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Critique de la politique
fondée par Miguel Abensour et dirigée par Michèle Cohen-Halimi
Grand Format
Moyen Format
Paris
Klincksieck
2021
© Éditions Klincksieck, 2021
ISBN : 978-2-252-04335-6
Notice éditoriale
Michèle Cohen-Halimi
Préface
Pour Patrice
1. Je ne peux évidemment pas rendre compte ici de tous les aspects du travail de Nicole Loraux. J’ai
privilégié certains motifs au détriment d’autres tout aussi décisifs : l’autochtonie, la « belle mort »,
la place des femmes dans la cité, l’oraison funèbre, l’Athènes imaginaire, la figure de Tirésias, la
cité pourvue d’une âme et quelques autres. On verra que, dans ces quelques pages, je mets l’accent
sur les derniers textes, sur ce qui m’apparaît le plus décisif, en un mot l’opposition entre la tragédie
et le politique. Ce n’est donc pas une vue d’ensemble de ces articles qu’on trouvera ici. Une telle
chose est impossible en si peu d’espace ; il y faudrait un livre. C’est un lecteur qui s’exprime ici,
un sujet qui n’a pas à faire abstraction des choix qui sont les siens dans une œuvre qu’il a vue se
faire au fil du temps. Nicole et moi nous sommes de la même génération, nous nous sommes connus
en 1972, au moment même où l’un et l’autre nous commencions à écrire. En outre, il est difficile
de présenter l’œuvre d’une amie quand on a connu les conditions dans lesquelles son discours
s’est interrompu brutalement, et qu’on avait échangé avec elle, pendant des années, à propos de ce
même travail. Le terme est trop tôt advenu, dirait-on : c’est, peut-être, une des raisons qui font que
j’attache une importance plus grande à ce qui était en cours, à ce qui était, à mes yeux, comme une
promesse et était, évidemment, d’une extrême nouveauté. On me permettra donc d’écrire parfois,
dans ces pages, en première personne, et d’utiliser tour à tour, sans avoir à le justifier, l’imparfait
et le présent. C’est cette œuvre qui appelle, de ma part, ces manières de procéder.
12 préface
privée, d’une fois à la suivante ; les occasions ne manquaient pas dans cette
époque. Bien des choses affleuraient dans ces échanges : le travail que chacun
avait déjà engagé, les différentes difficultés rencontrées dans cette perspective,
les groupes plus ou moins formels auxquels nous participions avec un réel bon-
heur2, les livres de quelques-uns de nos grands aînés qui nous retenaient, la poli-
tique bien entendu qui était loin d’être absente dans ces années, les questions
sur les institutions qui nous hébergeaient, et ainsi de suite ; tant de choses qui
relevaient d’une complicité affective de longue date et contribuaient à l’entre-
tenir ; c’était là une partie de ce qui nous faisait travailler, dans ces années, qui
alimentait bon nombre de nos propos de ce moment, et c’est cela qu’on peut
retrouver dans ces articles de Nicole Loraux. Je la revois.
Impressionné encore par la qualité des articles qui sont rassemblés ici. Les
relire aujourd’hui, c’est en découvrir d’autres aspects qui n’étaient pas visibles
sur le moment, et se laisser surprendre par les nombreux recoupements qui s’y
dessinent, s’y esquissent. Le temps les restitue sous un jour quelque peu diffé-
rent. C’est aussi prendre la mesure d’une œuvre qui, à l’évidence, a touché bien
des lecteurs au-delà et en dehors du seul champ des études grecques. L’époque
a favorisé une telle circulation, et ces articles se sont inscrits dans cette pers-
pective. Nous avons eu en partage cette espèce bien singulière de richesse, cette
abondance de références et de pensées, en tout cas, à laquelle notre génération
s’est trouvée confrontée, avec laquelle elle a dû se débrouiller. L’œuvre de Nicole
Loraux en porte les traces et elle a contribué à les rendre tangibles, à les modi-
fier sur certains points importants. C’est particulièrement le cas de ces articles
qui, en quelque sorte ponctuellement, venaient faire la preuve de la continuité
du travail et de son approfondissement ; un désir d’exploration y est manifeste
et s’y déploie avec une grande rigueur. Les lecteurs voyaient, dans ces années,
la chose se faire avec une belle régularité, une ténacité également, percevaient
l’ampleur de ces différents propos et leur nouveauté. C’était, à mon sens, une
préparation aux livres, des coups d’essai qui trouvaient, un peu plus tard, leur
accomplissement dans un volume, du moins pour certains, et d’autres restaient
comme en attente d’un développement, à titre d’hypothèses ou de proposi-
tions, des fragments libres de destination qui répondaient à une demande sans
s’intégrer à une perspective d’ensemble. Bon nombre de ces textes, comme on
pourra le voir à la lecture, sont intéressants en raison même de leur inachève-
ment, comme autant d’indications d’obstacles ou d’apories faisant naître souvent
des problèmes redoutables et soulevant, dans le même mouvement, des ques-
tions inédites à l’adresse, je crois, autant des philosophes que des spécialistes du
monde grec, voire des anthropologues qui pouvaient se sentir proches. Tout cela
exposé avec une sorte de tranquillité qui avait de quoi surprendre certains de ses
lecteurs. Relisant tous ces articles, je mesure également l’espèce de patience qui
est visible dans tous ces textes ; Nicole Loraux n’a pas craint de dire, avec toute
la minutie nécessaire, les impasses auxquelles elle était parfois confrontée, et
elle a su faire preuve, au meilleur sens du terme, de pédagogie dans l’écriture
de ces textes. Je parlerais volontiers de générosité dans cette mise en commun
de la recherche individuelle, dans ce continuel partage des objets de travail sur
2. Il y en eut plusieurs de petite taille durant toutes ces années, tous discrets, tous stimulants pour
les quelques participants.
préface 13
fond d’une curiosité à l’endroit des autres disciplines que celle supposée être la
sienne propre. La délimitation institutionnelle des champs disciplinaires n’était
évidemment pas sa préoccupation ; elle a tout fait, en effet, pour établir des pas-
serelles entre les disciplines, pour montrer comment les études grecques pou-
vaient aller dans cette direction et ce qu’elles étaient susceptibles d’engendrer
dans le domaine intellectuel, ce qu’elles pouvaient faire bouger dans notre savoir
de l’antiquité. C’est aussi ce qu’elle a su prolonger, m’a-t‑on dit souvent, dans
les séminaires à l’EHESS ou ailleurs et, je peux en témoigner, dans ses interven-
tions, ici ou là, qui ont été nombreuses dans ces mêmes années, dans les lieux les
plus divers. Ce sont ces expériences de pensée et ces formes variées d’exposi-
tion qui sont ici rassemblées pour la première fois. Cela se présente comme une
espèce de grand laboratoire à l’intérieur duquel on trouve des divisions toutes
momentanées, des dossiers en attente, des esquisses à reprendre, des indications
en suspens, des improvisations, c’est-à‑dire un véritable chantier de travail fai-
sant montre de diverses formes d’inachèvement. C’est là un ensemble, à pre-
mière vue disparate, qui est à lire comme un complément indispensable de ses
livres, une contribution majeure dans l’ordre de ce qu’on appelle les sciences
sociales qui n’oublie pas cette chose essentielle qu’était, à ses yeux, « l’urgente
nécessité de faire dans l’histoire la part de l’affect »3. C’est à une obligation de
cette espèce, je crois, qu’ont été attentifs, sous des formes différentes, Michelet,
Nietzsche, Péguy, Walter Benjamin, Günther Anders et Jean Améry, ces quelques
penseurs proches qu’on peut considérer comme des historiens de leur présent
qui tous ont su déborder les frontières de la discipline, en inventant des modali-
tés de récit dans lesquelles la généalogie a une part déterminante, un rôle décisif.
Un des intérêts de ce recueil est de faire la preuve que le travail de l’histo-
rien, notamment quand il s’agit de la Grèce ancienne, ne cesse de se réajuster ;
et d’autant plus, comme cela est visible ici, quand ce travail déborde sans cesse
sur le champ instable de l’anthropologie, quand il montre sa proximité avec
certains aspects de cette discipline ou quand il en questionne les présupposés
voire certains de ses résultats. L’histoire ne saurait demeurer seule ici, elle fait
signe obstinément vers des formes plus générales aussi bien inactuelles qu’ac-
tuelles, semble se rapprocher parfois de ce qu’on appelle d’ordinaire l’anthro
pologie4 ; aucune méthode ne peut prendre en charge une complémentarité aussi
forte. Nicole Loraux a su prendre la suite des travaux de Jean-Pierre Vernant
et de Pierre Vidal-Naquet, en se donnant la liberté de critiquer à l’occasion
leurs travaux ou d’en proposer des infléchissements nouveaux, en mettant au
jour des objets que ces aînés n’avaient pas su isoler ou qui n’entraient pas dans
leurs préoccupations du moment. Cela fait partie intégrante de sa démarche qui
évoque fréquemment son endettement en forgeant des hypothèses ou des pro-
positions qui lui sont propres : signe d’une autonomie peu à peu conquise s’af-
firmant sans jamais méconnaître ce qu’elle doit, le disant même avec netteté,
trouvant l’espace pour le faire. Ainsi on peut voir que, sur un mode direct,
Nicole Loraux raconte partiellement sa formation ; comme par petites touches
renouvelées, elle indique les désaccords ou les conflits qu’elle a avec ceux qui
lui sont proches, elle énonce les choix interprétatifs qui sont les siens à propos
des objets les plus significatifs, notamment à propos de ces deux motifs majeurs
que sont la tragédie et le statut du politique en Grèce ; elle fait part des hési-
tations, des regrets, des changements de cap, de tel parti pris dans la construc-
tion d’un objet ou d’un désarroi, de doutes et d’autres affects analogues. Dans
le meilleur sens du terme, c’est une sorte d’auto-critique qui apparaît à tous les
moments nécessaires dans ses textes. C’est donc une façon de « penser tout
haut » en énonçant, par exemple, les associations qui se font au cours d’un tra-
vail ou en soulignant, dans des moments pouvant être litigieux, comment une
interprétation est amenée à prendre le pas sur un morceau de savoir, à renché-
rir sur ce qu’on tenait pour établi ou assuré, à abolir ce qui semblait avoir une
consistance de bon aloi, à changer l’orientation qui semblait acquise. Le lec-
teur est donc prévenu : dans ce « travail sur les frontières », comme elle aime
à le nommer, il est confronté à des modalités différentes de discours, il doit
s’en accommoder, suivre les méandres et les détours que requiert une interpré-
tation affichée, comprendre la logique des propos comme pas à pas, saisir leurs
enchaînements dans leur subtilité, mesurer la portée des divers emprunts. Elle
le fait travailler… Propos fréquent chez elle : on doit s’interroger sans cesse
sur la bonne distance par rapport aux Grecs, elle n’est jamais réglée une fois
pour toutes, est une affaire d’ajustement et de tact. Le sujet chercheur ne peut
pas être neutralisé ni même mis entre parenthèses, il est partie prenante du
mode d’exposition de ses propositions, il ne peut jamais s’en absenter. « Peu
à peu et toujours plus, j’ai commencé à m’interroger. À me demander d’où
nous parlions, nous qui pensons restituer les Grecs à leur discours propre… »
Tour à tour, l’auteur s’identifie à un « nous » et comprend, par le travail, qu’il
doit, peu à peu, s’en détacher, qu’il faut donc construire une autonomie, éla-
borer son propre dialecte avec les moyens qu’il s’approprie ou avec ceux qu’il
trouve chez les grands aînés ; outre les deux nommés, il y a également, discrè-
tement évoqués, les travaux de Charles Malamoud, grand connaisseur du monde
indien et de l’indo-européen. Les textes de Nicole Loraux font la preuve qu’une
démarche de type anthropologique est strictement inséparable d’une attention
redoublée aux formes spécifiques d’une langue5, à ce qu’on peut appeler les
singularités du signifiant et à tout ce qui en découle ; cela vaut, dans le cas de
la Grèce ancienne, tout particulièrement, et c’est ce qui est au principe de son
travail, réaffirmé avec vigueur à chaque moment. Une page suffit à s’en per-
suader : le grec que nous avons appris nous est comme restitué sous d’autres
formes, avec une complexité nouvelle, nous obligeant à rouvrir continuelle-
ment le dictionnaire, à le parcourir autrement et à considérer d’un œil différent
les textes que nous croyions connaître, ceux de la tragédie comme ceux de la
philosophie, à renouer avec les particularités d’une langue dont nous pensions
avoir une connaissance suffisante. Notre savoir en la matière est donc à réviser.
À mesure que les contours d’un objet deviennent plus évidents, Nicole Loraux
sait qu’elle doit afficher les parentés, les nommer en les commentant, s’y attarder,
y revenir dans le détail, y trouver de nouvelles ressources, ne jamais négliger le
recours à l’analogie. En s’avérant plurielle, la dette se fragmente, se fait plus insis-
tante aussi : éthique de la recherche, en un mot, à laquelle Nicole Loraux sous-
crit dans tout son travail. C’est Jules Isaac avec son grand livre, écrit en pleine
guerre, Les Oligarques – Essai d’histoire partiale : un texte majeur 6 dans lequel
il est question, tout à la fois, de la fin chaotique du ve siècle grec et de la fin de
la République française, en 1940, avec l’instauration de la collaboration par le
régime de Vichy ; une mise en parallèle particulièrement significative montrant
l’historien aux prises avec le présent, devant prendre parti dans le moment où il
écrit en soulignant les similitudes entre le passé et ce moment (bien singulier…)
de l’histoire française, établissant un va-et-vient entre les deux époques et l’assu-
mant pleinement, en en faisant un motif de réflexion, comme il le fait, plus encore,
dans son grand livre, écrit en 1943 et publié en 1946, Jésus et Israël. C’est Marc
Bloch7 qui, en pleine guerre, après la défaite de 1940, rédige un texte program-
matique qui est une réponse ferme à la politique de l’époque, une Apologie pour
l’histoire. Ce sont là autant de rappels qui sont comme des incitations à plaider
pour un « Éloge de l’anachronisme en histoire » – l’expression est conséquente,
elle a été une surprise pour bon nombre de ses collègues et, surtout, un objet de
débat très vif dans l’institution historienne et dans d’autres champs. J’y vois une
façon de procéder qui tient à prendre en compte, en toute connaissance de cause, ce
qui est de longue date la « bête noire des historiens », et, du même coup, un che-
minement déterminé vers une anthropologie dont il lui fallait inventer à peu près
tous les constituants et imaginer la forme. On perçoit l’ampleur d’un tel chan-
tier dont les limites sont forcément indéterminées. Quelques alliés importants
permettent de donner un commencement de légitimité à ce que Nicole Loraux
appelle une « pratique contrôlée de l’anachronisme », du moins de la justifier et
de la rendre acceptable aux yeux de quelques-uns. Nietzsche, tout d’abord, avec
La Naissance de la tragédie et les différents fragments sur la Grèce qui en modi-
fient l’image quelque peu convenue du xixe siècle allemand8 ; et Freud avec ce
qui est son grand œuvre tenant lieu de testament, L’Homme Moïse et la religion
monothéiste, ce livre sur lequel elle n’a cessé de revenir, en prenant appui fré-
quemment sur le travail de Michel de Certeau à propos de l’écriture freudienne9.
Parmi les multiples approches de la Grèce, celles qui sont les plus proches de
nous – et les plus stimulantes – ce sont précisément ces deux-là qui sont, dit-
elle, « partie intégrante d’une tradition sédimentée qui nous travaille sans même
6. Je me souviens que Nicole avait eu en projet, dans les années 1980, de republier ce livre avec
une préface bien entendu. C’était pour elle une lecture décisive dont elle parlait fréquemment.
7. Marc Bloch et Jules Isaac ont été interdits d’enseignement par le régime de Vichy dès 1940, en
raison du Statut des Juifs mis en place dans les premiers mois du régime.
8. Ce moment qui ne s’est pas privé de faire un usage plus qu’abondant de la référence grecque
enjolivée, magnifiée, jusqu’à la constituer, dans certains cas, comme la préfiguration de la grandeur
de la Kultur allemande du xixe siècle. Etrange jeu de miroir dont les effets idéologiques sont de la
plus grande importance pour ce siècle et pour la suite. C’est aussi ce à quoi s’attaque Nietzsche à
partir des années 1870, avec la virulence et l’ironie que l’on sait.
9. Une œuvre qui a beaucoup compté pour quelques-uns de notre génération, tout autant L’Écriture
de l’histoire que les différents travaux sur la « croyance » et sur la « mystique ».
16 préface
que nous nous en avisions. » La tradition n’est pas ici un frein ou un obstacle à
une démarche d’invention ; tout au contraire, elle devient productive à la condi-
tion d’apprendre à en retenir ce qui peut faire sens dans le présent, à la condition
d’y chercher les instruments qui conviennent à une véritable démarche faite de
tâtonnements et consciente des risques pris. Conviction intime de Nicole Loraux
répétée dans ces articles : s’il s’agit, pour l’historien-anthropologue de la Grèce,
de « travailler en régime d’anachronisme », il faut prendre appui sur ces deux
grandes pensées, apprendre à en extraire continuellement de quoi travailler et
les considérer sur un mode analytique, en fragmentant leurs textes, sans se sou-
cier des visées d’ensemble de l’un et de l’autre, en se donnant la liberté d’inter-
préter. On voit, sur ce point notamment, ce qui sépare sa démarche de celle de
Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Vidal-Naquet, et ce qui constitue une part de
son originalité, l’importance du geste théorique qu’elle accomplit en quelques
années. Elle n’a cessé de dire comment elle apprenait à travailler et quels étaient
ses principaux points d’appui, ce qu’il convenait de leur emprunter à tel moment
de la construction, et les raisons momentanées d’un tel choix, les suites qu’elle
comptait y donner, les questions que cela pouvait soulever, les déplaisirs que cela
pouvait susciter. Cela fait partie des détours obligés qui se font jour au cours de
sa recherche. Elle a su se constituer des alliés tout en se donnant la possibilité
de choisir ce qui lui convenait dans leurs propos, de retenir des éléments par-
tiels ou de se risquer dans une interprétation sans grand rapport avec la doxa du
moment à leur propos. C’est là une rigoureuse économie de pensée dans la pers-
pective d’un empirisme de la démarche. Outre le champ des études grecques et
les deux grands Allemands que sont Nietzsche et Freud, on trouve Shakespeare
qui joue un rôle majeur dans son élaboration, un autre allié de poids du côté
d’une littérature qui n’est pas sans affinités, comme elle le montre avec finesse,
avec certaines tragédies grecques10. Elle l’a montré, dit et répété, en le citant et
en le commentant avec précision. Comme s’il s’agissait de puiser à des sources
aussi variées ayant de surcroît des âges bien différents, en évitant de privilé-
gier une seule référence, en sachant qu’il faut s’aventurer dans un tel domaine,
qu’il convient d’évaluer où est son bien propre – en le cherchant chez d’autres
auteurs, en apprenant à le prélever, en le constituant de morceaux différents.
L’objet étrange auquel on a ainsi affaire oblige à miser en quelque sorte sur des
rythmes hétérogènes et des temporalités disparates. L’audace du dernier Freud
est, de ce point de vue, une incitation forte à travailler avec des « notions encom-
brantes », quand, précise-t‑elle, on ne peut faire autrement et qu’il faut inventer
une voie sans grande certitude pour la suite. Elle ne néglige pas non plus, dans
cette même optique, les ressources de l’ironie à l’endroit de certains contempo-
rains ayant des préoccupations proches : « historiens, encore un effort pour deve-
nir (un peu) freudiens ! ». On est ici bien loin des prudences et des précautions
de ce qu’on appelle une méthode ou de quoi que ce soit d’analogue. On com-
prend aussi quelles ont pu être les difficultés des jeunes chercheurs qui désiraient
10. Un texte qui est, lui aussi, à retraduire sans cesse, qui montre donc qu’on ne saurait se satisfaire
d’un quelconque acquis dans cette perspective. Une œuvre qui sollicite tout particulièrement l’at-
tention de celle qui était soucieuse de certains textes de la tradition qui étaient en résonance avec
les textes de l’antiquité grecque. À relire donc à tout moment. On sait que, ces dernières années,
des traductions nouvelles de Shakespeare ont été publiées.
préface 17
11. Il y a là, me semble-t‑il, une approche d’une grande originalité qui ouvre des perspectives
très intéressantes. On voit sur ce propos ce qu’une lecture de Freud a pu lui donner, je veux dire
ce qu’elle a su faire d’une telle confrontation, ce qu’elle a su extraire du corpus freudien pour un
usage tout autre que celui qui était d’ordinaire prescrit ou recommandé. Sans aucun rapport avec
une quelconque application des notions freudiennes.
12. Et proche de ce que Valéry ne cesse de faire en le commentant, en l’interprétant et en l’interro-
geant. « Ce qui m’attire c’est le désir d’écrire des analogies, d’opérer sur elles, d’en découvrir. »
13. Né de la terre, p. 125. On lira la suite qui déploie les conséquences d’un constat de cette espèce,
et montre les effets, stimulants ici, de lectures parallèles.
14. Et non d’une quelconque reconstruction. Comme chez Freud et à sa suite, les enjeux de la
« construction » sont de première importance.
18 préface
à comprendre que cela fait partie intégrante de toute démarche, qu’il se hasarde
sur des voies inhabituelles à sa discipline. C’est comme le prix à payer pour
une telle entente, pour un pacte de cette nature. Rares sont les chercheurs qui,
comme ici, en font état aussi nettement, à même le travail, qui savent prendre
des risques à certains moments et indiquer les difficultés ainsi soulevées. C’est,
à mon sens, ce qui rapproche la démarche de Nicole Loraux de celle de Michel
de Certeau, aussi surprenante que puisse paraître cette proximité. Rien ne sau-
rait être ici de l’ordre d’un développement linéaire : comptent avant tout les
écarts, les variations, les inégalités de traitement. Il y a fréquemment chez elle
des fragments de récit qui, sous une forme ou sous une autre, s’attardent sur les
opérations qu’elle effectue, prennent le temps de les évaluer, les commentent
également, les raturent dans certains cas, en proposent une autre lecture à titre
d’hypothèse, reviennent sur les conditions d’écriture en effectuant de nou-
velles bifurcations, contribuent à ouvrir davantage le domaine de travail. Tout
cela donne à ses textes une force de conviction particulière, fait qu’ils peuvent
être lus en dehors des études grecques ; c’est, me semble-t‑il, l’espèce de pari
qui est au principe de sa démarche et dont les effets n’ont cessé de s’amplifier
avec le temps. Elle a compris qu’il était plus qu’ailleurs nécessaire d’indiquer
quels sont les alliés éventuels, de quelle manière on peut s’en rapprocher, par
quelles voies on leur emprunte un mot, une phrase, une tournure, un geste – ou
on ne sait quoi d’autre, à l’occasion, ce qui est à même de relancer le travail ou
de l’étayer pour partie, d’infléchir durablement un propos et d’y introduire des
questions inédites ; toutes ces choses qu’un philosophe peut rencontrer. Elle a
su qu’il fallait parfois raconter en première personne ces aventures, énoncer les
emprunts, les détours, les digressions, faire montre de ce qu’on y gagne et de
ce qu’on y perd, et ainsi de suite. Une certaine éthique du travail intellectuel et
de sa transmission, dirait-on, est ici à l’œuvre, elle se pratique et, parfois, elle
s’énonce. À propos de son livre Par-delà le bien et le mal, Nietzsche dit ceci
peu après sa parution : « je vais raconter ce qu’un petit livre m’a raconté, lors-
qu’il revient à moi après son premier voyage en Allemagne.15 » J’ai le senti-
ment que Nicole Loraux a raconté, dans ses livres, et surtout dans les derniers,
La Cité divisée et La Tragédie d’Athènes, sur quel mode tous ses articles lui
revenaient, après avoir été lus par d’autres, et après qu’elle a pris le temps de
les méditer, de les réajuster, d’en tirer ce qui s’avérait possible. Me frappent ici,
tout particulièrement, le temps qu’elle sait se donner pour énoncer ses proposi-
tions, les laisser se former, et, d’un même mouvement, l’absence de précipita-
tion, la résistance à conclure, les précautions quant à la généralisation, l’énoncé
de perplexités ou de doutes, les énoncés en attente d’une suite. La chose est suf-
fisamment rare dans ces domaines pour qu’on la remarque.
Bien des choses ont pu contribuer à établir (ou à renforcer) un va-et-vient entre
l’actualité de ces années de formation16 et telle ou telle séquence de l’histoire
15. Fragment posthume, 19 [1]§4, Début 1888-début janvier 1889, Gallimard, 1977, p. 288.
16. Qui ont été riches en événements terribles sur le plan politique français : l’affaire Touvier, les
déclarations de Darquier de Pellepoix, la résurgence du révisionnisme le plus cynique avec Faurisson ;
et bien entendu la guerre d’Algérie, ce conflit majeur qu’officiellement on n’osait pas nommer. Il
a fallu attendre 1999 pour qu’on parle de « guerre ». De tous ces événements Nicole Loraux a
parlé à partir de son travail même. Elle a montré qu’ils pouvaient avoir quelques similitudes avec
quelques grands événements de la Grèce classique. Elle a été, à mon sens, la première à le faire de
préface 19
grecque des ve et ive siècles. Parmi les éléments qui étayent la réflexion de Nicole
Loraux dans cette direction, je privilégie l’article traitant de l’adaptation par
Sartre des Troyennes d’Euripide, au début des années 1960. Analyse minutieuse
qui montre que Sartre importe dans cette pièce de la « psychologie » qui n’a
strictement rien à y faire, et que les didascalies qu’il introduit (il faudrait dire :
qu’il invente sans guère se soucier du texte original) viennent renforcer cette
sorte de corps étranger. Plus encore, le texte que Sartre produit sous ce nom de
Troyennes ne présente pas de grande différence d’avec ses propres pièces de
théâtre ; comme s’il avait poursuivi l’écriture de son œuvre théâtrale en adaptant
cette tragédie grecque dans les termes qui sont de longue date les siens et sans
en rien modifier. Appropriation qui a pour effet de détruire l’essentiel du texte
original. Sartre fait d’ailleurs disparaître les plaintes du chœur et, par ce biais,
modifie en profondeur toute l’économie du texte tragique17. Une bien étrange
tentative de modernisation qui annule les ressorts de la scène tragique et apla-
tit le texte qui peut, ainsi, être mis au service de tout autre chose, asservi donc
à une cause qui lui est totalement extérieure. La tragédie s’est dissoute dans un
texte constitué de philosophèmes : elle emprunte une forme idéologique de ce
moment, en bref l’alliance de quelques bons sentiments et d’un peu de poli-
tique, comme on en trouve parfois chez Sartre des exemples. Il y a là une pro-
fonde méconnaissance du monde grec, de la part de Sartre, et une façon quelque
peu désinvolte18 de s’emparer de textes aussi complexes que ceux de la tragédie
grecque, de vouloir les mettre au goût du jour et, partant, de manquer ce qu’il
peut y avoir de stimulant dans la pratique de l’anachronisme, de rater donc ce
qu’on peut voir et saisir dans une telle perspective – à partir du moment où elle
est explicitée, revendiquée en tant que telle. On comprend, par un tel exemple,
quel est le poids des idées toutes faites (venant des horizons les plus divers) sur
la Grèce ancienne, sur la tragédie, sur la politique, sur la démocratie… On sai-
sit a contrario ce que doit être la tâche de la traduction dans ce domaine, le rôle
crucial qu’elle doit jouer dans l’optique d’une transmission ; elle à reprendre,
comme on le dit, à chaque génération : Nicole Loraux le savait mieux que qui-
conque qui a commenté dans le détail plusieurs tragédies, notamment Antigone,
et a traduit l’Hécube d’Euripide19.
manière rigoureuse, en en tirant patiemment les conséquences, en disant le sens de cette pratique
du va-et-vient, en s’interrogeant sur cette façon de faire, et en indiquant ce qu’on peut en retenir,
les hypothèses qui prennent naissance sur ce terrain, la lumière qui naissait sur ce mode. C’est là,
à mon sens, un des gestes les plus importants de son travail. L’institution historienne s’est souvent
montrée frileuse, et réticente à ce propos. Ici encore, l’œuvre de Michel de Certeau a été, pour elle
et pour quelques autres dans cette époque, un appui précieux. Il s’agit, chez lui comme chez elle,
d’une politique qui n’est pas coupée du travail de recherche, qui, à l’occasion, y puise des arguments.
17. Nicole Loraux avance l’idée très stimulante d’oratorio pour évoquer le rôle fondamental du
chœur tragique. On relira à ce propos La Voix endeuillée – Essai sur la tragédie grecque.
18. Je mentionnerai, dans une perspective analogue, les jugements, pour le moins péremptoires,
qu’après-guerre Sartre porte sur la littérature de l’époque : « M. Mauriac n’est pas un romancier »,
Georges Bataille présenté comme un « nouveau mystique », ou bien encore la « transcendance
teintée de maurrassisme » qui caractériserait la démarche de Maurice Blanchot… N’est-ce pas du
même ordre que sa façon de s’emparer de la tragédie grecque pour en faire une expression littéraire
de sa propre philosophie, en cherchant par ce biais à asseoir une politique pauvre.
19. Avec François Rey, Les Belles Lettres, 1999. C’est à la demande de Bernard Sobel que cette
traduction a été faite. La pièce a été montée par Sobel au Théâtre de Gennevilliers, en février 1988.
Souvenir d’une représentation d’une grande beauté. La force du texte s’imposait, il suffit d’ailleurs
20 préface
de le lire pour s’en persuader ; on était bien loin de l’adaptation quelque peu sentimentale, et assez
plate, de Sartre, de son hégélianisme, de sa conception de l’histoire figée et de ses formules souvent
grandiloquentes. On entendait l’étrangeté se frayer une voie dans la langue française.
20. On lira à ce propos le long article très documenté portant pour l’essentiel sur l’Allemagne,
écrit par Pierre Vidal-Naquet et par Nicole Loraux, « La formation de l’Athènes bourgeois – essai
d’historiographie 1750-1850 ». À quoi on pourrait ajouter, d’un mot, les deux figures complémen-
taires de Hegel et de Hölderlin.
21. C’est le titre du dernier chapitre de La Cité divisée.
préface 21
22. Sous-titre du chapitre III de La Voix endeuillée. Le titre est « La tragédie et l’antipolitique ».
C’est aussi sur le préfixe « anti » que porte le questionnement, sur la signification qu’il est possible
de lui donner dans une telle perspective, sur le terrain de ceux qui sont réputés avoir inventé la
« démocratie ». Le lecteur comprend, en suivant ces analyses minutieuses, qu’il faut être attentif,
pour ce qui touche le grec, aussi bien aux mots qu’aux différents préfixes, aussi bien aux verbes
qu’aux interjections et autres éléments signifiants. C’est aussi une grande leçon de langue grecque
que nous donnent les textes de Nicole Loraux.
23. La Tragédie d’Athènes, p. 104.
24. C’est là un motif d’une grande portée où l’on peut voir, avec évidence, les intrications de
l’histoire et de l’anthropologie.
25. C’est en partie le travail de Nicole Loraux qui m’a incité à reprendre, il y a quelques années,
ce problème dans mon livre, L’Oubli dans les temps troublés, en partant d’une phrase de Georges
Pompidou relative à l’affaire Touvier, une étrange injonction à oublier dans la bouche du souverain
ces « temps où les Français ne s’aimaient pas », c’est-à‑dire la dernière guerre. J’ai essayé d’indiquer
que ce type d’injonction est une chose ancienne en France, qu’on en trouve des traces importantes
dès les guerres de religion au xvie siècle. La guerre civile en France : grand objet de discussion
pour quelques-uns d’entre nous à partir des années 1970. La guerre d’Algérie n’était pas loin, elle
avait laissé des traces partout. (Quand s’est-elle effectivement terminée ? La question peut être
22 préface
légitimement posée.) Rien ne permet de dire qu’un propos de cette espèce ne soit plus d’actualité
aujourd’hui, qu’il ait disparu de l’horizon politique ou qu’il ait perdu son sens. La France a été un
pays dans lequel la guerre civile a été fréquente, depuis le xvie siècle.
26. On lira dans cette direction l’article dans lequel on trouve une discussion des thèses de l’anthro-
pologue Pierre Clastres, alors même que son domaine d’exercice – les Indiens d’Amérique latine –
est apparemment sans aucun rapport avec le monde grec ancien. Ce que Nicole Loraux cherchait
dans l’anthropologie contribuait à élargir le domaine en question, à en modifier la configuration
commune. Elle n’avait pas le souci des frontières académiques, ni des revendications de territoire.
Il en allait de même chez Michel de Certeau.
27. Parmi lesquelles les « actes de langage » ont ici un rôle déterminant, à la condition qu’on leur
donne une extension plus large que celle qu’ils ont d’ordinaire.
préface 23
38. Il suffit de se reporter à son livre, Un destin philosophique, pour voir les raisons pour lesquelles
il rencontre une chose aussi contraignante.
39. La Tragédie d’Athènes, p. 123.
26 préface
que la langue latine était un obstacle à la saisie des choses grecques. La stasis
est d’une nature tout autre qu’il faut chercher à circonscrire, faute d’une défini-
tion ; c’est ce à quoi l’écriture doit s’employer en inventant des formes, en se
jouant des impossibilités logiques ; les concepts sont ici en retrait, d’une moindre
utilité, trop incertains. « Mouvement immobilisé, front qui ne s’enfonce pas et
installe dans la cité la paradoxale unité qui caractérise l’insurrection simulta-
née des deux moitiés d’un tout. »40 La philologue se doit d’intervenir dans la
suite de ce propos en se référant, cette fois-ci, à Benveniste41 : les substantifs
en -sis « expriment l’action sans la référer à aucun agent » ; il en résulte cette
chose étrange et lourde de conséquences, « stasis devient, à la limite, un pro-
cessus autarcique, quelque chose comme un principe. »
C’est sur ce point majeur que s’engageait, à mon sens, le travail de Nicole
Loraux, dans La Tragédie d’Athènes et, sans doute plus encore, dans La Cité
divisée qu’elle appelle, avec justesse, « mon livre par excellence ». Il y est
avant tout question de la stasis comme mouvement se suffisant à lui-même,
doué d’une puissance telle qu’il peut sembler tenir lieu de principe pour la cité
en son entier. C’est l’énigme d’une société reposant sur un adunaton, sans pou-
voir en rendre raison, le mystère d’une cité qui fait se côtoyer en elle-même
deux forces de cette ampleur. Comme si c’était l’œuvre qui prenait ici un nou-
veau départ, se modifiait comme de l’intérieur d’elle-même, laissant aux lec-
teurs le soin d’interpréter cette sorte de transformation. C’est ce tournant qui
nous est, en quelque sorte, légué par les derniers textes, qui s’adresse plus que
jamais à un « nous » indéterminé, c’est-à‑dire à tous ceux qui, pour une rai-
son ou pour une autre, à un moment ou à un autre, reconnaissent la portée de
l’œuvre de Nicole Loraux, son pouvoir de questionnement, la force de l’argu-
mentation et la passion du détail, tout ce qu’elle a su apporter qui transforme
notre connaissance du monde grec, qui le fait apparaître sous un jour inquiétant
et familier. À chaque lecteur de se l’approprier, comme il l’entend, en prenant
appui sur ce qu’il trouve dans ce qu’il fait ou dans ce qu’il pourrait inventer. Je
rappelle seulement les derniers mots de La Cité divisée42 qui datent de 1994.
C’est le souhait que la mémoire des années quarante ne s’efface pas, et qu’on ne
confonde pas le deuil et l’oubli43. Pour penser l’avenir, il faut, dit-elle encore,
« faire une place aux “malheurs” que l’on ne voudrait pas siens et que l’on dit
passés. » Ce sont tous ces éléments que l’œuvre nous offre, qu’elle propose à
la réflexion, aujourd’hui même.
Jean-Michel Rey
aux récits légendaires qu’elle prend pour matrice : ainsi Eschyle ouvre le cycle
des Atrides à la problématique, cruciale pour la cité, de la chasse et du sacrifice.
Dans cette réévaluation du mythe faut-il voir à l’œuvre le processus de laï-
cisation qui, dans l’Athènes du ve siècle av. J.-C., installe définitivement la
démocratie ? Ce n’est pas aussi limpidement simple. Certes, le héros tragique,
vivant défi en son irréductible particularité à l’ordre divin autant qu’à celui, tout
humain, des cités, semble incarner la définition qu’au ive siècle Aristote donne
de l’être non civique (apolis) : tantôt bête, tantôt dieu, et parfois les deux en
même temps4. Aussi Vernant et Vidal-Naquet enracinent-ils leur lecture dans
une entreprise générale de définition du politique grec5. Mais, forts de cette
recherche, ils savent déchiffrer dans le jeu tragique ce qui, tout au contraire, dis-
tancie la cité d’elle-même autant que du mythe. Car la tragédie se construit sur
un perpétuel échange entre mythe et cité, un incessant va-et-vient de la polis à
l’épos : le chœur en est l’exemple, organe de l’expression civique et collective6
qui cependant regroupe fréquemment ce que nous appellerions des marginaux
– femmes, esclaves ou vieillards, mal ou trop intégrés à l’univers politique – et
auquel il revient d’honorer Dionysos, le plus étranger à la cité de tous les dieux
de l’Olympe (OA, p. 20-21).
On définira donc le tragique comme l’interférence7 de deux mondes au sein
du même discours – dédoublé il est vrai en deux métriques adverses : mètre
lyrique du chœur et iambe « prosaïque » des protagonistes. Ce que la cité, dans
son entreprise de clarification de l’expérience sociale, tente de séparer, chasse
et sacrifice, crime accompli de plein gré et meurtre excusable ou justifié, hon-
neur dû aux dieux et reconnaissance librement offerte au bon roi, la tragédie
en brouille les limites, en une compénétration systématique8 dont les phéno-
mènes d’ambiguïté et de renversement sont à la fois le symptôme et la loi9.
4. Aristote, Politique, I, 1253 a 2-7, cité par Vernant à propos d’Œdipe (A&R, p. 126 ; cf. aussi p. 111).
5. Ce qui vaudra à l’analyse que Vernant fait d’Œdipe Roi d’être considérée par A. Green comme
l’exemple même de la « solution politique » (Un Œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragé-
die grecque, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 250 ; voir aussi p. 238 et 274).
6. Sur ce point, J.-P. V. et P. V.-N. reprennent une longue tradition érudite et s’opposent absolument
à une lecture comme celle de Nietzsche, que d’ailleurs ils ne citent jamais (cf. La Naissance de la
tragédie, 7 : « Cette dernière interprétation, selon laquelle la démocratie athénienne aurait incarné
l’immuable loi morale dans le chœur populaire… ne manquera pas de paraître sublime à maint
homme politique… Il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a exercé aucune influence sur la formation
de la tragédie, dont l’origine purement religieuse exclut… tout le domaine politique et social »,
trad. C. Heim, 1964, p. 47).
7. J’emprunte cette expression à P. V.-N. : « La tragédie met à profit les zones d’interférence »
(C&S, p. 140 ; cf. encore OA, p. 29) ; dans le même registre, J.-P. V. parle de « zone frontière »
(OSC, P. 82). On notera enfin qu’après H. Jeanmaire, L. Gernet assigne à Dionysos la fonction de
« remplir l’entre-deux » (Anthropologie de la Grèce antique, p. 82).
8. Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie (9), voit dans le tragique « ein Durcheinander
verschiedener Welten ». Peut-être y aurait-il beaucoup à dire sur le silence de J.-P. V. et P. V.-N.
face à Nietzsche. Sans doute le « pandionysisme » de ce dernier suffit-il à expliquer cette réserve
– ou ce refus. On observera cependant que, se réclamant d’une « sociologie de la littérature »
et d’une « anthropologie historique », (MT, préface, p. 9) ou d’une « psychologie historique »
(cf. les études de Vernant), J.-P. V. et P. V.-N. envisagent plus naturellement leur rapport à Freud
ou – implicitement – à Marx qu’à Nietzsche.
9. Comme le souligne Vernant (A&R, p. 101), l’ambiguïté est un mode de pensée.
l’interférence tragique 29
10. Cf. Vernant, T&A, p. 34 ; Vidal-Naquet, OA, p. 23. Soumise aux demandes conjuguées de
l’humanisme et de la critique universitaire, Antigone reste, malgré les intuitions fulgurantes de Hegel
ou de Hölderlin, l’objet de mainte mécompréhension ; ainsi J. de Romilly distingue chez Sophocle,
« deux sortes de personnages… qui refusent de céder : les obstinés, qui ont tort, comme… Créon…
[et] les autres [qui] sont les héros… désignés à notre admiration, précisément parce que rien ne les
brise, comme Antigone… » (La Tragédie grecque, Paris, 1970, p. 90).
11. C’est ainsi qu’il nous invite à « penser dans les catégories grecques » (OSC, p. 66), à « exami-
ner sans a priori des systèmes d’organisation différents du nôtre ». On réservera pour l’instant les
lourds problèmes que soulève ce « sans a priori ».
30 l’interférence tragique
et 98). Car si toute catégorie universelle est un mythe (EV, p. 44), il en est de
même, pour lui, du complexe à la lumière duquel Freud, dans L’Interprétation
des rêves, lit l’Œdipe Roi de Sophocle, et auquel il ne semble donner ce nom
et cet enracinement antique que pour mieux en vérifier la permanence. Conçu
par Freud et par toute réflexion psychanalytique comme universel12, « message
constant pendant des siècles de l’inconscient » commun13, « mythe au-delà
de l’histoire et des variations du vécu individuel »14, le complexe d’Œdipe,
« mythe venu jusqu’à nous du fond de l’Antiquité classique » (OSC, p. 77), est
donc doublement mythe pour une « histoire de l’homme intérieur »15 telle que
Vernant la met en pratique. Tandis que Freud dans L’Interprétation des rêves
(p. 230) cherche à construire le modèle théorique d’une histoire affective de
l’humanité où, d’Œdipe à Hamlet, d’une « matière de rêves archaïque » à la
découverte de l’inhibition, serait lisible le « progrès du refoulement », la psy-
chologie historique se donne pour objet de reconstruire le fonctionnement grec
de la tragédie (OSC, p. 79).
À traiter des interprétations modernes du genre tragique, on ne s’est pas
enfoncé par jeu dans la querelle du texte et du prétexte. Car il ne suffit pas
d’observer que la lecture moderne est toujours menacée d’intemporalité, au
point que l’histoire des interprétations est surtout histoire des mésinterpréta-
tions. Sans doute faut-il aller plus loin : lire une tragédie est traiter en texte ce
qui était d’abord représentation et s’apparente donc toujours quelque peu à une
trahison. Toute lecture, postérieure au bref moment tragique, est posthume. Et
que l’on s’entende bien : cet état de choses commence dès l’Antiquité classique,
alors même que, dans l’Athènes du ive siècle, on représente encore Les Sept
contre Thèbes ou Œdipe Roi (MHT, p. 17) ; car ce qui était au siècle précédent
mise en question adressée à la cité par la cité est désormais résurrection anti-
quaire d’une œuvre privée de tout effet par le respect qui l’entoure. Serait-ce
que, où la philosophie domine, où s’élabore une pensée qui distingue les plans
et les ordres, le discours double de la tragédie trouve mal sa place ?
Une lecture qui serait au moins fidèle au texte s’enfoncerait volontaire-
ment dans l’épaisseur de l’interférence16 où se mêlent indissolublement deux
ordres rivaux, où la folie d’Ajax est aussi la revanche d’Athéna. Mais lorsqu’au
12. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, 1967, p. 227-230.
13. D. Anzieu, « Œdipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes »,
Les Temps Modernes, n° 254, oct. 1966, p. 698.
14. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, 1967, à la rubrique « complexe
d’Œdipe », p. 80. On trouvera des formulations analogues dans l’article excellent de J. Starobinski
« L’épée d’Ajax », Le Nouveau Commerce, n° 12, hiver 1968, p. 49. André Green enfin donne de
cette idée une formulation beaucoup plus élaborée, écrivant que « le complexe d’Œdipe se place
sur le double plan de la diachronie et de la synchronie » (Un Œil en trop, p. 281) et cherchant à
lire la tragédie moins comme « théâtre des significations découvertes par la psychanalyse » que
comme « théâtre des processus dont Freud donne les caractéristiques formelles » (ibid., p. 27). On
aimerait connaître la réponse de Vernant à Green.
15. OSC, p. 80. Cette formule est reprise telle quelle de l’introduction de Mythe et pensée chez
les Grecs (I, p. 12). Une histoire de ce type entend s’inscrire en faux contre l’idée, chère à Marx
(cf. l’Introduction à la critique de l’économie politique) aussi bien qu’à Freud, de la Grèce comme
enfance de l’humanité.
16. Vernant parle d’« épaisseur » ou de « profondeur » du texte (T&A, p. 23 et 35), de « super-
positions » de plans (ibid. p. 31).
l’interférence tragique 31
17. Vernant souligne que « la vie du héros se déroule comme sur deux plans, dont chacun pris
en lui-même suffirait à expliquer les péripéties du drame, mais que la tragédie vise précisément à
présenter comme inséparables » (T&A, p. 30).
18. Il n’est pas un lecteur moderne de la tragédie qui ne se croie obligé de « vérifier » Aristote, de
la lecture universitaire – pour laquelle Aristoteles dixit a toujours un sens – à la lecture psychana-
lytique, « comblée en ce qu’Aristote lui offre deux de ses paramètres les plus chers : l’enfance, le
plaisir » et la famille (citation de A. Green, Un Œil en trop, p. 18).
19. Vernant pratique l’analyse critique (voir par exemple p. 17, 21, 30, 80) ou l’alliance tactique
(citations de la Poétique, p. 27, notes 4 et 5, p. 36, p. 106) ; Vidal-Naquet préfère le silence (sauf
erreur de ma part, aucune allusion n’est faite à la Poétique, ni dans MT ni dans OA). Mais s’ils
évitent l’auteur de la Poétique, P. V.-N. et J.-P. V. s’appuient fréquemment sur la Politique, l’Ethique
à Nicomaque ou l’Histoire des animaux (cf. p. 48 à 61, 62, 101, 125, 126, 137 et 154), œuvres dont
l’auteur reste pour l’étude de la pensée grecque un informateur de choix.
20. Le problème est évoqué dans la préface (MT, p. 9 : « Ce dont il est question ici n’est pas l’oppo
sition entre la chasse et le sacrifice en soi, mais la manière dont cette opposition informe une œuvre
spécifiquement littéraire ».
32 l’interférence tragique
que dans son rapport à un contexte (T&A, p. 22), comment lire ce rapport sans
définir la relation que, en tant que lecteur, l’on entretient à l’analyse – ou aux
analyses – marxiste(s) de « la production des idées, des représentations et de
la conscience »21 ? N’a-t‑on neutralisé Aristote, croyant pouvoir atteindre à
nouveau la tragédie, que pour rencontrer une autre lecture aux exigences plus
contraignantes ? À vrai dire, la rencontre a lieu tacitement, ou plus exactement
elle a déjà eu lieu, ailleurs : en atteste le soin mis à contourner, sans la nommer,
l’affirmation, propre au « marxisme totalitaire »22, d’une causalité linéaire entre
« superstructure » et structures de base. Mais un autre piège guette alors la lec-
ture, celui d’un « marxisme analogique »23 où texte et pratique sociale seraient
saisis dans un lien d’« homologie » (T&A, p. 22) ou de « solidarité » (ibid.,
p. 23). Tentation aussi insidieuse que tenace car, sitôt expulsée, elle menace de
nouveau24 ; mais elle est finalement conjurée par l’examen de la fonction tra-
gique. L’objet – grec – proposé à l’étude sauve la lecture moderne des pièges
de sa propre modernité.
Définir la tragédie comme un « phénomène indissolublement social, esthé-
tique et psychologique » (MT, préface, p. 9 ; T&A, p. 24) n’est pas ruser, mais
récuser le dilemme qui de causalité renvoyait en isomorphie : comme le roi
eschyléen qui, dans les Suppliantes, échappe à l’aporie de « Que faire ? » en
soumettant cette aporie à l’assemblée civique, Vernant et Vidal-Naquet s’ap-
puient sur le caractère profondément civique de la tragédie athénienne, genre
littéraire qui est en même temps une institution, le même public de citoyens
étant appelé simultanément à décerner au plus valeureux le prix du concours
tragique et à se faire juge de l’enjeu de l’action tragique. Par la représentation
théâtrale, codifiée en institution, l’œuvre acquiert son autonomie, plus produc-
trice de modèles qu’elle n’est produit d’une mentalité ; par l’unité du genre litté-
raire, affirmée avec force contre tous les évolutionnismes faciles qui expliquent
sa disparition finale par l’irrésistible montée du psychologisme (EV, p. 63), la
tragédie se fait lieu et moment d’élaboration pour une même pensée de l’action
humaine : témoignant en sa surface des transformations de l’expérience athé-
nienne, elle vise cependant d’abord à transformer cette expérience.
Un tel objet ne se cerne qu’en un permanent va-et-vient, enraciné dans les
« pré-jugés » dont l’œuvre est traversée (préface, p. 9) et effectuant entre le
dehors et le dedans du texte une « démarche alternée de détour et de retour »
(T&A, p. 23). Le détour constate des parallélismes : ainsi le « détour d’une com-
paraison » révèle dans la mutation du jeune Néoptolème quelque chose comme
une initiation éphébique (P&E, p. 167-168) et l’étude du concept tragique de
21. Pour emprunter cette formulation au célèbre passage de l’Idéologie allemande (Éditions
sociales, 1968, p. 50).
22. J’utilise ce terme dans le sens que lui donne A. Badiou dans « Le (re)commencement du maté-
rialisme dialectique », Critique, n° 240, mai 1967, p. 440-441.
23. J’emprunte également cette expression à A. Badiou (ibid., p. 441 ; cf. la note 7, consacrée à
Vernant). Le terme d’« isomorphie » est aussi de Badiou. On se reportera encore aux remarques
de M. Dambuyant sur Mythe et pensée (« Psychisme et histoire », Raison présente, n° 2, février-
avril 1967, p. 105).
24. Ainsi, dans T&A, p. 22, après avoir récusé le schéma à trois termes : expérience sociale →
univers spirituel → œuvre, Vernant, retrouvant un schéma à deux termes (expérience sociale/œuvre),
parle de correspondance ou de solidarité (p. 23).
l’interférence tragique 33
25. Tel était, on s’en souvient, le sens de la critique des lectures psychanalytiques.
26. Lecture mythologique est aussi celle de Freud qui, dans l’Interprétation des rêves, confond
tragédie et légende héroïque, encore qu’il y ait beaucoup à dire sur cette confusion, qu’il n’opère
que lorsqu’il en a besoin (assez lucide pour distinguer la tragédie de Sophocle du mythe qui en
constitue comme le passé – p. 228 : « ici commence la tragédie de Sophocle » – il finit par super-
poser – p. 230 – tragédie et légende dans la mesure où la représentation tragique met à nu le travail
accompli par l’inconscient dans la légende).
27. Le terme est de Lévi-Strauss, « La lecture des mythes », Anthropologie structurale (p. 235).
34 l’interférence tragique
28. Affirmant dans la préface, (p. 8) que « l’Œdipe Roi de Sophocle n’est pas une version parmi
d’autres du mythe d’Œdipe », P. V.-N. et J.-P. V. s’opposent aussi bien à Lévi-Strauss qu’à Freud. On
se reportera également aux lignes importantes que, dans OA, Vidal-Naquet consacre à ce problème.
29. « La plupart des études réunies dans ce livre relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse
structurale » (Préface, p. 7).
30. Vernant pratique plus volontiers la polémique, Vidal-Naquet l’allusion : stratégies différentes,
combat identique.
31. Une fois de plus, la lecture psychanalytique est visée : aussi la formulation de la critique est-
elle empruntée à A. Green (Un Œil en trop, p. 37). Vernant reproche à Freud d’appliquer à l’œuvre
une méthode d’analyse préétablie (OSC, p. 77-78) et de procéder à une série de réductions (p. 82).
Comme exemple d’indifférence à la spécificité du discours il donne l’article déjà cité d’Anzieu : si
la critique qu’il en fait est pleinement fondée, on regrettera peut-être qu’il n’ait pas soumis à son
analyse une lecture psychanalytique plus exigeante.
32. Expliquer comme le fait W. Burkert (« Greek tragedy and sacrificial ritual », Greek, Roman and
Byzantine Studies, 7, 1966, p. 115 et suivantes) le statut souvent marginal des membres du chœur
par le déguisement des premiers sacrificateurs n’éclaire nullement le paradoxe central qui fait de
cette marginalité l’expression de la collectivité à l’intérieur du jeu tragique.
l’interférence tragique 35
33. De l’allusion à la vengeance comparée à l’Erinye on en vient à l’apparition réelle des Erinyes
sur la scène ; de même, la plainte sacrificielle métaphorique et sacrilège de l’Agamemnon se mue,
dans les Euménides, en clameur sacrificielle « normale » et pieuse, lors de la procession finale.
Nietzsche observait déjà dans La Naissance de la tragédie que « pour un vrai poète, la métaphore
n’est pas une figure de rhétorique, mais une image qui se substitue au concept » (p. 56).
34. Pour employer des formulations qui sont à la fois explicitées et critiquées par G. Genette
(« La rhétorique restreinte », Figures III, 1972, p. 21-40).
36 l’interférence tragique
***
35. Sous peine d’aplatir le texte et de faire à nouveau une lecture que l’on pourrait qualifier, dans
sa trop grande clarté, d’« aristotélicienne » (cf. OSC, p. 90).
36. Au « il faut » de Freud (ibid., p. 81), Vernant n’oppose-t‑il pas le « il faut » de la lecture
attentive au texte (p. 82) ?
l’interférence tragique 37
40. Peut-être semblerons-nous avoir beaucoup parlé du débat avec la psychanalyse, ainsi indûment
privilégié. Mais on observera qu’à nulle autre occasion qu’à celle de ce débat Vernant ne pose aussi
clairement toutes ces questions, même si, pour endiguer l’impérialisme psychanalytique, il paraît
parfois cultiver secrètement le rêve d’un lecteur pur de toute prédisposition.
41. Une seule absence remarquable : le rapport aux lectures philosophiques de l’Antiquité. Si
l’on excepte Aristote, blocage à contourner et dont la position est donc tout à fait particulière, on
ne trouve qu’une mention de Hegel (chez P. V.-N., OA, p. 23), mais sur Hölderlin, Nietzsche ou
Heidegger le silence est total : serait-ce que la lecture philosophique est repoussée comme fonda-
mentalement non historique ?
l’interférence tragique 39
par ces méthodes d’investigation qui l’ont constituée en objet d’analyse. Aussi,
n’ayant d’autre point d’ancrage qu’un champ de représentations que, bon gré
mal gré, il a toujours contribué à organiser, le lecteur se trouve-t‑il pris, lui
aussi, dans une interférence.
Interférence de l’ancien et du moderne, mais surtout de la fonction tragique,
qui est de confrontation, et de la situation actuelle du lecteur qui, dans la contra-
diction entre des exigences et des disciplines antagonistes, s’appréhende lui-
même comme champ de forces.
Aussi n’est-ce point par hasard que le même terme de confrontation est u tilisé
par Vernant et Vidal-Naquet pour caractériser leur méthode et pour définir leur
objet, comme si l’étude de la tragédie se plaisait à redoubler la mise en ques-
tion de nos valeurs de celle des valeurs grecques que pourtant nous ne c ernons
qu’à grand-peine. Qu’un tel redoublement soit conscient ou ne le soit pas n’est
sans doute pas le vrai problème : au tour de l’ouvrage moderne d’imposer peu
à peu un sens à un lecteur attentif aux mots !
« Assez éloigné de nous pour qu’il soit possible de l’étudier comme un objet,
et un objet autre,… l’homme grec nous est cependant assez proche pour que
nous puissions sans trop d’obstacles entrer en communication avec lui, com-
prendre le langage qu’il parle dans ses œuvres… » : ainsi, dans l’introduction
de Mythe et pensée (I, p. 6), Vernant justifiait la démarche de la psychologie
historique, cherchant à articuler notre pratique moderne du discours – et peut-
être de la politique – et le logos grec, dont elle est à la fois héritière et éloignée.
Lorsqu’il définit à son tour la tragédie, il y voit le rapport à un passé « assez
lointain pour que… les contrastes se dessinent clairement mais assez proche
pour que les conflits de valeurs soient encore douloureusement ressentis et que
la confrontation ne cesse pas de s’exercer » (T&A, p. 25).
Enfin, la préface de Mythe et tragédie (p. 9) propose « une constante confron-
tation entre nos concepts modernes et les catégories mises en œuvre dans les
tragédies antiques » et Vidal-Naquet reprend encore une fois le même terme
dans « Œdipe à Athènes » (p. 35), définissant la compréhension de la tragédie
comme « une confrontation systématique des œuvres avec les institutions, le
vocabulaire, les formes de décision… [de] l’Athènes du ve siècle ».
Qui pourrait résister à interpréter ces rapprochements ? Nous ne dirons pas
– car nous ne le pensons pas – que la tragédie est perçue dans une simple pro-
jection de la méthode d’investigation qui lui est appliquée. Il serait plus juste
d’avancer qu’entre l’objet choisi et l’analyse il y a comme une conjonction, ou
une conjoncture : peut-être la distance et l’interférence constitutives du tragique
ne pouvaient-elles être mieux mises en évidence que par une méthode elle-même
fondée sur une autre distance, sur une autre interférence ? peut-être y avait-il
comme une secrète fascination de la méthode pour la tragédie ? (Mais l’intérêt
pour la tragédie grecque, fût-il scientifique, est-il innocent ?)
Mythe et tragédie : si la tragédie peut jouer pour nous le rôle que jouait
le mythe à l’égard du discours tragique, on y verra un autre sens, plus secret,
au titre de cet ouvrage passionnément attaché à rendre à la lecture du tragique,
au prix d’une mise à distance, toute la force conflictuelle du spectacle antique.
« MARATHON »1 OU L’HISTOIRE IDÉOLOGIQUE
Il est de règle, pour l’orateur choisi par la cité qui, devant la foule athé-
nienne2, prononce l’oraison funèbre de ses concitoyens morts à la guerre,
d’évoquer longuement le prestigieux passé d’Athènes. Malgré quelques excep-
tions remarquables3, la plupart des orateurs se conforment à cette nécessité,
où certains croient déceler la trace de l’époque à laquelle fut instituée l’orai-
son funèbre, sans doute née dans l’exaltation qui suit les victoires des guerres
médiques et qui préside à la création de la ligue maritime de Délos4, et mar-
quée par la toute nouvelle conscience de soi et de son histoire qu’Athènes
vient d’acquérir.
Si le récit des « res gestae » constitue bien une première forme d’histoire,
c’est donc à une sorte d’exposé de l’histoire d’Athènes que se livre l’orateur.
Histoire des hauts faits, aussi bien mythiques qu’historiques, et il ne semble
pas que le départ soit fait nettement entre mythe et histoire5. C’est là une pre-
mière caractéristique de ce genre d’exposé, caractéristique hautement signi-
fiante, il importe de le montrer.
Histoire d’Athènes, prononcée par un Athénien devant des Athéniens :
Platon, dans le Ménexène, estime qu’il est peu difficile de prononcer un éloge
devant ceux qu’on entreprend de louer, et cette circonstance ôte à ses yeux toute
* Première parution dans Revue des Études anciennes, n° 75, 1973, p. 13-42.
1. On écrira entre guillemets le nom de cette bataille pour désigner le discours sur la bataille ou
l’usage que la propagande athénienne fit de cette victoire. « Marathon » n’est donc pas à confondre
avec Marathon, simple désignation des faits historiques.
2. Cf. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 34, 4-8.
3. Ce sont, on le verra, Périclès et Hypéride qui se distinguent ainsi des orateurs soumis à la tradition.
4. W. Kierdorf, Erlebnis und Darstellung der Perserkriege. Göttingen, 1966, au terme d’une ana-
lyse minutieuse, situe l’oraison funèbre aux environs de 478 ou dans les années immédiatement
postérieures à la création de la Ligue attico-délienne.
Effectivement, pour les Grecs, cette institution semble avoir été pensée comme une conséquence
des guerres médiques, ainsi qu’en attestent Diodore de Sicile (XI, 33, 3) et Denys d’Halicarnasse
(Antiquités romaines, V, 17, 4).
5. Isocrate, dans le Panégyrique, mêle lui aussi étroitement les deux niveaux. Mais c’est chez lui
le fait d’une décision volontaire (cf. § 28, 3-4 et surtout 30 : la validité du mythe provient de son
emploi constant). On ne trouve pas chez Lysias une résolution aussi nette et consciente d’utiliser
le mythe comme élément de l’histoire d’Athènes, mais son texte montre éloquemment que, s’il ne
le dit pas, il le fait.
« marathon » ou l’histoire idéologique 41
validité au discours tenu6. Sans le suivre aussi loin dans cette condamnation, on
peut faire à ce propos deux remarques.
Tout d’abord, la conjonction de l’histoire et de l’éloge, qui, à un esprit
moderne épris de scientificité, semble une gageure, se fait tout naturellement à
Athènes et donne à cette « Histoire » que la cité se récite à elle-même un carac-
tère original, on pourrait risquer le mot d’incantatoire : des images plus vraies
que la réalité s’imposent irrésistiblement par la seule puissance de la parole.
Certes, cette histoire relève plus de la rhétorique que d’une quelconque science,
puisqu’à la rhétorique revient « la vertu de persuader les masses et les foules
en leur contant des fables au lieu de les instruire » (διὰ μυθολογίας ἀλλὰ μὴ
διὰ διδαχῆς)7. Mais, par là même, l’oraison funèbre devient un précieux docu-
ment sur la façon dont les Athéniens se représentaient leur histoire : un peuple
se définit d’abord, pour lui-même et pour la postérité, par la conscience qu’il a
de son histoire, mise en œuvre et expression de sa singularité.
Cette « Histoire » d’Athènes, « œuvre de représentation destinée à la repré-
sentation8 », histoire dite avant d’être écrite, permet sans doute plus aisément
de comprendre ce que pensait le peuple athénien venu assister aux funérailles
que d’apprendre quoi que ce soit sur les événements qui font l’objet du récit.
C’est ainsi qu’il n’y a pas à s’indigner avec Blass9 de la disproportion
flagrante que l’on constate entre l’importance accordée au passé et la brièveté de
l’évocation de l’actualité dans l’oraison funèbre attribuée à Lysias10. Il semble
au contraire qu’il faille voir là non seulement une loi du genre – l’orateur qui,
comme Périclès11 ou comme Hypéride12, s’y soustrait devant rendre compte
des raisons de cette omission – mais aussi un choix révélateur du rapport que
l’Athénien du ive siècle entretient avec son passé, rapport dont il est bon de rap-
peler d’emblée la signification, puisque la plupart des oraisons funèbres dont
nous disposons sont des œuvres du ive siècle.
Alors qu’au ve siècle, Périclès peut se permettre de ne pas évoquer le passé
d’Athènes, au ive siècle, chez les orateurs et les hommes politiques, cette réfé-
rence devient une panacée : les auteurs d’oraisons funèbres reconstruisent un
passé qui ne comporte que des épisodes glorieux, Isocrate propose comme modèle
à la cité de son temps l’ancienne Athènes dirigée par l’Aréopage, Démosthène
oppose aux défauts de ses concitoyens les éminentes qualités des ancêtres, tous
cherchent dans le passé non seulement la matière pour des développements tout
prêts, mais encore un remède aux difficultés du présent.
Or, dans ce passé, tout n’est pas également exalté ; les épisodes incer-
tains ou non couronnés de succès sont effacés ou déformés : c’est ainsi que,
pour faire de la guerre du Péloponnèse une victoire d’Athènes, les orateurs
21. A. Momigliano, Filippo il Macedone, saggio sulla storia greca del IV secolo, Firenze, 1934.
Sont tout particulièrement intéressants les chapitres v (Il conflitto degli ideali) et vi (I Teorici del
Panellenismo).
22. À ce sujet, le paragraphe 12 de l’Epitaphios de [Démosthène] est exemplaire.
23. Les commentateurs s’accordent en général, s’ils s’opposent entre eux quant à l’attribution du
texte même à Lysias, sur la date de 392 avant J.-C.
24. Il faut à ce propos renvoyer à l’article de P. Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide, structure et
signification d’un mythe platonicien », Revue des Études grecques, 1964, p. 420-442.
25. Platon, Lois, III, 698 b 4-6.
26. Elle s’oppose en un contraste raisonné à la Perse, modèle de la servitude.
27. Platon, Ménexène, 240 e 3-6.
44 « marathon » ou l’histoire idéologique
au niveau de l’expression :
Alors seulement s’éclairera la fonction du discours que l’on pourrait ainsi résumer :
L’Oraison funèbre ou quand le discours vaut pour les actes.
***
37. On sera par exemple amené à rappeler comment, au ve siècle, Cimon s’est attaché à parer
Marathon de toutes les vertus.
38. Les orateurs et les hommes politiques de la seconde moitié du ive siècle commettront toute une
série de faux historiques, dont « le serment de Platées » et le « décret de Thémistocle » sont les
plus célèbres. Cf. L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, Paris, 1938, et les remarques
de J. et L. Robert, Revue des Études grecques, 1962, Bulletin épigraphique, n° 135 à 143.
39. Lysias, Epitaphios, 21. Les références et les citations renvoient à l’édition de L. Gernet et
M. Bizos, Paris, Belles Lettres, 1967. Pour plus de commodité, on désignera désormais ce texte
sous la simple rubrique : « Epitaphios. »
40. Epitaphios, 24.
41. Ps. Plutarque (Mor. 505 b) ; Pausanias, X, 20, 2 ; Nepos, Miltiade, 5 ; Suidas, s. v. Ἱππίας ;
Justin, II, 9 ; cités par J. Labarbe et A. Hauvette.
42. Voir la discussion des chiffres chez J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, Paris et Liège,
1957, p. 162-168.
43. Ils sont ὀλίγοι aussi bien à leurs propres yeux (VI, 109) qu’à ceux des Perses (VI, 112).
44. A. Hauvette, Hérodote, historien des guerres médiques, Paris, 1894, p. 236-265.
45. Id., Ibid.
46. VI, 95, 4 : πεζὸν στρατὸν πολλόν τε καὶ ἐσκευασμένον.
47. 240 a 6-7 : πέμψας μυριάδας πεντήκοντα.
48. Valère-Maxime, V, 3, ext. 3 ; Ps. Plutarque (Mor, 505 b) ; Pausanias, IV, 25, 5.
49. Nepos, Miltiade, 4-5.
« marathon » ou l’histoire idéologique 47
50. A. Hauvette, op. cit. Lorsque F. Chamoux (La Civilisation grecque, Paris, 1963, p. 97) parle
de « peut-être 25.000 hommes », il semble qu’il se fonde sur la seule vraisemblance. Et, lorsque
M. Bizos écrit, à propos de πεντήκοντα μυριάδας : « C’est bien le nombre approximatif admis par
les historiens modernes » (Lysias, Quatre discours, Paris, collection Érasme, 1967, p. 53), il ne cite
hélas pas ses sources. Comment d’ailleurs peut-il concilier cette approbation du chiffre de Lysias
avec la note par laquelle il commente πλῆθος (§ 23) : « La différence du nombre était beaucoup
moins grande qu’elle ne le sera dans les combats postérieurs » ?
51. Thucydide, I, 74, 1. Les Athéniens défendant leur empire et évoquant leur participation à Salamine
prétendent avoir fourni, « sur quatre cents vaisseaux un peu moins des deux tiers ». Or, ce chiffre
est pour le moins gênant si on le confronte avec celui d’Hérodote, ordinairement accepté ; deux
cents sur trois cent soixante-dix-huit (Hérodote, VIII, 48 et 61). Il s’agit effectivement de « un peu
moins des deux tiers », puisqu’en fait c’est presque la moitié ! Certains auteurs ont voulu corriger
τετρακοσίας en τριακοσίας. Ce serait faire injure à la subtilité de Thucydide et méconnaître l’habi
tude athénienne de forcer les chiffres.
52. A. Hauvette et J. Labarbe relèvent ce procédé à propos de Nepos (Miltiade, 4-5) et de Pausanias
(IV, 25, 5).
53. Voir la démonstration à laquelle se livre J. Labarbe, op. cit., p. 165-166, à propos du chiffre des
morts donné par Hérodote (VI, 117).
54. Epitaphios, 20.
55. J. Labarbe, op. cit.
56. Hérodote, VI, 117.
57. Hérodote, VII, 10.
58. Hérodote, IX, 27. Ces deux derniers exemples sont intéressants : ils prouvent que, même au
niveau du récit d’Hérodote, la bataille n’est pas plutôt livrée que Marathon est déjà devenu un mythe.
59. Thucydide, I, 18, 1 : ἡ ἐν Μαραθῶνι μάχη Μήδων πρὸς Ἀθηναίους ἐγένετο.
60. Thucydide, I, 73, 4 : φαμὲν γὰρ Μαραθῶνί τε μόνοι προκινδυνεῦσαι τῷ βαρϐάρῳ. Lysias
s’exprime en termes analogues.
48 « marathon » ou l’histoire idéologique
les exemples. Peut-on s’étonner, quand les historiens « oublient » les Platéens,
que les orateurs, dans leurs discours d’apparat61, ne soufflent mot de ces alliés
d’Athènes ? L’intention est claire : Athènes apparaît ainsi comme la seule force
du monde grec capable de voler généreusement au secours de la Grèce terri-
fiée62. Et ses adversaires eux-mêmes, dans leurs « raisonnements63 », avouent
que les Athéniens sont « prompts à secourir les victimes d’une injuste agres-
sion » : προθύμως γάρ τοῖς ἀδικουμένοις ἣξουσι βοηθήσοντες64. Quelle répu-
tation que celle que l’ennemi reconnaît et accepte !
Aussi les Perses vont-ils isoler Athènes, νομίσαντες οὗτως ἄν ἐρημοτάτους
εἶναι συμμάχων65. Encore une omission assez fréquente, celle de tous les évé-
nements qui ont précédé la bataille. On a l’impression, à écouter l’orateur, que
les Perses n’ont pas plutôt cinglé vers la Grèce qu’ils débarquent d’emblée à
Marathon pour y livrer le premier et le seul combat de la guerre, combat déci-
sif. C’est omettre toute la campagne qui a précédé Marathon : l’expédition en
Thrace, la soumission de Naxos, et surtout la campagne d’Eubée avec la prise
d’Erétrie, tous épisodes qu’Hérodote, historien des guerres médiques, raconte
avec un grand luxe de détails66. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il faille considérer
Hérodote comme le représentant patenté de la vérité historique. On sait tout ce
que son histoire présente d’idéologique, voire de mythique67, mais on peut se
ranger à l’opinion de Ch. Habicht que, pour l’histoire du début du ve siècle, en
dehors d’Hérodote et de Thucydide, la documentation est « pour la plus grande
partie sans valeur68 ». Il faut donc bien, sinon avouer l’impossibilité où sont
les modernes d’avoir accès directement à Marathon69 – mais les anciens eux-
61. Platon, Ménexène, 240 c 6-7. Cf. aussi Lois, III, 699 (et pourtant il ne s’agit pas là d’un pas-
tiche) ; Isocrate, Panégyrique, 86. Il est vrai qu’Isocrate semble suivre de très près, parfois même
démarquer, le texte de Lysias, ainsi que l’indiquent les nombreuses réminiscences de forme. Mais,
dans le Panathénaïque, c’est encore le même son de cloche. Le seul texte où l’aide platéenne soit
mentionnée par Isocrate est le Plataïque (57), on comprend aisément pourquoi, puisque c’est un
Platéen qui est censé s’exprimer.
62. Cf. Platon, Ménexène, 240 c 8 : οἱ δ᾿ ἀλλοι πὰντες ἐκπεπληγμένοι.
63. Epitaphios, 23 : οἱ μὲν τοίνυν ταῦτα διενοοὔντο.
64. Epitaphios, 22. Il est d’ailleurs intéressant de constater à ce propos une fois de plus que la frontière
entre mythe et histoire n’existe pas. C’est en se fondant sur « la conduite antérieure d’Athènes »
ἐκ τῶν προτέρων ἔργων, sur sa δόξα, que les Perses peuvent raisonner ainsi. Mais cette conduite
antérieure, quelle est-elle si l’on se limite aux exploits retenus par l’orateur jusqu’à présent ? La
défaite des Amazones, l’affaire d’Adraste, l’aide apportée aux Héraclides, tous faits mythiques,
l’histoire au sens moderne du terme semblant commencer aux guerres médiques.
Mais il faut croire que les érudits modernes sont, autant que les Perses, disposés à voir les Athéniens
comme eux-mêmes voulaient qu’on les vît : « Cette opinion était fondée », écrit M. Bizos au sujet
de ces raisonnements (collection « Érasme », Paris, 1967). Tout au plus pourrait-on dire que cette
opinion a été vérifiée par les faits.
65. Inutile de dire que la suppression de [τοὺς Ἕλληνας] est absolument nécessaire si l’on veut
donner tout son sens au texte.
66. Pour la campagne contre Érétrie, voir Hérodote, VI, 94-101.
67. À ce sujet, cf. J. L. Myres, Herodotus, father of History, Oxford, 1953, p. 69 sqq. La relation
des événements d’Érétrie semble effectivement appartenir autant à la légende qu’à l’histoire.
68. À propos du fameux « décret de Thémistocle », trouvé à Trézène, Ch. Habicht, Hermès, 1961,
avec les commentaires de J. et L. Robert (Revue des Études grecques, 1962, Bulletin épigraphique,
n° 136).
69. Sinon au niveau de la topographie ; mais il est vrai que W. K. Pritchett, dans son étude sur
Marathon, Berkeley, 1960, exprime l’inquiétude que, d’ici quelques années, les lieux eux-mêmes
ne puissent plus rien nous dire de précis.
« marathon » ou l’histoire idéologique 49
70. Ses références à Marathon sont pourtant légion. Cf. Panégyrique, 86 sqq ; Paris, 38 ; Échange,
306 ; Panathénaïque, 195 ; Philippe, 147.
71. Platon (Ménexène, 240 b-c) mentionne la campagne contre Érétrie.
72. Cf. par exemple Epitaphios, 21 : τῶν λοιπῶν Ἑλλήνων ; 22 : οὐδένας ἂλλους τῶν Ἓλλήνων ;
23 : τοὺς ἂλλους Ἓλληνας ; 24 : τῶν ἂλλων-τοὺς ἂλλους ; 26 : τοῖς ἂλλοις-οὐδείς τῶν ἂλλων.
73. Hérodote, VI, 106.
74. Platon, Lois, III, 692 d 6-8 et 699 e, et Ménexène, 240 c 5-6. Il est vrai que, si l’orateur du
Ménexène se donne le luxe d’évoquer un instant l’aide lacédémonienne, c’est pour montrer combien
elle fut inefficace puisqu’ils arrivèrent trop tard.
75. Isocrate, Panégyrique, 86 et 87, 91.
76. Hérodote, IV, 105-106.
77. Hérodote, VI, 102-110.
78. Epitaphios, 26.
50 « marathon » ou l’histoire idéologique
avec le récit d’Hérodote, pour qui la bataille fut très longue79 : μαχομένων ἐν
τῷ Μαραθῶνι χρόνος ἐγίνετο πολλός. Si l’on suppose chez Hérodote le désir
d’augmenter l’importance de la bataille en l’étirant démesurément, on constate
qu’inversement la brièveté du combat chez Lysias relève du même désir : insis-
ter sur la rapidité foudroyante des Athéniens, c’est les grandir encore. Isocrate
renchérit dans le Panégyrique :
Ce fut, dit-on, le même jour que nos ancêtres apprirent le débarquement des
barbares et que, courant aux frontières du pays, ils les vainquirent en bataille et
élevèrent un trophée80.
W. K. Pritchett81 pense que Lysias et Isocrate, en insistant sur cette préci-
pitation, ne font qu’inverser la tradition, qu’il juge plus vraisemblable, selon
laquelle les Athéniens se seraient hâtés, non de partir pour livrer combat, mais
de rentrer à Athènes, une fois la victoire acquise, pour prévenir un débarque-
ment perse dans la baie de Phalère82. Il est possible qu’il y ait là en effet non
pas seulement un raccourci rhétorique, mais une inversion de la tradition. La
raison en est sans aucun doute à chercher dans la volonté de ne rien négliger
pour accélérer le récit et courir à la victoire. Les orateurs retiennent l’élément
qui les intéresse – la hâte, mais l’utilisent en lui ôtant sa signification ; la tem-
poralité historique est bouleversée pour devenir temporalité d’un récit édifiant.
Mais, de toute façon, la brièveté du combat, à supposer même que les choses
se soient effectivement passées ainsi, n’est pas la vraie raison de ce délai mis
à prévenir les alliés. Au § 23, Lysias explique que les Athéniens n’avaient pas
voulu attendre que les alliés fussent informés83 et c’est ce qui éclaire toutes les
incertitudes et les inexactitudes du texte84. D’ailleurs, ces contradictions, qui
apparaissent immédiatement pour peu qu’on essaie de reconstituer la trame
logico-temporelle des événements, ne gênent pas l’orateur. Bien mieux : le
voudrait-il qu’il ne saurait s’en passer ; une histoire qui se reconstruit de toutes
pièces en vue de l’édification des citoyens ne peut éviter de tricher avec les faits
et, malgré un sérieux travail de polissage et de mise en ordre des matériaux bruts,
sophismes et jointures difficiles apparaissent rapidement.
Tous les procédés sont bons pour cette reconstruction. C’est ainsi que, du
début à la fin du texte, l’éclairage projeté sur les Perses change sensiblement.
Au début, les ressorts mis en lumière relèvent davantage de la tragédie que de
l’histoire au sens où on entend ce mot aujourd’hui, ce qui n’est d’ailleurs pas
pour surprendre : J. L. Myres a montré comment l’œuvre d’Hérodote peut se
lire comme une série de tragédies85 – celle de Darius, qui, pour avoir tenté la
fortune, est vaincu à Marathon, est l’une d’entre elles et non la moindre –, et
rien ne peut interdire à un orateur d’être aussi « tragique » que l’historien des
guerres médiques.
considérations tirées des temps et des occasions, et cela quand elles montrent ce
que l’action avait d’imprévu […]. L’amplification rentre logiquement dans l’éloge
car il consiste à montrer une supériorité (ὑπεροχή) et toute supériorité est belle.
***
…
στάς ἀνήρ παρ΄ ἂνδρα92,
occulter la victoire de la flotte et son organisateur Thémistocle. Sa propagande a
laissé des traces en des monuments : à Athènes, les « Épigrammes de Marathon »,
quinze ans après Salamine, opposent à la victoire récente l’ancienne bataille
livrée en avant des portes d’Athènes93. À Delphes, comme l’a montré P. Vidal-
Naquet étudiant la base de Marathon, « Thésée, héros de Marathon, remplace
90. F. Jacoby, Atthis, Oxford, 1949, p. 76 : « A political attitude is characteristic of the general line
of ancient history as far as this literature concerns itself with its own time. »
91. Pausanias, I, 14, 5. « Eschyle, lorsqu’il sentit l’approche de la fin, lui qui avait gagné tant de
gloire par sa poésie qui avait combattu sur mer à l’Artémision et à Salamine, oublia tout cela et
écrivit simplement son nom, son patronyme et le nom de sa cité, ajoutant qu’il attestait comme
témoins de sa valeur la baie de Marathon et les Mèdes qui y avaient débarqué. » (Cette traduction
est empruntée à P. Vidal-Naquet dans son article « Une énigme à Delphes », Revue historique,
1967, p. 281-302). À propos de l’importance que prit Marathon pour Eschyle, on peut consulter
J. A. Davidson, Aeschylus and Athenian Polities, in Studies presented to Victor Ehrenberg, Oxford,
1966, p. 93-107.
92. Aristophane, Guêpes, 1081-1083.
93. Cf. l’étude de P. Amandry, Sur les « Epigrammes de Marathon », Mélanges Schuchhardt,
Baden-Baden, 1960.
« marathon » ou l’histoire idéologique 53
94. P. Vidal-Naquet, « Une énigme à Delphes ; à propos de la base de Marathon (Pausanias, X, 10,
1-2) », Revue historique, 1967, p. 300.
95. Par exemple Isocrate, Sur l’échange, 306-307.
96. P. Amandry, « Athènes au lendemain des guerres médiques », Revue de l’Université de Bruxelles,
1961, p. 198-223, et tout particulièrement p. 211-212 : « Rivaux pendant leur vie, Miltiade et
Thémistocle devaient être étroitement associés par la postérité. À mesure que, avec le recul des
années, l’histoire des guerres médiques se précisa en même temps qu’elle s’enveloppait d’une auréole
de légende, les victoires de Marathon et de Salamine et les noms de Miltiade et de Thémistocle
apparurent de plus en plus nettement comme inséparables. À l’époque romaine, on voyait à Athènes
les statues des deux hommes associées, d’une part au Prytanée, d’autre part au théâtre de Dionysos. »
97. Isocrate, Panégyrique, 85, 87, 91 et 97.
98. Platon, Lois, IV, 707 c 2-8.
99. Andocide, Sur les mystères, 107.
100. Id., Ibid., 109 : σωφρονεῖν καὶ ὁμονοεῖν ἀλλήλοις
101. Aristophane, Acharniens, 162.
54 « marathon » ou l’histoire idéologique
108. Epitaphios, 20. C’est exactement ce que dit la phrase : Μόνοι γὰρ ὑπέρ ἀπάσης τῆς Ἑλλάδος
πρὸς πολλὰς μυριάδας τῶν βαρϐάρων διεκινδύνευσαν.
109. C’est ainsi qu’aux §§ 58 et suivants, l’orateur regrette que la chute d’Athènes ait rendu possible
le relèvement de l’empire perse.
110. Il est difficile de suivre L. Bodin (Isocrate et Thucydide, Mélanges Glotz, 1932), lorsqu’il juge
que toute thèse proche de celle soutenue dans le Panégyrique est aussi peu que possible à sa place
dans un épitaphios (p. 100, n. 2). C’est mésestimer le rôle de l’oraison funèbre qui, loin d’être un
simple discours officiel, tend à réactualiser et à ranimer le patriotisme athénien.
111. G. Mathieu, Les Idées politiques d’Isocrate, Paris, 1925. C. Mossé (La Fin de la démocratie
athénienne, Paris, 1962, p. 431) est plus nuancée, estimant que « le panhellénisme de Lysias est
surtout une affaire de circonstance » et « le sentiment de la communauté hellénique est subordonné
aux intérêts particuliers de telle ou telle cité », ici en l’occurrence Athènes.
112. À Marathon § 21, à Salamine § 27. G. Mathieu (op. cit.) a été frappé par cette expression
rare et constate que le panhellénisme d’Isocrate saura reprendre une désignation aussi commode
(cf. Philippe, 76). On peut rapprocher aussi τοὺς ἐκ τῆς Ἀσίας (Panégyrique, 82).
113. P. Cloché, « Les conflits politiques et sociaux à Athènes pendant la guerre corinthienne (395-
387 avant J.-C) », Revue des Études anciennes, 1919, p. 156-192.
56 « marathon » ou l’histoire idéologique
114. Isocrate, dans le Panégyrique, voit toutes les guerres médiques à travers cette émulation ;
cf. §§ 85-87. « Toujours donc nos ancêtres et les Lacédémoniens rivalisèrent ensemble. Néanmoins,
c’est à ce moment-là qu’ils luttèrent pour le plus bel objet : ils ne se regardaient pas comme des
ennemis, mais comme des émules, ils ne flattaient pas le barbare pour asservir les Grecs, mais
s’entendaient pour le bien commun. » (§ 85).
115. Panégyrique, 87 : μετασχεῖν τῶν κινδὺνων.
116. « Dans un sentiment bien différent de celui des Lacédémoniens, au lieu d’envier la prospérité de
Corinthe, ils furent touchés des injustices dont elle était victime, et, oubliant leur précédente inimitié,
tout à l’amitié présente, ils signalèrent leur valeur aux yeux du monde entier » (Epitaphios, § 67).
117. G. Mathieu, « Survivances des luttes politiques du ve siècle chez les orateurs attiques du
ive siècle », Revue de philologie, 1914, p. 182-205.
118. G. Dalmeyda, notice de l’édition des Belles Lettres, Paris, 1966, p. 81.
119. P. Cloché, loc. cit.
120. A. Momigliano, Per la storia della publicistica sulla κοινὴ εἰρὴνη nel IV secolo A.C., Terzo
Contributo alla Storia degli Studi Calssici, Rome, 1966, t. I, p. 475-487.
121. Le prouve, entre autres, le curieux défaut de mémoire relevé par P. Cloché (article cité) qui
lui fait attribuer au mérite des seuls Lacédémoniens le succès de Corinthe et omettre le concours
de « milliers d’Épidauriens, d’Éléens, de Sicyoniens ».
122. « On sait que pour Athènes l’histoire commence effectivement à Marathon. Au tout début
du ve siècle, elle vit encore en vase clos comme fera Sparte plus tard » (P. Amandry, Athènes au
lendemain des guerres médiques…).
« marathon » ou l’histoire idéologique 57
123. « Ou alors il faut justifier cette scandaleuse infraction aux règles. Cf. Thucydide, II, 37, 4, et
Hypéride, Epitaphios, 4.
124. [Démosthène], Epitaphios, 10.
125. Epitaphios, 47.
126. On le voit nettement chez Isocrate, Panathénaïque, 195. La victoire de Marathon n’y est pas
évoquée en même temps que Salamine qui inaugure l’ère de l’impérialisme, mais son apparition
est étroitement liée aux thèmes mythiques : après le développement sur les Thraces, les Amazones
et Eurysthée, on en vient tout naturellement semble-t‑il, à Marathon. Il n’y a pas de solution de
continuité entre la guerre contre Darius et celle contre Eurysthée, mais Darius succède à Eurysthée
par la vertu d’un simple μετὰ δέ τοῦτον. Tout se passe dans un temps dont on ne sait pas très bien
s’il appartient au mythe ou à l’histoire.
127. J.-P. Vernant, Aspects de la personne dans la religion grecque, in Mythe et pensée chez les
Grecs, Paris, 1965, p. 278.
128. Epitaphios, 24 : ὀλίγοι.
58 « marathon » ou l’histoire idéologique
Athènes apparaît donc sous un jour héroïque, telle que les nobles de la Grèce
archaïque aimaient se montrer : différente, supérieure, et digne qu’on redise inlas-
sablement ses exploits. Ainsi, cette cité dont nous nous sommes fait le modèle
de la démocratie est imprégnée, lorsqu’elle veut se dépeindre, de représentations
aristocratiques. Et si l’auteur de ce discours trouve pour célébrer la démocratie
des accents relativement originaux, lorsqu’il aborde l’examen des hauts faits,
c’est à un vocabulaire traditionnel de type noble qu’il a recours. Le contraste
entre les deux développements que le hasard – ou plutôt la nécessité du texte –
a juxtaposés est saisissant et mérite qu’on s’y attarde un instant.
Exposant à son auditoire la nature du régime politique athénien, autre topos
de l’oraison funèbre, l’orateur insiste sur la conquête que fut pour Athènes la
démocratie :
Ils furent aussi les premiers et les seuls en ce temps-là qui abolirent chez eux les
royautés pour y établir la démocratie129.
Dans ce texte, l’instauration du régime démocratique, accompagnée de
l’abolition de la royauté, semble datable : l’aoriste κατεστήσαντο s’oppose
au plus-que-parfait ἐκέκτηντο utilisé au paragraphe 17 à propos de l’autoch-
tonie130. L’autochtonie est une donnée de nature, la démocratie au contraire
apparaît comme une acquisition, elle a une histoire, bien plus que dans l’orai-
son funèbre prononcée par Périclès où elle semble être l’aboutissement logique
du caractère Athénien131. On peut supposer que les orateurs inconnus dont les
oraisons funèbres ne nous sont pas parvenues insistaient aussi à plaisir sur le
caractère aristocratique d’Athènes, puisque le pastiche platonicien de l’ἐπιτάφιος
λόγος proclame que la démocratie n’est qu’un nom qui dissimule « le gouver-
nement de l’élite avec l’approbation de la foule132 », et que le régime politique
d’Athènes découle de l’intemporelle bonne nature de la cité133. Sur ce point
donc Lysias semble s’affranchir de schémas préconçus pour s’affirmer démo-
crate sans aucune arrière-pensée ; c’est encore le démocrate qui proclame que
la liberté est liberté de tous, πάντων134 ; Périclès ne parlait que du « plus grand
nombre » ἐς πλείονας135.
Mais l’examen du régime appelle celui des effets de ce régime. C’est alors
qu’on voit apparaître ou plus exactement réapparaître tous les thèmes nobles tra-
ditionnels, dès qu’on aborde l’évocation des exploits historiques, qui commence
justement par « Marathon »136 : la bonne nature (φύντες καλῶς καì γνόντες
ὅμοια), les actions éclatantes (πολλά καλά καì θαυμαστά), la valeur qui élève
129. Epitaphios, 18 : πρῶτοι δὲ καὶ μόνοι ἐν ἐκείνῳ τῷ χρόνῳ ἐμϐαλόντες τὰ παρὰ σφίσιν αὐτοῖς
δυναστείας δημοκρατὶαν κατεστήσαντο.
130. Epitaphios, 17 : αὐτόχθονες ὄντες τὴν αὐτὴν ἐκέκτηντο μητέρα καὶ πατρίδα.
131. Thucydide, II, 37.
132. Platon, Ménexène, 288 e : καλεῖ δὲ ὁ μὲν αὐτὴν δημοκρατίαν, ὁ δὲ ἂλλο ῷ ἂν χαίρη ἒστι δὲ
τῆ ἀληθείᾳ μετ΄ εὐδοξίαν πλήθους ἀριστοκρατία.
133. Platon, Ménexène, 238 e et 239 a.
134. Epitaphios, 18 : ἡγούμενοι τὴν πάντων ἐλευθερίαν ὁμονοίαν εἶναι μεγίστην.
135. Thucydide, II, 37, 1.
136. Epitaphios, 20.
« marathon » ou l’histoire idéologique 59
des trophées (ἀρετή), le souvenir, si important pour le noble que tomber dans
l’oubli est pour lui la seule vraie mort137 (ἀείμνηστα τρόπαια), enfin et surtout
l’imitation des ancêtres qui est la base de toute éducation aristocratique : les
descendants, οἱ ἐξ ἐκείνων γεγονότες ne peuvent que renchérir sur les vertus
des ancêtres.
C’est donc par ces lignes triomphales que s’ouvre l’exposé de l’« histoire »
d’Athènes ; et ces représentations aristocratiques semblent tellement ancrées
dans la démocratie athénienne qu’après la description du régime démocratique
elles affleurent à nouveau.
On l’a vu, Athènes aime affirmer sa différence. À la lumière des représen-
tations aristocratiques on peut comprendre par rapport à qui.
Par rapport aux barbares, certes : bien des passages le disent clairement.
Mais il semble que cette différence soit encore trop évidente pour qu’Athènes
puisse s’en contenter. Le noble ne tire qu’une satisfaction médiocre de sa supé-
riorité sur le vilain, mais cherche beaucoup plus à rivaliser avec ses semblables,
au besoin sous les yeux admiratifs des gens ordinaires. C’est du moins ainsi
que, dans le Panégyrique138, Isocrate interprète la signification des panégyries
et grands concours solennels :
Ni pour les gens ordinaires ni pour les natures exceptionnelles le temps passé
là n’est perdu (καὶ μήτε τοῖς ἰδιώταις μήτε τοῖς διενεγκοῠσι τὴν φύσιν, cette
réunion des Grecs permet aux uns de faire montre de leurs avantages naturels
(ἐπιδείξασθαι τὰς αὐτῶν εὐτυχίας), aux autres de contempler les luttes mutuelles
des premiers (θεάσασθαι τούτους πρός ἀγωνιζομένους), et tous ont de quoi
s’enorgueillir (ἐφ΄ οἶς φιλοτιμηθῶσι), les uns à la vue des athlètes qui prennent
de la peine en leur honneur, les autres à la pensée que tout le monde vient pour
les regarder (ἐπί τὴν σφετέραν θεωρίαν) :
dans ce passage étonnant, où tout le vocabulaire agonistique et narcissique
de l’élite est rassemblé, Isocrate exprime le sens profond d’une civilisation
du concours. Et, de même que l’athlète se réjouit d’être regardé, de même,
car, semble-t‑il, seules les petites différences sont exaltantes, Athènes cherche
surtout à affirmer sa différence face aux Grecs. Comme le dit M. I. Finley139
« The Greeks… thought of themselves not only as Greeks (Hellenes) as against
the barbarians, but also and more immediately as members of groups and sub-
groups within Hellas ». En fait, la façon dont les guerres médiques, et surtout
Marathon, sont présentées par l’orateur, montre que, si la guerre opposait sur le
terrain des opérations Grecs et Barbares, elle a aussi été pour Athènes l’occa
sion de prendre l’avantage sur le reste de la Grèce.
Les Barbares sont l’ennemi οἱ πολεμίοι140, mais aussi οἱ ἐναντίοι141, ceux
qui sont en face et avec qui on n’a rien de commun. Mais, comme le Même
137. Rappelons que c’est pour sauver son père Agamemmon de cet anéantissement qu’Oreste doit
devenir meurtrier : Eschyle le dit à mainte reprise dans les Choéphores (cf. tout particulièrement
v. 505 sqq.). Mais c’est surtout dans l’œuvre de Pindare que ce thème apparaît dans toute sa clarté ;
les références sont légion. Contentons-nous de rappeler Isthmiques, VII, 16.
138. Isocrate, Panégyrique, 44.
139. M. I. Finley, The ancient Greeks, (collection Penguin), 1966, p. 35.
140. Epitaphios, 25.
141. Epitaphios, 23 : τὸ πλῆθος τῶν ἐναντίων.
60 « marathon » ou l’histoire idéologique
platonicien ne saurait se définir sans l’Autre, par rapport auquel il est lui-même
autre – c’est ce que montre Platon dans le Sophiste142 –, ainsi Athènes se définit
par rapport aux Grecs qu’elle appelle οἱ ἂλλοι. Il est frappant de voir comment,
dans ce développement, on passe de l’expression οἱ ἂλλοι Ἓλληνες143 à οἱ
ἂλλοι144 tout simplement, les autres, c’est-à‑dire l’Autre d’Athènes, autre indé-
cis, ondoyant, multiple et divers comme l’Autre platonicien.
C’est ainsi que les alliés ne peuvent même pas aider les Athéniens à titre
d’« utilités » ; car les Athéniens « croyaient qu’une victoire qu’ils n’auraient pas
remportée seuls leur serait également impossible avec leur alliés145 ». Athènes
est, de par sa nature, condamnée à être seule, et les autres ont une existence bien
faible face à cet Un. Hellénisme, l’expression bien connue οἱ ἂλλοι τε καὶ ? On
serait tente de dire surtout : atticisme, tant les Athéniens emploient fréquem-
ment une tournure qui est le modèle de leur rapport aux autres…
On pourrait dire que si, avec les Barbares, c’est une guerre qui est engagée
(πόλεμος), avec les autres Grecs, Athènes se livre à un ἀγών de rivalité, à une
sorte de concours. Ou encore, si l’on suit Hésiode146 qui voit la bonne Lutte,
ἀγαθή ἔρις, à l’œuvre chez les mortels quand « le potier en veut au potier, le
charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chan-
teur », c’est dans une ἔρις qu’Athènes s’oppose aux Grecs. On rencontre d’ail-
leurs plus loin de verbe ἐρίζειν, lorsque, après avoir évoqué Salamine, Lysias
chante la gloire des combattants des guerres médiques : « Quels autres Grecs
pouvaient rivaliser avec eux pour la sagesse, le nombre et le courage ? » καì
γάρ τίνες ἂν τούτοις τῶν ἂλλων Ἑλλήνων ἥρισαν γνώμη πλήθει καì ἀρετῆ147 ;…
Ainsi l’emploi de ce verbe transforme une guerre contre les Perses en une « lutte
de pur prestige » entre Grecs, pour employer une terminologie de type hégé-
lien : les Barbares sont devenus pour Athènes une occasion de manifester sa
valeur aux yeux des Grecs. Il est vrai que les cités en guerre cherchent d’abord
« à faire reconnaître, au cours d’une épreuve réglée comme un tournoi, leur
supériorité de force148 ».
On voit plus clairement dès lors pourquoi, par un gauchissement de l’his-
toire, l’orateur déclare que les Athéniens n’ont pas attendu que les alliés soient
prévenus149 ; c’est qu’il faut absolument qu’Athènes ne doive son salut qu’à
elle-même : οὐδ’ ῷήθησαν δεῖν ἑτέροις τῆς σωτηρίας χάριν εἰδέναι. Athènes ne
veut rien devoir aux autres, mais elle veut au contraire, parce qu’elle est supé-
rieure, intervenir chez eux : ἀλλά σφίσιν αὐτοῖς τοὺς ἂλλους Ἓλληνας.
Cette belle mort, celle qu’espèrent les héros dont Pindare célèbre l’ἀρετή,
c’est celle que les Athéniens sont prêts à trouver pour la cité. Et, en un saisissant
paragraphe, l’orateur développe la signification de ce désir de gloire :
À leurs yeux, la mort était un sort à partager avec tous les hommes, la gloire avec
une élite ; et, si la mort fait de la vie un bien qui nous est étranger, le souvenir
qu’ils laisseraient après leurs épreuves serait bien à eux154.
Mourir n’a en soi rien d’exceptionnel, c’est le lot commun, le fait de tous
les hommes – ἀποθανεῖν μὲν αὐτοῖς μετὰ πάντων προσήκειν155, mais mourir
en valeureux ne se partage qu’avec le petit nombre, une élite, ἀγαθοῖς δ΄ εἶναι
μετ΄ ὀλίγων ; dans le parallélisme μετὰ πάντων / μετ΄ ὀλίγων, apparaît encore
une fois l’opposition entre tous et quelques-uns. Ces deux propositions énoncent
clairement ce qu’est, pour un Grec pénétré d’esprit aristocratique, ce que, faute
d’un terme plus adéquat, on appellera l’immortalité. Les citoyens de l’aristo-
cratique Athènes n’aspirent pas ouvertement au sort de la race hésiodique des
héros, ils n’attendent pas une μακροϐιότης, cette longue vie au-delà de la vie et
de la mort que quelques privilégiés mènent dans l’île des Bienheureux156, mais
la seule solution qu’ils connaissent au problème de la mort est d’accepter, voire
même d’affronter le trépas, pour conquérir la gloire. L’orateur du Ménexène
exprime une idée analogue lorsqu’il s’écrie : « Ce n’est pas l’immortalité qu’ils
(= les parents) souhaitaient à leurs fils, mais la vertu et la gloire157 ». Mourir
glorieusement avec quelques-uns, voilà l’idéal.
Y a-t‑il à s’étonner qu’ici encore ce démocrate exprime des idées qui
sont celles des « oligoi » ? C’est effectivement avant tout à Sparte, modèle
de toutes les rêveries des oligarques athéniens, que la mort glorieuse est un
impératif catégorique. Tout Spartiate doit prendre modèle sur les combattants
des Thermopyles dont le beau trépas (καλὸς πότμος) inspira à Simonide un
ἐγκώμιον158 et que leur épitaphe loue d’avoir trouvé la mort pour obéir aux lois
de Sparte159. Xénophon rappelle dans la Constitution des Lacédémoniens160 que
« Lycurgue mérite d’être admiré pour avoir imprimé aux citoyens l’opinion
qu’une belle mort est préférable à une vie honteuse » et que le lâche n’a plus
de place parmi les Homoioi. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les réac-
tions des Spartiates au lendemain de Leuctres, le « visage clair et radieux »
des parents des morts, l’« allure morne et humble » de la famille des survi-
vants161. Et, lorsque Isocrate donne la parole au roi Archidamos, il insiste lui
aussi sur ce principe fondamental.
Aux Lacédémoniens il n’est pas permis de rechercher leur salut par tous les
moyens ; mais si la noblesse n’accompagne pas le salut, mieux vaut pour nous
une mort glorieuse. Pour ceux qui disputent le trophée du mérite, il n’y a qu’un
seul but : apparaître comme n’accomplissant rien de honteux162.
Mais on peut se demander si, dans la mesure même où les Athéniens dis-
putent réellement aux Spartiates le trophée du mérite (ἀρετῆς ἀμφισϐητεῖν),
ils n’en viennent pas fatalement à annexer à leur profit ce thème de la pro-
pagande spartiate, tant il est vrai que la rivalité exige que l’on batte l’autre
d’abord sur son propre terrain. C’est ainsi que ce discours spartiate devient
un discours athénien. Lorsque, au débat de Sparte163, les Corinthiens mettent
en parallèle les deux grandes cités, ce n’est pas aux Lacédémoniens, leurs
alliés, qu’ils attribuent le désir de mourir glorieusement, mais à leurs enne-
mis athéniens :
Tout en faisant, mieux que personne, abandon de leur corps quand ils servent la
cité, ils gardent, mieux que tous, leur jugement propre pour trouver à la servir164.
Il serait vain de s’étonner que les alliés de Sparte parlent ainsi : ces Corinthiens
sont porte-parole de l’Athénien Thucydide et les critiques qu’ils adressent à Sparte
sont autant d’éléments de cette belle image d’Athènes que Thucydide esquisse
avec insistance au livre I de son Histoire, et qui trouvera sa forme achevée dans
l’oraison funèbre du livre II. Rien de surprenant, alors, à ce que, pour parler
d’Athènes, un démocrate athénien soit athénien avant d’être démocrate165 : sa
cité étant engagée dans un grand ἀγών de rivalité avec Sparte, il doit, lui aussi,
revendiquer pour Athènes le trophée du mérite. Ainsi donc, à Athènes comme à
Sparte, la mort comme issue fatale de l’existence humaine fait disparaître dans
la masse, mais, par une belle mort, le guerrier s’élève au-dessus de cette masse
indifférenciée et révèle son ἀρετή.
Cette loi fondamentale étant énoncée une seconde série de deux proposi-
tions contrastées explicite le sens des deux premières : par la mort, la vie bio-
logique, ψυχὴ devient quelque chose d’étranger (ἀλλότριον), elle entre dans le
domaine de l’autre, de tout ce qui nous échappe et est sans valeur. Au contraire,
c’est l’identité que conquiert le combattant par sa mort : l’identité du souve-
nir ; à ἀλλοτρίας s’oppose très exactement ἰδίαν : καὶ τὰς μέν ψυχὰς ἀλλοτρίας
διὰ τὸν θάνατον κεκτῆσθαι, τὴν δ΄ ἐκ κινδύνων μνήμην ἰδίαν καταλείπειν. La
vie biologique entre dans le domaine du multiple, domaine fortement dévalué
pour le Grec, ainsi qu’en atteste toute la tradition philosophique, tandis que le
souvenir est le seul et unique bien, puisqu’il fait du guerrier et de l’homme un
héros. Paradoxalement, on n’existe donc au sens le plus plein du terme que
dans la mort, à condition toutefois qu’elle soit digne de μνήμη et qu’il y en ait
une μνήμη. L’oraison funèbre se charge d’être ce souvenir pour tous les citoyens
athéniens enterrés au Céramique166.
Mais le paradoxe qui oppose et associe vie et mort n’est pas le seul ; le texte
tout entier semble tissé en une série d’oppositions qui se conjuguent entre elles.
Rappelons-en les principales.
Sur le terrain des opérations, Athènes affronte les Perses ; sur la scène ima-
ginaire d’un ἀγών hellénique, sur « cette scène d’un théâtre commun à tous les
Grecs » dont parle Isocrate167 (ἐν κοινῷ θεάτρῳ τῷν Ἑλλήνων), Athènes domine
les autres Grecs ; en chaque Athénien, la mort révèle l’existence d’un élément
inférieur et d’un élément supérieur, d’une part périssable et d’une part immortelle.
Les Perses ont attaqué la Grèce : leur cupidité les a jetés sur un sol étran-
ger : εἰς τὴν ἀλλοτρίαν168. Ils ont combattu sur le domaine de l’autre. Athènes
au contraire est restée sur son propre terrain : ἐν τῆ αὑτῶν. L’iniquité est du
côté de ceux qui ont quitté leur sol pour envahir celui de l’autre, le droit (τοῦς
παρ’αὐτοῖς νόμους αἰσχυνόμενοι) avec ceux qui ont su arrêter l’envahisseur en
restant dans leur propre sphère.
Les Grecs n’apparaissent guère sur la scène de l’histoire : que ce soit par
les Perses dans leurs calculs ou par les Athéniens dans leur désir de gagner du
temps, ils sont toujours tenus pour quantité négligeable, incapables de trou-
ver une attitude commune face à l’ennemi ἒτι στασιαζούσης τῆς Ἑλλάδος)169,
n’ayant d’autre existence que celle qu’Athènes veut bien leur laisser. Ils sont οἱ
ἄλλοι ; Athènes, animée d’une unique résolution (μιᾷ γνώμη), seule et grande,
présente le spectacle d’une cité unie qui tend toutes ces forces vers un seul but.
Enfin, chaque Athénien découvre par la mort qu’il possède un bien qui ne
lui appartient pas, sa vie (ψυχὴ ἀλλοτρία) qu’il immole à la cité, mais il acquiert
par là-même le seul trésor qui lui soit propre : le souvenir (μνήμη ἰδία).
Ainsi, à chacun de ces trois niveaux, se découvre une même opposition,
entre ce qui est unique et toujours identique à soi-même170, et ce qui, multiple,
irrésolu ou périssable, est condamné à être toujours autre.
Peut-être pourrait-on maintenant résumer ce jeu d’oppositions en un tableau,
où le dernier niveau est tel que, lorsqu’on y parvient, on a l’impression que les
deux premiers n’ont de statut que par référence à lui.
166. L’expression est un leitmotiv de l’Epitaphios, elle apparaît ici au paragraphe 20 : οἱ ἐνθάδε
κείμενοι.
167. Isocrate, Archidamos, 106.
168. Epitaphios, 25.
169. Epitaphios, 21.
170. Les Athéniens de Marathon ne font que répéter les actes de leurs ancêtres ; les Perses eux-
mêmes peuvent déduire l’attitude d’Athènes de sa conduite antérieure.
« marathon » ou l’histoire idéologique 65
Même Autre
Les opérations
Les Athéniens par rapport aux Grecs = Athéniens Barbares
Barbares. ὀλίγοι l’élite πρòς πολλούς le nombre
ἐν τῇ αὑτῶν immobilité du εἰς τὴν ἀλλο- mouvement inique
πόλεμος Même. τρίαν de l’Autre.
La rivalité
Les Athéniens face aux Grecs. Athéniens Grecs
μόνοι seuls οἱ ἅλλοι les autres.
μιᾷ γνώμη caractérisés par στασιαζούσης caractérisés par la
ἔρις l’unité τῆς Ἐλλάδος discorde et la di-
versité.
La mort
Rapport de chaque Athénien à Valeur immortelle Corps périssable
lui-même. ἀρετή σῶμα
= belle mort. Identité Altérité
εὐκλεὴς θάνατος μνήμη ἰδία ψυχὴ ἀλλοτρία.
Loin de nous l’intention de prétendre que l’orateur fût, bien avant la compo
sition des grands dialogues de Platon, un théoricien du Même et de l’Autre. Mais
il utilise, tout comme Platon le fera, les représentations d’une pensée aristo-
cratique où les semblables, les Homoioi, s’opposent à tout le reste de l’huma-
nité avant de lutter entre égaux171. Et, si Platon fait subir à ces représentations
plus ou moins conscientes une transmutation pour créer les concepts essentiels
de sa philosophie, à son niveau, qui est celui de la politique, chaque orateur
dresse inlassablement les qualités de l’unique Athènes, digne de l’emporter sur
toutes les autres cités.
***
171. C’est ainsi qu’Isocrate dans le Panathénaïque (120), estime « souhaitable que ceux qui
rivalisent pour le mérite soient supérieurs aux autres peuples dès leur origine » (προσήκειν τοῖς
ἀμφισϐητοῦσιν ἀρετῆς εὐθὺς ἀπό γενεᾶς διαφέροντας εἶναι τῶν ἂλλων).
66 « marathon » ou l’histoire idéologique
L’histoire idéologique n’est pas une science : avec elle, on est aux antipo-
des de la volonté de rigueur d’un Thucydide. Elle a une fonction bien déter-
minée au sein de la cité : consolider en chaque citoyen la foi en la valeur
d’Athènes, car la confiance en sa propre ἀρετή est, selon l’éthique de la cité,
la première vertu de l’homme de cœur et du citoyen176. Le but est donc pra-
tique et non pas théorique. Cette histoire n’est pas histoire de la cité, mais au
service de la cité.
On pourra expliciter plus clairement le sens de « Marathon » en confrontant,
à l’intérieur de l’oraison funèbre qui fait l’objet de cette étude, le développement
consacré à cette victoire avec le récit de Salamine. Lysias, on l’a dit, ne choisit
pas entre ces deux batailles, mais il assigne à chacune d’elles un rôle particulier.
Ainsi, tandis que Salamine est la belle réalité Marathon est le mythe glorieux.
Salamine apparaît comme une bataille incomparablement plus réelle, dont
le récit fait appel à tous les sens, à la vue, l’ouïe, au toucher :
C’est alors qu’on entend le chant de combat des Grecs mêlé à celui des Barbares,
les exhortations des deux groupes ennemis et les cris des mourants ; déjà la mer
est pleine de cadavres ; de nombreux vaisseaux amis et ennemis s’entrechoquent ;
longtemps, la bataille est incertaine177.
Ainsi, l’orateur raconte Salamine en un véritable tableau de bataille navale
comme s’il n’était pas possible à propos de cette victoire de se contenter d’un
rapide constat de succès. Alors qu’à Marathon, le véritable combat se livrait
dans l’esprit des Athéniens, tout concourt à rendre vivant le récit de Salamine.
Par deux fois, il est vrai, l’orateur développe les pensées des Athéniens. Ces
deux logoi encadrent la description proprement dite de la bataille178, mais en
aucun cas ils ne se substituent à elle. Il s’agit tout d’abord d’une vraie déli-
bération qui aboutit à la décision d’abandonner la ville pour monter sur les
vaisseaux : à une aporia179 succèdent un choix180 et un acte181 ; ce premier rai-
sonnement se situe dans la sphère de l’action. Une seconde série de discours
intérieurs fait connaître d’abord les inquiétudes qui assaillent les Athéniens
avant le combat, puis les sentiments des combattants pendant que se livre cette
bataille longtemps incertaine : prières aux dieux, pitié pour les enfants, regret
des épouses, compassion pour les parents ; loin de se substituer aux actes, ces
sentiments les complètent et les rehaussent. Salamine, bataille navale, est la
première étape de l’histoire de l’empire maritime d’Athènes. C’est probable-
ment ce qui donne au récit du combat un si fort caractère de réalité, on peut
même dire de réalisme.
176. On peut renvoyer au paragraphe 8 de l’Epitaphios, où l’homme de cœur, ἀνήρ ἀγαθός, s’oppose
à ceux qui n’ont pas foi en eux-mêmes : οἱ ἀπιστοῦντες σφίσιν αὐτοῖς. On peut aussi rappeler
que, dans le passage étudié, en 23, les Athéniens avaient eu confiance en leur valeur plus que peur
devant le nombre des ennemis : οὐκ ἐφοϐήθησαν τὸ πλῆθος τῶν ἐναντίων ἀλλά τῆ αὐτῶν ἀρετῆ
μᾶλλον ἐπίστευσαν.
177. Epitaphios, 38.
178. 1er logos, 32-33 : délibération – 2e logos, 35-37 : inquiétudes des Athéniens avant le combat ;
28-39 : sentiments des Athéniens pendant le combat. – Récit de la bataille : 38.
179. Epitaphios, 32 : ἀποροῦντες.
180. Epitaphios, 33 : ἡγησάμενοι κρεῖττον εἶναι.
181. Epitaphios, 33 : ἐξέλιπον ὑπὲρ τῆς Ἑλλάδος τὴν πόλιν.
68 « marathon » ou l’histoire idéologique
***
187. Epitaphios, 1.
188. Thucydide, II, 35, 1.
189. Nietzsche, Humain trop humain (I, 474), cité par R. Goossens, Euripide et Athènes, Bruxelles,
1962.
190. P. Amandry, Athènes au lendemain des guerres médiques (article cité).
191. P. Lévêque, L’Aventure grecque, Paris, 1954, p. 255.
SOCRATE CONTREPOISON DE L’ORAISON FUNÈBRE
Bien que les théoriciens aient après coup subdivisé le corps du discours en
trois membres de longueur équivalente – ἒπαινος, θρῆνος et παραμυθία8 – l’orai-
son funèbre est surtout à Athènes un éloge, et c’est en tant qu’ἒπαινος qu’elle
est critiquée. D’entrée de jeu, Socrate la range dans la catégorie du καλόν9,
et l’insistance avec laquelle il épuise pour la définir le champ sémantique de
l’ἒπαινος indique assez que l’oraison funèbre athénienne n’est pas autre chose
qu’une louange des morts – ou de la cité10 –.
Il est beau de mourir à la guerre car on obtient une belle et magnifique sépulture
et un éloge…
Cette première définition pourrait sembler neutre, se bornant en appa-
rence à reprendre les topoi du genre ; celui de la « belle mort11 » est essentiel
à l’épitaphios logos et aucun orateur, ainsi qu’en attestent Thucydide, Lysias et
[Démosthène], n’omet de louer la cité d’avoir institué pour ceux qui sont morts
au combat l’hommage d’un ἒργον, et d’un λόγος, d’une sépulture et d’un dis-
cours12. Mais, à entendre Socrate, il semblerait que l’essentiel de l’hommage
réside dans la personne des orateurs et la nature de leurs discours :
Ces doctes personnages louent non pas à l’aventure, mais dans des discours
préparés de longue main.13
Il y a toujours lieu de se défier de l’emploi par Platon du terme σοφός appliqué
à des orateurs. On décèlera également l’intention satirique par laquelle au singu-
lier collectif qui résume les morts dans leur anonymat s’oppose, alors que chaque
cérémonie ne comporte qu’un seul discours d’un unique orateur, une kyrielle de
7. Voir la bibliographie chez I. von Loewenclau (Der platonische Menexenos2, Stuttgart, 1961)
ou N. Scholl (Der platonische Menexenos, Rome, 1959).
8. Ces divisions apparaissent chez Denys d’Halicarnasse et chez Ménandre le rhéteur.
9. Ménexène, 234 c 1. On rappellera qu’Aristote assigne τὸ καλόν comme fin à l’éloge (Rhétorique,
I, 1358 b 28).
10. Ménexène, 234 c 4 : ἐπαινου ; 234 c 5 : ἐπαινούντων ; 234 c 6 : ἐπαινοῦσιν. Trois emplois du
même terme en trois lignes consécutives : l’insistance ne saurait être plus nette. Cf. encore 235 a
3 : ἐγκωμιάζοντες et 235 a 6 : ἐπαινοῦντες.
11. Ibid., 234 c 1-2 : καλὸν εῒναι ἐν τᾡ πολέμῳ ἀποθνήσκειν.
12. Le topos est critiqué par Périclès (Thucydide, II, 35, 1), mais le même orateur le reprend sérieu-
sement en II, 43, 2. Cf. Lysias, Epitaphios, 80 et [Démosthène], Epitaphios, 1 et 36.
13. Ménexène, 234 c 4.6. La traduction utilisée est, avec parfois quelques remaniements, celle de
L. Méridier, Paris, CUF, 1964.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 73
savants (σοφοί) tout prêts à débiter l’un des innombrables discours de leur cru
(λόγους). Des orateurs interchangeables, des discours qui entrent dans une série :
on est loin de la rare qualité assignée par Thucydide à l’homme et à l’éloge14.
Il y a plus : en insistant sur l’absence d’improvisation qui préside aux dis-
cours, Platon ne se contente pas de faire écho aux idées d’Alcidamas, théoricien
de l’αὐτοσχεδιάζειν15, mais, selon un procédé d’ailleurs constant tout au long
du dialogue, il attaque l’oraison funèbre avec ses propres armes, ridiculisant
le topos inévitable de la brièveté du temps imparti à l’orateur pour se prépa-
rer16 : peu importe qu’il dispose de peu de temps entre le moment de sa dési-
gnation et celui de la solennité, puisqu’il attend ἐκ πολλοῦ χρόνου de déverser
un discours fin prêt ! Enfin et surtout, le logos perd ainsi toute validité : si le
discours n’était effectivement pas écrit « à l’aventure », il nécessiterait sans
doute une sérieuse préparation, car il faudrait alors tenir compte de la per-
sonnalité des morts17, de leurs qualités et de leurs défauts. Or, les orateurs se
contentent de remuer des idées générales, et leurs discours préfabriqués, réu-
nissant en un inquiétant amalgame τὰ προσόντα καὶ τὰ μὴ περὶ ἐκάστου18, don-
nant à chacun les qualités qui lui appartiennent et celles qui lui sont étrangères,
peuvent concerner n’importe qui. Autant dire que Platon parle par antiphrase :
c’est εἰκῇ ἐπαινούντων qu’il faut comprendre, car le discours, ainsi préparé à
l’avance, ne peut que louer au hasard.
Ainsi donc, en tant qu’éloge, l’oraison funèbre n’échappe pas à la critique
générale du genre ἒπαινος ou ἐγκώμιον19 telle qu’elle est formulée dans le
Banquet. Tout comme les zélateurs virtuoses et ignorants d’Amour, les auteurs
d’oraisons funèbres se contentent d’appliquer mécaniquement un patron d’éloge,
toujours le même et propre à louer n’importe quoi (ἐγκωμιάζειν ὁτιοῦν)20 ou
n’importe qui. Alors que Socrate, afin de dire le vrai21, recherche le principe qui
fonde tout éloge22, les orateurs se jettent dans la louange, peu soucieux, dans
leur application systématique d’une forme préétablie, de cerner les propriétés
de l’objet qu’ils se donnent23. Un éloge digne de ce nom supposerait un choix
préalable parmi des vérités24 ; au contraire, de même qu’Agathon s’évertue à
parer Eros de toutes les qualités, ainsi l’oraison funèbre loue la cité de toutes
les façons possibles25. Et s’il est vrai qu’à l’éloge véridique26 s’oppose comme
une caricature le bel éloge (τὸ καλῶς ἐπαινεῖν)27, celui qui, ne visant qu’au
beau, se condamne par là-même à n’être qu’une illusion de louange28, l’oraison
funèbre est entièrement du mauvais côté, puisqu’à deux reprises elle est dési-
gnée comme καλὸς ἒπαινος29.
Le bel éloge s’enorgueillit de la séduction mensongère d’un langage bariolé :
κάλλιστά πως τοῖς ὀνόμασι ποιxίλλοντες30. Définition importante et qui dénote la
profondeur de la critique, car, outre la réticence qu’implique la présence du πως
et la connotation nettement péjorative qui s’attache à la catégorie du ποικίλον31,
l’usage de la forme active ποικίλλοντες désigne une intention consciente et déli-
bérée de bigarrer le discours. Cette recherche systématique du bel effet, qu’Iso-
crate, suivi en cela par Aristote32, considère comme une nécessité du genre
épidictique, est pour Platon le signe même de la néfaste vacuité d’un discours
qui ne tire sa beauté que des mots33. Rien que des mots, tel est le statut de l’orai-
son funèbre athénienne. À cette redondance est opposé, dans toute l’œuvre de
Platon, un « style » socratique qui vise uniquement à la vérité34 et où « le voca-
bulaire et la disposition des phrases sont ce qu’ils sont et comme d’aventure il se
peut qu’ils viennent »35 : il n’est pas indifférent, d’ailleurs, que ce style trouve
sa définition la plus complète à l’instant précis où, dans le Banquet, Socrate
s’engage sur la voie qui mène à l’éloge vrai.
L’ἐπιτάφιος λόγος, comme tout « bel éloge », entretient donc avec la parole
socratique un rapport antithétique. Mais il faut aller plus loin : par son effet
et sa fonction, l’oraison funèbre pourrait bien pécher plus dangereusement
encore contre la vérité qu’un éloge erroné d’Eros, tout démon respectable que
soit Eros. Eloge qui dit agréablement le faux, l’oraison funèbre, comme tous
les faux éloges, ne peut s’adresser qu’à un public d’ignorants qu’elle entretient
dans l’ignorance, si toutefois peut être généralisée la règle : « À faux éloge,
auditoire dans l’erreur », suggérée dans le Banquet36. Or, l’auditoire est ici la
polis athénienne tout entière ; en tant que λόγος πολιτικός, l’oraison funèbre
agit sur la cité, et cette action, semblable et pourtant radicalement contraire à
celle de Socrate, l’oppose de façon absolue à la parole socratique. Elle n’est pas
seulement autre que le discours socratique, elle est pour lui l’Autre. Un autre
redoutable, en raison de la solennité qui l’entoure. Un autre auquel Socrate se
doit de résister. Mais ce n’est pas si simple…
uniquement vers la cité et les vivants ; c’est là ce qui, aux yeux de Socrate, en
fait un discours fondamentalement trompeur. Ainsi, comme Platon le laisse
entendre, elle est construite sur une série de déplacements45. Celui-ci est d’impor
tance puisque, détournant le discours, il l’adresse aux Athéniens vivants pour
les envoûter46. Catalogue des hauts faits athéniens, éloge du régime, topos
d’Athènes justicière et protectrice du faible et de l’opprimé, tous les arguments
sont bons pour oublier les morts et faire du discours un panégyrique de la cité47.
Entre l’intention proclamée par Aspasie de commencer par les morts (ἀρξαμένη
λέγειν ἀπ αὐτῶν τῶν τεθνεώτων)48 et l’exorde réel de l’oraison funèbre répé-
tée par Socrate, il y a la distance de cette substitution : pour se conformer à la
φύσις des morts, qui se trouve comme par hasard être la cité, on escamote ces
braves guerriers, dont il n’est plus question avant longtemps. L’oraison funèbre
commence bien – formellement – par les morts, mais ce n’est qu’un faux départ,
destiné en réalité à les évincer du discours ; ce mouvement, perceptible jusqu’à
l’évidence dans l’oraison funèbre socratique, se retrouve en réalité dans tous les
épitaphioi logoi49, et même dans celui de Périclès qui ne parvient pas toujours à
dissimuler que l’éloge des morts constitue par rapport à celui de la cité une sorte
de redondance50. Le discours de Périclès n’est-il pas d’ailleurs tout spécialement
visé dans le Ménexène, qu’il y prenne figure de modèle ou de repoussoir51 ?
Corollaire de ce premier déplacement est l’amalgame opéré entre morts,
ancêtres et vivants. Les morts ne sont pas seulement évincés par la louange de la
polis, mais on les perd de vue dans la série, déroulée depuis l’origine, des grandes
générations d’Athéniens : ainsi l’oraison funèbre attribuée à Lysias accorde à
grand’peine deux paragraphes aux soldats tombés à Corinthe, après avoir lon-
guement traité des guerriers du mythe et des combattants de l’histoire52. Louer
sur le même ton ϰαì τοὺς τετελευτηκότας ἐν τῷ πολέμῳ ϰαì τοὺς προγόνους ἡμῶν
ἃπαντας ϰαì τοὺς ἒμπροσθεν53 et la cité telle qu’en elle-même à travers la suc-
cession des générations, c’est permettre l’identification des vivants (αὐτούς ήμᾶς
τοὺς ἒτι ζῶντας) aux morts. Jouissant par rapport aux morts de l’indicible avan-
tage d’entendre l’éloge de leurs oreilles de vivants, les Athéniens s’en attribuent
tout le mérite, se parant ainsi des plumes du paon. Comme Socrate, tout citoyen
prend la louange pour lui-même54, et le voici, l’espace d’un instant, devenu
45. Seuls seront analysés ici les déplacements suggérés par la lecture du Ménexène ; je me pro-
pose d’étudier systématiquement, dans un travail ultérieur, l’oraison funèbre comme discours
« en déplacements ».
46. Ménexène, 235 a 2-4.
47. Cette démarche est inévitable au point qu’avant d’aborder le Panégyrique d’Athènes, Isocrate
doit commencer par se justifier d’utiliser des thèmes déjà épuisés par leur emploi dans les épitaphioi
logoi (Panégyrique, 74).
48. Ménexène, 236 d 2-3.
49. Si l’on excepte celui d’Hypéride qui choisit d’occulter la cité pour exalter le stratège et ses
compagnons ; encore l’éloge des soldats passe-t‑il bien après celui de Léosthène.
50. Cf. tout particulièrement Thucydide, II, 42, 1-2.
51. Pour I. von Loewenclau (op. cit.) l’épitaphios de Périclès chez Thucydide est un modèle,
pour C. H. Kahn (« Plato’s Funeral Oration. The Motive of the « Menexenus », dans Classical
Philology, 58 (1963), p. 220-234) il est surtout un repoussoir.
52. Deux paragraphes (§§ 67-68) sont consacrés aux morts de Corinthe auxquels est en principe
dédié le discours, tandis que les guerriers du passé ont droit à la quasi-totalité de l’éloge (§§ 4-66).
53. Ménexène, 235 a 4-6.
54. Ibid., 235 a 7 : ἒγωγε… ἐπαινούμενος ὑπ’ αὐτῶν.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 77
les étrangers dont s’entoure Socrate66 sont-ils, eux aussi, soumis à la force de la
parole (ὑπὸ τοῦ λέγοντος ἀναπειθόμενοι)67. L’effet envoûtant du charme athé-
nien n’est donc qu’une preuve de plus de la puissance du logos épitaphios ; si
« les autres » croient à l’image noble d’Athènes, le discours ne connaît plus de
limites à sa force persuasive…
Sous le regard admiratif de l’étranger, l’Athénien pose donc pour la posté-
rité ; il s’installe dans une attitude noble, cloué sur place et comme paralysé68,
aussi incapable de se mouvoir que l’Être parménidien dont l’une des caracté-
ristiques selon Platon est d’être « planté-là » (ἀκίνητον ἑστός)69. Immobilisé
dans l’espace, le citoyen perd encore le sentiment de la durée, remplacé par une
agréable impression d’immortalité qui subsiste πλείω ἤ τρεῖς ἡμέρας70. Certes,
plus de trois jours c’est trop, puisqu’il s’agit d’une illusion paralysante ; cepen-
dant, ce serait encore trop peu pour un effet durable et profond : d’être mesu-
rée en jours et chiffrée, l’action du discours devient dérisoire !
Mais cette perte de la temporalité s’accompagne d’autres symptômes aussi
nettement caractérisés : point n’est finalement besoin pour l’orateur d’être
Périclès dont la parole, à en croire Eupolis71, laissait son dard dans la plaie ;
le discours funèbre est avant tout une sonorité dont la suavité n’a d’égale que
celle de la flûte et qui résonne encore longtemps dans la mémoire de l’audi-
teur après avoir été émise. Autant dire qu’il pénètre et laisse une trace, qu’il
modifie l’auditeur72, et l’on comprend alors que Socrate ait grand’peine à se
réveiller « le quatrième ou le cinquième jour » pour reprendre possession de
soi-même73. ’Aναμιμνᾑσκομαι désignant la réminiscence, ce ressouvenir de soi
si fondamental pour Socrate qu’il est la voie du γνῶθι σεαυτόν, il doit de toute
nécessité s’arracher à cette narcose et dépouiller le moi d’emprunt dans lequel
il s’était isolé après avoir intériorisé, comme chaque Athénien, le moi collectif
noble proposé par l’oraison funèbre74, pour se retrouver réellement lui-même,
ni μέγας, ni γενναῖος, ni καλός, ni même σοφός, mais cherchant à le devenir.
Ainsi l’oraison funèbre, qui fait perdre le sentiment de soi, est une puis-
sance d’oubli, c’est-à‑dire de mort75. Elle cache aux Athéniens, égarés par une
66. Ménexène, 235 b 3-4. Il est de fait que les étrangers étaient admis et même conviés à la solen-
nité édifiante des funérailles publiques (cf. Thucydide, II, 34, 4) ; dans la mesure où l’époque du
dialogue est aussi la fin du ve siècle, ces ξένοι comme ceux de Thucydide peuvent être d’abord des
alliés d’Athènes, puisque « les mentions de ξένοι pour désigner les alliés ne se rencontrent que
dans des passages où l’on voulait distinguer, à l’intérieur du parti athénien, les Athéniens des non
Athéniens » (P. Gauthier, « Les ΞΕΝΟΙ dans les textes athéniens », Revue des Études Grecques,
84 (1971), p. 44-79 ; citation p. 78).
67. Ménexène, 235 b 7-8.
68. Ménexène, 235 b 1 : ἒστηϰα. Cet emploi d’ἑστάναι au sens de « rester sur place, sans bouger » est
attesté depuis Homère, mais très prisé de la comédie ancienne, et surtout d’Aristophane, comme le
rappelle J. Taillardat (Les Images d’Aristophane. Études de langue et de style, Paris, 1965, p. 117).
69. Sophiste, 249 a 2.
70. Ménexène, 235 c 1.
71. Eupolis, fragment 94 Kock.
72. Ménexène, 235 c 1-2 : οὗτως ἒναυλος ὁ λόγος τε καì ὁ φθόγγος παρὰ τοῦ λέγοντος ὲνδύεται εἰς
τὰ ὦτα.
73. Ibid., 235 c 3 : ἀναμιμνᾑσκεσθαι ἑαυτοῦ.
74. Le passage de ἡμεῖς (235 a 2-5) à ἒγωγε (à partir de 235 a 6) évince le « nous » pour isoler
chaque Athénien en son beau « moi » d’emprunt.
75. Sur le lien entre Léthè et Thanatos, cf. M. Detienne, Les Maîtres de vérité… passim.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 79
illusion d’immortalité, leur condition de vivants : ils croient habiter les Iles
des Bienheureux76 et se transportent de leur vivant dans une résidence qui ne
peut être que posthume. À l’erreur de temporalité (se penser comme si l’on
n’était plus ou vouloir anticiper un futur incertain), à la faute contre la vérité
(se prendre pour un héros) correspond une grave méconnaissance de la spatia-
lité : on oublie, sinon que l’on est sur terre, du moins où l’on est77 ; la cité perd
les limites géographiques qui la constituent en polis, comme si, à trop vouloir
se centrer sur Athènes, on décentrait Athènes d’elle-même, substituant imagi-
nairement à la cité réelle une cité idéale – ou qui se veut telle –. À couvrir la
cité de louanges, on finit par la priver de toute réalité pour la transformer incon-
sciemment en une sorte d’utopie78.
Sous son masque de φάρμακον d’immortalité, l’oraison funèbre se fait
drogue porteuse d’oubli. Il importe alors de réfléchir à un aspect du texte que
l’on a jusqu’à présent négligé volontairement, car il s’agissait de dégager en sa
pureté l’effet produit par le discours sur un Athénien, n’importe lequel. Mais il
n’est pas possible d’omettre plus longtemps que c’est Socrate qui est appelé à
subir l’effet du discours, et non pas n’importe quel Athénien.
Certes, Socrate réagit en tant qu’Athénien, et l’utilisation qu’il fait du pro-
nom personnel ἡμεῖς l’atteste79. Mais il n’est pas un Athénien ordinaire et l’état
extatique dans lequel il est plongé surprend d’autant plus que, d’habitude, c’est
lui qui envoûte. Car lui aussi est magicien redoutable. Ses interlocuteurs ne
cessent de se plaindre de l’effet qu’il exerce sur eux : avant de le comparer à la
torpille, Ménon constate ὦ Σώκρατες… γοητεύεις με καὶ φαρμάττεις καὶ ἀτεχνῶς
κατεπᾴδεις…80, et Agathon l’accuse de lui jeter un sort81, pressentant peut-être
confusément qu’il a devant lui l’incarnation démonique d’Eros, lui aussi défini
comme magicien82. Lui faire subir ce que traditionnellement il provoque chez
les autres est donc le fait d’une intention très concertée. La ruse de Platon appa-
raît alors dans toute sa complexité : car si Socrate est à ce point affecté par le
logos, qu’en sera-t‑il des Athéniens ordinaires ? Le magicien pris au piège, les
naïfs sauront-ils résister ? Séduire Socrate est un tour de force encore plus éton-
nant que d’en imposer à des étrangers.
L’oraison funèbre, assez puissante pour immobiliser et emplir de conte-
nus imaginaires celui qui se veut aussi vide et infécond que les accoucheuses,
76. Ménexène, 235 c 4-5. Hésiode réserve les Iles des Bienheureux à un petit nombre de guerriers
de la race des Héros (Les Travaux et les Jours, 171, vers commenté par J.-P. Vernant dans son article
« Le mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point », repris dans Mythe et pensée chez
les Grecs, Paris, 1971, I, p. 42-79). Platon en fait le séjour des morts dont la vie fut irréprochable
(Gorgias. 523 d 1). Ces exemples permettent de cerner dans toute sa dimension l’erreur des Athéniens.
77. Ménexène, 235 c 4 : οὖ γῆς εἰμι.
78. Selon les critères dégagés lors du séminaire de Pierre Vidal-Naquet à l’École pratique des
Hautes études, l’utopie grecque se constitue contre la cité certes, mais aussi dans le cadre de cette
cité. Or, l’oraison funèbre, si elle est le contraire d’une critique d’Athènes, a cependant avec le
discours utopique bien des points communs car, comme lui, elle est une façon de penser différente la
même cité. Il est vrai que, plus encore que du discours utopique, elle tient ici du discours mythique,
transportant ses auditeurs dans ces Iles des Bienheureux qui sont l’équivalent spatial de l’âge d’or.
79. Ménexène, 235 a 2, 235 a 5 (deux emplois).
80. Ménon, 80 a 3.
81. Banquet, 194 a 4 : φαρμάττειν.
82. Ibid. 203 d 8 : δεινός γόης καὶ φαρμακεὺς καὶ σοφιστής.
80 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
83. Ce point a été bien mis en lumière par I. von Loewenclau, op. cit.
84. Protagoras ; 328 d 3-7 : ἐπὶ πολὺν χρόνον κεκηλημένος… μόγις πως ἐμαυτὸν ώσπερεὶ συναγείρας.
85. Banquet, 198 a-c.
86. Phèdre, 234 d 1-6.
87. Apologie, 17 a 1-3.
88. Chez I. von Loewenclau comme chez N. Scholl, on constate la même démarche : après avoir
établi que l’effet de la parole socratique et celui de l’oraison funèbre se ressemblaient curieusement,
ils s’empressent, sans chercher la raison d’une telle similitude, de proclamer la différence abolue du
logos socratique, comme si Socrate ne devait rien avoir de commun avec un discours qu’il critique.
Ainsi, après avoir constaté que, comme Socrate, les oraisons funèbres utilisent des ψίλοι λόγοι, I. von
Loewenclau, sans s’étonner outre mesure de ce rapprochement, se dépêche d’ajouter qu’elles étaient
loin d’exercer la magie du verbe socratique ; de même, après avoir confronté l’effet de l’oraison
funèbre et celui de Socrate, N. Scholl écrit simplement : « Kein Wunder daher, dass Sokrates die
Epitaphien ablehnt », ce qui ne résout nullement le problème de la ressemblance.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 81
de Socrate. L’un comme l’autre se décrit lui-même dans le statut d’auditeur, mais
l’un et l’autre prend bien soin de se susciter des compagnons dans cette aven-
ture, d’autres témoins du même discours, qui éprouvent exactement les mêmes
impressions, garantissant ainsi l’universalité de l’expérience89.
Si les orateurs envoûtent et charment leur public (γοητεύειν, κηλεῖν), Socrate
est comparé par Alcidiade à Marsyas dont la flûte s’emparait de qui l’enten-
dait90. Socrate est flûtiste sans flûte91, qui enchante sans instrument avec des
mots nus92 ; de même le son de l’oraison funèbre, elle aussi faite de mots nus93,
résonne encore longtemps comme celui d’une flûte94. Pour s’emparer de l ’esprit,
ces deux paroles prennent d’abord possession du corps : l’oraison funèbre
s’enfonce profondément par l’oreille95, et, pour résister à Socrate96, il faut s’abs-
tenir de tendre l’oreille à ses propos de Sirène ; dans les deux textes, l’insistance
est grande sur le vocabulaire de la parole et de l’ouïe97. Et dans les deux cas,
c’est une véritable pathologie de l’auditeur qui est esquissée, le verbe πάσχειν,
utilisé une fois dans le Ménexène98, étant abondamment répété par Alcibiade99.
L’effet des deux paroles semble également immédiat. À la reprise de l’ex-
pression ἐν τῷ παραχρῆμα, à la valeur du parfait γεγονέναι dans le récit de
Socrate répond, dans le Banquet, la forme ἐκπεπληγμένοι ἐσμἑν, où se lit tout
autant la soudaineté100. Le résultat est donc finalement le même ou du moins
pourrait l’être : Socrate devenu γενναῖος était immobilisé sur place dans un rêve
de grandeur et d’immortalité, Alcibiade rêve de « s’immobiliser aux côtés du
personnage pour y vieillir »101 et a besoin de toute son énergie pour s’arracher
à cette naissante paralysie. Enfin, si les Athéniens croient désormais habiter les
Iles des Bienheureux, l’auditeur de Socrate se trouve dans un état de posses-
sion quasi-divine, d’enthousiasme102 ; dans les deux cas, l’auditeur a subi une
sorte d’initiation.
Les deux expériences s’achèvent l’une et l’autre par un difficile réveil. Mais ici
la ressemblance s’inverse en opposition : Socrate se retrouve, Alcibiade se perd.
Avant de clore la liste de ce qui unit l’oraison funèbre à la parole socratique,
on rappellera que pour Platon la similitude n’est jamais anodine ni dénuée de
sens : si l’oraison funèbre s’oppose aux discours socratiques, c’est comme
89. Ces témoins sont les accompagnateurs de Socrate (Ménexène, 235 b 3-4) et la foule des inter-
locuteurs de Socrate (Banquet, 215 e 2-3). Ainsi l’expérience décrite est-elle à la fois universelle
(vérifiée sur une foule anonyme) et exemplaire du fait de la personnalité exceptionnelle du prota-
goniste principal.
90. Banquet, 215 c I : κηλεῖν.
91. Ibid., 215 b 8 : οὐκ αὐλητής.
92. Ibid., 215 c 8 : ψιλοῖς λόγοις.
93. Ménexène, 239 c 1 : λόγῳ ψιλῷ.
94. Ibid., 235 c 1-2 : ἒναυλος.
95. Cf. note 72.
96. Banquet, 216 a 1 et 7.
97. Ménexène, 235 b 1 : ἀκρωόμενος καὶ κηλοὑμενος ; 235 b 4 : ξυνακρώονται ; 235 b 8 : ὑπό τοῦ
λέγοντος ἀναπειθόμενοι ; 235 c 2 : παρά τοῦ λέγοντος. Banquet, 2 15 d 1. d 2, 3, 4, 5, 9 ; 215 e 1,
2, 4 où les termes ἀκούειν, λέγειν et λόγος, ρήτωρ sont répétés avec insistance.
98. Ménexène, 235 b 6.
99. Banquet, 215 d 8, 9, e 3, 5.
100. Ibid., 215 d 6.
101. Ibid., 216 a 8 : ἴνα… αὺτοῦ καθήμενος παρὰ τοὺτῳ καταγηράσω.
102. Ibid., 215 d 8 : κατεχόμεθα.
82 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
103. Dans « La pharmacie de Platon » (La Dissémination, Paris, 1972, p. 69-197), J. Derrida écrit :
« Qu’en est-il de cette analogie qui sans cesse rapporte le pharmakon socratique au pharmakon
sophistique, et, les proportionnant l’un à l’autre, nous fait de l’un à l’autre indéfiniment remonter ?
Comment les discerner » ? (citation p. 135-136). On se reportera encore aux lignes de G. Deleuze
sur le problème du tri entre « la « chose même et ses images, l’original et la copie, le modèle et le
simulacre » (Simulacre et philosophie antique, I « Platon et le simulacre », dans Logique du sens,
Paris, 1969. p. 291-307).
104. Banquet, 216 b 5.
105. M. Pohlenz (Aus Platos Werdezeit, Berlin, 1913, p. 259) fait le rapprochement, sans autre
commentaire. Sur l’opposition du temps long et du temps court dans le Phèdre, on consultera
les pages que, dans Les Jardins d’Adonis (Paris, 1972), M. Detienne consacre à la « semence
d’Adonis » (p. 196-197).
106. Banquet, 216 b 5 ; δραπετεύω. Cette différence a été bien vue par I. von Loewenclau et
N. Scholl qui ne semblent pas cependant avoir établi un lien entre ce terme et les dispositions
serviles qu’Alcibiade sent en lui : Alcibiade ne fuit pas, il déguerpit.
107. Banquet, 216 a 4-6 (traduction de L. Robin. CUF).
108. C’est ce que suggère πρὸς ἐμὲ καὶ πρὸς τὴν ἂλλην πόλιν (Ménexène, 235 b 5-6).
109. Phédon, 115 b 4.
110. Banquet, 216 b 2, 3 et 6 : αἰσχύνεσθαι.
111. Ibid., 215 e 6 : ἀνδραποδωδῶς διακειμένου. I von Loewenclau remarque à juste titre que cette
expression répond très exactement à γενναίως διατίθεμαι (Ménexène, 235 a 7).
112. Banquet ; 216 a 5 : μὴ βιωτὸν εἴναι ὡς ἒχω.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 83
122. Ibid.
123. Ibid., 212 a 3-8. Il n’est pas indifférent que cette affirmation précèdé de peu l’éloge de Socrate
par Alcibiade.
124. Ménexène, 237 c 8.
125. Phèdre, 259 e-260 d.
126. Si l’on a admis notre interprétation de οὺκ είκῇ ἐπαινούντων, on n’en sera pas surpris.
127. Phèdre, 260 b 7 : ἒπαινον κατά τοῦ ὄνου ἳππον ἐπονομάζων καὶ λέγων ὡς παντὸς ἄξιον.
128. On rappellera que les auteurs d’oraisons funèbres sont σοφοί.
129. Phèdre, 260 c 6-9.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 85
Constante est en effet à Athènes (tout autant qu’à Sparte qui est loin d’avoir
l’apanage d’une telle représentation130) l’assimilation de ἐν τῷ πολἑμῳ ἀποθνᾐσκειν
à τὴν ἀρετὴν ἐπιδεικνύναι, assimilation qui cristallise dans le topos étiologique de
la belle mort, présent dans toutes les oraisons funèbres même si les autres lieux
communs en ont été évincés131. Ce topos est bien sûr abondamment illustré par le
discours d’Aspasie qui, après avoir loué les morts de n’avoir pas abandonné leur
poste (μὴ λείπειν τὴν τάξιν), leur attribue solennellement la valeur ou la vertu132, en
les désignant comme ἂνδρες ἀγαθοί selon la formule consacrée133. En effet, l’adjec-
tif ἀγαθός connote aussi bien le champ du courage que celui de la vertu et le pas-
sage est aisé de θανόντες à ἀγαθοί : le comble de l’ἀρετή est de mourir à son poste,
et l’expression si chère aux oraisons funèbres ἂνδρες ἀγαθοὶ γενόμενοι recouvre
à la fois dans le récit d’une bataille la victoire et la mort au champ d’honneur134.
Or, tout l’effort de Platon vise à donner au terme ἀγαθός, à travers l’ensei-
gnement de Socrate, un autre sens que celui de « dévoué à la cité »135 ou de
« mort à la guerre ». Non qu’il ne faille pas se dévouer à sa cité ; le Criton le
montre éloquemment. Et il ne s’agit pas non plus de dispenser le guerrier de la
République de mourir à son poste. Mais l’éloge que la République et les Lois
s’accordent à décerner aux « gens de bien » (ἀγαθοί)136 couronne une telle vie
et non pas seulement une telle mort :
Tous ceux des citoyens qui auront franchi le terme de la vie, après avoir, d’esprit
ou de corps, bellement et laborieusement œuvré et docilement obéi aux lois,
seront, comme il convient, objet de nos éloges.137
Et lorsqu’on sait de quelles précautions est entourée l’organisation des funé-
railles des guerriers de la République138 ou l’attribution d’un ἐγκώμιον dans les
Lois139, on comprend mieux l’ampleur de l’accusation à peine dissimulée sous
l’apparente louange :
130. Cf. Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 9, I et, pour les honneurs particuliers réser-
vés aux Homoioi morts à la guerre, Plutarque, Lycurgue, 27, 3, commenté par O. Reverdin, La
Religion de la cité platonicienne, Paris, 1945, 3e partie, chapitre I.
131. Il trouve sa forme achevée dans le récit de Marathon chez Lysias (Epitaphios, 23-24) ; cf. encore
Thucydide, II, 41, 5 ; Hypéride, Epitaphios, 24 ; [Démosthène], Epitaphios, I et 19-24.
132. Ménexène, 246 b 4-c 2 (ἂριστοι). De même l’évocation de la belle mort (246 d 2-3 : καλῶς
τελευτᾱν) conduit tout naturellement au conseil de s’exercer à toute chose avec vertu (246 e 1 :
ἀσκεῑν μετ ἀρετῆς).
133. Formule consacrée dans les épitaphioi, mais aussi dans les épigrammes qui ornent les polyandria
du Céramique ; c’est aussi le titre officiellement attribué aux citoyens morts à la guerre dans bien
d’autres cités grecques : pour Thasos, on consultera J. Pouilloux, Recherches sur l’histoire et les
cultes de Thasos, I, Paris, 1954, n° 141, p. 371-380.
134. C’est particulièrement net dans l’épitaphios de [Démosthène] à la louange des morts de
Chéronée, vainqueurs jusque dans leur défaite (cf. §§ 19-24) ou enrore dans celui d’Hypéride qui
oppose l’enfance dépourvue de raison à l’accomplissement de l’adulte dans la mort (§ 29 : Τότε
μὲν γὰρ, παῖδες ὄντες, ἂφρονες ἦσαν νῦν δ’ ἂνδρες ἀγαθοὶ γεγόνασι).
135. C’est le sens qu’il faut donner à ce terme dans de nombreuses inscriptions du ive siècle.
136. République, X, 607 a 4 ; Lois, VII, 801 e 6-10.
137. Lois, Ibid.
138. République, V, 469 a 4-b I ; aucun honneur spécial ne leur sera accordé avant consultation
de l’oracle ; d’oraison funèbre il n’est pas question, et pourtant ces citoyens-soldats auront été
autrement « vertueux », à n’en pas douter, que les contemporains de Platon !
139. Lois, 801 d 1.4 : un tribunal de juges désignés et de gardiens des lois prend connaissance de
tout poème avant sa publication.
86 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
Il est beau de mourir à la guerre : on obtient… un éloge… même si l’on est sans
valeur » (καὶ ἐὰν φαυλòς ᾖ)140, accusation que reprendra Denys d’Halicarnasse,
s’étonnant de l’équation faite à Athènes entre mort et vertu.141
Et lorsque, encore vivant, on est loué comme un mort, « répétant » la mort
et l’ἀρετή de l’autre, on se sent investi d’une incommensurable dignité. Dignité
d’apparat, masquant le vide de l’individu, elle contraste étrangement avec le
mode d’être habituel de Socrate le Silène, grotesque d’apparence, mais regor-
geant de sagesse à l’intérieur142. Il existe un mot pour qualifier ce vide enve-
loppé de solennité : à deux reprises, Platon caractérise Socrate pris au piège de
l’oraison funèbre comme σεμνός143.
(ainsi dans Gorgias, 502 b 1 où la tragédie σεμνὴ ϰαὶ θαυμαστή est maîtresse de flatterie) ; ou enfin
qu’il qualifie ce que le vulgaire révère, n’apparaissant comme ironique qu’après coup, lorsque la
critique s’est exercée (c’est le cas de l’art du stratège dans le Sophiste, 227 b 4).
151. Dans le Philèbe on constate le glissement d’un sens ouvertement péjoratif (28 b 1) à un sens
faussement péjoratif (28 c 3) et enfin à une signification peut-être positive (28 c 7).
152. Comment G. de Vries (même s’il écrit ensuite, saisi d’un repentir : « This passage by himself
should however leave no doubt as to the parodistic character of this part at least ») peut-il déclarer :
« The words are of course used here in a favourable sense » (les termes soulignés le sont par nous) ?
153. Cf. Théétète, 175 b 4 ou Sophiste, 227 b 6.
154. Sophiste, 249 a 1.
155. Ainsi, faute d’avoir tué le père Parménide, Zénon a beau défendre son livre contre l’accusation
qui lui est faite de « se guinder » hautement (Parménide, 128 e 3 : σεμνύνεται). Platon suggère qu’il
dissimule mal son absence totale d’originalité.
156. C’est finalement la traduction à laquelle je me range car elle rend compte de tous les sens de
ce terme délicat, permettant le glissement de « sérieux » à « qui se prend au sérieux ». Sérieux
est l’être parménidien, mais aussi les accoucheuses, éprises de respectabilité « bourgeoise ».
Pleins de sérieux sont les écrits qui, avec componction, répètent toujours la même chose, ou les
peintures qui se taisent. Genre sérieux est l’éloge, en son auguste beauté. Quant à la grue, au
fanatique des généalogies et aux deux premiers discours du Phèdre, ils se prennent au sérieux,
tout comme le livre de Zénon. Ce qu’une telle énumération présente d’hétéroclite fait aperce-
voir l’ampleur du champ connoté par σεμνός ; tout peut être σεμνός, et il ne s’agit pas là d’une
qualification contingente.
157. Politique, 263 d 7 : γεράνους μὲν ἔν γὲνος ἀντιτιθὲν τοἲς άλλοις ζῴοις καὶ σέμνυνον αὐτὸ έαυτό.
88 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
Le σεμνῶς λέγειν
Accusant les deux premiers discours prononcés dans le Phèdre, celui de Lysias
et le sien propre, de « se rengorger comme s’ils étaient quelque chose », alors
qu’ils ne disent « rien de sain ni de vrai » (τὸ μηδὲν ὑγιἐς λέγοντε μηδὲ ἀληθὲς
σεμνύνεσθαι ὥς τι ὄντε)162, Socrate montre déjà que la vaine gloriole n’est pas
Les orateurs ont effectivement coutume dans l’exorde d’insister sur les dif-
ficultés que présente le genre : cela fait partie de la captatio benevolentiae ;
mais on ne gagne pas ainsi la bienveillance de Socrate qui sait tout ce que les
plaintes traditionnelles dissimulent de volonté de tout utiliser pour se glorifier
soi-même. Ménexène, au contraire, toujours disposé à prendre les formules des
orateurs au pied de la lettre, se fait l’écho naïf de leurs plaintes : celui qui sera
désigné, dit-il, « n’aura pas beaucoup de matière » (οὐ πάνυ εὐπορήσειν) en
raison de la soudaineté du choix et « sera réduit à une sorte d’improvisation »
(ὣστε ἴσως ἀναγκασθήσεται ὁ λέγων ὣσπερ αὐτοσχεδιάζειν)165.
Il y a dans ces propos la trace de deux topoi : l’un d’eux n’est certes pas
propre à l’oraison funèbre puisqu’il s’agit de la brièveté du temps imparti à
l’orateur, et l’on a vu d’autre part qu’il était critiqué en raison du peu de vérité
du discours. Cependant le texte revient à plusieurs reprises sur ce thème, pour
souligner qu’une telle plainte est particulièrement peu pertinente lorsqu’il s’agit
d’un épitaphios logos, et la critique initiale s’approfondit de l’idée que la forme
même du discours devrait interdire aux orateurs de recourir à cette lamenta-
tion. Le second topos, celui du peu de matière offert à l’invention, se devine à
travers l’allusion de Ménexène et met probablement en jeu une autre question,
celle de la possibilité de faire œuvre originale, compte tenu que « tout est dit et
l’on vient trop tard »166, contraint qu’est l’orateur de répéter après tant d’autres
un discours analogue sur le même sujet167.
163. Auto-satisfaction de l’écrivain : ibid., 258 a. 1 (τὸν αὐτòν δὴ λέγων μάλα σεμνῶς καὶ ἐγκωμιάζων) ;
Banquet, 199 a 2-3 (καὶ καλῶς γ’ ἔχει καὶ σεμνῶς ὁ ἔπαινος). C’est ainsi que s’achève la critique
de l’illusionnisme des éloges.
164. Ainsi Lysias est accusé de « faire le jouvenceau en s’évertuant à montrer à quel point il est
habile » (νεανιεύεσθαι ἐπιδεικνύμενος ὡς οἶος τε ὣν) : Phèdre, 235 a 7.
165. Ménexène, 235 c 8-10.
166. Le fait que ce topos soit utilisé par La Bruyère, dans Les Caractères, pour ouvrir le chapitre
initial Des ouvrages de l’esprit prouve qu’il s’est transmis à la tradition humaniste classique dont
il est peut-être le lieu commun central, posant le problème de l’imitation.
167. Cf. Isocrate, Panégyrique, 74 : « Je ne me dissimule pas la difficulté qu’il y a à venir parler le
dernier de sujets dont on s’est emparé depuis longtemps et desquels les citoyens les plus éloquents
ont souvent parlé aux funérailles publiques ; nécessairement les idées les plus grandes ont déjà été
employées et peu de chose reste à dire ».
90 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
168. Ce qui ne veut pas dire pour autant, comme le voudrait A. Momigliano (article cité) que le
Ménexène tourne autour du problème de l’improvisation. Ceci a été bien vu par G. M. Lattanzi
(« Il significato e l’autenticità del Menesseno », dans La Parola del Passato, 8 (1953), p. 303-306)
qui écrit : « L’ironie du Ménexène n’est pas dirigée contre l’improvisation, mais contre l’éloquence
épidictico-encomiastique de l’épitaphios ».
169. Ménexène, 235 d 1-2 : εἰσἰν ἐκάστοις τούτων λόγοι παρεσκευασμένοι.
170. Phèdre, 264 c 2-6.
171. Ménexène, 235 d 5-7 : ὂταν δέ τις ἐν τούτοις ἀγωνίζηται οὓσπερ καὶ ἐπαινεῑ οὐδὲν μέγα δοκεῑν
εὖ λέγειν. Cette critique célèbre est reprise par deux fois dans la Rhétorique d’Aristote (1367 b 7-9
et 1415 b 30-32).
172. Thucydide, II, 35, 2.
173. Ménexène, 236 a 5-6 : ὂμως κἂν οὖτος οἶός τ’ εἴη ’Aθηναίους γε ἐν ’Aθηναίοις ἐπαινῶν εὐδοκιμεῑν.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 91
agonistique d’un discours qui rivalise avec tous les autres discours antérieurs.
Socrate a montré l’orateur « entrant en lice » (ἀγωνίζεσθαι) et chaque épita-
phios logos insiste sur cet ἀγών ; Périclès utilise subtilement le thème lors même
qu’il feint de le refuser, Lysias le développe, [Démosthène] le reprend174, mais
c’est au discours de Socrate-Aspasie qu’il revient d’en donner la formulation
la plus élaborée :
Si donc nous entreprenions à notre tour de glorifier en simple prose les mêmes
sujets (que les poètes), peut-être paraîtrions-nous n’occuper que le second rang.175
Certes l’orateur se définit d’abord par rapport aux poètes, mais les thèmes
qu’il refuse de traiter – lutte contre Eumolpe et les Amazones, protection accor-
dée aux Argiens et aux Héraclides – développements obligés du catalogue des
hauts faits, indiquent assez que c’est finalement entre épitaphioi logoi que la
lutte se situe : l’orateur craint d’être éclipsé par ses prédécesseurs, mais, telle
qu’elle est formulée, cette inquiétude est inappropriée puisque là où le πείθειν
va de pair avec l’εὐδοκιμεῖν176, seul le discours actuel résonne dans l’oreille
d’un public qui, ayant obtenu sa ration de louanges, couronnera le dernier qui
aura parlé.
Il n’en reste pas moins que le caractère agonistique du discours entraîne
réellement de graves conséquences ; le discours devient simple répétition de
répétitions et, si l’orateur, préoccupé de sa seule gloire, ne s’en affecte pas trop,
du point de vue de la bonne éloquence, au discours il manquera la vie. Or, tout
indique que par nature l’oraison funèbre est essentiellement répétitive.
174. Thucydide, II, 35, I ; Lysias, Epitaphios, I ; [Démosthène]. Epitaphios, I. C’est l’un des
thèmes essentiels de l’exorde.
175. Ménexène, 239 c 1-2 : ἐὰν οὖν ἡμεῑς ἐπιχειρῶμεν τἀ αὐτἀ λόγῳ ψιλῷ κοσμεῖν, τάχ’ ἂν δεύτεροι
φαινοίμεθα.
176. Ibid., 235 d 5.
177. Ce qui fait de l’oraison funèbre considérée par Platon un genre sans histoire.
178. Ménexène, 235 b I.
179. Banquet, 198 c 8.
180. Ibid., 199 b 1-2.
92 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
il consiste à dire sur le même sujet un autre discours qui soit à la fois iden-
tique, différent et supérieur181.
Εἰπεῖν ἔτερα182, cette prescription inhibitrice comporte implicitement comme
conséquence l’impossibilité de dire « sur tous les points autre chose » (παρά
πάντα ταῦτα ἂλλα εἰπεῖν)183 si bien qu’il existe des développements obligatoires
(ἀναγϰαῖα γοῦν ὂντα)184 car il y a des sujets qui ne permettent pas un renou-
vellement infini185, et en fin de compte on est bien obligé de pardonner à l’ora-
teur ou à l’écrivain de telles facilités (τὰ μὲν τοιαῦτα ἐατέα ϰαì συγγνωστέα
λέγοντι)186 et de ne rien lui demander d’autre que la variété ou plutôt la variation
d’une disposition nouvelle des mêmes éléments (τῶν τοιούτων οὑ τὴν εὕρεσιν
ἀλλὰ τὴν διάθεσιν ἐπαινετέον)187. Bref, c’est dans le degré de bigarrure du dis-
cours que réside sa valeur. Dire autre chose avec un surcroît de variété (ἕτερον
τι ποιϰιλώτερον)188, tel est l’exercice auquel se livrent les fabricants d’oraisons
funèbres. Variété à l’intérieur même du discours, variation d’un logos à l’autre,
imposant une surenchère dans le bariolage.
Aussi, répondant à la question de Ménexène : « Que pourrais-tu dire s’il te
fallait parler » ? – « Rien de mon propre fonds »189, Socrate suggère une double
critique. L’impossibilité de tirer quoi que ce soit de son propre fonds pour pro-
noncer un épitaphios logos recouvre à la fois l’inutilité de recourir à l’invention
en un domaine où tous les thèmes sont connus d’avance, et la nécessité d’imiter
les autres ; et ce n’est pas par hasard que Socrate répète un discours190 après et
d’après Aspasie. N’est-ce pas une façon d’indiquer que l’oraison funèbre est
discours toujours redit, à la limite exercice d’école, puisque Socrate apprend
par cœur au fur et à mesure que le discours est prononcé et doit réciter ce qu’il
a entendu, au risque de recevoir des coups lorsqu’il a oublié191 !
Obligation d’utiliser des « lieux » convenus, nécessité de répéter ou d’imi-
ter des œuvres antérieures, ces deux contraintes apparaissent clairement dans la
méthode de composition attribuée à Aspasie. Si, tout d’abord, cette dernière feint
d’improviser, en fait elle n’a qu’à associer entre eux des morceaux de discours
obligés : alors la rapidité de la composition, soulignée par ἐϰ τοῦ παραχρῆμα192
en une reprise ironique du début du dialogue, n’a rien de surprenant ; il lui suf-
fit de suivre les règles193. Quant à la répétition, elle est clairement illustrée par
181. Phèdre, 234 c 2-3 (εἰπεῖν ἔτερα τούτων μείζω ϰαὶ πλείω περὶ τοῦ αὐτοῦ πράγματος) ; 235 b 3
(εἰπεῖν ἂλλα πλείω ϰαὶ πλείονος ἂξια) ;·235 c 6 (εἰπεῖν ἔτερα μὴ χείρω) ; 235 d 6.8 (βελτίω τε ϰαι
μὴ ἐλάττω ἔτερα εἰπεῖν).
182. Ibid., 234 c 2-3.
183. Ibid., 235 e 4. La lecture ταὐτά n’est pas impossible.
184. Ibid., 236 a I.
185. Ibid., 236 a 2.
186. Ibid., 236 a 2-3.
187. Ibid., 236 a 3-4.
188. Ibid., 236 b 6-7.
189. Ménexène, 235 e 1-236 a 8.
190. Il suit là une coutume qui est sienne – il est rare qu’il se proclame le « père de son discours »,
pour reprendre une expression platonicienne – mais qui s’éclaire dans ce cas précis d’un jour nouveau.
191. Ménexène, 236 c 1.
192. Ibid., 236 b 3-4.
193. Ibid., 236 b 4 : διῄει οἷα δέοι λέγειν. Peut-on donner du topos et de son emploi une plus claire
définition ?
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 93
Dans la mesure cependant où elle est dangereuse par son impact, elle doit
être exorcisée par l’altérité ironique et sans repos de la figure socratique : après
avoir critiqué l’oraison funèbre, Socrate va donc lui donner la parole…
Pour débusquer le σεμνὸς λόγος dans l’oraison funèbre, Socrate use succes-
sivement de deux méthodes : l’éloge apparent et le pastiche.
Dans le premier cas, un faux éloge de l’oraison funèbre présente Socrate
comme pâtissant de ce discours. Dans le second, prononçant une oraison funèbre,
il est le personnage actif, car, il n’en faut pas douter, Aspasie n’est pas autre
chose qu’une fiction ou une fonction, avant tout destinée à signaler l’épita-
phios logos comme répétitif par rapport à celui de Périclès ; après avoir rem-
pli son rôle, le thème d’Aspasie s’efface pour laisser Socrate dire l’épitaphios.
L’ambiguïté de l’éloge
204. Cf. Thucydide, II, 35, 1 ; Lysias, Epitaphios, 1 et 54, [Démosthène], Epitaphios, 1 ; Hypéride,
Epitaphios, 2. Ce thème fondamental de l’inadéquation du dire au faire n’a pas toujours été un topos
vide de sens : cf. C. Ramnoux, Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, deuxième édition,
Paris, 1968, passim ; F. Heinimann, Nomos und Physis, Bâle, 1945, p. 43 sqq. ; M. Detienne,
Les Maîtres de vérité… p. 99-103.
205. Banquet, 221 e 2 et 5-6 : γελοῖοι.
206. Ménexène accusait Socrate de « jouer » les orateurs (προσπαίζειν, 235 c 7). Sur le jeu plato-
nicien, on se reportera aux pages de J. Derrida, « La pharmacie de Platon », op. cit., p. 145-146.
207. Δόξω παίζειν dit Socrate en 236 c 8-9, expression à laquelle il faut donner tout son sens : il
ne s’agit pas seulement de jouer, mais de feindre un jeu.
208. Ceux qui pensent que le pastiche est une façon de tourner l’oraison funèbre en ridicule (par
exemple L. Méridier dans la préface de l’édition des Belles Lettres) comme ceux qui le tiennent
pour un discours sérieux, chargé de sens platonicien dans tous ses contenus (c’est le cas de I. von
96 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
Loewenclau ou de N. Scholl, ce dernier manifestant d’ailleurs plus de réserve dans ses affirma-
tions), ne manquent pas d’insister sur la parenté qui unit l’oraison funèbre du Ménexène aux autres
oraisons funèbres connues.
209. Ménexène s’incline devant le talent de Socrate tout comme Phèdre est contraint d’abandon-
ner le rêve d’un concours où Lysias serait vainqueur (Phèdre, 257 c 1-4 que l’on comparera avec
Ménexène, 249 e 1-2).
210. Ménexène, 238 c 7-d 2 ; l’orateur utilise l’opposition rhétorique ὄνομα / ἔργον sous la forme
ϰαλεῖ / τῇ ἀληθείᾳ Sur cette opposition, on consultera F. Heinimann, op. cit., p. 46-56.
211. Ces expressions sont analysées par Th. Berndt, De ironia Menexeni platonici, Munster,
1881 et L. Méridier (préface de l’édition des Belles Lettres, p. 65) ; on se référera encore aux
analyses nuancées de G. Vlastos, « ΙΣΟΝΟΜΙΑ ΠΟΛΙΤΙΚΗ », dans Isonomia, Studien zur
Gleichheitvorstellung im griechischen Denken (J. Mau et E. G. Schmidt éd.), Berlin, 1964, p. 1-35
et surtout 31-32. Pour qui cherche dans l’épitaphios des contenus réellement platoniciens, il est
difficile d’admettre qu’une ἀρετή reconnue comme telle par l’opinion (δόξα) mérite effectivement
d’être proposée en modèle.
212. Ménexène, 239 d 5.
socrate contrepoison de l’oraison funèbre 97
213. L’auteur semble pourtant avoir perçu les contradictions internes de sa thèse lorsqu’il écrit
(note 20) : « This positive motivation does not exclude the possibility, rather the certainty of parody
in the use of such euphemisms » ; car, s’il y a parodie, comment peut-il y avoir en même temps
contenu sérieux ? À vrai dire, jamais n’est posée la question fondamentale : si Platon veut seulement
attaquer la politique athénienne, pourquoi choisit-il la forme de l’éloge ?
214. G. Kennedy, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963, p. 158-164, juge impossible
que Platon adopte une attitude satirique vis-à-vis d’un genre qui traite de la mort et de l’immortalité.
215. N. Scholl (op. cit., p. 59) retient l’importance de ce thème comme un élément significatif,
oubliant que l’épitaphios de Lysias et le Panégyrique d’Isocrate présentent en abondance de tels
développements, pour ne citer que les discours les plus proches de celui de Socrate.
216. Ennoblir la démocratie est le fait de toute oraison funèbre ; dans le cas présent, il s’agit plutôt
de dénoncer l’oraison funèbre comme maîtresse d’illusion que de chercher – désir improbable chez
Platon – à améliorer réellement le régime athénien !
217. I. von Loewenclau y voit une opposition fondée en nature aux yeux de Platon par le caractère
autochtone des Athéniens ; elle méconnaît que tout éloge d’Athènes reprend inlassablement ce
thème obligé.
218. Ce thème (Ménexène, 243 d 6-7) pourrait sembler plus propre à Platon (cf. Lois, III, 683 e 3-5)
et c’est ainsi que le considère N. Scholl ; mais on sait avec quelle complaisance Lysias l’orchestre
dans son épitaphios (§ 65), suivant en cela Thucydide (II, 65, 12), et, d’autre part, lorsqu’on a
constaté que l’invincibilité d’Athènes est désignée dans le Ménexène comme une opinion (δόξαν :
243 d 2), il est difficile de croire qu’il s’agisse là d’une opinion vraie, malgré l’insistance ostentatoire
de l’orateur (ibid., 243 d 4 : ἀληθὴ ἔδοξεν).
219. Ménexène, 237 c 8-d 1 : ἡ τῶν ἀμφισβητησάντων περì αὐτῆς θεῶν ἔρις τε ϰαὶ ϰρίσις.
220. République, 378 e 4 ; Critias, 109 b 2 οὐ ϰατ’ ἔριν.
98 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
attribuent. Vanter la démocratie qui rend bons les hommes d’aujourd’hui (οἱ νῦν)221
contredirait l’ensemble de la pensée platonicienne222. L’éloge des combattants de
Salamine est bien pâle et bien convenu à côté des accents indignés par lesquels
les Lois condamnent sans appel une victoire aussi honteuse223. Bref, l’Athènes
« historique » du Ménexène, réconciliant dans une même admiration la cité de
la mer et celle de l’olivier, aspects séparés et opposés par Platon dans l’affron-
tement de l’Athènes primitive et de l’Atlantide, ne peut en aucun cas présenter
une première version de la cité paradigmatique du Timée et du Critias224. Mais,
au contraire, ce que le Ménexène, dans l’excès même de son effort pour justifier
en tout point le comportement d’Athènes, laisse deviner au lecteur est bien la
même critique que celle dont le récit des Lois édicte clairement les principes225.
Essaie-t‑on enfin de trouver dans la forme du discours le signe de son carac-
tère sérieux ? On se livre une fois de plus à une entreprise désespérée, car l’épi-
taphios contient tous les défauts attribués à la rhétorique par Platon : le plan,
annoncé scolairement dans l’exorde, est suivi avec une application dogma-
tique226 ; comme Agathon faisant l’éloge de l’Amour, l’orateur du Ménexène
appuie sur des preuves dérisoires une pensée indigente ou contestable227 ; comme
le discours de Lysias raillé pour sa nécessité logographique228, l’oraison funèbre
socratique parcourt scrupuleusement tous les points, mettant bout à bout des
éléments qui n’ont d’autre rapport que celui d’une succession fastidieuse229 :
dans les deux cas, même méthode de division et de subdivision, même fréné-
sie de prouver par d’inutiles arguments chaque idée avancée.
Rien ne permet donc de distinguer cet épitaphios logos de ses modèles hon-
nis et G. Kennedy cultive dangereusement le paradoxe lorsqu’il déclare après
A. Croiset que le discours s’accorde avec les exigences de la rhétorique philo-
sophique telle que la définit le Phèdre230.
Que reste-t‑il donc comme argument solide pour appuyer la thèse de la valeur
intrinsèque de l’oraison funèbre platonicienne ? Certainement pas l’approbation
***
Peu importe que Cicéron ait eu ou non raison : il suffit que la confronta-
tion partiale de Socrate et de l’oraison funèbre donne au discours de la cité une
forme aussi exemplaire que menacée.
Sans doute n’est-il pas indifférent qu’une telle confrontation soit imaginée
au ive siècle. Car forme exemplaire et menacée l’oraison funèbre ne le fut pro-
bablement qu’en ce second siècle de sa brève histoire. Exemplaire parce qu’en
231. Approbation sur laquelle s’appuient aussi bien I. von Loewenclau que N. Scholl, ou encore
G. Kennedy.
232. Cicéron, Orator, 151.
100 socrate contrepoison de l’oraison funèbre
233. Socrate est figure historique en ce qu’il est symptôme ; il l’est à un tout autre niveau que celui
de son activité politique « réelle » (niveau où se situe Xénophon dans les Helléniques, I, 7, 15,
lorsqu’il relate son attitude courageuse au procès des Arginuses).
234. Socrate n’est pas préoccupé des affaires de la cité dans le sens où l’entend la majorité des
Athéniens, mais il en est cependant préoccupé dans la mesure où il cherche encore à mener son
entreprise de sagesse dans le cadre de la polis au lieu de s’en détourner résolument comme le feront
les intellectuels hellénistiques.
ΗΒΗ ET ΑΝΔΡΕΙΑ :
DEUX VERSIONS
DE LA MORT DU COMBATTANT ATHÉNIEN* **
morts : ἄνδρες, ils eurent toutes les vertus de l’adulte. Ainsi, l’exhortation qui
clôt toute oraison funèbre distingue nettement trois générations : celle des morts
et de leurs contemporains vivants, celle de leurs pères, celle de leurs fils5 ; et, si
l’épitaphios que Thucydide prête à Périclès est un hymne à la gloire des ἄνδρες
qui ont assuré la grandeur d’Athènes6, il revient à Hypéride d’avoir insisté d’une
façon éclatante sur la maturité des ἄνδρες ἀγαθοί7.
Une telle lecture n’a d’ailleurs rien que d’orthodoxe puisque la tripartition
classique de l’existence humaine en trois âges – νέοι, ἀκμάζοντες, γέροντες8 –,
avant même de s’appliquer à l’activité civile et civique du πολίτης9, repose
sur un impératif d’ordre militaire : définir l’âge du citoyen-soldat. On sait qu’à
Athènes le gros du contingent est constitué par les citoyens de vingt à cinquante
ans, les forces de réserve se composant des νεώτατοι de dix-huit à vingt ans et
des πρεσβύτατοι de cinquante à soixante ans. Certes, ces deux derniers groupes
sont déjà et encore des hoplites10, mais leur intervention active dans une expé-
dition armée comme celle qu’Athènes envoie à Mégare en 458 av. J.-C. est
assez anormale aux yeux d’un Athénien de l’époque classique pour mériter
une mention explicite, fût-ce chez un historien aussi peu amateur d’anecdotes
que Thucydide11. On ne s’étonnera donc pas qu’un épitaphios ait consacré à
cet épisode un long développement où l’orateur oppose à satiété les qualités de
ces combattants exceptionnels que sont jeunes et vieux, avant de les renvoyer
πόλις ἣδε ποθεῖ). C’est pourquoi l’on n’acceptera pas pour Athènes la traduction de ἄνδρες ἀγαθοί
par « les Braves », traduction proposée par J. Pouilloux (op. cit., p. 371-380). Il est vrai que le
règlement funéraire thasien légitime une telle traduction pour Thasos, en employant une seule fois
ἀγαθοί ἄνδρες (l. 3) contre deux occurrences de οἱ ἀγαθοί (l. 8 et 11).
5. Ces trois générations recouvrent trois classes d’âge : νέοι ou παίδες, ἄνδρες, γέροντες ;
cf. Thucydide II 44-45, Platon, Ménexène 246 d-248 e (prosopopée des morts) et Hypéride, Epitaphios 31
(οί π[ρεσβύτεροι…], οἱ ἡλικιῶτ[αι…], οί] νεώτερο[ι καὶ παῑδες…]).
6. Thucydide II 43.1 : ἄνδρες αὐτὰ ἐκτήσαντο.
7. Hypéride, Epitaphios 29 : Τότε μὲν γὰρ, παὶδες ὂντες, ἄφρονες ἤσαν νῦν δ’ἄδρες ἀγαθοὶ γεγόνασι
(« Jadis, dans leur enfance, ils n’étaient que des êtres dépourvus de raison ; aujourd’hui, les voilà
désormais des hommes accomplis » ; traduction G. Colin, CUF, légèrement modifiée).
8. Pour employer la terminologie d’Aristote dans la Rhétorique (I 5.1361 b 7 sqq. et II 12.1388
b 36 sqq.). Le néos est propre à l’athlétisme, l’homme mûr apte à la guerre, le gérôn tout entier
préoccupé par les nécessités de l’existence.
9. On se reportera au fameux passage d’Aristote (Politique III 1275 a 14) : παῖδας τοὺς μήπω δι’
ἡλικίαν ἐγγεγραμμένους καὶ τοὺς γέροντας τοὺς ἀφειμένους φατέον εἶναι μέν πως πολίτας οὐχ ἁπλῶς
δὲ ἡλίαν…, passage dont l’interprétation fait problème (civile ? ou militaire ?). Cf. P. Roussel,
« Etude sur le principe d’ancienneté dans le monde hellénique », Mémoires de l’Institut national
de France, Ac. des Inscriptions et Belles Lettres, 43 (1942), p. 124.
10. Cf. P. Vidal-Naquet, La Tradition de l’hoplite athénien. Problèmes de la guerre en Grèce
ancienne (J.-P. Vernant éd.), Paris, 1968, p. 163 et C. Pelekidis, Histoire de l’éphébie athénienne,
Paris, 1962, p. 47-48. On notera que, lorsqu’il analyse la « fureur de partir » qui s’empara de tous
les Athéniens, Thucydide distingue trois groupes à l’intérieur de l’armée : οἱ πρεσβύτεροι, οἱ ἐν τῆ
ἡλικίᾳ, ὁ δὲ πολὐς ὃμιλος καὶ στρατιώτης (VI 24.3) ; en fait, même intégrés dans l’armée, jeunes
et vieux forment deux catégories mentionnées séparément (car leurs motivations sont particulières,
mais aussi parce que le στρατιώτης adulte est la norme).
11. Thucydide I 105.4-5. L’historien se montre particulièrement attentif à l’opposition entre jeunes
et vieux dans cet épisode, puisqu’il montre également les Corinthiens, « blâmés, à leur retour, par
les gens plus âgés » (πρεσβυτέρων). On ajoutera à ce texte le Contre Léocrate de Lycurgue (39-40
et 44) où la mobilisation des hommes de cinquante ans est considérée comme un indice de la gravité
exceptionnelle des jours qui suivirent Chéronée.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 103
12. Lysias, Epitaphios 48-53. Les πρεσβύτατοι sont-ils, comme me le suggère P. Vidal-Naquet, les
arbitres (citoyens ayant dépassé leur soixantième année, cf. Aristote, Constitution d’Athènes 53.4) ?
Le terme de ἐβουλεύοντο pourrait l’indiquer, ainsi que l’opposition, constante dans le texte, entre
l’expérience doublée de faiblesse corporelle et l’inexpérience compensée par la vigueur. Mais le
texte de Thucydide indique sans ambiguïté qu’il s’agit des réservistes.
13. Παῖς apparaît chez Pindare, dans une classification tripartie fondée à la fois sur la nature des
compétitions athlétiques et sur une pensée de la « condition humaine » (Ném. III 70-74 : παῖς,
ἀνήρ, παλαίτεροι) ; en général, on trouve παῖς dans des développements à caractère philosophique,
englobant la totalité de l’existence humaine et se situant dans une longue tradition ouverte par la
poésie gnomique ; ainsi, distinguant dans le Banquet (4.17) quatre âges (παῖς, μειράκιον, ἀνήρ,
πρεσβύτης) Xénophon retrouve les quatre grandes rubriques sous lesquelles on peut regrouper les
dix hebdomades de Solon (19 D = Philon, Op. Mund. 24).
14. Cf. P. Vidal-Naquet, « Le Chasseur noir et l’origine de l’éphébie athénienne », Annales ESC,
sept.-oct. 1968, p. 947-964 (voir tout particulièrement p. 948 : « Il reste dans la situation du jeune
homme par rapport à la cité une marge d’ambiguïté : il est et il n’est pas dans la cité »). Cette
ambiguïté est sensible dans la Rhétorique d’Aristote où, de l’un à l’autre des deux développements
sur les trois âges, l’aptitude à la guerre est déplacée de l’ἀκμάζων (I 1361 b 12) au νέος (II 1389 a
25) ; cependant, même dans ce texte, la dominante du jeune âge reste l’athlétisme et non la guerre.
15. H. Jeanmaire, Couroi et courètes, Lille et Paris, 1939, p. 29-42, en donne des exemples très
convaincants. Après lui, P. Roussel (op. cit., p. 174 n. 2) observe que « dans l’Iliade, les γέροντες
ne sont pas des vieillards ».
16. Si l’on excepte l’emploi de ἀνήρ au génitif pluriel pour désigner l’ensemble de l’armée (ἄναξ
ἀνδρῶν : I 172, VI 3 etc. ; στίχος ἀνδρῶν : III 195, V 166 et passim) les expressions les plus fré-
quentes et les plus intéressantes sont ἄνδρα ἑλεῖν (V 37-38, XI 92, XV 328 sous la forme ἀνὴρ ἓλεν
ἄνδρα, XVII 306 et passim) et la formule d’exhortation Ὦ φίλοι, ἀνέρες ἓστε (V 529, VIII 174,
XI 287, XV 487, 561, 661 et 734, XVI 270, XVII 185).
17. P. Roussel (op. cit., p. 212 n. 1, rappelle les v. 108-110 du chant III où est faite « l’assimilation
entre les jeunes et ceux qui sont capables de porter les armes (ὁπλότεροι) ». On mentionnera
encore : le terme αἰζηοί, qui désigne fréquemment le jeune guerrier (IV 280, V 92, VIII 298 etc.) ;
104 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
âge, l’âge adulte, qu’un mode d’être, celui de la virilité agissante qui se réalise
pleinement au combat18, et le terme de « héros » en constituerait sans doute la
traduction la plus appropriée19. Tout au contraire du soldat-citoyen, le guerrier
de l’épopée est donc d’abord un jeune.
Sans doute la réforme hoplitique contribua-t‑elle à rejeter le νέος héroïque
dans la catégorie des pré-soldats en donnant à l’ἀνήρ guerrier l’âge adulte et la
σωφροσύνη qui lui est attachée20. Mais l’opposition du νέος et de l’ἀνήρ n’a
peut-être reçu toute sa rigueur que dans une cité démocratique comme Athènes.
En effet, les cités de type aristocratique ou oligarchique continuent en pleine
époque classique à faire grand cas de la jeunesse des combattants, groupant
les νέοι en corps d’élite21 ou désignant les soldats comme οἱ ἡβῶντες22. Sparte
mérite une mention particulière à ce sujet : la cité, chère à Pindare, où « excellent
les conseils des vieillards, les lances des jeunes hommes et aussi les chœurs,
la Muse et les fêtes »23 n’est peut-être qu’un mirage archaïsant, mais il semble
l’emploi de νέων en lieu et place de ἀδρῶν (XI, 503 νέων δ’ἀλάπαζε φάλαγγας) ; l’opposition,
mainte fois développée au sujet de Nestor, entre la vigueur combattante de la jeunesse et la raison
du vieillard privé de force (cf. IV 316 sqq., VII 133 et 157, IX 53-56, X 79, 164-167 et 548-549,
XI 670-710 – avec, dans ce dernier exemple, une opposition à trois termes, παῖς, celui qui ne peut
ni ne doit combattre, ἡβῶν, νέος ou κοῦρος, le combattant, et γέρων, le vieillard plein de sens).
18. Le terme ἀνήρ dans l’Iliade mériterait une longue étude et l’on se bornera ici à quelques indications
rapides. La signification essentielle de ἀνήρ garde son sens original de « mâle » (sur cette racine
indo-européenne, on consultera É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes I,
Paris, 1969, p. 21-25). En tant que tel, l’ἀνήρ est le guerrier dans son individualité virile : ainsi
l’exhortation Ὡ φίλοι ἀνέρες ἒστε (cf. note 16) vise à rappeler chaque guerrier à la conscience de
sa virilité courageuse (XI 275 : Ὡς εἰπὼν ὢτρυνε μένος καὶ θυμὸν ἐκάστου). On pourrait encore
citer l’« épitaphe » qu’Hector imagine pour le plus valeureux des Achéens (VII 89-90 : Ἀνδρὸς μὲν
τόδε σῆμα πάλαι κατατεθνηῶτος/ὅν ποτ’ ἀριστεύοντα κατέκτανε φαίδιμος Ἓκτωρ.
19. Cf. Iliade VIII 390 : στίχας ἀνδρῶν/ἡρώων.
20. La tradition mythique n’ignorait pas cependant l’identification du guerrier et de l’adulte, ainsi
que l’attestent le mythe hésiodique des races (voir les remarques de J.-P. Vernant dans Mythe et
pensée chez les Grecs I, 1971, p. 35-36) et les représentations des Gegeneis (cf. F. Vian, La fonction
guerrière dans la mythologie grecque, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 53-68 et sur-
tout 61). Sur l’évolution de l’ἀρετή héroïque à la σωφροσύνη civique, on se reportera à H. North,
Sophrosyne. Self-Knowledge and Self-Restraint in Greek Literature, Ithaca 1966, p. 2-12.
21. À vrai dire, les indications sur l’âge de ces combattants d’élite concernent essentiellement le
ive siècle (et le bataillon sacré de Thèbes) ou sont le fait d’historiens comme Diodore (XII 75 : les
mille Jeunes d’Argos en 421). Les historiens du ve siècle, tels Hérodote et Thucydide, ne donnent
aucune précision ou désignent ces « choisis » comme des ἂνδρες. On consultera le dossier chez
M. Detienne, La Phalange, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 119-142 et surtout 134-
135. On peut donc tout au plus avancer une hypothèse quant à l’âge des combattants d’élite ; mais
il est certain que dans les cités aristocratiques et traditionalistes, la jeunesse en tant que telle assume
parfois des fonctions spécifiques : la Néotas de Gortyne semble avoir eu des fonctions judiciaires
(IC IV 162 ; cf. H. Van Effenterre, La Crète et le monde grec de Platon à Polybe, Paris, 1948,
p. 57 et 99, et R. F. Willetts, Aristocratic Society in Ancient Crete, Londres, 1955, p. 188-192).
22. Xénophon, République des Lacédémoniens, IV 7 : sur les ἡβῶντες Spartiates, on consultera les
pages 145-146 de l’article de C. M. Tazelaar, « ΠΑΙΔΕΣ ΚΑΙ ΕΦΗΒΟΙ. Some Notes on the Spartan
Stages of Youth », Mnemosyne 20 (1967), p. 127-153 ; à propos de l’inadéquation du terme d’adulte
au statut de l’hébôn spartiate, voir le commentaire de ce texte par P. Vidal-Naquet, « Les jeunes. Le
cru, l’enfant grec et le cuit », Faire de l’histoire III (J. Le Goff et P. Nora éd.), Paris, 1974, p. 158-159.
Critiquant la paideia spartiate, l’épitaphios de Périclès (Thucydide II 39.1) souligne également l’élasti-
cité de la frontière entre νέοι et ἂνδρες à Sparte : « au prix d’un entrainement pénible, dès la jeunesse
ils recherchent les exercices virils » (ἐπιπόνῳ ἀσκήσει εὐθὺς νέοι ὂντες τὸ ἀνδρεῖον μετέρχονται).
23. Pindare, fragments d’origine incertaine n° 78, éd. Puech, CUF IV, p. 224 (= Plutarque, Lycurgue
21 6).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 105
bien, à en croire les allusions de Xénophon, que les plus jeunes classes avaient
encore à Sparte une fonction précise au début du ive siècle, celle d’ouvrir le
combat en marchant à l’attaque24.
On ne rouvrira pas ici le dossier des Néoi ; tel n’est pas l’objet de cette étude,
centrée sur le combattant athénien. Mais on peut dès maintenant observer que, si
la distinction entre νέοι, ἂνδρες et γέροντες est tout particulièrement pertinente
dans l’Athènes classique, elle a son lieu propre dans l’oraison funèbre qui, sur
ce point comme sur tant d’autres, fait figure de conservatoire des représenta-
tions orthodoxes. Car, maintenant dans toute sa pureté la définition des soldats-
citoyens comme ἄνδρες, elle échappe aux incertitudes, déjà perceptibles dans
les poèmes homériques mais encore éclatantes dans les institutions athéniennes
de l’époque classique, qui entourent la notion d’ἥβη.
Seuil entre l’enfance et la virilité25, l’ἥβη homérique peut assumer des conno-
tations radicalement opposées selon que ce seuil est considéré comme déjà
franchi ou encore à franchir, tantôt penchant vers l’enfance et tantôt s’étendant
jusqu’à couvrir l’ensemble du bel âge26. Encore s’agit-il ici d’un seuil qualita-
tif ; mais, lorsque l’ἥβη reçoit dans les institutions athéniennes une quantifica-
tion numérique, l’ambiguïté demeure, dans le décalage entre la puberté officielle
de seize ans et la maturité civique de dix-huit ans27 et dans l’éphébie, nouveau
retard de deux ans apporté à cette maturité complète : ainsi le même terme peut
être pris dans un sens duratif aussi bien que dans un sens ponctuel, et désigner
un moment bien déterminé – celui de la présentation officielle du jeune homme
à la phratrie – ou une période de transition – celle des années de puberté28 –
quand il ne s’applique pas à la totalité du corps civique29.
24. Xénophon, Helléniques II 4.32 et III 4.23 : dans les deux cas, les dix plus jeunes classes chargent
en tête, couvertes par la cavalerie et, en III 4.23, par les peltastes, suivies du gros de l’armée. Pour la
désignation des classes d’âge mobilisables par la locution ἄφ’ ἥβης précédée d’un nom de nombre
cardinal, on se reportera à J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, Liège et Paris, 1957, p. 71
n. 1 ; sur les classes d’âge spartiates, on consultera également l’article déjà cité de Tazelaar, qui
contient des vues intéressantes, sinon toujours incontestables.
25. C’est le thème du μέτρον ἥβης. Cf. par exemple, Iliade XI 225 et XXIV 728 ; Odyssée XI
317 et XVIII 27 ; Pindare, Olympiques VI 57-58 ; Euripide, Héraclides 171, Suppliantes 1214 ;
Platon, Ménexène 238 b1).
26. Premier sens : Télémaque est très souvent présenté dans l’Odyssée comme νέος παῖς (IV 665,
XVIII 217), beaucoup plus que comme νέος ἀνήρ (III 24 ; pour une semblable indétermination de
νέος, qui tantôt qualifie ἀνήρ et tantôt παῖς, on comparera Pindare, Ném. III 72 (παισὶ νέοισι) et
Ol. IV 26 (νέοις / ἐν ἀνδράσιν ; cf. Tyrtée, 9 D 14 : ἀνδρὶ νέῳ). Second sens : Odyssée XXIII 212
(ἥβης ταρπῆναι καὶ γήραος οὐδὸν ἱκέσθαι).
27. J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, p. 63-72, donne une interprétation éclairante d’un
dossier complexe, mais semble parfois lui-même pris au piège de l’ambiguïté : ainsi après avoir
formellement établi qu’ἥβη désigne la puberté officielle de 16 ans et non la maturité civique de 18
ans (p. 68 n. 1 ; cf. encore « L’âge correspondant au sacrifice du κουρεῖον et les données historiques
du 6e discours d’Isée », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, classe des Lettres, 1953, p. 358-
394), il parle (p. 201) de « l’ἥβη légale » de 18 ans.
28. Ainsi les orphelins de guerre pris en charge par la cité μεχρὶ ἥβης (Thucydide II 46.1 ; Eschine,
Contre Ctésiphon 154) ne sont pas élevés « jusqu’à l’adolescence » (trad. J. de Romilly, CUF, ad
loc.) mais jusqu’à la fin de l’adolescence (J. Labarbe, La Loi navale, p. 68 n 4 et C. Pelekidis,
op. cit., p. 56).
29. Οἱ ἡβῶντες : IG I2 39, II. 32-33 (décret sur les rapports avec Chalcis = Meiggs et Lewis n° 52) ;
cf. Thucydide III 36.2, IV 132.3, V 32.1, V 116.4 et Eschine, Ambassade 142, ainsi que les remarques
de J. Labarbe, op. cit., p. 70 n. 3, et C. M. Tazelaar, « ΠΑΙΔΕΣ ΚΑΙ ΕΦΗΒΟΙ », p. 143-144. Sur
106 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
Le seuil de l’ἥβη garde donc à Athènes toute son ambiguïté, et l’on ne s’éton-
nera pas que les institutions démocratiques donnent en réalité plusieurs défini-
tions de l’âge légal : l’éphébie témoigne de ce que la majorité civique précède
– avec quelques limitations provisoires – la maturité militaire ; mais ce rap-
port s’inverse pour ce qui est de l’accès aux charges, puisque, à l’âge où l’on
est encore exclu du conseil ou des tribunaux, on peut exercer certains comman
dements militaires30. Ainsi, la démocratie traite simultanément le même citoyen
comme ἀνήρ et comme νέος : l’éphèbe, trop jeune encore pour le combat hopli-
tique, est déjà inscrit sur le registre de son dème ; inversement, toutes les charges
militaires ne sont pas interdites à l’ambition du citoyen de moins de trente ans,
trop jeune pour être bouleute. Ces chevauchements, ces multiples combinai-
sons possibles de la jeunesse et de la maturité empêchent que dans l’Athènes du
ve siècle ne se forme une catégorie unifiée et spécialisée de νέοι, organisés en
collèges comme dans la polis platonicienne ou dans les cités hellénistiques31 ;
mais le rapport de la démocratie à la « jeunesse » n’en est pas simplifié, d’autant
que l’opposition des jeunes et des hommes mûrs, la plupart du temps latente,
s’est au moins une fois durant la guerre du Péloponnèse explicitée sous forme
de division politique32.
Ces incertitudes, l’oraison funèbre les ignore ; toutefois, la rigidité idéo-
logique d’un discours traditionnel est finalement moins surprenante que les
quelques « exceptions », décelables tant à l’intérieur du genre lui-même que
dans tel autre élément essentiel de la pratique athénienne des funérailles collec-
tives : lorsque Périclès, dans l’« épitaphios de Samos », désigne l’ensemble des
morts athéniens par le terme générique de νεότης, lorsque, au Céramique, des
épigrammes officielles louent les citoyens d’avoir sacrifié leur jeunesse (ἥβη)
à la cité, faut-il voir là des déviations significatives ?
On ne se dissimule pas les multiples difficultés auxquelles se heurte l’exa-
men d’une telle question. Le caractère lacunaire du corpus de l’oraison funèbre,
comme de celui des épitaphes collectives du Céramique, constitue d’abord un
sérieux obstacle pour toute tentative d’interprétation générale. D’autre part, la
présence d’une même notion ne saurait masquer l’asymétrie des contextes et
un emploi analogue de pubes chez les auteurs latins, cf. É. Benveniste, « Pubes et publicus »,
RPh, 3e série, 29 (1955), p. 7-10.
30. Accès aux tribunaux : Aristote, Constitution d’Athènes 63.3 ; accès au conseil : Xénophon,
Mémorables I 2.35. Pour les commandements militaires, cf. P. Roussel, op. cit., p. 153-155.
31. Dans le texte cité ci-dessus de Xénophon, le problème débattu est l’âge auquel on cesse d’être
un νέος, âge sur lequel il n’y a pas accord entre Socrate et son interlocuteur. Pour les cités hellé-
nistiques, cf. C. A. Forbes, Neoi. A Contribution to the Study of Greek Associations, Middletown,
1933, p. 2 : « νέος renvoie à des jeunes plus âgés que les éphèbes, d’un âge minimum de 19 à 20 ans,
jusqu’à un maximum indéterminé ». Dans les Lois, Platon distingue quatre âges : les παῖδες, qui
ont moins de dix-huit ans (II 666 a4), les νέοι qui ont jusqu’à trente ans (664 c6-8), les hommes
mûrs et les hommes de plus de soixante ans (664 d1-4). On observera que la cité platonicienne tend
à repousser la maturité le plus tard possible puisque les « agronomes », occupant des fonctions qui
semblent une synthèse de celles des éphèbes athéniens et des cryptes et hippeis lacédémoniens, sont
des νέοι de vingt-cinq à trente ans, quelque chose comme les ἡβῶντες spartiates (Lois VI 760 c1).
32. Sur la démocratie athénienne face aux jeunes, cf. P. Roussel, op. cit., p. 168-170. À propos de
la célèbre opposition d’Alcibiade et de Nicias, mainte fois commentée (cf. en particulier P. Roussel.
Ibid., p. 170-177 et 205-213 et P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », p. 153) on
observera qu’à deux reprises sous l’opposition des jeunes et des vieux perce une division tripartite
(Thucydide VI 18.6 et VI 24.3).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 107
***
33. On comparera avec SEG X 410 (« épigramme de Coronée »), l. 2 : ψυχὰς δαιμονίως ὠλέσατ’
ἐν πολέμῳ.
34. L’attribution de cette phrase à l’épitaphios de Samos, que l’on peut faire remonter au moins à
Wilamowitz (Hermes 12, 1877, p. 365 n. 51), est considérée comme certaine par L. Weber (« Perikles
samische Leichenrede », Hermes 57, 1922, p. 375-395) et par P. Treves (« Herodotus, Gelon and
Pericles », CPh 36, 1941, p. 321-345 ; bibliographie détaillée sur la question p. 326-327). Dans ce
dernier (et très contestable) article, Treves affirme qu’en fait d’épitaphios de Périclès, l’antiquité
n’a connu que celui de Samos, mais il appuie cette thèse sur des preuves dérisoires. Or, rien dans
l’expression qu’emploie Aristote ne permet d’identifier expressément le discours ; l’identification
est au contraire certaine pour d’autres fragments de l’épitaphios : cf. Plutarque, Périclès 8.9 et 28.7.
De fait, la tradition littéraire a bien connu deux épitaphioi de Périclès (celui de 439, ibid. 28.4 et
celui de 430, Thucydide II 34) et l’on attribue le mot célèbre au discours de 439 par élimination de
l’autre épitaphios. Cette attribution est probable ; on peut cependant se demander si Périclès, qui a
dominé longtemps la scène politique athénienne en une période où les guerres furent nombreuses,
n’a pas eu d’autres occasions de prononcer l’oraison funèbre, avec l’ascendant dont il jouissait.
108 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
Ces deux citations sont doublement précieuses : s’étayant l’une l’autre, elles
s’apportent réciproquement comme une vérification de leur authenticité et, met-
tant l’accent tantôt sur la quantité (la jeunesse, partie la plus importante de la
cité), tantôt sur la qualité (de l’analogie Jeunesse / Cité = Printemps / Année),
elles proposent deux angles d’attaque, une lecture attentive aux contenus qui
s’attache à l’ampleur des pertes subies, une lecture plus esthétique, sensible à
la beauté de l’expression et à la charge poétique du thème de l’éclat, que l’on
devine dans l’emploi de ἠφανίσθαι.
Hérodote, premier imitateur de Périclès, avait déjà fait ces deux lectures
un siècle auparavant, lorsqu’il transposait l’image célèbre pour la prêter à
Gélon annonçant aux ambassadeurs grecs venus lui demander son alliance
que, pour la Grèce privée de l’aide des troupes syracusaines, « l’année a perdu
son printemps ».
« Voici le sens de cette parole, ce qu’elle veut dire ; évidemment, de même
que dans l’année le printemps est ce qu’il y a de plus brillant (ὡς ἐν τῷ ἐνιαυτῷ
ἐστι τὸ ἔαρ δοκιμώτατον), de même ses propres troupes dans l’armée de la Grèce
(τῆς δὲ τῶν Ἑλλήνων στρατιῆς τὴν ἑωυτοῦ στρατίην) ; il comparait donc la
Grèce privée de son alliance à l’année amputée du printemps (στερισκομένην
ὦν τὴν Ἑλλάδα τῆς ἑωυτοῦ συμμαχίης εἴκαζε ὡς εἰ τὸ ἒαρ ἐκ τοῦ ἐνιαυτοῦ
ἐξαραιρημένον εἴη) »35.
Ce long commentaire, par lequel l’historien justifie l’emploi quelque peu
étrange de la métaphore par Gélon, insiste en effet successivement sur le thème
de l’éclat et sur le rapport d’un tout à sa partie la plus importante – qui chez
Hérodote n’est pas la νεότης athénienne, mais l’armée de Gélon.
Se fondant probablement sur l’absence de toute référence explicite à la
jeunesse dans ce dernier texte, quasiment contemporain de la date supposée
de l’épitaphios, la majorité des commentateurs ne prête aucune attention à la
comparaison qui sous-tend la métaphore du printemps : aussi n’a-t‑on guère
cherché à éclairer le terme de νεότης36. Or, que Périclès ait donné à la méta-
phore sa forme concise ou qu’il l’ait développée sous forme d’une comparai-
son, la « jeunesse » était sans doute essentielle à son propos, si l’on en croit les
autres imitations antiques de cette phrase, principalement axées sur νεότης. On
traitera donc ici la version développée d’Aristote comme une copie conforme
de la comparaison péricléenne.
L’association de la jeunesse combattante et du printemps n’est pas propre
à Périclès, encore qu’elle appartienne surtout au registre de la poésie. Ainsi
l’œuvre de Pindare en présente maint exemple : latente dans la peinture de
l’île des Bienheureux, elle sert explicitement à célébrer une victoire athlétique,
35. Hérodote VII 162. La formulation de la métaphore par Gélon est très proche de celle d’Aristote :
καὶ ἀγγέλλοντες τῇ Ἑλλάδι ὅτι ἐκ τοῦ ἐνιαυτοῦ τὸ ἒαρ αὐτῆ ἐξαραίρηται. De nombreux commen-
tateurs ont douté que le développement suivant soit d’Hérodote (cf. bibliographie dans l’article de
P. Treves, p. 327 n. 15) ; mais il est probable que, comme le note Treves lui-même (ibid., p. 327-
328), cette glose est destinée à appuyer la citation et à l’authentifier, selon une coutume propre aux
écrivains de l’époque d’Hérodote.
36. On en donnera comme exemples les articles de P. Girard (« L’année a perdu son printemps »,
REG 32, 1919, p. 227-239) et P. Treves (op. cit.). Pour l’un comme pour l’autre, le mot de Périclès
se réduit au printemps retranché de l’année ; pour le reste – la jeunesse – ils se contentent d’une
plate paraphrase d’Aristote.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 109
37. L’île des Bienheureux : OI. II 79-81 ; victoire athlétique, militaire ou mort glorieuse : Isthm. IV
15 sqq. (χειμέριον/ἂνθησεν), VII 30 sqq. (εὐανθέ’ ἀπέπνευσας ἀλικίαν) ; Pyth. I 66 (ὦν κλέος
ἂνθησεν αἰχμᾶς) ; Ném. IX 39 (λέγεται μὰν/Ἒκτορι μὲν κλέος ἀνθῆ/σαι).
38. Pour la comparaison de la vie des hommes et de la croissance des pousses, cf. Iliade VI 147-
194 ; pour la mort du guerrier comparée à la fin d’une fleur ou d’un arbre, cf. Iliade IV 482-487,
VIII 302-308, XIII 170-181, 384-401, 438-445, XVI 479-505, XVII 45-60. On a déjà signalé dans
la note précédente les occurrences de ce thème chez Pindare. Le dossier a été étudié au niveau des
représentations mythiques et des institutions civiques par M. Detienne, « L’Olivier : un mythe
politico-religieux, Problèmes de la terre en Grèce ancienne » (M. I. Finley éd.), Paris, 1973, p. 293-306.
39. Démade in Athénée III 99. Cf. les remarques de P. Treves, Démade, Athenaeum II (1933),
p. 105-121.
40. Pour P. Treves, ἒφηβοι doit être pris au sens très général de νεότης, terme qu’il remplace dans
ce sens à l’époque hellénistique et impériale. Mais, outre que Démade peut encore être rattaché à
l’époque « classique », la présence de dèmos suffît à donner à cette expression un sens nettement
politique et civique. D’ailleurs, si l’on suit les analyses de C. A. Forbes, NEOI. A Contribution to
the Study of Greek Associations, p. 2, 5 et 31, même à l’époque hellénistique, νέοι et ἒφηβοι sont
deux âges que les institutions distinguent soigneusement.
41. Cf. Thucydide I 115-117 ; Diodore XII 27-28 ; Plutarque, Périclès 25-28.
42. Aristote, Rhétorique I 1360 b 39-1361 a l ; ἒστιν δὲ τῷ κοινῷ μὲν [εὐτεκνία] νεότης ἂν ᾖ πολλὴ
καὶ ἀγαθή.
110 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
43. Euripide, Suppliantes 448-449 (trad. Η. Grégoire, CUF, légèrement modifiée) et plus générale-
ment 442-449. H. Grégoire a relevé (ibid., p. 119) les deux composantes de ce développement. Pour
l’image qui nous concerne, on en trouve ici tous les éléments : νεανίαις (443), ἰσχυρὰ πόλις (447),
λειμῶνος ἠρινοῦ (448), ἀφαιρῇ (449, cf. Aristote et Hérodote : ἐξαιρεῖν), νέους (449).
44. Cette idée apparaît dans les tragédies de la revanche, comme les Héraclides (282-283 : ἥβη ;
469 : νεανίαι) ou les Suppliantes d’Euripide (1214, cf. aussi 190-1, 356, 711, 843, 1113). L’ἥβη est
pour une cité vaincue l’espoir de se venger. L’ambiguïté de la notion de « jeunesse » est d’ailleurs
bien perceptible dans les Suppliantes, où les sept chefs morts qui, se situant entre les vieillards et
les παῖδες, pourraient normalement être désignés comme ἄνδρες, sont constamment appelés νέοι
(cf. 283, 738, 873, 882, 889, 963-965, 1092).
45. Un passage de l’Ion d’Euripide (447 sqq.) établit clairement que les νεάνιδες ἦβαι sont à la
fois fécondité (καρποτρόφοι) et salut (σωτήριον) pour la terre de la patrie. La réunion de ces deux
aspects invite à ne pas séparer trop rigoureusement les deux fonctions duméziliennes de la force
et de la fécondité.
46. Euripide, Héraclides 468-469 (trad. L. Méridier, CUF) : Δεινὸν γὰρ ἐχθροῖς βλαστάνοντες
εὐγενεῖς νεανίαι.
47. Chez Euripide, ἥβη domine dans les Héraclides et les Suppliantes, ainsi que dans l’Héraklès
furieux) ; Sophocle au contraire ne connaît d’autre guerrier que l’homme adulte (Ajax est une
tragédie de l’ἀνήρ : cf. 556-559 par exemple ; le chœur d’Œdipe à Colone associe l’âge mûr à la
guerre : 1234-1235 ; et si Philoctète est bien une tragédie de l’éphébie, παῖς et ἀνήρ n’y sont pas
employés au hasard, comme le rappelle P. Vidal-Naquet, Le Philoctète de Sophocle et l’éphébie,
in J.-P. Vernant et P. V.-N., Mythe et tragédie, Paris 1972, p. 161-184). Par contre, la tension
ἄνδρες/νέοι traverse l’œuvre d’Eschyle : d’une tragédie à l’autre (les Sept contre Thèbes sont une
tragédie de la virilité, les Perses chantent la jeunesse anéantie) et parfois même à l’intérieur d’une
même tragédie (l’Agamemnon juxtapose les deux représentations, encore que les guerriers y soient
beaucoup plus souvent désignés comme ἄνδρες et que ἥβη (109) et ἂνθος Ἀργείων (196-197) soient
surtout des ornements lyriques).
48. Perses, 511-512 ; cf. encore 733 (ἥβην ξυμμάχων), 921-922 (τὰν ἐγγαίαν ἥβαν), 669-670
(νεολαία) et 59-60, 252, 925 (trois exemples de ἂνθος). On notera que l’emploi de ce terme dans
les parties non lyriques en fait tout autre chose qu’un ornement poétique.
49. On se référera à H. Jeanmaire, Couroi, p. 283 sqq. et 308-309 sqq. La terre nourricière de héros
est un thème central des odes de Pindare (Ol. II 100, XIII 5 ; Pyth. I 40, VIII 20-25 ; Ném. II 16,
V 9, X 13) qui reprend un thème homérique (par exemple Odyssée IX 27, Hymne à Aphrodite 265).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 111
ont fait les anciens56, comme une constatation pessimiste, que fonde l ’ampleur
des pertes athéniennes à Samos57. L’emploi du verbe ἐξαιρεῖν qui suggère une
soustraction violente et définitive58 va dans ce sens : transposer la tempora-
lité propre à la cité dans cet ordre naturel qu’est le cycle des saisons pour nier
toute possibilité d’un renouvellement normal du cycle59, est-ce donc douter de
l’avenir de la cité ? Une telle attitude contredit deux des principes fondamen-
taux de l’oraison funèbre, l’interdiction de pleurer des morts aussi valeureux60
et la croyance dans la pérennité de la cité61. On peut certes contourner la dif-
ficulté en affirmant que la plainte sur la jeunesse disparue préparait le retour-
nement du deuil en exhortation, auquel se consacre toujours la παραμυθία62.
Cependant, les citoyens morts au combat étaient sans doute plus aisément pré-
sentés comme jeunes lorsque la cité pleurait sur elle-même, dans l’angoisse qui
suit un échec63 ; l’expédition de Samos s’étant conclue par la victoire d’Athènes,
devra-t‑on alors situer le discours à la fin de la première année de la guerre64 ou
attribuer la trop célèbre phrase à un autre épitaphios, inconnu de nous par ail-
leurs65 ? Il serait vain de s’engager dans cette voie, où les hypothèses se mul-
tiplient à l’infini sans espoir de vérification.
56. Chez Hérodote, la Grèce est pour Gélon à jamais condamnée du fait de l’absence des troupes
syracusaines. L’épitaphios de [Démosthène], qui transpose à l’évidence le thème du printemps enlevé
à l’année, le fait dans une tonalité désespérée : à Chéronée, la lumière a été dérobée à l’univers (§ 24 ;
cf. M. Pohlenz, Zu den attischen Reden auf die Gefallenen, SO 1948, p. 46-74 et surtout 66-67).
57. Cf. Plutarque, Périclès 28.6 (reproches d’Elpinikè à Périclès : ὡς ἡμῖν πολλοὺς καὶ ἀγαθοὺς
ἀπώλεσας πολίτας).
58. L’article ἐκ du Liddell-Scott assigne à cette préposition, employée en composition, les deux
sens de « removal » et de « completion ». Ces deux sens se rejoignent dans ἐξαιρεῖν, et sont encore
renforcés par l’usage du parfait, temps de l’irrémédiable, chez Hérodote (ἐξαραίρηται, ἐξαραιρημένον
εἵη) et Aristote (ἠφανίσθαι).
59. La référence au cycle des saisons insiste d’ordinaire sur le renouvellement qui à l’hiver fait
succéder la belle saison : cf. Sophocle. Ajax 670-676 ; de même Pindare trouve son réconfort dans
ce processus cyclique lorsqu’il compare la victoire athlétique de Mélissos au printemps succédant au
ténébreux hiver qui vit mourir en une seule bataille quatre membres de la famille des Cléonymides
(Isthm. IV 15 sqq.). Sur l’association des âges avec le cycle des saisons (ou la succession du jour et
de la nuit, du matin et du soir, etc.) l’étude la plus complète est celle de F. Boll, « Die Lebensalter.
Ein Beitrag zur antiken Ethologie und zur Geschichte der Zahlen », Neue Jahrbücher für das
klassische Altertum, 1913, reprise dans Kleine Schriften zur Sternkunde des Altertums, Leipzig,
1950, p. 156-224.
60. Je reviendrai sur cette interdiction fondamentale dans l’étude d’ensemble du genre.
61. Pour l’expression de cette idée dans le discours de Périclès en 430, cf. Thycydide II 41.4.
62. L. Weber (article cité, p. 384) place la phrase dans la παραμυθία, sans plus s’interroger sur le
sens de cette comparaison.
63. L’indiquerait peut-être la constance avec laquelle les Perses et les Suppliantes d’Euripide pré-
sentent comme jeunes les guerriers morts. Aussi R. Weil a-t‑il sans doute raison de traduire ἡλικία
par « jeunesse » chez Thucydide VIII 1.2 (CUF ; consternation privée et publique à Athènes à l’an-
nonce du désastre de Sicile), d’autant que le terme ἡλικία, souvent appliqué à l’âge mûr (Thucydide
I 80.1), fonctionne aussi fréquemment comme synonyme de ἥβη (Solon, fr. 3 D, 19-20 ; Théognis
1018 sqq.), surtout dans un contexte militaire (Pindare, Ol. IV 26, Pyth. I 74, V 109, Ném. V 45,
IX 42, Isthm. VII 34 : εὐανθέ’ ἀπέπνευσας ἁλικίαν ; à ce sujet on se reportera à J. Labarbe, L’Âge
correspondant au sacrifice du κουρεῖον, p. 364-365).
64. V. Ehrenberg l’affirme sans le prouver (From Solon to Socrates, Londres 19732, p. 209, n. 43a) ;
mais lui-même ne se tient pas à cette solution puisqu’il situe ailleurs l’épitaphios au printemps 439
(ibid., p. 240).
65. L’hypothèse est improbable car la tradition ancienne en eût sans doute tenu compte ; elle n’est
cependant pas absurde.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 113
66. P. Roussel (op. cit., p. 181) rappelle qu’on a considéré le rajeunissement des types tragiques
dans la tragédie d’Euripide et celui des types divins, perceptible dans la sculpture de l’époque péri-
cléenne, comme un écho des débats sophistiques, voire politiques, sur la jeunesse et la vieillesse.
67. Thucydide II 36.3 : οἱ νῦν ἔτι ὂντες μάλιστα ἐν τῇ καθεστηκυίᾳ ἡλικίᾳ (pour un calcul de
l’âge de cette génération, cf. le commentaire de A.W. Gomme, Commentary II, p. 105, et celui de
J. Th. Kakridis, Der thukydideische Epitaphios. Ein stilistischer Kommentar, Munich, 1961, p. 10-21).
68. A. Martin, Les Cavaliers athéniens, Paris, 1886, p. 134. Dans son article sur L’Acropole
(« Athènes au temps de Périclès », Paris, 1964, p. 88-141), L. Kahil insiste sur l’importance
« démesurée » accordée aux cavaliers et évoque à ce propos le thème du « printemps de l’année »
(p. 134). Mais il est inexact d’affirmer, comme elle le fait, que les hoplites sont absents de la frise
(ibid., p. 133 ; même idée chez A. Martin, op. cit., p. 130 : « les hoplites ont été oubliés ») ; en
fait, les hoplites n’ont pas été tout à fait oubliés et l’on en trouve sur la frise (plaques n° XXII et
XXIV de la frise Nord, XXX de la frise Sud selon la numérotation du British Muséum), mais ils ne
forment pas un corps et leur isolement est celui de personnages secondaires, perdus au milieu des
cavaliers. L’importance accordée aux cavaliers vise sans doute moins à mettre en avant un corps
aristocratique (ce sera en 424 l’objet des Cavaliers d’Aristophane) qu’à exalter la jeunesse de la cité :
on en trouvera une preuve dans la large part faite sur la frise aux éphèbes vêtus de leur chlamyde.
69. On se reportera à la communication de A. Aymard sur « Paternité et valeur militaire », REL,
33 (1955), p. 42-43, et aux remarques de Y. Garlan, La Guerre dans l’antiquité, Paris, 1972, p. 65.
70. La mort du jeune guerrier est chez Homère l’occasion de s’apitoyer plus sur les vieux parents
que sur le mort lui-même : cf. Iliade IV 473 sqq., V 541-560, XVII 288-303, et surtout XXIV 515-
517 et 540 (Priam face à Achille). Sur le guerrier homérique comme « fils » on se reportera aux
remarques de H. Jeanmaire, Couroi, p. 37.
114 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
***
Sur l’Hellespont, ces hommes ont perdu leur brillante jeunesse…
hοίδε παρ’ hελλε̄̂σποντον ἀπṓλεσαν ἀγλαὸν hε̄̂βε̄ν…
Ainsi commence l’épitaphe gravée au bas d’un obituaire qui contenait les
noms des Athéniens morts « en Chersonnèse, à Byzance » et « dans les autres
guerres » (IG I2 943) ; sans doute faut-il dater cette inscription de 447, bien
que de nombreux savants l’aient associée – et l’associent encore – à la guerre
de Samos, sans toutefois prêter attention à une éventuelle unité d’inspiration
de l’épitaphe et de l’épitaphios74.
Cette inscription n’est pas seule à présenter la formule qui nous intéresse,
puisqu’on peut lui adjoindre l’épigramme à la louange des cavaliers athéniens
71. Ce n’est pas le cas dans toutes les cités ; dans la loi funéraire de Thasos, citée note 1, il est
explicitement question d’inscrire les noms πατρόθεν (cf. encore Hérodote VI 14.10) ; mais Thasos
est une cité conservatrice où la filiation garde sans doute toute sa valeur. À Athènes, le mort ne se
recommande que de sa tribu, c.-à-d. de la cité.
72. Ménexène 249 a 4-5 : ἐν πατρὸς σχήματι καταστᾶσα αὐτοῖς αὐτὴ ἔτι τε παισὶν οὖσιν.
73. Cf. Plutarque, Périclès 28 7.
74. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les arguments avancés ; pour une datation en 447, on consultera
R. Meiggs, « The Crisis of the Athenian Imperialism », HSCP 67 (1963), p. 1-36, et The Athenian
Empire, Oxford 1972, p. 160-161, ainsi que A.W. Gomme, Commentary I, p. 357, et R. Meiggs
et D. Lewis, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C.,
Oxford 1969, p. 125-128 (n° 48). La datation en 440/439 est au contraire celle de J. H. Oliver,
Hesperia 2 (1933), p. 487, J. A. Notopoulos, CPh 34 (1939), p. 142 n. 35 et W. K. Pritchett,
AJA 43 (1939), p. 535, opinion qu’adoptent l’éditeur de SEG X 413 et Ed. Will, Le Monde grec
et l’Orient I, Paris 1972, p. 286.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 115
(κõροι Ἀθε̄ναίōν ἔχσοχοι hιππ]οσύνα[ι], tombés dans une bataille dont la date
est incertaine et glorifiés d’avoir sacrifié leur jeunesse à leur patrie :
[hοί ποτε καλλιχόρο περί πατ]ρίδος ō̓[λέσατε hε̄́βε̄ν (IG I2 946,3). Dans ce
cas également, l’authenticité du texte est établie puisque les restes de cette ins-
cription fort mutilée s’accordent parfaitement avec la tradition littéraire75.
À ces deux inscriptions l’on ajoutera deux textes connus de la seule tradi-
tion littéraire : l’épigramme de l’Eurymédon76, dont le premier vers
Οἳδε παρ’ Εὐρυμέδοντά ποτ’ ἀγλαὸν ὤλεσαν ἥβην
s’apparente très étroitement à celui de IG I2 943, et l’épigramme de l’Euripe, que
les Athéniens sont censés avoir gravée en 506 sur la tombe des leurs, glorieux
combattants de la toute nouvelle démocratie ; au contraire des autres textes, qui
désignent les morts à la seconde ou à la troisième personne (οἳδε), selon la cou-
tume qui s’est généralisée à Athènes durant le ve siècle pour les épitaphes collec-
tives versifiées77, celui-ci leur donne la parole pour pleurer leur jeunesse perdue :
[…] Ἐρατὴν γὰρ ἀπωλέσαμεν νεότητα…
Mais son authenticité, et tout particulièrement celle du vers qui nous intéresse,
est fort douteuse78. Aussi s’attachera-t‑on essentiellement à l’étude de la formule
(ἀγλαὸν) ὤλεσαν / ὠλέσατ(ε) ἥβην, présente dans les trois autres épitaphes.
Or, cette formule a déjà un passé lorsque la cité la reprend pour faire l’éloge de
ses morts : depuis longtemps constituée, elle était, au moins depuis le vie siècle,
réservée à la louange d’un guerrier tué au combat et associée au titre honori-
fique d’ἀνὴρ ἀγαθός. Deux tombes archaïques, celle de l’Athénien Tettichos
et celle de l’Argien Hyssématas, présentent en effet cette double référence à
l’ἀνδραγαθία et à l’ἥβη :
1) Tettichos
Τέτιχον οἰκτἰρα/ς ἄνδρ’ ἀγαθὸν παρίτō :
ἐν πολέμōι/φθίμενον, νεαρὰν hε̄ ́ βε̄ν ὀλέσαν/τα79.
75. IG I2 946 = Anthologie Palatine VII 254 : cette épitaphe a été mise en rapport avec la bataille
de Tanagra (457) par Wilhelm, mais, après A. von Domaszewski, A. E. Raubitschek (Hesperia, 12,
1943, p. 25), préfère la dater de la première année de la guerre du Péloponnèse.
76. Anthologie Palatine VII 258. Cf. W. Peek, Griechische Grabgedichte, Berlin 1960, p. 21, sur
la « simplicité archaïque » de cette épigramme.
77. Selon F. Jacoby, « Some Atheniam Epigrams from the Persian Wars », Hesperia 14 (1945),
p. 157-211.
78. Anth. Pal. XVI 26, 1.3. Comme Jacoby (ibid., p. 159), W. Peek censure les deux derniers vers
(Griechische Vers-Inschriften, Berlin 1955, n° 1, p. 1), sans doute à juste titre : il est probable qu’ἥβη
serait, dans une épitaphe de la fin du vie siècle, le terme approprié, beaucoup plus que νεότης qui
à cette époque semble désigner la classe d’âge et non la jeunesse comme qualité d’un individu.
79. IG I2 976, 1, 2 et 3, M. Guarducci, dans l’« Epigraphical Appendix » au recueil de G. M.
A. Richter, The Archaïc Gravestones of Attica, Londres, 1961, date l’épigramme des années 575-
550 et rapproche la ligne 3 de IG I2 943 ; L. H. Jeffery, « The Inscribed Gravestones of Attica »,
BSA 52 (1962), p. 115-153, voit en cette pierre la base d’un couros ou d’une stèle représentant un
guerrier et rapproche la ligne 3 de l’épitaphe d’Hyssématas. Cf. encore F. Willemsen, « Archaïsche
Grabmalbasen aus der Athener Stadtmauer », Ath. Mitt. 78 (1963), p. 104-153 et spécialement 119-
120, ainsi que Ch. Karusos, Aristodikos, Stuttgart 1961, p. 67.
116 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
2) Hyssématas
ἄνδρα ἀ/[γα]θ[ό]ν πολοῖς μνᾶμα καὶ/[ἐσ]ομένοις/
ἐν πολέμōι φθίμενον νε/αρὰν hε̄ ́ βαν ὀλέσοντα80.
Une telle continuité, de l’épitaphe aristocratique louant un individu à l’épi-
taphe collective et démocratique du δημόσιον σῆμα, mérite qu’on s’y attarde,
car elle suggère la permanence d’une certaine représentation du guerrier mort
comme jeune. Or, l’instance sur la jeunesse du défunt est tout à fait compréhen-
sible dans une société aristocratique où le mort, enterré par sa famille, a droit
à la pitié, aux pleurs et au θρῆνος81, surtout s’il est disparu prématurément82 ;
elle l’est beaucoup moins à l’intérieur d’un cérémonial civique qui canalise soi-
gneusement les manifestations de deuil et les lamentations de la famille83 et qui
au thrène préfère un éloge raisonné.
Mais, ni dans un cas ni dans l’autre, ἥβη ne désigne à proprement parler un
âge précis : les morts de l’Eurymédon ou de l’Hellespont n’étaient pas des jeunes
gens, pas plus que ne l’étaient ceux de Samos – seuls les cavaliers de IG I2 946
pouvaient réellement être traités comme tels – et, dans les épitaphes aristocra-
tiques, c’est l’adjectif νεαρὰν qui signale le jeune âge du défunt, si bien qu’on
peut à juste titre considérer que ἥβη est d’abord une qualité. Paradoxalement,
les épigrammes collectives soulignent peut-être encore plus cet aspect qualita-
tif en adjoignant à ἥβη le qualificatif ἀγλαός. Mais par là elles s’inscrivent dans
une tradition poétique, élégiaque et lyrique mais aussi et surtout épique84, qui
à la jeunesse assigne avant tout l’éclat85.
80. Publiée par L.W. Daly, « An Inscribed Doric Capital from the Argive Heraion », Hesperia 8
(1939), p. 165-169, qui la date du début du ve siècle et la rapproche de l’épitaphe de Tettichos au
sujet de ἄνδρα ἀγαθόν et de l’épigramme de l’Eurymédon pour ἥβην ἀλέσαντα.
81. Il est intéressant de comparer l’épigramme de Tettichos et le contenu d’un épitaphios. La
parenté entre les deux textes est évidente et ne se réduit pas à la ressemblance entre la formule
finale de l’épitaphe et celle de l’épitaphios (cf. M. Guarducci, op. cit.), mais la divergence est
radicale sur un point : l’épigramme archaïque demande la pitié pour le mort (Τέτιχον οἰκτίρας,
cf. l’épitaphe du couros Croisos, SEG X 461 : Στε̄θι καὶ οἲκτιρον) tandis que l’oraison funèbre
refuse tout apitoiement.
82. Dans L’Iliade, le guerrier destiné à une mort prématurée est caractérisé par son μινυνθάδιος
αἰών (I 352, IV 478, XV 612, XVII 302). On a mainte fois signalé que les épitaphes archaïques
s’appesantissent particulièrement sur la mort prématurée (cf. F. Willemsen, op. cit., p. 119-120 et
M. B. Wallace, « Notes on Early Greek Epigrams », Phoenix 24 (1970), p. 95-105). Les épitaphes
privées de l’époque classique reprendront d’ailleurs ce trait, surtout à partir du début du ive siècle.
83. Cf. le règlement de Thasos (note 1) et Thucydide II 34.4 et 46.2.
84. Le rapport de l’épigramme funéraire à l’élégie et à l’épopée a été l’objet des communications
de A. E. Raubitschek et B. Gentili recueillies dans L’Epigramme grecque, (Fondation Hardt pour
l’étude de l’antiquité classique, Entretiens XIV), Genève, 1968. Contrairement à A. E. Raubitschek
qui insiste sur l’influence exercée par les poèmes épiques sur l’épigramme archaïque, B. Gentili
cherche à écarter toute influence homérique au profit de celle, unique, de l’élégie ; mais les exemples
qu’il donne p. 69-76 ne sont pas probants : le terme μάρναμαι ou l’expression ἄνθος ἥβης, pour
ne citer qu’eux, sont d’abord homériques, comme le fait remarquer J. Labarbe dans la discussion
de l’exposé de Gentili (ibid., p. 86).
85. Ἀγλαός : cf. Théognis 985, Bacchylide V 154 (ἀγλαὰν ἥβαν) ; Tyrtée 7 D 28 et Théognis 1007
sqq. (ἥβης ἀγλαὸν ἄνθος) ; Bacchylide XVI 2 et 70 (ἀγλαοὐς… κούρους), Pindare, Ol. XIII 5
(ἀγλαόκουρος). Pour le thème de l’éclat du jeune guerrier, on se reportera à Iliade XIX 369-399,
XX 46, XXII 26 et 134-135, et Pindare, Ol. IX 94.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 117
86. Χάρις : Iliade XXIV 348 ; Odyssée X 279 (χαριεστάτη ἥβη). Κῦδος : Il. XI 225 ; Théognis
988 (ἐρικυδέος ἥβης).
87. Ἂνθος ἥβης : Iliade XIII 484 ; Mimnerme I 4 et II 2 ; Tyrtée, 7 D 28 et Théognis 1007 sqq.,
1070 ; Pindare, Pyth. IV 157-158, Cf. encore Odyssée XI 320 ; Théognis 995 ; Pindare, Pynth. VI 48,
Ol. I 67 et VI 57-58, Ném. I 71 et fr. 51 (Puech).
88. Les deux citations sont empruntées à G. S. Kirk, War and the Warrior in the Homeric Poems,
Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 93-117 (citations p. 102).
89. G. S. Kirk (ibid., p. 110-112) a perçu la différence sans pour autant prendre en considération
le critère de la jeunesse.
90. Par exemple, Polydore, fils de Priam, après avoir été désigné comme νεώτατος, se conduit
comme un enfant (νήπιος) plutôt que comme un couros : aussi meurt-il comme les autres et cette
fin banale est décrite en termes banalement cliniques (XX 407-420) ; tout au plus les jeunes morts
ont-ils droit à la métaphore de l’arbre (V 541-560, VIII 302 sqq.) mais elle ne leur est pas réservée,
étant aussi bien attribuée à des guerriers en pleine force (voir les références note 38).
91. Ainsi Hector n’est jamais désigné comme couros (bien qu’il entraîne à sa suite les couroi troyens :
XII 196-197) mais, par rapport aux vieillards qu’il critique vivement, il est jeune (XV 721) ; Achille
est plus jeune que Patrocle (XI 782-790). Ni à Hector ni à Patrocle l’ἥβη n’est accordée de leur
vivant (au contraire Enée ἥβης ἂνθος ἔχει : XIII 484).
92. Λιποῦσα ἀδροτῆτα καὶ ἥβην : XVI 857 et XXII 363. Les vers 855-858 du chant XVI et 361-364
du chant XXII sont strictement identiques.
118 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
La jeunesse ainsi perdue se confond avec tout ce qui fait le prix de la vie : la
force (βίη ou κράτος93) qui pour le guerrier est la vie94 au point que, pour aller
combattre, le vieil Iolaos des Héraclides doit retrouver la jeunesse95 et que, en
choisissant une vie brève et glorieuse, Achille privilégie moins la gloire qu’il ne
reconnaît l’incompatibilité d’αἰὡν et de γῆρας, de la force vitale et du vieillisse-
ment96. Achille choisit donc la jeunesse et la mort. Ou plutôt la mort et la jeu-
nesse. Car la mort éternise la beauté du guerrier abattu97 ; donnant la gloire, elle
accorde ce qui jamais ne vieillit98 : Héraklès ne dut-il pas connaître le bûcher
de l’Œta pour épouser Hébè ?
La poésie aristocratique de Pindare reviendra à mainte reprise sur ce pari qui
voue au trépas la jeune vigueur du guerrier, sauvé de la mort par la mort99. Est-ce
ainsi qu’il faut également lire les épitaphes du Céramique ? Sans doute doit-on
en effet comprendre qu’à l’Eurymédon, sur l’Hellespont ou sur les champs de
bataille du continent grec, les hoplites et les cavaliers ont conquis pour l’éter-
nité l’ἥβη qu’ils perdaient. Mais une question se précise alors : accorder à tous
les combattants athéniens tués au combat ce que les épigrammes archaïques
réservent encore à des individus singuliers, est-ce donc démocratiser la plus
aristocratique des représentations ?
***
93. Ἣβη équivaut à κράτος (XIII 484 ; cf. le commentaire de É. Benveniste sur ce vers dans
Le Vocabulaire des institutions indo-européennes II, Paris, 1969, p. 74-75). Pour les vieillards,
l’ἥβη perdue a le même sens que βίη (VIII 102-103, IX 670, XXIII 627-647).
94. Cf. É. Benveniste, « Expression indo-européenne de l’éternité », Bulletin de la société de
linguistique 38 (1937), p. 103-112.
95. Euripide, Héraclides 796 et 849-858.
96. Iliade IX 413 sqq. (avec le commentaire de É. Benveniste dans l’article cité note 94). Cf. encore
I 352 sqq. et l’étude déjà citée de F. Boll (p. 162 sqq.) sur la mise en parallèle de la jeunesse et de
la vie, de la vieillesse et de la mort.
97. C’est le sens des paroles de Priam (XXII 71-76) dont Tyrtée s’inspire à l’évidence (7 D).
98. L’épitaphios de Lysias développe longuement l’idée que la mort a protégé les citoyens de la
vieillesse (§ 78-79).
99. Pindare, Pyth. IV 185 sqq. où τὰν ἀκίνδυνον… αἰῶνα est refusé dans les mêmes termes que ἐπὶ
δηρὸν αἰών dans l’Iliade IX 415) ; cf. encore Ol. I 82 sqq., Isthm. VIII 69 sqq. et, dans un registre
un peu différent, Ol. X 101-105.
100. À deux reprises lors du colloque sur l’Épigramme grecque, dans la discussion de l’exposé de
Raubitschek (op. cit., p. 29) et dans sa propre communication (ibid., p. 65-66), B. Gentili a développé
cette idée, opposant le style de deux épigrammes funéraires strictement contemporaines, toutes deux
gravées à Corcyre : à l’expression presque prosaïque de l’épitaphe du proxène Ménécrate (IG IX I,
867) s’opposent les formules épiques de celle d’Arniadas, tué au combat (ibid., 868).
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 119
101. On relèvera : μαρνάμενοι, verbe homérique présent dans les 3 épigrammes du corpus considéré
(Peek, GV 13, l. 2 ; IG I2 943, l. 2 et 946, l. 4) ; ἐν προμάχοις (GV 13, 2 ; IG I2 945, 10, cf. Iliade
XI 744, XVII 590 et passim) ; παῖδες Ἀθηναίων (IG I2 945, 11) ou κοῦροι Ἀθηναίων (IG I2 946,
2), cf. Iliade, passim : υἱεῖς Ἀχαίων ou κοῦροι Ἀχαίων). Même dans les textes de facture plus clas-
sique, comme l’épigramme de Potidée (IG I2 945), les formules homériques semblent s’imposer
nécessairement.
102. On n’entrera pas dans le débat, illustré notamment par l’article de J. Notopoulos, « Homer,
Hesiod and the Achaean Heritage of Oral Poetry », Hesperia 29 (1960), p. 177-197, sur l’importance
et l’influence réelles des épopées non homériques.
103. Cf. W. Jaeger, « Tyrtaios : über die wahre ΑΡΕΤΗ », SPAW 1932, p. 537-568 et Paideia. La
formation de l’homme grec I, Paris, 1964, p. 122-123, ainsi que W. J. Verdenius, « Tyrtaeus 6-7 D.
A Commentary », Mnemosyne 22 (1969), p. 337-355, et C. R. Dawson, « ΣΠΟΥΔΑΙΟΓΕΛΟΙΟΝ.
Random Thoughts on Occasional Poems », YCls 19 (1966), p. 50-58. Sur les multiples aspects de la
critique des valeurs héroïques de l’épopée chez Tyrtée, on consultera W. Donlan, « The Tradition of
Anti-Aristocratic Thought in Early Greek Poetry », Historia 22 (1973), p. 145-154 et surtout 145-146.
104. On comparera Tyrtée 7 D et Iliade XXII 71-76 : voir les remarques de Dawson (ibid., p. 50-54)
et Verdenius (ibid., p. 354).
105. Alors qu’Homère insiste sur le sentiment de pitié que provoque la mort du vieillard (XXII 76 :
οἲκτιστον), Tyrtée met l’accent sur le scandale moral (6-7 D 26 : αἰσχρὰ… καὶ νεμεσητὸν ἰδεῖν),
ainsi que l’a bien vu Dawson (ibid., p. 54-57). Je ne peux donc suivre entièrement Verdenius (ibid.,
p. 349-350) lorsqu’il affirme que le point de vue de Tyrtée est d’abord esthétique.
106. Tyrtée, 7D 29 : ἀνδράσι μἐν θηητὸς ἰδεῖν. Peut-être cependant la traduction séduisante de
J. Delorme (dans La Grèce primitive et archaïque, Paris, 1969, [coll. U 2], p. 205) : « Les adultes
le regardent avec admiration » force-t‑elle le texte, qui utilise d’abord ἄνδρες dans le contexte de
l’opposition hommes / femmes.
107. Cf. les remarques de C. Mossé, « Sparte archaïque », PP, fasc. 148-149 (1973), p. 16.
120 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
108. La majorité, sinon la totalité ; présence probable d’un relief perdu : cf. W. Peek, Ath. Mitt.
67 (1942), p. 14-15, A. E. Raubitschek, Hesperia 12 (1943), p. 19 sqq. et 26. Le monument des
Argiens tombés à Tanagra n’en comportait sans doute pas (cf. B. D. Meritt, Hesperia 21, 1952,
p. 351-352) : il est vrai qu’il ne s’agit que d’alliés !
109. Cf. Ch. Picard, Manuel d’archéologie grecque, La sculpture IV, Paris 1963, p. 1330 : « Le
thème du combat équestre a dû appartenir à l’origine à des monuments publics commémoratifs »
(bibliographie sur la question, ibid., p. 1330-1336).
110. A. Brueckner, “Kerameikos-Studien”, Ath. Mitt. 35 (1910), p. 219-234 et pl. XI-XII, reconstitue
le relief : deux cavaliers encadrant un duel d’hoplites. L’hoplite tombé étant sans doute un ennemi,
restent, pour les Athéniens, deux cavaliers et un hoplite.
111. Fauvel a vu l’ensemble constitué par l’obituaire et le relief ; le relief est maintenant perdu
et seul l’obituaire a été transféré au British Museum. Le relief ne nous est plus connu que par la
description de Boeckh (cf. A. Brueckner, op. cit., p. 228 n. 1).
112. A. Conze, Die attischen Grabreliefs, 1893-1922, n° 1153, pl. 247 ; H. Diepolder, Die attischen
Grabreliefs des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Berlin, 1931, pl. 9. Ch. Picard, op. cit., p. 1334,
y voit « un memento commandé pour une ville, œuvre d’un sculpteur inconnu pendant la guerre
archidamique ». T. Dohrn, Attische Plastik vom Todes des Phidias bis zum Wirken der grossen
Meister des IV. Jahrhunderts v. Chr., Krefeld, 1957, p. 18 en fait le « relief héroïque qui surmon-
tait un obituaire » ; il s’appuie sur les dimensions monumentales de l’œuvre et sur son rapport de
très étroite dépendance aux sculptures du Parthénon (p. 18-19) ; cet avis est repris par W. Fuchs,
Gnomon 33 (1961), p. 239, et C. W. Clairmont, Gravestone and Epigram, Mayence, 1970, p. 43
(contra : H. Möbius, Gnomon 30, 1958, p. 50).
113. Groupe de stèles apparentées : cf. T. Dohrn, ibid., p. 127-137. Un relief du musée d’Éleusis
représente un combat entre cavaliers athéniens et fantassins spartiates : cf. Ch. Picard, op. cit.,
p. 1334, qui l’ajoute à ce groupe.
114. Les stèles privées peuvent être considérées comme directement influencées par les monuments
du Céramique, dans la mesure où 1) elles font leur réapparition seulement à la fin du ve siècle, alors
que des monuments collectifs ont été élevés et décorés au moins depuis 464 (date de l’obituaire le
plus ancien que nous possédions à ce jour) : cf. C. W. Clairmont, op. cit., p. 42-45 ; 2) les tombes
de soldat privées sont probablement des cénotaphes et cherchent pour cette raison à se rapprocher
le plus possible de la décoration du tombeau officiel.
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 121
Mais on n’a pas non plus affaire à une représentation réaliste de l’armée athé-
nienne et d’autres singularités méritent d’être relevées. Sur le relief de 394 où
cavaliers et hoplites sont présents conjointement, du côté athénien, les cavaliers
sont, à en croire Brueckner, deux pour un fantassin, ce qui, du point de vue des
effectifs réellement engagés dans le combat, inverse la proportion de ces deux
corps de bataille118 : au contraire de l’obituaire qui, par principe, ne fait aucune
distinction entre les différentes sortes de combattants athéniens, le relief porte
la marque d’une préférence, masquée sous la symétrie purement formelle de la
composition. Sur le relief de Potidée au contraire, les fantassins figurent seuls,
mais ce sont d’étranges hoplites, nus et porteurs de chlamyde. Leur nudité, pour
être une convention classique119, n’en est pas moins remarquable sur un monu-
ment commémoratif : l’absence de la cuirasse, pièce essentielle de l’armement
du fantassin, prend tout son sens si l’on rappelle que seules les armes défensives
constituent l’hoplite120 ; quant à la chlamyde, dont les plis flottants répondent à
une nécessité d’ordre esthétique, elle est d’abord le signe des cavaliers121, mais
aussi des éphèbes : la présence de ce vêtement, manteau de chasse autant que
de guerre122, n’indiquerait-elle pas que le combat se déroule dans un autre uni-
vers que celui de la bataille hoplitique ? Sans doute faut-il voir dans les deux
hoplites athéniens un symbole de l’ensemble de l’armée des soldats-citoyens,
affrontée aux adversaires comme les deux combattants le sont au troisième per-
sonnage vaincu ; mais il faut alors souligner, avec Brueckner, la distance qui
sépare guerre réelle et guerre représentée123. Enfin, hoplites ou cavaliers, les
118. Pour Brueckner, la présence conjointe de cavaliers et d’hoplites est conforme à la réalité des
faits (ibid., p. 228-229). La cavalerie prit effectivement une part importante à ce combat, ainsi
que l’atteste le monument des hippeis, élevé la même année (par l’Acamantis ? cf. M. N. Tod,
A Selection of Greek Historical Inscriptions2 II (From 403 to 323 B.C.), Oxford, 1950, p. 18-20,
n° 104). Mais l’infanterie garde un rôle dominant dans les engagements militaires du début du
ive siècle (A. Martin, op. cit., p. 432-442). Or, si l’on considère que les Athéniens sont représentés
par deux cavaliers et un hoplite, la proportion est de 2 à 1.
119. On trouve un hoplite nu, à la chlamyde flottante, sur la frise du Parthénon (plaque XXX, frise
Sud) ; ce type est fréquent sur les frises, par exemple la frise du temple d’Athéna Nikè (qui, selon
Dohrn, aurait directement inspiré le relief de 394 : « sinon le même sculpteur, du moins le même
atelier et la même génération », op. cit., p. 66 ; contra : H. K. Susserott, Griechische Plastik des
4. Jahrhunderts v. Chr., Francfort-sur-le‑Main, 1938, p. 40-42).
120. Cf. A. Brueckner, op. cit., p. 229. L’opposition de la nudité du jeune combattant solitaire
et de l’équipement complet du guerrier intégré dans un groupe, trait pertinent des représentations
indo-europeénnes (pour l’Inde, cf. G. Dumézil, Mythe et épopée I, Paris, 1968, p. 64-65), est
investie de valeurs symboliques. On observera que les stèles privées représentant un hoplite sont,
surtout au ive siècle, beaucoup plus réalistes et lui donnent en général une cuirasse complète (voir
par exemple la stèle d’Aristonautès, H. Diepolder, op. cit., pl. 50).
121. L’équivalence entre chlamyde et vêtement du cavalier va de soi pour Xénophon (Anabase VII 4.4).
Pour l’origine thessalienne de la chlamyde, voir le relevé des sources dans l’article Chlamys du
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, I 2 (C), p. 1115-1116.
122. Les indications concernant le port effectif de la chlamyde par les hoplites ne sont pas anté-
rieures au ive siècle et la majorité d’entre elles est tardive (Antiphane, fr. 16 ; Ménandre, fr. 331
(Kock) ; Plutarque, Philopoemen II ; Théocrite XV 16). En fait, on peut voir dans la chlamyde
un élément symbolique emprunté à un autre univers, celui de la chasse, dont les représentations
figurées accordent un rôle central à des personnages nus, portant une chlamyde (cf. A. Schnapp,
Les Représentations de la chasse en Grèce dans les textes et la céramique de 700 à 300, Thèse de
Troisième cycle, exemplaire dactylographié, Paris, 1973, p. 156, 160-161 et passim).
123. A. Brueckner, op. cit., p. 229. La bataille hoplitique est d’ailleurs très rarement représen-
tée comme telle à l’époque classique (cf. les remarques de F. Studniczka, op. cit., p. 22-26, sur
ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien 123
Athéniens doivent être victorieux tandis que leurs adversaires – toujours des
hoplites – vivent leurs derniers instants124 : cette inversion des rôles qui, réser-
vant la mort aux ennemis, enlève à jamais les Athéniens disparus à la condi-
tion mortelle125, s’explique par la nécessité d’exalter le dernier sacrifice des
citoyens ; mais elle produit entre le relief et l’obituaire qu’il surmonte un effet
de contraste saisissant : d’un côté, la transfiguration héroïque – car telle est
sans doute la signification de ces inversions ou de ces déplacements qui font
des combattants athéniens des guerriers triomphants126 –, de l’autre l’énuméra-
tion des pertes, concise comme l’est un catalogue militaire127.
Ainsi, l’examen de ces documents, si fragmentaires soient-ils, illustre la
distance qui sépare, sur les monuments officiels, la représentation des soldats
athéniens des conditions réelles dans lesquelles ils ont trouvé la mort. Et l’on
ne s’est éloigné qu’en apparence du corpus textuel de l’ἥβη : certes il est dif-
ficile d’interpréter ces quelques éléments comme des indications décisives sur
la jeunesse ou la maturité du combattant athénien tel que se le représentent les
sculpteurs officiels, mais on peut déceler la même tentation héroïque sur les
reliefs et dans les épitaphes, et peut-être dans l’épitaphios de Samos. Pourquoi
l’oraison funèbre ne comporterait-elle pas quelques exceptions à la représenta-
tion dominante des Athéniens comme ἄνδρες et comme νέοι, privés de patro-
nyme mais dotés de l’ἥβη ?
L’institution des funérailles publiques constitue certes un ensemble unifié,
destiné à célébrer la cité à travers ses hommes ; mais l’observateur attentif peut
y déceler des contradictions multiples, qui opposent la qualité réelle des morts,
hoplites ou rameurs, archers ou cavaliers, citoyens, métèques ou alliés, et la
représentation ou plutôt les diverses représentations que la cérémonie donne
d’eux : alors que, sur la stèle, ils n’ont pas d’autre statut que celui d’Athéniens,
membres des dix tribus, les épitaphioi et les reliefs s’emploient, sur des modes
différents, à faire d’eux les combattants exemplaires d’une guerre, hoplitique
ou héroïque, mais toujours idéale128.
***
l’opposition, perceptible sur le « monument des Néréides » de Xanthos, entre des représentations
du combat « grecques » (elliptiques) et « orientales » (réalistes)) ; sur les vases les combats hopli-
tiques sont remplacés par des duels d’hoplites, qui constituent une sorte d’« image-type » (pour
emprunter cette expression à A. Schnapp, op. cit., p. 160). C’est aussi la façon dont nos reliefs
symbolisent les combats.
124. Tous les reliefs rassemblés par Dohrn (op. cit., p. 127-137 et surtout 132) mettent l’adversaire
en position de vaincu, menant un combat désespéré.
125. On renverra au commentaire de Picard sur la stièle de Dexiléos (op. cit., p. 1333-1334), ainsi
qu’aux remarques de Dohrn (ibid., p. 19-20) sur le tempo qui magnifie les combattants du relief
Albani, et de Brueckner sur l’austère conscience de soi (sprödes Selbstbewusstsein) du cavalier
de 394 (op. cit., p. 225).
126. Cf. A. Brueckner, ibid., p. 229-234 et T. Dohrn, ibid., p. 18, qui prennent ainsi position sur
le problème controversé de l’héroïsation des Athéniens morts à la guerre.
127. Les obituaires sont avant tout des documents de caractère militaire (Ph. Gauthier, « Les Ξένοι
dans les textes athéniens », REG, 84 (1971), p. 64-65).
128. Cf. mon article « Marathon ou l’histoire idéologique », REA 75 (1973), p. 13-42.
124 ηβη et ανδρεια : deux versions de la mort du combattant athénien
3. G. Glotz, La Cité grecque, 2e édition, Paris, 1968, p. 399 (dernière page de la conclusion).
4. Malgré « la concurrence de plus en plus forte des sociétés « primitives », voire « animales »,
dont prend acte P. Vidal-Naquet (« Tradition »…, p. 12).
5. La référence à Athènes est, au contraire, pour donner quelques exemples, explicite chez
C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, 1975, p. 187, implicite chez Cl. Lefort,
« Pour une sociologie de la démocratie », Éléments pour une critique de la bureaucratie, Genève,
1971, p. 327.
6. « Parce que notre régime sert les intérêts de la majorité des citoyens et pas seulement d’un petit
nombre, on lui donne le nom de démocratie. Mais… » (Thucydide, II, 37, 1 ; trad. D. Roussel, bibl.
de la Pléiade, légèrement modifiée). Ce mais est à lui seul éloquent. On ajoutera que, selon certains
historiens de la Grèce, le nom aurait été donné au régime par ses adversaires.
problèmes grecs de la démocratie moderne 127
11. Voir Problèmes, p. 42 et les remarques nuancées de M. I. Finley sur l’explication de la défaite
de 404, dans Les Anciens Grecs, Paris, 1971, p. 62-63.
12. Je me réfère aux analyses de Finley dans son article « Athenian Demagogues », Past & Present,
21 (1962), repris dans Studies in Ancient Society, Londres, 1974, p. 1-25. Cf. aussi J. de Romilly,
Problèmes, p. 83-84.
13. Voir Finley, ibid., p. 5 (sur stasis) et 6 (la littérature grecque et les choix « partisans »).
14. Cf. Finley, « Athenian Demagogues », p. 9 et Démocratie, p. 78-79. Aucun écrivain « de métier »
(ce qui ne veut pas dire que l’on ne trouve pas des maximes démocratiques chez les orateurs) ;
aucune théorie (ce qui ne signifie pas que les Athéniens n’aient pas souvent loué la démocratie, sur
la scène tragique ou lors des funérailles publiques, par exemple). Les réflexions les plus audacieuses
sur le discours démocratique viennent encore des adversaires du régime, tel ce Pseudo-Xénophon
qui lui attribue la cohérence de classe la plus absolue, ou, dans un autre sens, sont à imputer au
radicalisme intellectuel d’un Platon qui intègre au démos les femmes et les esclaves (voir P. Vidal-
Naquet, « Tradition… », p. 42).
15. On distinguera l’écriture instrumentale (celle, par exemple, qui fixe sur la pierre les décrets de
l’ekklésia) et l’écriture théorique, dont il est ici question.
16. Démocratie, p. 54 ; « Athenian Demagogues », p. 22-23 (les écrivains aristocratiques insistent sur
la « folie » de l’assemblée des Arginuses mais glissent sur l’assassinat politique de chefs démocrates).
problèmes grecs de la démocratie moderne 129
extrême » dont se plaignent les écrivains n’a peut-être existé que dans les récri-
minations des classes supérieures cultivées, elles-mêmes volontiers portées à
l’extrémisme anti-démocratique17.
Conscient de ces problèmes qu’il a amplement contribué à formuler,
M. I. Finley ne s’y attarde cependant pas : il cherche bien plutôt à suggérer le
vécu concret de la pratique politique athénienne. Aussi, pour faire fonctionner
devant nous les rouages efficaces de la démocratie, met-il les textes à distance,
contournant aussi bien les éloges idéalisants du régime que les critiques qui lui
sont adressées, aussi bien l’oraison funèbre de Périclès18 que le livre VIII de la
République. Et c’est une démocratie allègre qu’il évoque à grands traits, aussi
éloignée de notre expérience moderne des démocraties libérales que de l’image
pessimiste que donnent d’Athènes les textes anciens : une société en face à face,
sans media, sans appareil de parti, où s’équilibrent direction politique et parti-
cipation populaire, une démocratie directe où tous les citoyens, « à demi ins-
truits »19 mais suffisamment frottés de politique, sont familiarisés peu ou prou
avec les affaires publiques ; une société aussi où la liberté signifie le règne de
la loi et non la possession de droits inaliénables, où, loin d’être protégé par une
quelconque immunité parlementaire, l’auteur d’une proposition illégale p ouvait
être jugé et sévèrement condamné ; une société enfin où les pauvres profitent
plus de l’impérialisme que les riches car, loin de se contredire, démocratie et
impérialisme vont de pair.
Il convient ici de souligner tout ce que l’expérience démocratique ainsi
résumée peut avoir d’étrange, voire d’étranger à nos yeux20, parce que nous
vivons sur des idées reçues ou que nous ne résistons pas toujours à la tenta-
tion de projeter nos propres catégories sur les sociétés antiques. Ainsi, affir-
mant que « l’histoire de la liberté à Athènes ne se résume pas tout entière dans
le procès de Socrate » (p. 171), Finley remet à sa place un épisode que seul
le génie illusionniste de Platon réussit – pour des siècles, il est vrai – à faire
passer pour unique21 et il est stimulant d’apprendre qu’Aristophane symbolise
mieux que Socrate le problème de la liberté dans Athènes en guerre (p. 164) :
dans cette mise au point, rien d’édifiant et l’on prend plaisir à voir ainsi bous-
culer des idées toutes faites. Rien d’édifiant non plus dans les pages que Finley
consacre à l’impérialisme de la démocratie athénienne. Aucun Athénien n ’aurait
imaginé sérieusement que la démocratie fût « un régime incapable d’exer-
cer l’empire » et d’ailleurs Cléon ne recourait à cet argument que comme à
17. Finley, Démocratie, p. 85, 130, 151 et « Athenian Demagogues », p. 11 ; pour une position
inverse, voir J. de Romilly qui parle (p. 134-135 et 176) de « dictature populaire » et de « démo-
cratie tyrannique ».
18. Depuis Hegel qui y voyait « la description la plus approfondie d’Athènes » (Leçons sur la phi-
losophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, 1963, p. 200), l’oraison funèbre prononcée par Périclès
au livre II de Thucydide passe pour un « commentaire » de l’idéal démocratique (voir par exemple
Glotz, La Cité grecque, p. 153-156).
19. Démocratie, p. 66-72 et 82. Il semble que la majorité du corps civique ait su au moins lire et
compter de façon rudimentaire (voir F. D. Harvey, « Literacy in the Athenian Democracy », Revue
des Etudes grecques, 79 (1966), p. 585-635).
20. Finley insiste volontiers sur l’opposition du monde antique et du monde moderne (p. 54, 62, 63,
72, 89, 126) ; voir encore son Economie antique, trad. française, Paris, 1975, passim.
21. Pour démystifier encore la mort de Socrate, voir, dans un tout autre contexte, les réflexions de
J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles », L’Arc, 64 (1976), p. 12.
130 problèmes grecs de la démocratie moderne
la Staatsräson »29, cela ne signifie pas pour autant qu’en tous lieux et en tous
temps le logos politique athénien se soit caractérisé par une sereine et parfaite
adéquation à la réalité : confrontés aux nécessités pratiques de la politique exté-
rieure, les orateurs de l’ekklésia pouvaient être réalistes ; mais il est des lieux
– tel le cimetière national où, en enterrant ses soldats-citoyens, la démocratie
procédait officiellement à son propre éloge – où un tout autre langage était de
mise. Citant précisément une phrase de l’oraison funèbre de Périclès (« Athènes
est la seule cité qui règne sur des sujets sans qu’ils puissent se plaindre de se
trouver soumis à une nation indigne d’exercer cette autorité »), Finley y voit
ce que l’on peut trouver « de plus proche d’une affirmation idéologique »
et « l’on avouera », ajoute-t‑il, « que c’est peu de chose » (p. 107) ; encore
conviendrait-il de rapprocher cette affirmation péricléenne des développements
similaires contenus dans d’autres oraisons funèbres et l’on s’apercevrait alors
que ce peu de chose est la version discrète d’un lieu commun de l’éloquence
officielle, en vertu duquel les Athéniens sont admirés même de leurs ennemis
et par là dignes du premier rang, celui de guides des Grecs : des réalités de la
domination à la reconnaissance admirative de la valeur, du monde de la puis-
sance à l’univers agnostique, ce déplacement ne nous semble pas négligeable et
à la question de l’idéologie on ne saurait se contenter de répondre en affirmant
qu’elle n’existait pas à Athènes30. Certes l’entreprise de Finley répond à notre
désir de donner quelque part (en un lieu, en un temps assignables, fussent-ils à
jamais distants) sa chance à une parfaite transparence de la démocratie ; à cet
égard Démocratie antique et démocratie moderne est d’une lecture stimulante :
au risque de décevoir notre propre désir, j’ajouterai que l’analyse historique y
est parfois travaillée par l’imaginaire de la démocratie.
29. Démocratie, p. 110 ; mais cf. p. 103 (à propos des « avantages invisibles », comme « l’attraction
du pouvoir en tant que tel »).
30. Démocratie, p. 125-126 (« dans la Grèce antique, avec l’exploitation au grand jour des esclaves
et des sujets étrangers, il y avait peu de place pour l’idéologie au sens marxiste »).
31. Définissant la démocratie, Périclès parle des intérêts de « la majorité », opposés à ceux du
« petit nombre » et non « des intérêts de tous ». Sur kratos, voir les remarques d’Ed. Will, Le
Monde grec et l’orient, I, Paris, 1972, p. 446-447, et le jeu de mots étymologique de J. de Romilly
(Problèmes, p. 73).
32. Voir Finley, p. 81 et P. Vidal-Naquet, p. 43-44.
132 problèmes grecs de la démocratie moderne
et intérêt national »39. Parce que les Grecs ont les premiers associé ces termes.
Mais aussi parce que vingt-cinq siècles après (et à quelques transformations
près dans les modes de production et les rapports sociaux !) la démocratie, lors
même qu’elle croit avoir définitivement renvoyé Athènes au magasin des anti-
quités, n’a pas trouvé pour se penser un langage radicalement autre.
Curieux décalage mais qui, à considérer le retard bien connu des idéologies,
n’a finalement rien d’un paradoxe : nous ne nous identifions plus aux Athéniens ;
mais il nous arrive toujours de formuler en Grecs la question de la démocra-
tie. Il est vrai qu’en l’inventant les Grecs avaient fait preuve d’une formidable
audace. « Les Athéniens n’ont pas trouvé la démocratie parmi d’autres fleurs
sauvages qui poussaient sur la Pnyx »40 ; il leur fallut tout au contraire vaincre
une tradition aristocratique déjà ancestrale qui professait avec Homère qu’« au
milieu d’une vaste foule, on ne saurait ni entendre ni parler »41. Et cependant,
le logos athénien s’est fait entendre. Parions qu’il a dû parler très fort et que
quelques bribes en résonnent encore à nos oreilles.
39. Voir J. de Romilly, Problèmes, p. 145 et M. I. Finley, Démocratie, chap. ii (dont le titre est
cité ci-dessus) ; cf. également « Athenian Demagogues », p. 19.
40. Citation de C. Castoriadis, op. cit., p. 187.
41. Homère, Iliade, XIX, 81-82.
MOURIR DEVANT TROIE, TOMBER POUR ATHÈNES :
DE LA GLOIRE DU HÉROS À L’IDÉE DE LA CITÉ* **
* Première publication dans G. Gnoli et J.-P. Vernant (éds.), La Mort, les morts dans les sociétés
anciennes, Cambridge, 1982, p. 27-43.
** Ce rapport de synthèse, présenté devant le Colloque pour introduire la discussion sur la notion
d’idéologie funéraire, dégageait, à propos de l’idée de « belle mort », les grandes lignes suggérées
par trois des communications : celles d’Annie Schnapp sur « Les funérailles de Patrocle » (dans
ce volume, p. 77-88), de Jean-Pierre Vernant sur « L’idéologie de la mort héroïque dans l’Iliade »
(dans ce volume, p. 45-76) et de Nicole Loraux sur la « belle mort » civique dans l’oraison funèbre
athénienne (à paraître sous le titre « La belle mort ou l’impossible élaboration d’un bios politikos »
dans L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », sous presse).
Ces trois communications, auxquelles je me réfère constamment, seront indiquées sous le nom de
l’auteur, suivi de la mention op. cit.
1. Sur l’oraison funèbre athénienne, je renverrai le lecteur à ma thèse (à paraître) L’Invention d’Athènes.
2. L’Iliade sera ainsi définie, par opposition à l’Odyssée où M. I. Finley voit Le Monde d’Ulysse
(tr. fr., Paris, 1969).
3. Le camp des Achéens, la cité classique ; bien entendu, il s’agit des deux termes extrêmes d’une
longue histoire, que les communications ici évoquées ne prenaient pas en charge : d’où les absences,
celle surtout du phénomène héroïque (le développement du culte des héros dans les cités, étape
capitale du processus d’abstraction évoqué ci-dessous), dont traite Claude Bérard (dans ce volume,
p. 89-105) et que je n’ai donc nullement tenté de prendre en compte.
4. Cf. P. Vidal-Naquet, « L’Iliade sans travesti », préface à l’Iliade, tr. fr. P. Mazon, Paris, 1975,
p. 14-15.
5. Voir M. Detienne, « La phalange : problèmes et controverses », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes
de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 119-142 et P. Vidal-Naquet, « La tradition de
l’hoplite athénien », ibid., p. 161-181.
6. Le texte de référence est Thucydide, II, 34.
mourir devant troie, tomber pour athènes 135
Parce qu’en elle se cristallise l’aretê, celle d’Achille, celle des citoyens
d’Athènes, la « belle mort » a d’emblée partie liée avec le discours : mort héroïque
et belle mort civique sont l’une et l’autre l’objet d’une parole élaborée, parole
de célébration qui assure le trépas du guerrier d’une existence éternelle dans les
mémoires, lui donnant ainsi toute sa réalité, mais qui, inversement, tire toute sa
valeur de l’exploit accompli, dont elle entend se faire l’expression véridique.
La belle mort : un paradigme.
Deux collectivités, donc, sont réunies pour enterrer leurs morts : l’armée
des Achéens, la cité athénienne. L’armée des Achéens met en œuvre deux pro-
cédures très différentes, selon qu’il s’agit de morts ordinaires ou de l’élite des
héros. Pour enterrer le tout-venant des morts anonymes qui ne sont pas tombés
au premier rang, on fait vite : on lave les corps, on efface sur eux sang et pous-
sière, on élève un bûcher ; une fois la crémation achevée, on s’en va, sans un
mot (Iliade, 7, 424-432). Car il y a fort à parier que, tout comme les Troyens,
les Achéens se sont abstenus de toute lamentation avant d’entasser les corps sur
le bûcher7. Au silence des vivants répond le silence entourant les morts, dont
la cohorte indistincte ira rejoindre dans l’Hadès la masse privée de gloire des
sans-nom (les nônymnoi)8. Pour enterrer les héros9, au contraire – Sarpédon ou
Hector, mais surtout Patrocle –, un rituel s’impose, inséré dans une temporalité,
et qui fait la part des lamentations, de l’exposition du corps (prothesis), d’un
banquet et (ou) de concours. Puis c’est au poète de célébrer les klea andrôn (les
hauts faits des héros). Bref, on n’enterre pas Thersite – s’il lui advenait de mou-
rir – comme on enterrerait Achille, ou comme on enterre Patrocle, cet autre lui-
même. Il y a le lot de la piétaille, et celui des héros.
À l’opposé des funérailles épiques, la pratique démocratique accorde à tous
les mêmes honneurs : à Athènes, les funérailles sont collectives, collectif le
tombeau, collectif encore l’éloge. Mais chacun des citoyens a droit individuel-
lement à sa part de gloire, au souvenir éternel de son nom, inscrit sur le monu-
ment. Un nom, il est vrai, à la fois « abstrait » et politique : sans patronyme,
sans démotique, le nom du citoyen est comme mis à nu, détaché de tout rap-
port d’appartenance (à une famille, à un espace de vie), et prend place à l’inté-
rieur d’une liste, à côté des noms de tous les autres morts de l’année, énumérés
dans le cadre civique des dix tribus clisthéniennes. Ainsi l’égalitarisme démo-
cratique a su intégrer les valeurs aristocratiques de la gloire. L’anonymat pré-
side certes aux funérailles, mais un anonymat bien tempéré : si les restes des
morts, rassemblés par tribus, ne sont pas individualisés, du moins chaque famille
7. Ainsi que le remarque Annie Schnapp, op. cit., p. 79. La plainte étant essentiellement féminine,
il importe que, dans ce contexte, les femmes soient absentes – détail signifiant du côté troyen où
les héros morts sont ramenés dans la ville et offerts aux gémissements des femmes ; aussi le texte
souligne-t‑il l’interdiction de se lamenter du côté troyen (Il., 7, 427).
8. Sur le « silence réservé aux morts ordinaires », voir J.-P. Vernant, op. cit. Dans le mythe hésiodique
des races, seule l’élite des héros gagne les îles des Bienheureux, le reste gagne l’Hadès, comme
les hommes de bronze, morts nônymnoi (Hésiode, Les Travaux et les Jours, 152-155 et 166-173).
9. On prendra systématiquement le mot « héros » au sens homérique du terme et non au sens cultuel,
dont traitent Claude Bérard et François Hartog (dans ce volume, p. 89-105 et 143-154).
136 mourir devant troie, tomber pour athènes
Ni tout à fait mort ni encore vivant, mortel et cependant traité comme un dieu,
Patrocle mort révèle Achille vivant. Et jusqu’à ce qu’Achille devienne un jour
un mort, Patrocle n’en sera pas vraiment un. Ce que sa tombe toute provisoire
renferme, ce sont bien des os blancs, mais entourés, comme pour un sacrifice
divin qui n’a pas encore eu lieu ou n’aura jamais lieu, d’une double couche de
graisse. En attendant qu’Achille ne s’enfonce à son tour dans l’Hadès. Disons
qu’Achille encore vivant est la figure immortelle de Patrocle comme Patrocle
était la part mortelle d’Achille, en attendant que la mort ne réunisse enfin les
deux moitiés du symbolon.
Ainsi les funérailles de Patrocle mettent à jour le statut du héros, son inté-
gration difficile dans la société, celle des vivants mais aussi celle des morts, et
la tension qui en lui constamment affronte la vie à la mort, le dieu à l’homme.
Patrocle et Achille : l’envers et l’endroit. Comment dire mieux que le héros
est double ?
Après les funérailles héroïques, les funérailles civiques, dans leur égalitarisme
démocratique. Encore faut-il observer que cet égalitarisme démocratique consiste
à donner à tous ce que l’aristocratie réservait à quelques-uns : traits aristocra-
tiques sont la prothesis, plus longue que celle des morts ordinaires, l’utilisation
de chars pour le convoi (l’ekphora), le dépôt des ossements dans des cercueils
en bois de cyprès, bois imputrescible, porteur de mémoire et symbole d’immor-
talité, et surtout la louange. Louange en prose, qui use de la langue politique
des débats ; mais la « renommée immortelle » (doxa athanatos) des orateurs
civiques ressemble étrangement à la « gloire impérissable » (kleos aphthiton)
du poète. À tous, donc, ce que les aristocrates (agathoi) du passé réservaient
à quelques-uns, et à tous le nom d’agathoi andres, officiellement décerné aux
morts par le discours et l’épigramme versifiée. La mort effacerait-elle les dif-
férences ? On dira plutôt que c’est la cité qui les efface à l’occasion de la mort.
Comme si l’idéal de la démocratie, cette transparence égalitaire des rapports
interchangeables, (ne) s’accomplissait (que) dans la mort. Toujours est-il que,
dans la mort, les combattants athéniens, hoplites, archers, rameurs et peltastes
confondus, font figure d’homoioi. Homoioi, agathoi : Athènes ou l’égalité dans
l’aristocratie ? Ce que les funérailles publiques disent, c’est la démocratie telle
qu’elle se veut, telle qu’elle veut qu’on la pense.
Ainsi les funérailles athéniennes expriment bien la « réalité » de la société
des vivants, à condition de désigner comme réel ce que cette société veut qu’on
dise d’elle – ce qu’elle dit à son propre propos.
Elle le dit même envers et contre toutes les transformations qui s’opèrent
en son sein : au ive siècle, l’oraison funèbre résiste de toute son orthodoxie à
l’intrusion des valeurs privées qui à nouveau se développent dans la cité15. Mais
l’historien ne peut oublier qu’aux frontières mêmes du cimetière officiel (dêmo-
sion sêma), les sépultures privées recommencent à proliférer, et que certaines
d’entre elles vont jusqu’à célébrer individuellement l’un des citoyens enterrés
dans le monument collectif. Ainsi la piété familiale double les valeurs officielles,
comme, au Céramique, l’« allée des tombeaux » double le dêmosion sêma. Le
cas le plus remarquable est celui du jeune Dexileôs, qui fut sans doute enterré
dans le monument collectif des morts de 394, mais qui est à coup sûr deux fois
célébré individuellement – avec les Hippeis qui se sont illustrés en même temps
que lui et par le monument que sa famille lui élève, où l’épitaphe se fait biogra-
phie, où le relief l’isole des autres combattants16. Et cependant, les funérailles
et le discours disent toujours, inlassablement, le primat du collectif sur l’indi-
viduel, du public sur le privé… Il est temps d’entrer vraiment dans le discours.
16. Voir N. Loraux, Invention, chap. 1. La liste des morts de l’année 394 est trop lacunaire pour
qu’on puisse affirmer avec certitude que le nom de Dexileôs y figurait. Lors de la discussion, Claude
Bérard m’a objecté que le jeune Athénien avait sans doute été enterré non dans le monument col-
lectif, mais dans celui des Hippeis au nombre desquels il est énuméré. Néanmoins, j’inclinerais à
considérer le monument des Hippeis comme un simple monument honorifique, probablement un
cénotaphe, doublant le monument collectif où tous les morts de l’année étaient enterrés. Quant au
mnêma privé, je m’accorde avec lui pour y voir quelque chose comme une revendication par la
famille de la « part personnelle » du combattant.
17. Cf. J.-P. Vernant, op. cit.
18. Voir N. Loraux, « Marathon ou l’histoire idéologique », REA 75, 1973, p. 13-42.
19. Cf. J.-P. Vernant, op. cit. On observera que ce raisonnement homérique se retrouve dans
l’Epitaphios de Lysias (78).
mourir devant troie, tomber pour athènes 139
maillons extrêmes d’une longue chaîne, s’observe une très réelle continuité, sur
laquelle on insistera sans oublier que l’écart et la rupture, une série d’écarts et
de ruptures, y ont leur place.
De la mort du héros à celle du soldat-citoyen, le discours de la belle mort se
construit sur un certain nombre d’affirmations communes. La belle mort réalise
d’un coup la valeur (aretê) d’un combattant : elle fixe la jeunesse des guerriers
homériques, éternisés dans la fleur de leur âge, elle sanctionne l’accès du sol-
dat athénien au statut d’anêr (l’adulte viril, indissociablement citoyen et s oldat).
Car il existe deux façons d’entendre le syntagme-clef des epitaphioi – « ils
moururent, s’étant révélés des hommes de cœur » (andres genomenoi agathoi),
selon que l’on met l’accent sur agathoi ou que l’on privilégie andres : de la pre-
mière lecture, la plus courante, il ressort que l’Athénien ne devient valeureux
que dans la mort ; si l’on s’attache plus particulièrement à andres, alors l’orai-
son funèbre affirme que l’Athénien ne devient vraiment homme, c’est-à‑dire
citoyen, que dans la mort20.
Aussi la mort glorieuse creuse-t‑elle un fossé entre le héros (ou les a gathoi)
et le reste de l’humanité. Dans l’Iliade, où l’on ne meurt qu’à la guerre, la ligne
de partage passe entre la mort anonyme de la piétaille et la belle mort d’un
Sarpédon ou d’un Patrocle ; dans l’oraison funèbre, le trépas fulgurant de l’anêr
agathos le sépare à jamais de l’humanité passive, enfoncée dans la matière, et
qui attend de subir un destin. Mais, dans les deux cas, la mort choisie de l’élite
s’oppose à la mort subie du commun des mortels.
La mort glorieuse se déploie donc dans le domaine de l’absolu. Tous les tré-
sors du monde ne sauraient équilibrer l’exigence d’honneur qui mène Achille ;
aucun prestige ne suffirait à lancer Sarpédon dans la mêlée ; de même, les
exploits militaires des Athéniens n’obéissent à aucune considération utilitaire,
mais à la seule quête de l’aretê21.
Tout se passe comme si la belle mort héroïque continuait à informer la ver-
sion civique de la mort du combattant, comme si le discours de la cité se nour-
rissait des représentations de l’épopée. Ce qui ne signifie pas pour autant que la
belle mort civique soit issue sans rupture de la mort héroïque. De l’une à l’autre,
en effet, on peut déceler de multiples écarts. Ces écarts, on les observera plus
aisément en prenant pour point d’ancrage la belle mort civique, qui est comme
le terme d’une longue histoire.
Alors que l’épopée se donnait pour objet les klea andrôn, gloire déjà réali-
sée en actes, le discours athénien efface résolument l’acte derrière la décision de
mourir : dans l’oraison funèbre, tout tient dans ce choix, qui ouvre sur la mort.
Entre la décision et le constat de la belle mort (andres genomenoi agathoi), il
n’y a place pour aucun acte, pour aucun récit d’exploit.
Du coup, la vie s’efface derrière la mort. Parce que seul compte l’instant de
la décision qui est à la fois le début et la fin de la (vraie) vie. Parce que le carac-
tère collectif de l’éloge veut que tous les morts aient même part de louange, sans
considération aucune de la qualité de leur existence passée.
20. Entre andra gignesthai, qui désigne la majorité politique, c’est-à‑dire l’inscription sur le registre
du dème, et l’inscription du mort sur la liste officielle (andra genesthai agathon), l’oraison funèbre
semble ne pas faire de différence.
21. Achille et Sarpédon : cf. J.-P. Vernant, op. cit. ; pour les Athéniens : Lysias, Epitaphios, 14.
140 mourir devant troie, tomber pour athènes
25. Cf. N. Loraux, op. cit. Dans l’Athènes classique, la notion de « beau mort » n’a plus de réalité :
ainsi, dans les Suppliantes d’Euripide, la vue des « corps défigurés – spectacle affreux, le sang, les
plaies des cadavres » (944-945) doit être évitée aux mères des morts.
26. Thucydide, II, 34, 2 : ta osta protithentai (« ils exposent les ossements »).
27. L’impossibilité d’identifier les morts caractérisait dans l’Iliade la masse des morts ordinaires
(7, 424). Les Suppliantes d’Euripide, réflexion tragique sur les funérailles publiques, présentent les
opérations dans le même ordre : d’abord le bûcher, en présence des chefs politiques et militaires,
puis l’exposition des ossements, à laquelle peuvent assister les mères (941-949, 1123 sqq.).
28. À ceux qui, lors de la discussion, avaient insisté sur l’importance des « raisons sanitaires »,
l’exposé de Denis Lombard sur les funérailles insulindiennes (dans ce volume, p. 479-499) apportait
une réponse définitive : dans la pratique funéraire qui consiste à garder, des années durant (parfois
trois ans), à l’intérieur de la maison, le cadavre roulé dans une pièce de tissu, où est la prophylaxie ?
142 mourir devant troie, tomber pour athènes
bataille. Or, la pratique athénienne s’éclaire, pour peu qu’on la réfère au mythe
dominant de l’autochtonie29 : confier les ossements des Athéniens à la terre
civique qui leur est à la fois « une mère et une patrie », n’est-ce pas assurer la
reproduction de la cité ? À tout le moins dira-t‑on que le souci de prophylaxie
est rendu nécessaire par ce choix athénien.
Mais il y a plus : en tant que pratique funéraire, la crémation relève du sym-
bolique et peut en elle-même faire l’objet d’un choix. Symbolique est en effet
la répartition qui, à Marathon où les combattants ont été enterrés sur place,
sépare les citoyens, pour qui l’on eut recours à la crémation, des Platéens et des
esclaves qui furent simplement inhumés à quelque distance. Pour interpréter ce
partage, on peut observer que la crémation, pratique plus coûteuse, était réser-
vée à ceux que la cité voulait honorer hautement30. Il faut sans doute ajouter
que les citoyens athéniens, andres accomplis et consacrés par la mort, sont tout
naturellement du côté du cuit, cependant que Platéens et esclaves se trouvent,
comme les enfants des tombes princières d’Erétrie fouillées par Claude Bérard31,
du côté du cru – on rappellera que l’oraison funèbre présente volontiers les
citoyens tombés au combat comme enfin et définitivement sortis de l’enfance.
En matière de pratique funéraire, existe-t‑il des conduites qui échappent au
symbolique ? Parce que nous ne le croyons pas, il nous fallait nous appesantir
sur le refus athénien de faire une place au voir dans la cérémonie des funérailles.
Ainsi, du beau mort à la belle mort, un événement capital s’est produit :
l’effacement de la personne du mort ou, plus exactement, des morts eux-mêmes
devant la cité. Ou, en d’autres termes : la constitution de l’idéalité-cité, au-delà
de toutes les représentations de la polis comme collectivité. La constitution d’une
idéalité : autrement dit, un processus d’abstraction.
sur la société spartiate et ses structures, M. I. Finley, « Sparta », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes
de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 143-160.
34. Tyrtée, 6-7, 29-30 et 9, 35-42, Prato. Sur les tresantes et à propos des représentations spartiates
de la belle mort, voir N. Loraux, « “La belle mort” spartiate », Ktèma 2, 1977, p. 105-120.
35. Thucydide, II, 45, 2. Dans la discussion qui a suivi la présentation de cet article, D. Lanza a
attiré mon attention sur l’étrange epitaphios prononcé par Electre sur le corps d’Egisthe (Euripide,
Electre, 906-956), epitaphios de signe négatif, puisqu’il s’agit d’un blâme et non d’un éloge, que le
kratos y est absolument mis en avant et – surtout – que c’est une femme qui le prononce : seule la
tragédie pouvait subvertir ainsi la tradition de l’oraison funèbre, en donnant la parole à une femme…
36. Sur l’équivalence grecque du mariage et de la guerre, comme accomplissement de la nature
respective de la femme et de l’homme, cf. J.-P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne,
Paris-La Haye, 1972, p. 15.
37. Par exemple, la prise du pouvoir par le discours dans le monde des cités et l’affirmation, maintes
fois répétée dans l’œuvre de Pindare, de la suprématie totale de la parole de célébration sur l’acte.
38. Tout en inclinant à dater l’introduction de l’oraison funèbre aux alentours de 460, je considère
avec F. Jacoby (« Patrios Nomos. State Burial in Athens […] », JHS 64, 1944, p. 37-66) qu’elle se
situe au terme d’un processus de maturation, qui s’opère entre Clisthène et Ephialte.
144 mourir devant troie, tomber pour athènes
45. Cf. Annie Schnapp, op. cit., et J.-P. Vernant, op. cit.
46. Au sens où c’est la « cité » qui donne son extrême cohérence à ce discours et lui permet de
résister aux différences et aux tensions que le « réel » pourrait y introduire. Pour une autre approche
de cette notion, voir D. Lanza et M. Vegetti, « L’ideologia della città », dans l’ouvrage collectif du
même titre, Napoli, 1977, p. 13-27.
146 mourir devant troie, tomber pour athènes
le héros est unique parmi les héros ; du moins doit-il l’être, ou faut-il qu’il le
soit pour s’insérer à sa façon paradoxale dans la société homérique. Contre le
temps, contre sa propre histoire, qui ne s’est pas faite de guerres agonistiques
ni de pur prestige, la cité d’Athènes met en place un cérémonial qui la distingue
des autres cités, et où elle proclame qu’elle est la seule polis. Discours dont les
historiens ont eu et ont encore bien du mal à sortir. Habitués que nous sommes
à prêter une oreille distraite à la phraséologie de nos modernes discours aux
morts, il nous plaît que le plus efficace des modèles athéniens d’Athènes ait
d’abord été dit, dans un cimetière.
AUX ORIGINES DE LA DÉMOCRATIE
SUR LA « TRANSPARENCE » DÉMOCRATIQUE*
en dépit de l’absence de tout enseignement public8, mais sans doute plus actif
à l’assemblée par sa présence ou par ses réactions que par ses prestations ora-
toires. Lorsqu’Euripide affirme que la liberté démocratique est tout entière dans
les paroles du héraut à l’ekklésia : « Qui veut, qui peut donner un avis sage à
sa patrie ? », il s’empresse d’ajouter : « Alors, à son gré, chacun peut briller
ou se taire » (Suppliantes, 438-441).
À son gré ou à la mesure de son instruction. Briller ou se taire. Parler ou
écouter. Écrire ou lire. C’est ici, avec cette alternative qui n’est équilibrée qu’en
apparence, que les choses deviennent moins limpides, ou moins parfaites. Car
l’écriture, si essentielle au fonctionnement quotidien de la démocratie, les
démocrates semblent ne jamais se l’être appropriée au service d’une réflexion
systématique sur ce régime dont ils étaient fiers. Qu’advient-il dès lors de la trans-
parence démocratique, si admirablement célébrée par Hérodote ? L’historien,
il est vrai, était d’Halicarnasse et non d’Athènes. On s’étonnera peut-être que,
dans la cité la plus éclairée de Grèce, où les intellectuels affluent de toutes
parts comme en une seconde patrie, il ne se soit pas trouvé un Athénien pour
écrire une « Constitution d’Athènes » positive, en réponse aux multiples pam-
phlets oligarchiques ainsi intitulés où les adversaires politiques de la démocra-
tie traçaient du régime athénien le portrait le plus noir. Les démocrates, dit-on,
n’avaient pas le temps d’écrire : ils avaient mieux à faire, ils agissaient. Ils par-
laient aussi et, s’ils exaltaient la démocratie, c’était à la parole qu’ils confiaient
l’éloge. Soit. Mais la parole se perd et l’écriture reste : les Athéniens le savaient
comme tous les Grecs, et, plus que tous les autres Grecs, ils avaient le souci de
laisser une trace d’eux-mêmes. Il est vrai que tous les discours prononcés à la
louange de la démocratie ne se sont pas perdus ; certains d’entre eux – très peu –
ont été transcrits : je pense aux oraisons funèbres prononcées officiellement à la
gloire des soldats-citoyens d’Athènes tombés pour la patrie, et qui comportent
obligatoirement un éloge de la démocratie, source, comme chez Hérodote, de
la valeur militaire des Athéniens. Tiendrions-nous enfin un discours athénien
sur la démocratie athénienne ? Il nous faut vite déchanter : nous tenons cer-
tainement un discours athénien. Mais, avant de le qualifier de démocratique,
il nous faut admettre qu’on peut parler de la démocratie en « oubliant » tout
ce qui fait l’originalité de ce régime (rétribution des charges, tirage au sort) et
en célébrant au contraire tout ce qui permet de rapprocher Athènes des cités
aristocratiques : la place accordée au mérite – c’est-à‑dire le choix de certains
magistrats par élection –, la noblesse innée du caractère, l’obéissance à des
lois non-écrites. Mieux encore : loin de présenter l’invention de la démocratie
comme une rupture avec un passé de servitude, certains de ces discours en font
une donnée immémoriale (aux origines, il y avait la démocratie… : du coup,
Athènes n’a plus d’histoire).
Bref, entre la pratique politique de la démocratie athénienne et l’image
qu’elle entend donner d’elle-même, il y a dans les oraisons funèbres un déca-
lage remarquable. Et rien ne sert de le minimiser en affirmant que dans un dis-
cours militaire il est toujours conseillé de mettre en avant la « valeur », qualité
d’abord aristocratique : le texte d’Hérodote cité tout à l’heure est là pour nous
rappeler que la célébration de la valeur peut aller de pair avec la revendication
d’une conscience politique transparente à soi-même.
probable que cette nouvelle organisation du peuple ne portait pas encore le nom
de démokratia, mais se réclamait d’une notion plus générale, celle d’isonomia ;
isonomia : la participation égale de tous à la vie politique ; autant dire que sur
ce slogan, forgé dans la lutte antityrannique, oligarques et démocrates, Isagoras
et Clisthène pouvaient s’entendre provisoirement, jusqu’à ce qu’il s’agisse de
définir le nombre des citoyens de plein droit : alors les alliés de la veille ne pou-
vaient que s’opposer, les démocrates demandant que tous les citoyens répondent à
cette définition, les oligarques voulant au contraire la réserver à un petit nombre.
Il n’empêche que, pensée sous la catégorie de « totalité », la démocratie clisthé-
nienne s’accommodait parfaitement du nom d’isonomia10. À partir de 460, au
contraire, il s’avère difficile de maintenir une telle ambiguïté, car ce démos, à
qui Éphialte puis Périclès donnent les moyens d’exercer effectivement le pou-
voir politique et judiciaire, est bien d’abord le peuple de paysans, d’artisans et
de boutiquiers que honnissent les aristocrates. Démokratia : la toute-puissance
(kratos) du peuple. Le mot – ce n’est pas un hasard – est attesté pour la première
fois dans une tragédie d’Eschyle, les Suppliantes, vers 464. Certes il en existe
encore deux lectures possibles, selon qu’on définit le démos, avec les démo-
crates, comme la totalité du peuple, le peuple assemblé qui décide souveraine-
ment à l’ekklésia, ou qu’on y voit, avec les oligarques, une classe sociale ou un
parti, celui des « petits » – rien n’interdit même de penser que le mot, forgé par
les adversaires du régime, désignait, avant que les démocrates ne s’en emparent
pour le redéfinir, le pouvoir d’une partie de la cité sur l’autre11.
Question de vocabulaire, dira-t‑on. Soit. Mais le langage dans lequel la
démocratie se définit n’est nullement indifférent à qui veut comprendre son
fonctionnement. Car la représentation de la démocratie fait partie de la réalité
de la démocratie.
Je tenterai donc de cerner le discours de la « démocratie de Clisthène » et
celui de la « démocratie d’Éphialte et de Périclès » à travers des œuvres litté-
raires plus spécialement marquées par l’un ou l’autre de ces moments, Eschyle
et Hérodote témoignant de l’esprit de la première période, Euripide et Thucydide
parlant la langue de la seconde. Encore faut-il expliquer en quoi ces œuvres
« littéraires » que sont l’histoire et la tragédie peuvent servir de témoignage
sur le fonctionnement idéologique de la démocratie. Ce me sera l’occasion de
verser un élément de plus au dossier, trop brièvement évoqué tout à l’heure, de
la démocratie comme mise en commun du politique : car il n’est pas à Athènes
une œuvre de parole qui, au ve siècle, ne soit d’abord un discours civique. Autant
dire que la notion d’œuvre littéraire sur laquelle nous vivons, notion héritée des
xviiie et xixe siècles – l’œuvre littéraire comme expression d’un tempérament –
est parfaitement inadéquate à ces genres civiques que sont l’histoire, préoccu-
pée des constitutions autant que des guerres, ou la tragédie qui, sur la scène et
pour l’édification d’un public de citoyens, confronte les enjeux du présent aux
schèmes mythiques d’un lointain passé.
10. La démonstration en a été faite de façon décisive dans Clisthène l’Athénien, ch. 2 (« Isonomie
et démocratie »), p. 25-32.
11. J. A. O. Larsen, « Cleisthenes and the Development of the Theory of Democracy at Athens »,
Melanges G. H. Sabine, Ithaca, 1948, p. 13-14 ; voir aussi V. Ehrenberg, « Origins of Democracy »,
Historia, 1 (1950), p. 534.
152 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique
12. Chez Hérodote, on passe tout naturellement des erga militaires (V, 77 : ergmata) au jeu sur
erga-exploits / erga-travail (travail servile sous les tyrans, libre sous la démocratie). Chez Thucydide, les
erga militaires (II, 36, 4 ; 41, 2) sont soigneusement séparés des erga comme travail social (II, 40, 2).
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 153
réticence parfois, son nom de démokratia. On a tout à l’heure évoqué les ano-
malies qui caractérisent la définition du régime dans les oraisons funèbres, parce
que le mot-clef y est la valeur et que les orateurs tentent de présenter la consti-
tution d’Athènes comme celle des aristoi, des meilleurs, sans s’apercevoir peut-
être qu’il faudrait dès lors traiter Athènes comme une aristocratie. Il est vrai que,
chez Thucydide, Périclès n’emploie le mot démokratia que comme une conces-
sion inévitable, bien vite compensée par l’exaltation d’Athènes comme patrie
de la valeur (arétè) ; du tirage au sort, des redditions de compte et de la mis-
thophorie, pas un mot n’est dit, le travail n’est évoqué qu’avec réticence et sans
recoupement possible avec les erga militaires, l’isonomia voit son champ réduit
à régler les différends privés, mais en revanche l’orateur exalte l’obéissance aux
magistrats et le sentiment de l’honneur, ciment très efficace des cités aristocra-
tiques13. Pour faire son propre éloge la démocratie devait-elle nécessairement
gommer tout ce qui la caractérise (mais la livre ainsi, il est vrai, aux critiques
des oligarques) ? Parce qu’on est l’objet d’attaques virulentes, faut-il pour autant
s’approprier le langage de l’adversaire ? N’est-il donc pas de langue démocra-
tique pour dire la démocratie ? Ces questions, qui naissent irrésistiblement à la
lecture des oraisons funèbres, la tragédie de la deuxième moitié du ve siècle les
pose aussi à sa façon et, d’Euripide à Eschyle, l’écart est, bien qu’avec moins de
netteté, à peu près le même que de Thucydide à Hérodote. On s’en assurera en
comparant les Suppliantes d’Euripide à la tragédie eschyléenne du même nom.
Dans un cas comme dans l’autre, un roi démocrate exprime sa volonté de sou-
mettre au peuple le difficile problème que pose à la cité l’arrivée d’une troupe
de suppliant(e)s. Mais, alors que le Pélasgos d’Eschyle se conduit comme un
magistrat de la cité, annonçant qu’il ne saurait « faire de promesses avant d’avoir
communiqué (au sens propre : mis en commun, koinôsas) les faits à tous ses
concitoyens », le Thésée d’Euripide s’affirme incapable de trouver « un pré-
texte honorable »14 à alléguer au peuple athénien. D’une tragédie à l’autre, la
croyance en la force de conviction et la rationalité du logos se serait-elle fissu-
rée ? La démocratie serait-elle condamnée à la défensive ou à la défiance vis-
à-vis de ses propres procédures ? Sans doute l’affirmation de soi est-elle moins
confortable lorsque l’on n’est pas séparé de l’adversaire politique par un fossé
aussi infranchissable que celui qui séparait la servitude de la liberté : oligoi ou
démos, on reste entre citoyens, animés de sentiments civiques, mus par des inté-
rêts qui, pour ne pas se recouper, n’en sont pas moins analogues…
Tel est le paradoxe : en se renforçant dans les faits, la démocratie n’a pas
renforcé son logos. Non seulement elle n’a pas conquis de langue qui lui soit
propre, mais elle a renoncé aux certitudes transparentes du discours de l’isono-
mia. Entre l’origine où, sans être en pleine possession d’elle-même, elle se dit
dans toute sa nouveauté et la maturité, où elle parle une langue noble, de toute
évidence l’évolution n’a pas été vers une plus complète adéquation du discours
à la réalité politique.
13. Cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
à paraître (ch. 4).
14. Le « beau discours » (kalos logos, v. 247) est par définition suspect, ce que n’était pas le « beau
nom » de l’isonomia (Hérodote, III, 80).
154 aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique
15. Sur l’idée de la cité comme production athénienne, voir Lanza-Vegetti, p. 13.
16. Mot à mot : la décision sans division des Argiens.
aux origines de la démocratie sur la « transparence » démocratique 155
de parti »17, il faut se rendre à l’évidence : les démocrates de 403 gênaient tout
simplement parce qu’ils avaient pris parti. On ne s’étonnera pas que de cette
victoire politique la démocratie soit sortie édulcorée.
Mythe du consensus, mythe de la démocratie ? Disons que l’idée de la
cité une servit à la démocratie athénienne d’idéologie, parce que la démocra-
tie, constituée tacitement sur des exclusions qui lui permettaient de fonction-
ner – celle des esclaves, à coup sûr, mais aussi celle des femmes –, devait, face
à ces étrangers de l’intérieur, mais aussi face aux autres cités, extérieur tou-
jours menaçant, proclamer l’infrangible cohésion de ses citoyens. Qui aborde-
rait l’étude de la démocratie athénienne avec l’idée reçue qu’elle était, plus que
d’autres régimes, accueillante aux femmes et aux esclaves devrait vite déchan-
ter : entre un esclave et un citoyen, la distance est plus grande à Athènes qu’à
Sparte ou en Crète, et les femmes d’Athènes étaient plus que les femmes spar-
tiates exclues de la cité. L’idéologie de l’unité vit d’exclusions, le logos mas-
culin se constitue face au bavardage féminin, la raison grecque a besoin que les
barbares n’aient d’autre loi que l’anomalie.
Mais, parce qu’une idéologie n’est jamais inerte, l’idée de la cité a « construit
de nouvelles structures opératoires, fondé un nouveau critère de rationalité »18 :
l’idée de la cité est le mythe fondateur de la raison grecque.
La démocratie athénienne n’était pas transparente à elle-même, mais elle a
produit l’idée d’une transparence politique, pour son usage – et pour le nôtre.
17. Sur stasis, voir les remarques de M. I. Finley, « Athenian Demagogues », Studies in Ancient
Society, Oxford, 1974, p. 5-6.
18. Je cite Lanza-Vegetti, p. 25.
LA FORMATION DE L’ATHÈNES BOURGEOISE :
ESSAI D’HISTORIOGRAPHIE 1750-1850*
Dans un article récent, Zvi Yavetz a posé cette question : « Why Rome ? »1
Autrement dit : pourquoi l’histoire ancienne s’est-elle constituée en discipline
scientifique en Allemagne à travers la Römische Geschichte de B. G. Niebuhr,
dont les deux premiers volumes paraissent en 1811-12 ? Le fait peut surprendre,
estime Yavetz, car c’est la Grèce qui, suivant une formule bien connue, exer-
çait alors sa « tyrannie » sur l’esprit allemand2. Selon l’historien israélien, la
réponse est à chercher dans le modèle que représentait, pour l’interprétation
de l’histoire romaine, le conflit entre seigneurs et paysans prussiens à l’aube
du xixe siècle, conflit arbitré, après Iéna (1806), par l’intervention réformiste de
l’État (Stein, Hardenberg, Scharnhorst, Gneisenau…). Niebuhr n’a-t‑il pas été
un proche collaborateur de Stein, après avoir débuté dans la fonction publique
au service du roi de Danemark ?
Le problème posé est tout à fait réel, mais il faut, croyons-nous, aller beau-
coup plus loin3. Certes, l’intégration de la révolte paysanne par l’État prussien
réformé fournit un schème pour interpréter l’opposition du patriciat et de la
plèbe et pour comprendre les crises du iie et du ier siècles avant notre ère, mais
il n’y a pas que Rome et la Prusse ; la formation de Niebuhr a été, très large-
ment, une réaction à l’immense « événement » qui ouvre l’histoire contem-
poraine, à la Révolution française. Si la « question agraire » s’est réveillée en
Allemagne, c’est en partie parce que, en 1789, les paysans français l’avaient
posée, et partiellement résolue, avec l’énergie que l’on sait. Niebuhr a été un
observateur attentif de cet ébranlement, violemment hostile aux Montagnards
de l’an II, mais rallié, de loin, à la république de Thermidor, conçue comme
devant répandre une « Aufklärung généralisée », envisageant même de venir
étudier à l’École Normale de l’an III, où professera Volney4.
* Écrit avec Pierre Vidal-Naquet, première publication dans R. R. Bolgar (éd.), Classical influences
on Western Thought A. D. 1650-1870, Cambridge, 1979, p. 169-222.
1. Z. Yavetz, « Why Rome ? Zeitgeist and ancient historians in early 19th century Germany »,
American Journal of Philology, xcvii (1976), 276-96.
2. Cf. E. M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany (Cambridge, 1935).
3. Avec l’aide notamment de la monographie de S. Rytkönen, Barthold Georg Niebuhr als Politiker
und Historiker (Helsinki, 1968) ; ce livre semble avoir échappé à l’attention de Z. Yavetz.
4. Rytkönen, Niebuhr, p. 34.
la formation de l’athènes bourgeoise 157
5. A. H. L. Heeren, Handbuch der Geschichte der Staate des Alterthums mit besonderer Rücksicht
auf ihre Verfassungen, ihren Handel und ihre Colonien (Göttingen, 1799), p. vii-viii ; nous citons
et corrigeons quelque peu la traduction de A. L. Thurot (Paris, 1827), p. x-xi.
6. Diderot, « Pensées détachées ou Fragments politiques échappés au portefeuille d’un philosophe »,
Œuvres complètes, t. x (Paris, 1971), p. 81-3 ; rappelons que Diderot avait publié, en 1743, une
traduction de l’Histoire de Grèce en trois tomes de Temple Stanyan.
7. V. Duruy, Histoire grecque (Paris, 1851), p. 103.
158 la formation de l’athènes bourgeoise
8. Turgot, Œuvres, t. 1, éd. G. Schelle (Paris, 1913), p. 214-34 ; nous citons les p. 217, 225-6 ; la
place de ce discours et de celui prononcé par Turgot sur le rôle du christianisme dans l’histoire est
fortement soulignée, après d’autres, par F. E. Manuel, The Prophets of Paris (Cambridge, Mass.,
1962), p. 13.
9. Cf. C. Joret, D’Ansse de Villoison et l’hellénisme en France pendant le dernier tiers du xviiie siècle
(Paris, 1910), p. 331-2.
10. Cf. C. Rabany, Les Schweighaeuser, biographie d’une famille de savants alsaciens d’après leur
correspondance inédite (Paris, 1884), p. 18.
la formation de l’athènes bourgeoise 159
11. P.-C. Lévesque, Histoire de Russie, vol. 1 (Paris, 1782), p. 71. Cette phrase disparut lorsque
Lévesque réédita son œuvre pour la seconde fois en 1800, puis en 1812 ; on lit alors : « La Russie
était peu connue de nos pères ; ils ignoraient même assez communément le nom de cet empire, le
plus vaste du monde… » (t. 1, p. 91 de la réédition de Paris, 1812).
12. Cf. Renée Simon, « Nicolas Fréret, académicien », Studies on Voltaire, t. xvii (Genève, 1961).
13. V. cependant E. Egger, L’Hellénisme en France (Paris, 1869), t. ii, p. 275 ; E. Rawson, The
Spartan Tradition in European Thought (Oxford, 1966), p. 260.
14. P. Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », publié en guise de préface à la traduction
(par Monique Alexandre) de M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne (Paris, 1976).
160 la formation de l’athènes bourgeoise
15. Sont publiés alors, outre les Leçons d’histoire de Volney, l’Origine de tous les cultes de Dupuis, le
Tableau historique de Condorcet. C’est aussi le moment où furent republiés ou rassemblés des textes
comme la Richesse des Nations d’Adam Smith, les œuvres de C. De Pauw, de Condillac, de Mably.
16. E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet (Paris, 1966), p. 207.
17. J.-P. de Bougainville, « Vues générales sur les antiquités grecques du premier âge, et sur les
premières histoires de la nation grecque… », Mémoires de littérature tirés des registres de l’Académie
royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. xxix (1764), p. 27-86 ; nous citons les pages 32-3. On
appréciera le progrès parallèle à l’intérieur des deux triades : sauvage, errant, civilisé ; religieux,
guerrier, commerçant.
la formation de l’athènes bourgeoise 161
au xviiie siècle, dans l’ordre des choses18. Espace et temps, présent et passé
lointain, monde sauvage et monde des vieilles civilisations, projets utopiques
et utopies incarnées, sur les débris du Discours sur l’Histoire universelle toutes
les combinaisons sont possibles dans un espace-temps incroyablement élargi.
Pour comprendre ce qu’a été la Grèce des philosophes19, il faut voir, bien sûr,
que le passé lointain sert de machine de guerre contre la société chrétienne20,
celle d’hier et celle d’aujourd’hui, contre le mythe judéo-chrétien qui la sous-
tend ; mais il faut comprendre surtout que toutes les associations sont possibles,
y compris les plus contradictoires. Tous les temps et tous les espaces sont bons
pour donner place aux fantasmes, pour y chercher la liberté ou la sécurité. Temps
primitifs et espaces immobiles, terres nouvellement conquises et socialisées
de l’Amérique anglo-saxonne, monde russe, monde chinois, monde de l’Inde,
continent africain. Tout peut être combiné : le repos et le mouvement, la liberté
et le despotisme éclairé. Voltaire peut, s’agissant de la Grèce, choisir Athènes
contre Sparte, mais être aussi le propagateur du mirage chinois21. Une étude
détaillée devrait associer Grèce et Amérique, Grèce et monde sauvage, Grèce
et Hollande, Grèce et Suisse. Parce qu’au terme du siècle il y a la « révolution
bourgeoise », on est tenté de croire que le mouvement des idées n’a retenu en
Grèce que ce qui allait dans le sens du mouvement du siècle, après qu’il eut été
accompli. Mais rien ne serait plus inexact. Au moins autant qu’à incarner la rai-
son conquérante, la Grèce a servi de support au rêve d’une histoire immobile22
ou atteignant la perfection. Telle fut Athènes elle-même pour Winckelmann,
telle fut Sparte dont le Législateur institue d’un seul coup la société bonne,
mythe sur lequel la Révolution aura un effet multiplicateur. Comme dans les
modernes controverses sur l’économie grecque23, la Grèce voit s’affronter à son
propos « primitivistes » et « modernistes », sans parler de ceux pour qui elle est
18. Sur l’espace des « philosophes », v. la thèse de P. Broc, La Géographie des philosophes (Lille,
1972), et, pour la fin du siècle, S. Moravia, « Philosophie et géographie à la fin du xviiie siècle »,
Studies on Voltaire, t. lvii (Genève, 1967), p. 937-1011.
19. Il s’en faut de beaucoup que nous disposions pour cette étude de tous les travaux qui seraient
nécessaires. Le seul ouvrage d’ensemble où le problème soit sérieusement abordé est celui de Peter
Gay, The Enlightenment. An Interpretation, t. i, The Rise of Modern Paganism (London, 1966) ;
sur le mirage spartiate, v. les deux chapitres que consacre au xviiie siècle Rawson, The Spartan
Tradition, p. 220-67 ; sur Voltaire, D. H. Jory, « Voltaire and the Greeks », Studies on Voltaire,
t. cliii (Genève, 1976), p. 1169-87 ; sur Rousseau, D. Leduc-Fayette, Jean-Jacques Rousseau et le
mythe de l’antiquité (Paris, 1974) ; sur Diderot, J. Seznec, Essais sur Diderot et l’antiquité (Oxford,
1957) ; sur Montesquieu, un article admirable, seule étude peut-être à répondre exactement aux
questions que nous nous posions : G. Cambiano, « Montesquieu e le antiche repubbliche greche »,
Rivista di filosofia, lxv, 2-3 (avril-septembre 1974), 93-144. Naturellement, nous avons beaucoup
appris en lisant les Contributi de A. Momigliano ; signalons tout spécialement son dernier article
sur notre sujet, « Eighteenth century prelude to Mr. Gibbon », Gibbon et Rome à la lumière de
l’historiographie moderne, éd. P. Ducrey (Lausanne, 1977), p. 57-70.
20. C’est le thème essentiel de Gay, The Enlightenment.
21. Cf. Rawson, The Spartan Tradition, p. 255-7, et, sur Voltaire et la Chine, la synthèse fonda-
mentale de B. Guy, « The French image of China before and after Voltaire », Studies on Voltaire,
t. xxi (Genève, 1963) : sur Voltaire, p. 214-84 ; en dernier lieu, S. Pitou, « Voltaire, Linguet and
China », Studies on Voltaire, t. xcviii (Genève, 1972), p. 61-8.
22. Sur ce thème, cf. J. Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle
(Paris et Chambéry, 1963), t. ii, p. 768-86.
23. Cf. E. Will, « Trois-quarts de siècle de recherches sur l’économie grecque antique », Annales
E.S.C., ix (1954), 7-22.
162 la formation de l’athènes bourgeoise
24. Cf. P. Vidal-Naquet, « Les jeunes : le cru, l’enfant grec et le cuit », Faire de l’histoire, éd.
J. Le Goff et P. Nora, t. iii (Paris, 1974), p. 137-68 ; Edna Lemay, « Histoire de l’antiquité et
découverte du Nouveau Monde chez deux auteurs du xviiie siècle », Studies on Voltaire, t. cli
(Genève, 1976), p. 1313-28.
25. V. sur Court de Gébelin, outre les travaux de son disciple immédiat, Rabaut Saint-Étienne,
Œuvres (2 t., Paris, 1826), t. i, p. 355-90 ; F. Baldensperger, Mélanges E. Huguet (Paris, 1940),
p. 315-30 ; F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts the Gods (Cambridge, Mass., 1959),
p. 250-8 ; G. Genette, Mimologiques (Paris, 1976), p. 119-48.
26. Court de Gébelin, Monde primitif, t. ix, p. 1.
27. J. S. Bailly, Histoire de l’astronomie ancienne (Paris, 1776) ; Lettres sur l’origine des sciences et
sur celle des peuples de l’Asie (Londres, 1777) ; Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne
histoire de l’Asie (Londres et Paris, 1779).
28. P. D. Huet, Histoire du commerce et de la navigation des anciens (Paris, 1711), p. 75. L’année
suivante, Huet publiera le Grand trésor historique et politique du florissant commerce des hollandais.
29. V., en dernier lieu, L. Dumont, Homo aequalis, Genèse et épanouissement de l’idéologie éco-
nomique (Paris, 1977), p. 83-104.
30. La bibliographie est considérable : cf. surtout, Ehrard, L’Idée de nature, t. ii, p. 378-81 et 595-8 ;
Rose de Labriolle, « Le pour et le contre et son temps, II », Studies on Voltaire, t. xxxv (Genève,
1965), p. 531-7 ; E. Ross, « Mandeville, Melon and Voltaire : the origins of the luxury controversy
la formation de l’athènes bourgeoise 163
37. Cf. « On the populousness of ancient nations » (1752), D. Hume, Essays, Literary, Moral and
Political (London, 1894), p. 245 et (à propos de Thucydide) 248 ; on comparera avec les indications
beaucoup plus optimistes données dans le traité antérieur « On commerce » (ibid. p. 149-58) ; sur
l’originalité de D. Hume, cf. M. I. Finley, The Ancient Economy (London, 1973), p. 21-2.
38. La première édition est ainsi intitulée : The Spirit of Athens. Being a political and philosophical
investigation of the history of that republic ; la seconde édition s’appelle : The History of Athens
politically and philosophically considered with the view to an investigation of the immediate
causes of elevation and of decline, operative in a free and commercial state ; la troisième, post-
révolutionnaire, s’appelle : The History of Athens, including a commentary on the principles, policy
and practice of republican government, and on the causes of elevation and decline, which operate
in every free and commercial state ; seule la seconde édition nous a été accessible, mais notre ami
Simon Pembroke a bien voulu comparer systématiquement la première et la seconde et n’a relevé,
à l’exception du titre, aucune différence significative quant à l’importance du thème commercial.
39. The History of Athens, p. 63 ; cf. pour la référence à Montesquieu, p. xi.
40. Chastellux, De la félicité publique ou considérations sur le sort de l’homme dans les différentes
époques de l’histoire (Amsterdam, 1772). Nous citons ce livre à la fois parce que, contre Rousseau,
il se fait le théoricien du gouvernement représentatif en des termes qui annoncent Constant : « Pour
moi, je pense qu’il n’y aura de liberté solide et durable, et surtout de félicité que parmi les peuples
chez lesquels tout se fera par représentation » (p. 43), et parce qu’il contient un exemple relativement
rare de critique adressée à Athènes et à Sparte, ce qui annonce Volney (cf. p. 22-49).
41. Voyages de M. le marquis de Chastellux dans l’Amérique septentrionale dans les années 1780,
1781 et 1782 (2 t., Paris, 1784).
la formation de l’athènes bourgeoise 165
42. On s’émerveilla d’abord, on s’indigna ensuite, après la Révolution. Sur l’œuvre de l’abbé
Barthélemy, publiée à Paris à la fin de 1788, voir la thèse de M. Badolle, L’Abbé Jean-Jacques
Barthélemy (1716-1795) et l’Hellénisme en France dans la seconde moitié du xviiie siècle (Paris,
1927) ; sur la réaction après la Révolution, cf. R. Canat, L’Hellénisme des Romantiques, t. i (Paris,
1951), p. 115 sq. ; typique est la lettre de P.-L. Courier à Chlewaski (27 février 1799) : « Je crois
que tous les livres de ce genre, moitié histoire, moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent
mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées très fausses
et choquent également le goût et l’érudition » (Œuvres, t. ii, p. 662).
43. Sur De Pauw, quelques indications dans C. Becdelièvre, Biographie liégeoise, t. ii (1835),
no. 1799, p. 531-6, qu’on s’est parfois contenté de recopier (cf. Michaud, Biographie universelle,
2e éd., vol. xxxii (Paris, 1861), p. 321-2) ; v. aussi G. Avenel, Anacharsis Cloots (Paris, 1865) et,
sur son œuvre, les informations données ci-dessus p. 173, n. 2 et ci-dessous p. 181, n. 2, et p. 184,
n. 2. Notre attention a été attirée sur De Pauw par un mémoire de maîtrise consacré à Barthélemy
et soutenu en 1976 par Alain Chauvet. Nous citons De Pauw d’après la réédition de l’an III.
44. Broc, La Géographie des philosophes, p. 457. Ce « protestant » fut du reste ordonné sous-diacre
et fut chanoine de Xanten.
45. Elle est notamment commentée par M. Duchet, Anthropologie et histoire au Siècle des Lumières
(Paris, 1972) ; v. à l’index.
46. V. sur ces thèmes au xviiie siècle, outre l’ouvrage de P. Broc, H. Baudet, Paradise on Earth :
Some Thoughts on European Images of Non-European Man, trad. E. Wentholt (New Haven et
London, 1965), p. 37-55.
166 la formation de l’athènes bourgeoise
une colonie égyptienne47 ? Une fois cette séparation accomplie, il fallait aussi
montrer que la Chine dont rêvaient les intellectuels n’était, au témoignage de
ceux qui avaient été à Canton, précisément qu’un mirage.
Peu avant de mourir, C. De Pauw détruisit le manuscrit d’un troisième
ouvrage, sur la Germanie ; il n’est guère douteux qu’il ne s’y employât à démo-
lir les représentations idéalisées que la noblesse française se donnait de ses
ancêtres « francs ».
Entre ces destructions, la construction grecque, ou plutôt athénienne. Car la
Grèce, ce n’est ni les Lacédémoniens « qui ne contribuèrent jamais aux progrès
d’aucune science, ni aux développements d’aucun art », ni les Étoliens que l’on
comparait aux bêtes féroces, ni les Thessaliens (« chez eux l’agriculture était
un métier déshonorant »), ni les Arcadiens, ces bons sauvages de l’Antiquité
qui n’existent pas politiquement avant Épaminondas48, la Grèce c’est, avant
tout, Athènes. Une Athènes démocratique, certes, cité de la parole politique :
« La politique ne s’y cachait pas sous des voiles et des nuages. »49 Étrange
Athènes tout de même, où le commerce, qui fait toute la vie de la cité, est vu
à travers la pastorale, puisque De Pauw insiste sur le penchant des Athéniens
pour la vie champêtre. La ville même d’Athènes ne comportait pas d’édifices
somptueux. De Pauw s’appuie sur la description célèbre du Pseudo-Dicéarque50
(« La route est agréable, dans un paysage bien cultivé, d’aspect accueillant. Mais
la ville est aride et manque d’eau ; elle est mal tracée, à la manière archaïque »)51,
pour démontrer la modestie toute démocratique d’Athènes : « Ils craignaient
avec raison de choquer les principes essentiels d’un gouvernement populaire
et l’égalité qui en formait la loi. »52 Tout, et même les Jardins des philosophes,
est intégré à cette pastorale.
Mais cette Athènes champêtre est aussi, depuis Solon, le pays des arts méca-
niques, d’un « immense commerce d’industrie », facilité par « le nombre pro-
digieux des manufactures », autant dire Londres, ou Amsterdam53. Tout cela
est rendu possible par l’esclavage dont l’importance est admise sans réticence
aucune. De Pauw admet même le chiffre de 400.000 esclaves du « recense-
ment » de Démétrios de Phalère, donné par Athénée dans un texte aussi célèbre
que controversé54.
Il ne faut pas croire que De Pauw accepte pour autant sans critique toutes
les données de la tradition. Son Athènes est une démocratie historique qui ne
commence nullement avec Thésée comme le veut la rhétorique classique, hel-
lénistique et moderne. La période la plus ancienne de l’« histoire » d’Athènes,
les premières dates du « marbre de Paros », par exemple, qui mentionne « l’arri
vée de Cérès à Éleusis », est rejetée comme entièrement légendaire, ce en quoi
47. J. de Guignes, Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne
(Paris, 1758) ; la thèse avait déjà été soutenue par P. D. Huet dans son Histoire du commerce. Cet
ouvrage provoqua toute une polémique dont les références importent peu ici (t. i, p. 166-7).
48. C. De Pauw, Œuvres (Paris, an III [1795]), t. vi, p. i-iv.
49. Ibid. p. ix.
50. De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 16.
51. Nous citons la traduction de R. Martin, L’Urbanisme dans la Grèce antique (Paris, 1956), p. 26.
52. De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 20 sq.
53. Ibid. p. 64-5, 156.
54. Athénée vi, 272 c ; De Pauw, Œuvres, t. vi, p. 156 et t. vii, p. 305 sq.
la formation de l’athènes bourgeoise 167
55. De Pauw, Œuvres, t. vii, p. 153-5, 201, 215-16 ; sur la démocratie, il s’appuie sur Plutarque,
Aristide 22. i.
56. Ibid. p. 358.
57. Nous pensons par exemple à B. A. Van Groningen, préfacier de l’édition des Belles Lettres
(Paris, 1968).
58. Cf. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, 1789-1799 (Paris, 1976) ; un rapport de Talleyrand
qu’on trouvera reproduit en C. Hippeau, L’Instruction publique en France pendant la Révolution,
t. i, Discours et rapports (Paris, 1881), p. 169, montre que Barthélémy et De Pauw ont été parmi
les auteurs auxquels on a demandé une inspiration pour l’organisation des fêtes révolutionnaires.
59. Rappelons simplement ici le livre le plus important, H. T. Parker, The Cult of Antiquity and the
French Revolutionaries (Chicago, 1937).
60. Prince de Ligne, Mémoires et mélanges historiques et littéraires, t. i (Paris, 1827), p. 25.
168 la formation de l’athènes bourgeoise
xviie siècle n’allaient pas faire « un petit tour » dans l’Israël ancien, ils étaient
largement des personnages de la Bible, ce qui ne signifiait pas du tout – bien au
contraire – que, hors quelques exceptions, ils éprouvassent le besoin d’apprendre
l’hébreu. Les révolutionnaires français – les législateurs du moins – savaient, en
général, assez bien le latin et fort peu le grec. Les plus « spartiates » d’entre eux
n’éprouvaient probablement pas le besoin d’apprendre le grec à leurs enfants.
Ils étaient eux-mêmes des exemples vivants.
Aussi bien, un coup d’œil rapide sur les sources et sur les travaux consacrés
à cette question61 le montre-t‑il très bien : les révolutionnaires français ne se sont
nullement passionnés pour l’apprentissage des langues et de l’histoire classiques.
Ainsi Mirabeau, qui, il est vrai, n’est ni spartiate ni romain, et peut-être à
cause de cela, se justifie : « Je suis loin de vouloir proscrire l’étude des langues
mortes ; je voudrais surtout qu’on pût faire renaître de ses cendres cette belle
langue grecque… mais je crois nécessaire d’ordonner que tout enseignement
public se fasse désormais en français. »62 L’enseignement du latin n’était-il
pas lié aux vétustes collèges ? Tout au plus le mathématicien montagnard
Gilbert Romme entend-il associer l’étude du latin à « l’amour énergique des
Romains pour la liberté dans les temps héroïques de la République », ce latin
au sujet duquel Condorcet avait été très réservé, « puisque tous les préjugés
doivent aujourd’hui disparaître »63. Le célèbre plan éducatif de Le Peletier, qui
concerne les enfants de cinq à douze ans, ne dit rien, et pour cause, des langues
anciennes64 ; et pourtant Fourcroy, rappelant l’exemple de Le Peletier, décla-
rait, le 30 juillet 1793 : « Il n’avait de guides que dans les législateurs anciens.
Il regardait, avec les sages de la Grèce, les fils des citoyens comme les enfants
de la République. » Mais lui-même propose simplement ceci : « Vous pouvez
imiter Athènes, où les écoles étaient ouvertes au lever du soleil et fermées à
son coucher. »65
En pleine exaltation de l’an II, le 15 brumaire (5 novembre 1793), on enten-
dit même Marie-Joseph Chénier faire ces remarques critiques, exceptionnelles
il est vrai :
Il faut étudier les hommes et les mœurs, les temps et les lieux, la nature immuable
dans les principes mais toujours variée dans les résultats, et peut-être alors
sera-t‑on moins empressé de nous présenter des romans politiques, facilement
échafaudés d’après la République de Platon ou d’après les romans historiques
composés sur Lacédémone.66
61. Bon chapitre de synthèse, dans le livre de S. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo. Filosofia
e politica nella società francese (1770-1810) (Bari, 1968), p. 315-444 ; nous avons utilisé les
ouvrages de F. Ponteil, Histoire de l’enseignement 1789-1965 (Paris, 1966) ; E. Allain, L’Œuvre
scolaire de la Révolution (Paris, 1891) ; les recueils de C. Hippeau, L’Instruction publique en France
pendant la Révolution, t. i et ii, Débats législatifs (Paris, 1883), et de J. Guillaume, Procès verbaux
du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative (Paris, 1889), et de la Convention
nationale (6 t., Paris, 1891-1917).
62. Hippeau, L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 11.
63. Ibid. p. 205-9 et 306-7.
64. Ibid. p. 342-86 ; le texte fut présenté par Robespierre le 13 juillet 1793.
65. Ibid. p. 387-97.
66. Ibid. t. ii, p. 99.
la formation de l’athènes bourgeoise 169
67. Voir, outre les ouvrages cités ci-dessus, le bel article de L. C. Pearce Williams, « Science,
education and the French Revolution », Isis, xliv (1953), p. 311-30.
68. Rouziès, Tableau analytique des études de l’École centrale du département du Lot (Paris,
an VII), p. 13.
69. Hippeau L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 432.
70. Allain, L’Œuvre scolaire de la Révolution, p. 116-19.
71. Cf. A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967 (Paris, 1968), p. 52-6.
72. On trouvera le rapport de Daunou en Condorcet, Œuvres, éd. A. Condorcet O’Connor, t. vi
(Paris, 1847), p. 3-5.
73. Bon chapitre sur Condorcet dans Manuel, The Prophets of Paris, p. 53-102 ; on dispose en outre
d’un ensemble très riche sur Condorcet avec le numéro spécial que lui ont consacré les Cahiers de
Fontenay, v, Philosophie (décembre 1976).
74. « Apocalypse du nouvel Évangile », dit Bonald, cité par Manuel, The Prophets of Paris, p. 61 ;
sur J. de Maistre, cf. ci-dessous p. 199 ; sur Chateaubriand, v. J. Dagen, « L’Essai sur les révolu-
tions ou les mémoires d’outre-histoire », Annales publiées par la Faculté des Lettres de Toulouse,
Littératures, xiv (1967), p. 19-42.
170 la formation de l’athènes bourgeoise
Comment se situe la Grèce dans ce Tableau75 ? S’il est vrai que « la perfec-
tibilité de l’homme est réellement indéfinie », il en résulte que jamais la marche
du progrès « ne sera rétrograde »76. Après les clans, l’apparition de l’agriculture
et celle de l’écriture, la quatrième époque de l’histoire de l’humanité est sym-
bolisée par « le progrès de l’esprit humain dans la Grèce jusqu’au temps de la
division des sciences, vers le siècle d’Alexandre »77. La neuvième, rappelons-le,
va « depuis Descartes jusqu’à la formation de la République française ». La
dixième est réservée au futur.
L’attitude de Condorcet envers la Grèce est exempte de tout simplisme. Il
écrit ceci, qui va loin :
Presque toutes les institutions des Grecs supposent l’existence de l’esclavage
et la possibilité de réunir dans une place publique l’universalité des citoyens ;
et pour bien juger de leurs effets, surtout pour prévoir ceux qu’elles produisent
dans les grandes nations modernes, il ne faut pas perdre un instant de vue ces
deux différences si importantes.78
Certes, et Condorcet dira aussi ailleurs79 que l’imprimerie rend la démo-
cratie directe et l’éloquence à la Démosthène inutiles et la représentation pos-
sible. Mais, en dernière analyse, ce qui est important, c’est que Condorcet crée
en quelque sorte Athènes comme modèle historique lointain. « On trouverait à
peine dans les républiques modernes, et même dans les plans tracés par les phi-
losophes, une institution dont les républiques grecques n’aient offert le modèle
ou donné l’exemple. »80 Condorcet emploie ici le pluriel, mais le modèle est
bien Athènes : « À l’exception d’Athènes, pendant quelque temps, il n’y avait
peut-être aucune cité où la généralité des citoyens jouît de la plénitude de ses
droits. »81 La chute des rois, à l’aube de l’histoire grecque, marque le début
des révolutions.
C’est à cette même révolution que le genre humain doit ses lumières et devra
sa liberté. Elle a plus influé sur le sort des nations actuelles de l’Europe que des
événements bien plus rapprochés de nous dont nos ancêtres ont été les acteurs
et leur pays le théâtre ; elle forme en quelque sorte la première page de notre
histoire.82
Si Condorcet admire Léonidas, sans croire toutefois qu’il soit mort pour
obéir aux lois de Lacédémone, il écrit que « la bataille de Salamine est un de
ces événements si rares dans l’histoire, où le hasard d’un jour décide pour une
longue suite de siècles des destinées du genre humain »83. L’histoire est pro-
grès, mais la Grèce anticipe : Démocrite et Pythagore annoncent à leur façon
75. Que nous citons d’après l’édition de Paris, 1829, simplement parce que c’est celle que nous
avons sous la main.
76. Esquisse, p. 7-8.
77. Ibid. p. 60-79 ; cf. aussi les fragments reproduits p. 291-382.
78. Ibid. p. 76.
79. Dans son « projet de décret sur l’Instruction publique », présenté à la Législative, dans Hippeau,
L’Instruction publique en France pendant la Révolution, t. i, p. 208-9.
80. Esquisse, p. 75.
81. Ibid. p. 366.
82. Ibid. p. 292. Les mots mis en italiques le sont par nous.
83. Ibid. p. 380-1.
la formation de l’athènes bourgeoise 171
84. Ibid., p. 65 : « Au milieu de la nuit de ces systèmes, nous voyons même briller deux idées
heureuses qui reparaîtront encore dans des siècles plus éclairés. »
85. Sur Volney, le livre essentiel est celui de J. Gaulmier, L’Idéologue Volney (1757-1820) (Beyrouth,
1951) ; son auteur l’a lui-même résumé dans Un grand témoin de la Révolution et de l’empire,
Volney (Paris, 1959) ; pour l’encadrement intellectuel, cf. le livre déjà cité de Moravia, Il tramonto
dell’illuminismo.
86. Nous citons le Voyage d’après l’édition critique de J. Gaulmier (Paris et La Haye, 1959) ; les
autres œuvres de Volney d’après ses Œuvres complètes (Paris, 1838).
87. Ce point ne nous paraît pas suffisamment souligné dans les pages consacrées à Volney de
l’étude déjà citée de Moravia, « Philosophie et géographie à la fin du xviiie siècle » ; l’Itinéraire
de Chateaubriand sera largement un dialogue avec Volney, cf. J. Gaulmier, « Chateaubriand et
Volney », Annales de Bretagne, lxxv (1968), p. 570-8.
88. Cf. J. Gaulmier dans son édition, p. 8-9.
89. Volney, Voyage, p. 26.
172 la formation de l’athènes bourgeoise
90. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 220. Gaulmier cite, p. 221, une lettre de Volney du 26 décembre
1814, dénonçant « le roman juif de Bossuet tant prôné » ; v. aussi, sur Les Ruines, Moravia,
Il tramonto dell’illuminismo, p. 163-8.
91. Volney, Œuvres, p. 30.
92. Sur la place de Volney dans l’histoire de l’orientalisme, cf. M. Rodinson, « The western image
and western studies of Islam », The Legacy of Islam, éd. J. Schacht et C. E. Bosworth, 2e éd.
(Oxford, 1974), p. 9-62, part. p. 42. Sur ses tentatives pour écrire l’arabe et l’hébreu en caractères
latins, v. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 543-7.
93. Volney visita aussi un autre pays qui, « par sa constitution physique, par les mœurs et le caractère
de ses habitants, diffère totalement du reste de la France » et participe « de l’état sauvage et d’une
civilisation commencée » : la Corse ; cf. son « précis de l’état de la Corse », qui fut publié dans
le Moniteur des 20 et 21 mars 1793, et Œuvres, p. 738.
94. Œuvres, p. 728 ; toute une partie du livre est une polémique contre Chateaubriand ; cf. Gaulmier,
« Chateaubriand et Volney ».
95. Cf. ci-dessous p. 206.
la formation de l’athènes bourgeoise 173
lui soumettant ici, afin qu’il fasse lui-même la comparaison. »96 Mais Volney
va beaucoup plus loin que Thucydide, au risque de rendre incompréhensible le
phénomène que fut l’existence même de l’historien athénien, car ce qui vaut
pour Homère vaut aussi pour les contemporains de Périclès, et pas seulement
pour les Étoliens, dont la barbarie avait frappé et Thucydide et Cornelius De
Pauw, mais pour les Athéniens eux-mêmes :
Je suis surtout frappé de l’analogie que je remarque chaque jour entre les sau-
vages de l’Amérique du nord et les anciens peuples si vantés de la Grèce et de
l’Italie. Je retrouve dans les Grecs d’Homère, surtout dans ceux de son Iliade,
les usages, les discours, les mœurs des Iroquois, des Delawares, des Miâmis.
Les tragédies de Sophocle et d’Euripide me peignent presque littéralement les
opinions des hommes rouges sur la nécessité, sur la fatalité, sur la misère de la
condition humaine et sur la dureté du destin aveugle.97
Paradoxalement pourtant, Volney admet, l’espace d’un instant, parce que
Thucydide, dans l’« Archéologie », a parlé du destin particulier de l’Attique,
que celle-ci a connu des « causes occasionnelles de civilisation »98.
En l’an III, dans ses leçons de l’École Normale99, Volney s’était livré à une
critique radicale de l’imitation de l’antiquité, conçue comme un des phéno-
mènes majeurs de la Révolution, et de l’historicisme auquel le mouvement des
Idéologues n’avait certes pas été étranger. La page est célèbre, mais il n’est pas
inutile de la citer de nouveau. Volney y rappelle
Qu’à Athènes, ce sanctuaire de toutes les libertés, il y avait quatre têtes esclaves
contre une tête libre ; qu’il n’y avait pas une maison où le régime despotique
de nos colonies d’Amérique ne fût exercé par ces prétendus démocrates ; que
sur environ quatre millions d’âmes qui durent peupler l’ancienne Grèce, plus de
trois millions étaient esclaves ; que l’inégalité politique et civile des hommes
était le dogme des peuples, des législateurs ; qu’il était consacré par Lycurgue,
par Solon, professé par Aristote, par le divin Platon, par les généraux et les am-
bassadeurs d’Athènes, de Sparte et de Rome qui, dans Polybe, dans Tite-Live,
dans Thucydide, parlent comme les ambassadeurs d’Attila et de Tchinguizkan
(Gengis Khan).100
Et Volney ajoute : « Oui, plus j’ai étudié l’antiquité et ses gouverne-
ments si vantés, plus j’ai conçu que celui des Mamlouks d’Égypte et du dey
d’Alger ne différaient point essentiellement de ceux de Sparte et de Rome ;
et qu’il ne manque, à ces Grecs et à ces Romains tant prônés, que le nom de
Huns et de Vandales pour nous en retracer tous les caractères. » La « seule
Donc, la rupture est acquise. Encore faut-il en répéter le geste plus d’une
fois, encore faut-il creuser l’écart avant de s’y installer. Après Thermidor, il faut
tout revoir, tout récrire, tout comprendre à nouveaux frais. Dans cette entre-
prise de reconstruction du discours, la Grèce a sa place. Elle l’a encore, ou elle
l’a déjà – la Grèce révolutionnaire encore, la Grèce des libéraux déjà. Le temps
viendra avec Pierre-Charles Lévesque, avec Benjamin Constant, de constituer
la cité grecque (et la démocratie athénienne) en objet d’étude. Pour l’heure, le
plus pressé est de s’aider de l’antiquité pour comprendre ce présent déjà passé
qu’est la Révolution française. Tel est le projet de l’Essai historique sur les
révolutions de Chateaubriand, publié à Londres en 1797103.
Curieux ouvrage en vérité. Livre d’un émigré mais « dédié à tous les par-
tis ». Livre d’histoire mais hanté par l’intemporelle loi qui « nous précipitera
de révolution en révolution jusqu’au dernier siècle » (Ire partie, ch. lxx, p. 314),
et qui tente d’amarrer à l’antiquité un présent sorti du cours du temps – le pré-
sent de la France, celui aussi de Chateaubriand, tiraillé entre les « perfections
imaginaires » de novateurs trop audacieux et le retard obscurantiste de ceux
qui « veulent rester les hommes du quatorzième siècle dans l’année 1796 »104.
Essai politique mais qui s’achève dans la nuit, chez les sauvages de l’Amé-
rique : « plus de villes,… plus de présidents, de républiques, de rois » mais une
révolution tout intérieure (IIe partie, ch. lvii, p. 573). On ne se hâtera pas pour
105. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, 2e éd. (Paris, 1889), t. i, p. 145 et 152.
106. Le ton est donné par la Préface, p. xxii (« livre détestable et parfaitement ridicule ») ; les notes
de 1826 se chargeront d’en asséner la preuve – parfaitement ambiguë ; sur ces notes destinées à
« garder le beau rôle » et à « faire office de paratonnerre » contre l’originalité d’un texte, que
Chateaubriand cherche à rattacher au Génie du Christianisme v. Mourot, Études, p. 94 et Dagen,
« L’Essai sur les révolutions ou les mémoires d’outre-histoire », p. 20.
107. Nous empruntons cette expression à J. Dagen, « L’Essai sur les révolutions », p. 22.
108. On évoquera l’exclamation de Saint-Just : « Le monde est vide depuis les Romains » (Œuvres
complètes, éd. C. Vellay (Paris, 1908), t. ii, p. 331). Sur la surprenante absence du Moyen Âge dans
l’Essai, v. F. Engel-Janosi, « Chateaubriand as a historical writer », Four Studies in French Romantic
Historical Writing, The Johns Hopkins University Studies in Historical and Political Science, lxxi,
2 (1955), p. 31-56 (et tout spécialement p. 35).
109. Les protestations de sérieux de Chateaubriand (v. Introduction, p. 5, n. 2 et 1, ch. lxx, p. 313)
n’ont guère impressionné M. Badolle (L’Abbé Jean-Jacques Barthélemy, p. 366-70), pour qui
Chateaubriand a pillé le jeune Anacharsis ; même conviction chez Mourot, Études, p. 66, 87-8 et
91. Position beaucoup plus nuancée chez F. Letessier, « Une source de Chateaubriand : Le Voyage
du jeune Anacharsis », Revue d’histoire littéraire de la France, lix (1959), p. 180-203 (dossier
de la question).
176 la formation de l’athènes bourgeoise
le prétendait Renan110, « rares sont les passages qui relèvent d’une véritable
méthode historique »111.
Il s’ensuit, on le devine, une série d’audacieuses assimilations, parfois lim-
pides (les « Montagnards » du temps de Pisistrate et les Montagnards de la
Convention112 ; les élégies de Tyrtée et la Marseillaise – i, ch. xxiii, p. 102-5 ;
les lois de Dracon et les décrets de Robespierre – i, ch. v, p. 35), souvent
déroutantes (Mégaclès et Tallien – i, ch. viii, p. 44 ; Pythagore et Bernardin
de Saint-Pierre – i, ch. xli, p. 195)113 ; et surtout, donnant à l’ouvrage sa char-
pente, l’identification des guerres médiques et des guerres révolutionnaires :
« À l’hymne de Castor, à celle des Marseillais, les républicains s’avancent à la
mort. Des prodiges s’achèvent au cri de Vive la liberté ! et la Grèce et la France
comptent Marathon, Salamine, Platées, Fleurus, Wissembourg, Lodi. »114 Où
est la Grèce ? Où est la France ? Leur histoire s’écrit dans le même intempo-
rel présent et il suffit d’une phrase pour que s’abolisse le temps polyphonique
de l’histoire : 490 av. J.-C. = 1793 (i, ch. lxv, p. 277).
Dans cet aplatissement de la temporalité on peut voir « le comble du ridicule »,
comme l’auteur de l’Essai lui-même y invite lorsque, devenu Chateaubriand,
il revient trente ans après sur cet écrit de jeunesse115, et, depuis Montlosier, la
critique ne s’en est pas privée116. On peut également accuser Chateaubriand
d’avoir méconnu « cette grande et première vérité qui devait faire la base de
son œuvre :… que la Révolution française n’a aucun rapport avec les autres
révolutions de la terre ;… [qu’] en dimension, en esprit, en résultat, tout y a
110. « Le sens esthétique si éminent dont il était doué ne reposait pas sur une solide instruction »
(L’Avenir de la science (Paris, 1890), p. 295) ; dans la note 133 (ibid.), Renan va même jusqu’à
accuser Chateaubriand d’avoir, par une fausse lecture du mot λιλαιομένη (Odyssée, i, 15), « tapissé
de lilas » la grotte de Calypso. Pour n’avoir pas vérifié le bien-fondé de cette assertion dans le pas-
sage du Génie du Christianisme (ii, ch. v, p. i ; t. ii de l’éd. originale (Paris, 1802), p. 219) auquel
Renan fait une allusion fort imprécise, C. R. Hart (Chateaubriand and Homer (Baltimore et Paris,
1928), p. 101) perpétue cette légende que la critique littéraire s’est, peu de temps après, employée à
détruire : v. la démonstration dans les articles « Renan et Chateaubriand » de G. Moulinier (Journal
des Débats, 15 mai 1935), M. Duchemin (Chateaubriand. Essais de critique et d’histoire littéraire
(Paris, 1938), p. 455-61) et R. Lebègue (Revue d’histoire littéraire de la France, lix (1959), p. 39-49).
111. De l’aveu même de F. Letessier (« Une source de Chateaubriand », p. 203).
112. i, ch. vii, p. 41-2 ; on notera que, dans son compte rendu de l’Essai, Montlosier, l’un des
premiers lecteurs de Chateaubriand, donne ce chapitre comme exemple « de l’esprit et du ton de cet
ouvrage » (Journal de France et d’Angleterre, fascicule du 22 avril 1797, p. 318). Sur cette revue,
publiée par Montlosier à Londres entre le 6 janvier et le 29 juillet 1797, et sur le compte rendu de
l’Essai, v. P. Christophorov, Sur les pas de Chateaubriand en exil (Paris, 1960), p. 203-5 et 216 ;
A. Andrewes nous a procuré une photocopie de cet article, introuvable en dehors de la Bibliothèque
Bodléienne d’Oxford, et nous l’en remercions très chaleureusement.
113. On pourrait ajouter : les Sept Sages et les encyclopédistes (i, ch. xxiv, p. 112), les archers
scythes et les Suisses des Rois de France (i, ch. xlix, p. 216), etc.
114. i, ch. xxv, p. 126. V. la note de la p. 258 (i, ch. lx), où Chateaubriand annonce que, « parlant
désormais de la Perse et de l’Allemagne ensemble », il se contentera d’indiquer par un simple tiret
« le changement d’un empire à l’autre » et, entre les pages 276 et 277, le tableau des forces en
présence des deux côtés.
115. i, ch. vi, p. 38 ; voir aussi p. 33, 42, 45, 58, 267, 271, 301, etc.
116. Montlosier, Journal de France et d’Angleterre, p. 317, parle de rapprochements « piquants »,
« minutieux, puérils, inexacts, forcés » ; la critique moderne renchérit (par exemple, Canat,
L’hellénisme des Romantiques, t. i, p. 53) ; voir toutefois, sur les rapprochements comme clé de
l’œuvre, les remarques de Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, p. 152, et Dagen,
« L’Essai sur les révolutions », p. 21.
la formation de l’athènes bourgeoise 177
été différent »117. Mais Chateaubriand n’était pas si naïf et savait consacrer un
chapitre entier (i, ch. lxviii) à la « différence générale entre notre siècle et celui
où s’opéra la Révolution Républicaine de la Grèce », chapitre où l’on apprend
que « la dissemblance des temps se fait sentir dans toute sa force » (p. 303) et
qu’« il faut s’attendre que l’effet des mouvements actuels de la France surpasse
infiniment celui des troubles de la Grèce » (p. 301). Ainsi l’auteur de l’Essai
se paie le luxe tout aristocratique de risquer de « battre en ruine [son] propre
système » (note de 1826, p. 301) ; il ne renonce pas pour autant à son projet
comparatif, et c’est là pour nous l’essentiel.
Il est donc permis de voir dans ce projet plus qu’un simple ridicule ; d’y
entrevoir même ce que Chateaubriand, ancien ministre et personnalité minis-
trable, n’aimait point trop en 1826 à retrouver sous sa plume de 1797, comme si,
à comparer Tyrtée et la Marseillaise, il pactisait de fait avec le processus révolu-
tionnaire : la compréhension de la Révolution française avec ses propres caté-
gories ; bref, la reconnaissance de l’imitation comme principe théorique de la
Révolution. Chateaubriand l’a superbement écrit, dans un des quatre chapitres
qu’il consacre aux Jacobins : « Un trait distinctif de notre révolution, c’est qu’il
faut admettre la voie spéculative et les doctrines abstraites pour infiniment dans
ses causes. Elle a été produite en partie par des gens de lettres qui, plus habitants
de Rome et d’Athènes que de leur pays, ont cherché à ramener dans l’Europe
les mœurs antiques » (i, ch. xvii, p. 70).
Ainsi, faire de l’imitation le centre de l’Essai, c’est tenter de réfléchir
sur l’identification du moderne à l’antique, pour mieux en dénoncer les dan-
gers. Trois protagonistes – Sparte, Athènes et les Français – l’histoire univer-
selle pour théâtre, le drame vaut la peine d’être à nouveau mis en scène. Parce
qu’« une race d’hommes, se levant tout à coup, se [mit] dans son vertige à
sonner l’heure de Sparte et d’Athènes » (i, ch. lxx, p. 318), le meneur de jeu
négligera les « annales des autres petites villes », « trop peu connues pour inté-
resser » (i, ch. iv, p. 32).
Ici commence la stratégie de Chateaubriand qui prend la Révolution au
piège de ses propres désirs, c’est-à‑dire de son imaginaire, ou de son réel, car
à l’émigré l’exil a appris que « nous n’apercevons jamais la réalité des choses,
mais leurs images réfléchies faussement par nos propres désirs » (ii, ch. lvi,
p. 569). La France a voulu être Sparte (i, ch. xiii-xvi, p. 54-7, 60, 67) ? Il faut,
coûte que coûte, dénoncer la non-conformité de la « copie ». Oui, la révolu-
tion a été pure à Sparte « qui fut assez heureuse pour posséder dans le même
homme le révolutionnaire et le législateur » (i, ch. iv, p. 33). Mais, parce qu’ils
ressemblent à s’y méprendre aux Athéniens118, les Français n’ont jamais imité
réellement qu’Athènes, en une imitation involontaire autant que dépourvue de
génie : « Autant le siècle de Solon » – encore et toujours lui ! – « surpasse le
nôtre en morale, autant les factieux de l’Attique furent supérieurs en talent à
ceux de la France » (i, ch. viii, p. 43).
Ainsi Chateaubriand use d’Athènes comme d’une autre France, une France
antique pour mettre à distance la France actuelle. Une France antique qui a « réel-
lement possédé ce que la France prétend avoir de nos jours : la constitution la
plus démocratique qui ait jamais existé chez aucun peuple » (i, ch. vi, p. 37-8).
Mieux encore Athènes sert à prouver qu’en France la république est impossible
puisqu’il n’existe pas de vraie démocratie sans esclavage (i, ch. lviii, p. 302).
Certes, en 1826, Chateaubriand s’accusera d’avoir méconnu le fossé qui sépare
démocratie antique et république représentative mais, pour nous, l’essentiel est
qu’en 1797 et pour les besoins de l’identification, l’Essai sur les révolutions ait
fait de l’esclavage le fondement du système athénien119.
La France n’est donc pas Athènes, mais Athènes est la France, une France
plus conséquente avec elle-même. À ce retournement des identifications, Athènes
gagne une position dominante, dans l’Essai (« Placés à Athènes comme au centre,
nous suivrons les rayons de la révolution qui en partent… »)120 comme dans
le discours sur la Grèce antique. Dès que sa figure pâlit, au ive siècle – ou dès
que la comparaison devient difficile – l’Essai se mue en une collection hétéro-
clite de rapprochements toujours plus étranges, révélant ainsi au grand jour son
caractère de rhapsodie mal jointe. Inversement, l’Essai a peut-être contribué à
faire d’Athènes une sorte d’analogon de la Grèce tout entière, ainsi qu’on peut
s’en assurer à lire les chapitres où guerres médiques et guerres révolutionnaires
s’entremêlent étroitement121.
Tout cela ne va pas sans ambiguïté. Certes, admettant des « biens » à côté
des « maux » dans l’examen qu’il fait de l’« influence de la Révolution répu-
blicaine sur les Grecs » (i, chs. xxv-xxvi), Chateaubriand feint de ne parler
que de la Grèce. Mais à chaque ligne la France perce derrière Athènes, au point
que le lecteur s’interroge : les Français eux aussi ne viennent-ils pas de vivre
« le siècle des merveilles » (p. 127) ? Pour eux, il est vrai, les maux se sont
mêlés aux biens, et la liberté des guerres révolutionnaires aux exactions de la
conquête122 ; mais, par l’intermédiaire de la Grèce, c’est bien la France révolu-
tionnaire qu’admire Chateaubriand123, ses victoires, sa « valeur indomptable »,
sa « constance dans l’adversité » et, en une inconséquence significative, il va
119. À cet égard, la critique adressée à Chateaubriand par Montlosier (Journal de France et
d’Angleterre, p. 317-18) est intéressante : Chateaubriand n’aurait pas vu la différence entre une
société ancienne, où l’esclavage « épurait » l’atmosphère du gouvernement politique parce que
« tous ces hommes connus aujourd’hui sous le nom de sans-culottes étaient dans la servitude » et
la Révolution française qui a « mis en mouvement une classe de barbares et de sauvages que les
sociétés modernes renferment dans leur sein ».
120. i, ch. xxvii, p. 131 ; v. encore i, ch. lxviii, p. 300-1 (Athènes ou le nez de Cléopâtre). Montlosier
avait bien vu la chose (« On rit de voir comparer les événements de l’Attique… à ceux de la France »
(Journal de France et d’Angleterre, p. 317)). Sur la construction de l’Essai autour d’Athènes,
cf. Dagen, « L’Essai sur les révolutions », p. 32.
121. i, ch. xxvi, p. 129 où, par deux fois, « les Grecs » désignent les Athéniens ; i, ch. lxii, p. 268.
Sans doute y verra-t‑on l’effet direct de l’équivalence, implicite dans l’Essai, entre « les Français » et
« Paris » ; mais cela suppose aussi qu’Athènes soit pensée comme une sorte de capitale de la Grèce.
122. Athènes est au contraire sauvée par une coupure chronologique qui met les « biens » du côté
de « la guerre médique » (c’est-à‑dire pour Chateaubriand, de 504 à la paix d’Artaxerxès) et les
« maux » dans la « fureur de conquête » impérialiste.
123. Comme l’a bien vu P. Barberis qui parle de « fascination » (« Chateaubriand et le préroman-
tisme », Colloque de Rennes (Bicentenaire de la naissance de Chateaubriand), Annales de Bretagne,
lxxv (1968), p. 547-58 ; citation p. 552).
la formation de l’athènes bourgeoise 179
même jusqu’à créditer les Jacobins de la cohérence qu’il cherche pourtant à leur
refuser124. Sans le vouloir peut-être, sans le savoir peut-être, il retrouve ainsi la
démarche d’un autre « émigré » (?), le Vieil Oligarque qui, au ve siècle av. J.-C.,
créditait la démocratie athénienne d’une politique rationnelle et systématique.
On ne s’étonnera pas, dès lors, que les émigrés, « compagnons d’infortune »
de Chateaubriand, aient accordé à l’Essai un accueil assez froid125.
Et pourtant l’Essai leur réservait, nous réserve une ultime surprise : déci-
dément installé dans l’ambiguïté au point de contredire ses propres contradic-
tions, Chateaubriand n’hésite pas, après avoir identifié démocrates athéniens et
républicains français, à comparer les Trente à la Convention, les Trois Mille aux
Jacobins et les démocrates de Thrasybule aux royalistes émigrés (ii, chs. iv-viii,
p. 339-52). Nous en retiendrons pour finir que – ces inconséquences mêmes
l’indiquent – Athènes est devenue le topos de la réflexion sur la France : une
réserve – inépuisable – de lieux communs.
124. Voir les ch. xiii à xvii et surtout les p. 59, 66 (et la note de 1826), 68, 69 (n. i) et 70 (conclusion).
125. Sur l’accueil fait à l’Essai, voir Christophorov, Sur les pas de Chateaubriand, p. 201-10.
126. Il y a en fait sur la date de l’édition originale une querelle dont nous ne savons pas si elle est
définitivement tranchée, certains auteurs et certains catalogues soutenant l’existence d’une ou deux
éditions lausannoises en 1796. Robert Triomphe, dans sa grande monographie, Joseph de Maistre.
Étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique (Genève, 1968), ne tranche pas la
question puisqu’il adopte la date la plus ancienne dans la chronologie (p. 602) et la plus récente
dans le cours du texte (p. 170-4). Nous avons, pour notre part, suivi les conclusions de l’édition de
R. Johannet et F. Vermale (Paris, 1936), d’après laquelle nous citons les Considérations.
127. Nous citons l’édition des Reflections procurée par C. C. O’Brien (Penguin books, Harmondsworth,
1969), p. 326-7.
128. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 375-485 ; le texte de Juvénal, Satires x. 174-5, « quidquid
Graecia mendax audet in historia », est cité dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, dans Œuvres
complètes, t. iv (Lyon, 1884), p. 81.
129. Reproduit dans Œuvres complètes, t. i (Lyon, 1884), p. 309-554.
180 la formation de l’athènes bourgeoise
148. Cf. Gaulmier, L’Idéologue Volney, p. 380 (Volney était alors en Amérique).
149. 1795 : date de la création de l’Institut, après la vacance de la période révolutionnaire ; 1803 :
date de la dissolution de la Classe des Sciences morales et politiques par Napoléon, hostile aux
Idéologues et qui préfère de beaucoup rétablir l’ancienne Académie des Inscriptions sous le nom
de « Classe d’histoire et de littérature ancienne » (sur l’histoire de l’Académie des Inscriptions de
1789 à 1832, voir l’Avertissement à la Table générale et méthodique des mémoires de l’Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres par E. de Rozière et E. Châtel (Paris, 1856), p. xi-xvi). Sur les
Idéologues à l’Institut, v. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo, p. 425 et 439.
150. Sur Louis-Sébastien Mercier avant 1789, v. L. Béclard, Sébastien Mercier, sa vie, son œuvre,
son temps d’après des documents inédits (Paris, 1903), et surtout p. 153-88, à propos de l’Essai
sur l’art dramatique (1773), où Mercier dénonçait avec fougue l’imitation des anciens et plaidait
pour un « théâtre neuf relatif à la nation devant laquelle on parle » ; sur Mercier à l’Institut et sur
ses rapports mouvementés avec les Idéologues, cf. Moravia, Il tramonto dell’illuminismo, p. 97,
423, 425, 435-8.
151. Daunou, qui résume cette « Appréciation de l’histoire ancienne » dans la Notice des travaux
de la Classe des Sciences morales et politiques de l’Institut (nivôse-ventôse an X) (Paris, s.d.),
p. 15-16, observe que les affirmations de Mercier n’ont pas « empêché la Classe de s’occuper,
durant ce trimestre, surtout de sciences historiques ».
152. Notice des travaux… pendant le dernier trimestre de l’an X (Paris, s.d.), p. 3 : « Mémoire sur
l’histoire, comme science et comme art », par le citoyen Lévesque.
153. Sur Bon-Joseph Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions « avec laquelle il
s’était pour ainsi dire identifié », v. la notice de la Biographie générale Michaud (Paris, 1885). Le
Rapport a été publié à Paris en 1810 ; nous renvoyons à sa réédition dans le Tableau historique de
l’érudition française (Paris, 1862), p. 74.
la formation de l’athènes bourgeoise 183
154. V. ses déclarations dans les préfaces respectives de Histoire de Thucydide, fils d’Olorus (Paris,
1795) (t. i, p. iii), Histoire critique de la République romaine (Paris, 1807) (p. i), Études d’histoire
ancienne et de celle de la Grèce (Paris, 1811) t. i (p. x et xv).
155. « Considérations sur les trois poètes tragiques de la Grèce », « Mémoire sur Aristophane »,
Mémoires de l’Institut national des Sciences et Arts, Classe des Sciences morales et politiques,
t. i (Paris, 1798), p. 305-44 et 345-73 (= Études, t. v, p. 48-80) ; Mémoires « sur Hésiode », « sur
Homère », « sur les mœurs et usages des Grecs du temps d’Homère », présentés en 1796 et 1797,
Mémoires, t. ii, p. 1-21, 22-37, 38-67 (= Études, t. iv, p. 454-85 et 486-507 ; ii, p. 131-75) ; et sur-
tout Mémoires « sur la Constitution de la République de Sparte » et sur celle de « la République
d’Athènes », prononcés de 1799 à 1801, publiés dans Mémoires, t. iii (Paris, 1801), p. 347-81 et
t. iv (Paris, 1803), p. 113-277 et repris dans les Études, t. ii, p. 282-330 (Sparte) et t. iv, p. 257-387
(Athènes). La confrontation systématique des « Mémoires » et des Études prouve que, de 1799-
1800 à 1811, Lévesque n’a apporté que peu de modifications à ses développements sur Sparte et
Athènes : quelques transformations du style, le retrait de quelques allusions trop précises à l’époque
révolutionnaire, la disparition des discussions critiques (en particulier, la polémique avec De Pauw,
jugé trop ami de la démocratie athénienne (Mémoires, t. iv, p. 181, 203-11, 264, 265-6) disparaît
dans les Études).
156. Sur la vie de P.-C. Lévesque, v. la « Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. Lévesque »
par B.-J. Dacier, Histoire et Mémoires de l’Institut royal de France (Paris, 1821), t. v, p. 162-78.
À notre connaissance, aucune étude n’a jusqu’à présent été consacrée à P.-C. Lévesque, historien
de la Grèce. Sur la vie de Lévesque et sur son activité d’historien de la Russie, voir A. Mazon,
« P.-C. Lévesque, humaniste, historien et moraliste », Revue des études slaves, xlii (1963), p. 7-66.
157. Lévesque a été « recruté » par Diderot pour Catherine : v. l’examen du contrat dans Mazon,
« P.-Ch. Lévesque », p. 18-23.
158. Préface de l’Histoire des différents peuples, p. iii.
159. L’Homme moral ou l’homme considéré tant dans l’état de pure nature que dans la société
(Amsterdam, 1775) ; L’Homme pensant ou essai sur l’histoire de l’esprit humain (Amsterdam,
184 la formation de l’athènes bourgeoise
avec un ouvrage sur La France sous les cinq premiers Valois et, après une pru-
dente retraite sous la Terreur, produit en 1795 sa traduction de Thucydide. Puis
ce sont les nombreux « Mémoires » présentés devant l’Institut, et, pour finir,
deux ouvrages consacrés à l’histoire de l’antiquité : en 1807, l’Histoire critique
de la République romaine, en 1811 les Études, qui précèdent d’un an sa mort.
Nul hiatus entre toutes ces recherches. Lorsque l’auteur des Études d’histoire
ancienne revendique le droit de parler « comme un Français fier de sa patrie,
comme un Européen orgueilleux des progrès de l’Europe moderne et de ne pas
[se] condamner à l’humble adoration de l’antique Grèce »160, on reconnaît les
préoccupations qui, trente ans plus tôt, avaient conduit Lévesque à expliquer
à ses compatriotes que la Russie fait partie de l’Europe. Combattant le mythe
de la Moscovie « désert peuplé de quelques animaux sauvages dont [Pierre le
Grand aurait] su faire des hommes »161, Lévesque ouvrait une nouvelle ère dans
l’historiographie de la Russie162 ; mieux : il manifestait avec éclat cet achar-
nement à détruire tous les mirages qui caractérise l’ensemble de son œuvre :
mirage de Pierre le Grand, mirage de la « démocratie franque ou de la république
romaine, mirage spartiate, il n’en est aucun qui ait échappé à ses attaques163.
« Histoire morale » pour dénoncer la république romaine et son « fana-
tisme de liberté »164, « histoire comme science et comme art » pour traiter
de la Russie, de la Grèce ancienne et de la France de jadis. Car telle est bien
la triade qui domine l’œuvre de Lévesque. Entre la Russie du xvie siècle et la
Grèce antique, les affinités sont, à l’en croire, multiples165, et l’historien ne s’en
étonne pas, mais, concluant de la parenté des langues slave et grecque à celle
1779). À en juger par les nombreuses rééditions-pirates dont ils furent l’objet, ces deux ouvrages
ont eu un certain succès. Lévesque lui-même reprendra ces essais sous la forme de Mémoires :
« Considérations sur l’homme observé dans la vie sauvage, dans la vie pastorale, et dans la vie
policée », « Considérations sur les obstacles que les anciens ont apportés aux progrès de la saine
philosophie » (1796), Mémoires, t. i.
160. Études, t. i, Préface, p. xii.
161. Histoire de Russie, t. i, p. 73.
162. Sur la qualité de son Histoire de Russie, qui devait rester longtemps « la seule entreprise de ce
genre menée par un Français », v. M. Cadot, L’histoire de la Russie dans la vie intellectuelle française
(1839-1856) (Paris, 1967), p. 382 (citation) et 542, ainsi que Mazon, « P.-Ch. Lévesque », p. 41-3.
163. Mirage de Pierre le Grand : voir les remarques de A. Lortholary, Le Mirage russe en France
au xviiie siècle (Paris, 1948), n. 155, p. 303, et 222, p. 306 ; Lévesque critique implicitement le
mythe orchestré par Voltaire : v. encore Mazon, « P.-Ch. Lévesque », p. 38-40 et 43. Mirage de
la « démocratie » franque, cher à l’abbé de Mably : v. l’Introduction à La France sous les cinq
premiers Valois, p. 45-6 et le « Mémoire sur le gouvernement de la France sous les deux premières
dynasties », Mémoires, t. v (1804), p. 244 et 279 ; nous citerons encore la p. 315 : « Renonçons à
l’illusion de vouloir trouver, chez des peuples ignorants et barbares, un bon gouvernement. » Mirage
de la république romaine, ou plus exactement illusion des Français qui ont imité Rome, et, « par la
folle prétention de devenir des citoyens romains, sont devenus de mauvais citoyens » : v. Histoire
critique, Préface, p. xxxvii. Mirage spartiate : v. ci-dessous, p. 206-7. On ajoutera que, dès L’Homme
pensant (p. 3), Lévesque affirmait sa méfiance vis-à-vis des constructions de l’imaginaire.
164. C’est l’aspect essentiel de l’ouvrage (voir Préface, p. xxxiv), mais il en est d’autres : sur
Lévesque précurseur de Niebuhr, v. Rytkönen, Niebuhr, p. 57.
165. Comparaison de la Russie avec la Grèce : Histoire de Russie, t. iii, p. 81-3, 88, 93, etc. ; sur le
« classicisme » de l’Histoire, v. C. Wilberger, dans « French scholarship on Russian literature »,
Eighteenth Century, v (1971-2), p. 503-26 et tout spécialement 515-18. Comparaison de la Grèce
avec la Russie : « Mémoire sur les mœurs et usages des Grecs du temps d’Homère », Mémoires,
t. ii, p. 46, 52-3, 56, 65 ; « Mémoire sur Hésiode » (où Lévesque compare les mythes de Pandore
et des races avec un livre sacré des Kalmouks, dont il a lu une traduction russe).
la formation de l’athènes bourgeoise 185
des peuples, il affirme que les Grecs sont venus du Nord166. C’est au contraire
par le Midi que la France tient de la Grèce, ou que la langue française révèle
son origine hellénique : et Lévesque d’évoquer « l’antique colonie fondée à
Marseille par les Phocéens »167.
La Russie, la Grèce, la France : entre l’itinéraire scientifique et les inves-
tissements théorico-affectifs d’un historien qui pourra jamais faire le départ ?
La Grèce de P.-C. Lévesque est une construction composite où l’héritage
d’Isocrate et de Plutarque, c’est-à‑dire de l’abbé Barthélemy168, coexiste, non
sans quelques contradictions éclatantes, avec la lecture de Thucydide : ainsi la
même page des Études présente tour à tour Périclès comme le démagogue qui
changea la démocratie de Thésée et de Solon en un « régime tumultuaire »,
et comme l’homme d’État irremplaçable dont la mort livra les Athéniens aux
« charlatans effrontés et misérables tels que Cléon »169. Toutefois Lévesque en
général choisit : il choisit Thucydide, « celui de tous les historiens anciens qui
mérite le plus de confiance »170, ou, mieux encore, celui qui, face à l’état libé-
ral qui s’esquisse, « doit être le plus étudié dans les pays où tous les citoyens
peuvent avoir un jour quelque part au gouvernement ». Et notre historien d’ajou-
ter : « Un membre très éclairé du Parlement d’Angleterre disait qu’il ne pou-
vait s’agiter dans les Chambres aucune question sur laquelle on ne trouvât des
lumières dans Thucydide. »171 C’est donc un Thucydide à l’usage de la bonne
bourgeoisie que prône Lévesque. Un Thucydide dont le retour, en pleine période
thermidorienne, marque la rupture définitive avec la Grèce imaginaire des légis-
lateurs chère aux révolutionnaires172. Mais, sur ce Thucydide où tout un cha-
cun peut lire désormais « l’action politique des peuples envers les peuples »173,
la Révolution française jette une lumière nouvelle. L’historien de la Guerre du
Péloponnèse mentionne-t‑il la présence d’esclaves ou l’intervention active des
femmes aux côtés du démos de Corcyre en lutte contre les oligoi ? Lévesque
reprend la parole pour insister sur l’alliance naturelle du peuple et des esclaves
ou pour expliquer la conduite des femmes, « toujours plus violentes que les
hommes dans les mouvements séditieux »174 ; Thucydide disait très exactement
le contraire, affirmant que « les femmes dominaient leur naturel pour affronter
166. V. les deux excursus, « sur l’identité primitive de la langue grecque avec l’une des plus
anciennes langues du Nord », « sur l’origine septentrionale… prouvée par… les rites religieux »,
aux t. ii et iii de la traduction de Thucydide, p. 315-63 et 278-322, ainsi que Études, t. ii, p. 77-89.
167. Préface aux Études, p. iii ; on retrouve la même idée, deux ans après, dans l’Essai sur les
révolutions, t. i, ch. xxxviii, p. 186-7. L’ouvrage de Egger, L’Hellénisme en France…, véhicule
le même historicisme, qui fait une large place à « l’introduction de l’hellénisme en France par
Marseille » (t. i, p. 24-39) après avoir longuement évoqué l’affinité du génie gaulois et de l’esprit
grec (comparaison entre l’oraison funèbre athénienne et la poésie militaire des Gaulois : t. i, p. 11-14).
168. Voir Études, t. ii, p. 238-67 (rois mythiques d’Athènes et « démocratie de Thésée ») et 280 (les
Athéniens dès l’origine « amoureux de la démocratie pure »). Sur Lévesque critique de Barthélemy,
v. cependant les remarques de Malte-Brun (« Éloge de feu M. Lévesque », Histoire de Russie,
4e éd. (Paris, 1812), p. xxii).
169. Études iii, p. 25.
170. Études, Préface, p. xx.
171. Histoire de Thucydide, t. i, Préface, p. xxvii.
172. Disparition du législateur : Études, t. ii, p. 102 et 366-7. L’un de nous a déjà souligné l’importance
de la traduction de Thucydide en 1795 (Vidal-Naquet, « Tradition de la démocratie grecque », p. 34).
173. Histoire de Thucydide. Préface, p. xxvii.
174. Études, t. iii, p. 54-5 (commentaire de Thucydide iii. 73-4).
186 la formation de l’athènes bourgeoise
le tumulte (iii. 74) » ; mais, à l’évidence, l’efficacité passe pour Lévesque avant
la fidélité au texte, et ses lecteurs l’entendent, qui se rappellent que la société
des « Femmes révolutionnaires » fut le soutien très pugnace des Enragés175.
Entre la Grèce et l’historien s’est donc interposée la Révolution, et lorsque,
d’après Hérodote cette fois, Lévesque raconte comment Pisistrate exilé usa des
services d’une fausse Athéna pour rentrer dans Athènes, on ne s’étonnera pas que
l’historien moderne fasse de cette « bouquetière » déguisée en « Sagesse » un
personnage déjà allégorique pour les Athéniens, préfiguration grecque de toutes
les « déesses Raison » des fêtes révolutionnaires176. Ainsi l’histoire récente de
la France éclaire celle de la Grèce. Ou, plus exactement, celle d’Athènes. Car,
pour éclairer l’histoire de Sparte, Lévesque remonte plus haut dans l’histoire
de France, au temps, qu’il connaît bien pour l’avoir étudié, de « l’odieuse aris-
tocratie qui affligeait la France sous la première et la seconde race, lorsqu’une
caste peu nombreuse et privilégiée s’attribuait à elle seule le nom de peuple
français »177.
Ennemis du travail, du commerce et de l’industrie, tout entiers consacrés
au métier des armes, « ignorants, féroces et grossiers », tels sont les Spartiates,
« ces hommes que l’on peut justement appeler les nobles » – et, cette fois-ci,
point n’est besoin de remonter jusqu’aux Mérovingiens pour comprendre l’allu
sion178. S’étonnera-t‑on dès lors qu’entre Sparte et Athènes Lévesque choisisse
Athènes et la « vérité des faits » contre Sparte et « les idées consacrées sur
l’excellence de la constitution lacédémonienne »179 ? « On admire Lacédémone
guerrière… mais on aime sa rivale »180, écrit-il sans détour. Encore l’admira-
tion n’est-elle pas accordée sans réticence : auteur d’un Essai sur l’histoire
de l’esprit humain qui, dès 1779, critiquait « l’estime exclusive accordée aux
guerriers »181, Lévesque peut-il admirer un « couvent guerrier » que les réformes
de Lycurgue ont immobilisé au stade de « l’ignorance et de la barbarie »182 ?
Peut-il admirer l’éducation spartiate qu’en 1775 il condamnait dans L’Homme
moral et dont les Jacobins ont voulu faire un modèle ? Si la loi de la société
civile est la conservation de la propriété – et, pour notre auteur, les enfants sont
une propriété – comment admettre la « tyrannie » d’un état républicain qui ôte
à la famille l’éducation des enfants183 ? Il n’est jusqu’à l’ordre du récit qui ne
175. Cf. G. Lefebvre, La Révolution française, 6e éd. (Paris, 1968), p. 361, et Paule-Marie Duhet,
Les Femmes et la Révolution, 1789-1794 (Paris, 1971), p. 129-31 et 135-60.
176. Études, t. ii, p. 375-6. On n’oubliera pas que Pisistrate est le chef des « Montagnards » : la
préfiguration est complète.
177. Études, t. ii, p. 306-7. Inversement, étudiant « la France sous les deux premières dynasties »,
Lévesque se réfère à Sparte (La France sous les cinq premiers Valois, p. 46 et 86 ; Mémoires, t. iv,
p. 254 et 258) : l’existence de la « servitude de la plèbe » permet de comparer Francs et Homoioi,
serfs et hilotes.
178. Sur Sparte, voir Études, t. ii, p. 286, 295, 303-8, 322-4, 328, et les notes explicatives de Lévesque
à l’épitaphios de Périclès (ad Thucydide ii. 37, 2 ; 29, i ; 40, 2).
179. Études, t. ii, p. 291-2 ; v. encore p. 293-4 (les Spartiates « sauvages de la Grèce ; l’âge d’or
de Sparte n’est que ténèbres »).
180. Études, t. ii, p. 237-8 ; v. aussi p. 461.
181. L’Homme pensant, ch. xvii, p. 74-6 : « Il faut plaindre les peuples chez qui le guerrier l’emporte
sur tous les autres citoyens uniquement parce qu’il est guerrier. »
182. Études, t. ii, p. 318 et 324.
183. L’Homme moral, p. 163. À cette conception l’on opposera la déclaration de Danton, lors du
débat sur le projet d’enseignement de Le Peletier : « Je suis père ; mais mon fils ne m’appartient
la formation de l’athènes bourgeoise 187
pas : il est à la République » (cité par Ponteil, Histoire de l’enseignement en France, p. 68).
184. Études, t. ii, p. 283 et 281.
185. Études, t. i, Préface, p. ix ; t. ii, p. 237-8 ; t. iii, p. 2 (« On se représente l’humanité tout entière
intéressée à la conservation de ce peuple qui honore l’humanité »).
186. La propriété : Études, t. ii, p. 363 (à propos de Solon ; cf. L’Homme moral, p. 70, et les
Observations et discussions sur quelques parties des ouvrages de l’abbé de Mably (Paris, 1787),
p. 77-8). La vie privée : Études, t. ii, p. 360-1 (à propos de Solon). Le commerce : ibid. t. ii, p. 320
(« Comme les nations pauvres par nature, ils faisaient du commerce ») ; e contrario, sur les
Spartiates, v. l’Éloge historique de l’abbé de Mably (Paris, 1787), p. 59. Le travail et l’industrie :
Études, t. ii, p. 364-5 (toujours à propos de Solon).
187. Histoire de Thucydide, t. i, Préface, p. vi ; Études, t. iii, p. 180. Même thème dans la 3e édition
(1804) de l’ouvrage de Young (voir ci-dessus p. 179, n. 2).
188. Études, t. iii, p. 186, que l’on rapprochera de Xénophon, Helléniques ii. 4, 42.
189. Études, t. iii, p. 363.
188 la formation de l’athènes bourgeoise
190. Études, t. iii, p. 143 (la démocratie responsable de la défaite de Sicile) ; t. iv, p. 258-62 (Clisthène ;
on notera que les Études sont, au sujet de Clisthène, en retrait par rapport au premier Mémoire :
on comparera Mémoires, t. iv, p. 121 et Études, passage cité) ; t. iv, p. 375 (la justice populaire).
191. Études, t. iii, p. 25.
192. Études, t. iv, p. 387. Cette péroraison, où réapparaissent les thèmes de la « querelle des Anciens
et des Modernes », reprend sans changement appréciable celle des Mémoires présentés à l’Institut.
193. Nous ne connaissons aucun travail de synthèse sur B. Constant et le monde antique. On trouvera
cependant quelques pages dans Canat, L’Hellénisme des Romantiques, t. i, p. 44 sq. ; v. aussi, du
même auteur, sa thèse latine : Quae de Graecis Mme de Stael scripserit (Paris, 1904). Le dernier
ouvrage d’ensemble, Paul Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine (2 t., Paris, 1965), est, de ce
point de vue, très décevant. Sur l’attitude générale de Constant, nous avons lu avec profit B. C. Fink,
« Benjamin Constant and the Enlightenment », Studies in Eighteenth Century Culture, éd. H. S.
Pagliaro, t. iii (London, 1973), p. 67-81 ; R. Mortier, « Constant et les Lumières », Europe, n° 467
(mars 1968), p. 5-18 ; P. Thompson, « Constant et les vertus révolutionnaires », ibid., p. 49-62.
la formation de l’athènes bourgeoise 189
anciennes avaient des hommes illustres à la fois dans tous les genres. Miltiade,
Aristide, Xénophon cultivaient les lettres, commandaient dans les camps, entraî-
naient à la tribune ; déjà ces glorieux exemples se renouvellent parmi nous. »201
Pour qu’une nouvelle – et originale – problématique apparaisse dans l’œuvre
publiée de Constant, il faut attendre le célèbre pamphlet De l’Esprit de conquête
et de l’usurpation, qui sort des presses en Allemagne en janvier 1814. Entre-
temps, Benjamin Constant avait été, en 1802, chassé du tribunat.
En fait, l’acquisition récente par la Bibliothèque Nationale de sept manus-
crits d’œuvres de Constant, achevées en 1810202 mais rédigées principale-
ment entre 1806 et 1810, a montré que, dès ce moment, la conception que se
fait Constant des rapports entre l’hellénisme et le monde moderne est défini-
tivement fixée. Les deux textes principaux que contiennent les manuscrits, les
Principes de politique applicables à tous les gouvernements et les Fragments
d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine
dans un grand pays – cela même que J. de Maistre déclarait à jamais impos-
sible203 – étaient la source d’où dérivait, textuellement, ou presque textuelle-
ment, tout ce que Constant a publié depuis sur ce problème, qu’il s’agisse de
l’Esprit de conquête, dont des chapitres entiers proviennent des manuscrits de
la Bibliothèque Nationale ou de la célèbre conférence de 1819, De la liberté
des anciens comparée à celle des modernes204.
Tout comme son contemporain Hegel, Constant parle de la cité grecque
comme d’une totalité harmonieuse205. Encore en 1829, à la fin de sa vie, il repu-
bliera dans les Mélanges de littérature et de politique un texte où il écrivait :
« Il y a des époques harmonieuses où l’homme paraît jouir de la plénitude de
ses facultés », et d’évoquer Socrate soldat à Potidée, Eschyle à Salamine et
même Sophocle archonte, ce qu’il ne fut pas ; et il en tire argument pour jus-
tifier la mobilité sociale qu’a connue et favorisée la Révolution française. Des
garçons d’écurie devinrent généraux. « En dépit des prédictions sinistres, pré-
cisément parce que chacun n’a pas fait uniquement son métier, tous les métiers
ont été faits. »206
À la limite, Benjamin Constant ne conteste pas que la liberté d’un citoyen
athénien est plus grande que celle d’un moderne, même s’il est anglais ou suisse.
Il s’exprime ainsi dans un texte inédit : « Il ne faut donc pas dire : les Athéniens
étaient plus libres que nous, donc le genre humain perd en liberté. Les Athéniens
étaient une petite partie des habitants de la Grèce ; la Grèce une petite partie de
l’Europe et le reste du monde était barbare, et l’immense majorité des habitants
207. De la perfectibilité de l’espèce humaine, NAF, 14362, fol. 76r ; à quoi l’on peut opposer ce
qu’il dit en 1819 : « L’individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à
Athènes, qu’il ne l’est de nos jours dans aucun État libre de l’Europe » (De la liberté, dans Cours
de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, p. 547).
208. Ibid. fol. 76r. Les Grecs de l’antiquité ont vécu après la chute de la théocratie.
209. De la liberté, dans Cours de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, p. 545.
210. Les chapitres vi-viii du pamphlet De l’usurpation (Œuvres, p. 1010-23) reprennent et résument
plusieurs chapitres des Principes de politique, livre xvi, NAF, 14360, fols. 2-27.
211. Principes de politique, fol. 10. De Pauw est cité à ce propos plusieurs fois en référence.
212. De l’usurpation, dans Œuvres, p. 1011, reprenant NAF, 14360, fols. 10-11.
213. Principes de politique, fol. 7.
192 la formation de l’athènes bourgeoise
214. Nous n’avons pas trouvé la preuve que Constant avait lu Melon. Il s’appuie principalement sur
l’œuvre de son ancien collègue du tribunal Charles Ganilh, Essai politique sur le revenu public des
peuples de l’antiquité, du Moyen Âge, des siècles modernes (2 t., Paris, 1806), qui utilise, lui aussi,
ces concepts (cf. t. i, p. 47-9) et cite également (NAF, 14360, fols. 9-10) l’Essai sur l’histoire de
l’espèce humaine de C. A. Walkenaer (Paris, 1798), qui consacre, p. 251-368, toute une section de
son œuvre aux conséquences de « l’introduction des manufactures et du commerce », sans qu’on
puisse voir avec clarté à quel moment de l’histoire se situe cette introduction.
215. Esprit de conquête, dans Œuvres, p. 959-60, reprenant NAF, 14360, fol. 9.
216. Esprit de conquête, ibid. p. 960 et NAF, 14360, fol. 10 ; la victoire anglaise n’est donc pour
rien dans cette remarque.
217. Nous pensons particulièrement, parce qu’il s’agit d’apologistes du système représentatif, au
marquis de Chastellux, De la félicité publique ; cf. p. 43, où il écrit, contre Rousseau : « Pour moi,
je pense qu’il n’y aura de liberté solide et durable, et surtout de félicité que parmi les peuples chez
lesquels tout se fera par représentation. » Nous pensons aussi à un autre citoyen de Genève, J. de
Lolme, sur lequel H. Pappé a attiré notre attention ; v. sa Constitution de l’Angleterre, t. ii, p. 14 sq.
218. Cf. ci-dessous p. 222.
219. Sismondi, Histoire…, t. iv (Zurich, 1808), p. 369 ; le texte est cité dans NAF, 14364, fol. 79
et De l’usurpation, dans Œuvres, p. 1011 (avec une légère erreur de pagination).
220. Ibid. p. 1010.
la formation de l’athènes bourgeoise 193
plaisir politique, plaisir d’action chez les anciens, ne sera plus qu’un plaisir par
procuration. « L’immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n’attache néces-
sairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. »221 Benjamin
Constant ne cherche pas à dorer la pilule :
La liberté politique offrant moins de jouissance qu’autrefois, et les désordres
qu’elle peut entraîner étant plus insupportables, il n’en faut conserver que ce
qui est absolument nécessaire. Prétendre aujourd’hui consoler les hommes par
la liberté politique de la perte de la liberté civile, c’est marcher en sens inverse
du génie actuel de l’espèce humaine.222
Et ailleurs : les modernes « ne sont appelés tout au plus à l’exercice de la
souveraineté que par la représentation, c’est-à‑dire d’une manière fictive »223,
et il est si vrai qu’il y a chez Constant, comme chez Hegel, une nostalgie de la
belle totalité224, qu’il écrit ceci :
Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière ; nous n’avons
presque sur rien qu’une conviction molle et flottante, sur l’incomplet de laquelle
nous cherchons en vain à nous étourdir. Le mot illusion ne se trouve dans aucune
langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n’existe plus.225
Voilà l’antiquité devenue la chose et le monde moderne le royaume des mots.
remplissent toutes les âmes qui ont quelque valeur d’une émotion d’un genre
profond et particulier. Les vieux éléments d’une nature antérieure pour ainsi dire
à la nôtre semblent se réveiller en nous à ces souvenirs.229
Pour être bourgeois, on n’en est pas moins nostalgique.
229. De l’usurpation, dans Œuvres, p. 993-4, partiellement repris (la dernière phrase) de NAF,
14360, fol. 2.
230. La seconde édition paraîtra en 1862, avec de substantielles additions et des corrections signi-
ficatives : de 1851 à 1862, Duruy a lu Grote et l’Empire s’est installé.
231. Rappelons qu’à la Bibliothèque Nationale l’Histoire grecque de Duruy faisait encore partie
des « Usuels » l’année dernière !
232. À titre d’exemple, on comparera les pages de Glotz sur l’« œuvre d’entraide et de préservation
sociales » de Périclès (La Cité grecque, 2e éd. (Paris, 1968), p. 142-3) avec celles que Duruy consacre
aux « mesurés de Périclès pour assurer le bien-être du peuple » (Histoire grecque, (Paris, 1851),
p. 284-5 ; sauf exception, nous citerons systématiquement cette première édition).
233. Cf. G. Monod, « Victor Duruy », Revue internationale de l’enseignement, xxviii (1894),
p. 481-9, et E. Lavisse, Un Ministre, Victor Duruy (Paris, 1895), p. 164-5 ; v., plus récemment,
les remarques de P. Gerbod, La Condition universitaire en France au xixe siècle (Paris, 1965),
p. 442, sur la « révolution pédagogique » opérée par la parution du premier tome de l’Histoire
des Romains en 1843.
234. Circulaire du 1er octobre 1864, citée par J. Rohr, Victor Duruy, ministre de Napoléon III.
Essai sur la politique de l’Instruction publique au temps de l’empire libéral (Paris, 1967), p. 112.
Rappelons que, ministre de l’Instruction publique entre 1863 et 1869, Duruy, tout en introduisant
une distinction tranchée entre la recherche (avec la création de l’École des Hautes Études) et l’ensei
gnement, chercha tout particulièrement à ouvrir l’enseignement sur la vie : v. Ponteil, Histoire de
l’enseignement, p. 248 et 263, et Gerbod, La Condition universitaire, p. 443 et 451-2.
235. Ce qui le distingue d’autres élèves de Michelet comme Wallon, qui s’oriente d’abord vers la
recherche, ou Ravaisson, qui se tourne très tôt vers la haute administration universitaire.
la formation de l’athènes bourgeoise 195
236. Gerbod, La Condition universitaire, p. 400 (citant un article de la Revue de l’Instruction publique).
237. Les troisième et quatrième tomes de l’Histoire des Romains étaient prêts en 1850, « mais Duruy
y plaidait la cause de l’empire et il ne voulut pas les publier avant 1872 » (Lavisse, Un Ministre,
Victor Duruy, p. 22).
238. « En l’année 1851, il y avait une histoire officielle et orthodoxe… Il n’était pas permis… de
ne point admirer absolument et sans réserve les Spartiates… La grandeur morale de Lacédémone
était un des ornements du palais de carton doré que l’université offrait à l’admiration de ses élèves »
(Lavisse, ibid.).
239. Compte rendu de l’Histoire grecque par M. Victor Duruy, professeur d’histoire au Lycée Saint-
Louis, Journal général de l’Instruction publique et des cultes (1851), p. 557-60 ; réponse de Duruy,
p. 606-7. Frère du célèbre universitaire Désiré Nisard – que Victor Hugo qualifiait, dans Toute la lyre
(viii. 25), de « bourgeois authentique / Âne en littérature et lièvre en politique » – Charles Nisard
est spécialiste de littérature populaire française et rédacteur de nombreux articles dans des revues
gouvernementales : v. la notice de la Biographie Firmin-Didot, ainsi que Gerbod, La Condition
universitaire, p. 390 et 397, et la thèse de J. Malavie, Un Bourgeois de Louis-Philippe : Désiré
Nisard dans la crise de 1848 (Lille, 1972), p. 18.
240. La démonstration est délicate, s’agissant de Sparte : aussi Nisard appelle-t‑il à l’aide deux
« oligarchies » qui furent durables, Rome et Venise ; la conclusion est simple : la démocratie
athénienne au contraire « mourut épuisée après quatre-vingts ans de gloire » !
241. Essentiellement le règne des ambitieux comme Alcibiade ou, ce qui est pire encore, des « oisifs,
des besogneux » – entendons : du peuple – « des brouillons et des démagogues ». Nisard n’a de
sympathie que pour la « démocratie » de Solon, d’indulgence que pour la démocratie restaurée
d’après 403.
242. Dans le très officiel Précis de l’histoire ancienne de Poirson et Cayx (Paris, 1827), on apprend
que le peuple « compromet le salut de l’État par ses décisions furieuses » (p. 76), que la constitution
de Solon est le principe de la « courte… grandeur » d’Athènes (p. 77). V. aussi p. 148 (Cimon, le
plus grand des Athéniens), 149 (ambition athénienne), 154 (Périclès dégrade à jamais la constitution
196 la formation de l’athènes bourgeoise
de Solon), 178 (Socrate partisan d’une « aristocratie modérée »), 238 (Phocion). Dans l’Histoire
ancienne de T. Burette (Paris, 1835, Cahiers d’histoire universelle à l’usage des collèges… sous la
direction de MM. Dumont, Gaillardin, Wallon et Duruy – déjà !) on trouve un éloge de Lycurgue
qui « formula ces principes sous l’influence du génie dorien » (4e cahier, p. 13), un éloge de Cimon
(5e cahier, p. 79) et les habituelles remarques sur les démagogues et le tempérament capricieux des
Athéniens (5e cahier, p. 69 et 80).
243. Burette, Histoire ancienne, 6e cahier, p. 76. La 10e édition du Poirson et Cayx (1846) est
également beaucoup plus mesurée dans la critique d’Athènes.
244. Duruy écrit : « Voilà, Monsieur, pourquoi je suis hautement, dans le siècle qui suit les guerres
médiques, pour la démocratie athénienne dont l’heure était venue, contre l’oligarchie dont l’heure
était passée » (Histoire grecque, p. 607).
245. Ibid. Préface, p. xiv.
246. Ibid.
247. Les « erreurs » de Duruy ont été relevées par C. Lescœur, « Le droit privé des Romains dans
l’Histoire de M. Duruy », Bulletin de l’Institut catholique de Paris (1895), p. 3-30. Duruy veut atténuer
le fossé qui sépare l’esclave de l’homme libre (Histoire grecque, p. 6, 10, 13, 22) et la femme de
l’homme (ibid. p. 19-20), et prend le jus commercii pour le droit de faire du commerce (ibid. p. 11).
248. Le programme d’Histoire contemporaine de la classe de Philosophie (24 septembre 1863) a
été rédigé par Duruy ; on en trouvera des extraits chez Rohr, Victor Duruy, p. 181-4.
249. Réponse à C. Nisard, Histoire grecque, p. 607.
la formation de l’athènes bourgeoise 197
250. Histoire grecque, p. 5-7, 46, 67, 83 ; v. aussi l’Histoire de la Grèce ancienne (1862), p. 2-4 et 9.
251. Histoire grecque, Préface, p. xvi ; sur l’opposition de l’Orient et de l’Occident, v. ibid. p. 28,
37, 236, 302, etc.
252. Ibid. Préface, p. viii.
253. Duruy fait allusion à l’histoire de la ligue achéenne entre 272 et 221 ; v. Histoire grecque,
p. 609-31, et les développements de l’Histoire des Romains, t. i (Paris, 1843), p. 478-81.
254. Histoire grecque, Préface, p. xvii-xviii ; dans l’Histoire des Romains, t. ii (Paris, 1870), p. 40,
Duruy affirme que la classe moyenne faisait la force de Rome.
255. Histoire grecque, Préface, p. xii et p. 58-9, 63, 65-7.
256. Ibid. Préface, p. x. Dans l’édition de 1862 Duruy renvoie au Ménexène (249 a-b), sans se soucier
de l’écart entre son Athènes « maternelle » et celle de Platon qui, face aux orphelins, assume le
rôle du père. Écart significatif : il faut à toute force assurer la promotion de la femme à Athènes !
257. Ibid. Préface, p. x.
258. Histoire grecque, Préface de l’édition de 1862, p. x ; v. Histoire grecque, p. 437 et 474 (Duruy
contre Platon) et, dans l’édition de 1862, une étrange addition (t. ii, p. 138) sur Socrate défenseur
de « la sainteté de la famille et du travail » ( ?).
198 la formation de l’athènes bourgeoise
que la nôtre »270 – l’empire est celui d’Athènes, l’assemblée générale est l’ek-
klésia : faut-il insister sur l’énormité du contre-sens ? – et, quelques pages plus
loin : « Le citoyen, même le plus obscur, se sent un personnage important car
il a sa voix dans une assemblée populaire où rarement plus de cinq mille per-
sonnes assistent. »271
Athènes ou l’histoire bourgeoise. Athènes ou la bourgeoisie face à ses
propres hésitations : République ou empire ? Empire autoritaire ? Empire libé-
ral ? Athènes assume simultanément toutes ces figures…
Voilà : nous avons tenté d’esquisser ici comment s’est constitué en France
le visage de l’Athènes bourgeoise. Il en est bien d’autres, en d’autres pays de
l’Europe et du monde. Aussi notre tentative ne prendra-t‑elle son intérêt que
dans la mesure où il sera possible un jour de confronter les multiples figures de
ces multiples Athènes.
Thésée aussi, devant le corps glacé de Phèdre, ira de son couplet commé-
moratif. Mais déjà la tablette dénonciatrice parle pour lui. Il n’aura pas eu le
temps d’inscrire son regret sur la pierre.
Mais quelle pourrait être l’épitaphe de Phèdre ? Celle-ci peut-être, que nul
époux n’a jamais écrite :
Elle aimait sa gloire, et Hippolyte.
Cette autre encore, dont Hippolyte convient à regret :
Elle aimait la sagesse, sans pouvoir être sage.
Car Phèdre – celle d’Euripide, héroïne en second d’une tragédie dont Hippolyte
est l’éponyme – vient perturber l’ordre réglé du discours grec sur la mort des
femmes. Elle aime Hippolyte, fils de son royal époux, la gloire (mais il n’est pas
de gloire des femmes), la sôphrosynè (celle de l’épouse qu’elle ne sait pas être,
celle d’Hippolyte qui la rejette ; sagesse de l’épouse, sagesse du jeune homme,
l’orthodoxie défend toute confusion entre ces deux types de sôphrosynè, mais
Phèdre aime les modèles de vertu et ce qui les détruit). Contradictoire Phèdre,
qui veut être elle-même et tout à la fois ce qu’elle n’est pas : elle en mourra,
mais ce n’est pas la fin de son histoire. Phèdre morte complique tout, à vouloir,
par-delà la mort, que l’écriture parle pour elle, qui n’a pas su dominer la parole
de gloire qu’elle désirait tant s’approprier ; elle complique tout, à faire de son
corps mort une machine de mort pour briser la sagesse déraisonnable de l’irré-
ductible éphèbe qui, en elle, haïssait la « race des femmes » et, plus que toutes
les femmes, « celle qui pense plus haut qu’il ne sied à une femme ».
Logos, gnômè, bouleuma : mots chers à Phèdre et dont la cité grecque, ce
club d’hommes, entend interdire l’usage aux femmes. Logos désigne la parole,
fondement de la politique, la raison, dont l’homme sait faire bon usage, le dis-
cours de gloire qui s’attache aux hauts faits ; gnômè dit l’intelligence mais aussi
la décision politique, celle de l’assemblée du peuple ; bouleuma nomme la déli-
bération (et, dira Aristote, la femme n’en est pas dépourvue mais il lui manque
l’autorité qui à un projet donne force de loi). L’histoire de Phèdre installe sur
la scène tragique la contradiction féminine du silence et de la parole : Phèdre
croit au logos en même temps qu’au silence, le silence la tuait mais elle meurt
d’avoir rompu la censure qu’elle imposait à son discours, elle meurt pour tuer
avec des mots, des mots écrits, des mots qui crient.
À la nourrice qui lui arrache un aveu, Phèdre annonce :
Tu en mourras. Pourtant la chose est à ma gloire.
La gloire de Phèdre ? Se taire :
Dès que l’amour m’eut blessée, j’examinai comment le supporter dans l’honneur.
Je commençai donc par me taire…
La gloire de Phèdre ? Confier à la mémoire le secret de son silence :
Que mes hauts faits ne tombent point dans l’oubli…
Impossible gloire féminine, que seul donne le silence – mais à se taire,
c omment faire savoir qu’on se tait, comment confier au discours de louange cette
gloire enfouie, à jamais perdue ? Phèdre, donc, parle. À des femmes, il est vrai,
202 la gloire et la mort d’une femme
qui savent garder des secrets de femme (mais qu’en est-il, dès lors, de la gloire,
que seule distribue la cité ?). Et, à dire, à nommer (à prononcer le nom interdit de
l’éphèbe), comment éviter, inversement, que la parole ne prenne l’existence des
choses, ou des faits ? Plus que tout, l’épouse de Thésée redoutait la voix qu’un
jour prendraient les choses muettes – les ténèbres complices, la poutre du toit
de la maison – pour accuser sa vie de femme infidèle. Elle a parlé : compagnes
attentives, les femmes du chœur crient que c’en est fait d’elle. Il suffit que l’aveu
sorte du cercle des femmes, que la nourrice le livre aux chastes oreilles du fils
de Thésée : Hippolyte hurle sa haine, et son regret qu’auprès des femmes il y
ait encore d’autres femmes, et non la compagnie muette des bêtes sauvages ;
Hippolyte menace, évoquant le visage de son père que Phèdre craint tant de
regarder en face, Hippolyte déclare la guerre à la race des femmes, sourdes aux
leçons de sôphrosynè.
Fauteuse de guerre, Hélène l’amoureuse, Hélène à la beauté divine pour qui
les hommes trouvent au combat la mort noire, se confortait dans l’Iliade à l’idée
qu’un jour l’Iliade célébrerait ses amours :
Zeus nous a fait un destin funeste, afin que nous soyons plus tard chantés des
hommes à venir…
Reine d’Athènes la vertueuse, Phèdre la Crétoise sur qui pèsent les amours
d’Ariane et de Pasiphaé rêve d’être un modèle de sôphrosynè. Les cris d’Hippolyte
la tuent, il lui reste à mourir au plus vite. Il lui reste à anéantir en elle la race
des femmes que l’échec d’une femme rend à sa douteuse réputation (Une
femme ? objet d’aversion universelle, avait dit Phèdre au chœur ; or, telles les
Corinthiennes amies de Médée, elle avait désiré que « sa condition acquière
glorieux renom par un retour de la voix publique »). C’en est fini de la gloire (et
de la belle mort – je ne mourrai plus glorieuse, crie-t‑elle à la nourrice –), reste
la mort nue : la mort silencieuse de la femme pendue – mode féminin du sui-
cide, mode infamant, aussi – à la poutre muette du toit de la chambre nuptiale.
Discours de la belle mort, voix de la renommée, tant désirée et que les cris
d’Hippolyte lui ont refusée, à jamais pense-t‑elle (et, au regard de son éthique,
c’est bien à jamais). Pouvait-elle savoir (et l’aurait-elle su que sa fierté n’y eût
pas reconnu la gloire), pouvait-elle penser, ajustant sur son cou le lacet, dans
le silence de ses espoirs ruinés, que, d’entrée de jeu, Aphrodite avait annoncé
la morale de l’histoire, faite pour elle de gloire et de mort ? Les divinités ne se
trompent pas, même si la déesse de la passion n’est guère habilitée à trancher en
matière de belle mort. Certes la gloire et la mort ne se distribueront pas comme
les femmes du chœur, chantant le suicide de Phèdre, l’imaginent :
Honteuse de son affreux destin, elle aimera mieux sauver sa gloire et se délivrer
de l’amour qui lui torture le cœur…
(Phèdre elle-même n’en espérait plus tant, elle qui savait réjouir Aphrodite
en se délivrant tout simplement de la vie). Car les femmes du chœur ignorent
encore que la gloire de Phèdre n’est pas de mourir mais précisément d’avoir
aimé. Gloire équivoque : le contraire de ce que Phèdre nommait l’honneur,
la gloire et la mort d’une femme 203
de lier son sort à celui de toutes les autres. L’atteste ce nous qui vient relayer le
je dès qu’il y va de l’essentiel :
Avec de la honte, nous machinons de l’honneur,
ce nous qui a égaré plus d’un lecteur, demandant perplexe qui parle, lorsqu’après
la sortie d’Hippolyte, le texte dit :
Ô malheureux, misérable destin des femmes ! Quels expédients (technas) avons-
nous, quels discours, pour desserrer l’étreinte du mal qui nous a terrassées ?
Qui parle ? Phèdre, et par sa bouche la race des femmes, qui se révolte
encore en Phèdre, avant de trouver l’invention qui retournera contre un autre
la méchanè, toujours singulière en ce qu’elle renvoie à cette première unité qui
fut nommée femme. Le génos gynaikôn dit :
Nous ne mourrons plus avec gloire…
Phèdre rendue à sa solitude décide :
Partageant avec moi la maladie qui fut mienne, il apprendra à être sage.
Qui parlait ainsi, sur la scène tragique, au flanc de l’Acropole où veille Athéna,
la vierge en armes : Euripide ? ou les femmes d’Athènes ? À qui croirait – la
tentation est belle et mériterait presque qu’on y succombe, s’il n’importait de
comprendre qui parle des femmes –, à qui donc croirait que le poète tragique
parle au nom des femmes, on répondra qu’il y eut au moins un contemporain
d’Euripide, Aristophane, pour voir en lui leur pire ennemi. Opinion de comique,
dira-t‑on, et l’on sait qu’à Athènes la comédie protège la tradition : l’opinion
d’Aristophane plaiderait plutôt pour l’hétérodoxie du discours d ’Euripide. Soit.
Reste l’évidence, incontournable : d’Hésiode à la tragédie athénienne, la « race
des femmes » est le nom grec d’un fantasme bien masculin, parfaitement accli-
maté dans la cité qui lui assigne une place pour mieux reconduire la division fon-
datrice, entre les citoyens et les femmes. Alors, peut-être s’interrogera-t‑on sur la
loi qui préside à l’affrontement tragique de Phèdre et d’Hippolyte : une femme
qui a connu le mariage et l’enfantement – ces étapes décisives d’une carrière de
femme –, un jeune homme immobilisé dans l’éphébie pour ne jamais rencon-
trer un désir de femme. Certes le mythe le veut ainsi, qui au nom d’Hippolyte
associe celui de Phèdre. Encore observera-t‑on que, pour traiter du désir fémi-
nin et de ses ravages, dans la réserve des mythes où elle puise des sujets, la tra-
gédie choisit volontiers ceux qui disent l’impossible conjonction d’une femme
et d’un anèr. Conjonction impossible de la femme en son épanouissement et
de l’homme grec qui sait répartir les femmes dans les cases d’un jeu bien réglé
– les courtisanes pour le plaisir, les concubines pour les soins de tous les jours,
les épouses pour avoir des enfants légitimes, aucun autre cas n’est prévu. Cette
impossibilité, la tragédie la dit de deux façons, que, face à la demande fémi-
nine, il y ait un éphèbe rebelle, Hippolyte mais aussi Bellérophon (que, dans une
tragédie perdue d’Euripide, la passion éconduite de Sthénébée dénonçait men-
songèrement à la colère du mari) ou que, dans la force de son désir, la femme
fasse de l’homme moins qu’un homme (face à Médée, Jason, qui n’est pas un
modèle d’andreia et qui s’en accommode ; aux côtés de Clytemnestre, Egisthe,
l’homme-femme ; et, maudissant Déjanire, son amour et son présent funeste,
206 la gloire et la mort d’une femme
Héraklès le surhomme qui pleure des pleurs de fille). Ainsi, d’un même mouve-
ment, la tragédie proclame que, face aux femmes, il n’y a pas d’andres et can-
tonne les femmes dans ces aphrodisioi logoi, ces propos d’amour qui dessinent
strictement l’espace de la louange et du blâme dûs à leur race.
Sur la scène, meurent les femmes, et les jeunes gens. Sur les gradins du
théâtre, les citoyens n’oublient pas que leur andreia trouve à s’exercer ailleurs
(sur les champs de bataille, par exemple, où, affrontés à d’autres andres, ils
risquent la mort ; mais la mort donne la gloire, en échange d’un corps péris-
sable et que le citoyen devait à la cité). Quittant le théâtre, le spectateur sait
que Thésée reste en vie – ni la mort de Phèdre ni celle d’Hippolyte ne le tuent
autant qu’il le dit – et que ses derniers mots sont pour la cité.
Mais – telle est l’ambiguïté, profonde, de la tragédie euripidéenne –, il reve-
nait à l’époux de Phèdre, clairvoyant au sein de la méprise, d’avoir su d’avance
dire à Hippolyte l’immense déséquilibre qui, dans la mort de Phèdre, anéantit
tout calcul, toute ruse, tout échange réparateur :
Elle a fait bien mauvais marché de sa vie, à t’en croire, si à son hostilité
contre toi elle a sacrifié son trésor le plus cher.
La mort de Phèdre : au-delà de tous les discours, plus loin que toutes les
ruses, une mort sans contrepartie ?
Note
En arrière-fond de l’Hippolyte porte-couronnes d’Euripide (texte et traduction par
L. Méridier, Belles Lettres, traduction seule par Marie Delcourt, Livre de poche),
on lira :
Ch. P. Segal, « The Tragedy of Hippolytus », Harvard Studies in Classical Philology,
70 (1965), p. 117-169 et « Shame and Purity in Euripides’Hippolytus », Hermes, 98
(1970), p. 278-299. B. M. W. Knox, « The Hippolytus of Euripides », Yale Classical
Studies, 13 (1962), p. 3-31.
Sur le masculin et le féminin en Grèce ancienne, l’étude essentielle est celle de J.-P. Vernant,
« Hestia-Hermès », dans Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris (Maspero), 1971,
p. 124-170.
Sur le masculin et le féminin dans la tragédie (à propos d’Eschyle), Froma Zeitlin, « The
Dynamics of Misogyny : Myth and Mythmaking in the Oresteia », Arethusa, 11
(1978), p. 149-184.
Sur la « race des femmes » le genos gynaikôn (Hésiode, Théogonie, 590-591, Sémonide
d’Amorgos, fr. 7), voir N. Loraux, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses
tribus », Arethusa, 11 (1978), p. 43-87.
Sur le mythe de Pandora, voir J.-P. Vernant, « À la table des hommes : le mythe de fonda-
tion du sacrifice chez Hésiode », dans La Cuisine du sacrifice en pays grec, ouvrage
collectif, Paris (Gallimard), octobre 1979.
Sur la belle mort des citoyens au combat, voir N. Loraux, « Mourir devant Troie, tom-
ber pour Athènes », Information sur les sciences sociales, 17 (1978), p. 801-817.
Sur la figure de l’éphèbe, voir P. Vidal-Naquet, « Le chasseur noir et l’origine de l’éphé-
bie athénienne », Annales ESC, sept.-oct. 1968, p. 947-964.
THUCYDIDE N’EST PAS UN COLLÈGUE* **
3. Thucydide, I, 22, 4.
4. Voir L. Gernet, La Notion mythique de la valeur en Grèce : Anthropologie de la Grèce antique,
Paris, 1968, p. 93-137.
5. Cf. J. de Romilly, L’Utilité de l’histoire selon Thucydide : Fondation Hardt. Entretiens sur
l’antiquité classique, IV, Vandœuvres-Genève, 1956, p. 41-81.
6. L’horreur du brouillage des disciplines est considéré ici comme un phénomène essentiellement
français, dans la mesure où la séparation de l’histoire et des lettres est un phénomène français,
qu’ignorent – du moins au niveau des institutions – la Grande-Bretagne, l’Allemagne fédérale ou
les USA ; un organisme l’illustre, le Comité Consultatif des Universités, qui décide souveraine-
ment de la carrière des universitaires et veille à ce qu’aucun chercheur travaillant sur l’antiquité ne
confonde lettres, histoire et philosophie, ces trois disciplines relevant de trois sections différentes.
thucydide n’est pas un collègue 209
7. En prenant encore une fois ces termes dans leur sens le plus plat, qui seul permet à cette oppo-
sition de fonctionner tacitement.
8. Dans une note (19) de Ulysse chez les philologues (« Actes de la recherche en sciences sociales »,
5-6, nov. 1975, p. 9-35), J. Bollack constate que le candidat à l’agrégation de lettres ou de grammaire
n’apprend jamais à lire un apparat critique ; ajouterais-je que l’absence de toute initiation à la lecture
d’un décret me semble encore plus grave, car reconduisant la notion la plus classique du texte ?
9. Il est en retrait par rapport au tandem du littéraire et de l’historien, ne serait-ce que parce qu’il
traduit volontiers les textes antiques dans la langue du philosopher, caractérisée par une certaine
intemporalité ; on observera d’ailleurs que si le littéraire peut enseigner l’histoire à l’Université,
cette mutation ne semble pas affecter de philosophes.
10. Encore peut-on subdiviser à nouveau cette distribution de l’œuvre d’Hésiode en faisant pas-
ser la frontière à l’intérieur des Travaux, où les mythes du début sont volontiers annexés par les
littéraires, qui abandonnent sans regret aux historiens les histoires de partages successoraux et les
préceptes de vie paysanne.
210 thucydide n’est pas un collègue
l’œuvre d’Euripide, jugé trop psychologue pour être grand mais dont les tragé-
dies servent à raconter l’histoire d’Athènes à la fin du ve siècle, cependant que
les littéraires s’attribueront la Théogonie ou l’œuvre de Sophocle, qui décidé-
ment se prête mal à toutes les conjectures chronologiques). Aux philosophes
ira sans contestation la majorité des dialogues de Platon et des écrits d’Aristote
(mais, là encore, intervient un nouveau partage qui au philosophe assigne les
ouvrages proprement « philosophiques » – ô vertu dormitive de l’opium ! –,
comme le Parménide ou la Métaphysique, cependant que l’historien trouve à
s’occuper avec le Lachès ou les Lois, dont les philosophes lui concèdent bien
volontiers l’exploitation, ou mieux encore avec la Constitution d’Athènes, qui
échappe à l’interdit porté sur le reste de l’œuvre d’Aristote au point que l’on
oublie de part et d’autre que c’est un philosophe qui l’a écrite)11. Enfin le ter-
ritoire textuel de l’historien regroupe tous les textes dont le prosaïsme, le réa-
lisme, ou les qualités supposées d’information et de sérieux permettent qu’on
les traite, fût-ce en une épochè méthodologique toujours implicite, comme
des documents : les écrits historiques, bien sûr (le postulat majeur étant que
l’historien du ve ou du ive siècle avant notre ère est un collègue des universi-
taires actuels) – encore faut-il observer que, soupçonné de légèreté, le Père de
l’histoire a moins bonne presse12 que Xénophon, ce journaliste heureux, ou,
surtout, que Thucydide, ce modèle de rigueur – ; après les écrits historiques
viennent en désordre la comédie, jugée plus près de la « réalité » que le genre
tragique et où l’on pourrait trouver tout prêts des renseignements sur le peuple
d’Athènes13, sur les femmes et les esclaves athéniens ; les plaidoyers des ora-
teurs attiques (il y a bien quelque chose comme une querelle entre littéraires
et historiens au sujet d’Isocrate et de Démosthène, mais tout le monde tombe
d’accord qu’avec leurs innombrables précisions juridiques, les discours d’Isée
appartiennent à l’histoire) ; les Politeiai (Constitutions) ou ce qu’il en reste,
maigre corpus où, à côté de celle d’Aristote, la Constitution des Athéniens, d’un
écrivain oligarque inconnu14, se taille la part du lion.
On pourrait tracer la cartographie complète de la distribution des textes dans
les différentes branches des études grecques. Je me suis limitée pour ma part
à quelques indications, dont il ne m’échappe pas qu’elles tendent à simplifier
une répartition toujours fluctuante dans le détail : ainsi ai-je volontairement
laissé de côté des cas compliqués, comme celui des poèmes homériques, enjeu
d’interminables rivalités entre littéraires et historiens et, parmi ces derniers,
11. Le Lachès, les Lois : l’historien n’ose d’ailleurs s’approprier ces textes que dans le meilleur des
cas. La Constitution d’Athènes : d’autant plus remarquable est l’exception constituée par l’ouvrage
de J. Day et M. Chambers, Aristotle’s History of Athenian Democracy, Berkeley-Los Angeles,
1962, qui traite enfin l’Athénaion Politeia comme une œuvre de philosophie ; on ne s’avancera
pas toutefois jusqu’à affirmer que les historiens de la Grèce ont adopté de bon cœur ces analyses.
12. Par contre, les historiens qui se réclament de l’anthropologie lui accordent une attention toute
particulière : voir F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote, à paraître (Paris, Gallimard).
13. Je pense au livre célèbre de V. Ehrenberg, The People of Aristophanes. A sociology of Old Attic
Comedy (3e édition), New York, 1962.
14. Que chacun appelle à sa façon : le Pseudo-Xénophon, parce que son pamphlet nous a été
transmis dans les œuvres de Xénophon ; le « Vieil Oligarque », surnom cher aux Anglais (par ex.
A. W. Gomme, dans More Essays in Greek History and Literature, Oxford, 1962, p. 38-69) ; ou,
tout récemment, « L’Emigré » (B. Hemmerdinger, Rev. Et. Grecques, 88, 1976, p. 71-80).
thucydide n’est pas un collègue 211
Mais un tel partage n’a peut-être pas d’autre fonction que de masquer l’évi-
dence : plus que toute œuvre littéraire sans doute, un texte antique se prête à ce
qu’on le transforme en document, parce que rien n’est plus étrange à cet « uni-
vers spirituel de la polis »16, qui pour nous constitue l’essence même de la cité
« classique », que la notion d’œuvre littéraire comme expression d’une indivi-
dualité17 – tragédie, histoire, éloquence, comédie même, sont des genres civiques
ou, pour le dire autrement, des institutions de paroles ancrées dans la cité – ; et
cependant, parce que l’écriture est, dans l’Athènes du ve siècle, constamment
revendiquée comme une conquête, il n’est pas d’écriture qui soit purement docu-
mentaire, il n’est rien d’écrit qui ne se présente comme un discours en forme18 et,
à cet égard, le plus « documentaire » des documents – j’entends par là un décret,
pièce maîtresse de l’histoire institutionnelle – est aussi un texte. De même, bien
naïf serait le lecteur qui, prenant au mot les déclarations auxquelles se complaît
l’écriture historique la plus éprise de rigueur, la créditerait d’entrée de jeu de ces
caractères qu’elle revendique pour siens : refus des séductions de la poésie et
de l’éloquence, souci de se démarquer des récits hérodotéens qui visent au seul
plaisir du texte19, définition de l’histoire comme expression transparente de la
« vérité des faits »20, tels sont les principes derrière lesquels s’abrite l’œuvre de
Thucydide (puisque, on l’a deviné, c’est d’elle qu’il s’agit) ; forte de la définition
qu’elle donne de sa propre pratique, l’Histoire de Thucydide se présente certes
à nous comme un document – c’est dire qu’aux yeux des modernes elle réunit
toutes les garanties de sérieux requises du discours historique –, mais acquiescer
à ce qu’elle dit d’elle-même serait occuper un peu vite la position que l’historien
15. Deux points de vue : J. Bollack (article cité note 8), P. Vidal Naquet, « Homère et le monde
mycénien : à propos d’un livre récent et d’une polémique ancienne », Annales ESC, 18, 1963, p. 703-
719 ; sur Homère entre la poésie, l’histoire et l’archéologie, voir la section VI de la Bibliographie
(adaptée par P. Vidal-Naquet) du Monde d’Ulysse de M. I. Finley (2e éd.), Paris, 1978, p. 230-233.
16. J’emprunte cette expression à J.-P. Vernant (titre du ch. IV des Origines de la pensée grecque,
Paris, 1962).
17. Je renverrai ici à des remarques à propos de l’oraison funèbre comme genre, in : N. Loraux,
L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », à paraître (Paris-
Berlin), V, 3. Répétons-le, ces remarques concernent les textes de la période classique, essentiel-
lement ceux du ve siècle dans la mesure où certains traits de la littérature hellénistique se mettent
en place dès le siècle suivant.
18. Ainsi un décret se présente toujours comme la transcription d’un discours dans l’assemblée du
peuple : « Un tel a dit » etc.
19. Voir Thucydide, I, 21-22 et les remarques de J.-P. Vernant, Raisons du mythe : Mythe et société
en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 195-250 (et notamment 200-203).
20. Thucydide, I, 21, 2 (« à consulter la réalité même » : ap’ autôn tôn ergôn skopousi) et II, 41, 2
et 4 (« la vérité des faits » : ergôn alétheia).
212 thucydide n’est pas un collègue
entend assigner à son lecteur, pour que ce dernier ne se pose précisément pas la
question de l’écriture historique de Thucydide.
Pour cerner ce qu’apporte la compréhension d’un texte, sa constitution ou
son traitement en document – et j’entends bien préciser d’entrée de jeu qu’il
n’est pas de texte qui puisse faire l’économie de cette approche, pas plus une
tragédie de Sophocle qu’un discours de Démosthène, pas plus un dialogue de
Platon qu’un développement de Thucydide21 – mais aussi pour montrer les
limites d’une telle lecture et suggérer quelques-unes des questions qu’il faut
alors poser au texte pour éviter les pièges du positivisme sémantique, j’exami-
nerai brièvement trois exemples, tous empruntés au corpus des écrits que l’on
considère traditionnellement comme des documents. Aux deux extrémités, un
de ces textes auxquels on refuse généralement le titre de texte, un de ces textes
qui reçoivent sans difficulté le nom de document : un décret, quelques pages de
Thucydide ; et, s’intercalant entre ces deux échantillons exemplaires, quelques
vers d’Aristophane, que la tradition érudite n’hésite généralement pas à pré-
lever de l’intrigue qu’ils soutiennent pour les constituer en dossier, un de ces
dossiers tout prêts qui font la joie de l’historien ou du sociologue de la Grèce.
21. Je rappellerai la définition que donne du document H. I. Marrou (De la connaissance historique,
Paris, 1954, ch. III, « L’Histoire se fait avec des documents », p. 67-96 et notamment 77) : « Est
un document toute source d’information dont l’esprit de l’historien sait tirer quelque chose pour
la connaissance du passé humain, envisagé sous l’angle de la question qui lui a été posée… Il est
impossible de dire où commence et où finit le document… ». De fait, il n’existe pas de texte, fût-il
entouré de la plus grande révérence qu’on puisse lire avec le projet de s’en tenir à l’« immanence
du sens » ; pour s’en assurer, on se reportera à la lecture que J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet font
de quelques tragédies grecques dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne (Paris, 1972).
22. Cette loi prévoit que la cité élèvera (plus précisément assurera la trophè, la nourriture, c’est-
à‑dire le développement) les enfants des citoyens athéniens tombés au combat ; voir Thucydide,
II, 46, 1 ; Platon, Ménexène, 249 a 5-6 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 154.
23. C’est bien ainsi que la comprend L. Gernet, dans la notice du Contre Théozotidès (Lysias,
Œuvres complètes, Belles Lettres, t. II, p. 234-236).
thucydide n’est pas un collègue 213
une annonce spéciale pour les fils adoptifs et naturels en disant : « ceux-là, sur la
proposition de Théozotidès, la cité ne les a pas élevés ? […] Quel outrage pour la
cité, et quel discrédit ! Lorsque Cléomène, juges, eut occupé l’Acropole… » (§ 2).
Le texte s’arrête ici, au moment où, dans une pathétique envolée, l’orateur
allait évoquer le beau temps de Clisthène, où l’on redéfinissait le corps civique
en l’élargissant. Nous n’en saurons pas plus.
On n’en savait effectivement pas plus jusqu’à ce que, en 1971, un archéo-
logue américain publie une inscription qui, de toute évidence (malgré l’état
lacunaire qui est également le sien), est bien le décret incriminé24. Or, la for-
mulation du décret diffère sensiblement de ce que, à en juger par les fragments
du discours de Lysias, on pouvait attendre. Certes, de la mention d’une doki-
masie (examen de légitimité) à laquelle seront soumis les orphelins (1.15), on
peut inférer qu’il s’agit bien de réserver le bénéfice du décret aux seuls enfants
légitimes des citoyens athéniens. Mais ici s’arrête la concordance du décret et
du discours. Car ce n’est pas une nouvelle loi que les Athéniens ont ainsi gravée
sur la pierre, mais une décision purement circonstancielle ; l’avenir n’est pas
en question, mais seulement le présent, et ses enjeux immédiats ; loin de reve-
nir sur le statut des orphelins de guerre, le décret s’y réfère comme à une norme
par rapport à laquelle il convient de situer un cas particulier25 fort embarrassant,
celui des fils des Athéniens tombés en combattant contre l’oligarchie. Et qu’on
ne s’y trompe pas : ce ne sont pas les fils qui posent problème à la cité, mais
bien leurs pères. Parce que l’idéologie civique et l’atmosphère conjoncturelle
de la restauration démocratique s’accordent à faire d’homonoia (concorde) le
mot de passe, il convient d’oublier à jamais les maux du passé26, c’est-à‑dire
la guerre civile (stasis), opposée à la guerre extérieure (polémos), seule juste.
Tombés dans une stasis, les démocrates insurgés rentrent difficilement dans la
glorieuse cohorte des citoyens morts au combat, et la formulation du décret s’en
ressent, qui à la terminologie officielle, où la mort guerrière se dit dans le voca-
bulaire de la valeur, substitue le langage abrupt des faits : les premières lignes
du décret en donnent le ton, consacrées à « tous ceux des Athéniens qui sont
morts de mort violente (apéthanon biaiôi thanatôi) durant l’oligarchie en portant
secours à la démocratie » – de belle mort et de cité unie, il n’est pas question,
mais d’affrontement politique, régime contre régime, et de violence. Comme
s’ils étaient extérieurs à la cité – et, de fait, contre la polis des Trente, inique
mais « légale », ils s’étaient mis hors cité –, les démocrates sont récompensés
de leur bienfait (euergésia), par l’intermédiaire de leurs enfants27.
24. R. S. Stroud, « Greek Inscriptions. Theozotides and the Athenian Orphans », Hesperia, 40,
1971, p. 280-301.
25. Ainsi que l’a bien vu Stroud (p. 287 et 294), les expressions kathaper tôn en tôi polemôi (« comme
les morts à la guerre ») et kathaper tous orphanous (« comme les orphelins ») impliquent que les
« fils » (paides) dont il est question ne se confondent pas avec les orphelins (11. 16-17, 19 et 6, 9).
26. Ce fut là le slogan efficace des dernières années du ve siècle, où l’on peut choisir de voir un
bel exemple de consensus social ou un cas tout à fait remarquable de refoulement par la mémoire
collective d’un épisode gênant : voir N. Loraux, « Problèmes grecs de la démocratie moderne »,
Critique, 355 (déc. 1976), p. 1285-1286.
27. Euergésia : 1. 7 ; on rappellera que jusqu’à la fin du ve siècle euergésia désigne le bienfait d’un
étranger envers la cité. Andragathia, plus conforme à la phraséologie officielle de l’éloge des morts
de guerre, n’apparaît qu’à la ligne suivante.
214 thucydide n’est pas un collègue
Entre ce que dit le décret, pour peu qu’on s’intéresse à la langue qu’il
emploie28, et ce que dit le discours, peut-on imaginer décalage plus saisissant ?
Qui ne disposerait que du discours croirait à une nouvelle limitation apportée à
la citoyenneté athénienne ; qui lit le décret sans le discours pourrait oublier les
fils au profit des pères et mésestimer les incidences de cette décision du peuple
sur la politique générale adoptée à l’égard des nothoi.
Je n’épiloguerai pas sur les raisons effectives de ce décalage, dont la
recherche nous entraînerait trop loin dans la reconstruction historique ; je le
considérerai plutôt comme un symptôme, propre à réveiller l’historien assoupi
dans la croyance rassurante à une quelconque transparence du réel : parce que
le réel est fait de contradictions, il n’y a pas de realia au premier degré ni de
document privilégié où l’on trouverait la voie d’accès directe vers la vérité
des faits. Parce qu’il dispose rarement d’une panoplie de documents dont les
dissonances le contraindraient à prendre en compte la complexité d’un événe-
ment, l’historien de l’antiquité risque parfois d’ériger le hasard en nécessité,
traitant l’unique document dont il dispose comme un document unique où un
phénomène historique se livrerait dans sa totalité. Le dialogue de sourds qui
s’instaure entre le décret de Théozotidès et le discours de Lysias réveille sa
vigilance défaillante : un unique document est à peine un document, il en faut
toujours un autre, qui fournirait moins une quelconque confirmation qu’une
remise en cause du découpage auquel semblait inviter le premier29. On ajou-
tera qu’il n’est pas de document qui ne reste toujours à constituer, à déchiffrer,
au plus près de ce qu’il ne dit pas et qui cependant s’inscrit dans les lignes :
comme le discours de Lysias, le décret de Théozotidès est un texte. Encore
faut-il accepter de le lire.
Du côté des textes d’emblée reconnus comme tels, des textes « classiques », les
problèmes seraient, semble-t‑il, différents, puisque toutes les parties s’accordent
précisément à reconnaître qu’un texte classique, c’est un texte qui se lit. Reste
à déterminer la bonne distance à laquelle un texte antique a du sens pour le lec-
teur du xxe siècle sans perdre son enracinement dans la cité grecque. Une lec-
ture microscopique, référant le mot à mot des œuvres à un vaste contexte de
significations, défait le texte qui, en s’ouvrant sur le tout de la culture grecque,
perd son autonomie. Mais inversement, à lire de trop loin un texte tragique,
comique, historique, on le coupe de son ancrage dans un genre, relais discursif
des représentations partagées de la cité.
Ni trop près ni trop loin de la cité. Tel est l’espace que doit construire le lec-
teur soucieux de ne rabattre le texte ni sur sa fonction documentaire ni sur sa
dimension monumentale. Cet impératif s’impose avec une force toute particulière
lorsqu’il s’agit de textes qui, comme les comédies d’Aristophane, fonctionnent
à la fois comme sources d’informations sur la vie sociale la plus quotidienne et
comme classiques de la littérature grecque, susceptibles d’une lecture intem-
porelle, qui s’enferme à l’intérieur d’œuvres jugées assez riches pour fournir
28. Stroud (p. 285) observe que la langue en est plus « colorée » que dans la majorité des décrets
de l’époque : il faut interpréter ce fait, au lieu de se contenter de le constater.
29. Particulièrement suggestives sont à cet égard les remarques de H. I. Marrou, De la connaissance
historique, p. 128-133.
thucydide n’est pas un collègue 215
30. Je reprends ici les grandes lignes d’une démonstration que j’ai menée en détail dans L’Acropole
comique (article à paraître dans « Ancient Society », 1980) et où l’on trouvera toutes les références
bibliographiques à propos de ce texte comme document sur les initiations).
31. P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », dans Faire de l’histoire, III (J. Le Goff et
P. Nora éds.), Paris, 1974, p. 154.
216 thucydide n’est pas un collègue
32. Citations empruntées à Ed. Will, Le Monde grec et l’Orient, I : Le ve siècle, Paris, 1972,
p. 513-514. Ainsi l’historien le plus averti, dont l’esprit critique s’exerce à l’égard des productions
historiques contemporaines, semble renoncer à toute distance pour entrer de plain-pied dans l’œuvre
de Thucydide.
33. À la limite il n’y aurait d’autre mode d’exposition que la réexposition de Thucydide.
thucydide n’est pas un collègue 217
raconte d’après le récit qu’il en fait, observant éventuellement que cette « source
fondamentale » est regrettablement brève et incomplète »34.
Parce que Thucydide est censé penser l’histoire comme nous la pensons, il
n’y aurait à son œuvre d’autre approche que celle de la proximité – et comme,
entre pairs, la proximité n’exclut pas la critique, une critique amicale, parfois
sévère, dialoguant, par-dessus vingt-cinq siècles, avec l’historien athénien, on
lui reproche ses « omissions », son caractère incomplet35. Mais, pour éviter les
certitudes du positivisme, il conviendrait de s’aviser qu’il n’y a pas d’omissions
dans Thucydide, dès lors que l’on tient compte de son projet – associer histoire
et raison – et, de ce point de vue (le sien, celui d’un historien du ve siècle), le
récit de la Pentécontaétie, au même titre que l’exposé d’ensemble des événe-
ments de la guerre du Péloponnèse, est complet36. Les omissions, les silences,
les trous ne le sont que pour nous, qui ne pensons pas l’histoire dans les mêmes
termes que lui.
C’est nous qui constatons que l’excursus sur les premiers temps de la Grèce,
contenu au livre I, ignore les retours en arrière et les régressions37, parce que
l’Archéologie vise à décrire une ligne de progrès continu qui va vers Athènes
et son empire maritime. C’est nous encore qui, selon ce que nous demandons
à l’histoire, entrons sans peine dans un mode d’exposition loué d’avoir pré-
féré le rationnel aux « embellissements » du discours officiel d’Athènes38 ou
qui, faisant la part du religieux (voire de l’irrationnel) dans l’histoire, procé-
dons au contraire au dénombrement des faits et des instances que Thucydide
passe sous silence ou recouvre d’une explication rationalisante. Il est parfaite-
ment exact que, lorsqu’il évoque la prise de Skyros par les Athéniens, l’histo-
rien ne dit rien du retour des cendres de Thésée, que Cimon entendait installer
sur l’Agora d’Athènes comme le fondateur de la cité : il n’en dit rien, parce
que la politique intérieure d’Athènes n’est pas son objet, surtout lorsqu’elle
se fait à grand renfort de légende héroïque. De même, décrivant avec la pré-
cision d’un anthropologue la cérémonie athénienne des funérailles publiques
en l’honneur des morts de guerre, il en évacue soigneusement toute dimension
religieuse, parce qu’il veut insister sur leur caractère de part en part civique,
et donc laïc ; ce n’est donc pas de lui que nous tenons des informations sur le
concours funèbre (agôn épitaphios), qui était partie intégrante de la cérémonie.
Par contre, à le lire, nous n’ignorons rien de l’agôn épitaphios institué par les
habitants d’Amphipolis à la gloire du Spartiate Basidas, ou de la purification
de Délos par les Athéniens, qui y remirent à l’honneur le concours de musique
34. Ed. Will, ibid, p. 125 (en note) ; voir aussi p. 516 : « on regrette parfois, chez Thucydide, une
tendance à l’épure ».
35. Voir par exemple les critiques adressées par A. W. Gomme à Thucydide à propos de la Pentécontaétie
(A Historical Commentary on Thucydide, I, Oxford, 1971, p. 361-413).
36. Histoire et raison chez Thucydide est le titre d’une étude de J. de Romilly (Paris, 1959). La
Pentécontaétie comme texte « complet » : je me range à l’analyse que fait R. Winton de ce texte (dans
une étude inédite : The Athenian Empire, the « Archè » of the Athenians and the Pentekontaetia)
comme illustration du caractère athénien tel que le discours des Corinthiens l’a présenté en I, 68 sqq.
37. Cf. J. de Romilly, Thucydide et l’idée de progrès, « Annali della Scuola Normale Superiore di
Pisa », 35, 1966, p. 161.
38. Ainsi H. Strasburger qui oppose le récit de la Pentécontaétie chez Thucydide et dans les épitaphioi
(oraisons funèbres) officiels (« Thukydides und die politische Selbstdarstellung der Athener »,
Hermes, 86, 1958, p. 17-40).
218 thucydide n’est pas un collègue
des anciens Ioniens. Mais c’est à la logique du récit de la guerre qu’il convient
de référer la présence comme l’absence de pareilles « informations », qui ne sont
pas en réalité des informations, mais bien plutôt des signes : pour Thucydide,
ce sont là événements de politique extérieure, propres à éclairer la conduite
des Athéniens ou les sentiments de la Grèce à leur égard39. C’est encore la
même logique, faite d’exposition rationnelle des comportements humains, qui
vient recouvrir d’une explication raisonnable certaines pratiques que l’histo
rien contemporain interpréterait volontiers à la lumière des rites d’initiation,
et qui passent au crible du récit de l’historien grec parce qu’elles sont décla-
rées « utiles » à l’action : il en va ainsi des Platéens assiégés qui tentent une
sortie, marchant dans la nuit noire avec un seul pied chaussé, « pour être plus
sûrs dans la boue », dit Thucydide, mais l’historien sociologue n’en croit rien,
évoque l’éphèbe Jason à la sandale unique et devine dans cette sortie nocturne
quelque chose comme une séquence initiatique40.
Peut-être aux historiens nourris de son œuvre Thucydide parle-t‑il donc
comme un collègue à des collègues. Ou comme un professeur à des disciples ?
La question mériterait d’être posée… Mais un jour vient (devrait venir) inévita-
blement où, renonçant à la répétition formulaire du discours du maître, ceux-là
même qui, au nom de la raison historique, adoptaient sans discuter des caté-
gories grecques, refusent de se contenter d’un document tout prêt et rendent
l’Histoire de Thucydide à son statut de texte, prenant de ce fait assez de recul
pour la constituer en document : dès lors le travail historique n’est plus « déjà
fait », il est à inventer.
Rendre l’Histoire de Thucydide à son statut de texte pour la traiter en docu-
ment sur l’écriture de l’histoire au ve siècle : énoncer un tel propos n’est pas
céder au goût du paradoxe, mais faire un pas dans la compréhension de ce qu’est
un texte antique. De ce qu’est, à l’époque où l’écrit tend à se substituer à la
parole dite comme instrument de communication et de garantie de la véracité,
une graphè, un écrit qui se revendique comme tel contre les mirages du dis-
cours41. Non sans contradiction, certes : pour comprendre le présent des erga,
le logos reste le ressort essentiel de l’histoire. Le discours, donc. Ou plutôt des
discours, mais des discours reconstruits par l’écriture et que l’historien veut
39. Skyros : I, 98, 2 (cf. Plutarque, Thésée, 36, 1-2) ; funérailles publiques : II, 34 (voir N. Loraux,
L’Invention d’Athènes, I, 1) ; Brasidas : V, 11 (avec le commentaire de A. W. Gomme, III, p. 654-
656) ; purification de Délos : III, 104, 5 (avec le commentaire de Gomme, II, p. 414-415). Lors
d’une présentation de cette étude au séminaire de P. Vidal-Naquet (février 1980), M. Carl Schorske
m’a fait observer qu’il arrivait que chez Thucydide la religion ait sa place à l’intérieur de la cité
athénienne : absente de la description des funérailles publiques, elle joue un rôle dans le récit du
départ de l’expédition de Sicile (VI, 32). De fait, la différence du traitement entre les deux épisodes
s’explique sans difficulté : purement politique doit être la cérémonie des funérailles, tandis que le
départ de la flotte, dans une cité survoltée que la profanation des mystères plongera bientôt dans
la consternation, est à la fois un événement tragique et une manifestation d’irrationnalité politique
où les prières ont leur place.
40. Thucydide, III, 22, 1-2, commenté par P ; Vidal-Naquet, Rites d’initiation et littérature : Dossiers
du centre Thomas More, Table ronde sur l’Initiation, fév. 1977 (1978).
41. Voir R. Weil, Lire dans Thucydide, « Mélanges Claire Préaux », Bruxelles, 1975, p. 162-168, et
surtout O. Longo, Scrivere in Tucidide : communicazione e ideologia, « Mélanges A. Ardizzoni »,
Rome, 1978, p. 519-554.
thucydide n’est pas un collègue 219
plus vrais que le réel42. Et cependant, dans cette rivalité qui affronte le dit et
l’écrit, le discours prend plus d’une fois sa revanche : c’est le discours qui four-
nit à l’historien des catégories, comme celle de la grandeur, venues tout droit
de l’épopée43 ou des récits d’erga déjà codifiés dans l’éloquence officielle44 ;
lorsque l’histoire se fait chronique des vicissitudes du logos dans un monde
dominé par la guerre, ce « maître de violence », c’est bel et bien le discours
qui devient un des héros secrets de l’écriture historique. Il arrive même qu’un
discours s’autonomise par rapport à l’écriture, réduit du même coup à n’être
plus que le protocole des faits : l’exemple le plus fameux, parce que double-
ment exemplaire, en est l’oraison funèbre prononcée par Périclès au livre II et
qui tend à passer à la fois pour le modèle du genre-épitaphios et pour une sorte
d’analogon de l’œuvre tout entière45. Qu’un tel phénomène d’autonomisation
témoigne d’une culture encore essentiellement orale où les mailles de l’écriture
retiennent mal le logos, parce qu’il y a été importé pour ainsi dire tel quel46,
est là chose importante mais qui nous entraînerait loin, du côté de la pratique
platonicienne du discours (pastiche ? apologie ? document ?). Reste – et c’est
là l’essentiel – que ce discours qui se présente comme un hymne à la cité pro-
clame la supériorité de la parole vivante, devenue mémoire, sur l’écrit devenu
stèle, pierre muette47.
L’oraison funèbre : « document » sur la démocratie athénienne ou du moins
qui, pour être ainsi comprise, passe telle quelle dans les développements des his-
toriens du xxe siècle ; mais, en même temps et de façon indissociable, monu-
ment de parole à la gloire d’Athènes, que l’on n’aborde qu’avec le respect dû aux
prosopopées du passé. En ce texte, qui tente avec tant de succès de faire oublier
qu’il en est un, prend forme le projet de construire un « trésor pour toujours ».
Projet monumental, piège pour la postérité où le lecteur se prend immanqua-
blement. « Nous serons admirés des hommes de maintenant et de la postérité »
dit Périclès, dit Thucydide, dit l’œuvre de Thucydide, porte-parole exemplaire
du désir d’immortalité à l’œuvre dans les textes grecs de l’époque classique48.
Car ce qui, plus que tout, rend difficile la lecture de Thucydide, c’est pré-
cisément son projet d’historien : écrire un texte qui fasse oublier qu’il est un
texte, qui se présente comme un document privilégié, une fenêtre ouverte sur
le réel grec, et au même moment fermer l’accès à ce réel comme à la réalité
49. Sur l’histoire comme monument, voir H. R. Immerwahr, « Ergon. History as a Monument in
Herodotus and Thucydides », Am. Journ. Phil., 81, 1960, p. 261-290.
50. Je parodie ici le dernier vers d’une épitaphe pour un jeune aristocrate athénien tombé au combat
(Tettichos : IG I2 976).
51. Thuc., I, 22, 4.
52. Sur l’histoire de cette installation, qui commence à l’époque thermidorienne et est chose faite
avec V. Duruy, voir N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La Formation de l’Athènes bourgeoise. Essai
d’historiographie 1750-1850 », dans Classical Influences on Western Thought (R. R. Bolgar éd.),
Cambridge, 1979, p. 169-222. La citation est de P. Ch. Lévesque (ibid., p. 205).
thucydide n’est pas un collègue 221
la nostalgie de tout ce que le texte n’a pas retenu et qui n’a sa place ni dans la
mémoire historique, ni dans la fiction de réalité propre à la comédie, ni dans
les distorsions et l’ambiguïté du tragique. Aucun texte, et un texte antique
moins qu’aucun autre, n’est un document total. Mais l’idée même d’un tout,
concert bien réglé où le texte tiendrait sa partie à côté de documents d’une autre
nature, est un leurre auquel mieux vaut renoncer d’entrée de jeu : il n’est pas
de « discours unifié dans lequel tout, récits, documents épigraphiques, résul-
tats de fouilles archéologiques, viendrait comme par miracle s’emboîter »53 ;
la confrontation de deux documents parallèles, un morceau d’éloquence et un
texte épigraphique, l’a rappelé.
Mais il n’est pas non plus de discours transparent où des documents vien-
draient prendre place, sans modifier le tissu de l’intrigue ou la trame du récit, et
sans être modifiés par leur mise en scène textuelle. Ce qui ne signifie pas que la
comédie aristophanesque ou l’historiographie de Thucydide ne contiennent pas
du matériel pour l’historien, voire des documents au premier degré, comme ces
inscriptions qui viennent prendre place dans le récit de la guerre du Péloponnèse,
comme cette évocation des initiations féminines qui sert de parabase à Lysistrata.
Cependant je dirais volontiers qu’à ceux-là on n’a vraiment accès qu’en der-
nier lieu, après avoir limité la place que l’historien entend occuper comme lec-
teur de textes.
53. J’emprunte cette formule à P. Vidal-Naquet, « Récit historique et archéologie », à paraître dans
L’Archéologie aujourd’hui, 1980.
LA GRÈCE HORS D’ELLE* **
« Le bruit court que nous n’en avons pas fini avec les Grecs »… Les Grecs :
ceux des humanités classiques, « peuple élu » de toutes les pensées occiden-
tales de l’universel. Avec ceux-là, il serait temps d’en finir. En procédant à une
archéologie du monde occidental, en déconstruisant toutes les identifications
qui de ces autres ont fait les mêmes que nous. Ou bien, de l’intérieur même de
l’hellénisme, mais à ses confins, à la lisière de son ordre, en « levant la carte »
des transgressions auxquelles la pensée des Grecs s’est plu à soumettre le c osmos
qu’elle élaborait – cohérence du cosmos, contre-cohérence de sa transgres-
sion – : pour peu que, délaissant les routes balisées de la raison et du beau, on
choisisse d’emprunter les traverses, alors on trouve dans la Grèce (et en abon-
dance) de quoi la faire sortir d’elle-même ; alors les Grecs redeviennent autres
en ce que, désormais arrachés à leur exemplarité fondatrice, ils sont pour nous
comme les autres. Tel est le projet – le pari – du Dionysos mis à mort de Marcel
Detienne : si les Grecs nous ont subrepticement dicté leur orthodoxie, il faut,
pour subvertir l’hellénisme, y trouver aussi la voie – le modèle – de cette sub-
version. Circonscrire l’objet, c’est déjà tracer la méthode.
Pour objet, donc, la subversion de l’ordre civique en deux domaines qu’il
réglemente étroitement : au-delà des « relations conjugales prescrites », la
sexualité toujours menaçante et, au mépris des normes sociales du code alimen-
taire, le rêve du cannibalisme et le mythe orphique du sacrifice de Dionysos. À
suivre les sentiers de la chasseresse Atalante, à s’interroger sur les Titans, ces
mangeurs impies, on fait apparaître deux opérateurs très efficaces de la pensée
mythique : la chasse et le sacrifice. Fuyant le seuil du mariage que toute parthé-
nos doit franchir pour que vive la cité (mais un fantasme obsédant de la pensée
masculine des Grecs crédite toute jeune fille du refus de faire ce pas)1, la vierge
Atalante gagne l’espace viril des chasseurs ; brouillant dans sa course errante
les frontières qui, entre les sexes, opèrent le partage fondateur de la vie sociale
(pour la femme, l’union conjugale et la fécondité, pour l’homme, la chasse et
la guerre), elle trouve bien un terme (télos), mais ce n’est pas le mariage, expé-
rience fugitive qu’elle ne rencontre que sur le mode de la transgression pour
mieux en sortir, sans retour. Sa métamorphose en lionne l’inscrit à jamais dans
l’espace de la sauvagerie, dans l’écart de la frigidité ; Adonis, lui, est une proie
toute désignée, qui croit pouvoir impunément confondre chasse et séduction, à
l’imitation de cet autre fauve, la panthère parfumée qui sert d’emblème à une
longue étude où Marcel Detienne traque et croise les pistes de la vierge virile
et du séducteur efféminé. Deux autres textes nous entraînent du côté du sacri-
fice, ou de sa transgression par le cannibalisme. Le cannibalisme : figure privi-
légiée de la déviation ; l’orthodoxie le rejette aux confins de l’humanité – aux
origines de son histoire culturelle, aux limites de son espace civilisé – mais les
protestataires le rencontrent nécessairement, pour mieux le condamner ou pour
mieux l’arborer. Dans l’examen de « la série des contre-systèmes inscrite dans
l’histoire de la cité » (p. 149), le défi cynique (ronger la tête de ses parents) a
sa place, tout comme l’interdit orphique (s’abstenir de meurtres, et d’abord du
sacrifice sanglant, que la pensée théologique des sectateurs d’Orphée dérive de
la mise à mort et de la monstrueuse manducation de Dionysos par les Titans).
Le mythe orphique nous retiendra tout particulièrement : il n’est pas indiffé-
rent que l’impiété des Titans y prélude à l’apparition de l’espèce humaine ; on
rappellera que le texte hésiodique, fondateur de l’orthodoxie politico-religieuse
de la polis, inscrivait dans un sacrifice – celui de Prométhée – la séparation irré-
versible des hommes et des dieux2, sanctionnée par la naissance de la « race
des femmes ». À l’homme la tradition hésiodique conseille de s’accommoder
des femmes, ce fléau inévitable qui perpétue l’espèce des mortels ; à l’homme
pur qui annule en lui toute bestialité pour retrouver au fond de lui-même la
parcelle divine héritée de l’ancienne absorption de la chair du dieu, il convient
au contraire, chez les orphiques, de fuir les femmes. Ainsi, parler du sacrifice,
c’est aussi parler de la division des sexes. À l’horizon de ces pages, une ren-
contre imaginaire se profile : celle d’Atalante et d’Orphée… Le bien-connu de
la Grèce est loin.
À l’objet répond la méthode : cet ailleurs que la pensée grecque porte en elle-
même, M. Detienne le lit depuis un ailleurs ; plus exactement, depuis les fron-
tières du champ culturel que les humanités ont assigné à la Grèce. Le matériel
déployé dans « La Panthère parfumée » donne, dans la mesure du possible, le
pas aux représentations figurées sur les textes et, dans les textes, à la poésie latine
d’Ovide, toute imprégnée de modèles grecs mais avec l’écart de la romanité. Un
miroir étrusque étaie encore la démonstration, qui suscite la panthère exotique,
rôdant parmi les senteurs de la Pamphylie : nous voici bien décentrés. Il est pos-
sible maintenant de revenir en Grèce pour y lire, dans une image du début du
ive siècle (celle de la pyxis de Würzburg), le brouillage irrésistible de la chasse et
de la séduction. La Grèce, soit ; mais hors d’elle-même. Aussi, dans Dionysos mis
à mort, n’y a-t‑il place ni pour une divinité civique, telle Athéna Polias (la fille de
Zeus apparaît rarement et prend plus volontiers la figure d’Athéna Zôstéria, celle
qui noue la ceinture de la vierge Pandora, ce piège, ou d’Athéna Apatouria, dont à
Trézène la ruse a pris les jeunes filles aux rets du mariage ; p. 85 et notes 79-81),
ni pour le plus rationaliste des historiens, Thucydide, d’emblée mis hors jeu dans
ce parcours hétérodoxe (p. 42) et que M. Detienne ne cite que pour lui emprunter
2. Cette séparation est une naissance métaphorique à la condition de mortels (voir J.-P. Vernant,
« Prométhée et la fonction technique », Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, II, 1971 :
6-7). On mesurera l’écart entre la tradition hésiodique, pour laquelle l’homme a moins une « nature »
qu’un statut, séparé des dieux, et la spéculation orphique qui le dote d’une nature, caractérisée par
le mélange.
224 la grèce hors d’elle
des précisions ethnographiques sur les Étoliens du Nord, ces Grecs barbares « qui
parlent une langue inintelligible et se nourrissent de viande crue » (p. 143). Plutôt
que Thucydide, Hérodote et l’Aristote des Parties des animaux ; plutôt qu’Athéna,
Dionysos. Dionysos qui préside à ce parcours.
Dionysos : le maître de tous les égarements, le seigneur des chasses frénétiques
qui lancent les femmes hors cité, dans l’espace de la sauvagerie. Dionysos : ou
l’autre installé dans la polis. Cette figure suffirait à le désigner comme l’emblème
de la « subversion dans l’hellénisme » – Nietzsche, déjà, n’attendait pas moins
de lui. Et cependant, le dieu liminaire de ce livre n’est pas le mangeur de chair
crue, le sacrificateur sauvage, mais la victime du sacrifice des Titans, le dévoreur
dévoré des spéculations orphiques, dont la mort marque originellement d’anthro-
pophagie l’espèce humaine. Ainsi, l’orphisme se dresse contre la cité, perçant à
jour le cannibalisme dans le sacrifice sanglant des cérémonies officielles et inver-
sant l’ordre canonique du rôti et du bouilli pour mieux détruire le mythe promé-
théen, dont pourtant il se nourrit. Mais Dionysos lui-même n’est pas épargné par
la protestation orphique : en mettant un dieu à la place du bœuf, en faisant du
sacrificateur la victime pitoyable des Titans, les théologiens de la pureté traitent
par l’ironie le tout-puissant souverain de l’excès. Pour la plus grande joie des
hellénistes dissidents, le mythe orphique s’en prend et à l’orthodoxie religieuse
de la cité et au dionysisme, renvoyant dos à dos la polis et celui qui y avait pour
fonction officielle d’inquiéter. Peut-être, avec Detienne, s’interrogera-t‑on sur la
portée réelle de cette subversion : toujours au-delà, Dionysos se reforme toujours,
dans sa perpétuelle oscillation du bestial au divin, au sein de l’orphisme, au sein
de l’analyse qu’il rend interminable. Si rien n’assure jamais qu’avec lui on en a
fini, si le phénomène dionysiaque a finalement été assez puissant pour récupé-
rer l’orphisme, il reste – et c’est là l’essentiel – qu’ainsi lu, le mythe orphique
met bien à mort un certain Dionysos : le dieu « presque chrétien déjà » que trop
d’herméneutiques voudraient doter d’une « passion ».
Dionysos mis à mort : des prolégomènes libérateurs à toute étude future de
la mythologie de Dionysos et, pour le présent, une éblouissante leçon de lec-
ture des mythes, au-delà de « ce que le récit semble vouloir dire », contre les
sollicitations fallacieuses du « message pressant ». Le lecteur pressé, amateur
de raccourcis et de parcours économiques (c’est-à‑dire de déjà connu), voudrait
bien que le démembrement de Dionysos par les Titans renvoie une fois pour
toutes au diasparagmos (démembrement) dionysiaque d’une victime déchique-
tée toute vive. Refusant les assimilations hâtives, le lecteur de mythes refuse
au contraire de sélectionner une séquence significative et s’avise alors que le
démembrement fait suite à une cuisson – mieux, à une cuisine. L’omophagie
disparaît, le sacrifice se lève à l’horizon du mythe. Commence un minutieux
parcours dans le code alimentaire des Grecs, entre le rôti et le bouilli, la broche
et le chaudron, la commensalité des mangeurs de splanchna et la consomma-
tion solitaire des viandes bien cuites. Plus de dieu souffrant, plus d’omophagie
généralisée à l’issue de ce cheminement, mais du cannibalisme « bon à pen-
ser » : un opérateur mythique efficace, une figure pour dire la place de l’homme,
entre le dieu et la bestialité.
Il n’est pas de mythe qui, à sa façon, ne réorganise l’ensemble du système
de pensée en regard duquel il s’élabore. Dionysos mis à mort en fait la démons-
tration, serrée, aiguë, en direction des « historiens de la pensée claire » à qui
la grèce hors d’elle 225
3. « Les Grecs ne sont pas comme les autres », Dionysos…, op. cit. : 40 (les mots soulignés le
sont par nous).
4. Platon, Le Sophiste, 246 a-c.
5. Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en Grèce. Préface de Jean-Pierre Vernant.
Paris, Gallimard, 1972 (« Bibliothèque des Histoires »).
6. Voir p. 42-43 (l’histoire à la Thucydide), 44 (l’histoire réduite à donner des « informations » sur
les conditions présidant à la métamorphose de certains Pythagoriciens en Cyniques), 53 (l’histoire
ordonnant les archontes successifs).
226 la grèce hors d’elle
Car l’histoire – celle qui ne se préoccupe pas seulement du temps court mais
aussi de la longue durée ou, plus exactement, de l’articulation des deux – est
concernée au plus vif d’elle-même par la question de l’autonomie du mythe :
c’est là un terrain, le seul, nous semble-t‑il, où l’histoire et l’analyse des mythes
ne peuvent éviter plus longtemps de se rencontrer, renonçant à se crisper sur la
revendication incantatoire de spécificités qui ne sont peut-être que des noms. Sans
doute s’accorderont-elles sans trop de difficulté à reconnaître que le mythe ne
se contente pas de reproduire la société. Dans les mythes tissés autour d ’Adonis
ou d’Atalante, la chasse est, comme le dit très bien M. Detienne, un opérateur
de discours, qui tire son efficace de la position qu’il occupe entre guerre et
mariage dans le système des représentations civiques et non d’une quelconque
fidélité à la réalité : Mélanion le misogyne qui, « fuyant le mariage, s’en fut en
un désert » pour chasser le lièvre7 n’est, pour les vieillards de Lysistrata, qu’un
paradigme polémique, brandi contre l’impudence des femmes, et les chasseurs
de Xénophon ont assez les pieds sur terre pour prouver que, dans la pratique
sociale, « le domaine de la chasse en Grèce ne servait nullement de refuge aux
malheureuses victimes des troubles de la sexualité » (p. 77). Comme l’anthro-
pophagie (p. 135-136), la chasse en tant que déviation sexuelle est « bonne à
penser » et non à vivre ; l’activité cynégétique peut bien jouer, au temps de
l’éphébie, le rôle d’un seuil, mais c’est un seuil qu’il convient de passer : c’est
au mythe que la cité confie le rêve des seuils que l’on ne franchit jamais. En un
mot, le mythe a beaucoup à voir avec le système des représentations sociales :
ainsi le récit orphique de la mort de Dionysos ne s’éclaire que d’être renvoyé
à l’« ensemble des représentations » s’organisant autour du sacrifice (p. 206).
Mais ici tout se complique : quelle est la position du mythe par rapport aux
« représentations » ? Et surtout : quelle est la position des représentations, ce
vécu conceptuel de la société, par rapport au mythe, par rapport à la pratique
politique et religieuse de la cité ? Opposant l’une à l’autre deux lectures lévi-
straussiennes, celle du mythe d’Œdipe où le mythe « fonctionne comme s’il était
son propre contexte relationnel » et celle de la Geste d’Asdiwal qui n’ignore pas
le « contexte ethnographique », M. Detienne laisse entendre que les représenta-
tions occuperaient à l’égard du mythe la place d’un référent (p. 27-28). Prenons
la décision de fermer le mythe sur soi et les représentations sur elles-mêmes ;
rétablissons ensuite la communication, du mythe vers les représentations : alors
nous pourrons montrer comment le mythe – par exemple celui de la mort de
Dionysos – organise entre elles (réorganise, resémantise, pour emprunter cette
expression à Detienne) les représentations, référent inerte, matériel toujours déjà
là, offert à l’activité mythique – la broche et le chaudron, le rôti et le bouilli…
Mais si le mythe faisait aussi partie de ce référent qu’il organise et reséman-
tise ? S’il était impossible, hors récit, hors littérature, d’isoler un mythe ? Si
le mythe d’Atalante, la fable de Mélanion étaient indispensables à la constitu-
tion sociale de la chasse en activité de passage, précisément parce qu’ils disent
le refus du passage et donc, en creux, l’importance du seuil qu’est la fin de la
« jeunesse » ? Si, dans le mythe prométhéen tel qu’on le lit chez Hésiode, il
était impossible de démêler le récit de son contexte ?
Au cours du même hiver, les Athéniens, selon l’usage traditionnel chez eux,
firent des funérailles officielles aux premiers morts de la guerre. Voici comment
ils procèdent. Les ossements des défunts sont exposés, deux jours à l’avance,
sous une tente que l’on a dressée ; et chacun apporte, à son gré, des offrandes à
qui le concerne. Puis, au moment du convoi, des cercueils de cyprès sont trans-
portés en char, à raison d’un par tribu : les ossements y sont groupés, chaque
tribu à part ; et l’on porte un lit vide, tout dressé, celui des disparus, dont on
n’a pas trouvé les corps pour les recueillir. À ce convoi participent librement
citoyens et étrangers ; et les femmes de la famille sont présentes, au tombeau,
faisant entendre leur lamentation. On confie alors les restes au monument
public, qui est situé dans le plus beau faubourg de la ville et où l’on ensevelit
toujours les victimes de la guerre – à l’exception des morts de Marathon : pour
ceux-là, jugeant leur mérite exceptionnel, on leur donna la sépulture là-bas, sur
place. Une fois que la terre a recouvert les morts, un homme choisi par la cité,
qui passe pour n’être pas sans distinction intellectuelle et jouit d’une estime
éminente, prononce en leur honneur un éloge approprié ; après quoi, l’on se
retire. Ainsi ont lieu ces funérailles ; et, pendant toute la guerre, chaque fois
que cela se trouvait, on appliqua l’usage1…
Il est des funérailles qu’il suffit à l’historien de mentionner parce que, consti-
tuant un événement unique elles portent en elles-mêmes leur interprétation.
Enterrement, évoqué par Hérodote (IX, 85), des morts grecs de la bataille de
Platées, à la fin des guerres médiques : façon pour les différentes cités d’exprimer
ce qu’elles sont sur fond de victoire. Sparte y dit sa hiérarchie, Tégée, Athènes,
d’autres encore font profession d’égalitarisme dans la mort, et ceux des Grecs
qui ont collaboré avec l’envahisseur tentent de masquer leur absence au creux
de cénotaphes qui ne trompent personne. Une fois pour toutes, l’acte est accom-
pli, les figures sont distribuées, le récit peut reprendre ; aussi bien, à relater des
faits, ne s’était-il pas interrompu.
Mais lorsque, renonçant à s’en tenir à ce qui n’a eu lieu qu’une fois, l’histo-
rien décrit par le menu les séquences d’une cérémonie, inscrites dans le temps
répétitif du rite, que vise-t‑il au juste ?
À introduire de la différence peut-être. Alors il s’appelle Hérodote et s’attache
aux pratiques funéraires des peuples barbares ou décrit minutieusement les funé-
railles des rois scythes, voire des rois de Sparte, pour mieux penser l’altérité
(celle des autres par rapport aux Grecs, celle des Spartiates aussi, par rapport à
une norme nommée Hellas)2. À Hérodote d’ailleurs, la tradition érudite a géné-
ralement concédé ces fantaisies ethnographiques sans plus s’interroger sur la
finalité de développements censée meubler l’attente du récit enfin « historique »
des guerres médiques.
Or, il en va autrement avec Thucydide, historien « sérieux », crédité d’un
projet de part en part sérieux, et qui n’évoque de cérémonies que dotées d’une
forte charge de signification historique : s’il raconte, au livre III, comment
Athènes purifia Délos, c’est qu’il voit dans cet épisode un acte politique des
Athéniens, par rapport à leurs alliés, par rapport aux autres Grecs ; s’il s’arrête
un instant sur la mise en scène religieuse du départ de l’expédition de Sicile,
c’est pour mieux insister sur le caractère solennellement collectif de l’engage-
ment de la cité athénienne dans cette aventure (VI, 32) ; quant aux funérailles
officielles réservées au chef spartiate Brasidas par les habitants d’Amphipolis
(V, 11), elles ont leur nécessité dans le récit des déboires d’Athènes avec ses
alliés puisque, préludant à un culte héroïque, elles signifient au monde grec
qu’une colonie athénienne, en changeant de héros fondateur, est passée dans le
camp spartiate. Mais comment classer la cérémonie des funérailles publiques
athéniennes dans la même série que ces trois événements, ponctuels et riches
d’une signification conjoncturelle ? Car tout, dans l’« excursus » de Thucydide,
dit le temps long de la répétition : en rapatriant les restes de leurs morts, les
Athéniens obéissent non aux urgences du moment, mais à un patrios nomos,
à un usage traditionnel dont l’origine se perd, à l’en croire, dans l’impréci-
sion du temps des ancêtres, et l’historien prend bien soin de signaler qu’ils en
répétèrent plus d’une fois l’application tout au long de la guerre. On ajoutera
que l’écriture de Thucydide, sans perdre sa célèbre concision, semble ralen-
tir imperceptiblement son tempo pour décrire la cérémonie dans sa durée.
Conversion momentanée de l’historien à l’ethnographie ? Hypothèse impro-
bable, qui impliquerait que sur Athènes puisse être posé le même regard que
sur les « autres ». Or, traiter le Même en autre, telle n’est certainement pas
la visée du texte.
Peut-être suggérera-t‑on alors qu’en décrivant les funérailles officielles des
citoyens, Thucydide a voulu rivaliser avec Hérodote consignant les rites de
2. Voir F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980, p. 148-
170, et, sur les problèmes de la description, p. 259-268.
athènes, l’historien et les funérailles 231
les hostilités, instant suspendu où, tout au long d’un cérémonial, la puissance à
son zénith coïncida avec les mots qui la disaient.
Car il faut bien aussi parler du discours, et de l’orateur. Le lecteur aura remar-
qué comment, citant le texte de Thucydide, on a subrepticement omis la fin du
chapitre, pour préserver plus longtemps l’anonymat du discours et de l’orateur.
Oubli volontaire, qu’il convient maintenant de réparer.
Quant à ces premiers morts, c’est Périclès, fils de Xanthippe, qui fut choisi
pour parler d’eux. Et, au moment où les circonstances l’y invitaient, quittant le
monument, il s’avança vers une haute tribune dressée pour qu’il fût entendu le
plus loin possible par la foule, et il prononça en substance les paroles suivantes…
Donc, pour la circonstance, l’orateur s’appelait Périclès et, pour des généra-
tions de lecteurs, son discours est devenu l’Oraison funèbre. La seule, la vraie.
Un modèle pour parler d’Athènes, pour penser la cité. Modèle est en soi le genre
athénien du discours funèbre qui, à l’usage de la postérité, invente Athènes dans
un cimetière ; mais l’oraison funèbre de Périclès est modèle de ce modèle. Sur
la singulière destinée de ce discours, lu par les hommes politiques en quête de
paradigmes rhétoriques5, traité en document sur la démocratie par les historiens
de la Grèce, évoqué à titre de suprême référence par les amateurs d’humani-
tés, on ne s’étendra pas. Mais, revenant à la cérémonie des funérailles, on pré-
cisera ce que la comparaison avec Homère avait suggéré : que, en la décrivant
séquence par séquence, l’historien construit du kléos.
À un acte de parole comme l’oraison funèbre, il faut qu’un cérémonial donne
naissance, mais un cérémonial devenu texte, enchaînement d’actes déjà discur-
sifs. La cérémonie des funérailles assume cette fonction : entre le récit des faits
et la parole-événement de l’orateur, toute prête à s’autonomiser dans la mémoire
de la postérité, l’historien met en mots les gestes du deuil et du souvenir.
5. Le Florentin Leonardo Bruni l’imita au xve siècle, John F. Kennedy, y fit peut-être écho dans
son Adresse Inaugurale ; quant au dictateur Métaxas, il l’avait assez lu pour en interdire l’étude
dans les écoles de Grèce.
athènes, l’historien et les funérailles 233
la vision ultime du corps, mort mais embelli8 ; parce qu’il ne concerne plus
que des ossements, restes déjà lointains où nul ne reconnaîtra celui qui lui était
cher, c’est à n’en pas douter une idée qui s’y expose : en guise de beau mort,
l’idée de la belle mort.
Sur ce point, dira-t‑on, la responsabilité incombe entièrement à Athènes.
C’est la cité, non l’historien qui en a décidé. Certes. Mais le cortège ? Mais le
Céramique ? Qui les décrira ? Dans la prose civique, l’entendement a tranché
contre l’œil. Aux amateurs de pompes nationales d’imaginer le reste. À moins
que l’on ne préfère méditer sur la rencontre réussie d’Athènes et de Thucydide :
première démocratie à sceller sa cohésion en célébrant la mort des siens, la cité
s’est pensée dans une institution de deuil et de gloire ; et, pour la postérité,
l’historien a constitué les funérailles en cérémonie de discours.
L’orateur peut s’avancer. Toujours le dernier mot lui appartient.
8. Ainsi que l’a montré J.-P. Vernant (« La belle mort et le cadavre outragé », Journal de Psychologie,
1980, p. 233-234).
LA CITÉ COMME CUISINE ET COMME PARTAGE* **
Pour l’humanité qui vit en cités, tout, en Grèce, commence par de la cuisine :
par du sacrifice. Une assemblée du peuple, mais aussi bien le temps des hommes.
Le sacrifice : un acte rituel, mais qui est un repas. Une « fête solennelle où…
la communication s’établit entre la terre et le ciel » ; une « boucherie, cuisine
ritualisée, préparation du repas de viande »1.
Le sacrifice : un acte civique, mais qui est de la cuisine. Le contrat social ?
« D’abord une opération culinaire » (Loups, p. 222).
La thusia (nom grec du sacrifice sanglant) : un traitement des « corps à man-
ger » (Bêtes). Conjonction des hommes avec les dieux dans la distance, mais
le manger est humain.
En un mot, le sacrifice : « au centre des pratiques alimentaires et de la pen-
sée politico-religieuse » de la cité (Pratiques, p. 12).
Que le sacrifice grec soit délimité par sa fonction alimentaire, que les man-
geurs de viande constituent la cité, qu’il n’y ait de boucher que dans l’espace
du rituel, voilà qui surprendra, peut-être ; telle est pourtant l’imbrication de
l’alimentaire et du religieux que lorsque Héraklès le glouton tue un bœuf pour
manger, c’est encore, pour désigner cet acte de goinfrerie, le verbe du sacri-
fice, thuein, que les textes emploient2. L’aspect alimentaire du sacrifice, donc,
est capital. Pour les Grecs, mais aussi pour l’équipe du Centre de Recherches
Comparées sur les Sociétés Anciennes, affrontée, dans son enquête sur le sacri-
fice3, à la double exigence de parler des Grecs avec la langue des Grecs et de
répondre aux spéculations souvent hasardeuses des modernes.
communication, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 1978, 205 p., se poursuit et se pour-
suivra à travers les recherches de J.-L. Durand sur les Bouphonies, de J. Svenbro sur la découpe
sacrificielle, de Stella Georgoudi sur le troupeau sacré et de Pauline Schmitt sur les banquets. Voir
aussi J.-L. Durand et F. Lissarrague, « Les entrailles de la cité », Hephaistos, I, 1979, p. 92-108.
238 la cité comme cuisine et comme partage
(et avant eux, après eux…), le sacrifice est dit s’enraciner. Parce que l’ordre du
religieux est toujours, dans la polis, « inséré »4 dans le social ou le politique,
on parlera plus volontiers de « politico-religieux » ou de « socio-religieux » et,
dans leur ensemble, les contributions qui forment ce livre se règlent à ce prin-
cipe, annoncé d’entrée de jeu (Pratiques, p. 24-25).
Aussi nous apparaît-il capital que, pour convaincre définitivement le lecteur
du caractère inadéquat de toute théorie unitaire du sacrifice, la stratégie inverse,
corollaire exact de la précédente, soit représentée, qui va chercher en pays grec
– mais cette fois-ci néo-grec – la cuisine du sacrifice au sein même du religieux,
de ce qui, pour notre conscience d’Occidentaux, en est le modèle : au sein du
christianisme, l’égorgement d’animaux et la joyeuse commensalité qui s’ensuit.
Non loin de l’église et avec la bénédiction du pope, sinon de l’évêque, le kour-
bani réunit une communauté venue pour « prier, manger, dormir, s’amuser » et
s’assurer que le saint protégera les troupeaux, les récoltes et les humains. Des
chrétiens célébrant un sacrifice sanglant… Bien sûr, les folkloristes ont pensé
à tout : d’où peut venir ce rite aberrant, sinon du paganisme, sinon de la Grèce
ancienne, mystérieusement vivante après tant de siècles ? C’est la force de la
démonstration de Stella Georgoudi que de récuser cette hypothèse (invalidant
du même coup la trop commode théorie des survivances ; Kourbania, p. 276-
277, 287-289) : la signification du kourbani ne se trouve nulle part ailleurs
que dans la religion orthodoxe et dans son rapport vivant à l’Ancien Testament
(p. 291-296). Et voici qu’en pays chrétien, il y a place, à côté du Sacrifice, pour
le sacrifice sanglant. De quoi méditer…
Mais du Sacrifice, modèle, suggestion linguistique, habitude de pensée, on
ne se débarrasse pas si facilement – autant prétendre penser hors de tout lieu.
« Illusion lexicale », peut-être, le sacrifice – le mot, la chose – n’en résiste pas
moins. On peut certes décider de lui substituer le mot grec thusia, pour rendre
le sacrifice grec à sa distance (Bêtes, p. 134-136). Est-ce là toutefois une opé-
ration suffisante ? J.-L. Durand le pense si peu qu’il tente une sortie hors des
mots, dans l’univers des images. Faire taire, fût-ce un instant, tous les mots
codés pour regarder, sur les vases, les figures muettes où les peintres athéniens
ont consigné par le menu les gestes du rituel : c’est chercher une logique sans
mots dont l’apprentissage, peut-être, réduira au silence l’encombrant appareil
conceptuel du sacrifice. L’image : non pas un reflet de la scène, mais, tout de
même, l’équivalent d’un « y aller voir » (Instrumental, p. 167-169). « Condamné
à voir » pour résister au langage, l’anthropologue de la Grèce ? À cette straté-
gie on peut hésiter à acquiescer. Restent des textes (des mots, à nouveau, mais
des mots à propos d’images) qui emportent la conviction.
***
De fait, pour entrer à l’intérieur du sacrifice – et, des quatre axes propo-
sés à l’ouverture du livre, celui-ci est sans doute le mieux dessiné (Pratiques,
p. 12) –, suivre la logique des images est de bonne stratégie : on y voit « une
4. Sans y voir plus qu’un emploi métaphorique du mot, on emprunte ici à Karl Polanyi le terme
qu’il utilise pour parler des sociétés précapitalistes où l’économique est « inséré » ou « encastré »
(traductions qui valent ce qu’elles valent de l’anglais imbedded).
la cité comme cuisine et comme partage 239
série d’actions et de gestes en rapport avec des bêtes, préparées pour être man-
gées » (Bêtes, p. 135). Pénétrer dans le rituel, c’est se glisser au cœur même
de « la distance que, par les bêtes, les hommes entretiennent avec les dieux »
(p. 139) – entre les hommes et les dieux, les bêtes ? entre l’homme et la bête
en tout cas, le sacrifice veut oublier ce qu’il peut y avoir de commun. L’animal,
toujours, a déjà été tué ; les hommes s’affairent pour extraire les viscères nobles,
les splankhna, partie vitale qui opérera la conjonction des dieux et des hommes :
on les grille, on les consomme en cercle étroit, premier temps du sacrifice, temps
fort, sur les images dont il constitue le centre (p. 139-146), dans les textes où
sa présence comme son absence est chargée de sens5. Et puis l’on découpe la
carcasse : os et graisse, la part des dieux sera consumée, tandis que la viande,
part des hommes, sera cuite, bouillie. Mais, entre l’extraction des splankhna et
la consommation des viandes, la découpe est affaire de partage, de partage égal
– ce que les Grecs nomment isonomie – et, du corps défait de la bête, naît, lors
de chaque sacrifice, l’espace civique de la polis (p. 150-155).
Au cœur du sacrifice, donc, il y a le politique comme partage égalitaire, où
les places sont (en droit) interchangeables comme le sont les portions de viande
entre citoyens. Entre citoyens : précision importante pour mesurer l’étendue de
cette solidarité du politique et du sacrificiel, qui fonde la cité, qui structure le
livre dans son ensemble (p. 10, 23-24, 186-188, 219-227, 283).
Une et régie par l’égalité, mais nécessairement constituée d’éléments dis-
semblables : telle doit être la cité, à en croire Aristote6. Tel est, de fait, le sacri-
fice, où l’espace homogène du politique recouvre la différence, toute une série
de différences. Cercles concentriques distribuant ceux qui participent au sacri-
fice – communauté large des mangeurs de viande, groupe étroit des goûteurs
de splankhna et, tout au centre, près des dieux, le sacrifiant – ; opposition, sur-
tout, entre tous ceux-là et les autres : étrangers et métèques (pour ne pas parler
des esclaves), et surtout les femmes, dont la position par rapport au sacrifice dit,
dans son ambiguïté, le statut problématique qui est le leur dans la cité. Privées
des droits politiques et cependant dotées d’une sorte de « citoyenneté latente »
en tant que, reproductrices, elles perpétuent la cité, les épouses de citoyens (car
des autres à quoi bon parler ?) occupent par rapport au sacrifice une place à la
fois marginale et importante : après les mâles citoyens – dans la cité des andres,
des mâles, cela va de soi –, avant les étrangers. Ce n’est pas qu’ici et là elles
n’aient un rôle sacrificiel (Eugénies, p. 187-189) ; mais ce ne sont qu’excep-
tions, ponctuellement explicables, à la règle de leur mise à l’écart : les femmes
n’ont généralement accès à la viande qu’indirectement, par le mari.
Et pourtant… Voici que ces femmes, exclues du sang, tenues loin du couteau,
sacrifient, et dans la plus « politique » de toutes leurs fêtes, les Thesmophories,
fête essentielle pour la polis. Étonnement des historiens des religions. Il est vrai
que la chose posait déjà problème aux citoyens : si la menace, renforcée ici
par le secret de la cérémonie, est que tout sacrifice s’achève en violence (on y
5. Signification des splankhna dans l’Electre d’Euripide : Bêtes, p. 146 sq. ; absence des splankhna,
chargée de sens : dans le sacrifice prométhéen (Table, p. 54, n. 1), dans le sacrifice scythe raconté
par Hérodote (Bœuf, p. 261), dans le sacrifice d’Hermès (L. Kahn, Hermès passe, p. 67).
6. Aristote, Politique, II, 1261 a 22-24 (critique de la cité platonicienne, faite d’homoioi, de
semblables).
240 la cité comme cuisine et comme partage
reviendra), le fait est grave. La cité, M. Detienne le montre fort bien, s’en tire,
comme souvent, en donnant simultanément deux réponses : dans la pratique, en
introduisant parmi les femmes, l’instant d’un geste, un égorgeur (sphageus) ;
fantasmatiquement, c’est, on s’en doute, plus compliqué, et l’imaginaire mas-
culin des citoyens se raconte des histoires à frissonner de terreur et de plaisir, où
les chastes femmes abeilles constituent la cité retranchée des égorgeuses, prêtes
à châtrer le mâle imprudent ou trop curieux. Mais l’imaginaire grec sait aussi
que les femmes adorent la viande (la femme-belette de Sémonide ne craint pas
d’aller voler, jusque sur l’autel, les victimes non sacrifiées) et qu’on peut bien
les tenir loin du sang (considérer par exemple le suicide par pendaison comme
spécifiquement féminin, par opposition à la virilité du glaive), elles n’en ont
pas moins dans leur corps un rapport intime au sang (Eugénies, p. 206, 213).
Rejetant à la fois la femme et la viande, les renonçants orphiques ne s’y trompent
pas. Hésiode le savait aussi, qui liait l’introduction des femmes dans le monde
à l’instauration du sacrifice. À la condition humaine, donc.
Car, privilège que les andres se réserveraient volontiers, le sacrifice est aussi
et avant tout le propre de l’homme (anthrôpos, l’humain). S’il fonde l’ordre poli-
tique, c’est qu’il ouvre le temps de la civilisation, opposé à un âge d’or perdu
ou à l’allélophagie primordiale. Civique, certes, le sacrifice à vocation alimen-
taire. Mais d’abord humain : une incursion chez Homère, aux pays du Soleil,
atteste que sacrifier selon les normes dessine ce que c’est qu’être un homme
(Manger, p. 248) et, en consacrant un mythe à l’institution de ce code alimen-
taire qui, dans le récit de l’Odyssée, était seulement sous-jacent, Hésiode fait
comme une théorie du sacrifice. Du moins est-ce ainsi que, dans les cités, on lira,
plus tard, le mythe de Prométhée. À qui s’interrogerait sur l’étrange histoire en
vertu de laquelle le texte d’un poète inspiré est devenu quelque chose comme le
mythe de fondation du sacrifice civique, on répondra que la polis dont, Aristote
le rappelle à propos, les membres ne sont ni dieux ni bêtes, simplement anthrô-
poi, s’est appropriée sans difficulté une pensée « métaphysique », sans doute,
mais à force d’être anthropologique (Table, p. 130)7. Certes la polis entend réa-
liser parmi les hommes ce bon fonctionnement du partage par consentement
mutuel qu’Hésiode réserve aux dieux ; certes les théoriciens de la cité hésite-
ront à fonder la condition humaine sur la ruse, comme le fait le poète (Table,
p. 47-48). L’essentiel est cette réflexion sur le statut d’homme, qui traverse la
pensée grecque et qui, chez Hésiode, prend sa cohérence.
L’humanité de l’homme grec : affaire de position au sein d’un échange,
cet échange que, dans la distance – J.-P. Vernant insiste tout particulièrement
sur ce point –, les hommes, désormais mortels, entretiennent avec les dieux.
Comme les bêtes assujetties au besoin de manger et à la nécessité de se repro-
duire, les hommes n’en tuent pas moins les bêtes, pour accomplir leur humanité
dans la communication avec les dieux. Aux dieux qui ne mangent pas8, la vie
***
13. Exceptions grecques : par exemple le banquet dans l’histoire de Eléobis et Biton (I, 31) ; le
banquet offert par Clisthène de Sicyone s’inscrit dans le récit d’un mariage de tyrans (VI, 129),
les prérogatives sacrificielles des rois de Sparte disent l’étrangeté de la polis lacédémonienne (VI,
56-57 ; voir aussi 67 et 81). – Déviance : on prendra en considération l’usage de la makhaira
comme arme du côté de l’armée perse : VII, 79, 89, 91, IX, 32 (voir Thucydide, II, 96, 98 et VII,
27 : makhairophoroi thraces) ou dans la partie « sauvage » du combat des Thermopyles.
14. Voir les analyses de J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, dans Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui. Histoire classique », 1972, 184 p., et surtout,
de P. Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle » (p. 133-158).
15. Cette assimilation se trouve, par exemple, dans une démarche aussi intéressante que celle de
H. Hoffmann, « Sexual and asexual pursuit », Royal Anthropological Institute of Great Britain
and Ireland, n° 34, 1977, p. 6-7. Il n’existe pourtant à ma connaissance qu’un texte pour autoriser
une telle opération : encore s’agit-il d’un fragment difficile de Pindare (cité par Plutarque, De la
gloire des Athéniens, 7), et un texte unique ne fonde nullement une tradition.
244 la cité comme cuisine et comme partage
la thusia, ce que l’on offre aux dieux, c’est l’animal, cet autre, que l’on consom-
mera ensuite, à parts égales. Dans la guerre on tue d’autres hommes, avec des
armes qui n’ont rien à voir avec le couteau, et on donne sa vie, pour la cité qui,
en guise de contre-don, célébrera la gloire des disparus ; louant les morts d’avoir
fait abandon de leur vie, acquittant ainsi « une quote-part (éranos), la plus belle
de toutes », Périclès se situe sur le seul terrain qui puisse offrir une métaphore
pour dire la belle mort du combattant : celui de l’échange aristocratique où un
don gratuit entraîne, sans restriction, la réciprocité16. Mais, parce que les zones
frontières sont toujours plus instructives que les territoires bien homogènes, il
faut explorer le champ sémantique de sphagè (l’égorgement) qui, plus que celui
de thusia, pourrait menacer l’autonomie de la guerre. De fait, sont bien sphagia
les victimes offertes avant le combat, mais jamais dans la bataille ne le sont les
guerriers tombés en combattant17 et s’il est une « guerre » où l’on s’égorge, ce
n’est pas la guerre étrangère, mais celle, honnie des dieux et des hommes, qui
s’installe à l’intérieur de la cité : la stasis.
Ce qui nous ramène au livre. Car cette ouverture du sacrifice sur les autres
pratiques de la cité, elle est déjà opérée, à l’intérieur du livre (parce qu’on la
trouve à l’intérieur même du sacrifice), dans le beau texte où M. Detienne et
J. Svenbro traquent la violence tapie dans les gestes du partage égalitaire.
Manger à parts égales, c’est produire et reproduire l’égalité politique ; dans
le repas communautaire surgit la figure isonomique de la cité. Du côté du bes-
tiaire, les loups ont fonction de tenir cette partie : les loups, dont la troupe est
une phalange, les loups emblématiques du fantasme d’une cité de semblables. Il
se trouve que ces loups isonomiques ne fonderont jamais une cité, parce qu’ils
sont en même temps égorgeurs professionnels, bouchers : tyranniques, en tout
cas fauteurs de guerre civile, cette stasis où les coups que l’on se porte se nom-
ment institutionnellement sphagè. Une fois encore la cité grecque a tout pensé
(espère avoir tout prévu) : le modèle et ce qui le détruit de l’intérieur. L’égalité,
qui implique l’affrontement, voire la guerre, entre opinions adverses ; la res-
semblance du glaive et de la makhaira18 ; en un mot la proximité inquiétante
du sacrifice sanglant et de l’assassinat (Loups, p. 231-233).
La violence : tel est bien le centre du sacrifice, à la fois effacé et drama-
tisé, dans le rituel comme dans ses représentations. Point aveugle des images,
le geste nu du sacrifice est absent des vases, sur lesquels, comme le souligne
J.-L. Durand, la mort a toujours déjà eu lieu (Bêtes, p. 137-138) ; il y a un
avant de la mort – le geste de douceur adressé à la bête que l’on va tuer et dont
16. Thucydide, II, 43, 1, avec le commentaire de O. Longo, « La morte per la patria », Studi
Italiana di Filologia classica, 49, 1977, p. 5-36 ; sur éranos, voir aussi L. Gernet, Anthropologie
de la Grèce antique, Paris, François Maspero, 1968, p. 192-199.
17. Voir J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices. Aix-en-Provence, 1966, p. 159 :
on trouve katasphazein chez Hérodote (VI, 23 ; VIII, 127), sphagè et sphazein chez Thucydide
(IV, 48, 3 ; VII, 84, 5) pour désigner la mise à mort de prisonniers ou de vaincus dans la guerre ou
la guerre civile ; sphazein désignant le suicide d’un vaincu : Thuc., II, 92, 3.
18. Meneur d’une conspiration contre les Homoioi spartiates, Kinadon arme ses troupes avec les
instruments des métiers, dit-on, en fait avec les instruments du sacrifice, au premier rang desquels,
bien sûr, makhaira, mais, à côté de l’épée (xiphos), on trouve aussi les broches (obéliskoi), la hache
(pélékus), la faucille (drépanon), tous mots qui figurent au lexique de La Cuisine du sacrifice
(Xénophon, Helléniques, III, 3, 7).
la cité comme cuisine et comme partage 245
Ici le lecteur s’interroge, et la question n’est pas mince : dans un livre cen-
tré sur la signification alimentaire du sacrifice, comment rendre compte de cette
absence ? La cuisine, mais pas le festin : affaire de hasard ? ou phénomène déjà
grec, et dont l’enquête porterait la marque ? Comme si discours et représenta-
tions gommaient précisément cette consommation vers laquelle tend le rite. On
observera, et c’est peut-être l’indice d’un choix grec, que dans le mythe hésio-
dique Prométhée était répartiteur et non, ainsi que le souligne J.-P. Vernant,
sacrificateur (Table, p. 37), non plus que consommateur. Reste, du côté de la cité
– mais aussi, déjà, de ce qui, dans la mémoire épique des Grecs, la précède22 –,
un silence dont il faut au moins établir qu’il a du sens23.
« Délimité par sa fonction alimentaire », le sacrifice ? Sans aucun doute.
À condition peut-être, une fois démontrée cette équivalence, une fois mis à dis-
tance les systèmes occidentaux du sacrifice, d’ajouter que ce sacrifice « culinaire »
19. Voir J.-L. Durand, « Le corps du délit », Communications, 26, 1977, p. 46-61.
20. Je pense ici à la cérémonie des funérailles publiques, ce qui n’implique aucun rabattement du
champ de la guerre sur celui du sacrifice ; voir « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes »,
Information sur les Sciences sociales, 17, 1978, p. 814-815.
21. Eschyle, Euménides, 859.
22. Voir, en ce qui concerne la commensalité dans le monde homérique, les remarques de S. Saïd sur
l’ellipse de la consommation au profit de la répartition dans la description des festins de l’Odyssée,
dans Études de Littérature ancienne, Paris, Presses de l’E.N.S., 1980, p. 9-49.
23. Dans cette perspective, l’étude du banquet, de ce qu’on en dit, de ce qu’on en montre, est essentielle.
246 la cité comme cuisine et comme partage
pouvait se passer de cuisine, mais non de partage. Il est des sacrifices où l’on ne
consomme pas et que le grec n’en désigne pas moins du nom de thusia, il est
des découpes non alimentaires, il n’est pas de sacrifice sans découpe.
Dans la cité, le sacrifice. Dans le sacrifice, la cité. Comme cuisine et comme
partage. Comme cuisine ou comme partage ? Ce n’est pas le moindre intérêt de
cette enquête que d’ouvrir sur une telle question.
LE HÉROS ET LES MOTS* **
Avis au lecteur : pour lire The Best of the Achaeans, mieux vaut renoncer
tout de suite au projet, dilettante ou narcissique, d’une promenade ou d’un sur-
vol en pays bien connu. Comme tous les vrais livres – et les vrais livres ne sont
pas si nombreux –, l’étude de Gregory Nagy arrache le lecteur à ses repères
habituels et l’entraîne au long cours. Il ne le regrettera pas, à condition d’avoir
accepté d’acquiescer au mode d’emploi, qui est de tout lire, et de tout lire dans
l’ordre (« pour être pleinement apprécié, l’argument doit être lu dans son inté-
gralité » : règle formulée par Nagy à propos de tel développement de Dumézil
et que le lecteur fera sienne pour lire Nagy). Tout lire, et dans l’ordre : parce
que, comme l’observe James Redfield en guise de préface, la totalité de l’ana-
lyse est plus forte qu’aucune de ses parties ; parce que, s’agissant d’une Fugue,
l’écoute ne saurait être intermittente.
Pour rendre compte du livre, il n’est donc d’autre voie que de commencer
par le raconter.
le conduisent à Delphes ; il n’y restera pas, car l’essentiel était de camper une
première fois Achille dans son statut d’adversaire d’Apollon, mais peut-être
a-t‑il déjà compris que ce va-et-vient entre l’Iliade et l’Odyssée l’emmène bien
« au-delà de l’épopée » – ce sera le titre de la dernière partie du livre.
Achille, Apollon : au premier chant de l’Iliade, la colère du dieu ne s’apaise
que pour faire place à celle du héros, terrible, source d’innombrables malheurs
pour les Achéens. Le poème épique conte ces malheurs, mais déjà le nom du
héros – Akhileus : celui dont le peuple (laos) éprouve la douleur (akhos) – dési-
gnait Achille comme l’essence même du deuil, « the man of constant sorrow ».
Un akhos a séparé Achille de ses compagnons, un akhos (le deuil de la mort
de Patrocle) le réintègrera parmi ceux qui portent si bien le nom d’Akhaioi. Le
temps de quelques belles variations sur ce qui apparente et oppose la « gloire
impérissable » et le « deuil qu’on n’oublie pas » (kléos aphthiton et penthos
alaston), et voici distribuées entre Patrocle et Achille les deux faces de la figure
héroïque : deuil pour l’ami mort à la place de l’ami, kléos pour le héros épique
qui, de sa douleur, tirera la force de gagner la gloire impérissable. Alors appa-
raissent deux mots, qui ne nous quitteront plus : dais, le banquet qui est aussi
le sacrifice, et éris, la rivalité, la lutte ; derrière Achille, se profile le thème de la
querelle au sein du dais, et, dans les luttes que, par hommes interposés, mènent
entre eux les dieux au sein de la guerre de Troie, éris est présente, comme elle le
fut aux noces de Thétis et de Pélée pour semer la discorde qui, après les dieux,
mettrait aux prises les humains. Et Hector, qui regrettait si fort de n’avoir pas
même part d’honneur que les dieux, mourra sous la lance d’Achille, victime de
l’hostilité d’Athéna envers les Troyens.
Arrivé à ce point du parcours, Nagy consacre une longue méditation à ces
« concepts du héros dans la poésie archaïque » qui donnent au livre son sous-
titre. Héros du culte, héros de l’épopée : ces deux figures, déjà rencontrées et
perdues plus d’une fois, structurent la succession des quatre premières races du
mythe hésiodique, comme deux traditions rivales de l’immortalité. Ébloui par
l’originalité d’une démarche qui, sur un texte tant de fois et si bien commenté,
sait porter un éclairage neuf, entraîné par la riche étude du mot aphthiton et des
métaphores végétales qui disent la vie des mortels, le lecteur perdra peut-être
pied lorsque, au-delà du kléos épique, Nagy oppose l’immortalité lointaine des
héros transportés aux frontières du monde et celle, conquise sur la mort, des
héros du culte dont, à son propre usage, telle cité conserve précieusement les os.
Faudra-t‑il donc quitter Achille, à qui l’Iliade n’attribue ni culte ni séjour aux
îles des Bienheureux, Achille qui doit mourir et dont seule la gloire ne meurt
pas ? Non sans hésitation, non sans nostalgie, il faut avancer.
Dais et éris, thèmes déjà connus, donnent à l’analyse un nouveau départ.
À dais et éris, il suffit d’adjoindre la volonté de Zeus, en vertu de laquelle la
querelle a troublé la commensalité tranquille des origines, et l’on obtient… la
guerre de Troie, ou encore, chez Hésiode, la condition humaine : au commen
cement, la pensée mythique des Grecs a mis l’éris, et à la célébration du kléos
la poésie archaïque ne cesse d’opposer la parole de querelle ou de blâme.
Troublant la concorde du banquet, l’éris poétique se fait gloutonnerie envieuse,
et, à l’occasion d’une longue lecture de la scène de l’Odyssée où Ulysse déguisé
en mendiant affronte les injures des prétendants, se dessine l’image de l’audi
toire idéal : celui des « amis », du groupe que le deuil livre aux larmes, le
le héros et les mots 249
La tradition, les mots. Sous ce double signe est placé le parcours qui constam-
ment entraîne le lecteur de l’Odyssée à l’Iliade, et de l’Iliade à la poésie lyrique,
en passant par Hésiode. Fidèle à la voie ouverte au début du siècle par les tra-
vaux de Milman Parry sur la poésie formulaire, Nagy met l’« efficacité artis-
tique » de l’épopée homérique au compte d’une tradition portée en l’occurrence
à son plus haut degré d’élaboration. Exit le génie d’Homère, seule est géniale
la tradition (p. 3), comme seuls sont efficaces les mots – mots exacts, for-
mules dotées d’un caractère nécessaire, mots clés qui, sous la narration1, disent
le thème essentiel (ainsi pèma, le malheur, qui toujours pointe en direction
d’Achille). Les mots font la tradition et, dans la tradition, rien ne se perd. Si
l’on acquiesce à cette hypothèse, on suivra Nagy jusqu’au bout et, convaincu
de l’absolue cohérence de la langue poétique, on admettra volontiers avec lui,
par exemple, qu’en désignant comme hèmithéoi (« demi-dieux ») les hommes
1. L’expression est de G. Nagy, p. 78. Ainsi assistons-nous à la recherche des « mots sous les
mots », mais en un sens tout différent de celui que donnait à cette recherche F. de Saussure com-
menté par J. Starobinski (Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure,
Paris, Gallimard, 1971) : chez Nagy, semble-t‑il, aucun inconscient ne préside à la mise en mots,
qu’on croirait volontiers cohérente de part en part (cohérence de la tradition ?).
250 le héros et les mots
de la race des héros, Hésiode vise, au-delà de l’épopée homérique, d’autres tra-
ditions épiques (p. 160).
Bien sûr, il n’est pas d’acquiescement, pas de gain, dont on ne paye le prix.
Le lecteur se voit ainsi contraint de renoncer à poser la question de l’auteur et,
s’il accepte volontiers que la « liberté » du poète épique est un faux problème
parce que, de toute façon, « le poète n’a pu avoir l’intention de dire quelque
chose qui ne soit pas traditionnel », peut-être hésitera-t‑il plus longtemps à don-
ner la tradition pour unique contenu au « je » du poète lyrique (p. 247, 369 ;
voir aussi 304-305). Mais il est trop tard : n’a-t‑il pas déjà, séduit par la nou-
veauté du propos, accepté la nouvelle périodisation que propose Nagy et qui
fait de la poésie archaïque (jusqu’à Pindare, en plein ve siècle) un tout, incluant
Homère ? Comment dès lors chercher à apprécier un Archiloque avec d’autres
critères que s’agissant d’Homère ?
Sur la question des mots, on s’arrêtera plus longuement, comme sur le
cœur même de la démonstration. À la fois matériel et concept, ou matériel se
pensant lui-même, le mot fait au sens propre la poésie. C’est en deux mots, on
l’a vu, que se laisse décomposer le nom d’Achille, et le premier mot de toute
poésie archaïque, Nagy le rappelle, nomme le sujet du récit à la manière d’un
titre (mènis dit la colère d’Achille au début de l’Iliade, avec andra l’Odyssée
met d’emblée l’accent sur l’humanité héroïque d’Ulysse, et, ouvrant l’Iambe 7
de Sémonide, chôris signale que la femme est à jamais séparée). Peu à peu, se
dessine le modèle d’un fonctionnement du langage où les mots sont comme
porteurs de la chose même qu’ils désignent. Disons du moins qu’ils en sont la
très fidèle imitation : lorsque Hector blâme Pâris avec des mots bas (aischrois
épéessi), cela ne signifie pas que les intentions d’Hector soient basses ; tout
simplement, les mots sont bas, parce qu’ils caractérisent en Pâris l’être de bas-
sesse (p. 256). Inversement, dans les mots de la poésie, toute réalité se double
de son logos (voire de son genre littéraire), comme tout personnage se double
d’un poète (bon ou mauvais, de louange ou de blâme)2 : épos dit la parole, le
mot, et l’épopée ; nostos désigne le retour et le récit du retour ; le péan que pour
Apollon chantent les Achéens est à la fois un chant et l’épithète dénotant les
pouvoirs guérisseurs du dieu ; mauvais guerrier, Thersite est aussi condamné
comme mauvais poète de blâme. Nagy se serait-il mis à l’école toute platoni-
cienne du Cratyle ? Sans doute n’accepterait-il pas une telle lecture. Sans doute
serait-il en droit d’objecter que, renversant l’invitation philosophique à « prendre
pour maîtres Homère et les autres poètes » afin de s’engager dans l’enquête sur
les noms, son livre subordonne l’intérêt pour les mots à l’étude d’Homère et
des poètes de la tradition. Certes. Reste que, à lire Nagy, on évoque plus d’une
fois le Cratyle, dont le projet est d’isoler ces « noms qui sont […] éléments du
reste, phrases et noms » ; le Cratyle qui définit le nom comme une imitation
(mimèma) quand il ne lui assigne pas tout simplement de « faire voir la nature de
la chose »3. Enfin et surtout, il y a chez Nagy, comme dans le Cratyle, des éty-
mologies, beaucoup d’étymologies… Noms d’Achille, de Thersite, d’Homère,
4. Voir par exemple, sur la place que tient dans la démarche ethnologique d’Hérodote la réflexion
sur les noms propres, les remarques de F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980 :
251-259.
252 le héros et les mots
Pour m’être étendue sur la question des mots, il me faut maintenant faire
vite, avec le sentiment d’opérer un tri arbitraire dans un parcours aussi riche.
Ainsi, pour regrouper les remarques qui suivent, dirai-je que, fermant le livre,
on s’interroge sur l’articulation qui y est faite entre le dedans et le dehors.
Dedans bien clos de l’épopée, système auto-référentiel où Démodokos en
dit plus sur les procédures poétiques de l’Odyssée que ne le dirait en son nom
propre Homère invoquant sa Muse. Il est vrai que, dans la démonstration, l’audi-
toire réel semble parfois se déduire d’un auditoire interne à l’épopée. Il en va de
même pour les objets du discours qui n’existent à proprement parler que sous la
forme de « thèmes » : si Nagy souligne avec raison le caractère positif d’éris en
tant que principe social, éris n’en est pas moins, tout au long de son livre, réap-
propriée par la poésie comme l’une de ses pratiques essentielles ; ainsi, dans la
scène d’Ulysse mendiant ou dans l’épisode de Thersite, la querelle du héros et
du vilain est entièrement réinvestie dans le champ de la louange et du blâme. On
peut admirer l’élégance avec laquelle est menée cette opération. Mais on peut
aussi – et j’aurais tendance à le faire – regretter que jamais aucune sortie ne soit
tentée hors de la tradition, pour aller confronter ces récits archaïques avec ce qui
se dit, bien au-delà de l’épopée, au sujet de l’esprit de querelle du « vilain ».
Alors Thersite serait certes mauvais poète, mais aussi ancêtre de la silhouette
classique du démagogue qui toujours s’en prend aux meilleurs et encense les
mauvais (le démagogue qui, chez Thucydide ou Aristophane, n’a plus rien d’un
poète mais reste une figure littéraire, produit d’une littérature politique). Alors
aussi l’on mesurerait l’extrême originalité de la pensée archaïque qui, bien avant
que les théories du contrat n’édulcorent l’anthropologie des Grecs en présen-
tant la cité comme le monde du partage toujours harmonieux, mettait éris aux
racines de la condition humaine. Mais tel n’est pas, dans la démarche de Nagy,
l’au-delà de l’épopée, car cet au-delà n’est pas politique.
Ce n’est pas qu’à l’épopée il n’existe aucun dehors. Le monde indo-européen
en est un, essentiel pour l’auteur, indo-européaniste de formation et qui porte
sur le monde grec le regard à la fois neuf et compétent du comparatiste. Dans
d’autres textes, il s’est essayé plus systématiquement à repérer dans l’Iliade la
mise en œuvre de concepts indo-européens centraux5. Telle ne semble pas avoir
été constamment sa démarche ici ; du moins reste-t‑elle implicite et comme foca-
lisée en quelques passages du livre. Ainsi, pour finir, Nagy se plaît à déplacer
l’accent du kléos d’Achille vers sa biè, et la force, « heur et malheur du guer-
rier » indo-européen, vient compléter la figure du héros. Certaines analyses
emportent plus difficilement la conviction : lorsque, consacrant un développe-
ment à Éôs (l’Aurore), enleveuse de jeunes et beaux héros qu’elle entraîne dans
l’immortalité loin du monde des humains, Nagy affirme que, derrière toutes les
5. Voir son dernier article, « Patroklos, Concepts of Afterlife and the Indic Triple Fire », Arethusa,
1980, 13 (2) : 161-195.
le héros et les mots 253
filles de Zeus (Dios thugatèr) attentives au devenir des guerriers, il y aurait ori-
ginairement Éôs (p. 200-205), le lecteur comprend qu’il s’agit de retrouver à tout
prix Uṣas-, l’Aurore du Rig-Veda, et à cette sollicitation il risque fort de résister.
Mais il y a surtout le dehors du rite. Plus précisément du culte héroïque. Car,
reprenant après beaucoup d’autres l’épineuse question de la dualité du héros
– héros cultuel, héros épique –, Nagy tente héroïquement de résorber cette dua-
lité sans toutefois perdre en chemin la spécificité et du culte et de la poésie.
Héros cultuel, héros épique : figure essentielle de l’anthropologie religieuse
des Grecs, le premier doit le culte qui lui est rendu à ce qu’il a expérimenté la
mort ; pour le héros de l’épopée, l’expérience de la mort est tout aussi consti-
tutive, à ceci près qu’elle est d’abord pensée comme l’horizon de la vie et qu’à
chaque bataille le guerrier, servant et substitut (thérapôn) d’Arès, lance un défi
à la proximité de la condition mortelle et de la mort. Proximité dangereuse et
qui seule vaut au « meilleur » le titre d’aristos (p. 31). Proximité qui, en Achille
comme par exemple en Héraklès, se nourrit de la redoutable complicité de la
force, noire ou éclatante, noire et éclatante6, avec la vocation du guerrier à la
mort. Proximité enfin qui s’exprime volontiers dans l’antagonisme affrontant le
héros à un dieu. Telle est du moins la version des poèmes épiques, où Achille
meurt de s’affronter à Apollon. Le culte, lui, a toujours déjà opéré la réconci-
liation du dieu et du héros – ainsi, sur l’Acropole d’Athènes, Poséidon a insti
tutionnellement le titre d’Érechthée, du nom du roi primordial que, dans la
tradition légendaire, il a mis à mort.
Sur tous ces points, le livre de Nagy renouvelle l’analyse et nul n’a mieux que
lui suggéré l’irréductible opacité qui, au sein même du jeu des ressemblances,
trace entre le héros cultuel et le guerrier épique une frontière, trouble comme
toute pensée de la mort mais réelle comme l’écart séparant l’après du rite et
l’avant du récit. Et cependant, cette frontière, son plus cher désir est encore de
la franchir ; à dire vrai, je ne suis pas convaincue qu’il faille le suivre sur cette
voie. J’ai dit le désarroi qu’on éprouve dans les dernières pages à quitter Achille,
devenu héros de l’Hellespont, comme si l’Iliade ouvrait sur la matérialité d’une
tombe. J’ajouterai qu’on refuse tout net d’acquiescer lorsque, après avoir super-
bement caractérisé la vocation du héros à la mort, Nagy affirme (p. 295) que
la mort du héros est moins une nécessité de la tradition narrative qu’un réqui-
sit du culte héroïque – ou du moins, pour le citer avec exactitude, de la tradi-
tion rituelle du culte. Sans doute, à poser le problème comme lui, le résout-on
plus aisément qu’en maintenant l’écart du texte et du rite : entre traditions,
du même au même, la perméabilité est plus grande et l’on échappe ainsi à la
redoutable nécessité d’articuler entre elles des réalités hétérogènes. Mais, dans
la perspective même du livre, il n’est pas évident qu’il faille chercher à l’exté-
rieur de l’épopée ce qui, du dedans, donne à la parole poétique sa loi. Le kléos
– qui d’ailleurs, on l’a compris plus haut (p. 113-116), exclut le penthos (deuil)
rituel, interdisant à la narration toute dimension religieuse – ne se nourrit-il
pas d’un perpétuel défi à la mort ? Achille peut bien évoquer sa tombe à venir
6. Remarquables sont les pages consacrées à l’ambivalence de la force (p. 158-159 et 173 : les
hommes de bronze hésiodiques et le héros homérique ; voir encore p. 86 où, nuançant la célèbre
analyse de É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Éd. de Minuit,
1969 : 77-83, Nagy unifie la notion de kratos sous la catégorie de l’ambivalence).
254 le héros et les mots
mais, le choix qu’il a fait l’indique assez, il attend, dans l’Iliade, moins un culte
sur une tombe qu’un chant vivant dans la mémoire des hommes. En d’autres
termes, son comportement de guerrier épique fait sienne la croyance, exprimée
par Hélène, que « Zeus [aux héros] a fait un dur destin, afin qu’[ils soient] plus
tard chantés des hommes à venir » (Il., vi, 357-358).
Bref, on refuse ici de réconcilier Achille et le héros de l’Hellespont. Mais la
fermeté de ce refus suggérera en contrepoint l’intérêt que l’on prend à ces ana-
lyses et la qualité de persuasion qui est celle du livre, jusqu’en ses démonstra-
tions les plus problématiques, auxquelles le lecteur doit encore résister pied à
pied, séduit malgré qu’il en ait par l’art consommé du tektôn Nagy.
Puisqu’il faut bien conclure, je dirai l’admiration que j’éprouve envers The Best
of the Achaeans. On ne discute énergiquement que ce qu’on a lu avec allégresse,
dans l’enchantement des découvertes (Achille gagnant le kléos aphthiton, mais
perdant la Phthie, son pays au nom symbolique qui eût nourri sa vieillesse,
aussi longue qu’obscure), dans la certitude que de nouvelles voies s’ouvrent à
la recherche – sur la poésie et sur le fonctionnement grec de la langue7, sur le
héros et sur la pensée épique de l’homme en Grèce.
7. Est-il besoin de l’ajouter : les philologues, semble-t‑il, ne sont pas unanimes à accepter les
« étymologies » proposées dans The Best of the Achaeans – ainsi celle du nom d’Achille, que
certains déclarent « erronée ». Reste à s’entendre sur la signification réelle de la démarche qui
s’attache, loin des certitudes du positivisme, à mettre en évidence quelques trajets de l’imaginaire
grec des mots : déchiffrer dans l’épopée, comme le fait Nagy, l’étymologie effective pour les Grecs
du nom d’Achille n’entraîne nullement que cette étymologie soit la « vraie » du point de vue d’un
historien de la langue. Critiquer cette démarche sur les bases de la science linguistique des modernes
reviendrait à suggérer – postulat intenable – qu’entre le rapport des Grecs anciens à leur propre
langue et celui que nous entretenons au grec ancien comme langue morte, il ne doit pas y avoir de
distance. L’anthropologue et l’historien savent gré à Nagy d’avoir fait le pari inverse.
DU LIBÉRALISME EN HISTOIRE
OU DE L’INDIVIDU-ÉCRAN*
la période est bien française – où donc est cette oppression que leur aurait fait
subir, d’après un préjugé trop répandu, l’omnipotence de la cité9 ? »
Mais, pour retrouver dans l’Oraison funèbre une Athènes soucieuse des
droits de l’individu, il semble bien qu’on ne puisse éviter d’opérer un tri dans
le discours. Car, de Grote à Glotz et au-delà, c’est toujours le même découpage
qui s’impose, toujours les mêmes développements que l’on choisit de citer et
de résumer, voire d’omettre : on passe vite sur ce qui a trait à l’empire, encore
plus vite sur ce qui concerne la pratique guerrière des Athéniens (que l’orai-
son funèbre soit d’abord un discours militaire n’est pas le principal souci des
historiens libéraux de la Grèce), mais on s’étend sur les développements – en
soi, il est vrai, remarquablement longs dans l’économie générale d’une orai-
son funèbre – que Périclès consacre à la vie politique de la démocratie athé-
nienne. Ainsi, dans un texte très sollicité, il est deux passages qui le sont tout
particulièrement, au nom de l’individu : ces chapitres 37 et 40 du livre II de
Thucydide où, au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, K. R. Popper cher-
chait encore la charte de la « société ouverte ».
Dans cette histoire des lectures du discours, Popper occupe une place à
part, parce que son libéralisme l’amène à renverser le présupposé fondamen-
tal de l’histoire libérale, celui de l’exemplarité du présent. Sans doute n’est-il
pas le premier à le faire – du xixe au xxe siècle, l’usure du temps avait sérieu-
sement entamé la bonne conscience libérale – et il n’est que juste de rappeler
que Grote lui-même pensait déjà le rapport du présent et du passé sur le mode
d’un rééquilibrage : n’invitait-il pas à reconsidérer les idées reçues « au sujet
de l’Antiquité dans son contraste avec les sociétés modernes10 » ? Mais, parce
qu’il campe sur les décombres du présent, Popper entend retourner irréversible-
ment la perspective au profit de la Grèce antique – c’est-à‑dire de la démocratie
athénienne – et, pour cet extrémiste du libéralisme, l’heure n’est plus à penser
un quelconque équilibre entre Athènes et nous, mais à chercher dans l’Antiquité
les principes toujours actuels d’une « reconstruction sociale démocratique11 ».
On connaît le raisonnement : combattre pour la société ouverte, où « les indi-
vidus sont confrontés à des décisions personnelles12 », c’est d’abord en identi-
fier les ennemis, présents et passés ; en Grèce ancienne, l’ennemi, théoricien de
la cité close, se nomme Platon : traître à Socrate, « ce grand individualiste », il
pense qu’au-dessus de l’individu, il faut placer l’État, « qui seul est parfait ». Du
bon côté, inversement, on trouve sans surprise Périclès, « le grand chef de file
de la démocratie et le premier à avoir formulé les principes de l’égalité devant
la loi et de l’individualisme politique ». Face à la pensée platonicienne, qu’il
déclare totalitaire et qu’il croit responsable de la première défaite historique du
libéralisme, Popper brandit donc l’Oraison funèbre, « cette profession de foi
dans la société ouverte », où il voit une attaque avant la lettre contre Platon13
– sans trop s’inquiéter d’ailleurs de ce que, prise au mot, cette analyse suggère
l’inefficacité des combats prémonitoires14. Le schématisme de la construction
lui a valu des partisans et beaucoup d’adversaires. On ne volera pas avec ces
derniers « à la défense de Platon15 », qu’en tout état de cause son œuvre devrait
suffire à défendre. Mais, parce que, sans doute, il paraît aller de soi, le traite-
ment réservé à l’Oraison funèbre a moins retenu l’attention16 : il mérite pour-
tant d’être examiné avec quelque précision.
Périclès, donc, contre Platon : l’individualisme, la justice et l’égalité pour
faire pièce à un « collectivisme intransigeant » qui bafoue la justice, « autre-
ment dit […] l’appréciation impartiale des revendications contradictoires des
individus et du moyen de les concilier avec celles de l’État ». Les adversaires
de Popper n’ont pas manqué d’observer qu’une opposition aussi résolument
contrastée ne s’obtient qu’en taillant allégrement dans les textes : ainsi, pas
un mot ne sera dit de ces développements de l’oraison funèbre où se consti-
tue l’idée de la cité comme source quasi transcendante de toute valeur – Grote
déjà, il est vrai, excluait tacitement de son découpage ces déclarations intem-
pestives17 ; et, à faire comme si, chez Thucydide, Périclès n’avait jamais pro-
noncé que l’Oraison funèbre, Popper s’évite l’embarras d’avoir à commenter le
dernier discours de l’homme d’État, avec ses affirmations sur la prééminence du
bien-être de la cité par rapport à celui des particuliers18. Mais, à s’en tenir aux
développements de l’Oraison funèbre utilisés contre Platon, à se cantonner à
l’intérieur du découpage autorisé, on procède à des constatations tout aussi ins-
tructives. Ici, l’on retrouve les deux passages chéris de l’historiographie libérale.
Soit le chapitre 37, où Périclès affirme que « dans le registre de la loi, pour
tous, c’est l’égalité, quant à leurs différends privés ». Popper y lit avec enthou-
siasme la formulation achevée de l’égalitarisme démocratique19. S’agissant de
lois (nomoi) et d’égalité (ison), l’historien de la Grèce méditera peut-être sur la
faveur dont jouit traditionnellement une déclaration que, pour sa part, il estime
fort en retrait sur l’idéal démocratique de l’isonomie20 ; mais après tout, le pli était
pris depuis Grote. Plus remarquable, car propre à la démarche de Popper, est le
traitement de faveur réservé dans La Société ouverte à telle phrase du chapitre 40.
13. Socrate individualiste : p. 96, 109, 156 ; Platon, l’individu et l’État : p. 69 et passim ; Périclès :
p. 151 ; l’oraison funèbre et la société ouverte : p. 45, 86, 151-153, 161. On notera que Popper
préfère effacer Thucydide derrière Périclès : p. 86 et note 16, p. 214.
14. Désireux d’insister sur la trahison de Platon, Popper aime souligner que l’oraison funèbre a été
prononcée peu de temps avant la naissance du philosophe : par exemple p. 86 ; même réflexe, plus
élaboré, chez Havelock (The Liberal Temper, p. 9 ; sur Popper, voir la note 2, p. 21).
15. Voir G. J. de Vries, Antisthenes Redivivus. Popper’s Attack on Plato, Amsterdam, 1952, et surtout
R. C. Levinson, In Defense of Plato, Cambridge (Mass.), 1953 ; bon aperçu de la polémique dans
R. Bambrough (éd.), Plato, Popper and Politics, Cambridge, 1967.
16. On trouvera toutefois de justes remarques dans l’ouvrage de Levinson (p. 287-289).
17. Thucydide. II, 43, I (cf. L’Invention d’Athènes, p. 275-276) ; citant ce texte (In Defense of Plato,
p. 287-288), R. C. Levinson observe à juste titre que la cité y est source des valeurs et fin en soi
(Grote inversement affirmait que la valeur des individus est « cause créatrice et préservatrice » de
la grandeur de l’État : History, t. 6, p. 198-199).
18. Thucydide, II, 60, 2, cité par G. J. de Vries contre Popper (Antisthenes Redivivus, p. 52).
19. La Société ouverte, I, p. 86-91 (Thucydide, II, 37) et 94 (Platon).
20. Voir L’Invention d’Athènes, p. 186-187.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 259
21. Platon, Lois, 942 a-c, où Popper supprime tout bonnement le début du développement ; un
lecteur docile, qui suivrait à la lettre l’avertissement de la page 166 (« Le texte de cet ouvrage
se suffit à lui-même… ») et ne se reporterait pas au texte de Platon, ne s’apercevrait pas que ce
« principe essentiel » de soumission aux ordres concerne la vie militaire et non l’existence politique
en général, comme le soutient Popper (La Société ouverte, I, p. 91-92) ; voir l’exposé des critiques
et la réponse de Popper dans Plato, Popper and Politics, p. 214-218.
22. K. R. Popper, « Reply to a critic », dans Plato, Popper and Politics, p. 204 et 206-207 (addendum
à l’édition de 1961 de The Open Society, non repris dans la traduction française) ; sur le statut de
l’interprétation dans l’œuvre de Popper, voir La Société ouverte, II, p. 176-179.
23. La traduction utilisée est celle de D. Roussel (Bibliothèque de la Pléiade). On identifie la phrase
(Thucydide, II, 40, 2), lorsque, au chapitre 6 (p. 163 ; trad. fr., p. 153), Popper, traduisant l’ensemble
du passage, la souligne.
24. Voir L’Invention d’Athènes, p. 185-191.
260 du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran
tranchons – au moins – ou que nous délibérons avec justesse sur les affaires de
la cité. » Pas de gouvernement, mais, de façon bien grecque, la politique réduite
aux « affaires » de la cité ; pas d’opposition rhétorique entre une élite et un
peuple qui la vaut bien – tout au plus une nuance, léger décalage perceptible à
ceux-là seulement qui désirent l’entendre, entre le vote et la délibération25. Et
surtout : pas de faculté de jugement, répartie entre tous et exercée personnelle-
ment par chacun, mais un « par nous-mêmes » (autoi), qui oppose une pratique
politique à une autre – l’initiative du « nous » collectif des Athéniens aux limi-
tations que d’autres cités grecques, à commencer par Sparte, apportent à l’exer-
cice de la citoyenneté. À replacer cette phrase dans son contexte, à la déchiffrer
avec attention, ce qu’on y trouve (l’exercice actif de la citoyenneté par la col-
lectivité athénienne) ne ressemble guère à ce qu’y cherchait Popper – le fonde-
ment d’une « théorie sociale de la raison » qui serait « théorie de l’individuel
et non du collectif26 ».
On ne s’est pas livré à une telle lecture par goût de la chicane ou pour le pur
plaisir, tout érudit, d’en appeler à la précision ; il importait de montrer, exemples
à l’appui, ce que, dans le texte de Thucydide, plus d’un traducteur (plus d’un
interprète) introduit : deux petits mots, mais deux mots qui en entraînent bien
d’autres, chargés qu’ils sont de sens pour un moderne. L’individu, la personne…
La personne, parce qu’Athènes est la démocratie modèle de nos investissements
théorico-politiques ; l’individu puisqu’Athènes doit être la patrie d’une poli-
tique de l’individualisme. Tautologie que cette dernière proposition, sans nul
doute ; mais, à démêler l’écheveau des projections qui président à toute traduc-
tion, on découvre souvent un monde de tautologies, d’autant plus puissantes
qu’elles ne sont pas explicitées.
Ici, le lecteur s’interrogera peut-être : si, pour trouver l’individu dans cette
patrie de la démocratie que fut l’Athènes antique, il faut l’y importer, qu’en
est-il donc de la quête de l’individu dans la pensée grecque ancienne ? Question
moderne, née de l’habitude de penser l’individu dans un certain rapport à la
démocratie, et, à n’en pas douter, question légitime : à interposer entre la Grèce
et soi la médiation d’autres lectures, on n’oublie pas qu’il faut bien un jour
monter soi-même en première ligne ; mais à cette question l’on n’aura certes
pas l’outrecuidance d’apporter tout uniment une réponse. On usera donc d’un
détour qui passe, une fois encore, par Périclès, Popper et l’Oraison funèbre.
En guise de conclusion à son développement sur la démocratie athénienne,
l’homme politique affirme : « Notre cité, dans son ensemble, est pour la Grèce
une vivante leçon, cependant que, à considérer chaque citoyen en particulier,
l’homme de chez nous, me semble-t‑il, présente à lui seul une figure assez
complète [sôma autarkes] pour comporter autant de faces et montrer autant de
variété dans l’élégance27. »
Phrase intraduisible, comme tant d’autres dans l’oraison funèbre ; aussi la
traduction proposée n’obéit-elle à d’autre règle que celle – certes négative – de
la prudence, qui refuse de céder aux identifications les plus tentantes : on peut
(et il faut, fût-ce à titre d’épochè) éviter de rabattre kath’hekaston sur l’individu,
et sôma sur la personne. Mais – on n’en sera pas surpris – après bien d’autres et
en toute quiétude, Popper cède à la sollicitation de l’individu28, et, s’il n’intro-
duit pas la personne dans ce passage, il n’a pas observé la même réserve avec
tous les textes29.
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce sôma autarkes dont l’oraison
funèbre dote chaque Athénien. À l’évidence, derrière Périclès, il faut savoir
deviner Thucydide polémiquant contre Hérodote. Au sage Solon, le Père de
l’Histoire avait attribué l’opinion que, pris isolément, aucun homme ne saurait
se suffire à soi-même (anthrôpou sôma […] ouden autarkes), pas plus qu’une
contrée ne suffit à fournir tous les produits nécessaires à sa subsistance30. Mais,
brouillant toute frontière entre la dépendance et l’autarcie31, l’empire maritime
athénien apporte un démenti au pessimisme solonien et, par l’intermédiaire de
Périclès, Thucydide répond à Hérodote : à la comparaison de l’homme et de
la contrée, il substitue l’analogie parfaite de la cité comme totalité (pasa polis)
avec cette unité qu’est chaque Athénien. Ainsi donc, il existerait bien un type
d’homme doté d’un sôma autarkes, mais cet homme est pensé comme citoyen
(anèr) et ne se trouve qu’en un seul lieu – encore et toujours Athènes. Qu’on
ne s’y trompe pas toutefois : dans ce sôma autarkes, il faut moins chercher une
proclamation de foi en l’autosuffisance de l’individu, que l’affirmation renou-
velée du lien d’étroite interdépendance unissant chaque Athénien à Athènes,
chaque citoyen à la cité, chaque unité au tout. Autarcie dérivée que celle de
l’homme d’Athènes, pur miroir de la collectivité et qui doit sa riche complexion
à la complétude exemplaire du caractère de la cité.
Certes sôma, c’est, disent les dictionnaires, une façon grecque de désigner la
personne. Admettons-le (aussi bien n’est-ce pas ici le lieu de s’engager dans l’his-
toire compliquée de ce mot). Mais, pour limiter l’enquête aux occurrences de ce
terme chez Thucydide, on n’en fait pas moins sur sôma d’intéressantes consta-
tations. Sôma, c’est le corps pensé dans la tension de la vie et de sa destination
de mort : c’est la vie que l’on dépense, que l’on risque, que l’on perd au combat
lorsqu’on est citoyen ; c’est pour chacun à la fois un soi – la mesure même de
l’existence – et quelque chose comme un prêt dont les Athéniens ne disposent
que pour mieux le rendre à la cité lorsque, menaçant la sécurité d’Athènes, la
guerre exige qu’il donnent leur vie comme un bien qui ne leur appartenait pas.
On peut aussi penser sôma depuis la collectivité : le mot désigne alors l’unité
humaine de base, prête à être dénombrée dans ce calcul des vies et des richesses
(sômata kai chrèmata) où chaque cité évalue avec précision sa puissance face
aux autres32. Bref, parce que, à l’horizon de chaque vie de citoyen, il y a la col-
lectivité, milieu social qui est comme une nature, sôma est chez Thucydide le
nom d’une réalité peu autonome33, lors même que le texte de l’Oraison funèbre
proclame l’autarcie des vies de citoyen à Athènes.
D’être ainsi mesurée à l’aune du tout, l’autarcie de l’individu athénien
révèle ses limites, qui devraient inciter à ne pas construire sans plus de précau-
tion un modèle théorique de la démocratie athénienne comme réseau de rela-
tions personnelles entre les individus. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il
faille, même si la mode le veut, tordre précipitamment le bâton dans l’autre sens,
crier qu’en Grèce l’individu n’existait pas, recourir au facile appareil conceptuel
de l’« absence », du « manque », du « défaut », simple manière de retourner
l’enthousiasme libéral pour Athènes au profit d’une autre instance – présente
ou passée, en tout cas dotée des mêmes valeurs d’exemplarité. Ce serait oublier
que « l’enquête n’a pas à établir si la personne, en Grèce, est ou n’est pas, mais
à rechercher ce qu’est la personne grecque, en quoi elle diffère, dans la mul-
tiplicité de ses traits, de la personne d’aujourd’hui » ; ce serait méconnaître
l’histoire, interne à la pensée grecque, qui, de l’homme homérique au citoyen
de l’âge classique, voit « la découverte de la dimension intérieure du sujet,
[…] l’apparition de l’individu ou, du moins, de certaines valeurs liées à l’indi-
vidu en tant que tel34 ». Mieux vaut parier sur la précision : chercher à baliser
dans sa spécificité le champ grec de l’individu (ou de ce que, par commodité,
puisqu’il faut bien recourir à cette langue qui est la nôtre, on désigne sous ce
terme) ; faire l’inventaire des lieux, institutionnels ou marginaux, et des genres
littéraires où apparaît cet « individu » grec (à ce compte, la poésie lyrique dis-
pose d’une nette avance sur la prose politique, et tel soupir de Sappho en dit
sans doute plus long qu’un discours de Périclès : tant pis pour nous, qui préfé-
rerions trouver à Athènes tout ce que nous cherchons) ; dresser la carte séman-
tique des termes qui tout à la fois dénotent la sphère grecque de l’individu ou
de la personne et se laissent mal traduire dans ces mots de notre langue.
Une telle démarche, il est vrai, suppose que, peu ou prou, l’on maintienne
l’Antiquité à distance ; qu’on s’intéresse au passé en tant que tel : en tant que
précisément il est à jamais passé. Sans doute est-ce là postuler du même coup
quelque chose comme un désinvestissement à l’égard des enjeux du présent.
Toutefois, qu’il soit tactique ou induit par la conjoncture, il faut s’efforcer de
garder à ce désinvestissement une bonne mesure : aspirée par des préoccupations
très actuelles, l’ancienne Athènes s’était trop rapprochée ; l’éloigner drastique-
ment signifierait à coup sûr que la réflexion sur la démocratie ne nous concerne
plus, et le gain de l’opération serait médiocre. Il convient d’en prendre son parti :
en matière d’histoire, rien ne se fait si l’historien n’y engage pas – fût-ce le plus
indirectement du monde – sa propre actualité. À lui de trouver la modalité,
32. Sôma dans son rapport à la perte : I, 70, 6 ; II, 42, 4, 43, 2, 64, 3 ; III, 65, 3. Sôma kai chrèmata :
I, 85, 1, 141, 5 ; VI, 12, 1 ; VIII, 65, 3.
33. Particulièrement intéressant est un passage du livre VII (44, 2) où, si l’on adopte l’interprétation
de Classen, sôma, pure silhouette, unité humaine, est opposé à oikeion, ce qui distingue, le propre,
l’identité.
34. Citations de J.-P. Vernant, Introduction à Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1971, p. 8-10 ;
l’individu dans la poésie lyrique : ibid., p. 99-100.
du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran 263
35. Tel est le projet de Popper (La Société ouverte, II, p. 179).
36. Ibid.
37. Voir la préface de The Open Society, p. 5, sur les problèmes du passé comme problèmes de notre
temps (ces réflexions ne figurent pas dans la préface écrite pour la traduction française) ; conviction
analogue, au sujet du caractère contemporain du message des libéraux grecs, chez E. A. Havelock,
The Liberal Temper, p. 9.
UN CITOYEN CONTRE NATURE*
Il faut croire que, pour Shakespeare, Rome n’était pas dans Rome, puisque
c’est chez Plutarque qu’il chercha volontiers un canevas pour ses pièces romaines :
Jules César ou Antoine et Cléopâtre, mais aussi Coriolan. Doit-on s’en éton-
ner ? Du moins n’est-ce pas chez le Romain Tite-Live qu’il aurait pu trouver la
matière pour une tragédie de Coriolan : au livre II de l’Histoire romaine, Coriolan
n’est qu’une silhouette fugitive qui vient se prendre un instant au grand débat
historique de la plèbe et des patriciens ; c’est par hasard, parce que « justement
Marcius était de garde », qu’il s’empare d’une cité volsque, gagnant ainsi son
surnom de Coriolan, et si pour finir il disparaît victime de la haine des Volsques
après avoir renoncé à trahir Rome plus avant, Tite-Live prend bien soin de men-
tionner une autre version, où c’est de vieillesse que Coriolan meurt ; et l’Histoire
continue, la seule qui vaille la peine d’être contée, celle de Rome. C’est donc
à un Grec que Shakespeare emprunte l’histoire du Romain Coriolan. Un Grec
qui, lors même qu’il raconte des vies romaines, n’oublie pas de comparer impli-
citement l’idéal moral de Rome (où, pour désigner la vertu, il n’y a pas d’autre
nom que celui de la valeur militaire) avec celui – tellement plus raffiné – de la
Grèce. Et cependant c’est chez ce Grec que Shakespeare trouve cette Rome et
ces Romains dont nous aimons à croire qu’ils sont comme des copies conformes
de l’original. Vraiment, cela mérite réflexion.
Donc, fidèle à Plutarque même s’il le lit dans sa traduction anglaise,
Shakespeare pense Rome dans des catégories qui, d’abord, sont grecques.
Expliquons-nous. Affirmer qu’un Romain pense en Romain et un Grec en
Grec relèverait du truisme, s’il n’importait d’y regarder de près dans la langue,
grecque ou latine, pour démêler avec précision la façon grecque et la façon
romaine de penser la politique en nommant le rapport du citoyen à la cité. En
quelques pages lumineuses É. Benveniste a naguère montré qu’entre les noms
grecs et latins de la cité et du citoyen (polis, politès ; civitas, civis), le rapport
de dérivation est inverse (Problèmes de linguistique générale, II, p. 272-280).
* Première publication dans Théâtre public, n° 49, janvier-février 1983, p. 42-45. Bernard Sobel a
mis en scène Coriolan au Théâtre de Gennevilliers en février-mars 1983. En surplomb de son article
Nicole Locaux a écrit : « réfléchir sur Coriolan quand on n’est ni historien de Rome ni versé dans
les études shakespeariennes, mais qu’on s’intéresse à la Grèce ancienne et à l’invention qu’elle
fit de la politique, est-ce une incongruité ? Bernard Sobel (Théâtre public n° 49, janv.-fév. 1983,
p. 42-45) ne le pensait pas, qui a suggéré ce décentrement à l’helléniste que je suis et, la première
surprise passée, l’idée m’est venue qu’il y avait effectivement de sérieuses raisons de s’intéresser
d’un point de vue grec à cette tragédie romaine. Parce que, tout d’abord, Shakespeare s’y montre
profondément fidèle à l’esprit, voire à la lettre de la Vie de Coriolan de Plutarque, biographie
grecque d’un Romain illustre. N.L. ».
un citoyen contre nature 265
Il nous importe que cette relation une et multiforme d’hostilité soit pensée
par Shakespeare comme elle l’était par Plutarque : sur le mode – grec, sans
doute – de la haine. De fait, jamais Shakespeare ne colle plus fidèlement à son
modèle grec que sur ce registre de la haine. Fidélité littérale dans la tirade de
l’acte IV où, face à Aufidius, Marcius ne se réclame que de Coriolan, parce que
ce surnom est tissé de haine ; fidélité à l’esprit du texte lorsqu’il fonde la machi-
nation des tribuns de la plèbe sur la connaissance étroite et aiguë qu’ils ont du
caractère de Marcius, et qu’ils doivent à la haine que celui-ci leur voue (II, 3) ;
certes Shakespeare a – disent les commentateurs – inventé cet épisode, mais
l’essentiel n’est-il pas qu’en faisant de la manipulation du caractère de Marcius
266 un citoyen contre nature
par les tribuns un ressort de l’intrigue, il mette en acte une notation psycholo-
gique trouvée chez son modèle grec (Vie de Coriolan, 18, 2) ?
À l’horizon de Coriolan, il y a donc la haine, toujours renouvelée ; la haine que
Marcius s’attire parce qu’il en est d’abord et principalement habité. Si le peuple
le hait, n’est-ce pas pour savoir que Marcius est son ennemi invétéré, et de longue
date ? N’est-ce pas qu’il faut bien que les plébéiens répondent à l’acharnement de
celui qui « met plus de zèle à rechercher leur haine qu’ils n’en peuvent mettre à la
lui accorder » ? De toute évidence, dans ce concours de haine, Marcius a l’initia-
tive. S’agissant de son rapport à Aufidius, il en va de même : si, douze fois battu
par Marcius, le Volsque a toute raison de haïr un adversaire qui est aussi un rival,
que penser de la haine de Coriolan le vainqueur pour l’ennemi qu’il a toujours
dominé, sinon qu’elle excède toute explication psychologique ? Ainsi, Marcius
est le centre de cette structure de haine généralisée qui donne à la pièce son ordre,
et l’affrontement tout romain dressant les tribuns de la plèbe contre un patricien
trop arrogant s’articule très naturellement avec la vieille hostilité de Rome et des
Volsques parce que Marcius – toujours lui – a élu comme son adversaire privilé-
gié le chef de l’armée ennemie : en tant que Romain il est, bien sûr, l’ennemi des
Volsques mais, dès le début de la pièce, il est déjà, en son propre nom, l’adver
saire d’Aufidius. En doublant la haine réciproque des peuples d’une hostilité
personnelle entre les individus, Shakespeare s’avère une fois encore lecteur du
Grec Plutarque chez qui les citoyens illustres reflètent sur le mode platonicien les
comportements de leur polis : en matière de haine, Tite-Live ignorait la rivalité
des individus, ne connaissant que celle des peuples entre eux, Volsques contre
Romains, et si la mort de Coriolan est bien due à l’invidia, l’historien romain se
garde d’attribuer à Aufidius la responsabilité du meurtre. La haine shakespearienne
se moulerait-elle sans difficulté sur la haine grecque ? Toujours est-il qu’en sa
réflexion sur la polarité de l’amour et de la haine, Shakespeare se meut aisément
dans l’univers de Plutarque.
Sur le plan de la vie politique, l’amour (qui, dans Coriolan, semble un fer-
ment essentiel de cohésion civique) s’oppose sans discussion à la haine et,
face à Marcius, qui échoue à quêter l’affection du peuple (II, 3 ; III, 2) comme
à recueillir la « motion d’amour » (loving motion) des tribuns (II, 2), il y a
Ménénius qui « a toujours aimé le peuple » (I, 1), même sur fond de leurre,
même si c’est la raison politicienne qui le veut. Mais, parce que peut-être la
guerre est pour Shakespeare un milieu plus originel que la politique, dans les
relations guerrières la frontière de l’amour et de la haine est parfaitement ambi-
guë. L’acte IV le dit superbement, où, à la méditation de Coriolan sur les vicis-
situdes humaines et le renversement qui de l’ami fait un ennemi et de l’ennemi
un tendre ami, répondent les déclarations enflammées d’Aufidius comparant
son ravissement d’accueillir Coriolan à l’émoi du fiancé enfin réuni à la vierge
qu’il désire (IV, 4-5). Il est vrai, la haine déjà ressemblait à un combat amou-
reux et, par la voix du même Aufidius évoquant les rencontres avec Coriolan
dont il rêvait toutes les nuits (« Nous nous culbutions dans mon sommeil…,
nous empoignant à la gorge »), Shakespeare retrouve Homère qui, dans l’Iliade,
définit la bataille comme « le rendez-vous d’amour des champions ».
Mais, comme il se doit, en cette affaire de haine et d’amour, le mot de la fin
revient à Shakespeare et à lui seul. Parce que sans doute le lien social le plus fort
est encore à ses yeux la haine, c’est souvent à l’ennemi que, dans les tragédies
un citoyen contre nature 267
Nous n’en avons pas encore fini toutefois avec Shakespeare, Plutarque
et Rome. Car nous n’éviterons pas plus longtemps la question, cruciale dans
Coriolan, de la parole politique. Coriolan sait haïr en acte et non aimer avec
des mots. Plutarque le suggérait déjà, plaçant la vie de Marcius sous le signe
d’un essentiel défaut de persuasion – or la persuasion est vertu éminemment
grecque de l’orateur. Défaut de Romain que celui de Marcius ? Pour Plutarque,
sans aucun doute. S’agissant de Shakespeare, la réponse est plus compliquée
même si, à plusieurs reprises, il s’attache dans Coriolan à brouiller les époques
de l’histoire de Rome pour donner à Marcius, fût-ce au prix de quelques ana-
chronismes, une silhouette générique de patricien romain. Mais qu’en est-il
exactement du fonctionnement shakespearien de la parole à Rome ?
« Il ne vous reste plus qu’à parler au peuple » : avec cette objurgation léni-
fiante de l’aimable Ménénius, la vie de Coriolan bascule. Il faut parler au peuple ;
mieux : il suffirait de parler au peuple, parce que le peuple, selon Shakespeare,
veut qu’on lui parle. Certes, il souhaite aussi se faire entendre, certes, il tient à
ce que soient comptabilisés ses votes, mais, plus que tout, il attend des patri-
ciens une bonne parole et, entre Marcius et la plèbe, il y a un lourd contentieux
de bonnes paroles attendues et refusées. Ainsi, les mêmes plébéiens qui viennent
d’admettre sans trop de résistance la fable de Ménénius se récrient dès la pre-
mière imprécation de Marcius :
« – Vous nous réservez toujours votre bon mot. – Celui qui t’en accorderait
vraiment un serait un flatteur au-dessus du dégoût » (I, 1).
Déjà, dans cet échange de répliques, l’action est nouée. Il y a le verbe mono-
lithique de Marcius, qui inlassablement clame sa haine, et l’éloquence pro-
fuse, amène, de Ménénius qui sait aussi, lorsque les adversaires se déchaînent,
réclamer – avec insistance mais sans effet – que le silence remplace ce mauvais
usage de la parole. Le bon usage, c’est donc peut-être cela même que Ménénius
réserve aux plébéiens : le recours à la fable ou au « joli conte ». Peu importe
qu’ils aient déjà entendu l’apologue, l’essentiel est qu’ils écoutent, et que l’élo-
quence adoucisse les mœurs. Peu importe que la morale de l’histoire soit plus
qu’ambiguë et qu’en guise de blé Ménénius donne une fable (ou qu’à des plé-
béiens qui ont faim, il suggère qu’il faut laisser le ventre patricien à sa fonction
268 un citoyen contre nature
usage auquel il avait refusé de recourir pour n’avoir pas à reconnaître en retour
le caractère à la fois romain et parfaitement actuel d’une parole populaire en
« Il faut » ou en « oui et non ».
Tout d’une pièce : tel était Marcius à en croire Plutarque, tel est le Coriolan
de Shakespeare. Sans doute faut-il attribuer à ce raidissement dans l’être l’échec
du héros à accomplir jusqu’au bout sa nature de Romain : si, pour Shakespeare
comme pour Plutarque, le citoyen ressemble à sa cité, un Romain trop un imite
mal l’essentielle multiplicité de la civitas. Somme toute, Coriolan est un Romain
contre nature.
ÉPOUSES TRAGIQUES, ÉPOUSES MORTES
qualités du mort ; toutes les femmes d’Athènes ne s’éteignent pas dans leur lit,
mais toujours c’est au mari (ou, au pire, à la famille) qu’il revient de conser-
ver la mémoire de la morte.
À se situer au niveau paradigmatique des modèles sociaux, il est vrai que
la cité n’a rien à dire de la mort d’une femme, celle-ci fût-elle parfaite autant
qu’il lui est permis de l’être : car il n’est pour une femme d’autre accomplis-
sement que de mener sans bruit une existence exemplaire d’épouse et de mère
aux côtés d’un homme qui vivait sa vie de citoyen. Sans bruit : telle est en tout
cas la vie que, dans l’épitaphios, Périclès conseillait aux veuves des Athéniens
tombés au combat. La gloire (kléos) des hommes est parole vive, portée aux
oreilles de la postérité par les mille voix de la renommée ; pour dire la gloire
d’une femme, il n’est, depuis Pénélope affirmant que seul le retour d’Ulysse
fera grandir son kléos amoindri2, d’autre orateur que le mari, celui-là même
qui, par-delà la mort de son épouse, sera dépositaire de sa mémoire. Le mari
une fois mort, aux femmes il reste à ne pas faire parler d’elles parmi les mâles,
ni sur le ton du blâme ni sur celui de l’éloge : la gloire des femmes est de n’en
pas avoir3. Voilà certes qui ne facilite pas la tâche à qui souhaiterait atteindre
la réalité muette de la vie des femmes d’Athènes. Mais aussi bien tel n’est pas
mon dessein, et je m’en tiendrai résolument au logos, quitte à m’enraciner dans
un genre littéraire qui, dans la cité, consacre à la mort des femmes un autre dis-
cours que celui, tout privé, de la confiance et du deuil.
Pourtant, histoire de tout de même compliquer la tâche, il faut encore s ’attarder
un instant à la lecture des épitaphes. On y gagnera la conviction qu’une femme
ne saurait posséder sa mort : pour celle dont les vertus doivent culminer dans
le bien-vivre de l’époux, il n’est pas de trépas héroïque – pensée sur le mode
de l’épreuve qualifiante, la « belle mort » est virile – ; tout simplement, la mort
de l’épouse clôt une vie de dévouement et d’affection, de bonne humeur et de
réserve dont, à n’en pas douter, le mari saura désormais « très bien parler »4.
Dans ces conditions, quelle parole civique irait donc s’aviser d’articuler sur
la mort des femmes un quelconque discours ? À coup sûr pas le genre historique,
surtout si l’historien se nomme Thucydide et que son objet est la Grèce : récit
des guerres et des décisions politiques, l’historiographie thucydidéenne n’a que
faire des femmes, même en vie. Hérodote, on l’a deviné, était sur ce point moins
catégorique mais, de façon tout aussi prévisible, il ne s’intéressait à celles-ci que
barbares ou épouses de tyran et à leur mort que violente ou prétexte à quelque
exposé sur un rite funéraire anomal5 ; encore s’agit-il là de brèves mentions,
2. Sur le kléos de Pénélope au chant XIX de l’Odyssée (108-115 et 124-127), voir H. P. Foley,
« Reverse Similes and Sex Roles in the Odyssey », Arethusa, 11 (1978), p. 7-26.
3. Thucydide, II, 45, 2, déclaration commentée et discutée à l’infini, à commencer par Plutarque
qui, dans l’ouverture des Vertus des Femmes, s’insurge contre une telle conception. Mais Plutarque,
qui voit « une part d’exposition historique » dans les vertus féminines, appartient à une époque où,
dans des genres littéraires moins centrés sur la cité que ceux de l’époque classique, il y a une place
pour l’intervention des femmes dans l’histoire.
4. Voir par exemple les épitaphes de Philtéra (GV, 1497 : Athènes, milieu du ive), placée sous
le signe de la philia, et celle d’Hégilla (GV, 1790, Athènes, milieu du ive siècle) dont le mari est
compétent pour vanter la sophrosunè.
5. Hérodote, II, 89 (le corps des belles égyptiennes) ; II, 1 (Cassandane), 129 (la fille de Mykérinos) ;
III, 31-32 (la sœur-épouse de Cambyse) ; IV, 50 (et V, 92 : Mélitta) ; IV, 205 (Phérétimè).
272 épouses tragiques, épouses mortes
qui ne relèvent pas d’une élaboration très poussée. Mais il est un genre civique
qui, se plaisant institutionnellement à brouiller la frontière du masculin et du
féminin, libère la mort des femmes des lieux communs où la cantonnait le deuil
privé. J’ai nommé la tragédie où, comme chez Hérodote il est vrai, les femmes
ne meurent que de mort violente6 ; mais, dans l’univers tragique, la mort, fût-
elle trouvée sur le champ de bataille, est toujours placée sous le signe de la vio-
lence, et les hommes n’en pâtissent pas moins que les femmes : ainsi, pour un
temps au moins, se rétablit comme un équilibre entre les sexes.
Donc, violemment les femmes tragiques meurent. Plus exactement c’est dans
cette violence qu’une femme conquiert sa mort. Une mort qui ne soit pas seu-
lement la fin d’une vie d’épouse exemplaire. Une mort qui lui appartienne en
propre, que, telle la Jocaste de Sophocle, elle se la soit infligée « elle-même à
elle-même »7 ou que, de façon plus paradoxale, on la lui ait imposée. Une mort
brutale, dont l’annonce se fait sans phrases – ainsi, pour l’épouse-mère d’Œdipe,
« un mot suffit, aussi court à dire qu’à entendre : elle est morte, la noble figure
de Jocaste » – mais dont les modalités, douloureuses ou choquantes, donnent
lieu à un long récit. Car, aussitôt énoncé en sa nudité de fait brut, l’événement
appelle une question, toujours la même : Comment ? Dis, comment ?8 Alors le
messager raconte, et c’est ainsi que la tragédie rompt le silence très largement
observé dans la tradition grecque sur les voies de la mort.
Mais une précision s’impose : si, dans la tragédie, la mort des femmes
accède au discours tout comme celle des hommes, encore convient-il d’obser-
ver qu’à l’intérieur du spectre des modes de la mort violente, entre hommes et
femmes une distribution s’opère de fait (et voici déjà que l’équilibre se rompt
entre les sexes…). Du côté des hommes, la mort, à quelques exceptions près
– celle d’Ajax et d’Hémon qui se suicident, celle de Ménoecée qui s’offre en
victime sacrificielle – prend la forme du meurtre : ainsi, c’est bien encore un
meurtre, oikeios phonos, meurtre familial, que la mort formellement guerrière
des fils d’Œdipe qui s’entretuent sur le champ de bataille. Quant aux femmes,
s’il arrive qu’elles soient tuées, comme Clytemnestre, comme Mégara, bien
plus nombreuses sont, du côté des épouses9, celles qui recourent au suicide
comme à la seule issue dans un malheur extrême : Jocaste donc, et encore, chez
Sophocle, Déjanire et Eurydice ; Phèdre bien sûr, mais aussi, chez Euridipe,
Evadnè et, en arrière-fond de l’Hélène, Léda.
Ce n’est pas au meurtre qu’on s’attachera ici, sans toutefois s’interdire d’en
évoquer les formes tragiques : parce qu’il est plus équitablement partagé entre
hommes et femmes, sans doute le meurtre est-il un critère moins pertinent de
la différence des sexes dans leur rapport à la mort. On l’a deviné : en tant que
mort féminine, c’est le suicide des épouses qui, pour l’essentiel, retiendra mon
attention.
Trouver une issue dans le suicide : solution tragique que, dans le tout-venant
de la vie quotidienne, la morale réprouve. Mais surtout : solution de femme
et non, comme parfois on l’a prétendu, acte héroïque15. Que, chez Sophocle
comme dans la tradition épique, le héros Ajax se suicide est une chose ; qu’il
se suicide virilement en est une autre – j’y reviendrai – ; mais de là à tirer de
cet exemple la conclusion générale que, dans les représentations partagées, tout
suicide relève de l’andreia (nom grec du courage en tant qu’il est le propre des
mâles), il y a un pas qu’il faut refuser de franchir : beaucoup plus conforme à
l’éthique traditionnelle est à n’en pas douter l’Héraklès d’Euridipe qui, du fond
du désastre, accepte de supporter la vie16. Du côté du citoyen, les choses sont
plus claires encore : rien de plus étranger au suicide que l’impératif hoplitique
de la belle mort, qui doit être acceptée, non pas recherchée17, et l’on sait que,
pour avoir trop ouvertement désiré mourir à Platées, le Spartiate Aristodamos
fut, après le combat, privé par ses concitoyens de la gloire posthume d’une cita-
tion à l’ordre de la bravoure. Spartiate ou non, un guerrier ne se suicide que sous
le coup du déshonneur – c’est le cas d’Othryadas au livre I d’Hérodote et de
Pantitès au livre VII – et, à ces constatations fait écho le Platon des Lois, pen-
seur normatif mais fidèle à la convenance civique, qui, pour « manque absolu
de virilité », inflige au suicidé la sanction institutionnelle d’une sépulture soli-
taire autant qu’oubliée, aux marges de la cité et dans la nuit de l’anonymat18.
On ajoutera – ce qui n’est pas indifférent – qu’en l’absence d’un nom spécifique
du suicide, la langue grecque, pour désigner cet acte, use des mots mêmes qui
disent le meurtre des parents, cet absolu d’ignominie19.
Le suicide, donc : mort tragique, peut-être, que choisissent sous le poids
de la contrainte ceux sur qui tombe « la douleur excessive d’une infortune
14. Le nœud du lacet (brokhos) actualise le nœud métaphorique du malheur : on comparera Eur.,
Hippolyte, 671 et 781.
15. A. Katsouris, « The Suicide Motive in Ancient Drama », Dioniso, 47 (1956) p. 5-36, l’affirme,
bien qu’il ne puisse éviter de reconnaître (p. 9) que dans la tragédie le suicide est majoritairement
le fait de femmes.
16. Avec J. Ferguson (« Ambiguity in Ajax », Dioniso, 44 (1970), p. 26), on rappellera qu’Ajax est,
dans la tradition, le seul héros mâle à aller jusqu’au bout d’un suicide.
17. Il y a là tout l’écart entre le vouloir de raison (éthélein) et le vouloir d’inclination (boulomai) : voir
N. Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris-La Haye, 1981, p. 99-104, et, sur Aristodamos (Hérodote,
IX, 71), « La belle mort spartiate », Ktèma, 2 (1977), p. 105-120 ; on notera que, dans Le Suicide
(rééd., Paris, 1981, p. 374) E. Durkheim interprète comme un suicide le trépas d’Aristodamos.
Othryadas : Hérodote, I, 82 ; Pantitès : Id. VII, 232.
18. Platon, Lois, IX, 873 c-d.
19. Par exemple, autophonos et autokheir. La surdétermination suicide / mort au combat / meurtre
familial est particulièrement nette dans le combat singulier des fils d’Œdipe : voir Esch., Sept, 850,
Soph., Antigone, 172, Eur., Phéniciennes, 880 ; pour d’autres exemples, voir Esch., Agamemnon,
1091, Eur., Oreste, 947 et Soph., Antigone, 1175, ainsi que le commentaire de L. Gernet au livre IX
des Lois (Paris, 1917), p. 162 (873 c-d).
épouses tragiques, épouses mortes 275
sans issue »20. Mais, dans la tragédie même, mort de femme surtout. Or il
se trouve qu’une modalité de cette mort en soi déjà dévaluée est plus que les
autres marquée d’infamie et plus que les autres imputée à un déshonneur sans
recours : j’ai nommé la pendaison, mort hideuse ou, à plus proprement par-
ler, mort « sans forme » (askhèmôn), souillure maximale que l’on ne s’inflige
que sous le coup de la honte21. Et il se trouve aussi – mais est-ce vraiment un
hasard ? – que la pendaison est mort de femme : mort de Jocaste et de Phèdre,
mort d’Antigone (et, hors la tragédie, mort d’innombrables jeunes filles qui se
pendent pour donner à un culte son aition ou pour illustrer les énigmes de la
physiologie féminine)22.
La pendaison, mort féminine. Je dirais même volontiers que l’expression
de la féminité peut s’y redoubler sans fin puisqu’à la corde, qui en est l’instru-
ment usuel, les femmes et les jeunes filles savent, telle Antigone étranglée dans
le nœud de son voile, substituer les parures dont elles se couvrent et qui sont
autant d’emblèmes de leur sexe. Voiles, ceintures, bandeaux : virtuellement,
ces machines de séduction sont des pièges de mort pour celles qui les portent,
comme l’expliquent au roi Pélasgos les Danaïdes suppliantes23 ; en un mot, pour
emprunter à Eschyle cette forte expression, il y a là une belle ruse, mèkhanè
kalè, où la peithô érotique se met au service de la plus sinistre des menaces.
Sur les accointances de la femme avec le champ de la mètis, je n’insiste-
rai pas ici. Toutefois, l’occasion est belle de rappeler qu’il n’est pas d’action
accomplie par une femme, celle-ci fût-elle armée du glaive pour tuer ou pour
se tuer, qui ne risque toujours, inexorablement, d’être recouverte par le voca-
bulaire de la ruse. Ainsi, dans l’Agamemnon, pour évoquer les desseins meur-
triers de Clytemnestre affûtant le glaive contre son époux, Cassandre, contre
toute attente, recourt à l’imagerie du poison mêlé dans la coupe ; mais au poi-
son le texte de l’Orestie substituera vite le piège bien réel du voile qui empri-
sonne Agamemnon comme en un filet – audacieuse matérialisation de toute
métaphore de mètis. La même logique est à l’œuvre dans les Trachiniennes :
sans le vouloir, Déjanire a pris Héraklè au piège empoisonné de la tunique de
Nessos : elle peut bien désormais demander au glaive le salut d’une prompte
mort, elle n’aura pas pour autant évité que l’on puisse, même fugitivement, pen-
ser son suicide dans le registre industrieux de la tekhnè24.
20. Telle est l’une des circonstances atténuantes envisagées par Platon dans sa condamnation du
suicide (Lois, IX, 873 c 5-6).
21. Honte : Platon, Lois, IX, 873 e 6 (aiskhunè aporos, autre circonstance atténuante) ; laideur
de la pendaison : Eur., Hélène, 298-302 (mort askhèmôn, opposée à la noblesse de la sphagè) ;
souillure : Soph., Antigone, 54 (lôbè infligée par Jocaste à sa vie), ainsi que Esch., Suppliantes,
473 (miasma, dans un système de suicide par vengeance) ; déshonneur : Eur., Hélène, 134-136,
200-202, 686-687 (mort de Léda).
22. Placée sous le signe exclusif de la féminité est encore la pendaison de Léda, déshonorée par la
conduite de sa fille. Sur le caractère féminin de la pendaison, voir N. Loraux, « Le corps étranglé »,
à paraître dans Le Châtiment dans la cité (Actes de la Table ronde sur châtiments corporels et peine
de mort, École de Rome, nov. 1982).
23. Soph., Antigone, 1220-1222 ; Esch., Suppliantes, 455-466.
24. Le poison : Ag., 1260-1263 ; le voile-filet : 1382-83, 1492, 1580, 1611, Cho., 981-982, 998-1004,
Eum., 460, 634-635. – Déjanire : Soph., Trachiniennes, 883-884 (émèsato), 928 (tekhnôménès).
Le brouillage de la « voie droite » du glaive et de la mètis est à son comble dans Médée : 384-409
et 1278 (où l’épée est filet).
276 épouses tragiques, épouses mortes
À cette mètis lieuse, à l’œuvre dans les mots et dans les actions des femmes
et qui tisse les filets de mort ou serre les nœuds d’innombrables lacets, la tra-
gédie oppose tout ce qui coupe et déchire, en un mot ce qui verse le sang. Ce
qui nous ramène aux Suppliantes d’Eschyle et à leur pulsion vers la pendaison.
Ultime recours dans leur fuite éperdue devant les fils d’Egyptos, le lacet de mort
protègerait les Danaïdes contre le désir violent du mâle, tout comme la préci-
pitation du haut d’une roche escarpée, dont elles rêvent un instant, les prému-
nirait contre le mariage, cette contrainte où l’époux est seulement un maître.
Mais il n’est pas indifférent qu’à ce maître elles donnent le nom de daiktôr :
non point, comme le veut la traduction de P. Mazon, de « ravisseur », mais très
précisément de déchireur25. Pour échapper à cette déchirure (à n’en pas douter
celle du viol ou de la défloration), il n’est que deux voies : la mort des Danaïdes
dans le nœud d’une corde, et la souillure pour la cité, ou leur vie au prix d’une
guerre qui, « pour des femmes », versera le sang des hommes26. Les Danaïdes
ne se pendront pas : on connaît la suite27.
25. La pendaison plutôt que le mâle : Esch., Suppliantes, 787-789 ; la précipitation plutôt que le
daiktôr : ibid., 794-799. On rapprochera daiktôr du goos daiktèr (Sept, 916 : sanglot déchireur,
deuil gémissant où l’on déchire son corps à l’image de celui des morts, en l’occurrence les fils
d’Œdipe, eux-mêmes autodaîktoi, ibid., 735 ; voir encore Alcée, fr. 28 Bergk, où Arès est le maître
de phobos (la déroute) daiktèr). On notera enfin qu’au vers 680 des Suppliantes, le verbe daizô a
fait une première apparition, pour caractériser la guerre civile comme déchireuse de la cité. Il n’y
a donc aucune raison d’euphémiser « déchireur » en « ravisseur ».
26. Suppliantes, 476-477.
27. Voir M. Detienne, « Les Danaïdes entre elles ou la violence fondatrice du mariage », à paraître
dans un recueil collectif Masculin/féminin en Grèce ancienne.
28. Euripide, Alceste, 74-76 ; autres métaphores de la mort comme tranchante ou sanglante : ibid.,
118 et 225. Sur Thanatos comme mort au masculin, voir J.-P. Vernant, « Figures féminines de la
mort », à paraître dans le recueil Masculin/féminin.
29. Eur., Andromaque, 616 : oude trôtheis. C’est le scholiaste qui a raison (contre Méridier, note
ad loc., CUF) : Ménélas a bien, au chant IV de l’Iliade, été blessé de loin, par la flèche de Pandaros,
mais aucune blessure ne lui a été infligée de près, par le glaive ou la lance, et c’est le signe de sa
bravoure incertaine.
épouses tragiques, épouses mortes 277
30. Eur., Iphigénie en Tauride, 621-622 ; sur la place faite à l’égorgeur au sein même du sacrifice
féminin voir M. Detienne, « Violentes Eugénies », in M. Detienne et J.-P. Vernant (éd.), La Cuisine
du sacrifice en pays grec, Paris, 1979, p. 208.
31. Cet échange est bien exprimé dans la 8e Néméenne de Pindare (28 sqq.) ; voir encore Isthmiques,
IV, 35 sqq. et Néméennes, VII, 25 sqq. On rappellera que, dans la tragédie de Sophocle, l’épée est
celle d’Hector : un don de l’ennemi.
32. Voir les occurrences du verbe piptô (Ajax, 828, 841, 1033) et les remarques de B. H. Fowler,
« Thought and Underthought in Three Sophoclean Plays », Eranos, 79 (1981), p. 1-3.
33. Ajax, 650-651.
34. Ajax, 815, avec la traduction et le commentaire de J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire
des sacrifices en Grèce, Aix-en-Provence, 1966, p. 179. On notera que le fer est dressé (hestèken)
comme l’est normalement l’hoplite à son poste. En 1026, Teukros fera du fer un phoneus, un tueur.
35. Le scalpel : 581-582, dans un contexte à la fois médical et sacrificiel (cf. Trach., 1032-1033
et Ant., 1308-1309) ; la langue affûtée : 584 ; la chair entaillée par le récit : 786 ; le malheur qui
perce le foie : 938.
36. J. Starobinski, « L’épée d’Ajax », dans Trois fureurs, Paris, 1974, note p. 27-29 et 61 ; voir
aussi D. Cohen, « The Imagery of Sophocles : a Study of Ajax’ Suicide », Greece and Rome, 25
(1978), p. 24-36 et Ch. Segal, « Visual Symbolism and Visual Effects in Sophocles », Classical
World, 74 (1981), p. 125-142, n. 127.
37. Le sang dans Ajax : voir par exemple 219, 546, 909, 918-919 ; Hémon : Antigone, 1175 (voir
aussi 1239). Sur haima comme nom de l’effusion de sang, voir H. Koller, « Haima », Glotta, 15
(1967), p. 149-155.
278 épouses tragiques, épouses mortes
Pendaison ou sphagè
38. J. Casabona, Vocabulaire, p. 174-175 et 187 (le suicide) ; sphazô et le sang : ibid., 155-156 et 164.
39. Ion, 278 ; sur sphagia et le sacrifice humain, voir P. Stengel, Opferbräuche der Griechen,
Leipzig-Berlin, 1910, p. 93.
40. Skhismos : Esch., Agamemnon, 1149 (Cassandre) ; skhizô : Soph., Electre, 99 (meurtre
d’Agamemnon), Daïzô : Esch., Ag., 207-208 (sacrifice d’Iphigénie), Choéphores, 860, 1071
(le meurtre).
41. La loi du sang : J. Casabona, Vocabulaire, p. 160 (à propos d’Agamemnon, 1433) ; voir aussi,
dans l’Electre d’Euripide, la présence du matériel sacrificiel (kanoun, sphagis) dans l’évocation du
meurtre de Clytemnestre (1142 ; cf. 1222 : katarkhomai, commenté par P. Stengel, Opferbräuche,
p. 39-49, n. 42). Eurydice est sphagion : Antigone, 1291 ; voir J. Casabona, Vocabulaire p. 187 ; voir
encore le commentaire de Jebb, ad 1301, sur bômia et l’épée du suicide comme couteau sacrificiel.
42. Voir par exemple Hélène, 353-359, avec le commentaire de J. Casabona, Vocabulaire, p. 176.
Dans l’énoncé de cette opposition, la mort par noyade, cet « étouffement », peut se substituer à la
pendaison : voir par exemple Eur., fr. 656 Nauck (délibération de Laodamie).
43. Eur., Electre, 688 et 695-696.
épouses tragiques, épouses mortes 279
inversement, il est aussi, chez Euridipe, des hommes à qui la mort advient pour
avoir été pris, telle une femme, à des liens inextricables – il en va ainsi d ’Hippolyte
dont le corps, enlacé aux rênes de ses chevaux comme à une entrave, est fra-
cassé sur les rochers de la route44 – mais, du côté des hommes, il faut bien le
dire, ce mode anomal de la mort est à l’évidence plus rare.
Revenant donc à mon propos, j’observerai que le brouillage tragique qui
consiste à doter une femme d’une mort virile ne relève d’aucune contingence.
Soit la mort de Jocaste dans les Phéniciennes. Chez Sophocle, on le sait, Jocaste
n’a pas plus tôt compris ce qu’il en est d’Œdipe qu’elle se pend, en femme acca-
blée par un malheur insurmontable. La Jocaste d’Euridipe ne s’est pas pendue,
elle a survécu à la révélation de l’inceste et c’est de la mort de ses fils qu’elle
mourra, en se frappant du glaive qui les a tués45. Certes, il s’agit là d’un écart
tout à fait remarquable par rapport à une tradition bien établie, depuis Homère
et la pendaison d’Epicaste. Faut-il pour autant, comme certains le font, attri-
buer cette innovation à une évolution des mentalités, toujours plus hostiles à la
mort par pendaison46 ? Rien, à vrai dire, n’autorise une telle hypothèse parce
que, dès l’Odyssée, c’est la plus impure des morts que procure la corde47, et, sur
ce point on ne voit guère en quoi les mentalités auraient évolué. Mais surtout il
convient de lire le texte d’Euridipe en regard de celui de Sophocle ; on s’avisera
alors qu’il y a dans les Phéniciennes comme une réinterprétation d’ensemble
du personnage de Jocaste, et la mort virile de celle qui n’est plus, comme chez
Sophocle, surtout une épouse mais exclusivement une mère48 doit dès lors être
mise au compte de cette réélaboration critique de la tradition.
À partir de cet exemple et de quelques autres, j’avais, naguère, évoquant la
mort tragique des femmes, esquissé une généralisation où la pendaison serait
associée au mariage (ou plutôt à la survalorisation du statut de numphè) et le
suicide sanglant à la maternité (par quoi, dans les douleurs « héroïques » de
l’enfantement, l’épouse s’accomplit pleinement)49. Pour fondée qu’apparaisse
toujours une telle lecture, on n’y reviendra pas car, tout simplement, c’est au
brouillage en tant que tel qu’on s’intéresse ici, et plus particulièrement aux affir-
mations, nombreuses chez Euridipe, qui, entre la corde et le glaive, semblent
postuler comme une équivalence.
La corde ou le glaive : en un mot, la mort à tout prix, quelles qu’en soient les
voies. Ainsi, dans une situation désespérée, raisonnent les femmes viriles (qui, à
tout prendre, préféreraient le glaive), ainsi se vantent les femmes trop féminines
qui, telle Hermione, n’oseront même pas se pendre – mais, dans un cas comme dans
44. Hippolyte porte-couronnes, 1263-1267, 1244-1245. Devant la douleur qui l’assaille, Hippolyte
mourant, comme Héraklès pris au piège d’une ruse, réclamera le fer libérateur qui taille dans la
chair (1375 ; cf. Soph., Trach., 1031-1033).
45. C’est volontairement que j’emploie cette expression logiquement impossible, car le texte des
Phéniciennes non seulement ne spécifie pas laquelle des deux épées elle emploie, mais suggère
même, en sa généralité, qu’il s’agit de l’épée générique des fils (voir 1456 et 1577-1578).
46. R. Hirzel, « Der Selbstmord », Archiv für Religionswissenschaft, 11 (1908), note p. 256-258.
47. Supplice des servantes infidèles : Odyssée, XXII, 462-464 ; voir « Le corps étranglé ».
48. On confrontera Œdipe-Roi, où Jocaste est « pantélès damar » (épouse accomplie) et les
Phéniciennes, où Jocaste meurt « avec » ses fils et sera enterrée avec eux (1283, 1482, 1553-1554,
1635) ; de même, Eurydice est pammètôr, tout entière à la maternité (Antigone, 1283).
49. « Le lit, la guerre », L’Homme, 21 (1981), p. 37-67.
280 épouses tragiques, épouses mortes
l’autre, la suite du texte est parfaitement claire sur ce que serait, glaive ou corde, le
vrai choix de la désespérée. Corde ou glaive : tel est encore le choix que, devant
l’imminence de la mort d’Alceste, le chœur laisse à Admète, affirmant qu’« un tel
malheur vaut qu’on s’ouvre la gorge (sphagè) ou qu’on passe à son cou le nœud
d’un lacet suspendu » – simple façon de signaler que, pour avoir fui la mort, un
homme féminisé ne saurait se soustraire à la détresse qui brise les femmes50.
Mais, ces quelques exemples déjà le suggèrent, lors même qu’il est à
son comble, le brouillage n’a d’autre visée que de renforcer paradoxalement
l’opposition en son orthodoxie. Soit, dans la pièce qui porte son nom, Hélène
appelant de ses vœux la mort :
D’un nœud de mort, d’un nœud suspendu, j’enlacerai mon cou ou bien, d’un
grand effort, j’enfoncerai dans ma chair la lame entière d’une épée dont la
meurtrière poussée ouvrira dans ma gorge une source de sang, et je m’immolerai
aux trois déesses…
Ainsi que l’indique la résolution finale, la seule éventualité qu’Hélène
retienne réellement comme digne d’elle est celle de la sphagè ; mais, à y regar-
der de près, déjà le choix se dessinait dans les mots mêmes avec lesquels Hélène
parlait de se pendre, et surtout dans ce phonion aiôrèma, cette intraduisible et
contradictoire « suspension sanglante » que les traducteurs occultent comme ils
le peuvent, parce que, pensent-ils, le propre de la pendaison est que le sang n’y
coule pas51. Or c’est précisément dans cet oxymoron qu’il faut savoir deviner le
choix de l’héroïne, pour qui il n’est de mort pensable que sanglante et dont les
mots récusent la pendaison dans l’instant même où elle en évoque l’éventua-
lité. Phonion aiôrèma : ainsi, annonçant par anticipation le sang de la sphagè,
la langue d’Hélène devance sa pensée.
À l’issue de cet examen, l’opposition se reforme donc, plus forte que jamais,
entre la corde et le glaive. À ceci près que, désormais, quelques évidences
s’imposent avec netteté. Jamais, quand bien même l’aurait-il envisagé, un
homme ne se pend52 ; toujours, donc, un homme qui se tue le fait en homme.
Pour une femme, par contre, l’alternative est ouverte : chercher dans le nœud
d’une corde une fin bien féminine ou s’emparer du glaive en volant aux hommes
leur mort. Affaire d’identification, c’est-à‑dire de cohérence interne du person-
nage tragique ? Peut-être. Le déséquilibre n’en est pas moins patent, prouvant,
s’il était besoin de le rappeler, que le genre tragique maîtrise parfaitement le jeu
du brouillage et connaît les limites à ne pas franchir. Ou, pour le dire autrement,
50. Corde ou glaive : pour Hélène, si elle avait été une gennaia gunè (Troyennes, 1012-1014),
pour Créuse si son plan de mort échoue (Ion, 1064-1065), pour Electre la virile (Oreste, 953) qui
préférerait le glaive (1041, 1052), pour Hermione la vantarde (Andromaque, 811-813, 841-844)
dont la nourrice redoute surtout qu’elle ne se pende (815-816), pour Admète (Alceste, 227-229).
Voir encore Andromaque, 412, ainsi qu’Héraklès, 319-320 et 1147-1151.
51. Hélène, 353-357 (traduction H. Grégoire, CUF) ; phonion aiôrèma (353) : je m’écarte ici de
l’interprétation de J. Casabona, Vocabulaire, p. 161 ; on ajoutera que le verte orégomai, employé
par l’héroïne, convient mieux à l’acte de blesser (nombreuses occurrences dans l’Iliade) qu’à celui
de nouer.
52. Dans les Euménides, Oreste évoque la pendaison comme l’ultime recours qui lui resterait après
un verdict négatif de l’Aréopage (746) ; dans l’Oreste, Euripide s’en souvient peut-être, n’offrant
à son héros l’alternative de la corde et du glaive que pour mieux la récuser au nom de l’eugéneia
(1062-1063).
épouses tragiques, épouses mortes 281
que la femme y est plus autorisée à faire l’homme pour mourir que l’homme à
s’approprier, fût-ce dans la mort, quelque conduite féminine que ce soit. Liberté
tragique des femmes : liberté dans la mort…
L’épouse envolée
Mais, puisque aussi bien pour les femmes l’alternative est ouverte et qu’il
en est qui jusqu’au bout choisissent les voies de la féminité, on s’attardera un
instant encore sur la pendaison et sur les valeurs qui lui sont attachées.
Au-delà du vocabulaire de la mètis et du jugement implicite que son emploi
fait peser sur une mort où l’on se prend soi-même au piège d’un lacs, un mot
mérite encore de retenir l’attention parce qu’il décrit et suggère au lieu de juger.
À l’audition du mot aiôra s’attache la double image d’un corps suspendu et
du léger mouvement de balancement qui lui est imprimé53. On rappellera pour
mémoire qu’aiôra est à Athènes le nom d’une fête où les représentations de
la pendaison sont associées au jeu de la balançoire ; ce n’est pas toutefois de
l’Aiôra religieuse qu’il est ici question, mais de la vision induite par l’emploi
tragique du mot. Aiôra de Jocaste, aiôrèma d’Hélène : Œdipe a forcé la porte
que Jocaste avait soigneusement refermée sur elle, et tout un chacun maintenant
voit la femme pendue, « prise dans le nœud qui se balance » (plektais aiôrais
empéplegménèn) ; de même, pour Hélène qui ne se pendra pas, la pendaison se
résumait dans le terme aiôrèma54. C’est alors que le lecteur de tragédies se rap-
pelle avoir rencontré ce mot dans un autre contexte, celui de la mort par préci-
pitation. Soit, dans les Suppliantes d’Euripide, Evadnè se préparant à s’élancer
dans le feu, du haut de la roche aérienne (aithéria pétra) qui domine le bûcher
funèbre de son époux Capanée :
Me voici, sur ce rocher, comme un oiseau, au-dessus du bûcher de Capanée,
je m’élève, légère, d’un balancement (aiôrèma) funeste55.
Qu’aiôrèma désigne aussi bien le balancement de la pendue que l’envol
d’Evadnè, c’est là ce qui nous arrêtera, le temps de constater qu’entre la pendai-
son et la précipitation il existe dans la langue tragique une évidente parenté thé-
matique. On s’en étonnera peut-être : la pendue s’est jetée dans le vide, certes,
mais son corps a quitté le sol pour s’attacher au haut du toit ; la précipitation
est au contraire chute profonde (bathu ptôma). Or le même verbe aeirô, qui
dit l’élévation et la suspension, s’applique à ces deux envols orientés en sens
inverse, vers le haut, vers le bas, comme si le haut avait sa profondeur, comme
si l’on ne gagnait le bas – le sol, mais aussi les profondeurs souterraines – qu’en
s’élevant56. Pour étrange qu’elle soit, telle est bien pourtant la logique impli-
53. Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article aeirô (I, p. 23 sur
le dérivé aiôra). Sur la fête de l’Aiôra, voir par exemple R. Martin et H. Metzger, La Religion
grecque, Paris, 1976, p. 127-128.
54. Œdipe-Roi, 1264 (que l’on adopte la leçon eôrais, transmise par les manuscrits, ou que, avec
Jebb, on corrige en aiôrais) : sur le balancement du corps, voir le commentaire de Jebb ad loc. ;
Hélène, 353.
55. Eur., Suppliantes, 987 et 1045-1047.
56. Bathu ptôma : Esch., Suppliantes, 796-797 ; aeirô : par exemple Hippolyte, 735 (ode d’éva-
sion) et 779 (èrtéménè, de artaô dérivé de aeirô), Andromaque, 848, 861-862 ; la profondeur de
282 épouses tragiques, épouses mortes
cite qui seule permet d’éclairer l’association récurrente de ces deux façons de
s’élever à l’intérieur des « odes d’évasion », ces morceaux lyriques où, écra-
sés par le réel, le chœur souvent et parfois l’héroïne tragique chantent leur aspi-
ration à la mort comme à la fuite salutaire. Il faudrait évoquer les Suppliantes
d’Eschyle, l’Hippolyte d’Euridipe, bien d’autres passages encore. Pour aller
à l’essentiel, j’observerai que, d’un développement à l’autre, la même image
revient : celle de l’envol ailé, mais aussi, explicitement, celle de l’oiseau. À l’oi-
seau Evadnè répond Phèdre, naguère oiseau de mauvais augure et déjà pauvre
oiseau échappé des mains de Thésée : du haut d’un rocher ou dans le nœud d’un
lacet – qu’importe ? – Evadnè et Phèdre ont pris leur vol, à jamais. Il y a aussi
les femmes qui s’en tiennent à rêver l’envol : Hermione qui, dans son désir de
mort, se voudrait oiseau, les Danaïdes éperdues à l’approche du mâle, et les
femmes du chœur d’Iphigénie en Tauride ou d’Hélène, alcyons sans ailes en
proie à l’ardent regret de la patrie lointaine57.
Parce que l’oiseau, cet opérateur tragique de l’évasion, réalise imaginaire-
ment la fuite, on peut avancer quelques propositions sur ce qui, à propos de la
pendaison se dit des femmes58. Que, dans leur propension à l’envol, ces épouses
(que l’orthodoxie des représentations civiques veut sédentaires) ont comme un
rapport de connaturalité avec l’ailleurs : et les voilà qui se jettent dans l’air et se
suspendent, entre ciel et terre. Qu’il suffit d’un malheur pour qu’elles échappent
à l’homme, sortant de sa vie, de la leur, comme elles quittent la scène : brus-
quement. Identifié qu’il est au modèle hoplitique, l’homme se doit, lui, de rester
sur place, d’affronter la mort de face, comme Ajax qui, dans le trépas, rejoint la
terre à laquelle son épée, fichée dans le sol59, enfoncée dans son corps, l’attache.
Pour les femmes, la mort est une sortie. Bébèke : « elle est partie », dit-on
d’une femme qui meurt ou qui s’est tuée. On le dit d’Alceste, on le dit d’Evadnè
qui a quitté d’un bond (bébèke pèdèsasa) la demeure du père pour gagner le
rocher d’où elle s’élancera, d’un bond encore, le dernier (pèdèsasa). Et, pleu-
rant la mort de Phèdre qui, « comme un oiseau échappé des mains, a disparu »,
Thésée s’écrie : « Un bond soudain (pèdèma) t’a emportée vers l’Hadès »60.
Mais il est temps de rappeler que, si pour une femme la mort est mouvement,
seules s’envolent les héroïnes trop féminines. De fait, l’annonce de la mort de
Déjanire, qui à la corde a préféré le glaive, commence comme on peut l’attendre,
mais se clôt sur une notation insolite :
Elle est partie, Déjanire, pour sa dernière route, la dernière, d’un pied immobile
(Bébèke… /…ex akinètou podos)61.
Le silence et le secret
66. Hippolyte, 828 ; Trachiniennes, 881 (dièistôsen est dérivé de aïstos, invisible). Sur le jeu de
la vue et des regards dans le récit de la mort de Déjanire, il y aurait beaucoup à dire (cf. 901, 903,
908, 909, ainsi que 888-889, 897, 912, 914-915, 930, 932).
67. Sur l’intérieur clos et l’ouverture des portes, voir Œdipe-Roi, 1261-1262 (avec le commentaire
de Jebb) et Hippolyte, 782, 793, 809-810 et 825 (à noter l’emploi, à propos de l’ouverture des
verrous, du verbe khalân qui, dans Oedipe-Roi, 1266, désigne la déliaison de la corde de Jocaste).
68. Antigone, 1293 (cf. 1295, 1299) ; pour le jeu de scène, voir Jebb ad loc. Sur mukhos, le creux
du creux de la maison, et les rapports de ce mot à la féminité, voir J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès »,
Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1971, p. 152 ; on observera à ce propos avec E. Vermeule
(Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1979, p. 167-
169) que, toujours implicitement érotisée, la mort des femmes est attirée par le creux, le profond.
69. Aussi le cas d’Evadnè a-t‑il été abondamment discuté.
70. On notera que Phèdre n’est plus nommée ; lorsqu’ils font référence à son corps, Thésée et
Hippolyte parlent de « celle-ci » (958) ou emploient le mot sôma (1009).
71. Le corps du suicidé : Ajax, 915-919, 992-993, 1001, 1003-1004, avec les remarques de J. Ferguson,
« Ambiguity in Ajax », D. Cohen, « A Study of Ajax’ Suicide », p. 33, et Ch. Segal, « Visual
Symbolism », p. 128-129. On notera que le corps du guerrier tombé au combat est au contraire
« beau » : cf. J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », dans G. Gnoli et J.-P. V. (éd.),
La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge-Paris, 1982, 45-76.
épouses tragiques, épouses mortes 285
homme, et dont le corps, d’abord porté à l’intérieur du palais, sera, sur le théâtre,
l’objet d’une prothésis, puis d’une ekphora qui l’enlève à la vue – définitive-
ment, croit le chœur, et il est vrai que, sans l’intervention d’Héraklès, Alceste
aurait bien disparu à jamais72. Mais, seule à ne pas gagner l’Hadès, Alceste est
une exception, et l’on s’en tiendra à la cohorte des femmes tragiques qui s’en
vont sans retour.
72. Alceste meurt sur scène (397-398) ; à partir de 606, le convoi funèbre (ekphora) est prêt mais
l’intervention du vieux Phérès va de fait instaurer une prothésis (exposition : entre 608 et 740 ;
cf. aussi 1012).
73. Le cas le plus flagrant est celui d’Alceste qui pousse le dévouement conjugal jusqu’à mourir
à la place de son mari, et le texte d’Euripide utilise de multiples prépositions (pro, huper, péri ou
anti) pour exprimer cette version excessive de l’échange conjugal : Eur., Alceste, 16, 37, 155,
178, 283-284, 433-434, 460-463, 620, 682, 698, 1002. Dans cette cohorte de femmes qui meurent
pour des hommes, Léda, morte à cause de sa fille, est une exception, qu’il faut peut-être mettre
en rapport avec le thème de Démèter et Korè dans l’Hélène ; on notera que ce suicide semble une
invention d’Euripide.
74. Soph., Trachiniennes, 913 ; Eur., Alceste, 175, 187 et 248-249, Suppliantes, 980 (voir 1022 : le
thalamos de Perséphone). Thalamos et mariage : voir par exemple V. Magnien, « Le mariage chez
les Grecs anciens. L’initiation nuptiale », L’Antiquité classique, 5 (1936), p. 115-117.
286 épouses tragiques, épouses mortes
peuvent, avant de se tuer, se redire à elles-mêmes leur identité75. C’est là, même,
que meurt Déjanire, dans cette couche qu’elle avait trop associée aux plaisirs
de la numphè : à se tuer comme un homme, on n’en meurt pas moins dans son
lit lorsqu’on est femme.
Enfin, attachant leur corde au plafond de la chambre conjugale, Jocaste et
Phèdre attirent l’attention vers la charpente symbolique de l’oikos. Cette poutre
faîtière que l’Odyssée nommait mélathron, Euripide l’appelle téramna ; elle
peut métonymiquement désigner le palais pensé dans sa dimension de vertica-
lité ; mais plus encore : de Sappho chantant l’épithalame
(Allons, charpentiers, relevez la poutre du toit (mélathron), ô Hyménée ! car
voici qu’entre dans la maison nuptiale un fiancé égal à Arès)
à Euripide, il semble bien qu’elle ait beaucoup à voir avec l’époux, dont elle
domine et protège la haute stature76. Occasion de rappeler, peut-être, que, dans
son discours mensonger à la vraisemblance imparable, Clytemnestre appelait
Agamemnon « la colonne soutien de la haute toiture »77. Au moment de sau-
ter dans le vide, c’est la présence absente de l’homme qu’en chaque point du
thalamos la femme retrouve une dernière fois.
Mourir avec
Aussi ne s’étonnera-t‑on pas trop que beaucoup de ces morts solitaires soient
pensées comme autant de façons de mourir avec l’homme. Mourir avec : moda-
lité mortelle du sunoikein, l’« habiter avec » qui donne au mariage grec l’une
de ses désignations les plus courantes78.
Mourir avec : ce n’est certes pas ce que cherchait Clytemnestre qui, à la mort,
préférait de beaucoup la vie avec Egisthe, mais c’est le sort qu’Oreste, avec une
ironie cinglante, lui réserve lorsque, avant de la frapper, il l’invite à aller « dor-
mir » dans la mort « avec » celui qu’elle aimait et préférait à son époux. Juste
retour des choses dans la logique de l’Orestie, juste compensation pour la mort
de Cassandre aux côtés d’Agamemnon, que naguère Clytemnestre avait présentée
comme le trépas dû à une amante79. Mourir avec : ce que la logique du meurtre
imposait aux femmes de l’Orestie sera, du côté des suicidées, l’objet d’un vou-
loir qui ressemble beaucoup et à l’amour et au désespoir. Ainsi Déjanire n’a pas
75. Voir Soph., Trachiniennes, 918-922, Œdipe-Roi, 1242-1243, 1249, ainsi qu’Eur., Alceste, 175,
177, 183, 186-188, 249.
76. Odyssée, XI, 278 : Epicaste attache le lacet aph’ hupsèloio mélathrou ; Eur., Hippolyte, 768-
769 : téramnôn apo numphidiôn. Mélathron, poutre faîtière : R. Martin, « Le palais d’Ulysse et les
inscriptions de Délos », Recueil Plassart, Paris, 1976, p. 125-134, n. 126-129 (avec références) ;
mélathron comme métonymie du palais : Iliade, II, 414, Od., XVIII, 150 ; mélathron comme
métonymie de la demeure nuptiale : Eur., Iphigénie en Tauride, 375-376. Mélathron et l’époux :
Sappho, fr. 110-111 Reinach-Puech.
77. Agamemnon, 897-898.
78. Ainsi Admète invite Alceste à l’attendre dans l’Hadès pour y « habiter avec » lui : Eur., Alceste,
364 ; il exprime d’ailleurs en même temps le vœu, normalement féminin, d’être étendu aux côtés
d’Alceste (366, 897-902).
79. Esch., Choéphores, 905-907, ainsi que 894-895 et 989 (Clytemnestre) ; Agamemnon, 1441-
1447 (Cassandre, qui, d’ailleurs, assumait cette « mort avec » : Ag., 1139 et 1313-1314 ; voir aussi
Pindare, 11e Pythique, 20 sqq.).
épouses tragiques, épouses mortes 287
plus tôt deviné la catastrophe déjà en marche qu’elle annonce aux femmes de
Trachis, ses confidentes, son intention d’accompagner Héraklès dans la mort :
« J’ai décidé, s’il arrive malheur à celui-ci, de mourir avec lui, moi aussi, du
même élan, en même temps »80 ; intention bien arrêtée, exprimée de quatre
manières différentes au sein du même vers, et à laquelle elle se conformera
en tout point – à ceci près que le « avec » n’aura de sens que pour elle seule ;
parce qu’elle vole à Héraklès la mort des hommes, le héros terrassé la reniera,
la renvoyant, par-delà la mort, à la solitude qui fut son lot de vie. On évoquera
aussi l’Hélène d’Euripide, qui ne meurt pas mais parle beaucoup de mourir et
qui, vertueuse comme celle de Stésichore en son exil égyptien, prête serment,
si Ménélas meurt, de se tuer de la même épée pour reposer à côté de l’époux81.
Enfin, si toute conduite comporte son excès, Evadnè mérite une mention spé-
ciale, elle qui, folle du mariage, bacchante de l’amour conjugal, fait du bûcher
de Capanée un tombeau commun et, non contente d’aspirer à mourir avec qui
lui est cher, rêve l’anéantissement sur le mode érotisé de l’union des corps :
Dans la flamme ardente, je mêlerai mon corps à celui de mon époux, reposant
tout contre lui, chair contre chair.82
Mourir avec : façon tragique, pour une femme, d’aller jusqu’au bout du
mariage, en procédant, il est vrai, à un déplacement remarquable puisque c’est
dans la mort que s’accomplira la cohabitation avec l’époux. Il est cependant
une femme, mère plus qu’épouse ou, mieux, mère à l’excès, pour déplacer le
« mourir avec » du côté de la maternité. J’ai nommé la Jocaste d’Euripide qui,
cohérente avec son destin de mère incestueuse, meurt de la mort de ses fils et,
« morte, repose sur ses bien-aimés, les entourant tous deux de ses bras »83. C’est
ainsi que, dans les Phéniciennes, Euripide reconstruit l’histoire de Jocaste :
elle qui, épousant son fils, avait mêlé les noces à la maternité, ne saurait mourir
qu’en mère. Mais aussi bien, l’homme à qui les femmes dédient leur mort pré-
sente, on l’a vu, deux figures alternatives et, puisqu’il s’agit de mourir, il arrive
qu’une Eurydice préfère la mort pour ses fils à la vie avec l’époux. L’originalité
de Jocaste est de mourir avec ceux qu’elle a mis au monde, en se tuant sur leurs
corps, au lieu même de leur mort guerrière.
L’heure est venue de marquer ce que le discours tragique sur la mort des
femmes emprunte aux représentations socialement admises dans l’Athènes clas-
sique, et ce qui l’en écarte. En un mot, il y va de la question épineuse du kléos
gunaikôn, dont même la formulation la plus quotidienne ne s’épuise pas tout à
fait dans l’abrupte profession de foi de Périclès.
citoyens s’émeuvent à voir souffrir ces femmes héroïques que, dans le théâtre,
incarnent d’autres citoyens revêtus de vêtements féminins.
Gloire tragique des femmes, gloire ambigüe.
Soit Alceste, figure paradigmatique de cette interprétation du mariage par
la mort. D’elle, le chœur dit volontiers que, « de toutes les femmes », elle fut
« la meilleure envers son époux » ; et son dernier mot est pour dire à l’époux
« Adieu » (khairé), tout comme les belles défuntes sur les stèles des cimetières
athéniens86. Et pourtant cette Alceste irréprochable témoigne avec éclat de ce
que la gloire des femmes est toujours retorse : Alceste la dévouée, l’aimante,
la vertueuse, mais à qui seules ces qualités mâles que sont l’audace et l’endu-
rance valent de « mourir glorieuse » ; or, parce que la belle mort est par essence
virile et que l’épouse fidèle a pris la place de l’homme, cette tolmè féminise
par contrecoup l’époux bien-aimé, rejeté dans l’exercice d’une paternité mater-
nante, condamné à vivre désormais reclus comme une vierge ou chaste comme
une épousée dans l’intérieur de ce palais que sa femme a quitté lorsque, pour
mourir, elle a gagné l’espace ouvert des exploits virils87.
Gloire éminemment ambiguë est encore celle d’Evadnè, qui veut à la fois
mourir en épouse et en guerrier. Pour honorer le mariage, la femme de Capanée
cherche la mort comme un hoplite équivoque, égaré loin du champ de bataille :
debout sur la roche escarpée, désireuse de la gloire d’un tombeau commun, sou-
cieuse que tout Argos apprenne son trépas, mais parée comme une femme qui veut
séduire – comme une numphè, peut-être. Il en résulte que la « victoire » qu’elle
réclame comme son lot l’entraîne bien au-delà de son sexe, lequel s’illustre nor-
malement au métier à tisser ou par une sage réserve. Et lorsqu’Evadnè affirme
que sa victoire est celle de l’arétè, il semble que ni la femme ni le guerrier en
elle ne doivent y trouver leur compte. Car le chœur des mères endeuillées ne
croit vraiment ni à sa vertu féminine, marquée par l’excès, ni à son audace, dont
la « virilité » sied mal à l’épouse qu’elle fait profession d’être88.
Il y a aussi la gloire tardive de Déjanire, qui attend d’avoir commis l’acte irrépa-
rable pour proclamer son désir de bonne renommée89, et surtout celle – ô combien
paradoxale – de Phèdre. Éprise d’eukleia autant qu’elle l’était d’Hippolyte,
Phèdre meurt d’avoir perdu la réputation de l’épouse de Thésée, mais cette mort
qu’elle veut noble, elle la place sous le signe de la mètis, en attachant un nœud
autour de son cou, en faisant de ce nœud un piège pour Hippolyte, en laissant à
des signes écrits le soin de clamer une fausse vérité. Et cependant son nom sera
illustre, à cause de cet amour où elle pensait perdre sa gloire, à cause de cette
mort funeste. La contradiction est à son comble – il est vrai q u’Aphrodite n’y
est pas pour rien, mais Phèdre elle-même y est pour beaucoup90.
86. Eur., Alceste, 83-85 (et, pour le thème de l’aristè, de l’esthlè ou de la philtatè gunè : 151-152,
200, 231, 235-236, 241-242, 324, 418, 442, 599, 742, 899) ; le dernier mot : 391.
87. Ibid., 17 : thélein, verbe de l’impératif hoplitique (cf. 155) ; 150 : mort glorieuse ; 157 :
thaumazô ; 453-454 : la mort d’Alceste, thème pour les aèdes ; 462 : tlaô (voir 623-624 et 741 :
tolmè) ; 742, 993 : gennaia.
88. Virilité, gloire et audace : Eur., Suppliantes, 987, 1013, 1014-1016, 1055 (kleinon), 1059, 1067 ;
la toilette nuptiale / funèbre d’Evadnè : 1055 ; au-delà de la féminité : 1062-1063 ; en deçà de la
virilité : 1075. Autres exemples de gloire féminine chez Euripide : Hélène, 302, Hécube, 1282-1283.
89. Soph., Trachiniennes, 721-722.
90. Voir « La gloire et la mort d’une femme », Sorcières, 18 (1979), p. 51-57.
290 épouses tragiques, épouses mortes
Tel sera mon pari, ce qui ne signifie pas pour autant que, pour étoffer coûte
que coûte le dossier, je retiendrai toute mention d’une gynè. Bien au contraire,
pour définir avec quelque rigueur le terrain de l’enquête, je procéderai d’emblée
à un certain nombre d’exclusions. Soucieuse de m’en tenir aux limites de la
polis (et à l’ordre discursif des Hellènika), j’exclurai tout ce qui, chez Hérodote,
concerne les femmes barbares : leurs usages et l’usage qu’on en fait ; leur rap-
port, direct ou médiatisé, au pouvoir et tout ce qui suggère qu’en pays barbare
l’habilitation d’un homme à régner passe par sa relation à certaines femmes4.
Par la même occasion, j’écarte ce que les historiens peuvent dire au sujet des
épouses, mères, sœurs ou filles de dynastes et de tyrans – et ces rôles féminins
plus d’une fois se superposent, tant il est vrai que l’inceste est au tyran comme un
destin5 – ; concernant ces femmes très fatales, je ne prendrai donc en considéra-
tion ni leur vie ni leur mort, ni leur sexualité ni leurs couches, non plus que leurs
rêves, pourtant si essentiels au déroulement du récit. Du coup, j’exclus aussi les
femmes des rois de Sparte et les âpres contestations qui, lors des conflits de suc-
cession, entourent la durée de leur grossesse et le temps de leur accouchement6.
Ni les usages déviants des sociétés barbares, donc, ni le rôle des femmes dans
la transmission du pouvoir : que reste-t‑il lorsqu’on a écarté le côté de l’altérité
et celui du kratos ? Il reste… un adynaton, peut-être : les femmes dans l’histoire
des cités, et « les actions qu’elles y ont accomplies collectivement »7. Ne s’inté
resser aux femmes que constituées en groupe, puis relever les rares incursions
de cette impensable collectivité dans la prose d’Hérodote, de Thucydide ou de
Xénophon8 : tâche ingrate, à coup sûr, puisque nul discours n’est, plus que celui
des historiens, fidèle à la réalité de l’exclusion des femmes et à l’orthodoxie
des représentations de la polis comme club d’hommes. Et cependant, c’est au
cœur de ces récits, dont la trame serrée laisse passer bien peu de femmes à tra-
vers ses mailles, qu’on s’installera. Certes, pour introduire quelque écart, on ne
4. J’évoque ici l’article de M. Rosellini et S. Saïd, « Usages de femmes et autres nomoi chez les
“sauvages” d’Hérodote », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 8, 3 (1978), p. 949-1005,
et celui de A. Tourraix, « La femme et le pouvoir chez Hérodote », Dialogues d’Histoire ancienne,
2 (1976), p. 369-386 ; l’étude essentielle reste celle de S. Pembroke, « Women in Charge : The
Function of Alternatives in Early Greek Tradition and the Ancient Idea of Matriarchy », Journal
of the Warburg and Courtauld Institute, 30 (1967), p. 1-35.
5. Que l’on pense à Mélissa, sœur et épouse de Périandre, à la fille de Mykérinos, violée par son père,
etc. ; voir L. Gernet, « Mariages de tyrans », dans Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris, 1968,
p. 344-359, et J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi »,
dans J.-P. V. et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, n. p. 127-130.
6. Hérodote, V, 39-42, VI, 61-66 ; Xénophon, Helléniques, III, 3, 2-4. Voir aussi Pausanias, III, 4,
3-4, 7, 7 et 8, 7, ainsi que Plutarque, Lycurgue, 3, 1-6.
7. Pour emprunter cette expression à Plutarque, Vertus des femmes (Moralia, 253 e).
8. Je m’en tiendrai à ces trois grandes œuvres de l’historiographie classique parce qu’elles nous sont
parvenues dans leur totalité et qu’on peut y suivre la trame du récit dans tout son déroulement, ce qui
serait impossible avec des textes conservés sous forme de fragments. Pour des raisons analogues,
j’écarte le récit de Diodore, qui n’est au mieux qu’une réélaboration d’Ephore.
L’attention au récit historique et à ce qu’il admet ou refuse distingue par ailleurs cette étude de deux
articles dont je n’ai pris connaissance qu’après l’avoir rédigée : celui de D. Schaps (« The Women
of Greece in Wartime », Classical Philology, 77 (1982), p. 193-213), essentiellement préoccupé
d’établir ce qu’était l’attitude réelle des femmes face à la guerre, et celui de F. Graf (« Donne e
divinità belliche », in G. Arrigoni (éd.), Le Donne nell’ antichità classica, à paraître), soucieux de
réfuter l’historicité des récits d’un Pausanias ou d’un Plutarque.
la cité, l’historien, les femmes 293
Qui n’est pas agent de l’histoire en subit les effets : à l’appui de ce raison-
nement très simple le discours des historiens apporte maint témoignage.
Si l’histoire des cités est histoire des guerres et des assemblées, ce n’est pas
du côté, nécessairement masculin, de l’exercice du politique que l’on trouvera
la moindre mention des femmes10. De même, il n’y a pas à s’étonner que, lors-
qu’il énumère toutes les catégories de non-citoyens au livre III de la Politique,
Aristote n’ait pas un mot pour le groupe des femmes : la perspective étant alors
purement et strictement « politique », tout se passe entre hommes11. Par contre,
de la guerre les femmes pâtissent. Elles en subissent les conséquences, comme
tous les groupes sociaux « inaptes » à agir parce qu’ils ne sont pas et ne seront
jamais, ou qu’ils ne sont plus ou pas encore en hèlikiai, en âge de servir aux
côtés des citoyens-soldats. Aussi figurent-elles immanquablement au nombre
des populations menacées, déplacées, ou mises à l’abri.
Ce qui ne signifie pas qu’entre tous ces groupes il n’existe aucune hiérarchie.
De fait, en distinguant soigneusement le lot des « inaptes » ou des inutiles
(akhreioi) de la série constituée par « les femmes, les enfants, les vieillards »,
Thucydide réintroduit peut-être subrepticement la norme du politique dans ce
qui, pourtant, se présente comme une simple énumération descriptive : inu-
tile est bien sûr l’inapte, mais surtout – puisque seuls les citoyens sont pleine-
ment qualifiés pour la guerre – akhreios est le non-citoyen, dont l’« inutilité »
d’essence s’oppose à l’inutilité toute conjoncturelle des vieillards qui ne sont
plus en âge de servir et des enfants qui ne le sont pas encore12. Et les femmes ?
À qui s’interrogerait sur ce qui leur vaut d’être ainsi, avec enfants et vieillards,
9. Ainsi Plutarque écrit son traité des Vertus des femmes pour réfuter la célèbre affirmation de
l’épitaphios de Périclès (Thucydide, II, 45, 2) qu’il y a une « vertu » spécifique des femmes :
tout comme Antisthène (Diogène Laërce, VI, 12), Plutarque pense qu’il y a une seule arétè pour
l’homme et pour la femme ; il en déduit que les exploits féminins relèvent de l’exposé historique
(ton historikon apodeiktikon : Moralia, 243 a).
10. Dans son récit du « Désespoir phocidien », Plutarque donnera la parole aux femmes ; mais il
s’agit de les consulter sur le choix de leur mort et, même dans ces circonstances, elles tiennent leur
propre assemblée, soigneusement distinguée de celle des hommes et redoublée par une assemblée
des enfants (Vertus des femmes, 2 = Moralia, 244 c-d).
11. Aristote, Politique, III, 1274 b 38-1275 a 23 ; en I, 1260 b 15-20, la distinction est faite entre
les femmes, « moitié de la population libre », et les enfants, futurs membres de la communauté.
12. Thucydide, II, 6, 4 et 78, 3 ; dans les akhreioi qu’évacuent les Athéniens, il y a des esclaves,
ainsi qu’on le déduit de II, 78, 4 ; sur akhreios dans un contexte politique, voir II, 40, 2, où certains
ont vu un écho de l’emploi du mot khrèstos pour désigner le citoyen : cf. N. Loraux, L’Invention
d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981, p. 414,
n. 17. Sur le « pas encore » et le « plus jamais » des jeunes et des vieillards, voir Lysias, Epitaphios,
50-53 (commenté dans Invention, p. 136) ; les femmes, les enfants, les vieillards : par ex. Xénophon,
Helléniques, VI, 5, 12.
294 la cité, l’historien, les femmes
distinguées des akhreioi, on fera observer que, dans la prose des historiens,
le mot gynaikes pourrait bien se limiter à désigner le groupe des épouses de
citoyens, qui n’ont pas d’autre nom que celui de « femmes », parce qu’il n’existe
pas de « citoyennes », mais aussi parce que gynè est le nom le plus courant de
l’épouse13. Ni citoyennes ni enregistrées au nombre des non-citoyens, parce
que ce groupe composite se pense au masculin : telles sont les femmes, et l’on
comprend qu’un Aristote puisse à la fois les exclure de l’énumération des caté-
gories de non-citoyens et affirmer, sur le mode du « pour ainsi dire », qu’elles
sont comme une « moitié de la cité »14.
Soit donc la série : « les femmes, les enfants, les vieillards ». Ou, pour citer
le syntagme le plus répandu dans le discours des historiens : « les femmes et les
enfants ». En position d’objet, mais d’un objet précieux pour lequel on combat :
trésor que l’on « dépose comme l’enjeu d’un concours (athlon) » lorsqu’on le
met à l’abri, les femmes et les enfants fournissent à l’éloquence patriotique un
de ses topoi les plus constants. On ajoutera que, dans la rhétorique des stratèges
exhortant leurs troupes à ne pas désespérer, les femmes et les enfants sont géné-
ralement flanqués des dieux de la patrie15. Occasion de ne pas oublier qu’en
eux c’est sa propre fécondité, donc sa pérennité, que la cité protège en un geste
indissociablement politique et religieux : religieuse est la loi sinistrement effi-
cace qui veut que toute transgression grave entraîne fatalement leur anéantis-
sement16, politique ou, du moins, civique est l’ordre grec de la langue qui, au
lieu de mentionner d’abord les femmes comme, jusqu’à présent, j’ai feint de
le croire, donne beaucoup plus volontiers la première place aux enfants, tant
il est vrai qu’ils sont pour la cité un gage de pérennité – l’avenir déjà présent.
Les enfants et les femmes, donc : biens précieux que l’on met à l’abri (comme,
au temps de l’invasion perse, les Athéniens firent passer les leurs à Salamine) si
l’on ne veut pas en faire des otages ; il est vrai que, du protégé à l’otage, la dis-
tinction est parfois malaisée : ainsi, lorsqu’en 431 ils confièrent aux Athéniens
leurs enfants et leurs femmes, les Platéens n’ignoraient pas qu’ils s’engageaient
sans retour aux côtés d’Athènes17. Mais toute solution est encore préférable à ce
13. Les « femmes », épouses des citoyens : voir P. Chantraine, « Les noms du mari et de la femme,
du père et de la mère en grec », Revue des Études grecques, 59-60 (1946-47), p. 219-250, et, à
propos de la (dis)symétrie entre « le peuple des Athéniens » et « le peuple des femmes » dans les
Thesmophories d’Aristophane, Les Enfants d’Athéna, p. 126-127. Voir aussi Lysias, Epitaphios,
34, où gynaikes désigne avec précision les épouses des Athéniens.
14. Aristote, Politique, II, 1269 b 12 sqq. (commentaire aristotélicien d’une page de Platon, Lois,
VI, 780 d-781 b ; voir aussi Lois, VII, 806 c). Application pratique : par exemple Hérodote, VII,
120, où « le peuple entier » comprend les citoyens et les femmes.
15. Athlon : Lysias, Epitaphios, 39 (dans le développement sur Salamine, tout entier centré sur ce
topos de la rhétorique officielle) ; femmes, enfants, dieux (ou statues des dieux) : par ex. Thucydide,
VII, 69, 2, ainsi qu’Hérodote, II, 30. Sur la réalité concrète de ce topos, voir Y. Garlan, Recherches
de poliorcétique grecque, Paris, 1974, p. 70.
16. Voir Hérodote, III, 65 et VI, 139, où, comme dans les imprécations contenues dans les serments, la
fécondité humaine est associée à la fécondité des troupeaux et à la fertilité de la terre : cf. M. Delcourt,
Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique, Genève-Paris, 1938.
17. Salamine : Hérodote, VIII, 40 et 60, Thucydide, I, 89, 3 ; en mettant femmes et enfants à l’abri
à l’intérieur des murs, la stratégie péricléenne inversait le mouvement habituel, qui consiste à les
faire sortir du territoire : Thucydide, II, 14, 1. Otages : Hérodote, VII, 52, 2 (voir aussi III, 45, 5
et Enée le Tacticien, Poliorcétique, 5). Otages / protégés : comparer Thucydide, II, 6, 4 (et 78, 3)
avec II, 72, 2.
la cité, l’historien, les femmes 295
qu’il advient à une cité lorsque, vainqueur à l’issue d’un long siège, l’ennemi,
après avoir tué les hommes valides, réduit femmes et enfants en esclavage. Encore
sont-ce là les lois grecques de la guerre, tacitement admises bien que terribles18 ;
mais, lorsque les Thraces massacrèrent indistinctement tous les habitants de
Mykalessos, la Grèce entière y reconnut avec Thucydide le visage même de la
barbarie. Aussi, lorsque tout est perdu mais qu’au sein de la détresse une issue
s’offre encore, il convient d’emmener coûte que coûte avec soi les enfants et les
femmes pour que, même « sans territoire », vive la cité19. Mais, faute d’une telle
issue, tout peut basculer : alors les hommes acculés au désespoir iront jusqu’à
anéantir ces enfants et ces femmes en qui la collectivité voyait la plus précieuse
de ses richesses. Du moins arrive-t‑il que l’on franchisse ce pas, chez Hérodote
et lorsqu’on est un Barbare : on s’anéantit alors avec tout ce que l’on possédait
(ou bien, tels les Babyloniens, on se débarrasse des femmes, ces bouches inu-
tiles, pour soutenir le siège de la dernière chance) ; car, du côté grec et dans le
monde des cités, l’historiographie classique ne connaît rien d’analogue : telle
que la rapportent Plutarque et Pausanias, la tradition du « Désespoir phocidien »
est légendaire autant q u’historique, et l’anéantissement resta d’ailleurs à l’état
de projet puisque la divinité – en l’occurrence Artémis – sauva les femmes et les
enfants du bûcher en donnant aux andres la victoire qu’ils n’espéraient plus20.
Mis à l’abri, pris en otage, réduits en esclavage, emmenés loin de leur terre,
anéantis : dans tous ces rôles, les femmes partagent la passivité des enfants21.
Toutefois, il convient de nuancer une telle affirmation. Certes, dans le syntagme
paidas (tekna) kai gynaikas – toujours à l’accusatif ainsi qu’il convient à qui est
en position d’objet – les enfants, espoir de la cité, passent avant les femmes ;
mais, quand le récit se fait moins formulaire, il s’avère que les femmes ont mal-
gré tout un rôle plus actif à jouer, intimement associées qu’elles sont au des-
tin des combattants : ainsi c’est elles qui versent à boire aux andres victorieux
(comme, chez Xénophon, les femmes de Phlionte) et, à en croire Thucydide,
il y eut, prises dans la stasis, des femmes pour accompagner les oligarques de
Corcyre jusqu’en leur dernier retranchement22.
Dès lors que le rôle des femmes est moins passif, voici que les enfants ont
disparu du récit. Avant de renvoyer ceux-ci au silence, je mentionnerai toutefois
un épisode où, sous la pression de l’urgence, les enfants secondent les femmes,
18. Par exemple : Hérodote, VI, 19, 3 ; Thucydide, III, 68, 3 (et 36, 2), IV, 48, 4 (où il s’agit d’une
stasis), V, 32 et 116, 4. Les Thraces à Mykalessos : Thucydide, VII, 29, 4 (ainsi que Pausanias, I, 23, 3).
19. Hérodote, I, 164 et 166 (les Phocéens), Thucydide, I, 103, 3 (les Messéniens de l’Ithôme) ;
voir aussi Thc, II, 27, 1 et 70, 3.
20. Hérodote, I, 176 (les Lyciens), VII, 107, 2 (un dignitaire perse), III, 150 et 159 (les Babyloniens).
Sur le « Désespoir phocidien », aition des Elaphèbolia de Hyampolis, voir Plutarque, Vertus, 2
(= Moralia, 244 b-e) et Pausanias, X, 1, 6-7, avec le commentaire de J.-P. Vernant, Annuaire du
Collège de France, 1980-1981, p. 398.
21. Cette constatation permet de nuancer les déclarations de C. Dewald (« Women and Culture in
Herodotus’Histories », in H. P. Foley (éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York, 1981,
n. p. 93) sur le rôle privilégié des femmes comme miroir de la civilisation dans le récit d’Hérodote ;
dans ce rôle, en effet, les femmes ne sont pas seules, associées étroitement aux enfants comme
elles le sont.
22. Xénophon, Helléniques, VII, 2, 9 ; Thucydide, IV, 48, 4 (ces femmes seront réduites en escla-
vage, comme par un ennemi venu de l’extérieur ; étaient-elles des sitopoioi comme en Hérodote,
III, 150 ou chez Thucydide lui-même, II, 78, 3 ? L’histoire ne le dit pas).
296 la cité, l’historien, les femmes
23. Thucydide, I, 90, 3 (Athènes) ; V, 82, 6 (Argos). La présence des enfants dans le premier
passage ayant semblé curieuse, certains éditeurs ont, sur la foi d’une scholie, considéré la mention
des femmes et des enfants comme une simple glose de pandèmei ; personne n’ayant jugé bon de
considérer « les femmes et les esclaves » comme une glose du même mot pandèmei dans le second
texte, je n’accorde pas à cette correction paresseuse de Thucydide, I, 90, 3 la même attention que
D. Schaps (« Women in Wartime », p. 195, n. 11).
24. À propos des femmes sur le toit dans un autre contexte, de licence cette fois-ci, voir M. Detienne,
Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, p. 187-188.
la cité, l’historien, les femmes 297
Certains d’entre eux, les plus chanceux, ne durent leur salut qu’à la rencontre
fortuite d’une femme – encore une – qui leur donna une hache pour briser la barre
d’une des portes de la ville et s’enfuir ; les autres furent tués ou se rendirent.
Le second épisode se situe au début de la stasis de Corcyre. D’ores et déjà,
oligarques et démocrates s’affrontent. Chacun des deux partis ayant fait appel
aux esclaves en leur promettant la liberté (comme il se doit en pareil cas), les
« serviteurs » (oikétai) se rangent aux côtés du dèmos cependant que les oli-
garques s’assurent le concours de mercenaires.
Après une journée d’intervalle, le combat reprit, et le peuple l’emporta grâce à la
force de ses positions et par la supériorité du nombre, d’autant que les femmes
le secondaient hardiment, lançant des tuiles du haut des maisons et dominant
leur naturel pour affronter le tumulte.
Ainsi est acquise pour un temps la déroute des oligarques25.
Les esclaves ont déjà disparu du récit, les femmes n’y reparaîtront plus.
Reste qu’à Platées comme à Corcyre, leur intervention, sur fond de bruit et de
fureur, aura, fût-ce provisoirement, donné la victoire au dèmos26, en lutte contre
l’ennemi insinué dans la ville ou tout simplement contre l’ennemi de l’intérieur.
Les femmes, les esclaves : conjonction qui, « dans la tradition, le mythe, l’uto-
pie », est une des figures grecques pour penser le désordre dans la cité27. Que cette
conjonction se retrouve jusque dans la prose d’un Thucydide est chose moins
connue, peut-être, et qui mérite quelque attention. Certes la narration historique
a sa spécificité et n’adopte une telle figure que fugitivement et sous des modali-
tés très précises. Pour être associées aux esclaves comme dans les récits gynéco-
cratiques ou dans les histoires de « mariage forcé »28, les femmes de Corcyre et
de Platées ne sont cependant ni engagées dans la conquête d’un pouvoir exclu-
sivement féminin ni livrées à une union servile par le caprice d’un tyran. Tout
simplement, avec l’aide des esclaves, elles combattent, aux côtés des hommes et
pour le salut commun de la cité ou du dèmos29. Certes, pas plus à Corcyre qu’à
Platées, l’action n’obéit à l’orthodoxie de la bataille hoplitique – où d’ailleurs
les femmes n’auraient aucune place – ; dans un univers de pensée où les vraies
batailles se déroulent hors les murs, douteux sont les combats menés dans le plus
grand tumulte à l’intérieur d’une cité et incertaine la victoire, surtout lorsque, de
part et d’autre, les belligérants sont des concitoyens. Mais, à Corcyre comme à
Platées, le kratos reste aux hommes (qui n’en ont pas été dessaisis un instant) et,
si catastrophique que soit le fait de la guerre civile, une cité en état de stasis est
encore moins infidèle à la norme civique qu’une cité où sévit un tyran.
25. Thucydide, II, 4, 2-7 (Platées) ; III, 73-74, 2 (Corcyre), À Corcyre, le peuple a pris position sur
l’Acropole, cependant que les oligarques occupent l’Agora (72, 3) : ce sont, à peu de choses près,
les positions respectives des femmes et des vieillards dans Lysistrata.
26. Lors de la seconde stasis de Corcyre, il y a bien des femmes aux côtés des oligarques (IV, 48,
4), mais aucun esclave n’est mentionné.
27. Voir P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », dans
Le Chasseur noir, Paris, 1981, p. 267-288.
28. Cf. D. Asheri, « Tyrannie et mariage forcé », Annales ESC, janv.-fév. 1977, p. 21-48.
29. Plutarque associe ce thème et celui du mariage forcé pour raconter les hauts faits des femmes de
Chios qui, aidées des esclaves, aidèrent les hommes à soutenir le siège de Philippe, fils de Démétrios
(Vertus, 3 = Moralia, 245 b-c).
298 la cité, l’historien, les femmes
Parce que, prenant en main la défense d’une cité en état d’oligandria, les
femmes d’Argos ne sont pas, comme celles de Corcyre en 427, une simple force
d’appoint31, elles ne combattent pas aux côtés des esclaves, comme celles de
Platées, mais, guerrières à part entière en ce qu’elles se substituent aux hommes,
elles laissent les esclaves loin derrière elles, en les postant aux remparts « avec
tous ceux qui, pour cause de jeunesse ou de vieil âge, étaient incapables de por-
ter les armes »32. Nous voici loin de la norme en vertu de laquelle les femmes
sont à la fois distinguées des akhreioi et associées à eux. Thucydide y était plus
fidèle lorsqu’en un même mouvement il associait les femmes aux esclaves et les
engageait au service des hommes : l’andreia qu’Aristote reconnaît aux femmes
dans la Politique n’est-elle pas toute de soumission (hypèrétikè)33 ?
Andreia hypèrétikè d’un côté, courage tout viril de l’autre, l’écart est patent
entre la manière et la pensée de Thucydide et les développements complaisants
de Pausanias et de Plutarque. Ainsi, à voir Plutarque souligner la dimension
militaire de la guerre conduite par Télésilla à la tête des femmes d’Argos « en
âge de servir », le lecteur n’est pas trop étonné d’apprendre que celles qui tom-
bèrent au combat furent enterrées collectivement, comme des citoyens-soldats ;
quant aux femmes de Tégée dans le récit de Pausanias, tantôt associées aux
hommes, tantôt incluses sans plus de précision dans l’armée victorieuse, tan-
tôt isolées dans la spécificité de leur action, elles sacrifieront à Arès pour leur
propre compte, excluant les andres de la fête parce qu’elles s’attribuent tout le
mérite de la victoire34.
Alors que, chez Thucydide, les femmes, prises dans l’urgence d’une situa-
tion exceptionnelle, se comportent comme les femmes qu’elles sont, les com-
battantes de Plutarque et de Pausanias agissent comme des andres. Il est vrai
qu’en l’occurrence le comme n’est pas négligeable ; lors même que la nature
féminine, en sa faiblesse, ne finit pas par avoir raison des guerrières improvi-
sées35, il n’est jusqu’au mode d’intervention de ces armées de femmes qui ne
s’oppose à la guerre des hommes : ce ne sont qu’embuscades, suivies d’appa-
ritions soudaines comme des épiphanies, qui « frappent l’ennemi de stupeur »,
30. Pausanias, VIII, 5, 9 (Tégée) ; II, 20, 8-10 (Argos), à quoi l’on ajoutera Plutarque, Moralia,
245 d (= Vertus, 4). Voir encore Pausanias, IV, 21, 6-11 (Messénie).
31. Thucydide, III, 74, I : ξυνεπελάβοντο. On notera que, dans le récit messénien de Pausanias,
avant de se décider à combattre aux côtés des hommes et avec les mêmes armes, les femmes se
comporteront d’abord en force d’appoint (IV, 21, 6).
32. Pausanias, II, 20, 9 ; je nuance sur ce point l’analyse de cet épisode par P. Vidal-Naquet,
« Esclavage et gynécocratie », p. 275.
33. Politique, I, 1260 a 20-24 ; la femme a donc l’andreia en commun avec l’homme, mais, comme
la vertu de l’esclave, ce courage se caractérise par l’hypèrésia (voir 1295 b 26).
34. Pausanias, VIII, 5, 9 (les Tégéates et les femmes), VIII, 45, 3 (les Tégéates) ; VIII, 48, 4-6 (les
femmes) ; sacrifice à Arès Gynaikothoinas : ibid. ; de même, les femmes d’Argos sacrifient à Arès :
Plutarque, Moralia, 245 e. Sur ces épisodes, voir l’article de F. Graf cité n. 8.
35. Pausanias, IV, 21, 9 (Messéniennes).
la cité, l’historien, les femmes 299
le contraignant ainsi à un demi-tour qui est une déroute (tropè)36. Mais, sur
ce dernier point, les femmes de Platées ou de Corcyre n’ont rien à envier aux
combattantes de Tégée : comme si la présence des femmes, cette force d’ap-
point, suffisait à donner la victoire, ces auxiliaires du dèmos ont, elles aussi, vu
l’ennemi en déroute faire précipitamment demi-tour37. Sans doute n’introduit-on
pas impunément des femmes dans un combat : que l’on se nomme Thucydide
ou Pausanias, on en modifie alors immanquablement les règles. Mais il est tout
aussi probable qu’une fois la guerre finie, les femmes légendaires comme les
épouses très réelles des citoyens retrouveront le destin des femmes38.
36. Embuscade : Pausanias, VIII, 48, 4 (Tégée) ; épiphanènai : ibid., 5 ; thaumazein : Plutarque,
Moralia, 245 e (Argos) ; tropè : Pausanias, VIII, 48, 5 (Tégée). Sans doute conviendrait-il de prê-
ter attention au surnom de l’héroïne tégéate, deux fois signalé par Pausanias (VIII, 47, 2 ; 48, 6) :
cette Marpessa était surnommée Khoira ; khoiros étant l’un des noms du sexe féminin, le surnom
n’est-il pas une manière de condenser quelque chose comme une histoire de « guerriers et de
femmes impudiques » (J. Moreau, dans Mélanges H. Grégoire, Bruxelles, 1981, p. 283-300 ; voir
aussi F. Le Roux, « La mort de Cuchulainn », OGAM 18 (1966), p. 365-399) ? Auquel cas la tropè
prendrait tout son sens. J’en fais l’hypothèse (dans le même sens, F. Graf (article cité n. 8), observe
au passage que « le nom de Khoira peut avoir des connotations sexuelles »).
37. Thucydide, II, 4, 2 : trapoménoi ; III, 74, 2 : tropè ; que ces victoires soient provisoires ne
suffit pas à les invalider, malgré les considérations pédestres de D. Schaps, « Women in Wartime »,
p. 195. On observera que, sur l’ensemble du corpus thucydidéen, tropè a souvent sa place dans une
bataille incertaine (sur fond de thorybos) ou dans un combat naval.
38. Après la prise de Platées par les Péloponnésiens, le sort des femmes restées dans la ville fut,
comme il se doit, l’esclavage : Thucydide, III, 68, 2 ; sur un mode moins dramatique (et pour citer
une source tardive), voir Plutarque, Pyrrhos, 29, 12, où les femmes spartiates, sitôt les renforts
arrivés, « ne voulant plus se mêler de la guerre », rentrent chez elles.
39. Voir aussi Plutarque, Moralia, 245 b-c (femmes de Chios) : lithous kai bélè (pierres et armes
de jet). On évoquera aussi la tradition sur la mort des Pyrrhos, tué dans Argos par un projectile
– pierre ou tuile selon les versions (par ex. Pausanias, I, 13, 8 – lancé par une femme ; d’autres
récits parlent de femmes lançant des traits du haut des toits : voir les remarques de P. Lévêque,
Pyrrhos, Paris, 1957, p. 625.
40. Hérodote, IX, 5 : lapidation de la femme et des enfants de Lykidas par les femmes athéniennes ;
cf. Plutarque, Moralia, 241 b (Apophthegmes des Lacédémoniennes) : la femme qui tue d’une tuile
son fils rentré seul d’un combat où tous ont péri.
300 la cité, l’historien, les femmes
sur l’unique rescapé athénien d’une bataille où tous les citoyens ont péri, les
femmes d’Athènes, à en croire Hérodote, le lardèrent avec les agrafes de leurs
vêtements41. Pour que la guerre – fût-elle entre citoyens – ne bascule pas irré-
médiablement dans le meurtre, je m’en tiendrai pour l’instant aux pierres et aux
tuiles des femmes de Corcyre et de Platées, le temps de confronter ces armes
d’occasion au très régulier appareil guerrier des femmes d’Argos ou de Tégée.
Comme des andres, les guerrières de Tégée revêtent leur armure (hopla
endysai) et, à ses troupes de femmes, Télésilla d’Argos donne des armes régu-
lières. Régulières, ou presque : sans doute convient-il d’observer que la prove-
nance de ces armes, prises dans les temples et les maisons, les associe à d’autres
sphères que, celle, purement militaire, de la guerre virile42 ; mais, du point de
vue qui m’intéresse ici, ce détail sera considéré comme négligeable, car ce sont
bien des hopla, ni armes de fortune ni simulacres d’armes, que les armées de
femmes revêtent dans les traditions nationales du Péloponnèse. Autant dire :
dans une logique qui est celle de la légende.
Car, dès que le récit, tel celui des guerres de Messénie chez Pausanias, entend
se plier à quelque chose comme un principe de réalité, voici que, pour un temps
du moins, reparaissent les armes de fortune dont Thucydide mentionnait l’usage.
Ainsi, pour aider leurs époux que les Lacédémoniens assiègent dans la forteresse
d’Eira, les femmes de Messénie commencent par harceler l’ennemi « avec des
tuiles et tout ce que chacune pouvait trouver à lancer »43 ; mais une violente
pluie survient, qui les empêche de recourir à ces projectiles traditionnels – pluie,
elle aussi légendaire, n’en doutons pas : celle qui tombait à Platées ne semble
pas avoir entravé le jet des pierres et des tuiles – ; alors « elles osèrent revêtir
les armes » (hopla), et la geste peut (re)commencer, tant il est vrai qu’introduire
dans un récit des femmes en armes revient pour l’essentiel à se libérer de la pré-
occupation du réel. Inversement, il est un texte d’Enée le Tacticien pour suggérer
que, lorsqu’on raisonne en termes de « réalité » – même si cette réalité relève du
stratagème –, on ne saurait donner aux femmes les armes des andres. La scène se
passe à Sinope, lors d’un siège ; comme il y a pénurie d’hommes (spanis andrôn),
on fit prendre aux femmes les plus convenables physiquement à ce dessein un
extérieur et un équipement aussi masculins que possible et on leur donna en
guise d’armes et de casques leurs cruches et leurs ustensiles de bronze du même
ordre. On leur faisait faire le tour des points du rempart d’où les ennemis étaient
susceptibles de mieux les voir, mais elles n’avaient pas la permission de tirer,
car on reconnaît de très loin que c’est une femme qui tire.44
41. Hérodote, V, 87 ; c’est également à coups d’agrafe que, dans l’Hécube d’Euripide, les captives
troyennes aveuglent Polymestor (1169-1171). Aux agrafes on ajoutera encore la navette avec
laquelle, dans le mythe de Phinée, la marâtre crève les yeux de ses beaux-fils : voir D. Bouvier et
Ph. Moreau, « Phinée ou le père aveugle et la marâtre aveuglante », Revue Belge de Philologie et
d’Histoire, 61 (1983), p. 5-19. Chez Hérodote déjà, ainsi que me fait observer Stella Georgoudi,
l’agrafe, pour être l’instrument d’un meurtre collectif, n’en est pas moins une arme qui isole chaque
femme dans son geste sanguinaire (hékastèn) : prises en groupe, les femmes d’Athènes agissent
chacune pour son compte.
42. Dans son cours du Collège de France (1981-1982), J.-P. Vernant en fit la remarque à propos des
femmes d’Argos (Pausanias, II, 20, 9).
43. Pausanias, IV, 21, 6 ; on notera le hékastè (voir n. 41).
44. Enée le Tacticien, 40, 4-5.
la cité, l’historien, les femmes 301
45. C’est l’avis du mari de Lysistrata (Lysistrata, 520), qui cite la parole d’Hector à Andromaque
(Iliade, VI, 492).
46. Bien loin de la Grèce ancienne, la pratique sociale des Baruya de Nouvelle-Guinée postule un
tel lien, puisque les rares femmes guerrières de cette société toute masculine n’interviennent que
dans les guerres intestines entre Baruya (et contre d’autres femmes : M. Godelier, La Production
des grands hommes, Paris, 1982, p. 132 et 219).
47. Dès le vers 13 des Suppliantes, Danaos est désigné comme stasiarkhos ; la suite du texte oppose
le kratos des femmes (1069-1070) à celui des andres (393, 951) ; voir aussi 645 : éris gynaikôn,
que Mazon traduit par « la cause des femmes ».
48. Que les hommes parlent de la stasis dans la langue de la tyrannie (Lysistrata, 619, 630-634)
n’est guère surprenant dans l’Athènes de 412-411 ; dès 415, l’accusation de tyrannie était à l’ordre
du jour (voir Thucydide, VI, 53 et surtout 60, 1) et, en 409, le décret de Démophantos (cité par
Andocide, Mystères, 97) assimilera le factieux au fauteur de tyrannie.
302 la cité, l’historien, les femmes
49. Aristophane, Thesmophories, 786-788 ; voir Les Enfants d’Athéna, p. 75-117 (sur la race des
femmes).
50. Folie dionysiaque : par ex. dans les Bacchantes ; on comparera 35-36 (mania de la gent fémi-
nine à Thèbes) et 1295 (mania de la cité tout entière, pasa polis, comme si la « folie » des femmes
entraînait celle de la cité comme totalité) ; sur le thème des Ménades guerrières, on comparera
Bacch., 52 et les récits argiens (Pausanias, II, 20, 4). – Épidémie, loimos ou nosos : par ex. épidémie
de pendaison chez les jeunes filles de Milet (Plutarque, Moralia, 249 b-d = Vertus, 11).
51. Sécession / sédition : ce thème est au centre de Lysistrata ; voir aussi Denys d’Halicarnasse, VI,
45, 1 (apostasis) et 83, 4 (stasis). – Sédition et épidémie : l’association est évidente chez Eschyle
(voir Suppliantes, 635-691 et Euménides, 782-987) ; voir encore, par ex., Pausanias, V, 4, 6, ainsi
que F. Frontisi, « Artémis bucolique », Revue de l’Histoire des Religions, 198 (1981), note p. 46-47
et 48, n. 59 (stasis dans le texte grec, épidémie dans le texte latin).
52. Aristote, Politique, II, 1269 b 12-19 ; si la source d’Aristote est ici Platon (cf. n. 14), la for-
mulation de l’idée est proprement aristotélicienne : sur la division sans reste et ses risques, voir
N. Loraux, « Solon au milieu de la lice », Mélanges H. van Effenterre, Paris, 1984, p. 201-214.
la cité, l’historien, les femmes 303
Soit donc, chez Thucydide, le récit des premiers jours de la stasis à Corcyre.
Je prendrai maintenant le temps de montrer que le filtrage opéré dans l’histoire
par la raison historiographique n’est pas si rigoureux qu’il ne laisse malgré
tout passer quelques-unes des figures chères à l’imaginaire. En m’attachant à
un paragraphe de Thucydide parce que j’y vois une petite unité très signifiante,
je n’ignore certes pas que, dans le monde des historiens, le document unique
a mauvaise presse : c’est à Corcyre, et seulement à Corcyre, que Thucydide
mentionne la présence des femmes dans la stasis. Soit. Mais, parce qu’elle est
la première stasis dont il soit rendu compte, la guerre civile de Corcyre vaut,
dans le récit de la guerre du Péloponnèse, pour toutes les autres, et cette exem-
plarité, que l’historien lui-même a pris soin de souligner, ne sera jamais remise
en question dans la tradition historiographique postérieure, où Corcyre symbo-
lise sans fin les horreurs de la stasis53.
Toutefois, l’intervention des femmes reste ponctuelle, assez limitée pour ne
pas être prise dans le récit des horreurs, Thucydide mettant au contraire l’accent
sur la violence que le naturel féminin doit se faire pour affronter le tumulte. De
fait, du côté des femmes comme de celui des esclaves domestiques (oikétai)54,
l’heure est d’abord, semble-t‑il, à la solidarité avec le dèmos, et peu importe
finalement à mon propos que la chronologie du récit disjoigne ces deux soli-
darités au lieu de les conjoindre, comme c’était le cas à Platées. Comme les
esclaves, les femmes rentreront d’ailleurs sans plus tarder dans le silence, dès
lors que le dèmos, assimilé désormais aux « Corcyréens » parce qu’il a eu le
dessus, s’engage dans le jeu de la violence – et déjà l’hypothèse se fait jour
que Thucydide souhaite tenir les femmes à l’écart des affrontements, lorsque
le c ombat tourne au phonos. Il faudra bien encore, il est vrai, mentionner
l’apparition de quelques femmes, cette fois-ci aux côtés des oligarques et dans
la seconde stasis de Corcyre, mais elles ne constituent plus un groupe en tant que
tel55. Ce qui ne signifie pas toutefois que, d’un tel écart, on puisse tirer quelque
enseignement sur un « engagement politique » des femmes, lesquelles, à titre
de collectivité virtuelle, seraient plus acquises au dèmos : suscitant une gynè56
pour tendre aux ennemis thébains la hache dont ils ont grand besoin pour bri-
ser la porte et s’échapper de la souricière, le récit des événements de Platées
rappelle que, même dans une cité que l’on croirait tout entière coalisée contre
l’ennemi de l’extérieur, l’un n’en est pas moins toujours menacé par le deux,
qu’il y ait deux partis – ce qui, de fait, est le cas à Platées – ou qu’il y ait des
femmes pour intervenir des deux côtés.
53. Voir Thucydide, III, 82, 1 et, par ex., Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VII, 66, 5.
54. Y. Garlan (Les Esclaves en Grèce ancienne, Paris, 1982, p. 177) ne me convainc pas lorsqu’il
cherche à faire de ces oikétai des dépendants ruraux, parce que le modèle – par ailleurs largement
vérifié – qu’il applique veut que seuls les dépendants ruraux puissent choisir leur camp.
55. On comparera III, 74, 1 (hai gynaikes) et IV, 48, 4 (tas gynaikas, hosai…).
56. II, 4, 4 ; cette gynè, discrète incarnation de la femme rusée (pour un exemple différent, voir
Enée le Tacticien, 31, 7), n’a droit qu’à une mention fugitive. On notera toutefois qu’un écart est
perceptible entre hai gynaikes, combattant aux côtés des Platéens (en fait le dèmos pro-athénien),
et une gynè isolée, qui aide les Thébains.
304 la cité, l’historien, les femmes
bien de ne pas désespérer trop vite : qu’il laisse seulement les femmes ren-
trer dans le silence pour aller plus avant dans le développement que l’historien
consacre à la stasis de Corcyre. Alors il s’avisera qu’à l’instant de la théorie,
Thucydide n’oublie pas complètement que la guerre civile est pour ainsi dire
d’essence féminine. Certes, comme il se doit, la démarche est subtile et l’historien
n’associe pas tout de go la stasis au féminin, mais, avec insistance, il souligne
que la guerre intestine falsifie la notion d’andreia, cardinale dans la représen-
tation de la bonne guerre où le courage authentique se confond avec la virilité.
Si l’essentiel de la stasis se passe bien descriptivement entre andres, l’andreia
comme idéal n’est plus, à en croire Thucydide, qu’un nom parfaitement usurpé.
Venons-en au texte, c’est-à‑dire au célèbre chapitre 82 du livre III et, à l’inté-
rieur de ce chapitre, au développement si souvent cité, plus rarement commenté,
qui s’attache aux effets pernicieux de la guerre civile sur la langue civique : pas-
sage remarquable, thucydidéen s’il en fut, tout entier construit autour du principe
stylistique de la variation dans l’antithèse où Adam Parry voyait le trait le plus
spécifique de l’écriture de l’historien57 ; mais si, dans ce texte, l’antithèse qui
retourne toute expression en son contraire est à chaque fois affectée d’un facteur
de dissymétrie, la raison de ce déséquilibre doit être recherchée – Thucydide
y invite – moins dans un choix stylistique extérieur à l’objet que dans l’objet
même du développement : l’écart entre la cité et sa langue, écart désormais
irréversible et à l’œuvre dans l’écriture historique elle-même. Or il se trouve
qu’au premier rang des noms dont « on changea le sens usuel par rapport aux
actes, dans les justifications qu’on donnait »58, il y a andreia, le mot, la chose.
Ce qui désormais, dans les discours partisans, s’appelle andreia, c’est ce
que, de son poste d’observation, l’historien caractérise comme une « audace
irréfléchie » (tolma alogistos) – cela même dont Thucydide fera au livre VI
le principal mobile (nullement héroïque) des Tyrannoctones que la démocra-
tie athénienne se plaît à célébrer comme des héros. Et, non contente de donner
à cette audace insensée le nom du courage viril, voici qu’à andreia la rhéto-
rique séditieuse accole le qualificatif de philétairos (« l’ami de son parti ») ;
qu’il s’agisse d’un hapax dans la langue de Thucydide ne doit pas nous sur-
prendre outre mesure : en matière d’amour politique, l’historien ne connaît que
« l’ami de la cité » (philopolis), et il n’emploie philétairos que comme une cita-
tion, comptant sur le lecteur pour comprendre que ce simple qualificatif suffit
à détruire la notion d’andreia qu’il est censé préciser59.
Corollaire du premier, voici le second glissement de sens : là où le regard
froid de l’historien ne voit que « temporisation prudente » (mellèsis promèthès),
l’éloquence partisane dénonce la « lâcheté dissimulée sous de beaux dehors »
(deilia euprépès) ; la temporisation caractérisait par exemple la tactique lacé-
démonienne, la prévoyance (to promèthes) est une qualité trop intellectuelle
pour que Thucydide ne l’apprécie pas, mais le discours de la stasis n’a cure de
57. A. Parry, « Thucydides’ Use of Abstract Language », Yale French Studies, 45 (1970), p. 3-20, note 7.
58. Thucydide, III, 82, 4.
59. Chez Thucydide, tolma est un signifiant peu stable, tantôt valorisé, tantôt employé dans un contexte
négatif : l’accent porte donc sur le qualificatif, tolma algistos des Tyrannoctones : VI, 59, 1 ; sur
tolma comme nom de l’audace féminine, voir infra, p. 10 et note 68. Andreia est toujours positif
dans la langue de Thucydide, sauf lorsqu’à ce mot on accole philétairos ; philopolis : 4 occurrences.
la cité, l’historien, les femmes 305
ces valeurs, et préfère recourir à des mots très marqués, comme celui de d eilia,
que Thucydide, à l’intérieur de son œuvre, réserve aux discours parce que la
très forte connotation péjorative de ce terme convient aux exagérations de l’élo-
quence, ou celui d’euprépès, porteur d’un jugement très négatif que l’historien,
lorsqu’il le pose en son nom propre, préfère généralement appliquer aux sédi-
tieux eux-mêmes.
L’opération de langage se poursuit avec la transformation de la sagesse
(to sôphron) en proskhèma tou anandrou : en « masque de la couardise »,
traduit-on. Mais, pour traduire rigoureusement to anandron, il faudrait se faire
lecteur d’Orwell et parler la novlangue où, « étant donné par exemple le mot
bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également
et, en vérité, mieux exprimé par inbon » ; de to anandron, on ferait alors la
« non-virilité » (et anandros serait quelque chose comme l’« inmâle »), parce
que ce terme, éminemment idéologique (et, comme tel, hapax chez Thucydide),
renvoie à un système de pensée où, hors du parti de l’orateur – assimilé au lieu
de production de l’andreia –, il n’y a que des « non-hommes »60.
Reste à faire de « l’intelligence en tout » (to xynéton, qualité éminemment
valorisée chez Thucydide) une « inertie totale », et l’on peut désormais, dressant
la liste des nouvelles valeurs, ajouter la « folle impulsivité »61 au lot de l’homme
viril (andros moira). Car – l’usage d’andreia et d’anandros l’avait déjà claire-
ment indiqué – c’est bien de l’anèr, à la fois comme réalité et comme idéal, qu’il
est question ici, du point de vue de l’historien comme de celui des séditieux ;
mais, entre ces deux points de vue, le différend est irréconciliable, Thucydide
ne voyant que falsification de la langue et des actes là où, dans chaque camp,
les tenants de la stasis saluent l’avènement d’un homme nouveau.
Devant cette perversion générale du sens de la langue politique, on ne s’éton-
nera plus que les prudentes délibérations passent désormais pour « un truc d’ora-
teur », « un prétexte de dérobade » (apotropès prophasis eulogos), l’essentiel
est dit en ce qui nous concerne : parce qu’andreia est le premier des mots falsi-
fiés par la guerre civile, c’est à l’authentique virilité que s’attaque la stasis et, en
creux, cette analyse rend possible l’irruption du féminin dans le récit historique.
Confortée par cette lecture, je reviendrai donc une fois encore sur ce qu’il
est dit de l’intervention des femmes de Corcyre, pour constater que, si bref soit
ce développement, on y trouve quelques éléments pour poser la question de la
paradoxale andreia des femmes.
Tout se passe dans la tension, interne au texte, entre leur audace de fait et la
timidité présumée de leur nature : après avoir énoncé, comme si la chose allait
de soi, que « les femmes secondaient le dèmos hardiment » (tolmèrôs), pour-
quoi Thucydide ajoute-t‑il qu’« elles allaient contre leur nature pour affronter
le tumulte » (para physin hypoménousai ton thorybon) ? Formulée à propos
60. Citation de G. Orwell, 1984 (Appendice « Les principes du novlangue », Vocabulaire A, trad.
fr. de A. Audiberti). Sôphrôn est bien sûr marqué très positivement chez Thucydide et, lors du débat
sur Mytilène au livre III, Diodote a associé l’agathos politès et la sôphrôn polis.
61. Τò ἐμπλήκτως ὀξύ : syntagme éminemment thucydidéen que cet adjectif substantivé, modifié
de l’intérieur par un adverbe ; on notera qu’ἐμπλήκτως est également un hapax chez Thucydide,
comme si, pour caractériser ce type de comportement, supposé nouveau, il fallait forger un mot.
306 la cité, l’historien, les femmes
Le naturel féminin
Constatant que Thucydide évite de mêler les femmes aux épisodes les plus
sanglants de la stasis, on avait déjà supposé qu’il leur prêtait (ou souhaitait du
moins leur prêter) une nature faite de sage réserve.
C’est là, certes, un postulat qui n’a pas dû convaincre tous les lecteurs de
Thucydide. Ainsi – pour sortir un instant de la Grèce ancienne – l’idée qu’il
est contre la nature des femmes d’affronter le tumulte dut, au lendemain de la
Révolution française, sembler bien étrange à un lecteur comme P.-Ch. Lévesque ;
toujours est-il que, dans ses Études d’Histoire ancienne, publiées en 1811, cet
érudit qui, en pleine période thermidorienne, s’était essayé à une traduction
complète de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, commente le passage sur
la stasis de Corcyre en prêtant très exactement à Thucydide le contraire de ce
qu’il y dit : rien d’étonnant, affirme Lévesque, à cette présence des femmes aux
côtés du peuple ; ne sont-elles pas « toujours plus violentes que les hommes
dans les mouvements séditieux ? »62. À n’en pas douter, entre le texte et le lec-
teur, la représentation trop forte des femmes révolutionnaires s’est interposée,
irréversiblement. Mais qu’en est-il d’une lecture grecque de ce passage ?
Fermant cette parenthèse post-révolutionnaire pour revenir au temps de
l’historien, je ferai le pari que, dans un univers de pensée qui associe les femmes
à la stasis, l’affirmation de Thucydide dut surprendre plus d’un de ses contem-
porains. De fait, il se pourrait que l’historien reprenne d’une main ce qu’il
concède de l’autre : que, tout en laissant filtrer une idée plus ou moins tradi-
tionnelle de la physis féminine comme essentiellement dotée de hardiesse, il
tienne à s’en démarquer, signalant brièvement la critique qu’il en fait ou, du
moins, l’option qui sur ce point est la sienne. Car, au livre II, en conclusion de
l’épitaphios de Périclès, le naturel féminin a déjà été doublement défini : par
le silence qui doit entourer la vie des femmes, et par la paradoxale loi qui veut
que, pour les femmes, ce donné qu’est la nature soit en même temps la pointe
la plus achevée de l’idéal de sôphrosynè63. Et voici qu’à Corcyre la nature des
femmes se révèle, ainsi qu’il faut savoir l’entendre a contrario, comme crain-
tive et ennemie du bruit. Mais ce n’est pas, il est vrai, n’importe quel bruit que
le thorybos64.
62. P.-Ch. Lévesque, Études d’histoire ancienne, III, Paris, 1811, p. 54-55 ; voir sur ce point
N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La formation de l’Athènes bourgeoise. Étude d’historiographie
1750-1850 », in R. R. Bolgar (éd.), Classical Influence on Western Thought A.D. 1650-1870,
Cambridge, 1978, n. p. 206.
63. Thucydide, II, 45, 2.
64. On notera que thorybos, à en croire Aristophane, est déjà une composante obligée de la vie
quotidienne des femmes : voir Lysistrata, 329 (thorybos à la fontaine) ; il est vrai que, se pensant
comme « citoyennes » (333), les femmes d’Athènes rendent responsables du tumulte « les servantes
et les esclaves marquées au fer » (330-331).
la cité, l’historien, les femmes 307
65. Auquel, en Thucydide, II, 4, 2, s’ajoutent hurlements et cris de victoire des femmes et des
esclaves (kraugè, ololygè). On rappellera qu’ololygè est la version féminine du très viril et très
guerrier péan ; cri de victoire, l’ololygè accompagne la prise de l’Acropole par les femmes d’Athènes
(Lysistrata, 240) ou ponctue dans l’Argos tragique l’apparition du signal lumineux : voir Eschyle,
Agamemnon, 28 (ainsi que 587 : ololygè de Clytemnestre ; 595 : ololygmos des esclaves « à la
manière des femmes »). Dans un contexte analogue, l’alalagmos des femmes se mêle au cri (kraugè)
des soldats lors d’un combat de rue : Plutarque, Pyrrhos, 29, 8.
66. Hypoménein, nom verbal de la résistance hoplitique, a normalement pour complément kindynos ;
dans ce cas, thorybos serait seulement ce qu’est kindynos pour les hommes : ce que la « nature »
veut qu’on endure sans faiblir. Cf. un usage très analogue de ce verbe chez Platon (Lois, VI, 781
c 5), à propos des femmes.
67. Voir I, 49, 4 ; II, 94, 2 (ekplèxis) ; III, 77 (à Corcyre : phobos, oudeis kosmos, tarakhè) ; IV, 94
(brouillage terre / mer) ; IV, 127 (thorybos des barbares) ; VII, 40, 3 et 44, 4 ; VIII, 10, 9 (thorybos
ataktos) ; VIII, 71, 1 ; VIII, 92, 7 (thorybos ekplèktikos), pour donner l’essentiel des occurrences.
68. Employé par Thucydide à propos de l’intervention des femmes de Corcyre, tolmèrôs se retrouve
quelques chapitres plus loin, dans le développement sur la stasis, avec une connotation qui n’a rien
de positif (III, 83, 3). – Tolma des femmes, positive : Pausanias, IV, 21, 6 (femmes de Messénie),
VIII, 47, 5 (femmes de Tégée) ; Plutarque, Moralia (= Vertus), 245 d (et 245 b, où il est question du
thymos des femmes). Tolma négative : Lysistrata, 284 (la prise de l’Acropole est pour les vieillards un
tolmèma) ; Eschyle, Choéphores, 596-597 (amours pantolmoi des femmes) ; Euripide, Bacchantes,
1222 (tolmèmata des filles de Kadmos). Le « crime des Lemniennes », évoqué dans le chœur des
Choéphores, était caractérisé comme tolmèma par la tradition (voir Photius, Lexique, s.v. Kabeiroi).
308 la cité, l’historien, les femmes
69. J’attache toutefois de l’importance à la remarque, faite par A. Parry (« The Language of Thucydides’
Description of the Plague », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 16 (1969), p. 108), que
physis est au nombre de ces mots « scientifiques » que l’historien emploie à des moments où la
narration vise un effet d’émotion.
70. Laissant de côté la contribution théorique qu’un Platon peut apporter au débat en contestant de
fait dans la République l’existence d’une telle physis ou en la réduisant à la différence biologique
entre les sexes (Rép., V, 453 b, e, 454 e, 455 d-e, 456 a), je m’en tiendrai au propos de ceux qui
admettent le « naturel féminin » comme un fait.
71. Ambivalence analogue, dans Lysistrata, entre thrasos, négatif pour les vieillards, positif pour les
femmes (545), et la « sagesse » (473-508, 546) ; voir encore 545 (pour physis) et 549 (pour andreia).
72. Xénophon, Helléniques, VI, 5, 28. Sans aller contre cette incontournable indication, Plutarque
l’orchestre et, mine de rien, la modalise (Agésilias, 31, 33-34) ; mais il se rattrape en contant le fier
comportement qui, en une circonstance analogue, fut celui des femmes spartiates lors de l’attaque
de Pyrrhos (Pyrrhos, 27, 4-8, 28, 5 et 29, 5-12).
73. Il est vrai que « même les indices des choses à craindre (phobéra) font craindre », ainsi que
l’observe Aristote, réfléchissant sur le rôle des sèmeia dans la peur (Rhétorique, II, 1382 a 30).
74. De même, suggérant qu’elles ne sont pas d’une espèce inaccessible aux larmes, l’injonction faite
aux femmes « de ne pas faire de lamentations et de supporter leur chagrin en silence » au moment
de la défaite de Leuctres (Xénophon, Helléniques, VI, 4, 16) est quelque peu en contradiction avec
ce que Plutarque raconte dans les Apophthegmes des Lacédémoniennes (Moralia, 241 c, 242 a ;
voir aussi, sur la réaction des femmes à la défaite de Leuctres, le récit édifiant en Agésilas, 30, 7).
la cité, l’historien, les femmes 309
les gouvernants soient gouvernés par les femmes ? Le résultat est identique ».
Et il ajoute ceci, qui nous concerne au premier chef car il y va de la question
de l’andreia féminine75 :
Alors que l’audace ne sert à rien (khrèsimou ousès tès thrasytètos pros ouden)
dans la vie courante et n’a d’emploi, si elle en a vraiment un, qu’en temps de
guerre, les femmes, même en ce domaine, ont fait aux Laconiens le plus grand tort
(blabérôtatai). Elles le montrèrent bien lors de l’invasion thébaine : parfaitement
inutiles (khrèsimoi… ouden) comme dans les autres cités, elles causèrent plus de
trouble que les ennemis (thorybon pareikhon pleiô tôn polémiôn).76
Passage important où, comme souvent chez Aristote, le raisonnement, pour
précis qu’il soit, doit être explicité avec soin. Le mot-clef en est, bien sûr, thrasy-
tès, l’audace considérée comme la caractéristique des femmes spartiates77.
L’audace est absolument inutile, si ce n’est peut-être à la guerre – et encore78 –,
dit en substance le philosophe, dans la guerre les femmes sont partout inu-
tiles, mais, de surcroît, les femmes spartiates furent pour les hommes cause de
trouble. À cause de leur thrasytès. Ici, les choses se compliquent, car Aristote
laisse au lecteur le soin de compléter le raisonnement. Et le lecteur de s’inter-
roger : source de trouble, le furent-elles parce que trop audacieuses ? Ou, au
contraire, comme chez Xénophon, en raison de leur réaction émotive ? Auquel
cas il faudrait admettre que leur « audace » s’est bel et bien retournée en son
contraire. Pour sortir d’embarras, on rappellera d’abord qu’aux yeux d’Aristote
l’andreia est normalement toute d’autorité (arkhikè) pour un homme, toute de
soumission (hypèrétikè) pour une femme79 ; parce que, dans la vie quotidienne,
les femmes de Sparte exercent l’arkhè, l’audace est leur lot, ce qui signifie en
clair que, femmes, elles n’ont pas le courage des femmes ; c’est-à‑dire peut-
être : pas de courage du tout (dans la mesure où elles ne sauraient se soustraire
à l’être-femme, cette détermination d’essence, cette limite)80.
Or un passage de l’Ethique à Nicomaque consacré à l’« audace » dans
son rapport avec le courage confirme pleinement cette analyse. En sa défini-
tion même, la thrasytès « ressemble » certes au courage, mais comme la paro-
die au modèle :
75. L’andreia des femmes : un oxymoron qui a passionné les Grecs ; la question des femmes spar-
tiates, où se condensent toutes les contradictions d’une telle notion, ne pouvait échapper à la sagacité
d’Aristote. Pour comprendre le développement de la Politique, encore faut-il traiter Aristote en
philosophe, et non pas seulement en « sociologue », comme le fait P. Cartlegde (« Spartan Wives :
Liberation or Licence ? », Classical Quarterly, 31 (1981), n. p. 86-88), qui renonce du même coup
à saisir le mouvement de la démonstration.
76. Aristote, Politique, II, 1269 b 32-39.
77. Plutarque, Numa, 25, 9, dira de même que leur régime les conduisit à « prendre de l’audace »
(thrasytérai génesthai), et tout d’abord en se montrant viriles (andrôdeis) envers les andres.
78. Réserve importante, qu’il ne faut pas faire disparaître, comme le fait J. Redfield dans sa traduction
de ce passage (« The Women of Sparta », Classical Journal, 73 (1978), p. 149), sous peine de traiter
la thrasytès comme une vertu positive, ce qu’elle n’est en aucun cas ici.
79. Politique, I, 1260 a 23.
80. Sur cette limite qu’est pour Aristote la nature féminine, voir G. Sissa, « Il corpo della donna :
lineamenti di una ginecologia filosofica », dans S. Campese, P. Manuli, G. S., Madre Materia,
Turin, 1983, p. 83-145, et S. Georgoudi, « Le mâle, la femelle, le neutre. Variations grecques sur
le jeu des sexes et ses limites dans le monde animal », dans Masculin / Féminin en Grèce ancienne,
recueil collectif à paraître.
310 la cité, l’historien, les femmes
Aussi la plupart des audacieux ne sont-ils en réalité que des lâches faisant le
brave (thrasydeiloi) ; audacieux dans les circonstances où ils peuvent imiter le
courageux, dans les circonstances redoutables, ils ne tiennent pas bon (ta phobéra
ouk hypoménousin) ;81
de fait, la thrasytès est un excès, et il est de la nature de l’excès que de se retour-
ner en son contraire. Ainsi, non seulement les femmes spartiates se comportent
comme celles des autres cités, mais, inversant l’audace en lâcheté lorsque pré-
cisément il faudrait « tenir bon », elles sont plus qu’inutiles : nuisibles au plus
haut point – et blabérôtatai clôt le raisonnement, qui s’ouvrait sur le nuisible
relâchement (blabéra anésis) des Lacédémoniennes.
On l’aura remarqué : c’est encore une fois sur fond de thorybos que les
femmes interviennent dans l’histoire des hommes. À ceci près que, chez Aristote,
elles le provoquent au lieu de le supporter. Dominant leur naturel pour tenir
bon (hypoménein) face au tumulte, les femmes de Corcyre se comportaient
avec une audace très proche de l’andreia authentique, comme si leur physis,
toute de mesure, comportait en soi-même la possibilité de se dépasser82 : aussi,
pour les andres, étaient-elles une aide efficace. Inversement, inefficaces parce
que toujours dans l’excès et basculant d’un extrême à l’autre, les femmes de
Sparte apportent aux hommes un supplément de souci ; là où Xénophon ne
voyait que faiblesse bien explicable, Aristote devine ce qui, pour une cité, est
la pire des menaces : que les femmes y soient un ennemi intérieur pire que
celui de l’extérieur.
C’est ici que ce passage décidément remarquable nous réserve une dernière
surprise. Car, pour parler du comportement des « audacieuses » Lacédémoniennes
lors de l’invasion thébaine, la langue d’Aristote semble empruntée mot pour
mot à celle que, dans les Sept contre Thèbes, Eschyle assignait aux impréca-
tions d’Etéocle contre la race des femmes83. Soit la cité de Thèbes assiégée par
l’armée ennemie ; les femmes du chœur y clament leur panique ; lorsque, après
avoir fait le vœu de ne jamais « cohabiter » avec cette race funeste, ni dans le
bonheur ni dans le malheur, le fils d’Œdipe ajoute :
La femme a-t‑elle le dessus ? C’est une audace infréquentable. A-t‑elle peur ?
Pour sa maison et sa cité, c’est un mal pire encore,
81. Ethique à Nicomaque, III, 1115 b 32-33 ; cf. II, 1107 b 3 et 1108 b 31, ainsi que VII, 1151 b
7 ; en III, 1115 a 14-16, Aristote observe que l’impudent est dit courageux « par métaphore ; car il
ressemble au courageux ». Sur l’ambiguïté de la notion aristotélicienne d’« audace », voir E. Garver,
« The Meaning of thrasos in Aristotle’s Ethics », Classical Philology, 77 (1982), p. 228-233. On
notera toutefois que, depuis l’Iliade et Thersite, les connotations de thrasos sont passablement
ambiguës : distinguant tharsos (courage) et la variante phonétique thrasos (effronterie, impudence),
P. Chantraine (« À propos de Thersite », L’Antiquité classique, 32 (1963), p. 18-27) pense que le
nom de Thersite doit être pris en bonne part, mais revient à plusieurs reprises sur la lâcheté du
personnage, écrivant par exemple « ce Thersite “tout courage” est un couard » ; pour une autre
interprétation du nom de Thersite, voir G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero
in Archaic Greek Poetry, Baltimore-Londres, 1979, p. 259-262.
82. En temps de paix, la « nature », assimilée à la sôphrosynè comme dans l’épitaphios, est une
limite à ne pas dépasser ; lorsque l’urgence le veut, la physis féminine peut se dépasser utilement :
idéalement, mieux vaut ne pas sortir de la mesure, mais Thucydide constate qu’en cas de nécessité,
la chose est possible.
83. Eschyle, Sept contre Thèbes, 187-194 et 201 (blabè).
la cité, l’historien, les femmes 311
84. Ibid., 792 (« Rassurez-vous, femmes trop filles de vos mères »).
85. Hérodote, V, 87-88.
312 la cité, l’historien, les femmes
86. Cette analyse prend le contre-pied de celle proposée par C. Dewald (« Women and Culture
in Herodotus’ Histories », p. 98), pour qui l’action des femmes montre qu’aux yeux d’Hérodote
« hommes et femmes partagent à égalité un même jeu de valeurs sociales ».
87. Ergon pour désigner le « crime lemnien » (sur lequel on consultera G. Dumézil, Le Crime des
Lemniennes, Paris, 1924) : Hérodote, VI, 138, Philostrate, Héroïkos, 19 ; pour désigner le meurtre
d’Itys : Thucydide, II, 29, 3.
88. Mélanthô : Odyssée, XIX, 91-92 ; Clytemnestre, Odyssée, XI, 424-434 et XXIV, 191-202,
où le mouvement est le même que dans l’Iambe des femmes de Sémonide d’Amorgos (la femme
vertueuse y est elle-même comprise dans une race maudite) : voir Les Enfants d’Athéna, p. 108-111.
89. Inversement, des activités propres aux femmes, comme le tissage, s’expriment sans difficulté
au pluriel : par ex. Hérodote, IV, 114 (erga gynaikèia).
90. À propos d’Artémise elle-même, dont le courage viril (andreiè) est pour Hérodote un thôma
(VII, 99), le mot ergon n’est pas employé sans ambiguïté (VIII, 88 ; cf. 87, où ergazomai suggère
qu’Artémise ne « travaille » que pour son propre intérêt).
91. Voir Moralia (= Vertus), 245 c (erga) ; voir aussi 245 b (ergon).
la cité, l’historien, les femmes 313
la mise à mort de l’unique survivant d’un combat peut même passer pour une
preuve de fortitude, à condition que la scène se passe à Sparte, que la meur-
trière soit une mère tuant un rescapé qui était son fils, et que l’action s’accom-
plisse au nom de la patrie92.
Revenons à Hérodote, et à Athènes, où prend place le second épisode. Au len-
demain du combat naval qui a vu la victoire des Grecs, les Athéniens attendent
à Salamine la suite des opérations ; introduit devant la boulè, un envoyé de
Mardonios leur transmet les propositions perses, qui reviendraient tout bonne-
ment pour Athènes à déserter la cause grecque. Un bouleute, Lykidas, « émet
un avis », dans la plus pure tradition de l’activité délibérative (eipégnômèn). En
d’autres temps, dûment transmise à l’ekklèsia, cette gnômè eût pu se transfor-
mer en un décret. Mais les Athéniens sont en guerre avec le Mède, et le contenu
de la déclaration de Lykidas prend le contre-pied de l’honneur athénien (« il lui
paraissait avantageux – édokee, autre terme politique – d’accueillir les propo-
sitions et d’en faire le rapport à l’assemblée du peuple »). On l’a deviné, cette
procédure formellement légale n’aura jamais lieu ; mieux : sans plus écou-
ter et sans délibérer plus avant, sur le champ, les Athéniens s’indignent93 et, la
colère abolissant la frontière entre le politique et son dehors, les bouleutes se
joignent aux autres citoyens pour lapider Lykidas, sans autre forme de procès.
Mais l’histoire n’est pas finie : voici qu’un tumulte (thorybos) se répand dans
Salamine. Un « tumulte » ? Dressons l’oreille : les femmes ne sont pas loin.
Et, de fait, avec le thorybos, elles entrent dans l’action :
Les femmes des Athéniens apprirent ce qui se passait ; s’excitant et s’entraînant
les unes les autres, elles se portèrent de leur propre mouvement vers le logis de
Lykidas, lapidèrent sa femme et lapidèrent ses enfants94.
Fin de l’histoire. Sur cette affaire, Hérodote ne porte aucun jugement expli-
cite, laissant au lecteur le soin de réagir et de choisir son interprétation – de
même, au sujet des motivations de Lykidas, bassement intéressées ou purement
politiques95, il ne tranchait pas. Il est vrai qu’usant de la tmèse et de l’anaphore
pour évoquer la lapidation de la femme et des enfants par les femmes, sa langue
se fait rhétorique (kata mén éleusan… tèn gynaika, kata dé ta tekna), ce qui doit
sans doute être relevé par le lecteur comme un indice à interpréter. Quant aux
Athéniens, Hérodote ne dit pas qu’ils aient cette fois-ci condamné l’acte de leurs
femmes, et la tradition athénienne, qui justifie par le patriotisme la lapidation
du bouleute, s’empressera d’interpréter ce silence comme un consentement ;
dans une envolée oratoire, Démosthène ira même jusqu’à faire de l’interven-
tion des femmes quelque chose comme un acte de civisme parallèle à celui des
andres, un exemplum bien digne des héros de Salamine96. Mais, pour procéder
à cette opération, l’orateur a besoin d’oublier qu’en l’occurrence les femmes
s’en prirent à des enfants, et non pas seulement à une autre femme ; Hérodote,
qui n’intervenait pas personnellement dans le récit mais se contentait d’y glisser
une anaphore, était de fait plus critique, et l’on pariera que, si le premier kata
introduit l’acte, le second souligne l’excès97. Avec l’excès, se dessine en fili-
grane le naturel féminin, principe d’explication ô combien irrationnel et cepen-
dant seul susceptible d’expliquer un tel acte.
Tentant malgré tout de donner quelque sens à cette histoire qui ne c omporte
pas de morale, je me risquerai à quelques remarques. Tout d’abord, il y a, dans
cet « acte de femmes », comme une tension entre ce qui est proprement féminin
et ce qui mime le monde des hommes : l’émiettement en individualités carac-
térise le genre féminin – ainsi, pour se constituer en groupe, les femmes ont
besoin de s’exciter (diakéleusaménè) l’une l’autre –, mais l’intervention est col-
lective et « librement » décidée (autokélees) comme dans l’univers masculin ;
la pierre, on l’a vu, est arme de femme mais, du simple jet de pierre à cette pra-
tique collective – pour ne pas dire civique – qu’est la lapidation, l’écart est réel98.
Il conviendrait ensuite d’observer que seules les femmes peuvent aller assez
loin dans la transgression pour tuer ce que l’ennemi extérieur n’ose même pas
mettre à mort dans une cité qu’il vient de conquérir : une femme, des enfants.
Objectera-t‑on que, Lykidas étant un traître, leur action prend dès lors un sem-
blant de légitimité ? Ce serait oublier que, dans la perspective d’une peine collec-
tive fondée sur la solidarité « passive » de la famille telle que Glotz l’entendait,
c’est au corps civique et à lui seul qu’il reviendrait d’étendre le châtiment aux
proches du traître99. Or les femmes n’ont pris conseil que d’elles-mêmes – et du
thorybos. Suggérera-t‑on alors qu’en vertu de l’identification – facile, tentante –
de Mardonios avec un « tyran », le comportement de Lykidas a été assimilé à
une collusion avec la tyrannie ? Et la pratique est courante de faire disparaître
tout entière – on dit alors : de déraciner – la famille d’un tyran100. Reste que, là
encore, ce ne sont pas normalement les femmes qui agissent101, mais les andres.
Et l’on ajoutera que toute intervention des femmes dans un processus de lapi-
dation place celui-ci sous le signe de l’incontrôlable102.
Rien ne sert d’argumenter, il faut savoir admettre qu’aucune explication
d’ordre légal ou politique ne saurait rendre compte de l’intervention meur-
trière des femmes d’Athènes chez Hérodote. Certes leur action a doublé celle
des hommes qui, déjà, se caractérisait par sa violence immédiate mais, au sujet
de la femme et des enfants du bouleute, personne ne leur avait rien demandé :
elles n’ont écouté que leur impulsion et, dans le autokéles par lequel elles se
***
103. Cette interprétation diffère sensiblement de celle de C. Dewald (« Women and Culture »,
p. 98) ; plus conforme au récit me semble l’observation de D. Schaps (« Women in Wartime »,
p. 195 : « The women, at any rate, were no appeasers »).
104. Northanger Abbey, ch. XIV.
316 la cité, l’historien, les femmes
grec du politique – sont remplies. Pour qui douterait encore que le logos histo-
rique puisse pactiser avec l’imaginaire, ces incursions des femmes rappellent à
point nommé que, dans la prose même d’un Thucydide, assigner une physis aux
femmes et les femmes à leur physis est l’une des opérations les plus propres à
consolider le discours civique en son identité.
MATREM NUDAM :
QUELQUES VERSIONS GRECQUES*
Oresteia, Warminster, 1985, pl. 19) où la figure du mourant regarde frontalement le spectateur,
l’amant de Clytemnestre peut recevoir le coup mortel en d’autres parties du corps.
3. Euménides, 592 ; voir aussi Choéphores, 883-884 (affirmant que le cou de la reine est « sur le
tranchant du rasoir », le serviteur ne sait pas encore à quel point sa métaphore s’actualisera) et 904
(« je veux t’égorger », dit Oreste – mais le verbe sphazô est si souvent, dans la tragédie, appliqué
au meurtre en général que l’on n’en saurait tirer une pleine certitude quant aux modalités de la
mort de Clytemnestre).
4. Voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, 1985, p. 97-98.
5. Sachant que tous les acteurs sont des hommes, qu’en est-il effectivement du voir dans une pareille
scène ? O. Taplin, qui croit que le texte n’est que le « script » du spectacle (Greek Tragedy in Action,
Londres, 1978, p. 1), estime qu’il faut doubler d’un geste le déictique tonde par lequel Clytemnestre
désigne son sein : geste minimal, certes, mais qui sauverait la primauté du voir. Convaincue que, dans
une tragédie, les mots assument l’essentiel, je m’interroge sur la nécessité de ce voir. La question se
poserait sans doute différemment dans la comédie, genre où le dire est sans cesse commenté par le
geste : sur la tendance comique à dénuder le corps féminin, voir Henderson, The Maculate Muse,
New Haven et Londres, 1975, p. 148.
6. Voir A. Green, Un Œil en trop, Paris, 1969, p. 65
matrem nudam : quelques versions grecques 319
yeux, laissant retomber son épée. Et de fait le geste a été suivi d’effet, un ins-
tant : à la vue du sein maternel. Oreste a reculé, détournant le regard, abaissant
son épée. Mais, contrairement à ce qu’espérait Clytemnestre, en détournant les
yeux, Oreste a retrempé son courage, car il a croisé le regard de Pylade, qui se
tenait derrière lui comme un vivant rappel de la foi jurée à Apollon. C’est ainsi
qu’en détournant les yeux, Oreste modelait déjà son attitude sur celle de Persée.
C’est le cœur de Persée qu’il te faut installer en ta poitrine. » Revenant à
ce chant du chœur, j’y vois donc, condensée dans la référence au mythe, une
double allusion à ce qui, de Clytemnestre, fait une Gorgone : la gorge, desti-
née, comme celle de Méduse, à ce qu’un Persée la tranche, le sein qu’Oreste ne
saurait voir, tout comme… Tout comme est pétrifié quiconque regarde la tête
de la Méduse, « [substituée] à la figuration de l’organe génital féminin7 » ?
Le sort en est jeté : bien imprudemment, penseront les hellénistes – bien tar-
divement, estimeront les psychanalystes –, j’ai donc fini par me référer à la page
que Freud consacre à « la tête coupée de la Méduse ». Texte bien connu, et que
souvent l’on déclare trop connu, pour se dispenser d’avoir à en faire quelque
chose. Trop court, dit-on, ou trop clair, mais parfois aussi jugé finalement obscur.
Bref, il n’y aurait rien à en tirer, et les hellénistes, forts du constat de son inu-
tilité, préfèrent généralement le passer sous silence. Je ne suis pas sûre qu’une
telle stratégie soit de bonne méthode, quand bien même il serait démontré que,
pour interpréter cette « figure mythologique individuelle », Freud ne s’est ins-
piré que de ses propres hypothèses8. Mieux vaudrait s’interroger sur ce que l’on
gagne à relire ce texte en regard des vers des Choéphores : peut-être rien, en
effet, mais je fais le pari inverse, en la circonstance présente tout comme, face
à un discours mythique, j’ai plus d’une fois parié pour la pertinence des opéra-
tions freudiennes. Et je tiens à ce pari même si, en matière de référence à Freud,
la position que j’assignerais volontiers à l’helléniste est celle, inconfortable, qui
consiste à travailler à la frontière.
Travailler à la frontière : entre une lecture des mythes qui se réclame de
l’anthropologie et une interprétation proprement psychanalytique du mythe,
cela revient à camper sur une ligne fragile et brouillée. Fragile, brouillée, et
qui cependant doit être maintenue telle, ce qui entraîne parfois que l’on refuse
d’aller plus loin dans l’interprétation, lorsqu’il n’y aurait d’autre recours que de
forcer l’opacité ou les silences du mythe, rabattus sur quelques mots de passe.
Fragile, donc, et brouillée, mais essentielle à qui, dans la grammaire mythique,
privilégie le discursif et s’intéresse plus particulièrement à tout ce qui, dans une
trame narrative ou textuelle, fait événement.
Parlons des silences que l’on ne saurait forcer. Quelques mots d’éclaircis-
sement, à propos d’un exemple.
7. Freud, « La tête de Méduse », trad. J. Laplanche, dans Résultats, idées, problèmes II, Paris,
1985, p. 50.
8. En opposition avec la démarche suivie à propos de Baubô dans « Parallèle mythologique à une
représentation obsessionnelle plastique » (dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, 1985,
p. 131-133), où figure, intégrée au texte, une référence explicite au recueil de S. Reinach Cultes,
mythes et religions. Freud interprétant la tête de Méduse ne renvoie à aucune étude d’histoire des
religions. Ce silence signifie-t‑il qu’il ne se réclame ici que de lui-même ?
320 matrem nudam : quelques versions grecques
Qu’avait donc vu Tirésias lorsque, pour avoir surpris Athéna au bain, il fut
sur le champ aveuglé ? À cette question, j’ai naguère estimé qu’il convenait de
n’apporter aucune réponse positive parce que, s’agissant du corps nu de la fille
de Zeus, des seins et des flancs de la déesse porteuse d’égide, il n’y a rien de
plus à dire que son caractère d’adynaton : corps impensable, car impossible,
et dont il n’y a rien qui se puisse voir parce que peut-être il n’y a rien à voir
d’Athéna, une fois dépouillée de ses enveloppes9.
C’était, bien sûr, aller au-devant de la surprise peinée des hellénistes (à
quoi bon chercher la complication, puisqu’il suffit de regarder une statue
d’Athéna pour constater que la déesse a un corps ?). C’était aussi rester très
en deçà des interprétations qui, du dedans de la psychanalyse, sont données
de cette séquence mythique. Il y a les interprètes qui, pour rendre compte
de l’aveuglement de Tirésias (s’en) tiennent à déchiffrer le secret du corps
d’Athéna, qu’ils identifient volontiers comme corps phallique, et ceux qui pré-
fèrent reconstituer le trauma à l’origine de l’aveuglement. Réfléchissant sur
ce que vit Tirésias, j’avais rencontré l’hypothèse du corps phallique comme
l’une des figures pensables d’Athéna ; presque trop pensable, même : à la
fois nécessaire et insuffisante. Je m’attarderai donc plus longuement sur la
seconde interprétation, qui m’a plus d’une fois été proposée par des lecteurs
désireux d’aller « plus loin ».
Soit donc l’analyse d’un aveuglement raconté par Callimaque dans l’Hymne
pour le bain de Pallas. En l’occurrence, qui veut aller plus loin commence par
s’en tenir strictement au récit du poète : par relever, d’abord, que la mère du
jeune homme était l’une des plus chères compagnes d’Athéna ; que jamais la
nymphe et la déesse ne se quittaient ; qu’elles avaient, ce jour-là, délié leur
péplos d’un même mouvement ; et qu’« elles se baignaient toutes deux10 ».
Survient Tirésias, qui voit « ce qu’on ne doit voir ». Ici, la lecture s’arrête et
cède la place à l’interprétation : sans plus accorder d’attention aux paroles que
Callimaque prêtera à la nymphe, pleurant sur son fils qui, pour avoir « [vu] la
poitrine et les flancs d’Athéna », « ne reverra plus le soleil », on donne à l’aveu-
glement de Tirésias sa vraie cause – c’est, dit-on, qu’il avait tout simplement vu
sa mère nue ; ou bien, procédant à une condensation drastique, on affirme qu’il
avait, en un regard, vu sa mère et la déesse, et peut-être surpris la mère dans la
déesse : la nudité toute maternelle du corps vierge de la fille de Zeus. S’ensuit,
comme il se doit, l’aveuglement de Tirésias, coupable d’avoir vu ce que Freud
ne disait qu’en latin : matrem… nudam11. Nous voici finalement revenus dans
le bien-connu psychanalytique. Mais, en chemin, on a perdu l’essence grecque
de la nudité d’Athéna, qui est d’être l’inconnu même – un unheimlich qui, pour
une fois, ne recèlerait pas forcément le heimlich.
Si c’est aller plus loin que raisonner ainsi, à nouveau, donc, je refuse d ’aller
plus loin. Et, pour justifier ce refus, non contente d’invoquer Callimaque et
les pleurs de la nymphe, je me réclame à mon tour de Freud. Relisons les quelques
lignes consacrées à l’usage très particulier qu’Athéna fait de la tête de Méduse :
Ce symbole de l’horreur est porté par la déesse vierge Athéna sur son costume.
Avec raison, car elle devient par là une femme inapprochable qui repousse toute
concupiscence sexuelle. N’exhibe-t‑elle pas l’organe génital de la mère, qui
provoque l’effroi ?
En d’autres termes, et pour développer le raisonnement de Freud : Athéna
a installé la tête de la Gorgone au beau milieu de l’égide. Exhibant le sexe de la
mère, elle est intouchable, et l’on observera au passage que, si l’on est aveuglé
pour avoir vu la nudité divine, il n’est guère plus recommandé de voir la déesse
revêtue de l’égide puisque l’on risque à tout coup la pétrification. Posons mainte-
nant – plus d’un texte grec y invite – que l’égide est à la déesse la plus consubs-
tantielle de toutes ses enveloppes, quelque chose comme sa peau. Voici que le
« sexe de la mère » devient l’enveloppe visible du corps caché d’Athéna : met-
tant en avant ce qui, par essence, est dissimulé, la déesse serait-elle tout entière
figure symbolique12 ? Loin de chercher à percer le secret de la nudité d’Athéna,
c’est sur le corps vêtu de la déesse qu’il faudrait alors méditer : pure « façade »,
peut-être, mais une façade dont on ne sait ce qu’elle recèle ; un dehors qui est
un dedans, et qui masque (ou qui révèle ?) un dedans bien caché – mais y a-t‑il
encore un dedans à cacher ? À l’interprète de déterminer sa stratégie face à cette
figure. S’il veut maintenir une distinction entre le montré et le dissimulé, il lui
faudra se demander ce qui, du dedans ou du dehors, est chez Athéna le plus dis-
simulé. En d’autres termes : une fois ôtée l’égide, que voit-on (que reste-t‑il)
d’Athéna ? Cette question, à laquelle Callimaque se gardait bien de répondre
et que Freud a seulement suggérée, il lui faudra la soulever, quitte à se conten-
ter d’y répondre : de l’inconnu, et peut-être rien qui ressemble à du visible. De
l’indicible, en tout cas.
Décidément, le corps divin d’Athéna est bien gardé. Gardé contre les regards
indiscrets, gardé par ces regards eux-mêmes, en ce qu’ils s’immobilisent à la
vue de la Gorgone sur l’égide.
12. Elle l’est en un double sens : en ce qu’elle porte sur elle un symbole, et en ce que la monstration
de ce symbole fait de toute sa personne un symbole au sens où le latent est sur elle manifeste :
cf. J. Laplanche, Problématiques II. Castration, symbolisations, Paris, 1980, p. 272-280, ainsi que
L. Kahn, « Le monde serein des dieux d’Homère », L’Écrit du temps, 2 (1982), p. 125.
322 matrem nudam : quelques versions grecques
13. Voir J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, 1985,
p. 32-33 ; la page 33 évoque le « jeu d’interférences entre la face de Gorgô et l’image du sexe
féminin ».
14. Voir F. Pasche, « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité », Revue française de psycha-
nalyse, 35 (1971), p. 859-870.
15. Voir L. Kahn, « Le monde serein des dieux d’Homère », p. 125-130.
16. Du côté du rire, il y a Baubô, que Freud rencontre par ailleurs (« Parallèle mythologique… ») ;
mais, comme si une figure mythique ou cultuelle était auto-explicative, Freud n’entreprend pas
d’interpréter la figure de Baubô, où il eût peut-être retrouvé l’autre de Méduse non plus une tête
coupée, mais un ventre-tête.
17. Une telle préoccupation est totalement absente de la référence à Baubô : il est vrai que Freud
met alors la mythologie en position d’avoir le dernier mot.
matrem nudam : quelques versions grecques 323
toute, ne va pas de soi. Il se pourrait en effet que, face à une métaphore eschy-
léenne, tout le travail de l’helléniste s’opère à rebours de la démarche postulée
dans « La tête de Méduse » : loin de partir d’une interprétation en forme d’évi-
dence, il s’agirait de la construire.
18. M. Klein, « Réflexions sur l’Orestie », trad. fr. dans Envie et gratitude, Paris, 1968, p. 191
(commentaire de Choéphores, 896-898).
19. Le choix d’une position de lecture univoque n’est pas sans rapport avec le caractère entièrement
symbolique de l’interprétation de l’Orestie par Mélanie Klein qui, à chaque figure ou à chaque
configuration, assigne la fonction d’« illustrer », de « personnifier », de « représenter » (passim),
d’« exprimer » ; sur la question du symbolisme, voir tout particulièrement les conclusions du texte
(ibid., p. 217-218).
324 matrem nudam : quelques versions grecques
père20 ». Mais il faut surtout donner tout son sens au mouvement d’aidôs, bref
mais spectaculaire, qui, devant le sein dénudé de Clytemnestre, saisit Oreste.
J’avance donc quelques propositions : lorsque, devant le sein exhibé à sa vue,
Oreste recule, détournant les yeux comme un autre Persée, ce qu’il voit – ce
qu’il ne peut voir, ce qu’il ne peut pas ne pas voir – est à la fois ce qu’il voit
et ce qu’il ne voit pas. Il voit « le sein maternel et la mère » – car, en logique
kleinienne, le sein vaut pour la mère, dont il est la métonymie. Donc Oreste
voit le bien-connu, et cependant il recule. Façon de suggérer que le bien-connu
recèle de l’étrangement inquiétant. Ou encore, que, sur un mode plus œdipien,
il y a aussi, condensé dans le spectacle du sein, tout ce qui n’est pas vu du corps
de la mère. À commencer par le sexe maternel.
Le sein de Clytemnestre : objet offert au regard et dont le regard se détourne,
plus pour ce qu’il n’est pas que pour ce qu’il est. Un support pour tous les fan-
tasmes. Sur le corps de la mère, le point de condensation de toute féminité.
Il se pourrait, certes, qu’une telle proposition n’ait forme d’évidence que
par excès ou par défaut. Excès du côté de l’analyste, accoutumé, en matière de
figures mythiques, à mettre l’évidence au début : habitué à ce que l’étrangement
inquiétant ouvre sur « l’antique terre natale (Heimat) du petit d’homme », le
lecteur de Freud reconnaît d’entrée de jeu à l’interprétation le droit de substi-
tuer au bien-connu « le sexe ou le ventre de la mère21 » ; sans doute attend-il
la suite, qui ne viendra pas. Et puis, il y a l’helléniste, retranché dans sa fidélité
au contenu manifeste des textes et pour qui l’interprétation vient toujours trop
tôt – façon de dénier finalement tout statut à l’interprétation. À l’un comme à
l’autre, il me faut opposer les raisons grecques qui invitent à une telle lecture,
pourvu que l’on prenne le temps d’en déployer l’enchaînement – et il se pour-
rait que lire une image mythique ne soit rien d’autre que prendre le temps de
ce déploiement.
Il y a d’abord cette propriété essentielle du corps féminin tel que le fan-
tasment les Grecs, qui est d’être un conduit entre la bouche d’en-haut et celle
d’en-bas22 ou un « milieu » entre deux issues ; bref, un intervalle. En d’autres
termes, un espace tendanciellement menacé de se réduire, voire de s’annuler
parce que tout y communique dès lors que le haut renvoie au bas, comme le
bas vers tout point du haut. Et, de fait, lorsque, pour mille et une raisons, les
deux issues homonymes tendent à se superposer, l’espace du corps s’offre à
la pensée comme un milieu compressible à volonté, jusqu’à se condenser en
un point unique, généralement la gorge (mais le sein peut aussi bien être ce
point). D’où une double et contradictoire tendance : à la tautologie répétitive
(le corps féminin, c’est le sexe de la femme) et à la vacillation des repères (le
féminin dans la femme, c’est le sexe/la gorge/le sein)23. D’où la série mytho-
20. Choéphores, 749-750. Faire de la nourrice un simple « substitut maternel » (M. Klein, ibid., p. 203)
dispense-t‑il de prêter attention au vers 762, où la nourrice dit « avoir reçu Oreste pour son père » ?
Cf. N. Daladier, « Les mères aveugles », Nouvelle Revue de psychanalyse, 19 (1979), p. 229-244.
21. Citations de « L’inquiétante étrangeté », dans L’Inquiétante étrangeté, p. 252 ; j’ai préféré
traduire « le ventre » là où la traduction, selon une habitude de la langue française (qui parle de
« porter dans son sein »), euphémise Leib en « sein ».
22. Voir G. Sissa, Le Corps virginal, à paraître prochainement.
23. Il arrive même qu’un seul mot, tel kolpos, change de référent tout au long de son histoire,
jusqu’à parcourir tous les lieux du corps féminin : le giron, où se réfugie le jeune enfant (Iliade,
matrem nudam : quelques versions grecques 325
VI, 400 et 467), le pli de la robe que gonfle le sein (pli qu’Hécube fait tomber pour dénuder sa
poitrine : Iliade, XXII, 79), mais aussi, à partir de l’ancienne comédie, le sexe et la matrice (voir
J. Henderson, The Maculate Muse, p. 140-141).
24. Sur Baubô, « corps féminin syncopé », voir M. Olender, « Aspects de Baubô », Revue de
l’histoire des religions, 202 (1985), p. 3-55 (et surtout 50-55).
25. Citations empruntées à É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Paris,
1969, p. 340-341.
26. Traduction très imparfaite de tade t’aideo, où le déictique tade au neutre pluriel est quelque
chose comme un « ça » (Iliade, XXII, 82).
27. Aidôs pour le sein, pitié pour la mère (même si c’est encore comme porteuse de sein qu’Hécube
demande la pitié pour sa personne : XXII, 83). Une telle distinction invalide le rapprochement fait
par J. Redfield (La Tragédie d’Hector. Nature et culture dans l’Iliade, trad. fr., Paris, 1984, p. 197
et n.) entre la prière d’Hécube et une supplication de captif sur le champ de bataille (par exemple
XXI, 74, où c’est pour sa personne qu’un captif implore aidôs et pitié).
326 matrem nudam : quelques versions grecques
le côté de l’aidôs, ce qui lui permet de condenser allusivement toute une scéno-
graphie de supplication axée autour de ce qui, du corps des géniteurs, se donne
à voir ou à deviner. Avant qu’Hécube ne dénude son sein pour le présenter aux
regards de son fils, Priam a tenté d’émouvoir Hector avec des paroles ; ou, plus
exactement, avec une description en forme d’opposition contrastée : d’un côté, la
mort du jeune guerrier, placée sous le signe du beau – il lui sied en tout de tom-
ber au combat parce que « tout est beau, bien qu’il soit mort, de ce qu’il laisse
voir » –, de l’autre, la fin humiliée du vieillard abattu dont les chiens outragent
la tête chenue et le sexe, lequel en l’occurrence se dit aidôs28. Virilité du père,
crûment livrée à l’outrage, mais à travers le filtre des mots ; corps très présent
de la mère, réellement dénudé et que ce geste même met à distance : la fic-
tion de Priam localisait aidôs sur le corps du père, le geste d’Hécube doit faire
naître en Hector un sentiment d’aidôs – honte et respect tout à la fois, peur et
recul devant l’interdit. Ainsi, entre le père et la mère, entre le sexe et le sein, il
y a l’espace de l’aidôs, d’une « honte » tantôt chosifiée et tantôt s’intériorisant.
Aidôs est ce qui, du corps du père, ne se donnerait à voir que pour la honte du
fils ; et ce que le fils est censé ressentir lorsque, focalisant son regard, la vue du
sein mis à nu suggère et éloigne le corps maternel.
Le corps maternel : corps de mère, corps de femme. Celui d’Hécube, celui
– à coup sûr très sexué – de Clytemnestre. Entre le sein que Clytemnestre dénude
pour son fils et celui que sa sœur Hélène dévoile aux regards de l’époux bafoué
qui veut la tuer29, qui saurait distinguer où est la supplication, où la séduc-
tion ? Je ne m’y emploierai certes pas, je m’essaierai d’autant moins à séparer
la mère de la femme désirable30 que, pour compléter la liste des mères sup-
pliantes, il me faut encore y ajouter le nom de la mère-épouse : j’ai, bien sûr,
nommé Jocaste. Jocaste qu’Euripide, bon lecteur de ses devanciers, crédite du
même geste qu’Hécube et que Clytemnestre, comme pour interpréter ce qu’il
y a d’incestueux dans ce geste qu’ont les mères pour implorer les fils. Cela se
passe – ou plutôt cela se raconte – dans les Phéniciennes (c’est Antigone qui
le raconte). Jocaste, que la révélation de l’inceste n’a pas tuée mais que tuera
l’affrontement fratricide des fils qu’Œdipe lui a donnés, Jocaste tente une der-
nière fois de s’interposer entre Etéocle et Polynice :
Montrant aux yeux de tous ses larmes, ses sanglots, à ses fils elle présentait, elle
présentait un sein suppliant, elle qui, suppliante, s’élançait.31
Le sein de Jocaste : Sophocle ne disait pas qu’Œdipe l’ait vu lorsqu’il la
dénuda, arrachant les agrafes qui retenaient le vêtement de la morte pour les
lever sur ses yeux, mais Euripide sait user d’Homère et d’Eschyle pour faire
parler les silences de Sophocle.
Défaire la condensation tragique, suivre pas à pas les trajets grecs dans le
signifiant, une telle démarche suppose que l’on mise sur la lenteur dans l’analyse.
À se situer dans la spécificité d’un discours – grec, en l’occurrence –, comment
ne pas choisir ce temps ralenti ? On y perd, durablement, les évidences origi-
naires de la lecture symbolique. Mais qui travaille à la frontière ne gagne rien à
emprunter les raccourcis : c’est en s’attardant sur aidôs et seulement ainsi que
l’on peut dessiner les contours grecs de la chose sexuelle – occasion de réduire
d’autant la primauté supposée du social dans le champ sémantique de la « honte ».
Et cependant, pour déployer tout le jeu grec des associations condensées dans
une métaphore de l’Orestie, il m’importe que les raccourcis aient été emprun-
tés : que, s’agissant de la tête de Méduse, Freud ait commencé par interpréter,
fût-ce en remettant à plus tard le souci de « soutenir sérieusement cette inter-
prétation ». Ce n’est pas, comme certains lecteurs de mythes feignent de le
croire, qu’il faille à tout prix « mettre au crédit de Freud de savoir mieux que
les mythes ce qu’ils disent34 ». Mais il n’y a pas, inversement, à protéger les
mythes de la psychanalyse, surtout lorsque ces mythes parlent grec. Renversant
la proposition de Lévi-Strauss, je dirais donc volontiers le plaisir à chaque fois
renouvelé que l’on prend à ajointer les chaînes grecques de fantasmes aux inter-
prétations freudiennes, parce que c’est sous fantasme grec que la psychanalyse
a trouvé sa langue.
Certes, quelques jours avant que le nom d’Œdipe ne s’empare de lui35, c’est
au latin que Freud recourait pour évoquer matrem nudam. Mais, à une langue
morte près, la parole du mythe n’était pas loin. Le recours au latin – Starobinski
l’a très bien dit – ne se justifie sans doute ni par la pudeur, ni par le désir de
« faire scientifique », ni parce que les indécences se disent traditionnellement
ainsi (ce sont là trois raisons aussi insuffisantes que nécessaires), mais parce
que « seul un terme emprunté à une langue morte pouvait conférer à la mère
son visage mythique, sa figure “jocastienne”36 ».
32. Dans la supplication d’Hécube à Hector Iliade, XXII, 82-83 : « aie pitié de moi, si jadis je t’ai
tendu le sein qui fait oublier le souci [lathikèdea] ; souviens-t’en »), il y aurait beaucoup à dire sur
le mot lathikèdès, surtout si kèdos désigne bien « les tourments de l’âme… qui nous poursuivent
longtemps dans nos pensées » (F. Mawet, Le Vocabulaire homérique de la douleur, Bruxelles,
1979, p. 362).
33. « Calme ton œil terrible », dit Jocaste à Etéocle, « ce n’est pas la tête coupée de la Gorgone
que tu vois, mais ton frère » (Phéniciennes, 453-455).
34. Citation de Cl. Lévi-Strauss, La Potière jalouse, Paris, 1985, p. 245.
35. La lettre à Fliess sur Œdipe est datée du 15 septembre 1897.
36. J. Starobinski, « Hamlet et Freud », préface à E. Jones, Hamlet et Œdipe, trad. fr., Paris, 1967,
p. xxxv.
328 matrem nudam : quelques versions grecques
1. Sur l’« objectivité » de Thucydide, voir J. de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Paris,
1967, p. 11-12. Dans ces pages d’introduction se dessine la difficulté qu’il y a à tenir ensemble la
thèse de « la parfaite objectivité du savant » et la constatation que tout « … contribue à dégager
une signification qui a été […] imposée par lui » (c’est moi qui souligne).
2. J’ai tenté de cerner cette petite place dans « La cité, l’historien, les femmes », Pallas, 32 (1985),
p. 7-39. À cette enquête sur la part des femmes, il conviendrait d’en ajouter une sur celle (restreinte
aussi, à n’en pas douter) du féminin.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 331
renversement, que pourraient symboliser les travaux d’un Adam Parry3, avec
la façon qu’ils ont de mettre l’accent sur l’écrivain plus que sur le savant, sur le
pathos plus que sur l’objectivité, pour finalement fonder la vérité thucydidéenne
dans la singularité d’une attitude éminemment subjective4. Sans doute, dans une
tradition placée sous le signe de l’alternance, un tel renversement risque-t‑il de
ne pas être le dernier, et il y a fort à parier que le désir d’objectivité n’a pas dit
son dernier mot. Mais il me suffit que ce moment de la tradition fasse penser ;
il m’importe surtout qu’il lève pour un temps le blocage que la figure d’auto-
rité fait peser sur toute lecture du texte.
Il est temps de revenir au texte. Plus précisément à sa première phrase, que
je lirai en regard des développements dits de méthode (I, 20-23). Bien d’autres
avant moi ont associé ces morceaux du livre I, où l’on voit généralement
l’expression la plus achevée du projet de scientificité de Thucydide. J’aimerais
pour ma part y mettre en évidence les modalités de l’opération historique selon
Thucydide : comment la phrase institue l’historien comme ce sujet absolu et
héroïque qui serait en même temps le seul garant de la vérité de son propre dis-
cours ; et comment, pour assurer la réussite de l’entreprise de vérité, ces textes
travaillent déjà à préparer l’effacement du discours en tant que tel derrière les
erga – ces « actes » ou ces « faits » dont le récit veut passer pour la pure expo-
sition transparente.
C’est donc une opération en deux temps que je décris : un temps pour l’ins-
titution du sujet, et un pour son effacement. Qu’on ne s’y trompe pas toute-
fois : à considérer l’ensemble de l’œuvre, il s’avérera impossible de s’en tenir
à cette distinction trop claire que la temporalité linéaire de la lecture suggérait
à propos de la première phrase, et le récit historique, dont l’idéal est d’effacer
toute trace du sujet, tend à recouvrir le moment fondateur où l’historien mar-
quait son discours comme sien. Mais il est tout aussi vrai que le premier temps
n’est jamais vraiment dépassé, et, jusque dans son effacement, c’est le sujet his-
torien qui continue à valider le récit.
Mieux vaut commencer par le commencement. Par la mise en place des deux
moments de l’écriture historique dans la première phrase.
Thucydide d’Athènes a rassemblé par écrit la guerre des Péloponnésiens et des
Athéniens, comment ils combattirent les uns contre les autres ; il avait commencé
dès son déclenchement et avait prévu qu’elle serait grande et la plus digne de
récit de toutes celles qui l’ont précédée ; il le conjecturait parce que c’est par-
venus à leur sommet que les deux partis allaient vers elle et qu’il voyait le reste
du monde grec se joindre à chacun d’eux, tantôt sur le champ, tantôt en projet.
Prenons le temps de lire – mot-à-mot, dira-t‑on – cette première phrase dont
j’ai tenté de donner une traduction qui soit au moins précise. En position de sujet,
3. Sur l’étendue et la portée de ce renversement, que l’on peut dater des vingt dernières années et
qui est bien représenté dans l’historiographie américaine, voir la mise au point de W. R. Connor,
« A Post Modernist Thucydides ? », Classical Journal, 72 (1977), p. 289-298. Avec son Thucydides
Mythistoricus (publié en 1907), F. M. Cornford fut un précurseur remarquable de ce mouvement.
4. A. Parry, « The Language of Thucydides’ Description of the Plague », Bulletin of the Institute of
Classical Studies, 16 (1969), p. 106-118 : « Thucydides’ Historical Perspective », Yale Classical
Studies, 22 (1972), p. 47-61. Après la mort prématurée de Parry, ces textes remarquables continuent
à ouvrir la voie d’un renouvellement.
332 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
5. Qui n’est donc pas seulement entre l’historiè et la « syngraphie » (F. Hartog, « L’œil de Thucydide
et l’histoire véritable », Poétique, 49 (1982), p. 23), mais entre deux manières de signer son propre
discours. Sur la signature d’Hécatée de Milet, la première de cette série, voir les remarques de
M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 137.
6. Il convient donc de relier ce nouveau-venu dans le récit avec celui qui écrit le récit : « Thucydide,
fils d’Oloros, celui qui a écrit tout cela » (IV, 104, 4 : Thoukydidèn ton Olorou, ho stade xynegrapsen).
7. Le récit de chaque année de guerre se clôt normalement sur le rappel de l’identité de Thucydide
comme auteur de l’Histoire (« et l’hiver s’acheva, et avec lui la xe année de la guerre que Thucydide
a mise par écrit ») ; d’avoir, en IV, 104, 4, été identifié à Thucydide fils d’Oloros, Thucydide en tant
qu’écrivain est absent de la formule qui clôt en IV, 116, 3 le récit de la huitième année de guerre ;
la formule canonique reparaît en IV, 135, 2 : l’ordre est revenu dans le récit. C’est volontairement
que je laisse de côté ici la question difficile du « second prologue » du livre V, qui mérite un
développement autonome.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 333
8. I, 97, 2 (Attikè xyngraphè d’Hellanikos) ; sur l’hésitation des manuscrits entre Historiai et
syngraphè, voir l’Einleitung de Steup au livre I de l’édition Classen-Steup (p. XXXIV).
9. Voir F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, Oxford, 1949, p. 81.
10. Il y a des exceptions, qui mériteraient un examen approfondi : outre IV, 116, 3, on signalera
l’absence de toute signature au livre V (mais il est vrai qu’en V, 26, 1, Thucydide signe à nouveau
son œuvre, avec quelle insistance) et une absence ponctuelle au livre II (il s’agit de la première
année de guerre).
11. Pour le sens thucydidéen et la valeur hérodotéenne de xyngraphô, je suis de près les analyses
de L. Canfora, Totalità e selezione nella storiografia classica, Bari, 1972, p. 108-110. L’examen
des occurrences de graphô dans l’œuvre d’Hérodote confirme les remarques faites à propos de
xyngraphô : graphô y désigne essentiellement la transcription, la fixation, l’écriture sous dictée.
334 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
12. L. Canfora a tout particulièrement insisté sur le critère de la grandeur et sur la nécessité, pour
l’historien, d’identifier l’objet axiologos : voir par exemple « Trovare i fatti storici », Quaderni di
Storia, 13 (1981), p. 211-220.
13. Sur tekmairesthai comme mise en œuvre de la mètis, voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les
ruses de l’intelligence, Paris, 1974, p. 144-145 et 270-272.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 335
et un historien sans pareil. Par son envergure, la guerre était d’origine en attente
d’un historien unique, et cet historien a su la trouver. Affirmer, comme le fait
alors Thucydide, l’impossibilité de parvenir à des résultats satisfaisants en ce
qui concerne les épisodes qui l’ont précédée (ta gar pro autôn) – entendez les
guerres médiques – et ceux d’un jadis encore plus reculé (kai ta eti palaitera)
– la guerre de Troie, la plus ancienne que connaisse la mémoire grecque – revient
à évincer, d’entrée de jeu et sans les nommer, ces prestigieux rivaux que sont
Hérodote, historien des guerres médiques, et Homère, en qui les Grecs voient
celui de la guerre de Troie. Comme la guerre du Péloponnèse relègue les autres
dans un avant révolu, ainsi Thucydide occupe à lui seul la place de l’historien.
Un historien qui trouve (heurein)14, et qui ne mentionnera donc l’opinion d’au-
trui que pour en dénoncer l’erreur (car corriger une affirmation erronée est un
moyen très sûr d’accréditer sa propre lecture des faits) ; un historien qui pose
(nomizô) des convictions que ses longues années d’investigation (epi makro-
taton skopounti moi) ont muées en certitudes (pisteusai) – en d’autres termes :
vous devez me croire, parce que j’ai beaucoup travaillé. Entre temps, et l’on ne
s’en étonnera guère, la troisième personne a cédé la place devant l’avènement du
« je », d’abord indirect (le temps de l’investigation, skopounti moi, est en posi-
tion subordonnée), puis, au moment de conclure et d’emporter définitivement
l’adhésion, en première ligne (« je tiens que, dans le passé, rien ne fut grand »).
À l’issue de ce premier chapitre en forme d’introduction, il y a déjà deux
gagnants : le présent, qui équivaut en tous points à la guerre, et l’historien,
seul armé d’une intelligence assez complète pour savoir apprécier la force du
maintenant.
À la rigueur, le récit pourrait commencer sans plus tarder. On sait toutefois
que Thucydide consacre une bonne partie de son premier livre à faire croître
les puissances dont le choc fera la guerre – c’est l’excursus sur les cinquante
ans écoulés depuis la seconde guerre médique (la Pentécontaétie) –, et qu’avant
d’exposer les causes immédiates du conflit, il règle son compte au passé en
administrant les preuves détaillées de l’essentielle faiblesse des temps anciens
– entre lecteurs de Thucydide, cela s’appelle l’Archéologie. Or, entre le temps
de jadis et le temps de la croissance, il y a encore, intercalé, un « morceau de
méthode » célébrissime, où s’accomplit définitivement la mise en place du
sujet historien, mais où se précisent également les modalités de son effacement
à venir : après l’Archéologie, où le « je » reconstruit l’incertaine histoire du
passé, avant l’exposé des causes et la Pentécontaétie où, déjà, les faits parle-
ront « d’eux-mêmes ». L’opération qu’esquissait la première phrase a trouvé
sa formulation la plus explicite : aux premiers mots de l’œuvre, je superpose-
rai donc les phrases du développement de méthode. Cela ne signifie pas que
je me livrerai à une lecture de plus d’un des morceaux les plus lus de la litté-
rature grecque ; ce sont, une fois encore, les premiers mots de l’œuvre qui me
serviront de crible.
Comment, dans un développement aussi serré, trouver à s’orienter ? En y
recherchant d’abord les signes de cette opération qui a l’acte d’écrire pour lieu,
celle-là même qui, dans la première phrase, se condensait dans le xynegrapse.
14. Sur ce « trouver », qui s’oppose bien sûr implicitement à l’enquêter d’Hérodote, voir L. Canfora,
« Trovare i fatti storici ».
336 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
Mais, dans l’exposé de méthode, c’est la forme simple graphô qui retient
l’attention, dans le chapitre traitant des erga, de ces « actes » qui sont aussi les
« faits », bref la matière de l’histoire :
Quant aux actes, parmi ceux accomplis dans la guerre, ce n’est ni sur le témoi-
gnage du premier venu que je les ai jugés bons à écrire (éxiôsa graphein) ni selon
mon propre sentiment, mais quand j’y avais assisté moi-même ou, si je les tenais
des autres, après avoir passé chacun d’eux en revue avec le plus d’exactitude
possible (I, 22, 2).
Ainsi, à côté du composé syngraphô, qui désigne l’écrire à l’œuvre dans sa
fonction totalisante, graphô dit l’écriture en son essence, et la valeur éminente de
l’activité d’historien. Ne retenir pour en faire de l’écrit que ce qui a subi l’épreuve
d’un jugement – ce qui a été estimé fiable, sûr, en un mot ce qui constitue vrai-
ment un fait –, c’est une nouvelle fois apparier l’une à l’autre la valeur du sujet
et celle de l’objet. Valeur du sujet, en position de juge ; valeur des erga, dont
il faut s’assurer, par soi-même ou par un long travail d’examen, mais que ne
garantit pas la réception passive d’informations, sous la dictée d’autrui. Ecrire,
donc, ne se réduit jamais à transcrire parce qu’à tout graphein préside une axio-
matique. Envisagée en tant qu’elle a prise sur le réel, l’écriture renvoie – avec
quelle force – du côté de l’historien en son autorité.
Mais – et voici le deuxième temps – si n’est écrit que ce qui a subi l ’examen
de vérité, il s’ensuit que, désormais, le lecteur pourra avancer dans le terrain
sûr du récit en oubliant qu’à chaque pas la phrase recouvre un jugement. En
oubliant surtout celui qui a jugé, et qui ne dira plus « j’écris » que sous la forme
négative du je n’écris pas (je ne juge pas pouvoir écrire), lorsque l’examen de
fiabilité n’a pas pu avoir lieu – ainsi, Thucydide signalera qu’il « n’écrit pas »
le nombre des morts du désastre d’Ambracie, parce que la tradition n’est pas
crédible, ou celui de l’armée spartiate à la bataille de Mantinée, parce que le
secret dont les Lacédémoniens font un principe de gouvernement est à la réa-
lité comme un écran15. « Je n’écris pas » : manière très indirecte de rappeler,
après coup, au lecteur que tout le reste était écrit.
Hésite-t‑on à admettre que, dans ce « j’ai jugé bon d’écrire », il y ait vir-
tuellement, au sein de la transitivité proclamée de l’écriture, les conditions de
son effacement ? Pour dissiper ce doute, il faut relire une autre phrase du mor-
ceau de méthode, où Thucydide affirme que
Cette guerre… se révélera, pour ceux qui examinent à partir des faits eux-mêmes,
plus importante que les autres (I, 21, 2).
La guerre se révélant elle-même, comme si le lieu de cette révélation n’était
pas une œuvre écrite ? Il convient ici de se rappeler que la désignation de la
guerre est aussi le titre de l’œuvre. Dès lors, le tour est joué. Reconstruisons-le,
toutefois : soit la proposition « La Guerre du Péloponnèse révèle la grandeur
15. III, 113, 6 ; V. 68, 2 ; au livre I, on trouve cependant un « j’ai écrit », à propos de la Pentécontaétie
(I, 97, 2) : mais c’est un « je n’ai écrit que parce que mes devanciers n’avaient pas traité le sujet ».
Tout autre chose est la forme gegraptai, au début du livre II (II, 1), parfait passif dont tout sujet
s’est retiré. Sur la valeur et l’ambiguïté de l’écriture dans Thucydide, voir O. Longo, « Scrivere
in Tucidide. Comunicazione e ideologia », Mélanges A. Ardizzoni, Rome, 1978, p. 519-554, et
D. Lanza, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni, Naples, 1979, p. 53-57.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 337
16. Sur le coup de force que constitue ce auta ta erga, voir A. Parry, « Thucydides’ Historical
Perspective », p. 48. On mesurera la réussite de l’opération thucydidéenne dans un livre comme
Histoire et raison : toute à la préoccupation de vérifier à chaque pas le postulat de l’objectivité,
J. de Romilly peut, dans un chapitre tout entier consacré aux « Procédés du récit » et après avoir
insisté sur l’élaboration, qui « rend superflu le commentaire », écrire à la phrase suivante : « En effet
l’histoire de Thucydide tend à laisser le plus possible les faits parler d’eux-mêmes (p. 84 ; c’est
moi qui souligne).
17. II, 41, 2 et 4 ; en I, 23, 6 (conclusion du morceau de méthode) la vraie cause (alèthestatè pro-
phasis) s’oppose au logos produit par les peuples au sujet des événements déclenchants : derrière
alètheia, c’est ergon qui, une fois de plus, s’oppose à logos.
18. La vérité : I, 20, 3 (la recherche de la vérité : zètèsis tès alètheias) ; 21, 1 ; 22, 1 ; 23, 6. Trouver :
I, 1, 2 ; 20, 1 ; 21, 1 ; 22, 3.
338 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
Nous voici à nouveau renvoyés vers le sujet historien. Il est vrai que c’est
l’allégeance à sa figure qui, au début comme à la fin de l’opération, assure
l’emprise de l’historiographie thucydidéenne.
À nouveau, donc, le sujet.
Le lecteur, disais-je, est invité à ne pas réclamer le protocole de la recherche.
Nous n’aurons pas – ou si peu – accès à l’atelier de l’historien. Cela signifie
que ce qui, dans la communauté historienne, s’appelle les sources a purement
et simplement été refoulé.
Peut-être s’étonnera-t‑on (pour ma part, j’avoue m’en étonner à chaque lec-
ture de La Guerre du Péloponnèse) de ce que l’historien fondateur dont des
générations d’universitaires admirent la puissance d’objectivité soit précisé-
ment celui qui refuse au lecteur tout accès à ses sources. Or il va de soi que
ces modernes historiens de la Grèce qui considèrent Thucydide comme le pre-
mier d’entre eux se sentent, eux, impérativement tenus de légitimer chacune
de leurs propositions par un système très complet de notes en bas de page.
Partageant l’idée que le savoir historique est de ceux qui doivent exhiber des
preuves, je ne sais, dès lors, ce qu’il faut le plus admirer en cette conjoncture
paradoxale, de la force persuasive du sujet Thucydide ou de la puissance de
l’investissement d’objectivité qui veut que l’historien exemplaire ait été exem-
plairement objectif.
Quelques exemples, à mettre au compte de la force persuasive de l’histo-
rien. « Je n’ai jugé bon d’écrire que les faits auxquels j’ai moi-même assisté,
pour tout le reste j’ai d’abord soumis les informations d’autrui à une critique
serrée », disait en substance Thucydide dans le morceau de méthode. Or, à pro-
prement parler, le premier cas ne se présente, aux dires mêmes de l’historien,
que deux fois sur l’ensemble de l’œuvre : Thucydide a vécu l’expérience de
la peste d’Athènes – il a même poussé la conscience professionnelle jusqu’à
en être atteint dans son propre corps – et il était stratège en Thrace au temps
de la campagne de Brasidas ; pour le reste du récit – l’essentiel –, il faut donc
admettre ou qu’il a assisté aux événements sans estimer devoir le signaler ou
qu’il a disposé d’informations diverses, qu’il les a soumises à une critique sévère,
mais que toute trace de ce moment a disparu, jusque dans l’écriture, uniformé-
ment la même19. Et il y a bien d’autres silences remarquables. « Au sujet de la
tyrannie d’Hippias, j’ai à ma disposition une tradition meilleure que toutes les
autres », affirme l’historien dans l’excursus qu’il consacre aux Tyrannoctones20.
Mais nous ne saurons jamais d’où il la tient. Pas plus que nous ne savons, à
lire la célèbre phrase sur la méthode de reconstruction des discours (I, 22, 1),
comment, in extremis et après avoir affirmé qu’il était bien difficile de reconsti-
tuer « l’exactitude même des choses dites » (tèn akribeian autèn tôn lekhthen-
tôn), Thucydide peut déclarer en fin de compte s’être tenu le plus près possible
« de l’orientation d’ensemble des choses dites en vérité » (tès xympasès gnômès
tôn alèthôs lekhthentôn). Devons-nous comprendre que, parce que la vérité est
la vérité, elle exclut la notion même de vérification, rejetée du côté d’une réalité
par définition insaisissable ? Mais d’où vient cette vérité soudain proclamée ?
26. I, 20, 3 (atalaipôros) ; I, 22, 3 (epiponôs). Sur la notion de ponos comme épreuve qualifiante,
voir N. Loraux, « Ponos. Sur quelques difficultés de la peine comme nom du travail », Annali
dell’Istituto Orientale di Napoli, 1982, p. 171-192.
27. I, 22, 1. On observera un glissement analogue en I, 21, 1 : de ha dièlthon (ce que j’ai raconté
par le menu) à hèurèsthai (cela a été bien trouvé).
28. I, 24, 1 ; cela continue jusqu’en I, 87, où les Lacédémoniens votent la rupture de la trêve ; en
I, 88, réfléchissant sur la peur éprouvée par les Lacédémoniens, qu’il avait, dans le morceau de
342 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
méthode (I, 23, 6), présentée comme « la plus vraie cause » de la guerre, Thucydide se garde bien
de réintervenir dans ce qui est désormais du récit : la « cause » est devenue un fait, important mais
qui compte parmi les faits.
29. I, 97, 2 (les historiens) ; II, 48, 3 (la peste) ; VI, 54, 1 (la tradition athénienne).
30. II, 17, 2 et 54, 3 (oracles) ; III, 89, 5 (tremblement de terre).
31. Voir les remarques de R. Weil, Notice du livre VIII (CUF), p. XXVII (qui cite J. de Romilly,
Histoire et raison, p. 84).
32. Il en va ainsi des moments de généralisation du type « pasa idea » (III, 81, 5, 83, 1, 112, 7 ;
VII, 29, 5) ou du recours à des substantifs abstraits comme eidos ou physis (par exemple en III,
82, 2), où, comme l’a montré A. Parry, le langage « scientifique » masque et dénonce à la fois
l’intensité émotionnelle : voir « The Language of Thucydides’ Description of the Plague », p. 108
et « Thucydides’ Historical Perspective », p. 47.
thucydide a écrit la guerre du péloponnèse 343
quelque chose comme la mise en place d’un lecteur idéal, ce lecteur dont le
texte a impérativement besoin pour que l’opération thucydidéenne puisse avoir
lieu jusqu’au bout.
De ce lecteur idéal, je dirai qu’il se caractérise par une entière soumission à
l’historien dont il répète tous les choix intellectuels. Ainsi, il est ce quelqu’un
(tis) qui, après avoir pris connaissance de l’Archéologie, ne se tromperait pas
en posant (nomizôn) que « les choses sont tout à fait comme je l’ai raconté » ;
ce qui suppose qu’il cesse d’accorder sa confiance (pisteuôn) aux poètes, parce
qu’il estime (hègèsamenos) que, pour le passé, Thucydide a bien trouvé. Pour
lire Thucydide, il faut d’abord adhérer ; après quoi la voie est toute tracée : il
suffit pour chacun de prendre à son propre compte le discours de l’historien,
ce qui revient à en occuper répétitivement toutes les positions de pensée. C’est
à ceux qui « scrutent (skopousi) à partir des faits eux-mêmes » que la guerre
se révélera et c’est encore pour celui qui saura examiner (tis skopôn) à par-
tir des signes pertinents que Thucydide décrit en détail la peste d’Athènes33.
Mimétiquement, le lecteur refera tout le parcours de Thucydide, à l’exception
toutefois d’un geste, un seul. Nous verrons sous peu lequel.
Deviendront lecteurs de La Guerre du Péloponnèse ceux que domine l’affect
d’intellection : hoi boulèsontai skopein, tous ceux pour qui comprendre relève
du boulomai, ce vouloir qui est en son essence un désir. Ceux-là seuls accep-
teront la loi de la lecture, qui est de n’avoir précisément d’autre gain que le
comprendre. Un comprendre dont Thucydide, avant de le subordonner à un
désir, s’était empressé de postuler qu’il ne relevait pas du plaisir. Ou plutôt que,
pour rompre avec les séductions trompeuses de l’oralité, trop liées au douteux
élément du mythôdes (le mythique), il ne devait pas relever du plaisir, puisque
son objet est le vrai34. Abandonnez tout espoir de plaisir, vous qui voulez entrer
dans l’œuvre… Comme si comprendre n’assurait pas le plus fort des plaisirs.
Mais je ferme cette parenthèse indocile.
Donc le lecteur de bonne volonté comprendra. Cela implique qu’il ira jusqu’à
s’émanciper hors du texte pour en appliquer les principes en vertu d’un usage
réglé de l’analogie. Alors il comprendra le futur et le passé, que Thucydide donne
pour objets à son boulomai skopein, et cela lui suffira, devra lui suffire. Car le
présent appartient à l’historien, et à lui seul. Au lecteur d’en accepter l’évidence
et d’admettre par là que sa position de destinataire d’un ktèma es aiei l’a pour
ainsi dire intemporalisé : alors il laissera le récit s’imprimer dans son intelli-
gence entièrement mobilisée par la réception de l’écrit. D’ailleurs qui aime trop
le présent peut toujours se retourner vers l’instant (to parakhrèma) qui en est la
forme dévaluée, celle, provisoire et fugitive, des prestations orales. Le nyn s’est
une fois pour toutes identifié à la grande guerre, dont Thucydide est l’écrivain35.
C’est ici que nous retrouvons la limite que Thucydide pose au mimétisme du
comprendre ; ici se dessine le geste qu’il s’est réservé et que le lecteur ne doit
accomplir d’aucune façon. La guerre du Péloponnèse est cette limite, le geste
est l’écriture, le lecteur ne doit pas un instant chercher à se faire à son tour his-
torien de la guerre entre Lacédémoniens et Athéniens.
Pourquoi ils en vinrent à rompre le traité, les causes et les différends, j’ai commencé
par les écrire en premier (prougrapsa prôton), pour que personne n’aille chercher
(mè tina zètèsai) un jour d’où une si grande guerre advint aux Grecs (I, 23, 5).
En un mot, l’histoire de la guerre est faite, et il n’y a plus à s’interroger il est
même interdit de rouvrir la recherche après Thucydide – aussi bien la recherche
était-elle pour l’historien le premier temps du parcours et peut-être le plus impor-
tant, mais, de cette étape fondatrice, une fois les faits « trouvés », aucune trace
ne devait demeurer. Il n’y a plus à chercher, puisque le procès d’écriture a eu
lieu, moment ultime de la démarche historiographique, mais le seul qui doive
laisser sa marque. Reste à donner un sens au prougrapsa prôton, si difficile à
traduire avec ses allures de pléonasme. Prôton, tous les commentateurs en sont
d’accord, réfère sans nul doute à l’ordre de l’exposition dans le livre I, où « les
causes et les différends » vont sans plus tarder être l’objet d’un développement
(« Epidamne est une cité », etc.). Mais prougrapsa renvoie le traducteur à ses
choix de lecture. Ou bien l’on estime – c’est la solution généralement retenue –
que, sans crainte de se répéter, Thucydide consacre également ce verbe à signaler
que le développement sur les causes viendra en premier lieu, avant le récit de la
guerre, avant même que l’exposé de la Pentécontaétie ne reprenne l’histoire plus
haut. Ou bien – mais ce choix est lourd de conséquences – on décide (je pren-
drais volontiers cette décision) que prougrapsa signifie : « j’ai pris les devants
pour écrire, j’ai écrit le premier ». J’ai pris les devants… pour que personne
n’aille remonter du récit de la guerre à la recherche de ses causes.
37. Que, du moins en France, ils semblent considérer de fait comme le domaine du spécialiste de
la littérature. La voie ouverte par un livre comme Thucydides Mythistoricus reste encore largement
à explorer.
346 thucydide a écrit la guerre du péloponnèse
Pour conduire vers Jocaste, deux questions à propos d’Œdipe. L’une que
la tragédie suggère en sa dramaturgie, l’autre qu’elle formule explicitement.
Pour le lecteur, pour le spectateur, la première naît d’une surprise qui pour-
rait bien ressembler à un désappointement1. Pourquoi, après avoir tant de fois
annoncé que l’exil sera le lot d’Œdipe, Sophocle trompe-t‑il in extremis cette
attente en confiant au pâle Créon le soin de refuser au tyran déchu l’abjection à
laquelle il aspire ? En d’autres termes : pourquoi n’est-ce pas à la fin d’Œdipe
roi, mais quelque part hors tragédie, entre cette fin et le début d’Œdipe à Colone,
qu’Œdipe gagne le chemin de l’exil ? Ce qui revient à demander pourquoi le
dénouement de la tragédie ne fait pas d’Œdipe – n’en fait pas encore – le phar-
makos qu’il souhaite ardemment devenir et que tous, lecteurs, commentateurs
et spectateurs modernes, nous aimerions tant qu’il soit2.
Mais déjà, avec insistance, le chœur des vieillards de Thèbes a posé la
seconde question, qui s’adresse à Œdipe : face à l’horreur de la double décou-
verte, pourquoi l’aveuglement et non le suicide ?
Il se trouve que la réponse à ces deux questions – ou du moins une réponse,
car le régime tragique est fait de surdétermination – passe par Jocaste. Voie
d’accès détournée, certes, vers la mère-épouse d’Œdipe. Mais il se pourrait
que seuls les chemins indirects mènent vers celle que trop souvent les lectures
d’Œdipe roi renvoient au silence – ce silence qui, avant même la fin de la tra-
gédie, s’est refermé sur elle, ce silence en forme de réticence sur lequel Jocaste
a quitté la scène, pour n’en pas trop dire en disant ce qui est et qui la tue. La
reine est morte, mais rien n’est plus vivant que l’ombre portée que son absence
dessine sur Œdipe, sur les gestes et les paroles d’Œdipe. J’aimerais parler de
cette ombre portée. De l’empreinte de Jocaste sur Œdipe roi.
Au fond, mes deux questions n’avaient sans doute pas d’autre visée que
d’introduire, dans Œdipe roi, à l’empreinte de la mère.
D’Œdipe à Jocaste
3. Sur l’exil comme purification, voir R. Parker, Miasma. Pollution and Purification in Early Greek
Religion, Oxford, 1983, p. 114.
4. Patriôtès, trophos, mètèr (qu’il importe de ne pas traduire par « père », comme, étrangement, le
fait P. Mazon dans l’édition des Belles Lettres) : pour le spectateur athénien, cette triade (1091-1092)
devait irrésistiblement évoquer celle qui préside à l’autochtonie d’Athènes et où la « patrie » (patris)
est associée à trophos et à mètèr (voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 65-67). Sur
l’« autochtonie » d’Œdipe, voir S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus Tyrannus », dans Th. Woodard
(éd.), Sophocles. A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, NJ, 1966, p. 116. Il revient
à Lévi-Strauss d’avoir articulé structurellement le mythe d’Œdipe avec l’autochtonie thébaine
(Anthropologie structurale I, Paris, 1958, p. 236-241).
5. Voir R. Parker, Miasma, p. 97-98.
6. Œdipe n’use d’aucune des deux eisodoi qui sont des ouvertures vers l’extérieur : voir O. Taplin,
« Sophocles in his Theatre », p. 167 ; c’est du palais qu’il sort (951), dans le palais qu’il séjourne
(927) ou rentre (92, 460-461, etc), jusqu’à l’injonction finale de Créon (1515). Jocaste est « celle de
l’intérieur » (1171, 1447). On rappellera que l’intérieur bien clos d’une demeure est le lieu féminin
par excellence, qui ne saurait abriter qu’une épouse… ou un tyran.
7. L’expression est de O. Taplin, « Sophocles in his Theatre », p. 157-158 ; signification de l’entrée
finale dans le palais : Taplin, ibid., p. 169-172, ainsi que Greek Tragedy in Action, Londres, 1978,
p. 45-46.
l’empreinte de jocaste 349
Au plus près de Jocaste qu’Œdipe n’ose plus désigner que comme « celle qui
est dans la maison » (1447).
Soit donc maintenant la seconde question. Le coryphée a bien fini par la
poser, car elle lui brûlait les lèvres. Et c’est une vraie question même si, par dis-
crétion, elle prend la forme d’un constat :
Je ne sais comment je dirais que tu as bien décidé.
Car il eût mieux valu pour toi ne plus être que vivre aveugle (1366-1367).
Ce qui revient à demander : pourquoi avoir préféré l’aveuglement à la mort ?
À cette question, il existe une réponse de fait, ou de structure, qui relève de la
logique du mythe, et une réponse tragique. Et il se trouve que Sophocle donne
l’une et l’autre. Au regard du mythe, il suffit de constater, avec les historiens
des religions, que, d’Homère à Euripide et au-delà, Œdipe ne meurt pas de la
terrible découverte et que, seul des Labdacides, il atteint le vieil âge ; on peut
aussi – c’est la version sophocléenne – substituer l’essence au fait, et affirmer
qu’Œdipe ne meurt pas parce qu’il ne saurait mourir, parce que « ni la maladie
ni rien d’autre ne sauraient le détruire » (1455-1456) ; et de fait, pour qu’enfin
il meure, il faudra, dans l’Œdipe à Colone, un arrêt des dieux8. Et il y a la réponse
tragique, qu’Œdipe donne au coryphée :
Pour moi, je ne sais pas de quels yeux
Mon père, j’aurais pu le regarder en face, une fois allé chez Hadès,
Ni non plus ma pauvre mère. Car les actes que contre tous deux
J’ai accomplis vont bien au-delà de la pendaison (1371-1374).
En d’autres termes : la mort ne suffisait pas, car mourir n’est pas perdre la
vue, mais courir le risque de voir de ses propres yeux le couple parental reconsti-
tué dans l’Hadès. Pour des raisons très semblables, Hamlet, prince de Danemark
et, tout comme Œdipe, héros de Freud, refusera le suicide car mourir, c’est dor-
mir, et dormir, c’est rêver, peut-être… Voir, rêver, c’est tout un : le cauchemar.
Plutôt emmurer son propre corps, avec l’espoir, pour la pensée, de « vivre hors
de ses maux » (1386-1390) : d’échapper à son histoire, de fuir la mémoire.
Donc, Œdipe s’est aveuglé. Si l’on ne se contente pas de l’explication qu’il
donne lui-même de son acte, on peut toujours chercher à ce choix une significa-
tion symbolique9 ; nul doute que, très vite, on en vienne alors à l’aveuglement
comme substitut de la castration. Mais il n’est pas sûr que l’on gagne à ce sym-
bolisme dont Freud lui-même s’était bien gardé qui, dans L’Interprétation des
rêves, s’en tenait, pour finir, aux raisons d’Œdipe10. Mieux vaut lire jusqu’au bout
8. Voir L. Edmunds, Œdipus. The Ancient Legend ans his Later Analogues, Baltimore et Londres,
1985, p. 15-16 ; voir aussi G. F. Else, The Madness of Antigone, Heidelberg, 1976, p. 86.
9. Lecture intéressante de D. Bouvier et Ph. Moreau, « Phinée ou le père aveugle et la marâtre
aveuglante », Revue belge de philologie et d’histoire, 61 (1983), n. p. 16-18 (à propos d’Eschyle,
Sept contre Thèbes, 784, où Œdipe anéantit « ses yeux plus chers que ses fils »).
10. Aveuglement, mutilation faciale et punition des crimes sexuels : voir Th. Ph. Howe, « Taboo in
the Œdipus Theme », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 93
(1962), p. 137. Sur la question de la castration, voir en tout dernier lieu L. Edmunds, « Freud and
the Father : Œdipus Complex and Œdipus Myth », Psychoanalysis and Contemporary Thought,
8 (1985), n. p. 93-96, qui remarque que Freud, tout en avançant ailleurs une telle interprétation
(de Totem et tabou à l’Abrégé, en passant par « L’inquiétante étrangeté », n’en a jamais fait aucune
mention ni dans le texte ni dans les notes des pages sur Œdipe de L’Interprétation des rêves.
350 l’empreinte de jocaste
11. Voir N. Loraux, « Le corps étranglé », dans Y. Thomas (éd.), Du Châtiment dans la cité. Supplices
corporels et peine de mort dans le monde antique, Rome, 1984, p. 195-218.
12. Le sang pour le sang : on comparera 100-101 et 1276-1280 (phonos) ; voir Euripide, Phéniciennes,
61. Le thème de la main violente est récurrent dans Œdipe roi : voir surtout, pour le meurtre de
Laïos, 348, 465, 811, 996 et, pour la vengeance du meurtre, 107, 139-140 ; autokheir : 231, 266
(meurtre de Laïos), 1331 (auto-aveuglement) : on rappellera que les tragiques aiment appliquer
ce mot aux meurtres commis à l’intérieur de la famille (voir N. Loraux « La main d’Antigone »,
à paraître dans Mètis).
13. Lecteur attentif de Sophocle, Euripide (Phéniciennes, 331-334) évoque Œdipe hésitant entre
un égorgement autokheir et l’ankhonè.
14. Pour s’assurer plus complètement de ce qu’il n’y a « aucune référence particulière au suicide
de Jocaste », un commentateur voit dans cette formule une tournure idiomatique des plus banales
(R. D. Dawe, Sophocles, Œdipus Rex, Cambridge, 1982). Dois-je ajouter que ce même éditeur
d’Œdipe roi considère comme déplacé le rapprochement entre telle occurrence du « pied » dans
la tragédie et le nom d’Œdipe ?
l’empreinte de jocaste 351
du suicide de celle qui fut sa femme. Certes, Œdipe n’est pas mort, mais ses
paroles suggèrent que, s’il avait fait cet improbable choix, mourant de la mort
de Jocaste, il aurait choisi comme elle, de mourir de l’inceste – et de l’inceste
seulement15. Œdipe n’est pas mort : il s’est aveuglé, et l’on sait tout ce qui dédie
ce geste au père. Mais, sauf à persister trop avant dans l’oubli de Jocaste16, le
lecteur doit encore prêter attention à ce qui n’est pas un détail : à l’arme de la
mutilation, à ces agrafes arrachées au vêtement de la morte. Arme de fortune
et, par là, doublement féminine ; mais est-ce bien le hasard qui, à cet instant,
conduisait Œdipe vers Jocaste ? est-ce par hasard qu’il a trouvé son arme sur
le corps de la morte ?
Il y avait le côté du père, et il y a celui de la mère. Oserai-je dire que, dans
la réponse d’Œdipe, la mère est en réalité des deux côtés ?
Deux questions m’ont conduite vers Jocaste. Mais d’autres entrées auraient
pu tout aussi bien mener vers elle. J’aurais pu, par exemple, insister sur la place
que, dans Œdipe roi, Sophocle lui assigne, des premiers jours de la destinée
d’Œdipe au moment crucial de la révélation.
Au début, Œdipe fut exposé. Par son père, dit-on – dit Euripide, disent les
mythographes qui savent que normalement c’est au père qu’il revient d’exposer
un enfant17. C’est aussi cette version que Jocaste a présentée à Œdipe (717-719).
Mais le serviteur qui sait tout de cette histoire rétablit ce qu’il faut entendre
comme la vérité : c’est sa mère qui, en la circonstance, exposa l’enfant.
… Celle qui est dedans,
Ta femme, te dirait mieux que personne ce qu’il en est.
– C’est donc elle qui te le donne ?
– Oui, seigneur.
– Dans quelle intention ?
– Pour que je le détruise.
– Une mère a supporté cela ? (1171-1175).
Ainsi, Œdipe apprend du même coup ce qu’il en est de sa naissance et ce
qu’il en fut de son abandon : que déjà son père était absent d’une décision qui
pourtant ne visait qu’à protéger sa vie. Et Sophocle atteint Œdipe par là où le
coup porte le plus : par la mère. Une mère qu’il n’a épousée que parce qu’il
a échappé à la mort qu’elle lui destinait. Tout ce qu’il peut en dire se résume
alors en deux mots. Tékousa tlèmôn : « Elle, la mère, a pu ? », traduisent Jean
et Mayotte Bollack. Tékousa, « celle qui a enfanté », désigne couramment la
mère dans la langue tragique. Mais Œdipe qui, plus d’une fois déjà, a employé le
15. Suivant l’antique justice évoquée par Platon (Lois, IX, 872 e) et qui veut par exemple que celui
qui a tué sa mère devienne femme à son tour et, « devenu femme, perde la vie sous les coups de
ses enfants dans les temps à venir ».
16. Est-ce en compensation du silence qu’il observe sur le suicide de Jocaste (comme l’a remarqué
C. Stein, « Œdipe Superman », Études freudiennes, 15-16 (1979), p. 49-50) que, dans L’Introduction
à la psychanalyse (p. 311), Freud parle d’elle comme de la « mère-épouse aveuglée » (die verblen-
dete Mutter-Gattin : G.W., XI, p. 342) ?
17. Euripide, Phéniciennes, 25 ; Apollodore, III, 5, 7. Voir M. Delcourt, Œdipe ou la légende du
conquérant, p. 65-66 et L. Edmunds, Œdipus, p. 9. De fait, les seules mères qui exposent leur
enfant sont des vierges séduites.
352 l’empreinte de jocaste
mot mètèr, est avare de cette autre désignation, comme si la mère n’était jamais
plus dangereuse pour lui que sous la figure de celle qui l’a mis au monde18. De
fait, dans ce tékousa tlèmôn que Mazon traduisait « Une mère !… la pauvre
femme ! », s’exprime toute l’ambivalence d’Œdipe envers son épouse-mère :
à la fois un mouvement de recul devant celle « qui a pu » et une étrange pitié
pour ce qu’il imagine des pensées de la « malheureuse ». Car, dérivé du verbe
tlaô (endurer, d’où souffrir et oser), l’adjectif tlèmôn caractérise aussi bien – et
indécidablement – le redoutable courage de Jocaste que la souffrance qu’elle
dut endurer. À l’heure de la mort, c’est, pour Jocaste, la souffrance qui l’empor-
tera dans tlèmôn, lorsque le corps de la pendue s’affaisse et que « la malheu-
reuse gît sur le sol » (1266-1267). Alors Œdipe lève sur ses yeux les broches
d’or de la morte. Il pourra à son tour être appelé tlèmôn (1286, 1299, 1309).
Comme un fil très sûr, tlèmôn relie en effet la vieille souffrance de la mère à
la mort de l’épouse, et la mort de l’épouse-mère au désastre d’Œdipe. Tlèmôn :
un lien parmi d’autres entre la fin de Jocaste et l’anéantissement d’Œdipe.
Car cette mort est le terrain où s’enracine la fureur auto-destructrice du héros.
Qu’on relise le récit du messager : Sophocle y suggère qu’Œdipe confisque à
Jocaste sa mort, qu’entre la femme qui se tue et le spectateur-narrateur, il est
comme un écran terriblement opaque : personne ne prête plus attention au sort
de la désespérée dès lors qu’Œdipe fait irruption en hurlant, seul l’homme qui
tourne en tous sens et vocifère attire à lui tous les regards (1252-1254). Sans
doute devinons-nous qu’à réclamer ainsi « une épée et sa femme qui n’est pas sa
femme », Œdipe voulait tuer Jocaste19 ; mais lorsqu’il la trouve, il est trop tard
et c’est contre lui qu’il retournera sa frénésie, comme Hémon dans Antigone, qui
n’a pu atteindre Créon et se frappe du coup qu’il destinait à son père. Toutefois,
pour qu’Œdipe se frappe, encore aura-t‑il fallu que Jocaste morte lui fournisse
l’inspiration de ce geste ; il faut que, relâchant la corde suspendue, il mette fin
au lent balancement de la femme inerte et qui cependant garde comme un reste
de vie : prise dans le nœud de la corde, Jocaste morte est encore dans l’entre-
deux et relâcher le nœud revient à étendre à terre ce qui n’est plus qu’un corps
sans vie20. Alors Œdipe regarde Jocaste, et c’est sur la vision hallucinée de ce
corps que se clôt la mémoire de ses yeux : il suffit maintenant d’arracher les
broches, et de les lever sur soi.
Ainsi, en parlant de Jocaste, et puis d’Œdipe, et encore de Jocaste, et enfin
d’Œdipe, le messager dit à la fois l’inextricable entrelacement et l’écart entre
le suicide de la mère et l’auto-aveuglement du fils qui fut son époux. Une der-
nière fois, le malheur « mêle l’homme à la femme » (1281), mais il met aussi
entre eux la plus grande distance.
Le sort en est jeté : à lire Œdipe roi par la fin – ou plutôt à partir de la catas-
trophe – comme j’ai choisi de le faire, il y a beaucoup à dire, sinon de Jocaste,
18. C’est le second emploi du mot par Œdipe. Le premier, au v. 985, figurait dans l’énoncé de
la grande terreur d’Œdipe : sa mère vivante. Dans les Phéniciennes, Jocaste, racontant l’histoire
d’Œdipe, emploie beaucoup plus volontiers le mot tékousa en référence à sa propre personne (53-54).
19. 1256-1257, que l’on rapprochera de 969 ; voir Antigone, 1231-1236.
20. Sur le sens de ce geste, qui revient aussi à ouvrir la possibilité des rites funéraires, voir « Le
corps étranglé », p. 205-206.
l’empreinte de jocaste 353
L’innommable même
De tout ce qui est interdit aux humains, Œdipe a tout accompli, lui qui a
« mené à bien l’interdit des interdits » (arrhèt’ arrhètôn télésanta : 463-466).
Parce que tout a eu lieu, tout est à dire, puisque aussi bien il n’est rien de latent
en celui qui a tout manifesté24. Mais comment le dire ? Comment trouver les
mots à mettre, un par un, sur ses actes ? Affrontée à un tel impératif, peu à peu,
l’évidence de la parole s’enrayera. De l’assurance – « qui n’a pas peur dans
l’action ne va pas redouter un mot » (296) – à la peur d’éveiller les mots (354-
355), le chemin est bref ; mais longue est la route qui révélera que, pour certains
actes, le pur dire est en soi aussi scandaleux que le faire (1409). Entre-temps,
toutes les stratégies de discours auront été essayées pour nommer sans nommer25.
21. J’emprunte cette formule à P. Legendre, L’Inestimable objet de la transmission, Paris, 1985, p. 82.
22. Odyssée, XI, 271-280.
23. Au v. 260, Œdipe a « le lit (lektra) et la femme » ; en 821, il souille « le lit (lékhè) du mort
dans ses mains qui l’ont fait périr ». Courant droit au lit nuptial (numphika lékhè : 1243), Jocaste
se réfugie pour mourir en ce lieu qui la symbolise. Le lit fait le mariage, et l’on rappellera que les
Grecs nomment l’accouchée lékhô.
24. Cf. S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus Tyrannus », p. 110-111.
25. Ce que, dans un article auquel ce développement doit beaucoup « Unspeakable Words in Greek
Tragedy », American Journal of Philology, 103 (1982), p. 277-298), D. Clay désigne comme
« a pattern of avoidance and naming » (p. 287).
354 l’empreinte de jocaste
Il est des mots que la tradition grecque considère comme indicibles parce
qu’ils énoncent des actes monstrueux (arrhèta) ; quelques-uns d’entre eux sont
même officiellement interdits par la loi dans la cité athénienne qui les nomme
aporrhèta (mots à ne pas prononcer). Au premier rang de ces noms, il y a celui
du meurtrier (androphonos) et la désignation convenue du parricide et du matri-
cide (patraloias, mètraloias). Pour donner de l’histoire d’Œdipe le récit ordonné
que celui-ci réclame, nul doute qu’il ne faille puiser à cette réserve : aussi, pour
tous les acteurs du drame, la peur de nommer est-elle à son comble et sans fin,
comme l’a montré Diskin Clay, l’on s’applique à éviter les termes prohibés en
défaisant ces dangereux mots composés où se cristallise l’interdit.
Il en va ainsi, dans la scène entre Œdipe et Tirésias, du mot androphonos,
soigneusement évité mais qui, éclaté en ses deux éléments, est le sous-texte
évident de la querelle entre le tyran et le devin. Mais lorsque, très vite, le spectre
du parricide vient se superposer à la quête du meurtrier, la liste athénienne des
mots interdits est comme frappée d’insuffisance, et le nom à éviter n’est pas
patraloias : peut-être s’agit-il de soustraire ce terme à tout rapprochement avec
pater Laïos26 ; peut-être, en matière de mots proscrits, importe-t‑il d’aller plus
loin qu’un vocable qui, désignant le parricide comme celui qui « bat son père »,
est en lui-même un euphémisme. Quoi qu’il en soit, bien que mot interdit et,
à ce titre, redoutable27, patraloias cède la place au mot juste patrophonos, sur
lequel aucune interdiction officielle ne pèse – précisément sans doute parce que
ce qu’il nomme est trop terrible pour qu’on songe jamais à le prononcer. C’est
donc le composé patrophonos qu’Œdipe s’attache à défaire, le refoulant ainsi
à l’état de mot sous les mots (793). Et pourtant, Œdipe prononcera bel et bien
ce mot lorsque, enfin convaincu de la réalité de l’acte, il renonce à des précau-
tions de parole désormais dépourvues de sens et se désigne comme parricide :
patrophontès (1441). L’instant de ce retournement peut même se déterminer avec
quelque exactitude ; il suffit qu’Œdipe ait détruit ses yeux pour qu’il clame le
nom qu’il redoutait si fort et qui, maintenant, est comme une imprécation qu’il
lance contre lui-même :
Il crie qu’on ouvre les portes et que quelqu’un montre
À tous les Cadméens le parricide (patroktonos) (1287-1288).
Or, à cet instant même, il semble bien que le crime contre le père se laisse
nommer plus aisément que la souillure infligée à la mère. Laissons le messa-
ger terminer son récit :
Il crie… que quelqu’un montre
À tous les Cadméens le parricide,
Celui qui, de sa mère… – il profère des mots impies et que, pour ma part, je ne
peux dire.
26. On rencontre bien la formule « enfant de Laïos » (1216, 1383), mais Laïos et patèr ne sont
jamais rapprochés à l’intérieur d’un vers.
27. Le mot mètraloias, employé dans les Euménides, n’est prononcé que par les Erinyes (153,
210) : parce qu’elles sont les Imprécations, seules ces redoutables déesses peuvent proférer sans
risque un mot interdit.
l’empreinte de jocaste 355
En d’autres termes, pour l’inceste, Œdipe n’a pas de nom : pas de mot
composé28, mais une périphrase. Et, en soi, cette périphrase est suffisamment
indicible – impie, dit le messager (anosia29) – pour qu’un narrateur non impliqué
n’ose même pas la répéter. Bref, s’il existe un mot vraiment interdit parce qu’il
serait l’indicible absolu, l’inceste est ce mot-là30. Ou, plus exactement : l’inceste
serait ce mot. Car, pour désigner la relation incestueuse, la langue grecque ne
dispose à l’époque classique d’aucun terme générique, ce qui n’autorise d’ail-
leurs nullement à affirmer que « la notion d’inceste était absente de la conscience
des Grecs31 ». Je dirais bien plutôt que l’inceste est innommable, ce qui, dans
une société où les mots peuvent en eux-mêmes constituer une souillure, indique
assez qu’il s’agit là du crime ultime32. Et, si l’inceste est en soi l’innommable
même, l’union avec la mère pourrait bien en être la pointe extrême qui, de
proche en proche, défait toute la langue : c’est ainsi que la parole d’Œdipe est,
jusqu’à la fin de la tragédie, toujours plus frappée d’inhibition dès lors qu’il lui
faut évoquer sa relation avec Jocaste.
(On prendrait volontiers le temps de s’étonner qu’il y ait des lecteurs d’Œdipe
roi pour estimer que l’inceste est un thème secondaire33 ; il est vrai qu’il s’en
trouve aussi pour contester l’importance du parricide… En matière de déni,
mieux vaut ne s’étonner de rien, et poursuivre).
28. Sur le modèle de patroktonos, le premier terme de ce composé devrait être mètro- ; au v. 260,
Œdipe a bien employé le composé homosporos à propos de Jocaste : mais ce mot désigne Jocaste
comme « ensemencée en commun » par Laïos et par lui ; Tirésias, reprenant ce même mot au v. 460,
lui donnera le sens d’« ensemenceur de même souche que Laïos », ce qui est une façon de souligner
que, dans ce mot, la relation essentielle est dans les deux cas celle du fils au père.
29. Même mot au v. 1360, à propos de Jocaste. Anosios et l’inceste : voir Platon, Lois, VIII, 838 c.
30. Cette analyse suit étroitement les remarques de D. Clay, « Unspeakable Words », p. 286-289.
31. J. Rudhardt (« De l’inceste dans la mythologie grecque », Revue française de psychanalyse,
46 (1982), p. 731-732) franchit ce pas.
32. L’inceste, crime ultime : voir Th. Ph. Howe, « Taboo in the Œdipus Theme », p. 126 et 131.
33. M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, p. 73 : « toute la pièce est axée sur l’idée
du parricide. L’inceste est découvert par surcroît ; religieusement parlant, il ne joue aucun rôle
dans la pièce ».
356 l’empreinte de jocaste
l’ont engendré, du moins » (tois phuteusasin). Polybe est mort, il s’agit donc de
la seule Mérope, qu’il croit encore sa mère34. Mais les plus beaux exemples de
ce pluriel font suite à la catastrophe, lorsque, sanglant et presque serein, Œdipe
reprend la récitation de son histoire et regrette de n’être pas, enfant, mort sur
le Cithéron :
Je ne serais pas venu alors en meurtrier de mon père,
Et je n’aurais pas devant les humains porté le nom
D’époux de ceux dont je suis né.
Mais maintenant je suis sans dieux et fils d’impies (1357-1360).
En sa généralité, le qualificatif d’« impie » (anosios) est peut-être encore
la manière la plus spécifique de désigner l’inceste : c’est de Jocaste que parle
Œdipe, en tant qu’il est son époux et son fils35.
Disons-le tout net : l’inceste doit accabler d’autant plus Œdipe qu’il met
à nu la question de la mère. Or, au temps où son discours était encore consti-
tué, nombreux étaient déjà les indices de ce que la figure de la mère le touche
au plus près.
« Enfant supposé de ton père » (780) : cette injure, jadis, a mis Œdipe en
mouvement, et pourtant rien n’indique que l’interrogation sur le père se soit
installée en lui. Entre-temps, il avait consulté Apollon et appris quel était son
destin : ceci avait recouvert cela. Or, parce que, pour résumer l’oracle, la cou-
tume est d’énumérer parricide et inceste dans l’ordre chronologique36, on ne
s’est pas assez avisé de ce que, chez Sophocle, Œdipe inverse régulièrement
cet ordre, évoquant l’inceste avant le parricide qui en est la cause déclenchante.
Ainsi, dans le récit qu’il fait pour Jocaste :
Il fallait que je m’unisse [le texte dit : que je me mêle] à ma mère, que je produise
À la vue des hommes une race intolérable
Et que je sois le meurtrier du père qui m’a engendré (791-793).
Et, à satiété, il répétera cette version. À Jocaste, encore :
… Je dois dans le mariage
Être uni à ma mère et tuer mon père (825-826).
Et, au messager corinthien :
Loxias, jadis, a dit
Qu’il me fallait me mêler à ma propre mère
Et prendre le sang d’un père de mes mains (994-996).
(La mère, et puis le père ? Œdipe, notre modèle, énumérant les actes qui
composent son destin dans l’ordre même qui, pour le psychisme humain, est
celui de la formation des désirs ? L’évidence est éclatante, elle aveugle. De ce
34. 1007. On notera que, dans le reste de la pièce, le verbe phuteuô est régulièrement employé,
comme il se doit, à propos du père (793, 1514). En reportant ainsi sur la mère la part du père, Œdipe
brouille un peu plus les pistes.
35. Une semblable analyse pourrait être donnée des vv. 1397, 1494-1495 et 1498-1499 (encadrant
l’apparition fugitive du mot tékousa).
36. Par exemple Freud dans L’Interprétation des rêves, p. 228 (« il y serait le meurtrier de son père
et l’époux de sa mère »).
l’empreinte de jocaste 357
discours du héros tragique, Freud n’a pas fait état, parce que déjà Œdipe était
devenu « l’un des rôles capitaux que notre désir a revêtus37).
Avançons dans Œdipe roi. Œdipe ne sait toujours pas qui il est. Il croit qu’il
est un enfant trouvé. Après avoir demandé lequel de ses parents l’a exposé :
(Par les dieux, est-ce ma mère ? ou mon père ? Explique-toi : 1037),
le voici libéré – comment ? encore une fois, on ne sait – de la préoccupation du
père, et qui ne pense plus qu’à sa mère. Alors, défiant Jocaste qui s’inquiète, il
la menace de se révéler esclave par sa mère, depuis trois générations de mères
(1062-1063). Jocaste sort, bondissant sous une douleur sauvage, et il n’en a
cure, occupé qu’il est à se déclarer fils de la Fortune :
Voilà la mère dont je suis né (1082).
Comme si l’on ne naissait que d’un(e) et non de deux. Œdipe ne sait pas
encore que Jocaste est double…
Si l’on s’en donnait le temps, il faudrait reprendre les choses avec méthode :
montrer qu’Œdipe roi est, après Electre, la pièce de Sophocle où le mot « mère »
est le plus souvent prononcé, caractériser chaque protagoniste par l’ordre qu’il
assigne à l’énumération du père et de la mère38. Mais, une fois de plus, mieux
vaut aller à l’essentiel : à la catastrophe, pour en déchiffrer les effets.
Sous le coup de la révélation, Œdipe a recours à un pluriel d’évitement géné-
ralisé, sans que l’ordre de ses préoccupations se renverse encore pour autant :
Je me révèle né de ceux dont je ne le devais pas,
Fréquentant ceux que je ne devais pas, meurtrier de ceux qu’il ne fallait pas
tuer (1184-1185).
En d’autres termes, à l’évocation des parents, fait suite celle de la mère, puis
du père. D’abord l’infortune d’être né, puis l’inceste et le parricide. C’est après
la mort de Jocaste et la mutilation d’Œdipe que les choses changent. Avant de se
tuer, Jocaste a dédié à Laïos des lamentations qui, en toute cohérence chronolo-
gique, évoquaient la naissance de l’enfant interdit, le parricide et l’inceste39. Et
Jocaste est à peine morte que déjà les cris d’Œdipe aveuglé appellent la honte sur
« le parricide, celui qui, de sa mère… » Ainsi, l’ordre canonique est rétabli, et
37. On notera que Freud énumère les choses dans le même ordre qu’Œdipe lorsqu’il s’agit de « nous »
et rétablit l’ordre convenu dès qu’il parle d’Œdipe : « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard
de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos
rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs
de notre enfance. Mais, plus heureux que lui, nous avons pu… détacher de notre mère nos désirs
sexuels et oublier notre jalousie à l’égard de notre père » (p. 229 ; c’est moi qui souligne). « L’un
des rôles capitaux… » : citation de J. Starobinski, dans « Hamlet et Freud », préface à la trad. fr.
de E. Jones, Hamlet et Œdipe, Paris, 1980, p. XIX.
38. 21 occurrences de mètèr dans Œdipe roi contre 23 dans Electre (à titre de comparaison, Antigone
n’en compte que 9) ; toutes les tragédies de Sophocle comportent un nombre élevé de mentions
du père : notons qu’Œdipe roi vient, de ce point de vue, après Electre et Œdipe à Colone. L’ordre
d’énumération : Tirésias, qui sait, met la mère avant le père en 417 ; après avoir décliné son identité
dans l’ordre attendu (père, mère : 774-775), le discours d’Œdipe inverse tout de suite l’ordre au
profit de la mère.
39. 1245-1248. On notera que Jocaste emploie, elle aussi, le pluriel d’évitement, mais à propos
du seul Œdipe.
358 l’empreinte de jocaste
40. Voir 1289-1290, 1357-1359, 1371-1373, 1398-1408 ; lors même que, pour un temps, la mère a
encore le pas (1452-1454), l’ordre père-mère est vite rétabli (1496-1498 : il est vrai qu’alors Œdipe
parle à ses filles, en position de père).
41. J’emprunte cette expression à M. Moscovici, « Mise en pièces du père dans la pensée freu-
dienne », Confrontation n° 1, printemps 1979.
42. C’est une forme de duel qu’emploie ici Œdipe, comme dans le vers suivant. Tout en donnant
encore l’initiative à la mère, il accomplit ainsi la synthèse entre les deux versions de son exposition.
43. 1504-1505 : « Nous qui vous avons conçues ensemble, nous sommes détruits tous les deux. »
Créon avant la révélation de l’inceste et le messager juste après avaient employé le deux à propos
du couple Œdipe-Jocaste (581 ; 1280).
44. Sur Œdipe comme tiers, voir les remarques pénétrantes de S. Benardete, « Sophocles’ Œdipus
Tyrannus », n. p. 114-117 et 120 : en position de tiers dans des triades hétérogènes, Œdipe ne s’est
pas maintenu comme tiers dans le génos ; mais inversement il décrit comme le carrefour de « trois
routes » (800) ce que Jocaste caractérisait comme une « route fendue en deux » (skhistè hodos : 733).
l’empreinte de jocaste 359
d’Œdipe ne viennent couvrir ses cris. Hurlant, il demandait qu’on lui montre
« l’épouse qui n’est pas une épouse » – ou, pour traduire le texte en sa nudité :
« la femme qui n’est pas une femme » –, mais « un double champ maternel pour
lui-même et pour ses enfants » (1256-1257). Elle, au fond du thalamos, avait
gémi sur sa couche « où, infortunée, elle avait conçu – progéniture double – un
mari d’un mari et des enfants d’enfants » (1249-1250).
Double champ maternel, progéniture double. Que l’on ne s’y trompe pas :
appliqué à Jocaste, le double n’est pas une figure de style, il n’est pas une façon
de dire l’ambiguïté45. C’est réellement – car l’inceste paradigmatique n’a rien
d’une métaphore – que deux générations sont venues se mêler en Jocaste. C’est
en elle ou, mieux, dans elle, au creux de son corps de femme et de mère, que
la même semence a germé deux fois. Le double sert à dire l’inceste et l’inceste
a son lieu, dans Jocaste.
Dans Jocaste : je n’énumérerai pas les résistances – elles ne sont pas seule-
ment linguistiques – qui s’opposent à l’énoncé et, plus encore, à la pensée de ce
« dans ». Mais il n’y a pas à reculer devant la constatation que, la mère-épouse
d’Œdipe une fois morte, la tragédie a beaucoup à élaborer au sujet de ce que
l’inceste a imprimé en elle. Certes, en lui donnant la mort qui clôt le corps des
femmes, Sophocle a dérobé la reine à la vue, à toute vue, l’enfermant à jamais
au fond de la chambre nuptiale : mais c’est là ruse très subtile pour autoriser le
texte à construire la représentation de cet intérieur féminin qui jamais ne recevra
d’autre nom que métaphorique, parce qu’il fut le lieu de ce qui ne se nomme pas.
Le double sillon
45. La traduction de J. et M. Bollack, par « progéniture ambiguë », me semble donc affaiblir para-
doxalement le texte en ce qu’elle le charge de sens. On rappellera que dans Antigone, 53, Jocaste
était « mère et femme d’Œdipe, nom double ».
46. Selon le commentaire autorisé de Jebb (Cambridge, 1885), au v. 870, le thème de présent tikt-
mettrait l’accent sur la parenté plus que sur la naissance (indiquée par le thème d’aoriste tek-). Mais
ce n’est pas cela que Jocaste veut faire entendre au v. 1248.
360 l’empreinte de jocaste
47. Citation de Y. Thomas, « Le ventre. Corps maternel, droit paternel », Le Genre humain,
14 (1986), p. 214.
48. Limèn désigne la matrice dans le fragment 98 Diels-Kranz d’Empédocle (= Bollack, 461), où les
éléments « jettent l’ancre chez Kypris, dans ses havres d’accomplissement » (téleiois liménessin).
49. On rapprochera 1210 (thalamèpolôi pésein) et 1262 (Œdipe empiptei stégèi : il vient « tomber »
dans la chambre de Jocaste).
50. Jusqu’à cette occurrence, thalamèpolos désigne dans la langue grecque une fonction féminine ;
ultérieurement, le mot caractérisera un eunuque ; dans le sens de « serviteur du thalamos » entendu
comme époux, il est un hapax. On appréciera ce que le détournement de ce terme par Sophocle
implique de féminisation de l’homme. Si par ailleurs thalamèpolos est, comme le suggère Dawe, à
mettre en rapport avec un verbe poleuein (labourer : Antigone, 341), une discrète surdétermination
de la navigation par le labour s’introduit déjà, comme dans Antigone, 334-341, comme aux vv. 22-25
d’Œdipe roi où la cité, prise dans la houle, meurt en ses germes.
l’empreinte de jocaste 361
pas jeter l’ancre51, après une heureuse traversée » (422-423). La vie d’un homme
est ainsi faite qu’il ne saurait retourner au port dont il est sorti, sauf à n’y pas
trouver le refuge qu’il y cherchait : c’est en vain qu’Œdipe a cru s’ancrer en
Jocaste. Déjà, d’ailleurs, prononçant le mot limèn, Tirésias l’avait déplacé vers la
catastrophe, lorsqu’il n’est plus besoin de havre que pour y cacher le malheur :
De tes cris, quel ne sera pas le port ?
Quel Cithéron n’y fera pas écho,
Lorsque tu comprendras… (420-422).
Or, on l’a vu, ce n’est pas le Cithéron qui, dans Œdipe roi, accueillera les
hurlements d’Œdipe : le port de ses cris, il l’a trouvé à l’intérieur du palais
lorsque, éperdu, il s’est jeté en hurlant sur les portes de la chambre nuptiale.
C’est le même thalamos qui abritait le havre du plaisir et qui maintenant se fait
limèn pour la douleur.
Et puis, dans Jocaste, il y a le sillon. Que, dans sa fonction procréatrice, la
femme soit identifiée à un champ, il n’y a rien là que très communément grec52.
Mais la chose se complique si l’on s’avise que, dans Œdipe roi, un redoutable jeu
d’échange est suggéré entre Jocaste, mère (trop) féconde, et la terre de Thèbes
atteinte en sa fertilité, qui souffre et meurt dans ses germes inaboutis53. Échange
sur le mode du déséquilibre, entre la mère féconde et la terre souffrante, et qui
ne devrait certes pas autoriser à traiter Jocaste comme quelque hypostase de la
Terre dont il faudrait que le tyran prenne possession pour établir son pouvoir54 ;
mieux vaut y deviner le principe d’un transfert, qui s’opérera de la terre à la
femme, malade de l’excès même de sa maternité, et qui en meurt.
S’agissant de ces métaphores grecques du mariage qui font de la femme
une terre à labourer pour une moisson (arotos) d’enfants légitimes, un champ
(aroura) où l’homme sème55, on méditera peut-être sur leur destinée littéraire,
s’il est vrai que cette langue officielle des semailles et du labour n’est jamais
plus nourrie que dans les textes qui évoquent une sexualité anomale – ainsi, elle
prend une force étrange chez un Platon, énumérant toutes les pratiques contre
nature que la loi doit s’employer à prévenir56 –, et le sillon ne prête à conjec-
ture que pour autant qu’il est le lieu de l’inceste.
Ce qui me ramène au chant du chœur sur le mariage qui n’en était pas un. Or,
avant même que le messager ne vienne rapporter les paroles d’Œdipe maudissant
51. Au sens propre, anormos signifie « sans mouillage » ; cf. l’emploi de hormizomai (jeter l’ancre)
dans le fragment d’Empédocle cité n. 48.
52. Voir J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès », dans Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1974,
p. 141-142 : « le paradoxe est qu’elle doit incarner non pas sa terre, mais celle de son mari ».
53. Pour l’image de l’abri renfermant un fruit inachevé, voir le v. 25. C’est Jocaste qui, en 635-
636, évoquait la « terre malade » ; c’est sur elle-même qu’elle prend toute la maladie en 1061. On
notera que, dans l’imprécation qu’il prononce et qui doit attirer sur le coupable l’infécondité de la
femme, des troupeaux et de la terre, Œdipe, au contraire du prêtre thébain (qui mentionnait les trois
niveaux) ne retient que la terre (qui ne doit plus être labourable : arotos) et les femmes (270-271).
54. Comme le fait M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, p. 193 (et dans tout le chapitre 6).
55. Arotos figure dans la formule officielle du mariage ; pour aroura, voir par exemple Sophocle,
Trachiniennes, 31-33.
56. Platon, Lois, VIII, 838 c-839 a (prescriptions négatives dont le modèle est explicitement la
prohibition de l’inceste).
362 l’empreinte de jocaste
57. Au v. 1257, qui est comme une citation d’Eschyle (Sept contre Thèbes, 753-754 : mètros arouran).
58. Les deux traductions (« porter » et « supporter ») ont des partisans : Mazon choisit « supporter »,
J. et M. Bollack « porter » ; d’autres (comme O. Taplin, Greek Tragedy in Action, p. 111) tentent
de concilier les deux sens dans une même traduction.
59. Le mot alox (que, dans les Phéniciennes, 18, Euripide glisse dans l’oracle d’Apollon à Laïos) est
rare, mais employé par Empédocle (fr. 100 DK, 3 = Bollack, 551). On notera qu’employé au pluriel
(alokes), il permet d’introduire un jeu avec le mot alokhoi qui, au v. 181, désigne les épouses. La
leçon patrôiai est, pour des raisons métriques, la seule possible et il est donc exclu de la corriger
en mètrôiai (Dawe).
60. À entendre phérein dans le sens de « porter » on peut donner aux « sillons paternels » un sens
proche de celui de venter, dont Y. Thomas a montré qu’il est, chez les juristes romains, la part de
l’autre dans la femme enceinte (p. 221 et, plus généralement, sur le caractère « double » de la
femme enceinte, p. 216-223).
l’empreinte de jocaste 363
Car ce que, dans Jocaste, Œdipe lui-même dira avoir trouvé, c’est qu’il est
un père. Lorsque s’adressant à ses filles, il s’écrie :
J’ai été révélé père par le lieu où j’ai moi-même été labouré (1485),
c’est bel et bien patèr qu’il faut lire, en ouverture du vers. Il faut se refuser à
toute correction qui, comme d’aucuns l’ont proposé, remplacerait le « père »
par le « laboureur » (arotèr). La rigueur du texte l’exige, qui se refuse à une
pareille redondance – ainsi Œdipe dira plus loin qu’il a « labouré celle qui l’a
enfanté là où lui-même avait été semé » (1497-1498) – mais, plus que tout,
des raisons de fond plaident pour une telle lecture : car ce qui s’énonce ici est
la troublante loi en vertu de laquelle la légitimité paternelle n’a d’autre terrain
d’inscription que le « champ » de la mère.
C’est la mère qui fait le père. Qu’il soit urgent de retourner cette loi en impri-
mant au plus profond du corps féminin le sillon paternel, c’est là l’impératif
civique, grec et patrilinéaire à quoi se soumettaient les vieillards de Thèbes.
Double est Jocaste. Double mère, double épouse. Double, d’avoir enfanté
pour un fils, alors que le père avait en elle inscrit sa marque. Et c’est encore en
dédoublant Jocaste – la reine vivante, toute au soin de son époux ; la femme
morte et sans nom, figure fantasmée de la mère, corps à la fois interdit et trop
connu – que Sophocle enracine dans une réflexion sur l’inceste cette découverte
du savoir à quoi tant de lecteurs ont voulu réduire Œdipe roi.
Choisir de lire la tragédie à partir de l’instant où Sophocle aveugle Œdipe et
donne la mort à Jocaste, s’attacher à cerner l’ombre portée que la femme morte
projette sur les certitudes du logos, avait beaucoup à voir avec le dessein de
déjouer le risque d’une lecture psychologique, toujours renaissant dès qu’on situe
l’enjeu – et on l’a beaucoup fait – dans le degré de conscience ou d’ignorance
qui serait réellement celui des protagonistes d’Œdipe roi. Avec un texte aussi
bien gardé – sur lequel veillent tant d’autorités prestigieuses, et que l’énigma-
tique limpidité de sa langue protège si parfaitement –, je n’oserais affirmer que
le pari a été tenu. Du moins, à étudier l’opération par laquelle Sophocle met à
mort Jocaste pour que, rétroactivement, le poids de l’innommable reflue sur la
mémoire vide d’Œdipe, peut-on espérer saisir un peu de ce qui, pour des géné-
rations de lecteurs, a fait d’Œdipe roi un paradigme.
Jocaste est morte. Elle n’est plus maintenant que la mère de celui que l’on
nommait son époux. Pour celui-ci, reste à reconstruire une histoire : aussi Œdipe
rentrera-t‑il dans le palais, vers ce passé qui sera maintenant le sien. Jocaste est
morte, mais, de l’Orestie à Œdipe roi, la silhouette grecque de la mère comme
excès simultané de présence et d’absence gagne des traits décisifs. Est-ce pour
cela que Freud (qui, d’Œdipe roi, avait peut-être tout oublié mais aussi, quant
au fond, fort peu de chose) ne fait rien de la mort de Jocaste, mais installe la
mère au centre du complexe d’Œdipe ?
Oublié, le nom de Jocaste. Reste l’empreinte de la mère.
LE CORPS VULNÉRABLE D’ARÈS*
Arès : un nom, un corps. Parce que le nom du dieu sert plus d’une fois,
dans la poésie grecque, à désigner métonymiquement la guerre sanglante, la
tentation est grande de réduire l’être du dieu à son nom – et l’on fait d’Arès
une « abstraction », comme si un dieu guerrier qui, de la guerre, ne connaît
que la dimension du meurtre ne pouvait être pleinement un dieu. Convaincue
que l’on ne gagne rien à suivre les Grecs de l’époque classique dans leurs ten-
tatives pour effacer tout ce qui parle de sang versé, je fais le pari inverse : pour
le corps d’Arès, ou pour Arès comme corps. Car seule l’attention à la façon
qu’il a d’être ce corps rendra au dieu sa personne et sa présence. Cela implique
qu’on l’installe au cœur de la mêlée sanglante ; en d’autres termes, qu’à cet
Arès très présent l’on assigne pour lieu le texte de l’Iliade, car seule l’Iliade
donne avec constance au dieu meurtrier un corps et une figure1. Mais comme
si, entre Arès et les autres dieux, indissociablement anthropomorphes et immor-
tels, un écart devait se creuser, il y est aussi crédité d’une certaine affinité avec
la mort. Affinité certes paradoxale – un dieu ne saurait mourir – mais qui donne
infiniment à penser : j’y vois l’occasion d’une mise à l’épreuve systématique
de cette limite, évoquée par Apollon au chant V, qui sépare impérativement les
dieux des humains.
Cela commence, au chant V également (ce n’est pas un hasard), par un
« il serait mort si… ». Mère d’Aphrodite, Dionè conte à sa fille, blessée par
Diomède et qui se plaint, les souffrances que, de tout temps, les dieux ont endu-
rées du fait des mortels ; comme si la chose allait de soi, la liste s’ouvre par
les épreuves d’Arès :
Il a enduré, Arès, le jour qu’Otos et Éphialte le fort, les fils d’Aloeus, le lièrent
d’un lien brutal. Treize mois enfermé dans une jarre en bronze, il y eût bel et
bien péri kaί nú ken énth’ apóloito), Arès insatiable de guerre, si leur marâtre,
la toute belle Ééribée, n’eût avisé Hermès. Quand celui-ci leur déroba Arès,
il était déjà à bout de forces (teirómenon) : un lien cruel le domptait (Iliade,
V, 385-391).
Qu’entendre dans cet apóloito, qui déjà intriguait les scholiastes d’Homère,
sinon l’énoncé de ce qu’Arès a bel et bien été au bord de la mort2 ? Ou, plus
exactement, qu’il eût péri sans l’intervention conjuguée d’une mortelle et du dieu
* Première publication dans Le Temps de la réflexion, n° 7, 1986, p. 335 – 354 ; puis repris dans
C. Malamoud et J.-P. Vernant (éds.), Le Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, p. 465-492.
1. Cf. W. Pötscher, « Ares », Gymnasium, 66 (1959), p. 5-14.
2. Voir Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality” of Gods in Homer », Greek, Roman & Byzantine
Studies, 22 (1981), p. 323-327.
le corps vulnérable d’arès 365
aux liens. « Il serait mort si… » : Arès n’est pas mort, mais, quand Hermès l’a
libéré, il ne valait pas cher. Avec cet apóloito, la mort apparaît pour la première
fois comme virtualité à l’horizon de l’existence d’Arès. Ce n’est pas la dernière,
ni dans le chant V qui, à plusieurs reprises, revient sur une pareille éventualité,
ni dans le reste de l’épopée3.
Certes Arès lié n’est pas mort, tout comme Arès blessé ne mourra pas. Arès
ne meurt pas, parce que les dieux doivent bien laisser aux mortels le redoutable
privilège de n’être grands qu’en risquant leur vie4. C’est par Arès que meurent les
hommes, mais le dieu guérira des blessures qui, pour les humains, sont fatales5.
Il est vrai qu’en infligeant au dieu du carnage des blessures « mortelles », le
texte de l’Iliade suggère une fois encore que l’ombre d’une mort impossible
plane sur le tueur divin.
Donc l’Iliade ne tuera pas Arès6 mais, à répéter que c’en aurait été fait de lui
si…, le texte épique mobilise toutes ses ressources pour désigner Arès comme
le dieu qui mourrait, si un Immortel pouvait mourir. Façon de renforcer une
frontière en explorant un impensable.
Mes pieds rapides m’ont soustrait à lui ; sans quoi, je serais là encore à souffrir
longtemps mille maux, au milieu d’horribles cadavres, ou, vivant, j’eusse été
réduit à l’impuissance (amenēnós) par les coups du bronze (Iliade, V, 885-887).
C’est ainsi que, regagnant précipitamment l’Olympe, Arès blessé à son tour
par Diomède raconte l’aventure à Zeus. Plus exactement, il évoque – sur le mode
hypothétique comme, tout à l’heure, Dionè – ce qui serait arrivé s’il était « né
mortel ». Car, dans les souffrances dont Arès se plaît à imaginer qu’il les aurait
subies, le lecteur de l’Iliade reconnaît quelque chose comme la traduction à
l’usage d’un dieu de ce qui, pour les mortels, est la mort. À la place du fini, la
longue durée de l’interminable ; à la place de la mort, une expérience qu’Arès
se contente d’imaginer et qu’il énonce sur le mode de l’alternative : de longues
souffrances parmi des rangées de cadavres ou une vie privée de ménos – de cette
force de vie qui donne à tout guerrier son être.
En sa forme même, l’alternative a gêné plus d’un lecteur, à commencer par les
scholiastes d’Homère qui, croyant comprendre la seconde éventualité, s’interrogent
anxieusement sur la première : que veut dire Arès, en parlant des souffrances
3. En quête pourtant d’une « mort » d’Arès conforme au destin indo-européen du guerrier, U. Strutynski
(« Ares : A Reflex of the Indo-European War God ? », Arethusa, 13 (1980), p. 217-231) ne prête
pas suffisante attention à la gradation des « morts » virtuelles du dieu tout au long de l’Iliade.
4. Cf. E. Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Los Angeles et Londres,
1979, p. 121.
5. Comme l’observent J. Jouanna et P. Demont (« Le sens d’ikhṓr chez Homère et Eschyle en
relation avec les emplois du mot dans la collection hippocratique », Revue des Études Anciennes,
83 (1981), p. 197-209 ; remarque p. 200, n. 13), à propos de la blessure que lui infligent Diomède
et/ou Athéna en V, 856-869.
6. On notera que là même où, comme dans la civilisation mésopotamienne, certains dieux sont
censés mourir, ce n’est pas de « mort » que parlent les textes, seulement d’un « être tué » ; sur
cette distinction, voir E. Cassin, « The Death of the Gods », in S.C. Humphreys et H. King (éd.),
Mortality and Immortality. The Anthropology of Death, Londres, 1981, notamment p. 320-321.
366 le corps vulnérable d’arès
de cette configuration double. Le Tartare est le lot que Zeus lui eût depuis long-
temps assigné, s’il ne lui répugnait de recourir à cette extrémité contre un fils
né de lui. Le Tartare, ou pire encore : au-delà du fond de l’abîme, un séjour
« situé plus bas encore que celui des fils de Ciel10 », ces Titans que la tradition
grecque installe « aussi loin au-dessous de la terre que le ciel l’est au-dessus11 ».
Plus loin que le Tartare, autant dire au fond de l’inconnu, au-delà de tout pen-
sable : tel est, au chant V, l’horizon qu’en guise de consolation Zeus offrait à
Arès blessé et qui se plaignait. Quant au retour honteux dans l’Olympe, c’est
ce qu’Athéna lui prédit si, enfreignant l’interdiction formelle de Zeus, il plonge
dans la mêlée12.
À l’horizon de la vie immortelle d’Arès, il y a donc la mort. Une mort très
singulière, certes impossible et qu’on ne saurait penser que sur le mode de
l’irréel, mais dont la potentialité se rouvre sans fin. Une mort à chaque fois
dédoublée : tantôt divine, tantôt humaine et, dans chaque cas, énoncée sous la
forme d’une alternative, comme s’il fallait en souligner à la fois le caractère iné-
vitable et l’impossibilité radicale (ou bien… ou bien : façon de suggérer que,
quoi qu’il en soit, Arès n’y échappera pas ; mais, pour un mortel, deux morts,
cela en ferait une de trop : en proposant toujours deux morts, le texte souligne
que la « mort » d’un dieu n’en est pas vraiment une).
Entre une mort de dieu et la mort des hommes, Arès, il est vrai, semble
avoir fait son choix. Du moins, dans les représentations qu’il se donne de
sa fin, penche-t‑il plutôt vers la mort des humains. C’est ce que suggère un
passage du chant XV. Arès vient d’apprendre la mort d’Askalaphos, le fils
qu’il a eu d’une mortelle, et, sans plus hésiter, sans s’aviser que, pour ven-
ger ce qu’il nomme le « meurtre » (phónos) de son fils, il devra combattre
du côté grec contre ces Troyens qu’il a toujours favorisés, le dieu meurtrier
veut gagner le champ de bataille, au moment précis où Zeus fait peser sur
les Olympiens la menace terrible de sa colère. Sans doute l’intérêt géné-
ral de la collectivité des dieux entre-t‑il peu en compte dans une telle déci-
sion, ce qu’Athéna se chargera de lui signifier sans ménagement. Mais Arès
est au-delà de ces considérations, car c’est bel et bien au-devant de sa mort
qu’il est prêt à aller13 :
Ne vous irritez pas contre moi, habitants de l’Olympe, si, pour venger le meurtre
de mon fils, je vais vers les nefs achéennes, quand même mon destin serait,
frappé par la foudre de Zeus, d’être étendu avec les morts, dans le sang et la
poussière (Iliade, XV, 115-118).
Certes, Arès n’a pas oublié comment « meurt » un dieu : il sait que la
foudre de Zeus ne manquera pas de le frapper. Mais, au lieu de donner à cet
14. Iliade, VIII, 12, ainsi que 454-456 ; en VIII, 402-405, l’évocation des dix années nécessaires à
la guérison des coups portés par la foudre renvoie peut-être à une tradition différente, mentionnée
par Hésiode (Théogonie, 792-806 : sort de l’Immortel qui s’est parjuré).
15. Iliade, V, 886, où autoû (sur place) était l’indicateur le plus précis d’une mort guerrière
(cf. XIX, 403).
16. Comme en V, 867 (homoû nephéessin), où un scholiaste glose homoû en homoíōs (semblablement
à). De homoû nephéessin (Arès échappe à Diomède en montant « semblable aux nuées » vers le
ciel) à keîsthai homoû nekúessi (XV, 118), la menace de mort s’est singulièrement précisée. Keîsthai
comme synonyme de l’être-mort : voir par exemple XVIII, 20 et XXII, 73 et, pour la « mort » d’un
dieu, Hésiode, Théogonie, 797.
17. [Hésiode], Bouclier, 365-367.
le corps vulnérable d’arès 369
l’a bien vu Steven Lowenstam18, une mise à mort parodique : genoux bri-
sés, cheveux souillés par la poussière, Arès tombe dans l’ultime vibration des
armes qui sonnent sur lui, expérimentant ainsi l’être-mort des mortels ; mais,
cette fois-ci, il l’expérimente « réellement », au lieu d’en anticiper l’horreur
en imagination. Avec Aphrodite qui a voulu voler à son secours et dont Athéna
s’est débarrassée sans la moindre difficulté, il est étendu sur la terre : voici que
gisent (keînto) côte à côte les deux seuls dieux qu’un mortel ait blessés pen-
dant les combats de l’Iliade (il est vrai que déjà, au chant V, derrière Diomède,
se tenait Athéna, excitant le héros contre Aphrodite, l’aidant à toucher Arès).
Donc, Arès est « mort » : de fait, comme personnage, il disparaît de l’intrigue
iliadique, mais Homère sait bien qu’un dieu ne meurt pas. Comment, dès lors,
dire cette mort, à la fois réelle et symbolique, sinon en recourant à des ruses
textuelles ? Ainsi, toutes les formules qui, inlassablement, donnent la mort aux
combattants sont là, mais parfois affectées d’une légère modification, unique
dans l’œuvre19 : c’est qu’Arès n’est pas un mort ordinaire, et cette variation
au sein du même sert à rappeler qu’en fait il n’est nullement mort. Athéna l’a
seulement vaincu, le texte a fait le reste, suggérant la mise à mort et la niant
du même mouvement.
On l’a compris : il n’est de mort d’Arès que fictive. Fictives et perçues
comme telles à l’intérieur d’un récit de fiction qui se donne pour la réalité, ces
morts divines sont comme une enclave d’irréel dans l’économie iliadique de
la mort. Arès mortel est une fiction au second degré, dont seul un texte pou-
vait faire l’essai parce que c’est le propre d’un texte que l’on puisse s’y auto-
riser à donner et reprendre en même temps. Pour mettre à mort un guerrier,
il suffit de lui « rompre les genoux » ou d’évoquer ses armes qui sonnent sur
lui pendant sa chute : l’Iliade mime donc la mise à mort d’Arès. Mais, si une
formule suffit pour tuer, encore faut-il que celle-ci soit conforme à l’usage ;
en revanche, la moindre variation dans le style formulaire peut sauver, et
sauve de fait le dieu, que l’épopée maintient en vie pour préserver comme
il se doit son essence d’Immortel. Ainsi le texte cerne cet oxymoron qu’est
la mort d’un dieu grec, rivé à son corps à la fois humain et plus qu’humain,
entamable et cependant impérissable. La mort d’un dieu : cela ne se montre
pas (quelle représentation figurée pourrait suggérer une mort qui n’a lieu que
dans les mots ?), cela s’imagine (et, en un suprême raffinement, l’Iliade prê-
tera au dieu lui-même une pulsion à imaginer ce que serait sa mort). Et si une
telle notion n’a pas un instant droit de cité dans la religion olympienne, on
peut au moins se payer le luxe d’en suggérer l’hypothèse, à l’œuvre dans la
discursivité d’un récit.
À cette fin, quelques indicateurs textuels suffisent. Il en va ainsi des répé-
titions en écho. Il y a d’abord, dans la harangue de Dionè, à propos du dieu
enfermé dans la jarre, la répétition d’une formule déjà employée au sujet d’un
18. Iliade, XXI, 391-433. L’analyse qui suit s’inspire largement de The Death of Patroklos, p. 85-87.
Frappé au cou par une pierre, Arès est-il, comme le veut Lowenstam (ibid., p. 172), soumis au pre-
mier temps d’un sacrifice ? Pour dérangeante qu’elle soit, cette interprétation est plus satisfaisante
que celle du scholiaste qui donne une explication psychologique (Arès est démesuré, la démesure
porte la tête (le cou) haute, Arès est frappé au cou).
19. Cf. S. Lowenstam, The Death of Patroklos, p. 85.
370 le corps vulnérable d’arès
mortel : « et il eût bel et bien péri sur place » ne se dit d’Arès qu’après s’être dit
d’Énée, quelque soixante-dix vers auparavant20 ; or, pour être né d’une déesse,
Énée n’en appartient pas moins à une lignée humaine, et seule l’intervention
de sa mère Aphrodite l’a sauvé d’un trépas certain : la superposition parle de
soi. De même, lorsqu’Arès guérit de la blessure que lui a infligée la lance de
Diomède, le texte répétera à son sujet la formule que, dans son récit, Dionè avait
appliquée à Hadès : il guérit « car il n’avait pas été créé mortel » ; et, comme
Hadès, Arès sera sauvé : par le médecin des dieux, mais surtout par la tradition
poétique qui n’a pas façonné les Olympiens pour qu’ils périssent21. La première
répétition assimilait Arès à un mortel, la seconde l’associe à l ’immortel souve-
rain des morts : le recours à la répétition est décidément tout sauf une procédure
gratuite, puisqu’il contribue à enraciner le dieu dans son statut paradoxal. Mais
le même résultat est aussi bien obtenu par la pratique inverse, celle de l’hapax :
lorsqu’Arès s’imagine rétrospectivement amenēnós sous les coups de Diomède,
comment entendre ce mot que l’Iliade n’emploie aucune autre fois ? De fait, rien
ne légitime une comparaison avec l’Odyssée où cet adjectif caractérise la fai-
blesse des ombres, « têtes sans force » dans l’Hadès, ni avec tel hymne homé-
rique, où la signification du terme est dérivée de son emploi iliadique. Force est
de se résoudre à ne référer ici le mot qu’à lui-même, ce qui revient à admettre
que le dieu de la guerre est le seul combattant pour qui l’Iliade puisse inven-
ter un mot disant la privation de ménos : le sentiment de l’étrangeté ne perdra
rien à cette hypothèse.
Il faut avancer : je ne reviendrai pas sur les procédures qui relèvent de
l’intrigue, comme cette manière insistante qu’a le texte de prêter au dieu la
vision, rétrospective ou anticipée, d’une mort qui n’a pas eu ou n’aura pas
d’autre existence que l’évocation qu’il en fait. À l’évidence, pour imaginer un
Arès mortel, il faut en passer par une stratégie textuelle. Mais, sauf à c réditer
sereinement le texte homérique d’une toute-puissance que l’Iliade n’accorde
même pas sans réserve à Zeus, encore reste-t‑il à comprendre ce qui, dans
la personne divine d’Arès, lui vaut d’être crédité d’une vocation aussi para-
doxale pour un dieu.
Faiblesses de la force
S’il faut penser la mort d’un dieu, pourquoi ce dieu doit-il présenter la figure
d’Arès ? Pour répondre à cette question, les indignations d’un Père de l’Église
pourraient bien nous mettre sur la voie. Soit donc Clément d’Alexandrie ins-
truisant le procès des dieux païens : humains, trop humains, asservis qu’ils
sont à toutes les faiblesses de la condition humaine. Et d’énumérer pêle-mêle :
20. Kaí nú ken énth’ apóloito : V, 388, répétant V, 311 ; cf. Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality”
of Gods in Homer », p. 326.
21. Iliade, V, 402 et 90l (Ou mèn gár ti katathnētòs etétukto), formule commentée par E. Vermeule,
Aspects of Death, p. 124-125. Sur le « comme si » homérique, voir encore les remarques de H.L. Levy
(« Homer’s Gods : a Comment on their Immortality », Greek, Roman & Byzantine Studies, 20
(1979), p. 215-218), qui croit devoir faire l’hypothèse d’un état pré-homérique de la religion, où
les dieux auraient été réellement mortels.
le corps vulnérable d’arès 371
[leurs] amours, les fables étranges de leur inconduite, leurs blessures, leurs
emprisonnements, leurs rires, leurs batailles, leurs esclavages et leurs fes-
tins, leurs embrassements et leurs larmes, leurs passions et leurs débauches
voluptueuses22.
Suit un catalogue, raisonné cette fois, de ces petitesses par trop humaines,
qui s’ouvre, comme il se doit, par les actes de débauche et se poursuit par les
années d’esclavage des dieux, avant d’en venir à leurs blessures. Clément dresse
la liste des blessures divines, à commencer par celles d’Aphrodite et d’Arès
– des blessures iliadiques, donc – et c’est tout naturellement que, pour intro-
duire ce thème, il a cité l’Iliade :
Vos dieux amoureux et passionnés sont de toute manière soumis à la condition
humaine. « C’est qu’ils ont bien une chair mortelle ».
Mais ce qui se présente comme une citation est déjà une interprétation car
l’auteur du Protreptique a bel et bien substitué la « chair mortelle » (thnētòs
khrṓs) à la « chair vulnérable » (trōtòs khrṓs) du texte homérique23. Les dieux
d’Homère : vulnérables, donc mortels ; ou plutôt : blessés, c’est-à‑dire mortels.
Ainsi la blessure devient le plus pertinent des critères de mortalité et, pulvéri-
sant les ruses textuelles dont usait l’Iliade pour maintenir la mort à bonne dis-
tance d’Arès, Clément traque l’être mortel des dieux grecs dans les entailles de
leur corps vulnérable. On s’étonnera peut-être qu’un fidèle du dieu fait homme
trouve précisément matière à s’indigner dans cette « humanité » qui caracté-
rise les dieux païens ; mais l’examen d’une telle question nous apprendrait plus
sur les Pères de l’Église que sur le panthéon olympien et, s’agissant des dieux
grecs, seule importe en l’occurrence ce que Clément suggère de leur manière
d’être humains : ils le sont pas leurs blessures, ils le sont par tout ce qui atteint
leur corps et leurs sens, tout ce qui leur fait pousser des cris de douleur.
Ce qui nous ramène à Arès, à ces maux (pḗmata) auxquels il ne se soustrait
jamais qu’à grand-peine, et à ces gémissements dont, tout au long de l’Iliade,
il ponctue l’histoire de ses mésaventures24. En un mot, à l’humanité du dieu.
Nul doute que ce mot ne puisse surprendre : humain, le monstrueux (pelṓrios)
Arès, Arès de bronze à qui les poèmes homériques attachent traditionnellement
le titre de brotoloigós, « fléau des mortels » ? Il faut donc préciser en quel sens
Arès peut être dit humain.
Au chant V de l’Iliade, Arès sévit dans la bataille aux côtés d’Hector – on
l’a dit, sa préférence toujours va aux Troyens – ; il a pris la forme d’un mortel,
celle du chef thrace Akamas, mais les héros les plus avisés, tel le Grec Diomède,
22. Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 32, 1. La quasi-totalité de ces rubriques pourrait s’appli-
quer à Arès, y compris la lascivité, qu’illustre au chant VIII de l’Odyssée, l’épisode de ses amours
avec Aphrodite ; toutefois, bien que s’attardant sur le chapitre de la débauche (32, 2-4), Clément
ne mentionne pas Arès au nombre des dieux luxurieux.
23. Protreptique, II, 36, 1 (que l’on comparera avec Iliade, XXI, 568-569).
24. Pḗmata : V, 885 et XV, 110 ; désignant aussi bien la souffrance que le fléau envoyé par les
dieux ou la diminution sociale qu’entraîne une défaite (F. Mawet, Recherches sur les oppositions
fonctionnelles dans le vocabulaire homérique de la douleur, Bruxelles, 1979, p. 102-139), le
mot pē̂ma connote toute l’étendue de ce qu’on a appelé les « disgrâces d’Arès » (L. Séchan et
P. Lévêque, Les grandes divinités de la Grèce, Paris, 1966, p. 245). – Gémissements : V, 871 et
XV, 114 (olophurómenos), XXI, 417 (stenákhonta).
372 le corps vulnérable d’arès
savent reconnaître le dieu sous son apparence d’homme25. Avec Hector, Arès tue
des guerriers en grand nombre jusqu’au moment où, contre le dieu meurtrier,
Athéna lance Diomède avec mission de le frapper. Diomède s’avance, cepen-
dant que, soudain isolé et tout à sa tâche de mort, le fléau des mortels continue
à dépouiller le guerrier qu’il vient de tuer : ce dernier se nommait Périphas, il
était monstrueux (pelṓrios) comme l’est le dieu de la guerre. Mais, en dépouil-
lant celui qu’il vient de tuer – et, semble-t‑il, de tuer seul –, Arès en fait trop :
il outrepasse sa fonction, qui est de tuer en second, après le combattant humain
qui a porté le coup fatal et à qui le dieu laisse d’habitude le soin de dépouiller
sa victime. Dire qu’Arès en fait trop, avancer qu’il sort de ses attributions, c’est
suggérer qu’il se comporte en réalité comme un humain26. Comme s’il avait
oublié qu’il n’est pas cet Akamas dont il a pris l’apparence. Or, face à lui, c’est
« pareil à un dieu » (daίmoni îsos) que Diomède s’élance27 : entre le mortel
semblable à un dieu et le dieu qui se prend pour un homme, le combat risque
fort de tourner à l’avantage du premier. Et, de fait, Diomède blessera Arès.
Ce n’est pas la première défaite du dieu, ce n’en est pas la dernière, ainsi
que l’attestent les nombreux récits autour d’un Arès diminué28 : Arès épuisé
dans la jarre et qui, sans Hermès, serait mort ; Arès toujours agi dans l’Iliade,
et surtout au chant V où il semble réduit à exécuter les ordres d’autres dieux ;
Arès vaincu, au combat par Diomède, Héraklès et Athéna, à la boxe par Apollon
dans la tradition d’Olympie ; Arès lié, dans le récit de Dionè comme sa statue
l’est réellement à Sparte ; Arès asservi enfin, ainsi que Clément d’Alexandrie
se plaît à le rappeler29. Ajoutons qu’à l’Arès diminué des mythes semble bien
répondre l’Arès marginalisé de la religion civique : rejeté hors de l’espace urbain
– comme ce fut sans doute longtemps le cas à Athènes –, mal aimé des ima-
giers qui représentent plus volontiers d’autres dieux, mal famé pour tout dire,
il occuperait, à en croire les historiens des religions30, la place de l’exclu, lui,
le sanglant, le meurtrier, qui incarne ce que les cités ne veulent plus savoir de
25. Iliade, V, 461-462 et 590-606. Sur la difficile question des modes de manifestation des dieux
dans l’Iliade, voir P. Pucci, « Epifanie testuali nell’Iliade », Studi Italiani di Filologia Classica,
3 (1985), p. 170-183.
26. On comparera V, 703-7 10, où le verbe exenarízein employé au duel, concerne l’action conjointe
de l’homme et du dieu, et 842-848, où Arès agit seul. Arès est dit brotoloigós au v. 846, ce qu’Eustathe
commente en soulignant que le dieu agit ici sōmatikō̂s (en personne) et, dans ce fait, il voit un
renforcement de la monstruosité d’Arès. Avec Ø. Andersen, « A Note on the “Mortality” of Gods
in Homer », p. 325), j’adopte l’interprétation inverse.
27. Iliade, V, 884. On notera que Diomède n’est daímoni îsos que dans la version qu’Arès donne de
l’épisode. Nul doute que, tout à son « humanité », le dieu n’ait vu le mortel surgir « pareil à un dieu ».
28. J’emprunte ce terme à C. Ramnoux, Mythologie ou la famille olympienne, repr., Brionne, 1982,
p. 58-59 (la diminution comme l’équivalent divin d’une mort).
29. Vaincu à la boxe : Pausanias V, 7, 10. Lié : [Apollodore], Bibliothèque, I, 7, 4 (ainsi que Arnobe,
Adversus Nationes, 4, 25), Pausanias III, 15, 7 ; sur le lien comme substitut de la mort pour un
dieu, voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974,
p. 113-114. On observera au passage que le Tartare, où Zeus enverrait volontiers son fils, est un
« espace lieur » (ibid., p. 276-277). Asservi : Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 35, 3 ; que
la servitude soit pour Clément une alternative à la blessure, l’atteste Protreptique, IV, 55, 3.
30. Voir par exemple : F. Vian, Les Origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Paris, 1963, p. 108 ;
W. Burkert, Greek Religion, trad. angl., Cambridge (Mass.), 1985, p. 170. Les historiens des religions
se plaisent à aggraver la marginalité d’Arès en proclamant le peu d’intérêt que présente l’étude du
dieu (voir tout particulièrement W. Otto, Les dieux de la Grèce, trad. fr., Paris, 1981, passim), et
le corps vulnérable d’arès 373
la guerre – qu’elle est une façon de socialiser le meurtre. Il est vrai que, pour
préserver l’idéologie officielle (consensus à l’intérieur, belle guerre à l’exté-
rieur), les cités de l’époque classique ont tout intérêt à présenter Arès comme
un exclu, quitte à « oublier » que, comme puissance présidant au serment, le
dieu est moins marginalisé qu’on ne veut bien le dire ; aussi, avant de procla-
mer la réalité de l’exclusion, les historiens des religions gagneraient-ils sans
doute à prendre quelque distance vis-à-vis du discours civique31. Mais c’est
de discours qu’il est question ici, et l’on n’hésitera pas à tenir cette margina-
lité supposée comme l’une des figures d’un dieu voué – par essence, semble-
t‑il – à être diminué.
en en faisant parfois un étranger venu de Thrace (voir les remarques de E. Simon, Die Götter der
Griechen, Munich, 1969, p. 257-258) ; W. Burkert (op. cit.) l’examine en dernier dans la liste des
grands dieux, juste avant une section consacrée au « reste du Panthéon ».
31. Réserves analogues vis-à-vis de l’idée d’un Arès dévalué dans l’Iliade chez G. Nagy, The Best
of the Achaeans, p. 131 et 157.
32. J’emprunte cette expression à G. Nagy, ibid., p. 294, commentant des formules comme Árēi
ktámenos, tué par Arès (XXII, 72) : Arès tueur dans les épitaphes archaïques : voir E. Simon, Die
Götter der Griechen, p. 264 ; Arès paradigme du guerrier : G. Nagy, passim, et S. Lowenstam,
The Death of Patroklos, p. 76.
33. Kraterós : V, 385-386, 872 (mais, en 755, les kraterà érga étaient ceux d’Arès) ; Arès kraterós :
II, 515. Le bronze : V, 387 (la jarre), V, 886 (les coups du bronze).
34. V, 856-857 ; la ceinture mítrē ou zṓnē) emblématique du guerrier en tant qu’il ressemble à
Arès : II, 478-479 (cf. Pausanias, IX, 17, 3). On notera qu’en IV, 127-139, Ménélas atteint d’une
flèche est efficacement protégé par sa mítrē : il est d’autant plus remarquable qu’Arès ne le soit pas.
35. Daímoni îsos : G. Nagy, The Best of the Achaeans, p. 143-144 et 293, ainsi que M. Daraki,
« Personnages héroïques et initiations guerrières dans l’Iliade », dans Questions de sens, Paris,
1982, p. 65-80. En V, 884, l’ironie du texte veut qu’Arès lui-même donne à Diomède ce qualificatif.
374 le corps vulnérable d’arès
Arès vaincu par Arès, donc. Avant de conclure au paradoxe, mieux vau-
drait s’aviser de ce que, sur le champ de bataille où sévit le dieu, Arès se
trouve toujours des deux côtés, quel que soit le camp où vont ses préférences
personnelles. Une telle attitude lui vaut d’être désigné comme alloprósallos
– celui qui va d’un camp à l’autre36 – et, s’ils n’étaient pas animés contre le
dieu d’une totale partialité, Athéna et Zeus, en lui décernant ce qualificatif,
devraient reconnaître qu’il s’agit là moins d’un jugement que d’une définition
exacte : l’énoncé même de la loi de la guerre, qu’Arès incarne. Aussi, lorsque
s’affrontent les guerriers, ces serviteurs d’Arès, c’est à chaque fois le dieu
qu’ils opposent à lui-même :
Deux hommes vaillants (arḗioί) entre tous, Énée, Idoménée, émules d’Arès
(atálantoi Árēi), brûlent de s’entailler mutuellement la chair d’un bronze impla-
cable (Iliade, XIII, 499-501).
Sous le signe du bronze, voici qu’Arès marche contre Arès, comme dans
tous les combats qui, des deux côtés, alignent des semblables37. Et, si l’essen-
tielle réversibilité qui caractérise la guerre veut que qui frappe soit frappé38,
comment douter que le destin du dieu « fort » soit d’endurer les vicissitudes et
l’impuissance, lorsque l’heur du guerrier se retourne en malheur ? Comment
s’étonner que le paradigme du combattant soit, comme les combattants humains
qui l’imitent et qu’il représente, livré à ce que Dumézil appelle « la logique
interne de la force39 », qui est de toujours faire retour contre soi ? Il y a de la
faiblesse au sein de la force, et rien n’est plus vulnérable qu’un corps de guer-
rier, lors même qu’il a longtemps échappé aux traits les plus funestes. De cette
loi, Arès témoigne.
Ce n’est pas que son statut divin ne contribue malgré tout à corriger les
effets de cette dure nécessité à laquelle les hommes sont soumis sans recours :
de toutes ses « morts », Arès réchappe, immortellement vivant, et, réduit à ses
propres forces, aucun guerrier humain ne pourrait venir à bout du dieu. Ainsi,
devant Arès en sa force, Diomède une première fois a reculé. Mais l’essentielle
vulnérabilité du tueur ultime ne se révèle jamais mieux qu’en ces confronta-
tions qui, directement ou indirectement, l’opposent à Athéna. Dès le chant V
de l’Iliade, tout est dit : « Lance Athéna contre lui », suggérait Zeus à Héra ;
« plus qu’un autre, elle est habituée à le mettre en contact avec les cruelles
douleurs » (odúnai, les élancements fulgurants qui pénètrent et traversent
le corps). Et de fait, sans l’aide d’Athéna, jamais Diomède n’aurait osé s’en
prendre au dieu. Mais, lorsque la mḗtis de la déesse se met au service du ménos
d’un héros, à tout coup, Arès est battu : amenēnós devant une force égale à la
sienne, force humaine qu’a décuplée la mḗtis divine pour que ce soit du même
qui s’oppose à Arès. Lorsqu’enfin les dieux seront face à face, alors éclate la
précellence d’Athéna. Comme il convient au dieu de la guerre, Arès donne le
signal du combat ; ici s’arrête sa supériorité40. Car, s’il parvient à toucher son
adversaire, ainsi que le texte le répète comme pour mieux s’en assurer, ce n’est
pas le corps d’Athéna qu’il atteint, seulement l’égide, arme magique « dont
ne triomphe pas la foudre même de Zeus ». La déesse en revanche aura beau
jeu de le terrasser sans effort et, qui plus est, de le battre sur son propre terrain
en le dominant par la force, ce dont elle se vantera sans vergogne une fois les
genoux d’Arès rompus :
Pauvre nourrisson ! tu n’as donc pas compris encore à quel point je peux me
flatter d’être plus forte (areίōn) que toi, pour que tu ailles de la sorte mesurer ta
fureur (ménos) à la mienne ? (Iliade, XXI, 410-411).
Exit Arès. Reste, inentamée, la fille de Zeus, en son invulnérabilité que seule
la verve polémique de Clément d’Alexandrie osera contester en attribuant à la
déesse une blessure.
Face à l’invulnérable Athéna, corps énigmatique que d’innombrables enve-
loppes protègent, Arès est trop menacé en sa force brute : trop exposé – son
ceinturon même peut céder sous la lance, et voici entamée la surface de sa
peau –, faible à force d’être tout d’un bloc – et le voici qui tombe et, « sur le
sol, couvre sept arpents ». Mais à cette faiblesse il doit son exemplaire corpo-
réité : qui veut penser la substance corporelle d’un dieu évitera Athéna pour
s’attacher à Arès. L’Iliade en prend acte, qui offre le dieu meurtrier aux bles-
sures, l’associant ainsi à celle qu’Homère juge la moins guerrière des déesses :
à Aphrodite, avec son corps trop tendre et sa blanche peau fragile que le contact
d’une agrafe d’or suffit à égratigner41.
Penser Arès en sa corporéité implique donc, dans la logique de l’épopée, que,
déployant le spectre des modalités divines du rapport au corps, on assigne au dieu
sa place, très loin de la guerrière Athéna, tout près de la vaporeuse Aphrodite,
comme lui blessée par Diomède, avec lui mise hors de combat. Étrange associa-
tion du tueur « monstrueux » et de la déesse des sourires, qu’il n’est pas besoin
toutefois de réinterpréter, comme le fait l’Odyssée, sur le mode de la complicité
érotique42. Il suffit de s’en tenir à la logique de la force, plus désarmée quand
elle est vaincue que la féminité la plus accomplie.
Corps d’Aphrodite, corps d’Arès : corps à entamer. Et, de la plaie d’Arès
comme de la blessure d’Aphrodite, coule le sang divin.
40. Dans une perspective analogue, à propos du Mars romain, voir les remarques de G. Dumézil,
La religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 219.
41. Iliade, V, 424-425. Avec cette différence que la blessure d’Aphrodite est superficielle tandis que
celle d’Arès, mortelle pour un humain, requerra les soins du médecin des dieux.
42. Odyssée, VIII, 266-366. Les amours d’Arès et d’Aphrodite (qui n’est d’ailleurs pas toujours
aussi peu guerrière que dans l’Iliade) sont connues également d’Hésiode, qui mentionne leur des-
cendance : Théogonie, 933-937.
376 le corps vulnérable d’arès
Le sang immortel
Il est de la nature du sang grec que de couler hors du corps : celui des dieux
ne fait pas exception à cette définition, et l’Iliade n’en élabore la notion qu’à
propos des dieux blessés – Aphrodite, donc, puis Arès43. De la plaie ouverte du
dieu, coule le sang immortel (ámbroton haîma) mais, au chant V, la première
blessure divine a été celle d’Aphrodite et c’est à propos d’Aphrodite que le texte
s’essaie à penser la notion d’un ámbroton haîma :
Du sang immortel coulait de la déesse, de l’ikhṓr, tel qu’il coule pour les dieux
bienheureux ; car ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin couleur de
feu et c’est pourquoi ils n’ont pas de sang et sont appelés immortels44.
Passage important mais difficile, interminablement commenté sans que les
philologues parviennent à en réduire toutes les difficultés, tant il est vrai qu’on
ne s’essaie pas impunément à inscrire l’immortalité dans la matière d’un corps.
La première difficulté concerne l’emploi du mot ikhṓr, que la langue médi-
cale connaîtra ultérieurement comme désignation de la « sérosité », mais qui,
si l’on en croit l’interprétation la plus répandue de ce passage, serait ici quelque
chose comme le nom du sang divin. Le problème est alors d’articuler entre elles
deux acceptions aussi opposées du même mot. Faut-il les séparer radicalement
l’une de l’autre, décider qu’un terme qui, dans l’Iliade, est un hapax, doit aussi
être considéré comme un hapax dans la langue grecque du point de vue de son
sens ? Faut-il au contraire s’efforcer de trouver une liaison, postuler une série
continue allant du sang des dieux au liquide séreux ? À cet exercice Clément
d’Alexandrie se plaisait, ne se privant pas d’en tirer argument contre des dieux
dont « le sang est plus horrible que le sang ordinaire, car on entend par ikhṓr
le sang putréfié45 ». Sang des dieux, sang putréfié ? L’oxymoron est beau, et
bien propre à ravir les amateurs de sens opposés (pour construire le corps des
dieux, prenez de la substance humaine à l’état corrompu, elle se renversera en
son contraire et sera magnifiée). Nul doute qu’on ne puisse s’en tenir à une
telle hypothèse, somme toute excitante : il suffit pour cela de valoriser le jeu de
l’ambivalence. Si l’on n’y trouve pas son compte, il faut trancher : on peut tou-
jours (c’est la solution simple, voire paresseuse) se débarrasser du mot en portant
le soupçon sur le vers, déclaré inauthentique – le problème disparaît et, par la
même occasion, toute réflexion sur les procédures mises en œuvre pour penser
la matière des dieux – ; on peut aussi se prononcer en faveur d’une séparation
radicale entre l’ikhṓr homérique et l’ikhṓr de la langue médicale : on contestera
alors, non sans quelque apparence de raison, que, dès les poèmes homériques,
un mot qui n’apparaît qu’en cet endroit de l’Iliade ait dû avoir le sens que lui
attribuera ensuite la tradition – le sang des dieux y gagne de n’être plus putréfié,
mais le mystère s’épaissit sur ce qu’il est. Décidément, la tentation est grande
43. Voir H. Koller, « Haîma », Glotta, 15 (1967), p. 149-155 ; pausato d’haîma (Iliade XI, 267)
– « et le sang cessa » – signifie : « et le sang cessa de couler ». À propos de V, 340, voir les remarques
de J. Jouanna et P. Demont, « Le sens d’ikhṓr », p. 200, n. 12 : l’ikhṓr ne saurait « couler aux veines
des divinités bienheureuses » (trad. P. Mazon), mais s’écoule d’une blessure divine.
44. Iliade, V, 339-342 (trad. J. Jouanna et P. Demont) ; sang immortel d’Arès : V, 870.
45. Protreptique, II, 36, 3.
le corps vulnérable d’arès 377
de parier en fin de compte pour la liaison. On posera donc qu’ikhṓr n’est pas
le « nom du sang des dieux » mais bel et bien, comme dans le reste de la tradi-
tion, celui du liquide séreux : si, comme l’hypothèse en a récemment été faite, la
proposition relative « tel qu’il coule pour les dieux bienheureux » a pour fonc-
tion non de procéder à quelque identification générique de l’ikhṓr avec le sang
des dieux, mais de préciser le caractère spécifique de cet ikhṓr qui coule hors
des blessures divines, il faut admettre et que le sang divin tient de la sérosité
et qu’il n’a rien à voir avec l’humeur de même nom chez les hommes. On per-
çoit mieux dès lors comment le texte construit la notion d’un corps divin, sur
fond de différence et de proximité (proximité : pour éviter de calquer la subs-
tance divine sur la substance humaine correspondante, remplacer le sang par ce
qui en est le plus proche, la sérosité qui souvent s’écoule des blessures après le
sang ; différence : le sang des dieux, qui ne boivent pas le vin, sera moins noir
que celui des hommes et, de fait, la sérosité est, chez les humains, plus claire
que le sang46). Une telle démonstration a pour elle la vraisemblance, moins
parce qu’elle préserverait l’unité de signification du mot, d’Homère aux Pères
de l’Église, que par ce qu’elle suggère des opérations que l’on accomplit pour
penser la substance des dieux, et je m’y range donc. Les problèmes ne sont pas
finis pour autant avec ces quelques vers de l’Iliade.
Posons pour acquis que l’on fait les dieux avec de l’homme. Cela ne dis-
pense pas pour autant les humains de se plier à l’impératif qui veut que ce
soient « toujours deux races distinctes que celle des dieux immortels et celle
des hommes qui marchent sur la terre47 ». Aussi chaque élément humain dans le
corps des dieux doit-il à la fois être maintenu comme tel et nié, reconnaissable
et absolument autre. Parce qu’elle construit de l’immortel avec du mortel, la
pensée fonctionne sur le mode de la négation, ne postulant (à chaque pas) une
affirmation sur la condition humaine que pour s’y opposer – mais, d’être ainsi
nié, l’humain n’en est que plus présent, à tout instant, à l’horizon du discours48.
Ainsi s’explique le recours au préfixe négatif a- pour dire le statut d’Immortel
(athánatos, ámbrotos) ; ainsi s’éclaire le travail de la négation dans le texte.
D’entrée de jeu, le sang d’Aphrodite a été déclaré « immortel » (ámbro-
tos), et tout serait dit si l’immortalité du dieu ne devait se vérifier dans toutes
les parties de son être ; si, en sa matérialité même, la substance divine, bien que
nommée (ou parce que nommée) dans la langue humaine du corps, ne devait à
son tour contribuer à réassurer les Immortels dans leur opposition à la condi-
tion mortelle des hommes. Aussi le sang coule-t‑il de la blessure divine sous
l’espèce d’une variété de l’ikhṓr ; et le texte d’expliquer que les dieux n’ont
46. Je résume ici les conclusions de J. Jouanna et P. Demont, à qui j’emprunte ce raisonnement
(« Le sens d’ikhṓr », p. 203) ; les auteurs notent toutefois que le sang d’Aphrodite n’en « noircit »
pas moins sa belle peau (V, 354) et commentent (p. 204) : « malgré son effort pour différencier
le monde des dieux de celui des hommes, le poète ne peut se représenter le premier qu’à l’image
du second ».
47. Iliade, V, 441-442 : paroles d’Apollon à Diomède. Le chant V tout entier s’attachant à explorer
cette différence, la réflexion sur la substance divine tend à s’y concentrer. Sur la signification de
l’ikhṓr dans cette perspective, voir B. Zannini-Querini, « Ikhṓr, “il sangue degli dei », Orpheus,
15 (1983), p. 355-363.
48. C’est ce que O. Ducrot (Dire et ne pas dire, Paris, 1972, p. 38) appelle la négation métalinguis-
tique, cet énoncé sur un énoncé.
378 le corps vulnérable d’arès
49. « Das Nichtblutsblut », traduit M. Leumann, Homerische Wörter, Bâle, 1950, p. 125 (et, de même,
E. Vermeule, Aspects of Death, p. 124 : « bloodless blood ») ; sur brótos et brotós, voir Aspects
of Death, p. 94-95. On renverra également à A. Kleinlogel, « Götterblut und Unsterblichkeit »,
Poetica, 13 (1981), notamment p. 269-273.
50. L’hypothèse de Leumann (Homerische Wörter, p. 125-126) selon laquelle brótos serait dérivé
de ámbrotos est tout particulièrement intéressante de ce point de vue.
51. [Hésiode], Blouclier, 367.
le corps vulnérable d’arès 379
« Mourir, dormir,
Pas plus, et par un sommeil dire : nous terminons
La souffrance du cœur et les milliers de coups
naturels
Dont la chair est l’héritière ! Oh ! c’est un
dénouement
Qui doit être dévotement souhaité : mourir,
dormir !
Dormir, peut-être rêver. Ah, voilà le nœud,
Car dans ce sommeil de la mort quels rêves
peuvent venir ? »
Hamlet1
Or, avant que n’éclate la révélation qui le terrasse, Œdipe lui-même a fait
sienne cette équivalence :
Que jamais, jamais, ô pure majesté des dieux,
Je ne voie ce jour, mais que, loin du regard des mortels,
Je parte et disparaisse avant de voir
Une telle souillure (830-833).
Avec horreur déjà il se découvrait meurtrier de Laïos. Il lui faudrait donc
s’exiler, loin de Thèbes où il avait trouvé son refuge contre l’oracle, et risquer
d’accomplir la sinistre prédiction. Mourir : ne plus voir ; mais aussi : ne plus
être vu. Disparaître. Donc, il ne verrait plus, et nul ne le verrait plus8. Pour
échapper à tout regard, quitter le monde des vivants… À l’évidence, Œdipe ne
redoutait pas encore l’Hadès.
Maintenant, il sait la vérité. Et lorsqu’il salue la clarté du jour
Ô ! lumière, pour la dernière fois puissé-je te regarder maintenant,
Moi qui apparais au grand jour…
[époux incestueux, fils meurtrier] (1183-1184),
nul doute qu’en langue tragique, cette langue où le sens le plus immédiat d’un
adieu à la lumière est celui, tout métaphorique, d’une volonté de mort, on ne
doive entendre qu’il va se tuer. C’est bien du moins ce que, sans doute, a com-
pris le chœur. Mais il faut se rendre à l’évidence : à l’usage de la métaphore
Œdipe préfère le réalisme du sens, et l’adieu à la lumière ne prenait congé que
de la lumière. Non de la vie, mais de la vue. Œdipe, aveuglé mais vivant, ne
verra effectivement plus le jour.
Ce qui ne signifie pas que, pour Œdipe, la vie compte plus que la vue. Tout
au contraire : parce que, pour lui, il n’y a, dans le voir, rien qui prête à méta-
phore, c’est une lourde mutilation que le héros s’est infligée. Que, dans son
expérience, le voir en sa réalité ait assumé toute valeur, l’attestent, avec leurs
répétitions, ses réponses aux questions du chœur :
Que devais-je donc voir,
Moi pour qui, si je voyais, il n’y avait rien à voir de doux ? (1334-1335)
Si la réalité du voir, c’est qu’on voit le réel, devant une réalité insoutenable,
il restait à s’aveugler. Ce qui fut fait. Mais, dans le voir, il y avait aussi, pour
Œdipe, beaucoup plus que le voir : l’équivalent fantasmatique de tout connaître.
N’était-ce pas lui, présumé l’homme du savoir (oîda), qui, indifférent à la fuite
désespérée de Jocaste, proclamait à l’instant :
Qu’éclatent tous les malheurs qu’elle veut ! Moi, mon désir
Sera, si humble soit-elle, de voir9 ma souche (1076-1077).
8. Áphantos : invisible (v. 832). De même Phèdre morte s’est faite áphantos (Euripide, Hippolyte
porte-couronnes, 828) et Déjanire a disparu loin de la vue (Sophocle, Trachiniennes, 881).
9. Ideîn : bien qu’empruntant sa forme d’aoriste à la même racine que oîda, le plus usité des
verbes grecs du voir dit la vue et non le savoir. Sur les erreurs d’Œdipe en matière de théōría, voir
S. Benardete, « Sophocles’ Œdipe Tyrannus », in Th. Woodard (éd.), Sophocles. A Collection of
Critical Essays, Englewood Cliffs (NJ), 1966, n. p. 117.
voir dans le noir 383
10. Bleptὸn è sterktón : 1337-1338 ; aux vers 1375-1376 (« Est-ce vraiment la vue de mes
enfants… ? »), la traduction de ópsis par « visage » (J. et M. Bollack) est possible, mais ne rend
pas compte de l’hypertrophie du voir chez Œdipe, en vertu de laquelle ce qui, avec ses enfants, a
« germé » (éblaste), c’est encore un voir.
11. G. Devereux, « The Self-Blinding of Oidipous in Sophocles : Oidipous Tyrannos », Journal
of Hellenic Studies, 93, 1973, n. p. 39.
12. Odyssée, XI, 36 (ainsi que Virgile, Énéide, VI, 491-497) ; Eschyle, Euménides, 103 (ainsi que
Virgile, Énéide, 445-446 et 450). L’âme semblable au vivant : voir encore Iliade, XXIII, 65-67 et
107, avec le commentaire d’E. Rohde, Psyché, trad. fr., Paris, 1952, p. 3-4.
13. Voir : Œdipe Roi, 29-30 ; nuit : Trachiniennes, 501 et Œdipe à Colone, 1558-1559 ; ténèbre :
Hésiode, Bouclier, 226-227 (à propos de la kunéē) ; pénible, insupportable : Odyssée, XI, 155-156
et Pindare, IIe Olympique, 74. Sur le mot zóphos et l’opposition Hadès / Hélios, voir A. Alvino,
« L’invisibilità di Ades », Studi storico-religiosi, 5, 1981, p. 46-47.
14. Platon, Cratyle, 403 à 5 ; voir aussi Gorgias, 493 b et 4 et Phédon, 80 d, 81 a-b, 81 c 11.
15. « Qui fait disparaître », Sophocle, Ajax, 608.
384 voir dans le noir
dans la nuit épaisse, rien ne se laisse discerner. Telle est du moins, au plus près
des mots, la théorie.
Car tout autre serait, paradoxale, la pratique de l’Invisible telle que les
poètes l’exposent :
Le grand nombre – ce que les sages appellent le commun – se fie à Homère, à
Hésiode et aux autres mythologues, et prend pour loi leur fiction : ils croient
que, sous la terre, il y a, profond, un lieu, l’Hadès, vaste et spacieux, sombre et
sans soleil, dont je ne sais comment ils s’imaginent qu’il est éclairé pour qu’on
y voie tout ce qui s’y trouve.16
Lucien le persifleur peut bien railler, il y a, sur cette lumière de l’ombre,
plus à apprendre de la poésie que du bon sens des sages. C’est ainsi que, chez
Bacchylide, éblouissante pour les yeux mortels d’Héraklès descendu vivant
dans l’Hadès, s’avance l’ombre de Méléagre, étincelant dans son armure
et qui brille au premier rang des morts. Serait-ce qu’une vive, une écla-
tante lumière baigne ces rencontres au pays de la nuit que, depuis Homère,
les poètes aiment mettre en scène17 ? Du moins, de l’Odyssée au Phédon,
l’Hadès semble-t‑il le lieu par excellence où la pulsion du voir trouve à s’exer-
cer sans jamais se rassasier. Question de Tirésias à Ulysse : « Pourquoi, mal-
heureux, quittant la lumière du soleil, es-tu venu ainsi, pour voir les morts et
le lieu sans charme ? » Comme en écho, Socrate au bord de la mort répond
que l’on va volontairement dans l ’Hadès mû par l’espoir de voir l’être aimé18.
Voir l’être aimé. Ou, tout simplement, voir ? Voir ce qui fait le plus peur, tout
voir (voir tout ce qui s’y trouve, disait Lucien). Voir l’être aimé, seulement le
voir, un pis-aller : parce que l’âme est chose évanescente, incorporelle et qui
se dérobe à l’étreinte comme une vapeur ou une fumée, il n’est avec les âmes
d’autre contact que celui du regard. Contact décevant, à la mesure du désir
frustré de toucher, d’étreindre. Mais, à s’en tenir, pour penser l’ailleurs, à la
simple considération des possibles, on oublierait un peu vite qu’en son pro-
jet de déjouer tout ce qui la brouille, la vue est aussi, de tous les sens, le plus
puissant, parce qu’un désir plus fort y est investi : celui dont la jouissance est
la plus aiguë, la plus insatiable aussi. La vue défie l’économie des possibles :
et l’on voit dans l’Hadès. On y voit parce que tout agir, au fond de la ténèbre,
revient à un voir ; et parce que, dans la nuit, l’on ne saurait aspirer qu’au voir.
Ainsi, c’est à un défilé de visions – théâtre d’ombres qui inquiète et séduit
tout à la fois – qu’assiste Ulysse lorsque, une à une, les Dames du temps jadis
passent devant lui19.
Or, l’Hadès est un théâtre d’ombres du vrai. Sans aller jusqu’à suivre l’éty-
mologie platonicienne suggérant que le nom d’Hadès n’est pas dérivé de l’invi-
sible « mais bien plutôt de l’acte de connaître toutes les belles choses » (apὸ toû
aeidoûs/apὸ toû pánta tà kalà eidénai), sans spéculer à la mode empédocléenne
sur la vraie nature d’Aidôneus, « l’air, à travers lequel nous voyons tout et qui
16. Lucien, Du deuil, 2, avec les remarques de E. Vermeule, Aspects of Death, p. 29-30.
17. Bacchylide, V, 68-69, 72, 76-77.
18. Odyssée, XI, 93-94 ; Platon, Phédon, 68 a.
19. « Je vis » est le leitmotiv de cette scène et introduit toute nouvelle vision : treize occurrences
entre XI, 235 et XI, 593. De même, chez Bacchylide (V, 71), Héraklès voit l’ombre de Méléagre.
voir dans le noir 385
est seul à ne pas se laisser voir20 », il faut oser s’en aviser : dans l’Hadès, c’est
sa vérité que chacun rencontre. Véridique est la parole des morts, pour peu qu’on
sache entrer en contact avec eux, ainsi qu’Ulysse apprend à le faire au chant XI
de l’Odyssée21. Mais, pour les vivants qui ont pénétré dans l’Hadès, c’est d’un
voir encore que naît en son évidence le vrai : ce que le regard ne percevait pas
au grand soleil de la vie, la lumière paradoxale des ténèbres le révèle et soudain,
au hasard d’une rencontre, ils découvrent la vérité des relations naguère nouées
avec ceux qui maintenant ne sont plus que des ombres22. Parfois c’est l’avenir
qui s’y dessine : ainsi la rencontre d’Héraklès avec l’ombre de Méléagre scelle
le destin du héros ; parce qu’il verse des larmes – les seules de toute sa vie – sur
ce vaillant qu’une colère de mère a voué à la mort, Héraklès aspire à ce qu’une
alliance le lie au mort : en une nouvelle étape de sa riche carrière conjugale, il
épousera donc cette sœur que Méléagre a laissée dans le palais de Pleuron, et
qui se nomme Déjanire – on sait que la jalousie de cette épouse le tuera23. Mais,
plus souvent, c’est le passé que, dans l’Hadès, on découvre : Ulysse apprend
que sa mère l’a aimé jusqu’à mourir du regret de son absence, et la rencontre
d’Ajax, muré en sa rancune silencieuse, lui révèle que les colères inoubliables
sont plus fortes que la mort24. Puis chez Virgile, Énée gagnera à son tour les
Enfers pour voir Didon, revenue à l’amour de son époux Sychée, s’enfuir hos-
tile devant lui25. Voir les morts : voir le vrai, imprévu mais redouté, désespé-
rément nu. Comment Orphée pourrait-il regagner le monde des vivants pour y
couler une vie sereine aux côtés d’Eurydice dès lors qu’il s’est retourné, enfrei-
gnant l’interdit, et a vu l’ombre qui suivait ses pas ?
Et voici que ces rencontres dans l’Hadès nous ramènent à Œdipe. Au contraire
d’Ulysse et de tous ceux qui doivent descendre vivants dans la nuit des morts
pour s’en donner une vision, Œdipe, dans la lucidité du désastre, a en un éclair
aperçu ce que, mort, il verra. Et déjà il me faut écrire : ce que, mort, il aurait vu
s’il s’était alors tué. Comme si ce n’était pas tout son être, mais ses yeux seuls
qui anticipent la scène, Œdipe, décidément terre à terre dans sa définition du
voir, espère que la perte de la vue lui épargnera ce spectacle ou cette rencontre
qui tenait de l’insupportable :
Car moi, je ne sais pas avec quels yeux, si j’eusse vu,
Mon père, j’aurais pu le regarder en face, une fois allé chez Hadès,
Ni non plus ma pauvre mère…
Ce qu’Œdipe verrait, devrait voir, aurait vu, ce dont il tente frénétique-
ment de s’assurer qu’il ne le verra pas, c’est donc le couple parental, à la fois
20. Hadès : Cratyle, 404 b 1-3 ; Aidôneus (autre nom d’Hadès) : Hippolyte, Réfutation, VII, 29,
5 (= Empédocle, fr. 160 Bollack).
21. Paroles de Tirésias : Odyssée, XI, 96 et 137 ; parole des autres morts : XI, 148. Ce véridique
est caractérisé en tant qu’il est à l’abri de l’erreur (nēmertéa).
22. Il s’agit de vérité plus que de réalité, comme le pensait E. Rohde pour qui « les entretiens
dans le royaume des morts… remettent Ulysse… en relation intellectuelle avec les sphères de la
réalité » (Psyché, p. 42).
23. Bacchylide, V, 155-175.
24. Odyssée, XI, 200-203, 541-564.
25. Énéide, VI, 450-472. Il y aurait beaucoup à dire des déplacements que, par rapport à l’Odyssée,
opère Virgile : à la place de la mère, le père ; à la place d’Ajax, Didon…
386 voir dans le noir
reconstitué et si fort déséquilibré qu’il lui faudrait sans doute affronter aussi le
fait de ce déséquilibre. « Mon père… et ma pauvre mère. » Le père qu’il a tué,
la mère qui fut sa compagne de lit. Le père qu’il n’a pas connu, la mère dont il
fut trop proche et dont le corps, suspendu au lacet fatal, est la dernière vision
qu’aient enregistrée ses yeux26. Mon père… et ma pauvre mère : dans l’impla-
cable clarté de la nuit des morts, la rencontre d’Œdipe avec Laïos et Jocaste
tels qu’en eux-mêmes l’Hadès les change – ses parents. Scène ultime, par où
est restaurée celle, primitive, qu’il ne vit jamais : en un mot, ce qui, entraperçu,
entraîne la terreur, et la honte.
Les visions de l’Hadès ne trompent jamais.
Parce que le rêve est le lieu d’un voir de vérité, Freud aime comparer les
désirs qui s’y font jour avec les ombres de l’Odyssée27 : de l’Hadès au rêve,
une même ténèbre, et la même attente de la lumière du voir, pour les ombres
évanescentes qui s’éveilleront fugitivement à une nouvelle conscience et pour
les désirs refoulés, « toujours prêts à s’exprimer ». Mais, dans l’Odyssée, la
comparaison va de l’âme des morts au rêve, lorsque, par exemple, Ulysse tend
les bras vers sa mère, dont l’âme sans consistance s’enfuit à tire-d’aile, « sem-
blable à une ombre ou à un rêve28 ». L’âme fuyante, le rêve : lequel des deux
imite l’autre ? À s’en tenir à l’expérience d’Ulysse chez les morts, la réponse
serait simple : bien loin que le rêve soit une initiation de l’Hadès, c’est l’Hadès
tout entier qui participerait du rêve. Mais, entre les songes de la nuit et les visions
nocturnes de l’Invisible, le lien est trop fort pour n’être pas réversible, sans fin
– et cela commence déjà chez Homère. Parce qu’elle est volatile, l’âme, pour-
tant assignée à résidence chez les morts, visite – tout naturellement, semble-
t‑il – les songes des rêveurs et, insaisissable, échappe à leur étreinte : ainsi, telle
une fumée, l’âme de Patrocle fuit Achille qui, comme Ulysse dans l’Hadès,
tend encore les bras. Et, pour l’un comme pour l’autre, reste la mémoire d’une
vision très présente, d’un face à face bouleversant dont la réalité ne saurait être
mise en doute29.
L’âme, l’ombre, le songe ; voir une ombre, voir un songe, voir en songe,
rêver30… Je ne déviderai pas la chaîne de ces associations, si fort soit le désir
de m’attarder sur tel passage des Euménides – les admonestations que l’ombre
de Clytemnestre adresse aux Érinyes endormies – où il est dit que les yeux les
plus perçants sont ceux de la conscience endormie31. Et c’est à peine si j’évoque-
26. Hópōs horâi nin : Œdipe Roi, 1265. Cette vue provoque chez Œdipe la succession des gestes
frénétiques qui conduisent à la mutilation. Ce qui ne signifie nullement, au contraire de ce qui est
parfois affirmé, qu’Œdipe voit alors la nudité de sa mère : on rappellera que le corps de Jocaste
est étendu à terre (1267) lorsqu’il en arrache les agrafes : rien n’implique nécessairement qu’il
dénude la morte.
27. Freud, L’Interprétation des rêves, p. 217 et 470 (avec la note).
28. Odyssée, XI, 207 et 222 : skiēi eíkelon ē kaì oneírōi. On notera que, dans Homère, eíkelon dit
une semblance qui ressemble à une essence.
29. Iliade, XXII, 97-107.
30. Dès lors que les songes sortent des profondeurs de l’Hadès (scholie à Euripide, Iphigénie en
Tauride, 1262), voir une ombre, c’est rêver, et rêver, c’est voir une ombre : cf. Euripide, Hécube,
30-31 et 702-706.
31. Eschyle, Euménides, 103-105. Les spectateurs ne voient peut-être pas encore les Érinyes, mais
ils voient Clytemnestre, ou plutôt son ombre, vision de songe que seules les Érinyes sont censées
voir dans le noir 387
rai l’équivalence, déjà grecque, en tout cas shakespearienne, entre être mort et
rêver. Mourir, dormir, rêver… : dans cette série, où, chez Platon, Socrate trouve
quelque chose comme une certitude jubilatoire32, on sait qu’Hamlet enracine sa
peur, son immobilité, et l’impuissance à se tuer. Certes, au bord du suicide, c’est
aussi une peur qui a retenu Œdipe. Mais une peur somme toute maîtrisable, ce
que n’est pas la terreur anticipée des rêves de la mort. À la peur de voir, Œdipe
a pensé (a cru penser ?) qu’il existait un remède, terrible mais imaginé infail-
lible. Et il a détruit ses yeux.
À nouveau, donc, ce qu’il en est du voir selon Œdipe, en sa logique un peu
trop simple.
C’est aveugle qu’Œdipe descendra un jour dans l’Hadès. Ainsi aura-t‑il
échappé au voir et, par là, sans doute espère-t‑il aussi ne plus jamais être vu
– incomparable, ultime soulagement au sein du désastre. En soi, une telle réver-
sibilité de l’actif au passif ne surprendrait guère chez celui qui a subi et agi –
subi cela même qu’il accomplissait33 ; mais, à ne pas démêler l’être vu du
voir, Œdipe est encore tout simplement grec, fidèle à la pensée qui veut qu’en
voyant autrui, on se voie soi-même dans l’œil de l’autre34. Pièges de la spécu-
larité, dangereuse pour tout un chacun, terrible à celui qui, entre aimer et voir,
ne sait pas vraiment faire le départ35. Si seul un aveugle est vraiment à l’abri de
ce danger, qui, plus que l’incestueux fils de Jocaste, devait rechercher l’anéan-
tissement de ses yeux36 ?
Aveugle, Œdipe vivant sait qu’il échappe à l’horreur de voir ses enfants – sait
que, mort, il échappera au tourment de voir ses parents en vérité.
Resterait à s’assurer qu’il suffit de s’aveugler pour s’ôter la vue. Resterait à
vérifier que, dans Œdipe Roi, Œdipe est vraiment censé l’avoir cru.
voir (116). Voir un rêve : cf. G. Björck, « Ónar ideîn. De la perception de rêve par les Anciens »,
Eranos, 44, 1946, p. 306-314.
32. Que la mort soit comme un sommeil sans rêve, c’est là ce que Socrate refuse de croire : Platon,
Apologie de Socrate, 40 d 1-4.
33. À moins qu’il ne faille insister, comme S. Benardete (« Sophocles’ Œdipus Tyrannus »,
p. 117-118), sur la force de la doxa (de l’opinion) qui le conduit à assimiler la perte de ses yeux à
la certitude d’échapper à la vue.
34. Voir autrui, c’est voir son œil, ce qui, chez Sophocle, s’applique tout particulièrement à la vue des
parents : Œdipe Roi, 998-999 et Ajax, 462-464 ; mais, dans l’œil d’autrui, on se voit : cf. J.-P. Vernant,
Annuaire du Collège de France, Résumé des cours et travaux, 1979-1980, p. 458-460.
35. Cf. Œdipe Roi, 1337-1338.
36. Un passage de Platon (Lois, VIII, 838 c 7) affirme que c’est pour avoir été vus que les incestes
tragiques s’accomplissent dans la mort.
388 voir dans le noir
Mais c’est dans le noir (en skótōi) qu’à l’avenir ils verraient
Ceux qu’il ne fallait pas voir et ne reconnaîtraient pas ceux à qui il aspirait
(1270-1274).
La cause serait entendue : détruire ses yeux, c’est s’ôter la vue, donc Œdipe
dit qu’il ne verra plus. Et lorsqu’il clame que désormais ses yeux verront dans le
noir, traduites en langue prosaïque, ses paroles tragiques signifieraient tout sim-
plement que ses yeux ne verront plus rien. En d’autres termes, dans en skótōi,
il n’y aurait rien d’autre qu’une tournure poétique, en lieu et place de la néga-
tion attendue. Voir dans l’obscurité : ne pas voir37. Parce que je crois sans per-
tinence l’explication par les tournures poétiques, parce que la précision de la
langue fait toute l’âpreté du texte de Sophocle, je suggère que, renonçant à l’habi
tude de la facilité en matière d’interprétation, on accorde toute son importance
à l’énoncé d’un voir dont l’élément serait la ténèbre.
Parions que en skótōi a du sens. Il s’ensuit qu’Œdipe affirme qu’en s’aveu-
glant, il anéantit ses yeux, non le voir – ou, du moins, pas tout le voir. Détruit
l’organe de la vue, reste une vue dans le noir38. Au voir, il y aurait donc plu-
sieurs modalités, selon que l’on verrait dans l’élément du visible ou dans celui
de la ténèbre. Telle est la certitude amère dont Œdipe s’enivre cependant qu’il
s’acharne sur ses yeux. Certitude en forme de révélation brutale pour celui
qui n’a pas voulu entendre Tirésias, qui n’a pas voulu savoir qu’on pouvait à
l’inverse « avoir des yeux et ne pas voir39 » ; mais Œdipe n’entendait rien ou,
du moins, presque rien – assez, malgré tout, pour que le doute fasse peu à peu
son chemin en lui (à Jocaste : « Je perds terriblement courage à l’idée que le
devin pourrait être (clair)voyant »)40.
Voir les ténèbres ? Au regard de la vie ordinaire, qui s’identifie à la vue du
soleil de midi, c’est être comme mort. Mais c’est aussi, plus exceptionnelle-
ment, pour le poète ou le devin aveugle, la promesse de voir plus : voir d’une
autre vue, plus perçante, une vue de l’autre monde en quelque sorte. Une vue
de l’intérieur, dont l’organe est la pensée qui, seule avec elle-même dans le noir,
perçoit ce que les yeux des hommes ne savent pas discerner : d’où, au fond
de l’Hadès, le privilège de Tirésias à qui, seul d’entre les morts, Perséphone a
laissé la conscience et le sens, et qui, au contraire des autres ombres, sait, bien
qu’aveugle, reconnaître Ulysse avant même d’avoir bu le sang régénérant41.
Refusant d’identifier la vie à la vue, Œdipe a désiré la ténèbre, et sans doute y
accédera-t‑il aux visions des devins aveugles. Non qu’il se mue en devin : la
transmutation est pour beaucoup plus tard, tout à la fin d’Œdipe à Colone, au
seuil de sa mort ; mais l’on peut supposer, et il est plus d’un lecteur pour le faire,
37. Je me réfère ici au commentaire très autorisé de Jebb (Cambridge, 1885) ; même interprétation
chez R. D. Dawe, Sophocles. Œdipus Rex, Cambridge, 1982 (qui discerne toutefois dans en skótōi
la violence de l’auto-ironie).
38. Ce que, dans son commentaire (Berlin, 1886), Schneidewin appelle la « capacité mentale de
regarder ».
39. Œdipe Roi, 413-414 (noter l’opposition dédorkas / blépeis) ; 419 (bléponta).
40. Œdipe Roi, 747 : blépōn. À propos de la récurrence de blépō pour désigner la capacité visuelle,
voir les remarques de F. Thordarson, « Horō ̂ , blépō, theōrō ̂ », Symbolae Osloenses, 46, 1971, p. 113-
114 (sur l’opposition blépō [je vois clair, je vois la lumière du jour] / tuphlós eimi [je suis aveugle]).
41. Odyssée, X, 492-495 ; XI, 91. Sur la complémentarité nécessaire d’une infirmité (être aveugle)
avec un pouvoir (voir plus et plus loin), cf. R. Buxton, « Blindness and Limits », p. 27-30.
voir dans le noir 389
qu’à force de voir l’obscur, il conquerra quelque chose comme une acuité de
vision tout intérieure42.
Hors intrigue, hors mythe, hors texte, je ferais volontiers la fiction d’un
Œdipe dans l’Hadès – épopée, tragédie ou comédie, qu’importe – où le héros
mort découvrirait que, pour s’être aveuglé, on n’échappe pas aux visions aveu-
glantes de l’Hadès parce que, dans la nuit des morts, ce ne sont pas les yeux
qui voient.
Pour l’heure, Œdipe n’en est pas là. Il souffre, hurle, mais tient à payer sa
vie de ses yeux et, du fond de l’horreur, il espère. Car il croit que la cécité le
protège à jamais. Comme si la vue n’était pas une activité de la pensée, Œdipe
se convainc que, pour fuir le tourment de voir, il suffit d’en anéantir le siège
dans son propre corps, ce « pauvre corps » qu’il voudrait « verrouiller tout
entier » en barrant ses oreilles au flot des sons. Clos à tout dehors, il se croit
muré du dedans : barricadé contre le penser43 parce que ses yeux sont fermés
à la lumière des vivants.
Ses yeux : la part la plus précieuse de lui-même, à laquelle jadis il s’identi-
fiait et que maintenant il a désavouée. Ou, plus exactement : à la fois il s’iden-
tifie à eux et, déjà, ils lui sont devenus étrangers. Aussi peut-il s’adresser à ses
yeux, leur dédiant furieusement ses hurlements lors même qu’il les détruit, tout
comme, dans l’Iliade, on invective l’ennemi qu’on abat ; il leur dit qu’ils ne
le (nin) verront plus, comme si le salut revenait à troquer un « se voir » contre
un imprécis « ne plus le voir »44. Mais quand, aux questions pressantes du
chœur, il répondra que nul ne les (nin) a détruits que lui-même, il usera, pour
désigner ses yeux, du même pronom nin qui, dans le récit du messager, faisait
du soi un lui, mis à distance dans le flou de l’allusion référentielle45. Le soi,
les yeux : l’échange dit l’identité, mais aussi l’écart, voulu irréductible, du soi
à soi comme à ses yeux.
Et cependant, du fond de ses hurlements, Œdipe sait peut-être déjà qu’il y
a une vision de l’obscurité et que cette vision absolument autre pourrait bien
encore être répétition désespérante du même. Il sait que, dans la nuit tout autant
qu’à la lumière du jour, on peut voir (mais ce qui voit, c’est alors la pensée) et
méconnaître : voir qui l’on ne doit, et jamais ne reconnaître qui l’on désire. Au
lecteur, toutefois, de savoir réfréner son irrépressible curiosité : Œdipe n’en dit
pas plus, et rien, dans le texte, ne permet de déterminer plus avant l’objet de ce
voir et celui du méconnaître. Voir qui l’on n’eût pas dû ? à l’évidence, dit le sens
commun, il s’agit des enfants qu’Œdipe a eus de Jocaste, mais, sous l’euphé
misme de ce pluriel, d’autres lecteurs croient deviner Jocaste elle-même, la mère
42. Inner vision : Ch. Segal, « Visual Symbolism and Visual Effects in Sophocles », Classical
World, 74, 1981, p. 137, ainsi que R. Buxton, ibid., p. 24 (« comme Gloucester dans le Roi Lear,
Œdipe gagnera la pénétration [insight], mais perdra ses yeux »).
43. Œdipe Roi, 1386-1390, où la pensée se nomme phrontis.
44. Œdipe Roi, 1271. Le pronom nin, « anaphorique », indifférent au genre comme au nombre,
« renvoie de façon vague à un objet supposé connu » (J. Humbert, Syntaxe grecque, 3e éd., Paris,
1972, p. 25). Le discours indirect du messager justifie grammaticalement l’emploi de ce pronom
mais, du coup, Œdipe se met soi-même à distance, objet supposé connu et parlant cependant de
lui-même comme d’un autre.
45. Œdipe Roi, 1331 : épaise d’autókheir nin oútis, all’ égō.
390 voir dans le noir
qu’il a vue comme l’on ne voit qu’une épouse46. Ne pas reconnaître ceux à qui
l’on aspire ? Le père et la mère qu’il n’a pas su (mais le pouvait-il ?) identifier
comme tels. À moins que ne soient ainsi désignés les enfants que l’on a aimés
comme siens sans savoir qu’ils étaient des frères. L’inceste brouille la langue47,
la cécité voudrait effacer toutes les identités ; mieux vaut renoncer à répondre
à la question : qui ?
Œdipe : aveugle et voyant, jusqu’au fond de la nuit, avec, tout au bout de
l’histoire, là où le récit s’arrête, l’Hadès enténébré. Entre « le trou sombre et le
regard infaillible48 », la complicité est essentielle.
On est prié de fermer les yeux.
46. Ce qu’Œdipe a vu et qu’il ne devait pas voir, est-ce, comme, entre autres, le suppose G. Devereux
(« Self-Blinding », p. 38), la nudité de Jocaste, quotidiennement offerte au regard dans la chambre
des époux ?
47. Voir R. Buxton, « Blindness and Limits », p. 25, n. 7.
48. Monique Schneider, « Freud et le mythe d’Œdipe », p. 281 (et 283 : « toute la Traumdeutung
peut être lue comme structurée autour de ces deux centres de gravité »). De Freud à Œdipe, l’inves
tissement privilégie la dimension du regard.
LA GUERRE DANS LA FAMILLE* **
« Notre guerre intestine (ὁ oἰқεῖoς ἡμῖν πóλεμος) fut conduite de telle sorte
que, si le destin condamnait l’humanité à la dissension, nul ne souhaiterait voir
sa propre cité subir autrement cette maladie. Du Pirée et de la Ville, en effet,
avec quelle joie toute familiale les citoyens se mêlèrent entre eux (ὡς ἁσμένως
καὶ οἰκε καὶ οἰκεíως ἀλλήλοις συνέμειξαν)… ! Et tout cela n’eut d’autre cause
que la parenté réelle (ἡ τῷ ὄντι ξυγγένεια) qui procure, non en parole mais en
acte, une amitié solide car de même souche » (φιλίαν βέϐαιον καὶ ὁμόφυλον)1. »
En d’autres termes : parce qu’elle a son lieu dans la famille, la guerre civile
tend irréversiblement vers la fraternisation. Ou, plus exactement – puisque, dans
ce développement, le récit historique se met au service d’une visée de généra-
lisation –, ainsi, en 404, s’est déroulée à Athènes la stasis-modèle. C’est Platon
qui l’affirme dans le Ménexène et, a l’en croire, les Athéniens n’auraient mené
entre eux une guerre intestine (oikeios polémos) que pour mieux se retrouver dans
la joie d’une fête de famille. Comme si raconter des opérations militaires entre
concitoyens revenait à décrire la réconciliation finale, polémos n’a pas plus tôt
été nommé2 que déjà les citoyens se mêlent les uns aux autres dans un élan tout
familial. Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois : avant que la parenté (ξυγγένεια)
et l’appartenance à une même souche (ὁμόφυλον) ne viennent expliquer le
miracle de cette guerre en forme de fraternisation, un mort, le verbe συνέμειξαν,
a condensé en lui toute l’ambiguïté du développement. « Ils se mêlèrent entre
eux » : dans la réconciliation, bien sûr. C’est ce que la suite du texte donne à
entendre. Mais, pour peu qu’on s’avise de chercher dans συνέμειξαν un commen
taire de la phrase précédente, ainsi qu’y invite d’ailleurs la particule introduc-
tive γάρ (« Notre guerre… fut conduite… En effet…), il faudra se résigner à
* Première publication dans Studi storici, n° 28, 1987, p. 5-35 ; puis repris et remanié dans « La
guerre dans la famille », Clio, n° 5, « Histoires, Femmes, Sociétés », n° 5, 1997, p. 21-62. (C’est
cette deuxième version remaniée que nous publions ici).
** Une première version de ce texte a fait l’objet d’une conférence à l’Instituto Gramsci (Rome,
janvier 1986) et a été soumise à une large discussion dans mon séminaire de l’EHESS. Je tiens à
remercier tous ceux qui, en l’une et l’autre occasion, m’ont prodigué remarques et conseils ; ma
reconnaissance va d’abord à Yan Thomas dont l’amitié, le savoir et les vives questions m’ont été
infiniment précieuses, au long de l’élaboration de ces pages.
1. Platon, Ménexène, 243 e 2-244 a 3.
2. À l’intérieur d’une oraison funèbre, fût-elle parodique, la répétition πóλεμος… ἐπολεμήθη, qui
vise à présenter cette stasis comme une guerre, est un moyen d’effacer l’écart, idéologiquement
problématique, entre statis et polémos ; sur cet écart, voir à propos précisément des événements de
404/403, N. Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di storia, 12 (1980), p. 55-81,
note 63, ainsi que L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans « la cité classique »,
Paris-La Haye, 1981, p. 203.
392 la guerre dans la famille
donner au verbe un tout autre sens, fréquemment attesté dans la langue des his-
toriens grecs : « ils se mêlèrent entre eux » signifie alors « ils engagèrent la
mêlée », c’est-à‑dire « les hostilités ». De façon toute familiale, certes ; reste
à donner du sens à cette manière familiale de se rencontrer les armes à la main.
Sans doute sommes-nous invités à choisir la première lecture, la lecture édi-
fiante : l’oikeios polémos n’est une guerre que de nom puisque, dira encore
Platon dans la République, on la mène « comme des gens destinés à se réconci-
lier »3. Paradoxale est la guerre qui s’accomplit en fête de famille ; mais, par la
vertu de la ruse platonicienne, rien n’empêche de voir dans les hostilités mêmes
une manifestation familiale.
Que la cité soit une famille, c’est dans le Ménexène une affaire entendue.
Encore conviendrait-il de déterminer à quel moment cette famille manifeste le
plus complètement son essence : à l’instant où la haine se mue en réconcilia-
tion ou à celui de la lutte acharnée qui affronte des parents à leurs parents. La
« famille » est-elle latente dans la cité – et seulement révélée par l’âpreté de la
stasis ? Ou faut-il, dans la dimension familiale de la cité, voir un modèle (un
idéal, peut-être un rêve) conçu pour remédier à cette maladie qu’est la guerre
civile ? Par-delà sa version platonicienne condensée pour mieux exprimer l’ambi
valence, cette alternative mérite d’être déployée pour elle-même. C’est à quoi je
m’essayerai dans ce qui voudrait être un simple repérage des manières de pen-
ser la guerre dans la famille, sans me dissimuler qu’il y aurait là matière à une
traversée exhaustive des figures familiales de l’idéologie civique.
antagonistes, deux miroirs offerts à la cité. Le risque serait alors d’estomper les
différences et les tensions sous la vraisemblance rassurante qui caractérise les
esquisses structurales.
Mais j’ai choisi de ne pas trancher. De tenir simultanément les deux lignes
d’exposition, parce que, dans cette affaire, les retours et les retards pourraient
bien donner à l’évolution un tracé en zigzag ; parce que, surtout, la part de
l’interférence y vaut largement celle de l’opposition tranchée. Cela suppose
qu’on s’intéresse tout particulièrement aux recoupements et aux rencontres,
parce qu’ils exigent une analyse qui sache respecter la multiplicité des niveaux
de pertinence d’une même figure.
Pour anticiper sur mon propos, soit l’exemple de la guerre entre frères, qui
fournit à la pensée l’une des métaphores privilégiées de la stasis. Avant tout
emploi figuré, nul doute que le thème jouit en soi d’une existence autonome,
informant plus d’une parole circulant d’un lieu à l’autre : il y gagne des har-
moniques qui résonneront dans le discours sur la guerre civile. La guerre des
frères : thème à l’évidence d’abord tragique, de la rivalité d’Atrée et de Thyeste
à celle d’Etéocle et de Polynice ; c’est à un vers d’Euripide que Plutarque, après
Aristote, recourt pour établir que « rudes sont les guerres entre frères »4 et,
dans la Poétique c’est la haine du frère pour le frère qui ouvre l’énumération
de ces « événements » familiaux qui font la matière de la tragédie5. Mais il se
trouve qu’au ive siècle ce motif tragique devient – bourgeoisement, en quelque
sorte – le refrain des plaidoyers judiciaires où, pour une succession, les fils se
citent l’un l’autre en justice, où tel plaideur avance comme un fait d’armes la
bonne entente qui l’unissait à son frère (« Je n’ai jamais eu de différend avec
lui », proclame-t‑il fièrement)6. Voilà le tragique mué en quotidienneté. Ne nous
empressons pas trop de constater qu’à la même époque, Aristote, peu soucieux
de pensée métaphorique, dérive volontiers la stasis de procès de succession et
de guerres familiales bien réelles, « comme cela se produisit à Hestiaia, après
les guerres médiques, lorsque deux frères se disputèrent l’héritage paternel »7.
Car ce même ive siècle voit la guerre des frères, si menaçante pour la cité,
s’inverser en la plus positive des relations : il en va ainsi avec les développe-
ments du Ménexène sur la réconciliation et, plus généralement, avec la spécu-
lation platonicienne au sujet de la fraternité fondatrice de la paix civique, sur
fond d’autochtonie8 ou dans le cadre de la parenté généralisée qui, au livre V
de la République, unit entre eux les parfaits citoyens. Et que penser lorsque la
« réalité » des documents épigraphiques va plus loin que la fiction philosophique,
lorsque, au iiie siècle avant notre ère, dans une obscure bourgade de Sicile, la
réconciliation des citoyens entre eux passe par une cérémonie de redistribution
du corps civique selon le principe de la fraternité9 ?
4. Plutarque, De l’Amour fraternel, 480 d (= Euripide, fr. 975 Nauck, également cité par Aristote,
Politique, VII, 1328 a).
5. Aristote, Poétique, 1453 b 19-22.
6. Isée, IX, 30 : οὐδέποτε διάφορος ἐγενόμην.
7. Aristote, Politique, V, 1303 b 31-37.
8. Platon, Ménexène, 239 a 1-5.
9. Il s’agit de l’inscription de Nakônè, publiée par D. Asheri, dans G. Nenci (éd.), Materiali e
contributi per lo studio degli otto decreti da Entella, Pise, 1984 (= Annali della Scuola Normale
Superiore di Pisa, 13, 3 (1982), p. 771-1103.
394 la guerre dans la famille
Quelques syntagmes
Stasis emphylos, d’abord : le plus ancien des trois sytagmes, le plus diffi-
cile à traduire aussi.
Admettons que la signification de phylon soit clairement établie, selon un
spectre sémantique qui va de la « race » à la « tribu », en passant par la lignée
et toutes les formes du groupe en tant qu’il pense sa fermeture comme une
la guerre dans la famille 395
10. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, de P. Chantraine, s.v. philon, « le sens
primitif doit être : “ce qui s’est développé comme un groupe” ». Sur la racine *bhu-, « pousser,
croître, se développer », voir ibid., s.v. φυόμαι.
11. Et non pas « de même race » ou « de même tribu », comme le propose Chantraine (Dictionnaire,
s.v.), suivi par D. Roussel, Tribu et cité, Paris, 1976, p. 161 (qui va jusqu’à assimiler ἔμφυλοι à
ὁμόφυλοι).
12. H. Collitz et alii, Sammlung der griechischen Dialekt Inschriften, Göttingen, 1884-1915, n° 5040,
l. 15 : ὅσοι ἔωντι ἔμφυλοι παρ’ ἑκατέροις (tous ceux qui seront enregistrés de l’un et l’autre côté
dans un groupe [une tribu]).
13. Hésiode, fr. 190 Merkelbach-west, 2 ; Pindare, 2e Pythique, 32 (Ixion) ; Sophocle, Œdipe Roi,
1406 et Œdipe à Colone, 407 (Œdipe) ; Platon, République, VIII, 565 et 4 (le tyran). Voir encore
Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 865 et IV, 717.
14. φóνος : Théognis, 151 ; voir encore Ephore, FGrHist, fr. 100. Mάχη : Alcée, fr. 70 Lobel-Page,
11 (ainsi que Théocrite, XXII, 200).
15. Solon, fr. 4 West (cité par Démosthène, Ambassade, 255), v. 19 ; voir Hérodote, VIII, 3 et
Démocrite, fr. 249 Diels-Kranz.
16. Eschyle, Euménides, 863.
17. Si ὁμόφυλος et ὁμοφύης sont, comme par exemple chez Platon, des termes à peu près inter-
changeables, faut-il faire le même raisonnement à propos de’έμφολος et ὁμφυῆς ?
396 la guerre dans la famille
18. Odyssée XV, 272-273 (où il importe contre la conviction de Bérard de maintenir ὁμφυλον) ;
Sophocle, Antigone, 1264 ; Platon, Lois, XI, 871 a2.
19. Sur le lien d’équivalence entre polis et phylon ou phylè, voir G. Nagy, « The Indo-European
Heritage of Tribal Organization : Evidence from the Greek Polis », à paraître dans les Mélanges
M. Gimbutas.
20. Outre l’inscription citée n. 12, on mentionnera deux exceptions Euripide, Ion, 1581 (fondation
des phylai attiques : on notera qu’ἔμφυλον apparaît du côté de la phylè guerrière). Sophocle, Œdipe
à Colone, 1385 (mais le mot figure dans l’énoncé d’un scandale : conquérir par la lance γῆ ἐμφύλιος,
la terre où on est né, c’est confondre la guerre et la stasis).
21. Sur la clôture du phylon, voir G. Nagy, op. cit. L’opposition ἔμφυλος/ὀθνεῑος (Apollonios de
Rhodes, IV, 717) double l’opposition οἰκεῑὀς / ὀθνεῑος (à propos de laquelle on lira J.-P. Vernant,
« La guerre des cités », Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 33).
22. Outre les mots déjà mentionnés (αἷμα, φόνος, μαχή, στάσις), ἐμφύλιος peut qualifier πόλεμος,
ταραχή, διχοστασία, νίκη, κίνησις, σψαγή, θόρυϐος, διααφορά, κακόν, μίασμα. Tὰ ἐμφύλια désigne les
luttes civiles chez Dion Cassius. On notera que, pour Eustathe, le conflit d’Achille et d’Agamemnon
au livre I de l’Iliade est une ἐμφύλιος μάχη (ad loc.).
la guerre dans la famille 397
23. Aἷμα comme meurtre : voir par exemple Eschyle, Choéphores, 66-67, 520, 650. Aἷμα et la
parenté : Iliade, XIX, 111 ; Odyssée, IV, 611 et VIII, 583 ; Pindare, 6e Néméenne, 36, 11e Néméenne,
34 ; Eschyle, Sept, 141, Euménides, 606 ; Sophocle, Ajax, 1305, Œdipe à Colone, 245 ; Aristote,
Politique, II, 1262 a 11.
24. F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, Lille-Paris, 1976, p. 251, n. 42.
25. Voir F. Héritier, « Le sperme et le sang », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 32 (1985), p. 111-122.
26. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 694 : αἷματος οὐ θεμιστοῦ.
27. Euripide, Phéniciennes, 19-20 ; voir aussi 1051 et 1292, ainsi que 790.
28. Voir Euripide, Oreste, 285 (citant Eschyle, Euménides, 230, 261, 608, 653). Inversement, si
« le sang d’une mère » est le meurtre d’une mère, au vers 89 des Euménides, αὐτάδελφον αἷμα
(le vrai sang fraternel) ne désigne que la parenté.
29. Eschyle, Choéphores, 650.
398 la guerre dans la famille
maternel qu’il va répandre ; mais il y est aussi question du meurtre à venir, que
les meurtres anciens ont enfanté comme si, dans haima, même entendu au sens
de « meurtre », l’autre acception, latente, devait toujours se manifester.
Mais la proposition inverse est tout aussi vraie : le sang d’un parent est sang
au plus haut point, mais, parce que jamais la langue n’oublie que haima désigne
par priorité le sang versé30, le sang interdit se trouve paradoxalement voué à
couler avant tout autre. C’est cette logique – à l’œuvre dans l’expression αἷμα
συγγενές, par quoi Euripide démarque haima emphylion31 – que l’on peut déce-
ler dans le syntagme haima homaimon. « Le sang de même sang » : cela pour-
rait être la plus redondante des désignations de la parenté, mais en réalité cela
désigne toujours le meurtre du même, particulièrement chez Eschyle. Ainsi,
dans les Suppliantes, où le roi Pélasgos craint que « n’advienne l’homaimon
haima »32, ou dans les Sept contre Thèbes, avec le meurtre réciproque des fils
d’Œdipe, que le chœur glose en constatant qu’ils sont bien de même semence
puisqu’ils sont de même sang, ce qui revient à dire qu’ils ont versé ce sang
qu’ils avaient en commun33.
S’interroge-t‑on sur l’affinité qu’un tel syntagme suggère entre le meurtre
et la famille ? Chez Eschyle encore, les Érinyes donnent une réponse, affirmant
que seul haima homaimon – l’effusion d’un sang de parent – peut les déchaîner
contre le coupable : elles n’ont pas poursuivi Clytemnestre, mais s’acharnent
contre Oreste34. Façon tragique d’exprimer ce que la tradition grecque raconte
sous forme d’un mythe : qu’Ixion, le premier meurtrier, fut aussi celui qui, le
premier, tua un parent35. Ce qui, traduit en termes juridiques, signifie qu’il n’est
de meurtre au sens plein du terme qu’à l’intérieur de la famille36. Certes, de cette
spécificité familiale du meurtre, la tragédie et le droit ne tirent pas les mêmes
conclusions, et les tragiques s’attachent sans doute moins à définir le meurtre
en soi qu’à présenter la famille comme lieu privilégié du sang versé. Mais, plus
que l’écart entre ces deux pensées, leur rencontre constitue un fait : la dimen-
sion familiale du meurtre a été – est toujours – au centre d’un vif débat entre
historiens du droit grec, ce qui devrait interdire que l’on ne classe la réflexion
tragique sur le sang comme meurtre et comme parenté à la rubrique des pures
spéculations littéraires.
Certes, la tragédie joue sur le mot haima – ou, plus exactement flanqué ou
non du qualificatif homaimon, le mot joue sur lui-même. Mais on y verra bien
autre chose qu’une recherche formelle ou une pointe baroque.
Avec oikeios polémos, nous voici, semble-t‑il, enfin en terrain sûr : très usité
dans la prose classique depuis la fin du ve siècle, ce syntagme caractériserait
la stasis comme guerre familiale de la manière la plus simple et la plus neutre.
Oikeios polémos : la guerre dans l’oikos, ou entre oikeioi (entre parents)37.
Nous sommes en terrain connu. À ceci près que, dans ce syntagme, à en juger
par la majorité de ses occurrences, la famille semble envisagée plus comme lieu
de concorde que comme origine de toute dissension. Ainsi, dans le Ménexène,
Platon, non sans ironie, concluait du caractère familial de la guerre à la nécessaire
réconciliation, que, pour faire bonne mesure, il enracinait dans une authentique
consanguinité (syngéneia)38. Et la définition que, au livre V de la République,
il donne de la stasis vient corroborer, cette fois-ci sur le mode sérieux, l’asso-
ciation de l’οἰκεῖον et du συγγενές. Comme pour gloser le syntagme absent
oikeios polémos, il y est affirmé que les hostilités, parce qu’elles se déroulent
entre parents (oikéioi), seront menées comme entre des « gens destinés à se
réconcilier »39, ce qui, à l’évidence, vise à effacer de la guerre familiale tout
ce que la notion pourrait comporter de sinistre. Parler d’oikeios polémos plutôt
que de stasis, ce serait suggérer que, dans la cité, la violence n’a pas d’avenir.
Voilà pour l’oikeion. Le côté du polémos, maintenant, par où s’introduit
une autre modalité. À désigner la dissension comme une « guerre », on évite
le mot stasis, donc tous ceux qui lui sont associés, au premier rang desquels
il y a phonos, le meurtre ; et l’on accomplit surtout une fructueuse opération
idéologique en substituant à l’irréconciliable opposition de stasis et de polémos
la notion d’un affrontement qui ne serait que l’une des espèces de la guerre,
l’espèce familiale. En tout état de cause, un processus qui relèverait encore de
la catégorie de l’ordre, sous laquelle la prose grecque pense polémos.
S’agissant de cette opération, deux étapes de la réflexion platonicienne éclai-
reront mon propos. La première, dans la République, maintient entre stasis et
polémos un écart infranchissable : « Il me semble que, s’il y a deux mots qui
désignent et la guerre et la discorde, c’est qu’il y a aussi deux choses, qui se
rapportent à deux sortes de différend » ; ce qui revient à mettre en avant le mot
oikeios tout en refoulant polémos, comme pour préserver la respectabilité de ce
terme40 : omniprésent à l’horizon du raisonnement, le syntagme oikeios polé-
mos est cependant encore refusé. Le pas sera franchi dans les Lois, où polémos
se subdivise en deux espèces : la guerre de l’extérieur et celle qui advient dans
la cité « et que l’on nomme stasis »41. Ainsi s’inscrit dans une seule et même
œuvre le mouvement, décelable dans toute la littérature athénienne, en vertu
duquel une opposition, cardinale dans les textes du ve siècle42, a cédé la place,
sans pour autant s’effacer complètement, à la mise en couple de deux notions43.
Il se trouve que pour Athènes le phénomène peut être daté très précisément
des années noires de la fin du ve siècle où l’on osa penser la stasis comme une
guerre parce que, sans doute, l’expérience d’une longue guerre avait quelque
peu terni l’éclat du mot polémos44. Encore n’est-ce pas de gaîté de cœur que
l’on range la guerre civile sous la catégorie du polémos, celui-ci fût-il qualifié
de « familial » : l’attestent les réticences platoniciennes dans la République,
ainsi que l’application mise par Thucylide à parler des effets de la stasis sur la
famille sans passer par le mot oikeios45.
Donc, tout serait clair : de stasis emphylos à oikeios polémos, une double
substitution – d’οἰκεῖος au douteux ἔμφυλος et de πόλεμος à στάσις – aurait
contribué à apprivoiser la notion de guerre dans la famille. Il se pourrait toute-
fois que les choses ne soient pas aussi simples qu’elles semblent l’être lorsque
l’on choisit, comme on l’a fait, une entrée platonicienne pour interpréter oikeios
polémos dans la figure d’une guerre entre oikeioi. Car il n’est pas sûr que l’on
puisse accomplir en toute légitimité l’opération qui consiste à gloser un adjec-
tif (οἰκεῖος) en lui substituant sa forme substantivée, placée en position de com-
plément (ἐς οἰκείους). De fait, la langue tend à marquer une distinction entre
l’emploi d’oikeios substantivé et son emploi en position d’épithète : dans le pre-
mier cas, oikeios parle de parenté, dans le second, référé à une chose ou à une
notion, il signalerait simplement ce qui relève en propre de la sphère du sujet46.
Ainsi entendu, le syntagme oikeios polémos ne désignerait donc pas, pour le locu-
teur, autre chose que « la guerre qui le concerne personnellement », « la guerre
où l’on est entre soi » (au lieu d’affronter l’étranger) : bref, une guerre qui relè-
verait à la fois des valeurs du privé et du réfléchi47. Seul un jeu sur les mots
semble dès lors pouvoir faire d’oikeios polémos une guerre entre oikeioi. On
ajoutera que, même entendu dans sa signification familiale – par exemple chez
un orateur comme Isée –, oikeios, qu’il soit ou non substantivé, n’a rien d’un
signifiant stable. Oscillant sans cesse du sens de « parent » à celui de « sien »,
en passant par « familier » et « proche »48, oikeios dénoterait, entre le consan-
guin (συγγενής) et l’ami (φιλός), la position peu spécifiable de l’intime qui serait
moins parent que le consanguin, mais plus proche de la parenté que le philos49.
44. Sur les avatars du polémos dans l’œuvre de Thucydide, voir N. Loraux, « Thucydide et la
sédition dans les mots », Quaderni di Storia, 23 (1986), p. 95-134, n. 98-100. Le tournant des
années 404/403 concernant l’emploi du polémos est perceptible dans Xénophon, Helléniques, II,
4, 22 (« la guerre que nous menons les uns contre les autres ») et Isocrate, Contre Kallimakhos, 45.
45. En III, 82, 6, Thucydide affirme que « le lien de parenté devint plus étranger (ἀλλοτριώτερον) que
les lien factieux » : façon de retourner la phrase « le lien factieux devint plus intime (oikeiotéron)
que le lien familial », qui eût été la formulation la plus « naturelle » de cette idée. Le syntagme
oikeios polémos n’est cependant pas étranger à Thucydide : voir infra, n. 47.
46. Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. oikos.
47. Si οἰκεῖος est alors « opposé à ἀλλότριος, proche de ἴδιος » (ibid.), on se rappellera que ἴδιος
se rattache à la racine indo-européenne *swe (voir É. Benveniste, Vocabulaire des institutions
indo-européennes, I, Paris, 1969, p. 328-332). L’usage du syntagme oikeios polémos par Thucydide
(I, 118, 2 : IV, 64, 2) relève d’une pareille analyse.
48. J’emprunte ces diverses traductions à P. Roussel, dans son édition des Discours d’Isée (CUF).
49. Ainsi qu’une analyse serrée de l’emploi du mot dans le discours I (Succession de Kléonymos)
pourrait le montrer : voir tout particulièrement les § 4, 21, 31, 33, 41-42 ; voir aussi IX (Succession
d’Astyphilos), 30. De toute façon, oikeios penche vers la parenté, et la traduction par « ami » est
donc toujours insuffisante, ainsi que l’observe. Earnstman, Oikeios, hétairos, épitèdeios, philos,
Groningen, 1932, p. 132.
la guerre dans la famille 401
Or c’est précisément parce que la valeur du mot est flottante que tous les
jeux de sens sont possibles : il suffit de recourir à de légères distorsions. Ainsi
les orateurs athéniens usent de la marge d’indécision qui s’attache à oikeios pour
resémantiser toujours plus ce terme en direction de la famille. Dans un discours
d’Isée à propos d’une succession, l’énoncé « Il ne trouvait personne qui fût plus
proche (οἰκειότερον) de lui que nous », doit être entendu comme une façon de
suggérer que le plaideur appartenait à la « maison » du mort ; et, dans tel autre
discours, la juxtaposition des « proches » (oikeioi) et des « serviteurs » (oikétai)
en appelle à l’oikos pour insinuer que ces proches sont bel et bien des parents50.
Tout bien considéré, je m’en tiens donc pour finir à la lecture platonicienne
du syntagme oikeios polémos. Car il y a fort à parier que ses utilisateurs, les ora-
teurs politiques du ive siècle, ne se sont pas privés d’une ressource rhétorique qui
leur permettait de réinterpréter oikeios dans le cadre du familialisme ambiant.
Rien de plus aisé, dans cette perspective, que de glisser de la guerre où l’on est
impliqué personnellement à la guerre dans l’oikos51. En faveur de cette hypo-
thèse plaident à Athènes quelques emplois remarquables de l’adjectif oikeios
dans le cadre politique du mythe d’autochtonie, lorsque, dans le Ménexène, les
citoyens morts à la guerre sont dits « reposer ἐν οἰκείοις τόποις, dans les lieux
familiers (/familiaux) de celle [la terre] qui les a enfantés, nourris et recon-
nus » ou que, dans le Panégyrique, les Athéniens autochtones sont seuls cré-
dités de la possibilité d’appeler leur cité « des noms dont on désigne ses vrais
parents » (τοὺς οἰκειοτάτους), à savoir « nourrice, patrie, mère »52. Dès lors, il
n’y aurait rien de proprement platonicien dans ces oikeia onomata, ces « noms
familiers / familiaux » que, sur le fond d’une parenté généralisée, les citoyens
de la République se donnent entre eux, ou dans l’expression oikeios politès, non
loin de la référence au Zeus des gens de même souche (Homophylos)53 : j’y
vois plutôt quelque chose comme le plus répandu des idiomatismes athéniens.
Dans cette Athènes du ive siècle où l’on s’accorde à valoriser la réalité de la
famille, tout indique qu’oikeios bascula du côté de la parenté. Oikeios polémos
est donc bien – et devint durablement – une désignation de la « guerre fami-
liale », mais une désignation virtuellement édifiante.
50. Voir Isée, II, 11 (et 23) ; VI, 15. Un jeu similaire rapproche, en Hérodote, IV, 148 les verbes
συνοικεω (qui touche à la colonisation) et οἰκειόω.
51. Lorsque les Athéniens frappent le tragique Phrynikhos d’une amende pour les avoir fait pleurer
lors de la représentation de La Prise de Milet, en leur rappelant des oikeia kaka (Hérodote, VI, 21),
ils désignent comme « malheurs nationaux », malheurs qui concernent Athènes en propre, des maux
qui les affectent par le biais de leur parenté avec les Ioniens.
52. Ménexène, 237 c 1-2 ; Panégyrique, 24-35 (cf. Panathénaïque, 124-125). Sur ces développe-
ments, voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 65-67 et passim.
53. Platon, République, V, 463 a 8 et e 1-2 (avec le commentaire d’Aristote, Politique, II, 1262 b
15-20) ; Lois, VIII, 842 e 8.
402 la guerre dans la famille
une allèlophonia que Pindare met sous l’autorité de la terrible Érinye58. Alors,
dans ce qui reste de la lignée des Labdacides, il advient ce qui chez Thucydide
se passe dans une cité déchirée par la guerre civile, à l’intérieur d’un groupe
de partisans encerclés et réduits au désespoir : la mise à mort mutuelle et le
recours à la pendaison comme à la fuite ultime59. Victoire « cadméenne », à coup
sûr, que celle des fils d’Œdipe : victoire sans vainqueur ni vaincu, plus grave
encore que celle qui, dans les Euménides, était caractérisée comme « mauvaise
victoire » parce qu’elle assure le triomphe du même sur le même, plus grave
aussi que celle qui, pour Démocrite, faisait de toute façon de la stasis emphy-
los une calamité parce que, disait-il, « et pour les vainqueurs et pour les vain-
cus, la ruine est la même »60.
Je n’accumulerai pas les exemples : à l’évidence, pour les tragiques, la
famille engendre la stasis. À la cité de contenir l’une pour prévenir l’autre, au
poète tragique de rejeter la discorde dans le passé mythique pour mieux en offrir
la représentation aux Athéniens du présent, aux citoyens d’Athènes de savoir
deviner que jadis dissimule maintenant.
changé de signe : elle était positive et constituait l’une des bases de la vie en
cité64, la voici devenue une simple association pour la mort. Il est vrai que déjà,
dans la réflexion générale qu’au livre III il consacrait au phénomène séditieux,
Thucydide avait constaté que toute familiarité est désormais passée du côté de
la faction : dire que la parenté de sang elle-même est devenue plus « étran-
gère » (ἀλλοτριώτερον) que le lien factieux, c’était suggérer clairement que,
pour chacun, ce lien est maintenant plus intime que toute relation familiale65.
Quand la faction prend le pas sur la parenté, l’intimité familiale se dissout,
et la guerre civile s’installe au sein même de l’oikos. Ce que Thucydide exprime
avec concision mais netteté, l’éloquence politique du ive siècle en fera, de
Lysias à Démosthène, un topos. Ainsi, pour Démosthène, les massacres d’Elis
se caractérisent « par une telle folie et une telle fureur » que les habitants de ce
pays « se souillent du sang de parents et de concitoyens » (συγγενεῖς ὡτῶν καὶ
πoλίτας μιαιφονεῖν). Et Lysias évoquait la tyrannie des Trente, qui a contraint
les Athéniens à « faire la guerre à leurs frères, leurs fils, et leurs concitoyens »
(ἀδελφοῖς καὶ ὑέσι καὶ πολíταις… πολεμεῖν… πóλεμον)66.
Leurs frères, leurs fils ; en d’autres termes, en temps de stasis, le frère est
tué par le frère et le fils par le père. Qui voudrait aller plus loin, qui souhaiterait
dresser, à la mode romaine, une nomenclature exhaustive des parents qui se sont
entretués et des rapports familiaux réellement détruits par la guerre civile serait
sans nul doute fort déçu. Car, en donnant ce qui ressemble à une liste succincte
des principales victimes de la stasis, le texte de Lysias tranche sur un corpus
où, comme chez Démosthène, les généralités sur le meurtre des syngéneis sont
dominantes. Certes, la « liste » a tout d’une épure, et l’on peut soupçonner la
réalité d’avoir été plus diversifiée ; mais, pour cerner la nature de ces liens de
parenté que l’imaginaire grec assigne à la stasis la propriété de dissoudre tout
particulièrement, il faudra bien se résigner à généraliser à partir de Lysias. On
s’apercevra alors que l’orateur n’est pas seul à nommer le frère et le fils.
Retournons à Thucydide ; nous y trouverons le père qui tue le fils, ce que
l’historien présente comme la pointe absolue de l’horreur : un au-delà du
désordre67. D’Hésiode à l’ancienne comédie, l’ordre grec du désordre veut en
effet que ce soit le fils qui s’attaque au père, et non le contraire68, et la tragé-
die ne dément pas cette loi, à en juger par l’énumération aristotélicienne des
meurtres familiaux qui font les événements tragiques,
par exemple un frère qui tue son frère […], un fils son père, une mère son fils
ou un fils sa mère69,
64. En VI, 30, 2, les hétairoi font partie pour chaque Athénien, aux côtés des ξυγγενεῑς et des fils,
du groupe des « siens propres » (σφετέρους αὑτῶν) ; voir encore VII, 75, 4 (ἢ ἐταὶρων ἢ οἰκείων).
Sur l’efficacité des liens entre hétairoi au livre VIII, voir 54, 4 et 65, 1.
65. III, 82, 6 : voir supra, n. 45. Version dramatique chez Isocrate, Panégyrique, 111 : « ils honoraient
les meurtriers et les assassins de leurs concitoyens plus que leurs propres parents ».
66. Démosthène, Ambassade, 260, Lysias, Contre Eratosthène, 92 ; voir encore Isocrate,
Panégyrique, 174.
67. Thucydide, III, 81, 5 : … καὶ ἔτι πεαιτέρω. Kαὶ γὰρ πατὴρ παῖδα ἀπέκτεινε.
68. Hésiode, Les Travaux et les jours, 185-188 et 331-332, ne parle que de mots violents. La figure
du parricide – ou de son euphémisme le fils qui « bat son père » – est récurrente chez Aristophane.
69. Aristote, Poétique, 1453 b 19-22.
la guerre dans la famille 405
70. Voir Euripide, Héraklès, 1016-1024 (où, après le meurtre par Héraklès de ses enfants, le chœur
évoque des « crimes de femme »). Au contraire du père romain, le père grec ne semble pas avoir
disposé légalement du pouvoir de vie et de mort sur son fils ; à Rome, ce n’est donc pas le meurtre
du fils par le père, mais le parricide qui est le comble de la violence séditieuse : voir Y. Thomas,
« vitae Necisque Potestas. Le père, la cité, la mort », dans Du Châtiment dans la cité, Rome-Paris,
1984, n. p. 545-548, et « Parricidium », article cité n. 36, p. 714.
71. Même si c’est à juste titre que R. Parker (Miasma. Pollution and Purification in Early Greek
Religion, Oxford, 1983, p. 137) relève l’état entre le développement indigné des Sept sur le fratricide
et la législation que, dans les Lois, Platon assigne à ce crime.
72. Sur ce point, voir le commentaire de L. Gernet, Platon. Lois, Livre IX. Traduction et commen-
taire, Paris, 1917, p. 140.
73. Lois, IX, 869 c-d. On notera que le législateur platonicien, loin de penser la stasis comme une
guerre familiale, en fait au contraire la seule circonstance qui permette de déclarer le meurtrier d’un
parent pur et à l’abri de toute poursuite ; et la clause en καθάπερ suggère qu’il n’est malgré tout
pas absolument évident de considérer un frère comme un ennemi public.
74. D’une façon moins menaçante pour son intégrité mais tout aussi destructrice, la famille est
également atteinte par la stasis du point de vue de ce que Glotz appelle sa « solidarité passive » (La
Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris 1904 [repr. New York, 1973], p. 456).
406 la guerre dans la famille
de parenté, la guerre civile sape l’une des bases essentielles de la vie en cité.
La stasis est contre-nature.
Entre la stasis innée et sa forme contre-nature, il faudrait encore faire une
place à la stasis comme effet second de la haine dans la famille, dont la figure est
çà et là évoquée par les penseurs du ive siècle. À nouveau, comme dans la tra-
gédie, la discorde a son lieu dans l’oikos, à ceci près qu’elle ne prend toute son
ampleur que généralisée à la dimension de la cité tout entière. D’une mésentente
entre parents à la division dans le corps civique, ce modèle est à l’occasion aris-
totélicien, et le livre V de la Politique énumère une stasis dérivée d’un conflit
entre frères et quelques guerres civiles résultant de mariages rompus. De mena-
cée qu’elle était chez un Thucydide, la famille s’est faite menaçante ; mais, entre
la discorde familiale et la dissension civique, le relais essentiel – point névral-
gique de ces affaires – est alors le tribunal : ce sont des procès qui attisent la
haine entre les citoyens, chez Aristote75 comme au livre V de la République76 et
Platon renchérit dans les Lois, affirmant que l’humanité d’après le déluge igno-
rait aussi bien les arts de la guerre que ces conflits, intérieurs à la cité, que l’on
nomme « procès et guerres civiles » (δικαὶ καὶ στάσεις)77.
C’est ainsi que, chez les théoriciens du ive siècle, la famille revient au-devant
de la scène comme source de la guerre civile78. On pourrait épiloguer sur ce que
ce retour suggère de vitalité dans les représentations noires du lien de parenté. On
peut aussi tenter d’interpréter cette figure dans le contexte précis où elle est pro-
duite. On lira alors ces textes en regard de ce que les plaidoyers privés, prononcés
à l’occasion de procès effectifs, disent avec insistance de la haine dans la famille.
Dans ces discours, il est de bon ton de déplorer la dure nécessité qui contraint
à en venir, envers des parents, au différend et à la lutte (πρὸς οἰκείους διαφέσθαι,
ἀγωνίζεσθαι) ; nul plaideur toutefois ne nie que, lorsque la parenté s’est muée
en haine, il s’agisse bien d’une guerre79. Alors le père se révèle acharné contre
le fils ; mais c’est surtout de la haine dressant le frère contre le frère que parlent
ces discours, qui en énumèrent toutes les variantes80. Ainsi les procès mettent
en question ces liens mêmes que, chez Thucydide ou Lysias, la guerre civile
dissolvait.
S’agissant de rhétorique judiciaire, il faut toujours faire la part de l’ampli-
fication : bien sûr, les plaideurs qui, tout en attaquant leur frère en justice, se
75. Aristote, Politique, V, 1303 b 31-1304 a 13 (et 1306 a 33-34). La leçon de tels épisodes est que
« les dissensions des notables entraînent la participation de la cité tout entière ».
76. Platon, République, V, 464 d 7-e 2. Mais c’est dans la parenté généralisée, qui dissout les parentés
restreintes, que Platon voit le moyen d’éviter les dikai génératrices de stasis.
77. Platon, Lois, III, 679 d.
78. Le livre VIII de la République pourrait être étudié dans cette perspective : c’est au sein de la
famille restreinte que se trame le passage d’une constitution à l’autre.
79. Différend, lutte : Lysias, XXXII (Contre Diogiton), I ; Isée, I, 6-7, 34 ; guerre (πολεμεῖν) :
Lysias, XXXII, 22 ; Isée, I, 15, IX, 37. La haine : Isée, I, 9, 10, 33 (où ἔχθρα s’oppose à οἰκειóτης),
II, 29 (les frères devenus ἐχθροí), V, 30.
80. Le père contre le fils : Isée, VI, 18 et 22. Les frères : c’est le thème des plaidoyers I (Succession
de Kiron : voir 9-10), II (Succession de Ménéklès : voir 29, 40) ; le plaidoyer IX (Succession
d’Astyphilos) dresse des cousins l’un contre l’autre, mais renvoie à une haine entre frère (16-17,
20, 23, 31) même si, l’un d’eux étant passé par adoption dans une autre famille le mot adelphos
est soigneusement évité à son sujet ; la haine entre oncle et neveu du plaidoyer VII (Succession
d’Apollodoros) est encore une version de la haine des frères.
la guerre dans la famille 407
lamentent d’y avoir été contraints, manient le plus éculé des topoi. Mais il n’est
pas de topos qui n’exprime la vérité d’une situation et, de toutes ces déclara-
tions, il appert, de façon à peine paradoxale, que si la famille est le lieu où la
haine est le plus terrible, c’est qu’il faut voir en elle la source de toute valeur.
Ainsi, tel client de Lysias entend bien émouvoir les juges en affirmant au sujet de
son adversaire que « grâce à lui, tous les rapports entre les hommes deviennent
tellement suspects que, vivant ou mourant, on aimerait autant se fier aux pires
ennemis qu’aux plus proches parents » (τοῖς οἰκειοτάτοις)81.
Que la mise en avant de la haine familiale soit encore une façon, certes indi-
recte, de proclamer l’éminente valeur de la famille, ce n’est sans doute là qu’une
des dimensions de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise du ive siècle », par
où, dans la cité athénienne, se fait jour la tentation de donner à la famille le pas
sur la cité. Pour mesurer la force d’une telle tentation, il faudrait à nouveau, quit-
tant la prose de l’éloquence judiciaire, revenir à celle des orateurs politiques.
On y verrait un Démosthène justifier la loi sur l’adultère – qui autorise à tuer
l’amant pris en flagrant délit – « parce que ceux-là mêmes que nous protégeons
contre les outrages et les violences quand nous combattons l’ennemi, c’est pour
eux qu’il est permis de tuer même des amis… ». Et d’ajouter : « On ne naît
pas ami ou ennemi (σὐγένος ἐστὶν φιλíων καὶ πολεμíων) : ce sont les actes qui
déterminent les deux catégories »82. L’« ami » est une autre façon de nommer
le concitoyen : on en déduira que tout est permis au nom de la famille, même de
tuer un autre Athénien. Plus significative encore est une affirmation d’Eschine,
dans le feu d’un procès politique qui vise Démosthène. À la mort de Philippe,
celui-ci n’a pas craint de faire un sacrifice d’action de grâces, alors qu’il venait
de perdre sa fille ; situation qui, à l’adresse des Athéniens, inspire à Eschine
cette envolée indignée :
Celui qui… n’aime pas les êtres qui lui sont le plus chers et le plus proches
(τὰ φíλτατα καὶ οἰκειóτατα σώματα) ne saura jamais vous apprécier, vous qui
lui êtes étrangers (τοὺς ἀλλοτρíους).83
« Vous qui lui êtes étrangers » : apparemment Eschine s’attend à ce qu’il
aille de soi, pour son auditoire comme pour lui, que telle est la définition des
concitoyens. À l’évidence, toute valeur s’est réfugiée dans la famille.
Sans doute me suis-je quelque peu écartée de cette stasis familiale qui consti-
tue mon objet. Mais il importait de suggérer la gravité de l’accusation inlassa-
blement soulevée contre la guerre civile, et qui lui impute la responsabilité de
détruire la famille dans la cité. Certes, c’est sur la famille réelle que se concentre
l’affect, et cela contribua sans doute à dissuader les orateurs de franchir le pas
vers la figure qui ferait de la famille une métaphore de la cité. Mais tous les élé-
ments de cette réflexion plus théorique sont là, à portée de main.
Après la stasis contre la famille, le temps est venu d’étudier la figure inverse
– la parenté contre la guerre civile –, dans ce dossier où les représentations oppo-
sées sont soutenues avec une égale conviction.
Alors, contre la guerre civile, la cité se fera famille.
Parce que la famille est l’une des bases essentielles de la cité, contre la s tasis,
il n’y aurait pas d’arme idéologique plus efficace que l’appel à la parenté. Telle
est, à en croire Xénophon, la tragédie qui, dans l’Athènes de 403, présida à la
réconciliation au sein du corps civique.
Très significatif à cet égard est un discours – réel ou fictif – prononcé par
un démocrate à l’issue de la bataille de Mounichia où, pour la première fois,
les Trente avaient essuyé une sanglante défaite devant ceux qu’ils avaient exi-
lés. S’avançant entre les deux fronts de citoyens, Kléokritos, héraut des initiés
d’Éleusis et combattant de la démocratie, s’adresse alors aux troupes des oli-
garques. Après avoir énuméré les activités partagées qui font la sociabilité athé-
nienne, c’est sur un appel aux liens de parenté que l’orateur conclut, comme
si seul ce thème pouvait, chez des citoyens, provoquer le sursaut salutaire qui
mettra fin à la stasis :
Au nom des dieux de nos pères et de nos mères, au nom de la parenté par le sang,
de l’alliance et du compagnonnage – car tous ces liens unissent beaucoup d’entre
nous les uns aux autres –, […] cessez de mal agir envers la patrie, et n’obéissez
pas aux Trente, les plus impies des hommes.84
Soit donc tout ce qui compose la parenté athénienne. La référence aux dieux,
d’abord – « les dieux de nos pères et de nos mères » (πρὸς θεῶν πατρῴων καὶ
μητρῴων) –, qui pourra surprendre : la collectivité des Athéniens a des dieux
patrôioi très vénérés (au premier rang desquels Apollon, protecteur de l’ordre
patrilinéaire) et, sur l’Agora d’Athènes, un édifice appelé Mètrôon est consa-
cré à la Mère des dieux, mais on ne leur connaît pas de culte officiel à des dieux
mètrôioi. Faut-il comprendre que, pour présenter la cité comme une grande
famille, il importe de rétablir à tout prix, même fictivement, pour chaque citoyen
l’équilibre entre les deux lignées, paternelle et maternelle, de ses ancêtres85 ? De
fait, c’est bien aux citoyens en tant qu’ils sont aussi des individus que s’adresse
Kléokritos, et sa harangue vise moins la collectivité prise comme un tout que
l’entrecroisement de ces relations personnelles et singulières qui font le tissu
de la vie en cité86. Puis vient la triade συγγενεíας καὶ κηδεστíας καὶ ἑταιρíας.
Syngéneia, c’est la parenté par le sang : en d’autres termes la plus naturelle
de toutes les relations, qui n’a pas besoin d’être codifiée pour être vécue dans
l’immédiateté de l’existence quotidienne87. Kèdestia désigne l’alliance, où
Aristote voit un élément très nécessaire de la cité comme communauté du bien-
vivre88. Hétairia, enfin, ne laisse pas d’étonner : comment l’orateur qui prêche
pour la fin des hostilités peut-il oublier le sens factieux de ce mot pour lui assi-
gner une valeur résolument positive ? Mais, à poser cette question, on méses-
time la volonté d’oubli qui est précisément celle de Kléokritos dans cette adresse
à des oligarques : oublier la stasis et le sens douteux qu’elle donne au mot89
pour se reporter en pensée au temps bienheureux de la vie en paix où les hétai-
roi n’étaient que des compagnons très unis, souvent liés entre eux par des rela-
tions d’alliance90, telle est la visée du discours.
Syngéneia, kèdestia, hétairia : c’est dans la parenté athénienne, envisa-
gée dans son acception la plus large et entendue comme lieu de concorde91,
qu’un orateur improvisé est censé trouver le seul argument assez puissant pour
transformer des séditieux en citoyens épris de paix civile. Nous voici très loin
d’Eschyle et de la représentation éminemment négative de la famille, lorsque
celle-ci était identifiée avec le génos d’un passé révolu. Mais il se pourrait
qu’en élaborant un modèle de la parenté qui fût doté de toutes les vertus,
la démocratie restaurée ait tout simplement accompli sa tâche idéologique
essentielle : il s’agissait de réparer le tissu social que la stasis avait déchiré,
et de soigner le traumatisme infligé à l’identité athénienne par l’ampleur de
la dissension.
Un pas de plus, et l’on assimilait la cité tout entière à une famille.
Il suffit pour cela de proclamer tous les citoyens parents entre eux. L’idée
n’était pas absolument neuve en 403, mais elle fera son chemin. Cela peut rele-
ver du procédé rhétorique chez le plaideur appelant les juges à lui « tenir lieu de
père, de frères et d’enfants »92. C’est aussi, c’est surtout un topos de l’éloquence
politique, qui donne lieu à l’exaltation de la syngéneia civique en général93.
À moins que, traduisant en termes de parenté la relation qui unit les citoyens à
la cité, les orateurs ne l’assimilent à l’amour qu’on éprouve pour un père94 ou,
plus souvent, pour une mère, comme chez Pindare95.
Si l’on vise à une interprétation générale de pareilles déclarations, on affir-
mera que « les Grecs ont toujours conçu l’union entre citoyens faisant partie
d’un groupe, d’une ville ou même de plusieurs villes sur le modèle de la parenté
par le sang »96. Préférant pour ma part m’en tenir une fois de plus à l’Athènes
89. Un passage de Lysias (Contre Eratosthène, 43 : « ceux que l’on appelait les hétairoi ») semble
bien indiquer que le sens « normal » du mot est pacifique. « Qu’est-ce qui fit de l’hétaireia un élé-
ment révolutionnaire dans la politique athénienne ? », se demande S. C. Humphreys, The Family,
Women and Death, Londres, 1983, p. 27.
90. Sur hétairos, rattaché au thème *swe, voir É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 331. Hétairos et
hétairia comme relation positive : aux livres VI et VII de Thucydide (voir supra, n. 64) et, par
exemple, dans Isocrate, Panégyrique, 174. Hétaireia et liens de parenté à Athènes : S. C. Humpreys,
ibid., p. 26-28.
91. La famille et l’homonoia ; voir Platon, Alcibiade, 126 c et e.
92. Voir Andocide, Sur les mystères, 148 (péroraison), ainsi que Antiphon, I, 3-4 (où le mot utilisé
est ἀναγκαῖοι, qui peut désigner les parents : voir Eernstman, Oikeios…, p. 20).
93. Voir Démosthène, Contre Aristogiton, 87-89.
94. Lycurgue, Contre Léocrate, 48. On notera que l’objet de l’affection est ici patris, et non polis.
95. Mètèr : déjà chez Pindare, 1re Isthmique, 1 sqq. ; 8e Pythique, 98. Sur l’emploi de mètèr au figuré,
« plus développé que celui de patèr », voir P. Chantraine, « Les noms du mari et de la femme, du
père et de la mère en grec », Revue des Études grecques, 59-60 (1946-1947), p. 239. Trophos :
Lycurgue, Contre Léocrate, 53, 85.
96. Citation de G. Glotz, La Solidarité de la famille, p. 90.
410 la guerre dans la famille
« beau mensonge » s’avère nécessaire, qui, à bien des égards, est un mythe
d’autochtonie : et les voilà tous frères, parce qu’ils ont en commun la terre, qui
leur est une mère et une nourrice99. Alors, on pourra supprimer toute propriété,
donc toute famille restreinte (car propriété et famille, c’est là ce que désigne le
mot oikia) pour peupler la cité tout entière de parents100. Plus d’oikeion privé,
l’oikeion sera commun à tous, si bien que « mien » n’aura désormais d’autre
sens que « nôtre »101, et ainsi l’on évitera la stasis. Car telle est bien la visée
de cette construction : détruire les familles revient à supprimer les procès et
les querelles dont « l’argent, les enfants et les proches sont l’occasion », c’est-
à‑dire à supprimer toute guerre civile puisque déjà le procès était une stasis102.
Détruire les familles, mais fonder la cité comme grande famille et la paix civile
sera assurée. Bref, un modèle l’a emporté sur l’autre, que Platon entend frap-
per définitivement d’invalidité. Et la tension qu’Isocrate immobilisait en une
opposition est ici résorbée : à la fois explicitée dans ses termes et évacuée.
En résumant à grands traits ces pages platoniciennes très connues, je voulais
seulement, à l’issue d’un long parcours dans les représentations athéniennes de
la stasis, montrer avec quelle perspicacité le philosophe sait jouer d’une figure
de la parenté contre l’autre. Mais j’y trouve aussi l’occasion de revenir sur deux
points qui nous ont, en chemin, plus d’une fois arrêtés : la notion de phylon, la
logique de la fraternité.
Sur le versant du phylon comme fait de nature et comme souche envisagée
en sa clôture, il faudrait s’attacher au qualificatif homophylos parce que, tout
entier (semble-t‑il) du côté de la concorde, ce mot heureux échappe aux conno-
tations sinistres qui entourent emphylos. On se rappelle la parenté athénienne
dans le Ménexène, dont l’une des désignations était φιλíα ὁμóφυλος, « l’amitié
de même souche »103. On y ajoutera les mariages de la République, fondés en
nécessité parce qu’accouplant des hommes et des femmes autant que possibles
« de même nature » (homophyeis)104. Et, toujours en milieu platonicien, il fau-
drait encore évoquer le Zeus homophylos des Lois, témoin de la borne d’ami-
tié, et qui veille à ce qu’aucun conflit de voisinage n’oppose les oikeioi politai,
les concitoyens que tout rapproche105. Et l’on pourrait même faire une incur-
sion chez Aristote qui, contre Platon, n’a cessé de proclamer qu’on ne fait pas
une cité avec du semblable, mais qui, lorsqu’il réfléchit sur les conditions de
survie d’une cité, reconnaît volontiers que, pour éviter la stasis, l’appartenance
à une même souche (τὸ ὁμóφυλον) s’avère efficace106.
Toutefois, par sa récurrence du côté de la parenté unie comme de celui de la
famille déchirée, c’est le modèle des frères qui nous retiendra le plus longtemps.
99. Platon, République, III, 414 d-415 a : πάντες ἀδελφοí…, μήτηρ καὶ τροφóς.
100. Pour les règles d’usage des noms de parenté, voir République, V, 461 d.
101. La base linguistique de cette construction théorique consiste à vider de tout sens l’usage ordi-
naire des adjectifs et pronoms possessifs : voir ibid., 462 b-c, 463 e 3-5, 464 c-d. Il s’agit d’éviter
la situation, dramatisée par Sophocle dans l’Antigone, où l’énoncé du « mien » est exclusif de tout
le reste, à commencer par la cité (voir par exemple le v. 48).
102. République, V, 464 d-e. Voir aussi 459 e, 465 a-b.
103. Ménexène, 244 a.
104. République, V, 458 c, avec la synonymie ὁμóφυλος / -φυής, mentionnée supra, n. 17.
105. Lois, VIII, 842 e-843 a.
106. Aristote, Politique, V, 1303 a 25.
412 la guerre dans la famille
107. Hérodote, VI, 52 : on notera que la traduction de ἀδελφεοὺς ἐóντας doit choisir entre « bien
que frères, ils étaient en désaccord » et « parce que frères, ils étaient en désaccord », là où le texte
grec laisse tous les possibles ouverts.
108. Voir É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 212-214 ; adelphos désigne originellement les frères
comme issus de la même matrice, ce qui a durablement contribué à attacher à la discussion du mot
la question du matriarcat : voir P. Kretschmer, « Die griechische Benennung des Bruders », Glotta,
2 (1910), p. 201-213 et J. Gonda, « Gr. ἀδελφóς », Mnemosyne, 15 (1962), p. 390-392.
109. Voir Sophocle, Œdipe à Colone, 1387-1388 et surtout Isée, VIII (Succession de Kiron), 30,
avec les remarques de F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, p. 219.
110. Lysias, Epitaphios, 64. On rapprochera toutefois de Antigone, 192 (ἀδελφὰ τῶνδε κηρύξας
ἔχω), où le signifiant « frère » est tout sauf neutre.
111. Platon, Ménexène, 238 d-239 a, que l’on rapprochera de République, III, 414 d-415 a. Sur
l’opposition adelphos / doulos, voir encore Antigone, 517.
112. République, II, 362 d (voir Démosthène, Ambassade, 238). L’idée remonte au moins à l’Odyssée
(XVI, 95-96 et 115-116).
113. Lois, IX, 880 b 5 : le frère énuméré au premier rang des rapports de parenté fictifs qui expri-
ment la citoyenneté.
114. République IV, 414 d-415 a. On notera que, dans le Timée, 18 d 1-2, le résumé de la République
met sœurs et frères en tête de l’énumération des ὁμογενεῖς.
115. Lois, I, 627 d 9 (« ces frères dont nous parlions à l’instant ». Or, le mot de « frère » n’a pas
encore été prononcé ; sans doute était-il en filigrane dans la définition des citoyens comme « συγγενεῖς
nés de la même cité ». Voir encore, pour le passage du frère au citoyen, ibid., IX, 869 c 7-d 2.
la guerre dans la famille 413
Et tout indique que la notion de fraternité, par-delà même ses implications poli-
tiques, occupe une place essentielle dans la spéculation du philosophe116.
Pour le coup, nous voici loin de la vie politique de l’Athènes classique.
Et cependant, à suivre la récurrence de ce thème chez Platon, on ne s’éloigne
guère de la réalité des représentations sociales qui, de la cité, font une famille.
Du moins faut-il, pour finir, accepter de sortir d’Athènes et de faire une incur-
sion dans le début de l’époque hellénistique. C’est en Sicile, dans la petite
cité de Nakônè au iiie siècle, que la réalité se fait pour ainsi dire platonicienne
puisque, à la suite de troubles civils, les citoyens se réconcilient solennellement
entre eux en devenant frères : procédure certes remarquable mais dont, à l’issue
de ce parcours, on ne s’empressera pas trop de proclamer qu’elle constitue un
hapax117 – exceptionnelle sous le rapport des pratiques sociales effectives, elle
l’est à l’évidence moins si on la réfère à l’imaginaire familial et fraternel de la
cité tel qu’on s’est efforcé ici d’en suggérer la cohérence.
Soit donc l’« affrèrement » de Nakônè. Le déroulement des opérations est
maintenant chose bien connue, depuis la publication des inscriptions d’Entella118,
et l’on se contentera d’en commenter les modalités essentielles. Un différend a
eu lieu (διαφορά), qu’il y a tout lieu d’assimiler à une guerre civile119. Le calme
une fois revenu, il s’agit d’organiser la réconciliation (διάλυσις). En la circons-
tance, cela consiste à diviser pour mieux unir : à distribuer la cité tout entière
en groupes de cinq frères, cette procédure visant un but ultime, qui est de réu-
nifier le corps civique par la seule force de la fraternité120.
C’est ainsi que, par tirage au sort, sont constitués des groupes de « frères
électifs » (ἀδελφοὶ αἱρετοí)121. En soi, un tel énoncé ne manquera pas de sur-
prendre l’historien des institutions, accoutumé à la très forte opposition que
la pensée politique grecque marque précisément entre élection et tirage au
sort. Mais s’agit-il bien d’un problème d’institutions ? Certes, dans cette
116. Il y aurait beaucoup à dire sur cet idiotisme platonicien qu’est l’emploi de ἀδελφóς en position
d’adjectif pour dénoter la parenté ou l’affinité de deux notions. Quelques exemples dans une longue
liste : Phédon, 108 b 6 (crimes frères), Phèdre, 238 b 4 (désirs frères entre eux), République, VI, 511
b (sciences sœurs), ainsi que VII, 530 d, qui souligne l’origine pythagoricienne d’une telle métaphore.
117. Selon l’éditeur du texte, D. Asheri, cette procédure ne trouverait « d’analogie dans aucune autre
cité d’institutions de type grec », ce qui inciterait à chercher des modèles ailleurs (« Osservazioni
storiche sul decreto di Nakone », dans Materiali e Contributi per… Entella, p. 1033-1045 ; citation
p. 1038-5). Toutefois Asheri reconnaît volontiers que Nakônè était dans « un creuset de cultures,
toutes désormais en phases diverses d’hellénisation » (« Formes et procédures de réconciliation
dans les cités grecques : le décret de Nakone », Symposion 1982, Valence, 1982, p. 138.
118. C’est l’inscription n° III des Materiali e Contributi.
119. Faut-il, comme l’envisage I. Savalli (« Alcune osservazioni sulla terza iscrizione da Entella »,
dans Materiali en Contributi, p. 1060-1061), interpréter l’absence du terme stasis comme un signe
de la portée limitée de la dissension ? Ainsi, chez Xénophon (Helléniques, VII, 4, 15), diaphora
désigne une stasis larvée. Je crois plutôt, comme l’auteur, que l’emploi de diaphora relève sans
doute de l’euphémisme (comme dans Ménexène, 243 d 5) ; mais ce mot peut tout aussi bien fonc-
tionner comme la désignation englobante du genre conflit (voir par exemple République, V, 471 a).
120. Constitution de groupes de cinq autour d’un noyau de deux adversaires, puis répartition du
corps civique tout entier selon même principe : sur ces deux étapes, voir D. Asheri, « Osservazioni
storiche », p. 1038-1039. On rappellera que le nombre cinq est un symbole d’intégration, dans
nombre de traditions indo-européennes comme dans la spéculation philosophique des Grecs où il
est le « nombre nuptial » : voir République, VIII, 546 b-d, ainsi que Plutarque, Sur l’E de Delphes,
388 a-b, Sur la disparition des oracles, 429 b-d, et Isis et Osiris, 374 a-b.
121. Tirage au sort : 11. 15-17 et 22-27. Frères électifs : 1. 20.
414 la guerre dans la famille
affaire, et le tirage au sort et le titre de frères électifs ont du sens : il faut s’en
remettre au hasard du tirage au sort pour éviter que, dans chaque groupe de
frères, l’hostilité idéologique séparant deux « adversaires » (ὑπεναντíοι) ne
se redouble d’une solide haine personnelle122, mais en même temps tout doit
suggérer aux citoyens ainsi désignés qu’ils sont des « choisis » – choisis les
uns pour les autres, en vue d’une indéfectible fraternité. Si toutefois l’on per-
siste à s’étonner que le produit d’un tirage au sort tire son nom de l’élection,
on pourra, pour éclairer l’expression adelphoi hairétoi, s’aider d’un passage
du Ménexène où Platon oppose un titre électif (αἱρετóς) à celui que l’on détient
de naissance (ἐκ γένους)123. Faisons l’hypothèse que, dans cette opposition ἐκ
γένους / αἱρετóς, la naissance est le terme marqué, αἱρετóς n’ayant finalement
pas d’autre fonction que de suggérer qu’il y a eu procédure de désignation :
par rapport à γένος, qui dit la nature, αἱρετóς ne désigne plus qu’un recrute-
ment de type politique, et donc contractuel. Si nous revenons maintenant à nos
Siciliens du iiie siècle, il s’avère que – décidément platoniciens – les habitants
de Nakônè, par le titre de frères électifs, voulaient sans doute seulement oppo-
ser à la fraternité naturelle celle qui, en vertu d’une décision humaine (dirai-je :
d’une fiction ?) associe cinq citoyens entre eux. Le problème n’est donc pas
d’institutions, mais de représentation de la parenté (naturelle ou fictive : celle
des adelphoi est fictive, et reconnue comme telle). Ce qui nous invite à regar-
der de plus près ce qu’il en est, dans cette inscription, de la famille, réelle et
métaphorique.
Sous sa forme codifiée de parenté légale (ἀγγιστεíα), la famille réelle est tenue
à l’écart. À deux reprises, lors du tirage au sort des trente premiers groupes124,
puis lorsque le reste de la cité est divisé selon le même modèle, il est précisé
que les cinq « frères » ne doivent entretenir entre eux aucun de ces rapports
de parenté qui définissent l’ankhisteia, exclue de la procédure extraordinaire
comme elle est, dans la loi coutumière, écartée des tribunaux125. En séparant
aussi radicalement les adelphoi de leur parenté naturelle, la communauté des
Nakônaioi reconnaît que la stasis passait de fait par les relations familiales126,
et proscrit la famille pour mieux fonder la réconciliation. Par la même occa-
sion, elle affirme l’autonomie des fraternités toutes neuves.
Adelphoi hairétoi : une parenté fictive, de part en part civique mais qui, en
aucun cas, ne saurait constituer dans la cité une structure institutionnelle127. Et si
le décret prend soin d’organiser l’avenir pour que, chaque année à la même date,
les citoyens soient en fête « selon les affrèrements » (κατὰ τὰς ἀδελφοθετíας),
sans doute faut-il comprendre que les groupes de frères n’ont d’autre finalité
que festive128 – et donc symbolique, puisque le tissu même de la fête est consti-
tué par ces liens de réciprocité qui unissent entre eux les anciens ennemis deve-
nus frères et mêlés aux autres citoyens129.
Parenté toute symbolique que celle des adelphoi hairétoi. Et cependant c’est
le paradoxe (et l’intérêt) du décret de Nakônè qu’elle soit pensée comme consan-
guine, et non simplement classificatoire : ce ne sont pas des phratéres130, mais
bien des adelphoi que la procédure institue. Des Adelphoi, comme les autoch-
tones du Ménexène, comme les citoyens de la République. Et l’on ne s’étonne
pas, dès lors, que la cérémonie annuelle instituée par le décret doive comporter
un sacrifice aux ancêtres en même temps qu’à la Concorde : le culte d’Homonoia
est politique131, celui des Génétores rassemble tous les membres d’une lignée
dans la célébration d’un même passé mythique.
Les frères, donc : une fiction, mais une fiction vraie. La « création d’une
consanguinité » ; une « parenté factice »132, cela même que Platon fondait
sur un mensonge convaincant. Une consanguinité générique pour remettre
les relations familiales réelles à leur juste place dans la cité : hors du sym-
bolique, en tout cas. Une fraternité civique pour oublier la division. Très loin
des fraternités homériques qui se constituaient par et pour la vengeance133,
beaucoup plus près des « parentés » hellénistiques – je pense à ces com-
munautés qui se nomment syngéneia et donnent à leurs membres le titre de
« frères »134 – ; mais surtout : dans le droit fil d’une pensée de la cité sous
métaphore familiale.
Il est temps de mettre un terme à ce parcours, bien long déjà même si l’on
s’est contenté d’y repérer quelques figures d’une combinatoire à trois termes
128. On évoquera la « joie » des retrouvailles dans le Ménexène (243 e : ἁσμένως) et l’évocation
de la panégyrie des âmes en République, X, 614 e.
129. Je ne crois pas, comme D. Asheri, que la réconciliation nationale soit l’imitation de céré-
monies privées d’affrèrement (« Formes et procédures de réconciliation », p. 141) : κατὰ τὰς
ἀδελφοθετíας (l. 33) me semble renvoyer à la procédure civique nouvellement instituée et non
à un passé de pratiques privées ; de même, les ἀδελφοὶ αἱρετοí ne me semblent pas destinés à
une autre activité que symbolique (contra : Asheri, ibid., p. 140-141, qui croit que les frères
voient à la majorité).
130. D. Asheri le regrette (« Osservazioni storiche », p. 1043-1044) parce que les phratéres consti-
tuent toujours une parenté classificatoire (cf. É. Benveniste, Vocabulaire, I, p. 212-214), ce qui lui
semblerait plus approprié à la création de frères électifs. Mais phratèr, qui n’a qu’une existence
institutionnelle, est absent des constructions idéologiques, dans les textes comme dans la pratique
des citoyens de Nakônè.
131. Comme celui du Démokratia qui, selon certains historiens, aurait été instauré à Athènes dès 403.
132. Citations de G. Glotz, La Solidarité de la famille, p. 160-161.
133. On rappellera que les deux fidèles auxiliaires d’Ulysse dans sa vengeance doivent devenir pour
Télémaque ἑτάρω τε κασιγνήτω τε (des compagnons et des frères) : Odyssée, XXI, 213-216, avec
les remarques de J. Svenbro sur le « groupe familial minimal » (« Vengeance et société en Grèce
archaïque », in R. Verdier et J.-P. Poly (éd.), La Vengeance. Vengeance, pouvoirs et idéologies dans
quelques civilisations de l’Antiquité, Paris, 1984, p. 49).
134. Cf. L. Robert, Le Sanctuaire de Sinuri, Paris, 1945, p. 93-97. Sur le développement du voca-
bulaire de la parenté dans la sphère des relations internationales, je ne puis que renvoyer à l’article
de D. Musti, cité n. 38.
416 la guerre dans la famille
entre stasis, famille et cité ; même si l’on a seulement soulevé des questions
dont chacune mériterait à elle seule une enquête.
Il en va ainsi de ce modèle si récurrent des frères – les pires ennemis, les plus
sûrs amis – auquel il faudra bien donner un enracinement circonstancié dans la
cité classique. Cela suppose que l’on s’attache systématiquement à l’ordre dans
lequel sont traditionnellement énumérés les plus proches parents. Si, comme
les textes étudiés ici le suggèrent, la tendance est bien, en contexte politique,
à nommer d’abord les frères135, ce fait mérite en lui-même d’être interrogé, ne
serait-ce qu’en regard d’une logique comme la nôtre, où il est entendu que l’on
commence par les ascendants (ceux que l’on nomme, sur le mode romain, les
« parents », et qui donnent leur nom à l’ensemble du réseau familial ; et c’est
ainsi que nous parlons de parenté là où les Grecs disent syngéneia, généralisant
à l’ensemble de la famille ce qui ne relève proprement que de la consangui-
nité). S’il s’avérait en effet que, dans la réflexion sur la cité, la syngéneia prend
ainsi le pas sur le génos – c’est-à‑dire sur la lignée136 –, il resterait à expliquer
ce choix, que l’on cherche à l’éclairer par les structures grecques de la parenté,
qu’on le suppose déterminé par le statut des citoyens en tant qu’ils sont idéa-
lement ἐν ἡλικίᾳ, en âge de porter les armes, ni trop vieux ni trop jeunes, et
donc enclins à privilégier les rapports horizontaux entre semblables, à l’inté-
rieur d’une même génération137, ou qu’on y voie la réalisation imaginaire d’un
désir d’égalité, face au spectre de la division dans la cité et à la menace tou-
jours renaissante du kratos138.
Mais je reviens une fois encore à ce qui fut mon objet, à la triade stasis/
famille/cité, pour constater à nouveau que ces notions s’articulent selon des
lignes de force où la récurrence et la superposition prévalent largement sur tout
procès continu d’évolution. D’où le paradoxe et l’ambivalence, plus d’une fois
rencontrés. Puisse l’historien de la parenté y trouver une occasion de réexami-
ner l’idée reçue d’un irrésistible dépassement de l’oikos par la cité. L’historien
du politique, quant à lui, en tirera peut-être de quoi se fortifier dans la convic-
tion que l’ambivalence préside à la réflexion grecque sur la cité, dès lors qu’il
faut y intégrer la stasis : car le conflit interne doit désormais être pensé comme
naissant effectivement de l’intérieur du phylon, au lieu d’être, comme le veut
une solution confortable, importé du dehors. Commence la confrontation inter-
minable de stasis emphylos et d’oikeios polémos…
Il faut, avec les Grecs, s’essayer à penser la guerre dans la famille. Poser
que la cité est un phylon : il s’ensuit que stasis est son révélateur. Faire de la
cité un oikos : à l’horizon d’oikeios polémos, se profile une fête de réconci-
liation. Et admettre enfin qu’entre ces deux opérations, la tension n’est pas de
celles qui se résolvent.
135. Quelques exemples, en nombre certes limité : Lysias, Contre Eratosthène, 34 et 92 (ou 83,
où sont énumérés « pères, fils, frères », s’explique dans la perspective de la « solidarité passive »
de la famille, lorsque les tyrans veulent tuer leurs adversaires avec leur descendance) ; Isocrate,
Panathénaique, 121, 184 ; Platon, République, V, 463 et 5, Timée, 18 d 1-2, Lois, IX, 880 b 5.
136. Génos, de la naissance à la lignée : voir F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, p. 212-219.
137. Syngéneia, ou les rapports horizontaux entre consanguins, pour exprimer le lien unissant les
congénères.
138. Sur l’isotès comme idéal du lien fraternel, dont kratos est la réalité, on relira les Phéniciennes
d’Euripide.
NOTES SUR L’UN, LE DEUX ET LE MULTIPLE*
Dette de Clastres envers les Grecs ? J’oserai dire qu’il le leur rend bien ou,
du moins, qu’il le rend bien à l’helléniste, à qui il offre – et sans compter – de
quoi penser toutes les figures possibles du jeu de la guerre et de la paix.
* Première publication dans M. Abensour (éd.), L’esprit des lois sauvages, Pierre Clastres ou une
nouvelle anthropologie politique, Paris, Le Seuil, 1987, p. 155-171.
** Affirmer qu’on a tenté de conserver à ces notes leur caractère très oral ne devrait donc pas être
une simple clause de style.
J’ai adopté les abréviations suivantes : Chronique (Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon,
1972) ; Société (La Société contre l’État, Paris, Éd. de Minuit, 1974) ; Parler (Le Grand Parler.
Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Paris, Éd. du Seuil, 1974) ; Recherches (Recherches
d’anthropologie politique, Paris, Éd. du Seuil, 1980) ; « Indiens » (« Indiens de la forêt », in
Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies, I, Paris, Flammarion, 1981, p. 546-563).
418 notes sur l’un, le deux et le multiple
Soit une société indivise et qui veut le rester ; qui vit, donc, d’être une au
sein d’une multiplicité de petites unités : la guerre est sa loi, en ce que l’Autre
lui est un miroir et que, de la différence voulue au différend réel, l’enchaîne-
ment est nécessaire. Clastres parle des Indiens (Recherches, p. 192-193), je pense
aux Grecs… Soit donc ce fait : la fréquence de la guerre dans une « société pri-
mitive ». Contre ceux qui en cherchent la cause dans l’extrême morcellement
de cette société, Clastres propose de « renverser l’ordre habituel » : ce n’est
pas le morcellement qui produit la guerre, mais la guerre qui produit et protège
le morcellement. Car « la société primitive veut la dispersion » (Recherches,
p. 188, 194-195, 205). Voilà pour les Indiens. Et j’ajouterais volontiers : voilà
pour les cités grecques, en leur multiplicité. Voilà, en tout cas, de quoi répondre
à une affirmation chère à l’historiographie libérale de la Grèce, selon laquelle
« la volonté d’autonomie et d’autarcie des cités se trouvait en contradiction per-
manente avec leur nécessaire coexistence1 ».
Contre l’extérieur, la violence : telle est la condition pour éliminer « toute vio-
lence des rapports entre compagnons » (Chronique, p. 175) – j’allais dire : entre
Égaux, ou parler d’Homoioi. Un peu plus et, continuant ma lecture, j’associais
le refus guayaki d’une « hiérarchie des rôles qui ferait des uns des inférieurs des
autres » avec ce qui s’exprime dans le mythe athénien de l’autochtonie, en vertu
duquel tous les citoyens naissent semblables ; un pas encore, et je cite Platon :
« Nous et les nôtres, tous frères nés d’une même mère, nous ne nous croyons
pas les esclaves ni les maîtres les uns des autres2. » Mais c’est peut-être là un
pas de trop, car, des Indiens de Clastres aux Athéniens, il y a toute la distance
qui sépare une pratique d’un discours, les Indiens vivant réellement ce que les
Athéniens veulent penser d’eux-mêmes. Revenons aux Indiens.
La violence, il est vrai, a la vie dure, et on ne la chasse pas ainsi de la com-
munauté. Un jour, un compagnon en tue un autre ; s’ouvre alors l’espace de la
vengeance, mais aussi, par là même, de la réconciliation. À lire les pages que
Clastres consacre au « tueur », le brupiare, et à cette différence d’essence qu’il
y a entre tuer un ennemi et tuer quelqu’un de la tribu (Chronique, p. 188-194),
j’évoque – et, cette fois-ci, irrésistiblement – l’opposition, canonique dans la
Grèce classique, de polémos et de stasis, de la guerre étrangère, belle et bonne à
penser, et de la guerre civile, si proche du meurtre (phonos) ou de l’égorgement
sacrificiel (sphagè) que l’on s’empresse d’en oublier la mémoire en interposant
entre le présent et les « maux du passé » le souvenir-écran de la réconciliation3.
Nécessité vitale et comme originaire de la réconciliation : entre les compa-
gnons, mais aussi avec les autres les plus proches (ceux avec qui on fera, pour une
fois, l’économie d’une guerre), au point que, pour sceller le mariage, il convient
de simuler la violence pour que la feinte déclaration d’hostilité puisse céder la
place au rituel de réconciliation (Chronique, p. 168-169). « Arcs et flèches sont
1. Citation de V. Ehrenberg, L’État grec, trad. fr., Paris, Maspero, 1976 ; de Duruy à Glotz, l’historio-
graphie française a dû, non sans regret, faire son deuil de la fiction d’une Grèce qui eût été fédérée,
voire d’un grand État hellénique : sur Duruy, voir N. Loraux et P. Vidal-Naquet, « La formation de
l’Athènes bourgeoise : essai d’historiographie, 1750-1850 », R. R. Bolgar (éd.), Classical Influences
on Western Thought, Cambridge University Press, 1979, p. 220, et, pour Glotz, voir la conclusion
de la Cité grecque (rééd., Paris, Albin Michel, 1968, p. 389-399).
2. Ménexène, 239 a.
3. Voir « L’oubli dans la cité », Le Temps de la réflexion, n° 1, 1980, p. 213-242.
notes sur l’un, le deux et le multiple 419
déposés à terre. Les hommes s’avancent les uns vers les autres et se distribuent
en paires : un d’une bande, un d’une autre » : je pense alors à tel décret de la
cité sicilienne de Nakônè4, où le plus sûr moyen de substituer la concorde à
la stasis consiste à répartir les adversaires en couples, pour que la fusion de la
communauté s’opère autour de ces « frères élus » choisis dans les deux partis.
Tout à l’heure, les Grecs étaient dans le discours et les Indiens du côté de la
pratique ; maintenant, ce sont les Indiens qui miment et les Grecs qui tentent de
neutraliser une violence bien réelle. Mais, ni pour les Indiens ni pour les Grecs,
l’indivision ne relève d’une quelconque immédiateté : pour la maintenir comme
pour la réinstaurer, il faut une stratégie de pensée, et comme une mise en scène
de la société par elle-même.
Bien sûr, j’ai cédé au plaisir interdit de la comparaison, pratique que la
morale et les appels à la méthode réprouvent. J’ai juxtaposé ce que Clastres
dit des Indiens et ce que je cherche à comprendre de la Grèce ancienne. Mais
j’assume et cette pratique et ce plaisir. Car, pour peu qu’il souhaite faire jouer
sur elle-même l’opposition reçue de polémos et de stasis, l’historien de la
Grèce se sentira en pays de connaissance chez les Indiens de Clastres, avec
leur façon très élaborée d’enchâsser la guerre au sein de la paix : alors, renon-
çant au garde-fou des précautions que l’on dit méthodologiques, il se laissera
aller à un mouvement de va-et-vient, des Guayaki aux Grecs de l’époque clas-
sique, quitte à revenir bien vite des Grecs aux Guayaki. C’est ainsi que, lisant
tel passage de la Chronique des Indiens Guayaki, je me surprenais à penser à
l’Aréopage, ce tribunal du sang qui, dans Athènes, veille à la paix civile, ins-
tallé sur la colline d’Arès, dieu de la guerre meurtrière ; j’évoquais alors la fin
des Euménides, où la fondation de ce tribunal coïncide avec l’intégration des
Érinyes dans la cité : les déesses de la Vengeance pour exorciser à l’avance
toute division, les puissances de Peur pour assurer entre les citoyens des rela-
tions sans peur.
4. Publié par G. Nenci dans les Annali della Scuola normale superiore di Pisa, n° 10, 1980,
p. 1272-1273. Je n’entre pas dans le détail des modalités assez compliquées de cette fête de la
réconciliation nationale.
420 notes sur l’un, le deux et le multiple
5. J’en ai étudié quelques-uns dans Les Enfants d’Athéna, Paris, Maspero, 1981.
notes sur l’un, le deux et le multiple 421
8. Sur la cité, l’Un et le nous, voir L’Invention d’Athènes, Paris, Mouton, 1981, p. 274-284.
9. Aristote, Politique, III, 1277 b 7-13 et 13-16, 1279 a 8-10 (trad. J. Aubonnet, Les Belles Lettres).
Voir encore IV, 1295 b 19-22, où, évoquant une cité où les uns ne sauraient qu’obéir et les autres
notes sur l’un, le deux et le multiple 423
que commander, Aristote affirme que ce serait là « une cité d’esclaves et de maîtres, mais non
d’hommes libres ».
10. Citation d’É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes. II, Paris, Éd. de
Minuit, 1969, p. 76.
11. Ce qui peut être fait au niveau politico-religieux du sacrifice (où, sur fond de partage à égalité,
la cité sait faire la part d’un principe hiérarchique bien tempéré) ne semble pas avoir été considéré
comme pensable au niveau du politique pur. Cf. M. I. Finley, « Démagogues athéniens », dans
Économie et Société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, p. 89-116.
12. Sur dèmokratia, mot mal famé, et sur la stratégie verbale des démocrates, voir L’Invention
d’Athènes, op. cit., p. 175-224.
424 notes sur l’un, le deux et le multiple
13. Les votes unanimes et la loi de la majorité : voir « Sur la transparence démocratique », Raison
présente, n° 49, 1979, p. 51-57 ; la cité-une : voir L’Invention d’Athènes, op. cit., p. 200-205 ; le
mot stasis : voir M. I. Finley. « Démagogues athéniens », art. cité.
14. Plutarque, Sur la disparition des oracles, 35 (429 c 4-5) ; Aristote, Politique, IV, 1296 a-b.
15. Éris fondatrice : voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins
University Press, 1979, p. 213-221 et 309-316 ; la confrontation des discours : voir J.-P. Vernant,
Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, p. 40-60.
notes sur l’un, le deux et le multiple 425
Soit une menace de division dans la société guayaki : il faut l’éviter à tout
prix. L’adultère est en l’occurrence cette menace, que l’on désamorce en transfor-
mant l’amant secret en un « mari secondaire » officiel. Dès lors, ajoute Clastres :
La concurrence entre les hommes est supprimée, il n’y a plus que des époux, et
la multiplicité des désirs opposés se résout dans l’unité du mariage polyandrique
(Chronique, p. 155).
Du multiple dangereux à sa résolution dans l’unité : à lire cette page, on
aurait grande envie d’en conclure que la société est l’unité où se transforme
la multiplicité des possibles guerres intestines. Devrons-nous donc penser la
société indienne comme dépassement du multiple ? Faut-il la placer, elle aussi,
sous l’autorité de l’Un ? Clastres ne le veut pas ou, plus exactement, il pense
que la société des Indiens ne le veut pas. Aussi préfère-t‑il en général parler
d’indivision et non d’unité16. L’indivision, c’est la division entrevue, mesurée
dans toute l’ampleur de sa force destructrice, et refusée lucidement ; l’indivi-
sion, c’est l’apprivoisement du multiple, comme façon de refuser l’État, c’est-
à‑dire l’Un, ajoute Clastres ; et, à écrire cette équation, il sait bien qu’il traduit
deux fois des pensers guarani dans la langue de l’Occident, indissociablement
métaphysique et politique (Société, p. 184-185). J’y reviendrai.
Mais, si telle est en son épure la pensée de Clastres, il arrive qu’elle ne
s’énonce pas sans ambiguïté. Tout d’abord, plutôt que de définir la société comme
l’apprivoisement du multiple (ou comme mettant à l’œuvre une « logique du
multiple » – Recherches, p. 204), j’y verrais volontiers quelque chose comme
une neutralisation du deux. Parce que je parle grec, sans doute. Voire. De fait,
Clastres lui-même m’y autorise lorsque, exposant la genèse mouvementée du
mariage polyandrique, il signale au passage que, pour la société, la menace rési-
dait dans la tension entre deux bandes hostiles, laquelle eût pu dégénérer en
guerre (Chronique, p. 155). D’où une question : l’indivision dont parle Clastres
ne consisterait-elle pas à désamorcer la menace du deux, en multipliant à l’infini
le deux ? en dispersant le deux dans le multiple ?
Ce n’est pas tout : si l’Un est bien l’ennemi, d’où vient que, plus d’une fois,
son nom se glisse dans une phrase au moment où Clastres parle de l’indivision ?
Ainsi, toujours à propos des Indiens Guarani :
Instituée égale par décision divine – par nature ! –, la société se rassemble en un
tout un, c’est-à‑dire indivisé ; alors ne peut y demeurer que […] l’amitié, telle
que la société qu’elle fonde est une, telle que les hommes de cette société sont
tous uns17 (Recherches, p. 125).
Pour opposer la pernicieuse définition occidentale de l’Un à celle, telle-
ment plus juste, que les Guarani en donneraient, suffit-il donc d’attribuer une
majuscule à l’Un occidental et une minuscule à l’Un Guarani ? de faire du pre-
mier un substantif et du second un adjectif ? ou encore d’employer « un » au
pluriel ? Solutions langagières, sans nul doute. De telles objections pourraient
certes plus d’une fois être opposées aux analyses de Clastres ; s’y attarder serait
néanmoins par trop facile. Ce serait méconnaître que l’audace de Clastres – ou,
16. Sur l’indivision, voir ici même les remarques de C. Lefort, p. 183-209.
17. Les derniers mots sont soulignés par Clastres ; dans la première proposition, c’est moi qui souligne.
426 notes sur l’un, le deux et le multiple
Je n’ai bien sûr ni les moyens ni le désir de répondre à cette question. Plutôt
m’en tenir à un deux bien réel que, jusqu’à présent, j’avais tenu à distance, et
poser la question : que font donc les Indiens de l’existence de deux sexes, dans
ce monde-ci ?
J’ai des raisons grecques de poser cette question : à étudier les figures athé-
niennes de l’autochtonie, on s’avise vite que la pensée du politique, telle qu’elle
s’énonce dans le mythe d’origine, passe par l’assignation d’une place aux femmes
ou, du moins, au féminin – à l’écart ou, mieux (c’est-à‑dire idéalement), nulle
part (si ce n’est à l’intérieur de l’homme). Mais j’ai aussi des raisons qui tiennent
à l’œuvre de Clastres, et par exemple à la présence dans la Société contre l’État
d’un chapitre comme « L’arc et le panier », alors même que, chez Clastres, la
question du rapport entre le politique et la pensée de la différence des sexes est
avec constance maintenue implicite.
Un et un
d’hommes. Mais, à nouveau et plus tranché que jamais, l’écart se reforme entre
la pratique des Indiens et le discours grec.
Pour résumer quelque peu drastiquement les analyses de Clastres, je dirais
volontiers que, chez les Indiens, un et un ne font pas deux. Je m’explique. Chez
les Guayaki, il y a, côte à côte et séparés, un sexe et l’autre. Un et un : deux
« uns » parfaitement monadiques, condamnés d’ailleurs, même dans l’utopie
guarani de la Terre sans Mal, à ne jamais former le deux tant désiré : si le deux
est le chiffre de l’homme-dieu, rien n’indique qu’aucun penseur indien ait jamais
rêvé de la bienheureuse complétude que l’on trouverait à être femme en même
temps qu’homme (mais qui nous dit que, dans la Terre sans Mal où « le flux réglé
des mariages est inconnu » (Société, p. 151), il y aurait encore des femmes ?).
Un monde où il y aurait parfaite identité entre les hommes mâles et l’huma-
nité, laquelle vivrait de surcroît dans la connaturalité avec les dieux : une tête
grecque peut certes penser cela, à condition de le situer dans un passé à jamais
révolu, dans le temps effacé de l’origine, avant que les hommes ne reçoivent
de Prométhée le feu et de Zeus la femme. Car la femme, ce supplément, est le
deux, en tant qu’elle divise l’humanité18. Mais ici, nous quittons résolument
les Indiens : car, si hantés soient-ils par la navrante constatation qu’il y a des
hommes et des femmes, les Grecs ont choisi de ne pas en rester là. Plutôt brouil-
ler le principe d’identité en vertu duquel, côte à côte et chacun pour soi, A serait
éternellement A et B toujours B ; et ils ont inventé des instances de discours
pour fausser imaginairement la redoutable arithmétique de l’un, du deux et du
trois. Je pense à la tragédie. Certes, le brouillage y profite surtout aux hommes,
mais c’est à un homme trop uniquement identifié aux valeurs viriles qu’il revient
d’affirmer, en passant et comme si la chose allait de soi, qu’il y a deux sexes, et
encore quelque chose entre les deux. Paroles d’Étéocle, fils d’Œdipe, brandis-
sant la menace contre les factieux de tout bord : « Quiconque n’entendra pas
mon commandement, homme et femme et ce qu’il y a entre les deux… » Ce
qu’il y a entre les deux ? Chez Eschyle, cela s’appelle, sur le mode militaire,
un métaikhmion19, et, virtuellement, sur la scène tragique, l’homme trop iden-
tifié à l’homme se fait métaikhmion : voyez, dans Les Bacchantes, le triste sort
de Penthée, mort d’avoir fait la femme après avoir trop voulu séparer les sexes.
Mais je m’égare. Il ne s’agit pas de s’installer en Grèce, mais de constater
que, face au fait incontournable de la différence des sexes, le brouillage tra-
gique est la plus élaborée des solutions imaginaires. Or c’est précisément cela
– les solutions imaginaires – que les Indiens de Clastres ne pratiquent pas en
l’occurrence parce que, confrontés à la division des sexes, ils n’ont pas recours
aux ressources du langage mais s’en tiennent au fait, c’est-à‑dire au principe
d’identité : un homme est un homme.
18. J’associe le mythe hésiodique de la première femme avec des développements de Plutarque sur
le deux comme nombre féminin (Sur la disparition des oracles, 428 f- 429 c : Sur l’E de Delphes,
388 a). Deux divisions font le malheur de l’homme grec ; celle de la stasis, qui s’attaque à la cité,
et l’existence de la « race des femmes », qui a mis fin à l’identité des andres et des anthrôpoi. Il
arrive, comme dans les Suppliantes d’Eschyle où les Danaïdes sont en stasis contre les mâles, que
les deux se recouvrent.
19. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 196-197. C’est à un métaikhmion que Solon identifie la garde
qu’il monte entre les factions ennemies qu’affrontait la stasis (Aristote, Constitution d’Athènes, 12,
5) : le métaikhmion est ce rêve impossible d’un entre-deux, dans l’humanité, dans la cité.
notes sur l’un, le deux et le multiple 429
Il n’y a pas de conclusion, sinon ces questions mêmes, nées d’un va-et-
vient dont j’ai tenté de respecter la loi, pour le seul plaisir de décentrer un peu
d’elle-même l’arithmétique imaginaire du politique grec. S’il est arrivé qu’en
chemin je succombe à mon tour au désir de l’Un, et unifie ce qui, dans la pensée
de Clastres, se voulait divers – le politique et les pratiques de la sexualité, par
exemple –, c’est sans doute qu’à une tête grecque l’apprentissage du multiple est
malaisé (même si l’Un n’y règne pas autant que Clastres a besoin de le croire).
Alors, que ces interrogations parfois obscures servent au moins à dire ce que
la lecture de Clastres vient inquiéter dans la sérénité de nos catégories.
ALORS APPARAÎTRONT LES ÉRINYES*
D’une mise en scène imaginaire des Euménides, j’extrais ces quelques notes,
que l’on supposera écrites dans la fièvre de la découverte, avec la fierté de qui a
résolu un difficile problème théâtral. Quand le spectateur voit-il les Érinyes pour
la première fois ? D’une voix presque unanime, anciens scholiastes et modernes
éditeurs d’Eschyle (en d’autres termes la tradition) affirment que cette première
fois se situe au vers 64, lorsque la Pythie quitte la scène – alors, à travers les
portes entrebâillées du temple, on verrait les Furieuses anéanties dans le som-
meil. Contre cette tradition, je propose que l’on relise le prologue afin de se
convaincre que, pour voir les Érinyes, il faut attendre la parodos (l’« entrée »),
où, indissociablement, se tissent pour le spectateur le voir, avec l’entrée du chœur,
et l’entendre, puisque parodos désigne aussi le chant qui, dans chaque tragédie,
accompagne cette entrée. Mais les « découvertes » sont rarement solitaires, et
il a bien fallu accepter que d’autres, en ordre certes dispersé, aient déjà donné
la même réponse : pour ne citer que deux noms, du côté des hellénistes, tout
récemment O. Taplin dans son ouvrage sur la dramaturgie eschyléenne, et du
côté des poètes, Claudel, traducteur inspiré, nourri de la lecture de l’Orestie2.
Parce que, dans la tragédie athénienne, rares sont les indications scéniques
et plus rares encore celles qui se désignent clairement comme telles à l’inté-
rieur du texte3, la tradition se croit autorisée à trancher, et toujours elle tranche
en faveur du réalisme : donner à voir, tout de suite. Et la Pythie n’a pas le dos
tourné que déjà s’ouvrent, croit-on, les portes du temple. Puissante est la tra-
dition, en France et hors de France, qui pense pouvoir combler les silences
d’Eschyle. Ainsi, après la sortie de la Pythie :
Elle sort et le temple s’ouvre (E. Chambry).
Elle s’éloigne par la droite. La porte du temple s’ouvre. On aperçoit Oreste
accroupi près de l’ombilic. Apollon est debout près de lui. Les Érinyes dorment
sur des sièges (P. Mazon).
La prophétesse s’en va. La porte du temple s’ouvre : on voit les Érinyes dor-
mir sur leurs sièges ; auprès du cercle de l’omphalos, Oreste avec une épée
ensanglantée et le rameau d’olivier. Près de lui se tient Apollon, accompagné
d’Hermès (O. Werner).4
Comme si la description que la Pythie a donnée des Érinyes devait sur-
le‑champ s’incarner. Comme s’il n’était pas de la nature d’Hermès de rester invi-
sible, lors même qu’il assume ses fonctions de dieu passeur. Car, cédant à l’idée
reçue que la dramaturgie d’Eschyle est avant tout spectaculaire, cédant aussi
aux sollicitations de leur langue pour qui un « spectateur » n’est qu’un spec-
tateur, les hellénistes – en l’occurrence des Français et un Allemand – oublient
que le spectateur athénien était aussi un bon entendeur5.
À rebours de cet oubli, on s’attachera à la longue attente des spectateurs,
à ces retards discursifs qui, décevant la hâte de voir, libèrent le champ pour
l’écoute et les représentations intérieures. Et le chœur apparaîtra, chantera dans
la p
arodos. Ainsi le veut la norme tragique. Ainsi le veut l’économie eschy-
léenne de la terreur, entre ce qu’on imagine et ce que l’on voit.
Parodos : apparition
Il n’est pas de chœur tragique qui dorme dans le théâtre à la vue de tous :
marcher et danser, parfois rester immobile, chanter et dire, tel est le lot du chœur,
que son entrée offre, que sa sortie soustrait à la vue et à l’écoute. Telle est, en
sa répétitivité contraignante, l’une des lois structurelles du tragique. Eschyle
s’y soumet ; mieux : dans les Euménides, il la souligne et la rehausse – disons
qu’il l’orchestre. Avant la parodos, un prologue éclaté en mini-actions qui,
sur l’enjeu du drame, donnent autant d’éclairages partiels : deux tirades de la
Pythie, avant et après la vision hallucinée des Érinyes, une scène entre Apollon
et Oreste, et le surgissement de « Clytemnestre en rêve »6. Des entrées, des
4. Souligné par moi. Ces indications sont données sans que rien permette de les distinguer d’une
indication eschyléenne ou de peu postérieure à Eschyle (v. 117 : mugmόs : Grondement du chœur).
Émile Chambry : Garnier-Flammarion ; Paul Mazon : collection des Universités de France, Belles
Lettres ; Oskar Werner : Tusculum Bücherei, Munich. On notera que Mazon fait apparaître Hermès
au v. 89, lorsqu’Apollon s’adresse à lui, et le fait sans tarder disparaître au v. 93. Inversement,
Claudel, sensible à l’impact de tout ce qui ne se voit pas, ajoute au v. 89 l’indication : (à Hermès,
présent quoique invisible).
5. Mais il est vrai que les hellénistes anglais, qui ne parlent pas de « public » ou de « spectateur »,
mais d’audience, ne sont pas pour autant à l’abri de cet oubli.
6. J’emprunte à Claudel cette très belle traduction de όnar… Klutaimēstra.
432 alors apparaîtront les érinyes
sorties – cela même qui, à une tragédie, donne sa trame7 –, avec, pour commen-
cer, spectaculaire et tout à la fois suggestive, la première sortie de la Pythie que
suit une prompte rentrée. Spectaculaire est la terreur qu’exprime le corps de la
prêtresse lorsque, à quatre pattes, elle fuit l’horreur d’avoir vu : posture scan-
daleuse chez une vieille femme vénérable – celle d’une bête ou plutôt (car la
Pythie pense grec et connaît sans nul doute l’énigme de la Sphinx), celle d’un
enfant (v. 34-38) ; et suggestif est le long développement qu’elle consacre à
décrire l’indescriptible.
Échappant à la fascination de ce début, le lecteur (mais non le spectateur,
pris dans l’instant) pourrait trouver encore d’autres raisons de structure8 pour
différer jusqu’à la parodos la vue du chœur, façon de retarder l’essentiel puisque
c’est au chœur, toujours personnage à part entière chez Eschyle, que, dans les
Euménides, revient le rôle principal9. Mais il me tarde d’en venir à cet art de
différer la vision pour mieux faire croître la terreur de voir.
De la Pythie à Apollon et d’Apollon à Clytemnestre, long est le retard apporté
à la révélation : encore entendrons-nous – et sans médiation – les Érinyes avant
de les découvrir, enfin visibles ; mais ces cris inhumains, propres à « glacer le
sang » n’ont guère d’autre effet que de rendre plus redoutable encore l’appari-
tion désirée, attendue, redoutée10. Alors le spectateur de l’Orestie verra finale-
ment s’incarner celles qui, dans l’Agamemnon, n’avaient que la présence d’un
nom (et peut-être, s’agissant de Cassandre, d’une vision incommunicable) et
qu’Oreste, à la fin des Choéphores, était seul à percevoir : ce qui ne signi-
fie pas pour autant que sera accomplie dans les Euménides cette progression
vers la clarté du visuel que certains croient déceler dans la trilogie11. Car on ne
voit les Érinyes que d’un voir obscur, comme si la vue s’y aveuglait, comme
si les sens trop sollicités faisaient brutalement défaut. On connaît la tradition,
certes contestée mais puissante comme un topos, selon laquelle, en montrant
les Érinyes, Eschyle terrifia (ekplē ̂ xai) tant et si bien le peuple athénien que des
enfants s’évanouirent à cette apparition, à la fois soudaine et savamment répé-
titive, cependant que des femmes avortaient sur-le‑champ12.
Peu à peu, en ordre dispersé pour mieux distiller la peur et diffracter le
choc de la vision, entrent des Érinyes toutes noires, de vêtement et peut-être de
peau13. Et, au suspens prolongé, fait suite chez le spectateur, non certes le sou-
lagement, mais la hâte fébrile d’en finir avec cette parodos pour aller jusqu’au
bout d’une panique qui s’éternise et se renforce à chaque entrée. Il lui reste à
comprendre que la peur sera domestiquée, sans pour autant disparaître ; alors
même qu’elles deviennent les Bienveillantes, les Érinyes ne quitteront pas leur
masque d’effroi, et Athéna devra rassurer les Athéniens, jurés sur la scène et
spectateurs dans le théâtre : « De ces visages d’épouvante, je vois pour mon
peuple sortir un immense bénéfice » (v. 990-991).
Que l’on ne s’empresse pas trop toutefois de verser cette stratégie de l’épou-
vante au chapitre dit de la « monstruosité » d’Eschyle. Ce serait oublier que,
pour ses contemporains, à commencer par son admirateur Aristophane, Eschyle
n’est monstrueux qu’à force d’être surhumain, et surhumain seulement dans ses
mots puissants et sa langue massive et rocailleuse14. C’est qu’un agôn affronte
chez Eschyle le voir et le dire, et le prologue des Euménides s’en fait le témoin :
le donner à voir y est en retard sur le dire, parce que le dire voit avec ce que
l’ombre de Clytemnestre appellera « les yeux de l’esprit » ; et, ultime et ter-
rible délai, il y aura encore, s’interposant entre le voir des mots et la vision
toute nue, le cri inarticulé des Érinyes. Claudel a perçu cette économie du voir
imaginaire et de l’entendre brut et, restituant au vers 53 la leçon plastoîsi des
manuscrits là où maint traducteur choisit la plate correction platoîsi, rend au
ronflement des Érinyes sa dimension de brutale immédiateté. Et la Pythie épou-
vantée d’affirmer :
Elles ronflent : c’est un souffle qui n’a rien d’imaginaire (ou plastoîsi),
au lieu de justifier sa fuite comme elle le fait par exemple chez Mazon :
Leurs ronflements exhalent un souffle qui fait fuir (ou platoîsi).
Encore faut-il s’aviser que cette immédiateté sonore, qui, pour nous, ne sera
effective qu’avec le rêve des Érinyes, s’est d’abord exprimée par la médiation
d’un récit, bien avant d’agresser l’oreille du spectateur.
La tentation est grande de s’essayer, sans plus tarder, à un développement
général sur la prééminence de la voix et du texte, en un mot de l’écoute sur le
spectacle dans la tragédie. On y évoquerait sans doute le rôle essentiel des récits
de messager, qui précèdent la vision de l’horrible quand ils n’en tiennent pas
lieu. En contrepoint de la narration de la Pythie, cette messagère, on mention-
nerait alors le récit du serviteur dans Œdipe Roi, par quoi « le public a assisté
en imagination à [la] mutilation [d’Œdipe] ; ensuite seulement on rouvre les
portes, et le roi aveugle et ensanglanté apparaît »15.
Mais je m’en tiens aux Euménides et à ses Érinyes, personnage et sujet du
drame mais, pour le spectateur, objet de toute attente, de toute endurance. Ces
Érinyes qu’il faut accepter d’entendre, puis supporter de voir.
16. Sur la notation mugmόs en lieu et place du cri, voir Taplin, Stagecraft, p. 371, n. 3 et p. 15, n. 1.
17. Sur mugmόs ; voir Michel Casevitz, « Beuglants et meuglants », Rouenlac, 1985 (résumé d’une
communication au colloque Lexique et expressivité en Grèce ancienne) ; le cri des Érinyes et celui
de la Gorgone : Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux, Paris, 1985, p. 53 et 41.
18. Vernant, Mort, p. 40.
19. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 131 (et plus généralement 125-134) ; la négation de l’échange
est suggérée dans le verbe parameíbomai (v. 130).
20. Le recueillement du culte se dit en passant par la parole de bon augure qui, de fait, est silence
(v. 132) ; voir aussi Œdipe à Colone, 168, 489, 864-865. On notera que la Pythie (Euménides, 34)
mentionne le terrible à dire avant le terrible à voir.
21. Œdipe à Colone, 129 ; Euripide, Oreste, 409-410.
22. Erinúōn : Euménides, 331, 512 ; Araí (Imprécations) : 417 ; Semnaí (Redoutables) : 383
(mais le chœur final reprendra cette appellation en 1041). On notera qu’elles sont seules aussi à
pouvoir employer les mots interdits, comme mētraloías (matricide : v. 153, 210) ou comme mē ̂ nis,
la mémoire-colère (interdit chez Homère lorsque ce terme est affecté du possessif de la première
personne).
alors apparaîtront les érinyes 435
23. Voir surtout les vers 68 et 148 ; les Érinyes lieuses : voir 331-332 (húmnos désmios) ; le sommeil
comme déliaison, le rêve comme lien : voir Laurence Kahn, « Lier le songe ou le délier », Nouvelle
Revue de Psychanalyse, 28 (1983), p. 111-112 et 120-121.
24. Claudel, L’Orestie, introduction, p. 13 (« dormant » et non « donnant » comme dans le Cahier
Renaud-Barrault consacré à l’Orestie (11, 1955, p. 6)).
25. Lebeck, p. 140. On rappellera avec Casevitz (« Les mots du rêve en grec ancien », Ktèma, 7
(1982), p. 70 et 73) que ónar désigne volontiers le mauvais rêve.
26. Euménides, v. 155-161, que l’on rapproche des reproches de Clytemnestre (135-136). En 181-
183, Apollon menacera les Érinyes de passer à l’acte en les transperçant d’une flèche.
436 alors apparaîtront les érinyes
27. Citation de Parole énigmatique, parole féminine, thèse dactylographiée, Paris (E.H.E.S.S.),
1986, p. 112.
28. Ce qui n’implique nullement, comme le croit Brown, « Erinyes » (p. 23) que, pour le spectateur,
une vision « réelle » doive s’ensuivre sur le champ.
29. Aristote, Poétique, 1458 a 26-27.
30. Iriarte, p. 106, à propos de la situation oraculaire.
31. Platon, République, V, 479 b-c (avec la note de l’édition des Belles Lettres).
alors apparaîtront les érinyes 437
on remontera encore vers les premiers mots que la prophétesse ait trouvés pour
caractériser le choc de sa vision :
Ah ! terrible à dire, terrible à fixer de ses yeux (v. 34)
Ē ̂ deinà léxai, deinà d’ophtalmoîs drakeîn.
La sagacité des philologues nous l’apprend : avec des déterminants comme
deinón (terrible), le verbe dérkomai exprime généralement l’intensité d’un regard,
regard du serpent, de la Gorgone, des guerriers au combat ; drákōn en est dérivé,
nom du serpent en ce qu’il a le regard fixe et paralysant32. Pour la Pythie, les
Érinyes tiennent de la Gorgone et, au vers 127, Clytemnestre les caractérisera
comme deinḕ drakaínē, la terrible serpente. Si elles ne dormaient, c’est donc
leur regard perçant qui devrait fixer terriblement l’intruse imprudente ; mais,
comme si son épouvante avait inscrit en elle quelque chose de ce qu’elle a vu,
c’est la Pythie qui, aux Érinyes, voue rétrospectivement un regard intense, où
la terreur de la vision s’est immobilisée dans l’œil.
Puissantes sont les ressources du dire pour suggérer à quel point la vue des
Érinyes fait vaciller la frontière entre le sujet et l’objet, l’extériorité et l’intérieur.
32. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article dérkomai ; voir aussi
A. Prévot, « Verbes relatifs à la vision et noms de l’œil », Revue de Philologie, 61 (1935), n. p. 233
(qui cite le adérktōs, « sans un regard », d’Œdipe à Colone).
33. Horâis : voir Taplin, Stagecraft, p. 373 ; tásde : voir A. L. Brown, « Erinyes », p. 19, n. 37.
438 alors apparaîtront les érinyes
Apollon parle des « vieilles enfants de jadis, à qui ne se mêle jamais dieu ni
homme ni bête », invite Oreste à l’endurance, le confie à la protection d’Hermès,
et déjà, rapide, a quitté la scène. Surgit Clytemnestre.
On le sait, seule Clytemnestre saura finalement susciter les Érinyes, désor-
mais offertes au regard34. Elle le peut en tant qu’elle est, pour ces dormeuses
atypiques, un rêve partagé qui les tirera du sommeil, pour voir et entendre à nou-
veau. « Tu vois mes blessures », dit-elle (v. 103), mais, auparavant, elle a solen-
nellement proclamé que ce qu’elle dit compte plus que tout (v. 98 : « Je vous
déclare que… ») ; et, après avoir encore une fois attiré l’attention sur ses dires
(v. 114 : « Ecoutez, car j’ai parlé »), elle conclura sa harangue par une adresse
solennelle :
C’est moi, Clytemnestre en rêve, qui vous appelle (v. 116, trad. Paul Claudel)
Ónar gàr humâs nûn Klutaimḗstra kalō ̂ .
Ainsi le vers s’ouvre sur la vision (impliquée dans όnar) et s’achève sur
un appel, parole insistante qui, plus que toutes les images de rêve, saura for-
cer l’entente.
Et les Érinyes répondent : mugmόs. Après quoi, Clytemnestre une fois
disparue, enfin le spectateur les verra et, tout à la fois, il entendra d’elles un
chant qui, peu à peu, se fera articulé.
34. Dire comme Lebeck (p. 146) que Clytemnestre suscite les Érinyes a le mérite d’être conforme
à la logique théâtrale ; il est imprudent de postuler, comme Brown (« Erinyes », p. 30) une appa-
rition précoce du chœur endormi, pour affirmer ensuite que c’est la vue des Érinyes qui permet et
entraîne celle du fantôme.
35. Agamemnon, v. 274-275. Il y a, dans l’Orestie, comme une histoire de Clytemnestre dans ses
rapports avec le rêve : récalcitrante et sceptique dans l’Agamemnon, rêveuse d’un rêve prémonitoire
dans les Choéphores, image de rêve dans les Euménides.
36. Brown, « Erinyes », p. 30. Rêve homérique : par exemple Iliade, XXIII, v. 65 s. (l’âme de
Patrocle, rêve d’Achille). S’il est vrai que όnar a comme un parfum d’archaïsme (Casevitz, « Mots »,
p. 67), la référence homérique est peut-être volontaire.
37. C’est le mot qu’emploie Jacques Jouanna, dans un article (« Réalité et théâtralité du rêve : le
rêve dans l’Hécube d’Euripide », Ktèma, 5 (1982), p. 43-52) consacré au seul rêve théâtral dans la
tragédie grecque ; voir surtout les pages 43- 45, essentielles.
alors apparaîtront les érinyes 439
(une ombre) n’a pas de corps38. D’autant que Clytemnestre sait être là et qu’on
n’a toujours pas vu les Érinyes. Habitué à traiter le rêve comme un processus
psychique, comment ce spectateur admettra-t‑il que le fantôme trop présent soit
seulement un rêve impalpable, rêvé par des créatures qui, pour l’instant, relèvent
du pur discours ? Problème à l’usage des metteurs en scène car, à l’évidence,
il faut et que l’ombre soit là et qu’elle soit perçue comme de la fiction, certes
incarnée : avec une présence qu’il faut imaginer incorporelle, suggérer que la
« réalité » n’est qu’un effet de réel.)
Dans la lumière, l’ombre de Clytemnestre ; absentes, les Érinyes. Et cepen-
dant, ce sont bien les Furieuses terrassées qui rêvent de la morte.
La cause serait entendue, les anciens Grecs ne rêvaient pas comme nous :
Le rêve est d’abord un phénomène envoyé par une divinité au sujet endormi, un
phénomène qui prend l’apparence d’un personnage ou d’un être réel ou mort,
mais l’activité – le rêve en tant que fonction de l’esprit au repos – n’est pas
conçue par la pensée grecque des origines.39
Nul dieu n’a suscité Clytemnestre. Dans l’ici-et-maintenant du théâtre, elle
semble bien s’être déterminée toute seule. À moins… À moins que cette introu-
vable divinité démiurgique qui façonne les eídōla ne se confonde avec les Érinyes
elles-mêmes, terrassées par le sommeil et pourtant, contre toute apparence, rêvant
leur rêve. Un instant, suspendons les évidences du visuel, et relisons le texte.
« Vois dans ton cœur ces plaies que j’exhibe » (v. 103). Si la première
occurrence du verbe horáō, dans la bouche de la Pythie, usait du présent pour
témoigner d’une vision déjà passée (v. 40), si l’on peut discuter de ce qu’il en
est du voir lorsqu’Apollon s’adresse à Oreste, avec Clytemnestre l’injonction
à voir (à rêver, s’il est vrai qu’un rêve est une vision)40 se fait concrète et pres-
sante. Encore s’agit-il d’en appeler à un autre regard (v. 104-105), celui qui,
commentent les scholiastes, n’est pas égaré par le voir raisonnable (théa) du
jour. Une fois revenues à elles, les Érinyes pourront donner à nouveau au verbe
voir son sens très ancien – ancien comme elles et dont elles ont la longue habi-
tude – de « surveiller » (v. 255 : « Prends garde, prends garde ! »), mais, pour
l’heure, elles dorment passivement, pense-t‑on. Et elles écoutent : car, comme
chez Homère, le rêve est surtout parole de rêve41, c’est-à‑dire reproche, accusa-
tion portée contre le sommeil (« Tu dors », disent les apparitions homériques et,
au vers 94, Clytemnestre aux Érinyes : Heúdoit’ án, katheudousō ̂ n ; cf. v. 121 :
ágan hupnṓsseis, « tu dors trop »), procès contre le dormeur qui abandonne à son
destin l’ombre d’un être cher. Du moins ce type de rêve, dit « de l’avertissement
au dormeur », est-il assez clair en soi pour n’exiger aucune interprétation42 :
38. Le spectateur antique, lui, savait peut-être que les eídōla des vivants sont curieusement moins
« réels » que ceux des morts (Jouanna, « Réalité », p. 48).
39. Citation de Casevitz, « Mots », p. 67.
40. Voir G. Björck, « Ónar ideîn. De la perception de rêve par les Anciens », Eranos, 44 (1946),
p. 306-314 ; E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. fr., Paris, 2e éd., 1977 (chapitre iv) ; et
les réserves de A. H. M. Kessels, Studies on the Dream in Greek Literature, Utrecht, 1978, p. 141.
41. Kessels, Dream, p. 93 et 98.
42. Kessels, Dream, p. 121.
440 alors apparaîtront les érinyes
et, de fait, Clytemnestre n’a pas prononcé son appel que déjà les Érinyes poussent
leur mugmόs, en attendant de secouer vraiment la torpeur qui les anéantit.
Mais le lecteur doit franchir un pas, et constater que, livrées au rêve, les
Érinyes ne sont en rien libérées de toute activité psychique. Certes – et cette ambi-
guïté ne sera pas levée –, c’est aux paroles de Clytemnestre que nous devons de
l’apprendre. Clytemnestre a appelé les Érinyes, elles ont grogné et gémi. Alors,
désespérant sans doute d’en obtenir plus, la reine se résigne à un constat : « Le
sommeil et la peine, conjurés tout-puissants, ont épuisé l’ardeur de la terrible
serpente » (v. 127-128). Et le chœur réagit encore : par un grognement, double et
suraigu, puis – enfin – par des mots (il est vrai que ce sont deux mots seulement,
martelés comme une onomatopée, à peine conquis sur l’animalité : « Attrape !
Attrape ! Attrape ! Gare ! »). Alors Clytemnestre-apparition de rêve se fait
pour un temps interprète de rêve : interprète de sons et non d’images, puisque,
pas plus qu’elle, nous ne voyons ce qui agite les Érinyes dans leur sommeil.
En rêve, leur dit-elle en substance, tu crois poursuivre ton gibier, et tu aboies
comme un chien ; puis, revenant à ses remontrances d’ombre délaissée : endo-
loris ton cœur à mes justes reproches, et tu retrouveras ta proie (v. 131-139).
À deux reprises, Clytemnestre emploie le mot όnar, au sens adverbial de
« en rêve » (116 ; 131). Premier mot du dernier vers de la tirade d’entrée, όnar
rend plus pathétique l’appel de la morte ; plus intérieur aussi en ce que l’ombre,
si émancipée soit-elle, sait qu’envers les divinités nocturnes sa dépendance est
totale. Premier mot de la tirade finale, il doit souligner à quel point la frénésie
de chasse est une illusion, afin d’arrêter les Érinyes sur la piste chimérique où,
croyant traquer Oreste, elles s’égarent.
…
…
Moi, Clytemnestre en rêve, je vous appelle
Ónar…………………………………… kalô.
En rêve (όnar), tu poursuis la bête et aboies…
…
…
Par deux fois όnar, et dans une position aussi stratégique ? Il y aurait donc
deux rêves, l’un où Clytemnestre mène le jeu, l’autre où les Érinyes s’agitent
en croyant agir ? Et maint lecteur de s’étonner, allant jusqu’à accuser Eschyle
d’inconséquence43. Or, dans la réduplication de όnar, j’entends plutôt comme
un écho, une reprise articulant l’un à l’autre les deux solos de Clytemnestre,
afin que les Érinyes (et les spectateurs) comprennent qu’il n’y a qu’un rêve en
plusieurs séquences. Première séquence : les reproches (ou, si l’on y tient vrai-
ment, l’orchestration en rêve de la culpabilité des Érinyes oublieuses de leur
mission). Deuxième séquence : cris divers (la voix de l’ombre a été enten-
due) et aboiements (pour échapper au reproche d’être endormies, les Érinyes
se lancent précipitamment dans ce qu’elles croient être un acte et qui, dans le
rêve, n’en est qu’une imitation : la poursuite d’Oreste). Mais – et cette troisième
43. Ainsi, Brown, « Erinyes », p. 31 : « formellement, l’inconséquence est absolue, car les Érinyes
peuvent rêver soit qu’elles poursuivent Oreste, soit qu’elles sont blâmées de ne pas le faire »
(souligné par moi).
alors apparaîtront les érinyes 441
44. Fidèle aux règles du tragique, Clytemnestre s’adresse au chœur tantôt à la deuxième personne du
pluriel, tantôt à la deuxième personne du singulier ; à l’exception du vers 103, la première tirade est
tout entière en vous ; plus pressante (l’ombre joue le tout pour le tout), la seconde est entièrement
en tu. Du pluriel au singulier, les Érinyes sont vraiment devenues un sujet.
45. Voir Façons tragiques, p. 86. Le scholiaste du manuscrit M a correctement retraduit le plēgàs
tásde de Clytemnestre en tḕn sphagḗn.
46. Selon Jouanna (« Réalité », p. 52), l’apparition du fantôme de Clytemnestre serait « moins
conventionnelle » que celle de l’ombre de Polydore dans Hécube, « car son message s’adresse aux
Érinyes endormies » (et non directement aux spectateurs).
47. À ce sujet, les remarques de Taplin (Stagecraft, p. 366-367) sont très précieuses.
442 alors apparaîtront les érinyes
avec Hamlet, le fantôme que ne voit pas Gertrude, avec Macbeth, le spectre de
Banquo, que, sur scène, les autres personnages ne voient pas.
Voir pour les Érinyes : à leur place, parce que le jeu tragique vise à ce que
le spectateur s’identifie aux Érinyes lorsqu’elles sont à Delphes, impuissantes et
cependant puissantes encore de n’avoir pas encore accepté d’être à tous visibles.
Contrairement à de nombreux lecteurs48, je ne supprime donc pas les deux
vers que, juste après l’injonction à voir (« Vois en ton cœur ces plaies que
j’exhibe »), Clytemnestre consacre à une méditation sur le rêve :
Car, dans le sommeil, l’esprit est tout éclairé d’yeux
Mais, le jour, le sort des mortels est de ne pas voir (v. 104-105).
Les Érinyes ne comptent pas au nombre des mortels, objecte-t‑on (et l’on
ajoute que Clytemnestre n’a sans doute pas le cœur à philosopher, ce dont je ne
peux ni ne veux rien savoir). Avançons dans l’hypothèse, quoi qu’il en coûte :
mortels sont les spectateurs qui voient pour les Érinyes, et sans doute p rendront-ils
cette réflexion pour eux. Comme une invite à pénétrer plus avant dans le tra-
gique : Clytemnestre leur parle d’une épochè de style héraclitéen où le som-
meil, frère de Thanatos et fils de Nuit, se ferait veille, métaphore de l’activité
de spectateur, qui n’est pas faite que de passivité.
Et dans la nuit qui tombe sur le théâtre, à l’écoute d’un songe collectif à la
voix persuasive, les Athéniens apprenaient à voir intensément ce qui, dans le
plein jour de la vie civique, échappait à leur regard.
48. Par exemple, George Thomson (The Oresteia of Aeschylus, II (Commentary), Amsterdam-Prague,
1966, p. 194) tranche pour l’hypothèse d’une citation empruntée à une autre tragédie d’Eschyle,
avec des arguments qui ne sont pas vraiment convaincants.
SOLON ET LA VOIX DE L’ÉCRIT*
* Première publication dans M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture, Lille, PUL, 1988, p. 95-129.
1. Theînai : Hérodote, I, 29, 2 ; Démosthène, Contre Androtion, 25 et 30 ; Aristote, Ath. Pol., 8,
5. – Gráphein : Aristote, Ath. Pol., 7, 1 et 9, 2 ; Démosthène, Contre Aristogiton II, 23 ; Eschine,
Contre Timarque, 183 ; Plutarque, Banquet des Sept sages, 152 d, Questions romaines, 265 e, 279 f ;
Pausanias, I, 16, 1 ; Souda, s.v. hippas, etc. Gráphein et tithénai sont parfois employés conjointe-
ment : par exemple Hypéride, Contre Athénogène, 21, Aristote, Ath. Pol., 7, 1.
2. Solon, fr. 36 W, 18-20 (les fragments de Solon seront cités dans l’édition de M. L. West, Iambi et
elegi graeci, II, Oxford, 1971) ; cf. V. Ehrenberg, From Solon to Socrates2, Londres, 1971, p. 68 :
« The word I wrote is clearly stressed ».
3. Plutarque, Numa, 22, 2.
4. Critias, fr. 2 W, 9 et 5 W, 2. Dans l’index de l’édition de West, s.v. gráphein et grámma, si l’on
excepte le poème de Solon et ces fragments de Critias, on trouve encore une (et peut-être deux)
référence(s) à gráphein chez Hipponax (mais en 28 W, 1, il s’agit à l’évidence de l’activité du
peintre). Sur la rareté de ces références à l’écriture à l’intérieur d’un poème, voir les remarques de
B. Gentili, Poesia e pubblico nella Grecia antica, Rome-Bari, 1984, p. 24 et n. 70.
444 solon et la voix de l’écrit
et de ces áxones de bois dont tout laisse penser qu’il s’agissait d’objets pour
le moins imposants5.
Sur ce gráphein, un historien du droit athénien aurait sans nul doute bien des
choses à dire : il rappellerait la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité qu’il
y a à remonter aux lois de Solon, à jamais prises dans les multiples allusions
qu’y font les orateurs du ive siècle et qui sont comme autant d’écrans ; il ajou-
terait peut-être que, pour reconstituer la matérialité de leurs célèbres supports,
nous sommes à peu de choses près dans la position des érudits de l’époque hel-
lénistique et plus mal placés qu’eux encore6 ; sans doute alors conclurait-il qu’il
nous faut toujours revenir à ce fier gráphein comme à l’unique certitude dont
nous disposions. Une certitude que nous devons à un poète nommé Solon. Or
il se trouve que, parmi les nombreuses figures de Solon, c’est précisément celle
du poète qui nous intéresse ici, et, parce que les textes poétiques seront trai-
tés comme textes et non pas seulement comme documents, le rôle qu’on assi-
gnera au gráphein risque fort de se compliquer en chemin. En d’autres termes,
il sera question de la poésie solonienne dans son rapport à l’écriture. À l’écri-
ture des lois, certes – et l’on s’interrogera sur le sens qu’il y a pour un Solon à
revendiquer jusque dans sa poésie la stature du législateur. Mais il faudra aussi
s’interroger sur le statut – oral, peut-être, mais à coup sûr pour nous écrit de la
poésie solonienne.
Oral, écrit ; ou plutôt, puisque nécessairement c’est à un Solon écrit que
notre position de lecteur nous confronte : écrit, oral. À ces deux statuts, il se
pourrait que correspondent deux Solons. D’aucuns se plairont à opposer le
Solon idéal et l’homme politique bien réel7. Je préfère pour ma part distinguer
le Solon construit par la tradition et le poète dont les vers postulent la figure.
Soit donc d’abord le Solon écrit : si c’est dans la poésie de Solon que nous
trouvons les seules certitudes dont nous disposions quant à son action de légis-
lateur et d’archonte, mieux vaut nous résigner à constater qu’en traitant ses vers
comme des documents propres à éclairer ce que fut son œuvre politique effec-
tive, nous répétons sans fin le geste d’Aristote citant le fragment apologétique à
l’appui d’un développement sur la seisákhtheia. Parce que l’archonte lui-même
est censé venir y témoigner (autòs en toîsde toîs poiḗmasi martureî, insiste
Aristote), les poèmes de Solon, constitués en précieux documents de première
main, deviennent des preuves : dēloî ek tês poiḗseōs, « il manifeste par sa poé-
sie », dit encore Aristote. Dêlon estìn ek toútōn, répétera Plutarque – qui, à la
batterie des preuves et des témoignages, ajoute seulement un mēnúein, créditant
ainsi la poésie solonienne d’une fonction de « révélation » –, et les modernes
historiens de la Grèce ne s’écartent guère de ce choix interprétatif lorsqu’ils
traitent les poèmes comme des « sources »8. Documents, témoignages, preuves,
5. La matérialité des kúrbeis et des áxones est un leitmotiv dans la remarquable monographie que
R. Stroud a consacrée à ces très importants supports des lois de Solon (The Axones and Kyrbeis of
Drakon and Solon, Un. of California Publications, Classical Studies 19, Berkeley-Los Angeles, 1979).
6. Sur les « lois de Solon », voir E. Ruschenbusch, Solônos Nomoi, Historia Einzelschriften 9,
Wiesbaden, 1966 ; sur les spéculations de l’époque hellénistique, voir R. Stroud, op. cit., p. 33.
7. G. Ferrara, La Politica di Solone, Naples, 1964, p. 11.
8. Aristote, Ath. Pol., 12, 4 ; ibid., 5, 3 (martureî) ; Aristote, Politique, IV, 1296 a 20 (dēloî) et Plutarque,
Solon, 3, 2 ; Plutarque, Solon, 31, 7 (mēnúein) ; R. J. Bonner et G. Smith, The Administration of
Justice from Homer to Aristotle, I, repr., New York, 1968, p. 149.
solon et la voix de l’écrit 445
sources : cela même que l’on a « devant soi » en écrivant, pour emprunter
cette expression à Bonner et Smith, donc de l’écrit, miraculeusement restitué
dans son intégrité il y a près d’un siècle, lorsque fut redécouverte l’Athènaiôn
politeia. On l’a deviné : au sujet de ce Solon écrit qu’ils tiennent d’Aristote et
de Plutarque, les modernes raisonnent en tout point comme les anciens et, pour
parler de ce Solon, je ne m’interdirai pas de mêler les avis des anciens aux affir-
mations des modernes.
Mais il y a une autre façon de procéder, qui consiste à traiter Solon en poète
comme, plus d’une fois, le fait Platon9. Cela revient, on le verra, à le lire sur
fond d’oralité : soustrayant ses vers à leur cadre aristotélicien, on fait alors du
poète l’héritier d’une longue tradition qui, depuis Homère et Hésiode, pense
l’acte poétique sur le mode du chant. Que les deux parties se rassurent : n’ayant
ni preuves nouvelles à apporter ni convictions à brandir en guise de preuves,
je n’entends pas choisir mon camp dans la querelle homérique de l’écrit et de
l’oral – à vrai dire, la question n’est pas là – mais il m’importe de prendre au
sérieux, fût-ce pour un temps seulement, tout ce qui, dans les vers de Solon,
postule la mise en œuvre d’une oralité bien tempérée.
L’écrit et le dit. Tels sont les deux axes sur lesquels, successivement et par-
fois en même temps, j’essaierai de situer la poésie solonienne, avec le projet
d’en arriver à poser la question : que faisait donc Solon, composant des poèmes
à côté et au sujet de son action de législateur et de politique ?
On notera toutefois que la constitution de Solon en témoin n’est pas propre à la logique de l’écrit,
comme c’est le cas dans l’Ath. Pol. et chez Plutarque. Dans les assemblées politiques et judiciaires
où s’échangent les lógoi, les poèmes de Solon se font témoignages parlés : lorsque, dans le discours
Sur l’ambassade (255), Démosthène intime au greffier l’ordre de lire l’élégie Eunomía (lége sú),
c’est au « je » de Solon que le greffier prête sa voix. Le poème serait discours et, d’une certaine
façon, Solon y parle en personne, comme témoin : il est ce que, dans la Rhétorique, I, 1375b 26-34,
Aristote appelle un « témoin ancien ».
9. Voir par exemple Charmide, 155 a 3 et 157 e 6, ainsi que Lysis, 212 d-e. La stratégie platonicienne
vis-à-vis de Solon est, il est vrai, complexe : il peut être présenté comme essentiellement législateur,
mais dans le cadre d’un parallèle entre l’action de la poésie et celle des lois (Banquet, 209 d) ou
d’un agṓn entre poésie et lois (République, X, 599 e 3) ; mais il peut aussi, comme dans le Timée
(21 b-c), être présenté comme poète, mais à l’irréel du passé (s’il n’avait pas été un politique, s’il
avait eu le temps de se consacrer à la poésie, ni Hésiode ni Homère ne l’eussent dépassé). Solon
poète : voir aussi par exemple Athénée, XIV, 632 d.
446 solon et la voix de l’écrit
Il a écrit (égrapse) des lois pour les Athéniens qui furent appelées áxones parce
qu’elles étaient écrites (graphênai) sur des axes de bois. Et un poème en dis-
tiques élégiaques intitulé (epigráphetai) Salamine. Et des préceptes sous forme
d’élégies, etc. Et il est aussi l’un de ceux qu’on a appelés les Sept sages. Et l’on
rapporte comme étant de lui l’apophthegme suivant : « Rien de trop » ou encore
le « Connais-toi toi-même ».10
Entre l’écriture des lois et ce pur dit qu’est l’apophthegme, il y a donc les
poèmes. Des poèmes écrits au même titre que les lois si, comme je l’ai sup-
posé, il faut bien faire dépendre de égrapse la mention de « Salamine » et celle
des « préceptes ». Mais la tentation demeure de réserver l’écriture aux lois
(égrapse nomous) et de comprendre tout simplement qu’« il y a » un poème
nommé Salamine et des préceptes en forme d’élégie : auquel cas le statut de
ces vers resterait imprécis, puisque l’existence en serait signalée sans que soit
précisé le mode de leur composition ni celui de leur transmission. Platon, dans
le Timée, était plus explicite. Du moins feignait-il de l’être.
Bien malin en effet qui, dans une expression comme légei en têi poiḗsei
(« il dit dans sa poésie »), trouvera quelque information sur le mode de fabrica-
tion des poèmes réellement composés par Solon. Apprenant que, dans l’enfance
de Critias, les vers de Solon étaient chantés, on se consolera peut-être en y voyant
une indication sur ce que fut leur transmission au ve siècle11. Mais la satisfac-
tion est de courte durée puisque, quelques instants après, on doit admettre que la
vraie poésie de Solon, qui aurait traité de l’Atlantide et de l’ancienne Athènes,
n’existe pas, n’ayant pas été composée : nul doute que, par là, Platon ne fasse
allusion à une composition écrite, mais de l’écriture il se gardera bien de pro-
noncer le nom. Reste donc un dire – le dire de Critias en guise de mémoire du
lógos solonien –, restent aussi les autres poèmes, réels mais invalidés12. En un
certain sens, ni écrits ni dits.
Faut-il donc en conclure que le statut incertain des poèmes s’oppose claire-
ment à ces deux évidences que sont l’écriture des lois et la paternité d’un cer-
tain nombre de dits ? La configuration serait belle, mais la conclusion est un peu
rapide. Car, à y regarder de plus près, une fois de plus l’écriture des lois pour-
rait bien rester la seule certitude stable13 ; de fait, le mode d’existence du dit
n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Certes, depuis Hérodote, l’anti-
quité s’est plu à collectionner les dits de Solon : discours en forme, réponses à
des questions, parole oraculaire, apophthegmes ou proverbes comme ce pollà
pseúdontai aoidoí que Solon aurait « cité » dans une élégie ou ce khalepà tà
kalá, que certains lui attribuent comme sien14. Ajoutons qu’à plusieurs reprises
10. Souda, s. v. Sólon ; c’est le n° 1 du recueil de A. Martina, Solon. Testimonia veterum, Rome,
1968, qui est le plus précieux des instruments de travail.
11. Il n’y a guère de raison de chercher dans ce passage, comme G. R. Morrow (Plato’s Cretan
City, Princeton, 1962, p. 81, n. 18) la preuve que ces poèmes auraient été quelque peu négligés au
ve siècle et devraient leur reviviscence à Platon.
12. Timée, 20 e-21 d, ainsi que 25 e.
13. Faisant chanter (aeídein) une kúrbis, Callimaque se plaît à brouiller les pistes (fr. 103 Pfeiffer) :
c’est là jeu de poète, isolé dans le corpus des informations sur les kúrbeis.
14. Hérodote : voir au livre I le fameux dialogue avec Crésus ; réponses à des questions : voir
Stobée, cité par Martina (n° 178-180) ; Démétrios de Phalère et Solon : Martina, n° 133 (et 134) ;
Solon devin : Clément d’Alexandrie, Protreptique, III, 43, 2 ; apophthegme : Diogène Laërce, I,
solon et la voix de l’écrit 447
Plutarque cite des « mots » de Solon, qu’il désigne sous le vocable de phōnḗ15.
Mais, pour être une forme brève, le dit n’en est pas moins une forme indécise :
passant sur les délicats problèmes de paternité que pourrait poser l’attribution
successive des apophthegmes soloniens à chacun des Sept Sages, je consta-
terai d’abord que deux des phōnaí rapportées par Plutarque sont tout simple-
ment devenues pour nous des « fragments » poétiques de Solon. Ce n’est pas
tout : si le dit est un peu d’oralité ramassée en une gnṓmē, autonome par sa
forme comme par son sens16, y a-t‑il vraiment à s’étonner que certains de ces
dits – entendons les deux maximes soloniennes qui sont aussi les plus célèbres
des apophthegmes delphiques, ceux-là mêmes qu’Aristote considère comme
« tombés dans le domaine public » (dedēmosieuména) – se soient faits écri-
ture, gravés qu’ils sont sur le temple d’Apollon17 ? Plutarque, qui s’y connais-
sait en choses delphiques, suggère qu’en inscrivant sur la pierre le mēdèn ágan
et le gnôthi sautón, les Amphictyons ont obéi au caractère « compact » (eúog-
kon) de cette parole déjà devenue matière travaillée (sphurḗlaton)18. Que, pour
ainsi dire préécrit, le dit oscille entre son statut oral et son écriture, la lecture de
Platon pourrait en administrer la preuve : ainsi grámma sert dans le Charmide à
désigner le « rien de trop » (et, dans l’Alcibiade, le « connais-toi toi-même »),
mais, dans le Ménexène où tout doit se plier aux règles de l’oralité, le mēdèn
ágan retrouve son statut de legómenon, cependant que le Protagoras, sensible
au caractère brachylogique des dits, rassemble la totalité des préceptes del-
phiques sous la rubrique rhḗmata brakhéa19. Ajoutons, pour porter l’indéci-
sion à son comble, que chez Platon comme plus tard, chez Pausanias décrivant
le temple de Delphes, les grámmata, bien que gravés sur la pierre, s’obstinent
à parler, voire à chanter20. Du dit préécrit à l’écrit qui parle, les sentences n’ont
pas fini de nous dérouter.
63 ; proverbe (paroimía) : Martina, 206 c (= fr. 29 W) et 206 a, b, c, d (où, à propos d’un proverbe
cité en Cratyle, 348 a-b, il apparaît à l’évidence qu’être passé par la bouche de Solon vaut à un dit
d’être constitué en proverbe). Entre ces diverses formes de dits, les frontières ne sont pas toujours
claires, et les lecteurs modernes sont parfois tentés de les unifier sous une seule rubrique : ainsi
A. Santoni traitant une phōnḗ de Solon (voir note 15) comme un proverbe (« Temi e motivi di inte-
resse socio-economico nella leggenda dei Sette Sapienti », Annali della Scuola Normale Superiore
di Pisa, 13, 1983, p. 144, n. 192).
15. Plutarque, Solon, 14, 4 ; 18, 7 ; 31, 6 (= fr. 18 et 26 W) ; voir aussi 30, 6 (to mnēmoneuómenon).
16. Sur la gnōmē, voir J.-P. Levet et J. Villemonteix dans le numéro spécial consacré aux « Formes
brèves » de La Licorne, 3, Poitiers, 1979, p. 32-36 et 88-89. Sur l’oralité constitutive des maximes
et des proverbes, voir E. A. Havelock, « Prologue to Greek Literacy », p. 28 et The Greek Concept
of Justice, Cambridge (Mass.), 1978, p. 45-46.
17. Voir Plutarque, E de Delphes, 385 d, Oracles de la Pythie, 408 d-e ; Pausanias, X, 24, 1.
Apophthegmes dedēmosieuména : Aristote, Rhétorique, II, 1395 b 21-23. Sur l’écriture delphique
et la circulation de copies des « commandements » des Sept sages, voir A. N. Oikonomides, « The
Lost Delphic Inscription with the Commandments of the Seven and P. Univ. Athen 2782 », Zeitschrift
für Papyrologie und Epigraphik 37, 1980, p. 179-183.
18. Sur le bavardage (= Moralia, 511 a-b). Sur le procédé sphurḗlaton, voir F. Frontisi-Ducroux,
Dédale, Paris, 1975, p. 113-115 et 129-131. Sur le caractère « préécrit » des gnômai, voir les
remarques de J. Labarbe, « Les aspects gnomiques de l’épigramme grecque », dans L’Epigramme
grecque (Fondation Hardt, XIV), Vandœuvres-Genève, 1968, not. p. 354-355.
19. Charmide, 164 d-165 a ; Alcibiade, 124 b, 132 c-d ; Ménexène, 247 e ; Protagoras, 342 d-343 a.
20. Charmide, 164 e : prósrhēsis, prosagoreúei (même terme chez Aristote, De philosophia, fr. 3 R
[= Martina, n° 101a]) ; Pausanias X, 24, 1 (tà aidómena gnôthi sautòn kaì Mēdèn ágan).
448 solon et la voix de l’écrit
Après le gráphein, le légein : car il arrive aussi que l’œuvre de Solon soit
unifiée autour d’un dire. Il y a d’abord le Solon d’Hérodote, qui n’écrit pas,
même sa législation, parce que sa figure de sage s’épuise dans la pratique du
lógos26. Il y a, chez Eschine, le Solon orateur, dont la gnṓmē emporte la déci-
sion de la Guerre sacrée, ce Solon que Plutarque retournera contre l’orateur
Eschine, opposant le verbe mesuré de l’un à la pratique de l’insulte oratoire,
chère à l’autre27. Et puis il y a le poète qui parle au moyen de ses vers, le Solon
en têi poiḗsei légōn du Timée, celui dont Aristote ou Plutarque introduisent
volontiers les poèmes en usant d’un légei ou d’un phēsì28.
Mais, on l’a deviné, ni le légein ni le gráphein ne suffisent jamais à épui-
ser la cohérence de l’œuvre et, du légein au gráphein comme de l’écrire au
dire, la tradition procède à un échange généralisé qui tend irrémédiablement à
déstabiliser l’un par l’autre et le dire et l’écrire. Ainsi, il est des anciens pour
affirmer que la poésie solonienne n’est pas autre chose que du discours mis en
mètres – entendons que seul compte le discours en son antériorité originaire :
cette idée fera son chemin, on le verra. Mais, dans le Phèdre, les lois elles-
mêmes n’étaient pas autre chose que du discours politique mis par écrit : tel
est le message que Socrate confie à son interlocuteur, avec mission de le déli-
vrer à « Solon et à quiconque, dans l’ordre de l’éloquence politique (en poli-
tikoîs lógois), a écrit des ouvrages (suggrámmata) en leur donnant le nom
de lois »29. Inversement, lorsque, à en croire Plutarque qui cite les deux pre-
miers vers de ce poème, Solon entreprit, dit-on, de convertir ses lois en épos,
nul doute qu’en chantant ses thesmoí à la mode homérique, le législateur n’ait
pensé en quelque sorte les « dés-écrire » pour leur conférer le prestige qui
s’attache à l’oralité épique30.
Du dit écrit, de l’écrit dit. Entre ces deux figures, la tradition ne s’y retrouve
pas toujours, surtout quand le dit se double du chant. J’en veux pour preuve
l’exemple remarquable de l’élégie « Salamine » (fr. 1 W) et des hésitations qui,
d’un auteur à l’autre, se font jour quant à ce que fut en l’occurrence la straté-
gie solonienne.
Autòs kêrux êlthon aph’ himertês Salamînos
kósmon epéōn ōidḕn ant’ agorês thémenos
Moi-même en héraut je suis venu de la désirable Salamine,
ayant mis en place une composition versifiée en forme de
chant au lieu d’une harangue.
26. Hérodote, I, 86 : tò eirēménon. M. Ostwald (Nomos and the Beginning of Athenian Democracy,
Oxford, 1969, p. 46) observe que, si nous dépendions du seul Hérodote, nous ne saurions jamais si
la législation solonienne fut ou non écrite ; et, de fait, en I, 29, Hérodote parle de nómous poiêsai
et theîsthai, sans recourir au mot gráphein.
27. Eschine, Contre Ctésiphon, 108 (voir Plutarque, Solon, 11, 1) ; Solon contre Eschine : Plutarque,
Moralia, 810 d (= Martina, n° 679).
28. Aristote, Ath. Pol., 5, 3 ; 12, 3 (ainsi que Politique, I, 1256 b 33 : phēsì poiḗsas) ; Plutarque,
Solon, 2, 2 et 4 ; 14, 3 ; 15, 1 et 6 ; 16, 3 et 4 ; 25, 6 ; 16, 1 et 4.
29. Anecdota graeca, II, 727 Bekker (= Martina, n° 716 : paraínesis émmetros) ; Platon, Phèdre,
278 b-c (voir aussi Aelius Aristide cité par Martina, n° 680).
30. Plutarque, Solon, 3, 5 (= fr. 31 W).
450 solon et la voix de l’écrit
Donc, à la place du discours politique qui, sur le mode homérique, est dési-
gné comme agorḗ, c’est un ordonnancement de vers en forme de chant que
Solon adresse à ses concitoyens. Plutarque, qui cite cette ouverture, suggère
que Solon trouva ainsi le moyen de tourner la très officielle interdiction de
faire aucune proposition par écrit ou de vive voix (mḗte grápsai… mḗt’ eipeîn)
au sujet de Salamine31. Resterait, si la chose était possible, à s’assurer qu’une
telle affirmation n’est pas seulement une glose interprétative du proème. Quoi
qu’il en soit, c’est bel et bien un chant à la place d’un lógos que cette élégie, où
kósmos epéōn assume la part de l’invention verbale cependant que kêrux prend
tout son sens dans un double registre : celui de la vie en cité, où le héraut est
protégé par l’immunité qui s’attache à sa fonction, et celui de la poésie orale,
où kêrux est l’une des figures possibles de l’aoidós32.
Ici commencent les interprétations et les commentaires d’une tradition qui
admet difficilement qu’un poème – et, qui plus est, un poème-chant – puisse
se substituer à un discours. C’est bien comme chant que, dans le discours Sur
l’ambassade, Démosthène évoque l’élégie, opposant explicitement l’aeídein de
Solon au légein du greffier qui va lire un poème devenu preuve33. C’est comme
chant qu’au deuxième siècle de notre ère, Polyen l’évoquera encore, ajoutant
des variations sur la façon dont les Athéniens, servants des Muses et d’Arès,
allèrent en chantant au devant des Mégariens, ce qui lui permet de conclure
qu’ils furent victorieux « grâce à la musique »34. Chez Diogène Laërce, tout
est rentré dans l’ordre, et l’on apprend que, « s’étant rendu à l’agora, Solon
y lut (anégnō) – ou, plus exactement, y fit lire – par la voix du héraut l’élégie
qu’il avait composée » ; c’en est fini de la figure dérangeante de Solon-héraut
chantant, qu’un double écran cache désormais puisque le kêrux du proème a
été objectivé comme voix de la cité et que ce héraut lit un poème préalable-
ment écrit35. Entre Démosthène et Diogène Laërce, il reste à situer la version
de Plutarque où Solon, ayant composé une élégie en secret et s’étant exercé à
la « dire par cœur » (légein apò stómatos) débita son élégie en chantant (en
ōidêi diexêlthe tḕn elegeían). Ainsi, le kósmon epéon ōidḗn… thémenos, que
la construction même du vers, avec cette apposition qui a gêné plus d’un lec-
teur, invitait à lire comme un seul et même moment, s’est décomposé en deux
temps : celui de la composition (elegeîa krúpha suntheís), suivi de l’appren-
tissage par cœur du texte – puisque aussi bien il convient de mémoriser ce qui
a été écrit –, et celui de la récitation, fondamentalement discursif, mais qui
31. Solon, 8, 1.
32. Kósmos epéōn : un « récitatif », traduit H. Fournier (Les verbes « dire » en grec ancien, Paris,
1946, p. 214-215) ; voir aussi les remarques de B. Gentili sur cette expression, où il voit la désignation
d’un « univers linguistique » (« Storicità della Lirica greca », dans R. Bianchi-Bandinelli, Storia
e civiltà dei Greci, I, 2, 1978, p. 406, ainsi que Poesia e Pubblico, p. 67-68) ; dans le thémenos,
Gentili (ibid.) retrouve la théorie de la poésie comme thésis, composition ou structure ordonnée de
parole. – Solon héraut « pour éviter les sanctions légales » : G. Tedeschi, « Solone e lo spazio della
comunicazione elegiaca », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 39 (1982), p. 33-46 ; on notera
que, chez Plutarque, Solon joint le geste à la parole en montant sur la pierre du héraut ; kêrux et la
poésie orale : G. Nagy, « Hesiod », p. 57. Sur le autòs kêrux, voir enfin les remarques de O. Vox,
Solone. Autoritratto, Padoue, 1984, p. 18-19.
33. Démosthène, Sur l’ambassade, 252-254.
34. Polyen, I, 20, 1-2 (= Martina, n° 248).
35. Diogène Laërce, I, 46.
solon et la voix de l’écrit 451
40. B. Gentili, « Epigramma ed elegia », dans L’Epigramme grecque, p. 63-64, ainsi que « Storicità »,
p. 387.
41. E. A. Havelock, Preface to Plato, Oxford, 1963, p. 121, n. 18, et Justice, p. 252.
42. Plutarque, Solon, 3, 4. Le commentaire : voir V. d’Agostino, « Saggio sui frammenti poetici di
Solon », Rivista di Studi Classici 7, 1959, p. 140.
43. Diodore, IX, 20, 1 et XIX, 1, 3.
44. Aristote, Ath. Pol., 5, 2.
45. M. Ostwald, Nomos, p. 64-69, va jusqu’à traiter comme autant de futurs les aoristes gnomiques
de l’élégie Eunomía (fr. 4 W, 16 et 18) ; voir aussi V. Ehrenberg, From Solon to Socrates, p. 62.
46. E. A. Havelock, Preface to Plato, p. 121 et Justice, p. 257-261, ainsi que V. Ehrenberg, op. cit.,
p. 61 ; pour S. C. Humphreys, c’est le statut de sage qui prédisposait Solon à occuper la place
politique du modérateur (Anthropology and the Greeks, Londres, 1978, p. 220).
solon et la voix de l’écrit 453
Conçue dans le hic et nunc de l’action, la poésie est pensée comme discours
politique. Parce que – tout un chacun le reconnaît – la poésie solonienne est,
comme il convient à l’élégie, une parole très « adressée », la tentation est grande
de généraliser à l’ensemble du corpus les conditions de production de l’élégie
Salamine. Le représentant le plus conséquent de cette tendance est Diogène
Laërce, qui n’éprouve aucun mal à intégrer des poèmes mués en harangues dans
le déroulement de la vie du réformateur athénien. Solon dénonce-t‑il Pisistrate
devant la boulè ? « Voici ce qu’il dit ». Et de citer tel fragment (10 W). Quand
il apprend que l’irrémédiable est arrivé, Solon écrit alors à ses concitoyens (táde
égrapse pròs toùs Athēnaíous) ; et voici tel autre poème (11 W) devenu lettre
aux Athéniens. Ainsi le corpus s’ordonne autour de la Vie – dirai-je : de la fic-
tion biographique puisque, comme tout poète archaïque, Solon construit lui-
même sa vie à l’intérieur de son œuvre ? Le risque est alors d’effacer le texte
derrière la voix, de traiter la forme élégiaque comme un ornement ajouté après
coup, d’écrire, avec la belle tranquillité de M. L. West, que « peut-être ces élé-
gies sont-elles la forme littéraire et publiée de discours réellement prononcés
en prose »47. Ôtez le mètre, vous trouverez l’orateur : j’y reviendrai.
Au fond, avec les quelques morceaux élégiaques où, comme le dit Aristote,
Solon fait un rappel du passé (mémnētai), seul le poème iambique ne pose aucun
problème d’interprétation car il développe à l’évidence une réflexion rétrospec-
tive, une façon de « rendre compte » de l’action accomplie48.
Sans doute pensera-t‑on qu’au fil de ces lectures très réalistes on a perdu
en chemin et le gráphein du législateur et le dit-écrit-chanté du poète. Or, il est
une autre façon de lire Solon, qui permet de recentrer l’enquête, en ce qu’il y
est précisément question du rapport qui, dans la poésie, s’instaure entre la figure
du poète et celle du législateur.
Une constatation préliminaire, d’abord : il n’est pas difficile de parler des
lois de Solon comme si l’on parlait de sa poésie, et réciproquement. Ainsi, lors-
qu’il attribue comme effet à la nomothesía solonienne une certaine impulsion
vers l’aretḗ, Diodore traite les lois comme de la paraínesis ; et, d’une manière
symétrique et inverse, dans le mythique Thalétas de Gortyne ; Plutarque décèlera
le législateur caché derrière le poète49. Mais c’est sur le terrain de la langue que
cet échange est le plus aisément repérable. Langue utilisée par les anciens pour
traiter de Solon, où le verbe poieîn passe sans difficulté de l’activité du poète à
celle du législateur (poieîn, désignation du faire poétique/poieîn toùs nómous,
47. La voix : Masaracchia, Solone, p. 201 ; M. L. West, Studies in Greek Elegy and Iambus, Berlin-
New York, 1974, p. 12-13 ; il est vrai que B. Gentili, peu suspect de sous-estimer la structure
métrique d’un poème, écrit, à propos d’Alcée, qu’« au fond Denys d’Halicarnasse n’avait pas tort
d’observer, en se limitant aux contenus, qu’il suffit d’ôter le mètre aux chants d’Alcée pour avoir
un discours politique » (« Storicità », p. 397).
48. Aristote, Ath. Pol., 6, 4 et 12, 1 ; voir Aristide, Or., 46, 561 (= Martina, n° 334) : en toîs elegeíois
diexṑn perì tôn hautôi pepoliteuménōn ; rendre compte : V. Ehrenberg, From Solon to Socrates, p. 57.
49. Diodore, IX, 1, 4 ; Plutarque, Lycurgue, 4, 2-3. Lors de la discussion de ce rapport, Giorgio
Camassa a attiré mon attention sur le lien étroit unissant Solon à Épiménide, qui intervient dans la
vie de la cité athénienne metà epéōn : Épiménide est le représentant paradigmatique de la tension
entre parole poétique et parole législative, entre les nómoi comme lois et le nómos comme mode
musical. Sur tous ces points, je renvoie à son rapport, p. 130 sq.
454 solon et la voix de l’écrit
50. Poieîn poétique : par exemple Aristote, Ath. Pol., 5, 1 ; Politique, I, 1256 b 33 ; Rhétorique,
I, 1375 b 33. Poieîn toùs nómous : Aristote, Ath. Pol., 9, 2, ainsi que Hérodote, I, 29. – Plutarque,
Solon, 26, 1 et 25, 6.
51. Fr. 1 W, 2 ; 31 W, 1-2.
52. Théognis, 805-810 ; 543-546 ; voir encore 847-850 et 945-948, où Théognis se présente comme
un homme politique.
53. « Théognis et Mégare », Revue de l’Histoire des Religions 201, 1984, p. 239-279 (p. 260).
54. On trouvera la liste des doublets et l’interprétation générale du phénomène dans G. Nagy, « Poet
and Tyrant : Theognidea, 39-52, 1081-1802 b », Classical Antiquity 2, 1983, p. 82-91, n. 87-90.
55. Encore un pas vers l’époque classique et, à en croire Platon, Protagoras, qui se présente, en
tant que sophiste, comme éducateur et qui fut réellement le législateur de Thourioi, affirmera que
la poésie d’un Homère ou d’un Hésiode n’était qu’un masque (próskhēma), en d’autres termes une
métaphore, du métier d’éducateur de la cité (Protagoras, 316 d-e).
56. « Théognis et Mégare », p. 260, ainsi que « Hesiod », p. 60-61.
solon et la voix de l’écrit 455
57. C’est d’ailleurs maintenant chose faite, avec le livre de O. Vox (Solone. Autoritratto), dont j’ai
eu connaissance après rédaction de ce rapport.
58. G. Tedeschi, « Solone e lo spazio della comunicazione ».
59. Voir M. Ostwald, Nomos, p. 3-5 et 16-21.
60. Voir E. A. Havelock, Justice, p. 253, et, sur la racine *ar-, les remarques d’É. Benveniste,
Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 100 et G. Nagy, The Best of the
Achaeans, Baltimore-Londres, 1979, p. 297-300.
61. Sur la racine *dhē-, voir É. Benveniste, Vocabulaire, II, p. 101-102 ; títhēmi chez Solon : les
autres emplois du verbe à l’actif renvoient à une action divine ou du moins surnaturelle (13 W,
22, 53, 62 ; 26 W, 2) ; au moyen, le sens de ce verbe semble moins marqué (4c W, 3 ; 13 W, 46
et surtout 1 W, 2, à propos de l’activité poétique ; on notera que, pour caractériser cette activité,
Tyrtée emploie au contraire l’actif en 12 W, 1). Sur le mot thesmós, l’article récent de I. Zeber
(« Quelques idées sur la notion de thesmós », Studi A. Biscardi, II, Milan, 1982, p. 491-498) n’est
pas d’un très grand secours.
456 solon et la voix de l’écrit
dont il reste l’amorce d’un proème pour témoigner (31 W). Que faut-il penser
de ce renversement par lequel, pour mettre ses lois sous la protection de Zeus
Roi, Solon retrouve la langue et le mètre épiques, c’est-à‑dire l’autorité supé-
rieure de la poésie inspirée, accomplissant pour ses propres thesmoí ce que Tyrtée
avait fait pour la rhètra non écrite de Lycurgue ? Peut-être, à côté de termes
très homériques ou très hésiodiques comme kûdos ou οpázō62, cherchera-t‑on
à faire un sort au « nous » par lequel s’ouvre le poème
(Prôta mèn eukhṓmestha Diì Kronídēi Basilêi.
Tout d’abord, prions Zeus Roi, fils de Kronos)
et qui, opposé au « je » du poète élégiaque, ressemble au « nous » de la cité ;
mais, parce que ce « nous » est aussi bien hésiodique63, mieux vaut se résigner
à admettre que, dans ses vers, Solon se pense sous deux figures, celle du légis-
lateur qui est fier d’avoir écrit ses lois, et celle du poète qui fait des vers avec
ses thesmoí, réabsorbant ainsi la díkē dans un dire poétique.
Or là n’est pas pour la poésie solonienne la seule façon d’être fidèle à la
tradition. Traditionnelle, elle l’est plus généralement en ce qu’elle se présente
comme orale : de ce point de vue, à ce chant qu’est l’élégie Salamine, il faut
ajouter la prière inaugurale de l’élégie aux Muses (13 W, 1-2) et le conseil
donné quelque part au poète Mimnerme de « refaire » ses vers pour que son
chant soit plus juste :
kaì metapoíēson, Liguastádē, hôde d’áeide (20 W, 3).
Je ne m’étendrai pas sur le metapoíēson, bien que ce simple mot suffise pour
que, joyeux, les champions de l’écrit affirment que, dans ce metapoieîn, il faut
entendre l’activité de réécriture, clairement opposée à l’exécution chantée du
poème64 ; mais on peut discuter à l’infini sur la validité d’une telle lecture et,
dans ce vers, c’est plutôt sur l’emploi du traditionnel aeídein que j’insisterai.
Cela certes n’exclut pas que, témoin d’une époque de transition, Solon ait pu
recourir d’une façon ou d’une autre au gráphein, pour conserver la mémoire de
ses poèmes, voire pour les composer ; à l’inverse, peu m’importe également, au
fond, que la publication et la transmission d’un poème aient effectivement été
orales au temps de Solon65 : l’essentiel est que l’activité du poète se présente
comme telle, parce que c’est sur ce mode qu’elle se pense. Je ferai donc comme
si – fiction ou réalité, qu’importe ? – la poésie de Solon était orale. Mais c’est
ici que les choses deviennent moins simples.
62. Fr. 31 W, 2. Sur kûdos, voir É. Benveniste, Vocabulaire, II, p. 57-69 ; autre occurrence solo-
nienne de ce mot (seulement utilisé une fois par Théognis, en 464) : 19 W, 5. Opázō dénote très
normalement le don des dieux : voir également Solon, 19 W, 5, ainsi que 13 W, 74 (et Théognis, 151,
321, ou Sémonide 7 W, 72). Sur l’accent hésiodique de cette invocation à Zeus Roi, voir G. Nagy,
« Hesiod », p. 60 ; Solon et Zeus : voir O. Vox, Solone, p. 98, 106, 135-136.
63. Voir par exemple les vers 1 et 36 de la Théogonie, avec le commentaire de M. L. West, ad loc. ;
pour le « nous » de la cité, on renverra à l’inscription de Spensithios (L. Jeffery-A. Morpurgo-
Davies, Kadmos 9, 1970, p. 118-154).
64. J. Svenbro, La Parole et le marbre, p. 205-206 ; H. Fraenkel (Dichtung und Philosophie des
frühen Griechentums, Munich, 1962, p. 250) traduit pour sa part : « schreibe ihn neu » ; contra :
M. Parry, Making, p. 280-281.
65. L’écriture pour fixer : c’est la seule concession de M. Parry, Making, p. 347 ; oralité : B. Gentili,
« Storicità », p. 392-393.
solon et la voix de l’écrit 457
66. À côté du poète, Hésiode énumérait le potier, le charpentier et le mendiant (tous métiers, il
est vrai, qui peuvent dire métaphoriquement l’activité poétique : Les Travaux et les jours, 25-26).
Peut-être, avec B. Gentili (« Oralità », p. 57), notera-t‑on qu’il y a une différence nette entre le
poète exerçant son métier pour gagner sa vie et un poète comme Solon, dont la pleine indépendance
économique peut se muer en action politique.
67. Je renvoie aux remarques de C. Calame, « Entre oralité et écriture. Énonciation et énoncé dans
la poésie grecque archaïque », Semiotica, 43, 1983, p. 245-273, not. 262-263. Voir aussi O. Vox,
« Le Muse mute di Solone », Belfagor, 38, 1983, p. 515-522.
68. Le modèle de la victoire poétique est la victoire d’Hésiode dans le concours funèbre pour
Amphidamas (Travaux, 657 ; cf. M. L. West, Elegy and Iambus, p. 13). Sur le fragment 32 W,
voir les remarques de E. Pellizer, « Il kléos di Solone. Nota di lettura al fr. 29 Gent.-Pr. (32 W) »,
Quaderni di Filologia Classica 3, 1981, p. 25-34.
458 solon et la voix de l’écrit
69. Voir G. Nagy, « Théognis et Mégare », p. 241- 242, ainsi que The Best of the Achaeans, p. 221-
224 et 240- 248.
70. Hérodote, V, 113.
71. Conscience littéraire de Théognis : 1- 2 (l’ouverture) ; 16, 18, 22-23, 755 (épos désignant le
poème comme chant) ; 251, 939-942, 993 (le poème défini comme aoidḗ) ; 681, 1079-1080 (l’aînos),
769-772 (le devoir du poète) ; 27, 1049 (hupotíthemai).
72. G. Nagy, The Best of the Achaeans, n. p. 299, n. 4, et, pour l’élégie, K. Zacher, « Beiträge zur
griechischen Wortforschung », Philologus 57, 1898, p. 9 ; Tyrtée, 12 W, 19.
73. Épos comme nom de la poésie chez Théognis : voir n. 71 ; chez Solon : 1 W, 2. Épos comme
nom de la parole, très dévalorisée : Solon, 11 W, 7 et Théognis, 87, 159, 307, 1168. Épos désignant
chez Théognis aussi bien la parole que la poésie : 414, 1237, 1321, 1334, 1366.
74. Thucydide, III, 38, 4. La citation, à mes yeux, évidente n’est généralement pas remarquée. Pour
épē comme belles paroles, voir aussi Thucydide, III, 67, 6.
solon et la voix de l’écrit 459
Pisistrate, et de ne pas regarder l’érgon qui s’approche et qui pourtant chez eux
devrait mobiliser le voir. Épos s’est dédoublé pour désigner et la poésie et le
discours des autres. Discours double est la parole des autres, que Solon oppose
à sa propre éthique du dire75. Quant au verbe poétique, il lui est seulement assi-
gné la fonction d’exprimer l’action dans sa conformité à la parole :
Ce que j’avais dit, je l’ai réalisé (ḗnusa) avec les dieux ; pour le reste, je n’ai pas
agi (éerdon) au hasard, et il ne me plaisait pas d’accomplir (rhézein) quelque
chose avec la violence de la tyrannie (34 W, 6-8).
L’aeídein s’éloigne, le poieîn était peu présent : restent un faire et un dire,
dans la cité. La poésie s’est effacée derrière son objet.
Il est temps d’en venir à l’érgon, pour retrouver une nouvelle fois l’écriture.
Ce Solon que, dans l’élégie Eunomía, son « cœur » poussait à donner aux
Athéniens une leçon de politique76 est aussi celui qui, la tâche accomplie, décla-
rera que « dans les grandes choses il est difficile de plaire à tout le monde » :
érgmasin en megálois pâsin hadeîn khalepón (7 W).
Il arrive également à Théognis d’affirmer qu’il se résigne à « ne pas plaire
à tout le monde ». Mais c’est alors le poète qui, assuré de l’avenir, admet que,
dans l’instant, sa poésie puisse déplaire77. Solon, qui ne connaît que le sens poli-
tique du verbe handánō78, ne parle point ici de poésie, et le passage de Plutarque
auquel nous devons ce fragment indique sans ambiguïté que ces megála érg-
mata, ces grandes choses ou ces matières de grande importance, ce sont les lois
en leur matérialité très symbolique79.
Les lois : ce que la poésie solonienne désigne comme érgmata à l’intérieur
de cet érgon qu’est l’œuvre du réformateur.
Revenons une dernière fois au poème iambique où Solon s’explique sur
son action passée. Après l’appel au témoignage de Terre la noire devant le tri-
bunal du Temps, après le rappel de ce que, depuis Aristote, nous nommons la
seisákhtheia, viennent deux phrases parallèles, introduites respectivement par
un mén et un dé :
Cela, en vertu de mon pouvoir, adaptant l’une à l’autre à la fois la force et la
justice, je l’ai fait, et je suis allé aussi loin que je l’avais promis ; quant aux lois,
75. Sur ce phénomène général de dédoublement, voir M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la
Grèce archaïque, Paris, 1967, note p. 57. Dans cette perspective, le verbe kōtíllō (34 W, 3) mériterait
quelque attention : les ennemis de Solon s’attendaient à ce que, comme la leur, sa parole fût double
(kōtíllō, c’est ce que l’on ne doit faire qu’à son ennemi, jamais à son phílos : Théognis, 363, 852),
mais Solon, qui n’a ni phíloi ni ekhthroí, n’a qu’une parole.
76. Fr. 4 W, 31. Dans le dédoublement du thumós et du « je », B. Gentili, après J. Russo et B. Simon,
verrait sans nul doute un signe de poésie orale : voir « Sincronia e diacronia nello studio di una
cultura orale », Quaderni Urbinati di Cultura Classica 8, 1969, p. 7- 21 et l’« Introduzione » à
E. A. Havelock, Cultura orale e civiltà della scrittura, Rome-Bari, 1973, p. VI.
77. Théognis, 24, 367-368, 1184 b, ainsi que 25-26 et 802-804 (même Zeus) ; voir encore 34, 44,
52, 228, 287, 382, 732.
78. Solon, 34 W, 7-8 et 36 W, 22-23. Pour des variations sur le thème du plaire/déplaire dans l’œuvre
de Solon, voir aussi 14 W, 4, 16 W, 1 et 25 W, 6.
79. On évoquera le passage du Cratyle (429 b 1-2), où les lois sont les érga d’artisans qui sont les
nomothètes.
460 solon et la voix de l’écrit
semblablement pour le mauvais et pour le bon – et c’était une justice droite qu’à
chacun j’adaptais –, je les ai écrites (36 W, 15-20).
À s’en tenir aux mots et aux articulations essentielles, on obtient donc :
taûta mèn
homoû […] díkēn xunarmósas
érexa. […]
thesmoùs d’homoíōs […]
[…] harmósas díkēn
égrapsa
Ôtons tout ce qui, à l’évidence, fait écho d’un développement à l’autre. Reste
le parallélisme : taûta mén… érexa – c’est la libération de la terre et des hommes
– thesmoùs dé… égrapsa – c’est l’écriture des lois. Le phénomène d’écho étant
trop marqué pour qu’on puisse, entre ces deux mouvements, chercher une oppo-
sition80, de cette similitude formelle, je tirerai sans hésiter la conclusion que,
dans l’action du libérateur et l’écriture des lois, il faut voir deux formes équi-
valentes de l’agir, aussi essentielles l’une que l’autre81. Mais il importe que ce
soit la poésie qui, effaçant toutes les marques de sa réflexivité, désigne l’écri-
ture comme un faire.
80. De même, dans le fragment 20 W (v. 4), le dé ne me semble pas introduire une opposition entre
metapoíēson et áeide, mais souligner la connexion des deux actes.
81. Encore faut-il observer qu’en faisant de l’écriture un acte éminemment positif, associé à la
libération de la terre et des hommes, Solon procède sans doute à un remarquable renversement de
signe : selon U. Fantasia (« Ástikton khōríon », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa
6, 1976, p. 1165-1175), il y a fort à parier que les « bornes » soloniennes, ce stigmate de la terre
athénienne, portaient des grámmata témoignant de la servitude du sol. Solon, qui se glorifie d’avoir
arraché les hóroi, mais ne craint pas de s’identifier à l’occasion à une borne civique (cf. N. Loraux,
« Solon au milieu de la lice », dans Mélanges H. van Effenterre, Paris, 1984, p. 199-214), procéderait
ici à un renversement du même ordre, d’une mauvaise à une bonne écriture.
solon et la voix de l’écrit 461
***
82. Autre écho, ponctuel celui-là, entre un mot de Solon, rapporté par Stobée (Martina, n° 180) et
l’épitaphios de Périclès (Thucydide, II, 46, 1).
83. Plutarque, Périclès, 8, 7.
84. F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, 1949, repr. New York, 1973, p. 72 et 176.
85. Ainsi c’est en tant que poète, mais comme témoin à charge dans un procès, que Solon s’adres-
sant à Critias, fils de Dropidès, est cité par Cléophon contre le Critias de son temps : Aristote,
Rhétorique I, 15, 1375 b 26 sq.
86. M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 51.
462 solon et la voix de l’écrit
87. Voir D. Lanza, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni, Naples, 1979, p. 53-54, ainsi que
W. R. Connor, « Vim quamdam incredibilem. A Tradition concerning the Oratory of Pericles »,
Classica et Mediaevalia 23, 1962, p. 23-33.
88. Indirectement si, comme Jacoby (Atthis, p. 211), on oppose les politeiai « scientifiques »
d’Aristote aux écrits politiques et polémiques qui portent à la fin du ve siècle le nom de Politeia ;
voir toutefois A. Masaracchia, Solone, p. 2 et 20, sur la dépendance d’Aristote à l’égard de cette
littérature de publicistes. On ajoutera que Solon, dont les apparitions sont discrètes au ve siècle, doit
sa fortune du siècle suivant à une nouvelle orientation de la lutte idéologique (Jacoby, op. cit. p. 77).
89. L. Canfora, Studi sull’ Athenaion Politeia pseudosenofontea, Turin, 1980 ; sur Critias « inven-
teur » des Politeiai en prose, voir A. Battegazzore, dans A. Battegazzore et M. Untersteiner, I Sofisti,
IV, Florence, 1967, p. 318.
90. Critias, B2, v. 10 DK. On peut se demander toutefois s’il convient de traduire ainsi ce mot forgé
par Critias, alors que les autres composés en alexi- désignent généralement ce qui « garde de » ce
qui « repousse » ou « évite de recourir à » : dans cette perspective, Critias deviendrait un chantre
autrement convaincu de l’écriture.
91. Logeús à la place de rhḗtōr : B54 DK ; gnṓmē, eípas kaì grápsas B5 DK (à Alcibiade). Je
n’entrerai pas dans la discussion sur le sens qu’il convient de donner à la sphragís du vers 3 de ce
fragment : allusion à Théognis (Pohlenz, Nestle), la sphragís marquerait la « signature » de Critias
et donc l’appropriation par lui du décret, mais L. Radermacher, « Nachträgliches zur sphragís des
Kritias », Wiener Studien 50, 1932, p. 184-185, propose d’y voir le thème du secret (« sur tout
ceci, je me tais »).
92. Portant d’ailleurs sur l’interdiction de l’enseignement de l’art de la parole (Xénophon, Mémorables,
I, 2, 31 : en toîs nómois égrapse) : encore une tension entre gráphein et légein.
solon et la voix de l’écrit 463
d’autres Critias, ce qui ne signifie pas que, suivant une tradition égarée par la
multiplicité polymorphe de son œuvre, j’oppose deux Athéniens nommés Critias,
dont le premier aurait été, à la mode solonienne, orateur, homme politique et
poète, cependant que l’autre était sophiste et auteur de suggrámmata93 : tout sim-
plement, il est vrai que Critias sait utiliser l’écriture dans toutes ses dimensions.
De l’écrivain Critias, retenons encore deux figures : l’« historien » partisan, qui
critique Cléon et Thémistocle, mais sait aussi porter un jugement sévère sur telle
erreur politique de Cimon94, et le poète qui n’hésite pas à s’affranchir des règles
de l’élégie pour adapter le mètre au nom d’Alcibiade. Le pentamètre ne conve-
nait pas ? qu’à cela ne tienne : Critias y substitue un trimètre iambique, parce
que peut-être il n’entend plus la voix de ce qu’il écrit, et – surcroît d’audace –
il s’en vante dans sa poésie elle-même95.
Il m’importe que ce rapport très complet à l’écriture ait été le propre du plus
conséquent des oligarques athéniens. Sans doute faut-il en déduire qu’à la fin
du ve siècle on peut écrire sur le politique à condition de disposer d’un public
de lecteurs, restreint mais organisé comme l’est une hétairie96. Pour s’engen-
drer comme mode autonome d’expression, l’écriture supposait un public : les
oligarques l’ont. Et voici le gráphein devenu, contre la cité démocratique, son
lógos politique et son écriture instrumentale97, le lieu d’une communication
restreinte entre « amis » : les phíloi de Théognis se sont mués en hetaîroi, et
l’écriture prend, chez les agathoí, la place d’une oralité toujours plus compro-
mise par ses accointances avec la démocratie.
Fidèle à la leçon solonienne, Périclès, faut-il le rappeler, s’adressait à tous
les Athéniens. En dehors de ses décrets, Périclès n’a rien écrit.
93. A22 DK (Philopon, De anima, 89, 8) ; sur cette erreur de la tradition, voir I Sofisti, IV, ad loc.,
et les remarques de L. Canfora (op. cit., p. 44 et n. 39), qui rapproche du cas d’Antiphon, indûment
scindé en deux personnages.
94. B45 et 52 DK.
95. B4 DK. Préoccupé de montrer que Critias est un auteur médiocre, A. Garzya affirme que c’était
là pratique courante à la fin du ve siècle, et cite une élégie de Sophocle où le nom d’Arkhélaos était
modifié pour se conformer au mètre (« Osservazioni sulla lingua di Crizia », Emerita 20, 1952,
p. 402-412, not. 407-408) ; or Critias a fait très exactement le contraire, soumettant le mètre au nom
de celui qui était encore son phílos. Pour une plus juste appréciation de cette audace, voir W. K. C.
Guthrie, A History of Greek Philosophy, III, Cambrige, 1969, p. 302 et C. Miralles, « La renova-
cion de la elegia en la epoca classica », Boletin del Istituto de Estudios Helenicos 5, 1971, p. 22.
96. Voir F. Jacoby, Atthis, p. 211 et L. Canfora, Athenaion politeia, p. 8.
97. Cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris-La Haye, 1981, p. 179-182.
SUR UN NON-SENS GREC
ŒDIPE, THÉOGNIS, FREUD*
4. Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris (Flammarion),
1959 (sur la division : p. 64-65).
5. La traduction de Moîra (v. 1221) par la « Portion » entend souligner l’écho étymologique avec
méros (v. 1211 : la « part » de vie) ; chez Hésiode, les Moires forment un groupe au pluriel, mais,
chez Sophocle, le singulier est employé, comme pour l’hésiodique Móros, premier nommé des
enfants de Nuit (Théogonie, 211), et qui « signifie le lot de vie et de mort, mais la valeur s’est
fixée dans le sens funeste » (Ramnoux, Nuit, p. 66). Thánatos : citation de Ramnoux, Nuit, p. 35.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 467
6. Du vers 228 de la Théogonie, Sophocle a gardé le centre : phónoi, mákhai ouvrent et ferment le
vers 1234 de O. C. Husmínai, nom homérique de la mêlée, trop marqué, a disparu, stáseis remplace
androktasíai (tueries d’hommes, le propre de la guerre civile), éris est là en personne comme l’indice
de lecture renvoyant efficacement vers la Théogonie. De fait, dans ce vers, il s’agit seulement de
guerre intérieure et l’homme (citoyen) semble voué à la stásis.
7. J’adopte l’ordre des manuscrits, qui commence par phónoi et finit par phthónos. Loin d’être
en retrait sur les notions du vers précédent, phthónos, qui ne figure pas dans le catalogue de la
Théogonie, mais est, dans Les Travaux et les jours, 26, le ressort de la vie en société, y gagne d’être
mis en valeur, par l’effet du rejet et par la règle archaïque de composition d’une liste, qui veut que
l’essentiel soit nommé en dernier.
8. Selon Ramnoux, Nuit, p. 72, il faudrait grouper Gē ̂ ras avec Éris.
9. Ramnoux, Nuit, p. 84.
10. Voir Ramnoux, Nuit, p. 36-37et 45.
11. « Au début », y a-t‑il l’ambivalence ? ou le négatif ? Décrivant les opérations de pensée grecques,
je choisis de suivre Hésiode en employant cet imparfait, comme dans Travaux, 11, ce qui, de fait,
met le négatif au début, même si l’on cherche à prouver qu’il est en réalité second.
468 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
12. Non seulement, au vers 14, il commence par elle, avant de mentionner l’autre (v. 15), mais,
avant même la fin du vers 15, il est revenu à Éris, qu’il dit « lourde », mais sans la flanquer d’un
article, ce qui la relativiserait (vv. 15-16) ; pour dire la naissance de la « bonne », il la désigne
comme l’autre (de deux) : tḕn hetérēn, v. 17. Et, au vers 24, il désignera encore celle-ci comme
« cette Éris dont je parle, la bonne » ce qui souligne à quel point nul, à commencer par Hésiode,
n’est accoutumé à elle.
13. En dédoublant, ils devancent le geste des philologues qui, face à un verbe comme anaínomai,
à une expression comme ou némesis, cherchent à remonter à la forme première, nécessairement
positive. Anaínomai signifie « nier, refuser », et le positif* aínomai, dont il serait dérivé et qui,
selon Chantraine, signifierait « affirmer, accepter » n’existe pas : faut-il pour autant le poser ?
Sur ce mot, voir le texte de Gregory Nagy, à paraître dans les Actes du colloque sur « Les formes
narratives du mythe » (Lausanne, 1987). J’ai analysé les remarques de Benveniste sur ou némesis,
dans « Le fantôme de la sexualité », Nouvelle Revue de psychanalyse (1984), p. 11-31 (n. 24-25).
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 469
Que le stasimon tout entier soit étroitement lié à Œdipe, dont il a été répété
qu’il abordait le tournant de sa longue et dure vie (vv. 102, 109-110, 217, 583…),
la chose n’est pas douteuse. Sans doute n’est-elle explicitée qu’à l’articulation
de l’antistrophe et de l’épode (… la vieillesse… En elle est cet infortuné, tlámōn
hóde : v. 1239), après quoi le chœur consacrera la fin du chant à évoquer le
sort d’Œdipe, une nouvelle fois désigné par le déictique « celui-ci » (tónde :
v. 1242). Mais le moment même de l’intrigue suggérait l’association du pro-
tagoniste et du chant du chœur : bien qu’il ne veuille pas entendre Polynice,
Œdipe a été « vaincu » par Antigone, en un « plaisir lourd à porter » : non seu-
lement il entendra le fils qu’il hait, mais il doit encore, contre celui-ci, deman-
der une fois de plus soutien et protection à Thésée. Infériorité de la vieillesse,
pensent les vieillards de Colone…
Toutefois, l’essentiel est que, d’une certaine façon, le mḕ phûnai, à lui seul,
semble parler d’Œdipe.
Avant de s’en assurer, quelques mots encore pour déterminer l’enjeu réel de
ce syntagme que les modernes, pressés qu’ils sont de le citer, extraient trop légè-
rement de son lieu d’énonciation. Certes, « ne pas naître » est devenu célèbre au
point de transiter ultérieurement par toutes les étapes de la tradition grecque14,
et l’on a vu déjà à quel point le texte était nourri de la très « officielle » pensée
hésiodique. Faut-il donc y voir une généralité, toute prête à se muer en topos ?
On peut s’en contenter, mais mieux vaut ne pas s’en tenir là ; car c’est à l’inté-
rieur du stasimon que la formulation sophocléenne prend son sens le plus précis.
Pour s’en convaincre, du moins faut-il traduire le texte, ce qui n’est pas vrai-
ment réalisé lorsqu’on traduit, comme c’est le cas le plus fréquent :
Ne pas naître, voilà qui vaut mieux que tout.15
Il faut rendre justice à ce que disent les vieillards :
Ne pas être né l’emporte sur la totalité du discours,
quitte à devoir s’interroger sur le contenu de ce « discours ». S’agit-il en géné-
ral (et l’on rejoint alors l’emploi formulaire du syntagme) de la totalité des dis-
cours tenus par les hommes sur la vie ? Ou bien – pour ma part, j’y incline – du
« raisonnement tout entier » ? Auquel cas, à peine prononcé (et peut-être du seul
fait de l’avoir été), le syntagme l’emporte sur la totalité de l’argument jusqu’à
présent développé par le chœur : ne pas trop rechercher la vieillesse, car elle
mène de toute façon à la mort, mais se contenter d’une bonne mesure de vie.
Ici, la rupture est brutale ; au raisonnement par la mesure et l’excès, succède
une négation qui se veut radicale : ne (même) pas être né, voilà qui est bien
plus fort que des propos sur la mort. La mort grecque n’est pas un au-delà, seu-
lement un terme (les vieillards viennent de le dire, thánatos es teleután) ; la
non-naissance est un en-deçà de la vie, un « avant le début » qui interdit à tout
14. D’Aristote, cité par Plutarque, à Stobée, en passant par Epicure et Clément d’Alexandrie.
15. À moins de donner, comme le dictionnaire Liddell-Scott (s. v. lógos et nikáō) à lógos le sens de
« compte », « calcul » ; dans cette hypothèse, on s’empresse généralement d’ajouter que « l’emporte
sur l’ensemble du calcul » revient à « vaut mieux que tout ». Mais, si l’on considère que la strophe
a abondamment parlé du plus et du trop, alors il faut traduire le texte mot-à-mot, ce qui revient à
référer le mē phûnai à son contexte.
470 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
jamais qu’il y ait un début. En lui-même, le texte implique donc qu’on lise la
phrase dans le contexte du stasimon. Et (j’y viens enfin) qu’on n’oublie pas que
le protagoniste de la tragédie se nomme Œdipe.
Œdipe, donc.
Au début de la tragédie, à Œdipe dont il ignore l’identité, le chœur a demandé :
– tís éphus brotō ̂ n ;
Qui, parmi les mortels, es-tu né ? (v. 204).
Question trop directe sur l’identité de l’errant, à quoi Œdipe a répondu :
Étranger, un sans-cité. Mais non ! ne…
– … allà mḗ.
Mais le chœur ne s’avoue pas vaincu, et demande pourquoi cette solennité
dans la déclaration. Alors Œdipe répond, cette fois-ci par un triple mḗ.
Non ! non ! non ! ne me demande pas qui je suis.
« Pourquoi ? », insistent les incorrigibles habitants de Colone. Deux mots
suffisent alors :
– Ainà phúsis.
Horrible, ma naissance.
Ainsi, à toute question sur sa phúsis, Œdipe ne peut opposer qu’une néga-
tion, mḗ, comme pour se protéger derrière l’interdiction d’aller plus avant dans
l’enquête. Sans doute répondra-t‑il un peu plus loin, ce qui, sur le chœur, aura
immédiatement pour effet la décision de le chasser. Plus tard, au chœur qui,
à nouveau, veut le faire parler, Œdipe dira qu’être interrogé sur l’inceste est
pour lui une « mort » (thánatos : v. 529). Mais, plus que tout, la naissance
est barrée.
Déterminer cette naissance fut pourtant, dans Œdipe Roi, le seul souci
d’Œdipe, inattentif à la prédiction de Tirésias (« Ce jour te fera naître (phúsei)
et te détruira » : O.R., v. 438) ; mais, une fois la vérité révélée, phúsis, sans
jamais vraiment cesser de désigner la naissance, se muera en nature ou en
destin16, pour que, sans fin, Œdipe pose la question : « Suis-je donc né mau-
vais ? » (âr’ éphun kakós ;), « suis-je donc mauvais de nature ? » (kakòs
phúsin)17.
Que, pour Œdipe et ses descendants, le terrible de la vie soit tout entier
condensé dans phûnai et phúsis, la chose semble aller de soi au point que l’on
n’analyse jamais le mélange d’innocence, d’aveuglement sur sa propre soli-
tude et de dénégation qui pousse Antigone à affirmer : « Je ne suis pas née pour
haïr avec, mais pour aimer avec » (Antigone, 523 : ouk éphun sunekhtheîn, allà
16. Phúsis : selon Émile Benveniste (Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris,
1948, p. 78) le mot signifie « accomplissement effectué d’un devenir », « nature en tant qu’elle
est réalisée, avec toutes ses propriétés ».
17. Dans Œdipe Roi, phúō est employé à l’actif dans la question d’Œdipe sur ceux qui l’ont engendré
(435-438, 827, 1017, 1404) ; éphun (ou exéphun) dans la question « De qui suis-je né ? » : 458,
1015, 1082, 1084, 1184 (péphasmai phús), 1357, 1361, 1489. La « nature » mauvaise : dans O. R.,
822, Œdipe retourne contre lui-même l’imputation qu’il avait portée contre Créon (627) et que,
dans O. C., celui-ci lui retournera (743-744) ; voir aussi O. C., 270.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 471
18. G. Glotz (La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, 1904, repr. 1973,
p. 141) a très bien vu que, « d’Homère à Solon…, les cas abondent où la phílótēs n’est que la
négation de la haine ». Voir aussi, ici-même, p. 119-132, Laura Slatkin, « Les amis mortels ».
19. Phaneís, ephánēn : O.C., 974 (Œdipe parlant de lui-même). Même si, dans Œdipe Roi, phûnai
est surtout spécialement associé à l’engendrement par des parents, il ne s’agit pas, dans Œdipe à
colone, d’opposer, comme naguère le fit Claude Lévi-Strauss, un naître de deux à un être issu d’un
Un (« La structure des mythes », dans Anthropologie structurale, Paris, 1958, notes, p. 235-242) :
car même le vocabulaire de l’autochtonie a annexé phûnai pour exprimer la « naissance » noble
des citoyens d’Athènes.
20. Ainsi, aux vers 1121-1122 (« Je sais bien que cette joie ne pouvait venir de nul autre »), c’est
un mēdénos et non, comme on s’y attendrait, un oudénos qui est employé.
472 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
21. A- privatifs : 38 (áthiktos), 127 (amaimaketân), 130-131 (adérktōs, aphónōs, alógōs), 156-157
(aphthégktōi nápei) ; interdiction : 489 (ápusta phṓnōn mēdè mēkúnōn boḗn). Voir N. Loraux,
« Alors apparaîtront les Érinyes », L’Écrit du temps, 17 (1988), p. 93-107, n. 98.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 473
Mais au fait, avant même que l’on s’avise de logique, la grammaire aurait
son mot à dire sur ce « ne pas être né ».
Comment interpréter le mḗ ? Ou, plus exactement, si l’on veut nier phûnai,
le très « objectif » ou ne suffit-il donc pas ? Faut-il entendre mḗ dans son sens
dominant de négation prohibitive (surtout, ne pas naître, voilà qui l’emporte
sur tout l’argument) ? Ou, mieux, comme la négation d’un souhait à l’irréel du
passé qui, pour être sujet du verbe nikâi, aurait tout entier basculé à l’infinitif ?
Mais que vont penser les grammairiens de cette description d’un cas de figure
impensable, alors qu’ils ont des noms pour nommer ? Plus prudemment, on peut
se contenter d’invoquer la valeur de généralité qui s’attache à l’un des emplois
de mḗ – et pourtant, on le verra, peut-être est-ce dans la généralité que le non-
sens est à son sommet. On aimerait aussi qu’un article précède mḕ phûnai : on
pourrait alors, en toute sérénité, affirmer que mḗ est à sa place en vertu de la
règle qui veut que l’énonciation au négatif d’un infinitif substantivé recoure tou-
jours aux services de mḗ ; malheureusement, si « retourner là d’où l’on vient »
se dit tò bē ̂ nai, tel n’est pas le cas de mḕ phûnai, qu’aucun article ne précède.
Bref, que l’on parle d’« exégèse de la négation »22 ou que l’on s’attache à
montrer comment la grammaire, travaillée jusqu’au bord de la distorsion, est
le matériau de base de la tragédie sophocléenne23, rien ne permet de refuser
une hypothèse au profit de l’autre. Aussi choisirai-je de les maintenir toutes
à l’horizon de la réflexion, mais de trancher – enfin – dans un autre registre.
Phûnai ne se nie pas, à moins qu’on ne l’ait décidé. Et le très « objectif » ou
ne suffit pas à nier l’être-né, lorsque l’on veut le nier. Ce que l’on ne saurait
refuser24, sinon formellement, relève tout au plus de la négation qui permet
« d’écarter une notion »25.
Il y a dans mḗ comme une attente d’efficacité : pour dénier l’irréversible, il
n’est d’autre solution qu’un vœu dont la formulation soit assez marquée pour
qu’on oublie qu’il est irréalisable.
Mḕ phûnai : quelque chose comme un acte de parole. Rien, en tout cas, qui
relève de la logique. « Ne pas être né ? » Tout de même que l’existence de la
phúsis ne se démontre pas – ce serait « ridicule » (geloîon), dit Aristote –, ainsi
ce syntagme « sublime [et] qui, en deux mots, dit tout » (suggère du moins
22. La formule est de Lacan, Le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris (Seuil), 1987,
p. 353 ; p. 357-358, Lacan revient sur le mḕ phûnai en évoquant l’être pour la mort. Je n’ai pu
découvrir dans quel séminaire antérieur Lacan avait, comme il le suggère, analysé ce syntagme.
23. J’ai avancé cette proposition au sujet d’Antigone (« La main d’Antigone », Mètis, I, 2 (1986),
p. 165-196).
24. Nier et refuser sont fréquemment exprimés en grec par le même verbe : outre anaínomai (évoqué
n. 13), on mentionnera arnéomai et ou phēmí (je dis que non, je refuse).
25. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s. v. mḗ.
474 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
une profondeur d’abîme) conduit un logicien grec dans le « non-lieu »26, car
il y est surtout question de désir : puisse ce qui connaît la naissance ne pas la
connaître ! À coup sûr, pour que mḕ phûnai existe, fût-ce verbalement, c’est à
la pensée des poètes qu’il faudrait le référer.
Il est grand temps d’avouer que l’inventeur du syntagme n’est pas Sophocle
comme on a, jusqu’à présent, feint de le croire, mais le poète élégiaque Théognis.
De toutes choses, ne pas être né est pour ceux qui vivent sur terre le mieux
26. Aristote, Physique, II, 193 a 5-7 ; citations de Patrice Loraux, « La pensée prend forme »,
L’Écrit du temps, 14-15 (1987), p. 119-146, n. 134-138.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 475
27. En écrivant ce mot, je le sais inadéquat, puisque la racine *bhu de phûnai signifie d’abord
« pousser, croître, se développer » (Chantraine), si bien que mḕ phûnai s’entend comme énonçant
un non-mouvement (un non-advenir).
28. C’est le cas dans presque toutes les citations de Théognis.
29. Voir Gregory Nagy, « Théognis et Mégare. Le poète dans l’âge de fer », Revue de l’histoire
des religions, 201 (1984), p. 239-279.
476 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
Sans doute peu sensible à cet affect, j’ai plus d’une fois – et franchement –
ri à lire le correctif que, dans Le Mot d’esprit, Freud cite (ou apporte lui-même,
ce ne serait pas la première fois) au « ne pas être né ». Je l’ai plus d’une fois
cité de mémoire à des amis qui, eux, ne riaient pas du tout, avouant qu’ils ne
voyaient pas là-dedans de quoi rire. Telle que je me la rappelais, la phrase disait :
« Mieux vaut ne pas être né. Mais, disent les sages des Fliegende Blätter, cela
n’arrive qu’à un sur cent mille. » Lors de cette saynète, à ma grande déception
très répétitive, il allait de soi à mes yeux que Freud voudrait prendre au piège
du rire la phrase d’Œdipe à Colone, et je me demandais pourquoi mes interlo-
cuteurs en sont si souvent restés au stade de la « sidération », sans que jamais
vienne la « lumière ».
Je suis donc remontée au texte, et voici ce qu’il dit, une fois traduit :
Interrompons l’analyse de cet exemple [celui d’Itzig] pour faire voir que ce
même « sens dans le non-sens » existe dans un autre mot du genre, plus bref et
plus simple, bien que moins tranché :
« Ne jamais être nés, voilà l’idéal pour les mortels fils de l’homme ! ».
– « Mais », ajoutent les sages des Fliegende Blätter, « c’est à peine si cela arrive
à un sur cent mille »…
(Le Mot d’esprit, p. 82)
Ce n’est donc pas Œdipe à Colone qui est cité, cela ressemble plus à la for-
mulation de Théognis, et c’est désigné par Freud comme un « précepte de la
sagesse traditionnelle ». Exit Sophocle, et, avec lui, Œdipe. Comme si, pour Freud,
n’existait qu’Œdipe Roi (Lacan, tout au contraire, citera Œdipe à Colone) : il
n’y a qu’un Œdipe (et il n’est pas sûr que l’on puisse en rire, fût-ce en se glis-
sant entre des feuilles volantes). Mais tout aussi absente est l’origine grecque du
syntagme (sa phúsis, en quelque sorte) : exit la Grèce, au profit de la « sagesse
traditionnelle », parfaitement indéterminée. Il est vrai qu’une page plus haut, au
moment d’introduire « l’exemple le plus net et le plus pur du groupe entier »,
Freud précisait : « C’est encore un mot juif », et, tout au long de l’ouvrage, il
ne cessera de commenter la toute-spéciale affinité du Witz en général avec les
mots d’esprit juif. Ni Œdipe, ni la Grèce : dans le Mot d’esprit, Freud n’admet
comme compagnon de pensée que le seul Hamlet30.
Quoi qu’il en soit, il vaut la peine de relire également le commentaire que
Freud donne de cette « addition moderne à un précepte » traditionnel. Il y voit
… un non-sens absolu, rendu plus absurde encore par la restriction « à peine »
(kaum) qui veut être prudente. Mais elle cadre fort bien, à titre de restriction
évidente, avec la première phrase. Elle démontre que le précepte universellement
30. Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. Marie Bonaparte et Dr M. Nathan, Paris,
Gallimard, coll. « Idées », 1969, p. 14-15, 52, 63, 104.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 477
respecté ne vaut guère mieux qu’un non-sens. Qui n’est pas né n’est pas un fils
de l’homme, il n’y a donc pour lui ni bien ni meilleur. Le non-sens contenu dans
le mot d’esprit révèle et souligne un autre non-sens…
(Le Mot d’esprit, p. 82- 83)
Il valait bien la peine de s’attarder sur ce mot d’esprit, fût-ce pour soule-
ver (seulement soulever) la redoutable question du rapport entre la négation,
les syntagmes propres à soulever l’affect, et le mot d’esprit. Mais revenons aux
textes : à celui de Freud, à ceux de Théognis et de Sophocle. Si le « non-sens »
des Fliegende Blätter n’est que la présentation (Darstellung) d’un « autre non-
sens »31, faut-il renoncer à user de la langue grecque en parlant de paradoxe et
d’oxymoron pour annexer bravement la catégorie de l’Unsinn ?
Encore une question à laquelle on ne se hâtera pas de répondre. Constatons
pour commencer que, dans la citation qu’il fait du « précepte universellement
respecté », Freud se donne des facilités : le non-sens n’en éclatera que mieux.
« Les mortels, fils de l’homme » (die sterblichen Menschenkinder) sont trop
évidemment caractérisés par naissance et mort pour qu’un « sage » se retienne
d’ironiser. Mais il est vrai que Théognis appelait les homme epikhthónioi,
puis déversait sur eux toute la terre d’un tertre funéraire : en sa matérialité, la
terre était pour mḕ phûnai quelque chose comme un indice d’impossible. Peu
importent finalement les termes précis qui servent à formuler le « ne pas être
né » : l’adjonction des Fliegende Blätter aurait de toute manière le même effet,
l’impitoyable Darstellung du non-sens. « C’est à peine si cela arrive à un sur
cent mille »… Prenez un impossible, chiffrez-le (cela arrive à un sur cent mille),
et vous aurez du non-sens. Ajoutez prudemment la restriction, en apparence
scientifique « C’est à peine si… », et, sous couleur de présenter une version
mesurée, le dérisoire refluera sur la grande formule négative initialement pro-
férée, surtout si, comme Freud, vous avez pris soin de remplacer « ne… pas »
par « ne… jamais » (Niemals geboren zu werden). L’opération est au point.
Décidons (avec Freud et un peu malgré lui) d’en faire subir le choc en retour
à la version sophocléenne du mḕ phûnai. Il se pourrait bien que nous arrivions
trop tard, car le texte du stasimon a été prémuni contre une telle opération par
la simple insertion, dans l’énoncé du préférable en second, du polú devant deú-
teron : « en second, de beaucoup ». Mourir sitôt né, ce serait donc, par rapport
à « n’être pas né », du second choix ? Pour peu que l’auditeur ait l’esprit au
páthos (à l’affect), ce polú sera éminemment tragique, puisque le radicalisme
d’une négation impossible relègue très loin toutes les éventualités réalisables.
Mais, devant la profération de cet adunaton qui devrait prendre absolument le
pas sur tout le possible, le lecteur à la tête critique souhaitera sans doute une
ruse qui déjoue l’effet des mots ; il la trouve dans l’« addition moderne », qui
libère le rire.
On sait l’extrême importance que, dans l’économie du Witz, Freud accorde
à la formule « sens dans le non-sens »32, parce qu’il y voit le terrain privilé-
31. Voir encore p. 84 : « une absurdité [Dummheit] pour mettre en évidence, en vedette, … une
autre absurdité ».
32. Dès l’introduction, le thème a été annoncé ; voir aussi p. 196 sqq. et surtout la longue note
consacrée à cette configuration, p. 209 (« Vu l’importance que nous reconnaissons à la formule
478 sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud
“sens dans le non-sens”, l’on serait tenté d’exiger que chaque mot d’esprit fût un mot d’esprit par
non-sens », je souligne).
33. Par le biais du contresens : p. 192 (où il vaudrait mieux ne pas traduire Widersinn par « absurde »),
p. 194 ; le mot d’esprit et le rêve : p. 129-130 et 243 sqq., 266 (avec cette réserve qu’entre la repré-
sentation par le contraire et l’usage du contresens, la différence est que « dans l’esprit le non-sens
est un but en soi »).
34. Voir p. 189-192, 198, 204 et tout particulièrement 209 (note).
35. Voir p. 189-193.
36. Un seul renvoi, indirect. Et encore, il n’est même pas sûr que le renvoi ne concerne pas unique-
ment le mot au sujet d’Itzig (p. 209, note : renvoi aux pages 81 sqq.).
37. P. 227. Freud ajoute qu’il est plus facile de résoudre la question : pourquoi le tiers rit ? que
celle : pourquoi le tiers ne rit pas ?
38. P. 249, souligné par moi ; p. 250, Freud estime toutefois que ce n’est pas cette part du rêve qui
est analogique à la formation de l’esprit.
sur un non-sens grec. œdipe, théognis, freud 479
pour ceux qui ne rient pas, le « mais cela arrive tout juste à un sur cent mille »
réalisait comme en rêve l’optatif caché dans le « ne pas être né » ? Heureux,
ceux qui restent de marbre, indifférents à la contradiction entre nier tout
début et proclamer, même avec de singulières précautions, que cette négation
« arrive » (passiert).
Peut-être ne rient-ils pas non plus à la légende « Homme pratiquement perdu
s’il ne rêve pas », qui accompagne un dessin de Chaval39 Pour eux, mḕ phûnai
n’est que le plus superbement noir des adunata inventés par les Grecs.
Simple protocole d’un bref exposé pour introduire à un débat autour de Façons
tragiques de tuer une femme (Paris, Hachette, 1985). Dans l’interrogation
soulevée par le titre du séminaire « Femmes sujets de discours, femmes sujets
d’histoire », je voyais l’occasion de quelque chose comme un bilan, après un
travail de plusieurs années sur les représentations grecques du féminin. Car j’ai
moins réfléchi sur les femmes grecques en tant qu’elles seraient sujets d’histoire ou
sujets de l’histoire que je ne me suis préoccupée du discours : introuvable discours
des femmes – bien sûr, il y a Sappho, mais encore faudrait-il que celle-ci ne se
contente pas de retourner le discours masculin –, interminable discours grec sur
les femmes, océan de discours à propos de ces êtres pour qui « le silence est une
parure » – c’est Ajax qui, chez Sophocle, le dit à sa compagne. Mais, du discours
grec sur les femmes, j’ai dû, très vite, en venir au discours grec sur le féminin,
voire à ce qu’on pourrait plus généralement appeler le rapport grec au féminin.
Sujets d’histoire, les femmes grecques ? Pour l’époque classique, celle qui
m’intéresse, il faudra à coup sûr que l’historien renonce à son très puissant
fantasme de réalité pour entrer dans l’univers des représentations. Sans doute
n’y renoncera-t‑il pas sans avoir tout tenté : aux peintures des vases, aux plai-
santeries du genre comique, il demandera d’abord de se faire documents, voie
d’accès vers du réel, comme si les femmes peintes sur les vases n’étaient pas
immobilisées dans la généralité d’un type, comme si la comédie n’était pas un
genre littéraire, avec ses lieux communs, bien propres à susciter d’abord le rire.
Peut-être alors l’historien se tournera-t‑il vers les épigrammes funéraires, cen-
sées répondre à une définition plus satisfaisante du document. Mais, sur ce que
fut réellement la vie de la morte, ces inscriptions, au ve ou au ive siècle, donnent
fort peu d’informations : encore et toujours des stéréotypes, et souvent l’idée
que, d’une femme, il n’y a rien à dire, sauf à donner la parole au mari qui, le
plus brièvement possible, attestera qu’elle fut une bonne épouse. À la très offi-
cielle tribune du Céramique, Périclès affirmait solennellement que la vertu
d’une femme est qu’on parle le moins possible d’elle, pour la louange comme
pour le blâme (et il se trouve que cette déclaration n’a pas échappé à la vigi-
lance de Virginia Woolf)1 ; ce n’est pas une autre opinion qui, sur les tombes
privées, s’exprime à propos des mortes, nommées et cependant anonymes. Et
les épigrammes, donc, expriment un doute, plus d’une fois répété : s’il existe
une gloire des femmes, s’il existe un kleos gunaikôn, celle-ci l’eut en partage.
Façon de louer chaque morte au détriment de la « race des femmes ».
Kleos mérite qu’on s’y arrête un instant. Dans l’épopée, ce mot désigne à
la fois le genre épique et la gloire : le bruit que l’on fait autour d’un nom. S’il
existe un kleos des femmes, il s’est tout entier réfugié dans quelques illustres
inconnues, défuntes de surcroît. Mais, des femmes comme telles, il n’y aurait
rien à dire. Ni pour le porte-parole de la cité, ni pour celui de la maison, ni pour
l’historien, ce détenteur de mémoire.
En ce qui concerne l’historien, quelques précisions, toutefois : sans doute,
chez Hérodote, est-il souvent question de femmes, mais elles sont filles ou
épouses de rois et de dynastes, filles ou épouses de tyrans. Celles-là sont indi-
vidualisées. Et puis, il y a les femmes en général, qui apparaissent dans tous
les développements sur les us et coutumes des autres, ceux qui ne parlent pas
le grec et que, décidément, l’on nomme barbares. Mais du côté grec, dès lors
qu’Hérodote en vient au récit proprement dit des guerres médiques, au livre V,
leurs apparitions se raréfient, sauf peut-être à Sparte. Il est vrai qu’à Sparte il y
a deux rois et des problèmes de légitimité : aussi les accouchements des femmes
de rois constituent-ils des moments de crise, que le récit prend en charge ; il
est vrai aussi que, traditionnellement, les femmes y prennent la parole : ainsi
Hérodote nomme Gorgô, qui était fille du roi Cléomène et femme de Léonidas,
et mentionne ses conseils avisés. Mais le cas des Laconiennes illustres est-il
vraiment différent de celui des femmes de dynastes ? On en doutera, à voir
Hérodote souligner avec insistance le caractère archaïque des coutumes spar-
tiates, quasi barbares, dit-il.
Mais à Athènes, plus rien de tel – et il en ira de même chez Thucydide pour
d’autres cités. Des interventions rares, et inorganisées, de groupes de femmes
dans ce que j’appelle les « interstices de l’histoire »2, ces moments de crise aiguë
où l’essence de la cité est remise en question. Chez Hérodote, par deux fois, les
femmes d’Athènes interviennent dans le récit, violemment. Elles tuent, en le
lardant de leurs agrafes – arme typiquement féminine, Œdipe en sait quelque
chose, et aussi, dans l’Hécube d’Euripide, le roi Polymestor –, l’unique sur-
vivant d’une bataille perdue ; et elles lapident la femme et les enfants d’un
conseiller qui avait osé suggérer que l’on entende au moins les propositions
d’un envoyé du roi de Perse (cela se passe pendant les guerres médiques et, de
leur côté, les hommes d’Athènes ont lapidé le malheureux conseiller). Quant
à La Guerre du Péloponnèse racontée par Thucydide, on y trouve aussi, en
tout et pour tout – mais, cette fois, hors d’Athènes, cité-modèle –, deux inter-
ventions de femmes en groupes. Dans la ville de Platées assiégée, l’ennemi
s’est glissé par trahison, et le combat de rue fait rage, auquel les femmes par-
ticipent à leur manière (ce sera un topos de l’historiographie grecque, que les
femmes apparaissent dès lors que le combat se déroule à l’intérieur de la cité :
vouées à rester à l’intérieur, les sœurs, les filles et les épouses volent alors au
secours des leurs). Et, en plein cœur de la guerre civile, aux côtés du peuple
de Corcyre, il y a des femmes. Si j’ajoute que la guerre civile de Corcyre est,
2. Voir « La cité, l’historien, les femmes », Pallas, Revue d’Études antiques, Université de Toulouse,
32 (1985), p. 7-39.
482 notes sur un impossible sujet de l’histoire
Représentations que tout cela ? Il faut bien l’accepter, sauf à se faire his-
torien de l’époque hellénistique. Alors, dans des sociétés plus ouvertes et plus
fluides, les documents sur les femmes se feraient plus abondants. Pour ne pas
quitter tout à fait les représentations, j’en donnerai comme preuve le traité que
Plutarque consacre aux « vertus des femmes » ou, plus exactement, aux « actes
valeureux des femmes ». Texte placé sous le signe de la réfutation de Thucydide
(toujours la même phrase qui veut que la gloire d’une femme soit de n’en pas
avoir), et qui, contre l’autorité de Périclès, pose que la vertu d’une femme est
de même nature que celle d’un homme ; il en découle que cette vertu comporte
en soi de l’historique, propre à être exposé pour le plaisir et l’édification du lec-
teur (historikon apodeiktikon). Que l’on se rappelle seulement : dans la cité clas-
sique, il n’était qu’une définition de la « vertu », comme valeur de l’homme viril
(aner, andres) qui combat pour la cité (vertu : autant dire andreia, le courage).
De Plutarque à Thucydide, on mesure l’écart… Mais je m’en tiens à l’époque
classique, et reviens à ce que pourrait y être une « vertu des femmes ». À coup
sûr, une notion aussi singulière et spécifique que celle, chère aux médecins, de
« maladies des femmes » (il y a les maladies des humains, que tous, hommes et
femmes, partagent sans distinction, et puis celles que les malades elles-mêmes
ne nomment qu’en baissant la voix).
Soit donc la cité classique. Il n’est pas d’autre solution que de considé-
rer la femme comme toujours déjà constituée par les andres en objet de dis-
cours. Objet de discours : depuis Hésiode, avec sa première femme, piège pour
l’humanité, depuis Homère, avec Hélène, cause si séduisante de la guerre de
Troie, la Grèce retentit de discours sur les femmes. Et, sur ce point, comme sur
bien d’autres, Hésiode institue la tradition où, répétitivement, la femme sera
« un beau mal ». Cette tradition a ses modérés, qui s’accommodent du fléau
3. Amazones : Homère, Iliade, III, 189 ; stasis : Pindare, 12e Olympique, 15-16.
notes sur un impossible sujet de l’histoire 483
au point de le mettre sous clef pour se le garder4, et ses extrémistes, qui rêvent
d’un monde où l’on pourrait se passer des femmes pour avoir des enfants. La
chose est connue, je passe.
Mais ce discours trop simple comporte malgré tout ses notes discordantes,
et c’est là ce qui fait son intérêt. Délibérément, j’en choisis deux.
Il y aurait encore beaucoup à dire de cette notion de « gloire des femmes »,
à la fois impossible à admettre et impossible à éviter, et qui ne prend son sens
que référée à l’usage grec, en vertu duquel qui dit « gloire » dit « gloire virile ».
Ainsi, à énumérer les modes féminins du mourir dans la tragédie, on s’inter-
roge : existe-t‑il, à la gloire des femmes tragiques (Polyxène la vierge, Evadnè
l’épouse, Jocaste la mère), un contenu que l’on pourrait désigner comme spé-
cifiquement féminin ? ou bien, pour accéder à la gloire, une femme doit-elle,
d’une façon ou d’une autre, faire l’homme ? Je n’ai pas trouvé ce contenu
féminin de la gloire. Ce n’est pas une raison pour sous-estimer l’invention tra-
gique en matière de féminité. Mais il convient de ne pas la surestimer, et cette
note discordante rejoint donc finalement le discours dominant. Il est vrai que
le « syntagme » kleos gunaikôn est peut-être à jamais marqué par sa première
apparition dans un texte grec : cela se passe dans l’Odyssée, Pénélope parle
à Ulysse qu’elle n’a pas encore reconnu, et se confie à lui. C’est Ulysse qui
retourne la norme et dit « Tu es grande comme un roi de justice » ; et c’est elle
qui répond : « Ma gloire, mes grands airs, ma beauté, tout m’a quittée quand
Ulysse est parti »5. D’origine, la dissonance fait unisson.
De fait, pour isoler du féminin en sa spécificité fascinante, il faut, en Grèce,
en chercher l’incidence dans les discours que l’on tient sur l’homme vraiment
anèr. On y apprendra qu’un corps d’homme ne peut s’expérimenter lui-même,
dans le plaisir et la douleur, qu’en imitant – mieux, qu’en ressentant – cette
expérience féminine du corps qu’un Grec dote d’une valeur paradigmatique.
Hypothèses grecques : la femme ressent le plaisir plus intensément que
l’homme (ainsi Tirésias, homme puis femme, et redevenu homme, provoqua la
colère d’Héra en révélant ce que la déesse du mariage ne voulait pas que l’on
sût : que, sur dix parts, il en revient, dans le plaisir, neuf à la femme ; l’impu
dent fut donc aveuglé, et Athéna, qui fuit le plaisir, le consola en le faisant
devin). Du côté de la douleur, la référence essentielle est à celle de l’accou-
chement, à la fois souffrance et épreuve, exploit et fatigue, cela même que les
Grecs désignent par le mot ponos.
Un homme ressent-il intensément plaisir ou douleur ? On dira qu’il fait la
femme, ou plutôt qu’il donne libre cours à la femme qui est en lui.
Car les Grecs posent, explicitement et sans réticences, qu’il existe des hommes-
hommes, des femmes-femmes, des hommes-femmes et des femmes-hommes,
ainsi que l’affirme un passage étonnant du traité hippocratique Du régime. Trop
de virilité menace l’homme, ou le héros : qu’il donne au contraire libre cours à
la femme qui est en lui, et sa virilité n’en sera que rehaussée. Héraklès le sur-
mâle a besoin de bains chauds (leur vertu émolliente, voire efféminante est
4. Aristophane, Thesmophories, 791 (et plus généralement 785-800 : parabase en forme d’éloge
de la race des femmes).
5. Odyssée, XIX, 108-114 et 124-126, commenté par Helene P. Foley, « “Reverse Similes” and Sex
Roles in the Odyssey », Arethusa, University of New York at Buffalo, 11 (1978), p. 7-26.
484 notes sur un impossible sujet de l’histoire
bien connue des Grecs), et j’ajouterai que le héros endosse, au long de sa car-
rière, plus d’une robe de femme. Qui oserait contester la virilité d’Héraklès ?
J’affirme que le fils de Zeus sait précisément l’entretenir en donnant libre cours
à sa part féminine.
Quelques exemples encore de cette appropriation par les hommes du plaisir
et de la douleur. Cela commence avec Homère, lorsqu’au chant XI de l’Iliade
Agamemnon blessé ressent des douleurs « perçantes » ; plus exactement, ces
douleurs (odunai) s’enfoncent dans son corps (et voici qu’apparaît le verbe
dunô, s’enfoncer ; voici surtout ôdines, nom des douleurs de l’accouchement).
En proie à la souffrance de sa blessure – il l’a reçue au bras, cela même qui fait
le guerrier –, Agamemnon ressent avec acuité ce qu’expérimentent les femmes
en couches. Mais qui distinguera certaines douleurs du plaisir déchirant ?
À l’autre extrémité de mon corpus, la palme revient en l’occurrence à Platon,
exemplaire en ce qu’il mobilise la féminité – et le détournement du féminin –
au profit de l’homme philosophe, et des émois de son âme.
Toutes les fois que l’être fécond vient au voisinage d’un bel objet, il en éprouve
un apaisement délicieux qui le fait s’épanouir, et alors, il enfante, il procrée. Mais
toutes les fois que c’est d’une laideur, … alors, il ne procrée pas, mais garde le
pénible fardeau de sa fécondité. C’est de là, sûrement, que résulte, chez l’être
fécond et déjà gros de son fruit, le prodigieux transport qui le saisit, à l’entour
du bel objet, parce que celui qui possède ce bel objet est libéré d’une cruelle
souffrance d’enfantement (Banquet, 206 d-e).
Est-il besoin de le préciser ? L’enfantement se nomme ôdinos. Et c’est
encore ce mot qui, dans le Phèdre, caractérisera le « douloureux travail » de
l’âme éperdue de désir. Paradoxe bien grec de la pensée platonicienne : passer
son temps à vouloir dégager l’âme du corps, et évoquer l’âme dans le lexique
de la plus grande sensualité (entendons la sensualité féminine). L’âme, donc,
bondira follement sous la douleur du désir et la joie du souvenir ; prise dans
cette confusion des sentiments, elle courra, pleine de convoitise, vers la beauté
(ou celui qui la possède). Et, dans le même instant, l’âme philosophe ressent
une dernière fois le douloureux travail et cueille le plaisir le plus délicieux6.
Qu’y gagnent les femmes ? Je ne sais. Mais je sais qu’à l’homme philo-
sophe, Platon réserve le somptueux cadeau de la féminité.
7. Claire Nancy, « Euripide et le parti des femmes », in E. Lévy (éd.), La Femme dans les sociétés
antiques, Université des Sciences humaines de Strasbourg, Strasbourg, 1983, p. 73-92.
8. Voir Froma Zeitlin, « Playing the Other : Theater, Theatricality and the Feminine in Greek
Drama », Representation, University of California Press, 11 (1985), p. 63-94.
486 notes sur un impossible sujet de l’histoire
tout à la fois, sans qu’une séduisante confusion d’affects ne s’en mêle. Jamais,
y compris sur la scène tragique, un père ne tue son fils – ce sont les femmes qui
œuvrent en ce cas, et leur acte est crime, destiné à « tuer » symboliquement le
mari (voyez Médée), en aucun cas sacrifice. Seule la guerre civile, cette calamité
absolue, peut amener un père à porter la main sur son fils : l’horreur est alors
sans recours. Mais le genre tragique s’y refuse : ainsi, lors même que l’immola-
tion de son plus jeune fils sauverait Thèbes assiégée, Créon repousse avec vio-
lence la demande du devin Tirésias (« Je n’écoute ni n’entends. Adieu, cité »),
et il faudra que l’adolescent recoure à la ruse pour écarter ce père trop aimant,
et s’immoler soi-même, debout, comme un guerrier11. Nul doute que, dans la
tragédie, on égorge plus facilement les filles, même si le sacrificateur n’est pas
toujours, comme pour Iphigénie chez Eschyle, un père.
Certes, nul n’est forcé de justifier le sacrifice d’une fille en recourant au
redoutable raisonnement que, dans l’Erechthée d’Euripide, tenait Praxithea,
reine d’Athènes :
Si je sais bien compter et faire la différence entre le plus et le moins, la ruine d’un
seul foyer est un moindre mal que celle d’une cité entière et n’a pas les mêmes
effets. Si, au lieu de filles, des fils avaient grandi près de moi, à l’heure où la
flamme ennemie eût menacé la ville, ne les aurais-je pas équipés de la lance pour
les envoyer au combat, sans redouter leur mort ? Ah ! que n’ai-je des enfants
capables de combattre et de s’illustrer parmi les citoyens-soldats (andres), au
lieu de n’être, dans la cité, qu’une parure inutile ?12
Praxithea, il est vrai, est une exaltée, femme jusqu’en sa façon de dénier
toute valeur à la féminité. Mieux vaut – ce choix en tout cas a la préférence de
la tragédie euripidéenne – entourer le sacrifice de métaphores « expliquant » la
condition de victimes qui est celle des vierges par leur statut, sexuel et social. La
jeune fille est parthenos en ce qu’elle n’a pas encore franchi le pas du mariage ;
et, si le mariage est domestication, la parthenos, génisse ou cavale à domesti-
quer, est toute désignée pour remplacer l’animal sacrificiel, afin que se réalise
la métaphore. Mais la parthenos est aussi (pour la tragédie, elle est surtout) une
vierge, désirée, redoutée, fragile, inquiétante. À la fois attirante en son intégrité,
et d’ordinaire protégée par son statut sexuel13, mais inquiétante en ce qu’un fan-
tasme bien grec la crédite d’une sourde résistance à faire le pas qui la transfor-
mera en épouse. Du coup, la mise à mort accomplit imaginairement quelque
chose comme une défloration, par un de ces déplacements du bas vers le haut
qui caractérisent le corps creux des femmes en tant qu’il est un conduit14 : dépla-
cement de la matrice vers la gorge qui s’étouffe, déplacement du sexe défloré
à la gorge où taille le fer, du premier – que les médecins disent « réel » – au
second, que les spectateurs savent fictif mais interprètent sur-le‑champ, la dif-
férence est-elle si grande ?
Avant le sacrifice, une vierge dont le sang pur doit couler ; après le sacrifice,
une vierge qui n’est plus une vierge. La vierge égorgée est bonne à penser, dans
les limites de ce que la différence des sexes autorise à fantasmer.
En chemin, la tentation se fait irrésistible de s’arrêter à ce que la tragé-
die suggère du corps de l’homme et de celui des femmes. À vrai dire, rien qui
s’écarte sensiblement du lot grec des représentations partagées. Tout, semble-
t‑il, se focalise autour du sang, en ce qu’il s’écoule ou non du corps. Or le sang
grec (haîma) est par définition écoulement (le mot latin sanguis dit au contraire
le sang dans le corps, par opposition à cruor, que l’on répand et qui teint les
armes du mourant). Et c’est ici que l’on saisit une étonnante opération de l’ima-
ginaire : du corps ouvert des femmes, d’où s’écoule le sang, seuls parlent les
médecins15 ; fidèle aux représentations de l’imaginaire grec, la tragédie préfère
déplacer l’ouverture – en l’occurrence la blessure au profit du corps masculin :
ainsi les lieux de morts y sont innombrables parce que l’homme est tout entier
un corps à ouvrir, mais infiniment répétitif est le corps des femmes, tout entier
condensé dans leur gorge. Celle des vierges, qu’ouvre un sacrificateur – mais
la vierge est et n’est pas une femme –, celle des épouses qu’étrangle la corde
des pendues. C’est que, pour la satisfaction de la pensée, le corps des femmes
se doit d’être fermé, et sur ce point même les médecins ne s’écartent guère de
la vulgate grecque. Tout au plus distinguent-ils la bonne fermeture, celle de la
grossesse par où la femme atteint son telos, de toutes les autres, qui sont mau-
vaises et se comptent au nombre des « maladies des femmes » : parfois, dans
le corpus hippocratique, l’utérus se met à divaguer et, comme une bête folle
(dira Platon), remonte vers la gorge. Alors la femme étouffée se pend, redou-
blant ainsi l’étouffement de son corps, à quoi, tendanciellement, la condamne la
nature des femmes. Du moins échappe-t‑elle à son destin par ce destin même :
cette fois-ci, j’ai bel et bien retrouvé la tragédie…
Car, sur ce point, la tragédie procède tout de même à un détournement. Dans
le mythe et dans le rituel comme dans la littérature hippocratique, les pendues
sont des parthenoi ; préférant offrir les jeunes filles au glaive des sacrificateurs,
la cohérence tragique leur substitue des épouses : des femmes qui ne sont pas
mères ou qui, en deçà de leur telos, valorisent le temps d’avant la maternité.
Et c’est ici que, comme un superbe démenti à ma construction, j’ai rencontré
Antigone, vierge qui ne veut rien entendre du mariage et qui pourtant se pend
comme une épouse. Et que, de cette énumération du corps à quoi je m’attar-
dais, j’ai dû, une fois encore, revenir à la question de l’autonomie des femmes
tragiques. Façon de me heurter à nouveau à ces limites que l’on ne transgresse
jamais jusqu’au bout. Et, insidieusement, se profile à nouveau la question du
sujet. Antigone se veut autonome, elle le proclame en ce qui est même pour
nous la première occurrence de l’adjectif autonomos, mais Antigone mourra
étouffée dans le lacet, n’infligeant ainsi qu’un léger déplacement au plan de
mort que Créon avait conçu pour elle. Antigone se veut héroïque, et meurt de
la plus infamante des morts. Antigone veut choisir sa fin, mais choisit une mort
15. Il ne va certes pas de soi que seuls les médecins puissent en parler. Pour citer un contre-exemple,
on évoquera la façon dont, dans le Mahabharata, le sang « impur » de Draupadi renvoie métaphori-
quement à l’effusion du sang des guerriers sur le champ de bataille (voir les remarques de Madeleine
Biardeau, Le Mahabharata, I, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 220-222).
notes sur un impossible sujet de l’histoire 489
« sans bras »16 – une mort à laquelle la main, volontiers sanglante dès lors qu’elle
agit, n’a pas de part. Antigone refusait le mariage et la génération, et, trop iden-
tifiée à Jocaste, la mère – épouse d’Œdipe qui est aussi sa propre mère, elle se
tue comme celle-ci. Antigone la vierge est allée vers Hadès qui épouse toutes les
vierges. Antigone ou : que l’on ne saurait jusqu’au bout être sujet au féminin.
La boucle est bouclée, ce qui n’exclut pas que le parcours ait été sinueux.
Je n’avais, il est vrai, pas d’autre solution que de commencer par le genre
historiographique, dont je connaissais les choix tranchés en matière de sujet,
pour aller vers la tragédie, dont j’ai longtemps cru qu’elle (se) représentait les
femmes sur un autre mode que celui, fort civiquement orthodoxe, de l’histoire.
Mais j’ai bien dû me résoudre à constater que tout n’est pas possible pour l’ima-
ginaire, et mon travail a souvent consisté en un relevé des limites : une carte des
impossibilités. Restent les envols d’une langue libre, qui, chez Euripide, imite
plus qu’elle ne reproduit le prosaïsme du parler quotidien.
Polyxène a été égorgée, elle qui eût voulu que Néoptolème la frappe au buste,
comme un guerrier. Mais de Polyxène égorgée, Talthybios, en ses mots simples
d’homme du peuple, n’en finit pas d’exalter l’héroïsme. Il n’est d’autre solution
que de s’accommoder à la fois de ces deux propositions. Il est vrai que déjà,
pour entrer dans l’univers tragique, il a fallu, en amont, en admettre encore une
autre, celle-là beaucoup plus grave, lourde de sens en tout cas : une femme n’a
de nom que sur horizon de mort.
Ainsi, pour un Grec, se clôt tout ce qui, le temps d’une représentation
tragique, s’était ouvert.
16. Je renvoie ici à une étude beaucoup plus longue publiée dans Mètis, Revue d’Anthropologie du
monde grec ancien, Paris-Athènes, 1 (1986), p. 165-196 (« La main d’Antigone »).
POUR QUEL CONSENSUS ?*
À Selma
2. George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 211.
3. Raoul Hilberg, in Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Fayard, 1985, p. 174 ; il n’empêche qu’en
l’occurrence le travail – admirable – de l’historien Hilberg consiste à faire parler un document qui
se voulait pis que muet : banal et de routine (« Ne rien dire. Faire les choses. Ne pas les décrire »).
R. Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988.
492 pour quel consensus ?
assurance que cette patiente reconstruction ne deviendrait pas à son tour fanto-
matique, à l’épreuve du pays « réel ». Risques et grandeurs de l’anamnèse…
Encore faudrait-il ajouter que notre époque, hantée par les « immatériaux »,
accumule toujours plus de difficultés sur le chemin de l’accès direct au docu-
ment : quand bien même la science ne se croirait pas par essence tenue à faire
périodiquement le vide dans ses archives, par où – avance Lévy-Leblond – elle
s’entrave elle-même, prise au piège de l’oubli ainsi géré, nous n’en avons pas
fini de lutter contre la dégradation toujours plus rapide des supports, ni contre
l’irrésistible prolifération du matériel archivable, toujours plus abondant à mesure
que s’inventent des techniques de conservation plus sophistiquées.
Apories… L’oubli a bien des alliés. On peut s’en réjouir. On s’en inquié-
tera à coup sûr : comment réparer une perte qui creuse dans notre présent un
vide que rien ne comble, lorsque nous savons à peine ce que fut l’objet qui a
été perdu ? Faute de cerner la chose inassignable, il n’est d’autre solution que
de travailler avec les objets dont chacun sait qu’ils sont toujours perdus, parce
que toujours on les a oubliés. Des objets ? Disons plutôt : une béance en ses
multiple versions, du différend – qu’aucune langue commune ne saurait « phra-
ser » – à la différence sexuelle, dont aucune mémoire ne saurait s’accommoder4.
Et, de l’un à l’autre, toute la gamme – finalement aisée à passer en revue – des
meurtres, des abandons, des douleurs, des hontes.
Il faut se risquer à faire avec.
4. Je pense à Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Éd. de Minuit, 1983. Et à Leo Steinberg,
The Sexuality of Christ in Renaissance Art and Modern Oblivion, New York, Pantheon, 1983 ;
trad. fr. La Sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris,
Gallimard, coll. « Infini », 1987.
pour quel consensus ? 493
et détruira Créon. Décidément, le chœur était trop pressé, annonçant dans son
chant d’entrée ce qui ne peut relever que d’une conclusion.
Il est toujours dangereux, même si c’est, semble-t‑il, étonnamment facile,
de « passer allègrement d’hier à aujourd’hui5 ». Exit hier, vive le présent ? Cela
s’appelle tourner la page. On dit encore (on le chante même) : du passé faisons
table rase. Le fantasme est beau, certes, mais il convient de s’attacher aussi au
réel. D’écouter, par exemple, ce qui, sous le nom d’amnistie, se dit pour effa-
cer hier. Ainsi, la très fameuse proclamation du général de Galliffet, dans son
ordre du jour à l’armée, en date du 21 septembre 1899 :
L’incident est clos ! [Il s’agissait de l’affaire Dreyfus.] […] Je vous demande
et, s’il était nécessaire, je vous ordonnerais d’oublier ce passé pour ne songer
qu’à l’avenir.
Le 27 février 1899, il est vrai, Waldeck-Rousseau avait par avance protesté
devant le Sénat :
Il semble, en vérité, que certains actes soient oubliés et que certains souvenirs ne
mordent plus au cœur, comme autrefois, les fils ou les descendants des proscrits
de 1851.
Je me refuse à amnistier le passé ; nous ne fournirons pas aux réactions de l’avenir
un précédent républicain.
Mais, au printemps de l’année suivante, le même Waldeck-Rousseau, devenu
président du Conseil, défend la loi d’amnistie :
Il s’agit seulement de mettre les partis dans l’impuissance de faire revivre un
douloureux conflit.6
Et le rideau tombe sur l’affaire Dreyfus ou, du moins, si les choses n’avaient
dépendu que du pouvoir, serait retombé, six ans avant que Dreyfus ne retrouve
son honneur.
Amnistie : le mot est grec et parle de mémoire interdite ou immobilisée,
mais déjà les historiens romains le glosaient en oblivio, oubli – ainsi Justin
ou Cornelius Nepos, à propos de la réconciliation de 403 avant Jésus-Christ à
Athènes. Mais il n’y a pas que l’amnistie : pour une cité, pour une nation, il est
bien des façons d’annuler hier par aujourd’hui, qui toutes ont à voir avec une
stratégie de l’oubli.
Souvent cette stratégie consiste en une « politique d’apaisement ». Faut-il
aller plus loin et « mettre l’oubli au premier rang des vertus nécessaires à la poli-
tique » ? À ce propos, Raymond Aron citait Renan lorsque, dans ses Mémoires,
il revenait sur des articles de jeunesse, écrits à Londres en 1943 et mettant en
cause tel écrivain vichyste avec lequel, depuis lors, il s’était souvent « retrouvé
dans le même camp ». Et Zeev Sternhell, commentant cette page, d’ajouter ceci,
qui vaut à son tour la peine d’être cité :
C’est là le cœur du problème. Si un homme comme Aron peut prêcher dans ce
contexte l’oubli – ce qui signifie mutiler l’histoire –, il faut qu’il y soit poussé
par des raisons autrement importantes que celles de la politique. Il s’agit en fait
d’une volonté d’éclipser Vichy pour sauver l’âme de la nation.7
Que les vues de Sternhell puissent être discutées ou qu’elles l’aient de fait été,
âprement, n’est pas pour l’heure la question. Au moment d’avancer que, depuis
le temps lointain de sa naissance grecque, la politique – toute politique, peut-
être – est tissée d’oubli (que l’on s’en indigne ou que l’on s’emploie à fonder la
pertinence d’une telle définition), essentielle est l’idée que les raisons d’oublier
qui font la politique vont bien au-delà des raisons « politiques » d’oublier. Ces
raisons fondamentales, on les dira alors plus anciennes, voire absolument ori-
ginaires, qu’on les identifie au non-oubli, sur le mode grec, ou, comme le sug-
gère ici Jean-François Lyotard, à la « chose intraitable » qui, intempestive et
clandestine, « habite inconsciemment la cité ».
7. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Éd. du Seuil, 1983, et
Bruxelles, Éd. Complexe, 1987, p. 23.
8. Proverbe cité par H. A. Winkler comme résumant l’argumentation de ceux de ses compatriotes
allemands qui, à propos de l’affaire Waldheim, s’en prenaient au Congrès juif mondial (in Devant
l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le
régime nazi, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 213).
pour quel consensus ? 495
Ce qui ne facilite certes pas la tâche de l’historien lorsque son enquête doit
compter avec la mémoire ou se donne la mémoire pour matière. Car il lui fau-
dra traverser des couches de résistances qui protègent l’oubli, œuvrer, donc,
à contre-mémoire. Soit la France de Vichy, sur laquelle, dès la Libération, fut
vite jeté un voile pudique, y compris par certains courants de la Résistance, à
commencer par le gaullisme. Que les Français n’aient pas encore fini de se réap-
proprier cette page de leur histoire n’est pas douteux, et un livre récent en fait
la constatation11. Le « délai de la résurgence », il est vrai, est toujours long,
même si certains phénomènes peuvent suggérer comme une remobilisation de
la mémoire : ainsi, tout récemment, le retour insistant de la référence à Vichy
dans nombre de déclarations, entre les deux tours des élections présidentielles,
est peut-être un indice de ce que, contrairement aux prédictions intéressées d’un
négateur du passé12, les Français, en votant, se sont de fait prononcés aussi sur
l’histoire de la Seconde Guerre mondiale13. Mais, aux historiens, on demande-
rait volontiers qu’ils devancent le temps lent de la mémoire collective : or on
sait quels remous produisit dans le milieu des historiens français la parution,
en 1973, de l’ouvrage de Paxton sur la France de Vichy, qui, depuis les États-
Unis, énonçait, démonstration à l’appui, quelques vérités gênantes, propres à
pulvériser un consensus, fragile certes, mais rassurant14.
Encore s’agirait-il de s’entendre sur ce que l’on demande à l’Histoire, que
l’on soit simple particulier ou historien de métier. La récente « querelle des his-
toriens » allemands atteste que ce n’est pas nécessairement – beaucoup s’en
faut – de dissiper l’oubli. Certains des protagonistes, souvent les plus réputés
académiquement, tablant sur le désir d’un « passé auquel souscrire », tendent
en effet à donner à la mémoire allemande un contenu qu’ils veulent accep-
table (entendons : producteur de consensus), pour « faire passer » un passé
que l’Allemagne fédérale n’oublierait pas assez vite. Le faire passer, « comme
n’importe quel autre »15… Qui n’adhère pas à ce programme sera suspecté de
s’acharner contre l’identité allemande. On s’interrogera à juste titre – il faut
s’interroger – sur cette définition de l’histoire comme instrument intellectuel
propre à fabriquer du consensus. Mais ne nous empressons pas trop d’affirmer
que notre mémoire s’opposerait à leur oubli : les historiens français, je le répète,
ont assez à faire avec les trous de mémoire français.
Admettons ce qui, de Thucydide à Marc Bloch, est sans doute le plus petit
commun dénominateur des grandes définitions de l’Histoire : que la tâche
de l’historien est de mémoire sans concession ; il va de soi dès lors que nous
n’avons plus à lui demander d’œuvrer à quelque consensus que ce soit. Tout
au contraire, s’il est vrai que, « pour entretenir la mémoire », l’histoire doit,
comme l’avance Pierre Vidal-Naquet, « suppléer la mémoire », nous devrions
sans répit le soutenir dans son rôle de trouble-fête. Sa tâche en sera-t‑elle pour
autant facilitée ? Rien n’est moins évident, car la difficulté remonte alors plus
haut, au moment où, sur-le‑champ, on oublia le passé, et il arrive que cet oubli
ait été si puissant que l’épisode oublié soit, à proprement parler, effacé de la
mémoire collective. C’est en l’occurrence le cas, sinon de Vichy, qui n’a sans
doute pas été « rayé de l’histoire de France » aussi radicalement que certains
l’affirment16, mais de l’événement nommé Munich. En avons-nous fini avec
Munich ? demande Emmanuel Terray. Les historiens ont beau travailler à dépla-
cer les perspectives, la collectivité n’en veut rien savoir, parce qu’elle n’a rien
voulu faire de cet épisode, à coup sûr peu flatteur pour les Occidentaux : seul
a perduré le facile sentiment de soulagement, dissimulant tous les abandons,
d’autant, suggère Terray, que Yalta, d’où la France était absente, est venu à
point nommé masquer Munich qui, pour l’Europe de l’Est, en était pourtant
comme une répétition générale, avec une distribution différente. Et comment
parler du 17 octobre 1961, où la police française massacra par centaines des
nationalistes algériens, à moins de reconstruire pièce par pièce, comme le fait
Jean-Luc Einaudi, cette journée de meurtre, à l’aide des rapports de police et
des témoignages patiemment collectés chez les survivants ? Comme si ce jour
14. Robert O. Paxton, Vichy France, Old Guard and New Order, 1940-1944 (1972, traduit de
l’américain par Claude Bertrand, sous le titre La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Éd. du Seuil,
1973. Sur la réception française du livre, voir H. Rousso, op. cit., p. 267-271.
15. Devant l’histoire (op. cit., n. 8) ; j’ai utilisé les contributions de J. Kocha (p. 109), M. Stürmer
(p. 25), E. Nolte (p. 35).
16. Sternhell, op. cit., p. 24.
pour quel consensus ? 497
d’octobre avait été annulé, au point que l’on ne puisse raconter même l’histoire
de son oubli17.
Mais, à traquer l’oubli de ce que l’on aurait voulu croire inoubliable, ne
s’agit-il vraiment que d’histoire ? L’histoire n’est pas la mémoire, même si
elle y supplée, et, sur fond d’institutions, « entre historiens on peut en fin de
compte parler de tout », note ironiquement Lothar Baier, sans trop déroger
au code de l’échange académique. Est-ce pour cette raison que des « non-
spécialistes » – anthropologues, historiens d’autres périodes ou d’autres civi-
lisations, philosophes –, passant outre l’autorité institutionnelle du partage des
disciplines, ont tenu à témoigner ici de ce qu’il en est aujourd’hui de l’oubli
dans la cité ?
Et il serait grand temps de constater que, contre les politiques oublieuses
et les consensus trop économiques, une autre voix (une tout autre voix)
se fait entendre, ténue mais toujours vigilante même si elle se sait inutile-
ment prophétique dans l’instant, et qui, puissante de n’avoir jamais totale-
ment rompu avec l’oralité, combat sans relâche tous les effacements ; j’ai
nommé la poésie, qu’elle soit mémoire vivante de l’expression formulaire ou
qu’elle s’inscrive sur le papier et dans l’âme. Présente en personne dans ce
volume, la poésie y est aussi, plus souvent encore, invoquée à titre de témoin
(ou de mnḗmōn, ainsi que les Grecs nommaient l’homme-mémoire, magis-
trat préposé à la durée) : Rachel Ertel cite le poète yiddish Yakov Glatstein,
Emmanuel Terray le Tchèque Jaroslav Seifert, Pierre Vidal-Naquet le Grec
Séféris, comme si nulle parole ne savait mieux que la poésie prévenir et refou-
ler l’oubli. Il est vrai qu’elle en vit, dans la durée imprévisible des « perfor-
mances » ; mais aussi, parce qu’elle a intégré en soi l’oubli, elle en connaît
assez le travail insidieux pour savoir interposer sa présence entre l’inou-
bliable et la mémoire menacée.
Et voici qu’à propos des oublis de la science Hugo est convoqué pour témoi-
gner de la force du verbe poétique :
On n’enseigne plus […] la scolastique d’Abailard, la politique de Platon, la
mécanique d’Aristote, la physique de Descartes […]. On enseignait hier, on
enseigne encore aujourd’hui, on enseignera demain, on enseignera toujours le
Chante, déesse, la colère d’Achille.
La colère d’Achille ? C’est le premier mot de l’Iliade et, pour le poème
tout entier, c’est l’opérateur essentiel, faute de quoi bien des années auraient pu
s’écouler encore devant Troie pour les Achéens sans qu’Achille trouve en soi
assez de fureur pour tuer Hector. Or il nous importe qu’à la Muse le poète qu’on
appelle Homère ait assigné pour fonction de chanter la Colère, en ce qu’elle est
mémoire terrible de ce qui ne s’oublie pas : la perte.
Il n’est pire perte que la disparition ou que l’effacement, lorsqu’il est sans
retour (j’exclus donc pour l’instant la figure du palimpseste18, ce feuilletage
de mémoire et d’oubli où le plaisir trouve abondamment son compte). Aucune
17. En attendant l’ouvrage de Jean-Luc Einaudi, voir Pierre Vidal-Naquet, « Ce jour qui n’ébranla
pas Paris », Actualité de l’émigration, 59 (15 octobre 1986).
18. Dont pourtant Orwell (op. cit., p. 63) fait la métaphore de l’histoire.
498 pour quel consensus ?
trace ou, ravivant la douleur d’avoir perdu, la simple marque d’une extraction19,
seul indice qu’il y eut quelque chose et non pas rien. Du coup, on ne pourra
oublier qu’on a oublié, mais jamais on ne se souviendra de l’oublié, si bien
que le non-oubli, interminablement, se prendra lui-même pour objet, sans fin
se répétant qu’il y a eu du passé, mais que l’accès en est impossible – et cela,
dit fortement Charles Malamoud, « méduse » la mémoire, à jamais pétrifiée.
Fasciné par ce qu’il imaginait de la pratique égyptienne du martelage, offerte
à l’œil sur les murs de tous les monuments, Freud donnait pour maître à son
Moïse cet Akhenaton qui, pour la gloire de son dieu unique, fut un impitoyable
marteleur20 ; mais le même Freud pensait aussi qu’à la limite l’effacement inté-
gral n’existe pas, ainsi celui, paradigmatique en son impossibilité, des « traces
d’un meurtre » – serions-nous encore aussi optimistes ? il est vrai que nous
avons vu Shoah, et savons que, dans les psychismes, les traces ne s’effacent
pas comme en un appareil d’État. Il se pourrait en tout cas que l’on n’efface pas
en toute impunité : ce qu’il en coûte d’effacer l’écriture lorsqu’elle appartient
à tous, les anciens Grecs ont beaucoup à nous apprendre parce qu’ils savaient
que les changements de régime détruisent la mémoire gravée sur les pierres, au
cœur de la cité. Aussi mainte pierre inscrite se protège à l’abri d’une impréca-
tion contre le fauteur d’oubli :
Celui qui martèlera les lettres passées au rouge ou rendra impossible la vue des
stèles, qu’il périsse, lui et sa descendance !21
Interviendront alors la Justice des dieux ou le tribunal de la culpabilité.
À parler de lettres effacées, on ne parle certes que métaphoriquement ; mais
il s’agit alors moins de refoulement – car le refoulement est mémoire de ce qui
oublie – que de « retranchement22 » : mis à part, toujours là et cependant inac-
cessible est le retranché, d’où l’on ne fait retour qu’à l’état de fantôme ou, comme
les écrivains soviétiques naguère « innommables » et que la nouvelle politique
appelle maintenant au grand jour des vivants, de « revenant ». Encore le retour
n’est-il nullement assuré, et rien ne garantit qu’en cas de retour la mémoire offi-
cielle ne continuera pas à entretenir l’oubli de ce qu’il y a eu oubli. En d’autres
termes, ceux mêmes de Charles Malamoud, « la politique de l’oubli a surtout
pour objectif d’imposer l’oubli de la politique ». Par-delà l’écart entre la fiction
et le réel (mais en l’occurrence la fiction est vraie et le réel fantomatique), il en
est, à peu de chose près, des « vaporisés » de 1984 (« Syme avait disparu […],
Syme avait cessé d’exister, il n’avait jamais existé », « Syme n’était pas seu-
lement mort, il était aboli, il était un nonêtre »23) comme de l’écrivain Isaac
19. Les Grecs anciens parlaient d’exairēsis lorsque, par exemple, on ôte du calendrier un jour de
funeste mémoire ; nous parlons encore d’exérèse pour désigner l’opération chirurgicale par laquelle
on enlève un organe, une tumeur ou un corps étranger.
20. Freud, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard,
1986, p. 88 ; les traces du meurtre : p. 115.
21. Je cite une inscription de la cité de Téos (début du ve siècle av. J.-C.) ; voir Marcel Detienne,
« L’espace de la publicité », in M. D. (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Presses
universitaires de Lille, 1988, p. 50-53.
22. Je dois à Françoise Davoine cette distinction et sa formulation ; « retranchées » (abgespalte-
nen) sont dans L’Homme Moïse (p. 166) certaines parties du moi sous l’influence du traumatisme.
23. Orwell, op. cit., p. 211 et 225.
pour quel consensus ? 499
Réhabilité, sans doute. Mais, quant à ce que fut sa mort, quant à ce que signi-
fient l’épais silence qui pesa sur son nom ou l’« illégalité » de la répression
dont il fut victime, les interrogations se heurtent à des mots, beaucoup de mots
sur l’avant et l’après de la béance. Des mots sur ce qui, précisément, n’est pas
l’objet de la question. Autant dire : rien.
Et cependant les mots vides ont une fonction : ils cernent et tout à la fois
suturent (tentent de suturer, et y parviennent souvent assez bien) l’entre-deux ter-
rifiant. Et l’on pourrait dire, à peine paradoxalement, que, si la mémoire sovié-
tique est amputée, elle l’est des trous noirs de l’histoire du stalinisme, dont elle
fait entrevoir et, en même temps, occulte, la monstrueuse béance.
J’ai parlé d’amputation. Certains ne parlent que de plaies à brider. Mais, dans
un cas comme dans l’autre, la chirurgie est le sous-texte de ce volume, jusqu’à
ce qu’un texte en fasse son objet manifeste : ce sera, analysé par Jean-Pierre
Peter, le long oubli de l’anesthésie par les chirurgiens et leur répugnance durable
à opérer des corps endormis, comme si seule la douleur de l’opéré couronnait le
travail du praticien. Ce rappel, à coup sûr, dérange, et l’on s’interroge : certes,
nous n’hésitons plus à recourir à l’anesthésie, mais, pour une tumeur ôtée sans
douleur, quelle souffrance de la mémoire, paralysée, incapable d’oubli, inca-
pable de mobilité et qui voudrait « guérir » de ses souvenirs enkystés ! Et si la
bienveillante anesthésie nous forçait à tout remonter d’un cran ?
Mais il y a surtout la chirurgie comme métaphore : ainsi, les « interven-
tions de chirurgie réparatrice » auxquelles on procède sur les œuvres d’art et
qui, curieusement, suggère Claude Frontisi, ôtent plus qu’elles ne restaurent. Et
d’autres excroissances, à peine métaphoriques, comme celle de la torture, ce mal
qu’on ne saurait ni oublier ni « opérer comme une tumeur de la mémoire24 ».
Et toutes les blessures de la mémoire collective.
Celles-ci, qui peut les soigner ? Vera Schwarcz doute que l’historien puisse en
être le médecin, doute dont les historiens « révisionnistes » allemands semblent
avoir résolument fait l’économie, en leur désir de fermer toutes les plaies pour
construire un passé suffisamment oublieux de ce qui advint. Aussi, face à ceux
qui parlent de rendre invisibles les cicatrices, le combat contre l’oubli passe-
t‑il par l’image, récurrente, de « blessures ouvertes25 ». Mais quelle cohérence,
même imaginaire, convient-il d’accorder à la représentation de blessures qu’il
faudrait maintenir ouvertes ? Qu’un certain lyrisme noir trouve à s’y satisfaire
n’est pas douteux. Mais, sans ouvrir le dossier, parfois accablant, du lyrisme en
24. Michel de Certeau, « Corps torturés, paroles capturées », in Michel de Certeau. Cahiers pour
un temps, Paris, Centre Pompidou, 1987, p. 61 (cité ici même par P. Vidal-Naquet).
25. Christian Meier, « Condamner et comprendre. D’un tournant de la mémoire historique alle-
mande », Le Débat, 45 (1987), p. 125 (« Les blessures doivent demeurer ouvertes ») ; W. Euchner,
Devant l’histoire, p. 291 (« On verra ces blessures se rouvrir »). En 1967, A. et M. Mitscherlich
(op. cit., p. 22) pensaient déjà que ces blessures sont ouvertes mais cachées. La métaphore peut aussi
bien être française : ainsi Georges Pompidou, à propos de la grâce de Paul Touvier (in H. Rousso,
op. cit., p. 137-138).
500 pour quel consensus ?
26. Voir Patrice Loraux, « La théorie est trop belle », article à paraître dans la Revue des sciences
humaines de Lille.
27. Citations p. 11 et 21.
28. On comparera avec A. et M. Mitscherlich (op. cit., p. 29) sur le bénéfice de l’oubli.
29. Sur l’écart entre le refoulé et l’effacé, voir Freud, L’Homme Moïse, p. 189 ; sur l’impropriété
du mot refoulé, voir Mitscherlich, op. cit., p. 36, n. 1 ; emploi abondant de ce terme chez C. Meier,
Le Débat, 45, p. 116-117.
30. Voir A. et M. Mitscherlich, op. cit., p. 69.
pour quel consensus ? 501
rechercher à n’importe quel prix. Mais sur ce livre un profond silence semble
s’être refermé, les historiens n’ayant que faire d’une étude qui se réclame de
Freud, les psychanalystes criant de leur côté au délit de « psychanalyse appli-
quée ». Préoccupés de mémoire et d’oubli comme nous le sommes actuellement,
nous devrions sans doute œuvrer à sortir de l’impasse – ou d’abord à tenter de
la formuler avec exactitude – comme à la plus urgente des tâches. Cela suppo-
serait que la psychanalyse revienne sur le rapport d’hypermnésie (et, parallè-
lement, d’oubli sélectif) qu’elle entretient à l’égard de son fondateur31 et que
les historiens renoncent à assimiler le réel à la seule positivité des faits. Mais
nous sommes en 1988, historiens et psychanalystes vaquent à leurs affaires et,
tandis que les tenants de l’oubli persistent à chercher un consensus délivré du
passé32, d’autres veillent sur leurs blessures, parce que les politiques de l’oubli
ne leur laissent pas d’autre choix.
Une dernière fois, je reviens à l’apologue en forme de développement his-
torique, présenté par Jean-Pierre Peter, et pose la question : « l’impuissance
médicale à penser la douleur elle-même » ne nous fournit-elle pas l’image de
la répugnance que les sociétés humaines éprouvent devant le nécessaire t ravail
de deuil ?
31. Dans la foulée de Jean-Marc Lévy-Leblond, on pourrait demander ce qu’il en est d’une science
qui n’oublie pas ses fondateurs. Mais aussi : qu’en est-il d’une réflexion qui, systématiquement,
« oublierait » certains textes fondateurs (à commencer par l’Homme Moïse), au profit d’autres,
certes moins problématiques ?
32. Constater, comme Henry Rousso (op. cit., p. 322), que, face à Vichy, la France est « incapable
de retrouver le fil de son histoire », tandis que « la société a raffermi progressivement ses aires de
consensus », n’est-ce pas reconnaître que tout le travail du deuil à accomplir ?
33. Hésiode, Théogonie, 227 ; Les Travaux et les Jours, 11 sq. (mais la bonne Éris est, comme
celle de la Théogonie, fille de Nuit).
34. Je pense à la conférence Give Peace a Chance qui, entre le 18 et le 20 mars 1988, a réuni à
Bruxelles des interlocuteurs israéliens et palestiniens convaincus que, pour simplement commencer
à parler, il faut mettre le passé entre parenthèses.
DE L’AMNISTIE ET DE SON CONTRAIRE*
1. Je tire páthos, le pâtir, de la forme pathoûsi qui, à propos des Milésiens, ouvre le chapitre 21 du
livre VI. S’identifiant aux Milésiens – ce que traduit l’emploi de oikḗion –, les Athéniens ne voient
que páthos du soi dans ce qui, pourtant, est une action dramatique.
2. Sur le récit d’Hérodote, voir les remarques de S. Mazzarino (qui traduit oikḗia par « propres »)
dans Il Pensiero Storico classico, t. I, Bari, Laterza, 1983 (2e éd.), p. 107-108. Sur oikeîos, voir
« Oikeios polemos : la guerra nella famiglia », Studi storici, no 28, 1987, p. 5-35, ainsi que « La
main d’Antigone », Mètis, no 1, 1986, p. 165-196.
504 de l’amnistie et de son contraire
3. Eschyle, Les Perses, 284-285, 287, 824 (ainsi que Hérodote, V, 105). Avec S. Mazzarino (op. cit.,
p. 107-108), on notera que le Darius des Perses ne rappelle évidemment pas la victoire qu’il avait
remportée à Éphèse sur Athéniens et Ioniens.
4. C’est la lecture de J.-P. Vernant, « Le sujet tragique : historicité et transhistoricité », in
J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, t. II, Paris, La Découverte, 1986, p. 86-87.
5. Tragédies athéniennes : c’est, même en faisant la part de l’ambiguïté, le cas chez Euripide (Ion,
Les Suppliantes, Les Héraclides), ainsi que dans Les Euménides d’Eschyle. Qu’Athènes puisse
toutefois être mise en question par ce qui se passe chez « les autres », ainsi que me le fait remarquer
Renate Schlesier, est indéniable ; mais elle l’est indirectement, par exemple à travers l’opposition
Grecs / Barbares dans les tragédies du cycle troyen chez Euripide.
6. Préceptes politiques, 814 b-c. On notera que ce texte, consacré à ce qu’il faut rappeler du passé
pour l’offrir à l’imagination, ne retient explicitement comme objet de mémoire que les actes
induisant l’oubli.
de l’amnistie et de son contraire 505
7. Lettre vii, 336 e-337 a ; j’adopte la traduction de Luc Brisson (Platon, Lettres, Paris, Garnier-
Flammarion, 1987), qui rend compte de la construction de la phrase en groupant kratḗsantes mákhais.
8. Voir par exemple Aristote, Constitution d’Athènes, 40, 2 ; Isocrate, Contre Kallimakhos, 23
(et 2, où dikázesthai parà toùs hórkous est le strict équivalent de mnēsikakeîn), Lysias, Contre
Nikomakhos, 9, et Andocide, Mystères, 104. Illégitimité : l’action d’irrecevabilité évoquée dans
le Contre Kallimakhos, 2, tente de prévenir l’existence même de tels procès, et, comme me le
fait remarquer Yan Thomas, telle l’actuelle question préjudicielle, elle verrouille tout le système
athénien contre la mémoire.
506 de l’amnistie et de son contraire
c’est moins visible, on efface, et c’est du même effacement, à chaque fois répété,
que l’on escompte le bénéfice de l’oubli9.
Une précision ici s’impose : à parler d’effacement, je n’entends pas recou-
rir à quelque métaphore usée, chère à notre idiome contemporain, mais parler
grec, en l’occurrence athénien. Car, dans la thématique grecque de l’écriture
comme instrument privilégié de la politique, l’acte d’effacer (exaleíphein) est
d’abord un geste à la fois institutionnel et très matériel. Rien de plus officiel
qu’un effacement ; on efface un nom sur une liste (les Trente, quant à eux, ne
s’en privaient guère), on efface un décret, une loi désormais caduque (pour inter-
dire de mémoire les faits de stásis, la démocratie restaurée dut plus d’une fois
user de cette pratique) : ainsi les soustractions répondaient aux soustractions.
Mais aussi : dans l’effacement, jusque-là, rien que de très matériel. Effacer,
c’est détruire par surcharge : sur telle tablette officielle blanchie à la chaux,
on repasse une couche d’enduit et, une fois recouvertes les lignes condamnées
à disparaître, voilà l’espace prêt pour un nouveau texte ; de même, sur telle
pierre inscrite, on introduit une correction à l’aide de la couleur et du pinceau,
en dissimulant la lettre ancienne sous la nouvelle. Effacer ? rien que de banal,
le tout-venant de la vie politique. Ce n’est pas que, çà et là, exaleíphein ne se
fasse métaphorique. Alors se dessine l’image d’une écriture tout intérieure, tra-
cée dans la mémoire ou dans l’esprit, et par là susceptible, comme toute ins-
cription, d’être effacée, que cet effacement soit bénéfique, lorsque la pensée,
en son progrès, se débarrasse d’opinions erronées (Platon, Théétète, 187 b), ou
qu’il soit néfaste, lorsqu’il s’agirait de faire l’économie d’un deuil tout-puissant
(Euripide, Hécube, 590). Or c’est la caractéristique de la réconciliation de 403
que la mémoire politique s’y soit exprimée dans un registre qui tienne à la fois
du symbolique et du matériel – ni seulement l’un, ni seulement l’autre, et les
deux simultanément. Car l’effacement joue alors sur les deux tableaux : l’effa-
cement de certains décrets a réellement eu lieu (Andocide, Mystères, 76), mais,
lorsqu’Aristote affirme que les Athéniens ont bien agi « en effaçant les griefs
(tàs aitías, les causes de procès) portant sur la période antérieure » (Constitution
d’Athènes, 40, 3), cet effacement, tout préventif, n’a d’autre lieu que l’interdic-
tion de mnēsikakeîn, d’autre visée que d’éviter les procès à venir, d’autre effec-
tivité que celle d’un acte de parole comme le serment. D’où il appert qu’entre
interdire de mémoire et effacer, les Athéniens établissaient une étroite relation
d’équivalence10.
Faisons un pas : qu’il y ait eu en revanche des démocrates pour souhaiter à
leur tour effacer – symboliquement et peut-être institutionnellement – les accords
entre citoyens des deux bords, peu de sources en témoignent, car rares furent
sans doute les démocrates qui osèrent s’exprimer ainsi11. Mais il y en eut à coup
sûr pour souhaiter « rappeler les malheurs » ou plus exactement – sur ce point,
Aristote est formel – il y en eut au moins un, parmi ceux qui étaient « rentrés »,
9. Certains orateurs démocrates parlent effectivement de l’oubli, mais comme d’une faute : voir
Lysias, Contre Ératosthène, 85 (« ils vous croient bien oublieux ») ; voir aussi Contre une propo-
sition tendant à détruire le gouvernement traditionnel, 2.
10. Pour l’association de ces deux gestes, voir Andocide, Mystères, 79.
11. Seul Isocrate, Contre Kallimakhos, 26 : « Vous vous irritez contre ceux qui disent qu’il faut
effacer (exaleíphein) les accords. »
de l’amnistie et de son contraire 507
12. Voir Isocrate, Contre Kallimakhos, 2-3. Aition : le malheureux démocrate a sans doute été le
premier (ḗrxato) à mnēsikakeîn, plutôt qu’il n’a « commencé à » (Mathieu, Collection des univer-
sités de France).
13. Et quelques autres corps oligarchiques : voir Aristote, Constitution d’Athènes, 39, 6, et Andocide,
Mystères, 90. Sur l’usage que les citoyens accusés de menées anti-démocratiques en font, voir
Lysias, XXV, 5, 16, 18.
14. Aristote, Constitution d’Athènes, 40, 2 et 3 (où l’on notera que les Athéniens « usent » de leurs
malheurs tout comme, chez Hérodote, ils interdisaient à quiconque d’« user » de la tragédie de
Phrynikhos) ; Isocrate, Contre Kallimakhos, 46.
508 de l’amnistie et de son contraire
15. Plutarque, Propos de table, 9, 6 (in Moralia, 741 b) ; De l’amour fraternel, 18 (Moralia, 489 b-c).
16. Plutarque, Solon, 21, 2.
17. Voir H. Rousso, « Vichy, le grand fossé », Vingtième Siècle, no 5, 1985, p. 55-79, ainsi que
Le Syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Le Seuil, 1987.
18. J. Isaac, Expériences de ma vie, t. I, Péguy, Paris, 1963, p. 282. Sur la « contemporanéité » de
l’affaire Dreyfus, voir M. Winock, « Les Affaires Dreyfus », Vingtième siècle, no 5, 1985, p. 19-37.
19. Voir J.-M. Rey, Colère de Péguy, Paris, Hachette, coll. « Textes du xxe siècle », 1987.
20. Voir « Le lien de la division », Le Cahier du Collège international de philosophie, no 4, 1987,
p. 102-124.
de l’amnistie et de son contraire 509
conflictuelle ainsi échafaudée semble ne l’avoir été que comme la fiction d’une
origine toujours déjà dépassée – au début, le conflit ; alors vint la pólis… Et,
sans fin, l’amnistie réinstaurerait la cité contre les malheurs récents, dit-on. Ou
plutôt : contre le mûthos de l’origine.
Décidément, nous n’en sortirons pas. Mieux vaut reprendre les choses sur
le versant de l’oubli et de ce qui, en Grèce, en fait un enjeu crucial.
Oublier le non-oubli
21. M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967, p. 69-70.
510 de l’amnistie et de son contraire
imputé à la puissance instantanée du verbe inspiré, l’oubli d’un deuil très récent
(Théogonie, 98-103) soit à l’abri de toute ambiguïté. À tout le moins, déjà, sur
cet oubli « bénéfique », pesait le doute chez Homère, lorsque, au chant iv de
l’Odyssée, pour arracher Télémaque et Ménélas à l’álaston pénthos d’Ulysse,
Hélène a recours à une drogue et à un récit. Antidote au deuil et à la colère,
nēpenthés, ákholon, kakō ̂ n epílēthon hapantō ̂ n, la drogue verse l’oubli de tous
les maux. Et quels maux !
Une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu de verser une
larme, quand bien même il eût perdu ses père et mère, quand, de ses propres yeux,
il aurait devant lui vu tomber un frère, un fils aimé (iv, 222-226, trad. V. Bérard).
Pleurer père et mère est un devoir qui ne souffre pas d’exception, et l’obli-
gation de vengeance s’attache tout particulièrement au meurtre d’un fils ou d’un
frère22. Immédiate autant que provisoire en son effet, la drogue peut bien subs-
tituer au deuil le « charme » – lui-même éminemment ambigu – « du récit »23
et les joies du festin, elle n’en retranche pas moins de la société, pour un temps,
celui qui la boit. Telle est la pointe extrême de l’oubli des maux, ce phárma-
kon, contrepoison de la douleur, mais poison pour l’existence humaine en ce
que celle-ci est éminemment contractuelle.
Entre l’interdiction politique, durable, de poursuivre une vengeance qui
nuise à la communauté et le charme dissipant à tout coup, mais provisoire-
ment, le deuil, l’écart est patent. En prêtant serment de ne pas rappeler les mal-
heurs de naguère, le citoyen d’Athènes affirme qu’il renonce à exercer toute
vindicte, et, pour se placer sous la double autorité de la cité qui décrète et des
dieux qui sanctionnent, il n’en énonce pas moins la maîtrise que, comme sujet,
il exercera sur lui-même ; inversement, le doux oubli vient d’ailleurs, qu’il soit
don des Muses ou du poète, effet de la drogue d’Hélène ou du vin (souventes
fois) ou du sein maternel, ce refuge (au chant xxii de l’Iliade), et, s’il est pré-
senté avec insistance comme oubli de ce qui ne s’oublie pas, nulle adhésion,
nul consentement n’est requis de celui à qui il advient et que l’assujettissement
instantané à cette mise entre parenthèses du malheur prive peut-être de tout ce
qui faisait son identité.
22. Voir surtout Iliade, ix, 632-633 (critiquant Achille muré en son refus, Ajax affirme qu’on doit
accepter une compensation même du meurtrier d’un frère ou d’un fils, façon de suggérer que jamais
le désir de vengeance n’est aussi fort que dans ce cas), ainsi que Odyssée, xxiv, 433-435 (paroles
d’Eupeithès).
23. C’est le titre de l’étude de R. Dupont-Roc et A. Le Boulluec, « Le charme du récit (Odyssée,
iv, 218-289), in Écriture et Théorie poétiques. Lectures d’Homère, Eschyle, Platon, Aristote,
Paris, Presses de l’ENS, 1976 ; voir aussi A. Bergren, « Helen’s Good Drug », in S. Kresic (ed),
Contemporary Literary Hermeneutics and Interpretation of Classical Texts, University of Ottawa
Press, 1981, p. 200-214.
24. Pour forger ce néologisme, je m’autorise de l’existence de l’adjectif « oublieux ». L’« inou-
blieux » a beaucoup à voir avec la « chose intraitable » dont parle J.-F. Lyotard (« À l’insu », Le
Genre humain, no 18, « Politiques de l’oubli », à paraître en 1988). Sur álastos/alástōr et l’indécision
de l’amnistie et de son contraire 511
entre « inoubliable » et « inoublieux », voir, tout récemment, L. Slatkin, « The Wrath of Thetis »,
Transactions of the American Philological Association, no 116, 1986, p. 19 n.
25. Inscription d’Alipheira (iiie s. av. J.-C.) : T. Riele, Mnemosyne, no 21, 1968, p. 343.
26. Voir Sophocle, Œdipe roi, 1317-1318 : « Comme s’est enfoncé en moi à la fois la déchirure de
ces aiguillons et la mémoire des maux (mnḗmē kakō ̂ n). »
512 de l’amnistie et de son contraire
27. Électre, 140-142, 230, 1246-1248 ; áluton dans l’Iliade : les entraves (xiii, 37) et le lien de la
guerre (xiii, 360). On rappellera que, dans la langue civique, le nom le plus usité de la réconciliation
– y compris en 403 – est diálusis, la déliaison (voir Aristote, Constitution d’Athènes, 39, 1, ainsi
que 38, 4 et 40, 1), comme si la guerre civile était le plus fort des liens.
28. S’agissant toutefois d’Achille, Laura Slatkin, dans son ouvrage encore inédit The Wrath of
Thetis (Ph. D., Harvard) suggère que la mē ̂ nis du héros serait une relecture par déplacement de la
« colère » de sa mère Thétis.
29. Dans les catégories de J.-F. Lyotard, il relève donc de la « répétition identique », régime de
phrase dont la marque est sur le locuteur et non, comme dans la phrase « juive », sur le destinataire
(Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 157).
30. Aeí d’Électre : dix-neuf occurrences dans l’Électre de Sophocle (on notera que cet aeí disparaît
sans retour dès lors qu’Oreste passe à l’acte). Aeí et mémoire institutionnelle : voir [Lysias], Contre
Andocide, 25, où c’est l’entité-Athènes (Athēnai) et non la collectivité des Athéniens (Athēnaîoi) qui
est le sujet toute-mémoire (aeímnēstoi). Quant au caractère anté-politique de mē ̂ nis, on en doutera
peut-être, en constatant, avec L. Gernet (Recherches sur le développement de la pensée juridique
et morale en Grèce, Paris, E. Leroux, 1917, p. 148), que, chez Hérodote, le verbe mēníō désigne
(toujours ?) un sentiment collectif.
31. Je me réfère ici à la remarquable analyse de C. Watkins, « À propos de mē ̂ nis », Bulletin de la
société de linguistique, no 72, 1977, p. 187-209.
32. L’étymologie populaire rapproche le mot de ménō, parce qu’il s’agit d’une colère durable
(Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque) ; malgré Chantraine, je crois lumineuse
l’étymologie qui fait de mēnis la déformation d’un originaire *mnānis (Watkins, op. cit., p. 205-206).
33. Voir les remarques de P. Pucci, Odysseus Polutropos. Intertextual Readings in the Odyssey and
the Iliad, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1987, p. 199.
de l’amnistie et de son contraire 513
34. Citation de L. Gernet (op. cit., p. 324-325) ; Gernet glose alasteîn comme « être irrité d’un
courroux qui n’oublie pas ».
35. Comme l’écrit, sur le mode du « comme si », G. Nagy dans Comparative Studies in Greek and
Indic Meter, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974, p. 258.
36. La mē ̂ nis d’Achille contre Agamemnon vient certes de la perte de sa tímē et non de celle d’un
être cher ; mais, outre que précisément il se conduit comme s’il avait perdu plus qu’un fils ou un
frère, ce qui relèverait encore d’une compensation (Iliade, ix, 632 sq.) mais excède largement
toute tímē, il ne tardera pas – du fait même de cette mē ̂ nis – à connaître l’álaston pénthos d’avoir
perdu son double.
514 de l’amnistie et de son contraire
37. B. A. Van Groningen, In the Grip of the Past. Essay on an Aspect of the Greek Thought,
Leyde, 1953.
38. Je pense à Y. Yerushalmi (Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, trad. E. Vigne, Paris, La
Découverte, 1984, p. 118-119), citant Borges et Nietzsche (Considérations inactuelles, trad.
G. Bianquis, Paris, Aubier, 1964, p. 119) à propos de ce qui guette l’historiographie contemporaine.
39. Voir Platon, République, V, 470 d 6 ; alitḗrios, dont alitēriṓdēs est dérivé, a beau relever d’une
autre étymologie, son voisinage avec alástōr en fait comme un doublet de ce mot (Chantraine,
Dictionnaire, op. cit., s.v. aleítēs).
de l’amnistie et de son contraire 515
une histoire du mot où alástōr serait, par exemple, d’abord le vengeur, puis le
meurtrier ; mais il n’est pas suffisant non plus d’invoquer une « loi de partici-
pation », si c’est pour s’en tenir à la notion d’un « point de départ » qui peut
indifféremment être le coupable souillé ou le « fantôme »40. À moins que l’on
ne donne à ce fantôme la figure principielle du non-oubli : beaucoup plus que
« l’acte qui souille »41, mais aussi beaucoup plus qu’un simple état intérieur.
À la fois dehors et dedans, réalité sinistre et expérience psychique, comme Gernet
le disait très bien de l’Érinye. À cela près qu’il parle à ce propos de « réalité…
surnaturelle » et que, s’agissant du non-oubli, je préférerais insister sur sa maté-
rialité, indissociable de sa dimension psychique.
Soit un chœur de l’Électre où, pour multiplier encore les négations, l’affir-
mation du non-oubli laisse place à la déclaration de non-amnistie :
Non, il ne perd jamais la mémoire (oú pot’ amnasteî),
le souverain des Grecs, ton géniteur,
Ni la vieille double hache au bronze tranchant
Qui le tua dans d’infâmes violences.
(Sophocle, Électre, 481-485)
Ni le mort – qui, dans les Choéphores (491-493), était appelé à se ressou-
venir du bain fatal –, ni l’instrument du meurtre, lui aussi crédité de n’être
pas oublieux : au couple du mort et du meurtrier s’est substitué celui, appa-
remment déséquilibré, de la victime et de l’arme de mort42. Englobant temps
et espace en leur totalité, le non-oubli est partout, actif à chaque étape du
processus. Voilà pour la matérialité de l’álaston qui, silencieusement, monte
la garde contre l’oubli. Encore cette liste serait-elle incomplète si l’on n’y
ajoutait le « malheur » (kakón) lui-même, également crédité de refuser
l’amnistie43, mais on sait que « les maux » remplacent euphémiquement
« l’inoublieux » dans les verbes composés. À nouveau, quelques vers d’Électre
pour en témoigner :
Éclatant, … jamais il ne sera délié (oú pote katalúsimon)
Et jamais il n’oubliera (oudé pote lēsómenon), si grand
Est né notre malheur. (1246-1247)
« Jamais le malheur n’oubliera »44 : c’est Électre qui parle, et pourtant nul
héros grec ne croit plus qu’Électre à sa propre autonomie intérieure. Comme
40. Histoire : Chantraine, Dictionnaire…, op. cit., s.v. alástōr ; « loi de participation » : L. Gernet,
Recherches…, op. cit., p. 319-320.
41. Dont R. Parker (Miasma. Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford, Clarendon
Press, 1983, p. 108-109) voudrait faire le facteur unifiant, parce qu’il centre tout sur la souillure.
42. On notera qu’elle n’est plus instrument, mais sujet crédité d’avoir tué Agamemnon ; c’est
ainsi que la loi athénienne juge au Prytanée les objets qui ont « causé » la mort d’un homme ;
voir M. Simondon, La Mémoire et l’Oubli dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1982,
p. 218-219.
43. À cette liste, on peut ajouter, dans Antigone, l’évocation des fils de Phinée, aveuglés par une
marâtre et dont « l’orbe des yeux » est lui-même qualifié d’alástōr (v. 974).
44. Mazon (Coll. des Univ. de France) recule devant l’évidence et recourt au passif, M. Simondon
(ibid.) choisit une traduction « volontairement équivoque » (« qui ne peut connaître l’oubli ») ; avec
Jebb, illustre éditeur anglais de Sophocle, il faut comprendre « one sorrow which cannot forget ».
516 de l’amnistie et de son contraire
si, dans le sujet, la force indivise45 et silencieuse se faisait volonté tendue dans
l’endurance : maîtrise, peut-être, mais qui est maître en cette affaire ?
Électre, bien sûr, entend l’être ; du moins donne-t‑elle répétitivement la
parole à ce qui, en elle, veut se dire. Et, comme si l’on n’affirmait jamais mieux
qu’en niant, elle n’use alors que d’énoncés au négatif :
Dans le terrible, je ne retiendrai pas
Ces calamités (223-224)
Ou encore :
Cela sera pour toujours appelé indéliable (áluta keklḗsetai)
Et je ne donnerai jamais de repos à mes fatigues. (230-231)
Une négation, une forme verbale au futur. Refus et maîtrise du temps, telle
semble bien être la formule linguistique privilégiée pour affirmer l’être sans
oubli d’Électre. Mais il y a aussi le recours à des négations en cascade, accu-
mulations où la logique qui décompte et annule risque de se perdre au profit de
l’assertion d’une pure intensité négative.
Non, certes, je ne mettrai pas fin
À mes plaintes et mes sanglots lugubres
…
Que je ne cesse pas, comme un rossignol tueur de ses enfants46,
Avec un gémissement aigu, devant ces portes
De mon père, de faire retentir pour tous l’écho. (103-110)
C’est là une phrase, une seule, où nul grammairien ne s’y retrouverait ;
parions que le public athénien, lui, entendait l’intensité du refus. Électre dit aussi :
Je ne veux pas renoncer à cela,
[il n’y a pas de risque] Que je ne gémisse pas sur mon père tant éprouvé. (131-132)
Et la forme négative se fait revendication de toute-puissance et projet
d’éternité. Rien de ce recours à la litote que l’on croit parfois déceler dans
l’énoncé du non-oubli47. Tout au contraire, le redoublement qui renforce le
négatif, comme dans oú pote amnasteî (« non, il ne perd pas la mémoire »),
ou l’éternité d’un futur antérieur (táde áluta keklḗsetai : « pour toujours, cela
sera appelé indéliable »48). Libre à nous, à l’écoute de Freud, d’entendre dans
tous ces énoncés la même dénégation, l’aveu, à l’insu du locuteur, que, de fait,
on renoncera, désavouant le courroux auquel le futur offrait l’assurance d’un
devenir illimité ; l’aveu, surtout, que la négation trop forte sera malgré tout
combattue – vaincue, ou du moins réduite au silence et, par là, déjà oubliée –
par une autre négation. Car le renoncement se dit, lui aussi, à grand renfort de
45. Peut-être reste-t‑il quelque chose de cette indivision dans le double accusatif – celui de la per-
sonne rappelée à la mémoire, celui de l’objet de mémoire – régi par anamimnḗskō (verbe désignant
chez Hérodote l’intervention de Phrynikhos).
46. Voir « Le deuil du rossignol », dans les Varia de la Nouvelle Revue de psychanalyse, no 34,
1986, p. 253-257.
47. C. Watkins, « À propos de mē ̂ nis », p. 209, commentant la formule ou… lélēthe (Solon, 13 West, 25).
48. Voir C. J. Ruijgh, « L’emploi onomastique de keklē ̂ sthai », Mélanges Kamerbeek, Amsterdam,
1976, p. 379.
de l’amnistie et de son contraire 517
verbes « nier » : pour Achille, apeîpon (Iliade, xix, 67 ; 35, 74-75), et apen-
népō pour les Érinyes contraintes de défaire les interdits qu’elles avaient pro-
férés contre Athènes.
Car toujours l’Inoublieux a été l’Oublié49.
49. « L’Oublié » : voir J.-F. Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, 1988.
50. Au contraire, dans la comédie, l’interdiction est volontiers prononcée au style direct (Lysistrata,
590 ; Ploutos, 1146) ; mais, adressée à un unique destinataire, elle se fait burlesque.
51. Narration des historiens : Xénophon, Helléniques, II, 4, 43 ; Aristote, Constitution d’Athènes,
39, 6 (citation du texte de l’accord) ; voir aussi Andocide, Mystères, 77, 79, 81, ainsi que Thucydide,
IV, 74 ; citation d’orateur : Eschine, Sur l’ambassade infidèle, 176 ; rhē ̂ ma : Eschine, Contre
Ctésiphon, 208.
52. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 218 ; l’inactualité de la citation : ibid., p. 55.
53. Cité tel quel, le serment rompt une narration pour plus d’efficacité : voir Andocide, Mystères,
I, 90-91. Que cet énoncé ne soit pas propre à la politique intérieure d’Athènes, de nombreuses
inscriptions, non athéniennes ou de politique extérieure, en témoignent.
518 de l’amnistie et de son contraire
plus qu’humaine. Briser l’álaston pénthos exigeait que l’on eût recours à de
la magie54 ; pour refouler l’álaston en deçà des mots, le politique a besoin du
religieux55.
Je n’oublierai pas : je n’aurai pas de ressentiment. D’un énoncé à l’autre,
il y a toute la différence du rite de parole, dont on espère qu’il donnera la plus
grande effectivité à la moins marquée des deux phrases.
* Première publication dans Claude Calame (éd.), Métamorphoses du Mythe en Grèce antique,
Genève, Labor et Fides, 1988, p. 151-166.
1. Voir Aristote, Poétique, 20, 1457 a 13 (avec le commentaire de Dupont-Roc et Lallot ad loc.) et
Int. 16 a 22 sq. Sur la coupure avant / après Aristote, voir les remarques de P. Loraux 1987.
2. Je pense à Thucydide, réputé « rationaliste », mais chez qui Cornford avait su débusquer le
mythistoricus. Est-il par trop irrévérencieux de prêter attention, dans son œuvre, à quelques noms
très parlants ? On citera : Peithías, l’homme de la persuasion (3, 70, 3-6), Athēnagóras, le chef du
peuple syracusain qui parle pour Athènes (6, 36-40), Eúphēmos, l’envoyé d’Athènes à Camarina,
représentant d’une « logique spécieuse » (6, 89, 2) ; qu’Euphémos ait réellement existé, ainsi
que l’atteste un décret athénien de 417/416 (IG I2 96, 1.3 ; voir aussi SEG X, 104, 1.4), n’exclut
nullement un jeu sur son nom.
3. Sur l’epōnumia comme dénomination, voir Reinberg 1981 : 40 ; différence entre l’éponymie
(qui manifeste un rapport à l’événement) et l’étymologie (qui analyse le mot) : Judet de la Combe
1987 : 78 n. 34.
520 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe
l’alcyon ; nom de Delphes, appelée Puthō parce que l’ardeur d’Hélios y fit un
jour pourrir (pûse) le cadavre monstrueux de Typhon : voilà pour les occur-
rences homériques de epṓnumos4. Du côté de la tragédie, l’epṓnumon ónoma
par excellence est sans doute le nom d’Ajax, parce que le héros lui-même sait
en faire retentir la plainte cachée : Aiaî (Ajax : Hélas)5. Dans le nom du héros,
il y avait son histoire. Encore l’histoire d’Ajax se laisse-t‑elle entendre dans
l’instantané d’une plainte. Mais, dans tous les autres noms, il y a, condensé, un
récit ou du moins, pour emprunter cette formule à Claude Calame, un « micro-ré-
cit » (Calame 1986 : 155) que le texte s’emploie à développer comme un aítion,
à grand renfort de formules explicatives (hoúneka, dit le texte, et les scholiastes
de commenter : dià tó…).
Or, au sein même de l’épopée, on peut distinguer deux modalités de l’épo-
nymie : à côté de celle que le texte exhibe, il en est une autre, silencieuse mais
qui, semble-t‑il, n’en est que plus opératoire. La première dit son nom en pro-
nonçant le mot epṓnumos : s’ensuit une brève explication, qui n’interrompt le
grand récit que le temps de quelques énoncés, après quoi la narration reprend
son cours, inchangée. Et j’appellerai éponymie implicite le processus en vertu
duquel le récit tout entier suffit à peine à commenter un seul nom : c’est ainsi
– Gregory Nagy en a fait la démonstration – que l’Iliade se construit autour du
nom d’Achille et de ce qu’il recèle (Nagy 1979). Éponymie proclamée, épo-
nymie implicite : de l’une à l’autre, l’écart est patent. Pour celui qui le porte,
le nom ouvertement éponyme condense une histoire : histoire d’un temps déjà
révolu lorsque naît l’enfant à nommer, ainsi précédé par un récit qui, souvent,
concerne d’abord ses ascendants – Ulysse hérite des colères de son grand-père
maternel ou Alkyonè du deuil de sa mère. En revanche, lorsque l’éponymie est
silencieuse, le nom et le texte, pris sans fin dans un jeu de miroirs6, ont pour
ainsi dire même durée – la durée d’une « performance » et, pour nous, d’une
lecture – au point que nul ne saurait déterminer, du nom ou du récit, lequel des
deux induit l’autre.
Entre ces deux façons que le nom a de signifier sur le mode du récit, la tra-
gédie se plaît à introduire du jeu ; mieux : elle se plaît à tous les jeux de noms
(Ramnoux 1977), à ceux-ci et à bien d’autres. C’est à analyser quelques-unes
de ces figures que je m’attacherai, dans le champ de signification que, de l’épo-
pée à la tragédie, dessinent les deux noms très commentés des fils d’Œdipe. Soit
donc le binôme Étéocle/Polynice.
4. Hom. Od. 19, 407 (voir Risch 1947 : 83 et 85) ; Od. 7, 54 ; Il. 9, 562 ; H. Ap. 372.
5. Soph. Aj. 430-433 (Aiaî, aiázein). Pindare (Isthm. 6, 50) propose une autre éponymie (6, 54 :
epṓnumon), d’après le nom de l’aigle, aietós.
6. Ou encore, à propos du rapport Odusseús/Odyssée : que « le langage et l’être épique sont
identiques, l’un est le miroir de l’autre » (Pucci 1987 : 65-66).
7. C’est ainsi que Mühlestein (1969 : 87-88) interprète le nom de Patrocle.
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 521
8. Malgré l’abondance des noms qui parlent de guerre, énumérés par Fraenkel 1935 : 1619.
9. Voir Wilamowitz 1976 : 401-402. La notion d’« invention » ou de « fiction » poétique traverse toute
la critique de langue allemande, de C. Robert à Mühlestein (1969 : 87), en passant par Wilamowitz.
10. C’est de fait ce que suggère Jouan (1978 : 85), estimant que le nom de Polynice était « sans doute
explicité dès la Thébaïde épique », puisque chacun des trois grands tragiques reprend cette éponymie.
11. Eust. 776, 45-47 : ou dià páthos oikeîon hē Kleopátra tḕn tē̂s Alkuónēs éskhen epōnumían,
allà dià tḕn mētéra penthoûsan. On lira avec profit le long commentaire qu’Eustathe consacre à ce
passage, de nom en nom (Marpessa et Hélène, les deux aitia du nom de l’alcyon, etc.).
12. Nagy 1979 : 146 n. (avec de nombreux exemples) et 262 (Thersandros, fils de Polynice). Voir
aussi Sulzberger 1926 : passim et, sur Astyanax, Benardete 1981 : 132.
522 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe
entre eux les frères à l’image de leurs noms. Kléos et neîkos, c’est, bien sûr, la
gloire et la discorde en leur mutuelle exclusion, que la pensée de l’époque clas-
sique retraduira dans l’opposition du pólemos et de la stásis. Mais, au sein de
l’univers épique, c’est la poésie elle-même qui y est impliquée, dans l’opposi-
tion – constitutive du genre – entre la louange (kléos) et le blâme, désigné par
neîkos (Nagy 1979 : 130). Parce que son nom dit l’éloge authentique – ce kléos
etētumon cher à Pindare13 –, Étéocle mériterait que les poètes le célèbrent ; par
la même occasion, il mériterait aussi d’obtenir dans la mort les honneurs dûs au
brave et la mémoire des hommes. Que dire dès lors de Poluneíkēs, ce nom fait
de blâme ? Qu’il est bien, sinon une invention de poète, comme le veut la cri-
tique historiciste, du moins le produit d’un genre poétique attentif à ses propres
valeurs (d’où il résulte que Poluneíkēs ne peut être un anthroponyme en dehors
de l’épopée14 : quels parents, dans la quotidienneté de la vie, iraient donner à
un fils un tel nom qui, en lui-même, est à celui qui le porte comme une inculpa-
tion ?). Du nom de Polynice, on déduira alors le refus ignominieux de toute
sépulture, ce blâme maximal qui rejette le héros mort dans le non-être. L’arrêté
de Créon dans Antigone est somme toute fidèle à cette logique – j’y reviendrai.
Mais, dans la polysémie de kléos et de neîkos, l’épopée ne saurait trier pour s’en
tenir à une seule thématique, et les noms qui parlent de poésie générique n’en
continuent pas moins à évoquer également l’existence héroïque : de ce point de
vue, Eteokléēs, qui dit la légitimité, est un nom de roi, tandis que son nom voue
Polynice le haineux à occuper la position de l’usurpateur (Nagy 1979 : 262).
Toujours donc, ce sera Polynice qui se dressera contre le pouvoir d ’Étéocle,
ce dernier fût-il, comme dans Œdipe à Colone, le cadet, en droit d’autant plus
coupable de refuser l’alternance avec son frère et cependant toujours plus légi-
time que celui-ci parce que, par définition, il est en place.
Certes, dans l’épopée, Polynice par qui la querelle arrive n’est pas sans gloire :
il est le blond héros divin (diogenḕs hḗrós xanthós) de la Thébaïde (in Ath. 11,
465 f) et, face à Étéocle en la légitimité de sa force (bíē Eteokleíē), l’Iliade lui
donne le qualificatif d’antítheos (Hom. Il. 4, 377). Polynice « pareil aux dieux »
serait-il textuellement réhabilité par l’imposition d’une épithète qui, selon cer-
tains philologues, a peut-être originellement été réservée aux rois ? On en dou-
tera parce que, même sans comporter la signification péjorative d’« ennemi des
dieux » que les scholiastes ont cherché à donner à cette épithète lorsqu’elle quali-
fie le Cyclope ou les prétendants, antítheos n’implique d’autre caractère « divin »
que la beauté ou la force du corps15. Le texte de l’Iliade s’emploie d’ailleurs à
invalider une telle hypothèse : si Polynice en quête d’alliés contre Thèbes sait
persuader de son bon droit les habitants de Mycènes qui rendent justice à sa
cause (epḗineon : Il. 4, 382), avec l’intervention de Zeus qui les en détourne,
tout rentre dans l’ordre. Décidément, on n’échappe pas au message de son nom.
Mais les destins les plus funestes sont, plus que d’autres, objet de récit et
lorsque, après l’épopée, le genre tragique s’empare des fils d’Œdipe, force est de
16. Si « la signification générale d’une catégorie marquée réside en ceci qu’elle affirme la présence
d’une certaine propriété (positive ou négative) A », cependant que la catégorie non marquée « … est
employée principalement, mais non exclusivement, pour indiquer l’absence de A » (Jakobson 1973 :
185), le nom Poluneíkēs est marqué du point de vue de l’éponymie.
17. Aesch. Sept. 578 ; voir Lupas et Petre 1981 : 187-188 et Zeitlin 1982 : 131-134 (Amphiaraos
divise le nom en même temps qu’il en fait un mauvais présage).
18. Sur ce qu’Étéocle met en jeu pour lui-même dans cette analyse, voir Zeitlin 1982 : 140-142.
19. Sur la récurrence de ce thème, Zeitlin 1982 : 38-39.
524 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe
20. En parlant d’hypogramme, je n’entends pas oublier que, chez Saussure, l’hypogramme est
phonique (Starobinski 1971 : 31) ; « texte sous le texte » : Starobinski (1971 : 23). Après rédaction
de cet exposé, j’ai pris connaissance du texte de Judet de la Combe (1987 : 77 n. 21) qui parle, lui
aussi, d’hypogramme, mais à propos de heîs polús.
21. On rappellera que, dans le Cratyle, orthótēs dénote la justesse du nom (391a 9 et passim). Sur
les termes techniques de la dénomination chez Eschyle, voir Reinberg 1981 : 42.
22. Par exemple Jouan (1978 : 73) semble favoriser les tentatives pour rétablir le nom d’Étéocle, sans
toutefois trancher vraiment entre ceux qui jugent le texte lacunaire et ceux qui l’estiment complet.
23. Dans le grec classique, eteós s’efface au profit d’étumos et, à partir de l’époque hellénistique,
tò étumon est « l’élément véritable, authentique d’un mot, son étymologie » (Chantraine 1968 :
s.v. eteós) ; quant à kaleîn, il se tire sans mal de kléos : Eteokléēs est « Nommé en vérité ». Point
essentiel vu par Zeitlin 1982 : 39 n. 31.
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 525
Si l’on excepte ce qui, dans Œdipe à Colone, est peut-être une allusion très
voilée à ce que serait un nom commun aux deux frères28, c’est dans Antigone
qu’il faut étudier la stratégie sophocléenne du nom propre. Ici, nulle insistance
sur un nom éponyme : tout au plus, comme un tribut obligé à la tradition, l’asso
ciation du nom de Polynice avec une forme au pluriel de neîkos (111-112 :
Poluneíkēs/…neikéōn). Et nulle volonté de subvertir un nom par l’autre : bien
au contraire, l’arrêt de Créon répartissant entre les deux frères la gloire et le
déshonneur – gloire pour Étéocle, combattant juste, ignominie pour le séditieux
Polynice (21-30 ; 194-206) – semble le plus fidèle des commentaires de leurs
24. Sur le caractère certes toujours hypothétique de « l’étymologie par association implicite »,
voir Reinberg 1981 : 42.
25. Voir Calame 1987 : 397. Au contraire du nom d’Œdipe qui, dans la tragédie de Sophocle,
« n’a qu’une fonction narrative limitée dans le déroulement de l’action » (Calame 1987 : 398),
les noms de ses fils ont une fonction à la fois narrative (la « métamorphose » d’Étéocle – sur
laquelle on lira Vidal-Naquet 1986 : 116-121 – est opérée dans le passage d’Eteokléēs à polu-
neikeîs) et emblématique (nom vide, Eteokléēs sert à exprimer l’impossibilité de la gloire pour
les fils d’Œdipe).
26. Voir Lupas et Petre (1981 : 111) sur l’utilisation, au vers 343, pour caractériser Arès, de
laodámas qui, comme adjectif, est un hapax, mais qui, comme anthroponyme, est le nom du
fils d’Étéocle ; même si Eschyle fait mourir les deux frères sans descendance (828), l’opération
langagière est évidente.
27. Lors de la discussion de cet exposé, Claude Calame m’a objecté que, loin d’être invalidé, le
nom d’Étéocle reparaît au v. 999 des Sept (Eteókleis arkhēgéta), soit cinq vers avant ce que l’on
considère généralement comme la fin de la tragédie d’Eschyle. Mais seuls quelques manuscrits
présentent cette leçon que certains éditeurs, tel Mazon, ne retiennent pas ; et ceux qui, tel Page,
la retiennent parient alors pour une lacune entre les vv. 998 et 999, où le nom de Polynice serait
mentionné. Doutant pour ma part qu’Eschyle ait réservé pareille épiphanie finale au nom d’Étéocle,
j’inclinerais à considérer le vocatif Eteókleis arkhēgéta comme interpolé ou incomplet.
28. Soph. Œd. Col. 378 : ho plēthúōn lógos est peut-être l’équivalent d’un *Polukléēs, qui serait
un montage entre les noms des deux frères.
526 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe
29. Il y a bien le commentaire du nom d’Haímōn, mais l’essentiel de la réflexion sur la langue
s’attache aux composés en auto- (N. Loraux 1986).
30. Benardete 1975 : 152-153. On notera qu’en 515, à propos d’Étéocle, Antigone emploie l ’expression
ho katthanṑn nékus, par où elle identifie les deux frères à leur cadavre.
31. Sophocle pense-t‑il à Hom. Il. 24, 107 (neîkos en théoisin órōren Héktoros amphì nékui) ?
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 527
Confrontée avec d’autres parcours à travers les lectures des noms signifiants
dans la tragédie, l’étude des noms des fils d’Œdipe contribuerait sans doute à
préciser ce qu’est, en matière d’éponymie, le choix de chaque tragique. On pour-
rait alors vérifier si la pratique eschyléenne consiste toujours à disséminer les
noms problématiques dans la trame signifiante du texte ; si le choix euripidéen
est bien de travailler sur les énoncés pour modifier l’intrigue et renverser le sys-
tème des valeurs à l’intérieur du même ; et si c’est régulièrement en modifiant
la matérialité signifiante du nom que Sophocle intervient sur l’éponymie. Mais
je m’en tiens aujourd’hui à ces opérations discursives dont, entre épopée et tra-
gédie, les noms transparents des fils d’Œdipe sont le support.
32. Ainsi, Antigone adresse ses adieux au nom de Polynice, et non à son corps mort (1702 : ō ̂ phíl-
taton dē ̂ l’ónoma Poluneíkous emoí).
33. Eur. Phœn. 636-637 : « Mon père était dans le vrai en t’appelant, par une divine préscience,
Polynice, du nom qui signifie querelles » (alēthō ̂ s d’ónoma Poluneíkē patēr/éthetó soi theíai
pronoíai neikéōn epṓnumon), où, dans alēthō ̂ s ónoma, il faut peut-être entendre une allusion au
signifié d’Eteokléēs.
34. J’ai tenté d’en expliciter le contenu à propos d’Antigone (N. Loraux 1986 : 194-195).
35. À ce silence répond en écho la disparition d’Etéoklos, remplacé dans la liste des Sept par
Adraste (160, 1187).
poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe 529
Un couple de noms induisait une histoire où, une fois pour toutes, les rôles
– celui du roi légitime et celui de l’usurpateur – étaient fixés. La tragédie accepte
l’histoire dans ses grandes lignes, à commencer bien sûr par les noms parlants
des protagonistes ; mais, en s’avisant précisément de faire parler ces noms, elle
leur pose de tout autres questions que l’épopée : parce que, dans les noms, elle
cherche moins à vérifier la répartition sociale des rôles qu’à fonder un jugement
sur les actes36, elle en vient à porter le soupçon sur la vérité de leur dire – cela
même que les tragiques nomment leur éponymie. Et, à chaque fois, le soupçon est
le même, quant à ce qu’il faut entendre par « Vraie gloire ». Il n’y a donc dans la
tragédie qu’une seule éponymie, celle de Polynice, parce que seule la dénomina-
tion de « Multiple querelle » est fondée. Jamais, inversement, le nom d ’Étéocle
n’est dit epōnumon, toujours c’est à son sujet le silence ou l’allusion oblique.
Comme si les fils d’Œdipe, ces poluneikeîs, n’avaient pour eux deux qu’un
seul nom, Eteokléēs, qu’aucun lien nécessaire n’unit plus à la personne d’Étéocle,
se dissout dans la désignation du dire vrai. L’épopée s’accommodait d’opposer
un roi en titre à un séditieux parce que l’antithèse kléos/neîkos y assumait tout
le sens. Pour avoir trop perçu ce qui, de chaque frère, fait un double de l’autre,
la tragédie s’est en revanche engagée dans la remise en question de l’épony-
mie. Et toujours, le côté de la discorde s’est trouvé plus marqué : il n’y a pas
d’anthroponymes en -neíkēs dans les cités, mais autour du nom Poluneíkēs,
superbe exception pour confirmer la règle, s’est sédimenté le récit tragique du
destin des fils d’Œdipe.
Sans doute, dans le Cratyle, Platon avait-il raison d’identifier le travail sur
les noms à l’activité tragique même, le tragōideîn. Encore faut-il mesurer ce tra-
vail à l’ampleur de ses prétentions, qui ne se limitent pas à réélaborer la matière
phonique des onómata, mais visent en fin de compte à expurger le mythe de
tous les noms propres qui ne disent pas le vrai. Loin de l’épopée, tel est l’extré
misme tragique en matière d’éponymie.
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36. L’épopée ne nie pas qu’Étéocle puisse, lui aussi, manier effectivement la querelle et l’outrage
ainsi que, dans la Thébaïde, l’indique la forme au pluriel de l’hapax oneideíontes (fr. 3, 2 Kinkel ;
Burkert 1981 : 37) ; mais ce comportement n’ôte rien à la légitimité du roi. Si inversement la
question du rapport entre l’acte et le nom est tragique, Euripide, digne d’être sur ce point désigné
comme tragikṓtatos, lui donne toute son ampleur dans les Phéniciennes.
530 poluneikēs epṓnumos : les noms des fils d’œdipe
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LES MOTS QUI VOIENT* **
On l’aura reconnu : c’est bien Jacques Lacan – le Lacan oral1 – qui, avant
d’aborder, dans le séminaire sur l’Éthique, une étude serrée de l’Antigone,
constate au passage son accord avec Aristote quant au caractère tout à fait second
du spectacle dans la tragédie grecque.
* Première publication dans Claude Reichler (éd.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit, 1989,
p. 157-182.
** Deux versions orales de ce texte ont été présentées, en juillet 1985 à la Chartreuse de Villeneuve-
lès-Avignon, lors du colloque « Théâtre et philosophie », organisé par le Collège international
de philosophie, et en mai 1988, au centre Thomas More (L’Arbresle), lors d’une session sur les
« Lectures de la tragédie ». Que tous les intervenants, et en particulier Marie Moscovici, soient
remerciés pour leurs remarques et leurs suggestions.
1. S’agissant de l’écoute, je renvoie ici à la version dactylographiée (non officielle) du séminaire
de 1959-1960 (t. II, p. 182-183) ; on trouvera cette déclaration, avec quelques modifications, dans
Le Séminaire VII. L’Éthique, Paris, Seuil, 1987, p. 295.
532 les mots qui voient
après le concours, déposé aux archives de la cité. Rien de moins simple, toute-
fois, que la textualité entre écrit et oral de ce texte : l’écrit contrôle la représen-
tation, mais la représentation s’inscrit dans la forme définitive du drame, où la
voix résonne sous l’écriture autorisée8.
Aussi ai-je parlé d’écoute. (Pas seulement, peut-être, au sens où Aristote,
exigeant qu’« indépendamment du spectacle, l’histoire soit ainsi constituée »
qu’en entendant (akoúonta) les faits se dérouler, on soit saisi de frisson et de pitié,
affirme : « c’est ce qu’on ressentirait en écoutant (akoúon) l’histoire d’Œdipe »
(1453 b 3-7). Car Aristote parle ici d’enchaînement de l’intrigue9, et il sera sur-
tout question d’écoute du signifiant tragique. Mais patience !)
Je ne sais s’il faut continuer à suivre Lacan lorsqu’il assigne à la mise en
scène la seule et unique fonction de procurer un surplus de jouissance à notre
« troisième œil ». Il est vrai qu’à l’expression près, qui n’a rien d’aristotéli-
cien, Lacan est bien en l’occurrence un fidèle disciple d’Aristote. Mais je sais
qu’à travailler sur le signifiant tragique on en vient un jour ou l’autre à consta-
ter qu’en sa polysémie et sa condensation la langue de la tragédie ressemble
fort à la définition que, sous le nom de léxis, en donne le philosophe : « la
léxis, c’est la manifestation du sens à travers des noms » (léxin eînai tḕn dià
tē ̂ s onomasías hermēneían : 1450 b 12-16). Des noms : des mots, tout le lan-
gage10. Mais aussi : des noms, des mots qui s’autonomisent en un feuilletage
vertigineux de sens.
Qui, du lecteur ou du texte, faut-il créditer d’avoir ainsi mis l’accent sur
l’écoute ? Le lecteur, peut-être, qui, pour s’être fait entendeur (par exemple
au contact de l’écoute proprement psychanalytique du travail du signifiant),
aurait construit un spectateur qui soit d’abord un auditeur : la réponse est pru-
dente, elle n’engage après tout que le lecteur. Mais, s’il est vrai que « les textes
en savent plus que leurs lecteurs »11 – et je fais volontiers mienne cette pro-
position –, il faut se rendre à quelque chose comme une évidence : c’est sous
l’effet des textes que des lecteurs contemporains plus soucieux d’anthropolo-
gie que de psychanalyse ont déchiffré, en creux dans la tragédie, la figure de cet
écouteur à l’ouïe perçante qu’ils dotent d’une attention singulièrement déve-
loppée, puisque, pour lui, « le langage du texte peut être transparent à tous ses
niveaux, dans sa polyvalence et son ambiguïté »12. Si le texte tragique exige
d’être entendu, est-il temps maintenant d’abandonner le terme de spectateur
pour celui d’« auditeur », plus propre à caractériser ce public athénien, épris de
la voix – celle des acteurs13, celle surtout des mots qui, longtemps après, réson-
naient encore dans sa mémoire ?
8. Je renvoie ici aux remarques suggestives de Ch. Segal. « Vérité, tragédie et écriture », dans
M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne. Lille, P. U. L., 1988, notes p. 331-333.
9. Il écrit aussi que « par la simple lecture on peut voir clairement quelle est sa qualité » (1462 a
11-17) ; Ch. Segal (op. cit.), dont j’utilise en l’occurrence la traduction, y voit la preuve de l’exis-
tence, dès le ive siècle, d’un public de lecteurs. Aristote, premier interprète moderne de la tragédie…
10. « La léxis, c’est tout le langage, du son élémentaire à la phrase et au texte, saisi au niveau du
signifiant » (Dupont-Roc et Lallot, commentant ce passage, op. cit., p. 209).
11. Voir « Avant-propos », p. 1.
12. Voir J.-P. Vernant, dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, Paris, Maspero,
1972, p. 36. C’est moi qui souligne.
13. Voir A. W. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, Oxford, 1953, p. 165-169.
534 les mots qui voient
14. Ce sont les mêmes Athéniens, mais réunis cette fois-ci en assemblée, que, chez Thucydide,
Cléon accuse d’être devenus, sous l’influence des sophistes, « spectateurs des discours, auditeurs
des actions » (Thuc., III. 38, 4).
15. L’Éthique, p. 330 (« le ré-aiguisement des arêtes du texte ») ; voir aussi p. 296 (« le mot-à-mot
est follement instructif »).
16. Voir H. C. Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, Paris, Maspero, 1975, p. 18.
les mots qui voient 535
surtout que la fonction du dire ne s’épuise sans doute pas dans ce rôle purement
référentiel. Il se pourrait en effet – j’en fais du moins l’hypothèse – que les per-
sonnages du drame ne se voient les uns les autres que si un dire les y a invités,
expressément lorsque le nom du voir, comme dans la fin d’Antigone, précède le
voir, ou de façon plus indirecte. Ainsi le dire légitimerait le voir en lui donnant
un contenu17. Un contenu pour le voir et, pour le personnage tragique, un corps.
Les mots donneraient-ils du corps ? Toujours est-il que, si aucun mot n’a été dit
de sa présence, un personnage peut rester invisible aux autres, parce qu’il est
censé ne pas être vu. Il en va ainsi, chez Sophocle, du corps mort d’Ajax, que
le chœur cherche sans l’apercevoir, ce qui n’implique nullement qu’un décor
– un bosquet, dit-on pour justifier cette cécité – le dissimule effectivement : le
silence dissimule aussi bien qu’un décor. Il en va de même, dans l’Hippolyte
d’Euripide, avec la présence silencieuse de Phèdre assistant sans être vue aux
imprécations d’Hippolyte contre la race des femmes : ni Hippolyte ni la nour-
rice ne voient Phèdre qui, elle, voit parce qu’elle a d’abord entendu le début
de l’altercation.
Il est aussi, pour le dire, une autre façon d’assumer l’essentiel par son
absence : je pense au silence, qui vaut le plus fort des spectacles, à tous les
silences des femmes tragiques. Silence de Cassandre en réponse aux questions
de Clytemnestre ou, dans Les Trachiniennes, d’Iole face à celles de Déjanire ;
et surtout silence d’avant le suicide, ponctuant la sortie précipitée de Jocaste, de
Déjanire et d’Eurydice18. Alors seulement des mots – parole du chœur, ques-
tion du coryphée – rehausseront ces silences dont ils supputent la cause, et il
y aura place pour un voir conjecturel, inopérant comme tout ce que devine le
chœur, devin timoré, tenu à résidence sur scène.
17. À propos du décor (« pour le reste, l’imagination suffisait, stimulée et guidée par les mots »),
voir Baldry, op. cit., p. 70-73 et 67.
18. Agamemnon, 1035-1068 ; Trachiniennes, 307-332 ; Œdipe roi, 1073-1075 ; Trachiniennes,
813-814 ; Antigone, 1244-1256 (sur le silence d’Eurydice, seule la conjecture est possible, mais le
verbe eikázō, qui est employé au v. 1244, caractérise la conjecture par recours à l’image).
19. L’adjectif torós qui, dans l’Orestie et ailleurs, caractérise la parole « claire » ou « précise »
signifie étymologiquement « qui perce », « qui pénètre » : J. de Roos, « A New Root *Ter “Speak
Clearly” ? Some Comments on Greek Torós and Hittite tar- », dans J. M. Bremer, S. L. Radt,
C. J. Ruijgh (éd.), Mélanges Kamerbeek, Amsterdam, Hakkert, 1976, p. 323-331.
20. « Das griechisch tragische Wort ist tödlich-faktlich, weil der Leib, den es ergreifet, wirklich
tötet », « das wirkliche Mord aus Worten » : Anmerkungen zur Antigone, avec les remarques de
Z. Petre, « La représentation de la mort dans la tragédie grecque », Studii Classice, 23 (1985), p. 29.
536 les mots qui voient
21. On rappellera que les « paroles ailées » d’Homère sont en fait des paroles fléchées, destinées à
atteindre leur but comme le trait qui s’enfonce dans le corps. La parole et la guerre dans l’Orestie :
on comparera Choéphores, 183-184 et Agamemnon, 1121-1124 ; voir aussi Choéphores, 309-314
(la langue / le coup).
22. Sophocle, Ajax, 785-786, 938. L’épée d’Ajax : voir J. Starobinski, Trois fureurs, Paris, Gallimard,
1974.
23. Freud et Breuer, Études sur l’hystérie, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1956, p. 144-145. En
ce temps-là, Freud citait Darwin.
24. Voir G. Dunkel, « Fighting Words », Journal of Indo-European Studies, 7 (1979), p. 249-272,
ainsi que L. Slatkin, « Les amis mortels », L’Écrit du temps, 19 (1988), p. 119-132.
les mots qui voient 537
J’en ai fini avec les cas extrêmes. Pour m’en tenir au discours tragique le plus
partagé, je dirai que les mots de la tragédie glissent régulièrement du voir dans
l’entendre. Cette fois encore, c’est dans l’Orestie que l’on s’en assurera, parce
qu’il y a dans cette trilogie une réflexion en œuvre sur le langage. Si Eschyle
intervient à titre d’exemple privilégié, ce n’est de toute façon pas un hasard :
Aristote, rappelant qu’il est l’inventeur du second acteur, ajoutait qu’il dimi-
nua par là même la part du chœur et fit du logos le protagoniste – entendons le
premier acteur (Poétique, 1249 a 15-18).
Pour incarner ce jeu du voir dans le dire, il y a, dans Agamemnon, le per-
sonnage de Cassandre, prophétesse et qui, à ce titre, dit des visions27. Celle à
qui Clytemnestre conseillait de se faire entendre par gestes (phrázein : 1061) et
qui, après le départ de la reine, ne prend la parole que pour s’exprimer (phrázei :
1109) par énigmes – cela même dont on n’entend le sens qu’à s’en faire spec-
tateur. Et, tout au long de la scène, comme pour désemparer le chœur qui aime
le langage « clair », le dire de Cassandre donnera à voir, pourvu qu’on traduise
en images le message inouï que délivre la devineresse28.
Cassandre dit la mort : les meurtres déjà advenus dans la race des Atrides
et ceux à venir (celui d’Agamemnon, le sien propre). Or, dans l’Agamemnon,
la mort de Cassandre ne s’inscrit en aucun moment de la trame temporelle de
l’intrigue ; elle n’a pas d’existence matérielle dans la perception des spectateurs,
fût-elle seulement entendue, comme celle du roi. Comme si, en la prédisant/
prévoyant, elle l’avait anticipée. Comme si ses mots receleurs d’images valaient
pour l’instant réel de sa mort. En revanche, Clytemnestre créditera Cassandre
d’avoir, tel un cygne, chanté son dernier gémissement de mort (1444-1445) :
mais qu’a fait la prophétesse devant le chœur, sinon chanter jusqu’au bout sa
plainte mortelle ?
Face à Cassandre, le chœur était tout, sauf prophète. Le roi et la captive
une fois tués, reste, dans l’attente du meurtre vengeur à venir, à sauver un peu
de la parole qui voit. Dans la nuit des Choéphores, seul Hermès, parce qu’il
est dieu – et dieu de la nuit et du silence – peut s’offrir le luxe d’une « parole
sans visée » (áskopon épos : 816). Aux humains, il reste à poursuivre l’expé-
rience du signifiant tragique. Soit, par exemple, le serviteur qui annonce la mort
d’Egisthe. Quel est le statut de ce qu’il déclare au sujet de Clytemnestre : « Voici
sa gorge, je crois, sur le tranchant de la lame et qui va, à son tour, justement
frappée, s’abattre sur le sol » (883-884) ? Métaphorique ? Sans doute. À condi-
tion que l’on y entende surtout une prophétie (Clytemnestre, elle, ne s’y trompe
pas, qui déchiffre l’annonce comme une énigme). Ou, mieux encore : à condi-
tion d’admettre que la métaphore prédit moins qu’elle n’accomplit à l’avance,
en mots, ce qui sera. Oreste frappera bien Clytemnestre à la gorge, précision
que le spectateur n’obtient d’ailleurs que dans Les Euménides29.
(À nouveau, il faudrait soulever la question de la métaphore en régime tra-
gique, et constater qu’elle est, dans l’Orestie, vouée à se réaliser, à retourner
du dire vers le voir – ou plutôt à ce qui serait un contenu de vision. Car le spec-
tateur, du meurtre de Clytemnestre, ne verra que les prémices. Le serviteur dit
que la reine a le couteau sur la gorge, Oreste résiste à la monstration du sein de
la mère, et le spectateur en sait assez pour supporter de ne pas assister à l’ins-
tant de la mise à mort30.)
Ellipse du voir, force du dire, dans une civilisation où les vrais voyants sont
les devins aveugles… La mort n’a pas d’autre lieu – et parfois d’autre temps –
qu’un énoncé.
La mort se passe dans les mots. Entre les mots.
l’empreinte). Quand enfin « l’oracle ne se montrera plus à travers un voile, comme une jeune
mariée » (1178-1179), le chœur, entendant la vérité sans images (1244), sera saisi par la peur.
29. Dans les Choéphores. Oreste dit seulement qu’il a tué sa mère (ktaneîn mētéra : 1027) ; le
chœur parle bien de la tête tranchée des deux serpents (1047), mais cela peut être une façon de filer
la métaphore de Persée, qui condense la scène de séduction et la mise à mort (voir N. Loraux :
« Matrem nudam », L’Écrit du temps, 11 (1986), p. 90-102. Au début des Euménides, l’ombre de
Clytemnestre fait état de son égorgement (102), mais qui peut savoir alors que le verbe kataspházein
est employé avec pertinence ? C’est donc Oreste qui apportera la précision, en réponse à une question
des Érinyes dans le procès (592).
30. Je ne peux suivre Ch. Segal (« Tragedy, Corporeality, and the Texture of Language : Matricide
in the Three Electra Plays », Classical World, 79 (1985-86), p. 7-23) affirmant qu’Eschyle est le seul
tragique à faire accomplir le matricide sur la scène (p. 17). Pour un commentaire de Choéphores,
883-884, voir Z. Petre, « La représentation de la mort », p. 28.
les mots qui voient 539
Les lecteurs de tragédies l’ont souvent observé : alors que, comme genre,
la tragédie se caractérise par le fait qu’on tue et qu’on y est tué31, la réticence
des tragiques semble avoir été grande à montrer la mort sur scène32. Encore
faut-il bien préciser : la mort, et non les morts. De l’instant du meurtre, de la
main qui tue, la tendance est à ce que rien ne soit vu ; rien, en revanche, ne
semble exiger qu’on soustraie à la vue le corps des victimes, et l’on évoquera
la fin d’Antigone, avec le cadavre d’Hémon bien visible et, plus en arrière,
celui d’Eurydice.
Qu’il ne s’agisse pas là d’un classique problème de convenance, la chose a
plus d’une fois été suggérée33. Si toutefois l’on tient absolument à poser la ques-
tion en ces termes, il faudrait comprendre pourquoi c’est le mourir qui, en soi,
est inconvenant, et non l’être mort, la mort déjà-là d’un corps inerte.
Question d’habitude, disent certains : pour un public qui a appris à lire – et
beaucoup plus que cela – dans l’Iliade, la mort se dit, en des termes d’une pré-
cision parfois clinique, et cela suffit. Cela suffit…, à cela près qu’aucun raison-
nement par les conditions suffisantes ne suffira à expliquer pourquoi le tueur
et le tué doivent aussi vite rentrer en coulisses pour que le meurtre advienne.
Aussi faudra-t‑il faire un pas de plus, et, remettant à plus tard l’interrogation
sur l’origine ou le sens d’une telle « habitude », constater au moins qu’il y a là,
éminemment, un signe : le signe de ce que « l’on comptait beaucoup plus sur
l’imagination que sur la vue, sur l’oreille que sur l’œil »34.
Mais une phrase d’Aristote viendra peut-être fâcheusement interrompre ce
discours. C’est à propos de l’« effet violent » (páthos), défini comme « une
action causant destruction ou douleur, par exemple les morts sur scène (ou, plus
exactement, au grand jour : thánatoi en tō ̂ i phanerō ̂ i), les grandes douleurs, les
blessures et toutes choses du même genre » (Poétique, 1252 b 10-14). Cette
phrase m’a gênée, comme elle gêne tous ceux qui estiment que, dans en pha-
nerō ̂ i (traduit comme signifiant : « sur scène »), c’est de l’ópsis qu’il s’agit.
Il est toujours possible de s’en tirer en affirmant qu’Aristote parle en l’occur-
rence des représentations tragiques de son temps, où le spectaculaire l’emporte ;
mais la parade est faible, car tout indique que, pour le philosophe, le « moment
tragique » se situe au ve siècle. Il faut donc relire la Poétique avec plus d’exi-
gence, s’assurer que le páthos relève du seul logos – il est une sous-partie de
l’une des quatre parties discursives qui font la tragédie – et non du spectacle,
31. Outre la preuve par l’évidence, on évoquera un passage de la Poétique où Aristote raisonne en
termes de genre : or, en opposition avec la tragédie, la comédie se caractérise par le fait que les
pires ennemis (Oreste et Egisthe) s’en vont bras dessus, bras dessous, et que « personne n’est tué
par personne » (1243 a 35-39).
32. J. M. Bremer (« Why Messenger-Speeches ? », dans Mélanges Kamerbeek, p. 29-48) : « deux
conclusions qui s’excluent mutuellement : la tragédie se concentre sur la mort, mais la tragédie
évite la mort » (p. 37).
33. En dernier lieu par Z. Petre, « La représentation de la mort » ; observant qu’« un théâtre qui
invente l’egkúklēma pour faire voir des dépouilles sanglantes » est au-delà de la dignitas d’Horace
(p. 21), Z. Petre rejoint les remarques de Baldry (Le Théâtre tragique des Grecs, p. 72-73) sur
l’egkúklēma, machine qu’on roule au dehors pour faire voir les cadavres. Voir aussi Lanza, « La dis-
ciplina dell’emozione », p. 52.
34. Voir Baldry, op. cit., p. 69-70.
540 les mots qui voient
du moins explicitement. Car il est un élément du mûthos, même s’il semble pré-
senter quelque affinité avec le spectaculaire, et, si l’on veut prendre en compte
cette dimension, tout au plus le définira-t‑on comme « une sorte d’instrument
du spectacle dans l’histoire ».35
Reprenons les choses de plus haut : il n’est pas de représentation du mou-
rir, disais-je, mais on montre volontiers les morts. À côté des corps d’Agamem-
non et de Cassandre se dresse Clytemnestre, tout comme, dans Les Choéphores,
Oreste se dressera, avec, à ses côtés, les corps de Clytemnestre et d’Egisthe.
Triomphante, Clytemnestre prenait la parole, et racontait (décrivait, mimait,
revivait) le meurtre de l’époux. De même Oreste, après avoir invité le peuple
d’Argos à regarder (Ídesthe : 973) les cadavres de ses tyrans, détourne la vue
(Ídesthe : 980) et surtout l’écoute vers le voile qu’il brandit et la description,
mieux, le portrait qu’il en donne : ce voile, parure féminine muée en arme, dont
Clytemnestre a fait un piège de mort pour Agamemnon ; ce voile qui, dans un
procès – mais, Oreste le sait, le procès se prépare – sera une pièce à convic-
tion36, ce voile devient l’emblème de la mortelle ruse féminine, et quelque chose
comme l’analogon de Clytemnestre :
Et cela, de quel nom l’appeler pour rencontrer juste, tout en usant des termes les
plus doux ? Piège à fauve ? draperie de cercueil, entourant le mort jusqu’aux
pieds ? Non, filet, bien plutôt, panneau, voile entrave, instrument d’un bandit
qui tromperait ses hôtes et vivrait de rapines, et, grâce à tel engin, trouverait
d’autant plus de joie qu’il détruirait plus de victimes. Ah ! qu’une telle compagne
n’entre pas dans ma maison ! Les dieux me laissent plutôt mourir sans postérité !
(Choéphores, 997-1006, trad. Mazon.)
Oreste dira encore :
Je proclame ce voile assassin de mon père.
Les corps morts sont bons à montrer : en leur silence, ils appellent le dis-
cours et, foisonnant37, le signifiant tragique vient doubler le spectacle réel des
visions intérieures qui l’animent, riche chaîne d’associations où l’objet-témoin
se fait mot, et le mot image.
Le « grand jour » n’est donc pas – ou pas seulement38 – le grand jour bien
réel de la scène sous un authentique ciel de Grèce. Au páthos il faut le grand
jour du dire, qui en suggère plus qu’aucune mise en scène, si sanglante soit-
elle, ne peut en montrer.
Dans la pleine lumière de la veille, sans nul recours aux hallucinations som-
nambuliques d’une Lady Macbeth, les mots voient la mort.
Soit, encore une fois, le meurtre d’Agamemnon. Le chœur ne le voit
pas, mais il entend des cris. Le spectateur voit le chœur entendre, et entend
lui-même : aussi a-t‑il deviné la mort avant que le chœur ne s’y résolve, qui
prend encore le temps de s’interroger, par la voix du coryphée, sur l’identité
du mourant (1344). Il est vrai que, mauvais devin, le chœur ne croit qu’à ce
qu’il voit de ses propres yeux, parce qu’il identifie le voir au savoir – ainsi,
pendant que le chœur délibère inutilement pour prendre enfin la décision
de s’informer, il y aura encore un choreute, suivi d’un autre, pour mettre en
doute la réalité de ce qui n’a été qu’entendu (1366-1369). Le chœur identifie
le voir au savoir ? Il verra donc des cadavres. Et, avec le spectateur qui, lui,
sait entendre, il devra écouter Clytemnestre détailler le récit du meurtre. Sans
doute n’en est-ce point le dernier récit et, tout au long de l’Orestie, la mort
ignominieuse du roi sera inlassablement racontée, mais, à Clytemnestre qui
a agi, revient l’initiative du dire. La reine raconte au présent et mime cette
tuerie dont elle fait une victoire ; puis elle prend assez de distance pour dési-
gner le corps mort :
Celui-ci est Agamemnon, mon époux ; ce cadavre est dû à ma main droite – du
travail de juste ouvrière ! (1404-1406).
Ainsi, alors même que le déictique redouble le spectacle au sein de la parole,
le récit ne vire pas pour autant au commentaire ; il se fait oraison funèbre impie,
épitaphe parlée, forcément injurieuse (« Il gît, l’insulteur de la femme que je
suis, miel des Chryséis sous Troie »). Le dire déborde sur le voir, et, à son tour,
Egisthe dira sa joie de voir le corps gisant de l’ennemi.
Que le dire déborde sur le voir sans jamais se limiter à le commenter, l ’attestent
encore les paroles que, pour clore Agamemnon, Clytemnestre adresse à Egisthe,
qui voulait s’en prendre au coryphée :
Arrête, ô le plus cher des hommes, n’accomplissons pas d’autres maux. Nous
avons déjà ainsi moissonné beaucoup, triste récolte. C’est assez de souffrance :
nous sommes trempés de sang (1654-1656).
La tragédie veut une fin, mais on ne tue pas le chœur : Clytemnestre, qui
s’est naguère assimilée au démon vengeur du génos, n’en incarne plus l’insa-
tiable présence : en arrêtant le bras d’Egisthe, elle exprime bien plutôt la cohé-
rence du genre tragique. Elle dit surtout qu’une action a trouvé sa fin, avec cette
moisson de meurtres. Qu’il faille y voir un effet de lassitude ou un accomplis-
sement in extremis du personnage (la mère en furie est vengée, la femme adul-
tère a toujours été moins exigeante), la reine arrête le jeu : « Nous sommes
trempés de sang ! » (hēimatṓmetha). Mal inspiré serait sans doute le metteur
en scène qui transcrirait cette forme de parfait passif dans l’élément du visible.
Car il n’y a là aucune indication scénique : tout juste une conclusion et l’amorce
d’un tournant dans la formulation de ce thème du sang qui court tout au long
de l’Orestie. « Nous sommes trempés de sang » : le sang nous a recouverts,
jusqu’à devenir notre nature. Rien de moins réaliste que cette déclaration : déjà
la tache de sang au front de Clytemnestre n’était qu’imagination de son cœur
en délire (1426-1428). La reine n’aura pas à la laver, fût-ce en rêve : la tache
est désormais incorporée à son être.
il faut se mettre au maximum la scène sous les yeux (prò ommátōn) » (1455 a
22-26), cette vision, premier temps du poieîn, du faire poétique, est tout inté-
rieure : il s’agit de trouver la léxis appropriée, celle qui aura absorbé le voir,
de telle sorte que toujours le dire soit en excédent sur ce qu’il montre. Ainsi,
du voile que brandissait Oreste, on pouvait un instant penser qu’il était sorti du
texte, mais le geste n’a eu lieu que pour réincorporer au texte le voile, devenu
figure matricielle de l’Orestie.
Le dire l’a emporté, le voir fournit seulement des indices, des tekmḗria
propres à appuyer la plaidoirie dans un procès.
Et l’Orestie n’a pas fini de raconter la mort d’Agamemnon.
Un dernier détour par Aristote, tant il est vrai qu’il n’est pas d’étape de ce
parcours où l’on n’ait dû revenir à la Poétique.
Dans un passage difficile, que certains lecteurs ont même cru corrompu et
où il n’y a peut-être qu’un « parallélisme un peu boiteux »39, Aristote distingue
entre deux formes de la représentation :
Il est possible de représenter (mimeîsthai) les mêmes objets et par les mêmes
moyens, tantôt comme narrateur (apaggéllonta) – que l’on devienne autre chose
(c’est ainsi qu’Homère compose) ou qu’on reste le même sans se transformer
– ou tous peuvent, en tant qu’ils agissent effectivement, être les auteurs de la
représentation (toùs mimouménous) (1448 a 19-24).
Il y aurait donc deux formes du mimeìsthai : comme narrateur (que ce nar-
rateur dise je – ainsi dans la poésie lyrique – ou que le poète s’efface en tant
qu’instance de narration, et l’on a l’épopée) ; ou bien dans le cas où tous les
personnages, passant effectivement à l’acte, sont eux-mêmes les agents de la
représentation. La rupture de construction (que l’on soit narrateur / ou bien tous
sont les imitateurs) et le dédoublement de la mímēsis dans la seconde partie de
la phrase (il est possible d’imiter, que l’on soit narrateur… ou bien tous sont les
imitateurs) indiquent assez que le parallélisme n’en est pas un, car il est impos-
sible : Aristote a annoncé deux formes de la représentation, et seule la narra-
tion présente le statut dérivé de « forme de… » ; de l’autre côté, du côté du jeu
des acteurs-personnages, il y a la mímēsis en personne.
Cherchez les deux formes de la mίmēsis. Vous n’en trouverez qu’une qui
ne se réduise pas à la mímēsis elle-même. C’est l’apaggelía, l’acte d’annoncer
(apaggéllein). Un tel enchaînement suffirait peut-être en soi à attirer l’atten-
tion sur cette activité où, sans mimer réellement un autre, le poète dit je par la
bouche d’un autre : il devient autre que lui-même tout en entretenant un rapport
Le temps est venu de rappeler que le mot apaggelía (la « narration ») est
dérivé du même radical que les noms de messager dans la tragédie : ággelos,
le messager qui vient du dehors, tel celui de la mort d’Hémon dans Antigone, et
surtout exággelos, le messager qui sort de ce hors-scène infiniment proche qu’est
le palais derrière la skēnḗ – dans Antigone encore, celui de la mort d ’Eurydice,
perpétrée au creux de l’appartement des femmes, ou, dans Œdipe roi, celui qui
annonce la pendaison de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe.
En me fondant sur un vers des Choéphores (266), où apaggéllein caracté-
rise l’attitude de qui irait dénoncer hors scène ce qui se passe dans le théâtre,
je verrai simplement dans l’exággelos la figure inverse : est exággelos celui
qui vient de l’envers invisible de la scène pour informer le chœur et les specta-
teurs ; en un mot, le « bon messager », par qui le message circule dans le bon
sens. Certes, un tel messager n’est pas, comme ceux de l’épopée, envoyé par
Zeus42 – il n’est même la plupart du temps mandaté, semble-t‑il, que par lui-
même. Mais il obéit à la nécessité d’offrir au voir et à l’entendre du chœur, dans
l’orkhḗstra, et des spectateurs, sur les gradins, ce qui n’a été ni vu ni entendu.
Aussi est-il cru sur parole, parce qu’il prête sa figure et sa voix à une exigence
tragique, et son statut de messager fidèle d’un drâma n’est pas mis en doute,
parce que peut-être on entend dans sa voix celle du poète tragique qui pren-
drait de la distance envers la mímēsis pour se faire narrateur et restituer, au tra-
vers de l’entendre, le voir perdu. Mais ce voir est fictif ou, du moins, intérieur
40. Ch. Segal, « Vérité, tragédie et écriture », p. 354-355 : « Les événements [sont alors] envisagés
du point de vue de l’auteur, c’est-à‑dire d’un texte écrit et d’un scriptor. »
41. Les modernes, il est vrai, estiment plus volontiers que le récit de messager est, dans sa forme, un
archaïsme : J. M. Bremer, « Why Messenger-Speeches ? », p. 42-44 ; D. Lanza, « L’attore », p. 135.
42. Sur les messagers du chant XXIV de l’Iliade, voir F. Létoublon, « Le messager fidèle », dans
J. M. Bremer, I. J. F. de Jong et J. Kaff (éd.), Homer : Beyond Oral Poetry. Recent Trends in Homeric
Interpretation, Amsterdam, B. R. Grüner, 1987, p. 123-144.
544 les mots qui voient
au dire : si l’on y adhère aussi aisément, c’est que, dans la tragédie, l’oreille est
le seul instrument réel de la vérité.
Soit la mort de Déjanire, dans Les Trachiniennes (900 - 929) ; la nourrice
en est messagère. Elle en eût été spectatrice – elle a de fait commencé à l’être –
si, à l’instant décisif, elle ne s’était précipitée hors de la chambre nuptiale pour
aller signifier (phrázein) au fils ce qui se passe : et c’est ainsi que la nourrice
n’a rien vu du geste mortel de la désespérée. Avec Hyllos, elle verra (horō ̂ men :
930, idōn : 932), certes, et ce qu’elle voit est un corps transpercé.
J’en viens, surtout, à la mort de Jocaste43, qui présente d’ailleurs comme
un écho textuel de celle de Déjanire44.
Jocaste a traversé le palais, jusqu’à sa chambre d’épouse. Alors, elle a vio-
lemment fermé la porte, se dérobant à la vue, et le serviteur qui la suivait a
entendu ses lamentations.
Comment, après cela, elle périt, je ne peux plus le dire ;
Car, hurlant, vint s’abattre Œdipe et, de son fait,
Il n’était plus possible d’assister (ektheásasthai) à la mort de celle-ci.
(1251-1253)
Ektheásasthai : voir jusqu’au bout – de ce vœu, on peut à coup sûr crédi-
ter le spectateur dans le théatron. Le mot a singulièrement troublé la tradition.
« Comment le messager pouvait-il la voir, puisqu’il était derrière des portes
closes, qu’Œdipe n’a pu ouvrir qu’en les forçant ? » Et de répondre, avec le
plus grand sérieux, que « peut-être y avait-il quelque fenêtre ou quelque fente
dans le mur », faute de quoi, l’âme navrée, on serait contraint de reconnaître
qu’ici « Sophocle a fait un faux pas »45. À moins d’imaginer que le messager
avait suivi Jocaste jusqu’en sa chambre, et c’est bien d’un spectacle qu’Œdipe
aurait, au sens propre, privé son serviteur46. Comme quoi la volonté de réalisme
mène à récrire Œdipe roi47.
Mieux vaut prendre le texte au mot, admettre que Jocaste elle-même, en
rendant tout voir impossible, a tout fait pour que nul n’assiste en personne à
sa mort. Que donc, en empêchant par ses cris le messager d’être jusqu’au bout
spectateur du suicide, Œdipe n’a, de ce point de vue, qu’aggravé un proces-
sus déjà engagé. Et pourtant il s’agissait bien pour le messager d’être specta-
teur – ektheásasthai –, car entendre, c’est encore assister : occasion de rappeler
que le lieu des acteurs se nomme logeîon, « lieu où l’on parle », par opposition
sans doute à l’orkhḗstra où danse le chœur, mais aussi au théatron où se masse
plus près des mots49. En quelque sorte, une talking cure où celui qui sait (que
l’on suppose tel) dirait, cependant qu’écouterait en silence celui qui apprend.
En silence, ce qui ne signifie pas dans l’inactivité, car, pour entendre le jeu des
mots avec l’ópsis, il faut – comment éviter de revenir à cette formulation ? –
une singulière attention dans l’écoute.
Mais mieux vaut relire – écouter – ces quelques vers d’Œdipe roi :
De ce qui a été accompli
le plus douloureux est loin de toi ; car le spectacle n’est pas là.
Cependant, pour autant que la mémoire en moi puisse y parvenir,
tu apprendras la passion de la pauvre reine.
(1237-1240, trad. J. et M. Bollack)
Les mots donnaient du corps aux personnages et souvent les blessaient ; ils
savent aussi leur retirer ce trop-plein de corporéité qui saturerait un spectacle
émancipé du dire. Il est des spectacles que la tragédie grecque préfère imagi-
ner, derrière le mur opaque de la skēnḗ, dans le palais qui abrite les horreurs du
génos. Pourquoi montrer l’imprésentable, que les mots voient si bien ?
Les mots voient : formuler cette proposition, c’est tenter d’exprimer cette
façon qu’a le genre tragique de protéger le spectateur des émotions violentes et
brèves du spectaculaire50, en soumettant l’auditeur au voir intérieur à la léxis,
qu’Aristote nomme páthos. Peut-être, du côté des spectateurs dans le théatron,
ce páthos, bien qu’épuré de tout spectacle qui ne serait pas fictif, s’éprouve-t‑il
sur le mode de la terreur (du frisson) et de la pitié. C’est, dit encore Aristote, « ce
qu’on ressentirait (háper àn páthoi) en écoutant l’histoire d’Œdipe » (Poétique,
1453b 1 sqq.). Mais Freud lecteur d’Aristote précise :
Le drame a donc pour thème toutes les sortes de souffrance à partir desquelles
il promet de procurer du plaisir à l’auditeur. […] Pourtant cette souffrance se
limite rapidement à une souffrance psychique, car nul ne veut d’une souffrance
corporelle, sachant avec quelle rapidité le sentiment du corps dès lors modifié
met un terme à toute jouissance psychique.51
Une souffrance psychique pour une souffrance corporelle : parce que les
mots ont du corps, il n’était pas nécessaire qu’Œdipe s’aveuglât devant nous. Et
rien dans le texte d’Œdipe roi ne garantit qu’à la première représentation de la
tragédie le héros terrassé soit apparu aux yeux des spectateurs avec un masque
vraiment ensanglanté.
Les mots ont du corps. Peut-être maintenant avançons-nous d’un pas dans
la compréhension de cette proposition, plusieurs fois esquissée, à chaque fois
49. Eschyle aime dire que la souffrance apprend (par exemple : Agamemnon, 177 : tō ̂ i páthei
máthos) ; le páthos est en lui-même source du comprendre et, dans les mots qui l’expriment, le
spectateur expérimente et apprend.
50. Z. Petre (« La représentation de la mort », p. 30-31) observe que les peintures de vases où
l’on cherche des informations sur les mises en scène font en réalité voir très exactement ce que le
spectacle ne montre presque jamais : l’instant même où le héros tue ou est tué.
51. Freud, « Personnages psychopathiques à la scène », traduit par J. Altounian, A. Bourguignon,
P. Cotet, A. Rauzy, dans Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 125. Le mot auditeur
est souligné par moi.
les mots qui voient 547
laissée en l’état : que, dans le texte tragique, il n’est pas à proprement parler de
métaphore. Parce qu’entre le mot et « l’image » il n’est pas sûr que l’on puisse
introduire la distance qui permettrait que s’établisse un rapport sur fond d’écart.
Comme si toujours les mots devaient être pris au mot. Pour l’auditeur, le béné-
fice est grand : il y gagne d’être indissociablement spectateur, il y gagne sur-
tout de n’être pas atteint directement en son corps, puisque, dans les mots, il y
a déjà du corps.
La léxis serait-elle, entre les citoyens au spectacle et la tragédie (autant
dire : la léxis elle-même) quelque chose comme une très singulière médiation ?
52. Pour la citation et les remarques sur l’écoute du chœur, voir D. Seale, Vision and Stagecraft in
Sophocles, Londres-Canberra, 1982, p. 15.
548 les mots qui voient
À propos de l’Orestie*
* Première publication dans Revue philosophique, n° 2, 1990, p. 115-139 ; puis repris dans Europe,
n° 837-838, janvier-février 1999, p. 242-264.
1. Les deux citations sont respectivement extraites de Derrida, 1987a, 64 et 1987b, 267 (cf. ci-dessous,
liste des abréviations).
550 la métaphore sans métaphore
4. « Les traductions restent prises dans des réseaux d’interprétations » (Derrida, 1987b, 268, à
propos de chôra).
5. Derrida, 1987b, 66-67.
6. Derrida, 1971, 20, 26 et 24.
7. Ainsi, dans la première page de son livre Les Images dans la poésie d’Eschyle, Paris, Les Belles
Lettres, 1935 (réédition 1975), Jean Dumortier fait acte d’allégeance intégrale à l’autorité d’Aristote.
8. Aristote, Poétique, 1458 a 22-23 ; « inhabituel » est entre guillemets dans la traduction de
Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Après avoir défini comme relevant du xenikón l’emprunt, la
métaphore, l’allongement, tout ce qui s’écarte du langage courant, Aristote observe que « si un poète
compose exclusivement avec ce genre de noms, le résultat sera énigme ou charabia : énigme avec
les métaphores, charabia (barbarismós) avec les noms empruntés » (1458 a 23-26).
552 la métaphore sans métaphore
un chœur. D’où surgit une hypothèse au sujet de l’homologie entre phrēn dans
l’homme et le chœur tragique dans la représentation théâtrale. Mais patience !
mieux vaut ne pas brûler les étapes.
Retour à la métaphore. Chemin faisant, il se pourrait que la mímēsis tragique,
cette idée philosophique, ait été mise à rude épreuve. On verra bien.
Au-delà de la polarité du sens métaphorique et du sens propre, du mûthos et
du lógos, « inquiétant l’ordre même de la polarité13 », tel serait donc phrēn dans
l’Orestie, le mot, la chose – avec khōra, avant le Timée. Et l’on pourrait men-
tionner quelques autres mots cruciaux qui, dans la trilogie, résistent à « s’accom-
moder de la métaphore » parce qu’en eux la distinction du propre et du figuré
s’abolit. Soit par exemple haîma, nom du sang, dans l’élément duquel, plus
d’une fois, le traducteur est pris sans recours entre le sang comme cela même,
dans un vivant, qui coule et que l’on répand sur le sol – par là, le meurtre – et
le sang comme vecteur de filiation14. Lorsque, dans les Choéphores, l’Érinye
guide jusqu’au palais des Atrides téknon haimátōn palaitérōn (649-650), c’est,
dit-on, une métaphore, parce que le « meurtre » de Clytemnestre (haîma au sens
figuré, donc) reçoit une généalogie par auto-engendrement de la haine. Et l’on
traduit : « L’enfant des meurtres anciens » (Mazon). Mais si, vers le palais des
Atrides, ce qui s’avance est à la fois et indécidablement Oreste et son meurtre
– le meurtre incarné dans le fils –, à haîma il faut laisser toute sa matérialité et
traduire : « L’enfant des sangs anciens. » C’est-à-dire tout simplement le texte.
Car, en vertu de la surdétermination de haîma, Oreste est doublement né du
sang d’Agamemnon15 : du sang atride qui l’a fait naître, du sang répandu au
sol de l’Atride, qui a fait naître le fils à lui-même en lui donnant pour nature le
meurtre à venir. Oreste, donc, s’avance…
Phrēn, haîma : la liste n’est certes pas close de ces mots matriciels qui, refu-
sant la polarité du matériel et du spirituel, inscrivent ce refus dans le texte comme
le principe même de son fonctionnement. Ce qui ne signifie pas pour autant que
toute polarité soit oubliée : on méditera peut-être sur cette façon très grecque
qu’a la tragédie de graver en creux la polarité dans ces mots mêmes, marqués
par l’indistinction du propre et du figuré, où on la croirait hors jeu. Et il y a le
cas de figure inverse, lorsque la polarité triomphe à mots ouverts mais que l’on
ne saurait finalement trancher quant à décider si, d’être ainsi soulignée, elle est
exaltée ou si la construction d’un binôme énigmatique n’a pas pour effet ultime
de l’effacer subrepticement. Je pense à ces moments de condensation où le texte
s’immobilise sur un oxymoron, selon une logique très grecque mais qu’Aristote
comptabilise sans hésiter sous la rubrique de l’« étranger » (xenikón). Ainsi,
dans Agamemnon, en abondance : lorsque, au lieu de marquer la frontière, la
borne empiète sur le territoire interdit, le chœur dira que « trop prompte à se
persuader, la limite femelle déborde » (485). Et c’est le chœur, encore, qui, en
juxtaposant la chair morte avec le métal précieux, fait d’Arès un « changeur
16. Agamemnon, 438 ; la traduction de Dumortier par « banquier » (op. cit., p. 178) rate cet oxymoron.
17. Pour Dumortier (op. cit., p. 129), il « rend difficile le sens métaphorique » puisque « kataxaínō
n’a guère de rapport avec ánthos entendu au sens précis de fleur » ; Dumortier finira cependant, à
sa grande satisfaction (p. 174), par réduire toute incongruité.
18. Trois exemples. En 659-660, « l’océan fleurit des cadavres des héros achéens » : encore la
fleur des Achéens, mais dans quel état ! Hélène est « une fleur d’amour qui mord le cœur » (et non,
comme le traduit Mazon, « qui enivre ») : une fleur carnivore, donc, si l’on tient à tout prix à
construire du continuum – mais mieux vaut comprendre qu’elle est une fleur et qu’elle mord. Dans
les Choéphores (1009), pour celui qui attend, « même la souffrance fleurit ».
la métaphore sans métaphore 555
considérer cette expression comme très peu métaphorique)19 ». Dans ces quelques
lignes que, pour les avoir lues et relues, j’annexe à mon propos, outre le souci
de « prendre au sérieux » une expression généralement considérée comme figu-
rée (c’est-à‑dire inutilement imagée, sinon incohérente), je trouve formulée la
déroutante loi en vertu de laquelle considérer une expression comme métapho-
rique affadirait du même coup la métaphore au plus intime d’elle-même, dans
ce qui doit échapper – s’échapper à soi-même comme métaphore. Comme si, à
parler de métaphoricité, on s’autorisait dans le même instant à réduire l’étran-
geté de ces moments d’intense condensation verbale, qu’il vaudrait mieux ne
même pas désigner comme métaphores. Du moins, à la nommer, risquerait-on
de perdre la métaphore en ce qu’elle n’a pour lieu qu’un silence ou un hiatus.
Un silence ? Par ce mot, j’entends moins l’interruption d’un dire que l’atten-
tion à faire le saut sans en dire plus – sans développer les chaînes de raisonne-
ments qui tenteraient, en un consciencieux rafistolage, de réduire le hiatus entre
le monde et la cuisson, entre la fleur et le cardage. Faire parler ce silence, dire
seulement « il y a métaphore », et déjà, sous les mots, se creuserait le sens, se
profileraient d’autres mots, supposés formuler le véritable énoncé. Mais il n’y
a pas d’autre énoncé que le corps à corps des mots.
On acceptera donc que, dans Agamemnon, le cœur de l’homme soit censé,
sous la douleur intime,
… gronder dans la ténèbre, sans espoir
de plus rien dévider d’opportun
de cet esprit (phrēn) en feu (1030-1034).
On acceptera qu’un avis puisse être « dévidé » sans pour autant que phrēn
soit assimilé à un écheveau20. Car Eschyle ne file pas la métaphore mais, à
chaque instant, brise l’attente – qui toujours tend à se reformer – d’un enchaî-
nement sans à-coups. Le cœur cherche à dévider, mais l’esprit brûle. Tout
est dit. Comme tout est déjà dit dans le récit du héraut lorsque les vaisseaux
s’encornent. Mais il me faut en développer l’argument.
Soit donc le récit de la tempête fatale aux Achéens sur le chemin du retour :
Il faisait nuit lorsqu’en vagues mauvaises le malheur se leva.
Jetés les uns contre les autres par les souffles de Thrace,
Nos vaisseaux se fendaient ; et, s’encornant (kerotupoúmenai) avec violence,
Sous la tourmente de Typhon, balayés par la pluie qui hurlait en bourrasques,
Ils disparaissaient dans le tourbillon d’un berger de malheur.
(Agamemnon, 654-657)
Dans la catastrophe de la flotte, les vaisseaux ne se « heurtent pas « de
front », comme le veut la traduction-glose de Mazon. Troupeau en débandade, ils
s’encornent les uns les autres. Et il n’est pas d’autre solution pour traduire kero-
tupoúmenai, que Claudel a superbement, dans ce passage, rendu par « donner de
la corne ». Aussi ne vaut-il pas la peine de s’attacher à commenter en évoquant
les éperons des trières ; et il est sans doute aussi vain d’attendre encore deux
19. Ch. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La Découverte,
1989, p. 36.
20. Dumortier (op. cit., p. 174) développe la métaphore.
556 la métaphore sans métaphore
21. Dumortier (op. cit., p. 170) : « Comme un troupeau de bêtes à cornes qui s’affole sous le fouet,
les vaisseaux grecs dans la tempête se sont jetés les uns sur les autres. »
22. Voir N. Loraux, « Les mots qui voient », dans C. Reichler (éd.), L’Interprétation des textes,
Paris, Minuit, 1989, p. 157-182.
23. Comme l’a bien montré Ana Iriarte, dans Las redes del enigma. Voces femeninas en el pensia-
mento griego, Madrid, Taurus, 1990.
24. Énigmes : 1112, 1183 ; si l’adjectif sunetós caractérise tout particulièrement celui qui sait
déchiffrer une énigme (G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek
Poetry, Baltimore et Londres, 1979, p. 240), il est significatif qu’en 1112-1113, le chœur se plaigne
de ne pas comprendre (oúpō xunēka) car, aux énigmes, succèdent les dits voilés, où il se perd. En
revanche, en 1243, le chœur qui a compris (xunēka) tremble, en proie à la peur. Voir aussi Choéphores,
887 : Clytemnestre, face à Oreste, « comprend » enfin son rêve (xunēka toúpos ex ainigmátōn).
25. À apeikázō (1131, 1242 ; voir déjà 163 et Choéphores, 976, Euménides, 49) on ajoutera les
occurrences de éoika (1083, 1093, 1161, 1178).
la métaphore sans métaphore 557
des vieillards, Cassandre doit renoncer aux énigmes par lesquelles elle s’adres-
sait à leur phrēn (Agamemnon, 1183 : phrēnōsō d’oukét’ ex ainigmátōn), c’est
que, oublieux de son phrēn prophète, le chœur voudrait – vainement – arrimer
son propre trouble aux certitudes d’un monde où l’on sait distinguer l’intelli-
gible du sensible.
26. C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil,
1987, p. 45 (à propos d’Hérodote).
27. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris,
E. Leroux, 1917, p. 153, n. 230.
28. De même, krátos kaì díkē, évoqués par Électre comme instruments de Zeus (Choéphores, 244)
auront bien le dernier mot, comme Athéna le constate (Euménides, 973-975). Sur díkē et níkē, voir
les remarques de S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge, 1986, p. 43-45.
558 la métaphore sans métaphore
Qu’il y ait, dans l’Orestie, comme une profonde accointance entre díkē
(la « justice »), l’équilibre du monde et l’ordre du récit29 n’est certes pas douteux.
Reste qu’il faut la durée de trois tragédies pour que l’épiphanie de ce principe
soit finalement assurée et, à cette fin, il aura fallu, par exemple, que l’enfante-
ment du même par le même, métaphorique depuis le début de la tragédie, trouve
enfin son lieu propre : que, quittant la lignée du meurtre où c’est l’impiété qui
enfante en abondance, où l’enfant qui ressemble en tout point à sa mère se
nomme Atè (Catastrophe) parce que c’est Hubris qui enfante (Agamemnon, 758-
759, 769-771), où vers le palais, s’avance l’enfant des sangs anciens, la repro-
duction dans le même gagne la cité juste où les Érinyes font des vœux pour la
fécondité des couples humains. Alors, débarrassée de sa dimension de Justice
rétributive, díkē, hors récit, fonctionnera comme institution civique.
Díkē : le principe même, lent mais inexorable, de tout accomplissement droit,
à commencer par celui qui met un terme au débat de Díkē et de díkē. Mais la tra-
gédie n’est pas un genre édifiant (ce dont nous ne saurions jamais assez rendre
grâce aux anciens Grecs), et l’étymologie inventée pour Díkē par le chœur des
Choéphores (949 : Diòs kóra Díka, Justice fille de Zeus)30 n’est pas reprise
dans les Euménides parce que la Diòs kórē est désormais Athéna – avant même
d’être domestiquées, les Érinyes l’ont saluée de ce titre (415) – et que la jus-
tice humaine des tribunaux devrait désormais éviter qu’on en appelle à Justice.
En d’autres termes : à la fin de l’Orestie, toutes les grandes polarités, long-
temps suspendues, voire défaites, ont réintégré leur juste place dans la table
civique des oppositions grecques. L’ordre est en place, les ordres sont à leur
place, et la trilogie s’achève juste à temps pour n’avoir pas à récuser la méta-
phore, cette figure de la coprésence d’ordres étrangers les uns aux autres.
Mais, rétrospectivement, il faut alors faire état d’un fait troublant qui concerne
le mot díkē31. À mainte reprise dans la trilogie, le texte, comme pour faire l’éco-
nomie d’une métaphore et même d’une comparaison un peu développée, a
recours à l’accusatif díkēn complété au génitif par le nom du terme de compa-
raison, et, sans plus s’interroger (comme si díkē n’était pas l’un des mots-force
de l’Orestie, comme si cet emploi de díkēn n’était pas, chez Eschyle, pour ainsi
dire limité à l’Orestie)32, on traduit : « à la manière de ». Cela se produit quinze
fois dans Agamemnon, cinq dans les Choéphores, quatre dans les Euménides,
et cette décroissance brutale après Agamemnon mérite elle aussi réflexion33.
Díkan khimaíras : dans la seconde occurrence de cette locution, c’est Iphigénie
que l’on soulève au-dessus de l’autel, « à la manière d’une jeune chèvre »,
29. Je déplace au profit de l’Orestie une analyse faite à propos de l’Enquête hérodotéenne par
Catherine Peschanski (op. cit., p. 48-49).
30. Sur l’étymologie comme langue de l’origine et de la filiation, et sur cette étymologie en tant
qu’elle dresse la fille du Père face au matricide, voir S. Goldhill, op. cit., p. 20.
31. Le silence des commentateurs sur ce point est remarquable. Considérant sans doute qu’il a
toujours déjà été rendu compte de díkēn + génitif dans les index et les dictionnaires qui l’épinglent
comme locution adverbiale, ils n’ont pas un mot pour la récurrence de ce syntagme ; c’est le cas
même pour Goldhill, (op. cit., p. 33-56), qui pourtant consacre à díkē un chapitre.
32. Sur un total de 28 occurrences dans Eschyle, on en compte 24 dans l’Orestie, les quatre autres
se répartissant entre les Sept contre Thèbes, les Suppliantes et deux fragments.
33. Ainsi, dans les Choéphores (754), on trouve trópōi (sur le mode de) là où, dans Agamemnon,
on eût sans nul doute trouvé díkēn.
la métaphore sans métaphore 559
34. Les exemples cités sont tous empruntés à Agamemnon : v. 232, 1050, 1093, 1179, 1181, 1229-
1230, 1297-1298, 1444.
35. En sa sagacité de linguiste, Émile Benveniste unifie au contraire les deux emplois de díkē sous
un seul sens. Parce qu’il définit díkē comme une « formule » que le juge doit posséder et appliquer,
Benveniste sait retrouver « la valeur d’institution » dans díkēn et, à propos de Odyssée, XI, 218, il
écrit : « ce n’est pas “la manière d’être”, mais bien “la règle impérative”, la “formule qui règle le
sort”. Par là, on arrive à l’emploi adverbial díkēn “à la manière de”, c’est-à‑dire “selon la norme
de telle catégorie d’actes” » (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Minuit,
1969, p. 109-110).
36. Choéphores, 990, à propos d’Égisthe : ékhei gàr aiskhuntêros, hōs nómos, díkēn (« il a, comme
c’est la loi, le verdict (ou le châtiment, ou le lot) du séducteur ») ; Hésiode, Les Travaux et les jours,
276-278 : « Car, pour les hommes, le fils de Kronos a établi cette loi (nómon) que les poissons,
560 la métaphore sans métaphore
Pour traduire díkē dans ses usages adverbiaux je propose de coller au plus près
de l’idée de loi, de norme propre à un ordre – voire d’« ordre » même, ce que
toujours est díkē, que l’on distingue ou non entre deux emplois de ce terme.
J’éviterais volontiers les périphrases glosantes du type « comme il est de règle
pour », « comme c’est la norme pour » ; j’aimerais une expression comme de
l’ordre de, mais, la possibilité d’en user effectivement comme d’une traduc-
tion s’avérant vite limitée, il arrivera que je cède à la difficulté. Je me conten-
terai alors de comme il se doit pour où, du moins, l’anomalie de la confusion
des ordres sera manifeste37.
Díkan khimaíras : soulevée au-dessus de l’autel, privée de son statut humain
et princier, Iphigénie n’est plus qu’une créature « de l’ordre d’une chèvre ».
Et, dans les Euménides, le fantôme de Clytemnestre criera encore aux Érinyes
qu’elles ont perdu leur victime, Oreste s’étant éclipsé « comme il se doit pour
un faon » (nebroû díkēn : 111). Façon de suggérer que les ordres ont perdu leur
stabilité et s’enchevêtrent. Ou plutôt que l’ordre mis en scène, généralement
humain38, est brusquement traversé par un autre, qui règle la vie des animaux ou
les mouvements de la mer. Justice veille à la distribution des ordres – à moins que
l’on n’appelle « Justice » cette distribution même lorsqu’elle est, pour chaque
ordre, conforme à la loi de celui-ci. Que l’on sacrifie seulement une jeune fille
dans l’ordre du monde animal, et le processus entier d’offense et de réparation se
met en marche. Nous voici loin de la pure et simple figuration, loin même de la
comparaison à quoi, en un consensus tacite, les traducteurs réduisent tous, sans
hésiter, la fonction de díkēn. C’est bien plutôt de l’irruption, souvent brutale,
d’un ordre étranger – qu’on se rappelle le xenikón aristotélicien – dans l’univers
des locuteurs qu’il s’agit, du moins dans Agamemnon, et, de cette irruption, la
portée est strictement dessinée par les contours de díkēn. En parfaite cohérence
avec les choix d’un texte qui refuse d’aplatir l’un sur l’autre les champs d’exis-
tence, la norme étrangère vient trouer l’ordre auquel elle est soudain appliquée,
sans y laisser autre chose que la trace, parfois la déchirure, de son effraction.
Díkēn + génitif : façon de dessiner l’anomalie comme l’empreinte d’une díkē
dans un univers où elle n’a pas sa place.
Díkan khimaíras : peut-être méditera-t‑on sur la terrible ironie de cette uti-
lisation à contre-emploi de díkē39. Une jeune fille n’est pas une chèvre ; lui en
appliquer la règle est une épouvantable transgression. Quant aux Érinyes, pour
les bêtes sauvages et les oiseaux ailés s’entre-dévorent, puisqu’il n’est pas chez eux de díkē, mais
aux hommes il a donné díkē… »
37. Pour avoir, à la rubrique « norme », rencontré dans un dictionnaire le terme de « modèle »,
j’ai cru un instant pouvoir traduire díkēn par « sur le modèle de », où se conjoignaient dimension
normative et sens figuré de díkē. Mais, dans un univers où la mímēsis est singulièrement probléma-
tique, la notion de modèle faussait gravement l’orientation de cette recherche.
38. Mais quel est l’ordre des Érinyes, dont il est dit avec insistance qu’elles n’appartiennent à aucun
ordre de créatures répertoriables ?
39. Au vers 232, khimaíra, la jeune chèvre, est peut-être, comme le veulent Denniston et Page dans
leur édition (Oxford), « spécialement approprié puisqu’il était de coutume de sacrifier une chèvre
à Artémis Agrotéra ». Mais Iphigénie n’est pas une chèvre. On notera que, à moitié sauvage, la
chèvre est d’ailleurs une victime sacrificielle très particulière : voir P. Vidal-Naquet, « Chasse et
sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle », dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Paris, Maspero, 1972, p. 139, sur la sauvagerie de l’animal « relayant en quelque sorte la
sauvagerie de l’acte », qu’est un sacrifice humain. Mais, à parler d’ironie, c’est à díkēn que je pense.
la métaphore sans métaphore 561
qui Oreste est une bête sauvage (oíkhetai thēr, la bête est partie, gémissent-elles :
Euménides, 147), elles devraient savoir que díkē, qu’elles aiment tant invoquer,
résiste à la confusion des ordres, qu’il revient à díkēn de signaler. Sur ce point,
l’ombre de Clytemnestre, peut-être parce que les morts refusent de lui faire une
place, était plus avisée : Oreste est la victime des Érinyes, mais Oreste est un
homme, et l’installer dans le rôle d’un faon revient à procéder à une redistribu-
tion générale de la díkē.
S’éclaire du même coup l’accumulation des occurrences de díkēn autour
de Cassandre, que ce soit dans le discours d’autrui, pour désigner en elle une
infraction vivante à la bonne répartition des ordres ou, dans sa propre langue
de voyante, pour suggérer que, s’agissant du dire, la distinction du propre et du
figuré est, au regard de l’oblique sagesse apollinienne, dépourvue de toute per-
tinence. Cassandre renonce-t‑elle aux énigmes pour un lógos ordonné ? C’est
encore et toujours de la traversée des ordres qu’il est question :
Bien. L’oracle à présent
Ne regardera plus de dessous ses voiles,
Comme il se doit pour une jeune épousée.
Mais je le vois brillant, qui respire et bondit
Vers le soleil levant, au point de déferler,
de l’ordre d’une vague,
Vers les rais d’un fléau pire encore.
(Agamemnon, 1178-1183).
Habitée de visions, mue par le souffle du dieu, la parole oraculaire, lors même
qu’elle se plie au lógos, ne saurait éviter les transgressions qui font le désordre
du monde et la matière de la prophétie. Encore une façon, pour le dire tragique,
de se situer hors métaphore dans le champ de la métaphore.
Et il y a enfin le double régime des mots dans ce que chante et dit le chœur.
Ou plutôt – car, dans ce « double », on n’entend ni ambivalence ni duplicité –,
l’évidence que certains mots peuvent, sans clivage ni conflit, s’entendre simul-
tanément sur deux registres, celui du mûthos (ou, pour parler aristotélicien, de
l’intrigue) et celui, contre toute attente, autonomisé dans le texte de la drama-
turgie, ou plutôt de la chorégie.
Soit le chœur des Choéphores disant les gestes de son deuil : il décrit les
mouvements de la main tendue (orégmata kherós : 426), et ainsi se réalise la
jonction, impossible dans Agamemnon, entre le meurtre où main après main se
tendait « pour atteindre le roi » (Agamemnon, 1110) et les rites funéraires dûs
au mort. Lorsque les pleureuses ajoutent que cette main frappe leur corps « de
haut, d’en haut », faut-il entendre que le chœur commente les mouvements
mêmes qu’il accomplit dans l’instant où il les dit ? Les tenants de cette inter-
prétation réaliste ne manquent pas, ils pensent que les mots indiquent les gestes
ou que les gestes doivent imiter le texte et trouvent donc dans ces vers quelque
chose comme une didascalie.
L’avouerai-je ? Pour m’être essayée à traquer le voir au sein du dire, je doute
fort qu’il en soit aussi simplement ainsi. D’autant que, de khóros à phrēn, entre
la situation du chœur dans le théâtre et le rôle de phrēn ou de kardía à l’intérieur
de l’homme, on peut discerner comme une troublante analogie, qui ne cesse de
562 la métaphore sans métaphore
40. Au chœur, il faut ajouter les personnages aspirés par une expression de type lyrique. Oreste
est à l’évidence du nombre en maint passage des Choéphores, et c’est encore lui qui, en 554, dési-
gnera son plan – l’intrigue des scènes à venir – comme mûthos ; mais déjà, en 251, il désignait le
« nid » des petits de l’aigle comme skēnēmata, les bâtiments de la skēné qui suggèrent le palais.
On pourrait aussi mentionner le veilleur qui, tel un chœur lyrique, annonce : phroímion khoreúso-
mai (Ag., 31) ; il revient en effet au veilleur de dire le prologue, mais, à vouloir danser, il anticipe
l’entrée du chœur au vers 40.
41. Citation de G. Nagy, Pindar’s Homer, Baltimore et Londres, 1990, chap. 12, § 516.
42. D. Lanza, art. cité., 9, p. 20.
la métaphore sans métaphore 563
– Otototoî pópoi dâ !
Apollon, Apollon !
– Otototoî popoi dâ !
Apollon, Apollon !
43. Sur Apollon, dieu chorège (et sur les Muses), voir Nagy, Pindar’s Homer, chap. 12, § 519 et 525.
44. Bien qu’elles reçoivent des nēphália (107), libations sans vin, toute autre traduction que
« ménades » serait une retraduction dans la langue du sens : ainsi Mazon, qui parle de Furies
parce que les Érinyes sont ainsi nommées chez les Romains et que les ménades sont déchaînées.
Même l’association avec Maníai (version euripidéenne, aux vers 698-699 d’Oreste) risque encore
de détourner de l’essentiel.
45. C’est-à-dire « sans lyre » (voir Ag., 990 : áluros). La phórminx n’est pas très différente de la
kithará et, comme telle, proche de la lyre, essentiellement caractérisée comme instrument à cordes.
La lyre est l’accompagnement normal du chant choral.
564 la métaphore sans métaphore
rompant avec la position assignée au khóros dans la poésie chorale, n’est plus
un servant du dieu musicien et peut s’incarner dans les puissances qui lui sont
le plus hostiles46.
Dans l’intrigue – sous l’intrigue –, il en va du principe même de la tragédie.
Mais à cela, rien de métaphorique. Car le chœur des Érinyes est bien un khóros,
et à plusieurs titres : certes, dans l’action, lorsqu’elles nouent autour d’Oreste
leur ronde maléfique, les filles de Nuit, vues du strict point de vue de l’intrigue
par un lecteur qui oublierait toutes les règles de la dramaturgie tragique, ont déjà
figure de chœur ; mais, pour les spectateurs dans le théâtre, elles en ont plus que
la figure, puisque, dans la matérialité de la représentation, elles sont un chœur
tragique, qui danse et chante sa danse. Et il y a plus : de fait, l’Orestie consti-
tue les Érinyes en khóros. Déjà, Cassandre les caractérisait comme un chœur
discordant à l’unisson, voire comme un joyeux cortège dionysiaque (kōmos :
Agamemnon, 1186-1189), les présentant ainsi d’emblée comme en attente de
recevoir une existence théâtrale.
D’un bout à l’autre de l’Orestie est donc assurée, dans les parties lyriques,
la coprésence de l’intrigue et de l’autoréférence tragique : le chœur des vieil-
lards d’Argos flottait indécidablement, comme c’est le cas pour le phrēn, entre
le sentir et le penser, le dedans et le dehors et les Érinyes font le chœur des
Euménides parce que, en soi, elles sont un chœur. À l’ouïe fine du spectateur
de savoir enregistrer simultanément les deux régimes du discours, comme deux
portées entre lesquelles on ne saurait choisir.
Revenons une dernière fois à l’húmnos désmios. Comme distributrices,
pour les mortels, des lots qui leur sont assignés, les Érinyes, avant d’enton-
ner le chant, se sont caractérisées comme une stásis. Stásis émē : « ma fac-
tion », disent-elles (Eum., 311). Mais, du même coup, elles associaient leur
fonction de partageuses à stásis, nom technique de l’installation d’un chœur
dans l’orkhestra, lorsque, après la parodos et avant sa lente sortie finale, le
chœur, tout au long de la pièce, se distribue dans l’espace réservé au chant et
à la danse47. Stásis émē : ma faction, ma position de chœur. Voilà qui rappelle
Cassandre les désignant sans les nommer sous l’espèce d’une faction (stásis)
insatiable pour la lignée (Agamemnon, 1117-1119). Comme Oreste au bord de
la folie, Cassandre la voyante sait trouver les mots qu’affectionne le chœur.
Mais Cassandre n’est pas un chœur et, dans sa parole, stásis n’a encore que le
sens de « faction ». Le pas sera franchi dans les Choéphores, par le chœur des
porteuses d’offrandes qui se désigne soi-même comme stásis, à la fois khóros
constitué dans l’espace théâtral et faction au service des enfants d’Agamem-
non (458 ; voir 114). En attendant la fin des Euménides où, au sens factieux de
« sédition » (977), s tásis se séparera définitivement du chœur, s’objectivant
comme cela même dont, dans l’intrigue, les Redoutables ont reçu mission de
protéger la cité. Mais il est vrai que cet emploi du mot sonne la fin des Érinyes
46. Contrairement à la poésie chorale où un chœur féminin peut, à l’imitation des Muses, se sou-
mettre à un chorège mâle, représentant d’Apollon, Chorège par excellence (Nagy, Pindar’s Homer,
chap. 12, § 533), le chœur tragique est représenté par un coryphée, de même sexe que les choreutes
et simple émanation du chœur. D’où la liberté, pour les Érinyes, de s’en prendre à Apollon.
47. Sur ce sens de stásis et sur le double sens (constitution/division) de ce mot dans le théâtre, voir
Nagy, Pindar’s Homer, chap. 12, § 534-535.
la métaphore sans métaphore 565
comme khóros et anticipe de fort peu le premier adieu aux spectateurs athé-
niens : khaírete (996).
Le chœur va se retirer. Il serait temps de conclure, s’il ne me fallait aupara-
vant m’expliquer : pourquoi, au chapitre de la métaphore sans métaphore dans
l’Orestie, annexer cette coexistence récurrente, dans quelques mots très déter-
minés, d’une signification dans le développement du mûthos et d’un emploi de
technique théâtrale ?
Il m’a semblé que la même logique était à l’œuvre dans un cas comme
dans l’autre, une logique qui n’a rien à savoir (ou ne veut rien savoir) du cli-
vage par où s’introduit de la dissociation. Par-delà toute opposition du propre
et du figuré, du mûthos et de la mímēsis, du voir et de l’entendre, les mots, dans
l’Orestie, sont en eux-mêmes. Tout comme il s’avère impossible de tabler sur
la notion de métaphore parce que tous les mots sont à leur place et non à celle
d’un autre – si bien qu’il n’y a rien à restituer et surtout pas un sens –, de même,
comme organe qui récite et subit l’effet du récit, qui chante à la fois le mûthos
et le chant nullement métaphorique de son cœur, le chœur est, indécidablement,
en position de phrēn dans la fiction du théâtre et constitué par sa stásis dans la
mise en scène. Il est phrēn ou kardía en ce qu’il sert d’instance d’échange et de
relais entre l’action et les spectateurs et, tout à la fois, adhère à sa propre posi-
tion dans le théâtre, installé comme il l’est par sa stásis.
Du spectateur de tragédie, je ne dirai donc pas que, pour lui, un registre
représente l’autre. Je ne dirai pas non plus qu’il ait entendu les deux registres
sur fond d’écart. Je préfère penser qu’il entendait l’un dans l’autre ou l’un avec
l’autre, sans jamais traiter comme figurée la danse du cœur sur les phrénes, sans
jamais dissocier le chant de terreur à l’intérieur du corps du chant par lequel le
chœur en annonce aux spectateurs la force et le trouble.
Soit donc, au sujet de la mímēsis, l’antique discord, le vieux différend de
l’auteur tragique et du philosophe. Parce que le premier serait « le vrai mimé-
ticien, c’est-à‑dire le miméticien dangereux », « c’est avec lui […] que la phi-
losophie a un compte à régler48 » dans le texte platonicien, au livre III de la
République en particulier. On sait que, s’agissant de la mímēsis, Platon recourt
au « geste le plus ancien et le plus constant vis-à-vis d’elle, et qui est […] de
la mettre en scène et de la théâtraliser49 » en la fixant, mais qu’il ne parvient
pas vraiment à en décider, « à faire la différence ». J’avance alors une hypo-
thèse : s’il est vrai que le philosophe ne parvient pas à décider de la mímēsis,
ne serait-ce pas pour avoir, en ce moment crucial de la République, donné au
poète tragique le nom d’Eschyle50, ce qui revenait à rencontrer l’indécidable à
l’œuvre dans le tissu tragique ? Or, loin de Platon qui mimait l’oralité et pariait
sur l’écrit, la tragédie eschyléenne a installé le chœur en son centre comme
l’instance même où le dire est simultanément páthos du dire.
On aimerait maintenant parler de ce temps au présent de l’écoute, où ni
métaphore ni mímēsis ne trouvent le temps long propre à la différence. Je m’en
tiendrai pour l’heure à cette façon qu’a la tragédie eschyléenne d’inquiéter l’ordre
de la polarité – et peut-être même « de la polarité en général51 ».
Abréviations
Derrida, 1971 : Jacques Derrida, « La mythologie blanche », Poétique, 5 (1971), p. 1-52.
Derrida, 1987a : Jacques Derrida, « Le retrait de la métaphore », dans Psyché. Inventions
de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 63-93.
Derrida, 1987 b : Jacques Derrida, « Chôra », dans Poikilia. Études offertes à Jean-
Pierre Vernant, Paris, Éd. de l’Ehess, 1987, p. 265-296.
« Du côté où les votes se trouvent les plus nombreux, c’est cet avis qui
l’emporte », dit avec concision une scholie à Démosthène, organisée, comme
il se doit, autour de trois mots : pleíous (on dit aussi pleíones), (les) plus nom-
breux, (le) plus grand nombre ; gnṓmē, nom de l’opinion, de l’avis et, tout à la
fois, de la décision ; et le verbe krateîn (ou le substantif krátos) qui prend acte
d’une supériorité de fait ou d’une victoire.
Habitués que nous sommes à la pratique du vote majoritaire, nous nous
contenterions volontiers, après avoir identifié ce bien-connu, de passer à autre
1. Si agō ̂ na tē ̂ s dόxēs, le « conflit d’opinion » suggère la division de l’assemblée en deux, sur le
modèle des discours parfaitement antagonistes, pourquoi la nuance adversative d’un « cependant » ?
Ne vaudrait-il pas mieux remplacer hόmōs (cependant) par homō ̂ s (semblablement) et traduire :
« Les Athéniens en vinrent également à un conflit d’opinion » ? Toutefois le homō ̂ s poétique est
homérique et non thucydidéen. Sans doute faut-il alors comprendre que agō ̂ na tē ̂ s dóxēs désigne tout
simplement un débat où les mêmes opinions s’affrontent longuement ; hόmōs soulignerait alors le
haut niveau de conflictualité qui règne dans l’assemblée, alors que les deux discours si parfaitement
antagonistes de Cléon et Diodote, succédant à une grande diversité d’interventions (Thucydide, III,
36, 6), auraient dû clore le débat. Or, après ces discours qui ont tout dit, voilà qu’au lieu de trancher
les Athéniens reprennent cependant la discussion…
2. C’est ainsi que M. H. Hansen (The Athenian Ecclesia. A Collection of Articles 1976-1983,
Copenhague, 1983, p. 111) voit dans agkhṓmaloi (« presque à égalité ») une preuve de sa thèse sur
le caractère approximatif du comptage des voix dans l’assemblée. Or il s’agit de tout autre chose,
en l’occurrence d’insister sur le risque de votes trop à égalité.
3. Sur Arès et le combat trop égal, voir N. Loraux, « Le corps vulnérable d’Arès », Le Temps de la
réflexion, 7 (1986), p. 335-354, et « Le lien de la division », Le Cahier du Collège international
de philosophie, 4 (1987), p. 101-124.
la majorité, le tout et la moitié 569
mais ferme, que l’alerte fut chaude et grand le risque d’un équilibre conflictuel.
Façon, pour l’historien, de faire entendre la menace, pour l’heure surmontée
mais qui désormais pèsera sur le fonctionnement des assemblées, prises dans
le vertige de la guerre.
Assemblées divisées, votes à haut risque. Car éminemment ambigus sont les
votes trop serrés. Sans doute, lorsqu’un avis l’emporte, ceux-ci peuvent-ils, pour
un temps encore, épargner à une cité la découverte du conflit, que l’usage réglé
du lógos masque. Mais il s’en est fallu de peu : car ceux qui ont eu le nombre
pour eux croient certes à la victoire, et disent que la sagesse l’a emporté, mais
les autres, les partisans de l’autre gnṓmē, énoncée en l’occurrence par le chef
populaire du moment, s’estiment à peine vaincus. Et s’ils allaient contester la
décision finalement prise ? Admettons que la discipline et le prestige du lógos
l’emportent en général. Le fantôme d’une autre situation ne s’en présente pas
moins à la pensée grecque, situation extrême où le compte des votes est le même
des deux côtés, ce qui signifie pur danger, présence déjà là du conflit parce que le
groupe des votants s’est divisé en deux, sans reste : díkha4. C’est Hérodote – un
historien, encore – qui en donne le plus bel exemple, au livre VI de son Enquête.
Cela se passe à Marathon où, face aux Perses et à la décision d’engager
ou non le combat, les dix stratèges athéniens se divisent en deux camps sur
le mode trop égal du díkha. Mais un onzième votant, l’archonte polémarque,
permettra par son vote de débloquer – je dirais volontiers miraculeusement si
ce n’était institutionnellement – la situation. Et ce fut la bataille de Marathon.
Mais, pour convaincre le polémarque, Miltiade, désireux d’engager le combat,
aura dû déployer toutes les ressources de sa rhétorique, au nombre desquelles
l’argument décisif est que la division conduit (par quelle sinistre logique interne,
l’orateur ne le dit pas) à la victoire de la mauvaise décision et, de là, directe-
ment à la guerre civile (stásis)5.
Cette fois encore, la lecture optimiste semble s’imposer : finalement, il
y a eu une majorité, et la bonne décision l’a emporté. Mais, pour s’y tenir, il
faut éviter de relire le texte en son déroulement comme de comparer le récit
d’Hérodote avec celui de Thucydide. Si l’on compare, on sera tenté d’écrire :
il y a eu majorité pour que la bonne décision puisse l’emporter. Et l’on devra
dès lors s’interroger sur cette association, implicite autant que récurrente, entre
l’obtention d’une majorité et le choix de la solution. Si l’on refuse de se limiter
au dernier acte, si l’on analyse le processus dans tout son développement, tel
que le récit historique le présente, force est de constater que la prise de décision
n’est effective qu’à l’issue d’un processus en trois temps. Le premier est celui de
la division à égalité, donc du blocage : cinq stratèges pour engager le combat,
et cinq contre. Le deuxième est celui de la parole : Miltiade plaide auprès du
polémarque en faveur de la décision positive. Le troisième temps voit le polé-
marque voter, trancher pour le combat et débloquer la situation.
4. Assumerait-on mieux pareille situation à la fin du ive siècle ? Aristote l’envisage en tout cas
sans páthos, comme relevant seulement d’une correction pratique et sans qu’aucune différence soit
établie dans ce cas entre assemblée et tribunaux.
5. Hérodote, VI, 109 : « Ils étaient divisés et la plus mauvaise décision était en train de vaincre
[énika]. » Discours de Miltiade : « Si nous ne combattons pas, je crains que quelque grande stásis,
s’abattant sur nous, n’ébranle radicalement les desseins des Athéniens jusqu’à médiser. »
570 la majorité, le tout et la moitié
Objectera-t‑on que ce processus est trop simple, puisqu’il n’y a même pas eu
débat, aucun champion du contre n’ayant répondu aux arguments de Miltiade ?
Il me faut prouver le caractère exemplaire du récit d’Hérodote.
Sans doute un collège d’officiers n’est-il pas vraiment une assemblée, et l’on
en conclura peut-être que le processus hérodotéen est un schéma ou une épure
– certes symbolique, mais bien sommaire. Il faut donc le confronter à la narra-
tion de Thucydide, compliquée comme seules savent l’être les situations réelles.
Une assemblée a eu lieu, qui a voté pour le châtiment, mais les Athéniens n’ont
pas plus tôt voté qu’ils se repentent et convoquent une nouvelle assemblée. Un
coup pour rien : c’est le premier temps. Le deuxième temps, celui de la parole,
est, comme il se doit chez Thucydide, développé sur le mode de l’affrontement
des discours : beaucoup d’orateurs, mais surtout le couple antithétique Cléon /
Diodote, d’où, par focalisation sur le pour et le contre, un grand conflit d’opi-
nion dans l’assemblée. Enfin, troisième temps, le vote – mais Thucydide se plaît
à subdiviser cet épisode en deux : le moment du suspense (à égalité ? presque
à égalité ?) et celui du krátos, où la proposition de Diodote est adoptée d’une
courte majorité. La politique a frôlé le pire, mais la bonne décision l’a emporté.
Entre l’épure et le récit développé de la prise de décision, qui contesterait
vraiment que, par-delà les différences conjoncturelles, un même schème inter-
prétatif soit à l’œuvre chez les deux historiens ?
Le risque a été grand, mais finalement tout s’est bien fini, disent Hérodote
et Thucydide. Proposition que, soucieuse de mettre en évidence la tempora-
lité de l’enchaînement, je renverse pour écrire : tout s’est bien terminé, mais il
s’en est fallu de peu. Car il se pourrait que le processus, dans la totalité de son
déroulement, soit en réalité constitutif du vote grec, si bien qu’en choisissant de
ne décrire de votes que sur fond de risque les historiens diraient à leur manière
que tout vote est à haut risque.
Admettons cette hypothèse, et voilà que, par définition, le recours au vote
exige qu’en une étape de la décision le consensus se soit déchiré. En d’autres
termes : à se réclamer du modèle grec de la politique, on accepte que toujours
le consensus ait été brisé.
La prémisse est exigeante, voire inquiétante, et l’on conçoit que plus d’un
penseur du politique se soit efforcé de biaiser avec elle. À commencer par les
Grecs, bien sûr : je n’évoquerai pas cette fois-ci les mises en scène tragiques
de votes unanimes, modalité sublimée de wishful thinking par où la cité vérifie
qu’elle est, avant comme après, une et indivisible en son essence6. Mais, en
matière de votes unanimes, les Grecs n’ont aucune exclusivité : du moins n’en
avaient-ils que le rêve, sinon la pratique.
(S’agissant de pratique, on évoquerait volontiers les votes, presque aussi una-
nimes, mais « réels », de nombre de Comités centraux dans l’histoire officielle
des pays socialistes. Qu’une telle pratique ait, entre autres, visé à reconduire
la fiction d’un communisme déjà réalisé, la chose est probable ; on se deman-
dera dès lors si, plus que le communisme comme négation ultime de la lutte des
classes, ce n’est pas le déni du politique qui s’y serait exprimé à répétition. Mais
je ferme cette parenthèse, laissant cette question à plus compétent que moi.)
Tenons-nous-en aux penseurs grecs lorsque, tels les historiens du ve siècle
avant notre ère, ils ne biaisaient pas avec la loi du politique. Cette loi, je l’énon-
cerai donc ainsi : toujours déjà rompu, le consensus initial est un mythe et, si
le vote sert à construire du consensus, cela risque d’en être une variante impar-
faite et fragile, parce que fondée sur une majorité.
La majorité ? Simple affaire de quantité, dont il faudrait faire du tout. Mais,
au juste, qu’en faisaient donc les Grecs ?
Du nombre en politique
le peuple est plus nombreux et que la décision du plus grand nombre fait auto-
rité, il y a nécessité que ce régime soit une démocratie » ; ou bien : « Le juste en
démocratie consiste dans l’égalité selon le nombre [katà arithmón]… si le juste
est cela, il y a nécessité que la masse [plē ̂ thos] fasse autorité et que la décision
du plus grand nombre [toîs pleíosi] soit la fin et le juste…, car l’autorité, c’est
la décision du plus grand nombre » ; ou encore, de façon plus concise : « Les
démocrates définissent le juste comme la décision du plus grand nombre »10.
Sans doute conviendrait-il (conviendra-t‑il un jour) d’interroger les Grecs
sur ce choix très partagé du nombre comme chiffre de la politique. Une telle
enquête dépasse toutefois les bornes de la présente étude, et je me bornerai à
décliner la série des implications de ce choix, en prenant Aristote pour guide
parce qu’il a plus d’une fois abordé cette question, où il voit la source de mainte
difficulté du politique.
On en connaît déjà une : à définir numériquement les régimes et à comp-
ter les votes, bien des confusions sont en germe entre le nombre et la majorité,
surtout – sinon exclusivement – en régime démocratique lorsque, précédé de
l’article défini, plē ̂ thos (tò plē ̂ thos) désigne le nombre comme grand nombre,
implicitement opposé au groupe des peu nombreux. D’où, pour le lecteur,
l’hésitation, récurrente lorsqu’il faudra trancher, entre les développements stric-
tement consacrés au nombre d’un régime et ceux qui traitent du principe de
majorité et de sa validité.
Or l’aporie principale touche au fond même de ce choix grec du nombre.
Le nombre est-il un critère pertinent pour définir les régimes politiques ? Si
oui – mais il arrive plus d’une fois à Aristote de penser que non –, est-il suffi-
sant ? Toutes questions en droit préliminaires à celle de la valeur d’un tel prin-
cipe, mais dont le traitement n’en est pas toujours dissocié.
À suivre jusqu’au bout le raisonnement démocratique, le (grand) nombre
apparaît comme le seul critère, à la fois suffisant et nécessaire, d’un exercice
réglé de la vie en cité : il vaut plus et mieux que la somme des individus qui le
composent, car telle est sa vertu – alchimie énigmatique à force d’être traitée
comme allant de soi – que, du simple fait de rassembler des hommes considérés
« non plus un par un, mais tous ensemble », la masse, plē ̂ thos, peut être consi-
dérée « comme un seul homme », mais un homme qui serait doté de toutes les
formes d’intelligence à la fois. Vertu démocratique du rassemblement, vertu émi-
nemment grecque du mélange : en matière de décision – puisque, en démocra-
tie, décision et composition du régime vont de pair –, tous vaudront mieux, ou
au moins autant, que le plus avisé des experts11. Moralité : le plē ̂ thos sait tran-
cher, c’est-à‑dire juger (krínein). Chez Thucydide, Périclès ne disait pas vraiment
autre chose, et Athénagoras, chef démocrate sicilien au nom très parlant, l’affir-
mait mot pour mot, réservant aux nombreux (polloí) la faculté de juger au mieux
après avoir écouté (krînai… akoúsantas árista toùs polloús)12. Juger ? À prendre
krínein littéralement, on en déduirait volontiers que les plus démocratiques de
10. Aristote, Politique, IV, 1291 b 37-38 ; VI, 1317 b 3-10 et 1318 a 19-20.
11. Politique, III, 1281 a 40-1281 b 7 ; 1283 b 27-35 ; de surcroît, le nombre est plus difficile à
corrompre : 1286 a 31 sq.
12. Politique, III, 1281, b 8, 1282 a 16-17 ; 1286 a 30-31 ; voir Thucydide, II, 40, 2 (Périclès) et
VI, 39, 1 (Athénagoras).
la majorité, le tout et la moitié 573
toutes les décisions prises dans des assemblées démocratiques sont celles des
tribunaux. Mais, pour l’heure, mieux vaut en rester aux arguments des démo-
crates sur le principe de majorité entendu dans sa plus grande généralité.
Un pas de plus, toujours franchi, dans ce raisonnement, et c’est la forme
« cité » elle-même qui s’exprime dans le nombre13. Du coup, dēmokratía se
confond indémêlablement avec pólis, et nous, modernes, n’en avons pas fini
avec le mirage de cette équation entre cité et démocratie, ni dans nos habitudes
de pensée d’historiens de la Grèce ancienne, ni peut-être dans nos réflexions
au présent sur la politique.
Mais Aristote veille et, parce qu’il suit chaque logique politique jusqu’en
ses ultimes implications, il n’oublie jamais de verser au dossier, en regard des
lόgoi démocratiques, les apories nées du nombre.
Ainsi montre-t‑il en quoi le nombre n’est pas un critère suffisant. Il y a plē ̂ -
thos et plē ̂ thos : tò plē ̂ thos, le nombre conçu comme grand nombre – politique-
ment parlant, donc, la masse –, inclut par définition les pauvres, tandis qu’un
nombre (plē ̂ thos comme simple nom du nombre) peut être qualifié de « petit ».
Mais ce n’est pas tout, et la critique se fait fondamentale pour établir que ce qui
fait le départ entre oligarchie et démocratie est moins – comme on le dit, comme
les démocrates et d’autres le croient – la distinction entre minorité et majorité
que l’opposition irréductible entre richesse et pauvreté : un petit nombre (olí-
gon plē ̂ thos) de pauvres au pouvoir ne constituerait pas plus une oligarchie
qu’une majorité de riches une démocratie. Et le philosophe de conclure que le
nombre n’est qu’un accident14. Conclusion certes embarrassante en matière de
politique grecque.
Soit maintenant un régime bien mêlé et qui, à ce titre, mérite seul en logique
aristotélicienne le nom de « régime » (politeía). Il lui faut assurer son exis-
tence par soi-même « et non grâce à l’adhésion d’une majorité faite d’apports
extérieurs15 ». Entendons que cette politeía ne doit pas ressembler à la démo-
cratie clisthénienne, obtenue, selon les sources, par l’adjonction du dē ̂ mos (du
« peuple », entendu au sens social du terme) au parti de Clisthène (Hérodote)
ou par l’addition de « nouveaux citoyens » à un corps civique déjà constitué
antérieurement (Aristote)16. Il faut donc bannir toute opération numérique par
addition, mais il se pourrait, du même coup, que toute opération numérique se
trouve bel et bien invalidée17. De fait, si une majorité est nécessairement extrin-
sèque (éxōthen) – on pourrait du moins le croire à lire ce développement –, il
n’est d’autre solution que de s’enquérir de l’opinion de chaque « partie » de la
cité. Et il s’avérera que, si la politeía existe durablement, c’est « parce qu’au-
cune des parties de la cité ne voudrait à aucun prix d’une autre constitution ».
13. Aristote, Politique, III, 1286 a 8 : estìn hē pόlis ek pollō ̂ n ; voir Thucydide, VI, 40, 2 (Athénagoras) :
tò tē ̂ s póleōs plē̂thos.
14. Aristote, Politique, III, 1279 b 20-1280 a 1.
15. Politique, IV, 1294 b 34-40.
16. Hérodote, V, 69 : Clisthène adjoint (prostíthēmi) à sa part le dē ̂ mos, auparavant exclu de tout ;
Aristote, Constitution d’Athènes, 21, 4 (nouveaux citoyens) et Politique, III, 1275 b 35-37, ainsi
que VI, 1319 a 6-11 et 19-23.
17. Mieux vaut sans doute traduire moríon par « partie » que par « fraction » (trad. Aubonnet,
Belles Lettres). Car la division de la cité se fait en distinguant les zones hétérogènes et non selon
quelque principe mathématique ; la logique est organique, et non numérique.
574 la majorité, le tout et la moitié
Tout se joue dans l’idée, propre à Aristote, qu’une cité est intrinsèquement faite
de dissemblable. Aussi, dans une cité bien « mêlée », les composantes du tout
doivent-elles paradoxalement être encore faciles à distinguer : penser la cité,
c’est la diviser, ou, plus exactement, la découper selon ses grandes articulations,
car, loin du fantasme de la déchirante division en deux moitiés hostiles, la divi-
sion aristotélicienne structure l’ensemble plutôt qu’elle ne le brise. Il n’empêche
qu’avec cette façon d’isoler en elle-même chaque partie de la cité pour mieux
proclamer le consensus entre toutes, en les traitant, fût-ce un instant, séparé-
ment, Aristote les constitue en collèges, dotés chacun d’une opinion. Exit de
fait le principe de majorité numérique.
Parions que c’est à cette solution que, plus d’une fois, tend le texte de la
Politique. Il en va ainsi dans tel développement où, après s’être donné pour
objet une démocratie, ce régime où « dit-on, la décision prise par la majorité
des citoyens doit faire autorité », Aristote conteste cette opinion partagée au
nom de la réalité, de cette réalité qu’est la division de toute cité en deux par-
ties, les riches et les pauvres :
Toute décision prise par les deux groupes ensemble ou par la majorité18, admet-
tons qu’elle fasse autorité ; mais si [d’une partie à l’autre] les avis sont opposés,
que prévale la décision de ceux qui sont plus nombreux et dont la somme des
contributions est plus élevée.
(Politique, VI, 1318 a 28-33)
Sous couleur de préserver l’arithmétique du vote, le raisonnement en modifie
profondément la logique. Qu’est-ce qu’une majorité qui ne se suffit pas à elle-
même et ne vaut que si, au grand nombre (plē ̂ thos), s’additionne un nombre signi-
ficatif de citoyens de l’autre partie ? Il suffisait aux démocrates que le nombre
fût grand ; dans le raisonnement aristotélicien, le grand nombre est sans valeur
ou, du moins, ne vaut que s’il est obtenu par réunion de deux majorités. Ce n’est
donc plus à proprement parler de majorité qu’il s’agit, puisqu’il suffira que les
deux parties constitutives de la cité prennent des positions contraires – à nou-
veau, la notion de « collège » se dessine – pour qu’interviennent d’étranges
calculs permettant d’additionner des voix et l’évaluation chiffrée de la « valeur »
de chacun (tímēma, la « contribution », en réalité l’évaluation), si bien qu’en
droit une « majorité » de onze votants pourra l’emporter, si elle ne compte que
cinq pauvres mais la majorité des riches, sur une « minorité » de dix-neuf, dont
quinze pauvres19.
18. On n’est pas très loin du cas envisagé antérieurement, et la majorité n’est qu’un pis-aller.
19. Politique, VI, 1318 a 34-38. Un bel avenir était réservé à ce genre de calculs.
la majorité, le tout et la moitié 575
nombre sous l’espèce de la majorité pour que fassent autorité « les hommes
libres et les pauvres, qui sont plus nombreux (pleíous)20 ».
La majorité, en tant qu’elle réunit les pleíous, est « plus forte » ; et c’est
par la majorité – donc par ce grand nombre qui fait la force – qu’en assemblée
l’une des propositions l’emporte (krateî) dans le vote et devient décision. Krátos
du nombre, krátos de la décision du nombre. Voilà qui fait beaucoup de krátos.
Car il n’est pas d’ambivalence plus grande que celle de la pensée politique
grecque vis-à-vis de ce mot. Krátos dit qu’on l’a emporté, qu’on a vaincu – níkē –,
nom de la victoire, n’est pas loin –, bref, qu’on a le dessus ; krátos signifie, bien
sûr, comme tous les dictionnaires l’affirment, qu’on a « le pouvoir ». Mais on
n’a ce pouvoir que pour s’être montré supérieur à l’autre de fait. Krátos ou le
principe de réalité ? Il y a de cela. Mais ce mot inquiète les Grecs, à commen-
cer par les démocrates dont pourtant il nomme le régime. Parce que, dans krá-
tos, aucune qualité ne s’énonce. Simplement un fait. Quel commentaire éthique
donner d’un critère de gouvernement qui se laisse réduire au fait du nombre ?
Comment se réclamer, dès lors, de l’arístē politeía ? Impasse.
Ce qui, chez les théoriciens du politique, prend figure d’aporie provoque
plus simplement une peur diffuse parmi les citoyens, agents de la politique.
Et, de ce trouble, les historiens grecs portent témoignage lorsqu’ils parlent de
votes trop serrés, si près de s’immobiliser dans l’équilibre redoutable du díkha.
Comme pour révéler le conflit sous la décision, l’agṓn sous le krátos, les votes
que l’on mentionne ont été acquis à l’arraché24.
Amplification rhétorique ? Peut-être. Mais pas seulement. Car, vu depuis
d’autres sociétés, le vote apparaît effectivement comme une procédure de déci-
sion « virtuellement explosive ». C’est ainsi que, à l’issue d’une comparaison
entre la pratique grecque de la décision à la majorité et celle, africaine, de la
palabre d’où la décision doit découler comme le fruit d’un consensus à la dimen-
sion de la société, Emmanuel Terray caractérise le recours au vote comme un
« luxe » que seul un corps politique « bien sûr de son unité » peut s’offrir25.
Prenons acte encore une fois de ce que la procédure a effectivement fonc-
tionné (dirai-je : suffisamment fonctionné ?) dans les cités, ce qui ne nous débar-
rasse pas pour autant des inquiétudes dont le vote à la majorité s’accompagnait
chez ses utilisateurs.
Sans doute, dans le temps ordinaire de la vie civique, des décisions ont-elles
été prises, en grand nombre, et ces décisions ont été considérées comme l’opi-
nion même de la cité tout entière. L’atteste, dans les décrets athéniens, la formule
consacrée édoxe tō ̂ i dḗmōi, « le peuple a décidé », où il faut bien évidemment
donner à dē ̂ mos son sens civique et totalisant de « peuple des Athéniens », et
non son acception politique de « parti populaire ». Or ces inscriptions jamais
ne mentionnent le moindre comptage des voix, ni ce que fut la majorité, courte
ou confortable, non plus d’ailleurs que le fait du krátos. À s’en tenir à ces docu-
ments que l’on nomme realia et où le vote même est effacé pour présenter la déci-
sion comme allant de soi, sans doute ne soupçonnerait-on pas qu’une pratique
24. D’où la nécessité d’un compte exact des voix, même si le vote a eu lieu à main levée, comme c’est
à Athènes le cas le plus fréquent. L’examen de la question du nombre et la récurrence du fantasme
des votes presque à égalité m’amènent à prendre le contre-pied de la position de M. H. Hansen (The
Athenian Ecclesia) pour qui les votes n’étaient comptés avec exactitude que dans certains cas très
précis et en situation de scrutin secret. Le vote sur Mytilène a lieu à main levée, mais la quasi-égalité
signalée par Thucydide (voir note 2) exige, pour départager les opinions, un comptage minutieux.
25. E. Terray, « Un africaniste face à la cité grecque », Opus (1990).
la majorité, le tout et la moitié 577
aussi bien installée ait pu un instant sembler problématique. Mais il faut aussi
lire les textes, tragiques, historiques, philosophiques. Alors, on n’évitera pas
l’interrogation toujours rouverte : que la majorité ait tenu lieu de tout n’est pas
discutable ; cela signifie-t‑il pour autant qu’ait été théoriquement élaborée ou
juridiquement énoncée la règle selon laquelle elle vaut pour le tout ? Car ce qui
pourrait y ressembler le plus, l’affirmation d’Otanès chez Hérodote que « dans
le nombre il y a tout », n’est que la définition d’un régime, en aucun cas celle
d’une règle – qui, pour être clairement formulée en langue grecque, eût d’ail-
leurs exigé que « tout » soit remplacé par « tous », le neutre par un masculin
pluriel. Comment interpréter une telle situation ?
C’est ici qu’un détour comparatif par Rome s’avère nécessaire26, parce que
précisément les juristes romains se sont attachés à théoriser la majorité comme
pars pro toto. « La partie pour le tout », cette règle, une fois énoncée, se suffit
à elle-même, sans exiger la recherche de quelque autre fondement qui l’enraci-
nerait dans de la valeur. Il n’est pas nécessaire, comme dans les raisonnements
des démocrates grecs, d’affirmer la plus grande qualité de la majorité, « meil-
leure » que la minorité, ni, comme dans les récits des historiens, de préciser que
finalement c’est le bon avis qui l’a emporté : comme si, dans la pensée poli-
tique grecque, il fallait, une fois le vote acquis, le juger encore et rediviser men-
talement le corps civique, immobilisé pour un moment dans l’instant critique
du choix entre deux propositions, avant que, pour finir, une majorité vienne in
extremis apporter la « bonne » solution.
Mais, si l’équivalence romaine entre majorité et universitas est, une fois for-
mulée, acquise sans arrière-pensée, pour interpréter l’écart ainsi creusé entre
pratique grecque et théorisation romaine de la procédure, il faut savoir appré-
cier ce qui sépare et oppose deux modalités fort différentes du vote, voire deux
structures de la société.
Au contraire des cités grecques où le vote relève d’un comptage simple parce
qu’il repose sur une unité qui est l’individu, à Rome l’unité de vote (par exemple
une centurie) est déjà sociale, parce qu’elle rassemble un groupe d’hommes,
tous du même ordre, si bien que, dans le décompte des voix, la majorité peut
être obtenue à l’aide des seules unités de la première classe de votants. Ainsi,
la « majorité » romaine est à la fois numérique et qualitative – un peu comme
celle qu’Aristote envisageait pour la Politeía –, si profondément ancrée dans
un système hiérarchique qu’il suffit souvent que les premières unités aient voté,
chacune disposant d’une voix, acquise en son sein à la majorité des suffrages,
pour que le reste de la communauté – et à coup sûr la dernière classe – soit dis-
pensé de participer à la procédure. Dans un tout conçu comme un organisme
(que l’on pense à l’apologue de Menenius Agrippa, où les patriciens sont l’esto-
mac et la plèbe les membres), les parties ne sont par définition pas égales entre
elles, et la major pars entraîne avec elle la totalité du corps civique. Ainsi le
système assure-t‑il que toujours la qualité tempérera la quantité.
Le principe de majorité serait-il paradoxalement plus difficile à accepter
lorsqu’il n’a d’autre fondement que le nombre ? La question est de portée très
générale, et je me garderai de trancher là-dessus. Du moins peut-on observer
Le « vote d’Athéna »
Pour tenter de répondre à cette question, mieux vaut sans doute – une fois
n’est pas coutume – commencer par le commencement. Par l’invention du vote
qui, à en croire Louis Gernet, serait à chercher dans une très ancienne procé-
dure judiciaire encore attestée en Crète et qui veut que « la victoire soit à celle
des deux parties qui fournira le plus de co-jureurs ». Ainsi, le tribunal serait
l’antique laboratoire où s’invente la procédure du vote, le compte des voix ayant
« pour origine lointaine ce dénombrement des combattants » – par ce dernier
mot, Gernet désigne les « jureurs », moins « témoins », comme on le dit un peu
vite, qu’alliés dans cette guerre qu’est le procès, où ils assistent l’un des anta-
gonistes du poids de leurs serments. Après quoi, lorsque le procès, de combat
(agṓn) qu’il était, se mue en règlement pacifique du conflit, « l’idée de la lutte
qui continue à dessiner le schème du procès se transforme » :
Le sentiment des juges en devient le champ : la pensée se libère, l’appréciation
naît, et le règlement d’une affaire… est suspendu maintenant à la décision des
consciences… De là cette institution nouvelle, et si étonnante à première vue, du
vote… et cette croyance, devenue nécessaire, que la majorité fait loi27.
En toute lutte, il faut qu’un krátos intervienne pour départager. Le vote répond
donc à cette exigence et, si Gernet tient à souligner qu’entre tous les procès le
procès d’homicide fut le lieu privilégié de son élaboration28, c’est sans doute que
pour l’accusé – présumé meurtrier, donc – il y allait d’abord de la vie. Avec le
principe de majorité, à une arithmétique de l’équilibre par annulation (une vie
pour une vie), qui est pure dépense, se substituait une arithmétique (voire une
économie) où c’est le plus qui emporte la décision.
Ce n’est pas pour la seule beauté de la construction ni par goût immodéré
des perspectives généalogiques que j’ai cité cette ample et ferme analyse. Il
27. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris
(E. Leroux), 1917, p. 90-92 ; citation p. 91-92. Les mots soulignés le sont par moi, afin de mettre
en évidence la distance proprement anthropologique dont ils témoignent.
28. L. Gernet, op. cit., p. 89 et 92-93.
la majorité, le tout et la moitié 579
m’importe de suggérer par là que, si le vote est bien issu, comme le pense Gernet,
de la « procédure bilatérale des tribunaux de sang », il se pourrait que, par un
déplacement remarquable, ce soit pour bonne part les votes politiques qui ont
hérité de l’angoisse toujours suscitée par la proximité du meurtre. La raison en
est-elle seulement la relative rareté des assemblées politiques en regard de la
fréquence qui, pour un citoyen d’Athènes, caractérisait l’expérience du vote
dans les tribunaux29 ? À nouveau, il est déconseillé de trancher à la légère. Je
m’en tiendrai donc à la question initialement posée : si la majorité numérique
est, dans le champ du politique, une « question grecque », comment expliquer
la règle athénienne, citée en bonne place par Aristote30, en vertu de laquelle,
en cas d’égalité des voix, la victoire doit revenir à l’accusé ? La chose semble
paradoxale et mérite d’être examinée de près.
Encore faudrait-il qu’il se trouve des tribunaux athéniens où une telle égali-
sation des voix ait tout simplement été possible. Car les tribunaux semblent par
définition devoir être composés de « juges » en nombre impair, exigence évidem-
ment subordonnée, puisqu’il est de règle que tous les jurés soient contraints de
participer au vote31, à la nécessité d’obtenir une majorité. Un tel raisonnement
trouble certains historiens32 qui, n’était la récurrence du thème dans la litté-
rature athénienne de l’époque classique, mettraient volontiers en doute l’exis-
tence d’une procédure aussi déroutante.
Mais, à raisonner ainsi, on oublie que, çà et là, est attestée l’existence de
tribunaux constitués d’un nombre pair de jurés – ainsi, chez Lysias, dans une
affaire de vie ou de mort où l’ordre démocratique, opposé à l’illégalité des Trente
Tyrans, est censé donner virtuellement aux accusés une chance supplémentaire
de s’en tirer au cas, certes très improbable, où les votes s’égaliseraient33. Et
surtout l’on méconnaît l’importance paradigmatique du jugement d’Oreste tel
qu’Eschyle le met en scène dans les Euménides. Parce que j’entends prendre
les textes au mot34, je suggère au contraire qu’une telle règle – je ne sais s’il
faut aller jusqu’à parler de loi35 – ne concernait que les tribunaux de sang et
les accusations capitales.
C’est la déesse poliade d’Athènes qui, pour clore l’Orestie, est censée énon-
cer la règle qui, devant le tribunal nouvellement institué de l’Aréopage, prési-
dera au procès d’Oreste :
29. E. S. Staveley (Greek and Roman Voting and Elections, Londres, 1972, p. 95) constate que
« voter, pour un Athénien ordinaire, c’est surtout voter au tribunal ».
30. Aristote, Constitution d’Athènes, 69, 1 : « Celui pour qui il y a une majorité, celui-là a la victoire
[nikâi] ; si les votes sont égaux, c’est le défendeur. » Voir aussi Aristophane, Grenouilles, 684-685 ;
Antiphon, Meurtre d’Hérode, 51 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 252.
31. Constitution d’Athènes, 68, 2.
32. Ainsi, P. J. Rhodes (A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, 1981) fait
ce raisonnement à propos de 69, et observe qu’une telle situation « n’aurait pas dû se produire ».
33. Lysias, Contre Agoratos, 35 : il s’agit du tribunal de deux mille membres qui, normalement,
aurait dû juger les citoyens dénoncés par Agoratos.
34. Ainsi, Léocrate ne dut la vie sauve qu’au partage des suffrages : « Un de plus, et il était exilé
ou condamné à mort » (Eschine, Contre Ctésiphon, 252).
35. À propos de cette règle, inaugurée par le procès d’Oreste, Euripide parle de nόmisma (Iphigénie
en Tauride, 1471) et de nόmos (Électre, 1268). Nόmos, tout comme nόmisma, peut signifier tout
simplement « coutume ».
580 la majorité, le tout et la moitié
36. Un texte d’Aristophane semble bien faire allusion à ce « même si » en en retournant ironiquement
le sens : le démagogue Cléophon, accusé d’être d’origine thrace, « sera perdu même si les voix sont
à égalité » (Grenouilles, 684-685). Comme si la démagogie, plus grave que tous les meurtres, était
un crime si grand qu’il invalide la règle.
37. L’un des développements euripidéens sur cette règle (Iphigénie en Tauride, 1471-1472) : « Et
la coutume sera que vainque qui a obtenu des votes en nombre égal » pourrait, n’était le contexte,
dérouter par la généralité de sa formulation ; mais, dans Électre, les choses sont parfaitement claires :
« Des suffrages portés en nombre égal te sauveront du verdict de mise à mort » et « Pour l’avenir,
la règle sera établie que toujours, à égalité des voix, la victoire soit au défendeur ».
38. Euripide semble bien l’entendre ainsi, chez qui elles se jettent d’elles-mêmes dans une crevasse
du sol athénien, « terrassées par le chagrin » (Électre, 1270).
39. Je suis en désaccord avec l’analyse du vers 795 selon laquelle, les Érinyes n’ayant pas été vain-
cues, « la díkē finale n’a pas conduit à une níkē » (S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge,
1988, p. 45), alors que les paroles mêmes d’Athéna ont d’entrée de jeu défini les conditions d’une
victoire d’Oreste. Je ne pense pas non plus qu’il y ait « séparation des idées de victoire et de défaite
d’avec la notion de díkē » (ibid.), mais, dans et par cette díkē exceptionnelle, séparation de l’idée
de victoire et de celle de défaite. La logique du droit n’est pas celle des oppositions simples, et
la majorité, le tout et la moitié 581
Louis Gernet a plus d’une fois insisté sur le travail de réflexion et de mise à distance accompli par
le genre tragique sur les catégories d’un droit en cours d’élaboration.
40. Aristote, Politique, II, 1269 a 2 sq., commenté par Gernet, Recherches, p. 90.
41. Bibliographie antique et récente chez Podlecki, dans son édition des Euménides (1989), où il
se range d’ailleurs à cette opinion.
42. Voir Cicéron, Pro Milone, 3, qui pense qu’Athéna rompt l’équilibre, comme le magistrat romain par
son suffrage ; quant à Julien, III (Eis Eusebeian), 114 d, c’est également à une logique romaine qu’il
doit d’affirmer que la règle athénienne sauve l’accusateur : dans la logique accusatoire, l’accusateur
qui échoue à faire la preuve de ses assertions se voit appliquer la peine dont était menacé l’accusé.
582 la majorité, le tout et la moitié
43. Voir par exemple, Lysias, Sur les biens d’Aristophane, 3 ; Sur l’olivier sacré, 3 ; et Antiphon,
Sur le meurtre d’Hérode, 4-7.
44. Selon le Problème aristotélicien XXIX, 12, le rééquilibrage est déjà assuré religieusement par
la position même (stásis) de l’accusé durant le procès, à droite, position favorable que le texte
interprète comme une réégalisation des chances.
la majorité, le tout et la moitié 583
49. Ce qui rencontre peut-être les remarques d’A. Badiou sur le concept de nombre, réservé par
les Grecs aux nombres entiers, « ce qui était homogène à leur idée de la composition du nombre à
partir de l’Un, car seul le nombre entier naturel est représentable comme une addition d’unités »
(Le Nombre et les Nombres, Paris, Seuil, 1990, p. 20). On notera que le vote est pris entre l’un de
l’individu comme unité de base et le fantasme de l’Un-Cité.
50. Pour transposer, après l’avoir empruntée à L. Gerschel (« La conquête du nombre. Des modalités
de compte aux structures de la pensée », Annales ESC, 1962, p. 691-714), la définition du nombre
marginal comme « nombre qui n’existe pas, puisqu’il surpasse d’une unité le dernier nombre réel,
mais qui, en vertu des lois de la fiction, gagne en extension ce qu’il perd en compréhension »
(citation p. 696).
QU’EST-CE QU’UNE DÉESSE ?*
* Première publication dans G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes, I, L’Antiquité, Paris, Plon,
1991, p. 31-62.
586 qu’est- ce qu’une déesse ?
Serait-ce qu’un dieu au féminin n’a rien de commun avec la féminité des
femmes mortelles ? Ou faut-il imputer cette réserve (ou cette distance) à la
farouche virginité de la chaste Artémis ? Trancher serait prématuré. Et d’ail-
leurs Hippolyte, comme pour tenter une fois encore de resserrer le lien, reprend
la parole. L’entretien continue :
– Tu n’as plus de chasseur, tu n’as plus de servant…
– Non, certes. Mais c’est très cher pour moi que tu meurs.
– … plus de maître des chevaux ni de gardien de tes images.
Mais ce n’est pas pour des effusions qu’Artémis est venue. Aussi révèle-
t‑elle le nom de la coupable en cette catastrophe – Aphrodite, qu’Hippolyte a
méprisée et qui se venge –, avant d’œuvrer à la tâche la plus urgente, en récon-
ciliant le fils avec le père. Après quoi, toujours aussi maîtresse d’elle-même,
elle prend congé, laissant les humains entre eux :
– Adieu donc ! Car il m’est interdit (ou thémis)1 de voir des trépassés.
Comme de souiller mon œil au souffle des mourants.
Or, je te vois déjà près de ce malheur.
La déesse a déjà disparu qu’Hippolyte en est encore à lui répondre, non
sans amertume :
– Toi aussi, bienheureuse vierge, va en paix2.
Puisses-tu, cette longue fréquentation, la quitter facilement3.
Le mortel a-t‑il compris que c’est précisément cette fréquentation (homilía)
dont il était si fier, comme d’un privilège à lui seul réservé4, qu’il paie de sa vie ?
Car Aphrodite n’était pas jalouse seulement d’une jalousie féminine lorsque, dans
le prologue de la pièce, elle caractérisait cette fréquentation (homilía) comme
trop élevée pour un mortel (v. 19). Du moins n’avait-elle aucun mal à tenir le
discours des divinités offensées. Entre l’homme et le dieu, la piété grecque est
faite de distance5, et c’est l’erreur d’Hippolyte que de l’avoir oublié, tout à la
douceur de cette proximité avec la divine Chasseresse. Le compagnonnage avec
un dieu, fût-ce sur les sentiers éphébiques de la forêt, est au mieux sans perti-
nence, au pire toute démesure.
Il se pourrait toutefois – j’en fais du moins l’hypothèse – qu’Hippolyte ait
encore commis une autre erreur, plus difficile à formuler : en attachant ses
pas à une déesse vierge, sans doute conciliait-il déni de la femme-mère et atti-
rance pour le féminin. C’est du moins ce que suggèrent, au début de la pièce,
1. À nouveau ou thémis (« il ne m’est pas permis », que je traduis par « il est interdit », pour rendre
à la négation grecque toute sa force) : même si Artémis formule cette fois-ci un pour moi (emoí),
la règle est aussi générale que la précédente. De fait, l’interdit de mêler les dieux à la mort, par
définition impure, concerne en Grèce le monde divin dans son ensemble.
2. « Adieu » traduit Khaîre, au sens propre « Sois heureux ». Hippolyte dit donc à Artémis : « Sois
heureuse, toi qui t’en vas. »
3. Euripide, Hippolyte porte-couronnes, 1440-1441.
4. Hippolyte porte-couronnes, 84-86.
5. J.-P. Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs, 2e éd., Paris, Maspero, 1971, II, p. 84-85.
qu’est- ce qu’une déesse ? 587
les mots très ambigus que, dans l’exaltation, il adresse à Artémis et qui, sous
l’éloge de la chasteté, trahissent une relation très érotisée6.
Ici, à nouveau, l’interprète hésite : le tort de l’éphèbe est-il d’avoir méconnu
qu’il y a féminin et féminin, selon que l’on fréquente mortelles ou déesses ? Ou,
au contraire, de s’être cru protégé de la race des femmes par une amitié divine,
comme si une déesse n’était qu’un dieu au féminin ? Qui dira si cette loi que,
doucement distante, Artémis lui renvoie à l’heure ultime comme la norme la
plus générale du divin, d’autres déesses la prendraient à leur compte ?
Bien sûr, nous n’en saurons rien, et rien ne sert de forcer un texte au-delà de
ses mots. Ce qui ne signifie pas que l’on puisse se refuser à la position d’inter-
prète. Et, en la circonstance, voilà l’interprète bien embarrassé(e).
Deux hypothèses, donc – « déesse » n’est que grammaticalement le féminin
du mot dieu / dans une déesse, le féminin est une caractéristique essentielle –,
dont la seconde peut encore se diviser en deux (le féminin est essentiel, qu’il soit
le même que dans les femmes mortelles ou que, pour être différent, il n’en soit
que plus exacerbé) : entre ces deux hypothèses, nous n’avons pas fini d’osciller,
interminablement rejetés de l’une à l’autre.
Vue de loin, la division des rôles recoupe très simplement la différence des
sexes : theós, est le dieu, theá la déesse. Mais il faut savoir y regarder de près :
dès lors, rien n’apparaît plus difficile à penser que cette trop simple division.
6. Voir Ch. Segal, « Penthée et Hippolyte sur le divan et sur la grille », dans La Musique du sphinx.
Poésie et structure dans la tragédie grecque, Paris, La Découverte, 1987, p. 166-168 ; de façon
peu nuancée, G. Devereux parle de la « convoitise amoureuse » dont Artémis est l’objet de la part
d’Hippolyte, Femme et mythe, 2e éd., Paris, Flammarion, 1982, p. 42.
588 qu’est- ce qu’une déesse ?
l’air à Junon (ou à Héra), les hommes l’ont « efféminé » (effeminarunt) parce
que rien n’est plus ténu que l’air. Et, si les dieux ne sont qu’une fiction (fictos
deos) qui traduit tout à l’aune de la faiblesse humaine, la différence des sexes
n’est plus que l’une des catégories qui, une fois le divin divisé en deux colonnes,
permettent d’enregistrer de longues chaînes de synonymes :
Les stoïciens disent qu’il n’y a qu’un seul dieu et une seule et même puissance
qui, selon ses fonctions, reçoit chez les hommes des noms différents. Ainsi Soleil,
Apollon, Liber : des noms pour le même. Et pareillement pour Lune, Diane,
Ceres, Junon, Proserpine…7.
À ces citations latines, on objectera peut-être la spécificité de la religio
romaine, comme si ce n’était pas un Grec, Chrysippe, qui avait ouvert la contro-
verse. Retournons donc dans la Grèce des époques archaïque et classique, qui
donne son cadre à cette étude : dieux et déesses sont en place, et pourtant qui
s’intéresse à la généralité du divin constatera que, comme « chose divine », il
est nommé au neutre (tò theîon) et, comme dieu (theós), au masculin8. Il y a
des déesses, mais le divin ne s’énonce pas au féminin.
De fait, les historiens des religions semblent ne trop savoir que faire de cette
dimension sexuée, qu’ils ne mentionnent souvent que pour oublier de l’analy-
ser : ainsi Walter Burkert qui, après avoir compté l’opposition du mâle et de la
femelle au nombre des « différenciations premières entre les dieux », ne s’in-
téresse ensuite qu’aux relations familiales, aux paires de dieux (où la différence
des sexes n’intervient pas nécessairement) et aux relations entre générations de
jeunes et de vieux dieux9.
Et pourtant, la différence des sexes est, dans la réflexion grecque sur les dieux,
un critère pertinent même si, dans l’Olympe, il ne joue pas le même rôle que
dans l’univers des hommes mortels. Lorsque Hésiode précise que « les dieux…,
tous, mâles et femelles10 », se sont engagés dans la même action, c’est que, dans
la Théogonie, ce grand récit de la succession des générations divines, l’instant
est venu pour les enfants de Kronos du combat décisif contre les Titans : dans
cette grande lutte, aucun Immortel ne saurait manquer à l’appel, qu’il soit dieu
ou déesse. Façon de suggérer que, dans le monde des dieux, la guerre n’est
pas, comme chez les humains, l’apanage des mâles : on sait qu’en matière de
combat, Athéna vaut bien Arès et que, dans la plaine de Troie, les déesses s’en
donnent à cœur joie des deux côtés du conflit.
Il faut donc s’y résigner : dans toute enquête sur les dieux grecs, la dif-
férence des sexes a sa place au nombre des catégories heuristiques, et l’on
s’interrogera sur ce qui caractérise une déesse, dans ses attributions et son
mode d’intervention, par rapport à un dieu. Mais l’on ne saurait procéder à cette
interrogation sans analyser les déplacements multiples auxquels est soumise
7. J. von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, II, p. 315 (fr. 1076 : Chrysippe) ; p. 313, fr. 1070
(Servius, commentaire à Virgile, Énéide, IV, 638 : citation) ; voir aussi Cicéron, De Natura deorum,
I, 34. Effeminarunt, fictos : Cicéron, op. cit., II, 66, 70 ; Servius, ibid.
8. C. Ramnoux, Mythologie ou la famille olympienne, 1959, rééd., Brionne, Gérard Monfort, 1982,
p. 11.
9. W. Burkert, Greek Religion, trad. J. Raffan, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1985, p. 218.
10. Théogonie, 664-667.
qu’est- ce qu’une déesse ? 589
la catégorie du féminin, pour avoir été projetée du monde des hommes dans
celui des Immortels, ce qui implique que l’on s’attache du même mouvement
à cerner ce que le statut divin apporte de décalage, voire d’étrangeté, dans la
définition de la féminité.
Sans oublier que, selon que l’on parle de la génération régnante chez les
dieux ou des premiers commencements du kósmos, la formulation de ces ques-
tions n’est pas la même. Ainsi, s’agissant de « ce qu’il faut mettre au commen-
cement », on se demandera plutôt s’il faut « placer Un seul ou le Couple ou
plusieurs. Mâle et/ou femelle ? Une seule Mère pour toutes choses ou une pour
les bonnes et une pour les mauvaises11 » ?
Un problème de genre
ce qu’elle est et n’a pas cessé d’être dans le lit du jeune homme. La « divine
entre les déesses » (dîa theáōn) s’offre donc le luxe d’une épiphanie. Et le pauvre
amant humain de balbutier :
Tout de suite, dès que je t’ai vue de mes yeux, déesse (theá),
J’ai compris que tu étais theós14.
Tu es une déesse, j’avais bien reconnu en toi le divin : comment, mieux que
par ces vers de l’Hymne homérique, faire entendre ce qu’il y a de theá et de
theós tout à la fois dans une déesse ? Theós : du divin générique au-delà de la
différence des sexes ; theá : une divinité féminine.
Theaí, donc : les déesses. Si l’on oubliait un instant que theá peut tou-
jours se remplacer par theós, la tentation serait peut-être de chercher en chaque
déesse l’incarnation d’un « type » féminin, avec l’espoir de constituer finale-
ment le groupe des theaí en système symbolique de la féminité. Mais, outre
que ce groupe n’a en soi guère d’existence en dehors de quelques formules
très générales associant les déesses aux dieux, rien ne dit que chaque déesse
soit, comme le veulent certains historiens des religions, un archétype ou une
idée (Héra serait l’épouse guindée, Aphrodite la séductrice, Athéna la carrié-
riste asexuée…). Ainsi Paul Friedrich, qui se plaît à ce jeu15, réduit Aphrodite à
l’état de pur symbole féminin de l’amour. Ce faisant, il est contraint d ’oublier
ou de sous-estimer tout ce qui, dans le champ d’intervention propre à la déesse,
n’entre pas directement sous cette rubrique : ses accointances, perceptibles dans
le texte de la Théogonie16, avec la sombre cohorte des enfants de la Nuit dont
elle fait son cortège ; son association – qui n’est pas qu’érotique – avec Arès
le tueur et l’épithète d’Areía qui est sienne dans certaines cités ; et son titre de
Pándēmos qui ne la transforme pas, comme perfidement le voudrait Platon, en
Vénus des carrefours, mais sied à son activité de protectrice du politique, veil-
lant à la cohésion de ce tout (pân) qu’est le peuple (dē ̂ mos) et protégeant les
magistrats dans les cités.
Ce n’est pas que telle déesse ne puisse, dans sa figure la plus immédiate-
ment perceptible, « incarner une face de la réalité féminine à l’exclusion des
autres ». Mais, ainsi que l’observe Jean-Pierre Vernant17, la distance n’en est
alors que plus grande avec la « condition féminine » telle que les femmes mor-
telles doivent l’assumer, sur le mode des tensions et du conflit, en ce que le trait
féminin ainsi incarné est, à l’état divin, doté d’une « pureté » quasi chimique.
Encore nuancera-t‑on cette première réserve en observant, ce qui complique
singulièrement les choses, qu’une telle pureté se laisse rarement isoler, pour
peu que la personnalité divine soit assez riche. Car multiples sont les attribu-
tions d’une divinité et infiniment varié son champ d’action, si bien que même
la vierge Hestia à la mythologie défaillante recèle, à l’examen, plus d’obscu-
rité qu’il n’y paraissait au premier abord18.
Soit la grille constituée par les « âges » de la femme ou, plus précisément,
par le cursus biologico-social qui construit une femme comme telle. Parce que,
à Nauplie, Héra retrouve chaque année sa virginité à l’issue d’un bain dans
la source Kanathos19, dira-t‑on qu’elle « incarne », en plus de la maturité de
l’épouse, la virginité de la jeune fille ? Ou, s’agissant des trois sanctuaires dont
elle jouit à Stymphale, révérée comme « très jeune fille » (Paîs), comme femme
« accomplie » (Teleía) et comme « veuve » (Khḗra)20, fera-t‑on de la déesse
l’incarnation même des âges de la femme ? Ce serait gravement méconnaître
la spécificité du parcours d’Héra qui, à aucun moment, n’est honorée dans la
figure – seule « accomplie » pour une femme mortelle – de la mère. À relire
le texte de Pausanias, on s’assure au contraire de ce que les trois temples, loin
de toute visée purement symbolique, sanctionnaient trois étapes de l’histoire
« personnelle » d’Héra – y compris la toute dernière où, dans cette version,
elle vit à Stymphale séparée de Zeus, après une querelle plus violente que les
autres avec son époux.
Le cas des déesses vierges incite à des réflexions analogues : si Athéna,
Artémis et Hestia sont à jamais parthénoi pour en avoir fait le choix, si donc
cette virginité leur est à chacune une caractéristique essentielle, ce sont trois
interprétations très différentes qu’elles présentent de cet état, l’une vierge guer-
rière, toute de ruse et de magie, l’autre chasseresse sauvage, chaste mais protec-
trice des accouchements, et la troisième gardienne du foyer des hommes, dans
la maison comme dans la cité.
Quant à projeter les déesses sur une grille familiale de parenté classificatoire
où Athéna et Artémis seraient des « sœurs » symboliques21, l’entreprise appa-
raît tout aussi vaine. En vérité, seules Déméter et Perséphone, parce que, dans
le culte, elles sont institutionnellement Mḗter et Kórē, peuvent passer pour des
« symboles » de la Mère et de la Fille ; mais, si l’on s’en tient au mythe tel que
le conte l’Hymne homérique à Déméter, encore faudra-t‑il distinguer le régime
« humain » du récit, où le lien de la mère avec la fille sert à l’intrigue de pivot,
et le registre de l’action divine, parfaitement autonome, où les mortels et leurs
soucis ne jouent qu’un rôle somme toute marginal22.
Décidément, si le mot theá est une forme féminine, si toute theá est carac-
térisée, lorsqu’on en sculpte l’image, par des formes féminines, rien ne dit que,
dans une déesse, le féminin l’emporte sur le statut divin.
Une fois de plus, serait-ce que le dieu prime dans la déesse ?
Sans être expressément formulée, une telle question a reçu récemment une
réponse négative, à propos des poèmes homériques où, « divines ou mortelles »,
ce serait toujours sur « des femmes23 » que, dans le désir, le regard ébloui des
dieux et des mortels se fixerait.
Et, de fait, il se pourrait qu’il en soit ainsi, s’agissant de l’érōs et du plai-
sir que les mâles, héroïques ou divins, peuvent prendre à l’union sexuelle. Le
plaisir des dieux, il est vrai, est chose si peu dite – encore que les préliminaires
(volontiers diserts) et les suites en soient complaisamment exposés – que l’on
ne saurait exclure que, sur ce point précis, l’imaginaire de la distance ait fait
défaut à Homère.
Pour le reste, l’affaire est compliquée et mérite qu’on s’y attarde quelque peu.
Il y a, bien sûr, les jeunes filles si semblables aux déesses que l’œil du mor-
tel ne sait plus distinguer Nausicaa d’Artémis. Telles, dans l’Hymne homérique
à Déméter, sont les filles du roi Keleos, « au nombre de quatre, comme des
déesses, dans la fleur de l’âge ». Et c’est à une « femme semblable aux déesses »
qu’Aphrodite veut ressembler face à Anchise, mais, on le sait, le jeu est pipé
puisque, sous la semblance humaine d’Immortelle, perce la déesse en sa vérité.
Dire d’une mortelle qu’elle ressemble à une déesse, c’est lui donner un
peu de l’éclat qui caractérise le corps des dieux24 (de tous les dieux, mâles et
femelles) et de la haute taille propre à la déesse en épiphanie lorsque, rejetant
les formes multiples qu’elle a empruntées pour se présenter aux humains, elle
touche le faîte25 des hautes demeures et répand autour d’elle les effluves d’un
parfum divin. Qui dira, toutefois, si l’épiphanie n’est pas encore une variété
– la variante théomorphique – de la métamorphose26 ? On le penserait volon-
tiers à voir Déméter échanger (ámeipse), dans l’Hymne homérique qui lui est
consacré, sa forme de vieille nourrice contre cette haute et belle stature27 ; on
le penserait encore lorsque, après l’amour, Aphrodite apparaît à Anchise dans
toute sa gloire :
… une beauté brillait de ses joues,
immortelle, comme celle de Kythérée à la belle couronne28.
Kythérée est un des noms d’Aphrodite : la déesse ressemblerait-elle à la
figure que les humains lui connaissent dans ses sanctuaires ?
Au jeu des semblances, les mortels, il est vrai, s’égarent. Contentons-nous
du comme si, puisque, après tout, le discours sur les dieux est fiction – en
23. G. Sissa, dans G. Sissa et M. Detienne, La Vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette,
1989, p. 52.
24. Voir J.-P. Vernant, « Mortels et immortels : le corps divin », dans L’Individu, la mort, l’amour,
Paris, Gallimard, 1989, p. 7-39.
25. Il n’est pas inutile de souligner que, dans la tragédie, le faîte représente tout autre chose pour
les femmes : la haute stature de l’époux (voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme,
Paris, Hachette, 1985, p. 52).
26. Un passage des Nuées (340-365) pose la question : une déesse apparaît-elle nécessairement
en forme de femme ?
27. Hymne homérique à Déméter, 275-276.
28. Hymne homérique à Aphrodite, 174-175.
qu’est- ce qu’une déesse ? 593
Commençons par Héra – aussi bien l’épouse de Zeus a-t‑elle déjà été men-
tionnée mainte fois.
Au sujet de celle dont Clémence Ramnoux observe que, de toutes les divi-
nités évoquées dans l’Iliade, elle est, pour les humains, la plus lointaine des
déesses44, on avancerait volontiers qu’elle traduit par cette distance son statut
d’épouse du dieu fort, et Pindare aurait sans doute souscrit à cette déduction, lui
qui ouvre telle ode triomphale par une invocation à « Zeus le très-haut et Héra
qui partage son trône45 ». Toutefois, envisagées du point de vue du culte, les
choses se passent peut-être autrement et si, dans les cités, elle est la protectrice
du mariage avec le titre de Teleía, « parfaite » ou « accomplie », à en croire
Marcel Detienne, elle devrait cet honneur à « sa compétence exclusive dans
ce que désigne, pour la femme, le mot télos », qui dit l’accomplissement : et
l’anthropologue de la religion grecque d’évoquer la fête des Théogamies, célébrée
en Attique au mois du mariage (Gamḗlion) en l’honneur de l’union de Zeus et
d’Héra, mais où Zeus se trouve qualifié comme rattaché à Héra (Hēraîos), cepen-
dant que, chez les hommes, la puissance invitante est l’épouse et non l’époux46.
Il est vrai que ce renversement se retrouve dans les textes où Héra tire son
pouvoir tantôt de ce qu’elle « dort dans les bras du grand Zeus47 », tantôt d’elle-
même au point d’aller, non sans quelque condescendance appuyée, jusqu’à dési-
gner Zeus comme son « compagnon de lit48 ». Ajoutons que ses statues portent
volontiers la haute coiffure des Grandes Déesses : s’étonnera-t‑on dès lors que
certains historiens de la religion la considèrent comme une déesse-mère49 ?
Et pourtant, comme Mère (et tout simplement comme mère), Héra laisse à
désirer, tout comme elle est, en tant que Teleía, fort déroutante. On se rappelle
du discours grec ancien sur la jeunesse », dans Historicité de l’enfance et de la jeunesse, Athènes,
1986, p. 228.
43. Il ne s’agit pas là d’une projection sauvage (et moderne) de la question de l’inceste, et les anciens
en avaient déjà fait la remarque : voir Ch. Kerényi, The Gods of the Greeks, p. 97, à propos de la
scholie à Théocrite, XV, 64 (qui n’évoque peut-être toutefois que la pudeur de la jeune fille face
à sa mère), ainsi que C. Ramnoux, Mythologie, op. cit., p. 160 et 165 ; l’inceste chez les dieux,
les rois et les héros : voir Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. C. Heim, Paris,
Gallimard, 1986, p. 222.
44. C. Ramnoux, Mythologie…, op. cit., p. 52.
45. Pindare, 11e Néméenne, 1-2.
46. Marcel Detienne, « Puissances du mariage I. Entre Héra, Artémis et Aphrodite », Y. Bonnefoy
(éd.), Dictionnaire des Mythologies II, op. cit., p. 67.
47. Iliade, XIV, 213.
48. Théogonie, 928.
49. Pierre Lévêque, « Pandora ou la terrifiante féminité », Kernos, I, 1988, p. 60 (au fil de l’exposé
et comme si la chose allait de soi) ; voir aussi E. Simon, qui en fait une hypostase de la Grande
Déesse Mère anatolico-égéenne, comme Cybèle, Mḗter et Rhéa (« Griechische Muttergottheiten »,
dans Matronen und Verwandte Gottheiten), Cologne, 1987, p. 160-161.
596 qu’est- ce qu’une déesse ?
Le féminin pluriel
59. Páredros signifie littéralement « assis à côté » ; dans le cas d’une paire de dieux, ce mot désigne
donc le compagnon de la divinité mentionnée en premier. Mais le « parèdre », généralement associé
à un dieu plus important, assume souvent la fonction d’un aide, d’un assesseur ou d’un conseiller.
60. Liste des douze dieux dans P. Séchan et P. Lévêque, Les Grandes divinités de la Grèce, Paris,
de Boccard, 1966, p. 26 ; l’organisation du Dôdekathéon : M. Detienne, dans La Vie quotidienne
des dieux… (cité note 19), p. 181-182.
61. W. Burkert, op. cit., p. 119-121.
62. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., II, p. 86.
63. C. Ramnoux, « Les femmes de Zeus : Hésiode, Théogonie, vers 885 à 955 », Poikilia. Études
offertes à J.-P. Vernant, Paris, éd. de l’EHESS, 1987, p. 159.
64. M. Jost, Sanctuaires et cultes d’Arcadie, coll. Études Péloponnésiennes, IX, Paris, Vrin, 1985,
p. 308. Sur la question du multiple, envisagée essentiellement dans les représentations figurées,
voir Th. Hadzisteliou-Price, « Double and Multiple Representations in Greek Art and Religious
Thought », Journal of Hellenic Studies, 91, 1971, p. 48-49.
65. P. Brulé, « Arithmologie et polythéisme. En lisant Lucien Gerschel », dans Lire les polythéismes,
1 : Les Grandes figures religieuses. Fonctionnement pratique et symbolique dans l’Antiquité,
Besançon-Paris, 1986, p. 35.
66. Ibid., p. 42 (je souligne « illustration »).
qu’est- ce qu’une déesse ? 599
C’est ainsi qu’Artémis tout naturellement ou Héra lorsque, comme à Argos, elle
veille aux accouchements, sont qualifiées d’Eileíthuia. Et il existe d’autres épi-
clèses tout aussi partagées, telle celle de Sṓteira, la Sauveuse, qui, sans jamais
s’incarner en une figure divine, va d’une cité à l’autre, s’attachant à Perséphone
ou Artémis en Arcadie et à Athéna au Pirée ou à Délos.
Un pas de plus, et ce sont les « abstractions divinisées », telle la Renommée,
dont Hésiode déclare qu’« elle aussi est une déesse72 », et que Pindare nom-
mera Aggelía, la Messagère. La poésie pindarique, les vases peints à la fin du
ve siècle par le peintre Midias présentent une liste très riche de ces déesses dis-
crètes, tout entières concentrées en leur nom qui, généralement, dans le monde
humain, sert à désigner une vertu : ainsi, chez Pindare, ce ne sont qu’Eunomía
(Bon gouvernement), Díkē (Justice) et la fille de celle-ci Hēsukhía (Tranquillité),
Eirḗnē (Paix) et Níkē (Victoire), face à Húbris, Démesure la nuisible. Comme,
chez Hésiode, Aidṓs et Némesis (Pudeur et Justice rétributive) ou la foule silen-
cieuse des Maladies, à qui Zeus a refusé la parole73, elles hantent le monde des
mortels qui créditent tout au plus les entités bienfaisantes de « beaux corps »
génétiques, sans jamais les voir, sans tenter de leur donner la moindre biogra-
phie. Mais il est vrai que toutes ces catégories du divin au féminin commu-
niquent entre elles et, de ce point de vue, les abstractions, très présentes parmi
les humains, ont plus d’un point commun avec une déesse très révérée, indi-
viduée comme une Olympienne, mais qui s’est « à peine développée en une
personne74 » : j’ai nommé Hestia, « figure à moitié géométrique75 », dont les
historiens des religions s’accordent à reconnaître qu’elle se tient « à l’écart des
intrigues de la mythologie ».
Serait-ce, comme on l’a avancé, que, « du point de vue de la puissance, l’oppo
sition entre le singulier et l’universel, le concret et l’abstrait, ne joue pas76 » ?
Je modaliserais volontiers cette affirmation en précisant qu’elle concerne au
premier chef les « puissances » féminines.
Enfin, s’il ne fallait clore ce développement, à mi-chemin entre le concret et
l’abstrait, entre le singulier et le pluriel, je m’attarderais encore sur le groupe,
à la fois familier et très peu défini, des Nymphes, ces Númphai qui hantent
les arbres77 et veillent sur l’enfance des mortels78, bienveillantes comme des
déesses et qui, comme les dieux, se nourrissent d’ambroisie, mais à bien des
égards proches des humains en ce que leur longue vie est vouée à connaître
un jour son terme. Ni déesses79 ni vraiment humanisées, elles peuvent, comme
Tout d’abord, un rappel. La Mère existe, les Grecs la vénèrent, et, au iie siècle
de notre ère, l’antiquaire Pausanias en est le témoin, à une époque certes tar-
dive, mais à bonne distance du Néolithique.
87. J. Przyluski, La Grande Déesse. Introduction à l’étude comparative des religions, Paris, Payot,
1950, p. 31 ; P. Lévêque, Les Premières civilisations, I : Des Despotismes orientaux à la cité grecque,
avant-propos, Paris, 1987, p. 16.
88. E. Neumann, op. cit., p. 51 ; M. Gimbutas, « The Earth Fertility Goddess of Old Europe »,
Dialogues d’Histoire ancienne, 13, 1987, p. 23 ; et surtout Bachofen, op. cit., p. 80.
89. Phéniciennes, 685-686.
90. Bachofen, op. cit., p. 80, 86-87 ; E. Simon, article cité note 43, p. 164-165. Autre terrain privilégié
d’identification : Pandora, identifiée à la Terre dont son nom serait l’épiclèse ; en dernier lieu, voir
les remarques nuancées de Lévêque, « Pandora… », op. cit., p. 56-57.
91. Ch. Kerényi, Introduction…, op. cit., p. 156 ; voir aussi Burkert, op. cit., p. 159.
92. Burkert, op. cit., p. 175. On peut aussi, comme E. Simon (article cité note 43, p. 164), inviter
simplement à distinguer Gè comme Terre attique et Terre (Gaia) comme principe dans la Théogonie
et la réflexion philosophique.
93. Les Enfants d’Athéna, p. 66-67 et 130.
qu’est- ce qu’une déesse ? 603
Mḗtēr
2. La Mère n’a pas limité son territoire à la Grèce : elle est sans frontières
et l’espace ouvert à la quête de la déesse est, on l’a vu, illimité101. Preuve – si
l’on peut encore employer un tel mot en un domaine où le raisonnement par
association tient souvent lieu de démonstration – de l’universalité de son règne.
3. Après l’extension, la condensation : la Mère est métonymisée par sa
matrice, tout entière elle-même en une partie d’elle-même102. Reculer autant
que possible les limites du temps ou de l’espace pour mieux enfermer la Déesse
dans sa mḗtra, lieu du maternel dans le corps des femmes, telle est l’opération
à laquelle il semble que l’on ne puisse échapper. Mais, comme la Déesse est le
tout parce que, pensent ses fervents, ses rejetons n’ont pas besoin d’un Ouranos
jaloux pour rester à jamais pris dans les profondeurs du corps maternel103, tout
(Tout ?) est dans cette cache à l’intérieur du grand contenant féminin104. Exit la
logique puisque, dans ce système de poupées russes (j’ai trouvé la métaphore
avant de m’aviser que ces poupées sont, en russe, des matriochka), il faudrait
imaginer que la dernière, minuscule, est aussi grande que la première.
4. La Mère tire sa puissance de cette façon qu’elle a d’être un corps sans
mesure, et Bachofen associait son règne à la « loi du matériel-corporel ».
Proclamant que la « culture matriarcale105 » s’unifie dans « l’homogénéité d’une
idée dominante » telle que « toutes ses manifestations sont d’un seul moule106 »,
il travaillait à élaborer la notion d’une culture du sensible.
5. Admettons que la Grande Mère est une réalité. Admettrons-nous pour
autant qu’elle soit une réalité matérielle ? Rien n’est moins sûr : si, chez les
déesses qui sont définies comme mères, la maternité est éminemment drama-
tisée, c’est – disent Jung et ses disciples – que la Grande Mère est avant tout
cosa mentale (une « idée dominante », disait Bachofen). Et l’unité de sa figure
de Mère indivisible ne se conçoit jamais mieux que lorsqu’on l’a pour un temps
scindée en ses faces antagonistes de Mère bienveillante et de Mère terrible107.
Ainsi Pierre Lévêque, dont le chemin croise volontiers la Mère terrible, définit
celle-ci comme un « concept108 ».
La mère est donc tout (ou le tout), à moins qu’elle n’en soit l’Idée régulatrice.
À ce titre, elle garantit à merveille l’origine, parce qu’elle est l’origine. Elle l’est
pour les Grecs, qui dérivent d’elle les deux lignées – si soigneusement séparées
101. Voir par exemple J. Przyluski, op. cit. (note 79), p. 23, et Lévêque, ibid., p. 16.
102. Ainsi, Bachofen, op. cit., p. 27 (le grand contenant) ; Neumann, op. cit., p. 39, 42, 43 (femme
= corps = récipient = monde), 44 ; M. Gimbutas, article cité note 80 ; Lévêque, Colère, sexe, rire.
Le Japon des mythes anciens, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 106.
103. Dans la Théogonie, c’est Ouranos qui, par haine de ses enfants, les cache tous à l’intérieur
de Gaia, « au lieu de les laisser monter à la lumière » – et « l’énorme Terre en ses profondeurs
gémissait, étouffant » (154-160). Chez Bachofen, ainsi que l’observe Neumann (op. cit., p. 25), c’est
le féminin qui tient ferme à tout ce qui jaillit de lui, et l’entoure et l’englobe comme une substance
éternelle, si bien que tout ce qui est né de lui et lui appartient et lui est assujetti.
104. On relèvera la critique adressée par Neumann (op. cit., p. 62-63) à Bachofen pour qui l’homme,
en régime matriarcal, était semeur, alors que « le Grand Récipient engendre sa propre semence en
soi-même ; il est parthénogénétique ».
105. À ce sujet, voir infra le texte de Stella Georgoudi.
106. Bachofen, op. cit., p. 76-78.
107. E. Neumann, op. cit., p. 120-146 ; 147-208.
108. P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 40 ; P. Lévêque donne à ce concept son enracinement
jungien et précise, ce qui lui est sans doute propre, qu’une Mère terrible est telle pour avoir été
victime de violences sexuelles, sur sa personne comme sur celle d’un(e) de ses proches.
qu’est- ce qu’une déesse ? 605
par ailleurs – des dieux et des hommes. Elle l’est aussi pour les modernes his-
toriens de la religion grecque, qui semblent souvent trouver du réconfort à pla-
cer ainsi l’indétermination des débuts sous la garde de la grande Illimitée, une
et multiple, présente ici même et partout.
Mais on ne remonte pas vers l’origine à seule fin de s’y installer sans retour.
Et – est-ce à l’aller, est-ce au retour ? – le hic et nunc se retrouve vectorisé par
le commencement. Ainsi les déesses de l’Olympe ne sont pas épargnées par
la quête de la Déesse, qu’elles soient dès lors considérées comme de simples
jalons vers la Mère ou, en sens inverse, comme des « survivances » qui, par-
delà l’oubli, témoigneraient de ce qui fut. C’est ainsi, on l’a vu, que la si peu
maternelle Héra peut, aux yeux de certains, passer pour Mère. Mais c’est aux
déesses vierges que la pulsion interprétative s’attache par prédilection, pour
leur arracher l’aveu de ce qu’elles n’ont pas toujours été des parthénoi. Soit
par exemple Artémis la chasseresse. Il suffit d’en faire l’héritière d’une antique
Maîtresse des Fauves, et déjà, derrière celle-ci, se profile la Grande Déesse ana-
tolienne. Ou encore Athéna, si ferme pourtant en son refus du mariage. Qu’un
chœur de tragédie la désigne comme « mère, maîtresse et gardienne » (mátēr,
déspoina, phúlax) du sol attique109, et l’on s’empresse de la rendre triompha-
lement à son « état primitif ». Pour étayer l’opération, on rappellera alors qu’à
Élis elle reçoit officiellement l’épiclèse de Mḗtēr, pour avoir rendu les couples
féconds en période d’oliganthropie110, et le tour est joué.
Sans doute est-ce malgré tout aller un peu vite en besogne, puisque des pro-
testations s’élèvent à nouveau, cette fois encore du camp même des amis de
la Mère. Ainsi, Kerényi proteste que la désignation de Mḗtēr n’entame pas la
« nature » d’Athéna111, et l’on peut tout à la fois, comme Hubert Petersmann
(mais l’exemple, il est vrai, est remarquable), travailler sur les Mères préhellé-
niques et reconnaître qu’à l’époque classique il est en Grèce peu de déesses qui
reçoivent le titre de Mḗtēr ou que, de la simple attestation d’une épiclèse, tou-
jours liée à un culte spécifique, on ne saurait déduire sans autres preuves l’exis-
tence d’un « culte de la Mère »112.
En attentant qu’une voix s’élève pour constater que, somme toute, en Grèce,
Mḗtēr n’a pas de mythologie qui lui soit propre113.
Il est temps de reprendre son souffle et de s’interroger : que cherchent donc
les tenants de la Mère, en cette quête insistante ?
L’Éternel féminin, peut-être…
115. J’emprunte cette formulation à M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l’évé-
nement psychique, Paris, Ramsay, 1989, p. 76-79 (dans un développement sur les mères comme
enjeu du débat entre Freud et Jung).
116. E. Neumann, op. cit., p. 11.
117. Ibid., p. 293.
118. Ibid., p. 11.
119. Ibid., p. 95.
120. Bachofen, op. cit., p. 71.
121. P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 110-111.
qu’est- ce qu’une déesse ? 607
La Mère, la Fille
Ces distinctions faites, on peut dès lors se ranger à la constatation très raison-
nable que l’étroite association de Déméter et de Korè est sans doute en soi un phé-
nomène spécifique au sein de la religion grecque : inutile, dès lors, de chercher
à le démultiplier dans l’espace ou dans l’obscur foisonnement des origines128.
Mais le raisonnement historien a peu de chances d’être entendu en un domaine
où le goût de la majuscule se donne libre cours, où la pulsion dominante est à
effacer les différences.
Séries
128. Burkert, op. cit., p. 161 ; sur la réorganisation peut-être tardive des cultes arcadiens autour
du modèle de la « paire » de déesses, voir M. Jost, op. cit., p. 297-301, ainsi que, du même auteur,
« Les grandes déesses d’Arcadie », Revue des Études anciennes, 72, 1970, p. 141.
129. Voir P. Friedrich, op. cit., p. 46-47.
130. J. Przyluski, op. cit., p. 29 ; E. Neumann, op. cit., p. 170 ; P. Friedrich, op. cit., passim :
P. Lévêque, « Pandora », p. 60-61.
131. M. Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 88 et 100 ; L’Oracle
de Delphes, Paris, Payot, 1955, p. 139.
132. Voir S. G. Kapsomenou, Deltion, 19, 1964, p. 24 (col. 18) : « Terre, Mḗter, Rhéa et Héra
sont la même ; […] et elle a été appelée Déméter comme Gē ̂ Mḗter – de deux noms, un seul. »
A. Henrichs in « Die “Erdmutter” Demeter (P. Derveni und Eurip, Bakch. 275 f.) », Zeitschrift für
Papyrologie und Epigraphik, 3, 1968, p. 111-112, rapprochant ce texte du passage des Bacchantes
où, fraîchement convertis à Dionysos, Kadmos et Tirésias procèdent à la même étymologie,
qu’est- ce qu’une déesse ? 609
Dieu la Mère ?
Car tel est bien le rêve : installer une Grande Déesse à la tête du Panthéon
– un panthéon d’ailleurs informel, la puissance de la Déesse laissant peu de place
à de l’autre. À la fois Mère et Grande, supérieure à tous les dieux. « En lieu
et place d’un dieu », la dominance d’une divinité féminine134. She-God précé-
dant He-God ou, pour emprunter cette expression à Marie Moscovici, « Dieu-
la-Mère » avant Dieu le Père135.
Plus que jamais, on s’en doute, la réflexion historienne proteste, observant,
par la voix de Walter Burkert, que même « la religion minoenne – supposée pré-
hellénique et donc insensible à l’adulation indo-européenne du père – était un
polythéisme et non un quasi-monothéisme de la Grande Déesse136 ». Mais qui
émet ce genre d’objections sait d’avance que la croyance en la Mère est, chez
ses dévots, plus forte que toute argumentation et se reformera, inentamée, voire
plus puissante d’avoir été contestée. En ce domaine, tout est affaire d’interpré-
tation, ajoute Burkert, qui pense à part lui-même : de spéculations137.
Je dirais, quant à moi, que la Grande Déesse maternelle est un fantasme.
Un fantasme très puissant, doté d’une étonnante faculté de résistance. Un fan-
tasme effectivement réconciliateur puisqu’il unit sous son emprise les militantes
du matriarcat et les adorateurs d’une grande consolatrice originaire. Étonnant,
pour le moins, ce rassemblement hétéroclite de certaines féministes et d’univer-
sitaires bien assis dans des chaires académiques… Tenons-nous-en à ces der-
niers, puisque c’est leur pensée qui nous a retenus.
Que gagne-t‑on à unifier l’origine sous l’autorité d’une figure unique et
maternelle ? On satisfait en soi, à son insu peut-être, la nostalgie des commen-
cements indifférenciés, cela même que, dans une représentation historique du
Ring à Bayreuth, la Erda de Patrice Chéreau incarnait si bien. Mais il se pour-
rait aussi que l’on cherche à dédouaner la culture des pères, comme Freud, qui
croyait peut-être à l’existence d’un matriarcat primitif mais n’avait que suspi-
cion envers la grande déesse, dit que le patriarcat triomphant inventa les déesses
souligne que le jeu étymologique Déméter/Gē ̂ Mḗter est plus ancien que le stoïcisme, auquel il
a souvent été attribué.
133. H. Petersmann, op. cit., p. 172.
134. J. Przyluski, op. cit., p. 23 ; P. Lévêque, Colère, sexe, rire, op. cit., p. 37, 66.
135. M. Moscovici, op. cit., p. 317-318 (à propos de Ferenczi trouvant « Dieu la Mère derrière
Dieu le Père »).
136. Burkert, op. cit., p. 46.
137. Ibid., p. 11-12, 14.
610 qu’est- ce qu’une déesse ?
Devī
Je m’appuierai sur cette forte leçon pour retourner vers les faits grecs. J’y
vois une preuve supplémentaire de ce que, si l’on traite un panthéon comme un
tout structuré, rien n’autorise en dernière instance à proclamer la prééminence
ancienne (toujours encore présente, bien qu’occultée) d’une Grande Déesse
des Commencements. Mais il faut aussi savoir que la pulsion vers la Mère est
plus forte que toutes les démonstrations critiques : que ce soit au Paléolithique
ou à l’autre bout du monde, la Grande Mère ne cesse de renaître dans la spécu-
lation de ses partisans, qui lui prêtent d’ailleurs ce trait d’être toujours et sans
fin régénérée.
La Déesse : nom d’un fantasme très partagé. Et réelle comme l’est un fan-
tasme lorsqu’il résiste à l’épreuve du réel.
Si la déesse est une généralité qui n’a rien de spécifiquement grec, je cher-
cherai, pour finir, à parler grec. Non que la règle soit de s’en tenir à tout prix au
discours des Grecs : à s’enfermer dans cette méthode, comment apprécierait-on
jamais la part de ce qu’ils n’ont pas dit parce que, sciemment ou à leur insu, ils
ont refusé de le penser ? Mais, en l’occurrence, le discours grec a beaucoup à
dire sur ce qu’il en est des déesses dans l’« histoire » des dieux telle qu’on se
la raconte, dans les mêmes termes, d’une cité à l’autre144. Il est temps de rendre
la parole aux Grecs ou, plus exactement, à la construction hésiodique qui, dans
la Grèce des cités, joua le rôle d’une théologie. À cette fin, je prendrai plus
d’une fois pour guide la lecture, à la fois fidèle et indépendante, que Clémence
Ramnoux donne de la Théogonie145.
Or, tout commence autrement qu’on ne l’attendait. Car au début, il y a deux
mères.
144. L’espace me manque pour entrer dans la diversité des récits pris dans leur ancrage local, et
je m’en tiens donc à ce qui est commun aux cités grecques, sans oublier pour autant l’importance
des différences.
145. Je m’appuierai essentiellement sur Mythologie ou la famille olympienne (op. cit.), livre trop
peu cité, sans doute parce que, dépourvu d’un lourd appareil de notes, il ne « ferait pas » savant…
146. Iliade, XIV, 260-261.
147. C. Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion,
1959, p. 23.
612 qu’est- ce qu’une déesse ?
148. On distinguera cette naissance par pure division de l’engendrement initial par la Terre, qui
fait pousser.
149. C. Ramnoux, La Nuit…, op. cit., p. 64.
qu’est- ce qu’une déesse ? 613
Encore Héra
Mais, c’est aux dieux que je reviens, encore une fois. Érôs a présidé aux
enfantements divins, tout est en ordre. À cela près qu’Oubli, enfant de Nuit
(Lḗthē : c’est donc une fille), semble œuvrer à défaire la temporalité des géné-
rations divines. Trois générations féminines, avec Gaia, Rhéa, Héra – quatre
même, si l’on admet que Terre est à la fois mère de Ciel et des enfants de Ciel –,
et trois masculines, avec Ouranos, Kronos et Zeus, étant entendu que, « par les
femmes », les Olympiens appartiennent à la quatrième génération150. Or « c’est
une loi que les dieux s’éloignent à mesure que leur génération s’enfonce dans
le passé151 » : Eschyle en est témoin, qui sait qu’un jour viendra où l’existence
même d’Ouranos aura été oubliée, puisque Kronos lui-même « s’en est allé152 ».
Reste Zeus, qui arrête le mouvement à son profit en évitant habilement la venue
au monde de tout successeur plus puissant que lui153.
De ce geste par lequel, père qui ne tient pas à devenir un simple patronyme,
Zeus arrête toute reproduction significative dans la famille olympienne, il y
aurait beaucoup à dire, à commencer par cette façon qu’il a de « regrouper les
filles vierges autour de sa paternité154 ». Mais je m’intéresse à ce qu’il advient
des mères. Or, la chose n’est pas si simple.
Aux deux premières générations, elles ont toute-puissance lorsque, comme
Gaia ou Rhéa, elles protègent leur fils dernier-né contre la vindicte du père,
mais on sait qu’avec Héra le processus s’enraye. Encore faudrait-il ajouter que,
dans cette histoire, les mères archaïques jouent ouvertement le jeu de celui qui
ne cessera plus de s’autoproclamer « Père des dieux et des hommes », parce
qu’il succède à deux générations de pères déchus. Ainsi, dans la Théogonie,
c’est sur les sages conseils de l’antique Gaia que les dieux, après la défaite des
Titans qui pourtant sont les propres fils de la Terre, reconnaissent Zeus pour leur
roi155 ; Gaia y gagne peut-être d’être célébrée en même temps que les dieux,
distinguée d’eux sinon prééminente comme le voudraient les prophètes de la
Mère : c’est le cas, dans les Choéphores, de l’invocation d’Électre « aux dieux,
à Terre et à Justice porte-victoire156 », où les générations divines se mêlent inex-
tricablement puisque Terre, première ancêtre, est nommée en second, après les
dieux, à côté de Justice, qui compte au nombre des Heures, filles de Zeus et
de Thémis. Dans cette bienveillance complice de Gaia, on peut voir un effet
de récit, de ce récit qui, sans doute, vise ultimement à débouter les mères en
ne les installant au début dans leur toute-puissance que pour mieux les en des-
saisir – avec cette particularité remarquable que leur consentement, dit-on, fut
d’emblée acquis à l’avènement de Zeus. Mais il est tout aussi vrai qu’elles y
gagnent – Gaia au moins, plus sûrement que Rhéa – de n’être pas, comme les
premiers pères, entourées d’oubli : on prie toujours la grande Terre, qui irait
adresser une prière à Ouranos ?
Seule, Héra proteste, et pour cause. Elle sait que Zeus a mis fin à la compli-
cité des Mères et de leurs cadets et qu’il n’est, issu d’elle, aucun fils plus royal
que le Père, à qui prêter main-forte157. Elle est égale à son époux, mais c’en est
fini de l’antique prééminence des déesses, cette prééminence dont, à coup sûr,
il faut au moins jouir pour envisager de s’en dessaisir librement. Alors, on le
sait, elle se venge, ou tente de se venger. Elle se venge par cette humeur aca-
riâtre et querelleuse que, depuis Homère, on lui prête si souvent. Mais ce n’est
là qu’interprétation psychologique et donc superficielle de la rancœur d’Héra.
Car la vraie vengeance de la déesse consiste à engendrer seule, sans amour,
sans partenaire. Et cela plus d’une fois, puisque Héphaïstos, Hèbè (Jeunesse) et
même Arès (dont pourtant l’Iliade faisait un fils de Zeus, certes mal aimé, mais
au moins légitime) sont le fruit de grossesses parthénogénétiques.
Dira-t‑on pour autant qu’« elle veut apporter la preuve qu’elle peut être à la
fois la mère et le père » ? ou qu’« elle incorpore le père158 » ? Outre que l’incor
poration est plutôt le fait de Zeus avalant « réellement » Mètis pour être seul
géniteur d’Athéna, mieux vaut dire, avec Marcel Detienne modalisant ses pre-
mières formulations, qu’en Héra le désir d’engendrements solitaires « renoue
avec les œuvres des puissances les plus autonomes » – Nuit, mais aussi Terre,
son aïeule – ou, avec Clémence Ramnoux commentant la naissance d ’Héphaïstos,
qu’il y a comme « un retour au monde archaïque de la naissance, par scissipa-
rité de mère seule, de l’aïeul Ouranos159 ».
Héra retournant aux sources de la maternité toute-puissante… Déjà, les
tenants de la Grande Déesse pensent triompher, protestent qu’ils avaient raison
de deviner en Héra une Mère, et affirment que leur langue est bien celle, authen-
tiquement grecque, du mythe théogonique. Mieux vaut se rappeler que, pour un
Grec des temps historiques (pour Hésiode, donc), seul est réel l’éternel présent,
le temps immobilisé du règne de Zeus. Sans doute l’histoire des dieux n’est-
elle pas parfaitement linéaire : elle a ses essais et ses erreurs, ses retours et ses
avancées. Or les enfantements d’Héra, pour prodigieux qu’ils soient, répètent
le passé, mais ils le répètent mal : on peut y voir autant d’échecs, en ce qu’ils
ne produisent pas, tant s’en faut, de Fils incontestable. Et c’est encore une fois
à Clémence Ramnoux que je demanderai d’en tirer la leçon :
Le spectre de la mère solitaire hantait vraiment la Grèce, non moins que le spectre
de la mère sans amour. Tout à fait au commencement, on l’accepte : car il a bien
fallu que la femme enfantât le premier mâle, afin de former avec lui le premier
couple amoureux. Mais après, les fruits en sont toujours mauvais160.
Ainsi, « encombrée des réminiscences archaïques de ses puissantes aïeules »,
Héra « la mal-commode » doit bien, bon gré mal gré, s’accommoder du statut
d’épouse de Zeus. Si elle est « femme en prestige161 », elle ne doit cette p osition
ni à ses talents de déesse mère ni vraiment à la frayeur que, comme mère ter-
rible, elle inspirerait à Zeus. Car toujours c’est elle qui cède devant lui et, pour
l’abuser, elle n’a finalement d’autre recours que de provoquer ce désir (érōs)
dont seule Aphrodite est la maîtresse, afin de s’unir à son époux, détournant
ainsi pour quelque temps la vigilance du Père.
Passionnante Héra : en perpétuelle contradiction, dans le mythe, avec le
passé dont elle se réclame et, dans la quotidienneté du culte, protectrice des
mariages qui font l’avenir de la cité des pères. C’est à ce double titre que je l’ai
choisie comme témoin privilégié de ce parcours.
Jadis et maintenant
« Jadis, il y eut les déesses » : que l’on prenne cette affirmation du discours
mythique pour la trace fidèle d’un passé révolu, mais (pré)historique, ou qu’on
y voie la construction du commencement nécessaire au récit de la suite, mieux
vaut, pour les tenants de la Mère, ne pas triompher trop tôt à l’audition de cet
énoncé. Car, après jadis, « maintenant » viendra, et les historiens des religions
qui en tiennent pour le père se sentent, eux, parfaitement à leur aise dans l’« his-
toire » telle que la conte la Théogonie (et j’ajouterais volontiers : telle que la
met en scène l’Orestie). S’ils s’accommodent à merveille de ce « jadis… les
déesses », c’est qu’ils savent que la suite viendra, inévitable : « Maintenant,
Zeus-Père règne. »
Si l’espace ne m’était compté, j’aimerais présenter leurs raisonnements ; je
me contenterai d’aligner quelques citations de Walter Otto présentant en 1929 à
un public allemand Les Dieux de la Grèce ou, plus précisément, « La figure du
divin au miroir de l’esprit grec » – car ce sous-titre est plus parlant que le titre
même de l’ouvrage. Il apparaît alors que « si, dans la religion préhistorique,
l’essence féminine domine », le règne des anciens dieux est caractérisé ailleurs
par « l’excès du féminin162 ». Il suffit donc d’attendre l’épiphanie de cet « éclat
du divin » qui « rend libre » quand il prend, comme Athéna, comme Apollon
dans l’Orestie, le parti du père163. Arrêtons-nous un instant sur Athéna, car, au
titre de fille du Père, elle comble Otto et ses pareils : « Elle est femme, dit-il, et
c’est comme si elle était homme » – divine surprise, à coup sûr ! – ou, mieux
encore : c’est en elle, « figure de l’idéal de la masculinité ennoblie », « qu’appa-
raît divinisé le sens masculin de l’âpreté au combat et de la joie de l’action164 ».
Je m’en tiens à ces quelques aperçus, largement suffisants pour suggérer le
ton général de l’exposé. Par là, j’aimerais aussi indiquer à quel point, entre les
adeptes de la Mère et ceux du Père, les arguments échangés ne sont, de part
et d’autre, que des « moitiés de discours », pour reprendre une expression de
l’Athéna d’Eschyle caractérisant le plaidoyer des Érinyes165. Deux moitiés d’un
seul discours où chacune des deux faces tient lieu, tour à tour et par renversement,
d’endroit et d’envers. Soit par exemple Poséidon, dont Plutarque observe qu’il a
été vaincu dans toutes les cités où il était en compétition avec une autre divinité
162. W. Otto, Les Dieux de la Grèce, trad. C.-N. Grimbert et A. Morgant, Paris, Payot, 1981, p. 50, 41.
163. Ibid., p. 177.
164. Ibid., p. 72, 283.
165. Eschyle, Euménides, 428.
616 qu’est- ce qu’une déesse ?
pour le titre prestigieux de dieu poliade. Nul doute que, de part et d’autre, l’ex-
plication ne soit la même : « Son nom le désigne comme l’époux de la grande
déesse166 », diront d’une seule voix les deux parties. Après quoi, l’une affirmera
peut-être que, tout naturellement, des « mères » (Athéna, Héra) l’ont emporté
sur lui, à Athènes ou à Argos, cependant que l’autre estimera qu’il n’y a là rien
d’étonnant puisque, même au temps de sa gloire, il était « subordonné au fémi-
nin », d’où sa chute irrévocable devant l’épouse ou la fille du Père.
Face à la symétrie de ces deux discours, l’un et l’autre passionnés car éga-
lement engagés, on se réjouira peut-être que le structuralisme soit enfin passé
par là, moins pour en montrer la complémentarité (puisque décidément l’Athéna
d’Eschyle l’avait déjà fait) que pour déplacer l’accent de toute analyse de la
quête de l’origine – toujours perdue, toujours à reconquérir et, par là, source
de conflit – vers les multiples opérations de pensée qui, dans l’espace divin,
dessinent la multiplicité des articulations possibles. D’où l’interrogation : si la
différence des sexes est, au nombre de ces articulations, un critère pertinent,
qu’est-ce donc qu’une déesse ?
À cette interrogation, je ne suis pas sûre d’avoir apporté une réponse claire
ni même univoque. Du moins ai-je tenté de baliser les diverses pistes qui, dans
la réflexion des anciens Grecs comme dans celle des modernes, ont été emprun-
tées pour poser cette question.
Il arrive qu’elles se rencontrent ou se recoupent partiellement, comme la
pulsion grecque à penser le divin au pluriel lorsqu’il est féminin et les spécu-
lations, grecques d’abord, mais réactivées avec une ampleur sans pareille dans
les constructions théoriques du xixe, puis du xxe siècle, sur la mère divine, une
et multiple, volontiers impersonnelle. À vrai dire, toutes les « réponses » ont
d’abord été données par les Grecs, telle la distinction, implicite ou très marquée,
entre theós et theá, le « dieu » en sa généralité et la « déesse » en sa sexua-
tion ; à charge, pour la réflexion des modernes, de comprendre la subtile nuance
en vertu de laquelle une déesse n’est pas l’incarnation du féminin tout en pré-
sentant de la féminité une forme souvent épurée, mais plus souvent déplacée.
Enfin, pour clore ce parcours, il fallait, puisque les Grecs ont très tôt construit
leurs dieux sur le mode de la généalogie, cerner de près ce qu’ils disent des
contributions féminines à l’engendrement du divin. Enquête nécessaire, à n’en
pas douter : je ne sais toujours pas si la notion d’« histoire des femmes » est en
soi pertinente et je ne la crois pas possible en toute période de l’histoire, mais
il est sûr que, dans la construction grecque du divin, ce sont des déesses qui ont
mis en mouvement l’histoire des dieux et un dieu qui l’a arrêtée.
Ainsi s’éclairerait peut-être avec quelque précision la division effective des
tâches qui veut que, à parler de déesse(s), on cède vite à l’aspiration de l’ori-
gine, cependant que la religion olympienne, une fois constituée dans la forme
d’un panthéon, invite à la préoccupation de la structure.
Est-ce à dire que, pour théoriques qu’elles soient, les deux entrées – par l’ori-
gine, par la structure – reposent encore, finalement, sur deux façons de s’orienter
166. W. Otto, op. cit., p. 158 (reprenant une étymologie répétée à satiété par les tenants de la Grande
Déesse : Poséidon est l’époux (pósis) de Dō, Dōs, Deō, c.à.d. de Déméter, c.à.d. de Terre). Voir
Petersmann, op. cit., p. 175-177 et les réserves de Burkert, op. cit., p. 136.
qu’est- ce qu’une déesse ? 617
On voudrait adresser les pages qui suivent aux historiens, sans s’exclure un
instant soi-même de cette catégorie – l’adresse est donc aussi à usage interne –,
pour les inciter à relire L’Homme Moïse et la religion monothéiste comme un texte
où Freud s’explique avec l’histoire, l’historique et le métier d’historien. Thèse
excessive à force d’être paradoxale ? Au lecteur d’en juger, sans oublier que
d’autres l’ont déjà soutenue et argumentée avec une belle force de conviction1.
L’Homme Moïse, donc, moins pour l’homme Moïse (mais patience ! on y
viendra) que pour la réflexion que, dans ce texte, Freud à la fois invente, confirme
et met à l’essai sur ce que signifient les pratiques historiennes.
Autant dire que, pour l’historienne que je suis, il y va de l’élucidation
du mouvement qui, régulièrement, me ramène à L’Homme Moïse comme au
lieu même d’une certaine façon de faire de l’histoire2. Cela passe, à coup sûr,
par l’acceptation initiale de certains gestes freudiens en matière de méthode.
Quelque chose comme un consentement d’origine, avant tous les consensus
admis entre historiens.
Nous n’ignorons pas que nous exposons notre méthode à une sérieuse cri-
tique […]. Mais c’est la seule manière de traiter un matériel dont on sait
pertinemment qu’il n’est pas sûr pour avoir été gravement endommagé sous
l’influence de tendances déformantes. Plus tard, lorsque ces motifs secrets
seront découverts, nous espérons parvenir à nous justifier (p. 93, n.1).
La mise à l’épreuve de l’hypothèse justifie donc tout, à commencer par le
tri effectué dans le matériel comme dans la production des autres disciplines4,
entre « ce qui nous apparaît comme utilisable » et « ce qui ne nous sert pas »,
dès lors que l’hypothèse sur la nécessaire déformation d’une tradition, issue de
l’expérience de l’analyste, ne cesse de s’enraciner dans cette expérience comme
dans le seul terrain dont Freud soit vraiment sûr.
Ce qui ne signifie pas l’oubli des risques intellectuels inhérents à cette sorte
d’aventure, si contrôlée soit-elle. Sans doute arrive-t‑il à Freud, candidement
cynique, de désamorcer préventivement la vertueuse indignation de l’historien
qui, tout en maniant lui aussi des hypothèses, n’en veut rien savoir et dénonce
une démarche aussi périlleuse ; il ajoute alors que « d’une façon générale, la cer-
titude n’est pas accessible ici, et […] tous les autres auteurs ont procédé comme
nous » (p. 93, n.1). Mais une telle parade ne suffit malgré tout pas à réduire au
silence le doute, récurrent à chaque incursion dans un domaine d’incompétence5
où « il n’est probablement pas permis de se faciliter à ce point la tâche » (p. 91).
Et cependant, il faut avancer, dans l’inconfort des opérations risquées. D’où
le courage, plusieurs fois évoqué, ce courage à la fois dicté par l’impératif du pas
au-delà et qui, tel le ponos (l’effort héroïque) de l’historien chez Thucydide ou
l’andreia de l’interlocuteur dans le dialogue platonicien6, donne à la démarche
sa plus sûre validation.
Il faut avancer. Cela seul permet d’éviter les impasses – du style : « Nous
aimerions bien nous faire une idée de ce que furent les tendances déformantes,
mais elles restent dans l’ombre parce que nous ne connaissons pas le processus
historique » (p. 101) –, pour trouver la force d’affirmer :
Ce qui nous manque peut-être encore en certitude, nous l’obtenons par d’autres
résultats de l’investigation psychanalytique (p. 238).
Entre-temps, Freud aura utilisé le savoir historique de son temps pour avan-
cer (il en va ainsi d’Eduard Meyer, intégré sélectivement au travail sur l’hypo-
thèse). Mais, ce faisant, il aura aussi affermi en lui la conviction que tout projet
de reconstitution intégrale est vain en matière d’histoire du temps passé, si bien
qu’on ne saurait jamais œuvrer qu’avec « ces petits morceaux de vérité7 » que
la recherche aura peu à peu identifiés avant de se construire à partir d’eux. D’où
4. Les p. 236-238 sont exemplaires de cette position, avec la réitération, à contre-courant, de l’éloge
du « génial Robertson Smith » et la revendication du « droit de tirer de la littérature ethnologique
ce que je pouvais utiliser pour le travail psychanalytique ».
5. Sur la question de l’« incompétence », Certeau 1987, p. 119 et, sur celle du matériau extérieur,
p. 103-104.
6. Voir N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, 1 (1986), p. 139-161
(le ponos de l’historien) et « Socrate, Platon, Héraklès », dans Les Expériences de Tirésias, Paris,
Gallimard, 1990, p. 202-214 (l’andreia dialectique).
7. Voir p. 235 (avec les remarques de Certeau 1987, p. 101) et 113 (les p. 112 et 113 mériteraient à
elles seules un commentaire serré, qui n’a pas sa place ici).
620 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien
il découle qu’une telle construction, parce qu’elle n’est pas résurrection, doit se
savoir fiction, cette fiction fût-elle vraie. Savoir intime de l’analyste, mais aussi
savoir essentiel pour l’historien, à condition toutefois que celui-ci accepte de
ne pas – de ne plus – céder à la tendance la plus partagée de l’historiographie,
« d’occulter le rien, de remplir les vides8 ».
Laisser les béances ouvertes pour construire sur les îlots de vérité ? À rebours
des choix de l’historiographie des xixe et xxe siècles, qui table plus volontiers
sur le réel, auquel elle entend entretenir un rapport d’adéquation – tant il est
vrai que l’idéal positiviste de Ranke est, en matière d’histoire du passé, moins
dépassé qu’on ne le croit parfois –, il y va, dans le projet freudien, d’un rapport
vital au vrai. Rapport certes complexe, ainsi qu’on s’en assurerait à cerner, tout
au long du texte, la configuration mouvante où vraisemblance, vérité, imagina-
tion et réalité ne cessent de se redistribuer.
Ainsi, l’appréciation portée sur la vraisemblance varie selon les moments
de la démonstration. Dévalorisée dans le premier essai lorsqu’elle est psycho-
logique, comme « produit de l’imagination, par trop éloigné de la réalité »
(p. 75 ; cf. p. 79) – car « la vraisemblance n’est pas nécessairement le vrai et la
vérité n’est pas toujours vraisemblable » (p. 80) –, elle devient, pour un temps
acceptable lorsqu’elle règle l’exposé d’un historien comme Sellin (p. 120 ; mais
il est vrai que, pour le plus grand bénéfice de Freud, Sellin a « découvert » le
meurtre de Moïse). En attendant que la vraisemblance psychologique soit à
nouveau suspectée de « n’apporter aucune certitude de découvrir la vérité »
(p. 201). Et cependant, il faudra bien finalement se contenter d’une « certaine
vraisemblance » (p. 231), en l’occurrence purement et définitivement psychique.
Inversement, la réalité qui, du côté de l’historien armé de ses documents, est
pierre de touche, se trouve, dans l’ordre du psychique et sous le nom de prin-
cipe de réalité, vouée à toujours être dépassée. Ainsi l’on mentionnera, dans un
développement au sujet de la surdétermination, l’affirmation que « notre pen-
sée a conservé la liberté de découvrir des conséquences et des relations à quoi
rien ne correspond dans la réalité » (p. 205) et, dans une perspective où seul
compte le « motif intérieur » des actions, Freud établit, à propos du renonce-
ment à la pulsion, un lien très étroit entre la réalité et l’obstacle purement exté-
rieur (p. 216) ; or la compréhension en profondeur du processus de renoncement
à la pulsion est essentielle en ce qu’elle entraîne l’élucidation du caractère du
peuple juif. Mais il n’est pas moins vrai que, à s’en tenir à la question du maté-
riel de la recherche, la réalité retrouve tous ses droits lorsque, loin des docu-
ments de l’histoire, elle est celle des documents psychiques9.
Quant à la vérité, on a déjà deviné qu’elle ne saurait se manifester au premier
degré, surtout lorsqu’elle est dite « historique10 », puisque la loi psychique qui
préside à l’histoire la voue à faire retour, c’est-à‑dire à subir, chemin faisant,
8. Certeau 1987, p. 142, à qui il revient d’avoir mis en évidence le refus par l’historiographie de
la fiction, « part tenue pour honteuse et illégitime » (p. 93), « déportée du côté de l’irréel », voire
de l’erreur.
9. Voir Marie Moscovici, « Le roman secret » (p. 37), Préface à L’Homme Moïse et la religion
monothéiste. Trois essais, Paris, Gallimard, 1986. C’est à cette édition que j’emprunte la traduction
C. Heim, modifiée sur quelques rares points.
10. Sur les échanges intervenus au cours du livre entre « historique » et psychique, voir M. Moscovici,
Ibid. p. 24 et 38.
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 621
une nécessaire déformation, si bien que la vérité n’est jamais obtenue que par
le moyen d’une opération correctrice (p. 233, 234-235).
Décidément, sur le rapport de Freud aux historiens, sur sa conception de
l’histoire et de l’Histoire, il convient d’y aller voir d’un peu plus près.
11. Les guillemets semblent correspondre à la citation par Freud d’une expression proverbiale
bien évidemment modifiée pour servir le projet du Forscher, mais ils soulignent en même temps
la modification.
622 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien
12. Voir P. Vidal-Naquet, « Du bon usage de la trahison », Préface à Flavius Josèphe, La Guerre
des Juifs, Paris, Minuit, 1977.
13. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour que l’index de la récente édition de L’Homme Moïse,
qui mentionne Hérodote, oublie à son tour Flavius Josèphe. L’usage que Freud fait de cet historien
est certes plus secret que celui, ostensiblement conventionnel, d’Hérodote, mais il n’en est que
plus intéressant.
14. On comparera avec l’appui qu’il prend « en passant » sur « le poète juif H. Heine », qui se
plaignait de sa religion comme de « la croyance malsaine de l’ancienne Égypte » (p. 97, n. 1).
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 623
d’autant plus grande que, dans cette avancée le modèle aura été, risque majeur,
« la folie délirante des psychotiques » (p. 175-176). Loin, très loin des sages
théories du social, cet impersonnel bien rassurant, tellement convenable qu’il
parvient, dans la réflexion des historiens d’aujourd’hui, à faire oublier son rôle
de deus ex machina…
Toujours traumatique, toujours oublié, comme le primitif dans l’homme civi-
lisé, tel est donc l’historique freudien, et, pour la réflexion, toujours à construire.
Encore faut-il entendre ce que construction veut dire16 : rien de « fantaisiste »,
assure Freud, « rien de librement inventé », car l’opération a lieu sous la
contrainte de ce qui fait retour, en obéissant à la pression paradoxale de ce qui,
effacé, laisse pourtant, irrésistiblement, des traces. Mais cette obéissance est
malgré tout une dure et complexe discipline, car elle suppose que l’on remonte
contre le courant17.
16. Faute de temps et de place, je renvoie seulement aux pages essentielles : 123 (« une hypothèse
ne se fonde que sur une autre hypothèse »), 170 (à propos de Totem et Tabou), 182 ; sur le lien
de L’Homme Moïse avec « Construction dans l’analyse », voir M. Moscovici, Préface, p. 24-25.
17. Sur le « aller contre », voir M. Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psycha-
nalyse, Paris, Seuil, p. 11-20.
18. Certeau 1987, p. 100 et 103.
19. Mais on sait que l’individu est un exclu qui rentre par la fenêtre, ainsi que l’atteste le succès des
biographies, genre que l’École des Annales avait pensé rendre non pertinent. On saluera l’effort de
Jacques Le Goff pour dépasser la coupure convenue en écrivant un Saint Louis qui sera peut-être
cette « biographie anti-individualiste » (Certeau 1987, p. 129) que le freudisme aurait introduite
« pour détruire l’individualisme postulé par la psychologie moderne et contemporaine ».
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 625
façon d’observer qu’aux audaces succèdent souvent, dans l’exposé, les retours
du doute. L’analogie avec le psychisme est d’abord déclarée « totalement adé-
quate » (p. 151), incomparablement plus pertinente, pour élucider ce qu’est
une tradition, que l’exemple grec de l’épopée homérique, un instant utilisé par
Freud20, donc « très complète et s’approchant de l’identité » (p. 158 ; je sou-
ligne). Mais déjà Freud a signalé que l’analogie lui sert d’adjuvant « dans un
domaine de la psychologie des masses où [il] ne se sent pas dans [son] élément »
(p. 155), et il faudra que le lecteur accepte de faire avec lui « un pas de plus »
(p. 169). L’analogie sera encore qualifiée de presque parfaite » (p. 189) mais,
quelques pages auparavant, l’insistance portait sur la difficulté qui s’attache
aux « transferts de la psychologie individuelle à la psychologie des masses »
et, si l’on doit encore « oser le pas suivant » (p. 195), rien n’assure que ce pas
ait été effectivement franchi21, sauf sur le mode de l’affirmation ; sur ce point,
on peut donc ou s’en tenir à l’hypothèse (« Si nous admettons la conservation
de telles traces mnésiques dans l’héritage archaïque, nous avons jeté un pont
par-dessus le fossé qui sépare la psychologie individuelle de la psychologie des
masses, nous pouvons traiter les peuples comme l’individu névrosé » [p. 196 ;
je souligne]) ou passer outre sans masquer ce qu’il en est – qu’« il s’agit d’une
audace que nous ne pouvons pas éviter ». Reste que les ponts sont par nature
fragiles, et que les derniers mots seront pour évoquer « l’état que nous aime-
rions attribuer à la tradition dans la vie psychique du peuple » (p. 230), redire
la difficulté toujours là, affirmer que le terme de refoulé n’a pas été employé en
son sens propre et parler de « processus très semblables », sinon « tout à fait
les mêmes » (p. 237).
Décidément, le livre ne fera pas le dernier pas de plus par lequel, parfaite au
point de s’annuler comme figure, l’analogie s’effacerait d’elle-même, et cette
attention à laisser ouvertes les béances m’est très précieuse, au regard d’une
éthique de la pensée. Il est vrai que la question ainsi laissée en l’état a été, sinon
résolue, du moins mise à l’essai sur un terrain plus sûr, dans la réflexion de
Freud au sujet du grand homme.
Et pourtant, là encore, il faut accepter de prendre un risque. Car, Freud
le sait, le grand homme n’est en général guère persona grata auprès des his-
toriens de son temps, qu’au minimum il gêne ou irrite. Sans doute l’histo-
riographie nazie s’en est-elle saisie, et il n’est jusqu’aux études anciennes
qui ne multiplient les César ou les Auguste, mais Freud est silencieux sur
ces douteuses exaltations du charisme dont il n’a que faire – à moins qu’en
se donnant pour objet le grand homme Moïse, dont il est clairement entendu
qu’il ne fut qu’un homme, il ne riposte silencieusement à l’exaltation nazie
du surhomme22. C’est à l’institution historienne fondée sur la libre critique
qu’il en a. Or « examiner à quel point il est impossible de nier l’influence
20. P. 155-156, avec, sur ce point, les remarques de J.-F. Lyotard, « Figure forclose », L’Écrit du
temps, 5 (1984), p. 73-74 ; si les Grecs sont les harmonieux, l’exemple grec n’en doit pas moins
céder la place à « des analogies mieux appropriées ».
21. Sur cette difficulté que Wittgenstein décèle dans la réflexion des philosophes, voir P. Loraux :
« Les opérations en peut-être », à paraître dans les Actes du Colloque Wittgenstein de Paris XIII,
juin 1989.
22. Voir, dans cette même livraison, supra p. 41- 45, Hermann Rauschning, Une Conversation
avec Hitler.
626 « l’homme moïse » et l’audace d’être historien
Il est temps, pour conclure, de préciser plus avant ce que j’entendais tout à
l’heure, en présentant ces pages comme adressées aux historiens.
On aura deviné que ce dont, pour mon propre usage, je m’efforce de m’ins-
pirer a beaucoup à voir avec le courage d’avancer dans l’hypothèse et l’impé-
ratif du pas de plus ; et que j’attache un prix incomparable à tel développement
sur la façon de lire un texte, dès lors que toute déformation y laisse, comme un
meurtre, des traces ineffaçables si bien que l’on doit « s’attendre à trouver, caché
ici et là, l’élément réprimé et dénié23 » : comment l’historien de l’Antiquité,
contraint qu’il est souvent de se contenter de textes pour seuls documents,
pourrait-il se priver de méditer des analyses qui lui suggèrent précisément qu’il
suffit des textes, en tant que ceux-ci sont nécessairement marqués par le travail
de la tradition (suggestion pour moi-même : tenter un déchiffrement de cette
sorte sur la Constitution d’Athènes d’Aristote) ? À ces raisons très fortes de lire
et de relire L’Homme Moïse, il faudrait encore ajouter la référence au présent
comme à cela même qui, dans son urgence, incite à entreprendre un travail sur
le passé (p. 201) ou, plus anecdotiquement, telle page sur le thème autochtone
en ce qu’il « prémunit contre la haine qui s’attache au conquérant étranger »
(p. 119), même si, lorsque je travaillais sur l’autochtonie, j’avais « oublié »
23. P. 114-115. Cette page essentielle, sur laquelle Michel de Certeau attirait l’attention dans
L’Écriture de l’histoire, exige – précisément parce que la déformation d’un texte y est comparée à
un meurtre – le recours à une élucidation plus approfondie que celle suggérée par le « paradigme
judiciaire » de Carlo Ginzburg (« Traces », dans Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion,
1989, p. 139-180).
« l’homme moïse » et l’audace d’être historien 627
toute lecture du livre de Freud. Mais mieux vaut s’attacher à ce que L’Homme
Moïse peut apporter à tout historien.
Pour aller à l’essentiel, je dirai : d’apprendre à ne pas s’arrêter trop tôt. Ou,
en d’autres termes : à ne pas enfermer l’histoire dans des frontières trop étroites.
Ce qui ne signifie pas inversement qu’il y ait pour l’histoire des terres à conqué-
rir : la métaphore spatiale n’est guère de mise là où il importe de faire une part
à du psychique – donc à du temps – dans l’étude des sociétés. Bref, après avoir
mené à bien l’enquête dite « purement historique », il faudrait oser prendre en
charge en son nom propre la continuation hypothétique à partir de laquelle seu-
lement, selon Freud, se justifierait dans l’après-coup « l’intérêt » de celle-ci. À
cette « continuation », Freud assignait deux objectifs : étudier la nature propre
d’une tradition, prendre en compte l’influence de certains grands hommes sur
l’histoire (p. 128). S’agissant du premier objectif, on admettra que l’historio-
graphie en a plus ou moins trouvé le chemin ; quant au second, j’ai déjà sug-
géré l’ampleur de la résistance que la « nouvelle histoire » a opposée à la prise
en compte des grandes individualités – passe encore pour les sans-grade. Mais,
à vrai dire, entre le social et l’individuel, fallait-il vraiment choisir ? Fallait-il
valoriser le premier jusqu’à le substantifier et proscrire le second ? Rien n’est
moins sûr et, encore une fois, je cite L’Homme Moïse :
Quand donc l’examen d’un cas déterminé prouve l’influence dominante d’une
personnalité isolée, notre conscience n’a pas à nous reprocher qu’avec cette
hypothèse nous avons rompu en visière avec la théorie qui postule l’influence
de […] facteurs généraux, impersonnels. Il y a par principe de la place pour les
deux. Nous conservons donc au « grand homme » sa place dans la chaîne ou
plutôt dans le tissu des causes (p. 205 ; je souligne).
Il y a de la place pour les deux, pour peu qu’on accepte ce que Freud appelle
« la grandiose diversité de la vie humaine » – expression que Braudel, écrivant
sur Philippe II à travers l’Espagne et sur la Méditerranée à travers Philippe II,
n’eût peut-être pas récusée. Il y a de la place pour les deux : c’est cela aussi que
le révolutionnaire Trotsky découvrit en 1917 et qu’il théorisait en 1930, réflé-
chissant dans Ma vie sur « la fusion créatrice du conscient et de l’inconscient »
lors des journées d’Octobre et sur le lien qui, dans ces « moments d’inspira-
tion exaltée de l’histoire » qui sont la révolution, unit l’activité individuelle et
le mouvement des masses24.
Redisons-le une fois encore : il y a de la place pour le collectif et pour le
particulier, pour les processus impersonnels et pour les décisions singulières25.
On l’aura compris : ce n’est pas pour la régression vers une histoire dominée
par les individualités que je plaide, mais pour la levée des interdits qui font de
l’histoire comme discipline un Surmoi (une « conscience » qui aurait à faire des
reproches) et paralysent l’historien dès que, pour avancer, il devrait faire un pas
de plus hors du social ou des structures vers quelque chose qu’il faut bien appeler
le sujet. C’est à ce point de l’argument, et à ce point seulement où l’on évoque
une nécessaire libération de l’histoire face aux interdits qui la constituent sur le
mode de la défensive, que la phrase de Michel de Certeau sur Freud invalidant
la coupure entre psychologie individuelle et psychologie collective prend tout
son sens, programmatique : s’il n’y a pas à parler d’inconscient collectif parce
que l’inconscient, en tout homme, porte la trace et comme l’abrégé de l’histoire
de l’humanité, alors il faut savoir penser, loin de toute coupure, le psychique à
part entière dans l’histoire.
Historiens, encore un effort pour devenir (un peu) freudiens.
ANTIGONE SANS THÉÂTRE*
Qu’il soit entendu d’entrée de jeu – c’est une helléniste qui le déclare et
l’affirme – que la lecture d’Antigone par Lacan est une grande chose qui rompt
définitivement (et il le sait) avec les discours pieux en tout genre qui, de tous
bords, ont été administrés sur Antigone – mais, sur Antigone, il n’existe pas que
des discours édifiants, j’y reviendrai. Pour comprendre Antigone, impossible
désormais d’ignorer la seconde mort et ce qui se joue quand on retue un cadavre,
l’au-delà de l’atè et l’entre-deux-morts, l’au-delà de la limite et la transgression
que l’on appelle le crime dans son rapport avec la beauté (l’« éclat » d’Antigone).
Parce que la force d’une telle lecture s’impose à moi comme à tous les
amoureux de L’Éthique de la psychanalyse, parce que justice vient de lui
être rendue, je ne dirai rien de plus sur Antigone. C’est à l’interprétation par
Lacan du tragique en tant que tel dans la tragédie, du tragique en tant qu’il
est théâtre (et, par « théâtre », j’entends moins l’opsis que l’effet visé sur le
spectateur-entendeur1) que je m’attacherai. À Antigone, donc, car c’est bien
Antigone et elle seule que rencontre Lacan – « l’héroïne…, pas forcément la
pièce ». Et je ne suis pas sûre que le théâtre trouve vraiment son compte à cette
rencontre exclusive dont je veux pour emblème deux affirmations – la même –,
au presque-début et à la presque-fin des chapitres sur Antigone. Deux affirma-
tions, comme allant de soi :
Donc il y a Antigone, il y a quelque chose qui se passe, il y a le chœur [299].
… Il me faut revenir à une vue simple, lavée, dégagée, du héros de la tragédie,
et précisément [d’]… Antigone [316].
Deux affirmations « lavées » de ces ambiguïtés qui passent pour constitu-
tives du tragique et dont, précisément, Lacan n’a rien à faire. Aussi tranche-t‑il
au plus vif et sans vergogne dans la question de l’interprétation. Entre les deux
énoncés antagonistes qui départagent les lectures d’Antigone :
– Il n’y a qu’Antigone,
– Il n’y a pas qu’Antigone, mais Antigone et Créon, seul le premier a désor-
mais force de loi, d’une loi qui se préoccuperait fort peu de son préambule, ce
prooimion que pourtant, dans les Lois, Platon jugera essentiel à l’énonciation
d’un nomos.
Assigner à Antigone l’au-delà de la limite – Lacan le sait ou veut qu’on le
suppose, et jouit de ne pas s’y arrêter – revient à s’interdire tout retour vers
* Première publication dans Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 42-49.
1. Cf. « Les mots qui voient », dans C. Reichler (éd.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit,
1989, p. 157-182.
630 antigone sans théâtre
Antigone et Créon, couple certes hégélien mais, à coup sûr, pas seulement hégé-
lien. Car, à refuser Antigone-et-Créon, c’est aussi Hölderlin que l’on dénie, avec
cette « neutralité active de l’entre-deux2 » qui caractérise sa réflexion sur le
tragique, lorsque, par exemple, il écrit que « c’est à l’excès qu’entre Créon et
Antigone, l’équilibre est maintenu à égalité3 ». À l’excès, mais à égalité. Avec
Lacan, il n’est plus question d’équilibre ou d’égalité, même à l’excès, mais de
l’excès en sa pureté. Parce qu’il va droit à « la transgression que Sade appelle
le crime », il n’a garde de regarder autour d’Antigone, et préfère renvoyer le
trop humain Créon hors tragédie – hors tragédie d’Antigone. Antigone seule :
le déséquilibre est constitutif. C’est beau (à coup sûr, Créon ternirait la beauté
de la construction). Mais cela suppose que la lecture de la tragédie s’arrête à
la sortie de scène de l’héroïne4 ou, du moins, avant le vers 1155 et l’entrée du
messager, pour mieux négliger la seconde passion d’Antigone : celle de Créon,
où pas une fois ne résonne le nom d’Antigone.
Cela implique aussi que, comme l’on saute des descriptions dans Balzac,
on neutralise la récurrence répétitive de tout ce que le chœur dit d’une parenté
secrète d’Antigone et de Créon, bien au-delà de la parenté réelle, dans et par
la folie partagée. Cela signifie enfin que l’éclat de « la gosse » (pais) occulte
l’appel du chœur à Dionysos pais5, avec son pied « purificateur » (kathar-
sios), invoqué comme Passeur de la tragédie vers son dénouement (sa lusis) :
or Dionysos n’apparaît pas – il est vrai que ses épiphanies sont volontiers
déroutantes – mais, invoqué au vers 1149, il envoie sur-le‑champ (à sa place)
le messager, porteur du récit de mort, puis Créon. Venu du dehors, le mes-
sager y retourne vite, et, sur la scène que Lacan ne veut plus regarder, il y
a désormais, jusqu’à la fin, Créon, le tueur-tué. Insensiblement, nous avons
quitté l’Éthique…
Tel n’est bien sûr pas mon propos : autant vaudrait effacer ce que j’ai dit,
revendique et assume de la force de Lacan. Car le parti pris de ces chapitres de
l’Éthique n’est certes pas sans fondement dans Antigone même, pour qui s’est
interrogé sur l’étrange structure d’une tragédie dont l’éponyme quitte la scène et
la vie sans que désormais son nom revienne une seule fois rappeler ce qu’elle fut6.
Serait-ce que la fin d’Antigone obéit au principe de la Lettre volée, où ce qui
est manifeste l’est à un si haut point « qu’on finit par ne plus le voir » [303] ?
Mais précisément Lacan, qui, dans ces pages, parle beaucoup du manifeste en
tant qu’il est caché, n’en dit rien à propos de ce qu’il appelle, sans plus insis-
ter, « le cinquième acte » de la tragédie : est manifeste-caché le mot atè, dont
la répétition insistante « n’empêche pas que l’on puisse aussi ne pas le lire »
8. Aristote parle de phobos, par quoi il faut, bien au-delà de la « crainte », affect – il est vrai – propre
à la lecture, entendre la terreur.
antigone sans théâtre 633
Soit. Aristote n’a jamais dit qu’Antigone fût un héros tragique – comme
Freud, il préférait à celle-ci son père Œdipe –, mais il se pourrait que, dans
ce présent défait qui est le nôtre, nous n’ayons rien à faire de son goût pour le
(Note préliminaire)* **
noms symboliques avec des noms historiques, voire avec des appellations très
codées, comme celle de Lusi-stratè dont la signification dissimule et tout à la
fois signale la référence à Lysimakhè.
Sans doute, pour ma part, aurais-je tendance à me méfier avant tout des abus
du réalisme : je ne crois pas qu’il soit raisonnable d’escompter trouver tel quel,
dans la comédie aristophanesque, le point de vue des femmes sur la sexualité, la
séduction et l’homme idéal4 et j’hésiterais à affirmer, sans autre forme de procès,
que les héroïnes du théâtre comique appartiennent aux « classes moyennes »
ou que les cas flagrants d’infidélité féminine évoqués dans les Thesmophories
ou L’Assemblée des femmes sont des « faits divers », « ne [présentant] presque
aucune exagération fantaisiste » ; enfin, s’il est bien connu que, chez Aristophane,
les épouses athéniennes versent dans l’ivrognerie, il n’est pas sûr qu’il faille
fonder en réalité une telle rengaine en recourant à des analyses scientifiques
sur l’espérance de vie féminine en Grèce ancienne5, alors que, dans ce topos
comique6, on peut sans difficulté deviner quelque chose comme un tribut payé
à la variante joyeuse du dionysisme.
Mais, ces réserves une fois formulées, il serait vain de nier que la comédie
intègre en sa trame bien des éléments de la vie « réelle », puisque c’est préci-
sément la présence de ceux-ci, juxtaposés et comme mêlés à de pures fictions,
qui provoquait le rire sur les gradins du théâtre. On n’évoquera pas ici, de
l’ombrelle de la canéphore aux services cultuels des jeunes filles en passant par
la hiérarchie des parfums aphrodisiaques, tout ce que l’historien de l’Antiquité
trouve à glaner sur les pratiques sociales et intimes des épouses de citoyens.
Il suffira de souligner, après beaucoup d’autres, ce que, des premières pièces
jusqu’à Lysistrata, la comédie aristophanesque suggère de la très réelle valori-
sation du mariage dans le vécu athénien – sinon, comme le voudraient certains7,
de son fonctionnement effectif. Avec cette réserve toutefois qu’en l’occurrence
le vécu est celui de l’homme athénien (ou celui dont un genre théâtral destiné à
un public masculin crédite les femmes). Réserve inévitable, récurrente dès lors
que, par « mariage », on entend moins l’institution que les pratiques sexuelles
qui s’y rattachent et l’appréciation de ces pratiques : en la matière, nous pou-
vons généralement tabler sur l’authenticité du point de vue de l’homme tel que
les textes le formulent, mais nous ne sommes jamais assurés d’avoir accès à ce
que pouvaient être les opinions des femmes. Il se peut que, malgré les plaisante-
ries, répétées dans Les Thesmophories et L’Assemblée des femmes, sur l’adultère
et les amants, l’institution du mariage ait aussi, pour les femmes d’Athènes, été
le lieu le plus prisé du plaisir. Mais doit-on vraiment traiter comme un indice la
requête, adressée à Dicéopolis par la jeune mariée des Acharniens, de « garder
à la maison le membre de son époux »8 ? En revanche, d’une lecture d’Aristo-
phane, on déduirait volontiers que, par rapport aux épouses, les jeunes garçons
n’étaient pour les hommes qu’un surplus de plaisir, certes apprécié, en aucun
cas vital9. Pour avoir, par de tout autres voies, constaté pour ma part que le fémi-
nin et les rapports hétérosexuels constituaient la préoccupation dominante de
l’homme athénien en matière de sexualité10, je ne m’en étonne pas vraiment.
Bref, qu’il s’agisse des pratiques ou des représentations, tout, dans Aristophane,
n’est pas fiction, il s’en faut de beaucoup.
Cela dit, nous ne saurions nous contenter de ce point de vue documentaire :
ce qui, pour nous, relève de l’information n’était sans doute perçu par les specta-
teurs d’Aristophane que comme du bien connu, et l’on pariera qu’aux « comédies
à femmes » ils demandaient tout autre chose, désireux qu’ils étaient de pénétrer
les mystères du féminin. Et de fait, comme si elle n’ignorait rien de la logique
féminine, la comédie revient avec insistance sur les ἀπóρρητα de la féminité,
en prenant ce terme au sens très intime, nullement religieux, que Praxagora lui
donne au début de L’Assemblée des femmes11 ; mais quel Athénien croyait vrai-
ment s’immiscer pour autant dans les secrets de la θήλεια Kύπρις, cet érotisme
de l’autre que même Agathon, tout efféminé qu’il est, n’ose pas aller « ravir »
aux femmes12 ? De tout cela, seules les femmes, si elles pouvaient effective-
ment prendre la parole, parleraient (auraient parlé) avec pertinence : raison de
plus, puisque la pleine révélation tiendrait de l’adunaton, pour rire encore plus
fort de ce que la comédie répète à satiété et dont il faut bien se contenter.
Que la mise en scène aristophanesque des femmes et de la féminité tienne
donc pour bonne part de la construction imaginaire, pour ne pas dire du fan-
tasme, me semble d’entrée de jeu acquis, et une telle affirmation n’est pas encore
un acte d’allégeance inconditionnelle à la pulsion textualiste.
8. Acharniens, 1060. À elle seule, Dicéopolis donnera un peu de sa trêve, « parce qu’elle est femme
et non responsable de la guerre » (v. 1062) ; de fait, les responsables sont des ándres athéniens, ce
qui modalise l’histoire des courtisanes d’Aspasie, racontée en 523-540.
9. Autant dire que les thèses de Michel Foucault, dans L’Usage des plaisirs (Paris, 1984) ne me
convainquent guère.
10. Voir Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, 1989.
11. Assemblée des femmes, 12 : Praxagora parle des μηρῶν ἀπoρρήτους μυχούς, que seule sa lampe
connaît. On rapprochera de l’emploi de τὰ ἀπóρρητα dans l’Hippolyte d’Euripide pour désigner des
secrets gynécologiques : la nourrice, qui emploie le mot, estime qu’on ne peut en faire confidence
qu’à des femmes. On notera enfin qu’en affirmant que le parent d’Euripide veut « voler aux femmes
leur bijou » (τοῦ χρυσíου : Thesmophories, 894), sa gardienne emploie le terme qui désigne le
« trésor » caché des femmes (voir infra, n. 21).
12. Thesmophories, 205.
13. Assemblée des femmes, 617.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 639
pur être de discours dont on sait toutefois qu’étant de l’espèce des Césyras14,
elle présente « le type de la grande dame qui a l’orgueil d’appartenir à une race
de haut vol »15, mais il faut avouer que le cas est bien intéressant et, quelque
analyse que l’on donne d’une union aussi mal assortie, on conviendra volon-
tiers avec Daniella Ambrosino16 que le très peu crédible mariage entre l’aristo
cratique nièce de Mégaklès et le paysan Strepsiade relève d’une « opération
mythopoiétique » plus que de la réalité des pratiques sociales. Mais il y a aussi
Lysistrata, meneuse de jeu très présente, dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elle n’est certes pas n’importe qui, que ses « relations » panhelléniques
(Lampito la Spartiate, la « vénérable » Béotienne, la « noble » Corinthienne)
sont d’un niveau fort élevé, et que les femmes qui l’entourent, détaillant à la
première personne le catalogue des « initiations féminines » que la cité réserve
à un tout petit nombre de filles d’Athéniens, s’assignent à elles-mêmes une ori-
gine très au-dessus de la moyenne17. On ajoutera, ce qui renforce la cohérence
de l’ensemble, que les marchandes en tout genre, désignées comme « alliées »
(ξύμμαχοι) et appelées à l’aide lorsqu’il s’agit de l’emporter manu militari18,
sont de pures troupes de renfort, qui n’ont aucun droit à la parole. Il y a donc les
femmes bien nées et les autres. Engagées dans l’intrigue, ces « nobles femmes
d’Athènes » qu’évoque le chœur des Thesmophories19 ; simples figurantes ou
silhouettes prêtant à rire, les marchandes, tout droit échappées d’un milieu vul-
gaire qui donne à la comédie sa limite et son horizon.
Quant à leur âge, sans doute les femmes ne forment-elles pas, dans l’œuvre
d’Aristophane, un groupe monolithique20 ; mais il est tout aussi évident qu’elles
se laissent sans difficulté réduire à quelques types très marqués, voire symbo-
liques. Les comédies du début présentent tout un essaim de belles filles, jeunes
et toutes plus séduisantes les unes que les autres, mais, à l’exception de la cané-
phore des Acharniens qui prononce deux vers21, nullement dotées de la parole :
ce sont les hommes qui parlent d’elles en leur présence, souvent pour détail-
ler les perspectives érotiques que promet leur plastique. Désignées comme
paîs (ainsi Opôra, dans la Paix)22, paidískē23, voire meirakískē (telle la « petite
jeune fille » au sein entr’aperçu qu’évoque le chœur des Grenouilles24), souvent
qualifiées de kórē – ainsi, Opôra et Théoria25 ou Basileia26 – ces affriolantes
personnes, servantes ou immortelles, sont tout, sauf des femmes d’Athènes :
destinées à être palpées plus que regardées, purs objets du désir masculin en sa
crudité, c’est à ce titre qu’elles sont muettes et non pas seulement parce que,
comme dans les « pièces à femmes », la jeune fille (kórē) n’aurait pas de rôle
parlant dans l’Ancienne comédie27. Inutile d’ajouter que, dans cet univers, les
parthénoi ont encore moins leur place, à moins qu’elles ne soient trières ima-
ginairement incarnées pour une délibération28 ou divinités (nouvelles venues
comme les Nuées ou traditionnelles, comme les Muses, Artémis Agrotera ou
Pallas29. De l’autre côté, trouverons-nous enfin les « femmes d’Athènes » ? Pas
encore, car il faut, dans la catégorie des vieilles femmes, trier entre les figures
positives – celles, par exemple, qui composent le chœur de Lysistrata – et les
caricatures grotesques, voire inquiétantes, avec leurs appétits sexuels démesu-
rés30. Il faut trancher : si l’appellation de « femmes d’Athènes » n’est pas seu-
lement la constatation d’un fait mais l’assignation d’une valeur, si les femmes
d’Athènes méritent, par là même, d’être dites « nobles », une seule classe d’âge
correspond dès lors pleinement à ce requisit : celle des épouses de citoyens,
mères de famille valeureuses et femmes mariées épanouies dans tout l’exercice
d’une sexualité vive, mais admise.
Mais les choses se compliquent dès lors qu’on s’avise de ce que la construc-
tion de la catégorie « femmes d’Athènes » doit aussi beaucoup aux topoi de la
tradition littéraire : celui, très partagé, de la « race des femmes », dont l’homme
ne saurait ni s’accommoder ni se passer31, et ceux que le genre comique a
est eúkhoiros. C’est la seule intervention d’une canéphore dans la comédie aristophanesque, même
si le reste de l’œuvre présente des allusions thématiquement très semblables à ce type féminin :
Oiseaux, 1506-1509, Lysistrata, 646-647. Assemblée des femmes, 730-732. Sur le type de la cané-
phore, voir P. Brulé, La Fille d’Athènes, Paris, 1987, p. 316-320.
22. Paix, 863. Paîs est aussi, dans Lysistrata, la Conrinthienne ; voir aussi Lysistrata, 595 (paîda kórēn).
23. Acharniens, 1148.
24. Grenouilles 409-415. Dans le Ploutos (963), la vieille est appelée ainsi par raillerie ; dans les
Thesmophories, 410 et l’Assemblée des femmes (611, 696, 1138), meîrax est la fille qui attise le
désir des vieillards.
25. Paix, 726.
26. Oiseaux, 1537, 1634-1635, 1675.
27. Henderson, « Older Women », p. 107. Mais que fait-il de la néa de l’Assemblée des femmes,
qui certes est tout, sauf une chaste vierge, mais dont la liberté semble seulement due à l’absence
de sa mère (913) ?
28. Cavaliers, 1300-1315.
29. Nuées : Nuées, 300 ; Muses : Grenouilles, 875 ; Artémis Agrotera ; Lysistrata, 1262, 1272 ;
Pallas : Thesmophories, 1139.
30. Je ne partage pas sur ce point la vision édifiante de Henderson (« Women »), partielle parce que
fondée essentiellement sur Lysistrata. On notera que les vieilles lubriques auxquelles L’Assemblée
des femmes livre les jeunes gens sont par définition femmes d’Athènes, ainsi que leur rappel insistant
de la loi l’indique (1013, 1015, 1022, 1049, 1050, 1055-56), mais elles le sont plus descriptivement
que par leur attention aux intérêts de la cité.
31. Lysistrata, 1039.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 641
44. La conjuration (ξυνωμóσαμεν : v. 182) est bel et bien le fait des femmes, avant d’être une idée
des hommes ; húbris, souvent associé à la tyrannie : vv. 399, 411, 658 ; turannús : vv. 619, 630,
631, 632. Sur ces points, je suis en désaccord avec Henderson (Aristophanes. Lysistrate. ad loc.)
qui, tablant sur sa propre datation de la pièce, accorde trop peu d’importance à des thèmes dont le
livre VI de Thucydide atteste qu’ils étaient pour le dèmos une hantise dès 415.
45. Le poète gónimos dont parle Dionysos dans les Grenouilles (96) a la fertilité de l’engendreur.
46. Dans « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre », (Aristophane Entretiens sur l’Antiquité
Classique, XXXVIII, Vandœuvres-Genève, 1993, p. 203-244), je développe ce point.
47. Nuées, 530.
48. Sur la παρθένος τεκοῦσα, voir G. Sissa, Le Corps virginal, Paris, 1987. p. 121-126.
49. J. Taillardat, Les Images d’Aristophane, p. 446, n° 767.
50. Même si elle est bien à sa place dans une pièce où l’on avorte (Nuées, 137) d’une idée toute trouvée.
51. Sur la surdétermination tragique, voir J.-P. Vernant, dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe
et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, p. 35-36.
aristophane et les femmes d’athènes : réalité, fiction, théâtre 643
56. Avec une préférence marquée pour Lysistrata et L’Assemblée des femmes, ainsi que l’observe
F. I. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes Thesmophoriazousae », in H. P. Foley
(éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York – Londres, 1981, p. 170. De fait, le Cahier
de Fontenay consacré à Aristophane, les femmes et la cité comprend une étude sur Lysistrata
(M. Rosellini), une sur L’Assemblée des femmes (S. Saïd) et une étude générale (D. Auger) qui est
silencieuse sur les Thesmophories.
L’ATHENAION POLITEIA
AVEC ET SANS ATHÉNIENS
* Écrit avec Patrice Loraux, première publication dans Rue Descartes, n° 1-2, 1991, p. 57-79.
646 l’athenaion politeia avec et sans athéniens
d’accord dans la méthode – nous prenons le texte tel qu’il se présente après la
mise entre parenthèses des polémiques canoniques –, des propositions sur ce
que c’est que se comporter en historien et en philosophe.
Nous ne serons pas critiques du texte, mais des postures classiquement
adoptées face à l’Athēnaiōn Politeia. Nous avons pris la décision de l’accès le
plus rapide au texte.
On ne peut cependant éviter de s’expliquer avec la position « philologico-
historique ». Par là même, on fera un peu la théorie de cette attitude, quitte à
modifier la posture que l’on revendique pour « historienne ».
En somme, on suspend trois débats classiques :
– sur l’authenticité / inauthenticité du texte, débat qui engage la figure générique
de l’auteur-Aristote, plus ample que la singularité de l’homme-Aristote ;
– sur la qualité intrinsèque du documentaliste Aristote : comprenait-il quelque
chose ou rien à son matériel ? Il est toujours inquiétant de faire passer Aristote
pour un entendement « étroit », et c’est pourtant une tendance répandue ;
– sur la composition même de l’œuvre : que vaut la construction ? À la limite,
est-ce même construit ? Le produit est intermédiaire entre du travail d’historien
et de la description d’institutions ; du coup, l’interprète est renvoyé à son propre
concept d’œuvre construite quand il s’agit d’Aristote.
Cela signale donc l’historienne que je ne serai pas, et celle que je me ris-
querai à être, en affirmant que l’Athēnaiōn Politeia est une œuvre qui n’est
pas strictement documentaire et qui déjoue l’anachronisme qu’on lui prête
trop volontiers.
Sera donc récusé ici le traitement auquel Rhodes1 soumet le texte : une longue
préface pour traquer ce qui est aristotélicien et ce qui n’est pas d’Aristote et une
conclusion molle (c’est un texte produit en milieu aristotélicien, mais ce n’est
pas d’Aristote ; malgré tout, il s’agit bien de l’Athēnaiōn Politeia mentionnée
parmi les Constitutions mais l’auteur est un disciple et non le maître). Ou encore,
à propos du problème des sources : le rédacteur n’est pas un grand esprit, ce n’est
pas de la recherche historique authentique, bien que du matériel documentaire
original (les poèmes de Solon…) s’y trouve préservé, bref, c’est un témoignage
sur les efforts d’un écrivain du ive siècle pour réconcilier des sources conflictuelles
et apporter des solutions plausibles.
Donc, si l’Athēnaiōn Politeia est intéressante, Aristote n’y est vraiment pour rien.
Deux mots encore sur l’historienne que je ne serai pas. Que font les histo-
riens de la Grèce ancienne avec l’Athēnaiōn Politeia ? « Oubliant » que, depuis
un siècle, c’est avec les matériaux fournis par ce texte qu’ils construisent l’objet
« histoire d’Athènes », ils réévaluent à l’aune de la construction ainsi obte-
nue telle ou telle « information » donnée par Aristote. En somme, l’Athēnaiōn
Politeia est invoquée deux fois, pour constituer le dossier et instruire l’affaire,
pour répondre de ses affirmations en passant devant le tribunal critique.
Quelques exemples de cette attitude.
J’écarterai tous les faits, me tiendrai dans l’immanence stricte du texte, neu-
traliserai tout ce qui est de la forme « référence », mettrai un cache sur toutes
les singularités narratives, jusqu’à frôler l’analyse formelle, selon une parodie
assumée de méthode structurale.
Une tentative pour lire l’Athēnaiōn Politeia comme on lit Métaphysique Z.
Le texte est coupé du va-et-vient entre lui et le réel athénien dont s’autorise
l’historien. S’ensuit la contrainte d’une lecture intrinsèque, dite caricaturalement
de philosophe. Les noms de Solon ou de Pisistrate ne sont plus des séquences
narratives condensées, mais, au sein du texte, des opérateurs « opaques » dont
l’agencement – mais là, il faut lire – permet de voir comment, sur épure, un
philosophe dégage peu à peu, à travers le jeu des passions et des événements
(pathē), la stabilité paradigmatique d’une politeia. Le texte se montre alors
porteur d’une logique du procès historique dont les articulations (metabolai)
prennent appui sur les noms propres, singularités génériques à fonction non
narrative mais formelle.
N’étant plus distrait par les faits et imitant en cela le philosophe forcené, je
verrai ce que l’Athēnaiōn Politeia m’apprend du dedans sur la construction de
la forme constitution. Une gageure : la Constitution d’Athènes presque aussi
vide de faits que les Premiers Analytiques tout occupés par l’objet « forme
syllogisme ».
H/PH – Le texte ne se laissera pas dépecer, sinon il faudra qu’à son tour
l’historien y aille de sa seule reconstruction, à ses frais et pour un résultat tout
aussi dogmatique. C’est au contraire à travers la construction d’Aristote qu’on
peut atteindre du réel grec qui, pour Aristote déjà, était aussi à atteindre.
L’attitude philosophique adoptée est limite ; elle accrédite la réputation, faite
par tous, y compris les historiens, qu’un philosophe tord les faits, les malmène
et, plus simplement, les méconnaît. Le mot d’ordre : se soustraire à l’attrac-
tion narrative du récit. La lecture s’avoue artificielle, uniquement préoccupée
des enchaînements.
2. Question plus pertinente toutefois que ce que serait sa version romaine « Qu’est-ce qu’une civitas
sans les cives ? » : voir É. Benveniste, « Deux modèles linguistiques de la cité », dans Problèmes
de linguistique générale, II, Paris (Gallimard), 1974, p. 272-280.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 649
H/PH – C’est comme document sur le travail historien d’un philosophe qu’un
philosophe et une historienne entendent traiter l’Athēnaiōn Politeia.
S’agissant d’Aristote – de l’Aristote auteur de ce texte –, on parle d’ordi-
naire en termes de « documentaliste », d’« enquêteur », de « compilateur », de
« fabricant de chronologie »… Ni d’« historien » ni de « philosophe ».
Mais que visent de façon croisée une historienne et un philosophe en s’inté
ressant à l’Athēnaiōn Politeia ?
– L’historienne revendique sa pratique en tant qu’elle opère les éclairages
respectifs et conjoints du passé par le présent, du présent par le passé. C’est
ainsi que, deux siècles après la réforme clisthénienne, Aristote peut non seule-
ment comprendre celle-ci mais en dégager tout le sens. C’est se vouloir histo-
rienne contre une façon de croire que l’histoire doit neutraliser les constructions
pour identifier tendanciellement l’information atomisée, brute, dit-on, au réel.
Historienne aussi contre ce geste des « historiens », d’appeler philosophie une
vision globale et systématisante qui néglige ou malmène la rigoureuse spécifi-
cité des données depuis une volonté d’interprétation qui violente les documents.
Aristote dans la philosophie et dans les sciences sociales… Historienne enfin
qui frôle la démarche philosophique quand elle se voit astreinte à construire
l’indépendance du réel en jouant des différents niveaux du récit.
– Le philosophe ne se reconnaît dans cette spécialité qu’à la condition d’un
écart. Il se refuse à la ressaisie dite pensante – et en général simplement sur-
plombante – du travail de l’autre, en la circonstance l’historien. Cependant,
l’aporie à laquelle se trouve confronté le métier d’historien de l’Antiquité ne
650 l’athenaion politeia avec et sans athéniens
lui échappe pas : très peu d’archives indirectes ou involontaires, le plus sou-
vent du document intentionnel qui préinstalle le référent grec sous un point de
vue qui est d’avance celui, à venir, du destinataire quelconque placé à l’infini :
la Guerre du Péloponnèse montre les choses à l’intention d’un regard intellec-
tuel qui se donne un recul infini.
Philosophe toutefois, il ne l’est pas au sens « lâche » qui mélange le travail
classique de l’historien de la philosophie avec les considérations anthropolo-
giques. Et il ne s’inscrit pas dans la lignée des philosophes dialoguant entre eux,
Aristote occupant seulement la position d’un devancier prestigieux. La posture
philosophique adoptée sera plus déterminée, plus restreinte : qu’est-ce que déga-
ger intrinsèquement la forme d’un objet idéel en s’immergeant dans l’Athēnaiōn
Politeia, avec pour hypothèse minimale qu’elle est aussi, à titre de texte écrit
par un philosophe, lisible dans les strictes limites de son dedans, en opérant fic-
tivement la rupture avec l’infini du contexte ? À la façon dont on arrive aussi
à lire l’Éthique de Spinoza dans l’immanence stricte de son développement.
– Bref, il y a pour l’historien un bénéfice théorique à suivre le développe-
ment de la politeia jusqu’au nun de la description institutionnelle. Sans doute
Aristote procède-t‑il à la reconstitution du processus depuis le nun, mais il a
soin de rétablir les points de vue qui, juge-t‑il, furent ceux du passé sur ce
passé-là :… « il n’est pas juste d’apprécier l’intention de Solon d’après ce qui
se produit maintenant, mais il faut le faire d’après l’ensemble de sa constitu-
tion » (Athēnaiōn Politeia, 9, 2).
Le philosophe lisant l’Athēnaiōn Politeia assiste de son côté à une opéra-
tion typiquement philosophique : comment se fabrique historiquement de la
stabilité politique (politeia) par un bon usage des vicissitudes et péripéties qui
furent antérieurement rencontrées par cette même politeia.
Contre Rhodes qui veut que d’autres, avant Aristote, aient déjà utilisé les
poèmes de Solon, l’argumentation propose que, pour construire littérairement la
figure d’un Solon instituant le politique dans une écriture seulement instrumentale
(« j’ai écrit les lois »), il faut qu’Aristote procède, en complément, à la citation
originale – et pour la première fois – des poèmes soloniens.
les hommes politiques en 412 : 29,3), mais rétablit la démocratie, ce qui n’exclut
pas des formulations qui, présentant l’action de l’Alcméonide, le montrent comme
le vrai fondateur. Indice encore qu’Aristote ne méconnaît pas les hésitations de
l’histoire quand on veut faire de celle-ci une « accoucheuse » de formes nouvelles.
Selon les moments de son texte, il présente des discordances – Clisthène parfois
restaurateur, plus nettement fondateur – et manifeste un écart important avec
Isocrate qui, lui, est sans ambiguïté : Clisthène, strict restaurateur de la démocratie
d’autrefois (Aréopagitique, 16). On se rappellera le problème posé naguère par
Lévêque et Vidal-Naquet4 : pourquoi Clisthène a-t‑il si peu marqué la mémoire
athénienne ? C’est là que l’attitude d’Aristote est précieuse : lui-même hésite et
témoigne des perplexités d’un Athénien du ive siècle pour situer la réforme dans
l’instauration plusieurs fois recommencée de la démocratie.
de l’atthidographe plus que de tout autre récit – n’oublions pas qu’il minimise
l’importance des poèmes.
S’agissant d’un passé reculé, Aristote est même plus historien que Thucydide
lorsque celui-ci constitue la tradition (ho legomenos logos : 18, 4). Il s’agit de
l’épisode des Tyrannoctones, quand Hippias, selon Thucydide, désarma les
membres de la procession et découvrit ainsi ceux qui portaient des poignards.
Objection : ce n’est pas le vrai (ouk alēthēs estin), « car alors on ne faisait pas
la procession en armes, mais c’est plus tard (husteron) que le peuple établit cet
usage ». C’est ainsi qu’Aristote reproche à Thucydide de céder à l’anachro-
nisme en écrivant à la lumière du nun. Mais qui sait si ne se reforme pas ici la
rivalité du philosophe et de l’historien quand la vérité est en jeu ?
Aristote plus historien parce que tout à la fois philosophe ? J’en avance
l’hypothèse.
Ce n’est pas qu’Aristote ne partage avec Thucydide cet opérateur de tem-
poralité qu’est le nun ; mais ce n’est pas le nun en tant qu’il indique la pointe
du présent qui l’intéresse chez l’historien de la guerre du Péloponnèse, c’est
le nun discriminant qui, dans l’analyse du passé, fait le partage entre le défi-
nitivement révolu et ce qui, bien qu’ancien, dure toujours. Lorsque le nun de
Thucydide est étendu à la durée de la guerre entre Athéniens et Péloponnésiens,
il est difficilement tenable en ce que virtuellement il intemporalise le temps. À ce
Thucydide-là, que les modernes tendent à privilégier comme autorité en matière
d’histoire du ve siècle, Aristote préfère l’« Archéologue » qui, dans l’évolution,
sait dégager des paliers d’actualité d’où le passé s’observe en toute son étran-
geté. Ainsi se comprend l’emploi du eti kai nun, qui rapproche l’Athēnaiōn
Politeia de l’Archéologie.
Le nun d’Aristote, incompatible avec la temporalité d’une guerre, est celui
d’un état constitué. Hē nun kātastasis : la constitution d’à présent, où désor-
mais toute stasis est immobilisée, invite à remonter le temps pour redescendre
jusqu’à elle.
la tukhē. Se trouve promue une autonomie du dēmos – au plus loin possible d’une
koinōnía spontanée – dont on pourra décrire le fonctionnement institutionnel.
On analyse à cette occasion la méthode d’Aristote qui n’est ni le rassemble-
ment des matériaux ni l’invention a priori de leur mise en place téléologique,
mais un découpage de séquences opérant le procès qui conduit à l’identité enfin
acquise de la cité. L’essentiel de ce qu’Aristote veut faire comprendre : la consti-
tution d’Athènes n’est pas une idée forgée issue de la pensée d’un législateur
« génial », mais ce qui s’est construit en se frottant au jeu immanent des forces
historiques. D’où une chaîne d’événements-tests auxquels la politeia doit néces-
sairement mesurer son endurance. Ces événements sont aux articulations des
périodes, chacun imprimant à l’époque son style. Naturellement, c’est depuis
le nun – nous proposons la traduction par « désormais » – qu’Aristote orga-
nise la série d’événements qui, dans une recrudescence dramatisée d’agitation,
fait voir l’histoire. La politeia d’aujourd’hui a donc derrière elle une histoire.
C’est la construction intrinsèque de cette « historialité » formelle qui nous a
paru l’objectif d’Aristote dans le paragraphe d’articulation. D’où l’attitude
– intenable à la limite – de nous interdire toute faiblesse du côté de la mise en
référence avec le « dehors » historique. Le bénéfice est au moins d’éviter les
manœuvres pour déjouer le cercle du document qui, on l’a dit, sert deux fois, en
deux temps quasi simultanés, pour fournir l’information destinée à construire les
objets historiques, pour être jugé par le réel qui lui doit tout. Notre souci : faire
voir qu’Aristote met en vedette des événements-types, à la faveur desquels une
constitution prend consistance, mais risque aussi parfois de sombrer. C’est une
épure : une politeia peut subir des revirements extrêmes et renaître renforcée.
Types idéaux, ces événements révèlent en creux ce que la démocratie, devenue
sans histoire, contient d’accidents. Ce sont des accidents politiques génériques.
À terme, on comprendra que la politeia est une idéalité concrète, un principe
de stabilité désormais inaltérable qui n’a pas d’autre matière que l’enchaîne-
ment même des accidents. Il faut les avoir répertoriés. Cependant ils ne sont pas
à inventer, l’histoire elle-même les propose, Aristote les « retravaille » seule-
ment pour exhiber la teneur de sens qu’ils recèlent. Disons que les événements
sont défactualisés : toute information historique est convertie en composante
de l’idéalité qui s’auto-institue à travers les différentes façons d’être allée à sa
ruine pour s’en relever. Minimum de concession fait au principe téléologique :
Le dēmos, devenu maître (kurios) des affaires, établit (enestēsato) la constitution
qui est désormais (nun) en vigueur […], le peuple semblant prendre en main
avec justice la constitution parce que le peuple avait accompli par lui-même
(di’ hautou) son retour » (41, 1).
On imagine Hegel lisant ce texte nécessairement inconnu de lui : le dēmos
n’est dēmos comme tel que kurios, et cette maîtrise n’est obtenue que dans le
mouvement par lequel le dēmos se ressaisit par lui-même en rentrant en pos-
session d’une essence qui alors seulement advient…
H – Or c’est précisément à ce moment-là que la démocratie est embaumée :
les Trente ont introduit une rupture trop forte dans la temporalité d’Athènes.
PH – On entrerait ici dans une discussion considérable, celle de savoir s’il y
a des événements qui interrompent ou dénaturent de façon irrémédiable l’orien-
tation d’un processus à la taille de l’histoire.
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 659
5. Voir P. Loraux, « La théorie est trop belle. Script d’un scénario sur la “politique” d’Aristote »,
Revue des sciences humaines, 213 (1989), p. 9-37.
660 l’athenaion politeia avec et sans athéniens
§1/2
– Flottement de la première à la deuxième metabolē. Il y a toute une époque de
la politeia avant qu’elle soit dotée d’ordre (taxis). L’état de choses sortait, dit le
texte, d’une longue stasis. Le terme de politeia est malgré tout employé, alors qu’il
n’y a qu’un unique discriminant, l’inégalité entre les gens de renom (gnōrimoi)
et la masse (plēthos) comme seul rapport social. Il n’est pas fait mention de lois,
aucune figure, aucun nom propre n’est associé à cette période qui est comme
l’« incubation » de la politeia. C’est l’époque antérieure à Dracon, et cependant
les traits qui dessineront l’eidos de la constitution sont déjà là.
§ 3/4
– La seconde époque se met en place dans l’incertitude due à l’éloignement
des faits, dirait sans doute Aristote, comme il lui arrive de l’invoquer ailleurs
(Métaphysique, A, 3, 983 b 27 sqq). Façon de signaler que les démarrages his-
toriques sont obscurs à l’examen. Avant Dracon, il n’y a encore qu’une esquisse
(hupographē) de constitution, ce qui n’exclut pas qu’elle présente un ordre (taxis),
quelque chose comme une distribution ordonnée des instances d’autorité (roi,
polémarque, archonte), sans que ce soit encore vraiment de l’institué. L’esquisse
(hupographē) n’implique pas immédiatement l’être écrit du politique, cependant
il y a des thesmothètes qui rédigent et gardent les thesmia. Ni l’existence de lois
ni leur rédaction ne sont encore un discriminant du passage effectif à la politeia.
Avant Dracon, avec Dracon, il y a donc des nomoi et des thesmia, et l’exigence
d’écriture n’est pas ignorée. La distinction entre l’esquisse et la première mise
en ordre est hésitante. Mais l’essentiel, pour amorcer le fait politique, est la dif-
férenciation des instances. Avec Dracon, qui consomme la seconde metabolē, le
vrai paramètre nouveau est la mention d’une Boulè oligarchique de Quatre Cents
et d’une ekklēsia. Il semble néanmoins que l’époque de Dracon équivaille à un
état permanent de stasis, ce que traduisent les indécisions du texte. On s’engage
dans la troisième metabolē, associée à la figure de Solon.
§ 5/12
– Solon, un arbitre qui vient du dedans ; il sera l’éponyme de cette metabolē.
Dracon n’était qu’un nom propre vide, sans autre marque, tandis que la politeia
établie par Solon expérimente la première confrontation avec une singularité,
un tempérament d’homme qui, pour Aristote, est paradigmatiquement l’homme
politique parce qu’il a compris que l’essence d’une constitution réside dans
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 661
son pouvoir de durer. Il boucla (katekleisen) les lois pour cent ans (7, 2). La consti-
tution est ordonnée selon une mise en place d’instances nettement distinguées, ce
que souligne dietaxe (ibid.). Passons les questions d’écriture (cf. l’historienne).
On mettra seulement en corrélation l’inscription des lois et le retrait de Solon,
qui se refuse à en être l’herméneute à tout instant consultable. La constitution
est alors soumise à l’épreuve d’avoir à se soutenir par soi en l’absence de toute
incarnation de l’arkhē. Mais, à son insu, Solon, par son départ, forge la place
vide qui attend d’être occupée charnellement. Voilà la politeia prête à soutenir
l’expérience du turannos.
§ 13
– La constitution de Solon, œuvre organique d’une personnalité et, dans son
principe, durable, peut-elle résister au retrait du législateur ? Moment délicat.
Jusque-là, il n’y avait eu que des essais de politeia, parfois indistincts de la stasis
elle-même. Dans cette époque, la constitution s’est temporairement identifiée à
l’arkhē dēmokratias (41, 2), fâcheusement médiatisée cependant par le charisme
d’une trop grande figure. Après l’archontat de Solon, c’est l’année sans archonte,
l’anarkhia. Que devient la politeia, alors que l’on assiste à la dissolution du
spectre social, avec trois factions (staseis), l’oligarkhia, la mesē politeia, et un
homme, Pisistrate, qualifié de demotikōtatos ? À ce moment, c’est comme s’il n’y
avait de constitution qu’au milieu, et pas aux extrêmes. Ici, la constitution a fait
l’expérience des difficultés de l’archontat comme place à occupant problématique.
§ 14/19
– L’entrée en scène de Pisistrate. De Solon à Pisistrate, l’occasion est offerte de
saisir l’écart entre l’abstraction du pouvoir, impliquée par une constitution qui
promeut la place d’archonte, et l’irruption de la composante charnelle dans la
politique. Tout ce qui tourne autour de Pisistrate et des Pisistratides est marqué
par le trait charnel du désir et de l’amour. C’est le corps désirable/désirant qui
entre en politique. La tyrannie n’est peut-être que cela : investir de passion une
place politique. La politeia a pour quasi-principe la philanthrōpia (16, 8) ou l’erōs
(17, 2)6. À cette occasion, on apprend quelque chose sur ce qui fait la stabilité
d’un régime : elle n’est pas un équilibre maintenu, mais un jeu de renversements/
rétablissements. La politeia est secouée par l’amour comme agent et agitateur
politique, et la tyrannie est la politeia continuée dans la forme de la suspension,
confisquée qu’elle est par la personne des tyrans.
§ 20/22
– Après la ruine de la tyrannie, cinquième metabolē. Un nouvel acteur est introduit,
to plēthos, nom de la masse inorganique issue de la décomposition du dēmos. La
tyrannie aura été un dissolvant politique. Où est passée la politeia ? C’est l’attente
en creux d’une réorganisation qui sera identifiée au nom de Clisthène. Trois traits
de la réforme dont Clisthène est l’éponyme et à la faveur de laquelle la constitution
reprend consistance : concurremment Clisthène enregistre territorialement, mêle
et divise le plēthos qui, dans cette affaire, joue le rôle de matière de la politeia.
6. Sur l’erōs, remarques analogues à propos de l’excursus consacré par Thucydide aux Pisistratides
dans N. Loraux, « Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire », L’Écrit du temps,
10 (1985), p. 3-21.
662 l’athenaion politeia avec et sans athéniens
§ 23/24
– Après les guerres médiques, sixième metabolē. L’heure est à l’urgence, nou-
velle occasion, sinon de dislocation, du moins d’ébranlement pour la politeia,
confisquée par la Boulè aréopagitique qui se pose en epistatēs (41, 2). Hēgemonia
devient le maître-mot, s’appliquant tour à tour à la défense nationale et à l ’empire.
Hēgemonia est à ce moment le nom que porte la politeia, entraînée vers un
dérèglement hyperbolique – c’est toute la question de l’empire – qui n’est plus
le fait d’un homme, mais du dēmos par l’intermédiaire de ses chefs. La consti-
tution à l’épreuve de l’euporia (abondance) et du succès. La question politique
ne se pose guère en termes constitutionnels, mais tient par la marche en avant :
une hēgemonia qui nourrit (donne la trophē) satisfait la masse, et celle-ci n’en
demande pas davantage en matière de souci constitutionnel.
§ 24/25
– Le résumé fabrique une septième metabolē, qui devrait ruiner l’hēgemonia de
l’Aréopage. À cette fin, Aristote associe deux séries d’actions, chacune ayant
son registre et participant malgré tout d’un programme quasi concerté : Aristide,
par une politique d’hégémonie impérialiste, fait contrepoids à l’hégémonie
aréopagitique, tandis qu’Éphialte retire aux Aréopagites leur puissance (duna-
mis), leur réservant la juridiction des seuls crimes de sang. On pourrait croire
enfin le dēmos en pleine possession de la politeia, et cependant la ruine vient
à nouveau, cette fois par la démagogie et la facilité. Une huitième metabolē se
prépare, d’autant plus aisément que, pour fabriquer sa chronologie, le résumé
fait silence sur les paragraphes (26-28) où, sous la conduite de Périclès, le peuple
se voit amené au choix d’assumer lui-même la politeia. Périclès vivant, l’état de
choses se maintient encore acceptable, mais, après sa mort, les leaders incertains
abondent, en une foule de noms.
§ 29/33
– Prix payé à la pleonexia de leurs chefs, les Athéniens sont contraints de ren-
verser la démocratie (kinein tēn dēmokratian) et d’installer la politeia des Quatre
Cents. Expérience nouvelle pour la constitution d’Athènes que la confrontation
avec l’anagkē. Stabilité nullement intrinsèque – ce qui, pour Aristote, reste la
vraie stabilité –, celle-ci est imposée par une oligarchie. La constitution ne se
confond plus avec la cité, mais est identifiée aux Cinq Mille meilleurs Athéniens.
On n’entrera pas dans le détail des deux constitutions écrites…
H – Point névralgique pourtant pour les historiens, qui vont jusqu’à douter
de l’existence même d’une constitution des Cinq Mille !
PH – … Les Quatre Cents se maintiennent quatre mois, c’est tout dire pour
une stabilité. Les revers précipitent les choses, et la politeia passe aux mains des
hoplites puisque c’est la guerre qui est l’état institué. Et rapidement, la consti-
tution repasse au dēmos : c’est la neuvième metabolē (34).
§ 35/38
– Et il y a Aigos-Potamos. Hésitation entre un retour à la patrios politeia et le
désir d’oligarchie qui agite les sociétés secrètes (hetaireiai). C’est bientôt la
tyrannie des Trente, dixième metabolē. Maîtres (kurioi) de la cité, ils annulent
le politique comme tel. Paradoxe d’une polis sans politai ni politeia, moment de
violence extrême et aussi d’abstraction : plus de noms propres, une série d’actes
l’athenaion politeia avec et sans athéniens 663
pour réduire la politeia aux seuls agissements des Trente. Face à l’oligarchie,
toute collectivité a disparu (hoi polloi, to plēthos, ho dēmos), tendanciellement
les politai sont tous en voie d’élimination, subsiste seul le cadre vide de la cité,
unique corrélat formel du déploiement démesuré de la dunasteia oligarchique.
On aperçoit jusqu’où la politeia peut être défaite, jusqu’à rendre inconcevable
toute renaissance politique.
§ 39/40
– Celle-ci cependant se prépare, sous forme d’une ultime metabolē. Il s’agit de
prendre en compte la situation créée par les Trente : Athènes n’est plus dans
Athènes, entendez : le dēmos a son existence hors astu – contraint de se recons-
tituer à l’étranger du fond de sa dissolution –, et il lui faudra réintégrer son lieu
politique naturel, tandis que le plēthos (40, 1), demeuré sous les Trente dans la
ville, se voit proposer une émigration à Eleusis. Kathodos (retour) et exoikia
(émigration) figurent une circulation de flux en sens contraire, ce qui constitue
toujours pour Aristote une aporie « physique ». Très vite, cependant, le dernier
mot est à l’homonoia, puisqu’il faut dépasser au plus tôt la différence entre les
« vrais » Athéniens revenus de l’étranger et les habitants d’Athènes sous les
Trente, menacés d’être délégitimés dans leur statut de citoyens.
Une fois reconquise l’homonoia entre deux côtés du même (hoi Athēnaioi),
après que le dēmos a fait sa rentrée sur la base de ses propres ressources, la
politeia désormais est à jamais stable.
C’est toute l’importance du nun, du « à présent », qui autorise dès lors de
l’analyse institutionnelle. Pour qu’une politeia parvienne à l’abstraction de son
fonctionnement, il faut donc qu’elle ait épuisé son « histoire », c’est-à‑dire pris
connaissance de sa consistance à travers la série complète des accidents sus-
ceptibles de survenir à un corps politique – le dēmos – qui doit gérer son abs-
traction en dépit des incessantes pulsions à s’incarner. Il semble bien en effet
que les « malheurs » arrivent toujours au dēmos quand il cède à l’incarnation
de son arkhē dans un personnage (d’où le sens du retrait de Solon), un lieu
(l’Aréopage), une faction (les Trente). Les accidents ne se déduisent pas, ils
arrivent (sumbainein), on peut seulement décrire des mouvements de montée
aux extrêmes et des renversements. Cependant, à chaque metabolē, la politeia
fixe davantage en elle-même, fût-ce inconsciemment, le principe de sa durée.
(à suivre)
QUESTIONS ANTIQUES SUR L’OPINION
Soit le plus grand des écarts possibles : face à l’historien de l’opinion fran-
çaise sous Vichy, une historienne de la Grèce ancienne. La situation n’est pas
absolument inédite, mais elle n’est pas courante : sans doute faut-il nommer
(et saluer) les quelques historiens qui, de Jules Isaac à Pierre Vidal-Naquet, ont
su et savent à eux seuls conjoindre en leur travail et leur personne l’attention
au présent le plus brûlant et l’étude d’un lointain passé ; mais, en la circons-
tance, un dialogue effectif est censé s’instaurer entre deux historiens que leur
choix d’objet installe presque aux deux bouts de la chaîne temporelle assignée
à l’histoire occidentale.
C’est que de fortes raisons ont présidé à l’organisation de cette rencontre,
à commencer par le désir de mettre en question la réserve généralement obser-
vée par les historiens du monde contemporain à l’égard des tentatives pour
articuler « le politique et l’imaginaire social »1. Face à Pierre Laborie, donc,
une représentante de ces historiens de l’Antiquité dont lui-même estime qu’ils
ont « depuis longtemps mené une réflexion […] sur imaginaire et histoire »2.
Or, en matière d’Antiquité, l’avancée n’est pas sans avoir buté sur de sérieuses
difficultés – ce n’est pas compliquer gratuitement le jeu, mais entrer déjà dans
le vif du sujet que de l’affirmer : car c’est bel et bien l’articulation même qui
pose problème, pour les antiquisants et pour les contemporanéistes, ceux-ci
s’attachant plus aux jeux tangibles de la politique concrète, ceux-là tablant sur
la nature très particulière – textuelle ou figurale – des documents dont ils dis-
posent pour concentrer leur attention sur l’imaginaire social, au risque parfois
d’y perdre en chemin le politique3.
Faut-il le préciser ? Une telle confrontation m’est précieuse et parce que le
problème de l’articulation m’a toujours préoccupée (ce qui, il est vrai, ne suffit
nullement à garantir contre les multiples embûches qui s’y attachent) et parce
* Première publication dans Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 18, « Histoire
politique et sciences sociales », 1991, p. 115-126.
** Les pages qui suivent tentent à la fois de témoigner pour l’essentiel de ce qui fut dit lors de la
séance de travail du 8 février 1990 – je disposais alors pour matériau du manuscrit de L’Opinion
française sous Vichy, encore à paraître (Paris, Le Seuil, 1990) – et de formuler quelques questions
en écho au texte très élaboré de Pierre Laborie (février 1991).
1. Pierre Laborie, supra. Désormais, seules les citations de Pierre Laborie renvoyant à son ouvrage
appelleront une note. Les références au texte publié dans ce Cahier ne seront pas précisées.
2. L’Opinion…, op. cit., p. 48-49, note 1.
3. Voir « Repolitiser la cité », L’Homme, 97-98, janvier-juin 1986, p. 239-254.
questions antiques sur l’opinion 665
4. Comme le rappelait Denis Peschanski, en une amicale provocation pour introduire la séance.
5. À définir évidemment avec précision et à manipuler avec précaution : parler d’invariance n’exclut
pas l’attention aux ruptures, et il importe de savoir tenir simultanément plusieurs chaînes temporelles.
6. Thucydide, VIII, 66, 2-3.
7. L’Opinion…, op. cit., p. 201-202 et 206.
8. Ils semblent avoir été beaucoup plus indulgents vis-à-vis du travail analogue (mais moins
inspiré) de P. Jouguet, intitulé « Révolution dans la défaite » et publié en 1941 dans la Revue du
Caire. Jouguet, il est vrai, faisait partie de la confrérie des antiquisants.
9. Jules Isaac (Junius), Les Oligarques. Essai d’histoire partiale, Paris, les Éditions de Minuit,
1946 ; réédité en 1989 chez Calmann-Lévy, avec une préface de Pascal Ory.
10. L’Opinion…, op. cit., p. 201 : « Les représentations nées du traumatisme de la défaite vont
exacerber le sentiment que la nation a été victime de ses déchirements … »
666 questions antiques sur l’opinion
impunément sur cela même qui fait la matière de la mémoire française. Et si, pour
l’historien de Vichy, le problème est d’éviter de clore son objet sur lui-même,
c’est à une tout autre clôture que doit savoir échapper l’historien du politique
grec : celle – en forme d’impératif – qui l’obligerait à n’interpréter son maté-
riel que dans les mots, les concepts et les raisonnements employés par les Grecs
eux-mêmes, au risque de ne plus jamais s’adresser à un destinataire contem-
porain. D’où la nécessité de ce grand écart, dont il me faut jouer le jeu. D’où,
aussi, ce préambule, un peu long, dont je ne pensais pas pouvoir me dispenser.
De l’opinion
11. Et qu’il n’a pas peu contribué à acclimater comme objet à part entière de l’histoire, dans le
courant de recherche qui se dessine actuellement.
12. Thucydide, II, 65, 2-4.
questions antiques sur l’opinion 667
introduisent, extraits des Grenouilles où, dans l’Hadès, le dieu Dionysos converse
avec Eschyle et Euripide à propos de celui-ci :
Dionysos – Au sujet d’Alcibiade, quelle est votre opinion (γνώμη) à l’un et à
l’autre ? Car la cité ne parvient pas à accoucher.
Euripide – Et quelle opinion (γνώμη) a-t‑elle de lui ?
Dionysos – Quelle ? Elle le désire, le hait et veut l’avoir.17
À quoi Thucydide fait écho au livre VI de La Guerre du Péloponnèse lorsque,
évoquant le trouble de l’opinion en 415 face au comportement d’Alcibiade et la
hantise partagée du coup d’État tyrannique, c’est du « peuple des Athéniens »
(ὁ δήμoς τῶν Ἀθηναίων, forme institutionnelle de la collectivité) ou même de « la
cité » (ἡ πόλις) qu’il fait le siège de sentiments contradictoires autant que violents18.
Il faut nous y résigner : parce que les penseurs grecs de la cité veulent qu’elle
soit parfaitement indivisible, c’est plus souvent l’unité que la multiplicité des
positions qui, dans le récit des historiens grecs classiques, constitue l’opinion.
Et lorsque la division est patente parce que la guerre civile est devenue un état
de fait, la narration porte plus volontiers l’accent sur les agents de l’histoire
que sur les groupes passifs et consentants : ainsi, s’agissant de la στάσιϛ pro-
voquée par les Trente, le récit de Xénophon se focalise tantôt sur les dirigeants
oligarques en proie à leurs propres dissensions internes, tantôt sur la troupe des
exilés devenant peu à peu une réelle armée de démocrates, sans s’attarder à carac-
tériser l’état d’esprit de « ceux de la ville », groupe sans nul doute hétérogène
et dont la composition va des citoyens « tranquilles », prêts à tous les régimes
forts parce qu’ils savent qu’ils en sortiront indemnes, aux adversaires irréconci-
liables de la démocratie. Impossible, en pareil cas, de procéder à une distinction
entre « attentisme de refuge »19, attentisme par inertie et « attentisme de soutien
complice aux actions de la Résistance ». Tout au plus apprend-on de Xénophon
que la faction dure des Trente, menée par Critias, liquida Théramène, redou-
tant que « les citoyens » (sans autre précision) ne se rassemblent autour de lui
(Helléniques II, 3, 18) ou que le conseil oligarchique lui-même fit du tumulte
en faveur de celui-ci, sans que l’on puisse déterminer si, sous le titre institu-
tionnel de βουλή, il faut entendre une unanimité dans le soutien à l’oligarque
modéré (II, 3, 50). Mais, lorsque les exilés s’emparent de la forteresse de Phylè,
à la frontière Nord de l’Attique, et l’emportent en un premier engagement, rien
n’est dit de la réaction dans la ville, et seule celle des Trente est mentionnée.
Il faut donc attendre que les démocrates aient gagné une victoire décisive sur
l’armée des « gens de la ville » pour que ceux-ci soient alors montrés divisés ;
mais, opposant « ceux qui s’étaient rendus coupables de quelque excès de vio-
lence » et liaient leur sort à celui des oligarques et le marais des opportunistes
et des sans opinion (« ceux qui étaient convaincus de n’avoir commis aucune
injustice »20), cette mention n’apporte aucune information vraiment neuve21.
Ce n’est pas que, çà et là, quelque indication ne perce dans les textes, mais,
en règle générale, l’historien de la politique athénienne – la mieux documen-
tée de toute l’époque classique – en est réduit à se contenter de l’opposition
somme toute grossière entre une opinion unanime et une opinion divisée. Encore
moins est-il question de quantification. Car, si le contemporanéiste doit, comme
l’y invite Laborie, se méfier de la notion d’opinion publique, fondée sur une
adhésion excessive au critère de la mesure, l’historien de la Grèce ancienne ne
court certes pas ce risque, protégé qu’il est par la nature même de son maté-
riel contre tout projet de chiffrage des composantes de l’opinion. Il en va ainsi
avec le résultat des votes, dont témoignent les décrets parvenus jusqu’à nous,
ces realia dont on attendrait beaucoup s’ils n’étaient eux aussi, travaillés par
l’idéologie de l’Un civique : alors que, par son existence même, un décret atteste
qu’une majorité a été obtenue, rien, dans le libellé de ces documents officiels,
ne permet le moindre décompte de suffrages ni même, à défaut de chiffres, ne
comporte l’indication de la marge, étroite ou large, dont disposait en l’occur-
rence la majorité et, sur ce point, les décrets sont, s’il se peut, plus silencieux
encore que les historiens, qui mentionnent au moins les votes très serrés22. Seul
le peuple – un tout – est crédité de la décision, ainsi que le proclame l’en-tête
du décret. Encore s’agit-il là de votes, légitimement rapportés à la communauté
athénienne dont ils sont des actes. On devine dès lors que toute appréciation
chiffrée devient impossible, dans un contexte où il s’agit seulement d’opinion :
car, même si la décision en assemblée relève du champ sémantique de la δόξα,
ce qui implique une articulation très étroite entre l’« opinion » et le vote23, il
est a fortiori vain de chercher à mesurer un simple courant d’opinion lorsqu’il
est mentionné par les historiens grecs. Il est donc des pièges que l’antiquisant
soupçonne à peine, bénéficiant – une fois n’est pas coutume – des silences de
ses sources et des lacunes de sa documentation. Il n’en reste pas moins qu’il
lui arrive de rêver de se heurter pour de bon aux difficultés que doit affronter le
contemporanéiste, contraint qu’il est inversement de gérer l’abondance.
Singulier, pluriel
22. Sur tout cela, voir « La majorité, le tout et la moitié. Notes sur l’arithmétique athénienne du
vote », Le Genre humain, 22, 1990, p. 89-110.
23. La même remarque pourrait être faite sur le mot γνώμη qui désigne aussi bien l’opinion que
la décision et, dans le cas d’un vote, la position adoptée face à une proposition dans l’assemblée.
670 questions antiques sur l’opinion
des schémas connus »24, on pourrait s’interroger. De même que l’on s’interroge
sur la nature du on dont Laborie fait l’ordonnateur des certitudes douteuses qui
orchestrent la « dérive vers l’irrationnel ». Relisons la page 123 de L’Opinion
française sous Vichy :
1. On décrète la décadence. On en souligne la gravité, avec toute la dramati-
sation nécessaire […]
2. On affirme catégoriquement que des forces malignes travaillent à cette décom-
position de la nation. On les choisit, de préférence, occultes […]
3. On démasque les responsables et on les désigne pour être traités comme tels.
Ainsi, non seulement on soulage des peurs que l’on avait fait naître, mais on
resserre, contre les ennemis qui veulent détruire le pays de l’intérieur, les liens
de la communauté.
4. On tire les leçons et on amène la solution […]
Admettons en l’occurrence que, pour accréditer le « mythe du complot »
et libérer les fantasmes qu’il déclenche inévitablement, il faille effectivement
un comploteur, que l’identité de celui-ci soit individuelle ou collective. Mais,
s’agissant du discours dominant, quel est donc ce on, par définition indéterminé
et pourtant en position de sujet ? De « la cité » (le peuple, les citoyens…), sujet
omniprésent des énoncés grecs, à ce chef d’orchestre sans visage qu’est le dis-
cours dominant qui tout à la fois met à jour et exploite « les modes de fonction-
nement primaires de la pensée collective »25, quel est le gain pour la réflexion ?
À supposer, bien sûr, que l’on puisse parler de « gain » dans un domaine où,
pour avancer, l’historien se voit contraint de poser plus de questions qu’il n’y
peut répondre, et doit recourir à des mots déjà très marqués par l’emploi qui en
a été fait et qu’il sait ne pas pouvoir maîtriser jusqu’au bout.
Que l’on m’entende bien : c’est loin de toute certitude comme de toute iro-
nie que je formule ces interrogations que j’adresse à Pierre Laborie comme je
me les adresse régulièrement à moi-même. Interrogations certes à double tran-
chant : à traquer le politique dans son fonctionnement non institutionnel, on ne
saurait éviter de les soulever puisque, « en matière d’opinion, il n’est jamais
possible de dissocier le discours de la méthode » ; et cependant, il faut aussi
savoir, dans le mouvement du travail, les contenir au bord glissant des ques-
tions sans fond : alors, on décide d’avancer, comme si de rien n’était, en atten-
dant qu’à nouveau il se révèle impossible de les contourner.
Parce que, comme Laborie, je m’attache avant tout à tenter de comprendre
« ce qui se passe dans les têtes », je suis convaincue et de la nécessité de main-
tenir un pluriel (les têtes), pour sauver le multiple, et de la non moins impé-
rieuse obligation où nous sommes de penser un processus en son opérativité.
C’est pourquoi, plutôt que de parler de « représentations mentales » (que je ne
peux m’empêcher de percevoir comme des figures préformées ou des concré-
tions passives), je préfère, pour ma part, recourir à la notion d’« opérations de
pensée », étant entendu que l’on ne peut se contenter de décrire des opérations
et qu’il faut savoir les mettre en mouvement par une intervention active, l’his-
torien se muant, qu’il le veuille ou non, en interprète ; ce qui n’empêche pas
que l’on ne soit jamais assuré de ne pas accomplir simplement l’une de ces
« opérations en peut-être » qui consistent à nommer un processus en croyant
l’effectuer26. Or, pour en avoir fait la contraignante expérience, je sais que, dans
la réflexion sur le politique, toutes les dénominations auxquelles il a recours sont
piégées par l’historien, quelles que soient son époque et la nature de sa docu-
mentation. Soit par exemple le mot « fonction », qui soudain fait son appari-
tion vers la fin de l’exposé de Laborie. Fonction ? Encore un mot délicat, non
seulement parce que, par les temps qui courent, le fonctionnalisme aurait mau-
vaise presse – après tout, rien n’interdit jamais d’aller à contre-courant ; mais
surtout : à parler de « fonction(s) du pacifisme » (ou de l’antisémitisme), quelle
téléologie met-on en œuvre, par rapport à quel organisme, visant quels buts et
tirant quels bénéfices ? Sauf à hypostasier l’ordre – voire le fonctionnement –
comme la logique même de toute société, supposée s’autoréguler par un équilibre
des déséquilibres, ce que Pierre Laborie ne fait certes pas, comment contour-
ner la très irritante question de l’instance téléologisante, qu’on nomme celle-ci
« cité » qu’on indétermine grammaticalement sur le mode du « on », que l’on
parle de « pensée collective » ou d’opinion ?
« Secours de Freud »
D’autant qu’il faut bien en venir à s’expliquer avec le refus de la notion d’opi-
nion publique lorsqu’il est justifié par la place qui y est accordée « presque exclu-
sivement à l’observation de l’explicite » ou à « l’expression du manifeste ». Sans
doute l’historien de l’opinion sous Vichy doit-il, tout au long de son enquête,
compter avec l’« irrationnel », qu’il s’agisse pour lui d’évoquer « les obscures
profondeurs de la vie mentale dont parle Marc Bloch »27 ou la confiance abso-
lue des pacifistes français dans « la raison des peuples »28, de présenter les
« dérives » de la fin des années 193029, de commenter « l’adhésion massive
qui entérine la liquidation de la République »30 ou de caractériser « l’étrange
épidémie d’amnésie qui frappe les Français dès 1944 »31. Mais lorsque, dans
la conclusion du livre, il pose la nécessité pour la réflexion, d’en passer par la
prise en compte de « logiques souterraines (progressant) selon des rythmes
autres », Laborie fait à l’évidence un pas au-delà de ce q u’implique la notion
un peu trop englobante d’irrationnel32, et de nouvelles questions s’ouvrent alors.
26. Je m’appuie ici sur des remarques de Patrice Loraux, « Les opérations en peut-être », à paraître
dans les Actes du Colloque Wittgenstein, Université de Paris XIII, juin 1989.
27. L’Opinion…, op. cit., p. 19.
28. Ibid., p. 89.
29. Ibid., p. 122.
30. Ibid., p. 229.
31. Ibid., p. 334.
32. Ibid., p. 329.
672 questions antiques sur l’opinion
Dois-je l’avouer ? Je crois pour ma part que, si l’on s’occupe d’affects et d’opé-
rations de pensée collectives, on échappe mal à un questionnement sur ce qu’il
en est de l’analogie que Freud, oscillant lui-même entre doute et conviction,
établit à titre d’hypothèse entre l’individuel et le collectif, dans L’Homme Moïse
et la religion monothéiste34. Il est vrai que mon matériel grec s’y prête presque
trop bien qui fait de ἡ πόλιϛ (la cité) le sujet du politique et qui, entre individu
et cité, n’établit de différence que de degré35 – avec cette précision qui n’est
peut-être pas seulement anecdotique, que je me suis avisée de cette association
étroite entre ἰδιώτηϛ et πόλιϛ qu’après avoir lu et relu le texte de Freud. Mais je
ne plaiderais certes pas pour la généralisation de cette perspective dont je sais
qu’elle sera jugée à contre-courant, dérangeante pour l’historien, et dont le des-
tin pourrait bien être de se reformer sans fin comme hypothèse de travail, tou-
jours à étayer sans que jamais l’on puisse se reposer sur l’acquis.
« Théologie de la dette »
* Texte sur le livre de C. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris,
La Découverte, 1989. Première publication dans Archives de sciences sociales des religions, n° 74,
avril-juin 1991, p. 163-169.
1. J’emprunte cette notion à Marie Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l’événement
psychique, Paris, Ramsay, 1989.
2. Malamoud se réfère explicitement au Mythe et pensée de Jean-Pierre Vernant (1re éd. 1965).
674 lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots
et le chapitre 10, « Les chemins du couteau ». Mais, parce qu’il est omnipré-
sent dans le Veda, le schème sacrificiel informe tous les autres chapitres de ce
livre, en particulier celui que Malamoud consacre au « reste », en ouverture
du parcours, et par où s’amorce le thème, essentiel, de la civilisation de l’Inde
ancienne comme « économie généralisée du reste » en ce que toute action com-
porte un excédent qu’il faudra traiter au prix d’une nouvelle action – ou d’une
nouvelle naissance –, laquelle à son tour comportera un excédent. Ainsi se noue
dès les premières pages la réflexion sur ce que le chapitre 5 appelle « La théo-
logie de la dette dans le brahmanisme » : ce jeu du donner et du reprendre,
central dans l’acte sacrificiel où le sacrifiant, qui est aussi la victime authen-
tique, sacrifie un substitut animal de lui-même tout en donnant de deux façons
son corps (ou tout en donnant ses deux corps), non sans s’être assuré – car il
convient que le sacrifiant se garde pour le sacrifice – des moyens rituels pour se
reprendre soi-même, en une victoire provisoire (mais nécessaire) sur le féroce
Yama, dieu des morts auquel tout humain doit, un jour pour de bon et tous les
jours dans l’ordre de sa vie, payer sa dette. Car la dette est première, en ce jeu
du donner et du reprendre ou du vide et du plein, auquel est consacré l’admi-
rable chapitre 3, « La brique percée ».
Présenter tous les chapitres d’un livre aussi dense épuiserait l’espace de
cet article. Pour m’en tenir à un choix tout personnel, je mentionnerai simple-
ment encore le texte sur la séduction (chap. 5) et celui sur « Le corps contrac-
tuel des dieux védiques » (chap. 11), avec les « Observations sur le corps des
dieux » (chap. 13), à la fois hors représentation, matériel dans et par le sacri-
fice, et construit par la récitation des paroles védiques. Sans oublier qu’en sans-
crit, « amour » et « souvenir » se disent dans le même mot parce qu’amour
est souvenir de l’amour (ainsi que l’explique le chapitre final, « Par cœur »)3.
J’arrête ici l’énumération des chapitres sans estimer pour autant avoir rendu
justice à la richesse des contenus de ce livre, j’esquisserais volontiers le déve-
loppement de quelques questions qui, tout au long de la lecture, se sont impo-
sées à une lectrice à la tête « grecque ».
Il faut traduire
3. Ce début est la reprise, modifiée sur de nombreux points, d’un compte rendu paru dans Préfaces,
14 juillet-septembre 1989 (et donc non signé).
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 675
« toujours produit, dégagé par cela même qui va s’y loger »4. En cuisant l ’espace
qu’il fait exister pour les dieux et pour lui seul, le sacrifiant « confirme la struc-
ture du monde ». Les rites font le monde, et les mots font le rite.
La traduction littérale, avec cette attention aux mots et à leur polysémie,
à la syntaxe et au jeu dans les énoncés qu’elle suppose, ouvre donc la voie
vers un univers de pensée, obligeant l’indianiste et ses lecteurs à un rigoureux
effort de décentrement. Et, en chemin, l’on s’interroge : dans un contexte où
il n’y a pas à proprement parler de sens figuré (non plus que de « manière
imagée de parler » : p. 268), avec lokapakti, est-ce bien encore d’une méta-
phore qu’il s’agit ?
Malamoud s’est évidemment posé cette question à propos de lokapakti et,
tout au long du livre, il développe une réflexion aiguë sur les degrés de méta-
phoricité des mots, des énoncés, des actes et des choses dans un monde où
abondent les échos et les renvois. S’agissant de lokapakti, sa réponse, en forme
d’oxymoron, invite à « ne pas affadir la métaphore », ce qui revient à « consi-
dérer l’expression comme très peu métaphorique » (p. 36). Difficile logique
que celle où l’on peut parler de métaphore – car ce que l’on fait en « cui-
sant le monde » est beaucoup plus qu’une cuisine ou même qu’une cuisson –
tout en évitant soigneusement les pièges du « métaphorique », c’est-à‑dire
du figuré. La force de la métaphore étant donc de n’être pas métaphorique,
l’analyse se réglera sur la représentation paradoxale d’une figure qui n’en est
pas réellement une, mais plutôt en soi une réalité, si bien que, d’une page à
l’autre, la dikṣā, ici « cuisson métaphorique », deviendra là « cuisson (quasi)
métaphorique » (p. 61- 62) parce que cette préparation du sacrifiant, ébau-
chant l’offrande de la victime véritable, est, plus qu’une phase préparatoire,
un moment essentiel du sacrifice. Commence le jeu de l’authentique et du
réel, par où la vraie victime n’est pas l’offrande réelle, laquelle n’est qu’un
substitut de l’oblation véritable.
4. Ce qui n’est, au sujet de loka, qu’esquissé dans Cuire le monde a été depuis lors développé dans
« Cosmologie prescriptive. Observations sur le monde et le non-monde dans l’Inde ancienne »,
Le Temps de la réflexion, 10 (1989), p. 303 - 325.
5. Ibid., p. 320.
6. Cette citation (extraite de Cuire le monde, p. 82) est soulignée par moi, comme toutes celles
qui suivent.
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 677
La seconde question, plus axée encore, s’il se peut, sur la philologie, naît de
la lecture de phrases comme :
Prajāpati préexiste, sous forme d’énergie ou de vouloir, à son propre corps (puisque
c’est lui-même ici qui entreprend de se faire) […] (p. 265).
ou comme :
L’homme est la seule victime qui puisse également être un sacrifiant (p. 104 -105),
phrases où l’actif (faire, tuer), le passif (être fait, être tué), et la réflexi-
vité (se faire) coexistent jusqu’à coïncider. Il se trouve que ces deux phrases
sont l’une et l’autre fondatrices du rite, et sans doute n’est-ce pas là un hasard.
Mais, comme tout à l’heure à propos du verbe « être », le lecteur s’interroge :
une logique où le passif semble parfois induire l’actif (ne serait-ce pas parce
que l’homme est la seule victime sacrificielle qu’il doit se faire sacrifiant ?) ne
s’articule-t‑elle pas, dans la grammaire du Veda, à une réflexion particulière sur
la signification du réfléchi ?
Deux questions, donc, et beaucoup d’autres encore. Mais l’essentiel est peut-
être que, à suivre Charles Malamoud dans sa lecture du Veda, on passe – on est
toujours déjà passé – de l’étude des textes à l’analyse des opérations de pensée
et des actes psychiques qui s’y déploient. J’en veux pour preuve les indications
çà et là données au passage, comme quoi « le texte ici veut bien nous rappeler
qu’en “apaisant” et en dépeçant [la victime], on [la] tue » (p. 217), ou le minu-
tieux relevé des efforts « pour nier, masquer ou transformer en leur contraire la
mort et la fragmentation d’organismes vivants ». Ce n’est pas que l’indianiste
vise à construire systématiquement ce que les textes ne disent pas, et l’on sera
sans doute plutôt troublé par le sentiment récurrent que, d’une certaine façon,
le texte védique, toujours au clair avec lui-même, dirait jusqu’au bout (sans
reste, vraiment ?) ce qu’il dit, parce qu’il a même inclus en soi « des conces-
sions à l’imaginaire et à l’affectivité » (p. 42) : inutile, donc, de chercher à en
remontrer à une civilisation qui sait assez à quoi s’en tenir avec tous les pro-
cessus que nous dirions inconscients pour avoir fait de l’Occultation personni-
fiée une entité à la fois abstraite et mythique (p. 251).
Mais il faut y insister : lors même qu’un texte semble limpide, tous les pro-
cessus d’évitement sont encore possibles du côté du lecteur – sur le mode : avoir
des yeux et ne pas voir –, et, parce qu’une lucidité parfois intrépide les anime
au contraire, les analyses de Malamoud relèvent – ce que sans doute il contes-
tera – de l’interprétation (le dire, on l’a deviné, est ici tout sauf une critique).
C’est a fortiori le cas lorsqu’il lui faut travailler avec ce qui n’a pas reçu d’éla-
boration objective, telle cette omniprésente « obsession de la vengeance » qui
n’est pas devenue « une pratique sociale nettement circonscrite » (p. 209). Ce
qui nous introduit au très beau chapitre « Action en retour et mécanisme du
sacrifice dans l’Inde brahmanique », où l’on découvre que, malgré les textes
proclamant sans fin « que le meurtre sacrificiel n’est pas un péché, le senti-
ment de culpabilité ne se dissipe pas si aisément, et la force du rite est bienve-
nue qui […] [enferme] la victime dans sa condition de victime ». Et Malamoud
lokapakti. l’indianiste, le sacrifice et les mots 679
Dialogue au fin fond de l’Hadès entre Ulysse, de passage au pays des morts,
et l’ombre d’Achille :
– … Achille,
D’homme plus heureux que toi, il n’en fut ni n’en sera jamais.
Car auparavant tu vivais, et nous t’honorions à l’égal des dieux,
Nous autres Argiens ; et grande est aussi ta supériorité sur les morts,
Maintenant que tu es en ce lieu. N’éprouve donc aucun trouble d’être mort, Achille.
– Ne m’adoucis donc pas la mort, illustre Ulysse.
J’aimerais mieux, serviteur attaché au sol, travailler pour un autre,
Un homme sans patrimoine, qui n’aurait pas beaucoup pour vivre,
Que de tous les morts trépassés être le seigneur.
(Odyssée, XI, 482-491)
« N’éprouve aucun trouble d’être mort / Ne m’adoucis donc pas la mort »…
Si, pour commencer, j’évoque ce texte célèbre, mainte fois cité, mainte fois
commenté, ce n’est pas pour en donner une interprétation de plus. Mais il
m’importe que le regard porté sur l’Iliade par l’Odyssée soit celui-là : que,
depuis la mort – désormais son état et son lot –, le héros qui, dans l’Iliade, pré-
férait la brièveté d’une vie fulgurante à la sécurité du retour, qu’Achille donc
affirme que rien ne saurait embellir la mort. Qu’il revienne au « meilleur des
Achéens » de faire entendre une voix grecque, souvent réduite au silence par
les bruyantes louanges de la beauté d’une mort guerrière1, mais qui toujours,
même assourdie, proteste que dans la mort il n’y a nulle valeur.
Nulle valeur dans la mort, nulle gloire dans l’excès, lorsque, par exemple,
on identifie la guerre au sel de l’existence. Cette fois-ci, c’est l’Iliade elle-même
qui l’affirme, par la bouche de Ménélas qui, pour être un moindre héros, n’en
est pas moins concerné – ô combien – par la guerre de Troie :
Il n’est rien dont on ne se lasse, de sommeil, d’amour,
De doux chants, de danse impeccable.
De tout cela pourtant qui ne souhaiterait se gaver
Beaucoup plus que de guerre ? Mais les Troyens sont insatiables de combat.
(Iliade, XIII, 636-639)
Et Ménélas continue à combattre, parce qu’il le faut s’il veut reprendre Hélène,
et non parce qu’un héros se devrait en toute occasion au beau et que la guerre
– les Grecs pourtant feront tout pour croire s’en être convaincus – serait belle.
Il me plaît d’ouvrir ainsi, sur le discours fort de l’épopée, un parcours consa-
cré à la valeur de la mort en pays grec. Car tel est mon projet, qui suppose que
l’on s’attache à la mort, conçue en soi comme valeureuse ou sans valeur, plutôt
qu’aux « valeurs » – sociales, esthétiques, morales – que l’on dit s’y associer.
Fort est le discours de l’épopée parce qu’il fait la part de la faiblesse, parce
qu’aucune idéologie n’y vient farder la perception aiguë de la vie humaine en
sa richesse, plaisir, grandeur et fragilité inextricablement mêlés, lors même
qu’il faut choisir la mort et qu’on la choisit. Forte est l’épopée, de connaître
l’irremplaçable de la vie et de ne pas prétendre, pour mieux glorifier le choix
d’Achille, que la vie n’était rien. On aura compris que je pense déjà, en contre-
point, au modèle combien plus idéologique de la « belle mort », censé, dans les
cités de l’époque classique, convaincre le citoyen de ce que la vie, réduite au
corps, lui-même pure « guenille », ne vaut que s’il la rend à la cité, détentrice
de toute valeur. Et l’on aura deviné qu’à lire les textes d’un regard qui ne serait
pas seulement d’helléniste, je choisis sans hésiter la grandeur sans illusion de
l’épopée où l’on meurt, même pour la gloire, en regrettant la vie : où le mou-
rir pour ne fait pas oublier le mourir à.
2. Outre le Psyché de Rohde (trad. fr., Paris, 1928), on mentionnera J.-P. Vernant, « La figure des
morts », dans Figures, idoles, masques, Paris, 1990, p. 32-81.
682 le point de vue du mort
d’une brève mention, le comment de la mort est, sauf trépas glorieux ou violent,
souvent passé sous silence.
Du moins dois-je préciser que j’évoque ici cette prose très civique qu’est le
récit des historiens, et que je ne dirai rien aujourd’hui ni de la prose des plai-
doyers judiciaires, à l’évidence plus soucieuse de préciser comment mourut la
victime du meurtre (ou, plus quotidiennement, celui dont les parties se disputent
l’héritage), ni de la tragédie qui compte la mort, exposée aux regards ou cachée,
virile ou féminine, mais toujours violente, au nombre de ses ressorts essentiels.
Tenons-nous en donc à la narration historique : ce n’est certes pas dans le récit
de Thucydide que nous apprendrons comment mourut Périclès. À peine l’his-
torien a-t‑il interrompu l’exposé des mérites de l’homme d’État pour indiquer,
du bout des lèvres, qu’« il vécut encore les événements pendant deux ans et
six mois » que déjà, l’évaluation de la conduite de Périclès reprend son cours :
et, quand il fut mort, on reconnut encore bien mieux la valeur de ses prévisions
au sujet de la guerre (II, 65, 6).
C’est donc à Plutarque que nous devons de ne pas ignorer que Périclès suc-
comba à la « peste », ni ce que fut sa mort ; c’est par Plutarque aussi que nous
savons que, pour Périclès, l’attaque ne fut pas, comme chez d’autres, aiguë ni
violente, mais qu’il fut atteint d’une « sorte de langueur… qui lui consuma len-
tement le corps et mina la vigueur de son esprit » (Vie de Périclès, 38, 1). Il
est vrai qu’à l’époque classique, les grands hommes ne sauraient mourir dimi-
nués ou d’une mort trop commune : de même que, décrivant la montée de la
ciguë dans le corps de Socrate, Platon protégera son héros en arrêtant le récit au
moment précis où, atteignant les parties nobles, le poison devrait inéluctable-
ment s’emparer de la tête, donc de la pensée du philosophe3, de même Thucydide
refuse de soumettre l’homme politique par excellence à l’emprise d’un fléau qui
attaque tous indistinctement et qui détruit tous les usages sociaux, à commen-
cer par les rites funéraires, et toutes les valeurs civiques, au premier rang des-
quelles la « belle mort », exaltée par Périclès dans l’oraison funèbre, à peine
quelques chapitres auparavant.
Pour être objet de discours dans la Grèce des cités, la mort doit donc excé-
der le lot commun. C’est le cas de tous les trépas anomaux, meurtres ou sui-
cides qui font le tissu de la tragédie, massacres dans les luttes civiles et jusque
dans la guerre, où ils ébranlent les normes hoplitiques, ce qui leur vaut de rete-
nir l’attention attristée des historiens grecs. De ces morts violentes, générale-
ment considérées comme honteuses, j’ai beaucoup parlé4 en d’autres lieux, et
je ne reviendrai donc pas sur ce chapitre. En revanche, je m’intéresse à la mort
en tant qu’elle fonde la valeur ou qu’elle en donne, ce qui entraîne qu’en elle-
même elle ne soit plus considérée comme un pur fait ou comme une loi de nature.
Soit donc la mort valorisée, support de normes très élaborées où se condense la
qualité éminente du groupe ou de l’individu. Est-il vraiment besoin de préciser
3. Voir N. Loraux, « Donc Socrate est immortel », dans Les Expériences de Tirésias, Paris, 1990, p. 199.
4. Voir « Le corps étranglé », dans Les Expériences de Tirésias, p. 124-141 : Façons tragiques
de tuer une femme, Paris, 1985 ; « Oikeios polemos. La guerra nella famiglia », Studi Storici, 28
(1987), p. 5-35.
le point de vue du mort 683
que, dans tous les cas envisagés, la présence absente du mort, inoubliable à
divers titres, pèsera de tout son poids sur la représentation que la société se
donne de la mort ?
J’ai distingué deux façons pour la mort d’avoir partie liée avec la valeur.
Elle peut la fonder – ou, mieux, elle fonde les valeurs –, et elle peut en donner
lorsque le mort était auparavant sans qualités.
Soit le premier cas de figure : à parler, comme on a pu le faire, de l’« idéolo-
gie funéraire » dans la Grèce antique, s’est-on assez avisé de ce que, plus préci-
sément, c’est dans la mort qu’en Grèce trouve à s’enraciner l’idéologie5 ? C’est
du moins en ces termes que naguère je formulais la question. Ainsi, c’est dans
le dēmόsion sē̂ma, quartier officiel du cimetière du Céramique où sont enseve-
lis les citoyens d’Athènes morts au combat, que lors des funérailles officielles
de ces morts tout dévoués à la cité, un orateur soigneusement sélectionné pro-
nonce l’éloge d’Athènes et de son régime démocratique, paré en la circonstance
de la valeur (aretḗ) dont les aristocraties aiment à se réclamer6. Mais, bien avant
le ve siècle, assuré en ses comportements et ses convictions, c’est ainsi que les
cités archaïques installèrent volontiers leurs agoras en un lieu que hantaient les
grands morts du passé, dont on ne cherche pas toujours à savoir s’ils étaient
d’authentiques héros ou s’ils sont grands parce que morts il y a bien longtemps
et, en ce temps-là, honorés du géras thanόntōn. Et de fait, ce sont des sépultures
très anciennes, parfois mycéniennes, que, sous la surface construite des agoras,
les fouilles révèlent avec une belle constance. Héros de l’épopée ou « héros »
parce qu’on a tout oublié d’eux, sauf qu’ils ont reçu le géras thanóntōn, les
morts d’un autre temps veillent à l’enracinement du politique dans la terre de
la cité. Il en va ainsi de l’agora de Solon, sise à l’emplacement du principal
cimetière géométrique d’Athènes – et si, par la suite, l’interdiction d’enterrer
de nouveaux morts dans l’espace urbain favorisa l’éclosion de nombreux cime-
tières hors-les-murs, c’est une autre histoire, qui n’est pas contradictoire avec
celle que je raconte.
Les philosophes sauront entendre la leçon lorsque, tel Platon, ils donneront
pour cadre à leur enseignement le jardin d’Académos (où, parmi les barbe-
lés, la ferraille et les vieux pneus, le platonisant que rien ne rebute pourra
aujourd’hui, certains dimanches brûlants dans une Athènes désertée par ses
habitants, découvrir avec émotion des substructions mycéniennes) : donnant
ce lieu à sa philosophie, Platon savait que, dans cet enclos héroïque, les jeux
et concours du gymnase célèbrent un grand mort ou, du moins, un nom, seul
rescapé de l’oubli du passé. Enfin, quitte à ne rien omettre de ce qui enracine
la cité dans le terreau des morts, on rappellera que, si la loi veut que soit défen-
due la mémoire de la victime d’un meurtre, c’est dans les procès de sang que,
à en croire Louis Gernet7, s’élabora la structure, pour nous d’abord politique,
du vote où chacun décide en sa conscience comment venir équitablement au
secours du mort.
5. « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes, De la gloire du héros à l’idée de la cité », dans
G. Gnoli-J.-P. Vernant (éd.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge-Paris,
1982, p. 27-43.
6. L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981.
7. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917.
684 le point de vue du mort
8. Sur l’agόn dans son rapport avec un mort, voir G. Nagy, Pindar’s Homer. The Lyric Possession
of an Epic Past, Baltimore et Londres, 1990.
le point de vue du mort 685
La fin qui est la leur aujourd’hui me semble donner à voir une valeur virile,
qu’elle la révèle pour la première fois ou la confirme ultimement. En effet, pour
ceux-là mêmes qui furent de moindre qualité, il est juste que la qualité guerrière
dans les combats pour la patrie soit mise en avant (II, 42, 2-3).
En d’autres termes, la valeur du citoyen ne se révèle qu’une fois celui-ci
mort et, par leur disparition, les Athéniens, guerre après guerre, nourrissent de
leur valeur la valeur de la cité. Si bien qu’à traiter le discours athénien sans fas-
cination, le renversement apparaît moindre qu’il n’y semblait par rapport aux
cas précédemment étudiés. Car, si l’individu s’efface derrière sa mort paradig-
matique, c’est bel et bien aux morts, maintenus citoyens dans les honneurs qui
sont accordés post mortem aux Athéniens qu’ils furent, qu’il revient de témoi-
gner pour la cité, dont ils prouvent la grandeur.
Resterait à assigner un sens à cet adjectif kalos qui donne à la mort civique
la beauté. Beauté à l’évidence abstraite comme celle d’un modèle social – celui
de la conformité au « beau » civique – et en aucun cas beauté du mort. Car le
mort athénien n’est plus un corps : il a donné celui-ci et, comme pour redou-
bler dans l’abstraction la perte de toute référence sensible consécutive à ce don,
c’est sous l’espèce poussiéreuse de la cendre que ses restes ont été rapatriés.
Si telle est bien l’opération qui permet de parler de « belle mort », tout devrait
plaider pour que l’on n’importe pas cette notion, censée de surcroît prendre en
compte la dimension « métaphysique » de la mort héroïque, dans l’univers de
l’épopée, où la beauté ne s’est certes pas détachée des valeurs visuelles qui
font du héros mort un beau mort. Aussi ne puis-je suivre Jean-Pierre Vernant
lorsqu’il déplace la belle mort de la cité classique, où elle a son lieu, vers les
champs de bataille de l’Iliade9.
Car rien n’est plus présent dans son éclat que le cadavre d’Hector fantasmé
par Priam, dans cette étrange harangue du chant XXII où, pour convaincre son
fils de ne pas combattre contre Achille, le vieillard exalte avec une force sans
pareille, en une de ces contradictions ouvertes dont l’Iliade a le secret, la beauté
du corps mort d’un jeune guerrier – cela même que bientôt sera Hector. Sans
doute, pour Priam, s’agit-il de conjurer la mort hideuse qui sera la sienne lorsque,
vieil homme privé de son défenseur, il tombera sous le tranchant d’une épée et
que ses propres chiens le mangeront, insultant à son front, à sa barbe blanche et à
sa virilité mise à nu ; mais l’opposition n’en est que plus forte entre cette vision
de cauchemar et celle du jeune héros tué par l’ennemi, déchiré par le bronze
aigu, et à qui « il sied en tout d’être étendu » mort. Et le vieil homme insiste :
Car tout est beau, bien qu’il soit mort, de ce qu’il donne à voir.
(Iliade, XXII, 73)
Tout est beau – la haute stature du guerrier, mais aussi sa peau qui, autour des
blessures, apparaît si tendre, son front, son sexe, tout ce qu’il laisse voir –, bien
qu’il soit mort. Décidément, cette précision en forme de concession m’embar-
rasse : le beau mort est-il vraiment, comme je l’ai moi-même écrit, beau d’être
mort ? Ou doit-on faire l’hypothèse que, dans l’Iliade, résolument attachée aux
valeurs de la vie, la beauté du mort est avant tout celle, éclatante sur le corps
9. « La “belle mort” et le cadavre outragé », dans L’Individu, l’amour, la mort, Paris, 1989, p. 41-79.
686 le point de vue du mort
inerte et d’autant plus émouvante, du vivant qu’il fut ? Il y aurait alors beaucoup
à tirer des réflexions de Heidegger sur le cadavre comme « objet encore possible
de l’anatomie pathologique qui […] persiste à s’orienter sur l’idée de vie » :
L’étant-seulement-encore-là-devant est « plus » qu’une chose matérielle sans vie.
Ce qui se rencontre en lui, c’est un vivant au négatif puisqu’il en est arrivé à
perdre la vie10.
Et l’on ajouterait encore que, parce que le vieillard touche à la mort, son
cadavre horrifie le regard comme si l’on tuait un mort, cependant que la jeu-
nesse semble maintenir le corps du guerrier dans un indécidable entre-deux.
Quoi qu’il en soit – et je pense qu’en réalité il n’y a sans doute pas à choisir
entre deux interprétations qui se surdéterminent plutôt qu’elles ne s’excluent :
le mort est beau comme l’était, vivant, le héros, mais il est aussi « beau » de cet
état fugitif et sublime que donne l’immobilisation soudaine et définitive au plein
cœur de l’exploit –, quoi qu’il en soit, donc, je retrouve mon début : on peut
toujours s’efforcer de couler l’Iliade dans le moule civique du kalòs thánatos,
mais le résultat obtenu sera incomparablement moins riche que l’Iliade enten-
due en toute sa complexité. Il faut donc le répéter : mourir pour peut être un
impératif, à condition que l’on ne se dissimule pas que l’on meurt à.
Mourir pour la gloire, tout en sachant que la lumière du soleil était douce à
voir, et entourée d’honneurs la vie du héros.
De fait, et ce sera mon dernier point, il n’est pas, de l’épopée homérique à la
cité classique, de mourir-pour qui soit un mourir-pour-mourir. En d’autres termes,
il n’est pas de « Vive la mort » grec – et je me plais à le rappeler au moment
où, dans le climat politico-intellectuel français, la Grèce classique semble rede-
venir la cible de quelques douteuses tentatives d’annexion.
Pour s’en convaincre, on s’intéressera à nouveau à ces deux modèles grecs
de l’anér (de l’homme viril) évoqués plus haut parce que leur mort est valori-
sée : le citoyen-soldat (l’homme de la « belle mort ») et le philosophe (Socrate
dans le Phédon).
Or tout indique que, s’ils doivent bien mourir, ni l’un ni l’autre ne saurait
rechercher la mort. Sans doute pourra-t‑on, à l’encontre de cette affirmation,
évoquer quelques vers de Tyrtée, invitant le combattant lacédémonien à « tenir
la vie pour haïssable et les noires Kères de la mort pour plus aimables que les
rayons du soleil » (Tyrtée, 8, 5-6) ; et l’on estimera alors, non sans raison, que
cet énoncé maximaliste, – plus approprié à un héros tragique, tel l’Ajax de
Sophocle (« Ténèbres, ô ma lumière ! »), qu’à un Spartiate du rang – approche
au plus près de la formulation d’un désir de mort. Toutefois, outre que, même
dans ce poème, la mort n’est pas désirée pour l’anéantissement qu’elle apporte,
mais parce qu’elle peut contribuer au salut de la cité, tel n’est pas le message
autorisé de l’austère discipline militaire de Lacédémone. L’atteste le cas, évo-
qué par Hérodote, d’un Spartiate du temps des guerres médiques qui, aux
Thermopyles, avait trop évidemment voulu sauver sa vie et qui, pour échap-
per au déshonneur qui s’ensuivit, mourut en brave à Platées, ayant manifeste-
ment cherché la mort. Aussi les Spartiates le sanctionnèrent-ils encore, lors de
la distribution des prix de bravoure posthumes, et alors que l’historien estime
10. M. Heidegger, Être et temps, § 47, tr. F. Vézin, Paris, Gallimard, 1986, p. 292.
le point de vue du mort 687
qu’il fut « de beaucoup le plus brave », loin devant un certain Poseidonios, ils
l’exclurent de la compétition parce que, « quittant son rang comme un furieux »,
il avait visiblement recherché la mort ; et c’est à Poseidonios qu’ils donnèrent
le premier prix parce que c’était sans chercher à mourir qu’il avait manifesté
sa valeur (Hérodote, IX, 71).
Du côté du philosophe, la frontière se déplace, plus périlleusement encore
dans le Phédon, vers l’opposition du vouloir mourir et de la mort volontaire,
le premier présenté comme souci philosophique – l’aspiration à mourir et à
être mort qui vaut au sage, auprès de la foule, la réputation d’être « en mal de
mort » –, la seconde versée au chapitre du suicide, que Socrate assimile à une
désertion de poste. À vrai dire, si l’on m’a suivie dans les précédents dévelop-
pements, peut-être m’accordera-t‑on que « l’idée d’être mort » qui fait vivre
les philosophes n’inclut pas la recherche effective du mourir et proscrit même
qu’on y ait recours, comme à un grossier expédient. Bien sûr, Platon déplace
les oppositions jusqu’à les installer en équilibre instable et, sur ce périlleux
équilibre, il raffine. Il n’empêche que, dans sa réflexion, la melétē thanátou
(le souci de la mort)11 conduit à définir un régime de vie (certes très particu-
lier), non à prôner la mort comme la voie la plus rapide vers la déliaison de
l’âme et du corps.
Trouverons-nous donc jamais quelque chose comme un authentique « être
pour la mort » grec ? Rien n’est moins sûr. À moins, peut-être que nous ne nous
livrions à une lecture lacanienne d’Antigone.
11. Titre d’un article de J.-P. Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs.
12. J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, 1986, p. 326.
688 le point de vue du mort
fois le chœur (« Bonheur à vous, vieillards, si, même dans les maux, / vous
donnez à la vie le plaisir de chaque jour / car, pour les morts, la richesse ne sert
à rien »). Fiction, sans doute, mais cette fiction très grecque mérite au moins
d’être analysée pour ce qu’elle est : un effort de pensée pour suggérer que, vue
de l’autre côté du seuil, la mort n’est ni valeur ni désirable en soi13.
13. Texte d’une conférence prononcée le 21 mars 1991 à l’Institut Català di Estudis Mediterranis
(Barcelone). La règle du jeu consistant à parler de « la mort », j’ai choisi, devant l’immensité
du sujet, de limiter mon propos à ces réflexions d’après-coup sur des questions que j’ai naguère
beaucoup fréquentées.
LA TRAGÉDIE GRECQUE ET L’HUMAIN*
* Première publication en portugais (Brésil) sous le titre « La tragedia grega e o humano », dans
Adauro Novaes (éd.), Etica, Sao Paulo, Companhia das Letras, 1992, p. 17-54. Le texte original (en
français) de Nicole Loraux a été perdu, il s’agit donc ici d’une rétroversion du portugais en français.
1. Voir N. Loraux, « La démocratie à l’épreuve de l’étranger (Athènes, Paris) », in R.-P Droit
(éd.), Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ?, Paris, Le Monde Éditions,
1991, p.164-88.
690 la tragédie grecque et l’humain
2. Les Perses : Oratorio dramatique, à partir des Perses d’Eschyle, texte de Jean Prat, retransmis
à la télévision française le 31 octobre 1961. Cette transmission constituait la première expérience
de son stéréo à la télévision française.
3. Voir le texte, récemment publié, de J. L Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris,
Le Seuil, 1991.
4. Première représentation au Théâtre National Populaire, le 10 mars 1965.
la tragédie grecque et l’humain 691
Qui ne voit, pourtant, que penser ainsi revient à traiter la tragédie comme
un genre entièrement politique ? Et encore, le terme prend ici son sens le plus
étroit, car il prête à la tragédie les valeurs propres d’un discours officiel, comme
l’oraison funèbre, selon lequel il n’y a des andrés (citoyens-soldats) dignes de
ce nom qu’à Athènes, opposée au reste de l’humanité – c’est-à‑dire aux autres
Grecs, puisque les barbares ont tellement reculé, dans l’horizon du discours,
qu’ils ne peuvent presque pas occuper la condition d’autre9.
Sans doute peut-on reconnaître la valeur civique d’une telle construction :
cette lecture des Perses possède ses titres de noblesse grecs ; c’est, très préci-
sément, celle d’Aristophane dans Les Grenouilles. Pour plus de sûreté, l’auteur
comique y donne la parole à Eschyle, qui, depuis le monde des morts, loue les
mérites didactiques10 des Perses, en affirmant qu’avec cette tragédie il a ensei-
gné aux Athéniens (et, plus exactement, aux hēbṓntes, aux hommes en âge de
combattre) qu’« il est nécessaire d’aspirer continuellement à vaincre ses adver-
saires » (Les Grenouilles, 1026-7 ; 1041-2 ; 1055). Il ne fait pas de doute non
plus que l’on peut, entre autres fonctions, attribuer au genre tragique un objec-
tif pédagogique dans l’Athènes du ve siècle11 ; mais qu’il y ait eu des Grecs,
et non des moindres, pour réduire son objectif à cette seule dimension ne suf-
fit pas à nous obliger à adopter, sans nuance, une telle interprétation. En effet,
il ne faut pas toujours suivre les Grecs quand ils suggèrent ce qu’ils aimeraient
que la postérité retienne d’eux…
Je fais au moins le pari de penser les choses autrement. Convaincue de ce
que de chaque genre dépend une réception qui lui est propre, je me refuse à
analyser celle des Perses en des termes qui conviendraient mieux à celle d’un
epitáphios : ce ne fut donc pas, ainsi, un éloge d’Athènes que les spectateurs
réunis dans les gradins du théâtre de Dionysos ont entendu dans la tragédie
d’Eschyle. Ou tout au moins, pas seulement. Parce que toute tragédie a beau-
coup à voir avec la représentation d’une lutte (je concède au moins ce point). Il
est presque certain que, dans une pièce qui s’assimile à un long thrēnos (à une
lamentation versifiée), les citoyens d’Athènes ont entendu, dans les plaintes
de l’ennemi abattu, quelque chose qui les concernaient au-delà de leur identité
d’Athéniens12. Quelque chose que j’appellerais l’humain : le sentiment, certes
confus en chacun, d’être irrévocablement touché par l’autre.
L’hypothèse est, ainsi, que la représentation théâtrale du très récent désastre
perse peut avoir eu, sur ceux-là même qui ont vaincu les barbares et n’ont cessé
de s’en glorifier, un effet proprement tragique. Pour anticiper un peu, je me
borne ici à formuler sans autre précision que le tragique a toujours à voir, et
dans des proportions variables, avec quelque chose non pas d’« apolitique »
9. Sur l’assimilation des Grecs aux « autres hommes » voir, par exemple, Lysias, Epitaphios, 26 et 27 ;
sur la distance entre andreía (Athénien) et la condition humaine, voir L’Invention d’Athènes, p. 337.
10. Le texte explore les deux sens du terme didāskein : « enseigner/faire représenter une pièce de
théâtre ».
11. Voir C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, p. 9-10, et M. Vegetti, L’Etica degli
antichi, Roma-Bari, Laterza, 1989, p. 49-50 (pour citer deux livres récents, dont les analyses ne
sont en aucune manière convergentes, mais s’accordent sur ce point.)
12. L’hypothèse, fondée sur la spécificité du genre, est structurelle, et ne dépend pas seulement du
bon sens, qui fait dire à C. Meier (op. cit, p. 95) qu’« on a peine à croire que les Athéniens aient pu
trouver là matière à cette joie que procure le malheur des autres ».
la tragédie grecque et l’humain 693
Question de nom
Brotós, ou l’homme en tant que mortel (on dit aussi, à partir d’une autre
racine qui signifie « mourir », thnētós) ; ánthrōpos, l’homme dans son huma-
nité d’être social ; anḗr, l’homme viril. Sur la scène tragique, tout l’homme
s’énonce, avec peu de différence, dans ces trois termes.
C’est brotós qui prévaut, depuis longtemps, par le nombre de ses occurrences,
chez les trois auteurs tragiques. Il en va ainsi, dans l’Orestie d’Eschyle – de l’Aga-
memnon, où brotós dénote le type d’affliction qui caractérise les hommes, mais
pas les dieux, aux Euménides, où l’on procède solennellement à la fondation de la
justice civique. La récurrence de brotós peut interpeller dans cette dernière pièce,
où les conflits du passé trouvent leur résolution dans la cité, et il est vrai que le
syntagme pólis brotós th'homoiōs (« la cité comme le mortel », Euménides, 523-
24) peut surprendre, là où on attendrait plutôt, comme chez l’historien Thucydide,
pólis kaì idiṓtès (la cité comme le particulier), ou encore, sur un mode plus pla-
tonicien, pólis kaì ánthrōpos (la cité comme l’homme). Mais, au-delà même du
fait que Les Euménides est une tragédie entre dieux, et que les dieux désignent
habituellement les hommes par leur mortalité13, on observera que la cité, qui
assume en soi et par ses origines divines une fonction d’immortalité, assure sa
transcendance en rappelant aux humains leur mortalité. Tout aussi certainement,
c’est là un moyen pour garantir la concorde, dans laquelle « bien des maux, chez
les mortels, trouvent leur remède » (Euménides, 987). Et si, dans Prométhée,
brotós domine encore de façon incontestable, au détriment du terme anthropolo-
gique pourtant attendu, qui fait du Titan l’inventeur du régime de vie proprement
humain14, c’est que, là aussi, la tragédie se passe entre dieux – même Io, parce
qu’elle a été aimée de Zeus et transformée en génisse, n’a plus sa place entre les
hommes. Un conflit entre divinités, au-dessus de la tête des hommes qui sont en
jeu – telle pourrait être la définition de l’Hippolyte d’Euripide, où le terme brotós
est récurrent ; mais il est vrai également que les humains s’y acquittent de leur
part de malheur, d’aveuglement et de mort, puisque l’amour, avec son cortège
de souffrances, est pour les mortels, comme dans Médée, un très puissant révé-
lateur de leur condition en perpétuel sursis. De fait, dans la tragédie, les hommes
aussi peuvent s’approprier le terme brotós pour se désigner eux-mêmes, quand ils
13. Les Érinyes emploient quinze fois ce terme, Athéna huit fois et Apollon trois. Quant à Oreste,
l’unique mortel sur scène, et, de plus, l’enjeu du conflit entre les dieux, il n’utilise jamais ce mot.
14. Chez Aristophane, au contraire, Prométhée se dit « bienveillant avec les hommes » (eúnous
ánthrṓpois : Les Oiseaux, 1545). Chez Eschyle, il n’y a que cinq occurrences d’ánthrōpos, contre
seize de brotós et treize de thnētós, ce qui double presque l’expression de la mortalité.
694 la tragédie grecque et l’humain
sont rattrapés par l’idée de leur mortalité essentielle (comme la Reine qui craint
la catastrophe, dans Les Perses), ou quand il s’agit de faire revenir un des leurs,
perdu dans les excès, à la loi : c’est le terme de réprobation que le chœur objecte
inutilement à la lutte obstinée d’Électre, chez Sophocle.
Si brotós est donc habituellement employé dans une perspective « verticale »
– celle de la relation avec les dieux, ou de la confrontation entre la faiblesse des
hommes et la hauteur de leurs idéaux de sagesse – ánthrōpos dénote en général,
dans la tragédie, les relations horizontales au sein de la société des hommes15 :
ainsi, dire par exemple que les Érinyes ne sont pas à leur place près des « mai-
sons des hommes » (Euménides, 56), c’est évoquer par la même occasion la vie
d’échanges et de relations qui caractérise les communautés humaines. Il arrive
même que s’en tenir au point de vue des ánthrōpoi revienne à nier l’omnipotence
des dieux : affirmer, comme Clytemnestre, engageant Agamemnon à fouler le
tapis somptueux étendu devant lui, qu’il ne faut pas craindre la « réprobation
des dieux » (Agamemnon, 947), c’est oublier de manière délibérée qu’il existe
des dieux et que seule leur colère compte. C’est là, à n’en pas douter, la signifi-
cation qu’il faut attribuer à la récurrence du terme ánthrōpos dans Antigone de
Sophocle : bien sûr, Antigone partage sa préoccupation avec les dieux, mais,
en survalorisant le monde des mortels, elle se détourne de la sphère du hierón,
où les dieux sont en majesté, pour s’attacher à celui du hósion, où les hommes
négocient avec le divin. Le conflit qui oppose la fille d’Œdipe et Créon n’est
finalement l’affrontement que de choix humains, trop humains. Ainsi, le célèbre
éloge d’ánthrōpos chanté par le chœur doit être compris dans toute son ambi-
guïté : sans doute il s’y proclame que rien dans le monde n’est plus merveilleux
(deinóteron) que l’homme (Sophocle, Antigone, 332-333), mais, au regard de ce
qui est en jeu dans la tragédie, cette affirmation signifie aussi que, de toutes les
choses terribles, l’homme est la plus terrible. De fait, chez Sophocle, le terme
ánthrōpos ne doit pas tant être compris en opposition au monde divin (les dieux
sont à la fois trop éloignés des hommes, et trop puissants pour former avec eux
un couple d’opposition) que pensé comme une perpétuelle tension, à l’intérieur
de l’homme, entre humain et sur-humain : l’inclination des héros inflexibles
comme Ajax est, en effet, de se livrer aux passions qui excèdent les limites de
l’humanité sans comprendre que, pour les hommes, la nature est tout à la fois
mesure et norme. Ánthrōpos, donc : l’homme entre les hommes, mal avec lui-
même et avec ses semblables, et pourtant étranger à tout ce qui n’est pas humain.
Il nous reste à évoquer anḗr, l’homme viril, omniprésent dans les textes,
au point que souvent les traducteurs décident que, par approximation poétique
ou par affaiblissement du sens, il désigne de fait l’humain considéré dans sa
plus grande généralité. Mais il y a là, méfions-nous, une réflexion extrême-
ment sommaire. En premier lieu parce qu’il n’arrive jamais que ce mot soit uti-
lisé pour désigner, par exemple, une femme16 ou un lâche. Au singulier, anḗr
15. La vulgate anthropologique grecque, qui situe ánthrōpos au sein d’une taxinomie, entre ani-
maux et dieux (voir notamment les travaux de J.-P. Vernant et M. Detienne), n’est pas absente de la
tragédie (voir, par exemple, Euménides, 70), mais elle n’est en aucune façon dominante, et il arrive
que ánthrōpos prenne plutôt place entre les dieux et ce monde (Euménides, 950-1).
16. Dans les vers 1019-20 d’Agamemnon, il s’agit du sang noir d’un herói (un guerrier, un individu
masculin), et non pas, comme le traduit Paul Mazon dans l’édition des Belles Lettres, « d’un être
humain » ; pour soutenir cette traduction, une note suggère une confusion entre anḗr et ánthrōpos,
la tragédie grecque et l’humain 695
et ajoute : « le chœur pense surtout à Iphigénie ». Or, anḗr ne pourrait jamais faire référence à
une jeune vierge, et il faut comprendre que le chœur, prophète sans le savoir, parle d’Agamemnon,
objet inconscient de son angoisse.
17. Dans le grand chœur des Choéphores, brotós désigne normalement le mortel, dans les vers
588 et 601, mais aux vers 594-5, andrós, associé à gunaikōn (596), ne peut être compris comme
« la créature humaine » (Mazon) : le chœur pense à Agamemnon et à Égisthe.
18. Voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard,
1989, p.16.
696 la tragédie grecque et l’humain
le compte de sa féminité (Ajax, 580, 650-3). Elle est, comme nous le verrons,
le sentiment humain par excellence : en d’autres termes, la compagne d’Ajax
est plus ánthrōpos qu’il ne l’est. Car c’est bien cela qui est en jeu : entre les
hommes et les femmes, c’est de la définition du genre humain et de son exten-
sion qu’il est question. Chez Euripide, ce litige est clairement explicité : il place
Hippolyte contre Phèdre, et préside à l’affrontement entre Jason et Médée. Les
femmes sont comptées au nombre des ánthrōpos, mais les hommes, s’ils le pou-
vaient, les en excluraient – qu’ils voient dans l’autre sexe, comme Hippolyte,
une présence colonisatrice (Hippolyte, 616-7), ou qu’ils rêvent, comme Jason,
de faire des enfants sans l’aide des femmes, pour qu’ainsi la « race féminine »
n’existe pas (Médée 573-7). En somme, sur le fond de conflit entre les sexes, le
titre d’ánthrōpos est l’objet d’un âpre débat19, en ce qu’il vient ébranler l’assi
milation assez paisible de l’anḗr à l’homme véritablement humain. Par là on
comprend que placer les femmes sur la scène ne signifie pas seulement inquié-
ter les valeurs civiques. C’est de l’humanité qu’il s’agit. De te fabula narratur.
Nous en étonnerons-nous ? Je répondrai que la tragédie mobilise sans doute
ainsi une des exigences fondamentales de l’éthique : ne pas traiter, comme
thème, l’homme abstrait avant d’avoir attribué à la femme sa place dans le jeu.
Ainsi se joue une des apories d’ánthrōpos : ce n’est pas la dernière.
Quelle humanité ?
Ainsi ánthrōpos n’a pas encore fini de nous surprendre, dans la tragédie,
et le paradoxe le plus notable est sans doute la distribution très inégale dans
le corpus de ce nom – pourtant si grec – de l’homme entre les hommes. Ainsi,
nous chercherions en vain ce terme dans des contextes où nous aurions cru ini-
tialement le trouver avec certitude, et cela – circonstance encore plus surpre-
nante – dans les tragédies où les Grecs pensaient justement faire une œuvre au
contenu anthropologique : je pense à Euripide qui, à en croire Aristophane, se
targuait d’avoir élevé au niveau de l’humanité la tragédie qu’Eschyle réser-
vait aux ándres20. Or, si l’on exclut Le Cyclope, où les occurrences du terme
ánthrōpos sont abondantes – du reste, cette parabole ironique sur la sauvage-
rie et la civilisation est un drame satirique, et non une tragédie – il est incontes-
table qu’Euripide n’utilise pas ce terme sans une certaine réserve, plus encore
que les autres tragiques. Non seulement ánthrōpos s’efface devant brotós, mais
il est, singulièrement, absent des contextes mêmes où la référence à l’huma-
nité paraissait s’imposer.
Comment interpréter ces absences du terme ánthrōpos ? La tragédie aurait-
elle une aversion pour la veine anthropologique ? L’hypothèse mérite d’être for-
mulée ; elle paraîtrait même fondée, pour peu, par exemple, que l’on compare
19. Dans la tradition grecque, cela débute avec l’apparition de la première femme, contée par
Hésiode ; voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division
des sexes, Paris, Maspero, 1981, p. 80-1.
20. Euripide a donné la parole aux femmes et aux esclaves (Les Grenouilles, 949) ; il accorde
comme objectif à la tragédie de rendre meilleurs les hommes (toùs anthrṓpous) de la cité (1064),
et critique Eschyle de ne pas savoir s’exprimer de manière humaine (phrázein ánthrōpeiōs) : mais
Eschyle le censure, pour avoir rendu les rois pitoyables aux yeux des hommes (1064). Eschyle ne
pense qu’en termes de anḗr et de ándres (1024, 1030, 1041).
la tragédie grecque et l’humain 697
certains développements d’Euripide sur les esclaves ou les barbares avec le frag-
ment du sophiste Antiphon sur l’unité naturelle de l’humanité, au propos bien
plus explicite. Pour le formuler autrement, il semblerait qu’il n’y ait pas, dans
la tragédie, besoin de préciser qu’un homme est un homme21.
À moins qu’il ne faille deviner, dans les silences d’Euripide – mais c’est là
une hypothèse un peu sophistiquée – une stratégie très réfléchie : le tragique
éviterait le terme ánthrōpos comme un indice signalant les comportements
humains qui, fondés sur des mauvaises désignations du réel, pèchent contre ce
dénominateur commun qu’est l’humanité.
Mauvaises divisions, désignations erronées22 ; serait-il possible que, en aggra-
vant toutes les dichotomies du íon, avec l’opposition de l’Athénien autochtone
et de l’étranger, du citoyen et de l’intrus, Euripide ne cherche à les invalider,
de manière tacite, par le simple jeu de leur exacerbation ? Question d’interpré-
tation, sans doute, sur laquelle l’on pourrait discuter longuement. En revanche,
l’intention d’Euripide me paraît incontestable quand il utilise de manière para-
doxale l’opposition entre Grecs et barbares.
Cette opposition, présente dans Les Perses, n’en était pas pour autant essen-
tielle à la pièce d’Eschyle, puisque la dénomination de « barbares », quand
elle ne fonctionnait pas comme une désignation neutre, impliquait seulement,
comme le veut la sonorité du terme bar-bar-es, l’usage d’une langue qui n’est
que bruit23. Il en va complètement autrement chez Euripide, dans Les Troyennes,
où l’ensemble du texte est dominé par l’opposition des Grecs et des barbares.
Mais, en utilisant cette opposition avec une telle insistance, Euripide l’explore
jusqu’à la déconstruire totalement. Cela commence avec des syntagmes comme
« grecs ou barbares », « grecs et barbares » (477, 771) ; un pas de plus, et l’on
crédite les Grecs d’avoir « inventé des supplices barbares » (764). Mais le der-
nier mot revient à Hécube, qui célèbre la renommée anéantie de Troie : Troie, si
grande il y a peu de temps parmi les cités barbares, pour toujours éteinte, mais
dont la destruction empêche à jamais les Grecs de célébrer leur victoire, en raison
des crimes qu’ils y ont commis. Comme si, en face de barbares qui ne méritent
pas ce nom, le nom même de Grec perdait pour toujours de sa signification. Ne
reste plus, dans Les Bacchantes, qu’à mettre en scène Dionysos, afin que le dieu
confirme la profonde inadéquation d’un tel système d’opposition : si les cités
grecques, à commencer par Thèbes, résistent aux dieux, alors que la compréhen-
sion des mystères de Dionysos se donne sans difficulté aux barbares, cela n’est
pas, comme le répond un peu vite le roi de Thèbes, une preuve de la supériorité
des Grecs sur les barbares (Bacchantes, 482-3), c’est simplement le signe de leur
irrépressible démesure. Ainsi Dionysos n’a-t‑il que faire des patriotismes de vil-
lage et des réflexes d’une logique binaire, qui aboutit infailliblement à opposer
21. Nous opposons ici le genre tragique, où les protagonistes ne peuvent être que des hommes ou
des dieux, au drame satirique, où les créatures mixtes et la bestialité ont leur place : ainsi, le Cyclope
n’est pas compté au nombre des hommes (Cyclope, 116-8) ; il se dit dieu (230), les satiriques font
de lui un animal (658), et Ulysse l’appelle anḗr (199, 348, 429, 591, 605).
22. Le plus bel exemple grec en est donné par Platon, dans Politique, 263 d.
23. Nous noterons que, dans le récit que le messager perse fait de la Bataille de Salamine, tout est
chant et discours articulé du côté grec, là où les Perses répondent par un bruit confus (406-7) ; la
langue barbare du chœur est claire à l’oreille de Darius (633), manière de dire qu’elle n’est pas
grecque. Voir aussi Eschyle, Les Suppliantes, 128.
698 la tragédie grecque et l’humain
le Même, orné de toutes les vertus, à l’Autre, repoussé dans les ténèbres de la
pure négativité. Si le dieu aime l’Asie, qui spontanément s’ouvre à son culte,
c’est parce que dans ces cités où Grecs et barbares sont côte à côte, le mélange
prévaut (Bacchantes, 17-8), pratique éminemment dionysiaque.
Mais la tragédie est grecque, et les oppositions déjà fortes s’y exacerbent,
mortelles pour qui croit pouvoir les gérer sans danger.
En d’autres termes, ce qui, sur la scène tragique24, se consume sous le regard
de Dionysos, c’est la ruine d’une certaine définition de l’homme et l’ascension
redoutable d’une autre : comme s’il eut fallu que, rejetant toute idée d’exclu-
sion, les humains apprennent à ne pas se donner d’autre nom que celui de brotoí,
d’autre horizon que celui de sa mortalité ; en somme qu’aucun d’entre eux ne
soit plus défini par le lieu qu’il occupe – puisque telle conception fait inévita-
blement du lieu des ándres un centre, et des autres autant de non-lieux – mais
par le temps trop limité qui nous est à chacun concédé. Si nous ajoutons encore
que telle conversion ne se produit certainement pas par elle-même, mais sous la
contrainte dévastatrice de la catastrophe, alors le scénario tragique est complet.
Brotós, donc : l’homme en tant qu’il est destiné à mourir, ce destin dont la
racine indo-européenne commune à toutes les langues romanes s’énonce dans
le nom25.
On comprend ainsi l’importance d’une situation tragique récurrente, dans
laquelle les humains s’élèvent contre l’interdiction qui est faite d’enterrer
un mort. Que le mort soit isolé par sa singularité, comme chez Sophocle, et
défendu par une sœur (Antigone), ou un frère (Ajax), ou qu’il faille arracher de
force les corps des combattants vaincus à l’ennemi victorieux qui refuse de le
rendre à sa famille, comme dans Les Suppliantes d’Euripide, ce qui est en jeu
est de même nature : contre le pouvoir d’un tyran (dont les raisons peuvent,
par ailleurs, avoir une certaine légitimité politique), il s’agit de la loi qui fonde
la condition de mortel. Celle-ci peut très bien, comme dans Les Suppliantes,
être dite commune aux Grecs (Suppliantes, 311, 526, 671), comme si seuls les
Grecs prêtaient hommage à leurs morts, mais elle est aussi appelée, plus jus-
tement, loi des dieux (19, 563), ou même commune aux mortels (378). C’est
là l’erreur des tyrans, de survaloriser le politique : ils croient refuser la sépul-
ture à un anḗr qui serait sorti de l’ordre civique, mais c’est contre un brotós,
égal à eux-mêmes, qu’ils s’acharnent. Ils payent le prix de leur fragile bonheur.
Ainsi, l’autre erreur des tyrans26 est de se croire immortels, ou heureux
(ce qui, au fond, est plus ou moins la même chose), et la tragédie se livre volon-
tiers à la dramatisation de leur chute ; souvent, elle tire une morale commune
24. Et seulement tragique : l’opposition du brotós et de l’Immortel est constitutive du genre : les
ánthrōpoi prennent plus évidemment place dans les comédies et drames satiriques, entre les dieux
et les animaux.
25. Brotós a la même racine que mors.
26. L’erreur des tyrans est de se croire égaux aux dieux (voir J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renver-
sement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi. », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et
tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972, p.107-9), mais seuls les dieux sont immortels,
ou la cité, qui ne se laisse pas identifier à un homme ; Crésus représente, chez Hérodote, l’illusion
tyrannique de posséder le bonheur (le Livre I des Histoires représente l’illusion et le démenti qui
lui est apporté).
la tragédie grecque et l’humain 699
27. Voir, par exemple, Sophocle, Trachiniennes, 1-2 ; Euripide, Électre, 953-6.
28. Sophocle, Œdipe Roi, 1524-30, ainsi qu’Eschyle, Agamemnon, 928-9, et qu’Euripide,
Les Troyennes, 509-10 ; l’énoncé canonique se rencontre chez Hérodote, I, 86. À noter également
que, chez Hérodote, l’exemplum de Cléobis et Biton présente également l’idée que le bonheur est
dans la mort, que l’on meurt heureux (I, 31).
29. M. Nussbaum (The fragility of goodness. Luck and ethics in Greek tragedy and philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 397) souligne le caractère exceptionnel du pro-
logue d’Hécube d’Euripide, prononcé par une ombre, une ombre d’enfant.
30. Il n’y a pas, chez les Grecs de l’époque classique, d’au-delà à promouvoir, et la mort n’a pas de
valeur en soi : voir N. Loraux, « Le point de vue du mort », Po&sie, 57 (1991), p. 67-74.
31. Selon l’expression de Lacan dans Le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le
Seuil, 1986, p. 307, 316-7, 332.
700 la tragédie grecque et l’humain
alors que dans brotós réside toute la fragilité possible, alors même que c’est de
cette faiblesse humaine que les dieux parlent avec condescendance quand ils
s’entretiennent des affaires humaines, c’est cette expérience sans qualité que
la tragédie érige en bien partagé de l’humanité : l’étrangeté immémoriale de
l’homme, antérieure peut-être à cette vocation politique qu’Aristote considé-
rait originaire chez cet être vivant dans la cité. Ainsi, la tragédie, sans relâche,
montre qu’aucune cité ne peut protéger le mortel de la mort qui l’habite32.
Je dirais volontiers que la tragédie est, pour cette raison, un genre « humain »,
en ce sens qu’elle procède à la mise à nu, radicale, de l’homme.
32. La pólis comme remède à la fragilité : voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1983, p. 256. Une telle idée anime particulièrement le mythe du Protagoras de Platon.
33. Op. cit., note 29.
34. Ce thème est particulièrement développé dans Ajax ; un seul jour détruit les choses humaines,
déclare Athéna (131-2), les hommes sont dits « d’un seul jour » (399-400), et Ajax peut, en une
journée, se perdre ou se sauver (756-7, 778-9, 801-2).
la tragédie grecque et l’humain 701
connaissance acquise, et, explorant cette légère différence, Eschyle forge l’adage
páthei máthos (Agamemnon, 177 ; cf 249-50), qui est la quintessence même du
tragique. « Dans la souffrance, la connaissance », ou encore « l’expérience donne
la sagesse ». C’est pour avoir souffert que l’on comprend, mais trop tard, tant
il est vrai que la révélation n’advient qu’au fond du désastre. Et nous commen-
çons à nous demander : qui tire profit de l’enseignement du páthos tragique ?
Le spectateur, peut-être, bien que celui-ci ne soit pas un héros ; mais cette res-
triction perd de son importance tant il est vrai que, en soumettant le héros au
páthos, la tragédie agit pour réduire la distance qui sépare l’homme ordinaire du
anḗr d’exception, entre la condition mortelle et l’écart héroïque, jusqu’à donner
à penser que, par son excès, le héros vaut autant que n’importe quel homme.
Sans aucun doute, cette équation de la mesure et de l’excès est problématique.
Elle s’éclaire un peu, au moins, si l’on admet que, l’action tragique étant un jeu
mortel – et souvent, un jeu d’assassins –, des logiques variées se conjuguent pour
fonder la loi tragique, selon laquelle celui qui agit pâtit : la loi divine exige que
tout déséquilibre demande une compensation35 ; la loi du sang, qui exige que
l’assassin paie son acte de sa vie, la loi positive, incarnée dans les procédures
judiciaires, qui exige que l’agent soit soumis à une peine36 ; et la loi héroïque,
qui exige que le revirement de la force anéantisse le fort37. Si la tragédie est la
loi de la coïncidence de toutes ces lois, c’est que, en revêtant – exigence théâ-
trale – la forme d’une action (drâma) – et Aristote, dans la Poétique, désigne
ainsi les personnages tragiques comme hoi drôntes, les « agents » – elle donne à
entendre que le pâtir est le sens authentique de l’agir38. Ainsi, le páthos d’Œdipe
aveugle (Œdipe Roi, 1297), n’est rien d’autre que l’acte qui se retourne contre
lui-même, et l’assaut mortel d’Ajax contre les troupeaux des Grecs n’est prouesse
qu’à ses propres yeux désorientés : pour Ulysse, comme pour le spectateur, ce
n’est que folie, et donc, páthos (Ajax, 215). De ce point de vue, il importe fina-
lement peu qu’Athéna soit l’instigatrice de cet acte de folie, pour Ajax le résul-
tat en est oikeīa páthē, le mal infligé à soi-même (Ajax, 260-1)39.
Dire que dans la tragédie il n’y a pas d’acte qui n’aille jusqu’au bout c’est
dire, donc, qu’il n’y a pas de drâma qui ne se consume en páthos. Nous sommes
là loin de l’univers civique athénien, selon lequel la tragédie contribuerait à l’édu-
cation permanente qui, sans répit, renforce et revigore le civisme dans le cœur
et l’esprit du citoyen. Face à la distance qui s’est ainsi creusée, pourrions-nous
revenir, confus, au dogme d’un genre tragique intégralement politique ? Il fau-
drait alors minimiser toute pensée tragique de l’humain et incorporer dans la
35. Sur le rôle de cette loi chez Hérodote, voir C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier.
Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987, p. 43-74.
36. La scène judiciaire du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade, représente le conflit entre
ces deux lois. Notons que le vieux nom juridique de l’assassin est bo drásas ou bo érxas, celui qui
fait : voir Œdipe roi, 246, 296, et, quant à l’opposition du patheîn et du drān, Agamemnon, 1526,
1564, 1658, et Antigone, 927-8.
37. Voir Les Expériences de Tirésias, (op. cit., note 18), p. 142-70.
38. Ainsi la tragédie trouve aisément sa place dans la réflexion sur l’éthique d’un Bernard Williams
qui, contre Aristote, cherche à relativiser la perspective de l’agent (L’Éthique et les limites de la
philosophie, traduction française, Paris, Gallimard, 1990, p. 62).
39. Notons que, dans le vers 836, il est dit que que les Érinyes veillent pánta tan brotoīs páthē :
sur toutes les souffrances des mortels, comme sur les délits des mortels.
702 la tragédie grecque et l’humain
rubrique des tópoi (lieux communs) tout ce que l’on peut élaborer à partir de la
définition de l’homme comme brotós.
Lieux communs que tout cela ? Peut-être. Mais ne faisons pas marche
arrière pour autant. Notre projet n’était-il pas, précisément, de rechercher
tout ce qui, dans la tragédie, tente d’articuler un discours commun, au-delà
du matériau politique omniprésent ? Un discours qui, à côté de la fiction
théâtrale, suggérerait une communauté plus large que celle des citoyens, que
celle qui occupe les gradins du théâtre. Une communauté virtuelle, ou tout au
moins seulement représentée puisque seule la scène lui donne, pour un temps,
une existence, mais avec une force suffisante pour que les lamentations des
Perses sur leurs cités dépeuplées éveillent chez les Athéniens autre chose que
l’ivresse de la victoire.
Il reste à essayer de comprendre de quelle manière le páthos des Perses
pouvait évoquer quelque chose aux spectateurs qui, en tant que citoyens, ne
connaissaient d’autre finalité qu’une activité entièrement dédiée à la cité, d’autre
interdiction que celles des thrēnes et du découragement.
Bien sûr, il s’agit de la kátharsis.
40. La multiplicité des problèmes et des interprétations a été répertoriée dans le livre de J. Pigeaud,
Folie et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres,
1987, p. 163-83.
41. Cette hypothèse a été défendue (voir J. Pigeaud, op. cit, p.164), elle a permis à Lacan de fixer
son attention exclusivement sur Antigone, parce qu’elle seule est au-delà de la terreur et de la pitié
(op. cit, note 31).
42. Voir le texte de Catherine Peschanski, « Humanité et justice dans l’historiographie grecque »
(V-I, a. C)
43. Je suis ici la démonstration de J. Pigeaud, (op. cit, p.173), qui critique l’interprétation purement
médicale de Jacob Bernays.
la tragédie grecque et l’humain 703
Le théâtre n’est pas l’assemblée, encore que ce soient les mêmes hommes
qui occupent les gradins de la Pnyx et assistent aux Grandes Dionysies44, et la
tragédie libère chez le spectateur, pour sûr, des passions auxquelles le citoyen
digne de ce nom ne peut se laisser aller ; mais elle les libère, pour ainsi dire,
sous contrôle, n’autorisant à s’immerger dans l’humain que dans le moment
limité d’une parenthèse institutionnelle : c’est ainsi, et ainsi seulement, qu’aux
Dionysies de 472 avant notre ère, les Athéniens ont pu s’émouvoir de la misère
des Perses. Et cette libération est en même temps une purgation puisque, en
donnant à ces émotions non civiques un lieu et un temps, la représentation
dramatique exonère périodiquement le citoyen des faiblesses de l’homme, et
contribue ainsi paradoxalement à restaurer pour les temps à venir un politique
dépuré, dans le sens quasi chimique du terme. J’ai longtemps pensé ainsi45, et
je continue à y croire ; mais, pour opératoire qu’un tel modèle puisse paraître,
il m’apparaît, maintenant, comme insuffisant. Insuffisant parce que purement
fonctionnel, et parce qu’il est nécessaire de se méfier des explications sans reste.
Irrémédiablement insuffisant, tout au moins partial.
Ainsi, quand dans une tragédie, Dionysos est dit kathársios46(Antigone, 1344),
n’est-il question que de « purgation » ou même de « cure », ou s’agit-il de cette
purification terrifiante par la catastrophe, qui confère leur fin aux intrigues tra-
giques ? Il pourrait nous être objecté que, dans cet aspect dionysiaque, nous nous
éloignons de la kátharsis aristotélicienne. Mais cela n’est pas si sûr : pour peu
que nous acceptions de nous en tenir à des questions de forme, nous retrouverions
la kátharsis. Soit, donc, Dionysos kathársios. Si l’issue désastreuse d’Antigone,
comme celle de la plupart des actions tragiques, peut être placée sous son auto-
rité, le point important reste que cette invocation au dieu figure dans le chœur :
en demandant ainsi la venue de Dionysos, le chœur d’Antigone, qui sans doute
croit ouvrir une espérance, annonce en réalité que, dans les catastrophes finales,
c’est Dionysos purificateur – présent dans le théâtre, absent de l’intrigue – qui
survient ; et ce chant, entièrement consacré à invoquer le dieu comme chorège
cosmique, manifeste (au degré le plus haut) ce qui, dans les autres chœurs de
tragédie, reste seulement suggéré, ou à l’état d’ébauche : l’émergence d’une
thématique dionysiaque comme auto-représentation du genre tragique par lui-
même47. Manière d’éveiller le spectateur à la pleine conscience de sa position
de spectateur éclairé au théâtre.
Qu’il y ait un plaisir à cette irruption méta-théâtrale au cœur d’un moment
de spectacle lyrique et choral ne fait aucun doute : je reconnaîtrais volontiers
que ce plaisir n’est pas de même nature que ce plaisir si vif que Dionysos lui-
même, dans Les Grenouilles d’Aristophane, dit avoir éprouvé au moment de la
44. C. Meier a certainement raison quand il écrit (op. cit, note 6, p. 12) que « dans une mesure
appréciable, les citoyens ont assisté au spectacle des tragédies non seulement en spectateurs, mais
aussi en citoyens », mais que cette « découverte » a été faite depuis longtemps, et que le problème
aujourd’hui serait plutôt de revenir du citoyen-spectateur au spectateur…
45. Voir N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.
46. De fait, kathársios caractérise le pied ou le pas de Dionysos, par hypallage : purificateur,
trad. P. Mazon (Les Belles Lettres).
47. Sur Dionysos, « chorège des astres », voir M. Nussbaum, op. cit, note 29, p. 82 ; sur l’auto-
référence tragique, voir N. Loraux, « La métaphore sans métaphore. À propos de l’Orestie », Revue
Philosophique, 1990, p. 263-267.
704 la tragédie grecque et l’humain
Il est temps de conclure, bien que, évoqué in extremis, Dionysos ait un peu
compliqué le propos. Sur ce terrain difficile, je tâcherai d’être la plus claire
possible :
1/ Comme d’autres l’on fait avant moi51, je distinguerais volontiers éthique et
morale, faisant de la première l’ensemble des valeurs et prescriptions observées
par un groupe ; la seconde étant, elle, toujours à construire, dans un effort conti-
nuel pour surpasser la morale, prise dans sa dépendance étroite avec la société.
Ainsi, un des préceptes les plus partagés de la morale grecque enjoint de
faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, sans que la moindre réticence
ne vienne inquiéter cette distribution rassurante du bien et du mal ; or, nous
avons compris que, dans sa recherche de l’humain, la tragédie contribuait au
contraire singulièrement à perturber de telles certitudes. L’Ajax de Sophocle
pourrait être entièrement versé au dossier. Quand Ulysse affirme qu’il plaint
son ennemi tourmenté par le désastre parce que « dans son sort, c’est le mien
que je vois » (Ajax, 124), la tragédie proclame superbement le lien étroit qui
unit la pitié au sentiment de reconnaissance, chez notre ennemi, d’un autre sem-
blable à soi – menacé, mortel, fragile. Si le héros lui-même croit ironiser en
annonçant qu’il a fini par comprendre « qu’il ne faut haïr son ennemi qu’avec
l’idée qu’il redeviendra notre ami » (Ajax, 678-82), la tragédie se charge de
vérifier ce précepte puisque c’est Ulysse qui saura prêter hommage à ce mort,
dans lequel Agamemnon ne sait reconnaître autre chose qu’un « cadavre haï »
(Ajax, 1356). J’ouvrirais volontiers une parenthèse shakespearienne pour sug-
gérer que, dans les ultimes honneurs rendus à l’ennemi, que celui-ci se nomme
48. Comme il est observé dans Les Grenouilles (1028-9), le chœur des Perses n’entonne pas le cri
iauoî, que lui prête Dionysos : serait-ce parce qu’il prétend ici entendre un écho du euoī dionysiaque ?
49. Aristote, Politique, VIII, 1341 a 21-4, ainsi que 1342 a 4-16, avec les commentaires de J. Pigeaud,
op. cit., note 40, p. 171.
50. C’est « autre chose qu’une leçon de morale » que, dans le séminaire sur l’Éthique de la psy-
chanalyse (p. 292), Lacan cherche et trouve chez Antigone.
51. M. Vegetti, op. cit., note 11, p. 3 ; voir aussi B. Williams, op. cit., note 38, p. 12-3, opposant la
spécificité de l’éthique à la moralité, « terme que nous devrions traiter avec un certain scepticisme ».
la tragédie grecque et l’humain 705
« Aristophane et les femmes d’Athènes » : tel est, ainsi libellé, le sujet qui
m’a été imparti dans les Entretiens. Devant l’abondance des études parues dans
les vingt dernières années sur tout ce qui touche aux femmes grecques en général
et aux femmes athéniennes chez Aristophane, je pourrais m’essayer à un bilan,
après quoi il me faudrait m’expliquer un peu longuement sur les problèmes de
méthode que l’on rencontre à aborder à nouveaux frais un terrain si balisé. Pour
aller droit au sujet, je renonce au bilan comme à l’exposé de méthode1 : plu-
tôt que de marquer les acquis ou de saluer les analyses fines – ce qui, somme
toute, devrait se faire en marchant –, je concentrerai mon attention sur quelques
points essentiels, en m’attachant à des constellations de problèmes autour des-
quelles une réflexion d’ensemble sur la femme, le féminin et la cité peut trou-
ver à s’orienter dans le corpus aristophanesque.
Toutefois, pour éviter le piège des énoncés par trop sociologisants2, qui
chercheraient dans la comédie aristophanesque une simple variante de la ques-
tion des « femmes en Grèce », deux précautions s’imposent, qu’il me faut
encore mentionner. Une attention de chaque instant à la dimension d’abord
théâtrale du recours à des personnages féminins – d’où le titre adopté pour
cet exposé, « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre » – ; et, pour
ne pas se contenter de postuler une opposition trop marquée entre « comé-
dies à héros » et « comédies à femmes » chez Aristophane, la mise entre
parenthèses initiale de cette distinction : quand ce ne serait que pour retrou-
ver finalement cette opposition, du moins voudrait-on retarder le moment
de s’enfermer sans recours dans la triade Lysistrata - Les Thesmophories -
L’Assemblée des Femmes, tout en testant la pertinence du découpage qui, face
à l’invention comique, installe, réalité et fiction indiscernablement mêlées,
les femmes d’Athènes.
* Première publication dans E. Degani, T. Gelzer, E. W. Handley et alii (éds.), Aristophane : sept
exposés suivis de discussions, Genève, Fondation Hardt, collection « Entretiens sur l’Antiquité
classique », n° 38, 1993, p. 203-244.
1. Voir toutefois « Aristophane et les femmes d’Athènes : Réalité, fiction, théâtre », à paraître dans
Mètis VI (1991).
2. Sans doute faut-il se garder à la fois de « l’illusion sociologique » et de « l’illusion textuelle »
(P. Vidal-Naquet, Préface à Aristophane, les femmes et la cité, Cahiers de Fontenay 17 [1979],
5-6), mais la première guette plus l’historien (ne) que la seconde.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 707
Le paysan et la citadine
Aristophane, cela se dit et se répète, aurait attendu l’an 411 pour substituer
des meneuses de jeu à ses protagonistes masculins3 ; ce serait là le fait à expli-
quer, même si l’on ajoute parfois que les chœurs féminins ont malgré tout dans
son théâtre « une grande ancienneté ». Or la question me semble au moins méri-
ter un examen plus circonspect, si l’on rappelle que la tradition connaît deux
versions des Thesmophories et que les Lemniennes ont peut-être, peu après
415, constitué quelque chose comme une première esquisse de Lysistrata4.
Que « l’héroïne » Lysistrata soit ou non en elle-même une nouveauté et que la
mise en scène des femmes dans l’espace public soit ou non due, comme on le
dit, à « l’évolution des mœurs », l’essentiel est que, de longue date, l’Ancienne
Comédie ait fait une place à des personnages féminins, ce que, dans la parabase
de la Paix (751), Aristophane confirme indirectement en revendiquant pour son
art l’originalité de n’avoir pas tympanisé les femmes, au contraire de ses rivaux.
Mais on sait qu’il faut prendre les déclarations d’Aristophane cum grano salis
et, pour ma part, je n’irai certes pas affirmer que, dans les premières pièces du
corpus, « les femmes ne jouent pratiquement aucun rôle »5.
Sans doute, dans les premières pièces, y a-t‑il femmes et femmes : figures
féminines et femmes d’Athènes. Les premières montrées, les secondes invi-
sibles et mentionnées en passant. Les premières sont souvent réduites à leur
sexe, désigné comme χοĩρος6, et volontiers présentées nues sur la scène, à grand
renfort de commentaires sur les attributs de comédie portés par les acteurs qui
les incarnent7. Lors même que, comme Iris, Theôria ou Diallagè, elles sont
déesses ou abstractions personnifiées, c’est la femme qui, en elles, est ostensi-
blement mise en avant, comme si, au féminin, la comédie ne connaissait aucun
écart entre corps mortel et présence divine8 : ainsi Strepsiade s’étonne que les
Nuées, une fois « dissipée la brume pluvieuse qui voile [leurs] formes immor-
telles » (Nub. 288-289), ressemblent à des femmes et non, comme les nuées
d’en-haut, à des flocons de laine (340-344), ce qui permet à Socrate d’expli-
quer que, en imitatrices qu’elles sont, « maintenant qu’elles ont vu Clisthène,
du coup, les voilà femmes » (355). On peut bien sûr verser ce phénomène au
chapitre plus général de la tendance aristophanesque à prendre au mot les méta-
phores9, mais c’est sous la rubrique « représentations comiques du féminin »
3. Voir J.-C. Carrière, Le Carnaval et la politique (Besançon/Paris 1979), 66, ainsi que J. Henderson,
« Older Women in Attic Old Comedy », in TAPhA 117 (1987), 107.
4. Voir R. Martin, « Fire on the Mountain : Lysistrata and the Lemnian Women », in ClAnt 6
(1987), 104.
5. E. Lévy, « Les femmes chez Aristophane », in Ktèma 1 (1976), 110, à propos des Acharniens.
6. Petites filles, de Béotie (voir la scène des « petites truies » dans les Acharniens) ou d’Athènes
(Vesp. 569-573), joueuses de flûte (Vesp. 1353), etc.
7. La joueuse de flûte (Vesp. 1372-1377) et Theôria (Pax 887) en sont des exemples sûrs, lors même
qu’on peut discuter sur d’autres cas, comme sur le rossignol des Oiseaux : voir J. Henderson
(ed.), Aristophanes. Lysistrata (Oxford 1987), ad 1114 et les réserves de S. Saïd, « Travestis et
travestissements dans les comédies d’Aristophane », in Cahiers du GITA 3 (1987), 244 n. 145.
8. Sur cet écart, voir N. Loraux, Les Expériences de Tirésias (Paris 1989) et « Qu’est-ce qu’une
déesse ? », in Histoire des femmes, t. I, L’Antiquité (Paris 1991), p. 31-62.
9. Voir H.-J. Newiger, « War and Peace in the Comedy of Aristophanes », in YCIS 26 (1980), 226,
ainsi que F. Jouan, « La paratragédie dans les Acharniens », in Cahiers du GITA 5 (1986), 23.
708 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
10. Allusion à la triple performance sexuelle comme preuve de virilité (J. Henderson, The Maculate
Muse [New Haven/London 1975], 121-122) ? Sans doute, mais trente fois en trente ans, ce n’est
pas un record, plutôt un démenti comique à la prétention de verdeur des vieillards aristophanesques.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 709
Avec ce milieu de vie qu’est le dème11 et, au moins jusqu’aux Oiseaux, la pré-
occupation de la politique athénienne en matière de guerre et de paix, le mariage
constitue donc l’horizon normal du citoyen de comédie, à cela près que, dans
sa version « petite-bourgeoise », il est toujours déjà donné, cependant que les
grands mariages comiques, tel celui de Peisétairos avec Basileia, apportent à
l’intrigue son couronnement. Mais, comme si les unions triomphales assuraient
à l’univers civique la dose d’imaginaire qui conforte son existence, lorsque les
comédies à femmes, qui ignorent ce type d’union, évoquent le mariage, il n’est
plus que le cadre du plaisir conjugal et la condition de l’identité féminine : si
la fin de Lysistrata reconstitue les couples légitimes, aucune union n’est plus
envisagée avec Diallagè et dans L’Assemblée des Femmes tout se renverse ou
se distend puisque le programme de Praxagora « atteint directement le mariage
qui n’a plus de raison d’être » et que l’union jubilatoire du vieillard rajeuni avec
la belle déité laisse place à celle, grinçante et stérile, de la vieille femme et du
jeune homme12 : incontestablement, la prise de parole des femmes d’Athènes va
de pair avec un changement de signe, voire de sens du mariage. Il est vrai que,
si les femmes aiment le plaisir pour lui-même, les hommes, ainsi que l’atteste
peut-être leur juron par Déméter13, aiment le plaisir qui féconde.
Mais n’anticipons pas. On ne saurait quitter les comédies du début sans avoir
signalé un cas de mariage qui ne se conforme guère à la configuration jusqu’à
présent décrite : celui de Strepsiade qui, pour s’être déroulé hors intrigue dans
un passé déjà lointain, n’en est pas moins essentiel au déroulement des Nuées
et qui, pour être un « vrai » mariage avec une authentique femme d’Athènes,
n’en est pas moins déviant, tant par le statut social de l’épousée que parce qu’il
ouvre la comédie non sur un avenir riant, mais, d’entrée de jeu, sur un présent
de vicissitudes14.
Strepsiade, la nièce de Mégaklès : n’oublions pas ce couple mal assorti,
même s’il faut encore parler des unions radieuses dans la joie de la vie cham-
pêtre retrouvée.
Aux champs, femme ! Telle est l’invite de Trygée à Opôra (Pax 1329), sur
fond de prières pour la fécondité des épouses et la fertilité de la terre. Et tel était
déjà le programme que, pour clore les Cavaliers, le charcutier dictait à Dèmos.
Aux champs ? Parce que, loin de la ville, des démagogues et des syco-
phantes, la vie y est plus douce. Mais si la femme est bien, comme le veut la
tradition grecque la plus partagée, une terre à labourer15, une logique à peine
cachée exige que l’union finale ait son lieu et porte ses fruits aux champs, même
si, chez Aristophane, il est plutôt question de vignes et de figuiers (Pax 1337-
1338 ; 1350 ; Ach. 989-999) que de terre féconde. De fait, malgré le mauvais
11. Omniprésent dans les Acharniens, le dème est présent dans les Cavaliers, les Nuées, la Paix,
les Oiseaux et le Ploutos.
12. D. Auger, « Le théâtre d’Aristophane : le mythe, l’utopie et les femmes », in op. cit. (n. 2), 88
et 92, en a fait la juste remarque.
13. Juron quotidien ? ou juron comique ? La question est ouverte.
14. Comme l’a montré D. Ambrosino, « Aristoph. Nub. 46 s. (Il matrimonio di Strepsiade e la
democrazia ateniese) », in MCr 21/22 (1986/1987), 95-127.
15. D’où Lys. 1173, où, à la vue des charmes de Diallagè, l’Athénien parle d’« ôter ses vêtements
pour labourer en simple tunique ».
710 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
16. Les laboureurs athéniens du chœur de la Paix sont des personnages éminemment positifs, ainsi
que les ξυγγέωργοι du Ploutos (223) ; Trygée lui-même parle de « remuer à la fourche sa petite
terre » (Pax 569-570).
17. Voir J. Taillardat, Les Images d’Aristophane (Paris 1962), p. 100 n 1, et J. Henderson, op. cit.
(n. 7), commentant la figure de Diallagè dans Lysistrata.
18. Ainsi que le rappelle H.-J. Newiger, art. cit. (n. 9), 225.
19. Sur la liberté de déplacement comique, voir D. Auger, art. cit. (n. 12), 79.
20. L’équitation : voir Lys. 676-679.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 711
21. E. Lévy, art. cit. (n. 5), 110 ; question reprise par M. La Matina, « Donne in Aristofane. Appunti
per una semiotica della esclusione », in Donna e società, a cura di J. Vibaek (Palermo 1987), 84.
22. ͗Aσταί : des citoyennes ? des femmes membres de la communauté (comme les métèques dans
Ach. 508) ? des citadines ? La question est difficile et sur ce mot, pourtant un hapax dans l’œuvre
d’Aristophane, les scholies sont muettes. Voir toutefois les remarques de C. Patterson sur les
occurrences du mot asté au ive siècle (« ATTIKAI : The Other Athenians », in Rescuing Creusa.
New Methodological Approaches to Women in Antiquity, ed. by M. Skinner = Helios 13, 2 [1986],
49-67, notamment 54).
23. Κώμη, quartier d’une ville ou dème urbain par opposition à δῆμος, dème rural : Isoc. Or. VII
(Areopag.) 46.
712 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
24. Voir A. H. Sommerstein, « The Naming of Women in Greek and Roman Comedy », in Quaderni
di Storia 6 N° 11 (1980), 393-418.
25. Sur le fragment 685 K/706 KA, voir ici même les remarques de J. M. Bremer. Je ne crois pas,
comme J. Taillardat, op. cit. (n. 17), 12-14, que le sens « figuré » de ἀστεῖος et de ἄγροικος soit,
dans Aristophane, totalement indépendant du sens propre de ces adjectifs ; voir C. H. Whitman,
Aristophanes and the Comic Hero (Cambridge, Mass. 1964), 221 (traduction de Thesm. 160 :
ἀγρεῑος, par « countrified »).
26. K. J. Dover, « Linguaggio e caratteri aristofanei », in RCCM 18 (1976), 363.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 713
même si à la comédie ils donnent sa langue, les ἄγροικοι et les citadines sont
aptes à déclencher efficacement le rire.
Pourquoi les femmes après les paysans ou, du moins, en rivalité avec eux ?
Pour des raisons multiples à coup sûr, mais dont la plus importante est struc-
turelle, je veux dire théâtrale. Mais il en est d’autres, qui relèvent de l’analyse
que fait Aristophane du rapport entre les sexes dans la cité.
Le sexe de la politique
27. Lys. 145 ; voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna (Paris 1981), 158, et les remarques de
J. Henderson, op. cit. (n. 7), ad loc.
28. Les femmes ne se rattachent à un dème que par l’intermédiaire de leur époux ou de leur père, mais,
chez Aristophane, les habitants d’Anagyronte ont un démotique (Lys. 67). Dans les Thesmophories
(897), la gardienne du parent, respectueuse des normes, se désigne normalement comme Kritylla,
fille d’Antithéos de Gargettos.
29. Phérécrate (inc. fab. fr. 235 K/269 KA) emploie aussi ce mot. On notera que les νεώταται
(Eccl. 845) sur qui veille la stratège ne sont pas « les plus jeunes filles », mais, en termes militaires,
les filles des deux plus jeunes classes d’âge (sur le modèle des νεώτατοι).
30. Sur la πολīτις chez Démosthène, voir C. Mossé & R. di Donato, « Status e/o funzione. Aspetti
della condizione della donna-cittadina nelle orazioni civili di Demostene », in Quaderni di Storia 9,
n° 17 (1983), 151 sqq.
714 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
J’ai réservé pour la fin le cas qui nous intéresse le plus directement, celui
des « femmes d’Athènes », qu’il serait si commode de pouvoir appeler les
« Athéniennes ». Mais il faut se rendre à l’évidence : le corpus aristophanesque
n’emploie pas l’appellation « à plaisanterie » d’Ἀθηναία comme nom de la
femme d’Athènes. Ce n’est pas que je tienne absolument à vérifier que, comme
je l’ai écrit un jour, « les Athéniennes n’existent pas »31. Car ce n’est pas tout à
fait exact, bien que les rares exemples attestés de ce mot constituent l’exception
qui confirme la règle : si l’on peut discuter la restitution épigraphique du nom
des « Athéniennes » dans telle inscription qui m’a récemment été objectée32, il
est hautement significatif pour l’objet « femmes d’Athènes chez Aristophane »
que cet introuvable nom d’Ἀθηναία fasse précisément son apparition dans la
langue des comiques, puisqu’on en a au moins un exemple du ve siècle dans
les Vieilles de Phérécrate, dont un fragment évoque « les Athéniennes et leurs
alliées »33. Mais, d’Ἀθηναία comme nom de la femme d’Athènes, Aristophane
ne fait aucun usage et, chez lui, cette forme, employée comme par prédilec-
tion pour nommer Athéna, ne désigne que la déesse, par quatre fois (Eq. 763 ;
Pax 271 ; Av. 828, 1653). Serait-ce que, renonçant sur ce point essentiel aux
armes de la comédie, Aristophane admettait l’impossibilité quasi religieuse de
donner aux femmes d’Athènes un nom qui est celui de la divinité poliade34 ?
Ou avait-il de tout autres raisons ?
Faute de pouvoir trancher, on se contentera de tenir pour acquis qu’Aristophane
a volontairement évité ce féminin-là. Mais cette abstention n’est pas sans profit,
car la dissymétrie entre les Athéniens et celles que, dans les Thesmophories, il
appelle tout simplement « les femmes » – le peuple des Athéniens et le « peuple
des femmes »35 – n’en est que plus saisissante, dans des développements où la
symétrisation semble pourtant de rigueur (Thesm. 331-334, 347). Il n’y a pas,
il n’y aura pas de syntagme conjoignant aux Athéniens les Athéniennes, peut-
être parce qu’Aristophane entend moins souligner l’intégration des femmes
dans la cité (effective, comme on le sait, sur le terrain des pratiques religieuses)
que jouer de l’asymétrie : il n’y a pas d’Athéniennes, parce que les femmes,
comme des étrangers, se reconnaissent un proxène en la personne de l’inverti
Clisthène36. D’où le rire assuré, au théâtre, lorsque les citoyens d’Athènes au
31. Op. cit. (n. 27), 124-132. Voir maintenant C. Patterson, art. cit. (n. 22), dont, sur certains points,
les conclusions divergent moins des miennes que l’auteur ne semble le penser.
32. Par M. Detienne, dans M. Detienne et G. Sissa, La Vie quotidienne des dieux grecs (Paris 1989),
240 ; voir ma réponse dans la Postface à la nouvelle édition (1990) des Enfants d’Athéna, p. 266.
C. Patterson, art. cit., 53, accepte également la restitution épigraphique, qui constitue dans son
dossier le seul exemple du nom Athènaia appliqué aux femmes d’Athènes.
33. Pherecr. Graes fr. 34 K / 39 KA. Autres exemples, également cités par la Suda, s.v. Ἀθηναίας :
Philémon, Pterygion fr. 66 K/69 KA, ainsi que Kantharos dans son Térée (fr. 5 K/KA) et Diphilos
(Amastris fr. 10 K/KA), qui faisait de la fille de Thémistocle une « Athénienne étrangère ». Tous
ces auteurs sont des comiques, ce qui n’est pas un hasard.
34. Selon la Suda, s.v. Ἀθηναίας, Métakleidès justifie l’évitement de l’appellation d’Ἀθηναῖαι par
la honte que les femmes mariées infligeraient à la déesse vierge en portant le même nom qu’elle, et
tous ceux qui disent qu’il ne faut pas désigner par Ἀθηναίας les femmes d’Athènes (τὰς Ἀττικάς)
invoquent aussi l’homonymie avec la déesse.
35. Voir N. Loraux, op. cit. (n. 27), 126-127 et 163-164.
36. La remarque en a été faite par S. Saïd, « L’Assemblée des Femmes : les femmes, l’écono-
mie et la politique », in op. cit. (n. 2), 35 et n. 15. Le mot de « proxène » gêne le scholiaste des
Thesmophories, qui le glose en προστάτης, préférant, à tout prendre, traiter les femmes comme
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 715
des métèques que comme des étrangers (ères). De fait, Clisthène mettra celles-ci en rapport avec
la Boulè (Thesm. 654, 943).
37. Voir Eq. 392 : Cléon « se fait passer pour un ἀνήρ ».
716 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
(εὐρυπρωκτοί), les synégores, les tragiques, les orateurs, sans en excepter les
spectateurs du théâtre. À commencer, car ce sont ceux-là surtout qui sont visés,
par les chefs que le peuple s’est choisis, tous dénoncés comme homosexuels pas-
sifs : les Agyrrhios, les Androklès, les Cléons – j’en passe, et des meilleures38.
De là à affirmer explicitement que les démagogues sont des femmes, il
y a encore un pas, qui sera franchi dans L’Assemblée des Femmes39, lorsque
Praxagora déclare qu’Agyrrhios – l’inventeur du misthos ekklèsiastikos – ne
fait illusion que parce qu’il porte la barbe d’un autre, car « auparavant, il était
femme » (Eccl. 102-104) ; si l’on ajoute que, pour être habile orateur, il convient
de « se faire secouer », rien n’empêche plus vraiment de s’adresser à l’assem-
blée des ἄνδρες sur le mode du ὧ γυναῑκες (Eccl. 165-168). Sans doute les
indices d’une féminisation de l’homme politique pouvaient-ils déjà être décelés
çà et là, s’accumulant tout particulièrement autour de Cléon40, mais, en faisant
de l’assemblée des Athéniens une assemblée de femmes – Ἐκκλησιάζουσαι –,
Aristophane retrouve une très ancienne tradition d’invective où l’on déprécie au
féminin : ainsi, dans l’Iliade (VII 96), pour piquer au vif les Achéens, Ménélas
les traitait d’Achéennes. À cela près que la visée n’est plus la même, puisque
l’injure cherche moins à provoquer un sursaut de courage, comme dans l’épo-
pée41, qu’à réjouir un public prêt à tout accepter de la comédie, genre qui manie
institutionnellement le blâme au service du rire.
D’où le raisonnement des femmes d’Athènes : puisque les hommes sont des
femmes, alors, comme femmes, les femmes valent par définition mieux que les
hommes, et il faut leur confier les affaires de la cité. « Remède de Gribouille »42,
à coup sûr, mais la cohérence de la déduction est imparable.
Voilà donc les femmes à la tête de la cité. Existe-t‑il pour autant, l’instant
d’une fiction comique, quelque chose comme une politique des femmes ? On sait
que la réponse est négative, et il a été mainte fois montré que L’Assemblée des
Femmes est, dans le corpus aristophanesque, la pointe extrême de la dépolitisation.
Résumons l’essentiel : l’ekklèsia, qui pourtant donne son titre à la pièce,
semble bien disparaître du projet de Praxagora pour la cité, où le maître mot est
désormais « consommation » généralisée et, sans plus s’occuper de délibérations
ni de votes, les femmes qui, dans Lysistrata (260), étaient « nourries » à ne rien
faire, nourrissent désormais les hommes (Eccl. 599), destinataires du nouveau
système, destinataires du nouveau système, mais destinataires passifs méritant
le nom d’ἀστοί (Eccl. 834-837) et non celui de πολῖται. Et tout cela se passe
38. Cf. J. Henderson, op. cit. (n. 10), 210. Inversement, en leur virilité, les chefs regrettés du temps
passé méritent l’appellation de « culs noirs ».
39. S. Saïd, art. cit. (n. 36), 35, a vu la chose, sans toutefois marquer suffisamment la différence
entre la femme et l’efféminé.
40. Voir J. Taillardat, op. cit. (n. 17), 402 : Cléon, « mère » du dèmos sur le mode homérique et
« femme » qui enfantera un lion.
41. Sur la fonction exhortative de l’injure homérique, voir L. Slatkin, « Les amis mortels », in
L’Ecrit du temps 19 (1988), 119-132. On notera que l’appellation infamante d’Ἀχαιῖδες est apparue
une première fois dans l’épopée au nombre des injures que déverse Thersite (Il. II 235) ; mais la
tirade de Ménélas est, du point de vue du féminin, plus complète.
42. S. Saïd, art. cit. (n. 36), 36.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 717
dans un espace civique qui n’en est plus un, la cité se « défaisant »43 à grande
vitesse, en proie à une décrépitude qui atteint le corps civique tout comme le
corps féminin44. Désormais, pour appliquer à L’Assemblée des Femmes ce que
Danièle Auger écrit des Oiseaux, « l’utopie, au lieu de remonter le temps de la
dégradation, le suit ou le précède »45. On ne sait peut-être pas où va la cité, mais
on y va, et d’un bon pas, ce qu’exprime sans doute la récurrence des verbes de
la marche, et tout spécialement de βαδίζειν, dans cette comédie46.
Devrons-nous pour autant parler de critique des femmes, voire de misogynie ?
Ce serait oublier encore une fois que nous sommes au théâtre et que « la mise
en scène des femmes sert de révélateur ». Sans aller jusqu’à affirmer que « les
femmes y sont métaphoriques », j’acquiesce à l’idée que c’est « l’être citoyen
défaillant » qui est d’abord visé47, les femmes étant, dans une logique comique,
des candidates très appropriées à l’occupation du vide civique.
Il est un autre mot dont il faut, je crois, faire justice : celui de gynécocra-
tie, employé par bien des commentateurs à propos des comédies à femmes
d’Aristophane, et notamment de L’Assemblée des Femmes48. Pour employer ce
terme avec pertinence, il faudrait que les femmes soient créditées d’un pouvoir
absolu, voire tyrannique – ce que dit à peu près le mot κράτος dans ses connota-
tions négatives49. Or le pouvoir de Praxagora n’est pas une fois désigné comme
κράτος, mais, à plusieurs reprises, comme une ἀρχή (Eccl. 517, 714-715, 985) :
ἀρχή est, dans les cités, la désignation générique de l’autorité et, en tant que
stratège, c’est une magistrature (ἀρχή) qu’exerce Praxagora. On trouve bien le
mot κράτος dans les Thesmophories, mais il n’est employé, et avec solennité,
que dans l’invocation du chœur à Pallas, « qui possède notre cité où elle détient
visiblement le pouvoir » (Thesm. 1140-1142 ; cf. 317), Pallas dont il est encore
précisé qu’elle hait les tyrans. Jusque-là, point de gynécocratie, si ce n’est divine.
Trouverons-nous plus à nous satisfaire dans Lysistrata ? C’est en réa-
lité, on l’a vu, de tyrannie et non de κράτος que les vieillards soupçonnent la
meneuse et ses troupes, non sans pertinence puisque l’occupation par force
de l’acropole d’une cité est acte éminemment tyrannique. De fait, la référence
aux Lemniennes, parfois dissimulées derrière les Amazones, est sans doute,
comme l’a montré Richard Martin, l’un des sous-textes les plus riches de
43. Le mot est de D. Auger, art. cit. (n. 12), 91, dans un développement sur « l’économie sans
échange » des femmes dans la pièce.
44. Si, au v. 175, on accepte la correction σαπέντα πράγματα, la correspondance est parfaite avec
la σαπρὰ γυνή de la fin (Eccl. 884, 926, 1098).
45. D. Auger, art. cit. (n. 12), 87-88.
46. Vingt-deux occurrences de βαδίζειν, sept de ἐμβάς (la chaussure de l’homme). On va : à l’assem
blée, les uns vers les autres, au banquet, à une femme, et c’est encore ce verbe qui dénote le transit
de l’étron de Blépyros. Comment expliquer cette insistance ? Par un jeu de mots βαδίζειν / βαίνειν
/ ἐμβάς, à coup sûr : voir Eccl. 478 et 505. Par une plaisanterie sur l’habitude féminine de lever
les jambes (263-267, 1167) ? Sans doute aussi par un jeu de mots généralisé sur une expression
comme χωρεῑ τὰ πράγματα (J. Taillardat, op. cit., 383).
47. Citations de D. Auger, art. cit. (n. 12), 95-96.
48. Voir par exemple le commentaire introductif de Th. Kock aux fragments de la Tyrannis de
Phérécrate (CAF I p. 186). S. Saïd, art. cit. (n. 36), prononce le mot, p. 33, mais constate qu’il est
peu pertinent (p. 45, 46).
49. Dans une étude très citée, P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir (Paris 1981), emploie le mot
avec précision et note qu’il a été utilisé à propos de Lemnos (p. 272 n. 20).
718 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
Lysistrata, et l’on sait que plus d’un comique a écrit des Lemniennes, à com-
mencer par Aristophane50. Mais Lysistrata ne se laisse nullement réduire à une
quelconque comédie lemnienne, ne serait-ce que par la place occupée dans
cette pièce par l’Acropole d’Athènes, et les mythes de référence y passent au
second plan, parce que les « Athéniennes » et le présent de la cité y occupent
tout le champ : lorsque, plaignant les jeunes filles que la guerre prive de maris,
Lysistrata s’écrie que « la saison d’une femme est courte » (Lys. 596), n’est-ce
pas là façon de souligner que ; dans une cité où le temps de l’histoire s’accé-
lère dangereusement, les femmes constituent hic et nunc de très convaincants
protagonistes de comédie ?
Ce n’est donc point une gynécocratie que les femmes d’Athènes instaurent
dans les trois comédies qui nous intéressent. Et, si ce n’est même pas une poli-
tique, la raison en est, pour Aristophane, … qu’elles sont femmes. Sans doute
constituent-elles un groupe très solidaire51, ainsi qu’elles le prouvent dans
les Thesmophories, où une seule intervention favorable à Euripide suffit à les
plonger dans la stupeur et l’indignation (Thesm. 520-521), tout comme dans
Lysistrata, où l’on a pu montrer qu’un lien structurel particulièrement étroit
unit les femmes du chœur et les compagnes de la protagoniste qui, « plus que
dans toute autre comédie, remplissent une fonction quasi chorale de représen-
tantes de la collectivité »52 ; mais, dans L’Assemblée des Femmes, il suffit qu’un
beau jeune homme passe par là pour que la rivalité détruise cette entente : ainsi
la jeune fille traite la première vieille de σαπρά (« putréfiée »), empruntant au
discours masculin ce qualificatif particulièrement injurieux53. Toute solidarité
a ses limites, mais celle des femmes comiques ne vaut à l’évidence pas celle
des chœurs féminins de tragédie.
Quant au logos qui leur permettrait de mener à bien une politique, il est,
dans la comédie, tout aussi limité. Ce n’est pas que les femmes n’aient de
l’esprit – elles en ont, dotées comme elles disent l’être de νοῡς καί φρένες
(Lys. 432 ; Thesm. 437, 463-464 ; Eccl. 571-572), et elles apparaissent souvent
comme plus sensées que les hommes qui leur font face. Mais, en ce qui concerne
la rhétorique nécessaire à tout politicien, c’est une autre histoire. Disons qu’elles
en ont, mais… Lysistrata en a, qui développe un long discours sur les vertus
de la réconciliation entre les peuples, mais… la plastique de Diallagè, présente
aux côtés de l’oratrice, monopolise toute l’attention de ses auditeurs, et c’est à
peine si l’Athénien et le Spartiate peuvent, jusque dans leurs revendications ter-
ritoriales, parler d’autre chose que du devant et du derrière de la belle fille54. Le
chœur des Thesmophories en a, qui, pour montrer que les femmes valent beau-
coup plus que les hommes, fait l’analyse de quelques noms très parlants : c’est
accablent à chaque fois de tous les maux, car ils nous surprennent à accomplir
de terribles forfaits » : Aiolosikôn, fr. 10 K / 9 KA ; « que les tragédies sont
faites à partir de nous » : Lys. 137-138). Ou encore, de la part des chœurs fémi-
nins, des précautions inattendues :
Si je suis née femme, ne m’en veuillez pas
dès lors que mes propositions sont meilleures que la politique actuelle,
dit la coryphée de Lysistrata (649-650), comme si seule l’excellence pouvait
compenser la nature féminine, ce handicap. Et, dans les Thesmophories, la prière
du chœur aux dieux s’achève semblablement par un « bien que nous soyons des
femmes » (371). Aussi, dans la même comédie, n’est-on pas trop surpris de voir
la coryphée applaudir au discours du parent d’Euripide, provoquant une réac-
tion indignée au nom de la solidarité féminine (Thesm. 531-532)60.
Rapatrions donc une fois pour toutes les femmes d’Athènes dans la condi-
tion qui est la leur et qui est à la fois le seul rôle « politique » que la cité leur
assigne – celui de mères.
À s’en tenir aux déclarations des Thesmophories sur les honneurs qu’il fau-
drait accorder à la mère d’un bon citoyen et d’un ἀνήρ authentique (Thesm. 832-
845)61, à l’affirmation que les femmes paient leur quote-part sous forme d’un
impôt en hommes (Lys. 651)62 ou à l’idée que la cité doit être remise aux mères
parce qu’elles seules se préoccupent de sauver les soldats (Eccl. 233-235), on
estimerait volontiers, avec J. Henderson, que l’idéalisation de la maternité est
à sa place dans la comédie ancienne63.
Mais qu’on n’aille pas croire pour autant que la comédie se consacre à faire
l’éloge de la loi péricléenne en vertu de laquelle la mère (et non pas seulement
le père) doit être de souche athénienne ; tout au plus est-il rappelé à Héraklès
– qui n’est guère un Athénien ! – que, « né d’une femme étrangère » et donc
« bâtard », il ne saurait hériter de Zeus, naturalisé du coup athénien (Av. 1644-
1654) ; pour se vanter de sa double lignée, il n’y a, dans Aristophane, qu’une
femme du peuple – cela n’est peut-être pas sans intérêt –, la marchande dont
Philocléon ivre a fait tomber l’étal et qui décline fièrement son identité : Myrtia,
fille d’Ankylion et de Sôstratè (Vesp. 1396-1398). Car le modèle aristophanesque
de la maternité n’est pas seulement civique ou politique, mais aussi, et très tra-
ditionnellement, hésiodique, en ce que la bonne mère est celle qui enfante des
fils semblables à leur père.
Du moins la prégnance de ce modèle se laisse-t‑elle déduire, çà et là, de
telle allusion : ainsi Kleonymos, décidément, n’est pas fils de celui qu’il dit
son père (Pax 676) ; en revanche, lorsque la ressemblance est avérée, elle n’est
60. On ajoutera que, pour les femmes comme pour les hommes d’Athènes, la condition d’étrangère
est doublement dévaluée et suffit à expliquer la perversité d’une argumentation (Thesm. 522-523) ou
autorise à un comportement caricaturalement masculin (ainsi, Lysistrata et ses compagnes « palpant »
Lampitô ou parlant de sa beauté tout comme les héros comiques parlant de Diallagè ou de Theôria).
61. Le thème politique de la mère d’un bon fils constitue un écart par rapport à la signification de
la fête, tout entière centrée sur le couple de la mère et de la fille (mais cet écart est unique, κόρη
étant un signifiant récurrent dans les Thesmophories).
62. Voir N. Loraux, Les Mères en deuil (Paris 1990), 24-25.
63. J. Henderson, art. cit. (n. 3), 111.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 721
pas pour autant heureuse : trop semblables à leur père sont dans la Paix le fils
de Kléonymos et celui de Lamakhos, qui ne savent chanter, l’un que boucliers
abandonnés, l’autre que combats gémissants (1270-1304). Enfin, alors que
le fils hérite normalement du nom de son grand-père paternel, « comme qui
dirait Hipponikos, fils de Kallias et Kallias, fils d’Hipponikos » (Av. 282-283),
le nom de Phidippide résulte d’une négociation tendue entre Strepsiade et son
Alcméonide d’épouse qui veut un nom en -hippos : autant dire que le compro-
mis entre Pheidonidès, formé sur le nom du grand-père paternel, et ces noms
chevalins, sonne d’ores et déjà la défaite de Strepsiade, non seulement parce que
Phidippide, accomplissant le désir de sa mère, ne rêve que courses et chevaux et
ne fait rien comme son père (Nub. 62-74), mais parce que, dans les rites de nais-
sance et la pratique coutumière, il revient au père et au père seul de nommer son
fils. Le fils de Strepsiade tient donc de la mère et, par celle-ci, « de toute la lignée
des femmes de haut vol issues de Césyra » (Nub. 797-800). Ce qui n’est pas de
bon aloi dans une cité, où, somme toute, le citoyen n’a que des pères64. Encore
une fois le mariage de Strepsiade, décidément exemplaire, donne la mesure des
difficultés où la comédie trouve son matériau de prédilection. Suivons donc à
la trace le fils de mère dans le reste du corpus aristophanesque65.
Car le fils de mère est, bien avant les pièces à femmes, figure récurrente, nul-
lement positive d’ailleurs. La version la plus innocente en est le type comique
du niais, que l’on appelle « chéri à sa maman » parce que, comme les hommes
d’argent hésiodiques, il se cache dans les jupes de sa mère66 et, plaisamment,
la coryphée de Lysistrata traite son homologue masculin comme un petit gar-
çon, lui promettant, s’il met ses menaces à exécution, de répliquer de telle sorte
que sa mère ne le reconnaîtra pas quand il rentrera à la maison (Lys. 636). Tout
cela n’est pas bien méchant. Mais la raillerie devient plus percutante lorsqu’il
s’agit d’atteindre un homme à travers sa mère. Dire que l’autruche, Grande
Mère des dieux et des hommes, est Cybèle, mère de Kléokritos (Av. 876-877),
c’est insinuer, disent les scholies, que ce dernier est « étranger et de mauvaise
naissance » ou, plus probablement, efféminé. Affirmer que seuls les « fils de
Césyra » sont ambassadeurs (Ach. 614), ce propos a la généralité d’un cas sin-
gulier devenu proverbial. Mais, avec les attaques qui visent les démagogues à
travers leur mère, le jeu devient nettement plus cruel.
Soit le démagogue Hyperbolos, souvent attaqué directement par les
comiques67 ; dans la parabase des Nuées, Aristophane affirme se distinguer
de ses rivaux en ce que ceux-ci « ne cessent de dauber sur ce misérable et sur
sa mère », et il nomme Eupolis qui avait mis celle-ci en scène sous les traits
d’une vieille ivrognesse (Nub. 551-555) ; on mentionnera également les termes
élégants (σαπρά καὶ πᾱσι πóρνη καὶ κάπραινα) dans lesquels Hermippos s’achar-
nait contre elle dans les Vendeuses de pain – des marchandes, femmes de peu,
hautes en injures68. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’Aristophane s’en tien-
dra à cette belle réserve ; mais c’est au chœur des Thesmophories – des femmes
critiquant une femme, et dans une parabase d’où l’auteur est absent, la ruse est
bonne – que revient le soin de comparer la mère d’Hyperbolos, cette fois pré-
sentée comme usurière et jugée doublement à la qualité de son τόκος, à celle du
valeureux Lamakhos (Thesm. 840-845)69. Sans doute Aristophane manifeste-t‑il
plus de retenue que ses rivaux : l’attaque n’est pas grossière et, de Cléophon,
autre chef du peuple, il vitupérera seulement le parler « thrace » et « barbare »
(Ran. 680-682), sans mettre ouvertement en cause la mère de celui-ci, à qui
Platon le Comique faisait parler une langue barbare70. Mais il est vrai que, pour
Aristophane, le vrai fils de mère, inlassablement raillé à travers le métier de sa
génitrice, se nomme Euripide – rappelons-nous : les tragiques étaient aux côtés
des orateurs dans le recensement des efféminés par le discours injuste, et voilà
que ce voisinage se retrouve, entre Euripide et les démagogues.
La chose est bien connue : dès qu’il s’agit d’Euripide, sous prétexte que sa
mère aurait été marchande de légumes, les herbes abondent dans la comédie
aristophanesque71, et ce ne sont que remarques sur la (mauvaise) qualité de son
origine (Ran. 947) ou de son éducation (Thesm. 175)72 : ainsi l’accusatrice des
Thesmophories, déduisant de l’homme les traits de l’œuvre, va jusqu’à affirmer
que c’est pour avoir été lui-même élevé parmi les herbes sauvages q u’Euripide
attaque sauvagement les femmes (Thesm. 455-456)73.
Pourquoi toujours la mère d’Euripide, sans que jamais soit mentionné son
père, ni même qu’il ait un père ? Cette interrogation qui renaît à chaque nou-
velle lecture d’Aristophane, dès la première apparition du thème dans les
Acharniens (457), a déjà trouvé sa réponse dans les développements qui pré-
cèdent : parce qu’un fils de mère est une déviation vivante par rapport au fils
d’un père et que les mères de ces fils sont précisément des marchandes – à
peine des femmes d’Athènes, donc –, ce qui permet de s’en prendre au fils à
travers la mère. Mais, avec Euripide, Aristophane ne s’en tient pas à ce trai-
tement très généralement comique du thème de la mère ; car l’œuvre retient
son attention plus encore que l’homme et, de la filiation du tragique, il déduit
68. Sur le fragment d’Hermippos (Artopolides fr. 10 K/9 KA), voir J. Taillardat, op. cit. (n. 17),
236-237 (avec référence à Ran. 857). Sur marchandises et mères de démagogues, voir encore
J. Henderson, art. cit. (n. 3), 113, 121.
69. Le τόκος-intérêt est condamné dans le système des femmes, où l’argent est par définition
immobilisé ; le τόκος-rejeton se passe de commentaire. On s’étonnera toutefois que Lamakhos soit
devenu une référence ; il est vrai, comme l’observe le scholiaste, que celui-ci est mort en Sicile, il
y a quatre ans : n’y aurait-il plus de braves que morts ?
70. Schol. ad Ran. 679, avec les remarques de K. J. Dover, art. cit. (n. 26), 365-366.
71. Ach. 476-478 (Euripide tient le cerfeuil de sa mère ; cf. Eq. 19) ; Thesm. 910 (des plantes aro-
matiques glissées dans le texte d’Hélène ; le scholiaste, qui repère l’allusion, ne dit rien du cresson
du v. 616) ; Ran. 840 (Eschyle s’adresse à Euripide comme fils τῆς ἀρουραίας θεοῦ) ; Thesm.
386-387 (le fils de la marchande de légumes).
72. Pourtant l’éducation (παίδευσις) devrait renvoyer au père.
73. Il y a peut-être encore une allusion à Euripide dans le regard oblique de la marchande d’herbes
(Vesp. 496-499) : rappelons que le regard oblique caractérise les maris, de retour du théâtre où ils
ont entendu de l’Euripide.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 723
L’heure est venue, pour moi, de poser enfin la question que sans doute on
attendait : quels comptes Aristophane règle-t‑il donc avec Euripide pour lui
imputer ainsi, par la bouche d’Eschyle, la dégradation des mœurs civiques ?
Pour classique qu’elle soit, cette question est toujours ouverte, et a récemment
74. Aussi, en s’exclamant οἶον τò τεκεῖν (Lys. 884), Myrrhinè emploie comiquement une formule
euripidéenne ; voir aussi l’exclamation désespérée du fils d’un père maniaque du tribunal (Vesp. 312).
75. D. Auger, art. cit. (n. 12), 91 ; sur les ressemblances et les différences avec la République de
Platon, S. Saïd, art. cit. (n. 36), 49 sqq.
76. D. Auger, art. cit. (n. 12), 96.
724 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
encore été compliquée par l’intervention, dans le jeu des jugements critiques,
de voix qui se revendiquent comme féminines ou féministes. Tentons de démê-
ler cet écheveau.
À en croire Aristophane, tout un chacun, à commencer par le propre parent
d’Euripide, partage sur celui-ci l’opinion des femmes, qui voient en lui leur
calomniateur acharné (« Où ne nous a-t‑il pas calomniées, disent-elles, pour
peu qu’il y ait des spectateurs, des tragiques et des chœurs ? » : Thesm. 390-
391), et les vieillards de Lysistrata renchérissent sur ce point de vue, tenant
Euripide pour le plus sage des poètes parce qu’il a dénoncé l’imprudence de
l’espèce féminine (Lys. 368-369 ; cf. 283). Il est vrai que ces indications de
comédie ne nous donnent pas le point de vue de tous les Athéniens, seulement
celui des Athéniens de fiction, et encore moins celui des « vraies » femmes
d’Athènes. Et c’est plutôt l’opinion inverse qui prévaudrait aujourd’hui au
sujet d’Euripide, ainsi que l’atteste l’étude de Claire Nancy sur « Euripide et
le parti des femmes »77. Faut-il, dès lors, retourner l’Euripide aristophanesque,
décrété féministe d’honneur, contre Aristophane, déclaré calomniateur et des
femmes et, par la même occasion, d’Euripide, leur champion ? L’opération a
été tentée78, mais, relevant de la logique trop simple du retournement, elle ne
convainc pas vraiment parce qu’elle s’enferme dans la stratégie qu’elle entend
dénoncer : quelle langue parle-t‑on, sinon celle de la comédie dans son rap-
port vivant avec la poésie iambique79, lorsqu’on accuse Aristophane de calom-
nier Euripide ? Encore une fois, mieux vaut analyser précisément l’enjeu qui
dresse le comique contre le tragique et, après Froma Zeitlin, je l’analyserai dans
les Thesmophories, sans m’interdire toutefois le recours aux passages essen-
tiels des Grenouilles.
D’Aristophane à Euripide, le débat porte à l’évidence sur l’art, et les maîtres-
mots en sont mimèsis et réalité, sans qu’on puisse aisément déterminer, dans
l’expression « mimèsis de la réalité » sur lequel des deux termes il faut faire
porter l’accent80. La mimèsis de la réalité peut en effet être versée tout entière
à la rubrique « fiction » ou au chapitre de la réalité. C’est sur le terrain de la
seconde hypothèse que, dans les Grenouilles, s’affrontent Euripide et Eschyle,
le premier demandant si, oui ou non, Phèdre est une fiction, le second accor-
dant qu’elle est une réalité, mais une réalité que le poète se doit d’autant plus
de dissimuler (Ran. 1052-1054). Façon de condamner Euripide au silence,
puisque c’est à lui plus qu’à tout autre tragique que s’applique la remarque de
Lysistrata sur les tragédies construites à partir des femmes (Lys. 138). Aussi
l’argument central de la déposition de la plaignante dans les Thesmophories
– qu’Euripide montre des Mélanippes et des Phèdres, entendons des femmes
savantes et des débauchées, et jamais de Pénélopes parce qu’il ne veut rien
savoir de la σωφροσύνη féminine (Thesm. 545-548) – est pulvérisé sans diffi-
culté par un appel à la réalité :
77. C. Nancy, « Euripide et le parti des femmes », in QUCC N.S. 17 (1984), 111-136.
78. J. Assaël, « Misogynie et féminisme chez Aristophane et chez Euripide », in Pallas 32, (1985),
93 sqq.
79. Voir ici même l’étude d’E. Degani.
80. F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 175.
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 725
81. Sur les représentations de la démocratie « au-delà d’elle-même », voir N. Loraux, « La démo-
cratie à l’épreuve de l’étranger », in Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ?,
éd. par R.-P. Droit (Paris 1991), 173-176. Au dossier présenté dans cette étude, il faut adjoindre
Ran. 949-952 (caractère « démocratique » de la tragédie euripidéenne).
82. On notera que l’esclave fait couple 1) avec la femme, selon une logique analysée par P. Vidal-
Naquet, op. cit. (n. 49), 267-288 ; 2) avec le maître, dont la présence inattendue est induite par
celle de l’esclave.
83. Oἰνοπότιδας (Thesm. 393) est moins euripidéen qu’aristophanesque. Sur le problème d’ensemble
de la stratégie aristophanesque, voir F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 174, et l’étude de J. Assaël (n. 78).
84. Voir le conseil de la fille de Trygée à son père, d’éviter de devenir tragédie en fournissant un
sujet à Euripide (Pax 146-148).
726 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
85. Le seul tort du parent est d’avoir parlé κατὰ τò φανερόν (Thesm. 524-525).
86. Rep. III 395 e 1-2 : interdiction aux gardiens d’imiter une femme malade, amoureuse ou en couches.
87. Référence moins légère : Eccl. 442-443 ; sur Thesm. 363-364, voir F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55),
173, qui ne prend en compte que le côté sérieux, transgressif de l’affaire et de la comédie tout entière.
88. F. I. Zeitlin, art. cit., 195-198.
89. Thesm. 728, 739, 754, où Mania, nom d’esclave en tant que féminin de Manès (cf. Ran. 1345),
est sans doute dans un rapport de double entente avec le substantif μανία (Thesm. 680, 793) ; le
radical de μανία est encore présent dans Thesm. 196, 470, 561, 961. Dans le Ploutos, Pénia pourrait
être une héroïne de tragédie avec son regard μανικòν καὶ τραγῳδικόν (Plu. 424).
90. J’en veux pour preuves : 1) les torches, désignées comme λαμπάδες (Thesm. 655 ; cf. Aeschyl.
Eum. 1041-1042, et, sur les torches, J. Taillardat, op. cit., 212) ; 2) l’invocation des femmes aux
Moirai (Thesm. 700 ; voir A. Eum. 334, 392 et surtout 961-962) ; 3) le groupe dépareillé γυναιξὶ
καὶ βροτοῖς (Thesm. 683, où elles se substituent à πόλις [Eum. 524-525 : πόλις βροτῶν ὁμοί/ως]).
aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre 727
associe pour un temps les femmes du chœur aux Érinyes telle qu’Eschyle les
représenta. Je pense au moment où le chœur parcourt la Pnyx, à la recherche
d’un impie infiltré parmi les femmes : telles les Érinyes lancées sur les traces
d’Oreste, elles disent leur colère contre Euripide, l’homme qui ne croit pas aux
dieux, dont le parent, l’homme qui transgressa les ἱερά91, n’est qu’une émana-
tion. Et, à évoquer ainsi les Euménides, elles tissent encore plus étroitement les
liens, déjà bien établis dans la pièce, entre le culte, pour lequel elles sont réu-
nies, et la réflexion sur le théâtre, tragique aussi bien que comique.
Théâtre contre théâtre, donc. Eschyle contre Euripide, en creux dans les
Thesmophories, sur scène dans les Grenouilles. Ou, mieux, Aristophane/
Eschyle contre Euripide. Mais je ne dirai certes pas, comme Cedric Whitman à
propos des Thesmophories, que l’opposition est entre la comédie, par essence
« virile » et donc adonnée au vrai, et la tragédie qui, au mieux, serait une
« affaire hermaphrodite »92. Car si Euripide a vraiment féminisé la tragé-
die93, lorsqu’Aristophane exorcise toute ressemblance entre sa conception de
la comédie et la tragédie euripidéenne, c’est aux femmes et au féminin qu’il a
recours, dans une cité où les hommes, on l’a vu, ne sont plus au diapason de
ce qu’Eschyle exige de l’ἀνήρ.
91. Autres indices : Thesm. 663 (ἴχνευε καὶ μάτευε), 666 et 670 (les actes impies), 674 (σεβίζειν
δαίμονας) et 680 (μανίαις… παράκοπος) ; ce dernier mot n’est pas « une métaphore usée et d’origine
incertaine » (J. Taillardat, op. cit., 269), mais un terme employé par les Érinyes (Eum. 329). Enfin,
pour caractériser leur colère (Thesm. 466, 518), C. H. Whitman, sans proposer explicitement un
rapprochement, désigne les femmes comme « a pack of vengeful furies » (op. cit. [n. 25], 223-224).
Mais, dès Thesm. 224, le parent recherchait la protection des Semnai.
92. C. H. Whitman, ibid.
93. F. I. Zeitlin, « Playing the Other : Theater, Theatricality and the Feminine in Greek Drama »,
in Nothing to Do with Dionysos ? (Princeton 1990), 88.
94. Comme l’a bien vu F. I. Zeitlin, art. cit. (n. 55), 186.
95. F. I. Zeitlin, art. cit., 182.
96. La scholie à Thesm. 151 définit les γυναικεῑα δράματα comme des pièces dont le chœur est
fait de femmes.
728 aristophane, les femmes d’athènes et le théâtre
mais les femmes à leur propre sujet97. Phénomène remarquable autant que dif-
ficile à expliquer. Si le poète laisse parler les femmes, serait-ce que, compli-
quant l’échange, elles interceptent la communication entre hommes ? Ou parce
que la présence d’un chœur et de protagonistes féminins souligne suffisamment
la dimension fictive du théâtre ? Toujours est-il que voilà les spectateurs quasi-
ment livrés à eux-mêmes pour comprendre. Comme si le féminin était par soi
un opérateur d’intelligibilité théâtrale.
Étrange comédie que les Thesmophories où, à part l’archer scythe et le pry-
tane, tous les autres personnages portent ou auront porté des vêtements de femme,
que ce soit par nature, par inclination ou par force ; les femmes évidemment, le
parent d’Euripide dès qu’il s’est dévoué à ce dernier, Agathon et Clisthène par
conscience professionnelle ou par vocation, Euripide enfin pour que l’intrigue
puisse se clore. De la γυναίκισις (féminisation : Thesm. 863) sur scène du vieil-
lard barbu dont les spectateurs ont eu tout loisir de compter les étapes, à l’al-
lure d’Agathon, cet oxymoron sexuel, ou de Clisthène, cette « femme », nul
doute que, théâtralement, le port du vêtement ait présenté d’importantes diffé-
rences de crédibilité, l’un revêtant pour la première fois ce qui, chez les autres,
est une seconde nature. Or il est remarquable que ni le travestissement visuel98
ni le déguisement de la voix99 n’aient été perceptibles aux femmes ; non seu-
lement elles se trompent sur l’identité de Clisthène que, de loin, elles prennent
pour une des leurs (Thesm. 571-572), mais elles n’ont pas su identifier par elles-
mêmes l’imposture du parent d’Euripide, ce dont la coryphée s’étonne un peu
tard (Thesm. 589). D’où, pour le spectateur, un rire assuré devant les femmes
prises au piège de la mimèsis. Serait-ce qu’entre un ὥσπερ γυναῖκα (Thesm.
591), un efféminé et une femme, la différence s’annule pour elles ? Façon, peut-
être, de pénétrer dans le jeu même de la dramaturgie pour suggérer qu’entre
la nature et l’artifice, elles ne savent pas distinguer, parce qu’elles sont elles-
mêmes le produit d’une opération de théâtre qui, d’un acteur, a fait une femme.
C’est ici que la quintessence du théâtre – l’imitation parfaite – rejoint, en
un mouvement très aristophanesque, son degré zéro : l’artifice dévoilé comme
tel. Et l’on se rappelle à propos que les femmes d’Athènes ne sont ni des
Athéniennes ni des citoyennes. Tout simplement des rôles de femme, joués par
des citoyens d’Athènes.
97. De ce point de vue, on comparera la parabase des Thesmophories avec celle, plus conforme à
la norme, des Grenouilles.
98. Entre la femme et l’efféminé, la seule différence est-elle que l’une porte de faux seins et l’autre
pas (S. Saïd, art. cit. [n. 7], 230-231) ? C’est en fait le seul critère perceptible après coup par les
femmes ; nul doute que, comme l’a vu J. Henderson, op. cit. (n. 10), 219, l’habit féminin des
efféminés ne l’était en réalité pas au point de rendre leur sexe douteux aux yeux du public.
99. Le travestissement de la voix, difficile problème. Euripide conseille à son parent de γυναικίζειν
εὗ καὶ πιθανῶς (Thesm. 267-268) ; mais quelle différence d’élocution et de voix y avait-il entre un
acteur jouant un rôle d’efféminé et un acteur jouant un rôle d’homme déguisé en femme ? S. Saïd,
art. cit. (n. 7), 232, ne pose pas clairement le problème. Notons enfin que dans L’Assemblée des
Femmes le problème technique consistant à jouer un rôle de femme qui fait l’homme est évité,
puisque l’on n’assiste pas à l’assemblée.
ASPASIE, L’ÉTRANGÈRE, L’INTELLECTUELLE*
Aspasie : sans doute la plus célèbre de toutes les femmes grecques de l’époque
classique, parce qu’elle fut la compagne de Périclès, qui l’aimait, et la respectait.
Or, pendant quelque trente ans – disons : de 460 à 430, de la réforme d’Éphialte
(réforme démocratique, qui privait le conseil aristocratique de l’Aréopage d’une
partie de ses pouvoirs) au déclenchement de la guerre du Péloponnèse (opposant
le camp de Sparte à celui d’Athènes) –, trente ans qui ont valu au ve siècle avant
notre ère d’être désigné comme le « siècle de Périclès », il n’était pas à Athènes
d’Athénien plus puissant ou plus prestigieux que Périclès.
Avant de constater une fois de plus qu’il n’est pas de femme grecque qui
ne soit célèbre par les hommes ou, du moins, par un homme, il vaut la peine
d’apporter deux précisions essentielles :
1. Née en Asie Mineure, la compagne de Périclès était à Athènes une étran-
gère et le restera jusqu’à sa mort (il semble qu’elle soit morte et ait été enterrée
en Attique, auquel cas l’inscription sur sa tombe, comme sur bien des tombes
de métèques – ces étrangers qui avaient choisi de vivre à Athènes, mais qui y
étaient seulement domiciliés –, évoquait probablement Milet, sa patrie ionienne) ;
mais seul ce statut d’étrangère, qui lui interdisait d’être l’épouse légitime de
l’homme dont elle partageait la vie, donne sans doute à la Milésienne la liberté
d’être une intellectuelle et la réputation, un peu sulfureuse mais exceptionnelle,
qui, dans l’Athènes classique, s ’attachait à son nom.
2. Or, aux femmes d’Athènes, épouses légitimes des citoyens (ou, du moins,
à certaines d’entre elles), c’est une tout autre leçon que Périclès donnait. De fait,
si l’on en juge par les quelques mots que, au livre II de Thucydide, l’homme
d’État adresse aux épouses des Athéniens morts pour la patrie, c’est un fort
orthodoxe appel à l’anonymat qu’il réserve à celles-ci. Pour s’en convaincre,
avant de retrouver la libre, la brillante, la célèbre Aspasie, écoutons la voix
officielle de l’orateur Périclès, telle que l’historien de la Guerre du Péloponnèse
en a immortalisé les saisissantes formules :
S’il me faut aussi faire un rappel au sujet de la vertu féminine (gunaikeias aretês),
pour toutes celles qui désormais sont veuves, une brève exhortation me suffira pour
tout signifier : car ne pas être inférieures à la nature qui est la vôtre vous apportera
une grande renommée, ainsi qu’à celle dont il sera le moins question parmi les
mâles (en tois arsesi), que ce soit pour sa vertu (aretês peri) ou pour la blâmer.
Thucydide, II, 45, 2
* Première publication dans N. Loraux (éd.), Graecia al femminile, « Aspasia, la straniera, l’intel-
lettuale », Rome/Bari, Laterza, 1993, p. 125-154 ; puis repris dans N. Loraux (éd.), La Grèce au
féminin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 135-166.
730 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
parmi les hommes politiques – il est vrai que, comme l’était Périclès, ce disciple
est aussi un amant –, « Lysiclès le marchand de moutons, homme sans naissance
et vulgaire, qui devint à son tour le premier des Athéniens, pour avoir vécu
avec Aspasie, après la mort de Périclès » (Plut., Pér., 24, 6). Que l’on relise les
Cavaliers d’Aristophane : on y constatera que Lysiclès a gouverné Athènes avant
que Cléon y détienne le pouvoir (vv. 132, 765). Lysiclès fut-il le premier de tous
les démagogues, avant même Cléon dont l’on croit généralement qu’il succéda
à Périclès ? Ou fut-il un homme politique de transition, mal né mais dégrossi,
voire affiné par la cohabitation avec Aspasie qui, non contente de lui donner un
fils, aurait fait de lui un bon orateur ? Si la seconde hypothèse est la bonne, ce
serait donc à Aspasie que, à la mort de Périclès, Athènes aurait été redevable
d’un bref temps de répit avant d’entrer dans la « démocratie radicale », où les
démagogues sont censés faire la loi. Mais, s’agissant d’Aspasie, nos informations
sont souvent ambivalentes, et rien n’interdit d’adopter la première hypothèse,
quitte tout de même à s’étonner qu’une telle femme ait pu remplacer aussi vite
celui qu’on appelait l’Olympien par un marchand de moutons...
Tentons de traiter des talents éducatifs d’Aspasie sans passer par l’énumé-
ration obligée de ses amants. Le Ménexène nous y aidera, qui parle de rhéto-
rique et non d’amour. Aussi est-ce d’un disciple tout différent, sage et non plus
politique, que Platon y crédite Aspasie, puisqu’il s’agit bel et bien de Socrate
en personne. Conversant avec le jeune Ménexène, Socrate évoque en effet son
maître Aspasie, compétente en rhétorique et qui a « fait » bien des orateurs, à
commencer par Périclès, le plus grand de tous, non seulement à Athènes mais
dans toute la Grèce (Ménex. 235 e).
Didaskalos est donc Aspasie, et cette appellation récurrente – deux fois répétée
par la suite – mérite qu’on s’y arrête, le temps de s’intéresser à la syntaxe des
phrases où elle apparaît pour observer que la distribution des genres g rammaticaux
y est quelque peu perturbée : « enseignant compétente », Aspasie est en effet
désignée comme « la maître » (hê didaskalos) et, si cette juxtaposition d’un
article féminin et d’un substantif de forme masculine n’est pas en grec un cas
tout à fait isolé, nul doute que le texte platonicien ne prenne un malin plaisir à
multiplier cette sorte d’incongruité. Sans doute cette incongruité relève-t-elle de
la langue grecque, où le mot didaskalos ne présente jamais de forme féminine,
ainsi que l’on s’en assurera dans l’Hymne homérique à Hermès où de mythiques
vierges devineresses reçoivent déjà ce titre (v. 556) ; mais Platon qui, dans la
République ou les Lois, n’hésite pas plus à parler de « citoyennes » (politides)
qu’à inventer un féminin du mot « archonte » (archousa) n’est pas toujours
aussi timide. Escompte-t-il de cette retenue un effet comique ? C’est possible,
mais il se peut aussi que l’idée d’un maître au féminin soit tout bonnement
impensable en grec.
Ce qui n’empêche pas Aspasie de jouer consciencieusement, dans le Ménexène,
son rôle de maître d’école auprès de l’élève Socrate, qui apprend par cœur et reçoit
presque des coups lorsqu’il n’apprend pas assez vite (236 b-c). La comédie n’est
pas loin, et, de fait, à parler de cette femme versée dans des savoirs masculins,
il semble que l’on ne puisse éviter de côtoyer ce genre irrespectueux – on y
reviendra. Il n’est jusqu’au préambule du Ménexène qui ne doive être versé au
chapitre, sinon du comique, du moins de l’ironie dans Platon – ainsi que déjà
Plutarque le suggérait (Pér., 24, 7) : malgré les précisions un peu trop appuyées
732 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
que lui apporte Socrate sur le rôle de son « maître », l’interlocuteur persiste
jusqu’au bout à mettre en doute l’identité réelle de l’auteur du discours qu’il
vient d’entendre (236 c 6, 249 d-e), et la promesse finale de Socrate, l’assurant
qu’il lui « rapportera encore beaucoup de beaux discours politiques composés
par celle-ci » n’est certes pas faite pour le rassurer. Supposons un instant que
Ménexène n’éprouve aucun doute : il devrait alors admettre qu’Aspasie a composé
non seulement l’oraison funèbre que Socrate vient de débiter, mais d’abord et
surtout le célèbre epitaphios dit « de Periclès » – on en a cité tout à l’heure la
conclusion, faite d’aphorismes sur la vertu féminine –, dont l’homme politique
n’aurait été que le docile récitant (236 b). Voilà qui bouleverserait toutes les
convictions, classiquement orthodoxes, du jeune homme en matière de politique
et de division des rôles sexuels. Si l’on ajoute que la discordance criante entre
l’identité des personnages du dialogue (dont le protagoniste meurt en 399) et la
date qui est assignée avec insistance à leur entretien (autour de 386 avant notre
ère) suggère, de la part de Platon, un recours délibéré à l’anachronisme, c omment
ne pas conclure qu’Aspasie n’est évoquée ici qu’à titre de quasi-fiction ?
Comme si aucune forme discursive ne se prêtait à évoquer sérieusement
la gloire d’une Grecque, voici que la figure paradigmatique d’Aspasie tient de
la fiction. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que le nom et le personnage
d’Aspasie servent de support à la construction d’une intrigue ou d’une théorie.
Il est vrai que nous n’avons pas le choix : s’agissant de la savante Milésienne, il
faut bien s’accommoder des sources qui la mentionnent, lors même que, comme
la comédie, elles travestissent par essence le réel ou que, comme Platon ou
Xénophon, elles prennent Aspasie au filet de la « légende socratique ».
Or nous n’en avons certes pas fini avec le chapitre Socrate et Aspasie, ne
serait-ce que parce qu’il arrive à tel auteur de distinguer notre Aspasie d’une
autre, dite « Aspasie la Jeune », en précisant que la première était celle qui
fréquentait Socrate (Athénée, XIII, 539 d). Resterait toutefois à établir, de
Socrate et d’Aspasie, lequel des deux recherchait l’autre. En effet, s’agissant
des fréquentations de Socrate, plus d’un témoignage précise au contraire qu’en
son originalité sans préjugés, c’est le sage qui n’hésitait pas à frayer avec des
courtisanes : ainsi, lui qui, à l’occasion, donnait à une certaine Théodotè des
conseils avisés sur la meilleure façon de s’attacher ses amants savait également
s’instruire à son tour auprès de l’hétaïre Aspasie (Xénophon, Mémorables, III,
11 ; Socr. Rel., VI A 62, cf. I C 17). Bien sûr, il arrive que la piété socratique,
en prenant le dessus, entraîne la représentation inverse, beaucoup plus édifiante,
celle d’une Aspasie disciple de Socrate, apprenant à philosopher auprès de
celui-ci. Mais, pour la majorité de nos sources, la cause est entendue : c’est
bel et bien Socrate qui fut disciple d’Aspasie, sous la houlette de laquelle il
étudia la rhétorique (voire la philosophie) et apprit tout ce qui concerne l’amour
(Socr. Rel., I C 16 ; I G 17).
Socrate et Aspasie, donc : faut-il s’étonner de cette rencontre ? On sait que
la tradition crédite Socrate d’avoir professé qu’entre la vertu d’un homme et
celle d’une femme il n’y a pas de différence. Aristote, qui évoque cette opinion,
ne la mentionne que pour la réfuter (Politique, I, 1260 a 20-24), préférant à
l’évidence l’orthodoxie dont Périclès se faisait l’interprète dans son epita-
phios, et, dès le ve siècle, le comique Callias avait dénoncé cette façon de voir
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 733
comme une dangereuse lubie, bien propre à donner aux femmes d’inutiles idées
d’égalité. L’atteste l’échange suivant, entre des interlocuteurs dont l’un des
deux au moins est à coup sûr une femme : « – Pourquoi donc fais-tu la fière et
t’enorgueillis-tu si fort ? – J’en ai le droit. Car Socrate en est la cause. » (Socr.
Rel., 1 A 2 (= Callias, Pedêtai).
Est-ce à fréquenter Aspasie que Socrate conçut une telle idée ? Ou fut-ce
cette conviction, explosive dans une société qui réduit la vertu des femmes à la
stricte observance de la chasteté conjugale, qui le conduisit à écouter les avis
et les leçons de la savante Milésienne ? La question, bien sûr, restera ouverte,
mais l’essentiel est la rencontre intellectuelle de Socrate et d’Aspasie et l’on
ne s’étonnera pas des apparitions que fait celle-ci dans les textes des penseurs
socratiques, certains la mentionnant une seule fois, comme Platon, ou plusieurs,
comme Xénophon, tandis que d’autres consacrent un écrit tout entier à la
figure emblématique de la compagne de Périclès – ce fut le cas d’Antisthène et
d’Eschine le Socratique. Et de fait, c’est pour bonne part à la vogue d’Aspasie
dans ce milieu de philosophes que nous devons de savoir tout de même quelque
chose de sa vie.
Pour se réclamer du même maître, il n’est cependant pas rare que deux dis-
ciples présentent deux tempéraments de penseur opposés ; sans doute était-ce
le cas pour Antisthène et Eschine, à en juger du moins par la figure que l’un et
l’autre prêtent à Aspasie. Nous devons à Eschine de la considérer comme « sage
et politique », mais c’est Antisthène qui, bon gré mal gré, a le mieux caractérisé
l’intensité de la passion amoureuse qui lia Périclès à sa compagne.
Ce n’est pas qu’Antisthène exalte un amour où il ne voit que la marque du
plaisir. Or l’austère Antisthène dénonce inlassablement le plaisir d’amour, affir-
mant qu’il préférerait être la proie du délire plutôt que celle du plaisir, et, lorsqu’il
proclame qu’il criblerait Aphrodite de flèches si seulement il la tenait, « car elle
a causé la perte de beaucoup de nos épouses, belles et vertueuses » (Socr. Rel.,
V A 123 ; cf 122), cette déclaration ressemble étrangement aux accusations que,
dans les Grenouilles d’Aristophane, Eschyle lance contre son rival Euripide dont
les tragédies sont censées, sous le signe d’Aphrodite, avoir incité à la débauche
« de nobles épouses de nobles maris » (Gren., 1044-1051). Aussi est-ce sur le ton
indigné de la critique qu’Antisthène rapporte comment, « amoureux d’Aspasie,
Périclès allait deux fois par jour saluer cette créature (tên anthrôpon), lorsqu’il
entrait dans sa maison et qu’il en sortait » et comment, défendant Aspasie dans
le procès pour impiété qui lui avait été intenté, l’homme d’État versa – comble
d’impudeur – plus de larmes qu’en aucune autre circonstance de sa vie (Socr.
Rel., V A 143 ; ainsi que Plut. Pér., 24, 9). Il est vrai que Plutarque, qui raconte
aussi la seconde anecdote (Pér., 32, 5), la met au compte d’Eschine lequel, pour
sa part, y trouvait certainement prétexte à exalter le pouvoir de l’amour, mais
il n’y a rien d’étonnant à ce phénomène d’écho inversé, puisque aussi bien les
textes d’Antisthène et d’Eschine se répondaient sans doute l’un à l’autre sur
tous les points essentiels de la vie et de la pensée, ou de la pratique, d’Aspasie.
Parlons donc de l’Aspasie d’Eschine, qui semble avoir défendu dans ce texte
une idée toute socratique de la vertu féminine et de l’amour. Cela commençait,
semble-t-il, par un problème d’éducation – comment oublier qu’Aspasie est un
maître, lorsque tout le rappelle ? Le riche Callias (souvent évoqué par Platon, mais
734 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
dont il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler également qu’il est le fils que
l’épouse légitime de Périclès eut d’un premier mariage) veut donner à son propre
fils un maître meilleur que ceux qui furent les siens, et consulte Socrate à ce sujet ;
il est stupéfait lorsque celui-ci lui donne le conseil de confier son fils à une femme
– bien sûr il s’agit d’Aspasie – s’il veut que celui-ci devienne un homme politique
achevé. On imagine la suite : les objections insistantes de Callias, et les réponses
de Socrate, alignant les succès de Périclès, puis de Lysiclès, comme preuves de
la compétence infinie de la Milésienne avant d’expliquer comment il fréquente
lui-même Aspasie, seul ou en compagnie de certains de ses amis, voire de leurs
femmes (ce qui devait sans doute provoquer chez Callias un redoublement de
surprise). Peut-être même Socrate racontait-il une discussion, dont nous devons
à Cicéron (Socr. Rel., VI A 70) de connaître le contenu et qui aurait eu lieu entre
Aspasie, Xénophon et la femme de celui-ci...
L’amour et la vertu, erôs dans son rapport avec aretê, tel semble bien avoir
été le thème de la discussion, tant il est vrai que, s’agissant d’Aspasie, l’amour
est toujours à l’horizon de la pensée. Si, comme le suppose G. Giannantoni, en
exaltant la fonction de marieuse – d’entremetteuse, disent ses détracteurs qui
l’accusent de s’y être livrée, tout particulièrement au service de Périclès (Plut.,
Pér., 32, 2) –, l’Aspasie d’Eschine développait bien les mêmes thèmes que le
Socrate « entremetteur » de Xénophon (Banquet, III, 10 ; IV, 57), peut-être la
Milésienne apparaissait-elle finalement comme une sorte de « Socrate au féminin »,
telle Diotime de Mantinée dans le Banquet de Platon, cette mystérieuse Diotime,
sans doute plus « fictive » encore qu’Aspasie et dont on a pu dire qu’elle était
un « trope », une figure de rhétorique, en lieu et place de Socrate (D. Halperin).
Ici encore, nous ne parviendrons pas à décider, de Socrate qui aime se dire
« enclin à l’amour » et de l’« hétaïre » Aspasie, lequel des deux instruisit l’autre
quant à la vraie nature de l’erôs. Mais, après tout, pourquoi ne pas suivre Xénophon
(Mémorables, II, 6, 36 ; Économique, 3, 14) lorsqu’il montre Socrate se référant
respectueusement à la c ompétence d’Aspasie, dès qu’il est question de mariage
et d’amour ? Peut-être, chez Aspasie comme chez Socrate, le thème érotique
prenait-il de très précises connotations politiques et, en parlant de mariage, c’est
aussi de la cité que, dans ce cas, la Milésienne et le sage d’Athènes se seraient
entretenus ainsi qu’on l’a plus d’une fois supposé. Reste l’essentiel : que Socrate
ait à l’évidence voulu faire savoir que c’est d’une femme qu’il tenait sa théorie
de l’amour (peut-être parce que seule une femme pouvait prêter au philosophe la
féminité dont il a tant besoin pour penser ?). Pour tenir ce rôle, nous ne pensons
généralement qu’à la Diotime du Banquet ; mais n’oublions pas l’Aspasie d’Eschine,
qui l’assumait sans nul doute elle aussi avec autant d’élégance que d’autorité.
Pour autant qu’on puisse en juger par l’un des fragments parvenus jusqu’à
nous, Eschine donnait pour repoussoir à l’exceptionnelle Aspasie – ainsi qu’à
la courtisane Thargelia qui lui était associée à titre de modèle ou d’inspiratrice
– l’ensemble des femmes d’Ionie, caractérisées comme « débauchées et éprises
du gain » (Socr. Rel., VI A III, 61). Aspasie et Thargelia du bon côté, et toutes
les Ioniennes de l’autre ? La division, à l’évidence, est forcée. Il est vrai que
l’exagération (auxêsis) constitue un procédé rhétorique parfaitement adapté à
l’éloge – et c’était bien finalement un éloge d’Aspasie que le texte d’Eschine.
Aussi, loin de reconduire cette opposition, convient-il de considérer Aspasie
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 735
Est-il besoin de préciser que la belle et habile Thargelia avait été courtisane ?
Comme Aspasie, peut-être. Mais aussi : comme Sémiramis, qui exerça, dit-on, cette
profession avant d’épouser le roi de Babylone et de lui succéder. Mais, pour peu
que notre imagination s’égare sur les rivages de l’Asie, nous n’en avons pas fini
avec les belles Ioniennes qui savent conjuguer féminité, intelligence et pouvoir.
Il faudrait aussi parler de Rodogune, reine des Perses, qu’Eschine évoquait sans
doute aussi dans son Aspasie (Socr. Rel., VI A 63). Toutefois, c’est à une autre
reine d’Asie que j’aimerais, fût-ce sur le mode de l’hypothèse, comparer Aspasie.
Il s’agit de la très historique (et pourtant, vers 450, déjà « mythique ») Artémise
d’Halicarnasse, dont Hérodote, né dans la même cité et amateur de prouesses,
dresse un portrait où l’admiration domine (VII, 99).
Fille de Lygdamis le tyran et d’une princesse crétoise, Artémise, à la mort
de son époux, exerce seule la tyrannie, comme Thargelia. Toutefois il ne semble
pas qu’elle ait explicitement été considérée comme un modèle possible pour
Aspasie : est-ce parce que, gouvernant « des cités de population toute dorienne »,
la reine n’a rien d’une Ionienne ? Parce que, dans les guerres médiques, elle
s’illustre trop comme ennemie des Grecs ? Ou parce que sa valeur se manifeste
essentiellement sur le terrain du courage, que son nom d’andreia (au sens propre :
virilité) réserve aux hommes plus encore que toute autre qualité ? De fait, autour
d’Artémise, l’opposition du masculin et du féminin, devenue critère absolu
d’intelligibilité pour toute situation, tantôt se renforce et tantôt se renverse. C’est
elle qui, appliquant au service du roi de Perse une grille de pensée somme toute
grecque, avait, avant Salamine, conseillé à Xerxès de ne pas livrer de combat
naval car, disait-elle, ces hommes [les Grecs] sont sur mer autant supérieurs aux
tiens que les hommes le sont aux femmes » (Hér., VIII, 68). En d’autres termes,
dans la guerre maritime, les Barbares seraient aux Grecs – encore faudrait-il
préciser : aux Athéniens, si fiers de leurs trières – ce que les femmes sont aux
hommes ; on se doute qu’il n’y a, jusque-là, rien qui soit de nature à déplaire à
un Grec de Grèce, bien au contraire.
Or, lorsque, dans la bataille, Artémise échappe par la ruse à la poursuite d’un
vaisseau athénien, en coulant délibérément un navire qui appartenait à son propre
camp, les choses se compliquent : sans doute confirme-t-elle l’exactitude de ses
propres prédictions en ce qui concerne les hommes du Grand Roi, mais il vaut
la peine de souligner que – curieusement – c’est Xerxès, bien que vaincu, qui
jubile, cependant que la fureur s’empare des Athéniens vainqueurs. C’est bien
une inversion radicale de la distribution des rôles sexuels que cette Grecque
d’Asie toute dévouée au Grand Roi a introduite dans le monde des Barbares,
et pourtant Xerxès se contente d’en prendre acte en constatant que les hommes
de son armée « sont devenus des femmes et les femmes des hommes » (VIII,
87-88) ; mais la réaction est tout autre du côté athénien : parce que, dans un combat
naval (où ils estiment devoir par définition l’emporter), Artémise a su tromper
la vigilance d’une de leurs trières, les Athéniens crient au « monde renversé »
et proposent un prix de mille drachmes pour qui la capturerait vivante, « tant ils
étaient indignées qu’une femme vînt faire la guerre à Athènes » (Hér., VIII, 93).
Une femme faire la guerre à Athènes ? Cela ne s’était pas vu depuis les
temps mythiques de la guerre des Amazones, vaincues par Thésée l’Athénien
en un combat où, tel Lysias dans son Oraison funèbre, les orateurs officiels
voient la victoire des hommes authentiques sur des femmes dévoyées, rendues
aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle 737
par la défaite à leur nature féminine. Décidément, Artémise aurait été pour
Aspasie un modèle bien encombrant, et on ne s’étonnera pas trop que les textes
qui lui sont consacrés n’aient pas recours à cette référence dont, pour sa part,
un Aristophane fait pourtant un grand usage dès qu’il s’agit des femmes. Car,
pour être un « maître », la Milésienne n’entendait sans doute pas pour autant
renoncer à sa féminité ; et, bien qu’estimant peut-être qu’une femme accomplie
sait toujours et pour ainsi dire par définition s’approprier harmonieusement des
qualités toutes masculines (P. Brulé), ce n’est donc pas sur le terrain de l’andreia,
mais sur celui de l’« habileté » qu’elle rivalisait avec les hommes. Ce qui, dans
l’état lacunaire qui est celui de nos sources, ne permet certes pas d’affirmer avec
certitude que ses détracteurs, à commencer par les comiques athéniens, n’ont
jamais à son sujet évoqué Artémise et le monde renversé ; du moins semble-t-il
qu’ils aient préféré situer l’attaque sur un autre terrain.
De fait, les comiques préfèrent généralement recourir à une arme plus gros-
sièrement efficace en daubant sur les mœurs de l’« hétaïre » Aspasie, et, sur
cette appellation, il est grand temps de revenir.
Aspasie était-elle donc une prostituée, voire une tenancière de maison close,
telle la Nikarétè du plaidoyer Contre Nééra ? C’est ce que, en sa malveillance
habituelle, Aristophane suggère dans les Acharniens, lorsqu’il donne pour cause
à la guerre du Péloponnèse l’enlèvement, par les Mégariens, de deux prostituées
à Aspasie (Acharn., 526-527). Et c’est encore ce que Plutarque affirme le plus
sérieusement du monde (« elle faisait un métier qui n’était ni respectable ni hon-
nête : elle formait de jeunes courtisanes » ; Pér., 24, 5), sans paraître relever ce
qu’il pourrait y avoir dès lors de surprenant dans le comportement d’un Périclès,
faisant d’une prostituée étrangère la compagne de son existence et la mère d’un
de ses fils (M. Montuori). Il est vrai que, sur cette question, les modernes se
partagent entre ceux qui reprennent tout bonnement l’affirmation des comiques
et ceux qui estiment la chose invraisemblable. Il n’est pas sûr en l’occurrence
qu’il faille s’empresser de choisir son camp ; je préfère pour ma part tenter
d’éclairer un peu le débat en y introduisant quelques précisions indispensables.
Il importe tout d’abord d’établir une distinction tranchée entre la prostituée
qui donne du plaisir pour de l’argent (pornê – cela même que, chez Aristophane,
les Mégariens enlèvent à la vigilance d’Aspasie –) et l’hétaïre (hetaira signifie
la « compagne »), souvent de haut vol, raffinée, cultivée, et que les hommes
fréquentent aussi (ou surtout ?) pour son élégance et son esprit – un esprit que
les épouses légitimes n’ont pas ou, du moins, doivent bien se garder d’avoir.
Si vraiment on veut ranger Aspasie dans cette catégorie, on admettra que, sans
être pour autant prostituée ni tenancière de maison close, elle peut avoir été
hétaïre lorsque Périclès la rencontra. Mais rien ne dit qu’elle l’ait effectivement
été, malgré la récurrence d’une telle affirmation. Car les inventeurs de ce bruit
y voyaient sans doute la plus efficace des rumeurs et, dès lors que l’accord se
faisait pour attaquer Aspasie, la vraisemblance la moins subtile était à coup sûr
la meilleure, pour les adversaires de Périclès, peu regardants sur leurs arguments,
comme pour les comiques, férus de ragots à contenu sexuel.
En effet – et ce sera mon second point –, à Athènes, plus peut-être qu’en
d’autres cités grecques, l’image de la femme est clivée entre la figure de l’épouse,
mère des enfants légitimes, dépourvue de toute autonomie personnelle comme
738 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
que de sa politique, à cela près que la première provoque plus sûrement le rire
que la seconde.
Que faire lorsque les « informations » dont on dispose sont à l’évidence,
en leur malveillance, tellement peu destinées à informer ? Se lamenter, peut-
être, comme le fait Plutarque (Pér., 13, 16), sur la difficulté qu’il y a pour un
historien à écrire l’histoire d’un temps révolu. Après quoi, il n’est pas d’autre
solution – et Plutarque le sait bien – que de s’efforcer de faire la part des choses
en désamorçant autant que possible les calomnies des comiques, réduites à la
convention du genre, qui est de faire rire en blâmant les mœurs. Ce qui nous
ramène à Aspasie, que nous avions encore une fois perdue en chemin, Périclès
s’étant à nouveau interposé entre elle et nous. Aspasie-Hélène, Aspasie-Omphale,
femme aimée trop puissante.
Mais d’ailleurs, entre Aspasie-Hélène, pour qui Périclès a déclenché la
guerre, et Aspasie-Omphale, réduisant en servitude un autre Héraclès, c omment
s’y tromper ? Comment croire qu’il s’agit de sexualité alors qu’il est si mani-
festement question de pouvoir ? La critique se précise avec Héra-Aspasie, que
Kratinos situait, à la mode hésiodique, dans une généalogie des enfants de Kronos,
puisque, après avoir évoqué le tyran que Stasis (Guerre civile) a donné comme
fils à celui-ci, le comique évoquait la toute-puissante concubine à la face de
chienne, « Héra-Aspasie que Débauche a enfantée pour Kronos » (Plut., Pér., 24,
9). Si Périclès est le tyran, qu’en est-il donc du pouvoir d’Aspasie sur le tyran ?
Que Périclès soit un « tyran », les comiques athéniens l’ont répété à satiété,
et leurs affirmations nourrissent l’exposé que Plutarque fait de la Vie de l’homme
politique, depuis sa ressemblance physique avec Pisistrate (Pér., 7, 1) jusqu’à sa
façon de construire l’Odéon sur le modèle de la tente du Grand Roi (13, 9-10),
en passant par le thème récurrent de l’ostracisme, de la crainte d’être ostracisé
manifestée par le jeune Périclès (7, 2, 4) à la constitution « toute royale » qu’il
mit en place après l’ostracisme de Cimon et qui lui permit de surpasser en
puissance beaucoup de rois et de tyrans (15, 1, 3), en attendant que les poètes
comiques traitent – ce qui semble n’avoir pas tardé – ses partisans de « nouveaux
Pisistratides » (16, 1).
Que dire dès lors du pouvoir d’Aspasie sur le tyran ou, pour parler une
langue moins marquée, de l’influence qu’elle aurait exercée sur la politique de
Périclès ? Lorsqu’on ne se limite pas à des généralités sur Aspasie inspiratrice
de la politique culturelle de Périclès, ce sont des guerres que l’on évoque : ainsi,
Aristophane n’innove pas vraiment en faisant d’elle la cause de la guerre du
Péloponnèse puisque la Milésienne passait déjà pour avoir, par ses prières, incité
Périclès à l’expédition navale contre Samos, qu’il est accusé d’avoir fait voter
« en ayant égard avant tout à l’intérêt des Milésiens » (Pér., 24, 2 ; 25, 1) – à en
croire du moins Plutarque qui profite de l’apparition d’Aspasie dans son récit
pour consacrer un chapitre à cette puissante enchanteresse. Aspasie fut-elle donc
fauteuse de guerre ? Quand bien même on ne devinerait pas une fois de plus
les comiques derrière les accusateurs non nommés que mentionne Plutarque,
comment ne pas reconnaître dans ces affirmations le topos de la guerre à cause
d’une femme, auquel Hélène prête généralement son nom ?
Cependant, lorsqu’un procès sera enfin intenté à Aspasie, tel n’est pas le
chef d’accusation retenu contre elle. On sait que la tradition nomme l’accusateur
742 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
les reconstructions englobantes ou parce qu’il n’est pas sûr, à lire Plutarque,
que ce soit pour son médisme qu’Aspasie ait imité Thargelia, mais parce qu’il
y aurait lieu de s’interroger sur une certaine façon de prendre au mot dans la
Vie de Périclès tout ce que, traitant de la « tyrannie » de l’homme politique,
Plutarque a manifestement emprunté aux comiques sans la moindre distance
critique et sans se demander si ce n’était pas de l’oligarchie que, dans la réalité
politique de ce temps-là, les Athéniens se défiaient le plus.
Décidément, pour adopter l’attitude altière qui, en pleine démocratie, le fit
traiter de « roi » et de « tyran », Périclès n’avait besoin ni des conseils d’une
femme, si chère lui fût-elle, ni de l’incitation d’une propagande favorable à la
Perse. Quant à Aspasie, je ne crois pas qu’elle ait été un agent du Grand Roi :
aussi bien, pour inspirer la méfiance, puis la haine qui la fit un jour traîner en
justice, suffisait-il qu’elle se singularisât plus qu’il n’est admis. Or, dans sa vie
d’intellectuelle parmi des intellectuels et de femme libre entourée d’hommes, tout
scandalisait, à commencer par l’amour que Périclès lui portait avec constance.
Rien n’indique que les Athéniens aient douté que l’on pût être à la fois
« amant (erastês) » de la puissance de la cité, cela même que, chez Thucydide,
Périclès les incite à devenir (Thc, II, 43, 11), et amant (erastês) d’un beau jeune
homme : somme toute c’est là un type humain qui hante les premiers dialogues
de Platon (que l’on pense, par exemple, à Calliclès, amant du dêmos athénien et
de Dêmos, fils de Pyrilampe : Gorgias, 481 d). Et sans doute croyaient-ils aussi
qu’une femme est facilement amoureuse d’un homme : sa constitution, cette
dustropos harmonia, cette harmonie en désaccord dont parle Euripide (Hippolyte,
161), l’y pousse. Reste la seule vraie figure de l’inacceptable : l’amour ardent
d’un homme pour une femme, où il faut voir la pire des fautes de goût, pour
ne pas dire des fautes morales. Il n’est que de s’aviser que, face aux femmes
qui meurent ou qui tuent de trop aimer (Déjanire, Phèdre, Médée), la tragédie
attique ne connaît pas de héros dont l’amour soit la perte – même Héraklès,
dans les Trachiniennes, meurt de l’amour que Déjanire a pour lui, non du désir
qu’il a d’Iole –, car, n’en doutons pas, la faute qui, dans les tragédies, terrasse
le héros viril est par définition plus « essentielle » que l’amour.
Or, nul Athénien n’en pouvait douter, c’est une erôtikê agapêsis, un « atta-
chement amoureux » qui liait Périclès à Aspasie (Plut., Pér. 24, 7) et « c’est
peut-être ce que ses compatriotes lui ont le moins pardonné » (M. Delcourt).
Sans doute auraient-ils trouvé tout naturel que Périclès la traitât vraiment en
pallakê, vivant aux côtés de l’épouse dans la maison conjugale ou installée dans
ses meubles et entretenue pour donner à l’homme tendresse et plaisir. Mais
quitter sa femme – une aristocrate athénienne, une parente, partageant avec lui
les multiples liens que tisse l’appartenance à une même couche sociale – pour
vivre avec une étrangère, d’Asie Mineure, voilà qui ne se fait ni ne se conçoit.
Je pense avec Marie Delcourt que Périclès fut effectivement scandaleux d’être
« ridiculement épris » d’une « Milésienne trop instruite et trop libre ». Et que,
ne pouvant s’en prendre à la légère à un homme politique qui les dominait de sa
stature de « premier citoyen » (prôtos anêr : Thucydide, II, 65, 9), les Athéniens
s’attaquèrent à celle par qui le scandale arrivait : d’abord ils écoutèrent d’une
oreille complaisante les comiques qui brocardaient Omphale et Déjanire, Hélène
et Héra, puis ils allèrent sans doute plus loin, et, reprenant à Hermippos les
744 aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle
Bibliographie
Sources
Je n’ai renvoyé à aucun recueil de fragments des poètes comiques, car les
textes qui concernent Aspasie sont cités soit dans la Vie de Périclès, soit dans
les Socr. Rel. (dont j’ai également adopté les choix philologiques : ainsi, pour
le fragment des Pedêtai de Callias cité ci-dessus, je me suis fondée sur la leçon
semnê, qui est celle des Socr. Rel., alors que d’autres éditions préfèrent la forme
verbale semnoi, qui ne permet pas de préjuger du sexe de l’interlocuteur).
Les autres références sont données dans le cours du texte
Henrich Dittmar, Aischines von Sphettos. Studien zur Literaturgeschichte der Sokratiker,
Berlin, 1912 (sur Aspasie, p. 1-59, 275-283).
Gabriele Giannantoni, Socratis et Socraticorum Reliquiæ IV (volume rassemblant les
« notes » consacrées aux auteurs et aux questions).
David M. Halperin, « Why Is Diotima a Woman ? », in D.M. Halperin, John J. Winkler,
Froma I. Zeitlin, Before Sexuality. The Construction of Erotic Experience in the Ancient
Greek World, Princeton University Press, 1990, p. 257-308 (Diotime et Aspasie).
Renato Laurenti, « Aspasia e Santippe nell’Atene del V secolo », Sileno, 14 (1988),
p. 41-61 (le titre de cet article parle de lui-même).
Marie Delcourt, Périclès, Paris, 1939 (je renvoie aux p. 76-77 et 196-197).
Mario Montuori, « Di Aspasia Milesia », in G. Giangrande (éd.), Corolla Londiniensis,
I (= London Studies in Classical Philology, 8), 1981, p. 87-109 (Aspasie propagan-
diste du médisme).
Mario Montuori, « La condizione della donna in Grecia e il caso Aspasia », Discorsi, 3
(1983), p. 97-103 (reprend les thèses de l’étude précédente).
Luisa Prandi, « I processi contro Fidia Aspasia Anassagora e l’opposizione a Pericle »,
Ævum, 51 (1977-), p. 10-26 (les procès sont le fait de l’opinion conservatrice).
Masculin, féminin
Comme si elle n’avait pas connu ce que l’on appelle une vie – ou comme
si cette vie ne justifiait pas un récit –, l’histoire de Mélissa commence après sa
mort. De Mélissa vivante, nous ne saurons jamais rien (sinon par reconstruction
patiente et ajointement de bribes entre elles), puisque aussi bien on peut imagi-
ner que sa vie fut sans histoire. Mais Mélissa morte – Mélissa tuée comme en
passant – est impressionnante, à en croire le témoignage de l’historien Hérodote
à qui nous devons de savoir tout ce que nous savons d’elle : bien peu de chose
ou beaucoup, c’est selon. Bien peu de chose, à vrai dire, si l’on attache toute
valeur à la vie ; beaucoup, si l’on sait faire la part de l’étrange attention, faite
d’inquiétude, mais aussi de proximité et pour ainsi dire d’amitié, que les Grecs
prêtaient aux morts et à leur « vie » rétrécie.
Ce n’est pas par Mélissa, à vrai dire, que commencent les récits d’Hérodote
auxquels on se référera, mais toujours par Périandre, son époux, qui fut tyran
de Corinthe, sans doute dans la première moitié du vie siècle avant notre ère.
Mais il arrive par deux fois, l’historien évoquant précisément Périandre, que
Mélissa morte se glisse dans le récit.
Le premier récit (III, 50-53) conte les difficultés du tyran avec Lykophron,
ce fils cadet dont il voudrait faire son successeur et qui, non content de ne pas
adresser la parole à son père, ne daigne même pas toujours répondre aux messa-
gers que celui-ci lui envoie. Il est vrai que Lykophron, quittant son aïeul mater-
nel chez qui il a passé son adolescence, a compris la question que ce dernier lui
a posée, à lui et à son frère, au moment de les renvoyer à Corinthe. Et à cette
question – « Savez-vous, mes enfants, qui a tué votre mère ? » –, la réponse
était que Périandre a tué Mélissa.
De ce meurtre, le second récit, (V, 92), de loin le plus important pour qui
s’intéresse à Mélissa, ne souffle pas mot – mais il est vrai que le lecteur de
l’Enquête n’a peut-être pas perdu toute mémoire entre le troisième et le cinquième
livre. Il est vrai surtout qu’Hérodote a plus étonnant encore à raconter. Soit donc
l’argument : Périandre veut récupérer un trésor qui lui a jadis été confié par un
hôte étranger, or seule l’épouse du tyran connaissait, semble-t‑il, l’emplacement
de ce dépôt, mais il se trouve qu’elle est morte ; qu’à cela ne tienne ! Périandre
envoie des messagers vers le Nord de la Grèce, au Nekuomanteion, le vénérable
Oracle des morts. Et, invoquée, consultée, Mélissa la morte parle. Ou plutôt
* Première publication dans N. Loraux (éd.), Graecia femminile, « Melissa, moglie e figla di tiranni »,
Rome/Bari, Laterza,1993, p. 5-37 ; puis repris dans N. Loraux (éd.), La Grèce au féminin, Paris,
Les Belles Lettres, 2003, [rééd. 2018], p. 3-37.
748 mélissa, épouse et fille de tyran
elle refuse de parler, avec une belle fermeté… Mais le texte est beaucoup plus
fort que tous les résumés. Qu’on en juge, donc, à simplement lire Hérodote :
… En une seule journée, il fit dépouiller de leurs vêtements toutes les femmes
des Corinthiens en l’honneur de sa propre femme Mélissa. Il avait envoyé
des députés au pays des Thesprotes sur les bords du fleuve Achéron consulter
l’oracle des morts au sujet d’un dépôt fait par un étranger ; Mélissa apparut et
déclara qu’elle n’indiquerait ni ne révélerait à quel endroit se trouvait ce dépôt,
parce qu’elle avait froid et qu’elle était nue ; car les vêtements qu’il avait fait
enterrer avec elle ne lui servaient à rien, n’ayant pas été brûlés ; et elle ajouta
que ce détail serait pour lui une preuve qu’elle disait vrai : qu’il avait enfourné
ses pains dans le four froid. Quand cette réponse eut été apportée à Périandre
– ayant reconnu au signe donné qu’il pouvait y avoir confiance, car il s’était uni
à Mélissa alors qu’elle était morte –, aussitôt après le message reçu, il fit ordon-
ner par une proclamation que toutes les femmes des Corinthiens se rendissent
hors de la ville au temple d’Héra. Elles y allèrent, comme pour une fête, parées
de leurs plus beaux atours ; mais lui, qui avait aposté ses gardes, les fit toutes
dépouiller pareillement, femmes libres et servantes, fit porter les dépouilles en
monceau dans une fosse et les y fit brûler pendant qu’il priait Mélissa. Cela fait,
il envoya consulter pour la deuxième fois ; et le spectre de Mélissa indiqua en
quel lieu elle avait mis le dépôt de l’étranger.
Étrange histoire et curieux texte, qui mérite qu’on s’y arrête jusqu’à ce que
l’on ait sinon élucidé, du moins un tant soit peu éclairci les nombreuses ques-
tions qu’il pose au lecteur, toutes plus énigmatiques l’une que l’autre (pour-
quoi les vêtements de Mélissa n’ont-ils pas été brûlés à sa mort, si vraiment
c’est la règle ? serait-ce que les rites funéraires n’ont pas été accomplis selon
les normes ? et pourquoi Périandre éprouve-t‑il le besoin d’une pareille mise en
scène, aussi violente, aussi disproportionnée avec la réclamation de la morte ?).
Décidément, il vaut la peine de s’attarder sur ce récit.
Pourquoi les vêtements de Mélissa n’ont-ils donc pas été brûlés ? La ques-
tion s’impose, mais, une fois encore, le lecteur devra savoir se satisfaire de
questions. Certes, rien n’interdit d’exercer son imagination. C’est ce que fait
Page duBois, pour qui tout vient de ce que, pour violer Mélissa, Périandre l’a
dévêtue alors qu’elle gisait morte – de même, plus d’un psychanalyste a fan-
tasmé sur la nudité de Jocaste, révélée à Œdipe, pense-t‑il, au moment précis
où, dans le récit du messager d’Œdipe Roi, celui-ci arrachait les agrafes de la
robe de la morte. Mais je parierais volontiers que, dans un cas comme dans
l’autre, la seule idée de la nudité a suffi à aveugler l’interprétation : si Périandre
a dénudé son épouse, en quoi cela l’empêchait-il pour autant de brûler des vête-
ments qu’il a songé à enterrer avec le corps ? Quant au cadavre de Jocaste, le
texte spécifie bien qu’il gît déjà à terre, ce qui rend le dénudement que l’on dit
résulter du geste d’Œdipe aussi problématique que superflu.
Rien ne devrait donc empêcher l’interprète de garder tout son sang-froid :
peut-être alors s’avisera-t‑on que ces vêtements qui ont de fait été enterrés
avec le cadavre de Mélissa auraient aussi bien pu être brûlés si le corps de
celle-ci l’avait également été. Si bien qu’en filigrane, la vraie question concer-
nerait moins les vêtements que le traitement réservé au corps de la morte :
enterrée à la sauvette pour dissimuler plus longtemps sa mort ? l’hypothèse
est tentante, mais ne sera pas confirmée. Il est vrai qu’une lettre apocryphe
de Périandre à son beau-père, citée par Diogène Laërce, affirme : « J’ai déjà
expié ma faute envers votre fille en faisant brûler avec son corps tous les vête-
ments des femmes de Corinthe. » Les femmes de Corinthe n’intervenant dans
le récit hérodotéen qu’en un second temps, c’est là une façon de confirmer
que le feu constitue effectivement un après-coup, consécutif à de peu satis-
faisantes funérailles par ensevelissement. Mais ce n’est là somme toute que
construction, issue de la spéculation de quelque lecteur antique aussi embar-
rassé que nous par le texte d’Hérodote. Car rien, chez l’historien, ne dit que
Périandre fit brûler le corps de Mélissa. Seulement les vêtements et les parures
des Corinthiennes, et c’est ce fait, ce fait têtu, qu’il faut éclairer avant de son-
ger à combler les silences du texte.
Les anciens – c’est encore Diogène Laërce qui en porte témoignage – ont vite
oublié, semble-t‑il, les valeurs qui donnaient sens à la destruction des parures
féminines et, doutant qu’un feu aussi intense ait pu simplement consumer des
vêtements, se sont souciés de lui donner de tout autres victimes à dévorer :
d’où l’horrible histoire des concubines malveillantes qui, pour avoir calom-
nié Mélissa auprès de son tyran d’époux (lequel, dans sa colère, l’a tuée), ont
752 mélissa, épouse et fille de tyran
expié leur faute dans les flammes d’un immense bûcher. Il est vrai qu’à partir
du ive siècle avant notre ère, la tradition se doit, concernant les tyrans, d’être le
plus noire possible, et un autre récit attribue à Périandre la vertueuse mais ter-
rible décision de noyer toutes les entremetteuses de Corinthe – autant dire une
grande quantité de femmes dans cette cité du plaisir ! Mais on n’insistera pas
sur ces constructions où le sensationnel le dispute au mauvais goût ; de toute
façon, du feu à l’eau, nous voilà bien loin du récit d’Hérodote, et c’est lui qui
nous intéresse ici.
Quant aux lecteurs modernes, ils mettent volontiers l’accent sur la mise
à nu des Corinthiennes : parce que le récit d’Hérodote dépouille celles-ci de
leurs vêtements (apeduse), les modernes brodent sur « Corinthe féminine tout
entière que le tyran déshabille en bloc » (Vernant), voire « soumet à son désir »
(duBois). Mais, à vrai dire, c’est cet épisode précis – et non le comportement
sexuel de Périandre – qui est sans ambiguïté désigné chez Hérodote comme
un forfait de tyran, et il est grand temps de rappeler – ce que, jusqu’ici, on a
feint d’ignorer pour mieux isoler l’histoire de Mélissa – que, dans l’Enquête, il
figure, à titre d’exemplum, dans le discours qu’un Corinthien prononce contre la
tyrannie. C’est dans ce contexte qu’il convient donc de donner sens au dépouil-
lement collectif des Corinthiennes, raconté comme en un crescendo après l’évo-
cation des persécutions contre les citoyens : « Tout ce que Kypsélos avait laissé
à tuer ou à bannir, Périandre l’acheva ; et en une seule journée il fit dépouil-
ler de leurs vêtements toutes les femmes des Corinthiens en l’honneur de sa
propre femme Mélissa. »
Les hommes tués ou exilés, les femmes déshabillées ? Ne jugeons pas
trop vite que la symétrie n’en est pas une. Car, pour le Corinthien Soclès qui
conte toute l’histoire, le dénudement des Corinthiennes est à coup sûr un scan-
dale, à enregistrer sous la rubrique des violences que le tyran fait subir aux
femmes, violences évoquées chez Hérodote par un autre orateur dans un autre
discours contre la tyrannie (III, 80) et également mises en parallèle avec les
exécutions arbitraires de citoyens. Le tyran, c’est un trait constituant de sa
figure très négative, fait violence aux femmes, et Périandre ne déroge donc
pas à cette tradition qui traverse toute la littérature grecque, jusqu’à Plutarque
contant les exactions du tyran Aristotimos d’Élis. Pour préciser le tableau, on
ajoutera encore deux remarques. Lorsqu’ils ne tuent pas la population mâle de
leur cité – entendons en réalité les « honnêtes gens », riches et bien nés –, les
tyrans sont généralement censés se plaire à les désarmer : si, entre les armes
masculines et les vêtements des femmes, il y a bien quelque chose comme
une équivalence structurelle au point qu’un homme sans armes est dit « nu »
(gumnos), en dénudant les femmes de Corinthe Périandre a donc, au moins
symboliquement, désarmé leurs maris. Et si, après avoir annoncé la mise à nu
des « femmes des Corinthiens » – entendons : des épouses de citoyens –, l’ora-
teur précise in extremis qu’il les « fit toutes dépouiller pareillement, femmes
libres et servantes », nul doute que cette égalisation dans l’outrage ne soit une
circonstance aggravante de plus. Les tyrans sont en effet réputés pour apparier
les femmes et les esclaves (il s’agit alors en général des épouses de citoyens
et des esclaves mâles, les premières étant contraintes par la force d’épouser
les seconds), et c’est à une libre interprétation au féminin de ce thème qu’a
procédé Périandre.
mélissa, épouse et fille de tyran 753
Et tout cela pour Mélissa ? Tout cela peut-être pour tenter, à sa manière de
tyran, d’apaiser sa conscience de meurtrier.
Car Périandre a tué Mélissa.
C’est, on le sait, Hérodote, parlant cette fois en son nom propre d’enquê-
teur, qui l’a signalé au livre III, en ouverture du récit des démêlés du tyran avec
son fils : « Après que Périandre eut tué sa propre femme Mélissa, il arriva en
effet qu’à ce malheur passé vint pour lui s’en ajouter un autre que voici… »
Périandre, donc, a tué Mélissa, et c’est ce que son fils cadet ne peut pas lui
pardonner. Dirons-nous qu’il a tué celle-ci « sans le faire tout à fait exprès »
(L. Gernet) ? Ce serait reprendre à notre compte le ton de la tradition anti-
tyrannique, qui, en l’occurrence, n’est pas celui d’Hérodote. Car l’historien parle
à ce sujet de « malheur » qui lui advint, employant le mot sumphorê, nom grec
de la calamité qui fond à l’improviste sur un sujet impuissant à l’endiguer. Et
c’est encore ce mot qu’il prête à Périandre tentant de s’expliquer avec Lykophron.
Il vaut la peine d’y regarder de plus près. Car voici ce que le père dit au fils :
Si, dans cette affaire, il s’est produit un malheur (sumphorê), d’où te vient de la
défiance à mon égard, ce malheur est mien, et c’est moi qui y ai la plus grande
part, d’autant que c’est moi-même qui ai accompli la chose.
En ce qui concerne les faits, rien ne saurait être dit plus allusivement – il est
vrai que la langue juridique grecque elle-même use d’euphémismes pour dési-
gner le meurtre et le meurtrier, parlant d’« agir » (dran) et d’« agent » (ho dra-
sas), et l’on ne saurait demander à l’auteur d’un meurtre une précision dans
les termes que les textes de lois eux-mêmes semblent soigneusement éviter. En
revanche, les paroles de Périandre caractérisent avec précision une situation
proprement tragique : car c’est dans la tragédie que l’acte meurtrier revient en
priorité sur celui qui l’a accompli, au point que le crime ne pèse sur personne
autant que sur le coupable ; c’est dans la tragédie que le héros, tel Œdipe décou-
vrant enfin son identité, se définit tout à la fois comme celui qu’accable le mal-
heur et comme l’agent même, pour autrui, de ce « malheur ».
Insensible à l’intériorité tragique, la tradition ultérieure, dont témoigne
encore une fois Diogène Laërce, a préféré préciser les conditions du meurtre.
Elle raconte donc que, dans un accès de colère, Périandre battit sa femme, qui
était enceinte, et la tua, d’un coup d’escabeau ou à force de coups de pied ; et
c’est ici qu’apparaissent les « vraies » responsables de la mort de Mélissa : ces
concubines jalouses ou malveillantes qui, pour avoir calomnié l’épouse auprès
de l’époux, finiront leur vie sur le fameux bûcher. Laissons de côté le rôle des
concubines, qui n’est pas hérodotéen ; à ce détail près, l’histoire – une histoire
de fureur et de mort – pourrait figurer dans l’Enquête à condition que tout se joue
entre Mélissa et Périandre, protagonistes du malheur. Hérodote l’a même d’une
certaine façon écrite, en contant la mort de la sœur-épouse tendrement aimée
de Cambyse, roi de Perse – et l’on sait que, dans l’Enquête, entre les mœurs
des monarques orientaux et celles des tyrans, la différence n’est pas grande.
Cambyse a tué son frère Smerdis et épousé successivement deux de ses sœurs ;
il tuera la plus jeune des deux dans une crise de colère. La page (III, 32) est si
belle qu’on ne résiste pas au plaisir de la citer, façon de dédier par là même à
Mélissa une mort authentiquement hérodotéenne.
754 mélissa, épouse et fille de tyran
Mais sans doute est-il du destin du tyran d’être un jour dominé par la colère,
si du moins, en abordant au livre IX des Lois le chapitre de la colère, Platon a
raison de considérer cette affection comme « partie essentielle » de l’âme, exer-
çant sur celle-ci une véritable tyrannie.
On l’a dit, c’est Périandre et non Mélissa qui fournit à Hérodote le sujet
de deux récits. Dans le premier, elle n’est que l’ombre invisible séparant le
tyran de son fils ; dans le second, elle a forme d’ombre, mais sa parole vient de
très loin, rapportée au style indirect par un messager dont Soklès de Corinthe
rapporte lui-même au style indirect les propos. Car c’est contre la tyrannie
que Soklès entend mettre en garde les Lacédémoniens à qui il adresse ce dis-
cours, et c’est le tyran et lui seul qui peut tenir le rôle d’acteur dans le récit
d’Hérodote. Comment, pour parler de l’insaisissable Mélissa, éviter d’en pas-
ser par Périandre ?
Miaiphonos : « souillé par le meurtre », tel est Périandre dans le récit de
Soklès ; le meurtre n’est en l’occurrence pas celui de Mélissa, mais celui des
citoyens de Corinthe dont les conseils du tyran Thrasybule de Milet lui ont
appris qu’il faut mettre à mort les plus éminents. Il est vrai que Soklès défend
une thèse, qu’il a annoncée d’entrée de jeu, avant d’exposer l’histoire des tyrans
de Corinthe : il n’y a au monde rien de plus injuste (adikoteron) ni de plus san-
guinaire (miaiphonoteron) que la tyrannie. Périandre est donc miaiphonos. On
peut s’en étonner, pour connaître de la tyrannie de Périandre – y compris grâce à
Hérodote (I, 23) – bien des traits qui démentent cette image noire : on évoquera
alors la cour brillante qui était la sienne et l’hospitalité qu’il y offrit au légen-
daire Arion de Lesbos, poète et compositeur, inventeur de la forme dithyram-
bique. Mais on pariera que cette réputation contrastée n’a pas peu contribué à
faire très vite de Périandre le prototype du tyran, ami des arts et des lettres mais
que ses malheurs familiaux plongent dans la temporalité sans temps des affects
primitifs. On oublierait presque en chemin – et, de fait, Hérodote à l’évidence
n’en veut rien savoir, mais il n’est pas le seul et, beaucoup plus tard, Plutarque
refusera encore de faire du tyran l’un des interlocuteurs de son Banquet des
Sept Sages – qu’une tradition adverse fait de Périandre l’un des Sept Sages de
la Grèce, de ces sophoi vénérables qu’honore Apollon et dont on répète sans
fin les maximes porteuses d’une éthique toute de mesure.
Périandre meurtrier, en proie à la démesure ; Périandre le sage, dont les sen-
tences rappellent sans fin la fragilité de la sagesse humaine… Cette figure contras-
tée nous installe-t‑elle au plein cœur d’une contradiction ? C’est en tout cas au
même homme, sage ou tyran qu’importe, qu’il faut rapporter les difficultés de
communication qui, du livre III au livre V d’Hérodote et malgré la différence
de nature patente entre les deux textes, caractérisent le personnage de Périandre.
On en voudra pour preuve l’utilisation qui est la sienne – on dirait volon-
tiers : la consommation qu’il fait – d’innombrables messagers, destinés à trans-
mettre ses exigences, ses suppliques et ses questions : messages à Lykophron,
questions à Thrasybule ou au spectre de Mélissa, toutes ces situations semblent
exiger l’envoi incessant et comme maniaque d’hommes de confiance (au nombre
desquels cependant il faut mentionner un envoyé quelque peu exceptionnel,
dont Hérodote mentionne au passage l’identité : la sœur de Lykophron, propre
fille de Périandre, mais l’historien n’en dit pas plus et nous ne saurons pas si
756 mélissa, épouse et fille de tyran
De Mélissa vivante, on l’a dit, nous ne saurons jamais rien, puisque Hérodote,
qui marque de son autorité la tradition, l’a immobilisée à jamais dans la figure
d’une morte. Et pourtant… Si quelque bribe était parvenue jusqu’à nous, sinon
d’une Vie de Mélissa (puisque toujours c’est de Périandre que les faits et gestes
sont mentionnés par les historiens), du moins d’un récit où Mélissa vivante aurait
sa place, fût-ce en annexe d’une histoire de son époux ? C’est à une semblable
bribe que s’attache le nom de Pythainetos d’Égine, historien qui semble avoir
758 mélissa, épouse et fille de tyran
vécu à la fin du vie ou au début du ve siècle avant notre ère, donc en tout état
de cause avant Hérodote. Il s’agit de la jeune Mélissa, ou de Périandre amou-
reux : « Périandre tombe amoureux de Mélissa, fille de Proklès d’Épidaure, en
la voyant verser du vin aux travailleurs, vêtue à la péloponnésienne. »
Scène de genre : le tyran de Corinthe, encore un apprenti en l’art de gouver-
ner, s’est rendu auprès du tyran d’Épidaure, son aîné, riche d’une plus longue
expérience. Pour honorer son hôte, celui-ci l’entraîne dans une visite de son
domaine, et soudain Périandre voit. Il voit une jeune fille, seulement vêtue
d’une tunique (chitôn), jambes nues comme une fille de Sparte, qui donne à
boire aux travailleurs – n’oublions pas que le tyran de l’époque archaïque est
réputé pour la simplicité de ses mœurs et pour des idées « sociales » avancées :
rien d’étonnant donc à ce que la fille du tyran, loin d’être confinée au fond d’un
palais, se mette, fût-ce un instant, au service de ces « travailleurs » qui servent
son père (aussi bien est-ce ainsi qu’en des temps très anciens, la femme du roi
de Macédoine, à en croire Hérodote [VIII, 137], faisait cuire elle-même le pain
de toute sa maisonnée « car même les familles princières étaient alors pauvres
d’argent »). L’élégance sans affectation du corps de la jeune fille, que ne masque
pas, à la mode ionienne, un peplos aux plis travaillés, la grâce de son geste… Déjà
Périandre est sous le charme, et l’amour l’attache aux pas de la jeune Mélissa.
Et c’est ainsi que Périandre épousa Mélissa. Du moins si l’on en croit
Pythainetos. Mais faut-il l’en croire ? Et que tirer de ce mariage d’amour, lors-
qu’on est historien et qu’on a l’habitude de classer l’amour au chapitre de ce
dont l’histoire n’aurait rien à dire et rien à faire ? L’amour n’étant pas plus un
objet sérieux que Pythainetos n’est un informateur autorisé, le chitôn de Mélissa
s’intègre mal dans les études sur la tyrannie et, convaincus que les « mariages
de tyrans » ne sauraient s’analyser qu’en termes de politique, les historiens
récusent une source qu’ils estiment « d’intérêt secondaire ». Exit la jeune Mélissa,
place à la fille de Proklès, tyran d’Épidaure, que Périandre épousa pour assu-
rer à Corinthe une base maritime sur le golfe Saronique, face à Égine, et sur la
route des Cyclades et de l’Orient » (Will).
Qu’un mariage de tyran soit en général à penser sous la catégorie de l ’alliance
entre des pouvoirs, des cités ou des royaumes, la chose n’est pas contestable
– c’est ainsi qu’Hippias, tyran d’Athènes, donna sa fille Archédikè au fils du tyran
de Lampsaque, « car il savait que le crédit de ce dernier était grand auprès du
roi des Perses » –, et le morceau de généalogie qui ouvre chez Diogène Laërce
la biographie de Périandre suffirait à en assigner la preuve :
Périandre, fils de Kypsélos, natif de Corinthe, descendait des Héraclides. Il
épousa Lysidè, qu’il appela Mélissa : c’était la fille de Proklès, le tyran d’Épidaure
et d’Éristheneia, fille elle-même d’Aristocrate et sœur d’Aristodème, lesquels
étendaient leur pouvoir sur toute l’Arcadie.
Peu importe finalement que le traité Du pouvoir, œuvre d’un historien du
ive siècle avant notre ère, Héraclide du Pont, auquel le biographe renvoie à
l’appui de ses dires, soit aujourd’hui perdu ; car, dans cette généalogie haute-
ment paradigmatique, tout parle de pouvoir. Pouvoir tangible, d’abord : il n’est
certes pas indifférent que, par sa mère, Mélissa ouvre à Périandre – à Corinthe,
donc – un accès vers l’Arcadie, en plein cœur du Péloponnèse. Mais aussi, mais
surtout pouvoir symbolique, exprimé dans le nom de cette mère (Éristheneia,
mélissa, épouse et fille de tyran 759
d’Hippias, et que cite Thucydide : « C’est la fille du héros illustre entre tous
les Grecs de son temps, Archédikè, fille d’Hippias, que recouvre cette pous-
sière. Elle était fille, femme, sœur et mère de tyrans, mais sut d’un fol orgueil
ne pas enfler son cœur. »
Ni présomption ni orgueil : tel fut bien sans doute le comportement de
Mélissa, si l’on en juge par son nom. Car il est temps de souligner que Mélissa
ne s’est pas toujours appelée Mélissa : avant d’épouser Périandre qui lui donna,
par tendresse, le surnom d’Abeille, elle portait le nom de Lysidè que ses parents
lui avaient assigné – nom, il est vrai, peu parlant bien que l’érudition contempo-
raine se soit efforcée de le rattacher à Lusaia, épiclèse d’Artémis à Épidaure, bien
qu’on puisse également y chercher un doublet du nom très ambigu de Lusidikê
(« Dissolveuse de justice » ou, au contraire, « Trancheuse de procès »), que
portent plusieurs héroïnes mythologiques.
C’est bel et bien pour Périandre que Lysidè s’appelait Mélissa (et Diogène
Laërce y insiste, rappelant qu’il « épousa Lysidè, qu’il appelait, quant à lui
[autos], Mélissa »). Mais ce nom est resté à l’épouse du tyran, comme la plus
authentique des identités : Mélissa, donc.
Mélissa n’est pas seulement, comme bien des noms dérivés de meli (le miel),
un surnom affectueux pour signifier que, près de Lysidè, Périandre mène sans
fin, dans le temps suspendu propre au bonheur, la « vie au miel » des jeunes
mariés. Car, en Grèce ancienne, l’abeille est le plus valorisé de tous les modèles
féminins. Sans doute mentionnera-t‑on l’existence de prêtresses (servantes de
Déméter ou de Perséphone, de Rhéa, d’Artémis) désignées comme Mélissai ;
mais ce sont avant tout les épouses, lorsqu’elles sont parées de toutes les ver-
tus domestiques, qui méritent ce nom, ou plutôt ce titre.
Elles le méritent rituellement lorsque, rassemblées entre elles, loin de leurs
époux, les femmes de citoyens célèbrent pour Déméter et Perséphone la fête
civique des Thesmophories : l’abeille est sage et travailleuse, l’abeille hait la
débauche, en un mot l’abeille est pure et, prenant modèle sur l’abeille, les femmes
aux Thesmophories se proclament chastes et fidèles à leurs maris. Si l’on ajoute
que les Mélissai démétriennes sont aussi et surtout des mères fécondes d’enfants
légitimes, on mesure à quel point l’imposition du nom de Mélissa suggère
l’idéalisation de la femme qui le porte. Une fois unie à Périandre, Lysidè devait
céder la place à Mélissa, et bonne épouse devait par définition être Mélissa. Et
de fait, sans doute le fut-elle, devenue mère de deux fils et peut-être d’une fille,
toute dévouée à son mari, comme cette Mélitè, épouse athénienne supposée si
aimante que l’épigramme funéraire chantant ses vertus lui donne exceptionnel-
lement la parole une dernière fois pour répondre à l’adieu de son époux. Ce qui
nous vaut le dialogue suivant :
– Adieu, tombe de Mélitè : ci-gît une femme de bien. Tu aimais ton époux
Onésimos et il t’aimait en retour. Tu étais la meilleure et maintenant il pleure ta
mort, car tu étais une bonne épouse.
– À toi aussi adieu, toi, le plus cher des hommes, mais aime mes enfants.
Détournerons-nous l’épitaphe de Mélitè au profit de Mélissa comme nous
l’avons fait avec celle d’Archédikè ? Outre que la mort tragique de Mélissa rend
difficile toute assimilation de Périandre avec le dénommé Onésimos, procéder à
mélissa, épouse et fille de tyran 761
que le cadavre fut jeté à la mer). Peut-être s’agit-il là d’une invention des gens
d’Épidaure, soucieux d’illustrer à tout prix la réputation de sérénité qui caracté-
risait leur cité – n’y guérissait-on pas toute maladie au sanctuaire d ’Asklépios ?
Voilà Mélissa guérie et de sa vie et de sa mort.
Dans cette version de l’histoire, Mélissa aurait voué Périandre au souci, s’en
allant, comme l’abeille évoquée par Platon dans le Phédon (91c 4-5), en lais-
sant derrière soi son aiguillon. Mais l’abeille est aussi une allégorie de l’âme,
et l’âme de Périandre se nommait sans doute Mélissa.
Sans doute, de tous côtés, l’imaginaire revendique-t‑il ses droits sur l’his-
toire de Périandre et de Mélissa. Parce que le tyran est un type, il lui faudrait
s’unir à sa mère et tuer sa femme enceinte d’un coup de pied : Périandre-
Œdipe / Krateia-Jocaste, Néron-Périandre / Mélissa-Poppée, un seul récit suf-
firait par-delà l’écart entre les siècles et les ordres discursifs ? Ici encore, il
convient de garder la tête froide. Alors peut-être s’avisera-t‑on que, si, depuis
la plus haute antiquité, la tradition construit des types – ce qui permet de rap-
procher le tyran historique de son « modèle » mythique Œdipe –, le récit des
historiens ne connaît que des histoires singulières : l’Enquête d’Hérodote n’a
pas de place pour une Krateia et, du meurtre de Mélissa, ne connaît ou ne veut
connaître que le fait, non les motivations ni les modalités ; quant à la nécrophi-
lie de Périandre, elle n’en fait pas un drame et n’éprouve pas, comme Nicolas
de Damas, le besoin de préciser, pour le plus grand soulagement du lecteur,
que, si le tyran s’est uni à son épouse morte, c’était hup’erôtos, « sous le coup
du désir amoureux ».
Parier pour le récit d’Hérodote dans une enquête sur Mélissa, c’était donc
accepter les zones d’ombre, voire les obscurités qu’il contient, sans forcer le
texte à révéler la clef qui y serait dissimulée : aussi a-t‑on refusé toute lecture
allégorisante qui, sous prétexte de retrouver du mythique sous la prose histo-
riographique, ferait du « dépôt de l’hôte-étranger » la fécondité du sol et de
Mélissa l’avatar d’une grande déesse chthonienne appelée Déméter (Stern).
Parier pour le récit d’Hérodote, malgré l’opacité de ses silences, revenait à parier
pour Mélissa : pour l’identité et la singularité d’une femme morte qui, sous le
nom de Mélissa, eut une vie et une mort.
Que nous puissions seulement reconstruire cette vie avec des matériaux
empruntés à d’autres vies de femmes – en l’occurrence, de femmes de tyrans –,
c’est là une autre affaire : aussi bien, faute de documents suffisamment expli-
cites, l’historien de l’Antiquité doit-il accepter que son travail comporte néces-
sairement une part de fiction. Et si, plus d’une fois, l’épopée et la tragédie ont,
au cours de cette enquête, fourni des éléments de comparaison, c’est que, comme
ses contemporains, Hérodote pense sur le fond des formes et des schèmes de
ces genres littéraires : certains lecteurs n’ont-ils pas, dans la phrase qui évoque
Périandre « priant » Mélissa, identifié la présence d’un hexamètre dactylique,
vers par excellence de l’épopée ?
Il faut nous y résigner : la vie de Mélissa fut sans doute traversée de fulgu-
rances comme une vie de héros, mais elle est mal connue, comme celle d’une
femme. Une femme de tyran qui fut aussi cette femme-là.
Bibliographie
Textes anciens
Les deux passages d’Hérodote cités ci-dessus (V, 92 et III, 50-53) constituent la réfé-
rence essentielle, parce que sans doute la plus ancienne ; du moins y trouvera-t‑on
le discours le plus articulé à date ancienne, bien que la tradition postérieure se soit
764 mélissa, épouse et fille de tyran
consacrée avec insistance à en combler les « vides ». Outre ces deux développe-
ments, on s’est référé aux textes et fragments suivants :
Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, chapitre 7,
§§ 94-100.
Nicolas de Damas, FGrHist (= F. Jacoby, Fragmente der griechischen Historiker) 90 fr.
58 (notamment au sujet de l’union de Périandre avec sa femme morte).
Parthénios de Nicée, Sur les passions amoureuses, 17 (la mère de Périandre).
Pausanias, Périégèse, II, 28, 8 (tombes de Mélissa et de Proklès).
Plutarque, Moralia, 146 d et 147 b-147 d (Banquet des Sept Sages : considérations
sur Périandre) ; 403 c-e (Des oracles de la Pythie : cruauté et mort de Proklès) ;
1104 d (Non posse suaviter vivi secundum Epicurum. Périandre brûlant les parures
pour Mélissa).
Pythainetos d’Égine, FGrHist, 299 fr. 3 (in Athénée, Deipnosophistes, XIII, 589f).
Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Paris, 1983 (p. 47 sur Mélissa).
Pierre Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’épopée »,
dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec,
Paris, 1981, p. 267-288.
mélissa, épouse et fille de tyran 765
Sur la tyrannie
a) Études générales
A. Andrewes, The Greek Tyrants, Londres, 1971 (p. 49-53 sur Périandre).
Claude Mossé, La Tyrannie dans la Grèce antique, Paris, 1969 (p. 32-37 sur Périandre).
Édouard Will, Korinthiaka. Recherches sur l’histoire et la civilisation de Corinthe des
origines aux guerres médiques, Paris, 1955 (notamment p. 441-571, sur la tyran-
nie des Cypsélides).
Page duBois, Sowing the Body. Psychoanalysis and Ancient Representations of Women,
Chicago-Londres, 1988, p. 111-116.
Louis Gernet, « La notion mythique de la valeur en Grèce », dans Anthropologie de la
Grèce antique, p. 93-137 (notamment 114-115).
Erwin Rohde, Psyché. Le Culte de l’âme chez les anciens Grecs et leur croyance à
l’immortalité, trad. A. Reymond, Paris, 1952.
L’Abeille
Liliane Bodson, Hiera Zoia. Contribution à l’étude de la place de l’animal dans la reli-
gion grecque ancienne, Bruxelles, 1978, p. 20-43 (les abeilles).
Arthur Bernard Cook, « The Bee in Greek Mythology », Journal of Hellenic Studies,
15 (1895), p. 1-24.
Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en Grèce ancienne,
Paris, 1972, p. 154-157 (Mélissai et Thesmophories).
Nicole Loraux, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses tribus », dans Les Enfants
d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, 1981,
notamment p. 108-113 (à propos de la femme-abeille dans le poème de Sémonide).
Paolo Scarpi, Il Picchio e il codice della api. Itinerari mitici e orizzonte storico-cultu-
rale della famiglia nell’antica Grecia : Misteri di Eleusi e la città di Atene, Padoue,
1984 (notamment p. 71-73 : l’abeille emblématique).
LE REGARD D’UNE HISTORIENNE DE L’ANTIQUITÉ*
* Première publication dans Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), Écrire
l’histoire au présent, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 241-245.
1. Et tout particulièrement dans « The Modern Historian’s Dilemma : Conflicting Pressures from
Science and Society », Economic History Review, 40, 3 (1987), p. 335-348, notamment 342-343
(contre l’idée de « leçons » de l’histoire) et 346 (du présent vers le passé).
le regard d’une historienne de l’antiquité 767
les juges sont des jurés tranchant par exemple sur la plainte privée de l’homme
Lysias contre Ératosthène) de la Cour d’Appel de Paris : l’écart doit être creusé.
Cela dit, je crois tout de même que le problème est très précisément celui de
la démocratie. Luisa Passerini disait – et je crois qu’elle a profondément rai-
son – qu’il y a un problème spécifique de la démocratie vis-à-vis de sa mémoire.
Pour ma part, parlant en termes grecs, je dirai que le problème est celui de la
démocratie, dans sa difficulté d’assumer son kratos. Kratos (le fait qu’on l’a
emporté sur son adversaire) est constitutif du nom du régime (dèmo-kratia), et
c’est encore au kratos du peuple qu’on a affaire en 403, lorsque la démocratie
l’a emporté sur l’oligarchie des Trente. Restait à assumer ce kratos, c’est-à‑dire
à admettre qu’une partie de la cité avait vaincu l’autre, ce qui revenait à accep-
ter que cette victoire en soit une et à la gérer dans le temps. Or c’est la solution
inverse qui a été adoptée : pour affirmer à tout prix l’unité de la cité, la récon-
ciliation supposait l’effacement, donc l’oubli de la division. Ainsi, l’interdic-
tion de rappeler le passé bloque tout de suite la mémoire : de fait elle concerne
essentiellement les démocrates, puisque ce sont eux – et non les autres – qui
ne pourront pas faire valoir leurs droits. C’est du moins ainsi que, jusqu’à pré-
sent, j’interprétais cet épisode. Mais le non-lieu concernant Touvier m’amène
à revenir sur cette interprétation, et à m’interroger. Somme toute, s’interdire les
procès revenait peut-être pour la démocratie restaurée à se donner le luxe et la
force de s’identifier réellement à l’unité. Faut-il vraiment recourir à la justice
pour sauver la mémoire ? Car il se pourrait que le temps de la mémoire joue
terriblement contre une démocratie, plus fragile qu’un autre régime face au jeu
des vengeances et des règlements de compte. Voilà les questions que le présent
peut amener l’historienne du passé que je suis à se poser.
Donc, du présent vers le passé : bien sûr, l’historienne de l’Antiquité va
« instrumentaliser » l’histoire du présent dans la mesure où elle va y chercher
et y trouver de nouvelles questions. Ces nouvelles questions, il ne s’agit certes
pas de les importer telles quelles sur le mode de la projection, mais de les uti-
liser à titre d’opérateur et pour ainsi dire de réactif. Dans le cas le plus specta-
culaire, on obtiendrait – cela arrive parfois – un découpage totalement nouveau
ou une nouvelle organisation de l’objet. Le plus souvent on peut montrer, en
cherchant, non pas l’absence d’une question, que l’on interpréterait sur le mode
du manque (il est vrai que c’est sur ce mode que Thucydide, lorsqu’il reconsti-
tue le premier passé de la Grèce, raisonne2, et ce type de raisonnement a donc
de longue date ses lettres de noblesse), mais ce qui, à la place de cette ques-
tion, peut être repéré. C’est ainsi que j’ai été amenée cette année à revenir sur
la question de l’opinion ou de l’opinion publique, après la lecture du livre de
Pierre Laborie. Ce que j’y lisais de fort, c’était que l’opinion était constituée à
la fois par la diversité des réactions et des motivations et par la dominance d’un
discours. J’ai essayé de poser la question de l’opinion à Athènes telle que par
exemple – pour parler encore de lui –, l’œuvre de Thucydide permet d’en sai-
sir quelques situations-clés. Si j’avais le temps de développer, on verrait qu’il
y a chez l’historien l’usage du pluriel indéterminé, le « Ils » à la troisième per-
sonne du pluriel, qui ne peut renvoyer qu’à hoi Athènaîoi (les Athéniens) et que
que l’historien du présent est armé désormais pour montrer comment on fait des
contrefaçons, ce qu’est une contrefaçon de démarche rigoureuse.
Pour conclure, si – comme François Bédarida a pu l’écrire5 –, les années
1950 et 1960 ont été marquées par l’idée d’un antagonisme fondamental entre
modernité et tradition ; si les années 1970 ont vu la fin de cette bataille (et la
bataille entre l’idéologie du modernisme et celle de l’héritage), est-ce que les
années 1980-90 seraient marquées par la production d’une histoire pour un
temps d’incertitudes ? Je veux dire une histoire qui ne pense plus pouvoir saisir
la totalité, ou du moins la totalité sur le mode harmonique, le mode de l’archi-
tecture, mais une histoire qui s’attacherait aux failles, au divers, à l’hétérogène
dans une société, et non pas à sa mentalité mais à ses mentalités. Le sentiment
qu’on ne peut pas se débarrasser du pluriel en le ramenant à l’unité, l’attention
au multiple est donc un symptôme de l’histoire que nous faisons et dont les his-
toriens du temps présent nous montrent la voie. Peut-être l’historien du temps
présent est-il menacé par la masse des documents, par la pression des témoins
et par la demande sociale. Mais je crois qu’il est plus à même de rendre justice
à ce que, à la fin de L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud appelle
« la grandiose diversité de la vie humaine », entendant par là qu’il n’est pas de
causalité qui ne soit surdétermination. D’où la nécessité de renoncer aux expli-
cations totalisantes et de faire apparaître les logiques en conflit, les logiques
partielles. Et par « logiques partielles », j’entends moins une micro-histoire
attentive à reconstituer coûte que coûte une unité qu’une histoire sans illusions,
mais non sans conviction.
Que les affaires de la maison Histoire aient prospéré en France durant les
trois dernières décennies, nul n’en doutera, au vu de la liste impressionnante
des prestigieuses grandes séries consacrées à l’histoire de la France, envisagée
sous ses multiples dimensions : on y déchiffre sans mal le foisonnement des
approches, le souci de répondre au désir encyclopédique d’un public en quête
de totalisations, mais aussi la tendance hexagonale à l’excès d’une historio
graphie soucieuse de son rayonnement international mais essentiellement pré-
occupée par la France – où, par-delà la diversité des choix intellectuels et des
écoles, elle jouit en bien des lieux, il est vrai, d’un enracinement institutionnel
solide. Une historiographie, donc, en pleine possession de son pouvoir intel-
lectuel et qui, durant de longues années, n’a pas craint d’envisager ses relations
avec l’ensemble des sciences de l’homme et de la société sur le mode d’un rap-
port d’égal à égal, pour ne pas dire de puissance à puissance (c’est ainsi que
l’on a pu sans difficulté évoquer la configuration formée par « l’histoire et les
sciences sociales », d’autant que sous sa forme dominante, l’historiographie
s’est volontiers pensée, durant les dernières décennies, sous la forme de l’his-
toire sociale).
De cette histoire solidement établie sur ses fondements, il fallait témoigner,
pour en donner à voir l’assise et l’envergure, mais aussi pour suggérer la multi-
plicité qui en fait la richesse : le genre historiographique n’a-t‑il pas, au zénith
de son prestige, revendiqué lui-même son éclatement en des histoires comme
son originalité et sa force ? Or c’est précisément sur l’éclatement plus que sur
l’unité que l’on insistera ici, sans préjuger de l’effet (force ou faiblesse) qu’il
aura finalement produit sur l’ensemble de la discipline. Ce faisant, on s’inté-
resse plus aux interrogations qu’aux réponses – celles-ci fussent-elles consti-
tuées en sommes. Ce qui revient à s’attacher au lent travail çà et là accompli
aux frontières : travail de pénétration du genre par ses limites, moins visible à
coup sûr que les grandes réalisations éditoriales mais auquel, dans la diversité
des approches et des choix interprétatifs, l’histoire doit de s’être reproblémati-
sée en s’attaquant à ses propres opacités.
Ce sont donc quelques-uns de ces choix singuliers, plus audacieux ou du
moins plus réflexifs et dont, en son hétérogénéité, la présente liste tente aussi
de témoigner, qu’on voudrait commenter brièvement. Un choix parfaitement
délibéré, donc, dans ce choix qu’est déjà en soi l’ensemble de la liste, et plus
restreint encore que la somme des œuvres singulières qui y sont énumérées.
* Première publication dans Sciences humaines et sociales en France, Paris, Ministère des Affaires
étrangères, 1994, p. 21-27.
une histoire travaillée par ses limites 771
Les historiens qui, d’une manière ou d’une autre, se donnent pour fin un tel
inventaire ont dû – inévitablement semble-t‑il – parier sur l’introduction dans
la recherche historique d’autres objets, des objets sinon marginaux du moins
volontiers marginalisés, voire oubliés par l’histoire établie, fût-elle « nouvelle ».
L’exemple le plus saisissant et du renouvellement qui peut résulter de ces
nouveaux choix d’objet et des résistances qu’une telle percée doit surmon-
ter, peut-être interminablement, est sans doute celui de l’histoire des femmes
qui, durant les deux dernières décennies, a conquis, non sans déchirements et
retours sur soi, son autonomie, sinon la pleine reconnaissance de sa place dans
l’Histoire. Trop rares sont encore en effet les historiens – entendons les histo-
riens hommes – qui s’aventurent dans un secteur où l’on préfère généralement
demander à l’objet de la recherche d’en être en même temps, par-delà la diffé-
rence des époques et des formations sociales, le sujet historiographe, comme
si la femme était une essence réservée dont seules des femmes pussent témoi-
gner. Et, si les historiennes n’ont pas hésité à soumettre à la critique la notion
même de cette histoire close sur son horizon, en s’interrogeant sur la possibi-
lité, voire la légitimité, d’une telle entreprise (Une histoire des femmes est-elle
possible ? se demandaient-elles dès 1984), l’idée d’une histoire générale qui
prendrait tout naturellement en compte la détermination sexuée – féminine et
masculine – des pratiques, des conduites et des décisions, continue à susciter
au mieux le scepticisme de la part de la communauté des historiens, toutes ten-
dances confondues.
Et cependant, quelles que soient, par là même, les accointances que l’his-
toire comme discipline a pu tisser avec l’anthropologie, comment pourrait-elle
se refuser jusqu’au bout à articuler le passé, où elle situe ses objets, avec le pré-
sent, où elle trouve ses questions ? Certes, il est des objets nouveaux que l’his-
torien ne manipule pas sans tremblement, surtout lorsqu’il lui faut prendre le
risque de les importer dans une période et une société qui n’en ont pas conçu
la notion. Mais il se pourrait que, loin de constituer une incongruité ou un ana-
chronisme – cette « faute » suprême de l’historien –, un tel déplacement de
notions soit la condition de découpages neufs et d’interrogations inédites :
puisque le retour d’une histoire politique semble désormais acquis, on n’insis-
tera que pour mentionner l’émergence d’une histoire de l’opinion, qui trouve
sans mal sa pertinence lorsqu’elle se donne pour terrain le xxe siècle – encore
qu’elle puisse, même en ce cas, relever de traitements plus ou moins élaborés
– mais qui, manipulée avec doigté et appliquée par exemple, comme l’a fait
Arlette Farge, à la circulation des idées et des affects dans le peuple de Paris au
xviiie siècle, apporte une contribution neuve et précise à l’étude des « origines
culturelles de la Révolution française ».
Sans oublier, bien sûr, tous les objets que l’on n’a pas mentionnés ici, puisque
décidément le propos n’est pas d’exhaustivité, mais que le lecteur pourra énu-
mérer pour son compte tout au long de la présente liste.
Autres objets, autre sujet ou, du moins, sujet autre. J’entends par là l’invite,
pour l’historien, à accepter de ne plus s’effacer (se cacher ?) sous la figure,
sans qualité mais classique, de scripteur absent de l’histoire. Invite en forme
de défi, à coup sûr risquée mais dont, avec un peu de recul, la fécondité n’ap-
paraît que plus évidente.
C’est ainsi par exemple que, à récuser les certitudes de l’histoire positive,
on assume plus volontiers la position inconfortable qui enracine bon gré mal
gré l’historien dans son propre présent. C’était la forte conviction des fonda-
teurs des Annales qu’il faut comprendre le présent par le passé et le passé par
le présent – ainsi, entre le Marc Bloch de L’Étrange Défaite et celui des Rois
thaumaturges, le lien est de continuité plus que d’écart – et, si cette leçon de
mesure et de réflexivité n’a pas toujours été entendue de ceux qui, dans l’his-
toire des mentalités, n’ont cherché (et n’ont cru trouver) que l’autre et jamais
eux-mêmes, il faut saluer le va-et-vient d’un Claude Nicolet, fort de la convic-
tion que « nous sommes tous des citoyens romains », entre Le Métier de citoyen
dans la Rome républicaine et L’Idée républicaine en France, ou le travail d’un
une histoire travaillée par ses limites 773
travail aux frontières, sur lequel on a voulu insister dans ces quelques notes
de lecture, brèves autant que partielles. Mise en œuvre de ce que l’étude d’un
objet comme le corps possédé – voué à l’écart lorsqu’il n’est pas frappé d’inter
dit – peut apporter à une discipline parfois trop identifiée à la centralité de ses
lieux de production, un livre comme La Fable mystique sait donner corps à ce
dont L’Écriture de l’histoire, sur le fond d’un compagnonnage durable avec
la réflexion psychanalytique, fait la théorie : le retour, « sur les bords du dis-
cours », du refoulé ou des résistances qui, troublant discrètement la « belle
ordonnance » du savoir historique, ainsi désolidarisé de la pure positivité dont
il fit longtemps son élément, appellent les historiens à travailler sur toutes les
violences qui « n’arrivent à la page écrite qu’à travers l’absence ».
à l’exception de Patrocle dont la mort est nécessaire pour qu’Achille enfin sorte
de sa retraite, on ne tue pas les grands héros dont le récit a besoin. Et cepen-
dant : s’il y avait là plus qu’une simple affaire de contrainte narrative ou de
convention épique ? Si l’essentiel était qu’au sein d’un même récit coexistent
au moins deux modalités fort différentes de la mort et du combat ? Admettons
que, sur la guerre, l’Iliade sache vraiment tenir plus d’un discours à la fois :
quelles que soient les raisons d’une telle pluralité et qu’il faille y voir une pure
convention ou le signe d’une forme en débat avec elle-même, c’est sur cette
pluralité que l’on parle ici.
Voilà pour le comment. Reste à clarifier le pourquoi. Pourquoi s’intéresser
à ce qu’il advient de l’Iliade si l’on en soustrait les héros ? Pour rendre justice
à la complexité de l’Iliade. Complexe est une épopée qui, bien que centrée sur
Achille et n’oubliant jamais qu’elle l’est3, conte tout au long de seize chants ce
qui, dans les combats de la plaine de Troie, advint aux Achéens en l’absence du
plus grand des guerriers. Et plus complexe encore le héros qui, au moment même
où il envoie son double au secours des Achéens en détresse, rêve à haute voix
d’un anéantissement complet des deux armées, amis et adversaires confondus,
qui lui permettrait, seul avec Patrocle ou plutôt « seuls, tous deux », d’émer-
ger de la ruine pour « être seuls aussi à délier le voile saint au front de Troie4 ».
Rendre justice à cette complexité, donc, avec le projet, sinon l’espoir – tant
est inexpugnable la croyance en une épopée qui serait exclusivement investie par
le discours de l’héroïsme, avec ses certitudes rassurantes5 – de suggérer que l’on
ne saurait créditer l’Iliade d’une pensée univoque en forme de « leçon ». L’idéal
serait de savoir prêter l’oreille aux moments de polyphonie du texte : ainsi, l’on
pourrait vérifier que, décidément, l’Iliade ne se réduit pas à une construction
idéologique6, et l’on résisterait mieux à ce qui n’est somme toute qu’une des
formes de la fascination de l’Un. Mais, comme il n’est pas sûr que notre écoute
soit toujours assez fine pour saisir simultanément et en sa riche diversité tout
ce que l’épopée dit de la guerre et de la mort, on se résignera, dans les pages
qui suivent, à s’en tenir à un seul discours à la fois : à l’autre discours, ou, du
moins, à un autre discours, au nombre de ceux que tient l’Iliade, celui qui ne
concerne ni les héros ni l’« héroïsme », mais la guerre nue. Cet autre discours
n’est certes pas celui, retentissant, de la « gloire » (du kléos identifié à la voix
de la poésie), mais le timbre en est sourd, parce qu’il parle de la guerre brute
3. Tout particulièrement lorsque, comme l’observe G. Nagy (Le Meilleur des Achéens. La fabrique
du héros dans la poésie grecque archaïque [trad. J. Carlier et N. Loraux, Paris, Seuil, 1994],
p. 50-51), la question « Qui est le meilleur des Achéens ? » vient à être posée, de façon d’ailleurs
parfaitement récurrente.
4. Iliade, XVI, 97-100. Tout au long de ces pages, les citations renvoient à la traduction de P. Mazon
(CUF), que je me suis toutefois réservé de modifier sur certains points.
5. Par « discours de l’héroïsme », j’entends une représentation purement textuelle du héros, fort
éloignée de la figure cultuelle dont, à propos d’Achille, G. Nagy (Le Meilleur des Achéens, chap. 20)
a montré que l’Iliade supposait la connaissance. On ajoutera que cette construction virtuellement
édifiante, dont on trouvera un exposé très autorisé chez J.-P. Vernant (L’Individu, la Mort, l’Amour,
Paris, Gallimard, 1989), a tendance à choisir dans le texte pour insister plus volontiers sur la grandeur
du héros que sur l’ampleur de sa faiblesse (mise en lumière par Hélène Monsacré dans Les Larmes
d’Achille, Paris, Albin Michel, 1984).
6. J’ai déjà tenté d’expliquer ce que j’entends par là : voir Les Expériences de Tirésias, p. 10-11,
106, 114-123, ainsi que « Le point de vue du mort », in Po&sie, 57, 1991, p. 68.
l’iliade moins les héros 777
– bruyante, certes, comme l’est toujours la bataille dans l’Iliade, mais muette,
inexorablement, en ce que, lorsqu’ils s’affrontent et qu’ils tuent ou sont tués,
les hommes du rang le font en silence, eux qui ne redoublent pas le combat des
armes d’une guerre de paroles7.
L’Iliade sans les héros ? Reste la guerre. La guerre, encore et toujours, mais
la guerre réduite à elle-même.
La guerre qui, pour opposer entre eux des combattants sans qualité, n’en
sait pas moins se faire acharnée. Que l’on songe par exemple à ce début du
chant XI, où Troyens et Achéens, se ruant les uns contre les autres, se déchirent,
« sans qu’aucun des deux partis songe à la hideuse déroute » (70-71) – le chant
XVI reprendra tels quels ces mêmes vers (770-771), façon de signaler qu’en sa
répétitivité la « diction8 » épique s’accorde parfaitement à l’essentielle répétiti-
vité du processus guerrier. Des combattants du chant XI, il est encore dit qu’ils
« chargent comme des loups, tandis que Lutte riche en gémissements a plaisir
[ékhaire] à les contempler » (72-73), mais c’est aux guerriers eux-mêmes, en
l’occurrence les Achéens, groupés en solides phalanges autour des deux Ajax,
que le chant XIII assigne de semblables sentiments : « Tous ne songent qu’à
marcher droit devant eux, tous n’aspirent qu’à se battre » (XIII, 135).
À propos d’insatiabilité
Des combats qui se déroulent du chant XII au chant XVI, on a pu dire, non
sans raison, qu’ils prennent place sur une « scène… désormais vide, prête pour
la confrontation d’Hector avec Achille9 » : de fait, au chant XI, tous les grands
héros ont été mis hors de combat, qu’ils soient blessés, comme Agamemnon et
Diomède, ou que Zeus en personne ait brisé leur élan, comme il l’a fait pour
Ajax. Mais la scène est-elle vraiment vide, lorsque la guerre y fait rage, en sa
violence brute ? Tout au contraire, ce moment de l’Iliade nous intéresse au plus
haut point : s’il est en effet comme une pause dans cette manifestation toujours
renouvelée de l’héroïsme qui donne au récit sa trame, il n’en aligne pas moins,
sur plus de cinq chants, récit de combat sur récit de combat, tous plus fidèles
l’un que l’autre à l’essence brutale de la guerre.
Il n’est jusqu’aux éléments déchaînés, vent et feu, qui ne caractérisent alors
la bataille, pour l’essentiel pourtant privée de l’éclat des héros10 : les Troyens
qui suivent Hector au chant XIII sont tempête et flamme (39-40), et tempête
et lueurs aveuglantes ils sont encore lorsqu’ils marchent contre Idoménée
(XIII, 330-342)11. Sans doute la bourrasque et le feu sont-ils appelés à sévir de
7. Sur cette dimension langagière de la guerre héroïque qui double la bataille d’une bataille de mots,
voir l’étude de L. Slatkin, « Les amis mortels. À propos des insultes dans les combats de l’Iliade »,
dans L’Écrit du temps, 19, 1988, p. 119-132.
8. Sur l’emploi de ce terme pour traduire l’anglais diction, voir la « Note des traductrices », dans
Le Meilleur des Achéens, p. 18-19.
9. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 55.
10. Sur le héros guerrier comme flamme et comme tempête, on trouvera des pages décisives dans
le chapitre 20 du Meilleur des Achéens.
11. Est-ce la marque d’une dénégation si le texte ajoute qu’« il aurait un cœur intrépide, celui qui
pourrait alors trouver plaisir et non peine à contempler telle besogne » (XIII, 343-344) ? On l’a
vu, devant ce spectacle, Éris, elle, n’hésite pas – mais pour cause – à trancher en faveur du plaisir ;
778 l’iliade moins les héros
plus belle lorsque les héros reprendront vraiment le combat en main et, autour
d’Hector et de Patrocle qui se disputent le corps de Sarpédon, c’est sans doute
l’ardeur des champions que reflètent les combattants, lorsque la violence de
leur élan évoque la rencontre de vents violents (XVI, 765-771) ou le « corps de
la flamme rougeoyante » (XVIII, 1 ; cf. XVII, 366) et le gigantesque incendie
d’une ville, présage éminemment sinistre (XVII, 736-739). Mais il m’importe
que, livrés à eux-mêmes, les bataillons sans qualité aient su déchaîner à leur
propre compte le feu de la guerre dans le « combat dévorant » [makhḕ kaústeira]
lorsque, sous leur assaut, « la bataille et sa clameur flambent » autour du mur
achéen (XII, 35 ; cf. XVII, 253). Et toujours la guerre se nourrit d’elle-même :
« De nouveau c’est une âpre bataille qui se livre près des nefs ; on les dirait
insensibles à la peine et à la fatigue, les hommes qui se heurtent là au combat,
tant ils ont d’ardeur à la lutte » (XV, 696-698), au point que, lorsque les armées
ennemies rapprochent leurs lignes, c’est à peine si l’on peut distinguer les deux
camps, tant ils luttent « tous d’un même cœur » (XV, 710).
Tous d’un même cœur12 ? Plus loin, cette expression sera réservée, de façon
moins saisissante et plus apparemment « normale », à l’effort des seuls Achéens
autour du corps de Patrocle (XVII, 267). Mais, au chant XV, c’est bien des
Achéens et des Troyens qu’il s’agit. Comme si le lien de la bataille rendait les
combattants indissociables. Et le poète d’orchestrer plus d’une fois le déchaîne-
ment de la guerre en affirmant que ni Athénè ni Arès – ni la guerrière avisée ni le
tueur en chef, fléau des humains – n’auraient rien à reprocher aux hommes qui
luttent et qui tombent, tant leur force fait rage. Nul doute que, d’un côté comme
de l’autre, la guerre des combattants du rang ne soit digne de celle des héros.
Il est toutefois un héros pour faire peser le blâme sur les guerriers de l’autre
camp, mais un blâme qui s’exprime sur le mode du trop13, puisqu’il assimile
à une démesure cette ardeur qui fait l’effort guerrier. Il est vrai que c’est alors
un Achéen, et le moins « héroïque » des héros, qui parle des Troyens. La
scène prend place au chant XIII. Ménélas – on l’aura reconnu – vient de tuer le
Troyen Pisandre ; le pied sur la poitrine du mort, il triomphe et parle, injuriant
les « Troyens insolents, […] jamais las [akórētoi] de l’affreux cri de guerre »
et que dévore aujourd’hui l’envie d’embraser les nefs achéennes après avoir
tué les combattants qui les défendaient. Donc, Ménélas parle et s’excite de ses
propres paroles :
Zeus Père ! On dit que pour la sagesse, tu es fort au-dessus de tout, homme ou
dieu, et c’est par toi que tout ici s’achève. Quelle étrange complaisance réserves-tu
donc aux hommes de démesure [ándressi hubristêisi], à ces Troyens dont les envies
ne sont que des folies et qui ne peuvent se rassasier [oudè dúnantai korésasthai]
de la mêlée de guerre qui n’épargne personne. Il n’est rien dont on n’ait satiété
[kóros] : de sommeil, d’amour, de doux chant, de danse irréprochable. De tout
il est vrai que, du plaisir pris à ce spectacle, tous les dieux sont crédités, tandis que l’identité du
spectateur (sans doute humain ?) n’est pas spécifiée ici.
12. Sur cette expression et sur les descriptions de combat au corps à corps où la lutte se fait « égale
pour tous », voir N. Loraux, « Le lien de la division », dans Le Cahier du Collège international
de philosophie, 4, 1987, p. 101-124.
13. Et non, comme le suggère l’idée qu’Athéna et Arès n’auraient rien à blâmer, du « pas assez ».
l’iliade moins les héros 779
cela pourtant qui ne désire se gaver plus que de combats ? Mais les Troyens,
eux, ne sont jamais rassasiés de guerre [akóretoi polémou].
Iliade, XIII, 631-639.
Cette déclaration de Ménélas m’a toujours impressionnée parce que je pen-
sais y entendre (et de fait y ai longtemps entendu) l’expression d’une sagesse
endurante qui sait que du plaisir même on se lasse. Mais, parce que c’est de
guerre brute qu’il s’agit aujourd’hui, il faut savoir lire le texte jusqu’au bout,
pour revenir sur l’insatiabilité présumée du désir troyen de guerre.
Insatiables de guerre, les Troyens ? On en doutera peut-être, pour avoir, dès
le chant IV, vu les champions troyens, à commencer par Hector, reculer devant
l’assaut des Achéens ; alors, indigné, Apollon, dont les sentiments pro-troyens ne
se démentiront pas un instant tout au long de l’épopée, avait dû les rappeler à la
nécessité de ne rien céder du plaisir de combattre [khármē], devant des guerriers
qu’aucune invulnérabilité ne protège – « leur chair, criait-il, n’est ni de pierre
ni de fer pour résister au bronze qui entaille la chair, quand ils sont touchés »
(II, IV, 509-511). Et, au début du chant XIII, c’est un autre dieu, ami des Grecs
celui-là puisqu’il s’agit de Poséidon, qui, pour ranimer cette fois-ci l’énergie des
Achéens, s’étonnait de leur découragement devant « ces Troyens qu’on eût pris
naguère pour des biches effarouchées », qui, devant chacals, panthères et loups,
« ne savent que se dérober, sans courage ni goût pour la lutte » [análkides oud’
épi khármē : XIII, 104]. Que les paroles de Poséidon soient empreintes d’une
certaine exagération lorsque le dieu ajoute que, naguère, les Troyens n’auraient
pas su résister un seul instant à la fougue achéenne, la chose n’est pas douteuse.
Reste que rien, sinon encore une fois l’amplification rhétorique, ne justifie la
déclaration de Ménélas, car l’épopée mettrait plutôt, et avec insistance, l’insatia-
bilité combattante du côté des Achéens – il est vrai, comme l’observe Gregory
Nagy, que ceux-ci ont intérêt à se comporter avec ardeur, « car l’épopée les sur-
veille14 ». Sans doute, au moment où parle Ménélas, Achille est-il absent du
champ de bataille, lui que l’on peut à juste titre désigner comme en soi « insa-
tiable de guerre15 » ; mais, en matière d’ardeur, les Achéens peuvent toujours
compter sur les deux Ajax, eux aussi « jamais rassasiés de guerre » [polémou
akorḗtō : XII, 335]. Et, tout comme l’auditoire de l’aède, les lecteurs que nous
sommes savent – pour en avoir déjà rencontré mainte fois l’affirmation – que
les Troyens n’ont le dessus que pour un temps, en vertu du vouloir de Zeus16,
qui veut le malheur des Achéens pour en faire cadeau à Achille, blessé en son
orgueil de héros d’excellence.
Décidément, rien, sinon la rage de mari bafoué qu’il exprime régulièrement
à l’encontre des Troyens, ne devrait autoriser Ménélas à faire de ses adversaires
des guerriers hybristiques, plus que d’autres assoiffés de combat.
De fait, la haine qu’il éprouve envers les Troyens pourrait bien aveugler
Ménélas sur la nature même de l’ardeur guerrière, de toute ardeur guerrière, à
commencer par celle des siens. Mais là ne s’arrête pas son erreur. Car il y va
d’une perception erronée de ce qui, pour chaque camp, fonde le conflit en raison
aux yeux des combattants. Dire des Troyens, comme il le fait, qu’ils sont « insa-
tiables de guerre », c’est suggérer qu’ils aiment le combat pour le combat. Ce
qui revient à oublier que, n’était, depuis le début, l’insistance de Pâris à refuser
de se dessaisir de la plus belle des femmes, il n’est pas un Troyen, des vieillards
sur le rempart au moindre des combattants, qui ne se fût volontiers débarrassé
d’Hélène pour mettre fin à la guerre. L’atteste la piètre opinion qu’ont du ravis-
seur, « cause de la querelle » (VII, 374), le roi Priam, son père, et son frère
Hector qui n’a pour lui que paroles d’exécration21, et, dès le chant III, lorsque
Ménélas cherche en vain sur le champ de bataille son adversaire qu’Aphrodite
a soustrait aux périls de la guerre, rien n’a été dissimulé de ce que pensent de
ce dernier les combattants troyens :
17. VII, 241 : mélpesthai Árēi. Tout comme khorós (n. 18), mélpomai, en VII, 237 [et donc molpé]
suggère un mixte de chant et de danse.
18. XVI, 617-618 [orkhestḗn, de même, dans les paroles de Ménélas, orkhēthmós était le nom de la
danse]. Au chant XV, toutefois, procédant à la même distinction que Ménélas lorsqu’il affirme : « Ce
n’est pas à la danse [khorós] qu’Hector appelle les Achéens, mais à la bataille » (XV, 508), Ajax
exprime peut-être le refus grec de ce qui apparaît dès lors comme une catégorie purement troyenne.
19. Iliade, II, 453 – il est vrai que les Achéens étaient prêts au retour (II, 154-155) et qu’il n’a
pas fallu moins que l’intervention d’Athéna agitant l’égide pour provoquer ce revirement ; mais
voir aussi XI, 13 (Éris, aux Achéens, fait la guerre plus douce que le retour ; de même, en XVIII,
109, Achille maudit Éris, qui rend la colère « plus douce que le miel »). Les autres occurrences
des adjectifs glukús et glukerós en font l’épithète du sommeil (six fois dans l’Iliade) – mais on
n’oubliera pas qu’en sa « douceur » Hupnos est frère de Thanatos –, du désir amoureux (III, 139,
446 ; XIV, 328) ou de la nourriture, douce à l’affamé (XI, 89). Pour d’autres associations entre le
désir érotique et la guerre, voir E. Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Un.
of California Press, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1979, p. 101-105.
20. Pour emprunter une problématique chère à Gregory Nagy, je dirai que c’est là aussi une façon
iliadique de revendiquer la supériorité de l’Iliade comme poème de la force sur l’Odyssée comme
poème du retour.
21. Voir par exemple VI, 281-285 : « Que seulement je le vois donc descendre, celui-là, dans
l’Hadès, et je croirai que mon cœur a oublié son horrible détresse ! » De même, jusqu’au dernier
moment, Hector tient Hélène pour l’origine du conflit : voir XXII, 116.
l’iliade moins les héros 781
Mais personne vraiment parmi les Troyens ni leurs illustres alliés n’est en mesure
de montrer Alexandre à Ménélas chéri d’Arès – car, si aucun l’eût vu, il ne l’eût
pas caché par amitié pour lui : à tous il est odieux autant que le noir trépas !
Iliade, III, 451-454.
Sans doute faut-il compter avec la déception du moment : Pâris avait pro-
posé à Ménélas de vider leur débat par un duel, et si Ménélas, qui n’oublie
jamais que c’est pour lui que combattent les Achéens22, était « joyeux à l’idée
de punir le coupable », l’espoir de voir cesser la guerre désastreuse a été par-
tagé par les deux armées.
Mais on sait que les dieux en ont décidé autrement, façon de signifier qu’entre
Troyens et Achéens la guerre doit être totale – de même, au chant VII, un autre
duel, celui qui oppose Hector à Ajax, s’arrêtera sans mettre fin au conflit.
Après quoi la guerre se nourrira de toujours se relancer elle-même, sans que
les combattants cherchent dès lors – à quoi bon ? – à en circonscrire plus avant
la responsabilité, si bien que le sentiment exprimé par Ménélas au chant XIII
sied à la forme que, pour les deux camps, ont désormais prise les batailles, au
service d’une guerre sans merci.
Il n’empêche que, s’agissant du rapport achéen à la guerre, la mémoire de
Ménélas est décidément sélective.
A-t‑il oublié comment, dès le chant II, le vieux Nestor incitait les Achéens à
ne pas penser au retour « avant d’avoir dormi avec la femme d’un Troyen23 » ?
Sans doute, rappelant à point nommé la finalité de la guerre, le vieillard ajoutait-il
alors que ce serait par là même « venger les sursauts de révolte et les sanglots
d’Hélène » ; mais il n’est pas sûr que ce rappel suffise à effacer la violence
du vœu ainsi formulé – et d’ailleurs, parmi les Achéens, quel combattant du
rang pourrait, dans cette raison propre aux Atrides, trouver de quoi compenser
l’immensité du péril qu’il affronte ?
À imputer aux seuls Troyens un bellicisme que rien ne saurait rassasier, sans
doute Ménélas a-t‑il donc également oublié l’extrémisme des propos naguère
tenus par son frère Agamemnon pour le dissuader d’accorder la vie sauve à
un Troyen ; après avoir délicatement rappelé au mari d’Hélène qu’en ce qui
le concerne il n’a pas eu à se féliciter de la loyauté des Troyens, Agamemnon
alors avait ajouté ces paroles, où l’expression du désir destructeur semble bien
excéder toute justification par la nature de l’affront :
Non, qu’aucun d’eux n’échappe au gouffre de la mort, à nos bras, pas même
le garçon au ventre de sa mère, pas même le fuyard ! Que tous ceux d’Ilion
ensemble disparaissent, sans laisser de deuil ni de trace !
Iliade, VI, 55-60.
Et que fait encore Ménélas de la prière qu’au chant II son frère, en tant que
chef de l’expédition achéenne, adressait à Zeus ? Il y était question que le soleil
22. En II, 589-590, il est dit « plus que tout autre au fond du cœur désirer venger les sursauts de
révolte et les sanglots d’Hélène » (ou éprouvés pour Hélène). Aussi désigne-t‑il à l’occasion la
guerre comme « ma querelle » (emḕ éris : III, 100), et, de Patrocle tombé devant Hector, il dira,
en XVII, 92, qu’il gît « à cause de mon honneur ».
23. II, 354-356. Il s’agit bien sûr pour chaque Achéen de l’épouse du Troyen qu’il aura tué.
782 l’iliade moins les héros
ne se couche pas « avant que je n’aie, disait Agamemnon, d’abord jeté bas, face
en avant, le palais de Priam et livré ses portes au feu dévorant » (II, 412-418).
Il ne servirait à rien d’accumuler les références : non seulement l’accusation
d’insatiabilité ne saurait être portée contre les seuls Troyens, non seulement les
Achéens ont leur part à cet immense désir de destruction qu’est la guerre aux
mains des hommes24, mais, entre la guerre défensive que mènent les Troyens et
le désir achéen d’abattre à jamais la cité de Priam – désir, on l’a vu, que partage
Achille, même s’il le détourne au service de son rêve d’intimité avec Patrocle –,
il y a comme un écart incomblable.
Ce qui ne signifie pas – car jamais l’Iliade n’est édifiante – que les Troyens
soient exceptés de toute insatiabilité guerrière. Mais, finalement, c’est encore
au sujet des Achéens que Ménélas se trompait le plus, en une audacieuse déné-
gation de ce qui fait l’essence même de l’épopée.
Car, si toujours le code épique préfère l’attaque à la défense25, nul doute que
les Achéens ne soient sans effort du côté de l’intensité dans l’ardeur combattante.
Et si, dans le feu de l’action guerrière, tous les combattants partagent virtuelle-
ment la même ardeur, avec des temps d’exaltation et des moments de recul dont
le récit dresse scrupuleusement le protocole, si donc l’esprit de guerre circule
d’une armée à l’autre en une perpétuelle redistribution de la topographie des
pulsions26, il n’en est pas moins possible de repérer quelque chose comme une
échelle des degrés de l’ardeur27 : il y a les Achéens, qui donnent le ton et que
constamment leurs champions rappellent à l’exaltation de se sentir des hommes
virils (anéres), et il y a ceux qui, comme les Troyens, n’ont « pas moins d’ardeur
à rechercher la mêlée », mais qui toutefois ne le font que parce que « la néces-
sité les y force, pour leurs enfants, pour leurs femmes » (VIII, 56-57) – ainsi,
durant une longue nuit d’angoisse passée pour l’armée troyenne à camper dans
la plaine, hors les murs, « ceux qui possèdent un foyer dans la ville, ceux-là
restent éveillés, s’invitant mutuellement à faire bonne garde28 ». Mais il y a
aussi, figure plus complexe, les Lyciens, ces alliés des Troyens venus de loin
pour leur prêter main-forte ; les Lyciens dont le courage n’est contesté par per-
sonne, mais qui toujours sont soucieux de justifier l’élan guerrier par des raisons
positives29, de ces raisons qui ramènent de fait la pensée vers un temps révolu
de paix et de tranquille prospérité. Les Lyciens dont le héros Sarpédon est une
incarnation fidèle, lui qui justifiait la valeur guerrière par le lien de contre-don
24. Même si les dieux sont acharnés à la transformer en une guerre d’anéantissement. Car, toujours
crédités du désir de descendre se mêler à la bataille, les dieux sont un support commode pour tout
ce que l’épopée préférerait ne pas mettre au compte de l’humanité.
25. Sur l’opposition entre Achéens et Troyens et sur cette préférence de l’épopée qui fait tout le
dilemme d’Hector, voir les remarques d’Elisa Avezzù (« Commento », p. 1068).
26. Fait qu’exprime le qualificatif d’alloprósallos, attribué à Arès par Athénè (V, 831) et par Zeus
(V, 889).
27. En tenant compte du fait, sur lequel insiste Laura Slatkin dans une étude encore inédite consacrée
à « The Poetics of Exchange in the Iliad » (à paraître dans Mètis), que « les guerriers sont comparés
non à un critère absolu, mais les uns aux autres », « les seules catégories signifiantes étant “plus
grand que” ou “moins grand que”, la première signifiant que l’on tue, la seconde que l’on est tué ».
28. Paroles de Dolon, l’espion troyen : X, 418-422.
29. Voir les justes remarques d’Elisa Avezzù (« Commento », p. 1066 sqq.) sur le caractère alternatif
de l’éthique lycienne par rapport au code héroïque.
l’iliade moins les héros 783
qui l’unit à son peuple (XII, 310-321)30 et dont les dernières paroles, lorsqu’il
tombe sous la lance de Patrocle, sont pour dire à son inséparable ami Glaukos :
« Maintenant [nûn] la guerre cruelle doit être ta seule envie, si tu as de l ’ardeur »
(XVI, 494) – et Glaukos, inconsolable de la perte de son compagnon mais fidèle
à la logique lycienne, reprochera vivement aux Troyens de manquer de « cette
ardeur prête à toutes les audaces, cette ardeur intrépide qui pénètre les hommes
quand c’est pour leur patrie qu’ils se battent » (XVII, 156-159)…
L’amour de la tuerie
30. Sur l’économie de l’areté dans les paroles de Sarpédon, voir H. Jeanmaire, Couroi et courètes,
Lille, 1939, p. 78-79.
31. Par exemple, en XVI, 491, à propos de Sarpédon mourant qui, « dans l’instant où il était tué,
frémissait de fureur » (kteinómenos menéaine).
32. Une variante de la même idée est exprimée par d’autres mots en XIII, 499-501, à propos de
deux héros qui « désirent [híento] se découper [taméein] mutuellement la chair ». Pour le verbe
híemai, voir aussi XVII, 276 et 292 (quelque envie qu’ils en aient, les Troyens ne parviennent à
tuer aucun homme aux Achéens / à sauver aucun des leurs).
784 l’iliade moins les héros
Mais c’est à un passage du chant III que l’on s’arrêtera, parce qu’il exprime
avec force cet oxymoron qu’est le désir de guerre, en l’occurrence équitablement
partagé entre les deux armées : Troyens et Achéens y sont en effet caractérisés
comme « désirant violemment la guerre exécrable » (133 : olooîo lilaioménoi
polémoio). Que l’Iliade désigne avec insistance la guerre (le combat, la bataille,
Arès…) comme détestable (source de larmes, funeste, cruelle, affreuse, atroce),
la chose est connue, et l’on sait aussi que la guerre y est l’objet d’un désir sans
trêve ; mais, que l’horreur et le désir se rencontrent et se condensent dans une
seule même formule, comme ici, et tout est dit de la violence de ces configura-
tions pulsionnelles où l’on désire ce que l’on hait, avant même souvent de s’être
assuré qu’on le désirait. J’en veux pour preuve la façon dont le chant XIII (encore
lui) décrit ce désir de combattre en évoquant ses symptômes tout physiques, qui
s’emparent du corps (des pieds et des mains qui frémissent d’ardeur) avant que
le guerrier ne revendique pour lui-même cette ardeur, comme en l’occurrence
le fait Ajax, disant : « Je désire » (menoinṓo)33.
Il est à vrai dire peu de configurations pulsionnelles qui répondent aussi
parfaitement à une telle définition que l’amour et la guerre. Aussi bien est-ce la
même langue qui, dans l’Iliade, exprime les deux, puisque le brave y est crédité
du désir de « se mêler (migḗmenai34 ; nous dirions aussi bien : s’unir) au plus
vite dans la bataille sinistre » (XIII, 286). Sans m’étendre sur le chapitre déjà
bien exploré des accointances de pólemos avec érōs35, je rappellerais volontiers
le contenu de la harangue qu’Achille adresse au chant XVI à ses Myrmidons,
avant de les envoyer dans la bataille autour de Patrocle. Le voici venu, leur dit-il,
le jour de la rude tâche, le jour de cette mêlée dont vous étiez naguère épris
(héēs tò prin eráasthe).
Iliade, XVI, 207-208.
Est-ce sous la catégorie du póthos, cette nostalgie de l’absent que les troupes
d’Achille ont ressentie dès le chant II pour la bataille dont le retrait de leur chef
les privait36, qu’il faut entendre cet « amour37 » des Myrmidons pour la mêlée ?
Constatant que les deux seuls objets que les lexiques homériques donnent au
verbe éramai sont la femme et la guerre, je suggérerais volontiers que le « mal »
vient de plus loin, et que le « naguère » dont parle Achille renvoie au temps
d’avant la querelle, où les Myrmidons tenaient leur place dans le combat parmi
les troupes achéennes. D’ailleurs, Achille n’avait guère besoin de ranimer le
courage de ses hommes, car une saisissante comparaison a déjà dit la nature de
leur élan guerrier :
33. XIII, 73-80, où l’on relèvera la richesse de l’expression du désir : en 74, ephormâtai (encore un
autre verbe) ; en 75, maimṓōsi, repris en 78 par maimôsin ; en 78, ménos ; et, en 79, à la première
personne du singulier, éssumai (encore un verbe de l’élan) et menoinṓō.
34. Formulation d’autant plus forte que le verbe n’a pas d’objet ; mais voir les remarques d’E. Vermeule,
Aspects of Death, p. 101, à propos de V, 143 (« Ainsi, en proie à un violent désir [memaṓs], Diomède
le puissant se mêla-t‑il [mígē] aux Troyens »).
35. Je pense aux ouvrages d’E. Vermeule, H. Monsacré (cité n. 5) et J.-P. Vernant, L’Individu, la
mort, l’amour (cité n. 5), notamment p. 131-152 ; voir aussi Les Expériences de Tirésias (cité n. 2).
36. II, 778 ; en I, 492, Achille lui-même ne s’est pas plus tôt retiré qu’il regrette la guerre.
37. Éramai est en effet le verbe de l’érōs.
l’iliade moins les héros 785
On dirait des loups carnassiers, l’âme pleine d’une vaillance prodigieuse, qui,
dans la montagne, déchirent, puis dévorent un grand cerf ramé. Leurs bajoues
à tous sont rouges de sang ; alors ils s’en vont en bande laper de leurs langues
minces la surface de l’eau noire qui jaillit d’une source sombre, tout en crachant
le sang du meurtre38.
Iliade, XVI, 156-160.
Cette fois-ci, c’est avec éclat que, sous l’amour du combat, pointe l’amour de
la tuerie. Mais patience ! avant de quitter le chapitre de l’érōs guerrier, il me faut
encore évoquer un mot qui, pour être moins visible, n’en est pas moins remar-
quable. Il s’agit du mot khármē, que sa parenté avec le verbe khaírō – employé,
on s’en souvient, à propos d’Éris qui prenait plaisir à contempler les combat-
tants – eût normalement destiné à désigner sans autre détermination le plai-
sir, s’il n’était exclusivement employé dans les récits de combat où il signifie
« joie du combat », ou, plus exactement, « envie du combat », d’où, ajoutent
les philologues, tout simplement « combat »39. Mais, à vrai dire, il n’est pas sûr
qu’entre ces deux acceptions il y ait réellement à trancher car, entre la guerre
et l’esprit de guerre, la distinction n’est pas évidente dans l’Iliade dès lors que
khármē nomme cette énergie jubilatoire que, dans un moment de décourage-
ment, seule l’aspiration au retour peut ébranler chez les Achéens (XIV, 101)40
– mais alors jusqu’à l’oubli –, ce à quoi les mêmes Achéens songent sur le
mode du ressouvenir lorsqu’ils viennent à reprendre courage (mnḗsanto khár-
mēs : VIII, 252 ; cf. IV, 222), ce sur quoi il faudrait savoir ne pas céder, lors
même que l’on recule (IV, 509), bref ce sentiment dont il suffit d’identifier en
soi la présence sous forme d’envie du combat, comme les deux Ajax au chant
XIII, pour être « joyeux » (82 : khármēi gēthósunoi). Khármē : de l’expérience
anticipée de la guerre comme désir. Comme si, dans la guerre, il n’était plus
d’autre mode pour l’homme d’expérimenter sa condition d’être sentant que le
sentiment de la guerre elle-même.
Ainsi la guerre prend la dimension de l’univers et, parce qu’elle équivaut
désormais à la totalité de l’expérience humaine, devient le seul objet d’inves-
tissement possible et la seule source de gratification.
Or, on s’en est déjà plus d’une fois convaincu, l’Iliade établit une stricte
équivalence entre le désir de la guerre et l’envie de tuer. Et cela dès l’origine :
les Achéens ne sont pas plus tôt en ordre de bataille pour la première fois, au
chant II, qu’ils sont dits « avides de détruire les Troyens » ou, plus exactement,
38. La comparaison (comme ici ou au chant XI), voire l’identification d’un groupe de guerriers avec
une bande de loups (ou de chiens-loups), est un thème indo-européen sur lequel on consultera l’étude
d’A. Ivančik, « Les guerriers chiens », dans Revue de l’histoire des Religions, 210, 1993, p. 305-309.
39. D’après le dictionnaire Liddell-Scott, signifie « I. joy of battle, lust of battle ; II. battle » ; mais,
dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, P. Chantraine suggère une traduction par
« envie du combat », pour insister « sur la notion de “désir” plutôt que de “joie du combat” ».
40. La diction formulaire préfère généralement constater l’absence d’oubli : voir XII, 203 : kaì oú
pō lḗtheto khármēs (il n’a pas encore oublié l’envie du combat) ; XII, 393 (Sarpédon, malgré le
retrait de Glaukos blessé, hómōs d’où lḗtheto khármēs). On notera que l’unique occurrence de ce
mot dans l’Odyssée se trouve, ironiquement, dans la harangue que le prétendant Eurymaque adresse
à ses compagnons au moment où s’engage la tuerie : « N’ayons plus qu’une pensée : l’envie de
combattre » (XXII, 73).
786 l’iliade moins les héros
de les mettre en pièces (473 : diarraîsai memaôtes) ; et que l’on ne s’y trompe
pas : ce désir n’est pas conditionné par l’espoir de rentrer au plus vite chez soi,
puisque, on l’a vu, Athéna vient de faire que la guerre soit aux Achéens plus
douce que le retour (II, 435). Tout simplement, c’est bien de détruire qu’il s’agit.
Cela se dit plus d’une fois à l’aide du verbe enarízein (XIV, 24-25, XVII, 413),
qui signifie initialement qu’on dépouille l’ennemi mort de ses armes (lesquelles
se disent alors énara, mot qui s’est spécialisé dans la désignation de ce sanglant
butin prélevé sur le corps de l’adversaire) – mais, dès le chant I où, pensant
à abattre Agamemnon, Achille emploie ce terme (enarízoi : I, 191), enarízein
équivaut à un verbe « tuer »41.
Tuer, donc, tel est le mot d’ordre : ainsi, pour rappeler aux Achéens qu’il est
plus urgent de tuer des vivants que de dépouiller les morts, Nestor leur criera
« Tuons des hommes » (VI, 70 : ándras kteínōmen). En général, toutefois, il
n’est pas besoin d’en rappeler aux combattants l’impératif catégorique : c’est
spontanément à tuer que, sur les pas d’Agamemnon, se consacrent les Achéens,
dans une stricte conformité à l’ordre de la bataille puisque « les gens de pied
tuent les gens de pied », tandis que « les meneurs de chars tuent les meneurs de
char » (XI, 149-153), et c’est encore tuer sur place tous les meilleurs que, non
sans quelque démesure, espèrent les Troyens qui suivent Hector à grand fracas
(XIII, 41-42). Il existe même un substantif pour exprimer cet acte de tuer des
hommes virils auquel, en sa nudité, se réduit la guerre : androktasía, souvent
employé au pluriel42, ce pluriel dont Hésiode, attentif aux formules homériques
associant les « tueries » aux « combats » (makhaí : VII, 237 ; XXIV, 548), fera,
aux côtés de « mêlées, combats et meurtres », une progéniture d’Éris, fille de
Nuit (Théogonie, 228).
Nul doute que les tueries n’appartiennent en propre à Arès, ainsi qu’Athénè
et Héra le suggèrent à l’occasion (V, 909), ce qui incite généralement les lecteurs
d’Homère à opérer une distinction rigoureuse entre les « tueries », commises
en grand nombre et par le grand nombre, et les exploits des héros (aristeía)43.
Mais rien, dans l’Iliade, ne plaide vraiment pour la pertinence d’une telle dis-
tinction44. Ce n’est pas seulement pour la masse des Argiens que reculer signifie
s’arrêter de tuer (VI, 107), en foi de quoi l’on estimera que tuer, c’est gagner ;
telle est bien de fait l’équivalence que postulent aussi les paroles des héros : le
programme d’excellence que s’est fixé Hector consiste à tuer45, et c’est encore
dans l’acte de tuer, qui des Troyens, qui des Achéens, que, pour Diomède et
Glaukos, consistait la valeur héroïque (VI, 227-229) ; c’est au fatal entraînement
41. Sur le processus d’euphémisation présidant en général à la constitution des verbes « tuer » en
grec, puisque le verbe kteínein lui-même qui, dès l’Iliade, semble nommer avec précision l’acte de
tuer, signifierait en réalité « blesser », voir P. Chantraine, « Les verbes grecs signifiant “tuer” »,
dans Die Sprache, 1, 1949, p. 143-149.
42. Deux occurrences du singulier toutefois, en XI, 164, où androktasia entre en série avec la
poussière et le sang du champ de bataille, et en XXIII, 86, pour désigner un homicide.
43. Dans la définition qu’en donne G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 47, aristela est le « prestige
qu’un héros obtient par ses grands moments dans le récit épique ».
44. Comme l’a bien vu Maria Gracia Ciani, « Il tempo degli eroi » (op. cit. n. 1), p. 22, il n’y a,
entre ces deux actions, qu’une différence de degré et non de nature.
45. XIII, 143-145, où l’on appréciera la force du rejet de la forme verbale kteínōn en début de vers,
en l’absence de tout objet.
l’iliade moins les héros 787
46. Sur krátos signifiant, bien plus que la « force », la « supériorité », voir les remarques essen-
tielles d’É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Minuit, 1969, p. 76-77.
47. Dont une épithète traditionnelle est kudiáneira (qui apporte la gloire aux hommes virils) : voir
IV, 225, VI, 124 etc.
48. Que la gloire soit de tuer et non d’être tué, Bénédicte Gros en a soutenu l’idée avec force dans
Ni fou, ni aveugle, ni criminel, Mémoire de l’EHESS, 1993, p. 14.
49. J’emprunte cette formule à E. Avezzù, « Commento », p. 1053.
50. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, p. 201, § 20 n. 2 (souligné par moi) ; voir aussi p. 195, § 9 n. 4.
51. L. Slatkin, article cité (n. 7), p. 131, à propos d’Othryoneus. On notera que ces guerriers
« mineurs », sans être des héros au sens propre, sont encore des « chefs », que le texte distingue
soigneusement de la masse : voir, en XI, 304-305, la distinction faite, parmi les victimes d’Hector
du côté achéen, entre hegemónas Danaôn et plēthún.
788 l’iliade moins les héros
(XIII, 197-205) : à tout coup, le prestige revient à qui a tué. Aussi le poète tient-il
à préciser qui, dans la bataille, a tué le premier (VIII, 273 ; XI, 299 ; XIII, 170 ;
XVI, 692…) et à refermer une liste de tués sur les noms de leurs tueurs :
Tels sont alors les chefs des Danaens qui tuent chacun un guerrier.
Iliade, XVI, 351.
Décidément, tout n’a pas encore été dit de la gloire de tuer.
Mais, au fond, est-il si évident que l’on ne puisse penser la guerre épique
que dans la soumission à une problématique de la gloire ? Et avons-nous rai-
son, nourris que nous sommes des phrases sublimes par lesquelles les peuples au
combat honorent leurs morts – La liberté ou la mort, Heureux ceux qui pieuse-
ment sont morts pour la patrie, À nos héros… –, de mettre pour le héros épique
la gloire dans la mort tout comme l’Athènes démocratique, modèle de nos démo-
craties et de nos révolutions, le faisait pour ses citoyens tombés à la guerre52 ?
Il est temps de poser à l’Iliade ces deux questions, certes assez peu orthodoxes.
Une fois encore, l’attention aux combattants du rang nous prémunira contre
l’éclat aveuglant de l’héroïsme tel que nous le concevons. À ceux qui mour-
ront à coup sûr mais doivent d’abord combattre, le programme que, de part et
d’autre, les chefs proposent à leurs troupes comporte-t‑il nécessairement quelque
mention d’une gloire ? À en juger par les paroles de Nestor au chant II, rien
n’est moins sûr : dans l’exhortation qu’il adresse aux Achéens, il les invite
seulement à aller porter aux Troyens phónon kaὶ kêra, le meurtre et le trépas
(II, 352), après quoi il les adjure, on s’en souvient, de ne pas rentrer dans leur
patrie sans avoir dormi avec la femme d’un Troyen – et ce qu’il présente comme
une vengeance est aussi, à coup sûr, la promesse très concrète d’un assouvis-
sement longtemps attendu.
Soit maintenant le chant XV. En un moment crucial du combat auprès des
vaisseaux, Hector invite ses troupes à combattre ardemment. Et il leur dit :
Celui de vous qui, blessé de loin ou frappé de près, arrivera à la mort et au
terme de son destin mourra, soit ! Il n’y a pas de honte [oú hoi aeikés] à mourir
en défendant son pays. Sa femme et ses enfants restent saufs pour l’avenir ; sa
maison, son lot de terre sont intacts, du jour où les Achéens seront partis avec
leurs nefs pour les rives de leur patrie.
Iliade, XV, 494-498.
Si l’on admet qu’effectivement, avec le départ de l’armée ennemie, la lutte
aura été couronnée de succès – c’est là certes accorder beaucoup, mais quel chef
de guerre irait promettre moins que la victoire ? –, que doivent donc escomp-
ter les Troyens de la mort en cet ultime combat ? Répondant explicitement
52. Pour Athènes, voir N. Loraux, L’Invention d’Athènes (1981), nouvelle édition, Paris, Payot,
1993 ; et, pour la Commune, N. Loraux, « Corcyre 427, Paris 1871. La guerre civile grecque entre
deux temps », dans Les Temps modernes, décembre 1993, p. 110.
l’iliade moins les héros 789
aux projets achéens qui ne sont pour personne un mystère, Hector leur promet
le salut de leurs épouses et la sauvegarde de leur oîkos. Quant à la gloire, l’affir
mation qu’il n’y a pas de honte à mourir pour la patrie, en son minimalisme,
ne saurait à l’évidence en tenir lieu : sans doute la double négation ou… aeíkés
vise-t‑elle à conjurer d’avance la vision, terrifiante pour chacun, de l’outrage
(aikía) qui défigurerait son cadavre aux mains de l’ennemi. Mais on conviendra
qu’il n’y a là rien qui ressemble à une quelconque promesse de gloire.
Du côté achéen, la harangue d’Ajax est aussi nette, annonçant aux hommes
ou la mort ou le salut, s’ils parviennent à repousser des vaisseaux le feu troyen
(XV, 502-503). Et le héros fort d’ajouter ces paroles, qui lui ressemblent bien,
en leur rude lucidité :
Il n’est pour nous nul plan [mêtis]53 meilleur que de mettre en contact, dans le
corps à corps, nos bras, nos fureurs [mîxai kheîrás te ménos te]. Mieux vaut
en un instant savoir si nous devons vivre ou périr que de nous laisser user à
la longue, comme cela, pour rien, dans l’atroce carnage… sous les coups de
guerriers qui ne nous valent pas.
Iliade, XV, 509-513.
Si l’on excepte l’allusion finale à la supériorité de la valeur achéenne – une
fois encore, c’est bien le moins qu’une rhétorique, fût-elle sommaire, se doive à
elle-même –, l’argumentation d’Ajax est simple : il n’est pas à la guerre d’autre
horizon que la guerre, d’autre promesse qu’elle-même.
Et le combat reprend. Mais « tout en se battant, ils pensent ainsi » (il se trouve
en effet que, comme pour éprouver la validité des propos tenus de part et d’autre,
il nous est donné de connaître les pensées des combattants des deux bords) :
Les Achéens se disent qu’ils ne pourront se soustraire au malheur et mourront,
tandis que les Troyens, au fond du cœur, en leur poitrine, espèrent mettre les
nefs en feu et tuer les héros achéens.
Iliade, XV, 699-702.
Donc, si les uns pensent mourir, les autres espèrent tuer. Tuer ou être tué :
à cette alternative, il n’est pas de troisième terme, et rien ne saurait en atténuer
l’âpreté. Mais telle est bien la pensée générique dont, tout au long des combats
de l’Iliade, il faut créditer les troupes, l’appréhension et l’espoir se redistri-
buant sans fin selon que la victoire change de camp. Tuer ou être tué : alter-
native abrupte, propre aux combattants sans illusion pour qui toute expérience
s’est engouffrée dans celle de la bataille. Ainsi, déjà, la résolution d’Idoménée
était « d’envelopper quelque Troyen des ténèbres de la nuit ou de choir bru-
yamment lui-même, en éloignant le désastre des Achéens » (XIII, 424-426).
53. On notera l’ironie avec laquelle, au héros de bíē qu’est Ajax, le poème accorde de détourner le
mot d’Ulysse pour prôner l’épreuve de force.
790 l’iliade moins les héros
Étonnante logique que celle d’Achille, pour peu qu’on s’arrête à commen-
ter ce texte : c’est au corps mort, gisant sur le sol, que se réduit sans fioritures
l’avenir du héros ; mais le présent appartient à Achille, le présent est au kléos,
entendons à la gloire de tuer Hector. Et, au chant XXIV, c’est en effet sur le
corps d’Hector que sangloteront les femmes de Troie : Andromaque d’abord,
puis Hécube et Hélène.
Le présent est au kléos, disait Achille. Entendait-il par là que le kléos, son
kléos, est au présent ? De fait, on le sait, l’Iliade ne conte pas la mort d’Achille,
sous la flèche sans gloire de l’archer Pâris… Faisons un pas, et ajoutons : mais
la gloire au présent d’Achille sera, au-delà de l’Iliade, celle, sans fin réactivée,
du culte héroïque. Fin de la parenthèse sur le kléos.
Telles sont les déroutantes constatations que l’on est amené à faire lorsque,
pour s’être donné comme objet l’Iliade moins les héros, on en vient à porter un
autre regard sur la gloire « héroïque » dans l’épopée.
Reste à s’expliquer – enfin, oserai-je dire – du choix fort inactuel que l’on a
fait ici, de revenir encore une fois sur l’Iliade à l’heure où, en tous lieux, dans
notre présent, flambe la guerre.
Pourquoi l’Iliade ? Parce que je suis helléniste et que, pour réfléchir aux
question du présent, c’est encore et toujours sur le terrain des textes grecs que
je trouve à m’enraciner : tout comme un indianiste eût probablement choisi de
s’installer dans cet instant de pause que la Bhagavad-Gῑtā instaure au sein du
Mahābhārata, à l’orée même du Grand Combat58 – la guerre eût alors eu une
tout autre figure, encore que sans doute finalement la même –, de même un
helléniste ne saurait résister longtemps à la promesse de plaisir que procure à
chaque fois la perspective d’une relecture de cette épopée. Mais, à ce choix, il
y a aussi des raisons plus partageables, et je parierais volontiers que, si l’Iliade
nous importe, que nous soyons ou non hellénistes, c’est que, souvent, nous y
fantasmons notre origine, et pensons à tort le faire dans la plus grande distance
possible. Or, si nous avons encore et toujours à relire Totem et tabou « pour
y retrouver la jungle préhistorique » présente et sans fin « déchaînée dans les
familles européennes civilisées et tout à fait contemporaines », il se pourrait
que, dans « la sauvagerie aberrante de nos guerres59 », la lecture des dévelop-
pements que l’Iliade, avec un grand raffinement de précision, ose consacrer à
l’ampleur du désir de tuer apporte comme un instrument d’intelligibilité.
J’ai bien écrit : ce que l’Iliade ose dire. Façon de rappeler que l’audace dans
la pensée de la guerre fut en l’occurrence au début, et non dans la suite, qui pré-
féra la rhétorique des oraisons funèbres et les dédicaces de la patrie reconnais-
sante à ses grands hommes.
58. On rappellera qu’au moment du « grand combat » entre des adversaires qui sont des parents,
le guerrier Arjuna recule, pris d’une « immense pitié », et interroge Krsna sur le bien-fondé de
cette bataille.
59. Citations de Marie Moscovici, « Les préhistoires : pour aborder Totem et tabou », dans Revue
française de psychanalyse, 1993, p. 704.
792 l’iliade moins les héros
60. « L’Iliade ou le poème de la force », dans La Source grecque, Gallimard, 1953, p. 29.
61. Mais le négligeait-elle vraiment, lorsque, par exemple, elle dit que « tout ce que la guerre détruit
ou menace (y) est enveloppé de poésie » (ibid., p. 37) ?
62. À commencer par le cas d’Arès, dieu de la guerre comme meurtre dont la cité classique se
débarrasserait volontiers si celui-ci n’avait souvent partie liée avec le serment, ce ciment de la vie
sociale : voir « Le lien de la division » (cité n. 12).
63. Sur le feu dans la stásis et la Commune, voir « Corcyre 427, Paris 1871 » (cité n. 52), p. 113-115.
64. Voir D. Pick, War machine, The Rationalisation of Slaughter in the Modern Age, New-Haven
et Londres (Yale Un. Press), 1993.
65. G. Nagy, Le Meilleur des Achéens, chap. 20.
66. Est-ce parce qu’elle a su « discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute
histoire humaine » (« L’Iliade ou le poème de la force », p. 11) ? Toujours est-il que Simone Weil
est une lectrice de l’Iliade qui ose parler, non sans quelque excès peut-être mais avec une salubre
l’iliade moins les héros 793
l’héroïsme, somme toute rassurant et dont j’ai tenté de montrer que la pertinence
est seulement partielle – de ce point de vue, il ne m’est d’ailleurs pas indiffé-
rent que ce soit essentiellement des lectrices de l’Iliade qui procèdent sans état
d’âme à cette « soustraction » de l’héroïsme, comme si être des lectrices les
aidait à ne pas commencer par sauver, coûte que coûte, ce qui peut être versé
au compte d’un idéal.
C’est donc à l’Iliade que j’ai demandé un discours sur la guerre mise à nu.
À cette fin, il me fallait séparer la masse des combattants des grands héros guer-
riers, ou du moins tenter de le faire, car l’opération s’est révélée d’un manie-
ment délicat et l’on aura sans doute, çà et là si ce n’est à tout moment, vu les
héros remonter subrepticement à la surface du texte, un peu différents seule-
ment d’avoir subi une epokhḗ – c’est du moins l’espoir que je forme.
Aux prises avec cette difficulté, j’aurais dû m’aviser de ce qu’elle n’est
à coup sûr limitée ni à l’étude de l’Iliade ni à l’Antiquité la plus éloignée, et
j’aurais pu alors me rassurer, tant il est vrai qu’on s’abrite mieux derrière des
modèles, en me répétant qu’après tout c’est à un problème du même ordre que
se heurtaient Einstein et le Freud de Pourquoi la guerre ?, s’interrogeant sur la
pertinence qu’il y a, sur un tel sujet, à distinguer entre les chefs et la masse67.
Mais telle ne fut pas la modalité de la référence faite à Freud, pourtant vitale
tout au long de cette lecture. Car si la description iliadique des combats sug-
gère que, dans l’expérience qu’on en a, la guerre est à la fois et indissociable-
ment matière et chose mentale, la violence élémentaire du feu en est certes une
dimension essentielle68 ; mais incomparablement plus propre à éclairer toute
réflexion sur la guerre en son essence m’a semblé ce que l’Iliade dit sans fard de
la finalité qui meut les combattants en leur thūmós69. À propos de cette ardeur
de combattre qui, plus que de l’espoir de ne pas être tué, relève explicitement
du plaisir – ou du désir – de tuer, comment n’aurais-je pas à tout instant songé
aux Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort70 ?
audace, de « l’amertume (pure) d’un tel tableau, sans qu’aucune fiction réconfortante vienne l’alté
rer, aucune immortalité consolatrice, aucune fade auréole de gloire ou de patrie » (ibid., p. 12).
67. Ainsi que l’observe D. Pick, War Machine (cité n. 64), p. 216.
68. Relisant « L’Iliade ou le poème de la force », j’ai pu constater que Simone Weil avait aussi
vu cela, parlant du balancement entre « la matière inerte qui n’est que passivité » et « les forces
aveugles qui ne sont qu’élan » (ibid., p. 32).
69. Je n’ose traduire : en leur psychisme, tant cette traduction relèverait de la catégorie des belles
infidèles. Il est vrai que la traduction de Mazon par « en leur cœur » n’est guère plus satisfaisante.
Et « en leur esprit » peut induire des confusions inutiles.
70. Que je cite dans la traduction de P. Cotet, A. Bourguignon et A. Cherki, dans Essais de psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1981, p. 9-40.
794 l’iliade moins les héros
« Je note encore une fois – comme je l’ai fait tout au long de ce livre – qu’en
matière de poésie grecque archaïque on devrait se préoccuper de questions de
tradition poétique plutôt que de la question de l’auteur1. » Aussi bien le lecteur
ne tardera-t‑il pas à apprendre qu’« Homère » et « Hésiode » sont d’abord des
noms2, les noms fonctionnels de poètes génériques, l’un qui « ajuste ensemble
[le Chant] », l’autre qui « émet la Voix », l’un et l’autre mus par la voix des
Muses et tout entiers occupés, pour ne pas dire investis, par la tradition.
Ainsi c’est une note, une note du chapitre 14, que l’on a choisie pour don-
ner le ton. Façon de suggérer que l’essentiel – ce que, du moins, nous, lecteurs
modernes, appellerions volontiers ainsi, puisque en l’occurrence il s’agit, en
matière de poétique grecque archaïque, d’en finir avec la question de l’auteur3,
déplacée, voire délaissée au profit d’une réflexion sur la tradition –, l’essentiel
donc n’a pas à prendre la forme d’un manifeste ou d’un exposé purement théo-
rique puisqu’il dispose du livre entier pour s’énoncer, dans le mouvement à la
fois ample et serré de la démonstration, tissée dans les arabesques et les lignes
droites du travail sur les mots. Ce n’est pas que Gregory Nagy hésite à théori-
ser, lui qui, dans son Introduction, parle volontiers de « sa théorie », mais, parce
qu’il est l’homme de toutes les audaces intellectuelles, il ne saurait avancer qu’en
marchant, conduit par des hypothèses qu’il lui faut vérifier, voire reconnaître
comme autant de pistes pour se guider dans la forêt des signifiants poétiques.
De fait on peut, on doit lire le livre de Gregory Nagy d’abord pour ce
qu’il est : un trajet dans le vaste monde de l’épopée, puisqu’une poésie qui se
veut analogue à l’univers est diverse, riche et complexe comme un monde. Et
Le Meilleur des Achéens est en effet à soi seul un monde : tout à la fois enquête
sur une intrigue, construction d’une tradition épique multiforme et dérive contrô-
lée tout au long des chaînes signifiantes qui s’imposent au poète avec la néces-
sité propre à la diction4 formulaire.
* Première publication comme préface à G. Nagy, Le Meilleur des Achéens. La fabrique du héros
dans la poésie grecque archaïque, trad. J. Carlier et N. Loraux, Paris, Seuil, 1994, p. 9-17. Nous
dérogeons ici à la règle que nous nous sommes donnée de rassembler seulement les articles de
Nicole Loraux, mais cette préface forme un intertexte capital.
1. Ch. 14, § 19, n. 1.
2. Voir le chapitre 17.
3. C’est ainsi que l’on a traduit l’intraduisible authorship, pour rester fidèle à l’opposition, chère à
Gregory Nagy, entre les questions (qui font la matière de la recherche) et l’habitude de s’en tenir
à une question (par exemple la « question homérique »), qui dicte à la recherche ses présupposés.
Tout récemment, Nagy a prononcé devant l’Association américaine de philologie une conférence
intitulée « Homeric Questions », en insistant sur l’importance qu’il attache à ce pluriel.
4. Sur ce mot, voir la note des traductrices, p. 18 ; et aussi p. 23.
796 achille, le poète et les mots
L’intrigue est connue. C’est une histoire d’éris (de conflit) et de colère intrai-
table (mênis) : on sait que, blessé dans son honneur par l’affront que lui a infligé
Agamemnon, le héros Achille renonce à toute solidarité avec ses compagnons
pour s’enfermer dans une querelle contre son roi ; mais, parce qu’Achille est le
« meilleur des Achéens » rassemblés devant Troie, ce retrait précipite les siens
dans la souffrance et la défaite. Or il se trouve – et cette découverte est, pour
Gregory Nagy, le cœur de son entreprise tout entière – que le nom d’Achille5,
déchiffré comme désignant celui qui apporte de la souffrance (ákhos) à son
peuple en armes (le laós des Achéens), condense déjà en lui ce long récit qu’est
l’Iliade, comme s’il était des noms qui, par soi, contiennent en germe l’épopée.
Chemin faisant, il s’avère qu’en opposant Achille à Agamemnon l’Iliade
n’ignore pas tout à fait qu’il existe une autre version de la querelle initiale, oppo-
sant cette fois-ci Achille à Ulysse – le héros de l’Iliade au héros de l’Odyssée,
une épopée panhellénique à une autre – ; et, lorsque Achille rencontrera Énée
dans la bataille au chant XX, à travers l’affrontement verbal, puis guerrier, des
deux héros, ce sont encore des traditions poétiques qui rivalisent, celle, panhel-
lénique, de la grande épopée et celle, locale, qui célèbre la gloire des descen-
dants d’Énée, la première laissant pour un temps la seconde s’exprimer au sein
de son récit avant de reprendre définitivement le dessus6. Autant d’indices de ce
que, considérée dans son extension, une tradition poétique se construit sur fond
de tension entre des traditions adverses et dans le jeu des allusions que chacune
d’elles fait à toutes les autres – allusions que l’on se gardera toutefois de dési-
gner ici comme intertextuelles7, puisque, pour Nagy, l’épopée est poésie orale
et, par là, « performance », acte de parole en perpétuel devenir et non pas texte.
Mais, si Le Meilleur des Achéens traite de la colère d’Achille et de la tradi-
tion épique, ce sont les mots, ou plutôt les noms (ónoma désigne le mot comme
nom), qui « assument l’essentiel » dans ce parcours de signifiant en signi-
fiant, au cœur de l’épaisseur sémantique de la poésie archaïque. Car les noms
appellent le récit – ainsi que l’atteste le nom d’Achille –, et chaque « nom »
en appelle quelques autres, toujours les mêmes, groupés en des formules aux-
quelles président conjointement la loi de la nécessité et celle de la variation.
Aussi la composition poétique s’effectuera-t‑elle sous le double registre de la
contrainte, rançon du caractère « hérité » de cette poésie, et de la recherche du
nouveau, sans laquelle il n’est pas de création ; et tel est bien le double registre
sur lequel s’inscrit ce livre étonnant, dont, page après page, le lecteur ne saura
si ce qu’il doit y admirer le plus est la rigueur de la démonstration ou l’inventi-
vité des hypothèses, des courts-circuits et des associations neuves.
Mais nous ne sommes plus, nous qui lisons, en régime de composition tradi-
tionnelle et, la richesse du livre se nourrissant de la personnalité de son auteur, il
est temps de présenter Gregory Nagy aux lecteurs français, puisque Le Meilleur
des Achéens est le premier de ses ouvrages à être traduit dans notre langue8.
grand livre récemment paru sur la tradition lyrique (Pindar’s Homer. The Lyric Possession of an Epic
Past, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1990) devrait être prochainement
traduit aux Presses de l’Université de Lille.
798 achille, le poète et les mots
termes, les kléa héroïques sont déjà virtuellement kléos, composition poétique
résonnant dans l’oreille et la mémoire. De l’intérieur même de l’Iliade, il est
des héros pour le dire et s’en réjouir.
De même, le mot épos (la parole), employé au pluriel, désigne bien les
paroles, stimulantes ou insultantes, qu’échangent les héros avant d’engager le
combat9, mais, au singulier, épos est, pour la poésie, façon autoréférentielle de
se désigner comme la Parole par excellence : l’Épopée.
4. Il s’ensuit que la liberté d’invention poétique est à l’aune de la tradition.
Ici, nous retrouvons l’essentiel qui nous avait servi de point de départ : il est
vain de s’attarder, comme le font encore tant de lecteurs d’Homère, à gloser sur
les intentions personnelles du poète. Car le poète traditionnel, qu’il soit épique
ou lyrique et qu’il manie la louange ou le blâme, n’a nullement l’« intention »
de dire autre chose que ce qui porte le sceau de la tradition, même si, pour son
auditoire, il compose d’autres vers. D’autant que l’intention artistique ne sau-
rait être assignée à un seul poète, puisqu’il n’est de poésie que produite par des
générations de poètes imprégnés de la tradition. Ainsi « Homère » est le nom
de la tradition poétique qui culmina dans l’Iliade et l’Odyssée.
Il est donc parfaitement vain de s’accrocher à la question de l’auteur10 et,
comme les hellénistes le font encore volontiers, de découper le « texte » en
développements dits authentiques et en passages interpolés. Il n’est d’autre
auteur que le poète générique dont l’identité est produite par la tradition poé-
tique singulière qui s’attache à « son » nom, c’est-à‑dire par l’activité poétique
à l’œuvre, de génération en génération. Si Hésiode (Hēsí-odos) est le poète ins-
piré par les Muses et qui « émet la voix », Théognis est la fiction unitaire d’une
tradition qui couvre plus d’un siècle et demi11.
On mesure la fécondité de ces hypothèses, qui conduisent à une remise en
question radicale de la notion d’auteur : il n’y a pas de sujet, tout juste la fic-
tion vraie d’un poète émetteur-récepteur, à la fois traversé par le chant et actif
metteur en mots. Ce qui ouvre (ou qui invite à tracer à nouveaux frais) bien des
voies, par exemple dans la réflexion sur la « linguistique » des Grecs.
Ainsi, à lire Le Meilleur des Achéens, on comprendra que l’opposition très
classiquement grecque du lógos et de l’érgon (du discours et de l’acte, ou de
la réalité), omniprésente dans la réflexion des sophistes et qui domine l’exalta-
tion du Logos par Gorgias, cette opposition tout à la fois dérive de l’ancienne
tradition poétique – car est-il rien de plus puissant que l’épos poétique ? – et
se construit sur la rupture avec un monde où la réalité se muait d’elle-même en
discours. Soit l’épos : les mots sont du réel, parce que, entre eux et des actes
déjà préconstitués en geste héroïque, il n’existe pas de différence ; l’adéqua-
tion est parfaite, d’où la croyance, maintes fois exprimée par le poète, en l’exac-
titude d’un verbe que d’ailleurs les Muses lui ont soufflé. Soit maintenant la
9. Sur ces épea, voir l’étude de Laura Slatkin, « Les amis mortels », L’Écrit du temps, 19, 1988,
p. 119-132. En menaçant Achille de débiter des quantités de « reproches » à son sujet, Énée le
menace en réalité, comme l’a bien vu Nagy, d’un autre type d’épos (voir ch. 15 § 6-9).
10. Rappelons que les études anciennes vivent toujours sur la plus classique et la moins élaborée
des notions de l’auteur : est-il besoin de préciser que, dans ce milieu fort rebelle à la modernité, les
travaux de Nagy rencontrent bien des résistances chez certains philologues ?
11. Voir G. Nagy, « Theognis and Megara : A Poet’s Vision of His City », in T. J. Figueira et G. Nagy,
Theognis of Megara : Poetry and the Polis, Baltimore-Londres, 1985, p. 22-81.
achille, le poète et les mots 799
Est-ce là tout ce qui doit impérativement être dit du Meilleur des Achéens ?
À coup sûr, non. Et l’inquiétude me prend d’en avoir somme toute si peu dit
sur un livre aussi riche, et surtout – chose rare – aussi généreux de son savoir
et de ses hypothèses, et qui donne sans compter à qui sait y entrer, puis y reve-
nir sans précipitation.
S’il me fallait expliquer ce que, plusieurs fois l’an, j’y cherche pour ma part,
je dirais qu’on y trouve les éléments d’une réflexion sans complaisance sur le
conflit. Ou, plus exactement, sur la place que la pensée grecque de l’homme,
de la poétique – j’ajouterai : et du politique – assigne au conflit : éris d’Achille
avec tous les héros que l’on voudra, bien sûr, mais aussi éris fondatrice de la
condition humaine et qui, en ce sens, se confond avec le Vouloir de Zeus. Et
surtout éris dans le discours : non seulement celle dont parle Hésiode et qui
fait que le poète jalouse le poète, mais aussi l’éris glissée jusque dans l’exer-
cice même de la poésie, lorsque le poète, sur les traces de Thersite, son modèle
épique, rejette la louange pour le blâme, et il arrive alors que son dire soit dési-
gné, tout comme une querelle entre guerriers de l’Iliade, par le mot de neîkos15.
Or, si Thersite est à l’évidence un modèle négatif, Nagy ne craint pas d’affir-
mer que le discours du blâme savait aussi se doter d’une fonction socialement
positive, lorsque louange et neîkos n’étaient pas encore séparés par l’infranchis-
sable fossé que l’idéologie civique introduit entre termes opposés – entendons
en tout cas : avant l’époque classique. Que dès lors la lecture de ces pages soit
précieuse à une historienne qui, préoccupée de la stásis (disons, pour faire vite
12. Que l’on n’entende pas ce vœu comme purement nationaliste. J’ai simplement le sentiment que
la question semble moins se poser aux hellénistes français que – disons – à ceux des États-Unis qui,
depuis le livre (peut-être discutable, mais qu’importe ?) de W. B. Stanford, The Sound of Greek
(Berkeley et Los Angeles, 1967), sont plus visiblement sensibilisés à ce problème.
13. Qui met fin à cette intimité du Grec avec le grec en affirmant que, dans Theódōros, l’élément
dôron ne signifie rien (même pas « don », comme on s’y attendrait : Poétique, 1457 a 21-23), pas
plus que, dans Kállippos, il n’y a du cheval, híppos (De l’interprétation, 16 a 21-23).
14. Sur le Cratyle, on consultera les deux tomes que la Revue de philosophie ancienne a consacrés
à ce dialogue en 1987.
15. Voir surtout le chapitre 14.
800 achille, le poète et les mots
L’ancien et le nouveau
7. Répétant révérencieusement l’argumentation de P. J. Rhodes (1985), dont j’ai dit ailleurs qu’elle
ne me convainc pas (Loraux N. P. 1991 : 58-59), je persiste donc à donner le nom d’Aristote à
l’auteur de l’Athenaion Politeia, parce que la qualité du texte ne me semble pas contestable un seul
instant. Pour une position nuancée et non dépourvue d’humour à ce sujet, voir les interventions de
M. Ostwald au colloque sur Aristote et Athènes (in Piérart 1993 : 139, 311).
8. Sur Ath. Pol., 21, 4, on mentionnera tout de suite une exception remarquable : Ducat 1992.
9. C’est encore cette affirmation qui, chez T. J. Winters (« Kleisthenes and Athenian Nomenclature »,
Journal of Hellenic Studies, 113 (1993), p. 162-165), sert à fonder le refus de lire, Ath. Pol., 21, 4.
10. Ainsi par Ostwald (1969 : 137-146 ; et surtout 1988).
11. Parce que vingt-cinq siècles nous séparent des faits, sommes-nous vraiment sûrs d’être pour
autant – et comme par définition – prémunis contre une telle critique ?
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 803
en lui attribuant une refondation d’Athènes sur la base du dêmos et des dêmoi12,
du « peuple » et des dèmes ? Question d’accent à coup sûr, puisque les deux
énoncés reviennent l’un et l’autre à dire qu’en instituant les dix tribus sur la
base du dème Clisthène a rendu le dêmos maître du jeu politique.
À ceci près qu’en insistant sur la création de nouvelles phulaí, la phrase
d’Hérodote, en sa brièveté synthétique, rattache de fait la réforme à un phéno-
mène plus général, en vertu duquel, dans les cités grecques de l’époque archaïque,
la mise en place d’une nouvelle définition du politique passa plus d’une fois
par une « manipulation » des tribus, base très ancienne de la pólis13. Façon de
suggérer le lien étroit qui, dans l’œuvre de Clisthène, unit indissociablement
l’ancien et le nouveau, si bien que, dans la présentation qu’on en donne, tout
dépend de la part respective que l’on assigne à l’un et à l’autre. C’est ainsi, à
titre d’exemple, que l’on peut choisir entre les deux textes où Aristote évoque
le sort finalement réservé à l’antique institution des phratries : dans leur grande
majorité, les historiens se fondent sur l’affirmation de l’Athenaion Politeia
selon laquelle, « pour les gene, les phratries et les sacerdoces, il laissa cha-
cun les conserver suivant les traditions des ancêtres (katà tà pátria) » (21, 6) ;
ils estiment alors que, sur ce point comme sur bien d’autres, « le primitif […]
côtoie le moderne ». Mais il est aussi des historiens pour préférer la formula-
tion de la Politique (VI, 1319 b) : dans le respect de la tradition, ceux-là voient
une apparence ou une habileté, visant à « masquer la nature radicale de cette
restructuration du corps civique tout entier14 ». Question d’accent, on l’a dit,
encore qu’il faille sans doute s’efforcer, point par point et pour l’ensemble de
la réforme, de penser simultanément le processus dans les deux sens : si le nou-
veau s’est enraciné dans l’ancien, tout indique qu’il en a, du même coup, pro-
fondément modifié la structure.
Il en va ainsi avec les dèmes : même si les historiens s’accordent aujourd’hui
à reconnaître que le nom comme la réalité des dêmoi préexistèrent sans doute à
l’intervention de Clisthène, il n’empêche que seule la constitution du dème en
unité politique de base, entérinée – on y reviendra – par l’institution officielle
du démotique15, révolutionna authentiquement la vie civique du dêmos athénien.
Et, s’agissant des conditions et du résultat de l’action de Clisthène, une même
logique est à l’œuvre : comme dans les luttes du passé, tout commence, disions-
nous, avec une stásis16, mais ici s’arrête la répétition, car, introduisant un chan-
gement radical de la politique athénienne, le conflit s’achève par la remise au
peuple de la politeía et ouvre ainsi sur l’avenir.
12. R. Osborne (in Murray-Price 1992 : 308-309), insistant, après Larsen 1973 : 45 et Roussel 1976 :
272, sur « le lien d’identité solide » que créait ainsi « l’emploi du même mot avec deux référents ».
Sur la polysémie de dêmos et les accointances du mot avec la racine *da-, voir Lévêque 1993.
13. O. Murray, in Murray-Price 1992 : 13-14 ; ainsi que Ruzé : 1983 : 300 ; je suis heureuse
d’annoncer la parution toute récente de ce qui fut une thèse d’État, Délibération et pouvoir dans la
cité grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publ. de la Sorbonne, 1997, et en particulier p. 369-384.
Sur la phule comme base antique de la cité, voir Nagy 1990.
14. Citations de Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 92 et de Murray, in Murray-Price 1992 : 27-29.
15. Voir les remarques de Whitehead 1986 : 11, n. 29, sur Ath. Pol., 21, 4 : anagoreuein y dénoterait
la nomenclature officielle, et prosagoreuein l’usage commun.
16. Hérodote, V, 66, 2 [estasiasan], 69, 70, 72 ; Aristote, Ath. Pol., 20, 1 [estasiazon].
804 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
Au début, donc, une stásis entre « puissants » pour le pouvoir17. Rien que
de conforme à ce que l’on sait des rivalités entre familles nobles qui, à l’époque
archaïque, constituèrent pour l’essentiel la vie politique d’Athènes : une stásis
entre aristocrates pour la première place, cela même que les théoriciens ulté-
rieurs du politique – Aristote, bien sûr, mais aussi et déjà Hérodote – identifie-
ront comme le mal endémique des cités oligarchiques18. Or tout se complique
lorsque Clisthène, qui a le dessous, « adjoint le peuple à son hétairie » (prose-
tairízetai : Hérodote, V, 66)19.
Ce n’est pas que, présenté en ces termes, un tel geste ne semble relever
encore d’une perspective de politique aristocratique traditionnelle : on a pu, à
ce propos, parler de « récupération du peuple », que l’Alcméonide « annexe »
après s’être fait son « patron20 », et tel serait peut-être en effet le dernier mot de
l’histoire si, pour des raisons dont nous ne saurons jamais si elles relèvent d’une
intelligence toute pragmatique de la conquête du pouvoir ou du génie politique
d’un aristocrate atypique, Clisthène n’avait au sens propre inventé le peuple
athénien, dont Hérodote précise qu’il était auparavant exclu de tout (próteron
aposménon tóte pántos : V, 69), rejeté qu’il était par ceux qui comptent dans la
cité, à commencer peut-être par Clisthène lui-même21. Car cette simple préci-
sion suffit à indiquer l’ampleur du changement. Que Clisthène ait ou non nourri
en son for intérieur des sentiments démocratiques nous importe finalement fort
peu, et il n’est guère plus urgent de déterminer s’il y a ou non trouvé person-
nellement son compte : de fait, ce fut au moins le cas dans le rapport conjonc-
turel des forces au sein de la stásis, puisque Hérodote ajoute qu’une fois assuré
du soutien du peuple, l’Alcméonide l’emporta largement sur la faction rivale
(ibid.), mais, à l’évidence, l’essentiel est dans la force et l’élan nouveaux qu’une
telle association donna sans compter au dêmos.
S’étonner du caractère inédit de cette situation serait méconnaître qu’aucun
dêmos de l’époque archaïque ne saurait acquérir par ses seules ressources la
conscience de sa propre force, et que, pour prendre possession de soi-même et
des affaires de la cité, un peuple à peine constitué a grand besoin d’un « conduc-
teur » et d’un « patron » (hegemon, prostátes : Ath. Pol., 20, 4). Il faut donc
se résoudre à le constater : en révélant les Athéniens à leur identité, c’est bel
et bien Clisthène qui, d’emblée, accomplit pour eux, dans le registre de l’être,
ce que, plus d’un demi-siècle après, Périclès devait compléter sur le terrain de
l’avoir « en leur donnant ce qui leur appartenait » (Ath. Pol., 27, 4)22.
Le dêmos doit donc être éveillé à lui-même. Mais inversement sa force n’est
pas celle d’un groupe de hasard, et son entrée dans une hétairie aristocratique
peut modifier celle-ci jusqu’à en faire éclater la structure traditionnelle. On
doit donc raisonnablement, à quelque moment de cette histoire qu’une pareille
conversion soit advenue, créditer Clisthène de la pensée que « tout est dans
le nombre » – pensée que, dans l’œuvre même d’Hérodote, peut-être pour en
éprouver paradoxalement la vérité universelle, il revient non à un Grec, mais
à un noble perse d’exprimer lors du fameux « débat sur les constitutions23 ».
Mettant en œuvre cette forte idée, l’aristocrate séditieux devenu meneur du
peuple savait-il qu’il délivrait, par là même et pour longtemps, sa cité des vicis-
situdes de la stásis ? On ne jurera certes pas que telle ait été sa préoccupation.
Mais les faits sont là, et, durant les deux siècles de démocratie qui suivirent,
l’histoire intérieure d’Athènes donne pour l’essentiel raison à Aristote lorsque,
après avoir évoqué les difficultés des cités oligarchiques, toujours tendanciel-
lement menacées dans leur existence par les bénéficiaires mêmes du régime en
place, il affirme au contraire que, de sédition opposant un dêmos à lui-même24,
il n’en existe pas qui vaille la peine d’être mentionnée (Politique, V, 1302 a
12-13). Sans doute faut-il comprendre qu’une démocratie, parce qu’elle s’iden-
tifie au Tout politique, s’assure à tout coup la bienheureuse stabilité qui, pour
une cité, est la plus haute valeur. Mais n’anticipons pas. L’heure est d’abord à
analyser l’œuvre de l’hegemon.
23. Hérodote, III, 80 ; pour une analyse de cette formule, voir Loraux 1990 a.
24. Ni le meurtre d’Éphialte par un homme de main des oligarques ni les deux coups d’État oligar-
chiques de la fin du ve siècle ne démentent une telle affirmation.
25. 1) Voir Manville 1990 : 185-187, qui préfère toutefois parler de « citoyenneté », au sens actif du
terme, et plaide pour une acception large de cette notion, parlant d’« une nouvelle définition légale
de la participation à la pólis » ; 2) voir Ostwald 1986 : 23-24 ; voir aussi 1969 : 150.
26. Manville 1990 : 190, n. 100.
27. Ducat 1992 : 37-39.
806 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
Tant il est vrai, si l’on doit prendre au sérieux le texte de l’Athenaion Politeia
et les éléments sur lesquels Aristote fait porter l’accent, que c’est avant tout des
hommes (ándres) et de leur qualité – l’éminente qualité d’Athéniens28 – que
Clisthène se préoccupait lorsqu’il « fit de ceux qui habitaient dans chaque dème
des démotes les uns pour les autres [demotas epoiesen allelois], (Ath. Pol..,, 21,
4) », liés entre eux, donc, par les relations de réciprocité qui découlent d’une
même inscription dans un dème. Depuis quelques décennies, on l’a d’ailleurs
dit et redit29 : choisir le dème comme base de la politeía athénienne ne reve-
nait pas, comme beaucoup l’ont pensé, à combattre le « principe gentilice »
par l’instauration d’un « principe territorial30 », mais à constituer en groupes
organiques les hommes qui, déjà, vivaient en un même lieu et à qui, désormais,
le fait de cette résidence vaudrait tout à la fois une solidarité collective et une
identité personnelle.
Au dème clisthénien, on appliquerait donc volontiers, à une affirmation près,
qui n’est pas grecque, ces lignes d’un spécialiste de l’Inde ancienne à propos
du grama, le « village » des textes védiques.
Le mot grama, traduit d’ordinaire par « village », désigne une concentration
d’hommes, un réseau d’institutions, bien plutôt qu’un territoire fixe : à la diffé-
rence du pagus latin qui évoque l’enracinement territorial, le grama védique est
surtout, à en croire l’étymologie, une troupe, à l’origine une troupe mobile […].
La stabilité du grama tient à la cohésion du groupe qui le forme plutôt qu’à
l’espace qu’il occupe31.
N’est à l’évidence pas grecque l’indifférence totale à l’espace, certes propre
à l’Inde ancienne32 mais dont il y aurait quelque excès à affirmer qu’elle pré-
side à la définition clisthénienne du dème33. Sans doute dans la notion de dème,
n’est-ce pas sur sa dimension spatiale qu’est mis l’accent34, et l’on a pu caracté-
riser ce terme comme dénotant « un groupement humain établi sur une certaine
étendue de territoire et non une étendue de territoire sur laquelle se trouvait éta-
bli un certain nombre d’individus35 ». Mais il n’en reste pas moins que, si le
dème n’est pas espace, il est dans l’espace, point sérieux sur lequel il importe
de prendre le temps de s’expliquer.
Une première formulation s’impose, pour donner tout de suite à l’analyse
ses grandes lignes : on dira donc que le dème est et n’est pas un lieu de rési-
dence et une subdivision de la khora.
28. Ainsi « le démote [est] le premier visage du nouveau citoyen athénien » (Ducat 1992 : 43).
29. Depuis Thompson 1971 : 74-76. Voir par exemple Meier 1973 : 159 ; Roussel 1976 : 274,
281 ; Osborne 1985 : 41 ; Whitehead 1986 : 30-31 ; Ostwald 1988 : 318 ; Manville 1990 : 193.
30. C’est encore l’hypothèse de Lévêque et Vidal-Naquet (1964 : 13).
31. Malamoud 1989 : 95.
32. Cf. Malamoud, « Sans lieu ni date », in M. Detienne (éd.), Tracés de fondation, Louvain-Paris
(Peeters), 1990, p. 183-191.
33. Non plus d’ailleurs qu’à celle de la pólis, malgré le titre provocant de la célèbre étude de Hampl,
« Polis ohne Territorium », Klio, 32 (1939), p. 1-60.
34. Si bien qu’à aucun moment il n’y eut « substitution d’un jus soli à un jus sanguinis traditionnel »
(Roussel 1976 : 295-296).
35. Roussel 1976 : 274.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 807
C’est comme lieu de résidence que le dème a prêté son cadre à l’enregis-
trement des ándres, parce qu’il fallait bien, fût-ce en un moment fondateur et
symbolique, temps zéro de la nouvelle définition athénienne de la citoyenneté,
partir du « principe du domicile partagé » (dans chacun des dèmes, sont devenus
démotes ceux qui y habitaient, toùs oikoûntas en hekástoi tôi demoi), étant entendu
– ajoute Jean Ducat à qui j’emprunte ce commentaire – qu’« il se transforme
aussitôt en un autre, celui de la naissance, car le dème tel qu’il est devient une
communauté pour toujours » (Ducat 1992 : 43). En ce sens, une fois la réforme
clisthénienne entérinée, le dème peut bien rester de fait lieu de résidence, dans
son essence désormais toute civique, il ne se réduit plus à cette fonction. Que l’on
songe ici à l’analyse de ce qui constitue le citoyen, au livre III de la Politique :
Aristote y écarte d’entrée de jeu « le fait résidentiel36 » comme critère insuffi-
sant de la citoyenneté, car « le citoyen n’est pas citoyen par le fait d’habiter (tôi
oikeîn) – puisque les métèques et les esclaves ont en c ommun [avec lui] la rési-
dence (oíkesis) » (Pol., III, 1275 a 7-9). Façon de rappeler qu’à Athènes la dési-
gnation officielle par la résidence effective (oikôn en) n’est pas, contrairement
à ce que pensait Wilamowitz, un démotique37, en ce qu’elle caractérise unique-
ment les métèques (les étrangers domiciliés), à l’exclusion des citoyens38. Pour
ces derniers, le dème est en effet devenu « une communauté pour toujours »,
à laquelle l’enregistrement initial continue, même en plein cœur du ive siècle,
à rattacher de père en fils les citoyens, qu’ils y habitent encore ou qu’ils aient
gagné une autre résidence39.
À vouloir encore parler de « principe territorial », on méconnaîtrait donc
singulièrement ce qui fait l’originalité de l’œuvre de Clisthène. D’abord parce
que ce serait confondre le dème avec le pagus latin, dont le nom même évoque
l’enracinement territorial40, et l’Athènes de la fin du vie siècle avec la Rome
de la réforme servienne – laquelle enrôla effectivement les citoyens, désormais
attachés au sol, dans des tribus locales (topikaí)41. Mais il y a plus grave : en
prenant pour norme le moment – purement symbolique et par définition tou-
jours déjà dépassé – de l’inscription spatiale, on raterait l’essentiel du disposi-
tif clisthénien qui, de cette référence arrêtée une fois pour toutes, voulait faire
une origine. L’atteste encore, en pleine époque classique, la prédilection des
Athéniens pour les formes de démotiques en -then42, formes adverbiales qui, à
la faveur du brouillage toujours possible entre la provenance, l’appartenance
43. Ainsi l’hôte homérique, accueillant un étranger, use du même adverbe póthen pour lui demander
d’où il vient, d’où il est et d’où il est issu (Lejeune 1939 : 141).
44. Aristote, Ath. Pol., 55, 3 ; cf. par exemple Lysias, Contre Pancléon, 2-3, où la question sur
la citoyenneté se pose en -then alors que le démotique employé normalement par l’orateur est
l’adjectif de Décélie.
45. L’expression est empruntée à Lévêque et Vidal-Naquet, qui insistent sur la centralité de la ville
(1964 : 50) ; contra : Connor 1989 : 15, Manville 1990 : 192. J’inclinerais pour ma part à penser
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 809
que l’accent était de fait déplacé vers la périphérie ; il faut en effet considérer : 1) que la situation
sous Pisistrate, avec laquelle il s’agissait de rompre, privilégiait politiquement la ville, par opposition
à la campagne, tenue à l’écart des « affaires » ; 2) que, selon Thucydide (II, 14-16), au début de la
guerre du Péloponnèse, en sacrifiant la campagne à la défense de la ville, Périclès heurta le profond
attachement des Athéniens à leurs « petites cités ».
46. Que l’on songe par exemple aux valeurs multiples dont, à Athènes, le mythe d’autochtonie entoure
la khora, « patrie, mère et nourrice » : voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur
la citoyenneté et la différence des sexes, Paris, La Découverte, 1981, p. 65-71.
47. On rappellera que khora, apparentée par sa racine a khoris, implique donc un espace séparé :
voir Chantraine 1968, s.v. khora, où, après le dénominatif khoreo, avec son double sens « contenir,
avoir place pour » (tr.) / « faire place, quitter les lieux » (intr.), figure l’adverbe et préposition
khoris : « séparément, à part, excepté, outre, sans ».
48. C’est ainsi que (comme Rhodes 1985, ad loc ; contra : Ducat 1992 : 45, n. 25), j’interprète
ce passage très controversé, où l’appellation par la topographie apparaît comme un pis-aller que
Clisthène réserve à ceux des dèmes où la mémoire de l’origine s’est perdue.
49. Roussel 1976 : 287, n. 47 (soulignant que la notion chère à Lévêque et Vidal-Naquet ne peut
être entendue que comme « purement abstraite »). Voir aussi Ducat 1992 : 41, à propos des trittyes.
810 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
Aristote sur le « lieu »50 dans la Physique, nul doute que l’analyse qui y est faite
du tópos ne projette une vive lumière sur la lecture que, dans la Constitution
des Athéniens, le philosophe donne de l’œuvre du réformateur. Si tópos est bien
« l’enveloppe première de ce dont il est le tópos », ce n’est plus le territoire,
mais les dèmes qui contiennent – contiennent seulement – la population des
démotes. Or « le lieu n’est rien de la chose » : sous la forme de ces « lieux »
qui se sont interposés entre l’unité organique de la khora et les Athéniens, voici
que la terre attique est déboutée de ses prétentions à tout rapport intime51 avec
les citoyens. Si l’on précise enfin que, le lieu étant « séparable de la chose »,
le tópos peut par définition être abandonné de ce qui l’habite, les conditions
ne sont-elles pas d’ores et déjà réunies pour qu’un Thémistocle convainque un
jour les Athéniens d’abandonner l’Attique à l’invasion perse pour rassembler
sur des vaisseaux ces hommes qui font la cité ?
Si, entre khora et ándres, il faut choisir comme entre les deux principales
définitions grecques de la pólis – mais le faut-il ? car, pour rivales qu’elles soient,
ces deux acceptions de la notion de cité n’en ont pas moins toujours été simul-
tanément complémentaires52 –, on dira donc que, dans l’institution du dème
et l’institutionnalisation du démotique qui, chez Aristote, en est le corollaire,
ándres prime à coup sûr khora. Sans doute, à ce choix clisthénien, y a-t‑il bien
des raisons, que l’on a tenté d’analyser ; mais il est grand temps d’en ajouter
une, celle-là même, en forme de cause finale, dont l’Athenaion Politeia crédite
précisément l’Alcméonide. Si, de ceux qui habitaient dans chacun des dèmes,
Clisthène fit des démotes les uns pour les autres, c’était, lit-on en 21, 4, pour
que l’appellation coutumière par le patronyme ne dénonçât pas les nouveaux
citoyens ; aussi introduisit-il le démotique53.
Mais, pour le lecteur, ce sont bel et bien les « nouveaux citoyens » qu’Aris-
tote introduit, sans autre précision et sans jamais revenir sur ce qu’ils pouvaient
être. Il est vrai qu’il aborde ailleurs la question par un autre biais, lorsque, dans
un passage de la Politique (III, 1275 b 34-39) consacré au don de la citoyen-
neté en temps de révolution (metabole politeías), il évoque « les étrangers et
les esclaves » auxquels, parce qu’ils habitaient avec (metoíkous) les Athéniens,
Clisthène donna la qualité de citoyen. Mais, outre que la formulation même
du texte a posé problème à des générations d’interprètes54, encore faut-il, pour
éclairer l’un par l’autre ces deux passages aristotéliciens, les créditer effecti-
vement du même auteur, et l’on sait que l’establishment érudit répugne à cette
pratique. D’où, chez les historiens de l’Antiquité, un embarras manifeste et,
50. Traduction plus adéquate du mot tópos que le terme d’espace, pensé d’après Kant et Bergson,
dans la tradition philosophique classique.
51. Par contraste, je pense à la formulation platonicienne de la relation filiale unissant les morts
athéniens à la terre civique qui, après leur avoir donné naissance, reçoit leurs corps dans ses « lieux
intimes » (Ménexène, 237 c), lieux qui, en vertu du jeu platonicien sur oikeîos, sont tout à la fois
présentés comme « familiaux » et « propres » aux Athéniens.
52. On rappellera qu’Aristote critique explicitement Platon pour avoir, dans le Timée, identifié khora
et tópos (Physique, IV, 2, 209 b 15-16).
53. Les citations sont empruntées à Physique, IV, 4, 210 b 34-211 a 1 (cf. IV, 2, 209b 1-2), 211 a
1, 211 a 3.
54. 1275 b 37-38. La traduction donnée du texte de la Politique montre que, comme Luzi 1980 et
Manville 1990 (191, n. 103), je considère metoíkous comme le mot important, en facteur commun
et spécifié par xénous kaì doúlous.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 811
55. M. Ostwald (1969 : 151 ; 1988 : 312) minimise ; D. Roussel (1976 : passim) et Manville
(1990 : 191) minimisent ou mettent en doute ; C. Meier (1973 : 128, n. 46) condamne pour mieux
se débarrasser de la mesure ; Davies (1977-78) est prudent.
56. Ducat 1992 : 44 (c’est le mot neopolitai « qui commande le sens »), 50, 51 (le brassage et
l’isonomie sont « des moyens subordonnés à une fin : permettre, en la rendant tolérable par la
société, l’incorporation massive de nouveaux citoyens »).
57. Point essentiel dans une perspective d’usage moderne de l’Antiquité comme celle de B. Strauss,
« The Melting Pot, the Mosaic and the Agora », in Euben-Ober-Wallach, Educating Democracy :
The Contemporary Significance of Athenian Political Thought, Cornell University Press, 1994.
58. H. et M. Van Effenterre, « Nouvelles lois archaïques de Lyttos », Bulletin de correspondance
hellénique, 109 [1985], p. 180.
59. Sur ce perpetuum mobile des premiers temps, voir maintenant N. Loraux, Né de la terre. Mythe
et politique à Athènes, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 76-101.
60. Voir Osborne 1983 : 147-150.
812 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
61. Il y a comme un écho de cette page thucydidéenne dans Plutarque, Solon, 22, à cela près que
la pression démographique évoquée par Plutarque n’est pas non plus de même nature que celle
dont parle Thucydide.
62. L’expression est de Manville 1990 (126 ; voir aussi 134 et 144), dont j’adopte l’interprétation
du passage de Plutarque cité ci-dessus (contra : Davies 1977-78, 115).
63. Le fait que le réformateur ait été « lui-même fils d’une étrangère » (Lévêque-Vidal-Naquet
1964 : 43 et 45, n. 2) n’a guère à être pris en compte, étant donné que, de façon parfaitement
conforme aux alliances des Alcméonides à l’époque archaïque, il est né de ce que Gernet appelle
un « mariage de tyrans ».
64. Cf. Manville 1990 : 157. Osborne 1983 : 139, 142.
65. Whitehead 1977, 1986 : 31, n. 118 ; Manville 1990 : 206-207.
66. Voir Loraux 1991 : 164-177.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 813
67. R. Osborne, in Murray-Price 1992 : 326, qui précise que ce conservatisme était actif et « a
conduit à la solidarité ».
68. Cet argument sert à critiquer l’interprétation aristotélicienne du démotique (par exemple Roussel
1976 : 277, Ducat : 1992 : 43), par un raisonnement rétroactif justement critiqué par Manville
(1990 : 191, n. 104) ; appréciation pondérée chez Whitehead 1986 : 69-72.
69. D’autant que l’analyse de l’identité athénienne dans les dédicaces et les ostraka montre un nombre
plus élevé d’emplois du démotique seul dans le premier quart du ve siècle (Raubitschek 1949 : 475 ;
1953 : 117) ; pour l’emploi du démotique à propos de Thémistocle, voir Vanderpool 1973 : 148.
70. L’atteste la permanence, durant deux siècles, des mêmes quotas de représentation à la boule
(Hansen 1984 : 230-232 ; Whitehead 1986 : 21).
71. Ou encore « la vie sous Kronos » : Aristote, Ath. Pol., 16, 7.
72. Ostwald 1988 : 309.
814 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
vant les leurs, Hérodote voit le signe de la lâcheté volontaire à laquelle, pense-
t‑il, ils s’astreignaient alors. Sachant que la pensée grecque n’a pas développé
de notion positive du travail – travailler pour soi, comme, devenu libre, le fait
désormais chaque citoyen, n’est pas au sens propre un « travail »78– comment ne
pas interpréter cette conversion d’une tâche servile en exploits guerriers comme
la naissance des Athéniens à la noblesse, une « noblesse » que la démocratie
ne cessera par la suite de revendiquer pour les siens ?
Mais, pour rendre compte du feuilletage du texte, à cette première lecture doit
s’en superposer une autre qui, dans l’association désormais acquise des érga et
de l’isegoríe, des actes et de l’égalité de parole, décèle une référence, discrète
mais explicite, au couple canonique qu’érgon constitue avec lógos. Tópos de
la pensée des sophistes – ces contemporains d’Hérodote –, l’opposition érgon
/ lógos est certes beaucoup plus ancienne, et l’on sait que le héros homérique
se doit d’être « bon diseur de mots et bon faiseur d’actes » (Iliade, IX, 443).
Comme les guerriers de l’Iliade, mais aussi comme les Athéniens parfaits de
l’epitáphios de Périclès, seuls de tous les Grecs dont le discours (en l’occur-
rence la renommée) s’accorde authentiquement avec les actes (Thucydide, II,
42, 2), les citoyens d’Athènes savent donc faire coïncider la pratique du lógos
avec celle des érga.
À ceci près, qui n’est certes pas un détail insignifiant, que, comme dans
le genre athénien de l’oraison funèbre, c’est dans la pratique du lógos que,
chez Hérodote, il faut chercher la source de cet heureux équilibre entre le
dire et le faire. En l’occurrence, l’historien lui donne le nom d’isegoríe, éga-
lité à l ’assemblée, sur lequel porte tout l’accent du développement et qui n’est
donc ni une bizarrerie ni un mot pour un autre. Isegoríe : le droit, égal pour
tous, d’intervenir à l’assemblée, volontiers célébré par la suite dans les textes
athéniens – que l’on pense, par exemple, aux déclarations de Thésée dans les
Suppliantes d’Euripide. Que cette égalité de parole, en vertu de laquelle tout
citoyen qui le souhaite peut donner un « avis utile à la cité », ait sans doute, au
temps de la réforme, été d’abord plus théorique qu’effective79 n’est pas dou-
teux, mais il est tout aussi probable qu’en substituant, comme on l’a suggéré,
à l’imposition d’édits tout-puissants (thesmoí), la ratification, par un vote du
peuple, de lois (nómoi) désormais contractuelles, à commencer par les siennes
propres80, Clisthène reconnaissait de fait au dêmos assemblé la maîtrise du
lógos, et donc du pouvoir.
On fait donc l’hypothèse qu’en donnant le nom d’isegoríe à ce qui, pour le
peuple athénien, constituait le principal acquis politique de la réforme clisthé-
nienne, Hérodote n’écrivait pas au hasard – ici pas plus qu’ailleurs. Mais on
n’a pas pour autant épuisé encore la portée de ce texte, décidément essentiel.
Si l’on peut en effet supposer avec quelque vraisemblance que le droit de
parler dans l’assemblée ne s’est pas sur-le‑champ traduit pour le dêmos par de
78. Voir les études de J.-P. Vernant sur « Le travail et la pensée technique », op. cit., p. 5-64. On
notera par exemple que, lorsqu’il construit son lit à son propre usage, Ulysse n’est pas un travailleur.
79. Sur le caractère « théorique » de la souveraineté de l’assemblée du dêmos au temps de Clisthène,
voir Lévêque 1978 : 536, 546 ; 1981 : 8.
80. Ostwald 1969 : 156 (l’ostracisme et le pouvoir de l’assemblée du peuple), 158 ; 1986 : 27 ; voir
aussi 1988 : 331 (l’assemblée du peuple devenue à cette époque un contrepoids contre le pouvoir
de l’Aréopage en cas de crimes contre l’État).
816 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
81. Sur l’éthique hoplitique athénienne, voir Loraux 1981 : 98-105 ; Clisthène et la réforme de
l’armée : voir H. Van Effenterre, « Clisthène et les mesures de mobilisation », Revue des études
grecques, 1976, p. 1-17, ainsi que P. Vidal-Naquet, « La tradition de l’hoplite athénien », dans
Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 134 (Marathon et « l’armée des dix tribus […] créée
par la réforme de Clisthène »).
82. Ober 1993 : 215-216, 220-221. Inversement Meier 1976 : 135 va trop loin en qualifiant de
« singulière » cette résistance.
83. Ober 1993 : 222-223.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 817
a été atteint84. En un mot, cette mise en commun des sentiments dont Platon
fera le propre de la cité unie sous un principe dominant, les Athéniens l’ont
éprouvée, en s’associant à la réaction de la boule. Sans doute, du point de vue
du résultat, n’y a-t‑il pas grande différence entre des sentiments communs au
peuple et des sentiments partagés avec une magistrature civique ; mais, du
point de vue de l’initiative populaire, la différence n’est certes pas négligeable.
Quelque désir que l’on puisse éprouver d’assister à la naissance spontanée
et quasi miraculeuse de formes radicalement neuves de la lutte politique, on ne
survalorisera donc pas l’initiative du dêmos. En revanche, il faut insister sur
un point important : c’est d’action et non, comme plus tard Platon, de páthos
qu’Hérodote crédite les citoyens, puisque, à l’unisson du soulèvement des bou-
leutes, le peuple a pris les armes, et cet écart entre l’Enquête et la République
– celui-là même qui oppose une démocratie toute neuve à une cité hiérarchisée –
en dit long sur ce qui se jouait à Athènes en 508 avant notre ère.
ce verbe89 ; il n’en reste pas moins que, choisis pour leurs vertus d’économes,
les bons gestionnaires – sans nul doute destinés à former un corps d’oligarques
– sont de fait appelés à veiller à une saine distribution de la cité : que ce soit
ou non sur le mode d’une isonomía, le texte ne le dit pas, mais il en dit assez
pour suggérer que la tâche est en son principe politique. On s’étonnera donc
qu’à cette réorganisation politique Mazzarino substitue avec insistance une
redistribution des terres90, au profit, dit-il, de la « classe des petits proprié-
taires » – ceux-là mêmes dont, dans le récit d’Hérodote, les terres s’étaient
révélées si bien entretenues91.
Revenons à Clisthène, et à ce qu’il introduisit à Athènes et qui, bon gré mal
gré, doit, comme au livre VI d’Hérodote, se nommer démocratie : comment ne
pas marquer le pas, fût-ce un instant, devant une transformation si profonde de
la vie de la cité qu’elle dut s’apparenter à un saut dans l’inconnu ? Comment les
modernes historiens de l’Antiquité, s’ils hésitent, s’agissant de la Milet archaïque,
à reconnaître que le règlement du conflit s’y fit par un passage de l’économique
au politique, n’éprouveraient-ils pas au moins quelque état d’âme à suggérer
que, pour Athènes, le temps de la démocratie s’ouvrit sans coup férir ?
Mais, on l’a dit, Clisthène a inventé le dêmos, le reste s’ensuivit – ce qui
ne signifie nullement que la démocratie s’affirma par la suite sans luttes :
l’assassinat d’Éphialte suffirait à l’attester, mais, à nouveau, les raisons en
étaient toutes politiques.
Sans doute convient-il de garder la tête froide au moment d’allonger inconsidé-
rément la liste de ce « reste ». Il n’existe certes aucune raison de mettre sérieuse-
ment en doute l’invention de l’ostracisme, qu’Aristote attribue encore à Clisthène,
mais beaucoup plus tard, alors que la cité, déjà victorieuse à Marathon, semble
engagée dans une nouvelle ère. Sans entrer dans l’analyse de cette procédure
complexe d’« anti-élections » (S. C. Humphreys)92 qui exigerait à elle seule une
longue analyse93, du moins suggérera-t‑on que, si la mesure fut bien proposée par
Clisthène pour veiller sur Athènes, l’ancien rival en dúnamis d ’Isagoras savait à
l’évidence ce qu’il faisait : la tradition unanime affirme que, par l’ostracisme, la
démocratie cherchait à se débarrasser des hommes qui avaient trop de puissance
(dúnamis) dans la cité, et on fera l’hypothèse qu’il s’agissait effectivement d’empê
cher que le passé des luttes « dynastiques » ne fît retour, au détriment du dêmos.
Bien sûr, la tentation serait grande d’ajouter encore quelques fleurons à
l’œuvre de Clisthène : c’est ainsi qu’on a récemment crédité ce dernier d’avoir
créé les Grandes Dionysies94 – et pourquoi pas décrété l’installation de la tragédie
89. Jordan 1992 critique à juste titre la traduction par « gouverner », proposant que l’on se tienne
plus près du sens d’« ordonner, réguler » ; il n’en reste pas moins que némein, dans ce texte et ceux
qu’il étudie, est une activité politique.
90. Cela, pourtant, se nomme isomoiría, où la « part » attribuée semble compter plus que l’acte
même de la distribution (némein).
91. S. Mazzarino, Fra Oriente e Occidente, rééd. Milan, 1989, p. 232 ; Il Pensiero storico classico,
I, rééd. Rome-Bari, 1983, p. 83. Voir Loraux 1990 b : 116.
92. S. C. Humphreys, « Public and Private Interests in Classical Athens », Classical Journal, 73
(1977-78), p. 101.
93. Du moins insistera-t‑on sur l’importance du cadre des tribus dans la procédure de l’ostracisme :
cet exemple doit être ajouté à ceux que donne Ruzé 1983 : 305.
94. Connor 1989.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 819
95. On appréciera la présentation par Hérodote d’Ajax qui, « bien qu’étranger, fut ajouté à la liste
comme voisin et allié » (V, 66).
96. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 50-51.
97. Voir I. Malkin, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leyde, 1987, p. 5, 266.
98. Lévêque-Vidal-Naquet 1964 : 119.
99. Ath. Pol., 22, 1, avec le commentaire de Ducat 1992 : 48 ; voir encore 41, 2. Manville, pour
qui Clisthène « accomplit » Solon, reprend implicitement cette analyse à son compte (1990 : 157,
187, 188-190, 192).
100. Mossé 1979. Voir encore, du même auteur, les remarques sur l’amendement de Clitophon (Ath.
Pol.., 29, 3) dans Le Citoyen dans la Grèce antique, Paris, 1993, p. 93-94.
101. Voir toutefois Ostwald 1986 : 509.
820 clisthène, diviseur-lieur d’athènes
voulait intégrer des étrangers dans la cité – semble bien s’être rétroactivement
projetée sur celle de l’Alcméonide, crédité d’avoir, comme le héros de Phylè et
du Pirée, « ramené le peuple » (Isocrate, Sur l’attelage, 26 ; Aréopagitique, 16).
À l’appui de cette figure d’un Clisthène « thrasybulien », on citerait volon-
tiers un témoignage encore plus précieux, en ce qu’il date des années mêmes
de la restauration démocratique. Soit donc un Athénien qui, en 403, s’oppose
dans l’ekklesia à une proposition de l’homme politique Théozotidès, d’ailleurs
parfaitement conforme à la redéfinition restrictive de la citoyenneté athénienne
dans la démocratie restaurée102. En une envolée rhétorique sans doute destinée
à réveiller l’ardeur des démocrates les plus convaincus, cet orateur évoque pré-
cisément les jours glorieux de la résistance athénienne au coup de force spar-
tiate : « Quand Cléomène, juge, eut occupé l’Acropole… » Clisthène n’est pas
loin, nous attendons son nom et le rappel de sa politique d’ouverture, supposée
préfigurer celle que Thrasybule eût voulu mener et qui, entre autres, eût valu
la citoyenneté au métèque Lysias. Mais hélas ! Le fragment de Lysias, qui a
écrit ce discours pour l’adversaire de Théozotidès, s’arrête sur ces mots (Contre
Théozotidès, fr. 2), et Clisthène n’est donc pas nommé. Simple fait du hasard,
à coup sûr, et l’on mettra donc cette lacune au compte des vicissitudes qui pré-
sident à la conservation d’un texte.
Mais en l’occurrence ce hasard contribue à renforcer l’un de ces oublis qui
font la mémoire politique des cités. Car, dans la cité athénienne, désormais forte
d’un passé placé sous le signe du même, la démocratie se devait de s’enraciner
dans l’arkhe autochtone, sans autre origine qu’elle-même103. Exit Clisthène, envers
qui la mémoire d’Athènes eût sans doute dû reconnaître une dette trop forte.
Bibliographie
(principaux ouvrages utilisés)
102. Il s’agit de réserver aux fils des seuls citoyens authentiques la trophe que la cité accorde aux
orphelins (décret publié en 1971 dans Hesperia par R. S. Stroud).
103. Loraux 1981 : 195-196.
clisthène, diviseur-lieur d’athènes 821
Sôma
4. Eros : voir N. Loraux, « Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire », L’Écrit du temps,
10, 1985, p. 3-21 ; les femmes, N. Loraux, op. cit. supra, p. 273-300.
5. D’où le titre de cette étude, qui fait référence à la réflexion de Michel de Certeau sur le fait que
« la violence du corps n’arrive jusqu’à la page écrite qu’à travers l’absence », cf. M. de Certeau,
L’Écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 9 [souligné par moi] ; voir aussi L’Absent de l’histoire, Paris,
1973 et la thématique du « corps manquant » dans La Fable mystique, Paris, 1982.
6. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il convienne de l’effacer un peu plus dans tel ou tel passage
de Thucydide (voir infra) où la traduction autorisée fait de sôma la « personne » : voir N. Loraux,
« Du libéralisme en histoire ou de l’individu-écran », Passé Présent, 1, 1982, p. 48-58.
7. Pour se limiter à deux exemples, voir Andocide, Mystères, 4, 5, 74, 123 et Lysias, Meurtre
d’Ératosthène, 50.
8. Thucydide, II, 43, 2 (oraison funèbre ; voir aussi II, 42, 4) ; II, 64, 3 (dernier discours de Périclès) ;
I, 70, 6 (les Corinthiens).
un absent de l’histoire ? 825
de l’éphémère, comme ce qu’il faut dépenser coûte que coûte, sans autre fina-
lité que d’en jouir, chacun pour soi13.
Et, comme si désormais tout était joué, la brèche est ouverte par laquelle
s’amorce dans l’œuvre un mouvement qui, dans et par la guerre, prive, peu à
peu mais toujours plus, sôma de son statut de support civique transparent. Sôma
du citoyen, de l’homme politique, du soldat, le corps est désormais à équiper, à
protéger, à sauver14, car, tendanciellement, la faiblesse le guette : si les hoplites
lacédémoniens, jusqu’alors invaincus, finissent à Sphactérie par se rendre, c’est
que la faiblesse s’est emparée de leur corps (asthéneia sômátôn), et, dans la
retraite de Sicile, l’armée athénienne en déroute abandonne derrière elle ceux
que trahissaient « leurs forces et leur corps »15. Tant il est vrai que, plus on
avance dans le texte (donc dans la guerre), et plus sôma se manifeste corps dans
l’expérience de son impuissance. Au point que ce mot n’en vient plus seulement
à désigner l’état du corps, mais ce que j’appellerais volontiers l’état de corps.
Sôma, donc, ou : que l’on est rivé à son corps.
Corps vécu, expérimenté de l’intérieur dans la faiblesse et la douleur, sôma
peut aussi se faire le siège d’affects, parfois aussi pénibles que l’impuissance
physique. Il en va ainsi du corps agité d’émotions contradictoires lorsque les
hoplites athéniens, du rivage où ils sont massés, assistent impuissants à un
combat naval décisif dont l’issue reste longtemps incertaine : « au sommet de
la crainte, ils sont tiraillés, dans leur corps autant que dans leur jugement, et
vivent les moments les plus durs »16.
C’est ainsi que sôma expérimente sa corporéité, entamée dans les combats
et déréglée à l’intérieur de la cité, où prévaut maintenant un Alcibiade dont le
corps s’exhibe – fugitivement, comme il se doit dans le texte de Thucydide, mais
une simple indication suffit –, si bien que, dans leur grand nombre, les citoyens,
« effrayés de l’ampleur des transgressions corporelles qu’il apporta à son régime
de vie » (τὸ μέγεθος τῆς … ϰατὰ τοῦ ἑαυτοῦ σῶμα παϱανοµίας ἐς τὴν δίαιταν)17,
le prennent pour un tyran. En Alcibiade, sôma s’étale avec impudence, au défi
de toutes les valeurs civiques. Sans doute la cité a-t‑elle les hommes politiques
13. II, 53, 2 : ἐφήμεϱα τά τε σώματα ϰαὶ τὰ χϱήματα. On notera le te… kaí…, qui renforce la liaison.
14. Par exemple VI, 9, 2 ; 17, 3 ; 31, 3 et 5 ; VIII, 91, 3.
15. IV, 36, 3 ; VII, 75, 4. En VIII, 45, 2, on notera la reprise ironique par Alcibiade de l’opposi-
tion sômata/khremata du début, mais modalisée : conseiller à Tissapherne de réduire la solde des
Péloponnésiens revient à imiter les Athéniens, dont la solde est modérée « pour empêcher l’abon-
dance de griser les hommes qui compromettraient leur état physique (tà sômata) par des dépenses
dont s’ensuivrait la faiblesse ».
16. VII, 71, 3. Une pareille opposition justifie le commentaire que J. Rusten, (Thucydides. The
Peloponnesian War. Book II, Cambridge, 1989, ad II, 38, 1) donne de τῇ γνώμῃ : « denotes the
non-physical aspects of man ».
17. VI, 15, 4. La traduction de J. de Romilly (CUF) parle prudemment de « l’extrême indépendance
qu’il affectait personnellement dans sa manière de vivre », mais il est des cas où la prudence engendre
l’inexactitude : « affectait » est un ajout, « l’indépendance » est très en deçà de paranomía ; enfin,
en traduisant, comme le veut la tradition, sôma par « personne », on affadit le texte. Il ne s’agit
pas, pour Thucydide, d’opposer la « vie personnelle » d’Alcibiade à sa vie politique, mais, sous
le signe commun de l’ampleur, d’opposer le corps, marqué, sur un mode quasi tyrannique, par la
transgression, et la pensée, qui préside aux entreprises (τῆς τε ϰατὰ τỏ ἑαυτοῦ σῶμα παϱανομίας
[…] ϰαὶ τῆς διανοίας). Même si, à la rubrique « dérèglement », les textes insistent plus volontiers
sur le mot bíos (par exemple Eschine, Contre Timarque, 3, 8, 6, 8, 28, 33 etc. ; Aristote, Politique,
V, 1308 b 20), c’est le corps souillé que, comme dans le Contre Timarque, sôma désigne alors.
un absent de l’histoire ? 827
18. Entre VII, 74, 2 et VII, 75, 3, on trouve cinq occurrences de asthéneia, astheneîn, asthenes.
19. Voir III, 98, 1 et, sur pónos, N. Loraux, op. cit. supra n. 3, p. 54-72.
20. Sphactérie : IV, 35, 4 et 36, 3 ; Corcyre : IV, 47, 3 et 48, 3 (où l’on se suicide soit en s’enfonçant
dans la gorge [sphage : voir Aristote, Histoire des animaux, I, 493b 7], faute d’épée, les flèches
mêmes des ennemis, soit en se pendant, si bien que la mort se dit sur le mode de la destruction :
διαφθείϱαντες en 48, 1, διεφθάϱησαν en 48, 3).
21. Aikía : VII, 75, 6. Ce mot, qui a la force caractérisant chez Thucydide les hapax, se situe entre
l’outrage au cadavre dans l’épopée et la torture dans la pratique judiciaire ; c’est au corps comme
support de l’identité que l’on s’attaque dans l’aikía : voir L. Gernet, Recherches sur le développe-
ment de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 211-221, ainsi que J.-P. Vernant,
L’Individu, la mort, l’amour, Paris, 1989, p. 68-69.
22. VII, 87, où l’on notera que, associé avec metabole au sens de « changement de climat », le verbe
neoterízo a exceptionnellement un sens non politique. La comparaison entre le récit de Thucydide et
celui de Plutarque, essentiellement préoccupé, dans la Vie de Nicias, par les modalités de la mise à
mort des stratèges, est instructive en ce que, pour une fois, c’est Thucydide qui entre dans un grand
luxe de détails, décrivant les cadavres entassés les uns sur les autres, les odeurs insupportables et
le tourment de la faim et de la soif.
23. Exceptions : ἀνθϱώπου σῶμα ἓν οὐδὲν αὔταϱϰές ἐστι (Hérodote, I, 32) en est à peine une. Je fais
allusion à quelques passages (I, 195 ; II, 37 ; IV, 73 et 75 ; III, 125, IV, 70 ; VII, 39) qui concernent
tous les barbares. Ce n’est à l’évidence pas un hasard, même si je ne peux traiter pour elle-même
la vaste question du corps chez Hérodote. Sur le cas particulier du traitement du corps mort, voir
C. Darbo-Peschanski, « La vie des morts […] dans les Histoires d’Hérodote », AION, 10, 1988, p. 45.
828 un absent de l’histoire ?
De quelques effacements
les morts, donc, une cérémonie sur laquelle Thucydide – lui encore – donne
l’essentiel de l’information, c’est-à‑dire les éléments qu’il choisit de retenir :
un discours de louange et la sépulture collective dans un beau monument du
Céramique. Mais pour les blessés ? L’historien n’en dit rien, et, si l’on sait par
ailleurs que les invalides recevaient une modeste indemnité, aucune indication
ne filtre ni sur le traitement qui leur était réservé ni sur une éventuelle recon-
naissance de la blessure comme marque de bravoure : sur ce point, le silence
des sources est total, à commencer par celui des obituaires, ces listes commé-
moratives où, comme dans les comptes de pertes qui scandent La Guerre du
Péloponnèse, ne sont mentionnés que les morts33. Pour être reconnu brave par
la collectivité des Athéniens, faut-il vraiment être mort pour elle ? Sans s’ef-
forcer outre mesure de solliciter ce silence, on peut au moins supposer que la
prise en considération des blessés n’avait pas sa place au chapitre des honneurs
civiques. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs qu’ils aient relevé d’une autre instance,
intitulée « services sanitaires » : en regard de ce silence, il vaudrait la peine
d’insister sur les profondes transformations qui s’opérèrent à l’époque hellé-
nistique, lorsque telle cité remerciait un médecin étranger d’avoir sauvé la vie
de nombreux blessés, lorsque surtout il fallut, à des combattants qui n’étaient
plus des citoyens, proposer d’autres objectifs que l’abnégation d’abandonner
son sôma à la collectivité34.
Déjà s’éclaire la discrétion du récit thucydidéen au sujet des blessures et
des blessés : de tous ceux qui ne furent que blessés, sans mourir ni continuer
le combat, il y a, dans le discours civique de la fin du ve siècle, bien peu à dire,
qu’il s’agisse de leur valeur ou de l’attention que leur manifeste la collectivité
– attention dont l’on supposera au moins qu’elle n’était pas totalement inexis-
tante puisque tout indique que, dans la retraite de Sicile, l’abandon des blessés et
des malades (traumatíai te kaì astheneîs), plus douloureux que celui des morts,
fut une mesure d’exception due à la détresse où se trouvaient les Athéniens35.
Mais un tel sujet ne relève ordinairement pas du discours, car l’Athènes clas-
sique ignore cette glorification des blessures qui semble avoir caractérisé la
Rome républicaine : décoration du combattant exemplaire qui l’arbore comme
une couronne civique, signe de courage à exhiber lorsqu’on est candidat au
consulat, témoignage de poids lors d’un procès, la cicatrice, « symbole » de
la qualité de celui qui la porte36, a toute valeur à Rome, et c’est à ce titre que
les annalistes romains tiennent un compte exact des entailles qui marquent le
corps des citoyens37.
33. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris, La Haye, 1981, p. 17-37.
34. Voir la lettre-décret des citoyens de Knossos pour Hermias de Kos, in J. Pouilloux (éd.), Choix
d’inscriptions grecques, Paris, 1960, n° 16 : il s’agit de blessés lors d’une stásis à Gortyne et du combat
qui se déroula dans la cité. Voir encore Y. Garlan, La Guerre dans l’Antiquité, Paris, 1972, p. 162.
35. VII, 75, 3 (Sicile) ; en VIII, 27, 4, les blessés sont mentionnés en premier lieu dans les conseils
donnés par Phrynikhos aux Athéniens et que Thucydide trouve « intelligents ».
36. Plutarque, Coriolan, 14, 2 : súmbola tês andreías.
37. Voir par exemple Tite-Live, VI, 20, 5-8 (Manlius) ; Plutarque, Questions romaines, 48 et
Coriolan, 14, 2 (candidature de Coriolan au consulat) ; cicatrices ostendere : nombreux exemples
chez Quintilien.
un absent de l’histoire ? 831
38. Thucydide, IV, 35, 1 (Sphactérie) ; IV, 57, 3 (Thyréa), où l’on appréciera la valeur du participe
parfait τετϱωμένος : « définitivement blessé » ou « tout couvert de blessures » ; IV, 129, 4 (Nicias
à Mendè).
39. Kατατετϱαυματισμένοι : VII, 80, 1 (retraite de Sicile) ; τϱαυματίσαντες : IV, 14, 4 (Sphactérie) ;
ϰατετϱαυμάτιζον : VII, 79, 5 (Sicile).
40. Retraite : VII, 80, 1 ; 82, 1. Latomies : VII, 87, 2.
41. IV, 12, 1 : ἀνεϰóπη ὑπὸ τῶν Ἀθηναίων ϰαὶ τϱαυματισθεὶς πολλὰ ἐλιποψύχησε ϰαὶ πεσóντος
αὐτοῦ… (Pylos) ; V, 10, 8 et 11 (Brasidas à Amphipolis) ; V, 10, 9 (Cléon).
832 un absent de l’histoire ?
À cette exception près, où elles ne sont pas loin d’assumer dans le récit
le rôle de súmbola tês andreías42, les blessures, à l’aune des catégories histo-
riographiques de Thucydide, apparaissent donc comme de purs indices d’une
« faiblesse » somme toute extérieure au corps des hommes : elles sont, sur le
corps, la marque d’une situation de haut risque pour la cité du blessé. Comme
si, par lui-même, le corps ne signifiait rien. Ou, plus exactement : comme si,
n’accédant au symbolique qu’une fois pris dans la relation de l’homme à sa
communauté, il ne signifiait rien pour un individu.
Mieux vaut certes que le corps du citoyen soit intact : en son intégrité, il
ne s’effacera que mieux devant la cité. Mais il arrive qu’il soit entamé, et il ne
mérite alors mention que comme indice d’autre chose que soi. Il est bien diffi-
cile au citoyen d’avoir son corps.
42. C’est ainsi que Plutarque caractérise la signification romaine des blessures, à propos de l’histoire
de Coriolan ; voir supra, notes 37 et 38.
43. P. Chantraine, op. cit. supra n. 1, s.v. τιτϱώσϰω.
44. Thucydide, I, 70, 6 : opposition de σώμασιν ἀλλοτϱιωτάτοις et de γνώμη οἰϰειοτάτη. Voir
Lysias, Épitaphios, 24.
45. Je fais allusion à Histoire des animaux, I, 494 a 20-22 et plus généralement 19-24, avec le
commentaire de G. E. R. Lloyd, Science, Folklore and Ideology, Cambridge, 1983, p. 27.
46. Voir G. Majno, The Healing Hand. Man and Wound in the ancient World, Cambridge Mass., 1975,
p. 354-355 (à propos de Celse et de Galien). On notera que le traité hippocratique Des lieux dans
l’homme ne se préoccupe des ouvertures (exprimées par des mots de même racine que τιτϱώσϰω)
que dans la tête, partie noble.
un absent de l’histoire ? 833
Parties du corps
47. Thucydide, II, 49, 2, 3, 6. Objectera-t‑on qu’il est normal que les récits de combat ne men-
tionnent que l’extérieur du corps, l’intérieur étant tout naturellement envisagé dans une perspective
« médicale » ? Je répondrai que, dans l’Iliade, où les récits de bataille abondent, les références au
corps intérieur des guerriers sont nombreuses, car la chair des combattants est tout entière à blesser,
à entamer et finalement à pénétrer.
48. Ophthalmoí : II, 49, 2 et 8 (seules occurrences dans l’ensemble du texte de ce nom usuel de
l’œil, par opposition à ómma qui, selon P. Chantraine, (op. cit., n. 1), désigne la capacité de voir :
une seule occurrence en II, 11, 7). Akrotéria : II, 49, 8 (seul emploi dans ce sens, toutes les autres
occurrences concernant des promontoires) ; stethe : II, 49, 3 ; koilía : II, 49, 6.
49. Kephalé : II, 49, 2 et 7 ; voir aussi I, 6, 3 (excursus anthropologique) et V, 10, 5 (Brasidas voit,
au mouvement des lances et des têtes, que l’armée de Cléon ne tiendra pas devant la sienne) ; tà
aidoîa : une seule autre occurrence en I, 6, 5 (excursus anthropologique).
50. II, 84, 1 : ἐν χϱῷ αἰεὶ παϱαπλέοντες (navigation « au plus près »).
834 un absent de l’histoire ?
51. III, 23, 2. En fait, Thucydide signale que seul le pied gauche était chaussé. Sur l’interprétation
de ces épisodes, en termes purement stratégiques ou initiatiques, voir P. Vidal-Naquet, Le Chasseur
noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 1981, p. 101-102, et, du
même auteur, « Retour au chasseur noir », in Mélanges Pierre Lévêque II, Besançon-Paris, 1989,
p. 393, ainsi que L. Edmunds, « Thucydides on Monosandalism (3.22.2) », Mélanges S. Dow,
Durham, 1984, p. 71-75.
52. IV, 2 (Pylos) ; IV, 130, 3-4 (Mendè).
53. III, 58, 3 et 59, 4 (plaidoyer des Platéens) ; III, 66, 2 et 67, 5 (réponse des Thébains) ; IV, 38,
1 (reddition des Lacédémoniens à Sphactérie).
54. Voir N. Loraux, « La main d’Antigone », Mètis, I, 2, 1986, p. 188-190.
55. III, 32, 2. Es kheîras : III, 107, 4 ; IV, 33, 96, 2 et 126, 5 ; V, 72, 4 ; VII, 44, 7 et 70, 5. En khersín :
III, 66, 2 ; 108, 1 ; IV, 43, 2, 96, 3 et 113, 2 ; V, 10, 6 ; VI, 70, 1 ; VII, 5, 2. Kheirí : III, 82, 8.
56. En posín : III, 97, 1. Katà pódas : IV, 126, 6. Katà nótou : III, 107, 3 et 108, 1 ; IV, 32, 4, 33,
1, 36, 1-2 (toutes indications concernant le surgissement des psiloí) ; IV, 112, 2 (par surprise).
un absent de l’histoire ? 835
Récapitulons
57. Par exemple : Hérodote, I, 119 (Astyage fait servir à Harpage les chairs bouillies de son fils,
à l’exception de la tête, des pieds et des mains) ; II, 36 (les Égyptiens pétrissent la pâte avec les
pieds) ; V, 16 (les Péoniens attachent leurs enfants par le pied) ; VI, 19 (oracle aux Milésiens :
leurs femmes laveront des pieds d’hommes) ; VI, 86 (le serment est rapide, bien que n’ayant ni
pied ni main) ; IX, 37, 2-4 (le devin de Mardonios, enchaîné par les Grecs, se coupe le pied pour
échapper aux entraves).
58. Thucydide, V, 10, 2 et 5.
836 un absent de l’histoire ?
comme corps de la cité, ce qui supposerait que la cité soit effectivement pen-
sée par Thucydide comme un « corps » ? La question a été posée et mérite à
coup sûr examen, même si, au regard des catégories jusqu’à présent mises en
lumière comme historiquement pertinentes, il n’est pas certain que le dernier
énoncé, en sa structure métaphorique, soit vraiment conforme à la démarche de
l’historien, plus soucieuse d’indices que de symboles.
Voici qu’avec la peste le corps découvre son intérieur et que ce dedans s’au-
tonomise par rapport à son dehors jusqu’à contredire ce dernier :
Au contact externe (tò éxothen), le corps n’était pas excessivement chaud ni non
plus blême, mais un peu rouge, d’aspect plombé, semé de petites phlyctènes et
d’ulcérations ; mais, à l’intérieur (tà entós), il brûlait tellement qu’on ne pouvait
supporter d’être touché par des draps ou de fins tissus (II, 49, 5).
Le sôma civique était, on l’a vu, pure extériorité, le malade a un intérieur
ou plutôt en est un, n’est plus qu’un intérieur à vif. On peut bien toucher la sur-
face du corps, l’impression est trompeuse, car le malade ne sent plus, même le
contact le plus délicat, que depuis ce feu interne (toû entὸs kaúmatos) auquel il
identifie désormais les limites de son être. Aussi, lorsque la maladie s’empare du
corps tout entier, elle parcourt moins une surface qu’elle ne traverse un espace
creux en effervescence59.
Sans doute ce renversement est-il le plus aisé à percevoir de tous ceux que
la peste opère. Car, pour le reste, le développement semble tout entier conçu
pour déjouer au fur et à mesure les lectures mêmes que le texte avait un ins-
tant suggérées.
Une maladie, donc. Mais une maladie qui « échappe à la médecine »62. Pour
s’en convaincre, une simple lecture du texte aurait dû suffire. Mais la lecture
médicale a la vie dure – est-ce l’inspiration que ce développement a durablement
apportée à des générations d’imitateurs qui a valu à Thucydide d’être « promu
au rang d’autorité médicale »63 ? Sans doute n’en sommes-nous plus à imagi-
ner, pour tout expliquer, une rencontre en Thrace entre le Père de la Médecine et
celui de l’Histoire scientifique, mais, sur le terrain de la langue, l’idée du carac-
tère d’abord technique du vocabulaire de Thucydide dans ce passage résiste à
tous les scepticismes, et il y a fallu la fougue convaincue d’un Adam Parry pour
entreprendre vraiment de s’y attaquer64.
Sans doute – description hippocratique, description thucydidéenne –, entre
les médecins et l’historien le schème de la forme « description » semble-t‑il
partagé, même si, au contraire des médecins, soupçonnés de ne s’intéresser qu’à
la provenance et aux causes du mal, Thucydide affirme être le seul à s’en tenir
au comment65. Mais s’en tenir à cette impression de ressemblance, c’est ne pas
apercevoir tout ce qui sépare une description de type médical, « choix d’évé-
nements institués comme autant de signes », et celle donnée par l’historien, où
toutes les indications visent à suggérer une maladie rebelle à l’interprétation
car rien n’y est signifiant66. C’est aussi négliger de s’interroger sur le silence
total effectivement observé à propos de cet épisode par les textes médicaux et
qui signifie peut-être, comme le suggère Jackie Pigeaud, que le médecin hippo-
cratique a, en la circonstance, « bronché devant l’absurde et le non-sens »67 ;
ou, pour le dire autrement, que le modèle médical de la pestilence, purement
humain, ne pouvait s’appliquer à un mal ressenti comme plus qu’humain68.
C’est enfin tenir fort peu de compte de ce que Thucydide avance lui-même pour
justifier la présence d’un tel développement au sein de l’histoire de la guerre :
62. F. Dupont, art. cit. supra, p. 521, ainsi que la conclusion, « négative mais inévitable » de
G. Longrigg, art. cit. supra n. 27, p. 225 : la recherche moderne a été sérieusement égarée dans
ses tentatives persistantes pour identifier la Grande Peste d’Athènes avec une maladie moderne
spécifique. Nósos, noseîn et nósema : huit occurrences dans le développement du livre II ; voir
encore II, 57, 1 (2 occ.), II, 58, 2-3, II, 61, 3 et 64, 1, ainsi que III, 3, 1, 13, 3 et 87, 1.
63. J. Pigeaud, La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition
médico-philosophique antique, Paris, 1981, p. 218-219 et 220-242.
64. Le livre de C. N. Cochrane, Thucydides and the Science of History, Londres, 1929, expose sans
nuance la thèse médicale ; voir aussi D. L. Page, Classical Quarterly, 4, 1953, qui relève dans ce
passage les « preuves » de la connaissance que Thucydide avait de la médecine de son temps et
pense avoir affaire à une description scientifique. L’article d’A. Parry, cité précédemment, n. 27,
contient une critique stimulante de ce genre d’affirmations.
65. II, 48, 3.
66. Je suis la démonstration de J. Pigeaud, « La maladie a-t‑elle un sens chez les Hippocratiques »,
La Maladie et les malades dans la collection hippocratique, P. Potter, G. Maloney, J. Desautels
(éds.), Québec, 1990, notamment p. 31-33. Aussi bien ne faut-il pas, comme J. de Romilly (CUF),
traduire ἀφ’ ἄν τις σϰοπῶν (ce à partir de quoi on pourrait examiner) par « les signes à observer
pour pouvoir le mieux… » (II, 48, 3 ; souligné par moi).
67. J. Pigeaud, art. cit. supra, p. 37-38.
68. Voir P. Demont, « Notes sur le récit de la pestilence athénienne chez Thucydide et ses rapports
avec la médecine grecque de l’époque classique », in Formes de pensée dans la collection hippo-
cratique, F. Lasserre, F. Mudry (éds.), Genève, 1983, p. 341-347. Mal plus qu’humain, donc, ce qui
ne signifie pas pour autant, comme le croit H. Toole, « The Plague of Athens and its Description by
Thucydides », Пϱαϰτιϰὰ τῆς ’Aϰαδημίας ’Aθηνῶν, 53, 1978, p. 225-247, que Thucydide pense
que c’est Apollon qui l’a envoyé aux Athéniens pour aider les Spartiates.
838 un absent de l’histoire ?
Que faire d’un mal aussi peu médicalisable ? Il est des lecteurs de Thucydide
pour franchir hardiment un pas, du scientifique au symbolique, et déclarer que,
si Thucydide ne pose pas sur la peste le regard d’un médecin, c’est qu’il la traite
comme une métaphore.
Au corps athénien terrassé par le mal, on substitue dès lors ce « grand corps
malade qu’est la cité d’Athéna », et l’on fait de l’épidémie une « métaphore
filée de la désintégration du corps civique »74. Et d’insister sur la progression
69. Je commente successivement II, 48, 3, 49, 3 et 47, 4 (les médecins) ; 48, 3, 49, 8 (Thucydide).
70. J’entends par là des hapax-chez-Thucydide ; ces mots, usités ou inusités chez les autres écri-
vains, qui n’apparaissent qu’une seule fois dans le texte de l’historien. Le développement sur la
peste présente 71 hapax pour huit chapitres, soit une densité approximative de neuf par chapitre et,
de ce point de vue, devance les autres grands morceaux de bravoure, à savoir, par ordre de densité
décroissante, le dernier combat du livre VII et la retraite de Sicile, l’excursus du livre III sur la
stásis et le développement du livre II sur les funérailles et l’epitáphios.
71. Sur l’emploi des termes « scientifiques » dans les moments d’affect maximal, voir A. Parry,
art. cit. supra n. 27, p. 108 ; et, sur l’aristocratisme de Thucydide à l’égard du vocabulaire technique,
même inventé par lui, ibid p. 113. Les exemples suivants sont relevés ibid., p. 112-113.
72. II, 49, 7.
73. Voir par exemple Lieux dans l’homme, 20, 23, 34, 43.
74. Citations de A. Gervais, dans un article pourtant très « réaliste », « À propos de la peste
d’Athènes. Thucydide et la littérature de l’épidémie », Bull. Assoc. Guillaume Budé, 1972, p. 422
et M. C. Mittelstadt, « The Plague in Thucydides : an extended Metaphor ? », Rivista di Studi
Classici, 16, 1968, p. 148.
un absent de l’histoire ? 839
du mal dans le corps, chaque étape trouvant sa place dans une sorte d’allégo-
rie de la décomposition de la cité : la tête d’abord (ce sont les mauvais poli-
tiques), puis les organes internes (bien sûr, les factions), puis les extrémités
(mais voyons, ce sont Corcyre, Mytilène, Potidée, ces « extrémités nécessaires
au corps de l’empire pour qu’il fonctionne » ; en l’occurrence, l’imagination
du lecteur ne va pas jusqu’à préciser ce qu’il fait des aidoîa, mentionnés expli-
citement par Thucydide), avec une prédilection toute particulière pour le pas-
sage où l’historien évoque l’impossibilité, pour le malade, de trouver le repos
(voilà l’activisme athénien) et la surprenante résistance du corps, qui ne suc-
combe qu’à son embrasement intérieur (de même, commente-t‑on, les Athéniens
tinrent bon longtemps après la défaite de Sicile pour n’être finalement vaincus
que par leurs conflits privés)75.
Propositions à l’évidence séduisantes, d’autant que, d’un bout à l’autre de
l’œuvre, la cohérence du vocabulaire thucydidéen est telle qu’il n’est pas diffi-
cile d’interpréter comme correspondances raisonnées ce qui n’est peut-être que
fidélité à un seul et même registre de langue, travaillé jusqu’à ce que le com-
posite passe pour de l’unité. Mais le trop séduisant est suspect, et il faut y aller
voir de plus près, en s’attachant d’abord pour lui-même à l’ordre anatomico-
chronologique de la pénétration du mal. Pour commencer, la tête, deux fois
mentionnée :
On avait d’abord de fortes chaleurs à la tête (II, 49, 2).
Le mal passait par le corps tout entier en commençant par le haut (ἄνωθεν
ἀϱξάμενον), puisqu’il s’était d’abord installé dans la tête (ἐν τῆ ϰεφαλῆ ἱδϱυθέν)
… (II, 49, 7).
Du haut vers le bas : le lecteur à la tête platonicienne voudra sans nul doute
faire parler cette indication ; il suggérera que la vectorisation du mal est, par
exemple, strictement inverse de celle de la ciguë dans le corps de Socrate76, il
observera que, transposée dans les catégories du Timée, la maladie telle que la
décrit Thucydide commence à l’« Acropole » pour aller vers ce qui, dans le corps,
relève à peine d’une métaphorisation, tant le statut des aidoîa est bas. Mais pour-
quoi platoniser, alors que ni la tête77 ni les autres mots de la phrase ne semblent
spécialement investis de sens dans l’œuvre ? Le verbe diéxeimi ne suggère rien
de particulier, c’est la première occurrence de ánothen (d’en-haut), dont toutes
les autres, au nombre de seize, seront géographiques ou topographico-militaires
et, dans La Guerre du Péloponnèse, hidrúo ne dénote que l’élévation d’une sta-
tue ou, dans un style plus martial, l’installation d’un campement. On ajoutera
que, pour mener en toute légitimité une lecture allégorique, il faudrait pouvoir
en fonder la possibilité. Ce qui reviendrait à établir, preuves à l’appui, que la
cité a effectivement été pensée, par les Grecs du ve siècle et singulièrement par
Thucydide, comme un corps, voire comme un organisme. À propos de Rome,
les exemples d’une telle figure abonderaient, encore qu’il suffise, pour trancher
la question, d’évoquer le seul apologue de Menenius Agrippa78.
79. Sur l’importance de la métaphore politique, voir D. Lanza, Lingua e discorso nell’ Atene delle
professioni, Napoli, 1979, p. 121-124 ; sur Alkméon, voir O. Temkin, « Metaphor of Human Biology »,
in Science and Civilization, R. C. Stauffer (éd.), Madison, 1949, p. 170 et G. Cambiano, « Pathologie
et analogie politique », in Formes de pensée dans la collection hippocratique, op. cit. supra n. 68.
80. J’emploie ce mot par commodité, malgré les remarques de O. Temkin, art. cit. supra n. 79,
p. 176-179 sur son origine relativement moderne.
81. M. Vegetti, « Metafora politica e immagine del corpo nella medicina greca », in Formes de
pensée, op. cit. supra n. 68, p. 51 ; sur le pythagorisme et Platon, voir M. Vegetti, dans le même
article p. 53. L’analogie corps/cité suppose à tout le moins que l’un et l’autre soient composés de
« parties » différentes : voir Aristote, Politique, V, 1302 b 33-1303 a 2.
82. II, 48, 2.
83. Sur l’importance de l’opposition áno/káto dans la réflexion hippocratique, voir D. Lanza, op. cit.
supra n. 80, p. 116. Voir Aristote, Histoire des animaux, I, 493 b 18.
un absent de l’histoire ? 841
du corps84, ce qui revient à aller de la tête aux pieds85. D’où le sentiment trou-
blant que cette maladie atypique, plutôt qu’à une allégorie, ressemble dans son
processus à la méthode d’exposition « naturelle », ce qui, si nous ne nous gar-
dions de surinterpréter, apparaîtrait comme le comble du paradoxe.
Il faut trancher : le corps malade n’est pas une cité, et n’est donc pas une
métaphore d’Athènes. Il convient de le prendre pour ce qu’il est : lui-même,
c’est-à‑dire un corps malade générique que Thucydide soustrait à la médecine
pour l’installer dans l’Histoire.
Faut-il pour autant renoncer à toute problématique de la cité comme corps ?
Les questions ne sont peut-être pas aussi tranquillement réversibles, et l’on y
regardera malgré tout d’un peu plus près.
Il arrive une fois, dans le récit des événements de la première année de guerre,
avant l’epitáphios et donc, dans le texte, bien avant la peste, que Thucydide
anticipe la suite en parlant de « la cité […] encore à son sommet et qui n’avait
pas encore été malade » (ἀϰμαζούσης ἔτι τῆς πóλεως ϰαὶ οὔπω νενοσηϰυίας)86.
Mais il ne faut pas s’empresser de verser cette « cité malade » au corpus très
nourri des métaphores grecques de la maladie civique. Car, chez Thucydide,
nósos et ses dérivés sont, si j’ose dire, toujours là en personne dans la narration
historique87 qui leur assigne la réalité des faits, si bien que l’expression « cité
malade » ne saurait en la circonstance impliquer autre chose que la collectivité
des Athéniens « en proie à l’épidémie »88. Nósos n’étant jamais employé méta-
phoriquement par l’historien – ce qui ne peut relever que d’un choix délibéré –,
seul un coup de force interprétatif permettrait de classer la maladie d’Athènes au
chapitre, poétique ou tragique, mais aussi hérodotéen ou platonicien, des cités
malades, qui ne sont jamais malades de maladie parce que nósos, généralement
métaphorique dans ce contexte, n’est autre chose que la stásis89.
Certes, sans que Thucydide s’attache à expliciter la chose, nombreux sont,
dans l’œuvre, les échos entre le développement sur la peste et l’excursus consa-
cré à la guerre civile au livre III. Ces échos ont déjà souvent été repérés90 : même
tendance à la généralisation et, dans les deux cas, mise en cause de l’anthropeía
84. Phúsis toû somatos : Hippocrate, Lieux dans l’homme, 2, 1 (où la description commence par la tête).
85. D. Lanza, op. cit. supra n. 79, p. 113 et, à propos de Aristote, Histoire des animaux, I, 491 a 27
sqq., 493 a et 494 a 32-494 b 1, du même auteur, « Quelques remarques sur le travail linguistique
du médecin », in Formes de pensée, op. cit. n. 68, p. 184. On observera que, mentionnés en dernier
lieu (teleutaîon dè pódes : Aristote, Histoire des animaux, I, 494 b 4), les pieds sont ce qui enracine
l’homme dans la terre, cependant que Platon, lui donnant une racine céleste, renverse totalement
l’orientation du corps humain.
86. Thucydide, II, 31, 2.
87. Sur vingt-neuf occurrences de nósos et de ses dérivés, vingt-deux, dont celle qui nous préoccupe,
dénotent l’épidémie.
88. Traduction J. de Romilly (CUF).
89. Voir Hérodote, V, 28 (Milet νοσήσασα… στάσι). Avec les remarques de G. Cambiano in Formes
de pensée, op. cit. n. 68, p. 444. Le thème de la phthorá, évoqué par G. Cambiano, n’est certes
pas étranger à mon propos, mais pour faire vite, j’observerai que, chez Thucydide, l’emploi de
diaphtheíro à propos de la peste et de la stásis suggère tout au plus une parenté entre deux modes
de destruction, mais non une analogie ou une identité.
90. Par exemple A.W. Gomme, Historical Commentary on Thucydides, ad loc., qui rapproche
II, 51, 1 de III, 82, 2 (même idée d’une loi valable au delà de ses variations contingentes) ;
cf. M. C. Mittelstadt, art. cit. supra n. 74, p. 149 ; P. Demont, art. cit. supra n. 61, p. 153-155. Voir
encore W. R. Connor, Thucydides, Princeton, 1984, p. 99-100.
842 un absent de l’histoire ?
phúsis, même affirmation qu’il s’agit d’une « révolution » (metabolé), même cer-
titude que, dans la maladie comme dans la stásis, le terrible « tombe » de l’exté
rieur sur la cité, mêmes conséquences catastrophiques sur les comportements
éthiques et religieux, similitude dans l’écriture qui tend à se faire formulaire91.
Mais, si la guerre civile est un mal récurrent, supposé sévir « aussi longtemps
que la nature des hommes sera la même » car elle a sa source en cette phúsis,
la maladie frappe la cité « trop durement pour la nature humaine »92. Si la pre-
mière est malgré tout à la mesure de l’homme, il apparaît donc que la seconde
le dépasse, d’où l’on déduira que, face à cette anomalie monstrueuse qu’est la
« peste », la stásis, de dimension somme toute plus limitée dans l’œuvre de
Thucydide, y témoigne seulement de la banalité du mal. On en conclura sur-
tout que, d’être en tout point une exception, la maladie est pur événement, qui
ne saurait renvoyer vers autre chose que soi-même. Nósos sans signes, la peste,
même considérée globalement, n’est pas non plus un signe en elle-même.
Laisser nósos à sa réalité de fait sans céder à la tentation d’y voir une figure :
peut-être est-ce là un exemple, l’exemple privilégié de ce que Thucydide appelle
« scruter à partir des faits eux-mêmes »93, formule souvent citée mais à laquelle
on s’efforce rarement de donner tout son sens parce que l’on y adhère trop vite,
dans une piété convenue, ou qu’au contraire on la soupçonne par principe de des-
siner un programme impossible et donc resté inappliqué. Pour ma part, c’est à la
« peste » que j’appliquerais volontiers ce ap’ autôn tôn érgon, entendu comme
enracinant le travail de l’historien dans les faits maintenus à l’état de faits : du
coup, lorsqu’il parle de cité malade, c’est à une démétaphorisation que procède
Thucydide, invitant son lecteur grec à prendre littéralement ce qui, chez tout
autre écrivain, serait une figure.
Nósos n’est donc pas, dans le développement sur la peste, cette « maladie »
de la cité qui demande la prompte intervention d’un médecin qui serait l’homme
politique avisé94. Car, dans le texte, Périclès, bien qu’encore vivant et toujours
attentif à Athènes, ne saurait soigner une maladie qui résiste aux médecins et
dont lui-même d’ailleurs mourra95, hors récit.
Mais la peste n’est pas plus – comme, de Solon à Eschyle en passant par
Pindare96, la tradition poétique le veut – une « plaie » (hélkos) pour la cité. Du
moins, chez Thucydide, faut-il savoir distinguer entre le corps, malade en son
intérieur, et la cité, d’abord frappée du dehors : si l’ulcération (hélkosis) finit
91. Anthropeía phúsis et généralisation : II, 50, 1 et III, 82, 2 ; metabole : II, 48, 3, 53, 1, 61, 2 et
III, 82, 2 ; irruption sur le mode du píptein : II, 48, 2-3, 49, 4, 49, 6, 50, 1, 53, 4, 54, 1, III, 87, 1
(peste) et III, 82, 2 (stásis) ; religion : II, 52, 3, 53, 4 et III, 82, 2 ; désordre moral : II, 52 (sur la
négligence des rites funéraires) ; style formulaire : II, 54, 5 (τὰ ϰατὰ τὴν νóσον γενóμενα) et III,
82, 2 (ϰατὰ στάσιν… γιγνóμενα).
92. Mot-à-mot : plus durement que selon la nature humaine (χαλεπωτέϱως ἢ ϰατὰ τὴν ἀνθϱωπείαν
φύσιν).
93. I, 21, 2.
94. À propos de Pindare, IVe Pythique, 270 sqq., voir J. Jouanna, « Politique et médecine : la
problématique du changement dans le Régime des maladies aiguës et chez Thucydide (livre VI) »,
dans M. D. Grmek (éd.), Hippocratica, Paris, 1980, p. 299 : « La politique est donc déjà en elle-
même une thérapeutique ».
95. Ce que Thucydide, au contraire de Plutarque (Périclès, 38, 1), se garde bien de signaler.
96. Solon, West (Eunomía), v. 14 (ἕλϰος ἄφυτον) Eschyle, Agamemnon, 640 (ἕλϰος δήμιον) ;
Pindare, IVe Pythique, 270 sqq. (τϱώμαν ἕλϰεος).
un absent de l’histoire ? 843
97. Pour la distinction hélkos/traûma, voir G. Majno, op. cit. supra n. 46, p. 183.
98. Ulcération : II, 49, 6 (où l’on trouve l’hapax hélkosis) ; de l’extérieur : II, 47, 3 et 48, 1, ce
qui rend d’ailleurs la maladie incompréhensible pour les médecins (voir J. Pigeaud, art. cit. supra
n. 66, p. 37).
99. II, 48, 2.
100. A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 115-116 ; voir III, 3, 1 (les Athéniens τεταλαιπωϱημένοι ὑπó
τε τῆς νóσου ϰαὶ τοῦ πολέμου) et VI, 12 (ἀπὸ νóσου μεγάλης ϰαὶ πολέμου).
101. A. Parry, art. cit. supra n. 27, ibid. Voir II, 54, 1 (τοιούτῳ μὲν πάθει) et I, 23, 1 (παθήματα).
102. Em-, epipíptein : II, 48, 2 ; 48, 3 ; 49, 4, 6 ; 53, 4. Antékhein : II, 49, 6 ; 51, 4. Nikân : II, 47,
4 ; 51, 5. Voir A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 116 et D. Lanza, op. cit. supra n. 79, p. 118 (sur le
phénomène général de l’emprunt dans la langue des médecins).
103. A. Parry, art. cit. supra n. 27, p. 116 ne résiste pas en l’occurrence à la tentation métaphorisante.
104. II, 47, 3 et 4 ; 48, 1 et 2 ; 49, 2 et 7 ; 53, 1, ainsi que 54, 5 (euthús).
105. Sur le déroulement de la maladie, dans sa saisie par le médecin hippocratique, comme l’« une
des grandes expériences antiques du temps », voir J. Pigeaud, art. cit. supra n. 66, p. 31.
844 un absent de l’histoire ?
déchirant le temps civique pour y glisser le coup par coup des bénéfices indi-
viduels, inaugurant, pour le corps, une nouvelle temporalité et un autre mode
d’existence. Sôma n’est plus ce que l’on efface en l’aliénant à la cité, mais ce
qui, désormais aliéné par la maladie, gagne paradoxalement une place à part
entière dans la narration.
Si, dans la langue médicale, le verbe arkéo n’exprime pas la suffisance,
mais la protection active, si donc les médecins n’étaient pas « insuffisants »,
mais impuissants à mener la lutte contre le mal, il en va de même du corps :
impuissant à dominer la situation, il ne sait plus trouver en lui-même de quoi
se défendre. Σῶμά τε αὔταϱϰες ὂν οὐδὲν διεφάνη πϱὸς αὐτὸ ἰσχύος πέϱι ἢ
ἀσθενείας (II, 51, 3) signifie donc :
« […] et un corps qui se défendit contre le mal, il se révéla qu’il n’en existait
aucun, ni sous le rapport de la force ni sous celui de la faiblesse »106.
Voilà que s’égalisent dangereusement iskhús qui, dans les textes hippocra-
tiques, assure à la santé le pouvoir107 et asthéneia, faiblesse du corps en attendant
d’être celle de la cité – pour qui elle est à la fois, dans le temps, une régression
vers le dénuement des Anciens et le contraire de la dúnamis qui faisait au pré-
sent la puissance athénienne108.
Dans la maladie, la défaite est donc assurée, et les Athéniens sont à deux
reprises caractérisés comme « vaincus par le mal » (ὑπὸ τοῦ ϰαϰοῦ / τοῦ πολλοῦ
ϰαϰοῦ νιϰώμενοι). La formule pourrait certes être hippocratique109, mais, dans
l’économie du texte où la peste fait suite à l’epitáphios comme la deuxième
année de guerre à la première, elle apporte aux valeurs de l’oraison funèbre et à
la conviction politique de Périclès un démenti cinglant. Comme si l’epitáphios
n’avait de sens qu’à la fin d’une saison militaire où les combats ont respecté la
norme, cependant que la peste, en ouvrant la seconde saison, inaugurerait un
autre temps avec lequel commence vraiment la guerre du Péloponnèse comme
assomption redoutable d’une nouvelle façon de combattre.
Ainsi s’engage un processus de déshéroïsation des ándres d’Athènes. Héros
de l’oraison funèbre où la « belle mort » est en soi une victoire, les Athéniens
sont ravalés par la maladie à la dimension trop humaine d’ánthropoi en diffi-
culté ; et, de fait, ce ne sont plus des hommes virils, mais des humains que la
peste terrasse110. Finie – au moins pour un temps –, l’équivalence des Athéniens
et des ándres : pris, comme l’est le genre humain dans la pensée anthropologique
106. Voir J. Jouanna, « Médecine et protection. Essai sur une archéologie philologique des formes
de pensée », in Formes de pensée, op. cit. supra n. 68, p. 29-32.
107. M. Vegetti, art. cit. supra n. 81, p. 45, 48, 50.
108. Régression : I, 3, 1 (τῶν παλαιῶν ἀσθένειαν) ; le contraire de dúnamis : III, 16, 1, V, 95, ainsi
que VIII, 12, 1 (dans un discours d’Alcibiade : ἡ ἀσθένεια τῶν ’Aθηναίων).
109. Voir Lieux, 43 ; et, à propos du traité De l’Art où il est question à deux reprises des médecins
qui refusent de soigner les incurables, sur qui la maladie « l’a emporté » (τοῖσι ϰεϰϱατημένοισιν
ὑπὸ τῶν νοσημάτων : 3, 226, 2 ; 8, 232, 1), voir J. Jouanna, Notice sur le traité hippocratique De
l’Art, p. 185-186, n. 3, à propos de 3, 226, 2.
110. Huit occurrences de ándres dans l’oraison funèbre où tôn állon anthrópon (II, 38, 2) désigne
le reste du monde, simple pourvoyeur de biens à consommer ; ánthropoi dans la peste : sept
occurrences, plus une de anthropeía phúsis. On rappellera que, dans les textes hippocratiques,
ánthropos a toujours une valeur très faible, celle de l’impersonnel ou celle, générique, de « patient »
(cf. M. Vegetti, art. cit. supra n. 81, p. 43).
un absent de l’histoire ? 845
des Grecs, entre les animaux et les dieux111, mais indûment rapprochés des pre-
miers et s’écartant par trop du culte des seconds, il n’y a plus que des ánthro-
poi, lesquels, oublieux des valeurs de la belle mort, « périssent tous également »
(ou, plus exactement, à égalité : en isoi)112. On comprend, du coup, pourquoi
Thucydide n’a pas mentionné Périclès parmi les victimes du fléau : si, à titre
d’ánthropoi, ne meurent que des anonymes, sans grade et sans qualité, en quelle
langue dire qu’un anér, l’anér politikós par excellence, en est mort113 ?
Aussi les mots qui, dans l’oraison funèbre, connotaient l’épreuve qualifiante,
basculent-ils en même temps dans la sphère de la pure souffrance : il en va
ainsi de pónos qui, du grand style où il nommait la noble peine, voire l’exploit,
passe, comme chez Hippocrate ou Aristote, à la désignation de la maladie114 ou
de kámnein qui, dans l’epitáphios, disait la peine assumée pour la cité et qui
maintenant limite toutes ses ambitions à dénoter l’état de malade115. Et il n’est
jusqu’au préverbe pro- qui, du moins pour dénoter la vectorisation vers un but,
ne perde toute pertinence116. D’où l’étonnante percée de diaphtheíro et des
mots de la destruction – pas une occurrence dans l’oraison funèbre, huit dans
le développement sur la peste. D’où, aussi, en ce qui concerne les Athéniens,
un renversement général de l’actif au passif, et des formes verbales passives
scandant répétitivement les fins de phrase, cependant que les actes accomplis
par la nósos en position de sujet, devenue seul agent dans la cité démoralisée,
ouvrent plus d’une fois les énoncés117.
Tous sont vaincus, mais ce « tous » est à peine un collectif, tout au plus un
multiple, en aucun cas l’unité-cité118 puisque, s’attaquant à chacun, un par un,
le mal isole des individus, sans autre horizon que leur vie particulière119. Si la
singularité laisse place à l’indéterminé tis, il s’ensuit le plus vague des plu-
riels : « dès que l’on se sentait malade […], alors, se tournant vers le désespoir,
ils s’abandonnaient et ne tenaient plus bon »120. Mais, de l’individu à l’indé-
terminé, la consécution est grave : lorsque domine un sôma sans cohérence,
111. Animaux : II, 50, 1-2 (avec les remarques de P. Demont, art. cit. supra n. 61, p. 153) ; culte
des dieux : 52, 3.
112. II, 53, 4.
113. C’est à titre d’anér choisi par la cité pour sa gnome et son axíosis que Périclès prononçait
l’oraison funèbre : II, 34, 6 et 8 ; 35, 1. Sa mort est brièvement indiquée en II, 65, 6, dans une
proposition circonstancielle (ἐπειδὴ ἀπέθανεν) ; on comparera avec Thémistocle qui, en I, 138, 4,
« finit sa vie malade » (νοσήσας τελευτᾷ τὸν βίον) ou sous l’effet du poison.
114. Pónos : II, 38, 1 et 39, 4 (epitáphios) ; 49, 3 (la maladie), 51, 6 (tὸn ponoúmenon, le malade) ;
52, 1 (la peste comme épreuve/souffrance pour la cité). On citera également le substantif talaiporía,
qui apparaît ici (49, 3 et 6), mais le reste des occurrences concerne les expéditions militaires.
115. Kámnein : comparer II, 41, 5 et II, 51, 4.
116. En II, 53, 3, protalaiporeîn (qui reprend le prokámnein de l’epitáphios : II, 39, 4) a comme
but « ce qui semble beau » et nul n’est plus ardent (próthumos) à cette fin, alors qu’en II, 36, 4
prothúmos disait l’élan athénien.
117. A. Parry, art. cit. supra n. 27, en fait la remarque.
118. Voir N. Loraux, op. cit. supra n. 33, p. 268-286.
119. Ἕϰαστος : II, 50, 1 ; 51, 1 ; 52, 4. Voir aussi 48, 3 (que chacun parle à son sujet comme il le
comprend), où l’émiettement des singularités entraîne celui de la connaissance.
120. II, 51, 4.
846 un absent de l’histoire ?
la cohésion est menacée parce que chacun a régressé en deçà de son identité,
notion qui, dans la langue grecque, ne prend sens qu’enracinée dans le groupe121.
Je m’explique. Avant d’évoquer la dissolution des rapports familiaux, les
maisons vides et la répugnance à mener le deuil des siens, Thucydide, commen
tant l’amnésie totale de ceux dont « l’oubli s’emparait à l’instant de leur réta-
blissement », a précisé :
Ils ne reconnaissaient plus (egnóesan) ni eux-mêmes ni leurs proches122.
Egnóesan, donc : ils avaient perdu la connaissance, c’est-à‑dire la
re-connaissance et, de cette perte, l’objet privilégié est le soi – pour chacun,
ce qu’il y a de plus intime – et les proches, ceux qu’Homère désigne comme
gnotoí, les frères123. Il n’empêche que rien ne ressemble plus à une perte du
jugement (gnóme) qu’une perte de connaissance, et l’on rapprocherait volon-
tiers cet egnóesan de l’agnosía qui, en 411, immobilisera le peuple, vaincu par
l’atomisation de son jugement en opinions singulières (ἡσσῶντο ταῖς γνώμαις)
à l’approche d’un coup d’État oligarchique, parce que les gens ne « se connais-
saient pas entre eux »124. Et si, par deux fois, dans le développement sur la peste,
Thucydide a donné la maladie pour cause à cette impossibilité de reconnaître125,
c’est du rapport à soi et à ses proches que, tout au long de l’œuvre, ágnoia et
agnoeîn diront répétitivement la perte.
Il s’ensuit que, pour justifier sa présence au tournant du livre II, la peste
n’avait pas besoin d’être symbolique. Il suffit qu’elle ait eu lieu, avec sa cohorte
d’effets sinistres, pour que, de ce mal « plus fort que tout discours », Thucydide
fasse un événement deux fois historique dans l’histoire d’ensemble de la guerre :
parce que, effaçant le sôma civique, elle brouille l’identité du citoyen et que,
ce faisant, elle menace du même coup la gnóme qui, à l’instant des décisions,
en était l’expression.
121. Voir par exemple les remarques d’É. Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes,
I, Paris, 1969, p. 328-333) à propos de la racine *swe- : il n’y a, somme toute, d’individualité que
dans et par le groupe.
122. II, 49, 8 (citation) ; 51, 5 : oikíai, oikeîoi.
123. À propos de γνωτóς, P. Chantraine, op. cit. supra n. 1, renvoie au verbe γίγνομαι, naître, sous la
rubrique duquel on trouve effectivement le γνωτóς attendu (« frère »), mais γιγνώσϰω a également
un adjectif verbal γνωτóς (qui, pour s’autonomiser, deviendra γνωστóς, cependant que le premier
γνωτóς était éliminé, selon Chantraine qui parle d’un « rapprochement [peut-être] fait en grec par
l’étymologie populaire », par la concurrence du second).
124. VIII, 66, 3.
125. L’« ignorance » des médecins (II, 47, 7) est impossibilité de reconnaître un mal inédit, et la
description du mal est destinée aux lecteurs de l’avenir, auxquels l’historien évite l’agnoeîn qui
caractérise en son temps les professionnels de la médecine (48, 3).
un absent de l’histoire ? 847
Combats irréguliers
126. Cet épisode se situe de part en part sous le signe de ce que P. Vidal-Naquet a appelé « le
chasseur noir » : voir supra, n. 51.
127. III, 22-23 (et notamment 22, 1-2, 5, et 23, 4-5).
848 un absent de l’histoire ?
à la peste, ne tiennent plus (οὐϰ ἀντεῖχον), avec leur corps affaiblis (ἀσθενείᾳ
σωμάτων) que la faim tenaille. Les Athéniens ont donc le dessus128. Au lecteur
de comprendre – car Thucydide lui donne à cette fin tous les éléments129 – que
ce furent des Thermopyles, mais sans la belle mort. Avec les Athéniens dans
le rôle des Perses (on appréciera cette redistribution des rôles) et les Spartiates
toujours dans la même situation, ce qui ne rend que plus saisissant le renverse-
ment de la mort glorieuse en reddition. C’est l’ékplexis (la terreur paralysante)130
devant les cris des psiloí qui a définitivement frappé les Lacédémoniens, eux
qui, habitués à terrifier l’ennemi, rendent dans leur cité un culte à Phobos. La
guerre, décidément, ne ménage rien, même les réputations les mieux assises.
Enfin, au livre VII, le désastre de Sicile, avec cette dernière bataille navale
où même la tékhne maritime des Athéniens ne leur sert plus à rien – juste
revanche de Sphactérie –, puisque l’espace est trop resserré pour permettre le
recours au diékplous, cette manœuvre tournante pour attaquer l’ennemi par der-
rière à quoi excellent les marins d’Athènes131. Désormais, seul le hasard a force
de loi132, et le combat s’éternise, incertain jusqu’au bout. D’où l’angoisse des
hoplites athéniens qui, de la terre ferme, assistent, on s’en souvient, en spec-
tateurs à la bataille, leur corps tout entier investi par les mouvements alterna-
tifs d’espoir et de désarroi qui miment les aléas d’un affrontement décisif. Puis
ce sera la défaite, et la retraite, avec l’abandon des blessés, plus dur que celui
des morts dont pourtant les os ne reviendront pas à Athènes – mais qui pense
encore à la pompe civique des funérailles publiques dans cette grande armée
en proie à l’abattement (katepheia) et qui marche, yeux baissés vers le sol133 ?
Et Thucydide de comparer (mais est-ce vraiment une comparaison ?) le corps
expéditionnaire vaincu à « une cité – une cité de bonne taille – dont un siège
a eu raison et qui fuit »134. Une cité en déroute fuit, et, le corps accablé par la
honte et les privations, ses citoyens d’élite, hoplites et cavaliers, se font eux-
mêmes porte-faix, cachant leur peu de vivres sous leur armement. Bref, ce n’est
rien de moins qu’une aikía généralisée qui pèse sur la grande armée135.
les précédents. Mieux vaut s’essayer à des remarques sur l’ensemble du dos-
sier en s’attachant à ce cas particulier pour lequel Thucydide manifeste une évi-
dente prédilection : celui des combats à l’aveuglette136, où est transgressée la
norme du combat hoplitique, par définition diurne et censé, comme naguère à
Marathon, se dérouler par grand soleil.
Engagements nocturnes137, combats sous une pluie de projectiles, c’est tout
un. Il arrive que l’un des deux camps ne l’emporte facilement sur l’autre que
parce qu’il voit l’adversaire sans en être vu. On a déjà mentionné l’exemple
des Platéens, le plus explicite. Sur le mode de l’aporía, c’est aussi le cas à
Sphactérie où les psiloí d’Athènes ont le dessus sur les soldats de Sparte : la vue
de la situation a poussé les troupes légères à l’attaque et, au contraire de leurs
adversaires, que gênent leurs propres armes (impropres à la riposte et lourdes
à porter), elles peuvent, grâce à leurs projectiles, frapper sans être frappées.
Aussi, dans un engagement où « l’on n’arrive pas à voir ce que l’on a devant
soi parce que flèches, pierres et cendres emplissent l’air »138, Thucydide met-il
tout l’embarras du côté des hoplites lacédémoniens qui, interdits de vue, ne
peuvent distinguer ce qu’ils ont devant eux. Car l’habitude des combats irré-
guliers où l’on atteint l’autre sans en être atteint avantage les peltastes, para-
lysant au contraire les hoplites, accoutumés aux combats à armes égales où
chacun voit son adversaire.
Mais, avec les combats nocturnes, un pas de plus est franchi dans l’aporía
pour le camp que la nuit n’avantage pas, lorsque, dans la perte généralisée des
repères due à l’obscurité, les concitoyens se frappent les uns les autres – ou,
comme l’écrit Thucydide, appliquant la logique grecque qui veut un réfléchi
lorsque tueur et tué appartiennent au même groupe139, « se frappent eux-mêmes »
parce qu’ils se prennent pour des adversaires140 : ce fut le cas de l’armée athé-
nienne au combat des Épipoles, peu avant l’ultime bataille navale.
L’heure n’est plus à parler des modalités du voir, mais bien des difficultés
de la vue : or il semble, dans ces affrontements toujours inégaux, que, du côté
où le voir est atteint, le savoir le soit en même temps. Car le nouveau visage de
la guerre provoque un tel brouillage des catégories admises que nul belligérant,
lorsqu’il est réduit à combattre à l’aveuglette, ne peut plus espérer que « tout
ce qui échappe au regard des yeux, tout cela soit vaincu par le regard de l’intel
ligence »141. Un tel espoir supposait la confiance en une tékhne, en l’occur
rence celle de la médecine telle que la définit le traité hippocratique De l’art, et
le médecin peut en droit se vanter de « voir » jusqu’aux maladies invisibles ;
136. Le combat de Mounichia où les démocrates l’emportent en 403 sur l’armée des Trente, se
déroule pour les hommes du Pirée « comme face à des aveugles » (ὥσπεϱ τυφλούς). Cette indication
de Xénophon (Helléniques, II, 4, 16) en dit long sur le recouvrement de toutes les transgressions.
137. Je compte comme tel l’épisode de la sortie des Platéens même si ce n’est pas à proprement un
combat en forme. À propos de la bataille des Épipoles, Thucydide précise que ce fut le seul combat
de nuit à mettre aux prises de grandes armées (VII, 44, 1), indiquant par là-même qu’il traite bien
comme tel l’épisode platéen.
138. III, 23, 4 ; IV, 34, 1, 2 et 3.
139. Voir N. Loraux, art. cit. supra n. 54, p. 182.
140. VII, 44, 4 et surtout 7 : ξυμπεσóντες αὑτοῖς […] φίλοι τε φίλοις ϰαὶ πολῖται πολίταις. Ce combat
terrestre a la forme du combat naval que prévoyaient les Syracusains en VII, 36, 6 (πϱοσπίπτοντες
ἀλλήλοις).
141. La formule est de J. Jouanna, op. cit. supra n. 109, p. 178.
850 un absent de l’histoire ?
Sens primordial pour un penseur grec, la vue est en difficulté dans La Guerre
du Péloponnèse, ainsi d’ailleurs que l’ouïe qui, dans les combats, subit, en
seconde ligne, les mêmes vicissitudes.
Les mêmes vicissitudes ? On s’en étonnera peut-être, connaissant la valo-
risation thucydidéenne de la vue. Qu’on se rappelle comment, d’entrée de jeu,
Thucydide crédite du voir l’historien qu’il décida d’être142 et que l’on songe à
la haute estime dans laquelle il tient le skopeîn143 ; que l’on mesure, surtout, à
quel point l’autopsie (le voir par soi-même) l’emporte dans ses propres critères
historiographiques sur l’ouï-dire (akoé, l’entente, d’où, plus généralement, la
tradition), toujours contestable parce que toujours parasité par l’affect144 ; que
l’on évoque, enfin, la prétention de Thucydide à être seul à déchiffrer le vrai
là où il est « le plus invisible »145. Mais, à s’en tenir aux indications du texte
où le voir, certes prévalent, est régulièrement associé à l’ouïe, on n’en saisit
que mieux l’ampleur du projet thucydidéen de maîtrise face à un objet que le
désordre caractérise : que l’historien privilégie pour lui-même le voir ne l’em-
pêche certes pas de réserver le même traitement à deux sens intellectuellement
rivaux, mais désormais dénaturés et comme égalisés l’un à l’autre sous l’em-
prise de la faiblesse146.
Si, comme organe de la vue, l’œil est étrangement peu mentionné dans
l’historiographie thucydidéenne – deux occurrences seulement, dont la peste
est l’occasion –, l’insistance en revanche est grande sur l’activité sensorielle
du voir, surtout lorsque celle-ci ne parvient pas à s’exercer correctement. Ainsi
le verbe proorân, dans son acception très concrète de voir devant soi, figure
régulièrement dans une proposition de forme ou de sens négatif, que ce soit
à Platées pour les Thébains qui ne voient pas que ceux qu’ils cherchent sont
devant eux, à Sphactérie pour les Spartiates dont le texte dit fortement que la vue
les empêche de voir devant eux147, ou, lors d’une escarmouche dans le port de
Syracuse, pour les Athéniens qui n’osent approcher leurs ennemis parce qu’ils
ne voient pas devant eux les pilots cachés dans l’eau, sur lequel leurs navires
142. Voir I, 1, 1 : ὁϱῶν, avec les remarques de F. Hartog sur « L’œil de Thucydide et l’histoire
véritable », Poétique, 49, 1982, p. 22-30.
143. Voir N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, I, 1, 1986, note p. 154.
144. I, 22, 2 I : l’autopsie ; I, 20, 1 et 22, 2 : la tradition.
145. Il est vrai que c’est dans le discours : τὴν μὲν ἀληθεστάτην πϱóφασιν ἀφανεστάτην δὲ λóγῳ.
146. Contrairement à Rome où la vue et l’ouïe sont des qualifications civiques, au point que le
magistrat ne peut être ni aveugle ni sourd ni muet, il ne semble pas que la cité athénienne ait interdit
aux infirmes l’accès à la vie publique. À en croire Eschine dans le Contre Timarque (28-33), le
droit de parler au conseil, à l’assemblée et dans les tribunaux n’était refusé qu’à ceux qui s’étaient
soustraits à leurs obligations militaires ou à la gerotrophía, qui avaient dissipé leur patrimoine (des
χϱήματα) ou prostitué leur corps (σῶμα). Mais faut-il vraiment croire Eschine qui, de toute évidence,
sélectionne les chefs d’accusation qui conviennent à son argumentation ?
147. IV, 34, 3 : ἀποϰεϰλημένοι τῆ ὄψει τοῦ πϱοορᾶν. En 34, 2, la chose a déjà été dite autrement :
ἄποϱον ἦν ἰδεῑν τὸ πϱὸ αὑτοῡ.
un absent de l’histoire ? 851
Éclipses du jugement
154. VII, 71, 2-3 : on notera la grande richesse du vocabulaire du voir dans ce passage, où l’on
relève encore les formes ἴδοιεν, βλέψαντες, ἀπιδóντες.
155. Epopsis est un hapax, que l’on ne peut manquer de confronter avec le mot epopteía, beaucoup
plus fréquent dans la langue grecque et qui, techniquement, caractérise la vision de l’initié à Éleusis.
On notera, dans cette perspective, la présence de théa (contemplation) en VII, 71, 2.
156. VII, 71, 3. J’ai rendu à ἐδουλοῦντο son sens propre (« ils étaient réduits en esclavage ») ; on
notera par ailleurs la formule ὄψις τῶν δϱωμένων, qui conviendrait bien au théâtre.
157. Encore une fois le combat des Épipoles (VII, 44, 4, 5, 6) et la bataille navale (VII, 70, 7-8 ; 71, 3,
5, 6), que Plutarque, thucydidéen imparfait, retranscrira en termes purement visuels (Nicias, 21, 10).
158. Le mot dákrua, par ailleurs absent de tout le reste de l’œuvre, est par deux fois utilisé en VII,
75, 4, et son apparition marque un sommet dans le páthos.
159. I, 70, 6 ; et, pour l’epitáphios, II, 43, 3, ainsi que 38, 1, avec les occurrences de γιγνώσϰω :
II, 40, 2 (décider), 40, 3 (discerner), 43, 1.
160. IV, 40, 1.
un absent de l’histoire ? 853
Ce n’est pas que Thucydide porte sur ces épisodes une condamnation
– en l’occurrence, l’historien n’a pas ici fonction de juge164 –, et ce n’est pas
un verdict qu’il énonce. Mais, dans l’établissement rigoureux des faits auquel il
procède, il ne s’agit pas non plus pour lui d’absoudre une erreur ; ainsi, de cir-
constance atténuante qu’elle était dans la casuistique judiciaire, l’ágnoia devient
dans la réflexion historique un indice et comme un témoin à charge : l’indice
par excellence – voire la dénonciation par les faits – d’une érosion de la gnóme
par incapacité de dominer les circonstances.
Venons-y précisément. Soit donc, une dernière fois, le combat des Épipoles.
Un coup d’audace dans la nuit a donné l’avantage aux Athéniens, qui veulent
poursuivre jusqu’à la victoire. Mais, dans l’armée adverse, le corps béotien leur
tient tête, et c’est la débandade. Commencent pour eux tarakhé kaí aporía,
le trouble et l’embarras, « si bien qu’il n’était même pas facile de s’informer
(puthésthai), et cela d’aucun des deux partis, de quelle façon, pour chacun des
deux côtés, cela s’était passé ». Et Thucydide – ou bien est-ce Stendhal racon-
tant Waterloo ? – d’ajouter :
Car, de jour, les choses sont plus claires (σαφέστεϱα), et cependant même ceux
qui sont engagés165 savent à peine, sauf pour chacun ce qui le concerne (πλὴν
τὸ ϰαθ’ ἑαυτὸν ἕϰαστος μóλις εἶδεν) ; mais, dans une bataille nocturne – et ce
fut la seule qui se déroula entre de grandes armées –, comment aurait-on pu
savoir quoi que ce soit clairement (σαφῶς […] ᾔδει) ? Car il y avait clair de
lune, mais ils se voyaient (ἑώϱων) les uns les autres comme il est normal sous
la lune – on voit devant soi la vision du corps (ὄψιν τοῦ σώματος πϱοοϱᾶν),
mais on met en doute la reconnaissance de l’identité (τὴν δε γνῶσιν τοῦ
οἰϰείου) (VII, 44, 1-2).
Tout se joue entre le voir et le savoir, dont la pensée grecque, lors même
qu’elle les oppose, ne peut dissimuler la profonde affinité. Donc, l’historien
voudrait savoir – et ce désir de s’informer (puthésthai) est le ressort du déve-
loppement –, mais l’information recueillie ne l’a pas satisfait. Car, aux limites
habituelles du savoir dont disposent les agents d’un combat (très peu de chose,
à part leur propre expérience), s’ajoutent les circonstances très particulières
d’un épisode exceptionnel, remarquable en tant que bataille nocturne166 et, de
surcroît, unique en son genre par l’envergure de l’affrontement. Et Thucydide
d’analyser cette perception très singulière qu’est un voir au clair de lune.
Ainsi, parce que le développement rigoureux d’une narration vraiment infor-
mée est impossible, l’analyse des conditions de cette impossibilité se fait
récit, et relance le discours : ce qui, constituant un réel problème de méthode,
aurait dû gêner l’exposé a de fait donné lieu à l’exposition très concrète d’une
164. On dira du moins, avec C. Darbo-Peschanski (« Thucydide : historien, juge », Mètis, II, 1987,
p. 109-140), que l’historien est un autre type de juge.
165. Ou : ceux qui – tel Fabrice à Waterloo – côtoient l’engagement. Παϱαγενóμενοι peut avoir les
deux sens, même si l’acception militaire semble préférable.
166. Thucydide emploie ici l’hapax νυϰτομαχíα.
un absent de l’histoire ? 855
167. Malgré les lexiques qui proposent de traduire ópsis par « aspect », on peut conserver « vision »,
qui présente le même double sens – actif et passif – que le mot grec.
168. Ce fameux sôma-personne, qui a d’ailleurs sa place dans la langue juridique, est moins faux
que peu pertinent et, en l’occurrence, aplatissant ; car on rate l’oxymoron implicite dans l’énoncé,
entre l’irréalisation et le corps.
169. Mais déjà, au temps de la peste, Périclès peut parler aux Athéniens de la « maladie du juge-
ment » (τῷ ἀσθενεῖ τῆς γνώμης : II, 61, 2) qu’ils ont en commun, par opposition à la perception,
qui isole chacun en soi.
170. Dans un contexte différent, le verbe γιγνώσϰω disait déjà, dans l’épisode de Sphactérie, la perte
de toute γνώμη : voir IV, 40, 2 et la réponse du Spartiate sur les flèches qui seraient bien précieuses
si elles faisaient le départ (διεγíγνωσϰε) des braves.
171. VII, 44, 4 : ἐζήτουν σφᾱς αὐτούς. Encore une fois, le réfléchi à la place du réciproque. Il s’ensuit
que, sans pour autant donner à cette expression le sens métaphysique du « Je me suis cherché moi-
856 un absent de l’histoire ?
tenaient (enómizon) tout ce qui venait à leur rencontre, même ami en débandade,
pour ennemi »172. Et les conséquences habituelles de l’ágnoia se produisent :
[…] tombant sur eux-mêmes […], amis contre amis, citoyens contre citoyens, ils
ne se faisaient plus seulement peur, mais ils en venaient aux mains les uns contre
les autres et c’est à grand-peine qu’ils se dégagèrent (VII, 44, 7).
Encore une fois, le réfléchi (αὑτοῑς) a pris la place du réciproque attendu
(ἀλλήλοις), comme si, à ne pas reconnaître qu’on est entre soi, on perdait
jusqu’au sentiment de l’altérité minimale si nécessaire à l’intérieur du groupe.
Comme si, à l’intérieur du même camp, la méconnaissance abolissait jusqu’à
la distinction des individus entre eux – c’est aussi le cas dans la guerre civile
où, plus d’une fois, le même est censé se retourner contre soi. C’est ici qu’il
me faut revenir sur la traduction donnée tout à l’heure de gnôsis toû oikeíou par
« la reconnaissance de l’identité ». Dans cette expression, certains lecteurs, assi-
gnant à oikeîos le sens, présenté plus loin par phílos, d’« ami », comprennent
qu’au clair de lune on ne reconnaît pas les siens173. Une telle traduction peut en
soi se justifier dans la mesure où, substantivé, le masculin oikeîos désigne cou-
ramment, par exemple dans la rhétorique judiciaire, le proche (qu’il soit parent,
familier ou de même camp), et la tentation est grande de ne pas choisir entre
deux solutions qui, du point de vue d’un sens global, reviennent finalement au
même : pourquoi chercher à identifier, si ce n’est pour distinguer le proche de
l’adversaire ? Mais une telle traduction ne me semble pas rendre justice à la
construction élaborée de ce développement, puisque l’on projette rétrospective-
ment la description de l’embarras des seuls Athéniens sur un énoncé de carac-
tère général concernant les difficultés communes à tous les combattants. Et, si
l’on se rappelle que l’opposition du corps et de la sphère du « propre » est l’un
des grands axes de la réflexion thucydidéenne sur sôma, on comprendra que je
m’en tienne à une solution qui fait de la non-reconnaissance de l’identité quelque
chose comme un préambule à la perte du soi athénien.
Je n’insisterai pas sur les vicissitudes de la gnóme dans la suite du livre VII :
comment, lors de la bataille navale, « la lutte et le conflit dans le jugement »
(τὸν ἀγῶνα ϰαὶ ξύστασιν τῆς γνώμης) cèdent finalement la place au corps qui,
livré à lui-même, est, pour réagir aux moments cruciaux du combat, exacte-
ment à égalité avec dóxa174 – non plus le jugement, mais, cette fois-ci en toute
clarté, seulement l’opinion – ; comment, au début de la retraite, l’abandon du
camp fut, dans la perception (αἰσθέσθαι), pénible pour la gnóme comme pour
la vue175 – le jugement serait-il désormais absorbé par la perception ? Car je
même » héraclitéen (DK B 101), on pourrait entendre cette indication, au-delà de son sens obvie,
concret (« ils étaient à la recherche des leurs »), en un sens plus général : les Athéniens, dans ce
flottement généralisé, perdent leur identité propre.
172. VII, 44, 3-5. On appréciera la richesse du vocabulaire des opérations intellectuelles dans ce
développement.
173. Ainsi Andrewes et Dover (A. W. Gomme, A. Andrewes, K. J. Dover, A Historical Commentary
on Thucydides, vol. IV, Oxford, 1970, ad. loc.) glosent : « on voit qu’il y a quelqu’un avant de
pouvoir s’assurer qu’on est bien de son propre côté ». Plutarque (Nicias, 21, 9) interprétait déjà en
ce sens, mais il est vrai que la lecture qu’il fait de Thucydide tout à la fois dilue et rend régulièrement
plus concrets les énoncés de l’historien.
174. VII, 77, 1 et 3.
175. VII, 75, 2.
un absent de l’histoire ? 857
m’en tiens, pour finir, au dernier avatar de l’ágnoia, qui nous fait rentrer dans
Athènes pour y trouver la méconnaissance installée dans le dêmos.
C’est au livre VIII que, face au coup d’État oligarchique qui se prépare, le
dêmos d’Athènes révèle son impuissance, désarmé qu’il est par une surpre-
nante agnosía. Non seulement les démocrates athéniens sont déjà mis en infé-
riorité pour cause d’atomisation généralisée du jugement, si bien que le peuple
ne sait plus être la majorité176 – il n’y a plus de gnóme partagée, mais autant
de points de vue que d’individus177, et, après tout ce qui précède, la tentation
est grande de remplacer dans cet énoncé « individus » par « corps » – ; non
seulement donc la communauté est déjà virtuellement défaite, mais les démo-
crates se révèlent incapables d’analyser les faits avec exactitude, dans l’impos-
sibilité où ils se trouvent de communiquer parce qu’ils ne se connaissent pas
(ou ne se reconnaissent pas ?). Quelle que soit l’explication qu’il faut « réel-
lement » donner de cet étrange effet d’agnosía178, il s’ensuit que le peuple ne
connaît pas ses forces et ne sait pas se compter parce qu’il ne s’est pas soucié
de s’identifier179. D’où l’impossibilité d’entreprendre en commun une quel-
conque action, puisque le propre d’une connaissance parcellaire est qu’on se
méfie autant, sinon plus, de ses « connaissances » que de l’inconnu dont on ne
sait rien. Et les oligarques l’emportent en toute tranquillité parce qu’ils ont su
tabler sur cette crise d’identité démocratique.
176. On rappellera que, de l’addition des gnômai et en vertu de la loi de la majorité, est issue la gnóme
du peuple : lorsque le politique fonctionne bien, en assemblée le nombre se résout en une unité.
177. Ainsi rendrais-je compte du pluriel γνώμαις dans ἡσσῶντο ταῖς γνώμαις (VIII, 66, 3). On
notera la rareté des occurrences de γνώμη au pluriel ; j’en ai compté sept sur cinquante et, sur
les sept exemples, trois parlent d’une modification des « sentiments » (I, 170, 1 ; II, 59, 1 ; IV,
106,1) et deux associent les « sentiments » ébranlés avec la peur (II, 88, 2) et la défaite (II, 89,
11). Généralement, γνώμη est au singulier, et on rappellera qu’en I, 70, 6, les Corinthiens opposent
l’aliénation des corps à la propriété du jugement.
178. Comment expliquer dans la réalité des faits, sauf à mettre en doute les analyses de Finley sur
Athènes comme « société de face-à-face » (cf. L’Invention de la politique, trad. J. Carlier, Paris,
1985, p. 57-58, 125-126, 173), cet étrange état d’ignorance de lui-même où est le dêmos ?
179. S’identifier dans ses membres signifierait pour le dêmos s’identifier à soi comme puissance ;
or, c’est tout le contraire qui arrive : cf. VIII, 66, 5 (τὴν ἀπιστíαν τῷ δήμῳ πϱὸς ἑαυτóν).
858 un absent de l’histoire ?
principaux acteurs – à supposer qu’un tel terme convienne à ces épisodes plus
souvent subis qu’agis – sont, sans surprise, Spartiates et Athéniens.
Le corps ne se découvre un intérieur que dans la perte de toute autonomie,
livré qu’il est à la maladie, aux événements, à la faiblesse : traversé par la peste,
entamé par les armes aveugles des peltastes, tenaillé par la faim et la soif. Porteur
d’indices que le récit enregistre soigneusement, mais incapable de signifier. Par
là, l’identité vacille, avec l’aptitude à communiquer. Réduits à leur dimension
purement corporelle et donc exercés à contre-emploi, les sens les plus intellec-
tuels, celui de la vue, celui de l’ouïe, enferment maintenant le corps en lui-même.
Qu’ils ne sachent plus s’articuler avec l’intelligence ou qu’ils l’emprisonnent en
leur opacité sensorielle, le résultat est le même : parce que sôma a pris le des-
sus et que le corps n’est pas un guide mais cela même qu’il faut guider, le dis-
cernement fonctionne désormais mal, parfois à vide, indissociable qu’il est trop
souvent des perceptions fortes qui se contentent de réagir à l’événement. Et, du
coup, la frontière se brouille entre l’oikeîon et l’allótrion et, au sein même de
l’oikeîon, la distinction entre soi et les autres connaît bien des ratés.
Nous voici loin de cet effacement généralisé du corps que, tout au début
du parcours, on avait cru pouvoir mettre au compte de l’écriture historique de
Thucydide : identifiant l’objet de l’histoire à l’idéal de l’historien, une telle hypo-
thèse emprisonnait sôma dans les limites contraignantes du corps du citoyen,
toujours pensé dans son intégrité et, par là, toujours oublié comme corps. Tout
au long de cette étude, il a donc fallu apprendre, au fil de l’œuvre, à lester sôma
de pesanteur, en s’attachant de préférence à ces instants où il s’expérimente
dans la difficulté, à ces épisodes cruciaux qui mettent à rude épreuve la dis-
tinction entre le sensoriel pur et cette faculté de discerner, dénommée gnóme,
qui fait le citoyen.
PROSOPOPÉE DE L’HISTOIRE* **
fini pour Noël 1838 – ou je crois entendre une plume « frère » et savoureuse,
juste ce qu’il me convient2 – ; Michelet, La Sorcière, 1862, que j’ai lu et relu,
plus souvent qu’à mon tour3.
La Commune (appelée précisément par ses acteurs la « Semaine sanglante »),
qui se termina dans le sang des Parisiens ; l’Affaire Dreyfus, véhémentement
dénoncée par Emile Zola qui perdit beaucoup – peut-être la vie (la vie, on ne l’a
qu’une fois) – dans son illustre pamphlet paru dans l’Aurore du jeudi 13 janvier
1898 (J’accuse…, où il est question déjà de « la chasse aux sales juifs »), qui
imposa leur nom aux intellectuels (décriés et honnis par les autres, au premier
rang desquels on doit citer avec consternation Edouard Drumont, La France juive,
1886), de Léon Blum et Marcel Mauss à Anatole France, de Fernand Gregh à
Marcel Proust (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », la première
phrase de À la recherche du temps perdu, dont le 1er volume est paru en 1913)4.
Il convient, sur cette Affaire, de lire Jean-Denis Bredin, L’Affaire, qui est impor-
tant, je pèse mes mots5. L’Affaire qui donna l’occasion de fonder la Ligue des
Droits de l’Homme. Le Front Populaire (avec Léon Blum) et la Seconde Guerre
Mondiale avec Charles de Gaulle,… (j’en saute délibérément), et en 1997-1998
le gouvernement socialiste, avec Lionel Jospin comme premier ministre, voilà
ce qu’il ne faut pas oublier, mais se souvenir et s’en réjouir à chaque instant –
ou presque (mis à part les sans-papiers que nous sommes un certain nombre à
soutenir). Libération, 7 août 1998, nous apprend que National Hebdo, proche du
Front National, préconise des « rafles » contre les sans-papiers, sans commen
taire. Rafles. Cela ne vous dit rien, « car la trahison se punit ». Abjection, dit le
Parti Communiste. Eh bien, pour une fois, je suis d’accord avec eux.
C’est ainsi que je passe du rire aux larmes, souvent les deux simultanément
– elle est tout comme « folle », dit Patrice… Eh bien, je n’en disconviens pas,
puisque c’est exact. Seulement, c’est fatiguant, harrassant – ô combien – pour
mon mari, je le reconnais volontiers.
Admirable Italie, qui passa par le fascisme (à la Mussolini), puis dont les
juifs furent sur le tard envoyés en Allemagne (Auschwitz), etc. ; sur tout ceci,
voir Primo Levi, Le Système périodique6, qui est grave, gravissime (il se sui-
cida en 1987). Je ne suis pas juive. Rien que Parisienne – ce n’était pas assez,
puisque, un beau soir, on vous prenait un billet de chemin de fer sans retour, pour
Auschwitz ou Buchenwald, étant juif, franc-maçon, simple déporté ou résistant.
Je n’étais pas encore née, mais on m’a raconté que sous des fenêtres (Paris,
dans le XIXe arrondissement), on réunissait des juifs pour un long voyage vers
l’anéantissement, vers Auschwitz (dicté par Adolf Hitler). Et aussi – en nombre
moins fort, mais l’essentiel est qu’il y ait eu un individu, homme, femme, ou
enfant. Il y en a eu beaucoup plus, pas autant que d’autres nous font croire
– des francs-maçons et puis quiconque n’obéissait pas ou se révoltait… j’ai
nommé les résistants – au Maréchal Pétain, parfois abattus de sang-froid par
les nazis. Je n’arrive pas – et, pourquoi y arriverais-je – à oublier. « L’histoire
restitue, au cours de ces années, la Résistance dans sa pluralité constitutive […]
jusqu’alors gommée par l’incarnation transférentielle en la seule personne du
Général de Gaulle »7.
La Chambre de Bordeaux a tranché sur Maurice Papon, en mars 1998, en le
déclarant coupable de ses actes de 1942, qui consistaient à envoyer des juifs au
camp de Mérignac, puis au camp de Drancy,… et puis au camp d’Auschwitz.
Dans Le Monde du 28 décembre 1997, « la justice interdit à Jean-Marie
Le Pen de considérer la Shoah (l’Holocauste, je commente)8, comme un détail ».
Il en a surtout contre l’international judéo-maçonnique ; il s’en moque, cela
le ferait plutôt ricaner, et moi de m’en indigner (eh non, il est le fondateur du
Front National, c’est tout dire).
Donc je serai tragique ou, du moins, sombre. Je n’ai pas d’autre ton que
celui-là. Tournons-nous sans attendre vers la Grèce, où est mon travail.
13. Payot, coll. « Critique de la Politique », dirigée par Miguel Abensour, 1997 ; tout de suite,
La Cité divisée, premières lignes de la Préface, p. 7.
864 prosopopée de l’histoire
La famille d’Antigone15
Là, précisément, je retrouve ma veine tragique. J’ai aussi fait éditer, en 199716,
Sophocle, Antigone, avec un petit texte bien frappé – enfin, moi cela me plaît –,
« La jeune fille, le tragique et la mort ». Antigone (de anti-contre, et gone, la
descendance) est celle qui désobéit, ou mieux, qui dit non. Elle se met hors la
loi de la cité – c’est son oncle Créon qui l’a proclamé, notez bien que c’est un
homme, non une femme –, et la représentation en est catastrophique de ce qu’il
en coûte de résister au tyran. La mort.
Racontons – un peu, mais vous connaissez – la tragédie. Au début, Antigone
demande de l’aide à Ismène, mais elle comprend très vite que ce n’est pas la
peine. Il s’agit de rendre les hommages à son frère mort, Polynice, tombé face
à son frère, également tué, Étéocle, « mais du bon côté » – Créon et le chœur
n’en démordant pas.
C’est une séditieuse17, comme l’ont été avant elle, ses deux frères qui, en
s’opposant, ont fait entrer la stasis dans la ville de Thèbes. Mais elle prend la
gloire pour elle, elle seule, en descendant unique chez les morts, chez Hadès, enfin
pas tout à fait seule (c’est sa gloire – outrancière –), mais après elle, Hémon se
tue, et Eurydice aussi. Contestant la loi du tyran Créon – le cadavre de Polynice
(« abondante discorde ») restera sans sépulture, sort entre tous abominable aux
yeux d’un Grec –, elle annonce qu’elle le rejette. Notez bien qu’elle ne fait que
14. Tite-Live, I (Histoire de Rome, 1. La fondation de Rome), Belles Lettres, 1998, évoque les
premières années de Rome en passant par les guerres et le vocabulaire de la bataille ; il y a des
meurtres, des suicides, des pendaisons, des incestes. Les premiers empereurs – non pas le premier,
qui n’a pas eu droit, je crois, du moins à ce nom, ni le second, Auguste, l’Empereur par excellence
– sont traités avec une grande véracité (meurtres, suicides…) par Suétone, Vie des douze Césars,
texte établi et traduit par Henri Ailloud, Belles Lettres, 1932.
15. Il convient, à propos d’Antigone, d’évoquer trois choses. 1- « Antigone, c’est beau, c’est plein
de grammaire », attribué à Jean Plaud, khâgne de Louis-le‑Grand, 1958, et c’est prodigieusement
vrai. 2- Le fait que les noms d’Antigone et d’Anna, fille de Freud, commencent par A, ainsi bien
des lettres le rappellent. 3- Je préfèrerais la lignée (génos) – traduction de Jean-Max Gaudillière – à
la famille, mais le simple fait qu’Hélène Monsacré a édité Antigone m’attache à la fidélité.
16. Belles-Lettres, dirigé par Hélène Monsacré. Comporte aussi l’article « La main d’Antigone »,
une première fois publié dans Mètis, I (1986), p. 165-196.
17. Je réinvente (je l’ai déjà utilisé, quelques années auparavant), avec celles (ceux), qui se sont
occupées (occupés) d’Antigone, le terme de « séditieuse ». En Grèce ancienne, on ne connaît que
les séditieux, des hommes, faut-il le rappeler.
prosopopée de l’histoire 865
rééquilibrer la « vraie gloire » donnée à son frère Étéocle, mort pour la cité, en
combattant le réprouvé, Polynice.
« J’enterrerai, moi, celui-ci » – je rajoute Polynice – « et je serai fière de
mourir en agissant de telle sorte. C’est ainsi que j’irai reposer près de lui, chère
à qui m’est cher, saintement criminelle ».
Ou encore. « Je l’avoue et n’ai garde, certes, de le nier », ce qu’elle répond
à Créon, qui l’interroge sur ce qu’elle a fait du cadavre de Polynice – l’enter-
rer ou le laisser aux oiseaux18.
Lorsque, poussée par le garde qui vient de la démasquer, Antigone revient
sur la scène, elle n’entend pas du tout nier le fait, mais le proclame bien haut,
surtout face à Créon. Elle n’aurait pas supporté que « le corps d’un fils né de ma
mère n’eût pas de tombeau ». Elle aurait mieux supporté que son mari meure,…
mais elle est vierge. En accomplissant les rites funéraires, elle n’a fait qu’obéir
aux lois d’en-bas, de l’Hadès. Le tyran furieux et la jeune fille rebelle s’opposent
alors dans un dialogue emporté tout bonnement admirable. Antigone reven-
dique pour elle seule la désobéissance, Ismène est innocente. Ce que constate le
chœur. Entrent Créon et Hémon. La discussion fait rage jusqu’à ce qu’Hémon
sorte révolté, et que Créon annonce au chœur qu’Antigone sera enterrée vive.
Antigone, selon ses propres termes, ne sera « métèque » ni des uns ni des autres.
Le chœur entonne la victoire du désir qui a triomphé – croient-ils, les vieil-
lards de Thèbes. Antigone reparaît. Elle va mourir. Mais Créon revient, plus
furieux que jamais. Qu’on emmène la jeune fille à la mort. Cependant, le devin
Tirésias intervient pour annoncer des catastrophes, présages dont fait fi explici-
tement Créon. Mais Tirésias sort, laissant – une fois n’est pas coutume, mais il
est devin, il convient de le respecter – Créon ébranlé. Le chœur, une unique fois
n’est pas coutume, sort de sa réserve pour presser Créon de délivrer Antigone
de son cachot souterrain, puis d’élever un tombeau au mort abandonné. Créon
sort en toute hâte. Trop tard. Le messager oppose les succès passés de Créon à
son sort présent. Ils – Antigone et Hémon – sont morts tous les deux. C’est un
double suicide. Euridyce, la femme de Créon et la mère d’Hémon, vient aux
nouvelles. Le messager lui offre un récit désespérant. Créon, au lieu de délivrer
Antigone avant tout, s’est d’abord préoccupé du mort, Polynice. Puis, il est allé
vers la caverne et il a entendu le cri d’Hémon… qui tient embrassé le cadavre
d’Antigone, pendue par son voile. Créon s’approche de son fils. Le fils, l’épée
tirée, va vers son père pour le tuer, mais, au dernier moment, la tourne vers
lui-même. Fin d’Hémon. Eurydice a entendu tout ce récit sans dire un mot et
retourne dans le palais. On apprendra plus tard que, pour elle aussi, c’est la fin19.
Créon réapparait, portant le cadavre d’Hémon dans ses bras. C’est mainte-
nant en vers qu’il se lamente d’avoir tué Hémon, succombant à une démence
« qui fut la mienne, non la tienne » (v. 1268). Ce n’est pas tout, un serviteur
vient annoncer à Créon une épreuve ultime, la mort de sa femme. Eurydice, elle
aussi, s’est tuée « au pied de l’autel, transpercée d’une lame aigue » (v. 1300),
en maudissant Créon. C’est plus qu’il n’en peut supporter, il veut mourir. Le
chœur, pour une fois judicieux, lui répond qu’il ne peut pas devancer le sort.
« Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort,
et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages ». Derniers mots
de la tragédie. Rideau.
Cette pièce est dure, mais je l’aime infiniment. Antigone de Sophocle est
la tragédie que je préfère – exactement à égalité avec Hamlet, de William
Shakespeare20. Écoutons Hamlet.
Le temps est hors des gonds. Oh, sort abominable
Que ne suis-je pas né pour le remettre en place21
Hamlet se prend pour le ciel, les dieux ou dieu, comme pas souvent dans la
tragédie – mais c’est ce que j’adore, qu’on ait l’audace de se prendre pour…
les dieux, en sachant bien que ce n’est pas vrai.
Voilà ce que j’ai écrit. Ce n’est pas joyeux, sauf par moments. Mais les isla-
mistes algériens, le 25 juin 1998, ont assassiné le Kabyle – rebelle – Matoub
Lounes pour qu’il ne chante plus (Le Nouvel Observateur, 2 juillet 1998).
L’histoire continue, avec ses tueurs, ses victimes et ses scandales.
Mais les Serbes ne laissent pas les Kosovars vivre en paix. Ils sont surarmés.
Au Kosovo, les forces serbes brûlent champs et villages. Nous sommes en 1998.
Quel écart y a-t‑il avec Platon, qui, au ive siècle avant notre ère, écrivait qu’on
ne devait proférer le mot maudit stasis que s’il s’agit de conflits entre cités…22.
Pourquoi serai-je gaie – il me semblerait trahir tous ceux qui sont persécutés.
Et puis, ce n’est pas moi qui parle, mais Flaubert disant « Guerre – Tonner
contre »23. Et il sait lumineusement que cela ne sert à rien.
Voici ce que j’ai écrit. Il revient au lecteur de décider si c’est écrit de manière
quelconque ou bien écrit.
20. Exactement à égalité ; je reviens sur ce que j’ai écrit, en 1997, sur Antigone (p. VII-XIV).
21. W. Shakespeare, Hamlet, fin de l’acte I, scène 5, traduit par Raymond Lepoutre, monté par
Antoine Vitez, Paris, 1983.
22. Voir par exemple Platon, La République, V, notamment 469 b-471 c ; VIII, notamment 551 c-e.
23. Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, p. 44. Écoutons Flaubert, au sujet du « défilé.
– Toujours citer les Thermopyles. Les défilés des Vosges sont les Thermopyles de la France (s’est
beaucoup dit en 1870) », p. 24. C’est profond et amusant.
L’APHASIE ET LE JEU DE MOTS*
J’écris quelques pages, dédiées à Roger et Renée Pilon ainsi qu’à Patrice
Loraux, sur un livre qui m’a – à peu près – fait communiquer avec l’extérieur.
La première fois que j’ai vu Van Eeckhout, j’étais gravement hémiplégique
et incapable de sortir un mot. Il m’a fait dire, à l’hôpital de la Salpêtrière, le
mot « Mitterrand » – c’était sous le règne incontesté de Mitterrand –, qu’il a
entendu comme « mythe errant ». J’ai compris cela (ce qui, du mythe, erre)
bien des années plus tard, lorsque j’ai réalisé qu’il y avait, éminemment, du
jeu de mots.
L’envie de reparler m’a fait travailler avec Van Eeckhout dans l’espoir de
mettre un terme – mais je sais bien que cela ne sera jamais gagné, mettons que
les choses se sont bien arrangées – à la « blessure du langage ». Ce n’était pas
gagné, non.
On ne repassera pas par les étapes de ma lutte vers un peu plus de compré-
hension, ce serait lassant ; pas même par les étapes franchies avec mon mari
vers un peu plus de diction ; ni par les exercices au cours desquels ma résistance
à me laisser tirer l’oreille atteignait l’inexprimable (je parlais si bien, autrefois,
mais je n’ai jamais pu ou su enregistrer que je ne parlais pas).
Je m’appelais Nicole Pilon, au début de ma vie. J’ai été élue à l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales au mois de juin 1975 comme maître de
conférences, puis en 1980 comme directrice d’études. Ma vie de directrice
d’études était plutôt rude – voyages, colloques, thèses, rendez-vous, c’était exa-
géré ; je me rappelle que pendant l’été 94, Patrice me disait : « Tu vas en faire
moins »… Je n’ai pas voulu écouter Patrice, ni sur mon métier ni sur mon poids
(j’étais démesurément grosse). Je suis « morte », quasi morte. Je suis en ana-
lyse, au sens où je l’entends mais où Van Eeckhout ne l’entendait pas – il n’a
pas fait d’analyse, c’est mieux, pour lui !
Nous sommes au moment où les saisons passent (autour du passage du prin-
temps), c’est aussi l’instant où nombre de gens, à commencer par le sujet que
je suis, ont tendance à se laisser basculer dans la folie. C’est aussi le moment
où se brouillent les choses autour du chantage et de la jouissance et, à y bien
réfléchir, de l’anesthésie. Il est assez dit de moi.
Dimanche 1er avril, nous sommes allés voir, de Samuel Beckett, En atten-
dant Godot. Pièce jouée vers les années 1950, où l’on s’attachait à entendre
une réflexion métaphysique sur ce qu’il y a à faire… dans le temps. Or, voici
ce à quoi l’on assiste. Deux clochards, Vladimir et Estragon, causent, causent,
causent. À un certain moment, arrive sur la scène Pozzo avec un homme qu’il
tient en laisse. Indignation des deux clochards. L’un d’eux pose tout de même la
question : où est-ce qu’il prend le droit de tenir en laisse un de ses semblables ?
Lucky (le chanceux) prend soudain la parole d’une voix éraillée, comme à la
radio. Ce qui a attiré mon oreille est le nom de l’aphasie, dit par ce quasi-muet :
« J’étais aphasique », dit-il.
Je me retrouve à la Salpêtrière, il y a sept ans, où l’on me disait que jusqu’à
la fin de ma vie, je n’arriverais pas à sortir un mot, un tout petit mot. Comme
par exemple « mon mari et moi » (il y a déjà une liaison, sans compter la rela-
tion de conjugalité).
Cela – avant qu’il y ait une liaison – s’appelle l’aphasie2.
Il est temps de rejoindre Philippe Van Eeckhout, qui s’est donné pour but de
faire reparler ceux qu’un accident a privés de la parole. Cela, donc, s’appelle
l’aphasie, il le dit tout le temps. C’est qu’il hait cela : l’existence d’un être humain
sans langage. Il écrit : « Et, dans le langage, le plus important c’est l’écoute. Il
n’y a pas de langage si on ne l’écoute pas » (p. 45). Je suis d’accord avec lui.
C’est pourquoi, avec Mona Ozouf, il a compris comment tirer du muet un
début de langage : Philippe Van Eeckhout appelle cela, avec l’optimisme qui
ose s’adresser à moi (ou à d’autres, nombreux), une « muette-déprimée-en
pleurs »… Dans le premier paragraphe de sa préface, il dit aussi que « passions
+ aventure », c’est « reparler après un accident cérébral ». Mona Ozouf dit à
sa manière qu’on ne reparle pas comme on le faisait, librement, avant l’apha-
sie, mais que « chacun [est] captif de l’autre », l’orthophoniste et le sujet qu’il
ramène un peu à parler (p. 17).
2. Freud avait, bien avant, parlé de l’aphasie. Voir Patrick Lacoste, Brèches du regard, Strasbourg,
Circé, 1998, p. 13.
l’aphasie et le jeu de mots 869
Je suis en train d’écrire des pages qui expliquent pourquoi la tragédie est
grecque – elle l’a été d’emblée, mais elle ne pouvait pas ne pas l’être. Ainsi
Eschyle, qui pour moi à présent est le plus grand tragique, ne concevait pas
son maniement du langage sans le jeu de mots. C’est même le jeu de mots qui
lie ensemble l’aphasie.
C’est Victor Hugo qui le lance dans William Shakespeare l’ancien :
« La citation de Salmazios introduit le concept de jeu sur les mots, si fréquent
dans Eschyle. » « Les jeux de mots, si fréquents dans l’ancienne langue phé-
nicienne [c’est Hugo qui le dit !], abondent chez Eschyle », théorise Hugo, qui
fut un génial placier de jeu de mots – des mots qui attendent un jeu, ou un je3 ?
Au lecteur de trancher.
Ainsi Hugo, toujours lui, exprime son admiration pour Beethoven qui fut
le vrai « génie » allemand : « Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre,
mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodia-
cale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée4. »
Je peux trouver des jeux de mots chez tous les écrivains, chez Hugo évi-
demment, chez Balzac, chez Stendhal, chez Flaubert, chez Proust… et surtout
chez Antonin Artaud.
Vous voulez un exemple ? « La question est de savoir, dit Alice, celle de
Lewis Carroll, dans Through the Looking Glass, si vous avez le pouvoir de faire
dire aux mots tant de choses différentes » ; voilà qui devient trois ans plus tard :
« La question est de savoir… tant de choses équidistantes, multiples et bour-
riglumpies de variantes infinies5. » Voyez le jeu de langue !
Écoutons Van Eeckhout, en une phrase du début de son Langage blessé
– je fais, en ma diction privée : eekh-out !, de l’écoute, c’est à l’évidence un
jeu de mots : « En fait, je sais combien le silence est insupportable, ce qui sou-
tient ma volonté de le briser et favorise ainsi l’émergence de la parole chez
l’aphasique » (p. 29).
Examinons la citation de Paul Auster qui ouvre mon petit texte. Il y a un
mot que je mets tout particulièrement en italique, c’est le mot splandigo. Vous
chercherez le mot « splandigo » dans un dictionnaire et vous ne le trouverez
pas. Cette liaison n’existe pas, sauf dans la tête de l’écrivain du Voyage d’Anna
Blume et dans ma tête – dirai-je que je ? oui, je me suis mise à écrire un article.
Je me suis fondue avec l’Isabelle de Paul Auster. Etc, etc.
3. Je cite Annalisa Paradiso (Victor Hugo, Eschilo, Palerme, Sellerio, 1990, p. 27), qui fait cette
très juste remarque à propos d’« Eschilo » et du William Shakespeare. Hugo ne savait pas le grec.
4. Cité par Annalisa Paradiso, p. 16 de son étude sur « Eschyle » – Shakespeare-Hugo.
5. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977, p. 16.
870 l’aphasie et le jeu de mots
6. Jacques Trilling, James Joyce et l’écriture matricide, Strasbourg, Circé, 2001, p. 78.
7. Jacques Trilling (ibid., p. 44) a dans l’esprit Stendhal, La Chartreuse de Parme.
8. Jacqueline Risset se confie à un journaliste sur sa traduction du Prince de Machiavel, Magazine
Littéraire, avril 2001, p. 13 et 41.
9. Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Flammarion, 1965, p. 123.
LES DEUX BONSHOMMES* 1
Je rêve : écrire sur Flaubert, si l’on n’est pas aussi vif qu’on pourrait le
souhaiter concernant Proust, qui vous jette si délicieusement, avec la préface
de Jean Santeuil, « dans le tableau de Rembrandt qui représente les pèlerins
d’Emmaüs »2. Les deux bonhommes sont en quelque sorte deux « pèlerins »…
J’imagine John Constable, lorsqu’il fixe sur la toile une pluie d’orage sur la
mer, qu’il est visité par le « génie » comme Bouvard et Pécuchet quand, avec
candeur, à la campagne, ils se mettent à faire défiler les champs de connaissance.
Ce qui arrive n’est pas si grave. Le philosophe, farfadet ironique, s’en tire3,
comme Flaubert se tient sur la ligne de crêtes.
Ils auraient pu être de tous les temps, dans la démocratique Athènes, dans
l’oligarchique Rome antique, dans le Moyen Âge, mais il se trouve que, Flaubert
étant du xixe siècle, ils sont aussi de ce temps-là. Ils n’auraient pas dû se ren-
contrer, mais c’est le destin qu’ils se rencontrent. L’un (Bouvard) tire du côté
« bœuf », voir la casquette de Charles Bovary… (Charbovary, rappelle, en s’en
moquant, Jean Maurel), l’autre, Pécuchet est strict, voire pointilleux. Bouvard
est le « meneur » en tous les sens du terme, politique naturellement ; Pécuchet
fait, de sa voix grave, des réserves. Ils pourraient être « homosexuels », même
s’ils ne s’en doutent pas, et on peut les dire « fous » au sens du Moyen Âge,
où le discours du dément porte, jusqu’à la limite, la distinction entre mensonge
et vérité. Comme le dit Cervantès, dans Don Quichotte, le héros de la chevale-
rie, ils trouvent des interlocuteurs « platoniques et continents »4. Et ils ont en
partage le logos, et même la parlotte, le babil5 – et la jactance ! Et ils veulent
tout savoir et se dire tout l’un à l’autre. J’ai découvert – ô découverte minime
– qu’en construisant un nom avec les deux prénoms, qui ne sont pas employés
de Bouvard et de Pécuchet, on obtiendrait François-Juste : François Bouvard et
Juste Pécuchet équivalent à François-Juste. Imaginons que cela les ait influen-
cés pour désirer toujours avoir raison.
« Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent » (Flaubert).
Déclaration ambiguë, car lorsqu’on a créé Bouvard et Pécuchet, on les aime,
bien malgré soi.
« Ici, je complique le jeu (Pierre Michon) : « je lui envoie dans les jambes
ce père impossible…, Victor Hugo, ce monstre qui trouvait le moyen de vivre
comme quatre et d’écrire comme cent, comme mille, en même temps »6.
Victor Hugo est un monstre, Gustave Flaubert un masque7.
Entrée
Ils se sont assis sur le même banc. Ils se disent l’un à l’autre qu’ils sont
employés. « L’aspect aimable de Bouvard8 charma de suite Pécuchet… L’air
sérieux de Pécuchet frappa Bouvard ». « Deux minutes après, « cette excla-
mation lui échappa : – Comme on serait bien à la campagne ». Ça chauffe…
« Décidément – et Pécuchet en était surpris, on avait encore plus chaud dans
les rues que chez soi !
Bouvard l’engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu’en
dira-t‑on ! »
Ainsi, ils se rencontrent et ne vont plus se quitter. Ils sont devenus « les
deux bonshommes » (dans un premier état du manuscrit, l’auteur les dési-
gnait comme « les deux cloportes » ; un autre lecteur désignerait leur rencontre
comme celle de deux homosexuels, mais Flaubert ne le dit pas – pudeur ou hor-
reur ? – pudeur). Une noce – que l’on pense à la noce d’Emma et de Charles
Bovary – les dépasse dans sa marche vers… l’enfer. « La vue de cette noce
amena Bouvard et Pécuchet à parler des femmes – qu’ils déclarèrent frivoles,
acariâtres, têtues… Bref, il valait mieux vivre sans elles ».
Ils commencèrent – cela va continuer tout le long du livre – à se dire tout sur
l’horticulture, la politique, la religion, la sexualité et la lecture des classiques.
« Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître !
que de recherches – si on avait le temps ! Hélas, le gagne-pain l’absorbait ; et
ils levèrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table
en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes ». Flaubert se glisse dans la
matérialité même du geste de copier et recopier, et Roland Barthes nous dit que
le métier de copiste existait dès 13009.
Le quotidien
Les deux bonshommes s’y voient déjà, par avance. « Déjà, ils se voyaient en
manches de chemise, au bord d’une plate-bande émondant des rosiers, bêchant,
binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de
l’alouette, pour suivre les charrues… et se délecteraient au meuglement et à la
senteur des foins coupés. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus même de terme
à payer ! Car ils posséderaient un domicile ! ». L’idée même de « domicile à
soi » est très importante pour les deux bonshommes.
La campagne
Ratages
Ils discutent : Pécuchet dit, du soleil, « que les savants aujourd’hui, annoncent
qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule ». Cela dérangeait les idées de
Bouvard – et après une minute de réflexion, il dit – « La science est faite, suivant
les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout
le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir ».
Les deux bonshommes rejoignent Flaubert dans leur idée de la relativité
sous les différentes latitudes, d’où la preuve, la niaiserie des théories précipi-
tamment globales – c’est l’article sur l’écroulement des falaises de Normandie.
Ils passent avec la même fraîcheur du côté de l’Histoire. « Le plein cintre au
xiiie siècle domine encore dans la Provence… Ce défaut de certitude les contra-
riait… Et une nuit par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, mar-
chant comme des voleurs, à l’ombre des maisons ». Ils trouvent quelque chose,
une cuve à eau bénite. Mais le curé, qui prenait le frais sur sa porte », les engage
à la rendre. Mais ils insistent et Marescot leur donne une soupière. Elle leur ins-
pira le goût des faïences… « Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir ».
Du côté de la peinture, je supposerais qu’ils aiment à la folie Breughel,
Vermeer, et surtout Rembrandt… Du côté de la musique, je supposerais qu’ils
aiment Boucourechliev, mais ils sont du dix-neuvième siècle, et, lui, du ving-
tième siècle ! Je suppose… comme les deux bonshommes.
« Bouvard s’éloigna, et reparut, affublé d’une couverture de laine, puis
s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans ses mains,
la lueur du soleil tombant sur sa calvitie – et il avait conscience de cet effet, car
il dit : – Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge ? Ensuite, il leva
le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre à sa figure une expres-
sion mystique.
On entendit dans le couloir la voix grave de Pécuchet :
– N’aie pas peur ! c’est moi ».
Flaubert rigole, mais il les aime bien.
Lectures
Tout lire, bien sûr, savoir tout ce qui s’est dit. Ils lurent toute une pile de livres
allant de l’histoire ancienne à l’histoire contemporaine (pour eux). Je rappelle la
question de Pécuchet : « – Et si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême ? –
Mais c’était un imbécile ! répliqua Bouvard ». Les deux historiens néophytes
s’y mettent avec ardeur… et abandonnent11.
« Ils lurent d’abord Walter Scott », Alexandre Dumas, George Sand et
Victor Hugo, on en saisit la signification : le roman ne peut exister que s’il
est historique, rejeté très loin, en plein Moyen Âge, et les lecteurs de rire. Les
paroles de ces personnages sont comme des citations : il n’est pas de propos
que les deux personnages échangent, qui sont croyables. « On aspire au milieu
des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le
soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans
connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion
était c omplète. L’hiver s’y passa ».
11. François Hartog, préface (p. 10), à Plutarque, Les Vies parallèles, Paris, Gallimard, 2001.
les deux bonshommes 877
Je crois voir Roland Barthes derrière ces deux bonshommes, Pierre Michon
derrière Barthes, et… Flaubert le créateur-masque.
17. « Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive,
et qu’il ne saurait y en avoir » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 207). Cf. Roland Barthes,
Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 57.
18. Pierre Michon, Corps du roi, p. 30 et 43.
19. Ibid., p. 34-35.
20. Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, p. 78-79.
les deux bonshommes 879
Manque la femme
Ils recommencent
Je fais comme eux. Je dis tout dans l’ordre et dans le désordre. Ils se mettent
aux tables tournantes, au magnétisme, à Dieu, à la philosophie : Bouvard :
« Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours »…
« Un républicain qui parle contre la liberté, c’est drôle ». Ils n’ont même pas
peur de s’attaquer à la Bible (façon grecque de désigner Le Livre par excel-
lence). Passons au grec. La sollicitation grecque est si pressante que les deux
bonshommes y succombent : Roland Barthes parlera de « l’excès de nomina-
tion » des susdits23.
21. Bouvard et Pécuchet, p. 249-250. Cf. Roland Barthes, Michelet, Œuvres complètes. Livres,
textes, entretiens, I, Paris, Seuil, 2002, p. 407 (Rousseau dénoué par les femmes).
22. Bouvard et Pécuchet, p. 269.
23. Pierre Michon, Corps du roi, p. 25.
880 les deux bonshommes
Notice éditoriale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1. L’interférence tragique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
2. Marathon ou l’histoire idéologique.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
3. Socrate,
contrepoison de l’oraison funèbre.
Enjeu et signification du Ménexène.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
4. Hèbè
et andreia.
Deux versions de la mort du combattant athénien.. . . . . . . . . . . . . 101
5. Problèmes grecs de la démocratie moderne.. . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
6. Mourir
devant Troie, tomber pour Athènes.
De la gloire du héros à l’idée de la cité.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
7. Sur la transparence démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
8. (avec
Pierre Vidal-Naquet), La formation de l’Athènes bourgeoise.
Essai d’historiographie 1750-1850. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
9. La gloire et la mort d’une femme.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
10. Thucydide n’est pas un collègue.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
11. La Grèce hors d’elle.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
12. Athènes, l’historien et les funérailles.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
13. La cité comme cuisine et comme partage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
14. Le héros et les mots.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
15. Du libéralisme en histoire ou l’individu-écran. . . . . . . . . . . . . . . . 255
16. Un citoyen contre nature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
17. Épouses tragiques, épouses mortes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270
886 table des matières
No d’éditeur : 00367
No d’imprimeur :
Dépôt légal : janvier 2021
C
et ouvrage rassemble, selon un ordre strictement chronologique,
Critique de la politique
fondée par Miguel Abensour et dirigée par Michèle Cohen-Halimi