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Atelier Philo « Les chemins de traverse » que ces deux facteurs de l’existence sociale

Animé par Philippe Corcuff et Frédéric Tous- humaine sont aussi importants l’un que
saint l’autre. Au contraire, il a dû y avoir une
Le Café Olive, Nîmes relation inversée entre la variété et la
Textes séance 7 : 14 décembre 2023 complexité des productions culturelles et la
spécificité des dispositions biologiques. Dans
le cadre de la co-évolution, le
************************** développement de la culture s’est
accompagné d’une déprogrammation des
Sur la dichotomie nature/culture contraintes génétiques ou ce qu’on a
coutume d’appeler les comportements
1) Nature/culture chez l’anthropologue instinctuels. […] La nature humaine est un
Claude Lévi-Strauss (1908-2009) devenir, fondé sur ca capacité à comprendre
un système culturel approprié et à agir
Partout où la règle se manifeste, nous savons avec conformément à lui ; un devenir, plutôt qu’un
certitude être à l’étape de la culture. Symétrique- être toujours déjà là.
ment, il est aisé de reconnaître dans l’universel le La nature humaine, une illusion occidentale [1re
critère de la nature. Car ce qui est constant chez éd. : 2008], Éditions de l’éclat, 2009.
tous les hommes échappe nécessairement au do-
maine des coutumes, des techniques et des insti- 3) L’anthropologie de Philippe Descola
tutions par lesquelles leurs groupes se différen- (né en 1949) et la remise en cause de l’op-
cient et s’opposent. A défaut d’analyse réelle, le position nature/culture
double critère de la norme et de l’universalité ap-
porte le principe d’une analyse idéale, qui peut Je suis parti sur le terrain étudier le rapport que le
permettre — au moins dans certains cas et dans peuple achuar [en Amazonie] entretenait avec la
certaines limites — d’isoler les éléments naturels nature ; après quelques mois sur place, je me suis
des éléments culturels qui interviennent dans les
synthèses de l’ordre plus complexe. Posons donc rendu compte qu’il était impossible
que tout ce qui est universel, chez l’homme, re- d’appréhender ce peuple comme une société
lève de l’ordre de la nature et se caractérise par la s’adaptant à un environnement. En effet, les
spontanéité, que tout ce qui est astreint à une relations quotidiennes entre les hommes, les
norme appartient à la culture et présente les attri- femmes, les plantes, les animaux étaient pensées
buts du relatif et du particulier. et vécues comme des relations de personne à
Les structures élémentaires de la parenté, PUF, personne, des relations avec des êtres que nous
1949. appelions « naturels » mais que ce peuple dotait
d’une « âme » […] Cette société percevait ces
2) La culture est la nature humaine pour êtres « naturels » comme des partenaires plutôt
l’anthropologue Marshall Sahlins (1930- que comme des ressources. Dans ce cas précis, il
2021) fallait donc remettre en cause l’idée d’une
séparation nette entre nature et société, et
La culture est plus ancienne que l’Homo chercher de nouveaux concepts qui permettraient
sapiens, bien plus ancienne, et c’est elle qui
est la condition fondamentale de l’évolution de ne pas se référer aux catégories que l’Europe
biologique de l’espèce. Les signes de culture avait forgées pour objectiver son propre destin
dans l’histoire de l’homme remontent à près […].
de trois millions d’années, tandis que la Les concepts familiers que nous manipulons
forme actuelle de l’homme n’a que quelques quotidiennement en Europe tels que la
centaines d’années. […] Le point crucial est « société », la « nature », la « culture »,
le suivant : pendant trois millions d’années l’« histoire », l’« art » ou la « civilisation », n’ont
l’évolution biologique des hommes a obéi à pas d’équivalents dans la plupart des autres
une sélection culturelle. Nous avons été, langues du monde. […] mais ne peuvent en aucun
corps et âmes, façonnés pour vivre une vie
culturelle. […] Pour reformuler cette cas être projetés sur des civilisations différentes,
conclusion en termes anthropologiques : la car ils déforment la façon dont elles-mêmes se
culture est la nature humaine. […] Je ne conçoivent et les manières qu’elles ont de
conteste pas non plus la théorie de la co- composer des mondes. […] Une telle composition
évolution en vogue en ce moment, selon inclut un rapport au non-humain qui conditionne
laquelle les développements biologiques et les quatre ontologies principales (mais non
ceux de la culture s’entraînent exclusives) que j’ai repérées lors de mon travail
réciproquement. Mais cela ne veut pas dire de terrain.
Le peuple achuar considère les non-humains (les Orient ainsi qu’en Afrique de l’Ouest et dans le
plantes, les animaux et parfois les objets) comme monde des Hautes Terres d’Amérique du Sud ou
pourvus d'une « âme », c'est-à-dire une du Mexique.
intériorité, une subjectivité, une capacité de Philippe Descola & Tim Ingold, Être au
communiquer notamment lors des rêves. Les monde : Quelle expérience commune ?,
humains s'adressent à eux comme à des êtres de Presses Universitaires de Lyon, 2014.
même nature et agissent sur leur subjectivité par
des incantations. Cette perception est une 4) Une critique de Descola par
l’anthropologue Jean-Pierre Digard (né en
particularité de l'animisme - terme très ancien 1942)
dans la littérature ethnographique et qui peut
s'appliquer à beaucoup d'autres sociétés. […] Ces On l’aura compris, la question qui se pose ici
animaux ont une apparence animale lorsqu'ils est celle de la réalité des représentations.
sont en présence des humains, et sortent de leurs Risquons un schéma. Tels Indiens
vêtements corporels en l'absence de ces derniers. d’Amazonie pensent que les tapirs se voient
En revanche, leur corps diffère de celui des comme des humains et voient les Indiens qui
humains et chacun de ces corps ouvre à des les attaquent comme des jaguars. Que ces
mondes singuliers – nous pouvons en faire Indiens pensent cela est un fait
l’expérience quotidiennement : le poisson a un incontestable, établi par l’ethnographie. En
corps qui lui permet d'accéder à un monde qui revanche, que les tapirs se prennent pour
des humains et prennent les chasseurs pour
n'est pas celui d'un oiseau, celui d'un humain ou des jaguars, et, a fortiori, que les tapirs
celui d'un microbe. [...] soient des humains et les chasseurs des
Cette perception est l'inverse de celle que jaguars, voilà qui est pour le moins
l'Europe adopte à partir du XVIIe siècle, qui contestable. Que ces Indiens et quelques
provient d'un repérage des discontinuités : les autres peuples voient ainsi certains êtres,
naturalistes européens affirment que ce qui cela est respectable, au même titre que la
distingue l'humain du non-humain est métempsycose ou la transsubstantiation
précisément l'intériorité, la subjectivité, la eucharistique. De là à conférer à ces
réflexivité, le langage, la capacité symbolique... produits d’opérations de la pensée humaine
En revanche, du point de vue des caractéristiques le statut de faits scientifiques, certes eux
physiques et matérielles, l'humain ne se distingue aussi produits d’opérations de la pensée,
pas particulièrement des autres objets du monde mais soumis à des procédures rationnelles
puisqu'il est soumis aux mêmes lois, celles de la d’élaboration, de vérification et de
biologie, de la physique, de la chimie, etc. Ces démonstration, il y a un pas que l’on ne
deux perceptions divergent, d'une part dans la saurait franchir sans risquer de s’égarer. […]
façon de détecter des différences dans les objets Last but not least, on déplorera que l’entreprise
du monde et dans les systèmes de relations entre de Descola tende parfois vers la déshumanisation
ces objets, d'autre part dans la façon de les de l’anthropologie, corollaire de
systématiser. Ces systématisations – l'une l’anthropomorphisation de la nature.
animiste, l'autre naturaliste – fournissent la base « Canards sauvages ou enfants du Bon
ontologique […] sur laquelle se construit, entre Dieu ? Représentation du réel et réalité des
autres, ce que nous appelons une société. […] représentations », revue L’Homme, n° 177-
Deux autres façons de composer le monde 178, 2006.
peuvent être évoquées brièvement. La première
fascine les anthropologues depuis longtemps : le
totémisme australien, fondé sur l’idée que des
humains, des animaux, des plantes et parfois des
objets partagent des propriétés communes qui les
incluent tous dans un groupe ou une classe
totémique. […]
La deuxième a été très commune en Europe dès
le monde antique et jusqu’à la Renaissance :
l’analogisme fondé sur l’idée que le monde est
composé de singularités, que tout est différence
[…] Pour connecter toutes ces différences, tous
ces objets disparates, il est nécessaire de trouver
entre eux des relations de correspondance […]
[via] un raisonnement analogique […]
L’analogisme est encore très répandu en Extrême

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