus
souvent73. Par un homme, pour un homme : distinction que tous les textes ne
font pas, mais qu’un Sophocle est tout particulièrement attentif à marquer – ainsi
Eurydice meurt pour ses fils, mais à cause de Créon, tandis que Déjanire meurt
à cause de son fils Hyllos, pour l’amour d’Héraklès. Ainsi la mort des femmes
confirme ou rétablit leur rapport au mariage et à la maternité.
Il est temps de donner son nom au lieu où elles se donnent la mort, et qui
n’est autre que la chambre conjugale, le thalamos. Déjanire s’y précipite comme
Jocaste, Alceste y a versé ses derniers pleurs avant d’affronter Thanatos et,
sortie du palais pour mourir c’est encore vers ce lieu qu’elle tournera ses pen-
sées et ses regrets. Quant au bûcher funèbre de Capanée, où Evadnè s’élance
pour y retrouver l’union charnelle avec l’époux, il est désigné comme thala-
mai (chambre funèbre), et ce mot condense les multiples accointances de sa
mort avec des noces74.
Mais, si le thalamos est au creux de la demeure, il y a encore, à l’intérieur
du thalamos, le lit, lékhos, lieu d’un plaisir que l’institution du mariage tolère
s’il est bien tempéré, lieu de la procréation surtout. Et il n’est pas de mort de
femme qui ne passe par le lit : c’est là et là seulement que Déjanire et Jocaste

72. Alceste meurt sur scène (397-398) ; à partir de 606, le convoi funèbre (ekphora) est prêt mais
l’intervention du vieux Phérès va de fait instaurer une prothésis (exposition : entre 608 et 740 ;
cf. aussi 1012).
73. Le cas le plus flagrant est celui d’Alceste qui pousse le dévouement conjugal jusqu’à mourir
à la place de son mari, et le texte d’Euripide utilise de multiples prépositions (pro, huper, péri ou
anti) pour exprimer cette version excessive de l’échange conjugal : Eur., Alceste, 16, 37, 155,
178, 283-284, 433-434, 460-463, 620, 682, 698, 1002. Dans cette cohorte de femmes qui meurent
pour des hommes, Léda, morte à cause de sa fille, est une exception, qu’il faut peut-être mettre
en rapport avec le thème de Démèter et Korè dans l’Hélène ; on notera que ce suicide semble une
invention d’Euripide.
74. Soph., Trachiniennes, 913 ; Eur., Alceste, 175, 187 et 248-249, Suppliantes, 980 (voir 1022 : le
thalamos de Perséphone). Thalamos et mariage : voir par exemple V. Magnien, « Le mariage chez
les Grecs anciens. L’initiation nuptiale », L’Antiquité classique, 5 (1936), p. 115-117.
286 épouses tragiques, épouses mortes

peuvent, avant de se tuer, se redire à elles-mêmes leur identité75. C’est là, même,
que meurt Déjanire, dans cette couche qu’elle avait trop associée aux plaisirs
de la numphè : à se tuer comme un homme, on n’en meurt pas moins dans son
lit lorsqu’on est femme.
Enfin, attachant leur corde au plafond de la chambre conjugale, Jocaste et
Phèdre attirent l’attention vers la charpente symbolique de l’oikos. Cette poutre
faîtière que l’Odyssée nommait mélathron, Euripide l’appelle téramna ; elle
peut métonymiquement désigner le palais pensé dans sa dimension de vertica-
lité ; mais plus encore : de Sappho chantant l’épithalame
(Allons, charpentiers, relevez la poutre du toit (mélathron), ô Hyménée ! car
voici qu’entre dans la maison nuptiale un fiancé égal à Arès)
à Euripide, il semble bien qu’elle ait beaucoup à voir avec l’époux, dont elle
domine et protège la haute stature76. Occasion de rappeler, peut-être, que, dans
son discours mensonger à la vraisemblance imparable, Clytemnestre appelait
Agamemnon « la colonne soutien de la haute toiture »77. Au moment de sau-
ter dans le vide, c’est la présence absente de l’homme qu’en chaque point du
­thalamos la femme retrouve une dernière fois.

Mourir avec

Aussi ne s’étonnera-t‑on pas trop que beaucoup de ces morts solitaires soient
pensées comme autant de façons de mourir avec l’homme. Mourir avec : moda-
lité mortelle du sunoikein, l’« habiter avec » qui donne au mariage grec l’une
de ses désignations les plus courantes78.
Mourir avec : ce n’est certes pas ce que cherchait Clytemnestre qui, à la mort,
préférait de beaucoup la vie avec Egisthe, mais c’est le sort qu’Oreste, avec une
ironie cinglante, lui réserve lorsque, avant de la frapper, il l’invite à aller « dor-
mir » dans la mort « avec » celui qu’elle aimait et préférait à son époux. Juste
retour des choses dans la logique de l’Orestie, juste compensation pour la mort
de Cassandre aux côtés d’Agamemnon, que naguère Clytemnestre avait présentée
comme le trépas dû à une amante79. Mourir avec : ce que la logique du meurtre
imposait aux femmes de l’Orestie sera, du côté des suicidées, ­l’objet d’un vou-
loir qui ressemble beaucoup et à l’amour et au désespoir. Ainsi Déjanire n’a pas

75. Voir Soph., Trachiniennes, 918-922, Œdipe-Roi, 1242-1243, 1249, ainsi qu’Eur., Alceste, 175,
177, 183, 186-188, 249.
76. Odyssée, XI, 278 : Epicaste attache le lacet aph’ hupsèloio mélathrou ; Eur., Hippolyte, 768-
769 : téramnôn apo numphidiôn. Mélathron, poutre faîtière : R. Martin, « Le palais d’Ulysse et les
inscriptions de Délos », Recueil Plassart, Paris, 1976, p. 125-134, n. 126-129 (avec références) ;
mélathron comme métonymie du palais : Iliade, II, 414, Od., XVIII, 150 ; mélathron comme
métonymie de la demeure nuptiale : Eur., Iphigénie en Tauride, 375-376. Mélathron et l’époux :
Sappho, fr. 110-111 Reinach-Puech.
77. Agamemnon, 897-898.
78. Ainsi Admète invite Alceste à l’attendre dans l’Hadès pour y « habiter avec » lui : Eur., Alceste,
364 ; il exprime d’ailleurs en même temps le vœu, normalement féminin, d’être étendu aux côtés
d’Alceste (366, 897-902).
79. Esch., Choéphores, 905-907, ainsi que 894-895 et 989 (Clytemnestre) ; Agamemnon, 1441-
1447 (Cassandre, qui, d’ailleurs, assumait cette « mort avec » : Ag., 1139 et 1313-1314 ; voir aussi
Pindare, 11e Pythique, 20 sqq.).
épouses tragiques, épouses mortes 287

plus tôt deviné la catastrophe déjà en marche qu’elle annonce aux femmes de
Trachis, ses confidentes, son intention d’accompagner Héraklès dans la mort :
« J’ai décidé, s’il arrive malheur à celui-ci, de mourir avec lui, moi aussi, du
même élan, en même temps »80 ; intention bien arrêtée, exprimée de quatre
manières différentes au sein du même vers, et à laquelle elle se conformera
en tout point – à ceci près que le « avec » n’aura de sens que pour elle seule ;
parce qu’elle vole à Héraklès la mort des hommes, le héros terrassé la reniera,
la renvoyant, par-delà la mort, à la solitude qui fut son lot de vie. On évoquera
aussi l’Hélène d’Euripide, qui ne meurt pas mais parle beaucoup de mourir et
qui, vertueuse comme celle de Stésichore en son exil égyptien, prête serment,
si Ménélas meurt, de se tuer de la même épée pour reposer à côté de l’époux81.
Enfin, si toute conduite comporte son excès, Evadnè mérite une mention spé-
ciale, elle qui, folle du mariage, bacchante de l’amour conjugal, fait du bûcher
de Capanée un tombeau commun et, non contente d’aspirer à mourir avec qui
lui est cher, rêve l’anéantissement sur le mode érotisé de l’union des corps :
Dans la flamme ardente, je mêlerai mon corps à celui de mon époux, reposant
tout contre lui, chair contre chair.82
Mourir avec : façon tragique, pour une femme, d’aller jusqu’au bout du
mariage, en procédant, il est vrai, à un déplacement remarquable puisque c’est
dans la mort que s’accomplira la cohabitation avec l’époux. Il est cependant
une femme, mère plus qu’épouse ou, mieux, mère à l’excès, pour déplacer le
« mourir avec » du côté de la maternité. J’ai nommé la Jocaste d’Euripide qui,
cohérente avec son destin de mère incestueuse, meurt de la mort de ses fils et,
« morte, repose sur ses bien-aimés, les entourant tous deux de ses bras »83. C’est
ainsi que, dans les Phéniciennes, Euripide reconstruit l’histoire de Jocaste :
elle qui, épousant son fils, avait mêlé les noces à la maternité, ne saurait mourir
qu’en mère. Mais aussi bien, l’homme à qui les femmes dédient leur mort pré-
sente, on l’a vu, deux figures alternatives et, puisqu’il s’agit de mourir, il arrive
qu’une Eurydice préfère la mort pour ses fils à la vie avec l’époux. L’originalité
de Jocaste est de mourir avec ceux qu’elle a mis au monde, en se tuant sur leurs
corps, au lieu même de leur mort guerrière.

La gloire des femmes

L’heure est venue de marquer ce que le discours tragique sur la mort des
femmes emprunte aux représentations socialement admises dans l’Athènes clas-
sique, et ce qui l’en écarte. En un mot, il y va de la question épineuse du kléos
gunaikôn, dont même la formulation la plus quotidienne ne s’épuise pas tout à
fait dans l’abrupte profession de foi de Périclès.

80. Soph., Trachiniennes, 719-720.


81. Eur., Hélène, 837, déclaration à laquelle Ménélas fait écho en 985-986. On rappellera que, dans
sa Palinodie, le poète Stésichore inventa la fiction d’une Hélène vertueuse, dont seul le fantôme
(eidôlon) aurait suivi Paris à Troie.
82. Le tombeau commun : Eur., Suppliantes, 1002-1003 ; sunthanein : 1007, 1040, 1063 (1071) ;
l’union des corps : 1019-1021.
83. Phéniciennes, 1458-1459 (en toisi philtatois) ; en 1578, elle tombe amphi teknoisi (« parmi »
ou « autour de » ses fils).
288 épouses tragiques, épouses mortes

Porte-parole d’une éthique traditionnelle, les épigrammes funéraires mani-


festent, en matière de gloire des femmes, un radicalisme moins intransigeant que
celui de Périclès dans l’épitaphios : disons qu’elles n’en ignorent pas tout à fait
la notion. Mais cette gloire, toujours subordonnée à l’accomplissement d’une
carrière de bonne épouse, se confond avec la « valeur » proprement féminine
(arétè gunaikeia), ce qui entraîne qu’elle soit volontiers évoquée sur un mode
conditionnel, voire sur le ton de la réticence – du côté des hommes, l’arétè n’a
pas à être spécifiée : il n’y a pas de valeur « masculine », il y a l’arétè en soi.
Écoutons le discours du deuil, en son orthodoxie :
À supposer que, dans l’humanité, il existe encore une vertu féminine, celle-ci
l’eut en partage,
dit prudemment une épitaphe d’Amorgos ; et une épigramme du Pirée renchérit :
Ce qui, pour un naturel féminin, est une rareté, vertu accompagnée de chasteté,
noblement Glykéra s’est trouvée avoir ce double lot.84
Quant à l’éloge et à l’admiration de l’humanité, parfois explicitement décer-
nés à une épouse, la mort, cet ultime accident, n’y est pour rien, et la vie qu’elle
a menée pour tout. C’est ce qu’il faut entendre dans une autre épitaphe du Pirée :
Ce qui est au monde le plus noble éloge des femmes, Khairippè l’avait au plus
haut point lorsqu’elle est morte.
En une formulation plus précise encore, l’épigramme gravée sur la tombe
d’une Athénienne affirme :
C’est toi, Anthippè, qui avais le plus au monde l’éloge propre aux femmes et,
maintenant que tu es morte, tu l’as encore.85
Voilà pour la gloire quotidienne des femmes. Peut-être est-ce beaucoup
pour Athènes, mais c’est aussi bien peu. Il est vrai que les bonnes épouses ne
sont pas tragiques.
Ce qui ne signifie pas que les femmes tragiques ne soient pas des épouses.
Mais elles le sont dans la mort – et la mort seule, semble-t‑il, parce que seule
leur mort leur appartient et qu’elles y accomplissent le mariage. Il s’ensuit que,
sur leur mort, on peut tenir deux propositions contradictoires, mais complémen-
taires. La première, sensible à la force des valeurs traditionnelles, affirme qu’à
se réaliser comme épouses dans la mort, les héroïnes de tragédie renforcent la
tradition dans l’instant même où elles innovent. La seconde, attentive à cerner
tout ce qui, dans la tragédie, prendrait le « parti des femmes », constate que,
dans la mort, les épouses gagnent une gloire dont l’étendue dépasse largement
celle de l’éloge que la tradition concède à leur sexe. Sans trancher entre ces deux
propositions, parce que chacune d’elles a son exactitude, on observera qu’il est
de fait impossible de ne pas, à tout instant et cas par cas, les tenir toutes deux
simultanément. Cela, sans doute, s’appelle l’ambiguïté, et ambigu est le plai-
sir de la katharsis en vertu duquel, le temps d’une représentation tragique, les

84. GV, 1690 (ive/iiie siècle) ; GV, 890 (ive siècle).


85. GV, 891 (début ive siècle) ; 1075 (milieu ive siècle) ; voir encore 893 (Kalliarista, Rhodes,
milieu du ive siècle).
épouses tragiques, épouses mortes 289

citoyens s’émeuvent à voir souffrir ces femmes héroïques que, dans le théâtre,
incarnent d’autres citoyens revêtus de vêtements féminins.
Gloire tragique des femmes, gloire ambigüe.
Soit Alceste, figure paradigmatique de cette interprétation du mariage par
la mort. D’elle, le chœur dit volontiers que, « de toutes les femmes », elle fut
« la meilleure envers son époux » ; et son dernier mot est pour dire à l’époux
« Adieu » (khairé), tout comme les belles défuntes sur les stèles des cimetières
athéniens86. Et pourtant cette Alceste irréprochable témoigne avec éclat de ce
que la gloire des femmes est toujours retorse : Alceste la dévouée, l’aimante,
la vertueuse, mais à qui seules ces qualités mâles que sont l’audace et l’endu-
rance valent de « mourir glorieuse » ; or, parce que la belle mort est par essence
virile et que l’épouse fidèle a pris la place de l’homme, cette tolmè féminise
par contrecoup l’époux bien-aimé, rejeté dans l’exercice d’une paternité mater-
nante, condamné à vivre désormais reclus comme une vierge ou chaste comme
une épousée dans l’intérieur de ce palais que sa femme a quitté lorsque, pour
mourir, elle a gagné l’espace ouvert des exploits virils87.
Gloire éminemment ambiguë est encore celle d’Evadnè, qui veut à la fois
mourir en épouse et en guerrier. Pour honorer le mariage, la femme de Capanée
cherche la mort comme un hoplite équivoque, égaré loin du champ de bataille :
debout sur la roche escarpée, désireuse de la gloire d’un tombeau commun, sou-
cieuse que tout Argos apprenne son trépas, mais parée comme une femme qui veut
séduire – comme une numphè, peut-être. Il en résulte que la « victoire » qu’elle
réclame comme son lot l’entraîne bien au-delà de son sexe, lequel ­s’illustre nor-
malement au métier à tisser ou par une sage réserve. Et lorsqu’Evadnè affirme
que sa victoire est celle de l’arétè, il semble que ni la femme ni le guerrier en
elle ne doivent y trouver leur compte. Car le chœur des mères endeuillées ne
croit vraiment ni à sa vertu féminine, marquée par l’excès, ni à son audace, dont
la « virilité » sied mal à l’épouse qu’elle fait profession d’être88.
Il y a aussi la gloire tardive de Déjanire, qui attend d’avoir commis l’acte irrépa-
rable pour proclamer son désir de bonne renommée89, et surtout celle – ô ­combien
paradoxale – de Phèdre. Éprise d’eukleia autant qu’elle l’était ­d’Hippolyte,
Phèdre meurt d’avoir perdu la réputation de l’épouse de Thésée, mais cette mort
qu’elle veut noble, elle la place sous le signe de la mètis, en attachant un nœud
autour de son cou, en faisant de ce nœud un piège pour Hippolyte, en laissant à
des signes écrits le soin de clamer une fausse vérité. Et cependant son nom sera
illustre, à cause de cet amour où elle pensait perdre sa gloire, à cause de cette
mort funeste. La contradiction est à son comble – il est vrai q­ u’Aphrodite n’y
est pas pour rien, mais Phèdre elle-même y est pour beaucoup90.

86. Eur., Alceste, 83-85 (et, pour le thème de l’aristè, de l’esthlè ou de la philtatè gunè : 151-152,
200, 231, 235-236, 241-242, 324, 418, 442, 599, 742, 899) ; le dernier mot : 391.
87. Ibid., 17 : thélein, verbe de l’impératif hoplitique (cf. 155) ; 150 : mort glorieuse ; 157 :
thaumazô ; 453-454 : la mort d’Alceste, thème pour les aèdes ; 462 : tlaô (voir 623-624 et 741 :
tolmè) ; 742, 993 : gennaia.
88. Virilité, gloire et audace : Eur., Suppliantes, 987, 1013, 1014-1016, 1055 (kleinon), 1059, 1067 ;
la toilette nuptiale / funèbre d’Evadnè : 1055 ; au-delà de la féminité : 1062-1063 ; en deçà de la
virilité : 1075. Autres exemples de gloire féminine chez Euripide : Hélène, 302, Hécube, 1282-1283.
89. Soph., Trachiniennes, 721-722.
90. Voir « La gloire et la mort d’une femme », Sorcières, 18 (1979), p. 51-57.
290 épouses tragiques, épouses mortes

Duplicité de la tragédie en matière de féminité… Pour être « déplacées », ces


gloires de femmes n’en sont pas moins données à penser, à entendre, à voir. Et,
cependant, pour être épouses par défaut ou par excès, Phèdre, Déjanire, Alceste
ou Evadnè n’en meurent pas moins sous le signe du mariage. Sans doute faut-il
bien se résoudre à ce que constamment la tragédie détourne la norme au profit
de la déviance, sans que jamais l’on soit assuré que, sous la déviance, la norme
n’est pas silencieusement présente. Aussi s’est-on essayé simultanément aux
deux lectures possibles ; celle qui dresse l’inventaire de toutes les distorsions
que, du sein d’un système de valeurs, on peut apporter à ces valeurs, celle qui
prête l’oreille à une voix parfois dissonante dans le concert grec des logoi sur
les femmes.
LA CITÉ, L’HISTORIEN, LES FEMMES* **

« – L’histoire, la solennelle histoire réelle, ne


m’inté­resse pas. Et vous ?
– J’adore l’histoire.
– Comme je vous envie ! J’en ai lu un peu, par
devoir ; mais je n’y vois rien qui ne m’irrite ou ne
m’ennuie : des querelles de papes et de rois, des
guerres ou des pestes à chaque page, des hommes
qui ne valent pas grand chose, et presque pas de
femmes – c’est très fastidieux ! »
Jane Austen, Northanger Abbey1

À travailler sur les femmes et le féminin en Grèce, comment éviter de mettre


sans relâche à l’épreuve le trop clair concept d’« exclusion des femmes » ?
Occasion, certes, d’en vérifier à chaque fois la pertinence ; belle occasion, aussi,
de procéder au relevé des nombreuses dénégations dont l’imaginaire civique se
plaît à entourer la réalité de l’exclusion2. Un jour vient alors où l’on se prend
à désirer quelque vérification plus exigeante du postulat et, en quête d’expéri-
mentations rigoureuses, on se détourne des discours trop évidemment travaillés
par le féminin (je pense d’abord à la tragédie, bien sûr) pour scruter l’austère
prose d’un Thucydide. S’il est vrai que l’historiographie grecque de l’époque
classique se consacre à raconter les guerres et les assemblées3, il vaut la peine
de s’attarder à y mesurer la part des femmes : sans nul doute limitée – mais
d’autant plus remarquables seront les interventions des femmes dans l’histoire
telle que la content les Grecs.

* Première publication dans Pallas, n° 32, 1985, p. 7-39.


** Ce texte, issu d’un séminaire à l’EHESS, a été l’objet d’une conférence aux universités de Toulouse
(UER d’Histoire) et de Besançon (DEA d’Histoire ancienne) : mes remerciements vont à tous ceux
qui ont pris part à la discussion. Que soit par ailleurs remercié Fritz Graf, qui m’a aimablement
communiqué le manuscrit de son texte à paraître, « Donne e divinità belliche ».
1. Ch. XIV, trad. F. Fénéon, Paris, Gallimard (coll. L’Imaginaire).
2. En l’occurrence, la dénégation prend la forme du mythe : j’ai tenté d’en étudier quelques exemples
dans Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, 1981.
3. Cette formulation modifie une remarque de A. Momigliano sur les guerres et les constitutions
comme objet privilégié de l’historiographie ancienne (« Some Observations of Causes of War in
Ancient Historiography », Studies in Historiography, Londres, 1966, p. 112-116) ; avec Hérodote,
Thucydide et Xénophon, « historiographie » s’entend au sens d’Hellènika.
292 la cité, l’historien, les femmes

Tel sera mon pari, ce qui ne signifie pas pour autant que, pour étoffer coûte
que coûte le dossier, je retiendrai toute mention d’une gynè. Bien au contraire,
pour définir avec quelque rigueur le terrain de l’enquête, je procéderai ­d’emblée
à un certain nombre d’exclusions. Soucieuse de m’en tenir aux limites de la
polis (et à l’ordre discursif des Hellènika), j’exclurai tout ce qui, chez Hérodote,
concerne les femmes barbares : leurs usages et l’usage qu’on en fait ; leur rap-
port, direct ou médiatisé, au pouvoir et tout ce qui suggère qu’en pays barbare
l’habilitation d’un homme à régner passe par sa relation à certaines femmes4.
Par la même occasion, j’écarte ce que les historiens peuvent dire au sujet des
épouses, mères, sœurs ou filles de dynastes et de tyrans – et ces rôles féminins
plus d’une fois se superposent, tant il est vrai que l’inceste est au tyran comme un
destin5 – ; concernant ces femmes très fatales, je ne prendrai donc en considéra-
tion ni leur vie ni leur mort, ni leur sexualité ni leurs couches, non plus que leurs
rêves, pourtant si essentiels au déroulement du récit. Du coup, ­j’exclus aussi les
femmes des rois de Sparte et les âpres contestations qui, lors des conflits de suc-
cession, entourent la durée de leur grossesse et le temps de leur accouchement6.
Ni les usages déviants des sociétés barbares, donc, ni le rôle des femmes dans
la transmission du pouvoir : que reste-t‑il lorsqu’on a écarté le côté de l’altérité
et celui du kratos ? Il reste… un adynaton, peut-être : les femmes dans l’histoire
des cités, et « les actions qu’elles y ont accomplies collectivement »7. Ne s’inté­
resser aux femmes que constituées en groupe, puis relever les rares incursions
de cette impensable collectivité dans la prose d’Hérodote, de Thucydide ou de
Xénophon8 : tâche ingrate, à coup sûr, puisque nul discours n’est, plus que celui
des historiens, fidèle à la réalité de l’exclusion des femmes et à l’ortho­doxie
des représentations de la polis comme club d’hommes. Et cependant, c’est au
cœur de ces récits, dont la trame serrée laisse passer bien peu de femmes à tra-
vers ses mailles, qu’on s’installera. Certes, pour introduire quelque écart, on ne

4. J’évoque ici l’article de M. Rosellini et S. Saïd, « Usages de femmes et autres nomoi chez les
“sauvages” d’Hérodote », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 8, 3 (1978), p. 949-1005,
et celui de A. Tourraix, « La femme et le pouvoir chez Hérodote », Dialogues d’Histoire ancienne,
2 (1976), p. 369-386 ; l’étude essentielle reste celle de S. Pembroke, « Women in Charge : The
Function of Alternatives in Early Greek Tradition and the Ancient Idea of Matriarchy », Journal
of the Warburg and Courtauld Institute, 30 (1967), p. 1-35.
5. Que l’on pense à Mélissa, sœur et épouse de Périandre, à la fille de Mykérinos, violée par son père,
etc. ; voir L. Gernet, « Mariages de tyrans », dans Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris, 1968,
p. 344-359, et J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi »,
dans J.-P. V. et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, n. p. 127-130.
6. Hérodote, V, 39-42, VI, 61-66 ; Xénophon, Helléniques, III, 3, 2-4. Voir aussi Pausanias, III, 4,
3-4, 7, 7 et 8, 7, ainsi que Plutarque, Lycurgue, 3, 1-6.
7. Pour emprunter cette expression à Plutarque, Vertus des femmes (Moralia, 253 e).
8. Je m’en tiendrai à ces trois grandes œuvres de l’historiographie classique parce qu’elles nous sont
parvenues dans leur totalité et qu’on peut y suivre la trame du récit dans tout son déroulement, ce qui
serait impossible avec des textes conservés sous forme de fragments. Pour des raisons analogues,
j’écarte le récit de Diodore, qui n’est au mieux qu’une réélaboration d’Ephore.
L’attention au récit historique et à ce qu’il admet ou refuse distingue par ailleurs cette étude de deux
articles dont je n’ai pris connaissance qu’après l’avoir rédigée : celui de D. Schaps (« The Women
of Greece in Wartime », Classical Philology, 77 (1982), p. 193-213), essentiellement préoccupé
d’établir ce qu’était l’attitude réelle des femmes face à la guerre, et celui de F. Graf (« Donne e
divinità belliche », in G. Arrigoni (éd.), Le Donne nell’ antichità classica, à paraître), soucieux de
réfuter l’historicité des récits d’un Pausanias ou d’un Plutarque.
la cité, l’historien, les femmes 293

s’interdira pas l’exercice de la comparaison, et l’on confrontera plus d’une fois


la prose des historiens classiques avec les récits historico-­légendaires, enracinés
dans les traditions locales, qu’un Plutarque et un Pausanias se plaisent à déve-
lopper au ier et au iie siècles de notre ère – récits tardifs, mais incomparablement
plus enclins à traiter les femmes en agents de l’histoire9. Mais patience ! Il faut
commen­cer par le commencement : par la prose serrée des auteurs d’Helléniques.

Ce qu’il advient à qui n’est pas agent de l’histoire

Qui n’est pas agent de l’histoire en subit les effets : à l’appui de ce raison-
nement très simple le discours des historiens apporte maint témoignage.
Si l’histoire des cités est histoire des guerres et des assemblées, ce n’est pas
du côté, nécessairement masculin, de l’exercice du politique que l’on trouvera
la moindre mention des femmes10. De même, il n’y a pas à s’étonner que, lors-
qu’il énumère toutes les catégories de non-citoyens au livre III de la Politique,
Aristote n’ait pas un mot pour le groupe des femmes : la perspective étant alors
purement et strictement « politique », tout se passe entre hommes11. Par contre,
de la guerre les femmes pâtissent. Elles en subissent les conséquences, comme
tous les groupes sociaux « inaptes » à agir parce qu’ils ne sont pas et ne seront
jamais, ou qu’ils ne sont plus ou pas encore en hèlikiai, en âge de servir aux
côtés des citoyens-soldats. Aussi figurent-elles immanquablement au nombre
des populations menacées, déplacées, ou mises à l’abri.
Ce qui ne signifie pas qu’entre tous ces groupes il n’existe aucune hiérarchie.
De fait, en distinguant soigneusement le lot des « inaptes » ou des inutiles
(akhreioi) de la série constituée par « les femmes, les enfants, les vieillards »,
Thucydide réintroduit peut-être subrepticement la norme du politique dans ce
qui, pourtant, se présente comme une simple énumération descriptive : inu-
tile est bien sûr l’inapte, mais surtout – puisque seuls les citoyens sont pleine-
ment qualifiés pour la guerre – akhreios est le non-citoyen, dont l’« inutilité »
­d’essence s’oppose à l’inutilité toute conjoncturelle des vieillards qui ne sont
plus en âge de servir et des enfants qui ne le sont pas encore12. Et les femmes ?
À qui s’interrogerait sur ce qui leur vaut d’être ainsi, avec enfants et vieillards,

9. Ainsi Plutarque écrit son traité des Vertus des femmes pour réfuter la célèbre affirmation de
l’épitaphios de Périclès (Thucydide, II, 45, 2) qu’il y a une « vertu » spécifique des femmes :
tout comme Antisthène (Diogène Laërce, VI, 12), Plutarque pense qu’il y a une seule arétè pour
l’homme et pour la femme ; il en déduit que les exploits féminins relèvent de l’exposé historique
(ton historikon apodeiktikon : Moralia, 243 a).
10. Dans son récit du « Désespoir phocidien », Plutarque donnera la parole aux femmes ; mais il
s’agit de les consulter sur le choix de leur mort et, même dans ces circonstances, elles tiennent leur
propre assemblée, soigneusement distinguée de celle des hommes et redoublée par une assemblée
des enfants (Vertus des femmes, 2 = Moralia, 244 c-d).
11. Aristote, Politique, III, 1274 b 38-1275 a 23 ; en I, 1260 b 15-20, la distinction est faite entre
les femmes, « moitié de la population libre », et les enfants, futurs membres de la communauté.
12. Thucydide, II, 6, 4 et 78, 3 ; dans les akhreioi qu’évacuent les Athéniens, il y a des esclaves,
ainsi qu’on le déduit de II, 78, 4 ; sur akhreios dans un contexte politique, voir II, 40, 2, où certains
ont vu un écho de l’emploi du mot khrèstos pour désigner le citoyen : cf. N. Loraux, L’Invention
d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981, p. 414,
n. 17. Sur le « pas encore » et le « plus jamais » des jeunes et des vieillards, voir Lysias, Epitaphios,
50-53 (commenté dans Invention, p. 136) ; les femmes, les enfants, les vieillards : par ex. Xénophon,
Helléniques, VI, 5, 12.
294 la cité, l’historien, les femmes

distinguées des akhreioi, on fera observer que, dans la prose des historiens,
le mot gynaikes pourrait bien se limiter à désigner le groupe des épouses de
citoyens, qui n’ont pas d’autre nom que celui de « femmes », parce qu’il n’existe
pas de « citoyennes », mais aussi parce que gynè est le nom le plus courant de
l’épouse13. Ni citoyennes ni enregistrées au nombre des non-citoyens, parce
que ce groupe composite se pense au masculin : telles sont les femmes, et l’on
comprend qu’un Aristote puisse à la fois les exclure de l’énumération des caté-
gories de non-citoyens et affirmer, sur le mode du « pour ainsi dire », qu’elles
sont comme une « moitié de la cité »14.
Soit donc la série : « les femmes, les enfants, les vieillards ». Ou, pour citer
le syntagme le plus répandu dans le discours des historiens : « les femmes et les
enfants ». En position d’objet, mais d’un objet précieux pour lequel on combat :
trésor que l’on « dépose comme l’enjeu d’un concours (athlon) » lorsqu’on le
met à l’abri, les femmes et les enfants fournissent à l’éloquence patriotique un
de ses topoi les plus constants. On ajoutera que, dans la rhétorique des stratèges
exhortant leurs troupes à ne pas désespérer, les femmes et les enfants sont géné-
ralement flanqués des dieux de la patrie15. Occasion de ne pas oublier qu’en
eux c’est sa propre fécondité, donc sa pérennité, que la cité protège en un geste
indissociablement politique et religieux : religieuse est la loi sinistrement effi-
cace qui veut que toute transgression grave entraîne fatalement leur anéantis-
sement16, politique ou, du moins, civique est l’ordre grec de la langue qui, au
lieu de mentionner d’abord les femmes comme, jusqu’à présent, j’ai feint de
le croire, donne beaucoup plus volontiers la première place aux enfants, tant
il est vrai qu’ils sont pour la cité un gage de pérennité – l’avenir déjà présent.
Les enfants et les femmes, donc : biens précieux que l’on met à l’abri (comme,
au temps de l’invasion perse, les Athéniens firent passer les leurs à Salamine) si
l’on ne veut pas en faire des otages ; il est vrai que, du protégé à l’otage, la dis-
tinction est parfois malaisée : ainsi, lorsqu’en 431 ils confièrent aux Athéniens
leurs enfants et leurs femmes, les Platéens n’ignoraient pas qu’ils s’engageaient
sans retour aux côtés d’Athènes17. Mais toute solution est encore préférable à ce

13. Les « femmes », épouses des citoyens : voir P. Chantraine, « Les noms du mari et de la femme,
du père et de la mère en grec », Revue des Études grecques, 59-60 (1946-47), p. 219-250, et, à
propos de la (dis)symétrie entre « le peuple des Athéniens » et « le peuple des femmes » dans les
Thesmophories d’Aristophane, Les Enfants d’Athéna, p. 126-127. Voir aussi Lysias, Epitaphios,
34, où gynaikes désigne avec précision les épouses des Athéniens.
14. Aristote, Politique, II, 1269 b 12 sqq. (commentaire aristotélicien d’une page de Platon, Lois,
VI, 780 d-781 b ; voir aussi Lois, VII, 806 c). Application pratique : par exemple Hérodote, VII,
120, où « le peuple entier » comprend les citoyens et les femmes.
15. Athlon : Lysias, Epitaphios, 39 (dans le développement sur Salamine, tout entier centré sur ce
topos de la rhétorique officielle) ; femmes, enfants, dieux (ou statues des dieux) : par ex. Thucydide,
VII, 69, 2, ainsi qu’Hérodote, II, 30. Sur la réalité concrète de ce topos, voir Y. Garlan, Recherches
de poliorcétique grecque, Paris, 1974, p. 70.
16. Voir Hérodote, III, 65 et VI, 139, où, comme dans les imprécations contenues dans les serments, la
fécondité humaine est associée à la fécondité des troupeaux et à la fertilité de la terre : cf. M. Delcourt,
Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique, Genève-Paris, 1938.
17. Salamine : Hérodote, VIII, 40 et 60, Thucydide, I, 89, 3 ; en mettant femmes et enfants à l’abri
à l’intérieur des murs, la stratégie péricléenne inversait le mouvement habituel, qui consiste à les
faire sortir du territoire : Thucydide, II, 14, 1. Otages : Hérodote, VII, 52, 2 (voir aussi III, 45, 5
et Enée le Tacticien, Poliorcétique, 5). Otages / protégés : comparer Thucydide, II, 6, 4 (et 78, 3)
avec II, 72, 2.
la cité, l’historien, les femmes 295

qu’il advient à une cité lorsque, vainqueur à l’issue d’un long siège, l’ennemi,
après avoir tué les hommes valides, réduit femmes et enfants en esclavage. Encore
sont-ce là les lois grecques de la guerre, tacitement admises bien que terribles18 ;
mais, lorsque les Thraces massacrèrent indistinctement tous les habitants de
Mykalessos, la Grèce entière y reconnut avec Thucydide le visage même de la
barbarie. Aussi, lorsque tout est perdu mais qu’au sein de la détresse une issue
s’offre encore, il convient d’emmener coûte que coûte avec soi les enfants et les
femmes pour que, même « sans territoire », vive la cité19. Mais, faute d’une telle
issue, tout peut basculer : alors les hommes acculés au désespoir iront jusqu’à
anéantir ces enfants et ces femmes en qui la collectivité voyait la plus précieuse
de ses richesses. Du moins arrive-t‑il que l’on franchisse ce pas, chez Hérodote
et lorsqu’on est un Barbare : on s’anéantit alors avec tout ce que l’on possédait
(ou bien, tels les Babyloniens, on se débarrasse des femmes, ces bouches inu-
tiles, pour soutenir le siège de la dernière chance) ; car, du côté grec et dans le
monde des cités, l’historiographie classique ne connaît rien d’analogue : telle
que la rapportent Plutarque et Pausanias, la tradition du « Désespoir phocidien »
est légendaire autant q­ u’historique, et l’anéantissement resta d’ailleurs à l’état
de projet puisque la divinité – en l’occurrence Artémis – sauva les femmes et les
enfants du bûcher en donnant aux andres la victoire qu’ils n’espéraient plus20.
Mis à l’abri, pris en otage, réduits en esclavage, emmenés loin de leur terre,
anéantis : dans tous ces rôles, les femmes partagent la passivité des enfants21.
Toutefois, il convient de nuancer une telle affirmation. Certes, dans le syntagme
paidas (tekna) kai gynaikas – toujours à l’accusatif ainsi qu’il convient à qui est
en position d’objet – les enfants, espoir de la cité, passent avant les femmes ;
mais, quand le récit se fait moins formulaire, il s’avère que les femmes ont mal-
gré tout un rôle plus actif à jouer, intimement associées qu’elles sont au des-
tin des combattants : ainsi c’est elles qui versent à boire aux andres victorieux
(comme, chez Xénophon, les femmes de Phlionte) et, à en croire Thucydide,
il y eut, prises dans la stasis, des femmes pour accompagner les oligarques de
Corcyre jusqu’en leur dernier retranchement22.
Dès lors que le rôle des femmes est moins passif, voici que les enfants ont
disparu du récit. Avant de renvoyer ceux-ci au silence, je mentionnerai toutefois
un épisode où, sous la pression de l’urgence, les enfants secondent les femmes,

18. Par exemple : Hérodote, VI, 19, 3 ; Thucydide, III, 68, 3 (et 36, 2), IV, 48, 4 (où il s’agit d’une
stasis), V, 32 et 116, 4. Les Thraces à Mykalessos : Thucydide, VII, 29, 4 (ainsi que Pausanias, I, 23, 3).
19. Hérodote, I, 164 et 166 (les Phocéens), Thucydide, I, 103, 3 (les Messéniens de l’Ithôme) ;
voir aussi Thc, II, 27, 1 et 70, 3.
20. Hérodote, I, 176 (les Lyciens), VII, 107, 2 (un dignitaire perse), III, 150 et 159 (les Babyloniens).
Sur le « Désespoir phocidien », aition des Elaphèbolia de Hyampolis, voir Plutarque, Vertus, 2
(= Moralia, 244 b-e) et Pausanias, X, 1, 6-7, avec le commentaire de J.-P. Vernant, Annuaire du
Collège de France, 1980-1981, p. 398.
21. Cette constatation permet de nuancer les déclarations de C. Dewald (« Women and Culture in
Herodotus’Histories », in H. P. Foley (éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York, 1981,
n. p. 93) sur le rôle privilégié des femmes comme miroir de la civilisation dans le récit d’Hérodote ;
dans ce rôle, en effet, les femmes ne sont pas seules, associées étroitement aux enfants comme
elles le sont.
22. Xénophon, Helléniques, VII, 2, 9 ; Thucydide, IV, 48, 4 (ces femmes seront réduites en escla-
vage, comme par un ennemi venu de l’extérieur ; étaient-elles des sitopoioi comme en Hérodote,
III, 150 ou chez Thucydide lui-même, II, 78, 3 ? L’histoire ne le dit pas).
296 la cité, l’historien, les femmes

qui secondent elles-mêmes le dèmos d’Athènes : il s’agit de la construction


hâtive des Longs-Murs en 478 où, en masse (pandèmei), tous les Athéniens
s’activent, femmes et enfants compris. Mais – s’en étonnera-t‑on ? – parce
qu’elles sont à coup sûr des auxiliaires plus efficaces, les femmes sont cette
fois-ci mentionnées avant les enfants. En attendant que, dans une situation en
tout point comparable, ceux-ci ne disparaissent définitivement du récit, rempla-
cés par les esclaves domestiques (oikétai) ; soit la cité d’Argos, en pleine guerre
du Péloponnèse : allié avec Athènes, le peuple argien a décidé de construire,
sur le mode athénien, des longs-murs jusqu’à la mer et, en masse (pandèmei),
tous s’activent, y compris les femmes et les esclaves23.
Les femmes, les enfants, à Athènes ; à Argos, les femmes, les esclaves. Deux
groupes alternatifs où les femmes ont la préséance, deux démocraties menacées
par un ennemi extérieur : à constater cette symétrie thucydidéenne, peut-être
évoquera-t‑on telle page de Platon sur la démocratie comme paradis à l’usage
des femmes, des esclaves et des enfants. On pourrait alors méditer sur le carac-
tère très contraignant des représentations partagées de l’imaginaire politique qui,
sous la rigueur proclamée du logos, sous-tend le récit historique. Je me contente-
rai pour l’heure d’en venir sans plus tarder à l’examen des rares occurrences où,
plus actives encore, alliées aux hommes, voire de leur propre chef, les femmes
interviennent dans l’histoire. Ou du moins dans quelques-uns de ses interstices.

Dans quelques interstices de l’histoire

Restons chez Thucydide : à deux reprises, dans l’Histoire de la guerre


du Péloponnèse, les femmes montent sur les toits pour combattre24. Disons
plus précisément qu’elles font irruption dans le récit, en même temps que les
esclaves ou du même côté qu’eux, pour assister activement les andres enga-
gés, à l’intérieur des murs de la cité, dans un difficile combat de rue. Mais ces
deux interventions, parfaitement ponctuelles et comme isolées au sein de la
narration, se situent à un moment de crise aiguë, comme si, affaiblie par ce
qu’elle raconte, la trame du texte se relâchait pour autoriser brièvement l’incur­
sion de l’anomalie.
La nuit, le bruit et la pluie donnent son cadre au premier des deux épisodes.
Dans la ville de Platées, dont les Thébains se sont emparés par ruse, le dèmos
mène une contre-attaque nocturne ; les Thébains tentent bien de résister,
mais comme bientôt, dans un tumulte terrible, les Platéens les attaquaient, sou-
tenus par les femmes et les esclaves qui, depuis les maisons, poussaient des cris
et des hurlements, tout en leur jetant des pierres et des tuiles, et qu’avec cela il
s’était mis à tomber une forte pluie pendant toute la nuit, ils cédèrent à la panique.

23. Thucydide, I, 90, 3 (Athènes) ; V, 82, 6 (Argos). La présence des enfants dans le premier
passage ayant semblé curieuse, certains éditeurs ont, sur la foi d’une scholie, considéré la mention
des femmes et des enfants comme une simple glose de pandèmei ; personne n’ayant jugé bon de
considérer « les femmes et les esclaves » comme une glose du même mot pandèmei dans le second
texte, je n’accorde pas à cette correction paresseuse de Thucydide, I, 90, 3 la même attention que
D. Schaps (« Women in Wartime », p. 195, n. 11).
24. À propos des femmes sur le toit dans un autre contexte, de licence cette fois-ci, voir M. Detienne,
Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, p. 187-188.
la cité, l’historien, les femmes 297

Certains d’entre eux, les plus chanceux, ne durent leur salut qu’à la rencontre
fortuite d’une femme – encore une – qui leur donna une hache pour briser la barre
d’une des portes de la ville et s’enfuir ; les autres furent tués ou se rendirent.
Le second épisode se situe au début de la stasis de Corcyre. D’ores et déjà,
oligarques et démocrates s’affrontent. Chacun des deux partis ayant fait appel
aux esclaves en leur promettant la liberté (comme il se doit en pareil cas), les
« serviteurs » (oikétai) se rangent aux côtés du dèmos cependant que les oli-
garques s’assurent le concours de mercenaires.
Après une journée d’intervalle, le combat reprit, et le peuple l’emporta grâce à la
force de ses positions et par la supériorité du nombre, d’autant que les femmes
le secondaient hardiment, lançant des tuiles du haut des maisons et dominant
leur naturel pour affronter le tumulte.
Ainsi est acquise pour un temps la déroute des oligarques25.
Les esclaves ont déjà disparu du récit, les femmes n’y reparaîtront plus.
Reste qu’à Platées comme à Corcyre, leur intervention, sur fond de bruit et de
fureur, aura, fût-ce provisoirement, donné la victoire au dèmos26, en lutte contre
l’ennemi insinué dans la ville ou tout simplement contre l’ennemi de l’intérieur.
Les femmes, les esclaves : conjonction qui, « dans la tradition, le mythe, l’uto-
pie », est une des figures grecques pour penser le désordre dans la cité27. Que cette
conjonction se retrouve jusque dans la prose d’un Thucydide est chose moins
connue, peut-être, et qui mérite quelque attention. Certes la narration historique
a sa spécificité et n’adopte une telle figure que fugitivement et sous des modali-
tés très précises. Pour être associées aux esclaves comme dans les récits gynéco-
cratiques ou dans les histoires de « mariage forcé »28, les femmes de Corcyre et
de Platées ne sont cependant ni engagées dans la conquête d’un pouvoir exclu-
sivement féminin ni livrées à une union servile par le caprice d’un tyran. Tout
simplement, avec l’aide des esclaves, elles combattent, aux côtés des hommes et
pour le salut commun de la cité ou du dèmos29. Certes, pas plus à Corcyre qu’à
Platées, l’action n’obéit à l’orthodoxie de la bataille hoplitique – où d’ailleurs
les femmes n’auraient aucune place – ; dans un univers de pensée où les vraies
batailles se déroulent hors les murs, douteux sont les combats menés dans le plus
grand tumulte à l’intérieur d’une cité et incertaine la victoire, surtout lorsque, de
part et d’autre, les belligérants sont des concitoyens. Mais, à Corcyre comme à
Platées, le kratos reste aux hommes (qui n’en ont pas été dessaisis un instant) et,
si catastrophique que soit le fait de la guerre civile, une cité en état de stasis est
encore moins infidèle à la norme civique qu’une cité où sévit un tyran.

25. Thucydide, II, 4, 2-7 (Platées) ; III, 73-74, 2 (Corcyre), À Corcyre, le peuple a pris position sur
l’Acropole, cependant que les oligarques occupent l’Agora (72, 3) : ce sont, à peu de choses près,
les positions respectives des femmes et des vieillards dans Lysistrata.
26. Lors de la seconde stasis de Corcyre, il y a bien des femmes aux côtés des oligarques (IV, 48,
4), mais aucun esclave n’est mentionné.
27. Voir P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », dans
Le Chasseur noir, Paris, 1981, p. 267-288.
28. Cf. D. Asheri, « Tyrannie et mariage forcé », Annales ESC, janv.-fév. 1977, p. 21-48.
29. Plutarque associe ce thème et celui du mariage forcé pour raconter les hauts faits des femmes de
Chios qui, aidées des esclaves, aidèrent les hommes à soutenir le siège de Philippe, fils de Démétrios
(Vertus, 3 = Moralia, 245 b-c).
298 la cité, l’historien, les femmes

Pour ne pas comparer l’incomparable, je me contenterai donc de confron-


ter ces deux échantillons de Thucydide avec les récits légendaires empruntés
par Plutarque et Pausanias aux traditions locales du Péloponnèse, et qui attri-
buent aux femmes la gloire d’une victoire militaire que seule leur intervention
a emportée – femmes de Tégée, femmes d’Argos surtout30.

Parce que, prenant en main la défense d’une cité en état d’oligandria, les
femmes d’Argos ne sont pas, comme celles de Corcyre en 427, une simple force
d’appoint31, elles ne combattent pas aux côtés des esclaves, comme celles de
Platées, mais, guerrières à part entière en ce qu’elles se substituent aux hommes,
elles laissent les esclaves loin derrière elles, en les postant aux remparts « avec
tous ceux qui, pour cause de jeunesse ou de vieil âge, étaient incapables de por-
ter les armes »32. Nous voici loin de la norme en vertu de laquelle les femmes
sont à la fois distinguées des akhreioi et associées à eux. Thucydide y était plus
fidèle lorsqu’en un même mouvement il associait les femmes aux esclaves et les
engageait au service des hommes : l’andreia qu’Aristote reconnaît aux femmes
dans la Politique n’est-elle pas toute de soumission (hypèrétikè)33 ?
Andreia hypèrétikè d’un côté, courage tout viril de l’autre, l’écart est patent
entre la manière et la pensée de Thucydide et les développements complaisants
de Pausanias et de Plutarque. Ainsi, à voir Plutarque souligner la dimension
militaire de la guerre conduite par Télésilla à la tête des femmes d’Argos « en
âge de servir », le lecteur n’est pas trop étonné d’apprendre que celles qui tom-
bèrent au combat furent enterrées collectivement, comme des citoyens-­soldats ;
quant aux femmes de Tégée dans le récit de Pausanias, tantôt associées aux
hommes, tantôt incluses sans plus de précision dans l’armée victorieuse, tan-
tôt isolées dans la spécificité de leur action, elles sacrifieront à Arès pour leur
propre compte, excluant les andres de la fête parce qu’elles s’attribuent tout le
mérite de la victoire34.
Alors que, chez Thucydide, les femmes, prises dans l’urgence d’une situa-
tion exceptionnelle, se comportent comme les femmes qu’elles sont, les com-
battantes de Plutarque et de Pausanias agissent comme des andres. Il est vrai
qu’en l’occurrence le comme n’est pas négligeable ; lors même que la nature
féminine, en sa faiblesse, ne finit pas par avoir raison des guerrières improvi-
sées35, il n’est jusqu’au mode d’intervention de ces armées de femmes qui ne
s’oppose à la guerre des hommes : ce ne sont qu’embuscades, suivies d’appa-
ritions soudaines comme des épiphanies, qui « frappent l’ennemi de stupeur »,

30. Pausanias, VIII, 5, 9 (Tégée) ; II, 20, 8-10 (Argos), à quoi l’on ajoutera Plutarque, Moralia,
245 d (= Vertus, 4). Voir encore Pausanias, IV, 21, 6-11 (Messénie).
31. Thucydide, III, 74, I : ξυνεπελάβοντο. On notera que, dans le récit messénien de Pausanias,
avant de se décider à combattre aux côtés des hommes et avec les mêmes armes, les femmes se
comporteront d’abord en force d’appoint (IV, 21, 6).
32. Pausanias, II, 20, 9 ; je nuance sur ce point l’analyse de cet épisode par P. Vidal-Naquet,
« Esclavage et gynécocratie », p. 275.
33. Politique, I, 1260 a 20-24 ; la femme a donc l’andreia en commun avec l’homme, mais, comme
la vertu de l’esclave, ce courage se caractérise par l’hypèrésia (voir 1295 b 26).
34. Pausanias, VIII, 5, 9 (les Tégéates et les femmes), VIII, 45, 3 (les Tégéates) ; VIII, 48, 4-6 (les
femmes) ; sacrifice à Arès Gynaikothoinas : ibid. ; de même, les femmes d’Argos sacrifient à Arès :
Plutarque, Moralia, 245 e. Sur ces épisodes, voir l’article de F. Graf cité n. 8.
35. Pausanias, IV, 21, 9 (Messéniennes).
la cité, l’historien, les femmes 299

le contraignant ainsi à un demi-tour qui est une déroute (tropè)36. Mais, sur
ce dernier point, les femmes de Platées ou de Corcyre n’ont rien à envier aux
­combattantes de Tégée : comme si la présence des femmes, cette force d’ap-
point, suffisait à donner la victoire, ces auxiliaires du dèmos ont, elles aussi, vu
l’ennemi en déroute faire précipitamment demi-tour37. Sans doute n’introduit-on
pas impunément des femmes dans un combat : que l’on se nomme Thucydide
ou Pausanias, on en modifie alors immanquablement les règles. Mais il est tout
aussi probable qu’une fois la guerre finie, les femmes légendaires comme les
épouses très réelles des citoyens retrouveront le destin des femmes38.

N’espérons pas trop vite, toutefois, en avoir fini avec la différence : de


Thucydide à Pausanias, et de la geste des femmes viriles au discours historique
où les femmes n’interviennent qu’à l’intérieur des limites imparties à leur sexe,
l’écart ne s’efface jamais durablement, ainsi qu’on s’en assurera en s’intéres-
sant aux armes employées respectivement par ces deux types de combattantes.
Sur l’ennemi thébain, les femmes de Platées font pleuvoir les pierres et les
tuiles, et ce sont encore des tuiles que, du haut des maisons, les femmes de Corcyre
lancent sur les oligarques. Pierres, tuiles : armes de jet, armes improvisées, celles
des non-combattants, celles des forces d’appoint, celles des femmes dans les
cités39. Pierres, tuiles : telles sont encore les armes des femmes lorsqu’elles aban-
donnent leur position d’auxiliaires dans la rumeur confuse des combats de rue
pour se faire l’instrument d’une mise à mort, qui ressemble au meurtre ; le jet
de pierres se mue alors en lapidation40 et, à la panoplie de fortune des femmes
insurgées, d’autres « armes » viennent s’ajouter, emblèmes de la vie féminine
dévoyés du côté du phonos, étranges et redoutables, mythiques aussi, comme il
se doit lorsque des mains de femmes œuvrent à verser le sang : ainsi, s’acharnant

36. Embuscade : Pausanias, VIII, 48, 4 (Tégée) ; épiphanènai : ibid., 5 ; thaumazein : Plutarque,
Moralia, 245 e (Argos) ; tropè : Pausanias, VIII, 48, 5 (Tégée). Sans doute conviendrait-il de prê-
ter attention au surnom de l’héroïne tégéate, deux fois signalé par Pausanias (VIII, 47, 2 ; 48, 6) :
cette Marpessa était surnommée Khoira ; khoiros étant l’un des noms du sexe féminin, le surnom
n’est-il pas une manière de condenser quelque chose comme une histoire de « guerriers et de
femmes impudiques » (J. Moreau, dans Mélanges H. Grégoire, Bruxelles, 1981, p. 283-300 ; voir
aussi F. Le Roux, « La mort de Cuchulainn », OGAM 18 (1966), p. 365-399) ? Auquel cas la tropè
prendrait tout son sens. J’en fais l’hypothèse (dans le même sens, F. Graf (article cité n. 8), observe
au passage que « le nom de Khoira peut avoir des connotations sexuelles »).
37. Thucydide, II, 4, 2 : trapoménoi ; III, 74, 2 : tropè ; que ces victoires soient provisoires ne
suffit pas à les invalider, malgré les considérations pédestres de D. Schaps, « Women in Wartime »,
p. 195. On observera que, sur l’ensemble du corpus thucydidéen, tropè a souvent sa place dans une
bataille incertaine (sur fond de thorybos) ou dans un combat naval.
38. Après la prise de Platées par les Péloponnésiens, le sort des femmes restées dans la ville fut,
comme il se doit, l’esclavage : Thucydide, III, 68, 2 ; sur un mode moins dramatique (et pour citer
une source tardive), voir Plutarque, Pyrrhos, 29, 12, où les femmes spartiates, sitôt les renforts
arrivés, « ne voulant plus se mêler de la guerre », rentrent chez elles.
39. Voir aussi Plutarque, Moralia, 245 b-c (femmes de Chios) : lithous kai bélè (pierres et armes
de jet). On évoquera aussi la tradition sur la mort des Pyrrhos, tué dans Argos par un projectile
– pierre ou tuile selon les versions (par ex. Pausanias, I, 13, 8 – lancé par une femme ; d’autres
récits parlent de femmes lançant des traits du haut des toits : voir les remarques de P. Lévêque,
Pyrrhos, Paris, 1957, p. 625.
40. Hérodote, IX, 5 : lapidation de la femme et des enfants de Lykidas par les femmes athéniennes ;
cf. Plutarque, Moralia, 241 b (Apophthegmes des Lacédémoniennes) : la femme qui tue d’une tuile
son fils rentré seul d’un combat où tous ont péri.
300 la cité, l’historien, les femmes

sur l’unique rescapé athénien d’une bataille où tous les citoyens ont péri, les
femmes d’Athènes, à en croire Hérodote, le lardèrent avec les agrafes de leurs
vêtements41. Pour que la guerre – fût-elle entre citoyens – ne bascule pas irré-
médiablement dans le meurtre, je m’en tiendrai pour l’instant aux pierres et aux
tuiles des femmes de Corcyre et de Platées, le temps de confronter ces armes
d’occasion au très régulier appareil guerrier des femmes d’Argos ou de Tégée.
Comme des andres, les guerrières de Tégée revêtent leur armure (hopla
endysai) et, à ses troupes de femmes, Télésilla d’Argos donne des armes régu-
lières. Régulières, ou presque : sans doute convient-il d’observer que la prove-
nance de ces armes, prises dans les temples et les maisons, les associe à d’autres
sphères que, celle, purement militaire, de la guerre virile42 ; mais, du point de
vue qui m’intéresse ici, ce détail sera considéré comme négligeable, car ce sont
bien des hopla, ni armes de fortune ni simulacres d’armes, que les armées de
femmes revêtent dans les traditions nationales du Péloponnèse. Autant dire :
dans une logique qui est celle de la légende.
Car, dès que le récit, tel celui des guerres de Messénie chez Pausanias, entend
se plier à quelque chose comme un principe de réalité, voici que, pour un temps
du moins, reparaissent les armes de fortune dont Thucydide mentionnait l’usage.
Ainsi, pour aider leurs époux que les Lacédémoniens assiègent dans la forteresse
d’Eira, les femmes de Messénie commencent par harceler l’ennemi « avec des
tuiles et tout ce que chacune pouvait trouver à lancer »43 ; mais une violente
pluie survient, qui les empêche de recourir à ces projectiles traditionnels – pluie,
elle aussi légendaire, n’en doutons pas : celle qui tombait à Platées ne semble
pas avoir entravé le jet des pierres et des tuiles – ; alors « elles osèrent revêtir
les armes » (hopla), et la geste peut (re)commencer, tant il est vrai qu’introduire
dans un récit des femmes en armes revient pour l’essentiel à se libérer de la pré-
occupation du réel. Inversement, il est un texte d’Enée le Tacticien pour suggérer
que, lorsqu’on raisonne en termes de « réalité » – même si cette réalité relève du
stratagème –, on ne saurait donner aux femmes les armes des andres. La scène se
passe à Sinope, lors d’un siège ; comme il y a pénurie d’hommes (spanis andrôn),
on fit prendre aux femmes les plus convenables physiquement à ce dessein un
extérieur et un équipement aussi masculins que possible et on leur donna en
guise d’armes et de casques leurs cruches et leurs ustensiles de bronze du même
ordre. On leur faisait faire le tour des points du rempart d’où les ennemis étaient
susceptibles de mieux les voir, mais elles n’avaient pas la permission de tirer,
car on reconnaît de très loin que c’est une femme qui tire.44

41. Hérodote, V, 87 ; c’est également à coups d’agrafe que, dans l’Hécube d’Euripide, les captives
troyennes aveuglent Polymestor (1169-1171). Aux agrafes on ajoutera encore la navette avec
laquelle, dans le mythe de Phinée, la marâtre crève les yeux de ses beaux-fils : voir D. Bouvier et
Ph. Moreau, « Phinée ou le père aveugle et la marâtre aveuglante », Revue Belge de Philologie et
d’Histoire, 61 (1983), p. 5-19. Chez Hérodote déjà, ainsi que me fait observer Stella Georgoudi,
l’agrafe, pour être l’instrument d’un meurtre collectif, n’en est pas moins une arme qui isole chaque
femme dans son geste sanguinaire (hékastèn) : prises en groupe, les femmes d’Athènes agissent
chacune pour son compte.
42. Dans son cours du Collège de France (1981-1982), J.-P. Vernant en fit la remarque à propos des
femmes d’Argos (Pausanias, II, 20, 9).
43. Pausanias, IV, 21, 6 ; on notera le hékastè (voir n. 41).
44. Enée le Tacticien, 40, 4-5.
la cité, l’historien, les femmes 301

S’il y a pénurie d’hommes, rien n’indique qu’il y ait eu pénurie d’armes


– que les murs des temples, par exemple, en aient été vides. Aussi s’étonnera-t‑on
peut-être que, même déguisées en hommes, les femmes n’aient droit qu’à des
simulacres d’armes, empruntés à leur batterie de cuisine. C’est que, chez Enée,
le réel ne perd jamais ses droits, même si, dans ce texte, le mot « réel » a, il est
vrai, plus d’un sens. Il y a l’effet de réel escompté du récit, où l’on demande
au lecteur de croire qu’en ce temps-là il suffit d’éviter les désertions pour que
la ruse ne fût pas éventée ; il y a la réalité fictive du stratagème, supposé imi-
table en tout lieu – et, en tout lieu, les femmes ont des cruches – ; il y a surtout,
d’autant plus contraignantes qu’elles « vont de soi », les règles de la division
sociale des rôles sexuels, où la guerre est « l’affaire des hommes »45.

Des femmes et de la stasis

La guerre est l’affaire des hommes. Adage parfaitement conforme à la réalité


des pratiques sociales puisque, pour le transgresser, il ne faut pas moins que la
fiction comique d’une prise de l’Acropole par les femmes d’Athènes : je parle,
bien sûr, de Lysistrata. Reste que l’imaginaire politique des Grecs ne cesse de
reconduire une distinction, implicite mais très forte, entre la « bonne » (ou, mieux,
la belle) guerre, la vraie, celle où l’on applique les règles du combat loyal, et la
mauvaise où tout est possible, où tout est permis ; et, dans la mauvaise guerre,
qui souvent se nomme stasis, il y a pour les femmes une place, fût-elle maigre
comme chez Thucydide. Or Thucydide nous intéresse précisément au premier
chef : que, dans la prose serrée de l’historien, il y ait, au cœur de la stasis, une
place pour les femmes, cela pourrait suffire à suggérer qu’entre la guerre civile
et les femmes il y a comme un lien nécessaire et toujours vérifiable46.
Sans doute, en décidant de s’en tenir à Thucydide pour vérifier la pertinence
d’une telle association, se complique-t‑on singulièrement la tâche. Combats de
rue à Platées, stasis à Corcyre : pourquoi se contenter de ce peu de chose, au
lieu d’aller chercher ailleurs ? Point ne serait besoin d’aller bien loin, ni de sor-
tir du ve siècle athénien. Il suffirait par exemple de relever tout ce qui, dans les
Suppliantes d’Eschyle, fait de la cause des Danaïdes une stasis des femmes47.
Du côté de la comédie, la quête serait encore plus aisée : il y a, bien sûr, dans
Lysistrata, la sécession des femmes, que les hommes d’Athènes assimilent à
un complot contre le pouvoir politique48 ; il y a surtout, témoignage décisif, la
parabase des Thesmophories où, avant de retourner contre les hommes

45. C’est l’avis du mari de Lysistrata (Lysistrata, 520), qui cite la parole d’Hector à Andromaque
(Iliade, VI, 492).
46. Bien loin de la Grèce ancienne, la pratique sociale des Baruya de Nouvelle-Guinée postule un
tel lien, puisque les rares femmes guerrières de cette société toute masculine n’interviennent que
dans les guerres intestines entre Baruya (et contre d’autres femmes : M. Godelier, La Production
des grands hommes, Paris, 1982, p. 132 et 219).
47. Dès le vers 13 des Suppliantes, Danaos est désigné comme stasiarkhos ; la suite du texte oppose
le kratos des femmes (1069-1070) à celui des andres (393, 951) ; voir aussi 645 : éris gynaikôn,
que Mazon traduit par « la cause des femmes ».
48. Que les hommes parlent de la stasis dans la langue de la tyrannie (Lysistrata, 619, 630-634)
n’est guère surprenant dans l’Athènes de 412-411 ; dès 415, l’accusation de tyrannie était à l’ordre
du jour (voir Thucydide, VI, 53 et surtout 60, 1) et, en 409, le décret de Démophantos (cité par
Andocide, Mystères, 97) assimilera le factieux au fauteur de tyrannie.
302 la cité, l’historien, les femmes

la thématique de la « race des femmes » (génos gynaikôn), les femmes en


exposent ironiquement la thèse principale :
Certes, de la tribu des femmes, tout un chacun à l’envi dit du mal : que nous
sommes un fléau pour l’humanité et que tout vient de nous, les querelles, les
discordes, la funeste guerre civile, le chagrin, la guerre (érides, neikè, stasis
argaléa, lypè, polémos).49
On ne saurait être plus clair… Si toutefois l’on voulait élargir le corpus, on
pourrait s’immerger dans les récits, innombrables, qui s’ordonnent autour du
thème de la sécession des femmes, où l’imaginaire grec voit une grave menace
pour la polis en son unité ; que la sécession soit due à un accès de folie diony-
siaque, comme dans les Bacchantes, ou à une épidémie, comme dans mainte
autre tradition50, importe d’ailleurs peu, en un univers de pensée où la séces-
sion est un équivalent et l’épidémie une métaphore de la stasis51. Et l’on pour-
rait imaginer encore bien d’autres incursions dans les représentations partagées
de l’imaginaire civique, voire dans les institutions des cités qui préposent des
magistrats spéciaux, nommés gynaikonomoi, à la surveillance des femmes et
de leur conduite. Ainsi, c’est en commentant la négligence qui, sur ce point, fut
celle du législateur spartiate, qu’Aristote en vient à définir les femmes comme la
« moitié » de toute cité ; mais, plus qu’à cette définition bien connue, il convien-
drait de s’attacher à l’affirmation, centrale dans ce développement, que la cité est
« pour ainsi dire divisée en deux », sans reste, « entre le groupe des hommes et
celui des femmes » : pour qui connaît les risques qui, chez Aristote, s’attachent
à la division sans reste, il y aurait sans doute là de quoi méditer – il est vrai que
le philosophe a pris soin de s’exprimer sur le mode du « comme si »52. Dans
ces institutions où la cité conjure une menace, réelle ou imaginaire, dans ces
récits que la collectivité des andres se raconte pour se donner à bon compte le
frisson de l’angoisse, le parcours serait long et, sans nul doute, riches les résul-
tats. Mais, je l’ai annoncé, je m’en tiendrai au texte de Thucydide, quitte à l’ou-
vrir avec mesure sur son dehors. Non qu’il s’agisse de se compliquer la tâche
par plaisir, mais – encore une fois – pour le plaisir de vérifier la force contrai-
gnante des représentations grecques de la division, et la logique en vertu de
laquelle la race des femmes, qui a divisé l’humanité en deux, doit rencontrer la
stasis, qui coupe en deux la cité.

49. Aristophane, Thesmophories, 786-788 ; voir Les Enfants d’Athéna, p. 75-117 (sur la race des
femmes).
50. Folie dionysiaque : par ex. dans les Bacchantes ; on comparera 35-36 (mania de la gent fémi-
nine à Thèbes) et 1295 (mania de la cité tout entière, pasa polis, comme si la « folie » des femmes
entraînait celle de la cité comme totalité) ; sur le thème des Ménades guerrières, on comparera
Bacch., 52 et les récits argiens (Pausanias, II, 20, 4). – Épidémie, loimos ou nosos : par ex. épidémie
de pendaison chez les jeunes filles de Milet (Plutarque, Moralia, 249 b-d = Vertus, 11).
51. Sécession / sédition : ce thème est au centre de Lysistrata ; voir aussi Denys d’Halicarnasse, VI,
45, 1 (apostasis) et 83, 4 (stasis). – Sédition et épidémie : l’association est évidente chez Eschyle
(voir Suppliantes, 635-691 et Euménides, 782-987) ; voir encore, par ex., Pausanias, V, 4, 6, ainsi
que F. Frontisi, « Artémis bucolique », Revue de l’Histoire des Religions, 198 (1981), note p. 46-47
et 48, n. 59 (stasis dans le texte grec, épidémie dans le texte latin).
52. Aristote, Politique, II, 1269 b 12-19 ; si la source d’Aristote est ici Platon (cf. n. 14), la for-
mulation de l’idée est proprement aristotélicienne : sur la division sans reste et ses risques, voir
N. Loraux, « Solon au milieu de la lice », Mélanges H. van Effenterre, Paris, 1984, p. 201-214.
la cité, l’historien, les femmes 303

Soit donc, chez Thucydide, le récit des premiers jours de la stasis à Corcyre.
Je prendrai maintenant le temps de montrer que le filtrage opéré dans l’histoire
par la raison historiographique n’est pas si rigoureux qu’il ne laisse malgré
tout passer quelques-unes des figures chères à l’imaginaire. En m’attachant à
un paragraphe de Thucydide parce que j’y vois une petite unité très signifiante,
je n’ignore certes pas que, dans le monde des historiens, le document unique
a mauvaise presse : c’est à Corcyre, et seulement à Corcyre, que Thucydide
mentionne la présence des femmes dans la stasis. Soit. Mais, parce qu’elle est
la première stasis dont il soit rendu compte, la guerre civile de Corcyre vaut,
dans le récit de la guerre du Péloponnèse, pour toutes les autres, et cette exem-
plarité, que l’historien lui-même a pris soin de souligner, ne sera jamais remise
en question dans la tradition historiographique postérieure, où Corcyre symbo-
lise sans fin les horreurs de la stasis53.
Toutefois, l’intervention des femmes reste ponctuelle, assez limitée pour ne
pas être prise dans le récit des horreurs, Thucydide mettant au contraire l’accent
sur la violence que le naturel féminin doit se faire pour affronter le tumulte. De
fait, du côté des femmes comme de celui des esclaves domestiques (oikétai)54,
l’heure est d’abord, semble-t‑il, à la solidarité avec le dèmos, et peu importe
finalement à mon propos que la chronologie du récit disjoigne ces deux soli-
darités au lieu de les conjoindre, comme c’était le cas à Platées. Comme les
esclaves, les femmes rentreront d’ailleurs sans plus tarder dans le silence, dès
lors que le dèmos, assimilé désormais aux « Corcyréens » parce qu’il a eu le
dessus, s’engage dans le jeu de la violence – et déjà l’hypothèse se fait jour
que Thucydide souhaite tenir les femmes à l’écart des affrontements, lorsque
le c­ ombat tourne au phonos. Il faudra bien encore, il est vrai, mentionner
­l’apparition de quelques femmes, cette fois-ci aux côtés des oligarques et dans
la seconde ­stasis de Corcyre, mais elles ne constituent plus un groupe en tant que
tel55. Ce qui ne signifie pas toutefois que, d’un tel écart, on puisse tirer quelque
enseignement sur un « engagement politique » des femmes, lesquelles, à titre
de ­collectivité virtuelle, seraient plus acquises au dèmos : suscitant une gynè56
pour tendre aux ennemis thébains la hache dont ils ont grand besoin pour bri-
ser la porte et s’échapper de la souricière, le récit des événements de Platées
rappelle que, même dans une cité que l’on croirait tout entière coalisée contre
l’ennemi de l’extérieur, l’un n’en est pas moins toujours menacé par le deux,
qu’il y ait deux partis – ce qui, de fait, est le cas à Platées – ou qu’il y ait des
femmes pour intervenir des deux côtés.

En sa discrétion, Thucydide n’en dit pas plus au sujet des femmes et de la


stasis. Mais le lecteur déçu de ne disposer que d’une poussière d’indices ferait

53. Voir Thucydide, III, 82, 1 et, par ex., Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VII, 66, 5.
54. Y. Garlan (Les Esclaves en Grèce ancienne, Paris, 1982, p. 177) ne me convainc pas lorsqu’il
cherche à faire de ces oikétai des dépendants ruraux, parce que le modèle – par ailleurs largement
vérifié – qu’il applique veut que seuls les dépendants ruraux puissent choisir leur camp.
55. On comparera III, 74, 1 (hai gynaikes) et IV, 48, 4 (tas gynaikas, hosai…).
56. II, 4, 4 ; cette gynè, discrète incarnation de la femme rusée (pour un exemple différent, voir
Enée le Tacticien, 31, 7), n’a droit qu’à une mention fugitive. On notera toutefois qu’un écart est
perceptible entre hai gynaikes, combattant aux côtés des Platéens (en fait le dèmos pro-athénien),
et une gynè isolée, qui aide les Thébains.
304 la cité, l’historien, les femmes

bien de ne pas désespérer trop vite : qu’il laisse seulement les femmes ren-
trer dans le silence pour aller plus avant dans le développement que l’historien
consacre à la stasis de Corcyre. Alors il s’avisera qu’à l’instant de la théorie,
Thucydide n’oublie pas complètement que la guerre civile est pour ainsi dire
d’essence féminine. Certes, comme il se doit, la démarche est subtile et l’historien
n’associe pas tout de go la stasis au féminin, mais, avec insistance, il souligne
que la guerre intestine falsifie la notion d’andreia, cardinale dans la représen-
tation de la bonne guerre où le courage authentique se confond avec la virilité.
Si l’essentiel de la stasis se passe bien descriptivement entre andres, l’andreia
comme idéal n’est plus, à en croire Thucydide, qu’un nom parfaitement usurpé.
Venons-en au texte, c’est-à‑dire au célèbre chapitre 82 du livre III et, à l’inté-
rieur de ce chapitre, au développement si souvent cité, plus rarement commenté,
qui s’attache aux effets pernicieux de la guerre civile sur la langue civique : pas-
sage remarquable, thucydidéen s’il en fut, tout entier construit autour du principe
stylistique de la variation dans l’antithèse où Adam Parry voyait le trait le plus
spécifique de l’écriture de l’historien57 ; mais si, dans ce texte, l’antithèse qui
retourne toute expression en son contraire est à chaque fois affectée d’un facteur
de dissymétrie, la raison de ce déséquilibre doit être recherchée – Thucydide
y invite – moins dans un choix stylistique extérieur à l’objet que dans l’objet
même du développement : l’écart entre la cité et sa langue, écart désormais
irréversible et à l’œuvre dans l’écriture historique elle-même. Or il se trouve
qu’au premier rang des noms dont « on changea le sens usuel par rapport aux
actes, dans les justifications qu’on donnait »58, il y a andreia, le mot, la chose.
Ce qui désormais, dans les discours partisans, s’appelle andreia, c’est ce
que, de son poste d’observation, l’historien caractérise comme une « audace
irréfléchie » (tolma alogistos) – cela même dont Thucydide fera au livre VI
le principal mobile (nullement héroïque) des Tyrannoctones que la démocra-
tie athénienne se plaît à célébrer comme des héros. Et, non contente de donner
à cette audace insensée le nom du courage viril, voici qu’à andreia la rhéto-
rique séditieuse accole le qualificatif de philétairos (« l’ami de son parti ») ;
qu’il s’agisse d’un hapax dans la langue de Thucydide ne doit pas nous sur-
prendre outre mesure : en matière d’amour politique, l’historien ne connaît que
« l’ami de la cité » (philopolis), et il n’emploie philétairos que comme une cita-
tion, comptant sur le lecteur pour comprendre que ce simple qualificatif suffit
à détruire la notion d’andreia qu’il est censé préciser59.
Corollaire du premier, voici le second glissement de sens : là où le regard
froid de l’historien ne voit que « temporisation prudente » (mellèsis promèthès),
l’éloquence partisane dénonce la « lâcheté dissimulée sous de beaux dehors »
(deilia euprépès) ; la temporisation caractérisait par exemple la tactique lacé-
démonienne, la prévoyance (to promèthes) est une qualité trop intellectuelle
pour que Thucydide ne l’apprécie pas, mais le discours de la stasis n’a cure de

57. A. Parry, « Thucydides’ Use of Abstract Language », Yale French Studies, 45 (1970), p. 3-20, note 7.
58. Thucydide, III, 82, 4.
59. Chez Thucydide, tolma est un signifiant peu stable, tantôt valorisé, tantôt employé dans un contexte
négatif : l’accent porte donc sur le qualificatif, tolma algistos des Tyrannoctones : VI, 59, 1 ; sur
tolma comme nom de l’audace féminine, voir infra, p. 10 et note 68. Andreia est toujours positif
dans la langue de Thucydide, sauf lorsqu’à ce mot on accole philétairos ; philopolis : 4 occurrences.
la cité, l’historien, les femmes 305

ces valeurs, et préfère recourir à des mots très marqués, comme celui de d­ eilia,
que Thucydide, à l’intérieur de son œuvre, réserve aux discours parce que la
très forte connotation péjorative de ce terme convient aux exagérations de l’élo-
quence, ou celui d’euprépès, porteur d’un jugement très négatif que l’historien,
lorsqu’il le pose en son nom propre, préfère généralement appliquer aux sédi-
tieux eux-mêmes.
L’opération de langage se poursuit avec la transformation de la sagesse
(to sôphron) en proskhèma tou anandrou : en « masque de la couardise »,
­traduit-on. Mais, pour traduire rigoureusement to anandron, il faudrait se faire
lecteur d’Orwell et parler la novlangue où, « étant donné par exemple le mot
bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également
et, en vérité, mieux exprimé par inbon » ; de to anandron, on ferait alors la
« non-virilité » (et anandros serait quelque chose comme l’« inmâle »), parce
que ce terme, éminemment idéologique (et, comme tel, hapax chez Thucydide),
renvoie à un système de pensée où, hors du parti de l’orateur – assimilé au lieu
de production de l’andreia –, il n’y a que des « non-hommes »60.
Reste à faire de « l’intelligence en tout » (to xynéton, qualité éminemment
valorisée chez Thucydide) une « inertie totale », et l’on peut désormais, dressant
la liste des nouvelles valeurs, ajouter la « folle impulsivité »61 au lot de l’homme
viril (andros moira). Car – l’usage d’andreia et d’anandros l’avait déjà claire-
ment indiqué – c’est bien de l’anèr, à la fois comme réalité et comme idéal, qu’il
est question ici, du point de vue de l’historien comme de celui des séditieux ;
mais, entre ces deux points de vue, le différend est irréconciliable, Thucydide
ne voyant que falsification de la langue et des actes là où, dans chaque camp,
les tenants de la stasis saluent l’avènement d’un homme nouveau.
Devant cette perversion générale du sens de la langue politique, on ne s’éton-
nera plus que les prudentes délibérations passent désormais pour « un truc d’ora-
teur », « un prétexte de dérobade » (apotropès prophasis eulogos), l’essentiel
est dit en ce qui nous concerne : parce qu’andreia est le premier des mots falsi-
fiés par la guerre civile, c’est à l’authentique virilité que s’attaque la stasis et, en
creux, cette analyse rend possible l’irruption du féminin dans le récit historique.

Confortée par cette lecture, je reviendrai donc une fois encore sur ce qu’il
est dit de l’intervention des femmes de Corcyre, pour constater que, si bref soit
ce développement, on y trouve quelques éléments pour poser la question de la
paradoxale andreia des femmes.
Tout se passe dans la tension, interne au texte, entre leur audace de fait et la
timidité présumée de leur nature : après avoir énoncé, comme si la chose allait
de soi, que « les femmes secondaient le dèmos hardiment » (tolmèrôs), pour-
quoi Thucydide ajoute-t‑il qu’« elles allaient contre leur nature pour affronter
le tumulte » (para physin hypoménousai ton thorybon) ? Formulée à propos

60. Citation de G. Orwell, 1984 (Appendice « Les principes du novlangue », Vocabulaire A, trad.
fr. de A. Audiberti). Sôphrôn est bien sûr marqué très positivement chez Thucydide et, lors du débat
sur Mytilène au livre III, Diodote a associé l’agathos politès et la sôphrôn polis.
61. Τò ἐμπλήκτως ὀξύ : syntagme éminemment thucydidéen que cet adjectif substantivé, modifié
de l’intérieur par un adverbe ; on notera qu’ἐμπλήκτως est également un hapax chez Thucydide,
comme si, pour caractériser ce type de comportement, supposé nouveau, il fallait forger un mot.
306 la cité, l’historien, les femmes

de quelques lignes de Thucydide, cette question pourrait bien s’articuler à des


interrogations plus générales, récurrentes dans l’imaginaire politique grec et
qui, sans relâche, au sujet du naturel féminin, demandent : est-il bon ? est-il
méchant ? Ou, plus exactement : est-il fait de sôphrosynè ou de pure tolma ?

Le naturel féminin
Constatant que Thucydide évite de mêler les femmes aux épisodes les plus
sanglants de la stasis, on avait déjà supposé qu’il leur prêtait (ou souhaitait du
moins leur prêter) une nature faite de sage réserve.
C’est là, certes, un postulat qui n’a pas dû convaincre tous les lecteurs de
Thucydide. Ainsi – pour sortir un instant de la Grèce ancienne – l’idée qu’il
est contre la nature des femmes d’affronter le tumulte dut, au lendemain de la
Révolution française, sembler bien étrange à un lecteur comme P.-Ch. Lévesque ;
toujours est-il que, dans ses Études d’Histoire ancienne, publiées en 1811, cet
érudit qui, en pleine période thermidorienne, s’était essayé à une traduction
complète de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, commente le passage sur
la stasis de Corcyre en prêtant très exactement à Thucydide le contraire de ce
qu’il y dit : rien d’étonnant, affirme Lévesque, à cette présence des femmes aux
côtés du peuple ; ne sont-elles pas « toujours plus violentes que les hommes
dans les mouvements séditieux ? »62. À n’en pas douter, entre le texte et le lec-
teur, la représentation trop forte des femmes révolutionnaires s’est interposée,
irréversiblement. Mais qu’en est-il d’une lecture grecque de ce passage ?
Fermant cette parenthèse post-révolutionnaire pour revenir au temps de
­l’historien, je ferai le pari que, dans un univers de pensée qui associe les femmes
à la stasis, l’affirmation de Thucydide dut surprendre plus d’un de ses contem-
porains. De fait, il se pourrait que l’historien reprenne d’une main ce qu’il
concède de l’autre : que, tout en laissant filtrer une idée plus ou moins tradi-
tionnelle de la physis féminine comme essentiellement dotée de hardiesse, il
tienne à s’en démarquer, signalant brièvement la critique qu’il en fait ou, du
moins, l’option qui sur ce point est la sienne. Car, au livre II, en conclusion de
l’épitaphios de Périclès, le naturel féminin a déjà été doublement défini : par
le silence qui doit entourer la vie des femmes, et par la paradoxale loi qui veut
que, pour les femmes, ce donné qu’est la nature soit en même temps la pointe
la plus achevée de l’idéal de sôphrosynè63. Et voici qu’à Corcyre la nature des
femmes se révèle, ainsi qu’il faut savoir l’entendre a contrario, comme crain-
tive et ennemie du bruit. Mais ce n’est pas, il est vrai, n’importe quel bruit que
le thorybos64.

62. P.-Ch. Lévesque, Études d’histoire ancienne, III, Paris, 1811, p. 54-55 ; voir sur ce point
N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La formation de l’Athènes bourgeoise. Étude d’historiographie
1750-1850 », in R. R. Bolgar (éd.), Classical Influence on Western Thought A.D. 1650-1870,
Cambridge, 1978, n. p. 206.
63. Thucydide, II, 45, 2.
64. On notera que thorybos, à en croire Aristophane, est déjà une composante obligée de la vie
quotidienne des femmes : voir Lysistrata, 329 (thorybos à la fontaine) ; il est vrai que, se pensant
comme « citoyennes » (333), les femmes d’Athènes rendent responsables du tumulte « les servantes
et les esclaves marquées au fer » (330-331).
la cité, l’historien, les femmes 307

Thorybos : comme par hasard, le mot servait déjà de cadre à l’intervention


active des femmes dans les événements de Platées. Comme si l’intervention des
femmes ne se faisait que sur fond de tumulte65. Et pourtant ce thorybos serait
contraire au naturel féminin ? Perplexité du lecteur qui flaire une contradiction
pleine de sens66. Et de fait, pour peu que l’on passe en revue les autres occur-
rences de thorybos chez Thucydide, la perplexité ne fera que s’accroître : car,
généralement caractérisé par son intensité (il est polys, abondant, ou mégas,
grand), le tumulte est lié à la panique (ekplèxis, phobos), au désordre (tarakhè,
oudeis kosmos [taxis]), et souvent à un brouillage du dedans et du dehors, ou
de la tactique hoplitique et de la guerre maritime – quelque chose comme le cli-
mat d’un combat naval sur terre, le sommet de la confusion67. Autant dire que
ce mot dessine les conditions qui, chez tout autre que Thucydide, seraient pro-
pices à une explosion de l’audace féminine.
Chez tout autre que Thucydide ? Non point. Car, avant d’évoquer la p­ hysis
féminine, l’historien a d’abord, et sans réticence aucune, caractérisé l’action
des femmes par sa tolma. Il est vrai que nous ne sommes pas pour autant débar-
rassés de l’ambivalence puisque, chez Thucydide, tolma est un signifiant peu
stable, valorisé lorsqu’il sert à exprimer le caractère des Athéniens, mais qui,
appliqué par exemple à un orateur, peut tout aussi bien relever d’un jugement
négatif. Mais il suffit de sortir de Thucydide pour qu’abondent les témoignages
sur la tolma féminine, tantôt très valorisée, tantôt très dépréciée, si bien que
désormais l’ambivalence traverse moins les textes en eux-mêmes que le cor-
pus tout entier, ainsi divisé sur la question de l’audace des femmes : si, dans les
récits édifiants de Plutarque et de Pausanias, la connotation en est évidemment
positive, il semble bien que, d’Aristophane à la tragédie, tolma ne s­ ’emploie
que dans un contexte franchement négatif, pour désigner les forfaits, voire les
crimes des femmes68.

65. Auquel, en Thucydide, II, 4, 2, s’ajoutent hurlements et cris de victoire des femmes et des
esclaves (kraugè, ololygè). On rappellera qu’ololygè est la version féminine du très viril et très
guerrier péan ; cri de victoire, l’ololygè accompagne la prise de l’Acropole par les femmes d’Athènes
(Lysistrata, 240) ou ponctue dans l’Argos tragique l’apparition du signal lumineux : voir Eschyle,
Agamemnon, 28 (ainsi que 587 : ololygè de Clytemnestre ; 595 : ololygmos des esclaves « à la
manière des femmes »). Dans un contexte analogue, l’alalagmos des femmes se mêle au cri (kraugè)
des soldats lors d’un combat de rue : Plutarque, Pyrrhos, 29, 8.
66. Hypoménein, nom verbal de la résistance hoplitique, a normalement pour complément kindynos ;
dans ce cas, thorybos serait seulement ce qu’est kindynos pour les hommes : ce que la « nature »
veut qu’on endure sans faiblir. Cf. un usage très analogue de ce verbe chez Platon (Lois, VI, 781
c 5), à propos des femmes.
67. Voir I, 49, 4 ; II, 94, 2 (ekplèxis) ; III, 77 (à Corcyre : phobos, oudeis kosmos, tarakhè) ; IV, 94
(brouillage terre / mer) ; IV, 127 (thorybos des barbares) ; VII, 40, 3 et 44, 4 ; VIII, 10, 9 (thorybos
ataktos) ; VIII, 71, 1 ; VIII, 92, 7 (thorybos ekplèktikos), pour donner l’essentiel des occurrences.
68. Employé par Thucydide à propos de l’intervention des femmes de Corcyre, tolmèrôs se retrouve
quelques chapitres plus loin, dans le développement sur la stasis, avec une connotation qui n’a rien
de positif (III, 83, 3). – Tolma des femmes, positive : Pausanias, IV, 21, 6 (femmes de Messénie),
VIII, 47, 5 (femmes de Tégée) ; Plutarque, Moralia (= Vertus), 245 d (et 245 b, où il est question du
thymos des femmes). Tolma négative : Lysistrata, 284 (la prise de l’Acropole est pour les vieillards un
tolmèma) ; Eschyle, Choéphores, 596-597 (amours pantolmoi des femmes) ; Euripide, Bacchantes,
1222 (tolmèmata des filles de Kadmos). Le « crime des Lemniennes », évoqué dans le chœur des
Choéphores, était caractérisé comme tolmèma par la tradition (voir Photius, Lexique, s.v. Kabeiroi).
308 la cité, l’historien, les femmes

Quittant désormais Thucydide et renonçant à commenter ses contradic-


tions aussi bien qu’à supputer ses intentions69, j’aborderai donc résolument
ce qu’une tradition marquée par l’ambivalence dit de la physis des femmes70 :
qu’elle a rapport à la fois à la crainte et à l’audace, au silence et au thorybos71.
Un exemple, cette fois-ci tiré de Xénophon, nous assurera un point d’ancrage
au cœur de ces représentations antinomiques.
Soit l’après-Leuctres. En 369, les Thébains ont envahi la Laconie et ravagent
tout dans la plaine de Sparte. Cependant que les Spartiates montent la garde,
fidèles à l’adage en vertu duquel à une cité dépourvue de murs les hommes
sont le meilleur des remparts, les femmes s’affolent, Xénophon, certes, ne s’y
appesantit guère :
En ville cependant les femmes ne supportaient même pas le spectacle de la fumée,
car elles n’avaient jamais vu d’armée ennemie.72
Il est vrai qu’en sa concision la phrase en dit assez : si, chez Xénophon, la
fumée (kapnos) est bien, comme elle l’est chez Aristote, l’exemple même du
signe, les femmes spartiates sont fort promptes à s’émouvoir puisque, avant
même de redouter la présence de l’ennemi, elles s’affolent de la fumée qui en
est seulement le signe73. Certes, femmes d’un territoire jusqu’à présent inviolé,
elles ont quelque excuse ; il n’empêche que cette panique tranche singulière-
ment sur la réputation de fortitude qui est la leur dans la tradition édifiante dont
Plutarque se fera le héraut74.
Or, commentant ce même épisode, il est un contemporain de Xénophon pour
estimer que, loin de contredire la réputation des femmes de Sparte, cette atti-
tude n’en est en réalité qu’un renversement normal, en tout cas quelque chose
comme un révélateur. J’ai nommé Aristote, réfléchissant, en un passage célèbre
du livre II de la Politique, sur les conséquences funestes du « relâchement »
des femmes à Sparte (et de la gynécocratie qui en est le corollaire). « Quelle
différence y a-t‑il », demande Aristote, « que les femmes gouvernent ou que

69. J’attache toutefois de l’importance à la remarque, faite par A. Parry (« The Language of Thucydides’
Description of the Plague », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 16 (1969), p. 108), que
physis est au nombre de ces mots « scientifiques » que l’historien emploie à des moments où la
narration vise un effet d’émotion.
70. Laissant de côté la contribution théorique qu’un Platon peut apporter au débat en contestant de
fait dans la République l’existence d’une telle physis ou en la réduisant à la différence biologique
entre les sexes (Rép., V, 453 b, e, 454 e, 455 d-e, 456 a), je m’en tiendrai au propos de ceux qui
admettent le « naturel féminin » comme un fait.
71. Ambivalence analogue, dans Lysistrata, entre thrasos, négatif pour les vieillards, positif pour les
femmes (545), et la « sagesse » (473-508, 546) ; voir encore 545 (pour physis) et 549 (pour andreia).
72. Xénophon, Helléniques, VI, 5, 28. Sans aller contre cette incontournable indication, Plutarque
l’orchestre et, mine de rien, la modalise (Agésilias, 31, 33-34) ; mais il se rattrape en contant le fier
comportement qui, en une circonstance analogue, fut celui des femmes spartiates lors de l’attaque
de Pyrrhos (Pyrrhos, 27, 4-8, 28, 5 et 29, 5-12).
73. Il est vrai que « même les indices des choses à craindre (phobéra) font craindre », ainsi que
l’observe Aristote, réfléchissant sur le rôle des sèmeia dans la peur (Rhétorique, II, 1382 a 30).
74. De même, suggérant qu’elles ne sont pas d’une espèce inaccessible aux larmes, l’injonction faite
aux femmes « de ne pas faire de lamentations et de supporter leur chagrin en silence » au moment
de la défaite de Leuctres (Xénophon, Helléniques, VI, 4, 16) est quelque peu en contradiction avec
ce que Plutarque raconte dans les Apophthegmes des Lacédémoniennes (Moralia, 241 c, 242 a ;
voir aussi, sur la réaction des femmes à la défaite de Leuctres, le récit édifiant en Agésilas, 30, 7).
la cité, l’historien, les femmes 309

les gouvernants soient gouvernés par les femmes ? Le résultat est identique ».
Et il ajoute ceci, qui nous concerne au premier chef car il y va de la question
de l’andreia féminine75 :
Alors que l’audace ne sert à rien (khrèsimou ousès tès thrasytètos pros ouden)
dans la vie courante et n’a d’emploi, si elle en a vraiment un, qu’en temps de
guerre, les femmes, même en ce domaine, ont fait aux Laconiens le plus grand tort
(blabérôtatai). Elles le montrèrent bien lors de l’invasion thébaine : parfaitement
inutiles (khrèsimoi… ouden) comme dans les autres cités, elles causèrent plus de
trouble que les ennemis (thorybon pareikhon pleiô tôn polémiôn).76
Passage important où, comme souvent chez Aristote, le raisonnement, pour
précis qu’il soit, doit être explicité avec soin. Le mot-clef en est, bien sûr, thrasy-
tès, l’audace considérée comme la caractéristique des femmes spartiates77.
L’audace est absolument inutile, si ce n’est peut-être à la guerre – et encore78 –,
dit en substance le philosophe, dans la guerre les femmes sont partout inu-
tiles, mais, de surcroît, les femmes spartiates furent pour les hommes cause de
trouble. À cause de leur thrasytès. Ici, les choses se compliquent, car Aristote
laisse au lecteur le soin de compléter le raisonnement. Et le lecteur de s’inter-
roger : source de trouble, le furent-elles parce que trop audacieuses ? Ou, au
contraire, comme chez Xénophon, en raison de leur réaction émotive ? Auquel
cas il faudrait admettre que leur « audace » s’est bel et bien retournée en son
contraire. Pour sortir d’embarras, on rappellera d’abord qu’aux yeux d’Aristote
l’andreia est normalement toute d’autorité (arkhikè) pour un homme, toute de
soumission (hypèrétikè) pour une femme79 ; parce que, dans la vie quotidienne,
les femmes de Sparte exercent l’arkhè, l’audace est leur lot, ce qui signifie en
clair que, femmes, elles n’ont pas le courage des femmes ; c’est-à‑dire peut-
être : pas de courage du tout (dans la mesure où elles ne sauraient se soustraire
à l’être-femme, cette détermination d’essence, cette limite)80.
Or un passage de l’Ethique à Nicomaque consacré à l’« audace » dans
son rapport avec le courage confirme pleinement cette analyse. En sa défini-
tion même, la thrasytès « ressemble » certes au courage, mais comme la paro-
die au modèle :

75. L’andreia des femmes : un oxymoron qui a passionné les Grecs ; la question des femmes spar-
tiates, où se condensent toutes les contradictions d’une telle notion, ne pouvait échapper à la sagacité
d’Aristote. Pour comprendre le développement de la Politique, encore faut-il traiter Aristote en
philosophe, et non pas seulement en « sociologue », comme le fait P. Cartlegde (« Spartan Wives :
Liberation or Licence ? », Classical Quarterly, 31 (1981), n. p. 86-88), qui renonce du même coup
à saisir le mouvement de la démonstration.
76. Aristote, Politique, II, 1269 b 32-39.
77. Plutarque, Numa, 25, 9, dira de même que leur régime les conduisit à « prendre de l’audace »
(thrasytérai génesthai), et tout d’abord en se montrant viriles (andrôdeis) envers les andres.
78. Réserve importante, qu’il ne faut pas faire disparaître, comme le fait J. Redfield dans sa traduction
de ce passage (« The Women of Sparta », Classical Journal, 73 (1978), p. 149), sous peine de traiter
la thrasytès comme une vertu positive, ce qu’elle n’est en aucun cas ici.
79. Politique, I, 1260 a 23.
80. Sur cette limite qu’est pour Aristote la nature féminine, voir G. Sissa, « Il corpo della donna :
lineamenti di una ginecologia filosofica », dans S. Campese, P. Manuli, G. S., Madre Materia,
Turin, 1983, p. 83-145, et S. Georgoudi, « Le mâle, la femelle, le neutre. Variations grecques sur
le jeu des sexes et ses limites dans le monde animal », dans Masculin / Féminin en Grèce ancienne,
recueil collectif à paraître.
310 la cité, l’historien, les femmes

Aussi la plupart des audacieux ne sont-ils en réalité que des lâches faisant le
brave (thrasydeiloi) ; audacieux dans les circonstances où ils peuvent imiter le
courageux, dans les circonstances redoutables, ils ne tiennent pas bon (ta phobéra
ouk hypoménousin) ;81
de fait, la thrasytès est un excès, et il est de la nature de l’excès que de se retour-
ner en son contraire. Ainsi, non seulement les femmes spartiates se comportent
comme celles des autres cités, mais, inversant l’audace en lâcheté lorsque pré-
cisément il faudrait « tenir bon », elles sont plus qu’inutiles : nuisibles au plus
haut point – et blabérôtatai clôt le raisonnement, qui s’ouvrait sur le nuisible
relâchement (blabéra anésis) des Lacédémoniennes.
On l’aura remarqué : c’est encore une fois sur fond de thorybos que les
femmes interviennent dans l’histoire des hommes. À ceci près que, chez Aristote,
elles le provoquent au lieu de le supporter. Dominant leur naturel pour tenir
bon (hypoménein) face au tumulte, les femmes de Corcyre se comportaient
avec une audace très proche de l’andreia authentique, comme si leur physis,
toute de mesure, comportait en soi-même la possibilité de se dépasser82 : aussi,
pour les andres, étaient-elles une aide efficace. Inversement, inefficaces parce
que toujours dans l’excès et basculant d’un extrême à l’autre, les femmes de
Sparte apportent aux hommes un supplément de souci ; là où Xénophon ne
voyait que faiblesse bien explicable, Aristote devine ce qui, pour une cité, est
la pire des menaces : que les femmes y soient un ennemi intérieur pire que
celui de l’extérieur.
C’est ici que ce passage décidément remarquable nous réserve une dernière
surprise. Car, pour parler du comportement des « audacieuses » Lacédémoniennes
lors de l’invasion thébaine, la langue d’Aristote semble empruntée mot pour
mot à celle que, dans les Sept contre Thèbes, Eschyle assignait aux impréca-
tions d’Etéocle contre la race des femmes83. Soit la cité de Thèbes assiégée par
l’armée ennemie ; les femmes du chœur y clament leur panique ; lorsque, après
avoir fait le vœu de ne jamais « cohabiter » avec cette race funeste, ni dans le
bonheur ni dans le malheur, le fils d’Œdipe ajoute :
La femme a-t‑elle le dessus ? C’est une audace infréquentable. A-t‑elle peur ?
Pour sa maison et sa cité, c’est un mal pire encore,

81. Ethique à Nicomaque, III, 1115 b 32-33 ; cf. II, 1107 b 3 et 1108 b 31, ainsi que VII, 1151 b
7 ; en III, 1115 a 14-16, Aristote observe que l’impudent est dit courageux « par métaphore ; car il
ressemble au courageux ». Sur l’ambiguïté de la notion aristotélicienne d’« audace », voir E. Garver,
« The Meaning of thrasos in Aristotle’s Ethics », Classical Philology, 77 (1982), p. 228-233. On
notera toutefois que, depuis l’Iliade et Thersite, les connotations de thrasos sont passablement
ambiguës : distinguant tharsos (courage) et la variante phonétique thrasos (effronterie, impudence),
P. Chantraine (« À propos de Thersite », L’Antiquité classique, 32 (1963), p. 18-27) pense que le
nom de Thersite doit être pris en bonne part, mais revient à plusieurs reprises sur la lâcheté du
personnage, écrivant par exemple « ce Thersite “tout courage” est un couard » ; pour une autre
interprétation du nom de Thersite, voir G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero
in Archaic Greek Poetry, Baltimore-Londres, 1979, p. 259-262.
82. En temps de paix, la « nature », assimilée à la sôphrosynè comme dans l’épitaphios, est une
limite à ne pas dépasser ; lorsque l’urgence le veut, la physis féminine peut se dépasser utilement :
idéalement, mieux vaut ne pas sortir de la mesure, mais Thucydide constate qu’en cas de nécessité,
la chose est possible.
83. Eschyle, Sept contre Thèbes, 187-194 et 201 (blabè).
la cité, l’historien, les femmes 311

comment ne pas y retrouver les mots mêmes autour desquels le raisonnement


se construit au livre II de la Politique ? Kratousa gynè, ou la gynécocratie ;
thrasos, avec son double thrasytès ; et ce pleion kakon, ce « mal pire encore »,
qui deviendra un « tumulte » encore pire (pleiô thorybon) : tout y est, même et
surtout la peur, mot absent qu’il fallait savoir deviner chez Aristote. Mais nous
n’en avons pas encore fini avec ce phénomène d’écho :
Ceux qui sont devant nos murailles ont ainsi le meilleur renfort, tandis que nous
nous détruisons nous-mêmes à l’intérieur,
affirme Étéocle. On se rappelle que Xénophon, après avoir mentionné la conduite
des femmes spartiates, évoquait la ferme attitude des hoplites lacédémoniens,
faisant front comme un rempart humain pour protéger leur ville dépourvue de
remparts ; à n’en pas douter, pour une cité, les femmes spartiates sont plus redou-
tables encore que les Thébaines de la tragédie : aussi, alors qu’Etéocle les disait
seulement « nuisibles », Aristote use-t‑il du superlatif (blabè/blabérôtatai).
Fatalité de la race des femmes, fût-elle acclimatée à vivre en cité : la panique
pure et simple a rejoint l’audace et, en leur excès, les épouses des Lacédémoniens
n’innovent guère par rapport aux très féminines femmes de Thèbes84. Comme
si, à la physis féminine lorsqu’elle est caractérisée par l’audace, l’excès et le
défaut, ces maux équivalents, tenaient lieu de mesure.
Certes, la confrontation de Thucydide et d’Aristote suggère que, pour par-
ler des femmes, on a le choix : ou bien l’on prend ses désirs pour la réalité, on
fait de l’idéal une nature, et l’on assimile cette physis à la sôphrosynè, vertu-­
modèle des femmes. Ou bien l’on définit le naturel féminin par l’excès, et tout
devient possible dès lors que les femmes entrent en action. Et surtout le pire,
bien sûr. Car, on s’en doute, en choisissant le raisonnement par l’excès, Aristote
se contentait d’adopter la voie la plus empruntée, dans une longue tradition qui,
en ce qui concerne la prose historiographique, remonte à Hérodote.
Dernière figure de notre parcours – mais, chronologiquement, la première –,
voici donc les femmes d’Hérodote, que leur physis toute d’excès conduit au
meurtre. Il se trouve – et je ne saurais décider si c’est ou non un hasard – que,
chez Hérodote, les Athéniennes sont ces femmes qui, à deux reprises, procèdent
à une mise à mort.
Le premier épisode fonctionne comme l’aition d’un changement dans les
coutumes vestimentaires des femmes d’Athènes. Et, comme c’est souvent le
cas, cet aition est sous le signe du sang et de la mort. C’est une bien triste his-
toire que celle de l’unique rescapé athénien d’une bataille contre les Argiens
et les Eginètes. Messager de malheur, « de retour à Athènes, il y annonça le
désastre » :
À cette nouvelle, les femmes dont les maris étaient partis pour Egine, indignées
que d’eux tous lui seul se fût sauvé, entourèrent de toutes parts le malheureux,
et le lardèrent avec les agrafes de leurs vêtements, chacune lui demandant où
était son mari. Il périt de cette manière.85

84. Ibid., 792 (« Rassurez-vous, femmes trop filles de vos mères »).
85. Hérodote, V, 87-88.
312 la cité, l’historien, les femmes

Hérodote ajoute que « les Athéniens considérèrent le forfait de leurs femmes


comme chose plus terrible encore que leur désastre » ; et que, dans l’impossi-
bilité de trouver un châtiment qui soit à la mesure de l’acte, ils décidèrent de
leur imposer désormais un vêtement sans agrafes. En allongeant au contraire
les agrafes de leurs femmes « par hostilité contre les Athéniens » (kat’érin tèn
Athènaiôn), les citoyens d’Argos et d’Egine donnent de fait la mesure du forfait :
car ce que les femmes d’Athènes ont réalisé n’est pas autre chose que l’anéan-
tissement, par des voies fort peu hoplitiques, du dernier combattant de l’armée
d’Athènes. En un mot, le vœu le plus cher de l’ennemi. Mais, on l’a vu, le plus
redoutable des ennemis se trouve parfois à l’intérieur des murs86.
Et cependant, les Athéniens n’ont même pas osé donner un nom au « for-
fait » puisqu’ils l’ont tout simplement désigné comme « l’acte des femmes »
(to tôn gynaikôn ergon). Ce faisant, ils retrouvaient une langue traditionnelle,
où ergon sert à désigner un « crime de femmes », surtout lorsque la victime en
est un mâle : « crime lemnien » (le plus célèbre), meurtre d’Itys, le plus lamen-
table87 – mais déjà, dans l’Odyssée, ergon dénotait la conduite criminelle des
femmes : méga ergon de Mélanthô, chef de file des servantes infidèles, erga
de Clytemnestre, dont l’horreur voue l’espèce féminine tout entière à la honte
et frappe d’irréalité la femme aux bonnes œuvres (euergos)88. Pour rendre
compte d’une telle expression, les optimistes diront qu’ergon est un euphé-
misme, les esprits chagrins (ou tout simplement froids) penseront que c’est là
en vérité le mot adéquat, car, sur la scène virile de l’action, il n’est, dans la tra-
dition grecque, d’acte possible pour les femmes que conforme à leur tolma, et
donc criminel. Peut-être s’avisera-t‑on alors qu’entre « l’acte des femmes »,
généralement désigné au singulier ainsi qu’il convient à une action générique,
et les hauts faits guerriers des hommes (erga), dont l’inépuisable multiplicité
s’exprime au pluriel, il y a tout l’écart qui sépare le naturel féminin, figé dans
la répétition d’une audace excessive, de l’andreia virile, riche d’innombrables
accomplissements89. Telle est du moins l’option, conforme pour l’essentiel à la
tradition archaïque et classique du « naturel féminin », que prend Hérodote au
sujet de l’intervention des femmes dans l’histoire90 ; inversement, qui voudrait
récuser la problématique de la physis devrait attribuer aux femmes des exploits
positifs, ou erga : c’est ce que, beaucoup plus tard, fera Plutarque91, chez qui

86. Cette analyse prend le contre-pied de celle proposée par C. Dewald (« Women and Culture
in Herodotus’ Histories », p. 98), pour qui l’action des femmes montre qu’aux yeux d’Hérodote
« hommes et femmes partagent à égalité un même jeu de valeurs sociales ».
87. Ergon pour désigner le « crime lemnien » (sur lequel on consultera G. Dumézil, Le Crime des
Lemniennes, Paris, 1924) : Hérodote, VI, 138, Philostrate, Héroïkos, 19 ; pour désigner le meurtre
d’Itys : Thucydide, II, 29, 3.
88. Mélanthô : Odyssée, XIX, 91-92 ; Clytemnestre, Odyssée, XI, 424-434 et XXIV, 191-202,
où le mouvement est le même que dans l’Iambe des femmes de Sémonide d’Amorgos (la femme
vertueuse y est elle-même comprise dans une race maudite) : voir Les Enfants d’Athéna, p. 108-111.
89. Inversement, des activités propres aux femmes, comme le tissage, s’expriment sans difficulté
au pluriel : par ex. Hérodote, IV, 114 (erga gynaikèia).
90. À propos d’Artémise elle-même, dont le courage viril (andreiè) est pour Hérodote un thôma
(VII, 99), le mot ergon n’est pas employé sans ambiguïté (VIII, 88 ; cf. 87, où ergazomai suggère
qu’Artémise ne « travaille » que pour son propre intérêt).
91. Voir Moralia (= Vertus), 245 c (erga) ; voir aussi 245 b (ergon).
la cité, l’historien, les femmes 313

la mise à mort de l’unique survivant d’un combat peut même passer pour une
preuve de fortitude, à condition que la scène se passe à Sparte, que la meur-
trière soit une mère tuant un rescapé qui était son fils, et que l’action s’accom-
plisse au nom de la patrie92.
Revenons à Hérodote, et à Athènes, où prend place le second épisode. Au len-
demain du combat naval qui a vu la victoire des Grecs, les Athéniens attendent
à Salamine la suite des opérations ; introduit devant la boulè, un envoyé de
Mardonios leur transmet les propositions perses, qui reviendraient tout bonne-
ment pour Athènes à déserter la cause grecque. Un bouleute, Lykidas, « émet
un avis », dans la plus pure tradition de l’activité délibérative (eipégnômèn). En
d’autres temps, dûment transmise à l’ekklèsia, cette gnômè eût pu se transfor-
mer en un décret. Mais les Athéniens sont en guerre avec le Mède, et le contenu
de la déclaration de Lykidas prend le contre-pied de l’honneur athénien (« il lui
paraissait avantageux – édokee, autre terme politique – d’accueillir les propo-
sitions et d’en faire le rapport à l’assemblée du peuple »). On l’a deviné, cette
procédure formellement légale n’aura jamais lieu ; mieux : sans plus écou-
ter et sans délibérer plus avant, sur le champ, les Athéniens s’indignent93 et, la
colère abolissant la frontière entre le politique et son dehors, les bouleutes se
joignent aux autres citoyens pour lapider Lykidas, sans autre forme de procès.
Mais l’histoire n’est pas finie : voici qu’un tumulte (thorybos) se répand dans
Salamine. Un « tumulte » ? Dressons l’oreille : les femmes ne sont pas loin.
Et, de fait, avec le thorybos, elles entrent dans l’action :
Les femmes des Athéniens apprirent ce qui se passait ; s’excitant et s’entraînant
les unes les autres, elles se portèrent de leur propre mouvement vers le logis de
Lykidas, lapidèrent sa femme et lapidèrent ses enfants94.
Fin de l’histoire. Sur cette affaire, Hérodote ne porte aucun jugement expli-
cite, laissant au lecteur le soin de réagir et de choisir son interprétation – de
même, au sujet des motivations de Lykidas, bassement intéressées ou purement
politiques95, il ne tranchait pas. Il est vrai qu’usant de la tmèse et de l’anaphore
pour évoquer la lapidation de la femme et des enfants par les femmes, sa langue
se fait rhétorique (kata mén éleusan… tèn gynaika, kata dé ta tekna), ce qui doit
sans doute être relevé par le lecteur comme un indice à interpréter. Quant aux
Athéniens, Hérodote ne dit pas qu’ils aient cette fois-ci condamné l’acte de leurs
femmes, et la tradition athénienne, qui justifie par le patriotisme la lapidation
du bouleute, s’empressera d’interpréter ce silence comme un consentement ;
dans une envolée oratoire, Démosthène ira même jusqu’à faire de l’interven-
tion des femmes quelque chose comme un acte de civisme parallèle à celui des
andres, un exemplum bien digne des héros de Salamine96. Mais, pour procéder
à cette opération, l’orateur a besoin d’oublier qu’en l’occurrence les femmes
s’en prirent à des enfants, et non pas seulement à une autre femme ; Hérodote,

92. Moralia (= Apophthegmes des Lacédémoniennes), 241 b.


93. Deinon poièsaménoi : les Athéniens réagissent de façon aussi affective que les femmes d’Athènes
en V, 87 (deinon poièsaménas).
94. Hérodote, IX, 5.
95. À noter le verbe ἑάνδανε, variante archaïsante de ἐδόκεε.
96. Démosthène, Couronne, 204 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 122, n’évoque que le versant mas-
culin de l’histoire.
314 la cité, l’historien, les femmes

qui n’intervenait pas personnellement dans le récit mais se contentait d’y glisser
une anaphore, était de fait plus critique, et l’on pariera que, si le premier kata
introduit l’acte, le second souligne l’excès97. Avec l’excès, se dessine en fili-
grane le naturel féminin, principe d’explication ô combien irrationnel et cepen-
dant seul susceptible d’expliquer un tel acte.
Tentant malgré tout de donner quelque sens à cette histoire qui ne c­ omporte
pas de morale, je me risquerai à quelques remarques. Tout d’abord, il y a, dans
cet « acte de femmes », comme une tension entre ce qui est proprement féminin
et ce qui mime le monde des hommes : l’émiettement en individualités carac-
térise le genre féminin – ainsi, pour se constituer en groupe, les femmes ont
besoin de s’exciter (diakéleusaménè) l’une l’autre –, mais l’intervention est col-
lective et « librement » décidée (autokélees) comme dans l’univers masculin ;
la pierre, on l’a vu, est arme de femme mais, du simple jet de pierre à cette pra-
tique collective – pour ne pas dire civique – qu’est la lapidation, l’écart est réel98.
Il conviendrait ensuite d’observer que seules les femmes peuvent aller assez
loin dans la transgression pour tuer ce que l’ennemi extérieur n’ose même pas
mettre à mort dans une cité qu’il vient de conquérir : une femme, des enfants.
Objectera-t‑on que, Lykidas étant un traître, leur action prend dès lors un sem-
blant de légitimité ? Ce serait oublier que, dans la perspective d’une peine collec-
tive fondée sur la solidarité « passive » de la famille telle que Glotz l’entendait,
c’est au corps civique et à lui seul qu’il reviendrait d’étendre le châtiment aux
proches du traître99. Or les femmes n’ont pris conseil que d’elles-mêmes – et du
thorybos. Suggérera-t‑on alors qu’en vertu de l’identification – facile, tentante –
de Mardonios avec un « tyran », le comportement de Lykidas a été assimilé à
une collusion avec la tyrannie ? Et la pratique est courante de faire disparaître
tout entière – on dit alors : de déraciner – la famille d’un tyran100. Reste que, là
encore, ce ne sont pas normalement les femmes qui agissent101, mais les andres.
Et l’on ajoutera que toute intervention des femmes dans un processus de lapi-
dation place celui-ci sous le signe de l’incontrôlable102.
Rien ne sert d’argumenter, il faut savoir admettre qu’aucune explication
d’ordre légal ou politique ne saurait rendre compte de l’intervention meur-
trière des femmes d’Athènes chez Hérodote. Certes leur action a doublé celle
des hommes qui, déjà, se caractérisait par sa violence immédiate mais, au sujet
de la femme et des enfants du bouleute, personne ne leur avait rien demandé :
elles n’ont écouté que leur impulsion et, dans le autokéles par lequel elles se

97. Je dois cette analyse à des remarques de Catherine Peschanski.


98. M. Gras le soulignait dans une communication consacrée à la lapidation dans la cité antique,
lors de la Table ronde de l’École française de Rome sur Le Châtiment dans la cité (nov. 1982).
99. Dans La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, 1904, G. Glotz, traitant
de cette affaire dans le cadre de la peine de mort collective, « oublie » avec constance l’intervention
des femmes dans l’histoire : voir p. 457 (et n.) et 467 (et n., où il oublie cette fois-ci la femme de
Lykidas au nombre des victimes) ; sur la quasi-légalité de ce genre d’exécutions : voir p. 458-459.
100. Voir Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VII, 9 (famille d’Aristodèmos, tyran de
Cumes), ainsi que Strabon, VI, 1, 8 et Athénée, XII, 541 d-e (vengeance des Locriens sur la femme
et les enfants de Denys de Syracuse).
101. Chez Plutarque, Moralia, 253 c-d (= Vertus, 15), les femmes d’Elis interviennent même, après
la mort du tyran Aristotimos et le suicide de sa femme, pour que le peuple ne torture ni ne violente
ses filles, mais leur laisse les moyens de leur mort.
102. Ainsi que l’observe M. Gras, op. cit. (à paraître).
la cité, l’historien, les femmes 315

portent « de leur propre mouvement » vers la maison de leurs victimes, on


comprendra qu’elles n’ont obéi qu’à leur nature de femmes, redoutable lors-
qu’elle se déchaîne103.

***

Avec cet épisode hérodotéen se clôt la présente enquête. Façon de rappeler


qu’il n’est pas en Grèce, même chez les historiens, d’intervention du groupe
des femmes qui ne mette en jeu, fût-ce implicitement, la question si débattue
de la physis féminine. Le naturel féminin : en général marqué par l’excès / le
défaut, parfois enclos dans la mesure qu’on lui assigne pour norme, mais auquel
immanquablement tout ergon gynaikôn est référé. Comme si, pour penser une
action de femme, le féminin était un principe explicatif plus fort que la catégo-
rie de l’action. Encore faut-il ajouter que, chez les historiens de l’époque clas-
sique, les actions des femmes relèvent bien peu de la discursivité du logos ;
pour en faire mention, Thucydide rivalisait de concision avec lui-même et, sur
le fond d’un irrépressible désir de narration, la stratégie d’Hérodote revient au
même : s’il sait raconter les crises de folie meurtrière des femmes d’Athènes,
le Père de l’Histoire se tait lorsque vient le temps de l’interprétation, peu sou-
cieux sans doute de gratifier de tels épisodes d’un commentaire ordonné – à
moins qu’il ne fasse de l’« acte des femmes » quelque chose comme un aition,
voué à expliquer autre chose que soi-même.
Opaques, fugitives, ponctuelles : telles sont donc les interventions des
femmes dans l’histoire des historiens, où elles font figure d’enclaves au sein de
la grille interprétative générale du récit. Et le lecteur s’interroge : que faire de
ces narrations avortées, de ces épisodes figés ? Face à cette question, la com-
munauté des modernes historiens de la Grèce pourrait bien se diviser en deux
clans : il y aurait les tenants de la « réalité », persuadés qu’en soi la résistance
à l’élaboration narrative suffit à prouver l’historicité d’un épisode, et les ama-
teurs de pur récit, qui traiteraient ces enclaves comme des moments de fiction. Je
n’ai pas, pour ma part, jugé bon de m’enrôler dans l’un de ces deux clans (lors-
qu’un choix ressemble à une aporie, il est urgent de s’y refuser). Convaincue
qu’en histoire il est vain d’espérer se débarrasser de la préoccupation du réel,
j’ai choisi, pour introduire à cette enquête, d’interrompre la citation de Jane
Austen à ­l’instant précis où il allait y être affirmé qu’« une grande partie de
tout cela doit être imaginé de toutes pièces »104 : il ne me semble donc nulle-
ment inutile de constater que, par leur statut d’enclaves comme par leur rareté,
ces narrations fugitives et opaques contribuent à vérifier la force très réelle du
principe d’exclusion des femmes, à l’œuvre dans le récit des historiens comme
dans les institutions de la cité. Mais je me suis en même temps efforcée de ne
pas oublier que l’économie du discours historique est d’abord celle d’un récit :
dans cette perspective, il importe que les femmes ne puissent être introduites
dans le récit que lorsque certaines conditions – qui sont celles de l’imaginaire

103. Cette interprétation diffère sensiblement de celle de C. Dewald (« Women and Culture »,
p. 98) ; plus conforme au récit me semble l’observation de D. Schaps (« Women in Wartime »,
p. 195 : « The women, at any rate, were no appeasers »).
104. Northanger Abbey, ch. XIV.
316 la cité, l’historien, les femmes

grec du politique – sont remplies. Pour qui douterait encore que le logos histo-
rique puisse pactiser avec l’imaginaire, ces incursions des femmes rappellent à
point nommé que, dans la prose même d’un Thucydide, assigner une physis aux
femmes et les femmes à leur physis est l’une des opérations les plus propres à
consolider le discours civique en son identité.
MATREM NUDAM :
QUELQUES VERSIONS GRECQUES*

« Toi, courage ! quand viendra le tour de l’action, couvrant sa voix – si vers


toi elle clame : « Enfant ! » – avec le cri du père, mène à son terme l’horreur
sans reproche. C’est le cœur de Persée qu’il te faut installer en ta poitrine… »
Quelques vers d’un chœur des Choéphores : îlot de sens dans un texte que
la tradition déclare « désespéré » faute d’avoir su en préserver l’intégrité, ces
vers que les servantes du palais chantent pour Oreste. C’est à un absent que ce
message s’adresse : enfin résolu au meurtre, le fils d’Agamemnon a déjà franchi
la porte fatidique et, l’épée à la main, s’avance vers Clytemnestre. Mais, dans le
théâtre, les spectateurs sont là, citoyens d’Athènes dont Eschyle suppose qu’ils
savent entendre la langue des images mythiques.
« C’est le cœur de Persée qu’il te faut installer en ta poitrine… » Autant
dire que, tuant la mère, le fils détournera les yeux comme Persée qui, pour évi-
ter la mort sous le regard pétrifiant, décapita Méduse en regardant derrière lui.
Après l’évocation de Persée, la trame du texte se brouille gravement, et les phi-
lologues renoncent à arracher du sens aux derniers vers d’un passage lyrique
aussi corrompu. Mais, par chance, l’essentiel a été dit. Dans les vers qui suivent,
point n’est besoin de reconstruire le nom de la « sinistre Gorgone », comme
certains éditeurs de l’Orestie, épris de métaphore filées, s’y sont essayés. Celui
de Persée suffit, qui fait de Clytemnestre une autre Méduse1.
Que tuer sa mère revienne pour Oreste à décapiter la Gorgone, le chœur n’en
doute pas qui, plus tard, le louera d’avoir « tranché d’un coup heureux la tête
des deux serpents » – Clytemnestre donc, avec Egisthe, cette fois-ci associé à
son amante. Oreste, il est vrai, ne s’en tiendra pas à cette assimilation somme
toute rassurante – un homme grec a toujours raison de tuer la Gorgone – et, à
l’interprétation du chœur, il opposera les visions de terreur qui déjà le hantent :
d’autres Méduses, d’autres serpents renaissent, dans ces Erinyes que le fils meur-
trier dépeint « semblables aux Gorgones, vêtues de noir, enlacées de serpents
sans nombre2 ». Mais je laisse Oreste à ses visions : aussi bien la figure gorgo-
néenne de Clytemnestre mérite-t‑elle de retenir pour un temps toute l’attention.

* Première publication dans L’Écrit du temps, n° 11, 1986, p. 91-102.


1. Eschyle, Choéphores, 827-832. Seuls quelques philologues (tel O. Werner) vont jusqu’à restituer
le nom de la Gorgone dans les vers qui suivent ; mais cette restitution, improbable autant qu’inutile,
se contente de saturer la métaphore.
2. Choéphores, 1047-1050. La tradition n’a pas jugé bon de statuer sur les modalités de la mort
d’Egisthe et, s’il peut être frappé à la gorge, comme sur ce stamnos de Bâle (A. J. N. W. Prag, The
318 matrem nudam : quelques versions grecques

À la première lecture, un sens s’impose : pour s’égaler à Persée, c’est à


la gorge que le fils doit enfoncer l’épée. Et, ce que le lecteur devinait, la suite
du texte le confirme amplement, sur le mode discret de la suggestion dans les
Choéphores et de façon parfaitement explicite dans les Euménides, avec cet
aveu d’Oreste devant le tribunal de l’Aréopage : « Tirant le fer, mon bras lui a
tranché la gorge3 ». Trancher la gorge : tailler dans la chair au point faible des
femmes, en ce lieu très surdéterminé du corps où la féminité se condense, en
vertu d’un déplacement du bas vers le haut4. À soi seule, la modalité de cette
mort suggérerait que, pour venger le père, il faut s’en prendre à ce qui, dans le
corps de la mère, symbolise une sexualité de femme. La gorge de Clytemnestre
recèlera donc la gorge de Méduse. Second Persée, Oreste doit décapiter cette
Gorgone. C’est cela qu’annonce le chant prophétique du chœur ; cela même,
ce meurtre que le spectateur ne sera pas autorisé à voir, mais qu’il a anticipé
par l’écoute, en un instant. L’instant d’une image sonore.
Mais il y a aussi une seconde lecture – et, pour le spectateur, une autre façon
d’entendre après-coup l’image. Dans ces vers, il n’est jusqu’aux philologues les
plus classiques, tel Paul Mazon dans l’édition des Belles Lettres, qui ne décèlent
l’annonce d’une autre scène : une scène antérieure au meurtre de Clytemnestre
et qui, pour les spectateurs, se déroule cette fois-ci – est censée se dérouler5 –
au grand jour du voir. Il s’agit de l’ultime confrontation du fils meurtrier et de
la mère qui dénude son sein pour mieux exhiber sa maternité. Scène où la sup-
plication se mêle au combat, où l’on lutte avec des mots avant d’entamer le
corps. Comme le chœur l’avait annoncé, Oreste se retranche derrière le nom du
père, qu’il prononce à cinq reprises, cependant qu’à son fils Clytemnestre ren-
voie les noms de « fils » et d’« enfant », par six fois. Quant à l’enjeu même de
la lutte – le mot « mère », que Clytemnestre prononce deux fois –, Oreste l’eût
totalement banni de son vocabulaire sans l’ultime hésitation du vers 899, qui
lui fait répéter les mots de Clytemnestre (« Pylade, que faire ? dois-je reculer
devant le meurtre d’une mère ? »). Scène de supplication, dit-on. Mais aussi :
scène de fascination6, voire de séduction où, plus encore que les mots, un geste
se veut efficace. Du dénudement de son sein, Clytemnestre espère qu’il exer-
cera sur Oreste une force contraignante. Qu’il forcera le fils à détourner les

Oresteia, Warminster, 1985, pl. 19) où la figure du mourant regarde frontalement le spectateur,
l’amant de Clytemnestre peut recevoir le coup mortel en d’autres parties du corps.
3. Euménides, 592 ; voir aussi Choéphores, 883-884 (affirmant que le cou de la reine est « sur le
tranchant du rasoir », le serviteur ne sait pas encore à quel point sa métaphore s’actualisera) et 904
(« je veux t’égorger », dit Oreste – mais le verbe sphazô est si souvent, dans la tragédie, appliqué
au meurtre en général que l’on n’en saurait tirer une pleine certitude quant aux modalités de la
mort de Clytemnestre).
4. Voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, 1985, p. 97-98.
5. Sachant que tous les acteurs sont des hommes, qu’en est-il effectivement du voir dans une pareille
scène ? O. Taplin, qui croit que le texte n’est que le « script » du spectacle (Greek Tragedy in Action,
Londres, 1978, p. 1), estime qu’il faut doubler d’un geste le déictique tonde par lequel Clytemnestre
désigne son sein : geste minimal, certes, mais qui sauverait la primauté du voir. Convaincue que, dans
une tragédie, les mots assument l’essentiel, je m’interroge sur la nécessité de ce voir. La question se
poserait sans doute différemment dans la comédie, genre où le dire est sans cesse commenté par le
geste : sur la tendance comique à dénuder le corps féminin, voir Henderson, The Maculate Muse,
New Haven et Londres, 1975, p. 148.
6. Voir A. Green, Un Œil en trop, Paris, 1969, p. 65
matrem nudam : quelques versions grecques 319

yeux, laissant retomber son épée. Et de fait le geste a été suivi d’effet, un ins-
tant : à la vue du sein maternel. Oreste a reculé, détournant le regard, abaissant
son épée. Mais, contrairement à ce qu’espérait Clytemnestre, en détournant les
yeux, Oreste a retrempé son courage, car il a croisé le regard de Pylade, qui se
tenait derrière lui comme un vivant rappel de la foi jurée à Apollon. C’est ainsi
qu’en détournant les yeux, Oreste modelait déjà son attitude sur celle de Persée.
C’est le cœur de Persée qu’il te faut installer en ta poitrine. » Revenant à
ce chant du chœur, j’y vois donc, condensée dans la référence au mythe, une
double allusion à ce qui, de Clytemnestre, fait une Gorgone : la gorge, desti-
née, comme celle de Méduse, à ce qu’un Persée la tranche, le sein qu’Oreste ne
saurait voir, tout comme… Tout comme est pétrifié quiconque regarde la tête
de la Méduse, « [substituée] à la figuration de l’organe génital féminin7 » ?
Le sort en est jeté : bien imprudemment, penseront les hellénistes – bien tar-
divement, estimeront les psychanalystes –, j’ai donc fini par me référer à la page
que Freud consacre à « la tête coupée de la Méduse ». Texte bien connu, et que
souvent l’on déclare trop connu, pour se dispenser d’avoir à en faire quelque
chose. Trop court, dit-on, ou trop clair, mais parfois aussi jugé finalement obscur.
Bref, il n’y aurait rien à en tirer, et les hellénistes, forts du constat de son inu-
tilité, préfèrent généralement le passer sous silence. Je ne suis pas sûre qu’une
telle stratégie soit de bonne méthode, quand bien même il serait démontré que,
pour interpréter cette « figure mythologique individuelle », Freud ne s’est ins-
piré que de ses propres hypothèses8. Mieux vaudrait s’interroger sur ce que l’on
gagne à relire ce texte en regard des vers des Choéphores : peut-être rien, en
effet, mais je fais le pari inverse, en la circonstance présente tout comme, face
à un discours mythique, j’ai plus d’une fois parié pour la pertinence des opéra-
tions freudiennes. Et je tiens à ce pari même si, en matière de référence à Freud,
la position que j’assignerais volontiers à l’helléniste est celle, inconfortable, qui
consiste à travailler à la frontière.
Travailler à la frontière : entre une lecture des mythes qui se réclame de
l’anthropologie et une interprétation proprement psychanalytique du mythe,
cela revient à camper sur une ligne fragile et brouillée. Fragile, brouillée, et
qui cependant doit être maintenue telle, ce qui entraîne parfois que l’on refuse
d’aller plus loin dans l’interprétation, lorsqu’il n’y aurait d’autre recours que de
forcer l’opacité ou les silences du mythe, rabattus sur quelques mots de passe.
Fragile, donc, et brouillée, mais essentielle à qui, dans la grammaire mythique,
privilégie le discursif et s’intéresse plus particulièrement à tout ce qui, dans une
trame narrative ou textuelle, fait événement.

Parlons des silences que l’on ne saurait forcer. Quelques mots d’éclaircis-
sement, à propos d’un exemple.

7. Freud, « La tête de Méduse », trad. J. Laplanche, dans Résultats, idées, problèmes II, Paris,
1985, p. 50.
8. En opposition avec la démarche suivie à propos de Baubô dans « Parallèle mythologique à une
représentation obsessionnelle plastique » (dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, 1985,
p. 131-133), où figure, intégrée au texte, une référence explicite au recueil de S. Reinach Cultes,
mythes et religions. Freud interprétant la tête de Méduse ne renvoie à aucune étude d’histoire des
religions. Ce silence signifie-t‑il qu’il ne se réclame ici que de lui-même ?
320 matrem nudam : quelques versions grecques

Qu’avait donc vu Tirésias lorsque, pour avoir surpris Athéna au bain, il fut
sur le champ aveuglé ? À cette question, j’ai naguère estimé qu’il convenait de
n’apporter aucune réponse positive parce que, s’agissant du corps nu de la fille
de Zeus, des seins et des flancs de la déesse porteuse d’égide, il n’y a rien de
plus à dire que son caractère d’adynaton : corps impensable, car impossible,
et dont il n’y a rien qui se puisse voir parce que peut-être il n’y a rien à voir
d’Athéna, une fois dépouillée de ses enveloppes9.
C’était, bien sûr, aller au-devant de la surprise peinée des hellénistes (à
quoi bon chercher la complication, puisqu’il suffit de regarder une statue
d’Athéna pour constater que la déesse a un corps ?). C’était aussi rester très
en deçà des interprétations qui, du dedans de la psychanalyse, sont données
de cette séquence mythique. Il y a les interprètes qui, pour rendre compte
de l’aveuglement de Tirésias (s’en) tiennent à déchiffrer le secret du corps
d’Athéna, qu’ils identifient volontiers comme corps phallique, et ceux qui pré-
fèrent reconstituer le trauma à l’origine de l’aveuglement. Réfléchissant sur
ce que vit Tirésias, j’avais rencontré l’hypothèse du corps phallique comme
l’une des figures pensables d’Athéna ; presque trop pensable, même : à la
fois nécessaire et insuffisante. Je m’attarderai donc plus longuement sur la
seconde interprétation, qui m’a plus d’une fois été proposée par des lecteurs
désireux d’aller « plus loin ».
Soit donc l’analyse d’un aveuglement raconté par Callimaque dans l’Hymne
pour le bain de Pallas. En l’occurrence, qui veut aller plus loin commence par
s’en tenir strictement au récit du poète : par relever, d’abord, que la mère du
jeune homme était l’une des plus chères compagnes d’Athéna ; que jamais la
nymphe et la déesse ne se quittaient ; qu’elles avaient, ce jour-là, délié leur
péplos d’un même mouvement ; et qu’« elles se baignaient toutes deux10 ».
Survient Tirésias, qui voit « ce qu’on ne doit voir ». Ici, la lecture s’arrête et
cède la place à l’interprétation : sans plus accorder d’attention aux paroles que
Callimaque prêtera à la nymphe, pleurant sur son fils qui, pour avoir « [vu] la
poitrine et les flancs d’Athéna », « ne reverra plus le soleil », on donne à l’aveu-
glement de Tirésias sa vraie cause – c’est, dit-on, qu’il avait tout simplement vu
sa mère nue ; ou bien, procédant à une condensation drastique, on affirme qu’il
avait, en un regard, vu sa mère et la déesse, et peut-être surpris la mère dans la
déesse : la nudité toute maternelle du corps vierge de la fille de Zeus. S’ensuit,
comme il se doit, l’aveuglement de Tirésias, coupable d’avoir vu ce que Freud
ne disait qu’en latin : matrem… nudam11. Nous voici finalement revenus dans
le bien-connu psychanalytique. Mais, en chemin, on a perdu l’essence grecque
de la nudité d’Athéna, qui est d’être l’inconnu même – un unheimlich qui, pour
une fois, ne recèlerait pas forcément le heimlich.
Si c’est aller plus loin que raisonner ainsi, à nouveau, donc, je refuse d­ ’aller
plus loin. Et, pour justifier ce refus, non contente d’invoquer Callimaque et

9. Cf. « Ce que vit Tirésias », L’Écrit du temps, 2 (1982), p. 99-116.


10. Callimaque, Hymne pour le bain de Pallas, 59-60 et 70-73.
11. Freud, lettre à Fliess, du 3 octobre 1897 : « plus tard (entre deux ans et deux ans et demi), ma
libido s’est éveillée vers matrem, et cela à l’occasion d’un voyage avec elle de Leipzig à Vienne,
au cours duquel, dormant dans la même chambre, j’ai dû avoir l’occasion de la voir nudam ». Sur
la configuration du voir freudien, je renvoie·au livre de J.-M. Rey, Des Mots à l’œuvre, Paris, 1979.
matrem nudam : quelques versions grecques 321

les pleurs de la nymphe, je me réclame à mon tour de Freud. Relisons les quelques
lignes consacrées à l’usage très particulier qu’Athéna fait de la tête de Méduse :
Ce symbole de l’horreur est porté par la déesse vierge Athéna sur son costume.
Avec raison, car elle devient par là une femme inapprochable qui repousse toute
concupiscence sexuelle. N’exhibe-t‑elle pas l’organe génital de la mère, qui
provoque l’effroi ?
En d’autres termes, et pour développer le raisonnement de Freud : Athéna
a installé la tête de la Gorgone au beau milieu de l’égide. Exhibant le sexe de la
mère, elle est intouchable, et l’on observera au passage que, si l’on est aveuglé
pour avoir vu la nudité divine, il n’est guère plus recommandé de voir la déesse
revêtue de l’égide puisque l’on risque à tout coup la pétrification. Posons mainte-
nant – plus d’un texte grec y invite – que l’égide est à la déesse la plus consubs-
tantielle de toutes ses enveloppes, quelque chose comme sa peau. Voici que le
« sexe de la mère » devient l’enveloppe visible du corps caché d’Athéna : met-
tant en avant ce qui, par essence, est dissimulé, la déesse serait-elle tout entière
figure symbolique12 ? Loin de chercher à percer le secret de la nudité d’Athéna,
c’est sur le corps vêtu de la déesse qu’il faudrait alors méditer : pure « façade »,
peut-être, mais une façade dont on ne sait ce qu’elle recèle ; un dehors qui est
un dedans, et qui masque (ou qui révèle ?) un dedans bien caché – mais y a-t‑il
encore un dedans à cacher ? À l’interprète de déterminer sa stratégie face à cette
figure. S’il veut maintenir une distinction entre le montré et le dissimulé, il lui
faudra se demander ce qui, du dedans ou du dehors, est chez Athéna le plus dis-
simulé. En d’autres termes : une fois ôtée l’égide, que voit-on (que reste-t‑il)
d’Athéna ? Cette question, à laquelle Callimaque se gardait bien de répondre
et que Freud a seulement suggérée, il lui faudra la soulever, quitte à se conten-
ter d’y répondre : de l’inconnu, et peut-être rien qui ressemble à du visible. De
l’indicible, en tout cas.
Décidément, le corps divin d’Athéna est bien gardé. Gardé contre les regards
indiscrets, gardé par ces regards eux-mêmes, en ce qu’ils s’immobilisent à la
vue de la Gorgone sur l’égide.

À nouveau, donc, la tête de Méduse et ce que le texte de Freud en fait. Un


symbole, et la chose même. En soi, le « symbole de l’horreur », le « [substi-
tut de] la figuration de l’organe génital féminin ». Mais, sur l’égide d’Athéna,
sans médiation et comme en personne, la tête de Méduse est « l’organe génital
de la mère, qui provoque l’effroi ».
Sur le contenu du symbole, sur la nature de la chose même, je ne m’attar-
derai pas : au fond, que Freud se soit ou non inspiré des spéculations des hellé-
nistes ses contemporains, force est de constater qu’au sujet de la tête de Méduse
les hellénistes d’aujourd’hui ne disent pas vraiment autre chose – à ceci près
qu’ils se rangent plus volontiers à la première formulation (qui parle de sexe
féminin en général, et non du sexe de la mère) ; encore ne le font-ils qu’en

12. Elle l’est en un double sens : en ce qu’elle porte sur elle un symbole, et en ce que la monstration
de ce symbole fait de toute sa personne un symbole au sens où le latent est sur elle manifeste :
cf. J. Laplanche, Problématiques II. Castration, symbolisations, Paris, 1980, p. 272-280, ainsi que
L. Kahn, « Le monde serein des dieux d’Homère », L’Écrit du temps, 2 (1982), p. 125.
322 matrem nudam : quelques versions grecques

passant13. Du côté de la chose même, sans doute conviendrait-il de réfléchir


sur la fascination qui bloque le regard et l’astreint à passer par la médiation
d’un « miroir truqué14 » ; tel n’est pas mon propos, qui n’est pas de clinique.
De fait, plus que les contenus de pensée, les procédures du penser intéressent
le lecteur de mythes soucieux de revenir sur sa propre pratique. De ce point de
vue, c’est sur le versant du symbole qu’il faut interroger la stratégie de Freud.
S’agissant de mythologie comme de rêves, la lecture symbolique se veut inter-
prétation de « figures individuelles », que l’on identifie une à une. Avec la tête
de Méduse, qu’il a préalablement coupée pour poser l’équation « décapiter
= ­castrer », c’est bien ainsi que procède Freud. Mais il est remarquable qu’à
l’intérieur de cette courte page comme en bien des études plus développées, il
oscille entre deux attitudes, dont la tension caractérise sa réflexion sur le sym-
bole : la proclamation de l’évidence, par où interpréter revient à traduire ce qui
est « à portée de la main » – en quelque sorte, traduire du pré-traduit –15, et
l’attention aux difficultés qui s’attachent à l’interprétation d’une figure isolée.
Disons que le texte commence sous le signe de l’évidence et s’achève sur la
reconnaissance d’une double difficulté : difficulté intrinsèque au geste constitutif
du symbole, qui revient à « isoler » (s’en tenir à la tête de Méduse, d’entrée de
jeu « coupée » – coupée du mythe comme elle l’est de son corps –, c’est isoler,
quant à la figuration de l’organe génital féminin, « son effet excitant l’horreur
de son effet excitant le plaisir16 ») ; difficulté qu’il y a dans l’immédia­teté même
de l’évidence, qui semble dispenser l’interprète de suivre pas à pas « la genèse
de ce symbole isolé17 » – et Freud, qui remet l’enquête à plus tard, à jamais, ne
publiera pas ce texte de son vivant.
Plaisir de l’évidence, par où le symbole s’offre, déjà tout interprété ; insa-
tisfaction de l’évidence, trop offerte pour qu’on puisse la défaire. Bénéfices liés
à l’acte d’isoler ; regret de l’enchaînement perdu. Pour le lecteur de mythes,
il y a, dans cette tension, de quoi méditer. De fait, à reconnaître, dans la page
de Freud, cette double attitude à l’égard du symbole, on se prend à souhaiter
une lecture des mythes qui jouerait simultanément de ces deux registres, avec
l’espoir d’introduire quelque mouvement dans les équations trop arrêtées de la
pensée symbolique.
Pour l’heure, il n’est pas d’autre solution que de revenir aux Choéphores :
parce que le genre tragique soumet le mythe à une stratégie de l’écart très éla-
borée, on peut en attendre quelque chose comme une mise en mouvement de la
figuration symbolique. Encore faudra-t‑il oser céder à l’évidence. Ce qui, somme

13. Voir J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, 1985,
p. 32-33 ; la page 33 évoque le « jeu d’interférences entre la face de Gorgô et l’image du sexe
féminin ».
14. Voir F. Pasche, « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité », Revue française de psycha-
nalyse, 35 (1971), p. 859-870.
15. Voir L. Kahn, « Le monde serein des dieux d’Homère », p. 125-130.
16. Du côté du rire, il y a Baubô, que Freud rencontre par ailleurs (« Parallèle mythologique… ») ;
mais, comme si une figure mythique ou cultuelle était auto-explicative, Freud n’entreprend pas
d’interpréter la figure de Baubô, où il eût peut-être retrouvé l’autre de Méduse non plus une tête
coupée, mais un ventre-tête.
17. Une telle préoccupation est totalement absente de la référence à Baubô : il est vrai que Freud
met alors la mythologie en position d’avoir le dernier mot.
matrem nudam : quelques versions grecques 323

toute, ne va pas de soi. Il se pourrait en effet que, face à une métaphore eschy-
léenne, tout le travail de l’helléniste s’opère à rebours de la démarche postulée
dans « La tête de Méduse » : loin de partir d’une interprétation en forme d’évi-
dence, il s’agirait de la construire.

Au départ, une hypothèse : que, pour Oreste, Clytemnestre est la Gorgone.


En fin de parcours, quelques propositions sur ce qu’est fantasmer en grec le
corps de la mère. En chemin, il aura fallu défaire la condensation, dans le
retrait de la lecture – mais, pour le spectateur, cela aura eu lieu sur-le‑champ,
à même l’écoute, au plus profond de la polysémie. En l’occurrence, construire
l’évidence ne consiste pas seulement à entendre l’assimilation de Clytemnestre
à la Méduse sous l’identification d’Oreste avec Persée. C’est aussi, c’est sur-
tout saisir en un instant que cette assimilation joue en deux sens opposés, du
fils vers la mère et de la mère en direction du fils. Parce qu’Oreste est Persée
– c’est ce que le spectateur dans le théâtre enregistre d’abord –, il devra tran-
cher la gorge d’une Gorgone : Clytemnestre sera donc cette Gorgone. Mais
Persée doit à Méduse sa carrière de héros ; comme figure de fascination,
Méduse préexiste à Persée. Il en va ainsi de Clytemnestre : pour l’avoir vue
à l’œuvre, le spectateur connaît ses accointances avec les figures noires de
la féminité, il est prêt à ce qu’en elle il y ait du gorgonéen, prêt à ce que la
mère tente de fasciner le fils dont elle veut arrêter l’élan meurtrier. Donc,
Clytemnestre exhibera son sein (« Arrête, ô mon fils, respecte-le, enfant, ce
sein… »). Et Oreste détournera les yeux : il n’est pas de Méduse qui ne pro-
duise un Persée.
Détourner les yeux : pour échapper au regard pétrifiant de la Gorgone, et
pouvoir la tuer ; pour résister à la fascination du sein dénudé, pourtant destinée
à protéger la mère du fils. Il faut oser, maintenant, céder à l’évidence : se ris-
quer à la dangereuse pratique de l’équation.
Soit donc un jeu de scène remarquable dans les Choéphores : « Arrête, ô
mon fils ! respecte-le (tonde… aidesai), enfant, le sein sur lequel souvent, tout
assoupi, tu suças de tes lèvres le lait nourricier. » Et Clytemnestre de joindre le
geste à la parole. Sans doute ce geste, destiné à réveiller en Oreste ses premiers
émois de nourrisson, a-t‑il pour visée de rappeler le fils à la mémoire de « ce pre-
mier objet fondamental, à savoir le sein maternel et la mère18 ». À gloser ainsi
la grande scène des Choéphores, Mélanie Klein est certes absolument fidèle à la
lettre des paroles de Clytemnestre. Mais cette lecture univoque19 n’épuise pas la
surdétermination d’un texte où il est malaisé d’épingler durablement une signi-
fication parce que le sens y est mouvant. Tout d’abord, à s’en tenir à la version
de Clytemnestre, on fait bon marché de ce que les spectateurs savent depuis
peu : que c’est la nourrice, et elle seule, qui a nourri l’enfant, élevé « pour le

18. M. Klein, « Réflexions sur l’Orestie », trad. fr. dans Envie et gratitude, Paris, 1968, p. 191
(commentaire de Choéphores, 896-898).
19. Le choix d’une position de lecture univoque n’est pas sans rapport avec le caractère entièrement
symbolique de l’interprétation de l’Orestie par Mélanie Klein qui, à chaque figure ou à chaque
configuration, assigne la fonction d’« illustrer », de « personnifier », de « représenter » (passim),
d’« exprimer » ; sur la question du symbolisme, voir tout particulièrement les conclusions du texte
(ibid., p. 217-218).
324 matrem nudam : quelques versions grecques

père20 ». Mais il faut surtout donner tout son sens au mouvement d’aidôs, bref
mais spectaculaire, qui, devant le sein dénudé de Clytemnestre, saisit Oreste.
J’avance donc quelques propositions : lorsque, devant le sein exhibé à sa vue,
Oreste recule, détournant les yeux comme un autre Persée, ce qu’il voit – ce
qu’il ne peut voir, ce qu’il ne peut pas ne pas voir – est à la fois ce qu’il voit
et ce qu’il ne voit pas. Il voit « le sein maternel et la mère » – car, en logique
kleinienne, le sein vaut pour la mère, dont il est la métonymie. Donc Oreste
voit le bien-connu, et cependant il recule. Façon de suggérer que le bien-connu
recèle de l’étrangement inquiétant. Ou encore, que, sur un mode plus œdipien,
il y a aussi, condensé dans le spectacle du sein, tout ce qui n’est pas vu du corps
de la mère. À commencer par le sexe maternel.
Le sein de Clytemnestre : objet offert au regard et dont le regard se détourne,
plus pour ce qu’il n’est pas que pour ce qu’il est. Un support pour tous les fan-
tasmes. Sur le corps de la mère, le point de condensation de toute féminité.
Il se pourrait, certes, qu’une telle proposition n’ait forme d’évidence que
par excès ou par défaut. Excès du côté de l’analyste, accoutumé, en matière de
figures mythiques, à mettre l’évidence au début : habitué à ce que l’étrangement
inquiétant ouvre sur « l’antique terre natale (Heimat) du petit d’homme », le
lecteur de Freud reconnaît d’entrée de jeu à l’interprétation le droit de substi-
tuer au bien-connu « le sexe ou le ventre de la mère21 » ; sans doute attend-il
la suite, qui ne viendra pas. Et puis, il y a l’helléniste, retranché dans sa fidélité
au contenu manifeste des textes et pour qui l’interprétation vient toujours trop
tôt – façon de dénier finalement tout statut à l’interprétation. À l’un comme à
l’autre, il me faut opposer les raisons grecques qui invitent à une telle lecture,
pourvu que l’on prenne le temps d’en déployer l’enchaînement – et il se pour-
rait que lire une image mythique ne soit rien d’autre que prendre le temps de
ce déploiement.
Il y a d’abord cette propriété essentielle du corps féminin tel que le fan-
tasment les Grecs, qui est d’être un conduit entre la bouche d’en-haut et celle
d’en-bas22 ou un « milieu » entre deux issues ; bref, un intervalle. En d’autres
termes, un espace tendanciellement menacé de se réduire, voire de s’annuler
parce que tout y communique dès lors que le haut renvoie au bas, comme le
bas vers tout point du haut. Et, de fait, lorsque, pour mille et une raisons, les
deux issues homonymes tendent à se superposer, l’espace du corps s’offre à
la pensée comme un milieu compressible à volonté, jusqu’à se condenser en
un point unique, généralement la gorge (mais le sein peut aussi bien être ce
point). D’où une double et contradictoire tendance : à la tautologie répétitive
(le corps féminin, c’est le sexe de la femme) et à la vacillation des repères (le
féminin dans la femme, c’est le sexe/la gorge/le sein)23. D’où la série mytho-

20. Choéphores, 749-750. Faire de la nourrice un simple « substitut maternel » (M. Klein, ibid., p. 203)
dispense-t‑il de prêter attention au vers 762, où la nourrice dit « avoir reçu Oreste pour son père » ?
Cf. N. Daladier, « Les mères aveugles », Nouvelle Revue de psychanalyse, 19 (1979), p. 229-244.
21. Citations de « L’inquiétante étrangeté », dans L’Inquiétante étrangeté, p. 252 ; j’ai préféré
traduire « le ventre » là où la traduction, selon une habitude de la langue française (qui parle de
« porter dans son sein »), euphémise Leib en « sein ».
22. Voir G. Sissa, Le Corps virginal, à paraître prochainement.
23. Il arrive même qu’un seul mot, tel kolpos, change de référent tout au long de son histoire,
jusqu’à parcourir tous les lieux du corps féminin : le giron, où se réfugie le jeune enfant (Iliade,
matrem nudam : quelques versions grecques 325

logique des représentations-limite du féminin, où une place de choix revient à


Baubô, dont le ventre est une tête24, et à Méduse qui, à l’instant de sa décapita-
tion, enfante par la gorge. Faute de temps, je me contente d’entr’ouvrir ce dos-
sier : nul doute cependant que, de ce côté, il y ait beaucoup à comprendre au
sujet du sein de Clytemnestre.
En second lieu, il importe de s’arrêter sur aidôs. Sur le mot, intraduisible,
et sur le sentiment qu’il désigne, où le respect s’accompagne de crainte ou de
honte. Le geste de Clytemnestre se voulait un appel à l’aidôs (« respecte-le,
enfant, ce sein… ») et c’est bien ainsi qu’Oreste l’a interprété (« dois-je trem-
bler [aidesthô] de tuer une mère ? »). Respect, révérence « à l’égard de sa
propre conscience et vis-à-vis des membres d’une même famille », nom des
devoirs réciproques à l’intérieur d’une hiérarchie, aidôs, à en croire linguistes
et anthropologues de la Grèce ancienne, désignerait un sentiment de part en part
social, la convenance au sens le plus contraignant du terme, donc un ensemble
d’interdits ; et c’est par le biais de l’« interdiction » comme cas particulier de
la convenance, que la langue en viendrait, « finalement, [au] sens de pudeur
et de honte25 ». Façon élégante de ne pas évoquer explicitement les quelques
références homériques où aidôs désigne le sexe de l’homme et de passer sous
silence aidoion et aidoia, nom le plus courant des parties sexuelles, pour la
femme comme pour l’homme.
Certes, c’est bien apparemment de convenance que parlait Oreste. Mais,
dans l’appel de Clytemnestre à l’aidôs – indissociablement appel au « respect »
(comme, sans enthousiasme, on a traduit ce mot), à la peur et à la honte, c’est-
à‑dire au tremblement –, perce une tout autre dimension. Intimement lié à l’exhi­
bition du sein (« respecte-le, enfant, ce sein »), l’appel à l’aidôs implique que
voir soit un choc. Aussi bien, lorsque Sophocle réinterprète Eschyle, dans la scène
de supplication de l’Electre qui relève entièrement de l’écoute et non plus de la
vue, Clytemnestre ne parle-t‑elle pas d’aidôs, seulement de pitié. Ce qui nous
renvoie vers l’Iliade où, déjà, Hécube suppliant Hector savait distinguer entre
l’aidôs, due au sein qu’elle exhibe, et la pitié, qu’elle implorait pour elle-même :
Hector, mon enfant, respecte ce sein26, et de moi-même aie pitié.27
Derrière Clytemnestre implorant son fils qui va la tuer, Hécube suppliant
Hector de ne pas courir le risque d’un combat à mort. Bénéfice incomparable de
la citation : dans cette référence explicite au texte homérique, Eschyle choisit

VI, 400 et 467), le pli de la robe que gonfle le sein (pli qu’Hécube fait tomber pour dénuder sa
poitrine : Iliade, XXII, 79), mais aussi, à partir de l’ancienne comédie, le sexe et la matrice (voir
J. Henderson, The Maculate Muse, p. 140-141).
24. Sur Baubô, « corps féminin syncopé », voir M. Olender, « Aspects de Baubô », Revue de
l’histoire des religions, 202 (1985), p. 3-55 (et surtout 50-55).
25. Citations empruntées à É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Paris,
1969, p. 340-341.
26. Traduction très imparfaite de tade t’aideo, où le déictique tade au neutre pluriel est quelque
chose comme un « ça » (Iliade, XXII, 82).
27. Aidôs pour le sein, pitié pour la mère (même si c’est encore comme porteuse de sein qu’Hécube
demande la pitié pour sa personne : XXII, 83). Une telle distinction invalide le rapprochement fait
par J. Redfield (La Tragédie d’Hector. Nature et culture dans l’Iliade, trad. fr., Paris, 1984, p. 197
et n.) entre la prière d’Hécube et une supplication de captif sur le champ de bataille (par exemple
XXI, 74, où c’est pour sa personne qu’un captif implore aidôs et pitié).
326 matrem nudam : quelques versions grecques

le côté de l’aidôs, ce qui lui permet de condenser allusivement toute une scéno-
graphie de supplication axée autour de ce qui, du corps des géniteurs, se donne
à voir ou à deviner. Avant qu’Hécube ne dénude son sein pour le présenter aux
regards de son fils, Priam a tenté d’émouvoir Hector avec des paroles ; ou, plus
exactement, avec une description en forme d’opposition contrastée : d’un côté, la
mort du jeune guerrier, placée sous le signe du beau – il lui sied en tout de tom-
ber au combat parce que « tout est beau, bien qu’il soit mort, de ce qu’il laisse
voir » –, de l’autre, la fin humiliée du vieillard abattu dont les chiens outragent
la tête chenue et le sexe, lequel en l’occurrence se dit aidôs28. Virilité du père,
crûment livrée à l’outrage, mais à travers le filtre des mots ; corps très présent
de la mère, réellement dénudé et que ce geste même met à distance : la fic-
tion de Priam localisait aidôs sur le corps du père, le geste d’Hécube doit faire
naître en Hector un sentiment d’aidôs – honte et respect tout à la fois, peur et
recul devant l’interdit. Ainsi, entre le père et la mère, entre le sexe et le sein, il
y a l’espace de l’aidôs, d’une « honte » tantôt chosifiée et tantôt s’intériorisant.
Aidôs est ce qui, du corps du père, ne se donnerait à voir que pour la honte du
fils ; et ce que le fils est censé ressentir lorsque, focalisant son regard, la vue du
sein mis à nu suggère et éloigne le corps maternel.
Le corps maternel : corps de mère, corps de femme. Celui d’Hécube, celui
– à coup sûr très sexué – de Clytemnestre. Entre le sein que Clytemnestre dénude
pour son fils et celui que sa sœur Hélène dévoile aux regards de l’époux bafoué
qui veut la tuer29, qui saurait distinguer où est la supplication, où la séduc-
tion ? Je ne m’y emploierai certes pas, je m’essaierai d’autant moins à séparer
la mère de la femme désirable30 que, pour compléter la liste des mères sup-
pliantes, il me faut encore y ajouter le nom de la mère-épouse : j’ai, bien sûr,
nommé Jocaste. Jocaste qu’Euripide, bon lecteur de ses devanciers, crédite du
même geste qu’Hécube et que Clytemnestre, comme pour interpréter ce qu’il
y a d’incestueux dans ce geste qu’ont les mères pour implorer les fils. Cela se
passe – ou plutôt cela se raconte – dans les Phéniciennes (c’est Antigone qui
le raconte). Jocaste, que la révélation de l’inceste n’a pas tuée mais que tuera
l’affrontement fratricide des fils qu’Œdipe lui a donnés, Jocaste tente une der-
nière fois de s’interposer entre Etéocle et Polynice :
Montrant aux yeux de tous ses larmes, ses sanglots, à ses fils elle présentait, elle
présentait un sein suppliant, elle qui, suppliante, s’élançait.31
Le sein de Jocaste : Sophocle ne disait pas qu’Œdipe l’ait vu lorsqu’il la
dénuda, arrachant les agrafes qui retenaient le vêtement de la morte pour les
lever sur ses yeux, mais Euripide sait user d’Homère et d’Eschyle pour faire
parler les silences de Sophocle.

28. Priam : Iliade, XXII, 71-76 ; Hécube : 79-83.


29. La tradition raconte que, vaincu par le désir, Ménélas laissa sur le champ retomber son épée :
Aristophane, Lysistrata, 155-156 (avec le commentaire de J. Henderson, The Maculate Muse,
p. 122) ; Euripide, Andromaque, 629. Sur la monstration du sein d’Hélène (d’Aphrodite, de Phrynè),
voir D. G. Gerber, « The Female Breast in Greek Erotic Literature », Arethusa, II (1978), p. 207.
30. La distinction que tente de maintenir Prag (The Oresteia, p. 37 et 42), entre un geste d’épouse
et un geste de mère, n’est guère convaincante.
31. Euripide, Phéniciennes, 1567-1569 ; on notera que la personne de Jocaste est, comme dans
l’Iliade celle d’Hécube, à la fois distinguée et déduite de son sein.
matrem nudam : quelques versions grecques 327

De Clytemnestre-Gorgone au sein de Jocaste : entre textes, entre mythes,


un même regard grec sur le corps maternel, ce lieu du premier oubli32 et, à
chaque fois, un même refus de voir, chez les fils que la mère appelait au sou-
venir de l’intimité perdue. Hector n’a d’yeux que pour la progression inexo-
rable d’Achille dans la plaine de Troie, chacun des fils d’Œdipe ne regarde que
l’autre, son double, qu’il hait et qui le fascine33 ; quant à Oreste, il a, nouveau
Persée, détourné les yeux pour trancher la gorge maternelle et c’est, par-delà le
meurtre, un autre regard qui l’attend : la vision hallucinée des Erinyes.

Défaire la condensation tragique, suivre pas à pas les trajets grecs dans le
signifiant, une telle démarche suppose que l’on mise sur la lenteur dans l’analyse.
À se situer dans la spécificité d’un discours – grec, en l’occurrence –, comment
ne pas choisir ce temps ralenti ? On y perd, durablement, les évidences origi-
naires de la lecture symbolique. Mais qui travaille à la frontière ne gagne rien à
emprunter les raccourcis : c’est en s’attardant sur aidôs et seulement ainsi que
l’on peut dessiner les contours grecs de la chose sexuelle – occasion de réduire
d’autant la primauté supposée du social dans le champ sémantique de la « honte ».
Et cependant, pour déployer tout le jeu grec des associations condensées dans
une métaphore de l’Orestie, il m’importe que les raccourcis aient été emprun-
tés : que, s’agissant de la tête de Méduse, Freud ait commencé par interpréter,
fût-ce en remettant à plus tard le souci de « soutenir sérieusement cette inter-
prétation ». Ce n’est pas, comme certains lecteurs de mythes feignent de le
croire, qu’il faille à tout prix « mettre au crédit de Freud de savoir mieux que
les mythes ce qu’ils disent34 ». Mais il n’y a pas, inversement, à protéger les
mythes de la psychanalyse, surtout lorsque ces mythes parlent grec. Renversant
la proposition de Lévi-Strauss, je dirais donc volontiers le plaisir à chaque fois
renouvelé que l’on prend à ajointer les chaînes grecques de fantasmes aux inter-
prétations freudiennes, parce que c’est sous fantasme grec que la psychanalyse
a trouvé sa langue.
Certes, quelques jours avant que le nom d’Œdipe ne s’empare de lui35, c’est
au latin que Freud recourait pour évoquer matrem nudam. Mais, à une langue
morte près, la parole du mythe n’était pas loin. Le recours au latin – Starobinski
l’a très bien dit – ne se justifie sans doute ni par la pudeur, ni par le désir de
« faire scientifique », ni parce que les indécences se disent traditionnellement
ainsi (ce sont là trois raisons aussi insuffisantes que nécessaires), mais parce
que « seul un terme emprunté à une langue morte pouvait conférer à la mère
son visage mythique, sa figure “jocastienne”36 ».

32. Dans la supplication d’Hécube à Hector Iliade, XXII, 82-83 : « aie pitié de moi, si jadis je t’ai
tendu le sein qui fait oublier le souci [lathikèdea] ; souviens-t’en »), il y aurait beaucoup à dire sur
le mot lathikèdès, surtout si kèdos désigne bien « les tourments de l’âme… qui nous poursuivent
longtemps dans nos pensées » (F. Mawet, Le Vocabulaire homérique de la douleur, Bruxelles,
1979, p. 362).
33. « Calme ton œil terrible », dit Jocaste à Etéocle, « ce n’est pas la tête coupée de la Gorgone
que tu vois, mais ton frère » (Phéniciennes, 453-455).
34. Citation de Cl. Lévi-Strauss, La Potière jalouse, Paris, 1985, p. 245.
35. La lettre à Fliess sur Œdipe est datée du 15 septembre 1897.
36. J. Starobinski, « Hamlet et Freud », préface à E. Jones, Hamlet et Œdipe, trad. fr., Paris, 1967,
p. xxxv.
328 matrem nudam : quelques versions grecques

Que, retraduit en grec, matrem nudam ait cédé la place à « La tête de


Méduse », c’est là une autre histoire, interne à l’histoire de la mère dans la pen-
sée de Freud, et je ne m’aventurerai certes pas sur ce terrain. C’est d’une his-
toire strictement grecque qu’il aura été question ici : entre mythe et tragédie
et surtout entre textes, la tentation était grande de dénouer une condensation
de l’Orestie pour suivre pas à pas, sur les traces de Méduse, un chemin qui, de
Clytemnestre, mène jusqu’à Jocaste.
THUCYDIDE A ÉCRIT LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE*

Il sera question de la première phrase de l’œuvre historique de Thucydide**.


Et de bien d’autres aussi. Mais avant tout de la première phrase, en tant qu’elle
est pour l’œuvre entière un très efficace embrayeur, en tant qu’elle distribue
les rôles et les places, y compris pour le lecteur qui déjà doit s’installer dans
un non-lieu.
La première phrase, donc, un peu abrégée, pour commencer.
Θουκυδίδης ’Aθηναĩoς ξυνέγραψε τὸν πόλεμον τῶν Пελοποννησίων καì
’Aθηναίων…
Thucydide d’Athènes a rassemblé par écrit la guerre des Péloponnésiens et des
Athéniens.
Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse : un sujet, Thucydide, un objet,
la guerre, et, entre le sujet et l’objet, le verbe xyngraphô. C’est au rapport que
ce verbe établit entre le sujet et l’objet que je m’intéresse. J’y vois l’occasion de
cerner au plus près une représentation très autorisée de l’écriture de l’histoire,
l’une de ces représentations que l’entreprise historiographique s’est volontiers
données d’elle-même, sous l’autorité du nom de Thucydide.
Dans la phrase « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », c’est l’auto-­
présentation de l’historien comme sujet qui se dit, tout de suite ; mais, du même
mouvement, s’annonce la pure transitivité d’une entreprise historienne qui semble
viser à son propre effacement : une fois accomplie la recherche et acquis les
résultats, une fois surtout menée à bien l’écriture (et l’aoriste xynegrapse rap-
pelle que tout le processus a déjà été parcouru au moment où le lecteur aborde
cette première phrase de l’œuvre), à cet instant l’activité historienne s’efface,
comme si elle s’annulait dans le récit des actes qui constituent son objet.
Auto-présentation du sujet historien, auto-effacement de la pratique d’écri-
ture : l’articulation de ces deux gestes, qui sont aussi deux temps, constitue
une opération théorique, celle-là même qui, plus que toutes les autres, porte le
nom de Thucydide.
Et toute cette stratégie – faut-il le préciser ? – est montée pour la plus grande
gloire de la vérité. Du moins Thucydide le proclamera-t‑il dans l’exposé de
méthode du livre I, et les modernes historiens de la Grèce le répètent à l’envi.
Thucydide : l’historien du vrai. Mieux encore : l’Historien. Le second dans

* Première publication dans Mètis, I, 1986, p. 139-161.


** Texte d’une communication présentée à Montpellier le 8 juin 1985, dans le cadre d’un colloque
sur « L’acte historique et son sujet », organisé par l’Association Freudienne. Je remercie Aline
Rousselle et la rédaction de la revue Mi Dit (Cahiers Méridionaux de Psychanalyse) de m’autoriser
à publier ce texte dans Mètis.
330 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

l’ordre chronologique, mais le premier de tous (n’est-il pas établi q­ u’Hérodote,


le Père de l’Histoire, était un menteur ? il mérite évidemment un coup de cha-
peau, et puis des remontrances pour manque de sérieux caractérisé ; et l’on passe
au second historien, qui sera donc le premier). Ainsi cherche à se légitimer le
puissant investissement théorique des historiens de la Grèce sur celui dont ils
font le modèle même de l’historien. Sérieux, fiable, rationnel, voire « scienti-
fique ». En un mot, objectif1. Une redoutable figure d’autorité intellectuelle.
Ici, je dois ouvrir une parenthèse. Il ne servirait à rien de dissimuler que,
jusqu’à l’instant où j’ai pris la décision de revenir sur cette phrase – et peut-être
même encore maintenant –, j’ai toujours, par rapport à Thucydide, éprouvé le
sentiment d’être, pour l’étudier ou simplement pour en parler, par définition en
position de faiblesse : pas assez sérieuse, pas assez érudite, pas assez homme
sans doute. Car Thucydide est probablement l’auteur grec classique qui assigne
à la question – très grecque, pourtant – de la différence des sexes la plus petite
place (le moins possible), ce qui revient à raconter l’histoire au masculin, pour
autant que ce sont les hommes qui la font2. Peut-on, dès lors, être lectrice de
Thucydide ? J’ai toujours pensé qu’il était plus facile d’en être lecteur, parce
qu’on se situait d’emblée dans l’homogène. Du moins le texte exige-t‑il qu’on
ait rapport à lui dans le seul élément du logos. Hors fantasme, en tout cas : la
condition est requise pour accéder à la pure intelligibilité des événements his-
toriques. Resterait à rappeler, tout de même, qu’en France c’est une femme
qui, sur le mode de la plus forte orthodoxie (la formule en est Histoire et rai-
son chez Thucydide), domine les études thucydidéennes. Ruses de l’investisse-
ment de raison… Décidément, je ne refermerai pas cette parenthèse puisque, à
relire la première phrase de l’œuvre historique, c’est précisément de ce qui se
joue dans le rapport à Thucydide qu’il sera question.
Thucydide, donc : figure grecque de l’autorité en histoire, pour les anciens,
pour nous. Ce n’est pas que cette autorité sans partage n’ait connu des éclipses
– quelle tradition peut y échapper ? –, et instructive serait l’histoire de ses
moments forts et de ses vicissitudes. Ainsi, l’on raconterait comment, dès l’anti­
quité, l’identification de Thucydide à l’Historien s’accomplit sur fond de tension
et d’alternance, entre la louange et le blâme : il y a par exemple l’admiration
inconditionnelle que lui voue Salluste, lequel l’imite plus d’une fois, et la critique
sévère que lui adresse Denys d’Halicarnasse. Et l’on pourrait encore sans trop
de mal placer la suite de l’histoire sous le double signe de l’éloge et du blâme.
Toutefois, mon projet n’est pas de raconter cette histoire, mais de chercher,
dans le texte même, les linéaments de la figure d’autorité, tout prêts à s’organiser
en une tradition ; en d’autres termes : la contribution de l’historien Thucydide
à la constitution de Thucydide comme paradigme de l’historien. C’est-à-dire
la première étape du processus. Mais à cette entreprise m’encourage la tradi-
tion elle-même, ou du moins son étape la plus récente. Une étape en forme de

1. Sur l’« objectivité » de Thucydide, voir J. de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Paris,
1967, p. 11-12. Dans ces pages d’introduction se dessine la difficulté qu’il y a à tenir ensemble la
thèse de « la parfaite objectivité du savant » et la constatation que tout « … contribue à dégager
une signification qui a été […] imposée par lui » (c’est moi qui souligne).
2. J’ai tenté de cerner cette petite place dans « La cité, l’historien, les femmes », Pallas, 32 (1985),
p. 7-39. À cette enquête sur la part des femmes, il conviendrait d’en ajouter une sur celle (restreinte
aussi, à n’en pas douter) du féminin.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 331

renversement, que pourraient symboliser les travaux d’un Adam Parry3, avec
la façon qu’ils ont de mettre l’accent sur l’écrivain plus que sur le savant, sur le
pathos plus que sur l’objectivité, pour finalement fonder la vérité thucydidéenne
dans la singularité d’une attitude éminemment subjective4. Sans doute, dans une
tradition placée sous le signe de l’alternance, un tel renversement risque-t‑il de
ne pas être le dernier, et il y a fort à parier que le désir d’objectivité n’a pas dit
son dernier mot. Mais il me suffit que ce moment de la tradition fasse penser ;
il m’importe surtout qu’il lève pour un temps le blocage que la figure d’auto-
rité fait peser sur toute lecture du texte.
Il est temps de revenir au texte. Plus précisément à sa première phrase, que
je lirai en regard des développements dits de méthode (I, 20-23). Bien d’autres
avant moi ont associé ces morceaux du livre I, où l’on voit généralement
­l’expression la plus achevée du projet de scientificité de Thucydide. J’aimerais
pour ma part y mettre en évidence les modalités de l’opération historique selon
Thucydide : comment la phrase institue l’historien comme ce sujet absolu et
héroïque qui serait en même temps le seul garant de la vérité de son propre dis-
cours ; et comment, pour assurer la réussite de l’entreprise de vérité, ces textes
travaillent déjà à préparer l’effacement du discours en tant que tel derrière les
erga – ces « actes » ou ces « faits » dont le récit veut passer pour la pure expo-
sition transparente.
C’est donc une opération en deux temps que je décris : un temps pour l’ins-
titution du sujet, et un pour son effacement. Qu’on ne s’y trompe pas toute-
fois : à considérer l’ensemble de l’œuvre, il s’avérera impossible de s’en tenir
à cette distinction trop claire que la temporalité linéaire de la lecture suggérait
à propos de la première phrase, et le récit historique, dont l’idéal est d’effacer
toute trace du sujet, tend à recouvrir le moment fondateur où l’historien mar-
quait son discours comme sien. Mais il est tout aussi vrai que le premier temps
n’est jamais vraiment dépassé, et, jusque dans son effacement, c’est le sujet his-
torien qui continue à valider le récit.
Mieux vaut commencer par le commencement. Par la mise en place des deux
moments de l’écriture historique dans la première phrase.
Thucydide d’Athènes a rassemblé par écrit la guerre des Péloponnésiens et des
Athéniens, comment ils combattirent les uns contre les autres ; il avait commencé
dès son déclenchement et avait prévu qu’elle serait grande et la plus digne de
récit de toutes celles qui l’ont précédée ; il le conjecturait parce que c’est par-
venus à leur sommet que les deux partis allaient vers elle et qu’il voyait le reste
du monde grec se joindre à chacun d’eux, tantôt sur le champ, tantôt en projet.
Prenons le temps de lire – mot-à-mot, dira-t‑on – cette première phrase dont
j’ai tenté de donner une traduction qui soit au moins précise. En position de sujet,

3. Sur l’étendue et la portée de ce renversement, que l’on peut dater des vingt dernières années et
qui est bien représenté dans l’historiographie américaine, voir la mise au point de W. R. Connor,
« A Post Modernist Thucydides ? », Classical Journal, 72 (1977), p. 289-298. Avec son Thucydides
Mythistoricus (publié en 1907), F. M. Cornford fut un précurseur remarquable de ce mouvement.
4. A. Parry, « The Language of Thucydides’ Description of the Plague », Bulletin of the Institute of
Classical Studies, 16 (1969), p. 106-118 : « Thucydides’ Historical Perspective », Yale Classical
Studies, 22 (1972), p. 47-61. Après la mort prématurée de Parry, ces textes remarquables continuent
à ouvrir la voie d’un renouvellement.
332 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Thucydide avec, pour objet, la guerre. Thucydide et la guerre. L’historien qui


écrit, sujet dont quatre participes montrent la réflexion à l’œuvre, et la guerre,
opposant deux puissances qui divisent en deux camps la totalité du monde grec.
L’historien écrit la guerre.
Si le temps n’est pas encore venu où, fût-ce fugitivement, l’historien pourra
dire « je », si donc le sujet historien se désigne lui-même à la troisième per-
sonne, il n’est pas indifférent que son nom, qui – en tête de la phrase, comme
il se doit – sert de signature, soit énoncé au nominatif : « Thucydide a écrit »
revient à dire « C’est Thucydide qui a écrit ». Signant son texte, Hérodote, lui,
s’était désigné au génitif, en position de complément.
(D’Hérodote de Thourioi, voici l’exposé de l’enquête, pour que […] les actes
grands et admirables tant des Grecs que des Barbares ne perdent pas leur gloire,
et en particulier pour quelle raison ils combattirent les uns contre les autres) ;
ainsi, tout en revendiquant la paternité de son œuvre, c’est au procès d’exposi-
tion que l’enquêteur assignait la place de sujet. On mesurera l’écart5.
« C’est Thucydide qui a écrit ». Plus exactement, c’est Thucydide ­l’Athénien
qui est sujet de l’activité d’écriture. Que l’ethnique serve à décliner l’identité
de l’historien est de règle dans le genre Hellènika (le genre : Helléniques ;
des histoires grecques, c’est-à‑dire une histoire de la Grèce, écrite pour tous
les Grecs) : de même qu’Hérodote se déterminait comme citoyen de Thourioi
(ou ­d’Halicarnasse) pour raconter les guerres médiques, ainsi Thucydide racon-
tera la guerre du Péloponnèse en tant que, pour les Grecs, il est d’Athènes.
Mais il se pourrait que, dans la signature de Thucydide, l’ethnique soit comme
implicitement souligné. En effet, au contraire d’Hérodote, qui n’intervenait pas
comme agent de l’histoire qu’il raconte, l’historien de la guerre du Péloponnèse
aura aussi à connaître des actions du stratège qu’il fut, un stratège athénien qu’il
désigne alors, comme il le fait toutes les fois qu’il introduit un nouveau person-
nage, à l’aide de son patronyme : Thucydide, fils d’Oloros – comme si c’était un
autre6. Et le récit reprendra, à peine perturbé par cette intervention ponctuelle,
nullement anecdotique pourtant, de l’individu nommé Thucydide7. Aussi bien
convient-il que le lecteur oublie vite le stratège pour ne connaître, sous le nom
de Thucydide, que l’historien né à Athènes : Thoukydidès Athènaios.
Le sujet est en place. La phrase peut maintenant lui donner son objet : la
guerre. « Thucydide d’Athènes a rassemblé par écrit la guerre des Péloponnésiens
et des Athéniens, comment ils combattirent » : au lecteur de prêter attention à la

5. Qui n’est donc pas seulement entre l’historiè et la « syngraphie » (F. Hartog, « L’œil de Thucydide
et l’histoire véritable », Poétique, 49 (1982), p. 23), mais entre deux manières de signer son propre
discours. Sur la signature d’Hécatée de Milet, la première de cette série, voir les remarques de
M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 137.
6. Il convient donc de relier ce nouveau-venu dans le récit avec celui qui écrit le récit : « Thucydide,
fils d’Oloros, celui qui a écrit tout cela » (IV, 104, 4 : Thoukydidèn ton Olorou, ho stade xynegrapsen).
7. Le récit de chaque année de guerre se clôt normalement sur le rappel de l’identité de Thucydide
comme auteur de l’Histoire (« et l’hiver s’acheva, et avec lui la xe année de la guerre que Thucydide
a mise par écrit ») ; d’avoir, en IV, 104, 4, été identifié à Thucydide fils d’Oloros, Thucydide en tant
qu’écrivain est absent de la formule qui clôt en IV, 116, 3 le récit de la huitième année de guerre ;
la formule canonique reparaît en IV, 135, 2 : l’ordre est revenu dans le récit. C’est volontairement
que je laisse de côté ici la question difficile du « second prologue » du livre V, qui mérite un
développement autonome.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 333

structure syntaxique qui met la guerre en position de prolepse. Il n’en attribuera


que plus précisément à l’historien son activité propre, qui n’est pas, comme le
veulent les traducteurs, de « raconter comment se déroula la guerre », mais de
mettre par écrit la guerre elle-même, la guerre en personne. Par la même occa-
sion, c’est le titre de l’œuvre qui lui apparaîtra dans toute sa nécessité. Il faut,
coûte que coûte, récuser le témoignage des manuscrits qui, après coup, attri-
buent à Thucydide des Histoires : ce ne sont pas des Histoires, ni même une
Histoire, que peut écrire un auteur qui, tout au long de son œuvre, a pris le plus
grand soin d’éviter le mot historiè, trop marqué par Hérodote. Cela pourrait
être, dit-on, disent encore les manuscrits, une syngraphè (xyngraphè en langue
thucy­didéenne), puisque l’historien désignera sous ce nom le seul ouvrage his-
torique dont il juge bon de citer l’auteur8. Et de fait, c’est bien une xyngraphè
que l’écrit de Thucydide puisque, pour désigner l’activité d’écriture historique, le
verbe xyngraphô occupe dans la phrase la troisième place. Mais que Thucydide
désigne ainsi le genre historique n’entraîne nullement qu’il nomme son œuvre
d’après le genre. Si l’écriture est pure transitivité, il s’ensuit que seul l’objet
peut donner à l’œuvre son titre. Thucydide met la guerre par écrit, il faut donc
trancher : ce qu’écrit Thucydide, c’est La Guerre du Péloponnèse.
Sans plus commenter ce titre, où l’acte d’écrire est effacé comme il fein-
dra de l’être dans le récit, il vaut la peine de s’arrêter sur le verbe syngraphô,
récurrent dans La Guerre du Péloponnèse et dont la tradition a fait le symbole
même de l’historiographie thucydidéenne9. J’y vois pour ma part le lieu de
l’opération qui fonde l’œuvre tout entière.
Xyngraphô : rassembler par écrit, constituer une unité de discours histo-
rique. Et que la présence de xyngraphô dans la phrase formulaire par laquelle
Thucydide contresigne son récit à la fin de chaque année de guerre10 ne nous
égare pas : ce n’est pas la partie, mais le tout que rassemble ainsi l’écriture et,
comme au frontispice de l’œuvre où la guerre est cette unité, c’est encore, dans
la signature formulaire, polémos qui est l’objet du verbe xynegrapse. Xyngraphô,
donc : façon thucydidéenne de désigner l’écrire historique en tant qu’il orga-
nise les événements en une totalité. Xyngraphô ou l’écriture comme construc-
tion de l’histoire. Mais, pour marquer le mot de son sceau, Thucydide ne l’a
pas pour autant inventé et, chez Hérodote auquel il l’emprunte pour se l’appro­
prier, le verbe désignait l’acte de « consigner par écrit », d’« enregistrer », de
« prendre fidèlement note »11. Je fais l’hypothèse qu’à l’instant même où il intro-
duit xyngraphô comme le nom de sa pratique personnelle d’historien, Thucydide
se garde bien de renoncer complètement au sens hérodotéen du terme. En principe

8. I, 97, 2 (Attikè xyngraphè d’Hellanikos) ; sur l’hésitation des manuscrits entre Historiai et
syngraphè, voir l’Einleitung de Steup au livre I de l’édition Classen-Steup (p. XXXIV).
9. Voir F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, Oxford, 1949, p. 81.
10. Il y a des exceptions, qui mériteraient un examen approfondi : outre IV, 116, 3, on signalera
l’absence de toute signature au livre V (mais il est vrai qu’en V, 26, 1, Thucydide signe à nouveau
son œuvre, avec quelle insistance) et une absence ponctuelle au livre II (il s’agit de la première
année de guerre).
11. Pour le sens thucydidéen et la valeur hérodotéenne de xyngraphô, je suis de près les analyses
de L. Canfora, Totalità e selezione nella storiografia classica, Bari, 1972, p. 108-110. L’examen
des occurrences de graphô dans l’œuvre d’Hérodote confirme les remarques faites à propos de
xyngraphô : graphô y désigne essentiellement la transcription, la fixation, l’écriture sous dictée.
334 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

dépassée mais tacitement maintenue, la référence hérodotéenne contribue dès


lors à l’effet visé qui est, comme on le sait, de suggérer l’objectivité parfaite de
l’écriture : pris dans ce sens, xyngraphô signale que la guerre est tout entière
passée dans le récit, sans oubli, sans sélection, sans qu’aucun sujet ait opéré un
tri. Ainsi, Thucydide joue en artiste de ce double registre. Du point de vue de
l’objet, certes, écriture sous dictée ou écriture constituante, le résultat est bien
le même puisque, dans les deux cas, à l’issue du procès historiographique, la
guerre apparaîtra comme une totalité. Mais c’est sur le versant du sujet que
le verbe xyngraphô se révèle le plus efficace des instruments, en ce que, dès la
première phrase, il donne corps à la tension, désormais ouverte, entre le sujet
tout-puissant qui institue en rassemblant et la visée thucydidéenne d’une écri-
ture qui s’effacerait elle-même comme acte producteur.
En position de charnière entre le sujet et l’objet, le verbe xynegrapse est le
lieu où s’articulent ces deux propositions, qui sont comme les deux temps de
la construction thucydidéenne :
1. C’est Thucydide qui a produit par écrit la guerre.
2. Thucydide a enregistré La Guerre du Péloponnèse.
Xynegrapse : un lieu géométrique. « Thucydide a construit/consigné la
guerre ». Ainsi l’opération historique est tout entière dans le mot qui dit l’acte
d’écrire.
Mais l’heure n’est pas encore venue de l’effacement dans le récit, et le sujet
historien reste sur le devant de la scène pour mieux y installer les différentes
figures de son activité intellectuelle – précisions certes importantes mais qui,
par la même occasion, contribuent fortement à ancrer dans le lecteur l’idée que
la composition de l’œuvre se résume en un face-à-face, grand parce que l’objet
était grand12 et le sujet à la hauteur de sa tâche, entre l’historien et la guerre.
Moments essentiels du métier d’historien, prenant tous place avant le pro-
cès d’écriture lui-même : quatre propositions participiales en dressent la liste.
Il y a l’acte inaugural par lequel l’historien élit l’objet qui ne le quittera plus
(« il avait commencé – arxamenos – dès son déclenchement ») ; déterminant
ce choix, on trouve ensuite l’exercice avisé de la prévision, qui se fait antici-
pation intellectuelle de la grandeur (« et il avait prévu – elpisas – qu’elle serait
grande et digne entre toutes de récit ») ; puis, légitimant l’audace anticipatrice,
vient le raisonnement, travaillant sur indices, comme il convient pour mettre de
l’ordre dans une réalité mouvante (« et il le conjecturait – tekmairomenos13 –
parce que… les deux partis… [étaient] à leur sommet ») ; et couronnant le tout,
un voir : la vision synoptique du monde grec et de la division sans reste qu’y
creuse la guerre (« et il voyait – horôn – le reste du monde grec se joindre à
chacun d’eux »). Face à la plus grande des guerres, l’activité multiforme d’une
intelligence accomplie : la dimension de l’historien vaut bien celle de la guerre.
Ouvrons, sans nous y attarder, la première phrase sur l’ensemble du pre-
mier chapitre : la confrontation s’y poursuit, entre un objet absolument grand

12. L. Canfora a tout particulièrement insisté sur le critère de la grandeur et sur la nécessité, pour
l’historien, d’identifier l’objet axiologos : voir par exemple « Trovare i fatti storici », Quaderni di
Storia, 13 (1981), p. 211-220.
13. Sur tekmairesthai comme mise en œuvre de la mètis, voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les
ruses de l’intelligence, Paris, 1974, p. 144-145 et 270-272.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 335

et un historien sans pareil. Par son envergure, la guerre était d’origine en attente
d’un historien unique, et cet historien a su la trouver. Affirmer, comme le fait
alors Thucydide, l’impossibilité de parvenir à des résultats satisfaisants en ce
qui concerne les épisodes qui l’ont précédée (ta gar pro autôn) – entendez les
guerres médiques – et ceux d’un jadis encore plus reculé (kai ta eti palaitera)
– la guerre de Troie, la plus ancienne que connaisse la mémoire grecque – revient
à évincer, d’entrée de jeu et sans les nommer, ces prestigieux rivaux que sont
Hérodote, historien des guerres médiques, et Homère, en qui les Grecs voient
celui de la guerre de Troie. Comme la guerre du Péloponnèse relègue les autres
dans un avant révolu, ainsi Thucydide occupe à lui seul la place de l’historien.
Un historien qui trouve (heurein)14, et qui ne mentionnera donc l’opinion d’au-
trui que pour en dénoncer l’erreur (car corriger une affirmation erronée est un
moyen très sûr d’accréditer sa propre lecture des faits) ; un historien qui pose
(nomizô) des convictions que ses longues années d’investigation (epi makro-
taton skopounti moi) ont muées en certitudes (pisteusai) – en d’autres termes :
vous devez me croire, parce que j’ai beaucoup travaillé. Entre temps, et l’on ne
s’en étonnera guère, la troisième personne a cédé la place devant l’avènement du
« je », d’abord indirect (le temps de l’investigation, skopounti moi, est en posi-
tion subordonnée), puis, au moment de conclure et d’emporter définitivement
l’adhésion, en première ligne (« je tiens que, dans le passé, rien ne fut grand »).
À l’issue de ce premier chapitre en forme d’introduction, il y a déjà deux
gagnants : le présent, qui équivaut en tous points à la guerre, et l’historien,
seul armé d’une intelligence assez complète pour savoir apprécier la force du
maintenant.
À la rigueur, le récit pourrait commencer sans plus tarder. On sait toutefois
que Thucydide consacre une bonne partie de son premier livre à faire croître
les puissances dont le choc fera la guerre – c’est l’excursus sur les cinquante
ans écoulés depuis la seconde guerre médique (la Pentécontaétie) –, et qu’avant
d’exposer les causes immédiates du conflit, il règle son compte au passé en
administrant les preuves détaillées de l’essentielle faiblesse des temps anciens
– entre lecteurs de Thucydide, cela s’appelle l’Archéologie. Or, entre le temps
de jadis et le temps de la croissance, il y a encore, intercalé, un « morceau de
méthode » célébrissime, où s’accomplit définitivement la mise en place du
sujet historien, mais où se précisent également les modalités de son effacement
à venir : après l’Archéologie, où le « je » reconstruit l’incertaine histoire du
passé, avant l’exposé des causes et la Pentécontaétie où, déjà, les faits parle-
ront « d’eux-mêmes ». L’opération qu’esquissait la première phrase a trouvé
sa formulation la plus explicite : aux premiers mots de l’œuvre, je superpose-
rai donc les phrases du développement de méthode. Cela ne signifie pas que
je me livrerai à une lecture de plus d’un des morceaux les plus lus de la litté-
rature grecque ; ce sont, une fois encore, les premiers mots de l’œuvre qui me
serviront de crible.
Comment, dans un développement aussi serré, trouver à s’orienter ? En y
recherchant d’abord les signes de cette opération qui a l’acte d’écrire pour lieu,
celle-là même qui, dans la première phrase, se condensait dans le xynegrapse.

14. Sur ce « trouver », qui s’oppose bien sûr implicitement à l’enquêter d’Hérodote, voir L. Canfora,
« Trovare i fatti storici ».
336 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Mais, dans l’exposé de méthode, c’est la forme simple graphô qui retient
­l’attention, dans le chapitre traitant des erga, de ces « actes » qui sont aussi les
« faits », bref la matière de l’histoire :
Quant aux actes, parmi ceux accomplis dans la guerre, ce n’est ni sur le témoi-
gnage du premier venu que je les ai jugés bons à écrire (éxiôsa graphein) ni selon
mon propre sentiment, mais quand j’y avais assisté moi-même ou, si je les tenais
des autres, après avoir passé chacun d’eux en revue avec le plus d’exactitude
possible (I, 22, 2).
Ainsi, à côté du composé syngraphô, qui désigne l’écrire à l’œuvre dans sa
fonction totalisante, graphô dit l’écriture en son essence, et la valeur éminente de
l’activité d’historien. Ne retenir pour en faire de l’écrit que ce qui a subi l’épreuve
d’un jugement – ce qui a été estimé fiable, sûr, en un mot ce qui constitue vrai-
ment un fait –, c’est une nouvelle fois apparier l’une à l’autre la valeur du sujet
et celle de l’objet. Valeur du sujet, en position de juge ; valeur des erga, dont
il faut s’assurer, par soi-même ou par un long travail d’examen, mais que ne
garantit pas la réception passive d’informations, sous la dictée d’autrui. Ecrire,
donc, ne se réduit jamais à transcrire parce qu’à tout graphein préside une axio-
matique. Envisagée en tant qu’elle a prise sur le réel, l’écriture renvoie – avec
quelle force – du côté de l’historien en son autorité.
Mais – et voici le deuxième temps – si n’est écrit que ce qui a subi l­ ’examen
de vérité, il s’ensuit que, désormais, le lecteur pourra avancer dans le terrain
sûr du récit en oubliant qu’à chaque pas la phrase recouvre un jugement. En
oubliant surtout celui qui a jugé, et qui ne dira plus « j’écris » que sous la forme
négative du je n’écris pas (je ne juge pas pouvoir écrire), lorsque l’examen de
fiabilité n’a pas pu avoir lieu – ainsi, Thucydide signalera qu’il « n’écrit pas »
le nombre des morts du désastre d’Ambracie, parce que la tradition n’est pas
crédible, ou celui de l’armée spartiate à la bataille de Mantinée, parce que le
secret dont les Lacédémoniens font un principe de gouvernement est à la réa-
lité comme un écran15. « Je n’écris pas » : manière très indirecte de rappeler,
après coup, au lecteur que tout le reste était écrit.
Hésite-t‑on à admettre que, dans ce « j’ai jugé bon d’écrire », il y ait vir-
tuellement, au sein de la transitivité proclamée de l’écriture, les conditions de
son effacement ? Pour dissiper ce doute, il faut relire une autre phrase du mor-
ceau de méthode, où Thucydide affirme que
Cette guerre… se révélera, pour ceux qui examinent à partir des faits eux-mêmes,
plus importante que les autres (I, 21, 2).
La guerre se révélant elle-même, comme si le lieu de cette révélation n’était
pas une œuvre écrite ? Il convient ici de se rappeler que la désignation de la
guerre est aussi le titre de l’œuvre. Dès lors, le tour est joué. Reconstruisons-le,
toutefois : soit la proposition « La Guerre du Péloponnèse révèle la grandeur

15. III, 113, 6 ; V. 68, 2 ; au livre I, on trouve cependant un « j’ai écrit », à propos de la Pentécontaétie
(I, 97, 2) : mais c’est un « je n’ai écrit que parce que mes devanciers n’avaient pas traité le sujet ».
Tout autre chose est la forme gegraptai, au début du livre II (II, 1), parfait passif dont tout sujet
s’est retiré. Sur la valeur et l’ambiguïté de l’écriture dans Thucydide, voir O. Longo, « Scrivere
in Tucidide. Comunicazione e ideologia », Mélanges A. Ardizzoni, Rome, 1978, p. 519-554, et
D. Lanza, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni, Naples, 1979, p. 53-57.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 337

de la guerre du Péloponnèse » ; à l’évidence, elle sonne comme un pléonasme.


Qu’à cela ne tienne : pour effacer le pléonasme, Thucydide efface l’écriture.
Et c’est la guerre elle-même, l’ergon par excellence, qui révèle son être. Quant
aux « faits eux-mêmes », où les chercher, sinon dans l’œuvre qui s’est assigné
pour fonction de les confier à l’écriture ? Mais, parce que ce qui est écrit a été
éprouvé comme relevant vraiment de l’ordre des erga, le lecteur est invité à se
convaincre que, dans le texte, il trouve les faits, rien que les faits16. Et c’est bien
ce que des générations de lecteurs en quête d’objectivité ont pensé trouver, tant
en impose le ton de tranquille assertion de celui qui dit parfois « j’écris », mais
beaucoup plus souvent : « voici les faits eux-mêmes ».
Mettre en présence de l’œuvre, mettre en présence des faits, c’est tout un.
Et, de toute évidence, Thucydide fait l’hypothèse que le lecteur n’a plus rien à
désirer, puisque erga est la chose même, pour l’historien le plus proche équi-
valent de la vérité – ainsi, dans l’épitaphios, Périclès fondera la grandeur
d’Athènes sur la « vérité des faits » (ergôn alètheia) cette tautologie17. Or la
vérité est ouvertement la visée de Thucydide, comme s’emploie à le démontrer
l’exposé de méthode, qui s’ouvre sur le navrant manque d’héroïsme avec lequel
la foule recherche le vrai et se clôt sur l’épiphanie de la « plus vraie cause de
la guerre », que présente le « je ». Lire l’œuvre reviendra donc à rencontrer
la vérité : Thucydide l’a cherchée, et il l’a trouvée18. Aussi n’a-t‑il que faire
de l’histoire qui consigne une enquête, dans la fiction d’une écriture au jour le
jour, avec sa trame un peu lâche de prose ouverte à toutes les surprises. Parce
que La Guerre du Péloponnèse équivaut à l’ergon, l’écriture serrée, compacte
comme les faits que cette langue très travaillée entend présentifier dans leur
évidence, convient seule à la forme monumentale du livre, cet acquis définitif
et refermé sur soi pour lequel Thucydide a inventé la formule du ktèma es aiei.
Peu à peu se précise ce que, sous la double contrainte de la révérence due au
sujet et du postulat d’objectivité, Thucydide attend de son lecteur. Qu’il croie
tenir en main l’ergon, parce qu’il a, une fois pour toutes, donné son adhésion
au travail de l’historien. Cela suppose qu’il admire l’écriture en acte et qu’il
oublie qu’elle est un acte. Qu’il sache que l’œuvre est un résultat, mais qu’il
ne demande pas à en savoir plus sur la recherche qui l’a produite. Toutefois, le
lecteur averti n’ignorera pas qu’il y a eu, avant l’œuvre, le temps de l’investi-
gation (qu’il est invité à imaginer active autant que rigoureuse) ; mais il s’en
tiendra à cette certitude et n’exigera pas le protocole de la recherche. Il n’a plus
qu’à lire, en toute sécurité : l’ergon fonde l’écrit, Thucydide valide l’ergon.

16. Sur le coup de force que constitue ce auta ta erga, voir A. Parry, « Thucydides’ Historical
Perspective », p. 48. On mesurera la réussite de l’opération thucydidéenne dans un livre comme
Histoire et raison : toute à la préoccupation de vérifier à chaque pas le postulat de l’objectivité,
J. de Romilly peut, dans un chapitre tout entier consacré aux « Procédés du récit » et après avoir
insisté sur l’élaboration, qui « rend superflu le commentaire », écrire à la phrase suivante : « En effet
l’histoire de Thucydide tend à laisser le plus possible les faits parler d’eux-mêmes (p. 84 ; c’est
moi qui souligne).
17. II, 41, 2 et 4 ; en I, 23, 6 (conclusion du morceau de méthode) la vraie cause (alèthestatè pro-
phasis) s’oppose au logos produit par les peuples au sujet des événements déclenchants : derrière
alètheia, c’est ergon qui, une fois de plus, s’oppose à logos.
18. La vérité : I, 20, 3 (la recherche de la vérité : zètèsis tès alètheias) ; 21, 1 ; 22, 1 ; 23, 6. Trouver :
I, 1, 2 ; 20, 1 ; 21, 1 ; 22, 3.
338 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Nous voici à nouveau renvoyés vers le sujet historien. Il est vrai que c’est
l’allégeance à sa figure qui, au début comme à la fin de l’opération, assure
­l’emprise de l’historiographie thucydidéenne.
À nouveau, donc, le sujet.
Le lecteur, disais-je, est invité à ne pas réclamer le protocole de la recherche.
Nous n’aurons pas – ou si peu – accès à l’atelier de l’historien. Cela signifie
que ce qui, dans la communauté historienne, s’appelle les sources a purement
et simplement été refoulé.
Peut-être s’étonnera-t‑on (pour ma part, j’avoue m’en étonner à chaque lec-
ture de La Guerre du Péloponnèse) de ce que l’historien fondateur dont des
générations d’universitaires admirent la puissance d’objectivité soit précisé-
ment celui qui refuse au lecteur tout accès à ses sources. Or il va de soi que
ces modernes historiens de la Grèce qui considèrent Thucydide comme le pre-
mier d’entre eux se sentent, eux, impérativement tenus de légitimer chacune
de leurs propositions par un système très complet de notes en bas de page.
Partageant l’idée que le savoir historique est de ceux qui doivent exhiber des
preuves, je ne sais, dès lors, ce qu’il faut le plus admirer en cette conjoncture
paradoxale, de la force persuasive du sujet Thucydide ou de la puissance de
l’investissement d’objectivité qui veut que l’historien exemplaire ait été exem-
plairement objectif.
Quelques exemples, à mettre au compte de la force persuasive de l’histo-
rien. « Je n’ai jugé bon d’écrire que les faits auxquels j’ai moi-même assisté,
pour tout le reste j’ai d’abord soumis les informations d’autrui à une critique
serrée », disait en substance Thucydide dans le morceau de méthode. Or, à pro-
prement parler, le premier cas ne se présente, aux dires mêmes de l’historien,
que deux fois sur l’ensemble de l’œuvre : Thucydide a vécu l’expérience de
la peste d’Athènes – il a même poussé la conscience professionnelle jusqu’à
en être atteint dans son propre corps – et il était stratège en Thrace au temps
de la campagne de Brasidas ; pour le reste du récit – l’essentiel –, il faut donc
admettre ou qu’il a assisté aux événements sans estimer devoir le signaler ou
qu’il a disposé d’informations diverses, qu’il les a soumises à une critique sévère,
mais que toute trace de ce moment a disparu, jusque dans l’écriture, uniformé-
ment la même19. Et il y a bien d’autres silences remarquables. « Au sujet de la
tyrannie d’Hippias, j’ai à ma disposition une tradition meilleure que toutes les
autres », affirme l’historien dans l’excursus qu’il consacre aux Tyrannoctones20.
Mais nous ne saurons jamais d’où il la tient. Pas plus que nous ne savons, à
lire la célèbre phrase sur la méthode de reconstruction des discours (I, 22, 1),
­comment, in extremis et après avoir affirmé qu’il était bien difficile de reconsti-
tuer « l’exactitude même des choses dites » (tèn akribeian autèn tôn lekhthen-
tôn), Thucydide peut déclarer en fin de compte s’être tenu le plus près possible
« de l’orientation d’ensemble des choses dites en vérité » (tès xympasès gnômès
tôn alèthôs lekhthentôn). Devons-nous comprendre que, parce que la vérité est
la vérité, elle exclut la notion même de vérification, rejetée du côté d’une réalité
par définition insaisissable ? Mais d’où vient cette vérité soudain proclamée ?

19. Cf. L. Canfora, Totalità e selezione, p. 39.


20. Voir N. Loraux, « Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire », L’Écrit du temps,
10 (1985), p. 3-21.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 339

La question restera sans réponse, et le nom de la vérité remplace toute légiti-


mation discursive21.
C’est un avant qui valide l’écrit, et la connaissance de cet avant nous est
refusée. Mais il nous est clairement suggéré de l’imaginer – ruse de l’historien :
prévoir aussi la part du fantasme –, et Thucydide donne juste assez d’indi­cations
pour que le lecteur zélé puisse reconstruire ce que fut le temps de l’investiga-
tion : quelque chose comme l’instruction d’un procès, menée par un juge que
nous devons bien supposer intègre et qui, après coup et une fois pour toutes,
révèle les grandes lignes de sa méthode, dans une langue où le vocabulaire judi-
ciaire est récurrent. Il y est question d’indices (tekmèria), de traditions accueillies
sans avoir été mises à la question (abasanistôs), de faits incontrôlables (anexe-
lenkta) ou qui ont prévalu dans la mémoire des peuples, comme des preuves
décisoires (eknenikekota) ; et l’on voit le juge à l’œuvre, examinant en détail
(epexelthôn) les témoignages ou, plus précisément, les soumettant un par un à
une accusation dont ils doivent sortir victorieux22. Il serait à l’évidence hasar-
deux de remettre en cause l’intégrité d’un juge aussi pointilleux.
Ainsi l’exposé de méthode est une très efficace machine à obtenir le crédit.
L’important est que le lecteur fasse confiance (pisteuein) et la figure du juge est
précisément là pour le convaincre qu’il aura toujours raison d’accorder toute
confiance à Thucydide (et tort de croire autrui). Il faut croire Thucydide sur parole
parce qu’il a jugé et tranché, et le croire d’autant plus que, dans cette présenta-
tion du trajet parcouru, celui qui, bientôt, ne sera plus que le récitant anonyme
des erga met tout le poids de son « je » dans la balance. Comme s’il suffisait
de dire « je » pour dire le vrai, le « je » de Thucydide est une caution morale,
un sûr garant de vérité. On a déjà vu ce « je » procéder à l’examen qui préside
à l’écriture, rejeter les tiers, rejeter sa propre doxa, passer au crible les infor-
mations. Mais c’est encore, c’est surtout ce « je » qui, pour emporter l’adhé­
sion finale, conclut l’exposé : « De fait, la cause la plus vraie mais la moins
apparente dans les discours, j’estime que ce fut l’accroissement des Athéniens
et la peur qu’il donna aux Lacédémoniens… »23. Et, abruptement, commence
le récit : « Epidamne est une cité… »
Le récit peut bien maintenant se déployer, puisque le lecteur est censé avoir
accordé à l’historien un crédit que Thucydide espère illimité. Nous n­ ’aurons
pas accès à ses dossiers, et cependant nous devons le croire sur parole ; mais,
parce qu’il est un juge sévère, nous pouvons le croire sur parole. Telle est
implicitement la règle du jeu. Et les historiens l’acceptent, même si, comme

21. L’analyse heideggerienne de ce passage, proposée par E. Martineau (« Un “indécidable” phi-


lologique (Thucydide I, 22, 1) », Les Études philosophiques, 1977, p. 347-367) ne me semble pas
apporter cette réponse.
22. Tekmèria : I, 1, 2 ; 21, 1 – Abasanistôs : I, 20, 1. – Anexelekta : I, 21, 1. – Eknenikekota : I, 21,
1. – Epexelthôn : I, 22, 2. On notera encore l’emploi de krinein en I, 22, 4. Sur ce vocabulaire, voir
les remarques de L. Gernet dans la Notice introductive aux Discours d’Antiphon (CUF, p. 48). On
ajoutera que la notion de « vérité des faits » tient une place importante dans les plaidoyers d’un
Antiphon : voir III, 2, 10 et III, 3, 3.
23. I, 23, 6. La mise en avant du « je » suppose, pour hègoumai, une traduction plus explicite que « à
mon sens » (J. de Romilly). En règle générale, il convient, dans la traduction de ce développement,
d’être tout particulièrement attentif à la présence ou à l’absence du « je » : en I, 22, 1, eirètai, ce
parfait passif, ne doit pas être traduit par « j’ai exprimé », etc.
340 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

A. Momigliano, ils font profession de privilégier, dans le métier d’historien,


l’exercice de la critique :
Dans la mesure où il anéantit les témoignages qui ne lui paraissaient pas dignes
de foi, sa rigueur avait des implications dangereuses. Mais il introduisit une
note de sévérité qui devint partie intégrante de l’éthique (sinon de la pratique)
de l’historien24.
En d’autres termes, de l’historien sévère on peut bien tout accepter.
Il se pourrait toutefois que, dans le projet même de Thucydide, l’adhésion
demandée au lecteur relève d’une configuration plus subtile. La figure du juge
est certes opératoire en ce que sa rigueur emporte la conviction, mais elle ne
séduit pas. Or, pour fonder un investissement théorique aussi puissant, rien ne
vaut l’attrait qu’exerce une séduction. Après la conviction, la conquête : c’est
à la représentation de l’intellect qu’il revient d’assurer cette étape décisive. Un
intellect qui se livrerait, au-delà de tout objet, au pur exercice de la pensée,
une pensée d’abord orientée vers elle-même, telle est l’intellectualité thucydi-
déenne, qu’exprime avec constance le verbe skopein. On s’en étonnera peut-
être, on objectera que skopein désigne la visée d’un regard à la fois très perçant
et très focalisé, on rappellera que le substantif skopos est le nom du guetteur
aussi bien que de la cible. Il faut bien pourtant se résoudre à le constater : dans
ses emplois les plus marqués, skopein chez Thucydide n’a pas d’objet. Skopein
du sujet historien dans le premier chapitre de La Guerre du Péloponnèse, appor-
tant la conviction après un long examen à partir des indices, skopein des lec-
tures de bonne foi qui scrutent à partir des faits eux-mêmes, la visée de l’intellect
pourrait bien être de n’avoir pas d’autre objet que soi25. Si l’acte d’écriture se
veut tout entier transitif, voici que la réflexion qui le précède et le produit est
pure intransitivité, pure visée de son propre fonctionnement – et il faut peut-
être ajouter : pure exaltation de son propre pouvoir.
Nul doute qu’un effet passablement aristocratique de séduction ne soit
escompté d’une telle configuration, où les conditions de l’objectivité sont engen-
drées par ce qui est au-delà de tout objet. Fondement ultime de la vérité de l’écrit,
se dessine donc la figure sublime de ce que j’appellerai un héroïsme de l’intel-
lect. À parler d’héroïsme, je n’entends pas recourir à une métaphore très usée,
mais donner à ce terme le sens fort que lui assignaient les Grecs et dont le texte

24. A. Momigliano, « L’historiographie grecque », dans Problèmes d’historiographie ancienne et


moderne, trad. fr., Paris, 1983, p. 21 ; dans le même article, p. 20, Momigliano affirme encore que
« pour l’essentiel, Thucydide ne fit rien de plus que renforcer la rigueur et la cohérence des critères
d’Hérodote… en refusant de rien dire qu’il ne jugeât parfaitement assuré, alors qu’Hérodote s’était
jugé en droit de rapporter avec une mise en garde ce dont il ne pouvait répondre directement ». Je
ne suis pas persuadée, pour ma part, qu’il s’agisse réellement d’un progrès dans la rigueur. Dans le
même sens, voir les remarques de C. Darbo-Peschanski (« Les logoi des autres dans les Histoires
d’Hérodote », Quaderni di Storia, 22 (1985), p. 105-128 et notamment 119-121) sur l’affirmation
de P. Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983, p. 22) que Thucydide « prend ses
responsabilités ».
25. I, 1, 2 : ek tôn tekmèriôn… skopounti moi ; I, 21, 2 : aph’ autôn tôn ergôn skopousi ; pour le
skopein du lecteur, voir encore II, 48, 3 (aph’ hôn tis skopôn) et V, 20, 2, (skopeitô tis kata tous
khronous). Il arrive évidemment que skopein soit transitif, comme en I, 10, 3 et 5 ou en I, 22, 4, mais
la récurrence d’un skopein sans objet est un fait important. Le tekmairomenos de la première phrase
de l’œuvre semble bien désigner également une opération de l’esprit envisagée en soi et pour soi.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 341

de Thucydide postule la notion. D’un côté, il y a la foule, si peu endurante dans


sa recherche de la vérité, la foule qui craint cette épreuve en forme de fatigue
accablante qu’est pour une armée le talaipôrein, pour un esprit l’exercice de
la critique ; de l’autre, les travaux de la pensée historienne (comme on parle
des Travaux d’Héraklès, comme Thucydide parle de ceux de la Cité-Athènes),
le ponos de l’esprit qui trouvera les faits parce qu’il s’est détaché de toutes les
versions contingentes qui en étaient données26.
À l’issue de ce que l’on appelle un exposé de méthode, voilà donc le lecteur
mis en condition : convaincu, conquis. Soumis au sujet Thucydide, prêt même
à accepter que le « je » de l’historien s’efface maintenant dans le récit. Mais
quelle est précisément la position du lecteur dans l’opération thucydidéenne ?
J’y viens, en deux étapes. La première, à vrai dire, concernera encore l’histo-
rien plus que son lecteur, si puissante est l’empreinte du sujet dans son texte. Et
puis, il faudra bien enfin parler du lecteur, ce support de l’investissement théo-
rique, si nécessaire à l’ensemble de la construction…
Du « je » très présent au locuteur effacé : la première étape pourrait s’étendre
aux dimensions d’une étude d’ensemble des marques de l’énonciation dans
La Guerre du Péloponnèse. Pour m’en tenir à mon propos, je me contenterai,
une fois encore, de ce que le morceau de méthode en suggère.
Car, à l’instant précis où le « je » assume l’essentiel, une lecture attentive
peut déceler les signes avant-coureurs de son inévitable effacement.
Il faudra bien que le « je » s’efface lorsque l’historien fera déclamer en
style direct les acteurs de l’histoire. La rubrique « discours » du chapitre 22
s’emploie donc à faire par avance oublier au lecteur que c’est Thucydide qui
a ­composé les logoi. À cette fin contribue l’exhibition in extremis de la vérité,
dont on a vu qu’elle rendait caduque l’impossible exigence d’exactitude. Mais
on peut deviner le même projet dans la façon que la phrase a de jouer du « je »
et du « on ». Cela commence par un « il m’était difficile de mémoriser », et cela
s’achève sur un dire impersonnel, celui des discours qui, pour finir, semblent
se dire eux-mêmes, sans intervention aucune de l’historien. Eirètai (c’est ainsi
que cela a été dit) : forme de parfait très propre à recouvrir d’oubli – déjà – les
lignes précédentes, où l’élaboration des logoi avait pour critère l’opinion (juste)
du « je » (hôs d’an edokoun moi)27.
Il faudra bien surtout que le « je » s’efface, que tout sujet s’efface, que l’écri-
ture même s’efface comme procès producteur lorsque « la guerre se révélera
elle-même ». Alors, ce sera le récit du présent qui, comme on le sait, s’identi-
fie aux « faits eux-mêmes ». Au contraire du passé, dont le statut incertain exi-
geait que le « je » s’avance à tout moment en pleine lumière pour raisonner sur
les indices, le présent sera donc censé se raconter par soi. Et l’on sait que, de la
déclaration sur la vraie cause, Thucydide enchaîne sur la présentation des faits
en leur objectivité : « Epidamne est une cité… »28.

26. I, 20, 3 (atalaipôros) ; I, 22, 3 (epiponôs). Sur la notion de ponos comme épreuve qualifiante,
voir N. Loraux, « Ponos. Sur quelques difficultés de la peine comme nom du travail », Annali
dell’Istituto Orientale di Napoli, 1982, p. 171-192.
27. I, 22, 1. On observera un glissement analogue en I, 21, 1 : de ha dièlthon (ce que j’ai raconté
par le menu) à hèurèsthai (cela a été bien trouvé).
28. I, 24, 1 ; cela continue jusqu’en I, 87, où les Lacédémoniens votent la rupture de la trêve ; en
I, 88, réfléchissant sur la peur éprouvée par les Lacédémoniens, qu’il avait, dans le morceau de
342 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Ici, j’aimerais ouvrir le dossier des interventions du « je », qui désormais


se font rares lors même que Thucydide se livre à une généralisation, raison-
nant à l’évidence en son nom propre comme il le fait au livre III à propos de
la guerre civile. Je mentionnerais alors le « je » qui réintervient pour distin-
guer Thucydide de rivaux moins doués – les autres historiens, qui n’ont pas su
occuper le terrain, les médecins qui se perdent dans l’énumération des causes
de la peste alors qu’il importe d’abord de décrire avec précision l’évolution du
mal, la tradition athénienne, enfin, qui, au sujet de la tyrannie des Pisistratides,
prend un souvenir-­écran pour une authentique mémoire29 ; j’évoquerais rapide-
ment le « je » qui discute l’interprétation d’un oracle ou s’arrête sur les causes
d’un tremblement de terre30 ; je m’attarderais sans doute plus volontiers sur le
« je » qui, çà et là, justifie le choix ponctuel de ne pas écrire (mais, de celui-là,
du moins, j’ai déjà parlé). Il me faudrait encore évoquer les moments où, pense
la tradition, le « je » est trop présent : c’est le cas du livre VIII – le dernier –, où
les jugements personnels, formulés ou non sur le mode du « je », abondent en
plein cœur du récit, au point que la critique érudite y voit la preuve de ce que le
texte n’est pas achevé. Pas tout à fait écrit, en tout cas, pas encore devenu erga31.
Mais suivre les apparitions et les effacements du « je » m’écarterait sans
retour de ces pages qui, au tout début de l’œuvre, posent les règles du bon usage
de l’écriture historique. Je me contenterai donc de suggérer que, plus d’une fois,
l’effacement du sujet dans le récit ressemblera à une stratégie bien comprise et
qu’il est, pour le locuteur, des façons d’être absent qui valent bien une présence
ouverte32. Il est vrai qu’un lecteur docile n’est pas censé s’intéresser aux cou-
lisses du texte, et Thucydide a d’ailleurs pris soin de ménager ses effets : parce
que la quasi-disparition du sujet historien fait suite abruptement à la mise en
avant d’un puissant « je » dans l’exposé de méthode, le sentiment d’objecti-
vité doit dès lors s’imposer avec d’autant plus de force que déjà l’on avait cru
avoir affaire à un discours en « je ».
La stratégie du « je » m’a ramenée au lecteur, je ne le quitte plus. Ce sera
la dernière étape de ce parcours.
Ce n’est pas que Thucydide gratifie le lecteur d’une silhouette bien des-
sinée, et son œuvre ne s’adresse même pas explicitement à ce destinataire à
la fois générique et très présent qu’est, dans la poésie archaïque, la « posté-
rité ». Celui que j’ai avec constance appelé le lecteur ne reçoit jamais de dési-
gnation plus précise que celle du pronom indéfini tis : il est « quelqu’un », ou
encore « on ». Et cependant il y a bien, en creux dans le morceau de méthode,

méthode (I, 23, 6), présentée comme « la plus vraie cause » de la guerre, Thucydide se garde bien
de réintervenir dans ce qui est désormais du récit : la « cause » est devenue un fait, important mais
qui compte parmi les faits.
29. I, 97, 2 (les historiens) ; II, 48, 3 (la peste) ; VI, 54, 1 (la tradition athénienne).
30. II, 17, 2 et 54, 3 (oracles) ; III, 89, 5 (tremblement de terre).
31. Voir les remarques de R. Weil, Notice du livre VIII (CUF), p. XXVII (qui cite J. de Romilly,
Histoire et raison, p. 84).
32. Il en va ainsi des moments de généralisation du type « pasa idea » (III, 81, 5, 83, 1, 112, 7 ;
VII, 29, 5) ou du recours à des substantifs abstraits comme eidos ou physis (par exemple en III,
82, 2), où, comme l’a montré A. Parry, le langage « scientifique » masque et dénonce à la fois
l’intensité émotionnelle : voir « The Language of Thucydides’ Description of the Plague », p. 108
et « Thucydides’ Historical Perspective », p. 47.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 343

quelque chose comme la mise en place d’un lecteur idéal, ce lecteur dont le
texte a impérativement besoin pour que l’opération thucydidéenne puisse avoir
lieu jusqu’au bout.
De ce lecteur idéal, je dirai qu’il se caractérise par une entière soumission à
l’historien dont il répète tous les choix intellectuels. Ainsi, il est ce quelqu’un
(tis) qui, après avoir pris connaissance de l’Archéologie, ne se tromperait pas
en posant (nomizôn) que « les choses sont tout à fait comme je l’ai raconté » ;
ce qui suppose qu’il cesse d’accorder sa confiance (pisteuôn) aux poètes, parce
qu’il estime (hègèsamenos) que, pour le passé, Thucydide a bien trouvé. Pour
lire Thucydide, il faut d’abord adhérer ; après quoi la voie est toute tracée : il
suffit pour chacun de prendre à son propre compte le discours de l’historien,
ce qui revient à en occuper répétitivement toutes les positions de pensée. C’est
à ceux qui « scrutent (skopousi) à partir des faits eux-mêmes » que la guerre
se révélera et c’est encore pour celui qui saura examiner (tis skopôn) à par-
tir des signes pertinents que Thucydide décrit en détail la peste d’Athènes33.
Mimétiquement, le lecteur refera tout le parcours de Thucydide, à l’exception
toutefois d’un geste, un seul. Nous verrons sous peu lequel.
Deviendront lecteurs de La Guerre du Péloponnèse ceux que domine ­l’affect
d’intellection : hoi boulèsontai skopein, tous ceux pour qui comprendre relève
du boulomai, ce vouloir qui est en son essence un désir. Ceux-là seuls accep-
teront la loi de la lecture, qui est de n’avoir précisément d’autre gain que le
­comprendre. Un comprendre dont Thucydide, avant de le subordonner à un
désir, s’était empressé de postuler qu’il ne relevait pas du plaisir. Ou plutôt que,
pour rompre avec les séductions trompeuses de l’oralité, trop liées au douteux
élément du mythôdes (le mythique), il ne devait pas relever du plaisir, puisque
son objet est le vrai34. Abandonnez tout espoir de plaisir, vous qui voulez entrer
dans l’œuvre… Comme si comprendre n’assurait pas le plus fort des plaisirs.
Mais je ferme cette parenthèse indocile.
Donc le lecteur de bonne volonté comprendra. Cela implique qu’il ira jusqu’à
s’émanciper hors du texte pour en appliquer les principes en vertu d’un usage
réglé de l’analogie. Alors il comprendra le futur et le passé, que Thucydide donne
pour objets à son boulomai skopein, et cela lui suffira, devra lui suffire. Car le
présent appartient à l’historien, et à lui seul. Au lecteur d’en accepter l’évidence
et d’admettre par là que sa position de destinataire d’un ktèma es aiei l’a pour
ainsi dire intemporalisé : alors il laissera le récit s’imprimer dans son intelli-
gence entièrement mobilisée par la réception de l’écrit. D’ailleurs qui aime trop
le présent peut toujours se retourner vers l’instant (to parakhrèma) qui en est la
forme dévaluée, celle, provisoire et fugitive, des prestations orales. Le nyn s’est
une fois pour toutes identifié à la grande guerre, dont Thucydide est l’écrivain35.
C’est ici que nous retrouvons la limite que Thucydide pose au mimétisme du
comprendre ; ici se dessine le geste qu’il s’est réservé et que le lecteur ne doit
accomplir d’aucune façon. La guerre du Péloponnèse est cette limite, le geste
est l’écriture, le lecteur ne doit pas un instant chercher à se faire à son tour his-
torien de la guerre entre Lacédémoniens et Athéniens.

33. Je commente ici I, 21, 1 ; I, 21, 2 ; II, 48, 3.


34. I, 22, 4 ; I, 21, 1.
35. I, 22, 4 ; I, 21, 2.
344 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Pourquoi ils en vinrent à rompre le traité, les causes et les différends, j’ai commencé
par les écrire en premier (prougrapsa prôton), pour que personne n’aille chercher
(mè tina zètèsai) un jour d’où une si grande guerre advint aux Grecs (I, 23, 5).
En un mot, l’histoire de la guerre est faite, et il n’y a plus à s’interroger il est
même interdit de rouvrir la recherche après Thucydide – aussi bien la recherche
était-elle pour l’historien le premier temps du parcours et peut-être le plus impor-
tant, mais, de cette étape fondatrice, une fois les faits « trouvés », aucune trace
ne devait demeurer. Il n’y a plus à chercher, puisque le procès d’écriture a eu
lieu, moment ultime de la démarche historiographique, mais le seul qui doive
laisser sa marque. Reste à donner un sens au prougrapsa prôton, si difficile à
traduire avec ses allures de pléonasme. Prôton, tous les commentateurs en sont
d’accord, réfère sans nul doute à l’ordre de l’exposition dans le livre I, où « les
causes et les différends » vont sans plus tarder être l’objet d’un développement
(« Epidamne est une cité », etc.). Mais prougrapsa renvoie le traducteur à ses
choix de lecture. Ou bien l’on estime – c’est la solution généralement retenue –
que, sans crainte de se répéter, Thucydide consacre également ce verbe à signaler
que le développement sur les causes viendra en premier lieu, avant le récit de la
guerre, avant même que l’exposé de la Pentécontaétie ne reprenne l’histoire plus
haut. Ou bien – mais ce choix est lourd de conséquences – on décide (je pren-
drais volontiers cette décision) que prougrapsa signifie : « j’ai pris les devants
pour écrire, j’ai écrit le premier ». J’ai pris les devants… pour que personne
n’aille remonter du récit de la guerre à la recherche de ses causes.

Il n’y a rien à chercher au sujet de la guerre du Péloponnèse en dehors de


ce que Thucydide en a écrit, parce que l’œuvre a pleinement accompli sa visée
d’être la guerre muée en texte (et, de ce point de vue, peu importe que Thucydide
n’ait pu mener son récit à terme : c’est là un fait de pure contingence, qui ne
saurait affecter la réalité de l’exploit ni la valeur du résultat). Il n’y a donc plus
rien à chercher. Tel est le dernier mot de l’opération thucydidéenne. « Il n’y a
pas à… » serait l’énoncé d’un interdit ; mais la stratégie de l’historien est autre-
ment subtile, qui consiste à décréter qu’il n’y a plus à rechercher parce que le
temps de la zètèsis est révolu. C’est une impossibilité théorique que Thucydide
lègue ainsi à ses rivaux à venir, par définition déboutés de leur dessein de lui
reprendre son objet. Est-ce l’attrait de ce concours impossible qui fascine aussi
durablement les historiens ? J’en ferais volontiers l’hypothèse.
C’est cette impossibilité plus forte qu’un interdit qui donnera son terme à
la lecture de quelques chapitres du livre I : j’y vois en effet de quoi élucider ce
sentiment de faiblesse mêlée de crainte qu’un lecteur peut-être, une lectrice en
tout cas peut éprouver devant l’écrit thucydidéen.
La Guerre du Péloponnèse : un obstacle à la pulsion de recherche, la maté-
rialisation d’un blocage sous forme de texte. Seuls les optimistes – il en existe –
estimeront que « ce but n’a pas été atteint, car la zètèsis est plus vivante que
jamais »36.

36. En l’occurrence, il s’agit de A. W. Gomme, A Historical Commentary on Thucydides, I2, Oxford,


1971, p. 152 (commentaire de I, 23, 5). Au nombre des optimistes, on pourrait ranger un G. E. M. de
Sainte-Croix, auteur d’un ouvrage intitulé The Origins of the Peloponnesian War (Londres, 1972).
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 345

Sans doute peut-on décider de mettre entre parenthèses la première phrase,


assimilée à une simple annonce de contenu, ou le morceau de méthode, sup-
posé trop connu pour qu’il y ait à y revenir (on affirme alors que seuls peuvent
s’y risquer les très grands ou les présomptueux, et on tourne la page) : géné-
ralement implicite, ce raisonnement permet d’user du reste de l’œuvre comme
d’un document parmi d’autres. Et l’on contourne ainsi l’impossibilité, en toute
quiétude. À ceci près que La Guerre du Péloponnèse n’est pas, ne sera jamais
un document parmi d’autres puisque, bon gré mal gré, c’est de Thucydide que
nous tenons la guerre du Péloponnèse.
Aussi est-ce dans le texte que j’ai tenté de rechercher la source de ce sen-
timent de transgression que l’on peut éprouver à se faire historien de la Grèce
de la fin du ve siècle, avec Thucydide comme en dehors de lui. Transgression
qu’il y a à occuper la position d’historien de l’antiquité, à l’égard d’un objet qui,
pour l’historien qui l’a constitué, était le présent même. Transgression encore,
la pulsion de chercher, après Thucydide, à mieux comprendre un ergon qu’il
s’est approprié jusqu’à en faire le tout de son œuvre. Et c’est même encore une
transgression que le simple projet de construire, avec les éléments donnés par
l’historien, un exposé « moderne » des faits, car cette construction défera iné-
vitablement le texte où la réalité de la guerre s’est cristallisée. Comment utili-
ser Thucydide, sauf à le citer interminablement ?
On m’objectera sans nul doute que les choses sont plus simples, ou moins
graves. Je répondrai que l’opération thucydidéenne a cependant bel et bien réussi,
même chez les historiens qui recherchent un savoir positif. Car, dès qu’ils en
viennent à la guerre du Péloponnèse, des générations entières de ces historiens
du réel tentent sans fin d’accorder les documents épigraphiques (des realia, cela
même qui, normalement, est investi à leurs yeux de la valeur suprême) avec le
récit de Thucydide, plus précieux encore et dont il faut protéger l’essentielle
vérité. Quant aux historiens de l’imaginaire, dans la réticence qu’ils manifestent
pour la plupart à prendre l’écrit de Thucydide pour objet, je devine une autre
façon de prendre acte de l’impossibilité mise en place dans le texte : parce que,
dans La Guerre du Péloponnèse, ils voient – trop docilement, peut-être – ce que
l’historien voulait qu’on y voie (un ergon qui résiste aux entreprises discursives,
un écrit dépourvu de mythôdes, un texte qui ne se laissera pas défaire et retra-
duire dans la langue des représentations partagées), ils évitent Thucydide37.
Et le texte se referme sur soi, inentamé.
Revenons pour finir à ce qui fut moteur en ce parcours. J’ai fait le pari que
décrire l’opération thucydidéenne m’aiderait à élucider les voies d’un investis-
sement théorique. Il s’agissait d’en découdre avec quelque chose qu’il faut bien
se résoudre à appeler par son nom : avec une peur. Et, à cette fin, de ­comprendre
comment l’admiration pouvait ressembler à de l’inhibition, comment l’exalta-
tion de l’objectivité s’enracinait dans des pratiques qui, chez tout autre historien,
passeraient pour de la rétention d’informations, comment l’on en venait à pla-
cer en position de modèle une manière d’écrire l’histoire qui, chez un contem-
porain, tomberait sans nul doute sous le coup d’une critique nourrie.

37. Que, du moins en France, ils semblent considérer de fait comme le domaine du spécialiste de
la littérature. La voie ouverte par un livre comme Thucydides Mythistoricus reste encore largement
à explorer.
346 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse

Tenter de comprendre ce qui, dès les premiers mots de l’œuvre, assigne


à Thucydide une place de choix dans toutes les sublimations à venir, il ne
m’échappe pas que le projet était hasardeux. Du moins, en chemin, pouvait-on
espérer connaître un peu mieux l’un de ces fantômes qui hantent l’historien de
la Grèce. Je l’ai cherché dans quelques phrases du livre I, et j’ai trouvé une opé-
ration, où la maîtrise n’est que le corollaire de la visée de vérité.
Thucydide a constitué la guerre par écrit. Thucydide a fait de la guerre un
écrit, mais l’écrit est la guerre. Reste la guerre. La guerre en personne, mais
que, jusqu’en son effacement, l’historien a une fois pour toutes marquée au
sceau héroïque de la vérité.
Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse.
L’EMPREINTE DE JOCASTE*

Pour conduire vers Jocaste, deux questions à propos d’Œdipe. L’une que
la tragédie suggère en sa dramaturgie, l’autre qu’elle formule explicitement.
Pour le lecteur, pour le spectateur, la première naît d’une surprise qui pour-
rait bien ressembler à un désappointement1. Pourquoi, après avoir tant de fois
annoncé que l’exil sera le lot d’Œdipe, Sophocle trompe-t‑il in extremis cette
attente en confiant au pâle Créon le soin de refuser au tyran déchu l’abjection à
laquelle il aspire ? En d’autres termes : pourquoi n’est-ce pas à la fin d’Œdipe
roi, mais quelque part hors tragédie, entre cette fin et le début d’Œdipe à Colone,
qu’Œdipe gagne le chemin de l’exil ? Ce qui revient à demander pourquoi le
dénouement de la tragédie ne fait pas d’Œdipe – n’en fait pas encore – le phar-
makos qu’il souhaite ardemment devenir et que tous, lecteurs, commentateurs
et spectateurs modernes, nous aimerions tant qu’il soit2.
Mais déjà, avec insistance, le chœur des vieillards de Thèbes a posé la
seconde question, qui s’adresse à Œdipe : face à l’horreur de la double décou-
verte, pourquoi l’aveuglement et non le suicide ?
Il se trouve que la réponse à ces deux questions – ou du moins une réponse,
car le régime tragique est fait de surdétermination – passe par Jocaste. Voie
d’accès détournée, certes, vers la mère-épouse d’Œdipe. Mais il se pourrait
que seuls les chemins indirects mènent vers celle que trop souvent les lectures
d’Œdipe roi renvoient au silence – ce silence qui, avant même la fin de la tra-
gédie, s’est refermé sur elle, ce silence en forme de réticence sur lequel Jocaste
a quitté la scène, pour n’en pas trop dire en disant ce qui est et qui la tue. La
reine est morte, mais rien n’est plus vivant que l’ombre portée que son absence
dessine sur Œdipe, sur les gestes et les paroles d’Œdipe. J’aimerais parler de
cette ombre portée. De l’empreinte de Jocaste sur Œdipe roi.
Au fond, mes deux questions n’avaient sans doute pas d’autre visée que
d’introduire, dans Œdipe roi, à l’empreinte de la mère.

* Première publication dans L’Écrit du temps, n° 12, 1986, p. 35-54.


1. J’emprunte le mot – et la question – à O. Taplin, « Sophocles in his Theatre », dans Sophocle.
Entretiens de la Fondation Hardt, t. 29, Genève, 1983, p. 174.
2. Deux exemples, et non des moindres : résumant la tragédie dans L’Interprétation des rêves – avec
des « erreurs » et des choix que C. Stein a mis en lumière (« Œdipe roi selon Freud », préface à la
réédition de M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, 1981, p. XI-XIII et XXII) –,
Freud écrit qu’« Œdipe se crève les yeux et quitte sa terre natale » (p. 228) ; l’hypothèse du phar-
makos a été développée par l’étude de J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure
énigmatique d’Œdipe roi », dans J.-P. V. et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne,
Paris, 1972, n. p. 117-131.
348 l’empreinte de jocaste

D’Œdipe à Jocaste

Commençons par la fin : par le dénouement. Par la constatation que, contre


toute attente, Œdipe roi ne se clôt pas sur le départ de l’aveugle. Et pourtant,
qu’Œdipe quittât Thèbes en pharmakos, une telle fin eût satisfait en nous le
goût des renversements parfaits : de la gloire à l’abjection, le héros assurerait
au spectateur un plaisir sans tache. Tel est bien de fait le désir dont Sophocle
crédite Œdipe, le seul auquel celui-ci puisse encore adhérer du fond de son
désastre : parce que, de l’errance, il attend une purification3 ; parce que, loin de
son effrayant roman familial, il retrouverait peut-être hors de Thèbes quelque
chose comme une autochtonie, sur ce Cithéron auquel le chœur s’est plu à don-
ner la triple appellation de « compatriote », de « nourricier » et de « mère »
d’Œdipe4. Mais Créon refuse d’accéder sur le champ à ce désir, puisqu’il revient
à Apollon de statuer sur un crime – l’inceste – qui n’est même pas un délit et
pour lequel – les spectateurs athéniens le savaient – aucune pénalité n’est défi-
nie dans la loi parce que l’inceste est au-delà de toute peine comme il l’est de la
souillure et de la purification5. Au lieu de quitter ce qu’il ne veut plus désigner
que comme la « ville de son père » (1450), Œdipe rentrera donc dans le palais.
Dans ce palais que, tout au long de l’action, il a partagé avec Jocaste, au point
de mériter d’être autant qu’elle caractérisé par son rapport à ce dedans (endon,
esô6). Et ce palais qui, scéniquement, est un « cul-de-sac » – ainsi que le désigne
un lecteur anglais attentif aux considérations de dramaturgie7 –, est le lieu sym-
bolique d’un enfermement multiforme : retour sur soi de la lignée, nœud bien
serré où se prend Jocaste, verrouillage du « pauvre corps » d’Œdipe. Au cœur du
palais, sitôt franchi le vestibule, c’est encore une fois dans la chambre nuptiale
(thalamos) des Labdacides que pénétrera Œdipe, dans cette chambre nuptiale où
Jocaste a conçu et enfanté un fils et des fils pour ce fils ; et, dans le thalamos, il
y a le corps de Jocaste. Pas de sortie, l’histoire d’Œdipe se clôt sur elle-même.
Dans les déserts du Cithéron, sans doute le héros naîtrait-il à soi-même en se
perdant. Mais il rentre dans le palais, et c’est à son origine que Créon le renvoie.

3. Sur l’exil comme purification, voir R. Parker, Miasma. Pollution and Purification in Early Greek
Religion, Oxford, 1983, p. 114.
4. Patriôtès, trophos, mètèr (qu’il importe de ne pas traduire par « père », comme, étrangement, le
fait P. Mazon dans l’édition des Belles Lettres) : pour le spectateur athénien, cette triade (1091-1092)
devait irrésistiblement évoquer celle qui préside à l’autochtonie d’Athènes et où la « patrie » (patris)
est associée à trophos et à mètèr (voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 65-67). Sur
l’« autochtonie » d’Œdipe, voir S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus Tyrannus », dans Th. Woodard
(éd.), Sophocles. A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, NJ, 1966, p. 116. Il revient
à Lévi-Strauss d’avoir articulé structurellement le mythe d’Œdipe avec l’autochtonie thébaine
(Anthropologie structurale I, Paris, 1958, p. 236-241).
5. Voir R. Parker, Miasma, p. 97-98.
6. Œdipe n’use d’aucune des deux eisodoi qui sont des ouvertures vers l’extérieur : voir O. Taplin,
« Sophocles in his Theatre », p. 167 ; c’est du palais qu’il sort (951), dans le palais qu’il séjourne
(927) ou rentre (92, 460-461, etc), jusqu’à l’injonction finale de Créon (1515). Jocaste est « celle de
l’intérieur » (1171, 1447). On rappellera que l’intérieur bien clos d’une demeure est le lieu féminin
par excellence, qui ne saurait abriter qu’une épouse… ou un tyran.
7. L’expression est de O. Taplin, « Sophocles in his Theatre », p. 157-158 ; signification de l’entrée
finale dans le palais : Taplin, ibid., p. 169-172, ainsi que Greek Tragedy in Action, Londres, 1978,
p. 45-46.
l’empreinte de jocaste 349

Au plus près de Jocaste qu’Œdipe n’ose plus désigner que comme « celle qui
est dans la maison » (1447).
Soit donc maintenant la seconde question. Le coryphée a bien fini par la
poser, car elle lui brûlait les lèvres. Et c’est une vraie question même si, par dis-
crétion, elle prend la forme d’un constat :
Je ne sais comment je dirais que tu as bien décidé.
Car il eût mieux valu pour toi ne plus être que vivre aveugle (1366-1367).
Ce qui revient à demander : pourquoi avoir préféré l’aveuglement à la mort ?
À cette question, il existe une réponse de fait, ou de structure, qui relève de la
logique du mythe, et une réponse tragique. Et il se trouve que Sophocle donne
l’une et l’autre. Au regard du mythe, il suffit de constater, avec les historiens
des religions, que, d’Homère à Euripide et au-delà, Œdipe ne meurt pas de la
terrible découverte et que, seul des Labdacides, il atteint le vieil âge ; on peut
aussi – c’est la version sophocléenne – substituer l’essence au fait, et affirmer
qu’Œdipe ne meurt pas parce qu’il ne saurait mourir, parce que « ni la maladie
ni rien d’autre ne sauraient le détruire » (1455-1456) ; et de fait, pour ­qu’enfin
il meure, il faudra, dans l’Œdipe à Colone, un arrêt des dieux8. Et il y a la réponse
tragique, qu’Œdipe donne au coryphée :
Pour moi, je ne sais pas de quels yeux
Mon père, j’aurais pu le regarder en face, une fois allé chez Hadès,
Ni non plus ma pauvre mère. Car les actes que contre tous deux
J’ai accomplis vont bien au-delà de la pendaison (1371-1374).
En d’autres termes : la mort ne suffisait pas, car mourir n’est pas perdre la
vue, mais courir le risque de voir de ses propres yeux le couple parental reconsti-
tué dans l’Hadès. Pour des raisons très semblables, Hamlet, prince de Danemark
et, tout comme Œdipe, héros de Freud, refusera le suicide car mourir, c’est dor-
mir, et dormir, c’est rêver, peut-être… Voir, rêver, c’est tout un : le cauchemar.
Plutôt emmurer son propre corps, avec l’espoir, pour la pensée, de « vivre hors
de ses maux » (1386-1390) : d’échapper à son histoire, de fuir la mémoire.
Donc, Œdipe s’est aveuglé. Si l’on ne se contente pas de l’explication qu’il
donne lui-même de son acte, on peut toujours chercher à ce choix une significa-
tion symbolique9 ; nul doute que, très vite, on en vienne alors à l’aveuglement
comme substitut de la castration. Mais il n’est pas sûr que l’on gagne à ce sym-
bolisme dont Freud lui-même s’était bien gardé qui, dans L’Interprétation des
rêves, s’en tenait, pour finir, aux raisons d’Œdipe10. Mieux vaut lire jusqu’au bout

8. Voir L. Edmunds, Œdipus. The Ancient Legend ans his Later Analogues, Baltimore et Londres,
1985, p. 15-16 ; voir aussi G. F. Else, The Madness of Antigone, Heidelberg, 1976, p. 86.
9. Lecture intéressante de D. Bouvier et Ph. Moreau, « Phinée ou le père aveugle et la marâtre
aveuglante », Revue belge de philologie et d’histoire, 61 (1983), n. p. 16-18 (à propos d’Eschyle,
Sept contre Thèbes, 784, où Œdipe anéantit « ses yeux plus chers que ses fils »).
10. Aveuglement, mutilation faciale et punition des crimes sexuels : voir Th. Ph. Howe, « Taboo in
the Œdipus Theme », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 93
(1962), p. 137. Sur la question de la castration, voir en tout dernier lieu L. Edmunds, « Freud and
the Father : Œdipus Complex and Œdipus Myth », Psychoanalysis and Contemporary Thought,
8 (1985), n. p. 93-96, qui remarque que Freud, tout en avançant ailleurs une telle interprétation
(de Totem et tabou à l’Abrégé, en passant par « L’inquiétante étrangeté », n’en a jamais fait aucune
mention ni dans le texte ni dans les notes des pages sur Œdipe de L’Interprétation des rêves.
350 l’empreinte de jocaste

la réponse d’Œdipe, et tenter d’éclairer l’appréciation quelque peu énigmatique


qu’il porte sur ses actes en affirmant qu’ils sont « au-delà de la pendaison ».
Une première lecture conduit immanquablement à évaluer le geste d’auto-­
mutilation à l’aune de ce qu’Œdipe doit à Laïos. Qu’elle soit imposée ou choi-
sie, la mort par la corde est horrible et s’oppose en tout point à la mort « pure »,
qu’accompagne l’effusion de sang11. Parce qu’une mort pure est encore une
mort, mais aussi parce que, dans l’horreur qu’ils inspirent, ses actes inflige-
raient une souillure à une si belle mort, Œdipe ne s’est pas tué par le glaive.
Mais voici que la pendaison, seul recours pourtant des désespoirs sans issue,
serait à ses forfaits une sanction par trop insuffisante. Est-ce à dire que, pour
expier le meurtre de Laïos comme Apollon entendait qu’il le fût, il fallait ver-
ser le sang pour prix du sang versé ? Telle est bien l’interprétation que, dans les
Phéniciennes, Euripide propose du geste d’Œdipe : en « infligeant un meurtre
(phonos) à ses yeux », le fils de Laïos a retourné contre lui-même la main vio-
lente qu’il avait levée sur son père : de sa propre main (autokheir), il a vengé
le mort comme le voulait l’oracle12. Ce faisant, il n’abdique rien de ce qui fait
un homme et satisfait aux droits du père. Tout est clair. Trop clair. Car une telle
interprétation – très largement partagée par les lecteurs d’Œdipe roi – se nour-
rit de quelques oublis.
À comprendre ainsi le geste qui aveugle, on oublie en chemin que les mains
violentes qui ont tué Laïos avaient aussi, lors même qu’Œdipe ne se croyait
encore que le meurtrier d’un étranger, été caractérisées par la souillure que, dans
le lit du roi mort, elles infligeaient à l’épouse de celui-ci (821). On oublie, sur-
tout, qu’en réponse à la question du coryphée Œdipe a parlé des crimes ­commis
contre ses deux parents – et, le temps de prononcer ce duoin, il a, contre lui-
même, reconstitué, et pour ainsi dire soudé, l’union de Laïos et de Jocaste.
Mais le plus grand défaut d’une telle interprétation est dans la méconnaissance
où elle se tient de ce que mentionner la pendaison signifie pour Œdipe. Non
contents d’hésiter sur la traduction du mot ankhonè – châtiment ? ou suicide ?
– alors que tout, dans la question du coryphée comme dans la réponse d’Œdipe,
parle de suicide13, les lecteurs de ce passage semblent s’accorder pour éviter
une évidence qui, sans doute, les trouble : qu’Œdipe ne prononce pas le mot de
pendaison sans penser à la mort de Jocaste14. Ou, plus précisément : qu’en nom-
mant la mort qu’il ne s’est pas donnée, il ne peut l’envisager que sous la forme

11. Voir N. Loraux, « Le corps étranglé », dans Y. Thomas (éd.), Du Châtiment dans la cité. Supplices
corporels et peine de mort dans le monde antique, Rome, 1984, p. 195-218.
12. Le sang pour le sang : on comparera 100-101 et 1276-1280 (phonos) ; voir Euripide, Phéniciennes,
61. Le thème de la main violente est récurrent dans Œdipe roi : voir surtout, pour le meurtre de
Laïos, 348, 465, 811, 996 et, pour la vengeance du meurtre, 107, 139-140 ; autokheir : 231, 266
(meurtre de Laïos), 1331 (auto-aveuglement) : on rappellera que les tragiques aiment appliquer
ce mot aux meurtres commis à l’intérieur de la famille (voir N. Loraux « La main d’Antigone »,
à paraître dans Mètis).
13. Lecteur attentif de Sophocle, Euripide (Phéniciennes, 331-334) évoque Œdipe hésitant entre
un égorgement autokheir et l’ankhonè.
14. Pour s’assurer plus complètement de ce qu’il n’y a « aucune référence particulière au suicide
de Jocaste », un commentateur voit dans cette formule une tournure idiomatique des plus banales
(R. D. Dawe, Sophocles, Œdipus Rex, Cambridge, 1982). Dois-je ajouter que ce même éditeur
d’Œdipe roi considère comme déplacé le rapprochement entre telle occurrence du « pied » dans
la tragédie et le nom d’Œdipe ?
l’empreinte de jocaste 351

du suicide de celle qui fut sa femme. Certes, Œdipe n’est pas mort, mais ses
paroles suggèrent que, s’il avait fait cet improbable choix, mourant de la mort
de Jocaste, il aurait choisi comme elle, de mourir de l’inceste – et de l­’inceste
seulement15. Œdipe n’est pas mort : il s’est aveuglé, et l’on sait tout ce qui dédie
ce geste au père. Mais, sauf à persister trop avant dans l’oubli de Jocaste16, le
lecteur doit encore prêter attention à ce qui n’est pas un détail : à l’arme de la
mutilation, à ces agrafes arrachées au vêtement de la morte. Arme de fortune
et, par là, doublement féminine ; mais est-ce bien le hasard qui, à cet instant,
conduisait Œdipe vers Jocaste ? est-ce par hasard qu’il a trouvé son arme sur
le corps de la morte ?
Il y avait le côté du père, et il y a celui de la mère. Oserai-je dire que, dans
la réponse d’Œdipe, la mère est en réalité des deux côtés ?

Deux questions m’ont conduite vers Jocaste. Mais d’autres entrées auraient
pu tout aussi bien mener vers elle. J’aurais pu, par exemple, insister sur la place
que, dans Œdipe roi, Sophocle lui assigne, des premiers jours de la destinée
d’Œdipe au moment crucial de la révélation.
Au début, Œdipe fut exposé. Par son père, dit-on – dit Euripide, disent les
mythographes qui savent que normalement c’est au père qu’il revient ­d’exposer
un enfant17. C’est aussi cette version que Jocaste a présentée à Œdipe (717-719).
Mais le serviteur qui sait tout de cette histoire rétablit ce qu’il faut entendre
comme la vérité : c’est sa mère qui, en la circonstance, exposa l’enfant.
… Celle qui est dedans,
Ta femme, te dirait mieux que personne ce qu’il en est.
– C’est donc elle qui te le donne ?
– Oui, seigneur.
– Dans quelle intention ?
– Pour que je le détruise.
– Une mère a supporté cela ? (1171-1175).
Ainsi, Œdipe apprend du même coup ce qu’il en est de sa naissance et ce
qu’il en fut de son abandon : que déjà son père était absent d’une décision qui
pourtant ne visait qu’à protéger sa vie. Et Sophocle atteint Œdipe par là où le
coup porte le plus : par la mère. Une mère qu’il n’a épousée que parce qu’il
a échappé à la mort qu’elle lui destinait. Tout ce qu’il peut en dire se résume
alors en deux mots. Tékousa tlèmôn : « Elle, la mère, a pu ? », traduisent Jean
et Mayotte Bollack. Tékousa, « celle qui a enfanté », désigne couramment la
mère dans la langue tragique. Mais Œdipe qui, plus d’une fois déjà, a employé le

15. Suivant l’antique justice évoquée par Platon (Lois, IX, 872 e) et qui veut par exemple que celui
qui a tué sa mère devienne femme à son tour et, « devenu femme, perde la vie sous les coups de
ses enfants dans les temps à venir ».
16. Est-ce en compensation du silence qu’il observe sur le suicide de Jocaste (comme l’a remarqué
C. Stein, « Œdipe Superman », Études freudiennes, 15-16 (1979), p. 49-50) que, dans L’Introduction
à la psychanalyse (p. 311), Freud parle d’elle comme de la « mère-épouse aveuglée » (die verblen-
dete Mutter-Gattin : G.W., XI, p. 342) ?
17. Euripide, Phéniciennes, 25 ; Apollodore, III, 5, 7. Voir M. Delcourt, Œdipe ou la légende du
conquérant, p. 65-66 et L. Edmunds, Œdipus, p. 9. De fait, les seules mères qui exposent leur
enfant sont des vierges séduites.
352 l’empreinte de jocaste

mot mètèr, est avare de cette autre désignation, comme si la mère n’était jamais
plus dangereuse pour lui que sous la figure de celle qui l’a mis au monde18. De
fait, dans ce tékousa tlèmôn que Mazon traduisait « Une mère !… la pauvre
femme ! », s’exprime toute l’ambivalence d’Œdipe envers son épouse-mère :
à la fois un mouvement de recul devant celle « qui a pu » et une étrange pitié
pour ce qu’il imagine des pensées de la « malheureuse ». Car, dérivé du verbe
tlaô (endurer, d’où souffrir et oser), l’adjectif tlèmôn caractérise aussi bien – et
indécidablement – le redoutable courage de Jocaste que la souffrance qu’elle
dut endurer. À l’heure de la mort, c’est, pour Jocaste, la souffrance qui l’empor-
tera dans tlèmôn, lorsque le corps de la pendue s’affaisse et que « la malheu-
reuse gît sur le sol » (1266-1267). Alors Œdipe lève sur ses yeux les broches
d’or de la morte. Il pourra à son tour être appelé tlèmôn (1286, 1299, 1309).
Comme un fil très sûr, tlèmôn relie en effet la vieille souffrance de la mère à
la mort de l’épouse, et la mort de l’épouse-mère au désastre d’Œdipe. Tlèmôn :
un lien parmi d’autres entre la fin de Jocaste et l’anéantissement d’Œdipe.
Car cette mort est le terrain où s’enracine la fureur auto-destructrice du héros.
Qu’on relise le récit du messager : Sophocle y suggère qu’Œdipe confisque à
Jocaste sa mort, qu’entre la femme qui se tue et le spectateur-narrateur, il est
comme un écran terriblement opaque : personne ne prête plus attention au sort
de la désespérée dès lors qu’Œdipe fait irruption en hurlant, seul l’homme qui
tourne en tous sens et vocifère attire à lui tous les regards (1252-1254). Sans
doute devinons-nous qu’à réclamer ainsi « une épée et sa femme qui n’est pas sa
femme », Œdipe voulait tuer Jocaste19 ; mais lorsqu’il la trouve, il est trop tard
et c’est contre lui qu’il retournera sa frénésie, comme Hémon dans Antigone, qui
n’a pu atteindre Créon et se frappe du coup qu’il destinait à son père. Toutefois,
pour qu’Œdipe se frappe, encore aura-t‑il fallu que Jocaste morte lui fournisse
l’inspiration de ce geste ; il faut que, relâchant la corde suspendue, il mette fin
au lent balancement de la femme inerte et qui cependant garde comme un reste
de vie : prise dans le nœud de la corde, Jocaste morte est encore dans l’entre-
deux et relâcher le nœud revient à étendre à terre ce qui n’est plus qu’un corps
sans vie20. Alors Œdipe regarde Jocaste, et c’est sur la vision hallucinée de ce
corps que se clôt la mémoire de ses yeux : il suffit maintenant d’arracher les
broches, et de les lever sur soi.
Ainsi, en parlant de Jocaste, et puis d’Œdipe, et encore de Jocaste, et enfin
d’Œdipe, le messager dit à la fois l’inextricable entrelacement et l’écart entre
le suicide de la mère et l’auto-aveuglement du fils qui fut son époux. Une der-
nière fois, le malheur « mêle l’homme à la femme » (1281), mais il met aussi
entre eux la plus grande distance.

Le sort en est jeté : à lire Œdipe roi par la fin – ou plutôt à partir de la catas-
trophe – comme j’ai choisi de le faire, il y a beaucoup à dire, sinon de Jocaste,

18. C’est le second emploi du mot par Œdipe. Le premier, au v. 985, figurait dans l’énoncé de
la grande terreur d’Œdipe : sa mère vivante. Dans les Phéniciennes, Jocaste, racontant l’histoire
d’Œdipe, emploie beaucoup plus volontiers le mot tékousa en référence à sa propre personne (53-54).
19. 1256-1257, que l’on rapprochera de 969 ; voir Antigone, 1231-1236.
20. Sur le sens de ce geste, qui revient aussi à ouvrir la possibilité des rites funéraires, voir « Le
corps étranglé », p. 205-206.
l’empreinte de jocaste 353

du moins du rapport à Jocaste. C’est à ce qu’elle représente que je m’intéresse,


à défaut de pouvoir cerner ce qu’elle est censée être. Car, absorbée comme elle
l’est dans l’inquiète sollicitude conjugale qui l’attache à Œdipe, Jocaste est,
comme personnage, impénétrable. Mais le récit de sa mort, qui la met hors jeu,
la rend au statut de mère, faisant ainsi d’elle le lieu géométrique de la doulou-
reuse anamnèse d’Œdipe : l’« Objet à majuscule21 », absent de la scène, ­d’autant
plus présent à l’horizon du discours.
Hors vue, Jocaste. Mais Jocaste vivante relevait-elle du voir, d’un voir ? Le
texte n’en suggérait rien, et n’avait pas un mot pour lui donner un corps, pas
même cette beauté générique qui caractérise la « belle Epicaste », son modèle
homérique22. Épouse accomplie du tyran, Jocaste était une fonction, ce que
­j’appellerais volontiers la « fonction lit » qui fait la reine, l’épouse et la mère23.
De l’épouse d’Œdipe il n’y avait rien à voir, d’elle il y a maintenant tout à fan-
tasmer et la tragédie s’y emploie qui, une fois révélée la maternité redoublée
de Jocaste, l’identifiera à plusieurs reprises à l’intérieur de son corps creux de
femme. Alors, elle sera ce lieu sans nom qu’Œdipe a possédé après en être sorti,
et qu’il ne désignerait volontiers qu’au neutre, par des adverbes qui disent l’ori-
gine sur le mode de la provenance : enthen, hothen (1393, 1485, 1498).
Mais patience ! La voie qui mène à Jocaste n’est jamais directe, celle-ci fût-
elle devenue pur support de représentations. Chemin faisant, il aura fallu retrou-
ver une langue. Car, de l’épouse-lit à la mère-lieu de naissance, Œdipe a perdu
tous les mots qui énonçaient ses certitudes de tyran, et il lui faut ­s’essayer à
prononcer les quelques vocables qui font désormais son histoire. Non sans dif-
ficultés, car, sur le dire, la réalité sans mots de l’inceste pèse de toute la force
de l’interdit.

L’innommable même

De tout ce qui est interdit aux humains, Œdipe a tout accompli, lui qui a
« mené à bien l’interdit des interdits » (arrhèt’ arrhètôn télésanta : 463-466).
Parce que tout a eu lieu, tout est à dire, puisque aussi bien il n’est rien de latent
en celui qui a tout manifesté24. Mais comment le dire ? Comment trouver les
mots à mettre, un par un, sur ses actes ? Affrontée à un tel impératif, peu à peu,
l’évidence de la parole s’enrayera. De l’assurance – « qui n’a pas peur dans
l’action ne va pas redouter un mot » (296) – à la peur d’éveiller les mots (354-
355), le chemin est bref ; mais longue est la route qui révélera que, pour certains
actes, le pur dire est en soi aussi scandaleux que le faire (1409). Entre-temps,
toutes les stratégies de discours auront été essayées pour nommer sans nommer25.

21. J’emprunte cette formule à P. Legendre, L’Inestimable objet de la transmission, Paris, 1985, p. 82.
22. Odyssée, XI, 271-280.
23. Au v. 260, Œdipe a « le lit (lektra) et la femme » ; en 821, il souille « le lit (lékhè) du mort
dans ses mains qui l’ont fait périr ». Courant droit au lit nuptial (numphika lékhè : 1243), Jocaste
se réfugie pour mourir en ce lieu qui la symbolise. Le lit fait le mariage, et l’on rappellera que les
Grecs nomment l’accouchée lékhô.
24. Cf. S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus Tyrannus », p. 110-111.
25. Ce que, dans un article auquel ce développement doit beaucoup « Unspeakable Words in Greek
Tragedy », American Journal of Philology, 103 (1982), p. 277-298), D. Clay désigne comme
« a pattern of avoidance and naming » (p. 287).
354 l’empreinte de jocaste

Il est des mots que la tradition grecque considère comme indicibles parce
qu’ils énoncent des actes monstrueux (arrhèta) ; quelques-uns d’entre eux sont
même officiellement interdits par la loi dans la cité athénienne qui les nomme
aporrhèta (mots à ne pas prononcer). Au premier rang de ces noms, il y a celui
du meurtrier (androphonos) et la désignation convenue du parricide et du matri-
cide (patraloias, mètraloias). Pour donner de l’histoire d’Œdipe le récit ordonné
que celui-ci réclame, nul doute qu’il ne faille puiser à cette réserve : aussi, pour
tous les acteurs du drame, la peur de nommer est-elle à son comble et sans fin,
comme l’a montré Diskin Clay, l’on s’applique à éviter les termes prohibés en
défaisant ces dangereux mots composés où se cristallise l’interdit.
Il en va ainsi, dans la scène entre Œdipe et Tirésias, du mot androphonos,
soigneusement évité mais qui, éclaté en ses deux éléments, est le sous-texte
évident de la querelle entre le tyran et le devin. Mais lorsque, très vite, le spectre
du parricide vient se superposer à la quête du meurtrier, la liste athénienne des
mots interdits est comme frappée d’insuffisance, et le nom à éviter n’est pas
patraloias : peut-être s’agit-il de soustraire ce terme à tout rapprochement avec
pater Laïos26 ; peut-être, en matière de mots proscrits, importe-t‑il d’aller plus
loin qu’un vocable qui, désignant le parricide comme celui qui « bat son père »,
est en lui-même un euphémisme. Quoi qu’il en soit, bien que mot interdit et,
à ce titre, redoutable27, patraloias cède la place au mot juste patrophonos, sur
lequel aucune interdiction officielle ne pèse – précisément sans doute parce que
ce qu’il nomme est trop terrible pour qu’on songe jamais à le prononcer. C’est
donc le composé patrophonos qu’Œdipe s’attache à défaire, le refoulant ainsi
à l’état de mot sous les mots (793). Et pourtant, Œdipe prononcera bel et bien
ce mot lorsque, enfin convaincu de la réalité de l’acte, il renonce à des précau-
tions de parole désormais dépourvues de sens et se désigne comme parricide :
patrophontès (1441). L’instant de ce retournement peut même se déterminer avec
quelque exactitude ; il suffit qu’Œdipe ait détruit ses yeux pour qu’il clame le
nom qu’il redoutait si fort et qui, maintenant, est comme une imprécation qu’il
lance contre lui-même :
Il crie qu’on ouvre les portes et que quelqu’un montre
À tous les Cadméens le parricide (patroktonos) (1287-1288).
Or, à cet instant même, il semble bien que le crime contre le père se laisse
nommer plus aisément que la souillure infligée à la mère. Laissons le messa-
ger terminer son récit :
Il crie… que quelqu’un montre
À tous les Cadméens le parricide,
Celui qui, de sa mère… – il profère des mots impies et que, pour ma part, je ne
peux dire.

26. On rencontre bien la formule « enfant de Laïos » (1216, 1383), mais Laïos et patèr ne sont
jamais rapprochés à l’intérieur d’un vers.
27. Le mot mètraloias, employé dans les Euménides, n’est prononcé que par les Erinyes (153,
210) : parce qu’elles sont les Imprécations, seules ces redoutables déesses peuvent proférer sans
risque un mot interdit.
l’empreinte de jocaste 355

En d’autres termes, pour l’inceste, Œdipe n’a pas de nom : pas de mot
­composé28, mais une périphrase. Et, en soi, cette périphrase est suffisamment
indicible – impie, dit le messager (anosia29) – pour qu’un narrateur non impliqué
n’ose même pas la répéter. Bref, s’il existe un mot vraiment interdit parce qu’il
serait l’indicible absolu, l’inceste est ce mot-là30. Ou, plus exactement : l’inceste
serait ce mot. Car, pour désigner la relation incestueuse, la langue grecque ne
dispose à l’époque classique d’aucun terme générique, ce qui ­n’autorise d’ail-
leurs nullement à affirmer que « la notion d’inceste était absente de la conscience
des Grecs31 ». Je dirais bien plutôt que l’inceste est innommable, ce qui, dans
une société où les mots peuvent en eux-mêmes constituer une souillure, indique
assez qu’il s’agit là du crime ultime32. Et, si l’inceste est en soi l’innommable
même, l’union avec la mère pourrait bien en être la pointe extrême qui, de
proche en proche, défait toute la langue : c’est ainsi que la parole d’Œdipe est,
jusqu’à la fin de la tragédie, toujours plus frappée d’inhibition dès lors qu’il lui
faut ­évoquer sa relation avec Jocaste.
(On prendrait volontiers le temps de s’étonner qu’il y ait des lecteurs d’Œdipe
roi pour estimer que l’inceste est un thème secondaire33 ; il est vrai qu’il s’en
trouve aussi pour contester l’importance du parricide… En matière de déni,
mieux vaut ne s’étonner de rien, et poursuivre).

Analyser pas à pas ce qui, des certitudes langagières d’Œdipe, s’enraye


pour parler d’une « épouse qui n’est pas une épouse » déborde largement mon
propos. Au chapitre de l’inhibition tragique de la langue dans Œdipe roi, un
phénomène mainte fois signalé mérite cependant qu’on s’y attarde, parce que
l’inceste avec Jocaste en est le lieu sinon unique, du moins privilégié. Il s’agit
de ce pluriel que l’on dit poétique et qu’on appellerait à beaucoup plus juste titre
« ­pluriel d’évitement ». Tirésias déjà y avait eu recours, lui qui sait ce qu’il en
est, mais parle par énigmes :
Je dis que, sans le savoir, tu vis avec les plus proches des tiens.
Dans un commerce infâme (366-367).
Le commerce est sexuel : derrière ce pluriel, il faudrait savoir deviner la seule
Jocaste. Mais c’est dans la langue d’Œdipe qu’il vaut la peine de relever ces évi-
tements successifs. Celui-ci, d’abord, d’autant plus intéressant qu’Œdipe ne sait
rien encore – mais la question de la mère, déjà, le tourmente – : au Corinthien
qui le presse de regagner sa patrie, il affirme que jamais il n’ira, « avec ceux qui

28. Sur le modèle de patroktonos, le premier terme de ce composé devrait être mètro- ; au v. 260,
Œdipe a bien employé le composé homosporos à propos de Jocaste : mais ce mot désigne Jocaste
comme « ensemencée en commun » par Laïos et par lui ; Tirésias, reprenant ce même mot au v. 460,
lui donnera le sens d’« ensemenceur de même souche que Laïos », ce qui est une façon de souligner
que, dans ce mot, la relation essentielle est dans les deux cas celle du fils au père.
29. Même mot au v. 1360, à propos de Jocaste. Anosios et l’inceste : voir Platon, Lois, VIII, 838 c.
30. Cette analyse suit étroitement les remarques de D. Clay, « Unspeakable Words », p. 286-289.
31. J. Rudhardt (« De l’inceste dans la mythologie grecque », Revue française de psychanalyse,
46 (1982), p. 731-732) franchit ce pas.
32. L’inceste, crime ultime : voir Th. Ph. Howe, « Taboo in the Œdipus Theme », p. 126 et 131.
33. M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, p. 73 : « toute la pièce est axée sur l’idée
du parricide. L’inceste est découvert par surcroît ; religieusement parlant, il ne joue aucun rôle
dans la pièce ».
356 l’empreinte de jocaste

l’ont engendré, du moins » (tois phuteusasin). Polybe est mort, il s’agit donc de
la seule Mérope, qu’il croit encore sa mère34. Mais les plus beaux exemples de
ce pluriel font suite à la catastrophe, lorsque, sanglant et presque serein, Œdipe
reprend la récitation de son histoire et regrette de n’être pas, enfant, mort sur
le Cithéron :
Je ne serais pas venu alors en meurtrier de mon père,
Et je n’aurais pas devant les humains porté le nom
D’époux de ceux dont je suis né.
Mais maintenant je suis sans dieux et fils d’impies (1357-1360).
En sa généralité, le qualificatif d’« impie » (anosios) est peut-être encore
la manière la plus spécifique de désigner l’inceste : c’est de Jocaste que parle
Œdipe, en tant qu’il est son époux et son fils35.
Disons-le tout net : l’inceste doit accabler d’autant plus Œdipe qu’il met
à nu la question de la mère. Or, au temps où son discours était encore consti-
tué, nombreux étaient déjà les indices de ce que la figure de la mère le touche
au plus près.
« Enfant supposé de ton père » (780) : cette injure, jadis, a mis Œdipe en
mouvement, et pourtant rien n’indique que l’interrogation sur le père se soit
installée en lui. Entre-temps, il avait consulté Apollon et appris quel était son
destin : ceci avait recouvert cela. Or, parce que, pour résumer l’oracle, la cou-
tume est d’énumérer parricide et inceste dans l’ordre chronologique36, on ne
s’est pas assez avisé de ce que, chez Sophocle, Œdipe inverse régulièrement
cet ordre, évoquant l’inceste avant le parricide qui en est la cause déclenchante.
Ainsi, dans le récit qu’il fait pour Jocaste :
Il fallait que je m’unisse [le texte dit : que je me mêle] à ma mère, que je produise
À la vue des hommes une race intolérable
Et que je sois le meurtrier du père qui m’a engendré (791-793).
Et, à satiété, il répétera cette version. À Jocaste, encore :
… Je dois dans le mariage
Être uni à ma mère et tuer mon père (825-826).
Et, au messager corinthien :
Loxias, jadis, a dit
Qu’il me fallait me mêler à ma propre mère
Et prendre le sang d’un père de mes mains (994-996).
(La mère, et puis le père ? Œdipe, notre modèle, énumérant les actes qui
composent son destin dans l’ordre même qui, pour le psychisme humain, est
celui de la formation des désirs ? L’évidence est éclatante, elle aveugle. De ce

34. 1007. On notera que, dans le reste de la pièce, le verbe phuteuô est régulièrement employé,
comme il se doit, à propos du père (793, 1514). En reportant ainsi sur la mère la part du père, Œdipe
brouille un peu plus les pistes.
35. Une semblable analyse pourrait être donnée des vv. 1397, 1494-1495 et 1498-1499 (encadrant
l’apparition fugitive du mot tékousa).
36. Par exemple Freud dans L’Interprétation des rêves, p. 228 (« il y serait le meurtrier de son père
et l’époux de sa mère »).
l’empreinte de jocaste 357

discours du héros tragique, Freud n’a pas fait état, parce que déjà Œdipe était
devenu « l’un des rôles capitaux que notre désir a revêtus37).
Avançons dans Œdipe roi. Œdipe ne sait toujours pas qui il est. Il croit qu’il
est un enfant trouvé. Après avoir demandé lequel de ses parents l’a exposé :
(Par les dieux, est-ce ma mère ? ou mon père ? Explique-toi : 1037),
le voici libéré – comment ? encore une fois, on ne sait – de la préoccupation du
père, et qui ne pense plus qu’à sa mère. Alors, défiant Jocaste qui s’inquiète, il
la menace de se révéler esclave par sa mère, depuis trois générations de mères
(1062-1063). Jocaste sort, bondissant sous une douleur sauvage, et il n’en a
cure, occupé qu’il est à se déclarer fils de la Fortune :
Voilà la mère dont je suis né (1082).
Comme si l’on ne naissait que d’un(e) et non de deux. Œdipe ne sait pas
encore que Jocaste est double…
Si l’on s’en donnait le temps, il faudrait reprendre les choses avec méthode :
montrer qu’Œdipe roi est, après Electre, la pièce de Sophocle où le mot « mère »
est le plus souvent prononcé, caractériser chaque protagoniste par l’ordre qu’il
assigne à l’énumération du père et de la mère38. Mais, une fois de plus, mieux
vaut aller à l’essentiel : à la catastrophe, pour en déchiffrer les effets.
Sous le coup de la révélation, Œdipe a recours à un pluriel d’évitement géné-
ralisé, sans que l’ordre de ses préoccupations se renverse encore pour autant :
Je me révèle né de ceux dont je ne le devais pas,
Fréquentant ceux que je ne devais pas, meurtrier de ceux qu’il ne fallait pas
tuer (1184-1185).
En d’autres termes, à l’évocation des parents, fait suite celle de la mère, puis
du père. D’abord l’infortune d’être né, puis l’inceste et le parricide. C’est après
la mort de Jocaste et la mutilation d’Œdipe que les choses changent. Avant de se
tuer, Jocaste a dédié à Laïos des lamentations qui, en toute cohérence chronolo-
gique, évoquaient la naissance de l’enfant interdit, le parricide et l’inceste39. Et
Jocaste est à peine morte que déjà les cris d’Œdipe aveuglé appellent la honte sur
« le parricide, celui qui, de sa mère… » Ainsi, l’ordre canonique est rétabli, et

37. On notera que Freud énumère les choses dans le même ordre qu’Œdipe lorsqu’il s’agit de « nous »
et rétablit l’ordre convenu dès qu’il parle d’Œdipe : « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard
de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos
rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs
de notre enfance. Mais, plus heureux que lui, nous avons pu… détacher de notre mère nos désirs
sexuels et oublier notre jalousie à l’égard de notre père » (p. 229 ; c’est moi qui souligne). « L’un
des rôles capitaux… » : citation de J. Starobinski, dans « Hamlet et Freud », préface à la trad. fr.
de E. Jones, Hamlet et Œdipe, Paris, 1980, p. XIX.
38. 21 occurrences de mètèr dans Œdipe roi contre 23 dans Electre (à titre de comparaison, Antigone
n’en compte que 9) ; toutes les tragédies de Sophocle comportent un nombre élevé de mentions
du père : notons qu’Œdipe roi vient, de ce point de vue, après Electre et Œdipe à Colone. L’ordre
d’énumération : Tirésias, qui sait, met la mère avant le père en 417 ; après avoir décliné son identité
dans l’ordre attendu (père, mère : 774-775), le discours d’Œdipe inverse tout de suite l’ordre au
profit de la mère.
39. 1245-1248. On notera que Jocaste emploie, elle aussi, le pluriel d’évitement, mais à propos
du seul Œdipe.
358 l’empreinte de jocaste

désormais Œdipe s’y tiendra : le père, la mère ; le parricide, et puis l’inceste40.


Comme si, en s’aveuglant, Œdipe avait retrouvé le père et « la piété filiale, cette
formation cicatricielle41 ».
Le parricide, on l’a vu, s’énonce plus facilement que l’inceste. Ferai-je un
pas, pour suggérer que, d’être nommé d’abord, le parricide est ce qui permet
à la fois d’énoncer et de refouler l’inceste ? De l’énoncer : un mot terrible a
été prononcé, derrière lequel la suite, incommensurablement plus terrible, peut
s’abriter. De le refouler : il suffit qu’un mot terrible ait été dit, le second – innom-
mable – s’efface sous une périphrase.
Il faut faire ce pas. Du coup, le meurtre du père apparaît comme l’écran qui
tout à la fois donne à voir et dissimule la vie sexuelle partagée avec la mère.
Et cependant lorsque, menacé par les mots, aux prises avec la langue, Œdipe
s’essaie à se pénétrer de son histoire, l’enjeu est bien de faire tenir ensemble
le côté du père et celui de la mère. Cela implique encore une avancée, de la
simple coordination – « voir mon père… et ma pauvre mère » – à l’énoncé du
deux, qui permet de restaurer le couple parental – « les actes que j’ai accom-
plis contre eux deux » (1372-1374). La première figure dit ce qu’Œdipe, mort
mais non aveuglé, eût dû voir dans l’Hadès ; de la seconde, il déduit que la perte
de ses yeux était pour lui le seul recours. Laïos et Jocaste : cela fait deux, cela
fait un couple, d’où il s’avérera sans tarder que c’est Œdipe qui était de trop :
Laisse-moi [dit-il à Créon] habiter les montagnes, là où le Cithéron
Est appelé mien, dont ma mère et mon père
– tous deux vivants42 – avaient fait pour toujours ma tombe (1451-1453).
Mais puisque c’est Œdipe qui, bien que « détruit », vit par-delà la mort du
père et de la mère, il lui faudra encore oser prononcer cet autre deux, qui se dit
également dans la forme grammaticale du duel et dont, confronté à ses filles,
il devra bien reconnaître in extremis que ce fut aussi une réalité : le couple qu’il
formait avec Jocaste est ce deux43.
La dernière épreuve de langage est franchie. Parce que, de trois, il avait fait
deux, Œdipe, non sans peine, a dû se rendre à l’évidence que, dans cette action,
il a toujours été le tiers44. Ce qui revient à accepter le deux, puis à admettre que
ce deux ait pu se dédoubler, en vertu d’un principe nommé Jocaste.
Car Jocaste s’est révélée double. Double épouse, double mère, épouse-mère.
Au moment de se détruire, elle a crié cette vérité, avant que les hurlements

40. Voir 1289-1290, 1357-1359, 1371-1373, 1398-1408 ; lors même que, pour un temps, la mère a
encore le pas (1452-1454), l’ordre père-mère est vite rétabli (1496-1498 : il est vrai qu’alors Œdipe
parle à ses filles, en position de père).
41. J’emprunte cette expression à M. Moscovici, « Mise en pièces du père dans la pensée freu-
dienne », Confrontation n° 1, printemps 1979.
42. C’est une forme de duel qu’emploie ici Œdipe, comme dans le vers suivant. Tout en donnant
encore l’initiative à la mère, il accomplit ainsi la synthèse entre les deux versions de son exposition.
43. 1504-1505 : « Nous qui vous avons conçues ensemble, nous sommes détruits tous les deux. »
Créon avant la révélation de l’inceste et le messager juste après avaient employé le deux à propos
du couple Œdipe-Jocaste (581 ; 1280).
44. Sur Œdipe comme tiers, voir les remarques pénétrantes de S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus
Tyrannus », n. p. 114-117 et 120 : en position de tiers dans des triades hétérogènes, Œdipe ne s’est
pas maintenu comme tiers dans le génos ; mais inversement il décrit comme le carrefour de « trois
routes » (800) ce que Jocaste caractérisait comme une « route fendue en deux » (skhistè hodos : 733).
l’empreinte de jocaste 359

d’Œdipe ne viennent couvrir ses cris. Hurlant, il demandait qu’on lui montre
« l’épouse qui n’est pas une épouse » – ou, pour traduire le texte en sa nudité :
« la femme qui n’est pas une femme » –, mais « un double champ maternel pour
lui-même et pour ses enfants » (1256-1257). Elle, au fond du thalamos, avait
gémi sur sa couche « où, infortunée, elle avait conçu – progéniture double – un
mari d’un mari et des enfants d’enfants » (1249-1250).
Double champ maternel, progéniture double. Que l’on ne s’y trompe pas :
appliqué à Jocaste, le double n’est pas une figure de style, il n’est pas une façon
de dire l’ambiguïté45. C’est réellement – car l’inceste paradigmatique n’a rien
d’une métaphore – que deux générations sont venues se mêler en Jocaste. C’est
en elle ou, mieux, dans elle, au creux de son corps de femme et de mère, que
la même semence a germé deux fois. Le double sert à dire l’inceste et l’inceste
a son lieu, dans Jocaste.

Dans Jocaste : je n’énumérerai pas les résistances – elles ne sont pas seule-
ment linguistiques – qui s’opposent à l’énoncé et, plus encore, à la pensée de ce
« dans ». Mais il n’y a pas à reculer devant la constatation que, la mère-épouse
d’Œdipe une fois morte, la tragédie a beaucoup à élaborer au sujet de ce que
l’inceste a imprimé en elle. Certes, en lui donnant la mort qui clôt le corps des
femmes, Sophocle a dérobé la reine à la vue, à toute vue, l’enfermant à jamais
au fond de la chambre nuptiale : mais c’est là ruse très subtile pour autoriser le
texte à construire la représentation de cet intérieur féminin qui jamais ne recevra
d’autre nom que métaphorique, parce qu’il fut le lieu de ce qui ne se nomme pas.

Le double sillon

Après la découverte, avant la catastrophe, le chœur chante ce qui unis-


sait Œdipe à Jocaste : un « mariage qui n’en était pas un », mais qui, « depuis
longtemps, enfantait et était enfanté » (1214-1215). C’est au présent qu’un tel
mariage se dit. Un mariage qui produit des enfants, mais qui, sans cesse, les
refait en même temps qu’il les fait. Un mariage où l’on engendre alors qu’on est
engendré. Palai teknounta kai teknouménon : c’est de longue date que s’éter-
nise, hors du temps, un inquiétant présent. Et c’est encore au présent que, dans
ses gémissements, Jocaste se désignera comme la fatale génitrice, « qui enfante
(tiktousan) pour les siens » (1247). Comme si elle avait été immobilisée en un
même et monstrueux enfantement, parce que, toujours en train d’enfanter – de
l’enfanter ? –, elle ne méritait pas pour Œdipe le nom de mère (tékousa)46.
À cet instant précis, peut-être le spectateur de la tragédie se souvient-il d’une
réplique de Tirésias. À Œdipe qui lui demandait de qui il est né, le devin avait
seulement répondu :
Ce jour-ci te mettra au monde (phusei) et te détruira (438).

45. La traduction de J. et M. Bollack, par « progéniture ambiguë », me semble donc affaiblir para-
doxalement le texte en ce qu’elle le charge de sens. On rappellera que dans Antigone, 53, Jocaste
était « mère et femme d’Œdipe, nom double ».
46. Selon le commentaire autorisé de Jebb (Cambridge, 1885), au v. 870, le thème de présent tikt-
mettrait l’accent sur la parenté plus que sur la naissance (indiquée par le thème d’aoriste tek-). Mais
ce n’est pas cela que Jocaste veut faire entendre au v. 1248.
360 l’empreinte de jocaste

Ce qui signifie que la vraie naissance d’Œdipe coïncide avec la révélation


de son origine. Ou encore qu’avant de se découvrir fils de Laïos et de Jocaste,
Œdipe n’était pas né, comme si, dans la vie avec Jocaste, il n’avait jamais quitté
le ventre de la mère qui ne cesse d’enfanter.
« Vide ou plein, mais toujours contenant47 », tel est l’intérieur féminin, et
celui de Jocaste est ce à quoi, sans fin, Œdipe a fait retour. Parce qu’il le pos-
sède après en être né, il ne cesse d’en naître.
Pour penser le lieu de ce recel, qui ne recevra pas son nom de ventre, deux
métaphores s’offrent à la langue tragique : ce qu’Œdipe possède est un port, ce
qu’il ensemence après y avoir été semé est un sillon. Qu’entre ces deux images
le lien soit étroit, l’atteste, dans le chant du chœur sur le mariage d’Œdipe, le
mouvement suivant :
Ah ! glorieux Œdipe,
Un grand port, le même, a suffi
Au fils et au père, serviteurs de la chambre nuptiale, pour s’échouer.
Comment jamais, comment les sillons
Paternels, malheureux,
Ont-ils en silence pu te porter jusqu’à présent ?
Il t’a découvert malgré toi, le temps qui voit tout.
Il juge le mariage qui n’est pas un mariage, depuis longtemps
Enfantant, enfanté (1208-1215).
Jocaste est un port (limèn). Un refuge, un havre48, pour Œdipe que naguère
elle disait bon navigateur, pilote de ce vaisseau qu’est la cité (923). Mais il y a
la navigation politique et celle de la sexualité : entre ces deux registres – l’allé­
gorie officielle et l’image souterraine –, la contamination n’est pas souhaitable.
Pilote du navire civique, Œdipe était glorieux ; tout autre est la traversée qui
conduit dans le thalamos, au creux d’une femme. Et lorsque le même port pro-
fond se fait assez hospitalier pour accueillir le fils après le père, on y entre moins
qu’on n’y tombe : on y chute, on s’y échoue49. Et l’on y reste pris : après Laïos,
Œdipe a été thalamèpolos, au service de la chambre nuptiale50.
En filigrane, se dessine l’image d’un intérieur féminin par trop insatiable :
inhospitalier à force d’être accueillant. Il est vrai que, dans ses prophéties énig-
matiques, Tirésias en avait déjà annoncé la figure, avertissant Œdipe qu’un jour
il comprendrait « vers quel chant d’hymen dans la demeure il a navigué pour ne

47. Citation de Y. Thomas, « Le ventre. Corps maternel, droit paternel », Le Genre humain,
14 (1986), p. 214.
48. Limèn désigne la matrice dans le fragment 98 Diels-Kranz d’Empédocle (= Bollack, 461), où les
éléments « jettent l’ancre chez Kypris, dans ses havres d’accomplissement » (téleiois liménessin).
49. On rapprochera 1210 (thalamèpolôi pésein) et 1262 (Œdipe empiptei stégèi : il vient « tomber »
dans la chambre de Jocaste).
50. Jusqu’à cette occurrence, thalamèpolos désigne dans la langue grecque une fonction féminine ;
ultérieurement, le mot caractérisera un eunuque ; dans le sens de « serviteur du thalamos » entendu
comme époux, il est un hapax. On appréciera ce que le détournement de ce terme par Sophocle
implique de féminisation de l’homme. Si par ailleurs thalamèpolos est, comme le suggère Dawe, à
mettre en rapport avec un verbe poleuein (labourer : Antigone, 341), une discrète surdétermination
de la navigation par le labour s’introduit déjà, comme dans Antigone, 334-341, comme aux vv. 22-25
d’Œdipe roi où la cité, prise dans la houle, meurt en ses germes.
l’empreinte de jocaste 361

pas jeter l’ancre51, après une heureuse traversée » (422-423). La vie d’un homme
est ainsi faite qu’il ne saurait retourner au port dont il est sorti, sauf à n’y pas
trouver le refuge qu’il y cherchait : c’est en vain qu’Œdipe a cru s’ancrer en
Jocaste. Déjà, d’ailleurs, prononçant le mot limèn, Tirésias l’avait déplacé vers la
catastrophe, lorsqu’il n’est plus besoin de havre que pour y cacher le malheur :
De tes cris, quel ne sera pas le port ?
Quel Cithéron n’y fera pas écho,
Lorsque tu comprendras… (420-422).
Or, on l’a vu, ce n’est pas le Cithéron qui, dans Œdipe roi, accueillera les
hurlements d’Œdipe : le port de ses cris, il l’a trouvé à l’intérieur du palais
lorsque, éperdu, il s’est jeté en hurlant sur les portes de la chambre nuptiale.
C’est le même thalamos qui abritait le havre du plaisir et qui maintenant se fait
limèn pour la douleur.
Et puis, dans Jocaste, il y a le sillon. Que, dans sa fonction procréatrice, la
femme soit identifiée à un champ, il n’y a rien là que très communément grec52.
Mais la chose se complique si l’on s’avise que, dans Œdipe roi, un redoutable jeu
d’échange est suggéré entre Jocaste, mère (trop) féconde, et la terre de Thèbes
atteinte en sa fertilité, qui souffre et meurt dans ses germes inaboutis53. Échange
sur le mode du déséquilibre, entre la mère féconde et la terre souffrante, et qui
ne devrait certes pas autoriser à traiter Jocaste comme quelque hypostase de la
Terre dont il faudrait que le tyran prenne possession pour établir son pouvoir54 ;
mieux vaut y deviner le principe d’un transfert, qui s’opérera de la terre à la
femme, malade de l’excès même de sa maternité, et qui en meurt.
S’agissant de ces métaphores grecques du mariage qui font de la femme
une terre à labourer pour une moisson (arotos) d’enfants légitimes, un champ
(aroura) où l’homme sème55, on méditera peut-être sur leur destinée littéraire,
s’il est vrai que cette langue officielle des semailles et du labour n’est jamais
plus nourrie que dans les textes qui évoquent une sexualité anomale – ainsi, elle
prend une force étrange chez un Platon, énumérant toutes les pratiques contre
nature que la loi doit s’employer à prévenir56 –, et le sillon ne prête à conjec-
ture que pour autant qu’il est le lieu de l’inceste.
Ce qui me ramène au chant du chœur sur le mariage qui n’en était pas un. Or,
avant même que le messager ne vienne rapporter les paroles d’Œdipe maudissant

51. Au sens propre, anormos signifie « sans mouillage » ; cf. l’emploi de hormizomai (jeter l’ancre)
dans le fragment d’Empédocle cité n. 48.
52. Voir J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès », dans Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1974,
p. 141-142 : « le paradoxe est qu’elle doit incarner non pas sa terre, mais celle de son mari ».
53. Pour l’image de l’abri renfermant un fruit inachevé, voir le v. 25. C’est Jocaste qui, en 635-
636, évoquait la « terre malade » ; c’est sur elle-même qu’elle prend toute la maladie en 1061. On
notera que, dans l’imprécation qu’il prononce et qui doit attirer sur le coupable l’infécondité de la
femme, des troupeaux et de la terre, Œdipe, au contraire du prêtre thébain (qui mentionnait les trois
niveaux) ne retient que la terre (qui ne doit plus être labourable : arotos) et les femmes (270-271).
54. Comme le fait M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, p. 193 (et dans tout le chapitre 6).
55. Arotos figure dans la formule officielle du mariage ; pour aroura, voir par exemple Sophocle,
Trachiniennes, 31-33.
56. Platon, Lois, VIII, 838 c-839 a (prescriptions négatives dont le modèle est explicitement la
prohibition de l’inceste).
362 l’empreinte de jocaste

le double champ maternel (mètrôian arouran)57, le chœur a placé le sillon de


Jocaste sous le signe du père. Il vaut la peine de s’arrêter à cet écart, qui n’est
peut-être pas à mettre au seul compte de la différence des locuteurs.
À nouveau, donc, ce qu’il est dit du labour incestueux :
Comment jamais, comment les sillons
Paternels, malheureux,
Ont-ils en silence (siga) pu te porter jusqu’à présent ?
De l’inceste comme opération silencieuse… Il est bien des silences dans
Œdipe roi. Il y a siôpè, le silence par omission ou restriction de pensée : celui
– qu’Œdipe condamnait par avance – du citoyen de Thèbes qui, connaissant
le meurtrier de Laïos, se tairait – ce sera celui de Jocaste lorsqu’elle quitte la
scène, et c’est encore l’ultime tentative du vieux serviteur pour celer le vrai
(230-233, 1075, 1146). Et il y a sigè, le silence infrangible qui se nourrit de
­l’oubli – celui auquel Tirésias eût voulu s’en tenir (341). Un silence fermé sur
un secret. Ce n’est pas Jocaste que les vieillards thébains créditent d’un tel
silence – et la question ne se pose donc pas de déterminer si elle « savait » –,
mais, comme s’il y avait une mémoire du corps, le corps de Jocaste en tant
qu’il était la chose du père : comment les sillons, paternels pourtant, ont-ils pu
se taire ? Reste à donner tout son sens au verbe phérein, dont la signification
oscille entre « porter » et « supporter » sans qu’aucun indice n’autorise à tran-
cher, et voici que les vieillards disent : comment les sillons, paternels pourtant,
ont-ils pu te supporter / te porter ? Que la matrice soit supposée avoir supporté
l’insupportable en acceptant d’abriter Œdipe comme si elle le portait encore58,
le silence comme oubli du père n’en est que renforcé. Patrôiai alokes, tel est en
effet le sillon comme empreinte paternelle dans le corps de la mère59 : à se taire
­lorsqu’Œdipe l’ensemence à son tour, ce sillon « oublie » que, dans Jocaste, c’est
le labour de Laïos qui l’a creusé. Il faut donc comprendre – inquiétant résultat –
que ce qui, dans la mère, s’est tu, c’est la part du père, que l’empreinte en soit
imaginairement maintenue par la fiction d’une gestation interminable60 ou que
le corps féminin soit conçu comme gravé en son intérieur d’une marque indé-
lébile par le labour de l’homme. Cela revient, de toute façon, à dire que, dans
la mère, Œdipe eût dû aussi trouver le père.
Au fond de la mère, trouver le père ? À cette formulation la tragédie donne
un sens et son contraire : la mère porte la marque du père, mais elle est aussi le
seul lieu où une paternité puisse enraciner son fondement.

57. Au v. 1257, qui est comme une citation d’Eschyle (Sept contre Thèbes, 753-754 : mètros arouran).
58. Les deux traductions (« porter » et « supporter ») ont des partisans : Mazon choisit « supporter »,
J. et M. Bollack « porter » ; d’autres (comme O. Taplin, Greek Tragedy in Action, p. 111) tentent
de concilier les deux sens dans une même traduction.
59. Le mot alox (que, dans les Phéniciennes, 18, Euripide glisse dans l’oracle d’Apollon à Laïos) est
rare, mais employé par Empédocle (fr. 100 DK, 3 = Bollack, 551). On notera qu’employé au pluriel
(alokes), il permet d’introduire un jeu avec le mot alokhoi qui, au v. 181, désigne les épouses. La
leçon patrôiai est, pour des raisons métriques, la seule possible et il est donc exclu de la corriger
en mètrôiai (Dawe).
60. À entendre phérein dans le sens de « porter » on peut donner aux « sillons paternels » un sens
proche de celui de venter, dont Y. Thomas a montré qu’il est, chez les juristes romains, la part de
l’autre dans la femme enceinte (p. 221 et, plus généralement, sur le caractère « double » de la
femme enceinte, p. 216-223).
l’empreinte de jocaste 363

Car ce que, dans Jocaste, Œdipe lui-même dira avoir trouvé, c’est qu’il est
un père. Lorsque s’adressant à ses filles, il s’écrie :
J’ai été révélé père par le lieu où j’ai moi-même été labouré (1485),
c’est bel et bien patèr qu’il faut lire, en ouverture du vers. Il faut se refuser à
toute correction qui, comme d’aucuns l’ont proposé, remplacerait le « père »
par le « laboureur » (arotèr). La rigueur du texte l’exige, qui se refuse à une
pareille redondance – ainsi Œdipe dira plus loin qu’il a « labouré celle qui l’a
enfanté là où lui-même avait été semé » (1497-1498) – mais, plus que tout,
des raisons de fond plaident pour une telle lecture : car ce qui s’énonce ici est
la troublante loi en vertu de laquelle la légitimité paternelle n’a d’autre terrain
d’inscription que le « champ » de la mère.
C’est la mère qui fait le père. Qu’il soit urgent de retourner cette loi en impri-
mant au plus profond du corps féminin le sillon paternel, c’est là l’impératif
civique, grec et patrilinéaire à quoi se soumettaient les vieillards de Thèbes.

Double est Jocaste. Double mère, double épouse. Double, d’avoir enfanté
pour un fils, alors que le père avait en elle inscrit sa marque. Et c’est encore en
dédoublant Jocaste – la reine vivante, toute au soin de son époux ; la femme
morte et sans nom, figure fantasmée de la mère, corps à la fois interdit et trop
connu – que Sophocle enracine dans une réflexion sur l’inceste cette découverte
du savoir à quoi tant de lecteurs ont voulu réduire Œdipe roi.
Choisir de lire la tragédie à partir de l’instant où Sophocle aveugle Œdipe et
donne la mort à Jocaste, s’attacher à cerner l’ombre portée que la femme morte
projette sur les certitudes du logos, avait beaucoup à voir avec le dessein de
déjouer le risque d’une lecture psychologique, toujours renaissant dès qu’on situe
l’enjeu – et on l’a beaucoup fait – dans le degré de conscience ou d’ignorance
qui serait réellement celui des protagonistes d’Œdipe roi. Avec un texte aussi
bien gardé – sur lequel veillent tant d’autorités prestigieuses, et que l’énigma-
tique limpidité de sa langue protège si parfaitement –, je n’oserais affirmer que
le pari a été tenu. Du moins, à étudier l’opération par laquelle Sophocle met à
mort Jocaste pour que, rétroactivement, le poids de l’innommable reflue sur la
mémoire vide d’Œdipe, peut-on espérer saisir un peu de ce qui, pour des géné-
rations de lecteurs, a fait d’Œdipe roi un paradigme.
Jocaste est morte. Elle n’est plus maintenant que la mère de celui que l’on
nommait son époux. Pour celui-ci, reste à reconstruire une histoire : aussi Œdipe
rentrera-t‑il dans le palais, vers ce passé qui sera maintenant le sien. Jocaste est
morte, mais, de l’Orestie à Œdipe roi, la silhouette grecque de la mère comme
excès simultané de présence et d’absence gagne des traits décisifs. Est-ce pour
cela que Freud (qui, d’Œdipe roi, avait peut-être tout oublié mais aussi, quant
au fond, fort peu de chose) ne fait rien de la mort de Jocaste, mais installe la
mère au centre du complexe d’Œdipe ?
Oublié, le nom de Jocaste. Reste l’empreinte de la mère.
LE CORPS VULNÉRABLE D’ARÈS*

Arès : un nom, un corps. Parce que le nom du dieu sert plus d’une fois,
dans la poésie grecque, à désigner métonymiquement la guerre sanglante, la
tentation est grande de réduire l’être du dieu à son nom – et l’on fait d’Arès
une « abstraction », comme si un dieu guerrier qui, de la guerre, ne connaît
que la dimension du meurtre ne pouvait être pleinement un dieu. Convaincue
que l’on ne gagne rien à suivre les Grecs de l’époque classique dans leurs ten-
tatives pour effacer tout ce qui parle de sang versé, je fais le pari inverse : pour
le corps d’Arès, ou pour Arès comme corps. Car seule l’attention à la façon
qu’il a d’être ce corps rendra au dieu sa personne et sa présence. Cela implique
qu’on l’installe au cœur de la mêlée sanglante ; en d’autres termes, qu’à cet
Arès très présent l’on assigne pour lieu le texte de l’Iliade, car seule l’Iliade
donne avec constance au dieu meurtrier un corps et une figure1. Mais comme
si, entre Arès et les autres dieux, indissociablement anthropomorphes et immor-
tels, un écart devait se creuser, il y est aussi crédité d’une certaine affinité avec
la mort. Affinité certes paradoxale – un dieu ne saurait mourir – mais qui donne
infiniment à penser : j’y vois l’occasion d’une mise à l’épreuve systématique
de cette limite, évoquée par Apollon au chant V, qui sépare impérativement les
dieux des humains.
Cela commence, au chant V également (ce n’est pas un hasard), par un
« il serait mort si… ». Mère d’Aphrodite, Dionè conte à sa fille, blessée par
Diomède et qui se plaint, les souffrances que, de tout temps, les dieux ont endu-
rées du fait des mortels ; comme si la chose allait de soi, la liste s’ouvre par
les épreuves d’Arès :
Il a enduré, Arès, le jour qu’Otos et Éphialte le fort, les fils d’Aloeus, le lièrent
d’un lien brutal. Treize mois enfermé dans une jarre en bronze, il y eût bel et
bien péri kaί nú ken énth’ apóloito), Arès insatiable de guerre, si leur marâtre,
la toute belle Ééribée, n’eût avisé Hermès. Quand celui-ci leur déroba Arès,
il était déjà à bout de forces (teirómenon) : un lien cruel le domptait (Iliade,
V, 385-391).
Qu’entendre dans cet apóloito, qui déjà intriguait les scholiastes d’Homère,
sinon l’énoncé de ce qu’Arès a bel et bien été au bord de la mort2 ? Ou, plus
exactement, qu’il eût péri sans l’intervention conjuguée d’une mortelle et du dieu

* Première publication dans Le Temps de la réflexion, n° 7, 1986, p. 335 – 354 ; puis repris dans
C. Malamoud et J.-P. Vernant (éds.), Le Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, p. 465-492.
1. Cf. W. Pötscher, « Ares », Gymnasium, 66 (1959), p. 5-14.
2. Voir Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality” of Gods in Homer », Greek, Roman & Byzantine
Studies, 22 (1981), p. 323-327.
le corps vulnérable d’arès 365

aux liens. « Il serait mort si… » : Arès n’est pas mort, mais, quand Hermès l’a
libéré, il ne valait pas cher. Avec cet apóloito, la mort apparaît pour la première
fois comme virtualité à l’horizon de l’existence d’Arès. Ce n’est pas la dernière,
ni dans le chant V qui, à plusieurs reprises, revient sur une pareille éventualité,
ni dans le reste de l’épopée3.
Certes Arès lié n’est pas mort, tout comme Arès blessé ne mourra pas. Arès
ne meurt pas, parce que les dieux doivent bien laisser aux mortels le redoutable
privilège de n’être grands qu’en risquant leur vie4. C’est par Arès que meurent les
hommes, mais le dieu guérira des blessures qui, pour les humains, sont fatales5.
Il est vrai qu’en infligeant au dieu du carnage des blessures « mortelles », le
texte de l’Iliade suggère une fois encore que l’ombre d’une mort impossible
plane sur le tueur divin.
Donc l’Iliade ne tuera pas Arès6 mais, à répéter que c’en aurait été fait de lui
si…, le texte épique mobilise toutes ses ressources pour désigner Arès comme
le dieu qui mourrait, si un Immortel pouvait mourir. Façon de renforcer une
frontière en explorant un impensable.

Les « morts » d’Arès

Mes pieds rapides m’ont soustrait à lui ; sans quoi, je serais là encore à souffrir
longtemps mille maux, au milieu d’horribles cadavres, ou, vivant, j’eusse été
réduit à l’impuissance (amenēnós) par les coups du bronze (Iliade, V, 885-887).
C’est ainsi que, regagnant précipitamment l’Olympe, Arès blessé à son tour
par Diomède raconte l’aventure à Zeus. Plus exactement, il évoque – sur le mode
hypothétique comme, tout à l’heure, Dionè – ce qui serait arrivé s’il était « né
mortel ». Car, dans les souffrances dont Arès se plaît à imaginer qu’il les aurait
subies, le lecteur de l’Iliade reconnaît quelque chose comme la traduction à
l’usage d’un dieu de ce qui, pour les mortels, est la mort. À la place du fini, la
longue durée de l’interminable ; à la place de la mort, une expérience qu’Arès
se contente d’imaginer et qu’il énonce sur le mode de l’alternative : de longues
souffrances parmi des rangées de cadavres ou une vie privée de ménos – de cette
force de vie qui donne à tout guerrier son être.
En sa forme même, l’alternative a gêné plus d’un lecteur, à commencer par les
scholiastes d’Homère qui, croyant comprendre la seconde éventualité, s’interrogent
anxieusement sur la première : que veut dire Arès, en parlant des souffrances

3. En quête pourtant d’une « mort » d’Arès conforme au destin indo-européen du guerrier, U. Strutynski
(« Ares : A Reflex of the Indo-European War God ? », Arethusa, 13 (1980), p. 217-231) ne prête
pas suffisante attention à la gradation des « morts » virtuelles du dieu tout au long de l’Iliade.
4. Cf. E. Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Los Angeles et Londres,
1979, p. 121.
5. Comme l’observent J. Jouanna et P. Demont (« Le sens d’ikhṓr chez Homère et Eschyle en
relation avec les emplois du mot dans la collection hippocratique », Revue des Études Anciennes,
83 (1981), p. 197-209 ; remarque p. 200, n. 13), à propos de la blessure que lui infligent Diomède
et/ou Athéna en V, 856-869.
6. On notera que là même où, comme dans la civilisation mésopotamienne, certains dieux sont
censés mourir, ce n’est pas de « mort » que parlent les textes, seulement d’un « être tué » ; sur
cette distinction, voir E. Cassin, « The Death of the Gods », in S.C. Humphreys et H. King (éd.),
Mortality and Immortality. The Anthropology of Death, Londres, 1981, notamment p. 320-321.
366 le corps vulnérable d’arès

qu’il aurait endurées longtemps parmi les morts ? « Car – ­raisonnent-ils – si


cela signifie qu’il aurait encore été vivant, pourquoi ajoute-t‑il séparément :
“ou bien, vivant, j’eusse été réduit à l’impuissance” ? Et si cela signifie qu’il
aurait péri, comment, mort, eût-il pu endurer des souffrances puisque la mort
met fin aux souffrances ? » Logique imparable, à ceci près que la raison des
dieux ne relève peut-être pas de la logique des hommes, où toute alternative
doit poser une exclusion (la mort ou la vie), sauf à courir le risque de disparaître
comme telle, finalement réduite à un unique énoncé bien clair7. Pour donner
du sens aux propos d’Arès, mieux vaut parier pour une logique de ­l’impossible
où aucune formulation ne se suffit à elle-même parce qu’aucune ne saurait
exprimer adéquatement cet impensable qu’est pour un dieu la mort. De fait, à
cerner la possibilité de l’impossible, il est vain de proscrire la contradiction ;
aussi les éventualités s’additionnent-elles au lieu de s’exclure et, sous la forme
d’une alternative, Arès tente de penser ce qu’aurait pu être sa mort, s’il n’était
pas ce qu’il est. Souffrir mille maux parmi les cadavres ou être réduit vivant
à ­l’impuissance : l’un ou l’autre ; mais il faut entendre : l’un et l’autre, ce qui
revient à dire ni l’un ni l’autre.
Souffrir mille maux ou être réduit à l’impuissance : deux façons d’être
« mort » en restant en vie, deux modalités divines de l’expérience de la
mortalité, sur le fond de cette vie qu’un Immortel ne saurait quitter8. Et,
tout comme Hadès dans le récit de Dionè, Arès guérit de ses blessures parce
que, comme le dieu des morts, « il n’était pas né mortel9 ». L’incident est
clos, mais la réassurance finale n’en souligne que mieux la gravité : réaffir-
mer l­’essence immortelle du dieu, n’est-ce pas rappeler du même coup que
les blessures étaient de celles dont on meurt ? Gageons qu’Arès a tout de
même eu grand-peur.
Après l’éventualité d’une mort de mortel, la menace d’une « mort » propre-
ment divine, plusieurs fois évoquée dans l’Iliade. Zeus la brandira au chant VIII,
contre celui des dieux qui oserait passer outre à l’interdiction d’aller combattre
aux côtés des humains :
[Celui-là] sentira mes coups et s’en reviendra dans l’Olympe en plein déshonneur,
ou bien je le saisirai et le jetterai au Tartare brumeux, tout au fond de l’abîme
qui plonge au plus bas sous terre (Iliade, VIII, 12-14).
Le comble de la honte ou l’exil maximal. Peu glorieux et comme incon-
venant (ou katà kósmon), le retour dans l’Olympe de l’Immortel frappé par la
foudre de Zeus ou la précipitation au fin fond du Tartare : décidément, la mort
d’un dieu, que la modalité en soit mortelle ou divine, s’énonce en forme d’alter­
native. Or il se trouve que, parmi les Olympiens, Arès est précisément le dieu
qui a partie liée – à nouveau sur le mode de la virtualité – avec les deux côtés

7. La solution des scholiastes consiste à transformer le « ou » en un « si » par un tour de passe-passe


grammatical ; du coup, Arès est censé avoir seulement dit qu’il aurait « enduré des souffrances,
couché parmi les morts, si, vivant, il avait été privé de force par ses blessures ».
8. On évoquera peut-être le fragment 62 d’Héraclite : « Immortels mortels Mortels immortels, vivant
la vie des autres, morts de la vie des autres » (traduction J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou
la séparation, Paris, 1972, p. 209).
9. Iliade, V, 901 (répétant V, 402). Hadès virtuellement mort : par l’effet d’écho cet adunaton vient
redoubler l’impossible de la mort d’Arès.
le corps vulnérable d’arès 367

de cette configuration double. Le Tartare est le lot que Zeus lui eût depuis long-
temps assigné, s’il ne lui répugnait de recourir à cette extrémité contre un fils
né de lui. Le Tartare, ou pire encore : au-delà du fond de l’abîme, un séjour
« situé plus bas encore que celui des fils de Ciel10 », ces Titans que la tradition
grecque installe « aussi loin au-dessous de la terre que le ciel l’est ­au-dessus11 ».
Plus loin que le Tartare, autant dire au fond de l’inconnu, au-delà de tout pen-
sable : tel est, au chant V, l’horizon qu’en guise de consolation Zeus offrait à
Arès blessé et qui se plaignait. Quant au retour honteux dans l’Olympe, c’est
ce qu’Athéna lui prédit si, enfreignant l’interdiction formelle de Zeus, il plonge
dans la mêlée12.
À l’horizon de la vie immortelle d’Arès, il y a donc la mort. Une mort très
singulière, certes impossible et qu’on ne saurait penser que sur le mode de
­l’irréel, mais dont la potentialité se rouvre sans fin. Une mort à chaque fois
dédoublée : tantôt divine, tantôt humaine et, dans chaque cas, énoncée sous la
forme d’une alternative, comme s’il fallait en souligner à la fois le caractère iné-
vitable et l’impossibilité radicale (ou bien… ou bien : façon de suggérer que,
quoi qu’il en soit, Arès n’y échappera pas ; mais, pour un mortel, deux morts,
cela en ferait une de trop : en proposant toujours deux morts, le texte souligne
que la « mort » d’un dieu n’en est pas vraiment une).

Entre une mort de dieu et la mort des hommes, Arès, il est vrai, semble
avoir fait son choix. Du moins, dans les représentations qu’il se donne de
sa fin, penche-t‑il plutôt vers la mort des humains. C’est ce que suggère un
passage du chant XV. Arès vient d’apprendre la mort d’Askalaphos, le fils
qu’il a eu d’une mortelle, et, sans plus hésiter, sans s’aviser que, pour ven-
ger ce qu’il nomme le « meurtre » (phónos) de son fils, il devra combattre
du côté grec contre ces Troyens qu’il a toujours favorisés, le dieu meurtrier
veut gagner le champ de bataille, au moment précis où Zeus fait peser sur
les Olympiens la menace terrible de sa colère. Sans doute l’intérêt géné-
ral de la collectivité des dieux entre-t‑il peu en compte dans une telle déci-
sion, ce qu’Athéna se chargera de lui signifier sans ménagement. Mais Arès
est au-delà de ces considérations, car c’est bel et bien au-devant de sa mort
qu’il est prêt à aller13 :
Ne vous irritez pas contre moi, habitants de l’Olympe, si, pour venger le meurtre
de mon fils, je vais vers les nefs achéennes, quand même mon destin serait,
frappé par la foudre de Zeus, d’être étendu avec les morts, dans le sang et la
poussière (Iliade, XV, 115-118).
Certes, Arès n’a pas oublié comment « meurt » un dieu : il sait que la
foudre de Zeus ne manquera pas de le frapper. Mais, au lieu de donner à cet

10. Iliade, V, 897-898.


11. Hésiode, Théogonie, 720-735. Sur « les dieux d’en-bas qui entourent Kronos », voir encore
Iliade, XV, 224-225 (menaces de Zeus à Poséidon).
12. Iliade, XV, 132-133.
13. Qu’il faille ou non interpréter le geste par lequel Arès se frappe les cuisses avant de parler
(XV, 113-114) comme le signe qu’il se voue à la mort, ainsi que S. Lowenstam le suggère, avec
des arguments souvent convaincants (The Death of Patroklos. A Study in Typology, Königstein/Ts,
1981, p. 59-60, 100, 164 et passim).
368 le corps vulnérable d’arès

événement la suite qui normalement est la sienne – un retour de hors-la-loi


dans l’Olympe14 –, c’est d’une suite (d’une fin) tout humaine que le dieu déve-
loppe la vision saisissante. Comme au chant V, Arès se voit parmi les cadavres,
mais, comme si l’hypothèse faisait désormais partie des possibles, ce n’est
plus à ­l’irréel qu’il parle : face à Diomède, il est vrai, il avait réussi à se sous-
traire à ce sort qu’il anticipe maintenant comme un destin bien à lui. Aussi
ne s’agit-il plus de « souffrir mille maux sur place15 » ; à évoquer son corps
gisant, c’est, explicitement, mort parmi les morts que le dieu se voit désormais.
Certes – statut divin oblige – son vocabulaire fait une fois encore l’économie
du mot même de mort ; mais, à cet évitement près (qui n’est pas insignifiant),
les termes qu’il emploie renvoient tous vers la mort guerrière la plus partagée :
récurrent dans les scènes de carnage, le verbe keîsthai caractérise l’horizonta-
lité du cadavre et, pour mieux fondre le dieu dans la masse anonyme des morts,
homoû (en même temps que)16 s’est substitué à en (parmi) ; quant au sang et à
la poussière, ils semblent, dans les récits de bataille, ne jamais souiller que le
corps des guerriers abattus.
Comme si la mort des hommes devait, telle une vision obsédante, se dresser
à tout coup sur son chemin, Arès imagine qu’en le frappant, la foudre de Zeus
atteindra un dieu très semblable aux mortels. Vocation du dieu tueur à la mor-
talité : l’auteur du Bouclier hésiodique s’en souviendra. Du moins en ferait-on
volontiers l’hypothèse, à lire le commentaire qui accompagne l’évocation de
la blessure qu’un jour Héraklès infligea à Arès et de la chute du dieu, « tombé
à terre, tête en avant, dans la poussière » :
Ce jour-là, il eût, chez les Immortels, éprouvé un bien triste affront, s’il avait
aux mains [du héros] laissé ses dépouilles sanglantes17.
Si l’affront dans l’Olympe est le lot du dieu terrassé, seuls les mortels
laissent leurs dépouilles sanglantes (énara brotóenta) aux mains d’un autre :
cela revient à dire leur mort, ce dont prend acte le verbe enarίzein, qui signifie
certes « dépouiller », mais aussi « tuer dans la bataille ». Arès tué sur le champ
de bataille : c’est donc là ce que dit le texte ; mais il dit aussi que cela n’a pas
eu lieu et que, si ç’avait été le cas, le dieu mort n’en fût pas moins resté immor-
tel. Ainsi se rouvrent et se referment sans fin les hypothèses.
Pour clore cette énumération des morts virtuelles d’Arès dans l’Iliade, il
faut enfin mentionner la mise hors de combat du dieu par Athéna, au chant
XXI, lorsque, pour finir, Zeus autorise les dieux à vider leurs débats en s’af-
frontant deux par deux. Car cette mise hors de combat est sans doute, comme

14. Iliade, VIII, 12, ainsi que 454-456 ; en VIII, 402-405, l’évocation des dix années nécessaires à
la guérison des coups portés par la foudre renvoie peut-être à une tradition différente, mentionnée
par Hésiode (Théogonie, 792-806 : sort de l’Immortel qui s’est parjuré).
15. Iliade, V, 886, où autoû (sur place) était l’indicateur le plus précis d’une mort guerrière
(cf. XIX, 403).
16. Comme en V, 867 (homoû nephéessin), où un scholiaste glose homoû en homoíōs (semblablement
à). De homoû nephéessin (Arès échappe à Diomède en montant « semblable aux nuées » vers le
ciel) à keîsthai homoû nekúessi (XV, 118), la menace de mort s’est singulièrement précisée. Keîsthai
comme synonyme de l’être-mort : voir par exemple XVIII, 20 et XXII, 73 et, pour la « mort » d’un
dieu, Hésiode, Théogonie, 797.
17. [Hésiode], Bouclier, 365-367.
le corps vulnérable d’arès 369

l’a bien vu Steven Lowenstam18, une mise à mort parodique : genoux bri-
sés, cheveux souillés par la poussière, Arès tombe dans l’ultime vibration des
armes qui sonnent sur lui, expérimentant ainsi l’être-mort des mortels ; mais,
cette fois-ci, il l’expérimente « réellement », au lieu d’en anticiper l’horreur
en imagination. Avec Aphrodite qui a voulu voler à son secours et dont Athéna
s’est débarrassée sans la moindre difficulté, il est étendu sur la terre : voici que
gisent (keînto) côte à côte les deux seuls dieux qu’un mortel ait blessés pen-
dant les combats de l’Iliade (il est vrai que déjà, au chant V, derrière Diomède,
se tenait Athéna, excitant le héros contre Aphrodite, l’aidant à toucher Arès).
Donc, Arès est « mort » : de fait, comme personnage, il disparaît de l’intrigue
iliadique, mais Homère sait bien qu’un dieu ne meurt pas. Comment, dès lors,
dire cette mort, à la fois réelle et symbolique, sinon en recourant à des ruses
textuelles ? Ainsi, toutes les formules qui, inlassablement, donnent la mort aux
combattants sont là, mais parfois affectées d’une légère modification, unique
dans l’œuvre19 : c’est qu’Arès n’est pas un mort ordinaire, et cette variation
au sein du même sert à rappeler qu’en fait il n’est nullement mort. Athéna l’a
seulement vaincu, le texte a fait le reste, suggérant la mise à mort et la niant
du même mouvement.
On l’a compris : il n’est de mort d’Arès que fictive. Fictives et perçues
comme telles à l’intérieur d’un récit de fiction qui se donne pour la réalité, ces
morts divines sont comme une enclave d’irréel dans l’économie iliadique de
la mort. Arès mortel est une fiction au second degré, dont seul un texte pou-
vait faire l’essai parce que c’est le propre d’un texte que l’on puisse s’y auto-
riser à donner et reprendre en même temps. Pour mettre à mort un guerrier,
il suffit de lui « rompre les genoux » ou d’évoquer ses armes qui sonnent sur
lui pendant sa chute : l’Iliade mime donc la mise à mort d’Arès. Mais, si une
formule suffit pour tuer, encore faut-il que celle-ci soit conforme à l’usage ;
en revanche, la moindre variation dans le style formulaire peut sauver, et
sauve de fait le dieu, que l’épopée maintient en vie pour préserver comme
il se doit son essence d’Immortel. Ainsi le texte cerne cet oxymoron qu’est
la mort d’un dieu grec, rivé à son corps à la fois humain et plus qu’humain,
entamable et cependant impérissable. La mort d’un dieu : cela ne se montre
pas (quelle représentation figurée pourrait suggérer une mort qui n’a lieu que
dans les mots ?), cela s’imagine (et, en un suprême raffinement, l’Iliade prê-
tera au dieu lui-même une pulsion à imaginer ce que serait sa mort). Et si une
telle notion n’a pas un instant droit de cité dans la religion olympienne, on
peut au moins se payer le luxe d’en suggérer l’hypothèse, à l’œuvre dans la
discursivité d’un récit.
À cette fin, quelques indicateurs textuels suffisent. Il en va ainsi des répé-
titions en écho. Il y a d’abord, dans la harangue de Dionè, à propos du dieu
enfermé dans la jarre, la répétition d’une formule déjà employée au sujet d’un

18. Iliade, XXI, 391-433. L’analyse qui suit s’inspire largement de The Death of Patroklos, p. 85-87.
Frappé au cou par une pierre, Arès est-il, comme le veut Lowenstam (ibid., p. 172), soumis au pre-
mier temps d’un sacrifice ? Pour dérangeante qu’elle soit, cette interprétation est plus satisfaisante
que celle du scholiaste qui donne une explication psychologique (Arès est démesuré, la démesure
porte la tête (le cou) haute, Arès est frappé au cou).
19. Cf. S. Lowenstam, The Death of Patroklos, p. 85.
370 le corps vulnérable d’arès

mortel : « et il eût bel et bien péri sur place » ne se dit d’Arès qu’après s’être dit
d’Énée, quelque soixante-dix vers auparavant20 ; or, pour être né d’une déesse,
Énée n’en appartient pas moins à une lignée humaine, et seule l’intervention
de sa mère Aphrodite l’a sauvé d’un trépas certain : la superposition parle de
soi. De même, lorsqu’Arès guérit de la blessure que lui a infligée la lance de
Diomède, le texte répétera à son sujet la formule que, dans son récit, Dionè avait
appliquée à Hadès : il guérit « car il n’avait pas été créé mortel » ; et, comme
Hadès, Arès sera sauvé : par le médecin des dieux, mais surtout par la tradition
poétique qui n’a pas façonné les Olympiens pour qu’ils périssent21. La première
répétition assimilait Arès à un mortel, la seconde l’associe à l­ ’immortel souve-
rain des morts : le recours à la répétition est décidément tout sauf une procédure
gratuite, puisqu’il contribue à enraciner le dieu dans son statut paradoxal. Mais
le même résultat est aussi bien obtenu par la pratique inverse, celle de l’hapax :
lorsqu’Arès s’imagine rétrospectivement amenēnós sous les coups de Diomède,
comment entendre ce mot que l’Iliade n’emploie aucune autre fois ? De fait, rien
ne légitime une comparaison avec l’Odyssée où cet adjectif caractérise la fai-
blesse des ombres, « têtes sans force » dans l’Hadès, ni avec tel hymne homé-
rique, où la signification du terme est dérivée de son emploi iliadique. Force est
de se résoudre à ne référer ici le mot qu’à lui-même, ce qui revient à admettre
que le dieu de la guerre est le seul combattant pour qui l’Iliade puisse inven-
ter un mot disant la privation de ménos : le sentiment de l’étrangeté ne perdra
rien à cette hypothèse.
Il faut avancer : je ne reviendrai pas sur les procédures qui relèvent de
l’intrigue, comme cette manière insistante qu’a le texte de prêter au dieu la
vision, rétrospective ou anticipée, d’une mort qui n’a pas eu ou n’aura pas
d’autre existence que l’évocation qu’il en fait. À l’évidence, pour imaginer un
Arès mortel, il faut en passer par une stratégie textuelle. Mais, sauf à c­ réditer
sereinement le texte homérique d’une toute-puissance que l’Iliade n’accorde
même pas sans réserve à Zeus, encore reste-t‑il à comprendre ce qui, dans
la personne divine d’Arès, lui vaut d’être crédité d’une vocation aussi para-
doxale pour un dieu.

Faiblesses de la force

S’il faut penser la mort d’un dieu, pourquoi ce dieu doit-il présenter la figure
d’Arès ? Pour répondre à cette question, les indignations d’un Père de l’Église
pourraient bien nous mettre sur la voie. Soit donc Clément d’Alexandrie ins-
truisant le procès des dieux païens : humains, trop humains, asservis qu’ils
sont à toutes les faiblesses de la condition humaine. Et d’énumérer pêle-mêle :

20. Kaí nú ken énth’ apóloito : V, 388, répétant V, 311 ; cf. Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality”
of Gods in Homer », p. 326.
21. Iliade, V, 402 et 90l (Ou mèn gár ti katathnētòs etétukto), formule commentée par E. Vermeule,
Aspects of Death, p. 124-125. Sur le « comme si » homérique, voir encore les remarques de H.L. Levy
(« Homer’s Gods : a Comment on their Immortality », Greek, Roman & Byzantine Studies, 20
(1979), p. 215-218), qui croit devoir faire l’hypothèse d’un état pré-homérique de la religion, où
les dieux auraient été réellement mortels.
le corps vulnérable d’arès 371

[leurs] amours, les fables étranges de leur inconduite, leurs blessures, leurs
emprisonnements, leurs rires, leurs batailles, leurs esclavages et leurs fes-
tins, leurs embrassements et leurs larmes, leurs passions et leurs débauches
voluptueuses22.
Suit un catalogue, raisonné cette fois, de ces petitesses par trop humaines,
qui s’ouvre, comme il se doit, par les actes de débauche et se poursuit par les
années d’esclavage des dieux, avant d’en venir à leurs blessures. Clément dresse
la liste des blessures divines, à commencer par celles d’Aphrodite et d’Arès
– des blessures iliadiques, donc – et c’est tout naturellement que, pour intro-
duire ce thème, il a cité l’Iliade :
Vos dieux amoureux et passionnés sont de toute manière soumis à la condition
humaine. « C’est qu’ils ont bien une chair mortelle ».
Mais ce qui se présente comme une citation est déjà une interprétation car
l’auteur du Protreptique a bel et bien substitué la « chair mortelle » (thnētòs
khrṓs) à la « chair vulnérable » (trōtòs khrṓs) du texte homérique23. Les dieux
d’Homère : vulnérables, donc mortels ; ou plutôt : blessés, c’est-à‑dire mortels.
Ainsi la blessure devient le plus pertinent des critères de mortalité et, pulvéri-
sant les ruses textuelles dont usait l’Iliade pour maintenir la mort à bonne dis-
tance d’Arès, Clément traque l’être mortel des dieux grecs dans les entailles de
leur corps vulnérable. On s’étonnera peut-être qu’un fidèle du dieu fait homme
trouve précisément matière à s’indigner dans cette « humanité » qui caracté-
rise les dieux païens ; mais l’examen d’une telle question nous apprendrait plus
sur les Pères de l’Église que sur le panthéon olympien et, s’agissant des dieux
grecs, seule importe en l’occurrence ce que Clément suggère de leur manière
d’être humains : ils le sont pas leurs blessures, ils le sont par tout ce qui atteint
leur corps et leurs sens, tout ce qui leur fait pousser des cris de douleur.
Ce qui nous ramène à Arès, à ces maux (pḗmata) auxquels il ne se soustrait
jamais qu’à grand-peine, et à ces gémissements dont, tout au long de l’Iliade,
il ponctue l’histoire de ses mésaventures24. En un mot, à l’humanité du dieu.
Nul doute que ce mot ne puisse surprendre : humain, le monstrueux (pelṓrios)
Arès, Arès de bronze à qui les poèmes homériques attachent traditionnellement
le titre de brotoloigós, « fléau des mortels » ? Il faut donc préciser en quel sens
Arès peut être dit humain.
Au chant V de l’Iliade, Arès sévit dans la bataille aux côtés d’Hector – on
l’a dit, sa préférence toujours va aux Troyens – ; il a pris la forme d’un mortel,
celle du chef thrace Akamas, mais les héros les plus avisés, tel le Grec Diomède,

22. Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 32, 1. La quasi-totalité de ces rubriques pourrait s’appli-
quer à Arès, y compris la lascivité, qu’illustre au chant VIII de l’Odyssée, l’épisode de ses amours
avec Aphrodite ; toutefois, bien que s’attardant sur le chapitre de la débauche (32, 2-4), Clément
ne mentionne pas Arès au nombre des dieux luxurieux.
23. Protreptique, II, 36, 1 (que l’on comparera avec Iliade, XXI, 568-569).
24. Pḗmata : V, 885 et XV, 110 ; désignant aussi bien la souffrance que le fléau envoyé par les
dieux ou la diminution sociale qu’entraîne une défaite (F. Mawet, Recherches sur les oppositions
fonctionnelles dans le vocabulaire homérique de la douleur, Bruxelles, 1979, p. 102-139), le
mot pē̂ma connote toute l’étendue de ce qu’on a appelé les « disgrâces d’Arès » (L. Séchan et
P. Lévêque, Les grandes divinités de la Grèce, Paris, 1966, p. 245). – Gémissements : V, 871 et
XV, 114 (­olophurómenos), XXI, 417 (stenákhonta).
372 le corps vulnérable d’arès

savent reconnaître le dieu sous son apparence d’homme25. Avec Hector, Arès tue
des guerriers en grand nombre jusqu’au moment où, contre le dieu meurtrier,
Athéna lance Diomède avec mission de le frapper. Diomède s’avance, cepen-
dant que, soudain isolé et tout à sa tâche de mort, le fléau des mortels continue
à dépouiller le guerrier qu’il vient de tuer : ce dernier se nommait Périphas, il
était monstrueux (pelṓrios) comme l’est le dieu de la guerre. Mais, en dépouil-
lant celui qu’il vient de tuer – et, semble-t‑il, de tuer seul –, Arès en fait trop :
il outrepasse sa fonction, qui est de tuer en second, après le combattant humain
qui a porté le coup fatal et à qui le dieu laisse d’habitude le soin de dépouiller
sa victime. Dire qu’Arès en fait trop, avancer qu’il sort de ses attributions, c’est
suggérer qu’il se comporte en réalité comme un humain26. Comme s’il avait
oublié qu’il n’est pas cet Akamas dont il a pris l’apparence. Or, face à lui, c’est
« pareil à un dieu » (daίmoni îsos) que Diomède s’élance27 : entre le mortel
semblable à un dieu et le dieu qui se prend pour un homme, le combat risque
fort de tourner à l’avantage du premier. Et, de fait, Diomède blessera Arès.
Ce n’est pas la première défaite du dieu, ce n’en est pas la dernière, ainsi
que l’attestent les nombreux récits autour d’un Arès diminué28 : Arès épuisé
dans la jarre et qui, sans Hermès, serait mort ; Arès toujours agi dans l’Iliade,
et surtout au chant V où il semble réduit à exécuter les ordres d’autres dieux ;
Arès vaincu, au combat par Diomède, Héraklès et Athéna, à la boxe par Apollon
dans la tradition d’Olympie ; Arès lié, dans le récit de Dionè comme sa statue
l’est réellement à Sparte ; Arès asservi enfin, ainsi que Clément ­d’Alexandrie
se plaît à le rappeler29. Ajoutons qu’à l’Arès diminué des mythes semble bien
répondre l’Arès marginalisé de la religion civique : rejeté hors de l’espace urbain
– comme ce fut sans doute longtemps le cas à Athènes –, mal aimé des ima-
giers qui représentent plus volontiers d’autres dieux, mal famé pour tout dire,
il occuperait, à en croire les historiens des religions30, la place de l’exclu, lui,
le sanglant, le meurtrier, qui incarne ce que les cités ne veulent plus savoir de

25. Iliade, V, 461-462 et 590-606. Sur la difficile question des modes de manifestation des dieux
dans l’Iliade, voir P. Pucci, « Epifanie testuali nell’Iliade », Studi Italiani di Filologia Classica,
3 (1985), p. 170-183.
26. On comparera V, 703-7 10, où le verbe exenarízein employé au duel, concerne l’action conjointe
de l’homme et du dieu, et 842-848, où Arès agit seul. Arès est dit brotoloigós au v. 846, ce ­qu’Eustathe
commente en soulignant que le dieu agit ici sōmatikō̂s (en personne) et, dans ce fait, il voit un
renforcement de la monstruosité d’Arès. Avec Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality” of Gods
in Homer », p. 325), j’adopte l’interprétation inverse.
27. Iliade, V, 884. On notera que Diomède n’est daímoni îsos que dans la version qu’Arès donne de
l’épisode. Nul doute que, tout à son « humanité », le dieu n’ait vu le mortel surgir « pareil à un dieu ».
28. J’emprunte ce terme à C. Ramnoux, Mythologie ou la famille olympienne, repr., Brionne, 1982,
p. 58-59 (la diminution comme l’équivalent divin d’une mort).
29. Vaincu à la boxe : Pausanias V, 7, 10. Lié : [Apollodore], Bibliothèque, I, 7, 4 (ainsi que Arnobe,
Adversus Nationes, 4, 25), Pausanias III, 15, 7 ; sur le lien comme substitut de la mort pour un
dieu, voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974,
p. 113-114. On observera au passage que le Tartare, où Zeus enverrait volontiers son fils, est un
« espace lieur » (ibid., p. 276-277). Asservi : Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 35, 3 ; que
la servitude soit pour Clément une alternative à la blessure, l’atteste Protreptique, IV, 55, 3.
30. Voir par exemple : F. Vian, Les Origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Paris, 1963, p. 108 ;
W. Burkert, Greek Religion, trad. angl., Cambridge (Mass.), 1985, p. 170. Les historiens des religions
se plaisent à aggraver la marginalité d’Arès en proclamant le peu d’intérêt que présente l’étude du
dieu (voir tout particulièrement W. Otto, Les dieux de la Grèce, trad. fr., Paris, 1981, passim), et
le corps vulnérable d’arès 373

la guerre – qu’elle est une façon de socialiser le meurtre. Il est vrai que, pour
préserver l’idéologie officielle (consensus à l’intérieur, belle guerre à l’exté-
rieur), les cités de l’époque classique ont tout intérêt à présenter Arès comme
un exclu, quitte à « oublier » que, comme puissance présidant au serment, le
dieu est moins marginalisé qu’on ne veut bien le dire ; aussi, avant de procla-
mer la réalité de l’exclusion, les historiens des religions gagneraient-ils sans
doute à prendre quelque distance vis-à-vis du discours civique31. Mais c’est
de discours qu’il est question ici, et l’on n’hésitera pas à tenir cette margina-
lité supposée comme l’une des figures d’un dieu voué – par essence, semble-
t‑il – à être diminué.

Si l’essence d’un dieu a beaucoup à voir avec sa fonction, il se pourrait


que l’on gagne à référer cette vocation d’Arès aux modalités de son interven-
tion dans la guerre. Soit donc Arès au milieu de la mêlée. En proie à la fureur
– c’est ainsi qu’au chant V de l’Iliade Héra le décrit –, il est le Tueur ultime32 : il
n’est pas de combattant à qui il ne porte finalement le dernier coup, dans l’épo-
pée homérique comme dans les épigrammes funéraires de l’époque archaïque.
Mais, parce qu’il est celui qui toujours achève l’adversaire, il est aussi et sur-
tout, pour tous les héros qui sont dits arḗioi ou désignés comme ses serviteurs
(therápontes Árēos), le paradigme du guerrier. Étrange paradigme, semble-t‑il,
toujours menacé d’être tué comme il tue et, en toute circonstance, vaincu par ce
qu’il est : dominé, lui, le fort, le brutal (kraterós), par tout ce qui, comme lui,
est « fort » – kraterós est le géant Éphialte lorsqu’il s’empare du dieu, k­ raterós
le lien dont il l’enserre, et c’est encore de kraterà érga, d’actes de violence,
qu’Arès blessé par Diomède ira se plaindre à Zeus ; toujours au bord d’être
terrassé par le bronze, lui qui, par nature, est « de bronze »33 ; atteint au bas-
ventre, à l’endroit même où il boucle sa ceinture, cette mίtrē emblématique du
guerrier au point que le roi Agamemnon est censé ne ressembler au dieu que
sous le rapport de la ceinture34 ; enfin et surtout blessé par un autre lui-même
puisque, lorsqu’il s’élance, Diomède est daίmoni îsos, pareil à un dieu qui n’est
autre qu’Arès35.

en en faisant parfois un étranger venu de Thrace (voir les remarques de E. Simon, Die Götter der
Griechen, Munich, 1969, p. 257-258) ; W. Burkert (op. cit.) l’examine en dernier dans la liste des
grands dieux, juste avant une section consacrée au « reste du Panthéon ».
31. Réserves analogues vis-à-vis de l’idée d’un Arès dévalué dans l’Iliade chez G. Nagy, The Best
of the Achaeans, p. 131 et 157.
32. J’emprunte cette expression à G. Nagy, ibid., p. 294, commentant des formules comme Árēi
ktámenos, tué par Arès (XXII, 72) : Arès tueur dans les épitaphes archaïques : voir E. Simon, Die
Götter der Griechen, p. 264 ; Arès paradigme du guerrier : G. Nagy, passim, et S. Lowenstam,
The Death of Patroklos, p. 76.
33. Kraterós : V, 385-386, 872 (mais, en 755, les kraterà érga étaient ceux d’Arès) ; Arès kraterós :
II, 515. Le bronze : V, 387 (la jarre), V, 886 (les coups du bronze).
34. V, 856-857 ; la ceinture mítrē ou zṓnē) emblématique du guerrier en tant qu’il ressemble à
Arès : II, 478-479 (cf. Pausanias, IX, 17, 3). On notera qu’en IV, 127-139, Ménélas atteint d’une
flèche est efficacement protégé par sa mítrē : il est d’autant plus remarquable qu’Arès ne le soit pas.
35. Daímoni îsos : G. Nagy, The Best of the Achaeans, p. 143-144 et 293, ainsi que M. Daraki,
« Personnages héroïques et initiations guerrières dans l’Iliade », dans Questions de sens, Paris,
1982, p. 65-80. En V, 884, l’ironie du texte veut qu’Arès lui-même donne à Diomède ce qualificatif.
374 le corps vulnérable d’arès

Arès vaincu par Arès, donc. Avant de conclure au paradoxe, mieux vau-
drait s’aviser de ce que, sur le champ de bataille où sévit le dieu, Arès se
trouve toujours des deux côtés, quel que soit le camp où vont ses préférences
personnelles. Une telle attitude lui vaut d’être désigné comme ­alloprósallos
– celui qui va d’un camp à l’autre36 – et, s’ils n’étaient pas animés contre le
dieu d’une totale partialité, Athéna et Zeus, en lui décernant ce qualificatif,
devraient reconnaître qu’il s’agit là moins d’un jugement que d’une définition
exacte : l’énoncé même de la loi de la guerre, qu’Arès incarne. Aussi, lorsque
s’affrontent les guerriers, ces serviteurs d’Arès, c’est à chaque fois le dieu
qu’ils opposent à lui-même :
Deux hommes vaillants (arḗioί) entre tous, Énée, Idoménée, émules d’Arès
(atálantoi Árēi), brûlent de s’entailler mutuellement la chair d’un bronze impla-
cable (Iliade, XIII, 499-501).
Sous le signe du bronze, voici qu’Arès marche contre Arès, comme dans
tous les combats qui, des deux côtés, alignent des semblables37. Et, si l’essen-
tielle réversibilité qui caractérise la guerre veut que qui frappe soit frappé38,
comment douter que le destin du dieu « fort » soit d’endurer les vicissitudes et
l’impuissance, lorsque l’heur du guerrier se retourne en malheur ? Comment
s’étonner que le paradigme du combattant soit, comme les combattants humains
qui l’imitent et qu’il représente, livré à ce que Dumézil appelle « la logique
interne de la force39 », qui est de toujours faire retour contre soi ? Il y a de la
faiblesse au sein de la force, et rien n’est plus vulnérable qu’un corps de guer-
rier, lors même qu’il a longtemps échappé aux traits les plus funestes. De cette
loi, Arès témoigne.
Ce n’est pas que son statut divin ne contribue malgré tout à corriger les
effets de cette dure nécessité à laquelle les hommes sont soumis sans recours :
de toutes ses « morts », Arès réchappe, immortellement vivant, et, réduit à ses
propres forces, aucun guerrier humain ne pourrait venir à bout du dieu. Ainsi,
devant Arès en sa force, Diomède une première fois a reculé. Mais l’essentielle
vulnérabilité du tueur ultime ne se révèle jamais mieux qu’en ces confronta-
tions qui, directement ou indirectement, l’opposent à Athéna. Dès le chant V
de l’Iliade, tout est dit : « Lance Athéna contre lui », suggérait Zeus à Héra ;
« plus qu’un autre, elle est habituée à le mettre en contact avec les cruelles
douleurs » (odúnai, les élancements fulgurants qui pénètrent et traversent
le corps). Et de fait, sans l’aide d’Athéna, jamais Diomède n’aurait osé s’en
prendre au dieu. Mais, lorsque la mḗtis de la déesse se met au service du ménos
d’un héros, à tout coup, Arès est battu : amenēnós devant une force égale à la
sienne, force humaine qu’a décuplée la mḗtis divine pour que ce soit du même
qui s’oppose à Arès. Lorsqu’enfin les dieux seront face à face, alors éclate la
précellence d’Athéna. Comme il convient au dieu de la guerre, Arès donne le

36. Iliade, V, 831, 889.


37. Sur ces combats entre mêmes, où Arès lutte contre soi (par exemple Eschyle, Choéphores,
461 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 1391-1392), voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, p. 156-158
(à propos des hommes de bronze hésiodiques) et W. Burkert, Greek Religion, p. 169 (à propos des
« Semés » thébains).
38. Voir N. Loraux, « Blessures de virilité », Le Genre humain, 10 (1984), p. 39-56.
39. G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969, p. 97.
le corps vulnérable d’arès 375

signal du combat ; ici s’arrête sa supériorité40. Car, s’il parvient à toucher son
adversaire, ainsi que le texte le répète comme pour mieux s’en assurer, ce n’est
pas le corps d’Athéna qu’il atteint, seulement l’égide, arme magique « dont
ne triomphe pas la foudre même de Zeus ». La déesse en revanche aura beau
jeu de le terrasser sans effort et, qui plus est, de le battre sur son propre terrain
en le dominant par la force, ce dont elle se vantera sans vergogne une fois les
genoux d’Arès rompus :
Pauvre nourrisson ! tu n’as donc pas compris encore à quel point je peux me
flatter d’être plus forte (areίōn) que toi, pour que tu ailles de la sorte mesurer ta
fureur (ménos) à la mienne ? (Iliade, XXI, 410-411).
Exit Arès. Reste, inentamée, la fille de Zeus, en son invulnérabilité que seule
la verve polémique de Clément d’Alexandrie osera contester en attribuant à la
déesse une blessure.
Face à l’invulnérable Athéna, corps énigmatique que d’innombrables enve-
loppes protègent, Arès est trop menacé en sa force brute : trop exposé – son
ceinturon même peut céder sous la lance, et voici entamée la surface de sa
peau –, faible à force d’être tout d’un bloc – et le voici qui tombe et, « sur le
sol, couvre sept arpents ». Mais à cette faiblesse il doit son exemplaire corpo-
réité : qui veut penser la substance corporelle d’un dieu évitera Athéna pour
s’attacher à Arès. L’Iliade en prend acte, qui offre le dieu meurtrier aux bles-
sures, l’associant ainsi à celle qu’Homère juge la moins guerrière des déesses :
à Aphrodite, avec son corps trop tendre et sa blanche peau fragile que le contact
d’une agrafe d’or suffit à égratigner41.
Penser Arès en sa corporéité implique donc, dans la logique de l’épopée, que,
déployant le spectre des modalités divines du rapport au corps, on assigne au dieu
sa place, très loin de la guerrière Athéna, tout près de la vaporeuse Aphrodite,
comme lui blessée par Diomède, avec lui mise hors de combat. Étrange associa-
tion du tueur « monstrueux » et de la déesse des sourires, qu’il n’est pas besoin
toutefois de réinterpréter, comme le fait l’Odyssée, sur le mode de la complicité
érotique42. Il suffit de s’en tenir à la logique de la force, plus désarmée quand
elle est vaincue que la féminité la plus accomplie.
Corps d’Aphrodite, corps d’Arès : corps à entamer. Et, de la plaie d’Arès
comme de la blessure d’Aphrodite, coule le sang divin.

40. Dans une perspective analogue, à propos du Mars romain, voir les remarques de G. Dumézil,
La religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 219.
41. Iliade, V, 424-425. Avec cette différence que la blessure d’Aphrodite est superficielle tandis que
celle d’Arès, mortelle pour un humain, requerra les soins du médecin des dieux.
42. Odyssée, VIII, 266-366. Les amours d’Arès et d’Aphrodite (qui n’est d’ailleurs pas toujours
aussi peu guerrière que dans l’Iliade) sont connues également d’Hésiode, qui mentionne leur des-
cendance : Théogonie, 933-937.
376 le corps vulnérable d’arès

Le sang immortel

Il est de la nature du sang grec que de couler hors du corps : celui des dieux
ne fait pas exception à cette définition, et l’Iliade n’en élabore la notion qu’à
propos des dieux blessés – Aphrodite, donc, puis Arès43. De la plaie ouverte du
dieu, coule le sang immortel (ámbroton haîma) mais, au chant V, la première
blessure divine a été celle d’Aphrodite et c’est à propos d’Aphrodite que le texte
s’essaie à penser la notion d’un ámbroton haîma :
Du sang immortel coulait de la déesse, de l’ikhṓr, tel qu’il coule pour les dieux
bienheureux ; car ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin couleur de
feu et c’est pourquoi ils n’ont pas de sang et sont appelés immortels44.
Passage important mais difficile, interminablement commenté sans que les
philologues parviennent à en réduire toutes les difficultés, tant il est vrai qu’on
ne s’essaie pas impunément à inscrire l’immortalité dans la matière d’un corps.
La première difficulté concerne l’emploi du mot ikhṓr, que la langue médi-
cale connaîtra ultérieurement comme désignation de la « sérosité », mais qui,
si l’on en croit l’interprétation la plus répandue de ce passage, serait ici quelque
chose comme le nom du sang divin. Le problème est alors d’articuler entre elles
deux acceptions aussi opposées du même mot. Faut-il les séparer radicalement
l’une de l’autre, décider qu’un terme qui, dans l’Iliade, est un hapax, doit aussi
être considéré comme un hapax dans la langue grecque du point de vue de son
sens ? Faut-il au contraire s’efforcer de trouver une liaison, postuler une série
continue allant du sang des dieux au liquide séreux ? À cet exercice Clément
d’Alexandrie se plaisait, ne se privant pas d’en tirer argument contre des dieux
dont « le sang est plus horrible que le sang ordinaire, car on entend par ikhṓr
le sang putréfié45 ». Sang des dieux, sang putréfié ? L’oxymoron est beau, et
bien propre à ravir les amateurs de sens opposés (pour construire le corps des
dieux, prenez de la substance humaine à l’état corrompu, elle se renversera en
son contraire et sera magnifiée). Nul doute qu’on ne puisse s’en tenir à une
telle hypothèse, somme toute excitante : il suffit pour cela de valoriser le jeu de
­l’ambivalence. Si l’on n’y trouve pas son compte, il faut trancher : on peut tou-
jours (c’est la solution simple, voire paresseuse) se débarrasser du mot en portant
le soupçon sur le vers, déclaré inauthentique – le problème disparaît et, par la
même occasion, toute réflexion sur les procédures mises en œuvre pour penser
la matière des dieux – ; on peut aussi se prononcer en faveur d’une séparation
radicale entre l’ikhṓr homérique et l’ikhṓr de la langue médicale : on contestera
alors, non sans quelque apparence de raison, que, dès les poèmes homériques,
un mot qui n’apparaît qu’en cet endroit de l’Iliade ait dû avoir le sens que lui
attribuera ensuite la tradition – le sang des dieux y gagne de n’être plus putréfié,
mais le mystère s’épaissit sur ce qu’il est. Décidément, la tentation est grande

43. Voir H. Koller, « Haîma », Glotta, 15 (1967), p. 149-155 ; pausato d’haîma (Iliade XI, 267)
– « et le sang cessa » – signifie : « et le sang cessa de couler ». À propos de V, 340, voir les remarques
de J. Jouanna et P. Demont, « Le sens d’ikhṓr », p. 200, n. 12 : l’ikhṓr ne saurait « couler aux veines
des divinités bienheureuses » (trad. P. Mazon), mais s’écoule d’une blessure divine.
44. Iliade, V, 339-342 (trad. J. Jouanna et P. Demont) ; sang immortel d’Arès : V, 870.
45. Protreptique, II, 36, 3.
le corps vulnérable d’arès 377

de parier en fin de compte pour la liaison. On posera donc qu’ikhṓr n’est pas
le « nom du sang des dieux » mais bel et bien, comme dans le reste de la tradi-
tion, celui du liquide séreux : si, comme l’hypothèse en a récemment été faite, la
proposition relative « tel qu’il coule pour les dieux bienheureux » a pour fonc-
tion non de procéder à quelque identification générique de l’ikhṓr avec le sang
des dieux, mais de préciser le caractère spécifique de cet ikhṓr qui coule hors
des blessures divines, il faut admettre et que le sang divin tient de la sérosité
et qu’il n’a rien à voir avec l’humeur de même nom chez les hommes. On per-
çoit mieux dès lors comment le texte construit la notion d’un corps divin, sur
fond de différence et de proximité (proximité : pour éviter de calquer la subs-
tance divine sur la substance humaine correspondante, remplacer le sang par ce
qui en est le plus proche, la sérosité qui souvent s’écoule des blessures après le
sang ; différence : le sang des dieux, qui ne boivent pas le vin, sera moins noir
que celui des hommes et, de fait, la sérosité est, chez les humains, plus claire
que le sang46). Une telle démonstration a pour elle la vraisemblance, moins
parce qu’elle préserverait l’unité de signification du mot, d’Homère aux Pères
de l’Église, que par ce qu’elle suggère des opérations que l’on accomplit pour
penser la substance des dieux, et je m’y range donc. Les problèmes ne sont pas
finis pour autant avec ces quelques vers de l’Iliade.
Posons pour acquis que l’on fait les dieux avec de l’homme. Cela ne dis-
pense pas pour autant les humains de se plier à l’impératif qui veut que ce
soient « toujours deux races distinctes que celle des dieux immortels et celle
des hommes qui marchent sur la terre47 ». Aussi chaque élément humain dans le
corps des dieux doit-il à la fois être maintenu comme tel et nié, reconnaissable
et absolument autre. Parce qu’elle construit de l’immortel avec du mortel, la
pensée fonctionne sur le mode de la négation, ne postulant (à chaque pas) une
affirmation sur la condition humaine que pour s’y opposer – mais, d’être ainsi
nié, l’humain n’en est que plus présent, à tout instant, à l’horizon du discours48.
Ainsi s’explique le recours au préfixe négatif a- pour dire le statut d’Immortel
(athánatos, ámbrotos) ; ainsi s’éclaire le travail de la négation dans le texte.
D’entrée de jeu, le sang d’Aphrodite a été déclaré « immortel » (ámbro-
tos), et tout serait dit si l’immortalité du dieu ne devait se vérifier dans toutes
les parties de son être ; si, en sa matérialité même, la substance divine, bien que
nommée (ou parce que nommée) dans la langue humaine du corps, ne devait à
son tour contribuer à réassurer les Immortels dans leur opposition à la condi-
tion mortelle des hommes. Aussi le sang coule-t‑il de la blessure divine sous
­l’espèce d’une variété de l’ikhṓr ; et le texte d’expliquer que les dieux n’ont

46. Je résume ici les conclusions de J. Jouanna et P. Demont, à qui j’emprunte ce raisonnement
(« Le sens d’ikhṓr », p. 203) ; les auteurs notent toutefois que le sang d’Aphrodite n’en « noircit »
pas moins sa belle peau (V, 354) et commentent (p. 204) : « malgré son effort pour différencier
le monde des dieux de celui des hommes, le poète ne peut se représenter le premier qu’à l’image
du second ».
47. Iliade, V, 441-442 : paroles d’Apollon à Diomède. Le chant V tout entier s’attachant à explorer
cette différence, la réflexion sur la substance divine tend à s’y concentrer. Sur la signification de
l’ikhṓr dans cette perspective, voir B. Zannini-Querini, « Ikhṓr, “il sangue degli dei », Orpheus,
15 (1983), p. 355-363.
48. C’est ce que O. Ducrot (Dire et ne pas dire, Paris, 1972, p. 38) appelle la négation métalinguis-
tique, cet énoncé sur un énoncé.
378 le corps vulnérable d’arès

effectivement pas le régime alimentaire des hommes. Vient alors la conclu-


sion : « C’est pourquoi ils sont dépourvus de sang (anaímones) et on les appelle
immortels (athánatoi). » Dépourvus de sang, les dieux qui perdent leur sang
immortel ? Le raisonnement, on s’en doute, a surpris, au point d’inciter plus
d’un lecteur à contester l’authenticité du dernier vers. Mieux vaut reconstituer
la logique de la négation, en vertu de laquelle les dieux ont et n’ont pas de sang.
Des humains seuls on peut en toute rigueur déclarer qu’ils ont du sang (c’est
même ce qui les constitue comme tels, humains puisque mortels) ; l’ámbroton
haîma ne saurait donc être du sang – seulement de l’ikhṓr –, ce qui permet à
la fois de poser la notion d’un sang divin dans l’énoncé ámbroton haîma et de
détruire un mot par l’autre – ámbroton détruit haîma, les dieux seront donc dits
anaímones, dépourvus de sang. Façon tautologique de redire sans fin la nature
des Immortels en tant qu’ils ne meurent pas. Si l’on ajoute qu’à côté de brotós,
désignation canonique du mortel chez Homère, il existe dans l’épopée quelques
occurrences d’un mot brótos pour désigner précisément le sang d’une blessure,
il se pourrait bien que la notion même d’un ámbroton haîma soit – cette fois-ci
au niveau du signifiant – une contradiction dans les termes : à peine par jeu
de mots, du sang qui n’en est pas49. Du sang qui n’en est pas, de la substance
de mortel à l’état immortel : entre la glose étymologique50 et la réflexion sur
­l’essence négative du divin, qui distinguera jamais ?
J’arrête ici cette lecture d’un passage que les positivistes de tout bord ont tou-
jours voulu amputer d’un vers ou de l’autre, et qui est sans doute l’un des plus
beaux exemples d’une pensée de la limite à l’œuvre dans un texte. À explorer
le statut divin dans son écart et sa proximité, l’Iliade reconnaît implicitement
que, si les dieux sont censés fournir aux hommes un modèle, pour concevoir un
corps immortel, il faut retourner la règle et parler de « sang divin », car le corps
des dieux ne prend son sens que de ce qui fait le corps des hommes.
L’heure est venue de retrouver Arès, pour qui la superposition de brótos et
brotós est tout particulièrement significative, en ce que le dieu de la guerre a une
affinité marquée avec le sang comme avec la mortalité. Celui que les héros cré-
ditent de l’ardent désir de boire leur sang et qui jamais ne se rassasie de ce breu-
vage est aussi le dieu qui serait mortel si un dieu pouvait se définir autrement
que sur le mode de l’a- privatif. Ou encore : il est celui qui, pour un peu, lais-
serait ses dépouilles sanglantes (énara brotóenta)51 aux mains des combattants
humains qui l’imitent trop bien. Et cependant, parce que le « sang immortel »
d’Arès ne saurait être pensé que sous la représentation, insistante, obsédante,
du « sang noir » que les mortels versent pour lui, ce n’est pas sa blessure, grave
pourtant, mais celle – bénigne – de sa complice Aphrodite, plus apte à répandre
du sang clair, qui a donné lieu à l’excursus théologique sur l’ámbroton haîma.
Une fois de plus, Arès est comme humain par là où il est monstrueux.

49. « Das Nichtblutsblut », traduit M. Leumann, Homerische Wörter, Bâle, 1950, p. 125 (et, de même,
E. Vermeule, Aspects of Death, p. 124 : « bloodless blood ») ; sur brótos et brotós, voir Aspects
of Death, p. 94-95. On renverra également à A. Kleinlogel, « Götterblut und Unsterblichkeit »,
Poetica, 13 (1981), notamment p. 269-273.
50. L’hypothèse de Leumann (Homerische Wörter, p. 125-126) selon laquelle brótos serait dérivé
de ámbrotos est tout particulièrement intéressante de ce point de vue.
51. [Hésiode], Blouclier, 367.
le corps vulnérable d’arès 379

Avec Arès, le risque est, pour la pensée, de franchir la barrière interdite


du a- privatif qui constitue les dieux dans la forme d’une négation : vient un
moment où, trop sollicitée, la limite tend à s’effacer, tendrait à s’effacer si le
texte, qui a joué avec le feu, ne veillait à sauver l’ordre du monde et la distri-
bution des statuts. Arès ou comment être immortel le moins possible, ce qui
est encore une façon de ne pas être mortel. Confronté à ce degré zéro du dieu,
le lecteur en quête de corps paradoxaux ne sera pas déçu : brutal, immense, le
corps d’Arès, stature effrayante et chair menacée, répond à sa demande, non
sans lui offrir l’incomparable bénéfice de débusquer chemin faisant quelques
opérations de pensée.
VOIR DANS LE NOIR*

« Mourir, dormir,
Pas plus, et par un sommeil dire : nous terminons
La souffrance du cœur et les milliers de coups
naturels
Dont la chair est l’héritière ! Oh ! c’est un
dénouement
Qui doit être dévotement souhaité : mourir,
dormir !
Dormir, peut-être rêver. Ah, voilà le nœud,
Car dans ce sommeil de la mort quels rêves
peuvent venir ? »
Hamlet1

Donc Œdipe s’est aveuglé. Pourquoi ?


Question trop connue, à laquelle trop de réponses ont été apportées, qui trop
souvent oublient que l’Œdipe de Sophocle donne lui-même, et par deux fois,
réponse à cette question. Qu’Œdipe expose les raisons de son geste – d’un geste
qu’il présente comme un choix, cela vaut bien une lecture, encore une. Je fais
le pari de m’en tenir à l’énoncé des raisons tragiques, ce qui revient à écarter,
pour le temps de cette lecture au moins, les autres interprétations, quand bien
même les hellénistes leur concéderaient le mérite de respecter la cohérence
grecque du mythe2.
Les autres interprétations : et avant tout celle que Freud donne çà et là de
l’auto-aveuglement d’Œdipe conçu comme substitut symbolique de la castra-
tion3. Mais, sur l’aveuglement d’Œdipe, Freud tient au moins deux discours et
il se pourrait que celui de L’Interprétation des rêves, soucieux de ce qui nous

* Première publication dans Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 35, 1987, p. 219-230.


1. Acte III, scène 1, traduction Raymond Lepoutre.
2. Sur l’aveuglement comme castration dans le mythe grec d’Œdipe, voir L. Edmunds, « Freud and
the Father : Œdipus Complex and Œdipus Myth », Psychoanalysis and Contemporary Thought,
8, 1985, p. 87-103 ; pour la distinction du mythique et du tragique, cf. R. Buxton, « Blindness and
Limits : Sophokles and the Logic of Myth », Journal of Hellenic Studies, 100, 1980, p. 22-37.
3. « L’inquiétante étrangeté », dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, trad. fr., p. 231 ;
Totem et tabou, p. 180 ; Abrégé de psychanalyse, p. 61, n. 1. Mais, tout au long de la réélaboration
de L’Interprétation des rêves, Freud s’en est tenu à une autre lecture de l’auto-aveuglement, plus
conforme à la réserve qu’il observe à l’égard du symbolisme (voir L. Edmunds, art. cit., p. 96).
voir dans le noir 381

conduit, « comme Œdipe… à détourner le regard des scènes de notre enfance4 »,


parle de fait une langue tragique. À l’horizon de la lecture, il y aura ce détour-
nement du regard, et la préoccupation de ce qu’il en coûte de voir.
À deux reprises, donc, Œdipe commente son acte. Il se le hurle à lui-même
alors qu’à coups redoublés il frappe ses yeux, et il en redit la nécessité au coryphée
qui l’interroge. À lui-même Œdipe crie l’âpre jubilation de vivre désormais à
l’abri des erreurs et des crimes du voir. Pour le coryphée, il justifie son acte en
regard de la mort et de l’être mort : plutôt s’aveugler que de mourir, si mourir
impliquait que, dans l’Hadès, il vive encore.
Pour commencer, soit l’explication donnée au coryphée, essentielle en
ce qu’Œdipe y répond à une question « comment ? » qui était en réalité un
« pourquoi ? ».
Que ce qui a été fait n’ait pas ainsi été fait pour le mieux,
Ne m’inflige pas cette leçon, ne me donne plus de conseils,
Car moi, je ne sais pas avec quels yeux, si j’eusse vu,
Mon père, j’aurais pu le regarder en face, une fois allé chez Hadès,
Ni non plus ma pauvre mère. Car les actes que contre tous deux
J’ai accomplis vont bien au-delà de la pendaison.
Est-ce vraiment la vue de mes enfants qui me serait désirable,
Germant comme elle a germé, à contempler ?
Non vraiment, de mes yeux à moi, du moins, jamais. (Œdipe Roi, 1369-1377)
Pour ne pas voir dans l’Hadès, conserver la vie et s’arracher la vue. Plutôt
que de se tuer, lacérer ses yeux5, tel est le choix d’Œdipe. Pour nous, lecteurs
de Sophocle, lecteurs de Freud, habitués que nous sommes à l’aveuglement
du héros, un tel choix va de soi. Tentons d’oublier cette évidence en forme
d’habi­tude et, pour un temps, le geste d’Œdipe recouvrera peut-être un peu
de son opacité.
Que vivre revienne à « voir la lumière », une telle métaphore est récurrente
dans la langue grecque de la poésie épique6, puis tragique ; la mort est donc
ténèbre – nuage sombre abattu sur les yeux mourants du héros iliadique, ou, au
chant XI de l’Odyssée, « nuées et brumes de l’Hadès que jamais n’ont percées
les rayons du soleil » – et Ajax aspirant à l’anéantissement raisonne en vrai
héros tragique lorsqu’il fait de l’ombre sa lumière et pare l’Érèbe du plus écla-
tant des rayonnements7 : en toute logique, pour gagner les ténèbres désirées, il
lui reste à se tuer. Mourir : perdre la vue.

4. L’Interprétation des rêves, p. 229 (traduction modifiée pour le mot Blick).


5. Je ne reviens pas ici sur le sens de ce choix, que j’ai tenté d’élucider dans « L’Empreinte de
Jocaste », L’Écrit du temps, 12, 1986, n. p. 37-40. Sur Œdipe « monopolisant le flux de sang », voir
les remarques de Monique Schneider, « Freud et le mythe d’Œdipe », Psychanalyse à l­ ’Université,
42, 1986, p. 283.
6. Lorsqu’Ulysse apprend qu’il doit, vivant, descendre au monde des morts, il éclate en sanglots :
« Je ne voulais plus vivre, je ne voulais plus voir la clarté du soleil » (Odyssée, X, 496-498).
Façon de dire qu’il préférerait la mort réelle et son obscurité métaphorique à l’expérience, fût-elle
passagère, de l’obscurité « réelle » du monde des morts : plutôt l’Hadès qu’une visite touristique
dans l’Hadès. Sur la logique de cette métaphore du voir comme vivre, cf. E. Vermeule, Aspects of
Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, Los Angeles, 1979, p. 1-41.
7. Sophocle, Ajax, 394-397.
382 voir dans le noir

Or, avant que n’éclate la révélation qui le terrasse, Œdipe lui-même a fait
sienne cette équivalence :
Que jamais, jamais, ô pure majesté des dieux,
Je ne voie ce jour, mais que, loin du regard des mortels,
Je parte et disparaisse avant de voir
Une telle souillure (830-833).
Avec horreur déjà il se découvrait meurtrier de Laïos. Il lui faudrait donc
s’exiler, loin de Thèbes où il avait trouvé son refuge contre l’oracle, et risquer
d’accomplir la sinistre prédiction. Mourir : ne plus voir ; mais aussi : ne plus
être vu. Disparaître. Donc, il ne verrait plus, et nul ne le verrait plus8. Pour
échapper à tout regard, quitter le monde des vivants… À l’évidence, Œdipe ne
redoutait pas encore l’Hadès.
Maintenant, il sait la vérité. Et lorsqu’il salue la clarté du jour
Ô ! lumière, pour la dernière fois puissé-je te regarder maintenant,
Moi qui apparais au grand jour…
[époux incestueux, fils meurtrier] (1183-1184),
nul doute qu’en langue tragique, cette langue où le sens le plus immédiat d’un
adieu à la lumière est celui, tout métaphorique, d’une volonté de mort, on ne
doive entendre qu’il va se tuer. C’est bien du moins ce que, sans doute, a com-
pris le chœur. Mais il faut se rendre à l’évidence : à l’usage de la métaphore
Œdipe préfère le réalisme du sens, et l’adieu à la lumière ne prenait congé que
de la lumière. Non de la vie, mais de la vue. Œdipe, aveuglé mais vivant, ne
verra effectivement plus le jour.
Ce qui ne signifie pas que, pour Œdipe, la vie compte plus que la vue. Tout
au contraire : parce que, pour lui, il n’y a, dans le voir, rien qui prête à méta-
phore, c’est une lourde mutilation que le héros s’est infligée. Que, dans son
expérience, le voir en sa réalité ait assumé toute valeur, l’attestent, avec leurs
répétitions, ses réponses aux questions du chœur :
Que devais-je donc voir,
Moi pour qui, si je voyais, il n’y avait rien à voir de doux ? (1334-1335)
Si la réalité du voir, c’est qu’on voit le réel, devant une réalité insoutenable,
il restait à s’aveugler. Ce qui fut fait. Mais, dans le voir, il y avait aussi, pour
Œdipe, beaucoup plus que le voir : l’équivalent fantasmatique de tout connaître.
N’était-ce pas lui, présumé l’homme du savoir (oîda), qui, indifférent à la fuite
désespérée de Jocaste, proclamait à l’instant :
Qu’éclatent tous les malheurs qu’elle veut ! Moi, mon désir
Sera, si humble soit-elle, de voir9 ma souche (1076-1077).

8. Áphantos : invisible (v. 832). De même Phèdre morte s’est faite áphantos (Euripide, Hippolyte
porte-couronnes, 828) et Déjanire a disparu loin de la vue (Sophocle, Trachiniennes, 881).
9. Ideîn : bien qu’empruntant sa forme d’aoriste à la même racine que oîda, le plus usité des
verbes grecs du voir dit la vue et non le savoir. Sur les erreurs d’Œdipe en matière de théōría, voir
S. Benardete, « Sophocles’ Œdipe Tyrannus », in Th. Woodard (éd.), Sophocles. A Collection of
Critical Essays, Englewood Cliffs (NJ), 1966, n. p. 117.
voir dans le noir 383

Il y avait en Œdipe comme une survalorisation du voir : l’attesteraient


encore, dans ses réponses au chœur, l’équivalence du regarder et de l’aimer, ou
la façon qu’il a de désigner ses enfants par une périphrase qui nomme la « vue
de ses enfants10 ».
Ce qui me ramène aux raisons d’Œdipe (avec quels yeux, dans l­ ’Hadès… ?).
D’où il appert qu’envisagée du point de vue de l’être-mort (qui, pour un Grec,
est un être-dans l’Hadès), la plus usitée des désignations métaphoriques de la
mort est erronée : mort, on voit encore. À moins qu’on n’ait préalablement
détruit ses yeux. Admettons – le raisonnement l’exige – qu’Œdipe n’ait eu
droit qu’à un geste, un seul : à se tuer, il eût envoyé dans l’Hadès un voyant ;
le meurtre de ses yeux était la seule solution, qui, plus tard, ferait de lui un
mort aveugle.
Un mort aveugle ? Il se trouve et se trouvera des lecteurs de Sophocle pour
nier qu’une telle expression puisse avoir du sens. Ceux-là n’ont pas perçu jusqu’à
quelles extrémités, lorsqu’il s’agit du voir, Œdipe pousse le réalisme. À moins
qu’ils ne veuillent ignorer ce que les Grecs disent de l’« âme » du mort11 :
qu’elle est un fac-similé, déficient mais très exact, du corps tel que la mort l’a
immobilisé à jamais (ainsi les armes des victimes des combats iliadiques sont-
elles encore, dans l’Hadès, rouges de sang, ainsi l’ombre de Clytemnestre hante
les songes des Érinyes en exhibant les blessures qu’Oreste a taillées dans la
chair12). D’ores et déjà, l’ombre d’Œdipe a donc perdu la vue.
Mais que voit-on dans l’Hadès, qu’il faille n’y descendre qu’à jamais privé
du voir ?

Que voit-on dans l’Hadès ? Rien. Tout.


Hadès – dieu et lieu tout à la fois – est l’Obscur. Noir il était, tout au début
d’Œdipe Roi, dans les paroles du grand prêtre, et noir il est, dans les terreurs
grecques : nuit et ténèbre, pénible à voir, insupportable pour l’œil, en un mot
– et pour tout résoudre – invisible (aeidḗs)13. Hadès, Aeidès, en grec c’est tout
un, en vertu de la plus répandue des étymologies14. Mais Hadès l’invisible est
aussi celui qui soustrait à la vue (aḯdēlos)15, comme si, s’agissant du regard,
toute différence devait s’abolir entre l’actif et le passif. L’Invisible sécrète
l’invisibilité : celle que le port de son casque magique (la kunéē) procure aux
héros, le temps d’un exploit, et celle, sans recours, du royaume des morts où,

10. Bleptὸn è sterktón : 1337-1338 ; aux vers 1375-1376 (« Est-ce vraiment la vue de mes
enfants… ? »), la traduction de ópsis par « visage » (J. et M. Bollack) est possible, mais ne rend
pas compte de l’hypertrophie du voir chez Œdipe, en vertu de laquelle ce qui, avec ses enfants, a
« germé » (éblaste), c’est encore un voir.
11. G. Devereux, « The Self-Blinding of Oidipous in Sophocles : Oidipous Tyrannos », Journal
of Hellenic Studies, 93, 1973, n. p. 39.
12. Odyssée, XI, 36 (ainsi que Virgile, Énéide, VI, 491-497) ; Eschyle, Euménides, 103 (ainsi que
Virgile, Énéide, 445-446 et 450). L’âme semblable au vivant : voir encore Iliade, XXIII, 65-67 et
107, avec le commentaire d’E. Rohde, Psyché, trad. fr., Paris, 1952, p. 3-4.
13. Voir : Œdipe Roi, 29-30 ; nuit : Trachiniennes, 501 et Œdipe à Colone, 1558-1559 ; ténèbre :
Hésiode, Bouclier, 226-227 (à propos de la kunéē) ; pénible, insupportable : Odyssée, XI, 155-156
et Pindare, IIe Olympique, 74. Sur le mot zóphos et l’opposition Hadès / Hélios, voir A. Alvino,
« L’invisibilità di Ades », Studi storico-religiosi, 5, 1981, p. 46-47.
14. Platon, Cratyle, 403 à 5 ; voir aussi Gorgias, 493 b et 4 et Phédon, 80 d, 81 a-b, 81 c 11.
15. « Qui fait disparaître », Sophocle, Ajax, 608.
384 voir dans le noir

dans la nuit épaisse, rien ne se laisse discerner. Telle est du moins, au plus près
des mots, la théorie.
Car tout autre serait, paradoxale, la pratique de l’Invisible telle que les
poètes l’exposent :
Le grand nombre – ce que les sages appellent le commun – se fie à Homère, à
Hésiode et aux autres mythologues, et prend pour loi leur fiction : ils croient
que, sous la terre, il y a, profond, un lieu, l’Hadès, vaste et spacieux, sombre et
sans soleil, dont je ne sais comment ils s’imaginent qu’il est éclairé pour qu’on
y voie tout ce qui s’y trouve.16
Lucien le persifleur peut bien railler, il y a, sur cette lumière de l’ombre,
plus à apprendre de la poésie que du bon sens des sages. C’est ainsi que, chez
Bacchylide, éblouissante pour les yeux mortels d’Héraklès descendu vivant
dans l’Hadès, s’avance l’ombre de Méléagre, étincelant dans son armure
et qui brille au premier rang des morts. Serait-ce qu’une vive, une écla-
tante lumière baigne ces rencontres au pays de la nuit que, depuis Homère,
les poètes aiment mettre en scène17 ? Du moins, de l’Odyssée au Phédon,
­l’Hadès semble-t‑il le lieu par excellence où la pulsion du voir trouve à s’exer-
cer sans jamais se rassasier. Question de Tirésias à Ulysse : « Pourquoi, mal-
heureux, quittant la lumière du soleil, es-tu venu ainsi, pour voir les morts et
le lieu sans charme ? » Comme en écho, Socrate au bord de la mort répond
que l’on va volontairement dans l­ ’Hadès mû par l’espoir de voir l’être aimé18.
Voir l’être aimé. Ou, tout simplement, voir ? Voir ce qui fait le plus peur, tout
voir (voir tout ce qui s’y trouve, disait Lucien). Voir l’être aimé, seulement le
voir, un pis-aller : parce que l’âme est chose évanescente, incorporelle et qui
se dérobe à l’étreinte comme une vapeur ou une fumée, il n’est avec les âmes
d’autre contact que celui du regard. Contact décevant, à la mesure du désir
frustré de toucher, d’étreindre. Mais, à s’en tenir, pour penser l’ailleurs, à la
simple considération des possibles, on oublierait un peu vite qu’en son pro-
jet de déjouer tout ce qui la brouille, la vue est aussi, de tous les sens, le plus
puissant, parce qu’un désir plus fort y est investi : celui dont la jouissance est
la plus aiguë, la plus insatiable aussi. La vue défie l’économie des possibles :
et l’on voit dans l’Hadès. On y voit parce que tout agir, au fond de la ténèbre,
revient à un voir ; et parce que, dans la nuit, l’on ne saurait aspirer qu’au voir.
Ainsi, c’est à un défilé de visions – théâtre d’ombres qui inquiète et séduit
tout à la fois – qu’assiste Ulysse lorsque, une à une, les Dames du temps jadis
passent devant lui19.
Or, l’Hadès est un théâtre d’ombres du vrai. Sans aller jusqu’à suivre l’éty-
mologie platonicienne suggérant que le nom d’Hadès n’est pas dérivé de l’invi-
sible « mais bien plutôt de l’acte de connaître toutes les belles choses » (apὸ toû
aeidoûs/apὸ toû pánta tà kalà eidénai), sans spéculer à la mode empédocléenne
sur la vraie nature d’Aidôneus, « l’air, à travers lequel nous voyons tout et qui

16. Lucien, Du deuil, 2, avec les remarques de E. Vermeule, Aspects of Death, p. 29-30.
17. Bacchylide, V, 68-69, 72, 76-77.
18. Odyssée, XI, 93-94 ; Platon, Phédon, 68 a.
19. « Je vis » est le leitmotiv de cette scène et introduit toute nouvelle vision : treize occurrences
entre XI, 235 et XI, 593. De même, chez Bacchylide (V, 71), Héraklès voit l’ombre de Méléagre.
voir dans le noir 385

est seul à ne pas se laisser voir20 », il faut oser s’en aviser : dans l’Hadès, c’est
sa vérité que chacun rencontre. Véridique est la parole des morts, pour peu qu’on
sache entrer en contact avec eux, ainsi qu’Ulysse apprend à le faire au chant XI
de l’Odyssée21. Mais, pour les vivants qui ont pénétré dans l’Hadès, c’est d’un
voir encore que naît en son évidence le vrai : ce que le regard ne percevait pas
au grand soleil de la vie, la lumière paradoxale des ténèbres le révèle et soudain,
au hasard d’une rencontre, ils découvrent la vérité des relations naguère nouées
avec ceux qui maintenant ne sont plus que des ombres22. Parfois c’est l’avenir
qui s’y dessine : ainsi la rencontre d’Héraklès avec l’ombre de Méléagre scelle
le destin du héros ; parce qu’il verse des larmes – les seules de toute sa vie – sur
ce vaillant qu’une colère de mère a voué à la mort, Héraklès aspire à ce qu’une
alliance le lie au mort : en une nouvelle étape de sa riche carrière conjugale, il
épousera donc cette sœur que Méléagre a laissée dans le palais de Pleuron, et
qui se nomme Déjanire – on sait que la jalousie de cette épouse le tuera23. Mais,
plus souvent, c’est le passé que, dans l’Hadès, on découvre : Ulysse apprend
que sa mère l’a aimé jusqu’à mourir du regret de son absence, et la rencontre
d’Ajax, muré en sa rancune silencieuse, lui révèle que les colères inoubliables
sont plus fortes que la mort24. Puis chez Virgile, Énée gagnera à son tour les
Enfers pour voir Didon, revenue à l’amour de son époux Sychée, s’enfuir hos-
tile devant lui25. Voir les morts : voir le vrai, imprévu mais redouté, désespé-
rément nu. Comment Orphée pourrait-il regagner le monde des vivants pour y
couler une vie sereine aux côtés d’Eurydice dès lors qu’il s’est retourné, enfrei-
gnant l’interdit, et a vu l’ombre qui suivait ses pas ?
Et voici que ces rencontres dans l’Hadès nous ramènent à Œdipe. Au contraire
d’Ulysse et de tous ceux qui doivent descendre vivants dans la nuit des morts
pour s’en donner une vision, Œdipe, dans la lucidité du désastre, a en un éclair
aperçu ce que, mort, il verra. Et déjà il me faut écrire : ce que, mort, il aurait vu
s’il s’était alors tué. Comme si ce n’était pas tout son être, mais ses yeux seuls
qui anticipent la scène, Œdipe, décidément terre à terre dans sa définition du
voir, espère que la perte de la vue lui épargnera ce spectacle ou cette rencontre
qui tenait de l’insupportable :
Car moi, je ne sais pas avec quels yeux, si j’eusse vu,
Mon père, j’aurais pu le regarder en face, une fois allé chez Hadès,
Ni non plus ma pauvre mère…
Ce qu’Œdipe verrait, devrait voir, aurait vu, ce dont il tente frénétique-
ment de s’assurer qu’il ne le verra pas, c’est donc le couple parental, à la fois

20. Hadès : Cratyle, 404 b 1-3 ; Aidôneus (autre nom d’Hadès) : Hippolyte, Réfutation, VII, 29,
5 (= Empédocle, fr. 160 Bollack).
21. Paroles de Tirésias : Odyssée, XI, 96 et 137 ; parole des autres morts : XI, 148. Ce véridique
est caractérisé en tant qu’il est à l’abri de l’erreur (nēmertéa).
22. Il s’agit de vérité plus que de réalité, comme le pensait E. Rohde pour qui « les entretiens
dans le royaume des morts… remettent Ulysse… en relation intellectuelle avec les sphères de la
réalité » (Psyché, p. 42).
23. Bacchylide, V, 155-175.
24. Odyssée, XI, 200-203, 541-564.
25. Énéide, VI, 450-472. Il y aurait beaucoup à dire des déplacements que, par rapport à l’Odyssée,
opère Virgile : à la place de la mère, le père ; à la place d’Ajax, Didon…
386 voir dans le noir

reconstitué et si fort déséquilibré qu’il lui faudrait sans doute affronter aussi le
fait de ce déséquilibre. « Mon père… et ma pauvre mère. » Le père qu’il a tué,
la mère qui fut sa compagne de lit. Le père qu’il n’a pas connu, la mère dont il
fut trop proche et dont le corps, suspendu au lacet fatal, est la dernière vision
qu’aient enregistrée ses yeux26. Mon père… et ma pauvre mère : dans l’impla-
cable clarté de la nuit des morts, la rencontre d’Œdipe avec Laïos et Jocaste
tels qu’en eux-mêmes l’Hadès les change – ses parents. Scène ultime, par où
est restaurée celle, primitive, qu’il ne vit jamais : en un mot, ce qui, entraperçu,
entraîne la terreur, et la honte.
Les visions de l’Hadès ne trompent jamais.

Parce que le rêve est le lieu d’un voir de vérité, Freud aime comparer les
désirs qui s’y font jour avec les ombres de l’Odyssée27 : de l’Hadès au rêve,
une même ténèbre, et la même attente de la lumière du voir, pour les ombres
évanescentes qui s’éveilleront fugitivement à une nouvelle conscience et pour
les désirs refoulés, « toujours prêts à s’exprimer ». Mais, dans l’Odyssée, la
comparaison va de l’âme des morts au rêve, lorsque, par exemple, Ulysse tend
les bras vers sa mère, dont l’âme sans consistance s’enfuit à tire-d’aile, « sem-
blable à une ombre ou à un rêve28 ». L’âme fuyante, le rêve : lequel des deux
imite l’autre ? À s’en tenir à l’expérience d’Ulysse chez les morts, la réponse
serait simple : bien loin que le rêve soit une initiation de l’Hadès, c’est ­l’Hadès
tout entier qui participerait du rêve. Mais, entre les songes de la nuit et les visions
nocturnes de l’Invisible, le lien est trop fort pour n’être pas réversible, sans fin
– et cela commence déjà chez Homère. Parce qu’elle est volatile, l’âme, pour-
tant assignée à résidence chez les morts, visite – tout naturellement, semble-
t‑il – les songes des rêveurs et, insaisissable, échappe à leur étreinte : ainsi, telle
une fumée, l’âme de Patrocle fuit Achille qui, comme Ulysse dans l­’Hadès,
tend encore les bras. Et, pour l’un comme pour l’autre, reste la mémoire d’une
vision très présente, d’un face à face bouleversant dont la réalité ne saurait être
mise en doute29.
L’âme, l’ombre, le songe ; voir une ombre, voir un songe, voir en songe,
rêver30… Je ne déviderai pas la chaîne de ces associations, si fort soit le désir
de m’attarder sur tel passage des Euménides – les admonestations que l’ombre
de Clytemnestre adresse aux Érinyes endormies – où il est dit que les yeux les
plus perçants sont ceux de la conscience endormie31. Et c’est à peine si j’­évoque-

26. Hópōs horâi nin : Œdipe Roi, 1265. Cette vue provoque chez Œdipe la succession des gestes
frénétiques qui conduisent à la mutilation. Ce qui ne signifie nullement, au contraire de ce qui est
parfois affirmé, qu’Œdipe voit alors la nudité de sa mère : on rappellera que le corps de Jocaste
est étendu à terre (1267) lorsqu’il en arrache les agrafes : rien n’implique nécessairement qu’il
dénude la morte.
27. Freud, L’Interprétation des rêves, p. 217 et 470 (avec la note).
28. Odyssée, XI, 207 et 222 : skiēi eíkelon ē kaì oneírōi. On notera que, dans Homère, eíkelon dit
une semblance qui ressemble à une essence.
29. Iliade, XXII, 97-107.
30. Dès lors que les songes sortent des profondeurs de l’Hadès (scholie à Euripide, Iphigénie en
Tauride, 1262), voir une ombre, c’est rêver, et rêver, c’est voir une ombre : cf. Euripide, Hécube,
30-31 et 702-706.
31. Eschyle, Euménides, 103-105. Les spectateurs ne voient peut-être pas encore les Érinyes, mais
ils voient Clytemnestre, ou plutôt son ombre, vision de songe que seules les Érinyes sont censées
voir dans le noir 387

rai l’équivalence, déjà grecque, en tout cas shakespearienne, entre être mort et
rêver. Mourir, dormir, rêver… : dans cette série, où, chez Platon, Socrate trouve
quelque chose comme une certitude jubilatoire32, on sait qu’Hamlet enracine sa
peur, son immobilité, et l’impuissance à se tuer. Certes, au bord du suicide, c’est
aussi une peur qui a retenu Œdipe. Mais une peur somme toute maîtrisable, ce
que n’est pas la terreur anticipée des rêves de la mort. À la peur de voir, Œdipe
a pensé (a cru penser ?) qu’il existait un remède, terrible mais imaginé infail-
lible. Et il a détruit ses yeux.
À nouveau, donc, ce qu’il en est du voir selon Œdipe, en sa logique un peu
trop simple.
C’est aveugle qu’Œdipe descendra un jour dans l’Hadès. Ainsi aura-t‑il
échappé au voir et, par là, sans doute espère-t‑il aussi ne plus jamais être vu
– incomparable, ultime soulagement au sein du désastre. En soi, une telle réver-
sibilité de l’actif au passif ne surprendrait guère chez celui qui a subi et agi –
subi cela même qu’il accomplissait33 ; mais, à ne pas démêler l’être vu du
voir, Œdipe est encore tout simplement grec, fidèle à la pensée qui veut qu’en
voyant autrui, on se voie soi-même dans l’œil de l’autre34. Pièges de la spécu-
larité, dangereuse pour tout un chacun, terrible à celui qui, entre aimer et voir,
ne sait pas vraiment faire le départ35. Si seul un aveugle est vraiment à l’abri de
ce danger, qui, plus que l’incestueux fils de Jocaste, devait rechercher l’anéan-
tissement de ses yeux36 ?
Aveugle, Œdipe vivant sait qu’il échappe à l’horreur de voir ses enfants – sait
que, mort, il échappera au tourment de voir ses parents en vérité.
Resterait à s’assurer qu’il suffit de s’aveugler pour s’ôter la vue. Resterait à
vérifier que, dans Œdipe Roi, Œdipe est vraiment censé l’avoir cru.

Après coup et pour répondre aux questions du chœur, on a toujours le temps


de construire un raisonnement. Mais, dans l’effroyable excitation du désastre, à
l’instant d’agir, comment ne pas croire ce que l’on dit, ce que l’on crie ?
Il faut revenir en arrière : Œdipe lève sur ses yeux les agrafes de Jocaste.
On écoutera les raisons qu’il hurle à l’appui de son geste. C’est le messager qui
parle ; il a vu, il décrit :
Bras levé, il frappa à l’orbite le globe de ses yeux,
Et il disait à peu près : qu’ils ne le verraient plus
Ni subir ce qu’il a subi, ni faire le mal qu’il a fait,

voir (116). Voir un rêve : cf. G. Björck, « Ónar ideîn. De la perception de rêve par les Anciens »,
Eranos, 44, 1946, p. 306-314.
32. Que la mort soit comme un sommeil sans rêve, c’est là ce que Socrate refuse de croire : Platon,
Apologie de Socrate, 40 d 1-4.
33. À moins qu’il ne faille insister, comme S. Benardete (« Sophocles’ Œdipus Tyrannus »,
p. 117-118), sur la force de la doxa (de l’opinion) qui le conduit à assimiler la perte de ses yeux à
la certitude d’échapper à la vue.
34. Voir autrui, c’est voir son œil, ce qui, chez Sophocle, s’applique tout particulièrement à la vue des
parents : Œdipe Roi, 998-999 et Ajax, 462-464 ; mais, dans l’œil d’autrui, on se voit : cf. J.-P. Vernant,
Annuaire du Collège de France, Résumé des cours et travaux, 1979-1980, p. 458-460.
35. Cf. Œdipe Roi, 1337-1338.
36. Un passage de Platon (Lois, VIII, 838 c 7) affirme que c’est pour avoir été vus que les incestes
tragiques s’accomplissent dans la mort.
388 voir dans le noir

Mais c’est dans le noir (en skótōi) qu’à l’avenir ils verraient
Ceux qu’il ne fallait pas voir et ne reconnaîtraient pas ceux à qui il aspirait
(1270-1274).
La cause serait entendue : détruire ses yeux, c’est s’ôter la vue, donc Œdipe
dit qu’il ne verra plus. Et lorsqu’il clame que désormais ses yeux verront dans le
noir, traduites en langue prosaïque, ses paroles tragiques signifieraient tout sim-
plement que ses yeux ne verront plus rien. En d’autres termes, dans en skótōi,
il n’y aurait rien d’autre qu’une tournure poétique, en lieu et place de la néga-
tion attendue. Voir dans l’obscurité : ne pas voir37. Parce que je crois sans per-
tinence l’explication par les tournures poétiques, parce que la précision de la
langue fait toute l’âpreté du texte de Sophocle, je suggère que, renonçant à l’habi­
tude de la facilité en matière d’interprétation, on accorde toute son importance
à l’énoncé d’un voir dont l’élément serait la ténèbre.
Parions que en skótōi a du sens. Il s’ensuit qu’Œdipe affirme qu’en s’aveu-
glant, il anéantit ses yeux, non le voir – ou, du moins, pas tout le voir. Détruit
l’organe de la vue, reste une vue dans le noir38. Au voir, il y aurait donc plu-
sieurs modalités, selon que l’on verrait dans l’élément du visible ou dans celui
de la ténèbre. Telle est la certitude amère dont Œdipe s’enivre cependant qu’il
s’acharne sur ses yeux. Certitude en forme de révélation brutale pour celui
qui n’a pas voulu entendre Tirésias, qui n’a pas voulu savoir qu’on pouvait à
­l’inverse « avoir des yeux et ne pas voir39 » ; mais Œdipe n’entendait rien ou,
du moins, presque rien – assez, malgré tout, pour que le doute fasse peu à peu
son chemin en lui (à Jocaste : « Je perds terriblement courage à l’idée que le
devin pourrait être (clair)voyant »)40.
Voir les ténèbres ? Au regard de la vie ordinaire, qui s’identifie à la vue du
soleil de midi, c’est être comme mort. Mais c’est aussi, plus exceptionnelle-
ment, pour le poète ou le devin aveugle, la promesse de voir plus : voir d’une
autre vue, plus perçante, une vue de l’autre monde en quelque sorte. Une vue
de l’intérieur, dont l’organe est la pensée qui, seule avec elle-même dans le noir,
perçoit ce que les yeux des hommes ne savent pas discerner : d’où, au fond
de l’Hadès, le privilège de Tirésias à qui, seul d’entre les morts, Perséphone a
laissé la conscience et le sens, et qui, au contraire des autres ombres, sait, bien
qu’aveugle, reconnaître Ulysse avant même d’avoir bu le sang régénérant41.
Refusant d’identifier la vie à la vue, Œdipe a désiré la ténèbre, et sans doute y
accédera-t‑il aux visions des devins aveugles. Non qu’il se mue en devin : la
transmutation est pour beaucoup plus tard, tout à la fin d’Œdipe à Colone, au
seuil de sa mort ; mais l’on peut supposer, et il est plus d’un lecteur pour le faire,

37. Je me réfère ici au commentaire très autorisé de Jebb (Cambridge, 1885) ; même interprétation
chez R. D. Dawe, Sophocles. Œdipus Rex, Cambridge, 1982 (qui discerne toutefois dans en skótōi
la violence de l’auto-ironie).
38. Ce que, dans son commentaire (Berlin, 1886), Schneidewin appelle la « capacité mentale de
regarder ».
39. Œdipe Roi, 413-414 (noter l’opposition dédorkas / blépeis) ; 419 (bléponta).
40. Œdipe Roi, 747 : blépōn. À propos de la récurrence de blépō pour désigner la capacité visuelle,
voir les remarques de F. Thordarson, « Horō ̂ , blépō, theōrō ̂ », Symbolae Osloenses, 46, 1971, p. 113-
114 (sur l’opposition blépō [je vois clair, je vois la lumière du jour] / tuphlós eimi [je suis aveugle]).
41. Odyssée, X, 492-495 ; XI, 91. Sur la complémentarité nécessaire d’une infirmité (être aveugle)
avec un pouvoir (voir plus et plus loin), cf. R. Buxton, « Blindness and Limits », p. 27-30.
voir dans le noir 389

qu’à force de voir l’obscur, il conquerra quelque chose comme une acuité de
vision tout intérieure42.
Hors intrigue, hors mythe, hors texte, je ferais volontiers la fiction d’un
Œdipe dans l’Hadès – épopée, tragédie ou comédie, qu’importe – où le héros
mort découvrirait que, pour s’être aveuglé, on n’échappe pas aux visions aveu-
glantes de l’Hadès parce que, dans la nuit des morts, ce ne sont pas les yeux
qui voient.
Pour l’heure, Œdipe n’en est pas là. Il souffre, hurle, mais tient à payer sa
vie de ses yeux et, du fond de l’horreur, il espère. Car il croit que la cécité le
protège à jamais. Comme si la vue n’était pas une activité de la pensée, Œdipe
se convainc que, pour fuir le tourment de voir, il suffit d’en anéantir le siège
dans son propre corps, ce « pauvre corps » qu’il voudrait « verrouiller tout
entier » en barrant ses oreilles au flot des sons. Clos à tout dehors, il se croit
muré du dedans : barricadé contre le penser43 parce que ses yeux sont fermés
à la lumière des vivants.
Ses yeux : la part la plus précieuse de lui-même, à laquelle jadis il s’identi-
fiait et que maintenant il a désavouée. Ou, plus exactement : à la fois il s’iden-
tifie à eux et, déjà, ils lui sont devenus étrangers. Aussi peut-il s’adresser à ses
yeux, leur dédiant furieusement ses hurlements lors même qu’il les détruit, tout
comme, dans l’Iliade, on invective l’ennemi qu’on abat ; il leur dit qu’ils ne
le (nin) verront plus, comme si le salut revenait à troquer un « se voir » contre
un imprécis « ne plus le voir »44. Mais quand, aux questions pressantes du
chœur, il répondra que nul ne les (nin) a détruits que lui-même, il usera, pour
désigner ses yeux, du même pronom nin qui, dans le récit du messager, faisait
du soi un lui, mis à distance dans le flou de l’allusion référentielle45. Le soi,
les yeux : l’échange dit l’identité, mais aussi l’écart, voulu irréductible, du soi
à soi comme à ses yeux.
Et cependant, du fond de ses hurlements, Œdipe sait peut-être déjà qu’il y
a une vision de l’obscurité et que cette vision absolument autre pourrait bien
encore être répétition désespérante du même. Il sait que, dans la nuit tout autant
qu’à la lumière du jour, on peut voir (mais ce qui voit, c’est alors la pensée) et
méconnaître : voir qui l’on ne doit, et jamais ne reconnaître qui l’on désire. Au
lecteur, toutefois, de savoir réfréner son irrépressible curiosité : Œdipe n’en dit
pas plus, et rien, dans le texte, ne permet de déterminer plus avant l’objet de ce
voir et celui du méconnaître. Voir qui l’on n’eût pas dû ? à l’évidence, dit le sens
commun, il s’agit des enfants qu’Œdipe a eus de Jocaste, mais, sous l’euphé­
misme de ce pluriel, d’autres lecteurs croient deviner Jocaste elle-même, la mère

42. Inner vision : Ch. Segal, « Visual Symbolism and Visual Effects in Sophocles », Classical
World, 74, 1981, p. 137, ainsi que R. Buxton, ibid., p. 24 (« comme Gloucester dans le Roi Lear,
Œdipe gagnera la pénétration [insight], mais perdra ses yeux »).
43. Œdipe Roi, 1386-1390, où la pensée se nomme phrontis.
44. Œdipe Roi, 1271. Le pronom nin, « anaphorique », indifférent au genre comme au nombre,
« renvoie de façon vague à un objet supposé connu » (J. Humbert, Syntaxe grecque, 3e éd., Paris,
1972, p. 25). Le discours indirect du messager justifie grammaticalement l’emploi de ce pronom
mais, du coup, Œdipe se met soi-même à distance, objet supposé connu et parlant cependant de
lui-même comme d’un autre.
45. Œdipe Roi, 1331 : épaise d’autókheir nin oútis, all’ égō.
390 voir dans le noir

qu’il a vue comme l’on ne voit qu’une épouse46. Ne pas reconnaître ceux à qui
l’on aspire ? Le père et la mère qu’il n’a pas su (mais le pouvait-il ?) identifier
comme tels. À moins que ne soient ainsi désignés les enfants que l’on a aimés
comme siens sans savoir qu’ils étaient des frères. L’inceste brouille la langue47,
la cécité voudrait effacer toutes les identités ; mieux vaut renoncer à répondre
à la question : qui ?
Œdipe : aveugle et voyant, jusqu’au fond de la nuit, avec, tout au bout de
l’histoire, là où le récit s’arrête, l’Hadès enténébré. Entre « le trou sombre et le
regard infaillible48 », la complicité est essentielle.
On est prié de fermer les yeux.

46. Ce qu’Œdipe a vu et qu’il ne devait pas voir, est-ce, comme, entre autres, le suppose G. Devereux
(« Self-Blinding », p. 38), la nudité de Jocaste, quotidiennement offerte au regard dans la chambre
des époux ?
47. Voir R. Buxton, « Blindness and Limits », p. 25, n. 7.
48. Monique Schneider, « Freud et le mythe d’Œdipe », p. 281 (et 283 : « toute la Traumdeutung
peut être lue comme structurée autour de ces deux centres de gravité »). De Freud à Œdipe, l’inves­
tissement privilégie la dimension du regard.
LA GUERRE DANS LA FAMILLE* **

« Notre guerre intestine (ὁ oἰқεῖoς ἡμῖν πóλεμος) fut conduite de telle sorte
que, si le destin condamnait l’humanité à la dissension, nul ne souhaiterait voir
sa propre cité subir autrement cette maladie. Du Pirée et de la Ville, en effet,
avec quelle joie toute familiale les citoyens se mêlèrent entre eux (ὡς ἁσμένως
καὶ οἰκε καὶ οἰκεíως ἀλλήλοις συνέμειξαν)… ! Et tout cela n’eut d’autre cause
que la parenté réelle (ἡ τῷ ὄντι ξυγγένεια) qui procure, non en parole mais en
acte, une amitié solide car de même souche » (φιλίαν βέϐαιον καὶ ὁμόφυλον)1. »
En d’autres termes : parce qu’elle a son lieu dans la famille, la guerre civile
tend irréversiblement vers la fraternisation. Ou, plus exactement – puisque, dans
ce développement, le récit historique se met au service d’une visée de généra-
lisation –, ainsi, en 404, s’est déroulée à Athènes la stasis-modèle. C’est Platon
qui l’affirme dans le Ménexène et, a l’en croire, les Athéniens n’auraient mené
entre eux une guerre intestine (oikeios polémos) que pour mieux se retrouver dans
la joie d’une fête de famille. Comme si raconter des opérations militaires entre
concitoyens revenait à décrire la réconciliation finale, polémos n’a pas plus tôt
été nommé2 que déjà les citoyens se mêlent les uns aux autres dans un élan tout
familial. Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois : avant que la parenté (ξυγγένεια)
et l’appartenance à une même souche (ὁμόφυλον) ne viennent expliquer le
miracle de cette guerre en forme de fraternisation, un mort, le verbe συνέμειξαν,
a condensé en lui toute l’ambiguïté du développement. « Ils se mêlèrent entre
eux » : dans la réconciliation, bien sûr. C’est ce que la suite du texte donne à
entendre. Mais, pour peu qu’on s’avise de chercher dans συνέμειξαν un commen­
taire de la phrase précédente, ainsi qu’y invite d’ailleurs la particule introduc-
tive γάρ (« Notre guerre… fut conduite… En effet…), il faudra se résigner à

* Première publication dans Studi storici, n° 28, 1987, p. 5-35 ; puis repris et remanié dans « La
guerre dans la famille », Clio, n° 5, « Histoires, Femmes, Sociétés », n° 5, 1997, p. 21-62. (C’est
cette deuxième version remaniée que nous publions ici).
** Une première version de ce texte a fait l’objet d’une conférence à l’Instituto Gramsci (Rome,
janvier 1986) et a été soumise à une large discussion dans mon séminaire de l’EHESS. Je tiens à
remercier tous ceux qui, en l’une et l’autre occasion, m’ont prodigué remarques et conseils ; ma
reconnaissance va d’abord à Yan Thomas dont l’amitié, le savoir et les vives questions m’ont été
infiniment précieuses, au long de l’élaboration de ces pages.
1. Platon, Ménexène, 243 e 2-244 a 3.
2. À l’intérieur d’une oraison funèbre, fût-elle parodique, la répétition πóλεμος… ἐπολεμήθη, qui
vise à présenter cette stasis comme une guerre, est un moyen d’effacer l’écart, idéologiquement
problématique, entre statis et polémos ; sur cet écart, voir à propos précisément des événements de
404/403, N. Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di storia, 12 (1980), p. 55-81,
note 63, ainsi que L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans « la cité classique »,
Paris-La Haye, 1981, p. 203.
392 la guerre dans la famille

donner au verbe un tout autre sens, fréquemment attesté dans la langue des his-
toriens grecs : « ils se mêlèrent entre eux » signifie alors « ils enga­gèrent la
mêlée », c’est-à‑dire « les hostilités ». De façon toute familiale, certes ; reste
à donner du sens à cette manière familiale de se rencontrer les armes à la main.
Sans doute sommes-nous invités à choisir la première lecture, la lecture édi-
fiante : l’oikeios polémos n’est une guerre que de nom puisque, dira encore
Platon dans la République, on la mène « comme des gens destinés à se réconci-
lier »3. Paradoxale est la guerre qui s’accomplit en fête de famille ; mais, par la
vertu de la ruse platonicienne, rien n’empêche de voir dans les hostilités mêmes
une manifestation familiale.
Que la cité soit une famille, c’est dans le Ménexène une affaire entendue.
Encore conviendrait-il de déterminer à quel moment cette famille manifeste le
plus complètement son essence : à l’instant où la haine se mue en réconcilia-
tion ou à celui de la lutte acharnée qui affronte des parents à leurs parents. La
« famille » est-elle latente dans la cité – et seulement révélée par l’âpreté de la
stasis ? Ou faut-il, dans la dimension familiale de la cité, voir un modèle (un
idéal, peut-être un rêve) conçu pour remédier à cette maladie qu’est la guerre
civile ? Par-delà sa version platonicienne condensée pour mieux exprimer l’ambi­
valence, cette alternative mérite d’être déployée pour elle-même. C’est à quoi je
m’essayerai dans ce qui voudrait être un simple repérage des manières de pen-
ser la guerre dans la famille, sans me dissimuler qu’il y aurait là matière à une
traversée exhaustive des figures familiales de l’idéologie civique.

En ouvrant cette étude par quelques lignes du Ménexène à propos d’une


s­ tasis qui fait date dans la mémoire athénienne, j’entendais insister à la fois sur
cette rupture que, dans le temps de la cité, introduisit l’année 404/403 et sur
l’ambivalence constitutive de la notion d’oikeios polémos. Avec le projet bien
arrêté d’examiner la question à partir de là, en choisissant de ne pas trancher
entre deux lignes d’exposition toutes tracées.
La première serait diachronique. Il s’agirait d’enregistrer, de la Grèce archaïque
à l’Athènes classique, les formes successives de la représentation familiale de
la cité. De la poésie politique d’un Alcée ou d’un Solon (où, pour la première
fois, la guerre civile, désignée comme stasis emphylos, se greffe sur les liens
de parenté générique du groupe) à l’émergence, chez Xénophon ou Platon,
d’un modèle irénique de la cité comme grande famille, le parcours comporte-
rait quelques étapes obligées : ainsi, la tragédie eschyléenne où, vers le milieu
du ve siècle, l’ordre civique proclame révolu le règne d’un Arès de la lignée, et
l’écriture historique d’un Thucydide, qui fait de la stasis le contre-coup néces-
saire des bouleversements de la guerre du Péloponnèse et de la famille la prin-
cipale victime des désordres de la stasis. Et l’on reconstruirait une évolution
cohérente, à partir d’une série prestigieuse mais incomplète.
La seconde voie, on l’a deviné, choisirait en revanche l’intemporalité propre
à tous les couples d’oppositions dans lesquels un système culturel pense son
identité. En l’occurrence, à l’idée d’une connaturalité de la discorde et de la
famille, s’opposerait l’éloge de l’homonoia familiale, comme deux paradigmes

3. Platon, République, V, 471 a 4.


la guerre dans la famille 393

antagonistes, deux miroirs offerts à la cité. Le risque serait alors d’estomper les
différences et les tensions sous la vraisemblance rassurante qui caractérise les
esquisses structurales.
Mais j’ai choisi de ne pas trancher. De tenir simultanément les deux lignes
d’exposition, parce que, dans cette affaire, les retours et les retards pourraient
bien donner à l’évolution un tracé en zigzag ; parce que, surtout, la part de
l’inter­férence y vaut largement celle de l’opposition tranchée. Cela suppose
qu’on s’intéresse tout particulièrement aux recoupements et aux rencontres,
parce qu’ils exigent une analyse qui sache respecter la multiplicité des niveaux
de pertinence d’une même figure.
Pour anticiper sur mon propos, soit l’exemple de la guerre entre frères, qui
fournit à la pensée l’une des métaphores privilégiées de la stasis. Avant tout
emploi figuré, nul doute que le thème jouit en soi d’une existence autonome,
informant plus d’une parole circulant d’un lieu à l’autre : il y gagne des har-
moniques qui résonneront dans le discours sur la guerre civile. La guerre des
frères : thème à l’évidence d’abord tragique, de la rivalité d’Atrée et de Thyeste
à celle d’Etéocle et de Polynice ; c’est à un vers d’Euripide que Plutarque, après
Aristote, recourt pour établir que « rudes sont les guerres entre frères »4 et,
dans la Poétique c’est la haine du frère pour le frère qui ouvre l’énumération
de ces « événements » familiaux qui font la matière de la tragédie5. Mais il se
trouve qu’au ive siècle ce motif tragique devient – bourgeoisement, en quelque
sorte – le refrain des plaidoyers judiciaires où, pour une succession, les fils se
citent l’un l’autre en justice, où tel plaideur avance comme un fait d’armes la
bonne entente qui l’unissait à son frère (« Je n’ai jamais eu de différend avec
lui », proclame-t‑il fièrement)6. Voilà le tragique mué en quotidienneté. Ne nous
empressons pas trop de constater qu’à la même époque, Aristote, peu soucieux
de pensée métaphorique, dérive volontiers la stasis de procès de succession et
de guerres familiales bien réelles, « comme cela se produisit à Hestiaia, après
les guerres médiques, lorsque deux frères se disputèrent l’héritage paternel »7.
Car ce même ive siècle voit la guerre des frères, si menaçante pour la cité,
s’inverser en la plus positive des relations : il en va ainsi avec les développe-
ments du Ménexène sur la réconciliation et, plus généralement, avec la spécu-
lation platonicienne au sujet de la fraternité fondatrice de la paix civique, sur
fond d’autochtonie8 ou dans le cadre de la parenté généralisée qui, au livre V
de la République, unit entre eux les parfaits citoyens. Et que penser lorsque la
« ­réalité » des documents épigraphiques va plus loin que la fiction philosophique,
lorsque, au iiie siècle avant notre ère, dans une obscure bourgade de Sicile, la
réconciliation des citoyens entre eux passe par une cérémonie de redistribution
du corps civique selon le principe de la fraternité9 ?

4. Plutarque, De l’Amour fraternel, 480 d (= Euripide, fr. 975 Nauck, également cité par Aristote,
Politique, VII, 1328 a).
5. Aristote, Poétique, 1453 b 19-22.
6. Isée, IX, 30 : οὐδέποτε διάφορος ἐγενόμην.
7. Aristote, Politique, V, 1303 b 31-37.
8. Platon, Ménexène, 239 a 1-5.
9. Il s’agit de l’inscription de Nakônè, publiée par D. Asheri, dans G. Nenci (éd.), Materiali e
contributi per lo studio degli otto decreti da Entella, Pise, 1984 (= Annali della Scuola Normale
Superiore di Pisa, 13, 3 (1982), p. 771-1103.
394 la guerre dans la famille

Lorsque la métaphore s’incarne en pratique sociale, qui pourra encore dis-


tinguer le réel et le figuré dans cette affaire ? À supposer que, de l’un à l’autre,
la frontière n’ait pas toujours été plus virtuelle qu’effective.
La cité comme famille : un support pour la représentation du politique, mais
un support qui ne se laisse appréhender qu’en terrain mouvant. Tout au plus
­tentera-t‑on d’immobiliser quelques-unes des figures, récurrentes ou neuves,
sous lesquelles il s’est imposé comme le meilleur instrument pour penser la sta-
sis, dans le temps court de l’action ou la longue durée des topoi. Ce qui signi-
fie que le parcours sera essentiellement athénien – avec cette référence cruciale
qu’est la stasis de la fin du ve siècle – et textuel, puisque les topoi de l’éloquence
vivante nous sont à jamais inaccessibles.

Quelques syntagmes

Stasis emphylos, haima homaimon, oikeios polémos : pour caractériser


la guerre civile en tant qu’elle affecte cette famille qu’est la cité, la langue
grecque use de quelques syntagmes où la famille est en position de prédicat, ce
qui ­n’entraîne pas toutefois qu’entre le substantif et l’adjectif le rapport soit le
même dans les trois cas.
Soit par exemple stasis emphylos. Si l’on admet qu’à lui seul, le nom
­stasis, envisagé dans le plus courant de ses usages sociaux, évoque un conflit
interne, on peut estimer que l’adjectif emphyl(i)os, parce qu’il caractérise
le conflit comme intérieur à un groupe qui est une lignée (phylon), apporte
simultanément une explicitation redondante et une précision importante :
em – dit le caractère interne du processus, explicitant ainsi une connotation
essentielle de l’énoncé stasis, phyl(i)os fait de la cité un phylon – une réalité
naturelle, un groupe défini par une commune naissance. Avec haima homai-
mon (le meurtre d’un consanguin ; littéralement : le sang de même sang),
le pléonasme triomphe si ostensiblement que l’on se prend à soupçonner,
derrière le sens manifeste, une intention plus secrète : la visée d’une telle
redondance est-elle de souligner un scandale ou, au contraire, d’énoncer une
loi, paradoxale mais nécessaire, présidant à la relation de parenté ? Oikeios
polémos, en revanche, ne recèle aucune redondance ; bien au contraire, ce
syntagme tire son efficacité d’être construit sur une opposition : polémos
désignant la guerre en général – c’est-à‑dire, pour un Grec de l’époque clas-
sique, la guerre extérieure –, c’est à la seule modification apportée à ce nom
par l’adjectif oikeios, dérivé de oikos (la maison), que l’ensemble doit de
désigner la « guerre civile ».
Aussi, loin de considérer ces trois syntagmes comme des synonymes,
importe-t‑il de déterminer avec précision pour chacun d’eux les règles de son
fonctionnement.

Stasis emphylos, d’abord : le plus ancien des trois sytagmes, le plus diffi-
cile à traduire aussi.
Admettons que la signification de phylon soit clairement établie, selon un
spectre sémantique qui va de la « race » à la « tribu », en passant par la lignée
et toutes les formes du groupe en tant qu’il pense sa fermeture comme une
la guerre dans la famille 395

donnée naturelle10. Être emphylos ou emphylios reviendrait donc à être « dans


le groupe »11 et, de fait, c’est bien ce sens que, de façon très officielle, présente
le mot dans une inscription crétoise du iiie siècle12. Mais le hasard (ou la néces-
sité) veut que cet exemple, où le terme a, semble-t‑il, son acception normale et
pacifique, soit unique en son genre, dans un corpus qui va du viie au iiie siècle
avant notre ère.
Car d’Alcée (voire d’Homère) à l’époque classique, il n’est pas d’occurrence
de ce terme qui ne le marque du côté inquiétant du conflit, voire du meurtre, ainsi
que l’atteste la liste des noms avec lesquels, comme adjectif, il forme syntagme.
Il y a d’abord haima, comme nom du sang versé : crime d’Ixion – le premier
meurtrier, premier à verser le sang de sa race –, parricide d’Œdipe, meurtres
familiaux du tyran, autant de variétés de l’ἐμφύλιον αἷμα13. Puis vient phonos,
nom du meurtre, avec ces ἔμφυλοι φόνοι ἀνδρῶν, ces meurtres de concitoyens
qui, pour Théognis, font partie du cortège sinistre de la stasis – cette guerre
civile qu’Alcée, déjà, avait désignée comme ἔμφυλος μάχη14. Et avec Solon
apparaît le syntagme στάσις ἔμφυλος, que l’on retrouve chez un Hérodote ou
un Démocrite15.
Le temps de mentionner encore l’Arès emphylios évoqué dans l’Orestie16,
et l’on s’interroge : si ne méritent vraiment le qualificatif emphyl(i)os que les
formes les plus sanglantes du conflit, faut-il en déduire que seul le conflit peut
être dit « du phylon » ? Ce qui reviendrait à admettre que, d’être aussi réguliè-
rement associé aux noms de la destruction, emphylos, par sa racine, est à jamais
marqué d’une connotation sinistre – et cela depuis ses plus anciennes occur-
rences. À moins que, franchissant un pas de plus, on ne suppose que, dans la
notion même de phylon, serait inscrite la fatalité du meurtre et de la dissension.
Ou que, faisant d’emphylos un doublet d’ἐμφυής17, on ne proclame le carac-
tère « inné » de la stasis, ainsi naturalisée dans la cité. Mais il est une autre
façon de comprendre le syntagme, qui consiste à y voir l’énoncé brutal d’une
réalité choquante : alors, par sa présence même, la référence au phylon aurait
pour visée d’orchestrer le scandale qui réside dans une guerre entre combat-
tants de même souche.

10. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, de P. Chantraine, s.v. philon, « le sens
primitif doit être : “ce qui s’est développé comme un groupe” ». Sur la racine *bhu-, « pousser,
croître, se développer », voir ibid., s.v. φυόμαι.
11. Et non pas « de même race » ou « de même tribu », comme le propose Chantraine (Dictionnaire,
s.v.), suivi par D. Roussel, Tribu et cité, Paris, 1976, p. 161 (qui va jusqu’à assimiler ἔμφυλοι à
ὁμόφυλοι).
12. H. Collitz et alii, Sammlung der griechischen Dialekt Inschriften, Göttingen, 1884-1915, n° 5040,
l. 15 : ὅσοι ἔωντι ἔμφυλοι παρ’ ἑκατέροις (tous ceux qui seront enregistrés de l’un et l’autre côté
dans un groupe [une tribu]).
13. Hésiode, fr. 190 Merkelbach-west, 2 ; Pindare, 2e Pythique, 32 (Ixion) ; Sophocle, Œdipe Roi,
1406 et Œdipe à Colone, 407 (Œdipe) ; Platon, République, VIII, 565 et 4 (le tyran). Voir encore
Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 865 et IV, 717.
14. φóνος : Théognis, 151 ; voir encore Ephore, FGrHist, fr. 100. Mάχη : Alcée, fr. 70 Lobel-Page,
11 (ainsi que Théocrite, XXII, 200).
15. Solon, fr. 4 West (cité par Démosthène, Ambassade, 255), v. 19 ; voir Hérodote, VIII, 3 et
Démocrite, fr. 249 Diels-Kranz.
16. Eschyle, Euménides, 863.
17. Si ὁμόφυλος et ὁμοφύης sont, comme par exemple chez Platon, des termes à peu près inter-
changeables, faut-il faire le même raisonnement à propos de’έμφολος et ὁμφυῆς ?
396 la guerre dans la famille

La stasis : une réalité naturelle ; la stasis : le scandale d’un affrontement


contre nature. Voici formulée l’alternative, en sa nudité. Nous n’en avons pas
fini avec elle, et nous ne sommes pas près de trancher en faveur de l’un des
deux énoncés.
Emphylos est-il substantivé ? La même situation nous attend. Quelle mysté-
rieuse loi voue donc, d’Homère à Platon, « l’homme du groupe » à n’être jamais
nommé comme tel qu’en position de victime, objet d’un verbe « tuer »18. Ainsi,
dans les Lois le meurtrier d’un concitoyen sera désigné comme « celui qui, de
sa main, tue l’un de ses emphylioi », comme si phylon était en la circonstance
le terme le plus topique pour désigner la cité19.
Il faut nous y résigner : rarissimes sont les occurrences d’emphylos en
contexte pacifique20. Comme si le mot n’était jamais employé avec perti-
nence que pour qualifier le rapport sanglant que la cité, en tant que souche et,
comme telle, pensée dans sa clôture21, entretient avec soi-même. Laissant là
le mot, sans le suivre dans les étapes ultérieures de son destin (de Polybe à
Dion Cassius et de Porphyre à Eustathe, on en verrait proliférer les occurrences
jusqu’à ce que τὰ ἐμφύλια en vienne à désigner à soi seul les luttes civiles)22,
on se contentera donc des questions sans réponse que soulève irrésistiblement
une analyse du corpus des emplois archaïques et classiques : pourquoi cette
vocation sinistre d’un terme qui, en soi, devrait seulement qualifier un pro-
cessus comme interne à un groupe ? qu’est-ce qui destine la cité, lorsqu’elle
est pensée comme phylon, à accueillir le conflit ? La stasis serait-elle conna-
turelle à la vie en cité ?
Dans la langue, poétique d’abord, puis aussi bien prosaïque, emphyl(i)os tra-
versait la totalité de la littérature grecque. Pour baliser le champ sémantique de
la guerre dans la famille, on s’attachera maintenant à une expression purement
poétique et à un syntagme plus particulièrement usité en prose.
Du côté de la poésie, le matériel est mythique, et la stasis s’installe réel-
lement dans la famille, ce qui n’est pas une raison pour invalider ce que les
poètes en disent. De la tragédie, on retiendra essentiellement l’identification de
la guerre civile avec le sang qu’elle répand. Une seconde série de syntagmes
est donc centrée sur haima, le nom du sang.

18. Odyssée XV, 272-273 (où il importe contre la conviction de Bérard de maintenir ὁμφυλον) ;
Sophocle, Antigone, 1264 ; Platon, Lois, XI, 871 a2.
19. Sur le lien d’équivalence entre polis et phylon ou phylè, voir G. Nagy, « The Indo-European
Heritage of Tribal Organization : Evidence from the Greek Polis », à paraître dans les Mélanges
M. Gimbutas.
20. Outre l’inscription citée n. 12, on mentionnera deux exceptions Euripide, Ion, 1581 (fondation
des phylai attiques : on notera qu’ἔμφυλον apparaît du côté de la phylè guerrière). Sophocle, Œdipe
à Colone, 1385 (mais le mot figure dans l’énoncé d’un scandale : conquérir par la lance γῆ ἐμφύλιος,
la terre où on est né, c’est confondre la guerre et la stasis).
21. Sur la clôture du phylon, voir G. Nagy, op. cit. L’opposition ἔμφυλος/ὀθνεῑος (Apollonios de
Rhodes, IV, 717) double l’opposition οἰκεῑὀς / ὀθνεῑος (à propos de laquelle on lira J.-P. Vernant,
« La guerre des cités », Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 33).
22. Outre les mots déjà mentionnés (αἷμα, φόνος, μαχή, στάσις), ἐμφύλιος peut qualifier πόλεμος,
ταραχή, διχοστασία, νίκη, κίνησις, σψαγή, θόρυϐος, διααφορά, κακόν, μίασμα. Tὰ ἐμφύλια désigne les
luttes civiles chez Dion Cassius. On notera que, pour Eustathe, le conflit d’Achille et ­d’Agamemnon
au livre I de l’Iliade est une ἐμφύλιος μάχη (ad loc.).
la guerre dans la famille 397

Aἷμα : le sang. Et par métonymie : 1) le meurtre, 2) la parenté. Ainsi


p­ ourrait-on résumer l’article que tout dictionnaire de la langue grecque consacre
à ce mot. De fait, les deux emplois « figurés » sont bien attestés : haima inter-
fère plus d’une fois avec phonos et, d’Homère à Aristote et au-delà, le mot
désigne fréquemment l’élément de la parenté, voire la parenté elle-même23. On
peut toujours aller vite en besogne et déclarer que, dans cette seconde accep-
tion, la métaphore, « qui n’est pas l’exclusivité de l’Antiquité »24, est banale.
Mais, outre qu’une figure aussi partagée mériterait pour le moins de relever
d’une étude comparative25, il y a dans haima un paradoxe assez criant pour
qu’on s’attarde à le formuler.
Étrange en effet est la logique d’un mot dont les deux emplois figurés domi-
nants sont en principe rigoureusement exclusif l’un de l’autre. Et tant qu’il
fonde la parenté, le sang ne devrait en aucun cas être versé : qui répand le sang
familial provoque l’effusion d’un « sang interdit »26 et fait jouer la langue sur
elle-même pour donner simultanément au même mot deux significations que la
pensée déclare hostiles l’une à l’autre. C’est ce qui, plus d’une fois, se produit
dans la tragédie, lorsque haima y est indécidablement la parenté et le sang versé.
Soit par exemple l’oracle d’Apollon à Laïos, dans les Phéniciennes d’Euripide :
Si tu as un fils, cet enfant te tuera
Et toute ta maison s’en ira dans le sang (δι’ αἵματος).
Di’haimatos : dans le sang. C’est-à-dire avec effusion de sang. Mais il faut
aussi savoir entendre : du fait de ton sang – de ta descendance, de ton fils27.
C’est ainsi que le genre tragique abonde en expressions comme mètrôion haima
(le sang maternel) qui, extraites de leur contexte de violence, ne dénoteraient
que la parenté – mais c’est précisément le contexte qui fait jouer l’un sur l’autre
les deux sens du mot haima28. Nombreux en seraient les exemples dans ces tra-
gédies du sang qui, telles l’Orestie, les Sept contre Thèbes ou les Phéniciennes,
installent la dissension au cœur de la famille. Pour en rendre compte, il faut
tenir simultanément deux propositions : en tant qu’il est sang – et que le sang
est vecteur de vie –, le meurtre enfante ; c’est parce qu’il est sang au plus haut
point que le sang interdit est voué à couler avant tout autre.
Que le meurtre enfante, l’Orestie le dit sans fin. Ainsi, lorsque, dans les
Choéphores, le chœur, évoquant les préparatifs du meurtre de Clytemnestre,
salue « l’enfant des sangs anciens » qui entre dans la maison29, dans cette péri-
phrase on reconnaît Oreste, fils du sang, jadis versé, d’Agamemnon et du sang

23. Aἷμα comme meurtre : voir par exemple Eschyle, Choéphores, 66-67, 520, 650. Aἷμα et la
parenté : Iliade, XIX, 111 ; Odyssée, IV, 611 et VIII, 583 ; Pindare, 6e Néméenne, 36, 11e Néméenne,
34 ; Eschyle, Sept, 141, Euménides, 606 ; Sophocle, Ajax, 1305, Œdipe à Colone, 245 ; Aristote,
Politique, II, 1262 a 11.
24. F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, Lille-Paris, 1976, p. 251, n. 42.
25. Voir F. Héritier, « Le sperme et le sang », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 32 (1985), p. 111-122.
26. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 694 : αἷματος οὐ θεμιστοῦ.
27. Euripide, Phéniciennes, 19-20 ; voir aussi 1051 et 1292, ainsi que 790.
28. Voir Euripide, Oreste, 285 (citant Eschyle, Euménides, 230, 261, 608, 653). Inversement, si
« le sang d’une mère » est le meurtre d’une mère, au vers 89 des Euménides, αὐτάδελφον αἷμα
(le vrai sang fraternel) ne désigne que la parenté.
29. Eschyle, Choéphores, 650.
398 la guerre dans la famille

maternel qu’il va répandre ; mais il y est aussi question du meurtre à venir, que
les meurtres anciens ont enfanté comme si, dans haima, même entendu au sens
de « meurtre », l’autre acception, latente, devait toujours se manifester.
Mais la proposition inverse est tout aussi vraie : le sang d’un parent est sang
au plus haut point, mais, parce que jamais la langue n’oublie que haima désigne
par priorité le sang versé30, le sang interdit se trouve paradoxalement voué à
couler avant tout autre. C’est cette logique – à l’œuvre dans l’expression αἷμα
συγγενές, par quoi Euripide démarque haima emphylion31 – que l’on peut déce-
ler dans le syntagme haima homaimon. « Le sang de même sang » : cela pour-
rait être la plus redondante des désignations de la parenté, mais en réalité cela
désigne toujours le meurtre du même, particulièrement chez Eschyle. Ainsi,
dans les Suppliantes, où le roi Pélasgos craint que « n’advienne ­l’homaimon
haima »32, ou dans les Sept contre Thèbes, avec le meurtre réciproque des fils
d’Œdipe, que le chœur glose en constatant qu’ils sont bien de même semence
puisqu’ils sont de même sang, ce qui revient à dire qu’ils ont versé ce sang
qu’ils avaient en commun33.
S’interroge-t‑on sur l’affinité qu’un tel syntagme suggère entre le meurtre
et la famille ? Chez Eschyle encore, les Érinyes donnent une réponse, affirmant
que seul haima homaimon – l’effusion d’un sang de parent – peut les déchaîner
contre le coupable : elles n’ont pas poursuivi Clytemnestre, mais s’acharnent
contre Oreste34. Façon tragique d’exprimer ce que la tradition grecque raconte
sous forme d’un mythe : qu’Ixion, le premier meurtrier, fut aussi celui qui, le
premier, tua un parent35. Ce qui, traduit en termes juridiques, signifie qu’il n’est
de meurtre au sens plein du terme qu’à l’intérieur de la famille36. Certes, de cette
spécificité familiale du meurtre, la tragédie et le droit ne tirent pas les mêmes
conclusions, et les tragiques s’attachent sans doute moins à définir le meurtre
en soi qu’à présenter la famille comme lieu privilégié du sang versé. Mais, plus
que l’écart entre ces deux pensées, leur rencontre constitue un fait : la dimen-
sion familiale du meurtre a été – est toujours – au centre d’un vif débat entre
historiens du droit grec, ce qui devrait interdire que l’on ne classe la réflexion
tragique sur le sang comme meurtre et comme parenté à la rubrique des pures
spéculations littéraires.
Certes, la tragédie joue sur le mot haima – ou, plus exactement flanqué ou
non du qualificatif homaimon, le mot joue sur lui-même. Mais on y verra bien
autre chose qu’une recherche formelle ou une pointe baroque.

30. Voir H. Koller, « Aἷμα », Glotta, 15 (1967), p. 149-155.


31. Euripide, Suppliantes, 148.
32. Eschyle, Suppliantes, 449. On observera que la surdétermination de la parenté est évidente dans
ce vers haima homaimon, c’est pour le roi le sang de ses concitoyens ; pour les Danaïades, le sang
argien ; pour les Argiens, le sang des Egyptiades.
33. Eschyle, Sept, 681 et 934-940.
34. Eschyle, Euménides, 653, que l’on comparera avec 210-212 et 605 (le meurtre d’Agamemnon
par Clytemnestre n’était pas homaimos authentès phonos : elles ne l’ont donc pas poursuivi).
35. Pindare, 2e Pythique, 32 : haima emphylion. On notera que, pour Apollon, Ixion est seulement
le premier meurtrier (Euménides, 717-718 ; en 439-441, Athéna a comparé Oreste à Ixion).
36. Entre historiens du droit grec, le débat s’est centré autour du mot αὐθέντης : on trouvera la
bibliographie dans N. Loraux, « La main d’Antigone », à paraître dans Mètis, II (1987). Du côté de
Rome, où il n’existe pas de mot neutre pour dire « homicide », voir Y. Thomas, « Parricidium. Le
père, la famille et la cité », Mélanges de l’École française de Rome (Antiquité), 93 (1981), p. 643-715.
la guerre dans la famille 399

Avec oikeios polémos, nous voici, semble-t‑il, enfin en terrain sûr : très usité
dans la prose classique depuis la fin du ve siècle, ce syntagme caractériserait
la stasis comme guerre familiale de la manière la plus simple et la plus neutre.
Oikeios polémos : la guerre dans l’oikos, ou entre oikeioi (entre parents)37.
Nous sommes en terrain connu. À ceci près que, dans ce syntagme, à en juger
par la majorité de ses occurrences, la famille semble envisagée plus comme lieu
de concorde que comme origine de toute dissension. Ainsi, dans le Ménexène,
Platon, non sans ironie, concluait du caractère familial de la guerre à la nécessaire
réconciliation, que, pour faire bonne mesure, il enracinait dans une authentique
consanguinité (syngéneia)38. Et la définition que, au livre V de la République,
il donne de la stasis vient corroborer, cette fois-ci sur le mode sérieux, l’asso-
ciation de l’οἰκεῖον et du συγγενές. Comme pour gloser le syntagme absent
oikeios polémos, il y est affirmé que les hostilités, parce qu’elles se déroulent
entre parents (oikéioi), seront menées comme entre des « gens destinés à se
réconcilier »39, ce qui, à l’évidence, vise à effacer de la guerre familiale tout
ce que la notion pourrait comporter de sinistre. Parler d’oikeios polémos plutôt
que de stasis, ce serait suggérer que, dans la cité, la violence n’a pas d’avenir.
Voilà pour l’oikeion. Le côté du polémos, maintenant, par où s’introduit
une autre modalité. À désigner la dissension comme une « guerre », on évite
le mot stasis, donc tous ceux qui lui sont associés, au premier rang desquels
il y a ­phonos, le meurtre ; et l’on accomplit surtout une fructueuse opération
idéologique en substituant à l’irréconciliable opposition de stasis et de polémos
la notion d’un affrontement qui ne serait que l’une des espèces de la guerre,
­l’espèce familiale. En tout état de cause, un processus qui relèverait encore de
la catégorie de l’ordre, sous laquelle la prose grecque pense polémos.
S’agissant de cette opération, deux étapes de la réflexion platonicienne éclai-
reront mon propos. La première, dans la République, maintient entre stasis et
polémos un écart infranchissable : « Il me semble que, s’il y a deux mots qui
désignent et la guerre et la discorde, c’est qu’il y a aussi deux choses, qui se
rapportent à deux sortes de différend » ; ce qui revient à mettre en avant le mot
oikeios tout en refoulant polémos, comme pour préserver la respectabilité de ce
terme40 : omniprésent à l’horizon du raisonnement, le syntagme oikeios polé-
mos est cependant encore refusé. Le pas sera franchi dans les Lois, où polémos
se subdivise en deux espèces : la guerre de l’extérieur et celle qui advient dans
la cité « et que l’on nomme stasis »41. Ainsi s’inscrit dans une seule et même
œuvre le mouvement, décelable dans toute la littérature athénienne, en vertu
duquel une opposition, cardinale dans les textes du ve siècle42, a cédé la place,
sans pour autant s’effacer complètement, à la mise en couple de deux notions43.

37. Voir par exemple Euripide, Phéniciennes, 374.


38. Ménexène, 243 e-244 a. Sur syngéneia, nom le plus générique de la parenté consanguine, voir
D. Musti, « Sull’ idea di συγγένεια in iscrizioni greche », Annali della Scuola Normale Superiore
di Pisa, 32 (1963), p. 225-239, n. 226-27.
39. Platon, République, V, 470 b-c, 471 a.
40. République, V, 471 a 1-2 : « entre parents, ils penseront que c’est une stasis et ne l’appelleront
même pas guerre ».
41. Lois, I, 628 a-b.
42. Outre Eschyle, Euménides, 858-869, 903-915 et 976-987, on citera Hérodote, VIII, 3.
43. Voir par exemple Lysias, Contre Eratosthène, 55 et Isocrate, Contre Kallimakhos, 31.
400 la guerre dans la famille

Il se trouve que pour Athènes le phénomène peut être daté très précisément
des années noires de la fin du ve siècle où l’on osa penser la stasis comme une
guerre parce que, sans doute, l’expérience d’une longue guerre avait quelque
peu terni l’éclat du mot polémos44. Encore n’est-ce pas de gaîté de cœur que
l’on range la guerre civile sous la catégorie du polémos, celui-ci fût-il qualifié
de « familial » : l’attestent les réticences platoniciennes dans la République,
ainsi que l’application mise par Thucylide à parler des effets de la stasis sur la
famille sans passer par le mot oikeios45.
Donc, tout serait clair : de stasis emphylos à oikeios polémos, une double
substitution – d’οἰκεῖος au douteux ἔμφυλος et de πόλεμος à στάσις – aurait
contribué à apprivoiser la notion de guerre dans la famille. Il se pourrait toute-
fois que les choses ne soient pas aussi simples qu’elles semblent l’être lorsque
l’on choisit, comme on l’a fait, une entrée platonicienne pour interpréter oikeios
polémos dans la figure d’une guerre entre oikeioi. Car il n’est pas sûr que l’on
puisse accomplir en toute légitimité l’opération qui consiste à gloser un adjec-
tif (οἰκεῖος) en lui substituant sa forme substantivée, placée en position de com-
plément (ἐς οἰκείους). De fait, la langue tend à marquer une distinction entre
­l’emploi d’oikeios substantivé et son emploi en position d’épithète : dans le pre-
mier cas, oikeios parle de parenté, dans le second, référé à une chose ou à une
notion, il signalerait simplement ce qui relève en propre de la sphère du sujet46.
Ainsi entendu, le syntagme oikeios polémos ne désignerait donc pas, pour le locu-
teur, autre chose que « la guerre qui le concerne personnellement », « la guerre
où l’on est entre soi » (au lieu d’affronter l’étranger) : bref, une guerre qui relè-
verait à la fois des valeurs du privé et du réfléchi47. Seul un jeu sur les mots
semble dès lors pouvoir faire d’oikeios polémos une guerre entre oikeioi. On
ajoutera que, même entendu dans sa signification familiale – par exemple chez
un orateur comme Isée –, oikeios, qu’il soit ou non substantivé, n’a rien d’un
signifiant stable. Oscillant sans cesse du sens de « parent » à celui de « sien »,
en passant par « familier » et « proche »48, oikeios dénoterait, entre le consan-
guin (συγγενής) et l’ami (φιλός), la position peu spécifiable de l’intime qui serait
moins parent que le consanguin, mais plus proche de la parenté que le philos49.

44. Sur les avatars du polémos dans l’œuvre de Thucydide, voir N. Loraux, « Thucydide et la
sédition dans les mots », Quaderni di Storia, 23 (1986), p. 95-134, n. 98-100. Le tournant des
années 404/403 concernant l’emploi du polémos est perceptible dans Xénophon, Helléniques, II,
4, 22 (« la guerre que nous menons les uns contre les autres ») et Isocrate, Contre Kallimakhos, 45.
45. En III, 82, 6, Thucydide affirme que « le lien de parenté devint plus étranger (ἀλλοτριώτερον) que
les lien factieux » : façon de retourner la phrase « le lien factieux devint plus intime (oikeiotéron)
que le lien familial », qui eût été la formulation la plus « naturelle » de cette idée. Le syntagme
oikeios polémos n’est cependant pas étranger à Thucydide : voir infra, n. 47.
46. Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. oikos.
47. Si οἰκεῖος est alors « opposé à ἀλλότριος, proche de ἴδιος » (ibid.), on se rappellera que ἴδιος
se rattache à la racine indo-européenne *swe (voir É. Benveniste, Vocabulaire des institutions
indo-européennes, I, Paris, 1969, p. 328-332). L’usage du syntagme oikeios polémos par Thucydide
(I, 118, 2 : IV, 64, 2) relève d’une pareille analyse.
48. J’emprunte ces diverses traductions à P. Roussel, dans son édition des Discours d’Isée (CUF).
49. Ainsi qu’une analyse serrée de l’emploi du mot dans le discours I (Succession de Kléonymos)
pourrait le montrer : voir tout particulièrement les § 4, 21, 31, 33, 41-42 ; voir aussi IX (Succession
d’Astyphilos), 30. De toute façon, oikeios penche vers la parenté, et la traduction par « ami » est
donc toujours insuffisante, ainsi que l’observe. Earnstman, Oikeios, hétairos, épitèdeios, philos,
Groningen, 1932, p. 132.
la guerre dans la famille 401

Or c’est précisément parce que la valeur du mot est flottante que tous les
jeux de sens sont possibles : il suffit de recourir à de légères distorsions. Ainsi
les orateurs athéniens usent de la marge d’indécision qui s’attache à oikeios pour
resémantiser toujours plus ce terme en direction de la famille. Dans un discours
d’Isée à propos d’une succession, l’énoncé « Il ne trouvait personne qui fût plus
proche (οἰκειότερον) de lui que nous », doit être entendu comme une façon de
suggérer que le plaideur appartenait à la « maison » du mort ; et, dans tel autre
discours, la juxtaposition des « proches » (oikeioi) et des « servi­teurs » (oikétai)
en appelle à l’oikos pour insinuer que ces proches sont bel et bien des parents50.
Tout bien considéré, je m’en tiens donc pour finir à la lecture platonicienne
du syntagme oikeios polémos. Car il y a fort à parier que ses utilisateurs, les ora-
teurs politiques du ive siècle, ne se sont pas privés d’une ressource rhétorique qui
leur permettait de réinterpréter oikeios dans le cadre du familialisme ambiant.
Rien de plus aisé, dans cette perspective, que de glisser de la guerre où l’on est
impliqué personnellement à la guerre dans l’oikos51. En faveur de cette hypo-
thèse plaident à Athènes quelques emplois remarquables de l’adjectif oikeios
dans le cadre politique du mythe d’autochtonie, lorsque, dans le Ménexène, les
citoyens morts à la guerre sont dits « reposer ἐν οἰκείοις τόποις, dans les lieux
familiers (/familiaux) de celle [la terre] qui les a enfantés, nourris et recon-
nus » ou que, dans le Panégyrique, les Athéniens autochtones sont seuls cré-
dités de la possibilité d’appeler leur cité « des noms dont on désigne ses vrais
parents » (τοὺς οἰκειοτάτους), à savoir « nourrice, patrie, mère »52. Dès lors, il
n’y aurait rien de proprement platonicien dans ces oikeia onomata, ces « noms
familiers / familiaux » que, sur le fond d’une parenté généralisée, les citoyens
de la République se donnent entre eux, ou dans l’expression oikeios politès, non
loin de la référence au Zeus des gens de même souche (Homophylos)53 : j’y
vois plutôt quelque chose comme le plus répandu des idiomatismes athéniens.
Dans cette Athènes du ive siècle où l’on s’accorde à valoriser la réalité de la
famille, tout indique qu’oikeios bascula du côté de la parenté. Oikeios polémos
est donc bien – et devint durablement – une désignation de la « guerre fami-
liale », mais une désignation virtuellement édifiante.

La guerre dans la famille : un scandale auquel il faut vite remédier / un


destin ou une nature. Le premier énoncé est implicite dans oikeios polémos, le
second s’incarne dans haima homaimon. Et, entre les deux, il y a stasis emphy-
los, que l’on pourrait tirer indifféremment d’un côté ou de l’autre. Pour qui
veut apprécier historiquement les incidences d’une telle alternative, l’étude des
mots ne saurait certes apporter aucune réponse définitive ; du moins permet-elle

50. Voir Isée, II, 11 (et 23) ; VI, 15. Un jeu similaire rapproche, en Hérodote, IV, 148 les verbes
συνοικεω (qui touche à la colonisation) et οἰκειόω.
51. Lorsque les Athéniens frappent le tragique Phrynikhos d’une amende pour les avoir fait pleurer
lors de la représentation de La Prise de Milet, en leur rappelant des oikeia kaka (Hérodote, VI, 21),
ils désignent comme « malheurs nationaux », malheurs qui concernent Athènes en propre, des maux
qui les affectent par le biais de leur parenté avec les Ioniens.
52. Ménexène, 237 c 1-2 ; Panégyrique, 24-35 (cf. Panathénaïque, 124-125). Sur ces développe-
ments, voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 65-67 et passim.
53. Platon, République, V, 463 a 8 et e 1-2 (avec le commentaire d’Aristote, Politique, II, 1262 b
15-20) ; Lois, VIII, 842 e 8.
402 la guerre dans la famille

de dégager les questions que soulèvent immanquablement les représentations


familiales de la cité lorsqu’elles servent à penser la stasis. Parce que les trois
syntagmes se recoupent sans se superposer, nous voilà introduits à un dossier
mouvant, fait d’écarts et de flottements entre des figures voisines, mais qui ne
sont ni homologues ni clairement définies, et que la notion de « famille » uni-
fie sous une traduction commode, sinon toujours satisfaisante.
L’affaire se jouera entre trois termes : la stasis, la cité, la famille. Énumérer
les figures familiales de la cité invite à une combinatoire où c’est tantôt la
famille qui induit la stasis contre la cité, tantôt la stasis installée dans la cité
qui détruit la famille, tantôt la cité comme famille qui repousse la stasis. Trois
termes dont l’un doit toujours être menacé par les deux autres, reliés par un
rapport nécessaire, d’alliance ou d’affinité : ainsi se délimite l’espace où pen-
ser en Grec la guerre civile.

La haine dans la famille

La première figure sera tragique. Elle installe la guerre dans la famille. En


assimilant l’oikos au temps du mythe, conçu comme un passé à la fois révolu et
toujours menaçant, la tragédie, du même mouvement, exalte la cité et l­ ’affronte
à ses problèmes les plus vitaux.
De cette antique connaturalité de la famille et de la discorde, l’Orestie est la
plus belle dramatisation. Tout comme au sein du génos dans ­l’Agamemnon, où le
palais des Atrides est habité par les Érinyes de la lignée ou par Eris (Discorde),
à moins que ce ne soit – ce qui d’ailleurs revient au même – par le génie ven-
geur de la race, qui épuise celle-ci dans la succession des tueries familiales
(θανάτοις αὐθένταισιν), encore assimilée à la démence des meurtres réciproques
(ἀλληλοφόνους μανίας)54. Et cela ne s’achève, dans les Euménides, qu’à Athènes,
avec la fondation de l’Aréopage, tribunal du sang destiné à juger le dieu meur-
trier Arès lorsque, « domestiqué », il a frappé celui qui l’avait accueilli55 ; alors,
installées au pied de la colline à laquelle le dieu donne son nom, les Érinyes pré-
serveront la cité contre l’Arès du phylon (Ἄρης ἐμφύλιος)56, qui se déchaîne dans
la guerre civile. L’ordre civique a intégré la famille en son sein. Ce qui signi-
fie qu’il est toujours virtuellement menacé par la discorde qui est à la parenté
comme une seconde nature et qu’il a toujours déjà dépassé cette menace.
Forts de cette conviction, mus par cette inquiétude, les tragiques font de
la stasis familiale des mythes un matériau privilégié de la représentation dra-
matique. Or, de cette discorde innée à la famille, la forme la plus marquée est
sans doute la guerre entre frères. Au début, la rivalité des frères : et l’Orestie
désigne le lointain passé qui vit la querelle de Thyeste et d’Atrée comme l’ori-
gine de l’enfantement interminable du meurtre par le meurtre57. Mais aussi, à la
fin, pour l’anéantissement de la famille, la guerre fratricide des fils d’Œdipe, en

54. Eschyle, Agamemnon, 1190, 1460-1461, 1571-1576.


55. Eschyle, Euménides, 354-355. «῎Aρης τιθασός est Arès domestiqué – en d’autres termes, le
meurtre « domestique » ou « intestin » ; variante familiale de l’emphylios phonos.
56. Ibid., 862-863. Voir N. Loraux, « L’oubli dans la cité », Le Temps de la réflexion, 1 (1980),
n. p. 228-237.
57. Dans le v. 1585 de l’Agamemnon, on appréciera la juxtaposition de ἀδελφόν et de ἀμφίλεκτος
(qui a rapport au différend).
la guerre dans la famille 403

une allèlophonia que Pindare met sous l’autorité de la terrible Érinye58. Alors,
dans ce qui reste de la lignée des Labdacides, il advient ce qui chez Thucydide
se passe dans une cité déchirée par la guerre civile, à l’intérieur d’un groupe
de partisans encerclés et réduits au désespoir : la mise à mort mutuelle et le
recours à la pendaison comme à la fuite ultime59. Victoire « cadméenne », à coup
sûr, que celle des fils d’Œdipe : victoire sans vainqueur ni vaincu, plus grave
encore que celle qui, dans les Euménides, était caractérisée comme « mauvaise
victoire » parce qu’elle assure le triomphe du même sur le même, plus grave
aussi que celle qui, pour Démocrite, faisait de toute façon de la stasis emphy-
los une calamité parce que, disait-il, « et pour les vainqueurs et pour les vain-
cus, la ruine est la même »60.
Je n’accumulerai pas les exemples : à l’évidence, pour les tragiques, la
famille engendre la stasis. À la cité de contenir l’une pour prévenir l’autre, au
poète tragique de rejeter la discorde dans le passé mythique pour mieux en offrir
la représentation aux Athéniens du présent, aux citoyens d’Athènes de savoir
deviner que jadis dissimule maintenant.

C’est au présent que l’historiographie thucydidéenne constate l’installation


de la stasis dans la cité et la destruction des relations familiales qui en résulte
inéluctablement.
Cela commence, ou plutôt cela a déjà commencé avec la dissolution de
tous les liens de sociabilité, ces liens mêmes qui seuls pourraient endiguer les
progrès de la subversion si la stasis, œuvrant à l’état latent, ne les avait déjà
détruits : dans l’analyse historique de Thucydide, le cercle est parfait. Ainsi, au
livre VIII, si en 412 les oligarques peuvent sans coup férir s’emparer du pou-
voir à Athènes, c’est que personne, dans la cité, ne « connaît » plus personne ;
du coup, tout un chacun, dans le dèmos, se défie de tous les autres – très nor-
malement de ceux que l’on ne connaît pas, mais de ceux aussi que l’on connaît,
pour les trop connaître. La défiance est générale61, et la cité a perdu cette bien-
heureuse familiarité des oikeioi entre eux, qui se fonde sur la connaissance et
la confiance réciproques62. De fait, sous le regard de l’historien, la stasis, mène
à son terme un mouvement que déjà la peste avait amorcé, en vidant les mai-
sons et relâchant les liens entre proches63. Toute sociabilité semble maintenant
s’être réfugiée dans les rapports entre factieux qui, eux, se connaissent à mer-
veille et, de ce point de vue, méritent bien d’être désignés comme « compa-
gnons » (hétairoi). Mais cela implique que l’intimité du compagnonnage ait

58. Pindare, Deuxième Olympique, 45-46.


59. On compare ici l’Antigone de Sophocle avec ce que décrit Thucydide, en III, 81, 3.
60. Voir Plutarque, De l’Amour fraternel, 488 a (victoire cadméenne) ; Eschyle, Euménides, 903
(νίκης μὴ κακῆς) ; Démocrite, fr. 249.
61. Voir VIII, 66, 3-4 : τὴν ἀλλήλων ἀγνωσίαν, … ἢ… ἀγνῶτα… ἢ γνώριμον ἄπιστον.
62. Les oikeioi sont dans une relation de connaissance : voir par exemple Isée, XII, 6 (et IX, 30),
ainsi que Platon, Lois, V, 738 d-e.
63. Voir Thucydide, II, 51, 5 : que les gens s’approchent (προσιέναι) les uns des autres ou ne
s’approchent pas, ils sont perdus dans les deux cas, et même les oikeioi ont renoncé à tous leurs
devoirs ; pour le verbe προσιέναι, voir VIII, 66, 5 (ἀλλήλοις γὰρ ἄπαντες ὑπόπτως προσιόντες οί
τοῦ δήμου) et Xénophon, Helléniques, II, 4, 19 (où s’approcher les uns des autres est le signe d’un
recul de la dissension).
404 la guerre dans la famille

changé de signe : elle était positive et constituait l’une des bases de la vie en
cité64, la voici devenue une simple association pour la mort. Il est vrai que déjà,
dans la réflexion générale qu’au livre III il consacrait au phénomène séditieux,
Thucydide avait constaté que toute familiarité est désormais passée du côté de
la faction : dire que la parenté de sang elle-même est devenue plus « étran-
gère » (ἀλλοτριώτερον) que le lien factieux, c’était suggérer clairement que,
pour chacun, ce lien est maintenant plus intime que toute relation familiale65.
Quand la faction prend le pas sur la parenté, l’intimité familiale se dissout,
et la guerre civile s’installe au sein même de l’oikos. Ce que Thucydide exprime
avec concision mais netteté, l’éloquence politique du ive siècle en fera, de
Lysias à Démosthène, un topos. Ainsi, pour Démosthène, les massacres d’Elis
se caractérisent « par une telle folie et une telle fureur » que les habitants de ce
pays « se souillent du sang de parents et de concitoyens » (συγγενεῖς ὡτῶν καὶ
πoλίτας μιαιφονεῖν). Et Lysias évoquait la tyrannie des Trente, qui a contraint
les Athéniens à « faire la guerre à leurs frères, leurs fils, et leurs concitoyens »
(ἀδελφοῖς καὶ ὑέσι καὶ πολíταις… πολεμεῖν… πóλεμον)66.
Leurs frères, leurs fils ; en d’autres termes, en temps de stasis, le frère est
tué par le frère et le fils par le père. Qui voudrait aller plus loin, qui souhaiterait
dresser, à la mode romaine, une nomenclature exhaustive des parents qui se sont
entretués et des rapports familiaux réellement détruits par la guerre civile serait
sans nul doute fort déçu. Car, en donnant ce qui ressemble à une liste succincte
des principales victimes de la stasis, le texte de Lysias tranche sur un corpus
où, comme chez Démosthène, les généralités sur le meurtre des syngéneis sont
dominantes. Certes, la « liste » a tout d’une épure, et l’on peut soupçonner la
réalité d’avoir été plus diversifiée ; mais, pour cerner la nature de ces liens de
parenté que l’imaginaire grec assigne à la stasis la propriété de dissoudre tout
particulièrement, il faudra bien se résigner à généraliser à partir de Lysias. On
s’apercevra alors que l’orateur n’est pas seul à nommer le frère et le fils.
Retournons à Thucydide ; nous y trouverons le père qui tue le fils, ce que
l’historien présente comme la pointe absolue de l’horreur : un au-delà du
désordre67. D’Hésiode à l’ancienne comédie, l’ordre grec du désordre veut en
effet que ce soit le fils qui s’attaque au père, et non le contraire68, et la tragé-
die ne dément pas cette loi, à en juger par l’énumération aristotélicienne des
meurtres familiaux qui font les événements tragiques,
par exemple un frère qui tue son frère […], un fils son père, une mère son fils
ou un fils sa mère69,

64. En VI, 30, 2, les hétairoi font partie pour chaque Athénien, aux côtés des ξυγγενεῑς et des fils,
du groupe des « siens propres » (σφετέρους αὑτῶν) ; voir encore VII, 75, 4 (ἢ ἐταὶρων ἢ οἰκείων).
Sur l’efficacité des liens entre hétairoi au livre VIII, voir 54, 4 et 65, 1.
65. III, 82, 6 : voir supra, n. 45. Version dramatique chez Isocrate, Panégyrique, 111 : « ils honoraient
les meurtriers et les assassins de leurs concitoyens plus que leurs propres parents ».
66. Démosthène, Ambassade, 260, Lysias, Contre Eratosthène, 92 ; voir encore Isocrate,
Panégyrique, 174.
67. Thucydide, III, 81, 5 : … καὶ ἔτι πεαιτέρω. Kαὶ γὰρ πατὴρ παῖδα ἀπέκτεινε.
68. Hésiode, Les Travaux et les jours, 185-188 et 331-332, ne parle que de mots violents. La figure
du parricide – ou de son euphémisme le fils qui « bat son père » – est récurrente chez Aristophane.
69. Aristote, Poétique, 1453 b 19-22.
la guerre dans la famille 405

où seule est « oubliée » la figure du père meurtrier du fils. En procédant à un


renversement aussi remarquable, il se pourrait donc que l’historien entende sug-
gérer à quel point la stasis est contre-nature : le père qui tue son fils n’anéantit
pas seulement en celui-ci la cité à venir – fin à laquelle seul le tyran est réputé
aspirer, lorsqu’il supprime les jeunes – ; il anéantit surtout sa lignée, il s’anéan-
tit lui-même dans ce meurtre où la pensée grecque voit généralement un crime
de femme70 – et, de fait, dans l’énumération d’Aristote, la mère meurtrière avait
effectivement sa place.
Dans le meurtre du fils par le père – quelle qu’ait pu être la réalité histo-
rique d’un pareil épisode dans telle ou telle cité –, je verrais donc volontiers
quelque chose comme un symbole : le paradigme extrême de cette abomination
qu’est la stasis. Quant au fratricide, il pourrait bien, comme thème, représen-
ter la guerre civile ordinaire. Sur ce point, de la tragédie aux genres prosaïques,
aucune rupture significative ne s’observe71 : c’est le meurtre du frère par le
frère qui ouvrait la liste aristotélicienne des événements tragiques et, au nombre
des crimes familiaux, ce meurtre est le seul que Platon déclare virtuellement
« pur », à condition qu’il soit accompli au cours d’une stasis et en état de légi-
time défense. Alors, comme si l’affrontement des citoyens entre eux trouvait
son expression la plus achevée dans le fratricide, le texte passe sans transition
du meurtre du frère par le frère à celui du citoyen par le citoyen72 :
Le frère qui, dans une sédition, tuera son frère au combat ou dans quelque autre
circonstance de ce genre, en se défendant contre lui qui attaquait le premier,
sera pur comme s’il avait tué un ennemi (καθάπερ πoλέμιον ἀποκτεíνας ἔστω
καθαρóς), et de même pour le citoyen tuant, dans les mêmes conditions, un
citoyen (καὶ ἐὰν πολíτης πολíτην, ὡσαύτως).73
Le fils, le frère : autant dire qu’à chaque fois, dans le déchaînement de la
haine civile, c’est le plus proche de ses parents que l’on tue et, comme si l’on
mesurait les ravages de la guerre civile à l’étroitesse du cercle parental qu’elle
atteint, c’est la famille restreinte que la stasis dissout en la divisant. Famille
réelle dans la cité74, famille comme métaphore de la cité : en déchirant les liens

70. Voir Euripide, Héraklès, 1016-1024 (où, après le meurtre par Héraklès de ses enfants, le chœur
évoque des « crimes de femme »). Au contraire du père romain, le père grec ne semble pas avoir
disposé légalement du pouvoir de vie et de mort sur son fils ; à Rome, ce n’est donc pas le meurtre
du fils par le père, mais le parricide qui est le comble de la violence séditieuse : voir Y. Thomas,
« vitae Necisque Potestas. Le père, la cité, la mort », dans Du Châtiment dans la cité, Rome-Paris,
1984, n. p. 545-548, et « Parricidium », article cité n. 36, p. 714.
71. Même si c’est à juste titre que R. Parker (Miasma. Pollution and Purification in Early Greek
Religion, Oxford, 1983, p. 137) relève l’état entre le développement indigné des Sept sur le fratricide
et la législation que, dans les Lois, Platon assigne à ce crime.
72. Sur ce point, voir le commentaire de L. Gernet, Platon. Lois, Livre IX. Traduction et commen-
taire, Paris, 1917, p. 140.
73. Lois, IX, 869 c-d. On notera que le législateur platonicien, loin de penser la stasis comme une
guerre familiale, en fait au contraire la seule circonstance qui permette de déclarer le meurtrier d’un
parent pur et à l’abri de toute poursuite ; et la clause en καθάπερ suggère qu’il n’est malgré tout
pas absolument évident de considérer un frère comme un ennemi public.
74. D’une façon moins menaçante pour son intégrité mais tout aussi destructrice, la famille est
également atteinte par la stasis du point de vue de ce que Glotz appelle sa « solidarité passive » (La
Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris 1904 [repr. New York, 1973], p. 456).
406 la guerre dans la famille

de parenté, la guerre civile sape l’une des bases essentielles de la vie en cité.
La stasis est contre-nature.
Entre la stasis innée et sa forme contre-nature, il faudrait encore faire une
place à la stasis comme effet second de la haine dans la famille, dont la figure est
çà et là évoquée par les penseurs du ive siècle. À nouveau, comme dans la tra-
gédie, la discorde a son lieu dans l’oikos, à ceci près qu’elle ne prend toute son
ampleur que généralisée à la dimension de la cité tout entière. D’une mésentente
entre parents à la division dans le corps civique, ce modèle est à l’occasion aris-
totélicien, et le livre V de la Politique énumère une stasis dérivée d’un conflit
entre frères et quelques guerres civiles résultant de mariages rompus. De mena-
cée qu’elle était chez un Thucydide, la famille s’est faite menaçante ; mais, entre
la discorde familiale et la dissension civique, le relais essentiel – point névral-
gique de ces affaires – est alors le tribunal : ce sont des procès qui attisent la
haine entre les citoyens, chez Aristote75 comme au livre V de la République76 et
Platon renchérit dans les Lois, affirmant que l’humanité d’après le déluge igno-
rait aussi bien les arts de la guerre que ces conflits, intérieurs à la cité, que l’on
nomme « procès et guerres civiles » (δικαὶ καὶ στάσεις)77.
C’est ainsi que, chez les théoriciens du ive siècle, la famille revient ­au-devant
de la scène comme source de la guerre civile78. On pourrait épiloguer sur ce que
ce retour suggère de vitalité dans les représentations noires du lien de parenté. On
peut aussi tenter d’interpréter cette figure dans le contexte précis où elle est pro-
duite. On lira alors ces textes en regard de ce que les plaidoyers privés, prononcés
à l’occasion de procès effectifs, disent avec insistance de la haine dans la famille.
Dans ces discours, il est de bon ton de déplorer la dure nécessité qui contraint
à en venir, envers des parents, au différend et à la lutte (πρὸς οἰκείους διαφέσθαι,
ἀγωνίζεσθαι) ; nul plaideur toutefois ne nie que, lorsque la parenté s’est muée
en haine, il s’agisse bien d’une guerre79. Alors le père se révèle acharné contre
le fils ; mais c’est surtout de la haine dressant le frère contre le frère que parlent
ces discours, qui en énumèrent toutes les variantes80. Ainsi les procès mettent
en question ces liens mêmes que, chez Thucydide ou Lysias, la guerre civile
dissolvait.
S’agissant de rhétorique judiciaire, il faut toujours faire la part de l’ampli-
fication : bien sûr, les plaideurs qui, tout en attaquant leur frère en justice, se

75. Aristote, Politique, V, 1303 b 31-1304 a 13 (et 1306 a 33-34). La leçon de tels épisodes est que
« les dissensions des notables entraînent la participation de la cité tout entière ».
76. Platon, République, V, 464 d 7-e 2. Mais c’est dans la parenté généralisée, qui dissout les parentés
restreintes, que Platon voit le moyen d’éviter les dikai génératrices de stasis.
77. Platon, Lois, III, 679 d.
78. Le livre VIII de la République pourrait être étudié dans cette perspective : c’est au sein de la
famille restreinte que se trame le passage d’une constitution à l’autre.
79. Différend, lutte : Lysias, XXXII (Contre Diogiton), I ; Isée, I, 6-7, 34 ; guerre (πολεμεῖν) :
Lysias, XXXII, 22 ; Isée, I, 15, IX, 37. La haine : Isée, I, 9, 10, 33 (où ἔχθρα s’oppose à οἰκειóτης),
II, 29 (les frères devenus ἐχθροí), V, 30.
80. Le père contre le fils : Isée, VI, 18 et 22. Les frères : c’est le thème des plaidoyers I (Succession
de Kiron : voir 9-10), II (Succession de Ménéklès : voir 29, 40) ; le plaidoyer IX (Succession
d’Astyphilos) dresse des cousins l’un contre l’autre, mais renvoie à une haine entre frère (16-17,
20, 23, 31) même si, l’un d’eux étant passé par adoption dans une autre famille le mot adelphos
est soigneusement évité à son sujet ; la haine entre oncle et neveu du plaidoyer VII (Succession
d’Apollodoros) est encore une version de la haine des frères.
la guerre dans la famille 407

lamentent d’y avoir été contraints, manient le plus éculé des topoi. Mais il n’est
pas de topos qui n’exprime la vérité d’une situation et, de toutes ces déclara-
tions, il appert, de façon à peine paradoxale, que si la famille est le lieu où la
haine est le plus terrible, c’est qu’il faut voir en elle la source de toute valeur.
Ainsi, tel client de Lysias entend bien émouvoir les juges en affirmant au sujet de
son adversaire que « grâce à lui, tous les rapports entre les hommes deviennent
tellement suspects que, vivant ou mourant, on aimerait autant se fier aux pires
ennemis qu’aux plus proches parents » (τοῖς οἰκειοτάτοις)81.
Que la mise en avant de la haine familiale soit encore une façon, certes indi-
recte, de proclamer l’éminente valeur de la famille, ce n’est sans doute là qu’une
des dimensions de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise du ive siècle », par
où, dans la cité athénienne, se fait jour la tentation de donner à la famille le pas
sur la cité. Pour mesurer la force d’une telle tentation, il faudrait à nouveau, quit-
tant la prose de l’éloquence judiciaire, revenir à celle des orateurs politiques.
On y verrait un Démosthène justifier la loi sur l’adultère – qui autorise à tuer
l’amant pris en flagrant délit – « parce que ceux-là mêmes que nous protégeons
contre les outrages et les violences quand nous combattons l’ennemi, c’est pour
eux qu’il est permis de tuer même des amis… ». Et d’ajouter : « On ne naît
pas ami ou ennemi (σὐγένος ἐστὶν φιλíων καὶ πολεμíων) : ce sont les actes qui
déterminent les deux catégories »82. L’« ami » est une autre façon de nommer
le concitoyen : on en déduira que tout est permis au nom de la famille, même de
tuer un autre Athénien. Plus significative encore est une affirmation d’Eschine,
dans le feu d’un procès politique qui vise Démosthène. À la mort de Philippe,
celui-ci n’a pas craint de faire un sacrifice d’action de grâces, alors qu’il venait
de perdre sa fille ; situation qui, à l’adresse des Athéniens, inspire à Eschine
cette envolée indignée :
Celui qui… n’aime pas les êtres qui lui sont le plus chers et le plus proches
(τὰ φíλτατα καὶ οἰκειóτατα σώματα) ne saura jamais vous apprécier, vous qui
lui êtes étrangers (τοὺς ἀλλοτρíους).83
« Vous qui lui êtes étrangers » : apparemment Eschine s’attend à ce qu’il
aille de soi, pour son auditoire comme pour lui, que telle est la définition des
concitoyens. À l’évidence, toute valeur s’est réfugiée dans la famille.
Sans doute me suis-je quelque peu écartée de cette stasis familiale qui consti-
tue mon objet. Mais il importait de suggérer la gravité de l’accusation inlassa-
blement soulevée contre la guerre civile, et qui lui impute la responsabilité de
détruire la famille dans la cité. Certes, c’est sur la famille réelle que se concentre
l’affect, et cela contribua sans doute à dissuader les orateurs de franchir le pas
vers la figure qui ferait de la famille une métaphore de la cité. Mais tous les élé-
ments de cette réflexion plus théorique sont là, à portée de main.
Après la stasis contre la famille, le temps est venu d’étudier la figure inverse
– la parenté contre la guerre civile –, dans ce dossier où les représentations oppo-
sées sont soutenues avec une égale conviction.
Alors, contre la guerre civile, la cité se fera famille.

81. Lysias, XXXII, 19.


82. Démosthène, Contre Aristocrate, 55-56.
83. Eschine, Contre Ctésiphon, 78.
408 la guerre dans la famille

Contre la guerre civile, la parenté civique

Parce que la famille est l’une des bases essentielles de la cité, contre la s­ tasis,
il n’y aurait pas d’arme idéologique plus efficace que l’appel à la parenté. Telle
est, à en croire Xénophon, la tragédie qui, dans l’Athènes de 403, présida à la
réconciliation au sein du corps civique.
Très significatif à cet égard est un discours – réel ou fictif – prononcé par
un démocrate à l’issue de la bataille de Mounichia où, pour la première fois,
les Trente avaient essuyé une sanglante défaite devant ceux qu’ils avaient exi-
lés. S’avançant entre les deux fronts de citoyens, Kléokritos, héraut des initiés
d’Éleusis et combattant de la démocratie, s’adresse alors aux troupes des oli-
garques. Après avoir énuméré les activités partagées qui font la sociabilité athé-
nienne, c’est sur un appel aux liens de parenté que l’orateur conclut, comme
si seul ce thème pouvait, chez des citoyens, provoquer le sursaut salutaire qui
mettra fin à la stasis :
Au nom des dieux de nos pères et de nos mères, au nom de la parenté par le sang,
de l’alliance et du compagnonnage – car tous ces liens unissent beaucoup d’entre
nous les uns aux autres –, […] cessez de mal agir envers la patrie, et n’obéissez
pas aux Trente, les plus impies des hommes.84
Soit donc tout ce qui compose la parenté athénienne. La référence aux dieux,
d’abord – « les dieux de nos pères et de nos mères » (πρὸς θεῶν πατρῴων καὶ
μητρῴων) –, qui pourra surprendre : la collectivité des Athéniens a des dieux
patrôioi très vénérés (au premier rang desquels Apollon, protecteur de l’ordre
patrilinéaire) et, sur l’Agora d’Athènes, un édifice appelé Mètrôon est consa-
cré à la Mère des dieux, mais on ne leur connaît pas de culte officiel à des dieux
mètrôioi. Faut-il comprendre que, pour présenter la cité comme une grande
famille, il importe de rétablir à tout prix, même fictivement, pour chaque citoyen
l’équilibre entre les deux lignées, paternelle et maternelle, de ses ancêtres85 ? De
fait, c’est bien aux citoyens en tant qu’ils sont aussi des individus que s’adresse
Kléokritos, et sa harangue vise moins la collectivité prise comme un tout que
l’entrecroisement de ces relations personnelles et singulières qui font le tissu
de la vie en cité86. Puis vient la triade συγγενεíας καὶ κηδεστíας καὶ ἑταιρíας.
Syngéneia, c’est la parenté par le sang : en d’autres termes la plus naturelle
de toutes les relations, qui n’a pas besoin d’être codifiée pour être vécue dans
l’immé­diateté de l’existence quotidienne87. Kèdestia désigne l’alliance, où
Aristote voit un élément très nécessaire de la cité comme communauté du bien-
vivre88. Hétairia, enfin, ne laisse pas d’étonner : comment l’orateur qui prêche

84. Xénophon, Helléniques, II, 4, 21.


85. Je faisais cette hypothèse dans Les Enfants d’Athéna, p. 128.
86. Sur le caractère personnel de la relation dénotée par patrôios, voir les remarques d’É. Benveniste,
Vocabulaire, I, p. 272-273.
87. Sur la συγγένεια dans son opposition à l’ἀγχιστεíα (parenté codifiée en fonction du droit de
successibilité), voir par exemple Isée, XI, 17, ainsi que 1-2, 6 et 13 ; IV, 17 (et II, 20-21 et 37). C’est
parce qu’il discute la parenté généralisée de la République, fictivement maintenue consanguine,
qu’Aristote peut utiliser συγγένεια comme une désignation génétique de la parenté : Politique, II,
1262 a 10-11 (κατ’ ἄλλην τíνα συγγένειαν ἢ πρὸς αἴματος ἢ κατ’ οἰκειóτητα καὶ κηδεíαν).
88. Aristote, Politique, III, 1280 b 36-38.
la guerre dans la famille 409

pour la fin des hostilités peut-il oublier le sens factieux de ce mot pour lui assi-
gner une valeur résolument positive ? Mais, à poser cette question, on méses-
time la volonté d’oubli qui est précisément celle de Kléokritos dans cette adresse
à des oligarques : oublier la stasis et le sens douteux qu’elle donne au mot89
pour se reporter en pensée au temps bienheureux de la vie en paix où les hétai-
roi n’étaient que des compagnons très unis, souvent liés entre eux par des rela-
tions d’alliance90, telle est la visée du discours.
Syngéneia, kèdestia, hétairia : c’est dans la parenté athénienne, envisa-
gée dans son acception la plus large et entendue comme lieu de concorde91,
qu’un orateur improvisé est censé trouver le seul argument assez puissant pour
transformer des séditieux en citoyens épris de paix civile. Nous voici très loin
d’Eschyle et de la représentation éminemment négative de la famille, lorsque
celle-ci était identifiée avec le génos d’un passé révolu. Mais il se pourrait
qu’en élaborant un modèle de la parenté qui fût doté de toutes les vertus,
la démocratie restaurée ait tout simplement accompli sa tâche idéologique
essentielle : il s’agissait de réparer le tissu social que la stasis avait déchiré,
et de soigner le traumatisme infligé à l’identité athénienne par ­l’ampleur de
la dissension.
Un pas de plus, et l’on assimilait la cité tout entière à une famille.

Il suffit pour cela de proclamer tous les citoyens parents entre eux. L’idée
n’était pas absolument neuve en 403, mais elle fera son chemin. Cela peut rele-
ver du procédé rhétorique chez le plaideur appelant les juges à lui « tenir lieu de
père, de frères et d’enfants »92. C’est aussi, c’est surtout un topos de l’éloquence
politique, qui donne lieu à l’exaltation de la syngéneia civique en général93.
À moins que, traduisant en termes de parenté la relation qui unit les citoyens à
la cité, les orateurs ne l’assimilent à l’amour qu’on éprouve pour un père94 ou,
plus souvent, pour une mère, comme chez Pindare95.
Si l’on vise à une interprétation générale de pareilles déclarations, on affir-
mera que « les Grecs ont toujours conçu l’union entre citoyens faisant partie
d’un groupe, d’une ville ou même de plusieurs villes sur le modèle de la parenté
par le sang »96. Préférant pour ma part m’en tenir une fois de plus à l’Athènes

89. Un passage de Lysias (Contre Eratosthène, 43 : « ceux que l’on appelait les hétairoi ») semble
bien indiquer que le sens « normal » du mot est pacifique. « Qu’est-ce qui fit de l’hétaireia un élé-
ment révolutionnaire dans la politique athénienne ? », se demande S. C. Humphreys, The Family,
Women and Death, Londres, 1983, p. 27.
90. Sur hétairos, rattaché au thème *swe, voir É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 331. Hétairos et
hétairia comme relation positive : aux livres VI et VII de Thucydide (voir supra, n. 64) et, par
exemple, dans Isocrate, Panégyrique, 174. Hétaireia et liens de parenté à Athènes : S. C. Humpreys,
ibid., p. 26-28.
91. La famille et l’homonoia ; voir Platon, Alcibiade, 126 c et e.
92. Voir Andocide, Sur les mystères, 148 (péroraison), ainsi que Antiphon, I, 3-4 (où le mot utilisé
est ἀναγκαῖοι, qui peut désigner les parents : voir Eernstman, Oikeios…, p. 20).
93. Voir Démosthène, Contre Aristogiton, 87-89.
94. Lycurgue, Contre Léocrate, 48. On notera que l’objet de l’affection est ici patris, et non polis.
95. Mètèr : déjà chez Pindare, 1re Isthmique, 1 sqq. ; 8e Pythique, 98. Sur l’emploi de mètèr au figuré,
« plus développé que celui de patèr », voir P. Chantraine, « Les noms du mari et de la femme, du
père et de la mère en grec », Revue des Études grecques, 59-60 (1946-1947), p. 239. Trophos :
Lycurgue, Contre Léocrate, 53, 85.
96. Citation de G. Glotz, La Solidarité de la famille, p. 90.
410 la guerre dans la famille

classique, je rappellerai que l’imaginaire civique s’y nourrit du mythe d’autoch-


tonie, terrain par excellence de l’élaboration d’une parenté généralisée, unissant
entre eux les citoyens en vertu du lien qu’ils entretiennent tous à la cité, dont
ils sont les « enfants légitimes » et qui, pour eux, est mère, nourrice et patrie.
Qu’un tel lien soit censé prévenir tout risque de stasis, la consécution va
de soi, encore que l’idée en soit volontiers restée implicite. Il est cependant,
chez Isocrate, un passage remarquable du Panathénaïque pour la développer
longuement97.
Pour montrer « dès l’origine » la supériorité des Athéniens sur tous les
autres Grecs la coutume est d’opposer Athènes aux autres cités ; en l’occur-
rence, au lieu de dénoncer dans les autres cités un excès d’altérité, Isocrate se
plaît à les caractériser, sur le mode tragique, par ces catastrophes du même que
constituent les grands crimes familiaux des mythes. Et d’énumérer : meurtres
accomplis sur des frères, des pères ou des étrangers – voici Thèbes, Argos, bien
d’autres cités ; sur des mères – on reconnaît Oreste et Alcméon, Argos encore ;
incestes – Thèbes à nouveau – ; dévoration des enfants par les parents – le fes-
tin de Thyeste nous ramène à Argos – ; fils exposés par leurs pères – Laïos,
Œdipe, et Thèbes – ; noyades et aveuglement – voici la Thrace, avec l’his-
toire de Phinée… En d’autres termes, à l’origine des cités de la Grèce il y a ces
meurtres que « tous les ans, les Athéniens portent sur le théâtre » : Isocrate ne
saurait plus clairement indiquer qu’il emprunte à la tragédie cette litanie de la
haine dans la famille. Et, du bon côté, se trouvent évidemment les Athéniens
autochtones, ni sang mêlé ni immigrés – façon de relier implicitement chez les
autres les excès du même et le défaut intrinsèque que constitue l’altérité. Les
Athéniens, donc, qui manifestent à leur nourrice l’affection que les êtres d’élite
ont pour père et mère, comme si, parce qu’il est métaphorique, l’amour familial
qu’ils portent à leur terre les avait tenus à l’écart des horreurs de la famille98.
Ainsi, Isocrate renouvelle dans ses thèmes l’éloge obligé de l’autochtonie
sans toutefois en modifier le contenu. Mais sa contribution est surtout impor-
tante en ce qu’il œuvre à intégrer dans une perspective mythico-historique les
deux figures opposées de la famille : comme lieu de haine, la famille préside à
la naissance des autres cités ; comme lieu de parenté généralisée, la Cité athé-
nienne ignore la stasis. La tension entre deux modèles tour à tour dominants
a cédé la place à une opposition bien tranchée, entre deux types d’origine et
deux types de cité.
Et l’on pourrait montrer que c’est encore à la même source – à cette idéolo-
gie athénienne de la parenté – que puise, sur un mode incomparablement plus
théorique, la réflexion d’un Platon sur la cité. Pour fonder la cité en nature, il
n’est d’autre solution que de constituer – réellement, au sens où les formations
idéologiques sont réelles – une parenté généralisée unissant tous les citoyens
entre eux. On sait comment, pour assurer la cohésion entre les gardiens, un

97. Isocrate, Panathénaïque, 120-125.


98. Sparte illustre historiquement ce qu’Isocrate a développé comme un modèle mythico-tragique :
tout y commence par la dissension à son plus haut degré (ibid., 177) ; l’oikeiotès spartiate est à la
fois le rapport de parenté qui unit les citoyens à la masse et l’expression ironique d’un rapport de
violence (182) ; les Spartiates sont des criminels qui osent tuer leurs frères et leurs hétairoi (184) ;
ils ont fait beaucoup de mal à leurs parents (207, 200).
la guerre dans la famille 411

« beau mensonge » s’avère nécessaire, qui, à bien des égards, est un mythe
d’autochtonie : et les voilà tous frères, parce qu’ils ont en commun la terre, qui
leur est une mère et une nourrice99. Alors, on pourra supprimer toute propriété,
donc toute famille restreinte (car propriété et famille, c’est là ce que désigne le
mot oikia) pour peupler la cité tout entière de parents100. Plus d’oikeion privé,
l’oikeion sera commun à tous, si bien que « mien » n’aura désormais d’autre
sens que « nôtre »101, et ainsi l’on évitera la stasis. Car telle est bien la visée
de cette construction : détruire les familles revient à supprimer les procès et
les querelles dont « l’argent, les enfants et les proches sont l’occasion », c’est-
à‑dire à supprimer toute guerre civile puisque déjà le procès était une stasis102.
Détruire les familles, mais fonder la cité comme grande famille et la paix civile
sera assurée. Bref, un modèle l’a emporté sur l’autre, que Platon entend frap-
per définitivement d’invalidité. Et la tension ­qu’Isocrate immobilisait en une
opposition est ici résorbée : à la fois explicitée dans ses termes et évacuée.
En résumant à grands traits ces pages platoniciennes très connues, je voulais
seulement, à l’issue d’un long parcours dans les représentations athéniennes de
la stasis, montrer avec quelle perspicacité le philosophe sait jouer d’une figure
de la parenté contre l’autre. Mais j’y trouve aussi l’occasion de revenir sur deux
points qui nous ont, en chemin, plus d’une fois arrêtés : la notion de phylon, la
logique de la fraternité.
Sur le versant du phylon comme fait de nature et comme souche envisagée
en sa clôture, il faudrait s’attacher au qualificatif homophylos parce que, tout
entier (semble-t‑il) du côté de la concorde, ce mot heureux échappe aux conno-
tations sinistres qui entourent emphylos. On se rappelle la parenté athénienne
dans le Ménexène, dont l’une des désignations était φιλíα ὁμóφυλος, « l’amitié
de même souche »103. On y ajoutera les mariages de la République, fondés en
nécessité parce qu’accouplant des hommes et des femmes autant que possibles
« de même nature » (homophyeis)104. Et, toujours en milieu platonicien, il fau-
drait encore évoquer le Zeus homophylos des Lois, témoin de la borne d’ami-
tié, et qui veille à ce qu’aucun conflit de voisinage n’oppose les oikeioi politai,
les concitoyens que tout rapproche105. Et l’on pourrait même faire une incur-
sion chez Aristote qui, contre Platon, n’a cessé de proclamer qu’on ne fait pas
une cité avec du semblable, mais qui, lorsqu’il réfléchit sur les conditions de
survie d’une cité, reconnaît volontiers que, pour éviter la stasis, l’appartenance
à une même souche (τὸ ὁμóφυλον) s’avère efficace106.
Toutefois, par sa récurrence du côté de la parenté unie comme de celui de la
famille déchirée, c’est le modèle des frères qui nous retiendra le plus longtemps.

99. Platon, République, III, 414 d-415 a : πάντες ἀδελφοí…, μήτηρ καὶ τροφóς.
100. Pour les règles d’usage des noms de parenté, voir République, V, 461 d.
101. La base linguistique de cette construction théorique consiste à vider de tout sens l’usage ordi-
naire des adjectifs et pronoms possessifs : voir ibid., 462 b-c, 463 e 3-5, 464 c-d. Il s’agit d’éviter
la situation, dramatisée par Sophocle dans l’Antigone, où l’énoncé du « mien » est exclusif de tout
le reste, à commencer par la cité (voir par exemple le v. 48).
102. République, V, 464 d-e. Voir aussi 459 e, 465 a-b.
103. Ménexène, 244 a.
104. République, V, 458 c, avec la synonymie ὁμóφυλος / -φυής, mentionnée supra, n. 17.
105. Lois, VIII, 842 e-843 a.
106. Aristote, Politique, V, 1303 a 25.
412 la guerre dans la famille

Au temps où Eschyle fondait l’histoire des Atrides dans la rivalité de Thyeste


et d’Atrée, Hérodote ne s’étonnait guère de ce que la traditionnelle mésentente
entre les deux familles royales de Sparte trouve son origine dans la discorde ini-
tiale de deux frères107 ; mais, quand la politique est fantasmée sur le mode de
la parenté, il va tout autant de soi que les citoyens sont « tous frères » (πάντες
ἀδελφοí), comme dans la République.

Adelphoi, ce sont les frères de sang108 et, de fait, l’appellation de syngéneis


se spécialise plus d’une fois dans la désignation de ces consanguins par excel-
lence109. Qui croit à la syngéneia de tous les citoyens entre eux les déclarera
donc frères. Lorsque Lysias, évoquant les démocrates athéniens de 403, dit que
ceux d’entre eux qui rentrèrent dans la cité ont manifesté des « desseins frères »
(ἀδελφὰ τὰ βουλεύματα) des actes de ceux qui sont morts dans les combats pour
la liberté, peut-être n’emploie-t‑il là qu’une métaphore très usitée, dont on ne
saurait inférer que le thème de la fraternité fut effectivement au cœur de la res-
tauration démocratique110. Explicite est en revanche chez Platon la fraternité
comme figure de l’autochtonie, lorsque celle-ci, envisagée d’un point de vue
politique, est assimilée à la démocratie : alors les Athéniens, « tous frères nés
d’une même mère » (μιᾶς μητρὸς πάντες ἀδελφοὶ φύντες), sont censés pratiquer
tout naturellement l’égalité, par opposition aux citoyens des autres régimes, que
l’on peut aisément répartir en « maîtres » et « esclaves111.
S’agissant des relations de fraternité, nous n’en avons certes pas fini avec
Platon, dont la prédilection pour le thème est évidente. Du proverbe, cité au
début de la République, qui fait d’un frère le premier auxiliaire112, on passe
sans difficulté à l’impératif, codifié en loi, de venir en aide à un concitoyen du
même âge comme à un frère113, et du beau mensonge de la République par où
tous les citoyens sont adelphoi114 à la réflexion des Lois, où le mot « frère » est
encore le plus propre à désigner avec précision le rapport de concitoyenneté115.

107. Hérodote, VI, 52 : on notera que la traduction de ἀδελφεοὺς ἐóντας doit choisir entre « bien
que frères, ils étaient en désaccord » et « parce que frères, ils étaient en désaccord », là où le texte
grec laisse tous les possibles ouverts.
108. Voir É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 212-214 ; adelphos désigne originellement les frères
comme issus de la même matrice, ce qui a durablement contribué à attacher à la discussion du mot
la question du matriarcat : voir P. Kretschmer, « Die griechische Benennung des Bruders », Glotta,
2 (1910), p. 201-213 et J. Gonda, « Gr. ἀδελφóς », Mnemosyne, 15 (1962), p. 390-392.
109. Voir Sophocle, Œdipe à Colone, 1387-1388 et surtout Isée, VIII (Succession de Kiron), 30,
avec les remarques de F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, p. 219.
110. Lysias, Epitaphios, 64. On rapprochera toutefois de Antigone, 192 (ἀδελφὰ τῶνδε κηρύξας
ἔχω), où le signifiant « frère » est tout sauf neutre.
111. Platon, Ménexène, 238 d-239 a, que l’on rapprochera de République, III, 414 d-415 a. Sur
l’opposition adelphos / doulos, voir encore Antigone, 517.
112. République, II, 362 d (voir Démosthène, Ambassade, 238). L’idée remonte au moins à l’Odyssée
(XVI, 95-96 et 115-116).
113. Lois, IX, 880 b 5 : le frère énuméré au premier rang des rapports de parenté fictifs qui expri-
ment la citoyenneté.
114. République IV, 414 d-415 a. On notera que, dans le Timée, 18 d 1-2, le résumé de la République
met sœurs et frères en tête de l’énumération des ὁμογενεῖς.
115. Lois, I, 627 d 9 (« ces frères dont nous parlions à l’instant ». Or, le mot de « frère » n’a pas
encore été prononcé ; sans doute était-il en filigrane dans la définition des citoyens comme « συγγενεῖς
nés de la même cité ». Voir encore, pour le passage du frère au citoyen, ibid., IX, 869 c 7-d 2.
la guerre dans la famille 413

Et tout indique que la notion de fraternité, par-delà même ses implications poli-
tiques, occupe une place essentielle dans la spéculation du philosophe116.
Pour le coup, nous voici loin de la vie politique de l’Athènes classique.
Et cependant, à suivre la récurrence de ce thème chez Platon, on ne s’éloigne
guère de la réalité des représentations sociales qui, de la cité, font une famille.
Du moins faut-il, pour finir, accepter de sortir d’Athènes et de faire une incur-
sion dans le début de l’époque hellénistique. C’est en Sicile, dans la petite
cité de Nakônè au iiie siècle, que la réalité se fait pour ainsi dire platonicienne
puisque, à la suite de troubles civils, les citoyens se réconcilient solennellement
entre eux en devenant frères : procédure certes remarquable mais dont, à ­l’issue
de ce parcours, on ne s’empressera pas trop de proclamer qu’elle constitue un
hapax117 – exceptionnelle sous le rapport des pratiques sociales effectives, elle
l’est à l’évidence moins si on la réfère à l’imaginaire familial et fraternel de la
cité tel qu’on s’est efforcé ici d’en suggérer la cohérence.
Soit donc l’« affrèrement » de Nakônè. Le déroulement des opérations est
maintenant chose bien connue, depuis la publication des inscriptions d’Entella118,
et l’on se contentera d’en commenter les modalités essentielles. Un différend a
eu lieu (διαφορά), qu’il y a tout lieu d’assimiler à une guerre civile119. Le calme
une fois revenu, il s’agit d’organiser la réconciliation (διάλυσις). En la circons-
tance, cela consiste à diviser pour mieux unir : à distribuer la cité tout entière
en groupes de cinq frères, cette procédure visant un but ultime, qui est de réu-
nifier le corps civique par la seule force de la fraternité120.
C’est ainsi que, par tirage au sort, sont constitués des groupes de « frères
électifs » (ἀδελφοὶ αἱρετοí)121. En soi, un tel énoncé ne manquera pas de sur-
prendre l’historien des institutions, accoutumé à la très forte opposition que
la pensée politique grecque marque précisément entre élection et tirage au
sort. Mais s’agit-il bien d’un problème d’institutions ? Certes, dans cette

116. Il y aurait beaucoup à dire sur cet idiotisme platonicien qu’est l’emploi de ἀδελφóς en position
d’adjectif pour dénoter la parenté ou l’affinité de deux notions. Quelques exemples dans une longue
liste : Phédon, 108 b 6 (crimes frères), Phèdre, 238 b 4 (désirs frères entre eux), République, VI, 511
b (sciences sœurs), ainsi que VII, 530 d, qui souligne l’origine pythagoricienne d’une telle métaphore.
117. Selon l’éditeur du texte, D. Asheri, cette procédure ne trouverait « d’analogie dans aucune autre
cité d’institutions de type grec », ce qui inciterait à chercher des modèles ailleurs (« Osservazioni
storiche sul decreto di Nakone », dans Materiali e Contributi per… Entella, p. 1033-1045 ; citation
p. 1038-5). Toutefois Asheri reconnaît volontiers que Nakônè était dans « un creuset de cultures,
toutes désormais en phases diverses d’hellénisation » (« Formes et procédures de réconciliation
dans les cités grecques : le décret de Nakone », Symposion 1982, Valence, 1982, p. 138.
118. C’est l’inscription n° III des Materiali e Contributi.
119. Faut-il, comme l’envisage I. Savalli (« Alcune osservazioni sulla terza iscrizione da Entella »,
dans Materiali en Contributi, p. 1060-1061), interpréter l’absence du terme stasis comme un signe
de la portée limitée de la dissension ? Ainsi, chez Xénophon (Helléniques, VII, 4, 15), diaphora
désigne une stasis larvée. Je crois plutôt, comme l’auteur, que l’emploi de diaphora relève sans
doute de l’euphémisme (comme dans Ménexène, 243 d 5) ; mais ce mot peut tout aussi bien fonc-
tionner comme la désignation englobante du genre conflit (voir par exemple République, V, 471 a).
120. Constitution de groupes de cinq autour d’un noyau de deux adversaires, puis répartition du
corps civique tout entier selon même principe : sur ces deux étapes, voir D. Asheri, « Osservazioni
storiche », p. 1038-1039. On rappellera que le nombre cinq est un symbole d’intégration, dans
nombre de traditions indo-européennes comme dans la spéculation philosophique des Grecs où il
est le « nombre nuptial » : voir République, VIII, 546 b-d, ainsi que Plutarque, Sur l’E de Delphes,
388 a-b, Sur la disparition des oracles, 429 b-d, et Isis et Osiris, 374 a-b.
121. Tirage au sort : 11. 15-17 et 22-27. Frères électifs : 1. 20.
414 la guerre dans la famille

affaire, et le tirage au sort et le titre de frères électifs ont du sens : il faut s’en
remettre au hasard du tirage au sort pour éviter que, dans chaque groupe de
frères, l’hostilité idéologique séparant deux « adversaires » (ὑπεναντíοι) ne
se redouble d’une solide haine personnelle122, mais en même temps tout doit
suggérer aux citoyens ainsi désignés qu’ils sont des « choisis » – choisis les
uns pour les autres, en vue d’une indéfectible fraternité. Si toutefois l’on per-
siste à s’étonner que le produit d’un tirage au sort tire son nom de l’élection,
on pourra, pour éclairer l’expression adelphoi hairétoi, s’aider d’un passage
du Ménexène où Platon oppose un titre électif (αἱρετóς) à celui que l’on détient
de naissance (ἐκ γένους)123. Faisons l’hypothèse que, dans cette opposition ἐκ
γένους / αἱρετóς, la naissance est le terme marqué, αἱρετóς n’ayant finalement
pas d’autre fonction que de suggérer qu’il y a eu procédure de désignation :
par rapport à γένος, qui dit la nature, αἱρετóς ne désigne plus qu’un recrute-
ment de type politique, et donc contractuel. Si nous revenons maintenant à nos
Siciliens du iiie siècle, il s’avère que – décidément platoniciens – les habitants
de Nakônè, par le titre de frères électifs, voulaient sans doute seulement oppo-
ser à la fraternité naturelle celle qui, en vertu d’une décision humaine (dirai-je :
d’une fiction ?) associe cinq citoyens entre eux. Le problème n’est donc pas
d’institutions, mais de représentation de la parenté (naturelle ou fictive : celle
des adelphoi est fictive, et reconnue comme telle). Ce qui nous invite à regar-
der de plus près ce qu’il en est, dans cette inscription, de la famille, réelle et
métaphorique.
Sous sa forme codifiée de parenté légale (ἀγγιστεíα), la famille réelle est tenue
à l’écart. À deux reprises, lors du tirage au sort des trente premiers groupes124,
puis lorsque le reste de la cité est divisé selon le même modèle, il est précisé
que les cinq « frères » ne doivent entretenir entre eux aucun de ces rapports
de parenté qui définissent l’ankhisteia, exclue de la procédure extraordinaire
comme elle est, dans la loi coutumière, écartée des tribunaux125. En séparant
aussi radicalement les adelphoi de leur parenté naturelle, la communauté des
Nakônaioi reconnaît que la stasis passait de fait par les relations familiales126,
et proscrit la famille pour mieux fonder la réconciliation. Par la même occa-
sion, elle affirme l’autonomie des fraternités toutes neuves.
Adelphoi hairétoi : une parenté fictive, de part en part civique mais qui, en
aucun cas, ne saurait constituer dans la cité une structure institutionnelle127. Et si
le décret prend soin d’organiser l’avenir pour que, chaque année à la même date,
les citoyens soient en fête « selon les affrèrements » (κατὰ τὰς ἀδελφοθετíας),

122. Comme l’observe D. Asheri, « Osservazioni storiche », p. 1037-1038.


123. Platon, Ménexène, 238 d 4.
124. Sur la constitution de ces trente premiers groupes, tirés au sort sur la base des deux listes de
trente adversaires que les parties adverses ont dressées, voir II. 13-19.
125. L’ankhisteia définit en la circonstance les degrés de parenté empêchant de siéger comme juge
lors d’un procès : voir I. Savalli, « La terza iscrizione », p. 1063 (avec bibliographie).
126. C’est sur la base des relations familiales que se font les adhésions à une faction : voir par
exemple Xénophon, Helléniques, V, 3, 17 (διὰ φιλíαν ἢ διὰ συγγένειαν τῶν φυγάδων). À Nakônè,
il faut éviter que la reconstitution d’un noyau familial, fût-il, réduit au minimum, ne réintroduise
les dissensions.
127. Voir I. Savalli, « La terza iscrizione », p. 1063 ; contra : S. Alessandri, « Sul terzo decreto da
Entella », dans Materiale Contributi, p. 1053-1054.
la guerre dans la famille 415

sans doute faut-il comprendre que les groupes de frères n’ont d’autre finalité
que festive128 – et donc symbolique, puisque le tissu même de la fête est consti-
tué par ces liens de réciprocité qui unissent entre eux les anciens ennemis deve-
nus frères et mêlés aux autres citoyens129.
Parenté toute symbolique que celle des adelphoi hairétoi. Et cependant c’est
le paradoxe (et l’intérêt) du décret de Nakônè qu’elle soit pensée comme consan-
guine, et non simplement classificatoire : ce ne sont pas des phratéres130, mais
bien des adelphoi que la procédure institue. Des Adelphoi, comme les autoch-
tones du Ménexène, comme les citoyens de la République. Et l’on ne s’étonne
pas, dès lors, que la cérémonie annuelle instituée par le décret doive comporter
un sacrifice aux ancêtres en même temps qu’à la Concorde : le culte ­d’Homonoia
est politique131, celui des Génétores rassemble tous les membres d’une lignée
dans la célébration d’un même passé mythique.
Les frères, donc : une fiction, mais une fiction vraie. La « création d’une
consanguinité » ; une « parenté factice »132, cela même que Platon fondait
sur un mensonge convaincant. Une consanguinité générique pour remettre
les relations familiales réelles à leur juste place dans la cité : hors du sym-
bolique, en tout cas. Une fraternité civique pour oublier la division. Très loin
des fraternités homériques qui se constituaient par et pour la vengeance133,
beaucoup plus près des « parentés » hellénistiques – je pense à ces com-
munautés qui se nomment syngéneia et donnent à leurs membres le titre de
« frères »134 – ; mais surtout : dans le droit fil d’une pensée de la cité sous
métaphore familiale.

Il est temps de mettre un terme à ce parcours, bien long déjà même si l’on
s’est contenté d’y repérer quelques figures d’une combinatoire à trois termes

128. On évoquera la « joie » des retrouvailles dans le Ménexène (243 e : ἁσμένως) et l’évocation
de la panégyrie des âmes en République, X, 614 e.
129. Je ne crois pas, comme D. Asheri, que la réconciliation nationale soit l’imitation de céré-
monies privées d’affrèrement (« Formes et procédures de réconciliation », p. 141) : κατὰ τὰς
ἀδελφοθετíας (l. 33) me semble renvoyer à la procédure civique nouvellement instituée et non
à un passé de pratiques privées ; de même, les ἀδελφοὶ αἱρετοí ne me semblent pas destinés à
une autre activité que symbolique (contra : Asheri, ibid., p. 140-141, qui croit que les frères
voient à la majorité).
130. D. Asheri le regrette (« Osservazioni storiche », p. 1043-1044) parce que les phratéres consti-
tuent toujours une parenté classificatoire (cf. É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 212-214), ce qui lui
semblerait plus approprié à la création de frères électifs. Mais phratèr, qui n’a qu’une existence
institutionnelle, est absent des constructions idéologiques, dans les textes comme dans la pratique
des citoyens de Nakônè.
131. Comme celui du Démokratia qui, selon certains historiens, aurait été instauré à Athènes dès 403.
132. Citations de G. Glotz, La Solidarité de la famille, p. 160-161.
133. On rappellera que les deux fidèles auxiliaires d’Ulysse dans sa vengeance doivent devenir pour
Télémaque ἑτάρω τε κασιγνήτω τε (des compagnons et des frères) : Odyssée, XXI, 213-216, avec
les remarques de J. Svenbro sur le « groupe familial minimal » (« Vengeance et société en Grèce
archaïque », in R. Verdier et J.-P. Poly (éd.), La Vengeance. Vengeance, pouvoirs et idéologies dans
quelques civilisations de l’Antiquité, Paris, 1984, p. 49).
134. Cf. L. Robert, Le Sanctuaire de Sinuri, Paris, 1945, p. 93-97. Sur le développement du voca-
bulaire de la parenté dans la sphère des relations internationales, je ne puis que renvoyer à l’article
de D. Musti, cité n. 38.
416 la guerre dans la famille

entre stasis, famille et cité ; même si l’on a seulement soulevé des questions
dont chacune mériterait à elle seule une enquête.
Il en va ainsi de ce modèle si récurrent des frères – les pires ennemis, les plus
sûrs amis – auquel il faudra bien donner un enracinement circonstancié dans la
cité classique. Cela suppose que l’on s’attache systématiquement à l’ordre dans
lequel sont traditionnellement énumérés les plus proches parents. Si, comme
les textes étudiés ici le suggèrent, la tendance est bien, en contexte politique,
à nommer d’abord les frères135, ce fait mérite en lui-même d’être interrogé, ne
serait-ce qu’en regard d’une logique comme la nôtre, où il est entendu que l’on
commence par les ascendants (ceux que l’on nomme, sur le mode romain, les
« parents », et qui donnent leur nom à l’ensemble du réseau familial ; et c’est
ainsi que nous parlons de parenté là où les Grecs disent syngéneia, généralisant
à l’ensemble de la famille ce qui ne relève proprement que de la consangui-
nité). S’il s’avérait en effet que, dans la réflexion sur la cité, la syngéneia prend
ainsi le pas sur le génos – c’est-à‑dire sur la lignée136 –, il resterait à expliquer
ce choix, que l’on cherche à l’éclairer par les structures grecques de la parenté,
qu’on le suppose déterminé par le statut des citoyens en tant qu’ils sont idéa-
lement ἐν ἡλικίᾳ, en âge de porter les armes, ni trop vieux ni trop jeunes, et
donc enclins à privilégier les rapports horizontaux entre semblables, à l’inté-
rieur d’une même génération137, ou qu’on y voie la réalisation imaginaire d’un
désir d’égalité, face au spectre de la division dans la cité et à la menace tou-
jours renaissante du kratos138.
Mais je reviens une fois encore à ce qui fut mon objet, à la triade stasis/
famille/cité, pour constater à nouveau que ces notions s’articulent selon des
lignes de force où la récurrence et la superposition prévalent largement sur tout
procès continu d’évolution. D’où le paradoxe et l’ambivalence, plus d’une fois
rencontrés. Puisse l’historien de la parenté y trouver une occasion de réexami-
ner l’idée reçue d’un irrésistible dépassement de l’oikos par la cité. L’historien
du politique, quant à lui, en tirera peut-être de quoi se fortifier dans la convic-
tion que l’ambivalence préside à la réflexion grecque sur la cité, dès lors qu’il
faut y intégrer la stasis : car le conflit interne doit désormais être pensé comme
naissant effectivement de l’intérieur du phylon, au lieu d’être, comme le veut
une solution confortable, importé du dehors. Commence la confrontation inter-
minable de stasis emphylos et d’oikeios polémos…
Il faut, avec les Grecs, s’essayer à penser la guerre dans la famille. Poser
que la cité est un phylon : il s’ensuit que stasis est son révélateur. Faire de la
cité un oikos : à l’horizon d’oikeios polémos, se profile une fête de réconci-
liation. Et admettre enfin qu’entre ces deux opérations, la tension n’est pas de
celles qui se résolvent.

135. Quelques exemples, en nombre certes limité : Lysias, Contre Eratosthène, 34 et 92 (ou 83,
où sont énumérés « pères, fils, frères », s’explique dans la perspective de la « solidarité passive »
de la famille, lorsque les tyrans veulent tuer leurs adversaires avec leur descendance) ; Isocrate,
Panathénaique, 121, 184 ; Platon, République, V, 463 et 5, Timée, 18 d 1-2, Lois, IX, 880 b 5.
136. Génos, de la naissance à la lignée : voir F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, p. 212-219.
137. Syngéneia, ou les rapports horizontaux entre consanguins, pour exprimer le lien unissant les
congénères.
138. Sur l’isotès comme idéal du lien fraternel, dont kratos est la réalité, on relira les Phéniciennes
d’Euripide.
NOTES SUR L’UN, LE DEUX ET LE MULTIPLE*

Je vais essayer de penser à haute voix : il s’agirait de simplement dire ce


que pense un historien de la Grèce – en l’occurrence une historienne – lors-
qu’il lit Clastres. Ou, plus précisément : à quoi il (elle) pense. Cela signifie
que, loin de m’interdire le jeu des associations libres, j’en ferai quelque chose
comme une règle.**
À quoi pense un historien de la Grèce ancienne lisant Clastres : je dirai
ce qu’il a le sentiment de « reconnaître », ce qu’il comprend comme s’il était
en pays de connaissance. Mais il arrive que tout se bloque, et que le bonheur
­d’associer librement cède brusquement la place à des interrogations, parfois
inconfortables : à ces moments aussi il faut prêter attention.
Cela ne donnera certes pas un texte. Tout au plus des notes, et des notes
tout au plus rassemblées, irrémédiablement marquées par l’éclatement, comme
la loi même de ce qu’il advient, à faire ainsi passer et repasser la réflexion de
Clastres dans une tête grecque.

Pensée indienne, parcours grec

Le premier temps serait celui de la complicité : lisant Clastres, un historien


de la Grèce se trouve comme en pays de connaissance. Du moins fut-ce, à le
lire, mon sentiment et, à repérer la récurrence de certaine confrontation entre
l’Indien et le Grec, le Guayaki et le philosophe, le guerrier Yanoama et le héros
antique (Chronique, p. 29 ; Recherches, p. 35), je ne m’en étonnai pas trop : il y
avait là comme la trace en creux d’une démarche parfois secrète, souvent expli-
cite, toujours vivante et peut-être vitale – je parle de la référence de Clastres à
l’univers mental des anciens Grecs.

Dette de Clastres envers les Grecs ? J’oserai dire qu’il le leur rend bien ou,
du moins, qu’il le rend bien à l’helléniste, à qui il offre – et sans compter – de
quoi penser toutes les figures possibles du jeu de la guerre et de la paix.

* Première publication dans M. Abensour (éd.), L’esprit des lois sauvages, Pierre Clastres ou une
nouvelle anthropologie politique, Paris, Le Seuil, 1987, p. 155-171.
** Affirmer qu’on a tenté de conserver à ces notes leur caractère très oral ne devrait donc pas être
une simple clause de style.
J’ai adopté les abréviations suivantes : Chronique (Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon,
1972) ; Société (La Société contre l’État, Paris, Éd. de Minuit, 1974) ; Parler (Le Grand Parler.
Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Paris, Éd. du Seuil, 1974) ; Recherches (Recherches
d’anthropologie politique, Paris, Éd. du Seuil, 1980) ; « Indiens » (« Indiens de la forêt », in
Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies, I, Paris, Flammarion, 1981, p. 546-563).
418 notes sur l’un, le deux et le multiple

Soit une société indivise et qui veut le rester ; qui vit, donc, d’être une au
sein d’une multiplicité de petites unités : la guerre est sa loi, en ce que l’Autre
lui est un miroir et que, de la différence voulue au différend réel, l’enchaîne-
ment est nécessaire. Clastres parle des Indiens (Recherches, p. 192-193), je pense
aux Grecs… Soit donc ce fait : la fréquence de la guerre dans une « société pri-
mitive ». Contre ceux qui en cherchent la cause dans l’extrême morcellement
de cette société, Clastres propose de « renverser l’ordre habituel » : ce n’est
pas le morcellement qui produit la guerre, mais la guerre qui produit et protège
le morcellement. Car « la société primitive veut la dispersion » (Recherches,
p. 188, 194-195, 205). Voilà pour les Indiens. Et j’ajouterais volontiers : voilà
pour les cités grecques, en leur multiplicité. Voilà, en tout cas, de quoi répondre
à une affirmation chère à l’historiographie libérale de la Grèce, selon laquelle
« la volonté d’autonomie et d’autarcie des cités se trouvait en contradiction per-
manente avec leur nécessaire coexistence1 ».
Contre l’extérieur, la violence : telle est la condition pour éliminer « toute vio-
lence des rapports entre compagnons » (Chronique, p. 175) – j’allais dire : entre
Égaux, ou parler d’Homoioi. Un peu plus et, continuant ma lecture, ­j’associais
le refus guayaki d’une « hiérarchie des rôles qui ferait des uns des inférieurs des
autres » avec ce qui s’exprime dans le mythe athénien de l’autochtonie, en vertu
duquel tous les citoyens naissent semblables ; un pas encore, et je cite Platon :
« Nous et les nôtres, tous frères nés d’une même mère, nous ne nous croyons
pas les esclaves ni les maîtres les uns des autres2. » Mais c’est peut-être là un
pas de trop, car, des Indiens de Clastres aux Athéniens, il y a toute la distance
qui sépare une pratique d’un discours, les Indiens vivant réellement ce que les
Athéniens veulent penser d’eux-mêmes. Revenons aux Indiens.
La violence, il est vrai, a la vie dure, et on ne la chasse pas ainsi de la com-
munauté. Un jour, un compagnon en tue un autre ; s’ouvre alors l’espace de la
vengeance, mais aussi, par là même, de la réconciliation. À lire les pages que
Clastres consacre au « tueur », le brupiare, et à cette différence d’essence qu’il
y a entre tuer un ennemi et tuer quelqu’un de la tribu (Chronique, p. 188-194),
j’évoque – et, cette fois-ci, irrésistiblement – l’opposition, canonique dans la
Grèce classique, de polémos et de stasis, de la guerre étrangère, belle et bonne à
penser, et de la guerre civile, si proche du meurtre (phonos) ou de l’égorgement
sacrificiel (sphagè) que l’on s’empresse d’en oublier la mémoire en interposant
entre le présent et les « maux du passé » le souvenir-écran de la réconciliation3.
Nécessité vitale et comme originaire de la réconciliation : entre les compa-
gnons, mais aussi avec les autres les plus proches (ceux avec qui on fera, pour une
fois, l’économie d’une guerre), au point que, pour sceller le mariage, il convient
de simuler la violence pour que la feinte déclaration d’hostilité puisse céder la
place au rituel de réconciliation (Chronique, p. 168-169). « Arcs et flèches sont

1. Citation de V. Ehrenberg, L’État grec, trad. fr., Paris, Maspero, 1976 ; de Duruy à Glotz, l’historio-
graphie française a dû, non sans regret, faire son deuil de la fiction d’une Grèce qui eût été fédérée,
voire d’un grand État hellénique : sur Duruy, voir N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La formation de
l’Athènes bourgeoise : essai d’historiographie, 1750-1850 », R. R. Bolgar (éd.), Classical Influences
on Western Thought, Cambridge University Press, 1979, p. 220, et, pour Glotz, voir la conclusion
de la Cité grecque (rééd., Paris, Albin Michel, 1968, p. 389-399).
2. Ménexène, 239 a.
3. Voir « L’oubli dans la cité », Le Temps de la réflexion, n° 1, 1980, p. 213-242.
notes sur l’un, le deux et le multiple 419

déposés à terre. Les hommes s’avancent les uns vers les autres et se distribuent
en paires : un d’une bande, un d’une autre » : je pense alors à tel décret de la
cité sicilienne de Nakônè4, où le plus sûr moyen de substituer la concorde à
la stasis consiste à répartir les adversaires en couples, pour que la fusion de la
communauté s’opère autour de ces « frères élus » choisis dans les deux partis.
Tout à l’heure, les Grecs étaient dans le discours et les Indiens du côté de la
pratique ; maintenant, ce sont les Indiens qui miment et les Grecs qui tentent de
neutraliser une violence bien réelle. Mais, ni pour les Indiens ni pour les Grecs,
l’indivision ne relève d’une quelconque immédiateté : pour la maintenir comme
pour la réinstaurer, il faut une stratégie de pensée, et comme une mise en scène
de la société par elle-même.
Bien sûr, j’ai cédé au plaisir interdit de la comparaison, pratique que la
morale et les appels à la méthode réprouvent. J’ai juxtaposé ce que Clastres
dit des Indiens et ce que je cherche à comprendre de la Grèce ancienne. Mais
­j’assume et cette pratique et ce plaisir. Car, pour peu qu’il souhaite faire jouer
sur elle-même l’opposition reçue de polémos et de stasis, l’historien de la
Grèce se sentira en pays de connaissance chez les Indiens de Clastres, avec
leur façon très élaborée d’enchâsser la guerre au sein de la paix : alors, renon-
çant au garde-fou des précautions que l’on dit méthodologiques, il se laissera
aller à un mouvement de va-et-vient, des Guayaki aux Grecs de l’époque clas-
sique, quitte à revenir bien vite des Grecs aux Guayaki. C’est ainsi que, lisant
tel passage de la Chronique des Indiens Guayaki, je me surprenais à penser à
l’Aréopage, ce tribunal du sang qui, dans Athènes, veille à la paix civile, ins-
tallé sur la colline d’Arès, dieu de la guerre meurtrière ; j’évoquais alors la fin
des Euménides, où la fondation de ce tribunal coïncide avec l’intégration des
Érinyes dans la cité : les déesses de la Vengeance pour exorciser à l’avance
toute division, les puissances de Peur pour assurer entre les citoyens des rela-
tions sans peur.

Mimer la guerre pour instaurer l’échange : pratique indienne ; demander aux


Érinyes de veiller sur la paix civile, révérer la Mémoire des Maux pour perdre
par avance tout souvenir de la discorde : stratégie grecque. Examinant le fonc-
tionnement grec de ce principe d’équilibrage paradoxal, je m’étais convaincue
de la nécessité d’une réflexion sur ce que, faute d’inventer un terme nouveau, on
appellera l’« inconscient » à l’œuvre dans une collectivité. Or, une fois encore,
l’œuvre de Clastres donne sans compter, en osant formuler ces peu prudentes
interrogations que l’on n’énonce pas impunément parce que l’on risque tout bon-
nement de s’y perdre. Soit par exemple ce que Clastres dit du « savoir imma-
nent » que la société a de soi, ce savoir en vertu duquel les Guayaki « savent ce
qu’ils font » lors même qu’ils ne savent pas pourquoi ils le font (« Indiens »,
Chronique, p. 167, 191, 245-246). Soit surtout, au point névralgique de sa réflexion
(puisqu’il s’agit du fondement même du politique dans la société primitive),
l’appel explicite et récurrent à l’inconscient pour nommer ce qui conduit des
« Sauvages » à refuser un pouvoir coercitif dont ils n’ont même pas la notion

4. Publié par G. Nenci dans les Annali della Scuola normale superiore di Pisa, n° 10, 1980,
p. 1272-1273. Je n’entre pas dans le détail des modalités assez compliquées de cette fête de la
réconciliation nationale.
420 notes sur l’un, le deux et le multiple

(Chronique, p. 80-841 ; Recherches, p. 154-155). Passages seulement sugges-


tifs ? Peut-être, si l’on aime les solutions toutes trouvées. J’y vois, pour ma part,
des suggestions fortes, par lesquelles on se sent d’autant plus concerné qu’on y
trouve moins des réponses aux questions que l’on se pose que de nouvelles rai-
sons de poser ces questions. Certes, cet inconscient est, comme il se doit, pro-
blématique, et le lecteur frileux sera sans doute troublé, et peut-être choqué,
par la superbe audace avec laquelle Clastres avance en terrain miné, affirmant
sans autre forme de procès que, pour rendre compte du refus indien de la rela-
tion de pouvoir, il n’est nul besoin d’invoquer une « connaissance préalable
de l’État par les sociétés primitives » (Recherches, p. 118). Mais, sans zone de
pénombre, quelle pensée donnerait à penser ? Il n’est pas de recherche neuve
qui puisse faire l’économie de ce que j’appellerai des « mots pour avancer » :
en l’occurrence, « inconscient » est un de ces mots, ou de ces opérateurs, et,
pour problématique qu’en soit la notion, rien ne donne plus à penser que les ana-
lyses de Clastres sur la société primitive qui « s’institue comme lieu de répres-
sion du mauvais désir » ou sur l’hyper-échange guayaki, « plus actif encore de
demeurer inconscient » (Recherches, p. 119 ; Société, p. 105).
Inutile d’en retarder plus longtemps l’aveu : il y a chez Clastres une façon
d’affirmer que je préfère à toutes les précautions de la prudence académique,
parce que j’y vois la seule langue susceptible d’exprimer mimétiquement la
sûreté de présence à soi qui caractérise l’inconscient de la société, en ce que
rien ne sait mieux que cet inconscient.
Plus généralement, et au-delà (ou en deçà) de toute adhésion, l’historien
de la Grèce et le lecteur de mythes ont beaucoup à apprendre d’une réflexion
inlassablement menée sur le fonctionnement social du langage, dans le jeu de
la présence et de l’absence (Chronique, p. 125), du réel et de l’imaginaire :
ainsi, lorsque Clastres se demande « de quoi rient les Indiens » et qu’il recon-
naît dans les mythes une intention de dérision, les Chulupi s’y autorisant à faire
ce qui, dans la réalité, leur est interdit – rire d’un chamane ou d’un jaguar, par
exemple (Société, p. 127) –, je pense à la chance qui fut celle d’un Aristophane,
de disposer d’une scène entre réel et imaginaire pour y déployer ses mythes
comiques et rire des dieux. Lorsque Clastres évoque le chant des chasseurs
guayaki, « ruse innocente et profonde qui leur permet de refuser sur le plan du
langage l’échange qu’ils ne peuvent abolir sur celui des biens et des femmes »
(Société, p. 106-107), comment ne penserais-je pas à ces mythes grecs où la
collectivité des andres (des mâles-citoyens) rêve du temps des origines où l’on
pouvait se passer des femmes5 ?
Je ne multiplierai pas les exemples : par-delà les inévitables écarts, lire
Clastres d’un point de vue grec se fait souvent sur le mode de la rencontre,
et, pour peu qu’on se soit donné le projet d’étudier le mythe à l’œuvre dans la
cité, on retrouve et on poursuit nombre de ses interrogations dans la réflexion
menée par Clastres sur ce geste très singulier qu’est pour une société primitive
le passage au mythe.
Mais il n’y a pas que des rencontres. Et c’est tant mieux pour le dialogue,
qui ne vit pas que d’accord.

5. J’en ai étudié quelques-uns dans Les Enfants d’Athéna, Paris, Maspero, 1981.
notes sur l’un, le deux et le multiple 421

À propos de l’un et du deux

Les difficultés, pour l’historien de la Grèce, commencent à l’instant précis


où Clastres en appelle explicitement à la Grèce ancienne conçue comme patrie
de l’Un, donc comme le plus pur des contre-modèles.
Quelques citations pour dessiner la figure de cette Grèce, paradigme à la
fois fascinant et détesté de la pensée du Pouvoir. Il y aurait, donc, « insurrec-
tion active contre l’empire de l’Un » chez les Guarani, « nostalgie contempla-
tive de l’Un » chez les Grecs ; d’un côté, « la pensée métaphysique qui, depuis
sa plus lointaine origine grecque, anime l’histoire de l’Occident », de l’autre,
les penseurs guarani affirmant que « l’Un, c’est le Mal ». Moralité : « Tenons-
nous en à cette troublante évidence : la pensée des prophètes sauvages et celle
des Grecs anciens pensent la même chose, l’Un ; mais l’Indien Guarani dit que
l’Un, c’est le Mal, alors qu’Héraclite dit qu’il est le Bien » (Société, p. 148-
150 ; Parler, p. 12 ; Société, p. 185).
Ici, l’historien de la Grèce ne s’y reconnaît plus. Il ne s’y reconnaît pas dans
la Grèce de Clastres, parce que peut-être Clastres s’est construit une Grèce sur
mesure.
Que l’on se rassure : je ne défendrai pas le territoire de l’historien contre
les incursions sauvages de l’anthropologue-philosophe. Tout au plus tenterai-je
d’y voir un peu clair sur ce qu’il en est de la cité grecque et de l’Un, d’un point
de vue d’historien et du point de vue de Clastres. Aussi m’abstiendrai-je, par
exemple, de voler au secours d’Héraclite pour que justice soit rendue à ce pen-
seur de la guerre en son « pouvoir instantanée de faire comme de défaire, qui
égalise les différences, pour décisives qu’elles soient6 : de fait, c’est moins le
philosophe d’Éphèse que la pensée grecque du pouvoir qui intéresse Clastres,
et, dans cette perspective, Héraclite n’est sans doute pour lui qu’une façon de
nommer une certaine « disposition hiérarchique de l’espace politique » ou, plus
clairement encore, la « fonction de commandement », saisie en sa première for-
mulation (Recherches, p. 172). Quittant Héraclite l’Obscur dont le nom trop fort
obscurcit le débat, je m’en tiendrai strictement au politique grec en son statut
paradigmatique, car, à regarder de près ce qu’il en est de l’Un pour la polis, je
crois bien que le modèle de Clastres se complique singulièrement.
Dans la version de Clastres, le politique grec sert d’ouverture à la pensée
occidentale, définie comme ayant « toujours saisi la division sociale en domi-
nants et dominés comme immanente à la société en tant que telle » (Recherches,
p. 148). Ici, déjà, l’historien de la Grèce s’interroge : en parlant de dominants
et de dominés, à quoi pense Clastres ? Aux citoyens et aux esclaves ? Rien
n’est moins sûr dans la logique de sa pensée, car, un peu plus loin, il parlera de
« maîtres » et de « sujets », impliquant par là que l’on n’a pas quitté la sphère
du politique. Or, on le sait, en Grèce le politique se joue exclusivement entre
citoyens et, s’il est vrai que, par son existence, l’esclave « rend possible le sta-
tut clair et défini du citoyen7 », il s’ensuit que cet étranger absolu n’a nulle part

6. Citation de J. Bollack et H. Wismann commentant le célèbre fragment 53 d’Héraclite (Polémos


pantön patèr…) : Héraclite ou la Séparation, Paris, Éd. de Minuit, 1972, p. 187.
7. Citation de P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 217-218 ; voir aussi M. I.
Finley, Esclavage antique et Idéologie moderne, Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 87-121.
422 notes sur l’un, le deux et le multiple

à la collectivité politique : de ce fait, il n’est, au sens propre, ni un dominé ni


un sujet. Une fois encore, c’est donc le spectre de l’État qu’il nous faut, chez
Clastres, reconnaître derrière l’Un. Du coup, je prendrai quelque distance afin
de passer, pour un temps mais résolument, du côté de la Grèce des historiens.
Si polis est le nom grec de la collectivité politique, le syntagme « cité-État »
en est la traduction à l’usage des historiens. Syntagme délicat : tout en adjoi-
gnant « État » à « cité » pour éviter toute confusion de la polis avec la ville qui
n’en est que le centre urbain, l’historien s’empresse généralement de préciser
que la cité grecque n’est pas un État, mais une collectivité qui s’exprime sur
le mode du nous, idéalement et – il l’espère – en réalité (bienheureuse inscrip-
tions archaïque commençant par « Nous, Cité, nous avons décidé… », que de
spéculations ta découverte est venue corroborer !)8. À cet historien trop serein,
on souhaitera peut-être de n’être pas naïf au point de croire que l’adjonction
du mot État puisse jamais être un geste neutre. Préférant en tout cas faire pour
l’instant l’économie de ce geste, je m’en tiendrai au lexique grec du politique.
De fait, la cité(-État) fonctionne sur deux registres, celui de l’arkhè et celui
du kratos. Plus exactement, je dirai qu’elle se pense sur le mode de l’arkhè, et
qu’elle a toujours déjà « oublié » ce qu’il en est du kratos. Je m’explique, le
plus brièvement possible.
Nom de l’autorité dans sa différence avec le pouvoir, arkhè désigne aussi
la « charge » que, dans l’Athènes démocratique, les citoyens viennent tour à
tour occuper, commandant après avoir obéi et avant d’obéir à nouveau à ceux
qui, l’instant d’avant, se trouvaient en position d’obéir. Dans cette rotation des
charges où, dès le ve siècle, la démocratie se reconnaissait comme en l’une de
ses manifestations les plus authentiques, il n’y a rien de la division clastrienne
en dominants et dominés, et, à ce sujet, selon une tradition solidement établie
chez les historiens de la Grèce, j’appellerai Aristote à la rescousse. C’est préci-
sément à opposer l’arkhè politikè à l’autorité du maître (despotikè arkhè) que
se consacre pour l’essentiel le Livre III de la Politique. Je cite :
Mais il existe une forme d’autorité en vertu de laquelle on commande à des
personnes de même origine et à des hommes libres – c’est celle-là même que
nous appelons l’autorité politique ; le gouvernant doit apprendre à l’exercer en
étant lui-même gouverné […]. C’est pourquoi l’on a raison de dire aussi qu’on
ne peut bien commander si l’on n’a soi-même obéi.
Et encore :
Le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander ; et c’est la perfection
même du citoyen de connaître le gouvernement des hommes libres sous ses deux
aspects à la fois.
Ou enfin :
En ce qui concerne les charges politiques, quand l’État est fondé sur l’égalité et
la complète similitude des citoyens, ceux-ci estiment juste d’exercer l’autorité
chacun à son tour.9

8. Sur la cité, l’Un et le nous, voir L’Invention d’Athènes, Paris, Mouton, 1981, p. 274-284.
9. Aristote, Politique, III, 1277 b 7-13 et 13-16, 1279 a 8-10 (trad. J. Aubonnet, Les Belles Lettres).
Voir encore IV, 1295 b 19-22, où, évoquant une cité où les uns ne sauraient qu’obéir et les autres
notes sur l’un, le deux et le multiple 423

Voilà pour l’arkhè. On peut certes refuser ce modèle. On peut en discuter


la pertinence. On peut douter d’une égalité qui se fonde sur la complémentarité
de l’obéir et du commander. Mais rien n’autorise à rabattre une telle logique
sur celle qui oppose les dominants aux dominés. Dois-je ajouter que l’espace
civique où s’organise en permanence le renouvellement de l’arkhè est peut-être
centré, mais qu’en aucun cas il n’est hiérarchisé ?
Du côté du kratos, les choses se compliquent, mais deviennent du même
coup bien intéressantes. Car, ne l’oublions pas, dans dèmokratia, il y a kratos :
j’y reviendrai.
Souvent associé à nikè (la victoire), kratos dit moins le pouvoir que la supé-
riorité ; ainsi, dans les poèmes homériques, la « supériorité d’un homme, qu’il
affirme sa force sur ceux de son camp ou sur les ennemis10 ». Qu’en est-il donc,
à l’époque classique, pour la cité ? Ici, il convient de distinguer le dehors et le
dedans. Vis-à-vis des autres, la cité ne craint certes pas d’affirmer son kratos,
puisque aussi bien c’est le jeu normal des rapports entre cités : et les Athéniens
de reconnaître tranquillement dans leurs décrets qu’ils « commandent » à leurs
alliés, entendons aux cités de leur Empire maritime. Mais, à l’intérieur, c’est
une autre histoire : kratos, bien sûr, devrait « tout naturellement » servir à dési-
gner la supériorité d’un(e) parti(e) sur l’autre (sur les autres). Or c’est précisé-
ment ici que le bât blesse : comment articuler cette perpétuelle redistribution
des rôles qui se joue dans l’arkhè avec l’affirmation d’un kratos ? Comment
penser en même temps le partage à égalité et la reconnaissance d’une division ?
Opération difficile, voire impossible : du moins la cité ne s’y est-elle guère ris-
quée11. Mieux vaut refouler le kratos et, avec lui, la division, pour exhiber fiè-
rement le partage : c’est ainsi que l’arkhè – cette réalité – fonctionne comme
l’idéologie du kratos, cette autre réalité, toujours tue, sauf par ceux qui esti-
ment n’avoir pas le pouvoir.
Ce qui me ramène au nom de la démocratie. Pourquoi dèmokratia et non
démarkhia, sur le modèle d’oligarkhia ou de monarkhia ? Parce que ce nom
a été inventé par les adversaires du régime, soucieux d’affirmer que le peuple
(dèmos) n’est qu’une partie de la cité. Le mot y gagne d’être mal famé à l’époque
où la démocratie fleurit à Athènes, au point que les démocrates eux-mêmes
ne l’emploient pas sans s’entourer de multiples précautions verbales12. Mais
ce n’est là qu’un exemple, privilégié il est vrai, de la réticence à l’égard du
­kratos : il existe bien d’autres opérations de pensée pour recouvrir le fait du
kratos ou de la division. Il y a la tendance, décelable çà et là, à faire de tous les
votes importants des votes à l’unanimité, comme si l’on ne pouvait se conten-
ter de la règle, pourtant fondatrice du politique, en vertu de laquelle la majorité

que commander, Aristote affirme que ce serait là « une cité d’esclaves et de maîtres, mais non
d’hommes libres ».
10. Citation d’É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes. II, Paris, Éd. de
Minuit, 1969, p. 76.
11. Ce qui peut être fait au niveau politico-religieux du sacrifice (où, sur fond de partage à égalité,
la cité sait faire la part d’un principe hiérarchique bien tempéré) ne semble pas avoir été considéré
comme pensable au niveau du politique pur. Cf. M. I. Finley, « Démagogues athéniens », dans
Économie et Société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, p. 89-116.
12. Sur dèmokratia, mot mal famé, et sur la stratégie verbale des démocrates, voir L’Invention
d’Athènes, op. cit., p. 175-224.
424 notes sur l’un, le deux et le multiple

vaut pour le tout ; il y a, surtout, l’idéalité de la cité-une, inlassablement bran-


die dans les discours officiels pour occulter les périodes de division ; et il y a,
enfin, le ­discrédit qui pèse sur le mot stasis, pourtant l’un des plus pertinents
pour raconter l’histoire politique des cités13.
Qu’en est-il donc de la cité et de l’Un ? Je dirais volontiers que rien n’inter-
dit d’affirmer que la Grèce a inventé l’Un comme nom du politique, à condition
toutefois d’ajouter qu’il s’agit là d’un pseudonyme. À condition de préciser que
la mise en avant de l’Un est moins revendication sereine du kratos que façon
de dissimuler la réalité menaçante du deux.
Le deux : voilà en effet le danger, voilà l’ennemi du dedans, et toute
l’opération politique grecque consiste à présenter l’Un comme antérieur au
deux, logiquement et, si possible, chronologiquement. Je dis bien : l’Un et
le deux, laissant aux historiens de la philosophie l’opposition traditionnelle
de l’Un et du multiple. Car je fais l’hypothèse que, dans la lutte contre le
deux, il y va d’abord de la cité, et de son unité. Pour s’en convaincre, que l’on
confronte seulement tel développement métaphysique où Plutarque affirme
que le principe supérieur a placé au centre l’unité pour éviter que l’univers
ne se scinde en deux parties, et tel passage de la Politique où Aristote iden-
tifie la cité avec son méson, son « milieu » qui la protège contre le risque
d’une division sans reste entre deux groupes antagonistes – cela, encore une
fois, s’appelle la stasis14.
Je définirais volontiers le politique grec comme l’opération de pensée et
les moyens mis en œuvre pour éviter la stasis. Comme si la lutte et la division
étaient la réalité même – et j’ajouterai : la réalité première – qu’il faut à tout prix
oublier en affirmant l’antériorité de l’Un et sa supériorité absolue sur le deux.
Mais à ce « comme si » il faut peut-être tout simplement substituer un « de
fait ». Car, à l’époque archaïque, il est plus d’un penseur pour affirmer que la
lutte (éris) fonde l’humaine condition, et, si la cité classique vit de la confron-
tation pacifique entre les discours15, dans la réticence plus d’une fois manifestée
par les historiens grecs à admettre le simple fait de la « victoire » d’un discours
sur l’autre, on peut voir la trace d’une peur ou d’un évitement : la peur que le
kratos donné à une opinion ne transforme la confrontation en affrontement, et
l’évitement de ce qui apparente le dialogue à la lutte.
Rien de plus dangereux que de laisser un helléniste parler du politique
grec ; on ne peut plus l’arrêter. Bien sûr, j’ai été trop longue ; mais ­pouvait-on,
pour élucider le rapport de Clastres au paradigme grec du politique, faire
l’économie d’une réflexion sur ce qu’il en est en Grèce de l’Un comme nom
de la cité ?
Je retourne à Clastres ou, du moins, à ce qu’il advient lorsque l’on soumet
ses analyses aux interrogations d’une tête formée à l’école des Grecs anciens.

13. Les votes unanimes et la loi de la majorité : voir « Sur la transparence démocratique », Raison
présente, n° 49, 1979, p. 51-57 ; la cité-une : voir L’Invention d’Athènes, op. cit., p. 200-205 ; le
mot stasis : voir M. I. Finley. « Démagogues athéniens », art. cité.
14. Plutarque, Sur la disparition des oracles, 35 (429 c 4-5) ; Aristote, Politique, IV, 1296 a-b.
15. Éris fondatrice : voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins
University Press, 1979, p. 213-221 et 309-316 ; la confrontation des discours : voir J.-P. Vernant,
Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, p. 40-60.
notes sur l’un, le deux et le multiple 425

Soit une menace de division dans la société guayaki : il faut l’éviter à tout
prix. L’adultère est en l’occurrence cette menace, que l’on désamorce en transfor-
mant l’amant secret en un « mari secondaire » officiel. Dès lors, ajoute Clastres :
La concurrence entre les hommes est supprimée, il n’y a plus que des époux, et
la multiplicité des désirs opposés se résout dans l’unité du mariage polyandrique
(Chronique, p. 155).
Du multiple dangereux à sa résolution dans l’unité : à lire cette page, on
aurait grande envie d’en conclure que la société est l’unité où se transforme
la multiplicité des possibles guerres intestines. Devrons-nous donc penser la
société indienne comme dépassement du multiple ? Faut-il la placer, elle aussi,
sous l’autorité de l’Un ? Clastres ne le veut pas ou, plus exactement, il pense
que la société des Indiens ne le veut pas. Aussi préfère-t‑il en général parler
d’indivision et non d’unité16. L’indivision, c’est la division entrevue, mesurée
dans toute l’ampleur de sa force destructrice, et refusée lucidement ; l’indivi-
sion, c’est l’apprivoisement du multiple, comme façon de refuser l’État, c’est-
à‑dire l’Un, ajoute Clastres ; et, à écrire cette équation, il sait bien qu’il traduit
deux fois des pensers guarani dans la langue de l’Occident, indissociablement
métaphysique et politique (Société, p. 184-185). J’y reviendrai.
Mais, si telle est en son épure la pensée de Clastres, il arrive qu’elle ne
s’énonce pas sans ambiguïté. Tout d’abord, plutôt que de définir la société comme
l’apprivoisement du multiple (ou comme mettant à l’œuvre une « logique du
multiple » – Recherches, p. 204), j’y verrais volontiers quelque chose comme
une neutralisation du deux. Parce que je parle grec, sans doute. Voire. De fait,
Clastres lui-même m’y autorise lorsque, exposant la genèse mouvementée du
mariage polyandrique, il signale au passage que, pour la société, la menace rési-
dait dans la tension entre deux bandes hostiles, laquelle eût pu dégénérer en
guerre (Chronique, p. 155). D’où une question : l’indivision dont parle Clastres
ne consisterait-elle pas à désamorcer la menace du deux, en multipliant à ­l’infini
le deux ? en dispersant le deux dans le multiple ?
Ce n’est pas tout : si l’Un est bien l’ennemi, d’où vient que, plus d’une fois,
son nom se glisse dans une phrase au moment où Clastres parle de l’indivision ?
Ainsi, toujours à propos des Indiens Guarani :
Instituée égale par décision divine – par nature ! –, la société se rassemble en un
tout un, c’est-à‑dire indivisé ; alors ne peut y demeurer que […] l’amitié, telle
que la société qu’elle fonde est une, telle que les hommes de cette société sont
tous uns17 (Recherches, p. 125).
Pour opposer la pernicieuse définition occidentale de l’Un à celle, telle-
ment plus juste, que les Guarani en donneraient, suffit-il donc d’attribuer une
majuscule à l’Un occidental et une minuscule à l’Un Guarani ? de faire du pre-
mier un substantif et du second un adjectif ? ou encore d’employer « un » au
pluriel ? Solutions langagières, sans nul doute. De telles objections pourraient
certes plus d’une fois être opposées aux analyses de Clastres ; s’y attarder serait
néanmoins par trop facile. Ce serait méconnaître que l’audace de Clastres – ou,

16. Sur l’indivision, voir ici même les remarques de C. Lefort, p. 183-209.
17. Les derniers mots sont soulignés par Clastres ; dans la première proposition, c’est moi qui souligne.
426 notes sur l’un, le deux et le multiple

mieux, son honnêteté – est d’avoir pleinement assumé l’inconfortable posi-


tion de l’anthropologue contraint, malgré qu’il en ait, à traduire. Traduire une
langue « sauvage » dans les mots de l’Occident, avec l’espoir fou de préserver
tout de même la différence ? Quitte à traduire, mieux vaut souligner la traduc-
tion en choisissant la langue-mère de l’Occident : et Clastres choisit la langue
grecque, où la métaphysique occidentale se plaît à trouver ses racines. De ce
fait, il s’expose à ce que toujours, dans l’Un des Indiens, apparaisse en trans-
parence l’Un grec ; à ce que l’on projette la perfection constitutive de cet Un
sur l’Un par définition imparfait des Guarani, à ce que, une à force d’être indi-
vise, la société sauvage soit malgré tout pensée sur le mode hiérarchique qui
fait de l’Un le principe supérieur.
J’allais demander : quel est donc, en fin de compte, le chiffre de la société ?
Question sans doute vouée à rester sans réponse, car, s’il est évident que les
Indiens ne comptent pas comme nous, l’évidence pour l’instant s’arrête là. Alors,
il faut repartir d’ailleurs. Par exemple, du principe de rééquilibrage constam-
ment à l’œuvre dans la société sauvage comme sa loi même (Société, p. 63).
Principe qui est la contrainte absolue, ainsi qu’on le constate à mainte reprise
au sujet de la société guayaki où chacun doit renoncer à son soi pour n’être soi
que sur l’horizon du collectif (Chronique, p. 41, 161-162, 207-209) : et pour-
tant la société vit de cette perpétuelle réassurance du même, de cette réégali-
sation effectuée sans relâche du soi au soi social. Aussi bien, à chercher la loi
de ce principe, ne la trouvera-t‑on ni dans la multiplication ni dans l’addition.
Seulement dans la neutralisation incessante d’un plus par un moins : ainsi la
mort symbolique du père à la naissance d’un enfant compense ce désordre qu’est
le surgissement d’un être nouveau, ainsi la vengeance se fait « contrepoids des
choses » en annulant le surplus – ou le manque – qu’introduit le meurtre dans
la communauté (Chronique, p. 28, 164). Ce que refuse la société des Indiens,
ce ne serait donc pas seulement la division, mais aussi qu’on puisse procéder
à des additions. Que l’existence du fils vienne s’ajouter à l’existence du père
sans avoir d’incidence sur celle-ci ; qu’il y ait la guerre et la guerre intestine.
Ou encore : qu’il y ait la société et le pouvoir.
Décidément, sauf à proclamer l’avènement du non-Un, mieux vaut renon-
cer à trouver le chiffre de la société dans cette arithmétique insolite où il n’y a
place pour aucune des opérations auxquelles nous sommes habitués. Mais, pour
une tête grecque, le plus étonnant est encore l’usage que Clastres fait (que les
Indiens font ?) des chiffres qu’un instant on avait cru identifier comme fami-
liers. Soit une nouvelle fois le deux. Les Grecs y voient la division, qui sans fin
menace l’Un ; les Guarani en rêvent comme du chiffre de la Terre sans Mal,
dont enfin l’Un aurait disparu. Or, étrange est le deux des Guarani puisqu’on
ne l’obtient ni par division ni par addition, mais en pensant la coprésence de
ce que la vie terrestre sépare : « à la fois l’un et son autre […], dieux-hommes,
hommes-dieux, tels que nul d’entre eux ne se dit selon l’Un » (Société, p. 150).
Mais ce deux est à venir : le seul chiffre pensable n’est pas de ce monde. Reste,
en attendant, à préserver l’indivis : multiple ? ou un ? Nous n’en sortirons pas.
Gageons que, comme chez les Grecs mais sur un autre mode, plus insidieux,
l’Un a la vie dure chez les Indiens – ou dans la langue de Clastres.
Chez les Indiens ? ou dans la langue de Clastres ? En d’autres termes : qui
a compté cet Un, ce deux, ce multiple ?
notes sur l’un, le deux et le multiple 427

Je n’ai bien sûr ni les moyens ni le désir de répondre à cette question. Plutôt
m’en tenir à un deux bien réel que, jusqu’à présent, j’avais tenu à distance, et
poser la question : que font donc les Indiens de l’existence de deux sexes, dans
ce monde-ci ?
J’ai des raisons grecques de poser cette question : à étudier les figures athé-
niennes de l’autochtonie, on s’avise vite que la pensée du politique, telle qu’elle
s’énonce dans le mythe d’origine, passe par l’assignation d’une place aux femmes
ou, du moins, au féminin – à l’écart ou, mieux (c’est-à‑dire idéalement), nulle
part (si ce n’est à l’intérieur de l’homme). Mais j’ai aussi des raisons qui tiennent
à l’œuvre de Clastres, et par exemple à la présence dans la Société contre l’État
d’un chapitre comme « L’arc et le panier », alors même que, chez Clastres, la
question du rapport entre le politique et la pensée de la différence des sexes est
avec constance maintenue implicite.

Un et un

Donc, que font les Indiens de l’existence de deux sexes ?


Dans la pratique, ils en font… que l’« on ne peut être homme que contre les
femmes » (Chronique, p. 213). Et il y a, à ce « contre », beaucoup de modalités.
Contre les femmes, cela signifie essentiellement : « en se prémunissant contre
leur puissance ». Car, s’il est rigoureusement interdit à chacun des deux sexes de
porter la main sur l’objet emblématique de l’autre – façon certes très efficace de
les séparer : l’arc et le panier, l’un et l’autre, l’un et l’un… –, c’est comme par
hasard sur les hommes et sur eux seuls que retomberaient à tout coup les consé-
quences de la fâcheuse manipulation (Société, p. 93 ; Chronique, p. 212-213).
Mais il est aussi pour l’homme une autre manière, plus expéditive, d’être
contre les femmes : cela consiste à jouer le jeu social de la vengeance en met-
tant à mort les filles, ces victimes préférentielles (Chronique, p. 184-185). Un
tel choix n’est-il dû qu’à des considérations démographiques ? Clastres le sug-
gère ; comme lectrice, je ne m’interdirai pas d’en douter un peu.
Et puis, contre les femmes, il y a encore certaine lutte symbolique que les
hommes mènent contre elles et où elles doivent être réellement vaincues : « sans
tout cela, l’initiation ne serait pas complète » (Chronique, p. 128).
Bref, voilà ce qu’il en est des femmes pour une société d’égaux. Comme
si plus grande était l’égalité et plus nécessaire la constitution des femmes en
Autre redouté et combattu. Car, bien sûr, c’est entre hommes que l’on refuse
l’État au profit de l’indivision et, comme en bien d’autres sociétés, sauvages
ou dotées d’histoire, ces égaux sont des guerriers ou des chasseurs : des mâles.
Comme quoi il n’est sans doute pas de politique qui ne se fonde sur l’exclu-
sion des femmes, même si ce politique consiste à refuser le pouvoir, et l’État.
Oserai-je ajouter : surtout lorsque ce politique refuse l’État ?
Sur ces questions, Clastres est finalement bien silencieux. Mais rien n’inter­
dit au lecteur de passer outre pour méditer sur le contre : être homme contre les
femmes, protéger la société contre l’État, de l’une à l’autre de ces propositions
une même logique serait-elle donc à l’œuvre ?

Jusqu’ici, l’historien de l’imaginaire grec est en pays de connaissance, pour


peu qu’il ait rencontré sur son chemin des récits sur l’origine de la cité, ce club
428 notes sur l’un, le deux et le multiple

d’hommes. Mais, à nouveau et plus tranché que jamais, l’écart se reforme entre
la pratique des Indiens et le discours grec.
Pour résumer quelque peu drastiquement les analyses de Clastres, je dirais
volontiers que, chez les Indiens, un et un ne font pas deux. Je m’explique. Chez
les Guayaki, il y a, côte à côte et séparés, un sexe et l’autre. Un et un : deux
« uns » parfaitement monadiques, condamnés d’ailleurs, même dans l’utopie
guarani de la Terre sans Mal, à ne jamais former le deux tant désiré : si le deux
est le chiffre de l’homme-dieu, rien n’indique qu’aucun penseur indien ait jamais
rêvé de la bienheureuse complétude que l’on trouverait à être femme en même
temps qu’homme (mais qui nous dit que, dans la Terre sans Mal où « le flux réglé
des mariages est inconnu » (Société, p. 151), il y aurait encore des femmes ?).
Un monde où il y aurait parfaite identité entre les hommes mâles et l’huma-
nité, laquelle vivrait de surcroît dans la connaturalité avec les dieux : une tête
grecque peut certes penser cela, à condition de le situer dans un passé à jamais
révolu, dans le temps effacé de l’origine, avant que les hommes ne reçoivent
de Prométhée le feu et de Zeus la femme. Car la femme, ce supplément, est le
deux, en tant qu’elle divise l’humanité18. Mais ici, nous quittons résolument
les Indiens : car, si hantés soient-ils par la navrante constatation qu’il y a des
hommes et des femmes, les Grecs ont choisi de ne pas en rester là. Plutôt brouil-
ler le principe d’identité en vertu duquel, côte à côte et chacun pour soi, A serait
éternellement A et B toujours B ; et ils ont inventé des instances de discours
pour fausser imaginairement la redoutable arithmétique de l’un, du deux et du
trois. Je pense à la tragédie. Certes, le brouillage y profite surtout aux hommes,
mais c’est à un homme trop uniquement identifié aux valeurs viriles qu’il revient
d’affirmer, en passant et comme si la chose allait de soi, qu’il y a deux sexes, et
encore quelque chose entre les deux. Paroles d’Étéocle, fils d’Œdipe, brandis-
sant la menace contre les factieux de tout bord : « Quiconque n’entendra pas
mon commandement, homme et femme et ce qu’il y a entre les deux… » Ce
qu’il y a entre les deux ? Chez Eschyle, cela s’appelle, sur le mode militaire,
un métaikhmion19, et, virtuellement, sur la scène tragique, l’homme trop iden-
tifié à l’homme se fait métaikhmion : voyez, dans Les Bacchantes, le triste sort
de Penthée, mort d’avoir fait la femme après avoir trop voulu séparer les sexes.
Mais je m’égare. Il ne s’agit pas de s’installer en Grèce, mais de constater
que, face au fait incontournable de la différence des sexes, le brouillage tra-
gique est la plus élaborée des solutions imaginaires. Or c’est précisément cela
– les solutions imaginaires – que les Indiens de Clastres ne pratiquent pas en
l’occurrence parce que, confrontés à la division des sexes, ils n’ont pas recours
aux ressources du langage mais s’en tiennent au fait, c’est-à‑dire au principe
d’identité : un homme est un homme.

18. J’associe le mythe hésiodique de la première femme avec des développements de Plutarque sur
le deux comme nombre féminin (Sur la disparition des oracles, 428 f- 429 c : Sur l’E de Delphes,
388 a). Deux divisions font le malheur de l’homme grec ; celle de la stasis, qui s’attaque à la cité,
et l’existence de la « race des femmes », qui a mis fin à l’identité des andres et des anthrôpoi. Il
arrive, comme dans les Suppliantes d’Eschyle où les Danaïdes sont en stasis contre les mâles, que
les deux se recouvrent.
19. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 196-197. C’est à un métaikhmion que Solon identifie la garde
qu’il monte entre les factions ennemies qu’affrontait la stasis (Aristote, Constitution d’Athènes, 12,
5) : le métaikhmion est ce rêve impossible d’un entre-deux, dans l’humanité, dans la cité.
notes sur l’un, le deux et le multiple 429

Un homme est un homme. Ou encore : « un homme ne peut se penser que


comme chasseur » (Chronique, p. 206), du côté de l’arc et non du panier. A est A.
Soit. Mais force est alors de constater que, dans la pensée indienne, il y a comme
un clivage entre l’hostilité métaphysique à l’Un et la pensée de la sexualité, rivée
à la vérification du principe d’identité. D’un côté, le malheur absolu revient à
« dire que A = A, que ceci, c’est ceci, et qu’un homme est un homme » car
« c’est déclarer en même temps que A n’est pas non-A, que le ceci n’est pas le
cela, et que les hommes ne sont pas des dieux » (Société, p. 149). De l’autre,
dire que A est A épuise non seulement le réel, mais aussi le pensable : l’atteste,
chez les Guayaki, la figure impossible de l’« homme au panier », qui s’obs-
tine à occuper une place à mi-chemin qui n’existe pas, qui ne se peut penser. Et
Clastres de commenter : « de troisième terme, il n’en est pas, nul tiers espace
pour abriter ceux qui ne sont de l’arc ni du panier » (Chronique, p. 213-217).
A est A, B est B. A et B sont deux façons d’être un. Il n’y a pas de deux, donc
pas de tierce possibilité. Cette fois-ci, ce n’est pas secrètement que les Indiens
vivent l’Un, mais comme la réalité même du destin de l’homme.
Clastres se demandait : « De quoi rient les Indiens ? » Décidément, j­ ’aurais
aimé lui demander : « Comment comptent les Indiens ? » Quelles opérations
accomplissent-ils pour effacer l’Un sous le deux, le deux sous le multiple, mais
aussi le deux sous l’Un, pour vivre le principe d’identité en rêvant d’un monde
où il n’aurait plus lieu d’être ?

Il n’y a pas de conclusion, sinon ces questions mêmes, nées d’un va-et-
vient dont j’ai tenté de respecter la loi, pour le seul plaisir de décentrer un peu
d’elle-même l’arithmétique imaginaire du politique grec. S’il est arrivé qu’en
­chemin je succombe à mon tour au désir de l’Un, et unifie ce qui, dans la pensée
de Clastres, se voulait divers – le politique et les pratiques de la sexualité, par
exemple –, c’est sans doute qu’à une tête grecque l’apprentissage du multiple est
malaisé (même si l’Un n’y règne pas autant que Clastres a besoin de le croire).
Alors, que ces interrogations parfois obscures servent au moins à dire ce que
la lecture de Clastres vient inquiéter dans la sérénité de nos catégories.
ALORS APPARAÎTRONT LES ÉRINYES*

Soudain, l’ombre de Clytemnestre surgit et s’adresse avec véhémence aux


Érinyes endormies dans le sanctuaire delphique. D’où il appert que ce fantôme
est une vision de rêve, le rêve collectif des Érinyes. Le spectateur voit le rêve,
mais il ne voit pas les dormeuses, que les parois du temple bien clos dissimulent.
Clytemnestre, cependant, interpelle. Alors enfin, une à une et par petits groupes,
haletant comme le rêveur brutalement tiré d’un songe, elles feront leur entrée et,
pour la première fois, le spectateur les verra. Cela s’appelle la parodos.
L’Orestie va vers sa fin, l’action ultime va se nouer, pour que « les liens se
dénouent »1.

D’une mise en scène imaginaire des Euménides, j’extrais ces quelques notes,
que l’on supposera écrites dans la fièvre de la découverte, avec la fierté de qui a
résolu un difficile problème théâtral. Quand le spectateur voit-il les Érinyes pour
la première fois ? D’une voix presque unanime, anciens scholiastes et modernes
éditeurs d’Eschyle (en d’autres termes la tradition) affirment que cette première
fois se situe au vers 64, lorsque la Pythie quitte la scène – alors, à travers les
portes entrebâillées du temple, on verrait les Furieuses anéanties dans le som-
meil. Contre cette tradition, je propose que l’on relise le prologue afin de se
convaincre que, pour voir les Érinyes, il faut attendre la parodos (l’« entrée »),
où, indissociablement, se tissent pour le spectateur le voir, avec l’entrée du chœur,
et l’entendre, puisque parodos désigne aussi le chant qui, dans chaque tragédie,
accompagne cette entrée. Mais les « découvertes » sont rarement solitaires, et
il a bien fallu accepter que d’autres, en ordre certes dispersé, aient déjà donné
la même réponse : pour ne citer que deux noms, du côté des hellénistes, tout
récemment O. Taplin dans son ouvrage sur la dramaturgie eschyléenne, et du
côté des poètes, Claudel, traducteur inspiré, nourri de la lecture de l’Orestie2.
Parce que, dans la tragédie athénienne, rares sont les indications scéniques
et plus rares encore celles qui se désignent clairement comme telles à l’inté-
rieur du texte3, la tradition se croit autorisée à trancher, et toujours elle tranche

* Première publication dans L’Écrit du temps, n° 17, 1988, p. 93-107.


1. Paul Claudel, L’Orestie d’Eschyle, Paris, 1961, introduction, p. 14 (sous-titre).
2. Claudel, introduction, p. 16 ; voir les indications scéniques au tournant des vers 116-117 (Le chœur
des Érinyes à l’intérieur : elles grognent comme des chiens) et à celui des vers 142-143 (Voyant
qu’Oreste a fui, elles se précipitent au dehors comme pour le poursuivre).
3. Et dont il n’est pas sûr que la mise en scène les ait effectivement traduites en un faire : voir
Oliver Taplin, The Stagecraft of Aeschylus. The Dramatic Use of Exits and Entrances in Greek
Tragedy, Oxford, 1977, p. 36-37, qui, tout en pariant souvent pour la vision, sait deviner la dimen-
sion « stylisée » de la tragédie.
alors apparaîtront les érinyes 431

en faveur du réalisme : donner à voir, tout de suite. Et la Pythie n’a pas le dos
tourné que déjà s’ouvrent, croit-on, les portes du temple. Puissante est la tra-
dition, en France et hors de France, qui pense pouvoir combler les silences
d’Eschyle. Ainsi, après la sortie de la Pythie :
Elle sort et le temple s’ouvre (E. Chambry).
Elle s’éloigne par la droite. La porte du temple s’ouvre. On aperçoit Oreste
accroupi près de l’ombilic. Apollon est debout près de lui. Les Érinyes dorment
sur des sièges (P. Mazon).
La prophétesse s’en va. La porte du temple s’ouvre : on voit les Érinyes dor-
mir sur leurs sièges ; auprès du cercle de l’omphalos, Oreste avec une épée
ensanglantée et le rameau d’olivier. Près de lui se tient Apollon, accompagné
d’Hermès (O. Werner).4
Comme si la description que la Pythie a donnée des Érinyes devait sur-
le‑champ s’incarner. Comme s’il n’était pas de la nature d’Hermès de rester invi-
sible, lors même qu’il assume ses fonctions de dieu passeur. Car, cédant à l’idée
reçue que la dramaturgie d’Eschyle est avant tout spectaculaire, cédant aussi
aux sollicitations de leur langue pour qui un « spectateur » n’est qu’un spec-
tateur, les hellénistes – en l’occurrence des Français et un Allemand – oublient
que le spectateur athénien était aussi un bon entendeur5.
À rebours de cet oubli, on s’attachera à la longue attente des spectateurs,
à ces retards discursifs qui, décevant la hâte de voir, libèrent le champ pour
l’écoute et les représentations intérieures. Et le chœur apparaîtra, chantera dans
la p
­ arodos. Ainsi le veut la norme tragique. Ainsi le veut l’économie eschy-
léenne de la terreur, entre ce qu’on imagine et ce que l’on voit.

Parodos : apparition

Il n’est pas de chœur tragique qui dorme dans le théâtre à la vue de tous :
marcher et danser, parfois rester immobile, chanter et dire, tel est le lot du chœur,
que son entrée offre, que sa sortie soustrait à la vue et à l’écoute. Telle est, en
sa répétitivité contraignante, l’une des lois structurelles du tragique. Eschyle
s’y soumet ; mieux : dans les Euménides, il la souligne et la rehausse – disons
qu’il l’orchestre. Avant la parodos, un prologue éclaté en mini-actions qui,
sur l’enjeu du drame, donnent autant d’éclairages partiels : deux tirades de la
Pythie, avant et après la vision hallucinée des Érinyes, une scène entre Apollon
et Oreste, et le surgissement de « Clytemnestre en rêve »6. Des entrées, des

4. Souligné par moi. Ces indications sont données sans que rien permette de les distinguer d’une
indication eschyléenne ou de peu postérieure à Eschyle (v. 117 : mugmόs : Grondement du chœur).
Émile Chambry : Garnier-Flammarion ; Paul Mazon : collection des Universités de France, Belles
Lettres ; Oskar Werner : Tusculum Bücherei, Munich. On notera que Mazon fait apparaître Hermès
au v. 89, lorsqu’Apollon s’adresse à lui, et le fait sans tarder disparaître au v. 93. Inversement,
Claudel, sensible à l’impact de tout ce qui ne se voit pas, ajoute au v. 89 l’indication : (à Hermès,
présent quoique invisible).
5. Mais il est vrai que les hellénistes anglais, qui ne parlent pas de « public » ou de « spectateur »,
mais d’audience, ne sont pas pour autant à l’abri de cet oubli.
6. J’emprunte à Claudel cette très belle traduction de όnar… Klutaimēstra.
432 alors apparaîtront les érinyes

sorties – cela même qui, à une tragédie, donne sa trame7 –, avec, pour commen-
cer, spectaculaire et tout à la fois suggestive, la première sortie de la Pythie que
suit une prompte rentrée. Spectaculaire est la terreur qu’exprime le corps de la
prêtresse lorsque, à quatre pattes, elle fuit l’horreur d’avoir vu : posture scan-
daleuse chez une vieille femme vénérable – celle d’une bête ou plutôt (car la
Pythie pense grec et connaît sans nul doute l’énigme de la Sphinx), celle d’un
enfant (v. 34-38) ; et suggestif est le long développement qu’elle consacre à
décrire l’indescriptible.
Échappant à la fascination de ce début, le lecteur (mais non le spectateur,
pris dans l’instant) pourrait trouver encore d’autres raisons de structure8 pour
différer jusqu’à la parodos la vue du chœur, façon de retarder l’essentiel puisque
c’est au chœur, toujours personnage à part entière chez Eschyle, que, dans les
Euménides, revient le rôle principal9. Mais il me tarde d’en venir à cet art de
différer la vision pour mieux faire croître la terreur de voir.
De la Pythie à Apollon et d’Apollon à Clytemnestre, long est le retard apporté
à la révélation : encore entendrons-nous – et sans médiation – les Érinyes avant
de les découvrir, enfin visibles ; mais ces cris inhumains, propres à « glacer le
sang » n’ont guère d’autre effet que de rendre plus redoutable encore l’appari-
tion désirée, attendue, redoutée10. Alors le spectateur de l’Orestie verra finale-
ment s’incarner celles qui, dans l’Agamemnon, n’avaient que la présence d’un
nom (et peut-être, s’agissant de Cassandre, d’une vision incommunicable) et
qu’Oreste, à la fin des Choéphores, était seul à percevoir : ce qui ne signi-
fie pas pour autant que sera accomplie dans les Euménides cette progression
vers la clarté du visuel que certains croient déceler dans la trilogie11. Car on ne
voit les Érinyes que d’un voir obscur, comme si la vue s’y aveuglait, comme
si les sens trop sollicités faisaient brutalement défaut. On connaît la tradition,
certes contestée mais puissante comme un topos, selon laquelle, en montrant
les Érinyes, Eschyle terrifia (ekplē ̂ xai) tant et si bien le peuple athénien que des
enfants s’évanouirent à cette apparition, à la fois soudaine et savamment répé-
titive, cependant que des femmes avortaient sur-le‑champ12.
Peu à peu, en ordre dispersé pour mieux distiller la peur et diffracter le
choc de la vision, entrent des Érinyes toutes noires, de vêtement et peut-être de
peau13. Et, au suspens prolongé, fait suite chez le spectateur, non certes le sou-
lagement, mais la hâte fébrile d’en finir avec cette parodos pour aller jusqu’au
bout d’une panique qui s’éternise et se renforce à chaque entrée. Il lui reste à
comprendre que la peur sera domestiquée, sans pour autant disparaître ; alors
même qu’elles deviennent les Bienveillantes, les Érinyes ne quitteront pas leur

7. Voir le sous-titre de Stagecraft et le chapitre iv de Greek Tragedy in Action, Londres, 1978.


8. Sur la symétrie de la parodos et de la lamentation qui suit le verdict du procès, voir Ann Lebeck,
The Oresteia. A Study in Language and Structure, Harvard University Press, 1971, p. 131-132.
9. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, Oxford, 1953, p. 239.
10. Cf. Taplin, Stagecraft, p. 370-372 et Action, p. 106-107.
11. Lebeck, Study, p. 131-132.
12. Vie d’Eschyle, 9. En soi, cette tradition invalide l’argumentation en faveur d’une première vision
des Érinyes endormies et immobiles, qui permettrait au spectateur de s’habituer peu à peu (A. L.
Brown, « The Erinyes in the Oresteia : Real Life, the Supernatural, and the Stage », Journal of
Hellenic Studies, 103 (1983), p. 24).
13. Voir Taplin, Action, p. 126-127 et Pickard-Cambridge, Festivals, p. 224.
alors apparaîtront les érinyes 433

masque d’effroi, et Athéna devra rassurer les Athéniens, jurés sur la scène et
spectateurs dans le théâtre : « De ces visages d’épouvante, je vois pour mon
peuple sortir un immense bénéfice » (v. 990-991).
Que l’on ne s’empresse pas trop toutefois de verser cette stratégie de l’épou-
vante au chapitre dit de la « monstruosité » d’Eschyle. Ce serait oublier que,
pour ses contemporains, à commencer par son admirateur Aristophane, Eschyle
n’est monstrueux qu’à force d’être surhumain, et surhumain seulement dans ses
mots puissants et sa langue massive et rocailleuse14. C’est qu’un agôn affronte
chez Eschyle le voir et le dire, et le prologue des Euménides s’en fait le témoin :
le donner à voir y est en retard sur le dire, parce que le dire voit avec ce que
l’ombre de Clytemnestre appellera « les yeux de l’esprit » ; et, ultime et ter-
rible délai, il y aura encore, s’interposant entre le voir des mots et la vision
toute nue, le cri inarticulé des Érinyes. Claudel a perçu cette économie du voir
imaginaire et de l’entendre brut et, restituant au vers 53 la leçon plastoîsi des
manuscrits là où maint traducteur choisit la plate correction platoîsi, rend au
ronflement des Érinyes sa dimension de brutale immédiateté. Et la Pythie épou-
vantée d’affirmer :
Elles ronflent : c’est un souffle qui n’a rien d’imaginaire (ou plastoîsi),
au lieu de justifier sa fuite comme elle le fait par exemple chez Mazon :
Leurs ronflements exhalent un souffle qui fait fuir (ou platoîsi).
Encore faut-il s’aviser que cette immédiateté sonore, qui, pour nous, ne sera
effective qu’avec le rêve des Érinyes, s’est d’abord exprimée par la médiation
d’un récit, bien avant d’agresser l’oreille du spectateur.
La tentation est grande de s’essayer, sans plus tarder, à un développement
général sur la prééminence de la voix et du texte, en un mot de l’écoute sur le
spectacle dans la tragédie. On y évoquerait sans doute le rôle essentiel des récits
de messager, qui précèdent la vision de l’horrible quand ils n’en tiennent pas
lieu. En contrepoint de la narration de la Pythie, cette messagère, on mention-
nerait alors le récit du serviteur dans Œdipe Roi, par quoi « le public a assisté
en imagination à [la] mutilation [d’Œdipe] ; ensuite seulement on rouvre les
portes, et le roi aveugle et ensanglanté apparaît »15.
Mais je m’en tiens aux Euménides et à ses Érinyes, personnage et sujet du
drame mais, pour le spectateur, objet de toute attente, de toute endurance. Ces
Érinyes qu’il faut accepter d’entendre, puis supporter de voir.

De la nature des Érinyes

Revenons à l’ombre de Clytemnestre, vision de rêve incarnée sur la scène


et catalyseur du tragique en ce qu’elle sait débusquer les dormeuses farouches
hors de l’absence où le sommeil les avait enfermées. Clytemnestre appelle, et
voici que les Érinyes, invisibles encore à l’œil du spectateur, gagnent une pré-
sence sonore : loin du dire et de ses médiations – parole de la Pythie, attentive

14. Stagecraft, p. 39-46.


15. H. C. Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, trad. fr., 2e éd., Paris, 1985 (citation, p. 91- 93).
Voir aussi Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, 1985, p. 9-13.
434 alors apparaîtront les érinyes

à décrire l’indescriptible, affirmations d’Apollon, seulement préoccupé de défi-


nir ce qui n’a pas de statut –, un cri inarticulé sourd maintenant des Érinyes en
personne. Un cri ? Un gémissement. Ou plutôt un grognement, voire un meu-
glement : mugmόs16. Entre la sourde plainte, le cri animal et le son étouffé qui
sort des lèvres closes, mugmόs fait entendre l’inclassable nature des Érinyes
– ni humaine, ni animale, ni divine – qui ne se peut comparer qu’à celle de la
Gorgone17. Et, de fait, la référence gorgonéenne s’était déjà imposée à la Pythie,
pour suggérer l’affolement du voir dans l’œil, au vu de cette troupe étrange de
femmes qui ne sont pas des femmes (v. 46-52). Or, mentionner la Gorgone, c’est,
comme le précisent les scholies, suggérer tò phoberòn tē ̂ s ópseōs, ce qu’il y a
d’épouvante dans la vision. Façon d’indiquer que, participant de la Gorgone,
les Érinyes sont, comme celle-ci, toute terreur18.
Ni à voir ni à entendre : telles sont, dans la conviction partagée des tragiques
athéniens, les Érinyes, exigeant qu’aucun humain ne les aborde s’il n’a préa-
lablement verrouillé tous ses sens. Adérktō ̂ s, aphṓnōs, alógōs : « sans regard,
sans voix, sans parole », ainsi que le suggérera à Œdipe le chœur des vieil-
lards de Colone19. Pour leur fidèle, la contrainte est stricte : pas d’émission,
pas d’échange, un corps bouclé, et surtout l’interdiction répétée de la voix20.
Seule Clytemnestre peut les appeler, parce qu’elle parle depuis l’autre monde,
celui des morts, celui de la problématique intériorité des Érinyes endormies.
Encore ne les nomme-t‑elle pas, sinon par périphrase (v. 115 : « ô déesses de
sous la terre »), parce que nul ne doit prononcer leur nom à la sinistre effica-
cité21. Nul sauf elles-mêmes, ce que les textes ne précisent pas, mais que la tra-
gédie d’Eschyle implique où, en un nouveau retard, retard cette fois-ci de
la nomination, il faut attendre la parodos pour qu’elles se donnent le nom
­d’Érinyes ; après quoi, elles seront encore seules à se donner toutes les appel-
lations inventées par les hommes en quête d’énoncés pour s’adresser malgré
tout aux Redoutables22. Toutes-puissantes de l’impuissance où elles réduisent
les mortels – sectateurs tout comme victimes –, hors échange parce qu’elles
déterminent les règles dangereuses du jeu, les Érinyes seules sauraient entrer
en rapport avec elles-mêmes.
Et cependant, privées de toute maîtrise, au début de la pièce, dorment les
Érinyes.

16. Sur la notation mugmόs en lieu et place du cri, voir Taplin, Stagecraft, p. 371, n. 3 et p. 15, n. 1.
17. Sur mugmόs ; voir Michel Casevitz, « Beuglants et meuglants », Rouenlac, 1985 (résumé d’une
communication au colloque Lexique et expressivité en Grèce ancienne) ; le cri des Érinyes et celui
de la Gorgone : Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux, Paris, 1985, p. 53 et 41.
18. Vernant, Mort, p. 40.
19. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 131 (et plus généralement 125-134) ; la négation de l’échange
est suggérée dans le verbe parameíbomai (v. 130).
20. Le recueillement du culte se dit en passant par la parole de bon augure qui, de fait, est silence
(v. 132) ; voir aussi Œdipe à Colone, 168, 489, 864-865. On notera que la Pythie (Euménides, 34)
mentionne le terrible à dire avant le terrible à voir.
21. Œdipe à Colone, 129 ; Euripide, Oreste, 409-410.
22. Erinúōn : Euménides, 331, 512 ; Araí (Imprécations) : 417 ; Semnaí (Redoutables) : 383
(mais le chœur final reprendra cette appellation en 1041). On notera qu’elles sont seules aussi à
pouvoir employer les mots interdits, comme mētraloías (matricide : v. 153, 210) ou comme mē ̂ nis,
la mémoire-colère (interdit chez Homère lorsque ce terme est affecté du possessif de la première
personne).
alors apparaîtront les érinyes 435

Ruse d’Eschyle ? Pas seulement. Car, sur le terrain du réfléchi, il y a aussi


ce tour de plus auquel la pensée se plaît à assujettir les Érinyes : la terreur se
terrorise elle-même, les persécuteuses subissent la souffrance (páthos) qu’elles
infligent à leur proie. Nées pour le mal – pour les maux et à cause des maux
(v. 71 : kakō ̂ n hékati ; cf. 125), elles endureront la douleur et la sujétion du
patheîn, ce que disent les premières phrases de leur chant d’entrée (v. 143-146).
Cela a commencé avec leur sommeil, qui dompte les toujours vigilantes, pre-
nant au filet la horde acharnée à poursuivre son gibier : Oreste peut s’échapper,
l’adunaton s’est réalisé, les Érinyes, ces lieuses, sont entravées au lien d’húpnos
qui, pour les humains, est pourtant délieur23. Soumises à l’angoisse qu’elles sus-
citaient en Oreste, elles « dorment la même angoisse que leur victime »24. Mais
ce n’est pas tout : comme si se coalisaient de fait leur victime et leur protégée,
le fils tueur de mère et la mère égorgée par le fils, le rêve est la torture que leur
inflige Clytemnestre délaissée par ses vengeresses25. La reine morte attaque les
déesses de la vengeance avec ce rêve qu’elle est, jusqu’à ce que, violemment,
sous l’effet du songe, se délie le lien du sommeil.
Et ce sont les véhéments reproches de Clytemnestre – des mots, mais, dans
la tragédie, les mots blessent – qui atteignent les Érinyes dans leur corps26.
S’ensuivent, on le sait, l’éveil amer, et la parodos.
Redoutable est la terreur. Et plus redoutable encore, la terreur réduite à
l’impuissance. Les Érinyes peuvent maintenant paraître : à coup sûr, la peur
régnera sur le théâtre.

Étapes vers le voir

Seule Clytemnestre pouvait inviter les Érinyes à se reprendre. Comme un


passeur entre l’au-delà et l’ici-maintenant des hommes, elle les a, du même
coup, définitivement intégrées au temps de la tragédie. Et cependant le specta-
teur a peut-être cru qu’à son désir de voir elle apportait un retard de plus. Une
fois encore, on reprendra les choses au début, pour énumérer ces retards que la
Pythie, Apollon, Clytemnestre elle-même créent successivement avec des mots.
La Pythie et Apollon dessinent le principe d’un voir imaginaire, Clytemnestre
provoque le mugmós du chœur, et le spectateur entend, alors qu’enfin il va voir.
C’est la Pythie qui, la première, subit le choc d’avoir vu ce qui ne se voit
pas et qui tente de traduire en mots l’affect halluciné. Nul mieux qu’elle ne pou-
vait assumer une telle fonction, à l’articulation du dire et du voir. Commentaire
d’un scholiaste : « La prophétesse, qui a vu inopinément les Érinyes dormant
en cercle autour d’Oreste, révèle tout (pánta mēnúei) aux spectateurs. » Or
c’est précisément la fonction de la Pythie que de révéler en donnant à voir :

23. Voir surtout les vers 68 et 148 ; les Érinyes lieuses : voir 331-332 (húmnos désmios) ; le sommeil
comme déliaison, le rêve comme lien : voir Laurence Kahn, « Lier le songe ou le délier », Nouvelle
Revue de Psychanalyse, 28 (1983), p. 111-112 et 120-121.
24. Claudel, L’Orestie, introduction, p. 13 (« dormant » et non « donnant » comme dans le Cahier
Renaud-Barrault consacré à l’Orestie (11, 1955, p. 6)).
25. Lebeck, p. 140. On rappellera avec Casevitz (« Les mots du rêve en grec ancien », Ktèma, 7
(1982), p. 70 et 73) que ónar désigne volontiers le mauvais rêve.
26. Euménides, v. 155-161, que l’on rapproche des reproches de Clytemnestre (135-136). En 181-
183, Apollon menacera les Érinyes de passer à l’acte en les transperçant d’une flèche.
436 alors apparaîtront les érinyes

analysant le fonctionnement de l’oracle delphique, Ana Iriarte le dit fort bien,


« ce que le consultant perçoit de la clairvoyance divine à travers la Pythie est
cette parole qui, excluant le raisonnement de celui qui la prononce, se borne à
décrire une vision »27. Qui entend cette « parole indicatrice » commencera, à
Delphes comme sur les gradins du théâtre, à voir par les yeux de la prêtresse28,
mais d’un voir mental à la fois élaboré et problématique, celui-là même qui
tente de déchiffrer une énigme.
L’énigme sied aux Érinyes, avec leur aspect troublant – « son essence, écrit
Aristote, est de joindre ensemble, tout en disant ce qui est, des termes incon-
ciliables »29 – et la forme s’en impose pour décrire un objet paradoxal ; mais,
pour la Pythie, c’est une parole plus qu’usuelle lorsque, en proie à l’inspira-
tion divine, la prêtresse d’Apollon « transmet obscurément un message qu’elle
­n’arrive pas à comprendre »30. En l’occurrence, aucun dieu n’inspire la prophé-
tesse éperdue, mais telle est pourtant bien la logique de la description à laquelle
elle s’essaie : comme si, juchée sur le trépied delphique, elle énonçait un oracle,
les mots du voir et du dire se corrigent mutuellement pour tenter de suggérer
ce qui, en un instant d’effroi, a été vu. On ajoutera que, comme il se doit dans
une énigme (ainsi, celle de l’eunuque et de la chauve-souris où un homme (un
mâle) qui n’en est pas un, voyant et ne voyant pas un oiseau qui n’en est pas
un, le frappe et ne le frappe pas avec une pierre qui n’en est pas une)31, seul le
recours à la négation permet de cerner le statut incertain d’un être paradoxal.
Soit donc la description en forme d’énigme :
En face de l’homme, une troupe étrange
De femmes dort, assise sur des trônes.
Des femmes ? non (oútoi), disons (légō) des Gorgones.
Mais ce n’est pas (oúd’) aux traits des Gorgones que je comparerai (eikásō).
J’en ai déjà vu (eîdon) jadis, en peinture, emportant
Le repas de Phinée ; mais celles-ci sont, à voir (ideîn),
Sans ailes (ápteroi), et noires, en tout repoussantes.
Elles ronflent d’un souffle qui n’est pas (ou) imaginaire ;
De leurs yeux dégouttent de déplaisantes gouttes.
Et leur parure n’est légitime à porter ni (oúte) devant les statues des dieux
Ni (oúte) vers les toits des hommes.
La souche d’une telle bande, je ne l’ai jamais vue (ouk ópōpa)
Ni (oud’) [ne sais] quelle terre se vante de nourrir
Une telle race impunément (anateì), sans (mḕ) gémir sur sa peine.
(Euménides, v. 46-59)
Pour finir, la négation l’emporte. Le voir s’est aveuglé lui-même, et la Pythie
cède la place à Apollon l’interprète. Toutefois, en un remords de dernière heure,

27. Citation de Parole énigmatique, parole féminine, thèse dactylographiée, Paris (E.H.E.S.S.),
1986, p. 112.
28. Ce qui n’implique nullement, comme le croit Brown, « Erinyes » (p. 23) que, pour le spectateur,
une vision « réelle » doive s’ensuivre sur le champ.
29. Aristote, Poétique, 1458 a 26-27.
30. Iriarte, p. 106, à propos de la situation oraculaire.
31. Platon, République, V, 479 b-c (avec la note de l’édition des Belles Lettres).
alors apparaîtront les érinyes 437

on remontera encore vers les premiers mots que la prophétesse ait trouvés pour
caractériser le choc de sa vision :
Ah ! terrible à dire, terrible à fixer de ses yeux (v. 34)
Ē ̂ deinà léxai, deinà d’ophtalmoîs drakeîn.
La sagacité des philologues nous l’apprend : avec des déterminants comme
deinón (terrible), le verbe dérkomai exprime généralement l’intensité d’un regard,
regard du serpent, de la Gorgone, des guerriers au combat ; drákōn en est dérivé,
nom du serpent en ce qu’il a le regard fixe et paralysant32. Pour la Pythie, les
Érinyes tiennent de la Gorgone et, au vers 127, Clytemnestre les caractérisera
comme deinḕ drakaínē, la terrible serpente. Si elles ne dormaient, c’est donc
leur regard perçant qui devrait fixer terriblement l’intruse imprudente ; mais,
comme si son épouvante avait inscrit en elle quelque chose de ce qu’elle a vu,
c’est la Pythie qui, aux Érinyes, voue rétrospectivement un regard intense, où
la terreur de la vision s’est immobilisée dans l’œil.
Puissantes sont les ressources du dire pour suggérer à quel point la vue des
Érinyes fait vaciller la frontière entre le sujet et l’objet, l’extériorité et l’intérieur.

Apollon retiendra moins longtemps l’attention, car ses certitudes tranchées


d’interprète infaillible déçoivent, confrontées au trouble qui s’est emparé de la
prêtresse. Sans doute mentionne-t‑il au passage un voir, mais Oreste en est le
siège, lui que la vision des Furies n’a pas quitté depuis cette fin des Choéphores
où il était seul à en percevoir l’horreur.
Apollon parle à Oreste :
Et maintenant, tu les vois domptées, ces furieuses (v. 67)
Kaì nûn haloúsas tásde márgous horâis.
À ces mots, les tenants d’une apparition du chœur endormi, offert à tous
les regards, croient triompher. Mais qu’Oreste voie n’implique pas que le
spectateur partage sa vision, et rien n’interdit de prendre avec Taplin le verbe
horáō dans le sens intellectuel (« tu vois bien qu’elles sont domptées »)
que Clytemnestre lui donnera un peu plus tard (v. 110). Quant au déictique
tásde, indicateur de présence, il peut, tout aussi bien qu’à du voir, renvoyer
à ce presque-présent qu’est le dialogue, amorcé hors scène, entre le dieu et
son protégé33. Mieux vaut constater qu’Apollon n’évoque le voir que pour
en rejeter l’expérience sur Oreste, comme si lui-même était au-dessus de
tout affect des sens.
Et sans doute pense-t‑il l’être car, sans se soucier de mener à bien une des-
cription de ce qu’Oreste voit ou a mission de voir, il ne s’étendra guère sur les
Érinyes, sauf à les définir par leur absence de statut. À nouveau, donc, la néga-
tion, mais pour affirmer et non, comme en usait la Pythie, pour tenter de cer-
ner l’incertain.

32. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article dérkomai ; voir aussi
A. Prévot, « Verbes relatifs à la vision et noms de l’œil », Revue de Philologie, 61 (1935), n. p. 233
(qui cite le adérktōs, « sans un regard », d’Œdipe à Colone).
33. Horâis : voir Taplin, Stagecraft, p. 373 ; tásde : voir A. L. Brown, « Erinyes », p. 19, n. 37.
438 alors apparaîtront les érinyes

Apollon parle des « vieilles enfants de jadis, à qui ne se mêle jamais dieu ni
homme ni bête », invite Oreste à l’endurance, le confie à la protection ­d’Hermès,
et déjà, rapide, a quitté la scène. Surgit Clytemnestre.
On le sait, seule Clytemnestre saura finalement susciter les Érinyes, désor-
mais offertes au regard34. Elle le peut en tant qu’elle est, pour ces dormeuses
atypiques, un rêve partagé qui les tirera du sommeil, pour voir et entendre à nou-
veau. « Tu vois mes blessures », dit-elle (v. 103), mais, auparavant, elle a solen-
nellement proclamé que ce qu’elle dit compte plus que tout (v. 98 : « Je vous
déclare que… ») ; et, après avoir encore une fois attiré l’attention sur ses dires
(v. 114 : « Ecoutez, car j’ai parlé »), elle conclura sa harangue par une adresse
solennelle :
C’est moi, Clytemnestre en rêve, qui vous appelle (v. 116, trad. Paul Claudel)
Ónar gàr humâs nûn Klutaimḗstra kalō ̂ .
Ainsi le vers s’ouvre sur la vision (impliquée dans όnar) et s’achève sur
un appel, parole insistante qui, plus que toutes les images de rêve, saura for-
cer l’entente.
Et les Érinyes répondent : mugmόs. Après quoi, Clytemnestre une fois
­disparue, enfin le spectateur les verra et, tout à la fois, il entendra d’elles un
chant qui, peu à peu, se fera articulé.

Moi, Clytemnestre en rêve, je vous appelle

Une dernière fois, attachons-nous à l’ombre de la reine, figure nocturne


vouée à croire à l’efficacité des songes, elle qui, vivante et en sa force, ne fai-
sait du rêve qu’une illusion35.
Clytemnestre : un rêve sur scène.
Rêve de type homérique, dit-on, en ce que, pour les héros d’Homère, le
rêve est moins une vision intérieure qu’une visitation, quelque chose qui, en soi
« ressemble à la logique du théâtre »36. Faut-il pour autant, de l’extériorité de la
visitation, conclure à la « réalité » de la vision37 ? Certes, il y a toujours du théâ-
tral dans le rêve grec ; il n’empêche que, sur scène et dans le théâtre, la situa-
tion est complexe. Sur scène, visible à tous, il y a l’ombre de Clytemnestre…
(Gageons que, même morte, la reine, lorsqu’elle montre ses plaies, a encore
une présence suffisante pour qu’un spectateur d’aujourd’hui oublie qu’un eídōlon

34. Dire comme Lebeck (p. 146) que Clytemnestre suscite les Érinyes a le mérite d’être conforme
à la logique théâtrale ; il est imprudent de postuler, comme Brown (« Erinyes », p. 30) une appa-
rition précoce du chœur endormi, pour affirmer ensuite que c’est la vue des Érinyes qui permet et
entraîne celle du fantôme.
35. Agamemnon, v. 274-275. Il y a, dans l’Orestie, comme une histoire de Clytemnestre dans ses
rapports avec le rêve : récalcitrante et sceptique dans l’Agamemnon, rêveuse d’un rêve prémonitoire
dans les Choéphores, image de rêve dans les Euménides.
36. Brown, « Erinyes », p. 30. Rêve homérique : par exemple Iliade, XXIII, v. 65 s. (l’âme de
Patrocle, rêve d’Achille). S’il est vrai que όnar a comme un parfum d’archaïsme (Casevitz, « Mots »,
p. 67), la référence homérique est peut-être volontaire.
37. C’est le mot qu’emploie Jacques Jouanna, dans un article (« Réalité et théâtralité du rêve : le
rêve dans l’Hécube d’Euripide », Ktèma, 5 (1982), p. 43-52) consacré au seul rêve théâtral dans la
tragédie grecque ; voir surtout les pages 43- 45, essentielles.
alors apparaîtront les érinyes 439

(une ombre) n’a pas de corps38. D’autant que Clytemnestre sait être là et qu’on
n’a toujours pas vu les Érinyes. Habitué à traiter le rêve comme un processus
psychique, comment ce spectateur admettra-t‑il que le fantôme trop présent soit
seulement un rêve impalpable, rêvé par des créatures qui, pour l’instant, relèvent
du pur discours ? Problème à l’usage des metteurs en scène car, à l’évidence,
il faut et que l’ombre soit là et qu’elle soit perçue comme de la fiction, certes
incarnée : avec une présence qu’il faut imaginer incorporelle, suggérer que la
« réalité » n’est qu’un effet de réel.)
Dans la lumière, l’ombre de Clytemnestre ; absentes, les Érinyes. Et cepen-
dant, ce sont bien les Furieuses terrassées qui rêvent de la morte.

La cause serait entendue, les anciens Grecs ne rêvaient pas comme nous :
Le rêve est d’abord un phénomène envoyé par une divinité au sujet endormi, un
phénomène qui prend l’apparence d’un personnage ou d’un être réel ou mort,
mais l’activité – le rêve en tant que fonction de l’esprit au repos – n’est pas
conçue par la pensée grecque des origines.39
Nul dieu n’a suscité Clytemnestre. Dans l’ici-et-maintenant du théâtre, elle
semble bien s’être déterminée toute seule. À moins… À moins que cette introu-
vable divinité démiurgique qui façonne les eídōla ne se confonde avec les Érinyes
elles-mêmes, terrassées par le sommeil et pourtant, contre toute apparence, rêvant
leur rêve. Un instant, suspendons les évidences du visuel, et relisons le texte.
« Vois dans ton cœur ces plaies que j’exhibe » (v. 103). Si la première
occurrence du verbe horáō, dans la bouche de la Pythie, usait du présent pour
témoigner d’une vision déjà passée (v. 40), si l’on peut discuter de ce qu’il en
est du voir lorsqu’Apollon s’adresse à Oreste, avec Clytemnestre l’injonction
à voir (à rêver, s’il est vrai qu’un rêve est une vision)40 se fait concrète et pres-
sante. Encore s’agit-il d’en appeler à un autre regard (v. 104-105), celui qui,
commentent les scholiastes, n’est pas égaré par le voir raisonnable (théa) du
jour. Une fois revenues à elles, les Érinyes pourront donner à nouveau au verbe
voir son sens très ancien – ancien comme elles et dont elles ont la longue habi-
tude – de « surveiller » (v. 255 : « Prends garde, prends garde ! »), mais, pour
l’heure, elles dorment passivement, pense-t‑on. Et elles écoutent : car, comme
chez Homère, le rêve est surtout parole de rêve41, c’est-à‑dire reproche, accusa-
tion portée contre le sommeil (« Tu dors », disent les apparitions homériques et,
au vers 94, Clytemnestre aux Érinyes : Heúdoit’ án, katheudousō ̂ n ; cf. v. 121 :
ágan hupnṓsseis, « tu dors trop »), procès contre le dormeur qui abandonne à son
destin l’ombre d’un être cher. Du moins ce type de rêve, dit « de l’avertissement
au dormeur », est-il assez clair en soi pour n’exiger aucune interprétation42 :

38. Le spectateur antique, lui, savait peut-être que les eídōla des vivants sont curieusement moins
« réels » que ceux des morts (Jouanna, « Réalité », p. 48).
39. Citation de Casevitz, « Mots », p. 67.
40. Voir G. Björck, « Ónar ideîn. De la perception de rêve par les Anciens », Eranos, 44 (1946),
p. 306-314 ; E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. fr., Paris, 2e éd., 1977 (chapitre iv) ; et
les réserves de A. H. M. Kessels, Studies on the Dream in Greek Literature, Utrecht, 1978, p. 141.
41. Kessels, Dream, p. 93 et 98.
42. Kessels, Dream, p. 121.
440 alors apparaîtront les érinyes

et, de fait, Clytemnestre n’a pas prononcé son appel que déjà les Érinyes poussent
leur mugmόs, en attendant de secouer vraiment la torpeur qui les anéantit.
Mais le lecteur doit franchir un pas, et constater que, livrées au rêve, les
Érinyes ne sont en rien libérées de toute activité psychique. Certes – et cette ambi-
guïté ne sera pas levée –, c’est aux paroles de Clytemnestre que nous devons de
l’apprendre. Clytemnestre a appelé les Érinyes, elles ont grogné et gémi. Alors,
désespérant sans doute d’en obtenir plus, la reine se résigne à un constat : « Le
sommeil et la peine, conjurés tout-puissants, ont épuisé l’ardeur de la terrible
serpente » (v. 127-128). Et le chœur réagit encore : par un grognement, double et
suraigu, puis – enfin – par des mots (il est vrai que ce sont deux mots seulement,
martelés comme une onomatopée, à peine conquis sur l’animalité : « Attrape !
Attrape ! Attrape ! Gare ! »). Alors Clytemnestre-apparition de rêve se fait
pour un temps interprète de rêve : interprète de sons et non d’images, puisque,
pas plus qu’elle, nous ne voyons ce qui agite les Érinyes dans leur sommeil.
En rêve, leur dit-elle en substance, tu crois poursuivre ton gibier, et tu aboies
comme un chien ; puis, revenant à ses remontrances d’ombre délaissée : endo-
loris ton cœur à mes justes reproches, et tu retrouveras ta proie (v. 131-139).
À deux reprises, Clytemnestre emploie le mot όnar, au sens adverbial de
« en rêve » (116 ; 131). Premier mot du dernier vers de la tirade d’entrée, όnar
rend plus pathétique l’appel de la morte ; plus intérieur aussi en ce que l’ombre,
si émancipée soit-elle, sait qu’envers les divinités nocturnes sa dépendance est
totale. Premier mot de la tirade finale, il doit souligner à quel point la frénésie
de chasse est une illusion, afin d’arrêter les Érinyes sur la piste chimérique où,
croyant traquer Oreste, elles s’égarent.


Moi, Clytemnestre en rêve, je vous appelle
Ónar…………………………………… kalô.
En rêve (όnar), tu poursuis la bête et aboies…


Par deux fois όnar, et dans une position aussi stratégique ? Il y aurait donc
deux rêves, l’un où Clytemnestre mène le jeu, l’autre où les Érinyes s’agitent
en croyant agir ? Et maint lecteur de s’étonner, allant jusqu’à accuser Eschyle
d’inconséquence43. Or, dans la réduplication de όnar, j’entends plutôt comme
un écho, une reprise articulant l’un à l’autre les deux solos de Clytemnestre,
afin que les Érinyes (et les spectateurs) comprennent qu’il n’y a qu’un rêve en
plusieurs séquences. Première séquence : les reproches (ou, si l’on y tient vrai-
ment, l’orchestration en rêve de la culpabilité des Érinyes oublieuses de leur
mission). Deuxième séquence : cris divers (la voix de l’ombre a été enten-
due) et aboiements (pour échapper au reproche d’être endormies, les Érinyes
se lancent précipitamment dans ce qu’elles croient être un acte et qui, dans le
rêve, n’en est qu’une imitation : la poursuite d’Oreste). Mais – et cette troisième

43. Ainsi, Brown, « Erinyes », p. 31 : « formellement, l’inconséquence est absolue, car les Érinyes
peuvent rêver soit qu’elles poursuivent Oreste, soit qu’elles sont blâmées de ne pas le faire »
(souligné par moi).
alors apparaîtront les érinyes 441

séquence est intimement tissée avec la précédente – l’ombre accusatrice n’est


pas convaincue par ces signes d’une obéissance imaginaire (d’où l’interroga-
tion de Clytemnestre : tí drâis ?, « que fais-tu ? » ou encore « qu’accomplis-tu
(de réel) ? ») ; elle insiste, cruellement (ce n’est qu’un rêve), redit ce qu’est
le devoir d’une Érinye, et répète l’injonction : au lieu de réaliser en rêve ton
désir de chasse, écoute mieux, il te faut d’abord acquiescer aux reproches (donc
t’éveiller), après quoi seulement tu reprendras la traque.
Disparaît Clytemnestre. On entend les Érinyes s’exhorter l’une l’autre au
réveil. Trois vers pour s’éveiller, et c’est la parodos.
Le spectateur a vu Clytemnestre, et il l’a entendue ; si le temps lui en était
laissé, peut-être n’hésiterait-il pas à conclure que tout s’est passé en rêve ; or
il a vu, il a entendu, et le fantasme de « réalité » est puissant. Mais le lecteur a
le temps pour lui, et doit accepter qu’il y a bel et bien eu, en une seule vision,
action sur la scène et activité intérieure de ce personnage collectif qu’est le
chœur44. Il n’y a pas d’autre scène, seulement le théâtre qui, pour un temps, a
aboli toute frontière entre le dehors et le dedans. Comme si, aux Érinyes invi-
sibles, la scène, (re)présentant ce qui se joue dans leur sommeil, donnait déjà
un début d’être-là.
Tout est noué. Après le procès rêvé, viendra – à Athènes, cette fois –, le vrai
procès. Celui d’Oreste, dit-on. Mais les Érinyes n’estimeront-elles pas qu’elles
y ont bel et bien été jugées ?

Et le spectateur selon Eschyle, dans tout cela ? Une réponse, irrésistible-


ment, me vient : avant d’être juge à Athènes et de s’identifier aux premiers
Aréopagites, il a, lorsque la scène se passait à Delphes, occupé – sans le savoir
peut-être – sinon la place des Érinyes absentes, du moins leur position.
En voyant cela même que voyaient celles qu’il ne voyait pas. Lorsque
Clytemnestre montre ses plaies – euphémisme pour sa gorge tranchée45 –, les
scholiastes, observant que c’est là un instant particulièrement tragique (tra-
gikṓteron), ont raison de suggérer que l’ombre porte, bien visible, la blessure
mortelle qui fut infligée à la vivante. Mais à qui montre-t‑elle la plaie béante ?
Sans nul doute aux Érinyes46, ce qui n’implique nullement que la mise en scène
doive orienter le spectacle en direction du chœur invisible, privant ainsi, défini-
tivement, les spectateurs de tout le plaisir immédiat du voir (ce serait le cas si,
parlant aux Érinyes enfermées tout au fond, dans le temple delphique, l’acteur-­
Clytemnestre tournait le dos au public)47. On fait donc l’hypothèse que le spec-
tateur voit pour les Érinyes. Pour le chœur avant qu’il n’apparaisse : position
privilégiée, dont ne jouit même pas le spectateur shakespearien qui, lui, voit avec :

44. Fidèle aux règles du tragique, Clytemnestre s’adresse au chœur tantôt à la deuxième personne du
pluriel, tantôt à la deuxième personne du singulier ; à l’exception du vers 103, la première tirade est
tout entière en vous ; plus pressante (l’ombre joue le tout pour le tout), la seconde est entièrement
en tu. Du pluriel au singulier, les Érinyes sont vraiment devenues un sujet.
45. Voir Façons tragiques, p. 86. Le scholiaste du manuscrit M a correctement retraduit le plēgàs
tásde de Clytemnestre en tḕn sphagḗn.
46. Selon Jouanna (« Réalité », p. 52), l’apparition du fantôme de Clytemnestre serait « moins
conventionnelle » que celle de l’ombre de Polydore dans Hécube, « car son message s’adresse aux
Érinyes endormies » (et non directement aux spectateurs).
47. À ce sujet, les remarques de Taplin (Stagecraft, p. 366-367) sont très précieuses.
442 alors apparaîtront les érinyes

avec Hamlet, le fantôme que ne voit pas Gertrude, avec Macbeth, le spectre de
Banquo, que, sur scène, les autres personnages ne voient pas.
Voir pour les Érinyes : à leur place, parce que le jeu tragique vise à ce que
le spectateur s’identifie aux Érinyes lorsqu’elles sont à Delphes, impuissantes et
cependant puissantes encore de n’avoir pas encore accepté d’être à tous visibles.
Contrairement à de nombreux lecteurs48, je ne supprime donc pas les deux
vers que, juste après l’injonction à voir (« Vois en ton cœur ces plaies que
­j’exhibe »), Clytemnestre consacre à une méditation sur le rêve :
Car, dans le sommeil, l’esprit est tout éclairé d’yeux
Mais, le jour, le sort des mortels est de ne pas voir (v. 104-105).
Les Érinyes ne comptent pas au nombre des mortels, objecte-t‑on (et l’on
ajoute que Clytemnestre n’a sans doute pas le cœur à philosopher, ce dont je ne
peux ni ne veux rien savoir). Avançons dans l’hypothèse, quoi qu’il en coûte :
mortels sont les spectateurs qui voient pour les Érinyes, et sans doute p­ rendront-ils
cette réflexion pour eux. Comme une invite à pénétrer plus avant dans le tra-
gique : Clytemnestre leur parle d’une épochè de style héraclitéen où le som-
meil, frère de Thanatos et fils de Nuit, se ferait veille, métaphore de ­l’activité
de spectateur, qui n’est pas faite que de passivité.
Et dans la nuit qui tombe sur le théâtre, à l’écoute d’un songe collectif à la
voix persuasive, les Athéniens apprenaient à voir intensément ce qui, dans le
plein jour de la vie civique, échappait à leur regard.

48. Par exemple, George Thomson (The Oresteia of Aeschylus, II (Commentary), Amsterdam-Prague,
1966, p. 194) tranche pour l’hypothèse d’une citation empruntée à une autre tragédie d’Eschyle,
avec des arguments qui ne sont pas vraiment convaincants.
SOLON ET LA VOIX DE L’ÉCRIT*

Solon : le législateur, c’est-à‑dire le nomothète, mais aussi, mais sur-


tout celui qui a écrit/fait écrire les lois qu’il donnait à Athènes. Sans m’attar-
der sur la tradition qui lui attribue donc aussi bien un gráphein toùs nómous
qu’un theînai toùs nómous – et peut-être plus volontiers un gráphein qu’un
theînai –1, j’irai droit au fait : entre ces deux gestes, il se trouve que Solon
a lui-même choisi, avec une clarté sans concession, puisqu’il est le tout pre-
mier à désigner son activité de législateur comme un gráphein. Thesmoùs…
égrapsa : les lois, je les ai écrites. Thesmoùs… égrapsa : un mot pour ouvrir
la phrase, un mot pour la fermer ; ou encore : un mot pour ouvrir le vers 18 et
un pour ouvrir le vers 20 du célèbre fragment apologétique. Certes, entre ces
deux mots, il y en a beaucoup d’autres, tout aussi importants sans doute mais
que je feindrai pour l’instant d’oublier. Car c’est sur ce égrapsa, que sa posi-
tion syntaxique fait attendre et que sa position métrique isole et met en relief,
que Solon entendait à l’évidence placer l’accent de la phrase2. Égrapsa : j’ai
agi par l’écriture. Avec le temps, Plutarque transformera l’actif en un moyen
(egrápsato) pour imaginer que les législateurs grecs – et en l’occurrence celui
d’Athènes – ont écrit eux-mêmes leurs kúrbeis3, mais cette fiction tardive est
bien inutile face au fait que constitue la présence de ce gráphein au cœur
d’un poème iambique. Ni l’iambe ni l’élégie en effet ne semblent d’ordinaire
­s’intéresser à l’acte d’écriture, et il faudra attendre un Critias pour qu’à nou-
veau ces genres poétiques donnent droit de cité dans leur langue au gráphein
et aux grámmata4. Or voici qu’avec ce égrapsa Solon a comme installé dans
ses vers la matérialité, voire le caractère monumental de ces kúrbeis de bronze

* Première publication dans M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture, Lille, PUL, 1988, p. 95-129.
1. Theînai : Hérodote, I, 29, 2 ; Démosthène, Contre Androtion, 25 et 30 ; Aristote, Ath. Pol., 8,
5. – Gráphein : Aristote, Ath. Pol., 7, 1 et 9, 2 ; Démosthène, Contre Aristogiton II, 23 ; Eschine,
Contre Timarque, 183 ; Plutarque, Banquet des Sept sages, 152 d, Questions romaines, 265 e, 279 f ;
Pausanias, I, 16, 1 ; Souda, s.v. hippas, etc. Gráphein et tithénai sont parfois employés conjointe-
ment : par exemple Hypéride, Contre Athénogène, 21, Aristote, Ath. Pol., 7, 1.
2. Solon, fr. 36 W, 18-20 (les fragments de Solon seront cités dans l’édition de M. L. West, Iambi et
elegi graeci, II, Oxford, 1971) ; cf. V. Ehrenberg, From Solon to Socrates2, Londres, 1971, p. 68 :
« The word I wrote is clearly stressed ».
3. Plutarque, Numa, 22, 2.
4. Critias, fr. 2 W, 9 et 5 W, 2. Dans l’index de l’édition de West, s.v. gráphein et grámma, si l’on
excepte le poème de Solon et ces fragments de Critias, on trouve encore une (et peut-être deux)
référence(s) à gráphein chez Hipponax (mais en 28 W, 1, il s’agit à l’évidence de l’activité du
peintre). Sur la rareté de ces références à l’écriture à l’intérieur d’un poème, voir les remarques de
B. Gentili, Poesia e pubblico nella Grecia antica, Rome-Bari, 1984, p. 24 et n. 70.
444 solon et la voix de l’écrit

et de ces áxones de bois dont tout laisse penser qu’il s’agissait d’objets pour
le moins imposants5.
Sur ce gráphein, un historien du droit athénien aurait sans nul doute bien des
choses à dire : il rappellerait la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité qu’il
y a à remonter aux lois de Solon, à jamais prises dans les multiples allusions
qu’y font les orateurs du ive siècle et qui sont comme autant d’écrans ; il ajou-
terait peut-être que, pour reconstituer la matérialité de leurs célèbres supports,
nous sommes à peu de choses près dans la position des érudits de l’époque hel-
lénistique et plus mal placés qu’eux encore6 ; sans doute alors conclurait-il qu’il
nous faut toujours revenir à ce fier gráphein comme à l’unique certitude dont
nous disposions. Une certitude que nous devons à un poète nommé Solon. Or
il se trouve que, parmi les nombreuses figures de Solon, c’est précisément celle
du poète qui nous intéresse ici, et, parce que les textes poétiques seront trai-
tés comme textes et non pas seulement comme documents, le rôle qu’on assi-
gnera au gráphein risque fort de se compliquer en chemin. En d’autres termes,
il sera question de la poésie solonienne dans son rapport à l’écriture. À l’écri-
ture des lois, certes – et l’on s’interrogera sur le sens qu’il y a pour un Solon à
revendiquer jusque dans sa poésie la stature du législateur. Mais il faudra aussi
s’interroger sur le statut – oral, peut-être, mais à coup sûr pour nous écrit de la
poésie solonienne.
Oral, écrit ; ou plutôt, puisque nécessairement c’est à un Solon écrit que
notre position de lecteur nous confronte : écrit, oral. À ces deux statuts, il se
pourrait que correspondent deux Solons. D’aucuns se plairont à opposer le
Solon idéal et l’homme politique bien réel7. Je préfère pour ma part distinguer
le Solon construit par la tradition et le poète dont les vers postulent la figure.
Soit donc d’abord le Solon écrit : si c’est dans la poésie de Solon que nous
trouvons les seules certitudes dont nous disposions quant à son action de légis-
lateur et d’archonte, mieux vaut nous résigner à constater qu’en traitant ses vers
comme des documents propres à éclairer ce que fut son œuvre politique effec-
tive, nous répétons sans fin le geste d’Aristote citant le fragment apologétique à
l’appui d’un développement sur la seisákhtheia. Parce que l’archonte lui-même
est censé venir y témoigner (autòs en toîsde toîs poiḗmasi martureî, insiste
Aristote), les poèmes de Solon, constitués en précieux documents de première
main, deviennent des preuves : dēloî ek tês poiḗseōs, « il manifeste par sa poé-
sie », dit encore Aristote. Dêlon estìn ek toútōn, répétera Plutarque – qui, à la
batterie des preuves et des témoignages, ajoute seulement un mēnúein, créditant
ainsi la poésie solonienne d’une fonction de « révélation » –, et les modernes
historiens de la Grèce ne s’écartent guère de ce choix interprétatif lorsqu’ils
traitent les poèmes comme des « sources »8. Documents, témoignages, preuves,

5. La matérialité des kúrbeis et des áxones est un leitmotiv dans la remarquable monographie que
R. Stroud a consacrée à ces très importants supports des lois de Solon (The Axones and Kyrbeis of
Drakon and Solon, Un. of California Publications, Classical Studies 19, Berkeley-Los Angeles, 1979).
6. Sur les « lois de Solon », voir E. Ruschenbusch, Solônos Nomoi, Historia Einzelschriften 9,
Wiesbaden, 1966 ; sur les spéculations de l’époque hellénistique, voir R. Stroud, op. cit., p. 33.
7. G. Ferrara, La Politica di Solone, Naples, 1964, p. 11.
8. Aristote, Ath. Pol., 12, 4 ; ibid., 5, 3 (martureî) ; Aristote, Politique, IV, 1296 a 20 (dēloî) et Plutarque,
Solon, 3, 2 ; Plutarque, Solon, 31, 7 (mēnúein) ; R. J. Bonner et G. Smith, The Administration of
Justice from Homer to Aristotle, I, repr., New York, 1968, p. 149.
solon et la voix de l’écrit 445

sources : cela même que l’on a « devant soi » en écrivant, pour emprunter
cette expression à Bonner et Smith, donc de l’écrit, miraculeusement restitué
dans son intégrité il y a près d’un siècle, lorsque fut redécouverte l’Athènaiôn
politeia. On l’a deviné : au sujet de ce Solon écrit qu’ils tiennent d’Aristote et
de Plutarque, les modernes raisonnent en tout point comme les anciens et, pour
parler de ce Solon, je ne m’interdirai pas de mêler les avis des anciens aux affir-
mations des modernes.
Mais il y a une autre façon de procéder, qui consiste à traiter Solon en poète
comme, plus d’une fois, le fait Platon9. Cela revient, on le verra, à le lire sur
fond d’oralité : soustrayant ses vers à leur cadre aristotélicien, on fait alors du
poète l’héritier d’une longue tradition qui, depuis Homère et Hésiode, pense
l’acte poétique sur le mode du chant. Que les deux parties se rassurent : n’ayant
ni preuves nouvelles à apporter ni convictions à brandir en guise de preuves,
je n’entends pas choisir mon camp dans la querelle homérique de l’écrit et de
l’oral – à vrai dire, la question n’est pas là – mais il m’importe de prendre au
sérieux, fût-ce pour un temps seulement, tout ce qui, dans les vers de Solon,
postule la mise en œuvre d’une oralité bien tempérée.
L’écrit et le dit. Tels sont les deux axes sur lesquels, successivement et par-
fois en même temps, j’essaierai de situer la poésie solonienne, avec le projet
d’en arriver à poser la question : que faisait donc Solon, composant des poèmes
à côté et au sujet de son action de législateur et de politique ?

Entre le dire et l’écrire

Il me faut d’entrée de jeu corriger une affirmation trop tranchée. Si c’est


sur un Solon écrit que se fonde la tradition historiographique pour construire la
figure exemplaire du réformateur athénien, Solon n’en est pas moins, d’Aristote
à Plutarque et au-delà, pris dans la tension du légein et du gráphein.
Que cette tension soit à son plus haut degré d’intensité lorsqu’il s’agit de
donner un statut à la poésie solonienne, deux exemples m’aideront à le suggérer,
que, pour l’instant, j’ai volontairement choisis hors d’Aristote et de Plutarque
et dans deux œuvres de nature fort différente. Soit donc l’article « Solon » de
la Souda, et la mise en scène platonicienne du début du Timée.
La Souda, pour commencer :

On notera toutefois que la constitution de Solon en témoin n’est pas propre à la logique de l’écrit,
comme c’est le cas dans l’Ath. Pol. et chez Plutarque. Dans les assemblées politiques et judiciaires
où s’échangent les lógoi, les poèmes de Solon se font témoignages parlés : lorsque, dans le discours
Sur l’ambassade (255), Démosthène intime au greffier l’ordre de lire l’élégie Eunomía (lége sú),
c’est au « je » de Solon que le greffier prête sa voix. Le poème serait discours et, d’une certaine
façon, Solon y parle en personne, comme témoin : il est ce que, dans la Rhétorique, I, 1375b 26-34,
Aristote appelle un « témoin ancien ».
9. Voir par exemple Charmide, 155 a 3 et 157 e 6, ainsi que Lysis, 212 d-e. La stratégie platonicienne
vis-à-vis de Solon est, il est vrai, complexe : il peut être présenté comme essentiellement législateur,
mais dans le cadre d’un parallèle entre l’action de la poésie et celle des lois (Banquet, 209 d) ou
d’un agṓn entre poésie et lois (République, X, 599 e 3) ; mais il peut aussi, comme dans le Timée
(21 b-c), être présenté comme poète, mais à l’irréel du passé (s’il n’avait pas été un politique, s’il
avait eu le temps de se consacrer à la poésie, ni Hésiode ni Homère ne l’eussent dépassé). Solon
poète : voir aussi par exemple Athénée, XIV, 632 d.
446 solon et la voix de l’écrit

Il a écrit (égrapse) des lois pour les Athéniens qui furent appelées áxones parce
qu’elles étaient écrites (graphênai) sur des axes de bois. Et un poème en dis-
tiques élégiaques intitulé (epigráphetai) Salamine. Et des préceptes sous forme
d’élégies, etc. Et il est aussi l’un de ceux qu’on a appelés les Sept sages. Et l’on
rapporte comme étant de lui l’apophthegme suivant : « Rien de trop » ou encore
le « Connais-toi toi-même ».10
Entre l’écriture des lois et ce pur dit qu’est l’apophthegme, il y a donc les
poèmes. Des poèmes écrits au même titre que les lois si, comme je l’ai sup-
posé, il faut bien faire dépendre de égrapse la mention de « Salamine » et celle
des « préceptes ». Mais la tentation demeure de réserver l’écriture aux lois
(égrapse nomous) et de comprendre tout simplement qu’« il y a » un poème
nommé Salamine et des préceptes en forme d’élégie : auquel cas le statut de
ces vers resterait imprécis, puisque l’existence en serait signalée sans que soit
précisé le mode de leur composition ni celui de leur transmission. Platon, dans
le Timée, était plus explicite. Du moins feignait-il de l’être.
Bien malin en effet qui, dans une expression comme légei en têi poiḗsei
(« il dit dans sa poésie »), trouvera quelque information sur le mode de fabrica-
tion des poèmes réellement composés par Solon. Apprenant que, dans ­l’enfance
de Critias, les vers de Solon étaient chantés, on se consolera peut-être en y voyant
une indication sur ce que fut leur transmission au ve siècle11. Mais la satisfac-
tion est de courte durée puisque, quelques instants après, on doit admettre que la
vraie poésie de Solon, qui aurait traité de l’Atlantide et de l’ancienne Athènes,
n’existe pas, n’ayant pas été composée : nul doute que, par là, Platon ne fasse
allusion à une composition écrite, mais de l’écriture il se gardera bien de pro-
noncer le nom. Reste donc un dire – le dire de Critias en guise de mémoire du
lógos solonien –, restent aussi les autres poèmes, réels mais invalidés12. En un
certain sens, ni écrits ni dits.
Faut-il donc en conclure que le statut incertain des poèmes s’oppose claire-
ment à ces deux évidences que sont l’écriture des lois et la paternité d’un cer-
tain nombre de dits ? La configuration serait belle, mais la conclusion est un peu
rapide. Car, à y regarder de plus près, une fois de plus l’écriture des lois pour-
rait bien rester la seule certitude stable13 ; de fait, le mode d’existence du dit
n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Certes, depuis Hérodote, l’anti-
quité s’est plu à collectionner les dits de Solon : discours en forme, réponses à
des questions, parole oraculaire, apophthegmes ou proverbes comme ce pollà
pseúdontai aoidoí que Solon aurait « cité » dans une élégie ou ce khalepà tà
kalá, que certains lui attribuent comme sien14. Ajoutons qu’à plusieurs reprises

10. Souda, s. v. Sólon ; c’est le n° 1 du recueil de A. Martina, Solon. Testimonia veterum, Rome,
1968, qui est le plus précieux des instruments de travail.
11. Il n’y a guère de raison de chercher dans ce passage, comme G. R. Morrow (Plato’s Cretan
City, Princeton, 1962, p. 81, n. 18) la preuve que ces poèmes auraient été quelque peu négligés au
ve siècle et devraient leur reviviscence à Platon.
12. Timée, 20 e-21 d, ainsi que 25 e.
13. Faisant chanter (aeídein) une kúrbis, Callimaque se plaît à brouiller les pistes (fr. 103 Pfeiffer) :
c’est là jeu de poète, isolé dans le corpus des informations sur les kúrbeis.
14. Hérodote : voir au livre I le fameux dialogue avec Crésus ; réponses à des questions : voir
Stobée, cité par Martina (n° 178-180) ; Démétrios de Phalère et Solon : Martina, n° 133 (et 134) ;
Solon devin : Clément d’Alexandrie, Protreptique, III, 43, 2 ; apophthegme : Diogène Laërce, I,
solon et la voix de l’écrit 447

Plutarque cite des « mots » de Solon, qu’il désigne sous le vocable de phōnḗ15.
Mais, pour être une forme brève, le dit n’en est pas moins une forme indécise :
passant sur les délicats problèmes de paternité que pourrait poser l’attribution
successive des apophthegmes soloniens à chacun des Sept Sages, je consta-
terai d’abord que deux des phōnaí rapportées par Plutarque sont tout simple-
ment devenues pour nous des « fragments » poétiques de Solon. Ce n’est pas
tout : si le dit est un peu d’oralité ramassée en une gnṓmē, autonome par sa
forme comme par son sens16, y a-t‑il vraiment à s’étonner que certains de ces
dits – entendons les deux maximes soloniennes qui sont aussi les plus célèbres
des apophthegmes delphiques, ceux-là mêmes qu’Aristote considère comme
« tombés dans le domaine public » (dedēmosieuména) – se soient faits écri-
ture, gravés qu’ils sont sur le temple d’Apollon17 ? Plutarque, qui s’y connais-
sait en choses delphiques, suggère qu’en inscrivant sur la pierre le mēdèn ágan
et le gnôthi sautón, les Amphictyons ont obéi au caractère « compact » (eúog-
kon) de cette parole déjà devenue matière travaillée (sphurḗlaton)18. Que, pour
ainsi dire préécrit, le dit oscille entre son statut oral et son écriture, la lecture de
Platon pourrait en administrer la preuve : ainsi grámma sert dans le Charmide à
désigner le « rien de trop » (et, dans l’Alcibiade, le « connais-toi toi-même »),
mais, dans le Ménexène où tout doit se plier aux règles de l’oralité, le mēdèn
ágan retrouve son statut de legómenon, cependant que le Protagoras, sensible
au caractère brachylogique des dits, rassemble la totalité des préceptes del-
phiques sous la rubrique rhḗmata brakhéa19. Ajoutons, pour porter l’indéci-
sion à son comble, que chez Platon comme plus tard, chez Pausanias décrivant
le temple de Delphes, les grámmata, bien que gravés sur la pierre, s’obstinent
à parler, voire à chanter20. Du dit préécrit à l’écrit qui parle, les sentences n’ont
pas fini de nous dérouter.

63 ; proverbe (paroimía) : Martina, 206 c (= fr. 29 W) et 206 a, b, c, d (où, à propos d’un proverbe
cité en Cratyle, 348 a-b, il apparaît à l’évidence qu’être passé par la bouche de Solon vaut à un dit
d’être constitué en proverbe). Entre ces diverses formes de dits, les frontières ne sont pas toujours
claires, et les lecteurs modernes sont parfois tentés de les unifier sous une seule rubrique : ainsi
A. Santoni traitant une phōnḗ de Solon (voir note 15) comme un proverbe (« Temi e motivi di inte-
resse socio-economico nella leggenda dei Sette Sapienti », Annali della Scuola Normale Superiore
di Pisa, 13, 1983, p. 144, n. 192).
15. Plutarque, Solon, 14, 4 ; 18, 7 ; 31, 6 (= fr. 18 et 26 W) ; voir aussi 30, 6 (to mnēmoneuómenon).
16. Sur la gnōmē, voir J.-P. Levet et J. Villemonteix dans le numéro spécial consacré aux « Formes
brèves » de La Licorne, 3, Poitiers, 1979, p. 32-36 et 88-89. Sur l’oralité constitutive des maximes
et des proverbes, voir E. A. Havelock, « Prologue to Greek Literacy », p. 28 et The Greek Concept
of Justice, Cambridge (Mass.), 1978, p. 45-46.
17. Voir Plutarque, E de Delphes, 385 d, Oracles de la Pythie, 408 d-e ; Pausanias, X, 24, 1.
Apophthegmes dedēmosieuména : Aristote, Rhétorique, II, 1395 b 21-23. Sur l’écriture delphique
et la circulation de copies des « commandements » des Sept sages, voir A. N. Oikonomides, « The
Lost Delphic Inscription with the Commandments of the Seven and P. Univ. Athen 2782 », Zeitschrift
für Papyrologie und Epigraphik 37, 1980, p. 179-183.
18. Sur le bavardage (= Moralia, 511 a-b). Sur le procédé sphurḗlaton, voir F. Frontisi-Ducroux,
Dédale, Paris, 1975, p. 113-115 et 129-131. Sur le caractère « préécrit » des gnômai, voir les
remarques de J. Labarbe, « Les aspects gnomiques de l’épigramme grecque », dans L’Epigramme
grecque (Fondation Hardt, XIV), Vandœuvres-Genève, 1968, not. p. 354-355.
19. Charmide, 164 d-165 a ; Alcibiade, 124 b, 132 c-d ; Ménexène, 247 e ; Protagoras, 342 d-343 a.
20. Charmide, 164 e : prósrhēsis, prosagoreúei (même terme chez Aristote, De philosophia, fr. 3 R
[= Martina, n° 101a]) ; Pausanias X, 24, 1 (tà aidómena gnôthi sautòn kaì Mēdèn ágan).
448 solon et la voix de l’écrit

Au détour du Protagoras exaltant les formes brachylogiques, on a retrouvé


Solon, « notre Solon », dit l’Athénien Socrate. De fait, en m’étendant ainsi sur
les mots du sage, j’entendais montrer qu’à propos de Solon il n’est pas difficile
de déstabiliser la répartition admise du gráphein et du légein.
Gráphein/légein : le dernier mot sera-t‑il à l’ambivalence ? Pour éviter d’en
venir à cette inconfortable solution, des tentatives ont été faites, qui visent à
unifier le champ du lógos solonien de l’un ou de l’autre côté.
Du côté de l’écrit, souvent : il arrive que, pour rendre compte de l’ensemble
de l’œuvre de Solon, la tradition généralise le gráphein. Ainsi, Diogène Laërce :
Il est établi qu’il a écrit (gégraphe) les lois, ainsi que des harangues au peuple
et des préceptes pour soi-même en forme d’élégie, et puis « Salamine » et la
« Constitution d’Athènes », cinq mille vers épiques, et des iambes et des épodes21.
Sans m’attarder sur un Aelius Aristide qui lui attribue un livre (biblíon),
je reviendrai vers Plutarque, où la poésie de Solon est écrite, ce qui n’exclut
pas toujours, on le verra, que l’écrivain soit censé y « parler » – en attendant
que les poèmes écrits ne servent de modèle pour reconstituer les discours que,
contre Pisistrate, l’homme politique prononça dans l’assemblée des Athéniens22.
Remontons encore un peu : il faudrait étudier – je me contenterai pour ma part
de le mentionner – l’étonnant renversement par lequel, au livre IX des Lois,
Platon feint de considérer la poésie – toute poésie – comme l’écrit par excel-
lence, dont les lois ne seraient qu’une forme littéraire parmi d’autres, pour en
venir finalement à proclamer la nécessaire supériorité des lois, au nombre des-
quelles évidemment celles de Solon figurent en bonne place23. Enfin, aux lois et
aux poèmes, il faut ajouter une et peut-être deux façons soloniennes de recou-
rir à l’écrit. Il y a à coup sûr ce vers qu’il aurait introduit (pareggrápsanta, dit
Strabon, eggrápsai, dit Diogène Laërce) dans le catalogue homérique des vais-
seaux pour appuyer les prétentions athéniennes sur Salamine24. La deuxième
intervention de l’écrit est plus indirecte et plus problématique, puisqu’il s’agit de
la loi que Diogène Laërce attribue à Solon au sujet de la récitation rhapsodique
d’Homère : ceux qui, comme Jesper Svenbro, pensent qu’une telle récitation
suppose un texte préalablement fixé par l’écriture y trouveront une référence
implicite à un gráphein, mais on sait qu’avec des arguments très convaincants
les champions de l’oralité ont réduit, voire nié l’écart séparant le rhapsode de
l’aède et, sur ce point, mon projet n’est pas de trancher25.

21. Diogène Laërce, I, 61. Aelius Aristide : Martina, n° 731.


22. Plutarque, Solon, 14, 8-9 ; 30, 3 (pollà diexêlthen hómoia toútois hoîs dià tôn poiemátōn
gégraphen) ; 30, 8, ainsi que 31, 6.
23. Platon, Lois, IX, 858 d-e.
24. Strabon, IX, 1, 10 ; Diogène Laërce, I, 48 ; Plutarque (Solon, 10, 2) dit qu’il lut (anagnônai)
le passage devant les juges, ce qui suppose qu’il l’ait d’abord écrit.
25. Diogène Laërce, I, 57, avec le commentaire de M. Gigante, « Note laerziane », La Parola del
Passato 17, 1962, p. 371-381 ; Homère écrit : J. Svenbro, La Parole et le marbre, Lund, 1976,
p. 44-45 et 81-82 ; contra : voir J. A. Davison, in A. B. Wace et F. H. Stubbings, A Companion to
Homer, Londres, 1963, p. 218, C. Pavese, Tradizioni e generi poetici della Grecia arcaica, Rome,
1972, p. 215-216, B. Gentili, « Oralità e scrittura in Grecia », dans M. Vegetti (éd.), Oralità, scrittura,
spettacolo, Turin, 1983, p. 33, ainsi que Poesia e pubblico, p. 8-9, et G. Nagy, « Hesiod », dans
T. J. Luce (éd.), Ancient Writers, New York, 1982, p. 43-73. Selon B. Gentili, même l’introduction
d’un vers dans Homère ne suppose pas nécessairement l’écriture (« Oralità e scrittura », ibid.).
solon et la voix de l’écrit 449

Après le gráphein, le légein : car il arrive aussi que l’œuvre de Solon soit
unifiée autour d’un dire. Il y a d’abord le Solon d’Hérodote, qui n’écrit pas,
même sa législation, parce que sa figure de sage s’épuise dans la pratique du
lógos26. Il y a, chez Eschine, le Solon orateur, dont la gnṓmē emporte la déci-
sion de la Guerre sacrée, ce Solon que Plutarque retournera contre l’orateur
Eschine, opposant le verbe mesuré de l’un à la pratique de l’insulte oratoire,
chère à l’autre27. Et puis il y a le poète qui parle au moyen de ses vers, le Solon
en têi poiḗsei légōn du Timée, celui dont Aristote ou Plutarque introduisent
volontiers les poèmes en usant d’un légei ou d’un phēsì28.
Mais, on l’a deviné, ni le légein ni le gráphein ne suffisent jamais à épui-
ser la cohérence de l’œuvre et, du légein au gráphein comme de l’écrire au
dire, la tradition procède à un échange généralisé qui tend irrémédiablement à
déstabiliser l’un par l’autre et le dire et l’écrire. Ainsi, il est des anciens pour
affirmer que la poésie solonienne n’est pas autre chose que du discours mis en
mètres – entendons que seul compte le discours en son antériorité originaire :
cette idée fera son chemin, on le verra. Mais, dans le Phèdre, les lois elles-
mêmes n’étaient pas autre chose que du discours politique mis par écrit : tel
est le message que Socrate confie à son interlocuteur, avec mission de le déli-
vrer à « Solon et à quiconque, dans l’ordre de l’éloquence politique (en poli-
tikoîs lógois), a écrit des ouvrages (suggrámmata) en leur donnant le nom
de lois »29. Inversement, lorsque, à en croire Plutarque qui cite les deux pre-
miers vers de ce poème, Solon entreprit, dit-on, de convertir ses lois en épos,
nul doute qu’en chantant ses thesmoí à la mode homérique, le législateur n’ait
pensé en quelque sorte les « dés-écrire » pour leur conférer le prestige qui
­s’attache à l’oralité épique30.

Du dit écrit, de l’écrit dit. Entre ces deux figures, la tradition ne s’y retrouve
pas toujours, surtout quand le dit se double du chant. J’en veux pour preuve
l’exemple remarquable de l’élégie « Salamine » (fr. 1 W) et des hésitations qui,
d’un auteur à l’autre, se font jour quant à ce que fut en l’occurrence la straté-
gie solonienne.
Autòs kêrux êlthon aph’ himertês Salamînos
kósmon epéōn ōidḕn ant’ agorês thémenos
Moi-même en héraut je suis venu de la désirable Salamine,
ayant mis en place une composition versifiée en forme de
chant au lieu d’une harangue.

26. Hérodote, I, 86 : tò eirēménon. M. Ostwald (Nomos and the Beginning of Athenian Democracy,
Oxford, 1969, p. 46) observe que, si nous dépendions du seul Hérodote, nous ne saurions jamais si
la législation solonienne fut ou non écrite ; et, de fait, en I, 29, Hérodote parle de nómous poiêsai
et theîsthai, sans recourir au mot gráphein.
27. Eschine, Contre Ctésiphon, 108 (voir Plutarque, Solon, 11, 1) ; Solon contre Eschine : Plutarque,
Moralia, 810 d (= Martina, n° 679).
28. Aristote, Ath. Pol., 5, 3 ; 12, 3 (ainsi que Politique, I, 1256 b 33 : phēsì poiḗsas) ; Plutarque,
Solon, 2, 2 et 4 ; 14, 3 ; 15, 1 et 6 ; 16, 3 et 4 ; 25, 6 ; 16, 1 et 4.
29. Anecdota graeca, II, 727 Bekker (= Martina, n° 716 : paraínesis émmetros) ; Platon, Phèdre,
278 b-c (voir aussi Aelius Aristide cité par Martina, n° 680).
30. Plutarque, Solon, 3, 5 (= fr. 31 W).
450 solon et la voix de l’écrit

Donc, à la place du discours politique qui, sur le mode homérique, est dési-
gné comme agorḗ, c’est un ordonnancement de vers en forme de chant que
Solon adresse à ses concitoyens. Plutarque, qui cite cette ouverture, suggère
que Solon trouva ainsi le moyen de tourner la très officielle interdiction de
faire aucune proposition par écrit ou de vive voix (mḗte grápsai… mḗt’ eipeîn)
au sujet de Salamine31. Resterait, si la chose était possible, à s’assurer qu’une
telle affirmation n’est pas seulement une glose interprétative du proème. Quoi
qu’il en soit, c’est bel et bien un chant à la place d’un lógos que cette élégie, où
kósmos epéōn assume la part de l’invention verbale cependant que kêrux prend
tout son sens dans un double registre : celui de la vie en cité, où le héraut est
protégé par l’immunité qui s’attache à sa fonction, et celui de la poésie orale,
où kêrux est l’une des figures possibles de l’aoidós32.
Ici commencent les interprétations et les commentaires d’une tradition qui
admet difficilement qu’un poème – et, qui plus est, un poème-chant – puisse
se substituer à un discours. C’est bien comme chant que, dans le discours Sur
l’ambassade, Démosthène évoque l’élégie, opposant explicitement l’aeídein de
Solon au légein du greffier qui va lire un poème devenu preuve33. C’est comme
chant qu’au deuxième siècle de notre ère, Polyen l’évoquera encore, ajoutant
des variations sur la façon dont les Athéniens, servants des Muses et d’Arès,
allèrent en chantant au devant des Mégariens, ce qui lui permet de conclure
qu’ils furent victorieux « grâce à la musique »34. Chez Diogène Laërce, tout
est rentré dans l’ordre, et l’on apprend que, « s’étant rendu à l’agora, Solon
y lut (anégnō) – ou, plus exactement, y fit lire – par la voix du héraut l’élégie
qu’il avait composée » ; c’en est fini de la figure dérangeante de Solon-héraut
chantant, qu’un double écran cache désormais puisque le kêrux du proème a
été objectivé comme voix de la cité et que ce héraut lit un poème préalable-
ment écrit35. Entre Démosthène et Diogène Laërce, il reste à situer la version
de Plutarque où Solon, ayant composé une élégie en secret et s’étant exercé à
la « dire par cœur » (légein apò stómatos) débita son élégie en chantant (en
ōidêi diexêlthe tḕn elegeían). Ainsi, le kósmon epéon ōidḗn… thémenos, que
la construction même du vers, avec cette apposition qui a gêné plus d’un lec-
teur, invitait à lire comme un seul et même moment, s’est décomposé en deux
temps : celui de la composition (elegeîa krúpha suntheís), suivi de l’appren-
tissage par cœur du texte – puisque aussi bien il convient de mémoriser ce qui
a été écrit –, et celui de la récitation, fondamentalement discursif, mais qui

31. Solon, 8, 1.
32. Kósmos epéōn : un « récitatif », traduit H. Fournier (Les verbes « dire » en grec ancien, Paris,
1946, p. 214-215) ; voir aussi les remarques de B. Gentili sur cette expression, où il voit la désignation
d’un « univers linguistique » (« Storicità della Lirica greca », dans R. Bianchi-Bandinelli, Storia
e civiltà dei Greci, I, 2, 1978, p. 406, ainsi que Poesia e Pubblico, p. 67-68) ; dans le thémenos,
Gentili (ibid.) retrouve la théorie de la poésie comme thésis, composition ou structure ordonnée de
parole. – Solon héraut « pour éviter les sanctions légales » : G. Tedeschi, « Solone e lo spazio della
comunicazione elegiaca », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 39 (1982), p. 33-46 ; on notera
que, chez Plutarque, Solon joint le geste à la parole en montant sur la pierre du héraut ; kêrux et la
poésie orale : G. Nagy, « Hesiod », p. 57. Sur le autòs kêrux, voir enfin les remarques de O. Vox,
Solone. Autoritratto, Padoue, 1984, p. 18-19.
33. Démosthène, Sur l’ambassade, 252-254.
34. Polyen, I, 20, 1-2 (= Martina, n° 248).
35. Diogène Laërce, I, 46.
solon et la voix de l’écrit 451

emprunte accessoirement un mode chanté. L’écrit a joué contre l’oral, et le


discours contre le chant.

Écrite, dite, chantée : pensée par la tradition, la poésie solonienne ne risque


certes pas d’échapper à la mémoire d’Athènes. Peut-être est-on maintenant
mieux armé pour poser la question : « Que faisait donc Solon… ? ». Cela
suppose qu’à sa poésie l’on assigne une destination, ce qui centrera désormais
l’attention sur le corpus des fragments. On peut toujours s’essayer à en don-
ner sa propre lecture – je m’y essayerai tout à l’heure – mais, une fois de plus,
il convient d’abord de passer par les multiples lectures qui en ont été données
et, dans la mesure où c’est au choix des anciens que nous devons ce corpus
sur lequel nous raisonnons, il n’y a pas trop à s’étonner que leurs lectures res-
semblent parfois singulièrement à celles des modernes.

Lectures des fragments

Il y a d’abord ceux qui professent leur étonnement admiratif devant l’unité


du corpus, par-delà les formes différentes et la diversité des destinations (poème
politique, intervention ponctuelle, apologie rétrospective, etc.)36. Et il y a ceux
qui opposent les fragments proprement élégiaques, embarrassés, disent-ils, dans
leurs tournures homériques, à la fluidité des trimètres iambiques, dont la « langue
courante » adhère parfaitement à la réalité politique de l’œuvre du réformateur37.
Que leur projet soit, plus ou moins consciemment, de muer le poète Solon en un
prosateur n’est pas tout à fait sans rapport avec la question qui nous intéresse.
Il y a ensuite ceux qui, comme Plutarque, distinguent deux époques dans la
production poétique de Solon : celle du poieîn-passe-temps, et celle du sérieux,
c’est-à‑dire de la finalité politique :
Il semble qu’au début il s’adonna à la poésie sans avoir de but sérieux, mais pour
se divertir et pour charmer ses loisirs. Dans la suite, il mit en vers des maximes
philosophiques et tissa dans ses poèmes beaucoup de sujets politiques.38
On aura au passage observé qu’à l’évidence, pour Plutarque, le sérieux de
la poésie se réduit à fournir un support métrique à la pensée, philosophique et
politique. Pour aller à l’essentiel, je me contenterai de constater que, dans cette
seconde époque, la poésie se fait arme de combat, moyen de l’exhortation (ainsi
Aristote déjà crédite Solon d’un mákhesthai, d’un diamphisbēteîn et surtout d’un
paraineîn), voire plus généralement leçon de politique (toujours selon Aristote,
le réformateur montrerait « comment on doit traiter le peuple », apophainóme-
nos perì toû plḗthous hōs autôi deî khrêsthai)39. Bref, Aristote et Plutarque
n’eussent rien trouvé à redire à la définition que Bruno Gentili donne de la poésie

36. F. Solmsen, Hesiod and Aeschylus, Ithaca (NY), 1949, p. 119-120.


37. Références homériques et langue courante : M. Parry, The Making of Homeric Verse, Oxford,
1971, p. 280 et A. Meillet, Aperçu d’une histoire de la langue grecque5, Paris, 1930, p. 192 ;
caractère opératoire de l’iambe : A. Masaracchia, Solone, Florence, 1958, p. 355. Sur l’écart entre
l’élégie et l’iambe comme formes poétiques, voir en général B. Gentili, « Storicità », p. 388-389.
38. Plutarque, Solon, 3, 4.
39. Aristote, Ath. Pol., 5, 2-3 et 12, 2 ; sur la leçon de politique, voir Aristide, Or., 49, 398 (= Martina,
n° 732 : toîs állois gígnesthai paradeígmata).
452 solon et la voix de l’écrit

élégiaque, conçue comme « pragmatique dans sa fonction et ses buts – paré-


nétiques et didactiques –, […] née […] des événements de la vie politique »40.
Les poèmes de Solon : une poésie au présent, donc. Une poésie composée,
à en croire Plutarque, au cœur des luttes politiques, mais sans intention « d’en
faire l’histoire ou d’en conserver la mémoire » : ainsi le réformateur-poète
ne se ferait pas plus son propre historiographe qu’il ne destinerait ses leçons
aux Athéniens à venir. Soit. Les choses toutefois sont sans doute un peu plus
compli­quées, comme on peut le deviner, à constater – de Preface to Plato à
The Greek Concept of Justice – l’évolution d’un Havelock au sujet de la poé-
sie solonienne : après avoir affirmé que « les poèmes de Solon ne sont pas une
justification rétrospective pour des actes politiques, […] mais des directives,
des prescriptions, des rapports nés de l’instant », Havelock en viendra en effet à
répartir le corpus en deux groupes, les poèmes didactiques qui, pour l’essentiel,
correspondent aux élégies, écrites au présent, et les poèmes où Solon, revenant
sur ce que fut sa politique, parle au passé41. Intervenir sur le présent et revenir
sur le passé ? En d’autres termes, pour citer cette fois intégralement la phrase
de Plutarque, « il tissa dans ses poèmes beaucoup de sujets politiques, non pour
en faire l’histoire ou en conserver la mémoire, mais pour justifier sa conduite et,
en quelques endroits, pour adresser aux Athéniens des exhortations, des avis et
des réprimandes ». Il y a la poésie-action et la poésie commentaire de l’action42.
Admettons provisoirement une définition de l’œuvre poétique de Solon
comme poésie dans le temps. On pourra alors s’occuper à distinguer la poésie
avant, pendant et après l’action.
Avant l’action, la poésie se fait prévision de l’avenir, comme, par exemple,
le veut Diodore, affirmant que, dans ses élégies, Solon avait prédit la tyrannie
de Pisistrate – ce que, à propos de l’élégie Eunomía, la tradition postérieure
répétera à satiété43. Mais on peut aussi s’attacher à commenter la consécution,
déjà pensée par Aristote, en vertu de laquelle « on confia à Solon le soin d’éta-
blir la constitution, quand il eut composé [telle] élégie »44 ; et, sur ce point, il y
a à nouveau deux écoles : ceux qui pensent que le poète fut élu archonte parce
que, dans ses élégies, il exposait un programme en règle – c’est la position de
Ostwald et, à peu de choses près, d’Ehrenberg45 – et ceux qui hésiodisent Solon,
lequel serait l’ultime témoin d’une toute-puissante tradition de poésie orale –
dans le processus qui, du Poète, fit l’arbitre des luttes de la cité, ces derniers ne
voient rien que de naturel46.

40. B. Gentili, « Epigramma ed elegia », dans L’Epigramme grecque, p. 63-64, ainsi que « Storicità »,
p. 387.
41. E. A. Havelock, Preface to Plato, Oxford, 1963, p. 121, n. 18, et Justice, p. 252.
42. Plutarque, Solon, 3, 4. Le commentaire : voir V. d’Agostino, « Saggio sui frammenti poetici di
Solon », Rivista di Studi Classici 7, 1959, p. 140.
43. Diodore, IX, 20, 1 et XIX, 1, 3.
44. Aristote, Ath. Pol., 5, 2.
45. M. Ostwald, Nomos, p. 64-69, va jusqu’à traiter comme autant de futurs les aoristes gnomiques
de l’élégie Eunomía (fr. 4 W, 16 et 18) ; voir aussi V. Ehrenberg, From Solon to Socrates, p. 62.
46. E. A. Havelock, Preface to Plato, p. 121 et Justice, p. 257-261, ainsi que V. Ehrenberg, op. cit.,
p. 61 ; pour S. C. Humphreys, c’est le statut de sage qui prédisposait Solon à occuper la place
politique du modérateur (Anthropology and the Greeks, Londres, 1978, p. 220).
solon et la voix de l’écrit 453

Conçue dans le hic et nunc de l’action, la poésie est pensée comme discours
politique. Parce que – tout un chacun le reconnaît – la poésie solonienne est,
comme il convient à l’élégie, une parole très « adressée », la tentation est grande
de généraliser à l’ensemble du corpus les conditions de production de l’élégie
Salamine. Le représentant le plus conséquent de cette tendance est Diogène
Laërce, qui n’éprouve aucun mal à intégrer des poèmes mués en harangues dans
le déroulement de la vie du réformateur athénien. Solon dénonce-t‑il Pisistrate
devant la boulè ? « Voici ce qu’il dit ». Et de citer tel fragment (10 W). Quand
il apprend que l’irrémédiable est arrivé, Solon écrit alors à ses concitoyens (táde
égrapse pròs toùs Athēnaíous) ; et voici tel autre poème (11 W) devenu lettre
aux Athéniens. Ainsi le corpus s’ordonne autour de la Vie – dirai-je : de la fic-
tion biographique puisque, comme tout poète archaïque, Solon construit lui-
même sa vie à l’intérieur de son œuvre ? Le risque est alors d’effacer le texte
derrière la voix, de traiter la forme élégiaque comme un ornement ajouté après
coup, d’écrire, avec la belle tranquillité de M. L. West, que « peut-être ces élé-
gies sont-elles la forme littéraire et publiée de discours réellement prononcés
en prose »47. Ôtez le mètre, vous trouverez l’orateur : j’y reviendrai.
Au fond, avec les quelques morceaux élégiaques où, comme le dit Aristote,
Solon fait un rappel du passé (mémnētai), seul le poème iambique ne pose aucun
problème d’interprétation car il développe à l’évidence une réflexion rétrospec-
tive, une façon de « rendre compte » de l’action accomplie48.

Sans doute pensera-t‑on qu’au fil de ces lectures très réalistes on a perdu
en chemin et le gráphein du législateur et le dit-écrit-chanté du poète. Or, il est
une autre façon de lire Solon, qui permet de recentrer l’enquête, en ce qu’il y
est précisément question du rapport qui, dans la poésie, s’instaure entre la figure
du poète et celle du législateur.
Une constatation préliminaire, d’abord : il n’est pas difficile de parler des
lois de Solon comme si l’on parlait de sa poésie, et réciproquement. Ainsi, lors-
qu’il attribue comme effet à la nomothesía solonienne une certaine impulsion
vers l’aretḗ, Diodore traite les lois comme de la paraínesis ; et, d’une manière
symétrique et inverse, dans le mythique Thalétas de Gortyne ; Plutarque décèlera
le législateur caché derrière le poète49. Mais c’est sur le terrain de la langue que
cet échange est le plus aisément repérable. Langue utilisée par les anciens pour
traiter de Solon, où le verbe poieîn passe sans difficulté de l’activité du poète à
celle du législateur (poieîn, désignation du faire poétique/poieîn toùs nómous,

47. La voix : Masaracchia, Solone, p. 201 ; M. L. West, Studies in Greek Elegy and Iambus, Berlin-
New York, 1974, p. 12-13 ; il est vrai que B. Gentili, peu suspect de sous-estimer la structure
métrique d’un poème, écrit, à propos d’Alcée, qu’« au fond Denys d’Halicarnasse n’avait pas tort
d’observer, en se limitant aux contenus, qu’il suffit d’ôter le mètre aux chants d’Alcée pour avoir
un discours politique » (« Storicità », p. 397).
48. Aristote, Ath. Pol., 6, 4 et 12, 1 ; voir Aristide, Or., 46, 561 (= Martina, n° 334) : en toîs elegeíois
diexṑn perì tôn hautôi pepoliteuménōn ; rendre compte : V. Ehrenberg, From Solon to Socrates, p. 57.
49. Diodore, IX, 1, 4 ; Plutarque, Lycurgue, 4, 2-3. Lors de la discussion de ce rapport, Giorgio
Camassa a attiré mon attention sur le lien étroit unissant Solon à Épiménide, qui intervient dans la
vie de la cité athénienne metà epéōn : Épiménide est le représentant paradigmatique de la tension
entre parole poétique et parole législative, entre les nómoi comme lois et le nómos comme mode
musical. Sur tous ces points, je renvoie à son rapport, p. 130 sq.
454 solon et la voix de l’écrit

façon de nommer l’art du législateur) ; de même, le exenegkeîn employé par


Plutarque à propos de ce qu’aurait été la production d’un poème sur l­ ’Atlantide
fait écho au eisenekhthéntōn qui, au chapitre précédent, caractérisait les lois
comme publiées50. Mais il y a aussi, dans la langue même du poète-­législateur,
cette manière d’employer le verbe títhēmi pour désigner l’acte poétique dans
l’élégie Salamine, cette façon de demander à Zeus le kûdos pour les lois dans
un genre poétique – le proème – où, normalement, c’est à ses vers que le poète
tente d’assurer la gloire (thesmoí, donc, là où les poètes disent épea)51.
Pour peu que l’on s’avise de ce jeu d’échanges, il y a beaucoup à tirer d’une
confrontation entre le cas de Solon et ce que Gregory Nagy a établi avec une
force convaincante à propos d’Hésiode, de Théognis et de la figure générique
du poète archaïque comme représentant de la díkē, jusque dans sa vie, élabo-
rée et mise en œuvre à travers sa poésie. Retrouvant dans cette figure le modèle
indo-européen traditionnel du poète (oral) comme interprète de la loi (une loi
essentiellement non écrite), Nagy peut rendre compte des vers où Théognis se
présente comme « théore à Delphes », assimile la rectitude rituelle à la néces-
sité de ne rien ajouter ni retrancher à la droite justice et affirme devoir « rendre
la díkē selon la droite ligne de l’équerre et du cordeau de charpentier, pour don-
ner à chacun des deux côtés sa part équitable »52. « Tout se passe, conclut-il,
comme si, prise dans sa totalité, la poésie théognidéenne équivalait à l’octroi
d’un code de lois par un législateur »53. Mais, de Théognis à Solon, le problème
est précisément dans ce « comme si » : car, quels que soient les échos multiples
plus d’une fois constatés entre les vers du poète et ceux du législateur54, il est
clair qu’avec Solon, le « comme si » disparaît. En d’autres termes, si l’activité
de nomothète est la métaphore privilégiée pour dire le poieîn de Théognis55,
il n’y a rien de métaphorique dans le geste de Solon installant sa législation
et même le gráphein de ses lois au cœur de ses vers iambiques. Nagy en a la
claire conscience, même si le code solonien est pour lui, dirais-je volontiers, à
la fois trop réel et trop écrit ; aussi, une fois admise l’« exception » que consti-
tue ce code, préfère-t‑il, tant qu’à parler de Solon, se retourner vers le poète
aux accents hésiodiques56. C’est dans la perspective qu’il a ainsi ouverte que,
pour ma part, je m’essaierai à une autre stratégie, soucieuse de rendre justice à
l’originalité solonienne.
Admettons que, pour une poésie qui se vit comme orale, l’une des façons
de se penser consiste effectivement à donner au poète la figure du législateur.

50. Poieîn poétique : par exemple Aristote, Ath. Pol., 5, 1 ; Politique, I, 1256 b 33 ; Rhétorique,
I, 1375 b 33. Poieîn toùs nómous : Aristote, Ath. Pol., 9, 2, ainsi que Hérodote, I, 29. – Plutarque,
Solon, 26, 1 et 25, 6.
51. Fr. 1 W, 2 ; 31 W, 1-2.
52. Théognis, 805-810 ; 543-546 ; voir encore 847-850 et 945-948, où Théognis se présente comme
un homme politique.
53. « Théognis et Mégare », Revue de l’Histoire des Religions 201, 1984, p. 239-279 (p. 260).
54. On trouvera la liste des doublets et l’interprétation générale du phénomène dans G. Nagy, « Poet
and Tyrant : Theognidea, 39-52, 1081-1802 b », Classical Antiquity 2, 1983, p. 82-91, n. 87-90.
55. Encore un pas vers l’époque classique et, à en croire Platon, Protagoras, qui se présente, en
tant que sophiste, comme éducateur et qui fut réellement le législateur de Thourioi, affirmera que
la poésie d’un Homère ou d’un Hésiode n’était qu’un masque (próskhēma), en d’autres termes une
métaphore, du métier d’éducateur de la cité (Protagoras, 316 d-e).
56. « Théognis et Mégare », p. 260, ainsi que « Hesiod », p. 60-61.
solon et la voix de l’écrit 455

Poète qui devient législateur et retourne à la poésie, Solon accomplit le double


écart du passage à l’acte et à l’écriture. Privé de sa métaphore, devenue réalité,
voire matérialité, comment le poieîn du poète ne serait-il pas profondément
ébranlé dans la représentation qu’il a de soi ? Telle est l’hypothèse que je fais :
que l’écriture effective de lois bien réelles doit avoir un contrecoup sur le rap-
port que, chez Solon, la poésie entretient avec soi-même.
Pour mettre cette hypothèse à l’épreuve, je m’essaierai donc maintenant,
sinon à un « Solon par lui-même »57, du moins à un repérage de ce que Solon
dit de son activité de poète. Il s’agira moins de déduire de la poésie solonienne
ce que furent les conditions réelles de son énonciation publique, comme on l’a
fait récemment58, que d’ouvrir les textes sur ce qu’ils postulent de leur fina-
lité de textes.

La poésie d’un législateur

À nouveau, il faut repartir de l’énonciation du gráphein.


Les lois, semblablement pour le mauvais et pour le bon – et droite était la justice
qu’à chacun j’adaptais –, je les ai écrites.
S’il est vrai que, dans le mot thesmós, l’idée d’institution supérieure et contrai-
gnante n’entraîne nullement que la loi soit écrite59, c’est à égrapsa qu’il revient
d’assumer l’essentiel, un égrapsa précisé ou tempéré par l’adaptation à chacun
d’une justice droite. Précisé ou tempéré ? La question mérite d’être posée, si
l’on s’avise que, dans la formule eutheía díkē comme dans les mots de la racine
*ar- (harmoníē et, ici, harmózō) c’est une conception traditionnelle et de la jus-
tice et de l’art du poète qui s’énonce60. À cette question, je répondrai que Solon
dit égrapsa et non éthēka, réservant à d’autres occasions le verbe títhēmi et sa
racine instituante, déjà présente, il est vrai, dans le mot thesmós61. Or l’une de
ces « occasions » nous intéresse au premier chef : dans le même poème iam-
bique en effet, trois vers auparavant, Solon a déclaré, à propos de ces Athéniens
qui avaient été vendus ou réduits sur place en esclavage : eleuthérous éthēka, je
les ai faits libres (36 W, 15). Ainsi s’opère une répartition entre títhēmi, déplacé
du côté de l’action politique, et gráphō, réservé à la production des lois.
Tout serait parfaitement clair si le législateur ne s’était avisé de mettre ses
lois en hexamètres dactyliques, projet qui n’a peut-être pas été mené à bien, mais

57. C’est d’ailleurs maintenant chose faite, avec le livre de O. Vox (Solone. Autoritratto), dont j’ai
eu connaissance après rédaction de ce rapport.
58. G. Tedeschi, « Solone e lo spazio della comunicazione ».
59. Voir M. Ostwald, Nomos, p. 3-5 et 16-21.
60. Voir E. A. Havelock, Justice, p. 253, et, sur la racine *ar-, les remarques d’É. Benveniste,
Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 100 et G. Nagy, The Best of the
Achaeans, Baltimore-Londres, 1979, p. 297-300.
61. Sur la racine *dhē-, voir É. Benveniste, Vocabulaire, II, p. 101-102 ; títhēmi chez Solon : les
autres emplois du verbe à l’actif renvoient à une action divine ou du moins surnaturelle (13 W,
22, 53, 62 ; 26 W, 2) ; au moyen, le sens de ce verbe semble moins marqué (4c W, 3 ; 13 W, 46
et surtout 1 W, 2, à propos de l’activité poétique ; on notera que, pour caractériser cette activité,
Tyrtée emploie au contraire l’actif en 12 W, 1). Sur le mot thesmós, l’article récent de I. Zeber
(« Quelques idées sur la notion de thesmós », Studi A. Biscardi, II, Milan, 1982, p. 491-498) n’est
pas d’un très grand secours.
456 solon et la voix de l’écrit

dont il reste l’amorce d’un proème pour témoigner (31 W). Que faut-il penser
de ce renversement par lequel, pour mettre ses lois sous la protection de Zeus
Roi, Solon retrouve la langue et le mètre épiques, c’est-à‑dire l’autorité supé-
rieure de la poésie inspirée, accomplissant pour ses propres thesmoí ce que Tyrtée
avait fait pour la rhètra non écrite de Lycurgue ? Peut-être, à côté de termes
très homériques ou très hésiodiques comme kûdos ou οpázō62, ­cherchera-t‑on
à faire un sort au « nous » par lequel s’ouvre le poème
(Prôta mèn eukhṓmestha Diì Kronídēi Basilêi.
Tout d’abord, prions Zeus Roi, fils de Kronos)
et qui, opposé au « je » du poète élégiaque, ressemble au « nous » de la cité ;
mais, parce que ce « nous » est aussi bien hésiodique63, mieux vaut se résigner
à admettre que, dans ses vers, Solon se pense sous deux figures, celle du légis-
lateur qui est fier d’avoir écrit ses lois, et celle du poète qui fait des vers avec
ses thesmoí, réabsorbant ainsi la díkē dans un dire poétique.
Or là n’est pas pour la poésie solonienne la seule façon d’être fidèle à la
tradition. Traditionnelle, elle l’est plus généralement en ce qu’elle se présente
comme orale : de ce point de vue, à ce chant qu’est l’élégie Salamine, il faut
ajouter la prière inaugurale de l’élégie aux Muses (13 W, 1-2) et le conseil
donné quelque part au poète Mimnerme de « refaire » ses vers pour que son
chant soit plus juste :
kaì metapoíēson, Liguastádē, hôde d’áeide (20 W, 3).
Je ne m’étendrai pas sur le metapoíēson, bien que ce simple mot suffise pour
que, joyeux, les champions de l’écrit affirment que, dans ce metapoieîn, il faut
entendre l’activité de réécriture, clairement opposée à l’exécution chantée du
poème64 ; mais on peut discuter à l’infini sur la validité d’une telle lecture et,
dans ce vers, c’est plutôt sur l’emploi du traditionnel aeídein que j’insisterai.
Cela certes n’exclut pas que, témoin d’une époque de transition, Solon ait pu
recourir d’une façon ou d’une autre au gráphein, pour conserver la mémoire de
ses poèmes, voire pour les composer ; à l’inverse, peu m’importe également, au
fond, que la publication et la transmission d’un poème aient effectivement été
orales au temps de Solon65 : l’essentiel est que l’activité du poète se présente
comme telle, parce que c’est sur ce mode qu’elle se pense. Je ferai donc comme
si – fiction ou réalité, qu’importe ? – la poésie de Solon était orale. Mais c’est
ici que les choses deviennent moins simples.

62. Fr. 31 W, 2. Sur kûdos, voir É. Benveniste, Vocabulaire, II, p. 57-69 ; autre occurrence solo-
nienne de ce mot (seulement utilisé une fois par Théognis, en 464) : 19 W, 5. Opázō dénote très
normalement le don des dieux : voir également Solon, 19 W, 5, ainsi que 13 W, 74 (et Théognis, 151,
321, ou Sémonide 7 W, 72). Sur l’accent hésiodique de cette invocation à Zeus Roi, voir G. Nagy,
« Hesiod », p. 60 ; Solon et Zeus : voir O. Vox, Solone, p. 98, 106, 135-136.
63. Voir par exemple les vers 1 et 36 de la Théogonie, avec le commentaire de M. L. West, ad loc. ;
pour le « nous » de la cité, on renverra à l’inscription de Spensithios (L. Jeffery-A. Morpurgo-
Davies, Kadmos 9, 1970, p. 118-154).
64. J. Svenbro, La Parole et le marbre, p. 205-206 ; H. Fraenkel (Dichtung und Philosophie des
frühen Griechentums, Munich, 1962, p. 250) traduit pour sa part : « schreibe ihn neu » ; contra :
M. Parry, Making, p. 280-281.
65. L’écriture pour fixer : c’est la seule concession de M. Parry, Making, p. 347 ; oralité : B. Gentili,
« Storicità », p. 392-393.
solon et la voix de l’écrit 457

En effet, à côté de ces marques d’oralité, il y a, dans les fragments de Solon,


bien des indices d’une réelle usure de la tradition poétique. Je ne citerai que
pour mémoire le proverbe pollà pseúdontai aoidoí, qui pourrait encore sans dif-
ficulté trouver sa place dans une pensée de type hésiodique, où les Muses sont
les premières à savoir mentir. Plus significatifs me semblent d’autres faits : il y
a par exemple, dans l’élégie aux Muses, le portrait du poète (13 W, 51-52), au
détour d’une liste où il fait suite au négociant, au laboureur et à l’artisan et pré-
cède le devin et le médecin. Que l’activité poétique soit assimilée à une tékhnē
n’est certes pas ce qui m’arrête66 ; plus remarquable me semble l’indifférence
de Solon à l’égard de cette figure, à laquelle il ne s’identifie pas plus qu’à une
autre. Il est vrai que les Muses elles-mêmes ont reculé au second plan, cédant
le terrain au « je » de Solon67 : plus avisée que nous, qui parlons d’« élégie
aux Muses », la tradition antique prenait acte de la situation et parlait d’élé-
gie « à soi-même », eis heautón. Un pas encore et, à l’intérieur même des vers
de Solon, l’activité poétique cède le pas à l’action politique ; ainsi ce n’est pas
une victoire poétique que Solon se flatte d’avoir remportée sur l’humanité tout
entière, mais la victoire d’un homme politique qui a su garder sa ligne68 :
Si j’ai épargné la tyrannie à ma patrie, […] je n’en ai pas honte, car il me semble
que je l’emporterai ainsi bien plus (nikḗsein) sur l’humanité tout entière (32 W,
1 et 4-5).
Au kléos du poète, Solon a substitué celui qui se conquiert en se postant au
milieu de la cité.

De la poésie auto-référentielle à la politique : tel est encore le déplacement


auquel Solon soumet la notion de phílos. Certes, traditionnel est le poète qui,
dans l’élégie aux Muses, souhaite « être doux à ses amis (phíloi), amer à ses
ennemis, des uns respectés, pour les autres terrible à voir » (13 W, 5-6) ou qui
espère ne pas mourir sans être pleuré de ses phíloi (21 W) ; mais les poèmes
mettent également en scène un autre Solon, l’homme à qui un jour la cité a donné
tout pouvoir et qui en a donné un peu au dêmos. C’est celui-là qui, face à l’hos-
tilité grandissante des aristocrates, affirme que, s’il l’avait voulu,
les puissants, plus forts que le peuple, feraient mon éloge et rechercheraient
mon amitié,
ainoîen án me kaì phílon poioíato (37 W, 5).

66. À côté du poète, Hésiode énumérait le potier, le charpentier et le mendiant (tous métiers, il
est vrai, qui peuvent dire métaphoriquement l’activité poétique : Les Travaux et les jours, 25-26).
Peut-être, avec B. Gentili (« Oralità », p. 57), notera-t‑on qu’il y a une différence nette entre le
poète exerçant son métier pour gagner sa vie et un poète comme Solon, dont la pleine indépendance
économique peut se muer en action politique.
67. Je renvoie aux remarques de C. Calame, « Entre oralité et écriture. Énonciation et énoncé dans
la poésie grecque archaïque », Semiotica, 43, 1983, p. 245-273, not. 262-263. Voir aussi O. Vox,
« Le Muse mute di Solone », Belfagor, 38, 1983, p. 515-522.
68. Le modèle de la victoire poétique est la victoire d’Hésiode dans le concours funèbre pour
Amphidamas (Travaux, 657 ; cf. M. L. West, Elegy and Iambus, p. 13). Sur le fragment 32 W,
voir les remarques de E. Pellizer, « Il kléos di Solone. Nota di lettura al fr. 29 Gent.-Pr. (32 W) »,
Quaderni di Filologia Classica 3, 1981, p. 25-34.
458 solon et la voix de l’écrit

Dans la langue traditionnelle, c’est le poète qui manie l’aînos, et il revient


au mot phílos d’exprimer le lien très fort qui unit l’aoidós à son auditoire, un
auditoire choisi fait d’agathoí69. Il est arrivé à Solon de recourir à l’aînos, mais
c’était hors d’Athènes, lorsque, venu à Chypre, il avait « loué dans ses vers
(en épesi aínese) Philokypros plus que tous les autres tyrans »70. Lorsqu’il est
à Athènes, Solon refuse l’aînos parce qu’il n’a pas d’interlocuteur privilégié :
aussi les agathoí ne lui retourneront-ils pas cet aînos qu’il ne leur a pas adressé.
Mais, parce que Solon n’a pas d’auditoire privilégié, il n’épargne pas plus le
dêmos que les aristocrates, et au peuple il sait adresser l’óneidos, le blâme, ce
contraire exact de l’aînos : c’est sur le verbe oneidísai que commençait le frag-
ment 37. L’aînos comme pratique sociale est irréversiblement perverti, parce
que le poète ne joue plus à être homme politique : il l’est réellement devenu,
et ses vers en portent la trace.
Il y aurait beaucoup à tirer d’une confrontation systématique entre les vers
de Théognis et ceux de Solon : autour des mêmes thèmes, on trouverait d’un
côté une poésie très consciente de soi et qui se plaît à se redire son identité,
de l’autre une poésie qui croit moins à soi qu’à l’engagement du poète dans la
cité71. Je ne me livrerai pas à cet exercice – le déroulement en serait trop long – ;
il me suffira d’examiner le traitement que Solon réserve à un mot très signi-
fiant chez Théognis et les poètes élégiaques, celui-là même qui, de l’épopée
à l’élégie, exprime la référence interne de la poésie à soi-même, épos – c’est
ainsi que, chez Tyrtée, épea désignait cette élégie dans l’élégie, ce concentré
de poème qu’est la harangue que chaque guerrier est censé adresser à son voi-
sin de rang72. Chez Solon comme chez Théognis épos désigne donc la poésie
et aussi, de façon plus neutre, la parole73. Mais, alors que, dans maint passage
de Théognis, ce que l’on traduit comme « parole » peut aussi bien renvoyer au
verbe poétique, chez Solon épos comme nom de la parole s’autonomise pour
désigner le discours trompeur, clairement opposé à l’érgon :
Vous êtes tout yeux pour la langue et les mots d’un homme fourbe et, pour l’acte
qu’il prépare, vous n’avez aucun regard (11 W, 7-8).
Qu’on ne s’y trompe pas : malgré les apparences, ce n’est pas le Cléon de
Thucydide qui parle ainsi, réprimandant les Athéniens, « spectateurs des dis-
cours, auditeurs des actions, et jugeant des actes à venir d’après l’éloquence de
l’orateur »74, c’est bien Solon qui reproche à ses concitoyens d’utiliser leurs
yeux à ne pas entendre l’haimúlos anḗr qui se cache dans les beaux discours de

69. Voir G. Nagy, « Théognis et Mégare », p. 241- 242, ainsi que The Best of the Achaeans, p. 221-
224 et 240- 248.
70. Hérodote, V, 113.
71. Conscience littéraire de Théognis : 1- 2 (l’ouverture) ; 16, 18, 22-23, 755 (épos désignant le
poème comme chant) ; 251, 939-942, 993 (le poème défini comme aoidḗ) ; 681, 1079-1080 (l’aînos),
769-772 (le devoir du poète) ; 27, 1049 (hupotíthemai).
72. G. Nagy, The Best of the Achaeans, n. p. 299, n. 4, et, pour l’élégie, K. Zacher, « Beiträge zur
griechischen Wortforschung », Philologus 57, 1898, p. 9 ; Tyrtée, 12 W, 19.
73. Épos comme nom de la poésie chez Théognis : voir n. 71 ; chez Solon : 1 W, 2. Épos comme
nom de la parole, très dévalorisée : Solon, 11 W, 7 et Théognis, 87, 159, 307, 1168. Épos désignant
chez Théognis aussi bien la parole que la poésie : 414, 1237, 1321, 1334, 1366.
74. Thucydide, III, 38, 4. La citation, à mes yeux, évidente n’est généralement pas remarquée. Pour
épē comme belles paroles, voir aussi Thucydide, III, 67, 6.
solon et la voix de l’écrit 459

Pisistrate, et de ne pas regarder l’érgon qui s’approche et qui pourtant chez eux
devrait mobiliser le voir. Épos s’est dédoublé pour désigner et la poésie et le
discours des autres. Discours double est la parole des autres, que Solon oppose
à sa propre éthique du dire75. Quant au verbe poétique, il lui est seulement assi-
gné la fonction d’exprimer l’action dans sa conformité à la parole :
Ce que j’avais dit, je l’ai réalisé (ḗnusa) avec les dieux ; pour le reste, je n’ai pas
agi (éerdon) au hasard, et il ne me plaisait pas d’accomplir (rhézein) quelque
chose avec la violence de la tyrannie (34 W, 6-8).
L’aeídein s’éloigne, le poieîn était peu présent : restent un faire et un dire,
dans la cité. La poésie s’est effacée derrière son objet.

Il est temps d’en venir à l’érgon, pour retrouver une nouvelle fois l’écriture.
Ce Solon que, dans l’élégie Eunomía, son « cœur » poussait à donner aux
Athéniens une leçon de politique76 est aussi celui qui, la tâche accomplie, décla-
rera que « dans les grandes choses il est difficile de plaire à tout le monde » :
érgmasin en megálois pâsin hadeîn khalepón (7 W).
Il arrive également à Théognis d’affirmer qu’il se résigne à « ne pas plaire
à tout le monde ». Mais c’est alors le poète qui, assuré de l’avenir, admet que,
dans l’instant, sa poésie puisse déplaire77. Solon, qui ne connaît que le sens poli-
tique du verbe handánō78, ne parle point ici de poésie, et le passage de Plutarque
auquel nous devons ce fragment indique sans ambiguïté que ces megála érg-
mata, ces grandes choses ou ces matières de grande importance, ce sont les lois
en leur matérialité très symbolique79.
Les lois : ce que la poésie solonienne désigne comme érgmata à l’intérieur
de cet érgon qu’est l’œuvre du réformateur.
Revenons une dernière fois au poème iambique où Solon s’explique sur
son action passée. Après l’appel au témoignage de Terre la noire devant le tri-
bunal du Temps, après le rappel de ce que, depuis Aristote, nous nommons la
seisákhtheia, viennent deux phrases parallèles, introduites respectivement par
un mén et un dé :
Cela, en vertu de mon pouvoir, adaptant l’une à l’autre à la fois la force et la
justice, je l’ai fait, et je suis allé aussi loin que je l’avais promis ; quant aux lois,

75. Sur ce phénomène général de dédoublement, voir M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la
Grèce archaïque, Paris, 1967, note p. 57. Dans cette perspective, le verbe kōtíllō (34 W, 3) mériterait
quelque attention : les ennemis de Solon s’attendaient à ce que, comme la leur, sa parole fût double
(kōtíllō, c’est ce que l’on ne doit faire qu’à son ennemi, jamais à son phílos : Théognis, 363, 852),
mais Solon, qui n’a ni phíloi ni ekhthroí, n’a qu’une parole.
76. Fr. 4 W, 31. Dans le dédoublement du thumós et du « je », B. Gentili, après J. Russo et B. Simon,
verrait sans nul doute un signe de poésie orale : voir « Sincronia e diacronia nello studio di una
cultura orale », Quaderni Urbinati di Cultura Classica 8, 1969, p. 7- 21 et l’« Introduzione » à
E. A. Havelock, Cultura orale e civiltà della scrittura, Rome-Bari, 1973, p. VI.
77. Théognis, 24, 367-368, 1184 b, ainsi que 25-26 et 802-804 (même Zeus) ; voir encore 34, 44,
52, 228, 287, 382, 732.
78. Solon, 34 W, 7-8 et 36 W, 22-23. Pour des variations sur le thème du plaire/déplaire dans l’œuvre
de Solon, voir aussi 14 W, 4, 16 W, 1 et 25 W, 6.
79. On évoquera le passage du Cratyle (429 b 1-2), où les lois sont les érga d’artisans qui sont les
nomothètes.
460 solon et la voix de l’écrit

semblablement pour le mauvais et pour le bon – et c’était une justice droite qu’à
chacun j’adaptais –, je les ai écrites (36 W, 15-20).
À s’en tenir aux mots et aux articulations essentielles, on obtient donc :
taûta mèn
homoû […] díkēn xunarmósas
érexa. […]
thesmoùs d’homoíōs […]
[…] harmósas díkēn
égrapsa
Ôtons tout ce qui, à l’évidence, fait écho d’un développement à l’autre. Reste
le parallélisme : taûta mén… érexa – c’est la libération de la terre et des hommes
– thesmoùs dé… égrapsa – c’est l’écriture des lois. Le phénomène d’écho étant
trop marqué pour qu’on puisse, entre ces deux mouvements, chercher une oppo-
sition80, de cette similitude formelle, je tirerai sans hésiter la conclusion que,
dans l’action du libérateur et l’écriture des lois, il faut voir deux formes équi-
valentes de l’agir, aussi essentielles l’une que l’autre81. Mais il importe que ce
soit la poésie qui, effaçant toutes les marques de sa réflexivité, désigne l’écri-
ture comme un faire.

Maintenant, je peux revenir à la question posée tout à l’heure : dans la poésie


solonienne, est-il possible d’identifier quelque chose comme un effet de contre-
coup, produit par ce faire qu’est pour Solon l’écriture des lois ? Et je réponds :
quand le gráphein devient principe de réalité, il advient à la poésie qu’elle perd
son assurance de parole instituante pour mettre sa voix au service de l’érgon.
En d’autres termes : la positivité de l’écrit pourrait bien avoir comme effet de
défaire l’oralité poétique, qui cède la place à un autre mode de l’oral – quelque
chose comme un pur lógos.
Ici s’explique la tentation, si forte chez les lecteurs de Solon, de penser la
poésie du législateur comme un discours politique qui serait de surcroît doté
d’une forme métrique. Dès lors que, comme réalité ou comme fiction constitu-
tive, l’oralité poétique tend à se défaire, le poieîn en vient à s’effacer, le poème
se mue en parole adhérente à l’érgon. Ajoutons qu’à ce processus contribue
éminemment le caractère très « adressé » de la poésie solonienne. Peu importe
alors que, dans la réalité des faits, l’auditoire d’occasion se soit ou non limité
au groupe restreint qui donne à la performance élégiaque son cadre habituel :
par-delà l’auditoire occasionnel, la poésie de Solon se pense en effet comme
adressée au dêmos aussi bien qu’aux agathoí. En un mot, à tous les Athéniens.

80. De même, dans le fragment 20 W (v. 4), le dé ne me semble pas introduire une opposition entre
metapoíēson et áeide, mais souligner la connexion des deux actes.
81. Encore faut-il observer qu’en faisant de l’écriture un acte éminemment positif, associé à la
libération de la terre et des hommes, Solon procède sans doute à un remarquable renversement de
signe : selon U. Fantasia (« Ástikton khōríon », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa
6, 1976, p. 1165-1175), il y a fort à parier que les « bornes » soloniennes, ce stigmate de la terre
athénienne, portaient des grámmata témoignant de la servitude du sol. Solon, qui se glorifie d’avoir
arraché les hóroi, mais ne craint pas de s’identifier à l’occasion à une borne civique (cf. N. Loraux,
« Solon au milieu de la lice », dans Mélanges H. van Effenterre, Paris, 1984, p. 199-214), procéderait
ici à un renversement du même ordre, d’une mauvaise à une bonne écriture.
solon et la voix de l’écrit 461

Effacé derrière un érgon, entièrement absorbé dans le projet de produire


un effet de lógos, le faire poétique serait donc, chez Solon, relégué au second
plan. Si j’ai raison de le penser, je me risquerai à une hypothèse : dès Solon
et dans la poésie solonienne, tout serait en place, déjà, pour cette primauté du
dire qui conduira les démocrates athéniens à résorber leur activité tout entière
dans leur parole.
De fait, à bien des égards, la poésie solonienne ressemble à ces discours que,
chez Thucydide, Périclès adresse au dêmos pour l’exhorter ou pour se justifier
devant lui. Certes, dans l’écriture historiographique, les choses se compliquent
singulièrement : il est vrai que, de Solon à Périclès, la primauté du lógos sur un
gráphein de réflexion n’a cessé de s’affirmer dans la vie politique de la démo-
cratie athénienne, mais il est tout aussi vrai que, de Solon à Thucydide, de pro-
fondes modifications sont intervenues dans la culture civique. Au début du
vie siècle, la poésie de Solon pouvait se faire passer pour du lógos sans plus se
soucier des moyens de sa transmission : la mémoire orale de la cité était encore
assez vivante pour s’en charger. Avec Périclès, la question se pose en de tout
autres termes : plus solonien qu’on ne le dit82, Périclès – c’est Plutarque qui
l’affirme – n’a rien laissé par écrit en dehors de ses décrets83 : il ne nous parle
donc pas en personne, mais il se trouve que nous avons beaucoup mieux, peut-
être, que ses discours, avec ces lógoi écrits que Thucydide, qui croyait à la vertu
du gráphein, a fixés ou reconstruits.
Mais un tel scénario d’écriture suppose qu’il y ait deux acteurs : l’homme
politique, qui parle au dêmos, et l’historien, qui écrit son ktêma es aieí. Car,
dans la Grèce classique, un politique qui écrive l’histoire de son action est à
l’évidence une exception, comme le rappelle F. Jacoby qui, significativement,
emploiera à nouveau le mot d’« exception » lorsqu’il évoque Solon84. Périclès
n’a pas écrit l’histoire de la cité athénienne du ve siècle et, parce qu’il use du
poieîn pour commenter son action, le poète Solon passe volontiers pour une
sorte d’orateur85.
Avec Solon, il est vrai, c’est aux « ambiguïtés majeures d’une culture à
mi-chemin entre l’écrit et l’oral »86 que j’ai voulu m’attacher. Reste que déjà
une certaine distribution des rôles semble s’être opérée, qui met le gráphein du
côté de l’activité législative et, du côté de la vie politique, le légein. Entre ces
deux pôles, il n’y a guère de place pour une écriture qui se consacrerait à pen-
ser le politique.

***

Je pourrais m’arrêter sur cette constatation. Mais pourquoi résister au désir


de suivre, fût-ce très schématiquement, le destin d’une telle répartition dans

82. Autre écho, ponctuel celui-là, entre un mot de Solon, rapporté par Stobée (Martina, n° 180) et
l’épitaphios de Périclès (Thucydide, II, 46, 1).
83. Plutarque, Périclès, 8, 7.
84. F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, 1949, repr. New York, 1973, p. 72 et 176.
85. Ainsi c’est en tant que poète, mais comme témoin à charge dans un procès, que Solon s’adres-
sant à Critias, fils de Dropidès, est cité par Cléophon contre le Critias de son temps : Aristote,
Rhétorique I, 15, 1375 b 26 sq.
86. M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 51.
462 solon et la voix de l’écrit

la cité du ve siècle ? Pour faire vite, afin de dramatiser le débat du dire et de


l’écrire, je le centrerai autour de deux figures. D’un côté, donc, Périclès, avec
ses discours sans écrit et la tradition qui, tout au long de l’Antiquité, exaltera
son éloquence comme un modèle87 ; tout cela est bien connu : j’ajouterai seu-
lement que, si Périclès n’a pas écrit, mais parlé, c’est sans doute parce qu’il
s’adressait à la totalité du dêmos athénien. Du côté du gráphein politique, il
faut en revanche faire sa place à un courant d’écriture polémique – entendons :
anti-démocratique – qui naît à la fin du ve siècle, dans le milieu des hétairies
oligarchiques. Il s’agit des écrits en prose du type Politeia – auxquels d’ailleurs
nous devons indirectement la citation par Aristote des poèmes de Solon88. La
figure éponyme en sera pour nous un descendant de Solon : j’ai nommé Critias
le « tyran », auteur de Constitutions en vers et en prose au nombre desquelles,
si l’on en croit L. Canfora, il faut peut-être compter l’Athènaiôn Politeia dite du
Pseudo-Xénophon89. Avec une œuvre abondante dont tout un chacun souligne
la diversité, Critias m’intéresse comme l’exemple même de ces oligarques qui,
au contraire des chefs démocrates, se sont pleinement appropriés l’instrument
théorique qu’est l’écriture.
Première facette de Critias : l’auteur d’ouvrages en vers sur les premiers
inventeurs, qui, au détour de l’un d’eux, évoquait l’invention par les Phéniciens
des grámmata alexíloga, les lettres qui « secourent la parole », traduit-on géné-
ralement90. Ce Critias-là semble croire encore à la primauté du lógos, c’est celui
qui invente un nouveau mot pour désigner l’orateur, c’est précisément l’orateur
qui, ainsi qu’il s’en vante dans une élégie, savait parler dans l’assemblée des
Athéniens pour proposer avec succès le rappel d’Alcibiade : déjà, nous avons
glissé vers le Critias politique, qui dit sa gnṓmē dans l’assemblée et préside à
l’écriture d’un décret91 ; ce Critias, qui sait comme un autre utiliser l’écriture
civique, rédigera en 403 des lois de sinistre mémoire92. Mais il y a encore bien

87. Voir D. Lanza, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni, Naples, 1979, p. 53-54, ainsi que
W. R. Connor, « Vim quamdam incredibilem. A Tradition concerning the Oratory of Pericles »,
Classica et Mediaevalia 23, 1962, p. 23-33.
88. Indirectement si, comme Jacoby (Atthis, p. 211), on oppose les politeiai « scientifiques »
d’Aristote aux écrits politiques et polémiques qui portent à la fin du ve siècle le nom de Politeia ;
voir toutefois A. Masaracchia, Solone, p. 2 et 20, sur la dépendance d’Aristote à l’égard de cette
littérature de publicistes. On ajoutera que Solon, dont les apparitions sont discrètes au ve siècle, doit
sa fortune du siècle suivant à une nouvelle orientation de la lutte idéologique (Jacoby, op. cit. p. 77).
89. L. Canfora, Studi sull’ Athenaion Politeia pseudosenofontea, Turin, 1980 ; sur Critias « inven-
teur » des Politeiai en prose, voir A. Battegazzore, dans A. Battegazzore et M. Untersteiner, I Sofisti,
IV, Florence, 1967, p. 318.
90. Critias, B2, v. 10 DK. On peut se demander toutefois s’il convient de traduire ainsi ce mot forgé
par Critias, alors que les autres composés en alexi- désignent généralement ce qui « garde de » ce
qui « repousse » ou « évite de recourir à » : dans cette perspective, Critias deviendrait un chantre
autrement convaincu de l’écriture.
91. Logeús à la place de rhḗtōr : B54 DK ; gnṓmē, eípas kaì grápsas B5 DK (à Alcibiade). Je
n’entrerai pas dans la discussion sur le sens qu’il convient de donner à la sphragís du vers 3 de ce
fragment : allusion à Théognis (Pohlenz, Nestle), la sphragís marquerait la « signature » de Critias
et donc l’appropriation par lui du décret, mais L. Radermacher, « Nachträgliches zur sphragís des
Kritias », Wiener Studien 50, 1932, p. 184-185, propose d’y voir le thème du secret (« sur tout
ceci, je me tais »).
92. Portant d’ailleurs sur l’interdiction de l’enseignement de l’art de la parole (Xénophon, Mémorables,
I, 2, 31 : en toîs nómois égrapse) : encore une tension entre gráphein et légein.
solon et la voix de l’écrit 463

d’autres Critias, ce qui ne signifie pas que, suivant une tradition égarée par la
multiplicité polymorphe de son œuvre, j’oppose deux Athéniens nommés Critias,
dont le premier aurait été, à la mode solonienne, orateur, homme politique et
poète, cependant que l’autre était sophiste et auteur de suggrámmata93 : tout sim-
plement, il est vrai que Critias sait utiliser l’écriture dans toutes ses dimensions.
De l’écrivain Critias, retenons encore deux figures : l’« historien » partisan, qui
critique Cléon et Thémistocle, mais sait aussi porter un jugement sévère sur telle
erreur politique de Cimon94, et le poète qui n’hésite pas à s’affranchir des règles
de l’élégie pour adapter le mètre au nom d’Alcibiade. Le pentamètre ne conve-
nait pas ? qu’à cela ne tienne : Critias y substitue un trimètre iambique, parce
que peut-être il n’entend plus la voix de ce qu’il écrit, et – surcroît d’audace –
il s’en vante dans sa poésie elle-même95.
Il m’importe que ce rapport très complet à l’écriture ait été le propre du plus
conséquent des oligarques athéniens. Sans doute faut-il en déduire qu’à la fin
du ve siècle on peut écrire sur le politique à condition de disposer d’un public
de lecteurs, restreint mais organisé comme l’est une hétairie96. Pour s’engen-
drer comme mode autonome d’expression, l’écriture supposait un public : les
oligarques l’ont. Et voici le gráphein devenu, contre la cité démocratique, son
lógos politique et son écriture instrumentale97, le lieu d’une communication
restreinte entre « amis » : les phíloi de Théognis se sont mués en hetaîroi, et
l’écriture prend, chez les agathoí, la place d’une oralité toujours plus compro-
mise par ses accointances avec la démocratie.
Fidèle à la leçon solonienne, Périclès, faut-il le rappeler, s’adressait à tous
les Athéniens. En dehors de ses décrets, Périclès n’a rien écrit.

93. A22 DK (Philopon, De anima, 89, 8) ; sur cette erreur de la tradition, voir I Sofisti, IV, ad loc.,
et les remarques de L. Canfora (op. cit., p. 44 et n. 39), qui rapproche du cas d’Antiphon, indûment
scindé en deux personnages.
94. B45 et 52 DK.
95. B4 DK. Préoccupé de montrer que Critias est un auteur médiocre, A. Garzya affirme que c’était
là pratique courante à la fin du ve siècle, et cite une élégie de Sophocle où le nom d’Arkhélaos était
modifié pour se conformer au mètre (« Osservazioni sulla lingua di Crizia », Emerita 20, 1952,
p. 402-412, not. 407-408) ; or Critias a fait très exactement le contraire, soumettant le mètre au nom
de celui qui était encore son phílos. Pour une plus juste appréciation de cette audace, voir W. K. C.
Guthrie, A History of Greek Philosophy, III, Cambrige, 1969, p. 302 et C. Miralles, « La renova-
cion de la elegia en la epoca classica », Boletin del Istituto de Estudios Helenicos 5, 1971, p. 22.
96. Voir F. Jacoby, Atthis, p. 211 et L. Canfora, Athenaion politeia, p. 8.
97. Cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris-La Haye, 1981, p. 179-182.
SUR UN NON-SENS GREC
ŒDIPE, THÉOGNIS, FREUD*

« Niemals geboren zu werden, wäre das beste


für die sterblichen Menschenkinder. Aber, setzen
die Weisen der Fliegenden Blätter hinzu, unter
100 000 Menschen passiert dies kaum einem. »
Freud

De Théognis à Freud, mais en passant par Sophocle, et Œdipe à Colone qui


sera le point d’ancrage.
Voici que le chœur des vieillards de Colone entame le troisième stasimon
de la tragédie. Il chante :
Str.** Celui qui demande une plus grande part,
Renonçant à la mesure
De vie, celui-là entretient la sottise :
En mon esprit, toujours ce sera manifeste.
1215 Car, en abondance, les longs jours
Ont amassé, oui, (et c’est)
Plus près du chagrin ; quant à ce qui
Charme, on ne saurait où le trouver,
Lorsqu’on tombe dans plus
1220 Qu’il ne faut. Et, auxiliaire efficace pour tous,
Quand d’Hadès la Portion sans hymen,
Sans lyre, sans danses, est apparue au grand jour,
C’est la mort, pour finir.

Ant. Ne pas être né l’emporte sur la totalité du


Discours. Ou, dès lors qu’on est apparu,
Retourner là d’où l’on
Vient, très en second – le plus vite possible.
Car, dès que le jeune âge fait défaut,
1230 Emportant les extravagances légères,
Quelle souffrance – et il y en a – s’est écartée

* Première publication dans L’Écrit du temps, n° 19, 1988, p. 19-36.


** Str. = Strophe ; Ant. = Antistrophe ; Ep. = Epode.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 465

Au loin ? Des peines, laquelle manque à l’appel ?


Meurtres, guerres civiles, discorde, combats,
1235 Et l’envie. Et puis, abhorrée, échoit finalement
En dernier, impuissante, insociable,
La vieillesse inamicale, où, sans exception,
Cohabitent tous les pires des maux.

Ep. C’est en elle qu’est cet infortuné – pas seulement moi –,


1240 De partout exposé au nord, comme un cap
Battu par les vagues, en hiver, est heurté.
De même, lui aussi, de haut en bas,
En vagues destructrices, de terribles
Calamités le heurtent, toujours l’accompagnant,
1245 Les unes du côté où le soleil s’enfonce,
Les autres, de là où il se lève,
D’autres, lorsqu’il est au zénith,
D’autres venant des nocturnes monts Rhipée.
C’était donc un stasimon, cette forme lyrique dont les Grecs dérivaient le
nom du mot stásis, en donnant à ce terme celle de ses deux acceptions qui en
fait l’acte de se dresser, ou « la négation de l’aller »1. Stásis, ou l’immobilité :
et l’on affirmera que le chœur s’arrête, ne danse pas mais reste là, tout à ce qu’il
chante. À moins que stásis ne désigne la position du chœur, cette « station » qui
est la sienne dans l’orkhestra, depuis qu’il l’a rejointe lors de son entrée (paro-
dos) : des lignes y sont dessinées pour que les choreutes forment à coup sûr un
front droit, mais maintenant, il danse tout autour, sans trop s’en éloigner ; et,
bien sûr, c’est là l’essentiel, il chante. Il chante même à l’unisson2 et, personne
collective, il dit je (v. 1239 : « lui, pas seulement moi »).
Et, dans le théâtre, les spectateurs-auditeurs écoutent. Ils sont tout à l’écoute,
alors que, durant la parodos, l’effet d’événement qu’est l’arrivée du chœur les
distrayait peut-être. Qu’entendent-ils ? « Ce chant lyrique, d’une beauté émou-
vante,… un de ceux où [arrivé à un âge avancé] Sophocle a pris les choreutes
comme interprètes de ses accents personnels »3 ? Ou l’un des plus célèbres
énoncés grecs au négatif (« Ne pas être né, etc. ») ? Parions que ceci les rete-
nait tout de même plus que cela. Parions aussi qu’ils prêtaient l’oreille d’abord
pour saisir les enchaînements parfois brusques d’un morceau difficile.
Soit donc, pour commencer, l’enchaînement d’ensemble du texte.
I (Str.). Il ne faut pas aspirer à être vieux – c’est demander plus que la mesure,
et les malheurs s’accumulent. Pour celui qui est tombé dans cet excès, au bout,
c’est la mort lorsqu’apparaît la Moire (la Portion) d’Hadès.
II (Ant.) [Donc] mieux vaut ne pas être né que [d’endurer] tout ce qui vient
d’être dit. Ou, du moins, mourir sur-le‑champ, mais c’est moins bien. Sinon, dès
le départ de la jeunesse légère, ce ne sont que souffrances : meurtres, guerres

1. Platon, Cratyle, 426 d : apóphasis toû iénai.


2. Discussion sur la nature du stasimon : voir A. W. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals
of Athens, Oxford, 1953, p. 256-257 et 248-250 ; O. Taplin, The Stagecraft of Aeschylus, Oxford,
1977, p. 473-474.
3. Note de Paul Mazon, traducteur d’Œdipe à Colone dans la Collection des Universités de France.
466 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

civiles, discordes, combats, et – racine de cette cohorte – l’envie sont le lot de


l’âge mûr. Alors, pour couronner le tout, vient la vieillesse qui retranche de la
vie humaine, laquelle est par définition sociale.
III (Ep.). Celle-ci est le lot de ceux qui disent je (le chœur), mais aussi et surtout
d’Œdipe, comparé à un cap battu par les vagues : de tous les points cardinaux,
les calamités le cernent.
Ainsi, une fois de plus en Grèce, est chantée la triste condition de l’homme,
en ce qu’il vieillit. Deux particularités, toutefois, attirent l’attention, aux deux
articulations du texte : l’homme est certes mortel, mais l’est d’être un jour né
(donc, ne pas naître) : Œdipe est au premier chef l’incarnation de cet humain
que la mort attend, à l’issue d’une vie en trois époques – celles de l’énigme –,
dont seule la première fut heureuse parce qu’inconsciente.
La condition humaine – Ne pas être né – Œdipe.
Trois objets qui n’en font qu’un ou qui, du moins, se mêlent inextricable-
ment. C’est ainsi que souhaiter n’être pas né (mḕ phûnai) revient à refuser la
phúsis, cette « nature » de l’homme qui met sa vie tout entière – telle que la
strophe la décrit – sous le signe très négatif des Enfants de la Nuit.

Sans amour, seule et par division – par « scissiparité », en quelque sorte –,


la Nuit d’Hésiode a enfanté une lignée d’enfants redoutables, et la plus redou-
table de ses filles, Éris-Discorde, à son tour a mis au monde une terrible généra-
tion : telle est la descendance de Nuit, dont la Théogonie est l’acte de naissance,
mais qui – Clémence Ramnoux l’a naguère montré – domine toute la tradi-
tion grecque4. En l’occurrence, elle règne sur le troisième stasimon d’Œdipe à
Colone, ou du moins, sur la strophe et l’antistrophe qui seules nous retiendront.
D’abord, Moîra, la « Portion » (le lot de chaque humain, ce que l’on appelle
encore la destinée) : sans hymen, sans lyre, sans danses (anuménaios áluros
ákhoros), la Moire – ou les Moires, que nous connaissons mieux sous le nom
de Parques – est, comme Hadès l’Invisible pour qui elle travaille, sous le signe
du a- privatif, du « sans ». Quant à Thánatos, qui achève tout et tous pareille-
ment, il est, lui aussi, fils de Nuit ; mais il est surtout le nom générique du mou-
rir, qui « dans le registre des cosmogonies » comme dans le chant du chœur,
« nomme… la puissance que tous les hommes expérimentent en se heurtant au
fait de la mort »5. Dans la strophe, donc, deux enfants de la première généra-
tion, et non des moindres.
Après la fin (thánatos es teleután), les choses sont reprises par le début,
puisque l’on naît – le constat en est fait dans l’antistrophe. Légère, la jeu-
nesse semble seule à ignorer la sinistre cohorte nocturne, mais sa douce folie
n’est que privation du sens : aphrosúnē (v. 1230) – encore un a- privatif. Et
voici l’âge mûr, avec « meurtres, guerres civiles,… combats » (v. 1234) – de

4. Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris (Flammarion),
1959 (sur la division : p. 64-65).
5. La traduction de Moîra (v. 1221) par la « Portion » entend souligner l’écho étymologique avec
méros (v. 1211 : la « part » de vie) ; chez Hésiode, les Moires forment un groupe au pluriel, mais,
chez Sophocle, le singulier est employé, comme pour l’hésiodique Móros, premier nommé des
enfants de Nuit (Théogonie, 211), et qui « signifie le lot de vie et de mort, mais la valeur s’est
fixée dans le sens funeste » (Ramnoux, Nuit, p. 66). Thánatos : citation de Ramnoux, Nuit, p. 35.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 467

même, Hésiode énumérait « Batailles, Combats, Meurtres, Tueries d’hommes »


(Théogonie, 228) – : ce sont là enfants de deuxième génération, accompagnés
d’Éris, leur mère hésiodique, elle-même fille de Nuit6, à laquelle s’est jointe
l’envie qui fait haïr (phthónos)7. Et finalement Gē ̂ ras8, la vieillesse odieuse, ina-
micale parce qu’on est sans amis ; abhorrée, elle apparaît d’entrée de jeu sous
la catégorie du « digne de blâme » (katámempton : v. 1235). Entendons que,
dans la grande antithèse grecque de l’éloge et du blâme, par où l’on peut pen-
ser le monde sous l’opposition ordonnée du positif et du négatif, la vieillesse
marche avec la mort et, pour dire inversement la gloire immortelle, on décerne
aussi bien l’éloge qui « ne meurt pas » (athánatos épainos) que celui qui « ne
vieillit pas » (agḗrōs épainos).
Certes, le catalogue hésiodique n’est pas au grand complet dans le stasimon,
mais la vie de l’homme-né est tissée de ses figures les plus noires. Celles-là
même qu’étudiant le catalogue, C. Ramnoux définissait comme « des aspects
de la négativité : la Mort sous plusieurs noms, la Violence destructrice de la
vie, et le Non-vivre […]. Sous le nom de Gèras, la soumission à la décrépi-
tude, [et les petits-enfants de Nuit], anarchie, misère, crime, toutes les formes
du mal dans le monde »9.
Encore faut-il s’en aviser : c’est la « nature » de l’homme qui le condamne à
ce que ce « non-vivre » fasse sa vie. Mais est-ce bien du non-vivre ? Cette ques-
tion, l’homme grec, même devenu philosophe, se la posera sans fin, confronté
qu’il est à cette négativité dont, pour mieux vivre, il ferait volontiers du positif10.
Il en va ainsi avec Éris qui, depuis l’épopée, fonde la condition humaine : de
Discorde qu’elle était11, la voici devenue émulation, et c’est Hésiode lui-même
qui a procédé à l’opération, de l’une à l’autre de ses œuvres. Fille de Nuit, mère
de Meurtres et de Tueries d’hommes, Éris était noire dans la Théogonie ; dans
Les Travaux et les jours (vv. 11-26), le poète s’avise qu’il y en a deux sortes
– deux « races », dit-il, tant le vocabulaire de la génération est prégnant – : l’une
relève de l’éloge, l’autre du blâme. Et de développer. Mais, parce qu’il a d’abord
fait d’Éris la Discorde, il commence par citer celle-ci avant l’autre, chère aux
mortels et dont il convient de proclamer maintenant l’antériorité : Nuit, affirme-
t‑il, l’a enfantée la première, et Zeus Olympien l’a mise aux racines du monde,
ce qui la place sous l’autorité de la lumière olympienne. Reste que, tout au long

6. Du vers 228 de la Théogonie, Sophocle a gardé le centre : phónoi, mákhai ouvrent et ferment le
vers 1234 de O. C. Husmínai, nom homérique de la mêlée, trop marqué, a disparu, stáseis remplace
androktasíai (tueries d’hommes, le propre de la guerre civile), éris est là en personne comme l’indice
de lecture renvoyant efficacement vers la Théogonie. De fait, dans ce vers, il s’agit seulement de
guerre intérieure et l’homme (citoyen) semble voué à la stásis.
7. J’adopte l’ordre des manuscrits, qui commence par phónoi et finit par phthónos. Loin d’être
en retrait sur les notions du vers précédent, phthónos, qui ne figure pas dans le catalogue de la
Théogonie, mais est, dans Les Travaux et les jours, 26, le ressort de la vie en société, y gagne d’être
mis en valeur, par l’effet du rejet et par la règle archaïque de composition d’une liste, qui veut que
l’essentiel soit nommé en dernier.
8. Selon Ramnoux, Nuit, p. 72, il faudrait grouper Gē ̂ ras avec Éris.
9. Ramnoux, Nuit, p. 84.
10. Voir Ramnoux, Nuit, p. 36-37et 45.
11. « Au début », y a-t‑il l’ambivalence ? ou le négatif ? Décrivant les opérations de pensée grecques,
je choisis de suivre Hésiode en employant cet imparfait, comme dans Travaux, 11, ce qui, de fait,
met le négatif au début, même si l’on cherche à prouver qu’il est en réalité second.
468 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

de ce développement en forme de palinodie (j’ai dit qu’il n’y en avait qu’une


seule, en fait il y en a deux), les signes abondent de ce qu’Hésiode n’est pas
encore habitué à ce que la « vraie » ne soit pas la noire12 : la « bonne Éris »
est l’autre, pour longtemps. Mais il était nécessaire d’en inventer la notion.
(Je dirais volontiers que les Grecs s’accommodent mal de ce qui, dans leur
pensée, est pourtant un fait récurrent : de ce que le négatif ait été posé en pre-
mier. Et, comme pour éviter l’insoutenable représentation d’une négation pre-
mière13, ils dédoublent notions et puissances, tentant d’oublier le noir très
ancien derrière l’invention lumineuse, à l’imitation d’Hésiode et de la dénéga-
tion patente par laquelle celui-ci veut accréditer l’antériorité de la naissance de
la bonne Éris, toute-nouvelle, mais présentée comme originaire.)
Que faire du négatif lorsque, à travers de multiples expériences, celui-ci tend
à se confondre avec l’existence ? Si la solution grecque la plus courante est de
flanquer tout ce qui est noir d’un double bénéfique (et, maux mêlés aux biens, la
vie sera dès lors un mixte, profondément ambivalent), la solution des vieillards
de Sophocle est tout autre : décrire la vie revient certes à multiplier enfants de
la Nuit et alpha privatifs – du noir, des manques –, mais, puisqu’il en va ainsi
dès lors que l’on naît, il n’y a pas à chercher, illusoirement, la moindre posi-
tivité. Plutôt refuser en bloc l’être-né (et, du même coup, ce négatif nocturne
en forme de généalogie). « Ne pas être né l’emporte… » : cela revient encore
à recourir à de la négation, mais à la plus forte des deux particules négatives
grecques, mḗ, instrument de la prohibition. Et l’on obtient un énoncé supposé
plus puissant, d’autant qu’il est placé à une articulation entre la mort et la des-
cription des trois âges de la vie. Plus puissant parce que formulé – on y revien-
dra – sur un mode qui tient du souhait, voire de l’ordre : mḕ phûnai.
Maintenant, on peut se retourner vers l’enchaînement du texte. Ce n’est
certes pas sans coup férir que le passage s’est fait de l’évocation de la mort
à celle de la vie (et donc de la vieillesse). Entre thánatos, auxiliaire suprême,
qui, à grand luxe de négations, achève toute vie, et cette longue peine qu’est
l’existence humaine, inexorablement vectorisée vers gē ̂ ras, – entre la mort et
la vie, donc (et pour montrer comme la vie est une mort) –, mḕ phûnai a inter-
posé sa radicalité.

Mais, si le lien est étroit entre la description noire de la condition humaine


et le « ne pas être né », il l’est tout autant entre la figure d’Œdipe et la formu-
lation du mḕ phûnai.

12. Non seulement, au vers 14, il commence par elle, avant de mentionner l’autre (v. 15), mais,
avant même la fin du vers 15, il est revenu à Éris, qu’il dit « lourde », mais sans la flanquer d’un
article, ce qui la relativiserait (vv. 15-16) ; pour dire la naissance de la « bonne », il la désigne
comme l’autre (de deux) : tḕn hetérēn, v. 17. Et, au vers 24, il désignera encore celle-ci comme
« cette Éris dont je parle, la bonne » ce qui souligne à quel point nul, à commencer par Hésiode,
n’est accoutumé à elle.
13. En dédoublant, ils devancent le geste des philologues qui, face à un verbe comme anaínomai,
à une expression comme ou némesis, cherchent à remonter à la forme première, nécessairement
positive. Anaínomai signifie « nier, refuser », et le positif* aínomai, dont il serait dérivé et qui,
selon Chantraine, signifierait « affirmer, accepter » n’existe pas : faut-il pour autant le poser ?
Sur ce mot, voir le texte de Gregory Nagy, à paraître dans les Actes du colloque sur « Les formes
narratives du mythe » (Lausanne, 1987). J’ai analysé les remarques de Benveniste sur ou némesis,
dans « Le fantôme de la sexualité », Nouvelle Revue de psychanalyse (1984), p. 11-31 (n. 24-25).
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 469

Que le stasimon tout entier soit étroitement lié à Œdipe, dont il a été répété
qu’il abordait le tournant de sa longue et dure vie (vv. 102, 109-110, 217, 583…),
la chose n’est pas douteuse. Sans doute n’est-elle explicitée qu’à l’arti­culation
de l’antistrophe et de l’épode (… la vieillesse… En elle est cet infortuné, tlámōn
hóde : v. 1239), après quoi le chœur consacrera la fin du chant à évoquer le
sort d’Œdipe, une nouvelle fois désigné par le déictique « celui-ci » (tónde :
v. 1242). Mais le moment même de l’intrigue suggérait l’association du pro-
tagoniste et du chant du chœur : bien qu’il ne veuille pas entendre Polynice,
Œdipe a été « vaincu » par Antigone, en un « plaisir lourd à porter » : non seu-
lement il entendra le fils qu’il hait, mais il doit encore, contre celui-ci, deman-
der une fois de plus soutien et protection à Thésée. Infériorité de la vieillesse,
pensent les vieillards de Colone…
Toutefois, l’essentiel est que, d’une certaine façon, le mḕ phûnai, à lui seul,
semble parler d’Œdipe.
Avant de s’en assurer, quelques mots encore pour déterminer l’enjeu réel de
ce syntagme que les modernes, pressés qu’ils sont de le citer, extraient trop légè-
rement de son lieu d’énonciation. Certes, « ne pas naître » est devenu célèbre au
point de transiter ultérieurement par toutes les étapes de la tradition grecque14,
et l’on a vu déjà à quel point le texte était nourri de la très « officielle » pensée
hésiodique. Faut-il donc y voir une généralité, toute prête à se muer en topos ?
On peut s’en contenter, mais mieux vaut ne pas s’en tenir là ; car c’est à l’inté-
rieur du stasimon que la formulation sophocléenne prend son sens le plus précis.
Pour s’en convaincre, du moins faut-il traduire le texte, ce qui n’est pas vrai-
ment réalisé lorsqu’on traduit, comme c’est le cas le plus fréquent :
Ne pas naître, voilà qui vaut mieux que tout.15
Il faut rendre justice à ce que disent les vieillards :
Ne pas être né l’emporte sur la totalité du discours,
quitte à devoir s’interroger sur le contenu de ce « discours ». S’agit-il en géné-
ral (et l’on rejoint alors l’emploi formulaire du syntagme) de la totalité des dis-
cours tenus par les hommes sur la vie ? Ou bien – pour ma part, j’y incline – du
« raisonnement tout entier » ? Auquel cas, à peine prononcé (et peut-être du seul
fait de l’avoir été), le syntagme l’emporte sur la totalité de l’argument jusqu’à
présent développé par le chœur : ne pas trop rechercher la vieillesse, car elle
mène de toute façon à la mort, mais se contenter d’une bonne mesure de vie.
Ici, la rupture est brutale ; au raisonnement par la mesure et l’excès, succède
une négation qui se veut radicale : ne (même) pas être né, voilà qui est bien
plus fort que des propos sur la mort. La mort grecque n’est pas un au-delà, seu-
lement un terme (les vieillards viennent de le dire, thánatos es teleután) ; la
non-naissance est un en-deçà de la vie, un « avant le début » qui interdit à tout

14. D’Aristote, cité par Plutarque, à Stobée, en passant par Epicure et Clément d’Alexandrie.
15. À moins de donner, comme le dictionnaire Liddell-Scott (s. v. lógos et nikáō) à lógos le sens de
« compte », « calcul » ; dans cette hypothèse, on s’empresse généralement d’ajouter que « l’emporte
sur l’ensemble du calcul » revient à « vaut mieux que tout ». Mais, si l’on considère que la strophe
a abondamment parlé du plus et du trop, alors il faut traduire le texte mot-à-mot, ce qui revient à
référer le mē phûnai à son contexte.
470 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

jamais qu’il y ait un début. En lui-même, le texte implique donc qu’on lise la
phrase dans le contexte du stasimon. Et (j’y viens enfin) qu’on n’oublie pas que
le protagoniste de la tragédie se nomme Œdipe.
Œdipe, donc.
Au début de la tragédie, à Œdipe dont il ignore l’identité, le chœur a demandé :
– tís éphus brotō ̂ n ;
Qui, parmi les mortels, es-tu né ? (v. 204).
Question trop directe sur l’identité de l’errant, à quoi Œdipe a répondu :
Étranger, un sans-cité. Mais non ! ne…
–  … allà mḗ.
Mais le chœur ne s’avoue pas vaincu, et demande pourquoi cette solennité
dans la déclaration. Alors Œdipe répond, cette fois-ci par un triple mḗ.
Non ! non ! non ! ne me demande pas qui je suis.
« Pourquoi ? », insistent les incorrigibles habitants de Colone. Deux mots
suffisent alors :
– Ainà phúsis.
Horrible, ma naissance.
Ainsi, à toute question sur sa phúsis, Œdipe ne peut opposer qu’une néga-
tion, mḗ, comme pour se protéger derrière l’interdiction d’aller plus avant dans
l’enquête. Sans doute répondra-t‑il un peu plus loin, ce qui, sur le chœur, aura
immédiatement pour effet la décision de le chasser. Plus tard, au chœur qui,
à nouveau, veut le faire parler, Œdipe dira qu’être interrogé sur l’inceste est
pour lui une « mort » (thánatos : v. 529). Mais, plus que tout, la naissance
est barrée.
Déterminer cette naissance fut pourtant, dans Œdipe Roi, le seul souci
d’Œdipe, inattentif à la prédiction de Tirésias (« Ce jour te fera naître (phúsei)
et te détruira » : O.R., v. 438) ; mais, une fois la vérité révélée, phúsis, sans
jamais vraiment cesser de désigner la naissance, se muera en nature ou en
destin16, pour que, sans fin, Œdipe pose la question : « Suis-je donc né mau-
vais ? » (âr’ éphun kakós ;), « suis-je donc mauvais de nature ? » (kakòs
phúsin)17.
Que, pour Œdipe et ses descendants, le terrible de la vie soit tout entier
condensé dans phûnai et phúsis, la chose semble aller de soi au point que l’on
n’analyse jamais le mélange d’innocence, d’aveuglement sur sa propre soli-
tude et de dénégation qui pousse Antigone à affirmer : « Je ne suis pas née pour
haïr avec, mais pour aimer avec » (Antigone, 523 : ouk éphun sunekhtheîn, allà

16. Phúsis : selon Émile Benveniste (Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris,
1948, p. 78) le mot signifie « accomplissement effectué d’un devenir », « nature en tant qu’elle
est réalisée, avec toutes ses propriétés ».
17. Dans Œdipe Roi, phúō est employé à l’actif dans la question d’Œdipe sur ceux qui l’ont engendré
(435-438, 827, 1017, 1404) ; éphun (ou exéphun) dans la question « De qui suis-je né ? » : 458,
1015, 1082, 1084, 1184 (péphasmai phús), 1357, 1361, 1489. La « nature » mauvaise : dans O. R.,
822, Œdipe retourne contre lui-même l’imputation qu’il avait portée contre Créon (627) et que,
dans O. C., celui-ci lui retournera (743-744) ; voir aussi O. C., 270.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 471

sumphileîn). Laissant là toutefois les enfants d’Œdipe et la négation de la haine18,


revenons à ce qui s’énonce dans phûnai : l’être-né comme cela même qui est
un destin, mais relève du fait, pour ne pas dire de la nécessité. Être né de deux
parents, certes – c’est l’objet d’Œdipe Roi, et l’identité de ceux-ci sera jusqu’à
la fin le tourment d’Œdipe – ; mais, à la limite, phûnai peut ne suggérer que le
simple fait d’être apparu au jour19 : c’est de ce poids que la foudre des dieux
délivrera le héros à Colone et, comme s’ils devinaient à quel point être né peut
se réduire au seul fait d’avoir vu le jour, les vieillards du chœur établissent une
équivalence entre phûnai et phanē ̂ nai (vv. 1224-1225). La Moire, il est vrai,
relevait déjà de l’apparaître (v. 1222 : anapéphēne)…
J’en viens à ce mḗ, qu’Œdipe opposait aux questions sur son origine et qui,
dans le stasimon, frappe d’interdiction l’être-né. On aimerait montrer longue-
ment à quel point, dans Œdipe à Colone, cette négation est à Œdipe quelque
chose comme un idiomatisme. Errant, il supplie, mais ordonne, et ses supplica-
tions impérieuses s’adressent au chœur (« Ne me chassez pas ! », « n’ayez pas
peur ! » : vv. 207 sqq.), tout comme elles s’adresseront à Thésée, désireux de
connaître l’identité de Polynice (« Ne me le demande pas ! », « ne me force pas
à céder » : vv. 1170, 1178). Puis, lorsqu’il aura cédé aux prières d­ ’Antigone, à
Thésée il dira encore : « Que nul n’ait pouvoir sur ma vie, jamais ! » : (v. 1207).
Il est vrai que, pour finir, la supplication s’efface, et lorsque, dans la mort, il
se révèle puissant héros consacré par les dieux, l’ordre se fait interdiction for-
melle ; à ses filles, pour qu’elles n’assistent pas à sa fin : « Quittez ces lieux,
sans (mēdè mḗ) demander à voir ce qui n’est pas permis, ni (mēdé) à entendre
ce qui s’y dit » (vv. 1640-1642) ; et à Thésée, c’est en une ultime interdiction
qu’il livrera le secret : « Il m’ordonna qu’aucun mortel n’approchât de ces lieux
ni ne s’adressât à sa tombe » (mḗte… mēte… mēdéna thnētō ̂ n : 1760-1763).
Dirai-je encore que sa phúsis même, intraitable comme elle l’est, condamne
Œdipe à préférer en toute circonstance le mḗ au très factuel ou20 ? Ou que ce mḗ
idiomatique tend à déteindre sur la langue de chacun des personnages et sur la
grammaire de la tragédie ? Cela prendrait encore du temps ; mieux vaut aller à
l’essentiel, et constater chez Œdipe la fréquence d’un autre acte de langage en
mḗ. Il s’agit de l’imprécation, étroitement mêlée à son histoire dans l’épopée et
à son être au monde dans la tragédie : il y a, dans Œdipe Roi, la terrible impré-
cation prononcée contre un assassin qui n’est autre que lui-même (O.R., 251,
744-745) et, la malédiction dont la tradition veut qu’il l’ait tôt lancée contre
ses fils, il la réitérera contre Polynice (O.C., 1384-1386 : arás… mḗte… mḗte).
Entre-temps, il a, par deux fois, demandé contre Créon l’aide des déesses du

18. G. Glotz (La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, 1904, repr. 1973,
p. 141) a très bien vu que, « d’Homère à Solon…, les cas abondent où la phílótēs n’est que la
négation de la haine ». Voir aussi, ici-même, p. 119-132, Laura Slatkin, « Les amis mortels ».
19. Phaneís, ephánēn : O.C., 974 (Œdipe parlant de lui-même). Même si, dans Œdipe Roi, phûnai
est surtout spécialement associé à l’engendrement par des parents, il ne s’agit pas, dans Œdipe à
colone, d’opposer, comme naguère le fit Claude Lévi-Strauss, un naître de deux à un être issu d’un
Un (« La structure des mythes », dans Anthropologie structurale, Paris, 1958, notes, p. 235-242) :
car même le vocabulaire de l’autochtonie a annexé phûnai pour exprimer la « naissance » noble
des citoyens d’Athènes.
20. Ainsi, aux vers 1121-1122 (« Je sais bien que cette joie ne pouvait venir de nul autre »), c’est
un mēdénos et non, comme on s’y attendrait, un oudénos qui est employé.
472 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

lieu, ces Euménides, Érinyes vengeresses converties en Bienveillantes, à qui


Eschyle donnait l’identité de filles de la Nuit et le nom infernal de Malédictions,
Araí (Euménides, 416-417). C’est, pour finir, l’appel à ces redoutables protec-
trices qu’il oppose à Créon (vv. 1010-1012), mais déjà, aux déesses qui exi-
gent le silence, il avait demandé de ne pas lui ôter la voix qu’il n’ait, contre le
prince thébain, prononcé l’imprécation (vv. 864-865). De fait, entre les divini-
tés au nom euphémique mais à la force de terreur inentamée et le proscrit altier,
­l’accord est total : le nom des déesses ne s’énonce qu’en tremblant et leur culte
sans voix, sans regard, sans vin, se réduit à des prescriptions négatives21, cepen-
dant que l’homme tout imprécation se muera à son tour en bienveillant protec-
teur. En sa structure syntaxique, la parole d’Œdipe a déjà intégré son futur statut
de « voisin » des Bienveillantes.
Mḕ phûnai, donc : le syntagme que les vieillards du chœur prononcent
en pensant à Œdipe, ajointant simplement deux mots qui concernent au
plus près celui-ci ? Ce n’est pas tout à fait aussi simple : encore faudrait-il
­s’assurer qu’Œdipe puisse réellement s’exprimer ainsi, ou, du moins, qu’il
l’ait e­ ffectivement fait. Or, s’il dit avoir naguère désiré la mort à la décou-
verte de l’inceste (vv. 434-435), ce que confirme le dénouement d’Œdipe Roi,
rien n’assure qu’il ait un seul instant désavoué cette naissance qui pourtant
le voue à l’ignominie.
Relisons la fin d’Œdipe Roi. Œdipe a déjà détruit ses yeux, et le chœur
compatit (« Comme j’aurais voulu que tu n’eusses rien su ! »). Alors Œdipe
maudit l’homme qui, jadis, l’a sauvé, rendant à la vie l’enfant que ses pieds
entravés vouaient à la mort, et, sur le mode de l’irréel du passé, il se prend
à formuler des souhaits négatifs. Et ce qu’il dit n’est pas : « Si je n’étais
pas né ! », mais : « Si j’étais mort quand mes parents m’ont exposé ! »
(v. 1354 : tóte gàr àn thanōn). Comme si l’on ne pouvait remonter en deçà de
phûnai, même lorsqu’on se nomme Œdipe. De fait, ce qu’il désigne comme
« le malheur des malheurs » est l’inceste : avoir épousé Jocaste (O. C.,
540-541), avoir eu des enfants d’elle, voilà l’insupportable, mais jamais,
au grand jamais, Œdipe n’aura un mot pour souhaiter n’être pas né d’elle
(O. R., 1360-1365). Et, de nouveau, pendant que le chœur regrette main-
tenant qu’il ait attaqué ses yeux et non sa vie, Œdipe revient sur le passé,
dans les mêmes termes :
Ô Cithéron, pourquoi m’as-tu accueilli ? Pourquoi ne m’as-tu pas saisi,

Et tué sur l’heure ? Car jamais je n’eusse montré


Aux hommes de qui j’étais né.
(O. R., 1391-1393)
Je suis né, j’aurais dû mourir sur-le‑champ : ce discours, le chœur de l’Œdipe
à Colone ne l’ignore pas, c’est même le destin qu’il souhaite comme pis-aller
à ceux qui l’écoutent (et qui ont vécu) :

21. A- privatifs : 38 (áthiktos), 127 (amaimaketân), 130-131 (adérktōs, aphónōs, alógōs), 156-157
(aphthégktōi nápei) ; interdiction : 489 (ápusta phṓnōn mēdè mēkúnōn boḗn). Voir N. Loraux,
« Alors apparaîtront les Érinyes », L’Écrit du temps, 17 (1988), p. 93-107, n. 98.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 473

Ou, dès qu’on est apparu,


Retourner là d’où l’on
Vient, très en second, le plus vite possible.
(O. C., 1225-1227)
En d’autres termes, tout, dans mḕ phûnai, devait renvoyer vers Œdipe. Mais
jamais Œdipe n’a formulé l’impossible vœu de ne pas être né.

Mais au fait, avant même que l’on s’avise de logique, la grammaire aurait
son mot à dire sur ce « ne pas être né ».
Comment interpréter le mḗ ? Ou, plus exactement, si l’on veut nier phûnai,
le très « objectif » ou ne suffit-il donc pas ? Faut-il entendre mḗ dans son sens
dominant de négation prohibitive (surtout, ne pas naître, voilà qui l’emporte
sur tout l’argument) ? Ou, mieux, comme la négation d’un souhait à l’irréel du
passé qui, pour être sujet du verbe nikâi, aurait tout entier basculé à l’infinitif ?
Mais que vont penser les grammairiens de cette description d’un cas de figure
impensable, alors qu’ils ont des noms pour nommer ? Plus prudemment, on peut
se contenter d’invoquer la valeur de généralité qui s’attache à l’un des emplois
de mḗ – et pourtant, on le verra, peut-être est-ce dans la généralité que le non-
sens est à son sommet. On aimerait aussi qu’un article précède mḕ phûnai : on
pourrait alors, en toute sérénité, affirmer que mḗ est à sa place en vertu de la
règle qui veut que l’énonciation au négatif d’un infinitif substantivé recoure tou-
jours aux services de mḗ ; malheureusement, si « retourner là d’où l’on vient »
se dit tò bē ̂ nai, tel n’est pas le cas de mḕ phûnai, qu’aucun article ne précède.
Bref, que l’on parle d’« exégèse de la négation »22 ou que l’on s’attache à
montrer comment la grammaire, travaillée jusqu’au bord de la distorsion, est
le matériau de base de la tragédie sophocléenne23, rien ne permet de refuser
une hypothèse au profit de l’autre. Aussi choisirai-je de les maintenir toutes
à ­l’horizon de la réflexion, mais de trancher – enfin – dans un autre registre.
Phûnai ne se nie pas, à moins qu’on ne l’ait décidé. Et le très « objectif » ou
ne suffit pas à nier l’être-né, lorsque l’on veut le nier. Ce que l’on ne saurait
refuser24, sinon formellement, relève tout au plus de la négation qui permet
« d’écarter une notion »25.
Il y a dans mḗ comme une attente d’efficacité : pour dénier l’irréversible, il
n’est d’autre solution qu’un vœu dont la formulation soit assez marquée pour
qu’on oublie qu’il est irréalisable.
Mḕ phûnai : quelque chose comme un acte de parole. Rien, en tout cas, qui
relève de la logique. « Ne pas être né ? » Tout de même que l’existence de la
phúsis ne se démontre pas – ce serait « ridicule » (geloîon), dit Aristote –, ainsi
ce syntagme « sublime [et] qui, en deux mots, dit tout » (suggère du moins

22. La formule est de Lacan, Le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris (Seuil), 1987,
p. 353 ; p. 357-358, Lacan revient sur le mḕ phûnai en évoquant l’être pour la mort. Je n’ai pu
découvrir dans quel séminaire antérieur Lacan avait, comme il le suggère, analysé ce syntagme.
23. J’ai avancé cette proposition au sujet d’Antigone (« La main d’Antigone », Mètis, I, 2 (1986),
p. 165-196).
24. Nier et refuser sont fréquemment exprimés en grec par le même verbe : outre anaínomai (évoqué
n. 13), on mentionnera arnéomai et ou phēmí (je dis que non, je refuse).
25. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s. v. mḗ.
474 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

une profondeur d’abîme) conduit un logicien grec dans le « non-lieu »26, car
il y est surtout question de désir : puisse ce qui connaît la naissance ne pas la
connaître ! À coup sûr, pour que mḕ phûnai existe, fût-ce verbalement, c’est à
la pensée des poètes qu’il faudrait le référer.
Il est grand temps d’avouer que l’inventeur du syntagme n’est pas Sophocle
comme on a, jusqu’à présent, feint de le croire, mais le poète élégiaque Théognis.
De toutes choses, ne pas être né est pour ceux qui vivent sur terre le mieux

Et de ne pas voir les rayons du soleil ardent.


Mais, une fois né (phúnta dé), de franchir au plus vite les portes d’Hadès,
Et d’être étendu sous un épais amas de terre.
(Théognis, vv. 425-428)
De toute évidence, les vers de Sophocle sont nourris de ceux de Théognis,
mais ils les retravaillent singulièrement. À Théognis, certes, ils empruntent
l’essentiel, mḕ phûnai, mais en lui donnant un accent nouveau, en ouverture de
l’antistrophe : « de toutes choses…, pour ceux qui vivent sur terre, le mieux »
cède la place à « …l’emporte sur tout le discours » ; ainsi, dans la grande
opposition grecque du faire et du dire que Thésée, il y a peu, a développée au
détriment du logos (O.C., vv. 1139-1153), mḕ phûnai tiendra lieu d’érgon, ce
qui est un beau paradoxe. Quant à l’autre branche de l’alternative, clairement
introduite chez Théognis par phúnta dé (« mais, une fois né »), Sophocle en
fait le second préférable, qui s’articulerait bien avec la strophe sur la longue
vie (on meurt de toute façon, autant mourir tout de suite), n’était la précision
essentielle (mḕ phûnai l’emporte, parce qu’au moins, dans ce « cas », il n’y a
pas eu vie). Pour le reste, la lecture tragique prend des libertés avec l’élégie.
Pas de rayons du soleil (le désirable même pour un Grec moyen), à moins que,
du voir, il n’y ait dans le stasimon comme un souvenir déplacé dans l’« être
apparu » du vers 1225 ; mais, quoi qu’il en soit, phanē ̂ i a la fonction (beau-
coup plus importante) de remplacer phúnta – mieux vaut peut-être ne pas trop
attirer l’attention sur la notion de naissance ! Pas de portes d’Hadès, c’est inu-
tilement grandiloquent – et d’ailleurs Hadès figurait dans la strophe –, mais
l’appel à « retourner là d’où l’on vient ». De la mort ? du rien ? ou, sans
métaphore, la matrice ? Si l’on ne s’empresse pas de tout régler en parlant
d’euphémisme, peut-être évoquera-t‑on le système d’échanges qui dans les
représentations grecques les plus partagées, s’instaure entre la terre, la mère,
la mort, la ténèbre et le ventre maternel ; reste que le double sens est là, plus
riche que toutes les portes d’Hadès. Certes, de Théognis, Sophocle reprend
encore le « au plus vite », mais il en retarde l’expression, rejetée après polù
deúteron, ainsi mis en valeur par ce délai. Or, il est temps de le souligner, polù
deúteron ne signifie pas, comme on l’entend généralement, « à mettre aussitôt
après », ni même, de façon neutre, « le second bien » ; invention de Sophocle,
polù deúteron (« de beaucoup second ») dramatise l’écart incomblable qui

26. Aristote, Physique, II, 193 a 5-7 ; citations de Patrice Loraux, « La pensée prend forme »,
L’Écrit du temps, 14-15 (1987), p. 119-146, n. 134-138.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 475

sépare le néant27 du mḕ phûnai de ce processus irréversible qu’est l’être né,


fût-il immédiatement suivi de mort.
Donc, Sophocle a retravaillé Théognis, et c’est beaucoup plus intéressant.
Mais, en sa clarté, la formulation de Théognis révèle ce que l’élaboration
sophocléenne entend cacher et qui, pour un Grec, ne saurait être qu’un paradoxe.
Pour exister, un Grec nourri d’Homère et d’Hésiode tient qu’il faut être né : c’est
le cas des « hommes sur la terre », les epikhthónioi de Théognis (l’épithète kha-
maigenḗs, qui qualifie parfois les humains, dit bien que l’on naît sur la terre), et
les dieux eux-mêmes, qui ignorent vieillesse et mort, ainsi qu’Œdipe l’a précisé-
ment rappelé (O.C., vv. 607-608), ont chacun une naissance, pour chacun digne
d’un récit. Phûnai est le début, et certaines citations des vers de Théognis par
la tradition ultérieure, en remplaçant pantō ̂ n (« de toutes choses ») par arkhḗn
(« ne pas être né est le meilleur début »)28, révèlent l’oxymoron : un début qui,
en soi, interdit tout début.
Que la tradition grecque répugne à cet oxymoron, elle qui pourtant en véhi-
cule beaucoup, on s’en assurerait encore une fois, en remontant à Hésiode,
en allant jusqu’à Hérodote. Dans le « mythe hésiodique des races », l’évoca-
tion de l’âge de fer est pour un Grec la description la plus sombre qu’on puisse
donner des maux du présent et, souvent, la poésie de Théognis se l’est donnée
pour modèle29 ; or, pour aborder la cinquième race d’hommes, Hésiode a seu-
lement dit :
Puissé-je ne plus vivre avec [eux],
Mais ou bien être mort avant ou bien naître plus tard.
(Les Travaux et les jours, 174-175)
Être mort plus tôt, être né plus tard : tels sont les souhaits licites. On peut
souhaiter d’être mort – les Grecs ne s’en privent pas, et ce n’est pas l’irréel du
passé qui, en l’occurrence, les gêne –, on peut rêver d’une naissance plus tar-
dive : c’est déjà plus rare, mais légitime dès lors que le vœu porte sur la date et
non sur le fait. C’est avec Hérodote que la vulgate s’énoncera : pour montrer que
le « pessimisme de Sophocle » est bien grec, les notes de bas de page renvoient
volontiers, à propos du mḕ phûnai, à ce que, dans l’Enquête, Solon l’Athénien dit
à Crésus au sujet de la vie humaine. Or, à Crésus qui l’interroge sur ce qu’est un
homme heureux, Solon parle de fin et non de début ; de teleutḗ et non d’arkhḗ,
de mourir et non de naître : « Je ne peux rien te dire avant d’apprendre que tu
as bien achevé ton temps » (I, 32, 5) ; et il ajoute cette leçon plus que célèbre :
« avant qu’il ait achevé sa vie, il faut se garder d’appeler quiconque “bienheu-
reux” (ólbios), tout au plus on le dira fortuné (eutukhḗs) » (I, 32, 7). Ou encore,
sous une forme plus radicale, pour commenter l’apologue de Kléobis et Biton :
par leur fin, « la divinité révéla qu’il vaut mieux pour un homme être mort que
vivant » (I, 31, 3). À être mort, on a du moins atteint un terme. De mḕ phûnai,

27. En écrivant ce mot, je le sais inadéquat, puisque la racine *bhu de phûnai signifie d’abord
« pousser, croître, se développer » (Chantraine), si bien que mḕ phûnai s’entend comme énonçant
un non-mouvement (un non-advenir).
28. C’est le cas dans presque toutes les citations de Théognis.
29. Voir Gregory Nagy, « Théognis et Mégare. Le poète dans l’âge de fer », Revue de l’histoire
des religions, 201 (1984), p. 239-279.
476 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

il n’y a décidément rien à dire en régime de morale grecque, car l’existence de


« n’être pas né » est toute langagière.
Ce qui ne signifie certes pas que les mots ne portent pas. Le goût très par-
tagé des lecteurs modernes pour la citation de ce morceau du stasimon suffirait
à assurer que le syntagme est porteur d’affect.

Sans doute peu sensible à cet affect, j’ai plus d’une fois – et franchement –
ri à lire le correctif que, dans Le Mot d’esprit, Freud cite (ou apporte lui-même,
ce ne serait pas la première fois) au « ne pas être né ». Je l’ai plus d’une fois
cité de mémoire à des amis qui, eux, ne riaient pas du tout, avouant qu’ils ne
voyaient pas là-dedans de quoi rire. Telle que je me la rappelais, la phrase disait :
« Mieux vaut ne pas être né. Mais, disent les sages des Fliegende Blätter, cela
n’arrive qu’à un sur cent mille. » Lors de cette saynète, à ma grande déception
très répétitive, il allait de soi à mes yeux que Freud voudrait prendre au piège
du rire la phrase d’Œdipe à Colone, et je me demandais pourquoi mes interlo-
cuteurs en sont si souvent restés au stade de la « sidération », sans que jamais
vienne la « lumière ».
Je suis donc remontée au texte, et voici ce qu’il dit, une fois traduit :
Interrompons l’analyse de cet exemple [celui d’Itzig] pour faire voir que ce
même « sens dans le non-sens » existe dans un autre mot du genre, plus bref et
plus simple, bien que moins tranché :
« Ne jamais être nés, voilà l’idéal pour les mortels fils de l’homme ! ».
– « Mais », ajoutent les sages des Fliegende Blätter, « c’est à peine si cela arrive
à un sur cent mille »…
(Le Mot d’esprit, p. 82)
Ce n’est donc pas Œdipe à Colone qui est cité, cela ressemble plus à la for-
mulation de Théognis, et c’est désigné par Freud comme un « précepte de la
sagesse traditionnelle ». Exit Sophocle, et, avec lui, Œdipe. Comme si, pour Freud,
n’existait qu’Œdipe Roi (Lacan, tout au contraire, citera Œdipe à Colone) : il
n’y a qu’un Œdipe (et il n’est pas sûr que l’on puisse en rire, fût-ce en se glis-
sant entre des feuilles volantes). Mais tout aussi absente est l’origine grecque du
syntagme (sa phúsis, en quelque sorte) : exit la Grèce, au profit de la « sagesse
traditionnelle », parfaitement indéterminée. Il est vrai qu’une page plus haut, au
moment d’introduire « l’exemple le plus net et le plus pur du groupe entier »,
Freud précisait : « C’est encore un mot juif », et, tout au long de l’ouvrage, il
ne cessera de commenter la toute-spéciale affinité du Witz en général avec les
mots d’esprit juif. Ni Œdipe, ni la Grèce : dans le Mot d’esprit, Freud n’admet
comme compagnon de pensée que le seul Hamlet30.
Quoi qu’il en soit, il vaut la peine de relire également le commentaire que
Freud donne de cette « addition moderne à un précepte » traditionnel. Il y voit
… un non-sens absolu, rendu plus absurde encore par la restriction « à peine »
(kaum) qui veut être prudente. Mais elle cadre fort bien, à titre de restriction
évidente, avec la première phrase. Elle démontre que le précepte universellement

30. Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. Marie Bonaparte et Dr M. Nathan, Paris,
Gallimard, coll. « Idées », 1969, p. 14-15, 52, 63, 104.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 477

respecté ne vaut guère mieux qu’un non-sens. Qui n’est pas né n’est pas un fils
de l’homme, il n’y a donc pour lui ni bien ni meilleur. Le non-sens contenu dans
le mot d’esprit révèle et souligne un autre non-sens…
(Le Mot d’esprit, p. 82- 83)
Il valait bien la peine de s’attarder sur ce mot d’esprit, fût-ce pour soule-
ver (seulement soulever) la redoutable question du rapport entre la négation,
les syntagmes propres à soulever l’affect, et le mot d’esprit. Mais revenons aux
textes : à celui de Freud, à ceux de Théognis et de Sophocle. Si le « non-sens »
des Fliegende Blätter n’est que la présentation (Darstellung) d’un « autre non-
sens »31, faut-il renoncer à user de la langue grecque en parlant de paradoxe et
d’oxymoron pour annexer bravement la catégorie de l’Unsinn ?
Encore une question à laquelle on ne se hâtera pas de répondre. Constatons
pour commencer que, dans la citation qu’il fait du « précepte universellement
respecté », Freud se donne des facilités : le non-sens n’en éclatera que mieux.
« Les mortels, fils de l’homme » (die sterblichen Menschenkinder) sont trop
évidemment caractérisés par naissance et mort pour qu’un « sage » se retienne
d’ironiser. Mais il est vrai que Théognis appelait les homme epikhthónioi,
puis déversait sur eux toute la terre d’un tertre funéraire : en sa matérialité, la
terre était pour mḕ phûnai quelque chose comme un indice d’impossible. Peu
importent finalement les termes précis qui servent à formuler le « ne pas être
né » : l’adjonc­tion des Fliegende Blätter aurait de toute manière le même effet,
l’impitoyable Darstellung du non-sens. « C’est à peine si cela arrive à un sur
cent mille »… Prenez un impossible, chiffrez-le (cela arrive à un sur cent mille),
et vous aurez du non-sens. Ajoutez prudemment la restriction, en apparence
scientifique « C’est à peine si… », et, sous couleur de présenter une version
mesurée, le dérisoire refluera sur la grande formule négative initialement pro-
férée, surtout si, comme Freud, vous avez pris soin de remplacer « ne… pas »
par « ne… jamais » (Niemals geboren zu werden). L’opération est au point.
Décidons (avec Freud et un peu malgré lui) d’en faire subir le choc en retour
à la version sophocléenne du mḕ phûnai. Il se pourrait bien que nous arrivions
trop tard, car le texte du stasimon a été prémuni contre une telle opération par
la simple insertion, dans l’énoncé du préférable en second, du polú devant deú-
teron : « en second, de beaucoup ». Mourir sitôt né, ce serait donc, par rapport
à « n’être pas né », du second choix ? Pour peu que l’auditeur ait l’esprit au
páthos (à l’affect), ce polú sera éminemment tragique, puisque le radicalisme
d’une négation impossible relègue très loin toutes les éventualités réalisables.
Mais, devant la profération de cet adunaton qui devrait prendre absolument le
pas sur tout le possible, le lecteur à la tête critique souhaitera sans doute une
ruse qui déjoue l’effet des mots ; il la trouve dans l’« addition moderne », qui
libère le rire.
On sait l’extrême importance que, dans l’économie du Witz, Freud accorde
à la formule « sens dans le non-sens »32, parce qu’il y voit le terrain privilé-

31. Voir encore p. 84 : « une absurdité [Dummheit] pour mettre en évidence, en vedette, … une
autre absurdité ».
32. Dès l’introduction, le thème a été annoncé ; voir aussi p. 196 sqq. et surtout la longue note
consacrée à cette configuration, p. 209 (« Vu l’importance que nous reconnaissons à la formule
478 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud

gié de l’analogie avec le rêve33. Que, dans la « libération du non-sens » (die


Befreiung des Unsinns : p. 208), il y ait donc un plaisir patent, à la mesure
de ce que fut la levée de l’inhibition34, les lecteurs de Freud le savent aussi,
et je n’y insisterai pas, d’autant que c’est toujours le mḕ phûnai de Sophocle
qui me préoccupe.
Quel est donc le plaisir de ceux qui rient à la simple audition du correc-
tif des Fliegende Blätter ? Celui, peut-être de s’être libérés de l’affect du
« ne… pas » qui les aurait trop touchés : avec le mḕ phûnai, on remonte en
deçà de l’être-pour-la-mort, dont l’attrait est déjà si fort, et même la plainte
du mélancolique s’étouffe devant la représentation de l’annihilation de tout
début ; rire avec le rire irrespectueux de « sages » point trop sérieux garan-
tit qu’avec le mḗ on ne pactisera pas. À moins que, de façon plus fidèle à la
lettre du Mot d’esprit35, le rieur ne se libère du jugement critique qui, inté-
riorisé, lui interdisait, étudiant Œdipe à Colone à l’Université, de trouver la
tragédie un peu longue…
Si le monde reste malgré tout divisé entre ceux qui rient et ceux qui restent
de marbre, c’est sans doute que l’on peut faire résonner le « ne pas être né »
soit sur le mode pathétique de l’adunaton (quel vertige pour la pensée !), soit
sur celui du geloîon, comme chez Aristote – du risible, c’est-à‑dire du non-sens
(mais au fond, ce grand énoncé ne signifie rien !). À en juger par l’expérience
tout à l’heure relatée, le vertige de la pensée séduit d’ailleurs plus que la libé-
ration d’un rire.
Encore faudrait-il ajouter que, dans Le Mot d’esprit, cet exemple est un hapax.
Du moins Freud n’y renvoie-t‑il pas explicitement36. Je ferais volontiers l’hypo-
thèse qu’il fut seul à rire de ce mot, et le classa donc tacitement dans la catégo-
rie, pour lui éminemment préoccupante, des mots d’esprit qui ne réalisent pas
leur visée, qu’ils soient et restent pour nous de trop purs non-sens (des « tra-
quenards » : p. 209), que la sidération y devance la compréhension au point de
ne jamais en être suivie – et, lassé de ne pas saisir ce qu’on attend de lui, l’audi­
teur aura rejeté le mot d’esprit (p. 320) –, ou que, comme tout trait « nécessi-
tant la réflexion consciente », celui-ci « fasse… long feu »37.
Resterait une hypothèse. De l’élaboration du rêve, Freud, dans Le Mot
­d’esprit encore, dit qu’elle « soumet les matériaux cogitatifs qui lui arrivent
sur le mode optatif à un traitement tout à fait singulier. Elle transpose d’abord
l’optatif en présent, remplaçant le “puisse-t‑il être” par “cela est” »38. Et si,

“sens dans le non-sens”, l’on serait tenté d’exiger que chaque mot d’esprit fût un mot d’esprit par
non-sens », je souligne).
33. Par le biais du contresens : p. 192 (où il vaudrait mieux ne pas traduire Widersinn par « absurde »),
p. 194 ; le mot d’esprit et le rêve : p. 129-130 et 243 sqq., 266 (avec cette réserve qu’entre la repré-
sentation par le contraire et l’usage du contresens, la différence est que « dans l’esprit le non-sens
est un but en soi »).
34. Voir p. 189-192, 198, 204 et tout particulièrement 209 (note).
35. Voir p. 189-193.
36. Un seul renvoi, indirect. Et encore, il n’est même pas sûr que le renvoi ne concerne pas unique-
ment le mot au sujet d’Itzig (p. 209, note : renvoi aux pages 81 sqq.).
37. P. 227. Freud ajoute qu’il est plus facile de résoudre la question : pourquoi le tiers rit ? que
celle : pourquoi le tiers ne rit pas ?
38. P. 249, souligné par moi ; p. 250, Freud estime toutefois que ce n’est pas cette part du rêve qui
est analogique à la formation de l’esprit.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 479

pour ceux qui ne rient pas, le « mais cela arrive tout juste à un sur cent mille »
réalisait comme en rêve l’optatif caché dans le « ne pas être né » ? Heureux,
ceux qui restent de marbre, indifférents à la contradiction entre nier tout
début et proclamer, même avec de singulières précautions, que cette négation
« arrive » (passiert).
Peut-être ne rient-ils pas non plus à la légende « Homme pratiquement perdu
s’il ne rêve pas », qui accompagne un dessin de Chaval39 Pour eux, mḕ phûnai
n’est que le plus superbement noir des adunata inventés par les Grecs.

39. Récemment reproduit dans Frénésie, 3, 1989 (: numéro « Cochemare »).


NOTES SUR UN IMPOSSIBLE SUJET DE L’HISTOIRE*

Simple protocole d’un bref exposé pour introduire à un débat autour de Façons
tragiques de tuer une femme (Paris, Hachette, 1985). Dans l’interrogation
soulevée par le titre du séminaire « Femmes sujets de discours, femmes sujets
d’histoire », je voyais l’occasion de quelque chose comme un bilan, après un
travail de plusieurs années sur les représentations grecques du féminin. Car j’ai
moins réfléchi sur les femmes grecques en tant qu’elles seraient sujets d’histoire ou
sujets de l’histoire que je ne me suis préoccupée du discours : introuvable discours
des femmes – bien sûr, il y a Sappho, mais encore faudrait-il que celle-ci ne se
contente pas de retourner le discours masculin –, interminable discours grec sur
les femmes, océan de discours à propos de ces êtres pour qui « le silence est une
parure » – c’est Ajax qui, chez Sophocle, le dit à sa compagne. Mais, du discours
grec sur les femmes, j’ai dû, très vite, en venir au discours grec sur le féminin,
voire à ce qu’on pourrait plus généralement appeler le rapport grec au féminin.

Sujets d’histoire, les femmes grecques ? Pour l’époque classique, celle qui
m’intéresse, il faudra à coup sûr que l’historien renonce à son très puissant
fantasme de réalité pour entrer dans l’univers des représentations. Sans doute
n’y renoncera-t‑il pas sans avoir tout tenté : aux peintures des vases, aux plai-
santeries du genre comique, il demandera d’abord de se faire documents, voie
d’accès vers du réel, comme si les femmes peintes sur les vases n’étaient pas
immobilisées dans la généralité d’un type, comme si la comédie n’était pas un
genre littéraire, avec ses lieux communs, bien propres à susciter d’abord le rire.
Peut-être alors l’historien se tournera-t‑il vers les épigrammes funéraires, cen-
sées répondre à une définition plus satisfaisante du document. Mais, sur ce que
fut réellement la vie de la morte, ces inscriptions, au ve ou au ive siècle, donnent
fort peu d’informations : encore et toujours des stéréotypes, et souvent l’idée
que, d’une femme, il n’y a rien à dire, sauf à donner la parole au mari qui, le
plus brièvement possible, attestera qu’elle fut une bonne épouse. À la très offi-
cielle tribune du Céramique, Périclès affirmait solennellement que la vertu
d’une femme est qu’on parle le moins possible d’elle, pour la louange comme
pour le blâme (et il se trouve que cette déclaration n’a pas échappé à la vigi-
lance de Virginia Woolf)1 ; ce n’est pas une autre opinion qui, sur les tombes
privées, s’exprime à propos des mortes, nommées et cependant anonymes. Et

* Première publication dans Les Cahiers du Grif, n°37/38, 1988, p. 113-124.


1. Thucydide, II, 45, 2, avec le commentaire de Virginia Woolf, Une Chambre à soi, Paris (Denoël-
Gonthier), 1977, p. 69 : « la plus grande gloire pour une femme est qu’on ne parle pas d’elle, disait
Périclès qui était, lui, un des hommes dont on parla le plus ».
notes sur un impossible sujet de l’histoire 481

les épigrammes, donc, expriment un doute, plus d’une fois répété : s’il existe
une gloire des femmes, s’il existe un kleos gunaikôn, celle-ci l’eut en partage.
Façon de louer chaque morte au détriment de la « race des femmes ».
Kleos mérite qu’on s’y arrête un instant. Dans l’épopée, ce mot désigne à
la fois le genre épique et la gloire : le bruit que l’on fait autour d’un nom. S’il
existe un kleos des femmes, il s’est tout entier réfugié dans quelques illustres
inconnues, défuntes de surcroît. Mais, des femmes comme telles, il n’y aurait
rien à dire. Ni pour le porte-parole de la cité, ni pour celui de la maison, ni pour
l’historien, ce détenteur de mémoire.
En ce qui concerne l’historien, quelques précisions, toutefois : sans doute,
chez Hérodote, est-il souvent question de femmes, mais elles sont filles ou
épouses de rois et de dynastes, filles ou épouses de tyrans. Celles-là sont indi-
vidualisées. Et puis, il y a les femmes en général, qui apparaissent dans tous
les développements sur les us et coutumes des autres, ceux qui ne parlent pas
le grec et que, décidément, l’on nomme barbares. Mais du côté grec, dès lors
qu’Hérodote en vient au récit proprement dit des guerres médiques, au livre V,
leurs apparitions se raréfient, sauf peut-être à Sparte. Il est vrai qu’à Sparte il y
a deux rois et des problèmes de légitimité : aussi les accouchements des femmes
de rois constituent-ils des moments de crise, que le récit prend en charge ; il
est vrai aussi que, traditionnellement, les femmes y prennent la parole : ainsi
Hérodote nomme Gorgô, qui était fille du roi Cléomène et femme de Léonidas,
et mentionne ses conseils avisés. Mais le cas des Laconiennes illustres est-il
vraiment différent de celui des femmes de dynastes ? On en doutera, à voir
Hérodote souligner avec insistance le caractère archaïque des coutumes spar-
tiates, quasi barbares, dit-il.
Mais à Athènes, plus rien de tel – et il en ira de même chez Thucydide pour
d’autres cités. Des interventions rares, et inorganisées, de groupes de femmes
dans ce que j’appelle les « interstices de l’histoire »2, ces moments de crise aiguë
où l’essence de la cité est remise en question. Chez Hérodote, par deux fois, les
femmes d’Athènes interviennent dans le récit, violemment. Elles tuent, en le
lardant de leurs agrafes – arme typiquement féminine, Œdipe en sait quelque
chose, et aussi, dans l’Hécube d’Euripide, le roi Polymestor –, l’unique sur-
vivant d’une bataille perdue ; et elles lapident la femme et les enfants d’un
conseiller qui avait osé suggérer que l’on entende au moins les propositions
d’un envoyé du roi de Perse (cela se passe pendant les guerres médiques et, de
leur côté, les hommes d’Athènes ont lapidé le malheureux conseiller). Quant
à La Guerre du Péloponnèse racontée par Thucydide, on y trouve aussi, en
tout et pour tout – mais, cette fois, hors d’Athènes, cité-modèle –, deux inter-
ventions de femmes en groupes. Dans la ville de Platées assiégée, l’ennemi
s’est glissé par trahison, et le combat de rue fait rage, auquel les femmes par-
ticipent à leur manière (ce sera un topos de l’historiographie grecque, que les
femmes apparaissent dès lors que le combat se déroule à l’intérieur de la cité :
vouées à rester à l’intérieur, les sœurs, les filles et les épouses volent alors au
secours des leurs). Et, en plein cœur de la guerre civile, aux côtés du peuple
de Corcyre, il y a des femmes. Si j’ajoute que la guerre civile de Corcyre est,

2. Voir « La cité, l’historien, les femmes », Pallas, Revue d’Études antiques, Université de Toulouse,
32 (1985), p. 7-39.
482 notes sur un impossible sujet de l’histoire

pour Thucydide, paradigmatique de l’horreur qu’est à une cité la division, on


comprendra l­’importance de l’épisode.
Car voici que, de deux façons, l’écriture historique doit prendre acte de la
division. Celle qui déchire la cité, celle qui oppose et juxtapose deux sexes. Dans
un cas comme dans l’autre, il s’agit bien pour les Grecs d’une catastrophe, et
pourtant ils s’en accommodent, nécessairement. Ils s’accommodent tant bien
que mal de la division des sexes, et, s’ils pensent la guerre civile comme le fléau
par excellence, ils ne sauraient s’empêcher de toujours la réintroduire au sein
de la cité – cela s’appelle l’histoire et, du plus haut archaïsme à l’époque hellé-
nistique, l’histoire de la Grèce est faite de guerres civiles. J’aimerais traquer les
signes de l’accointance – ou, du moins, du recoupement – entre ces deux divi-
sions. Pour l’heure, le témoignage d’un mot me suffira : l’adjectif antianeira, qui
signifie à la fois « hostile aux hommes » et « égale aux hommes », caractérise
chez Homère les Amazones, ces guerrières qui valent les mâles, mais Pindare
le détourne pour désigner la guerre civile comme destructrice d’hommes3. Le
tour est joué : une division en appelle une autre, et c’est ainsi que les femmes
se glisseront à même la déchirure de l’ordre civique. Dans le conflit, comme
en leur élément le plus propre.

Représentations que tout cela ? Il faut bien l’accepter, sauf à se faire his-
torien de l’époque hellénistique. Alors, dans des sociétés plus ouvertes et plus
fluides, les documents sur les femmes se feraient plus abondants. Pour ne pas
quitter tout à fait les représentations, j’en donnerai comme preuve le traité que
Plutarque consacre aux « vertus des femmes » ou, plus exactement, aux « actes
valeureux des femmes ». Texte placé sous le signe de la réfutation de Thucydide
(toujours la même phrase qui veut que la gloire d’une femme soit de n’en pas
avoir), et qui, contre l’autorité de Périclès, pose que la vertu d’une femme est
de même nature que celle d’un homme ; il en découle que cette vertu comporte
en soi de l’historique, propre à être exposé pour le plaisir et l’édification du lec-
teur (historikon apodeiktikon). Que l’on se rappelle seulement : dans la cité clas-
sique, il n’était qu’une définition de la « vertu », comme valeur de l’homme viril
(aner, andres) qui combat pour la cité (vertu : autant dire andreia, le courage).
De Plutarque à Thucydide, on mesure l’écart… Mais je m’en tiens à l’époque
classique, et reviens à ce que pourrait y être une « vertu des femmes ». À coup
sûr, une notion aussi singulière et spécifique que celle, chère aux médecins, de
« maladies des femmes » (il y a les maladies des humains, que tous, hommes et
femmes, partagent sans distinction, et puis celles que les malades elles-mêmes
ne nomment qu’en baissant la voix).
Soit donc la cité classique. Il n’est pas d’autre solution que de considé-
rer la femme comme toujours déjà constituée par les andres en objet de dis-
cours. Objet de discours : depuis Hésiode, avec sa première femme, piège pour
l’huma­nité, depuis Homère, avec Hélène, cause si séduisante de la guerre de
Troie, la Grèce retentit de discours sur les femmes. Et, sur ce point, comme sur
bien d’autres, Hésiode institue la tradition où, répétitivement, la femme sera
« un beau mal ». Cette tradition a ses modérés, qui s’accommodent du fléau

3. Amazones : Homère, Iliade, III, 189 ; stasis : Pindare, 12e Olympique, 15-16.
notes sur un impossible sujet de l’histoire 483

au point de le mettre sous clef pour se le garder4, et ses extrémistes, qui rêvent
d’un monde où l’on pourrait se passer des femmes pour avoir des enfants. La
chose est connue, je passe.
Mais ce discours trop simple comporte malgré tout ses notes discordantes,
et c’est là ce qui fait son intérêt. Délibérément, j’en choisis deux.
Il y aurait encore beaucoup à dire de cette notion de « gloire des femmes »,
à la fois impossible à admettre et impossible à éviter, et qui ne prend son sens
que référée à l’usage grec, en vertu duquel qui dit « gloire » dit « gloire virile ».
Ainsi, à énumérer les modes féminins du mourir dans la tragédie, on s’inter-
roge : existe-t‑il, à la gloire des femmes tragiques (Polyxène la vierge, Evadnè
l’épouse, Jocaste la mère), un contenu que l’on pourrait désigner comme spé-
cifiquement féminin ? ou bien, pour accéder à la gloire, une femme doit-elle,
d’une façon ou d’une autre, faire l’homme ? Je n’ai pas trouvé ce contenu
féminin de la gloire. Ce n’est pas une raison pour sous-estimer l’invention tra-
gique en matière de féminité. Mais il convient de ne pas la surestimer, et cette
note discordante rejoint donc finalement le discours dominant. Il est vrai que
le « syntagme » kleos gunaikôn est peut-être à jamais marqué par sa première
apparition dans un texte grec : cela se passe dans l’Odyssée, Pénélope parle
à Ulysse qu’elle n’a pas encore reconnu, et se confie à lui. C’est Ulysse qui
retourne la norme et dit « Tu es grande comme un roi de justice » ; et c’est elle
qui répond : « Ma gloire, mes grands airs, ma beauté, tout m’a quittée quand
Ulysse est parti »5. D’origine, la dissonance fait unisson.
De fait, pour isoler du féminin en sa spécificité fascinante, il faut, en Grèce,
en chercher l’incidence dans les discours que l’on tient sur l’homme vraiment
anèr. On y apprendra qu’un corps d’homme ne peut s’expérimenter lui-même,
dans le plaisir et la douleur, qu’en imitant – mieux, qu’en ressentant – cette
expérience féminine du corps qu’un Grec dote d’une valeur paradigmatique.
Hypothèses grecques : la femme ressent le plaisir plus intensément que
l’homme (ainsi Tirésias, homme puis femme, et redevenu homme, provoqua la
colère d’Héra en révélant ce que la déesse du mariage ne voulait pas que l’on
sût : que, sur dix parts, il en revient, dans le plaisir, neuf à la femme ; l’impu­
dent fut donc aveuglé, et Athéna, qui fuit le plaisir, le consola en le faisant
devin). Du côté de la douleur, la référence essentielle est à celle de l’accou-
chement, à la fois souffrance et épreuve, exploit et fatigue, cela même que les
Grecs désignent par le mot ponos.
Un homme ressent-il intensément plaisir ou douleur ? On dira qu’il fait la
femme, ou plutôt qu’il donne libre cours à la femme qui est en lui.
Car les Grecs posent, explicitement et sans réticences, qu’il existe des hommes-
hommes, des femmes-femmes, des hommes-femmes et des femmes-hommes,
ainsi que l’affirme un passage étonnant du traité hippocratique Du régime. Trop
de virilité menace l’homme, ou le héros : qu’il donne au contraire libre cours à
la femme qui est en lui, et sa virilité n’en sera que rehaussée. Héraklès le sur-
mâle a besoin de bains chauds (leur vertu émolliente, voire efféminante est

4. Aristophane, Thesmophories, 791 (et plus généralement 785-800 : parabase en forme d’éloge
de la race des femmes).
5. Odyssée, XIX, 108-114 et 124-126, commenté par Helene P. Foley, « “Reverse Similes” and Sex
Roles in the Odyssey », Arethusa, University of New York at Buffalo, 11 (1978), p. 7-26.
484 notes sur un impossible sujet de l’histoire

bien connue des Grecs), et j’ajouterai que le héros endosse, au long de sa car-
rière, plus d’une robe de femme. Qui oserait contester la virilité d’Héraklès ?
J’affirme que le fils de Zeus sait précisément l’entretenir en donnant libre cours
à sa part féminine.
Quelques exemples encore de cette appropriation par les hommes du plaisir
et de la douleur. Cela commence avec Homère, lorsqu’au chant XI de l’Iliade
Agamemnon blessé ressent des douleurs « perçantes » ; plus exactement, ces
douleurs (odunai) s’enfoncent dans son corps (et voici qu’apparaît le verbe
dunô, s’enfoncer ; voici surtout ôdines, nom des douleurs de l’accouchement).
En proie à la souffrance de sa blessure – il l’a reçue au bras, cela même qui fait
le guerrier –, Agamemnon ressent avec acuité ce qu’expérimentent les femmes
en couches. Mais qui distinguera certaines douleurs du plaisir déchirant ?
À l’autre extrémité de mon corpus, la palme revient en l’occurrence à Platon,
exemplaire en ce qu’il mobilise la féminité – et le détournement du féminin –
au profit de l’homme philosophe, et des émois de son âme.
Toutes les fois que l’être fécond vient au voisinage d’un bel objet, il en éprouve
un apaisement délicieux qui le fait s’épanouir, et alors, il enfante, il procrée. Mais
toutes les fois que c’est d’une laideur, … alors, il ne procrée pas, mais garde le
pénible fardeau de sa fécondité. C’est de là, sûrement, que résulte, chez l’être
fécond et déjà gros de son fruit, le prodigieux transport qui le saisit, à l’entour
du bel objet, parce que celui qui possède ce bel objet est libéré d’une cruelle
souffrance d’enfantement (Banquet, 206 d-e).
Est-il besoin de le préciser ? L’enfantement se nomme ôdinos. Et c’est
encore ce mot qui, dans le Phèdre, caractérisera le « douloureux travail » de
l’âme éperdue de désir. Paradoxe bien grec de la pensée platonicienne : passer
son temps à vouloir dégager l’âme du corps, et évoquer l’âme dans le lexique
de la plus grande sensualité (entendons la sensualité féminine). L’âme, donc,
bondira follement sous la douleur du désir et la joie du souvenir ; prise dans
cette confusion des sentiments, elle courra, pleine de convoitise, vers la beauté
(ou celui qui la possède). Et, dans le même instant, l’âme philosophe ressent
une dernière fois le douloureux travail et cueille le plaisir le plus délicieux6.
Qu’y gagnent les femmes ? Je ne sais. Mais je sais qu’à l’homme philo-
sophe, Platon réserve le somptueux cadeau de la féminité.

Cette dérive pourrait continuer. Mais je reviens à la cité du ve siècle, munie


de ces quelques notes, pour y installer des silhouettes féminines sur la scène
tragique.
Car, plus qu’en tout autre lieu civique, au théâtre il est question des femmes.
Des femmes et du féminin, à coup sûr. Mais aussi : des femmes en tant qu’elles
sont à la fois cette « race » si blâmée et l’impossible moitié de la cité.
Face aux hommes, sur la scène tragique, des femmes, et souvent, chez Euripide
du moins, face à des hommes incertains de leur virilité – Jason, Hippolyte,
Admète… –, des Médées, des Phèdres, des Alcestes, fort différentes entre elles
mais qui toutes ont en commun d’oser aimer (et aussi, plus d’une fois, haïr).
Des femmes qui aiment, des hommes qui fuient. Je me suis souvent demandé

6. Platon, Phèdre, 251 c-e.


notes sur un impossible sujet de l’histoire 485

pourquoi, dans une société où l’homosexualité masculine est la plus reconnue


des pratiques sociales, seul l’amour hétérosexuel a droit de cité dans le théâtre
de Dionysos. Pure conjoncture ? Ou nécessité structurelle d’un genre ? Entre
ces deux réponses, je n’ai, à vrai dire, jamais su trancher. La conjoncture serait
alexandrine – ou romaine : rien n’interdit d’imputer ce silence aux seuls éru-
dits, ceux qui expurgent (à Alexandrie) ou ceux qui, à l’époque romaine, trient,
à l’usage des classes, entre tragédies à garder et tragédies à jamais perdues :
la vertu y trouverait son compte, mais non la vérité d’un genre (car l’évoca-
tion fugitive du seul Ganymède, aimé de Zeus, ne saurait effacer le souvenir,
conservé par la tradition, d’un Laïos inventeur de l’homosexualité ou d’une
tragédie d’Eschyle – les Myrmidons – qui mettait en scène l’amour d’Achille
pour Patrocle). Mais toujours, quand je crois tenir cette réponse, revient, insis-
tante, la question du genre. Je me dis alors qu’il est de la nature de la tragédie
que de dramatiser la division, toutes les divisions, à commencer par celle qui
coupe l’humanité en deux sexes ; que la représentation tragique entend mettre
la cité à distance d’elle-même (et voici les exclues du politique qui occupent la
scène). Bref, je finis par conclure à des raisons de structure… Jusqu’à ce que
le doute revienne.
Tenons-nous en pour l’heure au fait : la tragédie a beaucoup à dire des
femmes, beaucoup à faire avec elles. Au premier rang des tragiques, il faut alors
citer Euripide, le dernier des trois « grands ». Ami ou ennemi des femmes ? On
en discute sans fin depuis l’Antiquité : dans les comédies de son contemporain
Aristophane, les femmes d’Athènes crient à sa misogynie (mais qui parlera de
la misogynie d’Aristophane ?). Autant relire les tragédies d’Euripide, et consta-
ter que, plus d’une fois, les hommes y font piètre figure. Faut-il dès lors cher-
cher dans son œuvre quelque chose comme « le parti des femmes »7 ? Rien ne
s’y oppose, à condition toutefois que cette quête n’oblitère pas la question, à
mes yeux, essentielle : pourquoi Euripide met-il tant de femmes sur la scène ?
Pourquoi tant de femmes sur la scène ? Parce que la tragédie est, pour une
part, faite de la représentation des femmes par et pour les hommes. Par les
hommes : ce sont des hommes – et même des citoyens – qui jouent, avec tout
ce que ce jeu peut comporter d’ambiguïté, et de plaisir (plaisir du décentrement,
plaisir du travestissement, qui efface et souligne à la fois la différence des sexes).
Pensez à la récente représentation d’Œdipe Roi à l’Odéon, où tous les rôles,
comme dans l’Antiquité, étaient tenus par des hommes : la Jocaste d­ ’André
Wims troublait, étonnait, suggérait par ce trouble, à peine déplacé, le trouble
de penser – que dis-je penser ? – de voir l’inceste. Admettons que le trouble est
plus grand pour nous, habitués que nous sommes à la présence de femmes sur
la scène. Admettons qu’il ait pu en être tout autrement pour un Athénien : reste
la forte transgression du travestissement, certes dionysiaque et donc topique
dans le théâtre8. Or c’est précisément la fonction de Dionysos que de troubler…
Et tout cela pour les andres…

7. Claire Nancy, « Euripide et le parti des femmes », in E. Lévy (éd.), La Femme dans les sociétés
antiques, Université des Sciences humaines de Strasbourg, Strasbourg, 1983, p. 73-92.
8. Voir Froma Zeitlin, « Playing the Other : Theater, Theatricality and the Feminine in Greek
Drama », Representation, University of California Press, 11 (1985), p. 63-94.
486 notes sur un impossible sujet de l’histoire

Pour les andres ? Je ne soulèverai pas la question, toujours rouverte, de la


composition du public athénien : seulement les citoyens (et les étrangers de
passage ; des métèques, peut-être, mais on ne sait – en tout cas des hommes) ?
ou : les citoyens et leurs épouses ? La question a passionné et passionne. Pour
ma part, je ne la crois pas très importante. Platon qui, officiellement, n’aime
pas la tragédie, en fait un spectacle pour femmes – un spectacle qui, du moins,
dans un concours « à qui charmera le mieux les spectateurs », aurait pour lui
« les femmes cultivées, les jeunes gens et peut-être, j’imagine, l’ensemble du
public »9. On peut forcer le texte et, par un montage avec ce que le philo-
sophe dit encore de la « théâtrocratie », entendons de la démocratie, y trouver
­l’introuvable preuve de la présence des femmes dans le public athénien : on en
appellera alors au « bon sens », catégorie dont les historiens ne se méfient pas
toujours assez. Mieux vaut lire le texte en sa cohérence propre : on y trouvera
une déclaration sur la nature – éminemment féminine – de la tragédie, mais en
aucun cas sur la composition de son public. Mais, je le répète, la question est
au fond d’assez faible importance. Car c’est au cœur même de la tragédie, dans
le mot à mot des textes, qu’il faut redessiner la figure, inscrite en pointillé, de
son destinataire.
Au-delà du public, le destinataire. Ou le bénéficiaire – c’est tout un. Dans
la manière qu’ont les tragédies, celles d’Eschyle ou de Sophocle comme celles
d’Euripide, d’établir les limites que nul ne saurait transgresser, il appert que les
hommes sont seuls bénéficiaires du spectacle tragique. Car, à travailler sur la
mort des femmes dans la tragédie, on se convainc qu’au sein même du brouil-
lage le plus systématique, il y a des limites à ne pas transgresser, parce qu’elles
déterminent ce qu’il en est d’un homme et d’une femme. Soit une femme qui,
virilement, assume le pouvoir – disons Clytemnestre – ou un homme qui s’est
vu assigner un comportement féminin : vient un moment où l’orthodoxie doit
être réinstaurée (et la mort constitue le moment privilégié de cette restauration).
Bénéficiaires du spectacle tragique, les andres d’Athènes capitalisent alors le
double bénéfice d’avoir en pensée tout brouillé, puis tout rétabli de l’ordre civique.
Quelques remarques, donc, en guise de post-scriptum à Façons tragiques
de tuer une femme. Dans un livre où il est longuement question du suicide,
­j’entendais suggérer que ce sont bien les hommes d’Athènes (les spectateurs)
qui, par l’intermédiaire de la représentation tragique, procèdent fictivement à la
mise à mort. Il se trouve certes que, pour les vierges sacrifiées, la mise à mort
est effective. J’y trouve l’occasion de m’expliquer sur ce que j’entends par le
mot de « bénéfice ».
Il va de soi que normalement la cité classique ignore les sacrifices humains
et n’offre aux dieux que des animaux. Mais, dans le mythe, il arrive que l’on
sacrifie une fille et, transposé sur la scène, ce sacrifice scandaleux (« Y avait-il
nécessité de trancher une gorge humaine / sur la tombe où il convient plutôt
de sacrifier un bœuf ? »)10 relève doublement – et plus encore, sans doute – de
l’imaginaire : parce que le mythe est un passé révolu que l’on confronte aux
enjeux du présent, parce que l’on ne tue pas une vierge, tendre et menaçante

9. Platon, Lois, II, 658 d.


10. Euripide, Hécube, 260-261 à propos du sacrifice de Polyxène (trad. N. Loraux et François Rey,
Théâtre de Gennevilliers – Théâtre/Public, 1988).
notes sur un impossible sujet de l’histoire 487

tout à la fois, sans qu’une séduisante confusion d’affects ne s’en mêle. Jamais,
y compris sur la scène tragique, un père ne tue son fils – ce sont les femmes qui
œuvrent en ce cas, et leur acte est crime, destiné à « tuer » symboliquement le
mari (voyez Médée), en aucun cas sacrifice. Seule la guerre civile, cette calamité
absolue, peut amener un père à porter la main sur son fils : l’horreur est alors
sans recours. Mais le genre tragique s’y refuse : ainsi, lors même que l’immola-
tion de son plus jeune fils sauverait Thèbes assiégée, Créon repousse avec vio-
lence la demande du devin Tirésias (« Je n’écoute ni n’entends. Adieu, cité »),
et il faudra que l’adolescent recoure à la ruse pour écarter ce père trop aimant,
et s’immoler soi-même, debout, comme un guerrier11. Nul doute que, dans la
tragédie, on égorge plus facilement les filles, même si le sacrificateur n’est pas
toujours, comme pour Iphigénie chez Eschyle, un père.
Certes, nul n’est forcé de justifier le sacrifice d’une fille en recourant au
redoutable raisonnement que, dans l’Erechthée d’Euripide, tenait Praxithea,
reine d’Athènes :
Si je sais bien compter et faire la différence entre le plus et le moins, la ruine d’un
seul foyer est un moindre mal que celle d’une cité entière et n’a pas les mêmes
effets. Si, au lieu de filles, des fils avaient grandi près de moi, à l’heure où la
flamme ennemie eût menacé la ville, ne les aurais-je pas équipés de la lance pour
les envoyer au combat, sans redouter leur mort ? Ah ! que n’ai-je des enfants
capables de combattre et de s’illustrer parmi les citoyens-soldats (andres), au
lieu de n’être, dans la cité, qu’une parure inutile ?12
Praxithea, il est vrai, est une exaltée, femme jusqu’en sa façon de dénier
toute valeur à la féminité. Mieux vaut – ce choix en tout cas a la préférence de
la tragédie euripidéenne – entourer le sacrifice de métaphores « expliquant » la
condition de victimes qui est celle des vierges par leur statut, sexuel et social. La
jeune fille est parthenos en ce qu’elle n’a pas encore franchi le pas du mariage ;
et, si le mariage est domestication, la parthenos, génisse ou cavale à domesti-
quer, est toute désignée pour remplacer l’animal sacrificiel, afin que se réalise
la métaphore. Mais la parthenos est aussi (pour la tragédie, elle est surtout) une
vierge, désirée, redoutée, fragile, inquiétante. À la fois attirante en son intégrité,
et d’ordinaire protégée par son statut sexuel13, mais inquiétante en ce qu’un fan-
tasme bien grec la crédite d’une sourde résistance à faire le pas qui la transfor-
mera en épouse. Du coup, la mise à mort accomplit imaginairement quelque
chose comme une défloration, par un de ces déplacements du bas vers le haut
qui caractérisent le corps creux des femmes en tant qu’il est un conduit14 : dépla-
cement de la matrice vers la gorge qui s’étouffe, déplacement du sexe défloré
à la gorge où taille le fer, du premier – que les médecins disent « réel » – au
second, que les spectateurs savent fictif mais interprètent sur-le‑champ, la dif-
férence est-elle si grande ?

11. Je renvoie ici aux Phéniciennes d’Euripide.


12. Erechthée, pièce perdue dont l’orateur athénien Lycurgue cite une tirade dans son Contre
Léocrate, 100 (je cite les vers 19-27).
13. Voir Hésiode, Les Travaux et les jours, 519-525 (et mes remarques dans la préface au livre de
Giulia Sissa, cité n. 14, (p. 7-8).
14. Giulia Sissa, Le Corps virginal. La virginité féminine en Grèce ancienne, Paris, Vrin, 1987, a
mis en évidence ce modèle.
488 notes sur un impossible sujet de l’histoire

Avant le sacrifice, une vierge dont le sang pur doit couler ; après le sacrifice,
une vierge qui n’est plus une vierge. La vierge égorgée est bonne à penser, dans
les limites de ce que la différence des sexes autorise à fantasmer.
En chemin, la tentation se fait irrésistible de s’arrêter à ce que la tragé-
die suggère du corps de l’homme et de celui des femmes. À vrai dire, rien qui
s’écarte sensiblement du lot grec des représentations partagées. Tout, semble-
t‑il, se focalise autour du sang, en ce qu’il s’écoule ou non du corps. Or le sang
grec (haîma) est par définition écoulement (le mot latin sanguis dit au contraire
le sang dans le corps, par opposition à cruor, que l’on répand et qui teint les
armes du mourant). Et c’est ici que l’on saisit une étonnante opération de l’ima-
ginaire : du corps ouvert des femmes, d’où s’écoule le sang, seuls parlent les
médecins15 ; fidèle aux représentations de l’imaginaire grec, la tragédie préfère
déplacer l’ouverture – en l’occurrence la blessure au profit du corps masculin :
ainsi les lieux de morts y sont innombrables parce que l’homme est tout entier
un corps à ouvrir, mais infiniment répétitif est le corps des femmes, tout entier
condensé dans leur gorge. Celle des vierges, qu’ouvre un sacrificateur – mais
la vierge est et n’est pas une femme –, celle des épouses qu’étrangle la corde
des pendues. C’est que, pour la satisfaction de la pensée, le corps des femmes
se doit d’être fermé, et sur ce point même les médecins ne s’écartent guère de
la vulgate grecque. Tout au plus distinguent-ils la bonne fermeture, celle de la
grossesse par où la femme atteint son telos, de toutes les autres, qui sont mau-
vaises et se comptent au nombre des « maladies des femmes » : parfois, dans
le corpus hippocratique, l’utérus se met à divaguer et, comme une bête folle
(dira Platon), remonte vers la gorge. Alors la femme étouffée se pend, redou-
blant ainsi l’étouffement de son corps, à quoi, tendanciellement, la condamne la
nature des femmes. Du moins échappe-t‑elle à son destin par ce destin même :
cette fois-ci, j’ai bel et bien retrouvé la tragédie…
Car, sur ce point, la tragédie procède tout de même à un détournement. Dans
le mythe et dans le rituel comme dans la littérature hippocratique, les pendues
sont des parthenoi ; préférant offrir les jeunes filles au glaive des sacrificateurs,
la cohérence tragique leur substitue des épouses : des femmes qui ne sont pas
mères ou qui, en deçà de leur telos, valorisent le temps d’avant la maternité.
Et c’est ici que, comme un superbe démenti à ma construction, j’ai rencontré
Antigone, vierge qui ne veut rien entendre du mariage et qui pourtant se pend
comme une épouse. Et que, de cette énumération du corps à quoi je m’attar-
dais, j’ai dû, une fois encore, revenir à la question de l’autonomie des femmes
tragiques. Façon de me heurter à nouveau à ces limites que l’on ne transgresse
jamais jusqu’au bout. Et, insidieusement, se profile à nouveau la question du
sujet. Antigone se veut autonome, elle le proclame en ce qui est même pour
nous la première occurrence de l’adjectif autonomos, mais Antigone mourra
étouffée dans le lacet, n’infligeant ainsi qu’un léger déplacement au plan de
mort que Créon avait conçu pour elle. Antigone se veut héroïque, et meurt de
la plus infamante des morts. Antigone veut choisir sa fin, mais choisit une mort

15. Il ne va certes pas de soi que seuls les médecins puissent en parler. Pour citer un contre-exemple,
on évoquera la façon dont, dans le Mahabharata, le sang « impur » de Draupadi renvoie métaphori-
quement à l’effusion du sang des guerriers sur le champ de bataille (voir les remarques de Madeleine
Biardeau, Le Mahabharata, I, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 220-222).
notes sur un impossible sujet de l’histoire 489

« sans bras »16 – une mort à laquelle la main, volontiers sanglante dès lors qu’elle
agit, n’a pas de part. Antigone refusait le mariage et la génération, et, trop iden-
tifiée à Jocaste, la mère – épouse d’Œdipe qui est aussi sa propre mère, elle se
tue comme celle-ci. Antigone la vierge est allée vers Hadès qui épouse toutes les
vierges. Antigone ou : que l’on ne saurait jusqu’au bout être sujet au féminin.

La boucle est bouclée, ce qui n’exclut pas que le parcours ait été sinueux.
Je n’avais, il est vrai, pas d’autre solution que de commencer par le genre
­historiographique, dont je connaissais les choix tranchés en matière de sujet,
pour aller vers la tragédie, dont j’ai longtemps cru qu’elle (se) représentait les
femmes sur un autre mode que celui, fort civiquement orthodoxe, de l’histoire.
Mais j’ai bien dû me résoudre à constater que tout n’est pas possible pour l’ima-
ginaire, et mon travail a souvent consisté en un relevé des limites : une carte des
impossibilités. Restent les envols d’une langue libre, qui, chez Euripide, imite
plus qu’elle ne reproduit le prosaïsme du parler quotidien.
Polyxène a été égorgée, elle qui eût voulu que Néoptolème la frappe au buste,
comme un guerrier. Mais de Polyxène égorgée, Talthybios, en ses mots simples
d’homme du peuple, n’en finit pas d’exalter l’héroïsme. Il n’est d’autre solution
que de s’accommoder à la fois de ces deux propositions. Il est vrai que déjà,
pour entrer dans l’univers tragique, il a fallu, en amont, en admettre encore une
autre, celle-là beaucoup plus grave, lourde de sens en tout cas : une femme n’a
de nom que sur horizon de mort.
Ainsi, pour un Grec, se clôt tout ce qui, le temps d’une représentation
­tragique, s’était ouvert.

16. Je renvoie ici à une étude beaucoup plus longue publiée dans Mètis, Revue d’Anthropologie du
monde grec ancien, Paris-Athènes, 1 (1986), p. 165-196 (« La main d’Antigone »).
POUR QUEL CONSENSUS ?*

À Selma

« Correspondance. Washington. – La NASA a décidé de réunir un certain


nombre de spécialistes de la psychologie des enfants pour la mise au point
d’un programme visant à éliminer, ou en tout cas à atténuer, les traumatismes
éprouvés par les écoliers ayant pour ainsi dire vécu « en direct », à la télévision,
l’explosion de Challenger. Cette démarche, typiquement américaine, répond au
souci de dissiper le malaise ressenti dans certains secteurs de l’opinion par [sic]
la mort du premier civil participant à une mission spatiale […] » (Le Monde,
samedi 1er février 1986).

Soit un traumatisme : en la circonstance, en pleine exhibition de la navette


spatiale, la vision hallucinée de la désintégration de l’objet tout-puissant.
« En direct », dit-on : cela signifie de fait que la catastrophe est déjà déréali-
sée de s’être inscrite instantanément sur écran. Sur un écran de télévision qui
serait moins celui, singulier, de chaque foyer américain, que celui, gigantesque,
à la dimension des États-Unis, voire du monde entier, où, pour les spectateurs
effectifs, s’inscrivit la catastrophe, déjà muée en images de référence. Mais, à
coup sûr, la déréalisation qu’opère tout spectacle dramatique n’a pas suffi, et il
a fallu, vite, parer au plus pressé : œuvrer à l’oubli. Admettons que la tactique
adoptée soit « typiquement américaine », dans la mesure où « le dicton “autres
peuples, autres mœurs” peut se comprendre comme signifiant “autres peuples,
autres tactiques de refus des souvenirs”1 ». Reste qu’au-delà de ses variations
géographiques et temporelles, le plus partagé des refus préside à une seule et
même stratégie, productrice d’oubli.
Pour tous, un même refus de mémoire, dont les sociétés humaines escomptent
quelque bénéfique anesthésie. Et, au service de ce refus, des tactiques – ou plutôt
des techniques – innombrables. Ainsi l’on rature, on gratte, on recouvre. Et l’on
révise, bien sûr : une liste de noms (celle, par exemple, du Comité des Échecs
dont Syme avait fait partie et qui, trois jours après sa disparition, « paraissait à
peu près semblable à ce qu’elle était auparavant », à ce détail près qu’elle avait

* Première publication dans l’avant-propos à « Politiques de l’oubli », Le Genre humain, n° 18,


1988, p. 9-23.
1. A. et M. Mitscherlich, Le Deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, trad.
Laurent Jospin, Paris, Payot, 1972, p. 30.
pour quel consensus ? 491

un nom en moins2), une photographie (à l’issue du processus de rectification,


déconstruit dans ce volume par Vera Schwarcz, Zhou Enlaï sera, quelque part
en Europe sur une barque, seul comme il convient que soient les grands révo-
lutionnaires à leurs débuts), des certitudes acquises (c’est, pense-t‑on, pensent-
ils eux-mêmes, le travail des historiens), un tableau où l’anatomie humaine
s’exhibait au grand complet (cela, apprendrons-nous, s’appelle pudiquement
un repentir) ; et toujours on renie : au nom de la science, il arrivera même
– Jean-Marc Lévy-Leblond en fait le constat – que « le reniement soit un véri-
table programme épistémologique ». Un jour, peut-être, on regrettera, toujours
trop tard – il arrive même que le trop soit à jamais sans recours. Alors on libé-
rera, non sans délais, résistances et débats, ces « fantômes dissidents » à quoi
Lydia Flem assimile les souvenirs refoulés, et parfois de vrais dissidents dont
la longue disparition a fait des fantômes.
Car mieux vaut ne pas s’y tromper : il y a de l’irréversible. En matière de
mémoire et d’oubli, il n’est pas de coup pour rien, et rien ne sera restitué en
son intégrité, même la couleur de Michel-Ange que, sur les murs décapés de la
Sixtine, nous sommes désormais censés voir de nos propres yeux – en un mot,
(re)découvrir. Certes le projet archéologique dégage la palette du peintre des
couches qui l’avaient obscurcie, et c’est, dit-on, « très beau ». Mais qui nous
garantira jamais que nous voyons vraiment cela même que le peintre réservait à
ses destinataires ? Quant aux zélés restaurateurs qui ôtent les repeints de pudeur
ou redoublent une signature atypique d’une autre, parfaitement orthodoxe mais
que Manet s’était employé à dissimuler, comment croire que leur intervention,
en redécouvrant le caché, ait simplement annulé l’opération initiale ? Claude
Frontisi en doute, et on le suit sans difficulté sur cette voie. Bref, qu’est-ce que
restaurer ? Et que restaure-t‑on ?
En matière d’histoire, heureusement, il y a les livres… Du moins veut-on
croire qu’à côté des trop naïves opérations de « réhabilitation » (et ce mot se
dit maintenant d’un édifice comme du nom d’un acteur de l’histoire), il est une
autre mémoire, plus authentique, discrète et fiable d’avoir veillé dans l’ombre,
loin de toutes les manœuvres et manipulations. Entre le geste qui refuse et
celui qui réintègre, notre désir de continuités inentamées aimerait certes que
l’instance mémorisante des groupes et des nations ait perduré, fidèle et silen-
cieuse, dans les rayons, supposés protégés autant que bien classés, des biblio-
thèques. À cette mémoire de papier rend hommage le Borges de Jordi Bonells,
qu’elle menace et fascine tout à la fois parce que précisément elle rend l’ou-
bli impossible.
Mais la fonction n’en est pas toujours aussi uniment assignable et, quand les
traces de l’acte ont été minutieusement effacées, ce que restitue le document est à
la fois beaucoup et rien (« C’est un artefact. C’est tout ce qui demeure. Les morts
ne sont plus là3 »). Pour se délivrer d’une Pologne fantôme, Rachel Ertel a dû
chercher, de bibliothèque en archives, à réapprendre la Pologne, sans la moindre

2. George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 211.
3. Raoul Hilberg, in Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Fayard, 1985, p. 174 ; il n’empêche qu’en
l’occurrence le travail – admirable – de l’historien Hilberg consiste à faire parler un document qui
se voulait pis que muet : banal et de routine (« Ne rien dire. Faire les choses. Ne pas les décrire »).
R. Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988.
492 pour quel consensus ?

assurance que cette patiente reconstruction ne deviendrait pas à son tour fanto-
matique, à l’épreuve du pays « réel ». Risques et grandeurs de l’anamnèse…
Encore faudrait-il ajouter que notre époque, hantée par les « immatériaux »,
accumule toujours plus de difficultés sur le chemin de ­l’accès direct au docu-
ment : quand bien même la science ne se croirait pas par essence tenue à faire
périodiquement le vide dans ses archives, par où – avance Lévy-Leblond – elle
s’entrave elle-même, prise au piège de l’oubli ainsi géré, nous n’en avons pas
fini de lutter contre la dégradation toujours plus rapide des supports, ni contre
l’irré­sistible prolifération du matériel archivable, toujours plus abondant à mesure
que s’inventent des techniques de conservation plus sophistiquées.
Apories… L’oubli a bien des alliés. On peut s’en réjouir. On s’en inquié-
tera à coup sûr : comment réparer une perte qui creuse dans notre présent un
vide que rien ne comble, lorsque nous savons à peine ce que fut l’objet qui a
été perdu ? Faute de cerner la chose inassignable, il n’est d’autre solution que
de travailler avec les objets dont chacun sait qu’ils sont toujours perdus, parce
que toujours on les a oubliés. Des objets ? Disons plutôt : une béance en ses
multiple versions, du différend – qu’aucune langue commune ne saurait « phra-
ser » – à la différence sexuelle, dont aucune mémoire ne saurait s’accommoder4.
Et, de l’un à l’autre, toute la gamme – finalement aisée à passer en revue – des
meurtres, des abandons, des douleurs, des hontes.
Il faut se risquer à faire avec.

Sur la Thèbes de Laïos, d’Œdipe et d’Antigone, la nuit de toutes les haines


s’achève. Et le chœur fait son entrée, pour chanter le soleil enfin apparu, et la
victoire sur l’ennemi argien :
Des combats d’aujourd’hui, il faut installer l’oubli.
(Sophocle, Antigone, 150-151.)
Les combats d’aujourd’hui ? Ceux qui, à l’instant, faisaient encore rage,
commentent à qui mieux mieux les lecteurs accrédités de la tragédie. Certains
même franchissent le pas et, l’âme sereine, traduisent : les combats d’hier. Ce
qui résout la difficulté en l’effaçant : le soleil s’est levé et, à l’instant, c’était
déjà hier. Mais reste le texte, inentamé. J’aimerais, pour ma part, seulement citer
Claude Royet-Journoud pour l’éclairer :
l’avant-jour s’éloigne
une seule représentation pour le chœur
S’il faut malgré tout expliquer pourquoi aujourd’hui est bien aujourd’hui,
j’ajouterai qu’à enterrer précipitamment le passé on ne tient plus que du pré-
sent et c’est donc un pan de présent, déjà, dont il va falloir instituer l’oubli ; or
le présent aura précisément besoin qu’on l’oublie puisque, dans ce qui reste de
la famille des Labdacides, la guerre – impitoyable – n’est pas finie : la tragédie
ne fait que commencer, qui verra mourir Antigone, Hémon et sa mère Eurydice,

4. Je pense à Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Éd. de Minuit, 1983. Et à Leo Steinberg,
The Sexuality of Christ in Renaissance Art and Modern Oblivion, New York, Pantheon, 1983 ;
trad. fr. La Sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris,
Gallimard, coll. « Infini », 1987.
pour quel consensus ? 493

et détruira Créon. Décidément, le chœur était trop pressé, annonçant dans son
chant d’entrée ce qui ne peut relever que d’une conclusion.
Il est toujours dangereux, même si c’est, semble-t‑il, étonnamment facile,
de « passer allègrement d’hier à aujourd’hui5 ». Exit hier, vive le présent ? Cela
s’appelle tourner la page. On dit encore (on le chante même) : du passé faisons
table rase. Le fantasme est beau, certes, mais il convient de s’attacher aussi au
réel. D’écouter, par exemple, ce qui, sous le nom d’amnistie, se dit pour effa-
cer hier. Ainsi, la très fameuse proclamation du général de Galliffet, dans son
ordre du jour à l’armée, en date du 21 septembre 1899 :
L’incident est clos ! [Il s’agissait de l’affaire Dreyfus.] […] Je vous demande
et, s’il était nécessaire, je vous ordonnerais d’oublier ce passé pour ne songer
qu’à l’avenir.
Le 27 février 1899, il est vrai, Waldeck-Rousseau avait par avance protesté
devant le Sénat :
Il semble, en vérité, que certains actes soient oubliés et que certains souvenirs ne
mordent plus au cœur, comme autrefois, les fils ou les descendants des proscrits
de 1851.
Je me refuse à amnistier le passé ; nous ne fournirons pas aux réactions de l’avenir
un précédent républicain.
Mais, au printemps de l’année suivante, le même Waldeck-Rousseau, devenu
président du Conseil, défend la loi d’amnistie :
Il s’agit seulement de mettre les partis dans l’impuissance de faire revivre un
douloureux conflit.6
Et le rideau tombe sur l’affaire Dreyfus ou, du moins, si les choses n’avaient
dépendu que du pouvoir, serait retombé, six ans avant que Dreyfus ne retrouve
son honneur.
Amnistie : le mot est grec et parle de mémoire interdite ou immobilisée,
mais déjà les historiens romains le glosaient en oblivio, oubli – ainsi Justin
ou Cornelius Nepos, à propos de la réconciliation de 403 avant Jésus-Christ à
Athènes. Mais il n’y a pas que l’amnistie : pour une cité, pour une nation, il est
bien des façons d’annuler hier par aujourd’hui, qui toutes ont à voir avec une
stratégie de l’oubli.
Souvent cette stratégie consiste en une « politique d’apaisement ». Faut-il
aller plus loin et « mettre l’oubli au premier rang des vertus nécessaires à la poli-
tique » ? À ce propos, Raymond Aron citait Renan lorsque, dans ses Mémoires,
il revenait sur des articles de jeunesse, écrits à Londres en 1943 et mettant en
cause tel écrivain vichyste avec lequel, depuis lors, il s’était souvent « retrouvé
dans le même camp ». Et Zeev Sternhell, commentant cette page, d’ajouter ceci,
qui vaut à son tour la peine d’être cité :
C’est là le cœur du problème. Si un homme comme Aron peut prêcher dans ce
contexte l’oubli – ce qui signifie mutiler l’histoire –, il faut qu’il y soit poussé

5. A. et M. Mitscherlich, op. cit., p. 23.


6. Citations extraites de Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, coll. « Presses Pocket »,
1985, p. 551, 479 et 559.
494 pour quel consensus ?

par des raisons autrement importantes que celles de la politique. Il s’agit en fait
d’une volonté d’éclipser Vichy pour sauver l’âme de la nation.7
Que les vues de Sternhell puissent être discutées ou qu’elles l’aient de fait été,
âprement, n’est pas pour l’heure la question. Au moment d’avancer que, depuis
le temps lointain de sa naissance grecque, la politique – toute politique, peut-
être – est tissée d’oubli (que l’on s’en indigne ou que l’on s’emploie à fonder la
pertinence d’une telle définition), essentielle est l’idée que les raisons d’oublier
qui font la politique vont bien au-delà des raisons « politiques » d’oublier. Ces
raisons fondamentales, on les dira alors plus anciennes, voire absolument ori-
ginaires, qu’on les identifie au non-oubli, sur le mode grec, ou, comme le sug-
gère ici Jean-François Lyotard, à la « chose intraitable » qui, intempestive et
clandestine, « habite inconsciemment la cité ».

Éprise de l’amḗkhanon (entendons : de l’intraitable), Antigone savait-elle,


en se dressant contre les décisions de Créon, à quel point la cité veut oublier
les guerres (surtout lorsqu’elles prennent la forme de guerres civiles), distri-
buer les combattants en bons et en mauvais, bref, laisser les morts enterrer les
morts8 ? Identifiée au parti des morts, elle en mourra. Mais, parce que la tragé-
die est finalement plus morale que politique, Créon à son tour sera anéanti sous
le deuil – le deuil : cela même que, à de rares exceptions près, les chefs d’État
veulent à tout prix éviter.
Vouloir éviter : le mot est prononcé, il faut maintenant en dire un peu plus
puisque, parmi les contributions qui composent ce volume, nombreuses sont
celles qui parlent de « volonté d’oubli », dans une nation (ainsi Mary Picone
montre comment le nationalisme japonais, pour réviser un passé encore proche,
doit récrire l’histoire tout entière du pays), mais aussi, il est vrai, dans des
domaines qui n’ont rien de proprement politique. Volonté d’oubli dans la poé-
tique traditionnelle où Paul Zumthor analyse le travail de « sélection et refus »,
éminemment créateur lors d’une « performance » – à la fois récitation et impro-
visation –, lorsque se réinventent les œuvres ; volonté d’oubli dans la mémoire
malade d’une femme qu’une opération mutilante subie naguère a livrée aux sou-
venirs expurgés d’autrui et qui, selon les termes mêmes de Ginette Raimbault,
voudrait « guérir du passé » ; volonté d’oubli, enfin, comme notion heuris-
tique au point de départ de la réflexion de Freud, qui – Lydia Flem le rappelle à
juste titre – prêta d’abord à ses patients le projet d’oublier. Mais s’agissant des
politiques de l’oubli, il n’est pas de contribution qui n’évoque, ouvertement ou
en filigrane, cette volonté d’État qui, de ceux qui se refusent à oublier, fait de
« mauvais citoyens ».
Toutefois, si récurrente soit cette représentation, on doutera que l’oubli puisse
relever de la seule volonté, sans la moindre intervention de quelque inconscient
(« Il ne s’agit pas d’intention du tout. Mais de mémoire courte », écrit Lyotard).

7. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Éd. du Seuil, 1983, et
Bruxelles, Éd. Complexe, 1987, p. 23.
8. Proverbe cité par H. A. Winkler comme résumant l’argumentation de ceux de ses compatriotes
allemands qui, à propos de l’affaire Waldheim, s’en prenaient au Congrès juif mondial (in Devant
l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le
régime nazi, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 213).
pour quel consensus ? 495

C’est à une psychanalyste que la jeune malade de la mémoire dit son


désir que s’effacent enfin les souvenirs trop rigoureusement sélectionnés par
son entourage et qui, comme rigidifiés, barrent l’accès à tous les autres, ren-
dant en fin de compte impossible l’oubli espéré. Et lorsque, minutieusement,
Orwell s’attache à décrire les manipulations d’une censure qui crée l­’histoire
au jour le jour, il n’a garde d’oublier la part de l’inconscient : ses « correc-
tions » une fois élaborées, Winston se débarrasse des directives du Parti
comme de ses propres notes en les livrant au Trou de mémoire, d’un geste pré-
cis mais « autant que possible inconscient » ; et si, au pays d’Océania, les sta-
tistiques sont de toute façon fantaisistes, avant comme après rectification, on
compte « au premier chef sur les statisticiens eux-mêmes pour qu’ils ne s’en
[souviennent] plus9 ». Quant aux anciens Grecs, peu soucieux de penser un
inconscient, mais à l’évidence peu convaincus que la seule volonté d’un sujet
suffise à maîtriser les affects de mémoire, nul doute qu’en attribuant l’oubli
des maux – et, tout particulièrement, d’un deuil récent – à l’effet du chant poé-
tique10, ils n’aient reconnu la nécessité d’introduire, dans le processus d’oubli,
tout autre chose que du vouloir : un charme tout-puissant, la magie du verbe
inspiré. Façon de signifier que, réduit à ses propres ressources, l’endeuillé ne
s’en fût certes pas tiré ainsi.
Volonté d’oubli ? Peut-être. À condition de ne pas oublier que le succès en
est généralement assuré hors volonté.

Ce qui ne facilite certes pas la tâche de l’historien lorsque son enquête doit
compter avec la mémoire ou se donne la mémoire pour matière. Car il lui fau-
dra traverser des couches de résistances qui protègent l’oubli, œuvrer, donc,
à contre-mémoire. Soit la France de Vichy, sur laquelle, dès la Libération, fut
vite jeté un voile pudique, y compris par certains courants de la Résistance, à
­commencer par le gaullisme. Que les Français n’aient pas encore fini de se réap-
proprier cette page de leur histoire n’est pas douteux, et un livre récent en fait
la constatation11. Le « délai de la résurgence », il est vrai, est toujours long,
même si certains phénomènes peuvent suggérer comme une remobilisation de
la mémoire : ainsi, tout récemment, le retour insistant de la référence à Vichy
dans nombre de déclarations, entre les deux tours des élections présidentielles,
est peut-être un indice de ce que, contrairement aux prédictions intéressées d’un
négateur du passé12, les Français, en votant, se sont de fait prononcés aussi sur
l’histoire de la Seconde Guerre mondiale13. Mais, aux historiens, on demande-
rait volontiers qu’ils devancent le temps lent de la mémoire collective : or on
sait quels remous produisit dans le milieu des historiens français la parution,

9. Op. cit., p. 62 et 64.


10. Hésiode, Théogonie, 96-103.
11. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Éd. Du Seuil, 1987. On peut s’interroger
sur ce que signifie « 198… » : que, d’ici à la fin des années 80, l’état de la mémoire risque peu de
changer ? Que les années 90 marqueront un terme à cette histoire ? L’auteur ne le pense pas, qui
écrit : « Reste une interrogation sur les générations de demain » (p. 322).
12. Il s’agit du président du Front national, le 28 septembre 1987.
13. Tout comme, à leur insu peut-être, ils votaient sur un problème de décolonisation (le problème
des « étrangers », c’est-à‑dire des immigrés, en est bien un, comme le voit Lothar Baier, ici même,
p. 211 sq.), voire sur l’oubli de la guerre d’Algérie.
496 pour quel consensus ?

en 1973, de l’ouvrage de Paxton sur la France de Vichy, qui, depuis les États-
Unis, énonçait, démonstration à l’appui, quelques vérités gênantes, propres à
pulvériser un consensus, fragile certes, mais rassurant14.
Encore s’agirait-il de s’entendre sur ce que l’on demande à l’Histoire, que
l’on soit simple particulier ou historien de métier. La récente « querelle des his-
toriens » allemands atteste que ce n’est pas nécessairement – beaucoup s’en
faut – de dissiper l’oubli. Certains des protagonistes, souvent les plus réputés
académiquement, tablant sur le désir d’un « passé auquel souscrire », tendent
en effet à donner à la mémoire allemande un contenu qu’ils veulent accep-
table (entendons : producteur de consensus), pour « faire passer » un passé
que ­l’Allemagne fédérale n’oublierait pas assez vite. Le faire passer, « comme
n’importe quel autre »15… Qui n’adhère pas à ce programme sera suspecté de
s’acharner contre l’identité allemande. On s’interrogera à juste titre – il faut
s’interroger – sur cette définition de l’histoire comme instrument intellectuel
propre à fabriquer du consensus. Mais ne nous empressons pas trop d’affirmer
que notre mémoire s’opposerait à leur oubli : les historiens français, je le répète,
ont assez à faire avec les trous de mémoire français.
Admettons ce qui, de Thucydide à Marc Bloch, est sans doute le plus petit
commun dénominateur des grandes définitions de l’Histoire : que la tâche
de l’historien est de mémoire sans concession ; il va de soi dès lors que nous
n’avons plus à lui demander d’œuvrer à quelque consensus que ce soit. Tout
au contraire, s’il est vrai que, « pour entretenir la mémoire », l’histoire doit,
comme l’avance Pierre Vidal-Naquet, « suppléer la mémoire », nous devrions
sans répit le soutenir dans son rôle de trouble-fête. Sa tâche en sera-t‑elle pour
autant facilitée ? Rien n’est moins évident, car la difficulté remonte alors plus
haut, au moment où, sur-le‑champ, on oublia le passé, et il arrive que cet oubli
ait été si puissant que l’épisode oublié soit, à proprement parler, effacé de la
mémoire collective. C’est en l’occurrence le cas, sinon de Vichy, qui n’a sans
doute pas été « rayé de l’histoire de France » aussi radicalement que certains
l’affirment16, mais de l’événement nommé Munich. En avons-nous fini avec
Munich ? demande Emmanuel Terray. Les historiens ont beau travailler à dépla-
cer les perspectives, la collectivité n’en veut rien savoir, parce qu’elle n’a rien
voulu faire de cet épisode, à coup sûr peu flatteur pour les Occidentaux : seul
a perduré le facile sentiment de soulagement, dissimulant tous les abandons,
d’autant, suggère Terray, que Yalta, d’où la France était absente, est venu à
point nommé masquer Munich qui, pour l’Europe de l’Est, en était pourtant
comme une répétition générale, avec une distribution différente. Et comment
parler du 17 octobre 1961, où la police française massacra par centaines des
nationalistes algériens, à moins de reconstruire pièce par pièce, comme le fait
Jean-Luc Einaudi, cette journée de meurtre, à l’aide des rapports de police et
des témoignages patiemment collectés chez les survivants ? Comme si ce jour

14. Robert O. Paxton, Vichy France, Old Guard and New Order, 1940-1944 (1972, traduit de
l’américain par Claude Bertrand, sous le titre La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Éd. du Seuil,
1973. Sur la réception française du livre, voir H. Rousso, op. cit., p. 267-271.
15. Devant l’histoire (op. cit., n. 8) ; j’ai utilisé les contributions de J. Kocha (p. 109), M. Stürmer
(p. 25), E. Nolte (p. 35).
16. Sternhell, op. cit., p. 24.
pour quel consensus ? 497

d’octobre avait été annulé, au point que l’on ne puisse raconter même ­l’histoire
de son oubli17.
Mais, à traquer l’oubli de ce que l’on aurait voulu croire inoubliable, ne
s’agit-il vraiment que d’histoire ? L’histoire n’est pas la mémoire, même si
elle y supplée, et, sur fond d’institutions, « entre historiens on peut en fin de
compte parler de tout », note ironiquement Lothar Baier, sans trop déroger
au code de l’échange académique. Est-ce pour cette raison que des « non-­
spécialistes » – anthropologues, historiens d’autres périodes ou d’autres civi-
lisations, philosophes –, passant outre l’autorité institutionnelle du partage des
disciplines, ont tenu à témoigner ici de ce qu’il en est aujourd’hui de l­’oubli
dans la cité ?
Et il serait grand temps de constater que, contre les politiques oublieuses
et les consensus trop économiques, une autre voix (une tout autre voix)
se fait entendre, ténue mais toujours vigilante même si elle se sait inutile-
ment prophétique dans l’instant, et qui, puissante de n’avoir jamais totale-
ment rompu avec l’oralité, combat sans relâche tous les effacements ; j’ai
nommé la poésie, qu’elle soit mémoire vivante de l’expression formulaire ou
qu’elle s’inscrive sur le papier et dans l’âme. Présente en personne dans ce
volume, la poésie y est aussi, plus souvent encore, invoquée à titre de témoin
(ou de mnḗmōn, ainsi que les Grecs nommaient l’homme-mémoire, magis-
trat préposé à la durée) : Rachel Ertel cite le poète yiddish Yakov Glatstein,
Emmanuel Terray le Tchèque Jaroslav Seifert, Pierre Vidal-Naquet le Grec
Séféris, comme si nulle parole ne savait mieux que la poésie prévenir et refou-
ler l’oubli. Il est vrai qu’elle en vit, dans la durée imprévisible des « perfor-
mances » ; mais aussi, parce qu’elle a intégré en soi l’oubli, elle en connaît
assez le travail insidieux pour savoir interposer sa présence entre l’inou-
bliable et la mémoire menacée.
Et voici qu’à propos des oublis de la science Hugo est convoqué pour témoi-
gner de la force du verbe poétique :
On n’enseigne plus […] la scolastique d’Abailard, la politique de Platon, la
mécanique d’Aristote, la physique de Descartes […]. On enseignait hier, on
enseigne encore aujourd’hui, on enseignera demain, on enseignera toujours le
Chante, déesse, la colère d’Achille.
La colère d’Achille ? C’est le premier mot de l’Iliade et, pour le poème
tout entier, c’est l’opérateur essentiel, faute de quoi bien des années auraient pu
s’écouler encore devant Troie pour les Achéens sans qu’Achille trouve en soi
assez de fureur pour tuer Hector. Or il nous importe qu’à la Muse le poète qu’on
appelle Homère ait assigné pour fonction de chanter la Colère, en ce qu’elle est
mémoire terrible de ce qui ne s’oublie pas : la perte.
Il n’est pire perte que la disparition ou que l’effacement, lorsqu’il est sans
retour (j’exclus donc pour l’instant la figure du palimpseste18, ce feuilletage
de mémoire et d’oubli où le plaisir trouve abondamment son compte). Aucune

17. En attendant l’ouvrage de Jean-Luc Einaudi, voir Pierre Vidal-Naquet, « Ce jour qui n’ébranla
pas Paris », Actualité de l’émigration, 59 (15 octobre 1986).
18. Dont pourtant Orwell (op. cit., p. 63) fait la métaphore de l’histoire.
498 pour quel consensus ?

trace ou, ravivant la douleur d’avoir perdu, la simple marque d’une extraction19,
seul indice qu’il y eut quelque chose et non pas rien. Du coup, on ne pourra
oublier qu’on a oublié, mais jamais on ne se souviendra de l’oublié, si bien
que le non-oubli, interminablement, se prendra lui-même pour objet, sans fin
se répétant qu’il y a eu du passé, mais que l’accès en est impossible – et cela,
dit fortement Charles Malamoud, « méduse » la mémoire, à jamais pétrifiée.
Fasciné par ce qu’il imaginait de la pratique égyptienne du martelage, offerte
à l’œil sur les murs de tous les monuments, Freud donnait pour maître à son
Moïse cet Akhenaton qui, pour la gloire de son dieu unique, fut un impitoyable
marteleur20 ; mais le même Freud pensait aussi qu’à la limite l’effacement inté-
gral n’existe pas, ainsi celui, paradigmatique en son impossibilité, des « traces
d’un meurtre » – serions-nous encore aussi optimistes ? il est vrai que nous
avons vu Shoah, et savons que, dans les psychismes, les traces ne s’effacent
pas comme en un appareil d’État. Il se pourrait en tout cas que l’on n’efface pas
en toute impunité : ce qu’il en coûte d’effacer l’écriture lorsqu’elle appartient
à tous, les anciens Grecs ont beaucoup à nous apprendre parce qu’ils savaient
que les changements de régime détruisent la mémoire gravée sur les pierres, au
cœur de la cité. Aussi mainte pierre inscrite se protège à l’abri d’une impréca-
tion contre le fauteur d’oubli :
Celui qui martèlera les lettres passées au rouge ou rendra impossible la vue des
stèles, qu’il périsse, lui et sa descendance !21
Interviendront alors la Justice des dieux ou le tribunal de la culpabilité.
À parler de lettres effacées, on ne parle certes que métaphoriquement ; mais
il s’agit alors moins de refoulement – car le refoulement est mémoire de ce qui
oublie – que de « retranchement22 » : mis à part, toujours là et cependant inac-
cessible est le retranché, d’où l’on ne fait retour qu’à l’état de fantôme ou, comme
les écrivains soviétiques naguère « innommables » et que la nouvelle politique
appelle maintenant au grand jour des vivants, de « revenant ». Encore le retour
n’est-il nullement assuré, et rien ne garantit qu’en cas de retour la mémoire offi-
cielle ne continuera pas à entretenir l’oubli de ce qu’il y a eu oubli. En d’autres
termes, ceux mêmes de Charles Malamoud, « la politique de l’oubli a surtout
pour objectif d’imposer l’oubli de la politique ». Par-delà l’écart entre la fiction
et le réel (mais en l’occurrence la fiction est vraie et le réel fantomatique), il en
est, à peu de chose près, des « vaporisés » de 1984 (« Syme avait disparu […],
Syme avait cessé d’exister, il n’avait jamais existé », « Syme n’était pas seu-
lement mort, il était aboli, il était un nonêtre »23) comme de l’écrivain Isaac

19. Les Grecs anciens parlaient d’exairēsis lorsque, par exemple, on ôte du calendrier un jour de
funeste mémoire ; nous parlons encore d’exérèse pour désigner l’opération chirurgicale par laquelle
on enlève un organe, une tumeur ou un corps étranger.
20. Freud, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard,
1986, p. 88 ; les traces du meurtre : p. 115.
21. Je cite une inscription de la cité de Téos (début du ve siècle av. J.-C.) ; voir Marcel Detienne,
« L’espace de la publicité », in M. D. (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Presses
universitaires de Lille, 1988, p. 50-53.
22. Je dois à Françoise Davoine cette distinction et sa formulation ; « retranchées » (abgespalte-
nen) sont dans L’Homme Moïse (p. 166) certaines parties du moi sous l’influence du traumatisme.
23. Orwell, op. cit., p. 211 et 225.
pour quel consensus ? 499

Babel dans la très officielle édition de 1962 de la Petite Encyclopédie littéraire


de l’Union soviétique : « En 1937, il fut réprimé illégalement. Il a été réhabi-
lité à titre posthume. »

Réhabilité, sans doute. Mais, quant à ce que fut sa mort, quant à ce que signi-
fient l’épais silence qui pesa sur son nom ou l’« illégalité » de la répression
dont il fut victime, les interrogations se heurtent à des mots, beaucoup de mots
sur l’avant et l’après de la béance. Des mots sur ce qui, précisément, n’est pas
l’objet de la question. Autant dire : rien.
Et cependant les mots vides ont une fonction : ils cernent et tout à la fois
suturent (tentent de suturer, et y parviennent souvent assez bien) l’entre-deux ter-
rifiant. Et l’on pourrait dire, à peine paradoxalement, que, si la mémoire sovié-
tique est amputée, elle l’est des trous noirs de l’histoire du stalinisme, dont elle
fait entrevoir et, en même temps, occulte, la monstrueuse béance.
J’ai parlé d’amputation. Certains ne parlent que de plaies à brider. Mais, dans
un cas comme dans l’autre, la chirurgie est le sous-texte de ce volume, jusqu’à
ce qu’un texte en fasse son objet manifeste : ce sera, analysé par Jean-Pierre
Peter, le long oubli de l’anesthésie par les chirurgiens et leur répugnance durable
à opérer des corps endormis, comme si seule la douleur de l’opéré couronnait le
travail du praticien. Ce rappel, à coup sûr, dérange, et l’on s’interroge : certes,
nous n’hésitons plus à recourir à l’anesthésie, mais, pour une tumeur ôtée sans
douleur, quelle souffrance de la mémoire, paralysée, incapable d’oubli, inca-
pable de mobilité et qui voudrait « guérir » de ses souvenirs enkystés ! Et si la
bienveillante anesthésie nous forçait à tout remonter d’un cran ?
Mais il y a surtout la chirurgie comme métaphore : ainsi, les « interven-
tions de chirurgie réparatrice » auxquelles on procède sur les œuvres d’art et
qui, curieusement, suggère Claude Frontisi, ôtent plus qu’elles ne restaurent. Et
d’autres excroissances, à peine métaphoriques, comme celle de la torture, ce mal
qu’on ne saurait ni oublier ni « opérer comme une tumeur de la mémoire24 ».
Et toutes les blessures de la mémoire collective.
Celles-ci, qui peut les soigner ? Vera Schwarcz doute que l’historien puisse en
être le médecin, doute dont les historiens « révisionnistes » allemands semblent
avoir résolument fait l’économie, en leur désir de fermer toutes les plaies pour
construire un passé suffisamment oublieux de ce qui advint. Aussi, face à ceux
qui parlent de rendre invisibles les cicatrices, le combat contre l’oubli passe-
t‑il par l’image, récurrente, de « blessures ouvertes25 ». Mais quelle cohérence,
même imaginaire, convient-il d’accorder à la représentation de blessures qu’il
faudrait maintenir ouvertes ? Qu’un certain lyrisme noir trouve à s’y satisfaire
n’est pas douteux. Mais, sans ouvrir le dossier, parfois accablant, du lyrisme en

24. Michel de Certeau, « Corps torturés, paroles capturées », in Michel de Certeau. Cahiers pour
un temps, Paris, Centre Pompidou, 1987, p. 61 (cité ici même par P. Vidal-Naquet).
25. Christian Meier, « Condamner et comprendre. D’un tournant de la mémoire historique alle-
mande », Le Débat, 45 (1987), p. 125 (« Les blessures doivent demeurer ouvertes ») ; W. Euchner,
Devant l’histoire, p. 291 (« On verra ces blessures se rouvrir »). En 1967, A. et M. Mitscherlich
(op. cit., p. 22) pensaient déjà que ces blessures sont ouvertes mais cachées. La métaphore peut aussi
bien être française : ainsi Georges Pompidou, à propos de la grâce de Paul Touvier (in H. Rousso,
op. cit., p. 137-138).
500 pour quel consensus ?

politique26, on s’inquiétera peut-être de ce que le choix de la métaphore implique


en soi de pure négativité. Alors on s’interroge : est-ce vraiment du chirurgien
que relèvent les blessures de mémoire ?
Historien de la mémoire de Vichy, Henry Rousso, qui croyait pouvoir « jouer
du scalpel en toute innocence », s’est finalement avisé que « l’heure était […]
au médecin, voire au psychanalyste ». Après quoi, tout en se défendant du péché
intellectuel d’emprunt à la psychanalyse (la valeur n’en serait, dit-il, que méta-
phorique)27, il parle de « névrose », de deuil inachevé où la Libération tiendrait
lieu de « souvenir-écran », de refoulements et d’obsession, voire de symp-
tômes et d’interprétation sauvage. Les historiens hostiles à toute prise en compte
des concepts psychanalytiques (ils sont nombreux) seront peut-être soula-
gés ­d’apprendre qu’il n’y a là que « métaphores » ; quant à ceux pour qui la
réflexion psychanalytique n’est pas lettre morte, ils trouveront sans doute la
parade un peu légère.
Le problème est crucial et mériterait qu’on le traite avec sérieux. Mais, à vrai
dire, la question qui nous intéresse n’est pas là, ou déjà plus là. Car une consta-
tation s’impose, à lire les textes qui suivent : lorsque ceux-ci ne font pas réfé-
rence, fût-ce fugitivement, à Freud (ainsi, d’entrée de jeu, Emmanuel Terray,
pour le tenir à bonne distance, sans doute, ce qui signifie encore qu’il ne soit
pas trop éloigné du champ), nombreux sont les auteurs qui puisent largement
au lexique de la psychanalyse. Il y est question de « traces mnésiques », de
« latence » (chez Lévy-Leblond), de « bénéfices de la culpabilité28 » et de lap-
sus, ou de condensation (je pense à l’analyse par Lothar Baier de l’expression
« marcher courbé »), et de refoulement, bien sûr – et abondamment, même si,
on l’a suggéré, le recours à cette notion n’est pas toujours pertinent29.
Un mot toutefois manque à cette énumération, et l’on peut observer comme
une réticence partagée à l’employer. C’est le mot de deuil ou, plus exacte-
ment, c’est le syntagme freudien de travail du deuil (Trauerarbeit). De l’un
à l’autre, il y a toute la différence entre l’attitude qui veille à ce que les bles-
sures de mémoire restent à vif comme au premier jour et « la lutte contre soi-
même jusqu’à ce qu’on accepte enfin d’admettre la réalité de la perte30 ». Dans
le deuil, on n’oublie certes pas, mais rien d’autre ne peut se mettre en place. Le
travail de deuil se veut au contraire incorporation de la perte – perte de l­ ’objet,
mais aussi perte de soi dans le crime – par arrachement progressif, sous le signe
d’une remémoration douloureuse car nécessairement conflictuelle, à ­l’issue
de quoi on devrait oser enfin s’attaquer aux zones d’ombre que l’oubli gardait
trop bien. Il y a plus de vingt ans que le livre des Mitscherlich sur Le Deuil
impossible tenta, à l’usage de la mémoire allemande, de plaider pour une telle
entreprise, qui rendrait à un passé déréalisé son poids de réalité, fût-il terrible,
et ne créerait le consensus qu’après coup et comme par surcroît, au lieu de le

26. Voir Patrice Loraux, « La théorie est trop belle », article à paraître dans la Revue des sciences
humaines de Lille.
27. Citations p. 11 et 21.
28. On comparera avec A. et M. Mitscherlich (op. cit., p. 29) sur le bénéfice de l’oubli.
29. Sur l’écart entre le refoulé et l’effacé, voir Freud, L’Homme Moïse, p. 189 ; sur l’impropriété
du mot refoulé, voir Mitscherlich, op. cit., p. 36, n. 1 ; emploi abondant de ce terme chez C. Meier,
Le Débat, 45, p. 116-117.
30. Voir A. et M. Mitscherlich, op. cit., p. 69.
pour quel consensus ? 501

rechercher à n’importe quel prix. Mais sur ce livre un profond silence semble
s’être refermé, les historiens n’ayant que faire d’une étude qui se réclame de
Freud, les psychanalystes criant de leur côté au délit de « psychanalyse appli-
quée ». Préoccupés de mémoire et d’oubli comme nous le sommes actuellement,
nous devrions sans doute œuvrer à sortir de l’impasse – ou d’abord à tenter de
la formuler avec exactitude – comme à la plus urgente des tâches. Cela suppo-
serait que la psychanalyse revienne sur le rapport d’hypermnésie (et, parallè-
lement, d’oubli sélectif) qu’elle entretient à l’égard de son fondateur31 et que
les historiens renoncent à assimiler le réel à la seule positivité des faits. Mais
nous sommes en 1988, historiens et psychanalystes vaquent à leurs affaires et,
tandis que les tenants de l’oubli persistent à chercher un consensus délivré du
passé32, d’autres veillent sur leurs blessures, parce que les politiques de l’oubli
ne leur laissent pas d’autre choix.
Une dernière fois, je reviens à l’apologue en forme de développement his-
torique, présenté par Jean-Pierre Peter, et pose la question : « l’impuissance
médicale à penser la douleur elle-même » ne nous fournit-elle pas l’image de
la répugnance que les sociétés humaines éprouvent devant le nécessaire t­ ravail
de deuil ?

Il faut arrêter, sinon conclure. Car il n’y a pas de conclusion.


Sur Léthè, Oubli, les Grecs tenaient un discours unique, mais fondamentale-
ment double. Hésiode, leur théologien, avait fait d’Oubli un des fils de Querelle
(Éris), après quoi il avait dédoublé Éris – la bonne et la mauvaise –, sans pour
autant lui donner une double filiation33. Il n’y a donc pas deux oublis, un bon
et un mauvais, mais il y a l’oubli, par soi ambivalent et dont il faut apprécier
l’effet cas par cas. Nous débrouillerions-nous mieux que les Grecs avec cette
question ? Ce n’est pas sûr. Sans doute connaissons-nous des situations où il
n’existe pas de solution qui puisse tout uniment être bonne ou mauvaise. Et,
pour tenter de mettre en place les conditions de possibilité d’une négociation,
il faut parfois commencer par oublier34. Ou, du moins, par faire en tout comme
s’il en était ainsi. Sans oubli, nul individu et nulle société n’échapperaient au
régime de l’insomnie. Et cependant, nous n’avons pas fini de lutter contre les
politiques de l’oubli.

31. Dans la foulée de Jean-Marc Lévy-Leblond, on pourrait demander ce qu’il en est d’une science
qui n’oublie pas ses fondateurs. Mais aussi : qu’en est-il d’une réflexion qui, systématiquement,
« oublierait » certains textes fondateurs (à commencer par l’Homme Moïse), au profit d’autres,
certes moins problématiques ?
32. Constater, comme Henry Rousso (op. cit., p. 322), que, face à Vichy, la France est « incapable
de retrouver le fil de son histoire », tandis que « la société a raffermi progressivement ses aires de
consensus », n’est-ce pas reconnaître que tout le travail du deuil à accomplir ?
33. Hésiode, Théogonie, 227 ; Les Travaux et les Jours, 11 sq. (mais la bonne Éris est, comme
celle de la Théogonie, fille de Nuit).
34. Je pense à la conférence Give Peace a Chance qui, entre le 18 et le 20 mars 1988, a réuni à
Bruxelles des interlocuteurs israéliens et palestiniens convaincus que, pour simplement commencer
à parler, il faut mettre le passé entre parenthèses.
DE L’AMNISTIE ET DE SON CONTRAIRE*

Sous la rubrique « Usages de l’oubli », j’aimerais parler de l’amnistie.


Mais déjà le pas est fait qui, de la mémoire expurgée, a conclu à l’oubli.
Tant – amnistie, amnésie – l’enchaînement s’impose, séduisant comme une éty-
mologie, évident comme une assonance, nécessaire, semble-t‑il (ou, du moins,
pense-t‑on, lorsque, par principe, on se défie et de l’oubli et de l’amnistie). Il se
pourrait toutefois que l’oubli soit trop vite là ou trop là, lorsque, sous ce nom,
on entend désigner l’ombre portée du politique sur la mémoire. Dans l’amnistie,
oblitération institutionnelle de ces pans de l’histoire civique dont la cité craint
que la durée ne soit impuissante à faire du passé, peut-on vraiment voir quelque
chose comme une stratégie de l’oubli ? Il faudrait alors que l’on pût oublier sur
ordre. Mais, en soi, ce simple énoncé a bien peu de sens.
Il est d’autres apories, encore. Si l’oubli n’est pas absence irrémédiable,
mais, comme dans l’hypothèse freudienne, présence seulement absentée de
soi, surface obscurcie abritant ce qui n’aurait été que refoulé, paradoxale
serait à coup sûr la visée de l’amnistie. D’ailleurs, à prendre les phrases
au mot, que veut donc une amnistie, en sa volonté proclamée ? Un efface-
ment sans retour et sans trace ? La marque, grossièrement cicatrisée, d’une
amputation, de ce fait à jamais mémorable pourvu que l’objet en soit irré-
médiablement perdu ? Ou l’aménagement d’un temps pour le deuil et la (re)
construction de l’histoire ?
Il faudrait trancher. Je m’en abstiens pour l’heure et propose un détour,
manière de prendre quelque recul. Qu’en est-il de l’amnistie considérée en ce
temps ancien où ce que nous appelons ainsi n’avait pas de nom (bien que le mot
amnēstía fût disponible à cette fin) mais prenait de deux façons la forme syn-
taxique d’un énoncé très contraignant ? Autant dire que le détour sera grec, plus
précisément athénien, et que le double énoncé ajointe une prescription (inter-
diction de rappeler les malheurs) avec la prestation d’un serment (je ne rap-
pellerai pas les malheurs).
Interdiction de rappeler, je ne rappellerai pas. À deux reprises, c’est de
mémoire qu’il est question à Athènes. Une mémoire refusée, mais une mémoire.
Perdrons-nous de vue l’oubli ? Pour un moment, c’est là le détour. Le temps de
mettre à distance ce que nous entendons sous ce mot, pour mieux en construire
la notion grecque : plus menaçante, plus archaïque et comme originaire en ce
qu’elle se cache à l’abri de son contraire, celle-ci n’apparaîtra que sous néga-
tion (mais d’une tout autre façon que la mémoire à Athènes). Ce qui promet

* Première publication dans Usages de l’oubli : Contribution au colloque de Royaumont, Paris,


Seuil, 1988, p. 23-47.
de l’amnistie et de son contraire 503

un lent déchiffrement au cœur d’énoncés interdits que dissimule, en une opé-


ration très grecque, la référence à la mémoire.
Une interdiction, de l’interdit. À l’évidence, entre les deux registres, la dis-
sonance est essentielle, et mieux vaudrait ne pas la réduire.

Deux interdictions de mémoire à Athènes

Deux interdictions de (se) rappeler dans l’Athènes du ve siècle avant notre


ère. L’une au tout début du siècle, et l’autre tout à la fin.
Hérodote s’est à l’occasion fait l’historien de la première. Racontant le soulè-
vement de l’Ionie, en 494, et comment les Perses matèrent la révolte en s’empa-
rant de Milet, qu’ils dépeuplèrent et dont ils brûlèrent les sanctuaires, Hérodote
s’attarde sur ce que, face à cet événement, fut la réaction de deux des peuples
de la famille ionienne. Naguère privés de leur patrie, ce dont les Milésiens
avaient mené grand deuil, comme il sied à des parents ou à des hôtes, les habi-
tants de Sybaris ne rendirent pas la pareille à ceux de Milet. En revanche, les
Athéniens auraient manifesté une affliction extrême, pour ne pas dire exces-
sive. Et il arriva surtout que
Phrynikhos ayant fait représenter une tragédie, La Prise de Milet, qu’il avait
composée, le théâtre (tout entier) fondit en larmes ; quant à lui, ils lui infligèrent
une amende de mille drachmes pour (leur) avoir rappelé des malheurs qui les
concernaient en propre (hō ̂ s anamnḗsanta oikḗia kakā́) et ils ordonnèrent que nul
désormais (mē ̂ kéti mēdéna) ne fît plus usage de cette tragédie (VI, 21).
Sans doute, par ce très officiel décret de l’assemblée du peuple, les Athéniens
pensaient-ils seulement interdire à l’avenir toute représentation de La Prise
de Milet, livrant irréversiblement à l’oubli la tragédie de Phrynikhos. Mais on
créditera volontiers cette décision d’une tout autre portée, éminemment para-
digmatique quant au statut athénien de la mémoire civique, quant à la défini-
tion athénienne du tragique. Frappé d’une lourde amende et interdit de scène
pour avoir introduit dans le théâtre d’Athènes une action (drâma) qui, pour
les Athéniens, n’est que souffrance (páthos1) et affaire de famille – la famille
ionienne, cette famille qu’est la cité, en un mot l’identité civique, ce soi collec-
tif qui se définit par la sphère du propre (oikeîon)2–, le premier des grands tra-
giques, en rappelant ses concitoyens à la mémoire de leurs « propres maux »,
les éveille, pour ce que je me plais à considérer comme la première fois, à la
conscience des dangers de la remémoration, lorsque l’objet en est source de
deuil pour le soi civique.
Une longue histoire commence, celle de la pratique athénienne de la mémoire,
celle, aussi, de la tragédie, que l’on imaginera à jamais marquée par ce coup
d’arrêt initial. Le peuple athénien a fait savoir qu’il ne supportait pas que l’on

1. Je tire páthos, le pâtir, de la forme pathoûsi qui, à propos des Milésiens, ouvre le chapitre 21 du
livre VI. S’identifiant aux Milésiens – ce que traduit l’emploi de oikḗion –, les Athéniens ne voient
que páthos du soi dans ce qui, pourtant, est une action dramatique.
2. Sur le récit d’Hérodote, voir les remarques de S. Mazzarino (qui traduit oikḗia par « propres »)
dans Il Pensiero Storico classico, t. I, Bari, Laterza, 1983 (2e éd.), p. 107-108. Sur oikeîos, voir
« Oikeios polemos : la guerra nella famiglia », Studi storici, no 28, 1987, p. 5-35, ainsi que « La
main d’Antigone », Mètis, no 1, 1986, p. 165-196.
504 de l’amnistie et de son contraire

présentât sur la scène ce qui l’affecte douloureusement, les tragiques entendront


la leçon et sauront éviter les arguments trop actuels, à moins que le présent ne
soit deuil pour les autres, un deuil inlassablement converti, comme dans les
Perses, en hymne à la gloire d’Athènes3. De cette nécessaire inactualité, peut-
être s’ensuivra-­t‑il, pour le genre tragique, un choix aussi important que celui
de la fiction4 – disons, pour faire vite, du mûthos. Encore faut-il observer que,
lorsque le mûthos aura son lieu à Athènes, la tragédie sera tendanciellement dotée,
comme dans les drames athéniens d’Euripide, d’une fin « positive » ; aussi les
« véritables » tragédies, où le drâma est en même temps páthos, auront-elles
leur site hors de la cité, et, au ive siècle, Isocrate se plaît à formuler la loi qui
veut que, dans son théâtre, Athènes s’offre la représentation des crimes origi-
nellement attachés aux « autres cités » (Panathénaïque, 121-123)5.
C’est ainsi qu’au début du ve siècle Athènes s’engageait dans une pratique
très surveillée de la mémoire civique.

La seconde interdiction, à l’extrême fin du siècle, vise à barrer toute remémo-


ration des « malheurs » qui, cette fois-ci, ont directement atteint le soi de la cité,
déchiré de l’intérieur par la guerre civile. Après la défaite militaire d’Athènes
et la sanglante oligarchie des Trente, c’est l’interdiction de « rappeler les mal-
heurs » qui, en 403, scelle la réconciliation démocratique. Nous appelons cela
une amnistie – de cet épisode, les modernes historiens de la Grèce font même
l’amnistie modèle, paradigme de toutes celles que connaîtra l’histoire occiden-
tale –, et déjà Plutarque employait ce terme lorsque, conscient de la profonde
affinité des deux gestes, il associait « le décret d’amnistie » (tò psḗphisma tò
tē ̂ s amnēstías) à l’amende infligée à Phrynikhos6.
403 avant notre ère : les démocrates, hier pourchassés, maintenant rentrés
vainqueurs à Athènes, proclament la réconciliation générale en recourant à un
décret et à une prestation de serment. Le décret proclame l’interdiction : mḕ
mnēsikakeîn, « il est interdit de rappeler les malheurs » ; le serment engage
tous les Athéniens, démocrates, oligarques conséquents et gens « tranquilles »
restés dans la ville pendant la dictature, mais il les engage un par un : ou mnē-
sikakḗsō, « je ne rappellerai pas les malheurs ».
Rappeler les malheurs – ce syntagme que le verbe composé mnēsikakeîn
exprime formulairement à Athènes comme en d’autres cités –, qu’est-ce à
dire ? Une fois admis que, sous l’appellation de kaká, les malheurs, les Grecs
désignent ce que nous appelons plus volontiers, sur le mode euphémique, les

3. Eschyle, Les Perses, 284-285, 287, 824 (ainsi que Hérodote, V, 105). Avec S. Mazzarino (op. cit.,
p. 107-108), on notera que le Darius des Perses ne rappelle évidemment pas la victoire qu’il avait
remportée à Éphèse sur Athéniens et Ioniens.
4. C’est la lecture de J.-P. Vernant, « Le sujet tragique : historicité et transhistoricité », in
J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, t. II, Paris, La Découverte, 1986, p. 86-87.
5. Tragédies athéniennes : c’est, même en faisant la part de l’ambiguïté, le cas chez Euripide (Ion,
Les Suppliantes, Les Héraclides), ainsi que dans Les Euménides d’Eschyle. Qu’Athènes puisse
toutefois être mise en question par ce qui se passe chez « les autres », ainsi que me le fait remarquer
Renate Schlesier, est indéniable ; mais elle l’est indirectement, par exemple à travers l’opposition
Grecs / Barbares dans les tragédies du cycle troyen chez Euripide.
6. Préceptes politiques, 814 b-c. On notera que ce texte, consacré à ce qu’il faut rappeler du passé
pour l’offrir à l’imagination, ne retient explicitement comme objet de mémoire que les actes
induisant l’oubli.
de l’amnistie et de son contraire 505

« événements » – le désordre dans la cité –, c’est à mnēsi-, forme dévelop-


pée du radical grec de la mémoire, qu’il faut prêter attention. À en juger par
les emplois de mnēsikakeîn, il s’agirait moins de remettre en mémoire, comme
Phrynikhos provoquant une anamnèse (anmnḗsanta) chez les Athéniens, que
de rappeler contre. L’anamnèse agissant (sur) les citoyens d’Athènes, le verbe
entraînait un double objet à l’accusatif – le contenu du rappel, le sujet rap-
pelé à la mémoire – ; en revanche, régissant maintes fois un datif d’hostilité,
mnēsikakeîn implique que l’on brandisse la mémoire offensivement, que l’on
s’en prenne à ou que l’on sévisse contre autrui, bref, que l’on tire vengeance.
Ainsi, du début à la fin du siècle, le rappel des malheurs, de neutre qu’il était
(­suppose-t‑on) avant Phrynikhos, est devenu acte de vindicte. Mnēsikakeîn : se
dit, chez Platon, du parti vainqueur au combat qui exerce des représailles sous
forme de bannissements et d’égorgements7, mais, plus spécifiquement, à pro-
pos de l’Athènes d’après 403, désigne, chez Aristote comme dans les discours
judiciaires, l’acte – tout à la fois considéré comme explicable et illégitime, et
dont régulièrement la responsabilité revient aux démocrates – d’intenter un pro-
cès pour faits de guerre civile8.
Mḕ mnēsikakeîn : façon de proclamer que, pour les actes séditieux, il y a
prescription. Avec la visée de restituer une continuité que rien n’aurait enta-
mée, comme si rien n’était advenu. Continuité de la cité, symbolisée par le
aeí (toujours, c’est-à‑dire à chaque fois) de la rotation des charges, par-delà
­l’opposition de la démocratie et de l’oligarchie : symbole de cette continuité
est par exemple le magistrat Rhinon, entré en charge sous l’oligarchie et qui,
sans la moindre difficulté, rendit ses comptes devant l’assemblée démocratique
(Aristote, Constitution d’Athènes, 38, 4) – et l’on sait que la clause exceptant
les Trente de l’amnistie tombait de soi-même pour ceux d’entre eux qui s’esti­
maient assez irréprochables pour s’exposer au regard du peuple. Mais aussi,
tout à la fois et sans s’inquiéter de la contradiction, continuité de la démocratie
du ve siècle avec celle d’après la réconciliation, continuité certes plus difficile
à penser, à moins de traiter la plaie ouverte de la dictature comme une paren-
thèse ; il suffisait alors d’expurger cette parenthèse oligarchique, sinon de la
« tyrannie » (soigneusement maintenue au contraire à titre d’anomalie, repoussoir
­commode offert à toutes les indignations rhétoriques), du moins de la guerre civile
en sa réalité. Que l’opération ait été bénéfique est une autre affaire : à voir tout
ce qui oppose la démocratie « restaurée », mais édulcorée, d’après 403 à celle
d’avant 405, on parierait volontiers que nulle opération de mémoire ne parvint
à fermer la plaie, si profonde était l’entaille introduite dans la cité par le conflit.
Or c’est précisément du conflit (de la division) qu’il convient, à chaque évo-
cation du passé, d’expurger l’histoire d’Athènes en « laissant tomber les évé-
nements antérieurs » (Andocide, Mystères, 81). On soustrait, donc, ou encore,

7. Lettre vii, 336 e-337 a ; j’adopte la traduction de Luc Brisson (Platon, Lettres, Paris, Garnier-
Flammarion, 1987), qui rend compte de la construction de la phrase en groupant kratḗsantes mákhais.
8. Voir par exemple Aristote, Constitution d’Athènes, 40, 2 ; Isocrate, Contre Kallimakhos, 23
(et 2, où dikázesthai parà toùs hórkous est le strict équivalent de mnēsikakeîn), Lysias, Contre
Nikomakhos, 9, et Andocide, Mystères, 104. Illégitimité : l’action d’irrecevabilité évoquée dans
le Contre Kallimakhos, 2, tente de prévenir l’existence même de tels procès, et, comme me le
fait remarquer Yan Thomas, telle l’actuelle question préjudicielle, elle verrouille tout le système
athénien contre la mémoire.
506 de l’amnistie et de son contraire

c’est moins visible, on efface, et c’est du même effacement, à chaque fois répété,
que l’on escompte le bénéfice de l’oubli9.
Une précision ici s’impose : à parler d’effacement, je n’entends pas recou-
rir à quelque métaphore usée, chère à notre idiome contemporain, mais parler
grec, en l’occurrence athénien. Car, dans la thématique grecque de l’écriture
comme instrument privilégié de la politique, l’acte d’effacer (exaleíphein) est
d’abord un geste à la fois institutionnel et très matériel. Rien de plus officiel
qu’un effacement ; on efface un nom sur une liste (les Trente, quant à eux, ne
s’en privaient guère), on efface un décret, une loi désormais caduque (pour inter-
dire de mémoire les faits de stásis, la démocratie restaurée dut plus d’une fois
user de cette pratique) : ainsi les soustractions répondaient aux soustractions.
Mais aussi : dans l’effacement, jusque-là, rien que de très matériel. Effacer,
c’est détruire par surcharge : sur telle tablette officielle blanchie à la chaux,
on repasse une couche d’enduit et, une fois recouvertes les lignes condamnées
à disparaître, voilà l’espace prêt pour un nouveau texte ; de même, sur telle
pierre inscrite, on introduit une correction à l’aide de la couleur et du pinceau,
en dissimulant la lettre ancienne sous la nouvelle. Effacer ? rien que de banal,
le tout-venant de la vie politique. Ce n’est pas que, çà et là, exaleíphein ne se
fasse métaphorique. Alors se dessine l’image d’une écriture tout intérieure, tra-
cée dans la mémoire ou dans l’esprit, et par là susceptible, comme toute ins-
cription, d’être effacée, que cet effacement soit bénéfique, lorsque la pensée,
en son progrès, se débarrasse d’opinions erronées (Platon, Théétète, 187 b), ou
qu’il soit néfaste, lorsqu’il s’agirait de faire l’économie d’un deuil tout-puissant
(Euripide, Hécube, 590). Or c’est la caractéristique de la réconciliation de 403
que la mémoire politique s’y soit exprimée dans un registre qui tienne à la fois
du symbolique et du matériel – ni seulement l’un, ni seulement l’autre, et les
deux simultanément. Car l’effacement joue alors sur les deux tableaux : l’effa-
cement de certains décrets a réellement eu lieu (Andocide, Mystères, 76), mais,
lorsqu’Aristote affirme que les Athéniens ont bien agi « en effaçant les griefs
(tàs aitías, les causes de procès) portant sur la période antérieure » (Constitution
d’Athènes, 40, 3), cet effacement, tout préventif, n’a d’autre lieu que l’interdic-
tion de mnēsikakeîn, d’autre visée que d’éviter les procès à venir, d’autre effec-
tivité que celle d’un acte de parole comme le serment. D’où il appert qu’entre
interdire de mémoire et effacer, les Athéniens établissaient une étroite relation
d’équivalence10.
Faisons un pas : qu’il y ait eu en revanche des démocrates pour souhaiter à
leur tour effacer – symboliquement et peut-être institutionnellement – les accords
entre citoyens des deux bords, peu de sources en témoignent, car rares furent
sans doute les démocrates qui osèrent s’exprimer ainsi11. Mais il y en eut à coup
sûr pour souhaiter « rappeler les malheurs » ou plus exactement – sur ce point,
Aristote est formel – il y en eut au moins un, parmi ceux qui étaient « rentrés »,

9. Certains orateurs démocrates parlent effectivement de l’oubli, mais comme d’une faute : voir
Lysias, Contre Ératosthène, 85 (« ils vous croient bien oublieux ») ; voir aussi Contre une propo-
sition tendant à détruire le gouvernement traditionnel, 2.
10. Pour l’association de ces deux gestes, voir Andocide, Mystères, 79.
11. Seul Isocrate, Contre Kallimakhos, 26 : « Vous vous irritez contre ceux qui disent qu’il faut
effacer (exaleíphein) les accords. »
de l’amnistie et de son contraire 507

pour commencer à mnēsikakeîn ; alors le modéré Archinos, lui aussi rentré à


Athènes avec le dē ̂ mos et auréolé de ce prestige, le traîna devant le Conseil, et
le fit condamner à mort sans jugement. Que l’histoire de ce démocrate inconnu,
voué à l’anonymat pour avoir manifesté un goût intempestif pour la mémoire,
soit historique ou qu’elle serve d’aítion à la loi du même Archinos réglementant
les modalités de l’accusation après 40312, la leçon est claire : l’homme politique
modéré fit un exemple (parádeigma) et, quand le fauteur de mémoire eut été
mis à mort, « personne ne rappela plus les malheurs » (Constitution d’Athènes,
40, 2). Pour mémoire, une victime expiatoire ; après quoi, une amende suffira
pour dissuader.
S’il fallut au moins une exécution, c’est que, ordonnant tout le processus,
­l’enjeu politique était d’importance : il s’agissait de rétablir l’échange – les
Athéniens disaient « la réconciliation » (diallagḗ) ou « la concorde » (homónoia) –
entre citoyens qui, quelques mois auparavant, s’étaient affrontés, armée contre
armée. À cette fin, il importait, pour disculper ceux qui n’avaient pas vaincu,
d’isoler les coupables : les Trente, bien sûr, qui, de fait, occupaient déjà cette
position, désignés numériquement comme le sont souvent les collèges de magis-
trats en Grèce, d’autant plus faciles à compter, donc, et, de surcroît, manifeste-
ment fauteurs du conflit. Une clause de l’accord – additionnée, on l’a vu, d’une
restriction non négligeable – faisait contre eux seuls13 une exception à l’interdit
de mnēsikakeîn. La responsabilité du sang versé ainsi fixée, il resterait tous les
autres Athéniens, voués à se réconcilier. Ce qui permettrait de n’avoir pas à pen-
ser même la notion d’hommes de main (blanchis sont les délateurs au service des
tyrans, s’ils n’ont pas tué de leur propre main, et tout se passe comme si aucun
ne l’avait fait), pour s’en tenir à celle, rassurante, de citoyens « tranquilles ».
Et, dans les procès, voici en effet que protestent de leur innocence des nuées de
kósmioi, partisans de l’ordre qui n’ont rien à se reprocher… À l’issue du pro-
cessus, sera reconstituée la cité une et indivisible des éloges officiels d’Athènes.
J’ai parlé d’enjeu politique. Si j’étais aristotélicienne, j’aurais dû dire que
l’enjeu était la politique elle-même. Soit donc Aristote, à propos d’Archinos :
« Il agit en bon politique » (politeúsasthai kalō ̂ s) ; et, à propos des démo-
crates athéniens : « Il semble bien qu’ils aient usé de leurs malheurs passés
de la façon la plus belle et la plus politique » (kállista kaì politikṓtata). Mais
déjà Isocrate donnait le fin mot de l’opération : « Puisque nous nous sommes
mutuellement donné des gages […], nous nous gouvernons de manière aussi
belle et aussi collective (hoútō kalō ̂ s kaì koinō ̂ s politeuómetha) que si aucun
malheur ne nous était arrivé14. » Tout est dit : la politique, c’est faire comme
si de rien n’était. Comme si rien ne s’était produit. Ni le conflit, ni le meurtre,
ni la rancune (ou la rancœur).

12. Voir Isocrate, Contre Kallimakhos, 2-3. Aition : le malheureux démocrate a sans doute été le
premier (ḗrxato) à mnēsikakeîn, plutôt qu’il n’a « commencé à » (Mathieu, Collection des univer-
sités de France).
13. Et quelques autres corps oligarchiques : voir Aristote, Constitution d’Athènes, 39, 6, et Andocide,
Mystères, 90. Sur l’usage que les citoyens accusés de menées anti-démocratiques en font, voir
Lysias, XXV, 5, 16, 18.
14. Aristote, Constitution d’Athènes, 40, 2 et 3 (où l’on notera que les Athéniens « usent » de leurs
malheurs tout comme, chez Hérodote, ils interdisaient à quiconque d’« user » de la tragédie de
Phrynikhos) ; Isocrate, Contre Kallimakhos, 46.
508 de l’amnistie et de son contraire

De la politique, donc, qu’elle commencerait où cesse la vengeance. Ainsi,


dans la ligne d’Isocrate et d’Aristote, Plutarque louera Poséidon, jadis prétendant
au titre de maître d’Athènes, mais vaincu par Athéna, d’avoir été sans ressenti-
ment (amḗnitos), c’est-à‑dire « plus politique » (politikṓteros) que Thrasybule,
chef des démocrates rentrés dans la cité, à qui sa victoire permettait une géné-
rosité facile. Et le même Plutarque d’ajouter que les Athéniens ont doublement
pris acte de cette clémence divine : en soustrayant du calendrier le jour anniver-
saire du conflit, de funeste mémoire pour le dieu, en élevant dans l’Érechtheion
un autel à Léthè, Oubli15. Une opération négative – la soustraction – et l’instal-
lation de l’oubli sur l’Acropole (cela même que les Athéniens nomment volon-
tiers « la Cité »), au plus profond du temple d’Athéna Poliade : effacement du
conflit, promotion de lḗthē comme fondement de la vie en cité. Et Plutarque
donnera encore comme définition du politique (politikón) qu’il enlève – telle est
peut-être la soustraction essentielle – à la haine son caractère éternel (tò aídion)16.
Affaires athéniennes, certes, que tout cela. Mais comment les tenir à dis-
tance jusqu’au bout ? J’ai résisté au démon de l’analogie qui, plus d’une fois,
me soufflait, non sans à-propos, tel parallèle avec la France libérée et les débats
qui, de 1945 à 1953, s’y déroulèrent quant à la légitimité de l’épuration, telle
comparaison avec les refoulements et les oublis dont, s’agissant de la France de
Vichy, nous voudrions être sûrs qu’ils soient vraiment derrière nous17. Mais je
ne résiste pas, en guise de contrepoint quasi contemporain, à citer telle conver-
sation du 24 juillet 1902, notée par Jules Isaac :
Péguy me dit que la tolérance conduit à l’avilissement, qu’il faut haïr. Je lui ai
demandé : « Mais qu’est-ce que la haine ? – La non-amnistie18. »
En 1900, l’affaire Dreyfus avait connu un premier tournant, avec le vote de
l’amnistie, mais, en sa colère19, Péguy était de ceux qui ne voulaient pas que
l’incident fût clos, parce qu’il n’y avait pas eu incident. Et l’on ajoutera qu’en
1902, Péguy, décidément peu « politique » au sens grec (au sens durable ?) du
terme, rompait avec Jaurès…
Je referme la parenthèse, mais pose la question qui toujours, comme la plus
interdite des tentations, se rouvre : et si le mot « politique » avait plus d’une
acception ? Ou, plus précisément, en recourant à la distinction de la politique
et du politique : qu’en serait-il d’un politique grec qui ne se construirait pas
sur l’oubli ? Ce politique, qui prendrait en compte l’inévitabilité du conflit, qui
admettrait que la cité est par définition vouée à se diviser en deux et non entre
« tyrans » d’un côté et Athéniens de l’autre, ce politique à la fois conflictuel et
commun20 a-t‑il d’autre existence que celle d’une construction de l’imaginaire ?
Or il se trouve que, si la construction est bel et bien grecque, la communauté

15. Plutarque, Propos de table, 9, 6 (in Moralia, 741 b) ; De l’amour fraternel, 18 (Moralia, 489 b-c).
16. Plutarque, Solon, 21, 2.
17. Voir H. Rousso, « Vichy, le grand fossé », Vingtième Siècle, no 5, 1985, p. 55-79, ainsi que
Le Syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Le Seuil, 1987.
18. J. Isaac, Expériences de ma vie, t. I, Péguy, Paris, 1963, p. 282. Sur la « contemporanéité » de
l’affaire Dreyfus, voir M. Winock, « Les Affaires Dreyfus », Vingtième siècle, no 5, 1985, p. 19-37.
19. Voir J.-M. Rey, Colère de Péguy, Paris, Hachette, coll. « Textes du xxe siècle », 1987.
20. Voir « Le lien de la division », Le Cahier du Collège international de philosophie, no 4, 1987,
p. 102-124.
de l’amnistie et de son contraire 509

conflictuelle ainsi échafaudée semble ne l’avoir été que comme la fiction d’une
origine toujours déjà dépassée – au début, le conflit ; alors vint la pólis… Et,
sans fin, l’amnistie réinstaurerait la cité contre les malheurs récents, dit-on. Ou
plutôt : contre le mûthos de l’origine.
Décidément, nous n’en sortirons pas. Mieux vaut reprendre les choses sur
le versant de l’oubli et de ce qui, en Grèce, en fait un enjeu crucial.

Oublier le non-oubli

Ouvrons la stratégie de mémoire athénienne sur quelques-uns de ses homo-


logues plus généralement grecs. Dès lors, c’est d’oubli qu’il sera question,
ouvertement.
Cela commence avec l’épilogue de l’Odyssée. À l’annonce du meurtre des
prétendants, grande émotion dans la cité d’Ithaque. On se rassemble sur l’agorá,
le cœur lourd. Eupeithès, père de cet Antinoos qui fut la première cible d’Ulysse,
parle : álaston pénthos, le deuil inoubliable (le deuil qui ne veut pas oublier) le
tient, il appelle à la vengeance contre les meurtriers. Un sage discours d’un sage
lui répond, qui plaide pour les droits du présent. La majorité, sourde aux argu-
ments d’Eupeithès le Persuasif, a beau se ranger de ce (bon) côté, le reste du
peuple court aux armes. Devant l’urgence, concertation de Zeus et d’Athéna :
que les gens d’Ithaque échangent des serments, et les dieux institueront l’oubli
(éklēsin théōmen : xxiv, 485) du meurtre. Reviendra la paix. Pour l’heure, c’est
le combat qui s’engage : Eupeithès tombe, d’autres encore dans sa troupe. Alors
Athéna arrête le bras d’Ulysse (à son protégé : « Mets un terme au conflit de
la guerre trop égale »). On échange des serments solennels. Fin de l’Odyssée.
En écho, le vœu d’Alcée, poète engagé, le premier à prononcer dans ses
vers le mot stásis :
Puissions-nous oublier cette colère
(ek dè khólō tō ̂ de lathoímetha).
Nous nous délivrerons de la rupture qui ronge les cœurs
Et du combat intestin, qu’un des Olympiens
A déchaîné. (Fr. 70, éd. Campbell)
Eklḗthomai chez Alcée, éklēsis dans l’Odyssée : tout commence par des
appels à l’oubli. Oublier non seulement les méfaits des autres, mais sa propre
colère, pour que se renoue le lien de la vie en cité. D’où la question : entre le
vœu archaïque d’oubli et l’interdiction athénienne de mémoire, faut-il supposer
que s’intercale quelque chose comme une histoire ? Que se serait-il passé, de
l’oubli revendiqué à la prescription de ne pas rappeler ? Puisque de nouveau,
donc, il faut s’essayer à construire de l’histoire, je propose, entre ­l’oubli de la
colère et le rappel des malheurs, d’interposer la notion poétique de « ­l’oubli
des maux ».
Positif21 lorsqu’il est versé par les Muses, filles de Mémoire – elles-mêmes
toutefois définies comme Lēsmosúnē kakō ̂ n, Oubli des Maux (Hésiode, Théogonie,
55) –, serait cet oubli du présent douloureux qu’apporte le chant du poète célé-
brant la gloire des hommes du passé. Encore faudrait-il s’assurer que, même

21. M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967, p. 69-70.
510 de l’amnistie et de son contraire

imputé à la puissance instantanée du verbe inspiré, l’oubli d’un deuil très récent
(Théogonie, 98-103) soit à l’abri de toute ambiguïté. À tout le moins, déjà, sur
cet oubli « bénéfique », pesait le doute chez Homère, lorsque, au chant iv de
l’Odyssée, pour arracher Télémaque et Ménélas à l’álaston pénthos d’Ulysse,
Hélène a recours à une drogue et à un récit. Antidote au deuil et à la colère,
nēpenthés, ákholon, kakō ̂ n epílēthon hapantō ̂ n, la drogue verse l’oubli de tous
les maux. Et quels maux !
Une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu de verser une
larme, quand bien même il eût perdu ses père et mère, quand, de ses propres yeux,
il aurait devant lui vu tomber un frère, un fils aimé (iv, 222-226, trad. V. Bérard).
Pleurer père et mère est un devoir qui ne souffre pas d’exception, et l’obli-
gation de vengeance s’attache tout particulièrement au meurtre d’un fils ou d’un
frère22. Immédiate autant que provisoire en son effet, la drogue peut bien subs-
tituer au deuil le « charme » – lui-même éminemment ambigu – « du récit »23
et les joies du festin, elle n’en retranche pas moins de la société, pour un temps,
celui qui la boit. Telle est la pointe extrême de l’oubli des maux, ce phárma-
kon, contrepoison de la douleur, mais poison pour l’existence humaine en ce
que celle-ci est éminemment contractuelle.
Entre l’interdiction politique, durable, de poursuivre une vengeance qui
nuise à la communauté et le charme dissipant à tout coup, mais provisoire-
ment, le deuil, l’écart est patent. En prêtant serment de ne pas rappeler les mal-
heurs de naguère, le citoyen d’Athènes affirme qu’il renonce à exercer toute
vindicte, et, pour se placer sous la double autorité de la cité qui décrète et des
dieux qui sanctionnent, il n’en énonce pas moins la maîtrise que, comme sujet,
il exercera sur lui-même ; inversement, le doux oubli vient d’ailleurs, qu’il soit
don des Muses ou du poète, effet de la drogue d’Hélène ou du vin (souventes
fois) ou du sein maternel, ce refuge (au chant xxii de l’Iliade), et, s’il est pré-
senté avec insistance comme oubli de ce qui ne s’oublie pas, nulle adhésion,
nul consentement n’est requis de celui à qui il advient et que l’assujettissement
instantané à cette mise entre parenthèses du malheur prive peut-être de tout ce
qui faisait son identité.

Car ce que, faute de donner à l’oubli toute sa puissance, nous traduisons au


passif par « l’inoubliable » est aussi – j’en avance l’hypothèse – ce qu’il fau-
drait appeler l’inoublieux24 : cela même qui, dans la tradition poétique grecque,
n’oublie pas et habite l’endeuillé jusqu’à dire je par sa bouche. C’est cela qu’il

22. Voir surtout Iliade, ix, 632-633 (critiquant Achille muré en son refus, Ajax affirme qu’on doit
accepter une compensation même du meurtrier d’un frère ou d’un fils, façon de suggérer que jamais
le désir de vengeance n’est aussi fort que dans ce cas), ainsi que Odyssée, xxiv, 433-435 (paroles
d’Eupeithès).
23. C’est le titre de l’étude de R. Dupont-Roc et A. Le Boulluec, « Le charme du récit (Odyssée,
iv, 218-289), in Écriture et Théorie poétiques. Lectures d’Homère, Eschyle, Platon, Aristote,
Paris, Presses de l’ENS, 1976 ; voir aussi A. Bergren, « Helen’s Good Drug », in S. Kresic (ed),
Contemporary Literary Hermeneutics and Interpretation of Classical Texts, University of Ottawa
Press, 1981, p. 200-214.
24. Pour forger ce néologisme, je m’autorise de l’existence de l’adjectif « oublieux ». L’« inou-
blieux » a beaucoup à voir avec la « chose intraitable » dont parle J.-F. Lyotard (« À l’insu », Le
Genre humain, no 18, « Politiques de l’oubli », à paraître en 1988). Sur álastos/alástōr et l’indécision
de l’amnistie et de son contraire 511

faut annuler en recourant à la drogue de « l’oubli des maux » ; cela, peut-être,


que les Athéniens préfèrent conjurer en leur nom propre par un décret et un ser-
ment. Malgré l’évident parallélisme des formules, aucune transposition terme
à terme ne saurait donc faire de l’interdiction politique de mémoire un avatar
direct de lḗthē kakō ̂ n. Encore faut-il avoir déconstruit ce syntagme pour iden-
tifier l’inoubliable sous la très générique appellation de « maux » (de « mal-
heurs » : kaká). L’injonction de mḕ mnēsikakeîn rejoint donc moins lḗthē kakō ̂ n
en sa douceur inquiétante qu’elle n’est une manière, en évitant toute référence
explicite à l’oubli, d’annuler cet oxymoron jamais formulé qui se cache sous
« l’oubli des maux » : l’oubli du non-oubli.
Dressons la carte de ce qui n(e s)’oublie pas. J’ai nommé le deuil, et la
colère, que la drogue d’Hélène dissout et que les séditieux d’Alcée souhaitaient
pouvoir oublier ; de même, beaucoup plus tard, dans une petite cité d’Arcadie,
la colère viendra remplacer les malheurs à ne pas rappeler lors d’une récon-
ciliation (et mnēsikholân se substitue à mnēsikakeîn)25. Mais, dans l’Athènes
réconciliée de la fin du ve siècle, on ne raisonnait pas autrement : car s’en tenir
à la colère serait éterniser comme le plus précieux des biens le passé du conflit
qui ne veut pas passer (le malheur) ; inversement, qui veut attaquer l’un des
Trente doit pouvoir impunément conseiller aux juges athéniens d’être animés
contre les tyrans « de la même colère qu’au temps de l’exil » (Lysias, Contre
Ératosthène, 96).
Deuil et colère : on se rappellera peut-être « l’extrême affliction » des
Athéniens lors de la prise de Milet. Or il se trouve que le verbe huperákhtho-
mai (où, sans doute, dans l’extrême, Hérodote donnait à entendre l’excessif)
est un quasi-hapax puisque, à l’occurrence hérodotéenne, on peut seulement
adjoindre un unique emploi dans l’Électre de Sophocle : à Électre accablée à la
pensée d’un Oreste oublieux, le coryphée donne le conseil d’abandonner « une
colère trop douloureuse » (huperalgē ̂ khólon) pour n’accorder à ceux qu’elle
hait « ni trop d’affliction ni oubli complet » (mḗth’… huperákhtheo mḗt’ epilá-
thou). D’un côté, l’oubli, de l’autre, une mémoire à vif qui n’a d’autre nom
que l’excès de douleur. De cette mémoire à vif qui, à peine métaphoriquement,
est un aiguillon26, de cette douleur-colère qui, dans l’Iliade, caractérise Achille
(khólon thumalgéa : ix, 260 ; 565), Électre est de fait, chez Sophocle, la par-
faite incarnation, et, lorsqu’elle affirme ou láthei m’orgá (Électre, 222), elle
ne dit pas seulement « ma colère ne m’échappe pas », ou « je n’oublie pas ma
colère », mais aussi « ma colère ne m’oublie pas ». Comme si seule la colère
donnait au soi le courage d’être tout à la colère, parce que la colère est, pour le
sujet, présence ininterrompue de soi à soi.
Aux citoyens-spectateurs assemblés dans le théâtre de deviner, dans cette
colère qui n’oublie pas, ce qui, pour la cité, est l’absolu du danger, car le pire
adversaire de la politique : la colère comme deuil fait « croître » les maux qu’elle
cultive assidûment (Électre, 259-260), elle est un lien qui se resserre lui-même

entre « inoubliable » et « inoublieux », voir, tout récemment, L. Slatkin, « The Wrath of Thetis »,
Transactions of the American Philological Association, no 116, 1986, p. 19 n.
25. Inscription d’Alipheira (iiie s. av. J.-C.) : T. Riele, Mnemosyne, no 21, 1968, p. 343.
26. Voir Sophocle, Œdipe roi, 1317-1318 : « Comme s’est enfoncé en moi à la fois la déchirure de
ces aiguillons et la mémoire des maux (mnḗmē kakō ̂ n). »
512 de l’amnistie et de son contraire

jusqu’à résister à toute déliaison27. Redoutable colère… Et pour cause : c’est


à la plus ancienne tradition poétique que la tragédie en emprunte en l’occur-
rence la notion, et tout particulièrement à l’épopée, qui, dès le premier mot de
l’Iliade, donne à cet affect très actif le nom de mē ̂ nis. Colère d’Achille et, par la
suite, colère des mères endeuillées, de Déméter à Clytemnestre. N’était Achille
dont la mē ̂ nis est dans toutes les mémoires grecques, je dirais volontiers que
nous tenons là une figure féminine de la mémoire28, que les cités s’efforcent de
cantonner dans la sphère de l’anti-(ou de l’anté-) politique. Et de fait la colère
en deuil, dont le principe est l’éternelle répétition, s’exprime volontiers par un
aeí29, et la fascination de ce « toujours » inlassable risque fort de le dresser, tel
un puissant rival, contre l’aeí politique qui fonde la mémoire des institutions30.
Deux mots encore sur cette mē ̂ nis, d’origine perçue comme dangereuse, au
point que le nom même en est interdit d’emploi à celui qui en est le siège, au
point que l’énoncé hypogrammatique de l’Iliade – * Je renonce à ma mē ̂ nis –
n’est jamais formulé31. Mē ̂ nis : ce qui dure, voire qui tient bon, et qui cepen-
dant est, comme par nécessité, voué à faire l’objet d’un renoncement. Mē ̂ nis :
un mot pour cacher la mémoire dont le nom s’y dissimule32. Une autre mémoire,
bien plus redoutable que mnḗmē. Une mémoire qui, tout entière, se réduit au
non-oubli. Or, on l’a deviné, dans le non-oubli, la négation doit être entendue
en sa performativité : l’« inoublieux » s’instaure de lui-même. Et, tout comme
il fallait oublier la force de refus dissimulée derrière les « maux », un énoncé
récurrent dit le renoncement à la mémoire-colère : il faut refuser – à supposer
qu’on le puisse – le refus raidi sur soi.
Ce qui nous ramène à álaston pénthos, ce deuil qui ne veut pas se faire33.

Álastos, donc : fait, comme alḗtheia, d’une négation du radical de l­ ’oubli. Et


cependant, une tout autre façon de ne pas être dans l’oubli. Que, dans la langue

27. Électre, 140-142, 230, 1246-1248 ; áluton dans l’Iliade : les entraves (xiii, 37) et le lien de la
guerre (xiii, 360). On rappellera que, dans la langue civique, le nom le plus usité de la réconciliation
– y compris en 403 – est diálusis, la déliaison (voir Aristote, Constitution d’Athènes, 39, 1, ainsi
que 38, 4 et 40, 1), comme si la guerre civile était le plus fort des liens.
28. S’agissant toutefois d’Achille, Laura Slatkin, dans son ouvrage encore inédit The Wrath of
Thetis (Ph. D., Harvard) suggère que la mē ̂ nis du héros serait une relecture par déplacement de la
« colère » de sa mère Thétis.
29. Dans les catégories de J.-F. Lyotard, il relève donc de la « répétition identique », régime de
phrase dont la marque est sur le locuteur et non, comme dans la phrase « juive », sur le destinataire
(Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 157).
30. Aeí d’Électre : dix-neuf occurrences dans l’Électre de Sophocle (on notera que cet aeí disparaît
sans retour dès lors qu’Oreste passe à l’acte). Aeí et mémoire institutionnelle : voir [Lysias], Contre
Andocide, 25, où c’est l’entité-Athènes (Athēnai) et non la collectivité des Athéniens (Athēnaîoi) qui
est le sujet toute-mémoire (aeímnēstoi). Quant au caractère anté-politique de mē ̂ nis, on en doutera
peut-être, en constatant, avec L. Gernet (Recherches sur le développement de la pensée juridique
et morale en Grèce, Paris, E. Leroux, 1917, p. 148), que, chez Hérodote, le verbe mēníō désigne
(toujours ?) un sentiment collectif.
31. Je me réfère ici à la remarquable analyse de C. Watkins, « À propos de mē ̂ nis », Bulletin de la
société de linguistique, no 72, 1977, p. 187-209.
32. L’étymologie populaire rapproche le mot de ménō, parce qu’il s’agit d’une colère durable
(Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque) ; malgré Chantraine, je crois lumineuse
l’étymologie qui fait de mēnis la déformation d’un originaire *mnānis (Watkins, op. cit., p. 205-206).
33. Voir les remarques de P. Pucci, Odysseus Polutropos. Intertextual Readings in the Odyssey and
the Iliad, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1987, p. 199.
de l’amnistie et de son contraire 513

et la pensée grecques, alḗtheia l’ait emporté comme nom « positif » de la vérité,


cependant que la prose oubliait álastos, n’étonnera pas trop. Sans doute est-ce
en vertu du même processus euphémisant qu’au verbe alasteîn, équivalent de
l’arcadien erinúein, « être en fureur » (où l’on reconnaît sans mal l­’Érinye
vengeresse), la prose classique a substitué le moins inquiétant mnēsikakeîn, ce
« contraire de l’amnistie »34.
Deuil, courroux. Et les philologues de s’interroger : deuil ou courroux ?
Mais, dans alasteîn, ce choix relève plus d’une fois de l’indécidable. Ce qui ne
signifie pas pour autant que le verbe fonctionne, sans référence à son étymo-
logie, comme un dérivatif de pénthos, à quoi, si souvent, álaston est accolé35,
ou de khólos, mais que deuil et courroux communiquent tout naturellement
entre eux, en ce qu’ils participent l’un et l’autre du non-oubli. Alast-, donc :
matrice de sens pour exprimer le páthos (ou, dans la version de Phrynikhos,
le drâma) d’une perte irréparable, disparition (álaston pénthos de Pénélope à
la pensée d’Ulysse, de Trôs pleurant son fils Ganymède dans l’Hymne homé-
rique à Aphrodite) ou mort (álaston pénthos d’Eupeithès)36. Et ce páthos est
lancinant : álaston odúromai, « je gémis sans oublier », dit Eumée à Ulysse
(Odyssée, xiv, 174). Ou plutôt : (jamais) je n’oublie de gémir, je ne peux
m’empêcher de gémir. Par où il s’avère que, comme mē ̂ nis, álaston exprime
par soi la durée intemporelle, immobilisée en un vouloir négatif, et qui éter-
nise en présent le passé.
Insomnie de Ménélas, sang du parricide et de l’inceste qui, en Œdipe, n’ou-
blie pas (Odyssée, iv, 108 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 1672), il y a de la han-
tise dans álaston, présence sans répit qui, au sens fort du terme, occupe le sujet
et ne le quitte pas. Un exemple, encore : avant le duel ultime avec Achille,
Hector vient supplier son adversaire d’échanger avec lui la promesse réciproque
de ne pas mutiler le cadavre de l’ennemi tué. Refus d’Achille : « Ne viens pas,
álaste, me parler d’accords » (Iliade, xxii, 261). Et d’ajouter qu’entre eux il
n’est pas plus de pacte loyal qu’entre le loup et l’agneau, avant de conclure :
« Tu vas payer d’un seul coup tous les chagrins que j’ai sentis pour ceux des
miens qu’a tués ta pique furieuse. » Álaste : maudit, traduit-on. Et il y a bien
de cela : Achille sait que, pour lui, Hector est inoubliable, telle une obsession,
tout comme l’est Patrocle. Inoubliable en ce qu’il a tué celui qu’Achille ne veut
ni ne peut oublier.
Et voici le meurtrier côte à côte avec sa victime dans le non-oubli. Ce qui
m’amène à évoquer encore un dérivé du radical alast- : alástōr, nom du crimi-
nel en tant qu’il a, dit Plutarque, « accompli des actes inoubliables (álēsta) et
qu’on rappellera longtemps » (Questions grecques, 25, in Moralia, 297 a) ; mais
aussi : nom du génie vengeur du mort qui, inlassablement, poursuit le meurtrier.

34. Citation de L. Gernet (op. cit., p. 324-325) ; Gernet glose alasteîn comme « être irrité d’un
courroux qui n’oublie pas ».
35. Comme l’écrit, sur le mode du « comme si », G. Nagy dans Comparative Studies in Greek and
Indic Meter, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974, p. 258.
36. La mē ̂ nis d’Achille contre Agamemnon vient certes de la perte de sa tímē et non de celle d’un
être cher ; mais, outre que précisément il se conduit comme s’il avait perdu plus qu’un fils ou un
frère, ce qui relèverait encore d’une compensation (Iliade, ix, 632 sq.) mais excède largement
toute tímē, il ne tardera pas – du fait même de cette mē ̂ nis – à connaître l’álaston pénthos d’avoir
perdu son double.
514 de l’amnistie et de son contraire

Le non-oubli est un fantôme. Alástōr, ou encore alitḗrios : ce qui, dans l’éty-


mologie populaire, « erre » (du verbe aláomai) ou, comme chez Plutarque, doit
impérativement être évité (aleúasthai : Questions grecques, 25).
Les Grecs ont-ils vécu, comme le veut un livre au titre souvent cité, « sous
l’emprise du passé »37 ? L’indiquerait à coup sûr la fascination qui, à chaque
mention du « deuil inoublieux », se fait jour. Mais il faut faire l’autre moitié du
chemin ; parce que peut-être ils le savaient et s’en méfiaient, comme de bien des
fascinations, les Grecs n’ont cessé (et cela, depuis l’Iliade et la colère d’Achille
si superbement dramatisée, pourtant) de s’attacher à conjurer le non-oubli comme
la plus redoutable des forces d’insomnie38. L’idéal serait, comme à la fin de
l’Orestie, de le neutraliser sans tout à fait le perdre, de le domestiquer en l’ins-
tallant dans la cité, désamorcé, voire retourné contre soi : ainsi, par la volonté
d’Athéna, les Érinyes proclament qu’elles renient leur fureur et acceptent de
veiller au pied de l’Aréopage, cependant que dort la cité (Eschyle, Euménides,
690-693, 700-706). Mais l’opération est délicate, de celles, sans doute, que seule
une divinité peut mener à bien. Et lorsque la colère reprend son autonomie et
que fait retour la stásis alitēriṓdēs39, tout doit être mis en œuvre pour conjurer
la menace de l’álaston : alors, faute de vraiment l’oublier, on l’oubliera dans
les mots, pour interdire la mémoire des malheurs.
Tout s’est passé entre des négations : comme le a privatif de álaston sera tou-
jours plus puissant que tout verbe « oublier », autant éviter alasteîn et recourir
à mnēsikakeîn, quitte à placer à tout coup cette mémoire sous négation. Sous la
surveillance de la plus intraitable des négations : mḗ, qui, en soi, énonce l’interdit.

Puissance du négatif, force de la négation

Le non-oubli est tout-puissant en ce qu’il n’a pas de limites et surtout pas


celles de l’intériorité d’un sujet.
Reprenons les choses à Hector álastos. Ou, pour recourir à un terme plus
usité, à alástōr. Entre le meurtrier et le démon vengeur du mort, le non-­oubli
n’est indivis que parce qu’il déborde l’un et l’autre ; il est entre eux, mais aussi
très avant et très après, et eux sont pris en lui. Ainsi, Plutarque peut tantôt faire
de alástōr l’appellation du criminel, tantôt traiter de ce mot à la rubrique « colère
des démons » (mēnímata daimónōn) et parler de
ces démons qu’on appelle justiciers implacables (alástores) et vengeurs du sang
versé (palamnaîoi) parce qu’ils poursuivent le souvenir des souillures anciennes
(palaiá) et non oubliées (álēsta) (Sur la disparition des oracles, 418 b-c) ;
dans un cas comme dans l’autre, l’inoubliable lui sert de principe explica-
tif. Sans doute dès lors est-il vain de construire, à la manière des philologues,

37. B. A. Van Groningen, In the Grip of the Past. Essay on an Aspect of the Greek Thought,
Leyde, 1953.
38. Je pense à Y. Yerushalmi (Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, trad. E. Vigne, Paris, La
Découverte, 1984, p. 118-119), citant Borges et Nietzsche (Considérations inactuelles, trad.
G. Bianquis, Paris, Aubier, 1964, p. 119) à propos de ce qui guette l’historiographie contemporaine.
39. Voir Platon, République, V, 470 d 6 ; alitḗrios, dont alitēriṓdēs est dérivé, a beau relever d’une
autre étymologie, son voisinage avec alástōr en fait comme un doublet de ce mot (Chantraine,
Dictionnaire, op. cit., s.v. aleítēs).
de l’amnistie et de son contraire 515

une histoire du mot où alástōr serait, par exemple, d’abord le vengeur, puis le
meurtrier ; mais il n’est pas suffisant non plus d’invoquer une « loi de partici-
pation », si c’est pour s’en tenir à la notion d’un « point de départ » qui peut
indifféremment être le coupable souillé ou le « fantôme »40. À moins que l’on
ne donne à ce fantôme la figure principielle du non-oubli : beaucoup plus que
« l’acte qui souille »41, mais aussi beaucoup plus qu’un simple état intérieur.
À la fois dehors et dedans, réalité sinistre et expérience psychique, comme Gernet
le disait très bien de l’Érinye. À cela près qu’il parle à ce propos de « réalité…
surnaturelle » et que, s’agissant du non-oubli, je préférerais insister sur sa maté-
rialité, indissociable de sa dimension psychique.
Soit un chœur de l’Électre où, pour multiplier encore les négations, l’affir-
mation du non-oubli laisse place à la déclaration de non-amnistie :
Non, il ne perd jamais la mémoire (oú pot’ amnasteî),
le souverain des Grecs, ton géniteur,
Ni la vieille double hache au bronze tranchant
Qui le tua dans d’infâmes violences.
(Sophocle, Électre, 481-485)
Ni le mort – qui, dans les Choéphores (491-493), était appelé à se ressou-
venir du bain fatal –, ni l’instrument du meurtre, lui aussi crédité de n’être
pas oublieux : au couple du mort et du meurtrier s’est substitué celui, appa-
remment déséquilibré, de la victime et de l’arme de mort42. Englobant temps
et espace en leur totalité, le non-oubli est partout, actif à chaque étape du
processus. Voilà pour la matérialité de l’álaston qui, silencieusement, monte
la garde contre l’oubli. Encore cette liste serait-elle incomplète si l’on n’y
ajoutait le « malheur » (kakón) lui-même, également crédité de refuser
­l’amnistie43, mais on sait que « les maux » remplacent euphémiquement
« l’inoublieux » dans les verbes composés. À nouveau, quelques vers d’Électre
pour en témoigner :
Éclatant, … jamais il ne sera délié (oú pote katalúsimon)
Et jamais il n’oubliera (oudé pote lēsómenon), si grand
Est né notre malheur. (1246-1247)
« Jamais le malheur n’oubliera »44 : c’est Électre qui parle, et pourtant nul
héros grec ne croit plus qu’Électre à sa propre autonomie intérieure. Comme

40. Histoire : Chantraine, Dictionnaire…, op. cit., s.v. alástōr ; « loi de participation » : L. Gernet,
Recherches…, op. cit., p. 319-320.
41. Dont R. Parker (Miasma. Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford, Clarendon
Press, 1983, p. 108-109) voudrait faire le facteur unifiant, parce qu’il centre tout sur la souillure.
42. On notera qu’elle n’est plus instrument, mais sujet crédité d’avoir tué Agamemnon ; c’est
ainsi que la loi athénienne juge au Prytanée les objets qui ont « causé » la mort d’un homme ;
voir M. Simondon, La Mémoire et l’Oubli dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1982,
p. 218-219.
43. À cette liste, on peut ajouter, dans Antigone, l’évocation des fils de Phinée, aveuglés par une
marâtre et dont « l’orbe des yeux » est lui-même qualifié d’alástōr (v. 974).
44. Mazon (Coll. des Univ. de France) recule devant l’évidence et recourt au passif, M. Simondon
(ibid.) choisit une traduction « volontairement équivoque » (« qui ne peut connaître l’oubli ») ; avec
Jebb, illustre éditeur anglais de Sophocle, il faut comprendre « one sorrow which cannot forget ».
516 de l’amnistie et de son contraire

si, dans le sujet, la force indivise45 et silencieuse se faisait volonté tendue dans
l’endurance : maîtrise, peut-être, mais qui est maître en cette affaire ?
Électre, bien sûr, entend l’être ; du moins donne-t‑elle répétitivement la
parole à ce qui, en elle, veut se dire. Et, comme si l’on n’affirmait jamais mieux
qu’en niant, elle n’use alors que d’énoncés au négatif :
Dans le terrible, je ne retiendrai pas
Ces calamités (223-224)
Ou encore :
Cela sera pour toujours appelé indéliable (áluta keklḗsetai)
Et je ne donnerai jamais de repos à mes fatigues. (230-231)
Une négation, une forme verbale au futur. Refus et maîtrise du temps, telle
semble bien être la formule linguistique privilégiée pour affirmer l’être sans
oubli d’Électre. Mais il y a aussi le recours à des négations en cascade, accu-
mulations où la logique qui décompte et annule risque de se perdre au profit de
l’assertion d’une pure intensité négative.
Non, certes, je ne mettrai pas fin
À mes plaintes et mes sanglots lugubres

Que je ne cesse pas, comme un rossignol tueur de ses enfants46,
Avec un gémissement aigu, devant ces portes
De mon père, de faire retentir pour tous l’écho. (103-110)
C’est là une phrase, une seule, où nul grammairien ne s’y retrouverait ;
parions que le public athénien, lui, entendait l’intensité du refus. Électre dit aussi :
Je ne veux pas renoncer à cela,
[il n’y a pas de risque] Que je ne gémisse pas sur mon père tant éprouvé. (131-132)
Et la forme négative se fait revendication de toute-puissance et projet
d’éternité. Rien de ce recours à la litote que l’on croit parfois déceler dans
l’énoncé du non-oubli47. Tout au contraire, le redoublement qui renforce le
négatif, comme dans oú pote amnasteî (« non, il ne perd pas la mémoire »),
ou l’éternité d’un futur antérieur (táde áluta keklḗsetai : « pour toujours, cela
sera appelé indéliable »48). Libre à nous, à l’écoute de Freud, d’entendre dans
tous ces énoncés la même dénégation, l’aveu, à l’insu du locuteur, que, de fait,
on renoncera, désavouant le courroux auquel le futur offrait l’assurance d’un
devenir illimité ; l’aveu, surtout, que la négation trop forte sera malgré tout
combattue – vaincue, ou du moins réduite au silence et, par là, déjà oubliée –
par une autre négation. Car le renoncement se dit, lui aussi, à grand renfort de

45. Peut-être reste-t‑il quelque chose de cette indivision dans le double accusatif – celui de la per-
sonne rappelée à la mémoire, celui de l’objet de mémoire – régi par anamimnḗskō (verbe désignant
chez Hérodote l’intervention de Phrynikhos).
46. Voir « Le deuil du rossignol », dans les Varia de la Nouvelle Revue de psychanalyse, no 34,
1986, p. 253-257.
47. C. Watkins, « À propos de mē ̂ nis », p. 209, commentant la formule ou… lélēthe (Solon, 13 West, 25).
48. Voir C. J. Ruijgh, « L’emploi onomastique de keklē ̂ sthai », Mélanges Kamerbeek, Amsterdam,
1976, p. 379.
de l’amnistie et de son contraire 517

verbes « nier » : pour Achille, apeîpon (Iliade, xix, 67 ; 35, 74-75), et apen-
népō pour les Érinyes contraintes de défaire les interdits qu’elles avaient pro-
férés contre Athènes.
Car toujours l’Inoublieux a été l’Oublié49.

Pour mettre un terme au jeu de la double négation, il est temps de revenir à


l’Athènes de 403, à ce décret et à ce serment qui proclament l’amnistie.
Énoncée au style indirect, comme il se doit dans un décret, où l’écriture est
tout à la fois présente et se subordonne le discours effectivement prononcé50,
l’interdiction de mémoire est prête à s’intégrer, à titre de citation, dans une
narration d’historien ou dans ces rappels paradigmatiques du passé dont usent
les orateurs (« Alors ils firent relever d’un serment la “défense de rappeler les
maux” » : tò mḕ mnēsikakeîn). L’interdiction s’est figée en rhē ̂ ma, dit réifié,
virant à la maxime, à l’exemplum définitivement inactuel51. Car « le récit est
peut-être le genre de discours dans lequel l’hétérogénéité des genres de phrases
et même celle des genres de discours trouvent au mieux à se faire oublier52 ».
Donc la cité interdit, posant pour l’éternité, mais s’efface comme instance de
parole. Reste le serment, qui doit être assumé par tous les citoyens, mais un par
un. Ou encore, par chaque Athénien singulier, énonçant en première personne :
« Je ne rappellerai pas les malheurs. » Ou mnēsikakḗsō : en regard de l’inter-
dit, toujours subordonné au rappel qu’il y a eu décision, le serment se dote de
l’efficacité des actes de parole53. Il instaure en engageant le jureur, mais le sujet
y gagne de parler en je, et de doter son engagement de la puissance des énon-
cés négatifs au futur. Je ne rappellerai pas : je me retiendrai de rappeler. Ainsi
chaque citoyen s’assure à la fois de lui-même et de l’avenir.
Et cependant, tout peut encore une fois se retourner. Pour faire taire la
mémoire, le jureur athénien parle certes sur le même mode qu’Électre procla-
mant sa volonté de ne pas oublier. Toutefois, ce n’est pas un serment que prêtait
Électre – qu’est-ce en effet qu’un serment à soi-même, sans témoins divins ? –,
comme si la simple proclamation de l’être inoublieux suffisait à sceller l’enga-
gement. S’il est vrai que seul le serment permet à l’amnistie de l’emporter sur
le ressentiment, c’est qu’il doit son efficace à la double caution dont s’entoure
la parole promissoire : celle des dieux, invoqués à titre de témoins tout prêts à
sévir, celle – surtout – de l’imprécation, terrible machine à punir le parjure que
le jureur, comme s’il était prévu qu’il se renierait, déchaîne d’avance contre
soi. Pour empêcher que la négation ne se défasse en dénégation et même pour
que nul n’ose tout simplement l’effacer par soustraction, il faut une garantie

49. « L’Oublié » : voir J.-F. Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, 1988.
50. Au contraire, dans la comédie, l’interdiction est volontiers prononcée au style direct (Lysistrata,
590 ; Ploutos, 1146) ; mais, adressée à un unique destinataire, elle se fait burlesque.
51. Narration des historiens : Xénophon, Helléniques, II, 4, 43 ; Aristote, Constitution d’Athènes,
39, 6 (citation du texte de l’accord) ; voir aussi Andocide, Mystères, 77, 79, 81, ainsi que Thucydide,
IV, 74 ; citation d’orateur : Eschine, Sur l’ambassade infidèle, 176 ; rhē ̂ ma : Eschine, Contre
Ctésiphon, 208.
52. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 218 ; l’inactualité de la citation : ibid., p. 55.
53. Cité tel quel, le serment rompt une narration pour plus d’efficacité : voir Andocide, Mystères,
I, 90-91. Que cet énoncé ne soit pas propre à la politique intérieure d’Athènes, de nombreuses
inscriptions, non athéniennes ou de politique extérieure, en témoignent.
518 de l’amnistie et de son contraire

plus qu’humaine. Briser l’álaston pénthos exigeait que l’on eût recours à de
la magie54 ; pour refouler l’álaston en deçà des mots, le politique a besoin du
religieux55.
Je n’oublierai pas : je n’aurai pas de ressentiment. D’un énoncé à l’autre,
il y a toute la différence du rite de parole, dont on espère qu’il donnera la plus
grande effectivité à la moins marquée des deux phrases.

Tentons, pour finir, de tenir ensemble les deux bouts de l’histoire.


Chaque Athénien ayant juré pour soi-même, la cité escompte bien que la
somme de ces engagements singuliers reconstituera la collectivité ; et, par la
même occasion, elle se met à l’abri des conséquences du parjure, forcément
individuel. À s’être ainsi assuré le concours des dieux, l’instance politique peut
s’instituer comme censeur de la mémoire, seul habilité à décider ce qu’est et ne
doit pas être l’usage qu’on en fait.
De même, l’ouverture de l’Iliade ne pouvait s’autoriser que de la Muse,
parce que seule la fille de Mémoire sait raconter une mē ̂ nis sans que le récit
soit affecté par la terrible aura de son objet ; convertissant la colère en gloire,
la Muse ouvre la voie de la bonne anamnèse, et le poète est le pur instrument
de cette transsubstantiation.
Réinstaurée en son intégrité par la vertu de l’accord, la communauté se
réinstitue, et tranche. Elle proscrit tout rappel d’un passé litigieux, déplacé
parce que conflictuel, comme si, en lieu et place de Léthè, Mémoire figurait
dans la redoutable liste des enfants de la Nuit, à titre de fille de Querelle (Éris).
À chaque Athénien d’oublier ce que fut la stásis, s’il le peut, et, qu’il le puisse
ou non, d’obéir à la cité en édifiant pour soi-même une machine contre le ver-
tige lucide de l’álaston.
Et la politique reprendra ses droits, version civique et rassurante de l’oubli
des maux. Disparaît l’oubli, effacé au bénéfice de l’amnistie, restent les maux.
Mais qui se rappellerait encore que, dans les « malheurs » interdits de mémoire,
se dissimule cela même qui, dans la tradition poétique, refusait l’oubli ?

54. G. Nagy, Comparative Studies, op. cit., p. 258.


55. Voir les remarques significatives d’Isocrate, Contre Kallimakhos, 3 et 23-25.
POLUNEIKĒS EPṒNUMOS :
LES NOMS DES FILS D’ŒDIPE,
ENTRE ÉPOPÉE ET TRAGÉDIE*

Si le nom n’est pas un énoncé, si « Théodore » n’est pas un cadeau, si


Kállipos n’a rien de chevalin parce que dans ce nom, la partie híppos ne signi-
fie rien par elle-même, c’est qu’Aristote est passé par là1. Prêt désormais à tenir
le rôle de « parent pauvre de la linguistique » (Molino 1982 : 5), le nom propre
n’est plus dès lors qu’« un signe de notre refus d’être expliqués » (Bernardete
1981 : 128). Parce que j’entends, après d’autres, revenir sur ces noms propres
qui – virtuellement ou en acte – sont des récits, parce que j’y cherche quelque
chose comme le plus petit énoncé mythique possible, je me situe donc par défi-
nition avant Aristote, au temps où les Grecs – voire les plus rationalistes d’entre
eux2 – entretenaient avec leur langue un rapport que l’on dira cratylien en ce
qu’il est centré sur ce que, dans le Cratyle, Platon appelle « l’éponymie du
nom » (Genette 1976 : 23).
S’agissant d’éponymie, Platon compliquait certes singulièrement les choses
en s’attardant de préférence sur ces noms opaques qui, dans leur matérialité
sonore, ne font rien entendre qui ait du sens et qu’il faut patiemment retravail-
ler, un par un, comme si leur opacité même, traitée comme une énigme, incitait
à y rechercher malgré tout un énoncé. Mais il existe des noms transparents qui,
sans dissimulation, donnent à entendre un sens : ceux-là autorisent l’enquêteur
à focaliser toute son attention sur le phénomène de l’éponymie3, et je m’atta-
cherai donc à ces noms signifiants qui, d’Homère à la tragédie, sont censés bien
nommer ce qu’ils nomment. Ónoma epṓnumon d’Ulysse ou de la reine Arètè ;
nom secret de la femme de Méléagre, que l’on appelait Cléopâtre mais qui, pour
ses parents, était Alkuónē en souvenir des chagrins de sa mère, triste comme

* Première publication dans Claude Calame (éd.), Métamorphoses du Mythe en Grèce antique,
Genève, Labor et Fides, 1988, p. 151-166.
1. Voir Aristote, Poétique, 20, 1457 a 13 (avec le commentaire de Dupont-Roc et Lallot ad loc.) et
Int. 16 a 22 sq. Sur la coupure avant / après Aristote, voir les remarques de P. Loraux 1987.
2. Je pense à Thucydide, réputé « rationaliste », mais chez qui Cornford avait su débusquer le
mythistoricus. Est-il par trop irrévérencieux de prêter attention, dans son œuvre, à quelques noms
très parlants ? On citera : Peithías, l’homme de la persuasion (3, 70, 3-6), Athēnagóras, le chef du
peuple syracusain qui parle pour Athènes (6, 36-40), Eúphēmos, l’envoyé d’Athènes à Camarina,
représentant d’une « logique spécieuse » (6, 89, 2) ; qu’Euphémos ait réellement existé, ainsi
que l’atteste un décret athénien de 417/416 (IG I2 96, 1.3 ; voir aussi SEG X, 104, 1.4), n’exclut
nullement un jeu sur son nom.
3. Sur l’epōnumia comme dénomination, voir Reinberg 1981 : 40 ; différence entre l’éponymie
(qui manifeste un rapport à l’événement) et l’étymologie (qui analyse le mot) : Judet de la Combe
1987 : 78 n. 34.
520 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

l’alcyon ; nom de Delphes, appelée Puthō parce que l’ardeur d’Hélios y fit un
jour pourrir (pûse) le cadavre monstrueux de Typhon : voilà pour les occur-
rences homériques de epṓnumos4. Du côté de la tragédie, l’epṓnumon ónoma
par excellence est sans doute le nom d’Ajax, parce que le héros lui-même sait
en faire retentir la plainte cachée : Aiaî (Ajax : Hélas)5. Dans le nom du héros,
il y avait son histoire. Encore l’histoire d’Ajax se laisse-t‑elle entendre dans
­l’instantané d’une plainte. Mais, dans tous les autres noms, il y a, condensé, un
récit ou du moins, pour emprunter cette formule à Claude Calame, un « micro-ré-
cit » (Calame 1986 : 155) que le texte s’emploie à développer comme un aítion,
à grand renfort de formules explicatives (hoúneka, dit le texte, et les scholiastes
de commenter : dià tó…).
Or, au sein même de l’épopée, on peut distinguer deux modalités de l’épo-
nymie : à côté de celle que le texte exhibe, il en est une autre, silencieuse mais
qui, semble-t‑il, n’en est que plus opératoire. La première dit son nom en pro-
nonçant le mot epṓnumos : s’ensuit une brève explication, qui n’interrompt le
grand récit que le temps de quelques énoncés, après quoi la narration reprend
son cours, inchangée. Et j’appellerai éponymie implicite le processus en vertu
duquel le récit tout entier suffit à peine à commenter un seul nom : c’est ainsi
– Gregory Nagy en a fait la démonstration – que l’Iliade se construit autour du
nom d’Achille et de ce qu’il recèle (Nagy 1979). Éponymie proclamée, épo-
nymie implicite : de l’une à l’autre, l’écart est patent. Pour celui qui le porte,
le nom ouvertement éponyme condense une histoire : histoire d’un temps déjà
révolu lorsque naît l’enfant à nommer, ainsi précédé par un récit qui, souvent,
concerne d’abord ses ascendants – Ulysse hérite des colères de son grand-père
maternel ou Alkyonè du deuil de sa mère. En revanche, lorsque l’éponymie est
silencieuse, le nom et le texte, pris sans fin dans un jeu de miroirs6, ont pour
ainsi dire même durée – la durée d’une « performance » et, pour nous, d’une
lecture – au point que nul ne saurait déterminer, du nom ou du récit, lequel des
deux induit l’autre.
Entre ces deux façons que le nom a de signifier sur le mode du récit, la tra-
gédie se plaît à introduire du jeu ; mieux : elle se plaît à tous les jeux de noms
(Ramnoux 1977), à ceux-ci et à bien d’autres. C’est à analyser quelques-unes
de ces figures que je m’attacherai, dans le champ de signification que, de l’épo-
pée à la tragédie, dessinent les deux noms très commentés des fils d’Œdipe. Soit
donc le binôme Étéocle/Polynice.

Étéocle et Polynice, ou « Vraie gloire » et « Multiple querelle ». De fait,


pour le linguiste comme pour le poète, le sens de ces deux noms est parfaitement
transparent. Sauf à entendre -kléēs comme une allusion à l’écoute obéissante7,
on s’accorde à faire d’Eteokléēs le nom de celui « qui possède une renommée
authentique ». Quant à Poluneíkēs, il caractérise à l’évidence celui « qui suscite

4. Hom. Od. 19, 407 (voir Risch 1947 : 83 et 85) ; Od. 7, 54 ; Il. 9, 562 ; H. Ap. 372.
5. Soph. Aj. 430-433 (Aiaî, aiázein). Pindare (Isthm. 6, 50) propose une autre éponymie (6, 54 :
epṓnumon), d’après le nom de l’aigle, aietós.
6. Ou encore, à propos du rapport Odusseús/Odyssée : que « le langage et l’être épique sont
identiques, l’un est le miroir de l’autre » (Pucci 1987 : 65-66).
7. C’est ainsi que Mühlestein (1969 : 87-88) interprète le nom de Patrocle.
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 521

beaucoup de querelles ». Mais ici s’arrête l’évidence. Car le linguiste reprendra


la parole pour signaler qu’au contraire d’Eteokléēs, nom conforme et pour ainsi
dire courant, attesté dès l’époque mycénienne et plus d’une fois étudié par les
philologues (Chantraine 1968, s.v. eteós), Poluneíkēs fait figure d’anomalie : il
n’existe pas d’anthroponymes en -neíkēs parmi les noms historiques (Chantraine
1968, s.v. neîkos), et l’on en cherchera en vain quelque autre exemple dans la
prosopographie des mythes8.
Étéocle et Polynice, donc. Faut-il prendre ensemble « Vraie gloire » et
« Multiple querelle » comme deux « noms parlants » (redende Namen), à mettre
l’un comme l’autre au compte de la « libre invention » d’un poète9 ? Ou, parce
qu’Eteokléēs est un nom somme toute très partagé, doit-on considérer que seul
parle le nom de Polynice (Robert 1915 : 119-120) ? Par où s’introduirait alors
une remarquable dissymétrie au sein du couple des frères ennemis10. Or, inter-
dépendance et dissymétrie, telle est bien de fait la leçon des multiples énoncés
qui, de l’épopée à la tragédie, s’attachent aux noms des fils d’Œdipe.
Si les noms recèlent un récit, que disent donc Eteokléēs et Poluneíkēs ? Dans
le cycle épique, où la Thébaïde ne devait sans doute pas constituer une exception,
les noms éponymes font souvent assumer aux héros l’histoire de leurs ascendants :
ainsi, on l’a vu, Cléopâtre, dont Eustathe souligne qu’« elle ne doit pas l’épo-
nymie d’Alcyonè à sa propre souffrance, mais à celle de sa mère »11, ou Énée,
nommé d’après la terrible douleur (ainòn ákhos) qu’éprouva sa mère divine à
choir dans le lit d’un mortel (H. Ven. 198-199) ; ainsi Ulysse, dont on a rappelé
comment son grand-père maternel le nomma. Mais le plus qualifié des donneurs
de nom, celui qui, dans l’épopée, lègue à ses fils le souvenir du héros qu’il fut,
est de loin le père12. S’il en est ainsi pour Étéocle et Polynice, ce serait donc
la figure ambivalente d’Œdipe, glorieux comme Étéocle et, comme Polynice,
ferment de discorde, autrefois la joie de Thèbes et maintenant sa douleur (Eur.
Phœn. 1044-1046), qui donnerait tout son sens à l’éponymie contrastée de ses
fils. « Vraie gloire » et « Multiple querelle » : deux noms indissociables, deux
noms qui formeraient syntagme pour rappeler le père que fut, en son tourment,
Œdipe polukēdḗs (Hes. fr. 193 Merkelbach-West). À moins que, à eux deux, ce
ne soient les noms des fils qui constituent vraiment le père en sa dualité : si la
Thébaïde est bien centrée sur la génération des fils – sur l’expédition des sept
chefs et l’anéantissement du génos royal – (Burkert 1981 : 34), il se pourrait
en effet que la figure de l’Œdipe épique, aítion nécessaire d’une aussi grande
ruine, s’épuise tout entière à occuper la place de l’origine.
Pour le dire autrement, on ne saurait éviter d’immerger le couple Étéocle/
Polynice dans le rapport étroit, de tension et de réciprocité, qu’entretiennent

8. Malgré l’abondance des noms qui parlent de guerre, énumérés par Fraenkel 1935 : 1619.
9. Voir Wilamowitz 1976 : 401-402. La notion d’« invention » ou de « fiction » poétique traverse toute
la critique de langue allemande, de C. Robert à Mühlestein (1969 : 87), en passant par Wilamowitz.
10. C’est de fait ce que suggère Jouan (1978 : 85), estimant que le nom de Polynice était « sans doute
explicité dès la Thébaïde épique », puisque chacun des trois grands tragiques reprend cette éponymie.
11. Eust. 776, 45-47 : ou dià páthos oikeîon hē Kleopátra tḕn tē̂s Alkuónēs éskhen epōnumían,
allà dià tḕn mētéra penthoûsan. On lira avec profit le long commentaire qu’Eustathe consacre à ce
passage, de nom en nom (Marpessa et Hélène, les deux aitia du nom de l’alcyon, etc.).
12. Nagy 1979 : 146 n. (avec de nombreux exemples) et 262 (Thersandros, fils de Polynice). Voir
aussi Sulzberger 1926 : passim et, sur Astyanax, Benardete 1981 : 132.
522 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

entre eux les frères à l’image de leurs noms. Kléos et neîkos, c’est, bien sûr, la
gloire et la discorde en leur mutuelle exclusion, que la pensée de l’époque clas-
sique retraduira dans l’opposition du pólemos et de la stásis. Mais, au sein de
l’univers épique, c’est la poésie elle-même qui y est impliquée, dans l’opposi-
tion – constitutive du genre – entre la louange (kléos) et le blâme, désigné par
neîkos (Nagy 1979 : 130). Parce que son nom dit l’éloge authentique – ce kléos
etētumon cher à Pindare13 –, Étéocle mériterait que les poètes le célèbrent ; par
la même occasion, il mériterait aussi d’obtenir dans la mort les honneurs dûs au
brave et la mémoire des hommes. Que dire dès lors de Poluneíkēs, ce nom fait
de blâme ? Qu’il est bien, sinon une invention de poète, comme le veut la cri-
tique historiciste, du moins le produit d’un genre poétique attentif à ses propres
valeurs (d’où il résulte que Poluneíkēs ne peut être un anthroponyme en dehors
de l’épopée14 : quels parents, dans la quotidienneté de la vie, iraient donner à
un fils un tel nom qui, en lui-même, est à celui qui le porte comme une inculpa-
tion ?). Du nom de Polynice, on déduira alors le refus ignominieux de toute
sépulture, ce blâme maximal qui rejette le héros mort dans le non-être. L’arrêté
de Créon dans Antigone est somme toute fidèle à cette logique – j’y reviendrai.
Mais, dans la polysémie de kléos et de neîkos, l’épopée ne saurait trier pour s’en
tenir à une seule thématique, et les noms qui parlent de poésie générique n’en
continuent pas moins à évoquer également l’existence héroïque : de ce point de
vue, Eteokléēs, qui dit la légitimité, est un nom de roi, tandis que son nom voue
Polynice le haineux à occuper la position de l’usurpateur (Nagy 1979 : 262).
Toujours donc, ce sera Polynice qui se dressera contre le pouvoir d­ ’Étéocle,
ce dernier fût-il, comme dans Œdipe à Colone, le cadet, en droit d’autant plus
coupable de refuser l’alternance avec son frère et cependant toujours plus légi-
time que celui-ci parce que, par définition, il est en place.
Certes, dans l’épopée, Polynice par qui la querelle arrive n’est pas sans gloire :
il est le blond héros divin (diogenḕs hḗrós xanthós) de la Thébaïde (in Ath. 11,
465 f) et, face à Étéocle en la légitimité de sa force (bíē Eteokleíē), l’Iliade lui
donne le qualificatif d’antítheos (Hom. Il. 4, 377). Polynice « pareil aux dieux »
serait-il textuellement réhabilité par l’imposition d’une épithète qui, selon cer-
tains philologues, a peut-être originellement été réservée aux rois ? On en dou-
tera parce que, même sans comporter la signification péjorative d’« ennemi des
dieux » que les scholiastes ont cherché à donner à cette épithète lorsqu’elle quali-
fie le Cyclope ou les prétendants, antítheos n’implique d’autre caractère « divin »
que la beauté ou la force du corps15. Le texte de l’Iliade s’emploie d’ailleurs à
invalider une telle hypothèse : si Polynice en quête d’alliés contre Thèbes sait
persuader de son bon droit les habitants de Mycènes qui rendent justice à sa
cause (epḗineon : Il. 4, 382), avec l’intervention de Zeus qui les en détourne,
tout rentre dans l’ordre. Décidément, on n’échappe pas au message de son nom.
Mais les destins les plus funestes sont, plus que d’autres, objet de récit et
lorsque, après l’épopée, le genre tragique s’empare des fils d’Œdipe, force est de

13. Sur la dimension glorieuse de telles expressions, Nagy 1979 : 318-319.


14. Sur le kakonyme, voir Sulzberger 1926 : 412.
15. Amory Parry (1973 : 18 n. 1) montre que antítheos n’implique jamais une ressemblance morale
avec les dieux : antítheos épithète des rois, signifiant « ennemi des dieux » ou caractérisant les
générations du passé : Voigt 1979.
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 523

constater qu’en sa négativité, le nom Poluneíkēs, tout de blâme et de querelle,


semble plus riche de virtualités que ne l’est Eteokléēs. Sans fin, les tragiques
reviennent sur ce nom, plus parlant sans doute et que je considérerai comme
marqué16, au sein du couple d’opposés « Vraie gloire »/« Multiple querelle ».
Encore convient-il de préciser que, lors même qu’ils soulignent la face noire de
l’antithèse, Eschyle, Sophocle et Euripide s’emploient à accentuer tout ce qui,
des frères, fait des doubles : une paire de rivaux interchangeables, que les textes
placent volontiers sous la catégorie grammaticale du duel ; du moins tendent-ils
à les englober dans un seul discours, au pluriel, où toujours le négatif l’emporte
(c’est ainsi, on le verra, qu’Eschyle donne un pluriel à Poluneíkēs). Du coup,
Polynice y gagne un peu de gloire, mais Étéocle encore plus de blâme, ce qui
ne contribuera guère au développement des énoncés sur son nom.
Soit donc, dans l’ordre traditionnel, les stratégies respectives des trois grands
tragiques en matière d’éponymie discursive.
Bien nommé, Polynice l’est dans les Sept contre Thèbes. Aux dires du mes-
sager, Amphiaraos le devin est le premier à détailler discursivement le nom
Poluneíkēs : par deux fois, il appelle Polynice en divisant son nom
(­toúnom’endatoúmenos)17, après quoi il lui adresse un épos (579) de blâme en
règle. Alors Étéocle pourra à son tour proclamer l’éponymie du nom de son
frère (658 : epōnúmōi Poluneíkei), ce qui revient à lui refuser l’aide de Díkē,
que Polynice revendiquait sur son bouclier. Encore une fois, on n’échappe pas
à l’oracle de son nom, sauf à bouleverser l’ordre du monde – y compris l’ordre
des noms. Si Justice marchait vraiment avec Polynice, c’est à juste titre que l’on
accuserait de mensonge son nom de Justice (670-671 : pandíkōs pseudṓnumos/
Díkē) : on affirmerait alors – hypothèse redoutable, impensable – que la justice
est mal nommée18. Polynice a beau tenter de se donner une autre histoire par
l’image et par l’écrit (c’est-à‑dire par une double graphḗ), la simple pronon-
ciation de son nom suffit à pulvériser ses efforts en réaffirmant qu’à son sujet
il n’est qu’un énoncé possible, qui, jusqu’au bout, parle sans fin de discorde.
Mais si Polynice est bien nommé – au point d’être en réalité nommé pour
deux –, le nom Eteokléēs s’avère, dans les Sept, éminemment problématique.
Dès les premiers vers de la tragédie, Étéocle lui-même l’a de fait suggéré, affir-
mant qu’en cas de déroute « Étéocle seul multiplié par la ville serait l’objet
d’un hymne » (6-7 : Etéokléēs àn heîs polùs katà ptólin/humnoîto). Ainsi le
nom de gloire ne sera prononcé que sur fond de défaite et pour le blâme, mais
un blâme qui, ironiquement, prendra la forme de l’hymne : « Vraie gloire,
vraie gloire, vraiment… ». Or, mêlé de pleurs, l’hymne qu’est en soi le nom
­d’Étéocle risque fort de rapprocher dangereusement -kléēs de klaíō (Lupas et
Petre 1981 : 14)19 ; mais il est, dans ces quelques vers, deux rapprochements
plus dangereux encore : polùs… humnoîto se retraduirait aisément en un polù…

16. Si « la signification générale d’une catégorie marquée réside en ceci qu’elle affirme la présence
d’une certaine propriété (positive ou négative) A », cependant que la catégorie non marquée « … est
employée principalement, mais non exclusivement, pour indiquer l’absence de A » (Jakobson 1973 :
185), le nom Poluneíkēs est marqué du point de vue de l’éponymie.
17. Aesch. Sept. 578 ; voir Lupas et Petre 1981 : 187-188 et Zeitlin 1982 : 131-134 (Amphiaraos
divise le nom en même temps qu’il en fait un mauvais présage).
18. Sur ce qu’Étéocle met en jeu pour lui-même dans cette analyse, voir Zeitlin 1982 : 140-142.
19. Sur la récurrence de ce thème, Zeitlin 1982 : 38-39.
524 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

neîkos, et heîs polús, démultipliant la solitude du roi, dissoute déjà l’identité


d’Étéocle (Zeitlin 1982 : 37 ; 1986 : 111-112). Enfin, si, dans les paroles du
fils d’Œdipe, il y a bien un nom epṓnumon, ce n’est pas le sien propre, mais
celui de Zeus Sauveur : tacitement, le roi de Thèbes a déjà défait son propre
nom. Mais déjà aussi le signifié polù… neîkos est pour Étéocle un « texte sous
le texte », quelque chose comme un « hypogramme » sémantique20. Tout sera
dit lorsqu’Étéocle mettra du côté de la honte ce qui, aux yeux du chœur, lui
eût donné l’eukleía qui justifierait son nom (686). Entre temps, il est vrai, un
Etéoklos est apparu dans le camp adverse (467), dont le nom, double sonore de
celui du roi, en parodie la légitimité.
Complexité de la stratégie d’Eschyle : tout lui est bon pour dissoudre le
nom d’Étéocle, y compris le pastiche de l’épopée, par transfert à Polynice d’une
expression formulaire de la gloire, que l’Iliade réservait au roi en titre. Et, par
deux fois, le messager désigne Polynice comme Poluneíkous bía (577, 641).
Et voici le moment-clef, lorsque, sur le corps des deux frères morts, le
chœur pleure ceux
qui, en une exacte éponymie (orthō ̂ s kat’ epōnumían)
et en vrais chercheurs de querelles (kaì̠ poluneikeîs),
ont péri dans un désaccord sacrilège (829-831).
Donc, voici qu’Eschyle invente un pluriel à Poluneíkēs. Polynice y perd
l­’exclusivité de son nom, les deux frères y gagnent une épithète de nature et
comme une éponymie partagée, enfin exacte21. Mais, à qui chercherait une réfé-
rence au nom absent d’Étéocle22, il suffit de s’aviser que le syntagme « exacte
éponymie » a aussi pour fonction de gloser discrètement un nom qui peut tou-
jours s’entendre, sur le mode auto-référentiel, comme « le Bien nommé »23.
Or le nom de « Bien nommé » n’en est pas vraiment un, ou, du moins, c’est
un nom vide, ce qui autorise Eschyle à le dissimuler sous une formule séman-
tiquement équivalente. Pour les deux frères, il n’y avait donc en réalité qu’une
seule éponymie, dont Poluneíkēs est la vérité.
Déduire du nom de Polynice l’adjectif poluneíkēs, par ailleurs inconnu de la
langue grecque, c’est rabattre la langue des héros, faite de noms signifiants, sur
celle des hommes et, en ce sens peut-être, la démythifier. C’est surtout, après
avoir renoncé au nom d’Étéocle, renoncer à désigner la personne de Polynice
pour énoncer l’être authentique des deux frères :
« En vérité, Eteokléēs et Poluneíkēs sont poluneikeîs ». Pur énoncé rhé-
torique ? C’est ce que dirait (dira) Aristote, pour qui il n’existe pas de noms

20. En parlant d’hypogramme, je n’entends pas oublier que, chez Saussure, l’hypogramme est
phonique (Starobinski 1971 : 31) ; « texte sous le texte » : Starobinski (1971 : 23). Après rédaction
de cet exposé, j’ai pris connaissance du texte de Judet de la Combe (1987 : 77 n. 21) qui parle, lui
aussi, d’hypogramme, mais à propos de heîs polús.
21. On rappellera que, dans le Cratyle, orthótēs dénote la justesse du nom (391a 9 et passim). Sur
les termes techniques de la dénomination chez Eschyle, voir Reinberg 1981 : 42.
22. Par exemple Jouan (1978 : 73) semble favoriser les tentatives pour rétablir le nom d’Étéocle, sans
toutefois trancher vraiment entre ceux qui jugent le texte lacunaire et ceux qui l’estiment complet.
23. Dans le grec classique, eteós s’efface au profit d’étumos et, à partir de l’époque hellénistique,
tò étumon est « l’élément véritable, authentique d’un mot, son étymologie » (Chantraine 1968 :
s.v. eteós) ; quant à kaleîn, il se tire sans mal de kléos : Eteokléēs est « Nommé en vérité ». Point
essentiel vu par Zeitlin 1982 : 39 n. 31.
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 525

parlants, mais tout au plus un « lieu » de l’argumentation en vertu duquel, en


substituant au nom propre un adjectif, on joue sur une stricte homophonie pour
rendre indûment le nom et ses parties à une signifiance : ainsi « Conon appelait
Thrasybule l’homme aux hardis desseins » – entendons qu’à Thrasúboulos il
donnait le sens de thrasúboulos (Rhet. 2, 1400b 21). Mais la tragédie vit de son
rapport à un univers – appelons-le celui du mythe – où tout signifie, et sa réflexion
doit s’étayer sur ces opérations mêmes qu’Aristote interdira : pour faire du nom
propre un appellatif, Eschyle a commencé par le décomposer en ses « parties »,
explicitement au sujet du nom Poluneíkēs – c’était alors Amphiaraos le sémio-
ticien qui donnait l’exemple –, d’une manière plus oblique24 avec Eteokléēs,
puisque le moment de la décomposition a toujours déjà eu lieu hors texte, et
que le nom défait se cache sous des syntagmes qui sont autant de transpositions
sémantiques de ce qu’il est censé énoncer.
Les Sept contre Thèbes, donc : une tragédie du nom propre comme énoncé
et comme emblème25, mais aussi une réflexion sur ce qu’il advient lorsque
les noms du mythe entrent dans le lot commun de la langue26. Lorsque, sur la
scène, le « roi juste » se mue soudainement en un double de son frère fauteur
de discorde, il advient que le kléos épique perd son efficace et jusqu’à la clarté
de ses contours27.

Si l’on excepte ce qui, dans Œdipe à Colone, est peut-être une allusion très
voilée à ce que serait un nom commun aux deux frères28, c’est dans Antigone
qu’il faut étudier la stratégie sophocléenne du nom propre. Ici, nulle insistance
sur un nom éponyme : tout au plus, comme un tribut obligé à la tradition, l’asso­
ciation du nom de Polynice avec une forme au pluriel de neîkos (111-112 :
Poluneíkēs/…neikéōn). Et nulle volonté de subvertir un nom par l’autre : bien
au contraire, l’arrêt de Créon répartissant entre les deux frères la gloire et le
déshonneur – gloire pour Étéocle, combattant juste, ignominie pour le séditieux
Polynice (21-30 ; 194-206) – semble le plus fidèle des commentaires de leurs

24. Sur le caractère certes toujours hypothétique de « l’étymologie par association implicite »,
voir Reinberg 1981 : 42.
25. Voir Calame 1987 : 397. Au contraire du nom d’Œdipe qui, dans la tragédie de Sophocle,
« n’a qu’une fonction narrative limitée dans le déroulement de l’action » (Calame 1987 : 398),
les noms de ses fils ont une fonction à la fois narrative (la « métamorphose » d’Étéocle – sur
laquelle on lira Vidal-Naquet 1986 : 116-121 – est opérée dans le passage d’Eteokléēs à polu-
neikeîs) et emblématique (nom vide, Eteokléēs sert à exprimer l’impossibilité de la gloire pour
les fils d’Œdipe).
26. Voir Lupas et Petre (1981 : 111) sur l’utilisation, au vers 343, pour caractériser Arès, de
laodámas qui, comme adjectif, est un hapax, mais qui, comme anthroponyme, est le nom du
fils d’Étéocle ; même si Eschyle fait mourir les deux frères sans descendance (828), l’opération
langagière est évidente.
27. Lors de la discussion de cet exposé, Claude Calame m’a objecté que, loin d’être invalidé, le
nom d’Étéocle reparaît au v. 999 des Sept (Eteókleis arkhēgéta), soit cinq vers avant ce que l’on
considère généralement comme la fin de la tragédie d’Eschyle. Mais seuls quelques manuscrits
présentent cette leçon que certains éditeurs, tel Mazon, ne retiennent pas ; et ceux qui, tel Page,
la retiennent parient alors pour une lacune entre les vv. 998 et 999, où le nom de Polynice serait
mentionné. Doutant pour ma part qu’Eschyle ait réservé pareille épiphanie finale au nom d’Étéocle,
j’inclinerais à considérer le vocatif Eteókleis arkhēgéta comme interpolé ou incomplet.
28. Soph. Œd. Col. 378 : ho plēthúōn lógos est peut-être l’équivalent d’un *Polukléēs, qui serait
un montage entre les noms des deux frères.
526 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

noms. Et l’hypothèse se fait jour que, dans Antigone, la réflexion tragique se


joue sans doute sur un autre terrain que celui des noms propres29.
C’était toutefois aller trop vite en besogne. Il faut s’aviser de ce que seule
Antigone, éponyme de la pièce, peut sans doute donner du sens aux noms de
ses frères ou, plus exactement, (puisque Étéocle, parce qu’il a reçu son dû, n’a
guère droit à d’autre appellation que celle, générique, de frère) au nom de son
frère, je veux dire Polynice. Alors on s’arrêtera sur le vers 26 où, pour la pre-
mière fois, elle prononce ce nom :
« Quant au cadavre mort misérablement de Polynice… ». Déjà, l’on peut
commenter cette façon qu’Antigone a de déplacer ce qui concernait le vivant
– la mort misérable, ultime événement d’une vie sans joie – vers le cadavre
inerte : comme pour focaliser d’emblée toute l’attention sur le corps du frère
mort qui sera l’enjeu de la tragédie, Antigone réduit Polynice à son cadavre. Il
y a un cadavre et il est mort : c’est celui de Polynice30. Mais il faut aussi pro-
noncer le texte, et écouter ce que Sophocle donne à entendre :
Tòn d’athlíōs thanónta Poluneíkous nékun.
Une première série d’allitérations en t, puis Poluneíkous nékun, c’est-
à‑dire surtout neíkous nékun. Encore une allitération, ou plutôt une assonance,
presque une homophonie. Avant de nous en tenir au seul signifiant, prenons
le temps de souligner à quel point la rencontre de neîkos et de nékus est riche
de signification : ainsi, la longue suite de querelles qui fit la vie de Polynice
trouver son terme et comme son expression dans le cadavre (neîkos appelait
nékus, et, dans le nom Poluneíkēs, nékus tend à absorber neîkos) ; car, si la
querelle a produit le cadavre, le cadavre appelle la querelle puisque, comme
dans l’Iliade31, le corps mort sera l’enjeu d’un conflit aigu, entre Antigone et
Créon, entre Créon et Hémon (793 : neîkos). Mais, dans neíkous nékun, je
vois surtout la proposition d’une autre éponymie, l’écoute sophocléenne du
nom emblématique de Polynice. Eschyle divisait polu-neíkēs pour donner à
chaque moitié son signifié ; dans le signifiant neîkos, Sophocle entend comme
une affinité avec cela même qui est au centre de la tragédie : nékus. Ce fai-
sant, il manipule les noms comme, dans le Cratyle, Platon affirme que pro-
cède la tragédie (414 c), à ceci près qu’il travaille à rebours de ce que Socrate
prétend être la loi du tragōideîn en matière de noms : au lieu de faire « d’un
nom originairement opaque un nom transparent » (Benardete 1981 : 138),
comme c’est le cas lorsque, par simple adjonction de lettres, on transforme
Phíx en Sphínx (414 d), la nouvelle éponymie opacifie un nom très transpa-
rent en superposant nékus à neîkos.
L’opposition fonctionnelle de l’éloge et du blâme impliquait que l’histoire
des frères s’achève sur l’antithèse ultime des honneurs funèbres et du rejet
dans le néant. Dans le nom de Polynice tel que l’entend Sophocle, l’histoire se
raconte en commençant par la fin.

29. Il y a bien le commentaire du nom d’Haímōn, mais l’essentiel de la réflexion sur la langue
s’attache aux composés en auto- (N. Loraux 1986).
30. Benardete 1975 : 152-153. On notera qu’en 515, à propos d’Étéocle, Antigone emploie l­ ’expression
ho katthanṑn nékus, par où elle identifie les deux frères à leur cadavre.
31. Sophocle pense-t‑il à Hom. Il. 24, 107 (neîkos en théoisin órōren Héktoros amphì nékui) ?
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 527

C’est encore le nom de Polynice qui nourrit la réflexion euripidéenne sur


les noms. Cela commence dans les Suppliantes, lorsque Thésée affirme qu’en
faisant un éloge en règle du fils d’Œdipe, il ne mentirait pas (928-929) ; il suf-
fit de retraduire epainésantes ou pseudoímeth’ àn en kléos eteón et, par la vertu
du nom absent Eteokléēs, voici que l’éloge vrai s’attache à Polynice. Mais c’est
aux Phéniciennes que je m’arrêterai, parce qu’Euripide y met à l’épreuve tous
les énoncés de la tradition pour mieux produire les siens, sur le mode de l’écart.
Soit d’abord la norme : comme chez Eschyle, Poluneíkēs… epṓnumos, fau-
teur de discorde, fauteur de meurtre ; encore soulignera-t‑on que la version déve-
loppée de cette éponymie n’intervient qu’in extremis (1493-1494), comme un
énoncé obligé dont un tragique ne saurait se dispenser – or, jusque-là, Euripide
a, avec insistance, placé Polynice du côté de la justice. Et puis – comme dans
les Sept encore, mais en l’occurrence Eschyle y détournait Homère –, il y
a Poluneíkous bían (1397) et même, pour qu’il soit bien clair que la gloire
­d’Étéocle est détournée sur son frère, kleinēn… Poluneíkous bían (56). Au tour
de Sophocle, maintenant : et par deux fois, voici Poluneíkous nékun, en fin de
vers, comme dans Antigone (775, 1629).
Quant à la lecture proprement euripidéenne des noms propres, elle est d’abord
sophistique. Comme dans la stásis décrite par Thucydide (3, 82, 3), les noms
y échangent leurs valeurs, et l’on peut supposer que, peu sensible à l’écoute
des signifiants, Euripide préfère de beaucoup développer les énoncés, pourvu
que ce soit en en inversant la distribution. Ainsi, dans l’affrontement verbal qui
oppose les deux frères en présence de leur mère, Polynice plaidera la cause du
discours de vérité qui, dit-il, est par nature univoque (469 : haploûs ho mûthos
tē ̂ s alētheías éphu) ; si le discours vrai doit être entendu comme un eteòn kléos,
on n’aura garde d’oublier qu’il y a dans haploûs comme un refus affirmé de
toute thématique du double : d’Étéocle, Polynice ne voudrait tenir en rien, sauf
en ce qui concerne la vérité du nom. Donc, contre l’ádikos lógos (471), dont son
frère se fera sans scrupule le porte-parole, Polynice prend le parti de la justice,
conforme en cela au jugement déjà formulé sur lui par le messager, le chœur et
Jocaste (492, 496 ; 154, 258-260, 319). Ainsi se dessinent en creux les linéa-
ments d’une autre histoire où la querelle peut être juste et le pouvoir inique :
n’était la contrainte du récit, il faudrait que les frères échangent leurs noms.
À Étéocle le soin de rappeler l’ordre une fois pour toutes assigné à l’intrigue
par l’épopée, en renvoyant à son frère la réalité de la controverse des querelles,
cette amphílektos éris (500) que Sophocle rattachait au nom de Polynice dans
Antigone (111 : neikéōn amphilógōn). Du moins le roi fait-il, lui aussi, mentir
son nom en exaltant l’injustice au service du pouvoir tyrannique (524-525), à
quoi Jocaste objectera que les honneurs (traduisons : le kléos) sont chose vide
(551). Certes, les prétentions de Polynice à la vraie gloire sont, dans le cadre de
l’expédition contre sa patrie, tout aussi peu fondées, et Jocaste le lui fera clai-
rement entendre, en déniant toute valeur au kléos – cette fois-ci, elle prononce
le mot – qui résulterait d’une victoire acquise dans ces conditions (576). Mais,
si la mère renvoie ses fils dos à dos, le dénouement a pour fonction de trancher,
en accréditant la légitimité de l’échange : Polynice au nom séditieux meurt en
renonçant à la haine (1442-1446), cependant que l’ordre, donné par Étéocle, de
priver son frère de sépulture est « mauvais et formulé à tort » (1649 : ponērà…
kakō ̂ s t’eirēména). C’est, bien sûr, toujours la même histoire – avec un dire vrai
528 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

et beaucoup de querelles – mais elle a radicalement changé de sens puisque les


actes démentent le discours des noms.
Et pourtant c’est bien encore à une tragédie du nom qu’il faut identifier
les Phéniciennes32. Mais, à rebours du choix eschyléen, Euripide déplace
­l’accent, du constat de véridiction (Calame 1986 : 160-161) vers une mise en
scène de la nomination : puisque l’éponymie de Polynice n’est exacte qu’à la
mesure de la haine qu’Étéocle voue à son frère33, la tragédie s’interroge sur
ce que fut le « baptême » des héros. Aussi, dans les Phéniciennes, trouve-t‑on
­l’esquisse d’un nouveau récit où, pour chaque enfant d’Œdipe, il est précisé,
sur le mode épique, qui, du père ou de la mère, lui donna son nom : Œdipe
a nommé Ismène et Polynice (57 ; 636-637) cependant que Jocaste choisis-
sait le nom d’Antigone (58). Ainsi, dans les noms, se condense quelque chose
comme un roman familial34, manière euripidéenne de renouveler l’histoire
par son début. Reste toutefois un « oubli », qui en réalité n’en est sans doute
pas un. Qui a nommé Étéocle ? À cette question, il n’est nulle réponse dans
la tragédie35 : du coup, Eteokléēs n’est pas seulement perçu comme le moins
pertinent des noms, mais comme une dénomination sans arkhḗ, dépourvue
d’origine, privée de fondement.
Dans les Phéniciennes comme dans les Sept, il y a donc un problème ­d’Étéocle.
Ce n’est pas qu’on se dissimule la différence, voire l’opposition des stratégies,
de la tragédie eschyléenne, où le nom est un destin, à sa réécriture par Euripide
qui renoue avec l’usage épique de l’éponymie : si l’Étéocle d’Eschyle perd son
nom dès lors que, partageant l’ē ̂ thos querelleur de son frère, il en gagne aussi
la dénomination, celui d’Euripide usurpe un nom que nul ascendant n’a osé lui
donner. Mais cette différence même n’en fait que mieux ressortir une commune
évidence : c’est, dans un cas comme dans l’autre, par l’impossibilité de fixer une
fois pour toutes, dans cette histoire, le côté de la vraie gloire, que s’explique le
silence autour du nom Eteokléēs.

Confrontée avec d’autres parcours à travers les lectures des noms signifiants
dans la tragédie, l’étude des noms des fils d’Œdipe contribuerait sans doute à
préciser ce qu’est, en matière d’éponymie, le choix de chaque tragique. On pour-
rait alors vérifier si la pratique eschyléenne consiste toujours à disséminer les
noms problématiques dans la trame signifiante du texte ; si le choix euripidéen
est bien de travailler sur les énoncés pour modifier l’intrigue et renverser le sys-
tème des valeurs à l’intérieur du même ; et si c’est régulièrement en modifiant
la matérialité signifiante du nom que Sophocle intervient sur l’éponymie. Mais
je m’en tiens aujourd’hui à ces opérations discursives dont, entre épopée et tra-
gédie, les noms transparents des fils d’Œdipe sont le support.

32. Ainsi, Antigone adresse ses adieux au nom de Polynice, et non à son corps mort (1702 : ō ̂ phíl-
taton dē ̂ l’ónoma Poluneíkous emoí).
33. Eur. Phœn. 636-637 : « Mon père était dans le vrai en t’appelant, par une divine préscience,
Polynice, du nom qui signifie querelles » (alēthō ̂ s d’ónoma Poluneíkē patēr/éthetó soi theíai
pronoíai neikéōn epṓnumon), où, dans alēthō ̂ s ónoma, il faut peut-être entendre une allusion au
signifié d’Eteokléēs.
34. J’ai tenté d’en expliciter le contenu à propos d’Antigone (N. Loraux 1986 : 194-195).
35. À ce silence répond en écho la disparition d’Etéoklos, remplacé dans la liste des Sept par
Adraste (160, 1187).
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 529

Un couple de noms induisait une histoire où, une fois pour toutes, les rôles
– celui du roi légitime et celui de l’usurpateur – étaient fixés. La tragédie accepte
l’histoire dans ses grandes lignes, à commencer bien sûr par les noms parlants
des protagonistes ; mais, en s’avisant précisément de faire parler ces noms, elle
leur pose de tout autres questions que l’épopée : parce que, dans les noms, elle
cherche moins à vérifier la répartition sociale des rôles qu’à fonder un jugement
sur les actes36, elle en vient à porter le soupçon sur la vérité de leur dire – cela
même que les tragiques nomment leur éponymie. Et, à chaque fois, le soupçon est
le même, quant à ce qu’il faut entendre par « Vraie gloire ». Il n’y a donc dans la
tragédie qu’une seule éponymie, celle de Polynice, parce que seule la dénomina-
tion de « Multiple querelle » est fondée. Jamais, inversement, le nom d­ ’Étéocle
n’est dit epōnumon, toujours c’est à son sujet le silence ou l’allusion oblique.
Comme si les fils d’Œdipe, ces poluneikeîs, n’avaient pour eux deux qu’un
seul nom, Eteokléēs, qu’aucun lien nécessaire n’unit plus à la personne d’Étéocle,
se dissout dans la désignation du dire vrai. L’épopée s’accommodait d’opposer
un roi en titre à un séditieux parce que l’antithèse kléos/neîkos y assumait tout
le sens. Pour avoir trop perçu ce qui, de chaque frère, fait un double de l’autre,
la tragédie s’est en revanche engagée dans la remise en question de l’épony-
mie. Et toujours, le côté de la discorde s’est trouvé plus marqué : il n’y a pas
d’anthroponymes en -neíkēs dans les cités, mais autour du nom Poluneíkēs,
superbe exception pour confirmer la règle, s’est sédimenté le récit tragique du
destin des fils d’Œdipe.
Sans doute, dans le Cratyle, Platon avait-il raison d’identifier le travail sur
les noms à l’activité tragique même, le tragōideîn. Encore faut-il mesurer ce tra-
vail à l’ampleur de ses prétentions, qui ne se limitent pas à réélaborer la matière
phonique des onómata, mais visent en fin de compte à expurger le mythe de
tous les noms propres qui ne disent pas le vrai. Loin de l’épopée, tel est l’extré­
misme tragique en matière d’éponymie.

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36. L’épopée ne nie pas qu’Étéocle puisse, lui aussi, manier effectivement la querelle et l’outrage
ainsi que, dans la Thébaïde, l’indique la forme au pluriel de l’hapax oneideíontes (fr. 3, 2 Kinkel ;
Burkert 1981 : 37) ; mais ce comportement n’ôte rien à la légitimité du roi. Si inversement la
question du rapport entre l’acte et le nom est tragique, Euripide, digne d’être sur ce point désigné
comme tragikṓtatos, lui donne toute son ampleur dans les Phéniciennes.
530 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe

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LES MOTS QUI VOIENT* **

« Le terme de spectateur, communément employé


pour discuter l’effet de la tragédie, me paraît tout
à fait problématique si nous ne limitons pas quel
est le champ de ce qu’il engage. Au niveau de ce
qui se passe dans le réel, il est bien plutôt l’audi-
teur. Et là-dessus, je ne saurais trop me féliciter
d’être en accord avec Aristote pour qui tout le
développement des arts du théâtre se produit au
niveau de l’audition, le spectacle étant arrangé
pour lui dans l’ordre des choses en marge de ce
qui est à proprement parler la technique.
Ça n’est certainement pas rien pour autant, mais
ça n’est pas l’essentiel, comme l’élocution dans
la rhétorique ; le spectacle n’est ici que comme
moyen secondaire. Ceci pour remettre à leur place
les soucis modernes dits de la mise en scène.
Les mérites de la mise en scène sont grands […]
mais quand même n’oublions pas qu’ils ne sont
si essentiels que pour autant que, si vous me per-
mettez quelque liberté de langage, notre troisième
œil ne bande pas assez. On le branle un tout petit
peu avec la mise en scène. »

On l’aura reconnu : c’est bien Jacques Lacan – le Lacan oral1 – qui, avant
d’aborder, dans le séminaire sur l’Éthique, une étude serrée de l’Antigone,
constate au passage son accord avec Aristote quant au caractère tout à fait second
du spectacle dans la tragédie grecque.

* Première publication dans Claude Reichler (éd.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit, 1989,
p. 157-182.
** Deux versions orales de ce texte ont été présentées, en juillet 1985 à la Chartreuse de Villeneuve-
lès-Avignon, lors du colloque « Théâtre et philosophie », organisé par le Collège international
de philosophie, et en mai 1988, au centre Thomas More (L’Arbresle), lors d’une session sur les
« Lectures de la tragédie ». Que tous les intervenants, et en particulier Marie Moscovici, soient
remerciés pour leurs remarques et leurs suggestions.
1. S’agissant de l’écoute, je renvoie ici à la version dactylographiée (non officielle) du séminaire
de 1959-1960 (t. II, p. 182-183) ; on trouvera cette déclaration, avec quelques modifications, dans
Le Séminaire VII. L’Éthique, Paris, Seuil, 1987, p. 295.
532 les mots qui voient

Remontons à la source : c’est seulement après avoir, au chapitre 6 de la


Poétique, énuméré les quatre parties discursives de la tragédie (l’intrigue, les
caractères, le contenu de pensée et l’« expression », léxis) qu’Aristote en vient
« à ce qui reste », dit-il (tō ̂ n loipō ̂ n) : le chant, brièvement expédié à titre d’assai­
sonnement – « le plus important des assaisonnements de la tragédie », mais un
assaisonnement tout de même. Et, bon dernier, le spectacle (ópsis) qui, « tout
en exerçant la plus grande séduction, est totalement étranger à l’art et n’a rien
à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours
et sans acteurs » (1450 b 16-19).
Que le spectacle n’ait rien à voir avec la poétique n’est peut-être pas le
dernier mot d’Aristote sur cet « intrus encombrant » à qui il « n’en finit pas
de régler son compte »2. Mais ce n’est pas la recherche de ce dernier mot
aristotélicien sur le spectacle qui me retiendra ici : il me suffit qu’à contre-­
courant des opinions partagées des Grecs du ive siècle, pour qui l’essentiel
de la tragédie se résume en un voir3, Aristote ait déporté le genre tout entier
du côté d’un dire.
Sans doute devrais-je encore observer que le mot ópsis se laisse mal traduire
par « spectacle », puisque ce terme, qui désigne d’abord l’activité de voir, ne
perd jamais tout à fait ce sens, lors même qu’il désigne « la partie visible de la
tragédie »4. Mais, sur ce point même, je ne m’arrêterai que le temps de vérifier
qu’il s’agit bien décidément, pour Aristote, de penser la tragédie du point de vue
de son destinataire. Son destinataire : celui que les Grecs désignent comme un
« regardeur » et que, à la mode grecque, nous appelons le « spectateur »5 ; mais,
pour sa part, Aristote le suppose sensible au logos6 – ou du moins à la léxis. Et
j’ajoute que l’on tentera ici de le soumettre à l’écoute des textes.
J’ai bien dit : des textes. Non seulement par contingence ou par nécessité,
au sens où, pour le philologue ou l’historien, la tragédie grecque n’a d’autre
existence que textuelle, assignant irréductiblement à qui s’en approche la posi-
tion de lecteur. Mais, texte, elle l’est aussi – elle l’a été – d’origine et par néces-
sité, s’il est vrai qu’avant Eschyle (inventeur du deuxième acteur : Poétique,
1449 a 15-17), il n’était d’autre interprète que le poète lui-même7. Et elle l’est
encore à l’époque classique, en tant que manuscrit pour une représentation,
présenté aux archontes avant tout concours dramatique, et qui finalement sera,

2. Aristote, La Poétique. Texte, traduction et notes de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil,


1980, p. 210. Les traductions de La Poétique seront systématiquement empruntées à cette édition.
3. Voir par exemple [Andocide], Contre Alcibiade, 22-23 (theōroûntes). On rappellera que le nom
même du théâtre, théatron, désigne un lieu où l’on regarde.
4. F. Donadi, « Opsis e lexis : per una interpretazione aristotelica del dramma », Poetica e Stile,
8 (1976), p. 3-21, n. 5-9 et 9 ; sur l’ambiguïté de ópsis dans la Poétique, voir aussi D. Lanza,
Aristotele. Poetica, Milan, Rizzoli, 1987, p. 33-35. Il va de soi que, dans une bibliographie monu-
mentale, j’opère des choix.
5. À titre de contre-exemple, on rappellera que le « public » se nomme, en anglais, audience.
6. Le spectateur postulé en creux dans la Poétique n’est pas, comme le dit très bien Lanza, l’Athé-
nien moyen, pour qui Aristote n’a que critiques à formuler, mais un spectateur idéal : le philosophe
lui-même (un lecteur, donc ?) : D. Lanza, « La disciplina dell’emozione : ritualità e drammaturgia
nella tragedia attica », dans Teatro e Pubblico nell’Antichità. Trente, 1986, p. 45-55, notes 48-49.
7. « Dire qu’il s’agissait de poètes qui récitaient signifie privilégier le moment de la composition sur
celui de l’exécution » (D. Lanza, « L’attore », dans M. Vegetti (éd.), Oralità, scrittura, spettacolo,
Turin, Boringhieri, 1983, p. 133).
les mots qui voient 533

après le concours, déposé aux archives de la cité. Rien de moins simple, toute-
fois, que la textualité entre écrit et oral de ce texte : l’écrit contrôle la représen-
tation, mais la représentation s’inscrit dans la forme définitive du drame, où la
voix résonne sous l’écriture autorisée8.
Aussi ai-je parlé d’écoute. (Pas seulement, peut-être, au sens où Aristote,
exigeant qu’« indépendamment du spectacle, l’histoire soit ainsi constituée »
qu’en entendant (akoúonta) les faits se dérouler, on soit saisi de frisson et de pitié,
affirme : « c’est ce qu’on ressentirait en écoutant (akoúon) l’histoire d’Œdipe »
(1453 b 3-7). Car Aristote parle ici d’enchaînement de l’intrigue9, et il sera sur-
tout question d’écoute du signifiant tragique. Mais patience !)
Je ne sais s’il faut continuer à suivre Lacan lorsqu’il assigne à la mise en
scène la seule et unique fonction de procurer un surplus de jouissance à notre
« troisième œil ». Il est vrai qu’à l’expression près, qui n’a rien d’aristotéli-
cien, Lacan est bien en l’occurrence un fidèle disciple d’Aristote. Mais je sais
qu’à travailler sur le signifiant tragique on en vient un jour ou l’autre à consta-
ter qu’en sa polysémie et sa condensation la langue de la tragédie ressemble
fort à la définition que, sous le nom de léxis, en donne le philosophe : « la
léxis, c’est la manifestation du sens à travers des noms » (léxin eînai tḕn dià
tē ̂ s onomasías hermēneían : 1450 b 12-16). Des noms : des mots, tout le lan-
gage10. Mais aussi : des noms, des mots qui s’autonomisent en un feuilletage
vertigineux de sens.
Qui, du lecteur ou du texte, faut-il créditer d’avoir ainsi mis l’accent sur
l’écoute ? Le lecteur, peut-être, qui, pour s’être fait entendeur (par exemple
au contact de l’écoute proprement psychanalytique du travail du signifiant),
aurait construit un spectateur qui soit d’abord un auditeur : la réponse est pru-
dente, elle n’engage après tout que le lecteur. Mais, s’il est vrai que « les textes
en savent plus que leurs lecteurs »11 – et je fais volontiers mienne cette pro-
position –, il faut se rendre à quelque chose comme une évidence : c’est sous
­l’effet des textes que des lecteurs contemporains plus soucieux d’anthropolo-
gie que de psychanalyse ont déchiffré, en creux dans la tragédie, la figure de cet
écouteur à l’ouïe perçante qu’ils dotent d’une attention singulièrement déve-
loppée, puisque, pour lui, « le langage du texte peut être transparent à tous ses
niveaux, dans sa polyvalence et son ambiguïté »12. Si le texte tragique exige
d’être entendu, est-il temps maintenant d’abandonner le terme de spectateur
pour celui d’« auditeur », plus propre à caractériser ce public athénien, épris de
la voix – celle des acteurs13, celle surtout des mots qui, longtemps après, réson-
naient encore dans sa mémoire ?

8. Je renvoie ici aux remarques suggestives de Ch. Segal. « Vérité, tragédie et écriture », dans
M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne. Lille, P. U. L., 1988, notes p. 331-333.
9. Il écrit aussi que « par la simple lecture on peut voir clairement quelle est sa qualité » (1462 a
11-17) ; Ch. Segal (op. cit.), dont j’utilise en l’occurrence la traduction, y voit la preuve de l’exis-
tence, dès le ive siècle, d’un public de lecteurs. Aristote, premier interprète moderne de la tragédie…
10. « La léxis, c’est tout le langage, du son élémentaire à la phrase et au texte, saisi au niveau du
signifiant » (Dupont-Roc et Lallot, commentant ce passage, op. cit., p. 209).
11. Voir « Avant-propos », p. 1.
12. Voir J.-P. Vernant, dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, Paris, Maspero,
1972, p. 36. C’est moi qui souligne.
13. Voir A. W. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, Oxford, 1953, p. 165-169.
534 les mots qui voient

Pour ma part, je m’en garderai bien. Je ne récuserai pas si vite le terme de


spectateur, de peur de perdre en chemin la spécificité du voir tragique. Mais il
est plus d’une modalité du voir et, à cette attention nullement flottante du specta-
teur de tragédie, c’est du texte que je donnerai pour objet. Des mots vus, ou des
mots qui voient. De l’ópsis incorporée dans le texte. C’est à cette remarquable
présence du voir dans le dire tragique que je m’attacherai. À cette absorption
du visuel par les mots qui, de l’auditeur, exige qu’il soit aussi à chaque instant
spectateur du discours14. Et, du côté du lecteur, cela, une fois encore, suppose
que lire une tragédie, ce soit défaire l’intériorité silencieuse de la lecture pour
que résonnent les mots à voir.
Sans perdre pour autant la référence à la réflexion aristotélicienne, c’est
donc dans le mot-à-mot des textes tragiques plus d’une fois épelés – ce que
Lacan appelle « casser les cailloux sur la route du texte »15 – que je tenterai
d’enraciner ce parcours, avec une préférence assumée pour ces textes paradig-
matiques que sont pour Aristote, pour nous, Œdipe roi ou l’Orestie, sans pour
autant m’interdire quelque incursion dans telle autre tragédie.
Première proposition : les mots assument l’essentiel.

Les mots assument l’essentiel

Pour pousser tout de suite la proposition jusqu’en ses ultimes conséquences,


j’ajouterai : jusque dans leur absence.
Deux exemples me suffiront.
Il est rare qu’un personnage entre en scène sans que son arrivée ait été annon-
cée, commentée, objet d’un dire. Partie intégrante du texte, il y aurait donc là
comme des indications de mise en scène, à la fois protocole du spectacle et façon
de présenter l’arrivant. Soit la fin de l’Antigone. C’est le coryphée qui parle :
Mais voici venir le roi lui-même ; il porte dans ses bras un trop clair souvenir,
si l’on peut parler de la sorte, d’un désastre qu’il ne doit pas à d’autres, mais à
sa propre faute (1257-1260).
Et apparaît Créon portant dans ses bras le corps d’Hémon. Peu de temps
auparavant, le coryphée avait déjà annoncé la venue d’Eurydice et présenté
l’identité de l’arrivante :
Mais voici [plus exactement : mais je vois] justement venir la malheureuse épouse
de Créon. Eurydice approche, sortant du palais (1180-1182).
Qu’il revienne tout spécialement au chœur (au coryphée) de servir ainsi
de relais entre l’espace hors scène du palais et le spectateur à l’écoute dans le
théâtre, la chose n’a en soi rien de surprenant. Et il n’est pas douteux que, du
même coup, le chœur fournit comme des indications scéniques. La remarque
en a souvent été faite ; reste que tous les cas ne sont pas aussi limpides16. Reste

14. Ce sont les mêmes Athéniens, mais réunis cette fois-ci en assemblée, que, chez Thucydide,
Cléon accuse d’être devenus, sous l’influence des sophistes, « spectateurs des discours, auditeurs
des actions » (Thuc., III. 38, 4).
15. L’Éthique, p. 330 (« le ré-aiguisement des arêtes du texte ») ; voir aussi p. 296 (« le mot-à-mot
est follement instructif »).
16. Voir H. C. Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, Paris, Maspero, 1975, p. 18.
les mots qui voient 535

surtout que la fonction du dire ne s’épuise sans doute pas dans ce rôle purement
référentiel. Il se pourrait en effet – j’en fais du moins l’hypothèse – que les per-
sonnages du drame ne se voient les uns les autres que si un dire les y a invités,
expressément lorsque le nom du voir, comme dans la fin d’Antigone, précède le
voir, ou de façon plus indirecte. Ainsi le dire légitimerait le voir en lui donnant
un contenu17. Un contenu pour le voir et, pour le personnage tragique, un corps.
Les mots donneraient-ils du corps ? Toujours est-il que, si aucun mot n’a été dit
de sa présence, un personnage peut rester invisible aux autres, parce qu’il est
censé ne pas être vu. Il en va ainsi, chez Sophocle, du corps mort d’Ajax, que
le chœur cherche sans l’apercevoir, ce qui n’implique nullement qu’un décor
– un bosquet, dit-on pour justifier cette cécité – le dissimule effectivement : le
silence dissimule aussi bien qu’un décor. Il en va de même, dans l’Hippolyte
d’Euripide, avec la présence silencieuse de Phèdre assistant sans être vue aux
imprécations d’Hippolyte contre la race des femmes : ni Hippolyte ni la nour-
rice ne voient Phèdre qui, elle, voit parce qu’elle a d’abord entendu le début
de l’altercation.
Il est aussi, pour le dire, une autre façon d’assumer l’essentiel par son
absence : je pense au silence, qui vaut le plus fort des spectacles, à tous les
silences des femmes tragiques. Silence de Cassandre en réponse aux questions
de Clytemnestre ou, dans Les Trachiniennes, d’Iole face à celles de Déjanire ;
et surtout silence d’avant le suicide, ponctuant la sortie précipitée de Jocaste, de
Déjanire et d’Eurydice18. Alors seulement des mots – parole du chœur, ques-
tion du coryphée – rehausseront ces silences dont ils supputent la cause, et il
y aura place pour un voir conjecturel, inopérant comme tout ce que devine le
chœur, devin timoré, tenu à résidence sur scène.

À l’autre extrémité du spectre des degrés du dire, je placerai le mot qui


pénètre dans la chair19.
Faut-il le rappeler ? Dans la tragédie, ce sont encore les mots qui tuent le
plus sûrement, comme le savait Hölderlin20. Du moins les mots entaillent-ils la
chair ou portent-ils au cœur un coup meurtrier.
Métaphore, dit-on. Peut-être (à supposer toutefois qu’il arrive jamais à un
texte tragique d’employer un mot pour un autre ; je n’en suis, quant à moi, nul-
lement convaincue). L’essentiel est que, dans cette affirmation, récurrente chez
Eschyle ou Sophocle, que les mots blessent ou tuent, il se joue, sur le mode du
constat, quelque chose d’intrinsèque au genre tragique : la certitude que, dans

17. À propos du décor (« pour le reste, l’imagination suffisait, stimulée et guidée par les mots »),
voir Baldry, op. cit., p. 70-73 et 67.
18. Agamemnon, 1035-1068 ; Trachiniennes, 307-332 ; Œdipe roi, 1073-1075 ; Trachiniennes,
813-814 ; Antigone, 1244-1256 (sur le silence d’Eurydice, seule la conjecture est possible, mais le
verbe eikázō, qui est employé au v. 1244, caractérise la conjecture par recours à l’image).
19. L’adjectif torós qui, dans l’Orestie et ailleurs, caractérise la parole « claire » ou « précise »
signifie étymologiquement « qui perce », « qui pénètre » : J. de Roos, « A New Root *Ter “Speak
Clearly” ? Some Comments on Greek Torós and Hittite tar- », dans J. M. Bremer, S. L. Radt,
C. J. Ruijgh (éd.), Mélanges Kamerbeek, Amsterdam, Hakkert, 1976, p. 323-331.
20. « Das griechisch tragische Wort ist tödlich-faktlich, weil der Leib, den es ergreifet, wirklich
tötet », « das wirkliche Mord aus Worten » : Anmerkungen zur Antigone, avec les remarques de
Z. Petre, « La représentation de la mort dans la tragédie grecque », Studii Classice, 23 (1985), p. 29.
536 les mots qui voient

la tragédie, on n’expérimente jamais aussi fortement le corps en son dénuement


que sous le coup des mots. L’Orestie le dit à satiété, dès l’Agamemnon où les
plaintes de Cassandre la prophétesse sont pour le chœur « blessures à entendre »
(1167), et les Érinyes crieront l’outrage qui, tel le trait mortel pour le combat-
tant21, « frappe au cœur, au foie » (Euménides, 155-158). Dans Ajax, les mots
entament la chair, comme, par deux fois, le chœur le rappelle à Tekmessa22, et
leurs arêtes tranchantes sont à l’intersection de deux des axes de sens de la tra-
gédie : l’épée qui en est le signifiant primordial, le langage dont Ajax interdi-
sait l’usage aux femmes mais dont il fera bien tard l’apprentissage, lorsqu’il en
découvrira la fondamentale duplicité.
Dans les Études sur l’hystérie, Freud voulait que la métaphore du « coup au
cœur » n’en soit une que parce que nous avons perdu la plus ancienne mémoire
du corps23. Je ne crois certes pas que la tragédie se contente de « ranimer les
impressions auxquelles la locution verbale doit sa justification », ni qu’elle
retrouve un sens « littéral » ou « primitif » derrière la « traduction imagée ».
Ou du moins, si, dès l’épopée, les mots sont des armes24, sans doute faudrait-il
alors parler de mémoire de la langue. Je crois bien plutôt que, réfléchissant sur
son propre idiome, le genre tragique en explore l’efficacité constitutive : si, sur
la scène, les mots donnent du corps, rien dans le théâtre n’atteint l’intégrité cor-
porelle mieux qu’un mot – et cela semble aussi vrai du spectateur-auditeur que
des protagonistes : voyez la kátharsis, et le frisson qui naît à la simple audi-
tion d’Œdipe roi.
Trait, lame, épée. Voici donc le mot. Mais en voilà aussi la limite. Car il
n’advient pas que le dire se fasse chair : ainsi, s’agissant du cri, ce jeté de voix
issu du tréfonds du corps, la tragédie s’arrête au moment où le mot régresserait
du dire vers le simplement proféré et, se faisant cri inarticulé, deviendrait lui-
même un peu de corporéité. Le risque serait alors que l’entendre et le voir se
mêlent en une perception indistincte, antérieure à tout texte. L’affect empiéte-
rait sur l’entente, envahirait l’écoute. Produit par le corps au lieu d’être l’arme
qui s’y enfonce, le mot serait menacé en son pouvoir.
Je m’explique. À plusieurs reprises, peu avant la parodos des Euménides
– les Érinyes, invisibles, dorment encore, mais déjà les reproches de l’ombre de
Clytemnestre les frappent au foie –, à la place d’un cri inarticulé, le texte de la
tragédie présente le nom de ce cri : mugmós, « meuglement » (117, 120), ōig-
mós, « le cri : ôô… » (123, 126) et encore mugmòs diploûs oxús, « double meu-
glement strident » (129). Les commentateurs ont une explication toute prête :
il s’agit là d’une indication scénique ajoutée au ive siècle, pour une nouvelle
représentation du drame ancien (on peut ou non préciser alors qu’au ve siècle

21. On rappellera que les « paroles ailées » d’Homère sont en fait des paroles fléchées, destinées à
atteindre leur but comme le trait qui s’enfonce dans le corps. La parole et la guerre dans l’Orestie :
on comparera Choéphores, 183-184 et Agamemnon, 1121-1124 ; voir aussi Choéphores, 309-314
(la langue / le coup).
22. Sophocle, Ajax, 785-786, 938. L’épée d’Ajax : voir J. Starobinski, Trois fureurs, Paris, Gallimard,
1974.
23. Freud et Breuer, Études sur l’hystérie, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1956, p. 144-145. En
ce temps-là, Freud citait Darwin.
24. Voir G. Dunkel, « Fighting Words », Journal of Indo-European Studies, 7 (1979), p. 249-272,
ainsi que L. Slatkin, « Les amis mortels », L’Écrit du temps, 19 (1988), p. 119-132.
les mots qui voient 537

les textes tragiques, se suffisant à eux-mêmes, ne comportaient point de didas-


calie et que d’ailleurs le poète, didaskalos de sa pièce, a dû montrer lui-même
le cri aux choreutes, au lieu de l’écrire). On peut même, de cette explication,
donner une version plus subtile : un cri inarticulé, cela ne s’écrit pas ; certes,
des onomatopées convenues se laissent noter – et, de fait, une fois réveillées
(et visibles), le texte a retenu que les Érinyes « disent » ioù ioù púpax (143)
et ṑ pópoi (145) –, mais l’inhumain ne se transcrit pas. Il n’y a dès lors qu’un
pas à franchir – je le franchis – pour que, devenues partie intégrante du texte,
ces désignations de cris soient bel et bien à attribuer à Eschyle. Il faudrait donc
­comprendre que ces substantifs dérivés d’onomatopées25 prennent (dans le
texte ? sur la scène ?) la place du cri comme de ce qui est absolument impré-
sentable dans l’élément du logos. J’ajouterai qu’ils ont leur rôle à jouer dans
l’orchestration très concertée, au début des Euménides, d’un déséquilibre entre
l’œil et l’oreille au profit de celle-ci : avant de terrifier les spectateurs athéniens
avec l’apparition des Érinyes, Eschyle a, de bien des façons, retardé l’incarna-
tion des déesses de la vengeance, confiant au dire le soin d’exprimer le voir – et
peut-être la corporéité – en en suggérant l’impossibilité26. Et l’on notera peut-
être encore que, pour clore la tragédie, c’est le verbe ololúzō qui, à deux reprises
(1043, 1047) prend la place de l’onomatopée dont il est dérivé, se substituant
à la présence physique du hurlement rituel. Il est vrai que Zeus Agoraios, dieu
de la parole, l’a emporté. La léxis a pris le dessus.

J’en ai fini avec les cas extrêmes. Pour m’en tenir au discours tragique le plus
partagé, je dirai que les mots de la tragédie glissent régulièrement du voir dans
l’entendre. Cette fois encore, c’est dans l’Orestie que l’on s’en assurera, parce
qu’il y a dans cette trilogie une réflexion en œuvre sur le langage. Si Eschyle
intervient à titre d’exemple privilégié, ce n’est de toute façon pas un hasard :
Aristote, rappelant qu’il est l’inventeur du second acteur, ajoutait qu’il dimi-
nua par là même la part du chœur et fit du logos le protagoniste – entendons le
premier acteur (Poétique, 1249 a 15-18).
Pour incarner ce jeu du voir dans le dire, il y a, dans Agamemnon, le per-
sonnage de Cassandre, prophétesse et qui, à ce titre, dit des visions27. Celle à
qui Clytemnestre conseillait de se faire entendre par gestes (phrázein : 1061) et
qui, après le départ de la reine, ne prend la parole que pour s’exprimer (phrázei :
1109) par énigmes – cela même dont on n’entend le sens qu’à s’en faire spec-
tateur. Et, tout au long de la scène, comme pour désemparer le chœur qui aime
le langage « clair », le dire de Cassandre donnera à voir, pourvu qu’on traduise
en images le message inouï que délivre la devineresse28.

25. Voir F. Létoublon, « Dérivés d’onomatopées et délocutivité », dans Mélanges de philologie et


de linguistique grecque offerts à Jean Taillardat, Louvain, Peeters, 1988, p. 137-154.
26. Voir N. Loraux. « Alors apparaîtront les Érinyes », L’Écrit du temps, 17 (1988), p. 93-107.
27. Sur tout cela et sur phrázein, je renvoie à la thèse de troisième cycle d’Ana Iriarte, Parole
énigmatique, parole féminine, (EHESS, 1986 ; inédite en français, à paraître en espagnol).
28. Le chœur ne s’y entend guère ; Agamemnon, 1112-1113 (« Aux énigmes succèdent des oracles
obscurs », epargémoisi thesphátois, c’est-à‑dire des paroles inspirées sans lumière) ; 1120 : « ton
discours ne fait pas la lumière en moi » (oú me phaidrúnei lógos) ; 1131 : « je compare ces mots à
un malheur » (proseikázō) ; en 1153, le chœur, pour caractériser les propos de Cassandre emploie
le verbe composé melotupeîs (de mélos, le chant, et túpos, qui peut désigner le caractère écrit ou
538 les mots qui voient

Cassandre dit la mort : les meurtres déjà advenus dans la race des Atrides
et ceux à venir (celui d’Agamemnon, le sien propre). Or, dans l’Agamemnon,
la mort de Cassandre ne s’inscrit en aucun moment de la trame temporelle de
­l’intrigue ; elle n’a pas d’existence matérielle dans la perception des spectateurs,
fût-elle seulement entendue, comme celle du roi. Comme si, en la prédisant/­
prévoyant, elle l’avait anticipée. Comme si ses mots receleurs d’images valaient
pour l’instant réel de sa mort. En revanche, Clytemnestre créditera Cassandre
d’avoir, tel un cygne, chanté son dernier gémissement de mort (1444-1445) :
mais qu’a fait la prophétesse devant le chœur, sinon chanter jusqu’au bout sa
plainte mortelle ?
Face à Cassandre, le chœur était tout, sauf prophète. Le roi et la captive
une fois tués, reste, dans l’attente du meurtre vengeur à venir, à sauver un peu
de la parole qui voit. Dans la nuit des Choéphores, seul Hermès, parce qu’il
est dieu – et dieu de la nuit et du silence – peut s’offrir le luxe d’une « parole
sans visée » (áskopon épos : 816). Aux humains, il reste à poursuivre l’expé-
rience du signifiant tragique. Soit, par exemple, le serviteur qui annonce la mort
d’Egisthe. Quel est le statut de ce qu’il déclare au sujet de Clytemnestre : « Voici
sa gorge, je crois, sur le tranchant de la lame et qui va, à son tour, justement
frappée, s’abattre sur le sol » (883-884) ? Métaphorique ? Sans doute. À condi-
tion que l’on y entende surtout une prophétie (Clytemnestre, elle, ne s’y trompe
pas, qui déchiffre l’annonce comme une énigme). Ou, mieux encore : à condi-
tion ­d’admettre que la métaphore prédit moins qu’elle n’accomplit à l’avance,
en mots, ce qui sera. Oreste frappera bien Clytemnestre à la gorge, précision
que le spectateur n’obtient d’ailleurs que dans Les Euménides29.
(À nouveau, il faudrait soulever la question de la métaphore en régime tra-
gique, et constater qu’elle est, dans l’Orestie, vouée à se réaliser, à retourner
du dire vers le voir – ou plutôt à ce qui serait un contenu de vision. Car le spec-
tateur, du meurtre de Clytemnestre, ne verra que les prémices. Le serviteur dit
que la reine a le couteau sur la gorge, Oreste résiste à la monstration du sein de
la mère, et le spectateur en sait assez pour supporter de ne pas assister à l’ins-
tant de la mise à mort30.)
Ellipse du voir, force du dire, dans une civilisation où les vrais voyants sont
les devins aveugles… La mort n’a pas d’autre lieu – et parfois d’autre temps –
qu’un énoncé.
La mort se passe dans les mots. Entre les mots.

l’empreinte). Quand enfin « l’oracle ne se montrera plus à travers un voile, comme une jeune
mariée » (1178-1179), le chœur, entendant la vérité sans images (1244), sera saisi par la peur.
29. Dans les Choéphores. Oreste dit seulement qu’il a tué sa mère (ktaneîn mētéra : 1027) ; le
chœur parle bien de la tête tranchée des deux serpents (1047), mais cela peut être une façon de filer
la métaphore de Persée, qui condense la scène de séduction et la mise à mort (voir N. Loraux :
« Matrem nudam », L’Écrit du temps, 11 (1986), p. 90-102. Au début des Euménides, l’ombre de
Clytemnestre fait état de son égorgement (102), mais qui peut savoir alors que le verbe kataspházein
est employé avec pertinence ? C’est donc Oreste qui apportera la précision, en réponse à une question
des Érinyes dans le procès (592).
30. Je ne peux suivre Ch. Segal (« Tragedy, Corporeality, and the Texture of Language : Matricide
in the Three Electra Plays », Classical World, 79 (1985-86), p. 7-23) affirmant qu’Eschyle est le seul
tragique à faire accomplir le matricide sur la scène (p. 17). Pour un commentaire de Choéphores,
883-884, voir Z. Petre, « La représentation de la mort », p. 28.
les mots qui voient 539

La mort au grand jour du logos

Les lecteurs de tragédies l’ont souvent observé : alors que, comme genre,
la tragédie se caractérise par le fait qu’on tue et qu’on y est tué31, la réticence
des tragiques semble avoir été grande à montrer la mort sur scène32. Encore
faut-il bien préciser : la mort, et non les morts. De l’instant du meurtre, de la
main qui tue, la tendance est à ce que rien ne soit vu ; rien, en revanche, ne
semble exiger qu’on soustraie à la vue le corps des victimes, et l’on évoquera
la fin ­d’Antigone, avec le cadavre d’Hémon bien visible et, plus en arrière,
celui d’Eurydice.
Qu’il ne s’agisse pas là d’un classique problème de convenance, la chose a
plus d’une fois été suggérée33. Si toutefois l’on tient absolument à poser la ques-
tion en ces termes, il faudrait comprendre pourquoi c’est le mourir qui, en soi,
est inconvenant, et non l’être mort, la mort déjà-là d’un corps inerte.
Question d’habitude, disent certains : pour un public qui a appris à lire – et
beaucoup plus que cela – dans l’Iliade, la mort se dit, en des termes d’une pré-
cision parfois clinique, et cela suffit. Cela suffit…, à cela près qu’aucun raison-
nement par les conditions suffisantes ne suffira à expliquer pourquoi le tueur
et le tué doivent aussi vite rentrer en coulisses pour que le meurtre advienne.
Aussi faudra-t‑il faire un pas de plus, et, remettant à plus tard l’interrogation
sur l’origine ou le sens d’une telle « habitude », constater au moins qu’il y a là,
éminemment, un signe : le signe de ce que « l’on comptait beaucoup plus sur
l’imagination que sur la vue, sur l’oreille que sur l’œil »34.
Mais une phrase d’Aristote viendra peut-être fâcheusement interrompre ce
discours. C’est à propos de l’« effet violent » (páthos), défini comme « une
action causant destruction ou douleur, par exemple les morts sur scène (ou, plus
exactement, au grand jour : thánatoi en tō ̂ i phanerō ̂ i), les grandes douleurs, les
blessures et toutes choses du même genre » (Poétique, 1252 b 10-14). Cette
phrase m’a gênée, comme elle gêne tous ceux qui estiment que, dans en pha-
nerō ̂ i (traduit comme signifiant : « sur scène »), c’est de l’ópsis qu’il s’agit.
Il est toujours possible de s’en tirer en affirmant qu’Aristote parle en l’occur-
rence des représentations tragiques de son temps, où le spectaculaire l’emporte ;
mais la parade est faible, car tout indique que, pour le philosophe, le « moment
tragique » se situe au ve siècle. Il faut donc relire la Poétique avec plus d’exi-
gence, s’assurer que le páthos relève du seul logos – il est une sous-partie de
l’une des quatre parties discursives qui font la tragédie – et non du spectacle,

31. Outre la preuve par l’évidence, on évoquera un passage de la Poétique où Aristote raisonne en
termes de genre : or, en opposition avec la tragédie, la comédie se caractérise par le fait que les
pires ennemis (Oreste et Egisthe) s’en vont bras dessus, bras dessous, et que « personne n’est tué
par personne » (1243 a 35-39).
32. J. M. Bremer (« Why Messenger-Speeches ? », dans Mélanges Kamerbeek, p. 29-48) : « deux
conclusions qui s’excluent mutuellement : la tragédie se concentre sur la mort, mais la tragédie
évite la mort » (p. 37).
33. En dernier lieu par Z. Petre, « La représentation de la mort » ; observant qu’« un théâtre qui
invente l’egkúklēma pour faire voir des dépouilles sanglantes » est au-delà de la dignitas ­d’Horace
(p. 21), Z. Petre rejoint les remarques de Baldry (Le Théâtre tragique des Grecs, p. 72-73) sur
l’egkúklēma, machine qu’on roule au dehors pour faire voir les cadavres. Voir aussi Lanza, « La dis-
ciplina dell’emozione », p. 52.
34. Voir Baldry, op. cit., p. 69-70.
540 les mots qui voient

du moins explicitement. Car il est un élément du mûthos, même s’il semble pré-
senter quelque affinité avec le spectaculaire, et, si l’on veut prendre en compte
cette dimension, tout au plus le définira-t‑on comme « une sorte d’instrument
du spectacle dans l’histoire ».35
Reprenons les choses de plus haut : il n’est pas de représentation du mou-
rir, disais-je, mais on montre volontiers les morts. À côté des corps d’Agamem-
non et de Cassandre se dresse Clytemnestre, tout comme, dans Les Choéphores,
Oreste se dressera, avec, à ses côtés, les corps de Clytemnestre et d’Egisthe.
Triomphante, Clytemnestre prenait la parole, et racontait (décrivait, mimait,
revivait) le meurtre de l’époux. De même Oreste, après avoir invité le peuple
d’Argos à regarder (Ídesthe : 973) les cadavres de ses tyrans, détourne la vue
(Ídesthe : 980) et surtout l’écoute vers le voile qu’il brandit et la description,
mieux, le portrait qu’il en donne : ce voile, parure féminine muée en arme, dont
Clytemnestre a fait un piège de mort pour Agamemnon ; ce voile qui, dans un
procès – mais, Oreste le sait, le procès se prépare – sera une pièce à convic-
tion36, ce voile devient l’emblème de la mortelle ruse féminine, et quelque chose
comme l’analogon de Clytemnestre :
Et cela, de quel nom l’appeler pour rencontrer juste, tout en usant des termes les
plus doux ? Piège à fauve ? draperie de cercueil, entourant le mort jusqu’aux
pieds ? Non, filet, bien plutôt, panneau, voile entrave, instrument d’un bandit
qui tromperait ses hôtes et vivrait de rapines, et, grâce à tel engin, trouverait
d’autant plus de joie qu’il détruirait plus de victimes. Ah ! qu’une telle compagne
n’entre pas dans ma maison ! Les dieux me laissent plutôt mourir sans postérité !
(Choéphores, 997-1006, trad. Mazon.)
Oreste dira encore :
Je proclame ce voile assassin de mon père.
Les corps morts sont bons à montrer : en leur silence, ils appellent le dis-
cours et, foisonnant37, le signifiant tragique vient doubler le spectacle réel des
visions intérieures qui l’animent, riche chaîne d’associations où l’objet-témoin
se fait mot, et le mot image.
Le « grand jour » n’est donc pas – ou pas seulement38 – le grand jour bien
réel de la scène sous un authentique ciel de Grèce. Au páthos il faut le grand
jour du dire, qui en suggère plus qu’aucune mise en scène, si sanglante soit-
elle, ne peut en montrer.
Dans la pleine lumière de la veille, sans nul recours aux hallucinations som-
nambuliques d’une Lady Macbeth, les mots voient la mort.
Soit, encore une fois, le meurtre d’Agamemnon. Le chœur ne le voit
pas, mais il entend des cris. Le spectateur voit le chœur entendre, et entend

35. Citation de R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, La Poétique, p. 234.


36. Pour Oreste, il l’est déjà : voir les vers 987 (un jour, en justice, il sera témoin pour moi), 1010
(ce voile témoignera pour moi que…).
37. Voir les remarques de Z. Petre (« La représentation de la mort », p. 24-25 et 28) et de D. Lanza,
(« La disciplina dell’emozione », p. 52).
38. Selon Philostrate, il est vrai, Eschyle fut le premier à concevoir la mort derrière la skēnḗ, « pour
ne pas égorger en public, en phanerōi », et l’expression a ici son sens propre ; mais on notera
qu’elle est alors sous négation.
les mots qui voient 541

lui-même : aussi a-t‑il deviné la mort avant que le chœur ne s’y résolve, qui
prend encore le temps de s’interroger, par la voix du coryphée, sur l’identité
du mourant (1344). Il est vrai que, mauvais devin, le chœur ne croit qu’à ce
qu’il voit de ses propres yeux, parce qu’il identifie le voir au savoir – ainsi,
pendant que le chœur délibère inutilement pour prendre enfin la décision
de s’informer, il y aura encore un choreute, suivi d’un autre, pour mettre en
doute la réalité de ce qui n’a été qu’entendu (1366-1369). Le chœur identifie
le voir au savoir ? Il verra donc des cadavres. Et, avec le spectateur qui, lui,
sait entendre, il devra écouter Clytemnestre détailler le récit du meurtre. Sans
doute n’en est-ce point le dernier récit et, tout au long de l’Orestie, la mort
ignominieuse du roi sera inlassablement racontée, mais, à Clytemnestre qui
a agi, revient l’initiative du dire. La reine raconte au présent et mime cette
tuerie dont elle fait une victoire ; puis elle prend assez de distance pour dési-
gner le corps mort :
Celui-ci est Agamemnon, mon époux ; ce cadavre est dû à ma main droite – du
travail de juste ouvrière ! (1404-1406).
Ainsi, alors même que le déictique redouble le spectacle au sein de la parole,
le récit ne vire pas pour autant au commentaire ; il se fait oraison funèbre impie,
épitaphe parlée, forcément injurieuse (« Il gît, l’insulteur de la femme que je
suis, miel des Chryséis sous Troie »). Le dire déborde sur le voir, et, à son tour,
Egisthe dira sa joie de voir le corps gisant de l’ennemi.
Que le dire déborde sur le voir sans jamais se limiter à le commenter, l­ ’attestent
encore les paroles que, pour clore Agamemnon, Clytemnestre adresse à Egisthe,
qui voulait s’en prendre au coryphée :
Arrête, ô le plus cher des hommes, n’accomplissons pas d’autres maux. Nous
avons déjà ainsi moissonné beaucoup, triste récolte. C’est assez de souffrance :
nous sommes trempés de sang (1654-1656).
La tragédie veut une fin, mais on ne tue pas le chœur : Clytemnestre, qui
s’est naguère assimilée au démon vengeur du génos, n’en incarne plus l’insa-
tiable présence : en arrêtant le bras d’Egisthe, elle exprime bien plutôt la cohé-
rence du genre tragique. Elle dit surtout qu’une action a trouvé sa fin, avec cette
moisson de meurtres. Qu’il faille y voir un effet de lassitude ou un accomplis-
sement in extremis du personnage (la mère en furie est vengée, la femme adul-
tère a toujours été moins exigeante), la reine arrête le jeu : « Nous sommes
trempés de sang ! » (hēimatṓmetha). Mal inspiré serait sans doute le metteur
en scène qui transcrirait cette forme de parfait passif dans l’élément du visible.
Car il n’y a là aucune indication scénique : tout juste une conclusion et l’amorce
d’un tournant dans la formulation de ce thème du sang qui court tout au long
de l’Orestie. « Nous sommes trempés de sang » : le sang nous a recouverts,
jusqu’à devenir notre nature. Rien de moins réaliste que cette déclaration : déjà
la tache de sang au front de Clytemnestre n’était qu’imagination de son cœur
en délire (1426-1428). La reine n’aura pas à la laver, fût-ce en rêve : la tache
est désormais incorporée à son être.

Revenons un instant à la Poétique. Lorsqu’Aristote affirme que, « pour com-


poser les histoires et, par l’expression (léxis), leur donner leur forme achevée,
542 les mots qui voient

il faut se mettre au maximum la scène sous les yeux (prò ommátōn) » (1455 a
22-26), cette vision, premier temps du poieîn, du faire poétique, est tout inté-
rieure : il s’agit de trouver la léxis appropriée, celle qui aura absorbé le voir,
de telle sorte que toujours le dire soit en excédent sur ce qu’il montre. Ainsi,
du voile que brandissait Oreste, on pouvait un instant penser qu’il était sorti du
texte, mais le geste n’a eu lieu que pour réincorporer au texte le voile, devenu
figure matricielle de l’Orestie.
Le dire l’a emporté, le voir fournit seulement des indices, des tekmḗria
propres à appuyer la plaidoirie dans un procès.
Et l’Orestie n’a pas fini de raconter la mort d’Agamemnon.

Quittons Eschyle et franchissons encore un pas. La mort ne s’entend même


plus en direct, reste le récit.
Alors s’avancent les messagers qui, censés avoir vu l’acte refoulé hors scène,
doivent impérativement le donner à entendre.

Ce que dit le messager

Un dernier détour par Aristote, tant il est vrai qu’il n’est pas d’étape de ce
parcours où l’on n’ait dû revenir à la Poétique.
Dans un passage difficile, que certains lecteurs ont même cru corrompu et
où il n’y a peut-être qu’un « parallélisme un peu boiteux »39, Aristote distingue
entre deux formes de la représentation :
Il est possible de représenter (mimeîsthai) les mêmes objets et par les mêmes
moyens, tantôt comme narrateur (apaggéllonta) – que l’on devienne autre chose
(c’est ainsi qu’Homère compose) ou qu’on reste le même sans se transformer
– ou tous peuvent, en tant qu’ils agissent effectivement, être les auteurs de la
représentation (toùs mimouménous) (1448 a 19-24).
Il y aurait donc deux formes du mimeìsthai : comme narrateur (que ce nar-
rateur dise je – ainsi dans la poésie lyrique – ou que le poète s’efface en tant
qu’instance de narration, et l’on a l’épopée) ; ou bien dans le cas où tous les
personnages, passant effectivement à l’acte, sont eux-mêmes les agents de la
représentation. La rupture de construction (que l’on soit narrateur / ou bien tous
sont les imitateurs) et le dédoublement de la mímēsis dans la seconde partie de
la phrase (il est possible d’imiter, que l’on soit narrateur… ou bien tous sont les
imitateurs) indiquent assez que le parallélisme n’en est pas un, car il est impos-
sible : Aristote a annoncé deux formes de la représentation, et seule la narra-
tion présente le statut dérivé de « forme de… » ; de l’autre côté, du côté du jeu
des acteurs-personnages, il y a la mímēsis en personne.
Cherchez les deux formes de la mίmēsis. Vous n’en trouverez qu’une qui
ne se réduise pas à la mímēsis elle-même. C’est l’apaggelía, l’acte d’annoncer
(apaggéllein). Un tel enchaînement suffirait peut-être en soi à attirer l’atten-
tion sur cette activité où, sans mimer réellement un autre, le poète dit je par la
bouche d’un autre : il devient autre que lui-même tout en entretenant un rapport

39. Dupont-Roc-Lallot in Aristote, La Poétique, p. 161.


les mots qui voient 543

privilégié avec la position d’énonciateur du récit40. Et l’on s’interroge : si c’était


Sophocle, « transformé en messager », qui racontait la mort de Jocaste ?
Sans doute Aristote revient-il plus loin sur la question de l’apaggelía, pour lui
refuser cette fois-ci sans ambiguïté toute part à la représentation tragique (« La
tragédie est la représentation d’une action noble […] mise en œuvre par les per-
sonnages du drame et n’ayant pas recours à la narration, ou di’ apaggelías » :
1449 b 24). Mais, dans la Poétique, la réflexion est marquée – ainsi, à propos
de l’ópsis – par un va-et-vient entre le radicalisme d’une définition « essentia-
liste » du genre et une pensée très modalisée de la tragédie, par où le réel ferait
retour. Et il se peut qu’après le paradoxe sur la mímēsis le philosophe choisisse
ici la radicalité qui tranche, que l’on doive supposer en lui la même méfiance
à l’égard des tragédies du ve siècle – où les récits de messager sont partie inté-
grante de l’œuvre – qu’envers celles de son temps – où se multiplient les « mor-
ceaux », détachables à volonté – ou qu’Aristote prenne ici résolument le parti
de l’origine – entendons celui de la tragédie d’avant Eschyle, puisqu’Eschyle
passe pour avoir le premier introduit les messagers dans ses pièces41.
Dans un cas comme dans l’autre, on prendra le parti de s’émanciper de l’auto­
rité d’Aristote (que l’on a d’ailleurs voulu traiter moins comme l’Autorité que
comme un lecteur moderne de l’Antiquité, le premier).

Le temps est venu de rappeler que le mot apaggelía (la « narration ») est
dérivé du même radical que les noms de messager dans la tragédie : ággelos,
le messager qui vient du dehors, tel celui de la mort d’Hémon dans Antigone, et
surtout exággelos, le messager qui sort de ce hors-scène infiniment proche qu’est
le palais derrière la skēnḗ – dans Antigone encore, celui de la mort d­ ’Eurydice,
perpétrée au creux de l’appartement des femmes, ou, dans Œdipe roi, celui qui
annonce la pendaison de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe.
En me fondant sur un vers des Choéphores (266), où apaggéllein caracté-
rise l’attitude de qui irait dénoncer hors scène ce qui se passe dans le théâtre,
je verrai simplement dans l’exággelos la figure inverse : est exággelos celui
qui vient de l’envers invisible de la scène pour informer le chœur et les specta-
teurs ; en un mot, le « bon messager », par qui le message circule dans le bon
sens. Certes, un tel messager n’est pas, comme ceux de l’épopée, envoyé par
Zeus42 – il n’est même la plupart du temps mandaté, semble-t‑il, que par lui-
même. Mais il obéit à la nécessité d’offrir au voir et à l’entendre du chœur, dans
l’orkhḗstra, et des spectateurs, sur les gradins, ce qui n’a été ni vu ni entendu.
Aussi est-il cru sur parole, parce qu’il prête sa figure et sa voix à une exigence
tragique, et son statut de messager fidèle d’un drâma n’est pas mis en doute,
parce que peut-être on entend dans sa voix celle du poète tragique qui pren-
drait de la distance envers la mímēsis pour se faire narrateur et restituer, au tra-
vers de l’entendre, le voir perdu. Mais ce voir est fictif ou, du moins, intérieur

40. Ch. Segal, « Vérité, tragédie et écriture », p. 354-355 : « Les événements [sont alors] envisagés
du point de vue de l’auteur, c’est-à‑dire d’un texte écrit et d’un scriptor. »
41. Les modernes, il est vrai, estiment plus volontiers que le récit de messager est, dans sa forme, un
archaïsme : J. M. Bremer, « Why Messenger-Speeches ? », p. 42-44 ; D. Lanza, « L’attore », p. 135.
42. Sur les messagers du chant XXIV de l’Iliade, voir F. Létoublon, « Le messager fidèle », dans
J. M. Bremer, I. J. F. de Jong et J. Kaff (éd.), Homer : Beyond Oral Poetry. Recent Trends in Homeric
Interpretation, Amsterdam, B. R. Grüner, 1987, p. 123-144.
544 les mots qui voient

au dire : si l’on y adhère aussi aisément, c’est que, dans la tragédie, l’oreille est
le seul instrument réel de la vérité.
Soit la mort de Déjanire, dans Les Trachiniennes (900 - 929) ; la nourrice
en est messagère. Elle en eût été spectatrice – elle a de fait commencé à l’être –
si, à l’instant décisif, elle ne s’était précipitée hors de la chambre nuptiale pour
aller signifier (phrázein) au fils ce qui se passe : et c’est ainsi que la nourrice
n’a rien vu du geste mortel de la désespérée. Avec Hyllos, elle verra (horō ̂ men :
930, idōn : 932), certes, et ce qu’elle voit est un corps transpercé.
J’en viens, surtout, à la mort de Jocaste43, qui présente d’ailleurs comme
un écho textuel de celle de Déjanire44.
Jocaste a traversé le palais, jusqu’à sa chambre d’épouse. Alors, elle a vio-
lemment fermé la porte, se dérobant à la vue, et le serviteur qui la suivait a
entendu ses lamentations.
Comment, après cela, elle périt, je ne peux plus le dire ;
Car, hurlant, vint s’abattre Œdipe et, de son fait,
Il n’était plus possible d’assister (ektheásasthai) à la mort de celle-ci.
(1251-1253)
Ektheásasthai : voir jusqu’au bout – de ce vœu, on peut à coup sûr crédi-
ter le spectateur dans le théatron. Le mot a singulièrement troublé la tradition.
« Comment le messager pouvait-il la voir, puisqu’il était derrière des portes
closes, qu’Œdipe n’a pu ouvrir qu’en les forçant ? » Et de répondre, avec le
plus grand sérieux, que « peut-être y avait-il quelque fenêtre ou quelque fente
dans le mur », faute de quoi, l’âme navrée, on serait contraint de reconnaître
qu’ici « Sophocle a fait un faux pas »45. À moins d’imaginer que le messager
avait suivi Jocaste jusqu’en sa chambre, et c’est bien d’un spectacle qu’Œdipe
aurait, au sens propre, privé son serviteur46. Comme quoi la volonté de réalisme
mène à récrire Œdipe roi47.
Mieux vaut prendre le texte au mot, admettre que Jocaste elle-même, en
rendant tout voir impossible, a tout fait pour que nul n’assiste en personne à
sa mort. Que donc, en empêchant par ses cris le messager d’être jusqu’au bout
spectateur du suicide, Œdipe n’a, de ce point de vue, qu’aggravé un proces-
sus déjà engagé. Et pourtant il s’agissait bien pour le messager d’être specta-
teur – ektheásasthai –, car entendre, c’est encore assister : occasion de rappeler
que le lieu des acteurs se nomme logeîon, « lieu où l’on parle », par opposition
sans doute à l’orkhḗstra où danse le chœur, mais aussi au théatron où se masse

43. Voir N. Loraux, « L’empreinte de Jocaste », L’Écrit du temps, 12 (1986), p. 35-54.


44. Malgré tout l’écart séparant une mort par le glaive d’un suicide par pendaison, on notera que
amphiplēgi… peplēgménēn (du côté du tranchant : Trachiniennes, 930-931) a comme un répondant
dans plektaîs… empeplegménēn (du côté du nœud : Œdipe roi, 1264) ; l’un des manuscrits d’Œdipe
roi comporte d’ailleurs la leçon (erronée) empeplēgménēn : voir R. D. Dawe, Studies on the Text
of Sophocles, I, Leyde, 1973, ad loc.
45. La question et la réponse sont empruntées à Dawe, dans son édition commentée d’Œdipe roi
(Oxford, 1982).
46. C’est l’hypothèse de G. F. Else, qui toutefois hésite (The Madness of Antigone, Heidelberg,
1976, p. 84).
47. Commentant le vers 1253, R. D. Dawe estime que le verbe ektheásasthai, qu’aucun auteur
classique qui se respecte n’emploierait, est dû à un copiste, et propose eistheásasthai, « regarder
à l’intérieur » (Studies on the Text of Sophocles, ad loc.) ; et voilà la thèse du trou dans le mur !
les mots qui voient 545

le public (de là à supposer que, très canoniquement, c’est, de toute façon du


dire que l’on voit, il n’y a pas loin). Entendre : assister (et recomposer le spec-
tacle absent). On méditera peut-être sur le fait qu’un serviteur sophocléen en
sait plus qu’un chœur d’Eschyle – on se rappelle celui d’Agamemnon – sur ce
qu’est une écoute au théâtre : entendre, et voir ce qu’on entend.
Le voir intérieur au récit était déjà entravé, mais nul doute que, sans
l’intervention d’Œdipe avec ses cris, l’oreille eût perçu le spectacle. Nul
doute ? Au jeu du dire et du voir, je me suis laissé prendre, allant trop vite en
besogne ; il faut recommencer, avec plus de précision, plus d’attention aussi
à la modalité indirecte de tout ce discours. Nul doute, n’était Œdipe… : telle
est la fiction (le jeu de scène imaginaire) à laquelle doit un instant adhérer
le spectateur-­auditeur pour que les nécessités du genre tragique ne lui appa-
raissent pas trop clairement. Il faut que le geste de mort soit sous ellipse – et
la nourrice quitte précipitamment Déjanire, et Jocaste n’est plus aperçue que
pendue ; mais, parce qu’il écoute et croit le messager, le spectateur dans le
théâtre pensera peut-être seulement qu’il faut toujours, en somme, qu’Œdipe
se mette en avant.
Puissance du récit, lorsque les mots donnent à voir l’impossibilité de voir
ce qui n’existe que par eux.

Comment résister encore à la tentation d’évoquer le premier échange entre


le chœur et le messager, à l’arrivée de ce dernier ? Le chœur chantait la chute
d’Œdipe, sans savoir à quel point il était prophète du destin de son roi :
Par toi, j’ai recouvré la vie, et par toi aujourd’hui j’ai fermé les yeux
(1219-1221)
Et le messager :
Quels actes donc entendrez-vous ? quels actes verrez-vous ?
Le moment venu, le chœur verra réellement Œdipe aveuglé et, pour l’ins-
tant, il apprendra que le messager n’a pas pu entendre la mort de Jocaste. Mais
il est tout aussi exact qu’il entend d’abord un récit sur la pendaison de la reine
et la mutilation du roi, et qu’à la lumière de ce récit qui révèle le caché, des mal-
heurs apparaîtront au jour (eis tò phō ̂ s phaneî kaká : 1229), dont on verra que
les plus affligeants sont ceux qui ont été l’objet d’un choix (phanō ̂ si : 1231).
Dans l’écoute, il y a de la lumière. Certes, jusqu’au bout, le spectacle du corps
de Jocaste aura été refusé : hē gàr ópsis ou pára (1237), et dans cette variation
très serrée sur les formes et les degrés du voir on peut déceler la marque de
l’écriture poétique, antérieure à toute représentation48 ; mais on méditera sur-
tout ici sur le bon usage des spectacles refusés : dans l’entre-deux du message,
avec le lien de la mémoire (1239) et le concours du chœur interrogeant les sou-
venirs tout neufs et déjà si fixés du serviteur, le spectateur-auditeur apprend ce
qu’est la souffrance. Ce que fut la souffrance de Jocaste – Sophocle dit pathḗ-
mata tout comme, pensant l’événement tragique, Aristote parle de páthos (dou-
leurs, blessures, « morts au grand jour »). Et l’apprentissage du páthos a lieu au

48. Ch. Segal, « Vérité, tragédie et écriture », p. 352-354.


546 les mots qui voient

plus près des mots49. En quelque sorte, une talking cure où celui qui sait (que
l’on suppose tel) dirait, cependant qu’écouterait en silence celui qui apprend.
En silence, ce qui ne signifie pas dans l’inactivité, car, pour entendre le jeu des
mots avec l’ópsis, il faut – comment éviter de revenir à cette formulation ? –
une singulière attention dans l’écoute.
Mais mieux vaut relire – écouter – ces quelques vers d’Œdipe roi :
De ce qui a été accompli
le plus douloureux est loin de toi ; car le spectacle n’est pas là.
Cependant, pour autant que la mémoire en moi puisse y parvenir,
tu apprendras la passion de la pauvre reine.
(1237-1240, trad. J. et M. Bollack)
Les mots donnaient du corps aux personnages et souvent les blessaient ; ils
savent aussi leur retirer ce trop-plein de corporéité qui saturerait un spectacle
émancipé du dire. Il est des spectacles que la tragédie grecque préfère imagi-
ner, derrière le mur opaque de la skēnḗ, dans le palais qui abrite les horreurs du
génos. Pourquoi montrer l’imprésentable, que les mots voient si bien ?

Les mots voient : formuler cette proposition, c’est tenter d’exprimer cette
façon qu’a le genre tragique de protéger le spectateur des émotions violentes et
brèves du spectaculaire50, en soumettant l’auditeur au voir intérieur à la léxis,
qu’Aristote nomme páthos. Peut-être, du côté des spectateurs dans le théatron,
ce páthos, bien qu’épuré de tout spectacle qui ne serait pas fictif, s’éprouve-t‑il
sur le mode de la terreur (du frisson) et de la pitié. C’est, dit encore Aristote, « ce
qu’on ressentirait (háper àn páthoi) en écoutant l’histoire d’Œdipe » (Poétique,
1453b 1 sqq.). Mais Freud lecteur d’Aristote précise :
Le drame a donc pour thème toutes les sortes de souffrance à partir desquelles
il promet de procurer du plaisir à l’auditeur. […] Pourtant cette souffrance se
limite rapidement à une souffrance psychique, car nul ne veut d’une souffrance
corporelle, sachant avec quelle rapidité le sentiment du corps dès lors modifié
met un terme à toute jouissance psychique.51
Une souffrance psychique pour une souffrance corporelle : parce que les
mots ont du corps, il n’était pas nécessaire qu’Œdipe s’aveuglât devant nous. Et
rien dans le texte d’Œdipe roi ne garantit qu’à la première représentation de la
tragédie le héros terrassé soit apparu aux yeux des spectateurs avec un masque
vraiment ensanglanté.
Les mots ont du corps. Peut-être maintenant avançons-nous d’un pas dans
la compréhension de cette proposition, plusieurs fois esquissée, à chaque fois

49. Eschyle aime dire que la souffrance apprend (par exemple : Agamemnon, 177 : tō ̂ i páthei
máthos) ; le páthos est en lui-même source du comprendre et, dans les mots qui l’expriment, le
spectateur expérimente et apprend.
50. Z. Petre (« La représentation de la mort », p. 30-31) observe que les peintures de vases où
l’on cherche des informations sur les mises en scène font en réalité voir très exactement ce que le
spectacle ne montre presque jamais : l’instant même où le héros tue ou est tué.
51. Freud, « Personnages psychopathiques à la scène », traduit par J. Altounian, A. Bourguignon,
P. Cotet, A. Rauzy, dans Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 125. Le mot auditeur
est souligné par moi.
les mots qui voient 547

laissée en l’état : que, dans le texte tragique, il n’est pas à proprement parler de
métaphore. Parce qu’entre le mot et « l’image » il n’est pas sûr que l’on puisse
introduire la distance qui permettrait que s’établisse un rapport sur fond d’écart.
Comme si toujours les mots devaient être pris au mot. Pour l’auditeur, le béné-
fice est grand : il y gagne d’être indissociablement spectateur, il y gagne sur-
tout de n’être pas atteint directement en son corps, puisque, dans les mots, il y
a déjà du corps.
La léxis serait-elle, entre les citoyens au spectacle et la tragédie (autant
dire : la léxis elle-même) quelque chose comme une très singulière médiation ?

C’est une interprétation. Qui se revendique comme telle, en ce que la lec-


trice de textes connaît sa pente à privilégier, dans la culture grecque, tout ce qui
donne à l’écoute le pas sur le voir, toute réflexion qui, du voir, fait beaucoup
plus que du simplement voir. Comme toute interprétation, celle-ci croit cepen-
dant n’être pas sans fondement : dans la réflexion mythique des Grecs, y a-t‑il
voyant plus aigu que l’aveugle dont les oreilles ont été déliées ? Tirésias, le devin
aveugle, est à Œdipe le déchiffreur d’énigmes comme un inquiétant miroir, et
l’on sait que le poète archaïque comptait le mántis au nombre de ses rivaux les
plus proches. Mais il n’est pas d’interprétation qui ne se veuille intérieure à son
objet : aussi a-t‑on sans relâche demandé aux textes de se faire témoins de cela
même que l’on pensait ne pouvoir articuler que sous l’effet de leur suggestion.
Une interprétation, donc. Qui parie pour sa propre pertinence, mais se sait
par définition le fruit d’un choix – dirai-je : d’une rencontre entre des textes et
la forme assez constante des questions d’un sujet ?
Qu’une telle rencontre soulève à son tour des questions, j’en assume le
risque. Et je devine deux d’entre elles. La première serait : et la mise en scène ?
La seconde, plus sévère, demanderait ce qu’il advient du texte dans tout cela.
L’ensemble de ce parcours sera peut-être entendu comme un plaidoyer pour
des représentations tragiques qui ne soient pas spectaculaires et mettent dans le
texte l’essentiel de la présence dramatique. Et c’est bien de cela qu’il a été ques-
tion : comment jouer aujourd’hui la tragédie grecque (sans se contenter seule-
ment de la lire dans le silence du cabinet), sur le mode d’une fidélité – dont les
limites seraient certes à définir – à ce que fut le genre pour ses premiers inven-
teurs ? Ce qui impliquerait sur-le‑champ que l’on cherche des solutions à la
très réelle difficulté qu’il y a pour un moderne à présenter le chœur, ce collec-
tif qui danse, chante, parle, mais, ce faisant, exprime ; que l’on entend énon-
cer des visions et que l’on regarde enchaîner entre eux les sons et les images,
en longs morceaux signifiants ; bref, qui est « la scénographie vivante de la
pièce »52 et, tout à la fois, l’instance la plus achevée du verbe tragique. Il est
vrai que, la musique symphonique et l’opéra s’étant interposés à notre écoute,
nous ne savons plus imaginer que l’on puisse entendre ce que disent les chœurs
tragiques lorsqu’ils chantent, sauf à les immobiliser dans le strict registre de la
parole ornementale.
Certes, nos oreilles ne sont pas grecques et il se pourrait que l’ensemble
de ces propositions soit impraticable. Parions qu’il ne l’est pas, et travaillons.

52. Pour la citation et les remarques sur l’écoute du chœur, voir D. Seale, Vision and Stagecraft in
Sophocles, Londres-Canberra, 1982, p. 15.
548 les mots qui voient

Quant au texte… La réponse est malaisée, et cependant il faut bien reve-


nir sur ce dont il a été question dans ces pages sous le nom de texte. La brève
histoire d’un trajet s’imposerait alors : il faudrait raconter comment les histo-
riens de la Grèce ancienne réduisent volontiers la tragédie à la fonction instru-
mentale de pur document ; comment les anthropologues ont retrouvé le texte,
mais en insistant sur la nécessité d’en articuler l’étude avec la connaissance des
pratiques sociales qui en sont le contexte, voire le sous-texte, avec cette diffi-
culté que celles-ci sont parfois (ainsi la configuration du sacrifice) partiellement
reconstruites à partir de textes tragiques. Le tout dans l’élément silencieux de
la lecture. Or un intérêt de longue date pour ce que peut être une mise en scène
contemporaine de la tragédie et – coïncidence ? – l’attention à la résonance du
signifiant en régime psychanalytique ont sans doute contribué à quelque chose
comme la décision de lire la tragédie sous épokhè de son statut écrit, procédure
certes provisoire, mais toujours à répéter : tenter, à titre d’hypothèse de travail,
de se défaire d’une notion du texte où l’écriture serait en elle-même comme
une lecture silencieuse qui aurait le premier et le dernier mot, pour travailler sur
l’idée d’une textualité dont le statut serait de ne s’ouvrir qu’à l’écoute, parce
qu’un texte tragique a peut-être toujours d’abord été entendu, à commencer
par le poète. Ce qui ne signifie pas qu’on annexe la tragédie au débat homé-
rique opposant l’oralité et l’écriture comme deux modalités rivales de la com-
position poétique. Mieux vaudrait parler d’une écriture dont la voix serait le
registre et la matière, puisque aussi bien la lecture doit un jour ou l’autre se
faire écoute. Que la proposition reste à préciser va de soi ; du moins n’a-t‑on
pas fini ­d’explorer cette voie.
Pour l’instant, il est grand temps de se taire, et d’écouter les mots de la tra-
gédie (« De ce qui a été accompli, le plus douloureux est loin de toi ; car le
spectacle n’est pas là… »).
LA MÉTAPHORE SANS MÉTAPHORE

À propos de l’Orestie*

Pour Jacques Derrida

« J’essaie de parler de la métaphore, de dire


quelque chose de propre ou de littéral à son sujet,
de la traiter comme mon sujet, mais je suis, par
elle, si on peut dire, obligé à parler d’elle more
metaphorico, à sa manière à elle. Je ne peux en
traiter sans traiter avec elle… qui du coup paraît
intraitable. »
« Presque tous les interprètes du Timée misent à
cet endroit sur les ressources de la rhétorique sans
jamais s’interroger à leur sujet. Ils parlent tran-
quillement de métaphores, d’images, de compa­
raisons. Ils ne posent aucune question sur cette
tradition de la rhétorique qui met à leur dispo-
sition une réserve de concepts fort utiles mais
tous construits sur cette distinction entre le sen-
sible et l’intelligible dont précisément la pensée
de chôra ne peut plus s’accommoder. »
Jacques Derrida1

Deux paragraphes de Derrida en guise d’avertissement : qui veut traiter de


la métaphore devrait savoir à quoi s’en tenir – savoir que c’est intenable. Parce
que cela revient à « traiter avec » elle, mais qu’elle est intraitable. Ou, plus
exactement : « du coup, elle paraît intraitable ». Parce que la pulsion est irré-
sistible à parler de métaphore lors même que toutes les conditions sont réunies
pour rendre intenable tout recours topique à ce trope – ainsi, à propos de khōra
dans le Timée. Comment en parler sans devoir finalement se ranger sous sa
gouverne ? Mais aussi : comment réussir à ne pas employer le mot, lors même
qu’on croit en avoir invalidé la pertinence ?

* Première publication dans Revue philosophique, n° 2, 1990, p. 115-139 ; puis repris dans Europe,
n° 837-838, janvier-février 1999, p. 242-264.
1. Les deux citations sont respectivement extraites de Derrida, 1987a, 64 et 1987b, 267 (cf. ­ci-dessous,
liste des abréviations).
550 la métaphore sans métaphore

J’ai à traiter de métaphore sans parler de métaphore, et me voilà donc aver-


tie. Et pourtant j’insiste, par prédilection peut-être pour cet improbable lieu
commun dénommé « métaphore », entre l’impossibilité d’en parler et l’inévi-
tabilité d’en parler. Avec, en tête, la certitude qu’« il n’est rien qui ne se passe
avec la métaphore et par elle » et l’hypothèse, formulée aussi par Derrida,
d’une étrange loi, en vertu de laquelle la métaphore « se passerait d’elle-même,
n’aurait plus de nom, de sens propre ou littéral2 ».

Je parlerai donc tout de même – dois-je dire d’autant plus ? – de métaphore,


avec ou sans guillemets (peu importe puisque l’epokhē de la métaphore n’a
jamais lieu dans le geste qui précisément croyait suspendre le recours à la méta-
phore. Comme si suspendre la métaphore entraînait irrésistiblement son retour).
Il faut faire avec la métaphore. Et peut-être surtout avec la métaphore sans
métaphore. C’est un constat. C’est aussi la prescription en forme d’oxymoron à
quoi pourrait se résumer l’expérience d’une entreprise de traduction de l­ ’Orestie3.
Entreprise certes peu sensée où, avant même de s’orienter en terrain de méta-
phores, il a d’abord fallu apprendre à ne pas traduire deux fois : une première
fois du grec à la langue du traducteur et, une deuxième à l’intérieur de la langue
de traduction, d’un registre à l’autre. Ou, pour le dire autrement : l­’impératif
minimal fut de veiller à ne procéder ni comme Mazon ni comme Liddell et
Scott. Bible des hellénistes, le Greek-English Lexicon de Liddell-Scott (revu
et augmenté par Jones : Oxford, 1940) ne se contente pas de traduire les méta-
phores d’Eschyle ; en les glosant, ce qui les exténue jusqu’à les effacer par le
recours systématique à la transposition du « sensible » en un discours « intelli-
gible », il les retraduit dans un idiome raisonnablement poétique. Quant à Paul
Mazon, illustre traducteur s’il en fut dans la tradition académique française, il
semble s’être donné pour tâche de rapprocher le texte d’Eschyle de l’horizon
textuel du lecteur moderne, et le lecteur imprudent croira tout comprendre aux
chœurs de l’Agamemnon dont il est fort probable – telle est du moins désor-
mais ma conviction – que les spectateurs athéniens eux-mêmes étaient loin d’y
entendre tout. Mais on ne saurait se passer impunément de l’étrangeté. Soit,
dans les Choéphores, l’évocation par Oreste des épreuves que Loxias, pour une
fois fort peu Oblique, lui a annoncées au cas où il renoncerait au matricide :
… des calamités / de mauvais hiver sous mon foie chaud (271-272).
Mazon traduit : « des peines à glacer le sang de mon cœur », et s’en explique
en note (« J’ai transposé l’expression grecque. Pour beaucoup d’anciens…, le
foie était le siège d’une partie de l’âme : il est difficile en pareil cas de traduire
autrement que par cœur »). Bref : autres temps, pense Mazon, autre croyance,
autre organisation du sens. Mais rien ne dit qu’un lecteur du xxe siècle puisse
assigner à un organe – fût-il le cœur, fût-il surtout le cœur – les riches conno-
tations qui, pour un Grec de 458 av. J.-C., s’attachaient au foie, centre de vie,
point de mort et lieu de divination. Mieux vaut s’en tenir à l’étrangeté du mot-
à-mot, quitte à déplacer l’étrange du côté de l’inusuel, à condition de ne pas
oublier que c’est dans une telle fidélité, infidèle dans la littéralité, que réside

2. Derrida, 1987a, 65.


3. Avec François Rey, pour un film télévisé réalisé par Bernard Sobel.
la métaphore sans métaphore 551

alors l’intervention interprétative4. Traduire : interpréter – décider des voies de


l’interprétation. Vieux problème.
Vieux problèmes que ceux de la traduction. Aussi vieux, sans doute, que
la métaphore, ce « vieux sujet5 », plus vieux encore que son traitement phi-
losophique puisque la philosophie ne s’en est saisie officiellement qu’avec
Aristote et, pour l’essentiel, à propos de la tragédie. Avec Aristote, à propos
de la tragédie… S’agissant d’Aristote, je ne résumerai ni les chapitres 20 à
22 de la Poétique ni l’analyse que Derrida leur consacre dans La Mythologie
blanche. On sait – pour citer Derrida sur la Poétique – que, dans la réflexion
d’Aristote, il y a métaphore « dans la mesure où le sens de ce qui est dit ou
pensé n’est pas phénomène de lui-même », en cet instant précis où pourtant
« le sens tente de sortir de soi pour… se porter au jour de la langue », dans
l’étroit espace de manœuvre où, sur fond de mímēsis, la ressemblance n’est
pas une identité6. D’où, pour faire vite, la conjonction problématique, pour la
métaphore, d’une certaine appétence à la naturalité et d’une essentielle compli­
cité avec la tragédie, cette œuvre de mímēsis. Il est des lecteurs d’Eschyle
pour se réclamer des énoncés aristotéliciens7. Je fais pour ma part le pari de
ne pas m’en satisfaire parce que, conçues comme pur déplacement, les méta-
phores tragiques telles ­qu’Aristote les pense s’accordent beaucoup plus avec
la mise en mots d’un Sophocle ou d’un Euripide qu’avec celle d’Eschyle. Car
en aucun cas la pratique du « transfert » ne suffit à épuiser le travail des mots
dans Eschyle, tout entier à verser au compte de ce que la Poétique appelle
le xenikón – l’« inhabituel », traduit-on, ou, mieux, l’effet d’étranger8. Ce
qui, bien sûr, reste à démontrer. Mon projet, pour des raisons qui tiennent au
travail eschyléen des mots sur les choses, serait plutôt de le montrer, ou du
moins de m’y essayer.
Qu’une telle monstration ait son lieu dans l’Orestie reste toutefois encore à
justifier. Car il y a là beaucoup plus qu’une simple rencontre de circonstance à
l’occasion d’une traduction. Seule trilogie parvenue jusqu’à nous, l’Orestie est,
avec ou sans nous, inévitablement paradigmatique. Quelque chose comme un
analogon du genre tragique, par son unicité comme par son développement en
forme d’histoire. Histoire : j’écris ce mot sans guillemets comme sans majus-
cule, mais on serait tout aussi fondé à l’écrire avec guillemets ou à l’ombre
d’une majuscule. Histoire dans l’Orestie, histoires qui font l’Orestie : si le
xixe siècle a aimé se raconter celle qui, du mûthos, mène au lógos ou du droit
maternel à la loi du Père, nous sommes plutôt sensibles aujourd’hui à la façon
que cette trilogie a de présenter « une sorte d’esquisse du développement de

4. « Les traductions restent prises dans des réseaux d’interprétations » (Derrida, 1987b, 268, à
propos de chôra).
5. Derrida, 1987b, 66-67.
6. Derrida, 1971, 20, 26 et 24.
7. Ainsi, dans la première page de son livre Les Images dans la poésie d’Eschyle, Paris, Les Belles
Lettres, 1935 (réédition 1975), Jean Dumortier fait acte d’allégeance intégrale à l’autorité d’Aristote.
8. Aristote, Poétique, 1458 a 22-23 ; « inhabituel » est entre guillemets dans la traduction de
Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Après avoir défini comme relevant du xenikón l’emprunt, la
métaphore, l’allongement, tout ce qui s’écarte du langage courant, Aristote observe que « si un poète
compose exclusivement avec ce genre de noms, le résultat sera énigme ou charabia : énigme avec
les métaphores, charabia (barbarismós) avec les noms empruntés » (1458 a 23-26).
552 la métaphore sans métaphore

la récitation tragique9 » ou au déploiement de l’histoire de quelques mots, de


quelques figures, à l’intérieur d’une intrigue complète. Que, du début à la fin
de l’intrigue, le travail des mots tende vers la réalisation des métaphores, la
chose n’est certes pas négligeable et l’on y reviendra. Toutefois, au nombre de
tous ces développements, j’aimerais m’expliquer brièvement sur celui qui me
semble matriciel des autres, et qui n’est pas exactement l’histoire hégélienne
de l’avènement de l’Esprit, – il faudrait plutôt le penser sous la rubrique de ce
que, dans Freud, on peut appeler le processus de « psychisation10 ». En un mot,
il s’agit de l’histoire de phrēn.
Phrēn : le diaphragme11 ? L’organe ou le groupe d’organes au centre de la
poitrine qui a pour nom phrēn ? L’esprit ? Le sens – ou les sens ? Ici, « la tro-
pique et l’anachronisme sont inévitables12 » : tout comme Derrida « laissant le
mot de chôra à l’abri de toute traduction », me voici, pour l’heure, contrainte de
ne pas traduire le mot, préférant m’attacher à tout ce qui, dans l’Orestie, asso-
cie l’histoire de phrēn avec celle de la métaphore. Dans les grands chœurs de
l’Agamemnon, la « métaphore » s’enracine dans phrēn, parce que, entre le sen-
sible et l’intelligible, phrēn est le lieu même – le principe – d’une fondamen-
tale indécision : à la fois organe qui sent et que l’on sent – à certains moments
la présence en est éprouvée sur le mode de l’insupportable – et instance de
compréhension, phrēn peut aspirer à la justice sans rien perdre de sa matéria-
lité organique et, dans l’angoisse, les éndikoi phrénes (Agamemnon, 995) se
font piste de danse ou aire à fouler pour que le cœur éperdu y mène sa ronde
folle. L’intérieur de l’homme connaît la justice, mais, dans le bruyant silence du
corps, souffre au rythme du cœur qui s’emballe. Soit maintenant, pour le procès
d’Oreste, la fondation du tribunal de l’Aréopage, dans les Euménides : invitant
les juges à porter leur verdict en conscience, Athéna les met en garde contre
le parjure émanant de phrénes ékdikoi (Euménides, 489) et, franchissant cette
fois-ci le pas, le traducteur n’hésite plus à y reconnaître un « esprit étranger à
la justice ». C’est en effet l’esprit que, dans le mot phrēn, doit viser Athéna ;
quant à phrēn comme siège du sentiment, et de l’affect, vibrant à l’angoisse et
à l’exaltation, il revient désormais aux Érinyes de l’incarner, ces Érinyes prises
dans la réversibilité de l’agir et du pâtir, ces Érinyes qui précisément pèsent de
tout leur poids sur le phrēn égaré de leurs victimes avec leur hymne lieur (Eum.,
328-332). Comme si seul un chœur, mêlant aux mots les ressources de la lyrique
et de la danse, pouvait suggérer la complexité de phrēn. Et il se trouve que,
comme puissance d’angoisse et de conflit, les Érinyes sont substantiellement

9. D. Lanza, « Les temps de l’émotion tragique : Malaise et soulagement », Mètis, 3 (1988), p. 24


(du chœur dialoguant avec une seule voix récitante jusqu’à la pleine exploitation des ressources
tragiques, avec trois acteurs sur scène).
10. J’emprunte à Marie Moscovici (Il est arrivé quelque chose. Approches de l’événement psychique,
Paris, Ramsay, 1989, p. 406) une expression que l’œuvre de Freud rend nécessaire sans pour autant
la formuler ; dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, Freud s’en
tient classiquement, à propos de l’Orestie et de « ce passage de la mère au père », à l’idée d’« une
victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle ».
11. C’est précisément Platon dans le Timée (70 a 2) qui tranche en faveur de ce sens en employant
diáphragma comme attribut de phrénas. Diáphragma, c’est la cloison qui sépare le thorax de la
cavité. Une clôture donc.
12. Derrida, 1987b, 268 (pour cette citation et la suivante).
la métaphore sans métaphore 553

un chœur. D’où surgit une hypothèse au sujet de l’homologie entre phrēn dans
l’homme et le chœur tragique dans la représentation théâtrale. Mais patience !
mieux vaut ne pas brûler les étapes.
Retour à la métaphore. Chemin faisant, il se pourrait que la mímēsis tragique,
cette idée philosophique, ait été mise à rude épreuve. On verra bien.
Au-delà de la polarité du sens métaphorique et du sens propre, du mûthos et
du lógos, « inquiétant l’ordre même de la polarité13 », tel serait donc phrēn dans
l’Orestie, le mot, la chose – avec khōra, avant le Timée. Et l’on pourrait men-
tionner quelques autres mots cruciaux qui, dans la trilogie, résistent à « s’accom-
moder de la métaphore » parce qu’en eux la distinction du propre et du figuré
s’abolit. Soit par exemple haîma, nom du sang, dans l’élément duquel, plus
d’une fois, le traducteur est pris sans recours entre le sang comme cela même,
dans un vivant, qui coule et que l’on répand sur le sol – par là, le meurtre – et
le sang comme vecteur de filiation14. Lorsque, dans les Choéphores, l’Érinye
guide jusqu’au palais des Atrides téknon haimátōn palaitérōn (649-650), c’est,
dit-on, une métaphore, parce que le « meurtre » de Clytemnestre (haîma au sens
figuré, donc) reçoit une généalogie par auto-engendrement de la haine. Et l’on
traduit : « L’enfant des meurtres anciens » (Mazon). Mais si, vers le palais des
Atrides, ce qui s’avance est à la fois et indécidablement Oreste et son meurtre
– le meurtre incarné dans le fils –, à haîma il faut laisser toute sa matérialité et
traduire : « L’enfant des sangs anciens. » C’est-à-dire tout simplement le texte.
Car, en vertu de la surdétermination de haîma, Oreste est doublement né du
sang d’Agamemnon15 : du sang atride qui l’a fait naître, du sang répandu au
sol de l’Atride, qui a fait naître le fils à lui-même en lui donnant pour nature le
meurtre à venir. Oreste, donc, s’avance…
Phrēn, haîma : la liste n’est certes pas close de ces mots matriciels qui, refu-
sant la polarité du matériel et du spirituel, inscrivent ce refus dans le texte comme
le principe même de son fonctionnement. Ce qui ne signifie pas pour autant que
toute polarité soit oubliée : on méditera peut-être sur cette façon très grecque
qu’a la tragédie de graver en creux la polarité dans ces mots mêmes, marqués
par l’indistinction du propre et du figuré, où on la croirait hors jeu. Et il y a le
cas de figure inverse, lorsque la polarité triomphe à mots ouverts mais que l’on
ne saurait finalement trancher quant à décider si, d’être ainsi soulignée, elle est
exaltée ou si la construction d’un binôme énigmatique n’a pas pour effet ultime
de l’effacer subrepticement. Je pense à ces moments de condensation où le texte
s’immobilise sur un oxymoron, selon une logique très grecque mais qu’Aristote
comptabilise sans hésiter sous la rubrique de l’« étranger » (xenikón). Ainsi,
dans Agamemnon, en abondance : lorsque, au lieu de marquer la frontière, la
borne empiète sur le territoire interdit, le chœur dira que « trop prompte à se
persuader, la limite femelle déborde » (485). Et c’est le chœur, encore, qui, en
juxtaposant la chair morte avec le métal précieux, fait d’Arès un « changeur

13. Derrida, 1987b, 267-268 et 294, n. 1.


14. Voir N. Loraux, « Oikeios polemos : la guerra nella famiglia », Studi Storici, 28 (1987), p. 11-14.
15. Du sang d’Agamemnon et non, comme le propose Mazon en note, de « l’ancienne meurtrière ».
Les Euménides préciseront ce point avec insistance, de la question d’Oreste (606 : « serais-je, moi,
du sang de ma mère ? ») au refus apollinien d’appeler la mère tókeus, l’enfanteuse ; d’où il appert
que, comme téknon, Oreste relève d’un tekeîn purement paternel.
554 la métaphore sans métaphore

d’or de cadavres16 ». Le chœur, toujours lui, ni acteur ni spectateur, ni dehors


ni dedans, instance mobile bien propre à désarrimer les tables d’opposition les
plus solidement ancrées…
Avec l’oxymoron, déjà, nous tenions un syntagme. Le temps est venu de
rendre à la métaphore l’ampleur des énoncés développés en phrases. Soit, dans
la parodos de l’Agamemnon (192-198), l’évocation par le chœur de la longue
attente des Grecs à Aulis :
Les vents, venus du Strymon,
[…]
Par l’usure cardaient
La fleur des Argiens.
Ce n’est plus de juxtaposition qu’il faut alors parler, mais d’une accumula-
tion de sauts – c’est-à‑dire, étrangement, de heurts – entre champs d’expérience
différents, voire inconciliables, mais dont seul l’entrechoquement produit, dans
l’indistinction du voir et de l’entendre, cet énoncé singulier, plus puissant que
toutes ses gloses. Sans doute l’usure du frottement (tríbos) ne se confond-elle
pas avec cette opération de tri que, dans le travail de la laine, on nomme car-
dage et, si la laine se laisse carder, on ne saurait carder une fleur, à plus forte
raison celle, parfaitement formulaire, qui désigne l’élite des guerriers argiens.
Mais il arrive que le voisinage – à coup sûr incongru17 – du verbe kataxaínō
(carder) et de ánthos Argeíōn redonne paradoxalement à ánthos la matérialité
fragile d’une fleur – commence le cycle des avatars de la fleur dans l’Orestie18,
mais c’est une longue histoire que je ne raconterai pas ici. Donc, soufflant du
Strymon, les vents, « par l’usure, cardaient la fleur des Argiens » : il faut, coûte
que coûte, s’en tenir à la littéralité du mot-à-mot, avec cet énoncé tout en hia-
tus où la discontinuité glisse des silences dans l’entendre, où l’oreille construit
du sens sur le heurt des visions arrêtées aussitôt qu’ébauchées.
S’en tenir au mot-à-mot parce qu’il n’y a pas de mot pour un autre, mais
seulement, très présent, l’énoncé déjà là, entendu et peut-être vu sans que l’audi­
teur puisse un instant l’immobiliser pour l’ordonner. Quant au lecteur, s’il peut
à loisir remonter ou accélérer le temps, qu’il n’en profite surtout pas pour loca-
liser la métaphore, dans son désir de l’unifier dans la cohérence ! Fixée, arri-
mée en un supposé centre de l’énoncé, elle s’exténuerait irrémédiablement.
Ni surtraduction, ni localisation trop précise. Rien d’autre que les mots,
rien hors des mots, que leur enchaînement réponde ou non aux critères admis
de la cohérence. Commentant le terme védique lokapakti dont les traductions
usuelles diluent le sens et qu’il rend à son acception prégnante de « cuisson du
monde », Charles Malamoud invite à « ne pas affadir la métaphore (c’est-à‑dire à

16. Agamemnon, 438 ; la traduction de Dumortier par « banquier » (op. cit., p. 178) rate cet oxymoron.
17. Pour Dumortier (op. cit., p. 129), il « rend difficile le sens métaphorique » puisque « kataxaínō
n’a guère de rapport avec ánthos entendu au sens précis de fleur » ; Dumortier finira cependant, à
sa grande satisfaction (p. 174), par réduire toute incongruité.
18. Trois exemples. En 659-660, « l’océan fleurit des cadavres des héros achéens » : encore la
fleur des Achéens, mais dans quel état ! Hélène est « une fleur d’amour qui mord le cœur » (et non,
comme le traduit Mazon, « qui enivre ») : une fleur carnivore, donc, si l’on tient à tout prix à
construire du continuum – mais mieux vaut comprendre qu’elle est une fleur et qu’elle mord. Dans
les Choéphores (1009), pour celui qui attend, « même la souffrance fleurit ».
la métaphore sans métaphore 555

considérer cette expression comme très peu métaphorique)19 ». Dans ces quelques
lignes que, pour les avoir lues et relues, j’annexe à mon propos, outre le souci
de « prendre au sérieux » une expression généralement considérée comme figu-
rée (c’est-à‑dire inutilement imagée, sinon incohérente), je trouve formulée la
déroutante loi en vertu de laquelle considérer une expression comme métapho-
rique affadirait du même coup la métaphore au plus intime d’elle-même, dans
ce qui doit échapper – s’échapper à soi-même comme métaphore. Comme si, à
parler de métaphoricité, on s’autorisait dans le même instant à réduire l’étran-
geté de ces moments d’intense condensation verbale, qu’il vaudrait mieux ne
même pas désigner comme métaphores. Du moins, à la nommer, risquerait-on
de perdre la métaphore en ce qu’elle n’a pour lieu qu’un silence ou un hiatus.
Un silence ? Par ce mot, j’entends moins l’interruption d’un dire que l’atten-
tion à faire le saut sans en dire plus – sans développer les chaînes de raisonne-
ments qui tenteraient, en un consciencieux rafistolage, de réduire le hiatus entre
le monde et la cuisson, entre la fleur et le cardage. Faire parler ce silence, dire
seulement « il y a métaphore », et déjà, sous les mots, se creuserait le sens, se
profileraient d’autres mots, supposés formuler le véritable énoncé. Mais il n’y
a pas d’autre énoncé que le corps à corps des mots.
On acceptera donc que, dans Agamemnon, le cœur de l’homme soit censé,
sous la douleur intime,
… gronder dans la ténèbre, sans espoir
de plus rien dévider d’opportun
de cet esprit (phrēn) en feu (1030-1034).
On acceptera qu’un avis puisse être « dévidé » sans pour autant que phrēn
soit assimilé à un écheveau20. Car Eschyle ne file pas la métaphore mais, à
chaque instant, brise l’attente – qui toujours tend à se reformer – d’un enchaî-
nement sans à-coups. Le cœur cherche à dévider, mais l’esprit brûle. Tout
est dit. Comme tout est déjà dit dans le récit du héraut lorsque les vaisseaux
­s’encornent. Mais il me faut en développer l’argument.
Soit donc le récit de la tempête fatale aux Achéens sur le chemin du retour :
Il faisait nuit lorsqu’en vagues mauvaises le malheur se leva.
Jetés les uns contre les autres par les souffles de Thrace,
Nos vaisseaux se fendaient ; et, s’encornant (kerotupoúmenai) avec violence,
Sous la tourmente de Typhon, balayés par la pluie qui hurlait en bourrasques,
Ils disparaissaient dans le tourbillon d’un berger de malheur.
(Agamemnon, 654-657)
Dans la catastrophe de la flotte, les vaisseaux ne se « heurtent pas « de
front », comme le veut la traduction-glose de Mazon. Troupeau en débandade, ils
­s’encornent les uns les autres. Et il n’est pas d’autre solution pour traduire kero-
tupoúmenai, que Claudel a superbement, dans ce passage, rendu par « donner de
la corne ». Aussi ne vaut-il pas la peine de s’attacher à commenter en évoquant
les éperons des trières ; et il est sans doute aussi vain d’attendre encore deux

19. Ch. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La Découverte,
1989, p. 36.
20. Dumortier (op. cit., p. 174) développe la métaphore.
556 la métaphore sans métaphore

vers pour réunifier rétrospectivement la phrase sous l’autorité du pâtre-­ouragan,


ce mauvais berger21. Car déjà, pour les spectateurs dans le théâtre, l’oreille a
entendu et l’œil vu kerotupoúmenai. Si, dans l’Orestie, il est souvent besoin
de devins pour « trancher » (krínein) – entendons : interpréter – les visions de
songe, aucun interprète n’est là pour dévider le sens, à même le texte : au spec-
tateur, phrēn en feu sous la force des mots, d’entendre/voir.
Voir, entendre : voir en entendant, entendre une vision22. Tout au long de
l’Orestie – et singulièrement de l’Agamemnon –, tel est l’un des enjeux essentiels
de la métaphore, perceptible avec une toute particulière acuité dans la scène où
Cassandre prophétise devant le chœur un passé et un avenir de mort. Cassandre
met des mots sur du voir23, ce qui exigerait de son auditeur qu’il fût à la fois un
spectateur. De fait, si, avec le verbe suníēmi (et súnesis, nom de l­’intelligence
aiguë), comprendre se dit sur le mode de l’entendre, il est tout aussi avéré que
le voir participe du savoir, oîda dérivant de la même racine que voir (eîdon).
Or la voyante, vouée jusqu’à sa mort à ce que nul ne l’écoute, trouve dans le
chœur un interlocuteur peu réceptif parce que soudain frappé de cécité. Le chœur
n’entend rien parce qu’il ne voit rien des visions de Cassandre, et ne comprend
rien (ou sunēka) à sa parole inspirée où il ne repère qu’énigmes24. Que l’on en
juge, à cet échange caractéristique entre la prophétesse et les vieillards d’Argos.
Cassandre vient de décrire la scène du meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre,
à cela près qu’elle parle du « taureau aux cornes noires » livré aux embûches
de la vache (Ag., 1125-1129). C’en est assez pour que le chœur n’entende que
la vague prédiction d’un malheur ; encore, pour se mettre au diapason des pro-
pos de Cassandre, a-t‑il cru devoir en passer par le relais très médiatisé d’une
comparaison, d’ailleurs parfaitement inutile, car redondante et moins précise
que ce qu’elle est censée éclairer :
Je ne me vanterais pas d’être haut connaisseur en prophéties,
Mais cela, je le compare (proseikázō) à un malheur (1130-1131).
« Je le compare à un malheur » : incapables de déjouer la polarité – la riva-
lité – du voir et de l’entendre, les vieillards d’Argos, au nom du lógos dont ils
opposent à Cassandre la clarté pédagogique, croient devoir recourir à une opé-
ration d’intellection. On a vu que l’acquis en était mince, mais le chœur est
attaché à cette opération dépaysante par laquelle, sans ébranler les taxinomies
reçues, il apparie du semblable à du semblable25. Et si, pour se faire entendre

21. Dumortier (op. cit., p. 170) : « Comme un troupeau de bêtes à cornes qui s’affole sous le fouet,
les vaisseaux grecs dans la tempête se sont jetés les uns sur les autres. »
22. Voir N. Loraux, « Les mots qui voient », dans C. Reichler (éd.), L’Interprétation des textes,
Paris, Minuit, 1989, p. 157-182.
23. Comme l’a bien montré Ana Iriarte, dans Las redes del enigma. Voces femeninas en el pensia-
mento griego, Madrid, Taurus, 1990.
24. Énigmes : 1112, 1183 ; si l’adjectif sunetós caractérise tout particulièrement celui qui sait
déchiffrer une énigme (G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek
Poetry, Baltimore et Londres, 1979, p. 240), il est significatif qu’en 1112-1113, le chœur se plaigne
de ne pas comprendre (oúpō xunēka) car, aux énigmes, succèdent les dits voilés, où il se perd. En
revanche, en 1243, le chœur qui a compris (xunēka) tremble, en proie à la peur. Voir aussi Choéphores,
887 : Clytemnestre, face à Oreste, « comprend » enfin son rêve (xunēka toúpos ex ainigmátōn).
25. À apeikázō (1131, 1242 ; voir déjà 163 et Choéphores, 976, Euménides, 49) on ajoutera les
occurrences de éoika (1083, 1093, 1161, 1178).
la métaphore sans métaphore 557

des vieillards, Cassandre doit renoncer aux énigmes par lesquelles elle s’adres-
sait à leur phrēn (Agamemnon, 1183 : phrēnōsō d’oukét’ ex ainigmátōn), c’est
que, oublieux de son phrēn prophète, le chœur voudrait – vainement – arrimer
son propre trouble aux certitudes d’un monde où l’on sait distinguer l’intelli-
gible du sensible.

Et il y aurait enfin, pour la métaphore, encore une façon de se « passer d’elle-


même ». Celle qui consiste à se matérialiser, loin de tout projet comparatif, loin
de toute polarité, jusqu’à se réaliser.
« Qui, sur lui, chantera le thrène ? », crie le chœur devant le cadavre
­d’Agamemnon (Ag., 1541). Comme si les vieillards avaient oublié leur angoisse
d’avant le meurtre et cet assombrissement de tout l’être qui, anticipant sur la
catastrophe, ne parvenait, en guise d’hymne, à dicter à leur cœur qu’un thrène
(990-991). Si le phrēn endeuillé et le chant funèbre du cœur n’ont déjà rien de
proprement métaphorique, pourquoi en appeler à la réalité du rite, un rite que
les circonstances rendent parfaitement impossible ? Sans doute faut-il que le
temps veille au bon ordre des processus : qu’au deuil du dedans succèdent les
marques extérieures de la peine et que l’histoire avance. Alors, le thrène sera
chanté, comme il se doit, sur la tombe du mort ; mais, pour cela, il faut attendre
les Choéphores (335). C’est ainsi que, dans l’Orestie, toute chose va à sa réali-
sation – le meurtre d’Agamemnon comme le rêve de Clytemnestre, cet óneiros
telesphóros (Choéphores, 541) – et le chapitre du télos, dit et s’accomplissant,
serait long à détailler. Aussi m’en tiendrai-je à cela même qui, des premiers
vers de l’Agamemnon à l’installation des Érinyes dans la cité, est par définition
voué à s’accomplir : cela même peut-être qui est le principe de tout accomplis-
sement. J’ai nommé díkē.
Une fois encore, avant de substituer tout uniment « justice » à díkē – même
s’il est clair qu’on y viendra, qu’on y est déjà –, mieux vaut suspendre un ins-
tant la pulsion de traduction. Parce qu’il y a Dikè, qui siège aux côtés de Zeus,
et díkē ; parce qu’il y a díkē et díkē (et même, dans les Choéphores [461],
díkē contre díkē) ; parce que surtout díkē n’est « pas encore constituée… en
notion morale abstraite26 », même si la trilogie œuvre à cette construction. Díkē
níkēphóros à laquelle Électre en appelle contre ses ennemis (Choéphores, 148),
trouve peut-être, ainsi que l’écrit Louis Gernet, son « plein sens » dans « l’idée
de la vengeance du sang et de la victoire où elle s’accomplit27 », mais c’est en
un tout autre sens de díkē níkē-phóros que, dans les Euménides, Oreste empor-
tera la victoire (níkē) grâce au verdict (díkē) d’un tribunal, et cela aura réelle-
ment lieu dans la fiction du théâtre, sous les yeux des spectateurs28.
Díkē : vouée à se réaliser en díkē ? Sans doute. Mais les modalités du pro-
cessus sont plus compliquées qu’il n’y paraît d’abord.

26. C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil,
1987, p. 45 (à propos d’Hérodote).
27. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris,
E. Leroux, 1917, p. 153, n. 230.
28. De même, krátos kaì díkē, évoqués par Électre comme instruments de Zeus (Choéphores, 244)
auront bien le dernier mot, comme Athéna le constate (Euménides, 973-975). Sur díkē et níkē, voir
les remarques de S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge, 1986, p. 43-45.
558 la métaphore sans métaphore

Qu’il y ait, dans l’Orestie, comme une profonde accointance entre díkē
(la « justice »), l’équilibre du monde et l’ordre du récit29 n’est certes pas douteux.
Reste qu’il faut la durée de trois tragédies pour que l’épiphanie de ce principe
soit finalement assurée et, à cette fin, il aura fallu, par exemple, que l’enfante-
ment du même par le même, métaphorique depuis le début de la tragédie, trouve
enfin son lieu propre : que, quittant la lignée du meurtre où c’est l’impiété qui
enfante en abondance, où l’enfant qui ressemble en tout point à sa mère se
nomme Atè (Catastrophe) parce que c’est Hubris qui enfante (Agamemnon, 758-
759, 769-771), où vers le palais, s’avance l’enfant des sangs anciens, la repro-
duction dans le même gagne la cité juste où les Érinyes font des vœux pour la
fécondité des couples humains. Alors, débarrassée de sa dimension de Justice
rétributive, díkē, hors récit, fonctionnera comme institution civique.
Díkē : le principe même, lent mais inexorable, de tout accomplissement droit,
à commencer par celui qui met un terme au débat de Díkē et de díkē. Mais la tra-
gédie n’est pas un genre édifiant (ce dont nous ne saurions jamais assez rendre
grâce aux anciens Grecs), et l’étymologie inventée pour Díkē par le chœur des
Choéphores (949 : Diòs kóra Díka, Justice fille de Zeus)30 n’est pas reprise
dans les Euménides parce que la Diòs kórē est désormais Athéna – avant même
d’être domestiquées, les Érinyes l’ont saluée de ce titre (415) – et que la jus-
tice humaine des tribunaux devrait désormais éviter qu’on en appelle à Justice.
En d’autres termes : à la fin de l’Orestie, toutes les grandes polarités, long-
temps suspendues, voire défaites, ont réintégré leur juste place dans la table
civique des oppositions grecques. L’ordre est en place, les ordres sont à leur
place, et la trilogie s’achève juste à temps pour n’avoir pas à récuser la méta-
phore, cette figure de la coprésence d’ordres étrangers les uns aux autres.
Mais, rétrospectivement, il faut alors faire état d’un fait troublant qui concerne
le mot díkē31. À mainte reprise dans la trilogie, le texte, comme pour faire l’éco-
nomie d’une métaphore et même d’une comparaison un peu développée, a
recours à l’accusatif díkēn complété au génitif par le nom du terme de compa-
raison, et, sans plus s’interroger (comme si díkē n’était pas l’un des mots-force
de l’Orestie, comme si cet emploi de díkēn n’était pas, chez Eschyle, pour ainsi
dire limité à l’Orestie)32, on traduit : « à la manière de ». Cela se produit quinze
fois dans Agamemnon, cinq dans les Choéphores, quatre dans les Euménides,
et cette décroissance brutale après Agamemnon mérite elle aussi réflexion33.
Díkan khimaíras : dans la seconde occurrence de cette locution, c’est Iphigénie
que l’on soulève au-dessus de l’autel, « à la manière d’une jeune chèvre »,

29. Je déplace au profit de l’Orestie une analyse faite à propos de l’Enquête hérodotéenne par
Catherine Peschanski (op. cit., p. 48-49).
30. Sur l’étymologie comme langue de l’origine et de la filiation, et sur cette étymologie en tant
qu’elle dresse la fille du Père face au matricide, voir S. Goldhill, op. cit., p. 20.
31. Le silence des commentateurs sur ce point est remarquable. Considérant sans doute qu’il a
toujours déjà été rendu compte de díkēn + génitif dans les index et les dictionnaires qui l’épinglent
comme locution adverbiale, ils n’ont pas un mot pour la récurrence de ce syntagme ; c’est le cas
même pour Goldhill, (op. cit., p. 33-56), qui pourtant consacre à díkē un chapitre.
32. Sur un total de 28 occurrences dans Eschyle, on en compte 24 dans l’Orestie, les quatre autres
se répartissant entre les Sept contre Thèbes, les Suppliantes et deux fragments.
33. Ainsi, dans les Choéphores (754), on trouve trópōi (sur le mode de) là où, dans Agamemnon,
on eût sans nul doute trouvé díkēn.
la métaphore sans métaphore 559

malgré ses efforts désespérés pour s’accrocher au sol. Au tour de Cassandre :


selon Clytemnestre, elle a sans doute un langage de barbare khelidōnōs díkēn,
à la façon d’une hirondelle, et le chœur s’étonnera que kunòs díkēn, telle un(e)
chien(ne), elle ait flairé à la piste la trace du sang. Mais Cassandre elle-même
emploie cette tournure : ainsi, lorsqu’elle affirme renoncer désormais à la
forme énigmatique, elle annonce que sa parole ne regardera plus l’interlocu-
teur sous un voile, comme une jeune mariée (neogámou númphēs díkēn), mais
va déferler kúmatos díkēn, comme une vague. Et c’est encore Cassandre qui
compare Clytemnestre à une catastrophe dissimulée (díkēn átēs lathraíou), en
attendant que le chœur ne l’assimile à une génisse sacrificielle (theēlátou boòs
díkēn) et Clytemneste à un cygne (kúknou díkēn) qui chante sa plainte de mort34.
Voici donc que díkē se fait embrayeur de figurativité ou, du moins, d’analo-
gie dans le texte. L’étrangeté du phénomène a toutefois été peu remarquée : on
s’en débarrasse en parlant de la fonction adverbiale de ce terme, à moins que
l’oreille – en tout cas l’œil du lecteur –, vite accoutumée à l’abondance foison-
nante des occurrences du mot, ne perde tout simplement sa vigilance devant ce
qui, somme toute, est encore un emploi récurrent de díkē. Quant aux philolo-
gues, ils appliquent, pour rendre compte de díkēn, un réflexe qui leur est fami-
lier dès lors qu’ils jugent impossible d’unifier la signification d’un mot autour
d’un sens unique, et distinguent « entre deux emplois franchement différents ».
Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine,
dont je suis pas à pas l’exposé, le mot aurait d’abord, chez Homère, signifié
« règle, usage » – et de citer l’Odyssée où díkē aurait ce sens (à cela près que
díkē brotōn désigne plutôt la « loi des mortels », à laquelle ceux-ci sont assu-
jettis, que leur « usage »). Après quoi, la notion de règle ou d’usage aurait
« conduit à celle de justice35 ».
Or, on s’en doutait peut-être, la distinction des deux emplois n’est pas si
tranchée que l’on ne doive plus d’une fois s’interroger sur la traduction de
díkē, encore qu’il soit toujours possible, en pareil cas, de recourir au terme de
« loi ». Ainsi, lorsque, dans les Euménides, Oreste déclare à Athéna qu’il sait
légein hópou díkē/sigân th’ homoíōs (277), on supposera que le meurtrier puri-
fié par Apollon n’a que faire d’une profession de foi relativiste sur la diversité
des coutumes dans la multiplicité des pays, mais sait les lieux « où la loi est de
parler et semblablement de se taire ».
Sans plus tarder, sans trop insister sur la proximité de nómos et de díkē
dans certains passages de l’Orestie comme chez Hésiode36, il faut avancer.

34. Les exemples cités sont tous empruntés à Agamemnon : v. 232, 1050, 1093, 1179, 1181, 1229-
1230, 1297-1298, 1444.
35. En sa sagacité de linguiste, Émile Benveniste unifie au contraire les deux emplois de díkē sous
un seul sens. Parce qu’il définit díkē comme une « formule » que le juge doit posséder et appliquer,
Benveniste sait retrouver « la valeur d’institution » dans díkēn et, à propos de Odyssée, XI, 218, il
écrit : « ce n’est pas “la manière d’être”, mais bien “la règle impérative”, la “formule qui règle le
sort”. Par là, on arrive à l’emploi adverbial díkēn “à la manière de”, c’est-à‑dire “selon la norme
de telle catégorie d’actes” » (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Minuit,
1969, p. 109-110).
36. Choéphores, 990, à propos d’Égisthe : ékhei gàr aiskhuntêros, hōs nómos, díkēn (« il a, comme
c’est la loi, le verdict (ou le châtiment, ou le lot) du séducteur ») ; Hésiode, Les Travaux et les jours,
276-278 : « Car, pour les hommes, le fils de Kronos a établi cette loi (nómon) que les poissons,
560 la métaphore sans métaphore

Pour ­traduire díkē dans ses usages adverbiaux je propose de coller au plus près
de l’idée de loi, de norme propre à un ordre – voire d’« ordre » même, ce que
toujours est díkē, que l’on distingue ou non entre deux emplois de ce terme.
J’éviterais volontiers les périphrases glosantes du type « comme il est de règle
pour », « comme c’est la norme pour » ; j’aimerais une expression comme de
l’ordre de, mais, la possibilité d’en user effectivement comme d’une traduc-
tion s’avérant vite limitée, il arrivera que je cède à la difficulté. Je me conten-
terai alors de comme il se doit pour où, du moins, l’anomalie de la confusion
des ordres sera manifeste37.
Díkan khimaíras : soulevée au-dessus de l’autel, privée de son statut humain
et princier, Iphigénie n’est plus qu’une créature « de l’ordre d’une chèvre ».
Et, dans les Euménides, le fantôme de Clytemnestre criera encore aux Érinyes
qu’elles ont perdu leur victime, Oreste s’étant éclipsé « comme il se doit pour
un faon » (nebroû díkēn : 111). Façon de suggérer que les ordres ont perdu leur
stabilité et s’enchevêtrent. Ou plutôt que l’ordre mis en scène, généralement
humain38, est brusquement traversé par un autre, qui règle la vie des animaux ou
les mouvements de la mer. Justice veille à la distribution des ordres – à moins que
l’on n’appelle « Justice » cette distribution même lorsqu’elle est, pour chaque
ordre, conforme à la loi de celui-ci. Que l’on sacrifie seulement une jeune fille
dans l’ordre du monde animal, et le processus entier d’offense et de réparation se
met en marche. Nous voici loin de la pure et simple figuration, loin même de la
comparaison à quoi, en un consensus tacite, les traducteurs réduisent tous, sans
hésiter, la fonction de díkēn. C’est bien plutôt de l’irruption, souvent brutale,
d’un ordre étranger – qu’on se rappelle le xenikón aristotélicien – dans l’univers
des locuteurs qu’il s’agit, du moins dans Agamemnon, et, de cette irruption, la
portée est strictement dessinée par les contours de díkēn. En parfaite cohérence
avec les choix d’un texte qui refuse d’aplatir l’un sur l’autre les champs d’exis-
tence, la norme étrangère vient trouer l’ordre auquel elle est soudain appliquée,
sans y laisser autre chose que la trace, parfois la déchirure, de son effraction.
Díkēn + génitif : façon de dessiner l’anomalie comme ­l’empreinte d’une díkē
dans un univers où elle n’a pas sa place.
Díkan khimaíras : peut-être méditera-t‑on sur la terrible ironie de cette uti-
lisation à contre-emploi de díkē39. Une jeune fille n’est pas une chèvre ; lui en
appliquer la règle est une épouvantable transgression. Quant aux Érinyes, pour

les bêtes sauvages et les oiseaux ailés s’entre-dévorent, puisqu’il n’est pas chez eux de díkē, mais
aux hommes il a donné díkē… »
37. Pour avoir, à la rubrique « norme », rencontré dans un dictionnaire le terme de « modèle »,
j’ai cru un instant pouvoir traduire díkēn par « sur le modèle de », où se conjoignaient dimension
normative et sens figuré de díkē. Mais, dans un univers où la mímēsis est singulièrement probléma-
tique, la notion de modèle faussait gravement l’orientation de cette recherche.
38. Mais quel est l’ordre des Érinyes, dont il est dit avec insistance qu’elles n’appartiennent à aucun
ordre de créatures répertoriables ?
39. Au vers 232, khimaíra, la jeune chèvre, est peut-être, comme le veulent Denniston et Page dans
leur édition (Oxford), « spécialement approprié puisqu’il était de coutume de sacrifier une chèvre
à Artémis Agrotéra ». Mais Iphigénie n’est pas une chèvre. On notera que, à moitié sauvage, la
chèvre est d’ailleurs une victime sacrificielle très particulière : voir P. Vidal-Naquet, « Chasse et
sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle », dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Paris, Maspero, 1972, p. 139, sur la sauvagerie de l’animal « relayant en quelque sorte la
sauvagerie de l’acte », qu’est un sacrifice humain. Mais, à parler d’ironie, c’est à díkēn que je pense.
la métaphore sans métaphore 561

qui Oreste est une bête sauvage (oíkhetai thēr, la bête est partie, gémissent-elles :
Euménides, 147), elles devraient savoir que díkē, qu’elles aiment tant invoquer,
résiste à la confusion des ordres, qu’il revient à díkēn de signaler. Sur ce point,
l’ombre de Clytemnestre, peut-être parce que les morts refusent de lui faire une
place, était plus avisée : Oreste est la victime des Érinyes, mais Oreste est un
homme, et l’installer dans le rôle d’un faon revient à procéder à une redistribu-
tion générale de la díkē.
S’éclaire du même coup l’accumulation des occurrences de díkēn autour
de Cassandre, que ce soit dans le discours d’autrui, pour désigner en elle une
infraction vivante à la bonne répartition des ordres ou, dans sa propre langue
de voyante, pour suggérer que, s’agissant du dire, la distinction du propre et du
figuré est, au regard de l’oblique sagesse apollinienne, dépourvue de toute per-
tinence. Cassandre renonce-t‑elle aux énigmes pour un lógos ordonné ? C’est
encore et toujours de la traversée des ordres qu’il est question :
Bien. L’oracle à présent
Ne regardera plus de dessous ses voiles,
Comme il se doit pour une jeune épousée.
Mais je le vois brillant, qui respire et bondit
Vers le soleil levant, au point de déferler,
de l’ordre d’une vague,
Vers les rais d’un fléau pire encore.
(Agamemnon, 1178-1183).
Habitée de visions, mue par le souffle du dieu, la parole oraculaire, lors même
qu’elle se plie au lógos, ne saurait éviter les transgressions qui font le désordre
du monde et la matière de la prophétie. Encore une façon, pour le dire tragique,
de se situer hors métaphore dans le champ de la métaphore.

Et il y a enfin le double régime des mots dans ce que chante et dit le chœur.
Ou plutôt – car, dans ce « double », on n’entend ni ambivalence ni duplicité –,
l’évidence que certains mots peuvent, sans clivage ni conflit, s’entendre simul-
tanément sur deux registres, celui du mûthos (ou, pour parler aristotélicien, de
l’intrigue) et celui, contre toute attente, autonomisé dans le texte de la drama-
turgie, ou plutôt de la chorégie.
Soit le chœur des Choéphores disant les gestes de son deuil : il décrit les
mouvements de la main tendue (orégmata kherós : 426), et ainsi se réalise la
jonction, impossible dans Agamemnon, entre le meurtre où main après main se
tendait « pour atteindre le roi » (Agamemnon, 1110) et les rites funéraires dûs
au mort. Lorsque les pleureuses ajoutent que cette main frappe leur corps « de
haut, d’en haut », faut-il entendre que le chœur commente les mouvements
mêmes qu’il accomplit dans l’instant où il les dit ? Les tenants de cette inter-
prétation réaliste ne manquent pas, ils pensent que les mots indiquent les gestes
ou que les gestes doivent imiter le texte et trouvent donc dans ces vers quelque
chose comme une didascalie.
L’avouerai-je ? Pour m’être essayée à traquer le voir au sein du dire, je doute
fort qu’il en soit aussi simplement ainsi. D’autant que, de khóros à phrēn, entre
la situation du chœur dans le théâtre et le rôle de phrēn ou de kardía à l’intérieur
de l’homme, on peut discerner comme une troublante analogie, qui ne cesse de
562 la métaphore sans métaphore

renvoyer de l’un vers l’autre. Ainsi, en chaque porteuse d’offrandes, le cœur,


tel un khóros tragique, danse de terreur (orkheîtai phóbōi : Choéphores, 167),
et c’est encore Oreste au bord de la folie qui, dans un verbe déjà attiré par la
déclamation lyrique40, affirme que « devant le cœur, la terreur est prête à chan-
ter, et lui à danser avec fureur » (huporkheîsthai kótōi : Choéphores, 1024-
1025), désignant par là même ses mouvements intérieurs comme « une forme
de lyrique chorale… où la composante de danse est nettement subordonnée à
celle du chant ». On ajoutera que « si la position subordonnée d’une compo-
sante de la lyrique chorale » entraîne bien « une intensification de virtuosité
pour son exécutant41 », voici que, sous le chant de terreur, kardía exécute – avec
quel art ! – une danse frénétique.
Je ne multiplierai pas les exemples. L’intérieur humain, lorsque l’homme
s’exprime sur le mode lyrique, réagit en tout point comme un khóros et, pour
un khóros, tout peut devenir danse ou musique, et d’abord chant – le mode
­d’expression privilégié du chœur dans la représentation théâtrale. Il n’est
jusqu’au coup sanglant porté par la catastrophe qui ne soit défini par son rap-
port d’opposition au chant (parámousos plagá : Choéphores, 467-468) et l’éris
de sang qui dresse Oreste contre sa mère se fait « hymne des dieux dessous la
terre » (474-475) – le contraire même d’un hymne, car un hymne n’est pas, ne
saurait être chthonien.
Que, dans l’Orestie, l’hymne soit pris dans une structure d’oxymoron,
maint passage l’atteste où, au lieu d’Apollon, l’húmnos célèbre les dieux
d’en-bas : soit le péan des Érinyes (Agamemnon, 645), par où le cri de vic-
toire se fait lugubre, l’« hymne au multiple thrène » (Ag., 709-711) de la cité
de Priam, évoqué par le chœur, et, dans l’ode du chœur s’interrogeant sur le
chant prophétique que kardía vaticine en lui, cet « hymne sans lyre, thrène
de l’Érinye » qu’entonne le thúmos, cependant que kardía danse en rond
(Ag., 975-979, 990-993), en attendant que, dans les Choéphores, l’espoir se
fasse jour d’un ordre neuf où le péan, redevenu chant de victoire, remplace-
rait le thrène (Cho., 342-343).
Mais c’est face à Cassandre que le chœur des vieillards d’Argos a formulé
explicitement, à l’usage du spectateur-entendeur, l’étrangeté d’un tel oxymoron.
Dans cette scène, il est vrai, la prophétesse chante, annexant la partition habi-
tuelle du chœur42, lequel, délivré pour un temps de sa fonction d’organe enre-
gistreur, cesse d’épier l’anomalie de son propre chant intérieur pour manier le
lógos, instrument mieux adapté à l’analyse. D’où l’échange suivant, en guise
d’ouverture pour la scène :

40. Au chœur, il faut ajouter les personnages aspirés par une expression de type lyrique. Oreste
est à l’évidence du nombre en maint passage des Choéphores, et c’est encore lui qui, en 554, dési-
gnera son plan – l’intrigue des scènes à venir – comme mûthos ; mais déjà, en 251, il désignait le
« nid » des petits de l’aigle comme skēnēmata, les bâtiments de la skēné qui suggèrent le palais.
On pourrait aussi mentionner le veilleur qui, tel un chœur lyrique, annonce : phroímion khoreúso-
mai (Ag., 31) ; il revient en effet au veilleur de dire le prologue, mais, à vouloir danser, il anticipe
l’entrée du chœur au vers 40.
41. Citation de G. Nagy, Pindar’s Homer, Baltimore et Londres, 1990, chap. 12, § 516.
42. D. Lanza, art. cité., 9, p. 20.
la métaphore sans métaphore 563

– Otototoî pópoi dâ !
Apollon, Apollon !

– Pourquoi ainsi faire otototoi au sujet de Loxias ?


Il n’est pas dieu à recevoir du thrène.

– Otototoî popoi dâ !
Apollon, Apollon !

– Elle, à nouveau, en cris sinistres, appelle le dieu.


Qui n’a en rien sa place dans des plaintes.
(Agamemnon, 1072-1075).
Le renversement est beau : dans cette scène construite comme un oxymoron,
c’est à la prophétesse d’Apollon qu’il revient d’en appeler à des modes musi-
caux hostiles au dieu qu’elle sert, cependant que le chœur en tient pour l’ortho-
doxie, tel un khóros lyrique du passé qui ne saurait prendre ses distances par
rapport au dieu-chorège43. Mais, derrière ce débat – ou, plus exactement, en même
temps que lui, glissée en lui et empruntant la forme d’un moment ­d’intensité
dans l’intrigue –, il faut savoir entendre l’autoréférence de la tragédie aux lois
qui la constituent comme genre : la lyrique est à Apollon mais, en se l’appro-
priant, la tragédie la détourne à d’autres fins, au service de la célébration du
deuil ou à celui de la fureur des Érinyes, ces « ménades épieuses de mortels »
(­brotoskópōn mainádōn : Euménides, 499-500) derrière lesquelles il est bien dif-
ficile de ne pas deviner, fût-ce fugitivement, la présence absente de Dionysos44.
Voici que les Érinyes ont vraiment fait leur entrée. L’analyse de leur « hymne »,
cet hymne lieur qu’elles célèbrent après avoir « noué leur chœur » (Eum., 307)
mérite que l’on s’attarde un instant encore sur l’oxymoron qu’elles renouvellent
en parlant de leur « chant odieux » ou de leur « haïssable Muse » (moûsan
stugerán). On constatera alors que, contre Apollon et le déshonneur qu’il leur
inflige, l’hymne des Érinyes est, pour la victime dont elles lient les phrénes,
égarement et folie, mais surtout chant sans phorminx (Eum., 324-333)45. Et le
chœur des Érinyes chante aussi les « figures de danse hostiles » qu’exécute
leur pied, lorsqu’elles s’élancent et, lourd fardeau de violence, retombent sur
leur proie (Eum., 370-375).
C’est ainsi que l’hostilité à Apollon atteint son sommet dans le chant des
Érinyes : parce que les vieilles divinités s’opposent à lui tout au long de l­ ’intrigue,
dans le sanctuaire de Delphes comme lors du procès à l’Aréopage, mais aussi
parce que la tragédie fait réflexion sur soi dans l’Orestie, où le chœur tragique,

43. Sur Apollon, dieu chorège (et sur les Muses), voir Nagy, Pindar’s Homer, chap. 12, § 519 et 525.
44. Bien qu’elles reçoivent des nēphália (107), libations sans vin, toute autre traduction que
« ménades » serait une retraduction dans la langue du sens : ainsi Mazon, qui parle de Furies
parce que les Érinyes sont ainsi nommées chez les Romains et que les ménades sont déchaînées.
Même l’association avec Maníai (version euripidéenne, aux vers 698-699 d’Oreste) risque encore
de détourner de l’essentiel.
45. C’est-à-dire « sans lyre » (voir Ag., 990 : áluros). La phórminx n’est pas très différente de la
kithará et, comme telle, proche de la lyre, essentiellement caractérisée comme instrument à cordes.
La lyre est l’accompagnement normal du chant choral.
564 la métaphore sans métaphore

rompant avec la position assignée au khóros dans la poésie chorale, n’est plus
un servant du dieu musicien et peut s’incarner dans les puissances qui lui sont
le plus hostiles46.
Dans l’intrigue – sous l’intrigue –, il en va du principe même de la tragédie.
Mais à cela, rien de métaphorique. Car le chœur des Érinyes est bien un khóros,
et à plusieurs titres : certes, dans l’action, lorsqu’elles nouent autour d’Oreste
leur ronde maléfique, les filles de Nuit, vues du strict point de vue de l’intrigue
par un lecteur qui oublierait toutes les règles de la dramaturgie tragique, ont déjà
figure de chœur ; mais, pour les spectateurs dans le théâtre, elles en ont plus que
la figure, puisque, dans la matérialité de la représentation, elles sont un chœur
tragique, qui danse et chante sa danse. Et il y a plus : de fait, l’Orestie consti-
tue les Érinyes en khóros. Déjà, Cassandre les caractérisait comme un chœur
discordant à l’unisson, voire comme un joyeux cortège dionysiaque (kōmos :
Agamemnon, 1186-1189), les présentant ainsi d’emblée comme en attente de
recevoir une existence théâtrale.
D’un bout à l’autre de l’Orestie est donc assurée, dans les parties lyriques,
la coprésence de l’intrigue et de l’autoréférence tragique : le chœur des vieil-
lards d’Argos flottait indécidablement, comme c’est le cas pour le phrēn, entre
le sentir et le penser, le dedans et le dehors et les Érinyes font le chœur des
Euménides parce que, en soi, elles sont un chœur. À l’ouïe fine du spectateur
de savoir enregistrer simultanément les deux régimes du discours, comme deux
portées entre lesquelles on ne saurait choisir.
Revenons une dernière fois à l’húmnos désmios. Comme distributrices,
pour les mortels, des lots qui leur sont assignés, les Érinyes, avant d’enton-
ner le chant, se sont caractérisées comme une stásis. Stásis émē : « ma fac-
tion », disent-elles (Eum., 311). Mais, du même coup, elles associaient leur
fonction de partageuses à stásis, nom technique de l’installation d’un chœur
dans l’orkhestra, lorsque, après la parodos et avant sa lente sortie finale, le
chœur, tout au long de la pièce, se distribue dans l’espace réservé au chant et
à la danse47. Stásis émē : ma faction, ma position de chœur. Voilà qui rappelle
Cassandre les désignant sans les nommer sous l’espèce d’une faction (stásis)
insatiable pour la lignée (Agamemnon, 1117-1119). Comme Oreste au bord de
la folie, Cassandre la voyante sait trouver les mots qu’affectionne le chœur.
Mais Cassandre n’est pas un chœur et, dans sa parole, stásis n’a encore que le
sens de « faction ». Le pas sera franchi dans les Choéphores, par le chœur des
porteuses d’offrandes qui se désigne soi-même comme stásis, à la fois khóros
constitué dans l’espace théâtral et faction au service des enfants d’Agamem-
non (458 ; voir 114). En attendant la fin des Euménides où, au sens factieux de
« sédition » (977), s­ tásis se séparera définitivement du chœur, s’objectivant
comme cela même dont, dans l’intrigue, les Redoutables ont reçu mission de
protéger la cité. Mais il est vrai que cet emploi du mot sonne la fin des Érinyes

46. Contrairement à la poésie chorale où un chœur féminin peut, à l’imitation des Muses, se sou-
mettre à un chorège mâle, représentant d’Apollon, Chorège par excellence (Nagy, Pindar’s Homer,
chap. 12, § 533), le chœur tragique est représenté par un coryphée, de même sexe que les choreutes
et simple émanation du chœur. D’où la liberté, pour les Érinyes, de s’en prendre à Apollon.
47. Sur ce sens de stásis et sur le double sens (constitution/division) de ce mot dans le théâtre, voir
Nagy, Pindar’s Homer, chap. 12, § 534-535.
la métaphore sans métaphore 565

comme khóros et anticipe de fort peu le premier adieu aux spectateurs athé-
niens : khaírete (996).
Le chœur va se retirer. Il serait temps de conclure, s’il ne me fallait aupara-
vant m’expliquer : pourquoi, au chapitre de la métaphore sans métaphore dans
l’Orestie, annexer cette coexistence récurrente, dans quelques mots très déter-
minés, d’une signification dans le développement du mûthos et d’un emploi de
technique théâtrale ?
Il m’a semblé que la même logique était à l’œuvre dans un cas comme
dans l’autre, une logique qui n’a rien à savoir (ou ne veut rien savoir) du cli-
vage par où s’introduit de la dissociation. Par-delà toute opposition du propre
et du figuré, du mûthos et de la mímēsis, du voir et de l’entendre, les mots, dans
l’Orestie, sont en eux-mêmes. Tout comme il s’avère impossible de tabler sur
la notion de métaphore parce que tous les mots sont à leur place et non à celle
d’un autre – si bien qu’il n’y a rien à restituer et surtout pas un sens –, de même,
comme organe qui récite et subit l’effet du récit, qui chante à la fois le mûthos
et le chant nullement métaphorique de son cœur, le chœur est, indécidablement,
en position de phrēn dans la fiction du théâtre et constitué par sa stásis dans la
mise en scène. Il est phrēn ou kardía en ce qu’il sert d’instance d’échange et de
relais entre l’action et les spectateurs et, tout à la fois, adhère à sa propre posi-
tion dans le théâtre, installé comme il l’est par sa stásis.
Du spectateur de tragédie, je ne dirai donc pas que, pour lui, un registre
représente l’autre. Je ne dirai pas non plus qu’il ait entendu les deux registres
sur fond d’écart. Je préfère penser qu’il entendait l’un dans l’autre ou l’un avec
l’autre, sans jamais traiter comme figurée la danse du cœur sur les phrénes, sans
jamais dissocier le chant de terreur à l’intérieur du corps du chant par lequel le
chœur en annonce aux spectateurs la force et le trouble.
Soit donc, au sujet de la mímēsis, l’antique discord, le vieux différend de
­l’auteur tragique et du philosophe. Parce que le premier serait « le vrai mimé-
ticien, c’est-à‑dire le miméticien dangereux », « c’est avec lui […] que la phi-
losophie a un compte à régler48 » dans le texte platonicien, au livre III de la
République en particulier. On sait que, s’agissant de la mímēsis, Platon recourt
au « geste le plus ancien et le plus constant vis-à-vis d’elle, et qui est […] de
la mettre en scène et de la théâtraliser49 » en la fixant, mais qu’il ne parvient
pas vraiment à en décider, « à faire la différence ». J’avance alors une hypo-
thèse : s’il est vrai que le philosophe ne parvient pas à décider de la mímēsis,
ne serait-ce pas pour avoir, en ce moment crucial de la République, donné au
poète tragique le nom d’Eschyle50, ce qui revenait à rencontrer l’indécidable à
l’œuvre dans le tissu tragique ? Or, loin de Platon qui mimait l’oralité et pariait
sur l’écrit, la tragédie eschyléenne a installé le chœur en son centre comme
­l’instance même où le dire est simultanément páthos du dire.
On aimerait maintenant parler de ce temps au présent de l’écoute, où ni
métaphore ni mímēsis ne trouvent le temps long propre à la différence. Je m’en

48. Citations de Ph. Lacoue-Labarthe, « Typographie », dans Mimésis. Désarticulations, Paris,


Aubier-Flammarion, 1975, p. 219.
49. Ph. Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 247.
50. Des trois grands tragiques, Eschyle est seul mentionné et souvent cité aux livres II et III :
République, II. 380 a et 383 a ; voir aussi 381 d et III, 391 e.
566 la métaphore sans métaphore

tiendrai pour l’heure à cette façon qu’a la tragédie eschyléenne d’inquiéter l’ordre
de la polarité – et peut-être même « de la polarité en général51 ».

Abréviations
Derrida, 1971 : Jacques Derrida, « La mythologie blanche », Poétique, 5 (1971), p. 1-52.
Derrida, 1987a : Jacques Derrida, « Le retrait de la métaphore », dans Psyché. Inventions
de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 63-93.
Derrida, 1987 b : Jacques Derrida, « Chôra », dans Poikilia. Études offertes à Jean-
Pierre Vernant, Paris, Éd. de l’Ehess, 1987, p. 265-296.

51. Derrida, 1987 b ; 267, à propos de khōra.


LA MAJORITÉ, LE TOUT ET LA MOITIÉ.
SUR L’ARITHMÉTIQUE ATHÉNIENNE DU VOTE*

L’argument, d’abord, en quelques propositions.


Les Grecs ont inventé le vote, la tradition occidentale en a, dit-on, hérité.
Voter, c’est appliquer la loi de la majorité. Dans les assemblées grecques,
les décisions sont prises à la majorité. Tout est en place.
Tout ? Presque tout. Ou, plus exactement : la pratique, mais non la loi.
Car, si les assemblées civiques appliquent bien cette procédure, rien ne dit que
celle-ci ait jamais explicitement été constituée en loi.
Du moins les penseurs grecs du politique s’en méfient-ils, comme si la
recherche d’une majorité comportait toujours, inéluctablement, le risque des
situations bloquées où un vote trop équilibré révèle au grand jour la division
en deux du corps civique. Pourquoi ?
Mais il y a plus surprenant encore : seules les décisions des assemblées
politiques semblent relever de cette logique paradoxale. Dans les tribunaux, en
revanche, nul páthos ne s’attache à la majorité, et il arrive même qu’un vote en
trop parfait équilibre suffise à emporter une décision. Pourquoi ?
Beaucoup de questions, à vrai dire, pour une pratique dont tout porte à croire
pourtant que le fonctionnement en fut généralement satisfaisant. Mais, si les
assemblées heureuses et les votes bien clairs n’ont pas d’histoire, les historiens
grecs s’attachent à enregistrer soigneusement les assemblées divisées et les
votes incertains, comme si seuls ces derniers comptaient en ce qu’ils donnent à
penser. Il faut donc s’y résigner : le vote fait partie des « questions grecques ».
Façon de dire qu’à son sujet bien des questions ont été, inlassablement, posées.
C’est à esquisser quelques réponses ou, du moins, quelques suggestions,
que l’on s’essaiera dans les pages qui suivent.

Assemblées divisées, votes à haut risque

« Du côté où les votes se trouvent les plus nombreux, c’est cet avis qui
l’emporte », dit avec concision une scholie à Démosthène, organisée, comme
il se doit, autour de trois mots : pleíous (on dit aussi pleíones), (les) plus nom-
breux, (le) plus grand nombre ; gnṓmē, nom de l’opinion, de l’avis et, tout à la
fois, de la décision ; et le verbe krateîn (ou le substantif krátos) qui prend acte
d’une supériorité de fait ou d’une victoire.
Habitués que nous sommes à la pratique du vote majoritaire, nous nous
contenterions volontiers, après avoir identifié ce bien-connu, de passer à autre

* Première publication dans Le Genre humain, n° 22, 1990, p. 89-110.


568 la majorité, le tout et la moitié

chose parce que, pensons-nous, donner au nombre le krátos revient à fonder la


décision sur un critère objectif ou, du moins, universellement admis dans nos
sociétés occidentales.
Mais il faut me pardonner de ne pas tout bonnement passer à autre chose.
Car les Grecs, eux, ne passaient pas si vite.
Soit, chez Thucydide, la mention d’un vote très important, à l’issue d’une
assemblée dramatique où se jouait dans l’urgence le sort des Mytiléniens révol-
tés contre l’empire athénien. Une première assemblée avait choisi de châtier, la
seconde trancherait-elle pour la clémence ? Ce fut finalement le cas :
Les Athéniens en vinrent cependant à un conflit d’opinion et, dans le vote à main
levée, furent presque à égalité, mais l’avis de Diodote l’emporta. (III, 49, 1)
Phrase apparemment simple, mais qui, à y regarder de plus près, veut en
suggérer plus qu’elle ne dit, et tellement saturée de sens implicite – à commen-
cer par ce « cependant » (hómōs) dont personne ne parvient vraiment à rendre
compte dans l’économie du développement1 – qu’on a pu en donner des lectures
fort divergentes. Laissant de côté les commentaires de ceux qui, sans s’arrêter
à la cohérence de l’énoncé, y cherchent quelque information extrinsèque2, on
réduira le débat (l’agṑn tē̂s doxēs des lecteurs à propos de celui des Athéniens)
à la confrontation de deux interprétations antithétiques. Il y a ceux qui, dans
cette phrase, insistent sur la conclusion optimiste : somme toute, les choses se
sont bien passées puisque finalement c’est l’avis de Diodote qui l’a emporté,
c’est-à‑dire à coup sûr le bon, du point de vue de Thucydide, puisque l’orateur
prônait la clémence. Et il y a ceux – je suis de ceux-là – pour qui ce n’est pas
un hasard si, avant de laisser la décision de clémence l’emporter, l’historien a
insisté sur l’équilibre entre les discours, les opinions (des gnō ̂ mai antípaloi, des
avis antagonistes), les votes, comme sur un suspense longtemps entretenu. Du
coup, la victoire de la gnṓmē de Diodote tient du miracle ou, pour parler une
langue plus thucydidéenne, du pur événement et non de la raison, comme ces
victoires guerrières que, dans l’Iliade, Arès le double donne in extremis à l’un
des deux camps, sur un coup de tête ou un coup de dés3. Et, dans agkhṓmaloi
(« ils furent presque à égalité »), on soupçonne alors la suggestion, discrète

1. Si agō ̂ na tē ̂ s dόxēs, le « conflit d’opinion » suggère la division de l’assemblée en deux, sur le
modèle des discours parfaitement antagonistes, pourquoi la nuance adversative d’un « cependant » ?
Ne vaudrait-il pas mieux remplacer hόmōs (cependant) par homō ̂ s (semblablement) et traduire :
« Les Athéniens en vinrent également à un conflit d’opinion » ? Toutefois le homō ̂ s poétique est
homérique et non thucydidéen. Sans doute faut-il alors comprendre que agō ̂ na tē ̂ s dóxēs désigne tout
simplement un débat où les mêmes opinions s’affrontent longuement ; hόmōs soulignerait alors le
haut niveau de conflictualité qui règne dans l’assemblée, alors que les deux discours si parfaitement
antagonistes de Cléon et Diodote, succédant à une grande diversité d’interventions (Thucydide, III,
36, 6), auraient dû clore le débat. Or, après ces discours qui ont tout dit, voilà qu’au lieu de trancher
les Athéniens reprennent cependant la discussion…
2. C’est ainsi que M. H. Hansen (The Athenian Ecclesia. A Collection of Articles 1976-1983,
Copenhague, 1983, p. 111) voit dans agkhṓmaloi (« presque à égalité ») une preuve de sa thèse sur
le caractère approximatif du comptage des voix dans l’assemblée. Or il s’agit de tout autre chose,
en l’occurrence d’insister sur le risque de votes trop à égalité.
3. Sur Arès et le combat trop égal, voir N. Loraux, « Le corps vulnérable d’Arès », Le Temps de la
réflexion, 7 (1986), p. 335-354, et « Le lien de la division », Le Cahier du Collège international
de philosophie, 4 (1987), p. 101-124.
la majorité, le tout et la moitié 569

mais ferme, que l’alerte fut chaude et grand le risque d’un équilibre conflictuel.
Façon, pour l’historien, de faire entendre la menace, pour l’heure surmontée
mais qui désormais pèsera sur le fonctionnement des assemblées, prises dans
le vertige de la guerre.
Assemblées divisées, votes à haut risque. Car éminemment ambigus sont les
votes trop serrés. Sans doute, lorsqu’un avis l’emporte, ceux-ci peuvent-ils, pour
un temps encore, épargner à une cité la découverte du conflit, que l’usage réglé
du lógos masque. Mais il s’en est fallu de peu : car ceux qui ont eu le nombre
pour eux croient certes à la victoire, et disent que la sagesse l’a emporté, mais
les autres, les partisans de l’autre gnṓmē, énoncée en l’occurrence par le chef
populaire du moment, s’estiment à peine vaincus. Et s’ils allaient contester la
décision finalement prise ? Admettons que la discipline et le prestige du lógos
l’emportent en général. Le fantôme d’une autre situation ne s’en présente pas
moins à la pensée grecque, situation extrême où le compte des votes est le même
des deux côtés, ce qui signifie pur danger, présence déjà là du conflit parce que le
groupe des votants s’est divisé en deux, sans reste : díkha4. C’est Hérodote – un
historien, encore – qui en donne le plus bel exemple, au livre VI de son Enquête.
Cela se passe à Marathon où, face aux Perses et à la décision d’engager
ou non le combat, les dix stratèges athéniens se divisent en deux camps sur
le mode trop égal du díkha. Mais un onzième votant, l’archonte polémarque,
permettra par son vote de débloquer – je dirais volontiers miraculeusement si
ce n’était institutionnellement – la situation. Et ce fut la bataille de Marathon.
Mais, pour convaincre le polémarque, Miltiade, désireux d’engager le combat,
aura dû déployer toutes les ressources de sa rhétorique, au nombre desquelles
l’argu­ment décisif est que la division conduit (par quelle sinistre logique interne,
l’orateur ne le dit pas) à la victoire de la mauvaise décision et, de là, directe-
ment à la guerre civile (stásis)5.
Cette fois encore, la lecture optimiste semble s’imposer : finalement, il
y a eu une majorité, et la bonne décision l’a emporté. Mais, pour s’y tenir, il
faut éviter de relire le texte en son déroulement comme de comparer le récit
­d’Hérodote avec celui de Thucydide. Si l’on compare, on sera tenté d’écrire :
il y a eu majorité pour que la bonne décision puisse l’emporter. Et l’on devra
dès lors s’interroger sur cette association, implicite autant que récurrente, entre
l’obtention d’une majorité et le choix de la solution. Si l’on refuse de se limiter
au dernier acte, si l’on analyse le processus dans tout son développement, tel
que le récit historique le présente, force est de constater que la prise de décision
n’est effective qu’à l’issue d’un processus en trois temps. Le premier est celui de
la division à égalité, donc du blocage : cinq stratèges pour engager le combat,
et cinq contre. Le deuxième est celui de la parole : Miltiade plaide auprès du
polémarque en faveur de la décision positive. Le troisième temps voit le polé-
marque voter, trancher pour le combat et débloquer la situation.

4. Assumerait-on mieux pareille situation à la fin du ive siècle ? Aristote l’envisage en tout cas
sans páthos, comme relevant seulement d’une correction pratique et sans qu’aucune différence soit
établie dans ce cas entre assemblée et tribunaux.
5. Hérodote, VI, 109 : « Ils étaient divisés et la plus mauvaise décision était en train de vaincre
[énika]. » Discours de Miltiade : « Si nous ne combattons pas, je crains que quelque grande stásis,
s’abattant sur nous, n’ébranle radicalement les desseins des Athéniens jusqu’à médiser. »
570 la majorité, le tout et la moitié

Objectera-t‑on que ce processus est trop simple, puisqu’il n’y a même pas eu
débat, aucun champion du contre n’ayant répondu aux arguments de Miltiade ?
Il me faut prouver le caractère exemplaire du récit d’Hérodote.
Sans doute un collège d’officiers n’est-il pas vraiment une assemblée, et l’on
en conclura peut-être que le processus hérodotéen est un schéma ou une épure
– certes symbolique, mais bien sommaire. Il faut donc le confronter à la narra-
tion de Thucydide, compliquée comme seules savent l’être les situations réelles.
Une assemblée a eu lieu, qui a voté pour le châtiment, mais les Athéniens n’ont
pas plus tôt voté qu’ils se repentent et convoquent une nouvelle assemblée. Un
coup pour rien : c’est le premier temps. Le deuxième temps, celui de la parole,
est, comme il se doit chez Thucydide, développé sur le mode de l’affrontement
des discours : beaucoup d’orateurs, mais surtout le couple antithétique Cléon /
Diodote, d’où, par focalisation sur le pour et le contre, un grand conflit d’opi-
nion dans l’assemblée. Enfin, troisième temps, le vote – mais Thucydide se plaît
à subdiviser cet épisode en deux : le moment du suspense (à égalité ? presque
à égalité ?) et celui du krátos, où la proposition de Diodote est adoptée d’une
courte majorité. La politique a frôlé le pire, mais la bonne décision l’a emporté.
Entre l’épure et le récit développé de la prise de décision, qui contesterait
vraiment que, par-delà les différences conjoncturelles, un même schème inter-
prétatif soit à l’œuvre chez les deux historiens ?
Le risque a été grand, mais finalement tout s’est bien fini, disent Hérodote
et Thucydide. Proposition que, soucieuse de mettre en évidence la tempora-
lité de l’enchaînement, je renverse pour écrire : tout s’est bien terminé, mais il
s’en est fallu de peu. Car il se pourrait que le processus, dans la totalité de son
déroulement, soit en réalité constitutif du vote grec, si bien qu’en choisissant de
ne décrire de votes que sur fond de risque les historiens diraient à leur manière
que tout vote est à haut risque.
Admettons cette hypothèse, et voilà que, par définition, le recours au vote
exige qu’en une étape de la décision le consensus se soit déchiré. En d’autres
termes : à se réclamer du modèle grec de la politique, on accepte que toujours
le consensus ait été brisé.
La prémisse est exigeante, voire inquiétante, et l’on conçoit que plus d’un
penseur du politique se soit efforcé de biaiser avec elle. À commencer par les
Grecs, bien sûr : je n’évoquerai pas cette fois-ci les mises en scène tragiques
de votes unanimes, modalité sublimée de wishful thinking par où la cité vérifie
qu’elle est, avant comme après, une et indivisible en son essence6. Mais, en
matière de votes unanimes, les Grecs n’ont aucune exclusivité : du moins n’en
avaient-ils que le rêve, sinon la pratique.
(S’agissant de pratique, on évoquerait volontiers les votes, presque aussi una-
nimes, mais « réels », de nombre de Comités centraux dans l’histoire officielle
des pays socialistes. Qu’une telle pratique ait, entre autres, visé à reconduire
la fiction d’un communisme déjà réalisé, la chose est probable ; on se deman-
dera dès lors si, plus que le communisme comme négation ultime de la lutte des

6. Voir N. Loraux, « Sur la transparence démocratique », Raison présente, 49 (1978), p. 3-13 et


« Reflections of the Greek City on Unity and Division », à paraître dans les actes du Colloque
Ancient and Medieval City-States (Brown University, mai 1989).
la majorité, le tout et la moitié 571

classes, ce n’est pas le déni du politique qui s’y serait exprimé à répétition. Mais
je ferme cette parenthèse, laissant cette question à plus compétent que moi.)
Tenons-nous-en aux penseurs grecs lorsque, tels les historiens du ve siècle
avant notre ère, ils ne biaisaient pas avec la loi du politique. Cette loi, je l’énon-
cerai donc ainsi : toujours déjà rompu, le consensus initial est un mythe et, si
le vote sert à construire du consensus, cela risque d’en être une variante impar-
faite et fragile, parce que fondée sur une majorité.
La majorité ? Simple affaire de quantité, dont il faudrait faire du tout. Mais,
au juste, qu’en faisaient donc les Grecs ?

Du nombre en politique

« Dans le nombre, il y a tout » (en… tō ̂ i pollō ̂ i éni tà pánta)7. C’est un


noble perse qui, chez Hérodote, énonce cette profession de foi, mais ce Perse,
dénommé Otanès, est partisan de la démocratie, régime auquel il ne donne d’ail-
leurs pas son nom de dēmokratía (qui suppose que le « peuple » l’ait emporté sur
le reste de la cité) mais qu’il caractérise par le « nombre au pouvoir » (­plē ̂ thos
árkhon). La déclaration est solennelle, ce qui toutefois ne doit pas inviter à y
reconnaître une définition de la majorité en tant qu’elle vaut pour le tout. Car il
y a nombre et nombre. Il y a le neutre plē ̂ thos (variante : tò polú, le nombreux,
comme chez Hérodote), qui dit le nombre, généralement le grand nombre, la
foule8. Et il y a la forme de comparatif masculin pluriel pleíones (ou pleíous)
qui, sur une masse d’hommes (de citoyens), oppose un « plus grand nombre »
à un plus petit : une majorité, une minorité.
Plē ̂ thos, pleíous. Plē ̂ thos eût pu – eût dû – entrer en composition dans un
nom de régime : c’est ainsi que l’unique (mόnos) sert à construire le nom de la
monarchie (mon-arkhía) comme pouvoir d’un seul, ou le petit nombre (­olígoi)
celui de l’oligarchie (oligarkhía). Mais plētharkhía n’existe pas et, chez Hérodote,
plē ̂ thos árkhon était un syntagme descriptif et non une dénomination. Quant à ce
plus grand nombre de votants qui, pour être plus nombreux (pleíous), emportent
la décision, il n’est certes pas le propre d’un régime et, en oligarchie comme
en démocratie, les assemblées votent pour définir une majorité. Il n’empêche
qu’en régime de démocratie le plus, calculé sur un grand nombre, est pour ainsi
dire absolument plus, au point que ce « plus grand nombre de citoyens » qui
fait une majorité peut aussi servir, comme dans l’oraison funèbre de Périclès
chez Thucydide9, à donner sa base numérique à la démocratie, conçue comme
le régime où, numériquement, l’assemblée est égale à la cité, si bien que c’est
la « majorité » qui gouverne.
Cette stricte équivalence, toute démocratique, entre plē ̂ thos et pleíous peut se
dire de bien des façons et, penseur du nombre en politique, Aristote s’est appli-
qué à la formuler répétitivement jusqu’à la tautologie. Par exemple : « Puisque

7. Hérodote, III, 80.


8. Telle est la définition canonique du mot dans dictionnaires et lexiques ; on rappellera toutefois
que plē ̂ thos, dérivé de pímplēmi, est originellement « ce qui emplit » et qu’Aristote peut parler
d’un olígon plē ̂ thos, un petit nombre (Politique, III, 1279 b24-25).
9. Thucydide, II, 37, 1 : « Pour le nom, parce que le régime concerne non le petit nombre [es ­olígous],
mais la majorité [es pleíonas], cela s’appelle démocratie. »
572 la majorité, le tout et la moitié

le peuple est plus nombreux et que la décision du plus grand nombre fait auto-
rité, il y a nécessité que ce régime soit une démocratie » ; ou bien : « Le juste en
démocratie consiste dans l’égalité selon le nombre [katà arithmón]… si le juste
est cela, il y a nécessité que la masse [plē ̂ thos] fasse autorité et que la décision
du plus grand nombre [toîs pleíosi] soit la fin et le juste…, car l’autorité, c’est
la décision du plus grand nombre » ; ou encore, de façon plus concise : « Les
démocrates définissent le juste comme la décision du plus grand nombre »10.
Sans doute conviendrait-il (conviendra-t‑il un jour) d’interroger les Grecs
sur ce choix très partagé du nombre comme chiffre de la politique. Une telle
enquête dépasse toutefois les bornes de la présente étude, et je me bornerai à
décliner la série des implications de ce choix, en prenant Aristote pour guide
parce qu’il a plus d’une fois abordé cette question, où il voit la source de mainte
difficulté du politique.
On en connaît déjà une : à définir numériquement les régimes et à comp-
ter les votes, bien des confusions sont en germe entre le nombre et la majorité,
surtout – sinon exclusivement – en régime démocratique lorsque, précédé de
l’article défini, plē ̂ thos (tò plē ̂ thos) désigne le nombre comme grand nombre,
implicitement opposé au groupe des peu nombreux. D’où, pour le lecteur,
­l’hésitation, récurrente lorsqu’il faudra trancher, entre les développements stric-
tement consacrés au nombre d’un régime et ceux qui traitent du principe de
majorité et de sa validité.
Or l’aporie principale touche au fond même de ce choix grec du nombre.
Le nombre est-il un critère pertinent pour définir les régimes politiques ? Si
oui – mais il arrive plus d’une fois à Aristote de penser que non –, est-il suffi-
sant ? Toutes questions en droit préliminaires à celle de la valeur d’un tel prin-
cipe, mais dont le traitement n’en est pas toujours dissocié.
À suivre jusqu’au bout le raisonnement démocratique, le (grand) nombre
apparaît comme le seul critère, à la fois suffisant et nécessaire, d’un exercice
réglé de la vie en cité : il vaut plus et mieux que la somme des individus qui le
composent, car telle est sa vertu – alchimie énigmatique à force d’être traitée
comme allant de soi – que, du simple fait de rassembler des hommes considérés
« non plus un par un, mais tous ensemble », la masse, plē ̂ thos, peut être consi-
dérée « comme un seul homme », mais un homme qui serait doté de toutes les
formes d’intelligence à la fois. Vertu démocratique du rassemblement, vertu émi-
nemment grecque du mélange : en matière de décision – puisque, en démocra-
tie, décision et composition du régime vont de pair –, tous vaudront mieux, ou
au moins autant, que le plus avisé des experts11. Moralité : le plē ̂ thos sait tran-
cher, c’est-à‑dire juger (krínein). Chez Thucydide, Périclès ne disait pas vraiment
autre chose, et Athénagoras, chef démocrate sicilien au nom très parlant, l’affir-
mait mot pour mot, réservant aux nombreux (polloí) la faculté de juger au mieux
après avoir écouté (krînai… akoúsantas árista toùs polloús)12. Juger ? À prendre
krínein littéralement, on en déduirait volontiers que les plus démocratiques de

10. Aristote, Politique, IV, 1291 b 37-38 ; VI, 1317 b 3-10 et 1318 a 19-20.
11. Politique, III, 1281 a 40-1281 b 7 ; 1283 b 27-35 ; de surcroît, le nombre est plus difficile à
corrompre : 1286 a 31 sq.
12. Politique, III, 1281, b 8, 1282 a 16-17 ; 1286 a 30-31 ; voir Thucydide, II, 40, 2 (Périclès) et
VI, 39, 1 (Athénagoras).
la majorité, le tout et la moitié 573

toutes les décisions prises dans des assemblées démocratiques sont celles des
tribunaux. Mais, pour l’heure, mieux vaut en rester aux arguments des démo-
crates sur le principe de majorité entendu dans sa plus grande généralité.
Un pas de plus, toujours franchi, dans ce raisonnement, et c’est la forme
« cité » elle-même qui s’exprime dans le nombre13. Du coup, dēmokratía se
confond indémêlablement avec pólis, et nous, modernes, n’en avons pas fini
avec le mirage de cette équation entre cité et démocratie, ni dans nos habitudes
de pensée d’historiens de la Grèce ancienne, ni peut-être dans nos réflexions
au présent sur la politique.
Mais Aristote veille et, parce qu’il suit chaque logique politique jusqu’en
ses ultimes implications, il n’oublie jamais de verser au dossier, en regard des
lόgoi démocratiques, les apories nées du nombre.
Ainsi montre-t‑il en quoi le nombre n’est pas un critère suffisant. Il y a plē ̂ -
thos et plē ̂ thos : tò plē ̂ thos, le nombre conçu comme grand nombre – politique-
ment parlant, donc, la masse –, inclut par définition les pauvres, tandis qu’un
nombre (plē ̂ thos comme simple nom du nombre) peut être qualifié de « petit ».
Mais ce n’est pas tout, et la critique se fait fondamentale pour établir que ce qui
fait le départ entre oligarchie et démocratie est moins – comme on le dit, comme
les démocrates et d’autres le croient – la distinction entre minorité et majorité
que l’opposition irréductible entre richesse et pauvreté : un petit nombre (olí-
gon plē ̂ thos) de pauvres au pouvoir ne constituerait pas plus une oligarchie
qu’une majorité de riches une démocratie. Et le philosophe de conclure que le
nombre n’est qu’un accident14. Conclusion certes embarrassante en matière de
politique grecque.
Soit maintenant un régime bien mêlé et qui, à ce titre, mérite seul en logique
aristotélicienne le nom de « régime » (politeía). Il lui faut assurer son exis-
tence par soi-même « et non grâce à l’adhésion d’une majorité faite d’apports
extérieurs15 ». Entendons que cette politeía ne doit pas ressembler à la démo-
cratie clisthénienne, obtenue, selon les sources, par l’adjonction du dē ̂ mos (du
« peuple », entendu au sens social du terme) au parti de Clisthène (Hérodote)
ou par l’addition de « nouveaux citoyens » à un corps civique déjà constitué
antérieurement (Aristote)16. Il faut donc bannir toute opération numérique par
addition, mais il se pourrait, du même coup, que toute opération numérique se
trouve bel et bien invalidée17. De fait, si une majorité est nécessairement extrin-
sèque (éxōthen) – on pourrait du moins le croire à lire ce développement –, il
n’est d’autre solution que de s’enquérir de l’opinion de chaque « partie » de la
cité. Et il s’avérera que, si la politeía existe durablement, c’est « parce qu’au-
cune des parties de la cité ne voudrait à aucun prix d’une autre constitution ».

13. Aristote, Politique, III, 1286 a 8 : estìn hē pόlis ek pollō ̂ n ; voir Thucydide, VI, 40, 2 (Athénagoras) :
tò tē ̂ s póleōs plē̂thos.
14. Aristote, Politique, III, 1279 b 20-1280 a 1.
15. Politique, IV, 1294 b 34-40.
16. Hérodote, V, 69 : Clisthène adjoint (prostíthēmi) à sa part le dē ̂ mos, auparavant exclu de tout ;
Aristote, Constitution d’Athènes, 21, 4 (nouveaux citoyens) et Politique, III, 1275 b 35-37, ainsi
que VI, 1319 a 6-11 et 19-23.
17. Mieux vaut sans doute traduire moríon par « partie » que par « fraction » (trad. Aubonnet,
Belles Lettres). Car la division de la cité se fait en distinguant les zones hétérogènes et non selon
quelque principe mathématique ; la logique est organique, et non numérique.
574 la majorité, le tout et la moitié

Tout se joue dans l’idée, propre à Aristote, qu’une cité est intrinsèquement faite
de dissemblable. Aussi, dans une cité bien « mêlée », les composantes du tout
doivent-elles paradoxalement être encore faciles à distinguer : penser la cité,
c’est la diviser, ou, plus exactement, la découper selon ses grandes articulations,
car, loin du fantasme de la déchirante division en deux moitiés hostiles, la divi-
sion aristotélicienne structure l’ensemble plutôt qu’elle ne le brise. Il n’empêche
qu’avec cette façon d’isoler en elle-même chaque partie de la cité pour mieux
proclamer le consensus entre toutes, en les traitant, fût-ce un instant, séparé-
ment, Aristote les constitue en collèges, dotés chacun d’une opinion. Exit de
fait le principe de majorité numérique.
Parions que c’est à cette solution que, plus d’une fois, tend le texte de la
Politique. Il en va ainsi dans tel développement où, après s’être donné pour
objet une démocratie, ce régime où « dit-on, la décision prise par la majorité
des citoyens doit faire autorité », Aristote conteste cette opinion partagée au
nom de la réalité, de cette réalité qu’est la division de toute cité en deux par-
ties, les riches et les pauvres :
Toute décision prise par les deux groupes ensemble ou par la majorité18, admet-
tons qu’elle fasse autorité ; mais si [d’une partie à l’autre] les avis sont opposés,
que prévale la décision de ceux qui sont plus nombreux et dont la somme des
contributions est plus élevée.
(Politique, VI, 1318 a 28-33)
Sous couleur de préserver l’arithmétique du vote, le raisonnement en modifie
profondément la logique. Qu’est-ce qu’une majorité qui ne se suffit pas à elle-
même et ne vaut que si, au grand nombre (plē ̂ thos), s’additionne un nombre signi-
ficatif de citoyens de l’autre partie ? Il suffisait aux démocrates que le nombre
fût grand ; dans le raisonnement aristotélicien, le grand nombre est sans valeur
ou, du moins, ne vaut que s’il est obtenu par réunion de deux majorités. Ce n’est
donc plus à proprement parler de majorité qu’il s’agit, puisqu’il suffira que les
deux parties constitutives de la cité prennent des positions contraires – à nou-
veau, la notion de « collège » se dessine – pour qu’interviennent d’étranges
calculs permettant d’additionner des voix et l’évaluation chiffrée de la « valeur »
de chacun (tímēma, la « contribution », en réalité l’évaluation), si bien qu’en
droit une « majorité » de onze votants pourra l’emporter, si elle ne compte que
cinq pauvres mais la majorité des riches, sur une « minorité » de dix-neuf, dont
quinze pauvres19.

Décidément, en sa pureté, l’idée de majorité risque bien de n’être opératoire


qu’en régime démocratique.
Une remarque s’impose, toutefois : quelque désir que l’on puisse avoir de trou-
ver un critère du politique qui soit plus pertinent que le nombre, on ne se débar-
rasse pas si facilement de celui-ci lorsque l’on veut penser en Grec la politique.
L’attesterait tel développement où, après avoir remplacé « le (grand) nombre »
(plē ̂ thos) par « les hommes libres », Aristote doit in extremis réintroduire le

18. On n’est pas très loin du cas envisagé antérieurement, et la majorité n’est qu’un pis-aller.
19. Politique, VI, 1318 a 34-38. Un bel avenir était réservé à ce genre de calculs.
la majorité, le tout et la moitié 575

nombre sous l’espèce de la majorité pour que fassent autorité « les hommes
libres et les pauvres, qui sont plus nombreux (pleíous)20 ».

D’où la question : si l’on se passe aussi difficilement de l’idée de majorité,


pourquoi la suspecter aussi fort ? Et son corollaire : si l’idée de majorité n’est
pleinement opératoire qu’en démocratie, pourquoi les histoires de majorités
courtes, que menace la division, sont-elles généralement situées à Athènes ?
Quelques réponses peuvent être avancées sans difficulté, mais elles restent
bien générales. On dira, par exemple, que la démocratie grecque n’a pas su,
même en son propre fonctionnement, détrôner les valeurs aristocratiques qui
préfèrent la « valeur » (aretḗ) au grand nombre21 ; que donc la quantité souffre
toujours de n’être pas la qualité. Mais c’est encore à Aristote que j’emprunte
une réponse plus précise.
Développant les raisonnements démocratiques sur la majorité en tant qu’elle
est « meilleure » que la minorité des citoyens les meilleurs (áristoi), Aristote
a régulièrement employé la forme de comparatif beltíōn. Lorsque, par la suite,
il confronte les critères respectifs des différents régimes, de la majorité il dira
que, comparée globalement à la minorité, elle est « plus forte, plus riche, meil-
leure ». À beltíōn (« meilleur »), il a donc adjoint notamment kreíttōn (« plus
fort ») et, plus loin, réexposant brièvement la thèse démocratique, il réduira
l’argu­mentation à ce kreíttōn, par quoi s’énonce une supériorité de fait22.
Ambiguïté de la notion de « meilleur ». Aristote en joue avec un art consommé.
Pour tout débutant, l’apprentissage du grec passe un jour où l’autre par la
constatation que l’adjectif agathόs (« bon ») se dit, au comparatif, au moins de
trois manières23 : areíōn (superlatif áristos), beltíōn et – bien que moins sou-
vent, concèdent les grammaires – kreíttōn. Prête-t‑il alors attention au fait que
ces trois « comparatifs » différents sont formés sur des radicaux de significa-
tion également fort différente ? Le premier dit l’excellence (que l’on songe à
la minorité des áristoi ou au thème de l’arístē politeía) et tous les « mérites du
corps, de la naissance, de la fortune ». Le second, avec beltíōn, exprime « plus
franchement l’idée de bon » : rien d’étonnant à la prédilection des démocrates
pour ce qualificatif. Quant à kreíttōn, il ne relève pas, dans le Dictionnaire éty-
mologique de Pierre Chantraine auquel j’emprunte ces définitions, d’une entrée
autonome : un simple renvoi à krátos suffit, mais, dans l’article consacré à ce
mot, on apprendra tout de même que le comparatif kreíttōn « signifie “plus fort”,
donc “qui vaut mieux” ». Soit. Mais c’est précisément dans ce passage un peu
rapide de la supériorité de force à la valeur que réside tout le problème, car il
n’y a certes pas consensus entre tous les locuteurs grecs pour rabattre kreíttōn
sur agathós. En l’occurrence, il faut, dans le texte, laisser à beltíōn le soin de
signifier « qui vaut mieux », lorsque les démocrates font l’éloge de la majo-
rité. Si bien qu’employé par Aristote en son nom propre et au titre du réalisme
kreíttōn n’exprime que le krátos tout pur.

20. Politique, IV, 1290 a 30-b 20.


21. Voir le chapitre IV de L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité clas-
sique », Paris-La Haye (Éd. de l’EHESS / Mouton), 1981.
22. Politique, III, 1283 a 40-42 ; 1283 b 24.
23. Je laisse de côté ameínōn, qui n’est pas employé dans ce texte de la Politique.
576 la majorité, le tout et la moitié

La majorité, en tant qu’elle réunit les pleíous, est « plus forte » ; et c’est
par la majorité – donc par ce grand nombre qui fait la force – qu’en assemblée
l’une des propositions l’emporte (krateî) dans le vote et devient décision. Krátos
du nombre, krátos de la décision du nombre. Voilà qui fait beaucoup de krátos.
Car il n’est pas d’ambivalence plus grande que celle de la pensée politique
grecque vis-à-vis de ce mot. Krátos dit qu’on l’a emporté, qu’on a vaincu – níkē –,
nom de la victoire, n’est pas loin –, bref, qu’on a le dessus ; krátos signifie, bien
sûr, comme tous les dictionnaires l’affirment, qu’on a « le pouvoir ». Mais on
n’a ce pouvoir que pour s’être montré supérieur à l’autre de fait. Krátos ou le
principe de réalité ? Il y a de cela. Mais ce mot inquiète les Grecs, à commen-
cer par les démocrates dont pourtant il nomme le régime. Parce que, dans krá-
tos, aucune qualité ne s’énonce. Simplement un fait. Quel commentaire éthique
donner d’un critère de gouvernement qui se laisse réduire au fait du nombre ?
Comment se réclamer, dès lors, de l’arístē politeía ? Impasse.
Ce qui, chez les théoriciens du politique, prend figure d’aporie provoque
plus simplement une peur diffuse parmi les citoyens, agents de la politique.
Et, de ce trouble, les historiens grecs portent témoignage lorsqu’ils parlent de
votes trop serrés, si près de s’immobiliser dans l’équilibre redoutable du díkha.
Comme pour révéler le conflit sous la décision, l’agṓn sous le krátos, les votes
que l’on mentionne ont été acquis à l’arraché24.
Amplification rhétorique ? Peut-être. Mais pas seulement. Car, vu depuis
d’autres sociétés, le vote apparaît effectivement comme une procédure de déci-
sion « virtuellement explosive ». C’est ainsi que, à l’issue d’une comparaison
entre la pratique grecque de la décision à la majorité et celle, africaine, de la
palabre d’où la décision doit découler comme le fruit d’un consensus à la dimen-
sion de la société, Emmanuel Terray caractérise le recours au vote comme un
« luxe » que seul un corps politique « bien sûr de son unité » peut s’offrir25.
Prenons acte encore une fois de ce que la procédure a effectivement fonc-
tionné (dirai-je : suffisamment fonctionné ?) dans les cités, ce qui ne nous débar-
rasse pas pour autant des inquiétudes dont le vote à la majorité s’accompagnait
chez ses utilisateurs.
Sans doute, dans le temps ordinaire de la vie civique, des décisions ont-elles
été prises, en grand nombre, et ces décisions ont été considérées comme l’opi-
nion même de la cité tout entière. L’atteste, dans les décrets athéniens, la formule
consacrée édoxe tō ̂ i dḗmōi, « le peuple a décidé », où il faut bien évidemment
donner à dē ̂ mos son sens civique et totalisant de « peuple des Athéniens », et
non son acception politique de « parti populaire ». Or ces inscriptions jamais
ne mentionnent le moindre comptage des voix, ni ce que fut la majorité, courte
ou confortable, non plus d’ailleurs que le fait du krátos. À s’en tenir à ces docu-
ments que l’on nomme realia et où le vote même est effacé pour présenter la déci-
sion comme allant de soi, sans doute ne soupçonnerait-on pas qu’une pratique

24. D’où la nécessité d’un compte exact des voix, même si le vote a eu lieu à main levée, comme c’est
à Athènes le cas le plus fréquent. L’examen de la question du nombre et la récurrence du fantasme
des votes presque à égalité m’amènent à prendre le contre-pied de la position de M. H. Hansen (The
Athenian Ecclesia) pour qui les votes n’étaient comptés avec exactitude que dans certains cas très
précis et en situation de scrutin secret. Le vote sur Mytilène a lieu à main levée, mais la quasi-égalité
signalée par Thucydide (voir note 2) exige, pour départager les opinions, un comptage minutieux.
25. E. Terray, « Un africaniste face à la cité grecque », Opus (1990).
la majorité, le tout et la moitié 577

aussi bien installée ait pu un instant sembler problématique. Mais il faut aussi
lire les textes, tragiques, historiques, philosophiques. Alors, on n’évitera pas
l’interrogation toujours rouverte : que la majorité ait tenu lieu de tout n’est pas
discutable ; cela signifie-t‑il pour autant qu’ait été théoriquement élaborée ou
juridiquement énoncée la règle selon laquelle elle vaut pour le tout ? Car ce qui
pourrait y ressembler le plus, l’affirmation d’Otanès chez Hérodote que « dans
le nombre il y a tout », n’est que la définition d’un régime, en aucun cas celle
d’une règle – qui, pour être clairement formulée en langue grecque, eût d’ail-
leurs exigé que « tout » soit remplacé par « tous », le neutre par un masculin
pluriel. Comment interpréter une telle situation ?
C’est ici qu’un détour comparatif par Rome s’avère nécessaire26, parce que
précisément les juristes romains se sont attachés à théoriser la majorité comme
pars pro toto. « La partie pour le tout », cette règle, une fois énoncée, se suffit
à elle-même, sans exiger la recherche de quelque autre fondement qui l’enraci-
nerait dans de la valeur. Il n’est pas nécessaire, comme dans les raisonnements
des démocrates grecs, d’affirmer la plus grande qualité de la majorité, « meil-
leure » que la minorité, ni, comme dans les récits des historiens, de préciser que
finalement c’est le bon avis qui l’a emporté : comme si, dans la pensée poli-
tique grecque, il fallait, une fois le vote acquis, le juger encore et rediviser men-
talement le corps civique, immobilisé pour un moment dans l’instant critique
du choix entre deux propositions, avant que, pour finir, une majorité vienne in
extremis apporter la « bonne » solution.
Mais, si l’équivalence romaine entre majorité et universitas est, une fois for-
mulée, acquise sans arrière-pensée, pour interpréter l’écart ainsi creusé entre
pratique grecque et théorisation romaine de la procédure, il faut savoir appré-
cier ce qui sépare et oppose deux modalités fort différentes du vote, voire deux
structures de la société.
Au contraire des cités grecques où le vote relève d’un comptage simple parce
qu’il repose sur une unité qui est l’individu, à Rome l’unité de vote (par exemple
une centurie) est déjà sociale, parce qu’elle rassemble un groupe d’hommes,
tous du même ordre, si bien que, dans le décompte des voix, la majorité peut
être obtenue à l’aide des seules unités de la première classe de votants. Ainsi,
la « majorité » romaine est à la fois numérique et qualitative – un peu comme
celle qu’Aristote envisageait pour la Politeía –, si profondément ancrée dans
un système hiérarchique qu’il suffit souvent que les premières unités aient voté,
chacune disposant d’une voix, acquise en son sein à la majorité des suffrages,
pour que le reste de la communauté – et à coup sûr la dernière classe – soit dis-
pensé de participer à la procédure. Dans un tout conçu comme un organisme
(que l’on pense à l’apologue de Menenius Agrippa, où les patriciens sont l’esto-
mac et la plèbe les membres), les parties ne sont par définition pas égales entre
elles, et la major pars entraîne avec elle la totalité du corps civique. Ainsi le
système assure-t‑il que toujours la qualité tempérera la quantité.
Le principe de majorité serait-il paradoxalement plus difficile à accepter
lorsqu’il n’a d’autre fondement que le nombre ? La question est de portée très
générale, et je me garderai de trancher là-dessus. Du moins peut-on observer

26. Je dois l’essentiel de ce développement à la science et à l’amitié de Yan Thomas.


578 la majorité, le tout et la moitié

qu’inversement la logique athénienne du nombre suppose que les suffrages


soient tous et chacun de même poids puisqu’ils émanent d’unités idéalement
conçues comme égales et interchangeables. D’où l’importance du comptage
des voix – un seul comptage et par simple addition. Mais peut-être aussi : d’où
les états d’âme qui s’attachent à un système purement numérique et que rien
n’enra­cine dans l’univers de la qualité.
Plus difficile qu’il n’y semble, l’acceptation du grand nombre comme ­critère
du politique.
Or, un phénomène retient l’attention : si, s’agissant des assemblées, l’obten-
tion d’une majorité ne se pense pas sans problème, d’où vient que certains tribu-
naux athéniens prononcent en toute quiétude l’acquittement de l’accusé lorsque
les votes se sont partagés à égalité ? Comme si, dans la sphère de la justice, la
majorité n’éveillait plus aucun trouble, au point que même l’équilibre ne soit
plus perçu comme dangereux.

Le « vote d’Athéna »

Pour tenter de répondre à cette question, mieux vaut sans doute – une fois
n’est pas coutume – commencer par le commencement. Par l’invention du vote
qui, à en croire Louis Gernet, serait à chercher dans une très ancienne procé-
dure judiciaire encore attestée en Crète et qui veut que « la victoire soit à celle
des deux parties qui fournira le plus de co-jureurs ». Ainsi, le tribunal serait
­l’antique laboratoire où s’invente la procédure du vote, le compte des voix ayant
« pour origine lointaine ce dénombrement des combattants » – par ce dernier
mot, Gernet désigne les « jureurs », moins « témoins », comme on le dit un peu
vite, qu’alliés dans cette guerre qu’est le procès, où ils assistent l’un des anta-
gonistes du poids de leurs serments. Après quoi, lorsque le procès, de combat
(agṓn) qu’il était, se mue en règlement pacifique du conflit, « l’idée de la lutte
qui continue à dessiner le schème du procès se transforme » :
Le sentiment des juges en devient le champ : la pensée se libère, l’appréciation
naît, et le règlement d’une affaire… est suspendu maintenant à la décision des
consciences… De là cette institution nouvelle, et si étonnante à première vue, du
vote… et cette croyance, devenue nécessaire, que la majorité fait loi27.
En toute lutte, il faut qu’un krátos intervienne pour départager. Le vote répond
donc à cette exigence et, si Gernet tient à souligner qu’entre tous les procès le
procès d’homicide fut le lieu privilégié de son élaboration28, c’est sans doute que
pour l’accusé – présumé meurtrier, donc – il y allait d’abord de la vie. Avec le
principe de majorité, à une arithmétique de l’équilibre par annulation (une vie
pour une vie), qui est pure dépense, se substituait une arithmétique (voire une
économie) où c’est le plus qui emporte la décision.
Ce n’est pas pour la seule beauté de la construction ni par goût immodéré
des perspectives généalogiques que j’ai cité cette ample et ferme analyse. Il

27. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris
(E. Leroux), 1917, p. 90-92 ; citation p. 91-92. Les mots soulignés le sont par moi, afin de mettre
en évidence la distance proprement anthropologique dont ils témoignent.
28. L. Gernet, op. cit., p. 89 et 92-93.
la majorité, le tout et la moitié 579

m’importe de suggérer par là que, si le vote est bien issu, comme le pense Gernet,
de la « procédure bilatérale des tribunaux de sang », il se pourrait que, par un
déplacement remarquable, ce soit pour bonne part les votes politiques qui ont
hérité de l’angoisse toujours suscitée par la proximité du meurtre. La raison en
est-elle seulement la relative rareté des assemblées politiques en regard de la
fréquence qui, pour un citoyen d’Athènes, caractérisait l’expérience du vote
dans les tribunaux29 ? À nouveau, il est déconseillé de trancher à la légère. Je
m’en tiendrai donc à la question initialement posée : si la majorité numérique
est, dans le champ du politique, une « question grecque », comment expliquer
la règle athénienne, citée en bonne place par Aristote30, en vertu de laquelle,
en cas d’égalité des voix, la victoire doit revenir à l’accusé ? La chose semble
paradoxale et mérite d’être examinée de près.
Encore faudrait-il qu’il se trouve des tribunaux athéniens où une telle égali-
sation des voix ait tout simplement été possible. Car les tribunaux semblent par
définition devoir être composés de « juges » en nombre impair, exigence évidem-
ment subordonnée, puisqu’il est de règle que tous les jurés soient contraints de
participer au vote31, à la nécessité d’obtenir une majorité. Un tel raisonnement
trouble certains historiens32 qui, n’était la récurrence du thème dans la litté-
rature athénienne de l’époque classique, mettraient volontiers en doute l’exis-
tence d’une procédure aussi déroutante.
Mais, à raisonner ainsi, on oublie que, çà et là, est attestée l’existence de
tribunaux constitués d’un nombre pair de jurés – ainsi, chez Lysias, dans une
affaire de vie ou de mort où l’ordre démocratique, opposé à l’illégalité des Trente
Tyrans, est censé donner virtuellement aux accusés une chance supplémentaire
de s’en tirer au cas, certes très improbable, où les votes s’égaliseraient33. Et
surtout l’on méconnaît l’importance paradigmatique du jugement d’Oreste tel
qu’Eschyle le met en scène dans les Euménides. Parce que j’entends prendre
les textes au mot34, je suggère au contraire qu’une telle règle – je ne sais s’il
faut aller jusqu’à parler de loi35 – ne concernait que les tribunaux de sang et
les accusations capitales.

C’est la déesse poliade d’Athènes qui, pour clore l’Orestie, est censée énon-
cer la règle qui, devant le tribunal nouvellement institué de l’Aréopage, prési-
dera au procès d’Oreste :

29. E. S. Staveley (Greek and Roman Voting and Elections, Londres, 1972, p. 95) constate que
« voter, pour un Athénien ordinaire, c’est surtout voter au tribunal ».
30. Aristote, Constitution d’Athènes, 69, 1 : « Celui pour qui il y a une majorité, celui-là a la victoire
[nikâi] ; si les votes sont égaux, c’est le défendeur. » Voir aussi Aristophane, Grenouilles, 684-685 ;
Antiphon, Meurtre d’Hérode, 51 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 252.
31. Constitution d’Athènes, 68, 2.
32. Ainsi, P. J. Rhodes (A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, 1981) fait
ce raisonnement à propos de 69, et observe qu’une telle situation « n’aurait pas dû se produire ».
33. Lysias, Contre Agoratos, 35 : il s’agit du tribunal de deux mille membres qui, normalement,
aurait dû juger les citoyens dénoncés par Agoratos.
34. Ainsi, Léocrate ne dut la vie sauve qu’au partage des suffrages : « Un de plus, et il était exilé
ou condamné à mort » (Eschine, Contre Ctésiphon, 252).
35. À propos de cette règle, inaugurée par le procès d’Oreste, Euripide parle de nόmisma (Iphigénie
en Tauride, 1471) et de nόmos (Électre, 1268). Nόmos, tout comme nόmisma, peut signifier tout
simplement « coutume ».
580 la majorité, le tout et la moitié

La victoire est à Oreste, si la décision est prise à égalité des voix.


(Eschyle, Euménides, 741)
« Si la décision » ? Cette traduction, la plus répandue, édulcore de fait la
formule prononcée par Athéna. Car c’est d’un même si qu’il s’agit : la victoire
est à Oreste, même si les suffrages (ne) sont (qu’) à égalité. Façon de prévenir
toute objection fondée sur le caractère insuffisant de cet équilibre entre les pour
et les contre, en définissant au contraire une telle situation comme la condition
minimale, mais suffisante, de la victoire d’Oreste36 – et seulement d’Oreste.
Entendons que cette règle ne concerne que l’accusé, non l’accusateur, tenu,
comme il se doit, à obtenir une majorité37.
Et le vote a lieu. Apollon n’a pas fini d’exhorter les membres du tribunal
(Comptez droitement les suffrages, leur dit-il, car tout peut se jouer à une voix)
que déjà Athéna proclame le résultat :
L’homme que voici échappe au crime de meurtre,
Car égal est le nombre de jetons. (Euménides, 752-753)
Voilà pour Oreste. Mais qu’advient-il de l’accusateur ? qu’advient-il des
Érinyes, qui s’estiment vaincues et crachent leur colère en mots d’impréca-
tion ? Sur ce point, la réponse d’Athéna est plus troublante :
C’est que vous n’avez pas été vaincues : un verdict à égalité des voix
Est sorti des urnes conformément au vrai, non pour t’humilier.
(Euménides, 795-796)
Et l’on peut sans fin s’interroger : la déesse du lógos, en sa ruse, a-t‑elle
simplement usé de dénégation ? Les Érinyes seraient alors bel et bien vain-
cues38, comme elles l’ont compris sur-le‑champ. Ou doit-on penser qu’il revient
à la protectrice d’Athènes de se faire exégète du droit pour développer en ses
ultimes implications le sens de la procédure ? Auquel cas on supposera que,
pour que les Érinyes soient vraiment vaincues, il aurait fallu à Oreste une voix
de plus – une réelle majorité : l’accusateur ne serait donc effectivement vaincu
que mis en minorité. Mais inversement, on l’a dit, pour l’emporter, il eût fallu
aux Érinyes une majorité. Sans doute. Reste que cette victoire sans vaincu39

36. Un texte d’Aristophane semble bien faire allusion à ce « même si » en en retournant ironiquement
le sens : le démagogue Cléophon, accusé d’être d’origine thrace, « sera perdu même si les voix sont
à égalité » (Grenouilles, 684-685). Comme si la démagogie, plus grave que tous les meurtres, était
un crime si grand qu’il invalide la règle.
37. L’un des développements euripidéens sur cette règle (Iphigénie en Tauride, 1471-1472) : « Et
la coutume sera que vainque qui a obtenu des votes en nombre égal » pourrait, n’était le contexte,
dérouter par la généralité de sa formulation ; mais, dans Électre, les choses sont parfaitement claires :
« Des suffrages portés en nombre égal te sauveront du verdict de mise à mort » et « Pour l’avenir,
la règle sera établie que toujours, à égalité des voix, la victoire soit au défendeur ».
38. Euripide semble bien l’entendre ainsi, chez qui elles se jettent d’elles-mêmes dans une crevasse
du sol athénien, « terrassées par le chagrin » (Électre, 1270).
39. Je suis en désaccord avec l’analyse du vers 795 selon laquelle, les Érinyes n’ayant pas été vain-
cues, « la díkē finale n’a pas conduit à une níkē » (S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge,
1988, p. 45), alors que les paroles mêmes d’Athéna ont d’entrée de jeu défini les conditions d’une
victoire d’Oreste. Je ne pense pas non plus qu’il y ait « séparation des idées de victoire et de défaite
d’avec la notion de díkē » (ibid.), mais, dans et par cette díkē exceptionnelle, séparation de l’idée
de victoire et de celle de défaite. La logique du droit n’est pas celle des oppositions simples, et
la majorité, le tout et la moitié 581

déroute la logique et que, sous l’équilibre numérique, le déséquilibre semble


patent en faveur de l’accusé, au détriment de l’accusateur.
Il faut aller y regarder de plus près.

Revenons sur la question de la conjuration. À ce propos, Gernet évoque une loi


de Kymè où, dit-il, « une majorité de cojureurs assure sans combat la “victoire”
à l’accusateur ». Cette loi, qu’Aristote cite au nombre de « celles d’autrefois,
trop simples et d’esprit barbare », veut que, si le demandeur, en cas de meurtre
d’un de ses parents, fournit un « certain nombre » (plē ̂ thós ti) de « témoins » –
dans la perspective de Gernet, ce sont plutôt des « alliés » –, le défendeur soit,
sans autre forme de procès, jugé coupable du meurtre40. Texte difficile à bien
des égards, tout particulièrement parce que, pour traduire plē ̂ thós ti, il faut déjà
interpréter la phrase. « Un nombre fixe », jugé suffisant pour qu’automatique-
ment l’accusé soit de fait coupable ? Je me range à cette solution bien que la
lecture de Gernet fasse de plē ̂ thós, pensé comme grand nombre, une majorité.
Car, à parler de majorité, on suppose une minorité de l’autre côté, ce qui ren-
drait peut-être la procédure acceptable aux yeux d’Aristote. Or celui-ci parle
avec insistance d’archaïsme : j’en déduis donc que la loi de Kymè est bel et
bien archaïque en ce que, non contente de donner au demandeur toute l’initia-
tive, elle détermine d’avance le nombre suffisant d’alliés que celui-ci devra pré-
senter pour que la procédure immédiatement s’arrête, puisque, d’ores et déjà, il
a, par là, « prouvé » la culpabilité de l’accusé.
Si l’archaïsme en matière de procédure consiste à focaliser toute l’attention
sur l’accusateur et ses prérogatives, Athéna a déjà renoncé à tout archaïsme
lorsque, aux Érinyes énonçant leurs griefs, elle réplique sèchement que « sur
deux parties en présence, seule une moitié du cas (lógos) a été présentée »
(Euménides, 428). Ce faisant, elle récuse les pratiques du passé par le seul
fait de prêter aussi attention à l’accusé : or ce dernier l’emporte, s’il y a équi-
libre… Il y a deux « moitiés » du cas, une moitié des voix suffit à l’accusé,
mais à l’accusateur il faudrait une majorité ? L’arithmétique reste singulière,
mais les choses se précisent.
Faisons un pas : ainsi développé, l’argument devrait mettre fin au débat qui,
entre les lecteurs de l’Orestie, oppose interminablement deux interprétations du
vote d’Athéna41. Il y a ceux qui pensent qu’Athéna, en votant, a rompu l’équi-
libre – qu’un vote divin, par son poids, glisse de fait une majorité sous une éga-
lité ou que la déesse ait ajouté sa voix, favorable à Oreste, à un vote humain
en équilibre : ceux-là se réclament généralement des interprétations romaines
de ce que, à Rome et chez les écrivains grecs d’époque tardive, on appelle pro-
verbialement le « vote d’Athéna » (suffragium Minervae, psē ̂ phos Athēnâs)42.

Louis Gernet a plus d’une fois insisté sur le travail de réflexion et de mise à distance accompli par
le genre tragique sur les catégories d’un droit en cours d’élaboration.
40. Aristote, Politique, II, 1269 a 2 sq., commenté par Gernet, Recherches, p. 90.
41. Bibliographie antique et récente chez Podlecki, dans son édition des Euménides (1989), où il
se range d’ailleurs à cette opinion.
42. Voir Cicéron, Pro Milone, 3, qui pense qu’Athéna rompt l’équilibre, comme le magistrat romain par
son suffrage ; quant à Julien, III (Eis Eusebeian), 114 d, c’est également à une logique romaine qu’il
doit d’affirmer que la règle athénienne sauve l’accusateur : dans la logique accusatoire, l’accusateur
qui échoue à faire la preuve de ses assertions se voit appliquer la peine dont était menacé l’accusé.
582 la majorité, le tout et la moitié

Et il y a ceux, dont je choisis résolument le camp, qui trouvent le texte cohé-


rent, en ce qu’il met en œuvre la règle qu’il a énoncée. Certes, en déposant
son suffrage dans l’urne, Athéna a solennellement expliqué son vote en faveur
d’Oreste, mais, lorsqu’elle enchaîne en énonçant la règle du jeu, rien, dans ses
paroles, n’indique que son vote doive être dissocié des autres. Et, quand elle
proclame l’égalité des suffrages, rien ne suggère qu’elle ait excepté sa voix de
l’ensemble du comptage.
Sans doute une telle lecture implique-t‑elle que, réduits à eux-mêmes, les
suffrages humains condamnaient Oreste et que le vote de la déesse a seulement
égalisé de fait le résultat de part et d’autre. Mais on peut toujours supposer que
les hommes assimilent lentement les nouvelles institutions : pour que l’accusé
Oreste puisse s’en tirer, sans doute ne fallait-il pas moins qu’un suffrage divin.

Après ce détour par le paradigme, le sens de la règle athénienne apparaît


plus clairement : si l’égalité des suffrages profite à l’accusé, c’est qu’en situa-
tion de déséquilibre – c’est-à‑dire dans un procès – le partage des voix, s’il
n’est pas encore une majorité, signifie du moins que le handicap a été remonté.
Expliquons-nous : ce n’est pas seulement un topos de la rhétorique judiciaire
que l’état d’infériorité où se trouve le défendeur face au demandeur43, c’est la
structure même du procès qui, à Athènes en pleine époque classique, présente
un net déséquilibre en faveur de l’accusateur à qui, d’un bout à l’autre de la
procédure, revient toute initiative. Aussi, lorsqu’il y va de la vie de l’accusé, le
verdict devra-t‑il, dans son arithmétique, accorder à celui-ci une chance sup-
plémentaire : à celui qui a l’avantage, il faut une majorité, mais à celui que sa
position désavantage44, il suffit donc, pour vaincre, d’un strict équilibre numé-
rique. Ceci renforçant cela, un rééquilibrage aura eu lieu.
Cherchant à expliquer cette règle que, généralement, les commentateurs
mentionnent sans se départir d’un profond silence quant à son interprétation, je
m’étais arrêtée à cette hypothèse. La lecture du Problème aristotélicien XXIX
(Sur la justice) m’a convaincue que telle était bien, pour un penseur grec, la
logique qui présidait à l’acquittement de l’accusé en cas d’isopsēphía. J’en
extrais quelques raisonnements saillants :
Le législateur, voyant que le défendeur est en état d’infériorité (elattoúmenon)
sur tous les points, lui a donné l’avantage lorsque le jury est divisé d’opinion.
En d’autres termes : le défendeur est comme voué à la minorité, une simple
égalité tiendra donc lieu pour lui de ce qui est « naturellement » exigé de l’autre
– qu’il confirme par une majorité l’avance que lui a donnée son accusation.
Ou encore :
Quand les votes sont également répartis, parce qu’on juge que l’accusateur
injuste est de mauvaise qualité, le législateur a attribué la victoire au défendeur.

43. Voir par exemple, Lysias, Sur les biens d’Aristophane, 3 ; Sur l’olivier sacré, 3 ; et Antiphon,
Sur le meurtre d’Hérode, 4-7.
44. Selon le Problème aristotélicien XXIX, 12, le rééquilibrage est déjà assuré religieusement par
la position même (stásis) de l’accusé durant le procès, à droite, position favorable que le texte
interprète comme une réégalisation des chances.
la majorité, le tout et la moitié 583

Enfin, pour donner au raisonnement sa formulation la plus limpide :


C’est parce que le demandeur n’a pas réussi à nuire au défendeur, car, si les
choses avaient été à égalité, celui-ci déjà aurait dû vaincre45.
Examinant le cas de l’égalisation des voix, ce partage exact du corps civique
en deux (díkha) « à l’assemblée ou au tribunal », Aristote y voyait une koinḕ
aporía, une « difficulté partagée46 » qu’un expédient résout sans peine. Telle
serait peut-être la seule limite de la réflexion que le philosophe mène sur la ques-
tion du vote, s’il ne réduisait lui-même la portée de cette remarque en lui don-
nant avec précision son propre présent (nûn) pour cadre. Car, entre le tribunal
et l’assemblée, la différence dans le traitement du díkha semble être longtemps
restée pertinente, et le consensus est tel, chez les auteurs grecs, pour accepter
sans discussion l’équivalence de l’isopsēphía avec l’acquittement qu’il faut bien
se résoudre à conclure que la structure en díkha, si redoutée dans une assemblée
politique, s’accorde en revanche parfaitement avec la díkē47. Il est vrai que, dans
l’assemblée des citoyens, l’équilibre signifierait l’absence d’une majorité ; au
tribunal, la logique est tout autre, car l’équilibre n’y est pas absence, mais pléni-
tude par compensation d’une inégalité. Si bien qu’une même situation, sans nul
doute rarissime mais exemplaire comme le sont les situations limites, signifie
d’un côté le refus – très négatif – de trancher par une gnṓmē entre des proposi-
tions adverses et de l’autre l’arrêt, au tout dernier moment, d’un enchaînement
où « justice » est synonyme de « châtiment ».
On se rendra donc à l’évidence : dans un procès, les citoyens n’ont plus peur
de l’égalité des voix, parce que le moins qui pèse sur l’accusé a réussi à annuler
le plus de l’accusateur. Et voilà qu’une opération sans reste s’avère plus aisée
que la conquête d’un (plus grand) nombre. Parce que, sans doute, ce ne sont
pas des avis antagonistes qui sont en lice, mais deux adversaires, de fait iné-
gaux entre eux, si bien que l’accusateur qui n’a pas su vaincre révèle sa « mau-
vaise qualité ». La position forte s’est montrée faible, et le « faible », s’il n’a
pas absolument conquis la force, en a du moins manifesté assez pour neutrali-
ser celle de l’autre. Ce n’est pas exactement un retournement du faible en fort à
la Protagoras – encore que le modèle de Protagoras soit ici explicitement judi-
ciaire –, c’est la chance unique du kairόs apparu à l’instant de la crise. C’est la
balance maintenue égale non par les dieux48, mais par le seul jeu du discours et
de la décision, ces forces très humaines.

Faisons le point : la réflexion politique grecque sur le nombre ne semble


jamais plus inquiète que lorsque les calculs à effectuer sont parfaitement simples.
Mais, pour que le plus grand accord se fasse dans la collectivité, il suffit peut-
être que l’arithmétique élémentaire soit abandonnée et que les opérations de

45. Problème XXIX, 13 et 15.


46. Politique, VI, 1318 a 39-40.
47. Sur le jeu de mots eschyléen díkē/dikhorrhόpōs (variante de díkha), voir S. Gold-hill, Reading
Greek Tragedy, op. cit., p. 42. Je dois par ailleurs beaucoup à une étude inédite de Patrice Loraux
sur la díkē aristotélicienne.
48. Paroles de Miltiade au polémarque (Hérodote, VI, 109) : « Nous sommes en état, pourvu que
les dieux tiennent la balance égale, d’avoir dans le combat l’avantage. »
584 la majorité, le tout et la moitié

compte se compliquent par croisement de la qualité avec la quantité ou par


rectification du primat de la majorité afin de corriger un déséquilibre de fond.
Ne nous y trompons pas : en assemblée, les citoyens rêvaient sans nul doute
de décisions indiscutables, aussi peu discutées que le sont généralement les arrêts
de la justice, et c’est par attachement compulsif à l’Un49, seule figure admis-
sible de la Cité, que leur pensée revient sur les votes acquis de justesse comme
sur la division surmontée, mais un instant aperçue. Cependant que l’organisa-
tion de la justice ouvre la voie à une orientation toute différente de la réflexion,
où la majorité minimale (+ 1) pourrait bien ressembler à un « nombre margi-
nal »50 : c’est ainsi que, à côté des votes tranquillement majoritaires des tribu-
naux dont le chiffre impair – cinq cent un juges, dit-on, constituent le tribunal
type – devrait garantir à tout coup une majorité, la justice athénienne maintient
et codifie la possibilité d’une division qui n’aurait rien de dangereux, puisque
s’y annulerait simplement une inégalité.
Et s’il y avait là de quoi penser au présent ? De quoi inventer d’autres solu-
tions que l’entretien peu exigeant d’un consensus à profil bas ? Questions
ouvertes. Athènes nous aide à ne pas les oublier.

49. Ce qui rencontre peut-être les remarques d’A. Badiou sur le concept de nombre, réservé par
les Grecs aux nombres entiers, « ce qui était homogène à leur idée de la composition du nombre à
partir de l’Un, car seul le nombre entier naturel est représentable comme une addition d’unités »
(Le Nombre et les Nombres, Paris, Seuil, 1990, p. 20). On notera que le vote est pris entre l’un de
l’individu comme unité de base et le fantasme de l’Un-Cité.
50. Pour transposer, après l’avoir empruntée à L. Gerschel (« La conquête du nombre. Des modalités
de compte aux structures de la pensée », Annales ESC, 1962, p. 691-714), la définition du nombre
marginal comme « nombre qui n’existe pas, puisqu’il surpasse d’une unité le dernier nombre réel,
mais qui, en vertu des lois de la fiction, gagne en extension ce qu’il perd en compréhension »
(citation p. 696).
QU’EST-CE QU’UNE DÉESSE ?*

Une déesse, un mortel. C’est une scène de tragédie, à la fin de l’Hippolyte


porte-couronnes d’Euripide.
Le jeune Hippolyte va mourir, brisé par la malédiction paternelle. Devançant
le triste cortège qui ramène le corps désarticulé du fils de Thésée, Artémis est
déjà là, qui clame son indignation de devoir ainsi laisser mourir son protégé
– « l’homme qui, de tous les mortels, m’était le plus cher ». Maintenant, on a
déposé Hippolyte à terre. Le souffle divin d’une odeur – l’odeur indicible des
dieux – a réveillé ses sens et, dans son corps, ce corps dont il ne voulait rien
savoir et qui se rappelle cruellement à lui, les douleurs soudaines s’apaisent. Et
le dialogue s’engage entre le mortel et la déesse :
– Elle est donc en ces lieux, la déesse Artémis (Ártemis theá) ?
– Malheureux, oui, elle est là, de tous les dieux la plus chère pour toi.
Soi philátē theō ̂ n : pour toi, de tous les dieux la plus chère. Ou : de toutes
les déesses pour toi la plus chère ? Dans la langue homérique, qui dispose du
génitif féminin pluriel theáōn, la question ne se fût pas posée ; mais en grec
classique la forme theōn ne permet pas de décider si c’est à la collectivité des
dieux ou au groupe féminin des déesses qu’Artémis se rattache. Quant à l’affec­
tion qu’Artémis exprimait à l’égard d’Hippolyte en l’absence de son fidèle,
elle se garde bien d’en réitérer l’expression, maintenant qu’il est là ; et voilà
Hippolyte renvoyé à ses propres sentiments, en vertu desquels Artémis lui est
« la plus chère ». D’où une nouvelle tentative, peut-être, pour tenter de forcer
la réserve de la toute-divine :
– Vois-tu, maîtresse, ce qu’il en est de moi, misérable ?
À quoi Artémis répond :
– Je vois. Mais aux yeux il est interdit de verser une larme.
L’impersonnalité de la réponse – la déesse a évité jusqu’à l’emploi du pos-
sessif – convient à l’énoncé d’une loi : c’est à tous les dieux et non à la seule
Artémis qu’il est interdit (ou thémis) de pleurer sur un mortel. Nul doute tou-
tefois que, pour Hippolyte accablé, l’universalité de la loi ne soit une maigre
consolation. Car c’est à la déesse – à cette déesse-là – qu’il demande tendresse
et réconfort, et voici qu’Artémis lui répond qu’en elle le dieu, qui fuit les souf-
frances des humains, prime le féminin auquel, dans le monde des hommes, les
larmes sont étroitement associées.

* Première publication dans G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes, I, L’Antiquité, Paris, Plon,
1991, p. 31-62.
586 qu’est- ce qu’une déesse ?

Serait-ce qu’un dieu au féminin n’a rien de commun avec la féminité des
femmes mortelles ? Ou faut-il imputer cette réserve (ou cette distance) à la
farouche virginité de la chaste Artémis ? Trancher serait prématuré. Et d’ail-
leurs Hippolyte, comme pour tenter une fois encore de resserrer le lien, reprend
la parole. L’entretien continue :
– Tu n’as plus de chasseur, tu n’as plus de servant…
– Non, certes. Mais c’est très cher pour moi que tu meurs.
– … plus de maître des chevaux ni de gardien de tes images.
Mais ce n’est pas pour des effusions qu’Artémis est venue. Aussi révèle-
t‑elle le nom de la coupable en cette catastrophe – Aphrodite, qu’Hippolyte a
méprisée et qui se venge –, avant d’œuvrer à la tâche la plus urgente, en récon-
ciliant le fils avec le père. Après quoi, toujours aussi maîtresse d’elle-même,
elle prend congé, laissant les humains entre eux :
– Adieu donc ! Car il m’est interdit (ou thémis)1 de voir des trépassés.
Comme de souiller mon œil au souffle des mourants.
Or, je te vois déjà près de ce malheur.
La déesse a déjà disparu qu’Hippolyte en est encore à lui répondre, non
sans amertume :
– Toi aussi, bienheureuse vierge, va en paix2.
Puisses-tu, cette longue fréquentation, la quitter facilement3.
Le mortel a-t‑il compris que c’est précisément cette fréquentation (homilía)
dont il était si fier, comme d’un privilège à lui seul réservé4, qu’il paie de sa vie ?
Car Aphrodite n’était pas jalouse seulement d’une jalousie féminine lorsque, dans
le prologue de la pièce, elle caractérisait cette fréquentation (homilía) comme
trop élevée pour un mortel (v. 19). Du moins n’avait-elle aucun mal à tenir le
discours des divinités offensées. Entre l’homme et le dieu, la piété grecque est
faite de distance5, et c’est l’erreur d’Hippolyte que de l’avoir oublié, tout à la
douceur de cette proximité avec la divine Chasseresse. Le compagnonnage avec
un dieu, fût-ce sur les sentiers éphébiques de la forêt, est au mieux sans perti-
nence, au pire toute démesure.
Il se pourrait toutefois – j’en fais du moins l’hypothèse – qu’Hippolyte ait
encore commis une autre erreur, plus difficile à formuler : en attachant ses
pas à une déesse vierge, sans doute conciliait-il déni de la femme-mère et atti-
rance pour le féminin. C’est du moins ce que suggèrent, au début de la pièce,

1. À nouveau ou thémis (« il ne m’est pas permis », que je traduis par « il est interdit », pour rendre
à la négation grecque toute sa force) : même si Artémis formule cette fois-ci un pour moi (emoí),
la règle est aussi générale que la précédente. De fait, l’interdit de mêler les dieux à la mort, par
définition impure, concerne en Grèce le monde divin dans son ensemble.
2. « Adieu » traduit Khaîre, au sens propre « Sois heureux ». Hippolyte dit donc à Artémis : « Sois
heureuse, toi qui t’en vas. »
3. Euripide, Hippolyte porte-couronnes, 1440-1441.
4. Hippolyte porte-couronnes, 84-86.
5. J.-P. Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs, 2e éd., Paris, Maspero, 1971, II, p. 84-85.
qu’est- ce qu’une déesse ? 587

les mots très ambigus que, dans l’exaltation, il adresse à Artémis et qui, sous
l’éloge de la chasteté, trahissent une relation très érotisée6.
Ici, à nouveau, l’interprète hésite : le tort de l’éphèbe est-il d’avoir méconnu
qu’il y a féminin et féminin, selon que l’on fréquente mortelles ou déesses ? Ou,
au contraire, de s’être cru protégé de la race des femmes par une amitié divine,
comme si une déesse n’était qu’un dieu au féminin ? Qui dira si cette loi que,
doucement distante, Artémis lui renvoie à l’heure ultime comme la norme la
plus générale du divin, d’autres déesses la prendraient à leur compte ?
Bien sûr, nous n’en saurons rien, et rien ne sert de forcer un texte au-delà de
ses mots. Ce qui ne signifie pas que l’on puisse se refuser à la position d’inter-
prète. Et, en la circonstance, voilà l’interprète bien embarrassé(e).
Deux hypothèses, donc – « déesse » n’est que grammaticalement le ­féminin
du mot dieu / dans une déesse, le féminin est une caractéristique essentielle –,
dont la seconde peut encore se diviser en deux (le féminin est essentiel, qu’il soit
le même que dans les femmes mortelles ou que, pour être différent, il n’en soit
que plus exacerbé) : entre ces deux hypothèses, nous n’avons pas fini ­d’osciller,
interminablement rejetés de l’une à l’autre.

Theós, Theá : une déesse

Vue de loin, la division des rôles recoupe très simplement la différence des
sexes : theós, est le dieu, theá la déesse. Mais il faut savoir y regarder de près :
dès lors, rien n’apparaît plus difficile à penser que cette trop simple division.

Comment peut-on donner à « dieu » un féminin ?

En dépit des tentatives féministes pour nommer Dieu au féminin (He/She-


God), sur la question du sexe divin les monothéismes semblent bien avoir toujours
tranché en faveur du masculin, et les « déesses » seraient donc au polythéisme,
aux polythéismes que nous désignons tous d’un nom grec, comme une autre
façon d’exprimer le multiple (polu-) qui les fonde.
Mais il suffit que la tentation se fasse jour d’unifier le divin en un seul prin-
cipe, et le soupçon apparaît. C’est ainsi que les stoïciens s’interrogent sur le
sexe des dieux comme sur une question mal posée. Dès lors que Zeus est le
tout – ainsi pour Chrysippe –, il n’y a plus de dieux mâles ou femelles, seule-
ment des noms, affectés d’un genre grammatical. À moins que le genre ne soit
une simple métaphore des aspects du divin :
Les stoïciens affirment qu’il existe un seul dieu, dont les noms varient selon les
actes et les fonctions. D’où l’on peut même dire que les puissances ont deux sexes
– mâles quand elles sont en action, féminines quand elles sont passives de nature.
Ainsi, le sexe des dieux relève d’une opération de pensée appariant les puis-
sances et les éléments au masculin ou au féminin – on dira alors qu’en associant

6. Voir Ch. Segal, « Penthée et Hippolyte sur le divan et sur la grille », dans La Musique du sphinx.
Poésie et structure dans la tragédie grecque, Paris, La Découverte, 1987, p. 166-168 ; de façon
peu nuancée, G. Devereux parle de la « convoitise amoureuse » dont Artémis est l’objet de la part
d’Hippolyte, Femme et mythe, 2e éd., Paris, Flammarion, 1982, p. 42.
588 qu’est- ce qu’une déesse ?

l’air à Junon (ou à Héra), les hommes l’ont « efféminé » (effeminarunt) parce
que rien n’est plus ténu que l’air. Et, si les dieux ne sont qu’une fiction (fictos
deos) qui traduit tout à l’aune de la faiblesse humaine, la différence des sexes
n’est plus que l’une des catégories qui, une fois le divin divisé en deux colonnes,
permettent d’enregistrer de longues chaînes de synonymes :
Les stoïciens disent qu’il n’y a qu’un seul dieu et une seule et même puissance
qui, selon ses fonctions, reçoit chez les hommes des noms différents. Ainsi Soleil,
Apollon, Liber : des noms pour le même. Et pareillement pour Lune, Diane,
Ceres, Junon, Proserpine…7.
À ces citations latines, on objectera peut-être la spécificité de la religio
romaine, comme si ce n’était pas un Grec, Chrysippe, qui avait ouvert la contro-
verse. Retournons donc dans la Grèce des époques archaïque et classique, qui
donne son cadre à cette étude : dieux et déesses sont en place, et pourtant qui
s’intéresse à la généralité du divin constatera que, comme « chose divine », il
est nommé au neutre (tò theîon) et, comme dieu (theós), au masculin8. Il y a
des déesses, mais le divin ne s’énonce pas au féminin.
De fait, les historiens des religions semblent ne trop savoir que faire de cette
dimension sexuée, qu’ils ne mentionnent souvent que pour oublier de l’analy-
ser : ainsi Walter Burkert qui, après avoir compté l’opposition du mâle et de la
femelle au nombre des « différenciations premières entre les dieux », ne s’in-
téresse ensuite qu’aux relations familiales, aux paires de dieux (où la différence
des sexes n’intervient pas nécessairement) et aux relations entre générations de
jeunes et de vieux dieux9.
Et pourtant, la différence des sexes est, dans la réflexion grecque sur les dieux,
un critère pertinent même si, dans l’Olympe, il ne joue pas le même rôle que
dans l’univers des hommes mortels. Lorsque Hésiode précise que « les dieux…,
tous, mâles et femelles10 », se sont engagés dans la même action, c’est que, dans
la Théogonie, ce grand récit de la succession des générations divines, l’instant
est venu pour les enfants de Kronos du combat décisif contre les Titans : dans
cette grande lutte, aucun Immortel ne saurait manquer à l’appel, qu’il soit dieu
ou déesse. Façon de suggérer que, dans le monde des dieux, la guerre n’est
pas, comme chez les humains, l’apanage des mâles : on sait qu’en matière de
combat, Athéna vaut bien Arès et que, dans la plaine de Troie, les déesses s’en
donnent à cœur joie des deux côtés du conflit.
Il faut donc s’y résigner : dans toute enquête sur les dieux grecs, la dif-
férence des sexes a sa place au nombre des catégories heuristiques, et l’on
s’interro­gera sur ce qui caractérise une déesse, dans ses attributions et son
mode d’intervention, par rapport à un dieu. Mais l’on ne saurait procéder à cette
interrogation sans analyser les déplacements multiples auxquels est soumise

7. J. von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, II, p. 315 (fr. 1076 : Chrysippe) ; p. 313, fr. 1070
(Servius, commentaire à Virgile, Énéide, IV, 638 : citation) ; voir aussi Cicéron, De Natura deorum,
I, 34. Effeminarunt, fictos : Cicéron, op. cit., II, 66, 70 ; Servius, ibid.
8. C. Ramnoux, Mythologie ou la famille olympienne, 1959, rééd., Brionne, Gérard Monfort, 1982,
p. 11.
9. W. Burkert, Greek Religion, trad. J. Raffan, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1985, p. 218.
10. Théogonie, 664-667.
qu’est- ce qu’une déesse ? 589

la catégorie du féminin, pour avoir été projetée du monde des hommes dans
celui des Immortels, ce qui implique que l’on s’attache du même mouvement
à cerner ce que le statut divin apporte de décalage, voire d’étrangeté, dans la
définition de la féminité.
Sans oublier que, selon que l’on parle de la génération régnante chez les
dieux ou des premiers commencements du kósmos, la formulation de ces ques-
tions n’est pas la même. Ainsi, s’agissant de « ce qu’il faut mettre au commen-
cement », on se demandera plutôt s’il faut « placer Un seul ou le Couple ou
plusieurs. Mâle et/ou femelle ? Une seule Mère pour toutes choses ou une pour
les bonnes et une pour les mauvaises11 » ?

Un problème de genre

L’entrée en matière pourrait être grammaticale : il n’est pas inutile de rap-


peler que, si « dieu » se dit theós, il existe en grec deux manières également
légitimes de désigner une déesse : en recourant au mot theá, forme féminine
de theós, ou en employant le mot theós lui-même, morphologiquement mas-
culin, mais précédé de l’article féminin ou précisé par le contexte. C’est ainsi
que, dans les inscriptions officielles, Athéna est à Athènes hē theós, ce qui ne
manque pas d’inspirer à Aristophane des plaisanteries sur la cité « où un dieu
née femme (theós gunḕ gegonuîa) se dresse, armée de toutes pièces12 ».
Ho theós, hē theós : le dieu, la déesse. À n’en pas douter, c’est, pour par-
ler la langue de l’école linguistique de Prague, à l’expression hē theós qu’il
revient en l’occurrence d’être la forme marquée du mot « dieu ». Il n’en reste
pas moins que hē theós désigne d’abord un être divin, lequel se trouve de sur-
croît affecté d’un signe féminin.
Soit la problématique rencontre amoureuse d’Aphrodite et du mortel Anchise.
Un violent désir du jeune bouvier s’est emparé de la déesse du désir et, « afin
qu’il n’[ait] point peur en l’apercevant de ses yeux », elle a pris la forme et
la taille – humaines, croit-elle – d’une vierge. Mais Anchise ne s’y trompe
point, qui la salue du nom de Souveraine et s’interroge sur son identité divine
(Artémis, Lètô, Aphrodite, Thémis, Athéna, une Charite ou une Nymphe ?).
À quoi Aphrodite répond par un démenti :
Non, je ne suis pas theós. Pourquoi me compares-tu à des Immortelles ?
Mortelle je suis, et la mère qui m’enfanta est une femme13.
S’il fallait traduire theós, ce n’est pas au mot « déesse » que je recourrais,
mais à celui de « dieu » qui, en sa généralité, donne à entendre ce dont Aphrodite
veut convaincre le mortel : qu’en elle, il n’y a rien de divin.
Voilà donc Anchise rassuré et qui, sans trop chercher à en savoir plus, donne
à la déesse le plaisir qu’elle attendait de lui. Maintenant, Aphrodite peut avouer

11. C. Ramnoux, « Philosophie et mythologie. D’Hésiode à Proclus », Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire


des Mythologies, II, Paris, Flammarion, 1981, p. 257.
12. Je traduis au plus près Oiseaux, 830-831 ; le mot theós employé au féminin mériterait de figurer
dans la leçon sur les genres grammaticaux que Socrate donne à Strepsiade dans les Nuées : voir
N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 89.
13. Hymne homérique à Aphrodite, 109-110.
590 qu’est- ce qu’une déesse ?

ce qu’elle est et n’a pas cessé d’être dans le lit du jeune homme. La « divine
entre les déesses » (dîa theáōn) s’offre donc le luxe d’une épiphanie. Et le pauvre
amant humain de balbutier :
Tout de suite, dès que je t’ai vue de mes yeux, déesse (theá),
J’ai compris que tu étais theós14.
Tu es une déesse, j’avais bien reconnu en toi le divin : comment, mieux que
par ces vers de l’Hymne homérique, faire entendre ce qu’il y a de theá et de
theós tout à la fois dans une déesse ? Theós : du divin générique au-delà de la
différence des sexes ; theá : une divinité féminine.

Les déesses : un système du féminin ?

Theaí, donc : les déesses. Si l’on oubliait un instant que theá peut tou-
jours se remplacer par theós, la tentation serait peut-être de chercher en chaque
déesse l’incarnation d’un « type » féminin, avec l’espoir de constituer finale-
ment le groupe des theaí en système symbolique de la féminité. Mais, outre
que ce groupe n’a en soi guère d’existence en dehors de quelques formules
très générales associant les déesses aux dieux, rien ne dit que chaque déesse
soit, comme le veulent certains historiens des religions, un archétype ou une
idée (Héra serait l’épouse guindée, Aphrodite la séductrice, Athéna la carrié-
riste asexuée…). Ainsi Paul Friedrich, qui se plaît à ce jeu15, réduit Aphrodite à
l’état de pur symbole féminin de l’amour. Ce faisant, il est contraint d­ ’oublier
ou de sous-estimer tout ce qui, dans le champ d’intervention propre à la déesse,
n’entre pas directement sous cette rubrique : ses accointances, perceptibles dans
le texte de la Théogonie16, avec la sombre cohorte des enfants de la Nuit dont
elle fait son cortège ; son association – qui n’est pas qu’érotique – avec Arès
le tueur et l’épithète d’Areía qui est sienne dans certaines cités ; et son titre de
Pándēmos qui ne la transforme pas, comme perfidement le voudrait Platon, en
Vénus des carrefours, mais sied à son activité de protectrice du politique, veil-
lant à la cohésion de ce tout (pân) qu’est le peuple (dē ̂ mos) et protégeant les
magistrats dans les cités.
Ce n’est pas que telle déesse ne puisse, dans sa figure la plus immédiate-
ment perceptible, « incarner une face de la réalité féminine à l’exclusion des
autres ». Mais, ainsi que l’observe Jean-Pierre Vernant17, la distance n’en est
alors que plus grande avec la « condition féminine » telle que les femmes mor-
telles doivent l’assumer, sur le mode des tensions et du conflit, en ce que le trait
féminin ainsi incarné est, à l’état divin, doté d’une « pureté » quasi chimique.
Encore nuancera-t‑on cette première réserve en observant, ce qui complique
singulièrement les choses, qu’une telle pureté se laisse rarement isoler, pour

14. HHA, 185-186.


15. P. Friedrich, The Meaning of Aphrodite, Chicago-Londres (University of Chicago Press), 1978,
à qui j’emprunte la formule concernant Athéna. Friedrich se veut « freudien (ou jungien) » (p. 7),
ne marquant apparemment aucune différence entre ces deux déterminations ; en l’occurrence, il
serait plutôt jungien : c’est un postulat de Kerényi, après Jung, que « les dieux grecs sont porteurs
d’idée » (Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1974, p. 149-150).
16. Théogonie, 205-206 et 224.
17. J.-P. Vernant, op. cit., II, p. 138-139.
qu’est- ce qu’une déesse ? 591

peu que la personnalité divine soit assez riche. Car multiples sont les attribu-
tions d’une divinité et infiniment varié son champ d’action, si bien que même
la vierge Hestia à la mythologie défaillante recèle, à l’examen, plus d’obscu-
rité qu’il n’y paraissait au premier abord18.
Soit la grille constituée par les « âges » de la femme ou, plus précisément,
par le cursus biologico-social qui construit une femme comme telle. Parce que,
à Nauplie, Héra retrouve chaque année sa virginité à l’issue d’un bain dans
la source Kanathos19, dira-t‑on qu’elle « incarne », en plus de la maturité de
l’épouse, la virginité de la jeune fille ? Ou, s’agissant des trois sanctuaires dont
elle jouit à Stymphale, révérée comme « très jeune fille » (Paîs), comme femme
« accomplie » (Teleía) et comme « veuve » (Khḗra)20, fera-t‑on de la déesse
l’incarnation même des âges de la femme ? Ce serait gravement méconnaître
la spécificité du parcours d’Héra qui, à aucun moment, n’est honorée dans la
figure – seule « accomplie » pour une femme mortelle – de la mère. À relire
le texte de Pausanias, on s’assure au contraire de ce que les trois temples, loin
de toute visée purement symbolique, sanctionnaient trois étapes de l’histoire
« personnelle » d’Héra – y compris la toute dernière où, dans cette version,
elle vit à Stymphale séparée de Zeus, après une querelle plus violente que les
autres avec son époux.
Le cas des déesses vierges incite à des réflexions analogues : si Athéna,
Artémis et Hestia sont à jamais parthénoi pour en avoir fait le choix, si donc
cette virginité leur est à chacune une caractéristique essentielle, ce sont trois
interprétations très différentes qu’elles présentent de cet état, l’une vierge guer-
rière, toute de ruse et de magie, l’autre chasseresse sauvage, chaste mais protec-
trice des accouchements, et la troisième gardienne du foyer des hommes, dans
la maison comme dans la cité.
Quant à projeter les déesses sur une grille familiale de parenté classificatoire
où Athéna et Artémis seraient des « sœurs » symboliques21, l’entreprise appa-
raît tout aussi vaine. En vérité, seules Déméter et Perséphone, parce que, dans
le culte, elles sont institutionnellement Mḗter et Kórē, peuvent passer pour des
« symboles » de la Mère et de la Fille ; mais, si l’on s’en tient au mythe tel que
le conte l’Hymne homérique à Déméter, encore faudra-t‑il distinguer le régime
« humain » du récit, où le lien de la mère avec la fille sert à l’intrigue de pivot,
et le registre de l’action divine, parfaitement autonome, où les mortels et leurs
soucis ne jouent qu’un rôle somme toute marginal22.
Décidément, si le mot theá est une forme féminine, si toute theá est carac-
térisée, lorsqu’on en sculpte l’image, par des formes féminines, rien ne dit que,
dans une déesse, le féminin l’emporte sur le statut divin.
Une fois de plus, serait-ce que le dieu prime dans la déesse ?

18. Ibid., I, p. 124-170.


19. Pausanias, II, 38, 2.
20. Pausanias, VIII, 22, 2.
21. P. Friedrich, op. cit., p. 82-85.
22. W. Burkert, op. cit., p. 161.
592 qu’est- ce qu’une déesse ?

Une déesse, une femme

Sans être expressément formulée, une telle question a reçu récemment une
réponse négative, à propos des poèmes homériques où, « divines ou mortelles »,
ce serait toujours sur « des femmes23 » que, dans le désir, le regard ébloui des
dieux et des mortels se fixerait.
Et, de fait, il se pourrait qu’il en soit ainsi, s’agissant de l’érōs et du plai-
sir que les mâles, héroïques ou divins, peuvent prendre à l’union sexuelle. Le
plaisir des dieux, il est vrai, est chose si peu dite – encore que les préliminaires
(volontiers diserts) et les suites en soient complaisamment exposés – que l’on
ne saurait exclure que, sur ce point précis, l’imaginaire de la distance ait fait
défaut à Homère.
Pour le reste, l’affaire est compliquée et mérite qu’on s’y attarde quelque peu.
Il y a, bien sûr, les jeunes filles si semblables aux déesses que l’œil du mor-
tel ne sait plus distinguer Nausicaa d’Artémis. Telles, dans l’Hymne homérique
à Déméter, sont les filles du roi Keleos, « au nombre de quatre, comme des
déesses, dans la fleur de l’âge ». Et c’est à une « femme semblable aux déesses »
qu’Aphrodite veut ressembler face à Anchise, mais, on le sait, le jeu est pipé
puisque, sous la semblance humaine d’Immortelle, perce la déesse en sa vérité.
Dire d’une mortelle qu’elle ressemble à une déesse, c’est lui donner un
peu de l’éclat qui caractérise le corps des dieux24 (de tous les dieux, mâles et
femelles) et de la haute taille propre à la déesse en épiphanie lorsque, rejetant
les formes multiples qu’elle a empruntées pour se présenter aux humains, elle
touche le faîte25 des hautes demeures et répand autour d’elle les effluves d’un
parfum divin. Qui dira, toutefois, si l’épiphanie n’est pas encore une variété
– la variante théomorphique – de la métamorphose26 ? On le penserait volon-
tiers à voir Déméter échanger (ámeipse), dans l’Hymne homérique qui lui est
consacré, sa forme de vieille nourrice contre cette haute et belle stature27 ; on
le penserait encore lorsque, après l’amour, Aphrodite apparaît à Anchise dans
toute sa gloire :
… une beauté brillait de ses joues,
immortelle, comme celle de Kythérée à la belle couronne28.
Kythérée est un des noms d’Aphrodite : la déesse ressemblerait-elle à la
figure que les humains lui connaissent dans ses sanctuaires ?
Au jeu des semblances, les mortels, il est vrai, s’égarent. Contentons-nous
du comme si, puisque, après tout, le discours sur les dieux est fiction – en

23. G. Sissa, dans G. Sissa et M. Detienne, La Vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette,
1989, p. 52.
24. Voir J.-P. Vernant, « Mortels et immortels : le corps divin », dans L’Individu, la mort, l’amour,
Paris, Gallimard, 1989, p. 7-39.
25. Il n’est pas inutile de souligner que, dans la tragédie, le faîte représente tout autre chose pour
les femmes : la haute stature de l’époux (voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme,
Paris, Hachette, 1985, p. 52).
26. Un passage des Nuées (340-365) pose la question : une déesse apparaît-elle nécessairement
en forme de femme ?
27. Hymne homérique à Déméter, 275-276.
28. Hymne homérique à Aphrodite, 174-175.
qu’est- ce qu’une déesse ? 593

l’occurrence poésie. Comparer des jeunes filles à des Immortelles revient à


leur attribuer la quintessence de la beauté. Car la beauté divine est par essence
« pure », et superlative en ce qu’elle exprime l’être-dieu. Ainsi Déméter était
belle en son épiphanie, comme l’est Héra lorsque, au chant XIV de l’Iliade, elle
se pare pour séduire Zeus. Mais le cas d’Héra est tout particulièrement inté-
ressant en ce qu’il révèle à quel point le beau est l’expression nécessaire de la
puissance. Non seulement Héra est belle, mais elle est présentée comme « celle
dont la beauté l’emporte de beaucoup parmi les déesses immortelles, la glo-
rieuse fille du subtil Kronos et de Rhéa la Mère, la divinité vénérée dont Zeus
aux desseins immortels fit son épouse accomplie et respectée29 ».
À ce compte, Héra la souveraine eût dû l’emporter dans le concours de beauté
dont Pâris était juge, s’il s’était seulement agi, comme Dumézil l’a avancé, d’un
concours entre les trois fonctions indo-européennes – où la préséance revient à
la souveraineté30. Mais nul, homme ou dieu, ne saurait résister à la déesse du
désir : Aphrodite l’emporta donc, et, pour les humains comme pour les dieux,
il s’ensuivit la guerre de Troie.
Si la beauté est aux déesses, aux femmes appartient la voix, en tant qu’elles
sont mortelles. C’est ainsi que, passant commande à Héphaïstos d’un être fait
d’un peu de terre et d’eau, Zeus indique qu’il faut y mettre « la voix humaine »
(anthrṓpou audḗn)31, et c’est finalement Hermès le rusé qui, avant de donner le
nom de Pandora à la femme-piège fabriquée par Héphaïstos, mit en elle ce don
ultime, la voix (phōnḗ)32. C’est le mot audḗ qui nous retiendra ici, ce nom que
tous les lexicographes s’accordent à interpréter, textes à l’appui, comme le nom
même de la parole humaine33. Or, à plusieurs reprises, l’Odyssée parle d’une
theós audḗessa : ainsi, côtoyant Ino, fille de Kadmos promue par sa mort aux
honneurs divins mais qui, vivante, était mortelle et donc normalement dotée de
voix (brotós audḗessa), Circé et Calypso – la première trois fois, la seconde une
seule – sont qualifiées de deinḕ theós audḗessa34 : « terrible déesse à la voix
humaine ». Embarras des commentateurs qui, dès l’Antiquité, ont tenté de rem-
placer audḗessa par un autre qualificatif, mais il est clair que oudḗessa (terrestre)
et aulḗessa (qu’accompagne le son de la flûte) sont de fort piètres substituts. Il
faut donc faire avec le texte, d’autant que l’expression juxtapose en un superbe
oxymoron l’être-dieu, la voix humaine et le féminin. Ainsi, en deux déesses
mineures, s’affrontent le divin et la femme, en une contiguïté dont le désac-
cord entre les genres (une terminaison féminine, deinḗ / une de forme mascu-
line, theós / un féminin, audḗessa) suggère qu’elle dissimule de l’inconciliable.

29. Hymne homérique à Aphrodite, 40-44 ; cf. Hymne homérique à Héra, 2.


30. Rappelons que parmi les trois fonctions duméziliennes (souveraineté, guerre, production « éco-
nomique »), la souveraineté est la première.
31. Hésiode, Les Travaux et les jours, 61.
32. Travaux, 79.
33. Lorsque, au début d’Hippolyte porte-couronnes (v. 86), Hippolyte se vante de converser avec
la déesse, dont il entend la voix (audḗn), s’il ne la voit pas de ses yeux, il se pourrait – j’en fais du
moins l’hypothèse – que la terrible ironie d’Euripide lui fasse prononcer précisément un mot qui
conviendrait mieux à un(e) mortel(le).
34. Odyssée, X, 36 ; XI, 8 ; XII, 150 ; XII, 449. Lecture non marquée de cette expression dans
M. N. Nagler, « Dread Goddess Endowed with Speech », Archaeological News, 6, 1977, p. 77-85.
594 qu’est- ce qu’une déesse ?

Mais j’ai trop vite quitté Pandora. À ce chapitre « du divin et de la femme »,


elle ne saurait être traitée aussi légèrement, elle qui, outre « la voix et les forces
humaines », a « une belle forme désirable de vierge, à l’image des déesses
immortelles35 ». Pandora que l’on désigne traditionnellement comme la « pre-
mière femme », ce qui suffirait à suggérer que l’imitation des déesses n’em-
pêche pas que la distance soit maintenue entre le dieu et le mortel. Mais Jean
Rudhardt a récemment montré que, à parler de « première femme », on doit
souligner non seulement que celle-ci est mortelle, mais aussi qu’elle est le pre-
mier être féminin dans l’humanité civilisée36. Sans doute, pour avancer une telle
affirmation, faut-il quelque peu bousculer l’ordre du récit hésiodique, systémati-
quement – et peut-être artificiellement – reconstruit pour former une chronolo-
gie linéaire ; mais, si l’on peut hésiter sur l’affirmation que « Pandora n’est pas
exactement le premier être féminin dans l’espèce humaine37 », on conviendra
avec Rudhardt que Pandora « préfigure une certaine répartition des rôles mas-
culin et féminin… très différente de celle que nous trouvons chez les dieux ».
Et il y a tout à tirer de l’idée que la féminité selon Hésiode déborde largement
la personne de Pandora, si bien que l’étude s’impose de « tous les êtres fémi-
nins dont il parle, des monstres aux déesses ».
Revenons aux déesses. Donc, une déesse n’est pas une femme. Évidence,
sans doute, mais encore fallait-il en établir la légitimité. J’aimerais mainte-
nant évoquer quelques conduites qui, pour une déesse, sont autant de façons
de manifester qu’elle n’est pas une femme. Pour commencer, on pourrait men-
tionner le danger qu’il y a pour un mortel à s’unir à une déesse, surtout lorsque
celle-ci se nomme Aphrodite38 ; on citerait alors l’imploration d’Énée à celle
qui fut une nuit son amante (« Aie pitié de moi, car il ne voit point fleurir sa
vie, l’homme qui dort auprès de déesses immortelles39 »). Mais un passage de
l’Ion ­d’Euripide40 vient à point nommé rappeler le danger qui s’attache à toute
union inégale entre humains et dieux, ainsi que l’atteste le triste sort de quelques
aimées de Zeus, de Danaé enterrée sous la pluie d’or à Sémélé foudroyée par
l’apparition en pleine gloire de son tout-puissant séducteur41. Pour m’en tenir
aux déesses – car il est trop clair que, dans l’exemple précédent, la distance
entre dieux et mortels est plus importante que l’identité sexuée des partenaires –,
je développerai plus longuement deux cas jusqu’ici seulement évoqués, celui
des déesses vierges pour qui la chasteté est un luxe éminemment divin, dont
mortels et mortelles ne peuvent faire le choix sans en être, tel Hippolyte, telle
Atalante, cruellement châtiés42 ; et celui d’Héra, protectrice du mariage mais

35. Travaux, 61-62.


36. J. Rudhardt, « Pandora : Hésiode et les femmes », Museum Helveticum, 43, 1946, p. 237-239.
37. Je m’en explique dans la Postface aux Enfants d’Athéna, dans la nouvelle édition, Le Seuil,
1990, p. 261-262.
38. Voir Alcman, fr. 3, 16 Calame.
39. Hymne homérique à Aphrodite, 189-190.
40. Euripide, Ion, 506-508.
41. On constatera que seul l’enlèvement de Ganymède par Zeus n’est pas présenté comme entraînant
les conséquences malheureuses de toute union inégale entre dieu et mortel(le) (Hymne homérique à
Aphrodite, 200-217). L’homosexualité serait-elle un rapport moins dangereux ? Du moins ne l’est-
elle pas chez les humains, ainsi que l’atteste le destin de Laïos, « inventeur » de l’homosexualité.
42. Voir Ileana Chirassi-Colombo, « L’inganno di Afrodite », dans I labirinti dell’ Eros, Florence
(Libreria delle Donne), 1984, p. 114 et S. Georgoudi, « Les jeunes et le monde animal : éléments
qu’est- ce qu’une déesse ? 595

épouse acariâtre et mère incertaine. Héra, l’épouse par excellence de Zeus et


tout à la fois sa sœur, Héra dont l’union paradigmatique se trouverait donc être,
dans la cité d’Athènes, un pur et simple inceste au regard de la loi autorisant le
mariage entre un frère et une sœur si c’est le père qu’ils ont en commun, mais
l’interdisant s’ils sont de même mère43.

L’Épouse divine et les déesses Parthénoi

Commençons par Héra – aussi bien l’épouse de Zeus a-t‑elle déjà été men-
tionnée mainte fois.
Au sujet de celle dont Clémence Ramnoux observe que, de toutes les divi-
nités évoquées dans l’Iliade, elle est, pour les humains, la plus lointaine des
déesses44, on avancerait volontiers qu’elle traduit par cette distance son statut
d’épouse du dieu fort, et Pindare aurait sans doute souscrit à cette déduction, lui
qui ouvre telle ode triomphale par une invocation à « Zeus le très-haut et Héra
qui partage son trône45 ». Toutefois, envisagées du point de vue du culte, les
choses se passent peut-être autrement et si, dans les cités, elle est la protectrice
du mariage avec le titre de Teleía, « parfaite » ou « accomplie », à en croire
Marcel Detienne, elle devrait cet honneur à « sa compétence exclusive dans
ce que désigne, pour la femme, le mot télos », qui dit l’accomplissement : et
l’anthro­pologue de la religion grecque d’évoquer la fête des Théogamies, célébrée
en Attique au mois du mariage (Gamḗlion) en l’honneur de l’union de Zeus et
d’Héra, mais où Zeus se trouve qualifié comme rattaché à Héra (Hēraîos), cepen-
dant que, chez les hommes, la puissance invitante est l’épouse et non l’époux46.
Il est vrai que ce renversement se retrouve dans les textes où Héra tire son
pouvoir tantôt de ce qu’elle « dort dans les bras du grand Zeus47 », tantôt d’elle-
même au point d’aller, non sans quelque condescendance appuyée, jusqu’à dési-
gner Zeus comme son « compagnon de lit48 ». Ajoutons que ses statues portent
volontiers la haute coiffure des Grandes Déesses : s’étonnera-t‑on dès lors que
certains historiens de la religion la considèrent comme une déesse-mère49 ?
Et pourtant, comme Mère (et tout simplement comme mère), Héra laisse à
désirer, tout comme elle est, en tant que Teleía, fort déroutante. On se rappelle

du discours grec ancien sur la jeunesse », dans Historicité de l’enfance et de la jeunesse, Athènes,
1986, p. 228.
43. Il ne s’agit pas là d’une projection sauvage (et moderne) de la question de l’inceste, et les anciens
en avaient déjà fait la remarque : voir Ch. Kerényi, The Gods of the Greeks, p. 97, à propos de la
scholie à Théocrite, XV, 64 (qui n’évoque peut-être toutefois que la pudeur de la jeune fille face
à sa mère), ainsi que C. Ramnoux, Mythologie, op. cit., p. 160 et 165 ; l’inceste chez les dieux,
les rois et les héros : voir Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. C. Heim, Paris,
Gallimard, 1986, p. 222.
44. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 52.
45. Pindare, 11e Néméenne, 1-2.
46. Marcel Detienne, « Puissances du mariage I. Entre Héra, Artémis et Aphrodite », Y. Bonnefoy
(éd.), Dictionnaire des Mythologies II, op. cit., p. 67.
47. Iliade, XIV, 213.
48. Théogonie, 928.
49. Pierre Lévêque, « Pandora ou la terrifiante féminité », Kernos, I, 1988, p. 60 (au fil de l’exposé
et comme si la chose allait de soi) ; voir aussi E. Simon, qui en fait une hypostase de la Grande
Déesse Mère anatolico-égéenne, comme Cybèle, Mḗter et Rhéa (« Griechische Muttergottheiten »,
dans Matronen und Verwandte Gottheiten), Cologne, 1987, p. 160-161.
596 qu’est- ce qu’une déesse ?

l’Héra de Stymphale, encadrée, en son état de femme mariée, par la célébration


de sa jeunesse innocente et celle de sa séparation d’avec Zeus, sans un mot pour
une Héra mḗtēr : comme si, en elle, la femme mariée tendait toujours vers un
avant ou un après du mariage. Walter Burkert, qui en fait la remarque50, observe
aussi que la dimension maternelle est étrangement absente de la figure de la
déesse : si, dans l’Iliade, Zeus exprime sa haine pour Arès, le fils légitime de
son union avec Héra, ce dieu tout-conflit qui ressemble tant à sa mère, rien ne
dit qu’Héra chérisse ce fils si semblable à elle. Et l’on évoquera aussi les mau-
vais traitements que jadis elle a fait subir à Héphaïstos, ou l’étrange propension
de la déesse à se passer de Zeus pour concevoir des enfants qui ne tiennent que
d’elle51 – au nombre desquels d’ailleurs figure parfois Arès.
Bref, Héra protège le mariage, mais quel mariage est le sien ! Et quel problé-
matique accomplissement pour celle que l’on honore comme Teleía ! Décidément,
la « condition féminine » n’existe que chez les humains.
C’est aussi à la condition féminine qu’échappent les vierges divines, ces
Parthénoi dont la détermination dans la chasteté et l’existence même passent
parfois pour un trait caractéristique de la religion grecque52. Elles sont trois
dans l’Olympe sur qui l’attrait du désir est impuissant, et l’Hymne homérique
à Aphrodite les évoque tout de suite, comme pour renforcer a contrario le pou-
voir de la déesse souriante :
D’abord, la fille de Zeus qui porte l’égide, Athéna aux yeux pers. Elle ne se
complaît pas aux travaux d’Aphrodite d’or : ce sont les guerres qu’elle aime, et
le travail d’Arès – luttes et combat –, ainsi que s’occuper de nobles travaux. La
première, elle apprit aux artisans qui vivent sur la terre à faire des chars somptueux
et des chariots ornés de bronze ; c’est elle qui apprit aux tendres vierges dans
leurs demeures les nobles travaux dont elle mit le goût en l’esprit de chacune.
Jamais non plus Aphrodite la souriante ne peut plier sous les lois de l’amour la
bruyante Artémis aux flèches d’or : elle se plaît à l’art du massacre des fauves sur
la montagne ; elle aime les phorminx, les danses, les chants clairs des femmes,
les bois ombreux et les cités des justes. Ce n’est pas davantage la Jeune Fille
vénérée qui se complaît aux travaux d’Aphrodite, Histiè [Hestia], que le subtil
Kronos engendra la première (et aussi la dernière, selon le dessein de Zeus qui
porte l’égide), la noble déesse que recherchaient Poséidon et Apollon. Loin d’y
consentir, elle refusa avec fermeté et jura le grand serment à jamais tenu : elle
resterait toujours vierge, la divine entre les déesses. Au lieu d’un cadeau de
noces, Zeus le père lui accorda un beau privilège : elle s’installa au centre de
la maison… Dans tous les temples des dieux, elle reçoit des hommages et, plus
qu’aucun dieu, elle est pour les mortels un objet de vénération. Ces trois cœurs-là,
elle ne peut ni les persuader ni les séduire ; mais nul autre ne peut jamais – dieu
bienheureux ou homme mortel – échapper à Aphrodite53.

50. W. Burkert, op. cit., p. 133-134.


51. Arès semblable à Héra : Iliade, V, 890-893 ; on rappellera que la mère « juste » enfante des fils
semblables à leur père : voir N. Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Le Seuil, 1989, p. 107-114. Héra
et Héphaïstos : P. Friedrich, op. cit., p. 84 ; Héra enfantant seule : Ch. Kerényi (Introduction…,
op. cit., p. 98) mentionne Typhon, Héphaïstos, Arès.
52. Ch. Kerényi, ibid., p. 151.
53. Hymne homérique à Aphrodite, 7-35, trad. Humbert.
qu’est- ce qu’une déesse ? 597

En sa paradoxale tenue de chasseresse, Artémis est la plus érotisée, et


peut-être aussi la plus terrible pour ceux qu’elle protège : sous ses flèches, les
femmes en couches meurent d’un coup subit et les chasseurs, s’ils tiennent
à la vie, doivent se garder d’apercevoir, comme Aktéon le fit pour son mal-
heur, le beau corps nu de la déesse lorsqu’elle se baigne. C’est à elle qu’Euri-
pide confie le soin de redire la haine que les Parthénoi immortelles portent à
Aphrodite – « de tous les dieux, la plus odieuse pour nous qui mettons le plai-
sir dans la virginité54 ».
Athéna serait, dit-on, la moins sexuée. Du moins les historiens des reli-
gions aiment-ils à se le répéter, pour contourner plus sûrement l’énigme de sa
sexuation55, et ils se plaisent à affirmer que « l’idée de dieu chez les Grecs ne
semble s’être libérée de tout trait sexuel que dans la virginité d’Athéna56 ». À
croire que la féminité des déesses les gêne… Mais mieux vaudrait regarder les
choses en face : ce n’est pas parce que les femmes mortelles ne peuvent pas
s’installer dans la virginité comme en un état définitif que le choix virginal des
déesses constituerait pour autant le degré zéro de la féminité. À preuve Athéna
elle-même, assez désirable pour qu’Héphaïstos le boiteux la poursuive de ses
assiduités – on sait ce qui s’ensuivit : Terre fécondée par le sperme du dieu,
la naissance de l’enfant Erichthonios, et Athéna, toujours vierge, qui élève le
rejeton miraculeux57.
Quant à Hestia, elle serait misogyne et, de fait, nulle femme n’est admise
dans les prytanées, ces édifices hautement politiques, symboliques de la cité des
mâles, où elle élit volontiers domicile. Si son corps est féminin, elle « réside à
la maison sous la double apparence de la vierge et de la vieille femme58 » et
sans doute, à ce titre, comblerait-elle mieux qu’Athéna la quête d’une divinité
enfin « libérée », sinon de tout trait sexuel (entendons : féminin), du moins de
tout accomplissement dans l’épanouissement d’une féminité adulte. Mais Hestia
n’a pas d’histoire – ou si peu – et tout ce qu’on en sait se trouve dans l’Hymne
homérique à Aphrodite.
Avec la virginité divine, ce qu’il en est d’une déesse s’affirme et tout à la
fois se complique : par leur choix, les Parthénoi de l’Olympe affirment, cha-
cune pour soi, qu’être theá n’est pas être une femme ; mais, à les considérer
toutes trois ensemble, il s’avère qu’elles fournissent une contribution essen-
tielle à l’étude de la configuration divine du féminin. Car, d’être ainsi arrêtée,
immobilisée dans l’étape de l’avant, leur féminité n’en est que plus riche à pen-
ser, sur le fond de ce « plaisir d’être vierge » qu’énonçait l’Artémis d’Euripide.
Une déesse : un dieu au féminin ? Sans doute. Encore faut-il désormais sou-
ligner et le dieu et le féminin comme enjeu de spéculation, comme support de
rêveries pour la cité des hommes.

54. Euripide, Hippolyte, 1301-1302.


55. N. Loraux, Les Expériences de Tirésias, op. cit., p. 263-270.
56. Ch. Kerényi, Introduction…, op. cit., p. 151.
57. Voir Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris,
Maspero, 1981.
58. M. Detienne, L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 98.
598 qu’est- ce qu’une déesse ?

Formes du divin au féminin

Sous le nom de déesse(s), on a jusqu’ici désigné les déesses du panthéon


olympien : les Immortelles qui, aux côtés de leurs parèdres59 masculins ou de
partenaires de circonstance, comptent au nombre des douze dieux60. Quels que
soient les interférences, les chevauchements et les échanges à l’intérieur d’un
panthéon polythéiste, ces déesses, comme leurs homologues masculins, sont
dotées d’une individualité suffisante pour constituer quelque chose comme une
galerie de portraits singuliers61. Sans doute n’ira-t‑on pas jusqu’à parler à leur
propos de « personnes » divines, si l’on se range avec Jean-Pierre Vernant à
l’idée que « les dieux helléniques sont des Puissances et non des personnes »,
ce qui implique qu’« une puissance divine n’[ait] d’être que par le réseau des
relations qui l’unit au système divin dans son ensemble62 ». Mais il faut mal-
gré tout se rendre à l’évidence : il y a déesses et divinités. Ou plutôt : il y a les
déesses individuelles et le divin au féminin, dont le nombre et le nom sont les
principales caractéristiques.

Le féminin pluriel

Face aux personnalités singulières, le multiple : ainsi, dans la Théogonie,


après les « divinités traditionnelles de troisième génération », les « chœurs
civiques63 » des Heures et des Charites. Et les Moires, les Kères, les Néréides
et autres Océanides… J’en passe, mais n’oublie pas les redoutables Érinyes, ou
l’Érinye une et multiple, tout à la fois une et trois – à cela près que, lorsqu’elles
sont trois, voire plus comme chez Eschyle, dans le chœur des Euménides, elles
n’ont encore qu’un nom à elles toutes, celui d’Érinye(s)64. Au sujet de ces divi-
nités « multiples », on a parlé du « goût des Grecs pour les personnages plu-
riels65 » ; on a avancé que ces pluriels sont « l’illustration au plan divin des
problèmes rencontrés dans la conquête du nombre66 ». On a encore fait auda-
cieusement l’hypothèse que « les Grecs, avant d’avoir appris de Pythagore à
compter avec des groupes figurés de points, savaient déjà compter avec des

59. Páredros signifie littéralement « assis à côté » ; dans le cas d’une paire de dieux, ce mot désigne
donc le compagnon de la divinité mentionnée en premier. Mais le « parèdre », généralement associé
à un dieu plus important, assume souvent la fonction d’un aide, d’un assesseur ou d’un conseiller.
60. Liste des douze dieux dans P. Séchan et P. Lévêque, Les Grandes divinités de la Grèce, Paris,
de Boccard, 1966, p. 26 ; l’organisation du Dôdekathéon : M. Detienne, dans La Vie quotidienne
des dieux… (cité note 19), p. 181-182.
61. W. Burkert, op. cit., p. 119-121.
62. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., II, p. 86.
63. C. Ramnoux, « Les femmes de Zeus : Hésiode, Théogonie, vers 885 à 955 », Poikilia. Études
offertes à J.-P. Vernant, Paris, éd. de l’EHESS, 1987, p. 159.
64. M. Jost, Sanctuaires et cultes d’Arcadie, coll. Études Péloponnésiennes, IX, Paris, Vrin, 1985,
p. 308. Sur la question du multiple, envisagée essentiellement dans les représentations figurées,
voir Th. Hadzisteliou-Price, « Double and Multiple Representations in Greek Art and Religious
Thought », Journal of Hellenic Studies, 91, 1971, p. 48-49.
65. P. Brulé, « Arithmologie et polythéisme. En lisant Lucien Gerschel », dans Lire les polythéismes,
1 : Les Grandes figures religieuses. Fonctionnement pratique et symbolique dans l’Antiquité,
Besançon-Paris, 1986, p. 35.
66. Ibid., p. 42 (je souligne « illustration »).
qu’est- ce qu’une déesse ? 599

groupes autrement figurables de divinités67 ». Mais on n’a pas assez souligné


l’évidente récurrence de ces êtres collectifs du côté du féminin. Comme si, entre
le féminin et le pluriel, la rencontre n’était pas de hasard68.
Bien sûr, à propos de ce féminin pluriel, j’aimerais en dire plus, ne serait-ce
que pour rendre compte de ces groupes de divinités dont l’identité n’est perçue
que sous l’espèce du multiple. Sans doute devrais-je alors m’interroger sur ce
qui associe en profondeur le goût du nombre à ce geste très partagé qui consiste
à généraliser – ou, du moins, à désindividualiser – lorsqu’il s’agit du divin au
féminin (et l’on dit « les déesses », voire « la race des déesses69 », comme l’on
dit « les femmes », comme l’on parle de la « race » ou, mieux, des « ­tribus »
des femmes). On reviendrait alors sur cette tendance des chœurs féminins vers
la triade, qui n’est peut-être que la formulation principielle du pluriel, si tel est
bien le sens du chiffre trois, par opposition au duel et au singulier70. Faute d’ins-
truments conceptuels seulement grecs71, je n’irai guère plus loin pour l’heure,
me contentant de poser la question et de suggérer qu’elle est cruciale.
Reste l’essentiel : le féminin est, chez les dieux, sans doute moins homo-
gène qu’on ne le croit à propos des femmes mortelles, clivé qu’il est entre les
fortes personnalités olympiennes et les chœurs plus ou moins évanescents qui
existent à l’unisson.
Et il y a d’autres façons, pour les divinités féminines, de résister à l’indivi-
duation. On évoquera par exemple l’identité flottante attachée à certains noms
qui tantôt désignent une déesse singulière et tantôt se partagent, à titre d’épithète
qualifiante (on appelle cela une épiclèse), entre plusieurs Immortelles, présentées
dans l’exercice d’une fonction particulière. Il en va ainsi d’Ilithyie, Eileíthuia
(« Celle qui est arrivée »), dont la venue, lors d’un accouchement, précipite la
naissance de l’enfant. Ilithyie est une déesse, que Pindare célèbre avec ferveur
dans la VIIe Néméenne :
Ilithyie, assistante des Moires aux pensées profondes, fille d’Héra la puissante,
écoute, toi qui fais naître les enfants. Sans toi, nous ne verrions pas le jour, ni
l’heure bienfaisante des ténèbres.
Associée au chœur des Moires, fille d’Héra, la déesse appartient à un uni-
vers strictement féminin. Est-ce ce qui lui vaut d’être une figure instable, plu-
rielle aussi bien qu’une et dont l’être peut se résorber en une pure épiclèse ?

67. C. Ramnoux, « Les femmes de Zeus… », op. cit., p. 157-158.


68. À ce sujet, on évoquera les travaux menés depuis 1860 dans la grammaire comparée de l’indo-­
européen sur le fait que le neutre pluriel est à l’origine un collectif, et que ce collectif a la forme
d’un « abstrait » féminin singulier. Charles Malamoud, qui a attiré mon attention sur ce phénomène,
ajoute qu’il faudrait peut-être, pour un problème aussi vaste et aussi fondamental, ne pas se limiter
à l’indo-européen, car c’est une question de « linguistique générale ».
69. Théogonie, 965 : theáōn phûlon. Les « sociétés de dieux » peuvent certes être masculines, ce
dont Burkert (op. cit., p. 173) donne plusieurs exemples ; mais, outre que certains de ces collectifs
masculins semblent plus récents, on signalera que leur lien avec une Mère les met souvent au
service d’une divinité féminine.
70. P. Brulé, op. cit., p. 41.
71. S’agissant des – Mères – de Goethe, qui – trônent dans l’illimité – et – résident dans l’éternelle
solitude et pourtant en société –, on trouvera en revanche chez W. Granoff (La Pensée et le féminin,
Paris, Éd. de Minuit, 1976, p. 130-131) de suggestives remarques sur le fait qu’elles constituent
« un stock ».
600 qu’est- ce qu’une déesse ?

C’est ainsi qu’Artémis tout naturellement ou Héra lorsque, comme à Argos, elle
veille aux accouchements, sont qualifiées d’Eileíthuia. Et il existe d’autres épi-
clèses tout aussi partagées, telle celle de Sṓteira, la Sauveuse, qui, sans jamais
s’incarner en une figure divine, va d’une cité à l’autre, s’attachant à Perséphone
ou Artémis en Arcadie et à Athéna au Pirée ou à Délos.
Un pas de plus, et ce sont les « abstractions divinisées », telle la Renommée,
dont Hésiode déclare qu’« elle aussi est une déesse72 », et que Pindare nom-
mera Aggelía, la Messagère. La poésie pindarique, les vases peints à la fin du
ve siècle par le peintre Midias présentent une liste très riche de ces déesses dis-
crètes, tout entières concentrées en leur nom qui, généralement, dans le monde
humain, sert à désigner une vertu : ainsi, chez Pindare, ce ne sont qu’Eunomía
(Bon gouvernement), Díkē (Justice) et la fille de celle-ci Hēsukhía (Tranquillité),
Eirḗnē (Paix) et Níkē (Victoire), face à Húbris, Démesure la nuisible. Comme,
chez Hésiode, Aidṓs et Némesis (Pudeur et Justice rétributive) ou la foule silen-
cieuse des Maladies, à qui Zeus a refusé la parole73, elles hantent le monde des
mortels qui créditent tout au plus les entités bienfaisantes de « beaux corps »
génétiques, sans jamais les voir, sans tenter de leur donner la moindre biogra-
phie. Mais il est vrai que toutes ces catégories du divin au féminin commu-
niquent entre elles et, de ce point de vue, les abstractions, très présentes parmi
les humains, ont plus d’un point commun avec une déesse très révérée, indi-
viduée comme une Olympienne, mais qui s’est « à peine développée en une
personne74 » : j’ai nommé Hestia, « figure à moitié géométrique75 », dont les
historiens des religions s’accordent à reconnaître qu’elle se tient « à l’écart des
intrigues de la mythologie ».
Serait-ce, comme on l’a avancé, que, « du point de vue de la puissance, l’oppo­
sition entre le singulier et l’universel, le concret et l’abstrait, ne joue pas76 » ?
Je modaliserais volontiers cette affirmation en précisant qu’elle concerne au
premier chef les « puissances » féminines.
Enfin, s’il ne fallait clore ce développement, à mi-chemin entre le concret et
l’abstrait, entre le singulier et le pluriel, je m’attarderais encore sur le groupe,
à la fois familier et très peu défini, des Nymphes, ces Númphai qui hantent
les arbres77 et veillent sur l’enfance des mortels78, bienveillantes comme des
déesses et qui, comme les dieux, se nourrissent d’ambroisie, mais à bien des
égards proches des humains en ce que leur longue vie est vouée à connaître
un jour son terme. Ni déesses79 ni vraiment humanisées, elles peuvent, comme

72. Travaux, 764 ; Pindare, 8e Olympique, 106.


73. Travaux, 200, 102-104.
74. W. Burkert, op. cit., p. 125.
75. M. Detienne, L’Écriture d’Orphée, op. cit., p. 89-90. L’absence de mythologie concernant
Hestia semble aller de soi pour tous les historiens des religions ; seule Claudine Leduc (« Note
sur Hestia » dans Générations de vierges, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1987, p. 25)
s’interroge sur cette « exceptionnelle pauvreté du méson hellénique » alors que « les Grecs n’ont
jamais cessé de fabriquer du mythe ». On observera que cette « pauvreté » va pourtant dans le sens
de ses suggestions, plaidant pour une Hestia plus politique que familiale.
76. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., II, p. 87-88.
77. Hymne homérique à Aphrodite, 97-98 ; Callimaque, Hymne à Délos, 82-85.
78. Hymne homérique à Aphrodite, 257.
79. Dans son édition de l’Hymne (Collection des Universités de France), c’est indûment que Jean
Humbert, au vers 259, traduit « celles-ci » par « les déesses ».
qu’est- ce qu’une déesse ? 601

les mortels, pâtir de la fréquentation des dieux – je pense au cri de douleur de


la nymphe Khariklô dont Athéna a aveuglé le fils80 –, mais, à l’heure dange-
reuse de midi, elles peuvent aussi être redoutables à ceux qui s’égarent dans la
campagne, car elles prennent possession d’eux et de leurs esprits. En affirmant
qu’elles ne vont ni avec les mortels ni avec les immortels, l’Hymne homérique à
Aphrodite81 les associe virtuellement à d’autres figures d’indétermination comme
les Gorgones (deux immortelles, une mortelle, que tua Persée), comme certains
monstres féminins gîtant, telle Ékhidna, « loin des dieux et des hommes » ou
comme les Érinyes dont, chez Eschyle, Athéna et la Pythie s’accorderont, dans
les Euménides, à évoquer le statut indécidable.
Cette fois-ci, l’heure est venue de parler de la Grande Indéterminée : Gē ̂ ,
Terre monstrueuse (Gaîa pelṓrē)82 en son immensité. Et déjà, derrière Gē ̂ , se
profile la cohorte étonnante des Grandes Mères car, à parler de Gè, une ques-
tion me tourmente : qu’a donc en commun sa façon d’être divine avec celle,
par exemple, d’une Héra ? Question à suivre – mais patience !

Gè, sans bornes ou très délimitée

Iṑ, gaîa maîa : Ah ! Terre, bonne mère83 ! Le temps de cette exclamation, un


chœur tragique de femmes reprend le souffle, et nous relevons ce maîa : petite
mère, bonne mère, grand-mère parfois et, lorsque le mot désigne une fonction
dans le monde des hommes, accoucheuse.
Gè est tout cela et beaucoup plus encore. Ce qui ne signifie pas, lorsqu’une
expression formulaire, au hasard d’un discours, rapproche et tout à la fois dis-
tingue Terre des dieux (ō ̂ gē ̂ kaì theoí), que, nommée avant eux, elle soit pour
autant censée les dominer tous84. Quant à son rapport avec les humains, que
faire de l’adage selon lequel, dans la reproduction, « la femme imite la terre » ?
Platon est l’inventeur de la formule, vite devenue topos et, depuis lors, répétée à
satiété85. Or, pour avoir sans précaution extrait cette phrase de son contexte pla-
tonicien, on ne s’est pas assez avisé que, prononcée dans un pastiche d’oraison
funèbre, elle devrait au moins être lue avant que d’être utilisée86. Mais, devant
la grande Terre, tous les repères semblent vaciller, toutes les prudences s’éva-
nouissent et, pressés d’aller à l’essentiel – à du féminin à majuscule – les his-
toriens des religions se muent en dévots de Gè.

80. Callimaque, Hymne pour le bain de Pallas, 85-86.


81. Hymne homérique à Aphrodite, 259. Sur le statut intermédiaire des Nymphes en tant qu’il
condense la problématique centrale de l’hymne (articulation entre le divin et l’humain, l’immortel
et le mortel), voir V. Pirenne-Delforge, « Conception et manifestations du sacré dans l’Hymne
homérique à Aphrodite », Kernos, 2, 1989, p. 193.
82. Théogonie, 159.
83. Choéphores, 45.
84. C’est la conviction de A. Dieterich, Mutter Erde, 1925, repr. Stuttgart, Teubner, 1967, p. 54.
85. Platon, Ménexène, 237 e-238 a ; citations de la formule : voir Les Enfants d’Athéna (cité note
50), p. 89, n. 71 (références), ainsi que E. Neumann (The Great Mother. An Analysis of the Archetype,
trad. R. Manheim, Londres, Routledge and Keagan, 1955, p. 51) et surtout Bachofen, op. cit., p. 132
(où il cite le juriste Cujas, VI, 219 e : mater enim est similis solo, non solum simile matri) et 195
(où la phrase est reprise sans guillemets dans le développement).
86. Les Enfants d’Athéna, p. 89, n. 71.
602 qu’est- ce qu’une déesse ?

Et la « Grande Déesse » fait son apparition, comme « Terre Mère per-


sonnifiée ». Et « les Terres Mères » se multiplient, « universellement pré-
sentes » d’Anatolie en Grèce et de Grèce au Japon, en passant par l’Afrique
profonde87. Sans doute accorde-t‑on çà et là que Gè « symbolise » le féminin
ou est « une métaphore de la mère humaine » ; mais, à la première occasion,
le lieu commun de l’imitation reprend le dessus, et c’est à nouveau la femme,
réduite à sa matrice, qui sera déclarée « image mortelle de la Terre Mère88 ».
Sur la lancée, pourquoi ne pas identifier Déméter, décomposée en Dē-mḗtēr
(où l’élément Dē-serait un doublet de Gē ̂ ), à Terre la Mère ? Et, sans se soucier
de tel passage d’Euripide où Gē ̂ est à la fois associée à Déméter et distinguée
d’elle89, sans s’inquiéter de ce que, dans l’Hymne homérique à Déméter, Gè
assiste le ravisseur contre la mère éplorée90, on postule l’identité de Terre avec
la mère de Perséphone. Cependant, quelques voix discordantes se font entendre,
venant parfois de ceux dont on l’attendrait le moins – ainsi le jungien Kerényi91.
Loin des dérives associatives, l’attention aux différences prévaut alors, et l’on
constate que, dans la Grèce des cités – celle dont nous parlons, très éloignée
de l’Hellade préhistorique propice aux Terres Mères –, le culte de Gè est poli-
tique autant qu’« agraire »92 ou que, dans le mythe athénien d’autochtonie, Gè
est certes mère (et nourrice), mais aussi patrís, terre des pères et, comme telle,
clairement délimitée par les frontières de l’Attique93.
La suite est affaire de choix. Ou l’on adopte la logique des survivances,
quitte à faire la part d’éventuelles « resémantisations », ou l’on s’en tient à la
cohérence structurelle d’un système analysé en toutes ses articulations à une
époque donnée.
Ce qui ne dispense pas, ne devrait pas dispenser de donner un statut à la
question des « déesses mères », clef universelle pour certains historiens des
religions, traitée par le silence et généralement évitée par les anthropologues
de la cité grecque.

La déesse : une affaire de maternité

Tout d’abord, un rappel. La Mère existe, les Grecs la vénèrent, et, au iie siècle
de notre ère, l’antiquaire Pausanias en est le témoin, à une époque certes tar-
dive, mais à bonne distance du Néolithique.

87. J. Przyluski, La Grande Déesse. Introduction à l’étude comparative des religions, Paris, Payot,
1950, p. 31 ; P. Lévêque, Les Premières civilisations, I : Des Despotismes orientaux à la cité grecque,
avant-propos, Paris, 1987, p. 16.
88. E. Neumann, op. cit., p. 51 ; M. Gimbutas, « The Earth Fertility Goddess of Old Europe »,
Dialogues d’Histoire ancienne, 13, 1987, p. 23 ; et surtout Bachofen, op. cit., p. 80.
89. Phéniciennes, 685-686.
90. Bachofen, op. cit., p. 80, 86-87 ; E. Simon, article cité note 43, p. 164-165. Autre terrain privilégié
d’identification : Pandora, identifiée à la Terre dont son nom serait l’épiclèse ; en dernier lieu, voir
les remarques nuancées de Lévêque, « Pandora… », op. cit., p. 56-57.
91. Ch. Kerényi, Introduction…, op. cit., p. 156 ; voir aussi Burkert, op. cit., p. 159.
92. Burkert, op. cit., p. 175. On peut aussi, comme E. Simon (article cité note 43, p. 164), inviter
simplement à distinguer Gè comme Terre attique et Terre (Gaia) comme principe dans la Théogonie
et la réflexion philosophique.
93. Les Enfants d’Athéna, p. 66-67 et 130.
qu’est- ce qu’une déesse ? 603

Mḗtēr

La Mère : à majuscule ou qualifiée de « Grande », comme à Sparte et à


Lykosoura d’Arcadie. Tantôt désignée simplement comme Mḗtēr (ainsi à Corinthe
et à Delphes), souvent qualifiée de Dinduménē (de Dindyme) en référence à son
origine asiatique – c’est le cas à Thèbes, où Pindare lui-même aurait dédié à la
déesse un culte et une statue94 –, et plus souvent encore honorée comme Mère
des dieux, à Athènes, à Corinthe, partout dans le Péloponnèse (en Laconie et en
Messénie, à Olympie et à Mégalopolis tout comme en Arcadie)95. À Dodone, elle
est identifiée avec la Terre96, mais déjà, au vie siècle avant notre ère, ­l’Athénien
Solon célébrait « la Grande Mère des dieux, Terre la Noire97 ». Pindare la vénère
comme « Grande Mère, Déesse vénérable », « vénérable Mère » ou comme
« Cybèle, Mère des dieux », et la voici bel et bien asiatique dès l’époque clas-
sique. L’a-t‑elle toujours été ? et que faire alors de cette « Mère divine » que
mentionnent les tablettes de Pylos – Mère mycénienne, donc –98 ? Souhaitons
que les Grecs s’y soient mieux retrouvés que nous…
Beaucoup de variations, donc, sur un nom. Ce qui ne garantit pas qu’il se
soit toujours agi d’une seule et même déesse. Mais rien n’assure non plus que
tel n’ait pas été le cas. Au fond, rien de sûr99… Mais nos difficultés ne s’ar-
rêtent pas là, beaucoup s’en faut, car, chez les historiens de la religion grecque,
c’est apparemment un acte de foi envers la puissance incontestée de la Mère
que d’en multiplier les noms, dont l’on ne sait jamais s’ils se recoupent exacte-
ment ou s’ils dénombrent plusieurs façons d’être une grande déesse maternelle.
En d’autres termes, à propos d’un dossier déjà passablement embrouillé par
les Grecs, les modernes raffinent…

Grande est la Mère et vaste son domaine

Donc, il y a la Mère et les Mères, la Grande Déesse et la Grande Déesse


Mère, sans parler de la Déesse. Dans la forêt des noms, comment s’y retrou-
ver ? J’y renonce pour l’heure, et me contente de relever quelques points récur-
rents dans les écrits des tenants de la Mère. Brièvement, je les énumère, sans
m’interdire de les commenter au passage.
1. La Mère renvoie vers l’origine. Pour la trouver épanouie en toute sa pré-
potence, il faut remonter au Néolithique, voire au Paléolithique100. On fait donc
parler les muettes « idoles féminines ».

94. Pausanias, IX, 25, 3.


95. Ainsi, à propos de reliefs du Musée de Sparte, certes tardifs (ier siècle ap. J.-C.), Juliette de la
Genière rend à la Grande Mère ce que la tradition archéologique attribuait à Hélène (« Le culte
de la Mère des Dieux dans le Péloponnèse », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, Paris, 1986, p. 29-48).
96. Pausanias, X, 12, 10.
97. Solon, fr. 36 West, vv. 4-5.
98. Burkert, op. cit., p. 45.
99. Pour y voir plus clair, il faut attendre le livre que Philippe Borgeaud doit consacrer à la Mère
(à paraître aux éditions du Seuil).
100. P. Lévêque, Les Premières civilisations, op. cit., p. 9-10, 14.
604 qu’est- ce qu’une déesse ?

2. La Mère n’a pas limité son territoire à la Grèce : elle est sans frontières
et l’espace ouvert à la quête de la déesse est, on l’a vu, illimité101. Preuve – si
l’on peut encore employer un tel mot en un domaine où le raisonnement par
association tient souvent lieu de démonstration – de l’universalité de son règne.
3. Après l’extension, la condensation : la Mère est métonymisée par sa
matrice, tout entière elle-même en une partie d’elle-même102. Reculer autant
que possible les limites du temps ou de l’espace pour mieux enfermer la Déesse
dans sa mḗtra, lieu du maternel dans le corps des femmes, telle est l’opération
à laquelle il semble que l’on ne puisse échapper. Mais, comme la Déesse est le
tout parce que, pensent ses fervents, ses rejetons n’ont pas besoin d’un Ouranos
jaloux pour rester à jamais pris dans les profondeurs du corps maternel103, tout
(Tout ?) est dans cette cache à l’intérieur du grand contenant féminin104. Exit la
logique puisque, dans ce système de poupées russes (j’ai trouvé la métaphore
avant de m’aviser que ces poupées sont, en russe, des matriochka), il faudrait
imaginer que la dernière, minuscule, est aussi grande que la première.
4. La Mère tire sa puissance de cette façon qu’elle a d’être un corps sans
mesure, et Bachofen associait son règne à la « loi du matériel-corporel ».
Proclamant que la « culture matriarcale105 » s’unifie dans « l’homogénéité d’une
idée dominante » telle que « toutes ses manifestations sont d’un seul moule106 »,
il travaillait à élaborer la notion d’une culture du sensible.
5. Admettons que la Grande Mère est une réalité. Admettrons-nous pour
autant qu’elle soit une réalité matérielle ? Rien n’est moins sûr : si, chez les
déesses qui sont définies comme mères, la maternité est éminemment drama-
tisée, c’est – disent Jung et ses disciples – que la Grande Mère est avant tout
cosa mentale (une « idée dominante », disait Bachofen). Et l’unité de sa figure
de Mère indivisible ne se conçoit jamais mieux que lorsqu’on l’a pour un temps
scindée en ses faces antagonistes de Mère bienveillante et de Mère terrible107.
Ainsi Pierre Lévêque, dont le chemin croise volontiers la Mère terrible, définit
celle-ci comme un « concept108 ».
La mère est donc tout (ou le tout), à moins qu’elle n’en soit l’Idée régulatrice.
À ce titre, elle garantit à merveille l’origine, parce qu’elle est l’origine. Elle l’est
pour les Grecs, qui dérivent d’elle les deux lignées – si soigneusement séparées

101. Voir par exemple J. Przyluski, op. cit. (note 79), p. 23, et Lévêque, ibid., p. 16.
102. Ainsi, Bachofen, op. cit., p. 27 (le grand contenant) ; Neumann, op. cit., p. 39, 42, 43 (femme
= corps = récipient = monde), 44 ; M. Gimbutas, article cité note 80 ; Lévêque, Colère, sexe, rire.
Le Japon des mythes anciens, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 106.
103. Dans la Théogonie, c’est Ouranos qui, par haine de ses enfants, les cache tous à l’intérieur
de Gaia, « au lieu de les laisser monter à la lumière » – et « l’énorme Terre en ses profondeurs
gémissait, étouffant » (154-160). Chez Bachofen, ainsi que l’observe Neumann (op. cit., p. 25), c’est
le féminin qui tient ferme à tout ce qui jaillit de lui, et l’entoure et l’englobe comme une substance
éternelle, si bien que tout ce qui est né de lui et lui appartient et lui est assujetti.
104. On relèvera la critique adressée par Neumann (op. cit., p. 62-63) à Bachofen pour qui l’homme,
en régime matriarcal, était semeur, alors que « le Grand Récipient engendre sa propre semence en
soi-même ; il est parthénogénétique ».
105. À ce sujet, voir infra le texte de Stella Georgoudi.
106. Bachofen, op. cit., p. 76-78.
107. E. Neumann, op. cit., p. 120-146 ; 147-208.
108. P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 40 ; P. Lévêque donne à ce concept son enracinement
jungien et précise, ce qui lui est sans doute propre, qu’une Mère terrible est telle pour avoir été
victime de violences sexuelles, sur sa personne comme sur celle d’un(e) de ses proches.
qu’est- ce qu’une déesse ? 605

par ailleurs – des dieux et des hommes. Elle l’est aussi pour les modernes his-
toriens de la religion grecque, qui semblent souvent trouver du réconfort à pla-
cer ainsi l’indétermination des débuts sous la garde de la grande Illimitée, une
et multiple, présente ici même et partout.
Mais on ne remonte pas vers l’origine à seule fin de s’y installer sans retour.
Et – est-ce à l’aller, est-ce au retour ? – le hic et nunc se retrouve vectorisé par
le commencement. Ainsi les déesses de l’Olympe ne sont pas épargnées par
la quête de la Déesse, qu’elles soient dès lors considérées comme de simples
jalons vers la Mère ou, en sens inverse, comme des « survivances » qui, par-
delà l’oubli, témoigneraient de ce qui fut. C’est ainsi, on l’a vu, que la si peu
maternelle Héra peut, aux yeux de certains, passer pour Mère. Mais c’est aux
déesses vierges que la pulsion interprétative s’attache par prédilection, pour
leur arracher l’aveu de ce qu’elles n’ont pas toujours été des parthénoi. Soit
par exemple Artémis la chasseresse. Il suffit d’en faire l’héritière d’une antique
Maîtresse des Fauves, et déjà, derrière celle-ci, se profile la Grande Déesse ana-
tolienne. Ou encore Athéna, si ferme pourtant en son refus du mariage. Qu’un
chœur de tragédie la désigne comme « mère, maîtresse et gardienne » (mátēr,
déspoina, phúlax) du sol attique109, et l’on s’empresse de la rendre triompha-
lement à son « état primitif ». Pour étayer l’opération, on rappellera alors qu’à
Élis elle reçoit officiellement l’épiclèse de Mḗtēr, pour avoir rendu les couples
féconds en période d’oliganthropie110, et le tour est joué.
Sans doute est-ce malgré tout aller un peu vite en besogne, puisque des pro-
testations s’élèvent à nouveau, cette fois encore du camp même des amis de
la Mère. Ainsi, Kerényi proteste que la désignation de Mḗtēr n’entame pas la
« nature » d’Athéna111, et l’on peut tout à la fois, comme Hubert Petersmann
(mais l’exemple, il est vrai, est remarquable), travailler sur les Mères préhellé-
niques et reconnaître qu’à l’époque classique il est en Grèce peu de déesses qui
reçoivent le titre de Mḗtēr ou que, de la simple attestation d’une épiclèse, tou-
jours liée à un culte spécifique, on ne saurait déduire sans autres preuves l’exis-
tence d’un « culte de la Mère »112.
En attentant qu’une voix s’élève pour constater que, somme toute, en Grèce,
Mḗtēr n’a pas de mythologie qui lui soit propre113.
Il est temps de reprendre son souffle et de s’interroger : que cherchent donc
les tenants de la Mère, en cette quête insistante ?
L’Éternel féminin, peut-être…

Variations sur l’Éternel féminin

De fait, si prisée soit-elle des spécialistes de la religion grecque ancienne,


la Grande Mère est d’abord un archétype, et Jung est son prophète : c’est ce
qu’Erich Neumann, tout au long d’une monographie consacrée à la Mère114,

109. Euripide, Les Héraclides, 771-772.


110. Pausanias, V, 3, 2.
111. Ch. Kerényi, Introduction…, op. cit., p. 151.
112. H. Petersmann, « Altgriechischer Mütterkult », in Matronen und Verwandte Gottheiten, op. cit.
(cité note 43), p. 171 et 173.
113. Burkert, op. cit., p. 179.
114. E. Neumann, op. cit.
606 qu’est- ce qu’une déesse ?

ne cesse de répéter. Un archétype : une image intérieure, éternisée dans la


psukhḗ ; et, pour l’organisation psychique, à la fois un centre et un ferment d’uni-
fication. Quelque chose d’immuable. Ou, pour le dire autrement, « le nom de
ce qui règne au-delà des noms115 ». Peu importe dès lors que le mot « mère »,
lorsqu’il est doté d’une majuscule, ne renvoie pas nécessairement à une mater-
nité effective et que l’adjectif « Grande » exprime seulement la « supériorité
du symbole sur toute réalité116 ». Si l’on accepte ces prémisses, ou plutôt si on
les acceptait, tout deviendrait simple, si simple, inquiétamment simple. Encore
faut-il se satisfaire de simplifications : ainsi, selon Neumann, ce n’est pas sur
le droit de la mère que réfléchissait Bachofen – et voilà disqualifié le droit, qui
donne au livre son titre et son sens –, mais tout bonnement sur la « nature » de
la femme117. Et ainsi de suite. Je ne multiplierai pas les citations.
Une affirmation récurrente mérite toutefois d’attirer l’attention. À en croire
Neumann, si les Égyptiens ont appelé une de leurs déesses « la Grande », ce
serait là façon purement symbolique d’exprimer l’anonymat impersonnel de
l’archétype, et cette désignation générique viserait au même effet que le pluriel
employé par Goethe, dans le Second Faust, à propos des Mères118. Voici que
le féminin singulier se fait générique, et que le pluriel vire au collectif, ce qui
nous rappelle à coup sûr quelque chose ; voici surtout que, singulier ou plu-
riel, générique ou collectif, l’archétype du féminin ou, mieux, le féminin, par
essence archétypal, ne se peut saisir que sur le mode de l’impersonnel, voire
du « transpersonnel »119. Soit. Mais déjà Bachofen avait, dans une langue plus
riche, parlé du « caractère de sublimité archaïque », « sans considération de
coloration individuelle », propre aux cultures de la Mère120.
La Mère, donc : le symbole même de l’impersonnel féminin ? C’est ce qui
se dit, et l’on ajoute parfois que cet impersonnel, parce qu’il touche au pri-
mordial, est unificateur : ainsi l’on parlera du « mythe de la féminité en action
comme mystère réconciliateur du monde121 ». Mais qui ne voit que, dans ce
discours au neutre, on risque, si ce n’est déjà fait, de perdre le féminin ? Pour
ne pas parler des femmes qui, à l’évidence, sont bien loin.
La Mère, les Mères : au fond, rien de plus édifiant, fût-elle, fussent-elles ter-
ribles. Nous voilà bon gré mal gré immergés dans la réconciliation… On peut
s’en trouver bien. On peut aussi – c’est mon cas – trouver que et la structure
psychique et le féminin ainsi construits ignorent par trop le conflit et ses désa-
gréments qui font la vie.

115. J’emprunte cette formulation à M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l’évé-
nement psychique, Paris, Ramsay, 1989, p. 76-79 (dans un développement sur les mères comme
enjeu du débat entre Freud et Jung).
116. E. Neumann, op. cit., p. 11.
117. Ibid., p. 293.
118. Ibid., p. 11.
119. Ibid., p. 95.
120. Bachofen, op. cit., p. 71.
121. P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 110-111.
qu’est- ce qu’une déesse ? 607

La Mère, la Fille

Franchissons encore un pas : l’édifiant cède la place à l’émouvant lorsqu’il


est question de la Mère et de la Fille – entendons : de Déméter et de Korè. Et
les accents se font lyriques pour célébrer, à grand renfort de majuscules, ces
« pôles archétypaux de l’Éternel féminin » – archétypes d’un archétype, donc –,
« la femme mûre et la vierge », incarnant à elles deux « le mystère du fémi-
nin,… susceptibles de renouvellement sans fin122 ».
L’occasion est belle de tester la validité des généralités impersonnelles de
la pensée archétypale. Regardons-y de plus près : du côté du culte des deux
déesses où le deux est une variété de l’Un, l’archétype n’est pas loin de triom-
pher – aussi bien a-t‑on déjà signalé que Déméter et Korè sont, de toutes les
déesses, les plus propres à incarner des âges de la femme. Mais il y a le mythe,
et la structure dynamique du panthéon olympien où Déméter et Korè ont cha-
cune leur spécificité ; et il y a l’ensemble « religion grecque » où, pour la mul-
tiplicité des déesses, elles ne constituent nullement un commun dénominateur.
La Mère, la Fille. La Mère n’est plus seule, certes, mais ne pensons pas pour
autant qu’elle a trouvé son Autre – cet autre qu’elle ne trouverait sans doute qu’en
un fils123. Tout au contraire, si le pluriel Dēmētéres (« les Déméters »), attesté
dans le culte en de nombreuses cités, désigne bien le couple qu’elle constitue
avec sa fille, on peut craindre que sa forte présence n’ait absorbé Korè (mais c’est
l’inverse en Arcadie, où l’appellation de Déspoinai plaide pour un redoublement
de la Fille, dénommée Maîtresse [Déspoina]). Sans doute l’emploi, très fréquent
à Athènes, de la forme duelle tṑ theṓ (« les deux divinités »)124 vient-il redres-
ser cette impression, suggérant un équilibre parfait ou l’unité d’une paire – un
Un en deux, diront certains125. Reste que, dans le mythe éleusinien, Déméter et
Korè ont aussi une histoire, où leurs positions respectives ne sont ni interchan-
geables ni seulement symboliques – ainsi la Jeune Fille Perséphone est un para-
digme fort déviant de jeune fille126 –, et qu’il faut savoir maintenir l’écart entre
le mythe et le culte. D’autant que la mère et la fille font partie du panthéon des
Douze dieux comme deux personnes divines très liées, mais singulières et non
semblables, si bien qu’entre leur culte commun où la différence s’annule et leur
participation à la collectivité des dieux, effective sous forme d’une triade où
elles s’adjoignent un Zeus d’en bas qui tient beaucoup d’Hadès, la temporalité
d’un récit s’est glissée, ainsi que la possibilité d’autres associations.
Mieux vaut donc également refréner la pulsion à généraliser la forme du
couple cultuel en affirmant, comme on le fait parfois, que toutes les déesses-mères
grecques se répartiraient en deux catégories essentielles, les Mères fécondes et
les jeunes filles, toujours de surcroît déclarées courotrophes127.

122. E. Neumann, op. cit., p. 309.


123. Voir N. Loraux, Les Mères en deuil, op. cit., p. 78-84.
124. Notons seulement que la forme theós évince la forme féminine theá non seulement à l’accu-
satif, mais aussi, comme me le fait remarquer Alexandra Dimou, aux cas obliques où toîn theoîn
évince taîn theaîn.
125. H. Petersmann, op. cit., p. 173, 184 ; voir Ch. Kerényi, Introduction…, op. cit., p. 173.
126. Voir L. Kahn-Lyotard et N. Loraux, « Mythes de la mort », dans Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire
des Mythologies, II, op. cit., p. 121-124.
127. E. Simon, art. cité (note 43), p. 157. Voir la définition de ce mot dans le chapitre de Louise Bruit.
608 qu’est- ce qu’une déesse ?

Ces distinctions faites, on peut dès lors se ranger à la constatation très raison-
nable que l’étroite association de Déméter et de Korè est sans doute en soi un phé-
nomène spécifique au sein de la religion grecque : inutile, dès lors, de chercher
à le démultiplier dans l’espace ou dans l’obscur foisonnement des origines128.
Mais le raisonnement historien a peu de chances d’être entendu en un domaine
où le goût de la majuscule se donne libre cours, où la pulsion dominante est à
effacer les différences.

Séries

Il me faut donc parler aussi de ces chaînes d’assimilations (A = x = y = z


= Mère) qui permettent aux tenants de la Déesse d’en finir avec l’individua-
lité des déesses en réduisant, de façon plus ou moins expéditive selon les cas,
toute déesse à une autre et cette autre à une Mère, comme si, au féminin, les
figures divines étaient interchangeables entre elles comme jamais ne le sont les
dieux mâles. On parlera alors d’équivalences, voire d’avatars, et l’on affirmera
l’identité d’Artémis avec la Grande Déesse d’Asie Mineure, celle de la Gorgone
avec Artémis-Hécate ou celle de la Déesse en colère avec… Déméter, Ishtar,
Hathor, Hécate (de Grèce en Grèce, avec un relais mésopotamien et une hypos-
tase égyptienne : quel trajet !) ; on dissoudra Aphrodite entre les Usas (l’Aurore
indo-européenne), les Cybèles et encore les Ishtar, sans parler de la « panoplie
des Aphroditoïdes » – Hélène, Thétis, Pénélope, Calypso, Circé, Ino, Nausicaa
(j’en passe, à coup sûr)129 ; à propos de Pandora – pour Hésiode, « celle qui a
reçu un don de tous les dieux » –, on parlera du « détournement de sens » de
son nom, celui, très archaïque, d’une donatrice universelle, et voilà Pandora
associée à « la Terre-Mère qu’elle est aussi130 ».
J’arrête ici cette énumération pour rappeler les utiles mises en garde répé-
tées par Marie Delcourt à l’égard d’une pratique à laquelle elle n’a pourtant pas
toujours craint de recourir ; du moins la jugeait-elle peu pertinente en son prin-
cipe parce que la mythologie grecque est « une langue où il n’y a pas de syno-
nymes131 ». Ce n’est pas que les Grecs ne se soient eux-mêmes livrés à ce jeu
(on aura compris qu’ils ont eux-mêmes proposé toutes les interprétations entre
lesquelles se partagent les modernes) : ainsi l’empereur Julien assimilant Gē ̂
ou Mḗtēr à Rhéa, ainsi, dans la mouvance orphique, Déméter muée en Terre
Mère132 ; mais on observera du moins que de tels témoignages sont le fait soit

128. Burkert, op. cit., p. 161 ; sur la réorganisation peut-être tardive des cultes arcadiens autour
du modèle de la « paire » de déesses, voir M. Jost, op. cit., p. 297-301, ainsi que, du même auteur,
« Les grandes déesses d’Arcadie », Revue des Études anciennes, 72, 1970, p. 141.
129. Voir P. Friedrich, op. cit., p. 46-47.
130. J. Przyluski, op. cit., p. 29 ; E. Neumann, op. cit., p. 170 ; P. Friedrich, op. cit., passim :
P. Lévêque, « Pandora », p. 60-61.
131. M. Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 88 et 100 ; L’Oracle
de Delphes, Paris, Payot, 1955, p. 139.
132. Voir S. G. Kapsomenou, Deltion, 19, 1964, p. 24 (col. 18) : « Terre, Mḗter, Rhéa et Héra
sont la même ; […] et elle a été appelée Déméter comme Gē ̂ Mḗter – de deux noms, un seul. »
A. Henrichs in « Die “Erdmutter” Demeter (P. Derveni und Eurip, Bakch. 275 f.) », Zeitschrift für
Papyrologie und Epigraphik, 3, 1968, p. 111-112, rapprochant ce texte du passage des Bacchantes
où, fraîchement convertis à Dionysos, Kadmos et Tirésias procèdent à la même étymologie,
qu’est- ce qu’une déesse ? 609

d’époques tardives, soit de sectes mystiques, et que l’orthodoxie classique de


la religion grecque s’en abstient généralement.
Sans doute, à traiter ainsi de la question de la « série133 », touche-t‑on une
fois de plus aux multiples accointances que, des théologiens grecs aux histo-
riens des religions, la pensée tend à établir entre le féminin et le pluriel. Mais
il me faut avancer, et je ne rouvrirai pas cette question, même pour m’interro-
ger sur sa pertinence.
Il est temps d’en venir à l’essentiel : faire acte de foi en la Mère – car c’est
bien de cela qu’il s’agit – revient à en postuler le règne originel. Principiel.

Dieu la Mère ?

Car tel est bien le rêve : installer une Grande Déesse à la tête du Panthéon
– un panthéon d’ailleurs informel, la puissance de la Déesse laissant peu de place
à de l’autre. À la fois Mère et Grande, supérieure à tous les dieux. « En lieu
et place d’un dieu », la dominance d’une divinité féminine134. She-God précé-
dant He-God ou, pour emprunter cette expression à Marie Moscovici, « Dieu-
la-Mère » avant Dieu le Père135.
Plus que jamais, on s’en doute, la réflexion historienne proteste, observant,
par la voix de Walter Burkert, que même « la religion minoenne – supposée pré-
hellénique et donc insensible à l’adulation indo-européenne du père – était un
polythéisme et non un quasi-monothéisme de la Grande Déesse136 ». Mais qui
émet ce genre d’objections sait d’avance que la croyance en la Mère est, chez
ses dévots, plus forte que toute argumentation et se reformera, inentamée, voire
plus puissante d’avoir été contestée. En ce domaine, tout est affaire d’interpré-
tation, ajoute Burkert, qui pense à part lui-même : de spéculations137.
Je dirais, quant à moi, que la Grande Déesse maternelle est un fantasme.
Un fantasme très puissant, doté d’une étonnante faculté de résistance. Un fan-
tasme effectivement réconciliateur puisqu’il unit sous son emprise les militantes
du matriarcat et les adorateurs d’une grande consolatrice originaire. Étonnant,
pour le moins, ce rassemblement hétéroclite de certaines féministes et d’univer-
sitaires bien assis dans des chaires académiques… Tenons-nous-en à ces der-
niers, puisque c’est leur pensée qui nous a retenus.
Que gagne-t‑on à unifier l’origine sous l’autorité d’une figure unique et
maternelle ? On satisfait en soi, à son insu peut-être, la nostalgie des commen-
cements indifférenciés, cela même que, dans une représentation historique du
Ring à Bayreuth, la Erda de Patrice Chéreau incarnait si bien. Mais il se pour-
rait aussi que l’on cherche à dédouaner la culture des pères, comme Freud, qui
croyait peut-être à l’existence d’un matriarcat primitif mais n’avait que suspi-
cion envers la grande déesse, dit que le patriarcat triomphant inventa les déesses

souligne que le jeu étymologique Déméter/Gē ̂ Mḗter est plus ancien que le stoïcisme, auquel il
a souvent été attribué.
133. H. Petersmann, op. cit., p. 172.
134. J. Przyluski, op. cit., p. 23 ; P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 37, 66.
135. M. Moscovici, op. cit., p. 317-318 (à propos de Ferenczi trouvant « Dieu la Mère derrière
Dieu le Père »).
136. Burkert, op. cit., p. 46.
137. Ibid., p. 11-12, 14.
610 qu’est- ce qu’une déesse ?

mères « à titre de dédommagement138 ». J’admire l’audace de ce propos, en ce


qu’il retourne les évidences brumeuses et les généralisations apaisantes pour
faire de la Mère une construction secondaire. Loin des archétypes jungiens, loin
de Rank qui postulait une « mère primitive dont toutes les représentations ulté-
rieures… seraient la dénégation139 », Freud suggère que, si toujours les Mères
sont déboutées de leurs prétentions au pouvoir, c’est que leur assigner tout pou-
voir au début revient à reconduire un présent où elles en ont peu ou pas. Il y a
jadis et maintenant. Et jadis fonde maintenant140.

Devī

Pour clore ce trop rapide exposé de quelques interrogations, j’inviterais


volontiers à un détour hors de Grèce, dans l’Inde de l’hindouisme. Une déesse
à la puissance incontestée y règne, que l’on appelle tout simplement la Déesse :
Devī. Bienveillante et terrible, elle est omniprésente au point que certains mou-
vements religieux tendent à lui donner le pas sur l’aspect mâle de la divinité.
On dit même, chez certains indianistes, qu’elle viendrait de plus loin, de plus
haut, bien avant le brahmanisme, avant même le Veda. Tiendrions-nous enfin
– et sans ambiguïté – une Grande Déesse telle qu’on la décrit ou la déduit si
souvent ?
La démonstration de Madeleine Biardeau, à qui j’emprunte ce développe-
ment, met fin à bien des spéculations. En effet, il a pu exister des déesses anté-
rieures, écrit-elle, mais
il est certainement plus fécond de voir comment la place de la Déesse est bien
formée à l’intérieur de l’hindouisme : […] affirmer l’origine étrangère [de cet
élément] ne nous renseigne en rien sur ce qu’[il] a pu être en dehors de la structure
qui [lui] donne actuellement signification141.
Sans doute la déesse est-elle dite « Mère du monde », mais elle n’a pas
d’enfants – et déjà, s’agissant de la femme mortelle dans l’hindouisme, on pou-
vait voir dans le système de pensée qui en fait d’abord une épouse et secondai-
rement une mère « un indice que le fameux concept passe-partout de déesse
mère n’a pas l’importance religieuse que la science moderne a voulu lui don-
ner dans l’Inde142 ». De fait, avatar du grand dieu Siva, la Déesse est bisexuelle,
parfois seulement vierge quand elle se retire en son temple, et, si elle est guer-
rière et se plaît au « sacrifice de la bataille », c’est que, émanant du mâle, elle
le lui rend bien. Car, assumant toute souillure et d’abord celle du sang versé,
elle décharge le dieu pur de l’impureté que l’on gagne à tout coup dans le com-
bat contre les démons143.

138. « Les déesses mères naquirent vraisemblablement à l’époque de la limitation du matriarcat,


comme dédommagement pour les mères repoussées à l’arrière-plan. » (L’Homme Moïse et la
religion monothéiste, p. 174).
139. M. Moscovici, op. cit., p. 88 ; suspicion de Freud face à la Grande Déesse : ibid., p. 345-346.
140. N. Loraux, Les Expériences de Tirésias, op. cit., p. 219-231.
141. M. Biardeau, L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion, 1981, p. 136.
142. Ibid., p. 55, 150.
143. M. Biardeau, « Devi : la Déesse en Inde », Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des Mythologies,
I, op. cit., p. 295-298.
qu’est- ce qu’une déesse ? 611

Je m’appuierai sur cette forte leçon pour retourner vers les faits grecs. J’y
vois une preuve supplémentaire de ce que, si l’on traite un panthéon comme un
tout structuré, rien n’autorise en dernière instance à proclamer la prééminence
ancienne (toujours encore présente, bien qu’occultée) d’une Grande Déesse
des Commencements. Mais il faut aussi savoir que la pulsion vers la Mère est
plus forte que toutes les démonstrations critiques : que ce soit au Paléolithique
ou à l’autre bout du monde, la Grande Mère ne cesse de renaître dans la spécu-
lation de ses partisans, qui lui prêtent d’ailleurs ce trait d’être toujours et sans
fin régénérée.
La Déesse : nom d’un fantasme très partagé. Et réelle comme l’est un fan-
tasme lorsqu’il résiste à l’épreuve du réel.

Le féminin dans l’histoire des dieux

Si la déesse est une généralité qui n’a rien de spécifiquement grec, je cher-
cherai, pour finir, à parler grec. Non que la règle soit de s’en tenir à tout prix au
discours des Grecs : à s’enfermer dans cette méthode, comment ­apprécierait-on
jamais la part de ce qu’ils n’ont pas dit parce que, sciemment ou à leur insu, ils
ont refusé de le penser ? Mais, en l’occurrence, le discours grec a beaucoup à
dire sur ce qu’il en est des déesses dans l’« histoire » des dieux telle qu’on se
la raconte, dans les mêmes termes, d’une cité à l’autre144. Il est temps de rendre
la parole aux Grecs ou, plus exactement, à la construction hésiodique qui, dans
la Grèce des cités, joua le rôle d’une théologie. À cette fin, je prendrai plus
d’une fois pour guide la lecture, à la fois fidèle et indépendante, que Clémence
Ramnoux donne de la Théogonie145.
Or, tout commence autrement qu’on ne l’attendait. Car au début, il y a deux
mères.

Où la grande aïeule se dédouble

Il y a Gaia, la Terre, c’est un fait entendu. Et il y a aussi, redoutable, la Nuit.


Nuit devant qui, dans l’Iliade, Zeus lui-même, tout courroucé qu’il soit, s’ar-
rête, tant il craint de lui déplaire146. Nuit : Mère en prestige et idée de théolo-
gien147. Que ce dédoublement de l’origine ne plaise pas à tout le monde, c’est
là chose certaine, et l’on a pu tenter de réduire la place de Nuit. Mais le texte
est là. Il vaut donc la peine d’y regarder de plus près.
Sans doute Gaia a-t‑elle sur Nuit une longueur d’avance. Terre a existé
dès le premier commencement, juste après Abîme – au tout début, la faille ou
la fente, désignée au neutre, s’en est-on assez avisé ? –, et elle a enfanté Ciel
(Ouranós) moins comme un fils (il en est un) que comme un partenaire « égal

144. L’espace me manque pour entrer dans la diversité des récits pris dans leur ancrage local, et
je m’en tiens donc à ce qui est commun aux cités grecques, sans oublier pour autant l’importance
des différences.
145. Je m’appuierai essentiellement sur Mythologie ou la famille olympienne (op. cit.), livre trop
peu cité, sans doute parce que, dépourvu d’un lourd appareil de notes, il ne « ferait pas » savant…
146. Iliade, XIV, 260-261.
147. C. Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion,
1959, p. 23.
612 qu’est- ce qu’une déesse ?

à elle-même », cependant qu’Abîme donnait naissance à Nuit. Mais, comme


si le premier temps était un temps pour rien (un temps pour que Terre ne soit
plus seule, à peine le temps d’une génération), tout va désormais se jouer entre
Terre et Nuit. Terre n’a pas plus tôt enfanté un être capable de la couvrir tout
entière que déjà elle s’unit à lui dans l’amour. On connaît la suite : la procréa-
tion d’enfants terribles que le père prend en haine et repousse dans les profon-
deurs de la mère, laquelle étouffe, gémit, et poste en embuscade son dernier-né,
Kronos, armé d’une serpe. Et Ouranos est châtré. La seconde génération peut
enfin voir le jour.
Pendant ce temps (si j’ose encore employer un tel mot !), Nuit, née de la
fente primordiale et qui ne connaît que la division, enfante, sans amour, par
scissiparité148, une descendance rassemblant tout ce que les Grecs comptent de
négatif. C’est ainsi qu’à Rhéa, fille de Terre et mère des Olympiens, correspond
exactement Discorde (Éris), fille de Nuit et mère d’une nombreuse progéniture
où l’on mentionnera Désastre (Átē) ou Serment, ce « fléau des mortels ». Nul
doute que la symétrie ne soit purement formelle, à en juger par le caractère res-
pectif des deux descendances : d’un côté, des dieux – les dieux –, de l’autre,
des groupes féminins (les Hespérides, les Moires, les Kères) et des « abstrac-
tions », dit-on (mais parce qu’elles constituent le vécu des mortels, on pourrait
tout aussi bien désigner ces abstractions comme des présences). Il se pourrait
toutefois qu’une telle dissymétrie relève avant tout de l’opposition tranchée entre
deux modes de la procréation : l’un par union, l’autre par division149 ; l’un que
les dieux partagent avec les hommes, l’autre seulement divin – ou, du moins,
impensable dans le monde humain et que parfois Aristote pense retrouver chez
les animaux. Toute divine et donc miraculeuse (ou monstrueuse), la parthénoge-
nèse nocturne : loin de tout principe masculin, Nuit a conçu et enfanté seule,
cependant que Terre, avant de se révolter contre l’étreinte insatiable de Ciel,
s’est mainte fois unie avec lui dans l’amour. Clémence Ramnoux a souvent et
à juste titre insisté sur l’importance que prend la procréation par scissiparité,
à être ainsi datée des premiers commencements. De fait, avec cet adunaton,
se dessine, dans le monde divin, l’idée d’une féminité close sur elle-même et
­d’entrée de jeu séparée. Menaçante s’il en fut.
Les enfants de Nuit, au contraire des dieux qui semblent n’exister que pour
eux-mêmes, ont été mis au monde pour que la peine hante les cités des hommes.
Qui sait si, dans la menace toujours virtuelle de fermeture sur soi qui la carac-
térise, la « race des femmes » n’imite pas Nuit ? Du coup, se profile implici-
tement une tout autre imitation, qui n’irait plus, comme le topos le veut, de la
femme à la terre, mais des femmes, race infréquentable, vers Nuit, paradigme
originaire. L’hypothèse n’a certes pas, à ma connaissance, été formulée en grec,
mais elle vaut la peine d’être énoncée – il suffit, pour cela, de relier les pointillés.

148. On distinguera cette naissance par pure division de l’engendrement initial par la Terre, qui
fait pousser.
149. C. Ramnoux, La Nuit…, op. cit., p. 64.
qu’est- ce qu’une déesse ? 613

Encore Héra

Mais, c’est aux dieux que je reviens, encore une fois. Érôs a présidé aux
enfantements divins, tout est en ordre. À cela près qu’Oubli, enfant de Nuit
(Lḗthē : c’est donc une fille), semble œuvrer à défaire la temporalité des géné-
rations divines. Trois générations féminines, avec Gaia, Rhéa, Héra – quatre
même, si l’on admet que Terre est à la fois mère de Ciel et des enfants de Ciel –,
et trois masculines, avec Ouranos, Kronos et Zeus, étant entendu que, « par les
femmes », les Olympiens appartiennent à la quatrième génération150. Or « c’est
une loi que les dieux s’éloignent à mesure que leur génération s’enfonce dans
le passé151 » : Eschyle en est témoin, qui sait qu’un jour viendra où l’existence
même d’Ouranos aura été oubliée, puisque Kronos lui-même « s’en est allé152 ».
Reste Zeus, qui arrête le mouvement à son profit en évitant habilement la venue
au monde de tout successeur plus puissant que lui153.
De ce geste par lequel, père qui ne tient pas à devenir un simple patronyme,
Zeus arrête toute reproduction significative dans la famille olympienne, il y
aurait beaucoup à dire, à commencer par cette façon qu’il a de « regrouper les
filles vierges autour de sa paternité154 ». Mais je m’intéresse à ce qu’il advient
des mères. Or, la chose n’est pas si simple.
Aux deux premières générations, elles ont toute-puissance lorsque, comme
Gaia ou Rhéa, elles protègent leur fils dernier-né contre la vindicte du père,
mais on sait qu’avec Héra le processus s’enraye. Encore faudrait-il ajouter que,
dans cette histoire, les mères archaïques jouent ouvertement le jeu de celui qui
ne cessera plus de s’autoproclamer « Père des dieux et des hommes », parce
qu’il succède à deux générations de pères déchus. Ainsi, dans la Théogonie,
c’est sur les sages conseils de l’antique Gaia que les dieux, après la défaite des
Titans qui pourtant sont les propres fils de la Terre, reconnaissent Zeus pour leur
roi155 ; Gaia y gagne peut-être d’être célébrée en même temps que les dieux,
distinguée d’eux sinon prééminente comme le voudraient les prophètes de la
Mère : c’est le cas, dans les Choéphores, de l’invocation d’Électre « aux dieux,
à Terre et à Justice porte-victoire156 », où les générations divines se mêlent inex-
tricablement puisque Terre, première ancêtre, est nommée en second, après les
dieux, à côté de Justice, qui compte au nombre des Heures, filles de Zeus et
de Thémis. Dans cette bienveillance complice de Gaia, on peut voir un effet
de récit, de ce récit qui, sans doute, vise ultimement à débouter les mères en
ne les installant au début dans leur toute-puissance que pour mieux les en des-
saisir – avec cette particularité remarquable que leur consentement, dit-on, fut
d’emblée acquis à l’avènement de Zeus. Mais il est tout aussi vrai qu’elles y
gagnent – Gaia au moins, plus sûrement que Rhéa – de n’être pas, comme les

150. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 25.


151. Ibid., p. 52.
152. Eschyle, Agamemnon, 170-173.
153. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 27-29.
154. Ibid., p. 165.
155. Phradmosúnḗisin (Théogonie, 884) ; sur Gaia, Zeus, et le phrázein, voir A. Iriarte, Las redes
del enigma. Voces femininas en el pensiamento griego, Madrid, Taurus, 1990, p. 38-39.
156. Eschyle, Choéphores, 148.
614 qu’est- ce qu’une déesse ?

premiers pères, entourées d’oubli : on prie toujours la grande Terre, qui irait
adresser une prière à Ouranos ?
Seule, Héra proteste, et pour cause. Elle sait que Zeus a mis fin à la compli-
cité des Mères et de leurs cadets et qu’il n’est, issu d’elle, aucun fils plus royal
que le Père, à qui prêter main-forte157. Elle est égale à son époux, mais c’en est
fini de l’antique prééminence des déesses, cette prééminence dont, à coup sûr,
il faut au moins jouir pour envisager de s’en dessaisir librement. Alors, on le
sait, elle se venge, ou tente de se venger. Elle se venge par cette humeur aca-
riâtre et querelleuse que, depuis Homère, on lui prête si souvent. Mais ce n’est
là qu’inter­prétation psychologique et donc superficielle de la rancœur d’Héra.
Car la vraie vengeance de la déesse consiste à engendrer seule, sans amour,
sans partenaire. Et cela plus d’une fois, puisque Héphaïstos, Hèbè (Jeunesse) et
même Arès (dont pourtant l’Iliade faisait un fils de Zeus, certes mal aimé, mais
au moins légitime) sont le fruit de grossesses parthénogénétiques.
Dira-t‑on pour autant qu’« elle veut apporter la preuve qu’elle peut être à la
fois la mère et le père » ? ou qu’« elle incorpore le père158 » ? Outre que l’incor­
poration est plutôt le fait de Zeus avalant « réellement » Mètis pour être seul
géniteur d’Athéna, mieux vaut dire, avec Marcel Detienne modalisant ses pre-
mières formulations, qu’en Héra le désir d’engendrements solitaires « renoue
avec les œuvres des puissances les plus autonomes » – Nuit, mais aussi Terre,
son aïeule – ou, avec Clémence Ramnoux commentant la naissance d­ ’Héphaïstos,
qu’il y a comme « un retour au monde archaïque de la naissance, par scissipa-
rité de mère seule, de l’aïeul Ouranos159 ».
Héra retournant aux sources de la maternité toute-puissante… Déjà, les
tenants de la Grande Déesse pensent triompher, protestent qu’ils avaient raison
de deviner en Héra une Mère, et affirment que leur langue est bien celle, authen-
tiquement grecque, du mythe théogonique. Mieux vaut se rappeler que, pour un
Grec des temps historiques (pour Hésiode, donc), seul est réel l’éternel présent,
le temps immobilisé du règne de Zeus. Sans doute l’histoire des dieux n’est-
elle pas parfaitement linéaire : elle a ses essais et ses erreurs, ses retours et ses
avancées. Or les enfantements d’Héra, pour prodigieux qu’ils soient, répètent
le passé, mais ils le répètent mal : on peut y voir autant d’échecs, en ce qu’ils
ne produisent pas, tant s’en faut, de Fils incontestable. Et c’est encore une fois
à Clémence Ramnoux que je demanderai d’en tirer la leçon :
Le spectre de la mère solitaire hantait vraiment la Grèce, non moins que le spectre
de la mère sans amour. Tout à fait au commencement, on l’accepte : car il a bien
fallu que la femme enfantât le premier mâle, afin de former avec lui le premier
couple amoureux. Mais après, les fruits en sont toujours mauvais160.
Ainsi, « encombrée des réminiscences archaïques de ses puissantes aïeules »,
Héra « la mal-commode » doit bien, bon gré mal gré, s’accommoder du statut
d’épouse de Zeus. Si elle est « femme en prestige161 », elle ne doit cette p­ osition

157. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 50.


158. M. Detienne, « Puissances du mariage… », op. cit. ; L’Écriture d’Orphée, op. cit., p. 40.
159. L’Écriture d’Orphée, p. 33 ; C. Ramnoux, Les Femmes de Zeus, op. cit., p. 160 (et 156).
160. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 50.
161. Ibid., p. 56.
qu’est- ce qu’une déesse ? 615

ni à ses talents de déesse mère ni vraiment à la frayeur que, comme mère ter-
rible, elle inspirerait à Zeus. Car toujours c’est elle qui cède devant lui et, pour
l’abuser, elle n’a finalement d’autre recours que de provoquer ce désir (érōs)
dont seule Aphrodite est la maîtresse, afin de s’unir à son époux, détournant
ainsi pour quelque temps la vigilance du Père.
Passionnante Héra : en perpétuelle contradiction, dans le mythe, avec le
passé dont elle se réclame et, dans la quotidienneté du culte, protectrice des
mariages qui font l’avenir de la cité des pères. C’est à ce double titre que je l’ai
choisie comme témoin privilégié de ce parcours.

Jadis et maintenant

« Jadis, il y eut les déesses » : que l’on prenne cette affirmation du discours
mythique pour la trace fidèle d’un passé révolu, mais (pré)historique, ou qu’on
y voie la construction du commencement nécessaire au récit de la suite, mieux
vaut, pour les tenants de la Mère, ne pas triompher trop tôt à l’audition de cet
énoncé. Car, après jadis, « maintenant » viendra, et les historiens des religions
qui en tiennent pour le père se sentent, eux, parfaitement à leur aise dans l’« his-
toire » telle que la conte la Théogonie (et j’ajouterais volontiers : telle que la
met en scène l’Orestie). S’ils s’accommodent à merveille de ce « jadis… les
déesses », c’est qu’ils savent que la suite viendra, inévitable : « Maintenant,
Zeus-Père règne. »
Si l’espace ne m’était compté, j’aimerais présenter leurs raisonnements ; je
me contenterai d’aligner quelques citations de Walter Otto présentant en 1929 à
un public allemand Les Dieux de la Grèce ou, plus précisément, « La figure du
divin au miroir de l’esprit grec » – car ce sous-titre est plus parlant que le titre
même de l’ouvrage. Il apparaît alors que « si, dans la religion préhistorique,
l’essence féminine domine », le règne des anciens dieux est caractérisé ailleurs
par « l’excès du féminin162 ». Il suffit donc d’attendre l’épiphanie de cet « éclat
du divin » qui « rend libre » quand il prend, comme Athéna, comme Apollon
dans l’Orestie, le parti du père163. Arrêtons-nous un instant sur Athéna, car, au
titre de fille du Père, elle comble Otto et ses pareils : « Elle est femme, dit-il, et
c’est comme si elle était homme » – divine surprise, à coup sûr ! – ou, mieux
encore : c’est en elle, « figure de l’idéal de la masculinité ennoblie », « qu’appa-
raît divinisé le sens masculin de l’âpreté au combat et de la joie de l’action164 ».
Je m’en tiens à ces quelques aperçus, largement suffisants pour suggérer le
ton général de l’exposé. Par là, j’aimerais aussi indiquer à quel point, entre les
adeptes de la Mère et ceux du Père, les arguments échangés ne sont, de part
et d’autre, que des « moitiés de discours », pour reprendre une expression de
l’Athéna d’Eschyle caractérisant le plaidoyer des Érinyes165. Deux moitiés d’un
seul discours où chacune des deux faces tient lieu, tour à tour et par renversement,
d’endroit et d’envers. Soit par exemple Poséidon, dont Plutarque observe qu’il a
été vaincu dans toutes les cités où il était en compétition avec une autre divinité

162. W. Otto, Les Dieux de la Grèce, trad. C.-N. Grimbert et A. Morgant, Paris, Payot, 1981, p. 50, 41.
163. Ibid., p. 177.
164. Ibid., p. 72, 283.
165. Eschyle, Euménides, 428.
616 qu’est- ce qu’une déesse ?

pour le titre prestigieux de dieu poliade. Nul doute que, de part et d’autre, l’ex-
plication ne soit la même : « Son nom le désigne comme l’époux de la grande
déesse166 », diront d’une seule voix les deux parties. Après quoi, l’une affirmera
peut-être que, tout naturellement, des « mères » (Athéna, Héra) l’ont emporté
sur lui, à Athènes ou à Argos, cependant que l’autre estimera qu’il n’y a là rien
d’étonnant puisque, même au temps de sa gloire, il était « subordonné au fémi-
nin », d’où sa chute irrévocable devant l’épouse ou la fille du Père.

Face à la symétrie de ces deux discours, l’un et l’autre passionnés car éga-
lement engagés, on se réjouira peut-être que le structuralisme soit enfin passé
par là, moins pour en montrer la complémentarité (puisque décidément l’Athéna
d’Eschyle l’avait déjà fait) que pour déplacer l’accent de toute analyse de la
quête de l’origine – toujours perdue, toujours à reconquérir et, par là, source
de conflit – vers les multiples opérations de pensée qui, dans l’espace divin,
dessinent la multiplicité des articulations possibles. D’où l’interrogation : si la
différence des sexes est, au nombre de ces articulations, un critère pertinent,
qu’est-ce donc qu’une déesse ?
À cette interrogation, je ne suis pas sûre d’avoir apporté une réponse claire
ni même univoque. Du moins ai-je tenté de baliser les diverses pistes qui, dans
la réflexion des anciens Grecs comme dans celle des modernes, ont été emprun-
tées pour poser cette question.
Il arrive qu’elles se rencontrent ou se recoupent partiellement, comme la
pulsion grecque à penser le divin au pluriel lorsqu’il est féminin et les spécu-
lations, grecques d’abord, mais réactivées avec une ampleur sans pareille dans
les constructions théoriques du xixe, puis du xxe siècle, sur la mère divine, une
et multiple, volontiers impersonnelle. À vrai dire, toutes les « réponses » ont
d’abord été données par les Grecs, telle la distinction, implicite ou très marquée,
entre theós et theá, le « dieu » en sa généralité et la « déesse » en sa sexua-
tion ; à charge, pour la réflexion des modernes, de comprendre la subtile nuance
en vertu de laquelle une déesse n’est pas l’incarnation du féminin tout en pré-
sentant de la féminité une forme souvent épurée, mais plus souvent déplacée.
Enfin, pour clore ce parcours, il fallait, puisque les Grecs ont très tôt construit
leurs dieux sur le mode de la généalogie, cerner de près ce qu’ils disent des
contributions féminines à l’engendrement du divin. Enquête nécessaire, à n’en
pas douter : je ne sais toujours pas si la notion d’« histoire des femmes » est en
soi pertinente et je ne la crois pas possible en toute période de l’histoire, mais
il est sûr que, dans la construction grecque du divin, ce sont des déesses qui ont
mis en mouvement l’histoire des dieux et un dieu qui l’a arrêtée.
Ainsi s’éclairerait peut-être avec quelque précision la division effective des
tâches qui veut que, à parler de déesse(s), on cède vite à l’aspiration de l’ori-
gine, cependant que la religion olympienne, une fois constituée dans la forme
d’un panthéon, invite à la préoccupation de la structure.
Est-ce à dire que, pour théoriques qu’elles soient, les deux entrées – par l’ori-
gine, par la structure – reposent encore, finalement, sur deux façons de s’orienter

166. W. Otto, op. cit., p. 158 (reprenant une étymologie répétée à satiété par les tenants de la Grande
Déesse : Poséidon est l’époux (pósis) de Dō, Dōs, Deō, c.à.d. de Déméter, c.à.d. de Terre). Voir
Petersmann, op. cit., p. 175-177 et les réserves de Burkert, op. cit., p. 136.
qu’est- ce qu’une déesse ? 617

(spontanément, peut-être) en matière de différence des sexes ? L’hypothèse


est formulée, il faut l’assumer. Je m’y suis essayée, convaincue qu’il n’est pas
­d’entrée indifférente (pas de neutralité ?) selon que l’on s’intéresse à theós et à
la « totalité » des theoí ou que, pour donner du sens à theá, au singulier comme
en collectivité, on s’interroge sur ce que parler de déesse(s) signifie dans un
système polythéiste.
« L’HOMME MOÏSE »
ET L’AUDACE D’ÊTRE HISTORIEN*

On voudrait adresser les pages qui suivent aux historiens, sans s’exclure un
instant soi-même de cette catégorie – l’adresse est donc aussi à usage interne –,
pour les inciter à relire L’Homme Moïse et la religion monothéiste comme un texte
où Freud s’explique avec l’histoire, l’historique et le métier d’historien. Thèse
excessive à force d’être paradoxale ? Au lecteur d’en juger, sans oublier que
d’autres l’ont déjà soutenue et argumentée avec une belle force de conviction1.
L’Homme Moïse, donc, moins pour l’homme Moïse (mais patience ! on y
viendra) que pour la réflexion que, dans ce texte, Freud à la fois invente, confirme
et met à l’essai sur ce que signifient les pratiques historiennes.
Autant dire que, pour l’historienne que je suis, il y va de l’élucidation
du mouvement qui, régulièrement, me ramène à L’Homme Moïse comme au
lieu même d’une certaine façon de faire de l’histoire2. Cela passe, à coup sûr,
par l’acceptation initiale de certains gestes freudiens en matière de méthode.
Quelque chose comme un consentement d’origine, avant tous les consensus
admis entre historiens.

Certains gestes freudiens à titre de points d’ancrage. C’est un choix, assumé


comme tel, au regard du texte comme au regard de l’engagement de l’histo-
rien dans sa pratique.
Le plus précieux de tous est cette façon de procéder par hypothèses – les
plus « folles » n’étant certes pas à proscrire – et d’avancer dans l’hypothèse,
malgré les critiques anticipées et parfois intériorisées et « que cette hypothèse
soit fondée ou non » (p. 101), parce que le travail sur hypothèses ne se justifie
que dans l’après-coup. Il faut donc savoir endurer d’aller jusqu’au bout3, même
si « l’élément de doute » a « pour ainsi dire été mis en exergue » (p. 98). Une
note de bas de page explicite avec une singulière fermeté le va-et-vient consti-
tutif de ce jeu sérieux qui, dans le « matériel » qu’est la tradition biblique,
consiste à prendre et à rejeter « sans hésiter » parce qu’il n’est d’autre loi que
l’obéissance, à chaque pas renouvelée, à l’exigence de déployer l’hypothèse :

* Première publication dans Le Cheval de Troie, n° 3, 1991, p. 83-98.


1. Notamment Michel de Certeau, dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris,
Gallimard, 1987 (désormais désigné comme Certeau 1987) ; voir aussi, du même auteur, L’Écriture
de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, ch. IX (p. 312-327).
2. Sur la « modification » à laquelle Freud soumet le genre historiographique « en y introduisant
la nécessité, pour l’analyste, de marquer sa place », voir Certeau 1987, p. 100.
3. « La réponse se référera au résultat obtenu », dit-il encore p. 201, après avoir évoqué sa méthode
de tri dans le matériel.
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 619

Nous n’ignorons pas que nous exposons notre méthode à une sérieuse cri-
tique […]. Mais c’est la seule manière de traiter un matériel dont on sait
pertinemment qu’il n’est pas sûr pour avoir été gravement endommagé sous
l’influence de tendances déformantes. Plus tard, lorsque ces motifs secrets
seront découverts, nous espérons parvenir à nous justifier (p. 93, n.1).
La mise à l’épreuve de l’hypothèse justifie donc tout, à commencer par le
tri effectué dans le matériel comme dans la production des autres disciplines4,
entre « ce qui nous apparaît comme utilisable » et « ce qui ne nous sert pas »,
dès lors que l’hypothèse sur la nécessaire déformation d’une tradition, issue de
l’expérience de l’analyste, ne cesse de s’enraciner dans cette expérience comme
dans le seul terrain dont Freud soit vraiment sûr.
Ce qui ne signifie pas l’oubli des risques intellectuels inhérents à cette sorte
d’aventure, si contrôlée soit-elle. Sans doute arrive-t‑il à Freud, candidement
cynique, de désamorcer préventivement la vertueuse indignation de l’historien
qui, tout en maniant lui aussi des hypothèses, n’en veut rien savoir et dénonce
une démarche aussi périlleuse ; il ajoute alors que « d’une façon générale, la cer-
titude n’est pas accessible ici, et […] tous les autres auteurs ont procédé comme
nous » (p. 93, n.1). Mais une telle parade ne suffit malgré tout pas à réduire au
silence le doute, récurrent à chaque incursion dans un domaine d’incompétence5
où « il n’est probablement pas permis de se faciliter à ce point la tâche » (p. 91).
Et cependant, il faut avancer, dans l’inconfort des opérations risquées. D’où
le courage, plusieurs fois évoqué, ce courage à la fois dicté par l’impératif du pas
au-delà et qui, tel le ponos (l’effort héroïque) de l’historien chez Thucydide ou
l’andreia de l’interlocuteur dans le dialogue platonicien6, donne à la démarche
sa plus sûre validation.
Il faut avancer. Cela seul permet d’éviter les impasses – du style : « Nous
aimerions bien nous faire une idée de ce que furent les tendances déformantes,
mais elles restent dans l’ombre parce que nous ne connaissons pas le processus
historique » (p. 101) –, pour trouver la force d’affirmer :
Ce qui nous manque peut-être encore en certitude, nous l’obtenons par d’autres
résultats de l’investigation psychanalytique (p. 238).
Entre-temps, Freud aura utilisé le savoir historique de son temps pour avan-
cer (il en va ainsi d’Eduard Meyer, intégré sélectivement au travail sur l’hypo-
thèse). Mais, ce faisant, il aura aussi affermi en lui la conviction que tout projet
de reconstitution intégrale est vain en matière d’histoire du temps passé, si bien
qu’on ne saurait jamais œuvrer qu’avec « ces petits morceaux de vérité7 » que
la recherche aura peu à peu identifiés avant de se construire à partir d’eux. D’où

4. Les p. 236-238 sont exemplaires de cette position, avec la réitération, à contre-courant, de l’éloge
du « génial Robertson Smith » et la revendication du « droit de tirer de la littérature ethnologique
ce que je pouvais utiliser pour le travail psychanalytique ».
5. Sur la question de l’« incompétence », Certeau 1987, p. 119 et, sur celle du matériau extérieur,
p. 103-104.
6. Voir N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, 1 (1986), p. 139-161
(le ponos de l’historien) et « Socrate, Platon, Héraklès », dans Les Expériences de Tirésias, Paris,
Gallimard, 1990, p. 202-214 (l’andreia dialectique).
7. Voir p. 235 (avec les remarques de Certeau 1987, p. 101) et 113 (les p. 112 et 113 mériteraient à
elles seules un commentaire serré, qui n’a pas sa place ici).
620 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien

il découle qu’une telle construction, parce qu’elle n’est pas résurrection, doit se
savoir fiction, cette fiction fût-elle vraie. Savoir intime de l’analyste, mais aussi
savoir essentiel pour l’historien, à condition toutefois que celui-ci accepte de
ne pas – de ne plus – céder à la tendance la plus partagée de l’historiographie,
« d’occulter le rien, de remplir les vides8 ».
Laisser les béances ouvertes pour construire sur les îlots de vérité ? À rebours
des choix de l’historiographie des xixe et xxe siècles, qui table plus volontiers
sur le réel, auquel elle entend entretenir un rapport d’adéquation – tant il est
vrai que l’idéal positiviste de Ranke est, en matière d’histoire du passé, moins
dépassé qu’on ne le croit parfois –, il y va, dans le projet freudien, d’un rapport
vital au vrai. Rapport certes complexe, ainsi qu’on s’en assurerait à cerner, tout
au long du texte, la configuration mouvante où vraisemblance, vérité, imagina-
tion et réalité ne cessent de se redistribuer.
Ainsi, l’appréciation portée sur la vraisemblance varie selon les moments
de la démonstration. Dévalorisée dans le premier essai lorsqu’elle est psycho-
logique, comme « produit de l’imagination, par trop éloigné de la réalité »
(p. 75 ; cf. p. 79) – car « la vraisemblance n’est pas nécessairement le vrai et la
vérité n’est pas toujours vraisemblable » (p. 80) –, elle devient, pour un temps
acceptable lorsqu’elle règle l’exposé d’un historien comme Sellin (p. 120 ; mais
il est vrai que, pour le plus grand bénéfice de Freud, Sellin a « découvert » le
meurtre de Moïse). En attendant que la vraisemblance psychologique soit à
nouveau suspectée de « n’apporter aucune certitude de découvrir la vérité »
(p. 201). Et cependant, il faudra bien finalement se contenter d’une « certaine
vraisemblance » (p. 231), en l’occurrence purement et définitivement psychique.
Inversement, la réalité qui, du côté de l’historien armé de ses documents, est
pierre de touche, se trouve, dans l’ordre du psychique et sous le nom de prin-
cipe de réalité, vouée à toujours être dépassée. Ainsi l’on mentionnera, dans un
développement au sujet de la surdétermination, l’affirmation que « notre pen-
sée a conservé la liberté de découvrir des conséquences et des relations à quoi
rien ne correspond dans la réalité » (p. 205) et, dans une perspective où seul
compte le « motif intérieur » des actions, Freud établit, à propos du renonce-
ment à la pulsion, un lien très étroit entre la réalité et l’obstacle purement exté-
rieur (p. 216) ; or la compréhension en profondeur du processus de renoncement
à la pulsion est essentielle en ce qu’elle entraîne l’élucidation du caractère du
peuple juif. Mais il n’est pas moins vrai que, à s’en tenir à la question du maté-
riel de la recherche, la réalité retrouve tous ses droits lorsque, loin des docu-
ments de l’histoire, elle est celle des documents psychiques9.
Quant à la vérité, on a déjà deviné qu’elle ne saurait se manifester au ­premier
degré, surtout lorsqu’elle est dite « historique10 », puisque la loi psychique qui
préside à l’histoire la voue à faire retour, c’est-à‑dire à subir, chemin faisant,

8. Certeau 1987, p. 142, à qui il revient d’avoir mis en évidence le refus par l’historiographie de
la fiction, « part tenue pour honteuse et illégitime » (p. 93), « déportée du côté de l’irréel », voire
de l’erreur.
9. Voir Marie Moscovici, « Le roman secret » (p. 37), Préface à L’Homme Moïse et la religion
monothéiste. Trois essais, Paris, Gallimard, 1986. C’est à cette édition que j’emprunte la traduction
C. Heim, modifiée sur quelques rares points.
10. Sur les échanges intervenus au cours du livre entre « historique » et psychique, voir M. Moscovici,
Ibid. p. 24 et 38.
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 621

une nécessaire déformation, si bien que la vérité n’est jamais obtenue que par
le moyen d’une opération correctrice (p. 233, 234-235).
Décidément, sur le rapport de Freud aux historiens, sur sa conception de
l’histoire et de l’Histoire, il convient d’y aller voir d’un peu plus près.

À s’engager sans préavis dans l’analyse des méandres de la stratégie freu-


dienne face à l’historiographie dans L’Homme Moïse, on oublierait peut-être de
commencer par le commencement : il faut dire et redire que, dans cette entre-
prise de désacralisation à laquelle il soumet la tradition biblique, traitée comme
un matériau (et un matériau travaillé par la déformation et l’oubli), les hypo-
thèses et les résultats des historiens de son temps sont pour Freud un soutien de
poids. Constater, comme on a vu qu’il le fait, que leurs incertitudes ne sont pas
moindres que les siennes, raffermit le courage de l’investigateur et, si Freud tient
à ne pas se trouver en contradiction avec la recherche historique, ainsi qu’il l’af-
firme à plusieurs reprises, c’est qu’il se sent justifié dans sa critique de la Bible
lorsqu’il peut s’assurer qu’aucun historien ne saurait « tenir le récit biblique
sur Moïse et l’Exode pour autre chose qu’une fiction pieuse » (p. 101). Ainsi
confirmé dans son jugement, Freud ose donc franchir un nouveau pas : exami-
nant les résultats de cette recherche, il les trouve décevants lorsqu’il s’agit des
conclusions d’Eduard Meyer qui « ne sait manifestement pas comment inté-
grer et exploiter le fait qu’il reconnaît » (p. 102-105). Toutefois, parce qu’enle­
ver à son propre peuple le grand homme qu’il vénère est une dure entreprise,
il a encore besoin des historiens pour avancer : et Sellin surgit à point nommé
pour lui tendre l’hypothèse même vers laquelle il allait, celle du meurtre de
Moïse par le peuple juif.
Mais la rencontre elle-même n’apporte guère de relâche à la tension main-
tenue de l’avancée et, après avoir pris acte de l’accord, Freud retrouve sur-
le‑champ toutes ses distances :
Nous empruntons à Sellin l’hypothèse selon laquelle le Moïse égyptien fut
assassiné […]. Elle nous autorise à poursuivre le tissage de nos fils sans aller
à l’encontre des résultats dignes de foi de la recherche historique. Mais, à part
cela, nous nous hasardons à garder notre indépendance par rapport aux auteurs,
à « nous avancer sur nos propres traces »11. L’exode d’Égypte demeure notre
point de départ. On peut postuler […] (p. 106 ; je souligne).
À nouveau donc, et sans répit, le travail de l’hypothèse. Laissons le mou-
vement à sa propre loi, et avançons.
Un pas de côté tout de même s’impose : encore conviendrait-il, aux histo-
riens contemporains de Freud, d’ajouter les anciens historiens et l’usage que,
s’agissant d’histoire ancienne, il fait de ceux-ci. Deux noms se présentent alors
sans conteste : celui d’Hérodote et celui de Flavius Josèphe. Quatre fois men-
tionné, l’historien grec n’intervient en sa qualité de « père de l’histoire », qu’à
point nommé, pour étayer la thèse, provocante mais nécessaire, de la circonci-
sion comme pratique égyptienne (p. 92-93 ; 97, n. 1) ; de fait, quant à celui à

11. Les guillemets semblent correspondre à la citation par Freud d’une expression proverbiale
bien évidemment modifiée pour servir le projet du Forscher, mais ils soulignent en même temps
la modification.
622 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien

qui il donne ostensiblement son titre de Père, Freud se réserve de le renvoyer


plus loin, au caractère usurpé d’une telle appellation, puisque l’histoire du roi
David apparaît comme « de la véritable historiographie, cinq cents ans avant
Hérodote » (p. 114). Bien plus important – dirai-je : fraternel jusque dans l’écart
qu’il prit face à son peuple12 ? – se révèle Flavius Josèphe chez qui, sans trop
y insister, Freud trouve l’hypothèse matricielle d’un Moïse égyptien (p. 95,
n. 1 ; voir aussi 99-100, n. 1 ; 71). Arrivé à ce qu’il croit la fin de son texte et
qui n’est encore que le terme d’un premier parcours, Freud « rappellera » que
« son travail […] n’avait pas à servir d’autre dessein que d’introduire dans la
trame de l’histoire juive la figure d’un Moïse égyptien » (p. 127) : peut-être,
pour accomplir ce dessein, n’avait-il somme toute pas besoin d’un prédéces-
seur, qu’il semble d’ailleurs avoir déjà oublié13 ; mais qui, mieux qu’un Juif
– et un Juif paradoxal14 – pouvait le devancer dans ce projet ?
Juif contre Grec, dira-t‑on. Sans doute. Mais qu’on ne s’empresse pas trop
de reconduire cette opposition en forme de topos. Car il faudrait alors préciser :
Juif hétérodoxe contre autorité grecque officielle, ce qui complique quelque peu
les choses. Mais tel n’est pas pour l’heure mon propos, et je reviens à la géné-
ralité « les historiens ».
Ou plus exactement : les historiens contemporains de Freud, car c’est avec
eux seuls qu’il s’explique vraiment tout au long de L’Homme Moïse – ceux du
passé, devenus monuments, sont d’un maniement plus aisé, et n’ont été évo-
qués qu’à titre de témoins et non de découvreurs.
Les historiens, donc, ou plutôt l’histoire comme discipline, sur laquelle
Freud semble parfois ne s’appuyer que pour mieux la déborder. Mais, sur un
registre plus crucial, l’histoire est aussi cela même qui, sans toujours recevoir
son nom, hante sans fin le travail de l’hypothèse en opposant interminablement
des ­objections à l’audace de toute avancée. Soit le grand homme Moïse, Moïse
l’Égyptien, inventeur du peuple juif. Soudain Freud interrompt l’exposé pour
laisser s’insinuer le doute, ou plutôt pour céder la parole à un objecteur géné-
rique, dont il semble d’autant plus soucieux de se démarquer qu’il l’a comme
intériorisé :
Une telle hypothèse ne constitue-t‑elle pas une régression vers une manière de
penser qui donna naissance au mythe d’un créateur et à la vénération des héros,
vers des temps où l’historiographie se réduisait aux actions et aux destinées
de quelques individus, souverains et conquérants ? L’époque moderne tend au
contraire à ramener les événements de l’histoire humaine à des facteurs plus
cachés, généraux et impersonnels, à l’influence contraignante des conditions
économiques, aux changements intervenus dans l’alimentation, aux progrès
dans l’usage des matériaux et des outils, aux migrations dues à l’accroissement
démographique et aux variations climatiques […] (p. 204).

12. Voir P. Vidal-Naquet, « Du bon usage de la trahison », Préface à Flavius Josèphe, La Guerre
des Juifs, Paris, Minuit, 1977.
13. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour que l’index de la récente édition de L’Homme Moïse,
qui mentionne Hérodote, oublie à son tour Flavius Josèphe. L’usage que Freud fait de cet historien
est certes plus secret que celui, ostensiblement conventionnel, d’Hérodote, mais il n’en est que
plus intéressant.
14. On comparera avec l’appui qu’il prend « en passant » sur « le poète juif H. Heine », qui se
plaignait de sa religion comme de « la croyance malsaine de l’ancienne Égypte » (p. 97, n. 1).
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 623

Texte essentiel en ce que, s’expliquant en 1938 avec l’historiographie de


son temps, Freud en discerne avec lucidité les orientations dominantes, dont on
montrerait sans peine qu’elles ont modelé et modèlent peut-être encore l’insti-
tution historienne depuis plusieurs décennies. De fait, si l’on suit sur ce point
les analyses de Michel de Certeau15, cette lucidité ressemble à la conscience
d’avoir marqué un écart décisif par rapport à l’historiographie du xixe siècle :
« L’économie objectiviste » avait pensé éliminer de l’histoire des sociétés le
ressort des passions, mais voilà qu’une « économie des affects », empruntant
à la discipline dominante sa logique, fait retour sous la figure de l’inconscient.
Freud « historien », donc ? Peut-être, à condition d’entendre par là qu’il
anticipe absolument en inventant une façon de faire de l’histoire qui n’est pas
encore advenue, qui n’adviendra peut-être même pas sous cette forme. Mieux
vaudrait dire : Freud rival des historiens, en donnant à la notion de rivalité un
sens fort, en quelque sorte platonicien. Du moins sait-il qu’« historien », on ne
l’est de façon convaincante, même à ses propres yeux, que si, après « l’étude
purement historique », on prend longuement le temps de « discuter, expliquer et
affirmer » ; et qu’il ne l’a été, lui, que pour avoir su, d’entrée de jeu « [s]’étayer
sur une interprétation analytique du mythe de l’exposition » (celle de Rank, dans
Le Mythe de la naissance du héros), avant de passer à l’hypothèse de Sellin.
Après quoi, restera toujours à « en prendre le risque » (p. 127-128). Et ce risque
est celui de la « continuation hypothétique » (p. 140), par quoi l’on ose quit-
ter le terrain balisé de l’historiographie pour s’avancer à découvert (le courage,
encore), armé de sa seule expérience d’explorateur du psychisme. C’est en ana-
lyste que, déjà, Freud créditait au passage l’histoire d’« affectionner ce genre de
restauration » qui ressemble à un retour du refoulé (p. 107) ou qu’il soupçon-
nait le sauvage dieu Yahvé d’avoir finalement été dominé par l’ombre du dieu
(mosaïque) dont il avait pris la place (p. 125) : ainsi affirmait-il que la réalité
– c’est-à‑dire, en l’occurrence, l’extérieur ou le visible – n’est pas le seul res-
sort de l’histoire. Comme si l’histoire perçue échouait à percevoir l’histoire.
Mais, on le sait, il faut avancer, toujours, et, pour mener aussi loin que pos-
sible la « tâche tentante » qu’il a en chemin conçue, « d’étudier, sur le cas
d’espèce de l’histoire juive, en quoi consiste la nature propre d’une tradition »
(p. 128), il faudra qu’il multiplie les pas au-delà : de l’idée, apparemment par-
tagée avec les historiens qu’il lit, qu’un « noyau de vérité historique se cache
derrière une tradition » (p. 74) à la définition implicite de l’histoire comme
lieu du travail de ce qui a été voué à l’obscurité – par où la question a subi déjà
un renversement –, ce qui exigera l’audace de rompre avec la pure soumission
aux textes, car certains, fussent-ils sacrés, sont des « monuments funéraires »
(p. 144). Ainsi se confirme-t‑il que l’histoire cache de l’« historique », plus fort
que tout ce qui l’oblitère ; car le caché agit à l’arrière-plan jusqu’à « se frayer
un chemin » : alors, en une fulgurance réussie, l’histoire manifeste parfois l’his-
torique. Mais, pour penser ces contraignants retours, encore a-t‑il fallu renon-
cer à fonder la tradition sur la communication (aussi faible aux yeux de Freud
que l’était, à bien des égards, l’akoè, l’ouï-dire, pour l’historien Thucydide)
et oser lui assigner « d’avoir subi le destin du refoulement » (p. 198). Audace

15. Certeau 1987, p. 92 et 132.


624 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien

d’autant plus grande que, dans cette avancée le modèle aura été, risque majeur,
« la folie délirante des psychotiques » (p. 175-176). Loin, très loin des sages
théories du social, cet impersonnel bien rassurant, tellement convenable qu’il
parvient, dans la réflexion des historiens d’aujourd’hui, à faire oublier son rôle
de deus ex machina…
Toujours traumatique, toujours oublié, comme le primitif dans l’homme civi-
lisé, tel est donc l’historique freudien, et, pour la réflexion, toujours à construire.
Encore faut-il entendre ce que construction veut dire16 : rien de « fantaisiste »,
assure Freud, « rien de librement inventé », car l’opération a lieu sous la
contrainte de ce qui fait retour, en obéissant à la pression paradoxale de ce qui,
effacé, laisse pourtant, irrésistiblement, des traces. Mais cette obéissance est
malgré tout une dure et complexe discipline, car elle suppose que l’on remonte
contre le courant17.

Si Freud est historien dans L’Homme Moïse, il le serait, à le suivre, en tant


qu’il est analyste. Ira-t‑on jusqu’à dire qu’il opère ainsi sur l’histoire ce que l’on
a pu désigner comme des « interventions chirurgicales » au nombre et au pre-
mier rang desquelles compterait celle qui consiste à récuser « la coupure entre
psychologie individuelle et psychologie collective »18 ? La formule est volon-
tairement lapidaire, mais, à ce point de ma lecture, elle semble faire trop bon
marché du doute qui, à chaque pas, renaît, indissociable de l’audace dont il est
comme le revers obligé – en quelque sorte la nostalgie freudienne de l’historio-
graphie instituée. Du moins, puisque tout le livre va vers le thème « Moïse et
son peuple », conçu comme un « cas d’une réflexion plus ample sur la nature
névrotique de la religion », convient-il de rappeler que la construction freudienne
rouvre la question du rapport entre individu et peuple, explicitement traitée sur
le terrain de l’analogie, pour s’accomplir dans la réflexion sur le grand homme.
À lire des énoncés comme « les peuples aussi bien que les individus »
(p. 96 ; 215), on penserait certes qu’a été définitivement récusée la coupure
qui entrave durablement la liberté de la pensée historienne puisque, pour mieux
séparer le social de l’individuel, celle-ci a cru pouvoir se débarrasser tout bon-
nement du second terme19. Toutefois, mieux vaut ne pas se hâter de pavoiser.
Car, dans L’Homme Moïse, la mise en équation cède à chaque fois la place à
la figure – rhétorique en son origine, programmatique chez Freud et à coup sûr
honnie des historiens – de l’analogie entre vie psychique et « vie des peuples ».
Analyser dans ce seul texte les variations de Freud sur une telle question
excèderait de beaucoup mon propos. Du moins marquera-t‑on quelques jalons,

16. Faute de temps et de place, je renvoie seulement aux pages essentielles : 123 (« une hypothèse
ne se fonde que sur une autre hypothèse »), 170 (à propos de Totem et Tabou), 182 ; sur le lien
de L’Homme Moïse avec « Construction dans l’analyse », voir M. Moscovici, Préface, p. 24-25.
17. Sur le « aller contre », voir M. Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psycha-
nalyse, Paris, Seuil, p. 11-20.
18. Certeau 1987, p. 100 et 103.
19. Mais on sait que l’individu est un exclu qui rentre par la fenêtre, ainsi que l’atteste le succès des
biographies, genre que l’École des Annales avait pensé rendre non pertinent. On saluera l’effort de
Jacques Le Goff pour dépasser la coupure convenue en écrivant un Saint Louis qui sera peut-être
cette « biographie anti-individualiste » (Certeau 1987, p. 129) que le freudisme aurait introduite
« pour détruire l’individualisme postulé par la psychologie moderne et contemporaine ».
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 625

façon d’observer qu’aux audaces succèdent souvent, dans l’exposé, les retours
du doute. L’analogie avec le psychisme est d’abord déclarée « totalement adé-
quate » (p. 151), incomparablement plus pertinente, pour élucider ce qu’est
une tradition, que l’exemple grec de l’épopée homérique, un instant utilisé par
Freud20, donc « très complète et s’approchant de l’identité » (p. 158 ; je sou-
ligne). Mais déjà Freud a signalé que l’analogie lui sert d’adjuvant « dans un
domaine de la psychologie des masses où [il] ne se sent pas dans [son] élément »
(p. 155), et il faudra que le lecteur accepte de faire avec lui « un pas de plus »
(p. 169). L’analogie sera encore qualifiée de presque parfaite » (p. 189) mais,
quelques pages auparavant, l’insistance portait sur la difficulté qui s’attache
aux « transferts de la psychologie individuelle à la psychologie des masses »
et, si l’on doit encore « oser le pas suivant » (p. 195), rien n’assure que ce pas
ait été effectivement franchi21, sauf sur le mode de l’affirmation ; sur ce point,
on peut donc ou s’en tenir à l’hypothèse (« Si nous admettons la conservation
de telles traces mnésiques dans l’héritage archaïque, nous avons jeté un pont
par-dessus le fossé qui sépare la psychologie individuelle de la psychologie des
masses, nous pouvons traiter les peuples comme l’individu névrosé » [p. 196 ;
je souligne]) ou passer outre sans masquer ce qu’il en est – qu’« il s’agit d’une
audace que nous ne pouvons pas éviter ». Reste que les ponts sont par nature
fragiles, et que les derniers mots seront pour évoquer « l’état que nous aime-
rions attribuer à la tradition dans la vie psychique du peuple » (p. 230), redire
la difficulté toujours là, affirmer que le terme de refoulé n’a pas été employé en
son sens propre et parler de « processus très semblables », sinon « tout à fait
les mêmes » (p. 237).
Décidément, le livre ne fera pas le dernier pas de plus par lequel, parfaite au
point de s’annuler comme figure, l’analogie s’effacerait d’elle-même, et cette
attention à laisser ouvertes les béances m’est très précieuse, au regard d’une
éthique de la pensée. Il est vrai que la question ainsi laissée en l’état a été, sinon
résolue, du moins mise à l’essai sur un terrain plus sûr, dans la réflexion de
Freud au sujet du grand homme.
Et pourtant, là encore, il faut accepter de prendre un risque. Car, Freud
le sait, le grand homme n’est en général guère persona grata auprès des his-
toriens de son temps, qu’au minimum il gêne ou irrite. Sans doute l’histo-
riographie nazie s’en est-elle saisie, et il n’est jusqu’aux études anciennes
qui ne multiplient les César ou les Auguste, mais Freud est silencieux sur
ces douteuses exaltations du charisme dont il n’a que faire – à moins qu’en
se donnant pour objet le grand homme Moïse, dont il est clairement entendu
qu’il ne fut qu’un homme, il ne riposte silencieusement à l’exaltation nazie
du surhomme22. C’est à l’institution historienne fondée sur la libre critique
qu’il en a. Or « examiner à quel point il est impossible de nier l’influence

20. P. 155-156, avec, sur ce point, les remarques de J.-F. Lyotard, « Figure forclose », L’Écrit du
temps, 5 (1984), p. 73-74 ; si les Grecs sont les harmonieux, l’exemple grec n’en doit pas moins
céder la place à « des analogies mieux appropriées ».
21. Sur cette difficulté que Wittgenstein décèle dans la réflexion des philosophes, voir P. Loraux :
« Les opérations en peut-être », à paraître dans les Actes du Colloque Wittgenstein de Paris XIII,
juin 1989.
22. Voir, dans cette même livraison, supra p. 41- 45, Hermann Rauschning, Une Conversation
avec Hitler.
626 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien

personnelle des grands hommes isolés sur l’histoire universelle » rencontrera


des résistances précisément de ce côté-là, et peut-être insurmontables. Aussi
compte-t‑il une fois pour toutes un tel projet au nombre des recherches qui
déborderaient le champ propre de l’histoire, tout en dénonçant vigoureusement,
dans toute démarche qui voudrait s’en tenir à des « mobiles tirés des besoins
matériels », le « sacrilège » commis « à l’encontre de la grandiose diversité
de la vie humaine » (p. 128). Ce n’est pas que, périodiquement, l’objection
ne se fasse jour à nouveau : ne vaudrait-il pas mieux dissoudre les individua-
lités dans le « développement spontané » de la civilisation (p. 147) ? Mais,
tout aussi régulièrement, l’objec­tion est réfutée, au profit de formulations à
chaque fois plus audacieuses : Moïse était déjà crédité d’avoir « élu » les Juifs
« pour en faire son peuple » (p. 141) ; pour finir, sa volonté de « marquer le
peuple juif » sera substituée à l’élection par Dieu, inventée par lui comme
l’instrument le plus approprié à cette fin :
Et comme nous savons que, derrière le Dieu qui a élu les Juifs et les a libérés
d’Égypte, il y a la personne de Moïse, […] nous osons dire que ce fut le seul
homme Moïse qui a créé les Juifs (p. 203 ; je souligne).
Du coup, Freud acceptera que, comme celle du père dont elle tire ses traits
essentiels, la notion de grand homme soit, dans son contenu, inéluctablement
ambiguë.
Savoir travailler aussi avec des notions encombrantes lorsqu’il est apparu qu’on
ne pouvait pas s’en passer : encore une leçon d’audace à l’usage des historiens.

Il est temps, pour conclure, de préciser plus avant ce que j’entendais tout à
l’heure, en présentant ces pages comme adressées aux historiens.
On aura deviné que ce dont, pour mon propre usage, je m’efforce de m’ins-
pirer a beaucoup à voir avec le courage d’avancer dans l’hypothèse et l’impé-
ratif du pas de plus ; et que j’attache un prix incomparable à tel développement
sur la façon de lire un texte, dès lors que toute déformation y laisse, comme un
meurtre, des traces ineffaçables si bien que l’on doit « s’attendre à trouver, caché
ici et là, l’élément réprimé et dénié23 » : comment l’historien de l­’Antiquité,
contraint qu’il est souvent de se contenter de textes pour seuls documents,
­pourrait-il se priver de méditer des analyses qui lui suggèrent précisément qu’il
suffit des textes, en tant que ceux-ci sont nécessairement marqués par le travail
de la tradition (suggestion pour moi-même : tenter un déchiffrement de cette
sorte sur la Constitution d’Athènes d’Aristote) ? À ces raisons très fortes de lire
et de relire L’Homme Moïse, il faudrait encore ajouter la référence au présent
comme à cela même qui, dans son urgence, incite à entreprendre un travail sur
le passé (p. 201) ou, plus anecdotiquement, telle page sur le thème autochtone
en ce qu’il « prémunit contre la haine qui s’attache au conquérant étranger »
(p. 119), même si, lorsque je travaillais sur l’autochtonie, j’avais « oublié »

23. P. 114-115. Cette page essentielle, sur laquelle Michel de Certeau attirait l’attention dans
L’Écriture de l’histoire, exige – précisément parce que la déformation d’un texte y est comparée à
un meurtre – le recours à une élucidation plus approfondie que celle suggérée par le « paradigme
judiciaire » de Carlo Ginzburg (« Traces », dans Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion,
1989, p. 139-180).
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 627

toute lecture du livre de Freud. Mais mieux vaut s’attacher à ce que L’Homme
Moïse peut apporter à tout historien.
Pour aller à l’essentiel, je dirai : d’apprendre à ne pas s’arrêter trop tôt. Ou,
en d’autres termes : à ne pas enfermer l’histoire dans des frontières trop étroites.
Ce qui ne signifie pas inversement qu’il y ait pour l’histoire des terres à conqué-
rir : la métaphore spatiale n’est guère de mise là où il importe de faire une part
à du psychique – donc à du temps – dans l’étude des sociétés. Bref, après avoir
mené à bien l’enquête dite « purement historique », il faudrait oser prendre en
charge en son nom propre la continuation hypothétique à partir de laquelle seu-
lement, selon Freud, se justifierait dans l’après-coup « l’intérêt » de celle-ci. À
cette « continuation », Freud assignait deux objectifs : étudier la nature propre
d’une tradition, prendre en compte l’influence de certains grands hommes sur
l’histoire (p. 128). S’agissant du premier objectif, on admettra que l’historio-
graphie en a plus ou moins trouvé le chemin ; quant au second, j’ai déjà sug-
géré l’ampleur de la résistance que la « nouvelle histoire » a opposée à la prise
en compte des grandes individualités – passe encore pour les sans-grade. Mais,
à vrai dire, entre le social et l’individuel, fallait-il vraiment choisir ? Fallait-il
valoriser le premier jusqu’à le substantifier et proscrire le second ? Rien n’est
moins sûr et, encore une fois, je cite L’Homme Moïse :
Quand donc l’examen d’un cas déterminé prouve l’influence dominante d’une
personnalité isolée, notre conscience n’a pas à nous reprocher qu’avec cette
hypothèse nous avons rompu en visière avec la théorie qui postule l’influence
de […] facteurs généraux, impersonnels. Il y a par principe de la place pour les
deux. Nous conservons donc au « grand homme » sa place dans la chaîne ou
plutôt dans le tissu des causes (p. 205 ; je souligne).
Il y a de la place pour les deux, pour peu qu’on accepte ce que Freud appelle
« la grandiose diversité de la vie humaine » – expression que Braudel, écrivant
sur Philippe II à travers l’Espagne et sur la Méditerranée à travers Philippe II,
n’eût peut-être pas récusée. Il y a de la place pour les deux : c’est cela aussi que
le révolutionnaire Trotsky découvrit en 1917 et qu’il théorisait en 1930, réflé-
chissant dans Ma vie sur « la fusion créatrice du conscient et de l’inconscient »
lors des journées d’Octobre et sur le lien qui, dans ces « moments d’inspira-
tion exaltée de l’histoire » qui sont la révolution, unit l’activité individuelle et
le mouvement des masses24.
Redisons-le une fois encore : il y a de la place pour le collectif et pour le
particulier, pour les processus impersonnels et pour les décisions singulières25.
On l’aura compris : ce n’est pas pour la régression vers une histoire dominée
par les individualités que je plaide, mais pour la levée des interdits qui font de
l’histoire comme discipline un Surmoi (une « conscience » qui aurait à faire des
reproches) et paralysent l’historien dès que, pour avancer, il devrait faire un pas
de plus hors du social ou des structures vers quelque chose qu’il faut bien appeler
le sujet. C’est à ce point de l’argument, et à ce point seulement où l’on évoque

24. Léon Trotsky, Ma Vie, Le Livre de poche, p. 388-389.


25. Ainsi les historiens du xxe siècle n’échappent pas et ne peuvent pas échapper au débat sur
l’interprétation du passage à la « solution finale » (fait de structure ou décision de Hitler), ce qui est
sans doute inévitable lorsqu’on pose la question en termes d’exclusion réciproque des deux hypothèses.
628 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien

une nécessaire libération de l’histoire face aux interdits qui la constituent sur le
mode de la défensive, que la phrase de Michel de Certeau sur Freud invalidant
la coupure entre psychologie individuelle et psychologie collective prend tout
son sens, programmatique : s’il n’y a pas à parler d’inconscient ­collectif parce
que l’inconscient, en tout homme, porte la trace et comme l’abrégé de l’histoire
de l’humanité, alors il faut savoir penser, loin de toute coupure, le psychique à
part entière dans l’histoire.
Historiens, encore un effort pour devenir (un peu) freudiens.
ANTIGONE SANS THÉÂTRE*

Qu’il soit entendu d’entrée de jeu – c’est une helléniste qui le déclare et
l­’affirme – que la lecture d’Antigone par Lacan est une grande chose qui rompt
définitivement (et il le sait) avec les discours pieux en tout genre qui, de tous
bords, ont été administrés sur Antigone – mais, sur Antigone, il n’existe pas que
des discours édifiants, j’y reviendrai. Pour comprendre Antigone, impossible
désormais d’ignorer la seconde mort et ce qui se joue quand on retue un cadavre,
l’au-delà de l’atè et l’entre-deux-morts, l’au-delà de la limite et la transgression
que l’on appelle le crime dans son rapport avec la beauté (l’« éclat » d’Antigone).
Parce que la force d’une telle lecture s’impose à moi comme à tous les
amoureux de L’Éthique de la psychanalyse, parce que justice vient de lui
être rendue, je ne dirai rien de plus sur Antigone. C’est à l’interprétation par
Lacan du tragique en tant que tel dans la tragédie, du tragique en tant qu’il
est théâtre (et, par « théâtre », j’entends moins l’opsis que l’effet visé sur le
spectateur-entendeur1) que je m’attacherai. À Antigone, donc, car c’est bien
Antigone et elle seule que rencontre Lacan – « l’héroïne…, pas forcément la
pièce ». Et je ne suis pas sûre que le théâtre trouve vraiment son compte à cette
rencontre exclusive dont je veux pour emblème deux affirmations – la même –,
au presque-­début et à la presque-fin des chapitres sur Antigone. Deux affirma-
tions, comme allant de soi :
Donc il y a Antigone, il y a quelque chose qui se passe, il y a le chœur [299].
… Il me faut revenir à une vue simple, lavée, dégagée, du héros de la tragédie,
et précisément [d’]… Antigone [316].
Deux affirmations « lavées » de ces ambiguïtés qui passent pour constitu-
tives du tragique et dont, précisément, Lacan n’a rien à faire. Aussi tranche-t‑il
au plus vif et sans vergogne dans la question de l’interprétation. Entre les deux
énoncés antagonistes qui départagent les lectures d’Antigone :
– Il n’y a qu’Antigone,
– Il n’y a pas qu’Antigone, mais Antigone et Créon, seul le premier a désor-
mais force de loi, d’une loi qui se préoccuperait fort peu de son préambule, ce
prooimion que pourtant, dans les Lois, Platon jugera essentiel à l’énonciation
d’un nomos.
Assigner à Antigone l’au-delà de la limite – Lacan le sait ou veut qu’on le
suppose, et jouit de ne pas s’y arrêter – revient à s’interdire tout retour vers

* Première publication dans Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 42-49.
1. Cf. « Les mots qui voient », dans C. Reichler (éd.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit,
1989, p. 157-182.
630 antigone sans théâtre

Antigone et Créon, couple certes hégélien mais, à coup sûr, pas seulement hégé-
lien. Car, à refuser Antigone-et-Créon, c’est aussi Hölderlin que l’on dénie, avec
cette « neutralité active de l’entre-deux2 » qui caractérise sa réflexion sur le
tragique, lorsque, par exemple, il écrit que « c’est à l’excès qu’entre Créon et
Antigone, l’équilibre est maintenu à égalité3 ». À l’excès, mais à égalité. Avec
Lacan, il n’est plus question d’équilibre ou d’égalité, même à l’excès, mais de
l’excès en sa pureté. Parce qu’il va droit à « la transgression que Sade appelle
le crime », il n’a garde de regarder autour d’Antigone, et préfère renvoyer le
trop humain Créon hors tragédie – hors tragédie d’Antigone. Antigone seule :
le déséquilibre est constitutif. C’est beau (à coup sûr, Créon ternirait la beauté
de la construction). Mais cela suppose que la lecture de la tragédie s’arrête à
la sortie de scène de l’héroïne4 ou, du moins, avant le vers 1155 et l’entrée du
messager, pour mieux négliger la seconde passion d’Antigone : celle de Créon,
où pas une fois ne résonne le nom d’Antigone.
Cela implique aussi que, comme l’on saute des descriptions dans Balzac,
on neutralise la récurrence répétitive de tout ce que le chœur dit d’une parenté
secrète d’Antigone et de Créon, bien au-delà de la parenté réelle, dans et par
la folie partagée. Cela signifie enfin que l’éclat de « la gosse » (pais) occulte
l’appel du chœur à Dionysos pais5, avec son pied « purificateur » (kathar-
sios), invoqué comme Passeur de la tragédie vers son dénouement (sa lusis) :
or Dionysos n’apparaît pas – il est vrai que ses épiphanies sont volontiers
déroutantes – mais, invoqué au vers 1149, il envoie sur-le‑champ (à sa place)
le messager, porteur du récit de mort, puis Créon. Venu du dehors, le mes-
sager y retourne vite, et, sur la scène que Lacan ne veut plus regarder, il y
a désormais, jusqu’à la fin, Créon, le tueur-tué. Insensiblement, nous avons
quitté l’Éthique…
Tel n’est bien sûr pas mon propos : autant vaudrait effacer ce que j’ai dit,
revendique et assume de la force de Lacan. Car le parti pris de ces chapitres de
l’Éthique n’est certes pas sans fondement dans Antigone même, pour qui s’est
interrogé sur l’étrange structure d’une tragédie dont l’éponyme quitte la scène et
la vie sans que désormais son nom revienne une seule fois rappeler ce qu’elle fut6.
Serait-ce que la fin d’Antigone obéit au principe de la Lettre volée, où ce qui
est manifeste l’est à un si haut point « qu’on finit par ne plus le voir » [303] ?
Mais précisément Lacan, qui, dans ces pages, parle beaucoup du manifeste en
tant qu’il est caché, n’en dit rien à propos de ce qu’il appelle, sans plus insis-
ter, « le cinquième acte » de la tragédie : est manifeste-caché le mot atè, dont
la répétition insistante « n’empêche pas que l’on puisse aussi ne pas le lire »

2. J’emprunte cette expression à Philippe Lacoue-Labarthe, « La césure du spéculatif », dans


Hölderlin, L’Antigone de Sophocle, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 222.
3. Hölderlin, « Remarques sur Antigone », dans Œuvres, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, p. 966.
4. De fait, Lacan ferait plutôt la coupure après le chant que le chœur entonne à la sortie d’Antigone
(L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 327-328.)
5. Antigone, 1143-1149. Lacan parle de « dieu sauveur » (p. 328) sans plus nouer ce katharsios à
ses considérations sur la katharsis du début du chapitre (p. 286-288).
6. En lieu et place d’Antigone, le corps mort d’Hémon sur la scène. D’où, chez certains spécialistes
du théâtre grec, l’idée que le même acteur aurait interprété la fille d’Œdipe et Hémon (qui, il est
vrai, ne se rencontrent jamais) ; après quoi, en un cercle parfait, on explique l’absence d’Antigone
par cette contrainte technique. Mais l’insuffisance de cette explication apparaît d’elle-même.
antigone sans théâtre 631

[305], et surtout, par Sade interposé, la beauté menacée de la victime, dont la


grâce éblouit le regard médusé de l’homme interdit.
Manifeste et d’autant mieux cachée, donc, Antigone, elle encore, que Lacan
sauve des questions – par chance, si mal posées – des lecteurs hellénistes. Parce
que, finalement, s’élève la plainte d’Antigone, on s’est parfois inquiété « au nom
de je ne sais quelle unité [de ce] caractère… inflexible » ; et Lacan de renvoyer
au néant l’interprète fourvoyé :
Insensé contresens car, pour Antigone, la vie n’est abordable… que de cette
limite où déjà elle a perdu la vie7.
Pour Antigone ? Je relis, et maintiens l’assertion : c’est bien « pour Antigone »
que parle Lacan. Pour celle qui « fait perdre la tête au chœur ». Pour celle dont
la loi est d’aller autonomos, à elle-même sa loi, toujours au-delà. Une Antigone
faite figure, sinon mythe, très loin somme toute du théâtre (de celui d’Athènes
comme de tous les autres théâtres).
Une Antigone de lecture, peut-être, en quelque sorte aristotélicienne, donc
– mais aristotélicienne à la manière de Lacan, plus radical, s’il se peut, q­ u’Aristote,
dans le déni de la représentation théâtrale.
L’affaire est d’ailleurs compliquée. Car Lacan sait définir superbement le
chœur en son mode d’intervention :
Il s’agit là de moyens, et de moyens émotionnels… Le chœur, ce sont les gens
qui s’émeuvent.
Vos émotions sont prises en charge dans une saine disposition de la scène. Le
chœur s’en charge. Le commentaire émotionnel est fait [294-295].
Mais il peut aussi décider de n’y rien entendre ; ainsi, à propos de l’affir-
mation qu’Antigone est ômos, « crue », comme son père, le verdict tombera,
sans appel :
C’est le point de vue du chœur. Il n’y comprend rien [306].
Là-dessus, embarras du lecteur, qui s’interroge : si le chœur ne comprend
rien parce qu’Antigone est au-delà de l’humain, au-delà même de l’atè, qui
comprendra donc ? Certainement pas le spectateur, puisque déjà le chœur sent
pour lui (« Vous êtes… délivré de tout souci – même si vous ne sentez rien, le
chœur aura senti à votre place »). L’analyste, par supposition nécessaire, mais
depuis l’autre scène. Et peut-être le lecteur. Ce qui me ramène à Aristote qui,
déjà, substituait volontiers au spectacle la lecture – à cela près, qui change tout,
que ce que nous appelons lecture était sans doute pour lui écoute pure, à l’abri
de tout risque de parasitage par le voir.

À mon tour de citer la Poétique :


En effet, la fable doit être composée de telle sorte que, même sans les voir, celui
qui entend raconter les faits en frémisse et en soit pris de pitié ; ce qui arriverait
à qui entendrait raconter l’histoire d’Œdipe (1453 b 2-7).

7. L’Éthique, p. 326, souligné par moi.


632 antigone sans théâtre

Ajoutons que la tragédie, même sans le mouvement, produit encore l’effet


qui lui est propre, aussi bien que l’épopée : car par la simple lecture la qualité
en est manifeste (1462 a 10-12).

Lacan : Aristote. Maintenons un instant seulement la fiction de cette équa-


tion pour vérifier chez l’un et chez l’autre la même inattention (le même refus de
donner statut ?) à la différence, dans la tragédie, entre agir et dire l’action. Soit,
dans le récit du messager, l’épisode, seulement raconté, de la révolte avortée
d’Hémon contre son père. Après avoir posé que « les émotions dépendent des
faits », Aristote nie qu’un acte arrêté en cours d’exécution soit tragique, affirme
qu’aussi bien les exemples en sont rares et cite, comme si de rien n’était, « dans
Antigone, l’attitude d’Hémon vis-à-vis de Créon » (1453 b 13-14, 1453 b 37,
1454 a 2). Quant à Lacan, il observe qu’« après [l’hymne du chœur à Dionysos],
il ne reste plus de place pour la dernière péripétie » [312], et, non content de trai-
ter ce récit comme une action, il le rend, pour le plus grand plaisir des auditeurs
de son séminaire, à une narrativité directe qui n’a jamais existé (« [Hémon] a
tous les signes de quelqu’un qui est hors de lui. Il se précipite sur son père, le
manque, puis s’assassine »).
Lacan : Aristote, donc ? Disons qu’Aristote est l’une des figures où Lacan
aime se glisser – derrière Freud, mais bien différemment de Freud –, le temps
d’une argumentation essentielle à son propos. Mais ce temps-là seulement. Car,
dans la construction d’Antigone, Aristote, trop ami des limites, s’efface devant
Sade, comme le fini devant tous ses au-delà. Et, à mettre l’accent sur le théâtre
dans Antigone, il n’échappera pas plus longtemps que, si Aristote transforme
le spectateur en écouteur, Lacan le fait tout bonnement disparaître du dispositif
théâtral, toujours plus réduit, il est vrai, à une scène sans théâtre.

Je m’explique. Dans le propos ici développé, tout se noue dans le jeu de la


terreur8 et de la pitié – grille aristotélicienne, usage ou plutôt déplacement, sinon
détournement, lacanien. Autant dire que je fais mienne la constatation que, pour
Lacan, « crainte » et pitié sont, doivent être « repérables dans les héros eux-
mêmes ». Philippe Lacoue-Labarthe en fait la première des deux conditions de
possibilité de cette lecture d’Antigone et s’arrêtera plutôt à la seconde (« par
voie de conséquence, que la katharsis, l’effet cathartique soient détachés de la
mimèsis »). Restons-en pour l’heure à eleos et phobos.
Eleos kai phobos : Lacan a bien lu Aristote, il sait que, dans la Poétique,
la tragédie accomplit par la terreur et la pitié « la purgation des passions sem-
blables à celles-ci » [286], et il ne se donne qu’une fois la commodité de sim-
plifier le texte pour y trouver tout uniment « la purgation… de la crainte et
de la pitié » [289]. Il est vrai qu’il a tout intérêt à garder à la formulation sa
complexité pour y éclairer d’une lumière toute lacanienne l’obscur tôn toiou-
tôn pathèmatôn :

8. Aristote parle de phobos, par quoi il faut, bien au-delà de la « crainte », affect – il est vrai – propre
à la lecture, entendre la terreur.
antigone sans théâtre 633

… puisque, par leur intermédiaire, …, nous sommes purgés, purifiés de tout ce


qui est de cet ordre-là. Cet ordre-là, … c’est à proprement parler la série de
l’imaginaire9.
Mais ici s’arrête son aristotélisme, car il lui convient désormais d’oublier les
gradins du théâtre pour que terreur et pitié restent sur scène, comme une réserve
émotionnelle virtuellement à la disposition des personnages. Sur ce chemin qui
mène vers Antigone, Goethe lui est un relais tout trouvé, qui place ces passions
au cœur même de l’action tragique – « Ce n’est sûrement pas là ce que nous dit
Aristote », proteste-t‑il [300] – ; après quoi, il lui suffit de les installer ou non
dans les protagonistes. Cela se fait en trois étapes :
1. Au premier regard, … ni l’un ni l’autre ne semble connaître [Lacan écrit bien
« connaître », et non pas « susciter »] la crainte ni la pitié.
2. Au second aspect, … il est sûr qu’au moins un des deux jusqu’au bout ne
connaît ni crainte ni pitié.
Conclusion : C’est pour cela, entre autres, qu’elle est le véritable héros10.
Et il faudra avancer beaucoup plus loin dans l’Éthique pour que, finalement,
reparaisse in extremis le spectateur qui, faute d’avoir tremblé et compati, aura
du moins un peu compris :
C’est pour autant que l’épos tragique ne laisse pas ignorer au spectateur où est
le pôle du désir, montre que l’accès au désir nécessite de franchir non seulement
toute crainte, mais toute pitié, que la voix du héros ne tremble devant rien…, que
le sujet en sait un petit peu plus qu’avant sur le plus profond de lui-même [372].
Mais l’oubli d’Aristote n’a jamais été aussi résolu. Car ce « spectateur »,
que Lacan imagine un peu moins ignorant parce que la voix d’Antigone n’a pas
tremblé, n’est pas celui d’Aristote, purgé par la crainte et la pitié que suscitaient
en lui des « hommes » dont la Poétique exigeait avant tout qu’ils ne fussent
pas inhumains. Si le « héros » tragique selon Aristote se tient au milieu, s’il est
l’homme qui, sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non
par sa propre méchanceté, mais par suite d’une erreur [hamartia] (1453 a 7-10),
à n’en pas douter, dans Antigone, ce héros se nomme Créon. Créon dont Lacan
relève précisément qu’il a commis une erreur (hamartia), et dont il dit encore
qu’il est « ce que sont toujours les bourreaux et les tyrans, en fin de compte des
personnages humains » [311]. Mais ce sont les « martyrs » qui l’intéressent,
et « l’incendie universel ». Antigone est « un être inhumain », un être pour le
pire, ce qui lui vaut de recevoir l’atè (que, cette fois-ci, je traduis : la catas-
trophe) comme son lieu propre.

Soit. Aristote n’a jamais dit qu’Antigone fût un héros tragique – comme
Freud, il préférait à celle-ci son père Œdipe –, mais il se pourrait que, dans
ce présent défait qui est le nôtre, nous n’ayons rien à faire de son goût pour le

9. L’Éthique, p. 290, souligné par moi.


10. L’Éthique, p. 300. En la circonstance, tout n’est pas encore enlevé à Créon, puisque c’est seu-
lement « à la fin » qu’« il se laisse toucher par la crainte » (je souligne).
634 antigone sans théâtre

méson. Et sans doute sommes-nous plus disposés à entendre Lacan, ou encore


Hölderlin, avec son « trop à égalité » dont la tension maintenue décèle et tout
à la fois reconduit le déséquilibre de ce qui se donne dramatiquement dans la
forme de l’équilibre. Mais l’exigence hölderlinienne est sans repos, et la folie
s’y tient, dans la violence du choc immobilisé entre l’excès et l’égalité. Nous
préférons l’atè, et la « précipitation » de Lacan à « traduire sans traduire » pour
« restituer à une sorte de sauvage incompréhensibilité »11. La difficulté est que
nous ne voulons pas non plus nous passer de la katharsis, qui ne se soutient
pourtant que de la construction d’Aristote. Aussi, de Lacan, lisons-nous plu-
tôt maintenant les Séminaires, qu’il nous plaît de rendre à leur oralité, que les
Écrits. Et, parce que la voix nous fascine, nous acceptons les coups de force
inhérents au dire, comme autant de signaux propres à nous révéler des points
de faille qui sont les nôtres.
Revenons à Créon, et à son hamartia. Lorsque le chœur, qui le voit s’avan-
cer sous le fardeau du cadavre d’Hémon, annonce :
Il porte dans les bras un souvenir [ou] un emblème,… non la catastrophe d’autrui
[ouk allotrian atèn], mais sa propre erreur (1258-1260),
faut-il, comme Lacan, s’empresser de commenter :
… L’atè, qui relève de l’Autre, du champ de l’Autre, n’appartient pas à Créon,
c’est par contre le lieu où se situe Antigone [323] ?
Je le crois, et ne le crois pas. Je sais l’immense gratification qu’il y a à adhérer
à l’identification de tout « autre » (lui-même identifié à l’Autre) avec Antigone.
Mais je sais aussi que allotría ne renvoie pas à l’Autre, mais à la sphère très sin-
gulière d’autrui, opposée à celle du soi. Créon porte une ouk allotria atè, façon
plus puissante de dire une catastrophe qui n’a d’autre source que lui, et l’atteint
en propre ou en sa famille – mais, dans la tragédie, la famille, surtout si elle
se résume en un fils, est le soi. Rien n’appelle la présence d’Antigone, effacée
dans cette confrontation du soi avec un mort qui était soi-même et qu’on a tué.
Mais nous aimons l’Autre et la catastrophe, et rêvons d’un texte où, à l’abri
de toute contestation grammaticale, Créon serait vraiment dit porter « non la
catastrophe – elle est à l’Autre – mais l’erreur qui le caractérise ». Un texte plus
vrai que le texte d’Antigone, celui-là même où, au-delà du texte tragique, Lacan
déchiffre la tragédie d’Antigone.
Il est probable aussi que nous préférerions, dans autognôtos, pouvoir assimiler
« cette entière connaissance d’elle-même » – qu’attribue le chœur à ­l’héroïne et
que Lacan associe à juste titre avec le gnôthi seauton delphique – à une connais-
sance de l’illimite, si j’ose forger ce terme ; mais le contexte grec indique sans
ambiguïté dans le précepte apollinien un « Connais-toi toi-même [qui n’es
que limite]12 », où il n’est pas sûr que notre désir trouve son compte. Et il est
sûr enfin que, dans l’hymne du chœur à l’Homme, nous brûlons d’authen­tifier
l’inter­prétation lacanienne de l’expression nosôn amèkhanôn phugas (v. 363),
en vertu de laquelle, faute d’être venu à bout de la mort, l’homme a « imaginé

11. Citation de Philippe Lacoue-Labarthe, ici même, p. 21-36.


12. L’Éthique, p. 318. De fait, autognôtos (v. 875) signifie sans doute, sur un mode politique dont
Lacan ne veut rien savoir, « par sa seule décision ».
antigone sans théâtre 635

la fuite dans des maladies impossibles13 » ; c’est donc à contre-­courant que


l’helléniste observera qu’il est syntaxiquement et contextuellement nécessaire
de s’en tenir à l’idée – certes moins immédiatement parlante dans notre actua-
lité – que, faute de dominer la mort, l’intelligence industrieuse des hommes a
du moins trouvé les voies pour échapper aux maladies impraticables.
Mais il n’est pas certain que notre façon d’être grecs passe par l’appréhen-
sion grecque du tragique. Sans doute, face au vertige de l’apeiron, devrions-
nous être un peu aristotéliciens14, mais l’au-delà de la limite nous est devenu,
pensons-nous, familier. Encore aristotélisants, nous saurions sans doute, du
même coup, être encore spectateurs de théâtre, et nous comprendrions l’ironie
tragique des équilibres précaires. Mais, par une brèche terrible, s’est engouf-
fré l’entre-deux-morts et, plus qu’Antigone, nous attire l’Antigone de Lacan,
en son éclat sans pitié.

13. L’Éthique, p. 321.


14. Voir P. Loraux, « La pensée prend forme », L’Écrit du temps, 14-15 (1987), p. 119-146.
ARISTOPHANE ET LES FEMMES D’ATHÈNES :
RÉALITÉ, FICTION, THÉÂTRE

(Note préliminaire)* **

Invitant naguère à se garder, sur un pareil sujet, de « l’illusion sociologique »


comme de « l’illusion textuelle », Pierre Vidal-Naquet dénonçait la double ten-
tation de « confondre le “peuple d’Aristophane” avec ce dèmos qui se réunissait
sur la Pnyx » et de « refuser au discours comique toute valeur de témoignage sur
la société de la fin du ve siècle »1. S’agissant non du peuple, mais des femmes
d’Athènes, si interdites de parole, encore moins faut-il se croire tenu de choi-
sir entre l’hypothèse « réaliste » et celle d’une métaphorisation générale des
femmes dans le théâtre comique2, car le risque serait à coup sûr d’y perdre toute
voie d’accès vers le rire athénien. Or c’est bien ce qui arrive lorsqu’on referme
trop étroitement le texte sur lui-même. Ainsi, à s’attacher exclusivement aux
« noms parlants » des femmes dans Lysistrata, telle étude, fort convaincante
par l’analyse détaillée à laquelle elle soumet les noms des vieilles femmes du
chœur, s’avère décevante en ce qui concerne le nom des protagonistes : refu-
ser d’envisager toute référence complice d’Aristophane à la contemporanéité
la plus immédiate de ses spectateurs, où une Lysimakhè est prêtresse d’Athéna
Polias cependant que la mère du roi Agis II, dont les troupes tiennent pour l’heure
Décélie, se nomme Lampito3, c’est réduire drastiquement la ­complexité du rire
aristophanesque. Comme si tout clin d’œil au présent – geste pourtant ô ­combien
constitutif du comique – devait par définition exclure la pratique grecque très
partagée de la spéculation sur les noms propres. Mieux vaut rendre justice à
l’art aristophanesque du mixte, qui admet et sans doute exige la coexistence de

* Première publication dans Mètis, VI, 1-2, 1991, p. 57-79.


** Je développe ici pour elles-mêmes quelques réflexions de méthode qui devaient constituer la
première partie de ma contribution aux Entretiens Aristophane de la Fondation Hardt (18-23 août
1991). Renonçant finalement à intégrer à ce texte des pages qui l’eussent indûment allongé, je les
publie pour ce qu’elles sont : l’examen, préliminaire à une étude d’ensemble sur « Aristophane
et les femmes d’Athènes », des problèmes que l’on rencontre à aborder un tel sujet, après que
tant de publications, si diverses et, entre elles, si dissonantes, lui ont été consacrées dans les vingt
dernières années.
1. P. Vidal-Naquet, « Aristophane et la double illusion comique », Préface à Aristophane, les femmes
et la cité, Cahiers de Fontenay, 17, 1979, p. 5-6.
2. Dans un article qui a fait date pour les chercheurs d’outre-Atlantique (« The Female Intruder :
Women in Fifth Century Drama », Classical Philology, 70, 1975, p. 255-266), M. Shaw insistait
d’entrée de jeu sur la nécessité de ne pas choisir entre ces lignes d’analyse.
3. M. P. Funaioli, « Nomi parlanti nella Lysistrata », Museum Criticum, 19-20, 1985, p. 113-120,
notamment 114-115.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 637

noms symboliques avec des noms historiques, voire avec des appellations très
codées, comme celle de Lusi-stratè dont la signification dissimule et tout à la
fois signale la référence à Lysimakhè.
Sans doute, pour ma part, aurais-je tendance à me méfier avant tout des abus
du réalisme : je ne crois pas qu’il soit raisonnable d’escompter trouver tel quel,
dans la comédie aristophanesque, le point de vue des femmes sur la sexualité, la
séduction et l’homme idéal4 et j’hésiterais à affirmer, sans autre forme de procès,
que les héroïnes du théâtre comique appartiennent aux « classes moyennes »
ou que les cas flagrants d’infidélité féminine évoqués dans les Thesmophories
ou L’Assemblée des femmes sont des « faits divers », « ne [présentant] presque
aucune exagération fantaisiste » ; enfin, s’il est bien connu que, chez Aristophane,
les épouses athéniennes versent dans l’ivrognerie, il n’est pas sûr qu’il faille
fonder en réalité une telle rengaine en recourant à des analyses scientifiques
sur l’espérance de vie féminine en Grèce ancienne5, alors que, dans ce topos
comique6, on peut sans difficulté deviner quelque chose comme un tribut payé
à la variante joyeuse du dionysisme.
Mais, ces réserves une fois formulées, il serait vain de nier que la comédie
intègre en sa trame bien des éléments de la vie « réelle », puisque c’est préci-
sément la présence de ceux-ci, juxtaposés et comme mêlés à de pures fictions,
qui provoquait le rire sur les gradins du théâtre. On n’évoquera pas ici, de
­l’ombrelle de la canéphore aux services cultuels des jeunes filles en passant par
la hiérarchie des parfums aphrodisiaques, tout ce que l’historien de l’Antiquité
trouve à glaner sur les pratiques sociales et intimes des épouses de citoyens.
Il suffira de souligner, après beaucoup d’autres, ce que, des premières pièces
jusqu’à Lysistrata, la comédie aristophanesque suggère de la très réelle valori-
sation du mariage dans le vécu athénien – sinon, comme le voudraient certains7,
de son fonctionnement effectif. Avec cette réserve toutefois qu’en l’occurrence
le vécu est celui de l’homme athénien (ou celui dont un genre théâtral destiné à
un public masculin crédite les femmes). Réserve inévitable, récurrente dès lors
que, par « mariage », on entend moins l’institution que les pratiques sexuelles
qui s’y rattachent et l’appréciation de ces pratiques : en la matière, nous pou-
vons généralement tabler sur l’authenticité du point de vue de l’homme tel que
les textes le formulent, mais nous ne sommes jamais assurés d’avoir accès à ce
que pouvaient être les opinions des femmes. Il se peut que, malgré les plaisante-
ries, répétées dans Les Thesmophories et L’Assemblée des femmes, sur l’adultère
et les amants, l’institution du mariage ait aussi, pour les femmes d’Athènes, été

4. Comme le voudrait R. Cameranesi, « L’attrazione sessuale nella commedia attica antica »,


Quaderni urbinati di Cultura classica, 26, 1987, p. 37-47, notamment p. 37-38 et 45. Je ne sais
pas, inversement, d’où E. Keuls (The Reign of the Phallus. Sexual Politics in Ancient Athens, New
York, 1985, p. 114) tire la conviction que « l’éducation des femmes citoyennes leur apprenait à
considérer le sexe comme un devoir pénible ». Pas d’Aristophane, en tout cas.
5. Ce point, comme les deux précédents, figure dans l’étude d’E. Lévy, « La femme chez Aristophane »,
Ktèma, 1, 1976, p. 99-112 ; ivrognerie : p. 100 (avec référence aux travaux de M. Grmek) ; classes
moyennes : p. 103 ; faits divers ; p. 101-102.
6. Outre les références habituelles à Lysistrata, aux Thesmophories et à L’Assemblée des femmes,
sans oublier Ploutos, 645, 737 et 972, on évoquera par exemple le fragment 143 Kock de Phérécrate
(dans sa Turannis).
7. Par exemple J. Henderson, dans son édition de Lysistrate (Oxford, 1987), ad 107 et 865-869
(avec référence aux analyses de K. J. Dover).
638 aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre

le lieu le plus prisé du plaisir. Mais doit-on vraiment traiter comme un indice la
requête, adressée à Dicéopolis par la jeune mariée des Acharniens, de « garder
à la maison le membre de son époux »8 ? En revanche, d’une lecture d’Aristo-
phane, on déduirait volontiers que, par rapport aux épouses, les jeunes garçons
n’étaient pour les hommes qu’un surplus de plaisir, certes apprécié, en aucun
cas vital9. Pour avoir, par de tout autres voies, constaté pour ma part que le fémi-
nin et les rapports hétérosexuels constituaient la préoccupation dominante de
l’homme athénien en matière de sexualité10, je ne m’en étonne pas vraiment.
Bref, qu’il s’agisse des pratiques ou des représentations, tout, dans Aristophane,
n’est pas fiction, il s’en faut de beaucoup.
Cela dit, nous ne saurions nous contenter de ce point de vue documentaire :
ce qui, pour nous, relève de l’information n’était sans doute perçu par les specta-
teurs d’Aristophane que comme du bien connu, et l’on pariera qu’aux « comédies
à femmes » ils demandaient tout autre chose, désireux qu’ils étaient de pénétrer
les mystères du féminin. Et de fait, comme si elle n’ignorait rien de la logique
féminine, la comédie revient avec insistance sur les ἀπóρρητα de la féminité,
en prenant ce terme au sens très intime, nullement religieux, que Praxagora lui
donne au début de L’Assemblée des femmes11 ; mais quel Athénien croyait vrai-
ment s’immiscer pour autant dans les secrets de la θήλεια Kύπρις, cet érotisme
de l’autre que même Agathon, tout efféminé qu’il est, n’ose pas aller « ravir »
aux femmes12 ? De tout cela, seules les femmes, si elles pouvaient effective-
ment prendre la parole, parleraient (auraient parlé) avec pertinence : raison de
plus, puisque la pleine révélation tiendrait de l’adunaton, pour rire encore plus
fort de ce que la comédie répète à satiété et dont il faut bien se contenter.
Que la mise en scène aristophanesque des femmes et de la féminité tienne
donc pour bonne part de la construction imaginaire, pour ne pas dire du fan-
tasme, me semble d’entrée de jeu acquis, et une telle affirmation n’est pas encore
un acte d’allégeance inconditionnelle à la pulsion textualiste.

Les femmes, une construction ? Expliquons-nous :

On observera d’abord que ces présumées représentantes des classes moyennes


sont souvent, pour peu qu’elles aient quelque autorité dans l’intrigue, de celles
que, non sans ironie, Praxagora nomme les « Superbes » (semnaí)13. Entendons
qu’elles sont de bonne famille. Je ne pense pas seulement à la femme de Strepsiade,

8. Acharniens, 1060. À elle seule, Dicéopolis donnera un peu de sa trêve, « parce qu’elle est femme
et non responsable de la guerre » (v. 1062) ; de fait, les responsables sont des ándres athéniens, ce
qui modalise l’histoire des courtisanes d’Aspasie, racontée en 523-540.
9. Autant dire que les thèses de Michel Foucault, dans L’Usage des plaisirs (Paris, 1984) ne me
convainquent guère.
10. Voir Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, 1989.
11. Assemblée des femmes, 12 : Praxagora parle des μηρῶν ἀπoρρήτους μυχούς, que seule sa lampe
connaît. On rapprochera de l’emploi de τὰ ἀπóρρητα dans l’Hippolyte d’Euripide pour désigner des
secrets gynécologiques : la nourrice, qui emploie le mot, estime qu’on ne peut en faire confidence
qu’à des femmes. On notera enfin qu’en affirmant que le parent d’Euripide veut « voler aux femmes
leur bijou » (τοῦ χρυσíου : Thesmophories, 894), sa gardienne emploie le terme qui désigne le
« trésor » caché des femmes (voir infra, n. 21).
12. Thesmophories, 205.
13. Assemblée des femmes, 617.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 639

pur être de discours dont on sait toutefois qu’étant de l’espèce des Césyras14,
elle présente « le type de la grande dame qui a l’orgueil d’appartenir à une race
de haut vol »15, mais il faut avouer que le cas est bien intéressant et, quelque
analyse que l’on donne d’une union aussi mal assortie, on conviendra volon-
tiers avec Daniella Ambrosino16 que le très peu crédible mariage entre l’aristo­
cratique nièce de Mégaklès et le paysan Strepsiade relève d’une « opération
mythopoiétique » plus que de la réalité des pratiques sociales. Mais il y a aussi
Lysistrata, meneuse de jeu très présente, dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elle n’est certes pas n’importe qui, que ses « relations » panhelléniques
(Lampito la Spartiate, la « vénérable » Béotienne, la « noble » Corinthienne)
sont d’un niveau fort élevé, et que les femmes qui l’entourent, détaillant à la
première personne le catalogue des « initiations féminines » que la cité réserve
à un tout petit nombre de filles d’Athéniens, s’assignent à elles-mêmes une ori-
gine très au-dessus de la moyenne17. On ajoutera, ce qui renforce la cohérence
de l’ensemble, que les marchandes en tout genre, désignées comme « alliées »
(ξύμμαχοι) et appelées à l’aide lorsqu’il s’agit de l’emporter manu militari18,
sont de pures troupes de renfort, qui n’ont aucun droit à la parole. Il y a donc les
femmes bien nées et les autres. Engagées dans l’intrigue, ces « nobles femmes
d’Athènes » qu’évoque le chœur des Thesmophories19 ; simples figurantes ou
silhouettes prêtant à rire, les marchandes, tout droit échappées d’un milieu vul-
gaire qui donne à la comédie sa limite et son horizon.
Quant à leur âge, sans doute les femmes ne forment-elles pas, dans l’œuvre
d’Aristophane, un groupe monolithique20 ; mais il est tout aussi évident qu’elles
se laissent sans difficulté réduire à quelques types très marqués, voire symbo-
liques. Les comédies du début présentent tout un essaim de belles filles, jeunes
et toutes plus séduisantes les unes que les autres, mais, à l’exception de la cané-
phore des Acharniens qui prononce deux vers21, nullement dotées de la parole :

14. Nuées, 48.


15. Citation de J. Taillardat, Les Images d’Aristophane, Paris, 1962, p. 177 ; sur l’historicité de
Césyra, voir notamment J. K. Davies, Athenian Propertied Families 600-300 B.C., Oxford, 1971,
p. 380-381.
16. Dans son excellence étude « Aristoph. Nub. 46 s. Il matrimonio di Strepsiade e la democrazia
ateniese » (Museum Criticum, 21-22, 1986-1987, p. 95-127), D. Ambrosino identifie, contre Dover,
le Mégaklès de la comédie comme un personnage historique (p. 95), le mariage comme une figure
symbolique de l’union difficile entre dèmos et aristocratie (p. 100) et cette invention comique comme
une opération « moins symbolique que mythopoiétique » (p. 106).
17. Voir J. Henderson, « Lysistrate. The Play and its Themes », Yale Classical Studies, 26, 1980
(Aristophanes : Essays in Interpretation), p. 188, ainsi que Aristophanes. Lysistrate, ad 77-81,
86, 90-91 et « Older Women in Attic Old Comedy », Transactions of the American Philological
Association, 117, 1987, p. 105-129, où il fait usage (p. 107) des observations de A. H. Sommerstein
(« The Naming of Women in Greek and Roman Comedy », Quaderni di Storia, 6 (1980), p. 393-
418) sur le caractère exceptionnel de la nomination en public de femmes respectables. Sur les
« initiations », voir Henderson, ad loc., ainsi que les remarques de P. Vidal-Naquet, Le Chasseur
noir, Paris, 1981, p. 197-198 et de N. Loraux, Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 176-178.
18. Lysistrata, 456-461.
19. Thesmophories, 329-330.
20. Henderson, « Older Women », p. 105.
21. Acharniens, 242, 244, 253-258. On notera que, sexuellement mûre en tant que fille à marier,
la canéphore fait partie des jeunes femmes qui attirent le désir. C’est ainsi que j’interprète la
recommandation de Dicéopolis à sa fille, de veiller sur ses khrusía (bijoux d’or et trésor du sexe
féminin : cf. Acharniens, 1200) ; on rappellera que dans Les Thesmophories, 289, la fille à marier
640 aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre

ce sont les hommes qui parlent d’elles en leur présence, souvent pour détail-
ler les perspectives érotiques que promet leur plastique. Désignées comme
paîs (ainsi Opôra, dans la Paix)22, paidískē23, voire meirakískē (telle la « petite
jeune fille » au sein entr’aperçu qu’évoque le chœur des Grenouilles24), souvent
qualifiées de kórē – ainsi, Opôra et Théoria25 ou Basileia26 – ces affriolantes
personnes, servantes ou immortelles, sont tout, sauf des femmes d’Athènes :
destinées à être palpées plus que regardées, purs objets du désir masculin en sa
crudité, c’est à ce titre qu’elles sont muettes et non pas seulement parce que,
comme dans les « pièces à femmes », la jeune fille (kórē) n’aurait pas de rôle
parlant dans l’Ancienne comédie27. Inutile d’ajouter que, dans cet univers, les
parthénoi ont encore moins leur place, à moins qu’elles ne soient trières ima-
ginairement incarnées pour une délibération28 ou divinités (nouvelles venues
comme les Nuées ou traditionnelles, comme les Muses, Artémis Agrotera ou
Pallas29. De l’autre côté, trouverons-nous enfin les « femmes d’Athènes » ? Pas
encore, car il faut, dans la catégorie des vieilles femmes, trier entre les figures
positives – celles, par exemple, qui composent le chœur de Lysistrata – et les
caricatures grotesques, voire inquiétantes, avec leurs appétits sexuels démesu-
rés30. Il faut trancher : si l’appellation de « femmes d’Athènes » n’est pas seu-
lement la constatation d’un fait mais l’assignation d’une valeur, si les femmes
d’Athènes méritent, par là même, d’être dites « nobles », une seule classe d’âge
correspond dès lors pleinement à ce requisit : celle des épouses de citoyens,
mères de famille valeureuses et femmes mariées épanouies dans tout l’exercice
d’une sexualité vive, mais admise.
Mais les choses se compliquent dès lors qu’on s’avise de ce que la construc-
tion de la catégorie « femmes d’Athènes » doit aussi beaucoup aux topoi de la
tradition littéraire : celui, très partagé, de la « race des femmes », dont l’homme
ne saurait ni s’accommoder ni se passer31, et ceux que le genre comique a

est eúkhoiros. C’est la seule intervention d’une canéphore dans la comédie aristophanesque, même
si le reste de l’œuvre présente des allusions thématiquement très semblables à ce type féminin :
Oiseaux, 1506-1509, Lysistrata, 646-647. Assemblée des femmes, 730-732. Sur le type de la cané-
phore, voir P. Brulé, La Fille d’Athènes, Paris, 1987, p. 316-320.
22. Paix, 863. Paîs est aussi, dans Lysistrata, la Conrinthienne ; voir aussi Lysistrata, 595 (paîda kórēn).
23. Acharniens, 1148.
24. Grenouilles 409-415. Dans le Ploutos (963), la vieille est appelée ainsi par raillerie ; dans les
Thesmophories, 410 et l’Assemblée des femmes (611, 696, 1138), meîrax est la fille qui attise le
désir des vieillards.
25. Paix, 726.
26. Oiseaux, 1537, 1634-1635, 1675.
27. Henderson, « Older Women », p. 107. Mais que fait-il de la néa de l’Assemblée des femmes,
qui certes est tout, sauf une chaste vierge, mais dont la liberté semble seulement due à l’absence
de sa mère (913) ?
28. Cavaliers, 1300-1315.
29. Nuées : Nuées, 300 ; Muses : Grenouilles, 875 ; Artémis Agrotera ; Lysistrata, 1262, 1272 ;
Pallas : Thesmophories, 1139.
30. Je ne partage pas sur ce point la vision édifiante de Henderson (« Women »), partielle parce que
fondée essentiellement sur Lysistrata. On notera que les vieilles lubriques auxquelles L’Assemblée
des femmes livre les jeunes gens sont par définition femmes d’Athènes, ainsi que leur rappel insistant
de la loi l’indique (1013, 1015, 1022, 1049, 1050, 1055-56), mais elles le sont plus descriptivement
que par leur attention aux intérêts de la cité.
31. Lysistrata, 1039.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 641

é­ laborés en forçant le trait – la femme adultère ou celle qui suppose un enfant,


thèmes récurrents dans Les Thesmophories. D’où l’ambivalence qui s’attache à
ces épouses très conformes tout autant qu’à l’espèce féminine en sa généralité.
Trois exemples permettront d’en mesurer l’ampleur :
Soit, dans les Thesmophories, l’exclamation : ὦ θερμóταται γυναῖκες32.
Ces « femmes très chaudes » sont-elles, comme le veut Jean Taillardat, indi-
quées par là comme « très audacieuses »33 ? En l’occurrence, mieux vaut
coller au plus près des mots : chaudes au point d’être brûlantes, les femmes
boivent parce qu’elles sont lascives (et vice versa), contredisant du même
coup l’idée reçue qui veut que la chaleur soit en droit le propre de l’homme,
et de l’homme seul34.
La figure de la « femme sur le toit » sera mon deuxième exemple. Dans la
longue durée de la tradition occidentale, les femmes sur le toit35 sont embléma-
tiques du désordre, que celui-ci leur soit imputable lorsque, comme la femme
de Démostratos dans Lysistrata, elles célèbrent les Adonies ou qu’il ait envahi
la communauté tout entière, dans une cité envahie par l’ennemi ou déchirée par
la stásis36. Or, dans les Acharniens, le signe est inversé puisque telle est la posi-
tion que Dicéopolis assigne à son épouse, dont la place n’est certes pas dans
la procession du phallus, mais en-haut, sur la terrasse d’où, en honnête femme
qu’elle doit être, elle pourra mieux regarder son homme37.
Enfin, une forte ambivalence caractérise le rapport des femmes à la guerre
et au conflit, chez Aristophane comme dans toute la tradition grecque. On se
rappelle que la mariée des Acharniens, « étant femme », était censée n’avoir
aucune responsabilité dans la guerre38 ; on ajoutera que la Paix elle-même est
femme – « celle des femmes qui déteste le plus le bouclier » – méritant par là,
comme Lysistrata, le nom de Lusimákhē39. Parce que la guerre est « ­l’affaire
des hommes »40, ce seraient donc les ándres qui toujours, pour une seule femme
(Hélène ou Basileia) ou pour trois courtisanes, provoquent les combats41. Mais,
on le sait, les Amazones ne sont jamais loin, pour qui, comme pour les com-
pagnes de Lysistrata, « la guerre est l’affaire des femmes »42, ni les épouses
séditieuses ennemies des mâles43, et l’on aurait tort de considérer comme insi-
gnifiant ou risible tout ce que, dans Lysistrata, le chœur des vieillards écha-
faude au sujet de la conjuration des femmes, de leur húbris et de leur aspiration

32. Thesmophories, 735.


33. Les Images d’Aristophane, p. 165, no 313 ; p. 191, no 351 (où Taillardat tire thermós vers le
sens de « irascible »).
34. Voir Les Expériences de Tirésias, p. 113.
35. Voir D. Levine, « Lysistrata and Bacchae : Structure, Genre, and “Women on Top”», Helios,
54, 1987, p. 29-38, qui renvoie à Natalie Davis, « Women on Top », dans Society and Culture in
Early Modern France, Stanford, 1975.
36. Sur les Adonies, voir M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, p. 187-193 ; sur la stásis :
Les Expériences de Tirésias, p. 284-289.
37. Acharniens, 262.
38. Acharniens, 1062.
39. Paix, 662 et 991-992 ; Lysistrata, 554.
40. Lysistrata, 520.
41. Oiseaux, 1639 ; Acharniens, 523-539.
42. Lysistrata, 538.
43. Antiáneira, épithète des Amazones et de la stásis : Les Expériences de Tirésias, p. 284.
642 aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre

à la tyrannie44. C’est que la silencieuse femme-Paix des premières comédies


ne saurait, dès que, chez Aristophane, les femmes prennent la parole, refouler
durablement le fantasme hésiodico-sémonidien du « beau mal » dont naissent
tous les maux,
querelles, conflits, douloureuse guerre civile, chagrin, guerre.
ἔριδες, νεíκη, στάσις ἀργαλέα, λύπη, πóλεμος.
(Thesmophories, 786-788)
Mais c’est une des caractéristiques de la comédie aristophanesque que de
savoir user de l’ambivalence en en démultipliant vertigineusement le jeu. Si,
d’un poète, Aristophane requiert la virilité45, si les femmes qui supposent des
enfants suscitent sans fin sa verve critique et s’il n’éprouve qu’irritation face
à la tendance, propre aux tragédies d’Euripide, à survaloriser la maternité46,
que faire de la parabase des Nuées où il s’est lui-même représenté comme
une ­parthénos tekoûsa47, personnage euripidéen par excellence48, c’est-à‑dire
comme la « mère » inavouée de sa première pièce qui, telle un enfant de fille,
fut exposée et recueillie par une autre femme (entendons : un autre poète) ? On
peut toujours s’empresser de trouver cette métaphore « banale »49, ce qui est
la meilleure façon d’en neutraliser la forte étrangeté – ainsi procède-t‑on géné-
ralement avec la thématique de l’accouchement dans le Théétète, normalisée
sous l’inti­tulé, désormais académique et sans danger, de « maïeutique ». Mais,
pour ma part, j’attache de l’importance à une telle figure, fût-elle isolée50 dans
le corpus, parce que cette identification féminine du poète mérite d’être prise
au sérieux, d’autant qu’Aristophane y prend à son compte un thème qui occu-
pera une place centrale dans les gracieusetés que, dans les Thesmophories, le
parent ­d’Euripide débite aux femmes.
Le féminin, donc : plus puissant chez les femmes d’Athènes que tout enraci-
nement civique, et beaucoup plus ambivalent chez Aristophane que le comique
lui-même ne feint de le croire.
À parler d’ambivalence, il me faut encore dire un mot de la surdétermination,
pratique à laquelle la comédie se plaît plus encore, peut-être, que la tragédie51,
s’adonnant parfois, à propos d’un seul mot, à d’étonnants exercices de feuille-
tage des significations. Lorsque, apparaissant pour finir déguisé en vieille entre-
metteuse, l’Euripide des Thesmophories prétend s’appeler Artémisia, peut-être
cherche-t‑il à se donner du courage, par ce recours au nom d’une femme plus

44. La conjuration (ξυνωμóσαμεν : v. 182) est bel et bien le fait des femmes, avant d’être une idée
des hommes ; húbris, souvent associé à la tyrannie : vv. 399, 411, 658 ; turannús : vv. 619, 630,
631, 632. Sur ces points, je suis en désaccord avec Henderson (Aristophanes. Lysistrate. ad loc.)
qui, tablant sur sa propre datation de la pièce, accorde trop peu d’importance à des thèmes dont le
livre VI de Thucydide atteste qu’ils étaient pour le dèmos une hantise dès 415.
45. Le poète gónimos dont parle Dionysos dans les Grenouilles (96) a la fertilité de l’engendreur.
46. Dans « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre », (Aristophane Entretiens sur l’Antiquité
Classique, XXXVIII, Vandœuvres-Genève, 1993, p. 203-244), je développe ce point.
47. Nuées, 530.
48. Sur la παρθένος τεκοῦσα, voir G. Sissa, Le Corps virginal, Paris, 1987. p. 121-126.
49. J. Taillardat, Les Images d’Aristophane, p. 446, n° 767.
50. Même si elle est bien à sa place dans une pièce où l’on avorte (Nuées, 137) d’une idée toute trouvée.
51. Sur la surdétermination tragique, voir J.-P. Vernant, dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe
et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, p. 35-36.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 643

courageuse que beaucoup d’hommes ; mais le courage d’Artémise était fémi-


nin en ce qu’il recourait à la ruse et, inventeur patenté de ruses en tous genres,
Euripide peut, grâce à cet embrayeur de monde à l’envers, se dispenser de mani-
fester la moindre andreía. Ce que le Scythe, sans doute obtus mais en la cir-
constance inspiré, traduit en barbarisant définitivement le nom : Artamouxía52
n’a plus grand chose à voir avec Artémise. Et le rire de se relancer lui-même.

En évoquant, fût-ce fugitivement, la tragédie, en tentant de décomposer la


surdétermination comique, tout à la fois complexe et perçue dans l’immédia-
teté de l’instant, on voudrait marquer fermement ce qui, dans toute étude sur
les femmes d’Athènes, doit être la pierre de touche des choix et des interpré-
tations : la vigilance à ne jamais oublier qu’il s’agit non de « discours », de
représentations ou d’idéologie, mais de théâtre et d’un théâtre dont la visée
première est, par des voies mêlées, de provoquer le rire. Si la comédie est bien
l’un de ces genres athéniens qui sont à la fois littéraires et civiques, tenir fer-
mement la question du comique est sans doute la meilleure façon d’éviter d’un
même mouvement le sociologisme et le textualisme, ainsi renvoyés dos à dos.
Et, à s’interroger sans relâche sur la forme athénienne du rire, on peut espérer
éviter d’autres pièges.
C’est ainsi que l’on se gardera des analyses psychologisantes qui, dans le tout
qu’est une intrigue, distinguent entre personnages « sympathiques » (Lysistrata
au premier chef, puis le demi-chœur des vieilles femmes, si fondamentalement
généreux, dit-on) et figures « antipathiques » (toujours dans Lysistrata, le demi-
chœur des vieillards, décrété malveillant et politiquement borné)53. Façon de
souligner que l’on se range à la juste remarque de Brelich observant que, dans
les agônes comiques, Aristophane sait faire entendre qu’il n’adhère à aucune des
deux opinions en conflit54. Mais aussi et surtout : façon de rappeler que, dans
sa mise en œuvre théâtrale de la société athénienne – politique, quotidienneté,
culture et religion mêlées – la comédie est fiction, et fiction indiquée comme
telle. Si l’on s’efforce de ne jamais l’oublier, on ne se demandera donc pas qui,
des héros du début ou des femmes de la suite, est le plus clairement doté d’un
« caractère ». Mieux vaut s’essayer à comprendre les voies de la construction
comique, en décelant sous le manifeste les matériaux retravaillés et intriqués qui
ne se réduisent pas tous, comme certains inclineraient à le croire un peu vite,
à l’omniprésente obscénité, mais renvoient souvent avec insistance à la base
mythico-rituelle de l’existence civique. Non qu’il s’agisse, à la clef psycholo-
gique, de substituer une clef religieuse : tout simplement, il n’y a pas de clef,
mais, pour qui prend le temps de détisser l’imbrication comique, une lecture
attentative au sous-texte, à tous les sous-textes, et seule capable, en sa lenteur
un peu laborieuse, de rendre justice à l’instantané du rire athénien55.

52. Thesmophories, 1201.


53. Ces remarques s’appliquent aux trois études de J. Henderson mentionnées ici.
54. A. Brelich, « Aristofane : commedia e religione », dans M. Detienne (éd.), II Mito. Guida
storica e critica, Bari, 1976, p. 110.
55. Je renvoie ici aux justes remarques de R. P. Martin, en ouverture d’une étude qui privilégie un
sous-texte de Lysistrata (« Fire on the Mountain : Lysistrata and the Lemnian Women », Classical
Antiquity, 6, 1987, p. 77-105).
644 aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre

Peut-être alors évitera-t‑on du même coup cet autre piège psychologisant


qu’est la lecture des comédies aristophanesques en termes de féminisme ou de
misogynie – Aristophane défenseur des femmes d’Athènes / Aristophane miso-
gyne endurci, la logique de ces deux figures contradictoires est somme toute la
même, fondée sur la même méconnaissance de ce que, chez Aristophane, les
« femmes d’Athènes » sont une catégorie comique, théâtralement construite
comme telle.
Il reste à se donner les moyens de cerner cette catégorie, en procédant, fût-ce
provisoirement, à une mise entre parenthèses raisonnée de l’opposition entre
« comédie à héros » et « comédies à femmes » : quand ce ne serait que pour
reconduire finalement l’opposition, du moins aura-t‑on retardé le moment de
s’enfermer dans la triade Lysistrata – Les Thesmophories – L’Assemblée des
femmes56, tout en testant la pertinence du découpage qui, face au poète comique,
installe les femmes d’Athènes.
Maintenant, on pourrait entrer dans le vif du sujet.

56. Avec une préférence marquée pour Lysistrata et L’Assemblée des femmes, ainsi que l’observe
F. I. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes Thesmophoriazousae », in H. P. Foley
(éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York – Londres, 1981, p. 170. De fait, le Cahier
de Fontenay consacré à Aristophane, les femmes et la cité comprend une étude sur Lysistrata
(M. Rosellini), une sur L’Assemblée des femmes (S. Saïd) et une étude générale (D. Auger) qui est
silencieuse sur les Thesmophories.
L’ATHENAION POLITEIA
AVEC ET SANS ATHÉNIENS

Esquisse d’un débat*

L’Athēnaiōn Politeia entre deux disciplines. Comment Aristote est-il histo-


rien et philosophe, la question étant elle-même posée depuis un réexamen de la
division du travail intellectuel qui a produit ici, dit-on, des « historiens » et des
« philosophes ». Le paramètre de référence retenu pour juger les différences de
« métier » sera les noms propres athéniens. Ils sont nombreux, et le traitement
dont ils relèvent n’est pas univoque.
Lisant le même texte, on a pris le parti de faire un usage inédit de ces noms
propres rencontrés en cours de lecture. Ou plutôt on a décidé de leur faire jouer
deux rôles différents dans leur fonction d’opérateurs de récit.
L’« historienne » les envisagera comme des discriminants de l’anachro-
nisme prêté régulièrement à Aristote en matière de construction de récit his-
torique. Ainsi, sous le « désignateur rigide » Solon, la tentation est grande de
rabattre l’homme du vie siècle sur la figure élaborée au ive siècle. Or, il sera
conclu à moins d’anachronisme qu’on ne le dit. Les noms propres sont en outre
des condensateurs du récit historique : utilisés une première fois comme docu-
ments pour construire l’histoire d’Athènes, ils sont, le travail fait, rejugés dans
le cadre de la « constitution d’Athènes » pour tester leur fiabilité en référence
au réel qu’ils ont permis d’instituer.
Le « philosophe » résolut de voir dans l’Athēnaiōn Politeia un texte de phi-
losophe, à lire comme tel, jusqu’à la caricature, en feignant d’ignorer références
et contexte. La lecture est strictement interne, l’attention, de ce fait, est détour-
née des composantes narratives attachées aux noms propres. Qu’est-ce qui, cette
réduction opérée, en sera remarqué ? Ils deviennent des indicateurs génériques
de la série des modifications-altérations-perturbations qu’une politeia peut et
doit supporter pour que sa résistance, c’est-à‑dire la maintenance de son iden-
tité temporelle, soit testée.
La méthode se légitimera à ses résultats.

H(ISTORIENNE) – Quelques précisions sur le mode d’emploi.


Notre objectif n’est pas une interprétation globale de l’Athēnaiōn Politeia,
mais la présentation de quelques conséquences – et résultats ? – des choix d’atti­
tude vis-à-vis de ce texte. Peut-être pas même une controverse, mais, sur fond

* Écrit avec Patrice Loraux, première publication dans Rue Descartes, n° 1-2, 1991, p. 57-79.
646 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

d’accord dans la méthode – nous prenons le texte tel qu’il se présente après la
mise entre parenthèses des polémiques canoniques –, des propositions sur ce
que c’est que se comporter en historien et en philosophe.
Nous ne serons pas critiques du texte, mais des postures classiquement
adoptées face à l’Athēnaiōn Politeia. Nous avons pris la décision de l’accès le
plus rapide au texte.
On ne peut cependant éviter de s’expliquer avec la position « philologico-­
historique ». Par là même, on fera un peu la théorie de cette attitude, quitte à
modifier la posture que l’on revendique pour « historienne ».
En somme, on suspend trois débats classiques :
– sur l’authenticité / inauthenticité du texte, débat qui engage la figure générique
de l’auteur-Aristote, plus ample que la singularité de l’homme-Aristote ;
– sur la qualité intrinsèque du documentaliste Aristote : comprenait-il quelque
chose ou rien à son matériel ? Il est toujours inquiétant de faire passer Aristote
pour un entendement « étroit », et c’est pourtant une tendance répandue ;
– sur la composition même de l’œuvre : que vaut la construction ? À la limite,
est-ce même construit ? Le produit est intermédiaire entre du travail d’historien
et de la description d’institutions ; du coup, l’interprète est renvoyé à son propre
concept d’œuvre construite quand il s’agit d’Aristote.
Cela signale donc l’historienne que je ne serai pas, et celle que je me ris-
querai à être, en affirmant que l’Athēnaiōn Politeia est une œuvre qui n’est
pas strictement documentaire et qui déjoue l’anachronisme qu’on lui prête
trop volontiers.
Sera donc récusé ici le traitement auquel Rhodes1 soumet le texte : une longue
préface pour traquer ce qui est aristotélicien et ce qui n’est pas d’Aristote et une
conclusion molle (c’est un texte produit en milieu aristotélicien, mais ce n’est
pas d’Aristote ; malgré tout, il s’agit bien de l’Athēnaiōn Politeia mentionnée
parmi les Constitutions mais l’auteur est un disciple et non le maître). Ou encore,
à propos du problème des sources : le rédacteur n’est pas un grand esprit, ce n’est
pas de la recherche historique authentique, bien que du matériel documentaire
original (les poèmes de Solon…) s’y trouve préservé, bref, c’est un témoignage
sur les efforts d’un écrivain du ive siècle pour réconcilier des sources conflictuelles
et apporter des solutions plausibles.
Donc, si l’Athēnaiōn Politeia est intéressante, Aristote n’y est vraiment pour rien.
Deux mots encore sur l’historienne que je ne serai pas. Que font les histo-
riens de la Grèce ancienne avec l’Athēnaiōn Politeia ? « Oubliant » que, depuis
un siècle, c’est avec les matériaux fournis par ce texte qu’ils construisent ­l’objet
« histoire d’Athènes », ils réévaluent à l’aune de la construction ainsi obte-
nue telle ou telle « information » donnée par Aristote. En somme, l’Athēnaiōn
Politeia est invoquée deux fois, pour constituer le dossier et instruire l’affaire,
pour répondre de ses affirmations en passant devant le tribunal critique.
Quelques exemples de cette attitude.

1. P. J. Rhodes, A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford (Clarendon Press),


2e édition, 1985.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 647

1. Il y a les querelles de datation. Je passe.


2. On accepte en gros le schéma évolutif proposé (vers la démocratie), mais on
discute sans fin sur la cohérence de l’exposé concernant telle metabolē (Constitution
des Quatre Cents) et l’utilisation des sources.
3. On décompose chaque énoncé en mini-séquences d’information, chacune étant
justiciable d’une critique isolée.
4. On avance qu’un philosophe du ive siècle ne pourrait rien comprendre à
l’époque archaïque ; il projette, dit-on, les idées de son temps. Pour ne pas prendre
« positivement » les données fournies, on se condamne à dire qu’Aristote ne
peut saisir que les phénomènes de son présent.
Il ne s’agit certes pas de négliger les précautions critiques, sous peine d’abdi-
quer le sens de l’écart et de céder à l’anachronisme. Bien sûr le texte d’Aristote
n’est pas un miroir ni Aristote un historien de la Grèce ancienne. Je m’efforce
cependant de rendre compatible la consistance d’un texte – c’est une œuvre
qui construit en elle l’écart à son objet – avec la nécessaire prise en compte par
nous du fait que, sur son objet (la politeia d’Athènes), Aristote a un point de
vue auquel nous n’avons pas à identifier le nôtre. Aristote n’est pas purement
et simplement un écran par rapport aux informations qu’il donne, et l’on ne se
contentera pas de décompter le travail de composition, qui n’équivaut pas à une
stricte mécompréhension du passé d’Athènes.
Un philosophe met sur pied un récit suivi qui a l’allure d’un récit histo-
rique : il m’importe qu’un projet d’« historien » ait précisément été assumé
par un philosophe, dont la profession est de comprendre. Car notre position
est aussi la sienne : que faire dans l’écart ? certainement pas raconter, mais
comprendre.
Historiens de la Grèce ancienne, nous n’atteignons jamais que du déjà
construit irrévocablement par les Grecs. Mais nous avons beaucoup à apprendre
de chaque construction dans ce qu’elle filtre et laisse filtrer.

PH(ILOSOPHE) – Face à l’Athēnaiōn Politeia, plusieurs attitudes dites


philosophiques sont possibles.
En philosophe « dur » – au sens de l’étrange division du travail intellec-
tuel –, on abandonnerait le texte aux historiens, sous prétexte qu’on n’y retrouve
aucune des « indications de concept » permettant de rattacher cette Constitution
à la « philosophie d’Aristote ».
En philosophe « compréhensif », dans le cadre du débat « philosophie et
historia chez Aristote », on choisirait une attitude mixte, avec alternance : tantôt
les formes de travail d’Aristote-philosophe (historia ou analyse, peu importe)
sont des documents sur la façon dont le ive siècle comprend et traite les pro-
blèmes ; tantôt, dans le cadre assumé de la « philosophie d’Aristote », on éla-
bore la question : comment des matériaux plus ou moins travaillés peuvent-ils
être compatibles – et au sein de quel ensemble discursif ? – avec l’analyse des
« formes d’objet en général » du type « objet-syllogisme », « objet-aporie »,
« objet-politeia ». C’est en gros cela, faire le philosophe par rapport à l’Athēnaiōn
Politeia, un mixte d’histoire de la philosophie, d’épistémologie du travail intel-
lectuel et d’anthropologie.
Je ne serai pas philosophe en ce sens-là.
648 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

J’écarterai tous les faits, me tiendrai dans l’immanence stricte du texte, neu-
traliserai tout ce qui est de la forme « référence », mettrai un cache sur toutes
les singularités narratives, jusqu’à frôler l’analyse formelle, selon une parodie
assumée de méthode structurale.
Une tentative pour lire l’Athēnaiōn Politeia comme on lit Métaphysique Z.
Le texte est coupé du va-et-vient entre lui et le réel athénien dont s’autorise
l’historien. S’ensuit la contrainte d’une lecture intrinsèque, dite caricaturalement
de philosophe. Les noms de Solon ou de Pisistrate ne sont plus des séquences
narratives condensées, mais, au sein du texte, des opérateurs « ­opaques » dont
l’agencement – mais là, il faut lire – permet de voir comment, sur épure, un
philosophe dégage peu à peu, à travers le jeu des passions et des événements
(pathē), la stabilité paradigmatique d’une politeia. Le texte se montre alors
porteur d’une logique du procès historique dont les articulations (metabolai)
prennent appui sur les noms propres, singularités génériques à fonction non
narrative mais formelle.
N’étant plus distrait par les faits et imitant en cela le philosophe forcené, je
verrai ce que l’Athēnaiōn Politeia m’apprend du dedans sur la construction de
la forme constitution. Une gageure : la Constitution d’Athènes presque aussi
vide de faits que les Premiers Analytiques tout occupés par l’objet « forme
syllogisme ».

H/PH – Le texte ne se laissera pas dépecer, sinon il faudra qu’à son tour
l’historien y aille de sa seule reconstruction, à ses frais et pour un résultat tout
aussi dogmatique. C’est au contraire à travers la construction d’Aristote qu’on
peut atteindre du réel grec qui, pour Aristote déjà, était aussi à atteindre.
L’attitude philosophique adoptée est limite ; elle accrédite la réputation, faite
par tous, y compris les historiens, qu’un philosophe tord les faits, les malmène
et, plus simplement, les méconnaît. Le mot d’ordre : se soustraire à l’attrac-
tion narrative du récit. La lecture s’avoue artificielle, uniquement préoccupée
des enchaînements.

PH – Pour se libérer du narratif, il faudra donc tordre le bâton dans l’autre


sens. C’est la condition requise pour apercevoir le texte comme tel, c’est-à‑dire
remarquer qu’il assume la construction d’un processus dont le tracé n’est pas
la linéarité téléologiquement simple conduisant à la politeia d’à présent. La
méthode : mettre en évidence la fonction eidétique des traits anecdotiques et
des récits, qui est de faire voir qu’un état stable – c’est le problème d’Aristote –
est politiquement obtenu à travers une série de metabolai.

H/PH – Avec et sans Athéniens, expliquons-nous sur ce titre.


H – Les acteurs athéniens sont présents.
En dehors même du grand débat « qu’est-ce qu’une polis sans les poli-
tai2 ? », en dehors d’une stricte délimitation polis/politai/politeia, il y a, dans
l’Athēnaiōn Politeia, beaucoup de noms d’Athéniens qui valent pour l’abstraction

2. Question plus pertinente toutefois que ce que serait sa version romaine « Qu’est-ce qu’une civitas
sans les cives ? » : voir É. Benveniste, « Deux modèles linguistiques de la cité », dans Problèmes
de linguistique générale, II, Paris (Gallimard), 1974, p. 272-280.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 649

d’un micro-récit. Sous le nom, analyser, à chaque fois, l’opération historienne


­d’Aristote ; la procédure n’est pas monotone. Solon, Clisthène ne sont pas des
hommes, mais les porteurs ambigus de l’inséparable constitué par des événements
(par définition non unifiés) et leur récit en différé : jamais l’un sans l’autre, tou-
jours l’un dans l’autre. À cet égard, prendre l’Athēnaiōn Politeia avec Athéniens
interdit de considérer le développement de l’histoire athénienne comme un pro-
cessus uni et sans accrocs, orienté vers le telos institutionnel du présent d­ ’Aristote.
Les noms propres ne sont pas des exempla. Ce n’est pas de l’Isocrate.
PH – Sans Athéniens, cela ne veut pas dire qu’on procédera à de l’analyse
« formaliste » où l’on ne retiendrait que des « actants » désingularisés et trans-
temporels pour construire, dans l’a priori, l’objet « forme d’une politeia ».
Parce que l’opposition ne passe pas entre le tissu anecdotique du récit et des
pôles faits d’agents invariants, sans Athéniens, cela veut dire qu’on neutralise
la fonction distrayante de l’anecdote pour dégager l’indication eidétique qu’elle
­comporte. Un exemple : le nom de Pisistrate est entouré de marques d’érotique ;
sens de l’indication : une politeia doit avoir été confrontée aux perturbations,
parfois catastrophiques, dues à la composante charnelle du moment tyrannique.
H/PH – Les deux approches ne cèdent en rien sur l’irréductibilité du texte
aux manœuvres de dépeçage pour soutirer de l’information.
Comme condensateur de récit, le nom propre signale que la vérité n’est pas
sous le récit, mais dans ses interstices. Il y a tout autant de récit chez Aristote
que chez les historiens contemporains de l’Antiquité.
Il s’agit cependant de modifier l’accès au récit : l’événementialité accapare
trop l’attention et fait sous-estimer l’intention indicative.

H/PH – C’est comme document sur le travail historien d’un philosophe qu’un
philosophe et une historienne entendent traiter l’Athēnaiōn Politeia.
S’agissant d’Aristote – de l’Aristote auteur de ce texte –, on parle d’ordi-
naire en termes de « documentaliste », d’« enquêteur », de « compilateur », de
« fabricant de chronologie »… Ni d’« historien » ni de « philosophe ».
Mais que visent de façon croisée une historienne et un philosophe en s’inté­
ressant à l’Athēnaiōn Politeia ?
– L’historienne revendique sa pratique en tant qu’elle opère les éclairages
respectifs et conjoints du passé par le présent, du présent par le passé. C’est
ainsi que, deux siècles après la réforme clisthénienne, Aristote peut non seule-
ment comprendre celle-ci mais en dégager tout le sens. C’est se vouloir histo-
rienne contre une façon de croire que l’histoire doit neutraliser les constructions
pour identifier tendanciellement l’information atomisée, brute, dit-on, au réel.
Historienne aussi contre ce geste des « historiens », d’appeler philosophie une
vision globale et systématisante qui néglige ou malmène la rigoureuse spécifi-
cité des données depuis une volonté d’interprétation qui violente les documents.
Aristote dans la philosophie et dans les sciences sociales… Historienne enfin
qui frôle la démarche philosophique quand elle se voit astreinte à construire
l’indépendance du réel en jouant des différents niveaux du récit.
– Le philosophe ne se reconnaît dans cette spécialité qu’à la condition d’un
écart. Il se refuse à la ressaisie dite pensante – et en général simplement sur-
plombante – du travail de l’autre, en la circonstance l’historien. Cependant,
l’aporie à laquelle se trouve confronté le métier d’historien de l’Antiquité ne
650 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

lui échappe pas : très peu d’archives indirectes ou involontaires, le plus sou-
vent du document intentionnel qui préinstalle le référent grec sous un point de
vue qui est d’avance celui, à venir, du destinataire quelconque placé à l’infini :
la Guerre du Péloponnèse montre les choses à l’intention d’un regard intellec-
tuel qui se donne un recul infini.
Philosophe toutefois, il ne l’est pas au sens « lâche » qui mélange le travail
classique de l’historien de la philosophie avec les considérations anthropolo-
giques. Et il ne s’inscrit pas dans la lignée des philosophes dialoguant entre eux,
Aristote occupant seulement la position d’un devancier prestigieux. La posture
philosophique adoptée sera plus déterminée, plus restreinte : qu’est-ce que déga-
ger intrinsèquement la forme d’un objet idéel en s’immergeant dans l’Athēnaiōn
Politeia, avec pour hypothèse minimale qu’elle est aussi, à titre de texte écrit
par un philosophe, lisible dans les strictes limites de son dedans, en opérant fic-
tivement la rupture avec l’infini du contexte ? À la façon dont on arrive aussi
à lire l’Éthique de Spinoza dans l’immanence stricte de son développement.
– Bref, il y a pour l’historien un bénéfice théorique à suivre le développe-
ment de la politeia jusqu’au nun de la description institutionnelle. Sans doute
Aristote procède-t‑il à la reconstitution du processus depuis le nun, mais il a
soin de rétablir les points de vue qui, juge-t‑il, furent ceux du passé sur ce
­passé-là :… « il n’est pas juste d’apprécier l’intention de Solon d’après ce qui
se produit maintenant, mais il faut le faire d’après l’ensemble de sa constitu-
tion » (Athēnaiōn Politeia, 9, 2).
Le philosophe lisant l’Athēnaiōn Politeia assiste de son côté à une opéra-
tion typiquement philosophique : comment se fabrique historiquement de la
stabilité politique (politeia) par un bon usage des vicissitudes et péripéties qui
furent antérieurement rencontrées par cette même politeia.

PH – Le comportement vis-à-vis des noms propres comme bon discrimi-


nant pour caractériser les deux types de démarche. Le philosophe traitera le nom
propre comme de l’anonyme porteur de signification générique, après avoir
obturé la fonction d’indicateur d’événement qui ouvrait sur la scène des réfé-
rences historiques. La méthode neutralise la dimension du personnage individuel
au profit de la figure théorique dans laquelle, de façon chaque fois spécifique,
s’incarne abstraitement chaque époque de la politeia : le nom de Pisistrate est
moins l’individu que la composante érotico-charnelle de la singularité tyran-
nique, une fois compris qu’une politeia n’a pas de consistance tant qu’elle n’a
pas affronté la catastrophe que constitue pour elle l’irruption du charnel dans
le fonctionnement du politique.
H – Précisons sur un exemple le régime des noms propres : le cas d­ ’Éphialte.
Aristote fait sortir ce nom de l’obscurité totale où il était plongé ; il lui donne
un patronyme, même si nul ne connaît le père. Non plus « un certain Éphialte »,
mais Éphialte, fils de Sophonidès, ce qui en fait un Athénien. Par ailleurs le nom
de son assassin est donné, par contraste avec le silence d’Antiphon sur ce point.
L’auteur du crime est un non-Athénien, ce qui accentue la dimension de mau-
vais coup oligarchique. Bref, Éphialte n’est presque pas autre chose que son
nom, sans être pour autant un aérolithe : il a un père, et il ne disparaît pas énig-
matiquement de la scène athénienne, un acte a marqué sa disparition, il y a eu
meurtre, référé au nom de son auteur.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 651

H – L’Athēnaiōn Politeia avec Athéniens : certes l’« histoire » de la consti-


tution a pour telos l’état présent et la description d’un fonctionnement institu-
tionnel où les noms d’agents historiques ont pratiquement disparu au profit de
l’analyse des charges, qui sont autant de fonctions à occuper anonymement ;
mais on centrera l’intérêt sur le développement du texte (§ 1-40) où Aristote est
historien et nullement l’enquêteur qui dresserait la fiche technique d’un fonc-
tionnement encore incomplet. Les micro-récits sont focalisés autour d’un agent
historique qui est en quelque sorte l’éponyme de l’époque, « époque » tradui-
sant ici metabolē, changement substantiel de la politeia ; l’agent historique peut
d’ailleurs être un individu, un collectif défini par son nombre (les Quatre Cents,
les Trente…), un nom de lieu civique à forte charge symbolique.
Trois exemples, donc, de la façon qu’Aristote a d’être historien.
1. Aristote, analysant l’action politique de Solon, en cite les poèmes. Pour-
quoi la citation même ? L’indication du contenu des poèmes aurait paru suffire,
mais la citation n’est pas une référence, elle vaut pour l’original, mieux, elle est
paradoxalement l’original. Rhodes estime qu’il n’y a là rien de remarquable,
les historiens grecs le faisant couramment, dit-il. Mais là, c’est l’occurrence
en personne des poèmes eux-mêmes, une citation qui est l’autorité. Et puis
leur disposition, en ouverture et en fin de développement de l’époque-Solon,
leur insertion dans le récit méritent examen. S’organise en effet un va-et-vient,
constituant la trame même du récit, entre deux poiein, l’action politique et la
composition poétique. Il faudrait examiner de près le jeu sur les deux sens du
verbe poiein. Quelques indications.
La première élégie (5, 2) est citée parce que les deux partis en stasis ont en
commun choisi Solon car il avait fait une élégie. Son entrée en action politique
découle directement de son activité de poète. Curieusement, c’est l’acte poétique
de Solon qui est objet de citation plus que le contenu même de l’élégie, alors que
l’élégie signale la position de Solon dans l’action : il combat pour les deux contre
les deux. Voilà pour la première élégie, c’est sa pragmatique qui est l’important
puisqu’elle décide de l’entrée en lice.
La seconde élégie est traitée en document (marturei) de la position sociale
de Solon (5, 3) : par sa fortune, il appartenait aux mesoi. Ici, l’élégie est envi-
sagée comme un document traité sans trop de critique. Aristote se met donc
dans la posture d’un très classique historien utilisant du document tel quel.
On pourrait montrer que la poésie de Solon sert à de multiples fins. Aristote
l’interprète différemment selon qu’elle parle au passé ou au potentiel, mémoire
dans un cas, conseil aux Athéniens dans l’autre. Aristote n’est peut-être pas
le premier à mettre par écrit les poèmes de Solon, mais il innove en les citant
systématiquement. L’objectif : construire une vie de Solon où il ne s’agisse
plus de l’un des Sept Sages (Hérodote) ni d’un ancêtre prestigieux (Platon),
mais d’un agent historique qui a attaché son nom à l’un des moments de la
Constitution d’Athènes.
Comme auteur d’une œuvre politique non écrite – l’écriture est passée du
côté de la poésie – Solon sert à Aristote, de façon retorse, au moment où lui,
Aristote, doit écrire l’histoire de cette période de la politeia. En citant le faire
poétique de Solon, Aristote supplée l’absence d’une écriture politique, dont il
aurait volontiers fait le modèle de sa propre activité pour n’envisager son travail
d’historien que comme doublure fidèle d’un premier texte incomplètement écrit,
qui aurait montré un Solon législateur et homme politique.
652 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

Contre Rhodes qui veut que d’autres, avant Aristote, aient déjà utilisé les
poèmes de Solon, l’argumentation propose que, pour construire littérairement la
figure d’un Solon instituant le politique dans une écriture seulement instrumentale
(« j’ai écrit les lois »), il faut qu’Aristote procède, en complément, à la citation
originale – et pour la première fois – des poèmes soloniens.

2. Second exemple, la lecture aristotélicienne de la réforme de Clisthène


comme processus intermédiaire qui conduit à comprendre pleinement la forme
du rapport classique entre l’« individu » et la cité. Avec l’instrument de l’ins-
cription « territoriale », opérateur d’intégration pour les citoyens en puissance,
Clisthène figure un relais premier et nécessaire. On pourrait saisir sur le vif les
hésitations d’Aristote quand, sans méconnaître autant qu’on le dit les risques
d’anachronisme, il lui faut reconstruire génétiquement le processus politique.
Ainsi le lieu qui, avant Clisthène, pouvait sans doute servir à nommer, à condition
de désigner substantiellement ceux qui possédaient et cultivaient la terre (12,5),
devient éponyme pour de simples « résidents »3 : « [Clisthène] rendit concitoyens
de dème (dēmotai) ceux qui habitaient dans chaque dème pour les empêcher de
s’appeler entre eux par le nom du père et de mettre ainsi en évidence les nouveaux
citoyens » (21,4). Cette seule phrase dit beaucoup de choses. Le titre de dēmotai
en dit plus que la simple localisation (dēmos), comme l’affirmerait volontiers
la vulgate historienne de l’inscription territoriale. De la part de Clisthène, c’est
une invention (epoiēsen), donc du délibérément forgé : rien de naturel. Un rap-
port nouveau est institué en profitant de la simple présence des gens sur place
(tous oikountas). Le projet n’est pas une utopie, mais une stratégie pour contrer
le clivage, interne à la création de « nouveaux » citoyens, entre Athéniens de
vieille souche et Athéniens fabriqués. À la place d’une généalogie patrothen,
une simple indication de lieu servira d’origine.
On voit à l’œuvre l’historien Aristote : la visée de Clisthène telle qu’il la
comprend est de mêler l’ancien et le récent tout en prévenant la formation d’un
nouveau clivage qui ne manquerait pas de se former si le mélange n’affectait pas
aussi le « nom athénien ». À cet effet, Clisthène, en bon aristotélicien, entend
déjouer le fantasme de l’origine pure ; du lieu en guise d’origine : fiction pour le
présent, garantie d’homogénéité pour l’avenir. Eux-mêmes pourvus de nouveaux
éponymes, les lieux assurent une origine la moins profonde possible. Ainsi travaille
Aristote, entre son présent et la nécessaire mise en place d’un « vrai » passé :
il compose avec le thème de la patrios politeia, qu’il modifie en remontant bien
au-delà des spéculations de la fin du ve siècle sur la « constitution des ancêtres »,
et il rend au fonctionnement contemporain de la citoyenneté athénienne la tem-
poralité longue qui est la sienne depuis Clisthène.
Ne l’oublions pas, Clisthène procède d’une stasis, et cependant il n’est pas
caractérisé comme factieux (stasiōtēs) : après l’expulsion des tyrans et l’éviction
de son adversaire Isagoras, il est chef du peuple, avec cette précision significative
qu’il n’a pas d’antistasiōtēs (28, 2). Aristote semble vouloir soustraire Clisthène
à la logique de l’engrenage d’une stasis qui en chasse une autre ; dans le contexte
clisthénien, il est peut-être difficile d’entendre stasis comme « faction », « ­parti »,
et l’on retiendra que Clisthène est sans rival. Aristote préfère voir en lui un res-
taurateur du régime solonien, qui ne fonde pas (contrairement à ce qu’affirment

3. Oikein signifie seulement « habiter, résider » : voir M. Casevitz, Le Vocabulaire de la colonisation


en grec ancien, Paris (Klincksieck), 1985.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 653

les hommes politiques en 412 : 29,3), mais rétablit la démocratie, ce qui n’exclut
pas des formulations qui, présentant l’action de l’Alcméonide, le montrent comme
le vrai fondateur. Indice encore qu’Aristote ne méconnaît pas les hésitations de
l’histoire quand on veut faire de celle-ci une « accoucheuse » de formes nouvelles.
Selon les moments de son texte, il présente des discordances – Clisthène parfois
restaurateur, plus nettement fondateur – et manifeste un écart important avec
Isocrate qui, lui, est sans ambiguïté : Clisthène, strict restaurateur de la démocratie
d’autrefois (Aréopagitique, 16). On se rappellera le problème posé naguère par
Lévêque et Vidal-Naquet4 : pourquoi Clisthène a-t‑il si peu marqué la mémoire
athénienne ? C’est là que l’attitude d’Aristote est précieuse : lui-même hésite et
témoigne des perplexités d’un Athénien du ive siècle pour situer la réforme dans
l’instauration plusieurs fois recommencée de la démocratie.

3. Troisième dossier : Aristote attentif aux variations d’un paramètre, la


référence à l’Aréopage, pour suivre le devenir de la politeia dans ses va-et-vient
au regard du pôle démocratique. L’Aréopage est un discriminant : plus il a
d’autorité, moins il y a de démocratie, ce qui toutefois n’exclut pas qu’il puisse
être mis au service de la surveillance ou plutôt de la protection de la démocratie.
Dans la politeia d’avant Dracon (3, 6), il veille (diatērein) à la conservation
des nomoi : tâche de droit ou de fait ? incertitude. Sous Dracon (4, 4), il est le
gardien (phulax) des lois, veillant à ce que les magistrats accomplissent leurs
fonctions conformément aux nomoi. Bref, avant Solon qui introduit le tirage
au sort des magistratures (8, 1-2), période qu’Aristote appelle le temps ancien
(to arkhaion), c’est l’Aréopage qui fait et surveille les magistrats. Sous Solon
(8, 4), avec la création de la Boulè infractions, l’Aréopage juge ceux qui conspirent
pour le renversement du peuple (katalusis tou dēmou).
Sous Pisistrate, dans la mesure où la démocratie est mise en veilleuse,
presque rien, sinon l’anecdote de Pisistrate se présentant en personne devant
l’Aréopage pour se défendre d’une accusation de meurtre (16, 8) : l’Aréopage
certes en fonction, mais déjà réduit à des attributions judiciaires ? On remarque
donc que l’Aréopage ne vient sur le devant de la scène qu’en corrélation avec la
manifestation de la démocratie, même si, entre le conseil et le régime, le rapport
est, pour la domination, d’une alternance, voire d’une alternative. En somme,
Aristote les traite selon la logique d’une solidarité entre quasi-contraires.
Sous Clisthène, rien, ce qui oppose l’analyse d’Aristote à celle d’Isocrate
(Aréopagitique, 16). Ce dernier, qui milite pour rendre à l’Aréopage son ancienne
activité politique, fait figurer Clisthène, restaurateur de la démocratie, aux côtés
de Solon, son fondateur : il s’agirait alors d’un pur et simple recommencement.
Pour Aristote au contraire, il y a un compte des metabolai à travers lesquelles la
politeia s’institue, étant admis que, dans tous les renversements, il y a du temps
effectif en marche, sans aucun temps pour rien.
Après les guerres médiques, il y a retour en force de l’Aréopage (palin
iskhusen) sous le motif (aitia) que la victoire de Salamine lui revenait de fait. Il
exerce dès lors l’hēgemonia, ce qui implique un recul de la démocratie. Aristote
privilégierait ici – c’est ce qu’on dit – les sources hostiles à la démocratie. Or il
s’agit peut-être d’autre chose : Aristote, construisant un récit qui associe temps réel

4. P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du


temps dans la pensée politique grecque de la fin du vie siècle à la mort de Platon, Paris (Les Belles
Lettres), 1964.
654 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

et téléologie, aura à montrer, à la séquence suivante, que le rôle d’Éphialte tient


essentiellement dans une relégation au second plan de l’Aréopage. Pour que les
choses aient du sens, il faut alors admettre qu’à la période précédente l’Aréopage
avait assez de fonctions politiques essentielles pour pouvoir en être par la suite
privé ; un abaissement ne se comprend que s’il y a eu auparavant renforcement.
Pendant dix-sept ans, l’hēgemonia de l’Aréopage tient donc lieu de politeia,
d’une politeia qui n’est pas la démocratie et qui graduellement « décline » (25, 1).
Mais le moment crucial coïncide avec l’action d’Éphialte, qui abaisse l’Aréopage
– cela, on le sait, lui vaudra d’être assassiné. Disons-le d’un mot : Éphialte atteint
l’Aréopage en lui retirant ses fonctions « surajoutées » (ta epitheta : 25, 2). Ce
qui suggère que, malgré toutes les vicissitudes survenues, jamais l’Aréopage
n’avait, par le passé, été entamé sur ce front-là, en des fonctions que la tradition
historienne considère comme faisant partie de plein droit des pouvoirs de ce
conseil et qu’Aristote révèle comme surajoutées. En somme, l’Aréopage aurait
toujours jusque-là (à moins que ce ne soit dans la séquence précédente, mais
rien ne le dit vraiment) fonctionné naturellement en régime exorbitant. Comme
si l’excès était initial et que la tâche d’Éphialte eût été de ramener les fonctions
de l’Aréopage dans des limites antérieurement débordées. Procédure typique
de la manière d’Aristote : les limites naturelles ne sont révélées que depuis leur
outrepassement. L’action d’Éphialte est ainsi résumée (26, 1) : « la Boulè des
Aréopagites fut de cette façon privée de l’epimeleia qu’elle exerçait » – epime-
leia, mot qui glose le souci global de l’existence de l’autre, où ce dernier est
tenu en minorité.
Avec Périclès, se trouve confirmé que l’« histoire » à péripéties de l’Aréopage
sert de critère en négatif pour observer la montée de la démocratie : Périclès,
sous l’action duquel la constitution devient dēmotikōtera, enlève encore quelques
attributions à l’Aréopage. Comme on pouvait s’y attendre, les Trente, en leurs
débuts, feignant de gouverner selon la patrios politeia, soustraient l’Aréopage
aux lois d’Éphialte, défaisant son œuvre et la partie discutée de l’œuvre de Solon
(35, 2). Aristote, attentif au va-et-vient historique, enregistre les reculs et, en la
circonstance, le rétablissement du vieux pouvoir de l’Aréopage. Indice que, pour
lui, l’histoire n’est pas une téléologie en ligne directe.
Quand la politeia est définitivement stabilisée et que désormais (nun) on
peut en décrire le fonctionnement, l’Aréopage cesse d’être un discriminant de
la vie démocratique : il n’est plus évoqué que comme tribunal de meurtre et
maintenant c’est dans le cadre d’une division des tâches judiciaires que prend
naturellement place son action (57, 3).
Aristote, historien d’Athènes. On ne retiendra qu’un paramètre : son atti-
tude vis-à-vis de l’opposition to patrion/ta epitheta, qui engagerait la supposée
téléologie historique prêtée spontanément à cet historien vraiment trop philo-
sophe. Les choses sont plus compliquées : pour fabriquer de l’historique (du
procès historique), il ne suffit pas de laisser l’ancien (ta patria) subsister ou
évoluer par lui-même pour expliquer le présent ; il faut faire appel à un para-
mètre extrinsèque, obscur, artificiel peut-être, mais qui montre un Aristote aux
prises avec la complexité de l’historique. Ta epitheta nommerait ce paramètre
extrinsèque, dont l’emploi – difficulté supplémentaire – n’est d’ailleurs pas
univoque : que l’archontat soit la dernière magistrature instituée, la preuve en
est, sans surprise, que l’archonte n’a aucune des fonctions primitives (mēden
tōn patriōn : 3, 3) ; mais l’exposé de l’intervention d’Éphialte complique le
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 655

« surajouté » en ce qu’il se laisse mal délimiter du patrion qui, du coup, perd


son statut de point de départ assuré. Le présent n’est pas le simple héritage du
passé, il ne se comprend qu’en faisant jouer des facteurs adjoints. Resterait à
établir ce qui, pour Aristote, est strictement ta patria, et à préciser son articu-
lation avec du plus récent (neōsti : 3, 3).
Au demeurant, l’opposition patrios/epithetos est canonique. Aristote s’y inscrit,
mais dans un écart significatif par rapport à Isocrate et à Lysias. Chez Isocrate,
qui n’a que critiques envers la démocratie (du présent), tout ce qui est du registre
de la phulakē en général est déclaré patrion (Aréopagitique, 29-30) ; plaidant en
régime démocratique pour un Athénien du rang, Lysias assimile de fait l’Aréo-
page à ses fonctions d’après Éphialte, et qualifie de patrion – originaire, donc –
le privilège de juger les affaires de meurtre (Sur le meurtre ­d’Ératosthène, 30).
Pour Aristote, le passé ne justifie ni ne dénonce le présent ; c’est au contraire le
nun qui permet de départager, de façon parfaitement problématique, l’antérieur
et l’ancien. Certes tous font de l’opposition patrios/epithetos le pivot et aussi le
moteur de l’historicité de l’histoire athénienne. Mais, Aristote est le mieux placé
pour le voir, une difficulté majeure subsiste : ­comment faire la coupure, com-
ment dater en leur pureté ta patria ? A-t‑on même jamais affaire à du patrion
comme tel, sans rien de surajouté ? À la limite, to patrion ne serait-il pas consti-
tué depuis le nun, à la faveur d’un regard rétrospectif, lui-même assez tardif ?
Les guerres médiques autoriseraient une datation facile : ce qui leur est anté-
rieur serait patrion ; mais les aventures de l’Aréopage compliquent les choses,
et ce n’est plus de la simple chronologie, il y a de l’epitheton de structure, plus
tôt que prévu, pensé comme critère oligarchique s’il est vrai que la démocratie
le désigne comme tel en le réduisant.
Sur le fonctionnement effectif des epitheta, c’est-à‑dire sur la tempora-
lité historique elle-même, l’historien Aristote hésite. Néanmoins, parce qu’il
n’homo­généise pas à outrance les données, il invite à s’interroger à la fois sur
la représentation que les Athéniens eux-mêmes se font du passé et sur la repré-
sentation d’une politeia dont la pureté de fonctionnement n’est pas incompa-
tible avec des ajouts précoces.

Ce qui m’amène à quelques remarques sur le traitement du passé. Si l’on


tient Aristote pour un historien – comme le pari en a été fait ici –, il convient
de le mesurer à ceux qui ont raconté en historiens tout ou partie de la même
histoire d’Athènes : Thucydide pour le ve siècle et, pour les temps anciens, les
Atthidographes.
Du côté des temps anciens, Aristote plus historien que les Atthidographes.
Ainsi, à propos de Solon. Malgré l’écart et le recul (deux siècles) qui pour-
raient l’autoriser à réévaluer la portée de l’action de l’archonte, il présente
celle-ci – et, plus spécialement, la seisakhtheia (l’« allégement du fardeau ») –
comme elle dut apparaître aux contemporains, déjouant au maximum l’ana-
chronisme de la rétrospection par le recours direct aux poèmes de Solon.
Inversement, c’est Androtion qui donne dans l’anachronisme avec une interpré-
tation « modérée » à l’usage de ses contemporains du ive siècle : loin d’abolir
les dettes, Solon en aurait seulement réduit les intérêts tout en procédant à un
réajustement de la monnaie (Plutarque, Solon, 15, 3). Une fois de plus, penser
contre Rhodes qui veut à toute force que, dans ses sources, Aristote dépende
656 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

de l’atthidographe plus que de tout autre récit – n’oublions pas qu’il minimise
l’importance des poèmes.
S’agissant d’un passé reculé, Aristote est même plus historien que Thucydide
lorsque celui-ci constitue la tradition (ho legomenos logos : 18, 4). Il s’agit de
l’épisode des Tyrannoctones, quand Hippias, selon Thucydide, désarma les
membres de la procession et découvrit ainsi ceux qui portaient des poignards.
Objection : ce n’est pas le vrai (ouk alēthēs estin), « car alors on ne faisait pas
la procession en armes, mais c’est plus tard (husteron) que le peuple établit cet
usage ». C’est ainsi qu’Aristote reproche à Thucydide de céder à l’anachro-
nisme en écrivant à la lumière du nun. Mais qui sait si ne se reforme pas ici la
rivalité du philosophe et de l’historien quand la vérité est en jeu ?
Aristote plus historien parce que tout à la fois philosophe ? J’en avance
l’hypothèse.
Ce n’est pas qu’Aristote ne partage avec Thucydide cet opérateur de tem-
poralité qu’est le nun ; mais ce n’est pas le nun en tant qu’il indique la pointe
du présent qui l’intéresse chez l’historien de la guerre du Péloponnèse, c’est
le nun discriminant qui, dans l’analyse du passé, fait le partage entre le défi-
nitivement révolu et ce qui, bien qu’ancien, dure toujours. Lorsque le nun de
Thucydide est étendu à la durée de la guerre entre Athéniens et Péloponnésiens,
il est difficilement tenable en ce que virtuellement il intemporalise le temps. À ce
Thucydide-là, que les modernes tendent à privilégier comme autorité en matière
d’histoire du ve siècle, Aristote préfère l’« Archéologue » qui, dans l’évolution,
sait dégager des paliers d’actualité d’où le passé s’observe en toute son étran-
geté. Ainsi se comprend l’emploi du eti kai nun, qui rapproche l’Athēnaiōn
Politeia de l’Archéologie.
Le nun d’Aristote, incompatible avec la temporalité d’une guerre, est celui
d’un état constitué. Hē nun kātastasis : la constitution d’à présent, où désor-
mais toute stasis est immobilisée, invite à remonter le temps pour redescendre
jusqu’à elle.

PH – Risquons-nous maintenant à un exercice de philosophe. Opacifiées les


références, neutralisé le narratif, que reste-t‑il dans le cadre de la lecture la plus
interne possible de l’Athēnaiōn Politeia ? L’exercice est artificiel de surcroît :
on s’est interdit de faire appel, en arrière-fond, aux schèmes les plus généraux
de l’analyse aristotélicienne du politique.
Il y a une proto-impression de lecture très tenace et partagée par tous :
– un récit de l’histoire politique d’Athènes qui conserve pour axe directeur les
fluctuations de stabilité de la politeia ;
– un paragraphe qui résume, dit-on classiquement, la partie historique : c’est
le paragraphe 41 ;
– une description du fonctionnement institutionnel de la politeia, partie par partie,
telle qu’elle est désormais établie.
Objectif : modifier, malgré tout, la première impression de lecture, sur
laquelle vivent et opèrent les argumentations savantes et les usages critiques de
la Constitution d’Athènes. On voudrait établir qu’il s’agit d’un texte de théorie
construisant, sur un cas topique, le concept de politeia : ou comment la stabilité
politique s’institue en faisant l’apprentissage et un bon usage des renversements
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 657

et bouleversements. Ne discutant aucun problème d’authenticité, si les critères


en doivent être externes, on tiendra pour seule règle la question : à quels indices
immanents sait-on qu’on a affaire à un texte d’Aristote ?
La thèse : ce n’est pas de la documentation mal bâtie, de la compilation
hétéroclite, mais la construction strictement interne d’un problème que seule
la lecture proposée permet d’apercevoir. Le moment difficile est évidemment
celui de l’articulation entre la construction et l’historia. L’essentiel du travail
d’Aristote s’y joue. Par chance, le trop fameux paragraphe de résumé noue de
façon subtile ces deux moments majeurs du travail que sont le recueil d’infor-
mations et l’« invention » d’une forme. C’est dans ce paragraphe que nous en
localisons la délicate articulation. La reconstruction temporelle aura montré la
mise en place mouvementée et désormais assurée. À présent – c’est un nun à
la fois temporel et logique –, c’est-à‑dire à partir du paragraphe 42, est auto-
risée la description d’un objet discursif installé dans le calme puisque, point
classique de doctrine, ce qui est en mouvement se laisse difficilement saisir
par l’analyse. Désormais on peut procéder à la mise à plat, dans une sorte de
spatialité logique, des multiples instances différenciées et à la description des
institutions.
Aristote fabrique une temporalité : c’est la périodisation des variations de
la politeia, la thèse soutenue étant que c’est toujours la même – il n’y a qu’une
seule constitution d’Athènes –, mais sujette à des affections et à des accidents
qui peuvent aller jusqu’à laisser envisager la suspension pure et simple de la
forme politeia comme l’une de ses possibilités, disons même l’un de ses tropoi.
Chaque metabolē (« changement » dans le régime) est associée régulièrement
à un nom propre athénien, personnage mythique, agent historique individuel,
collectif agissant, dēmos lui-même prenant possession de son nom. Les noms
propres scandent le processus de mise en place du stable (l’un des sens de
­stasis) et il suffit, pour dégager le mouvement, de suivre les variations séman-
tiques poursuivies au long du texte sur les radicaux d’histēmi et de luō. Entre
l’exploration de ce champ sémantique et les phases de la politeia, il y a cor-
respondance : metastasis d’Ion, katastasis des premières tribus, Solon après la
stasis, katalusis des tyrans par Clisthène, etc. Autant de zigzags pratiqués par
l’histoire qui se révèle le véritable laboratoire où s’expérimente le devenir de
ce qui est désormais acquis.
Aristote construit intrinsèquement un objet eidétique – la Constitution
d’Athènes – par une série de transformations sur la base de quelques invariants
constitutifs de toute politeia, quelle qu’elle soit : dès les balbutiements du poli-
tique, les paramètres majeurs qui testeront sa stabilité en le mettant parfois en
mauvaise posture sont en place (1 ; 41, 2). Quelques-uns de ces paramètres :
– une immigration, un exil, un retour (kathodos), bref un mouvement qui prépare
l’établissement ou le répare ;
– un nom prestigieux (ou anonyme) éponyme de la fonction instituante ;
– un premier partage, d’abord simple, puis infiniment complexe, de la masse qui
subit aussi des moments de dissolution ;
– un trait distinctif, marque de l’arkhē établie (royauté, archontat…).
Au terme des successives péripéties, après onze metabolai comptées avec
quelque flou, la politeia est une forme éprouvée, disons à l’abri des passions et de
658 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

la tukhē. Se trouve promue une autonomie du dēmos – au plus loin possible d’une
koinōnía spontanée – dont on pourra décrire le fonctionnement institutionnel.
On analyse à cette occasion la méthode d’Aristote qui n’est ni le rassemble-
ment des matériaux ni l’invention a priori de leur mise en place téléologique,
mais un découpage de séquences opérant le procès qui conduit à l’identité enfin
acquise de la cité. L’essentiel de ce qu’Aristote veut faire comprendre : la consti-
tution d’Athènes n’est pas une idée forgée issue de la pensée d’un législateur
« génial », mais ce qui s’est construit en se frottant au jeu immanent des forces
historiques. D’où une chaîne d’événements-tests auxquels la politeia doit néces-
sairement mesurer son endurance. Ces événements sont aux articulations des
périodes, chacun imprimant à l’époque son style. Naturellement, c’est depuis
le nun – nous proposons la traduction par « désormais » – qu’Aristote orga-
nise la série d’événements qui, dans une recrudescence dramatisée d’agitation,
fait voir l’histoire. La politeia d’aujourd’hui a donc derrière elle une histoire.
C’est la construction intrinsèque de cette « historialité » formelle qui nous a
paru l’objectif d’Aristote dans le paragraphe d’articulation. D’où l’attitude
– intenable à la limite – de nous interdire toute faiblesse du côté de la mise en
référence avec le « dehors » historique. Le bénéfice est au moins d’éviter les
manœuvres pour déjouer le cercle du document qui, on l’a dit, sert deux fois, en
deux temps quasi simultanés, pour fournir l’information destinée à construire les
objets historiques, pour être jugé par le réel qui lui doit tout. Notre souci : faire
voir qu’Aristote met en vedette des événements-types, à la faveur desquels une
constitution prend consistance, mais risque aussi parfois de sombrer. C’est une
épure : une politeia peut subir des revirements extrêmes et renaître renforcée.
Types idéaux, ces événements révèlent en creux ce que la démocratie, devenue
sans histoire, contient d’accidents. Ce sont des accidents politiques génériques.
À terme, on comprendra que la politeia est une idéalité concrète, un principe
de stabilité désormais inaltérable qui n’a pas d’autre matière que l’enchaîne-
ment même des accidents. Il faut les avoir répertoriés. Cependant ils ne sont pas
à inventer, l’histoire elle-même les propose, Aristote les « retravaille » seule-
ment pour exhiber la teneur de sens qu’ils recèlent. Disons que les événements
sont défactualisés : toute information historique est convertie en composante
de l’idéalité qui s’auto-institue à travers les différentes façons d’être allée à sa
ruine pour s’en relever. Minimum de concession fait au principe téléologique :
Le dēmos, devenu maître (kurios) des affaires, établit (enestēsato) la constitution
qui est désormais (nun) en vigueur […], le peuple semblant prendre en main
avec justice la constitution parce que le peuple avait accompli par lui-même
(di’ hautou) son retour » (41, 1).
On imagine Hegel lisant ce texte nécessairement inconnu de lui : le dēmos
n’est dēmos comme tel que kurios, et cette maîtrise n’est obtenue que dans le
mouvement par lequel le dēmos se ressaisit par lui-même en rentrant en pos-
session d’une essence qui alors seulement advient…
H – Or c’est précisément à ce moment-là que la démocratie est embaumée :
les Trente ont introduit une rupture trop forte dans la temporalité d’Athènes.
PH – On entrerait ici dans une discussion considérable, celle de savoir s’il y
a des événements qui interrompent ou dénaturent de façon irrémédiable l’orien-
tation d’un processus à la taille de l’histoire.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 659

– L’histoire propose donc d’elle-même une quasi-liste d’événements-types


qui menacent la stabilité en ses points faibles, mais aussi les révèlent, ce à tra-
vers quoi une politeia aura dû passer comme autant d’épreuves, une fois admise
la règle que le stable n’est que de l’ultimement réinstauré. Aristote est présenté
comme le rédacteur de cette liste, dont voici le fil conducteur : il faut suivre
l’arkhē et observer comment elle est installée, diversifiée, appropriée, déna-
turalisée, incarnée, confisquée, ruinée, réinstaurée jusqu’à ce jour où enfin les
arkhai, devenues autonomes parce que faisant corps avec le dēmos, peuvent être
analysées dans leur fonctionnement. Le processus va de l’arkhē aux arkhai, de
l’autorité aux magistratures.
On a indiqué les premiers ingrédients de toute politeia, compliquez-les,
faites-les varier en tous sens au maximum, et vous engendrez toutes les formes
qu’une politeia peut connaître. Avec le temps, elle aura à s’adjoindre une taxis
(une mise en ordre), il y aura aussi l’écriture des lois, les confrontations avec
la stasis dans toutes ses figures, l’épreuve de la turannis incarnée, l’entrée en
scène de la forme Boulè comme instance générique de conseil, le dēmos se révé-
lant à lui-même et la question territoriale (topoi) avec le conflit, entre eux, des
grands lieux symboliques, Acropole, Aréopage, Pirée, le jeu complexe katasta-
sis/katalusis/dialusis, c’est-à‑dire tout ce qui se passe entre installation, disso-
lution, rétablissement, les indicateurs temporels meta de tauta, palin, etc., enfin
et peut-être surtout les interférences et les écarts entre kratos et kurios. Tout
cela pour finir par la démocratie, l’abstraction d’un pur processus, la politeia
comme pouvoir auto-constituant du dēmos après la reconquête instituante de
lui-même, qui intéresse au plus haut point Aristote. Désormais, le dēmos, ano-
nyme, sans leader, sans division, fonctionne sur un mode à la fois complexe et
peu accessible à la corruption.
Tout cela précédé, dit Aristote, par onze metabolai qui ne sont pas des évé-
nements monotones, mais affectent chaque fois la constitution d’un trait spé-
cifique différentiel. Les metabolai ne sont pas l’itération d’un même pathos,
mais la série différenciée de tous les assauts qu’une constitution peut supporter
– il est vrai qu’en se rétablissant elle renforce à l’occasion de chaque épreuve
le principe interne de sa conservation. Belle illustration de la loi grecque qui
veut qu’en ce monde du corruptible la stabilité ne soit obtenue qu’à travers les
expériences du changement. Sans le processus qui l’a établie depuis un pre-
mier état où elle se précédait elle-même sans être là, la politeia ne serait jamais
qu’un institué fragile et provisoire. Mais le processus historique lui a fait frôler
tous les moments de risque, de ruine, d’annulation qui tout à la fois révèlent la
plasticité et les points de résistance qui font une constitution, laquelle n’est pas
une, tout d’un bloc, mais articulation d’instances et de lieux5.
Nous allons retrouver les noms athéniens, ceux mentionnés au paragraphe 41.
En ce lieu du texte, ce ne sont plus les noms de personnages historiques (comme
ils le sont peut-être encore dans la partie dite historique), mais des opérateurs
fixant sur eux, chaque fois de façon spécifique, le moment de la metabolē que
la constitution subit à telle époque de son histoire.

5. Voir P. Loraux, « La théorie est trop belle. Script d’un scénario sur la “politique” d’Aristote »,
Revue des sciences humaines, 213 (1989), p. 9-37.
660 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

L’état établi de la constitution d’à présent (42 et sq.) est le résultat de la


onzième metabolē. Remontons depuis l’arkhē :
§1
– Il y eut donc une première metabolē, l’immigration (metastasis) d’Ion et de ses
compagnons, sans qu’il y eût encore à proprement parler politeia. Les commen-
cements cependant restent flous, il arrive même au récit historique et au résumé
d’être discordants. Notons seulement qu’avant même une politeia effective,
certains de ses paramètres constitutifs sont déjà rassemblés. En somme, le skhēma
d’une constitution ; un meurtre, c’est-à‑dire un déséquilibre initial, l’institution
d’un collectif abstraitement installé dans la symbolique arithmétique (les Trois
Cents Juges), un sol laïcisé, un genos expulsé, une grande figure non athénienne
(Épiménide) qui dote la cité d’un premier caractère, celui d’être non souillée.

§1/2
– Flottement de la première à la deuxième metabolē. Il y a toute une époque de
la politeia avant qu’elle soit dotée d’ordre (taxis). L’état de choses sortait, dit le
texte, d’une longue stasis. Le terme de politeia est malgré tout employé, alors qu’il
n’y a qu’un unique discriminant, l’inégalité entre les gens de renom (gnōrimoi)
et la masse (plēthos) comme seul rapport social. Il n’est pas fait mention de lois,
aucune figure, aucun nom propre n’est associé à cette période qui est comme
l’« incubation » de la politeia. C’est l’époque antérieure à Dracon, et cependant
les traits qui dessineront l’eidos de la constitution sont déjà là.

§ 3/4
– La seconde époque se met en place dans l’incertitude due à l’éloignement
des faits, dirait sans doute Aristote, comme il lui arrive de l’invoquer ailleurs
(Métaphysique, A, 3, 983 b 27 sqq). Façon de signaler que les démarrages his-
toriques sont obscurs à l’examen. Avant Dracon, il n’y a encore qu’une esquisse
(hupographē) de constitution, ce qui n’exclut pas qu’elle présente un ordre (taxis),
quelque chose comme une distribution ordonnée des instances d’autorité (roi,
polémarque, archonte), sans que ce soit encore vraiment de l’institué. L’esquisse
(hupographē) n’implique pas immédiatement l’être écrit du politique, cependant
il y a des thesmothètes qui rédigent et gardent les thesmia. Ni l’existence de lois
ni leur rédaction ne sont encore un discriminant du passage effectif à la politeia.
Avant Dracon, avec Dracon, il y a donc des nomoi et des thesmia, et l’exigence
d’écriture n’est pas ignorée. La distinction entre l’esquisse et la première mise
en ordre est hésitante. Mais l’essentiel, pour amorcer le fait politique, est la dif-
férenciation des instances. Avec Dracon, qui consomme la seconde metabolē, le
vrai paramètre nouveau est la mention d’une Boulè oligarchique de Quatre Cents
et d’une ekklēsia. Il semble néanmoins que l’époque de Dracon équivaille à un
état permanent de stasis, ce que traduisent les indécisions du texte. On s’engage
dans la troisième metabolē, associée à la figure de Solon.

§ 5/12
– Solon, un arbitre qui vient du dedans ; il sera l’éponyme de cette metabolē.
Dracon n’était qu’un nom propre vide, sans autre marque, tandis que la politeia
établie par Solon expérimente la première confrontation avec une singularité,
un tempérament d’homme qui, pour Aristote, est paradigmatiquement l’homme
politique parce qu’il a compris que l’essence d’une constitution réside dans
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 661

son pouvoir de durer. Il boucla (katekleisen) les lois pour cent ans (7, 2). La consti-
tution est ordonnée selon une mise en place d’instances nettement distinguées, ce
que souligne dietaxe (ibid.). Passons les questions d’écriture (cf. l’historienne).
On mettra seulement en corrélation l’inscription des lois et le retrait de Solon,
qui se refuse à en être l’herméneute à tout instant consultable. La constitution
est alors soumise à l’épreuve d’avoir à se soutenir par soi en l’absence de toute
incarnation de l’arkhē. Mais, à son insu, Solon, par son départ, forge la place
vide qui attend d’être occupée charnellement. Voilà la politeia prête à soutenir
l’expérience du turannos.

§ 13
– La constitution de Solon, œuvre organique d’une personnalité et, dans son
principe, durable, peut-elle résister au retrait du législateur ? Moment délicat.
Jusque-là, il n’y avait eu que des essais de politeia, parfois indistincts de la stasis
elle-même. Dans cette époque, la constitution s’est temporairement identifiée à
l’arkhē dēmokratias (41, 2), fâcheusement médiatisée cependant par le charisme
d’une trop grande figure. Après l’archontat de Solon, c’est l’année sans archonte,
l’anarkhia. Que devient la politeia, alors que l’on assiste à la dissolution du
spectre social, avec trois factions (staseis), l’oligarkhia, la mesē politeia, et un
homme, Pisistrate, qualifié de demotikōtatos ? À ce moment, c’est comme s’il n’y
avait de constitution qu’au milieu, et pas aux extrêmes. Ici, la constitution a fait
l’expérience des difficultés de l’archontat comme place à occupant problématique.

§ 14/19
– L’entrée en scène de Pisistrate. De Solon à Pisistrate, l’occasion est offerte de
saisir l’écart entre l’abstraction du pouvoir, impliquée par une constitution qui
promeut la place d’archonte, et l’irruption de la composante charnelle dans la
politique. Tout ce qui tourne autour de Pisistrate et des Pisistratides est marqué
par le trait charnel du désir et de l’amour. C’est le corps désirable/désirant qui
entre en politique. La tyrannie n’est peut-être que cela : investir de passion une
place politique. La politeia a pour quasi-principe la philanthrōpia (16, 8) ou l’erōs
(17, 2)6. À cette occasion, on apprend quelque chose sur ce qui fait la stabilité
d’un régime : elle n’est pas un équilibre maintenu, mais un jeu de renversements/
rétablissements. La politeia est secouée par l’amour comme agent et agitateur
politique, et la tyrannie est la politeia continuée dans la forme de la suspension,
confisquée qu’elle est par la personne des tyrans.

§ 20/22
– Après la ruine de la tyrannie, cinquième metabolē. Un nouvel acteur est introduit,
to plēthos, nom de la masse inorganique issue de la décomposition du dēmos. La
tyrannie aura été un dissolvant politique. Où est passée la politeia ? C’est l’attente
en creux d’une réorganisation qui sera identifiée au nom de Clisthène. Trois traits
de la réforme dont Clisthène est l’éponyme et à la faveur de laquelle la constitution
reprend consistance : concurremment Clisthène enregistre territorialement, mêle
et divise le plēthos qui, dans cette affaire, joue le rôle de matière de la politeia.

6. Sur l’erōs, remarques analogues à propos de l’excursus consacré par Thucydide aux Pisistratides
dans N. Loraux, « Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire », L’Écrit du temps,
10 (1985), p. 3-21.
662 l’athenaion politeia avec et sans athéniens

§ 23/24
– Après les guerres médiques, sixième metabolē. L’heure est à l’urgence, nou-
velle occasion, sinon de dislocation, du moins d’ébranlement pour la politeia,
confisquée par la Boulè aréopagitique qui se pose en epistatēs (41, 2). Hēgemonia
devient le maître-mot, s’appliquant tour à tour à la défense nationale et à l­ ’empire.
Hēgemonia est à ce moment le nom que porte la politeia, entraînée vers un
dérèglement hyperbolique – c’est toute la question de l’empire – qui n’est plus
le fait d’un homme, mais du dēmos par l’intermédiaire de ses chefs. La consti-
tution à l’épreuve de l’euporia (abondance) et du succès. La question politique
ne se pose guère en termes constitutionnels, mais tient par la marche en avant :
une hēgemonia qui nourrit (donne la trophē) satisfait la masse, et celle-ci n’en
demande pas davantage en matière de souci constitutionnel.

§ 24/25
– Le résumé fabrique une septième metabolē, qui devrait ruiner l’hēgemonia de
l’Aréopage. À cette fin, Aristote associe deux séries d’actions, chacune ayant
son registre et participant malgré tout d’un programme quasi concerté : Aristide,
par une politique d’hégémonie impérialiste, fait contrepoids à l’hégémonie
aréopagitique, tandis qu’Éphialte retire aux Aréopagites leur puissance (duna-
mis), leur réservant la juridiction des seuls crimes de sang. On pourrait croire
enfin le dēmos en pleine possession de la politeia, et cependant la ruine vient
à nouveau, cette fois par la démagogie et la facilité. Une huitième metabolē se
prépare, d’autant plus aisément que, pour fabriquer sa chronologie, le résumé
fait silence sur les paragraphes (26-28) où, sous la conduite de Périclès, le peuple
se voit amené au choix d’assumer lui-même la politeia. Périclès vivant, l’état de
choses se maintient encore acceptable, mais, après sa mort, les leaders incertains
abondent, en une foule de noms.

§ 29/33
– Prix payé à la pleonexia de leurs chefs, les Athéniens sont contraints de ren-
verser la démocratie (kinein tēn dēmokratian) et d’installer la politeia des Quatre
Cents. Expérience nouvelle pour la constitution d’Athènes que la confrontation
avec l’anagkē. Stabilité nullement intrinsèque – ce qui, pour Aristote, reste la
vraie stabilité –, celle-ci est imposée par une oligarchie. La constitution ne se
confond plus avec la cité, mais est identifiée aux Cinq Mille meilleurs Athéniens.
On n’entrera pas dans le détail des deux constitutions écrites…
H – Point névralgique pourtant pour les historiens, qui vont jusqu’à douter
de l’existence même d’une constitution des Cinq Mille !
PH – … Les Quatre Cents se maintiennent quatre mois, c’est tout dire pour
une stabilité. Les revers précipitent les choses, et la politeia passe aux mains des
hoplites puisque c’est la guerre qui est l’état institué. Et rapidement, la consti-
tution repasse au dēmos : c’est la neuvième metabolē (34).
§ 35/38
– Et il y a Aigos-Potamos. Hésitation entre un retour à la patrios politeia et le
désir d’oligarchie qui agite les sociétés secrètes (hetaireiai). C’est bientôt la
tyrannie des Trente, dixième metabolē. Maîtres (kurioi) de la cité, ils annulent
le politique comme tel. Paradoxe d’une polis sans politai ni politeia, moment de
violence extrême et aussi d’abstraction : plus de noms propres, une série d’actes
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 663

pour réduire la politeia aux seuls agissements des Trente. Face à l’oligarchie,
toute collectivité a disparu (hoi polloi, to plēthos, ho dēmos), tendanciellement
les politai sont tous en voie d’élimination, subsiste seul le cadre vide de la cité,
unique corrélat formel du déploiement démesuré de la dunasteia oligarchique.
On aperçoit jusqu’où la politeia peut être défaite, jusqu’à rendre inconcevable
toute renaissance politique.

§ 39/40
– Celle-ci cependant se prépare, sous forme d’une ultime metabolē. Il s’agit de
prendre en compte la situation créée par les Trente : Athènes n’est plus dans
Athènes, entendez : le dēmos a son existence hors astu – contraint de se recons-
tituer à l’étranger du fond de sa dissolution –, et il lui faudra réintégrer son lieu
politique naturel, tandis que le plēthos (40, 1), demeuré sous les Trente dans la
ville, se voit proposer une émigration à Eleusis. Kathodos (retour) et exoikia
(émigration) figurent une circulation de flux en sens contraire, ce qui constitue
toujours pour Aristote une aporie « physique ». Très vite, cependant, le dernier
mot est à l’homonoia, puisqu’il faut dépasser au plus tôt la différence entre les
« vrais » Athéniens revenus de l’étranger et les habitants d’Athènes sous les
Trente, menacés d’être délégitimés dans leur statut de citoyens.
Une fois reconquise l’homonoia entre deux côtés du même (hoi Athēnaioi),
après que le dēmos a fait sa rentrée sur la base de ses propres ressources, la
politeia désormais est à jamais stable.
C’est toute l’importance du nun, du « à présent », qui autorise dès lors de
l’analyse institutionnelle. Pour qu’une politeia parvienne à l’abstraction de son
fonctionnement, il faut donc qu’elle ait épuisé son « histoire », c’est-à‑dire pris
connaissance de sa consistance à travers la série complète des accidents sus-
ceptibles de survenir à un corps politique – le dēmos – qui doit gérer son abs-
traction en dépit des incessantes pulsions à s’incarner. Il semble bien en effet
que les « malheurs » arrivent toujours au dēmos quand il cède à l’incarnation
de son arkhē dans un personnage (d’où le sens du retrait de Solon), un lieu
(l’Aréopage), une faction (les Trente). Les accidents ne se déduisent pas, ils
arrivent (sumbainein), on peut seulement décrire des mouvements de montée
aux extrêmes et des renversements. Cependant, à chaque metabolē, la politeia
fixe davantage en elle-même, fût-ce inconsciemment, le principe de sa durée.

H/PH – Le temps est venu d’analyser les institutions d’Athènes.

(à suivre)
QUESTIONS ANTIQUES SUR L’OPINION

En guise de réponse à Pierre Laborie* **

Soit le plus grand des écarts possibles : face à l’historien de l’opinion fran-
çaise sous Vichy, une historienne de la Grèce ancienne. La situation n’est pas
absolument inédite, mais elle n’est pas courante : sans doute faut-il nommer
(et saluer) les quelques historiens qui, de Jules Isaac à Pierre Vidal-Naquet, ont
su et savent à eux seuls conjoindre en leur travail et leur personne l’attention
au présent le plus brûlant et l’étude d’un lointain passé ; mais, en la circons-
tance, un dialogue effectif est censé s’instaurer entre deux historiens que leur
choix d’objet installe presque aux deux bouts de la chaîne temporelle assignée
à l’histoire occidentale.
C’est que de fortes raisons ont présidé à l’organisation de cette rencontre,
à commencer par le désir de mettre en question la réserve généralement obser-
vée par les historiens du monde contemporain à l’égard des tentatives pour
articuler « le politique et l’imaginaire social »1. Face à Pierre Laborie, donc,
une représentante de ces historiens de l’Antiquité dont lui-même estime qu’ils
ont « depuis longtemps mené une réflexion […] sur imaginaire et histoire »2.
Or, en matière d’Antiquité, l’avancée n’est pas sans avoir buté sur de sérieuses
difficultés – ce n’est pas compliquer gratuitement le jeu, mais entrer déjà dans
le vif du sujet que de l’affirmer : car c’est bel et bien l’articulation même qui
pose problème, pour les antiquisants et pour les contemporanéistes, ceux-ci
s’attachant plus aux jeux tangibles de la politique concrète, ceux-là tablant sur
la nature très particulière – textuelle ou figurale – des documents dont ils dis-
posent pour concentrer leur attention sur l’imaginaire social, au risque parfois
d’y perdre en chemin le politique3.
Faut-il le préciser ? Une telle confrontation m’est précieuse et parce que le
problème de l’articulation m’a toujours préoccupée (ce qui, il est vrai, ne suffit
nullement à garantir contre les multiples embûches qui s’y attachent) et parce

* Première publication dans Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 18, « Histoire
politique et sciences sociales », 1991, p. 115-126.
** Les pages qui suivent tentent à la fois de témoigner pour l’essentiel de ce qui fut dit lors de la
séance de travail du 8 février 1990 – je disposais alors pour matériau du manuscrit de L’Opinion
française sous Vichy, encore à paraître (Paris, Le Seuil, 1990) – et de formuler quelques questions
en écho au texte très élaboré de Pierre Laborie (février 1991).
1. Pierre Laborie, supra. Désormais, seules les citations de Pierre Laborie renvoyant à son ouvrage
appelleront une note. Les références au texte publié dans ce Cahier ne seront pas précisées.
2. L’Opinion…, op. cit., p. 48-49, note 1.
3. Voir « Repolitiser la cité », L’Homme, 97-98, janvier-juin 1986, p. 239-254.
questions antiques sur l’opinion 665

que mon modèle intérieur de l’historien – il en est d’autres, mais le nombre


n’en est pas infini – suppose que l’on ne fasse de l’histoire, fût-ce du passé,
que par intérêt très vif du présent. Aussi le choix de la Grèce ancienne, choix
très « politique », est-il en réalité motivé par la recherche de la plus grande dis-
tance possible à l’égard d’un présent trop investi ; mais il n’est pas exclu que,
sur le mode indirect, un tel choix ramène régulièrement vers le présent, dès lors
qu’on a fait du politique son objet. Sans doute m’objectera-t‑on qu’en histoire
tous les parallèles sont faux4 ; sans méconnaître la prudence méthodologique
qui anime une telle position, je n’en fais pas moins le pari d’une certaine inva-
riance du politique5, en vertu de laquelle telle page de Thucydide sur l’épou-
vante généralisée qui, en 411 avant notre ère, livrait d’avance les Athéniens au
pouvoir fort d’un groupe d’oligarques6 me vient irrésistiblement à l’esprit à pro-
pos de « l’immense peur collective » qui, en 1940, fit l’ampleur du mouvement
d’adhésion au maréchal Pétain7.

En l’occurrence, je n’innove pas : d’autres m’ont – avec quelle audace ! – pré-


cédée dans cette voie, et il fut au moins un historien – il était « généraliste », ce
que les antiquisants ne lui pardonnèrent pas8 – pour oser, en 1942, mener à bien
un parallèle entre la dictature oligarchique des Trente, dans les sombres années
de la fin du ve siècle à Athènes, et les premières années du régime de Vichy.
Ou, plus exactement, pour parler de Vichy sans cesser d’analyser avec préci-
sion les faits athéniens. J’ai bien sûr nommé Jules Isaac, l’Isaac de nos manuels
républicains, et ses Oligarques qu’une réédition récente9 a désormais rendus à
nouveau accessibles. Pour parler du traumatisme de la défaite, Isaac avait cer-
taines images en commun avec le Marc Bloch de L’Étrange défaite et le Léon
Blum de À l’Échelle humaine, et pourtant c’est bien de l’Athènes de 404 qu’il
parlait, sous le choc du présent. Mais, à travailler en 1991 sur cette Athènes-là,
qui très vite œuvra à se persuader qu’elle n’avait été vaincue que par ses divi-
sions internes, non par l’ennemi, on se retrouve encore et toujours en pays de
connaissance dans l’histoire de Vichy10. Bref, parce que je m’intéresse à ce que
la mémoire athénienne fit du gouvernement des Trente – qui n’était pas plus
une « parenthèse » que Vichy mais fut, comme Vichy, une rupture durable dans
la conscience démocratique – j’ai besoin des travaux des contemporanéistes.
Que ceux-ci aient en revanche peu à faire de l’Antiquité est finalement une
autre histoire : la contemporanéité a ses exigences, ses difficultés et ses risques,
qui suffisent à mobiliser toute l’énergie de ses historiens – on ne travaille pas

4. Comme le rappelait Denis Peschanski, en une amicale provocation pour introduire la séance.
5. À définir évidemment avec précision et à manipuler avec précaution : parler d’invariance n’exclut
pas l’attention aux ruptures, et il importe de savoir tenir simultanément plusieurs chaînes temporelles.
6. Thucydide, VIII, 66, 2-3.
7. L’Opinion…, op. cit., p. 201-202 et 206.
8. Ils semblent avoir été beaucoup plus indulgents vis-à-vis du travail analogue (mais moins
inspiré) de P. Jouguet, intitulé « Révolution dans la défaite » et publié en 1941 dans la Revue du
Caire. Jouguet, il est vrai, faisait partie de la confrérie des antiquisants.
9. Jules Isaac (Junius), Les Oligarques. Essai d’histoire partiale, Paris, les Éditions de Minuit,
1946 ; réédité en 1989 chez Calmann-Lévy, avec une préface de Pascal Ory.
10. L’Opinion…, op. cit., p. 201 : « Les représentations nées du traumatisme de la défaite vont
exacerber le sentiment que la nation a été victime de ses déchirements … »
666 questions antiques sur l’opinion

impunément sur cela même qui fait la matière de la mémoire française. Et si, pour
l’historien de Vichy, le problème est d’éviter de clore son objet sur lui-même,
c’est à une tout autre clôture que doit savoir échapper l’historien du politique
grec : celle – en forme d’impératif – qui l’obligerait à n’interpréter son maté-
riel que dans les mots, les concepts et les raisonnements employés par les Grecs
eux-mêmes, au risque de ne plus jamais s’adresser à un destinataire contem-
porain. D’où la nécessité de ce grand écart, dont il me faut jouer le jeu. D’où,
aussi, ce préambule, un peu long, dont je ne pensais pas pouvoir me dispenser.

De l’opinion

C’est aux « phénomènes d’opinion, dans le sens le plus large de l’expres-


sion », que Pierre Laborie consacre son attention11. Il est vrai qu’il parle aussi
d’« imaginaire social » et de « représentations mentales » ; mais sans m’attar-
der pour l’heure à ces deux dernières appellations auxquelles j’ai moi-même
eu recours plus d’une fois, j’irai droit à cette notion d’opinion, qu’il dit parfois
« dominante » mais qu’il juge en tout état de cause préférable à celle d’« opi-
nion publique » estimée restrictive et contraignante parce que liée aux « critères
d’expression manifeste, de conscience partagée et de mesure ».
Avant de revenir sur le rejet de ces trois critères, il faut donner à l’opinion
son caractère principal, qui est d’être « perpétuellement en état de changement ».
D’entrée de jeu, l’historien de l’Antiquité se croit en pays de connaissance sur
ce terrain, sentiment peut-être dangereux si la voie de tous les parallèles est glis-
sante. Mais qu’importe ! il faut avancer. Qu’est-ce en effet que la δόξα telle que
Platon la définit, sinon ce qui, ne touchant pas à la vérité, est irrémédiablement
atteint d’instabilité ? Et, si l’on ajoute que le substantif δόξα a beaucoup à voir
avec la forme verbale introductive d’un décret ἔδοξε (il a semblé bon, l’opinion
a été que), par où les décisions de l’assemblée ne sont ni plus ni moins que des
opinions majoritaires faisant autorité, comment ne pas évoquer l’analyse thu-
cydienne de la versatilité de l’opinion athénienne en tant qu’elle s’incarne dans
les décrets de l’assemblée ? Ainsi, tel développement sur le comportement des
Athéniens envers Périclès :
Quant à eux, dans l’ordre politique, ils se laissaient convaincre par ses arguments
[…] Mais, en ce qui concerne leur colère générale / ξύμπαυτες : tous ensemble/
contre lui, ils n’y renoncèrent pas qu’ils ne l’eussent frappé d’une amende. Puis,
peu après, par une mesure contraire, ainsi que la masse en use volontiers, ils le
choisirent comme stratège et lui confièrent la direction de toutes les affaires12.
Nul doute que, pour l’historien ancien, le caractère répétitivement mouvant
de l’opinion ne trouve son explication dans ce que Thucydide appelle ­ailleurs
la « nature humaine » ou, tout simplement, l’humain, et l’on m’objectera que
la nature humaine est un ressort vieilli, démodé, bref à proscrire – et d’ailleurs
définitivement abandonné dans la pratique historienne. Soit, mais si l’on en juge
par le stéréotype dont Pierre Laborie fait justice, de « 40 millions de pétainistes

11. Et qu’il n’a pas peu contribué à acclimater comme objet à part entière de l’histoire, dans le
courant de recherche qui se dessine actuellement.
12. Thucydide, II, 65, 2-4.
questions antiques sur l’opinion 667

subitement transformés, quatre ans après, au mois d’août 1944, en autant de


résistants gaullistes »13, est-il sûr que les historiens de Vichy se soient toujours
prémunis autant qu’il l’aurait fallu contre cette vision pessimiste de l’opinion ?
D’autant qu’un tel cliché suppose « une opinion publique choisissant son camp
en fonction de la pression des événements extérieurs ». À quoi je juxtapose
mentalement une page célèbre de Thucydide – encore lui – sur les maux de la
guerre civile, qui se répéteront sans fin « tant que la nature des hommes sera
la même, mais qui croissent ou s’apaisent et changent de forme selon chacun
des renversements de la conjoncture […] car la guerre […] modèle sur le pré-
sent les passions du grand nombre »14. Anciennes ou actuelles, ce sont là « ana-
lyses fragiles du mouvement général de l’opinion », mais dont la récurrence dit
assez à quel point elles satisfont le pessimisme opportuniste du sens commun.
Afin de les récuser, le travail de l’historien contemporain se fera donc aussi fin
que possible, pour mettre à jour dans le grain même de la quotidienneté « le
croisement de temporalités de nature diverse » – et c’est ici que le spécialiste
de l’Athènes classique, rivé bon gré mal gré à Thucydide et privé d’archives,
sent ses limites…
Creusons donc l’écart : si l’opinion est quelque chose comme une résul-
tante de forces, il est clair qu’elle ne saurait en toute circonstance être désignée
tout uniment comme « publique », ce qui supposerait « conscience partagée »,
comme dans la psychologie sociale, ou sentiment commun de tous les citoyens,
comme au livre II de Thucydide. Et, tout en accordant que les phénomènes
d’opinion recèlent « une sorte d’ordonnance interne », l’historien du temps pré-
sent sait, sous le pacifisme rassemblant de la fin des années 1930, distinguer les
prises de parti différentes, par où l’apparent consensus se révèle en fait « lieu
géométrique de tous les contraires »15. À la lecture de ces analyses, l’historien
du politique grec envierait volontiers l’historien de Vichy, qui dispose de tous
les moyens pour saisir le multiple à l’œuvre sous les formations consensuelles,
si, en son intégrité, Laborie ne venait insister sur les risques inhérents à toute
étude diversifiable à l’infini : sans doute les attitudes sous Vichy et l’Occupa-
tion sont-elles « rebelles à toute classification simple et transparente », mais
le danger est réel de « faire la part trop belle à la complexité et d’entrer dans
une logique d’explication anesthésiante où toutes les responsabilités seraient
diluées »16. Et, dans son discours de la méthode, le ton se fait plus grave encore
pour parler d’éthique.
Au spécialiste de politique grecque de faire ici le point pour mesurer les
limites inhérentes à son objet – l’impossibilité de répondre précisément en toute
circonstance à l’irritante question : comment retrouver jamais la multiplicité du
réel ? en est une, indépassable – et découvrir peut-être aussi en quoi le handi-
cap peut se retourner en occasion de conceptualiser. Mais patience ! Nous en
sommes encore aux limites.
Soit le cas d’Alcibiade qui, plus que tout autre homme politique peut-être,
suscita à Athènes un phénomène d’opinion. Quelques vers d’Aristophane y

13. L’Opinion…, op. cit., p. 282.


14. Thucydide, III, 82, 2.
15. L’Opinion…, op. cit., p. 156 et 88, 91, 105.
16. L’Opinion…, op. cit., p. 328 et 330.
668 questions antiques sur l’opinion

introduisent, extraits des Grenouilles où, dans l’Hadès, le dieu Dionysos converse
avec Eschyle et Euripide à propos de celui-ci :
Dionysos – Au sujet d’Alcibiade, quelle est votre opinion (γνώμη) à l’un et à
l’autre ? Car la cité ne parvient pas à accoucher.
Euripide – Et quelle opinion (γνώμη) a-t‑elle de lui ?
Dionysos – Quelle ? Elle le désire, le hait et veut l’avoir.17
À quoi Thucydide fait écho au livre VI de La Guerre du Péloponnèse lorsque,
évoquant le trouble de l’opinion en 415 face au comportement d’Alcibiade et la
hantise partagée du coup d’État tyrannique, c’est du « peuple des Athéniens »
(ὁ δήμoς τῶν Ἀθηναίων, forme institutionnelle de la collectivité) ou même de « la
cité » (ἡ πόλις) qu’il fait le siège de sentiments contradictoires autant que violents18.
Il faut nous y résigner : parce que les penseurs grecs de la cité veulent qu’elle
soit parfaitement indivisible, c’est plus souvent l’unité que la multiplicité des
positions qui, dans le récit des historiens grecs classiques, constitue l’opinion.
Et lorsque la division est patente parce que la guerre civile est devenue un état
de fait, la narration porte plus volontiers l’accent sur les agents de l’histoire
que sur les groupes passifs et consentants : ainsi, s’agissant de la στάσιϛ pro-
voquée par les Trente, le récit de Xénophon se focalise tantôt sur les dirigeants
oligarques en proie à leurs propres dissensions internes, tantôt sur la troupe des
exilés devenant peu à peu une réelle armée de démocrates, sans s’attarder à carac-
tériser l’état d’esprit de « ceux de la ville », groupe sans nul doute hétérogène
et dont la composition va des citoyens « tranquilles », prêts à tous les régimes
forts parce qu’ils savent qu’ils en sortiront indemnes, aux adversaires irréconci-
liables de la démocratie. Impossible, en pareil cas, de procéder à une distinction
entre « attentisme de refuge »19, attentisme par inertie et « attentisme de soutien
complice aux actions de la Résistance ». Tout au plus apprend-on de Xénophon
que la faction dure des Trente, menée par Critias, liquida Théramène, redou-
tant que « les citoyens » (sans autre précision) ne se rassemblent autour de lui
(Helléniques II, 3, 18) ou que le conseil oligarchique lui-même fit du tumulte
en faveur de celui-ci, sans que l’on puisse déterminer si, sous le titre institu-
tionnel de βουλή, il faut entendre une unanimité dans le soutien à l’oligarque
modéré (II, 3, 50). Mais, lorsque les exilés s’emparent de la forteresse de Phylè,
à la frontière Nord de l’Attique, et l’emportent en un premier engagement, rien
n’est dit de la réaction dans la ville, et seule celle des Trente est mentionnée.
Il faut donc attendre que les démocrates aient gagné une victoire décisive sur
l’armée des « gens de la ville » pour que ceux-ci soient alors montrés divisés ;
mais, opposant « ceux qui s’étaient rendus coupables de quelque excès de vio-
lence » et liaient leur sort à celui des oligarques et le marais des opportunistes
et des sans opinion (« ceux qui étaient convaincus de n’avoir commis aucune
injustice »20), cette mention n’apporte aucune information vraiment neuve21.

17. Aristophane, Grenouilles, v. 1422-1426.


18. Thucydide, VI, 53, 3 ; 60, 1, 3, 4, 5.
19. L’Opinion…, op. cit., p. 258.
20. Xénophon, Helléniques, II, 4, 23.
21. On notera que la même distinction est faite dans un plaidoyer de Lysias (XXVI, § 16) ; mais
la finalité même, apologético-persuasive, des discours judiciaires datant d’après l’amnistie incite à
prendre de telles informations cum grano salis.
questions antiques sur l’opinion 669

Ce n’est pas que, çà et là, quelque indication ne perce dans les textes, mais,
en règle générale, l’historien de la politique athénienne – la mieux documen-
tée de toute l’époque classique – en est réduit à se contenter de l’opposition
somme toute grossière entre une opinion unanime et une opinion divisée. Encore
moins est-il question de quantification. Car, si le contemporanéiste doit, comme
l’y invite Laborie, se méfier de la notion d’opinion publique, fondée sur une
adhésion excessive au critère de la mesure, l’historien de la Grèce ancienne ne
court certes pas ce risque, protégé qu’il est par la nature même de son maté-
riel contre tout projet de chiffrage des composantes de l’opinion. Il en va ainsi
avec le résultat des votes, dont témoignent les décrets parvenus jusqu’à nous,
ces realia dont on attendrait beaucoup s’ils n’étaient eux aussi, travaillés par
l’idéologie de l’Un civique : alors que, par son existence même, un décret atteste
qu’une majorité a été obtenue, rien, dans le libellé de ces documents officiels,
ne permet le moindre décompte de suffrages ni même, à défaut de chiffres, ne
comporte l’indication de la marge, étroite ou large, dont disposait en l’occur-
rence la majorité et, sur ce point, les décrets sont, s’il se peut, plus silencieux
encore que les historiens, qui mentionnent au moins les votes très serrés22. Seul
le peuple – un tout – est crédité de la décision, ainsi que le proclame l’en-tête
du décret. Encore s’agit-il là de votes, légitimement rapportés à la communauté
athénienne dont ils sont des actes. On devine dès lors que toute appréciation
chiffrée devient impossible, dans un contexte où il s’agit seulement d’opinion :
car, même si la décision en assemblée relève du champ sémantique de la δόξα,
ce qui implique une articulation très étroite entre l’« opinion » et le vote23, il
est a fortiori vain de chercher à mesurer un simple courant d’opinion lorsqu’il
est mentionné par les historiens grecs. Il est donc des pièges que l’antiquisant
soupçonne à peine, bénéficiant – une fois n’est pas coutume – des silences de
ses sources et des lacunes de sa documentation. Il n’en reste pas moins qu’il
lui arrive de rêver de se heurter pour de bon aux difficultés que doit affronter le
contemporanéiste, contraint qu’il est inversement de gérer l’abondance.

Singulier, pluriel

Affirmer pour autant qu’entre contemporanéistes et antiquisants le dialogue


est voué à s’exténuer de lui-même dans le constat des différences serait aller un
peu vite en besogne. Car, sans répondre pour autant à l’impératif unanimiste
qui travaille en profondeur les textes anciens, l’historien du contemporain sait
bien qu’à parler d’opinion et non pas d’opinions, il lui faut admettre qu’il y
a de l’unité dans ce singulier. Ou, du moins, que « la pluralité de l’opinion
n’est pas incompatible avec l’existence d’un mouvement dominant, de durée et
d’amplitude variables ». Encombrant qualificatif, certes, que celui-ci, néces-
saire pourtant, de « dominant ». Faut-il y entendre comme un écho affaibli de
la notion marxiste d’« idéologie dominante » ? À lire des énoncés comme « un
discours dominant sur la décadence, dont la logique d’exploitation répond à

22. Sur tout cela, voir « La majorité, le tout et la moitié. Notes sur l’arithmétique athénienne du
vote », Le Genre humain, 22, 1990, p. 89-110.
23. La même remarque pourrait être faite sur le mot γνώμη qui désigne aussi bien l’opinion que
la décision et, dans le cas d’un vote, la position adoptée face à une proposition dans l’assemblée.
670 questions antiques sur l’opinion

des schémas connus »24, on pourrait s’interroger. De même que l’on s’interroge
sur la nature du on dont Laborie fait l’ordonnateur des certitudes douteuses qui
orchestrent la « dérive vers l’irrationnel ». Relisons la page 123 de L’Opinion
française sous Vichy :
1. On décrète la décadence. On en souligne la gravité, avec toute la dramati-
sation nécessaire […]
2. On affirme catégoriquement que des forces malignes travaillent à cette décom-
position de la nation. On les choisit, de préférence, occultes […]
3. On démasque les responsables et on les désigne pour être traités comme tels.
Ainsi, non seulement on soulage des peurs que l’on avait fait naître, mais on
resserre, contre les ennemis qui veulent détruire le pays de l’intérieur, les liens
de la communauté.
4. On tire les leçons et on amène la solution […]
Admettons en l’occurrence que, pour accréditer le « mythe du complot »
et libérer les fantasmes qu’il déclenche inévitablement, il faille effectivement
un comploteur, que l’identité de celui-ci soit individuelle ou collective. Mais,
s’agissant du discours dominant, quel est donc ce on, par définition indéterminé
et pourtant en position de sujet ? De « la cité » (le peuple, les citoyens…), sujet
omniprésent des énoncés grecs, à ce chef d’orchestre sans visage qu’est le dis-
cours dominant qui tout à la fois met à jour et exploite « les modes de fonction-
nement primaires de la pensée collective »25, quel est le gain pour la réflexion ?
À supposer, bien sûr, que l’on puisse parler de « gain » dans un domaine où,
pour avancer, l’historien se voit contraint de poser plus de questions qu’il n’y
peut répondre, et doit recourir à des mots déjà très marqués par l’emploi qui en
a été fait et qu’il sait ne pas pouvoir maîtriser jusqu’au bout.
Que l’on m’entende bien : c’est loin de toute certitude comme de toute iro-
nie que je formule ces interrogations que j’adresse à Pierre Laborie comme je
me les adresse régulièrement à moi-même. Interrogations certes à double tran-
chant : à traquer le politique dans son fonctionnement non institutionnel, on ne
saurait éviter de les soulever puisque, « en matière d’opinion, il n’est jamais
possible de dissocier le discours de la méthode » ; et cependant, il faut aussi
savoir, dans le mouvement du travail, les contenir au bord glissant des ques-
tions sans fond : alors, on décide d’avancer, comme si de rien n’était, en atten-
dant qu’à nouveau il se révèle impossible de les contourner.
Parce que, comme Laborie, je m’attache avant tout à tenter de comprendre
« ce qui se passe dans les têtes », je suis convaincue et de la nécessité de main-
tenir un pluriel (les têtes), pour sauver le multiple, et de la non moins impé-
rieuse obligation où nous sommes de penser un processus en son opérativité.
C’est pourquoi, plutôt que de parler de « représentations mentales » (que je ne
peux m’empêcher de percevoir comme des figures préformées ou des concré-
tions passives), je préfère, pour ma part, recourir à la notion d’« opérations de
pensée », étant entendu que l’on ne peut se contenter de décrire des opérations
et qu’il faut savoir les mettre en mouvement par une intervention active, l’his-
torien se muant, qu’il le veuille ou non, en interprète ; ce qui n’empêche pas

24. L’Opinion…, op. cit., p. 122.


25. Ibid.
questions antiques sur l’opinion 671

que l’on ne soit jamais assuré de ne pas accomplir simplement l’une de ces
« ­opérations en peut-être » qui consistent à nommer un processus en croyant
l’effectuer26. Or, pour en avoir fait la contraignante expérience, je sais que, dans
la réflexion sur le politique, toutes les dénominations auxquelles il a recours sont
piégées par l’historien, quelles que soient son époque et la nature de sa docu-
mentation. Soit par exemple le mot « fonction », qui soudain fait son appari-
tion vers la fin de l’exposé de Laborie. Fonction ? Encore un mot délicat, non
seulement parce que, par les temps qui courent, le fonctionnalisme aurait mau-
vaise presse – après tout, rien n’interdit jamais d’aller à contre-courant ; mais
surtout : à parler de « fonction(s) du pacifisme » (ou de l’antisémitisme), quelle
téléologie met-on en œuvre, par rapport à quel organisme, visant quels buts et
tirant quels bénéfices ? Sauf à hypostasier l’ordre – voire le fonctionnement –
comme la logique même de toute société, supposée s’autoréguler par un équilibre
des déséquilibres, ce que Pierre Laborie ne fait certes pas, comment contour-
ner la très irritante question de l’instance téléologisante, qu’on nomme celle-ci
« cité » qu’on indétermine grammaticalement sur le mode du « on », que l’on
parle de « pensée collective » ou d’opinion ?

« Secours de Freud »

D’autant qu’il faut bien en venir à s’expliquer avec le refus de la notion d’opi-
nion publique lorsqu’il est justifié par la place qui y est accordée « presque exclu-
sivement à l’observation de l’explicite » ou à « l’expression du manifeste ». Sans
doute l’historien de l’opinion sous Vichy doit-il, tout au long de son enquête,
compter avec l’« irrationnel », qu’il s’agisse pour lui d’évoquer « les obscures
profondeurs de la vie mentale dont parle Marc Bloch »27 ou la confiance abso-
lue des pacifistes français dans « la raison des peuples »28, de présenter les
« dérives » de la fin des années 193029, de commenter « l’adhésion massive
qui entérine la liquidation de la République »30 ou de caractériser « l’étrange
épidémie d’amnésie qui frappe les Français dès 1944 »31. Mais lorsque, dans
la conclusion du livre, il pose la nécessité pour la réflexion, d’en passer par la
prise en compte de « logiques souterraines (progressant) selon des rythmes
autres », Laborie fait à l’évidence un pas au-delà de ce q­ u’implique la notion
un peu trop englobante d’irrationnel32, et de nouvelles questions s’ouvrent alors.

Je ne me hâterai certes pas de les refermer en prônant le recours à quelques


explications de la psychanalyse, d’autant que tel n’est pas le choix de l’histo-
rien qui, traitant de ses emprunts à diverses sciences sociales, ne mentionne
qu’in extremis « et dans une moindre mesure […] certains outils de la psycha-
nalyse » ; de fait, en homme de rigueur, Laborie prend bien soin, au long de son

26. Je m’appuie ici sur des remarques de Patrice Loraux, « Les opérations en peut-être », à paraître
dans les Actes du Colloque Wittgenstein, Université de Paris XIII, juin 1989.
27. L’Opinion…, op. cit., p. 19.
28. Ibid., p. 89.
29. Ibid., p. 122.
30. Ibid., p. 229.
31. Ibid., p. 334.
32. Ibid., p. 329.
672 questions antiques sur l’opinion

exposé, de se garder de tout usage métaphorique de termes psychanalytiques,


ce qui ne l’empêche pas, évoquant dans les dernières pages la « ­fascination
pathologique » des germanophobes traditionnels pour tout ce qui est allemand
– exemple s’il en fut de cette « ambivalence » dont il a lui-même plus d’une
fois constaté le travail au sein de l’opinion –, de noter que sur ce sujet « les his-
toriens auraient bien besoin du secours de Freud »33.
Il n’est pas sûr toutefois que la notion d’« imaginaire social », à laquelle
il s’en tient finalement, puisse rester longtemps opératoire sur le terrain du
« clair-obscur » où l’historien du politique-dans-les-têtes doit se frayer sa voie.
Du moins ai-je, pour en douter un peu, des raisons personnelles (j’ai beaucoup
parlé d’imaginaire et me méfie maintenant de ce mot passablement évanescent)
et des raisons plus intellectuelles : à traiter, comme certains historiens le font, le
« social » comme l’ultime instance explicative de toute analyse, ne promeut-on
pas simplement un deux ex machina plus maniable, car moins exposé au soup-
çon que le sujet ou l’inconscient ?

Dois-je l’avouer ? Je crois pour ma part que, si l’on s’occupe d’affects et d’opé-
rations de pensée collectives, on échappe mal à un questionnement sur ce qu’il
en est de l’analogie que Freud, oscillant lui-même entre doute et conviction,
établit à titre d’hypothèse entre l’individuel et le collectif, dans L’Homme Moïse
et la religion monothéiste34. Il est vrai que mon matériel grec s’y prête presque
trop bien qui fait de ἡ πόλιϛ (la cité) le sujet du politique et qui, entre individu
et cité, n’établit de différence que de degré35 – avec cette précision qui n’est
peut-être pas seulement anecdotique, que je me suis avisée de cette association
étroite entre ἰδιώτηϛ et πόλιϛ qu’après avoir lu et relu le texte de Freud. Mais je
ne plaiderais certes pas pour la généralisation de cette perspective dont je sais
qu’elle sera jugée à contre-courant, dérangeante pour l’historien, et dont le des-
tin pourrait bien être de se reformer sans fin comme hypothèse de travail, tou-
jours à étayer sans que jamais l’on puisse se reposer sur l’acquis.

En guise de discussion, voilà donc beaucoup de questions ouvertes : et je les


livre telles quelles, c’est que m’y encourage la certitude qu’entre historien du
contemporain et historien(ne) de la Grèce ancienne, il y a beaucoup de préoc-
cupations en commun, à commencer par le vif intérêt porté à la fois au conflit
et à ce qui, interminablement, s’occupe à en neutraliser l’évidence – cette opi-
nion française (ou grecque, en l’occurrence l’écart n’est guère perceptible) à la
compréhension de laquelle « la guerre civile est une des clés indispensables »36.

33. Ibid., p. 329, note 2.


34. Je m’y suis essayée dans « L’homme Moïse et l’audace d’être historien », Le Cheval de Troie,
3 (1991), p. 83-98.
35. Voir par exemple Eschyle, Euménides, 523 (ἡ πόλιϛ βροτόϛ θ’) ; Thucydide, III, 82, 2 (déve-
loppement sur la στάσιϛ : αἱ τε πόλειϛ καì οἱ ἰδιῶται, les cités et les particuliers) ; et, bien sûr, la
République de Platon qui se consacre à expliciter et problématiser cette homologie.
36. L’Opinion…, op. cit., p. 164, note 1.
LOKAPAKTI.
L’INDIANISTE, LE SACRIFICE ET LES MOTS*

Cuire le monde devrait être caractérisé comme un recueil d’articles. Mais


mieux vaut renoncer d’emblée à une approche descriptive qui ne dispose
que de catégories aussi peu pertinentes. Car, lorsqu’un « recueil » présente
la plus intime cohérence d’un texte à l’autre parce que tous les textes ont été
produits dans le même mouvement de réflexion, subtil et tout à la fois vigou-
reux, lorsque l’exigence de comprendre et l’intensité de l’écriture produisent
quelque chose comme une « émotion de pensée1 », il faut parler tout sim-
plement, comme on le fera désormais, d’un beau, d’un grand livre. Livre au
plus haut point, en ce que Charles Malamoud y prend le temps de la pensée
qui est celui, nullement linéaire, du va-et-vient, des retours en arrière et des
ruptures fécondes.

« Théologie de la dette »

En sous-titre, « Rite et pensée dans l’Inde ancienne ». Et non, comme on


a pu en forger la formule à propos des Grecs, « mythe et pensée2 ». Parce que
« c’est à propos du rite que l’esprit indien s’est exercé à raisonner sur les diffé-
rences et les oppositions », et que, s’il arrive que les textes du Veda soient à eux
seuls un moment du rite, c’est, en sa construction à la fois matérielle et intel-
lectuelle, le sacrifice qui donne sens et unité au monde. Aussi le sacrifice est-il
à la fois lieu et lien de ce livre. Il l’est explicitement dans le chapitre 2, intitulé
« Cuire le monde » et qui a donné à l’ensemble son titre – façon de traduire
le mot sanscrit lokapakti, qui gêne les commentateurs modernes mais auquel
Malamoud rend son sens étymologique de « cuisson du monde », ce qui lui
permet d’expliquer en quoi tout sacrifice est une cuisson, parce que toute cuis-
son d’aliment est un sacrifice en tant qu’elle produit d’abord de la nourriture
pour les dieux, qui n’aiment que le cuit. Dans le même groupe de textes expli-
citement consacrés au sacrifice, on rangera le chapitre 9, « Action en retour et
mécanisme du sacrifice », à propos de ce qui, d’une problématique de la ven-
geance, se glisse dans le rite à travers les projections mentales du sacrifiant,

* Texte sur le livre de C. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris,
La Découverte, 1989. Première publication dans Archives de sciences sociales des religions, n° 74,
avril-juin 1991, p. 163-169.
1. J’emprunte cette notion à Marie Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l’événement
psychique, Paris, Ramsay, 1989.
2. Malamoud se réfère explicitement au Mythe et pensée de Jean-Pierre Vernant (1re éd. 1965).
674 lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots

et le chapitre 10, « Les chemins du couteau ». Mais, parce qu’il est omnipré-
sent dans le Veda, le schème sacrificiel informe tous les autres chapitres de ce
livre, en particulier celui que Malamoud consacre au « reste », en ouverture
du parcours, et par où s’amorce le thème, essentiel, de la civilisation de l’Inde
ancienne comme « économie généralisée du reste » en ce que toute action com-
porte un excédent qu’il faudra traiter au prix d’une nouvelle action – ou d’une
nouvelle naissance –, laquelle à son tour comportera un excédent. Ainsi se noue
dès les premières pages la réflexion sur ce que le chapitre 5 appelle « La théo-
logie de la dette dans le brahmanisme » : ce jeu du donner et du reprendre,
central dans l’acte sacrificiel où le sacrifiant, qui est aussi la victime authen-
tique, sacrifie un substitut animal de lui-même tout en donnant de deux façons
son corps (ou tout en donnant ses deux corps), non sans s’être assuré – car il
convient que le sacrifiant se garde pour le sacrifice – des moyens rituels pour se
reprendre soi-même, en une victoire provisoire (mais nécessaire) sur le féroce
Yama, dieu des morts auquel tout humain doit, un jour pour de bon et tous les
jours dans l’ordre de sa vie, payer sa dette. Car la dette est première, en ce jeu
du donner et du reprendre ou du vide et du plein, auquel est consacré l’admi-
rable chapitre 3, « La brique percée ».
Présenter tous les chapitres d’un livre aussi dense épuiserait l’espace de
cet article. Pour m’en tenir à un choix tout personnel, je mentionnerai simple-
ment encore le texte sur la séduction (chap. 5) et celui sur « Le corps contrac-
tuel des dieux védiques » (chap. 11), avec les « Observations sur le corps des
dieux » (chap. 13), à la fois hors représentation, matériel dans et par le sacri-
fice, et construit par la récitation des paroles védiques. Sans oublier qu’en sans-
crit, « amour » et « souvenir » se disent dans le même mot parce qu’amour
est souvenir de l’amour (ainsi que l’explique le chapitre final, « Par cœur »)3.
J’arrête ici l’énumération des chapitres sans estimer pour autant avoir rendu
justice à la richesse des contenus de ce livre, j’esquisserais volontiers le déve-
loppement de quelques questions qui, tout au long de la lecture, se sont impo-
sées à une lectrice à la tête « grecque ».

Il faut traduire

Tout d’abord, il faudrait tenter de dire ce que la formation de linguiste


qui est celle de Charles Malamoud lui apporte et nous apporte dans sa lec-
ture du Veda ; en quoi le Veda, parce qu’il constitue les mots comme la réa-
lité même, appelle une telle lecture – à la fois très fidèle et toujours autonome
(l’engagement sans réserve dans le mouvement indien de la pensée neutra-
lise en une certaine mesure ce que toute lecture comporte nécessairement
de mise à distance, mais la liberté de l’interprète, comme celle du sacrifiant
qui se « reprend » pour aller jusqu’au bout, sait passer dans les coulisses du
texte lorsque, assez rarement somme toute, celui-ci ne s’explicite lui-même
que partiellement).
S’agissant du Veda comme de la tragédie ou de l’épopée grecques (mais
plus encore du Veda, puisque, des dieux aux hommes, que ceux-ci aient été

3. Ce début est la reprise, modifiée sur de nombreux points, d’un compte rendu paru dans Préfaces,
14 juillet-septembre 1989 (et donc non signé).
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 675

lexicographes, poètes ou simples sacrifiants, les anciens Indiens furent à l’évi-


dence des amoureux de la langue), tout commence par la traduction. Lorsque,
pour un seul mot, les traductions des modernes oscillent entre deux pôles
– ainsi, pour smara, « amour » et « mémoire » –, faut-il se contenter d’affir-
mer que ce terme a curieusement deux ou plusieurs « sens », irréductibles l’un
à l’autre ? À une pareille question posée en terrain grec, la réponse des philo-
logues est souvent de réduire la difficulté en la divisant en deux sens incom-
patibles. Il y avait donc deux racines, homophones mais différentes. Face à
smara, Malamoud choisit au contraire de reconstruire la cohérence qui préside
aux « obscures interférences du souvenir et du désir » ; et c’est à propos du
terme manyu, que les modernes traduisent tantôt par « colère », tantôt par un
spectre de notions allant du « désir » à l’« esprit », que le linguiste pose réso-
lument les principes de sa méthode :
Nous ne contestons pas la légitimité de traductions multiples pour un même
terme védique. Ce que nous entendons montrer, c’est que manyu est une notion
unitaire et que s’il est difficile, à une langue occidentale moderne, de la rendre
par un terme unique, du moins devons-nous employer des mots qui se réfèrent
à des signifiés cohérents et susceptibles de se déduire l’un de l’autre (p. 182).
La méthode s’impose à qui, comme lui, comme l’auteur de ces pages, pense
qu’il faut traduire. Traduire envers et contre toutes les déconvenues, parce que
l’on ne saurait se contenter de répéter le mot sanscrit (grec) pour lui garder son
étrangeté et qu’il convient donc de se donner pour tâche la construction d’une
cohérence.
Il faut traduire, et même parfois, pour répondre à cette exigence, traduire en
toute littéralité. Il en va ainsi avec lokapakti, exemple privilégié car mot central
du livre. Contre les multiples traductions que les commentateurs proposent de ce
mot – toutes « figurées », mais aussi presque toutes embarrassées –, Malamoud
assume résolument un choix dont il sait qu’il est et sera discuté, mais qui seul
« prend au sérieux » l’expression :
Cuisson du monde : traduction littérale que je crois la seule juste (p. 5).
Ici, l’enjeu est capital. Non seulement parce que, s’agissant de questions
inlassablement discutées (à commencer par les anciens commentateurs du
Veda), le recours à la traduction littérale – tant il est vrai que le retour à est par-
fois la seule position vraiment féconde – constitue, dans une tradition de lec-
ture, une très réelle intervention, si bien que le choix de la lettre prend forme
­d’interprétation. Mais aussi parce qu’il s’ensuit que, pour ce mot composé qui
est un condensé d’énoncé, le linguiste pose calmement qu’il n’y a pas à par-
ler de sens figuré. Ainsi, sous le signe de l’inadéquation, voire de l’absence,
s’ouvre la terrible et nécessaire question de la métaphore.
Lokapakti, de loka, « le monde », et pakti, « cuisson ». Encore, dans ce mot
composé, convient-il, jusque dans la littéralité, de savoir maintenir flottants et
le sens de chacun des deux éléments et celui de leur ensemble. Si, dans le sacri-
fice, on cuit le monde et soi-même, ce n’est pas seulement parce que la cuisson
est beaucoup plus que la « cuisine » – à laquelle l’hindouisme réduira l’accep-
tion de lokapakti (p. 39) –, mais parce que loka est tout à fois « les gens » et
le monde, la clairière conquise sur la forêt et « où il fait clair », et l’espace,
676 lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots

« toujours produit, dégagé par cela même qui va s’y loger »4. En cuisant l­ ’espace
qu’il fait exister pour les dieux et pour lui seul, le sacrifiant « confirme la struc-
ture du monde ». Les rites font le monde, et les mots font le rite.
La traduction littérale, avec cette attention aux mots et à leur polysémie,
à la syntaxe et au jeu dans les énoncés qu’elle suppose, ouvre donc la voie
vers un univers de pensée, obligeant l’indianiste et ses lecteurs à un rigoureux
effort de décentrement. Et, en chemin, l’on s’interroge : dans un contexte où
il n’y a pas à proprement parler de sens figuré (non plus que de « manière
imagée de parler » : p. 268), avec lokapakti, est-ce bien encore d’une méta-
phore qu’il s’agit ?
Malamoud s’est évidemment posé cette question à propos de lokapakti et,
tout au long du livre, il développe une réflexion aiguë sur les degrés de méta-
phoricité des mots, des énoncés, des actes et des choses dans un monde où
abondent les échos et les renvois. S’agissant de lokapakti, sa réponse, en forme
d’oxymoron, invite à « ne pas affadir la métaphore », ce qui revient à « consi-
dérer l’expression comme très peu métaphorique » (p. 36). Difficile logique
que celle où l’on peut parler de métaphore – car ce que l’on fait en « cui-
sant le monde » est beaucoup plus qu’une cuisine ou même qu’une cuisson –
tout en évitant soigneusement les pièges du « métaphorique », c’est-à‑dire
du figuré. La force de la métaphore étant donc de n’être pas métaphorique,
l’analyse se réglera sur la représentation paradoxale d’une figure qui n’en est
pas réellement une, mais plutôt en soi une réalité, si bien que, d’une page à
l’autre, la dikṣā, ici « cuisson métaphorique », deviendra là « cuisson (quasi)
métaphorique » (p. 61- 62) parce que cette préparation du sacrifiant, ébau-
chant ­l’offrande de la victime véritable, est, plus qu’une phase préparatoire,
un moment essentiel du sacrifice. Commence le jeu de l’authentique et du
réel, par où la vraie victime n’est pas l’offrande réelle, laquelle n’est qu’un
substitut de l’oblation véritable.

Pour une tête grecque

Un pas encore, et l’Empilement de briques qui constitue l’Autel du Feu est


à la fois « une métaphore et une miniature du monde5 », le corps même d’Agni
et le Soi du sacrifiant. La voie est ouverte vers la pratique védique de l’homo-
logie, en vertu de laquelle un hymne à la gloire de l’étudiant brahmanique peut
relever de « trois niveaux d’interprétation : l’étudiant […], le soleil et l’homo-
logie entre les deux, c’est-à‑dire ce que nous apprend sur chacun des termes
le fait même d’être mis en correspondance avec l’autre6 ». Si l’on ajoute, avec
Charles Malamoud, que l’un des procédés essentiels de la rhétorique sanscrite,
le śleṣa (coalescence) consiste précisément en ce qu’un texte est susceptible
de plusieurs lectures simultanément (p. 82), on perçoit à quel point ce système

4. Ce qui n’est, au sujet de loka, qu’esquissé dans Cuire le monde a été depuis lors développé dans
« Cosmologie prescriptive. Observations sur le monde et le non-monde dans l’Inde ancienne »,
Le Temps de la réflexion, 10 (1989), p. 303 - 325.
5. Ibid., p. 320.
6. Cette citation (extraite de Cuire le monde, p. 82) est soulignée par moi, comme toutes celles
qui suivent.
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 677

d’homologie généralisée relève d’une réflexion consciente : car tout relève en


dernier recours de la parole, si bien que la rhétorique est (une façon de dire) le
tout. Si, ayant à travailler la matière rituelle, les auteurs de Brāhmaṇa « formulent
avec précision quelques-unes des catégories essentielles de la Grammaire »
(p. 224), si le sacrifice, cette mise à mort, est lui-même « tué » au cours de son
déroulement (p. 222 - 223), c’est que, dans la pratique du Veda, entre la chose
et sa notion, il n’y a pas d’écart, mais une sorte de continuum. Occasion de
constater que la grande opposition / relation entre le continu et le discontinu,
qui traverse de part en part le livre, fonctionne à la fois comme thème dans l’in-
trigue générale (cela même que, à propos de la tragédie, Aristote désignait dans
la Poétique comme mûthos) et comme catégorie heuristique pour questionner
le Veda. En un mot, « l’essentiel est le lien » (p. 42).
D’où l’étude par Malamoud d’une série de « mises en relation » très diffi-
ciles à penser pour une tête grecque et qui, pour le texte védique, sont à la fois
des contenus et des ressorts internes. Il en va ainsi du corps multiple des dieux et
de cette logique en vertu de laquelle « la relation entre les corps d’Agni implique
qu’ils soient autonomes » (p. 268). Au lecteur de comprendre au moins qu’il lui
faut refréner la question très grecque du lieu et ne pas demander où est le corps
divin, car, si « le “corps très cher” d’Agni, ce sont les schémas métriques de la
poésie sacrée » (p. 271), l’opération trop simple de la localisation perd à l’évi-
dence toute pertinence.
Mais, dans ce jeu d’homologies en miroir, il arrive tout de même que la
métaphore, qui met en relation et tout à la fois distingue, retrouve malgré tout
in extremis ses droits et il se trouve – est-ce vraiment un hasard ? – que cela
se produit au sujet du sacrifiant, ce centre humain du sacrifice. Celui-ci cher-
chant « simultanément à marquer qu’il est la victime et qu’il est autre que la
victime », l’identification « ne doit pas être totale » : si elle l’était, le sacri-
fiant mourrait en même temps que la « victime » (p. 214) et le sacrifice serait
tué indûment, avec le monde. De la victime on dira donc qu’elle est comme
une métaphore réelle.
Pour clore cette rubrique où la compétence du linguiste est apparue comme
particulièrement appropriée au traitement de réseaux où la parole et le texte ont
une place aussi éminente, c’est au linguiste Malamoud que l’on poserait volon-
tiers deux questions qui traversent l’ensemble de son livre.
La première traiterait de la tautologie. Ou, plus exactement, de la mani-
pulation, par les textes védiques, d’énoncés tautologiques (ainsi, p. 265, telle
formulation à propos de l’Empilement : « Toi seul, ô Agni, tu te connais.
Tu es celui que tu es. C’est toi-même qui t’édifiais [pendant que nous empi-
lions les briques] »), avec cette réserve que l’énoncé tautologique postule
par soi une altérité : ainsi, à affirmer qu’Agni est celui qu’il est, la phrase
laisse entendre qu’il a aussi une ou d’autres identités ; et, de fait, c’est bien
à l’équivalence réalisée entre les dieux Prajāpati, Agni et Soma que procède
le sacrifice. D’où, pour éclairer ce phénomène, le désir, chez le lecteur étran-
ger à l’univers de l’Inde ancienne, d’interroger le linguiste sur le fonctionne-
ment de la copule dans les textes védiques : qu’est-ce donc qu’être dans le
Veda ? À moins que cette faculté de glisser de l’autre dans la répétition du
même ne doive être référée en dernière instance au caractère essentiellement
oral de la poésie védique ?
678 lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots

La seconde question, plus axée encore, s’il se peut, sur la philologie, naît de
la lecture de phrases comme :
Prajāpati préexiste, sous forme d’énergie ou de vouloir, à son propre corps (puisque
c’est lui-même ici qui entreprend de se faire) […] (p. 265).
ou comme :
L’homme est la seule victime qui puisse également être un sacrifiant (p. 104 -105),
phrases où l’actif (faire, tuer), le passif (être fait, être tué), et la réflexi-
vité (se faire) coexistent jusqu’à coïncider. Il se trouve que ces deux phrases
sont l’une et l’autre fondatrices du rite, et sans doute n’est-ce pas là un hasard.
Mais, comme tout à l’heure à propos du verbe « être », le lecteur s’interroge :
une logique où le passif semble parfois induire l’actif (ne serait-ce pas parce
que l’homme est la seule victime sacrificielle qu’il doit se faire sacrifiant ?) ne
s’articule-­t‑elle pas, dans la grammaire du Veda, à une réflexion particulière sur
la signification du réfléchi ?

Analyser les opérations psychiques ; l’amour de la langue

Deux questions, donc, et beaucoup d’autres encore. Mais l’essentiel est peut-
être que, à suivre Charles Malamoud dans sa lecture du Veda, on passe – on est
toujours déjà passé – de l’étude des textes à l’analyse des opérations de pensée
et des actes psychiques qui s’y déploient. J’en veux pour preuve les indications
çà et là données au passage, comme quoi « le texte ici veut bien nous rappeler
qu’en “apaisant” et en dépeçant [la victime], on [la] tue » (p. 217), ou le minu-
tieux relevé des efforts « pour nier, masquer ou transformer en leur contraire la
mort et la fragmentation d’organismes vivants ». Ce n’est pas que l’indianiste
vise à construire systématiquement ce que les textes ne disent pas, et l’on sera
sans doute plutôt troublé par le sentiment récurrent que, d’une certaine façon,
le texte védique, toujours au clair avec lui-même, dirait jusqu’au bout (sans
reste, vraiment ?) ce qu’il dit, parce qu’il a même inclus en soi « des conces-
sions à l’imaginaire et à l’affectivité » (p. 42) : inutile, donc, de chercher à en
remontrer à une civilisation qui sait assez à quoi s’en tenir avec tous les pro-
cessus que nous dirions inconscients pour avoir fait de l’Occultation personni-
fiée une entité à la fois abstraite et mythique (p. 251).
Mais il faut y insister : lors même qu’un texte semble limpide, tous les pro-
cessus d’évitement sont encore possibles du côté du lecteur – sur le mode : avoir
des yeux et ne pas voir –, et, parce qu’une lucidité parfois intrépide les anime
au contraire, les analyses de Malamoud relèvent – ce que sans doute il contes-
tera – de l’interprétation (le dire, on l’a deviné, est ici tout sauf une critique).
C’est a fortiori le cas lorsqu’il lui faut travailler avec ce qui n’a pas reçu d’éla-
boration objective, telle cette omniprésente « obsession de la vengeance » qui
n’est pas devenue « une pratique sociale nettement circonscrite » (p. 209). Ce
qui nous introduit au très beau chapitre « Action en retour et mécanisme du
sacrifice dans l’Inde brahmanique », où l’on découvre que, malgré les textes
proclamant sans fin « que le meurtre sacrificiel n’est pas un péché, le senti-
ment de culpabilité ne se dissipe pas si aisément, et la force du rite est bienve-
nue qui […] [enferme] la victime dans sa condition de victime ». Et Malamoud
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 679

de s’engager dans la nécessaire reconstruction des « projections » du sacrifiant


qui « n’en finit pas de redouter les effets de sa violence » sur ces animaux qu’il
immole à sa propre place.
On avancerait volontiers que c’est l’amour de la langue – des mots, de la
syntaxe et des « multiples raisonnements, parfois contradictoires », qui font les
textes védiques – qui donne à l’indianiste tous les courages : celui de ne pas évi-
ter la question de la violence, lors même que les textes s’emploient un peu trop
visiblement à dissiper d’avance tout malaise, celui, surtout, d’aller au-delà du
jeu rassurant des oppositions binaires, parce que la pensée indienne se dessine
dans ce livre comme un psychisme pour lequel il est des « oppositions intolé-
rables », comme celle du village et de la forêt, qu’il faut s’employer à déplacer
sur elle-même jusqu’à ce que, dans le village, il y ait de la forêt (p. 91).
Parce qu’il n’est pas d’univers mental qui se contente de classer – même dans
la Grèce ancienne dont pourtant les tables d’opposés impressionnent souvent
l’anthropologue qui, heureux d’avoir trouvé de la structure, décide de s’arrêter
là –, il faut analyser les opérations psychiques et les déplacements de pensée.
Peut-être l’Inde ancienne est-elle à ce type d’étude un terrain privilégié : on en
fait l’hypothèse, à prendre connaissance de la casuistique destinée, dans les pré-
cautions rituelles, à empêcher que la crainte de la pollution ne tourne à la pho-
bie (p. 16) – ainsi, la religion peut ne pas devenir névrose – et, à chaque pas, en
s’intéressant interminablement au sacrifice comme « transformation(s) effec-
tuée(s) sur les hommes qui s’y trouvent engagés » (p. 5), en exprimant sur le
mode de l’aniconisme, puis du refus de l’image immobile, la multiplicité mou-
vante et paradoxale du corps des dieux7, la pensée indienne concourt à ce qui,
dans les analyses de l’anthropologue de l’Inde ancienne et de l’historien de la
religion védique, relève de l’exigence propre au linguiste.
Ainsi le travail de l’indianiste constitue pour d’autres (anthropologues,
lecteurs de mythes, déchiffreurs de pratiques) une leçon exemplaire. Dans sa
« Présentation » initiale, Malamoud émettait le vœu de traiter un sujet « véri-
tablement indien » et « toujours susceptible néanmoins de faire sens pour les
anthropologues et historiens non indianistes » (p. 5). Puissent ces pages lui dire
que le pari est tenu.
L’auteur de ces lignes qui, précisément, n’est pas compétente en matière de
textes védiques estimerait avoir accompli sa tâche si d’autres lecteurs sans qua-
lité souhaitaient, par plaisir et goût de la pensée, faire leur propre chemin dans
ce livre sans complaisance qui est décidément un grand livre.

7. Analysant, p. 257, le passage de l’aniconisme védique à la prolifération d’images qui caractérise


l’hindouisme, Malamoud montre comment, pour éviter que l’image ne soit « nécessairement prise
pour toujours dans une posture unique », les artistes hindous, parce qu’ils ne se résignaient pas à
cette « immobilité contrainte », ont tout fait pour restituer le mouvement, suggérant ainsi l’ubiquité
et la multiplicité des corps divins. On aimerait imaginer ce qu’eût pensé un Platon, confronté à de
telles images mobiles : car sa théorie de l’infériorité de la figuration par rapport au discours suppose
que les choses peintes soient figées dans la semnótēs (la solennité creuse) de ce qui, sempiternel-
lement, « dit la même chose ».
LE POINT DE VUE DU MORT*

Dialogue au fin fond de l’Hadès entre Ulysse, de passage au pays des morts,
et l’ombre d’Achille :
– … Achille,
D’homme plus heureux que toi, il n’en fut ni n’en sera jamais.
Car auparavant tu vivais, et nous t’honorions à l’égal des dieux,
Nous autres Argiens ; et grande est aussi ta supériorité sur les morts,
Maintenant que tu es en ce lieu. N’éprouve donc aucun trouble d’être mort, Achille.
– Ne m’adoucis donc pas la mort, illustre Ulysse.
J’aimerais mieux, serviteur attaché au sol, travailler pour un autre,
Un homme sans patrimoine, qui n’aurait pas beaucoup pour vivre,
Que de tous les morts trépassés être le seigneur.
(Odyssée, XI, 482-491)
« N’éprouve aucun trouble d’être mort / Ne m’adoucis donc pas la mort »…
Si, pour commencer, j’évoque ce texte célèbre, mainte fois cité, mainte fois
­commenté, ce n’est pas pour en donner une interprétation de plus. Mais il
­m’importe que le regard porté sur l’Iliade par l’Odyssée soit celui-là : que,
depuis la mort – désormais son état et son lot –, le héros qui, dans l’Iliade, pré-
férait la brièveté d’une vie fulgurante à la sécurité du retour, qu’Achille donc
affirme que rien ne saurait embellir la mort. Qu’il revienne au « meilleur des
Achéens » de faire entendre une voix grecque, souvent réduite au silence par
les bruyantes louanges de la beauté d’une mort guerrière1, mais qui toujours,
même assourdie, proteste que dans la mort il n’y a nulle valeur.
Nulle valeur dans la mort, nulle gloire dans l’excès, lorsque, par exemple,
on identifie la guerre au sel de l’existence. Cette fois-ci, c’est l’Iliade elle-même
qui l’affirme, par la bouche de Ménélas qui, pour être un moindre héros, n’en
est pas moins concerné – ô combien – par la guerre de Troie :
Il n’est rien dont on ne se lasse, de sommeil, d’amour,
De doux chants, de danse impeccable.
De tout cela pourtant qui ne souhaiterait se gaver
Beaucoup plus que de guerre ? Mais les Troyens sont insatiables de combat.
(Iliade, XIII, 636-639)

* Première publication dans Po&sie, n° 57, 1991, p. 67-74.


1. Sur le klêos, voir l’ouvrage essentiel de G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore et Londres,
1979.
le point de vue du mort 681

Et Ménélas continue à combattre, parce qu’il le faut s’il veut reprendre Hélène,
et non parce qu’un héros se devrait en toute occasion au beau et que la guerre
– les Grecs pourtant feront tout pour croire s’en être convaincus – serait belle.
Il me plaît d’ouvrir ainsi, sur le discours fort de l’épopée, un parcours consa-
cré à la valeur de la mort en pays grec. Car tel est mon projet, qui suppose que
l’on s’attache à la mort, conçue en soi comme valeureuse ou sans valeur, plutôt
qu’aux « valeurs » – sociales, esthétiques, morales – que l’on dit s’y associer.
Fort est le discours de l’épopée parce qu’il fait la part de la faiblesse, parce
qu’aucune idéologie n’y vient farder la perception aiguë de la vie humaine en
sa richesse, plaisir, grandeur et fragilité inextricablement mêlés, lors même
qu’il faut choisir la mort et qu’on la choisit. Forte est l’épopée, de connaître
l’irremplaçable de la vie et de ne pas prétendre, pour mieux glorifier le choix
d’Achille, que la vie n’était rien. On aura compris que je pense déjà, en contre-
point, au modèle combien plus idéologique de la « belle mort », censé, dans les
cités de l’époque classique, convaincre le citoyen de ce que la vie, réduite au
corps, lui-même pure « guenille », ne vaut que s’il la rend à la cité, détentrice
de toute valeur. Et l’on aura deviné qu’à lire les textes d’un regard qui ne serait
pas seulement d’helléniste, je choisis sans hésiter la grandeur sans illusion de
l’épopée où l’on meurt, même pour la gloire, en regrettant la vie : où le mou-
rir pour ne fait pas oublier le mourir à.

Maintenant, il me faut reprendre les choses autrement, et moins héroïquement.


Il n’était pas prévu que je commence par l’épopée, mais l’Achille mélancolique
de l’Odyssée est venu occuper la place, avec ses gémissements irrépressibles à
voir Ulysse vivant, et je n’ai pas su résister à son appel. Quittant pour l’heure
les héros épiques, dont tout suggère qu’ils sauront à nouveau focaliser l’atten-
tion, je recommence donc, plus prosaïquement et au temps de la prose, par la
mort ordinaire.
Soit l’époque classique, et ce qui s’y dit de la mort. Ou plutôt ce qui ne s’y
dit pas et s’exprime plus souvent à grand renfort d’ellipses et d’euphémismes.
Car, si la mort est ce qu’il y a de plus – d’absolument – commun à tous les
hommes, cette communauté même ne mérite pas qu’on s’y attarde trop, et nulle
valeur ne lui est attachée. Toute l’attention se concentre sur le mort, qu’il faut
« traiter » et bien traiter, pour qu’il obtienne dans l’Hadès le plein statut de
mort et, à cette fin, il convient de célébrer comme il se doit les rites funéraires
qui, depuis Homère, sont le géras thanόntōn – la part d’honneur due aux morts.
Sur ce traitement du corps et sur les rites qui constituent et délimitent les funé-
railles, beaucoup a été dit2, et je n’en parlerai pas à mon tour, sinon pour rappe-
ler le de mortuis nihil nisi bene qui, bien qu’énoncé en latin, n’en est pas moins
une pensée très grecque.
Reste la mort et, si les Grecs ont beaucoup parlé de la mort valeureuse et
de la mort comme valeur, de la mort en elle-même, fait brut ou événement pré-
maturé, il n’y aurait finalement rien à dire, ou si peu. Dans les cimetières de
l’époque classique, les stèles, sauf accident, ne mentionnent pas systématique-
ment ce que fut la mort du défunt et, dans les textes où le mourir est l’objet

2. Outre le Psyché de Rohde (trad. fr., Paris, 1928), on mentionnera J.-P. Vernant, « La figure des
morts », dans Figures, idoles, masques, Paris, 1990, p. 32-81.
682 le point de vue du mort

d’une brève mention, le comment de la mort est, sauf trépas glorieux ou violent,
souvent passé sous silence.
Du moins dois-je préciser que j’évoque ici cette prose très civique qu’est le
récit des historiens, et que je ne dirai rien aujourd’hui ni de la prose des plai-
doyers judiciaires, à l’évidence plus soucieuse de préciser comment mourut la
victime du meurtre (ou, plus quotidiennement, celui dont les parties se disputent
l’héritage), ni de la tragédie qui compte la mort, exposée aux regards ou cachée,
virile ou féminine, mais toujours violente, au nombre de ses ressorts essentiels.
Tenons-nous en donc à la narration historique : ce n’est certes pas dans le récit
de Thucydide que nous apprendrons comment mourut Périclès. À peine l’his-
torien a-t‑il interrompu l’exposé des mérites de l’homme d’État pour indiquer,
du bout des lèvres, qu’« il vécut encore les événements pendant deux ans et
six mois » que déjà, l’évaluation de la conduite de Périclès reprend son cours :
et, quand il fut mort, on reconnut encore bien mieux la valeur de ses prévisions
au sujet de la guerre (II, 65, 6).
C’est donc à Plutarque que nous devons de ne pas ignorer que Périclès suc-
comba à la « peste », ni ce que fut sa mort ; c’est par Plutarque aussi que nous
savons que, pour Périclès, l’attaque ne fut pas, comme chez d’autres, aiguë ni
violente, mais qu’il fut atteint d’une « sorte de langueur… qui lui consuma len-
tement le corps et mina la vigueur de son esprit » (Vie de Périclès, 38, 1). Il
est vrai qu’à l’époque classique, les grands hommes ne sauraient mourir dimi-
nués ou d’une mort trop commune : de même que, décrivant la montée de la
ciguë dans le corps de Socrate, Platon protégera son héros en arrêtant le récit au
moment précis où, atteignant les parties nobles, le poison devrait inéluctable-
ment s’emparer de la tête, donc de la pensée du philosophe3, de même Thucydide
refuse de soumettre l’homme politique par excellence à l’emprise d’un fléau qui
attaque tous indistinctement et qui détruit tous les usages sociaux, à commen-
cer par les rites funéraires, et toutes les valeurs civiques, au premier rang des-
quelles la « belle mort », exaltée par Périclès dans l’oraison funèbre, à peine
quelques chapitres auparavant.

Pour être objet de discours dans la Grèce des cités, la mort doit donc excé-
der le lot commun. C’est le cas de tous les trépas anomaux, meurtres ou sui-
cides qui font le tissu de la tragédie, massacres dans les luttes civiles et jusque
dans la guerre, où ils ébranlent les normes hoplitiques, ce qui leur vaut de rete-
nir l’attention attristée des historiens grecs. De ces morts violentes, générale-
ment considérées comme honteuses, j’ai beaucoup parlé4 en d’autres lieux, et
je ne reviendrai donc pas sur ce chapitre. En revanche, je m’intéresse à la mort
en tant qu’elle fonde la valeur ou qu’elle en donne, ce qui entraîne qu’en elle-
même elle ne soit plus considérée comme un pur fait ou comme une loi de nature.
Soit donc la mort valorisée, support de normes très élaborées où se condense la
qualité éminente du groupe ou de l’individu. Est-il vraiment besoin de préciser

3. Voir N. Loraux, « Donc Socrate est immortel », dans Les Expériences de Tirésias, Paris, 1990, p. 199.
4. Voir « Le corps étranglé », dans Les Expériences de Tirésias, p. 124-141 : Façons tragiques
de tuer une femme, Paris, 1985 ; « Oikeios polemos. La guerra nella famiglia », Studi Storici, 28
(1987), p. 5-35.
le point de vue du mort 683

que, dans tous les cas envisagés, la présence absente du mort, inoubliable à
divers titres, pèsera de tout son poids sur la représentation que la société se
donne de la mort ?
J’ai distingué deux façons pour la mort d’avoir partie liée avec la valeur.
Elle peut la fonder – ou, mieux, elle fonde les valeurs –, et elle peut en donner
lorsque le mort était auparavant sans qualités.
Soit le premier cas de figure : à parler, comme on a pu le faire, de l’« idéolo-
gie funéraire » dans la Grèce antique, s’est-on assez avisé de ce que, plus préci-
sément, c’est dans la mort qu’en Grèce trouve à s’enraciner l’idéologie5 ? C’est
du moins en ces termes que naguère je formulais la question. Ainsi, c’est dans
le dēmόsion sē̂ma, quartier officiel du cimetière du Céramique où sont enseve-
lis les citoyens d’Athènes morts au combat, que lors des funérailles officielles
de ces morts tout dévoués à la cité, un orateur soigneusement sélectionné pro-
nonce l’éloge d’Athènes et de son régime démocratique, paré en la circonstance
de la valeur (aretḗ) dont les aristocraties aiment à se réclamer6. Mais, bien avant
le ve siècle, assuré en ses comportements et ses convictions, c’est ainsi que les
cités archaïques installèrent volontiers leurs agoras en un lieu que hantaient les
grands morts du passé, dont on ne cherche pas toujours à savoir s’ils étaient
d’authentiques héros ou s’ils sont grands parce que morts il y a bien longtemps
et, en ce temps-là, honorés du géras thanόntōn. Et de fait, ce sont des sépultures
très anciennes, parfois mycéniennes, que, sous la surface construite des agoras,
les fouilles révèlent avec une belle constance. Héros de l’épopée ou « héros »
parce qu’on a tout oublié d’eux, sauf qu’ils ont reçu le géras thanóntōn, les
morts d’un autre temps veillent à l’enracinement du politique dans la terre de
la cité. Il en va ainsi de l’agora de Solon, sise à l’emplacement du principal
cimetière géométrique d’Athènes – et si, par la suite, l’interdiction d’enterrer
de nouveaux morts dans l’espace urbain favorisa l’éclosion de nombreux cime-
tières hors-les-murs, c’est une autre histoire, qui n’est pas contradictoire avec
celle que je raconte.
Les philosophes sauront entendre la leçon lorsque, tel Platon, ils donneront
pour cadre à leur enseignement le jardin d’Académos (où, parmi les barbe-
lés, la ferraille et les vieux pneus, le platonisant que rien ne rebute pourra
aujourd’hui, certains dimanches brûlants dans une Athènes désertée par ses
habitants, découvrir avec émotion des substructions mycéniennes) : donnant
ce lieu à sa philosophie, Platon savait que, dans cet enclos héroïque, les jeux
et concours du gymnase célèbrent un grand mort ou, du moins, un nom, seul
rescapé de ­l’oubli du passé. Enfin, quitte à ne rien omettre de ce qui enracine
la cité dans le terreau des morts, on rappellera que, si la loi veut que soit défen-
due la mémoire de la victime d’un meurtre, c’est dans les procès de sang que,
à en croire Louis Gernet7, s’élabora la structure, pour nous d’abord politique,
du vote où chacun décide en sa conscience comment venir équitablement au
secours du mort.

5. « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes, De la gloire du héros à l’idée de la cité », dans
G. Gnoli-J.-P. Vernant (éd.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge-Paris,
1982, p. 27-43.
6. L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981.
7. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917.
684 le point de vue du mort

Avant d’aborder le second point, une précision toutefois s’impose : à par-


ler, comme je l’ai fait, de « terreau des morts », je n’entends pas me ranger
sous la bannière d’un Fustel de Coulanges, dont La Cité antique enracinait
toute institution dans le culte des morts. Plus importante à mes yeux, lorsqu’il
s’agit d’Athènes, est la tradition d’autochtonie qui permet à la cité de s’arri-
mer solidement à une origine, en s’enracinant dans son propre sol en tant que,
porteur de vie, il sait aussi accueillir et « cacher » les morts, génération après
génération. Quant aux concours-en-l’honneur-des-héros-morts – syntagme qui,
en soi, est authentiquement pléonastique8 –, c’est moins leur dimension reli-
gieuse qui m’intéresse que cette façon très grecque de rattacher toute institu-
tion symbolique, sinon aux morts (décidément, ce n’est pas Fustel que je fais
ici parler), du moins à des morts. Ce qui m’est l’occasion de modifier résolu-
ment une formule que j’ai naguère employée et encore utilisée au début de ce
développement : ce n’est pas dans « la mort » que le politique et le symbolique
­s’enracinent en Grèce, mais dans le rapport à des morts, anciens ou récents, qui
toujours témoignent de la pérennité de la cité.
Telle est d’ailleurs la surprise que me réservaient ces réflexions d’après-coup
sur une question que j’ai beaucoup arpentée : qu’à chaque pas, sans d’abord y
prendre garde, puis avec un trouble grandissant, j’ai dû cette fois-ci, pour poser
la question de la mort dans son rapport avec la valeur, introduire des figures
de morts, comme si, sans eux, la pensée grecque ne pouvait sur la mort pro-
duire que des généralités creuses. C’est ainsi qu’à l’« idéologie funéraire »,
j’avais voulu, pour garder au mot idéologie son sens plein, substituer « idéo-
logie dans la mort ». Mais les morts grecs, si faibles soient-ils lorsque, ombres
brumeuses, ils errent dans l’Hadès, ont une présence insistante qui ne se limite
pas à ce jour de la fête des Anthestéries, où, remontant sur terre, ils se répandent
dans la cité. De cette présence à la fois insistante et discrète à laquelle je pense,
je dirais volontiers qu’elle est celle de témoins. Et je m’interroge : à travailler
sur la « belle mort », ne me suis-je pas prise moi-même dans l’opération que
je discernais dans l’oraison funèbre, à savoir l’effacement des citoyens derrière
le modèle civique du thánatos kalós, qui me donnait à penser que l’accent por-
tait bien d’abord et toujours sur la mort ?
J’en viens donc sans plus tarder au second cas de figure annoncé, où la mort,
qualifiée de « belle », donne à un citoyen, supposé sans qualité durant sa vie,
une gloire posthume, mais éternelle. Parce qu’elle est la manifestation du don
de soi à la cité, la mort au combat apparaît comme le support de toute valeur.
Mais ne nous y trompons pas : si la « belle mort » est un puissant modèle idéo-
logique, cela ne signifie pas pour autant que la mort soit en elle-même valeur.
« Belle mort » ne signifie sans doute rien d’autre que mort civique, et c’est
sur l’adjectif que porte l’accent. C’est donc la cité qui, concentrant en soi tout
l’éclat, peut donner aux morts cette valeur insigne que, par hypothèse et quelle
qu’ait été leur vie, les vivants qu’ils ont été ne possédaient pas. Que l’on se rap-
pelle Périclès chez Thucydide :

8. Sur l’agόn dans son rapport avec un mort, voir G. Nagy, Pindar’s Homer. The Lyric Possession
of an Epic Past, Baltimore et Londres, 1990.
le point de vue du mort 685

La fin qui est la leur aujourd’hui me semble donner à voir une valeur virile,
qu’elle la révèle pour la première fois ou la confirme ultimement. En effet, pour
ceux-là mêmes qui furent de moindre qualité, il est juste que la qualité guerrière
dans les combats pour la patrie soit mise en avant (II, 42, 2-3).
En d’autres termes, la valeur du citoyen ne se révèle qu’une fois celui-ci
mort et, par leur disparition, les Athéniens, guerre après guerre, nourrissent de
leur valeur la valeur de la cité. Si bien qu’à traiter le discours athénien sans fas-
cination, le renversement apparaît moindre qu’il n’y semblait par rapport aux
cas précédemment étudiés. Car, si l’individu s’efface derrière sa mort paradig-
matique, c’est bel et bien aux morts, maintenus citoyens dans les honneurs qui
sont accordés post mortem aux Athéniens qu’ils furent, qu’il revient de témoi-
gner pour la cité, dont ils prouvent la grandeur.
Resterait à assigner un sens à cet adjectif kalos qui donne à la mort civique
la beauté. Beauté à l’évidence abstraite comme celle d’un modèle social – celui
de la conformité au « beau » civique – et en aucun cas beauté du mort. Car le
mort athénien n’est plus un corps : il a donné celui-ci et, comme pour redou-
bler dans l’abstraction la perte de toute référence sensible consécutive à ce don,
c’est sous l’espèce poussiéreuse de la cendre que ses restes ont été rapatriés.
Si telle est bien l’opération qui permet de parler de « belle mort », tout devrait
plaider pour que l’on n’importe pas cette notion, censée de surcroît prendre en
compte la dimension « métaphysique » de la mort héroïque, dans l’univers de
l’épopée, où la beauté ne s’est certes pas détachée des valeurs visuelles qui
font du héros mort un beau mort. Aussi ne puis-je suivre Jean-Pierre Vernant
lorsqu’il déplace la belle mort de la cité classique, où elle a son lieu, vers les
champs de bataille de l’Iliade9.
Car rien n’est plus présent dans son éclat que le cadavre d’Hector fantasmé
par Priam, dans cette étrange harangue du chant XXII où, pour convaincre son
fils de ne pas combattre contre Achille, le vieillard exalte avec une force sans
pareille, en une de ces contradictions ouvertes dont l’Iliade a le secret, la beauté
du corps mort d’un jeune guerrier – cela même que bientôt sera Hector. Sans
doute, pour Priam, s’agit-il de conjurer la mort hideuse qui sera la sienne lorsque,
vieil homme privé de son défenseur, il tombera sous le tranchant d’une épée et
que ses propres chiens le mangeront, insultant à son front, à sa barbe blanche et à
sa virilité mise à nu ; mais l’opposition n’en est que plus forte entre cette vision
de cauchemar et celle du jeune héros tué par l’ennemi, déchiré par le bronze
aigu, et à qui « il sied en tout d’être étendu » mort. Et le vieil homme insiste :
Car tout est beau, bien qu’il soit mort, de ce qu’il donne à voir.
(Iliade, XXII, 73)
Tout est beau – la haute stature du guerrier, mais aussi sa peau qui, autour des
blessures, apparaît si tendre, son front, son sexe, tout ce qu’il laisse voir –, bien
qu’il soit mort. Décidément, cette précision en forme de concession m’embar-
rasse : le beau mort est-il vraiment, comme je l’ai moi-même écrit, beau d’être
mort ? Ou doit-on faire l’hypothèse que, dans l’Iliade, résolument attachée aux
valeurs de la vie, la beauté du mort est avant tout celle, éclatante sur le corps

9. « La “belle mort” et le cadavre outragé », dans L’Individu, l’amour, la mort, Paris, 1989, p. 41-79.
686 le point de vue du mort

inerte et d’autant plus émouvante, du vivant qu’il fut ? Il y aurait alors beaucoup
à tirer des réflexions de Heidegger sur le cadavre comme « objet encore possible
de l’anatomie pathologique qui […] persiste à s’orienter sur l’idée de vie » :
L’étant-seulement-encore-là-devant est « plus » qu’une chose matérielle sans vie.
Ce qui se rencontre en lui, c’est un vivant au négatif puisqu’il en est arrivé à
perdre la vie10.
Et l’on ajouterait encore que, parce que le vieillard touche à la mort, son
cadavre horrifie le regard comme si l’on tuait un mort, cependant que la jeu-
nesse semble maintenir le corps du guerrier dans un indécidable entre-deux.
Quoi qu’il en soit – et je pense qu’en réalité il n’y a sans doute pas à choisir
entre deux interprétations qui se surdéterminent plutôt qu’elles ne s’excluent :
le mort est beau comme l’était, vivant, le héros, mais il est aussi « beau » de cet
état fugitif et sublime que donne l’immobilisation soudaine et définitive au plein
cœur de l’exploit –, quoi qu’il en soit, donc, je retrouve mon début : on peut
toujours s’efforcer de couler l’Iliade dans le moule civique du kalòs thánatos,
mais le résultat obtenu sera incomparablement moins riche que l’Iliade enten-
due en toute sa complexité. Il faut donc le répéter : mourir pour peut être un
impératif, à condition que l’on ne se dissimule pas que l’on meurt à.
Mourir pour la gloire, tout en sachant que la lumière du soleil était douce à
voir, et entourée d’honneurs la vie du héros.
De fait, et ce sera mon dernier point, il n’est pas, de l’épopée homérique à la
cité classique, de mourir-pour qui soit un mourir-pour-mourir. En d’autres termes,
il n’est pas de « Vive la mort » grec – et je me plais à le rappeler au moment
où, dans le climat politico-intellectuel français, la Grèce classique semble rede-
venir la cible de quelques douteuses tentatives d’annexion.
Pour s’en convaincre, on s’intéressera à nouveau à ces deux modèles grecs
de l’anér (de l’homme viril) évoqués plus haut parce que leur mort est valori-
sée : le citoyen-soldat (l’homme de la « belle mort ») et le philosophe (Socrate
dans le Phédon).
Or tout indique que, s’ils doivent bien mourir, ni l’un ni l’autre ne saurait
rechercher la mort. Sans doute pourra-t‑on, à l’encontre de cette affirmation,
évoquer quelques vers de Tyrtée, invitant le combattant lacédémonien à « tenir
la vie pour haïssable et les noires Kères de la mort pour plus aimables que les
rayons du soleil » (Tyrtée, 8, 5-6) ; et l’on estimera alors, non sans raison, que
cet énoncé maximaliste, – plus approprié à un héros tragique, tel l’Ajax de
Sophocle (« Ténèbres, ô ma lumière ! »), qu’à un Spartiate du rang – approche
au plus près de la formulation d’un désir de mort. Toutefois, outre que, même
dans ce poème, la mort n’est pas désirée pour l’anéantissement qu’elle apporte,
mais parce qu’elle peut contribuer au salut de la cité, tel n’est pas le message
autorisé de l’austère discipline militaire de Lacédémone. L’atteste le cas, évo-
qué par Hérodote, d’un Spartiate du temps des guerres médiques qui, aux
Thermopyles, avait trop évidemment voulu sauver sa vie et qui, pour échap-
per au déshonneur qui s’ensuivit, mourut en brave à Platées, ayant manifeste-
ment cherché la mort. Aussi les Spartiates le sanctionnèrent-ils encore, lors de
la distribution des prix de bravoure posthumes, et alors que l’historien estime

10. M. Heidegger, Être et temps, § 47, tr. F. Vézin, Paris, Gallimard, 1986, p. 292.
le point de vue du mort 687

qu’il fut « de beaucoup le plus brave », loin devant un certain Poseidonios, ils
­l’exclurent de la compétition parce que, « quittant son rang comme un furieux »,
il avait visiblement recherché la mort ; et c’est à Poseidonios qu’ils donnèrent
le premier prix parce que c’était sans chercher à mourir qu’il avait manifesté
sa valeur (Hérodote, IX, 71).
Du côté du philosophe, la frontière se déplace, plus périlleusement encore
dans le Phédon, vers l’opposition du vouloir mourir et de la mort volontaire,
le premier présenté comme souci philosophique – l’aspiration à mourir et à
être mort qui vaut au sage, auprès de la foule, la réputation d’être « en mal de
mort » –, la seconde versée au chapitre du suicide, que Socrate assimile à une
désertion de poste. À vrai dire, si l’on m’a suivie dans les précédents dévelop-
pements, peut-être m’accordera-t‑on que « l’idée d’être mort » qui fait vivre
les philosophes n’inclut pas la recherche effective du mourir et proscrit même
qu’on y ait recours, comme à un grossier expédient. Bien sûr, Platon déplace
les oppositions jusqu’à les installer en équilibre instable et, sur ce périlleux
équilibre, il raffine. Il n’empêche que, dans sa réflexion, la melétē thanátou
(le souci de la mort)11 conduit à définir un régime de vie (certes très particu-
lier), non à prôner la mort comme la voie la plus rapide vers la déliaison de
l’âme et du corps.
Trouverons-nous donc jamais quelque chose comme un authentique « être
pour la mort » grec ? Rien n’est moins sûr. À moins, peut-être que nous ne nous
livrions à une lecture lacanienne d’Antigone.

Soit donc, pour finir, Antigone interprétée dans la lignée du commentaire


que naguère Lacan donna de la tragédie de Sophocle. Frêle jeune fille – une
fois n’est pas coutume dans l’univers masculin de la mort et de la valeur – et
volonté toute crue, inflexible dans la poursuite de sa route solitaire. Antigone dont
« la vie est depuis longtemps morte » (v. 559-560), ce qui lui vaut d’être saisie
« entre deux morts », au-delà des limites de l’humain. Antigone « ­l’héroïne »
que, dans la perspective de Lacan, nous créditerions volontiers d’aimer la mort,
si le texte ne précisait avec insistance que les morts, ou du moins ses morts, ceux
de sa lignée, sont l’unique objet de son amour et de ses soins. Antigone qui ne
semble pas loin de valoriser la mort pour la mort lorsque, de toute mort, comme
si le comment lui en était indifférent, elle escompte la gloire.
Mais, si Lacan se laisse fasciner par ce violent désir d’aller jusqu’au bout,
vers la mort, il a su percevoir l’instant du « véritable tournant de la tragédie »,
lorsque, au bord du mourir, le calme cinglant de la fille d’Œdipe cède devant la
lamentation. Et Lacan de commenter :
[Pour elle], la vie n’est abordable que de cette limite où déjà elle a perdu la
vie – mais, de là, elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu12.
Comme si seuls des morts pouvaient, depuis la mort, dire que la vie perdue
est incommensurable à toute mort, celle-ci eût-elle été escomptée « belle » :
Achille depuis sa royauté dans l’Hadès, Antigone en marche vers sa tombe de
pierre et, dans les Perses, l’ombre cousue d’or du roi Darius saluant une dernière

11. Titre d’un article de J.-P. Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs.
12. J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, 1986, p. 326.
688 le point de vue du mort

fois le chœur (« Bonheur à vous, vieillards, si, même dans les maux, / vous
donnez à la vie le plaisir de chaque jour / car, pour les morts, la richesse ne sert
à rien »). Fiction, sans doute, mais cette fiction très grecque mérite au moins
d’être analysée pour ce qu’elle est : un effort de pensée pour suggérer que, vue
de l’autre côté du seuil, la mort n’est ni valeur ni désirable en soi13.

13. Texte d’une conférence prononcée le 21 mars 1991 à l’Institut Català di Estudis Mediterranis
(Barcelone). La règle du jeu consistant à parler de « la mort », j’ai choisi, devant l’immensité
du sujet, de limiter mon propos à ces réflexions d’après-coup sur des questions que j’ai naguère
beaucoup fréquentées.
LA TRAGÉDIE GRECQUE ET L’HUMAIN*

Quelques phrases, pour commencer, pour expliquer pourquoi je ne vais pas


parler du thème « Tragédie et destin » qui m’a été proposé par Adauto Novaes.
Je me suis sentie écrasée par le simple titre d’un thème si grandiose. J’ai pré-
féré, donc, traiter de « la tragédie grecque et l’humain », déplaçant la ques-
tion vers un terrain qui me permette d’alterner plus facilement entre le passé
antique que je fréquente assidûment et l’éthique du présent, dont l’exigence
nous concerne tous, vous et moi.
Non pas qu’une telle alternance soit nécessairement facile. Il convient, dans
tous les cas, de ne pas s’engager dans cette voie sans les précautions d’usage de
l’historien. Ainsi, puisque l’on traitera beaucoup des relations à la fois étroites
et complexes que le genre tragique entretient avec la cité, il n’est pas inutile de
rappeler brièvement ce qui était le lieu d’ancrage de la tragédie. Cela peut être
fait en trois temps.
1/ Examinée depuis notre point de vue, la cité grecque apparaît consti-
tuée comme une structure d’exclusion, puisque seuls les citoyens, considérés
tous égaux entre eux dans l’exercice de leurs droits politiques, y prenaient
toutes les décisions ; cette cité politique – la seule qui comptait aux yeux des
Grecs – est ainsi, en nombre, une minorité au sein d’une société qui com-
prenait aussi les femmes, les enfants, les esclaves, et, dans une position un
peu différente, les étrangers1.
2/ Mais Athènes, où le genre tragique a été florissant, est, dans la tragé-
die, la référence civique par excellence et, ramenée en son temps, la démo-
cratie athénienne apparaît comme le régime qui a le plus œuvré à réduire la
distance entre les citoyens et les autres, en intégrant dans le corps civique
le groupe de ceux qui devaient travailler pour vivre, généralement exclus
de la citoyenneté dans les cités oligarques.
3/ Ce n’est donc pas par hasard que la tragédie « grecque » est en réalité,
de bout en bout, athénienne – par là nous voulons dire : née de la démocra-
tie. Mais, pour devenir le genre tragique encore actuel que nous connaissons,
il a fallu qu’elle se pose aussi des questions qui n’étaient pas strictement
politiques – c’est tout au moins la proposition que je fais – dans le sens où
la politique n’est partagée que par une partie seulement de la société.

* Première publication en portugais (Brésil) sous le titre « La tragedia grega e o humano », dans
Adauro Novaes (éd.), Etica, Sao Paulo, Companhia das Letras, 1992, p. 17-54. Le texte original (en
français) de Nicole Loraux a été perdu, il s’agit donc ici d’une rétroversion du portugais en français.
1. Voir N. Loraux, « La démocratie à l’épreuve de l’étranger (Athènes, Paris) », in R.-P Droit
(éd.), Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ?, Paris, Le Monde Éditions,
1991, p.164-88.
690 la tragédie grecque et l’humain

Cela signifie d’emblée que l’actualité athénienne du genre tragique s’accom-


pagne d’une tendance constitutive à l’inactualité. Et, pour le dire en d’autres
termes, si par inactualité j’entends la faculté d’excéder les limites de son époque,
c’est cette inactualité essentielle qui garantit le fait que nous puissions encore
aujourd’hui être spectateurs de ces tragédies.

« Les Perses » dans le théâtre d’Athènes

En 1961, la télévision française retransmit une adaptation des Perses


d’Eschyle2, qui eut une grande répercussion et fut plus tard qualifiée d’« histo­
rique ». En revoyant, très récemment (1991), cette adaptation, je me suis
demandé : comment expliquer qu’elle eut un tel impact ? Bien entendu, la grande
qualité de la réalisation, la beauté des prises de vue et de son y ont beaucoup
contribué, et les mises en scène de tragédies grecques étaient si rares en France
– ce qui n’est plus le cas aujourd’hui – que ce fut un réel choc pour les specta-
teurs qui découvraient ainsi, dans l’immédiat de la perception, la grandeur de la
dramaturgie antique. Mais il faut sans doute chercher d’autres raisons ailleurs,
en cette année 1961 où la guerre d’Algérie s’acheminait vers sa fin, sans que
l’on puisse encore, à cette époque, l’affirmer avec certitude – deux semaines
avant cette transmission, des manifestations d’Algériens interdites étaient tous
les jours violemment réprimées3. Pour ma part, j’aimerais avancer l’hypothèse
qu’il y a, dans cette mémorable adaptation des Perses, menée à bien par un
metteur en scène et des acteurs de gauche, une leçon, sans doute partiale, cer-
tainement anachronique, mais non dépourvue finalement de pertinence, qu’une
part du public a retenue : condamnation de l’impérialisme, voué à l’échec et à
la mort par la mutation de ses espoirs en désastre ; exaltation de la petite cité
se soulevant pour son indépendance et faisant face à ­l’immense exhibition de
l’expédition militaire ; hymne à la nécessaire victoire des justes causes.
Mais pour tirer cette leçon, il fallait – ce qui ne simplifie pas les choses – asso-
cier à Athènes les Algériens insurgés contre l’ordre colonial, et non pas la France,
dont la tradition républicaine, centrée sur l’éloge de la démocratie, constituait à
l’époque une autre Athènes, mais que sa politique de répression avait placée du côté
de l’agresseur injuste. De par les multiples déplacements qu’elle supposait, cette
identification était pour le moins délicate, et, à supposer qu’elle ait été consciente,
elle n’eut été facile que d’un point de vue résolument tiers-mondiste ; à cet égard,
la représentation, quatre ans plus tard, en pleine guerre du Vietnam, des Troyennes
d’Euripide dans une adaptation de Sartre4, avec les Grecs dans le rôle de l’impé-
rialiste américain et Troie dans celui de la victime héroïque permettait une iden-
tification plus facile – et plus facilement partageable – pour le public français.
Mais quand la lamentation sur la grandeur perdue atteint l’acuité des Perses,
s’agit-il encore seulement d’identification ? Et s’il s’agit bien de cela, le terrain

2. Les Perses : Oratorio dramatique, à partir des Perses d’Eschyle, texte de Jean Prat, retransmis
à la télévision française le 31 octobre 1961. Cette transmission constituait la première expérience
de son stéréo à la télévision française.
3. Voir le texte, récemment publié, de J. L Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris,
Le Seuil, 1991.
4. Première représentation au Théâtre National Populaire, le 10 mars 1965.
la tragédie grecque et l’humain 691

de cette identification n’est-il que politique ? Questions ouvertes, auxquelles


on ne pourrait répondre sans les avoir auparavant replacées dans le lointain
contexte de l’Athènes antique.
Il est fort possible que la tragédie qu’Eschyle a consacrée à la déroute des
Perses ait connu, à partir de 472, quelques années seulement après Salamine,
une réception en soi problématique, tant par son sujet que par sa forme, liée au
public athénien ; car l’objet de l’identification proposé aux spectateurs n’avait
rien d’évident. Nous nous expliquons.
Une vingtaine d’années avant les Perses, Phrynicos le Tragique, grand pré-
décesseur d’Eschyle, reçut une amende de la cité athénienne pour avoir fait
représenter une tragédie intitulée La Prise de Milet. La tragédie, qui soumet-
tait les Athéniens au spectacle de ce qu’ils considéraient comme un désastre
qui les concernait tout particulièrement, avait fait pleurer tout le théâtre – autre-
ment dit, toute la communauté des citoyens – ce qui lui valut dès lors d’être
interdite de représentation5. Si Les Perses connurent, au contraire, un tel suc-
cès, c’est que, dit-on, la situation était inversée, les Grecs, et particulièrement
Athènes, ayant vaincu les barbares. Ainsi, il est d’usage d’affirmer que seules
les infortunes des autres peuvent se prêter à une mise en scène tragique, sur-
tout quand l’autre est barbare et que la victoire est athénienne6. En entendant la
liste des îles – Lesbos, Samos, Quios, Paros, Naxos (Les Perses, 879-87) – que
les barbares avaient perdues et qui étaient déjà passées sous la haute protection
d’Athènes, en entendant Xerxès, le roi vaincu, évoquer ce « désastre » qui est
« un bonheur » pour leurs « ennemis » (les Grecs) (1034), nul doute, estime-
t‑on, que le public athénien n’ait succombé au narcissisme de la victoire. Si les
lamentations des barbares ont sonné comme un hymne pour le spectateur grec7,
comment les citoyens n’auraient-ils pas ressenti avant toute chose l’orgueil d’en-
tendre parler d’Athènes, « odieuse » aux Perses, radieuse pour ses soldats ?
Soit. Mais, sans parler ici de l’objection que l’idée d’une tragédie provoquant
la jubilation du public pourrait aisément soulever, l’on peut se demander : si la
formule des Perses était si bonne, pourquoi n’a-t‑elle pas fait école ? Pourquoi
les tragiques, à commencer par Eschyle, se sont-ils détournés de ce qui était en
jeu au présent, pour manifester une très grande prédilection pour le temps du
mythe ? À cela aussi, les hellénistes ont apporté une réponse : ils ajoutent que,
pour Athènes, l’ennemi avait déjà changé et que, pour représenter les assauts
qui opposaient Athènes et les autres Grecs, mieux valait sortir du temps vif de
l’Histoire. Avec la distance que garantit le détour par les origines, le mythe per-
mettrait des attaques aussi vigoureuses qu’indirectes8.

5. Hérodote, IV, 21 : voir N. Loraux, « De l’amnistie et de son contraire », in Usages de l’oubli,


Paris, Le Seuil, 1988, p. 24-6
6. « Les faits ne pouvaient donner lieu à une tragédie que si le drame était perse », écrit C. Meier,
De la tragédie grecque comme art politique, traduction française de M. Carlier, Paris, Les Belles
Lettres, 1991, p. 93.
7. Voir N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris-Haia, Mouton/éd. de l’EHESS, 1981, p. 50. Il faut rappeler que, pour Gorgias (fr. 5 b), « les
trophées gagnés sur les barbares appellent des hymnes de joie, mais ceux gagnés sur les Grecs,
des chants funèbres ».
8. C’est déjà le point de vue d’Isocrate, quand il évoque, dans le Panathénaïque (121-5), ces
« violences si nombreuses [entre les Grecs] que les écrivains qui avaient coutume, chaque année,
de représenter au théâtre les calamités de l’époque n’étaient jamais embarrassés ».
692 la tragédie grecque et l’humain

Qui ne voit, pourtant, que penser ainsi revient à traiter la tragédie comme
un genre entièrement politique ? Et encore, le terme prend ici son sens le plus
étroit, car il prête à la tragédie les valeurs propres d’un discours officiel, comme
l’oraison funèbre, selon lequel il n’y a des andrés (citoyens-soldats) dignes de
ce nom qu’à Athènes, opposée au reste de l’humanité – c’est-à‑dire aux autres
Grecs, puisque les barbares ont tellement reculé, dans l’horizon du discours,
qu’ils ne peuvent presque pas occuper la condition d’autre9.
Sans doute peut-on reconnaître la valeur civique d’une telle construction :
cette lecture des Perses possède ses titres de noblesse grecs ; c’est, très préci-
sément, celle d’Aristophane dans Les Grenouilles. Pour plus de sûreté, l’auteur
comique y donne la parole à Eschyle, qui, depuis le monde des morts, loue les
mérites didactiques10 des Perses, en affirmant qu’avec cette tragédie il a ensei-
gné aux Athéniens (et, plus exactement, aux hēbṓntes, aux hommes en âge de
combattre) qu’« il est nécessaire d’aspirer continuellement à vaincre ses adver-
saires » (Les Grenouilles, 1026-7 ; 1041-2 ; 1055). Il ne fait pas de doute non
plus que l’on peut, entre autres fonctions, attribuer au genre tragique un objec-
tif pédagogique dans l’Athènes du ve siècle11 ; mais qu’il y ait eu des Grecs,
et non des moindres, pour réduire son objectif à cette seule dimension ne suf-
fit pas à nous obliger à adopter, sans nuance, une telle interprétation. En effet,
il ne faut pas toujours suivre les Grecs quand ils suggèrent ce qu’ils aimeraient
que la postérité retienne d’eux…
Je fais au moins le pari de penser les choses autrement. Convaincue de ce
que de chaque genre dépend une réception qui lui est propre, je me refuse à
analyser celle des Perses en des termes qui conviendraient mieux à celle d’un
epitáphios : ce ne fut donc pas, ainsi, un éloge d’Athènes que les spectateurs
réunis dans les gradins du théâtre de Dionysos ont entendu dans la tragédie
d’Eschyle. Ou tout au moins, pas seulement. Parce que toute tragédie a beau-
coup à voir avec la représentation d’une lutte (je concède au moins ce point). Il
est presque certain que, dans une pièce qui s’assimile à un long thrēnos (à une
lamentation versifiée), les citoyens d’Athènes ont entendu, dans les plaintes
de l’ennemi abattu, quelque chose qui les concernaient au-delà de leur identité
d’Athéniens12. Quelque chose que j’appellerais l’humain : le sentiment, certes
confus en chacun, d’être irrévocablement touché par l’autre.
L’hypothèse est, ainsi, que la représentation théâtrale du très récent désastre
perse peut avoir eu, sur ceux-là même qui ont vaincu les barbares et n’ont cessé
de s’en glorifier, un effet proprement tragique. Pour anticiper un peu, je me
borne ici à formuler sans autre précision que le tragique a toujours à voir, et
dans des proportions variables, avec quelque chose non pas d’« apolitique »

9. Sur l’assimilation des Grecs aux « autres hommes » voir, par exemple, Lysias, Epitaphios, 26 et 27 ;
sur la distance entre andreía (Athénien) et la condition humaine, voir L’Invention d’Athènes, p. 337.
10. Le texte explore les deux sens du terme didāskein : « enseigner/faire représenter une pièce de
théâtre ».
11. Voir C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, p. 9-10, et M. Vegetti, L’Etica degli
antichi, Roma-Bari, Laterza, 1989, p. 49-50 (pour citer deux livres récents, dont les analyses ne
sont en aucune manière convergentes, mais s’accordent sur ce point.)
12. L’hypothèse, fondée sur la spécificité du genre, est structurelle, et ne dépend pas seulement du
bon sens, qui fait dire à C. Meier (op. cit, p. 95) qu’« on a peine à croire que les Athéniens aient pu
trouver là matière à cette joie que procure le malheur des autres ».
la tragédie grecque et l’humain 693

(ce qui suppose simplement le désengagement, voire le désintérêt), mais d’anti-


politique – tout ce que la cité récuse et qui, chez Eschyle, Sophocle ou Euripide,
refuse d’une certaine manière la cité et son idéologie.
Il est temps maintenant d’examiner ce que la tragédie grecque dit en son nom
propre de l’homme et de l’humain. Cette recherche s’intéressera aux manières
de désigner cette notion, et leurs apories, et aux hésitations de l’élaboration tra-
gique d’une pensée de l’humain. Puis elle pourra soulever à nouveaux frais la
question du genre et le célèbre problème de la kátharsis.

Question de nom

Brotós, ou l’homme en tant que mortel (on dit aussi, à partir d’une autre
racine qui signifie « mourir », thnētós) ; ánthrōpos, l’homme dans son huma-
nité d’être social ; anḗr, l’homme viril. Sur la scène tragique, tout l’homme
s’énonce, avec peu de différence, dans ces trois termes.
C’est brotós qui prévaut, depuis longtemps, par le nombre de ses occurrences,
chez les trois auteurs tragiques. Il en va ainsi, dans l’Orestie d’Eschyle – de l’Aga-
memnon, où brotós dénote le type d’affliction qui caractérise les hommes, mais
pas les dieux, aux Euménides, où l’on procède solennellement à la fondation de la
justice civique. La récurrence de brotós peut interpeller dans cette dernière pièce,
où les conflits du passé trouvent leur résolution dans la cité, et il est vrai que le
syntagme pólis brotós th'homoiōs (« la cité comme le mortel », Euménides, 523-
24) peut surprendre, là où on attendrait plutôt, comme chez l’historien Thucydide,
pólis kaì idiṓtès (la cité comme le particulier), ou encore, sur un mode plus pla-
tonicien, pólis kaì ánthrōpos (la cité comme l’homme). Mais, au-delà même du
fait que Les Euménides est une tragédie entre dieux, et que les dieux désignent
habituellement les hommes par leur mortalité13, on observera que la cité, qui
assume en soi et par ses origines divines une fonction d’immortalité, assure sa
transcendance en rappelant aux humains leur mortalité. Tout aussi certainement,
c’est là un moyen pour garantir la concorde, dans laquelle « bien des maux, chez
les mortels, trouvent leur remède » (Euménides, 987). Et si, dans Prométhée,
brotós domine encore de façon incontestable, au détriment du terme anthropolo-
gique pourtant attendu, qui fait du Titan l’inventeur du régime de vie proprement
humain14, c’est que, là aussi, la tragédie se passe entre dieux – même Io, parce
qu’elle a été aimée de Zeus et transformée en génisse, n’a plus sa place entre les
hommes. Un conflit entre divinités, ­au-dessus de la tête des hommes qui sont en
jeu – telle pourrait être la définition de l’Hippolyte d’Euripide, où le terme brotós
est récurrent ; mais il est vrai également que les humains s’y acquittent de leur
part de malheur, d’aveuglement et de mort, puisque l’amour, avec son cortège
de souffrances, est pour les mortels, comme dans Médée, un très puissant révé-
lateur de leur condition en perpétuel sursis. De fait, dans la tragédie, les hommes
aussi peuvent s’approprier le terme brotós pour se désigner eux-mêmes, quand ils

13. Les Érinyes emploient quinze fois ce terme, Athéna huit fois et Apollon trois. Quant à Oreste,
l’unique mortel sur scène, et, de plus, l’enjeu du conflit entre les dieux, il n’utilise jamais ce mot.
14. Chez Aristophane, au contraire, Prométhée se dit « bienveillant avec les hommes » (eúnous
ánthrṓpois : Les Oiseaux, 1545). Chez Eschyle, il n’y a que cinq occurrences d’ánthrōpos, contre
seize de brotós et treize de thnētós, ce qui double presque l’expression de la mortalité.
694 la tragédie grecque et l’humain

sont rattrapés par l’idée de leur mortalité essentielle (comme la Reine qui craint
la catastrophe, dans Les Perses), ou quand il s’agit de faire revenir un des leurs,
perdu dans les excès, à la loi : c’est le terme de réprobation que le chœur objecte
inutilement à la lutte obstinée d’Électre, chez Sophocle.
Si brotós est donc habituellement employé dans une perspective « verticale »
– celle de la relation avec les dieux, ou de la confrontation entre la faiblesse des
hommes et la hauteur de leurs idéaux de sagesse – ánthrōpos dénote en général,
dans la tragédie, les relations horizontales au sein de la société des hommes15 :
ainsi, dire par exemple que les Érinyes ne sont pas à leur place près des « mai-
sons des hommes » (Euménides, 56), c’est évoquer par la même occasion la vie
d’échanges et de relations qui caractérise les communautés humaines. Il arrive
même que s’en tenir au point de vue des ánthrōpoi revienne à nier l’omnipotence
des dieux : affirmer, comme Clytemnestre, engageant Agamemnon à fouler le
tapis somptueux étendu devant lui, qu’il ne faut pas craindre la « réprobation
des dieux » (Agamemnon, 947), c’est oublier de manière délibérée qu’il existe
des dieux et que seule leur colère compte. C’est là, à n’en pas douter, la signifi-
cation qu’il faut attribuer à la récurrence du terme ánthrōpos dans Antigone de
Sophocle : bien sûr, Antigone partage sa préoccupation avec les dieux, mais,
en survalorisant le monde des mortels, elle se détourne de la sphère du hierón,
où les dieux sont en majesté, pour s’attacher à celui du hósion, où les hommes
négocient avec le divin. Le conflit qui oppose la fille d’Œdipe et Créon n’est
finalement l’affrontement que de choix humains, trop humains. Ainsi, le célèbre
éloge d’ánthrōpos chanté par le chœur doit être compris dans toute son ambi-
guïté : sans doute il s’y proclame que rien dans le monde n’est plus merveilleux
(deinóteron) que l’homme (Sophocle, Antigone, 332-333), mais, au regard de ce
qui est en jeu dans la tragédie, cette affirmation signifie aussi que, de toutes les
choses terribles, l’homme est la plus terrible. De fait, chez Sophocle, le terme
ánthrōpos ne doit pas tant être compris en opposition au monde divin (les dieux
sont à la fois trop éloignés des hommes, et trop puissants pour former avec eux
un couple d’opposition) que pensé comme une perpétuelle tension, à l’intérieur
de l’homme, entre humain et sur-humain : l’inclination des héros inflexibles
comme Ajax est, en effet, de se livrer aux passions qui excèdent les limites de
l’humanité sans comprendre que, pour les hommes, la nature est tout à la fois
mesure et norme. Ánthrōpos, donc : l’homme entre les hommes, mal avec lui-
même et avec ses semblables, et pourtant étranger à tout ce qui n’est pas humain.
Il nous reste à évoquer anḗr, l’homme viril, omniprésent dans les textes,
au point que souvent les traducteurs décident que, par approximation poétique
ou par affaiblissement du sens, il désigne de fait l’humain considéré dans sa
plus grande généralité. Mais il y a là, méfions-nous, une réflexion extrême-
ment sommaire. En premier lieu parce qu’il n’arrive jamais que ce mot soit uti-
lisé pour désigner, par exemple, une femme16 ou un lâche. Au singulier, anḗr

15. La vulgate anthropologique grecque, qui situe ánthrōpos au sein d’une taxinomie, entre ani-
maux et dieux (voir notamment les travaux de J.-P. Vernant et M. Detienne), n’est pas absente de la
tragédie (voir, par exemple, Euménides, 70), mais elle n’est en aucune façon dominante, et il arrive
que ánthrōpos prenne plutôt place entre les dieux et ce monde (Euménides, 950-1).
16. Dans les vers 1019-20 d’Agamemnon, il s’agit du sang noir d’un herói (un guerrier, un individu
masculin), et non pas, comme le traduit Paul Mazon dans l’édition des Belles Lettres, « d’un être
humain » ; pour soutenir cette traduction, une note suggère une confusion entre anḗr et ánthrōpos,
la tragédie grecque et l’humain 695

désigne le guerrier, ou même le héros – comme Agamemnon, hésitant à fouler


le tapis de la démesure, affirme vouloir être « honoré comme héros (anḗr), non
comme un dieu » (Agamemnon, 925). Mais il désigne aussi, surtout, comme
dans Les Suppliantes d’Eschyle, ou dans Oreste, Antigone ou Hippolyte, l’indi­
vidu masculin17 dans sa relation conflictuelle avec la femme. Quand un héros
viril comme Héraclès conjugue en lui les deux dimensions de l’anḗr en incar-
nant, « de tous les hommes [et non pas : de tous les humains] sur la terre, le
plus valeureux » (Sophocle, Trachiniennes, 811), les choses deviennent claires,
presque trop claires.
Parce qu’il arrive aussi que l’on puisse hésiter. Quand, fuyant le désir mas-
culin autant que le mariage, les Danaïdes implorent Zeus, « gardien du foyer
des hommes pieux » (hosíōn andrōn), d’accueillir leur « groupe de femmes »
(Eschyle, Suppliantes, 27-8), n’y a-t‑il pas enfin là un usage d’anḗr dans le sens
générique de « humain » ? Pour être exacte, la réponse doit être nuancée : la
traduction de andrōn par « humains » n’est possible que dans la stricte mesure
où ce sont les individus masculins qui, dans le monde grec, accueillent les sup-
pliantes, prennent les décisions et font la guerre, autant de comportements qui
dépendent de la sphère de l’hósiōn. Afin d’éviter de multiplier les exemples,
nous dirons que, dans tous les cas similaires, anḗr ne se confond avec l’homme
générique que dans la mesure où le sexe masculin est effectivement paradig-
matique de toute l’humanité18.
Toutefois, ce terme ne perd jamais sa détermination sexuée, ou sa connotation
hautement positive, et quand ánthrōpos côtoie anḗr, la distance se reconstitue
toujours : chez Sophocle, par exemple, quand un importun est désigné comme
ánthrōpos, il est opposé au sage, qui lui possède le titre de anḗr (Trachiniennes,
434) ; lorsque Ménélas, face au cadavre d’Ajax, ne se conduit pas comme l’anḗr
qu’il devrait être, il est vivement apostrophé par le frère du héros mort : « eh
toi, l’individu ! » (plus exactement, « humain », Ajax, 1156).

Nous n’avons pas complètement terminé de séparer ánthrōpos et anḗr : si


les transferts entre ces deux termes sont plus rares que l’on pourrait croire, il
suffit de l’intervention d’une femme pour que les querelles de frontières se mul-
tiplient autour du titre, tout à coup revalorisé, d’ánthrōpos.
Comment la femme devient-elle ánthrōpos ? Grammaticalement, le grec
peut, tout en conservant la forme masculine du mot, l’utiliser pour désigner une
femme, et c’est ainsi que la nourrice de Phèdre affirme que la femme, parce
qu’elle est « homme » (ánthrōpos oūsa), est sujette à la faiblesse (Hippolyte,
473). Il arrive même que des conduites dites féminines soient très simplement
« humaines » : ainsi, la piété que Tecmesse manifeste envers Ajax, qui assouplit
son inflexibilité, ne doit pas, comme l’affirme le héros, être mise seulement sur

et ajoute : « le chœur pense surtout à Iphigénie ». Or, anḗr ne pourrait jamais faire référence à
une jeune vierge, et il faut comprendre que le chœur, prophète sans le savoir, parle d’Agamemnon,
objet inconscient de son angoisse.
17. Dans le grand chœur des Choéphores, brotós désigne normalement le mortel, dans les vers
588 et 601, mais aux vers 594-5, andrós, associé à gunaikōn (596), ne peut être compris comme
« la créature humaine » (Mazon) : le chœur pense à Agamemnon et à Égisthe.
18. Voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard,
1989, p.16.
696 la tragédie grecque et l’humain

le compte de sa féminité (Ajax, 580, 650-3). Elle est, comme nous le verrons,
le sentiment humain par excellence : en d’autres termes, la compagne d’Ajax
est plus ánthrōpos qu’il ne l’est. Car c’est bien cela qui est en jeu : entre les
hommes et les femmes, c’est de la définition du genre humain et de son exten-
sion qu’il est question. Chez Euripide, ce litige est clairement explicité : il place
Hippolyte contre Phèdre, et préside à l’affrontement entre Jason et Médée. Les
femmes sont comptées au nombre des ánthrōpos, mais les hommes, s’ils le pou-
vaient, les en excluraient – qu’ils voient dans l’autre sexe, comme Hippolyte,
une présence colonisatrice (Hippolyte, 616-7), ou qu’ils rêvent, comme Jason,
de faire des enfants sans l’aide des femmes, pour qu’ainsi la « race féminine »
n’existe pas (Médée 573-7). En somme, sur le fond de conflit entre les sexes, le
titre d’ánthrōpos est l’objet d’un âpre débat19, en ce qu’il vient ébranler l’assi­
milation assez paisible de l’anḗr à l’homme véritablement humain. Par là on
comprend que placer les femmes sur la scène ne signifie pas seulement inquié-
ter les valeurs civiques. C’est de l’humanité qu’il s’agit. De te fabula narratur.
Nous en étonnerons-nous ? Je répondrai que la tragédie mobilise sans doute
ainsi une des exigences fondamentales de l’éthique : ne pas traiter, comme
thème, l’homme abstrait avant d’avoir attribué à la femme sa place dans le jeu.
Ainsi se joue une des apories d’ánthrōpos : ce n’est pas la dernière.

Quelle humanité ?

Ainsi ánthrōpos n’a pas encore fini de nous surprendre, dans la tragédie,
et le paradoxe le plus notable est sans doute la distribution très inégale dans
le corpus de ce nom – pourtant si grec – de l’homme entre les hommes. Ainsi,
nous chercherions en vain ce terme dans des contextes où nous aurions cru ini-
tialement le trouver avec certitude, et cela – circonstance encore plus surpre-
nante – dans les tragédies où les Grecs pensaient justement faire une œuvre au
contenu anthropologique : je pense à Euripide qui, à en croire Aristophane, se
targuait d’avoir élevé au niveau de l’humanité la tragédie qu’Eschyle réser-
vait aux ándres20. Or, si l’on exclut Le Cyclope, où les occurrences du terme
ánthrōpos sont abondantes – du reste, cette parabole ironique sur la sauvage-
rie et la civilisation est un drame satirique, et non une tragédie – il est incontes-
table qu’Euripide n’utilise pas ce terme sans une certaine réserve, plus encore
que les autres tragiques. Non seulement ánthrōpos s’efface devant brotós, mais
il est, singulièrement, absent des contextes mêmes où la référence à l’huma-
nité paraissait s’imposer.
Comment interpréter ces absences du terme ánthrōpos ? La tragédie aurait-
elle une aversion pour la veine anthropologique ? L’hypothèse mérite d’être for-
mulée ; elle paraîtrait même fondée, pour peu, par exemple, que l’on ­compare

19. Dans la tradition grecque, cela débute avec l’apparition de la première femme, contée par
Hésiode ; voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division
des sexes, Paris, Maspero, 1981, p. 80-1.
20. Euripide a donné la parole aux femmes et aux esclaves (Les Grenouilles, 949) ; il accorde
comme objectif à la tragédie de rendre meilleurs les hommes (toùs anthrṓpous) de la cité (1064),
et critique Eschyle de ne pas savoir s’exprimer de manière humaine (phrázein ánthrōpeiōs) : mais
Eschyle le censure, pour avoir rendu les rois pitoyables aux yeux des hommes (1064). Eschyle ne
pense qu’en termes de anḗr et de ándres (1024, 1030, 1041).
la tragédie grecque et l’humain 697

certains développements d’Euripide sur les esclaves ou les barbares avec le frag-
ment du sophiste Antiphon sur l’unité naturelle de l’humanité, au propos bien
plus explicite. Pour le formuler autrement, il semblerait qu’il n’y ait pas, dans
la tragédie, besoin de préciser qu’un homme est un homme21.
À moins qu’il ne faille deviner, dans les silences d’Euripide – mais c’est là
une hypothèse un peu sophistiquée – une stratégie très réfléchie : le tragique
éviterait le terme ánthrōpos comme un indice signalant les comportements
humains qui, fondés sur des mauvaises désignations du réel, pèchent contre ce
dénominateur commun qu’est l’humanité.
Mauvaises divisions, désignations erronées22 ; serait-il possible que, en aggra-
vant toutes les dichotomies du íon, avec l’opposition de l’Athénien autochtone
et de l’étranger, du citoyen et de l’intrus, Euripide ne cherche à les invalider,
de manière tacite, par le simple jeu de leur exacerbation ? Question d’interpré-
tation, sans doute, sur laquelle l’on pourrait discuter longuement. En revanche,
l’intention d’Euripide me paraît incontestable quand il utilise de manière para-
doxale l’opposition entre Grecs et barbares.
Cette opposition, présente dans Les Perses, n’en était pas pour autant essen-
tielle à la pièce d’Eschyle, puisque la dénomination de « barbares », quand
elle ne fonctionnait pas comme une désignation neutre, impliquait seulement,
comme le veut la sonorité du terme bar-bar-es, l’usage d’une langue qui n’est
que bruit23. Il en va complètement autrement chez Euripide, dans Les Troyennes,
où ­l’ensemble du texte est dominé par l’opposition des Grecs et des barbares.
Mais, en utilisant cette opposition avec une telle insistance, Euripide l’explore
jusqu’à la déconstruire totalement. Cela commence avec des syntagmes comme
« grecs ou barbares », « grecs et barbares » (477, 771) ; un pas de plus, et l’on
crédite les Grecs d’avoir « inventé des supplices barbares » (764). Mais le der-
nier mot revient à Hécube, qui célèbre la renommée anéantie de Troie : Troie, si
grande il y a peu de temps parmi les cités barbares, pour toujours éteinte, mais
dont la destruction empêche à jamais les Grecs de célébrer leur victoire, en raison
des crimes qu’ils y ont commis. Comme si, en face de barbares qui ne méritent
pas ce nom, le nom même de Grec perdait pour toujours de sa signification. Ne
reste plus, dans Les Bacchantes, qu’à mettre en scène Dionysos, afin que le dieu
confirme la profonde inadéquation d’un tel système d’opposition : si les cités
grecques, à commencer par Thèbes, résistent aux dieux, alors que la compréhen-
sion des mystères de Dionysos se donne sans difficulté aux barbares, cela n’est
pas, comme le répond un peu vite le roi de Thèbes, une preuve de la supériorité
des Grecs sur les barbares (Bacchantes, 482-3), c’est simplement le signe de leur
irrépressible démesure. Ainsi Dionysos n’a-t‑il que faire des patriotismes de vil-
lage et des réflexes d’une logique binaire, qui aboutit infailliblement à opposer

21. Nous opposons ici le genre tragique, où les protagonistes ne peuvent être que des hommes ou
des dieux, au drame satirique, où les créatures mixtes et la bestialité ont leur place : ainsi, le Cyclope
n’est pas compté au nombre des hommes (Cyclope, 116-8) ; il se dit dieu (230), les satiriques font
de lui un animal (658), et Ulysse l’appelle anḗr (199, 348, 429, 591, 605).
22. Le plus bel exemple grec en est donné par Platon, dans Politique, 263 d.
23. Nous noterons que, dans le récit que le messager perse fait de la Bataille de Salamine, tout est
chant et discours articulé du côté grec, là où les Perses répondent par un bruit confus (406-7) ; la
langue barbare du chœur est claire à l’oreille de Darius (633), manière de dire qu’elle n’est pas
grecque. Voir aussi Eschyle, Les Suppliantes, 128.
698 la tragédie grecque et l’humain

le Même, orné de toutes les vertus, à l’Autre, repoussé dans les ténèbres de la
pure négativité. Si le dieu aime l’Asie, qui spontanément s’ouvre à son culte,
c’est parce que dans ces cités où Grecs et barbares sont côte à côte, le mélange
prévaut (Bacchantes, 17-8), pratique éminemment dionysiaque.
Mais la tragédie est grecque, et les oppositions déjà fortes s’y exacerbent,
mortelles pour qui croit pouvoir les gérer sans danger.
En d’autres termes, ce qui, sur la scène tragique24, se consume sous le regard
de Dionysos, c’est la ruine d’une certaine définition de l’homme et l’ascension
redoutable d’une autre : comme s’il eut fallu que, rejetant toute idée d’exclu-
sion, les humains apprennent à ne pas se donner d’autre nom que celui de ­brotoí,
d’autre horizon que celui de sa mortalité ; en somme qu’aucun d’entre eux ne
soit plus défini par le lieu qu’il occupe – puisque telle conception fait inévita-
blement du lieu des ándres un centre, et des autres autant de non-lieux – mais
par le temps trop limité qui nous est à chacun concédé. Si nous ajoutons encore
que telle conversion ne se produit certainement pas par elle-même, mais sous la
contrainte dévastatrice de la catastrophe, alors le scénario tragique est complet.

Brotós, donc : l’homme en tant qu’il est destiné à mourir, ce destin dont la
racine indo-européenne commune à toutes les langues romanes s’énonce dans
le nom25.
On comprend ainsi l’importance d’une situation tragique récurrente, dans
laquelle les humains s’élèvent contre l’interdiction qui est faite d’enterrer
un mort. Que le mort soit isolé par sa singularité, comme chez Sophocle, et
défendu par une sœur (Antigone), ou un frère (Ajax), ou qu’il faille arracher de
force les corps des combattants vaincus à l’ennemi victorieux qui refuse de le
rendre à sa famille, comme dans Les Suppliantes d’Euripide, ce qui est en jeu
est de même nature : contre le pouvoir d’un tyran (dont les raisons peuvent,
par ailleurs, avoir une certaine légitimité politique), il s’agit de la loi qui fonde
la condition de mortel. Celle-ci peut très bien, comme dans Les Suppliantes,
être dite ­commune aux Grecs (Suppliantes, 311, 526, 671), comme si seuls les
Grecs prêtaient hommage à leurs morts, mais elle est aussi appelée, plus jus-
tement, loi des dieux (19, 563), ou même commune aux mortels (378). C’est
là l’erreur des tyrans, de survaloriser le politique : ils croient refuser la sépul-
ture à un anḗr qui serait sorti de l’ordre civique, mais c’est contre un brotós,
égal à eux-mêmes, qu’ils s’acharnent. Ils payent le prix de leur fragile bonheur.
Ainsi, l’autre erreur des tyrans26 est de se croire immortels, ou heureux
(ce qui, au fond, est plus ou moins la même chose), et la tragédie se livre volon-
tiers à la dramatisation de leur chute ; souvent, elle tire une morale commune

24. Et seulement tragique : l’opposition du brotós et de l’Immortel est constitutive du genre : les
ánthrōpoi prennent plus évidemment place dans les comédies et drames satiriques, entre les dieux
et les animaux.
25. Brotós a la même racine que mors.
26. L’erreur des tyrans est de se croire égaux aux dieux (voir J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renver-
sement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi. », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et
tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972, p.107-9), mais seuls les dieux sont immortels,
ou la cité, qui ne se laisse pas identifier à un homme ; Crésus représente, chez Hérodote, l’illusion
tyrannique de posséder le bonheur (le Livre I des Histoires représente l’illusion et le démenti qui
lui est apporté).
la tragédie grecque et l’humain 699

de cet adage en vertu duquel personne ne peut se considérer heureux jusqu’à


l’heure de sa mort27. Doit-on comprendre par là que toute personne favorisée
par la fortune peut la voir détruite en un jour28 ? Ou l’interprétation est-elle,
plus radicalement, que c’est seulement dans la mort que réside le bonheur ? Les
deux lectures ont leurs partisans, et, si la première d’entre elles a en général la
préférence, là n’est pas l’essentiel. Parce que la logique tragique ne se limite
pas à cette affirmation et se complaît à compliquer la temporalité du message.
Que la mort habite entre les vivants, ce n’est pas seulement la présence sur
scène des morts qui nous le disent – ombre insatisfaite de Clytemnestre dans
les Euménides, ombre errante de l’enfant Polydore dans Hécube29, ombre glo-
rieuse de Darius, invoqué avec solennité dans Les Perses. Sans doute, parce
qu’ils suggèrent combien la frontière entre le monde des vivants et celui des
morts est poreuse, de telles apparitions peuvent impressionner le spectateur
moderne, ou tout au moins le spectateur occidental, brutalement rappelé à ce
qu’il pensait être normalisé – la mort – ou définitivement oublié, la mémoire.
Mais la temporalité tragique est plus complexe encore, puisqu’ici l’homme
est une ombre, avant même que d’être descendu aux Enfers : au cœur même
de la félicité, comme dans Agamemnon (1327), dans la généralité de la condi-
tion de mortel, comme dans Médée (1224), ou quand le malheur s’abat sur le
héros, comme Ajax, dont la folie fait dire à Ulysse « nous ne sommes / que des
spectres, nous, les vivants, des ombres légères » (Ajax, 125-6).
Une ombre, nous, les vivants : telle est la leçon tragique que les Atrides,
dans leur haine pour Ajax, méconnaissent quand, prisonniers de la définition
homérique de l’ombre comme figure évanescente de la mort, ils s’étonnent
de voir Ulysse voler au secours d’un mort, « déjà une ombre / déjà plus rien
qu’une ombre » (Ajax, 1257). Que nous, les vivants, soyons déjà morts, sur-
tout si, devant l’infortune, nous adoptons des chemins périlleux, Sophocle l’a
répété, sans grandiloquence et sans perspective eschatologique, qui a fait de la
mort la « véritable » vie30. Ses héros, en tension, en témoignent : Antigone et
Ajax, bien sûr, mais aussi Électre, qui vit pour la lutte et la vengeance, trouvent
leur place « entre deux morts »31. Dans leur volonté inflexible, ils paraissent
peut-être inhumains, mais la logique tragique exige qu’ils expérimentent ainsi
l’essen­tielle mortalité de l’homme, sur le mode de l’excès.
Résumons-nous : brotós se révèle habité par la mort vers laquelle il tend,
et la confiance que le vivant fait à sa propre vie apparaît, dès lors, comme la
perception la plus illusoire qu’une ombre puisse avoir d’elle-même. Pourtant,

27. Voir, par exemple, Sophocle, Trachiniennes, 1-2 ; Euripide, Électre, 953-6.
28. Sophocle, Œdipe Roi, 1524-30, ainsi qu’Eschyle, Agamemnon, 928-9, et qu’Euripide,
Les Troyennes, 509-10 ; l’énoncé canonique se rencontre chez Hérodote, I, 86. À noter également
que, chez Hérodote, l’exemplum de Cléobis et Biton présente également l’idée que le bonheur est
dans la mort, que l’on meurt heureux (I, 31).
29. M. Nussbaum (The fragility of goodness. Luck and ethics in Greek tragedy and philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 397) souligne le caractère exceptionnel du pro-
logue d’Hécube d’Euripide, prononcé par une ombre, une ombre d’enfant.
30. Il n’y a pas, chez les Grecs de l’époque classique, d’au-delà à promouvoir, et la mort n’a pas de
valeur en soi : voir N. Loraux, « Le point de vue du mort », Po&sie, 57 (1991), p. 67-74.
31. Selon l’expression de Lacan dans Le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le
Seuil, 1986, p. 307, 316-7, 332.
700 la tragédie grecque et l’humain

alors que dans brotós réside toute la fragilité possible, alors même que c’est de
cette faiblesse humaine que les dieux parlent avec condescendance quand ils
s’entretiennent des affaires humaines, c’est cette expérience sans qualité que
la tragédie érige en bien partagé de l’humanité : l’étrangeté immémoriale de
l’homme, antérieure peut-être à cette vocation politique qu’Aristote considé-
rait originaire chez cet être vivant dans la cité. Ainsi, la tragédie, sans relâche,
montre ­qu’aucune cité ne peut protéger le mortel de la mort qui l’habite32.
Je dirais volontiers que la tragédie est, pour cette raison, un genre « humain »,
en ce sens qu’elle procède à la mise à nu, radicale, de l’homme.

La tragédie comme genre « humain »

En tant que genre littéraire, la tragédie entre dans la catégorie du « drâma ».


Nous comprenons, comme le substantif est de forme passive, qu’il s’agit d’une
action, mais d’une action perçue comme agie, et non agissante ; quelque chose,
ainsi, qui tend à coïncider avec le páthos comme expérience tragique première.
Dans un livre récent qui a eu une certaine répercussion dans le monde
anglo-saxon, Martha Nussbaum a montré que toute l’éthique grecque s’arti­
culait autour du paradoxe de la vie bonne, conçue comme nécessairement maî-
trisée, mais, pourtant, sujette à tout instant à la force aveugle et destructrice du
hasard (týkhē)33. Mais la tragédie échappe paradoxalement sans aucun doute
à ce paradoxe en refusant le dilemme de la maîtrise (toujours illusoire) et du
hasard (jamais contingence pure). Parce qu’elle cherche à représenter le sort
de l’homme ce jour même où týkhē se met au service d’un acte en excès – un
de ces actes que les protagonistes ont l’intention de réaliser jusqu’au bout, au
risque, à l’issue de l’action, de se retrouver dans le rôle de la victime –, týkhē est
ici moins le hasard, qui traverse la vie humaine, que la coïncidence essentielle
qui la structure comme drâma. Ainsi, dans Œdipe Roi, l’annonce de la mort de
son père adoptif, le même jour où il recherche l’assassin de son père sera pour
Œdipe le hasard nécessaire à la découverte de son identité. Si donc l’homme,
dans la tragédie, est la créature d’un jour – « éphémère » dit la langue grecque
– ce n’est pas seulement parce que, vue par les dieux, leur vie n’a que l’ampli-
tude d’un jour, c’est que sa vie se condense entièrement en un unique jour, le
jour décisif où l’acte mène à la ruine34. C’est ce jour unique et désastreux que
la tragédie se donne comme objet et comme unité de temps, ce jour où páthos
vient se superposer exactement à drâma.
Dans le substantif páthos, dans l’infinitif pātheīn, c’est le pâtir qui s’énonce
comme loi de la condition mortelle (Eschyle, Les Perses, 293-4 ; Sophocle,
Électre, 1169-71). Páthos est ce qui se subit, la souffrance, mais aussi l’expé-
rience qui, pour les humains, ne s’acquiert que dans la douleur. Dans sa pro-
nonciation, le mot páthos ne diffère que d’une lettre de máthos, nom de la

32. La pólis comme remède à la fragilité : voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1983, p. 256. Une telle idée anime particulièrement le mythe du Protagoras de Platon.
33. Op. cit., note 29.
34. Ce thème est particulièrement développé dans Ajax ; un seul jour détruit les choses humaines,
déclare Athéna (131-2), les hommes sont dits « d’un seul jour » (399-400), et Ajax peut, en une
journée, se perdre ou se sauver (756-7, 778-9, 801-2).
la tragédie grecque et l’humain 701

connaissance acquise, et, explorant cette légère différence, Eschyle forge l’adage
páthei máthos (Agamemnon, 177 ; cf 249-50), qui est la quintessence même du
tragique. « Dans la souffrance, la connaissance », ou encore « l’expérience donne
la sagesse ». C’est pour avoir souffert que l’on comprend, mais trop tard, tant
il est vrai que la révélation n’advient qu’au fond du désastre. Et nous commen-
çons à nous demander : qui tire profit de l’enseignement du páthos tragique ?
Le spectateur, peut-être, bien que celui-ci ne soit pas un héros ; mais cette res-
triction perd de son importance tant il est vrai que, en soumettant le héros au
páthos, la tragédie agit pour réduire la distance qui sépare l’homme ordinaire du
anḗr d’exception, entre la condition mortelle et l’écart héroïque, jusqu’à donner
à penser que, par son excès, le héros vaut autant que n’importe quel homme.
Sans aucun doute, cette équation de la mesure et de l’excès est problématique.
Elle s’éclaire un peu, au moins, si l’on admet que, l’action tragique étant un jeu
mortel – et souvent, un jeu d’assassins –, des logiques variées se conjuguent pour
fonder la loi tragique, selon laquelle celui qui agit pâtit : la loi divine exige que
tout déséquilibre demande une compensation35 ; la loi du sang, qui exige que
l’assassin paie son acte de sa vie, la loi positive, incarnée dans les procédures
judiciaires, qui exige que l’agent soit soumis à une peine36 ; et la loi héroïque,
qui exige que le revirement de la force anéantisse le fort37. Si la tragédie est la
loi de la coïncidence de toutes ces lois, c’est que, en revêtant – exigence théâ-
trale – la forme d’une action (drâma) – et Aristote, dans la Poétique, désigne
ainsi les personnages tragiques comme hoi drôntes, les « agents » – elle donne à
entendre que le pâtir est le sens authentique de l’agir38. Ainsi, le páthos d’Œdipe
aveugle (Œdipe Roi, 1297), n’est rien d’autre que l’acte qui se retourne contre
lui-même, et l’assaut mortel d’Ajax contre les troupeaux des Grecs n’est prouesse
qu’à ses propres yeux désorientés : pour Ulysse, comme pour le spectateur, ce
n’est que folie, et donc, páthos (Ajax, 215). De ce point de vue, il importe fina-
lement peu qu’Athéna soit l’instigatrice de cet acte de folie, pour Ajax le résul-
tat en est oikeīa páthē, le mal infligé à soi-même (Ajax, 260-1)39.
Dire que dans la tragédie il n’y a pas d’acte qui n’aille jusqu’au bout c’est
dire, donc, qu’il n’y a pas de drâma qui ne se consume en páthos. Nous sommes
là loin de l’univers civique athénien, selon lequel la tragédie contribuerait à l’édu-
cation permanente qui, sans répit, renforce et revigore le civisme dans le cœur
et l’esprit du citoyen. Face à la distance qui s’est ainsi creusée, pourrions-nous
revenir, confus, au dogme d’un genre tragique intégralement politique ? Il fau-
drait alors minimiser toute pensée tragique de l’humain et incorporer dans la

35. Sur le rôle de cette loi chez Hérodote, voir C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier.
Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987, p. 43-74.
36. La scène judiciaire du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade, représente le conflit entre
ces deux lois. Notons que le vieux nom juridique de l’assassin est bo drásas ou bo érxas, celui qui
fait : voir Œdipe roi, 246, 296, et, quant à l’opposition du patheîn et du drān, Agamemnon, 1526,
1564, 1658, et Antigone, 927-8.
37. Voir Les Expériences de Tirésias, (op. cit., note 18), p. 142-70.
38. Ainsi la tragédie trouve aisément sa place dans la réflexion sur l’éthique d’un Bernard Williams
qui, contre Aristote, cherche à relativiser la perspective de l’agent (L’Éthique et les limites de la
philosophie, traduction française, Paris, Gallimard, 1990, p. 62).
39. Notons que, dans le vers 836, il est dit que que les Érinyes veillent pánta tan brotoīs páthē :
sur toutes les souffrances des mortels, comme sur les délits des mortels.
702 la tragédie grecque et l’humain

rubrique des tópoi (lieux communs) tout ce que l’on peut élaborer à partir de la
définition de l’homme comme brotós.
Lieux communs que tout cela ? Peut-être. Mais ne faisons pas marche
arrière pour autant. Notre projet n’était-il pas, précisément, de rechercher
tout ce qui, dans la tragédie, tente d’articuler un discours commun, au-delà
du matériau politique omniprésent ? Un discours qui, à côté de la fiction
théâtrale, suggérerait une communauté plus large que celle des citoyens, que
celle qui occupe les gradins du théâtre. Une communauté virtuelle, ou tout au
moins seulement représentée puisque seule la scène lui donne, pour un temps,
une existence, mais avec une force suffisante pour que les lamentations des
Perses sur leurs cités dépeuplées éveillent chez les Athéniens autre chose que
l’ivresse de la victoire.
Il reste à essayer de comprendre de quelle manière le páthos des Perses
pouvait évoquer quelque chose aux spectateurs qui, en tant que citoyens, ne
connaissaient d’autre finalité qu’une activité entièrement dédiée à la cité, d’autre
interdiction que celles des thrēnes et du découragement.
Bien sûr, il s’agit de la kátharsis.

Une phrase d’Aristote – aussi célèbre qu’obscure, et discutée sans fin40 –


affirme que la tragédie opère « par le moyen de la terreur et de la pitié »,
« la kátharsis des passions de même nature » (Poétique, 1449 b 26-8).
Sans préjuger ici de la traduction du terme même (« purgation », comme
en médecine, ou « purification », comme par un rite ?), admettons, pour com-
mencer, comme la majorité des lectures de la Poétique, que cette opération ne
se réalise pas à l’intérieur de l’intrigue, dans les personnages de l’action41, mais
qu’elle a véritablement lieu dans le spectateur, dans la mesure où la représen-
tation tragique lui est destinée. Si nous reconnaissons que terreur et pitié vont
de pair avec ce sentiment de l’humain pour lequel la tragédie n’a pas d’autre
mot que celui ­qu’Aristote nomme tò philánthrōpon42, nous pouvons en déduire
que, même ­comprise dans le sens médical de purgation, la tragédie n’est pas une
médecine spécifique, qui limiterait son champ d’action à quelques « malades »
(les « peureux » et les « pitoyables »), mais concerne tout homme, dans la
mesure où, confronté à sa condition de mortel, il expérimente infailliblement
la terreur et la pitié43.
Mais il reste encore à comprendre l’essentiel : pour quelle raison serait-il
nécessaire de purger les passions du spectateur ? J’ai longtemps pensé qu’il
était nécessaire de purger le citoyen des passions humaines. Nous nous
expliquons.

40. La multiplicité des problèmes et des interprétations a été répertoriée dans le livre de J. Pigeaud,
Folie et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres,
1987, p. 163-83.
41. Cette hypothèse a été défendue (voir J. Pigeaud, op. cit, p.164), elle a permis à Lacan de fixer
son attention exclusivement sur Antigone, parce qu’elle seule est au-delà de la terreur et de la pitié
(op. cit, note 31).
42. Voir le texte de Catherine Peschanski, « Humanité et justice dans l’historiographie grecque »
(V-I, a. C)
43. Je suis ici la démonstration de J. Pigeaud, (op. cit, p.173), qui critique l’interprétation purement
médicale de Jacob Bernays.
la tragédie grecque et l’humain 703

Le théâtre n’est pas l’assemblée, encore que ce soient les mêmes hommes
qui occupent les gradins de la Pnyx et assistent aux Grandes Dionysies44, et la
tragédie libère chez le spectateur, pour sûr, des passions auxquelles le citoyen
digne de ce nom ne peut se laisser aller ; mais elle les libère, pour ainsi dire,
sous contrôle, n’autorisant à s’immerger dans l’humain que dans le moment
limité d’une parenthèse institutionnelle : c’est ainsi, et ainsi seulement, qu’aux
Dionysies de 472 avant notre ère, les Athéniens ont pu s’émouvoir de la misère
des Perses. Et cette libération est en même temps une purgation puisque, en
donnant à ces émotions non civiques un lieu et un temps, la représentation
dramatique exonère périodiquement le citoyen des faiblesses de l’homme, et
contribue ainsi paradoxalement à restaurer pour les temps à venir un politique
dépuré, dans le sens quasi chimique du terme. J’ai longtemps pensé ainsi45, et
je continue à y croire ; mais, pour opératoire qu’un tel modèle puisse paraître,
il m’apparaît, maintenant, comme insuffisant. Insuffisant parce que purement
fonctionnel, et parce qu’il est nécessaire de se méfier des explications sans reste.
Irrémédiablement insuffisant, tout au moins partial.
Ainsi, quand dans une tragédie, Dionysos est dit kathársios46(Antigone, 1344),
n’est-il question que de « purgation » ou même de « cure », ou s’agit-il de cette
purification terrifiante par la catastrophe, qui confère leur fin aux intrigues tra-
giques ? Il pourrait nous être objecté que, dans cet aspect dionysiaque, nous nous
éloignons de la kátharsis aristotélicienne. Mais cela n’est pas si sûr : pour peu
que nous acceptions de nous en tenir à des questions de forme, nous retrouverions
la kátharsis. Soit, donc, Dionysos kathársios. Si l’issue désastreuse d’Antigone,
comme celle de la plupart des actions tragiques, peut être placée sous son auto-
rité, le point important reste que cette invocation au dieu figure dans le chœur :
en demandant ainsi la venue de Dionysos, le chœur ­d’Antigone, qui sans doute
croit ouvrir une espérance, annonce en réalité que, dans les catastrophes finales,
c’est Dionysos purificateur – présent dans le théâtre, absent de l’intrigue – qui
survient ; et ce chant, entièrement consacré à invoquer le dieu comme chorège
cosmique, manifeste (au degré le plus haut) ce qui, dans les autres chœurs de
tragédie, reste seulement suggéré, ou à l’état d’ébauche : l’émergence d’une
thématique dionysiaque comme auto-représentation du genre tragique par lui-
même47. Manière d’éveiller le spectateur à la pleine conscience de sa position
de spectateur éclairé au théâtre.
Qu’il y ait un plaisir à cette irruption méta-théâtrale au cœur d’un moment
de spectacle lyrique et choral ne fait aucun doute : je reconnaîtrais volontiers
que ce plaisir n’est pas de même nature que ce plaisir si vif que Dionysos lui-
même, dans Les Grenouilles d’Aristophane, dit avoir éprouvé au moment de la

44. C. Meier a certainement raison quand il écrit (op. cit, note 6, p. 12) que « dans une mesure
appréciable, les citoyens ont assisté au spectacle des tragédies non seulement en spectateurs, mais
aussi en citoyens », mais que cette « découverte » a été faite depuis longtemps, et que le problème
aujourd’hui serait plutôt de revenir du citoyen-spectateur au spectateur…
45. Voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.
46. De fait, kathársios caractérise le pied ou le pas de Dionysos, par hypallage : purificateur,
trad. P. Mazon (Les Belles Lettres).
47. Sur Dionysos, « chorège des astres », voir M. Nussbaum, op. cit, note 29, p. 82 ; sur l’auto-­
référence tragique, voir N. Loraux, « La métaphore sans métaphore. À propos de l’Orestie », Revue
Philosophique, 1990, p. 263-267.
704 la tragédie grecque et l’humain

représentation des Perses, lors de l’invocation du chœur à l’ombre de Darius48.


Mais il m’importe surtout que ce moment heureux de réflexivité ait lieu en
même temps que l’explosion de danse et de chant, au son de l’aulós, cette flûte
qu’Aristote lui-même – qui n’était pas si lointain – associe à chaque instant
à un effet de kátharsis49. Aristote explique, dans le passage du Livre III de la
Politique qui y fait allusion, que l’aulós ne produit aucun effet « moral » ou
instructif, mais seulement la pure excitation qui accompagne les célébrations,
comme celle de Dionysos. Bien sûr, le philosophe s’abstient alors, comme il le
fera dans la Poétique, de s’expliquer sur ce terme de kátharsis qui traverse les
deux textes : nous le regrettons, mais cela ne nous empêche pas de tenter de lui
donner un sens. Ainsi, en éclairant le texte de la Politique par ces affleurements
du dionysiaque dans les chœurs tragiques, l’on comprend qu’il faut rapprocher
la kátharsis de deux expériences simultanées et contradictoires : la réflexivité
méta-tragique, qui suppose un spectateur éclairé, qui ne soit pas entièrement
possédé par ses affects, et le pressentiment d’un monde dont la loi terrible et
séductrice est fort éloignée de la morale didactique de la cité50.

Il est temps de conclure, bien que, évoqué in extremis, Dionysos ait un peu
compliqué le propos. Sur ce terrain difficile, je tâcherai d’être la plus claire
possible :
1/ Comme d’autres l’on fait avant moi51, je distinguerais volontiers éthique et
morale, faisant de la première l’ensemble des valeurs et prescriptions observées
par un groupe ; la seconde étant, elle, toujours à construire, dans un effort conti-
nuel pour surpasser la morale, prise dans sa dépendance étroite avec la société.
Ainsi, un des préceptes les plus partagés de la morale grecque enjoint de
faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, sans que la moindre réticence
ne vienne inquiéter cette distribution rassurante du bien et du mal ; or, nous
avons compris que, dans sa recherche de l’humain, la tragédie contribuait au
contraire singulièrement à perturber de telles certitudes. L’Ajax de Sophocle
pourrait être entièrement versé au dossier. Quand Ulysse affirme qu’il plaint
son ennemi tourmenté par le désastre parce que « dans son sort, c’est le mien
que je vois » (Ajax, 124), la tragédie proclame superbement le lien étroit qui
unit la pitié au sentiment de reconnaissance, chez notre ennemi, d’un autre sem-
blable à soi – menacé, mortel, fragile. Si le héros lui-même croit ironiser en
annonçant qu’il a fini par comprendre « qu’il ne faut haïr son ennemi qu’avec
l’idée qu’il redeviendra notre ami » (Ajax, 678-82), la tragédie se charge de
vérifier ce précepte puisque c’est Ulysse qui saura prêter hommage à ce mort,
dans lequel Agamemnon ne sait reconnaître autre chose qu’un « cadavre haï »
(Ajax, 1356). J’ouvrirais volontiers une parenthèse shakespearienne pour sug-
gérer que, dans les ultimes honneurs rendus à l’ennemi, que celui-ci se nomme

48. Comme il est observé dans Les Grenouilles (1028-9), le chœur des Perses n’entonne pas le cri
iauoî, que lui prête Dionysos : serait-ce parce qu’il prétend ici entendre un écho du euoī dionysiaque ?
49. Aristote, Politique, VIII, 1341 a 21-4, ainsi que 1342 a 4-16, avec les commentaires de J. Pigeaud,
op. cit., note 40, p. 171.
50. C’est « autre chose qu’une leçon de morale » que, dans le séminaire sur l’Éthique de la psy-
chanalyse (p. 292), Lacan cherche et trouve chez Antigone.
51. M. Vegetti, op. cit., note 11, p. 3 ; voir aussi B. Williams, op. cit., note 38, p. 12-3, opposant la
spécificité de l’éthique à la moralité, « terme que nous devrions traiter avec un certain scepticisme ».
la tragédie grecque et l’humain 705

Ajax, ou Hamlet, Coriolan, Richard II, Brutus, il y a peut-être quelque chose


comme un invariant de la pensée tragique. Enfin, last but not least, il est notable
qu’Ulysse ait laissé à Athéna, déesse vengeresse, la responsabilité d’énon-
cer, en son nom propre, la morale commune selon laquelle il est doux de rire
de son ennemi (Ajax, 79). On peut en déduire que construire une pensée tra-
gique de l’humain revient idéalement à ne laisser qu’aux dieux les désigna-
tions manichéennes.
2/ Cela nous ramène aux Perses, c’est-à‑dire aux spectateurs athéniens au
théâtre, lors de la représentation de 472. Je suggère maintenant que, ce qui sera
dit et montré dans l’Ajax de Sophocle, Eschyle savait déjà l’insérer de fait par
l’effet produit sur le public : cette longue lamentation sur les Perses menés et
perdus par Xerxès peut être comprise par les Athéniens comme un thrène dra-
matisé, avant que de sonner à leurs oreilles comme un hymne.
3/ Cela suppose, toutefois, que je ne m’arrête pas à la première interpréta-
tion de la kátharsis, en partie juste certes, mais réductrice parce que trop paci-
fiée et trop fonctionnelle : qu’est-ce qui, dans la tragédie, parlerait encore au
spectateur moderne, s’il fallait simplement supposer que la cité tirait profit de
représentations à l’issue desquelles ses citoyens étaient « purgés » ? Je for-
mule ainsi l’hypothèse que la tragédie ne parvient jamais à purger totalement le
citoyen de l’homme en lui, ce qui implique que l’effet tragique joue sur d’autres
énergies que l’identification exclusive et trop simple des spectateurs aux pro-
tagonistes du drame. Si, lors de la représentation des Perses, les Athéniens ont
expérimenté un effet de kátharsis, il est possible que seule une attitude distan-
ciée (le sentiment que, sur scène, l’histoire devient fiction ?) leur ait permis de
prêter au thrène l’attention recueillie qui convenait. Faute de quoi, il faut les
imaginer oscillant sans cesse entre l’allégresse et les larmes, sujets à « un sin-
gulier jeu de va-et-vient : tantôt… invités à s’identifier à ces hommes qui, sous
leurs yeux, sont étreints d’une douleur épouvantable… tantôt [contraints] de
passer à l’hostilité que devaient leur inspirer ces Perses52. »
Puisque, pour imaginer la réception des Perses, il est nécessaire de pro-
céder à une élaboration, j’ai tenté de remplacer, lors de cette recherche, cette
hypothèse d’un « jeu d’identification alternée », par celle d’un spectateur actif,
tout au moins attentif, à ce que le théâtre civique lui propose de parfaitement
déconcertant : un univers où, l’on apprend sur soi-même davantage à travers
l’ennemi que l’ami, parce que la terreur et la mort sont les expériences impé-
rieuses de l’humain.
Si vous m’avez suivie jusqu’ici, alors peut-être pourrez-vous me concéder
que l’éthique grecque n’est pas née toute faite quand Socrate a commencé à
s’entretenir avec tel ou tel sophiste : dans le théâtre de Dionysos, entre la Pnyx
et l’Acropole, la tragédie cherchait et expérimentait une éthique de l’homme
en tant que mortel.

(rétroversion du portugais par Aurélie Leclercq)

52. Citation de C. Meier, op. cit. note 6, p. 93.


ARISTOPHANE, LES FEMMES D’ATHÈNES
ET LE THÉÂTRE*

« Aristophane et les femmes d’Athènes » : tel est, ainsi libellé, le sujet qui
m’a été imparti dans les Entretiens. Devant l’abondance des études parues dans
les vingt dernières années sur tout ce qui touche aux femmes grecques en général
et aux femmes athéniennes chez Aristophane, je pourrais m’essayer à un bilan,
après quoi il me faudrait m’expliquer un peu longuement sur les problèmes de
méthode que l’on rencontre à aborder à nouveaux frais un terrain si balisé. Pour
aller droit au sujet, je renonce au bilan comme à l’exposé de méthode1 : plu-
tôt que de marquer les acquis ou de saluer les analyses fines – ce qui, somme
toute, devrait se faire en marchant –, je concentrerai mon attention sur quelques
points essentiels, en m’attachant à des constellations de problèmes autour des-
quelles une réflexion d’ensemble sur la femme, le féminin et la cité peut trou-
ver à s’orienter dans le corpus aristophanesque.
Toutefois, pour éviter le piège des énoncés par trop sociologisants2, qui
chercheraient dans la comédie aristophanesque une simple variante de la ques-
tion des « femmes en Grèce », deux précautions s’imposent, qu’il me faut
encore mentionner. Une attention de chaque instant à la dimension d’abord
théâtrale du recours à des personnages féminins – d’où le titre adopté pour
cet exposé, « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre » – ; et, pour
ne pas se contenter de postuler une opposition trop marquée entre « comé-
dies à héros » et « comédies à femmes » chez Aristophane, la mise entre
parenthèses initiale de cette distinction : quand ce ne serait que pour retrou-
ver finalement cette opposition, du moins voudrait-on retarder le moment
de s’enfermer sans recours dans la triade Lysistrata - Les Thesmophories -
L’Assemblée des Femmes, tout en testant la pertinence du découpage qui, face
à l’invention comique, installe, réalité et fiction indiscernablement mêlées,
les femmes d’Athènes.

* Première publication dans E. Degani, T. Gelzer, E. W. Handley et alii (éds.), Aristophane : sept
exposés suivis de discussions, Genève, Fondation Hardt, collection « Entretiens sur l’Antiquité
classique », n° 38, 1993, p. 203-244.
1. Voir toutefois « Aristophane et les femmes d’Athènes : Réalité, fiction, théâtre », à paraître dans
Mètis VI (1991).
2. Sans doute faut-il se garder à la fois de « l’illusion sociologique » et de « l’illusion textuelle »
(P. Vidal-Naquet, Préface à Aristophane, les femmes et la cité, Cahiers de Fontenay 17 [1979],
5-6), mais la première guette plus l’historien (ne) que la seconde.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 707

Le paysan et la citadine

Aristophane, cela se dit et se répète, aurait attendu l’an 411 pour substituer
des meneuses de jeu à ses protagonistes masculins3 ; ce serait là le fait à expli-
quer, même si l’on ajoute parfois que les chœurs féminins ont malgré tout dans
son théâtre « une grande ancienneté ». Or la question me semble au moins méri-
ter un examen plus circonspect, si l’on rappelle que la tradition connaît deux
versions des Thesmophories et que les Lemniennes ont peut-être, peu après
415, constitué quelque chose comme une première esquisse de Lysistrata4.
Que « l’héroïne » Lysistrata soit ou non en elle-même une nouveauté et que la
mise en scène des femmes dans l’espace public soit ou non due, comme on le
dit, à « l’évolution des mœurs », l’essentiel est que, de longue date, l’Ancienne
Comédie ait fait une place à des personnages féminins, ce que, dans la parabase
de la Paix (751), Aristophane confirme indirectement en revendiquant pour son
art l’originalité de n’avoir pas tympanisé les femmes, au contraire de ses rivaux.
Mais on sait qu’il faut prendre les déclarations d’Aristophane cum grano salis
et, pour ma part, je n’irai certes pas affirmer que, dans les premières pièces du
corpus, « les femmes ne jouent pratiquement aucun rôle »5.
Sans doute, dans les premières pièces, y a-t‑il femmes et femmes : figures
féminines et femmes d’Athènes. Les premières montrées, les secondes invi-
sibles et mentionnées en passant. Les premières sont souvent réduites à leur
sexe, désigné comme χοĩρος6, et volontiers présentées nues sur la scène, à grand
renfort de commentaires sur les attributs de comédie portés par les acteurs qui
les incarnent7. Lors même que, comme Iris, Theôria ou Diallagè, elles sont
déesses ou abstractions personnifiées, c’est la femme qui, en elles, est ostensi-
blement mise en avant, comme si, au féminin, la comédie ne connaissait aucun
écart entre corps mortel et présence divine8 : ainsi Strepsiade s’étonne que les
Nuées, une fois « dissipée la brume pluvieuse qui voile [leurs] formes immor-
telles » (Nub. 288-289), ressemblent à des femmes et non, comme les nuées
d’en-haut, à des flocons de laine (340-344), ce qui permet à Socrate d’expli-
quer que, en imitatrices qu’elles sont, « maintenant qu’elles ont vu Clisthène,
du coup, les voilà femmes » (355). On peut bien sûr verser ce phénomène au
chapitre plus général de la tendance aristophanesque à prendre au mot les méta-
phores9, mais c’est sous la rubrique « représentations comiques du féminin »

3. Voir J.-C. Carrière, Le Carnaval et la politique (Besançon/Paris 1979), 66, ainsi que J. Henderson,
« Older Women in Attic Old Comedy », in TAPhA 117 (1987), 107.
4. Voir R. Martin, « Fire on the Mountain : Lysistrata and the Lemnian Women », in ClAnt 6
(1987), 104.
5. E. Lévy, « Les femmes chez Aristophane », in Ktèma 1 (1976), 110, à propos des Acharniens.
6. Petites filles, de Béotie (voir la scène des « petites truies » dans les Acharniens) ou d’Athènes
(Vesp. 569-573), joueuses de flûte (Vesp. 1353), etc.
7. La joueuse de flûte (Vesp. 1372-1377) et Theôria (Pax 887) en sont des exemples sûrs, lors même
qu’on peut discuter sur d’autres cas, comme sur le rossignol des Oiseaux : voir J. Henderson
(ed.), Aristophanes. Lysistrata (Oxford 1987), ad 1114 et les réserves de S. Saïd, « Travestis et
travestissements dans les comédies d’Aristophane », in Cahiers du GITA 3 (1987), 244 n. 145.
8. Sur cet écart, voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias (Paris 1989) et « Qu’est-ce qu’une
déesse ? », in Histoire des femmes, t. I, L’Antiquité (Paris 1991), p. 31-62.
9. Voir H.-J. Newiger, « War and Peace in the Comedy of Aristophanes », in YCIS 26 (1980), 226,
ainsi que F. Jouan, « La paratragédie dans les Acharniens », in Cahiers du GITA 5 (1986), 23.
708 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

qu’il conviendrait d’analyser cette présence très charnelle des abstractions,


comme si toute l’extension de la catégorie du féminin s’épuisait dans la réalité
tangible des femmes – les cités qui, dans la Paix (538-542), bavardent joyeu-
sement entre elles sont toutes prêtes à former un chœur comme chez Eupolis,
la Paix, on l’a vu, est elle-même femme (Pax 662), tout comme Pénia (Plu.
442) – mais on ne s’en étonnera pas trop dès lors qu’Athéna est dite « dieu née
femme » (θεòς γυνή γεγονυῖα : Av. 830). S’agissant d’Opôra ou de Diallagè,
encore peut-on arguer que, pour qu’il y ait mariage final – d’aucuns diront : hié-
rogamie –, il faut bien que les déesses soient un tantinet abordables ; du coup,
entre les figures divines et les femmes que, comme la servante des Acharniens
(271-275) ou la Thratta de la Paix (1138-1139), l’homme peut impunément plier
à son plaisir, toute différence est annulée : Peisétairos menace Iris de « lui lever
les jambes et l’enfiler, …tout vieux qu’il est » (Av. 1253-1256), le chœur des
Acharniens chante son désir pour Diallagè, et Dèmos veut « embrocher trente
fois » la Trêve de trente ans que le Charcutier lui livre (Eq. 1391)10. Telle est du
moins la première pensée des vieillards guillerets, auxquels l’idée du mariage
ne vient que par la suite ; encore leur est-elle en général soufflée du dehors ;
ainsi, par Hermès à Trygée :
« Va donc, à ces conditions prends pour femme
Opôra que voici ; puis, habitant avec elle
aux champs, fais-toi des raisins ».
(Pax 706-708)
Que reste-t‑il aux femmes d’Athènes dès lors qu’elles n’apparaissent pas
sur la scène ? Les apparitions fugitives dans le discours des hommes, à titre de
conjointes (πλᾶτις : Ach. 132) effacées : femme de Dicéopolis, invitée à contem-
pler son époux du haut de la maison, épouse générique du chœur de la Paix dont
le mari, pendant qu’elle prend un bain, « baise la Thratta », et toutes ces épouses
sans nom ni profil, évoquées au passage lorsque les hommes pensent à leur oikia
– celle que le parent d’Euripide veut aller rejoindre s’il parvient à fuir (Thesm.
1020 ; 1206) et toutes celles que les maris n’évoquent que flanquées de leur
progéniture dans la formule récurrente « moi-même, ma femme et mes petits
enfants » (Ach. 131-132 ; Plu. 614-615, 639, 1103-1104). Que cette formule soit
utilisée par Eschyle, imaginant la pesée sur la balance d’Euripide « lui-même,
ses petits enfants, sa femme et… ses livres » (Ran. 1407-1409), passe encore ;
mais lorsqu’elle est employée par Dionysos, dans le serment d’ivrogne qu’il
prête à Xanthias de lui abandonner définitivement la défroque d’Héraklès (Ran.
586-587), alors le rire éclate : dans cette version comique de « l’empereur, sa
femme et le petit prince », voilà que le libre dieu du théâtre oublie qu’il n’est
pas un Athénien moyen, prêt à jurer sur toute sa maisonnée – mais déjà, l’oubli
était le même pour Epops-Térée, lorsqu’il présentait Peisétairos et Euelpidès
comme « deux braves, parents de ma femme », comme si une sombre tragédie
ne le séparait pas à jamais de Proknè (Av. 367-368).

10. Allusion à la triple performance sexuelle comme preuve de virilité (J. Henderson, The Maculate
Muse [New Haven/London 1975], 121-122) ? Sans doute, mais trente fois en trente ans, ce n’est
pas un record, plutôt un démenti comique à la prétention de verdeur des vieillards aristophanesques.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 709

Avec ce milieu de vie qu’est le dème11 et, au moins jusqu’aux Oiseaux, la pré-
occupation de la politique athénienne en matière de guerre et de paix, le mariage
constitue donc l’horizon normal du citoyen de comédie, à cela près que, dans
sa version « petite-bourgeoise », il est toujours déjà donné, cependant que les
grands mariages comiques, tel celui de Peisétairos avec Basileia, apportent à
l’intrigue son couronnement. Mais, comme si les unions triomphales assuraient
à l’univers civique la dose d’imaginaire qui conforte son existence, lorsque les
comédies à femmes, qui ignorent ce type d’union, évoquent le mariage, il n’est
plus que le cadre du plaisir conjugal et la condition de l’identité féminine : si
la fin de Lysistrata reconstitue les couples légitimes, aucune union n’est plus
envisagée avec Diallagè et dans L’Assemblée des Femmes tout se renverse ou
se distend puisque le programme de Praxagora « atteint directement le mariage
qui n’a plus de raison d’être » et que l’union jubilatoire du vieillard rajeuni avec
la belle déité laisse place à celle, grinçante et stérile, de la vieille femme et du
jeune homme12 : incontestablement, la prise de parole des femmes d’Athènes va
de pair avec un changement de signe, voire de sens du mariage. Il est vrai que,
si les femmes aiment le plaisir pour lui-même, les hommes, ainsi que l­’atteste
peut-être leur juron par Déméter13, aiment le plaisir qui féconde.
Mais n’anticipons pas. On ne saurait quitter les comédies du début sans avoir
signalé un cas de mariage qui ne se conforme guère à la configuration jusqu’à
présent décrite : celui de Strepsiade qui, pour s’être déroulé hors intrigue dans
un passé déjà lointain, n’en est pas moins essentiel au déroulement des Nuées
et qui, pour être un « vrai » mariage avec une authentique femme d’Athènes,
n’en est pas moins déviant, tant par le statut social de l’épousée que parce qu’il
ouvre la comédie non sur un avenir riant, mais, d’entrée de jeu, sur un présent
de vicissitudes14.
Strepsiade, la nièce de Mégaklès : n’oublions pas ce couple mal assorti,
même s’il faut encore parler des unions radieuses dans la joie de la vie cham-
pêtre retrouvée.

Aux champs, femme ! Telle est l’invite de Trygée à Opôra (Pax 1329), sur
fond de prières pour la fécondité des épouses et la fertilité de la terre. Et tel était
déjà le programme que, pour clore les Cavaliers, le charcutier dictait à Dèmos.
Aux champs ? Parce que, loin de la ville, des démagogues et des syco-
phantes, la vie y est plus douce. Mais si la femme est bien, comme le veut la
tradition grecque la plus partagée, une terre à labourer15, une logique à peine
cachée exige que l’union finale ait son lieu et porte ses fruits aux champs, même
si, chez Aristophane, il est plutôt question de vignes et de figuiers (Pax 1337-
1338 ; 1350 ; Ach. 989-999) que de terre féconde. De fait, malgré le mauvais

11. Omniprésent dans les Acharniens, le dème est présent dans les Cavaliers, les Nuées, la Paix,
les Oiseaux et le Ploutos.
12. D. Auger, « Le théâtre d’Aristophane : le mythe, l’utopie et les femmes », in op. cit. (n. 2), 88
et 92, en a fait la juste remarque.
13. Juron quotidien ? ou juron comique ? La question est ouverte.
14. Comme l’a montré D. Ambrosino, « Aristoph. Nub. 46 s. (Il matrimonio di Strepsiade e la
democrazia ateniese) », in MCr 21/22 (1986/1987), 95-127.
15. D’où Lys. 1173, où, à la vue des charmes de Diallagè, l’Athénien parle d’« ôter ses vêtements
pour labourer en simple tunique ».
710 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

accueil réservé par Dicéopolis à un laboureur dans les Acharniens, le labour


et l’arboriculture ne s’opposent pas, mais ont partie liée dans leur commune
accointance avec la paix, la campagne et le plaisir16, et l’on a pu montrer que,
dans tous ces développements, les pratiques sexuelles se déchiffrent sous les
mots qui disent les activités agricoles17. Métaphores, donc, que tout cela ? Et
de surcroît banales, dit-on. Peut-être. À supposer que la formule institutionnelle
du mariage athénien, par quoi l’époux est invité à travailler la femme pour une
moisson d’enfants légitimes18, ait été entendue comme une métaphore ; or, si
la métaphore est avant tout, dans sa définition aristotélicienne, transfert d’un
domaine dans un autre, il n’est pas sûr qu’entre la femme et le champ, si fort cen-
sés participer l’un de l’autre, un écart suffisant ait été perçu. Faut-il pour autant
s’empresser de rabattre ce champ qu’est la femme sur celui qu’est la terre ? Pas
avant de s’être avisé que toujours c’est la femme qui doit aller vers la terre. Si
la paix se résume dans l’image de la gorge haletante des femmes qui courent
aux champs (Pax 536), c’est que la femme rejoint alors le lieu bien réel dont
son anatomie porte analogiquement l’inscription. Et emmener son épouse aux
champs, c’est là, pour un homme, réaliser pleinement sa virilité, en enracinant la
femme qui est sienne dans la terre qui lui appartient. Qu’à cette opération méto-
nymique, la femme perde toute autonomie n’est certes pas ce qui préoccupe le
héros comique. Ainsi se profile l’hypothèse que, pour conquérir une existence
de théâtre, la femme ferait mieux de ne pas partir aux champs. Mais patience !
C’est encore de l’homme qu’il est question : le citoyen athénien repart donc
pour la campagne, quittant la ville où les contraintes de la stratégie de Périclès
l’ont enfermé, après un exode qui, Thucydide (II 14-16) en témoigne, fut dou-
loureux. Et telle est la liberté dont la comédie dote ses héros que le déplace-
ment de l’ἄστυ vers ἀγρός, impossible aussi longtemps que les Péloponnésiens
tiennent l’Attique, s’opère sans plus de difficulté que cet autre voyage, à peine
plus irréel, qui mène Trygée de la terre au ciel et du ciel à la terre19.
Mais il faut savoir envisager en tous sens le lien de la femme et du champ :
quand la possession de la femme est acquise de longue date et n’annonce plus
aucun lendemain qui chante, alors l’épouse et le champ sont disjoints, et la ville
reprend tous ses droits. Les épouses y trouveront une audace nouvelle : à jamais
détachées de la terre, elles quitteront même le logis pour s’installer dans ­l’espace
public et, sans plus observer la réserve silencieuse des campagnardes, elles pren-
dront désormais la parole ; sans doute provoqueront-elles alors la méfiance des
paysans, qui ne sont plus leurs époux, seulement des campagnards. Mais le temps
de la campagne est passé et, dans les développements à double entente, l’équi-
tation – où elles excellent – remplacera le labour et l’arboriculture20.
Que l’on m’entende bien : ce qui ressemble à une parabole de type hésio-
dique est en réalité de part en part théâtre, réflexion théâtrale sur l’espace propre

16. Les laboureurs athéniens du chœur de la Paix sont des personnages éminemment positifs, ainsi
que les ξυγγέωργοι du Ploutos (223) ; Trygée lui-même parle de « remuer à la fourche sa petite
terre » (Pax 569-570).
17. Voir J. Taillardat, Les Images d’Aristophane (Paris 1962), p. 100 n 1, et J. Henderson, op. cit.
(n. 7), commentant la figure de Diallagè dans Lysistrata.
18. Ainsi que le rappelle H.-J. Newiger, art. cit. (n. 9), 225.
19. Sur la liberté de déplacement comique, voir D. Auger, art. cit. (n. 12), 79.
20. L’équitation : voir Lys. 676-679.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 711

à deux types essentiels de personnages comiques ou de choreutes de comédie,


et mise en action de ces types.
Encore une fois, revenons au mariage de Strepsiade. Son statut particulier
venait de ce qu’il conjoignait un paysan et une fille de la ville (ἄγροικος ὤν ἐξ
ἄστεως : Nub. 47), soit deux figures que la comédie présente comme incompa-
tibles ; et de fait, lors de la cérémonie du mariage, le paysan sentait bien, comme
il se doit, la campagne (Nub. 43-45, 50), mais, dans le « cortège » de l’épousée,
rien, ni les parfums, ni l’érotisme, ni l’artifice, ne prédisposait celle-ci à gagner
les champs. Par où il appert que l’homme n’est pas toujours culture ni la femme
nature et que, s’il nous faut comprendre pourquoi « le mythe de la femme »,
pour reprendre l’expression d’Edmond Lévy, « a remplacé celui du bon pay-
san »21, les femmes d’Athènes, moins « proches de la nature » que ce lecteur
ne le voudrait, pourraient bien nous réserver quelques surprises.
Soyons clairs : les femmes d’Athènes sont des citadines. C’est peut-être le
sens qu’il faut donner au titre d’ἀσταί22 que, dans la harangue qu’il leur adresse,
leur donne le parent d’Euripide (Thesm. 541) ; la chose est en tout cas évidente
dans Lysistrata : alors qu’un Dicéopolis haïssait la ville et n’avait d’yeux que pour
son champ, la paix et son dème (Ach. 32-33), la meneuse de jeu, en s’appuyant
sur les femmes de sa κώμη (Lys. 5), s’inscrit dans un espace urbain, réhabilitant
ainsi la ville au détriment des dèmes ruraux23 si prisés dans les premières comé-
dies, et il est vrai que les femmes d’Acharnes, dont Lysistrata escomptait qu’elles
arriveraient les premières (Lys. 61-63), déçoivent son attente. De même, dans
L’Assemblée des Femmes, on ne verra jamais ces « femmes de la campagne »
qui devaient aller directement à la Pnyx (Eccl. 280-282), et personne ne parlera
plus d’elles, mais, à vrai dire, dans son projet de gouvernement, Praxagora ne
pense qu’à l’ἀστυ, dont elle veut faire une seule demeure (Eccl. 673-675), et à
l’espace politique, qu’elle convertit en salle à manger collective.
Que faire de l’opposition entre la citadine et le campagnard ? Observer
d’abord que de bonnes raisons la fondent : les campagnards peuvent se faire
duper par les orateurs (Ach. 370-373), mais aux femmes d’Athènes on n’en conte
point, que, comme Lysistrata, elles jugent sévèrement les décisions de l’ekklè-
sia ou que, comme Praxagora, elles aient, en habitant la Pnyx, tout appris de
l’éloquence politique. Mais, parce que le campagnard qui se rend à l’assemblée
est un type comique bien connu, les femmes du chœur doivent, marchant vers
la Pnyx, « imiter la manière des campagnards » (τòν τρóπον μιμούμεναι / τòν
τῶν ἀγροίκων) qui, appuyés sur leurs bâtons, chantent un refrain de vieux (Eccl.
278-279 ; cf. 545). Ne négligeons pas cette indication scénique au plein cœur de
l’intrigue : stratège de ce chœur de femmes, Praxagora leur donne les conseils

21. E. Lévy, art. cit. (n. 5), 110 ; question reprise par M. La Matina, « Donne in Aristofane. Appunti
per una semiotica della esclusione », in Donna e società, a cura di J. Vibaek (Palermo 1987), 84.
22. ͗Aσταί : des citoyennes ? des femmes membres de la communauté (comme les métèques dans
Ach. 508) ? des citadines ? La question est difficile et sur ce mot, pourtant un hapax dans l’œuvre
d’Aristophane, les scholies sont muettes. Voir toutefois les remarques de C. Patterson sur les
occurrences du mot asté au ive siècle (« ATTIKAI : The Other Athenians », in Rescuing Creusa.
New Methodological Approaches to Women in Antiquity, ed. by M. Skinner = Helios 13, 2 [1986],
49-67, notamment 54).
23. Κώμη, quartier d’une ville ou dème urbain par opposition à δῆμος, dème rural : Isoc. Or. VII
(Areopag.) 46.
712 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

propres à la réussite du stratagème, mais ce stratagème en forme de mimèsis,


théâtre dans le théâtre, vise à faire prendre les femmes pour des paysans, cepen-
dant que, d’ores et déjà, la comédie a remplacé le type comique de l’ἄγροικος
par celui de la femme d’Athènes. De ce point de vue, de pure logique dramatur-
gique, il était impensable que des femmes de la campagne arrivent jamais sur la
scène, car, on l’a vu, comme femmes d’Athènes, celles-ci n’ont à proprement
parler pas d’existence théâtrale. Quant aux campagnards (οἱ ἐκ τῶν ἀγρών),
ils étaient venus comme à l’ordinaire, et le récit de Khrémès mentionne bien
qu’ils ont murmuré contre l’idée de confier la cité aux femmes, mais la majorité
(πλῆθος) était à la foule des cordonniers, entendons aux émules de Praxagora
(Eccl. 432-433). Bref, si les femmes d’Athènes se méfient des hommes de la
ville (Eccl. 299-300), les paysans se méfient instinctivement encore plus d’elles
et, citadines ou ἄγροικοι, les deux groupes s’excluent sans appel.
On l’aura compris, cet antagonisme n’est pas social – il l’était, mais n’était
déjà pas que cela dans le mariage de Strepsiade –, il n’est pas non plus histo-
rique – les femmes n’ont pas succédé aux campagnards dans la gestion de la
cité et rien ne dit que ces derniers aient jamais eu le poids que certains histo-
riens voudraient leur conférer dans la politique athénienne – ; il est d’abord et
avant tout théâtral, puissant ressort comique en ce qu’il affronte deux types de
personnages à la fois très bien dessinés et parfaitement incompatibles, puisque
tout oppose leurs comportements, leurs valeurs, leur vision de la sexualité, en
un mot les deux mondes qu’ils représentent. Les Nuées mariaient pour le pire
ces deux personnages, mais le héros ἄγροικος excluait par sa seule stature la
présence sur scène de son épouse la citadine – il n’y a pas, me semble-t‑il, à
chercher à cette absence d’autre raison que structurelle, même s’il faut mettre
l’anonymat de cette épouse au compte des convenances sociales que la comédie
accepte24. Les pièces à femmes marquent, si j’ose dire, le divorce définitif : les
maris des citadines ne sont évidemment pas des paysans et, comme Blépyros,
ils vivent du misthos ekklèsiastikos quand ils ne sont pas tout bonnements syco-
phantes (Eccl. 389-393, 439-440).
Un fragment d’Aristophane, cité par Sextus Empiricus, définit le style
« moyen » du citoyen (διάλεκτον… μέσην πόλεως) comme n’étant « ni élégant
et trop efféminé, ni vulgaire et un peu paysan »25. Tout en constatant que les per-
sonnages d’Aristophane pratiquent peu les deux idiomes extrêmes raillés par le
comique, K. J. Dover n’en estime pas moins que, dans ὑπαγροικοτέραν comme,
un siècle plus tard, dans l’ἀγροικία dont parle Théophraste, il y a sans doute
quelque chose de « la grossièreté spécifique de l’homme de la campagne »26.
J’aime, pour ma part, que le qualificatif d’ἀστεῑος soit associé à une certaine
féminité parce que, dans ce fragment, je vois la confirmation de ce que, flan-
quant de part et d’autre les μέσοι πόλεως, trop bien éduqués pour être comiques

24. Voir A. H. Sommerstein, « The Naming of Women in Greek and Roman Comedy », in Quaderni
di Storia 6 N° 11 (1980), 393-418.
25. Sur le fragment 685 K/706 KA, voir ici même les remarques de J. M. Bremer. Je ne crois pas,
comme J. Taillardat, op. cit. (n. 17), 12-14, que le sens « figuré » de ἀστεῖος et de ἄγροικος soit,
dans Aristophane, totalement indépendant du sens propre de ces adjectifs ; voir C. H. Whitman,
Aristophanes and the Comic Hero (Cambridge, Mass. 1964), 221 (traduction de Thesm. 160 :
ἀγρεῑος, par « countrified »).
26. K. J. Dover, « Linguaggio e caratteri aristofanei », in RCCM 18 (1976), 363.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 713

même si à la comédie ils donnent sa langue, les ἄγροικοι et les citadines sont
aptes à déclencher efficacement le rire.
Pourquoi les femmes après les paysans ou, du moins, en rivalité avec eux ?
Pour des raisons multiples à coup sûr, mais dont la plus importante est struc-
turelle, je veux dire théâtrale. Mais il en est d’autres, qui relèvent de l’analyse
que fait Aristophane du rapport entre les sexes dans la cité.

Le sexe de la politique

Donc, sorties de la maison où les maris aimeraient les claquemurer, voici


que les femmes d’Athènes s’installent dans l’espace public : qu’elles s’enfer-
ment dans l’Acropole ou dans le Thesmophoreion, qu’elles parcourent la Pnyx
à la recherche d’un ennemi du sexe opposé ou occupent l’Agora, elles tiennent
des lieux suffisamment civiques pour que les valeurs vacillent et que la langue
s’affole, les mots changeant à qui mieux mieux de genre.
Au principe, il y a, bien sûr, la substitution de γυνή à ἀνήρ comme source
de toute valeur27 ; s’ensuit la fabrication de toute une série de féminins prê-
tant à rire parce qu’ils rendent soudain insolites des substantifs qui, par défi-
nition, n’ont de sens et d’existence qu’au masculin. Il y a donc κωμῆτις, qui
ne se rencontre qu’au vers 5 de Lysistrata et dans un fragment d’Aristophane,
et puis, dans la foulée, δημότις, encore dans Lysistrata, lorsque le demi-chœur
des femmes vole au secours de ses « codémotesses » (332-333)28. Voilà pour le
cadre de vie et l’identité. Du côté des fonctions officielles, le rire monte d’un ton,
avec l’archère scythe (Σκύθαινα : Lys. 184) et la femme héraut, la κηρύκαινα
(Eccl. 713). Mais rien ne vaut la στρατηγίς (Eccl. 835, 870) : tel est en effet le
titre de Praxagora, magistrate essentielle de la cité rénovée29.
Au point où nous en sommes, pourquoi ne rencontrerions-nous pas de
« citoyennes » ? De fait, avant de conquérir son droit de cité dans les inscrip-
tions de l’époque hellénistique, le mot πολῑτις apparaît bien çà et là dans la
langue des écrivains classiques, de Sophocle au Platon des Lois et à l’Aristote
de la Politique en passant par certains plaidoyers de Démosthène30, et on le
trouve dans les deux arguments de Lysistrata ; mais il n’en est pas d’exemple
chez Aristophane, comme si c’était pousser trop loin l’audace, et il faudra se
contenter, dans les Thesmophories, de l’unique occurrence de ἀστή au plu-
riel (541), où le sens de « citoyenne » n’est même pas assuré face à celui de
« citadine ».

27. Lys. 145 ; voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna (Paris 1981), 158, et les remarques de
J. Henderson, op. cit. (n. 7), ad loc.
28. Les femmes ne se rattachent à un dème que par l’intermédiaire de leur époux ou de leur père, mais,
chez Aristophane, les habitants d’Anagyronte ont un démotique (Lys. 67). Dans les Thesmophories
(897), la gardienne du parent, respectueuse des normes, se désigne normalement comme Kritylla,
fille d’Antithéos de Gargettos.
29. Phérécrate (inc. fab. fr. 235 K/269 KA) emploie aussi ce mot. On notera que les νεώταται
(Eccl. 845) sur qui veille la stratège ne sont pas « les plus jeunes filles », mais, en termes militaires,
les filles des deux plus jeunes classes d’âge (sur le modèle des νεώτατοι).
30. Sur la πολīτις chez Démosthène, voir C. Mossé & R. di Donato, « Status e/o funzione. Aspetti
della condizione della donna-cittadina nelle orazioni civili di Demostene », in Quaderni di Storia 9,
n° 17 (1983), 151 sqq.
714 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

J’ai réservé pour la fin le cas qui nous intéresse le plus directement, celui
des « femmes d’Athènes », qu’il serait si commode de pouvoir appeler les
« Athéniennes ». Mais il faut se rendre à l’évidence : le corpus aristophanesque
n’emploie pas l’appellation « à plaisanterie » d’Ἀθηναία comme nom de la
femme d’Athènes. Ce n’est pas que je tienne absolument à vérifier que, comme
je l’ai écrit un jour, « les Athéniennes n’existent pas »31. Car ce n’est pas tout à
fait exact, bien que les rares exemples attestés de ce mot constituent l’exception
qui confirme la règle : si l’on peut discuter la restitution épigraphique du nom
des « Athéniennes » dans telle inscription qui m’a récemment été objectée32, il
est hautement significatif pour l’objet « femmes d’Athènes chez Aristophane »
que cet introuvable nom d’Ἀθηναία fasse précisément son apparition dans la
langue des comiques, puisqu’on en a au moins un exemple du ve siècle dans
les Vieilles de Phérécrate, dont un fragment évoque « les Athéniennes et leurs
alliées »33. Mais, d’Ἀθηναία comme nom de la femme d’Athènes, Aristophane
ne fait aucun usage et, chez lui, cette forme, employée comme par prédilec-
tion pour nommer Athéna, ne désigne que la déesse, par quatre fois (Eq. 763 ;
Pax 271 ; Av. 828, 1653). Serait-ce que, renonçant sur ce point essentiel aux
armes de la comédie, Aristophane admettait l’impossibilité quasi religieuse de
donner aux femmes d’Athènes un nom qui est celui de la divinité poliade34 ?
Ou avait-il de tout autres raisons ?
Faute de pouvoir trancher, on se contentera de tenir pour acquis qu’Aristophane
a volontairement évité ce féminin-là. Mais cette abstention n’est pas sans profit,
car la dissymétrie entre les Athéniens et celles que, dans les Thesmophories, il
appelle tout simplement « les femmes » – le peuple des Athéniens et le « peuple
des femmes »35 – n’en est que plus saisissante, dans des développements où la
symétrisation semble pourtant de rigueur (Thesm. 331-334, 347). Il n’y a pas,
il n’y aura pas de syntagme conjoignant aux Athéniens les Athéniennes, peut-
être parce qu’Aristophane entend moins souligner l’intégration des femmes
dans la cité (effective, comme on le sait, sur le terrain des pratiques religieuses)
que jouer de l’asymétrie : il n’y a pas d’Athéniennes, parce que les femmes,
comme des étrangers, se reconnaissent un proxène en la personne de l’inverti
Clisthène36. D’où le rire assuré, au théâtre, lorsque les citoyens d’Athènes au

31. Op. cit. (n. 27), 124-132. Voir maintenant C. Patterson, art. cit. (n. 22), dont, sur certains points,
les conclusions divergent moins des miennes que l’auteur ne semble le penser.
32. Par M. Detienne, dans M. Detienne et G. Sissa, La Vie quotidienne des dieux grecs (Paris 1989),
240 ; voir ma réponse dans la Postface à la nouvelle édition (1990) des Enfants d’Athéna, p. 266.
C. Patterson, art. cit., 53, accepte également la restitution épigraphique, qui constitue dans son
dossier le seul exemple du nom Athènaia appliqué aux femmes d’Athènes.
33. Pherecr. Graes fr. 34 K / 39 KA. Autres exemples, également cités par la Suda, s.v. Ἀθηναίας :
Philémon, Pterygion fr. 66 K/69 KA, ainsi que Kantharos dans son Térée (fr. 5 K/KA) et Diphilos
(Amastris fr. 10 K/KA), qui faisait de la fille de Thémistocle une « Athénienne étrangère ». Tous
ces auteurs sont des comiques, ce qui n’est pas un hasard.
34. Selon la Suda, s.v. Ἀθηναίας, Métakleidès justifie l’évitement de l’appellation d’Ἀθηναῖαι par
la honte que les femmes mariées infligeraient à la déesse vierge en portant le même nom qu’elle, et
tous ceux qui disent qu’il ne faut pas désigner par Ἀθηναίας les femmes d’Athènes (τὰς Ἀττικάς)
invoquent aussi l’homonymie avec la déesse.
35. Voir N. Loraux, op. cit. (n. 27), 126-127 et 163-164.
36. La remarque en a été faite par S. Saïd, « L’Assemblée des Femmes : les femmes, l’écono-
mie et la politique », in op. cit. (n. 2), 35 et n. 15. Le mot de « proxène » gêne le scholiaste des
Thesmophories, qui le glose en προστάτης, préférant, à tout prendre, traiter les femmes comme
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 715

spectacle entendent le libellé du décret que brandit la vieille de L’Assemblée


des Femmes :
ἔδοξε ταῖς γυναιξίν (Eccl. 1015).
Voici que la politique des femmes se profile à l’horizon de ce parcours.
Mais on ne clora pas le chapitre des féminins incongrus sans observer que,
bien avant les comédies à femmes, le renversement des genres avait déjà atteint
des noms propres d’ἄνδρες, soudain déclinés au féminin : il en va ainsi, dans
les Cavaliers (969), de Σμικύθη où les Athéniens reconnaissaient sans hésiter
­l’efféminé Smikythos et, dans les Nuées, l’opération culmine avec la leçon de
grammaire que Socrate assène à Strepsiade au sujet du masculin et du féminin
et où il s’avère qu’il ne faut pas dire Kleonymos, puisque le porteur de ce nom
est un lâche, mais Κλεωνύμη et qu’Amynias doit en réalité être nommé Ἀμυνία,
comme la femme qu’il est (Nub. 680, 691). Dira-t‑on que, Socrate étant un ori-
ginal, ses fantaisies ne prêtent pas à conséquence ? Le démenti est tout prêt dans
la comédie, puisque le rustre Strepsiade acquiesce sans difficulté, et c’est alors
que d’autres exemples viennent à l’esprit. On se rappelle que Cléon n’était dit
βέλτιστος ἀνήρ qu’après Lysiklès, autre démagogue au nom duquel étaient acco-
lés – rencontre plus étonnante – ceux de deux courtisanes Kynna et Salabakkhô
(Eq. 765)37. Mais le phénomène dépasse de beaucoup Cléon, si honni soit-il.
Les raisons n’en sont certes pas linguistiques, mais sociales ou, plus exac-
tement, socio-sexuelles. D’après Lysistrata, les hommes eux-mêmes vont dans
les rues d’Athènes, disant publiquement : « Il n’y a pas un homme dans ce
pays » (Lys. 524), et Athéna en personne semble, dans les Oiseaux, présider à
ce monde troublé, ce qui est plus inquiétant. D’où la question :
Comment pourrait donc être bien ordonnée une cité
où un dieu née femme se dresse,
portant l’armure complète, et Clisthène une navette ?
(Av. 829-831)
Lorsque les ἄνδρες ne sont pas introuvables, ils se laissent classer en une
multitude de sous-catégories (Pax 50-53), sans doute risibles, mais dont la pro-
lifération signale que la catégorie d’homme vraiment homme est pour le moins
problématique, avec une tendance marquée vers le diminutif :
Des hommes de chez nous – je ne dis pas la cité

mais de misérables petits hommes…
(Ach. 515-519)
Bref, s’il n’y a plus d’hommes dignes de ce nom, c’est, disait déjà Dicéopolis,
que les Athéniens ne considèrent plus comme ἄνδρες que les prostitués et
les invertis (Ach. 79). Ou, plus exactement : c’est qu’Aristophane considère
comme tels tous leurs orateurs et leurs hommes politiques. On se rappelle
­l’affirmation des Nuées, qui signe la défaite du Discours juste : tous « large-cul »

des métèques que comme des étrangers (ères). De fait, Clisthène mettra celles-ci en rapport avec
la Boulè (Thesm. 654, 943).
37. Voir Eq. 392 : Cléon « se fait passer pour un ἀνήρ ».
716 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

(εὐρυπρωκτοί), les synégores, les tragiques, les orateurs, sans en excepter les
spectateurs du théâtre. À commencer, car ce sont ceux-là surtout qui sont visés,
par les chefs que le peuple s’est choisis, tous dénoncés comme homosexuels pas-
sifs : les Agyrrhios, les Androklès, les Cléons – j’en passe, et des meilleures38.
De là à affirmer explicitement que les démagogues sont des femmes, il
y a encore un pas, qui sera franchi dans L’Assemblée des Femmes39, lorsque
Praxagora déclare qu’Agyrrhios – l’inventeur du misthos ekklèsiastikos – ne
fait illusion que parce qu’il porte la barbe d’un autre, car « auparavant, il était
femme » (Eccl. 102-104) ; si l’on ajoute que, pour être habile orateur, il convient
de « se faire secouer », rien n’empêche plus vraiment de s’adresser à l’assem-
blée des ἄνδρες sur le mode du ὧ γυναῑκες (Eccl. 165-168). Sans doute les
indices d’une féminisation de l’homme politique pouvaient-ils déjà être décelés
çà et là, s’accumulant tout particulièrement autour de Cléon40, mais, en faisant
de l’assemblée des Athéniens une assemblée de femmes – Ἐκκλησιάζουσαι –,
Aristophane retrouve une très ancienne tradition d’invective où l’on déprécie au
féminin : ainsi, dans l’Iliade (VII 96), pour piquer au vif les Achéens, Ménélas
les traitait d’Achéennes. À cela près que la visée n’est plus la même, puisque
l’injure cherche moins à provoquer un sursaut de courage, comme dans l’épo-
pée41, qu’à réjouir un public prêt à tout accepter de la comédie, genre qui manie
institutionnellement le blâme au service du rire.
D’où le raisonnement des femmes d’Athènes : puisque les hommes sont des
femmes, alors, comme femmes, les femmes valent par définition mieux que les
hommes, et il faut leur confier les affaires de la cité. « Remède de Gribouille »42,
à coup sûr, mais la cohérence de la déduction est imparable.

Voilà donc les femmes à la tête de la cité. Existe-t‑il pour autant, l’instant
d’une fiction comique, quelque chose comme une politique des femmes ? On sait
que la réponse est négative, et il a été mainte fois montré que L’Assemblée des
Femmes est, dans le corpus aristophanesque, la pointe extrême de la dépolitisation.
Résumons l’essentiel : l’ekklèsia, qui pourtant donne son titre à la pièce,
semble bien disparaître du projet de Praxagora pour la cité, où le maître mot est
désormais « consommation » généralisée et, sans plus s’occuper de délibérations
ni de votes, les femmes qui, dans Lysistrata (260), étaient « nourries » à ne rien
faire, nourrissent désormais les hommes (Eccl. 599), destinataires du nouveau
système, destinataires du nouveau système, mais destinataires passifs méritant
le nom d’ἀστοί (Eccl. 834-837) et non celui de πολῖται. Et tout cela se passe

38. Cf. J. Henderson, op. cit. (n. 10), 210. Inversement, en leur virilité, les chefs regrettés du temps
passé méritent l’appellation de « culs noirs ».
39. S. Saïd, art. cit. (n. 36), 35, a vu la chose, sans toutefois marquer suffisamment la différence
entre la femme et l’efféminé.
40. Voir J. Taillardat, op. cit. (n. 17), 402 : Cléon, « mère » du dèmos sur le mode homérique et
« femme » qui enfantera un lion.
41. Sur la fonction exhortative de l’injure homérique, voir L. Slatkin, « Les amis mortels », in
L’Ecrit du temps 19 (1988), 119-132. On notera que l’appellation infamante d’Ἀχαιῖδες est apparue
une première fois dans l’épopée au nombre des injures que déverse Thersite (Il. II 235) ; mais la
tirade de Ménélas est, du point de vue du féminin, plus complète.
42. S. Saïd, art. cit. (n. 36), 36.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 717

dans un espace civique qui n’en est plus un, la cité se « défaisant »43 à grande
vitesse, en proie à une décrépitude qui atteint le corps civique tout comme le
corps féminin44. Désormais, pour appliquer à L’Assemblée des Femmes ce que
Danièle Auger écrit des Oiseaux, « l’utopie, au lieu de remonter le temps de la
dégradation, le suit ou le précède »45. On ne sait peut-être pas où va la cité, mais
on y va, et d’un bon pas, ce qu’exprime sans doute la récurrence des verbes de
la marche, et tout spécialement de βαδίζειν, dans cette comédie46.
Devrons-nous pour autant parler de critique des femmes, voire de misogynie ?
Ce serait oublier encore une fois que nous sommes au théâtre et que « la mise
en scène des femmes sert de révélateur ». Sans aller jusqu’à affirmer que « les
femmes y sont métaphoriques », j’acquiesce à l’idée que c’est « l’être citoyen
défaillant » qui est d’abord visé47, les femmes étant, dans une logique comique,
des candidates très appropriées à l’occupation du vide civique.
Il est un autre mot dont il faut, je crois, faire justice : celui de gynécocra-
tie, employé par bien des commentateurs à propos des comédies à femmes
d’Aristophane, et notamment de L’Assemblée des Femmes48. Pour employer ce
terme avec pertinence, il faudrait que les femmes soient créditées d’un pouvoir
absolu, voire tyrannique – ce que dit à peu près le mot κράτος dans ses connota-
tions négatives49. Or le pouvoir de Praxagora n’est pas une fois désigné comme
κράτος, mais, à plusieurs reprises, comme une ἀρχή (Eccl. 517, 714-715, 985) :
ἀρχή est, dans les cités, la désignation générique de l’autorité et, en tant que
stratège, c’est une magistrature (ἀρχή) qu’exerce Praxagora. On trouve bien le
mot κράτος dans les Thesmophories, mais il n’est employé, et avec solennité,
que dans l’invocation du chœur à Pallas, « qui possède notre cité où elle détient
visiblement le pouvoir » (Thesm. 1140-1142 ; cf. 317), Pallas dont il est encore
précisé qu’elle hait les tyrans. Jusque-là, point de gynécocratie, si ce n’est divine.
Trouverons-nous plus à nous satisfaire dans Lysistrata ? C’est en réa-
lité, on l’a vu, de tyrannie et non de κράτος que les vieillards soupçonnent la
meneuse et ses troupes, non sans pertinence puisque l’occupation par force
de l’acropole d’une cité est acte éminemment tyrannique. De fait, la référence
aux Lemniennes, parfois dissimulées derrière les Amazones, est sans doute,
comme l’a montré Richard Martin, l’un des sous-textes les plus riches de

43. Le mot est de D. Auger, art. cit. (n. 12), 91, dans un développement sur « l’économie sans
échange » des femmes dans la pièce.
44. Si, au v. 175, on accepte la correction σαπέντα πράγματα, la correspondance est parfaite avec
la σαπρὰ γυνή de la fin (Eccl. 884, 926, 1098).
45. D. Auger, art. cit. (n. 12), 87-88.
46. Vingt-deux occurrences de βαδίζειν, sept de ἐμβάς (la chaussure de l’homme). On va : à l’assem­
blée, les uns vers les autres, au banquet, à une femme, et c’est encore ce verbe qui dénote le transit
de l’étron de Blépyros. Comment expliquer cette insistance ? Par un jeu de mots βαδίζειν / βαίνειν
/ ἐμβάς, à coup sûr : voir Eccl. 478 et 505. Par une plaisanterie sur l’habitude féminine de lever
les jambes (263-267, 1167) ? Sans doute aussi par un jeu de mots généralisé sur une expression
comme χωρεῑ τὰ πράγματα (J. Taillardat, op. cit., 383).
47. Citations de D. Auger, art. cit. (n. 12), 95-96.
48. Voir par exemple le commentaire introductif de Th. Kock aux fragments de la Tyrannis de
Phérécrate (CAF I p. 186). S. Saïd, art. cit. (n. 36), prononce le mot, p. 33, mais constate qu’il est
peu pertinent (p. 45, 46).
49. Dans une étude très citée, P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir (Paris 1981), emploie le mot
avec précision et note qu’il a été utilisé à propos de Lemnos (p. 272 n. 20).
718 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

Lysistrata, et l’on sait que plus d’un comique a écrit des Lemniennes, à com-
mencer par Aristophane50. Mais Lysistrata ne se laisse nullement réduire à une
quelconque comédie lemnienne, ne serait-ce que par la place occupée dans
cette pièce par l’Acropole d’Athènes, et les mythes de référence y passent au
second plan, parce que les « Athéniennes » et le présent de la cité y occupent
tout le champ : lorsque, plaignant les jeunes filles que la guerre prive de maris,
Lysistrata s’écrie que « la saison d’une femme est courte » (Lys. 596), n’est-ce
pas là façon de souligner que ; dans une cité où le temps de l’histoire s’accé-
lère dangereusement, les femmes constituent hic et nunc de très convaincants
protagonistes de comédie ?

Ce n’est donc point une gynécocratie que les femmes d’Athènes instaurent
dans les trois comédies qui nous intéressent. Et, si ce n’est même pas une poli-
tique, la raison en est, pour Aristophane, … qu’elles sont femmes. Sans doute
constituent-elles un groupe très solidaire51, ainsi qu’elles le prouvent dans
les Thesmophories, où une seule intervention favorable à Euripide suffit à les
plonger dans la stupeur et l’indignation (Thesm. 520-521), tout comme dans
Lysistrata, où l’on a pu montrer qu’un lien structurel particulièrement étroit
unit les femmes du chœur et les compagnes de la protagoniste qui, « plus que
dans toute autre comédie, remplissent une fonction quasi chorale de représen-
tantes de la collectivité »52 ; mais, dans L’Assemblée des Femmes, il suffit qu’un
beau jeune homme passe par là pour que la rivalité détruise cette entente : ainsi
la jeune fille traite la première vieille de σαπρά (« putréfiée »), empruntant au
discours masculin ce qualificatif particulièrement injurieux53. Toute solidarité
a ses limites, mais celle des femmes comiques ne vaut à l’évidence pas celle
des chœurs féminins de tragédie.
Quant au logos qui leur permettrait de mener à bien une politique, il est,
dans la comédie, tout aussi limité. Ce n’est pas que les femmes n’aient de
­l’esprit – elles en ont, dotées comme elles disent l’être de νοῡς καί φρένες
(Lys. 432 ; Thesm. 437, 463-464 ; Eccl. 571-572), et elles apparaissent souvent
comme plus sensées que les hommes qui leur font face. Mais, en ce qui concerne
la rhétorique nécessaire à tout politicien, c’est une autre histoire. Disons qu’elles
en ont, mais… Lysistrata en a, qui développe un long discours sur les vertus
de la réconciliation entre les peuples, mais… la plastique de Diallagè, présente
aux côtés de l’oratrice, monopolise toute l’attention de ses auditeurs, et c’est à
peine si l’Athénien et le Spartiate peuvent, jusque dans leurs revendications ter-
ritoriales, parler d’autre chose que du devant et du derrière de la belle fille54. Le
chœur des Thesmophories en a, qui, pour montrer que les femmes valent beau-
coup plus que les hommes, fait l’analyse de quelques noms très parlants : c’est

50. R. Martin, art. cit. (n. 4).


51. Voir les remarques de J. Henderson, op. cit. (n. 3), 113, sur les femmes plus solidaires entre
générations que ne le sont les hommes.
52. Citation de M. P. Funaioli, « “Nomi parlanti” nella Lysistrata », in MCr 19/20 (1984/1985), 113 ;
sur les noms des choreutes en consonance avec ceux de Lysistrata et de ses proches : ibid., 117-119.
53. Eccl. 884 et 926 ; σαπρά adressé par les hommes à une vieille femme : Lys. 378, Thesm. 1024-
1025, Eccl. 1098, Plu. 1035.
54. Lys. 1136, 1148, 1157, 1158 ; voir les remarques de M. Rosellini, « Lysistrata : une mise en
scène de la féminité », in op. cit. (n. 2), 20, et J. Henderson, op. cit. (n. 7), ad. loc.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 719

là manifester une belle maîtrise de la mimèsis55 ; mais, outre que ce dévelop-


pement réduit l’être féminin à un nom tandis que les ἄνδρες, avec leur histoire,
sont au cœur de la cité, cette rhétorique n’est nullement à l’abri de l’erreur : en
effet, glisser dans cette liste le nom de Salabakkhô la courtisane, qui n’est riche
que de l’expérience des hommes – et les spectateurs de rire très fort – est sans
doute une façon de suggérer que tous les chefs du peuple comme Cléophon sont
des prostituées56, mais cela revient à rompre la logique du discours. On notera
enfin que, dans cette pièce où, tout au long de l’ekklèsia tenue par les femmes
au sujet d’Euripide, il n’est question que de parole et de discours, il est, si l’on
excepte celui des femmes d’Athènes, un seul nom qui n’ait pas de féminin, celui
de ῥήτωρ (orateur)57, et c’est emportée par mon élan que j’ai tout à l’heure parlé
de l’oratrice Lysistrata. Ce que confirme encore Praxagora lorsque, entrepre-
nant d’exposer son plan à Blépyros et Khrémès, elle demande que personne ne
contredise ni n’interrompe l’exposant (τοῡ φράζοντος : Eccl. 589), qui n’est
autre qu’elle-même.
Si la féminisation des ἄνδρες entraîne tendanciellement la gestion de la cité
par les femmes, il s’avère donc que, même mués en femmes, les hommes conti-
nuent à détenir ce logos qui appartient en propre à l’homme grec en tant qu’il
est un être politique, et que les femmes ne sauraient s’approprier jusqu’au bout.
Point de vue d’homme ? Sans doute, et d’Athénien. D’homme athénien qui
s’adresse à des hommes athéniens pour qu’ils supportent de rire d’eux-mêmes en
riant des femmes d’Athènes. Si l’on examine de près ce que la comédie aristo-
phanesque suggère du dire des femmes, on constatera que, lorsque les hommes
y font référence à la parole féminie, en usant du verbe λαλεῖν, ils l’évaluent
plus qu’ils ne la désignent : et ce n’est déjà plus un dire, mais du bavardage.
De même, si le spectateur ne possède du discours de Praxagora devant l’ekklè-
sia qu’une esquisse préparatoire et un résumé en différé, ce n’est pas seulement
le fruit du hasard. Car, ce discours qui a emporté l’adhésion de la majorité, on
ne l’entendra pas : comme si l’on ne pouvait « reconstruire une rhétorique des
femmes [qu’] à condition que soit supprimée la performance »58.
Mais au fait, rirait-on des femmes si, sur la scène, elles ne contribuaient
elles-mêmes activement à cet état de choses ? Si elles n’avaient toujours déjà
intériorisé tout ce qui, dans la cité, se dit à leur sujet ? Comment, par exemple,
pourraient-elles mener à bien leur propre éloge59 quand il leur arrive, et plus
d’une fois, de reprendre ce que les hommes disent d’elles ? Cela donne des
déclarations comme : « Ce n’est pas pour rien que… » (« que les hommes nous

55. Comme le remarque F. I. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes’


Thesmophoriazousae », in Reflections of Women in Antiquity, ed. by H. P. Foley (New York,
1981), 169-217, article tout entier centré sur la question de la mimèsis.
56. Selon le scholiaste, Nausimakhè et Aristomakhè seraient elles-mêmes des courtisanes ; mais il
se peut qu’il y ait là une généralisation à partir du cas de Salabakkhô, et un seul « couac » est sans
doute plus drôle qu’une série répétitive de fausses notes.
57. Aux vers 292 et 382, le parent, déguisé en femme, parle, au masculin, des orateurs. Lapsus
d’homme ? Peut-être pas seulement. En 375, la phraséologie du décret (εἶπε Σωστράτη…) évite
de donner un féminin à ῥήτωρ.
58. Ces deux remarques sont faites par M. La Matina, art. cit. (n. 21), 87-88 (à propos de Lys. 356,
442 et 626-627) et 89 (à propos de Eccl.).
59. En cela, elles sont moins conséquentes que les femmes d’Euripide, celles par exemple du chœur
de Médée ou d’Ion.
720 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

accablent à chaque fois de tous les maux, car ils nous surprennent à accomplir
de terribles forfaits » : Aiolosikôn, fr. 10 K / 9 KA ; « que les tragédies sont
faites à partir de nous » : Lys. 137-138). Ou encore, de la part des chœurs fémi-
nins, des précautions inattendues :
Si je suis née femme, ne m’en veuillez pas
dès lors que mes propositions sont meilleures que la politique actuelle,
dit la coryphée de Lysistrata (649-650), comme si seule l’excellence pouvait
compenser la nature féminine, ce handicap. Et, dans les Thesmophories, la prière
du chœur aux dieux s’achève semblablement par un « bien que nous soyons des
femmes » (371). Aussi, dans la même comédie, n’est-on pas trop surpris de voir
la coryphée applaudir au discours du parent d’Euripide, provoquant une réac-
tion indignée au nom de la solidarité féminine (Thesm. 531-532)60.

Rapatrions donc une fois pour toutes les femmes d’Athènes dans la condi-
tion qui est la leur et qui est à la fois le seul rôle « politique » que la cité leur
assigne – celui de mères.
À s’en tenir aux déclarations des Thesmophories sur les honneurs qu’il fau-
drait accorder à la mère d’un bon citoyen et d’un ἀνήρ authentique (Thesm. 832-
845)61, à l’affirmation que les femmes paient leur quote-part sous forme d’un
impôt en hommes (Lys. 651)62 ou à l’idée que la cité doit être remise aux mères
parce qu’elles seules se préoccupent de sauver les soldats (Eccl. 233-235), on
estimerait volontiers, avec J. Henderson, que l’idéalisation de la maternité est
à sa place dans la comédie ancienne63.
Mais qu’on n’aille pas croire pour autant que la comédie se consacre à faire
l’éloge de la loi péricléenne en vertu de laquelle la mère (et non pas seulement
le père) doit être de souche athénienne ; tout au plus est-il rappelé à Héraklès
– qui n’est guère un Athénien ! – que, « né d’une femme étrangère » et donc
« bâtard », il ne saurait hériter de Zeus, naturalisé du coup athénien (Av. 1644-
1654) ; pour se vanter de sa double lignée, il n’y a, dans Aristophane, qu’une
femme du peuple – cela n’est peut-être pas sans intérêt –, la marchande dont
Philocléon ivre a fait tomber l’étal et qui décline fièrement son identité : Myrtia,
fille d’Ankylion et de Sôstratè (Vesp. 1396-1398). Car le modèle aristophanesque
de la maternité n’est pas seulement civique ou politique, mais aussi, et très tra-
ditionnellement, hésiodique, en ce que la bonne mère est celle qui enfante des
fils semblables à leur père.
Du moins la prégnance de ce modèle se laisse-t‑elle déduire, çà et là, de
telle allusion : ainsi Kleonymos, décidément, n’est pas fils de celui qu’il dit
son père (Pax 676) ; en revanche, lorsque la ressemblance est avérée, elle n’est

60. On ajoutera que, pour les femmes comme pour les hommes d’Athènes, la condition d’étrangère
est doublement dévaluée et suffit à expliquer la perversité d’une argumentation (Thesm. 522-523) ou
autorise à un comportement caricaturalement masculin (ainsi, Lysistrata et ses compagnes « palpant »
Lampitô ou parlant de sa beauté tout comme les héros comiques parlant de Diallagè ou de Theôria).
61. Le thème politique de la mère d’un bon fils constitue un écart par rapport à la signification de
la fête, tout entière centrée sur le couple de la mère et de la fille (mais cet écart est unique, κόρη
étant un signifiant récurrent dans les Thesmophories).
62. Voir N. Loraux, Les Mères en deuil (Paris 1990), 24-25.
63. J. Henderson, art. cit. (n. 3), 111.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 721

pas pour autant heureuse : trop semblables à leur père sont dans la Paix le fils
de Kléonymos et celui de Lamakhos, qui ne savent chanter, l’un que boucliers
abandonnés, l’autre que combats gémissants (1270-1304). Enfin, alors que
le fils hérite normalement du nom de son grand-père paternel, « comme qui
dirait Hipponikos, fils de Kallias et Kallias, fils d’Hipponikos » (Av. 282-283),
le nom de Phidippide résulte d’une négociation tendue entre Strepsiade et son
Alcméonide d’épouse qui veut un nom en -hippos : autant dire que le compro-
mis entre Pheidonidès, formé sur le nom du grand-père paternel, et ces noms
chevalins, sonne d’ores et déjà la défaite de Strepsiade, non seulement parce que
Phidippide, accomplissant le désir de sa mère, ne rêve que courses et chevaux et
ne fait rien comme son père (Nub. 62-74), mais parce que, dans les rites de nais-
sance et la pratique coutumière, il revient au père et au père seul de nommer son
fils. Le fils de Strepsiade tient donc de la mère et, par celle-ci, « de toute la lignée
des femmes de haut vol issues de Césyra » (Nub. 797-800). Ce qui n’est pas de
bon aloi dans une cité, où, somme toute, le citoyen n’a que des pères64. Encore
une fois le mariage de Strepsiade, décidément exemplaire, donne la mesure des
difficultés où la comédie trouve son matériau de prédilection. Suivons donc à
la trace le fils de mère dans le reste du corpus aristophanesque65.
Car le fils de mère est, bien avant les pièces à femmes, figure récurrente, nul-
lement positive d’ailleurs. La version la plus innocente en est le type comique
du niais, que l’on appelle « chéri à sa maman » parce que, comme les hommes
d’argent hésiodiques, il se cache dans les jupes de sa mère66 et, plaisamment,
la coryphée de Lysistrata traite son homologue masculin comme un petit gar-
çon, lui promettant, s’il met ses menaces à exécution, de répliquer de telle sorte
que sa mère ne le reconnaîtra pas quand il rentrera à la maison (Lys. 636). Tout
cela n’est pas bien méchant. Mais la raillerie devient plus percutante lorsqu’il
s’agit d’atteindre un homme à travers sa mère. Dire que l’autruche, Grande
Mère des dieux et des hommes, est Cybèle, mère de Kléokritos (Av. 876-877),
c’est insinuer, disent les scholies, que ce dernier est « étranger et de mauvaise
naissance » ou, plus probablement, efféminé. Affirmer que seuls les « fils de
Césyra » sont ambassadeurs (Ach. 614), ce propos a la généralité d’un cas sin-
gulier devenu proverbial. Mais, avec les attaques qui visent les démagogues à
travers leur mère, le jeu devient nettement plus cruel.
Soit le démagogue Hyperbolos, souvent attaqué directement par les
comiques67 ; dans la parabase des Nuées, Aristophane affirme se distinguer
de ses rivaux en ce que ceux-ci « ne cessent de dauber sur ce misérable et sur
sa mère », et il nomme Eupolis qui avait mis celle-ci en scène sous les traits
d’une vieille ivrognesse (Nub. 551-555) ; on mentionnera également les termes

64. Voir N. Loraux, op. cit. (n. 27), 128.


65. Ce thème, comme l’a fait remarquer E. Handley lors de la discussion, reparaît par la suite chez
Hérondas (Mim. I 50 : le soupirant peu recommandable est « fils de Matakinè, fille de Pataikion »).
66. Sur βλιττομάμμας (Nub. 1001) ; la prudence de J. Taillardat, op. cit. (n. 17), 257-258, est
peut-être excessive ; μαμμάκυθος (Ran. 990) : voir J. Taillardat, ibid., qui rappelle que deux
auteurs comiques avaient écrit une pièce ainsi intitulée. Les hommes d’argent : J.-C. Carrière,
op. cit. (n. 3), 96 et n. 36.
67. À commencer par Aristophane lui-même (Eq., Nub., Vesp., Pax) ; sur la pièce Hyperbolos, où
Platon le Comique accusait le démagogue, du fait de sa prononciation recherchée, d’être de naissance
étrangère, voir K. J. Dover, art. cit. (n. 26), 366.
722 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

élégants (σαπρά καὶ πᾱσι πóρνη καὶ κάπραινα) dans lesquels Hermippos s’achar-
nait contre elle dans les Vendeuses de pain – des marchandes, femmes de peu,
hautes en injures68. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’Aristophane s’en tien-
dra à cette belle réserve ; mais c’est au chœur des Thesmophories – des femmes
critiquant une femme, et dans une parabase d’où l’auteur est absent, la ruse est
bonne – que revient le soin de comparer la mère d’Hyperbolos, cette fois pré-
sentée comme usurière et jugée doublement à la qualité de son τόκος, à celle du
valeureux Lamakhos (Thesm. 840-845)69. Sans doute Aristophane manifeste-t‑il
plus de retenue que ses rivaux : l’attaque n’est pas grossière et, de Cléophon,
autre chef du peuple, il vitupérera seulement le parler « thrace » et « barbare »
(Ran. 680-682), sans mettre ouvertement en cause la mère de celui-ci, à qui
Platon le Comique faisait parler une langue barbare70. Mais il est vrai que, pour
Aristophane, le vrai fils de mère, inlassablement raillé à travers le métier de sa
génitrice, se nomme Euripide – rappelons-nous : les tragiques étaient aux côtés
des orateurs dans le recensement des efféminés par le discours injuste, et voilà
que ce voisinage se retrouve, entre Euripide et les démagogues.
La chose est bien connue : dès qu’il s’agit d’Euripide, sous prétexte que sa
mère aurait été marchande de légumes, les herbes abondent dans la comédie
aristophanesque71, et ce ne sont que remarques sur la (mauvaise) qualité de son
origine (Ran. 947) ou de son éducation (Thesm. 175)72 : ainsi l’accusatrice des
Thesmophories, déduisant de l’homme les traits de l’œuvre, va jusqu’à affirmer
que c’est pour avoir été lui-même élevé parmi les herbes sauvages q­ u’Euripide
attaque sauvagement les femmes (Thesm. 455-456)73.
Pourquoi toujours la mère d’Euripide, sans que jamais soit mentionné son
père, ni même qu’il ait un père ? Cette interrogation qui renaît à chaque nou-
velle lecture d’Aristophane, dès la première apparition du thème dans les
Acharniens (457), a déjà trouvé sa réponse dans les développements qui pré-
cèdent : parce qu’un fils de mère est une déviation vivante par rapport au fils
d’un père et que les mères de ces fils sont précisément des marchandes – à
peine des femmes d’Athènes, donc –, ce qui permet de s’en prendre au fils à
travers la mère. Mais, avec Euripide, Aristophane ne s’en tient pas à ce trai-
tement très généralement comique du thème de la mère ; car l’œuvre retient
son attention plus encore que l’homme et, de la filiation du tragique, il déduit

68. Sur le fragment d’Hermippos (Artopolides fr. 10 K/9 KA), voir J. Taillardat, op. cit. (n. 17),
236-237 (avec référence à Ran. 857). Sur marchandises et mères de démagogues, voir encore
J. Henderson, art. cit. (n. 3), 113, 121.
69. Le τόκος-intérêt est condamné dans le système des femmes, où l’argent est par définition
immobilisé ; le τόκος-rejeton se passe de commentaire. On s’étonnera toutefois que Lamakhos soit
devenu une référence ; il est vrai, comme l’observe le scholiaste, que celui-ci est mort en Sicile, il
y a quatre ans : n’y aurait-il plus de braves que morts ?
70. Schol. ad Ran. 679, avec les remarques de K. J. Dover, art. cit. (n. 26), 365-366.
71. Ach. 476-478 (Euripide tient le cerfeuil de sa mère ; cf. Eq. 19) ; Thesm. 910 (des plantes aro-
matiques glissées dans le texte d’Hélène ; le scholiaste, qui repère l’allusion, ne dit rien du cresson
du v. 616) ; Ran. 840 (Eschyle s’adresse à Euripide comme fils τῆς ἀρουραίας θεοῦ) ; Thesm.
386-387 (le fils de la marchande de légumes).
72. Pourtant l’éducation (παίδευσις) devrait renvoyer au père.
73. Il y a peut-être encore une allusion à Euripide dans le regard oblique de la marchande d’herbes
(Vesp. 496-499) : rappelons que le regard oblique caractérise les maris, de retour du théâtre où ils
ont entendu de l’Euripide.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 723

les caractéristiques de ses tragédies. De même que la « sauvagerie » d’Eu-


ripide était expliquée par son enfance sauvage, de même il faut comprendre
que, fils de mère, le tragique est préoccupé par tout ce qui concerne la mater-
nité74, au point de produire dans et par son théâtre des fils de mère. Dans les
Grenouilles, l’accusation est formulée explicitement : en mettant sur la scène
des femmes de mauvaise vie, Euripide a rempli la cité de sous-greffiers et de
bouffons (Ran. 1078-1088) – entendons : de fils de ces femmes d’Athènes qui,
parce qu’elles imitent trop bien les douteuses héroïnes du théâtre, n’ont pas
fait de leurs enfants des ἄνδρες dignes de ce nom. Et Aristophane a encore une
stratégie de réserve, qui consiste à détourner la tragédie euripidéenne au pro-
fit des filles de père ; c’est ainsi qu’il prête à Lysistrata les propos mêmes de
Mélanippe la Philosophe (« Je suis femme, il est vrai, mais j’ai de l’esprit »)
pour mieux en modifier le signe : alors que Mélanippe rattachait tout son savoir
à sa mère, Lysistrata se réclame d’une sagesse toute masculine, puisqu’elle la
tient de son père et d’hommes d’âge et, au contraire du chœur de Médée qui
proclamait l’existence d’une Muse des femmes, en affirmant qu’elle n’est pas
sans instruction (οὐ μεμούσωμαι κακῶϛ), l’héroïne, en vraie prêtresse d’Athéna,
se range en tout du côté de l’homme (Lys. 1124-1127).
Ainsi, des Nuées aux comédies à femmes, la figure de la mère s’est les-
tée d’une longue histoire dans l’œuvre d’Aristophane, et peu à peu chargée de
connotations rien moins que positives. Cette histoire culmine dans L’Assemblée
des Femmes où la communauté des femmes et des enfants devrait, nul « père »
ne pouvant plus reconnaître ses enfants (Eccl. 635-637), entraîner la disparition
de la fonction paternelle75. Resteront donc les mères, ou des mères car, avec
la prolifération des unions entre vieilles femmes et jeunes hommes, l­’inceste
se généralisera dans la cité (Eccl. 1040-1042 ; cf. Ran. 1193-1194), déjà affai-
blie par la toute-puissance de l’inquiétante et mortelle figure de la « mère-­
nourricière »76 subvenant jusqu’à satiété à l’appétit des hommes. Tout va bien,
mais rien ne va plus.
Quand le féminin prend la place du masculin, c’est qu’il est déjà trop tard :
la cité se défait, en un déclin dont Euripide, le fils de mère, est l’éponyme tra-
gique. Il est temps pour la comédie de recourir à un ressort toujours efficace en
mettant des femmes sur la scène. Mais, en substituant les femmes d’Athènes à
la généralité « femmes », Aristophane fait un pas de plus vers l’examen de la
relation, tout à la fois complémentaire et problématique, entre le théâtre et la cité.

Aristophane, Euripide et les Гυναικεῖα Δράματα

L’heure est venue, pour moi, de poser enfin la question que sans doute on
attendait : quels comptes Aristophane règle-t‑il donc avec Euripide pour lui
imputer ainsi, par la bouche d’Eschyle, la dégradation des mœurs civiques ?
Pour classique qu’elle soit, cette question est toujours ouverte, et a récemment

74. Aussi, en s’exclamant οἶον τò τεκεῖν (Lys. 884), Myrrhinè emploie comiquement une formule
euripidéenne ; voir aussi l’exclamation désespérée du fils d’un père maniaque du tribunal (Vesp. 312).
75. D. Auger, art. cit. (n. 12), 91 ; sur les ressemblances et les différences avec la République de
Platon, S. Saïd, art. cit. (n. 36), 49 sqq.
76. D. Auger, art. cit. (n. 12), 96.
724 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

encore été compliquée par l’intervention, dans le jeu des jugements critiques,
de voix qui se revendiquent comme féminines ou féministes. Tentons de démê-
ler cet écheveau.
À en croire Aristophane, tout un chacun, à commencer par le propre parent
d’Euripide, partage sur celui-ci l’opinion des femmes, qui voient en lui leur
calomniateur acharné (« Où ne nous a-t‑il pas calomniées, disent-elles, pour
peu qu’il y ait des spectateurs, des tragiques et des chœurs ? » : Thesm. 390-
391), et les vieillards de Lysistrata renchérissent sur ce point de vue, tenant
Euripide pour le plus sage des poètes parce qu’il a dénoncé l’imprudence de
l’espèce féminine (Lys. 368-369 ; cf. 283). Il est vrai que ces indications de
comédie ne nous donnent pas le point de vue de tous les Athéniens, seulement
celui des Athéniens de fiction, et encore moins celui des « vraies » femmes
d’Athènes. Et c’est plutôt l’opinion inverse qui prévaudrait aujourd’hui au
sujet d’Euripide, ainsi que l’atteste l’étude de Claire Nancy sur « Euripide et
le parti des femmes »77. Faut-il, dès lors, retourner l’Euripide aristophanesque,
décrété féministe d’honneur, contre Aristophane, déclaré calomniateur et des
femmes et, par la même occasion, d’Euripide, leur champion ? L’opération a
été tentée78, mais, relevant de la logique trop simple du retournement, elle ne
convainc pas vraiment parce qu’elle s’enferme dans la stratégie qu’elle entend
dénoncer : quelle langue parle-t‑on, sinon celle de la comédie dans son rap-
port vivant avec la poésie iambique79, lorsqu’on accuse Aristophane de calom-
nier Euripide ? Encore une fois, mieux vaut analyser précisément l’enjeu qui
dresse le comique contre le tragique et, après Froma Zeitlin, je l’analyserai dans
les Thesmophories, sans m’interdire toutefois le recours aux passages essen-
tiels des Grenouilles.
D’Aristophane à Euripide, le débat porte à l’évidence sur l’art, et les maîtres-
mots en sont mimèsis et réalité, sans qu’on puisse aisément déterminer, dans
l’expression « mimèsis de la réalité » sur lequel des deux termes il faut faire
porter l’accent80. La mimèsis de la réalité peut en effet être versée tout entière
à la rubrique « fiction » ou au chapitre de la réalité. C’est sur le terrain de la
seconde hypothèse que, dans les Grenouilles, s’affrontent Euripide et Eschyle,
le premier demandant si, oui ou non, Phèdre est une fiction, le second accor-
dant qu’elle est une réalité, mais une réalité que le poète se doit d’autant plus
de dissimuler (Ran. 1052-1054). Façon de condamner Euripide au silence,
puisque c’est à lui plus qu’à tout autre tragique que s’applique la remarque de
Lysistrata sur les tragédies construites à partir des femmes (Lys. 138). Aussi
l’argument central de la déposition de la plaignante dans les Thesmophories
– qu’Euripide montre des Mélanippes et des Phèdres, entendons des femmes
savantes et des débauchées, et jamais de Pénélopes parce qu’il ne veut rien
savoir de la σωφροσύνη féminine (Thesm. 545-548) – est pulvérisé sans diffi-
culté par un appel à la réalité :

77. C. Nancy, « Euripide et le parti des femmes », in QUCC N.S. 17 (1984), 111-136.
78. J. Assaël, « Misogynie et féminisme chez Aristophane et chez Euripide », in Pallas 32, (1985),
93 sqq.
79. Voir ici même l’étude d’E. Degani.
80. F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 175.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 725

…Tu ne pourrais pas citer


parmi les femmes d’aujourd’hui, une seule Pénélope. Toutes des Phèdres, sans
exception.
(Thesm. 549-550)
Ce serait donc la réalité qu’Euripide imite, ou, du moins, la réalité telle que
la comédie la construit dans ses propres catégories. Mais, plus grave encore,
de la réalité il donne un portrait trop parfaitement ressemblant dont les specta-
teurs – les ἄνδρες, seuls destinataires de la « leçon tragique » (Thesm. 399-400)
– feront usage, sitôt rentrés chez eux : et les ménages athéniens de trembler
sur leur fondement, au détriment des femmes (Thesm. 395-397). Bref, aux
hommes d’Athènes, Euripide apprend à regarder en face ce qui est, mais que
seule la comédie devrait montrer, parce que le rire, producteur d’écart, permet
de mieux négocier avec le réel. Ici pointe la vraie raison de la mise en accusa-
tion ­d’Euripide : ses tragédies font une concurrence déloyale à la comédie en
la dépassant même sur le terrain, supposé quotidien, de l’égalité de parole81.
Ainsi, à en croire l’Euripide des Grenouilles, dans ses tragédies « la femme
parlait tout comme l’esclave / et le maître et la jeune fille et la vieille femme »
(Ran. 949-950)82. Non seulement donc Euripide donne la parole à des person-
nages qui ressemblent beaucoup à ceux d’Aristophane, mais, en faisant par-
ler la παρθένος, le tragique franchit même les limites de la bienséance que la
comédie s’impose.
Au moins dira-t‑on, reprenant la liste qu’Eschyle dresse des « fautes »
­d’Euripide (Ran. 1078-1082), que la comédie aristophanesque, quand elle ne pré-
sente pas les personnages mêmes qu’elle reproche à Euripide – ainsi, l’entremet-
teuse –, ne cesse de discuter les situations euripidéennes : l’union de Makareus
avec sa sœur est à l’origine de la querelle entre Phidippide et Strépsiade et, dans
Lysistrata, une femme d’Athènes exprime son indignation à l’idée d’accoucher
dans un temple – mais, on le sait, c’est là pure invention, au service de sa soif
de plaisir. L’indignation ne serait-elle que le masque de la ressemblance ? Dans
les Thesmophories en tout cas, la prière initiale des femmes demandant que soit
protégée la femme qui suppose un enfant et que soit loyale la servante entremet-
teuse (Thesm. 339-341) suggère implicitement la vérité de tout ce que le parent
dénoncera chez les femmes et dont la représentation complaisante est moins le
fait d’Euripide que d’Aristophane83. À la limite, le comique n’attribue à la tra-
gédie euripidéenne ce qui est de son propre ressort que pour mieux garder les
frontières de la comédie là où elles sont le plus poreuses84.

81. Sur les représentations de la démocratie « au-delà d’elle-même », voir N. Loraux, « La démo-
cratie à l’épreuve de l’étranger », in Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ?,
éd. par R.-P. Droit (Paris 1991), 173-176. Au dossier présenté dans cette étude, il faut adjoindre
Ran. 949-952 (caractère « démocratique » de la tragédie euripidéenne).
82. On notera que l’esclave fait couple 1) avec la femme, selon une logique analysée par P. Vidal-
Naquet, op. cit. (n. 49), 267-288 ; 2) avec le maître, dont la présence inattendue est induite par
celle de l’esclave.
83. Oἰνοπότιδας (Thesm. 393) est moins euripidéen qu’aristophanesque. Sur le problème d’ensemble
de la stratégie aristophanesque, voir F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 174, et l’étude de J. Assaël (n. 78).
84. Voir le conseil de la fille de Trygée à son père, d’éviter de devenir tragédie en fournissant un
sujet à Euripide (Pax 146-148).
726 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

Avec les héroïnes d’Euripide, la complication est à son sommet. Selon le


parent, pour qui elle est le type même de la débauchée (Thesm. 153, 550), Phèdre
est à la fois la réalité même (« Toutes des Phèdres ! ») et malgré tout une fic-
tion inférieure à la réalité cette réalité que, même entre elles, les femmes, chez
Aristophane, ne veulent pas toujours reconnaître85. « S’il insulte Phèdre, plaide
le malheureux avocat, qu’est-ce que ça nous fait ? » : Thesm. 497-498 ; mais,
dans les Grenouilles, cette fiction a été productrice de réalité puisque, pour avoir
imité non pas, il est vrai, Phèdre mais Sthénébée, « de nobles épouses de nobles
maris » ont été déshonorées (Ran. 1049-1051). Or le personnage plus que tous
interdit de représentation est la femme amoureuse (γυνὴ ἐρῶσα) ­qu’Euripide a
régulièrement mise au centre d’une tragédie, cependant qu’Eschyle se vante de
n’en avoir pas inventé une seule (Ran. 1043-1044). Qu’il faille proscrire l’amou-
reuse de la mimèsis théâtrale, c’est aussi l’avis du parent dans les Thesmophories,
c’est enfin celui des femmes, et l’on sait que ce sera celui de Platon86. Mieux
vaut rire et traiter l’amour sur le seul versant du plaisir, voire de la débauche.
En d’autres termes, vive la comédie : l’Erôs invoqué par Lysistrata n’avait en
charge que la sexualité, non le sentiment (Lys. 551-554) et mieux vaut traiter
Phèdre comme une πόρνη et la Muse d’Euripide comme une joueuse de cas-
tagnettes ou une hétaïre experte en postures multiples (Ran. 1305-1308).
Désarmer le virtuellement dangereux : puisqu’il faut bien faire rire, telle est
la stratégie constante de la comédie. Ainsi, lorsque le chœur des Thesmophories
prononce des malédictions contre ceux qui révèleraient les ἀπόρρητα des femmes
(Thesm. 363-364), il s’agit simplement d’affaires privées peu édifiantes, à cacher
d’urgence aux maris et non, comme on s’y attendrait, au contenu de la cérémonie,
que pourtant Aristophane est censé révéler aux spectateurs87. Car ce qui, finale-
ment, sera révélé de la célébration se résume par deux fois à l’irrésistible ivro-
gnerie féminine : interrogé sur les rites de l’année précédente, le parent touche
juste aussi longtemps qu’il répond « Nous avons bu » (Thesm. 630-631) et la
κόρη dont, telle Déméter endeuillée, une dénommée Mika pleure la perte irré-
parable n’était qu’une outre pleine de vin.
Médiocres secrets, donc, que les ἀπόρρητα des femmes ? Ce n’est pas si
sûr dans les Thesmophories car telle est la configuration comique que, derrière
Déméter, que les femmes sont censées célébrer, se profile Dionysos88, dont le
signifiant comique porte la marque récurrente, sous la forme du nom Mανία89.
À ces deux grands dieux du panthéon olympien, j’ajouterai encore des divi-
nités de théâtre puisqu’une référence discrète, mais à mes yeux indubitable90,

85. Le seul tort du parent est d’avoir parlé κατὰ τò φανερόν (Thesm. 524-525).
86. Rep. III 395 e 1-2 : interdiction aux gardiens d’imiter une femme malade, amoureuse ou en couches.
87. Référence moins légère : Eccl. 442-443 ; sur Thesm. 363-364, voir F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55),
173, qui ne prend en compte que le côté sérieux, transgressif de l’affaire et de la comédie tout entière.
88. F. I. Zeitlin, art. cit., 195-198.
89. Thesm. 728, 739, 754, où Mania, nom d’esclave en tant que féminin de Manès (cf. Ran. 1345),
est sans doute dans un rapport de double entente avec le substantif μανία (Thesm. 680, 793) ; le
radical de μανία est encore présent dans Thesm. 196, 470, 561, 961. Dans le Ploutos, Pénia pourrait
être une héroïne de tragédie avec son regard μανικòν καὶ τραγῳδικόν (Plu. 424).
90. J’en veux pour preuves : 1) les torches, désignées comme λαμπάδες (Thesm. 655 ; cf. Aeschyl.
Eum. 1041-1042, et, sur les torches, J. Taillardat, op. cit., 212) ; 2) l’invocation des femmes aux
Moirai (Thesm. 700 ; voir A. Eum. 334, 392 et surtout 961-962) ; 3) le groupe dépareillé γυναιξὶ
καὶ βροτοῖς (Thesm. 683, où elles se substituent à πόλις [Eum. 524-525 : πόλις βροτῶν ὁμοί/ως]).
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 727

associe pour un temps les femmes du chœur aux Érinyes telle qu’Eschyle les
représenta. Je pense au moment où le chœur parcourt la Pnyx, à la recherche
d’un impie infiltré parmi les femmes : telles les Érinyes lancées sur les traces
d’Oreste, elles disent leur colère contre Euripide, l’homme qui ne croit pas aux
dieux, dont le parent, l’homme qui transgressa les ἱερά91, n’est qu’une émana-
tion. Et, à évoquer ainsi les Euménides, elles tissent encore plus étroitement les
liens, déjà bien établis dans la pièce, entre le culte, pour lequel elles sont réu-
nies, et la réflexion sur le théâtre, tragique aussi bien que comique.
Théâtre contre théâtre, donc. Eschyle contre Euripide, en creux dans les
Thesmophories, sur scène dans les Grenouilles. Ou, mieux, Aristophane/
Eschyle contre Euripide. Mais je ne dirai certes pas, comme Cedric Whitman à
propos des Thesmophories, que l’opposition est entre la comédie, par essence
« virile » et donc adonnée au vrai, et la tragédie qui, au mieux, serait une
« affaire hermaphrodite »92. Car si Euripide a vraiment féminisé la tragé-
die93, ­lorsqu’Aristophane exorcise toute ressemblance entre sa conception de
la comédie et la tragédie euripidéenne, c’est aux femmes et au féminin qu’il a
recours, dans une cité où les hommes, on l’a vu, ne sont plus au diapason de
ce qu’Eschyle exige de l’ἀνήρ.

L’attestent les mésaventures du parent d’Euripide qui a revêtu sans enthou-


siasme le vêtement des femmes, mais comprend finalement qu’il ne s’en tirera
qu’en appariant son discours avec son habit. L’imitation des rôles de héros
euripidéens ayant échoué, il lui faudra passer du masculin au féminin – et de
l’expédient à la mimèsis94. Certes, le dernier mot revient à la comédie, avec
ce déguisement de vieille femme qu’Euripide lui-même doit, pour finir, revê-
tir95, comme un tribut payé aux rôles féminins d’Aristophane. Mais seules la
tragédie euripidéenne et la théorie théâtrale d’Agathon (Thesm. 146-156) pou-
vaient fournir au comique le canevas approprié à une réflexion sur ses propres
γυναικεῖα δράματα96.
Car il semble bien que, dans ces « pièces à femmes », Aristophane ­s’efface
comme poète derrière ses personnages ou, du moins, renonce à s’adresser direc-
tement au public. La parabase n’est plus le lieu où le poète peut communi-
quer ses pensées au public : ou bien elle disparaît comme forme fixe – et c’est
Lysistrata, avec sa structure en deux demi-chœurs – ou elle est soumise à une
adaptation qui la modifie profondément, comme dans L’Assemblée des Femmes,
ou bien, si elle existe en tant que telle, ce n’est plus l’auteur qui s’y exprime,

91. Autres indices : Thesm. 663 (ἴχνευε καὶ μάτευε), 666 et 670 (les actes impies), 674 (σεβίζειν
δαίμονας) et 680 (μανίαις… παράκοπος) ; ce dernier mot n’est pas « une métaphore usée et d’origine
incertaine » (J. Taillardat, op. cit., 269), mais un terme employé par les Érinyes (Eum. 329). Enfin,
pour caractériser leur colère (Thesm. 466, 518), C. H. Whitman, sans proposer explicitement un
rapprochement, désigne les femmes comme « a pack of vengeful furies » (op. cit. [n. 25], 223-224).
Mais, dès Thesm. 224, le parent recherchait la protection des Semnai.
92. C. H. Whitman, ibid.
93. F. I. Zeitlin, « Playing the Other : Theater, Theatricality and the Feminine in Greek Drama »,
in Nothing to Do with Dionysos ? (Princeton 1990), 88.
94. Comme l’a bien vu F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 186.
95. F. I. Zeitlin, art. cit., 182.
96. La scholie à Thesm. 151 définit les γυναικεῑα δράματα comme des pièces dont le chœur est
fait de femmes.
728 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre

mais les femmes à leur propre sujet97. Phénomène remarquable autant que dif-
ficile à expliquer. Si le poète laisse parler les femmes, serait-ce que, compli-
quant l’échange, elles interceptent la communication entre hommes ? Ou parce
que la présence d’un chœur et de protagonistes féminins souligne suffisamment
la dimension fictive du théâtre ? Toujours est-il que voilà les spectateurs quasi-
ment livrés à eux-mêmes pour comprendre. Comme si le féminin était par soi
un opérateur d’intelligibilité théâtrale.
Étrange comédie que les Thesmophories où, à part l’archer scythe et le pry-
tane, tous les autres personnages portent ou auront porté des vêtements de femme,
que ce soit par nature, par inclination ou par force ; les femmes évidemment, le
parent d’Euripide dès qu’il s’est dévoué à ce dernier, Agathon et Clisthène par
conscience professionnelle ou par vocation, Euripide enfin pour que ­l’intrigue
puisse se clore. De la γυναίκισις (féminisation : Thesm. 863) sur scène du vieil-
lard barbu dont les spectateurs ont eu tout loisir de compter les étapes, à l’al-
lure d’Agathon, cet oxymoron sexuel, ou de Clisthène, cette « femme », nul
doute que, théâtralement, le port du vêtement ait présenté d’importantes diffé-
rences de crédibilité, l’un revêtant pour la première fois ce qui, chez les autres,
est une seconde nature. Or il est remarquable que ni le travestissement visuel98
ni le déguisement de la voix99 n’aient été perceptibles aux femmes ; non seu-
lement elles se trompent sur l’identité de Clisthène que, de loin, elles prennent
pour une des leurs (Thesm. 571-572), mais elles n’ont pas su identifier par elles-
mêmes l’imposture du parent d’Euripide, ce dont la coryphée s’étonne un peu
tard (Thesm. 589). D’où, pour le spectateur, un rire assuré devant les femmes
prises au piège de la mimèsis. Serait-ce qu’entre un ὥσπερ γυναῖκα (Thesm.
591), un efféminé et une femme, la différence s’annule pour elles ? Façon, peut-
être, de pénétrer dans le jeu même de la dramaturgie pour suggérer qu’entre
la nature et l’artifice, elles ne savent pas distinguer, parce qu’elles sont elles-
mêmes le produit d’une opération de théâtre qui, d’un acteur, a fait une femme.
C’est ici que la quintessence du théâtre – l’imitation parfaite – rejoint, en
un mouvement très aristophanesque, son degré zéro : l’artifice dévoilé comme
tel. Et l’on se rappelle à propos que les femmes d’Athènes ne sont ni des
Athéniennes ni des citoyennes. Tout simplement des rôles de femme, joués par
des citoyens d’Athènes.

97. De ce point de vue, on comparera la parabase des Thesmophories avec celle, plus conforme à
la norme, des Grenouilles.
98. Entre la femme et l’efféminé, la seule différence est-elle que l’une porte de faux seins et l’autre
pas (S. Saïd, art. cit. [n. 7], 230-231) ? C’est en fait le seul critère perceptible après coup par les
femmes ; nul doute que, comme l’a vu J. Henderson, op. cit. (n. 10), 219, l’habit féminin des
efféminés ne l’était en réalité pas au point de rendre leur sexe douteux aux yeux du public.
99. Le travestissement de la voix, difficile problème. Euripide conseille à son parent de γυναικίζειν
εὗ καὶ πιθανῶς (Thesm. 267-268) ; mais quelle différence d’élocution et de voix y avait-il entre un
acteur jouant un rôle d’efféminé et un acteur jouant un rôle d’homme déguisé en femme ? S. Saïd,
art. cit. (n. 7), 232, ne pose pas clairement le problème. Notons enfin que dans L’Assemblée des
Femmes le problème technique consistant à jouer un rôle de femme qui fait l’homme est évité,
puisque l’on n’assiste pas à l’assemblée.
ASPASIE, L’ÉTRANGÈRE, L’INTELLECTUELLE*

Aspasie : sans doute la plus célèbre de toutes les femmes grecques de l’époque
classique, parce qu’elle fut la compagne de Périclès, qui l’aimait, et la respectait.
Or, pendant quelque trente ans – disons : de 460 à 430, de la réforme ­d’Éphialte
(réforme démocratique, qui privait le conseil aristocratique de l’Aréopage d’une
partie de ses pouvoirs) au déclenchement de la guerre du Péloponnèse (opposant
le camp de Sparte à celui d’Athènes) –, trente ans qui ont valu au ve siècle avant
notre ère d’être désigné comme le « siècle de Périclès », il n’était pas à Athènes
d’Athénien plus puissant ou plus prestigieux que Périclès.
Avant de constater une fois de plus qu’il n’est pas de femme grecque qui
ne soit célèbre par les hommes ou, du moins, par un homme, il vaut la peine
d’apporter deux précisions essentielles :
1. Née en Asie Mineure, la compagne de Périclès était à Athènes une étran-
gère et le restera jusqu’à sa mort (il semble qu’elle soit morte et ait été enterrée
en Attique, auquel cas l’inscription sur sa tombe, comme sur bien des tombes
de métèques – ces étrangers qui avaient choisi de vivre à Athènes, mais qui y
étaient seulement domiciliés –, évoquait probablement Milet, sa patrie ionienne) ;
mais seul ce statut d’étrangère, qui lui interdisait d’être l’épouse légitime de
l’homme dont elle partageait la vie, donne sans doute à la Milésienne la liberté
d’être une intellectuelle et la réputation, un peu sulfureuse mais exceptionnelle,
qui, dans l’Athènes classique, s­ ’attachait à son nom.
2. Or, aux femmes d’Athènes, épouses légitimes des citoyens (ou, du moins,
à certaines d’entre elles), c’est une tout autre leçon que Périclès donnait. De fait,
si l’on en juge par les quelques mots que, au livre II de Thucydide, l’homme
d’État adresse aux épouses des Athéniens morts pour la patrie, c’est un fort
orthodoxe appel à l’anonymat qu’il réserve à celles-ci. Pour s’en convaincre,
avant de retrouver la libre, la brillante, la célèbre Aspasie, écoutons la voix
officielle de l’orateur Périclès, telle que l’historien de la Guerre du Péloponnèse
en a immortalisé les saisissantes formules :
S’il me faut aussi faire un rappel au sujet de la vertu féminine (gunaikeias aretês),
pour toutes celles qui désormais sont veuves, une brève exhortation me suffira pour
tout signifier : car ne pas être inférieures à la nature qui est la vôtre vous apportera
une grande renommée, ainsi qu’à celle dont il sera le moins question parmi les
mâles (en tois arsesi), que ce soit pour sa vertu (aretês peri) ou pour la blâmer.
Thucydide, II, 45, 2

* Première publication dans N. Loraux (éd.), Graecia al femminile, « Aspasia, la straniera, l’intel-
lettuale », Rome/Bari, Laterza, 1993, p. 125-154 ; puis repris dans N. Loraux (éd.), La Grèce au
féminin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 135-166.
730 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

En d’autres termes et pour citer le résumé, drastique mais efficace, que


Virginia Woolf donne de cette allocution, « la plus grande gloire pour une femme
est qu’on ne parle pas d’elle, disait Périclès qui était, lui, un des hommes dont
on parla le plus ».
Revenons à Aspasie. Mais ne pensons pas pour autant revenir à Aspasie seule.
Car toujours au nom de la Milésienne est associé un nom d’homme athénien,
si bien que l’on ne quitte la rubrique « Aspasie et Périclès » que pour ouvrir le
chapitre « Aspasie et Socrate ».

Commençons par ce chapitre, un peu moins connu que l’autre, peut-être. Un


fragment comique, d’un auteur athénien non identifié, donnera le ton, en posant
la question : « Tu crois qu’il y a une différence entre le sophiste et la courtisane
(hetaira) ? » La réponse manque, ou la suite immédiate du développement ;
toujours est-il qu’après une brève lacune, le texte s’emploie à détromper l’inter­
locuteur trop naïf, qui croyait que tout sépare Aspasie de Socrate – désigné, ainsi
qu’il est normal dans l’ancienne comédie, comme « sophiste » : « Mais nous
éduquons les jeunes gens, aussi bien l’un que l’autre ! Compare donc, mon bon,
Aspasie et Socrate : tu verras que l’une a comme disciple Périclès, et l’autre
Critias. » (Socr. Rel., I A 15).
« Nous éduquons la jeunesse » ... On sait combien cette question de l’édu-
cation préoccupa la démocratie athénienne au temps de sa pleine floraison et
ce qu’il en coûta à Socrate ­d’avoir eu pour disciple l’oligarque Critias, l’un des
Trente Tyrans d’Athènes en 404. La comparaison devrait-elle tourner à l’avantage
d’Aspasie, parce que son disciple à elle se nommait Périclès ? Sans doute, pour
nous, le problème n’est-il pas de comparer la Milésienne et le philosophe – c’est
là façon comique de raisonner, avec l’espoir de compromettre définitivement
l’un par l’autre la femme et l’extravagant ; il n’en reste pas moins que ce frag-
ment de comédie nous intéresse vivement, et par la symétrie qu’il établit entre
l’« hétaïre » et le « sophiste » et parce que, donnant Périclès pour disciple à
Aspasie, il installe celle-ci non seulement en position de maîtresse (d’« aimée »,
dira le lexicographe Harpocration), mais aussi de maître (didaskalon te hama
kai erômenên).
Aspasie, un « maître » ? Somme toute, Plutarque ne dit pas vraiment autre
chose au sujet de la Milésienne lorsque, réfléchissant sur ce qui lui valut l’indé-
fectible attachement de Périclès, il commence par mentionner l’opinion la plus
répandue, en vertu de laquelle cet amour s’adressait aux talents et au savoir de
cette femme : sophê kai politikê, « savante et versée dans la chose politique »,
elle fréquentait Socrate, ajoute-t-il, et beaucoup d’Athéniens appréciaient son
intelligence ; et d’évoquer le dialogue platonicien du Ménexène où cette « simple
femme » (to gunaion) se révèle professeur de rhétorique. On ne s’étonnera pas
trop que ce texte de Plutarque, qui donne d’Aspasie le portrait le plus complet
dont nous disposions (si bien que nous y reviendrons plus d’une fois), soit un
chapitre – très précisément le chapitre 24 – de la Vie de Périclès ; du moins
est-il piquant, pour ne pas dire surprenant, que cet homme illustre ait eu pour
« maître » une femme.
Comme preuve de l’acuité d’esprit et des talents pédagogiques de cette
femme savante, vrai « modèle d’intelligence » (Socr. Rel., VI A 60), la tradition,
à Aspasie professeur de rhétorique, donne encore au moins un autre disciple
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 731

parmi les hommes politiques – il est vrai que, comme l’était Périclès, ce disciple
est aussi un amant –, « Lysiclès le marchand de moutons, homme sans naissance
et vulgaire, qui devint à son tour le premier des Athéniens, pour avoir vécu
avec Aspasie, après la mort de Périclès » (Plut., Pér., 24, 6). Que l’on relise les
Cavaliers d’Aristophane : on y constatera que Lysiclès a gouverné Athènes avant
que Cléon y détienne le pouvoir (vv. 132, 765). Lysiclès fut-il le premier de tous
les démagogues, avant même Cléon dont l’on croit généralement qu’il succéda
à Périclès ? Ou fut-il un homme politique de transition, mal né mais dégrossi,
voire affiné par la cohabitation avec Aspasie qui, non contente de lui donner un
fils, aurait fait de lui un bon orateur ? Si la seconde hypothèse est la bonne, ce
serait donc à Aspasie que, à la mort de Périclès, Athènes aurait été redevable
d’un bref temps de répit avant d’entrer dans la « démocratie radicale », où les
démagogues sont censés faire la loi. Mais, s’agissant d’Aspasie, nos informations
sont souvent ambivalentes, et rien n’interdit d’adopter la première hypothèse,
quitte tout de même à s’étonner qu’une telle femme ait pu remplacer aussi vite
celui qu’on appelait l’Olympien par un marchand de moutons...
Tentons de traiter des talents éducatifs d’Aspasie sans passer par l’énumé-
ration obligée de ses amants. Le Ménexène nous y aidera, qui parle de rhéto-
rique et non d’amour. Aussi est-ce d’un disciple tout différent, sage et non plus
politique, que Platon y crédite Aspasie, puisqu’il s’agit bel et bien de Socrate
en personne. Conversant avec le jeune Ménexène, Socrate évoque en effet son
maître Aspasie, compétente en rhétorique et qui a « fait » bien des orateurs, à
commencer par Périclès, le plus grand de tous, non seulement à Athènes mais
dans toute la Grèce (Ménex. 235 e).
Didaskalos est donc Aspasie, et cette appellation récurrente – deux fois répétée
par la suite – mérite qu’on s’y arrête, le temps de s’intéresser à la syntaxe des
phrases où elle apparaît pour observer que la distribution des genres g­ rammaticaux
y est quelque peu perturbée : « enseignant compétente », Aspasie est en effet
désignée comme « la maître » (hê ­dida­skalos) et, si cette juxtaposition d’un
article féminin et d’un substantif de forme masculine n’est pas en grec un cas
tout à fait isolé, nul doute que le texte platonicien ne prenne un malin plaisir à
multiplier cette sorte d’incongruité. Sans doute cette incongruité relève-t-elle de
la langue grecque, où le mot ­dida­skalos ne présente jamais de forme féminine,
ainsi que l’on s’en assurera dans l’Hymne homérique à Hermès où de mythiques
vierges devineresses reçoivent déjà ce titre (v. 556) ; mais Platon qui, dans la
République ou les Lois, n’hésite pas plus à parler de « citoyennes » (politides)
qu’à inventer un féminin du mot « archonte » (archousa) n’est pas toujours
aussi timide. Escompte-t-il de cette retenue un effet comique ? C’est possible,
mais il se peut aussi que l’idée d’un maître au féminin soit tout bonnement
impensable en grec.
Ce qui n’empêche pas Aspasie de jouer consciencieusement, dans le Ménexène,
son rôle de maître d’école auprès de l’élève Socrate, qui apprend par cœur et reçoit
presque des coups lorsqu’il n’apprend pas assez vite (236 b-c). La comédie n’est
pas loin, et, de fait, à parler de cette femme versée dans des savoirs masculins,
il semble que l’on ne puisse éviter de côtoyer ce genre irrespectueux – on y
reviendra. Il n’est jusqu’au préambule du Ménexène qui ne doive être versé au
chapitre, sinon du comique, du moins de l’ironie dans Platon – ainsi que déjà
Plutarque le suggérait (Pér., 24, 7) : malgré les précisions un peu trop appuyées
732 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

que lui apporte Socrate sur le rôle de son « maître », l’interlocuteur persiste
jusqu’au bout à mettre en doute l’identité réelle de l’auteur du discours qu’il
vient d’entendre (236 c 6, 249 d-e), et la promesse finale de Socrate, l’assurant
qu’il lui « rapportera encore beaucoup de beaux discours politiques composés
par celle-ci » n’est certes pas faite pour le rassurer. Supposons un instant que
Ménexène n’éprouve aucun doute : il devrait alors admettre qu’Aspasie a composé
non seulement l’oraison funèbre que Socrate vient de débiter, mais d’abord et
surtout le célèbre epitaphios dit « de Periclès » – on en a cité tout à l’heure la
conclusion, faite ­d’aphorismes sur la vertu féminine –, dont l’homme politique
n’aurait été que le docile récitant (236 b). Voilà qui bouleverserait toutes les
convictions, classiquement orthodoxes, du jeune homme en matière de politique
et de division des rôles sexuels. Si l’on ajoute que la discordance criante entre
l’identité des personnages du dialogue (dont le protagoniste meurt en 399) et la
date qui est assignée avec insistance à leur entretien (autour de 386 avant notre
ère) suggère, de la part de Platon, un recours délibéré à l’anachronisme, c­ omment
ne pas conclure qu’Aspasie n’est évoquée ici qu’à titre de quasi-fiction ?
Comme si aucune forme discursive ne se prêtait à évoquer sérieusement
la gloire d’une Grecque, voici que la figure paradigmatique d’Aspasie tient de
la fiction. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que le nom et le personnage
d’Aspasie servent de support à la construction d’une intrigue ou d’une théorie.
Il est vrai que nous n’avons pas le choix : s’agissant de la savante Milésienne, il
faut bien s’accommoder des sources qui la mentionnent, lors même que, comme
la comédie, elles travestissent par essence le réel ou que, comme Platon ou
Xénophon, elles prennent Aspasie au filet de la « légende socratique ».

Or nous n’en avons certes pas fini avec le chapitre Socrate et Aspasie, ne
serait-ce que parce qu’il arrive à tel auteur de distinguer notre Aspasie d’une
autre, dite « Aspasie la Jeune », en précisant que la première était celle qui
fréquentait Socrate (Athénée, XIII, 539 d). Resterait toutefois à établir, de
Socrate et ­d’Aspasie, lequel des deux recherchait l’autre. En effet, s’agissant
des fréquentations de Socrate, plus d’un témoignage précise au contraire qu’en
son originalité sans préjugés, c’est le sage qui n’hésitait pas à frayer avec des
courtisanes : ainsi, lui qui, à l’occasion, donnait à une certaine Théodotè des
conseils avisés sur la meilleure façon de s’attacher ses amants savait également
s’instruire à son tour auprès de l’hétaïre Aspasie (Xénophon, Mémorables, III,
11 ; Socr. Rel., VI A 62, cf. I C 17). Bien sûr, il arrive que la piété socratique,
en prenant le dessus, entraîne la représentation inverse, beaucoup plus édifiante,
celle d’une Aspasie disciple de Socrate, apprenant à philosopher auprès de
celui-ci. Mais, pour la majorité de nos sources, la cause est entendue : c’est
bel et bien Socrate qui fut disciple d’Aspasie, sous la houlette de laquelle il
étudia la rhétorique (voire la philosophie) et apprit tout ce qui concerne l’amour
(Socr. Rel., I C 16 ; I G 17).
Socrate et Aspasie, donc : faut-il s’étonner de cette rencontre ? On sait que
la tradition crédite Socrate d’avoir professé qu’entre la vertu d’un homme et
celle d’une femme il n’y a pas de différence. Aristote, qui évoque cette opinion,
ne la mentionne que pour la réfuter (Politique, I, 1260 a 20-24), préférant à
l’évidence l’orthodoxie dont Périclès se faisait l’interprète dans son epita-
phios, et, dès le ve siècle, le comique Callias avait dénoncé cette façon de voir
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 733

comme une dangereuse lubie, bien propre à donner aux femmes d’inutiles idées
d’égalité. L’atteste l’échange suivant, entre des interlocuteurs dont l’un des
deux au moins est à coup sûr une femme : « – Pourquoi donc fais-tu la fière et
­t’enorgueillis-­tu si fort ? – J’en ai le droit. Car Socrate en est la cause. » (Socr.
Rel., 1 A 2 (= Callias, Pedêtai).

Est-ce à fréquenter Aspasie que Socrate conçut une telle idée ? Ou fut-ce
cette conviction, explosive dans une société qui réduit la vertu des femmes à la
stricte observance de la chasteté conjugale, qui le conduisit à écouter les avis
et les leçons de la savante Milésienne ? La question, bien sûr, restera ouverte,
mais l’essentiel est la rencontre intellectuelle de Socrate et d’Aspasie et l’on
ne s’étonnera pas des apparitions que fait celle-ci dans les textes des penseurs
socratiques, certains la mentionnant une seule fois, comme Platon, ou plusieurs,
comme Xénophon, tandis que d’autres consacrent un écrit tout entier à la
figure emblématique de la compagne de Périclès – ce fut le cas d’Antisthène et
d’Eschine le Socratique. Et de fait, c’est pour bonne part à la vogue d’Aspasie
dans ce milieu de philosophes que nous devons de savoir tout de même quelque
chose de sa vie.
Pour se réclamer du même maître, il n’est cependant pas rare que deux dis-
ciples présentent deux tempéraments de penseur opposés ; sans doute était-ce
le cas pour Antisthène et Eschine, à en juger du moins par la figure que l’un et
l’autre prêtent à Aspasie. Nous devons à Eschine de la considérer comme « sage
et politique », mais c’est Antisthène qui, bon gré mal gré, a le mieux caractérisé
l’intensité de la passion amoureuse qui lia Périclès à sa compagne.
Ce n’est pas qu’Antisthène exalte un amour où il ne voit que la marque du
plaisir. Or l’austère Antisthène dénonce inlassablement le plaisir d’amour, affir-
mant qu’il préférerait être la proie du délire plutôt que celle du plaisir, et, lorsqu’il
proclame qu’il criblerait Aphrodite de flèches si seulement il la tenait, « car elle
a causé la perte de beaucoup de nos épouses, belles et vertueuses » (Socr. Rel.,
V A 123 ; cf 122), cette déclaration ressemble étrangement aux accusations que,
dans les Grenouilles d’Aristophane, Eschyle lance contre son rival Euripide dont
les tragédies sont censées, sous le signe d’Aphrodite, avoir incité à la débauche
« de nobles épouses de nobles maris » (Gren., 1044-1051). Aussi est-ce sur le ton
indigné de la critique qu’Antisthène rapporte comment, « amoureux d’Aspasie,
Périclès allait deux fois par jour saluer cette créature (tên anthrôpon), lorsqu’il
entrait dans sa maison et qu’il en sortait » et comment, défendant Aspasie dans
le procès pour impiété qui lui avait été intenté, l’homme d’État versa – comble
d’impudeur – plus de larmes qu’en aucune autre circonstance de sa vie (Socr.
Rel., V A 143 ; ainsi que Plut. Pér., 24, 9). Il est vrai que Plutarque, qui raconte
aussi la seconde anecdote (Pér., 32, 5), la met au compte d’Eschine lequel, pour
sa part, y trouvait certainement prétexte à exalter le pouvoir de l’amour, mais
il n’y a rien d’étonnant à ce phénomène ­d’écho inversé, puisque aussi bien les
textes d’Antisthène et d’Eschine se répondaient sans doute l’un à l’autre sur
tous les points essentiels de la vie et de la pensée, ou de la pratique, d’Aspasie.
Parlons donc de l’Aspasie d’Eschine, qui semble avoir défendu dans ce texte
une idée toute socratique de la vertu féminine et de l’amour. Cela commençait,
semble-t-il, par un problème d’éducation – comment oublier qu’Aspasie est un
maître, lorsque tout le rappelle ? Le riche Callias (souvent évoqué par Platon, mais
734 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

dont il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler également qu’il est le fils que
l’épouse légitime de Périclès eut d’un premier mariage) veut donner à son propre
fils un maître meilleur que ceux qui furent les siens, et consulte Socrate à ce sujet ;
il est stupéfait lorsque celui-ci lui donne le conseil de confier son fils à une femme
– bien sûr il s’agit d’Aspasie – s’il veut que celui-ci devienne un homme politique
achevé. On imagine la suite : les objections insistantes de Callias, et les réponses
de Socrate, alignant les succès de Périclès, puis de Lysiclès, comme preuves de
la compétence infinie de la Milésienne avant d’expliquer comment il fréquente
lui-même Aspasie, seul ou en compagnie de certains de ses amis, voire de leurs
femmes (ce qui devait sans doute provoquer chez Callias un redoublement de
surprise). Peut-être même Socrate racontait-il une discussion, dont nous devons
à Cicéron (Socr. Rel., VI A 70) de connaître le contenu et qui aurait eu lieu entre
Aspasie, Xénophon et la femme de celui-ci...
L’amour et la vertu, erôs dans son rapport avec aretê, tel semble bien avoir
été le thème de la discussion, tant il est vrai que, s’agissant d’Aspasie, l’amour
est toujours à l’horizon de la pensée. Si, comme le suppose G. Giannantoni, en
exaltant la fonction de marieuse – d’entremetteuse, disent ses détracteurs qui
l’accusent de s’y être livrée, tout particulièrement au service de Périclès (Plut.,
Pér., 32, 2) –, l’Aspasie d’Eschine développait bien les mêmes thèmes que le
Socrate « entremetteur » de Xénophon (Banquet, III, 10 ; IV, 57), peut-être la
Milésienne apparaissait-elle finalement comme une sorte de « Socrate au féminin »,
telle Diotime de Mantinée dans le Banquet de Platon, cette mystérieuse Diotime,
sans doute plus « fictive » encore qu’Aspasie et dont on a pu dire qu’elle était
un « trope », une figure de rhétorique, en lieu et place de Socrate (D. Halperin).
Ici encore, nous ne parviendrons pas à décider, de Socrate qui aime se dire
« enclin à l’amour » et de l’« hétaïre » Aspasie, lequel des deux instruisit l’autre
quant à la vraie nature de l’erôs. Mais, après tout, pourquoi ne pas suivre Xénophon
(Mémorables, II, 6, 36 ; Économique, 3, 14) lorsqu’il montre Socrate se référant
respectueusement à la c­ ompé­tence d’Aspasie, dès qu’il est question de mariage
et d’amour ? Peut-être, chez Aspasie comme chez Socrate, le thème érotique
prenait-il de très précises connotations politiques et, en parlant de mariage, c’est
aussi de la cité que, dans ce cas, la Milésienne et le sage d’Athènes se seraient
entretenus ainsi qu’on l’a plus d’une fois supposé. Reste l’essentiel : que Socrate
ait à l’évidence voulu faire savoir que c’est d’une femme qu’il tenait sa théorie
de l’amour (peut-être parce que seule une femme pouvait prêter au philosophe la
féminité dont il a tant besoin pour penser ?). Pour tenir ce rôle, nous ne pensons
généralement qu’à la Diotime du Banquet ; mais n’oublions pas l’Aspasie d’Eschine,
qui l’assumait sans nul doute elle aussi avec autant d’élégance que d’autorité.

Pour autant qu’on puisse en juger par l’un des fragments parvenus jusqu’à
nous, Eschine donnait pour repoussoir à l’exceptionnelle Aspasie – ainsi qu’à
la courtisane Thargelia qui lui était associée à titre de modèle ou d’inspiratrice
– l’ensemble des femmes d’Ionie, caractérisées comme « débauchées et éprises
du gain » (Socr. Rel., VI A III, 61). Aspasie et Thargelia du bon côté, et toutes
les Ioniennes de l’autre ? La division, à l’évidence, est forcée. Il est vrai que
l’exagération (auxêsis) constitue un procédé rhétorique parfaitement adapté à
l’éloge – et c’était bien finalement un éloge d’Aspasie que le texte d’Eschine.
Aussi, loin de reconduire cette opposition, convient-il de considérer Aspasie
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 735

comme la quintessence de la femme ionienne. Je parierais volontiers que ses


admirateurs ne l’imaginaient, lorsqu’ils rêvaient à elle, qu’entourée d’un essaim
de belles femmes d’Asie Mineure.
Nous qui pouvons prendre l’histoire par la fin, nous savons qu’Aspasie
servira au moins une fois de modèle après la belle époque de sa gloire, puisque,
au ive siècle, la tradition mentionnera une autre Aspasie, dite la « jeune », cette
concubine de Cyrus à laquelle il avait donné ce nom parce que, de toutes ses
femmes, elle était celle qu’il aimait le plus – et que, sans doute, il s’identifiait
ainsi plus aisément lui-même à Périclès ; celle-là, rapporte Plutarque, était « pho-
céenne ­d’ori­­gine et fille d’Hermotimos » (Pér., 24, 11). Mais il y a plus à tirer
d’une comparaison entre Aspasie et celles qui furent ses modèles, explicites ou
implicites, positifs ou négatifs.
Et tout d’abord, Thargelia, au nom parfaitement ionien puisque cette forme
de féminin évoque l’appellation de la grande fête ionienne en l’honneur d’Apol-
lon, les Thargelia (forme, cette fois-ci, de neutre pluriel). À en croire Plutarque
– sans doute inspiré, encore et toujours, par Eschine –, cette Thargelia aurait
été celle que la compagne de Périclès chercha le plus explicitement à imiter :
« On dit que, voulant rivaliser avec Thargelia, une Ionienne d’autrefois, elle
s’attaqua aux hommes les plus puissants », écrit-il (Pér., 24, 3). Et il ajoute ceci,
qui précise le portrait :
En effet, Thargelia, qui était d’une éclatante beauté et joignait l’habileté (deinotês)
à la grâce, partagea la vie (sunôikêsen) d’un grand nombre de Grecs. Elle gagne
au roi de Perse tous ceux qui l’approchèrent et, par le moyen de ces hommes
qui étaient les plus puissants et les plus influents, elle sema dans les cités des
germes de médisme.
En quoi Aspasie « rivalisait »-elle donc avec Thargelia ? Bien que l’hypothèse
en ait été faite, je ne crois pas – et je m’en expliquerai plus tard – que ce soit sur
le terrain du « médisme ». Il me semble plutôt que l’imitation, si imitation il y
eut, consistait sans doute à traiter comme une fin ce que la belle Ionienne utilisait
comme un moyen, la pratique de « s’attaquer » systématiquement aux hommes
les plus puissants et bien que, chez Thargelia, cette conduite fût un instrument
au service d’une cause, rien ne dit que la subtile Milésienne ait servi une autre
cause que le désir de montrer ce qu’est le pouvoir d’une femme lorsqu’il prend
appui sur l’intelligence et l’amour. D’ailleurs, il est d’autres sources, également
inspirées d’Eschine, pour insister surtout sur la science politique de Thargelia, qui,
ayant épousé le roi de Thessalie Antiochos, régna sur la Thessalie après la mort
de celui-ci (Socr. Rel., VI A 64-65). De fait, tout indique que, pour elle-même
ou comme modèle d’Aspasie, la figure de Thargelia intéressait les intellectuels
contemporains de Socrate, parce qu’elle présentait un exemple accompli de ce
que, chez une femme, peut la deinotês, l’« habileté » (qualité du rhéteur ou du
sophiste) jointe à la beauté. Dans le développement qu’il consacra à Thargelia,
Eschine mimait, nous dit-on, l’éloquence à la Gorgias – et je ferais volontiers
le pari qu’il imitait le Gorgias de l’Éloge d’Hélène. Mais d’autres informa-
tions suggèrent que le sophiste Hippias s’est lui aussi intéressé à Thargelia la
Milésienne, moins sans doute parce qu’elle fut, comme il le rappelait, « mariée
quatorze fois » que parce qu’elle « était aussi belle physiquement que savante
(sophê) » (Athénée, XIII, 608 f).
736 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

Est-il besoin de préciser que la belle et habile Thargelia avait été courtisane ?
Comme Aspasie, peut-être. Mais aussi : comme Sémiramis, qui exerça, dit-on, cette
profession avant d’épouser le roi de Babylone et de lui succéder. Mais, pour peu
que notre imagination s’égare sur les rivages de l’Asie, nous n’en avons pas fini
avec les belles Ioniennes qui savent conjuguer féminité, intelligence et pouvoir.
Il faudrait aussi parler de Rodogune, reine des Perses, qu’Eschine évoquait sans
doute aussi dans son Aspasie (Socr. Rel., VI A 63). Toutefois, c’est à une autre
reine d’Asie que j’aimerais, fût-ce sur le mode de l’hypothèse, comparer Aspasie.
Il s’agit de la très historique (et pourtant, vers 450, déjà « mythique ») Artémise
d’Halicarnasse, dont Hérodote, né dans la même cité et amateur de prouesses,
dresse un portrait où l’admiration domine (VII, 99).
Fille de Lygdamis le tyran et d’une princesse crétoise, Artémise, à la mort
de son époux, exerce seule la tyrannie, comme Thargelia. Toutefois il ne semble
pas qu’elle ait explicitement été considérée comme un modèle possible pour
Aspasie : est-ce parce que, gouvernant « des cités de population toute dorienne »,
la reine n’a rien d’une Ionienne ? Parce que, dans les guerres médiques, elle
s’illustre trop comme ennemie des Grecs ? Ou parce que sa valeur se manifeste
essentiellement sur le terrain du courage, que son nom d’andreia (au sens propre :
virilité) réserve aux hommes plus encore que toute autre qualité ? De fait, autour
d’Artémise, l’opposition du masculin et du féminin, devenue critère absolu
d’intelligibilité pour toute situation, tantôt se renforce et tantôt se renverse. C’est
elle qui, appliquant au service du roi de Perse une grille de pensée somme toute
grecque, avait, avant Salamine, conseillé à Xerxès de ne pas livrer de combat
naval car, disait-elle, ces hommes [les Grecs] sont sur mer autant supérieurs aux
tiens que les hommes le sont aux femmes » (Hér., VIII, 68). En d’autres termes,
dans la guerre maritime, les Barbares seraient aux Grecs – encore faudrait-il
préciser : aux Athéniens, si fiers de leurs trières – ce que les femmes sont aux
hommes ; on se doute qu’il n’y a, jusque-là, rien qui soit de nature à déplaire à
un Grec de Grèce, bien au contraire.
Or, lorsque, dans la bataille, Artémise échappe par la ruse à la poursuite d’un
vaisseau athénien, en coulant délibérément un navire qui appartenait à son propre
camp, les choses se compliquent : sans doute confirme-t-elle l’exactitude de ses
propres prédictions en ce qui concerne les hommes du Grand Roi, mais il vaut
la peine de souligner que – curieusement – c’est Xerxès, bien que vaincu, qui
jubile, cependant que la fureur s’empare des Athéniens vainqueurs. C’est bien
une inversion radicale de la distribution des rôles sexuels que cette Grecque
d’Asie toute dévouée au Grand Roi a introduite dans le monde des Barbares,
et pourtant Xerxès se contente d’en prendre acte en constatant que les hommes
de son armée « sont devenus des femmes et les femmes des hommes » (VIII,
87-88) ; mais la réaction est tout autre du côté athénien : parce que, dans un combat
naval (où ils estiment devoir par définition l’emporter), Artémise a su tromper
la vigilance d’une de leurs trières, les Athéniens crient au « monde renversé »
et proposent un prix de mille drachmes pour qui la capturerait vivante, « tant ils
étaient indignées qu’une femme vînt faire la guerre à Athènes » (Hér., VIII, 93).
Une femme faire la guerre à Athènes ? Cela ne s’était pas vu depuis les
temps mythiques de la guerre des Amazones, vaincues par Thésée l’Athénien
en un combat où, tel Lysias dans son Oraison funèbre, les orateurs officiels
voient la victoire des hommes authentiques sur des femmes dévoyées, rendues
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 737

par la défaite à leur nature féminine. Décidément, Artémise aurait été pour
Aspasie un modèle bien encombrant, et on ne s’étonnera pas trop que les textes
qui lui sont consacrés n’aient pas recours à cette référence dont, pour sa part,
un Aristophane fait pourtant un grand usage dès qu’il s’agit des femmes. Car,
pour être un « maître », la Milésienne n’entendait sans doute pas pour autant
renoncer à sa féminité ; et, bien qu’estimant peut-être qu’une femme accomplie
sait toujours et pour ainsi dire par définition s’approprier harmonieusement des
qualités toutes masculines (P. Brulé), ce n’est donc pas sur le terrain de l’andreia,
mais sur celui de l’« habileté » qu’elle rivalisait avec les hommes. Ce qui, dans
l’état lacunaire qui est celui de nos sources, ne permet certes pas d’affirmer avec
certitude que ses détracteurs, à commencer par les comiques athéniens, n’ont
jamais à son sujet évoqué Artémise et le monde renversé ; du moins semble-t-il
qu’ils aient préféré situer l­’attaque sur un autre terrain.

De fait, les comiques préfèrent généralement recourir à une arme plus gros-
sièrement efficace en daubant sur les mœurs de l’« hétaïre » Aspasie, et, sur
cette appellation, il est grand temps de revenir.
Aspasie était-elle donc une prostituée, voire une tenancière de maison close,
telle la Nikarétè du plaidoyer Contre Nééra ? C’est ce que, en sa malveillance
habituelle, Aristophane suggère dans les Acharniens, lorsqu’il donne pour cause
à la guerre du Péloponnèse l’enlèvement, par les Mégariens, de deux prostituées
à Aspasie (Acharn., 526-527). Et c’est encore ce que Plutarque affirme le plus
sérieusement du monde (« elle faisait un métier qui n’était ni respectable ni hon-
nête : elle formait de jeunes courtisanes » ; Pér., 24, 5), sans paraître relever ce
qu’il pourrait y avoir dès lors de surprenant dans le comportement d’un Périclès,
faisant d’une prostituée étrangère la compagne de son existence et la mère d’un
de ses fils (M. Montuori). Il est vrai que, sur cette question, les modernes se
partagent entre ceux qui reprennent tout bonnement l’affirmation des comiques
et ceux qui estiment la chose invraisemblable. Il n’est pas sûr en l’occurrence
qu’il faille s’empresser de choisir son camp ; je préfère pour ma part tenter
d’éclairer un peu le débat en y introduisant quelques précisions indispensables.
Il importe tout d’abord d’établir une distinction tranchée entre la prostituée
qui donne du plaisir pour de l’argent (pornê – cela même que, chez Aristophane,
les Mégariens enlèvent à la vigilance d’Aspasie –) et l’hétaïre (hetaira signifie
la « compagne »), souvent de haut vol, raffinée, cultivée, et que les hommes
fréquentent aussi (ou surtout ?) pour son élégance et son esprit – un esprit que
les épouses légitimes n’ont pas ou, du moins, doivent bien se garder d’avoir.
Si vraiment on veut ranger Aspasie dans cette catégorie, on admettra que, sans
être pour autant prostituée ni tenancière de maison close, elle peut avoir été
hétaïre lorsque Périclès la rencontra. Mais rien ne dit qu’elle l’ait effectivement
été, malgré la récurrence d’une telle affirmation. Car les inventeurs de ce bruit
y voyaient sans doute la plus efficace des rumeurs et, dès lors que l’accord se
faisait pour attaquer Aspasie, la vraisemblance la moins subtile était à coup sûr
la meilleure, pour les adversaires de Périclès, peu regardants sur leurs arguments,
comme pour les comiques, férus de ragots à contenu sexuel.
En effet – et ce sera mon second point –, à Athènes, plus peut-être qu’en
d’autres cités grecques, l’image de la femme est clivée entre la figure de l’épouse,
mère des enfants légitimes, dépourvue de toute autonomie personnelle comme
738 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

de toute personnalité juridique, et que l’orthodoxie des représentations civiques


veut la plus ignorante possible, et celle de la courtisane, toujours disponible,
experte aux plaisirs de l­ ’amour, intelligente et de bon conseil. Nul doute que la
première ne doive être supposée de surcroît acariâtre, cependant que, derrière
la courtisane, c’est une figure d’intellectuelle libre et libérée qui apparaît. À ces
deux femmes, donnons maintenant un nom : la première pourra, comme la femme
de Socrate, se nommer Xanthippè, la seconde se nomme donc Aspasie – et il est
intéressant de constater que, telles les deux faces, opposées et complémentaires,
d’un « éternel féminin » grec – la mère des enfants et la femme porte-parole de
l’erôs – elles encadrent Socrate l’original (R. Laurenti). Qui ne voit dès lors qu’il
s’agit moins de femmes réelles que de « types » plus ou moins traditionnels ou,
pour me répéter au sujet d’Aspasie, de fictions, satisfaisantes pour l’esprit parce
que, supposées présenter la cohérence sans faille qui caractérise les paradigmes,
elles se laissent façonner au gré des contraintes très réelles de l’imaginaire
social ? On peut dès lors enrichir de nouveaux traits ce portrait contrasté : par
exemple, la première sera dite, sinon « citoyenne » ou « athénienne », du moins
fille de deux lignées de citoyens, et l’on vérifiera alors sans grande surprise
que la seconde est effectivement une étrangère. Prenons maintenant les choses
dans l’autre sens : imaginons une étrangère cultivée, qui fréquente librement
des hommes de qualité qu’elle reçoit dans sa demeure. Nul doute possible, c’est
une courtisane. Et voilà comment ou, mieux, voilà pourquoi Aspasie ne pouvait
raisonnablement être dotée d’un autre statut que celui d’hétaïre.

Si seulement Périclès avait pu épouser Aspasie, les choses seraient à coup


sûr différentes et peut-être n’aurions-nous pas à nous débattre avec le topos
d’Aspasie-hétaïre. Mais, rompant avec la pratique aristocratique de l’alliance qui
apparie volontiers entre elles des familles de cités différentes, la démocratique
Athènes prône une stricte endogamie civique, à peine tempérée par quelques
(rares) accords d’epigamia autorisant un Athénien à prendre femme dans une
autre cité – or Milet n’était pas liée à Athènes par l’epigamia. Dès lors, Périclès
pouvait bien se séparer de sa femme pour se consacrer à Aspasie – ce qu’il fit,
avec ou sans l’accord de son épouse (Plut., Pér., 24, 8) –, la compagne à laquelle
il manifestait ainsi son attachement n’en serait pas moins à jamais une simple
concubine, tendrement aimée mais privée de tout droit à être sa « femme ». Quant
au fils que la Milésienne donna à l’Athénien, jamais il n’aurait dû occuper la
moindre fonction à Athènes, puisque sa naissance l’excluait de la citoyenneté en
vertu d’un décret naguère voté par les Athéniens sur proposition de son propre
père... Pourtant, il fut citoyen, et devint plus tard stratège (pour son malheur
d’ailleurs, puisque, dans l’exercice de sa charge, il encourut avec ses collègues
la colère des Athéniens).
Ici, quelques mots d’explication s’imposent : le décret mentionné à l’instant,
et que l’on date de 451/450, donnait à la citoyenneté son assise en définissant
le citoyen par sa naissance doublement athénienne, du côté du père comme de
celui de la mère (ex amphoin astoin : Aristote, Ath. Pol., 26, 4). Ce qui signifie
peut-être que même le fils d’une concubine (pallakê) pouvait être citoyen, à la
stricte condition que sa mère fût de naissance athénienne. Or, tel n’était préci-
sément pas le cas du fils de Périclès et d’Aspasie, ainsi que l’homme politique
en fit lui-même la douloureuse expérience lorsque moururent les deux fils issus
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 739

de son union légitime et qu’il se trouva dans la paradoxale situation d’implorer


les Athéniens d’enfreindre en sa faveur le décret qu’il leur avait naguère fait
prendre. Laissons à Plutarque le soin d’exposer la chose :
Nommé stratège, il demanda l’abrogation de la loi sur les sang-mêlés, qu’il avait
jadis proposée lui-même, afin que le défaut d’héritiers n’éteignît pas complètement
son nom et sa race. […] Il semble étrange qu’une loi […] pût être abolie par
celui-là même qui l’avait proposée. Mais le malheur qui frappait alors Périclès
dans sa maison […] fléchit les Athéniens. Il leur sembla qu’il était victime de la
Némésis et que sa requête n’avait rien que d’humain, et ils lui permirent d’ins-
crire son fils bâtard parmi les membres de sa phratie en lui donnant son nom.
C’est ce fils qui, plus tard, ayant battu les Péloponnésiens à la bataille navale des
Arginuses, fut mis à mort par le peuple avec les autres stratèges, ses collègues.
Plut., Pér., 37, 2, 5-6
On l’aura compris : de ce qu’Aspasie put sentir, put penser de tout cela, nous
sommes condamnés à ne rien savoir, parce que seuls les sentiments et les pensées
des hommes méritent d’être mentionnés. Et de fait, avant de nous informer du
deuil et de la requête de Périclès, Plutarque, lorsqu’il mentionne la naissance
de ce fils, a complaisamment cité les affirmations du comique Eupolis au sujet
de la honte que celui-ci est censé ressentir face à sa mère, désignée sans surprise
comme pornê (Pér., 24, 10).
Laissant Périclès le jeune à son triste sort de victime du procès des Arginuses
(en 406), revenons à Périclès, pris entre son amour pour Aspasie et son décret sur
la citoyenneté. Du moins est-ce ainsi que les modernes imaginent la situation,
lorsqu’ils supposent que l’Athénien n’a pas dû rencontrer la Milésienne avant
450, car, disent-ils, « s’il avait été déjà lié avec elle, il n’aurait pas pris un tel
décret » (W. Judeich et bien d’autres après lui). Mais, à raisonner ainsi – tout à
fait comme Plutarque, précisant que l’auteur du décret était « au comble de sa
puissance et père d’enfants légitimes » (Pér., 37, 3), ce qui signifie sans doute
qu’il aurait agi autrement si ce n’avait pas été le cas –, on postule que des raisons
« privées » auraient suffi à modifier une politique aussi cohérente que celle de
Périclès. Et il se pourrait que, comme Plutarque encore, lorsque celui-ci présente
comme « abrogation » de la loi ce qui était seulement infraction ponctuelle à
l’égard d’un décret, on pèche par totale méconnaissance de ce que « individuel »
(idion) et « collectif » (koinon) signifient dans l’Athènes de la deuxième moitié
du ve siècle : on oublie que l’amant d’Aspasie, devenu orateur officiel de la cité,
sait parfaitement, lorsqu’il prononce l’epitaphios, mettre entre parenthèses tout ce
qu’il apprécie individuellement chez une femme, à commencer par l’intelligence
et le renom, pour prêcher aux veuves athéniennes la morale grise de l’anonymat,
celle-là même dont la collectivité veut entendre l’éloge. Décidément, ce que
Plutarque ne comprend pas ou plus, il faut savoir le demander à Thucydide : si,
dans l’epitaphios, on médite une fois encore l’adresse aux femmes, rien dès lors
ne s’oppose plus à l’idée que le Périclès qui proposa le décret sur la citoyenneté
avait peut-être déjà rencontré et aimé la belle Milésienne. Il est vrai qu’Aspasie
passera, quelques années plus tard, pour inspirer la politique de son amant ; or,
s’agissant d’elle et d’elle seule, il est permis de se demander quelles raisons
auraient bien pu l’inciter à soutenir une telle politique. Mais qui oserait affirmer
qu’en matière de citoyenneté athénienne elle eut jamais son mot à dire ?
740 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

Nous voici engagés fort avant dans l’élaboration de situations fictives.


Comment l’éviter, si l’on ne se résigne pas à ce qu’Aspasie reste, jusqu’à la fin,
irrémédiablement muette ?

Acceptons une fois pour toutes de ne voir Aspasie que de l’extérieur, de


ne disposer à son sujet que de clichés empruntés aux comiques athéniens : la
pornê d’Eupolis, la pallakê kunôpis (la « concubine à la face de chienne ») de
Kratinos, sans parler des figures mythologiques auxquelles la comédie l’associe
régulièrement. Elle est Hélène chez Eupolis, façon de suggérer que la guerre du
Péloponnèse aurait éclaté à cause d’elle (mais déjà, en la caractérisant comme
kunôpis, Kratinos pensait sans doute à l’Hélène de l’Iliade, dont il insinue qu’elle
a l’impudence – et, en l’occurrence, peu importe que l’Hélène homérique se
donne à elle-même ce titre pour mieux s’accuser : la comédie ne retient que
l’accusation) ; le même Eupolis en fait encore une Omphale, pour suggérer
qu’à ses pieds Périclès-Héraclès perd toute son andreia, et c’est à Déjanire dont
l’amour fit périr Héraklès que, dans d’autres comédies, elle est assimilée. Et la
voici Héra chez Kratinos, moins pour jouer de l’assonance Périclès/Héraclès
que parce que Périclès jouissait du surnom d’olympien et qu’Héra est l’épouse
de Zeus (Plut., Pér., 24, 9).
Sous les références mythologiques, déchiffrons les accusations. Hélène, mais
aussi Omphale la Lydienne, c’est la débauche, celle de l’hétaïre mais aussi, mais
surtout celle que les comiques attribuent avec insistance à son compagnon. Car,
on l’aura compris, ce ne sont pas les mœurs sexuelles d’Aspasie qui importent aux
comiques, mais celles de Périclès. C’est l’homme politique que vise Hermippos
à travers Aspasie lorsqu’il accuse celle-ci d’impiété et « en outre de recevoir
chez elle des femmes libres pour des rendez-vous avec Périclès » (Plut., Pér.,
32, 1) ; car déjà la même accusation avait été formulée contre Phidias pour s’en
prendre également à Périclès à travers son protégé :
On disait qu’il recevait pour Périclès des femmes libres avec qui celui-ci avait
des rendez-vous. Les poètes comiques s’emparèrent de cette rumeur et déver-
sèrent contre lui une foule de propos infamants. Ils le calomnièrent à propos de
la femme de Ménippos, son ami...
Plut., Pér., 13, 15
Si, à ces rumeurs, on ajoute les allégations de Stésimbrote de Thasos,
farouchement hostile à Périclès et qui accusait celui-ci d’une intrigue avec la
femme de son fils aîné, peut-être dira-t-on que le dossier ainsi rassemblé est
bien lourd. Ce serait méconnaître que, dans l’Athènes classique, l’attaque poli-
tique se dissimule volontiers sous l’attaque contre les mœurs sexuelles. C’est
le cas entre adversaires – que l’on pense à Démosthène et Eschine s’accusant
répétitivement l’un l’autre de ne pas être un « homme » –, mais c’est surtout
le propre de la comédie, cette forme poétique qui use du blâme pour faire rire,
que de tympaniser systématiquement la sexualité des hommes politiques. C’est
ainsi que, chez Aristophane, les démagogues successeurs de Périclès deviennent
tous sans exception des invertis et, si une telle allégation ne pouvait évidemment
être retenue contre Périclès amant d’Aspasie, les comiques ont fait de lui un
homme à femmes et d’Aspasie la pourvoyeuse de ses plaisirs. Or les comiques,
on en fera l’hypothèse, se souciaient peut-être moins de la sexualité de Périclès
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 741

que de sa politique, à cela près que la première provoque plus sûrement le rire
que la seconde.
Que faire lorsque les « informations » dont on dispose sont à l’évidence,
en leur malveillance, tellement peu destinées à informer ? Se lamenter, peut-
être, comme le fait Plutarque (Pér., 13, 16), sur la difficulté qu’il y a pour un
historien à écrire l’histoire d’un temps révolu. Après quoi, il n’est pas d’autre
solution – et Plutarque le sait bien – que de s’efforcer de faire la part des choses
en désamorçant autant que possible les calomnies des comiques, réduites à la
convention du genre, qui est de faire rire en blâmant les mœurs. Ce qui nous
ramène à Aspasie, que nous avions encore une fois perdue en chemin, Périclès
s’étant à nouveau interposé entre elle et nous. Aspasie-Hélène, Aspasie-Omphale,
femme aimée trop puissante.
Mais d’ailleurs, entre Aspasie-Hélène, pour qui Périclès a déclenché la
guerre, et Aspasie-Omphale, réduisant en servitude un autre Héraclès, c­ omment
s’y tromper ? Comment croire qu’il s’agit de sexualité alors qu’il est si mani-
festement question de pouvoir ? La critique se précise avec Héra-Aspasie, que
Kratinos situait, à la mode hésiodique, dans une généalogie des enfants de Kronos,
puisque, après avoir évoqué le tyran que Stasis (Guerre civile) a donné comme
fils à celui-ci, le comique évoquait la toute-puissante concubine à la face de
chienne, « Héra-Aspasie que Débauche a enfantée pour Kronos » (Plut., Pér., 24,
9). Si Périclès est le tyran, qu’en est-il donc du pouvoir d’Aspasie sur le tyran ?
Que Périclès soit un « tyran », les comiques athéniens l’ont répété à satiété,
et leurs affirmations nourrissent l’exposé que Plutarque fait de la Vie de l’homme
politique, depuis sa ressemblance physique avec Pisistrate (Pér., 7, 1) jusqu’à sa
façon de construire l’Odéon sur le modèle de la tente du Grand Roi (13, 9-10),
en passant par le thème récurrent de l’ostracisme, de la crainte d’être ostracisé
manifestée par le jeune Périclès (7, 2, 4) à la constitution « toute royale » qu’il
mit en place après l’ostracisme de Cimon et qui lui permit de surpasser en
puissance beaucoup de rois et de tyrans (15, 1, 3), en attendant que les poètes
comiques traitent – ce qui semble n’avoir pas tardé – ses partisans de « nouveaux
Pisistratides » (16, 1).
Que dire dès lors du pouvoir d’Aspasie sur le tyran ou, pour parler une
langue moins marquée, de l’influence qu’elle aurait exercée sur la politique de
Périclès ? Lorsqu’on ne se limite pas à des généralités sur Aspasie inspiratrice
de la politique culturelle de Périclès, ce sont des guerres que l’on évoque : ainsi,
Aristophane n’innove pas vraiment en faisant d’elle la cause de la guerre du
Péloponnèse puisque la Milésienne passait déjà pour avoir, par ses prières, incité
Périclès à l’expédition navale contre Samos, qu’il est accusé d’avoir fait voter
« en ayant égard avant tout à l’intérêt des Milésiens » (Pér., 24, 2 ; 25, 1) – à en
croire du moins Plutarque qui profite de l’apparition d’Aspasie dans son récit
pour consacrer un chapitre à cette puissante enchanteresse. Aspasie fut-elle donc
fauteuse de guerre ? Quand bien même on ne devinerait pas une fois de plus
les comiques derrière les accusateurs non nommés que mentionne Plutarque,
comment ne pas reconnaître dans ces affirmations le topos de la guerre à cause
d’une femme, auquel Hélène prête généralement son nom ?

Cependant, lorsqu’un procès sera enfin intenté à Aspasie, tel n’est pas le
chef d’accusation retenu contre elle. On sait que la tradition nomme l’accusateur
742 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

– le comique Hermippos – et détaille l’accusation, qui aurait associé, de façon


un peu hétéroclite, le crime d’impiété à la pratique du proxénétisme (Plut., Pér.,
32, 1). Mais, dès qu’il s’agit d’interpréter les faits, les historiens modernes se
divisent : derrière Hermippos, faut-il deviner les factions conservatrices ou
la sensibilité démocratique ? Et doit-on vraiment penser qu’Hermippos alla
jusqu’à intenter un procès, alors qu’il disposait de l’arme autrement efficace
de la comédie, qui sait constituer de toutes pièces une opinion publique, voire
accréditer une campagne de diffamation ? Il se pourrait, dès lors, qu’Hermippos
n’ait été l’accusateur d’Aspasie – comme Platon dit d’Aristophane qu’il fut
pour Socrate un « accusateur » (katêgoros : Apologie, 18 b-c) – que sur la scène.
Y eut-il donc réellement un procès d’Aspasie comme il y en eut un de Phidias et
un d’Anaxagore ? L’accord semble se faire pour estimer que, des trois, il est le
moins avéré, mais les arguments avancés pour mettre en doute son existence ne
sont pas toujours convaincants. Et que faire de la vision déroutante d’un Périclès
en pleurs, suppliant les juges d’acquitter sa maîtresse ? Son incongruité même
m’inciterait à la considérer comme une preuve de ce que le procès eut bel et bien
lieu, avec Périclès dans le rôle du prostatês et du kurios (du « patron », comme il
se doit lorsque l’accusé est un métèque, et du tuteur, comme il se doit pour une
femme), d’autant que ce défenseur en larmes ne perturbe pas seulement l’image
convenue d’un Périclès grave, calme, voire un peu hautain (semnos) et qui, comme
orateur, ne se départit jamais de sa retenue (Plut., Pér., 5, 1 et 3 ; 7, 6), mais aussi
et surtout la norme classique de l’anêr, l’homme viril, citoyen et combattant qui,
par définition, ne pleure jamais. Or la tradition veut que Périclès ait au moins
pleuré une autre fois, lors de la mort de son deuxième fils légitime (Plut., Pér.,
36, 9), et, de ces gémissements, arrachés contre toute attente à l’inébranlable
Olympien par la perte d’un fils et le danger pesant sur la femme aimée, je dirais
volontiers qu’ils sonnent vrai.
Faut-il pour autant s’efforcer de sauver le sérieux de Périclès en imaginant
contre Aspasie une accusation « réelle » bien plus grave – comme si l’accusation
d’impiété ne l’était pas assez ? La thèse a été soutenue que le médisme aurait
constitué cette accusation gravissime. On invoque alors l’entourage étranger de
Périclès qui, dans une comédie de Kratinos, valait à celui-ci le surnom de Zeus
Xenios (accueillant aux étrangers : Plut., Pér., 3, 5), on énumère consciencieu-
sement les accointances d’un Protagoras, d’un Damon, d’un Anaxagore, d’un
Hippodamos avec la Perse, et, après avoir installé la compagne de Périclès
dans le cercle de ces métèques-philosophes comme « la plus admirée, la plus
en vue et donc la plus exposée », on retourne à Plutarque et on place l’imi-
tation de Thargelia par Aspasie sous le signe de la ferveur pro-mède ; après
quoi l’on conclut que le procès d’Aspasie fut la « vigoureuse réaction que la
démocratie athénienne opposa à la dangereuse tendance subversive d’inspiration
monarchico-tyrannique, suggérée à Périclès par ses amis et conseillers, dont
Aspasie était la plus aimée » (M. Montuori). Du coup, c’est l’histoire tout entière
d’Aspasie qui semble s’éclairer jusqu’en ses moindres détails, à commencer par
le départ pour Athènes de la fille d’Axiochos de Milet, envoyée vers Périclès par
les milieux médisants d’Ionie avec une mission bien précise : et voici Aspasie
en position de « cinquième colonne ». Comme toutes les hypothèses avides de
vérification à tout prix, cette construction ne manque pas de séduction, mais à
cette séduction je crois qu’il faut résister. Non seulement par méfiance envers
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 743

les reconstructions englobantes ou parce qu’il n’est pas sûr, à lire Plutarque,
que ce soit pour son médisme qu’Aspasie ait imité Thargelia, mais parce qu’il
y aurait lieu de s’interroger sur une certaine façon de prendre au mot dans la
Vie de Périclès tout ce que, traitant de la « tyrannie » de l’homme politique,
Plutarque a manifestement emprunté aux comiques sans la moindre distance
critique et sans se demander si ce n’était pas de l’oligarchie que, dans la réalité
politique de ce temps-là, les Athéniens se défiaient le plus.
Décidément, pour adopter l’attitude altière qui, en pleine démocratie, le fit
traiter de « roi » et de « tyran », Périclès ­n’avait besoin ni des conseils d’une
femme, si chère lui fût-elle, ni de l’incitation d’une propagande favorable à la
Perse. Quant à Aspasie, je ne crois pas qu’elle ait été un agent du Grand Roi :
aussi bien, pour inspirer la méfiance, puis la haine qui la fit un jour traîner en
justice, suffisait-il qu’elle se singularisât plus qu’il n’est admis. Or, dans sa vie
d’intellectuelle parmi des intellectuels et de femme libre entourée d’hommes, tout
scandalisait, à commencer par l’amour que Périclès lui portait avec constance.

Rien n’indique que les Athéniens aient douté que l’on pût être à la fois
« amant (erastês) » de la puissance de la cité, cela même que, chez Thucydide,
Périclès les incite à devenir (Thc, II, 43, 11), et amant (erastês) d’un beau jeune
homme : somme toute c’est là un type humain qui hante les premiers dialogues
de Platon (que l’on pense, par exemple, à Calliclès, amant du dêmos athénien et
de Dêmos, fils de Pyrilampe : Gorgias, 481 d). Et sans doute croyaient-ils aussi
qu’une femme est facilement amoureuse d’un homme : sa constitution, cette
dustropos harmonia, cette harmonie en désaccord dont parle Euripide (Hippolyte,
161), l’y pousse. Reste la seule vraie figure de l’inacceptable : l’amour ardent
d’un homme pour une femme, où il faut voir la pire des fautes de goût, pour
ne pas dire des fautes morales. Il n’est que de s’aviser que, face aux femmes
qui meurent ou qui tuent de trop aimer (Déjanire, Phèdre, Médée), la tragédie
attique ne connaît pas de héros dont l’amour soit la perte – même Héraklès,
dans les Trachiniennes, meurt de l’amour que Déjanire a pour lui, non du désir
qu’il a d’Iole –, car, n’en doutons pas, la faute qui, dans les tragédies, terrasse
le héros viril est par définition plus « essentielle » que l’amour.
Or, nul Athénien n’en pouvait douter, c’est une erôtikê agapêsis, un « atta-
chement amoureux » qui liait Périclès à Aspasie (Plut., Pér. 24, 7) et « c’est
peut-être ce que ses compatriotes lui ont le moins pardonné » (M. Delcourt).
Sans doute auraient-ils trouvé tout naturel que Périclès la traitât vraiment en
pallakê, vivant aux côtés de l’épouse dans la maison conjugale ou installée dans
ses meubles et entretenue pour donner à l’homme tendresse et plaisir. Mais
quitter sa femme – une aristocrate athénienne, une parente, partageant avec lui
les multiples liens que tisse l’appartenance à une même couche sociale – pour
vivre avec une étrangère, d’Asie Mineure, voilà qui ne se fait ni ne se conçoit.
Je pense avec Marie Delcourt que Périclès fut effectivement scandaleux d’être
« ridiculement épris » d’une « Milésienne trop instruite et trop libre ». Et que,
ne pouvant s’en prendre à la légère à un homme politique qui les dominait de sa
stature de « premier citoyen » (prôtos anêr : Thucydide, II, 65, 9), les Athéniens
s’attaquèrent à celle par qui le scandale arrivait : d’abord ils écoutèrent d’une
oreille complaisante les comiques qui brocardaient Omphale et Déjanire, Hélène
et Héra, puis ils allèrent sans doute plus loin, et, reprenant à Hermippos les
744 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

gracieusetés que celui-ci réservait à Aspasie dans la comédie qu’ils venaient


d’entendre, ils trouvèrent un accusateur pour traduire en justice sous un prétexte
quelconque la femme dont l’empire s’exerçait sur celui qui les « tenait ». Car il
est vrai que l­’amour d’Aspasie possédait Périclès et, que ce soit pour le blâme
ou pour la louange, il y eut un socratique – Antisthène sans doute – pour dériver
le nom d’Aspasie du verbe aspazesthai parce que son tout-puissant amant ne
passait pas une journée sans embrasser (aspazesthai) Aspasie.
Que Périclès fût porté sur l’amour (Athénée, XIII, 589 d), passe encore ;
mais il était porté sur l’amour des femmes, et l’opinion publique athénienne, qui
l’admirait et souhaitait voir en lui un homme, un vrai, ne s’y retrouvait pas, s’il
est vrai qu’aux yeux de la morale populaire grecque c’est l’amour des femmes
qui caractérise « le véritable efféminé » (P. Brulé). Que dire alors de celui que
mène l’amour d’une femme, une seule ? On peut s’en étonner, mais il faut bien
se résoudre à le constater : ces mêmes Athéniens qui prenaient tant de plaisir aux
rêveries sur le féminin que leur suggéraient tragiques et comiques n’étaient nul-
lement prêts, dans leur vie de citoyens, à donner du sens à l’amour d’une femme.

De la Diotime platonicienne, on a noté que, lorsqu’elle parle – et, dans


le Banquet, elle parle longuement, ce qui incite David Halperin à évoquer la
« volubilité des femmes de fiction » –, elle ne parle pas pour les femmes (que
sa parole réduit de fait au silence, ou dont sa parole reflète en l’inversant le
silence) mais pour les hommes. Mon projet n’était ni de m’en étonner ni de m’en
indigner, mais de ranger la très historique Aspasie au nombre de ces femmes
de fiction dont la mémoire a gardé le nom parce qu’elles parlaient aux hommes
grecs et pour eux. Ce qui nous permet encore de parler d’elles, nous qui avons
tout oublié des Athéniennes anonymes auxquelles Périclès conseillait encore
plus d’anonymat.
Reste que, pour n’avoir pas été seulement une fiction, Aspasie est bien une
femme grecque en ce que ses paroles nous sont à jamais perdues. Beaucoup de
discours autour d’Aspasie, sur Aspasie, mais, de ce que disait, de ce que pensait,
de ce que vivait Aspasie, que reste-t-il ? Et, quant à l’espoir que ce discours sur
Aspasie parle réellement d’elle, il nous a bel et fallu y renoncer lorsque, à chaque
fois, c’est Socrate ou Périclès qui s’interposait entre elle et nous.
Aspasie donc : privilégiée par l’Histoire qui refuse la parole aux anonymes ?
Sans doute, car qui ne connaît pas le nom d’Aspasie ? Mais, par-delà le scandale
et la rumeur, je vois dans la porteuse de ce nom une femme grecque exemplaire,
finalement inconnue parmi les grands hommes dont elle avait fait son entourage.

Bibliographie

Sources

Outre le Ménexène de Platon et la Vie de Périclès de Plutarque, j’ai systé-


matiquement utilisé, pour tout ce qui concernait le rapport d’Aspasie à Socrate,
les deux premiers volumes des Socratis et Socraticorum Reliquiæ (Gabriele
Giannatoni éd., Naples, 1990), en indiquant la numérotation des textes cités
dans ce recueil (= Socr. Rel.)
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 745

Je n’ai renvoyé à aucun recueil de fragments des poètes comiques, car les
textes qui concernent Aspasie sont cités soit dans la Vie de Périclès, soit dans
les Socr. Rel. (dont j’ai également adopté les choix philologiques : ainsi, pour
le fragment des Pedêtai de Callias cité ci-dessus, je me suis fondée sur la leçon
semnê, qui est celle des Socr. Rel., alors que d’autres éditions préfèrent la forme
verbale semnoi, qui ne permet pas de préjuger du sexe de l’interlocuteur).
Les autres références sont données dans le cours du texte

Articles et ouvrages de référence

Je me garderai bien d’énumérer ici tous les articles, livres ou chapitres de


livres traitant, directement ou indirectement, d’Aspasie : la liste en serait longue
et quelque peu fastidieuse, compte tenu de leur caractère volontiers répétitif.
Mais l’article de W. Judeich dans la Paulys Realencyklopädie der klassischen
Altertumswissenschaft (s.v. « Aspasia », RE, II2, col. 1716-1721) reste une mise
au point essentielle. Les indications données ici n’entendent donc pas reprendre la
totalité des informations rassemblées dans une étude que l’on peut ­commodément
consulter, mais sont regroupées selon les diverses rubriques « Aspasie et… »

Sur Aspasie et Socrate

Henrich Dittmar, Aischines von Sphettos. Studien zur Literaturgeschichte der Sokratiker,
Berlin, 1912 (sur Aspasie, p. 1-59, 275-283).
Gabriele Giannantoni, Socratis et Socraticorum Reliquiæ IV (volume rassemblant les
« notes » consacrées aux auteurs et aux questions).
David M. Halperin, « Why Is Diotima a Woman ? », in D.M. Halperin, John J. Winkler,
Froma I. Zeitlin, Before Sexuality. The Construction of Erotic Experience in the Ancient
Greek World, Princeton University Press, 1990, p. 257-308 (Diotime et Aspasie).
Renato Laurenti, « Aspasia e Santippe nell’Atene del V secolo », Sileno, 14 (1988),
p. 41-61 (le titre de cet article parle de lui-même).

Sur Aspasie et Périclès

Marie Delcourt, Périclès, Paris, 1939 (je renvoie aux p. 76-77 et 196-197).
Mario Montuori, « Di Aspasia Milesia », in G. Giangrande (éd.), Corolla Londiniensis,
I (= London Studies in Classical Philology, 8), 1981, p. 87-109 (Aspasie propagan-
diste du médisme).
Mario Montuori, « La condizione della donna in Grecia e il caso Aspasia », Discorsi, 3
(1983), p. 97-103 (reprend les thèses de l’étude précédente).
Luisa Prandi, « I processi contro Fidia Aspasia Anassagora e l’opposizione a Pericle »,
Ævum, 51 (1977-), p. 10-26 (les procès sont le fait de l’opinion conservatrice).

Masculin, féminin

Pierre Brulé, « Des femmes au miroir masculin », in Mélanges P. Lévêque, 2, Besançon-


Paris, 1989, p. 49-61 (l’autre Aspasie et les vertus masculines de la femme accomplie).
Nicole Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, 1990 ;
(L’homme grec et la rêverie sur le féminin).
746 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle

Nicole Loraux, « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre », dans Aristophane,


Entretiens de la Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève (les femmes sur la scène et
la politique sans « hommes »), 1989.
Virginia Woolf, Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, Paris, 1977, p. 69 (Périclès et
l’adresse aux femmes).
Froma I. Zeitlin, « Playing the Other : Theater, Theatricality, and the Feminine in Greek
Drama », in John J. Winkler et F.I. Zeitlin, Nothing to Do with Dionysos ?, Princeton
University Press, 1990, p. 63-96 (le théâtre et le féminin).

Les femmes d’Athènes, le mariage et la citoyenneté

Claudine Leduc, « Comment la donner en mariage. La mariée en pays grec (ixe-ive s.


av. J.-C.), in G. Duby et M. Perrot (éd.), Histoire des femmes I. L’Antiquité, Paris,
1991, p. 259-316.
Claudine Leduc, « Citoyenneté et parenté dans la cité des Athéniens de Solon à Périclès »,
Actes du colloque sur l’Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris-Athènes, 1992.
David M. Schaps, « The Woman Least Mentioned : Etiquette and Women’s Names »,
Classical Quarterly, 27 (1977), p. 323-330 (sur la question de l’« anonymat » des
femmes d’Athènes).
MÉLISSA, ÉPOUSE ET FILLE DE TYRAN*

Comme si elle n’avait pas connu ce que l’on appelle une vie – ou comme
si cette vie ne justifiait pas un récit –, l’histoire de Mélissa commence après sa
mort. De Mélissa vivante, nous ne saurons jamais rien (sinon par reconstruction
patiente et ajointement de bribes entre elles), puisque aussi bien on peut imagi-
ner que sa vie fut sans histoire. Mais Mélissa morte – Mélissa tuée comme en
passant – est impressionnante, à en croire le témoignage de l’historien Hérodote
à qui nous devons de savoir tout ce que nous savons d’elle : bien peu de chose
ou beaucoup, c’est selon. Bien peu de chose, à vrai dire, si l’on attache toute
valeur à la vie ; beaucoup, si l’on sait faire la part de l’étrange attention, faite
d’inquiétude, mais aussi de proximité et pour ainsi dire d’amitié, que les Grecs
prêtaient aux morts et à leur « vie » rétrécie.
Ce n’est pas par Mélissa, à vrai dire, que commencent les récits d’Hérodote
auxquels on se référera, mais toujours par Périandre, son époux, qui fut tyran
de Corinthe, sans doute dans la première moitié du vie siècle avant notre ère.
Mais il arrive par deux fois, l’historien évoquant précisément Périandre, que
Mélissa morte se glisse dans le récit.

Le premier récit (III, 50-53) conte les difficultés du tyran avec Lykophron,
ce fils cadet dont il voudrait faire son successeur et qui, non content de ne pas
adresser la parole à son père, ne daigne même pas toujours répondre aux messa-
gers que celui-ci lui envoie. Il est vrai que Lykophron, quittant son aïeul mater-
nel chez qui il a passé son adolescence, a compris la question que ce dernier lui
a posée, à lui et à son frère, au moment de les renvoyer à Corinthe. Et à cette
question – « Savez-vous, mes enfants, qui a tué votre mère ? » –, la réponse
était que Périandre a tué Mélissa.
De ce meurtre, le second récit, (V, 92), de loin le plus important pour qui
­s’intéresse à Mélissa, ne souffle pas mot – mais il est vrai que le lecteur de
­l’Enquête n’a peut-être pas perdu toute mémoire entre le troisième et le cinquième
livre. Il est vrai surtout qu’Hérodote a plus étonnant encore à raconter. Soit donc
l’argument : Périandre veut récupérer un trésor qui lui a jadis été confié par un
hôte étranger, or seule l’épouse du tyran connaissait, semble-t‑il, l’empla­cement
de ce dépôt, mais il se trouve qu’elle est morte ; qu’à cela ne tienne ! Périandre
envoie des messagers vers le Nord de la Grèce, au Nekuomanteion, le vénérable
Oracle des morts. Et, invoquée, consultée, Mélissa la morte parle. Ou plutôt

* Première publication dans N. Loraux (éd.), Graecia femminile, « Melissa, moglie e figla di tiranni »,
Rome/Bari, Laterza,1993, p. 5-37 ; puis repris dans N. Loraux (éd.), La Grèce au féminin, Paris,
Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 3-37.
748 mélissa, épouse et fille de tyran

elle refuse de parler, avec une belle fermeté… Mais le texte est beaucoup plus
fort que tous les résumés. Qu’on en juge, donc, à simplement lire Hérodote :
… En une seule journée, il fit dépouiller de leurs vêtements toutes les femmes
des Corinthiens en l’honneur de sa propre femme Mélissa. Il avait envoyé
des députés au pays des Thesprotes sur les bords du fleuve Achéron consulter
l’oracle des morts au sujet d’un dépôt fait par un étranger ; Mélissa apparut et
déclara qu’elle n’indiquerait ni ne révélerait à quel endroit se trouvait ce dépôt,
parce qu’elle avait froid et qu’elle était nue ; car les vêtements qu’il avait fait
enterrer avec elle ne lui servaient à rien, n’ayant pas été brûlés ; et elle ajouta
que ce détail serait pour lui une preuve qu’elle disait vrai : qu’il avait enfourné
ses pains dans le four froid. Quand cette réponse eut été apportée à Périandre
– ayant reconnu au signe donné qu’il pouvait y avoir confiance, car il s’était uni
à Mélissa alors qu’elle était morte –, aussitôt après le message reçu, il fit ordon-
ner par une proclamation que toutes les femmes des Corinthiens se rendissent
hors de la ville au temple d’Héra. Elles y allèrent, comme pour une fête, parées
de leurs plus beaux atours ; mais lui, qui avait aposté ses gardes, les fit toutes
dépouiller pareillement, femmes libres et servantes, fit porter les dépouilles en
monceau dans une fosse et les y fit brûler pendant qu’il priait Mélissa. Cela fait,
il envoya consulter pour la deuxième fois ; et le spectre de Mélissa indiqua en
quel lieu elle avait mis le dépôt de l’étranger.
Étrange histoire et curieux texte, qui mérite qu’on s’y arrête jusqu’à ce que
l’on ait sinon élucidé, du moins un tant soit peu éclairci les nombreuses ques-
tions qu’il pose au lecteur, toutes plus énigmatiques l’une que l’autre (pour-
quoi les vêtements de Mélissa n’ont-ils pas été brûlés à sa mort, si vraiment
c’est la règle ? serait-ce que les rites funéraires n’ont pas été accomplis selon
les normes ? et pourquoi Périandre éprouve-t‑il le besoin d’une pareille mise en
scène, aussi violente, aussi disproportionnée avec la réclamation de la morte ?).
Décidément, il vaut la peine de s’attarder sur ce récit.

Pour commencer par le plus apparemment mélodramatique, on évoquera


d’abord ce qui, entre la morte et le tyran, doit – aurait dû – rester un secret :
Périandre s’est uni à sa femme morte, c’est le Père de l’Histoire qui le dit, men-
tionnant la chose tout comme il a déjà jugé bon de mentionner, d’une manière
très factuelle, les précautions que, chez les Égyptiens, « les plus pieux de tous
les hommes », les personnages en vue prennent pour protéger le cadavre de leur
épouse des ardeurs inconvenantes des embaumeurs (II, 69). Dira-t‑on que, de
l’époux envers l’épouse, cet acte ne constitue pas à proprement parler une souil-
lure ? Ce serait oublier que la sexualité ordinaire s’entoure de précautions rituelles
pour éviter toute souillure ; or les pratiques sexuelles des tyrans sont tendan-
ciellement de celles que la morale réprouve : ainsi, c’est encore Hérodote qui,
dès le début de l’Enquête, a évoqué le « commerce contre nature » de Pisistrate
avec la fille de Mégaklès, son épouse (I, 61). Qu’est donc l’acte de Périandre,
sinon la manifestation aberrante d’une sexualité excessive, à proprement parler
« tyrannique » ? Aussi, moins réservé qu’Hérodote, un historien comme Nicolas
de Damas se chargera-t‑il de juger et de condamner : « On raconte, entre autres
méfaits, qu’il coucha avec sa femme morte », écrit-il, usant du syntagme ergon
anomon pour désigner un acte effectivement hors la loi.
mélissa, épouse et fille de tyran 749

Pour mettre à distance la crudité du fait, s’attachera-t‑on à la métaphore des


pains dans le four froid, façon pour Mélissa d’euphémiser et tout à la fois de coder
le réel ? Page duBois s’y est récemment essayée, dans une étude consacrée aux
représentations grecques du corps féminin, et, non sans talent, a relevé tout ce
qui, du corps de l’épouse de Périandre, fait un réceptacle inerte et, passif, livré
aux pulsions nécrophiles du tyran : ce n’est pas seulement à cette « cuisine »
sans feu que, selon la chercheuse américaine, il faudrait s’intéresser – cuisine
comme métaphore de la sexualité, sexe féminin comme réchaud ou fourneau,
ces images sont certes connues, bien au-delà de la Grèce ancienne – mais au
vain « dépôt » que l’époux fait dans l’épouse morte et qui évoque le dépôt bien
réel dont, en mourant, Mélissa a emporté avec elle la mémoire.
Tout cela est intéressant et pour le moins instructif quant à l’imaginaire grec
de la féminité. Reste qu’il n’est pas si facile d’en tirer des conclusions sur ce
que Mélissa elle-même a pu en penser : quelque vraisemblance qu’elle puisse
présenter à nos yeux de modernes, la plainte féministe dont l’épouse morte est
créditée par Page duBois (tu ne m’as pas aimée, tu as produit des enfants qui te
haïront, tu m’as tuée, tu as violé mon corps sans vie) relève de sa seule imagina-
tion de lectrice, car ce n’est pas là ce que dit la morte dans le texte ­d’Hérodote.
N’oublions pas que le message de Mélissa à Périandre est confié à un tiers, ce
qui amène celle-ci à le chiffrer – et la métaphore du pain devient pur signe de
reconnaissance (sumbolaion) entre la morte et le vivant. Et surtout acceptons
la logique du texte, si curieuse soit-elle : l’épouse ne reproche pas à l’époux de
l’avoir tuée, du moins n’en dit-elle mot ; elle ne lui reproche pas non plus d’avoir
confondu son cadavre avec la femme qu’elle était en croyant s’unir encore une
fois à elle, puisqu’elle ne mentionne le fait que pour accréditer son dire ; elle
n’a, semble-t‑il, qu’un reproche à lui faire, mais celui-ci vraiment grave à ses
yeux : l’avoir laissée partir nue au froid pays des morts, où elle éprouve le froid
plus que les autres morts.

La nudité, le froid : ce sont là préoccupations de morte et non griefs de vivante


– de même, dans les Euménides d’Eschyle, l’ombre rageuse de Clytemnestre ne
se plaint pas de ce qu’Oreste l’a tuée, mais de ce que le fils meurtrier échappe
à la vengeance cependant que, parmi les ombres, elle erre, privée de tout hon-
neur. Et, de même qu’Elpénor, compagnon d’Ulysse, mort sans sépulture, n’a,
au chant XI de l’Odyssée, d’autre requête que d’être enfin brûlé avec ses armes,
de même, comme si ses funérailles laissaient à désirer, Mélissa se plaint, amère-
ment, de ce qu’on ne lui ait pas brûlé de vêtements pour l’au-delà.
Si le feu du bûcher est pour les morts doux comme le miel (Iliade, VII, 410),
pour que des funérailles soient complètes, il convient que les objets qui accom-
pagneront le défunt soient livrés au feu en même temps que lui : à un guerrier
on doit garantir ses armes, à une femme les vêtements qui couvraient son corps.
C’est ce que, depuis l’épopée, on appelle la « part du mort ». Mais le corps de
Mélissa n’a pas été brûlé, seulement enterré (en grande hâte ?), et, de ces vête-
ments qui ne sont pas passés par le feu, la morte ne peut rien faire : « ils ne lui
servent à rien », dit-elle dans le récit du messager. Dans ces paroles et derrière
l’intrigue, je décèle le rapport vivant que, dans son texte, l’historien entretient
à tout instant avec l’épopée homérique : c’est ainsi que, rapportant le discours
de l’épouse de Périandre, Hérodote détourne avec une discrète ironie le sens
750 mélissa, épouse et fille de tyran

d’un passage de l’Iliade où, apprenant la mort d’Hector, Andromaque jure de


détruire par le feu les vêtements de son mari, ces vêtements « qui ne lui servent
à rien » dès lors qu’Achille outrage son corps nu, privé d’honneurs funéraires.
Mélissa, Hector : bien sûr, l’écart est immense qui sépare la femme de Périandre
de l’époux d’Andromaque. Mais le rapprochement des deux situations est riche
de sens : Mélissa, qui a bien été enterrée avec ses vêtements, n’en est pas moins
« nue » et, pour elle aussi, il faudra que brûlent des tissus somptueux. À cela
près que ce qu’Andromaque faisait « pour la gloire » d’Hector, Périandre devra
le faire pour réchauffer le corps glacé d’une morte.

Pourquoi les vêtements de Mélissa n’ont-ils donc pas été brûlés ? La ques-
tion s’impose, mais, une fois encore, le lecteur devra savoir se satisfaire de
­questions. Certes, rien n’interdit d’exercer son imagination. C’est ce que fait
Page duBois, pour qui tout vient de ce que, pour violer Mélissa, Périandre l’a
dévêtue alors qu’elle gisait morte – de même, plus d’un psychanalyste a fan-
tasmé sur la nudité de Jocaste, révélée à Œdipe, pense-t‑il, au moment précis
où, dans le récit du messager d’Œdipe Roi, celui-ci arrachait les agrafes de la
robe de la morte. Mais je parierais volontiers que, dans un cas comme dans
l’autre, la seule idée de la nudité a suffi à aveugler l’interprétation : si Périandre
a dénudé son épouse, en quoi cela l’empêchait-il pour autant de brûler des vête-
ments qu’il a songé à enterrer avec le corps ? Quant au cadavre de Jocaste, le
texte spécifie bien qu’il gît déjà à terre, ce qui rend le dénudement que l’on dit
résulter du geste d’Œdipe aussi problématique que superflu.
Rien ne devrait donc empêcher l’interprète de garder tout son sang-froid :
peut-être alors s’avisera-t‑on que ces vêtements qui ont de fait été enterrés
avec le cadavre de Mélissa auraient aussi bien pu être brûlés si le corps de
celle-ci l’avait également été. Si bien qu’en filigrane, la vraie question concer-
nerait moins les vêtements que le traitement réservé au corps de la morte :
enterrée à la sauvette pour dissimuler plus longtemps sa mort ? l’hypothèse
est tentante, mais ne sera pas confirmée. Il est vrai qu’une lettre apocryphe
de Périandre à son beau-père, citée par Diogène Laërce, affirme : « J’ai déjà
expié ma faute envers votre fille en faisant brûler avec son corps tous les vête-
ments des femmes de Corinthe. » Les femmes de Corinthe n’intervenant dans
le récit hérodotéen qu’en un second temps, c’est là une façon de confirmer
que le feu constitue effectivement un après-coup, consécutif à de peu satis-
faisantes funérailles par ensevelissement. Mais ce n’est là somme toute que
construction, issue de la spéculation de quelque lecteur antique aussi embar-
rassé que nous par le texte d’Hérodote. Car rien, chez l’historien, ne dit que
Périandre fit brûler le corps de Mélissa. Seulement les vêtements et les parures
des Corinthiennes, et c’est ce fait, ce fait têtu, qu’il faut éclairer avant de son-
ger à combler les silences du texte.

Donc Périandre fait rassembler les Corinthiennes hors la cité, au temple


d’Héra – l’Heraion de Pérachora sans doute, peut-être sanctuaire nécroman-
tique (encore un dans cette histoire), mais aussi, mais surtout sanctuaire d’Héra,
la divinité du mariage (or c’est sa femme que le tyran veut ainsi honorer, fût-ce
tardivement) –, il les dépouille de leurs vêtements et parures, et brûle ce singu-
lier butin pour Mélissa.
mélissa, épouse et fille de tyran 751

« Sacrifice à Mélissa », disent des historiens contemporains peu suspects


d’ordinaire de pécher par excès de romantisme, certains estimant même que
l’épouse de Périandre est ainsi élevée « au rang d’une divinité » – mais il fau-
drait alors préciser : une divinité chthonienne, car les dieux d’en bas sont, avec
les héros, seuls à être honorés par des offrandes que le feu consume tout entières.
Et de fait, il y a bien quelque chose de cela dans le texte, lorsque Hérodote
évoque Périandre « priant Mélissa » cependant que se déroule l’holocauste.
Priant Mélissa d’être plus réceptive à sa demande ? À coup sûr, puisqu’il faut
obtenir d’elle l’information convoitée. Mais peut-être aussi, tout simplement :
priant Mélissa, comme un époux trop épris qui a beaucoup à se faire pardonner.
Et cependant, il se pourrait, comme le suggère Louis Gernet, que cette céré-
monie démesurée, « sacrifice monstre, comme il convient d’un tyran et d’ailleurs
disproportionné à sa fin immédiate », relève d’une interprétation plus complexe,
pour le moins surdéterminée. Sans doute Mélissa est-elle bénéficiaire de l’opé-
ration, mais, peut-être, à travers elle, est-ce au monde des morts, traditionnel-
lement honoré par des sacrifices de pure dépense, que le tyran fait l’hommage
de ce gigantesque bûcher – et le sacrifice prend dès lors une tout autre ampleur.
Du coup, il faut prêter attention à ce que le feu consume pour Mélissa : des
vêtements, bien sûr, mais aussi des parures, objets de prix – tout ce qui faisait
la beauté des femmes de Corinthe, « parées comme pour une fête », toute la
richesse féminine de Corinthe, donc. On peut être sensible à la dimension de
pure destruction qui caractérise cet holocauste. Mais on peut aussi associer une
telle mesure avec la ligne générale, économique et sociale, dit-on, des politiques
« tyranniques », et en particulier de celle de Périandre, caractérisée, selon l’his-
torien Édouard Will, par l’interdiction généralisée de tous les agréments : ne
s’agirait-il pas d’une manifestation, ostentatoire, certes, mais parti­culièrement
efficace, de cette lutte que les tyrans de l’époque archaïque, supposés repré-
senter les aspirations du peuple à plus d’égalité, mènent sans trêve contre le
luxe des familles aristocratiques ? En créditant de surcroît Périandre d’une
bonne dose de cynisme, l’historien Éphore, cité par Diogène Laërce, interpré-
tait bien ainsi l’affaire, dans la version quelque peu différente qu’il en donne
trois siècles plus tard :
Il fit vœu, s’il l’emportait aux jeux olympiques dans la course des quadriges,
de consacrer au dieu une statue d’or et, après sa victoire, comme il n’avait pas
d’or, voyant dans une fête publique des femmes aux riches parures, il les leur fit
arracher, et de la sorte, put envoyer l’offrande promise.
Laissons de côté un épisode qui ignore Mélissa en lui substituant Zeus le
dieu d’Olympie – l’épouse morte ne demandait certes pas tant d’honneur – et
revenons au bûcher de l’Héraion, qui n’a pas fini d’exciter l’imagination des
anciens et des modernes.

Les anciens – c’est encore Diogène Laërce qui en porte témoignage – ont vite
oublié, semble-t‑il, les valeurs qui donnaient sens à la destruction des parures
féminines et, doutant qu’un feu aussi intense ait pu simplement consumer des
vêtements, se sont souciés de lui donner de tout autres victimes à dévorer :
d’où l’horrible histoire des concubines malveillantes qui, pour avoir calom-
nié Mélissa auprès de son tyran d’époux (lequel, dans sa colère, l’a tuée), ont
752 mélissa, épouse et fille de tyran

expié leur faute dans les flammes d’un immense bûcher. Il est vrai qu’à partir
du ive siècle avant notre ère, la tradition se doit, concernant les tyrans, d’être le
plus noire possible, et un autre récit attribue à Périandre la vertueuse mais ter-
rible décision de noyer toutes les entremetteuses de Corinthe – autant dire une
grande quantité de femmes dans cette cité du plaisir ! Mais on n’insistera pas
sur ces constructions où le sensationnel le dispute au mauvais goût ; de toute
façon, du feu à l’eau, nous voilà bien loin du récit d’Hérodote, et c’est lui qui
nous intéresse ici.
Quant aux lecteurs modernes, ils mettent volontiers l’accent sur la mise
à nu des Corinthiennes : parce que le récit d’Hérodote dépouille celles-ci de
leurs vêtements (apeduse), les modernes brodent sur « Corinthe féminine tout
entière que le tyran déshabille en bloc » (Vernant), voire « soumet à son désir »
(duBois). Mais, à vrai dire, c’est cet épisode précis – et non le compor­tement
sexuel de Périandre – qui est sans ambiguïté désigné chez Hérodote comme
un forfait de tyran, et il est grand temps de rappeler – ce que, jusqu’ici, on a
feint d’ignorer pour mieux isoler l’histoire de Mélissa – que, dans l’Enquête, il
figure, à titre d’exemplum, dans le discours qu’un Corinthien prononce contre la
tyrannie. C’est dans ce contexte qu’il convient donc de donner sens au dépouil-
lement collectif des Corinthiennes, raconté comme en un crescendo après l’évo-
cation des persécutions contre les citoyens : « Tout ce que Kypsélos avait laissé
à tuer ou à bannir, Périandre l’acheva ; et en une seule journée il fit dépouil-
ler de leurs vêtements toutes les femmes des Corinthiens en l’honneur de sa
propre femme Mélissa. »
Les hommes tués ou exilés, les femmes déshabillées ? Ne jugeons pas
trop vite que la symétrie n’en est pas une. Car, pour le Corinthien Soclès qui
conte toute l’histoire, le dénudement des Corinthiennes est à coup sûr un scan-
dale, à enregistrer sous la rubrique des violences que le tyran fait subir aux
femmes, violences évoquées chez Hérodote par un autre orateur dans un autre
discours contre la tyrannie (III, 80) et également mises en parallèle avec les
exécutions arbitraires de citoyens. Le tyran, c’est un trait constituant de sa
figure très négative, fait violence aux femmes, et Périandre ne déroge donc
pas à cette tradition qui traverse toute la littérature grecque, jusqu’à Plutarque
contant les exactions du tyran Aristotimos d’Élis. Pour préciser le tableau, on
ajoutera encore deux remarques. Lorsqu’ils ne tuent pas la population mâle de
leur cité – entendons en réalité les « honnêtes gens », riches et bien nés –, les
tyrans sont généralement censés se plaire à les désarmer : si, entre les armes
masculines et les vêtements des femmes, il y a bien quelque chose comme
une équivalence structurelle au point qu’un homme sans armes est dit « nu »
(­gumnos), en dénudant les femmes de Corinthe Périandre a donc, au moins
symboliquement, désarmé leurs maris. Et si, après avoir annoncé la mise à nu
des « femmes des Corinthiens » – entendons : des épouses de citoyens –, l’ora-
teur précise in extremis qu’il les « fit toutes dépouiller pareillement, femmes
libres et servantes », nul doute que cette égalisation dans l’outrage ne soit une
circonstance aggravante de plus. Les tyrans sont en effet réputés pour apparier
les femmes et les esclaves (il s’agit alors en général des épouses de citoyens
et des esclaves mâles, les premières étant contraintes par la force d’épouser
les seconds), et c’est à une libre interprétation au féminin de ce thème qu’a
procédé Périandre.
mélissa, épouse et fille de tyran 753

Et tout cela pour Mélissa ? Tout cela peut-être pour tenter, à sa manière de
tyran, d’apaiser sa conscience de meurtrier.
Car Périandre a tué Mélissa.

C’est, on le sait, Hérodote, parlant cette fois en son nom propre d’enquê-
teur, qui l’a signalé au livre III, en ouverture du récit des démêlés du tyran avec
son fils : « Après que Périandre eut tué sa propre femme Mélissa, il arriva en
effet qu’à ce malheur passé vint pour lui s’en ajouter un autre que voici… »
Périandre, donc, a tué Mélissa, et c’est ce que son fils cadet ne peut pas lui
pardonner. Dirons-nous qu’il a tué celle-ci « sans le faire tout à fait exprès »
(L. Gernet) ? Ce serait reprendre à notre compte le ton de la tradition anti-­
tyrannique, qui, en l’occurrence, n’est pas celui d’Hérodote. Car l’historien parle
à ce sujet de « malheur » qui lui advint, employant le mot sumphorê, nom grec
de la calamité qui fond à l’improviste sur un sujet impuissant à l’endiguer. Et
c’est encore ce mot qu’il prête à Périandre tentant de s’expliquer avec Lykophron.
Il vaut la peine d’y regarder de plus près. Car voici ce que le père dit au fils :
Si, dans cette affaire, il s’est produit un malheur (sumphorê), d’où te vient de la
défiance à mon égard, ce malheur est mien, et c’est moi qui y ai la plus grande
part, d’autant que c’est moi-même qui ai accompli la chose.
En ce qui concerne les faits, rien ne saurait être dit plus allusivement – il est
vrai que la langue juridique grecque elle-même use d’euphémismes pour dési-
gner le meurtre et le meurtrier, parlant d’« agir » (dran) et d’« agent » (ho dra-
sas), et l’on ne saurait demander à l’auteur d’un meurtre une précision dans
les termes que les textes de lois eux-mêmes semblent soigneusement éviter. En
revanche, les paroles de Périandre caractérisent avec précision une situation
proprement tragique : car c’est dans la tragédie que l’acte meurtrier revient en
priorité sur celui qui l’a accompli, au point que le crime ne pèse sur personne
autant que sur le coupable ; c’est dans la tragédie que le héros, tel Œdipe décou-
vrant enfin son identité, se définit tout à la fois comme celui qu’accable le mal-
heur et comme l’agent même, pour autrui, de ce « malheur ».
Insensible à l’intériorité tragique, la tradition ultérieure, dont témoigne
encore une fois Diogène Laërce, a préféré préciser les conditions du meurtre.
Elle raconte donc que, dans un accès de colère, Périandre battit sa femme, qui
était enceinte, et la tua, d’un coup d’escabeau ou à force de coups de pied ; et
c’est ici qu’apparaissent les « vraies » responsables de la mort de Mélissa : ces
concubines jalouses ou malveillantes qui, pour avoir calomnié l’épouse auprès
de l’époux, finiront leur vie sur le fameux bûcher. Laissons de côté le rôle des
concubines, qui n’est pas hérodotéen ; à ce détail près, l’histoire – une histoire
de fureur et de mort – pourrait figurer dans l’Enquête à condition que tout se joue
entre Mélissa et Périandre, protagonistes du malheur. Hérodote l’a même d’une
certaine façon écrite, en contant la mort de la sœur-épouse tendrement aimée
de Cambyse, roi de Perse – et l’on sait que, dans l’Enquête, entre les mœurs
des monarques orientaux et celles des tyrans, la différence n’est pas grande.
Cambyse a tué son frère Smerdis et épousé successivement deux de ses sœurs ;
il tuera la plus jeune des deux dans une crise de colère. La page (III, 32) est si
belle qu’on ne résiste pas au plaisir de la citer, façon de dédier par là même à
Mélissa une mort authentiquement hérodotéenne.
754 mélissa, épouse et fille de tyran

Cambyse avait mis aux prises un lionceau et un jeune chien ;… la femme en


question regardait avec lui ;… le jeune chien étant en passe d’être vaincu, un
sien frère, un autre jeune chien, rompit son attache et vint à son secours, et…
ainsi, étant deux, ils prirent avantage sur le lionceau. Cambyse, dit-on, prenait
plaisir au spectacle ; mais elle, assise à ses côtés, pleurait ; Cambyse, le remar-
quant, lui aurait demandé la cause de ses pleurs ; elle aurait répondu qu’elle
pleurait en voyant le jeune chien prendre la défense de son frère parce qu’elle
pensait à Smerdis et songeait que lui, Cambyse, n’avait personne pour prendre
la sienne. D’après les Grecs, c’est à cause de ces paroles qu’elle aurait été tuée
par Cambyse… Furieux (il) se serait jeté sur elle, qui était enceinte ; elle aurait
avorté, et en serait morte.
Soit le tyran dans le rôle du roi, et son épouse dans celui de la sœur-épouse.
Périandre a accompli un forfait, Mélissa pleure en silence à ses côtés, il ne sau-
rait supporter sa désapprobation, il la bat et la tue. Rideau. Après quoi, déses-
péré et comme fou, il s’unira à la morte et enterrera précipitamment son corps.
La séquence est plausible, elle comporte même des éléments authentifiés par
Hérodote, mais elle n’est que plausible puisque l’historien n’a pas éclairci ce
qu’il en fut de la mort de Mélissa. Force nous est donc de nous concentrer sur
le thème du meurtre involontaire, et sur cette colère du tyran qui, pour n’être
pas explicitement hérodotéenne, est authentiquement tragique et mérite à ce
titre d’être retenue comme la cause du « malheur ».
Il n’est pas indifférent à l’histoire de Périandre et de Mélissa que la pen-
sée juridique des Grecs ait comptabilisé le meurtre accompli sous l’empire
de la colère au chapitre des meurtres involontaires ; c’est ainsi que Platon,
au livre IX des Lois, évoquant le cas de celui qui « tout d’un coup et sans la
volonté préméditée de tuer, cause la mort de quelqu’un par emportement immé-
diat, en le frappant ou autrement, et qui se repent aussitôt », ne requiert contre
ce meurtrier qu’une peine relativement légère. Et il ajoute encore deux préci-
sions qui pourraient bien éclairer l’histoire que l’on tente ici de reconstruire.
À l’en croire, la victime d’un meurtre involontaire, « voyant son meurtrier
aller et venir dans les lieux où elle-même avait accoutumé », hante celui-ci,
« trouvant un allié en sa mémoire, en son âme et dans ses actes » ; rien, chez
Hérodote, ne dit que Mélissa ait poursuivi Périandre de sa haine ; bien au
contraire, en fantôme discret, elle a attendu l’évocation au Nékuomanteion
pour se plaindre, mais tout, dans les paroles que Périandre adresse à son
fils, indique que la mémoire et l’âme de l’époux œuvrent bon gré mal gré à
rendre justice à la morte. Une seconde indication nous retiendra encore plus,
en vertu de laquelle
Si un mari tue par colère sa femme légitime, […] revenu d’exil, l’auteur d’un
pareil crime ne pourra jamais participer aux mêmes actes religieux que ses enfants
ni s’asseoir à la même table…
Comment s’étonner, dès lors que Lykophron refuse d’adresser la parole à son
père ? Finalement plus homme de pouvoir que héros tragique, non seulement le
tyran ne s’est pas exilé – Platon prescrit trois ans pour son cas – et ce sont ses
fils qui ont été éloignés (à Épidaure, auprès de leur grand-père maternel), mais
on peut supposer que, sans l’acharnement de Lykophron à fuir la présence de
son père, celui-ci aurait gardé, sur la mort de Mélissa, le plus profond silence.
mélissa, épouse et fille de tyran 755

Mais sans doute est-il du destin du tyran d’être un jour dominé par la colère,
si du moins, en abordant au livre IX des Lois le chapitre de la colère, Platon a
raison de considérer cette affection comme « partie essentielle » de l’âme, exer-
çant sur celle-ci une véritable tyrannie.

On l’a dit, c’est Périandre et non Mélissa qui fournit à Hérodote le sujet
de deux récits. Dans le premier, elle n’est que l’ombre invisible séparant le
tyran de son fils ; dans le second, elle a forme d’ombre, mais sa parole vient de
très loin, rapportée au style indirect par un messager dont Soklès de Corinthe
rapporte lui-même au style indirect les propos. Car c’est contre la tyrannie
que Soklès entend mettre en garde les Lacédémoniens à qui il adresse ce dis-
cours, et c’est le tyran et lui seul qui peut tenir le rôle d’acteur dans le récit
­d’Hérodote. Comment, pour parler de l’insaisissable Mélissa, éviter d’en pas-
ser par Périandre ?
Miaiphonos : « souillé par le meurtre », tel est Périandre dans le récit de
Soklès ; le meurtre n’est en l’occurrence pas celui de Mélissa, mais celui des
citoyens de Corinthe dont les conseils du tyran Thrasybule de Milet lui ont
appris qu’il faut mettre à mort les plus éminents. Il est vrai que Soklès défend
une thèse, qu’il a annoncée d’entrée de jeu, avant d’exposer l’histoire des tyrans
de Corinthe : il n’y a au monde rien de plus injuste (adikoteron) ni de plus san-
guinaire (miaiphonoteron) que la tyrannie. Périandre est donc miaiphonos. On
peut s’en étonner, pour connaître de la tyrannie de Périandre – y compris grâce à
Hérodote (I, 23) – bien des traits qui démentent cette image noire : on évoquera
alors la cour brillante qui était la sienne et l’hospitalité qu’il y offrit au légen-
daire Arion de Lesbos, poète et compositeur, inventeur de la forme dithyram-
bique. Mais on pariera que cette réputation contrastée n’a pas peu contribué à
faire très vite de Périandre le prototype du tyran, ami des arts et des lettres mais
que ses malheurs familiaux plongent dans la temporalité sans temps des affects
primitifs. On oublierait presque en chemin – et, de fait, Hérodote à l’évidence
n’en veut rien savoir, mais il n’est pas le seul et, beaucoup plus tard, Plutarque
refusera encore de faire du tyran l’un des interlocuteurs de son Banquet des
Sept Sages – qu’une tradition adverse fait de Périandre l’un des Sept Sages de
la Grèce, de ces sophoi vénérables qu’honore Apollon et dont on répète sans
fin les maximes porteuses d’une éthique toute de mesure.
Périandre meurtrier, en proie à la démesure ; Périandre le sage, dont les sen-
tences rappellent sans fin la fragilité de la sagesse humaine… Cette figure contras-
tée nous installe-t‑elle au plein cœur d’une contradiction ? C’est en tout cas au
même homme, sage ou tyran qu’importe, qu’il faut rapporter les difficultés de
communication qui, du livre III au livre V d’Hérodote et malgré la différence
de nature patente entre les deux textes, caractérisent le personnage de Périandre.
On en voudra pour preuve l’utilisation qui est la sienne – on dirait volon-
tiers : la consommation qu’il fait – d’innombrables messagers, destinés à trans-
mettre ses exigences, ses suppliques et ses questions : messages à Lykophron,
questions à Thrasybule ou au spectre de Mélissa, toutes ces situations semblent
exiger l’envoi incessant et comme maniaque d’hommes de confiance (au nombre
desquels cependant il faut mentionner un envoyé quelque peu exceptionnel,
dont Hérodote mentionne au passage l’identité : la sœur de Lykophron, propre
fille de Périandre, mais l’historien n’en dit pas plus et nous ne saurons pas si
756 mélissa, épouse et fille de tyran

Mélissa en était la mère, ce qui nous empêchera d’imaginer avec certitude


pour l’épouse du tyran l’existence de relations un peu plus douces au sein de
ce monde d’hommes).
Donc, enfermé au fond de sa demeure – mais tel est le paradoxe du tyran
que Platon, attentif à toutes les ambivalences d’une figure apparemment virile
dirait : enfermé comme une femme –, Périandre envoie ses messagers de tous
côtés, et, sur le rapport de ceux-ci, il s’empresse, comme Œdipe dans Œdipe Roi,
comme Créon dans Antigone, bref comme tout tyran qui se respecte, de promul-
guer un édit (kêrugma) ayant force de loi. Et puis, comme Œdipe, il arrive que,
dans sa hâte à prendre des décisions, Périandre oublie que tel kêrugma pourrait
se retourner contre lui. C’est ainsi que, sans faire d’autre réponse à la suppli-
cation que son père lui a pour finir adressée, Lykophron peut lui déclarer ironi-
quement qu’il devrait « payer l’amende consacrée au dieu, puisqu’il est entré
en conversation avec lui » (Hérodote, III, 52) : en rappelant à son père que
celui-ci a fait promulguer par un héraut l’interdiction à quiconque de recevoir
son fils ou même de lui adresser la parole, il se pourrait que le jeune homme
révèle par là même au tyran à quel point l’exercice retranché du pouvoir isole,
puisque c’est de longue date et non pas seulement par cette proclamation que
Périandre s’est interdit à lui-même toute parole directement adressée à autrui.
Et l’histoire ne dit pas si, de son vivant, Mélissa savait ouvrir une brèche dans
ce mur de silence. Mais on imagine assez bien Périandre en tyran mélancolique,
bien que la première apparition historiquement attestée de cette figure vouée à
un riche destin n’ait lieu qu’au ive siècle, dans l’œuvre de Platon, au livre IX
de la République. Mélancolique ou, ce qui, à bien des égards, revient au même,
« shakespearienne » (Will) fut en tout cas la mort du tyran solitaire telle que
la conte Diogène Laërce, une mort programmée par lui-même sous le signe de
l’effacement et qui, aux messagers de jadis, substitue des tueurs, une longue
chaîne de tueurs chargés de s’éliminer les uns les autres après avoir fait dispa-
raître le tyran et toute trace de son corps comme de sa sépulture.
Le silence se refermera-t‑il déjà sur le tyran ? Le temps n’en est pas encore
venu. Car, au contraire de celle de Mélissa, l’histoire de Périandre est, scanda-
leuse ou incomprise, l’histoire d’une vie.

De l’homme tyrannique, Platon – toujours lui – fait également un amoureux.


Cela nous ramène-t‑il définitivement vers Mélissa ? Hélas, c’est sur d’autres
amours que la tradition est le plus diserte…
Platon, encore, dans la République : les désirs du tyran sont sauvages et bes-
tiaux, terribles, sans loi, de ces désirs qui s’éveillent quand la partie raisonnable
et douce de l’âme, endormie, ne peut plus commander ; alors, dans ses rêves, le
tyran n’hésite pas à tenter de s’unir à sa mère. Ce n’est là qu’un rêve, certes, un
rêve dont Jocaste voudrait faire croire à Œdipe que tous les hommes le partagent
à égalité. Mais la tradition veut que pour Périandre le Tyran le songe soit devenu
réalité. Cette fois-ci, nous avons bel et bien quitté Hérodote qui, au tyran, ne
connaissait d’autre femme que celle qu’il a épousée, aimée et tuée par malheur.
Périandre incestueux comme Œdipe : la nouvelle scandaleuse est encore
colportée par Diogène Laërce, faisant cette fois-ci écho au traité De la luxure
des Anciens du pseudo-Aristippe (auteur de l’époque hellénistique que l’on ne
confondra pas avec le philosophe socratique dont il a usurpé le nom et qui était,
mélissa, épouse et fille de tyran 757

lui, un authentique penseur du plaisir). Selon cette source, donc, l’initiative de


l’inceste serait revenue à la mère. Krateia (Autorité) – c’est le nom peu commun
de cette mère –, devenue amoureuse de son fils, se serait unie à lui sans qu’il
connaisse l’identité de sa compagne, et il en aurait tiré (plus d’une fois, semble
indiquer le texte) grand plaisir. Et puis, la chose se découvrit, ou il s’en aper-
çut – sur ce point comme sur beaucoup d’autres de cette scabreuse histoire, les
traducteurs hésitent, selon qu’ils tiennent Périandre pour Sage (chaste et odieu-
sement trompé) ou Tyran (dominé par la violence de ses désirs) – ; toujours
est-il que la révélation aurait été insupportable au héros de l’aventure (ou qu’il
lui aurait été insupportable d’être pris sur le fait), et que son pouvoir s’en serait
ressenti, devenant du coup plus pesant pour tout le monde.
Du moins prendrons-nous ici la tradition ancienne en flagrant délit de mytho-
logisation. Car l’accord des modernes historiens de la Grèce – qu’ils se nomment
Édouard Will, Louis Gernet, Marie Delcourt ou Jean-Pierre Vernant, et par-
delà la différence des approches et des méthodes – est sur ce point sans faille :
c’est pur thème mythique que cette union avec la mère. Souveraineté, disent-
ils, ce n’est pas un nom pour une mère. « Et on sait ce que “signifie” la mère
en l’occurrence : la mère, c’est la Terre. » Ou encore : « Le nom de cette mère
proclame bien ce qu’elle représente : la souveraineté sur une cité dont le tyran
fait entièrement sa chose. » Tyran paradigmatique, Périandre ne pouvait donc
échapper à l’union avec la Mère, et il semble bien que cette histoire s’éclaire
effectivement d’une lecture symbolique comme celle d’un Artémidore, affir-
mant dans sa Clef des songes que les rêves d’union avec la mère sont favorables
aux hommes politiques, « car la mère représente la patrie ». Mais Artémidore
a précisé auparavant que, lorsqu’on a un projet sur une terre, il est avantageux
de rêver qu’on s’unit de bon cœur à sa mère morte. Ce qui attire notre atten-
tion : mais alors, et Mélissa ?
Il est vrai que, chez Hérodote, Périandre ne se contentait pas de rêver. Quant
à Mélissa, elle n’était certes pas pour lui une mère et rien, dans le discours
qu’elle tient lors de son apparition au Nekuomanteion, n’indique que l’ultime
désir de Périandre ait eu un sens symbolique ; en parlant de « pains dans le four
froid », c’est au contraire le fait même de cette union sexuelle qu’elle rappe-
lait à la mémoire de son époux, en même temps qu’elle en suggérait la stérilité.
Serait-ce que, par sa logique folle, la figure du tyran attire à elle toute histoire
vécue pour en faire un stéréotype, au mieux une allégorie ? Quoi qu’il en soit,
on résistera à la pulsion vers l’archétype, qui ferait de Mélissa je ne sais quelle
hypostase de la Terre noire. Et l’on dissociera l’histoire de Mélissa, seule à méri-
ter ce titre aux yeux de l’historien Hérodote, et le récit mythique sur Krateia,
qui porte la marque d’une spéculation férue de pensée allégorique.
Reste la question sans cesse rouverte : finalement, que sait-on de Mélissa ?

De Mélissa vivante, on l’a dit, nous ne saurons jamais rien, puisque Hérodote,
qui marque de son autorité la tradition, l’a immobilisée à jamais dans la figure
d’une morte. Et pourtant… Si quelque bribe était parvenue jusqu’à nous, sinon
d’une Vie de Mélissa (puisque toujours c’est de Périandre que les faits et gestes
sont mentionnés par les historiens), du moins d’un récit où Mélissa vivante aurait
sa place, fût-ce en annexe d’une histoire de son époux ? C’est à une semblable
bribe que s’attache le nom de Pythainetos d’Égine, historien qui semble avoir
758 mélissa, épouse et fille de tyran

vécu à la fin du vie ou au début du ve siècle avant notre ère, donc en tout état
de cause avant Hérodote. Il s’agit de la jeune Mélissa, ou de Périandre amou-
reux : « Périandre tombe amoureux de Mélissa, fille de Proklès d’Épidaure, en
la voyant verser du vin aux travailleurs, vêtue à la péloponnésienne. »
Scène de genre : le tyran de Corinthe, encore un apprenti en l’art de gouver-
ner, s’est rendu auprès du tyran d’Épidaure, son aîné, riche d’une plus longue
expérience. Pour honorer son hôte, celui-ci l’entraîne dans une visite de son
domaine, et soudain Périandre voit. Il voit une jeune fille, seulement vêtue
d’une tunique (chitôn), jambes nues comme une fille de Sparte, qui donne à
boire aux travailleurs – n’oublions pas que le tyran de l’époque archaïque est
réputé pour la simplicité de ses mœurs et pour des idées « sociales » avancées :
rien d’étonnant donc à ce que la fille du tyran, loin d’être confinée au fond d’un
palais, se mette, fût-ce un instant, au service de ces « travailleurs » qui servent
son père (aussi bien est-ce ainsi qu’en des temps très anciens, la femme du roi
de Macédoine, à en croire Hérodote [VIII, 137], faisait cuire elle-même le pain
de toute sa maisonnée « car même les familles princières étaient alors pauvres
d’argent »). L’élégance sans affectation du corps de la jeune fille, que ne masque
pas, à la mode ionienne, un peplos aux plis travaillés, la grâce de son geste… Déjà
Périandre est sous le charme, et l’amour l’attache aux pas de la jeune Mélissa.
Et c’est ainsi que Périandre épousa Mélissa. Du moins si l’on en croit
Pythainetos. Mais faut-il l’en croire ? Et que tirer de ce mariage d’amour, lors-
qu’on est historien et qu’on a l’habitude de classer l’amour au chapitre de ce
dont l’histoire n’aurait rien à dire et rien à faire ? L’amour n’étant pas plus un
objet sérieux que Pythainetos n’est un informateur autorisé, le chitôn de Mélissa
s’intègre mal dans les études sur la tyrannie et, convaincus que les « mariages
de tyrans » ne sauraient s’analyser qu’en termes de politique, les historiens
récusent une source qu’ils estiment « d’intérêt secondaire ». Exit la jeune Mélissa,
place à la fille de Proklès, tyran d’Épidaure, que Périandre épousa pour assu-
rer à Corinthe une base maritime sur le golfe Saronique, face à Égine, et sur la
route des Cyclades et de l’Orient » (Will).
Qu’un mariage de tyran soit en général à penser sous la catégorie de l­ ’alliance
entre des pouvoirs, des cités ou des royaumes, la chose n’est pas contestable
– c’est ainsi qu’Hippias, tyran d’Athènes, donna sa fille Archédikè au fils du tyran
de Lampsaque, « car il savait que le crédit de ce dernier était grand auprès du
roi des Perses » –, et le morceau de généalogie qui ouvre chez Diogène Laërce
la biographie de Périandre suffirait à en assigner la preuve :
Périandre, fils de Kypsélos, natif de Corinthe, descendait des Héraclides. Il
­épousa Lysidè, qu’il appela Mélissa : c’était la fille de Proklès, le tyran d’Épidaure
et d’Éristheneia, fille elle-même d’Aristocrate et sœur d’Aristodème, lesquels
étendaient leur pouvoir sur toute l’Arcadie.
Peu importe finalement que le traité Du pouvoir, œuvre d’un historien du
ive siècle avant notre ère, Héraclide du Pont, auquel le biographe renvoie à
­l’appui de ses dires, soit aujourd’hui perdu ; car, dans cette généalogie haute-
ment paradigmatique, tout parle de pouvoir. Pouvoir tangible, d’abord : il n’est
certes pas indifférent que, par sa mère, Mélissa ouvre à Périandre – à Corinthe,
donc – un accès vers l’Arcadie, en plein cœur du Péloponnèse. Mais aussi, mais
surtout pouvoir symbolique, exprimé dans le nom de cette mère (Éristheneia,
mélissa, épouse et fille de tyran 759

la Toute-Puissante ; que l’on se rappelle Krateia, mère de Périandre), fille et sœur


de monarques, eux-mêmes dotés de noms très significatifs, puisque Aristocrate
doit être entendu comme « Pouvoir du meilleur » et qu’Aristodème évoque le
peuple des meilleurs. Faut-il pour autant traiter cette généalogie comme fictive
ou fantaisiste ? Rien n’est moins sûr : si le choix de noms symboliques et le
goût de l’étymologie sont des faits très généralement grecs, tout indique que les
tyrans, soucieux d’enraciner leur puissance dans du discours, ont recherché cette
alliance du faire et du dire qui s’énonce dans des noms programmatiques : sans
même évoquer Krateia puisque décidément sa figure tient du mythe, que l’on
pense aux filles de Denys de Syracuse, respectivement nommées Tempérance
et Vertu, ou à celle d’Hippias, fugitivement évoquée tout à l’heure, et qui se
nommait « Justice du Pouvoir ».
S’agissant de ces noms, resterait à observer que le symbolisme est sans
doute plus appuyé du côté des femmes que de celui des hommes : somme toute,
Aristokratès ou Aristodèmos sont des noms très répandus, tandis que Toute-
Puissance, Tempérance ou Justice du Pouvoir sonnent sur un mode très allé-
gorique. Quel est donc le message de ces noms ? Faut-il les citer à l’appui de
l’idée que, dans les milieux princiers qui sont ceux des tyrans grecs, « subsiste
ou renaît… quelque chose de la dignité ancienne de la femme » (Gernet) ? La
chose n’est pas impossible. Toutefois, s’agissant de l’importance qui, dans les
stratégies symboliques de la tyrannie, s’attache à la femme et à la mère, les faits
comptent plus encore que les noms.
C’est dans la lignée maternelle de la généalogie de Mélissa que s’accumu-
laient les noms symboliques. Mais il se pourrait bien qu’à la figure de Mélissa
soit associé un témoignage éclatant de la haute valeur que les milieux tyran-
niques accordent à l’ascendance maternelle. Que l’on se rappelle Lykophron :
c’est par fidélité à la mémoire de sa mère morte ou par soumission à son grand-
père maternel qui l’avait peut-être élevé que ce fils cadet se tint éloigné et de
son père et de la tyrannie. Fidélité exemplaire, fidélité têtue, mais aussi : fidé-
lité vitale et qui, pour ainsi dire, le protégea des dangers qui guettent les fils de
tyran puisqu’il n’y renonça que pour être assassiné. Mais, du lien unissant le
fils à la mère, il y a sans doute plus à dire et, dans l’histoire de Lykophron, un
épisode nous retiendra tout particulièrement en ce qu’il dramatise la question
de l’ascendance maternelle. On sait que Périandre dépêcha à celui-ci sa propre
fille, avec mission de faire entendre raison à ce frère récalcitrant. Au nombre des
sentences débitées par la jeune fille lors de cette ambassade, une phrase mérite
notre attention : « Beaucoup déjà, dit-elle, poursuivant les droits de leur mère
(ta mêtrôïa), ont perdu ce qu’ils auraient eu d’un père (ta patrôïa). » On ne
saurait opposer plus clairement le côté du père à celui de la mère. Supposons
un instant que la jeune raisonneuse soit, elle aussi, née de Mélissa : on ne sait,
dès lors, ce qu’il faut le plus admirer, de la ruse du tyran chargeant une sœur
de mère de plaider les droits du père, ou de la constance de Lykophron à s’en
tenir, sinon aux mêtrôïa (qui, dans la pensée de Périandre, désignaient peut-être
moins les droits de la mère que son héritage – et pourquoi pas son pouvoir ?),
du moins à la mémoire de Mélissa.
Il est vrai que Mélissa en valait la peine. Peut-être, s’il n’avait pas entouré
le souvenir de son épouse de tant de silence, le tyran lui aurait-il dédié une épi-
taphe semblable à celle qui ornait à Lampsaque le tombeau d’Archédikè, fille
760 mélissa, épouse et fille de tyran

d’Hippias, et que cite Thucydide : « C’est la fille du héros illustre entre tous
les Grecs de son temps, Archédikè, fille d’Hippias, que recouvre cette pous-
sière. Elle était fille, femme, sœur et mère de tyrans, mais sut d’un fol orgueil
ne pas enfler son cœur. »
Ni présomption ni orgueil : tel fut bien sans doute le comportement de
Mélissa, si l’on en juge par son nom. Car il est temps de souligner que Mélissa
ne s’est pas toujours appelée Mélissa : avant d’épouser Périandre qui lui donna,
par tendresse, le surnom d’Abeille, elle portait le nom de Lysidè que ses parents
lui avaient assigné – nom, il est vrai, peu parlant bien que l’érudition contempo-
raine se soit efforcée de le rattacher à Lusaia, épiclèse d’Artémis à Épidaure, bien
qu’on puisse également y chercher un doublet du nom très ambigu de Lusidikê
(« Dissolveuse de justice » ou, au contraire, « Trancheuse de procès »), que
portent plusieurs héroïnes mythologiques.
C’est bel et bien pour Périandre que Lysidè s’appelait Mélissa (et Diogène
Laërce y insiste, rappelant qu’il « épousa Lysidè, qu’il appelait, quant à lui
[autos], Mélissa »). Mais ce nom est resté à l’épouse du tyran, comme la plus
authentique des identités : Mélissa, donc.

Mélissa n’est pas seulement, comme bien des noms dérivés de meli (le miel),
un surnom affectueux pour signifier que, près de Lysidè, Périandre mène sans
fin, dans le temps suspendu propre au bonheur, la « vie au miel » des jeunes
mariés. Car, en Grèce ancienne, l’abeille est le plus valorisé de tous les modèles
féminins. Sans doute mentionnera-t‑on l’existence de prêtresses (servantes de
Déméter ou de Perséphone, de Rhéa, d’Artémis) désignées comme Mélissai ;
mais ce sont avant tout les épouses, lorsqu’elles sont parées de toutes les ver-
tus domestiques, qui méritent ce nom, ou plutôt ce titre.
Elles le méritent rituellement lorsque, rassemblées entre elles, loin de leurs
époux, les femmes de citoyens célèbrent pour Déméter et Perséphone la fête
civique des Thesmophories : l’abeille est sage et travailleuse, l’abeille hait la
débauche, en un mot l’abeille est pure et, prenant modèle sur l’abeille, les femmes
aux Thesmophories se proclament chastes et fidèles à leurs maris. Si l’on ajoute
que les Mélissai démétriennes sont aussi et surtout des mères fécondes ­d’enfants
légitimes, on mesure à quel point l’imposition du nom de Mélissa suggère
l’idéalisation de la femme qui le porte. Une fois unie à Périandre, Lysidè devait
céder la place à Mélissa, et bonne épouse devait par définition être Mélissa. Et
de fait, sans doute le fut-elle, devenue mère de deux fils et peut-être d’une fille,
toute dévouée à son mari, comme cette Mélitè, épouse athénienne supposée si
aimante que l’épigramme funéraire chantant ses vertus lui donne exceptionnel-
lement la parole une dernière fois pour répondre à l’adieu de son époux. Ce qui
nous vaut le dialogue suivant :
– Adieu, tombe de Mélitè : ci-gît une femme de bien. Tu aimais ton époux
Onésimos et il t’aimait en retour. Tu étais la meilleure et maintenant il pleure ta
mort, car tu étais une bonne épouse.
– À toi aussi adieu, toi, le plus cher des hommes, mais aime mes enfants.
Détournerons-nous l’épitaphe de Mélitè au profit de Mélissa comme nous
l’avons fait avec celle d’Archédikè ? Outre que la mort tragique de Mélissa rend
difficile toute assimilation de Périandre avec le dénommé Onésimos, procéder à
mélissa, épouse et fille de tyran 761

un tel détournement reviendrait à négliger le côté « petit-bourgeois » de l’amour


conjugal tel qu’il s’exprime dans l’épigramme funéraire. Or, fille et femme de
tyran, Mélissa n’est tout de même pas n’importe quelle épouse et, que l’on envi-
sage la version noire de son histoire ou la geste du Sage, Périandre est tout, sauf
un petit-bourgeois. Tyran mélancolique, Périandre tue et viole sa mélissa ; sage,
son destin le contraint à avoir une abeille pour épouse, si la légende est vraie qui
contait que les poètes et les sages (Hésiode, Pindare, Sophocle, Platon, dit-on ;
pourquoi pas Périandre ?) ont été, dans leur enfance, nourris par des abeilles.
Décidément Lysidè était vouée à s’effacer derrière Mélissa. Telle la femme-
abeille que le poème de Sémonide Sur les femmes dote d’une « grâce divine »,
il devait lui suffire de veiller sur le bon fonctionnement de tous les échanges,
au sein de sa demeure comme dans la cité – et sans doute fut-ce le cas, puisque,
après la mort de son épouse, Périandre éprouva tant de difficultés à rétablir la
communication, toutes les communications.
Sémonide précise encore que la mélissa, en sa chasteté réservée, fuit la compa­
gnie des autres femmes, promptes à parler des choses du sexe (ta aphrodisia).
Mais, dans le poème Sur les femmes, la louange de la mélissa comme meilleure
des épouses possibles précède immédiatement le blâme de l’espèce féminine
tout entière, blâme dont il faut savoir comprendre que la femme-abeille n’est pas
exceptée, puisque, héritier d’une tradition misogyne très marquée par Hésiode,
Sémonide affirme que toute épouse est un fléau, à commencer par celle qui
semble le plus dotée de sens, mais fait de son mari la risée des voisins. Cédons
à la tentation de risquer une hypothèse : comme la femme-abeille de Sémonide,
Mélissa succomba-t‑elle, fût-ce une fois, à cette faiblesse de la nature féminine
qui, dans la pensée grecque (et pas seulement grecque), est pour les femmes un
destin ? Rien ne le dit, bien sûr, et son nom ne la condamnait tout de même pas
à accomplir l’intégralité du programme sémonidien. Mais si c’était le cas, alors
les concubines calomniatrices ne seraient plus que malveillantes, et la colère de
Périandre s’expliquerait le plus banalement du monde… On résistera toutefois à
cette hypothèse, non qu’il s’agisse à toute force de construire une Mélissa édi-
fiante, mais parce que la silhouette qui peu à peu s’est esquissée tout au long de
cette enquête sur une femme morte est à la fois trop gracieuse et trop terrible-
ment exigeante pour s’accommoder de ces vulgarités quotidiennes.

L’histoire de Mélissa, on l’a dit, commence chez Hérodote après la mort


de celle-ci, et il est bien difficile de rendre à la porteuse de ce nom embléma-
tique une histoire de vivante. Aussi rendra-t‑on désormais la femme appe-
lée Mélissa au silence, et peut-être à la paix, de la mort. Un voyageur nous y
aidera, qui accomplit, au iie siècle de notre ère, un tour complet de Grèce arri-
vant à Épidaure, Pausanias consigne ce qu’il voit : « Non loin de la cité, il y
a la tombe de Mélissa, qui épousa Périandre, fils de Kypsélos, et une autre de
Proklès, père de Mélissa. Lui aussi était tyran d’Épidaure tout comme Périandre,
son gendre, de Corinthe. »
Dernière apparition de Mélissa en fille de Proklès, la plus inattendue peut-
être, tant le destin de l’épouse avait pu sembler tissé à celui de l’époux. Comme si
toute cette histoire de bruit et de fureur était annulée et que la jeune fille dénom-
mée Lysidè n’eût jamais quitté Épidaure, Mélissa reposerait à côté de son père
(et rien ne permet de savoir que celui-ci fut le tyran cruel dont Plutarque conte
762 mélissa, épouse et fille de tyran

que le cadavre fut jeté à la mer). Peut-être s’agit-il là d’une invention des gens
d’Épidaure, soucieux d’illustrer à tout prix la réputation de sérénité qui caracté-
risait leur cité – n’y guérissait-on pas toute maladie au sanctuaire d­ ’Asklépios ?
Voilà Mélissa guérie et de sa vie et de sa mort.
Dans cette version de l’histoire, Mélissa aurait voué Périandre au souci, s’en
allant, comme l’abeille évoquée par Platon dans le Phédon (91c 4-5), en lais-
sant derrière soi son aiguillon. Mais l’abeille est aussi une allégorie de l’âme,
et l’âme de Périandre se nommait sans doute Mélissa.

Décidément, de Mélissa nous savons bien peu de chose… Je plaiderai tou-


tefois pour une histoire qui s’arrime à ce peu de chose, résistant à la tentation
– actuelle, trop actuelle – de tout reverser au chapitre du « mythe », des men-
talités ou, plus vaguement encore, des « représentations sociales ».
Sans doute faut-il renoncer à constituer une vie de femme grecque qui ne
tire pas tout son sens du rapport de celle-ci à des hommes, à ses hommes. Soit
Mélitè, cette Athénienne ordinaire pleurée par son mari. « Tu aimais ton mari
et il t’aimait en retour », ai-je traduit après bien d’autres traducteurs, pensant
que c’est de Mélitè et d’elle seule qu’il s’agit dans l’épitaphe célébrant la
morte ; mais la seule traduction exacte eût été, est en vérité : « Tu aimais en
retour ton mari qui t’aimait. » Ou, plus précisément : « Parce que tu répon-
dais à l’amour de ton mari, tu étais la meilleure. » Certes Mélissa, cette grande
dame, n’est pas Mélitè, et, pour parler d’elle, mieux vaut s’inspirer de l’épi-
taphe ­d’Archédikè. Mais voici qu’il faudrait également retraduire ce texte, où
Archédikè n’est pas vraiment présentée comme le veulent toutes les traduc-
tions, dans ses rôles de « fille, femme, sœur et mère », car elle y est en réalité
louée d’avoir su éviter l’orgueil, elle qui se rattachait (pour ne pas dire : elle
qui appartenait) à un père, un mari, des frères, des fils, tous tyrans. Épitaphe
d’Archédikè, épitaphe de Mélitè : la différence est-elle si grande ? On ne s’éton-
nera donc ni d’en savoir plus sur Périandre que sur Mélissa ni, s’agissant de la
fille de Périandre, de ne pouvoir lui attribuer une mère avec certitude : même
Diogène Laërce, si disert, ne parle que des fils de Mélissa. Ce qui, toutefois,
ne signifie nullement que Mélissa n’eut pas de fille. Simplement, ce sont les
fils qui comptent, parce qu’ils sont des fils ou parce que Périandre voulait que
Lykophron lui succédât.
Faut-il pour autant décréter que seule compte, au livre III d’Hérodote, la rela-
tion entre le père et le fils ? Faut-il affirmer que, dans la mesure où seule compte
cette relation, « le meurtre de Mélissa par Périandre ne saurait, dans la menta-
lité grecque, être considéré comme un acte d’hostilité envers Lykophron » ?
Et ajouter, chemin faisant, que, somme toute, l’histoire du meurtre de Mélissa
est une invention rendue nécessaire par l’hostilité première du fils envers le
père (Sourvinou-Inwood) ? On l’aura compris, tel n’est pas le pari adopté dans
ces pages, parce que, plus subtil ou moins sommaire que ses commentateurs
modernes ne le supposent, et moins extrémiste dans ses choix patrilinéaires que
l’Apollon des Euménides – que l’on ne saurait d’ailleurs considérer comme
le porte-­parole de « la mentalité grecque » –, le texte d’Hérodote ne connaît
Mélissa que morte et charge l’amour du fils pour la mère d’un indéniable poids
de réalité. Et si, au lieu de tout abîmer dans le mythe, on décidait de prendre au
sérieux ce réel, fût-il seulement celui, fictif, d’un récit historique ?
mélissa, épouse et fille de tyran 763

Sans doute, de tous côtés, l’imaginaire revendique-t‑il ses droits sur l’his-
toire de Périandre et de Mélissa. Parce que le tyran est un type, il lui faudrait
s’unir à sa mère et tuer sa femme enceinte d’un coup de pied : Périandre-
Œdipe / Krateia-Jocaste, Néron-Périandre / Mélissa-Poppée, un seul récit suf-
firait par-delà l’écart entre les siècles et les ordres discursifs ? Ici encore, il
convient de garder la tête froide. Alors peut-être s’avisera-t‑on que, si, depuis
la plus haute antiquité, la tradition construit des types – ce qui permet de rap-
procher le tyran historique de son « modèle » mythique Œdipe –, le récit des
historiens ne connaît que des histoires singulières : l’Enquête d’Hérodote n’a
pas de place pour une Krateia et, du meurtre de Mélissa, ne connaît ou ne veut
connaître que le fait, non les motivations ni les modalités ; quant à la nécrophi-
lie de Périandre, elle n’en fait pas un drame et n’éprouve pas, comme Nicolas
de Damas, le besoin de préciser, pour le plus grand soulagement du lecteur,
que, si le tyran s’est uni à son épouse morte, c’était hup’erôtos, « sous le coup
du désir amoureux ».
Parier pour le récit d’Hérodote dans une enquête sur Mélissa, c’était donc
accepter les zones d’ombre, voire les obscurités qu’il contient, sans forcer le
texte à révéler la clef qui y serait dissimulée : aussi a-t‑on refusé toute lecture
allégorisante qui, sous prétexte de retrouver du mythique sous la prose histo-
riographique, ferait du « dépôt de l’hôte-étranger » la fécondité du sol et de
Mélissa l’avatar d’une grande déesse chthonienne appelée Déméter (Stern).
Parier pour le récit d’Hérodote, malgré l’opacité de ses silences, revenait à parier
pour Mélissa : pour l’identité et la singularité d’une femme morte qui, sous le
nom de Mélissa, eut une vie et une mort.
Que nous puissions seulement reconstruire cette vie avec des matériaux
empruntés à d’autres vies de femmes – en l’occurrence, de femmes de tyrans –,
c’est là une autre affaire : aussi bien, faute de documents suffisamment expli-
cites, l’historien de l’Antiquité doit-il accepter que son travail comporte néces-
sairement une part de fiction. Et si, plus d’une fois, l’épopée et la tragédie ont,
au cours de cette enquête, fourni des éléments de comparaison, c’est que, comme
ses contemporains, Hérodote pense sur le fond des formes et des schèmes de
ces genres littéraires : certains lecteurs n’ont-ils pas, dans la phrase qui évoque
Périandre « priant » Mélissa, identifié la présence d’un hexamètre dactylique,
vers par excellence de l’épopée ?
Il faut nous y résigner : la vie de Mélissa fut sans doute traversée de fulgu-
rances comme une vie de héros, mais elle est mal connue, comme celle d’une
femme. Une femme de tyran qui fut aussi cette femme-là.

Bibliographie

Textes anciens

Concernant Mélissa et/ou Périandre (ou Proklès)

Les deux passages d’Hérodote cités ci-dessus (V, 92 et III, 50-53) constituent la réfé-
rence essentielle, parce que sans doute la plus ancienne ; du moins y trouvera-t‑on
le discours le plus articulé à date ancienne, bien que la tradition postérieure se soit
764 mélissa, épouse et fille de tyran

consacrée avec insistance à en combler les « vides ». Outre ces deux développe-
ments, on s’est référé aux textes et fragments suivants :
Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, chapitre 7,
§§ 94-100.
Nicolas de Damas, FGrHist (= F. Jacoby, Fragmente der griechischen Historiker) 90 fr.
58 (notamment au sujet de l’union de Périandre avec sa femme morte).
Parthénios de Nicée, Sur les passions amoureuses, 17 (la mère de Périandre).
Pausanias, Périégèse, II, 28, 8 (tombes de Mélissa et de Proklès).
Plutarque, Moralia, 146 d et 147 b-147 d (Banquet des Sept Sages : considérations
sur Périandre) ; 403 c-e (Des oracles de la Pythie : cruauté et mort de Proklès) ;
1104 d (Non posse suaviter vivi secundum Epicurum. Périandre brûlant les parures
pour Mélissa).
Pythainetos d’Égine, FGrHist, 299 fr. 3 (in Athénée, Deipnosophistes, XIII, 589f).

Cités à titre de comparaison

Eschyle, Euménides, 95-102 (l’ombre de Clytemnestre) ; 657-666 (l’extrémisme patri-


linéaire d’Apollon).
Homère, Iliade, XXII, 510-514 (Andromaque et les vêtements d’Hector) ; Odyssée,
XI (Elpénor).
IG II2 12067 (épitaphe de Mélitè).
Platon, République, IX (l’homme tyrannique) ; Lois, IX, 863 b sqq. (le meurtre accom-
pli sous le coup de la colère).
Plutarque, Vertus des femmes, 251 b-e (Aristotimos d’Élis).
Sémonide, Iambe des femmes, édition West (la femme-mélissa) ; une traduction italienne
commodément accessible en est donnée par Ivana Savalli dans son livre La donna
nella società della Grecia antica, Bologne, 1983, p. 156-158.
Sophocle, Œdipe Roi, passim (le tyran) et 1266-1271 (Œdipe et le corps de Jocaste).
Thucydide, VI, 59 (épitaphe d’Archédikè).

Ouvrages et études (indications sélectives)

Articles récents sur les deux passages d’Hérodote

Christiane Sourvinou-Inwood, « “Myth” and History : on Herodotus III. 48 and 50-53 »,


Opuscula Atheniensia, 17 (1988), p. 167-182 (recours à une notion très extensive du
mythe pour affirmer que l’histoire de Périandre et de ses fils est « mythologique »).
Jacob Stern, « Demythologization in Herodotus : 5.92 », Eranos, 87 (1989), p. 13-20
(Hérodote historicise des mythes archaïques : ainsi l’histoire de Mélissa renvoie au
« mythe cultuel de Déméter », déesse chthonienne de la fécondité).

Sur la femme grecque

Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Paris, 1983 (p. 47 sur Mélissa).
Pierre Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’épopée »,
dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec,
Paris, 1981, p. 267-288.
mélissa, épouse et fille de tyran 765

Sur la tyrannie

a) Études générales
A. Andrewes, The Greek Tyrants, Londres, 1971 (p. 49-53 sur Périandre).
Claude Mossé, La Tyrannie dans la Grèce antique, Paris, 1969 (p. 32-37 sur Périandre).
Édouard Will, Korinthiaka. Recherches sur l’histoire et la civilisation de Corinthe des
origines aux guerres médiques, Paris, 1955 (notamment p. 441-571, sur la tyran-
nie des Cypsélides).

b) Études traitant des pratiques tyranniques


W. Ameling, « Tyrannen und schwangen Frauen », Historia, 35 (1986), p. 507-508
(Poppée et Mélissa, Néron et Périandre).
David Asheri, « Tyrannie et mariage forcé, essai d’histoire sociale », Annales ESC, 32
(1977), p. 21-48 (le tyran, les esclaves et les épouses de citoyens).
Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, réédition, Paris, 1981, p. 192-213
(le tyran et l’inceste avec la mère).
Louis Gernet, « Mariages de tyrans », dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
1968, p. 344-359 (la question de l’ascendance maternelle).
Diego Lanza, Il tiranno e il suo pubblico, Turin, 1977 (la construction classique du tyran
dans et par le théâtre).
Pauline Schmitt-Pantel, « Histoire de tyran ou Comment la cité grecque construit ses
marges », dans Bernard Vincent (éd.), Les Marginaux et les exclus dans l’histoire,
Paris, 1979, p. 217-231 (le tyran et la jeunesse des cités).
Jean-Pierre Vernant, « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », dans Jean-Pierre Vernant
et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie 2, Paris, 1986, p. 45-77.

Mélissa morte et l’holocauste des vêtements

Page duBois, Sowing the Body. Psychoanalysis and Ancient Representations of Women,
Chicago-Londres, 1988, p. 111-116.
Louis Gernet, « La notion mythique de la valeur en Grèce », dans Anthropologie de la
Grèce antique, p. 93-137 (notamment 114-115).
Erwin Rohde, Psyché. Le Culte de l’âme chez les anciens Grecs et leur croyance à
­l’immortalité, trad. A. Reymond, Paris, 1952.

L’Abeille

Liliane Bodson, Hiera Zoia. Contribution à l’étude de la place de l’animal dans la reli-
gion grecque ancienne, Bruxelles, 1978, p. 20-43 (les abeilles).
Arthur Bernard Cook, « The Bee in Greek Mythology », Journal of Hellenic Studies,
15 (1895), p. 1-24.
Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en Grèce ancienne,
Paris, 1972, p. 154-157 (Mélissai et Thesmophories).
Nicole Loraux, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses tribus », dans Les Enfants
d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, 1981,
notamment p. 108-113 (à propos de la femme-abeille dans le poème de Sémonide).
Paolo Scarpi, Il Picchio e il codice della api. Itinerari mitici e orizzonte storico-cultu-
rale della famiglia nell’antica Grecia : Misteri di Eleusi e la città di Atene, Padoue,
1984 (notamment p. 71-73 : l’abeille emblématique).
LE REGARD D’UNE HISTORIENNE DE L’ANTIQUITÉ*

À la question « qu’est-ce que, à titre d’historienne du passé, j’attends de


l’histoire du temps présent ? » : je répondrai « beaucoup » – et pas seulement
parce que, comme François Bédarida le rappelle volontiers, Thucydide est le
premier historien du temps présent. De l’historien du temps présent, j’attends
d’abord qu’il fasse comprendre par son travail, qu’il donne à voir, ce qui fait
devenir historien. Ou plus précisément, que ce qui fait devenir historien c’est le
présent et non je ne sais quel goût du passé, en tant que définitivement révolu.
Bien sûr, après ce premier temps, les stratégies sont différentes. Celui qui choi-
sit de devenir historien du présent se donne sans doute pour objectif de tenter
d’ordonner quelque peu la complexité vécue de l’expérience, et il doit mettre à
distance le proche et les affects qu’il suscite. Je dirais volontiers que, quand on
ne se sent pas sûr de procéder suffisamment à cette mise à distance, on devient
historien du passé, l’épaisseur du temps étant censée jouer ce rôle. Mais je crois
que les questions posées, cela a déjà été dit à plusieurs reprises, restent posées
depuis notre présent.
Comme, dans les articles qu’il a consacrés au métier d’historien1, François
Bédarida l’a écrit au sujet de ce rapport présent/passé dans lequel un historien,
où qu’il se situe, ne peut pas ne pas se situer, je crois que le chemin du présent
au passé, du moins pour une historienne de l’Antiquité, est plus fertile que celui
qui va du passé vers le présent, parce que le passé ne donne à vrai dire aucune
leçon, tandis que le présent relance sans fin l’interprétation. Prenons très briève-
ment un exemple : je travaille sur ce qu’on appelle la première amnistie de l’his-
toire occidentale (puisqu’il faut bien en constituer une première), et donc sur ce
qui se passe à Athènes en 403 avant notre ère, après la chute du régime oligar-
chique des Trente Tyrans, lorsque tous les citoyens, de quelque bord qu’ils aient
été, prêtent serment de « ne pas rappeler les malheurs du passé ». Je savais bien
qu’en fait le « rappel » en question désignait le recours à un procès, et que prêter
le serment de ne pas rappeler les malheurs du passé, c’est prêter le serment de
ne pas engager de procès sur ce qui s’est passé ; donc, que cette interdiction est
avant tout une interdiction de procès. Mais, pour réagir à vif au présent, le pré-
sent que constitue le non-lieu du 13 avril 1992 en faveur de Touvier m’amène à
revenir autrement sur cette interdiction. Bien sûr, il faut d’abord poser toutes les
différences qui séparent la justice athénienne (dépourvue de ministère public, où

* Première publication dans Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), Écrire
l’histoire au présent, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 241-245.
1. Et tout particulièrement dans « The Modern Historian’s Dilemma : Conflicting Pressures from
Science and Society », Economic History Review, 40, 3 (1987), p. 335-348, notamment 342-343
(contre l’idée de « leçons » de l’histoire) et 346 (du présent vers le passé).
le regard d’une historienne de l’antiquité 767

les juges sont des jurés tranchant par exemple sur la plainte privée de l’homme
Lysias contre Ératosthène) de la Cour d’Appel de Paris : l’écart doit être creusé.
Cela dit, je crois tout de même que le problème est très précisément celui de
la démocratie. Luisa Passerini disait – et je crois qu’elle a profondément rai-
son – qu’il y a un problème spécifique de la démocratie vis-à-vis de sa mémoire.
Pour ma part, parlant en termes grecs, je dirai que le problème est celui de la
démocratie, dans sa difficulté d’assumer son kratos. Kratos (le fait qu’on l’a
emporté sur son adversaire) est constitutif du nom du régime (dèmo-kratia), et
c’est encore au kratos du peuple qu’on a affaire en 403, lorsque la démocratie
l’a emporté sur l’oligarchie des Trente. Restait à assumer ce kratos, c’est-à‑dire
à admettre qu’une partie de la cité avait vaincu l’autre, ce qui revenait à accep-
ter que cette victoire en soit une et à la gérer dans le temps. Or c’est la solution
inverse qui a été adoptée : pour affirmer à tout prix l’unité de la cité, la récon-
ciliation supposait l’effacement, donc l’oubli de la division. Ainsi, l’interdic-
tion de rappeler le passé bloque tout de suite la mémoire : de fait elle concerne
essentiellement les démocrates, puisque ce sont eux – et non les autres – qui
ne pourront pas faire valoir leurs droits. C’est du moins ainsi que, jusqu’à pré-
sent, j’interprétais cet épisode. Mais le non-lieu concernant Touvier m’amène
à revenir sur cette interprétation, et à m’interroger. Somme toute, s’interdire les
procès revenait peut-être pour la démocratie restaurée à se donner le luxe et la
force de s’identifier réellement à l’unité. Faut-il vraiment recourir à la justice
pour sauver la mémoire ? Car il se pourrait que le temps de la mémoire joue
terriblement contre une démocratie, plus fragile qu’un autre régime face au jeu
des vengeances et des règlements de compte. Voilà les questions que le présent
peut amener l’historienne du passé que je suis à se poser.
Donc, du présent vers le passé : bien sûr, l’historienne de l’Antiquité va
« instrumentaliser » l’histoire du présent dans la mesure où elle va y chercher
et y trouver de nouvelles questions. Ces nouvelles questions, il ne s’agit certes
pas de les importer telles quelles sur le mode de la projection, mais de les uti-
liser à titre d’opérateur et pour ainsi dire de réactif. Dans le cas le plus specta-
culaire, on obtiendrait – cela arrive parfois – un découpage totalement nouveau
ou une nouvelle organisation de l’objet. Le plus souvent on peut montrer, en
cherchant, non pas l’absence d’une question, que l’on interpréterait sur le mode
du manque (il est vrai que c’est sur ce mode que Thucydide, lorsqu’il reconsti-
tue le premier passé de la Grèce, raisonne2, et ce type de raisonnement a donc
de longue date ses lettres de noblesse), mais ce qui, à la place de cette ques-
tion, peut être repéré. C’est ainsi que j’ai été amenée cette année à revenir sur
la question de l’opinion ou de l’opinion publique, après la lecture du livre de
Pierre Laborie. Ce que j’y lisais de fort, c’était que l’opinion était constituée à
la fois par la diversité des réactions et des motivations et par la dominance d’un
discours. J’ai essayé de poser la question de l’opinion à Athènes telle que par
exemple – pour parler encore de lui –, l’œuvre de Thucydide permet d’en sai-
sir quelques situations-clés. Si j’avais le temps de développer, on verrait qu’il
y a chez l’historien l’usage du pluriel indéterminé, le « Ils » à la troisième per-
sonne du pluriel, qui ne peut renvoyer qu’à hoi Athènaîoi (les Athéniens) et que

2. Dans ce qu’on appelle l’« Archéologie » (I, 2-19) et notamment en I, 2, 1-2.


768 le regard d’une historienne de l’antiquité

ce pluriel indéterminé doit à plus ou moins brève échéance s’incarner préci-


sément dans une assemblée et une prise de décision. Ce n’est donc pas à pro-
prement parler l’opinion au sens où nous en parlons, puisque c’est en dernier
ressort dans le fonctionnement de la démocratie en assemblée que tout se résout.
Si l’on cherche ce qui correspondrait le mieux à ce que nous appelons l’opi-
nion, on trouve l’atomisation des opinions singulières, une par une, en situa-
tion de crise, comme par exemple dans ce fantastique passage du livre VIII3
où Thucydide décrit ce qui précède un coup de force oligarchique et l’état de
démoralisation dans lequel est le dêmos (le peuple), où l’on voit que de ce mul-
tiple résulte non pas une majorité (une majorité est toujours traduite en acte, par
un vote), mais une cacophonie et de la passivité, et aussi quelque chose comme
une impossibilité de prendre en compte l’avenir, une pure réaction à l’actuel.
Thucydide insiste beaucoup sur les situations où une opinion – ou, du moins,
une masse qui n’est pas constituée en collectivité organisée – est étroitement
dépendante des enjeux du présent, par opposition à la hauteur de vues et à la
prévoyance de l’homme politique digne de ce nom, qui seul a prise sur l’ave-
nir. Ce qui m’amène à marquer la différence avec ce que Laborie peut dire de
l’opinion comme étant toujours prise de position sur l’avenir. Cette esquisse
brossée à grands traits et à toute vitesse m’amène à poser la question : dans
une démocratie directe faut-il dire qu’il n’y a pas de place pour l’opinion ? À
coup sûr non, ce serait aller trop vite en besogne, mais il faut alors s’efforcer
de distinguer entre une opinion active et structurée et cette « opinion » athé-
nienne dans la passivité.
Ce que l’historien du présent peut apporter aux autres historiens, c’est encore,
je crois, de faire apparaître certaines des opérations qui accompagnent les dif-
férentes définitions, pertinentes ou inacceptables, données de l’Histoire. On a
beaucoup parlé de mémoire, mais on n’a pas encore parlé d’autres opérations que
l’on dira psychiques, dans leur opérativité actuelle et très nocive. Par exemple
tout ce qui, dans le travail de la mémoire et de l’histoire, relève du déni. Je crois
que l’historien du temps présent, parce qu’il est confronté au négationnisme et à
ce qu’on appelle indûment un révisionnisme, doit plus que les autres faire face
à une très forte attaque contre l’histoire comme science. Un jour, à la fin d’une
émission de radio où j’avais analysé un discours de Mme Stirbois sur la démo-
cratie athénienne et les étrangers4, une auditrice m’a dit : « mais Madame vous
avez votre histoire, mais il y en a d’autres et tout se révise en histoire ». Tout
se révise ? À coup sûr, pas au sens où cette auditrice l’entendait, car, employé
en ce sens, le mot signifie seulement que l’effacement et le déni peuvent servir
à récrire l’histoire, au service d’une fin qui est précisément d’effacer et de nier.
En tout cas, l’historien du temps présent est aux premières loges pour travailler
sur ce qui se joue derrière ces courants et peut-être donc le mieux placé pour
réfléchir sur ce qui se joue dans la volonté de nier, dans les pratiques de la fal-
sification et dans toutes les contrefaçons de la pratique historienne. Sans doute
y a-t‑il toujours eu des faiseurs de contrefaçons parmi les « prétendants » ou
parmi les « rivaux » (au sens platonicien du terme) de l’historien, mais je crois

3. VIII, 66, 2-5.


4. Voir Nicole Loraux, « La démocratie à l’épreuve de l’étranger (Athènes, Paris) », dans R.-P. Droit
(éd.), Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ?, Paris, 1991, p. 164-188.
le regard d’une historienne de l’antiquité 769

que l’historien du présent est armé désormais pour montrer comment on fait des
contrefaçons, ce qu’est une contrefaçon de démarche rigoureuse.
Pour conclure, si – comme François Bédarida a pu l’écrire5 –, les années
1950 et 1960 ont été marquées par l’idée d’un antagonisme fondamental entre
modernité et tradition ; si les années 1970 ont vu la fin de cette bataille (et la
bataille entre l’idéologie du modernisme et celle de l’héritage), est-ce que les
années 1980-90 seraient marquées par la production d’une histoire pour un
temps d’incertitudes ? Je veux dire une histoire qui ne pense plus pouvoir saisir
la totalité, ou du moins la totalité sur le mode harmonique, le mode de l’archi-
tecture, mais une histoire qui s’attacherait aux failles, au divers, à l’hétérogène
dans une société, et non pas à sa mentalité mais à ses mentalités. Le sentiment
qu’on ne peut pas se débarrasser du pluriel en le ramenant à l’unité, l’attention
au multiple est donc un symptôme de l’histoire que nous faisons et dont les his-
toriens du temps présent nous montrent la voie. Peut-être l’historien du temps
présent est-il menacé par la masse des documents, par la pression des témoins
et par la demande sociale. Mais je crois qu’il est plus à même de rendre justice
à ce que, à la fin de L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud appelle
« la grandiose diversité de la vie humaine », entendant par là qu’il n’est pas de
causalité qui ne soit surdétermination. D’où la nécessité de renoncer aux expli-
cations totalisantes et de faire apparaître les logiques en conflit, les logiques
partielles. Et par « logiques partielles », j’entends moins une micro-histoire
attentive à reconstituer coûte que coûte une unité qu’une histoire sans illusions,
mais non sans conviction.

5. Article cité, p. 342.


UNE HISTOIRE TRAVAILLÉE PAR SES LIMITES*

Que les affaires de la maison Histoire aient prospéré en France durant les
trois dernières décennies, nul n’en doutera, au vu de la liste impressionnante
des prestigieuses grandes séries consacrées à l’histoire de la France, envisagée
sous ses multiples dimensions : on y déchiffre sans mal le foisonnement des
approches, le souci de répondre au désir encyclopédique d’un public en quête
de totalisations, mais aussi la tendance hexagonale à l’excès d’une historio­
graphie soucieuse de son rayonnement international mais essentiellement pré-
occupée par la France – où, par-delà la diversité des choix intellectuels et des
écoles, elle jouit en bien des lieux, il est vrai, d’un enracinement institutionnel
solide. Une historiographie, donc, en pleine possession de son pouvoir intel-
lectuel et qui, durant de longues années, n’a pas craint d’envisager ses relations
avec l’ensemble des sciences de l’homme et de la société sur le mode d’un rap-
port d’égal à égal, pour ne pas dire de puissance à puissance (c’est ainsi que
l’on a pu sans difficulté évoquer la configuration formée par « l’histoire et les
sciences sociales », d’autant que sous sa forme dominante, l’historiographie
s’est volontiers pensée, durant les dernières décennies, sous la forme de l’his-
toire sociale).
De cette histoire solidement établie sur ses fondements, il fallait témoigner,
pour en donner à voir l’assise et l’envergure, mais aussi pour suggérer la multi-
plicité qui en fait la richesse : le genre historiographique n’a-t‑il pas, au zénith
de son prestige, revendiqué lui-même son éclatement en des histoires comme
son originalité et sa force ? Or c’est précisément sur l’éclatement plus que sur
l’unité que l’on insistera ici, sans préjuger de l’effet (force ou faiblesse) qu’il
aura finalement produit sur l’ensemble de la discipline. Ce faisant, on s’inté-
resse plus aux interrogations qu’aux réponses – celles-ci fussent-elles consti-
tuées en sommes. Ce qui revient à s’attacher au lent travail çà et là accompli
aux frontières : travail de pénétration du genre par ses limites, moins visible à
coup sûr que les grandes réalisations éditoriales mais auquel, dans la diversité
des approches et des choix interprétatifs, l’histoire doit de s’être reproblémati-
sée en s’attaquant à ses propres opacités.
Ce sont donc quelques-uns de ces choix singuliers, plus audacieux ou du
moins plus réflexifs et dont, en son hétérogénéité, la présente liste tente aussi
de témoigner, qu’on voudrait commenter brièvement. Un choix parfaitement
délibéré, donc, dans ce choix qu’est déjà en soi l’ensemble de la liste, et plus
restreint encore que la somme des œuvres singulières qui y sont énumérées.

* Première publication dans Sciences humaines et sociales en France, Paris, Ministère des Affaires
étrangères, 1994, p. 21-27.
une histoire travaillée par ses limites 771

On s’y essaiera en dehors de tout projet généralisant comme de tout souci


d’exhaustivité, mais dans l’attention à la polyphonie résultant nécessairement
de la diversité des voix singulières, qui sont autant de tentatives pour prendre
la mesure des écarts au sein d’une société et procéder, entre temps et lieux, à ce
que l’on a appelé « l’inventaire des différences » (Paul Veyne).

Les historiens qui, d’une manière ou d’une autre, se donnent pour fin un tel
inventaire ont dû – inévitablement semble-t‑il – parier sur l’introduction dans
la recherche historique d’autres objets, des objets sinon marginaux du moins
volontiers marginalisés, voire oubliés par l’histoire établie, fût-elle « nouvelle ».
L’exemple le plus saisissant et du renouvellement qui peut résulter de ces
nouveaux choix d’objet et des résistances qu’une telle percée doit surmon-
ter, peut-être interminablement, est sans doute celui de l’histoire des femmes
qui, durant les deux dernières décennies, a conquis, non sans déchirements et
retours sur soi, son autonomie, sinon la pleine reconnaissance de sa place dans
l’Histoire. Trop rares sont encore en effet les historiens – entendons les histo-
riens hommes – qui s’aventurent dans un secteur où l’on préfère généralement
demander à l’objet de la recherche d’en être en même temps, par-delà la diffé-
rence des époques et des formations sociales, le sujet historiographe, comme
si la femme était une essence réservée dont seules des femmes pussent témoi-
gner. Et, si les historiennes n’ont pas hésité à soumettre à la critique la notion
même de cette histoire close sur son horizon, en s’interrogeant sur la possibi-
lité, voire la légitimité, d’une telle entreprise (Une histoire des femmes est-elle
possible ? se demandaient-elles dès 1984), l’idée d’une histoire générale qui
prendrait tout naturellement en compte la détermination sexuée – féminine et
masculine – des pratiques, des conduites et des décisions, continue à susciter
au mieux le scepticisme de la part de la communauté des historiens, toutes ten-
dances confondues.

De ce renouvellement des objets de l’histoire, il est à coup sûr bien d’autres


exemples moins brûlants, sinon tout à fait « froids » (pour détourner une termi-
nologie lévi-straussienne désormais bien connue). Soit donc l’Antiquité, grecque
ou romaine, ou le Moyen Âge. Pour évoquer la contribution spécifique des his-
toriens de Rome au renouvellement de l’historiographie, on a choisi de men-
tionner, à côté d’ouvrages qui sont déjà de grands classiques, des études naguère
consacrées à l’Afrique romaine, en une réponse à peine indirecte au climat intel-
lectuel et politique de la France de la décolonisation qui assurait aux historiens
français de la colonisation romaine une position privilégiée et un regard plus
aigu. Et il convient également d’insister sur la nouveauté des angles de vue que,
sur fond de guerre coloniale ou impérialiste (l’Algérie, puis le Viêtnam), les his-
toriens attentifs à la question de l’altérité – pour certains d’entre eux, il faudrait
presque parler de leur acte de foi en la fécondité intrinsèque de la réflexion sur
l’autre – ont su trouver dès les années soixante et soixante-dix en s’appropriant
les grilles des anthropologues, chacun sur son « terrain ».
L’énumération en serait longue et nous mènerait de l’intérêt porté au mythe
ou aux pratiques du corps à l’étude des constructions, mouvantes ou durables,
de l’imaginaire social élaborant la notion de différence des sexes ou les systèmes
de parenté, en passant par la réévaluation du rituel (sacrificiel, initiatique…)
772 une histoire travaillée par ses limites

dans la vie politique et de la guerre comme institution régulatrice de la société.


À ces quelques indications qui tiennent de l’échantillonnage plus que du bilan,
on aura reconnu ce que, sur les traces de Louis Gernet, l’histoire de la Grèce
ancienne doit à l’anthropologie historique d’un Jean-Pierre Vernant, ou ce que
le travail d’un Jacques Le Goff a apporté à l’histoire du Moyen Âge. Et c’est
également au chapitre des variations sur l’altérité qu’il faut mentionner l’éla-
boration d’une psychologie historique soucieuse de déchiffrer des catégories
qui ne soient pas les nôtres (ainsi procède Mandrou avec ses sorciers, Joutard
avec les camisards, et encore une fois Vernant, avec ces Grecs qu’il veut si fort
différents de nous).

Et cependant, quelles que soient, par là même, les accointances que l’his-
toire comme discipline a pu tisser avec l’anthropologie, comment pourrait-elle
se refuser jusqu’au bout à articuler le passé, où elle situe ses objets, avec le pré-
sent, où elle trouve ses questions ? Certes, il est des objets nouveaux que l’his-
torien ne manipule pas sans tremblement, surtout lorsqu’il lui faut prendre le
risque de les importer dans une période et une société qui n’en ont pas conçu
la notion. Mais il se pourrait que, loin de constituer une incongruité ou un ana-
chronisme – cette « faute » suprême de l’historien –, un tel déplacement de
notions soit la condition de découpages neufs et d’interrogations inédites :
puisque le retour d’une histoire politique semble désormais acquis, on n’insis-
tera que pour mentionner l’émergence d’une histoire de l’opinion, qui trouve
sans mal sa pertinence lorsqu’elle se donne pour terrain le xxe siècle – encore
qu’elle puisse, même en ce cas, relever de traitements plus ou moins élaborés
– mais qui, manipulée avec doigté et appliquée par exemple, comme l’a fait
Arlette Farge, à la circulation des idées et des affects dans le peuple de Paris au
xviiie siècle, apporte une contribution neuve et précise à l’étude des « origines
culturelles de la Révolution française ».
Sans oublier, bien sûr, tous les objets que l’on n’a pas mentionnés ici, puisque
décidément le propos n’est pas d’exhaustivité, mais que le lecteur pourra énu-
mérer pour son compte tout au long de la présente liste.

Autres objets, autre sujet ou, du moins, sujet autre. J’entends par là l’invite,
pour l’historien, à accepter de ne plus s’effacer (se cacher ?) sous la figure,
sans qualité mais classique, de scripteur absent de l’histoire. Invite en forme
de défi, à coup sûr risquée mais dont, avec un peu de recul, la fécondité n’ap-
paraît que plus évidente.
C’est ainsi par exemple que, à récuser les certitudes de l’histoire positive,
on assume plus volontiers la position inconfortable qui enracine bon gré mal
gré l’historien dans son propre présent. C’était la forte conviction des fonda-
teurs des Annales qu’il faut comprendre le présent par le passé et le passé par
le présent – ainsi, entre le Marc Bloch de L’Étrange Défaite et celui des Rois
thaumaturges, le lien est de continuité plus que d’écart – et, si cette leçon de
mesure et de réflexivité n’a pas toujours été entendue de ceux qui, dans l’his-
toire des mentalités, n’ont cherché (et n’ont cru trouver) que l’autre et jamais
eux-mêmes, il faut saluer le va-et-vient d’un Claude Nicolet, fort de la convic-
tion que « nous sommes tous des citoyens romains », entre Le Métier de citoyen
dans la Rome républicaine et L’Idée républicaine en France, ou le travail d’un
une histoire travaillée par ses limites 773

Pierre Vidal-Naquet, des exclus de la cité grecque à la lutte au présent contre le


négationnisme maquillé en méthode historique. Démarche isolée ? On y verra
plutôt l’indice de ce qu’il est des historiens pour se savoir – ou pour oser se faire
– généralistes, à contre-courant de la norme de la périodisation qui découpe le
temps, livré en partage au savoir exclusif des spécialistes d’une seule époque. Il
se pourrait, somme toute, qu’il n’y ait pas de longue durée dont nous ne soyons,
d’une façon ou d’une autre, contemporains, tout immergés que nous sommes
dans l’incertitude au jour le jour de l’événement.

Il est encore bien d’autres façons pour l’historien de se savoir un sujet et de


s’assumer comme tel.
Pour s’affronter aux textes qu’il constitue en documents et qui le consti-
tuent en lecteur, il peut en interroger la matière linguistique, moins pour y éta-
blir des tables de fréquence sur le mode de la lexicologie qu’avec le projet
certes ambitieux d’en déchiffrer les opérations de pensée essentielles : c’est
ainsi que, entre catégories de langue et catégories de pensée, le parcours de
Benveniste jalonnant le Vocabulaire des institutions indo-européennes nour-
rit encore et toujours la réflexion des antiquisants ; de même, un historien a
beaucoup à apprendre d’une analyse du sacrifice védique comme « cuisson du
monde » (Ch. Malamoud), sous-tendue par une attention sans relâche au tra-
vail du signifiant qui sait mettre en mouvement un univers que l’on penserait
spontanément sous la catégorie de l’immobilité.
Mais, dans les dernières décennies, ce sont surtout des philosophes qui, en
adressant des interrogations à l’histoire, ont interpellé les historiens. Pour citer
en désordre des pensées qui n’ont entre elles d’autre affinité que leur rapport
vivant à une réflexion philosophique, on évoquera l’écho, parfois puissant par-
fois plus ténu, qu’ont eu, en France ou hors de France, les livres de Foucault,
engagé dans une « archéologie du savoir » et ouvrant à l’histoire des objets qui,
comme la folie, étaient réputés n’en pas avoir, de Rancière scrutant les textes
refoulés où l’on peut entendre ce qui se disait du fond de La Nuit des prolétaires,
ou, sur un tout autre registre, de Ricœur méditant sur l’écriture de ce récit qui
fait la trame et le temps de l’historiographie. Livres parfois contestés, encore
passionnément discutés comme l’est toujours la présentation que Foucault fit
avec d’autres des mémoires de Pierre Rivière, ce paysan inconnu qui associa un
jour le fratricide au parricide et dont l’autobiographie impressionna si fort une
génération – mais, s’agissant d’un livre qui suscite encore et toujours une dis-
cussion aussi véhémente, ne doit-on pas au moins le créditer d’avoir su poser
des questions qui comptent puisque, à l’évidence, elles dérangent si fort ?

C’est ainsi que quelques démarches singulières, privilégiant les approches


apparemment latérales, se sont efforcées de mobiliser l’histoire sur ses limites,
entre l’apprentissage de la conviction qu’il n’est pas de document qui ne se
doive élaborer comme tel et l’attention au genre littéraire du récit, mais tou-
jours à l’écoute des silences de l’historiographie, écoute nécessaire si l’Histoire,
depuis son désir de scientificité, veut malgré tout « mesurer ce qu’elle perd en
fortifiant ses exigences et ses méthodes » (Certeau).
À cet égard, une œuvre comme celle de Michel de Certeau, longtemps mar-
ginalisée par l’institution historienne, témoigne exemplairement de ce patient
774 une histoire travaillée par ses limites

travail aux frontières, sur lequel on a voulu insister dans ces quelques notes
de lecture, brèves autant que partielles. Mise en œuvre de ce que l’étude d’un
objet comme le corps possédé – voué à l’écart lorsqu’il n’est pas frappé d’inter­
dit – peut apporter à une discipline parfois trop identifiée à la centralité de ses
lieux de production, un livre comme La Fable mystique sait donner corps à ce
dont L’Écriture de l’histoire, sur le fond d’un compagnonnage durable avec
la réflexion psychanalytique, fait la théorie : le retour, « sur les bords du dis-
cours », du refoulé ou des résistances qui, troublant discrètement la « belle
ordonnance » du savoir historique, ainsi désolidarisé de la pure positivité dont
il fit longtemps son élément, appellent les historiens à travailler sur toutes les
violences qui « n’arrivent à la page écrite qu’à travers l’absence ».

Il faut à coup sûr emprunter les grandes avenues de l’histoire. On voudrait


avoir aussi donné l’envie d’en emprunter quelques traverses.
L’ILIADE MOINS LES HÉROS*

pour Gregory Nagy

Au chant XVII de l’Iliade, le combat fait rage autour du cadavre de Patrocle :


héros achéens et troyens se battent avec un tel acharnement que le ciel lui-
même s’en ressent, qui, limpide au-dessus du reste de la bataille et des autres
guerriers, s’est obscurci pour mieux s’accorder à la violence de la mêlée, au
point que « l’on ne pourrait dire si le soleil, la lune existent encore. Une brume
recouvre sur le champ de bataille tous les preux qui entourent le fils de Ménoitios
mort1 ». Étonnante météorologie que celle de l’épopée, où l’héroïsme fait la
pluie et le beau temps : on y verra sans doute le symbole de la dominance sans
partage que la dimension héroïque exerce sur l’ensemble de l’Iliade, puisqu’il
n’est jusqu’au monde physique qui ne se vide de toute réalité pour s’offrir, tel
un pur réceptacle, à la force cosmique des preux, « tout pareils à la flamme ».
Comment, dès lors, envisager un instant de penser l’Iliade en dehors de la
dimension héroïque ? Et pourquoi chercher, dans l’épopée homérique, à mettre
en évidence cet adunaton : ce qu’elle serait si seulement l’on pouvait en sous-
traire les héros ? C’est pourtant bien à une telle opération que l’on se propose de
procéder : réduire, à titre d’hypothèse de travail, l’Iliade à ce qu’elle dit lorsque,
en une sorte d’epokhḗ, l’on s’est préalablement efforcé d’y mettre entre paren-
thèses tout ce qui concerne les héros.
Même si l’extrémisme de la toute-puissance héroïque ne présente pas tout
au long de l’œuvre le même degré d’intensité que dans ce chant XVII qui pré-
lude au retour d’Achille dans le combat, la tâche n’est certes pas aisée. Car, s’il
existe dans l’Iliade des configurations moins marquées où les affrontements
sont moins décisifs, le récit épique y fait encore et toujours deux poids et deux
mesures, veillant à distinguer soigneusement les grands héros des combattants
de moindre envergure : ceux-là tout au plus blessés – voire seulement « égra-
tignés » – par la lance et les flèches de leurs adversaires2, ceux-ci tués à tout
coup et par tous les coups, en quelque point du corps qu’ils aient été atteints et
que ce soit au foie ou à l’épaule, à la tête ou à la jambe. Noblesse oblige, certes :

* Première publication dans L’Inactuel, n° 1, 1994, p. 29-48.


1. Iliade, XVI, 366-377, avec le commentaire de D. Bouvier, « La tempête de la guerre. Remarques
sur l’heure et le lieu du combat dans l’Iliade », dans Mètis, I (1986), p. 237-257. Sur le « paysage »
épique, habité seulement par la puissance du héros, voir aussi E. Avezzù, « Commento », in Omero,
Iliade, a cura di Maria Grazia Ciani, Venise (Marsilio), 1990, p. 1047-1089.
2. Sur la signification de ces blessures, voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et
l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 108-123.
776 l’iliade moins les héros

à l’exception de Patrocle dont la mort est nécessaire pour qu’Achille enfin sorte
de sa retraite, on ne tue pas les grands héros dont le récit a besoin. Et cepen-
dant : s’il y avait là plus qu’une simple affaire de contrainte narrative ou de
convention épique ? Si l’essentiel était qu’au sein d’un même récit coexistent
au moins deux modalités fort différentes de la mort et du combat ? Admettons
que, sur la guerre, l’Iliade sache vraiment tenir plus d’un discours à la fois :
quelles que soient les raisons d’une telle pluralité et qu’il faille y voir une pure
convention ou le signe d’une forme en débat avec elle-même, c’est sur cette
pluralité que l’on parle ici.
Voilà pour le comment. Reste à clarifier le pourquoi. Pourquoi s’intéresser
à ce qu’il advient de l’Iliade si l’on en soustrait les héros ? Pour rendre justice
à la complexité de l’Iliade. Complexe est une épopée qui, bien que centrée sur
Achille et n’oubliant jamais qu’elle l’est3, conte tout au long de seize chants ce
qui, dans les combats de la plaine de Troie, advint aux Achéens en l’absence du
plus grand des guerriers. Et plus complexe encore le héros qui, au moment même
où il envoie son double au secours des Achéens en détresse, rêve à haute voix
d’un anéantissement complet des deux armées, amis et adversaires confondus,
qui lui permettrait, seul avec Patrocle ou plutôt « seuls, tous deux », d’émer-
ger de la ruine pour « être seuls aussi à délier le voile saint au front de Troie4 ».
Rendre justice à cette complexité, donc, avec le projet, sinon l’espoir – tant
est inexpugnable la croyance en une épopée qui serait exclusivement investie par
le discours de l’héroïsme, avec ses certitudes rassurantes5 – de suggérer que l’on
ne saurait créditer l’Iliade d’une pensée univoque en forme de « leçon ». L’idéal
serait de savoir prêter l’oreille aux moments de polyphonie du texte : ainsi, l’on
pourrait vérifier que, décidément, l’Iliade ne se réduit pas à une construction
idéologique6, et l’on résisterait mieux à ce qui n’est somme toute qu’une des
formes de la fascination de l’Un. Mais, comme il n’est pas sûr que notre écoute
soit toujours assez fine pour saisir simultanément et en sa riche diversité tout
ce que l’épopée dit de la guerre et de la mort, on se résignera, dans les pages
qui suivent, à s’en tenir à un seul discours à la fois : à l’autre discours, ou, du
moins, à un autre discours, au nombre de ceux que tient l’Iliade, celui qui ne
concerne ni les héros ni l’« héroïsme », mais la guerre nue. Cet autre discours
n’est certes pas celui, retentissant, de la « gloire » (du kléos identifié à la voix
de la poésie), mais le timbre en est sourd, parce qu’il parle de la guerre brute

3. Tout particulièrement lorsque, comme l’observe G. Nagy (Le Meilleur des Achéens. La fabrique
du héros dans la poésie grecque archaïque [trad. J. Carlier et N. Loraux, Paris, Seuil, 1994],
p. 50-51), la question « Qui est le meilleur des Achéens ? » vient à être posée, de façon d’ailleurs
parfaitement récurrente.
4. Iliade, XVI, 97-100. Tout au long de ces pages, les citations renvoient à la traduction de P. Mazon
(CUF), que je me suis toutefois réservé de modifier sur certains points.
5. Par « discours de l’héroïsme », j’entends une représentation purement textuelle du héros, fort
éloignée de la figure cultuelle dont, à propos d’Achille, G. Nagy (Le Meilleur des Achéens, chap. 20)
a montré que l’Iliade supposait la connaissance. On ajoutera que cette construction virtuellement
édifiante, dont on trouvera un exposé très autorisé chez J.-P. Vernant (L’Individu, la Mort, l’Amour,
Paris, Gallimard, 1989), a tendance à choisir dans le texte pour insister plus volontiers sur la grandeur
du héros que sur l’ampleur de sa faiblesse (mise en lumière par Hélène Monsacré dans Les Larmes
d’Achille, Paris, Albin Michel, 1984).
6. J’ai déjà tenté d’expliquer ce que j’entends par là : voir Les Expériences de Tirésias, p. 10-11,
106, 114-123, ainsi que « Le point de vue du mort », in Po&sie, 57, 1991, p. 68.
l’iliade moins les héros 777

– bruyante, certes, comme l’est toujours la bataille dans l’Iliade, mais muette,
inexorablement, en ce que, lorsqu’ils s’affrontent et qu’ils tuent ou sont tués,
les hommes du rang le font en silence, eux qui ne redoublent pas le combat des
armes d’une guerre de paroles7.
L’Iliade sans les héros ? Reste la guerre. La guerre, encore et toujours, mais
la guerre réduite à elle-même.
La guerre qui, pour opposer entre eux des combattants sans qualité, n’en
sait pas moins se faire acharnée. Que l’on songe par exemple à ce début du
chant XI, où Troyens et Achéens, se ruant les uns contre les autres, se déchirent,
« sans qu’aucun des deux partis songe à la hideuse déroute » (70-71) – le chant
XVI reprendra tels quels ces mêmes vers (770-771), façon de signaler qu’en sa
répétitivité la « diction8 » épique s’accorde parfaitement à l’essentielle répétiti-
vité du processus guerrier. Des combattants du chant XI, il est encore dit qu’ils
« chargent comme des loups, tandis que Lutte riche en gémissements a plaisir
[ékhaire] à les contempler » (72-73), mais c’est aux guerriers eux-mêmes, en
l’occurrence les Achéens, groupés en solides phalanges autour des deux Ajax,
que le chant XIII assigne de semblables sentiments : « Tous ne songent qu’à
marcher droit devant eux, tous n’aspirent qu’à se battre » (XIII, 135).

À propos d’insatiabilité

Des combats qui se déroulent du chant XII au chant XVI, on a pu dire, non
sans raison, qu’ils prennent place sur une « scène… désormais vide, prête pour
la confrontation d’Hector avec Achille9 » : de fait, au chant XI, tous les grands
héros ont été mis hors de combat, qu’ils soient blessés, comme Agamemnon et
Diomède, ou que Zeus en personne ait brisé leur élan, comme il l’a fait pour
Ajax. Mais la scène est-elle vraiment vide, lorsque la guerre y fait rage, en sa
violence brute ? Tout au contraire, ce moment de l’Iliade nous intéresse au plus
haut point : s’il est en effet comme une pause dans cette manifestation toujours
renouvelée de l’héroïsme qui donne au récit sa trame, il n’en aligne pas moins,
sur plus de cinq chants, récit de combat sur récit de combat, tous plus fidèles
l’un que l’autre à l’essence brutale de la guerre.
Il n’est jusqu’aux éléments déchaînés, vent et feu, qui ne caractérisent alors
la bataille, pour l’essentiel pourtant privée de l’éclat des héros10 : les Troyens
qui suivent Hector au chant XIII sont tempête et flamme (39-40), et tempête
et lueurs aveuglantes ils sont encore lorsqu’ils marchent contre Idoménée
(XIII, 330-342)11. Sans doute la bourrasque et le feu sont-ils appelés à sévir de

7. Sur cette dimension langagière de la guerre héroïque qui double la bataille d’une bataille de mots,
voir l’étude de L. Slatkin, « Les amis mortels. À propos des insultes dans les combats de l’Iliade »,
dans L’Écrit du temps, 19, 1988, p. 119-132.
8. Sur l’emploi de ce terme pour traduire l’anglais diction, voir la « Note des traductrices », dans
Le Meilleur des Achéens, p. 18-19.
9. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 55.
10. Sur le héros guerrier comme flamme et comme tempête, on trouvera des pages décisives dans
le chapitre 20 du Meilleur des Achéens.
11. Est-ce la marque d’une dénégation si le texte ajoute qu’« il aurait un cœur intrépide, celui qui
pourrait alors trouver plaisir et non peine à contempler telle besogne » (XIII, 343-344) ? On l’a
vu, devant ce spectacle, Éris, elle, n’hésite pas – mais pour cause – à trancher en faveur du plaisir ;
778 l’iliade moins les héros

plus belle lorsque les héros reprendront vraiment le combat en main et, autour
d’Hector et de Patrocle qui se disputent le corps de Sarpédon, c’est sans doute
l’ardeur des champions que reflètent les combattants, lorsque la violence de
leur élan évoque la rencontre de vents violents (XVI, 765-771) ou le « corps de
la flamme rougeoyante » (XVIII, 1 ; cf. XVII, 366) et le gigantesque incendie
d’une ville, présage éminemment sinistre (XVII, 736-739). Mais il m’importe
que, livrés à eux-mêmes, les bataillons sans qualité aient su déchaîner à leur
propre compte le feu de la guerre dans le « combat dévorant » [makhḕ kaústeira]
lorsque, sous leur assaut, « la bataille et sa clameur flambent » autour du mur
achéen (XII, 35 ; cf. XVII, 253). Et toujours la guerre se nourrit d’elle-même :
« De nouveau c’est une âpre bataille qui se livre près des nefs ; on les dirait
insensibles à la peine et à la fatigue, les hommes qui se heurtent là au combat,
tant ils ont d’ardeur à la lutte » (XV, 696-698), au point que, lorsque les armées
ennemies rapprochent leurs lignes, c’est à peine si l’on peut distinguer les deux
camps, tant ils luttent « tous d’un même cœur » (XV, 710).
Tous d’un même cœur12 ? Plus loin, cette expression sera réservée, de façon
moins saisissante et plus apparemment « normale », à l’effort des seuls Achéens
autour du corps de Patrocle (XVII, 267). Mais, au chant XV, c’est bien des
Achéens et des Troyens qu’il s’agit. Comme si le lien de la bataille rendait les
combattants indissociables. Et le poète d’orchestrer plus d’une fois le déchaîne-
ment de la guerre en affirmant que ni Athénè ni Arès – ni la guerrière avisée ni le
tueur en chef, fléau des humains – n’auraient rien à reprocher aux hommes qui
luttent et qui tombent, tant leur force fait rage. Nul doute que, d’un côté comme
de l’autre, la guerre des combattants du rang ne soit digne de celle des héros.

Il est toutefois un héros pour faire peser le blâme sur les guerriers de l’autre
camp, mais un blâme qui s’exprime sur le mode du trop13, puisqu’il assimile
à une démesure cette ardeur qui fait l’effort guerrier. Il est vrai que c’est alors
un Achéen, et le moins « héroïque » des héros, qui parle des Troyens. La
scène prend place au chant XIII. Ménélas – on l’aura reconnu – vient de tuer le
Troyen Pisandre ; le pied sur la poitrine du mort, il triomphe et parle, injuriant
les « Troyens insolents, […] jamais las [akórētoi] de l’affreux cri de guerre »
et que dévore aujourd’hui l’envie d’embraser les nefs achéennes après avoir
tué les combattants qui les défendaient. Donc, Ménélas parle et s’excite de ses
propres paroles :
Zeus Père ! On dit que pour la sagesse, tu es fort au-dessus de tout, homme ou
dieu, et c’est par toi que tout ici s’achève. Quelle étrange complaisance réserves-tu
donc aux hommes de démesure [ándressi hubristêisi], à ces Troyens dont les envies
ne sont que des folies et qui ne peuvent se rassasier [oudè dúnantai korésasthai]
de la mêlée de guerre qui n’épargne personne. Il n’est rien dont on n’ait satiété
[kóros] : de sommeil, d’amour, de doux chant, de danse irréprochable. De tout

il est vrai que, du plaisir pris à ce spectacle, tous les dieux sont crédités, tandis que l’identité du
spectateur (sans doute humain ?) n’est pas spécifiée ici.
12. Sur cette expression et sur les descriptions de combat au corps à corps où la lutte se fait « égale
pour tous », voir N. Loraux, « Le lien de la division », dans Le Cahier du Collège international
de philosophie, 4, 1987, p. 101-124.
13. Et non, comme le suggère l’idée qu’Athéna et Arès n’auraient rien à blâmer, du « pas assez ».
l’iliade moins les héros 779

cela pourtant qui ne désire se gaver plus que de combats ? Mais les Troyens,
eux, ne sont jamais rassasiés de guerre [akóretoi polémou].
Iliade, XIII, 631-639.
Cette déclaration de Ménélas m’a toujours impressionnée parce que je pen-
sais y entendre (et de fait y ai longtemps entendu) l’expression d’une sagesse
endurante qui sait que du plaisir même on se lasse. Mais, parce que c’est de
guerre brute qu’il s’agit aujourd’hui, il faut savoir lire le texte jusqu’au bout,
pour revenir sur l’insatiabilité présumée du désir troyen de guerre.
Insatiables de guerre, les Troyens ? On en doutera peut-être, pour avoir, dès
le chant IV, vu les champions troyens, à commencer par Hector, reculer devant
l’assaut des Achéens ; alors, indigné, Apollon, dont les sentiments pro-troyens ne
se démentiront pas un instant tout au long de l’épopée, avait dû les rappeler à la
nécessité de ne rien céder du plaisir de combattre [khármē], devant des guerriers
qu’aucune invulnérabilité ne protège – « leur chair, criait-il, n’est ni de pierre
ni de fer pour résister au bronze qui entaille la chair, quand ils sont touchés »
(II, IV, 509-511). Et, au début du chant XIII, c’est un autre dieu, ami des Grecs
celui-là puisqu’il s’agit de Poséidon, qui, pour ranimer cette fois-ci l’énergie des
Achéens, s’étonnait de leur découragement devant « ces Troyens qu’on eût pris
naguère pour des biches effarouchées », qui, devant chacals, panthères et loups,
« ne savent que se dérober, sans courage ni goût pour la lutte » [análkides oud’
épi khármē : XIII, 104]. Que les paroles de Poséidon soient empreintes d’une
certaine exagération lorsque le dieu ajoute que, naguère, les Troyens n’auraient
pas su résister un seul instant à la fougue achéenne, la chose n’est pas douteuse.
Reste que rien, sinon encore une fois l’amplification rhétorique, ne justifie la
déclaration de Ménélas, car l’épopée mettrait plutôt, et avec insistance, l’insatia-
bilité combattante du côté des Achéens – il est vrai, comme l’observe Gregory
Nagy, que ceux-ci ont intérêt à se comporter avec ardeur, « car l’épopée les sur-
veille14 ». Sans doute, au moment où parle Ménélas, Achille est-il absent du
champ de bataille, lui que l’on peut à juste titre désigner comme en soi « insa-
tiable de guerre15 » ; mais, en matière d’ardeur, les Achéens peuvent toujours
compter sur les deux Ajax, eux aussi « jamais rassasiés de guerre » [polémou
akorḗtō : XII, 335]. Et, tout comme l’auditoire de l’aède, les lecteurs que nous
sommes savent – pour en avoir déjà rencontré mainte fois l’affirmation – que
les Troyens n’ont le dessus que pour un temps, en vertu du vouloir de Zeus16,
qui veut le malheur des Achéens pour en faire cadeau à Achille, blessé en son
orgueil de héros d’excellence.
Décidément, rien, sinon la rage de mari bafoué qu’il exprime régulièrement
à l’encontre des Troyens, ne devrait autoriser Ménélas à faire de ses adversaires
des guerriers hybristiques, plus que d’autres assoiffés de combat.

14. Le Meilleur des Achéens, p. 53.


15. II, XIII, 746 [âtos polémoio] ; en cela, Achille est comme le double humain d’Arès qui, en V,
863, était caractérisé comme áatos polémoio. De même, ce qu’Agamemnon dit d’Achille, que « tou-
jours c’est la lutte qu’il aime, et les guerres et les combats » (I, 177), Zeus le dira d’Arès en V, 891.
16. Ainsi, en XV, 592-597, les Troyens marchent à l’assaut « exécutant l’ordre de Zeus » qui, à
chaque instant, doit « réveiller leur fougue puissante » tout en jetant un charme sur les Achéens,
façon de dire que, pour leur refuser la victoire, il doit user de toutes les ressources de son pouvoir.
780 l’iliade moins les héros

D’ailleurs, en sa rancœur, Ménélas simplifie à outrance la logique des pas-


sions propre à l’épopée lorsqu’il distingue entre la guerre, dont une sagesse
tout humaine, fondée sur la mesure et le bon sens, voudrait que, d’avance et
par principe, l’on soit toujours rassasié, et les vrais plaisirs dont on ne devrait
point se lasser et dont pourtant on se lasse, au nombre desquels il y a les plai-
sirs du lit, mais aussi le « doux chant » [glukerḕ molpḗ] et la danse. Est-il
ignorant des valeurs épiques au point de ne pas savoir que, pour Arès, les guer-
riers se livrent sur le champ de bataille à ce qui ressemble étrangement à une
« danse », ainsi que le proclame Hector affirmant, face à Ajax : « Savoir dan-
ser, au corps à corps, la danse du cruel Arès17 », ainsi que le reconnaîtra Énée,
traitant l’Achéen Mérion d’habile « danseur18 » ? Ignore-t‑il surtout que, çà et
là dans l’Iliade, la guerre – à l’image d’Éris, figure primordiale du conflit – est
dite « plus douce19 aux Achéens que le retour » dans leur patrie20 ?

De fait, la haine qu’il éprouve envers les Troyens pourrait bien aveugler
Ménélas sur la nature même de l’ardeur guerrière, de toute ardeur guerrière, à
commencer par celle des siens. Mais là ne s’arrête pas son erreur. Car il y va
d’une perception erronée de ce qui, pour chaque camp, fonde le conflit en raison
aux yeux des combattants. Dire des Troyens, comme il le fait, qu’ils sont « insa-
tiables de guerre », c’est suggérer qu’ils aiment le combat pour le ­combat. Ce
qui revient à oublier que, n’était, depuis le début, l’insistance de Pâris à refuser
de se dessaisir de la plus belle des femmes, il n’est pas un Troyen, des vieillards
sur le rempart au moindre des combattants, qui ne se fût volontiers débarrassé
d’Hélène pour mettre fin à la guerre. L’atteste la piètre opinion qu’ont du ravis-
seur, « cause de la querelle » (VII, 374), le roi Priam, son père, et son frère
Hector qui n’a pour lui que paroles d’exécration21, et, dès le chant III, lorsque
Ménélas cherche en vain sur le champ de bataille son adversaire qu’Aphrodite
a soustrait aux périls de la guerre, rien n’a été dissimulé de ce que pensent de
ce dernier les combattants troyens :

17. VII, 241 : mélpesthai Árēi. Tout comme khorós (n. 18), mélpomai, en VII, 237 [et donc molpé]
suggère un mixte de chant et de danse.
18. XVI, 617-618 [orkhestḗn, de même, dans les paroles de Ménélas, orkhēthmós était le nom de la
danse]. Au chant XV, toutefois, procédant à la même distinction que Ménélas lorsqu’il affirme : « Ce
n’est pas à la danse [khorós] qu’Hector appelle les Achéens, mais à la bataille » (XV, 508), Ajax
exprime peut-être le refus grec de ce qui apparaît dès lors comme une catégorie purement troyenne.
19. Iliade, II, 453 – il est vrai que les Achéens étaient prêts au retour (II, 154-155) et qu’il n’a
pas fallu moins que l’intervention d’Athéna agitant l’égide pour provoquer ce revirement ; mais
voir aussi XI, 13 (Éris, aux Achéens, fait la guerre plus douce que le retour ; de même, en XVIII,
109, Achille maudit Éris, qui rend la colère « plus douce que le miel »). Les autres occurrences
des adjectifs glukús et glukerós en font l’épithète du sommeil (six fois dans l’Iliade) – mais on
n’oubliera pas qu’en sa « douceur » Hupnos est frère de Thanatos –, du désir amoureux (III, 139,
446 ; XIV, 328) ou de la nourriture, douce à l’affamé (XI, 89). Pour d’autres associations entre le
désir érotique et la guerre, voir E. Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Un.
of California Press, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1979, p. 101-105.
20. Pour emprunter une problématique chère à Gregory Nagy, je dirai que c’est là aussi une façon
iliadique de revendiquer la supériorité de l’Iliade comme poème de la force sur l’Odyssée comme
poème du retour.
21. Voir par exemple VI, 281-285 : « Que seulement je le vois donc descendre, celui-là, dans
l’Hadès, et je croirai que mon cœur a oublié son horrible détresse ! » De même, jusqu’au dernier
moment, Hector tient Hélène pour l’origine du conflit : voir XXII, 116.
l’iliade moins les héros 781

Mais personne vraiment parmi les Troyens ni leurs illustres alliés n’est en mesure
de montrer Alexandre à Ménélas chéri d’Arès – car, si aucun l’eût vu, il ne l’eût
pas caché par amitié pour lui : à tous il est odieux autant que le noir trépas !
Iliade, III, 451-454.
Sans doute faut-il compter avec la déception du moment : Pâris avait pro-
posé à Ménélas de vider leur débat par un duel, et si Ménélas, qui n’oublie
jamais que c’est pour lui que combattent les Achéens22, était « joyeux à l’idée
de punir le coupable », l’espoir de voir cesser la guerre désastreuse a été par-
tagé par les deux armées.
Mais on sait que les dieux en ont décidé autrement, façon de signifier qu’entre
Troyens et Achéens la guerre doit être totale – de même, au chant VII, un autre
duel, celui qui oppose Hector à Ajax, s’arrêtera sans mettre fin au conflit.
Après quoi la guerre se nourrira de toujours se relancer elle-même, sans que
les ­combattants cherchent dès lors – à quoi bon ? – à en circonscrire plus avant
la responsabilité, si bien que le sentiment exprimé par Ménélas au chant XIII
sied à la forme que, pour les deux camps, ont désormais prise les batailles, au
service d’une guerre sans merci.
Il n’empêche que, s’agissant du rapport achéen à la guerre, la mémoire de
Ménélas est décidément sélective.
A-t‑il oublié comment, dès le chant II, le vieux Nestor incitait les Achéens à
ne pas penser au retour « avant d’avoir dormi avec la femme d’un Troyen23 » ?
Sans doute, rappelant à point nommé la finalité de la guerre, le vieillard ­ajoutait-il
alors que ce serait par là même « venger les sursauts de révolte et les sanglots
d’Hélène » ; mais il n’est pas sûr que ce rappel suffise à effacer la violence
du vœu ainsi formulé – et d’ailleurs, parmi les Achéens, quel combattant du
rang pourrait, dans cette raison propre aux Atrides, trouver de quoi compenser
l’immen­sité du péril qu’il affronte ?
À imputer aux seuls Troyens un bellicisme que rien ne saurait rassasier, sans
doute Ménélas a-t‑il donc également oublié l’extrémisme des propos naguère
tenus par son frère Agamemnon pour le dissuader d’accorder la vie sauve à
un Troyen ; après avoir délicatement rappelé au mari d’Hélène qu’en ce qui
le concerne il n’a pas eu à se féliciter de la loyauté des Troyens, Agamemnon
alors avait ajouté ces paroles, où l’expression du désir destructeur semble bien
excéder toute justification par la nature de l’affront :
Non, qu’aucun d’eux n’échappe au gouffre de la mort, à nos bras, pas même
le garçon au ventre de sa mère, pas même le fuyard ! Que tous ceux d’Ilion
ensemble disparaissent, sans laisser de deuil ni de trace !
Iliade, VI, 55-60.
Et que fait encore Ménélas de la prière qu’au chant II son frère, en tant que
chef de l’expédition achéenne, adressait à Zeus ? Il y était question que le soleil

22. En II, 589-590, il est dit « plus que tout autre au fond du cœur désirer venger les sursauts de
révolte et les sanglots d’Hélène » (ou éprouvés pour Hélène). Aussi désigne-t‑il à l’occasion la
guerre comme « ma querelle » (emḕ éris : III, 100), et, de Patrocle tombé devant Hector, il dira,
en XVII, 92, qu’il gît « à cause de mon honneur ».
23. II, 354-356. Il s’agit bien sûr pour chaque Achéen de l’épouse du Troyen qu’il aura tué.
782 l’iliade moins les héros

ne se couche pas « avant que je n’aie, disait Agamemnon, d’abord jeté bas, face
en avant, le palais de Priam et livré ses portes au feu dévorant » (II, 412-418).
Il ne servirait à rien d’accumuler les références : non seulement l’accusation
d’insatiabilité ne saurait être portée contre les seuls Troyens, non seulement les
Achéens ont leur part à cet immense désir de destruction qu’est la guerre aux
mains des hommes24, mais, entre la guerre défensive que mènent les Troyens et
le désir achéen d’abattre à jamais la cité de Priam – désir, on l’a vu, que partage
Achille, même s’il le détourne au service de son rêve d’intimité avec Patrocle –,
il y a comme un écart incomblable.
Ce qui ne signifie pas – car jamais l’Iliade n’est édifiante – que les Troyens
soient exceptés de toute insatiabilité guerrière. Mais, finalement, c’est encore
au sujet des Achéens que Ménélas se trompait le plus, en une audacieuse déné-
gation de ce qui fait l’essence même de l’épopée.
Car, si toujours le code épique préfère l’attaque à la défense25, nul doute que
les Achéens ne soient sans effort du côté de l’intensité dans l’ardeur combattante.
Et si, dans le feu de l’action guerrière, tous les combattants partagent virtuelle-
ment la même ardeur, avec des temps d’exaltation et des moments de recul dont
le récit dresse scrupuleusement le protocole, si donc l’esprit de guerre circule
d’une armée à l’autre en une perpétuelle redistribution de la topographie des
pulsions26, il n’en est pas moins possible de repérer quelque chose comme une
échelle des degrés de l’ardeur27 : il y a les Achéens, qui donnent le ton et que
constamment leurs champions rappellent à l’exaltation de se sentir des hommes
virils (anéres), et il y a ceux qui, comme les Troyens, n’ont « pas moins d’ardeur
à rechercher la mêlée », mais qui toutefois ne le font que parce que « la néces-
sité les y force, pour leurs enfants, pour leurs femmes » (VIII, 56-57) – ainsi,
durant une longue nuit d’angoisse passée pour l’armée troyenne à camper dans
la plaine, hors les murs, « ceux qui possèdent un foyer dans la ville, ceux-là
restent éveillés, s’invitant mutuellement à faire bonne garde28 ». Mais il y a
aussi, figure plus complexe, les Lyciens, ces alliés des Troyens venus de loin
pour leur prêter main-forte ; les Lyciens dont le courage n’est contesté par per-
sonne, mais qui toujours sont soucieux de justifier l’élan guerrier par des raisons
positives29, de ces raisons qui ramènent de fait la pensée vers un temps révolu
de paix et de tranquille prospérité. Les Lyciens dont le héros Sarpédon est une
incarnation fidèle, lui qui justifiait la valeur guerrière par le lien de contre-don

24. Même si les dieux sont acharnés à la transformer en une guerre d’anéantissement. Car, toujours
crédités du désir de descendre se mêler à la bataille, les dieux sont un support commode pour tout
ce que l’épopée préférerait ne pas mettre au compte de l’humanité.
25. Sur l’opposition entre Achéens et Troyens et sur cette préférence de l’épopée qui fait tout le
dilemme d’Hector, voir les remarques d’Elisa Avezzù (« Commento », p. 1068).
26. Fait qu’exprime le qualificatif d’alloprósallos, attribué à Arès par Athénè (V, 831) et par Zeus
(V, 889).
27. En tenant compte du fait, sur lequel insiste Laura Slatkin dans une étude encore inédite consacrée
à « The Poetics of Exchange in the Iliad » (à paraître dans Mètis), que « les guerriers sont comparés
non à un critère absolu, mais les uns aux autres », « les seules catégories signifiantes étant “plus
grand que” ou “moins grand que”, la première signifiant que l’on tue, la seconde que l’on est tué ».
28. Paroles de Dolon, l’espion troyen : X, 418-422.
29. Voir les justes remarques d’Elisa Avezzù (« Commento », p. 1066 sqq.) sur le caractère alternatif
de l’éthique lycienne par rapport au code héroïque.
l’iliade moins les héros 783

qui l’unit à son peuple (XII, 310-321)30 et dont les dernières paroles, lorsqu’il
tombe sous la lance de Patrocle, sont pour dire à son inséparable ami Glaukos :
« Maintenant [nûn] la guerre cruelle doit être ta seule envie, si tu as de l­ ’ardeur »
(XVI, 494) – et Glaukos, inconsolable de la perte de son compagnon mais fidèle
à la logique lycienne, reprochera vivement aux Troyens de manquer de « cette
ardeur prête à toutes les audaces, cette ardeur intrépide qui pénètre les hommes
quand c’est pour leur patrie qu’ils se battent » (XVII, 156-159)…

J’aimerais m’étendre encore sur les Lyciens, si singuliers dans l’étonnante


présence à la vie et à toutes les valeurs de vie qui est la leur au milieu des flots
de sang qui baignent le champ de bataille, ces Lyciens qui cependant n’hésitent
jamais à bien se battre. Mais il ne m’échappe pas que c’est en quelque sorte en
étrangers à l’univers épique de l’Iliade qu’ils traversent les combats où ils s’il-
lustrent et savent mourir, marqués d’un incontestable décalage qui fait d’eux
comme des humains d’Utopie, malgré tout leur pragmatisme ou plus exactement
à cause de lui – car, de la réalité, ils ne veulent voir que le fondement matériel,
comme si elle n’était pas aussi constituée par les passions les plus violentes.
Or l’heure est à tuer, ou plutôt à le désirer, et les Achéens le savent bien,
les Troyens aussi. Et de même, à leurs côtés, les Lyciens. Car, dans le feu de
­l’action, la bataille égalise toutes les ardeurs.

L’amour de la tuerie

C’est donc, par-delà ses fluctuations et sa constante redistribution, d’une


ardeur éminemment partagée qu’il est question dans l’Iliade, lorsque le c­ ombat
fait rage. Ainsi, au chant XIII, comme s’ils participaient de la nature d’Éris,
que l’Iliade caractérise précisément par sa fureur insatiable (ámoton memauîa :
V, 518), « tous en leur cœur désirent furieusement [mémasan] se massacrer les
uns les autres avec le bronze aigu au milieu de la presse » (337-338). Désirer
furieusement : c’est bien là ce qu’exprime la forme verbale mémona, dérivant,
comme meneaínō31 et maínomai, verbe de la « fureur » et du délire, de la même
racine que ménos, qui dit la « force » comme énergie et comme colère, voire
comme rage, et l’on n’en finirait pas de relever dans l’Iliade toutes les formes
de tous les verbes qui signifient « désirer violemment » et ont pour objet le
­combat, ou, plus précisément, la tuerie32.
Le combat, la tuerie…
Soit le verbe lilaíomai, qui, lui aussi, exprime le désir en sa violence. Il dit
l’intensité du désir sexuel, comme au chant XIV, lorsque Zeus ne pense plus
qu’à s’unir à Héra, et celle du désir de guerre, de ce désir (lilaíesthai polemízein)
contre l’excès duquel Achille mettra vainement Patrocle en garde (XVI, 89).

30. Sur l’économie de l’areté dans les paroles de Sarpédon, voir H. Jeanmaire, Couroi et courètes,
Lille, 1939, p. 78-79.
31. Par exemple, en XVI, 491, à propos de Sarpédon mourant qui, « dans l’instant où il était tué,
frémissait de fureur » (kteinómenos menéaine).
32. Une variante de la même idée est exprimée par d’autres mots en XIII, 499-501, à propos de
deux héros qui « désirent [híento] se découper [taméein] mutuellement la chair ». Pour le verbe
híemai, voir aussi XVII, 276 et 292 (quelque envie qu’ils en aient, les Troyens ne parviennent à
tuer aucun homme aux Achéens / à sauver aucun des leurs).
784 l’iliade moins les héros

Mais c’est à un passage du chant III que l’on s’arrêtera, parce qu’il exprime
avec force cet oxymoron qu’est le désir de guerre, en l’occurrence équitablement
partagé entre les deux armées : Troyens et Achéens y sont en effet caractérisés
comme « désirant violemment la guerre exécrable » (133 : olooîo lilaioménoi
polémoio). Que l’Iliade désigne avec insistance la guerre (le combat, la bataille,
Arès…) comme détestable (source de larmes, funeste, cruelle, affreuse, atroce),
la chose est connue, et l’on sait aussi que la guerre y est l’objet d’un désir sans
trêve ; mais, que l’horreur et le désir se rencontrent et se condensent dans une
seule même formule, comme ici, et tout est dit de la violence de ces configura-
tions pulsionnelles où l’on désire ce que l’on hait, avant même souvent de s’être
assuré qu’on le désirait. J’en veux pour preuve la façon dont le chant XIII (encore
lui) décrit ce désir de combattre en évoquant ses symptômes tout physiques, qui
s’emparent du corps (des pieds et des mains qui frémissent ­d’ardeur) avant que
le guerrier ne revendique pour lui-même cette ardeur, comme en l’occur­rence
le fait Ajax, disant : « Je désire » (menoinṓo)33.
Il est à vrai dire peu de configurations pulsionnelles qui répondent aussi
parfaitement à une telle définition que l’amour et la guerre. Aussi bien est-ce la
même langue qui, dans l’Iliade, exprime les deux, puisque le brave y est crédité
du désir de « se mêler (migḗmenai34 ; nous dirions aussi bien : s’unir) au plus
vite dans la bataille sinistre » (XIII, 286). Sans m’étendre sur le chapitre déjà
bien exploré des accointances de pólemos avec érōs35, je rappellerais volontiers
le contenu de la harangue qu’Achille adresse au chant XVI à ses Myrmidons,
avant de les envoyer dans la bataille autour de Patrocle. Le voici venu, leur dit-il,
le jour de la rude tâche, le jour de cette mêlée dont vous étiez naguère épris
(héēs tò prin eráasthe).
Iliade, XVI, 207-208.
Est-ce sous la catégorie du póthos, cette nostalgie de l’absent que les troupes
d’Achille ont ressentie dès le chant II pour la bataille dont le retrait de leur chef
les privait36, qu’il faut entendre cet « amour37 » des Myrmidons pour la mêlée ?
Constatant que les deux seuls objets que les lexiques homériques donnent au
verbe éramai sont la femme et la guerre, je suggérerais volontiers que le « mal »
vient de plus loin, et que le « naguère » dont parle Achille renvoie au temps
d’avant la querelle, où les Myrmidons tenaient leur place dans le combat parmi
les troupes achéennes. D’ailleurs, Achille n’avait guère besoin de ranimer le
courage de ses hommes, car une saisissante comparaison a déjà dit la nature de
leur élan guerrier :

33. XIII, 73-80, où l’on relèvera la richesse de l’expression du désir : en 74, ephormâtai (encore un
autre verbe) ; en 75, maimṓōsi, repris en 78 par maimôsin ; en 78, ménos ; et, en 79, à la première
personne du singulier, éssumai (encore un verbe de l’élan) et menoinṓō.
34. Formulation d’autant plus forte que le verbe n’a pas d’objet ; mais voir les remarques d’E. Vermeule,
Aspects of Death, p. 101, à propos de V, 143 (« Ainsi, en proie à un violent désir [memaṓs], Diomède
le puissant se mêla-t‑il [mígē] aux Troyens »).
35. Je pense aux ouvrages d’E. Vermeule, H. Monsacré (cité n. 5) et J.-P. Vernant, L’Individu, la
mort, l’amour (cité n. 5), notamment p. 131-152 ; voir aussi Les Expériences de Tirésias (cité n. 2).
36. II, 778 ; en I, 492, Achille lui-même ne s’est pas plus tôt retiré qu’il regrette la guerre.
37. Éramai est en effet le verbe de l’érōs.
l’iliade moins les héros 785

On dirait des loups carnassiers, l’âme pleine d’une vaillance prodigieuse, qui,
dans la montagne, déchirent, puis dévorent un grand cerf ramé. Leurs bajoues
à tous sont rouges de sang ; alors ils s’en vont en bande laper de leurs langues
minces la surface de l’eau noire qui jaillit d’une source sombre, tout en crachant
le sang du meurtre38.
Iliade, XVI, 156-160.
Cette fois-ci, c’est avec éclat que, sous l’amour du combat, pointe l’amour de
la tuerie. Mais patience ! avant de quitter le chapitre de l’érōs guerrier, il me faut
encore évoquer un mot qui, pour être moins visible, n’en est pas moins remar-
quable. Il s’agit du mot khármē, que sa parenté avec le verbe khaírō – employé,
on s’en souvient, à propos d’Éris qui prenait plaisir à contempler les combat-
tants – eût normalement destiné à désigner sans autre détermination le plai-
sir, s’il n’était exclusivement employé dans les récits de combat où il signifie
« joie du combat », ou, plus exactement, « envie du combat », d’où, ajoutent
les philologues, tout simplement « combat »39. Mais, à vrai dire, il n’est pas sûr
qu’entre ces deux acceptions il y ait réellement à trancher car, entre la guerre
et l’esprit de guerre, la distinction n’est pas évidente dans l’Iliade dès lors que
khármē nomme cette énergie jubilatoire que, dans un moment de décourage-
ment, seule l’aspiration au retour peut ébranler chez les Achéens (XIV, 101)40
– mais alors jusqu’à l’oubli –, ce à quoi les mêmes Achéens songent sur le
mode du ressouvenir lorsqu’ils viennent à reprendre courage (mnḗsanto khár-
mēs : VIII, 252 ; cf. IV, 222), ce sur quoi il faudrait savoir ne pas céder, lors
même que l’on recule (IV, 509), bref ce sentiment dont il suffit d’identifier en
soi la présence sous forme d’envie du combat, comme les deux Ajax au chant
XIII, pour être « joyeux » (82 : khármēi gēthósunoi). Khármē : de l’expérience
anticipée de la guerre comme désir. Comme si, dans la guerre, il n’était plus
d’autre mode pour l’homme d’expérimenter sa condition d’être sentant que le
sentiment de la guerre elle-même.
Ainsi la guerre prend la dimension de l’univers et, parce qu’elle équivaut
désormais à la totalité de l’expérience humaine, devient le seul objet d’inves-
tissement possible et la seule source de gratification.

Or, on s’en est déjà plus d’une fois convaincu, l’Iliade établit une stricte
équivalence entre le désir de la guerre et l’envie de tuer. Et cela dès l’origine :
les Achéens ne sont pas plus tôt en ordre de bataille pour la première fois, au
chant II, qu’ils sont dits « avides de détruire les Troyens » ou, plus exactement,

38. La comparaison (comme ici ou au chant XI), voire l’identification d’un groupe de guerriers avec
une bande de loups (ou de chiens-loups), est un thème indo-européen sur lequel on consultera l’étude
d’A. Ivančik, « Les guerriers chiens », dans Revue de l’histoire des Religions, 210, 1993, p. 305-309.
39. D’après le dictionnaire Liddell-Scott, signifie « I. joy of battle, lust of battle ; II. battle » ; mais,
dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, P. Chantraine suggère une traduction par
« envie du combat », pour insister « sur la notion de “désir” plutôt que de “joie du combat” ».
40. La diction formulaire préfère généralement constater l’absence d’oubli : voir XII, 203 : kaì oú
pō lḗtheto khármēs (il n’a pas encore oublié l’envie du combat) ; XII, 393 (Sarpédon, malgré le
retrait de Glaukos blessé, hómōs d’où lḗtheto khármēs). On notera que l’unique occurrence de ce
mot dans l’Odyssée se trouve, ironiquement, dans la harangue que le prétendant Eurymaque adresse
à ses compagnons au moment où s’engage la tuerie : « N’ayons plus qu’une pensée : l’envie de
combattre » (XXII, 73).
786 l’iliade moins les héros

de les mettre en pièces (473 : diarraîsai memaôtes) ; et que l’on ne s’y trompe
pas : ce désir n’est pas conditionné par l’espoir de rentrer au plus vite chez soi,
puisque, on l’a vu, Athéna vient de faire que la guerre soit aux Achéens plus
douce que le retour (II, 435). Tout simplement, c’est bien de détruire qu’il s’agit.
Cela se dit plus d’une fois à l’aide du verbe enarízein (XIV, 24-25, XVII, 413),
qui signifie initialement qu’on dépouille l’ennemi mort de ses armes (lesquelles
se disent alors énara, mot qui s’est spécialisé dans la désignation de ce sanglant
butin prélevé sur le corps de l’adversaire) – mais, dès le chant I où, pensant
à abattre Agamemnon, Achille emploie ce terme (enarízoi : I, 191), enarízein
équivaut à un verbe « tuer »41.
Tuer, donc, tel est le mot d’ordre : ainsi, pour rappeler aux Achéens qu’il est
plus urgent de tuer des vivants que de dépouiller les morts, Nestor leur criera
« Tuons des hommes » (VI, 70 : ándras kteínōmen). En général, toutefois, il
n’est pas besoin d’en rappeler aux combattants l’impératif catégorique : c’est
spontanément à tuer que, sur les pas d’Agamemnon, se consacrent les Achéens,
dans une stricte conformité à l’ordre de la bataille puisque « les gens de pied
tuent les gens de pied », tandis que « les meneurs de chars tuent les meneurs de
char » (XI, 149-153), et c’est encore tuer sur place tous les meilleurs que, non
sans quelque démesure, espèrent les Troyens qui suivent Hector à grand fracas
(XIII, 41-42). Il existe même un substantif pour exprimer cet acte de tuer des
hommes virils auquel, en sa nudité, se réduit la guerre : androktasía, souvent
employé au pluriel42, ce pluriel dont Hésiode, attentif aux formules homériques
associant les « tueries » aux « combats » (makhaí : VII, 237 ; XXIV, 548), fera,
aux côtés de « mêlées, combats et meurtres », une progéniture d’Éris, fille de
Nuit (Théogonie, 228).
Nul doute que les tueries n’appartiennent en propre à Arès, ainsi qu’Athénè
et Héra le suggèrent à l’occasion (V, 909), ce qui incite généralement les lecteurs
d’Homère à opérer une distinction rigoureuse entre les « tueries », commises
en grand nombre et par le grand nombre, et les exploits des héros (aristeía)43.
Mais rien, dans l’Iliade, ne plaide vraiment pour la pertinence d’une telle dis-
tinction44. Ce n’est pas seulement pour la masse des Argiens que reculer signifie
s’arrêter de tuer (VI, 107), en foi de quoi l’on estimera que tuer, c’est gagner ;
telle est bien de fait l’équivalence que postulent aussi les paroles des héros : le
programme d’excellence que s’est fixé Hector consiste à tuer45, et c’est encore
dans l’acte de tuer, qui des Troyens, qui des Achéens, que, pour Diomède et
Glaukos, consistait la valeur héroïque (VI, 227-229) ; c’est au fatal entraînement

41. Sur le processus d’euphémisation présidant en général à la constitution des verbes « tuer » en
grec, puisque le verbe kteínein lui-même qui, dès l’Iliade, semble nommer avec précision l’acte de
tuer, signifierait en réalité « blesser », voir P. Chantraine, « Les verbes grecs signifiant “tuer” »,
dans Die Sprache, 1, 1949, p. 143-149.
42. Deux occurrences du singulier toutefois, en XI, 164, où androktasia entre en série avec la
poussière et le sang du champ de bataille, et en XXIII, 86, pour désigner un homicide.
43. Dans la définition qu’en donne G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 47, aristela est le « prestige
qu’un héros obtient par ses grands moments dans le récit épique ».
44. Comme l’a bien vu Maria Gracia Ciani, « Il tempo degli eroi » (op. cit. n. 1), p. 22, il n’y a,
entre ces deux actions, qu’une différence de degré et non de nature.
45. XIII, 143-145, où l’on appréciera la force du rejet de la forme verbale kteínōn en début de vers,
en l’absence de tout objet.
l’iliade moins les héros 787

de céder à l’« éclat de tuer des Troyens » (epagallómenos… Trôas enairóme-


nos) qu’Achille invitait Patrocle à résister (XVI, 91-92) et, à Hector tout comme
aux Troyens qu’il sait condamnés, Zeus accorde, selon ses propres paroles, la
« supériorité »46, voire la « gloire » de tuer (krátos kteínein : XI, 192-193 ;
kûdos kteínein : XVII, 453-454). Que la gloire soit alors désignée comme kûdos
et non comme kléos invitera peut-être à distinguer entre la « gloire » de la vic-
toire, fugitive et totalement interne à la bataille47 même si seul un dieu peut
­l’accorder, et celle, immortelle, qu’accorde la poésie. Il n’empêche que c’est bel
et bien la poésie qui, au service du kléos décerné par la voix de l’aède, accorde
le kûdos, au rythme répétitif des interventions de Zeus48.

Que la gloire de tuer soit essentielle à l’Iliade, l’attestent ces moments


récurrents où, la bataille se dispersant, la mêlée éclate en une série de duels,
où chaque anḗr (chaque homme viril) fait sa proie d’un anḗr (XVI, 306). C’est
parfois l’occasion d’un flash déchirant sur le cadavre désormais immobile, à
jamais indifférent à ce qui l’entoure, de celui qui fut un guerrier ; il en va ainsi
des Troyens Thumbraios et Molion, tués par Diomède et Ulysse et pour qui « la
guerre est finie » (XI, 323), ou de Kébrion, demi-frère d’Hector et l’un de ses
cochers, autour de qui la bataille fait rage, « tandis que lui, dans un tournoie-
ment de poussière, est étendu, grand sur un grand espace, oublieux à jamais
des chars » (XVI, 772-776). C’est alors surtout que les mourants sans qualité
reçoivent in extremis, pour la première et la dernière fois, un nom, comme dans
la liste de tués que déroule le chant XVI (307-350), voire une histoire un peu
développée, comme cet Othryoneus qu’Idoménée tue au chant XIII (363-384).
S’agit-il, pour l’épopée, de les sauver de l’anonymat, parce que l’épopée
homérique ne saurait concevoir un monument au soldat inconnu49 ? Je ne le crois
pas, d’autant que la qualification redoutable de nṓnumnoi (de « sans nom »)
qui, chez Hésiode, s’attache aux guerriers de la race de bronze (Les Travaux et
les jours, 154), ne « signifie pas que nous ne connaissons pas leur nom, mais…
que l’épopée ne peut pas leur donner… un bon nom50 ». Si l’attribution d’un
nom et éventuellement d’une histoire revient à créditer d’« attributs inutiles…
ces figures épisodiques de guerriers mineurs51 » ; c’est que tout l’accent du
récit porte en l’occurrence sur le tueur, pour qui le mort est, de par son cadavre
inerte, une garantie de gloire, et non sur le tué, dont la tête détachée du corps
peut bien, comme celle du Troyen Imbrios abattu par Teukros, retenir l’atten-
tion en roulant dans la poussière à travers la foule et jusqu’aux pieds d’Hector

46. Sur krátos signifiant, bien plus que la « force », la « supériorité », voir les remarques essen-
tielles d’É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Minuit, 1969, p. 76-77.
47. Dont une épithète traditionnelle est kudiáneira (qui apporte la gloire aux hommes virils) : voir
IV, 225, VI, 124 etc.
48. Que la gloire soit de tuer et non d’être tué, Bénédicte Gros en a soutenu l’idée avec force dans
Ni fou, ni aveugle, ni criminel, Mémoire de l’EHESS, 1993, p. 14.
49. J’emprunte cette formule à E. Avezzù, « Commento », p. 1053.
50. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 201, § 20 n. 2 (souligné par moi) ; voir aussi p. 195, § 9 n. 4.
51. L. Slatkin, article cité (n. 7), p. 131, à propos d’Othryoneus. On notera que ces guerriers
« mineurs », sans être des héros au sens propre, sont encore des « chefs », que le texte distingue
soigneusement de la masse : voir, en XI, 304-305, la distinction faite, parmi les victimes d’Hector
du côté achéen, entre hegemónas Danaôn et plēthún.
788 l’iliade moins les héros

(XIII, 197-205) : à tout coup, le prestige revient à qui a tué. Aussi le poète tient-il
à préciser qui, dans la bataille, a tué le premier (VIII, 273 ; XI, 299 ; XIII, 170 ;
XVI, 692…) et à refermer une liste de tués sur les noms de leurs tueurs :
Tels sont alors les chefs des Danaens qui tuent chacun un guerrier.
Iliade, XVI, 351.
Décidément, tout n’a pas encore été dit de la gloire de tuer.

Pour une économie de la gloire épique

Mais, au fond, est-il si évident que l’on ne puisse penser la guerre épique
que dans la soumission à une problématique de la gloire ? Et avons-nous rai-
son, nourris que nous sommes des phrases sublimes par lesquelles les peuples au
combat honorent leurs morts – La liberté ou la mort, Heureux ceux qui pieuse-
ment sont morts pour la patrie, À nos héros… –, de mettre pour le héros épique
la gloire dans la mort tout comme l’Athènes démocratique, modèle de nos démo-
craties et de nos révolutions, le faisait pour ses citoyens tombés à la guerre52 ?
Il est temps de poser à l’Iliade ces deux questions, certes assez peu orthodoxes.

Une fois encore, l’attention aux combattants du rang nous prémunira contre
l’éclat aveuglant de l’héroïsme tel que nous le concevons. À ceux qui mour-
ront à coup sûr mais doivent d’abord combattre, le programme que, de part et
d’autre, les chefs proposent à leurs troupes comporte-t‑il nécessairement quelque
mention d’une gloire ? À en juger par les paroles de Nestor au chant II, rien
n’est moins sûr : dans l’exhortation qu’il adresse aux Achéens, il les invite
seulement à aller porter aux Troyens phónon kaὶ kêra, le meurtre et le trépas
(II, 352), après quoi il les adjure, on s’en souvient, de ne pas rentrer dans leur
patrie sans avoir dormi avec la femme d’un Troyen – et ce qu’il présente comme
une vengeance est aussi, à coup sûr, la promesse très concrète d’un assouvis-
sement longtemps attendu.
Soit maintenant le chant XV. En un moment crucial du combat auprès des
vaisseaux, Hector invite ses troupes à combattre ardemment. Et il leur dit :
Celui de vous qui, blessé de loin ou frappé de près, arrivera à la mort et au
terme de son destin mourra, soit ! Il n’y a pas de honte [oú hoi aeikés] à mourir
en défendant son pays. Sa femme et ses enfants restent saufs pour l’avenir ; sa
maison, son lot de terre sont intacts, du jour où les Achéens seront partis avec
leurs nefs pour les rives de leur patrie.
Iliade, XV, 494-498.
Si l’on admet qu’effectivement, avec le départ de l’armée ennemie, la lutte
aura été couronnée de succès – c’est là certes accorder beaucoup, mais quel chef
de guerre irait promettre moins que la victoire ? –, que doivent donc escomp-
ter les Troyens de la mort en cet ultime combat ? Répondant explicitement

52. Pour Athènes, voir N. Loraux, L’Invention d’Athènes (1981), nouvelle édition, Paris, Payot,
1993 ; et, pour la Commune, N. Loraux, « Corcyre 427, Paris 1871. La guerre civile grecque entre
deux temps », dans Les Temps modernes, décembre 1993, p. 110.
l’iliade moins les héros 789

aux projets achéens qui ne sont pour personne un mystère, Hector leur promet
le salut de leurs épouses et la sauvegarde de leur oîkos. Quant à la gloire, l’affir­
mation qu’il n’y a pas de honte à mourir pour la patrie, en son minimalisme,
ne saurait à l’évidence en tenir lieu : sans doute la double négation ou… aeíkés
vise-t‑elle à conjurer d’avance la vision, terrifiante pour chacun, de l’outrage
(aikía) qui défigurerait son cadavre aux mains de l’ennemi. Mais on conviendra
qu’il n’y a là rien qui ressemble à une quelconque promesse de gloire.
Du côté achéen, la harangue d’Ajax est aussi nette, annonçant aux hommes
ou la mort ou le salut, s’ils parviennent à repousser des vaisseaux le feu troyen
(XV, 502-503). Et le héros fort d’ajouter ces paroles, qui lui ressemblent bien,
en leur rude lucidité :
Il n’est pour nous nul plan [mêtis]53 meilleur que de mettre en contact, dans le
corps à corps, nos bras, nos fureurs [mîxai kheîrás te ménos te]. Mieux vaut
en un instant savoir si nous devons vivre ou périr que de nous laisser user à
la longue, comme cela, pour rien, dans l’atroce carnage… sous les coups de
guerriers qui ne nous valent pas.
Iliade, XV, 509-513.
Si l’on excepte l’allusion finale à la supériorité de la valeur achéenne – une
fois encore, c’est bien le moins qu’une rhétorique, fût-elle sommaire, se doive à
elle-même –, l’argumentation d’Ajax est simple : il n’est pas à la guerre d’autre
horizon que la guerre, d’autre promesse qu’elle-même.
Et le combat reprend. Mais « tout en se battant, ils pensent ainsi » (il se trouve
en effet que, comme pour éprouver la validité des propos tenus de part et d’autre,
il nous est donné de connaître les pensées des combattants des deux bords) :
Les Achéens se disent qu’ils ne pourront se soustraire au malheur et mourront,
tandis que les Troyens, au fond du cœur, en leur poitrine, espèrent mettre les
nefs en feu et tuer les héros achéens.
Iliade, XV, 699-702.
Donc, si les uns pensent mourir, les autres espèrent tuer. Tuer ou être tué :
à cette alternative, il n’est pas de troisième terme, et rien ne saurait en atténuer
l’âpreté. Mais telle est bien la pensée générique dont, tout au long des combats
de l’Iliade, il faut créditer les troupes, l’appréhension et l’espoir se redistri-
buant sans fin selon que la victoire change de camp. Tuer ou être tué : alter-
native abrupte, propre aux combattants sans illusion pour qui toute expérience
s’est engouffrée dans celle de la bataille. Ainsi, déjà, la résolution d’Idoménée
était « d’envelopper quelque Troyen des ténèbres de la nuit ou de choir bru-
yamment lui-même, en éloignant le désastre des Achéens » (XIII, 424-426).

Et la gloire, dans tout cela ?


S’agissant du kûdos, on sait qu’il s’obtient à tuer l’adversaire. Et tel est bien
de fait le contenu du péan qu’Achille inspire aux Achéens après avoir enfin tué
Hector – « Nous avons conquis une grande gloire [méga kûdos] : nous avons
abattu le brillant Hector » (XXII, 393). Quant au kléos, c’est une autre affaire.

53. On notera l’ironie avec laquelle, au héros de bíē qu’est Ajax, le poème accorde de détourner le
mot d’Ulysse pour prôner l’épreuve de force.
790 l’iliade moins les héros

Si l’on excepte le kléos áphthiton du héros de l’Iliade – la gloire impé-


rissable qu’Achille a choisie au prix d’une courte vie –, reste, nous dit-on, le
kléos d’Hector. Et de la « gloire » d’Hector, il est question à deux reprises
dans l’épopée, avec cette précision que, dans les deux cas, le locuteur n’est
pas le poète, mais Hector lui-même. Le héros troyen en a évoqué l’éventua-
lité une première fois au chant VII, lorsque, fort de l’absence d’Achille, il
défiait « le meilleur des Achéens » en second de s’affronter à lui, affirmant
qu’il tuerait celui-ci au beau milieu de son aristeía ; et ainsi, ajoutait-il, « ma
gloire [kléos] jamais ne périra » (89-90). Ce qui revenait à dissocier l’aristeía
de l’adversaire, que la mort a interrompue, et le kléos, qui appartient au vain-
queur. Mais on sait que, si le héros troyen n’a pas tué Ajax au chant VII, la
mort en pleine aristeía est en réalité ce qui attend Hector au chant XXII, sous
le bras du meilleur des Achéens en titre54. Alors, pour s’encourager à affron-
ter Achille, Hector par deux fois se promettra la gloire ; ou plus exactement,
si, une première fois, il vise à « mourir glorieusement devant les murs de sa
cité » (XXII, 108-110 : olésthai eukleiôs prò pólēos), c’est à « une mort qui
n’est pas sans gloire » (XXII, 304 : Mḕ… akleíôs apoloímēn) qu’il se résout
lorsqu’il comprend que tout est perdu – et, à nouveau, la nuance introduite par
la double négation est importante.
Mais, même en tenant compte de cette nuance, qui ne voit que, sur le kléos,
Hector se contredit d’un discours à l’autre ? Si c’est la première définition qui
en était la bonne, c’est à son vainqueur Achille qu’il apportera la gloire, avec
son aristeía interrompue par la mort. Et s’il existe vraiment dans l’épopée une
gloire de la mort55, cette gloire qui constitue le dernier espoir d’Hector, pour-
quoi, dans la fiction du chant VII, la refusait-il à son vaincu ? Parce qu’il était
alors en pleine vie, sans doute. La contradiction est à coup sûr existentielle, et
c’est ce qui fait du protecteur de Troie un héros humain ; mais elle n’en est pas
moins ouverte.
Et s’il n’était d’aristeía couronnée de kléos que lorsqu’Achille en est l’ac-
teur ? Après tout, comme le rappelle Gregory Nagy, « l’Iliade appartient à
Achille56 » et, s’agissant de kléos, nous n’échapperons pas à donner au moins
une fois la parole à celui-ci. Paroles d’Achille, donc, d’un Achille sous le choc
de la mort de Patrocle et qui a déjà décidé de retourner au combat :
Eh bien donc ! Si même destin57 m’est fixé, on me verra gisant sur le sol, à mon
tour, quand je serai mort ; mais aujourd’hui [nûn dé], j’entends conquérir une
noble gloire [kléos esthlón] et que, grâce à moi, plus d’une Troyenne et d’une
Dardanide à la ceinture profonde, essuyant à deux mains les larmes coulant sur
ses tendres joues, commence de longs sanglots et qu’alors toutes comprennent
qu’elle a assez longtemps duré, mon absence de la bataille.
Iliade, XVIII, 120-125.

54. Je suis de près la démonstration de G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 51-52.


55. C’est la position de J.-P. Vernant, dans L’Individu, la Mort, l’Amour (cité n. 5), p. 41-79.
56. Le Meilleur des Achéens, p. 52.
57. Que celui d’Héraklès, le héros grec paradigmatique, dont Achille vient d’évoquer la mort,
« vaincu par le destin et le courroux d’Hérè ».
l’iliade moins les héros 791

Étonnante logique que celle d’Achille, pour peu qu’on s’arrête à commen-
ter ce texte : c’est au corps mort, gisant sur le sol, que se réduit sans fioritures
l’avenir du héros ; mais le présent appartient à Achille, le présent est au kléos,
entendons à la gloire de tuer Hector. Et, au chant XXIV, c’est en effet sur le
corps d’Hector que sangloteront les femmes de Troie : Andromaque d’abord,
puis Hécube et Hélène.
Le présent est au kléos, disait Achille. Entendait-il par là que le kléos, son
kléos, est au présent ? De fait, on le sait, l’Iliade ne conte pas la mort d’Achille,
sous la flèche sans gloire de l’archer Pâris… Faisons un pas, et ajoutons : mais
la gloire au présent d’Achille sera, au-delà de l’Iliade, celle, sans fin réactivée,
du culte héroïque. Fin de la parenthèse sur le kléos.
Telles sont les déroutantes constatations que l’on est amené à faire lorsque,
pour s’être donné comme objet l’Iliade moins les héros, on en vient à porter un
autre regard sur la gloire « héroïque » dans l’épopée.

Une Antiquité intempestive

Reste à s’expliquer – enfin, oserai-je dire – du choix fort inactuel que l’on a
fait ici, de revenir encore une fois sur l’Iliade à l’heure où, en tous lieux, dans
notre présent, flambe la guerre.
Pourquoi l’Iliade ? Parce que je suis helléniste et que, pour réfléchir aux
question du présent, c’est encore et toujours sur le terrain des textes grecs que
je trouve à m’enraciner : tout comme un indianiste eût probablement choisi de
s’installer dans cet instant de pause que la Bhagavad-Gῑtā instaure au sein du
Mahābhārata, à l’orée même du Grand Combat58 – la guerre eût alors eu une
tout autre figure, encore que sans doute finalement la même –, de même un
helléniste ne saurait résister longtemps à la promesse de plaisir que procure à
chaque fois la perspective d’une relecture de cette épopée. Mais, à ce choix, il
y a aussi des raisons plus partageables, et je parierais volontiers que, si l’Iliade
nous importe, que nous soyons ou non hellénistes, c’est que, souvent, nous y
fantasmons notre origine, et pensons à tort le faire dans la plus grande distance
possible. Or, si nous avons encore et toujours à relire Totem et tabou « pour
y retrouver la jungle préhistorique » présente et sans fin « déchaînée dans les
familles européennes civilisées et tout à fait contemporaines », il se pourrait
que, dans « la sauvagerie aberrante de nos guerres59 », la lecture des dévelop-
pements que l’Iliade, avec un grand raffinement de précision, ose consacrer à
l’ampleur du désir de tuer apporte comme un instrument d’intelligibilité.
J’ai bien écrit : ce que l’Iliade ose dire. Façon de rappeler que l’audace dans
la pensée de la guerre fut en l’occurrence au début, et non dans la suite, qui pré-
féra la rhétorique des oraisons funèbres et les dédicaces de la patrie reconnais-
sante à ses grands hommes.

58. On rappellera qu’au moment du « grand combat » entre des adversaires qui sont des parents,
le guerrier Arjuna recule, pris d’une « immense pitié », et interroge Krsna sur le bien-fondé de
cette bataille.
59. Citations de Marie Moscovici, « Les préhistoires : pour aborder Totem et tabou », dans Revue
française de psychanalyse, 1993, p. 704.
792 l’iliade moins les héros

Pourquoi l’Iliade, donc ? Pour y découvrir, ou y retrouver, par-delà toutes les


précautions ultérieures de la pensée, une vision sans complaisance de la guerre
mise à nu, et plus précisément de ce qui dans la guerre fait, comme l’écrivait
Simone Weil en 1939-1940, que « la guerre efface toute idée de but, même l’idée
des buts de la guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre60 ».
Et pourtant, on l’aura constaté, combien de fois, depuis le chant II, n’est-il pas
dans l’Iliade question de finir la guerre, cette guerre qui n’en finit pas et ne se
finit pas dans le poème ?
Sans doute, en définissant l’Iliade comme un « poème de la force », Simone
Weil tendait-elle à négliger que c’est aussi la pitié pour le mort qui, dans cette
épopée, fait la gloire de tuer61, au point que plus celle-là est grande, plus grande
est celle-ci. Mais, à définir le poème d’Achille, comme elle le fait à juste titre,
par la force qui, sous le nom de bíē, constitue la nature héroïque du héros, du
moins peut-on voir, mis à nu, ce que des siècles de pensée édifiante ont cru avoir
définitivement édulcoré, voire masqué. Pour se contenter d’un seul exemple
– mais il en serait bien d’autres62 –, c’est ainsi que, parce qu’elle souhaitait tenir
le recours au feu le plus loin possible de la forme admise des combats, la tradi-
tion politique, grecque, puis occidentale, a fait du feu le symbole de la guerre
civile, cette « mauvaise » guerre par excellence63, avant de le retrouver avec
une douloureuse stupéfaction sous la forme du carpet bombing, pour n’énumé-
rer ni les inventions technologiques qui suivirent ni les révisions déchirantes
que celles-ci entraînèrent dans la pensée de la guerre64. Or il se trouve que le
feu dévorant, en sa violence indomptable, est dans l’Iliade la figure même de
la bataille, en soi métaphorique mais appelée à se réaliser dans la torche dont
Hector menace les vaisseaux achéens65. Et que l’on ne s’y trompe pas : tout
en sachant, d’un chant à l’autre et d’une bataille à l’autre, rendre concrètement
sensible l’essence de la guerre, l’Iliade ne constitue pas pour autant un éloge
de la tuerie, bien qu’elle ose révéler à tout instant la force du désir de tuer chez
les combattants, non plus qu’elle ne devrait être estimée en être un blâme parce
que la bataille y est avec insistance qualifiée de « lugubre ».
Discours fort, à coup sûr, que celui qui assume de laisser ouvertes toutes les
contradictions, montrant l’amour dans l’horreur et la grandeur dans la faiblesse,
sans louer ni condamner autre chose que la grandeur ou la vilenie en soi, à l’évi-
dence indépendantes des incessantes variations que le récit apporte au plus ou
au moins de valeur des combattants66. Certes tous les lecteurs ne supportent pas
aussi sereinement qu’il en soit ainsi, d’où la récurrence d’un discours de

60. « L’Iliade ou le poème de la force », dans La Source grecque, Gallimard, 1953, p. 29.
61. Mais le négligeait-elle vraiment, lorsque, par exemple, elle dit que « tout ce que la guerre détruit
ou menace (y) est enveloppé de poésie » (ibid., p. 37) ?
62. À commencer par le cas d’Arès, dieu de la guerre comme meurtre dont la cité classique se
débarrasserait volontiers si celui-ci n’avait souvent partie liée avec le serment, ce ciment de la vie
sociale : voir « Le lien de la division » (cité n. 12).
63. Sur le feu dans la stásis et la Commune, voir « Corcyre 427, Paris 1871 » (cité n. 52), p. 113-115.
64. Voir D. Pick, War machine, The Rationalisation of Slaughter in the Modern Age, New-Haven
et Londres (Yale Un. Press), 1993.
65. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, chap. 20.
66. Est-ce parce qu’elle a su « discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute
histoire humaine » (« L’Iliade ou le poème de la force », p. 11) ? Toujours est-il que Simone Weil
est une lectrice de l’Iliade qui ose parler, non sans quelque excès peut-être mais avec une salubre
l’iliade moins les héros 793

l’héroïsme, somme toute rassurant et dont j’ai tenté de montrer que la pertinence
est seulement partielle – de ce point de vue, il ne m’est d’ailleurs pas indiffé-
rent que ce soit essentiellement des lectrices de l’Iliade qui procèdent sans état
d’âme à cette « soustraction » de l’héroïsme, comme si être des lectrices les
aidait à ne pas commencer par sauver, coûte que coûte, ce qui peut être versé
au compte d’un idéal.
C’est donc à l’Iliade que j’ai demandé un discours sur la guerre mise à nu.
À cette fin, il me fallait séparer la masse des combattants des grands héros guer-
riers, ou du moins tenter de le faire, car l’opération s’est révélée d’un manie-
ment délicat et l’on aura sans doute, çà et là si ce n’est à tout moment, vu les
héros remonter subrepticement à la surface du texte, un peu différents seule-
ment d’avoir subi une epokhḗ – c’est du moins l’espoir que je forme.
Aux prises avec cette difficulté, j’aurais dû m’aviser de ce qu’elle n’est
à coup sûr limitée ni à l’étude de l’Iliade ni à l’Antiquité la plus éloignée, et
j’aurais pu alors me rassurer, tant il est vrai qu’on s’abrite mieux derrière des
modèles, en me répétant qu’après tout c’est à un problème du même ordre que
se heurtaient Einstein et le Freud de Pourquoi la guerre ?, s’interrogeant sur la
pertinence qu’il y a, sur un tel sujet, à distinguer entre les chefs et la masse67.
Mais telle ne fut pas la modalité de la référence faite à Freud, pourtant vitale
tout au long de cette lecture. Car si la description iliadique des combats sug-
gère que, dans l’expérience qu’on en a, la guerre est à la fois et indissociable-
ment matière et chose mentale, la violence élémentaire du feu en est certes une
dimension essentielle68 ; mais incomparablement plus propre à éclairer toute
réflexion sur la guerre en son essence m’a semblé ce que l’Iliade dit sans fard de
la finalité qui meut les combattants en leur thūmós69. À propos de cette ardeur
de combattre qui, plus que de l’espoir de ne pas être tué, relève explicitement
du plaisir – ou du désir – de tuer, comment n’aurais-je pas à tout instant songé
aux Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort70 ?

Maintenant qu’est levé l’interdit de l’inactuel, que je m’étais imposé à titre


de règle de méthode afin de mieux isoler le discours épique en sa spécificité,
il me tarde donc, pour commenter sur le mode des sous-titres ou de la voix off
les analyses qui précèdent, de citer quelques phrases des Considérations, dont
l’évocation a scandé mentalement plus d’une étape de cette lecture. Pourquoi,
s’agissant de Ménélas qui triomphe, le pied sur le cadavre de Pisandre, rete-
nir plus longtemps l’affirmation que « près du cadavre de l’ennemi abattu,
l’homme des origines aura triomphé » (p. 32) ? Lorsqu’il s’agit de l’amour de

audace, de « l’amertume (pure) d’un tel tableau, sans qu’aucune fiction réconfortante vienne l’alté­
rer, aucune immortalité consolatrice, aucune fade auréole de gloire ou de patrie » (ibid., p. 12).
67. Ainsi que l’observe D. Pick, War Machine (cité n. 64), p. 216.
68. Relisant « L’Iliade ou le poème de la force », j’ai pu constater que Simone Weil avait aussi
vu cela, parlant du balancement entre « la matière inerte qui n’est que passivité » et « les forces
aveugles qui ne sont qu’élan » (ibid., p. 32).
69. Je n’ose traduire : en leur psychisme, tant cette traduction relèverait de la catégorie des belles
infidèles. Il est vrai que la traduction de Mazon par « en leur cœur » n’est guère plus satisfaisante.
Et « en leur esprit » peut induire des confusions inutiles.
70. Que je cite dans la traduction de P. Cotet, A. Bourguignon et A. Cherki, dans Essais de psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1981, p. 9-40.
794 l’iliade moins les héros

la guerre, comment ne pas se répéter, quitte à détourner la phrase freudienne


de son contexte, que « l’amour ne peut guère être moins ancien que le plaisir
de tuer » (p. 31) ? Et, à constater que le même mot androktasía peut à la fois
constituer, dans la bataille, le soubassement de toute aristeía et, lorsqu’il désigne
le meurtre d’un proche, être affecté de l’épithète lugrḗ, sinistre, j’ai maintes fois
évoqué pour moi-même, à propos de cette tension constante qui est à l’Iliade
comme son régime naturel de pensée, l’affirmation cardinale de Freud, dans les
Considérations comme en bien d’autres textes :
Le caractère insistant du commandement « Tu ne tueras point » nous donne
la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers
qui avaient dans le sang le désir de tuer, comme peut-être nous-mêmes encore.
Considérations actuelles, p. 35.
Il est vrai qu’en sa forte lucidité l’épopée le disait à sa façon, d’une voix
d’autant plus saisissante qu’elle est plus ancienne. Le dernier mot sera donc au
poète de l’Iliade, dans une version à peine modifiée : « Il n’est rien dont on n’ait
satiété : de sommeil, d’amour, de doux chant, de danse irréprochable. De tout
cela pourtant qui ne désire se gaver plus que de combats ? Mais ils [les Troyens,
les Achéens, tous les autres encore] ne sont jamais rassasiés de guerre. »
ACHILLE, LE POÈTE ET LES MOTS*

« Je note encore une fois – comme je l’ai fait tout au long de ce livre – qu’en
matière de poésie grecque archaïque on devrait se préoccuper de questions de
tradition poétique plutôt que de la question de l’auteur1. » Aussi bien le lecteur
ne tardera-t‑il pas à apprendre qu’« Homère » et « Hésiode » sont d’abord des
noms2, les noms fonctionnels de poètes génériques, l’un qui « ajuste ensemble
[le Chant] », l’autre qui « émet la Voix », l’un et l’autre mus par la voix des
Muses et tout entiers occupés, pour ne pas dire investis, par la tradition.
Ainsi c’est une note, une note du chapitre 14, que l’on a choisie pour don-
ner le ton. Façon de suggérer que l’essentiel – ce que, du moins, nous, lecteurs
modernes, appellerions volontiers ainsi, puisque en l’occurrence il s’agit, en
matière de poétique grecque archaïque, d’en finir avec la question de l’auteur3,
déplacée, voire délaissée au profit d’une réflexion sur la tradition –, l’essentiel
donc n’a pas à prendre la forme d’un manifeste ou d’un exposé purement théo-
rique puisqu’il dispose du livre entier pour s’énoncer, dans le mouvement à la
fois ample et serré de la démonstration, tissée dans les arabesques et les lignes
droites du travail sur les mots. Ce n’est pas que Gregory Nagy hésite à théori-
ser, lui qui, dans son Introduction, parle volontiers de « sa théorie », mais, parce
qu’il est l’homme de toutes les audaces intellectuelles, il ne saurait avancer qu’en
marchant, conduit par des hypothèses qu’il lui faut vérifier, voire reconnaître
comme autant de pistes pour se guider dans la forêt des signifiants poétiques.
De fait on peut, on doit lire le livre de Gregory Nagy d’abord pour ce
qu’il est : un trajet dans le vaste monde de l’épopée, puisqu’une poésie qui se
veut analogue à l’univers est diverse, riche et complexe comme un monde. Et
Le Meilleur des Achéens est en effet à soi seul un monde : tout à la fois enquête
sur une intrigue, construction d’une tradition épique multiforme et dérive contrô-
lée tout au long des chaînes signifiantes qui s’imposent au poète avec la néces-
sité propre à la diction4 formulaire.

* Première publication comme préface à G. Nagy, Le Meilleur des Achéens. La fabrique du héros
dans la poésie grecque archaïque, trad. J. Carlier et N. Loraux, Paris, Seuil, 1994, p. 9-17. Nous
dérogeons ici à la règle que nous nous sommes donnée de rassembler seulement les articles de
Nicole Loraux, mais cette préface forme un intertexte capital.
1. Ch. 14, § 19, n. 1.
2. Voir le chapitre 17.
3. C’est ainsi que l’on a traduit l’intraduisible authorship, pour rester fidèle à l’opposition, chère à
Gregory Nagy, entre les questions (qui font la matière de la recherche) et l’habitude de s’en tenir
à une question (par exemple la « question homérique »), qui dicte à la recherche ses présupposés.
Tout récemment, Nagy a prononcé devant l’Association américaine de philologie une conférence
intitulée « Homeric Questions », en insistant sur l’importance qu’il attache à ce pluriel.
4. Sur ce mot, voir la note des traductrices, p. 18 ; et aussi p. 23.
796 achille, le poète et les mots

L’intrigue est connue. C’est une histoire d’éris (de conflit) et de colère intrai-
table (mênis) : on sait que, blessé dans son honneur par l’affront que lui a infligé
Agamemnon, le héros Achille renonce à toute solidarité avec ses compagnons
pour s’enfermer dans une querelle contre son roi ; mais, parce qu’Achille est le
« meilleur des Achéens » rassemblés devant Troie, ce retrait précipite les siens
dans la souffrance et la défaite. Or il se trouve – et cette découverte est, pour
Gregory Nagy, le cœur de son entreprise tout entière – que le nom d’Achille5,
déchiffré comme désignant celui qui apporte de la souffrance (ákhos) à son
peuple en armes (le laós des Achéens), condense déjà en lui ce long récit qu’est
l’Iliade, comme s’il était des noms qui, par soi, contiennent en germe l’épopée.
Chemin faisant, il s’avère qu’en opposant Achille à Agamemnon l’Iliade
n’ignore pas tout à fait qu’il existe une autre version de la querelle initiale, oppo-
sant cette fois-ci Achille à Ulysse – le héros de l’Iliade au héros de l’Odyssée,
une épopée panhellénique à une autre – ; et, lorsque Achille rencontrera Énée
dans la bataille au chant XX, à travers l’affrontement verbal, puis guerrier, des
deux héros, ce sont encore des traditions poétiques qui rivalisent, celle, panhel-
lénique, de la grande épopée et celle, locale, qui célèbre la gloire des descen-
dants d’Énée, la première laissant pour un temps la seconde s’exprimer au sein
de son récit avant de reprendre définitivement le dessus6. Autant d’indices de ce
que, considérée dans son extension, une tradition poétique se construit sur fond
de tension entre des traditions adverses et dans le jeu des allusions que chacune
d’elles fait à toutes les autres – allusions que l’on se gardera toutefois de dési-
gner ici comme intertextuelles7, puisque, pour Nagy, l’épopée est poésie orale
et, par là, « performance », acte de parole en perpétuel devenir et non pas texte.
Mais, si Le Meilleur des Achéens traite de la colère d’Achille et de la tradi-
tion épique, ce sont les mots, ou plutôt les noms (ónoma désigne le mot comme
nom), qui « assument l’essentiel » dans ce parcours de signifiant en signi-
fiant, au cœur de l’épaisseur sémantique de la poésie archaïque. Car les noms
appellent le récit – ainsi que l’atteste le nom d’Achille –, et chaque « nom »
en appelle quelques autres, toujours les mêmes, groupés en des formules aux-
quelles président conjointement la loi de la nécessité et celle de la variation.
Aussi la composition poétique s’effectuera-t‑elle sous le double registre de la
contrainte, rançon du caractère « hérité » de cette poésie, et de la recherche du
nouveau, sans laquelle il n’est pas de création ; et tel est bien le double registre
sur lequel s’inscrit ce livre étonnant, dont, page après page, le lecteur ne saura
si ce qu’il doit y admirer le plus est la rigueur de la démonstration ou l’inventi-
vité des hypothèses, des courts-circuits et des associations neuves.
Mais nous ne sommes plus, nous qui lisons, en régime de composition tradi-
tionnelle et, la richesse du livre se nourrissant de la personnalité de son auteur, il
est temps de présenter Gregory Nagy aux lecteurs français, puisque Le Meilleur
des Achéens est le premier de ses ouvrages à être traduit dans notre langue8.

5. C’est le titre même du chapitre 5.


6. Achille/Ulysse : ch. 3 et passim ; Achille/Énée : ch. 15.
7. Pour présenter fidèlement la pensée de Nagy. Mais la préoccupation de l’intertextualité anime
bien d’autres recherches homériques aux États-Unis, par exemple le livre de Pietro Pucci, Odysseus
Polytropos. Intertextual Readings in the Odyssey and the Iliad, Cornell University Press, 1987.
8. Seuls quelques articles de Nagy ont jusqu’à présent été traduits en français, notamment dans la
Revue de l’histoire des religions et dans Mètis. Revue d’anthropologie de la Grèce ancienne ; le
achille, le poète et les mots 797

Professeur à Harvard où il fut l’élève d’Albert Lord, lui-même élève de Milman


Parry, grand théoricien de la poésie orale, Gregory Nagy a aussi reçu une forma-
tion d’indo-européaniste mais, contrairement aux duméziliens de stricte obser-
vance qui laissent volontiers de côté la Grèce, jugée par trop rétive aux structures
trifonctionnelles, il a choisi l’hellénisme pour terrain et pour objet. Et – faut-il
le préciser ? – Nagy est d’abord et avant tout linguiste, ce qui rend compte à
l’évidence de l’originalité d’une démarche attentive au travail des mots et de la
diction, attentive surtout aux effets du dire dans l’écoute et dans le temps. Qui
n’aime pas les mots de la langue – de la langue grecque ancienne, mais aussi,
par-delà la spécificité antique, de toute langue – se perdra peut-être dans les ana-
lyses denses et les étymologies en écho de ce livre. Mais, pour peu qu’on soit
sensible à la matérialité du signifiant, on y trouvera son compte de plaisir, et je
parierais volontiers qu’il en sera de même pour le lecteur à la tête théorique,
tant les questions soulevées dans Le Meilleur des Achéens donnent à penser.

Les questions, donc. Ou plutôt, on l’a dit, les hypothèses, inlassablement


mises à l’épreuve tout au long de ce parcours.
1. Sur les traces d’Albert Lord et de Milman Parry, Nagy définit la poésie
épique comme formulaire. Il ajoute, ou précise, que loin d’être, comme on l’a
trop souvent répété, un simple moyen mnémotechnique, la formule est l’expres-
sion la plus exacte possible du contenu de sens (il appelle cela le thème). Cela
revient à dire que l’on ne saurait composer – c’est-à‑dire fabriquer, comme
« Homère » l’ajusteur – que dans et par la tradition, parce que la tradition est
créditée de savoir articuler le plus étroitement possible le mot et la chose. Ou
plutôt, car, même dans les harmonies bien jointes, articuler suppose un reste en
forme de hiatus, la tradition est supposée englober avec bonheur la totalité du
réel dans la composition poétique, lors d’une performance accomplie devant
un auditoire très présent.
On l’aura remarqué, c’est ce caractère que j’ai mimétiquement attribué au
livre lui-même.
2. La poésie épique y est étudiée en même temps que la poésie archaïque
grecque, d’Archiloque à Pindare, puisque celle-ci se vit comme héritière et héri-
tage de celle-là, dont elle pense pouvoir retrouver les mots exacts (encore et tou-
jours l’exactitude) pour exprimer ce que les hommes faisaient et disaient en un
temps reculé qui toutefois n’était pas le premier temps des hommes, ainsi que
plus d’une allusion le suggère dans l’Iliade – ne l’oublions pas, l’épopée est
elle-même une forme « héritée » d’un passé dont rien n’est dit, sinon qu’il est
lointain. Que dire de cette généalogie d’héritages emboîtés, sinon que l’expé­
rience poétique grecque n’est certes pas celle d’un commencement radical ?
3. Dire et faire, c’est tout un, disions-nous. Ainsi le mot kléos, central dans
les pages qui suivent, est le nom de la gloire ; mais, au pluriel, il désigne les
« exploits » des héros. Et, parce que le dire est un faire ou que l’agir se trans-
mue en dit, employé au singulier, kléos désigne avec précision l’épopée elle-
même en tant qu’elle est substantiellement la gloire des héros. En d’autres

grand livre récemment paru sur la tradition lyrique (Pindar’s Homer. The Lyric Possession of an Epic
Past, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1990) devrait être prochainement
traduit aux Presses de l’Université de Lille.
798 achille, le poète et les mots

termes, les kléa héroïques sont déjà virtuellement kléos, composition poétique
résonnant dans l’oreille et la mémoire. De l’intérieur même de l’Iliade, il est
des héros pour le dire et s’en réjouir.
De même, le mot épos (la parole), employé au pluriel, désigne bien les
paroles, stimulantes ou insultantes, qu’échangent les héros avant d’engager le
combat9, mais, au singulier, épos est, pour la poésie, façon autoréférentielle de
se désigner comme la Parole par excellence : l’Épopée.
4. Il s’ensuit que la liberté d’invention poétique est à l’aune de la tradition.
Ici, nous retrouvons l’essentiel qui nous avait servi de point de départ : il est
vain de s’attarder, comme le font encore tant de lecteurs d’Homère, à gloser sur
les intentions personnelles du poète. Car le poète traditionnel, qu’il soit épique
ou lyrique et qu’il manie la louange ou le blâme, n’a nullement l’« intention »
de dire autre chose que ce qui porte le sceau de la tradition, même si, pour son
auditoire, il compose d’autres vers. D’autant que l’intention artistique ne sau-
rait être assignée à un seul poète, puisqu’il n’est de poésie que produite par des
générations de poètes imprégnés de la tradition. Ainsi « Homère » est le nom
de la tradition poétique qui culmina dans l’Iliade et l’Odyssée.
Il est donc parfaitement vain de s’accrocher à la question de l’auteur10 et,
comme les hellénistes le font encore volontiers, de découper le « texte » en
développements dits authentiques et en passages interpolés. Il n’est d’autre
auteur que le poète générique dont l’identité est produite par la tradition poé-
tique singulière qui s’attache à « son » nom, c’est-à‑dire par l’activité poétique
à l’œuvre, de génération en génération. Si Hésiode (Hēsí-odos) est le poète ins-
piré par les Muses et qui « émet la voix », Théognis est la fiction unitaire d’une
tradition qui couvre plus d’un siècle et demi11.
On mesure la fécondité de ces hypothèses, qui conduisent à une remise en
question radicale de la notion d’auteur : il n’y a pas de sujet, tout juste la fic-
tion vraie d’un poète émetteur-récepteur, à la fois traversé par le chant et actif
metteur en mots. Ce qui ouvre (ou qui invite à tracer à nouveaux frais) bien des
voies, par exemple dans la réflexion sur la « linguistique » des Grecs.
Ainsi, à lire Le Meilleur des Achéens, on comprendra que l’opposition très
classiquement grecque du lógos et de l’érgon (du discours et de l’acte, ou de
la réalité), omniprésente dans la réflexion des sophistes et qui domine l’exalta-
tion du Logos par Gorgias, cette opposition tout à la fois dérive de l’ancienne
tradition poétique – car est-il rien de plus puissant que l’épos poétique ? – et
se construit sur la rupture avec un monde où la réalité se muait d’elle-même en
discours. Soit l’épos : les mots sont du réel, parce que, entre eux et des actes
déjà préconstitués en geste héroïque, il n’existe pas de différence ; l’adéqua-
tion est parfaite, d’où la croyance, maintes fois exprimée par le poète, en l’exac-
titude d’un verbe que d’ailleurs les Muses lui ont soufflé. Soit maintenant la

9. Sur ces épea, voir l’étude de Laura Slatkin, « Les amis mortels », L’Écrit du temps, 19, 1988,
p. 119-132. En menaçant Achille de débiter des quantités de « reproches » à son sujet, Énée le
menace en réalité, comme l’a bien vu Nagy, d’un autre type d’épos (voir ch. 15 § 6-9).
10. Rappelons que les études anciennes vivent toujours sur la plus classique et la moins élaborée
des notions de l’auteur : est-il besoin de préciser que, dans ce milieu fort rebelle à la modernité, les
travaux de Nagy rencontrent bien des résistances chez certains philologues ?
11. Voir G. Nagy, « Theognis and Megara : A Poet’s Vision of His City », in T. J. Figueira et G. Nagy,
Theognis of Megara : Poetry and the Polis, Baltimore-Londres, 1985, p. 22-81.
achille, le poète et les mots 799

réflexion d’un Gorgias : atteindre le réel relève de l’impossible, reste le Lógos,


tout-­puissant parce que persuasif. Les Muses ont disparu, la voie est ouverte à
l’écriture d’Arts de la parole en tout genre.
Et puis, j’ose pour ma part formuler le vœu que, philologues, philosophes ou
historiens de la Grèce, il y ait en France des hellénistes12 pour consacrer du temps,
de l’énergie et de l’imagination à étudier la perception grecque de la langue, et
le rapport, éminemment cratylien, que les Grecs, du moins jusqu’à Aristote13,
entretiennent avec leur langue, parce que peut-être ils la pensent comme faite
de noms. Or les noms – sans doute parce que, censés nommer avec justesse, ils
sont toujours des noms « propres » – semblent bien appeler une écoute hermé-
neutique, qu’il s’agisse effectivement de ces noms propres auxquels la tragédie
donne une interprétation neuve ou de noms « communs », noms de vertus ou
de phénomènes naturels comme dans le Cratyle14. Puisse donc, autour du nom
d’Achille, se cristalliser bien d’autres recherches sur les noms, sur l’écoute que
les Grecs prêtaient aux mots de leur langue !

Est-ce là tout ce qui doit impérativement être dit du Meilleur des Achéens ?
À coup sûr, non. Et l’inquiétude me prend d’en avoir somme toute si peu dit
sur un livre aussi riche, et surtout – chose rare – aussi généreux de son savoir
et de ses hypothèses, et qui donne sans compter à qui sait y entrer, puis y reve-
nir sans précipitation.
S’il me fallait expliquer ce que, plusieurs fois l’an, j’y cherche pour ma part,
je dirais qu’on y trouve les éléments d’une réflexion sans complaisance sur le
conflit. Ou, plus exactement, sur la place que la pensée grecque de l’homme,
de la poétique – j’ajouterai : et du politique – assigne au conflit : éris d’Achille
avec tous les héros que l’on voudra, bien sûr, mais aussi éris fondatrice de la
condition humaine et qui, en ce sens, se confond avec le Vouloir de Zeus. Et
surtout éris dans le discours : non seulement celle dont parle Hésiode et qui
fait que le poète jalouse le poète, mais aussi l’éris glissée jusque dans l’exer-
cice même de la poésie, lorsque le poète, sur les traces de Thersite, son modèle
épique, rejette la louange pour le blâme, et il arrive alors que son dire soit dési-
gné, tout comme une querelle entre guerriers de l’Iliade, par le mot de neîkos15.
Or, si Thersite est à l’évidence un modèle négatif, Nagy ne craint pas d’affir-
mer que le discours du blâme savait aussi se doter d’une fonction socialement
positive, lorsque louange et neîkos n’étaient pas encore séparés par l’infranchis-
sable fossé que l’idéologie civique introduit entre termes opposés – entendons
en tout cas : avant l’époque classique. Que dès lors la lecture de ces pages soit
précieuse à une historienne qui, préoccupée de la stásis (disons, pour faire vite

12. Que l’on n’entende pas ce vœu comme purement nationaliste. J’ai simplement le sentiment que
la question semble moins se poser aux hellénistes français que – disons – à ceux des États-Unis qui,
depuis le livre (peut-être discutable, mais qu’importe ?) de W. B. Stanford, The Sound of Greek
(Berkeley et Los Angeles, 1967), sont plus visiblement sensibilisés à ce problème.
13. Qui met fin à cette intimité du Grec avec le grec en affirmant que, dans Theódōros, l’élément
dôron ne signifie rien (même pas « don », comme on s’y attendrait : Poétique, 1457 a 21-23), pas
plus que, dans Kállippos, il n’y a du cheval, híppos (De l’interprétation, 16 a 21-23).
14. Sur le Cratyle, on consultera les deux tomes que la Revue de philosophie ancienne a consacrés
à ce dialogue en 1987.
15. Voir surtout le chapitre 14.
800 achille, le poète et les mots

et de façon fort approximative : de la guerre civile grecque), s’attache au refou-


lement, dans la cité grecque classique, du conflit comme fondement inavouable
du politique, sans doute n’y a-t‑il là rien d’étonnant.
Plus étonnante est la constatation que je n’ai toujours pas – et de loin –
épuisé la richesse thématique du Meilleur des Achéens. Non seulement parce
qu’il me faudrait énumérer pêle-mêle : Ulysse déguisé en mendiant, hôte étran-
ger dans sa propre demeure et figure du poète dēmiourgós (au service du peuple
ou, traduit Nagy, du « district ») ; Ésope thériomorphe et pharmakós, mis à
mort par les Delphiens pour avoir blâmé un rite de répartition des portions de
viande sacrificielle – ah ! la récurrence dans le livre du banquet conflictuel, de
celui des Éthiopiens (qui ne l’est pas) au sacrifice de Prométhée (qui l’est) et du
sacrifice de Prométhée à celui, fatal, de Pyrrhos-Néoptolème, le fils d’Achille
qui y trouva la mort16 ! – ; la mort d’Archiloque et d’Ésope, tués par Apollon
comme Arès tue Hector, parce qu’un dieu anéantit toujours son substitut rituel
(therápōn) ; et bien sûr Achille lui-même, rapide comme le vent et par soi puis-
sant phénomène météorologique lorsque, tel le guerrier indo-européen qui est
feu, il s’attaque dans la plaine de Troie au fleuve Scamandre, ou que, par-delà
sa mort, la tombe du héros fait briller dans la tempête une vive lumière pour
les marins en perdition…
Mais voici que la tombe d’Achille et l’antagonisme mortel du dieu avec
son protégé, que celui-ci soit guerrier ou poète, rappellent in extremis qu’avec
Le Meilleur des Achéens Gregory Nagy, ainsi que l’atteste le sous-titre de
­l’ouvrage, a aussi voulu écrire un livre sur les figures du héros. Et sans doute
n’est-ce pas la moindre de ses audaces, puisque, pulvérisant la prudence conve-
nue qui conduit les historiens de la religion grecque à toujours distinguer soi-
gneusement un héros cultuel d’un héros épique, il installe pour finir au cœur
de l’épopée le héros cultuel Achille, gardien de l’Hellespont dont les tempêtes
violentes et imprévisibles s’accordent avec la force orageuse du guerrier de
l’Iliade17. Sans doute, sur ce point, rencontrera-t‑il chez les historiens de la
Grèce les résistances les plus fortes et il m’est, pour ma part, arrivé de marquer
à ce sujet une réserve finalement fort orthodoxe18. Qu’il me suffise de préci-
ser que je ne me risquerais sans doute plus aujourd’hui à objecter au chapitre
20 les mêmes certitudes apprises, parce que la lecture de Nagy enseigne – et
c’est encore à mes yeux sa plus grande fécondité – à se déprendre du confort
des opinions d’institution.
Au lecteur de prendre le relais et d’ouvrir ses propres voies dans cet univers
qu’est Le Meilleur des Achéens. J’ose lui prédire l’événement de la découverte
et les joies de la relecture.

16. Ch. 3, 4, 7, 11, 12, 16 et passim.


17. C’est vers cette association que tend le chapitre 20 tout entier.
18. Dans une note critique, déjà au demeurant enthousiaste, intitulée « Le héros et les mots »
(L’Homme, 21, 4, 1981, p. 87-94).
CLISTHÈNE, DIVISEUR-LIEUR D’ATHÈNES*

Pour Yan Thomas

L’histoire se passe à Athènes, au moment précis où la cité des Athéniens


devient la Cité, dont Périclès fera un jour l’éloge autorisé en affirmant que
leur régime (politeia) vaut aux Athéniens d’être modèles plus qu’imitateurs
(Thucydide, II, 37, 1)1.
En ouverture, une stásis entre « puissants », issus de deux grandes familles
aristocratiques. En guise de conclusion, l’instauration de la démocratie (Hérodote,
VI, 131), avec laquelle Athènes désormais s’identifiera, l’acte de naissance de
la démocratie, donc, ou du moins, disent nos contemporains (volontiers soup-
çonneux face aux affirmations des historiens anciens qui constituent pourtant
leurs seules sources), la mise en place de toutes les conditions nécessaires à
son installation définitive2. Entre les deux, ce qu’on appelle une « réforme » et
même parfois une révolution3, œuvre décisive en tout cas, à laquelle ­s’attache
le nom de Clisthène.
Or l’homme Clisthène est en soi une énigme, lui qui, bien qu’ayant retenu
­l’attention d’Hérodote et d’Aristote, est, « de tous les grands personnages de
l’histoire athénienne, […] sans doute le moins souvent évoqué » par les Athéniens
eux-mêmes4, lui dont nous connaissons la généalogie mieux que les pensées.
Ce qui n’est certes pas une raison pour refuser de le créditer d’un projet très
concerté5, ce projet indissociablement politique et intellectuel qu’un grand livre
caractérisa naguère comme « la création d’un espace et d’un temps politiques6 ».
Du moins, dans les pages qui suivent, entend-on résister à la mode hypercritique

* Première publication dans L’Inactuel, n° 8, 1997, p. 5-27.


1. Sur l’identification d’Athènes et de la démocratie à « la cité » dans le genre athénien de l’oraison
funèbre, voir Loraux 1981.
2. Voir Ostwald 1969 : 154, 1986 : 26-27 ; Lévêque 1978 : 536 (« souveraineté théorique » du
dêmos) ; et, plus affirmatif, Whitehead 1986 : 37.
3. Révolution : Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 45, n. 2, 47 ; Ostwald 1969 (156, 158), 1986 (16-
17), 1988 (305) ; Manville 1990 : 157, 189, 194, 199. « Révolution » est aussi le maître mot de
Ober 1993, qui toutefois l’applique non à l’œuvre de l’Alcméonide, mais au soulèvement du dêmos
athénien en l’absence de celui-ci (Aristote, Ath. Pol., 20, 3), comparaison avec les événements
français de 1789 à l’appui.
4. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 122 ; voir aussi Van Effenterre 1985 : 276.
5. Quelques exemples : « Cleisthenes was no theorist » (M. I. Finley, The Ancient Greeks, Londres,
1963, p. 70) ; Clisthène : non un idéologue démocrate, mais un politicien pragmatique (Ostwald
1986 : 16) ; voir encore Roussel 1976 : 279.
6. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 109.
802 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

à laquelle cèdent en grand nombre les historiens de la Grèce ancienne lorsque,


après avoir dénié qu’Aristote en personne puisse être l’auteur de la Constitution
d’Athènes7, ils pensent pouvoir traiter à la légère un texte désormais invalidé
comme seulement aristotélisant8 parce que, dit-on, il serait caractérisé par sa
« notoire inexactitude et ses anachronismes9 ». Armé d’un tel présupposé, on
peut en effet négliger, ou tout simplement ne pas remarquer, cela même que
dit avec insistance – jusque dans sa structure syntaxique – le développement
consacré à l’œuvre de Clisthène par l’Athenaion Politeia : qu’à nulle metabole
(à nul « changement ») dans la longue histoire de la constitution des Athéniens
ne présida jamais intention politique plus évidemment finalisée, une fois le pro-
cessus de réforme engagé. Ne voyant pour ma part aucune raison de mettre en
doute la cohérence du texte, je prends au sérieux ce que, avec force, Aristote y
dit de la cohérence du projet.
En exergue donc, la cohérence.
De fait, ce n’est pas à reconstruire la réforme de Clisthène ni à en proposer
une chronologie plausible ou même une analyse détaillée que l’on s’essaiera
– la chose a plus d’une fois été menée à bien, mieux que je ne saurais le faire
et parfois d’une façon convaincante10 –, mais à l’éclairer par les lectures qui
en furent données dès l’Antiquité, lectures que, par principe, on privilégiera.
Somme toute, ni Aristote, bien que certains le disent influencé par des repré-
sentations propres à son époque et donc anachroniques11, ni a fortiori Hérodote,
enquêtant moins d’un siècle après les faits, n’étaient nécessairement plus mal
placés que nous pour comprendre et apprécier la réforme clisthénienne – sur-
tout si contester leur interprétation revient, comme c’est souvent le cas, à ten-
ter de mettre ces auteurs en difficulté en s’appuyant sur quelques propositions
préalablement tirées de leurs propres textes.
C’est précisément à ces textes – et à d’autres encore qui, sans traiter de la
réforme pour elle-même, suggèrent ce que fut l’atmosphère de la cité clisthé-
nienne et postclisthénienne – que l’on demandera des instruments pour cerner
l’empreinte durablement laissée par l’œuvre de Clisthène sur la vie et la pensée
politiques des citoyens d’une Athènes désormais née à la démocratie.

L’ancien et le nouveau

Pour aller à l’essentiel, comment caractériser l’œuvre de Clisthène ? Avec


Hérodote, en créditant l’Alcméonide d’avoir « établi pour les Athéniens les tri-
bus et la démocratie » (VI, 131) ? Ou, comme les modernes tendent à le faire,

7. Répétant révérencieusement l’argumentation de P. J. Rhodes (1985), dont j’ai dit ailleurs qu’elle
ne me convainc pas (Loraux N. P. 1991 : 58-59), je persiste donc à donner le nom d’Aristote à
l’auteur de l’Athenaion Politeia, parce que la qualité du texte ne me semble pas contestable un seul
instant. Pour une position nuancée et non dépourvue d’humour à ce sujet, voir les interventions de
M. Ostwald au colloque sur Aristote et Athènes (in Piérart 1993 : 139, 311).
8. Sur Ath. Pol., 21, 4, on mentionnera tout de suite une exception remarquable : Ducat 1992.
9. C’est encore cette affirmation qui, chez T. J. Winters (« Kleisthenes and Athenian Nomenclature »,
Journal of Hellenic Studies, 113 (1993), p. 162-165), sert à fonder le refus de lire, Ath. Pol., 21, 4.
10. Ainsi par Ostwald (1969 : 137-146 ; et surtout 1988).
11. Parce que vingt-cinq siècles nous séparent des faits, sommes-nous vraiment sûrs d’être pour
autant – et comme par définition – prémunis contre une telle critique ?
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 803

en lui attribuant une refondation d’Athènes sur la base du dêmos et des dêmoi12,
du « peuple » et des dèmes ? Question d’accent à coup sûr, puisque les deux
énoncés reviennent l’un et l’autre à dire qu’en instituant les dix tribus sur la
base du dème Clisthène a rendu le dêmos maître du jeu politique.
À ceci près qu’en insistant sur la création de nouvelles phulaí, la phrase
­d’Hérodote, en sa brièveté synthétique, rattache de fait la réforme à un phéno-
mène plus général, en vertu duquel, dans les cités grecques de l’époque archaïque,
la mise en place d’une nouvelle définition du politique passa plus d’une fois
par une « manipulation » des tribus, base très ancienne de la pólis13. Façon de
suggérer le lien étroit qui, dans l’œuvre de Clisthène, unit indissociablement
l’ancien et le nouveau, si bien que, dans la présentation qu’on en donne, tout
dépend de la part respective que l’on assigne à l’un et à l’autre. C’est ainsi, à
titre d’exemple, que l’on peut choisir entre les deux textes où Aristote évoque
le sort finalement réservé à l’antique institution des phratries : dans leur grande
majorité, les historiens se fondent sur l’affirmation de l’Athenaion Politeia
selon laquelle, « pour les gene, les phratries et les sacerdoces, il laissa cha-
cun les conserver suivant les traditions des ancêtres (katà tà pátria) » (21, 6) ;
ils estiment alors que, sur ce point comme sur bien d’autres, « le primitif […]
côtoie le moderne ». Mais il est aussi des historiens pour préférer la formula-
tion de la Politique (VI, 1319 b) : dans le respect de la tradition, ceux-là voient
une apparence ou une habileté, visant à « masquer la nature radicale de cette
restructuration du corps civique tout entier14 ». Question d’accent, on l’a dit,
encore qu’il faille sans doute s’efforcer, point par point et pour l’ensemble de
la réforme, de penser simultanément le processus dans les deux sens : si le nou-
veau s’est enraciné dans l’ancien, tout indique qu’il en a, du même coup, pro-
fondément modifié la structure.
Il en va ainsi avec les dèmes : même si les historiens s’accordent aujourd’hui
à reconnaître que le nom comme la réalité des dêmoi préexistèrent sans doute à
l’intervention de Clisthène, il n’empêche que seule la constitution du dème en
unité politique de base, entérinée – on y reviendra – par l’institution officielle
du démotique15, révolutionna authentiquement la vie civique du dêmos athénien.
Et, s’agissant des conditions et du résultat de l’action de Clisthène, une même
logique est à l’œuvre : comme dans les luttes du passé, tout commence, disions-
nous, avec une stásis16, mais ici s’arrête la répétition, car, introduisant un chan-
gement radical de la politique athénienne, le conflit s’achève par la remise au
peuple de la politeía et ouvre ainsi sur l’avenir.

12. R. Osborne (in Murray-Price 1992 : 308-309), insistant, après Larsen 1973 : 45 et Roussel 1976 :
272, sur « le lien d’identité solide » que créait ainsi « l’emploi du même mot avec deux référents ».
Sur la polysémie de dêmos et les accointances du mot avec la racine *da-, voir Lévêque 1993.
13. O. Murray, in Murray-Price 1992 : 13-14 ; ainsi que Ruzé : 1983 : 300 ; je suis heureuse
d’annoncer la parution toute récente de ce qui fut une thèse d’État, Délibération et pouvoir dans la
cité grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publ. de la Sorbonne, 1997, et en particulier p. 369-384.
Sur la phule comme base antique de la cité, voir Nagy 1990.
14. Citations de Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 92 et de Murray, in Murray-Price 1992 : 27-29.
15. Voir les remarques de Whitehead 1986 : 11, n. 29, sur Ath. Pol., 21, 4 : anagoreuein y dénoterait
la nomenclature officielle, et prosagoreuein l’usage commun.
16. Hérodote, V, 66, 2 [estasiasan], 69, 70, 72 ; Aristote, Ath. Pol., 20, 1 [estasiazon].
804 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

Au début, donc, une stásis entre « puissants » pour le pouvoir17. Rien que
de conforme à ce que l’on sait des rivalités entre familles nobles qui, à l’époque
archaïque, constituèrent pour l’essentiel la vie politique d’Athènes : une stásis
entre aristocrates pour la première place, cela même que les théoriciens ulté-
rieurs du politique – Aristote, bien sûr, mais aussi et déjà Hérodote – identifie-
ront comme le mal endémique des cités oligarchiques18. Or tout se complique
lorsque Clisthène, qui a le dessous, « adjoint le peuple à son hétairie » (prose-
tairízetai : Hérodote, V, 66)19.
Ce n’est pas que, présenté en ces termes, un tel geste ne semble relever
encore d’une perspective de politique aristocratique traditionnelle : on a pu, à
ce propos, parler de « récupération du peuple », que l’Alcméonide « annexe »
après s’être fait son « patron20 », et tel serait peut-être en effet le dernier mot de
l’histoire si, pour des raisons dont nous ne saurons jamais si elles relèvent d’une
intelligence toute pragmatique de la conquête du pouvoir ou du génie politique
d’un aristocrate atypique, Clisthène n’avait au sens propre inventé le peuple
athénien, dont Hérodote précise qu’il était auparavant exclu de tout (­próteron
aposménon tóte pántos : V, 69), rejeté qu’il était par ceux qui comptent dans la
cité, à commencer peut-être par Clisthène lui-même21. Car cette simple préci-
sion suffit à indiquer l’ampleur du changement. Que Clisthène ait ou non nourri
en son for intérieur des sentiments démocratiques nous importe finalement fort
peu, et il n’est guère plus urgent de déterminer s’il y a ou non trouvé person-
nellement son compte : de fait, ce fut au moins le cas dans le rapport conjonc-
turel des forces au sein de la stásis, puisque Hérodote ajoute qu’une fois assuré
du soutien du peuple, l’Alcméonide l’emporta largement sur la faction rivale
(ibid.), mais, à l’évidence, l’essentiel est dans la force et l’élan nouveaux qu’une
telle association donna sans compter au dêmos.
S’étonner du caractère inédit de cette situation serait méconnaître qu’aucun
dêmos de l’époque archaïque ne saurait acquérir par ses seules ressources la
conscience de sa propre force, et que, pour prendre possession de soi-même et
des affaires de la cité, un peuple à peine constitué a grand besoin d’un « conduc-
teur » et d’un « patron » (hegemon, prostátes : Ath. Pol., 20, 4). Il faut donc
se résoudre à le constater : en révélant les Athéniens à leur identité, c’est bel
et bien Clisthène qui, d’emblée, accomplit pour eux, dans le registre de l’être,
ce que, plus d’un demi-siècle après, Périclès devait compléter sur le terrain de
l’avoir « en leur donnant ce qui leur appartenait » (Ath. Pol., 27, 4)22.

17. Hérodote, V, 66, 2 : estasiasan peri dunamios ; 66, 1.


18. Hérodote, III, 82, qui précise que chacun veut y être à la tête de la cité [koruphaios] ; Aristote,
Politique, V, 1302 a 8-13.
19. Ce terme important a été l’objet de bien des gloses, mais il ne peut en tout état de cause signifier,
comme le voudrait Ober (1993 : 227), que Clisthène devint l’hétairos du peuple et fut absorbé par
l’idéal de celui-ci. Une telle interprétation force en effet le texte – et méconnaît le sens de la voie
moyenne, qui indique l’intérêt que le sujet prend à l’action – jusqu’à en inverser le sens obvie.
20. Lévêque 1978 : 536, 546. Voir aussi les remarques de Meier 1973 : 124-125 et Van Effenterre
1985 : 223.
21. C’est l’interprétation d’Ostwald 1969 : 149.
22. Ce texte est généralement interprété, à tort, me semble-t‑il, comme une critique de Périclès,
parce qu’on oublie que, pour user « de ce qui lui appartient », le grand nombre doit encore savoir
se l’approprier ; en le « donnant » aux Athéniens, Périclès leur en fournit l’occasion.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 805

Le dêmos doit donc être éveillé à lui-même. Mais inversement sa force n’est
pas celle d’un groupe de hasard, et son entrée dans une hétairie aristocratique
peut modifier celle-ci jusqu’à en faire éclater la structure traditionnelle. On
doit donc raisonnablement, à quelque moment de cette histoire qu’une pareille
conversion soit advenue, créditer Clisthène de la pensée que « tout est dans
le nombre » – pensée que, dans l’œuvre même d’Hérodote, peut-être pour en
éprouver paradoxalement la vérité universelle, il revient non à un Grec, mais
à un noble perse d’exprimer lors du fameux « débat sur les constitutions23 ».
Mettant en œuvre cette forte idée, l’aristocrate séditieux devenu meneur du
peuple savait-il qu’il délivrait, par là même et pour longtemps, sa cité des vicis-
situdes de la stásis ? On ne jurera certes pas que telle ait été sa préoccupation.
Mais les faits sont là, et, durant les deux siècles de démocratie qui suivirent,
l’histoire intérieure d’Athènes donne pour l’essentiel raison à Aristote lorsque,
après avoir évoqué les difficultés des cités oligarchiques, toujours tendanciel-
lement menacées dans leur existence par les bénéficiaires mêmes du régime en
place, il affirme au contraire que, de sédition opposant un dêmos à lui-même24,
il n’en existe pas qui vaille la peine d’être mentionnée (Politique, V, 1302 a
12-13). Sans doute faut-il comprendre qu’une démocratie, parce qu’elle s’iden-
tifie au Tout politique, s’assure à tout coup la bienheureuse stabilité qui, pour
une cité, est la plus haute valeur. Mais n’anticipons pas. L’heure est d’abord à
analyser l’œuvre de l’hegemon.

Sous le signe du mélange : l’espace, le démotique et la citoyenneté

Relisons le développement que la Constitution d’Athènes consacre à la


réforme et dont la cohérence exige que l’on prête la plus grande attention, point
par point, à chaque formulation.
Lorsque Aristote affirme que Clisthène « remit la politeía au grand nombre »
[apodidous… ten politeian], (Ath. Pol., 20, 1) ou que, en substituant dix nou-
velles tribus aux quatre anciennes, il voulait que les Athéniens « fussent plus
nombreux à participer à la politeía », quelle traduction convient-il de donner du
mot politeía ? S’agit-il, dans un cas comme dans l’autre, du « droit de cité »,
dont le réformateur, après l’avoir rendu à ceux qui l’avaient perdu lors du diap-
sephismós consécutif à la chute des tyrans, s’employa à donner la définition la
plus large ? Ou, par politeía, faut-il entendre l’accès à la gestion des affaires
publiques25 ? Les deux solutions ont l’une et l’autre leurs partisans, mais l’une
ne va pas sans l’autre26, et sans doute, pour garder à ce terme essentiel toute
l’étendue de sa polysémie, convient-il d’entendre politeía comme la désigna-
tion englobante de la qualité de citoyen27.

23. Hérodote, III, 80 ; pour une analyse de cette formule, voir Loraux 1990 a.
24. Ni le meurtre d’Éphialte par un homme de main des oligarques ni les deux coups d’État oligar-
chiques de la fin du ve siècle ne démentent une telle affirmation.
25. 1) Voir Manville 1990 : 185-187, qui préfère toutefois parler de « citoyenneté », au sens actif du
terme, et plaide pour une acception large de cette notion, parlant d’« une nouvelle définition légale
de la participation à la pólis » ; 2) voir Ostwald 1986 : 23-24 ; voir aussi 1969 : 150.
26. Manville 1990 : 190, n. 100.
27. Ducat 1992 : 37-39.
806 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

Tant il est vrai, si l’on doit prendre au sérieux le texte de l’Athenaion Politeia
et les éléments sur lesquels Aristote fait porter l’accent, que c’est avant tout des
hommes (ándres) et de leur qualité – l’éminente qualité d’Athéniens28 – que
Clisthène se préoccupait lorsqu’il « fit de ceux qui habitaient dans chaque dème
des démotes les uns pour les autres [demotas epoiesen allelois], (Ath. Pol..,, 21,
4) », liés entre eux, donc, par les relations de réciprocité qui découlent d’une
même inscription dans un dème. Depuis quelques décennies, on l’a d’ailleurs
dit et redit29 : choisir le dème comme base de la politeía athénienne ne reve-
nait pas, comme beaucoup l’ont pensé, à combattre le « principe gentilice »
par l’instauration d’un « principe territorial30 », mais à constituer en groupes
organiques les hommes qui, déjà, vivaient en un même lieu et à qui, désormais,
le fait de cette résidence vaudrait tout à la fois une solidarité collective et une
identité personnelle.
Au dème clisthénien, on appliquerait donc volontiers, à une affirmation près,
qui n’est pas grecque, ces lignes d’un spécialiste de l’Inde ancienne à propos
du grama, le « village » des textes védiques.
Le mot grama, traduit d’ordinaire par « village », désigne une concentration
d’hommes, un réseau d’institutions, bien plutôt qu’un territoire fixe : à la diffé-
rence du pagus latin qui évoque l’enracinement territorial, le grama védique est
surtout, à en croire l’étymologie, une troupe, à l’origine une troupe mobile […].
La stabilité du grama tient à la cohésion du groupe qui le forme plutôt qu’à
l’espace qu’il occupe31.
N’est à l’évidence pas grecque l’indifférence totale à l’espace, certes propre
à l’Inde ancienne32 mais dont il y aurait quelque excès à affirmer qu’elle pré-
side à la définition clisthénienne du dème33. Sans doute dans la notion de dème,
n’est-ce pas sur sa dimension spatiale qu’est mis l’accent34, et l’on a pu caracté-
riser ce terme comme dénotant « un groupement humain établi sur une certaine
étendue de territoire et non une étendue de territoire sur laquelle se trouvait éta-
bli un certain nombre d’individus35 ». Mais il n’en reste pas moins que, si le
dème n’est pas espace, il est dans l’espace, point sérieux sur lequel il importe
de prendre le temps de s’expliquer.
Une première formulation s’impose, pour donner tout de suite à l’analyse
ses grandes lignes : on dira donc que le dème est et n’est pas un lieu de rési-
dence et une subdivision de la khora.

28. Ainsi « le démote [est] le premier visage du nouveau citoyen athénien » (Ducat 1992 : 43).
29. Depuis Thompson 1971 : 74-76. Voir par exemple Meier 1973 : 159 ; Roussel 1976 : 274,
281 ; Osborne 1985 : 41 ; Whitehead 1986 : 30-31 ; Ostwald 1988 : 318 ; Manville 1990 : 193.
30. C’est encore l’hypothèse de Lévêque et Vidal-Naquet (1964 : 13).
31. Malamoud 1989 : 95.
32. Cf. Malamoud, « Sans lieu ni date », in M. Detienne (éd.), Tracés de fondation, Louvain-Paris
(Peeters), 1990, p. 183-191.
33. Non plus d’ailleurs qu’à celle de la pólis, malgré le titre provocant de la célèbre étude de Hampl,
« Polis ohne Territorium », Klio, 32 (1939), p. 1-60.
34. Si bien qu’à aucun moment il n’y eut « substitution d’un jus soli à un jus sanguinis traditionnel »
(Roussel 1976 : 295-296).
35. Roussel 1976 : 274.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 807

C’est comme lieu de résidence que le dème a prêté son cadre à l’enregis-
trement des ándres, parce qu’il fallait bien, fût-ce en un moment fondateur et
symbolique, temps zéro de la nouvelle définition athénienne de la citoyenneté,
partir du « principe du domicile partagé » (dans chacun des dèmes, sont devenus
démotes ceux qui y habitaient, toùs oikoûntas en hekástoi tôi demoi), étant entendu
– ajoute Jean Ducat à qui j’emprunte ce commentaire – qu’« il se transforme
aussitôt en un autre, celui de la naissance, car le dème tel qu’il est devient une
communauté pour toujours » (Ducat 1992 : 43). En ce sens, une fois la réforme
clisthénienne entérinée, le dème peut bien rester de fait lieu de résidence, dans
son essence désormais toute civique, il ne se réduit plus à cette fonction. Que l’on
songe ici à l’analyse de ce qui constitue le citoyen, au livre III de la Politique :
Aristote y écarte d’entrée de jeu « le fait résidentiel36 » comme critère insuffi-
sant de la citoyenneté, car « le citoyen n’est pas citoyen par le fait d’habiter (tôi
oikeîn) – puisque les métèques et les esclaves ont en c­ ommun [avec lui] la rési-
dence (oíkesis) » (Pol., III, 1275 a 7-9). Façon de rappeler qu’à Athènes la dési-
gnation officielle par la résidence effective (oikôn en) n’est pas, contrairement
à ce que pensait Wilamowitz, un démotique37, en ce qu’elle caractérise unique-
ment les métèques (les étrangers domiciliés), à l’exclu­sion des citoyens38. Pour
ces derniers, le dème est en effet devenu « une commu­nauté pour toujours »,
à laquelle l’enregistrement initial continue, même en plein cœur du ive siècle,
à rattacher de père en fils les citoyens, qu’ils y habitent encore ou qu’ils aient
gagné une autre résidence39.
À vouloir encore parler de « principe territorial », on méconnaîtrait donc
singulièrement ce qui fait l’originalité de l’œuvre de Clisthène. D’abord parce
que ce serait confondre le dème avec le pagus latin, dont le nom même évoque
l’enracinement territorial40, et l’Athènes de la fin du vie siècle avec la Rome
de la réforme servienne – laquelle enrôla effectivement les citoyens, désormais
attachés au sol, dans des tribus locales (topikaí)41. Mais il y a plus grave : en
prenant pour norme le moment – purement symbolique et par définition tou-
jours déjà dépassé – de l’inscription spatiale, on raterait l’essentiel du disposi-
tif clisthénien qui, de cette référence arrêtée une fois pour toutes, voulait faire
une origine. L’atteste encore, en pleine époque classique, la prédilection des
Athéniens pour les formes de démotiques en -then42, formes adverbiales qui, à
la faveur du brouillage toujours possible entre la provenance, l’appartenance

36. J’emprunte cette formule à Casevitz 1985 : 82.


37. On fait bien sûr allusion à l’étude « Demotika der attischen Metoeken » (1887), reprise dans
Kleine Schriften, V, Berlin, 1937, p. 272-342. Critique dans Whitehead 1977 : 74.
38. Whitehead (1986 : 83) observe que cette désignation est toujours réelle, alors que le démo-
tique « peut être une indication trompeuse » si l’on y cherche autre chose qu’une nomenclature
institutionnelle.
39. Cf. Hansen 1983. Sur la transmission héréditaire de l’affiliation à un dème, voir par exemple
Raubistchek 1949 : 467 ; Roussel 1976 : 274 ; Osborne 1985 : 52, 58, 61, 88 ; Manville 1990 : 194.
40. Malamoud 1989 : 95. On rappellera que pagus (la borne, le district) dérive de la même racine
que pegnumi, « planter, fixer » (Chantraine 1968, s.v.).
41. Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 14, 2, avec les remarques de Roussel 1976 : 266.
42. Cf. Lejeune 1939 : 115-118 ; Whitehead 1986 : 73-74. Le suffixe en –then, suffixe d’ablatif (que
l’on distinguera du locatif, dénoté par en), indique le « point de départ dans l’espace et le temps »,
mais surtout l’origine (Lejeune 1939 : 88, 145, 176).
808 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

et le premier commencement43, désignent le citoyen comme originaire d’un


dème. C’est donc bien, par exemple, à une double interrogation sur leur ori-
gine que l’on soumet au ive siècle les candidats à l’archontat, quand, lors de la
dokimasie, il leur est demandé : « Quel est ton père, et de quel dème (póthen
tôn demon)44 ? »
À nouveau, en insistant cette fois-ci sur l’importance toute particulière
que Clisthène attachait à l’institution du démotique (il les rendit concitoyens
de dème afin que désormais ils déclinent leur identité officielle en se récla-
mant de ce titre), dit-il en substance [Ath. Pol., 21, 4], Aristote analyse lumi-
neusement la réforme, en ce qu’il y fait apparaître une nouvelle configuration
du rapport compliqué que le nouveau y entretient avec l’ancien. Occasion
de méditer au passage sur l’éminente fécondité d’une démarche qu’on assi-
mile parfois à l’anachronisme impénitent d’un homme du ive siècle : bien au
contraire, c’est sans doute seulement depuis le futur de la réforme (ce futur
qu’elle supposait à coup sûr, sans pouvoir le dessiner sur un autre mode que
celui du volontarisme) qu’on peut mesurer l’ampleur de la visée. Seule une
démarche régressive permet donc d’identifier clairement les différentes tem-
poralités à l’œuvre, dont, à supposer que Clisthène lui-même les ait effecti-
vement pensées, il est peu probable que ses contemporains les aient perçues
dans toutes leurs implications.
Supposons que, dès le principe, au cadre territorial – utilisé par simple
commo­dité et une fois pour toutes –, le réformateur a bien, pour les temps à
venir, substitué la nécessaire transmission du démotique, c’est-à‑dire une logique
somme toute temporelle comme celle de la filiation, que d’ailleurs elle recouvre
et ­s’approprie en la masquant : on peut dès lors estimer que, déjà, il effaçait par
là le présent (cet instant zéro de la réforme dont on a parlé) sous l’avenir, afin
d’en faire un passé à l’usage de ceux qui n’en avaient pas : ainsi l’innovation
était appelée à se muer très vite en vénérable référence à l’ancien temps – et c’est
en ce sens, mais en ce sens seulement, que l’on peut dire avec Philip Manville
que « le futur [du dème] était enraciné dans son passé » (Manville 1990 : 194).
Certes le destin du démotique mérite d’être examiné de près – et l’on y
reviendra ultérieurement –, mais il importait de situer sans plus tarder cette ins-
titution dans l’articulation complexe entre l’espace et le temps qui, structurant
la réforme clisthénienne, donne à la citoyenneté son cadre.
Toutefois, nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec la question de
l’espace.
Sans doute, sous cette rubrique, faudrait-il évoquer le débat, ouvert entre
les modernes historiens d’Athènes, sur ce qui, du centre ou de la périphérie de
l’Attique – de l’agglomération urbaine ou du territoire, de la « ville » ou de la
« campagne » –, occupe dans la logique clisthénienne de l’espace civique une
« position de commandement45 ». Mais, faute de pouvoir trancher de façon

43. Ainsi l’hôte homérique, accueillant un étranger, use du même adverbe póthen pour lui demander
d’où il vient, d’où il est et d’où il est issu (Lejeune 1939 : 141).
44. Aristote, Ath. Pol., 55, 3 ; cf. par exemple Lysias, Contre Pancléon, 2-3, où la question sur
la citoyenneté se pose en -then alors que le démotique employé normalement par l’orateur est
l’adjectif de Décélie.
45. L’expression est empruntée à Lévêque et Vidal-Naquet, qui insistent sur la centralité de la ville
(1964 : 50) ; contra : Connor 1989 : 15, Manville 1990 : 192. J’inclinerais pour ma part à penser
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 809

d­ écisive en la matière, on ne s’y engagera pas, d’autant que le problème gagne-


rait sans doute à être posé en d’autres termes : l’innovation essentielle n’est-elle
pas en soi le fait même de l’articulation entre l’ástu et la khora, entre les dèmes
ruraux et la ville, articulation désormais si étroite que toute décision prise par
les citoyens assemblés dans le centre géographique et politique s’enracine préa­
lablement, à la « périphérie », dans la vie civique des démotes ?
S’agissant du traitement réservé à l’espace dans la réforme, plus important,
à tout prendre, me semble le geste de Clisthène superposant des tópoi sans qua-
lité à la réalité très surdéterminée qu’est dans toute cité la khora. Ou, pour le
dire autrement, recouvrant la concrétude polysémique du territoire civique46
(khora, isolée de l’extérieur par ses frontières47 et qui, à ce titre, incarne maté-
riellement l’identité spécifique de la pólis, mais caractérisée de l’intérieur par
son essentielle hétérogénéité, avec des zones politiquement très investies et des
marges quasi sauvages) par le réseau abstrait d’un ensemble de « lieux », sup-
posés tous équivalents entre eux48.
Telle est du moins la lecture qu’Aristote en donne, lorsqu’il évoque les trente
trittyes selon lesquelles, après avoir distribué tous les citoyens en dix tribus, le
réformateur distribua aussi le territoire [dieneime de kai ten khoran] en trente
parties sur la base des dèmes [Ath. Pol., 21, 4] ou qu’il traite des noms don-
nés aux dèmes, « les uns d’après les lieux [apo ton topon], les autres d’après
des fondateurs ; car tous [les héros fondateurs] n’étaient plus (comme à l’ori-
gine [huperkhon] dans les lieux » [Ath. Pol., 21, 5])49. Création d’un « espace
civique », certes, mais au prix de ce qu’on a appelé une « dé-spatialisation » et
que, pour ma part, je désignerais plus volontiers comme une déterritorialisation.
Encore nous faut-il nous résigner définitivement à ce que nous ne puissions
sans doute jamais atteindre l’œuvre de Clisthène que filtrée au crible de la grille
théorique projetée par Aristote sur une réforme qui s’accorde aussi parfaitement
à sa réflexion de philosophe.
Soit précisément la question de l’espace dans le chapitre 21 de l’Athenaion
Politeia, avec cette façon que le texte a de substituer progressivement à khora,
nom conventionnel de l’espace civique, le mot tópos, très marqué dans la phi-
losophie aristotélicienne. Pour peu que l’on se réfère à la réflexion menée par

que l’accent était de fait déplacé vers la périphérie ; il faut en effet considérer : 1) que la situation
sous Pisistrate, avec laquelle il s’agissait de rompre, privilégiait politiquement la ville, par opposition
à la campagne, tenue à l’écart des « affaires » ; 2) que, selon Thucydide (II, 14-16), au début de la
guerre du Péloponnèse, en sacrifiant la campagne à la défense de la ville, Périclès heurta le profond
attachement des Athéniens à leurs « petites cités ».
46. Que l’on songe par exemple aux valeurs multiples dont, à Athènes, le mythe d’autochtonie entoure
la khora, « patrie, mère et nourrice » : voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur
la citoyenneté et la différence des sexes, Paris, La Découverte, 1981, p. 65-71.
47. On rappellera que khora, apparentée par sa racine a khoris, implique donc un espace séparé :
voir Chantraine 1968, s.v. khora, où, après le dénominatif khoreo, avec son double sens « contenir,
avoir place pour » (tr.) / « faire place, quitter les lieux » (intr.), figure l’adverbe et préposition
khoris : « séparément, à part, excepté, outre, sans ».
48. C’est ainsi que (comme Rhodes 1985, ad loc ; contra : Ducat 1992 : 45, n. 25), j’interprète
ce passage très controversé, où l’appellation par la topographie apparaît comme un pis-aller que
Clisthène réserve à ceux des dèmes où la mémoire de l’origine s’est perdue.
49. Roussel 1976 : 287, n. 47 (soulignant que la notion chère à Lévêque et Vidal-Naquet ne peut
être entendue que comme « purement abstraite »). Voir aussi Ducat 1992 : 41, à propos des trittyes.
810 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

Aristote sur le « lieu »50 dans la Physique, nul doute que l’analyse qui y est faite
du tópos ne projette une vive lumière sur la lecture que, dans la Constitution
des Athéniens, le philosophe donne de l’œuvre du réformateur. Si tópos est bien
« l’enveloppe première de ce dont il est le tópos », ce n’est plus le territoire,
mais les dèmes qui contiennent – contiennent seulement – la population des
démotes. Or « le lieu n’est rien de la chose » : sous la forme de ces « lieux »
qui se sont interposés entre l’unité organique de la khora et les Athéniens, voici
que la terre attique est déboutée de ses prétentions à tout rapport intime51 avec
les citoyens. Si l’on précise enfin que, le lieu étant « séparable de la chose »,
le tópos peut par définition être abandonné de ce qui l’habite, les conditions
ne sont-elles pas d’ores et déjà réunies pour qu’un Thémistocle convainque un
jour les Athéniens d’abandonner l’Attique à l’invasion perse pour rassembler
sur des vaisseaux ces hommes qui font la cité ?
Si, entre khora et ándres, il faut choisir comme entre les deux principales
définitions grecques de la pólis – mais le faut-il ? car, pour rivales qu’elles soient,
ces deux acceptions de la notion de cité n’en ont pas moins toujours été simul-
tanément complémentaires52 –, on dira donc que, dans l’institution du dème
et l’institutionnalisation du démotique qui, chez Aristote, en est le corollaire,
ándres prime à coup sûr khora. Sans doute, à ce choix clisthénien, y a-t‑il bien
des raisons, que l’on a tenté d’analyser ; mais il est grand temps d’en ajouter
une, celle-là même, en forme de cause finale, dont l’Athenaion Politeia crédite
précisément l’Alcméonide. Si, de ceux qui habitaient dans chacun des dèmes,
Clisthène fit des démotes les uns pour les autres, c’était, lit-on en 21, 4, pour
que l’appellation coutumière par le patronyme ne dénonçât pas les nouveaux
citoyens ; aussi introduisit-il le démotique53.
Mais, pour le lecteur, ce sont bel et bien les « nouveaux citoyens » qu’Aris-
tote introduit, sans autre précision et sans jamais revenir sur ce qu’ils pouvaient
être. Il est vrai qu’il aborde ailleurs la question par un autre biais, lorsque, dans
un passage de la Politique (III, 1275 b 34-39) consacré au don de la citoyen-
neté en temps de révolution (metabole politeías), il évoque « les étrangers et
les esclaves » auxquels, parce qu’ils habitaient avec (metoíkous) les Athéniens,
Clisthène donna la qualité de citoyen. Mais, outre que la formulation même
du texte a posé problème à des générations d’interprètes54, encore faut-il, pour
éclairer l’un par l’autre ces deux passages aristotéliciens, les créditer effecti-
vement du même auteur, et l’on sait que l’establishment érudit répugne à cette
pratique. D’où, chez les historiens de l’Antiquité, un embarras manifeste et,

50. Traduction plus adéquate du mot tópos que le terme d’espace, pensé d’après Kant et Bergson,
dans la tradition philosophique classique.
51. Par contraste, je pense à la formulation platonicienne de la relation filiale unissant les morts
athéniens à la terre civique qui, après leur avoir donné naissance, reçoit leurs corps dans ses « lieux
intimes » (Ménexène, 237 c), lieux qui, en vertu du jeu platonicien sur oikeîos, sont tout à la fois
présentés comme « familiaux » et « propres » aux Athéniens.
52. On rappellera qu’Aristote critique explicitement Platon pour avoir, dans le Timée, identifié khora
et tópos (Physique, IV, 2, 209 b 15-16).
53. Les citations sont empruntées à Physique, IV, 4, 210 b 34-211 a 1 (cf. IV, 2, 209b 1-2), 211 a
1, 211 a 3.
54. 1275 b 37-38. La traduction donnée du texte de la Politique montre que, comme Luzi 1980 et
Manville 1990 (191, n. 103), je considère metoíkous comme le mot important, en facteur commun
et spécifié par xénous kaì doúlous.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 811

comme il arrive souvent en pareil cas, formation de factions irréconciliables.


Il y a ceux qui, estimant cette mesure seulement « incidente » par rapport à
­l’ensemble des réformes ou condamnant sans appel le texte de l’Athenaion
Politeia sur ce point, minimisent l’importance de l’information, ceux qui tentent
d’en neutraliser la portée55, et ceux, au nombre desquels, sans surprise, je me
rangerai, qui acceptent telle quelle la version de l’Athenaion Politeia et insistent
donc sur la création par Clisthène de nouveaux citoyens, mesure qu’ils jugent
non seulement concordante avec celle qu’évoque la Politique mais essentielle
à la compré­hension du passage56.
On admettra donc que Clisthène a effectivement intégré des « étrangers »
dans le corps civique, ce qui revient à dire qu’en sa toute-première, symbolique
et fugitive origine la démocratie athénienne eut partie liée avec une politique
d’ouverture en matière de citoyenneté. Au début, l’intégration57, ou, comme le
répète avec insistance Aristote, le mélange.
À qui voudrait comprendre pourquoi, au lieu de veiller sur la stricte déli-
mitation de la qualité d’Athénien, comme ils le feront à deux reprises par la
suite – au milieu et à l’extrême fin du ve siècle –, ou de protester contre cette
extension de la citoyenneté, comme, dans la Crète de l’époque archaïque, l’ont
peut-être fait les Lyttiens refusant l’intégration d’allopoliátai dans la cité58, les
Athéniens ont accepté qu’il en soit ainsi, je répondrai qu’ils n’y ont sans doute
vu qu’une mesure légitime, aussi nécessaire que juste. Mais il faut donner les
raisons qui fondent une telle affirmation, et, comme, en la circonstance, plus
que d’une anticipation de l’avenir, ces raisons me semblent relever du rapport
que Clisthène et les Athéniens entretenaient avec le passé d’Athènes, je les énu-
mérerai donc dans un ordre approximativement chronologique.
On pourrait d’abord évoquer la tradition, adoptée par le Thucydide de
l’Archéo­logie (I, 2, 5-6), selon laquelle, une fois passée la première époque de
fermeture sur soi, l’Attique se fit terre d’accueil pour ceux des puissants qui,
chassés de leur pays par le perpetuum mobile des anciens temps de la Grèce59,
s’y installèrent et devinrent citoyens, pour le plus grand bénéfice de la cité dont
ils accrurent la population. Mais il est clair que ces dunatotatoi – où l’on verra
sans nul doute les fondateurs des grandes familles athéniennes, ces fonda-
teurs dont, au livre V de son Enquête, Hérodote déroule la liste – avaient plus
à voir avec les puissants étrangers auxquels, à l’époque classique, la démocra-
tie athénienne réservera l’honneur de la naturalisation60 qu’avec les neopolîtai

55. M. Ostwald (1969 : 151 ; 1988 : 312) minimise ; D. Roussel (1976 : passim) et Manville
(1990 : 191) minimisent ou mettent en doute ; C. Meier (1973 : 128, n. 46) condamne pour mieux
se débarrasser de la mesure ; Davies (1977-78) est prudent.
56. Ducat 1992 : 44 (c’est le mot neopolitai « qui commande le sens »), 50, 51 (le brassage et
l’isonomie sont « des moyens subordonnés à une fin : permettre, en la rendant tolérable par la
société, l’incorporation massive de nouveaux citoyens »).
57. Point essentiel dans une perspective d’usage moderne de l’Antiquité comme celle de B. Strauss,
« The Melting Pot, the Mosaic and the Agora », in Euben-Ober-Wallach, Educating Democracy :
The Contemporary Significance of Athenian Political Thought, Cornell University Press, 1994.
58. H. et M. Van Effenterre, « Nouvelles lois archaïques de Lyttos », Bulletin de correspondance
hellénique, 109 [1985], p. 180.
59. Sur ce perpetuum mobile des premiers temps, voir maintenant N. Loraux, Né de la terre. Mythe
et politique à Athènes, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 76-101.
60. Voir Osborne 1983 : 147-150.
812 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

dont Clisthène redoutait que le patronyme ne révélât l’origine étrangère ou, du


moins, obscure61. Sans doute vaudrait-il mieux alors évoquer l’afflux d’étran-
gers – artisans ou commerçants – que semble avoir connu l’Athènes présolo-
nienne et la fermeté avec laquelle, pour endiguer ce flot, Solon aurait, dit-on,
« tracé des frontières62 » entre Athéniens et non-Athéniens, ce qui, en tout état
de cause, dut faire bien des mécontents parmi les hommes libres non intégrés.
Mais, à l’époque même de Clisthène, il faut surtout prendre en compte le diapse-
phismós qui suivit la chute des tyrans, puis l’épuration violente du corps civique,
qu’imposèrent les Spartiates alliés d’Isagoras : nul doute que de telles pratiques,
mesures de terreur prises au plus fort de la stásis, n’aient contribué à renforcer,
chez ceux qui en étaient victimes comme chez ceux qui se sentirent menacés,
l’ardent désir d’une citoyenneté à la fois élargie et acquise une fois pour toutes.
C’est ainsi, à la rubrique de l’élargissement, que s’explique la popularité
d’une réforme reconnaissant enfin l’existence de nouveaux citoyens qui, pour
n’être ni nobles ni puissants, n’en seraient pas moins dotés à égalité de la qua-
lité d’Athéniens. Encore fallait-il inventer une nomenclature qui ne rattache-
rait plus seulement le citoyen à son père, ou à ses pères. Car, pour faire partie
des Alcméonides – ces Alcméonides dont un skolion, précisément cité par
Aristote dans l’Athenaion Politeia (19, 3), vante la bravoure et la valeur, parce
que, dignes fils de pères illustres, ils avaient montré qu’ils méritaient leur titre
­d’eupatrides –, Clisthène savait ce que vaut le nom des pères lorsqu’il est connu
de tous63 et devinait ce qu’il en coûte de descendre d’un père obscur.
C’est ainsi que la démocratie s’inaugura sous le signe de l’intégration. Mais,
si l’on a raison de supposer qu’Athènes réglait ainsi ses comptes avec son passé,
rien ne dit que l’intégration de nouveaux citoyens ait été autre chose qu’une
mesure ponctuelle, seulement destinée à mettre un terme à un contentieux de
plus ou moins longue date. Acquise une fois pour toutes, la citoyenneté était
sans doute, par là même, délimitée une fois pour toutes64, et la démocratie pou-
vait désormais veiller sur les frontières bien gardées du corps civique : c’est
alors, sans doute, ou peu de temps après, que fut inventé pour l’étranger domi-
cilié le statut proprement athénien de métèque65, réservé à celui qui, pour être
dans Athènes, n’est décidément pas d’Athènes. Dira-t‑on qu’ainsi la démocra-
tie se fermait ? Pour recourir avec pertinence à une telle formulation, encore
faudrait-il que toute démocratie antique ne soit pas par essence close sur ses
limites66, des limites que le dêmos pense avoir reculées aussi loin qu’il est pos-
sible : que l’on songe seulement à ce que, en 403, il faillit en coûter à Thrasybule,

61. Il y a comme un écho de cette page thucydidéenne dans Plutarque, Solon, 22, à cela près que
la pression démographique évoquée par Plutarque n’est pas non plus de même nature que celle
dont parle Thucydide.
62. L’expression est de Manville 1990 (126 ; voir aussi 134 et 144), dont j’adopte l’interprétation
du passage de Plutarque cité ci-dessus (contra : Davies 1977-78, 115).
63. Le fait que le réformateur ait été « lui-même fils d’une étrangère » (Lévêque-Vidal-Naquet
1964 : 43 et 45, n. 2) n’a guère à être pris en compte, étant donné que, de façon parfaitement
conforme aux alliances des Alcméonides à l’époque archaïque, il est né de ce que Gernet appelle
un « mariage de tyrans ».
64. Cf. Manville 1990 : 157. Osborne 1983 : 139, 142.
65. Whitehead 1977, 1986 : 31, n. 118 ; Manville 1990 : 206-207.
66. Voir Loraux 1991 : 164-177.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 813

pourtant célébré comme le restaurateur de la démocratie, d’avoir voulu intégrer


quelques centaines d’hommes, certes étrangers mais qui avaient lutté pour le
rétablissement de cette démocratie, et l’on estimera peut-être, non sans raison,
qu’« après Clisthène […], ce furent les démocrates qui étaient conservateurs67 ».
Mais n’anticipons pas. Sans doute, si l’anachronisme est ce que l’on craint
avant toute chose, n’est-il guère conseillé d’éclairer Clisthène par Thrasybule.
Mais, s’il est vrai que, comme on le verra, un tel rapprochement a sans doute
été fait dans l’Athènes de la fin du ve siècle, une telle démarche n’est certes
pas moins légitime que celle, récurrente chez les historiens de l’Antiquité, qui
consiste à dénier l’importance du démotique comme pièce centrale de la nou-
velle citoyenneté sous prétexte que, dans les faits, cette dénomination conven-
tionnelle ne parvint jamais à évincer l’usage spontané du patronyme68. Ce qui
est à coup sûr exact, mais ne saurait masquer le caractère irréversible et définitif
de l’adoption de cette marque d’identité comme élément constitutif du « nom
athénien » (Wilamowitz)69.
Reste donc l’essentiel : l’évident et durable succès de la réforme70, qui
suggère ce que fut, sur-le‑champ, la force de l’adhésion populaire et devrait
d’avance désamorcer chez les historiens modernes les scepticismes de tout bord
et le conformisme de l’hypercritique. Et c’est à l’évidence cette adhésion qui
maintenant mérite attention.

Une solution toute politique

Comment Clisthène réussit-il à s’assurer la durable faveur d’un dêmos


qui avait prospéré sous les tyrans – on connaît le thème de « l’âge d’or sous
Pisistrate71 » – et qui, au mieux, ne devait éprouver envers les membres des
grandes familles aristocratiques que des sentiments mêlés ? Pour répondre à
cette question, Martin Ostwald estime qu’il faut se garder de distinguer entre
les divers aspects d’un ensemble qui forme un tout insécable, si bien que
la « réforme » ne doit jamais être envisagée que dans sa globalité72. Ce qui
implique, entre autres, qu’au mot politeía, où l’on s’est jusqu’à présent contenté
d’entendre la « qualité de citoyen », on donne aussi sa dimension la plus clai-
rement politique, au sens le plus actif de ce terme. Façon de suggérer que le
dêmos, une fois né à lui-même, comprit vite que la « prospérité » ne lui suffi-
sait pas ou plus (ne lui avait peut-être jamais réellement suffi), si elle ne garan-
tissait pas du même coup une activité civique pleine et véritable ; ce qui se dit

67. R. Osborne, in Murray-Price 1992 : 326, qui précise que ce conservatisme était actif et « a
conduit à la solidarité ».
68. Cet argument sert à critiquer l’interprétation aristotélicienne du démotique (par exemple Roussel
1976 : 277, Ducat : 1992 : 43), par un raisonnement rétroactif justement critiqué par Manville
(1990 : 191, n. 104) ; appréciation pondérée chez Whitehead 1986 : 69-72.
69. D’autant que l’analyse de l’identité athénienne dans les dédicaces et les ostraka montre un nombre
plus élevé d’emplois du démotique seul dans le premier quart du ve siècle (Raubitschek 1949 : 475 ;
1953 : 117) ; pour l’emploi du démotique à propos de Thémistocle, voir Vanderpool 1973 : 148.
70. L’atteste la permanence, durant deux siècles, des mêmes quotas de représentation à la boule
(Hansen 1984 : 230-232 ; Whitehead 1986 : 21).
71. Ou encore « la vie sous Kronos » : Aristote, Ath. Pol., 16, 7.
72. Ostwald 1988 : 309.
814 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

encore politeía et constitue, en démocratie, à la fois un droit et le plus prisé de


tous les honneurs.
C’est cela même qu’Hérodote a su exprimer, en une page admirable (V, 78).
Le texte est célèbre, sinon toujours lu dans ses multiples implications, et mérite
donc d’être encore une fois cité et commenté. Dans le récit d’Hérodote, où
raconter suffit souvent à démontrer73, les Athéniens de Clisthène viennent de
l’emporter sur tous les adversaires – les peuples voisins – qui, poussés par les
Spartiates, ont cru pouvoir attaquer la cité nouvellement refondée. Et l’histo-
rien de commenter, comme s’il lui fallait encore apporter à son récit un supplé-
ment de force persuasive :
Les Athéniens avaient donc atteint leur plein développement. Ce qui montre que
ce n’est pas cas par cas mais partout que l’égalité de parole [isegorie] est une
chose sérieuse, c’est que ces mêmes Athéniens, régis par des tyrans, n’étaient,
dans les affaires militaires, supérieurs à aucun des peuples qui les entourent,
alors que, une fois débarrassés des tyrans, ils devinrent de loin les premiers. Cela
montre donc que, lorsqu’ils étaient dominés, ils se montraient volontairement
lâches en tant qu’ils travaillaient pour un maître [despotei ergazomenoi], tandis
que, dès qu’ils furent libérés, chacun avait à cœur d’accomplir sa tâche pour
lui-même [katergazomenoi].
Parce que l’on estime généralement que la langue du Père de l’Histoire est
en soi peu précise, on se contente souvent de mentionner ce texte – au mieux,
de le saluer au passage –, sans prêter suffisante attention ni au mot isegorie –
où l’on ne veut voir qu’une variante finalement négligeable du terme isonomía74
– ni aux variations qu’il développe sur érga et ergázomai. Or tout indique au
contraire que, dans cette page, Hérodote s’engage personnellement sur une ques-
tion qu’il prend lui-même le soin de caractériser comme « sérieuse », c’est-
à‑dire comme importante.
C’est par le jeu sur érga et ergázomai que l’on commencera. De l’Iliade
jusqu’au catalogue d’exploits que développe l’oraison funèbre à l’époque clas-
sique, le pluriel érga désigne les exploits guerriers des champions du pre-
mier rang, et c’est bien en ce sens qu’il faut ici l’entendre, avec les Athéniens
dans le rôle des héros75 ; mais, caractérisant le service76 auquel ceux-ci étaient
contraints dans les armées des Pisistratides, c’est dans la sphère du travail ser-
vile que le verbe ergázomai prend tout son sens de « tâche imposée au service
d’un maître77 » : si bien que, dans les médiocres résultats qui étaient aupara-

73. C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 161.


74. Employé par Otanès, tenant du pouvoir du grand nombre, en Hérodote, III, 80, ce terme est
considéré par M. Ostwald comme le slogan spécifique de Clisthène face à tous ses opposants, des
tyrans à Isagoras (1969 : 153, 155) ; mais c’est seulement avec la tyrannie que ce mot entre dans
une opposition marquée, et l’analyse de ce terme comme indivis aux oligarques et aux démocrates
(Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 30-32) est à mes yeux décisive.
75. Voir à ce sujet Loraux 1981 : 133-173 et n.
76. On entendra ce mot en son double sens d’« obligations d’une personne dont le métier est de
servir un maître » (Petit Robert, 1, s.v.) ; pour l’opposition du « service » et du « travail », voir
J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II, Paris, Maspero, 1971, p. 32) et d’obligation
(militaire) envers l’État.
77. Despotes : le maître par rapport à l’esclave. La rhétorique politique de l’esclavage associé avec
la tyrannie est d’ores et déjà en place.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 815

vant les leurs, Hérodote voit le signe de la lâcheté volontaire à laquelle, pense-
t‑il, ils s’astreignaient alors. Sachant que la pensée grecque n’a pas développé
de notion positive du travail – travailler pour soi, comme, devenu libre, le fait
désormais chaque citoyen, n’est pas au sens propre un « travail »78– comment ne
pas interpréter cette conversion d’une tâche servile en exploits guerriers comme
la naissance des Athéniens à la noblesse, une « noblesse » que la démocratie
ne cessera par la suite de revendiquer pour les siens ?
Mais, pour rendre compte du feuilletage du texte, à cette première lecture doit
s’en superposer une autre qui, dans l’association désormais acquise des érga et
de l’isegoríe, des actes et de l’égalité de parole, décèle une référence, discrète
mais explicite, au couple canonique qu’érgon constitue avec lógos. Tópos de
la pensée des sophistes – ces contemporains d’Hérodote –, l’opposition érgon
/ lógos est certes beaucoup plus ancienne, et l’on sait que le héros homérique
se doit d’être « bon diseur de mots et bon faiseur d’actes » (Iliade, IX, 443).
Comme les guerriers de l’Iliade, mais aussi comme les Athéniens parfaits de
l’epitáphios de Périclès, seuls de tous les Grecs dont le discours (en l’occur-
rence la renommée) s’accorde authentiquement avec les actes (Thucydide, II,
42, 2), les citoyens d’Athènes savent donc faire coïncider la pratique du lógos
avec celle des érga.
À ceci près, qui n’est certes pas un détail insignifiant, que, comme dans
le genre athénien de l’oraison funèbre, c’est dans la pratique du lógos que,
chez Hérodote, il faut chercher la source de cet heureux équilibre entre le
dire et le faire. En l’occurrence, l’historien lui donne le nom d’isegoríe, éga-
lité à l­ ’assem­blée, sur lequel porte tout l’accent du développement et qui n’est
donc ni une bizarrerie ni un mot pour un autre. Isegoríe : le droit, égal pour
tous, ­d’intervenir à l’assemblée, volontiers célébré par la suite dans les textes
athéniens – que l’on pense, par exemple, aux déclarations de Thésée dans les
Suppliantes d’Euripide. Que cette égalité de parole, en vertu de laquelle tout
citoyen qui le souhaite peut donner un « avis utile à la cité », ait sans doute, au
temps de la réforme, été d’abord plus théorique qu’effective79 n’est pas dou-
teux, mais il est tout aussi probable qu’en substituant, comme on l’a suggéré,
à l’imposition d’édits tout-­puissants (thesmoí), la ratification, par un vote du
peuple, de lois (nómoi) désormais contractuelles, à commencer par les siennes
propres80, Clisthène reconnaissait de fait au dêmos assemblé la maîtrise du
lógos, et donc du pouvoir.
On fait donc l’hypothèse qu’en donnant le nom d’isegoríe à ce qui, pour le
peuple athénien, constituait le principal acquis politique de la réforme clisthé-
nienne, Hérodote n’écrivait pas au hasard – ici pas plus qu’ailleurs. Mais on
n’a pas pour autant épuisé encore la portée de ce texte, décidément essentiel.
Si l’on peut en effet supposer avec quelque vraisemblance que le droit de
parler dans l’assemblée ne s’est pas sur-le‑champ traduit pour le dêmos par de

78. Voir les études de J.-P. Vernant sur « Le travail et la pensée technique », op. cit., p. 5-64. On
notera par exemple que, lorsqu’il construit son lit à son propre usage, Ulysse n’est pas un travailleur.
79. Sur le caractère « théorique » de la souveraineté de l’assemblée du dêmos au temps de Clisthène,
voir Lévêque 1978 : 536, 546 ; 1981 : 8.
80. Ostwald 1969 : 156 (l’ostracisme et le pouvoir de l’assemblée du peuple), 158 ; 1986 : 27 ; voir
aussi 1988 : 331 (l’assemblée du peuple devenue à cette époque un contrepoids contre le pouvoir
de l’Aréopage en cas de crimes contre l’État).
816 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

réelles prises de parole, on doit en revanche admettre que, désormais officielle-


ment investis, en tant que collectivité, de la faculté de prendre des décisions, les
citoyens d’Athènes se muaient, dans l’instant même du vote, en autant d’indi­
vidus responsables, aptes à trancher dans la singularité de leur conscience, lors
de toute délibération sur les intérêts communs. Que la conséquence en ait ou
non été, comme on l’a souvent affirmé, le « dégagement » d’une notion du
« sujet », c’est là une question beaucoup trop vaste pour qu’on l’aborde ici.
L’essentiel est toutefois que le texte d’Hérodote témoigne à sa façon de cette
représentation de la délibération politique qui, pour un Grec, s’énonce réguliè-
rement sur le mode du « un par un » (kath’ hékaston) : dans le « chacun pour
lui-même » qui caractérise maintenant les exploits militaires des Athéniens,
ce n’est pas un quelconque individualisme dans la recherche de la gloire qui
s’énonce, notion au demeurant fort étrangère à l’éthique hoplitique de la nou-
velle armée de citoyens81, mais le sentiment, d’abord jubilatoire pour chacun
(le verbe prothumeeto indique assez que le siège en est le thumós), même s’il
est partagé par tous, d’être le sujet de ses actes, comme, dans l’assemblée, il
l’est de ses paroles et de ses décisions.

Revenant maintenant à l’histoire même de cette période si décisive pour


l’avenir politique d’Athènes, faut-il donc, comme y invite un récent article de
Josiah Ober, y privilégier l’élan d’enthousiasme qui s’empara du dêmos tout
entier lorsque, contre Cléomène et Isagoras qui voulaient dicter leur loi à la cité,
il s’associa à la résistance que les bouleutes opposaient à ce coup de force ?
On peut le faire, car l’épisode est significatif, à condition toutefois de ne pas
en surestimer la signification, sous prétexte que, Clisthène ayant en la circons-
tance quitté Athènes, cela montrerait bien que le dêmos, désormais autonome,
voire « dominant », n’avait pas besoin de grands hommes pour s’affirmer82.
Or, dans le développement où Hérodote explique comment « tous les autres
Athéniens, étant animés des mêmes sentiments [que le conseil] » (V, 72), en
vinrent à soutenir l’action de la boule en assiégeant l’Acropole, c’est surinter-
préter cet épisode que de lire ta hauta phronesantes comme l’affirmation de
l’aptitude des masses athéniennes « à former et à mettre en œuvre de puissants
objectifs communautaires83 ».
Car ce qui anime alors le peuple n’est pas – pas encore ou pas seulement
– un « projet commun », issu d’une seule et même pensée, ce qui, comme
dans les Euménides, se dirait koinophiles dianoia et mia phren ; mais, à lire
Hérodote, il s’agit bien plutôt, pour une communauté « rangée sous le gou-
vernement unique du principe qui la commande, de sentir le coup et de souf-
frir tout entière avec la partie lésée », en d’autres termes de « se réjouir et de
s’affliger tout entière avec » le citoyen – en l’occurrence, donc, le conseil – qui

81. Sur l’éthique hoplitique athénienne, voir Loraux 1981 : 98-105 ; Clisthène et la réforme de
l’armée : voir H. Van Effenterre, « Clisthène et les mesures de mobilisation », Revue des études
grecques, 1976, p. 1-17, ainsi que P. Vidal-Naquet, « La tradition de l’hoplite athénien », dans
Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 134 (Marathon et « l’armée des dix tribus […] créée
par la réforme de Clisthène »).
82. Ober 1993 : 215-216, 220-221. Inversement Meier 1976 : 135 va trop loin en qualifiant de
« singulière » cette résistance.
83. Ober 1993 : 222-223.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 817

a été atteint84. En un mot, cette mise en commun des sentiments dont Platon
fera le propre de la cité unie sous un principe dominant, les Athéniens l’ont
éprouvée, en s’associant à la réaction de la boule. Sans doute, du point de vue
du résultat, n’y a-t‑il pas grande différence entre des sentiments communs au
peuple et des sentiments partagés avec une magistrature civique ; mais, du
point de vue de l’initiative populaire, la différence n’est certes pas négligeable.
Quelque désir que l’on puisse éprouver d’assister à la naissance spontanée
et quasi miraculeuse de formes radicalement neuves de la lutte politique, on ne
survalorisera donc pas l’initiative du dêmos. En revanche, il faut insister sur
un point important : c’est d’action et non, comme plus tard Platon, de páthos
qu’Hérodote crédite les citoyens, puisque, à l’unisson du soulèvement des bou-
leutes, le peuple a pris les armes, et cet écart entre l’Enquête et la République
– celui-là même qui oppose une démocratie toute neuve à une cité hiérar­chisée –
en dit long sur ce qui se jouait à Athènes en 508 avant notre ère.

Ainsi, sous le signe conjoint de la parole et de l’action, naissait pour Athènes


une nouvelle ère politique. Faut-il aller, comme je le ferais volontiers, jusqu’à
affirmer qu’à Athènes c’est le politique qui désormais occupe entièrement
­l’espace où prenaient place les conflits antérieurs, dont la connotation était
essentiellement sociale ?
Une telle analyse n’est certes pas neuve et elle a plus d’une fois été pro-
posée, que ce soit pour s’en réjouir85 ou sur le mode d’une certaine nostal-
gie86. Le plus remarquable est sans doute que ceux-là mêmes qui se réclament
plus ou moins explicitement d’une certaine fidélité à la réflexion de Marx
sur le caractère déterminant du politique dans la cité grecque semblent hési-
ter à reconnaître dans la réforme clisthénienne le premier moment de cette
dominance sans partage du politique à Athènes. Il existe certes d’autres
exemples d’une telle hésitation, dont le plus significatif est probablement
la réaction d’un Mazzarino devant l’arbitrage qui conclut la stásis de Milet,
tel ­qu’Hérodote – lui encore – en donne le récit : le temps d’évoquer cette
affaire en quelques mots, j’ouvre donc une parenthèse, qui ne m’éloignera
pas vraiment de mon sujet.
On sait que les « conciliateurs » envoyés de Paros, lorsqu’on les invita
à mettre un terme à un conflit qui, dans la cité milésienne, détruisait la pros-
périté qui apparente toute pólis à un oîkos87, commencèrent par une visite en
règle de la khora milésienne, après quoi ils remirent la cité à ceux, rares à
coup sûr, dont les terres se révélèrent bien entretenues88, pour qu’ils l’« admi-
nistrent ». Sans doute peut-on discuter sur le sens qu’il convient de donner ici à

84. Eschyle, Euménides, 985-986 ; Platon, République, V, 426 d-e.


85. C’est le sens de l’analyse de Meier 1976, dans une perspective résolument décisionniste ; voir
surtout p. 146 (où il est affirmé que la participation aux décisions n’était plus « déterminée par des
intérêts concrets ») et 157 (non pas une égalité sociale, mais une égalité purement politique) ; voir
aussi Ostwald 1988 : 309.
86. Perceptible chez Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 123.
87. Hérodote, V, 29.
88. Hérodote ne dit pas, comme l’affirme Meier (1976 : 158, n. 122), que ceux-ci n’avaient pas
participé aux luttes civiles, mais seulement que, sur le fond d’un désastre exprimé en termes
d’économie, ils avaient su être bons gestionnaires.
818 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

ce verbe89 ; il n’en reste pas moins que, choisis pour leurs vertus d’économes,
les bons gestionnaires – sans nul doute destinés à former un corps d’oligarques
– sont de fait appelés à veiller à une saine distribution de la cité : que ce soit
ou non sur le mode d’une isonomía, le texte ne le dit pas, mais il en dit assez
pour suggérer que la tâche est en son principe politique. On s’étonnera donc
qu’à cette réorganisation politique Mazzarino substitue avec insistance une
redistribution des terres90, au profit, dit-il, de la « classe des petits proprié-
taires » – ceux-là mêmes dont, dans le récit d’Hérodote, les terres s’étaient
révélées si bien entretenues91.
Revenons à Clisthène, et à ce qu’il introduisit à Athènes et qui, bon gré mal
gré, doit, comme au livre VI d’Hérodote, se nommer démocratie : comment ne
pas marquer le pas, fût-ce un instant, devant une transformation si profonde de
la vie de la cité qu’elle dut s’apparenter à un saut dans l’inconnu ? Comment les
modernes historiens de l’Antiquité, s’ils hésitent, s’agissant de la Milet archaïque,
à reconnaître que le règlement du conflit s’y fit par un passage de l’économique
au politique, n’éprouveraient-ils pas au moins quelque état d’âme à suggérer
que, pour Athènes, le temps de la démocratie s’ouvrit sans coup férir ?
Mais, on l’a dit, Clisthène a inventé le dêmos, le reste s’ensuivit – ce qui
ne signifie nullement que la démocratie s’affirma par la suite sans luttes :
­l’assassinat d’Éphialte suffirait à l’attester, mais, à nouveau, les raisons en
étaient toutes politiques.
Sans doute convient-il de garder la tête froide au moment d’allonger inconsidé-
rément la liste de ce « reste ». Il n’existe certes aucune raison de mettre sérieuse-
ment en doute l’invention de l’ostracisme, qu’Aristote attribue encore à Clisthène,
mais beaucoup plus tard, alors que la cité, déjà victorieuse à Marathon, semble
engagée dans une nouvelle ère. Sans entrer dans l’analyse de cette procédure
complexe d’« anti-élections » (S. C. Humphreys)92 qui exigerait à elle seule une
longue analyse93, du moins suggérera-t‑on que, si la mesure fut bien proposée par
Clisthène pour veiller sur Athènes, l’ancien rival en dúnamis d­ ’Isagoras savait à
l’évidence ce qu’il faisait : la tradition unanime affirme que, par l’ostracisme, la
démocratie cherchait à se débarrasser des hommes qui avaient trop de puissance
(dúnamis) dans la cité, et on fera l’hypothèse qu’il s’agissait effectivement d’empê­
cher que le passé des luttes « dynastiques » ne fît retour, au détriment du dêmos.
Bien sûr, la tentation serait grande d’ajouter encore quelques fleurons à
l’œuvre de Clisthène : c’est ainsi qu’on a récemment crédité ce dernier d’avoir
créé les Grandes Dionysies94 – et pourquoi pas décrété l’installation de la ­tragédie

89. Jordan 1992 critique à juste titre la traduction par « gouverner », proposant que l’on se tienne
plus près du sens d’« ordonner, réguler » ; il n’en reste pas moins que némein, dans ce texte et ceux
qu’il étudie, est une activité politique.
90. Cela, pourtant, se nomme isomoiría, où la « part » attribuée semble compter plus que l’acte
même de la distribution (némein).
91. S. Mazzarino, Fra Oriente e Occidente, rééd. Milan, 1989, p. 232 ; Il Pensiero storico classico,
I, rééd. Rome-Bari, 1983, p. 83. Voir Loraux 1990 b : 116.
92. S. C. Humphreys, « Public and Private Interests in Classical Athens », Classical Journal, 73
(1977-78), p. 101.
93. Du moins insistera-t‑on sur l’importance du cadre des tribus dans la procédure de l’ostracisme :
cet exemple doit être ajouté à ceux que donne Ruzé 1983 : 305.
94. Connor 1989.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 819

à Athènes ? Mais il faut résister au désir d’ajouter de nouveaux chapitres à une


histoire déjà saturée de sens politique dans la version qu’Hérodote et Aristote
nous en donnent et dont on a d’entrée de jeu dit que, quelles que puissent être
ses « lacunes » d’un point de vue de moderne, elle serait considérée ici comme
en soi complète.

Au moment de clore cette trop courte présentation d’une rupture essentielle


dans la temporalité athénienne, quelles dimensions souligner encore pour don-
ner à l’œuvre de Clisthène toute son ampleur ? On aimerait s’attarder sur la
liste des éponymes clisthéniens, à laquelle le nom de l’autochtone Érechthée
sert d’ouverture, façon de signifier clairement que, rompant les liens qui rat-
tachaient leur passé à celui des Ioniens, les Athéniens ont maintenant conquis
une histoire bien à eux95 – ou encore, pour le dire en d’autres termes, que désor-
mais « Athènes se suffit à elle-même, … son passé doit… coïncider avec son
présent96 ». Mais il faut choisir, et l’on insistera donc seulement, pour finir, sur
l’étrange destin qui fut celui de Clisthène dans la mémoire athénienne, comme
si la démocratie n’avait que faire de héros fondateurs lorsqu’ils ne sont pas, tels
les Tyrannoctones, morts dans la lutte contre les tyrans.
En Clisthène, les modernes voient parfois un héros fondateur, au sens le
plus précis de ce terme97. On s’étonnera donc que les Athéniens eux-mêmes
aient été plus circonspects à son égard, ne le présentant, lorsqu’ils évoquent
son nom – d’ailleurs rarement –, que comme le restaurateur de la démocra-
tie ? Étrange destin, certes, que celui de Clisthène dans sa propre cité : n’être
jamais que le second, après Thésée peut-être98, après Solon à coup sûr, et cela
déjà chez Aristote, pour qui la constitution de Clisthène était seulement « beau-
coup plus favorable au dêmos que celle de Solon99 » – il est vrai qu’entre-temps
le ive siècle avait fait du législateur un « mythe100 ».
À ces figures de Clisthène, j’en ajouterais volontiers encore une, qui ne
semble guère avoir attiré l’attention101 bien que, par soi, elle implique que la
mémoire athénienne ait, plus ou moins consciemment, fait le lien entre deux
moments de rupture séparés par l’intervalle d’un siècle.
Dans cette configuration où celui qu’il précède – et qu’il devrait donc, en
bonne logique, annoncer – n’est autre que Thrasybule, Clisthène n’est plus en
position de second, mais de précurseur. Or, comme s’il fallait à tout prix évi-
ter de lui assigner le titre de « premier inventeur » de la démocratie, c’est là un
étrange précurseur, dont tout le mérite est emprunté à celui qui l’« imita ». De
fait, chez certains orateurs du ive siècle, l’image de Thrasybule – qui, lui aussi,

95. On appréciera la présentation par Hérodote d’Ajax qui, « bien qu’étranger, fut ajouté à la liste
comme voisin et allié » (V, 66).
96. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 50-51.
97. Voir I. Malkin, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leyde, 1987, p. 5, 266.
98. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 119.
99. Ath. Pol., 22, 1, avec le commentaire de Ducat 1992 : 48 ; voir encore 41, 2. Manville, pour
qui Clisthène « accomplit » Solon, reprend implicitement cette analyse à son compte (1990 : 157,
187, 188-190, 192).
100. Mossé 1979. Voir encore, du même auteur, les remarques sur l’amendement de Clitophon (Ath.
Pol.., 29, 3) dans Le Citoyen dans la Grèce antique, Paris, 1993, p. 93-94.
101. Voir toutefois Ostwald 1986 : 509.
820 clisthène, diviseur-lieur d’athènes

voulait intégrer des étrangers dans la cité – semble bien s’être rétroactivement
projetée sur celle de l’Alcméonide, crédité d’avoir, comme le héros de Phylè et
du Pirée, « ramené le peuple » (Isocrate, Sur l’attelage, 26 ; Aréopagitique, 16).
À l’appui de cette figure d’un Clisthène « thrasybulien », on citerait volon-
tiers un témoignage encore plus précieux, en ce qu’il date des années mêmes
de la restauration démocratique. Soit donc un Athénien qui, en 403, s’oppose
dans l’ekklesia à une proposition de l’homme politique Théozotidès, d’ailleurs
parfaitement conforme à la redéfinition restrictive de la citoyenneté athénienne
dans la démocratie restaurée102. En une envolée rhétorique sans doute destinée
à réveiller l’ardeur des démocrates les plus convaincus, cet orateur évoque pré-
cisément les jours glorieux de la résistance athénienne au coup de force spar-
tiate : « Quand Cléomène, juge, eut occupé l’Acropole… » Clisthène n’est pas
loin, nous attendons son nom et le rappel de sa politique d’ouverture, supposée
préfigurer celle que Thrasybule eût voulu mener et qui, entre autres, eût valu
la citoyenneté au métèque Lysias. Mais hélas ! Le fragment de Lysias, qui a
écrit ce discours pour l’adversaire de Théozotidès, s’arrête sur ces mots (Contre
Théozotidès, fr. 2), et Clisthène n’est donc pas nommé. Simple fait du hasard,
à coup sûr, et l’on mettra donc cette lacune au compte des vicissitudes qui pré-
sident à la conservation d’un texte.
Mais en l’occurrence ce hasard contribue à renforcer l’un de ces oublis qui
font la mémoire politique des cités. Car, dans la cité athénienne, désormais forte
d’un passé placé sous le signe du même, la démocratie se devait de s’enraciner
dans l’arkhe autochtone, sans autre origine qu’elle-même103. Exit Clisthène, envers
qui la mémoire d’Athènes eût sans doute dû reconnaître une dette trop forte.

Bibliographie
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102. Il s’agit de réserver aux fils des seuls citoyens authentiques la trophe que la cité accorde aux
orphelins (décret publié en 1971 dans Hesperia par R. S. Stroud).
103. Loraux 1981 : 195-196.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 821

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UN ABSENT DE L’HISTOIRE ?
LE CORPS DANS L’HISTORIOGRAPHIE THUCYDIDÉENNE*

Pour Daniella Ambrosino et Jean Alaux

Le corps dans La Guerre du Péloponnèse : nul doute qu’au regard de l’ortho­


doxie des études thucydidéennes, un tel objet n’ait guère de statut. Pourquoi
– objecte d’avance la tradition – s’intéresser à un objet auquel l’historien lui-
même (pur esprit, comme chacun sait) a prêté aussi peu d’attention, préoccupé
qu’il était par tout ce qui relève de la gnome – disons : du « jugement »1 – ? Et
surtout pourquoi s’attacher à un domaine que l’Autorité académique n’a pas jugé
bon de découper préalablement dans l’œuvre, à l’usage des lecteurs dociles ?
Soit. Au risque de poser des questions déplacées, on refuse ici d’emprun-
ter les seuls trajets autorisés, inlassablement parcourus car seuls jugés dignes
de la haute figure de l’historien paradigmatique, et qui ne sauraient passer que
par l’intelligence, la raison et la cité. Il s’agira donc du corps, dût-il être réduit
dans l’écriture historique de Thucydide à la portion congrue, dût-il toujours être
marqué d’abstraction comme, dans les funérailles publiques, celui des citoyens
d’Athènes morts au combat, présence désincarnée à qui la collectivité dédie
régulièrement une cérémonie civique et un discours, « consignés » par l’his-
torien au livre II de son œuvre2. À l’origine d’une telle enquête, une longue et
déjà ancienne fréquentation du texte. Mais, comme pour mieux se dépayser, on
a croisé cette lecture, attentive au grain du signifiant, avec une étude de facture
plus anthropologique, visant – hors Thucydide – à dessiner le réseau des asso-
ciations qui, dans les discours civiques et aux marges de la Cité, se tissent entre
le corps, éros et le féminin3. Soucieuse, pour accéder à l’œuvre, d’emprun­ter
des sentiers peu ou moins balisés, j’avais déjà pu constater la place infiniment

* Première publication dans Mètis, n° XII, 1997, p. 223-267.


1. C’est ainsi que je traduirai ce mot tout au long des pages qui suivent, où il est essentiel : voir surtout
infra. Gnome : « intelligence, jugement, décision, intention, maxime », P. Chantraine, Dictionnaire
étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, 2 tomes, Paris, 1968 : s.v. γιγνώσϰω, mais on
peut s’essayer à unifier les occurrences du mot sous l’acception théorico-politique de « jugement »
et, dans une moindre mesure, de « décision ». Gnome a fait l’objet d’un livre de P. Huart, Gnome
chez Thucydide et ses contemporains, Paris, 1973.
2. Sur l’abstraction des corps et l’effacement du voir dans la cérémonie athénienne des funérailles
publiques, cf. N. Loraux, « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes. De la gloire du héros à
l’idée de la cité », in G. Gnoli et J.-P. Vernant (éd.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes,
Cambridge, 1982, p. 27-43.
3. Sur l’ensemble de ces questions, voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et
l’homme grec, Paris, 1989.
824 un absent de l’histoire ?

limitée – concentrée en certains points du texte, chargés, il est vrai, de sens –


que l’historiographie thucydidéenne réserve aux incidences d’éros sur l’histoire
de la cité athénienne ou aux interventions des femmes dans la vie politique des
ándres4, et j’entendais procéder à une enquête parallèle – quelque chose comme
une vérification – à propos du corps et de la part qui lui est faite dans La Guerre
du Péloponnèse. Je pensais alors essentiellement au mot sôma dont les conno-
tations, dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès, m’étaient apparues émi-
nemment « civiques » en ce qu’elles suggèrent un corps qui en soit un le moins
possible5, et je m’attendais à ce que, dans l’écriture du très politique Thucydide,
le « corps » n’ait qu’une présence des plus discrète6.
La vraisemblance était que cette hypothèse se vérifiât. Et elle s’est en
effet vérifiée ; mais elle s’est surtout modifiée, voire déplacée. Et sans doute
est-ce cet écart qui compte. Car, à suivre la stratégie de l’historien en toute sa
­complexité, le plaisir est grand. D’où la longueur un peu inusitée de cette étude
où je n’ai pas voulu choisir entre les figures multiples d’une question dont le
déploiement peut enrichir la réflexion anthropologique autant que la lecture
minutieuse des textes.
Mais il faut commencer par le commencement, donc par sôma.

Le corps civique : une norme et ses vicissitudes

Sôma

Si, dans l’épopée homérique, le corps ne se laisse, dit-on, percevoir comme


sôma (« cadavre », traduit-on alors) qu’une fois abandonné par la vie, c’est
à la vie que l’on réduirait volontiers sôma dans ces plaidoyers judiciaires
du ive siècle athénien où l’accusé répète qu’il court le risque de son sôma,
ce qui revient à dire qu’il se débat en un procès capital7. Et c’est encore de
vie et de « vies » qu’il est question chez Thucydide lorsque, du plus haut de
l’idéal civique, Périclès loue les Athéniens d’avoir donné leur sôma à la com-
munauté et Athènes de « s’être dépensée plus que toutes les cités en vies et
en efforts », ou que les Corinthiens, avec la froide objectivité que donne la
haine, mettent les Spartiates en garde contre le danger athénien (mieux que
personne, disent-ils, les Athéniens savent aliéner leur vie à leur cité)8. Vu
depuis la cité, le corps (la vie), c’est donc ce que l’on dépense sans compter
pour une fin qui, sans surprise, est la pólis : on le met en danger, on l’aliène

4. Eros : voir N. Loraux, « Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire », L’Écrit du temps,
10, 1985, p. 3-21 ; les femmes, N. Loraux, op. cit. supra, p. 273-300.
5. D’où le titre de cette étude, qui fait référence à la réflexion de Michel de Certeau sur le fait que
« la violence du corps n’arrive jusqu’à la page écrite qu’à travers l’absence », cf. M. de Certeau,
L’Écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 9 [souligné par moi] ; voir aussi L’Absent de l’histoire, Paris,
1973 et la thématique du « corps manquant » dans La Fable mystique, Paris, 1982.
6. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il convienne de l’effacer un peu plus dans tel ou tel passage
de Thucydide (voir infra) où la traduction autorisée fait de sôma la « personne » : voir N. Loraux,
« Du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran », Passé Présent, 1, 1982, p. 48-58.
7. Pour se limiter à deux exemples, voir Andocide, Mystères, 4, 5, 74, 123 et Lysias, Meurtre
d’Ératosthène, 50.
8. Thucydide, II, 43, 2 (oraison funèbre ; voir aussi II, 42, 4) ; II, 64, 3 (dernier discours de Périclès) ;
I, 70, 6 (les Corinthiens).
un absent de l’histoire ? 825

au profit de la cité, qui le consomme tout naturellement comme un bien lui


appartenant de plein droit.
Curieuse logique, certes, que celle où ce que l’on remet à la cité, on ne le
possède pas réellement, puisque la dépense ne concerne finalement que la col-
lectivité qui, faisant les comptes de ses pertes, dressera de longues colonnes de
vies et de biens (sômata kaì khremata). À cela près que Thucydide se méfie des
binômes trop équilibrés et, par la voie des orateurs qui s’expriment tout au long
de son œuvre, l’historien semble s’ingénier, dans les premiers livres, à dislo-
quer le syntagme en opposant les vies, que les cités consomment à fonds per-
dus, aux richesses, indispensables à la guerre mais que l’on peut toujours, bon
an mal an, reconstituer9.
J’ai dit : dans les premiers livres. Peut-être aurais-je dû préciser : dans les
deux premiers livres, et surtout dans le premier. Si en effet, pour sôma, il y a, tout
au long de la guerre du Péloponnèse, une histoire que raconte aussi l­’Histoire
de Thucydide, cette histoire atteint vite son akme en ce qui concerne l’accep-
tion civique du « corps ».
C’est l’oraison funèbre de Périclès (II, 34-47, 1) qui donne au corps civique
ses lettres de noblesse, avec ce sôma aútarkes des temps de paix, cette « vie »
qui, pour chaque Athénien, s’assure en soi dans une grâce pleine de souplesse
(μετὰ χαϱίτων… εὐτϱαπέλως)10, mais qui, face à l’ennemi, sait tout aussi bien
tenir bon et s’offrir à la mort. Après quoi, la cérémonie des funérailles n’est
pas plus tôt achevée dans le texte que, sans transition, les Lacédémoniens enva-
hissent l’Attique pour la deuxième fois (47, 2), cependant que la peste s’installe
chez les Athéniens (47, 3). Alors, dans La Guerre du Péloponnèse, c’en est pour
ainsi dire fini de sôma comme support d’une vie de citoyen : sôma n’est plus
qu’un corps malade, rendu à sa matérialité sous le toucher inefficace du méde-
cin, rendu à son étendue par le mal qui le traverse de part en part (διεξήει διὰ
παντὸς τοῦ σώματος)11. Aussi bien n’est-il plus aucun sôma aútarkes, aucun
« corps qui se défende contre la maladie », car le syntagme a tout entier bas-
culé dans le champ de la définition nosographique12. S’en étonnera-t‑on ?
Le sôma souffrant est maintenant réconcilié avec les richesses sous la rubrique

9. Opposition sôma/khremata : I, 141, 1 et 143, 5 (Périclès). Opposition psukhe/sôma : III, 39, 8


(Cléon). Le régime des Cinq Mille, qu’annoncent en VIII, 65, 3 les candidats à l’oligarchie, est
réservé, disent-ils, à ceux qui contribueront τοῖς τε χϱήμασιν ϰαὶ τοῖς σώμασιν, mais cette formu-
lation est un pur appât, destiné à dissimuler les menées secrètes.
10. II, 41, 1. Le défi à Hérodote, pour qui aucun sôma d’humain (anthrópou) n’était aútarkes (I, 32),
est évident et a mainte fois été relevé, ce qui devrait retenir les commentateurs d’isoler ce passage
dans l’epitáphios pour gloser aútarkes (ainsi C. Meier, La Politique et la grâce, trad. P. Veyne,
Paris, 1987, p. 74-75) comme « ce qui est à la hauteur d’un défi des circonstances ». Mieux vaut
constater que Thucydide, à l’ánthropos et à la formule négative d’Hérodote, oppose l’aner athénien
et l’affirmation. Mieux vaut surtout lire sôma aútarkes dans le contexte immédiat de l’œuvre : on
constatera alors que, dès le chapitre suivant (42, 4), l’autarcie de la vie athénienne consiste à savoir
tenir devant l’ennemi, puis à donner son sôma (43, 2) ; et, dès 51, 3, la peste apporte à l’affirmation
de Périclès un démenti éclatant.
11. II, 49, 5 et 49, 7.
12. II, 51, 3 : σῶμα τε αὔταϱϰες ὂν οὐδὲν διεφάνη πϱὸς αὐτό. On notera encore un écart remar-
quable, dans la signification du verbe xunairein qui, en 41, 1, dénotait le rassemblement du lόgos
en une formule saisissante et qui, en 51, 3, désigne le rassemblement aveugle dans la destruction.
826 un absent de l’histoire ?

de l’éphémère, comme ce qu’il faut dépenser coûte que coûte, sans autre fina-
lité que d’en jouir, chacun pour soi13.
Et, comme si désormais tout était joué, la brèche est ouverte par laquelle
s’amorce dans l’œuvre un mouvement qui, dans et par la guerre, prive, peu à
peu mais toujours plus, sôma de son statut de support civique transparent. Sôma
du citoyen, de l’homme politique, du soldat, le corps est désormais à équiper, à
protéger, à sauver14, car, tendanciellement, la faiblesse le guette : si les hoplites
lacédémoniens, jusqu’alors invaincus, finissent à Sphactérie par se rendre, c’est
que la faiblesse s’est emparée de leur corps (asthéneia sômátôn), et, dans la
retraite de Sicile, l’armée athénienne en déroute abandonne derrière elle ceux
que trahissaient « leurs forces et leur corps »15. Tant il est vrai que, plus on
avance dans le texte (donc dans la guerre), et plus sôma se manifeste corps dans
l’expé­rience de son impuissance. Au point que ce mot n’en vient plus seulement
à désigner l’état du corps, mais ce que j’appellerais volontiers l’état de corps.
Sôma, donc, ou : que l’on est rivé à son corps.
Corps vécu, expérimenté de l’intérieur dans la faiblesse et la douleur, sôma
peut aussi se faire le siège d’affects, parfois aussi pénibles que l’impuissance
physique. Il en va ainsi du corps agité d’émotions contradictoires lorsque les
hoplites athéniens, du rivage où ils sont massés, assistent impuissants à un
combat naval décisif dont l’issue reste longtemps incertaine : « au sommet de
la crainte, ils sont tiraillés, dans leur corps autant que dans leur jugement, et
vivent les moments les plus durs »16.
C’est ainsi que sôma expérimente sa corporéité, entamée dans les combats
et déréglée à l’intérieur de la cité, où prévaut maintenant un Alcibiade dont le
corps s’exhibe – fugitivement, comme il se doit dans le texte de Thucydide, mais
une simple indication suffit –, si bien que, dans leur grand nombre, les citoyens,
« effrayés de l’ampleur des transgressions corporelles qu’il apporta à son régime
de vie » (τὸ μέγεθος τῆς … ϰατὰ τοῦ ἑαυτοῦ σῶμα παϱανοµίας ἐς τὴν δίαιταν)17,
le prennent pour un tyran. En Alcibiade, sôma s’étale avec impudence, au défi
de toutes les valeurs civiques. Sans doute la cité a-t‑elle les hommes politiques

13. II, 53, 2 : ἐφήμεϱα τά τε σώματα ϰαὶ τὰ χϱήματα. On notera le te… kaí…, qui renforce la liaison.
14. Par exemple VI, 9, 2 ; 17, 3 ; 31, 3 et 5 ; VIII, 91, 3.
15. IV, 36, 3 ; VII, 75, 4. En VIII, 45, 2, on notera la reprise ironique par Alcibiade de l’opposi-
tion sômata/khremata du début, mais modalisée : conseiller à Tissapherne de réduire la solde des
Péloponnésiens revient à imiter les Athéniens, dont la solde est modérée « pour empêcher l’abon-
dance de griser les hommes qui compromettraient leur état physique (tà sômata) par des dépenses
dont s’ensuivrait la faiblesse ».
16. VII, 71, 3. Une pareille opposition justifie le commentaire que J. Rusten, (Thucydides. The
Peloponnesian War. Book II, Cambridge, 1989, ad II, 38, 1) donne de τῇ γνώμῃ : « denotes the
non-physical aspects of man ».
17. VI, 15, 4. La traduction de J. de Romilly (CUF) parle prudemment de « l’extrême indépendance
qu’il affectait personnellement dans sa manière de vivre », mais il est des cas où la prudence engendre
l’inexactitude : « affectait » est un ajout, « l’indépendance » est très en deçà de paranomía ; enfin,
en traduisant, comme le veut la tradition, sôma par « personne », on affadit le texte. Il ne s’agit
pas, pour Thucydide, d’opposer la « vie personnelle » d’Alcibiade à sa vie politique, mais, sous
le signe commun de l’ampleur, d’opposer le corps, marqué, sur un mode quasi tyrannique, par la
transgression, et la pensée, qui préside aux entreprises (τῆς τε ϰατὰ τỏ ἑαυτοῦ σῶμα παϱανομίας
[…] ϰαὶ τῆς διανοίας). Même si, à la rubrique « dérèglement », les textes insistent plus volontiers
sur le mot bíos (par exemple Eschine, Contre Timarque, 3, 8, 6, 8, 28, 33 etc. ; Aristote, Politique,
V, 1308 b 20), c’est le corps souillé que, comme dans le Contre Timarque, sôma désigne alors.
un absent de l’histoire ? 827

qu’elle peut. Mais, en lieu et place de la puissance (dúnamis) péricléenne, elle


y gagne la faiblesse, l’asthéneia. Du moins est-ce ainsi que, pour son armée, se
solde l’expédition de Sicile, dans laquelle Alcibiade a entraîné les Athéniens18.
L’épreuve de la fatigue et de la faiblesse (car, depuis longtemps déjà, pónos
désigne autre chose que l’effort noble de l’exploit)19 : tel est le lot des belligé-
rants que la guerre épuise. C’est que la guerre elle-même dégénère : d’hopli-
tique qu’elle serait si elle se conformait à l’idéal civique, elle devient guerre
d’embus­cade, et les troupes légères (psiloí) triomphent par un blocus des Hómoioi
spartiates, au corps vaincu par la soif et la faim ; elle apporte les horreurs de la
stásis, et, au livre IV, la guerre civile anéantit les oligarques de Corcyre, qu’ils
meurent sous les coups d’hoplites transformés en hommes de main ou qu’ils
recourent au suicide avec les armes du désespoir20. Enfin, pour les Athéniens,
la destruction atteint son comble en Sicile, où la retraite se déroule sous le signe
de l’aikía21, avant que la mort lente dans les Latomies de Syracuse ne les livre
à tous les degrés de la souffrance ignominieuse22.

Une histoire du sôma, prise dans la grande histoire de la guerre ? Peut-être.


Du moins peut-on s’essayer à quelques remarques.
1. Au contraire d’Hérodote, attentif – à quelques exceptions près – aux seuls
traitements physiques du corps (soigné, parfumé, purifié ou desséché, entaillé,
sectionné…)23, Thucydide affirme une forte distinction entre deux valeurs de
sôma, l’une peu marquée où sôma, identifié à l’être-vivant de l’individu, est
pour le citoyen support neutre d’identité, l’autre très marquée où, dans l’expé-
rience multiforme de la diminution civique, le corps est perçu dans sa matéria-
lité sensible et sentante.
2. Le sens marqué prenant rapidement le dessus dans le récit, il arrivera que
sôma puisse s’opacifier jusqu’à se détacher de toute identité : il en va ainsi lors
d’une bataille nocturne en Sicile où ce que l’on voit, ce sont des corps, sans

18. Entre VII, 74, 2 et VII, 75, 3, on trouve cinq occurrences de asthéneia, astheneîn, asthenes.
19. Voir III, 98, 1 et, sur pónos, N. Loraux, op. cit. supra n. 3, p. 54-72.
20. Sphactérie : IV, 35, 4 et 36, 3 ; Corcyre : IV, 47, 3 et 48, 3 (où l’on se suicide soit en s’enfonçant
dans la gorge [sphage : voir Aristote, Histoire des animaux, I, 493b 7], faute d’épée, les flèches
mêmes des ennemis, soit en se pendant, si bien que la mort se dit sur le mode de la destruction :
διαφθείϱαντες en 48, 1, διεφθάϱησαν en 48, 3).
21. Aikía : VII, 75, 6. Ce mot, qui a la force caractérisant chez Thucydide les hapax, se situe entre
l’outrage au cadavre dans l’épopée et la torture dans la pratique judiciaire ; c’est au corps comme
support de l’identité que l’on s’attaque dans l’aikía : voir L. Gernet, Recherches sur le développe-
ment de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 211-221, ainsi que J.-P. Vernant,
L’Individu, la mort, l’amour, Paris, 1989, p. 68-69.
22. VII, 87, où l’on notera que, associé avec metabole au sens de « changement de climat », le verbe
neoterízo a exceptionnellement un sens non politique. La comparaison entre le récit de Thucydide et
celui de Plutarque, essentiellement préoccupé, dans la Vie de Nicias, par les modalités de la mise à
mort des stratèges, est instructive en ce que, pour une fois, c’est Thucydide qui entre dans un grand
luxe de détails, décrivant les cadavres entassés les uns sur les autres, les odeurs insupportables et
le tourment de la faim et de la soif.
23. Exceptions : ἀνθϱώπου σῶμα ἓν οὐδὲν αὔταϱϰές ἐστι (Hérodote, I, 32) en est à peine une. Je fais
allusion à quelques passages (I, 195 ; II, 37 ; IV, 73 et 75 ; III, 125, IV, 70 ; VII, 39) qui concernent
tous les barbares. Ce n’est à l’évidence pas un hasard, même si je ne peux traiter pour elle-même
la vaste question du corps chez Hérodote. Sur le cas particulier du traitement du corps mort, voir
C. Darbo-Peschanski, « La vie des morts […] dans les Histoires d’Hérodote », AION, 10, 1988, p. 45.
828 un absent de l’histoire ?

que l’on puisse les reconnaître en les identifiant24 – ni concitoyens ni ennemis,


seulement des corps muets, dépourvus de signification parce que leur existence
tout entière est absorbée dans leur être-là incertain.
3. Du coup, plus neutre est sôma, plus il est pur signe. Signe que la norme
civique fonctionne, dans les assemblées comme sur les champs de bataille :
discret, il s’épuise alors à suggérer une conformité à cette norme qu’est la vie
en cité25. Très présent, le corps indique au contraire que l’ordre politique est
atteint, mais il se trouve surtout qu’il arrête le regard et focalise sur soi l’intérêt.
Plus il peut s’effacer, et mieux se porte la cité. Aussi, et ce n’est pas la
moindre contradiction de ce dossier, Thucydide s’efforce-t‑il plus d’une fois,
lors même que le corps vient au devant de la scène, d’en estomper les manifes-
tations les plus dérangeantes.

De quelques effacements

Soit un récit de bataille. Au regard de l’idéal classique, il y a de l’inconve-


nance à détailler, comme l’épopée s’y consacrait, la poussière, le sang et les
blessures sur le corps des soldats. Thucydide ne se soustrait certes pas à cette
conviction partagée qui marque d’abstraction la prose, et l’effacement des traces
trop visibles est comme une règle tacite, à l’horizon du texte.
De fait, dans les batailles de La Guerre du Péloponnèse, le sang ne coule pas
des corps meurtris des combattants. En revanche, l’eau ensanglantée d’une mare
boueuse que les soldats se battent pour boire peut être mentionnée une fois, une
seule26, et le lecteur comprendra que le processus de destruction ­s’aggrave sin-
gulièrement. Pas de corps sanglants, mais seulement, caractérisant le corps géné-
rique des malades de la peste, « la gorge et la langue sanguinolentes », avec cette
façon bien à lui que Thucydide a d’employer des mots d’allure hippocratique
comme l’adjectif haimatodes27. C’est tout pour le sang, et c’est peu : Thucydide
d’Athènes n’est certes pas Shakespeare, mais, de là à préserver les corps affai-
blis de toute effusion de sang, la marge était grande… Du moins, sur ce point,
Thucydide n’est-il pas déviant face à un Hérodote qui ne mentionne le sang (mais
alors en abondance) que du côté barbare et dans les énigmes versifiées des oracles28.
S’agissant des blessures, il faut également se contenter de deux occurrences
du mot traûma ; encore se trouvent-elles l’une et l’autre au livre VII, dans le
récit du désastre sicilien29. Deux autres mentions du substantif traumatías, le

24. VII, 44, 2 : voir infra.


25. Dans sa dimension de conformité à la norme, le corps chez Thucydide, très grec sur ce point,
est perçu en creux. L’écart est flagrant par rapport au monde romain où le corps institué fait l’objet
d’un discours explicite, parce que le politique est une construction objective.
26. VII, 84, 5.
27. II, 49, 2. Sur αἱματώδης, voir A. Parry, « The language of Thucydides’ description of plague »,
Bulletin of the Institute of Classical Studies, 16, 1969, p. 111 ; αἱματώδης, « rouge sang » plutôt
que « sanglant » : J. Longrigg, « The great Plague of Athens », History of Science, 18, 1980, p. 214.
28. Hérodote, I, 214 (la reine Tomyris plonge la tête de Cyrus dans une outre pleine de sang humain) ;
I, 74, III, 8 et IV, 70 (incisions sanglantes accompagnant les serments chez Lydiens, Mèdes, Arabes
et Scythes) ; III, 11 ; III, 15 ; IV, 62 (sacrifice des ennemis à Arès chez les Scythes), IV, 64 (le
guerrier scythe boit le sang de son premier tué) ; VII, 88, 1 (vomissement de sang chez un Perse) ;
VII, 140 et VIII, 77 (oracles de la Pythie aux Athéniens).
29. VII, 82 ; VII, 87, 2.
un absent de l’histoire ? 829

blessé, et quelques formes du verbe traumatízo et de ses composés : c’est un


peu plus, mais encore bien peu.
Resterait à apprécier ce « bien peu » avec quelque rigueur en confrontant
La Guerre du Péloponnèse avec d’autres textes. Sans remonter jusqu’à Homère
dont les critères sont, en la matière, largement opposés à ceux de l’historien – les
blessures sont légion dans l’Iliade, et elles y font le héros30 –, on peut esquis-
ser les grandes lignes d’une comparaison avec d’autres récits historiques quasi
contemporains de celui de Thucydide.
Par-delà la différence des objets, l’écart avec Hérodote apparaît une fois de
plus réductible puisque, de part et d’autre, les mêmes valeurs sont ultimement
respectées, si divergentes soient les voies empruntées. C’est ainsi que, dans l’En-
quête, outre son emploi figuré, récurrent, pour désigner un « désastre », le mot
trôma est, comme nom de la blessure, réservé aux récits barbares ; quant aux
verbes « blesser », on en observe bien quelques occurrences du côté grec, mais,
alors qu’en Égypte ou chez les Mèdes l’enquêteur se complait à donner, pour
chaque blessure, sa localisation corporelle précise (aux yeux, à la cuisse…), ces
indications semblent disparaître à propos des Grecs, à l’exception d’une men-
tion du flanc, lieu même où, depuis Homère, le guerrier digne de ce nom se doit
d’être atteint31. On avancera donc qu’avec ses propres critères et ses propres
moyens l’œuvre d’Hérodote tient, elle aussi, les Grecs à l’écart des blessures ou,
du moins de celles qui ne sont pas pertinentes. Avec Xénophon, l’enquête serait
plus longue et plus diffuse ; la recherche se diversifierait, menacée d’éclatement
par l’éclectisme des mentions. Pour s’en tenir aux Helléniques qui se veulent
la continuation de l’historiographie thucydidéenne, on observera que les bles-
sures y sont essentiellement spartiates : elles peuvent alors sauver d’une mort
certaine, comme dans le combat de Lékhaion auquel, pour avoir été évacués,
seuls survécurent les blessés, ou apporter la mort, comme en Locride pour Gylis
et ses troupes, mais, dans les développements les plus appuyés, elles servent
à mesurer la violence d’un combat ou témoignent de la valeur personnelle du
« grand homme » Agésilas32. Mais déjà, on le voit, les critères semblent moins
sélectifs, et de nouvelles représentations du courage se font jour. Restons-en à
La Guerre du Péloponnèse.
De fait, pour apprécier les choix de Thucydide, plus que toute autre confron-
tation, s’impose la référence à l’orthodoxie de la Cité – entendons : de la cité
athénienne –, qu’il arrive à l’historien de déplacer, mais non de dénaturer. Avec,
pour le lecteur d’aujourd’hui, cette difficulté supplémentaire que l’œuvre elle-
même a contribué à dessiner la norme qu’en retour on lui applique (mais que
faire, sinon s’en aviser et continuer avec un peu plus de vigilance ?).
Soit par exemple le chapitre des honneurs civiques et le cas, bien docu-
menté s’il en fut, des distinctions qu’Athènes réserve à ses combattants. Pour

30. Cf. N. Loraux, op. cit., supra n. 3, p. 108-123.


31. Hérodote, IX, 72.
32. Lèkhaion : Xénophon, Helléniques, IV, 5, 14 ; Locride : ibid., IV, 3, 26. On notera que, dans
les deux cas, le combat est non hoplitique : embuscade de peltastes avec jet de projectiles, mort
par jet de pierres. Violence du combat : VII, 4, 23 sqq. ; valeur personnelle d’Agésilas qui, malgré
de nombreuses blessures, n’oublie pas le service des dieux : IV, 3, 19-20. Dans le corps-à-corps,
c’est à une aristeía que se livre Agésilas : le passé, le présent et l’avenir sont mêlés dans l’écriture
de Xénophon.
830 un absent de l’histoire ?

les morts, donc, une cérémonie sur laquelle Thucydide – lui encore – donne
l’essentiel de l’information, c’est-à‑dire les éléments qu’il choisit de retenir :
un discours de louange et la sépulture collective dans un beau monument du
Céramique. Mais pour les blessés ? L’historien n’en dit rien, et, si l’on sait par
ailleurs que les invalides recevaient une modeste indemnité, aucune indication
ne filtre ni sur le traitement qui leur était réservé ni sur une éventuelle recon-
naissance de la blessure comme marque de bravoure : sur ce point, le silence
des sources est total, à commencer par celui des obituaires, ces listes commé-
moratives où, comme dans les comptes de pertes qui scandent La Guerre du
Péloponnèse, ne sont mentionnés que les morts33. Pour être reconnu brave par
la collectivité des Athéniens, faut-il vraiment être mort pour elle ? Sans s’ef-
forcer outre mesure de solliciter ce silence, on peut au moins supposer que la
prise en considération des blessés n’avait pas sa place au chapitre des honneurs
civiques. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs qu’ils aient relevé d’une autre instance,
intitulée « services sanitaires » : en regard de ce silence, il vaudrait la peine
d’insister sur les profondes transformations qui s’opérèrent à l’époque hellé-
nistique, lorsque telle cité remerciait un médecin étranger d’avoir sauvé la vie
de nombreux blessés, lorsque surtout il fallut, à des combattants qui n’étaient
plus des citoyens, proposer d’autres objectifs que l’abnégation d’abandonner
son sôma à la collectivité34.
Déjà s’éclaire la discrétion du récit thucydidéen au sujet des blessures et
des blessés : de tous ceux qui ne furent que blessés, sans mourir ni continuer
le combat, il y a, dans le discours civique de la fin du ve siècle, bien peu à dire,
qu’il s’agisse de leur valeur ou de l’attention que leur manifeste la collectivité
– attention dont l’on supposera au moins qu’elle n’était pas totalement inexis-
tante puisque tout indique que, dans la retraite de Sicile, l’abandon des blessés et
des malades (traumatíai te kaì astheneîs), plus douloureux que celui des morts,
fut une mesure d’exception due à la détresse où se trouvaient les Athéniens35.
Mais un tel sujet ne relève ordinairement pas du discours, car l’Athènes clas-
sique ignore cette glorification des blessures qui semble avoir caractérisé la
Rome républicaine : décoration du combattant exemplaire qui l’arbore comme
une couronne civique, signe de courage à exhiber lorsqu’on est candidat au
consulat, témoignage de poids lors d’un procès, la cicatrice, « symbole » de
la qualité de celui qui la porte36, a toute valeur à Rome, et c’est à ce titre que
les annalistes romains tiennent un compte exact des entailles qui marquent le
corps des citoyens37.

33. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris, La Haye, 1981, p. 17-37.
34. Voir la lettre-décret des citoyens de Knossos pour Hermias de Kos, in J. Pouilloux (éd.), Choix
d’inscriptions grecques, Paris, 1960, n° 16 : il s’agit de blessés lors d’une stásis à Gortyne et du combat
qui se déroula dans la cité. Voir encore Y. Garlan, La Guerre dans l’Antiquité, Paris, 1972, p. 162.
35. VII, 75, 3 (Sicile) ; en VIII, 27, 4, les blessés sont mentionnés en premier lieu dans les conseils
donnés par Phrynikhos aux Athéniens et que Thucydide trouve « intelligents ».
36. Plutarque, Coriolan, 14, 2 : súmbola tês andreías.
37. Voir par exemple Tite-Live, VI, 20, 5-8 (Manlius) ; Plutarque, Questions romaines, 48 et
Coriolan, 14, 2 (candidature de Coriolan au consulat) ; cicatrices ostendere : nombreux exemples
chez Quintilien.
un absent de l’histoire ? 831

Ce qui, par contraste, me ramène à l’historien grec et à ses récits de combats.


Les blessures y sont un handicap pour le sôma civique en ce qu’elles ouvrent
la voie à la faiblesse. Par là, elles sont aussi des indices de ce que l’univers
des cités subit une atteinte grave. Ainsi l’on repère aisément dans le texte deux
points de plus forte concentration de traûma, traumatías, traumatízo, titrósko,
et, sans surprise, il s’agit de l’épisode de Sphactérie où, pour la première fois,
des hoplites spartiates se rendirent et du développement sur la catastrophe sici-
lienne, qui faillit bien venir à bout des forces d’Athènes.
Pour dire la faiblesse, les formes verbales au passif se multiplient, comme
un constat d’échec qui serait en même temps l’explication des revers : si les
hoplites lacédémoniens cèdent à Sphactérie devant les peltastes d’Athènes, c’est
que « beaucoup d’entre eux sont blessés », et blessés sont encore, plus ou moins
grièvement, le chef spartiate capturé à Thyréa ou Nicias échouant à mener à
bien ses plans à Mendè38. L’emploi du participe parfait passif d’un verbe comme
katatraumatízo est donc le signe d’une situation désespérée, cependant que le
recours à une forme active indique qu’à telle étape du combat de Sphactérie les
deux camps étaient encore d’attaque ou que, dans le désastre sicilien, seuls les
adversaires des Athéniens le sont encore39. On ajoutera que, dans ces grandes
épreuves à l’échelle d’une ou de plusieurs cités qu’Hérodote nommait traûma
et que Thucydide appelle páthos, il y a comme un très fort entraînement de
la faiblesse à s’auto-engendrer et, plus d’une fois, les blessures contribuent à
aggraver une mauvaise passe dont, en elles-mêmes, elles étaient déjà le signe :
ainsi, s’accumulant tout au long de la retraite de Sicile, elles rendront encore
plus invivable la détention dans les Latomies40.
Il n’est finalement qu’un personnage, un seul, dont les blessures rehaussent
la valeur, mais leur gravité est telle qu’elles vont presque jusqu’à le « tuer »
une première fois avant qu’il ne prenne toute son envergure dans le récit. Si l’on
précise qu’il s’agit de Brasidas, connaissant l’estime que Thucydide porte à ce
Lacédémonien d’exception, on ne s’étonnera certes pas qu’il relève de ce trai-
tement spécial ; mais on n’en fera pas moins l’hypothèse que seul un Spartiate
pouvait être grandi par des blessures. Brasidas, donc, était à Pylos, il y fut
« taillé en pièces » (anekópe) par les Athéniens et perdit connaissance sous la
douleur ; le texte précise même qu’il tomba, mais au fond de son bateau, ce qui
lui valut d’échapper à la mort (qu’indique souvent le verbe píptein), ce qui lui
évita aussi la honte de la reddition de Sphactérie. Et c’est devant Amphipolis
que, à nouveau blessé par les Athéniens, il « tombe » ; il mourra peu après, non
sans s’être assuré que les siens ont le dessus, non sans que Thucydide ait entre-
temps donné à Cléon une mort d’une laideur crue, puisque celui-ci fut rattrapé
alors qu’il fuyait et tué par un peltaste41.

38. Thucydide, IV, 35, 1 (Sphactérie) ; IV, 57, 3 (Thyréa), où l’on appréciera la valeur du participe
parfait τετϱωμένος : « définitivement blessé » ou « tout couvert de blessures » ; IV, 129, 4 (Nicias
à Mendè).
39. Kατατετϱαυματισμένοι : VII, 80, 1 (retraite de Sicile) ; τϱαυματίσαντες : IV, 14, 4 (Sphactérie) ;
ϰατετϱαυμάτιζον : VII, 79, 5 (Sicile).
40. Retraite : VII, 80, 1 ; 82, 1. Latomies : VII, 87, 2.
41. IV, 12, 1 : ἀνεϰóπη ὑπὸ τῶν Ἀθηναίων ϰαὶ τϱαυματισθεὶς πολλὰ ἐλιποψύχησε ϰαὶ πεσóντος
αὐτοῦ… (Pylos) ; V, 10, 8 et 11 (Brasidas à Amphipolis) ; V, 10, 9 (Cléon).
832 un absent de l’histoire ?

À cette exception près, où elles ne sont pas loin d’assumer dans le récit
le rôle de súmbola tês andreías42, les blessures, à l’aune des catégories histo-
riographiques de Thucydide, apparaissent donc comme de purs indices d’une
« ­faiblesse » somme toute extérieure au corps des hommes : elles sont, sur le
corps, la marque d’une situation de haut risque pour la cité du blessé. Comme
si, par lui-même, le corps ne signifiait rien. Ou, plus exactement : comme si,
n’accédant au symbolique qu’une fois pris dans la relation de l’homme à sa
communauté, il ne signifiait rien pour un individu.
Mieux vaut certes que le corps du citoyen soit intact : en son intégrité, il
ne s’effacera que mieux devant la cité. Mais il arrive qu’il soit entamé, et il ne
mérite alors mention que comme indice d’autre chose que soi. Il est bien diffi-
cile au citoyen d’avoir son corps.

Avant de refermer le dossier des blessures, on aimerait, au-delà de Thucydide,


s’accorder le temps de quelques réflexions plus générales. Au corps non entamé
et qui se laisse d’autant plus oublier qu’il n’a pas été révélé à sa corporéité, on
opposerait alors le corps troué – en son étymologie, « l’idée de blessure repose
sur la notion de trouer »43. Il est des systèmes de représentations, celui de l’épo-
pée, celui de la République romaine, qui s’attachent volontiers à la béance refer-
mée, visible encore dans la cicatrice, cette mémoire du corps qui inscrit l’honneur
dans la chair, comme un insigne, voire un ornement. Mais tel n’est pas le pro-
pos de Thucydide, chez qui il n’existe pas de mot pour désigner les cicatrices
parce que, comme indices du nûn, les blessures ne sont jamais qu’ouvertes, sai-
sies dans l’instant même où elles sont infligées et toujours référées aux circons-
tances qui les ont provoquées.
Ce qui inciterait à examiner les différentes manières de neutraliser le corps,
en le rendant étranger au soi44 dans l’instant même où l’on fait de gnome ce que
chacun a de plus propre, ou en n’acceptant d’en penser la notion que dans la
sphère de l’extériorité : un sôma de citoyen n’a pas d’intérieur – mais il est vrai
que, de son point de vue de naturaliste, Aristote opposera encore dans l’homme
la disposition extérieure des parties, « connue par l’habitude », à celle des par-
ties internes, parfaitement ignorée45. Telle est sans doute l’une des limites de la
conception classique du corps en Grèce, que le dedans doive en rester impensé,
au point que même les blessures n’y donnent pas accès, parce qu’elles ne sau-
raient être, comme dans la pensée médicale des Romains, autant de « fenêtres »
ouvertes sur l’intérieur46.

42. C’est ainsi que Plutarque caractérise la signification romaine des blessures, à propos de l’histoire
de Coriolan ; voir supra, notes 37 et 38.
43. P. Chantraine, op. cit. supra n. 1, s.v. τιτϱώσϰω.
44. Thucydide, I, 70, 6 : opposition de σώμασιν ἀλλοτϱιωτάτοις et de γνώμη οἰϰειοτάτη. Voir
Lysias, Épitaphios, 24.
45. Je fais allusion à Histoire des animaux, I, 494 a 20-22 et plus généralement 19-24, avec le
commentaire de G. E. R. Lloyd, Science, Folklore and Ideology, Cambridge, 1983, p. 27.
46. Voir G. Majno, The Healing Hand. Man and Wound in the ancient World, Cambridge Mass., 1975,
p. 354-355 (à propos de Celse et de Galien). On notera que le traité hippocratique Des lieux dans
l’homme ne se préoccupe des ouvertures (exprimées par des mots de même racine que τιτϱώσϰω)
que dans la tête, partie noble.
un absent de l’histoire ? 833

Sans doute n’y a-t‑il là que remarques programmatiques, pure indication de


pistes qu’il faudrait suivre pas à pas ; toutefois, même si ce n’est pas ici le lieu
de s’y arrêter, suggérer ces orientations ne m’a pas semblé inutile au sein d’une
enquête qui se veut essentiellement exploratoire.
À nouveau, revenons à Thucydide et au corps très peu concret du citoyen,
saisi dans l’extériorité la plus grande possible.

Parties du corps

Rappeler que le sôma est à l’évidence un tout me fournira encore néanmoins


l’occasion de réparer un oubli en signalant que, au contraire d’Hérodote détail-
lant les blessures sur le corps des barbares, Thucydide n’estime jamais néces-
saire de localiser les coups portés aux combattants. Le constat de blessure suffit,
tant il est vrai que ce n’est pas le corps qui intéresse l’historien, mais le citoyen,
dans ses forces vives ou en proie à la faiblesse.
Il arrive certes, au hasard du récit, que telle partie du corps – généralement
externe, donc – soit mentionnée, mais, de ces occurrences dispersées, aucune
représentation d’un schéma corporel positivement constitué ne se dégage. Il
est toutefois dans le texte un développement (mais, on le verra, unique en son
genre) pour fournir l’occasion d’une énumération ordonnée et assez complète
de ces parties, y compris – l’exception mérite d’être signalée – de celles de l’in-
térieur (tà entós) comme le pharynx et la langue, l’estomac et l’intestin, sans
oublier les humeurs47 : on l’aura deviné, il s’agit du corps malade de la peste,
comme si seule la maladie pouvait unifier le sôma en un tout organique dont
les éléments se laissent détailler, et le fait est qu’organes, membres et humeurs
sont passés en revue dans le plus grand détail. Ainsi, certains mots n’appa-
raissent dans l’œuvre ou ne sont employés en un sens physiologique qu’à cette
occasion, comme ophthalmós, nom usuel de l’œil, stethe (la poitrine), koilía (la
cavité ventrale) ou encore akrotéria désignant pour la circonstance les extrémi-
tés du corps48. Quant aux autres parties mentionnées dans ce passage, comme
kephalé, la tête, ou aidoîa, les organes sexuels, elles n’ont droit, dans le reste de
l’œuvre, qu’à de brèves et rares apparitions49. Enfin, comme si seule la présence
dans ce développement assurait à un mot sa signification durablement corporelle
dans le récit, khrós, nom de la peau et souvent de la chair, à ce titre omnipré-
sent dans l’Iliade mais qui n’est pas mentionné ici par Thucydide, n’apparaî-
tra qu’une seule fois dans la suite du texte, mais en un sens purement figuré50.

47. Thucydide, II, 49, 2, 3, 6. Objectera-t‑on qu’il est normal que les récits de combat ne men-
tionnent que l’extérieur du corps, l’intérieur étant tout naturellement envisagé dans une perspective
« médicale » ? Je répondrai que, dans l’Iliade, où les récits de bataille abondent, les références au
corps intérieur des guerriers sont nombreuses, car la chair des combattants est tout entière à blesser,
à entamer et finalement à pénétrer.
48. Ophthalmoí : II, 49, 2 et 8 (seules occurrences dans l’ensemble du texte de ce nom usuel de
l’œil, par opposition à ómma qui, selon P. Chantraine, (op. cit., n. 1), désigne la capacité de voir :
une seule occurrence en II, 11, 7). Akrotéria : II, 49, 8 (seul emploi dans ce sens, toutes les autres
occurrences concernant des promontoires) ; stethe : II, 49, 3 ; koilía : II, 49, 6.
49. Kephalé : II, 49, 2 et 7 ; voir aussi I, 6, 3 (excursus anthropologique) et V, 10, 5 (Brasidas voit,
au mouvement des lances et des têtes, que l’armée de Cléon ne tiendra pas devant la sienne) ; tà
aidoîa : une seule autre occurrence en I, 6, 5 (excursus anthropologique).
50. II, 84, 1 : ἐν χϱῷ αἰεὶ παϱαπλέοντες (navigation « au plus près »).
834 un absent de l’histoire ?

Quittant pour l’instant le développement sur la peste, revenons au tout-venant


du récit. Ce sont alors le dos, les mains (les bras) et les pieds qui, au détour des
opérations militaires, font de fréquentes apparitions. On s’y arrêtera un instant.
Il arrive que ces parties du corps soient évoquées pour elles-mêmes en tant
qu’elles ont à jouer dans l’action un rôle particulier. Il en va ainsi du pied droit
déchaussé des Platéens qui tentent une sortie nocturne51, de la posture des sol-
dats athéniens qui, pris d’une soudaine ardeur de fortifier Pylos, portent, faute de
récipients, le mortier sur le dos « en se courbant […] et en croisant les bras par
derrière pour l’empêcher de se déverser » ou des voies de fait sur un démocrate
de Mendè, qui déclenchent la fureur du peuple contre le Spartiate Polydamas
parce que, pour faire taire le contradicteur, celui-ci l’a tiré par le bras et mal-
mené52. Dans ces épisodes, tous singuliers et dont chacun a son sens propre
– stratégico-initiatique, technique ou pré-insurrectionnel –, des gestes uniques,
inventés pour la circonstance, sont mis en œuvre.
Le reste des occurrences concerne des gestes déjà socialement codés, comme
celui de la supplication qui peut aussi indiquer la reddition, avec ces mains ten-
dues vers l’adversaire que Thucydide évoque à plusieurs reprises, suggérant en
un raccourci vigoureux la situation du suppliant qui tend les mains, mais se sait
à la merci (dans les mains) d’autrui53. Car c’est bien dans un contexte militaire
et dans des formules ou syntagmes convenus que la main (le bras) apparaît le
plus souvent dans le texte, et l’on y verra le signe d’une pensée où, la main étant
siège de l’acte et singulièrement de la force, tout, dans la guerre, repose sur le
bras du combattant54 : lever la main (kheîras antaíresthai) revient à prendre les
armes, es kheîras, signalant que l’on en vient aux mains, dénote l’ouverture des
hostilités, tout comme en khersín caractérise le corps-à-corps, cependant que
« de vive force » est la signification générique du simple datif kheiri55.
Rien de spécifiquement propre à l’écriture historique, donc, rien que de
socialement partagé, surtout si, à ces formules, on adjoint celles, moins abon-
dantes mais plus circonstancielles, qui usent des pieds et du dos pour donner des
repères spatiaux en temps de guerre : en posín, sur le chemin (dans les pieds),
katà pódas, sur les talons, katà nótou, par derrière (dans le dos : c’est ainsi que
surgissent à l’improviste les troupes légères et tous ceux qui veulent prendre
ou livrer par surprise)56. Ce n’est certes pas chez Thucydide que l’on trouvera
matière à ouvrir le dossier – riche de connotations multiples dans les pratiques
rituelles et la poésie – des valeurs symboliques du pied dans la pensée grecque :

51. III, 23, 2. En fait, Thucydide signale que seul le pied gauche était chaussé. Sur l’interprétation
de ces épisodes, en termes purement stratégiques ou initiatiques, voir P. Vidal-Naquet, Le Chasseur
noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 1981, p. 101-102, et, du
même auteur, « Retour au chasseur noir », in Mélanges Pierre Lévêque II, Besançon-Paris, 1989,
p. 393, ainsi que L. Edmunds, « Thucydides on Monosandalism (3.22.2) », Mélanges S. Dow,
Durham, 1984, p. 71-75.
52. IV, 2 (Pylos) ; IV, 130, 3-4 (Mendè).
53. III, 58, 3 et 59, 4 (plaidoyer des Platéens) ; III, 66, 2 et 67, 5 (réponse des Thébains) ; IV, 38,
1 (reddition des Lacédémoniens à Sphactérie).
54. Voir N. Loraux, « La main d’Antigone », Mètis, I, 2, 1986, p. 188-190.
55. III, 32, 2. Es kheîras : III, 107, 4 ; IV, 33, 96, 2 et 126, 5 ; V, 72, 4 ; VII, 44, 7 et 70, 5. En khersín :
III, 66, 2 ; 108, 1 ; IV, 43, 2, 96, 3 et 113, 2 ; V, 10, 6 ; VI, 70, 1 ; VII, 5, 2. Kheirí : III, 82, 8.
56. En posín : III, 97, 1. Katà pódas : IV, 126, 6. Katà nótou : III, 107, 3 et 108, 1 ; IV, 32, 4, 33,
1, 36, 1-2 (toutes indications concernant le surgissement des psiloí) ; IV, 112, 2 (par surprise).
un absent de l’histoire ? 835

preuve suffisante en serait la comparaison de ces quelques formules figées avec


la variété des occurrences hérodotéennes de poús dans toutes les situations, des
plus concrètement ordinaires aux plus exceptionnelles57.
C’est tout juste si, dans La Guerre du Péloponnèse, on peut encore faire un
sort à un passage où, aperçus sous les portes closes d’Amphipolis, un grand
nombre de pieds d’hommes et de chevaux sert pour Cléon d’indice (voire d’indi­
cateur) de la sortie imminente d’une armée hors de la ville ; mais il n’est pas
inintéressant de noter que Brasidas, à la seule vue du mouvement des lances et
des têtes, jugera à son tour que l’armée de Cléon ne tiendra pas sous le choc58.
Si, pour Cléon, c’est le bas qui est indice et pour Brasidas le haut, faut-il doter
cette répartition d’un sens symbolique ? La chose n’est pas impossible, mais on
hésitera toutefois à surcharger ainsi le texte. Car le corps du soldat est d’abord
en soi orienté dans l’espace, d’où il ressort que les indications spatiales sont
déchiffrées en même temps que perçues, avant que l’on puisse songer à les
interpréter dans un autre registre que celui, très concret, de la pratique militaire.

Récapitulons

Un sôma civique maître de lui-même ou auto-suffisant (aútarkes) dans la paix


et que, dans la guerre, le citoyen « rend » à la cité comme s’il lui était devenu
étranger (allótrion). Puis, après l’invasion d’Athènes par la peste, l’expérience
multiforme de la faiblesse et de la maladie (asthéneia dit les deux), qui culmine
au livre VII, lorsque la grande expédition de Sicile, initialement conçue comme
une manifestation de puissance, tourne au désastre. Après quoi le livre VIII est
comme un nouveau (et dernier) commencement, dans un registre plus indécis.
Dans la souffrance, sôma s’expérimente comme corps et, dans les combats
cruciaux – la bataille de Sphactérie pour Sparte, les derniers engagements de
Sicile pour Athènes –, subit l’épreuve des blessures sans que la moindre attention
soit pour autant prêtée à ce que signifie une entaille dans un corps d’homme :
la blessure du soldat-citoyen n’est qu’un indice de l’acharnement des combats
et des progrès du processus de destruction. Sôma n’a plus rien d’aútarkes, mais
il est vrai que déjà la peste avait explicitement produit cet effet. Or, avant que
la narration n’annexe au récit des opérations les parties les plus extérieures du
corps, muées en indicateurs d’espace, la peste avait, à elle seule, procédé à la
reconstruction presque accomplie d’un corps organique, produit paradoxal de
la décomposition du corps-citoyen.
Décidément, l’évidence s’impose que, pour avancer dans cette enquête, il
faut en passer par la « peste », à la fois rupture et tournant dans le temps de la
cité comme dans l’économie du récit. La peste éprouve le corps et met la cité
à l’épreuve. Faut-il faire un pas et affirmer tranquillement que la peste, en dis-
solvant le sôma civique, a ultimement atteint le « corps politique » entendu

57. Par exemple : Hérodote, I, 119 (Astyage fait servir à Harpage les chairs bouillies de son fils,
à l’exception de la tête, des pieds et des mains) ; II, 36 (les Égyptiens pétrissent la pâte avec les
pieds) ; V, 16 (les Péoniens attachent leurs enfants par le pied) ; VI, 19 (oracle aux Milésiens :
leurs femmes laveront des pieds d’hommes) ; VI, 86 (le serment est rapide, bien que n’ayant ni
pied ni main) ; IX, 37, 2-4 (le devin de Mardonios, enchaîné par les Grecs, se coupe le pied pour
échapper aux entraves).
58. Thucydide, V, 10, 2 et 5.
836 un absent de l’histoire ?

comme corps de la cité, ce qui supposerait que la cité soit effectivement pen-
sée par Thucydide comme un « corps » ? La question a été posée et mérite à
coup sûr examen, même si, au regard des catégories jusqu’à présent mises en
lumière comme historiquement pertinentes, il n’est pas certain que le dernier
énoncé, en sa structure métaphorique, soit vraiment conforme à la démarche de
l’historien, plus soucieuse d’indices que de symboles.

Le corps athénien malade de la peste

Voici qu’avec la peste le corps découvre son intérieur et que ce dedans s’au-
tonomise par rapport à son dehors jusqu’à contredire ce dernier :
Au contact externe (tò éxothen), le corps n’était pas excessivement chaud ni non
plus blême, mais un peu rouge, d’aspect plombé, semé de petites phlyctènes et
d’ulcérations ; mais, à l’intérieur (tà entós), il brûlait tellement qu’on ne pouvait
supporter d’être touché par des draps ou de fins tissus (II, 49, 5).
Le sôma civique était, on l’a vu, pure extériorité, le malade a un intérieur
ou plutôt en est un, n’est plus qu’un intérieur à vif. On peut bien toucher la sur-
face du corps, l’impression est trompeuse, car le malade ne sent plus, même le
contact le plus délicat, que depuis ce feu interne (toû entὸs kaúmatos) auquel il
identifie désormais les limites de son être. Aussi, lorsque la maladie ­s’empare du
corps tout entier, elle parcourt moins une surface qu’elle ne traverse un espace
creux en effervescence59.
Sans doute ce renversement est-il le plus aisé à percevoir de tous ceux que
la peste opère. Car, pour le reste, le développement semble tout entier conçu
pour déjouer au fur et à mesure les lectures mêmes que le texte avait un ins-
tant suggérées.

Une maladie rebelle à la médecine


D’abord, qu’en est-il de l’appellation de peste ? Entre loimós et nósos, ni
signal de la colère divine ni maladie pestilentielle au sens médical du terme, la
« peste » tient cependant et de loimós et de nósos, à cela près que Thucydide,
en la désignant d’avance comme λοιμώδης νóσος, à l’aide d’un de ces adjectifs
en -des qu’il aime à forger, a d’emblée produit un effet plus hippocratique que
l’expression hippocratique λοιμιϰὴ νóσος60. Mais, si l’appellation de λοιμώδης
νóσος convient au moment d’auxesis du livre I, où l’ordre du monde se dérègle
pour accompagner la guerre, où l’invraisemblable se fait réel, il semble bien
que, dans le développement du livre II, Thucydide se débarrasserait volontiers
du mot loimós61, au profit de nósos qui, désormais, est pour la suite de l’exposé
le vrai nom de la « peste ».

59. Ici, je commente II, 49, 6-7.


60. I, 23, 3. Sur tout ceci, voir F. Dupont, « Pestes d’hier, pestes d’aujourd’hui », Histoire, Économie,
Société, 3, 1984, p. 518-520.
61. Auquel, à tout prendre, il préférerait limós dans le vers qu’il cite en II, 54, 2-3 ; sur loimós et
limós, voir P. Demont, « Les oracles delphiques relatifs aux pestilences et Thucydide », Kernos,
3, 1990, p. 148 sqq.
un absent de l’histoire ? 837

Une maladie, donc. Mais une maladie qui « échappe à la médecine »62. Pour
s’en convaincre, une simple lecture du texte aurait dû suffire. Mais la lecture
médicale a la vie dure – est-ce l’inspiration que ce développement a durablement
apportée à des générations d’imitateurs qui a valu à Thucydide d’être « promu
au rang d’autorité médicale »63 ? Sans doute n’en sommes-nous plus à imagi-
ner, pour tout expliquer, une rencontre en Thrace entre le Père de la Médecine et
celui de l’Histoire scientifique, mais, sur le terrain de la langue, l’idée du carac-
tère d’abord technique du vocabulaire de Thucydide dans ce passage résiste à
tous les scepticismes, et il y a fallu la fougue convaincue d’un Adam Parry pour
entreprendre vraiment de s’y attaquer64.
Sans doute – description hippocratique, description thucydidéenne –, entre
les médecins et l’historien le schème de la forme « description » semble-t‑il
partagé, même si, au contraire des médecins, soupçonnés de ne s’intéresser qu’à
la provenance et aux causes du mal, Thucydide affirme être le seul à s’en tenir
au comment65. Mais s’en tenir à cette impression de ressemblance, c’est ne pas
apercevoir tout ce qui sépare une description de type médical, « choix d’évé-
nements institués comme autant de signes », et celle donnée par l’historien, où
toutes les indications visent à suggérer une maladie rebelle à l’interprétation
car rien n’y est signifiant66. C’est aussi négliger de s’interroger sur le silence
total effectivement observé à propos de cet épisode par les textes médicaux et
qui signifie peut-être, comme le suggère Jackie Pigeaud, que le médecin hippo-
cratique a, en la circonstance, « bronché devant l’absurde et le non-sens »67 ;
ou, pour le dire autrement, que le modèle médical de la pestilence, purement
humain, ne pouvait s’appliquer à un mal ressenti comme plus qu’humain68.
C’est enfin tenir fort peu de compte de ce que Thucydide avance lui-même pour
­justifier la présence d’un tel développement au sein de l’histoire de la guerre :

62. F. Dupont, art. cit. supra, p. 521, ainsi que la conclusion, « négative mais inévitable » de
G. Longrigg, art. cit. supra n. 27, p. 225 : la recherche moderne a été sérieusement égarée dans
ses tentatives persistantes pour identifier la Grande Peste d’Athènes avec une maladie moderne
spécifique. Nósos, noseîn et nósema : huit occurrences dans le développement du livre II ; voir
encore II, 57, 1 (2 occ.), II, 58, 2-3, II, 61, 3 et 64, 1, ainsi que III, 3, 1, 13, 3 et 87, 1.
63. J. Pigeaud, La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition
médico-philosophique antique, Paris, 1981, p. 218-219 et 220-242.
64. Le livre de C. N. Cochrane, Thucydides and the Science of History, Londres, 1929, expose sans
nuance la thèse médicale ; voir aussi D. L. Page, Classical Quarterly, 4, 1953, qui relève dans ce
passage les « preuves » de la connaissance que Thucydide avait de la médecine de son temps et
pense avoir affaire à une description scientifique. L’article d’A. Parry, cité précédemment, n. 27,
contient une critique stimulante de ce genre d’affirmations.
65. II, 48, 3.
66. Je suis la démonstration de J. Pigeaud, « La maladie a-t‑elle un sens chez les Hippocratiques »,
La Maladie et les malades dans la collection hippocratique, P. Potter, G. Maloney, J. Desautels
(éds.), Québec, 1990, notamment p. 31-33. Aussi bien ne faut-il pas, comme J. de Romilly (CUF),
traduire ἀφ’ ἄν τις σϰοπῶν (ce à partir de quoi on pourrait examiner) par « les signes à observer
pour pouvoir le mieux… » (II, 48, 3 ; souligné par moi).
67. J. Pigeaud, art. cit. supra, p. 37-38.
68. Voir P. Demont, « Notes sur le récit de la pestilence athénienne chez Thucydide et ses rapports
avec la médecine grecque de l’époque classique », in Formes de pensée dans la collection hippo-
cratique, F. Lasserre, F. Mudry (éds.), Genève, 1983, p. 341-347. Mal plus qu’humain, donc, ce qui
ne signifie pas pour autant, comme le croit H. Toole, « The Plague of Athens and its Description by
Thucydides », Пϱαϰτιϰὰ τῆς ’Aϰαδημίας ’Aθηνῶν, 53, 1978, p. 225-247, que Thucydide pense
que c’est Apollon qui l’a envoyé aux Athéniens pour aider les Spartiates.
838 un absent de l’histoire ?

au contraire des médecins – théoriciens essentiellement préoccupés de disser-


ter sur les causes ou de procéder à des distinctions toutes nominales, praticiens
qui meurent les premiers d’un mal qu’ils soignent à l’aveuglette et contractent
en le « soignant » –, il a certes été lui-même malade (αὐτὸς νοσήσας), allant
jusqu’à vivre le mal alors que, pour l’historien, il suffit généralement d’avoir
constaté de visu, mais il est de ceux, rares, qui en ont réchappé et sont, par là,
immunisés. Mieux : il n’a perdu ni la vue ni la mémoire, comme certains sur-
vivants69, et l’on suggérerait volontiers que l’historien Thucydide, parce qu’il
n’en est pas mort et n’a rien oublié, est en la circonstance seul habilité à rendre
compte de cette maladie exceptionnelle devant la postérité. Ce qui implique
sans doute de sa part une rivalité avec les médecins, mais va bien au-delà de
toute interprétation médicale du texte.
Quant à la langue de la description historienne, les hapax qui la caracté-
risent70 plaident, en leur densité inusitée, pour qu’on y voie un style recher-
ché plus qu’une écriture vraiment technique71. Ainsi, le verbe episemaíno, où
Adam Parry voit le seul terme proprement médical de tout le développement,
ne désigne pas, comme dans le corpus hippocratique, la manifestation d’un
symptôme, mais un pur apparaître, l’émergence ultime du mal dont il n’a rien
à dire, sinon qu’elle a lieu72, et un mot comme asthéneia qui, dans son accep-
tion technique, dénote une faiblesse concomitante à une maladie73, est employé
en toute hétérodoxie comme désignation de la maladie en elle-même. Inutile
d’accumuler les exemples sur ce point : ce n’est à l’évidence pas en médecin
que Thucydide décrit le corps malade.

Une maladie nullement métaphorique

Que faire d’un mal aussi peu médicalisable ? Il est des lecteurs de Thucydide
pour franchir hardiment un pas, du scientifique au symbolique, et déclarer que,
si Thucydide ne pose pas sur la peste le regard d’un médecin, c’est qu’il la traite
comme une métaphore.
Au corps athénien terrassé par le mal, on substitue dès lors ce « grand corps
malade qu’est la cité d’Athéna », et l’on fait de l’épidémie une « métaphore
filée de la désintégration du corps civique »74. Et d’insister sur la progression

69. Je commente successivement II, 48, 3, 49, 3 et 47, 4 (les médecins) ; 48, 3, 49, 8 (Thucydide).
70. J’entends par là des hapax-chez-Thucydide ; ces mots, usités ou inusités chez les autres écri-
vains, qui n’apparaissent qu’une seule fois dans le texte de l’historien. Le développement sur la
peste présente 71 hapax pour huit chapitres, soit une densité approximative de neuf par chapitre et,
de ce point de vue, devance les autres grands morceaux de bravoure, à savoir, par ordre de densité
décroissante, le dernier combat du livre VII et la retraite de Sicile, l’excursus du livre III sur la
stásis et le développement du livre II sur les funérailles et l’epitáphios.
71. Sur l’emploi des termes « scientifiques » dans les moments d’affect maximal, voir A. Parry,
art. cit. supra n. 27, p. 108 ; et, sur l’aristocratisme de Thucydide à l’égard du vocabulaire technique,
même inventé par lui, ibid p. 113. Les exemples suivants sont relevés ibid., p. 112-113.
72. II, 49, 7.
73. Voir par exemple Lieux dans l’homme, 20, 23, 34, 43.
74. Citations de A. Gervais, dans un article pourtant très « réaliste », « À propos de la peste
d’Athènes. Thucydide et la littérature de l’épidémie », Bull. Assoc. Guillaume Budé, 1972, p. 422
et M. C. Mittelstadt, « The Plague in Thucydides : an extended Metaphor ? », Rivista di Studi
Classici, 16, 1968, p. 148.
un absent de l’histoire ? 839

du mal dans le corps, chaque étape trouvant sa place dans une sorte d’allégo-
rie de la décomposition de la cité : la tête d’abord (ce sont les mauvais poli-
tiques), puis les organes internes (bien sûr, les factions), puis les extrémités
(mais voyons, ce sont Corcyre, Mytilène, Potidée, ces « extrémités nécessaires
au corps de l’empire pour qu’il fonctionne » ; en l’occurrence, l’imagination
du lecteur ne va pas jusqu’à préciser ce qu’il fait des aidoîa, mentionnés expli-
citement par Thucydide), avec une prédilection toute particulière pour le pas-
sage où l’historien évoque l’impossibilité, pour le malade, de trouver le repos
(voilà l’acti­visme athénien) et la surprenante résistance du corps, qui ne suc-
combe qu’à son embrasement intérieur (de même, commente-t‑on, les Athéniens
tinrent bon longtemps après la défaite de Sicile pour n’être finalement vaincus
que par leurs conflits privés)75.
Propositions à l’évidence séduisantes, d’autant que, d’un bout à l’autre de
l’œuvre, la cohérence du vocabulaire thucydidéen est telle qu’il n’est pas diffi-
cile d’interpréter comme correspondances raisonnées ce qui n’est peut-être que
fidélité à un seul et même registre de langue, travaillé jusqu’à ce que le com-
posite passe pour de l’unité. Mais le trop séduisant est suspect, et il faut y aller
voir de plus près, en s’attachant d’abord pour lui-même à l’ordre anatomico-­
chronologique de la pénétration du mal. Pour commencer, la tête, deux fois
mentionnée :
On avait d’abord de fortes chaleurs à la tête (II, 49, 2).
Le mal passait par le corps tout entier en commençant par le haut (ἄνωθεν
ἀϱξάμενον), puisqu’il s’était d’abord installé dans la tête (ἐν τῆ ϰεφαλῆ ἱδϱυθέν)
… (II, 49, 7).
Du haut vers le bas : le lecteur à la tête platonicienne voudra sans nul doute
faire parler cette indication ; il suggérera que la vectorisation du mal est, par
exemple, strictement inverse de celle de la ciguë dans le corps de Socrate76, il
observera que, transposée dans les catégories du Timée, la maladie telle que la
décrit Thucydide commence à l’« Acropole » pour aller vers ce qui, dans le corps,
relève à peine d’une métaphorisation, tant le statut des aidoîa est bas. Mais pour-
quoi platoniser, alors que ni la tête77 ni les autres mots de la phrase ne semblent
spécialement investis de sens dans l’œuvre ? Le verbe diéxeimi ne suggère rien
de particulier, c’est la première occurrence de ánothen (­d’en-haut), dont toutes
les autres, au nombre de seize, seront géographiques ou topographico-militaires
et, dans La Guerre du Péloponnèse, hidrúo ne dénote que l’élévation d’une sta-
tue ou, dans un style plus martial, l’installation d’un campement. On ajoutera
que, pour mener en toute légitimité une lecture allégorique, il faudrait pouvoir
en fonder la possibilité. Ce qui reviendrait à établir, preuves à l’appui, que la
cité a effectivement été pensée, par les Grecs du ve siècle et singulièrement par
Thucydide, comme un corps, voire comme un organisme. À propos de Rome,
les exemples d’une telle figure abonderaient, encore qu’il suffise, pour trancher
la question, d’évoquer le seul apologue de Menenius Agrippa78.

75. M. C. Mittelstadt, art. cit. supra, n. 75, p. 151-152.


76. Pour une interprétation de ce trajet dans Platon, voir N. Loraux, op. cit. supra n. 3, p. 198-199.
77. Quatre occurrences en tout ; voir note 50.
78. Plutarque, Coriolan, 6, 3-5 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VI, 86-87.
840 un absent de l’histoire ?

Mais à propos d’Athènes ? À propos de la cité grecque ?


On commencera par retourner la question, plus traitable peut-être une fois
renversée : le corps est-il, pour un Grec du ve siècle, susceptible d’être pensé
comme une cité ? L’examen des métaphores politiques dans la langue des méde-
cins inciterait d’abord à répondre par l’affirmative : on évoquera alors la pré-
gnance du modèle de l’isonomía chez un Alkméon de Crotone ou les occurrences
de krateîn (l’emporter sur, dominer) dans les écrits hippocratiques, en vertu
de quoi, lorsqu’une saine domination est en place, le corps est protégé contre
toute asthéneia79. Et il est vrai que les théories médicales recourent volontiers
aux notions de domination, de mise en infériorité et d’équilibre en tension ; le
champ du conflit y est donc la catégorie essentielle, qui fait du corps un champ
de forces affrontées. Mais cet équilibre fragile et toujours menacé ne recouvre
pas ce que nous entendons spontanément sous la figure du corps comme cité,
dont le modèle est en réalité celui, pythagorico-platonicien plus qu’hippocra-
tique – et romain plus que grec – d’une interaction entre des organes arti­culés
hiérarchiquement entre eux. Or, parce que le paradigme démocratique de la
pólis suppose égalité et interchangeabilité des positions, le corps conçu à cette
aune n’a rien d’un organisme80, et il faut donc se résoudre à admettre qu’en
aucun cas la métaphore politique, parce qu’elle n’implique pas structurellement
de hiérarchie, n’a été assez puissante pour construire une conception élaborée
du corps comme cité81. Il apparaît dès lors qu’à identifier le corps malade à la
cité pour parler ensuite de « corps de la cité », on procède tout simplement par
approximation.
D’autant que tout n’a pas encore été dit sur l’ordre qui commence par la
tête et finit par les extrémités. Avant d’y chercher une signification symbolique,
mieux vaut prendre en compte l’ensemble du développement sur la « peste ». On
s’avisera alors que, pour décrire la progression effective du mal dans ­l’espace
athénien, c’est la vectorisation inverse, du bas vers le haut, que le texte indique
clairement puisque la maladie commence au Pirée (τὸ πϱῶτον ἐν τῷ Пειϱαιεῖ) et
s’achemine ultérieurement vers la ville haute, voire vers l’Acropole (ὕστεϱον…
ϰαὶ ἐς τὴν ἄνω πóλιν)82. Nulle homologie, donc, entre le corps et l’espace civique
réel, à moins de déchiffrer sous l’inversion un parallélisme secret, ce qui n’est
guère de bonne méthode, s’agissant d’une prose aussi résolument précise et maî-
trisée. En revanche, il est temps d’observer que, du haut vers le bas, le trajet du
mal dans le sôma suit étrangement l’orientation du corps telle que les natura-
listes le décrivent en son état normal83, fondant leur discours sur la « nature »

79. Sur l’importance de la métaphore politique, voir D. Lanza, Lingua e discorso nell’ Atene delle
professioni, Napoli, 1979, p. 121-124 ; sur Alkméon, voir O. Temkin, « Metaphor of Human Biology »,
in Science and Civilization, R. C. Stauffer (éd.), Madison, 1949, p. 170 et G. Cambiano, « Pathologie
et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocratique, op. cit. supra n. 68.
80. J’emploie ce mot par commodité, malgré les remarques de O. Temkin, art. cit. supra n. 79,
p. 176-179 sur son origine relativement moderne.
81. M. Vegetti, « Metafora politica e immagine del corpo nella medicina greca », in Formes de
pensée, op. cit. supra n. 68, p. 51 ; sur le pythagorisme et Platon, voir M. Vegetti, dans le même
article p. 53. L’analogie corps/cité suppose à tout le moins que l’un et l’autre soient composés de
« parties » différentes : voir Aristote, Politique, V, 1302 b 33-1303 a 2.
82. II, 48, 2.
83. Sur l’importance de l’opposition áno/káto dans la réflexion hippocratique, voir D. Lanza, op. cit.
supra n. 80, p. 116. Voir Aristote, Histoire des animaux, I, 493 b 18.
un absent de l’histoire ? 841

du corps84, ce qui revient à aller de la tête aux pieds85. D’où le sentiment trou-
blant que cette maladie atypique, plutôt qu’à une allégorie, ressemble dans son
processus à la méthode d’exposition « naturelle », ce qui, si nous ne nous gar-
dions de surinterpréter, apparaîtrait comme le comble du paradoxe.
Il faut trancher : le corps malade n’est pas une cité, et n’est donc pas une
métaphore d’Athènes. Il convient de le prendre pour ce qu’il est : lui-même,
c’est-à‑dire un corps malade générique que Thucydide soustrait à la médecine
pour l’installer dans l’Histoire.
Faut-il pour autant renoncer à toute problématique de la cité comme corps ?
Les questions ne sont peut-être pas aussi tranquillement réversibles, et l’on y
regardera malgré tout d’un peu plus près.
Il arrive une fois, dans le récit des événements de la première année de guerre,
avant l’epitáphios et donc, dans le texte, bien avant la peste, que Thucydide
anticipe la suite en parlant de « la cité […] encore à son sommet et qui n’avait
pas encore été malade » (ἀϰμαζούσης ἔτι τῆς πóλεως ϰαὶ οὔπω νενοσηϰυίας)86.
Mais il ne faut pas s’empresser de verser cette « cité malade » au corpus très
nourri des métaphores grecques de la maladie civique. Car, chez Thucydide,
nósos et ses dérivés sont, si j’ose dire, toujours là en personne dans la narration
historique87 qui leur assigne la réalité des faits, si bien que l’expression « cité
malade » ne saurait en la circonstance impliquer autre chose que la collectivité
des Athéniens « en proie à l’épidémie »88. Nósos n’étant jamais employé méta-
phoriquement par l’historien – ce qui ne peut relever que d’un choix délibéré –,
seul un coup de force interprétatif permettrait de classer la maladie d’Athènes au
chapitre, poétique ou tragique, mais aussi hérodotéen ou platonicien, des cités
malades, qui ne sont jamais malades de maladie parce que nósos, généralement
métaphorique dans ce contexte, n’est autre chose que la stásis89.
Certes, sans que Thucydide s’attache à expliciter la chose, nombreux sont,
dans l’œuvre, les échos entre le développement sur la peste et l’excursus consa-
cré à la guerre civile au livre III. Ces échos ont déjà souvent été repérés90 : même
tendance à la généralisation et, dans les deux cas, mise en cause de l’anthropeía

84. Phúsis toû somatos : Hippocrate, Lieux dans l’homme, 2, 1 (où la description commence par la tête).
85. D. Lanza, op. cit. supra n. 79, p. 113 et, à propos de Aristote, Histoire des animaux, I, 491 a 27
sqq., 493 a et 494 a 32-494 b 1, du même auteur, « Quelques remarques sur le travail linguistique
du médecin », in Formes de pensée, op. cit. n. 68, p. 184. On observera que, mentionnés en dernier
lieu (teleutaîon dè pódes : Aristote, Histoire des animaux, I, 494 b 4), les pieds sont ce qui enracine
l’homme dans la terre, cependant que Platon, lui donnant une racine céleste, renverse totalement
l’orientation du corps humain.
86. Thucydide, II, 31, 2.
87. Sur vingt-neuf occurrences de nósos et de ses dérivés, vingt-deux, dont celle qui nous préoccupe,
dénotent l’épidémie.
88. Traduction J. de Romilly (CUF).
89. Voir Hérodote, V, 28 (Milet νοσήσασα… στάσι). Avec les remarques de G. Cambiano in Formes
de pensée, op. cit. n. 68, p. 444. Le thème de la phthorá, évoqué par G. Cambiano, n’est certes
pas étranger à mon propos, mais pour faire vite, j’observerai que, chez Thucydide, l’emploi de
diaphtheíro à propos de la peste et de la stásis suggère tout au plus une parenté entre deux modes
de destruction, mais non une analogie ou une identité.
90. Par exemple A.W. Gomme, Historical Commentary on Thucydides, ad loc., qui rapproche
II, 51, 1 de III, 82, 2 (même idée d’une loi valable au delà de ses variations contingentes) ;
cf. M. C. Mittelstadt, art. cit. supra n. 74, p. 149 ; P. Demont, art. cit. supra n. 61, p. 153-155. Voir
encore W. R. Connor, Thucydides, Princeton, 1984, p. 99-100.
842 un absent de l’histoire ?

phúsis, même affirmation qu’il s’agit d’une « révolution » (metabolé), même cer-
titude que, dans la maladie comme dans la stásis, le terrible « tombe » de l’exté­
rieur sur la cité, mêmes conséquences catastrophiques sur les comportements
éthiques et religieux, similitude dans l’écriture qui tend à se faire formulaire91.
Mais, si la guerre civile est un mal récurrent, supposé sévir « aussi longtemps
que la nature des hommes sera la même » car elle a sa source en cette phúsis,
la maladie frappe la cité « trop durement pour la nature humaine »92. Si la pre-
mière est malgré tout à la mesure de l’homme, il apparaît donc que la seconde
le dépasse, d’où l’on déduira que, face à cette anomalie monstrueuse qu’est la
« peste », la stásis, de dimension somme toute plus limitée dans l’œuvre de
Thucydide, y témoigne seulement de la banalité du mal. On en conclura sur-
tout que, d’être en tout point une exception, la maladie est pur événement, qui
ne saurait renvoyer vers autre chose que soi-même. Nósos sans signes, la peste,
même considérée globalement, n’est pas non plus un signe en elle-même.
Laisser nósos à sa réalité de fait sans céder à la tentation d’y voir une figure :
peut-être est-ce là un exemple, l’exemple privilégié de ce que Thucydide appelle
« scruter à partir des faits eux-mêmes »93, formule souvent citée mais à laquelle
on s’efforce rarement de donner tout son sens parce que l’on y adhère trop vite,
dans une piété convenue, ou qu’au contraire on la soupçonne par principe de des-
siner un programme impossible et donc resté inappliqué. Pour ma part, c’est à la
« peste » que j’appliquerais volontiers ce ap’ autôn tôn érgon, entendu comme
enracinant le travail de l’historien dans les faits maintenus à l’état de faits : du
coup, lorsqu’il parle de cité malade, c’est à une démétaphorisation que procède
Thucydide, invitant son lecteur grec à prendre littéralement ce qui, chez tout
autre écrivain, serait une figure.
Nósos n’est donc pas, dans le développement sur la peste, cette « maladie »
de la cité qui demande la prompte intervention d’un médecin qui serait l’homme
politique avisé94. Car, dans le texte, Périclès, bien qu’encore vivant et toujours
attentif à Athènes, ne saurait soigner une maladie qui résiste aux médecins et
dont lui-même d’ailleurs mourra95, hors récit.
Mais la peste n’est pas plus – comme, de Solon à Eschyle en passant par
Pindare96, la tradition poétique le veut – une « plaie » (hélkos) pour la cité. Du
moins, chez Thucydide, faut-il savoir distinguer entre le corps, malade en son
intérieur, et la cité, d’abord frappée du dehors : si l’ulcération (hélkosis) finit

91. Anthropeía phúsis et généralisation : II, 50, 1 et III, 82, 2 ; metabole : II, 48, 3, 53, 1, 61, 2 et
III, 82, 2 ; irruption sur le mode du píptein : II, 48, 2-3, 49, 4, 49, 6, 50, 1, 53, 4, 54, 1, III, 87, 1
(peste) et III, 82, 2 (stásis) ; religion : II, 52, 3, 53, 4 et III, 82, 2 ; désordre moral : II, 52 (sur la
négligence des rites funéraires) ; style formulaire : II, 54, 5 (τὰ ϰατὰ τὴν νóσον γενóμενα) et III,
82, 2 (ϰατὰ στάσιν… γιγνóμενα).
92. Mot-à-mot : plus durement que selon la nature humaine (χαλεπωτέϱως ἢ ϰατὰ τὴν ἀνθϱωπείαν
φύσιν).
93. I, 21, 2.
94. À propos de Pindare, IVe Pythique, 270 sqq., voir J. Jouanna, « Politique et médecine : la
problématique du changement dans le Régime des maladies aiguës et chez Thucydide (livre VI) »,
dans M. D. Grmek (éd.), Hippocratica, Paris, 1980, p. 299 : « La politique est donc déjà en elle-
même une thérapeutique ».
95. Ce que Thucydide, au contraire de Plutarque (Périclès, 38, 1), se garde bien de signaler.
96. Solon, West (Eunomía), v. 14 (ἕλϰος ἄφυτον) Eschyle, Agamemnon, 640 (ἕλϰος δήμιον) ;
Pindare, IVe Pythique, 270 sqq. (τϱώμαν ἕλϰεος).
un absent de l’histoire ? 843

par gagner le ventre des malades, c’est au contraire de l’extérieur, comme un


traûma97, que, pour Athènes, est venue l’épidémie98.
De l’extérieur, comme la guerre. Et, de fait, les gens du Pirée prétendirent
bien d’abord que la faute en revenait aux Péloponnésiens99.

La guerre commence, la belle mort est finie

Depuis le chant I de l’Iliade, où l’épidémie se joint à la guerre pour domp-


ter les Achéens, la peste est volontiers conçue, ainsi que le dit très bien Adam
Parry, comme un « partenaire de la guerre »100. Et, de fait, elle l’est comme
páthos, en tant qu’elle est l’une de ces calamités dont l’accumulation fait la
guerre du Péloponnèse101 – mais n’oublions tout de même pas que le mot
páthos est avant tout pertinent dans l’univers tragique. Comme la guerre,
avant même que la guerre ne fasse son œuvre, la peste contribue au proces-
sus de destruction de la puissance d’Athènes (cela se dit diaphthorá, comme
dans la langue des naturalistes) ; c’est d’ailleurs la peste, mentionnée last but
not least, qui, dès le début de l’œuvre, occupe parmi les pathemata la place
la plus importante :
[…] et, ce qui fut le plus nuisible et, pour une part, destructeur, la maladie pesti-
lentielle (ϰαὶ ἡ οὐϰ ἥϰιστα ϰαὶ μέϱος τι φθείϱασα ἡ λοιμώδης νóσος : I, 23, 3).
Aussi, dans le récit, est-elle associée à l’entrée de la guerre sur le territoire
d’Athènes, avec la deuxième invasion des Péloponnésiens. Mais, plus profon-
dément, elle l’est dans le vocabulaire même, où des termes comme empíptein,
epipíptein (assaillir), antékhein (résister), nikân (vaincre), utilisés à propos de
la maladie, font plus souvent partie de la description des combats102.
Livré à cet assaillant, sans autre guérison possible que de hasard, le corps
du citoyen est mis à rude épreuve, même s’il est quelque peu exagéré d’affir-
mer que, déjà en cet instant, « physiquement, la guerre est perdue »103. Car ce
n’est pas encore la fin, mais plutôt le début. La peste est avant tout irruption
et commen­cement, ce que souligne, dans le texte, la récurrence à son sujet de
prôton (au début, pour la première fois)104. Si, comme maladie, elle déroute le
médecin, accoutumé à saisir une durée105 et qui parvient mal à déterminer un
continuum significatif, comme événement tragique, la peste introduit une rupture,

97. Pour la distinction hélkos/traûma, voir G. Majno, op. cit. supra n. 46, p. 183.
98. Ulcération : II, 49, 6 (où l’on trouve l’hapax hélkosis) ; de l’extérieur : II, 47, 3 et 48, 1, ce
qui rend d’ailleurs la maladie incompréhensible pour les médecins (voir J. Pigeaud, art. cit. supra
n. 66, p. 37).
99. II, 48, 2.
100. A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 115-116 ; voir III, 3, 1 (les Athéniens τεταλαιπωϱημένοι ὑπó
τε τῆς νóσου ϰαὶ τοῦ πολέμου) et VI, 12 (ἀπὸ νóσου μεγάλης ϰαὶ πολέμου).
101. A. Parry, art. cit. supra n. 27, ibid. Voir II, 54, 1 (τοιούτῳ μὲν πάθει) et I, 23, 1 (παθήματα).
102. Em-, epipíptein : II, 48, 2 ; 48, 3 ; 49, 4, 6 ; 53, 4. Antékhein : II, 49, 6 ; 51, 4. Nikân : II, 47,
4 ; 51, 5. Voir A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 116 et D. Lanza, op. cit. supra n. 79, p. 118 (sur le
phénomène général de l’emprunt dans la langue des médecins).
103. A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 116 ne résiste pas en l’occurrence à la tentation métaphorisante.
104. II, 47, 3 et 4 ; 48, 1 et 2 ; 49, 2 et 7 ; 53, 1, ainsi que 54, 5 (euthús).
105. Sur le déroulement de la maladie, dans sa saisie par le médecin hippocratique, comme l’« une
des grandes expériences antiques du temps », voir J. Pigeaud, art. cit. supra n. 66, p. 31.
844 un absent de l’histoire ?

déchirant le temps civique pour y glisser le coup par coup des bénéfices indi-
viduels, inaugurant, pour le corps, une nouvelle temporalité et un autre mode
d’existence. Sôma n’est plus ce que l’on efface en l’aliénant à la cité, mais ce
qui, désormais aliéné par la maladie, gagne paradoxalement une place à part
entière dans la narration.
Si, dans la langue médicale, le verbe arkéo n’exprime pas la suffisance,
mais la protection active, si donc les médecins n’étaient pas « insuffisants »,
mais impuissants à mener la lutte contre le mal, il en va de même du corps :
impuissant à dominer la situation, il ne sait plus trouver en lui-même de quoi
se défendre. Σῶμά τε αὔταϱϰες ὂν οὐδὲν διεφάνη πϱὸς αὐτὸ ἰσχύος πέϱι ἢ
ἀσθενείας (II, 51, 3) signifie donc :
« […] et un corps qui se défendit contre le mal, il se révéla qu’il n’en existait
aucun, ni sous le rapport de la force ni sous celui de la faiblesse »106.
Voilà que s’égalisent dangereusement iskhús qui, dans les textes hippocra-
tiques, assure à la santé le pouvoir107 et asthéneia, faiblesse du corps en attendant
d’être celle de la cité – pour qui elle est à la fois, dans le temps, une régression
vers le dénuement des Anciens et le contraire de la dúnamis qui faisait au pré-
sent la puissance athénienne108.
Dans la maladie, la défaite est donc assurée, et les Athéniens sont à deux
reprises caractérisés comme « vaincus par le mal » (ὑπὸ τοῦ ϰαϰοῦ / τοῦ πολλοῦ
ϰαϰοῦ νιϰώμενοι). La formule pourrait certes être hippocratique109, mais, dans
l’économie du texte où la peste fait suite à l’epitáphios comme la deuxième
année de guerre à la première, elle apporte aux valeurs de l’oraison funèbre et à
la conviction politique de Périclès un démenti cinglant. Comme si l’epitáphios
n’avait de sens qu’à la fin d’une saison militaire où les combats ont respecté la
norme, cependant que la peste, en ouvrant la seconde saison, inaugurerait un
autre temps avec lequel commence vraiment la guerre du Péloponnèse comme
assomption redoutable d’une nouvelle façon de combattre.
Ainsi s’engage un processus de déshéroïsation des ándres d’Athènes. Héros
de l’oraison funèbre où la « belle mort » est en soi une victoire, les Athéniens
sont ravalés par la maladie à la dimension trop humaine d’ánthropoi en diffi-
culté ; et, de fait, ce ne sont plus des hommes virils, mais des humains que la
peste terrasse110. Finie – au moins pour un temps –, l’équivalence des Athéniens
et des ándres : pris, comme l’est le genre humain dans la pensée anthropologique

106. Voir J. Jouanna, « Médecine et protection. Essai sur une archéologie philologique des formes
de pensée », in Formes de pensée, op. cit. supra n. 68, p. 29-32.
107. M. Vegetti, art. cit. supra n. 81, p. 45, 48, 50.
108. Régression : I, 3, 1 (τῶν παλαιῶν ἀσθένειαν) ; le contraire de dúnamis : III, 16, 1, V, 95, ainsi
que VIII, 12, 1 (dans un discours d’Alcibiade : ἡ ἀσθένεια τῶν ’Aθηναίων).
109. Voir Lieux, 43 ; et, à propos du traité De l’Art où il est question à deux reprises des médecins
qui refusent de soigner les incurables, sur qui la maladie « l’a emporté » (τοῖσι ϰεϰϱατημένοισιν
ὑπὸ τῶν νοσημάτων : 3, 226, 2 ; 8, 232, 1), voir J. Jouanna, Notice sur le traité hippocratique De
l’Art, p. 185-186, n. 3, à propos de 3, 226, 2.
110. Huit occurrences de ándres dans l’oraison funèbre où tôn állon anthrópon (II, 38, 2) désigne
le reste du monde, simple pourvoyeur de biens à consommer ; ánthropoi dans la peste : sept
occurrences, plus une de anthropeía phúsis. On rappellera que, dans les textes hippocratiques,
ánthropos a toujours une valeur très faible, celle de l’impersonnel ou celle, générique, de « patient »
(cf. M. Vegetti, art. cit. supra n. 81, p. 43).
un absent de l’histoire ? 845

des Grecs, entre les animaux et les dieux111, mais indûment rapprochés des pre-
miers et s’écartant par trop du culte des seconds, il n’y a plus que des ánthro-
poi, lesquels, oublieux des valeurs de la belle mort, « périssent tous également »
(ou, plus exactement, à égalité : en isoi)112. On comprend, du coup, pourquoi
Thucydide n’a pas mentionné Périclès parmi les victimes du fléau : si, à titre
d’ánthropoi, ne meurent que des anonymes, sans grade et sans qualité, en quelle
langue dire qu’un anér, l’anér politikós par excellence, en est mort113 ?
Aussi les mots qui, dans l’oraison funèbre, connotaient l’épreuve qualifiante,
basculent-ils en même temps dans la sphère de la pure souffrance : il en va
ainsi de pónos qui, du grand style où il nommait la noble peine, voire ­l’exploit,
passe, comme chez Hippocrate ou Aristote, à la désignation de la maladie114 ou
de kámnein qui, dans l’epitáphios, disait la peine assumée pour la cité et qui
maintenant limite toutes ses ambitions à dénoter l’état de malade115. Et il n’est
jusqu’au préverbe pro- qui, du moins pour dénoter la vectorisation vers un but,
ne perde toute pertinence116. D’où l’étonnante percée de diaphtheíro et des
mots de la destruction – pas une occurrence dans l’oraison funèbre, huit dans
le développement sur la peste. D’où, aussi, en ce qui concerne les Athéniens,
un renversement général de l’actif au passif, et des formes verbales passives
scandant répétitivement les fins de phrase, cependant que les actes accomplis
par la nósos en position de sujet, devenue seul agent dans la cité démoralisée,
ouvrent plus d’une fois les énoncés117.

Où, pour la première fois, les Athéniens perdent la connaissance

Tous sont vaincus, mais ce « tous » est à peine un collectif, tout au plus un
multiple, en aucun cas l’unité-cité118 puisque, s’attaquant à chacun, un par un,
le mal isole des individus, sans autre horizon que leur vie particulière119. Si la
singularité laisse place à l’indéterminé tis, il s’ensuit le plus vague des plu-
riels : « dès que l’on se sentait malade […], alors, se tournant vers le désespoir,
ils s’abandonnaient et ne tenaient plus bon »120. Mais, de l’individu à l’indé-
terminé, la consécution est grave : lorsque domine un sôma sans cohérence,

111. Animaux : II, 50, 1-2 (avec les remarques de P. Demont, art. cit. supra n. 61, p. 153) ; culte
des dieux : 52, 3.
112. II, 53, 4.
113. C’est à titre d’anér choisi par la cité pour sa gnome et son axíosis que Périclès prononçait
l’oraison funèbre : II, 34, 6 et 8 ; 35, 1. Sa mort est brièvement indiquée en II, 65, 6, dans une
proposition circonstancielle (ἐπειδὴ ἀπέθανεν) ; on comparera avec Thémistocle qui, en I, 138, 4,
« finit sa vie malade » (νοσήσας τελευτᾷ τὸν βίον) ou sous l’effet du poison.
114. Pónos : II, 38, 1 et 39, 4 (epitáphios) ; 49, 3 (la maladie), 51, 6 (tὸn ponoúmenon, le malade) ;
52, 1 (la peste comme épreuve/souffrance pour la cité). On citera également le substantif talaiporía,
qui apparaît ici (49, 3 et 6), mais le reste des occurrences concerne les expéditions militaires.
115. Kámnein : comparer II, 41, 5 et II, 51, 4.
116. En II, 53, 3, protalaiporeîn (qui reprend le prokámnein de l’epitáphios : II, 39, 4) a comme
but « ce qui semble beau » et nul n’est plus ardent (próthumos) à cette fin, alors qu’en II, 36, 4
prothúmos disait l’élan athénien.
117. A. Parry, art. cit. supra n. 27, en fait la remarque.
118. Voir N. Loraux, op. cit. supra n. 33, p. 268-286.
119. Ἕϰαστος : II, 50, 1 ; 51, 1 ; 52, 4. Voir aussi 48, 3 (que chacun parle à son sujet comme il le
comprend), où l’émiettement des singularités entraîne celui de la connaissance.
120. II, 51, 4.
846 un absent de l’histoire ?

la cohésion est menacée parce que chacun a régressé en deçà de son identité,
notion qui, dans la langue grecque, ne prend sens qu’enracinée dans le groupe121.
Je m’explique. Avant d’évoquer la dissolution des rapports familiaux, les
maisons vides et la répugnance à mener le deuil des siens, Thucydide, commen­
tant l’amnésie totale de ceux dont « l’oubli s’emparait à l’instant de leur réta-
blissement », a précisé :
Ils ne reconnaissaient plus (egnóesan) ni eux-mêmes ni leurs proches122.
Egnóesan, donc : ils avaient perdu la connaissance, c’est-à‑dire la
­re-connaissance et, de cette perte, l’objet privilégié est le soi – pour chacun,
ce qu’il y a de plus intime – et les proches, ceux qu’Homère désigne comme
­gnotoí, les frères123. Il n’empêche que rien ne ressemble plus à une perte du
jugement (gnóme) qu’une perte de connaissance, et l’on rapprocherait volon-
tiers cet egnóesan de l’agnosía qui, en 411, immobilisera le peuple, vaincu par
l’atomisation de son jugement en opinions singulières (ἡσσῶντο ταῖς γνώμαις)
à l’approche d’un coup d’État oligarchique, parce que les gens ne « se connais-
saient pas entre eux »124. Et si, par deux fois, dans le développement sur la peste,
Thucydide a donné la maladie pour cause à cette impossibilité de reconnaître125,
c’est du rapport à soi et à ses proches que, tout au long de l’œuvre, ágnoia et
agnoeîn diront répétitivement la perte.
Il s’ensuit que, pour justifier sa présence au tournant du livre II, la peste
n’avait pas besoin d’être symbolique. Il suffit qu’elle ait eu lieu, avec sa cohorte
d’effets sinistres, pour que, de ce mal « plus fort que tout discours », Thucydide
fasse un événement deux fois historique dans l’histoire d’ensemble de la guerre :
parce que, effaçant le sôma civique, elle brouille l’identité du citoyen et que,
ce faisant, elle menace du même coup la gnóme qui, à l’instant des décisions,
en était l’expression.

Opsis, gnóme et les combats anomaux

Après la peste, la guerre en son nouveau visage : on s’attachera donc désor-


mais au récit des opérations qui, après le développement sur la maladie, une
fois le sôma civique mis à rude épreuve, une fois la « belle mort » bel et bien
oubliée, présente ce que fut réellement la guerre.

121. Voir par exemple les remarques d’É. Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes,
I, Paris, 1969, p. 328-333) à propos de la racine *swe- : il n’y a, somme toute, d’individualité que
dans et par le groupe.
122. II, 49, 8 (citation) ; 51, 5 : oikíai, oikeîoi.
123. À propos de γνωτóς, P. Chantraine, op. cit. supra n. 1, renvoie au verbe γίγνομαι, naître, sous la
rubrique duquel on trouve effectivement le γνωτóς attendu (« frère »), mais γιγνώσϰω a également
un adjectif verbal γνωτóς (qui, pour s’autonomiser, deviendra γνωστóς, cependant que le premier
γνωτóς était éliminé, selon Chantraine qui parle d’un « rapprochement [peut-être] fait en grec par
l’étymologie populaire », par la concurrence du second).
124. VIII, 66, 3.
125. L’« ignorance » des médecins (II, 47, 7) est impossibilité de reconnaître un mal inédit, et la
description du mal est destinée aux lecteurs de l’avenir, auxquels l’historien évite l’agnoeîn qui
caractérise en son temps les professionnels de la médecine (48, 3).
un absent de l’histoire ? 847

Combats irréguliers

Une constatation s’impose, d’emblée : les combats qui comptent pour


Thucydide, ceux que l’historien considère comme relevant de l’écriture histo-
rique et qui, à ce titre, bénéficient d’une ample exposition, s’écartent tous gra-
vement de la norme hoplitique lorsqu’ils ne la subvertissent pas totalement.
On évoquera quelques exemples de ces descriptions de combats significatifs.
Soit, au livre III, la sortie des Platéens monosandales hors de leur ville assié-
gée : tels des chasseurs à l’affût, ils ont guetté une nuit favorable à leur plan en ce
qu’elle conjoint mauvais temps (pluie et vent) et obscurité absolue par absence
de lune. La chute d’une tuile a bien mis la garnison thébaine sur le qui-vive,
mais celle-ci « ne savait où était le danger dans cette nuit obscure et ce mauvais
temps ». D’autant que, jouant de la confusion déjà installée, les Platéens de la
ville ne cessent, pour couvrir l’entreprise de leurs « chasseurs noirs », d’aggra-
ver la situation en brouillant délibérément tous les signes126. Pour finir, contre
la troupe thébaine précipitamment sortie hors les murs, les fugitifs profitent de
l’obscurité dans laquelle ils se trouvent :
Leurs flèches et leurs javelots frappaient les parties à découvert (tà gumná),
tandis qu’ils étaient eux-mêmes, à cause des torches de la ville, moins en vue
dans l’invisible (en aphaneî).
Et, non sans mal, la sortie réussit parce que « l’ampleur du mauvais temps
permit l’évasion »127. Bruit du vent, lumière aveuglante des torches qui aggrave
l’obscurité de l’invisible – la nuit noire où, comme dans l’Hadès, on ne peut pas
voir – : les Thébains se heurtent à cette impossibilité, qui profite au contraire
à ceux que l’ennemi bloquait. Tout est bien qui finit bien pour les audacieux.
Mais tel n’est pas toujours le cas.
Sphactérie, maintenant, au livre IV. Les hoplites spartiates dorment encore
lorsque les Athéniens qui ont pris la mer de nuit leur tombent dessus et mas-
sacrent les hommes du premier poste. Commence l’encerclement, que le stra-
tège athénien a conçu total et sans issue pour que les Spartiates, aux prises avec
la plus grande difficulté (pleíste aporía, l’absence d’issue à son comble), ne
sachent jamais de quel côté faire face, car, dans leur dos (katà nótou), les troupes
légères, armées d’arcs, de javelots et de frondes, les talonnent, pour eux source
du plus grand embarras (aporotátoi). La première réaction des Lacédémoniens
est en effet de chercher, en hoplites qu’ils sont, à s’affronter aux troupes hopli-
tiques du contingent athénien ; mais, sur leurs flancs, dans leur dos, les psiloí
les harcèlent et ils ne peuvent faire aucun usage de leur expérience militaire
spécifique. D’où leur immobilisation, et la découverte de l’impuissance, dont
les signes se multiplient dans le texte (οὐϰ ἐδυνήθησαν, οὐϰ ἐδύναντο, οὐϰέτι
δυναμένων). Les cris des troupes légères, la cendre du récent incendie mêlée
aux traits, la pratique du mouvement tournant qui déroute des hommes habi-
tués aux stratégies frontales, et c’est la défaite : assourdis, aveuglés, neutralisés,
les hoplites spartiates, moins résistants encore que le sôma athénien en proie

126. Cet épisode se situe de part en part sous le signe de ce que P. Vidal-Naquet a appelé « le
chasseur noir » : voir supra, n. 51.
127. III, 22-23 (et notamment 22, 1-2, 5, et 23, 4-5).
848 un absent de l’histoire ?

à la peste, ne tiennent plus (οὐϰ ἀντεῖχον), avec leur corps affaiblis (ἀσθενείᾳ
σωμάτων) que la faim tenaille. Les Athéniens ont donc le dessus128. Au lecteur
de comprendre – car Thucydide lui donne à cette fin tous les éléments129 – que
ce furent des Thermopyles, mais sans la belle mort. Avec les Athéniens dans
le rôle des Perses (on appréciera cette redistribution des rôles) et les Spartiates
toujours dans la même situation, ce qui ne rend que plus saisissant le renverse-
ment de la mort glorieuse en reddition. C’est l’ékplexis (la terreur paralysante)130
devant les cris des psiloí qui a définitivement frappé les Lacédémoniens, eux
qui, habitués à terrifier l’ennemi, rendent dans leur cité un culte à Phobos. La
guerre, décidément, ne ménage rien, même les réputations les mieux assises.
Enfin, au livre VII, le désastre de Sicile, avec cette dernière bataille navale
où même la tékhne maritime des Athéniens ne leur sert plus à rien – juste
revanche de Sphactérie –, puisque l’espace est trop resserré pour permettre le
recours au diékplous, cette manœuvre tournante pour attaquer l’ennemi par der-
rière à quoi excellent les marins d’Athènes131. Désormais, seul le hasard a force
de loi132, et le combat s’éternise, incertain jusqu’au bout. D’où l’angoisse des
hoplites athéniens qui, de la terre ferme, assistent, on s’en souvient, en spec-
tateurs à la bataille, leur corps tout entier investi par les mouvements alterna-
tifs d’espoir et de désarroi qui miment les aléas d’un affrontement décisif. Puis
ce sera la défaite, et la retraite, avec l’abandon des blessés, plus dur que celui
des morts dont pourtant les os ne reviendront pas à Athènes – mais qui pense
encore à la pompe civique des funérailles publiques dans cette grande armée
en proie à l’abattement (katepheia) et qui marche, yeux baissés vers le sol133 ?
Et Thucydide de comparer (mais est-ce vraiment une comparaison ?) le corps
expéditionnaire vaincu à « une cité – une cité de bonne taille – dont un siège
a eu raison et qui fuit »134. Une cité en déroute fuit, et, le corps accablé par la
honte et les privations, ses citoyens d’élite, hoplites et cavaliers, se font eux-
mêmes porte-faix, cachant leur peu de vivres sous leur armement. Bref, ce n’est
rien de moins qu’une aikía généralisée qui pèse sur la grande armée135.

Sans doute pourrait-on évoquer quelques exemples encore de cette subver-


sion grandissante des valeurs de la guerre, moins significatifs, il est vrai, que

128. Je résume ici les traits saillants de II, 31, 1-36, 3.


129. IV, 36, 3 et 40, 1-2 ; voir N. Loraux, op. cit. supra n. 3, p. 77-91 et 325-331 (« La belle mort
spartiate »).
130. IV, 34, 2. En II, 38, 1 (epitáphios), c’était le charme de la vie athénienne qui chassait le chagrin.
On appréciera la personnalité respective des adversaires dans les deux occurrences en notant que,
dans cette phrase, les Spartiates sont désignés comme ánthropoi et non comme ándres.
131. Description du diékplous dans l’étude de J, Taillardat, « La trière athénienne et la guerre sur
mer aux ve et ive siècles », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris,
1968, p. 203.
132. VII, 70, 4.
133. VII, 75, 5 : ϰατήφεια, hapax chez Thucydide, est dérivé de ϰατηφέω, « qui baisse les yeux,
honteux », terme déjà iliadique ; voir A. Blanc, « L’accablement et la stupéfaction : ϰατηφής et
τέθηπα », dans Logopédies. Mélanges J. Taillardat, Paris, 1988, p. 33-48.
134. Ibid. La comparaison est d’autant plus intéressante que le recours à la guerre de siège se
développe à cette époque : voir Y. Garlan, « Fortifications et histoire grecque », in J.-P. Vernant
(éd.), op. cit. supra n. 131, p. 245-250 ; comparaison avec une cité : C. Mossé, « Le rôle politique
des armées », ibid., p. 221-229.
135. VII, 75, 5-6.
un absent de l’histoire ? 849

les précédents. Mieux vaut s’essayer à des remarques sur l’ensemble du dos-
sier en s’attachant à ce cas particulier pour lequel Thucydide manifeste une évi-
dente prédilection : celui des combats à l’aveuglette136, où est transgressée la
norme du combat hoplitique, par définition diurne et censé, comme naguère à
Marathon, se dérouler par grand soleil.
Engagements nocturnes137, combats sous une pluie de projectiles, c’est tout
un. Il arrive que l’un des deux camps ne l’emporte facilement sur l’autre que
parce qu’il voit l’adversaire sans en être vu. On a déjà mentionné l’exemple
des Platéens, le plus explicite. Sur le mode de l’aporía, c’est aussi le cas à
Sphactérie où les psiloí d’Athènes ont le dessus sur les soldats de Sparte : la vue
de la situation a poussé les troupes légères à l’attaque et, au contraire de leurs
adversaires, que gênent leurs propres armes (impropres à la riposte et lourdes
à porter), elles peuvent, grâce à leurs projectiles, frapper sans être frappées.
Aussi, dans un engagement où « l’on n’arrive pas à voir ce que l’on a devant
soi parce que flèches, pierres et cendres emplissent l’air »138, Thucydide met-il
tout l’embarras du côté des hoplites lacédémoniens qui, interdits de vue, ne
peuvent distinguer ce qu’ils ont devant eux. Car l’habitude des combats irré-
guliers où l’on atteint l’autre sans en être atteint avantage les peltastes, para-
lysant au contraire les hoplites, accoutumés aux combats à armes égales où
chacun voit son adversaire.
Mais, avec les combats nocturnes, un pas de plus est franchi dans l’aporía
pour le camp que la nuit n’avantage pas, lorsque, dans la perte généralisée des
repères due à l’obscurité, les concitoyens se frappent les uns les autres – ou,
comme l’écrit Thucydide, appliquant la logique grecque qui veut un réfléchi
lorsque tueur et tué appartiennent au même groupe139, « se frappent eux-mêmes »
parce qu’ils se prennent pour des adversaires140 : ce fut le cas de l’armée athé-
nienne au combat des Épipoles, peu avant l’ultime bataille navale.
L’heure n’est plus à parler des modalités du voir, mais bien des difficultés
de la vue : or il semble, dans ces affrontements toujours inégaux, que, du côté
où le voir est atteint, le savoir le soit en même temps. Car le nouveau visage de
la guerre provoque un tel brouillage des catégories admises que nul belligérant,
lorsqu’il est réduit à combattre à l’aveuglette, ne peut plus espérer que « tout
ce qui échappe au regard des yeux, tout cela soit vaincu par le regard de l’intel­
ligence »141. Un tel espoir supposait la confiance en une tékhne, en l’occur­
rence celle de la médecine telle que la définit le traité hippocratique De l’art, et
le médecin peut en droit se vanter de « voir » jusqu’aux maladies invisibles ;

136. Le combat de Mounichia où les démocrates l’emportent en 403 sur l’armée des Trente, se
déroule pour les hommes du Pirée « comme face à des aveugles » (ὥσπεϱ τυφλούς). Cette indication
de Xénophon (Helléniques, II, 4, 16) en dit long sur le recouvrement de toutes les transgressions.
137. Je compte comme tel l’épisode de la sortie des Platéens même si ce n’est pas à proprement un
combat en forme. À propos de la bataille des Épipoles, Thucydide précise que ce fut le seul combat
de nuit à mettre aux prises de grandes armées (VII, 44, 1), indiquant par là-même qu’il traite bien
comme tel l’épisode platéen.
138. III, 23, 4 ; IV, 34, 1, 2 et 3.
139. Voir N. Loraux, art. cit. supra n. 54, p. 182.
140. VII, 44, 4 et surtout 7 : ξυμπεσóντες αὑτοῖς […] φίλοι τε φίλοις ϰαὶ πολῖται πολίταις. Ce combat
terrestre a la forme du combat naval que prévoyaient les Syracusains en VII, 36, 6 (πϱοσπίπτοντες
ἀλλήλοις).
141. La formule est de J. Jouanna, op. cit. supra n. 109, p. 178.
850 un absent de l’histoire ?

mais, dans la narration thucydidéenne, le dérèglement de la vue entraîne celui


du savoir et du comprendre parce que désormais l’intelligence dépend par trop
du sôma – et d’un sôma déficient, révélé à son impouvoir par la guerre.

Des sens entravés, entravants

Sens primordial pour un penseur grec, la vue est en difficulté dans La Guerre
du Péloponnèse, ainsi d’ailleurs que l’ouïe qui, dans les combats, subit, en
seconde ligne, les mêmes vicissitudes.
Les mêmes vicissitudes ? On s’en étonnera peut-être, connaissant la valo-
risation thucydidéenne de la vue. Qu’on se rappelle comment, d’entrée de jeu,
Thucydide crédite du voir l’historien qu’il décida d’être142 et que l’on songe à
la haute estime dans laquelle il tient le skopeîn143 ; que l’on mesure, surtout, à
quel point l’autopsie (le voir par soi-même) l’emporte dans ses propres critères
historiographiques sur l’ouï-dire (akoé, l’entente, d’où, plus généralement, la
tradition), toujours contestable parce que toujours parasité par l’affect144 ; que
l’on évoque, enfin, la prétention de Thucydide à être seul à déchiffrer le vrai
là où il est « le plus invisible »145. Mais, à s’en tenir aux indications du texte
où le voir, certes prévalent, est régulièrement associé à l’ouïe, on n’en saisit
que mieux l’ampleur du projet thucydidéen de maîtrise face à un objet que le
désordre caractérise : que l’historien privilégie pour lui-même le voir ne l’em-
pêche certes pas de réserver le même traitement à deux sens intellectuellement
rivaux, mais désormais dénaturés et comme égalisés l’un à l’autre sous l’em-
prise de la faiblesse146.
Si, comme organe de la vue, l’œil est étrangement peu mentionné dans
l’historiographie thucydidéenne – deux occurrences seulement, dont la peste
est l­’occasion –, l’insistance en revanche est grande sur l’activité sensorielle
du voir, surtout lorsque celle-ci ne parvient pas à s’exercer correctement. Ainsi
le verbe proorân, dans son acception très concrète de voir devant soi, figure
régulièrement dans une proposition de forme ou de sens négatif, que ce soit
à Platées pour les Thébains qui ne voient pas que ceux qu’ils cherchent sont
devant eux, à Sphactérie pour les Spartiates dont le texte dit fortement que la vue
les empêche de voir devant eux147, ou, lors d’une escarmouche dans le port de
Syracuse, pour les Athéniens qui n’osent approcher leurs ennemis parce qu’ils
ne voient pas devant eux les pilots cachés dans l’eau, sur lequel leurs navires

142. Voir I, 1, 1 : ὁϱῶν, avec les remarques de F. Hartog sur « L’œil de Thucydide et l’histoire
véritable », Poétique, 49, 1982, p. 22-30.
143. Voir N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, I, 1, 1986, note p. 154.
144. I, 22, 2 I : l’autopsie ; I, 20, 1 et 22, 2 : la tradition.
145. Il est vrai que c’est dans le discours : τὴν μὲν ἀληθεστάτην πϱóφασιν ἀφανεστάτην δὲ λóγῳ.
146. Contrairement à Rome où la vue et l’ouïe sont des qualifications civiques, au point que le
magistrat ne peut être ni aveugle ni sourd ni muet, il ne semble pas que la cité athénienne ait interdit
aux infirmes l’accès à la vie publique. À en croire Eschine dans le Contre Timarque (28-33), le
droit de parler au conseil, à l’assemblée et dans les tribunaux n’était refusé qu’à ceux qui s’étaient
soustraits à leurs obligations militaires ou à la gerotrophía, qui avaient dissipé leur patrimoine (des
χϱήματα) ou prostitué leur corps (σῶμα). Mais faut-il vraiment croire Eschine qui, de toute évidence,
sélectionne les chefs d’accusation qui conviennent à son argumentation ?
147. IV, 34, 3 : ἀποϰεϰλημένοι τῆ ὄψει τοῦ πϱοορᾶν. En 34, 2, la chose a déjà été dite autrement :
ἄποϱον ἦν ἰδεῑν τὸ πϱὸ αὑτοῡ.
un absent de l’histoire ? 851

risqueraient de s’embrocher148. Sans oublier, bien sûr, le combat nocturne des


Épipoles où culmine cette limitation du voir.
Comme si, dans les combats saillants de La Guerre du Péloponnèse, rien
n’était plus difficile à percevoir que le très proche, cela même que l’on a devant
soi. Le temps est loin – c’était au début du livre II – où le roi spartiate Arkhidamos
pouvait déclarer que ce qu’on a « dans les yeux » (en toîs ómmasi) lorsqu’on
se trouve victime d’un traitement inhabituel provoque sur-le‑champ une réac-
tion149. Car « avoir dans les yeux » a disparu, balayé par un « voir devant soi »,
lui-même toujours barré. Est-ce cette mise récurrente sous négation de proorân
qui poussera Xénophon, dans un passage de coloration thucydidéenne concer-
nant la mort de soldats lacédémoniens dans un engagement nocturne, à préci-
ser pléonastiquement me proorân par tà émprosthen (ce qu’ils avaient devant
eux)150 ? À croire que le sens concret de proorân s’est usé jusqu’à ce que le
verbe signifie seulement : voir.
Vue barrée, ouïe assourdie par la rumeur du combat (car, ne l’oublions pas,
à Platées comme à Sphactérie ou aux Épipoles, entendre des cris revient à ne
pas entendre ou à se tromper sur ce qu’on a entendu)151, les deux sens primor-
diaux, aliénés aux conditions du combat, perdent la dimension intellectuelle qui
leur était consubstantielle152 et, par là même, toute aptitude à saisir réellement
le réel. C’est ce qu’un stratège intelligent comme Brasidas a su comprendre et,
pour mieux rassurer ses hommes, isolés en pays barbare et qui attendent avec
angoisse l’attaque des ennemis, il leur explique que la menace n’en est une « que
pour la vue et l’ouïe »153. Façon d’affirmer qu’en réalité elle n’en est pas une,
l’ouïe et la vue étant dénoncées comme purs opérateurs d’illusion. Sans doute,
en Spartiate conséquent, Brasidas rappelle-t‑il à ses soldats que seule la réponse
hoplitique – tenir bon, en ordre et dans le rang – sait venir à bout de la peur ; et
de fait, ce sont les barbares dont le bruit et la fureur (πολλῇ βοῇ ϰαὶ θοϱύβῳ)
céderont vite la place à la panique. Mais, en prenant acte du divorce entre le
sensoriel et l’appréciation du réel, Brasidas reconnaît implicitement que, dans
les combats conformes à l’idéal hoplitique – autant dire avant les bouleverse-
ments de la guerre –, la vue et l’ouïe étaient principes d’intelligibilité.
Paradoxe du corps : lorsqu’elle n’est pas réduite à sa dimension pure-
ment sensorielle, la vue n’est pas mentionnée ; elle ne l’est qu’une fois entra-
vée, isolée dans l’autonomie de son processus par une situation qui pourtant
l’empêche de s’exercer. « Pauvreté essentielle » du voir ? À coup sûr, lorsque
celui-ci est arrimé au corps et limité par la singularité de chacun. Alors, il isole

148. VII, 25, 7.


149. II, 11, 7. C’est l’unique occurrence de ómma (voir note 48). L’« inhabituel » (áethes) n’apparaît
qu’une autre fois, précisément à propos des Spartiates de Sphactérie (IV, 34, 2).
150. Xénophon, Helléniques, IV, 3, 23.
151. À Platées, à cause du fracas du vent, les Thébains ne peuvent entendre (οὐ ϰαταϰουσάντων)
l’approche des Platéens ; à Sphactérie, les Spartiates ne peuvent entendre (οὐϰ ἐσαϰούσαντες) les
ordres de leur chef, car le cri des ennemis ne cesse de s’amplifier ; aux Épipoles, les Athéniens se
gênent eux-mêmes avec leur mot de passe (VII, 44, 4) et le péan jette le trouble (44, 6).
152. On rappellera que οἶδα est de la même racine que εἶδον, et que συνíημι (d’où ξύνεσις, substantif
cher à Thucydide) dénote souvent l’entendre.
153. IV, 126, 6 : ὄψει ϰαὶ ἀϰοῇ ϰατασπέϱχον. Brasidas, lui, sait presser par le discours (ἐπέσπεϱχε) ;
en 126, 5, il a été question de la vue et du cri (ὄψις, βοή).
852 un absent de l’histoire ?

et compartimente le regard : ainsi la vue d’ensemble (épopsis) que les Athéniens


du rivage ont du combat naval de Syracuse varie de l’un à l’autre, parce que tous
ne scrutent pas (ou skopoúnton) le même point154. Cette « vision d’ensemble »
n’a en commun avec une révélation (epopteía)155 que la brièveté aveuglante
des coups d’œil en quoi elle se fragmente et s’atomise pour chacun ; et, d’être
ainsi répartie entre tous, elle n’est pas pour autant partagée : bien au contraire,
éparpillée en une multitude d’aperçus singuliers, cette vision d’ensemble n’en
est évidemment pas une. Le voir enferme chacun en sa perception incomplète ;
pire encore, le voir asservit et, en chacun, il aliène ce qui devrait lui être le plus
propre : sa gnóme. Ainsi, des Athéniens qui désespèrent pour avoir vu les leurs
en difficulté, Thucydide dira explicitement que, dans leur jugement, ils étaient
plus asservis par la vue de ce qui s’accomplissait (ἀπὸ τῶν δϱωμένων τῆς ὄψεως
[…] ἐδουλοῦντο) » que ceux qui étaient engagés dans l’action156.
Et ce n’est pas tout : tellement pauvre est le voir que, lors même qu’il éprouve
son impuissance fondamentale, il est rarement envisagé pour soi seul, mais trouve
un supplément de trouble dans les cris, les exhortations, les lamentations, les
mots de passe qui scandent une bataille navale ou un combat nocturne157. En
attendant que, dans la retraite de Sicile, les larmes ne se mêlent aux lamenta-
tions158. Cette fois-ci, l’ennemi peut bien l’emporter sur le terrain : à Syracuse,
les Athéniens se sont entravés eux-mêmes dans leurs propres perceptions.
Ce faisant, ils ont perdu la gnóme. Esclaves des sens, comment auraient-ils
pu garder le sens ?

Éclipses du jugement

Récapitulons. Au livre I, les pires ennemis des Athéniens créditaient ceux-ci


de savoir aliéner leur corps en conservant la plus intime propriété de leur juge-
ment et, au livre II, l’epitáphios assignait à la mémoire athénienne ce qui, plus
que tout, est son authentique objet : plutôt que les actes accomplis, la « décision »
qui y présida159. Gnóme était alors l’intelligence comme décision ou comme
jugement, c’est-à‑dire une faculté qui ressemble beaucoup au discernement.
Mais la guerre a apporté ses nouveautés. Et il est arrivé que, comme à
Sphactérie, la logique du combat aille contre l’intelligence partagée d’une situa-
tion (parà gnómen)160, mais il est vrai que ce sont alors des peltastes qui l’ont
emporté, pour qui les choses fonctionnent à rebours du sens : avant le

154. VII, 71, 2-3 : on notera la grande richesse du vocabulaire du voir dans ce passage, où l’on
relève encore les formes ἴδοιεν, βλέψαντες, ἀπιδóντες.
155. Epopsis est un hapax, que l’on ne peut manquer de confronter avec le mot epopteía, beaucoup
plus fréquent dans la langue grecque et qui, techniquement, caractérise la vision de l’initié à Éleusis.
On notera, dans cette perspective, la présence de théa (contemplation) en VII, 71, 2.
156. VII, 71, 3. J’ai rendu à ἐδουλοῦντο son sens propre (« ils étaient réduits en esclavage ») ; on
notera par ailleurs la formule ὄψις τῶν δϱωμένων, qui conviendrait bien au théâtre.
157. Encore une fois le combat des Épipoles (VII, 44, 4, 5, 6) et la bataille navale (VII, 70, 7-8 ; 71, 3,
5, 6), que Plutarque, thucydidéen imparfait, retranscrira en termes purement visuels (Nicias, 21, 10).
158. Le mot dákrua, par ailleurs absent de tout le reste de l’œuvre, est par deux fois utilisé en VII,
75, 4, et son apparition marque un sommet dans le páthos.
159. I, 70, 6 ; et, pour l’epitáphios, II, 43, 3, ainsi que 38, 1, avec les occurrences de γιγνώσϰω :
II, 40, 2 (décider), 40, 3 (discerner), 43, 1.
160. IV, 40, 1.
un absent de l’histoire ? 853

débarquement, la gnóme qu’ils avaient des Lacédémoniens les avait « asser-


vis » à la peur, et c’est au contraire la vue qui, au moment de l’action, les a
rassurés161.
Une gnome qui asservit ? L’impensable même. À moins que le présent, en
son incessante faculté de renouvellement, n’ait trompé la vigilance des acteurs
en ravalant ce qui était jugement fondé au rang d’une simple opinion : intem-
porellement juste dans son appréciation des Lacédémoniens, la gnome des pel-
tastes péchait par manque de discernement quant à la nouveauté de la situation.
Contre la gnóme de tous les Grecs – y compris la leur propre –, les troupes
d’Athènes ont donc vaincu les Hómoioi invaincus : Thucydide sait bien qu’en
histoire, le vrai s’écarte plus d’une fois du vraisemblable.
Mais les Athéniens ne perdent rien pour attendre, et démentent à leur tour
leur réputation : cette aventure les attend un peu plus loin dans le même livre
IV, à Délion où, oubliant qu’ils sont d’ordinaire ceux qui encerclent, ils ne se
reconnaissent plus les uns les autres et s’entretuent162. C’est, dans la guerre,
leur première manifestation de méconnaissance (ágnoia), limitée, il est vrai,
et qui, en la circonstance, n’est pas cause de la défaite, advenue – comme celle
des Spartiates à Sphactérie – par un mouvement tournant de l’ennemi, dont
l’appa­rition soudaine sur une hauteur provoque la fuite de leur armée. Ce n’est
là qu’un début : on sait que, pour eux, l’ágnoia culminera en Sicile, au c­ ombat
des Épipoles.
Avant de revenir à ce texte, il vaut la peine, toutefois, de donner à l’ágnoia
thucydidéenne sa pleine mesure de catastrophe de l’intelligence, en la confron-
tant à ce que la réflexion juridique grecque fait de la catégorie de la méconnais-
sance. Soit donc un meurtre par ágnoia dans une bataille (ἐν πoλέμῳ ἀγνοήσας) :
la législation athénienne le range parmi les cas où « l’accusé avoue l’homi-
cide, mais déclare qu’il a agi conformément aux lois (katà toùs nómous) », par
exemple – ajoute Aristote à qui j’emprunte cette citation – « s’il a surpris sa
victime en flagrant délit d’adultère ou s’il a tué à la guerre par méconnaissance
ou dans les jeux en luttant »163. Sans doute le meurtre de l’amant par le mari
ne nous concerne-t‑il guère ici ; on en retiendra du moins que la loi l’autorise.
Les deux autres cas relèvent de la nécessité qu’il y a de distinguer entre la trop
grande force d’un athlète et la violence de l’assassinat ou entre le combattant
en pleine action qui, par mégarde, a tué un concitoyen et le simple meurtrier.
Reste – et c’est là l’essentiel – que, dans un cas comme dans l’autre, devant
les tribunaux athéniens, ágnoia, la méconnaissance, constitue une circonstance
atténuante. Or tout autre est l’appréciation par l’historien des cas de tuerie entre
concitoyens par défaut de reconnaissance, l’ágnoia marquant à chacune de ses
apparitions dans le récit une étape supplémentaire dans la perte, pour l’un des
deux camps (et ils se trouvent que ce sont souvent les Athéniens) de toute maî-
trise sur le combat.

161. IV, 34, 1 : τῆ γνώμη δεδουλωμένοι ὡς ἐπὶ Λαϰεδαιμονíους.


162. IV, 96, 4. Autres situations d’ágnoia dans la guerre : I, 50, 1 (les Corinthiens dans le combat naval
des îles Sybota, contre Athéniens et Corcyréens) ; III, 111, 4 (les Acarnaniens tuent les Ambraciens,
et il y a mille contestations et incertitudes pour distinguer entre Ambraciotes et Péloponnésiens
[πολλὴ ἔϱις ϰαὶ ἄγνοια εἴτε… εἴτε… ]).
163. Aristote, Constitution d’Athènes, 57, 3 ; voir Démosthène, Contre Aristocrate, 53 (qui précise
que, dans ce cas, l’exil est épargné au meurtrier).
854 un absent de l’histoire ?

Ce n’est pas que Thucydide porte sur ces épisodes une condamnation
– en ­l’occurrence, l’historien n’a pas ici fonction de juge164 –, et ce n’est pas
un verdict qu’il énonce. Mais, dans l’établissement rigoureux des faits auquel il
procède, il ne s’agit pas non plus pour lui d’absoudre une erreur ; ainsi, de cir-
constance atténuante qu’elle était dans la casuistique judiciaire, l’ágnoia devient
dans la réflexion historique un indice et comme un témoin à charge : l’indice
par excellence – voire la dénonciation par les faits – d’une érosion de la gnóme
par incapacité de dominer les circonstances.
Venons-y précisément. Soit donc, une dernière fois, le combat des Épipoles.

Où la méconnaissance s’empare des Athéniens

Un coup d’audace dans la nuit a donné l’avantage aux Athéniens, qui veulent
poursuivre jusqu’à la victoire. Mais, dans l’armée adverse, le corps béotien leur
tient tête, et c’est la débandade. Commencent pour eux tarakhé kaí aporía,
le trouble et l’embarras, « si bien qu’il n’était même pas facile de s’informer
(puthésthai), et cela d’aucun des deux partis, de quelle façon, pour chacun des
deux côtés, cela s’était passé ». Et Thucydide – ou bien est-ce Stendhal racon-
tant Waterloo ? – d’ajouter :
Car, de jour, les choses sont plus claires (σαφέστεϱα), et cependant même ceux
qui sont engagés165 savent à peine, sauf pour chacun ce qui le concerne (πλὴν
τὸ ϰαθ’ ἑαυτὸν ἕϰαστος μóλις εἶδεν) ; mais, dans une bataille nocturne – et ce
fut la seule qui se déroula entre de grandes armées –, comment aurait-on pu
savoir quoi que ce soit clairement (σαφῶς […] ᾔδει) ? Car il y avait clair de
lune, mais ils se voyaient (ἑώϱων) les uns les autres comme il est normal sous
la lune – on voit devant soi la vision du corps (ὄψιν τοῦ σώματος πϱοοϱᾶν),
mais on met en doute la reconnaissance de l’identité (τὴν δε γνῶσιν τοῦ
οἰϰείου) (VII, 44, 1-2).
Tout se joue entre le voir et le savoir, dont la pensée grecque, lors même
qu’elle les oppose, ne peut dissimuler la profonde affinité. Donc, l’historien
voudrait savoir – et ce désir de s’informer (puthésthai) est le ressort du déve-
loppement –, mais l’information recueillie ne l’a pas satisfait. Car, aux limites
habituelles du savoir dont disposent les agents d’un combat (très peu de chose,
à part leur propre expérience), s’ajoutent les circonstances très particulières
d’un épisode exceptionnel, remarquable en tant que bataille nocturne166 et, de
surcroît, unique en son genre par l’envergure de l’affrontement. Et Thucydide
d’analyser cette perception très singulière qu’est un voir au clair de lune.
Ainsi, parce que le développement rigoureux d’une narration vraiment infor-
mée est impossible, l’analyse des conditions de cette impossibilité se fait
récit, et relance le discours : ce qui, constituant un réel problème de méthode,
aurait dû gêner l’exposé a de fait donné lieu à l’exposition très concrète d’une

164. On dira du moins, avec C. Darbo-Peschanski (« Thucydide : historien, juge », Mètis, II, 1987,
p. 109-140), que l’historien est un autre type de juge.
165. Ou : ceux qui – tel Fabrice à Waterloo – côtoient l’engagement. Παϱαγενóμενοι peut avoir les
deux sens, même si l’acception militaire semble préférable.
166. Thucydide emploie ici l’hapax νυϰτομαχíα.
un absent de l’histoire ? 855

situation inédite, paradoxalement exemplaire des mutations que connaît la guerre.


Or – s’en ­étonnera-t‑on ? – le corps y joue un rôle essentiel.
Ce n’est pas que le proorân soit à proprement parler empêché, puisque l’on y
voit devant soi ; et cependant l’irréalité de la lumière (d’ailleurs seulement sug-
gérée par ses effets) entraîne quelque chose comme le recul indéfini de ­l’objet :
ce n’est pas la chose même (l’individu) que l’on voit, mais son corps. Ou, plus
exactement, la vision (ópsis)167 de celui-ci. Voir une vision : la perception se
médiatise et se distancie d’elle-même, comme si le vu était séparé du voir. Voir
la vision d’un corps (car, dans ce texte, je persiste à ne pas traduire sôma par
« personne », comme le veut une habitude bien établie168) : sans doute un sôma
est-il l’objet de la perception, mais ce corps entrevu, en principe tout proche, est
rendu étranger par le recul introduit dans le voir et comme dématérialisé d’être
saisi dans une vision. Or et le voir et le corps sont marqués ­d’insuffisance : le
voir, parce qu’il ne permet pas la connaissance, le sôma parce que, en son opa-
cité de simple silhouette, il ne dit rien de l’identité (tò oikeîon : le propre) qui
est beaucoup plus que le « corps », surtout lorsque celui-ci est réduit à n’être
qu’un corps. Bref, on échoue à reconnaître qui possède ce sôma que l’on voit
devant soi.
Telle est la limite du voir : son impuissance à distinguer (ce qui produirait
du savoir) comme à identifier (ce qui permettrait au regardant de mieux appré-
cier sa propre position) ; son incapacité à reconnaître tout comme à poser un
jugement. Cela, il est vrai, demanderait de la gnóme, alors qu’au clair de lune il
n’est d’autre instrument que la vue, si bien que le discernement ne peut s’exer-
cer en son nom propre169. Tout comme il n’y a pas de « propre » dans le corps,
il n’y a pas de décision dans la vue.
Jusqu’ici, le diagnostic thucydidéen concerne les deux camps, également
empêtrés dans les incertitudes de la perception cependant que « des hoplites
des deux armées allaient et venaient nombreux sur un terrain resserré ». Mais
l’attention se concentre finalement sur les Athéniens, qui savent de moins en
moins (ouk epístanto) ce qu’ils doivent faire. D’autant que, aux ambiguïtés du
voir, s’ajoutent les vicissitudes de l’ouïe, incapable de distinguer (diagnônai)170
l’ami et l’ennemi dans la rumeur des cris : alors que les appels, seul moyen de
signifier (semênai) parviennent à destination dans le camp adverse, curieuse-
ment les problèmes de reconnaissance (gnorísai) et de savoir se multiplient pour
les Athéniens au fur et à mesure qu’ils décroissent dans l’autre camp (ᾗσσον
ἀγνοεῖσθαι). Si bien que « non seulement ils se cherchaient eux-mêmes171, mais

167. Malgré les lexiques qui proposent de traduire ópsis par « aspect », on peut conserver « vision »,
qui présente le même double sens – actif et passif – que le mot grec.
168. Ce fameux sôma-personne, qui a d’ailleurs sa place dans la langue juridique, est moins faux
que peu pertinent et, en l’occurrence, aplatissant ; car on rate l’oxymoron implicite dans l’énoncé,
entre l’irréalisation et le corps.
169. Mais déjà, au temps de la peste, Périclès peut parler aux Athéniens de la « maladie du juge-
ment » (τῷ ἀσθενεῖ τῆς γνώμης : II, 61, 2) qu’ils ont en commun, par opposition à la perception,
qui isole chacun en soi.
170. Dans un contexte différent, le verbe γιγνώσϰω disait déjà, dans l’épisode de Sphactérie, la perte
de toute γνώμη : voir IV, 40, 2 et la réponse du Spartiate sur les flèches qui seraient bien précieuses
si elles faisaient le départ (διεγíγνωσϰε) des braves.
171. VII, 44, 4 : ἐζήτουν σφᾱς αὐτούς. Encore une fois, le réfléchi à la place du réciproque. Il s’ensuit
que, sans pour autant donner à cette expression le sens métaphysique du « Je me suis cherché moi-
856 un absent de l’histoire ?

tenaient (enómizon) tout ce qui venait à leur rencontre, même ami en débandade,
pour ennemi »172. Et les conséquences habituelles de l’ágnoia se produisent :
[…] tombant sur eux-mêmes […], amis contre amis, citoyens contre citoyens, ils
ne se faisaient plus seulement peur, mais ils en venaient aux mains les uns contre
les autres et c’est à grand-peine qu’ils se dégagèrent (VII, 44, 7).
Encore une fois, le réfléchi (αὑτοῑς) a pris la place du réciproque attendu
(ἀλλήλοις), comme si, à ne pas reconnaître qu’on est entre soi, on perdait
jusqu’au sentiment de l’altérité minimale si nécessaire à l’intérieur du groupe.
Comme si, à l’intérieur du même camp, la méconnaissance abolissait jusqu’à
la distinction des individus entre eux – c’est aussi le cas dans la guerre civile
où, plus d’une fois, le même est censé se retourner contre soi. C’est ici qu’il
me faut revenir sur la traduction donnée tout à l’heure de gnôsis toû oikeíou par
« la reconnaissance de l’identité ». Dans cette expression, certains lecteurs, assi-
gnant à oikeîos le sens, présenté plus loin par phílos, d’« ami », comprennent
qu’au clair de lune on ne reconnaît pas les siens173. Une telle traduction peut en
soi se justifier dans la mesure où, substantivé, le masculin oikeîos désigne cou-
ramment, par exemple dans la rhétorique judiciaire, le proche (qu’il soit parent,
familier ou de même camp), et la tentation est grande de ne pas choisir entre
deux solutions qui, du point de vue d’un sens global, reviennent finalement au
même : pourquoi chercher à identifier, si ce n’est pour distinguer le proche de
l’adversaire ? Mais une telle traduction ne me semble pas rendre justice à la
construction élaborée de ce développement, puisque l’on projette rétrospective-
ment la description de l’embarras des seuls Athéniens sur un énoncé de carac-
tère général concernant les difficultés communes à tous les combattants. Et, si
l’on se rappelle que l’opposition du corps et de la sphère du « propre » est l’un
des grands axes de la réflexion thucydidéenne sur sôma, on comprendra que je
m’en tienne à une solution qui fait de la non-reconnaissance de l’identité quelque
chose comme un préambule à la perte du soi athénien.
Je n’insisterai pas sur les vicissitudes de la gnóme dans la suite du livre VII :
comment, lors de la bataille navale, « la lutte et le conflit dans le jugement »
(τὸν ἀγῶνα ϰαὶ ξύστασιν τῆς γνώμης) cèdent finalement la place au corps qui,
livré à lui-même, est, pour réagir aux moments cruciaux du combat, exacte-
ment à égalité avec dóxa174 – non plus le jugement, mais, cette fois-ci en toute
clarté, seulement l’opinion – ; comment, au début de la retraite, l’abandon du
camp fut, dans la perception (αἰσθέσθαι), pénible pour la gnóme comme pour
la vue175 – le jugement serait-il désormais absorbé par la perception ? Car je

même » héraclitéen (DK B 101), on pourrait entendre cette indication, au-delà de son sens obvie,
concret (« ils étaient à la recherche des leurs »), en un sens plus général : les Athéniens, dans ce
flottement généralisé, perdent leur identité propre.
172. VII, 44, 3-5. On appréciera la richesse du vocabulaire des opérations intellectuelles dans ce
développement.
173. Ainsi Andrewes et Dover (A. W. Gomme, A. Andrewes, K. J. Dover, A Historical Commentary
on Thucydides, vol. IV, Oxford, 1970, ad. loc.) glosent : « on voit qu’il y a quelqu’un avant de
pouvoir s’assurer qu’on est bien de son propre côté ». Plutarque (Nicias, 21, 9) interprétait déjà en
ce sens, mais il est vrai que la lecture qu’il fait de Thucydide tout à la fois dilue et rend régulièrement
plus concrets les énoncés de l’historien.
174. VII, 77, 1 et 3.
175. VII, 75, 2.
un absent de l’histoire ? 857

m’en tiens, pour finir, au dernier avatar de l’ágnoia, qui nous fait rentrer dans
Athènes pour y trouver la méconnaissance installée dans le dêmos.
C’est au livre VIII que, face au coup d’État oligarchique qui se prépare, le
dêmos d’Athènes révèle son impuissance, désarmé qu’il est par une surpre-
nante agnosía. Non seulement les démocrates athéniens sont déjà mis en infé-
riorité pour cause d’atomisation généralisée du jugement, si bien que le peuple
ne sait plus être la majorité176 – il n’y a plus de gnóme partagée, mais autant
de points de vue que d’individus177, et, après tout ce qui précède, la tentation
est grande de remplacer dans cet énoncé « individus » par « corps » – ; non
seulement donc la communauté est déjà virtuellement défaite, mais les démo-
crates se révèlent incapables d’analyser les faits avec exactitude, dans l’impos-
sibilité où ils se trouvent de communiquer parce qu’ils ne se connaissent pas
(ou ne se reconnaissent pas ?). Quelle que soit l’explication qu’il faut « réel-
lement » donner de cet étrange effet d’agnosía178, il s’ensuit que le peuple ne
connaît pas ses forces et ne sait pas se compter parce qu’il ne s’est pas soucié
de s’identifier179. D’où l’impossibilité d’entreprendre en commun une quel-
conque action, puisque le propre d’une connaissance parcellaire est qu’on se
méfie autant, sinon plus, de ses « connaissances » que de l’inconnu dont on ne
sait rien. Et les oligarques l’emportent en toute tranquillité parce qu’ils ont su
tabler sur cette crise d’identité démocratique.

De la dissolution du sôma civique à la méconnaissance de l’identité, il y a


toute l’histoire de la guerre, si la guerre du Péloponnèse en sa spécificité com-
mence bien, comme on l’a supposé, après l’epitáphios, au temps de la peste et
de la seconde invasion de l’Attique par les Péloponnésiens.
Au début, le sôma civique, proclamé autonome et cependant prompt à s’alié-
ner à la cité dans les combats. Quelque chose comme un oxymoron heureux :
support d’identité, mais prêt à tous les effacements, à commencer par celui qui
se joue dans la belle mort dont le souvenir n’est plus que celui d’une décision
(gnóme) commune à tous et cependant propre à chacun. Dans le nûn prolongé
de la guerre, on a cru en revanche pouvoir déceler, comme une force de des-
truction à l’œuvre, l’histoire d’une metabolé dans le corps, dans l’intelligence
de soi et du monde, dans le rapport entre sôma et gnóme, dans la relation entre
les individus et la collectivité. Une histoire qui n’a certes rien de linéaire, avec
des moments de crise et des accalmies, mais une histoire tout de même, dont les

176. On rappellera que, de l’addition des gnômai et en vertu de la loi de la majorité, est issue la gnóme
du peuple : lorsque le politique fonctionne bien, en assemblée le nombre se résout en une unité.
177. Ainsi rendrais-je compte du pluriel γνώμαις dans ἡσσῶντο ταῖς γνώμαις (VIII, 66, 3). On
notera la rareté des occurrences de γνώμη au pluriel ; j’en ai compté sept sur cinquante et, sur
les sept exemples, trois parlent d’une modification des « sentiments » (I, 170, 1 ; II, 59, 1 ; IV,
106,1) et deux associent les « sentiments » ébranlés avec la peur (II, 88, 2) et la défaite (II, 89,
11). Généralement, γνώμη est au singulier, et on rappellera qu’en I, 70, 6, les Corinthiens opposent
l’aliénation des corps à la propriété du jugement.
178. Comment expliquer dans la réalité des faits, sauf à mettre en doute les analyses de Finley sur
Athènes comme « société de face-à-face » (cf. L’Invention de la politique, trad. J. Carlier, Paris,
1985, p. 57-58, 125-126, 173), cet étrange état d’ignorance de lui-même où est le dêmos ?
179. S’identifier dans ses membres signifierait pour le dêmos s’identifier à soi comme puissance ;
or, c’est tout le contraire qui arrive : cf. VIII, 66, 5 (τὴν ἀπιστíαν τῷ δήμῳ πϱὸς ἑαυτóν).
858 un absent de l’histoire ?

principaux acteurs – à supposer qu’un tel terme convienne à ces épisodes plus
souvent subis qu’agis – sont, sans surprise, Spartiates et Athéniens.
Le corps ne se découvre un intérieur que dans la perte de toute autonomie,
livré qu’il est à la maladie, aux événements, à la faiblesse : traversé par la peste,
entamé par les armes aveugles des peltastes, tenaillé par la faim et la soif. Porteur
d’indices que le récit enregistre soigneusement, mais incapable de signifier. Par
là, l’identité vacille, avec l’aptitude à communiquer. Réduits à leur dimension
purement corporelle et donc exercés à contre-emploi, les sens les plus intellec-
tuels, celui de la vue, celui de l’ouïe, enferment maintenant le corps en lui-même.
Qu’ils ne sachent plus s’articuler avec l’intelligence ou qu’ils l’emprisonnent en
leur opacité sensorielle, le résultat est le même : parce que sôma a pris le des-
sus et que le corps n’est pas un guide mais cela même qu’il faut guider, le dis-
cernement fonctionne désormais mal, parfois à vide, indissociable qu’il est trop
souvent des perceptions fortes qui se contentent de réagir à l’événement. Et, du
coup, la frontière se brouille entre l’oikeîon et l’allótrion et, au sein même de
l’oikeîon, la distinction entre soi et les autres connaît bien des ratés.
Nous voici loin de cet effacement généralisé du corps que, tout au début
du parcours, on avait cru pouvoir mettre au compte de l’écriture historique de
Thucydide : identifiant l’objet de l’histoire à l’idéal de l’historien, une telle hypo-
thèse emprisonnait sôma dans les limites contraignantes du corps du citoyen,
toujours pensé dans son intégrité et, par là, toujours oublié comme corps. Tout
au long de cette étude, il a donc fallu apprendre, au fil de l’œuvre, à lester sôma
de pesanteur, en s’attachant de préférence à ces instants où il s’expérimente
dans la difficulté, à ces épisodes cruciaux qui mettent à rude épreuve la dis-
tinction entre le sensoriel pur et cette faculté de discerner, dénommée gnóme,
qui fait le citoyen.
PROSOPOPÉE DE L’HISTOIRE* **

Pour Dominique Desanti

« Les péripéties de la guerre civile »


(Victor Hugo, Quatrevingt-treize,
titre du chapitre VI de la première partie, p. 98)

Je vous parle, l’historienne

12 février 1998. Libération. La mémoire en question. Et d’entrer dans les


« Polémiques autour d’un projet de mémorial de l’Holocauste ». Est-il possible
d’évoquer dignement l’extermination de 6 millions de juifs, « en un lieu cen-
tral, au cœur de la capitale allemande ». Je suis de l’avis des intellectuels qui
estiment qu’on ne peut pas commémorer l’Holocauste en un seul monument
énorme. Berlin est un camp ou un champ, un chantier ou un charnier, ainsi que l’a
trouvé mon mari dans son séminaire de 1998. Je trouve qu’il ne faut pas oublier
du tout, mais au contraire se souvenir, beaucoup, infiniment, de toute chose.

La Convention (« La Convention est peut-être le point culminant de l’his-


toire », Victor Hugo, Quatrevingt-treize)1 ; Stendhal, La Chartreuse de Parme,

* Première publication dans La Lettre Horlieu, n° 11-12, 1998, p. 99-108.


** C’est Jean-Max Gaudillière qui m’a – à peu de chose près – fourni le titre de cet article dans son
séminaire du 29/05/1998 (EHESS) ; il parlait ironiquement – cela va de soi, mais c’est mieux en
le disant – de tous les historiens « purs » qui disent « moi, je vais vous le dire comment les choses
se sont passées », du ve siècle av. J.-C. à l’année 1998…
1. Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Garnier-Flammarion (chronologie et préface par Jacques
Body), 1965, p. 150. L’histoire est très simple. Une seule femme, une mère, une Vendéenne, préside
aux trois parties, avec ses enfants. Du côté royaliste, c’est le marquis de Lantenac ; du côté révo-
lutionnaire, c’est Radoub, et surtout Cimourdin et spécialement le vicomte de Gauvain. Le récit va
jusqu’à la mort de Gauvain, tué par Cimourdin, qui se suicide en même temps. Je ne résiste pas à
citer le tout début du livre troisième « La Convention », extraordinaire compte rendu, écrit par le
fils d’un « sans-culotte Brutus Hugo » et d’une « Vendéenne » (J. Body) …

« Nous approchons de la grande cîme


Voici la Convention.
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.
Il y a l’Himalaya et il y a la Convention. »
Et l’on trouve la phrase :
860 prosopopée de l’histoire

fini pour Noël 1838 – ou je crois entendre une plume « frère » et savoureuse,
juste ce qu’il me convient2 – ; Michelet, La Sorcière, 1862, que j’ai lu et relu,
plus souvent qu’à mon tour3.
La Commune (appelée précisément par ses acteurs la « Semaine sanglante »),
qui se termina dans le sang des Parisiens ; l’Affaire Dreyfus, véhémentement
dénoncée par Emile Zola qui perdit beaucoup – peut-être la vie (la vie, on ne l’a
qu’une fois) – dans son illustre pamphlet paru dans l’Aurore du jeudi 13 janvier
1898 (J’accuse…, où il est question déjà de « la chasse aux sales juifs »), qui
imposa leur nom aux intellectuels (décriés et honnis par les autres, au premier
rang desquels on doit citer avec consternation Edouard Drumont, La France juive,
1886), de Léon Blum et Marcel Mauss à Anatole France, de Fernand Gregh à
Marcel Proust (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », la première
phrase de À la recherche du temps perdu, dont le 1er volume est paru en 1913)4.
Il convient, sur cette Affaire, de lire Jean-Denis Bredin, L’Affaire, qui est impor-
tant, je pèse mes mots5. L’Affaire qui donna l’occasion de fonder la Ligue des
Droits de l’Homme. Le Front Populaire (avec Léon Blum) et la Seconde Guerre
Mondiale avec Charles de Gaulle,… (j’en saute délibérément), et en 1997-1998
le gouvernement socialiste, avec Lionel Jospin comme premier ministre, voilà
ce qu’il ne faut pas oublier, mais se souvenir et s’en réjouir à chaque instant –
ou presque (mis à part les sans-papiers que nous sommes un certain nombre à
soutenir). Libération, 7 août 1998, nous apprend que National Hebdo, proche du
Front National, préconise des « rafles » contre les sans-papiers, sans commen­
taire. Rafles. Cela ne vous dit rien, « car la trahison se punit ». Abjection, dit le
Parti Communiste. Eh bien, pour une fois, je suis d’accord avec eux.

« La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.


Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblée… La Convention fut toisée par les myopes,
elle, faite pour être contemplée par les aigles ».
Et encore le début de la deuxième partie « À Paris », livre premier, chapitre I, p. 110. « On allait
au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponnèse ». Je m’y croirais, mais je sais
bien que ce n’est pas du tout le cas, puisqu’on est en 1998.
2. Stendhal, La Chartreuse de Parme, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1972, que je relis –
avec passion. Voir, par exemple, p. 312-313, « Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer
de nouveau à son départ ; mais pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite
par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus
près de la porte. Elle sortit enfin ; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle
venait de disparaître ; il était un autre homme ». De plus, j’emprunte à Gustave Flaubert (dans le
Dictionnaire des idées reçues (1913, donc bien après sa mort, 1880) Librio, 1997) la définition de
« Donjon – Éveille des idées lugubres ». Or, c’est précisément le contraire que cela va inspirer à
Fabrice del Dongo emprisonné, amoureux fou de Clélia Conti, qui le lui rend bien, avec un petit
peu plus de réserve comme il sied à une jeune fille, au xixe siècle.
3. Jules Michelet, La Sorcière (1862), Paris, Garnier-Flammarion, 1966. Je relève dans l’Introduc-
tion ceci « La sorcière lui dit tendrement “Mon Robin”, du nom de ce vaillant proscrit, le joyeux
Robin Hood, qui vit sous la verte feuillée. Elle aime aussi à le nommer du petit nom de Verdelet,
Joli-bois, Vert-bois. Ce sont les lieux favoris de l’espiègle. À peine eut-il vu un buisson qu’il fit
l’école buissonnière » (p. 37).
4. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Je cite l’édition de Clarac et Ferré, Paris, Gallimard,
Pléiade, 1954. Dans le premier livre, Du côté de chez Swann, je prélève « Le côté de Méséglise
avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec
sa rivière à tétards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais la figure des pays
où j’aimerais vivre… » (p. 184).
5. Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983.
prosopopée de l’histoire 861

C’est ainsi que je passe du rire aux larmes, souvent les deux simultanément
– elle est tout comme « folle », dit Patrice… Eh bien, je n’en disconviens pas,
puisque c’est exact. Seulement, c’est fatiguant, harrassant – ô combien – pour
mon mari, je le reconnais volontiers.

Admirable Italie, qui passa par le fascisme (à la Mussolini), puis dont les
juifs furent sur le tard envoyés en Allemagne (Auschwitz), etc. ; sur tout ceci,
voir Primo Levi, Le Système périodique6, qui est grave, gravissime (il se sui-
cida en 1987). Je ne suis pas juive. Rien que Parisienne – ce n’était pas assez,
puisque, un beau soir, on vous prenait un billet de chemin de fer sans retour, pour
Auschwitz ou Buchenwald, étant juif, franc-maçon, simple déporté ou résistant.

Je n’étais pas encore née, mais on m’a raconté que sous des fenêtres (Paris,
dans le XIXe arrondissement), on réunissait des juifs pour un long voyage vers
l’anéantissement, vers Auschwitz (dicté par Adolf Hitler). Et aussi – en nombre
moins fort, mais l’essentiel est qu’il y ait eu un individu, homme, femme, ou
enfant. Il y en a eu beaucoup plus, pas autant que d’autres nous font croire
– des francs-maçons et puis quiconque n’obéissait pas ou se révoltait… j’ai
nommé les résistants – au Maréchal Pétain, parfois abattus de sang-froid par
les nazis. Je n’arrive pas – et, pourquoi y arriverais-je – à oublier. « L’histoire
restitue, au cours de ces années, la Résistance dans sa pluralité constitutive […]
jusqu’alors gommée par l’incarnation transférentielle en la seule personne du
Général de Gaulle »7.
La Chambre de Bordeaux a tranché sur Maurice Papon, en mars 1998, en le
déclarant coupable de ses actes de 1942, qui consistaient à envoyer des juifs au
camp de Mérignac, puis au camp de Drancy,… et puis au camp d’Auschwitz.
Dans Le Monde du 28 décembre 1997, « la justice interdit à Jean-Marie
Le Pen de considérer la Shoah (l’Holocauste, je commente)8, comme un détail ».
Il en a surtout contre l’international judéo-maçonnique ; il s’en moque, cela
le ferait plutôt ricaner, et moi de m’en indigner (eh non, il est le fondateur du
Front National, c’est tout dire).

Lisez plutôt – cela va loin – Lydie Salvayre, La Compagnie des spectres9.


Vous découvrirez comment Rose – la mère – est irréconciliable avec la vie,
depuis ce jour de mars 1943 où elle est privée à mort de son frère, et comment
elle est tyrannique avec sa fille Louisiane, entendant à tout moment et irré-
sistiblement – cela déclenche le rire aux éclats – Putain (elle ne veut l’appe-
ler qu’ainsi, au lieu de Pétain), Darnand et la Milice etc. Écoutez. « Ma mère,
qui a beaucoup souffert, habite synchroniquement le passé et le présent, car
la douleur a cette étrange vertu, dis-je métaphysique en diable, qu’elle abo-
lit le temps, cela dépend des cas. Son esprit intemporel opère d’incessantes
navettes entre l’année 43 et la nôtre » ; et Louisiane (qui n’y va pas avec le

6. Primo Levi, Le Système périodique, Paris, Albin Michel, 1987.


7. Eric Vigne, L’Essai, Paris, 1997, p. 109.
8. Claude Lanzmann, Shoah, film auquel nous avons retrouvé un très petit nombre de gens ; il était
lugubre et glacial.
9. Seuil, 1997.
862 prosopopée de l’histoire

dos de la cuillère) « En clair, Monsieur, ma mère est folle, conclus-je ». Moi,


je dis folle. C’est tragique…
Deuxième lecture. Patrick Modiano, Dora Bruder10. Le ton est plus grave,
mais c’est exactement la même chose. Dora Bruder, fille de Ernest Bruder et de
Cécile, est mise au Saint-Cœur-de-Marie, pour la raison suivante. Elle est juive.
Elle ne rentre pas à son pensionnat Saint-Cœur-de-Marie. Je passe… jusqu’à ce
qu’elle soit déportée à la mort, ainsi son père. « J’imagine combien le père – je
commente – avait été surpris par la description de ce monstre imaginaire, fan-
tasmatique, dont l’ombre menaçante courait sur les murs, avec son nez crochu
et ses mains de rapace, cette créature pourrie par tous les vices, responsable de
tous les maux et coupable de tous les crimes ».
Troisième lecture. Miguel del Castillo, De Père français. Essai11. L’auteur,
né d’un Français et d’une Espagnole – elle était, c’est lui qui le dit, folle, mais
généreuse, se dévouant à la Guerre d’Espagne, devinez pour qui, c’était pour
les Républicains – raconte comment il a été hélé – à sa grande répugnance –
par un père qui le haïssait… mais sur son lit de mort. Le père abominait les
juifs, les noirs, etc.
Quatrième lecture. Roger Martin du Gard, Confidence africaine, 193012. Il
y a la montée du fascisme italien, moins pire qu’allemand – moi qui vous parle,
c’est par ouï-dire que je le connais ; la chose est gravissime. C’est déchirant.
Ce n’est pas très correct, ceux qui ne veulent pas savoir doivent – précipitam-
ment – quitter mon article, mais c’est véridique. Barbazano raconte son histoire
à « Monsieur du Gard » – comme il dit –, sur le pont d’un bateau qui menait
de la France en Algérie. « Du moment que je me décide, n’est-ce pas, je vous
raconterai tout, crûment, tel que les choses se sont passées. » Il a été follement
épris de sa sœur, Amalia. Il l’a mise enceinte, au moment de partir pour le ser-
vice. Elle a alors convolé en injustes noces avec Luzzati. Elle a mis au monde
Michele, puis des tas d’enfants. Le récit démarre à la mort de Michele, son vrai
père « étant capable de tendresse, mais il n’était pas sentimental ». Mais sa
mère dit. « Il était condamné depuis longtemps ». « Me tournant vers le vieux
Luzzati – dit Roger Martin du Gard –, je m’aperçus qu’il avait l’œil humide ».
C’est tout, et c’est assez.

Donc je serai tragique ou, du moins, sombre. Je n’ai pas d’autre ton que
celui-là. Tournons-nous sans attendre vers la Grèce, où est mon travail.

Sur la stasis à Athènes

La Grèce, ou Athènes. J’ai souvent travaillé sur Athènes, en commençant


par la déesse de l’Acropole, Athéna (Les Enfants d’Athéna), mais encore avant
– il y a quelque vingt ans – à propos de l’oraison funèbre sur les citoyens et
les métèques morts pour Athènes (L’Invention d’Athènes, mon premier livre),
et, ensuite, à propos des aspects mythologiques de la pensée (Né de la terre.

10. Gallimard, 1977.


11. Miguel del Castillo, De Père français, Essai, Paris, Fayard, 1997. C’est Miguel del Castillo qui
le dit, avoir un tel père vous jette droit dans l’homosexualité…
12. Écrit en 1930, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1949, p. 28.
prosopopée de l’histoire 863

Mythe et politique à Athènes). Et encore sur la femme (Façons tragiques de tuer


une femme, Les Expériences de Tirésias et Le Deuil des mères). Tout récem-
ment, sur la variété civile de la guerre, la stasis (La Cité divisée. L’oubli dans
la mémoire d’Athènes).
Parlons de l’oubli plutôt que de la mémoire, c’est plus grave. Dans mon der-
nier livre, le sous-titre est L’oubli dans la mémoire d’Athènes13, et c’est – tota-
lement – cela que je souhaite montrer.
L’oubli (lethe) concerne tout ce que l’on veut oublier. Ainsi, lors de l’oli-
garchie athénienne, tout ce que l’on doit oublier comme forfaits. Cela se pas-
sait entre 404 et 401 avant notre ère. « Tout a commencé avec le discours de
Kléokritos dans les Helléniques de Xénophon. Les démocrates athéniens venaient
de l’emporter sur l’armée des Trente… Dans l’exaltation de la victoire, l’heure
eût pu être à la revanche, pour les démocrates à qui, avant le combat, Thrasybule
avait rappelé la guerre » – civile, il faut préciser – « des Trente contre eux et les
exactions dont ils étaient victimes. Et voilà qu’un Athénien, marqué du sceau
mystique d’Éleusis, marchait en avant des lignes des démocrates, “vous qui par-
tagez avec nous la cité, pourquoi nous tuez-vous” ». La question même – ques-
tion de démocrate – « était incongrue ».
Dès que les démocrates revinrent, on jura de ne pas « rappeler les maux »
(me mnesikakein) contre les Trente « tyrans », ou, plus exactement, la sta-
sis, la guerre civile, pour donner, approximativement, à ce terme sa colora-
tion romaine. En grec, il n’y a que la stasis, c’est intraduisible, cela désigne
une prise de parti,… et à l’autre bout, la guerre civile. La stasis. Ce qui arrive
lorsque – ou ce qu’il arrive quand – la polis erre, ou ce qu’il advient quand la
cité est divisée en deux. La cité, c’est l’État en Grèce, un mot romain (à nou-
veau) pour désigner – il n’y a pas de nom – une réalité grecque. « Repolitiser
la cité » est le chapitre II, « L’âme de la cité » le chapitre III. Et puis, le cha-
pitre IV est concerné par « Le lien de la division », au milieu de l’agora, dans la
cité ; et l’on se tue à qui mieux mieux (les oligarques, de oligoi, peu nombreux,
et les démocrates, eux qui ont pris le kratos (pouvoir) du peuple (démos), les
démocrates étant plus modérés, les oligarques tuent pour l’amour de tuer), sur
le mode du conflit. Le chapitre V est consacré au « Serment, fils de Discorde »
– j’adore oublier le non-oubli, au chapitre V. Au chapitre VI, « De l’amnis-
tie et de son contraire », deux interdictions de mémoire à Athènes. Le cha-
pitre VII est fascinant ; il traite d’un « Jour interdit de calendrier à Athènes »,
où il est question du malencontre de Poséidon, qui avait fait surgir une mer sur
­l’Acropole, battu haut la main par Athéna, qui laissa croître l’olivier. Le cha-
pitre VIII aborde des politiques (malaisées) de la réconciliation, avec la « poli-
tique des frères » – des sœurs, on ne s’y intéresse pas, car il n’y avait comme
citoyens que les hommes, un point c’est tout. Chapitre IX, une réconciliation
en Sicile, à Nakôné – ce n’est pas Athènes et cela semble plus facile, enfin un
petit peu plus… Au chapitre IX, il est question de « La justice comme divi-
sion ». Et au chapitre X, « Et la démocratie oublia le pouvoir » (kratos) ; cela
se passe au ive siècle avant notre ère. Tout est déjà fini, enfin ce qui m’inté-
resse… Je passe le flambeau à d’autres.

13. Payot, coll. « Critique de la Politique », dirigée par Miguel Abensour, 1997 ; tout de suite,
La Cité divisée, premières lignes de la Préface, p. 7.
864 prosopopée de l’histoire

Revenons un peu sur le chapitre V, « Serment, fils de Discorde » (d’Eris).


Je suis particulièrement intéressée par le parjure dans le serment. Comme si
on ne pouvait pas prêter serment sans se parjurer ; c’est grave et cela dit bien
ce que cela veut dire. La chute en est gravissime, « Je ne rappellerai pas les
malheurs ». Ce qui signifie que, tout démocrate qu’on soit – ainsi Thrasybule
le vainqueur en 403, qui a ramené les démocrates du Pirée (le port d’Athènes)
jusqu’à la cité, et dans la cité, au lieu le plus symbolique – l’Acropole, avec
tous ses temples, et surtout le Parthénon, dédié à la Vierge d’Athènes –, on n’a
pas le droit de se plaindre des oligarques, tueurs en série. La même chose pour-
rait être racontée, s’agissant des premières années de Rome ou encore des pre-
miers empereurs14.

La famille d’Antigone15

Là, précisément, je retrouve ma veine tragique. J’ai aussi fait éditer, en 199716,
Sophocle, Antigone, avec un petit texte bien frappé – enfin, moi cela me plaît –,
« La jeune fille, le tragique et la mort ». Antigone (de anti-contre, et gone, la
descendance) est celle qui désobéit, ou mieux, qui dit non. Elle se met hors la
loi de la cité – c’est son oncle Créon qui l’a proclamé, notez bien que c’est un
homme, non une femme –, et la représentation en est catastrophique de ce qu’il
en coûte de résister au tyran. La mort.
Racontons – un peu, mais vous connaissez – la tragédie. Au début, Antigone
demande de l’aide à Ismène, mais elle comprend très vite que ce n’est pas la
peine. Il s’agit de rendre les hommages à son frère mort, Polynice, tombé face
à son frère, également tué, Étéocle, « mais du bon côté » – Créon et le chœur
n’en démordant pas.
C’est une séditieuse17, comme l’ont été avant elle, ses deux frères qui, en
s’oppo­sant, ont fait entrer la stasis dans la ville de Thèbes. Mais elle prend la
gloire pour elle, elle seule, en descendant unique chez les morts, chez Hadès, enfin
pas tout à fait seule (c’est sa gloire – outrancière –), mais après elle, Hémon se
tue, et Eurydice aussi. Contestant la loi du tyran Créon – le cadavre de Polynice
(« abondante discorde ») restera sans sépulture, sort entre tous abominable aux
yeux d’un Grec –, elle annonce qu’elle le rejette. Notez bien qu’elle ne fait que

14. Tite-Live, I (Histoire de Rome, 1. La fondation de Rome), Belles Lettres, 1998, évoque les
premières années de Rome en passant par les guerres et le vocabulaire de la bataille ; il y a des
meurtres, des suicides, des pendaisons, des incestes. Les premiers empereurs – non pas le premier,
qui n’a pas eu droit, je crois, du moins à ce nom, ni le second, Auguste, l’Empereur par excellence
– sont traités avec une grande véracité (meurtres, suicides…) par Suétone, Vie des douze Césars,
texte établi et traduit par Henri Ailloud, Belles Lettres, 1932.
15. Il convient, à propos d’Antigone, d’évoquer trois choses. 1- « Antigone, c’est beau, c’est plein
de grammaire », attribué à Jean Plaud, khâgne de Louis-le‑Grand, 1958, et c’est prodigieusement
vrai. 2- Le fait que les noms d’Antigone et d’Anna, fille de Freud, commencent par A, ainsi bien
des lettres le rappellent. 3- Je préfèrerais la lignée (génos) – traduction de Jean-Max Gaudillière – à
la famille, mais le simple fait qu’Hélène Monsacré a édité Antigone m’attache à la fidélité.
16. Belles-Lettres, dirigé par Hélène Monsacré. Comporte aussi l’article « La main d’Antigone »,
une première fois publié dans Mètis, I (1986), p. 165-196.
17. Je réinvente (je l’ai déjà utilisé, quelques années auparavant), avec celles (ceux), qui se sont
occupées (occupés) d’Antigone, le terme de « séditieuse ». En Grèce ancienne, on ne connaît que
les séditieux, des hommes, faut-il le rappeler.
prosopopée de l’histoire 865

rééquilibrer la « vraie gloire » donnée à son frère Étéocle, mort pour la cité, en
combattant le réprouvé, Polynice.
« J’enterrerai, moi, celui-ci » – je rajoute Polynice – « et je serai fière de
mourir en agissant de telle sorte. C’est ainsi que j’irai reposer près de lui, chère
à qui m’est cher, saintement criminelle ».
Ou encore. « Je l’avoue et n’ai garde, certes, de le nier », ce qu’elle répond
à Créon, qui l’interroge sur ce qu’elle a fait du cadavre de Polynice – l’enter-
rer ou le laisser aux oiseaux18.
Lorsque, poussée par le garde qui vient de la démasquer, Antigone revient
sur la scène, elle n’entend pas du tout nier le fait, mais le proclame bien haut,
surtout face à Créon. Elle n’aurait pas supporté que « le corps d’un fils né de ma
mère n’eût pas de tombeau ». Elle aurait mieux supporté que son mari meure,…
mais elle est vierge. En accomplissant les rites funéraires, elle n’a fait qu’obéir
aux lois d’en-bas, de l’Hadès. Le tyran furieux et la jeune fille rebelle s’opposent
alors dans un dialogue emporté tout bonnement admirable. Antigone reven-
dique pour elle seule la désobéissance, Ismène est innocente. Ce que constate le
chœur. Entrent Créon et Hémon. La discussion fait rage jusqu’à ce qu’Hémon
sorte révolté, et que Créon annonce au chœur qu’Antigone sera enterrée vive.
Antigone, selon ses propres termes, ne sera « métèque » ni des uns ni des autres.
Le chœur entonne la victoire du désir qui a triomphé – croient-ils, les vieil-
lards de Thèbes. Antigone reparaît. Elle va mourir. Mais Créon revient, plus
furieux que jamais. Qu’on emmène la jeune fille à la mort. Cependant, le devin
Tirésias intervient pour annoncer des catastrophes, présages dont fait fi explici-
tement Créon. Mais Tirésias sort, laissant – une fois n’est pas coutume, mais il
est devin, il convient de le respecter – Créon ébranlé. Le chœur, une unique fois
n’est pas coutume, sort de sa réserve pour presser Créon de délivrer Antigone
de son cachot souterrain, puis d’élever un tombeau au mort abandonné. Créon
sort en toute hâte. Trop tard. Le messager oppose les succès passés de Créon à
son sort présent. Ils – Antigone et Hémon – sont morts tous les deux. C’est un
double suicide. Euridyce, la femme de Créon et la mère d’Hémon, vient aux
nouvelles. Le messager lui offre un récit désespérant. Créon, au lieu de délivrer
Antigone avant tout, s’est d’abord préoccupé du mort, Polynice. Puis, il est allé
vers la caverne et il a entendu le cri d’Hémon… qui tient embrassé le cadavre
d’Antigone, pendue par son voile. Créon s’approche de son fils. Le fils, l’épée
tirée, va vers son père pour le tuer, mais, au dernier moment, la tourne vers
lui-même. Fin d’Hémon. Eurydice a entendu tout ce récit sans dire un mot et
retourne dans le palais. On apprendra plus tard que, pour elle aussi, c’est la fin19.
Créon réapparait, portant le cadavre d’Hémon dans ses bras. C’est mainte-
nant en vers qu’il se lamente d’avoir tué Hémon, succombant à une démence
« qui fut la mienne, non la tienne » (v. 1268). Ce n’est pas tout, un serviteur
vient annoncer à Créon une épreuve ultime, la mort de sa femme. Eurydice, elle
aussi, s’est tuée « au pied de l’autel, transpercée d’une lame aigue » (v. 1300),

18. Sophocle, Antigone, 73-74, 443 (traduction Paul Mazon).


19. Il convient de citer Jacques Derrida (en conversation avec Anne Dufourmantelle), De l’hos-
pitalité, Calman-Lévy, 1997, Jean Alaux, « Fratricide et lien fraternel. Quelques repères grecs »,
Quaderni di Storia, 46 (1997), p. 107-132 et surtout Isabelle Châtelet, « Nommé au malheur ou la
fortune tragique du héros dans le théâtre de Sophocle », Césure (Apolis), 13 (1998), p. 125-134.
866 prosopopée de l’histoire

en maudissant Créon. C’est plus qu’il n’en peut supporter, il veut mourir. Le
chœur, pour une fois judicieux, lui répond qu’il ne peut pas devancer le sort.
« Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort,
et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages ». Derniers mots
de la tragédie. Rideau.

Cette pièce est dure, mais je l’aime infiniment. Antigone de Sophocle est
la tragédie que je préfère – exactement à égalité avec Hamlet, de William
Shakespeare20. Écoutons Hamlet.
Le temps est hors des gonds. Oh, sort abominable
Que ne suis-je pas né pour le remettre en place21
Hamlet se prend pour le ciel, les dieux ou dieu, comme pas souvent dans la
tragédie – mais c’est ce que j’adore, qu’on ait l’audace de se prendre pour…
les dieux, en sachant bien que ce n’est pas vrai.

Voilà ce que j’ai écrit. Ce n’est pas joyeux, sauf par moments. Mais les isla-
mistes algériens, le 25 juin 1998, ont assassiné le Kabyle – rebelle – Matoub
Lounes pour qu’il ne chante plus (Le Nouvel Observateur, 2 juillet 1998).
L’histoire continue, avec ses tueurs, ses victimes et ses scandales.
Mais les Serbes ne laissent pas les Kosovars vivre en paix. Ils sont surarmés.
Au Kosovo, les forces serbes brûlent champs et villages. Nous sommes en 1998.
Quel écart y a-t‑il avec Platon, qui, au ive siècle avant notre ère, écrivait qu’on
ne devait proférer le mot maudit stasis que s’il s’agit de conflits entre cités…22.
Pourquoi serai-je gaie – il me semblerait trahir tous ceux qui sont persécutés.
Et puis, ce n’est pas moi qui parle, mais Flaubert disant « Guerre – Tonner
contre »23. Et il sait lumineusement que cela ne sert à rien.
Voici ce que j’ai écrit. Il revient au lecteur de décider si c’est écrit de manière
quelconque ou bien écrit.

20. Exactement à égalité ; je reviens sur ce que j’ai écrit, en 1997, sur Antigone (p. VII-XIV).
21. W. Shakespeare, Hamlet, fin de l’acte I, scène 5, traduit par Raymond Lepoutre, monté par
Antoine Vitez, Paris, 1983.
22. Voir par exemple Platon, La République, V, notamment 469 b-471 c ; VIII, notamment 551 c-e.
23. Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, p. 44. Écoutons Flaubert, au sujet du « défilé.
– Toujours citer les Thermopyles. Les défilés des Vosges sont les Thermopyles de la France (s’est
beaucoup dit en 1870) », p. 24. C’est profond et amusant.
L’APHASIE ET LE JEU DE MOTS*

Philippe Van Eeckhout, Le langage blessé. Entretiens avec Mona Ozouf,


Paris, Albin Michel, 2001, 280 p.

« L’effondrement des muscles et des os a fini


par atteindre sa gorge, et à ce moment précis,
Isabelle a commencé à perdre la capacité de
parler. Un corps qui se désintègre est une chose,
mais lorsque la voix s’en va à son tour, on a
­l’impression que c’est la personne qui n’aura
pas plus de sens pour ceux qui t’entendent que
le mot « splandigo ». Ton esprit l’entendra, mais
il l’enre­gistrera comme quelque chose d’incom-
préhensible, comme un terme d’une langue que
tu ne peux parler. Dans la mesure où de plus en
plus de ces mots affluent autour de toi, les conver-
sations deviennent malaisées1. »

J’écris quelques pages, dédiées à Roger et Renée Pilon ainsi qu’à Patrice
Loraux, sur un livre qui m’a – à peu près – fait communiquer avec l’extérieur.
La première fois que j’ai vu Van Eeckhout, j’étais gravement hémiplégique
et incapable de sortir un mot. Il m’a fait dire, à l’hôpital de la Salpêtrière, le
mot « Mitterrand » – c’était sous le règne incontesté de Mitterrand –, qu’il a
entendu comme « mythe errant ». J’ai compris cela (ce qui, du mythe, erre)
bien des années plus tard, lorsque j’ai réalisé qu’il y avait, éminemment, du
jeu de mots.
L’envie de reparler m’a fait travailler avec Van Eeckhout dans l’espoir de
mettre un terme – mais je sais bien que cela ne sera jamais gagné, mettons que
les choses se sont bien arrangées – à la « blessure du langage ». Ce n’était pas
gagné, non.
On ne repassera pas par les étapes de ma lutte vers un peu plus de compré-
hension, ce serait lassant ; pas même par les étapes franchies avec mon mari
vers un peu plus de diction ; ni par les exercices au cours desquels ma résistance
à me laisser tirer l’oreille atteignait l’inexprimable (je parlais si bien, autrefois,
mais je n’ai jamais pu ou su enregistrer que je ne parlais pas).

* Première publication dans Critique, n° 653, octobre 2001, p. 809-814.


1. Paul Auster, Le Voyage d’Anna Blume, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1987.
868 l’aphasie et le jeu de mots

Je m’appelais Nicole Pilon, au début de ma vie. J’ai été élue à l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales au mois de juin 1975 comme maître de
conférences, puis en 1980 comme directrice d’études. Ma vie de directrice
d’études était plutôt rude – voyages, colloques, thèses, rendez-vous, c’était exa-
géré ; je me rappelle que pendant l’été 94, Patrice me disait : « Tu vas en faire
moins »… Je n’ai pas voulu écouter Patrice, ni sur mon métier ni sur mon poids
(j’étais démesurément grosse). Je suis « morte », quasi morte. Je suis en ana-
lyse, au sens où je l’entends mais où Van Eeckhout ne l’entendait pas – il n’a
pas fait d’analyse, c’est mieux, pour lui !
Nous sommes au moment où les saisons passent (autour du passage du prin-
temps), c’est aussi l’instant où nombre de gens, à commencer par le sujet que
je suis, ont tendance à se laisser basculer dans la folie. C’est aussi le moment
où se brouillent les choses autour du chantage et de la jouissance et, à y bien
réfléchir, de l’anesthésie. Il est assez dit de moi.

Dimanche 1er avril, nous sommes allés voir, de Samuel Beckett, En atten-
dant Godot. Pièce jouée vers les années 1950, où l’on s’attachait à entendre
une réflexion métaphysique sur ce qu’il y a à faire… dans le temps. Or, voici
ce à quoi l’on assiste. Deux clochards, Vladimir et Estragon, causent, causent,
causent. À un certain moment, arrive sur la scène Pozzo avec un homme qu’il
tient en laisse. Indignation des deux clochards. L’un d’eux pose tout de même la
question : où est-ce qu’il prend le droit de tenir en laisse un de ses semblables ?
Lucky (le chanceux) prend soudain la parole d’une voix éraillée, comme à la
radio. Ce qui a attiré mon oreille est le nom de l’aphasie, dit par ce quasi-muet :
« J’étais aphasique », dit-il.
Je me retrouve à la Salpêtrière, il y a sept ans, où l’on me disait que jusqu’à
la fin de ma vie, je n’arriverais pas à sortir un mot, un tout petit mot. Comme
par exemple « mon mari et moi » (il y a déjà une liaison, sans compter la rela-
tion de conjugalité).
Cela – avant qu’il y ait une liaison – s’appelle l’aphasie2.
Il est temps de rejoindre Philippe Van Eeckhout, qui s’est donné pour but de
faire reparler ceux qu’un accident a privés de la parole. Cela, donc, s’appelle
l’aphasie, il le dit tout le temps. C’est qu’il hait cela : l’existence d’un être humain
sans langage. Il écrit : « Et, dans le langage, le plus important c’est l’écoute. Il
n’y a pas de langage si on ne l’écoute pas » (p. 45). Je suis d’accord avec lui.
C’est pourquoi, avec Mona Ozouf, il a compris comment tirer du muet un
début de langage : Philippe Van Eeckhout appelle cela, avec l’optimisme qui
ose s’adresser à moi (ou à d’autres, nombreux), une « muette-déprimée-en
pleurs »… Dans le premier paragraphe de sa préface, il dit aussi que « passions
+ aventure », c’est « reparler après un accident cérébral ». Mona Ozouf dit à
sa manière qu’on ne reparle pas comme on le faisait, librement, avant l’apha-
sie, mais que « chacun [est] captif de l’autre », l’orthophoniste et le sujet qu’il
ramène un peu à parler (p. 17).

2. Freud avait, bien avant, parlé de l’aphasie. Voir Patrick Lacoste, Brèches du regard, Strasbourg,
Circé, 1998, p. 13.
l’aphasie et le jeu de mots 869

Je suis en train d’écrire des pages qui expliquent pourquoi la tragédie est
grecque – elle l’a été d’emblée, mais elle ne pouvait pas ne pas l’être. Ainsi
Eschyle, qui pour moi à présent est le plus grand tragique, ne concevait pas
son maniement du langage sans le jeu de mots. C’est même le jeu de mots qui
lie ensemble l’aphasie.
C’est Victor Hugo qui le lance dans William Shakespeare l’ancien :
« La ­citation de Salmazios introduit le concept de jeu sur les mots, si fréquent
dans Eschyle. » « Les jeux de mots, si fréquents dans l’ancienne langue phé-
nicienne [c’est Hugo qui le dit !], abondent chez Eschyle », théorise Hugo, qui
fut un génial placier de jeu de mots – des mots qui attendent un jeu, ou un je3 ?
Au lecteur de trancher.
Ainsi Hugo, toujours lui, exprime son admiration pour Beethoven qui fut
le vrai « génie » allemand : « Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre,
mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodia-
cale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée4. »
Je peux trouver des jeux de mots chez tous les écrivains, chez Hugo évi-
demment, chez Balzac, chez Stendhal, chez Flaubert, chez Proust… et surtout
chez Antonin Artaud.
Vous voulez un exemple ? « La question est de savoir, dit Alice, celle de
Lewis Carroll, dans Through the Looking Glass, si vous avez le pouvoir de faire
dire aux mots tant de choses différentes » ; voilà qui devient trois ans plus tard :
« La question est de savoir… tant de choses équidistantes, multiples et bour-
riglumpies de variantes infinies5. » Voyez le jeu de langue !
Écoutons Van Eeckhout, en une phrase du début de son Langage blessé
– je fais, en ma diction privée : eekh-out !, de l’écoute, c’est à l’évidence un
jeu de mots : « En fait, je sais combien le silence est insupportable, ce qui sou-
tient ma volonté de le briser et favorise ainsi l’émergence de la parole chez
l’aphasique » (p. 29).
Examinons la citation de Paul Auster qui ouvre mon petit texte. Il y a un
mot que je mets tout particulièrement en italique, c’est le mot splandigo. Vous
chercherez le mot « splandigo » dans un dictionnaire et vous ne le trouverez
pas. Cette liaison n’existe pas, sauf dans la tête de l’écrivain du Voyage d’Anna
Blume et dans ma tête – dirai-je que je ? oui, je me suis mise à écrire un article.
Je me suis fondue avec l’Isabelle de Paul Auster. Etc, etc.

C’est pareil avec moi maintenant. Je mets en valeur le mot « splandigo »,


sans au début m’apercevoir de tout ce qui le mettait si en avant dans ce roman.
C’est comme cela que travaille mon orthophoniste : je me suis aperçue après
quatre ou cinq ans – involontairement – du phonème « splandigo » sans que
mon conscient l’ait enregistré. Il n’y a pas plus magnifique éloge que de dire :
Van Eeckhout était là. Maintenant, si vous voulez en savoir plus sur Le Langage
blessé, eh bien ! lisez-le. Je vous prépare seulement à le lire.

3. Je cite Annalisa Paradiso (Victor Hugo, Eschilo, Palerme, Sellerio, 1990, p. 27), qui fait cette
très juste remarque à propos d’« Eschilo » et du William Shakespeare. Hugo ne savait pas le grec.
4. Cité par Annalisa Paradiso, p. 16 de son étude sur « Eschyle » – Shakespeare-Hugo.
5. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977, p. 16.
870 l’aphasie et le jeu de mots

Un exemple, le dernier : dans son James Joyce ou l’écriture matricide, le


psychanalyste Jacques Trilling met en surimpression le jeu des mots, en par-
lant de son professeur, « Mr Crevet6 ». « Autant dire cesser d’aimer sa prison
– de se croire encore à Parme7 – sans imiter Icare. »
Il convient de dévoiler un aspect de ma personne qui aide à la rédaction d’un
article sur Van Eeckhout. Je suis traductrice de théâtre. Comme le dit Jacqueline
Risset, « le traducteur approche le texte de tout près, comme l’alpiniste son
rocher, comme le réparateur de tapis et l’envers du tapis8 ».
Dernier point, mais non le moindre, de mon article. Il est très important pour
moi de révéler un extrait de ce que j’appelle « le bonhomme Hugo », que Van
Eeckhout et moi aimons9 :
L’esprit allaite ; l’intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui
donne son lait et le précepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est
plus père que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère que la mère.
Van Eeckhout est plus père que le père, mère que la mère, à bien y réfléchir.
Ce sont mes élucubrations. Libre à qui ne les accepte pas d’en inventer d’autres.

6. Jacques Trilling, James Joyce et l’écriture matricide, Strasbourg, Circé, 2001, p. 78.
7. Jacques Trilling (ibid., p. 44) a dans l’esprit Stendhal, La Chartreuse de Parme.
8. Jacqueline Risset se confie à un journaliste sur sa traduction du Prince de Machiavel, Magazine
Littéraire, avril 2001, p. 13 et 41.
9. Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Flammarion, 1965, p. 123.
LES DEUX BONSHOMMES* 1

La citation au millimètre carré


(Sur Bouvard et Pécuchet)

« Deux hommes parurent… Quand ils furent


arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la
même minute sur le même banc… Bouvard pen-
chait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire
était plutonien. »
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet,
Paris, Le Livre de Poche, p. 28 et 136

« J’aime Bouvard et Pécuchet. »


Roland Barthes,
Roland Barthes par Roland Barthes,
IV, Livres, textes, entretiens, Paris,
Seuil, 2002, p. 692

« Flaubert se moquait (mais se moquait-il vrai-


ment ?) de Bouvard et Pécuchet s’interrogeant
sur le ciel, les étoiles, la vie, l’infini etc. »
Roland Barthes, La Chambre claire, V,
Livres, textes, entretiens, 1977-1980,
Paris, Seuil, 2002, p. 856

« Il serre le cœur. Ce serrement de cœur qui


prête à rire, c’est celui qu’on éprouve devant la
misère. Flaubert est notre père en misère. On y
mettra la bêtise, le refus, et le masque de bois. »
Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse,
Verdier, 2002, p. 23 et p. 42

* Première publication dans L’Inactuel, n° 9, 2003, p. 13-24.


1. Ou « les deux cloportes » (Gustave Flaubert).
872 les deux bonshommes

En hommage à Roland Barthes


Pour Béatrice Casadesus

Je rêve : écrire sur Flaubert, si l’on n’est pas aussi vif qu’on pourrait le
souhaiter concernant Proust, qui vous jette si délicieusement, avec la préface
de Jean Santeuil, « dans le tableau de Rembrandt qui représente les pèlerins
d’Emmaüs »2. Les deux bonhommes sont en quelque sorte deux « pèlerins »…
J’imagine John Constable, lorsqu’il fixe sur la toile une pluie d’orage sur la
mer, qu’il est visité par le « génie » comme Bouvard et Pécuchet quand, avec
candeur, à la campagne, ils se mettent à faire défiler les champs de connaissance.
Ce qui arrive n’est pas si grave. Le philosophe, farfadet ironique, s’en tire3,
comme Flaubert se tient sur la ligne de crêtes.
Ils auraient pu être de tous les temps, dans la démocratique Athènes, dans
l’oligarchique Rome antique, dans le Moyen Âge, mais il se trouve que, Flaubert
étant du xixe siècle, ils sont aussi de ce temps-là. Ils n’auraient pas dû se ren-
contrer, mais c’est le destin qu’ils se rencontrent. L’un (Bouvard) tire du côté
« bœuf », voir la casquette de Charles Bovary… (Charbovary, rappelle, en s’en
moquant, Jean Maurel), l’autre, Pécuchet est strict, voire pointilleux. Bouvard
est le « meneur » en tous les sens du terme, politique naturellement ; Pécuchet
fait, de sa voix grave, des réserves. Ils pourraient être « homosexuels », même
s’ils ne s’en doutent pas, et on peut les dire « fous » au sens du Moyen Âge,
où le discours du dément porte, jusqu’à la limite, la distinction entre mensonge
et vérité. Comme le dit Cervantès, dans Don Quichotte, le héros de la chevale-
rie, ils trouvent des interlocuteurs « platoniques et continents »4. Et ils ont en
partage le logos, et même la parlotte, le babil5 – et la jactance ! Et ils veulent
tout savoir et se dire tout l’un à l’autre. J’ai découvert – ô découverte minime
– qu’en construisant un nom avec les deux prénoms, qui ne sont pas employés
de Bouvard et de Pécuchet, on obtiendrait François-Juste : François Bouvard et
Juste Pécuchet équivalent à François-Juste. Imaginons que cela les ait influen-
cés pour désirer toujours avoir raison.
« Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent » (Flaubert).
Déclaration ambiguë, car lorsqu’on a créé Bouvard et Pécuchet, on les aime,
bien malgré soi.

2. Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, 2001, p. 52.


3. J’ai emprunté cela au séminaire de Patrice Loraux sur Flaubert, du 3 février 2003, et que « les
Cyniques vous pètent (perdontai) au nez ». Roland Barthes écrit : « Lorsqu’un discours est de la
sorte entraîné par sa propre dérive dans l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste
plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet
du livre qui commence », Fragments d’un discours amoureux, dans Œuvres complètes, V, Livres,
textes entretiens, Paris, Seuil, 2002, p. 27.
4. J’ai tiré cela du séminaire de Françoise Davoine sur Don Quichotte du 17 janvier 2003.
5. J’ai emprunté ces expressions à Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes dans Œuvres
complètes, Livres, entretiens, enquêtes, IV, Paris, Seuil, p. 633. Ailleurs, il note : « Ce n’est pas la
même langueur, il y a deux mots : Pothos, pour le désir de l’être absent, et Himéros, plus brûlant,
pour le désir de l’être présent », Fragments d’un discours amoureux, p. 43 et il insiste : « C’est
le souvenir de quoi ? De ce que les Grecs appelaient la charis… ; peut-être même, tout comme
dans l’idée de charis ancienne, j’y ajoute l’idée – l’espoir – que l’objet aimé se donnera à mon
désir » (p. 47-48).
les deux bonshommes 873

« Ici, je complique le jeu (Pierre Michon) : « je lui envoie dans les jambes
ce père impossible…, Victor Hugo, ce monstre qui trouvait le moyen de vivre
comme quatre et d’écrire comme cent, comme mille, en même temps »6.
Victor Hugo est un monstre, Gustave Flaubert un masque7.

Entrée

Ils se sont assis sur le même banc. Ils se disent l’un à l’autre qu’ils sont
employés. « L’aspect aimable de Bouvard8 charma de suite Pécuchet… L’air
sérieux de Pécuchet frappa Bouvard ». « Deux minutes après, « cette excla-
mation lui échappa : – Comme on serait bien à la campagne ». Ça chauffe…
« Décidément – et Pécuchet en était surpris, on avait encore plus chaud dans
les rues que chez soi !
Bouvard l’engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu’en
dira-t‑on ! »
Ainsi, ils se rencontrent et ne vont plus se quitter. Ils sont devenus « les
deux bonshommes » (dans un premier état du manuscrit, l’auteur les dési-
gnait comme « les deux cloportes » ; un autre lecteur désignerait leur rencontre
comme celle de deux homosexuels, mais Flaubert ne le dit pas – pudeur ou hor-
reur ? – pudeur). Une noce – que l’on pense à la noce d’Emma et de Charles
Bovary – les dépasse dans sa marche vers… l’enfer. « La vue de cette noce
amena Bouvard et Pécuchet à parler des femmes – qu’ils déclarèrent frivoles,
acariâtres, têtues… Bref, il valait mieux vivre sans elles ».
Ils commencèrent – cela va continuer tout le long du livre – à se dire tout sur
l’horticulture, la politique, la religion, la sexualité et la lecture des classiques.
« Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître !
que de recherches – si on avait le temps ! Hélas, le gagne-pain l’absorbait ; et
ils levèrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table
en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes ». Flaubert se glisse dans la
matérialité même du geste de copier et recopier, et Roland Barthes nous dit que
le métier de copiste existait dès 13009.

6. Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 32-33.


7. Ibid., p. 42.
8. Philippe Roger rappelle la fascination de Roland Barthes pour Bouvard et Pécuchet (« Et pour
peu que le partenaire sollicité réponde de la même manière, la scène devient dérisoire : j’ai la vision
de deux paons faisant la roue, l’un devant l’autre », Bouvard et Pécuchet, p. 57), Roland Barthes,
Roman, Paris, Le Livre de poche, 1988, p. 111 : Zola ayant dit devant lui qu’il avait trouvé un nom
excellent, Bouvard, Flaubert, alors en train d’écrire son dernier roman, l’aurait, « avec une grosse
émotion », « supplié de lui abandonner ce nom de Bouvard ». « Je le lui abandonnai en riant »,
continue Zola. « Mais il restait sérieux, très touché, et il répétait qu’il n’aurait pas continué son livre,
si j’avais gardé le nom. Pour lui, toute l’œuvre était dans ces deux noms : Bouvard et Pécuchet. Il
ne la voyait plus sans eux ».
9. Roland Barthes, Michelet par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 52, Michelet, in Œuvres complètes,
Livres, textes, entretiens, I, Paris, Seuil, 2002, p. 330.
874 les deux bonshommes

Le quotidien

Bouvard et Pécuchet vont continuer la soirée chez le deuxième nommé.


« Et, tout autour,… se trouvaient pêle-mêle plusieurs volumes de l’Encyclo-
pédie Roret, le Manuel du magnétiseur, un Fénelon, d’autres bouquins… ».
Flaubert va tester leur savoir – un peu inintelligent (mais nullement bête, ainsi
que Flaubert le dit clairement : ils repèrent ce qui, dans les noms des maladies,
relève du latin, du grec et du français).
Ils allèrent finir la soirée chez Bouvard. Un portrait. « Pécuchet ne put s’empê­
cher de dire : – On le prendrait plutôt pour votre père ! ». La remarque tomba
juste. « C’est mon parrain ! répliqua Bouvard négligemment – et ils décou-
vrirent qu’ils avaient le même âge : quarante-sept ans. Cette coïncidence leur
fit plaisir ; mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune ».
Ils se quittent pour mieux se retrouver.

Le lendemain, ils se récupèrent. Pécuchet raconte son enfance.


« Il était le fils d’un petit marchand, il le mit chez un notaire. Les gen-
darmes survinrent et le patron fut envoyé aux galères, histoire farouche qui
lui causait encore de l’épouvante ». Flaubert est lugubre. On ne peut pas dire
d’un bagnard qu’il est un homme ; la même chose se passe chez Victor Hugo.
Jean Valjean, dans Les Misérables, se dénonce comme bagnard, le lendemain
de la noce avec Marius, célébrée un jour de Carnaval, qui lui a ôté sa Cosette
adorée10.
S’engage l’amour à la quotidienne. Cela se résume, sous la plume de Flaubert,
ainsi : « Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions.
Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent ». Et encore : « De même, leurs
goûts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage,
prenait régulièrement sa demi-tasse de café. Pécuchet prisait, ne mangeait au
dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L’un
était confiant, étourdi, généreux. L’autre discret, méditatif, économe ».
Et Flaubert conclut : « Aucun des deux n’avait caché à l’autre son opinion.
Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes changèrent ; et, quittant leur
pension bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours ».

« À la grande bibliothèque, ils auraient aimé connaître le nombre exact des


volumes ». Et qui est-ce qui fut bien étonné ? Le professeur d’Arabe du Collège
de France qui vit les deux bonshommes, inconnus de lui, s’asseoir au premier
rang. Plus on a de connaissances, plus l’on souffre :
« Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances… Le quai aux Fleurs
les faisait soupirer pour la campagne ».
Ils se disent : le temps de la retraite, on va le passer à la campagne. S’engage
une série de négociations – longtemps vaines – pour trouver ce qui devait, à
la fin, s’appeler Chavignolles. Journal de Flaubert : « Je placerai Bouvard et
Pécuchet entre la vallée de l’Orne et la vallée de l’Auge, sur un plateau stu-
pide, entre Caen et Falaise ». Des fois qu’on ait cru que c’était le bonheur…

10. Victor Hugo, Les Misérables, vers la fin.


les deux bonshommes 875

Les deux bonshommes s’y voient déjà, par avance. « Déjà, ils se voyaient en
manches de chemise, au bord d’une plate-bande émondant des rosiers, bêchant,
binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de
l’alouette, pour suivre les charrues… et se délecteraient au meuglement et à la
senteur des foins coupés. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus même de terme
à payer ! Car ils posséderaient un domicile ! ». L’idée même de « domicile à
soi » est très importante pour les deux bonshommes.

La campagne

« Un après-midi, c’était le 20 janvier 1839 », Bouvard reçut une lettre


du notaire Tardivel (mieux vaut tard que jamais, car il y a jeu de mots !), au
nom noté par Flaubert, lui apprenant que son père « naturel » (qu’est ce qui
est naturel, sinon le père ?) Bouvard père était décédé. Il s’évanouit. En hâte,
Pécuchet est mis au courant de ce qui apportait un changement à leur existence.
« L’espace leur manquait ». Le château – ou la maison – est trouvé par un de
leurs amis, Barberou.
Pécuchet accompagne le déménagement : « Le dimanche 20 mars – c’est
Flaubert qui donne cette date, le jour du printemps – au petit jour, il sortit de la
capitale. Le mouvement et la nouveauté l’occupèrent les premières heures ».
Mais les déménageurs se fichent des meubles qu’ils conduisent, Pécuchet
se fâche tout rouge. Enfin, dans un cabriolet, il découvre Bouvard. Ils mettent
le premier pas dans leur maison, soupent merveilleusement sans même remar-
quer que c’est le souper, et disent : « nous y voilà donc ! quel bonheur ! il me
semble que c’est un rêve ! »… « Ils avaient plaisir à nommer tout haut les
légumes : Tiens ! des carottes ! Ah ! des choux ! ». Tout dire, tout énumérer,
tout passer en revue, bref exténuer ce qu’il y a à dire. Pour ensuite tout tenter,
tout expérimenter, tout faire à l’essai.

Ratages

Ils s’installent et, par méconnaissance de ce qui leur arrivera, collectionnent


les catastrophes.
Ainsi, à propos des époques du monde, « c’était comme une féerie en plu-
sieurs actes, ayant l’homme pour apothéose ». Concernant l’archéologie et sur-
tout la Littérature – Flaubert met une majuscule à la littérature. C’est désopilant
pour moi, de tout entreprendre ainsi. Après avoir mis une étiquette aux diffé-
rentes séries de choses, tout naturellement donc ils passent aux collections.
Ils commencent : « Six mois plus tard ils étaient devenus des archéologues
– et leur maison ressemblait à un musée… Le sol disparaissait sous des tessons
de tuile rouge ». Toujours des armes et de la quincaillerie. La seconde chambre,
ils l’appelaient la bibliothèque. Le couvercle de la commode « supportait un chat
tenant une souris dans la gueule…, une boîte à ouvrage en coquilles mêmement ».
Les deux bonshommes s’étaient mis en campagne. « Le goût des bibelots
leur était venu, puis l’amour du moyen âge… Le village de Montrécy contient
un pré célèbre par des médailles d’empereurs qu’on y a découvertes autrefois.
Ils comptaient y faire une belle récolte. Le gardien leur en refusa l’entrée ».
Rire à l’étouffée de Flaubert.
876 les deux bonshommes

Ils discutent : Pécuchet dit, du soleil, « que les savants aujourd’hui, annoncent
qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule ». Cela dérangeait les idées de
Bouvard – et après une minute de réflexion, il dit – « La science est faite, suivant
les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout
le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir ».
Les deux bonshommes rejoignent Flaubert dans leur idée de la relativité
sous les différentes latitudes, d’où la preuve, la niaiserie des théories précipi-
tamment globales – c’est l’article sur l’écroulement des falaises de Normandie.
Ils passent avec la même fraîcheur du côté de l’Histoire. « Le plein cintre au
xiiie siècle domine encore dans la Provence… Ce défaut de certitude les contra-
riait… Et une nuit par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, mar-
chant comme des voleurs, à l’ombre des maisons ». Ils trouvent quelque chose,
une cuve à eau bénite. Mais le curé, qui prenait le frais sur sa porte », les engage
à la rendre. Mais ils insistent et Marescot leur donne une soupière. Elle leur ins-
pira le goût des faïences… « Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir ».
Du côté de la peinture, je supposerais qu’ils aiment à la folie Breughel,
Vermeer, et surtout Rembrandt… Du côté de la musique, je supposerais qu’ils
aiment Boucourechliev, mais ils sont du dix-neuvième siècle, et, lui, du ving-
tième siècle ! Je suppose… comme les deux bonshommes.
« Bouvard s’éloigna, et reparut, affublé d’une couverture de laine, puis
s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans ses mains,
la lueur du soleil tombant sur sa calvitie – et il avait conscience de cet effet, car
il dit : – Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge ? Ensuite, il leva
le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre à sa figure une expres-
sion mystique.
On entendit dans le couloir la voix grave de Pécuchet :
– N’aie pas peur ! c’est moi ».
Flaubert rigole, mais il les aime bien.

Lectures

Tout lire, bien sûr, savoir tout ce qui s’est dit. Ils lurent toute une pile de livres
allant de l’histoire ancienne à l’histoire contemporaine (pour eux). Je rappelle la
question de Pécuchet : « – Et si nous écrivions la vie du duc ­d’Angoulême ? –
Mais c’était un imbécile ! répliqua Bouvard ». Les deux historiens néophytes
s’y mettent avec ardeur… et abandonnent11.
« Ils lurent d’abord Walter Scott », Alexandre Dumas, George Sand et
Victor Hugo, on en saisit la signification : le roman ne peut exister que s’il
est historique, rejeté très loin, en plein Moyen Âge, et les lecteurs de rire. Les
paroles de ces personnages sont comme des citations : il n’est pas de propos
que les deux personnages échangent, qui sont croyables. « On aspire au milieu
des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le
soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans
connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion
était c­ omplète. L’hiver s’y passa ».

11. François Hartog, préface (p. 10), à Plutarque, Les Vies parallèles, Paris, Gallimard, 2001.
les deux bonshommes 877

Je crois voir Roland Barthes derrière ces deux bonshommes, Pierre Michon
derrière Barthes, et… Flaubert le créateur-masque.

« Ce qui leur plaisait de la Tragédie, c’était l’emphase, le discours sur la


Politique, les maximes de perversité. »
On imagine Barthes, lecteur de Flaubert, relisant Phèdre par-dessus l’épaule
de Bouvard qui s’emploie, lui-même, devant Mme Bordin, à faire vibrer la
flamme du vers racinien. Bouvard est entraîné dans la violence et, si j’ose dire,
l’ardeur, tandis que Mme Bordin est bien étonnée. « C’est une reine, dont le
mari a, d’une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme – y
sommes-nous ? En route !
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée,
Je l’aime12.
Il y est, violemment et, si j’ose le dire, ardemment. Et Barthes, qui nous fait
dériver délicieusement : de Racine relu sous l’ironie de Flaubert, glissons un
instant à la Phèdre de Proust pour mieux revenir bientôt aux navrantes expé-
riences quand les grandes œuvres tombent à plat. Pour mesurer l’écart, relisons
Barthes relisant Proust.
Or, comment être Phèdre que sa passion pour Hippolyte entraîne dans une
« mort-durée »13 ? Il ne le sait pas… Il / Phèdre finit par craquer : « Connais
donc Phèdre et toute sa fureur » (pour Hippolyte qui n’aurait pas dû être aimé)14.
J’ai fait un rêve, je le raconte. Je me trouvais en présence d’une femme extrê-
mement belle qui me chuchotait son nom. Au réveil je me suis demandé si j’avais
entendu la Berma ou la Norma (même dernière syllabe, redoublée de l’adjectif
possessif « ma »). Dans ma jeunesse, j’adorais Phèdre que je tenais – et tiens
toujours – pour la pièce tragique de Racine et la Norma, opéra de Bellini)15,
même si, maintenant, je trouve qu’il y a, dans cet opéra, des airs douteux et des
personnages pâles. Quant à la Berma (elle représente Sarah Bernhardt), cette
grandissime actrice joue Phèdre qui eut un si fort ascendant sur le vouloir-être
écrivain du jeune Proust : « Mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et sur-
tout d’être homme de lettres, je m’étais senti tout à coup une responsabilité trop
grande, la peur de le peiner et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir
à des ordres… qui vous cachent l’avenir… »16. Eh bien, je ne sais toujours pas
si je me suis entretenue avec la Berma ou avec la Norma et cela m’importe peu.
Ensuite, toujours pour tout parcourir, Bouvard lui propose la grande scène
de Tartuffe, au troisième acte, touchant à l’adultère. Mais Mme Bordin est niaise
et cite comme célèbres des pièces que nous ne connaissons pas.

12. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 198, cite Racine, Phèdre, II, 5.


13. Selon la formule de Roland Barthes, Sur Racine, Œuvres complètes, II, Livres, textes, entretiens,
1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 82 ; p. 75 : « Phèdre, fille du Soleil, désire Hippolyte, l’homme
de l’ombre végétale, des forêts ».
14. Phèdre, II, 5. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, dans Livres, textes, entretiens,
V, Paris, Seuil, 2002, p. 74.
15. La Somnambule, de Bellini est mentionnée chez Roland Barthes, non la Norma.
16. Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », II, 1961, p. 927. Roland
Barthes dit : « nous n’allons pas voir Phèdre, mais la Berma dans Phèdre », Œuvres complètes, II,
Livres, textes, entretiens, Paris, Seuil, 2002, p. 790.
878 les deux bonshommes

Tout se passant comme cela, ils apprennent et révisent l’orthographe, élèves


de Littré17.

Déçus par la politique

Et puis maintenant disons tout de la politique. Arrivent les années 1845-1848.


Il y a des mouvements insurrectionnels à Paris. « Des vieillards leur avaient
parlé de 1793… Quand on passait auprès du bassin des Tuileries, on entendait
le heurt de la guillotine, des coups de mouton… À force de bavarder l­ à-dessus,
ils se passionnèrent. Bouvard, esprit libéral et cœur sensible, fut constitutionnel,
girondin, thermidorien. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara
sans culottes et même robespierriste… La Révolution est pour les uns un évé-
nement satanique. D’autres la proclament une exception sublime ». Flaubert
rit et ne rit pas. « Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque,
une seule idée d’aplomb… Car on ne peut tout dire. Il faut un choix ». Ils se
risquèrent à discuter du beau et du sublime… et du goût (chacun a son goût,
mais ils sont deux bonshommes, un de trop).
Ils réunissent plusieurs personnes. « Pour cela, je vous l’accorde ! », dit le
comte, « des pièces qui exaltent le suicide ! ». « Le suicide est beau, témoin
Caton », objecta Pécuchet. Il va chercher dans la Rome antique son exemple.
Et, de plus, il a une piètre jaunisse. « Purgez-vous, dit le médecin ». Comme
si, en se purgeant, tout passait…

« Dans la matinée du 25 février 1848 on apprit à Chavignolles, par un indi-


vidu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades – et le lendemain,
la proclamation de la République fut affichée sur la mairie… Des ouvriers pas-
sèrent sur la route, en chantant La Marseillaise. Gorgu, au milieu d’eux, brandis-
sait une canne… Je n’aime pas cela, dit Marescot, on vocifère, on s’exalte ! »…
Et une lutte de délicatesse pour se présenter aux élections s’engagea entre « les
deux bonshommes ». Flacardoux avait déclaré sa candidature. « La déception
des deux amis fut grande ; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre.
Mais la Politique les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes.
Flacardoux l’emporta. La Réaction commençait. Tous réclamaient un Sauveur ».
Napoléon III va l’emporter.
Occasion de relever, comme Pierre Michon, les grands imparfaits de Flaubert18
et sa vraie passion de la littérature. « Je trouve un boulet plus rare : je l’encombre
d’une bizarre passion, ou phobie, de la bêtise, et d’une spéculation farfelue »19. Pour
Roland Barthes, à propos de « Flaubert et la phrase », le style, c’est « l’atroce »,
« une douleur infinie », mais aussi un bonheur infini20. Le style, c’est-à‑dire
toutes choses passées au crible des mots. Pour moi, les mots font tout s’écrouler,
à mille lieues du logos qui rend tout sublime. La prose amenuise, elle est cruelle.

17. « Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive,
et qu’il ne saurait y en avoir » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 207). Cf. Roland Barthes,
Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 57.
18. Pierre Michon, Corps du roi, p. 30 et 43.
19. Ibid., p. 34-35.
20. Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, p. 78-79.
les deux bonshommes 879

Pécuchet a une idée : comme Lamartine, il apparaît au premier étage de la


mairie et s’écrie « Citoyens » et aussitôt il disparut dans l’embrasure ». Raté,
raté. « Quand éclatèrent les journées de juin, tout le monde fut d’accord pour
voler au secours de Paris », mais personne n’y va. Pécuchet y serait bien allé,
Bouvard le retint à Chavignoles, heureusement. « Au 10 décembre, tous les
Chavignolais votèrent pour Bonaparte ».
Déçus, ils se remirent à leurs lectures. Pécuchet prit Le Contrat social,
de Rousseau. « Comment, se dirent-ils, voilà le dieu de 93, le pontife de la
Révolution »21.

Manque la femme

…« Il manque une chose, la Femme. De l’arrivée de la Femme dépend le


salut du monde. « Je ne comprends pas ». « Ni moi »…
Ils lisent. « Proudhon imagine un tarif uniforme, et réclame pour l’État le
monopole du sucre. Tes socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyran-
nie… Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre sautaient
d’accord… Mme Bordin entra, une femme. C’était le 3 décembre 1851. Elle
apportait le journal. Ils lurent bien vite et côte à côte l’Appel au peuple, la disso-
lution de la Chambre, l’emprisonnement des députés. Pécuchet devint blême ».
Après réflexion, « Napoléon a bien fait ! – qu’il le bâillonne, le foule et
­l’extermine ! ce ne sera jamais assez pour sa haine du droit, sa lâcheté, son inep-
tie, son aveuglement ». Le x non-nommé par moi, c’est le peuple. Ils arrivent
à noyer ce qu’ils portent aux nues.
« Des jours tristes commencèrent ».
Ils se tournent vers les femmes, continent inexploité. Pécuchet, niais, croit
qu’il va dépuceler Mélie. Bouvard se fiance avec Mme Bordin. Ils se réveillent un
peu tard et discutent : « – Étrange besoin, est-ce un besoin ? – Elles poussent au
crime, à l’héroïsme et à l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans
un baiser – ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; per-
fidie de la mer, variété de la lune – ils dirent tous les lieux communs qu’elles
ont fait répandre »22.

Ils recommencent

Je fais comme eux. Je dis tout dans l’ordre et dans le désordre. Ils se mettent
aux tables tournantes, au magnétisme, à Dieu, à la philosophie : Bouvard :
« Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours »…
« Un républicain qui parle contre la liberté, c’est drôle ». Ils n’ont même pas
peur de s’attaquer à la Bible (façon grecque de désigner Le Livre par excel-
lence). Passons au grec. La sollicitation grecque est si pressante que les deux
bonshommes y succombent : Roland Barthes parlera de « l’excès de nomina-
tion » des susdits23.

21. Bouvard et Pécuchet, p. 249-250. Cf. Roland Barthes, Michelet, Œuvres complètes. Livres,
textes, entretiens, I, Paris, Seuil, 2002, p. 407 (Rousseau dénoué par les femmes).
22. Bouvard et Pécuchet, p. 269.
23. Pierre Michon, Corps du roi, p. 25.
880 les deux bonshommes

Autre direction : « Le curé de Bouvard et Pécuchet affirme que le Grand-


Lama du Tibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles. Voilà du sérieux »24.
Toutes les directions sont ratées. Poursuivons cependant.
Ils sont bien préparés à élever des enfants-trouvés, lisent des livres qui
concernent l’Éducation. « Bien qu’ils (les enfants-trouvés) eussent un tempé-
rament solide, Pécuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les
accoutumer à la faim, à la soif, aux intempéries, et même qu’ils portassent des
chaussures trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvard s’y opposa25. » Se
conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard « mon oncle »
et Pécuchet « bon ami », mais les tutoyaient, et la moitié des leçons, ordinaire-
ment, se passait en disputes »26. « Les deux amis s’éloignèrent, contents d’avoir
soutenu le Progrès, le Civilisation »27… « Et désormais mon oncle et bon ami
les firent manger à la cuisine »28. Je relis en ce moment Les Travailleurs de la
mer, et voici ce que j’ai trouvé : « Pour l’oncle et le tuteur, bonshomme taci-
turnes / les sérénades sont des tapages nocturnes » (Vers d’une comédie iné-
dite)29. Je souris.
Ratage en tout : les « enfants-trouvés » sont des enfants de bagnard. Relisons
le début : Pécuchet terrifié par son patron envoyé aux galères.
« Finir par la vue des deux bonhommes penchés sur leur pupitre, et copiant »30.
Tout dire pour tout faire, mieux rater. Mais rater, c’est le moteur du dire.
Donc, le moteur tourne sans fin. Tout dire pour tout annuler. Alors, comme tout
ce qu’ils ont essayé a été raté dans les grandes largeurs, ils s’installent (c’est
ce que dit la totalité des livres que j’ai consultés) comme au début, tels des
copieurs, pour relater le récit de leurs aventures, menés par le Masque Flaubert.
Et qu’est-ce qu’ils vont copier. Jusqu’à des rapports de police sur eux-mêmes !
Ah, encore une idée sur l’apprentissage des deux bonshommes : ils enseignent
ce qui doit être tu (mueîn, ne pas être dit) : cela conduit soit à la mystique soit
à la mystification d’eux-mêmes et, en position de « tyrans », ils dévorent tout,
les autres et eux-mêmes.

Conclusion : Roland Barthes, mu par « le goût ironique de la dérive », dit :


« Le regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et Pécuchet :
ce sera leur velléité constitutive, leur inassouvissement, l’alternance panique de
leurs apprentissages, bref ce que je voudrais bien pouvoir appeler « la bouvard-­
et-pécuchéité »31. Et, moi je dis la « bavarde épluchéité » des mots.

24. Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, p. 724.


25. Bouvard et Pécuchet, p. 371-372. Pécuchet « croit » qu’ils sont sortis « tout droit » de l’Emile,
de Rousseau !
26. Bouvard et Pécuchet, p. 392-393.
27. Ibid., p. 402.
28. Ibid., p. 411. Au xixe siècle, Marcel Proust dit que les domestiques « prennent leur repas » à la
cuisine (Du côté de Guermantes, p. 17-22).
29. Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, p. 211. Les « bonshommes » sont de ce temps-là.
30. Brouillon de Bouvard et Pécuchet, p. 456 : hélas ! le livre est resté inachevé.
31. J’emprunte ce jeu de mots à Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, 678 et V, p. 847-848.
Table des sources

1 – « L’interférence tragique », Critique, n° 317, octobre 1973, p. 908-925.


2 – « Marathon ou l’histoire idéologique », Revue des Études anciennes,
n° 75, 1973, p. 13-42.
3 – « Socrate, contrepoison de l’oraison funèbre. Enjeu et signification du
Ménexène », L’Antiquité classique, n° 43, 1974, p. 172-211.
4 – « Hèbè et andreia. Deux versions de la mort du combattant athénien »,
Ancient Society, n° 6, 1975, p. 1-31.
5 – « Problèmes grecs de la démocratie moderne », Critique, n° 355, décembre
1976, p. 1276-1287.
6 – « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes. De la gloire du héros à
l’idée de la cité », Information sur les Sciences sociales, n° 17, 1978, p. 801-
817 (article repris dans La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Gherardo
Gnoli et Jean-Pierre Vernant (éds.), Cambridge/New York/Paris : Maison des
sciences de l’homme, Cambridge University Press, 1982 (rééd. 1990, p. 27-43).
7 – « Sur la transparence démocratique », Raison présente, n° 19, 1978, p. 3-13
8 – (avec Pierre Vidal-Naquet), « La formation de l’Athènes bourgeoise.
Essai d’historiographie. Essai d’historiographie 1750-1850 », dans Classical
Influence on Western Thought A. D. 1650-1870, Robert R. Bolgar (éd.), Cambridge
University Press, 1979, p. 169-222 (article repris dans Pierre Vidal-Naquet,
La Démocratie grecque venue d’ailleurs, Paris, Flammarion, 1990, p. 140-161).
9 – « La gloire et la mort d’une femme », Sorcières, n° 18, 1979, p. 51-57.
10 – « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di storia, n° 12, 1980,
p. 55-81.
11 – « La Grèce hors d’elle », L’Homme, n° 20, 1980, p. 105-111.
12 – « Athènes, l’historien et les funérailles », Traverses, n° 21-22, mai
1981, p. 116-122.
13 – « La cité comme cuisine et comme partage », Annales ESC, n° 36,
1981, p. 614-622.
14 – « Le héros et les mots », L’Homme, n° 21, 1981, p. 87-94.
15 – « Du libéralisme en histoire ou l’individu-écran », Passé/Présent, n° 1,
1982, p. 48-58.
16 – « Un citoyen contre nature », Théâtre Public, n° 49, janvier-février
1983, p. 42-45.
17 – « Épouses tragiques, épouses mortes », La femme et la mort, Grief,
Toulouse : Université de Toulouse-le‑Mirail, 1984, p. 31-58.
18 – « La cité, l’historien, les femmes », Pallas, n° 32, 1985, p. 7-39.
19 – « Matrem nudam : quelques versions grecques », L’Écrit du temps,
n° 11,1986, p. 91-102.
882 table des sources

20 – « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, n° I, 1986,


p. 139-161.
21 – « L’empreinte de Jocaste », L’Écrit du temps, n° 12, 1986, p. 35-54.
22 – « Le corps vulnérable d’Arès », Le Temps de la réflexion, n° 7, 1986,
p. 335-354.
23 – « Voir dans le noir », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 35, 1987,
p. 219-230.
24 – « Oikeios polemos. La guerra nella famiglia », Studi storici, n° 28,
1987, p. 5-35 (article repris et remanié dans « La guerre dans la famille », Clio,
Histoires, Femmes, Sociétés, n° 5, 1997, p. 21-62).
25 – « Notes sur l’un, le deux et le multiple », L’esprit des lois sauvages.
Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Miguel Abensour (éd.),
Paris : Seuil, 1987, p. 155-171.
26 – « Alors apparaîtront les Érinyes », L’Écrit du temps, n° 17, 1988,
p. 93-117.
27 – « Solon et la voix de l’écrit », Les Savoirs de l’écriture, Marcel Detienne
(éd.), Lille : PUL, 1988, p. 95-129.
28 – « Sur un non-sens grec. Œdipe, Théognis, Freud », L’Écrit du temps,
n° 19, 1988, p. 19-36.
29 – « Notes sur un impossible sujet de l’histoire », Les Cahiers du Grif,
n° 37/38, 1988, p. 113-124 (article repris, à quelques modifications près, « Notas
sobre un impossible sujeto de la historia », Enrahonar, n° 26, 1996, p. 13-24).
30 – « Pour quel consensus ? », avant-propos à « Politiques de l’oubli »,
Le Genre humain, n° 18, 1988, p. 9-23.
31 – « De l’amnistie et de son contraire », Usages de l’oubli : contributions
au colloque de Royaumont, Paris : Seuil, 1988, p. 23-47.
32 – « Poluneikês epônumos. Les noms des fils d’Œdipe, entre épopée et
tragédie », Métamorphoses du Mythe en Grèce antique, Claude Calame (éd.),
Genève : Labor et Fides, 1988, p. 151-166.
33 – « Les mots qui voient », L’Interprétation des textes, Claude Reichler
(éd.), Paris : Minuit, 1989, p. 157-182.
34 – « La métaphore sans métaphore. À propos de l’Orestie », Revue phi-
losophique, n° 8, 1990, p. 115-139 (article repris dans : Europe, n° 837-838,
Bernard Mezzadri (éd.), janvier-février 1999, p. 242-264).
35 – « La majorité, le tout et la moitié. Sur l’arithmétique athénienne du
vote », Le Genre humain, n° 22, 1990, p. 89-110.
36 – « Qu’est-ce qu’une déesse ? », Georges Duby et Michelle Perrot (éds.),
Histoire des femmes, t. 1, Paris, Plon, 1991, p. 31-62.
37 – « L’Homme Moïse et l’audace d’être historien », Le Cheval de Troie,
n° 3, 1991, p. 83-98.
38 – « Antigone sans théâtre », Lacan avec les philosophes, CIPH (éd.),
Paris : Albin Michel, 1991, p. 42-49.
39 – « Aristophane et les femmes d’Athènes : réalité, fiction, théâtre »,
Mètis, n° VI, 1-2, 1991, p. 119-130.
40 – (avec Patrice Loraux), « L’Athenaion politeia avec et sans Athéniens »,
Rue Descartes n° 1-2, 1991, p. 57-79.
table des sources 883

41 – « Questions antiques sur l’opinion. En guise de réponse à Pierre


Laborie », « Histoire politique et sciences sociales », Les Cahiers de l’Institut
d’Histoire du temps Présent (IHTP), n° 18, 1991, p. 115-126.
42 – « Lokapakti. L’indianisme, le sacrifice et les mots », Archives des
sciences sociales, n° 74, 1991, p. 163-172, repris dans Le Genre humain, n° 37,
p. 105-114.
43 – « Le point de vue du mort », Po&sie, n° 57, 1991, p. 67-74.
44 – « La tragédie grecque et l’humain », rétroversion par Aurélie Leclerq
de « La tragedia grega e o humano », Adauto Novaes (éd.), Etica, Sao Paulo :
Companhia das Letras, 1992, p. 17-54.
45 – « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre », Aristophane : sept
exposés suivis de discussions, Enzo Degani, Thomas Gelzer, Eric W. Handley,
[et al.] (éds.), Genève : Fondation Hardt, collection « Entretiens sur l’antiquité
classique » n° 38, 1993, p. 203-244.
46 – « Aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle », Nicole Loraux (éd.), Graecia al
femminile, Rome/Bari, Laterza, 1993, p. 125-154 ; repris dans Nicole Loraux (éd.),
La Grèce au féminin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 135-166.
47 – « Mélissa, épouse et fille du tyran », Nicole Loraux (éd.), Graecia al
femminile, Rome/Bari, Laterza, 1993, p. 5-37 ; repris dans N. Loraux (éd.), La
Grèce au féminin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 3-37.
48 – « Le regard d’une historienne de l’Antiquité », Les Cahiers de l’Ins-
titut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), Écrire l’histoire du temps présent,
Paris : CNRS-Éditions, 1993, p. 241-245.
49 – « Une histoire en proie à ses limites », Sciences humaines et sociales
en France, Paris : Ministère des Affaires étrangères, 1994, p. 21-27.
50 – « L’Iliade moins les héros », L’Inactuel, n° 1, 1994, p. 29-48.
51 – « Achille, le poète et les mots », préface à Gregory Nagy, The Best of
the Achaeans: Concepts of the Hero in archaïc Greek Poetry, Baltimore, 1979 ;
trad. fr. Le Meilleurs des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque
archaïque (trad. Jeannie Carlier et Nicole Loraux, Paris, Seuil, 1994), p. 7-17.
52 – « Clisthène, diviseur-lieur d’Athènes », L’Inactuel, n° 8, 1997, p. 5-27.
53 – « Un absent de l’histoire : le corps dans l’historiographie thucydi-
déenne », Mètis, n° xii, 1997, p. 223-267.
54 – « Prosopopée de l’histoire », La Lettre Horlieu, n° 11-12, 1998, p. 99-108.
55 – « L’aphasie et le jeu de mot », Critique n° 653, octobre 2001, p. 809-814.
56 – « Les deux bonshommes. La citation au mm2 » (Sur Bouvard et Pécuchet),
L’Inactuel, n° 9, 2003, p. 13-24.
Table des matières

Notice éditoriale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

1. L’interférence tragique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
2. Marathon ou l’histoire idéologique.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
3. Socrate,
 contrepoison de l’oraison funèbre.
Enjeu et signification du Ménexène.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
4. Hèbè
 et andreia.
Deux versions de la mort du combattant athénien.. . . . . . . . . . . . . 101
5. Problèmes grecs de la démocratie moderne.. . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
6. Mourir
 devant Troie, tomber pour Athènes.
De la gloire du héros à l’idée de la cité.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
7. Sur la transparence démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
8. (avec
 Pierre Vidal-Naquet), La formation de l’Athènes bourgeoise.
Essai d’historiographie 1750-1850. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
9. La gloire et la mort d’une femme.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
10. Thucydide n’est pas un collègue.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
11. La Grèce hors d’elle.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
12. Athènes, l’historien et les funérailles.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
13. La cité comme cuisine et comme partage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
14. Le héros et les mots.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
15. Du libéralisme en histoire ou l’individu-écran. . . . . . . . . . . . . . . . 255
16. Un citoyen contre nature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
17. Épouses tragiques, épouses mortes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270
886 table des matières

18. La cité, l’historien, les femmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291


19. Matrem nudam : quelques versions grecques. . . . . . . . . . . . . . . . . 317
20. Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse. . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
21. L’empreinte de Jocaste.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
22. Le corps vulnérable d’Arès. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
23. Voir dans le noir.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380
24. Oikeios polemos. La guerre dans la famille.. . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
25. Notes sur l’un, le deux et le multiple.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
26. Alors apparaîtront les Érinyes.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430
27. Solon et la voix de l’écrit.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443
28. Sur un non-sens grec. Œdipe, Théognis, Freud.. . . . . . . . . . . . . . . 464
29. Notes sur un impossible sujet de l’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480
30. Pour quel consensus ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 490
31. De l’amnistie et de son contraire.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 502
32. Poluneikês epônumos.
Les noms des fils d’Œdipe, entre épopée et tragédie.. . . . . . . . . . . 519
33. Les mots qui voient.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 531
34. La métaphore sans métaphore. À propos de l’Orestie.. . . . . . . . . . 549
35. La majorité, le tout et la moitié.
Sur l’arithmétique athénienne du vote.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 567
36. Qu’est-ce qu’une déesse ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585
37. L’Homme Moïse et l’audace d’être historien.. . . . . . . . . . . . . . . . . 618
38. Antigone sans théâtre.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 629
39. Aristophane et les femmes d’Athènes : réalité, fiction, théâtre.. . . 636
40. (avec Patrice Loraux), L’Athenaion politeia
avec et sans Athéniens.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 645
41. Questions antiques sur l’opinion.
En guise de réponse à Pierre Laborie.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 664
42. Lokapakti. L’indianisme, le sacrifice et les mots.. . . . . . . . . . . . . . 673
43. Le point de vue du mort.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 680
44. La tragédie grecque et l’humain.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689
table des matières 887

45. Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre.. . . . . . . . . . . . . . 706


46. Aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 729
47. Mélissa, épouse et fille du tyran.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 747
48. Le regard d’une historienne de l’Antiquité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 766
49. Une histoire en proie à ses limites.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 770
50. L’Iliade moins les héros.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 775
51. Achille, le poète et les mots.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 795
52. Clisthène, diviseur-lieur d’Athènes.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 801
53. Un absent de l’histoire :
le corps dans l’historiographie thucydidéenne.. . . . . . . . . . . . . . . . 823
54. Prosopopée de l’histoire.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 859
55. L’aphasie et le jeu de mot.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 867
56. Les deux bonshommes. La citation au mm2
(Sur Bouvard et Pécuchet) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 871

Table des sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 881


Cet ouvrage,
le vingt-quatrième de la collection « Critique de la politique »,
publié aux Éditions Klincksieck,
a été achevé d’imprimer
en décembre 2020
sur les presses
de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy

Composition et mise en pages : Flexedo (info@flexedo.com)

No d’éditeur : 00367
No d’imprimeur :
Dépôt légal : janvier 2021
C
et ouvrage rassemble, selon un ordre strictement chronologique,

Nicole Loraux La Grèce hors d’elle et autres textes


cinquante-six articles écrits par Nicole Loraux entre 1973 et
2003. Il donne à lire le déploiement discontinu, expérimental, de
réflexions lisibles sur le même plan que celui des livres publiés, et
l’effet d’après-coup de ces derniers, leur reprise sur d’autres plans
— toutes ces lignes dessinant ensemble la vaste cartographie d’une
œuvre très singulière.
L’article « La Grèce hors d’elle et autres textes », qui donne son Nicole Loraux
titre à ce recueil, rappelle la méthode par laquelle Nicole Loraux n’a
pas cessé, selon ses propres mots, de « trouver dans la Grèce (et en La Grèce hors d’elle
abondance) de quoi la faire sortir d’elle-même » en multipliant les
stratégies comparatistes, les va-et-vient entre les champs disciplinaires et autres textes
les plus divers (philosophie, psychanalyse, ethnologie, philologie).
Il en résulte un parcours intellectuel où apparaît, dominante et
continue, l’analyse du discours que la cité athénienne a construit à
son propre sujet en même temps que s’approfondit l’éclairage du
conflit (stasis) constitutif de la démocratie. Enfin, l’attention toujours
plus soutenue à « l’opérateur féminin », compris comme facteur de
subversion de l’ordre politique de la cité, dominé par le masculin,
suscite une approche originale et novatrice de la tragédie. Nicole
Loraux découvre la dimension « antipolitique » de l’espace tragique,
qui permet aux voix exclues de la parole civique de se faire entendre.

Historienne et helléniste Nicole Loraux (1943–2003) a été membre


du Centre Louis Gernet (Jean-Pierre Vernant fondateur, Pierre Vidal-
Naquet, Marcel Detienne parmi d’autres). Elle a contribué à éclairer
l’étroite solidarité des dimensions historique, politique, anthropologique,
sociale, psychologique de l’expérience grecque. Parmi ses nombreux
livres, on compte L’Invention d’Athènes (1981, rééd. 1993), Né de la terre
(1996), La Cité divisée (1997) et La Tragédie d’Athènes (2005).

Critique de la politique
fondée par Miguel Abensour et dirigée par Michèle Cohen-Halimi

55 euros KLINCKSIECK | Critique de la politique


978-2-252-04335-6

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