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AU CHANT MYSTIQUE
ÉROTIQUE
:
Le Cantique
est apparemment des cantiques
le plus « profane »
despar
par
et livres
son bibliques
thème
l'absenie de toute réfé-
-apparait
rence
nom religieuse
de Dieu n'y(ledans un mot
pas, sauf
composé ct 8,6). Cequilivre a eu toutefois une
fortuneenspirituelle
le
autres loin devant
met livres tous lesLe cantique
scripturaires.
doit cette
cette destinée
opération à I'allégorie,la perti-
qui transpose
nence d'une euvre dans le un domaine de référence àutre qie
champ de référence
par le texte en son suggéré
sens
Dans lalittéral.
tradition juive,
de lalerelation
cantique a été lu comme l'alégorie
amoureuse de
notamment Dieu et de son de
dans le contexte peuple,
la sortie d'Égypte.
Dieu est alors Ieau-dessus
bien-aimé « bondissant
des montagnes,
les collines » (2,g)sautant par-dessus
dans l,acte de
la
du pàque
passager.
la méme Ou encore,
tradition,le bien_ dans
-Messie, nouveau le
aimé représente Moise, qui « bondissant au-
dessus
raccourcit montagnes
des le délai deDansla»,rédemption2.
la tradition chrétienne, le bien-aimé
est presque invariablement
identifié
dans au christ,
sa relation à l'Église (ainii dans les Homélies
d'Origène),
le Cantique à l'àme
|ean croyante
spirituelde
de la (dans
l. voiranglaise
l'édition
d.eetla
De-Rabbi traduction
IaMekhilta
Ishmael par
publication
I. z.Lauterbach,
Jewish societyPhiladelphie,1933. The
of America,
2. Ainsi
d'homéliesdans
de ilav quelessont
Kahana(trad.pesikta
recueils
la alle-
for
de M.
mande
Braude,
Pesikta press,
New
Rabbati
d'après
Buber
Feasts,
special
Fasts and
siabÉa*,
Haven,
196g,
par
lgg5, 5g).w.
(Discourses
A.
p. traa'.
Yale p".
p.Wunsche,Leipzig,
l'édition c.
University
315) et la
80 l.-P Sonnet
sur le caractère sacré ou non d'un texte. Touchant le rouleau d'un livre inspiré,
l'homme est mis en contact avec la sphère du sacré; l'impureté qu'il contracte le met
en dehors du monde profane.
.S-.Eléazar ben Azaria, qui présida pour un temps l'académie de yabné, considé-
rait Ie cantique comme « la fleur de farine de froment de la sagesse de salomon »;
voil Becurn, Die Agada der Tannaiten, t. l, Strasbourg,2, éd., 1903, p.229.
lva
6. voir les_témoignages produits par BARrHÉLÉMy, n Éiat de la Bible » (voir note
_.
3), p. 27 , sur la base du recueil de Becu yx, Agaila. Ajnsi que re rappelle H. Fìscn, c'est
la con_ception du poème comme simple diaÉgue amoureu* quielst o seconde, dans
la tradition, apparaissant avec Théodore de Mopsueste au rvisiècle du còté chrétien
Dialogiques.
9.Émise par-Ibn Ezraau xrsiècle, l'idée d'un drame a trois personnages a été
reprise par |acobi et Lòwisohn au xauc et développée par H. Ewald ei E. Renai au
xx..
Tout au plus peut-on discerner deux mòuvements dans l'euvre (le premier
,..10.
débouchant en Ct 5,1 sur une scène d'apparente union des amants), uinriqr;un.
reprise, accélérée et plus dramatique, des thèmes et motifs du premier mouvàment
Le ressort poétique du Cantique 83
resplrer, ton nom est une huile qui s,épand» (Ct 1,2_3). Nous
nous
retrouvons exposés à des paroles «vives», que nous ne pouvons
désamorcer en nous disant qu'eles appartiennànt à ter ou tef person-
nage de l'histoire biblique. Bref, ces échanges ne reproduisrri
pu, un
discours prononcé en d'autres temps et d'àutres lieux (commà
dans
le récit historiographique de la Bible). ces échange s produisent, au
profit du lecteur, un discours alterné, un poème en forme de livret
d'opéra.
Tout le cantique s'énonce à la première personne, sous ra forme
de monologues et de dialogues. Le « /e », écrit Franz Rosen zweig,
est waiment ce qui porte visiblement ou invisiblement toutes
<<
les
phrases du cantique des cantiques. Ir n'existe pas, dans la Bible,
de
livre où le mot /e reviendrait, proportionneil^ement, prus souvent
qu'icir3. » Fr. Rosenzweig, on s'en sòuviendra, est ce penseur juif
à
qui s'associa Martin Buber, l'auteur d'un livre au tità fu^r^, Irh
und Du, Le Je et le Tu,livre où M. Buber défend et illustre la
moda-
lité irréductible du face à face, de l'existence vécue en dialogue,
dans
sa différence de la neutralité panoramique du n Et Fr. o.,i.
Rosenzweig de s'insurger contre les interprétitions qui ont
cherché à
neutraliser la dimension lyrique du càntique, en identifiant
son
« ]e » et son « Tu » avec des figures
historiques, des personnages
définis, cherchant par là à « transformer la parì lyrique, ie et
Ie le Tu
du poème, en un Lui ou EIle épiques et claiisra».
Penser la singularité du cantique uniquement en termes de
lch
I"it1,ig"
-
qui est celui des paroles sur I'amour fort comme la mort (Ct
lJp.239) -
8,6-7).En d'autres mots, Rosenzweig suppose ici comme I'intervention
d,un na..u-
teur omniscient. De manière intéressanG, L. AroNso scHoKEL voit
dans ces versets
(souvent mis sur les lèvres de ra bien-aimée) un
*!t!q:t,
duo par les amants [,
trad. de l'espagnol par f. Rouwez, s.1., éditions du Moustier, f let
éiiiiqr" an
1ea.
originale espagnole, 1969), p.4g). ce serait donc ensemble qu,its
e.ron.ent u.re
vérité qui les transcende, mais qui reste intérieure a leur perspecìive
de vivants et de
mortels (« I'amour est fort comme la mort »).
14.Fr.RosrNzwptc,L',Étoile(voirnote r3),p.237;r'uouverture»desfiguresdu
dialogue amoureux est comme.relancée pri'I, question «eui?,
qui ,!"rra. f"
golme (Ct 3,6 ; 6,10 ;8,5) ; un mème phénòmène slobserve dais le nÀ d;;;; pr.
le bien-aimé a sa compagne : n Amoui , (2,7 3,5
; ;7,7 ; g,4).
Le ressort poétique du Cantique 85
. 17. 2,17 ; g,l4).De son còté, elle a été mise au ban de sa famille
Ildoit fuir (Ct
f
l,,fli_.It" craint le mépris des bergers (1,7); elle sera battue p". t.s g"rai.rs à. t"
ville (5,7).
Le ressort poétique du Cantique 87
quelconque suprématie sur celle ou celui qui lui fait face. Les
exégètes anglo-saxonnes n'ont pas manqué de saluer ceci. Comme le
dit l'une d'elles, Phillys Trible : « Ni l'homme ni la femme n'exercent
ici un pouvoir ou un contròle possessif sur l'autre [...]. [Dans le
Cantique des cantiques] il n'y a pas de domination masculine, ni de
subordination féminine, ni de stéréotypes sur l'un ou l'autre sexers. »
Au fond, ce que le Cantique illustre, c'est le dialogue amoureux
comme sanctuaire de la liberté. La liberté des amants s'exerce et s'ex-
prime dans la création de métaphores « vives », comme dirait Paul
Riceur, de figures inédites, détournant la langue de l'ordre établi,
utilisant le langage pour introduire du nouveau dans le monde. C'est
dans leur dialogue fragile, menacé, quelque peu clandestin que cette
liberté créatrice donne toute sa mesure, à chaque réplique, presque a
chaque mot.
Le paradoxe de l'intimité des amants du Cantique, toujours en
quète d'un jaloux seul à seul, est que cette intimité passe par le
monde à travers la multiplicité des métaphores que déploie leur
discours. - « Avant que l'amour de ce couple soit l'allégorie d'autre
chose », écrit P. Beauchamp, « c'est la création entière qui est l'allé-
gorie de ce couplere. » L'univers, le monde commun a tous devient
le langage de l'intimité amoureuse. Entre la personne des amants et
le monde, il est en fait une donnée charnière: la donnée de leur
18. Ph. Truslr, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphie, Fortress Press,
1978, p. 160 (je traduis); voir également Ph. Blnp: «La force et la beauté [du
Cantique des cantiques] s'expriment dans une relation de mutualité totale, qui n'est
contròlée ni par l'homme ni par la femme » (« Images of Women in the Old
Testament », dans R. Reopono RuerHEn [éd.], Religion and Sexism, New York, Simon
and Schuster, 1974,p.82 [je traduis]); M. Fer-«, Song(voir note l5), p. 118: «Le
langage des deux voix, féminine et masculine, du Cantique, aussi riches, sensuelles,
expressives d'émotion et enjouées l'une que l'autre [ , . . ] témoigne d'une culture non
sexiste, non hiérarchisée fait unique dans la Bible » (je traduis). En fait, la femme,
-
dans le Cantique, parle davantage que son compagnon, et d'une manière que l'on
peut dire plus intense (c'est elle, par exemple, qui se dit « malade d'amour » [2,5;
5,81); Ctr. Reuu a pioposé de voir dans l'ensemble du poème un monologue en
forme de rèverie, émanant de l'imagination de l'amante (« The Song of Songs and
Tamil Poetry » , dans Studies in Religion 3,1973-1974, pp.205-219). Si certaines des
réparties du bien-aimé sont bel et bien « rèvées » par sa compagne (ainsi par
exemple en Ct 5,2), d'autres interventions témoignent toutefois d'un dialogue
effectif.
19. BEAUCHAMP , L'Un et l'Autre Testament, t. 2 (voir note l0), p. 168.
88 J.-P. Sonnet
La fabrique poétique.
Le jeu de la métaphore
36. « Les images deviennent indépendantes de ce à quoi elles font référence; elles
deviennent mémorables en elles-mèmes », écrit de son cÒté M. V. Fox (The Song of
Songs and the Ancient Egyptian Love Songs, Madison, University of Wisconsin Press,
1985, p. 329 ; je traduis).
94 l.-P. Sonnet
Métaphore et métonymie.
Biblical Names. A Literary Study of Midrashic Derivations and Puns, Ramat Gan, Bar
Ilan University Press, 1991, p. 192.
40. De mème, la métaphore.de la « seur » (en 4,9.10.12; 5,1) amène-t-elle la réfé-
rence symétrique au frère en 8,1 : «Que n'es-tu pour moi comme un frère, ayant
sucé les seins de ma mère ! » '.
41.A. Znttot{1, «Métaphore et métonymie dans la théorie de Lacan», dans
Cahiers internationaux du symbolisme,3l-32, 1976, p. 192.
96 I.-P. Sonnet
42. Les alTitérations et paronomases qui font la texture du Cantique illustrent elles
aussi ce rapport métonymique, mettant à profit des proximités phonétiques en
l'occurrence -
dans la langue. Ainsi en 4,13-l4,la métaphore initiale « Tes jets
-
sontlun pardes [parc, verger] de grenadiers » -
se trouve prolongée par une liste de
-
fruits et d'épices dont les noms jouent sur les sonorités prd du mot pardes (et dtt
phonème k). Il en est de méme, en 4,6-9, dans le passage de lebònà (encens) à
lebandn (Liban) et à, libabtint (« tu as pris mon ceur » ).
43. Cette distinction ne doit pas faire oublier que le monde projeté d'une euvre
et le code linguistique et culturel dont elle relève sont parfois indissociables.
44. Remarquons qu'il a été question de gedì (chevreau) quelques versets plus haut
(1,8: gediyotayi( «tes chevreaux») : la relation est donc aussi de proximité
textuelle.
45. Voir R. Arrln, «Afterword» (voir note 3l),p.125.
Le ressort poétique du Cantique 97
51. Le mot yad, « main », dont Ct 5,4 représente le seul usage au singulier dans le
poème, a une signification phallique en Is 57,8-10; le méme usage s'observe dans Ia
poésie ougaritique et dans l'hébreu de Qumran; voir M. H. Pope, Song(voir note
1s), pp. 517-srg.
52. P. BEAUcHAvry, L'Un et l'Autre Testament, t. 2 (voir note l0), p. 172.
53. I. LACAN, Les Quatre Concepts fondaffientaux de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1973, p. 194.
54. Voir la mise en parallèle des deux scènes et leur lecture en clé onirique par
Y. Zerovtrcn, Cantique (voir note a6),pp.76-77.
100 I.-P. Sonnet
Oìr l'on voit qu'ils sont muse l'un pour l'autre. Il lui demande de
lui souffier son ròle, et ce ròle est métaphorique. Ainsi que l'écrit R.
Alter, u la femme indique à l'homme qu'il accomplira au mieux son
ròle d'amant en étant comme le jeune cerf, en jouant le jeu de la
comparaison poétique, en trouvant son plaisir parmi les lis et ces
-ort, de bienheureuse intimitési». Merveilleuse illustration de la
manière dont des métaphores exubérantes poussent l'action vers
l'avant. Le langage poétique ouvre, de manière prophétique, des
chemins nouveaux a la hberté aimante, notamment lorsqu'elle est
menacée. Cet impératif métaphorique a par ailleurs la fonction du da
capo ìt la fin d'une partition, puisqu'il nous ramène à l'arrivée
bondissante du bien-aimé, comme une gazelle ou un faon de biche
au chapitre 2 (2,9 et2,17). Assumer la métaphore, c'est ainsi repren-
dre le chemin du poème.
58. Sur ce point, voir notamment H. Flscn, Poetry (voir note 6), pp. 95-101.
59. A.-M. PelLrnER, Lectures du Cantique des cantiques. De l'énigme du sens aux
figures ilu lecteur, Rome, Pontificio Istituto Biblico (coll. Analecta Biblica,
n' 121), 1989; a propos de cette étude, voir J.-P. SoNNEr, «"Figures (anciennes et
nouvelles) du lecteur". Du Cantique des cantiques au livre entier. ,4. propos d,un
ouwage récent », dans Nouvelle revue théologique, ll3, l99l, pp. 75-86.
60. Sur ce point, voir H. Flscn, Poetry (voir note 6), pp. l0 I - 102.
6l.Voir notamment Is 5,1-7; 27,2-5; lr 2,21; 12,10; Ez l7,l-10; Os l0,l;
Ps 80,9-17.
62.Yoir notamment Ex 19,6; I Sm 8,7; Is 6,5 ; Jr 8,19; ps 149,2.
63. Voir notamment Dt 14,l ; 32,6 ; ls 63,16 ; 64,7 ; ps 103,13- 14.
64. Voir notamment Is 49,15; 66,12-73, et la métaphores des entrailles mater-
nelles (rahamìm) de Dieu, cf.ls 63,7.t5; Ps 51,3 et passim.
65. Voir notamment los24,22; Is 45,4;48,3.
66. Voir notamment Is 1,3 ; Jr 23,1-4;Ez 34; Za ll,4-17 ;ps Z3,l-4;80,2.
67.Yoir notamment Is 29,16; 45,9-11 ;64,7 ;Jr 18,l-6; Jb 10,9.
Le ressort poétique du Cantique 103
l'amante notamment, «la plus belle des femmes » (cf. Ct 1,g; 5,9;
6,1), le Cantique est aussi bàti sur un comparatif, le comparatif sur
lequel s'ouvre le poème : « Tes caresses », lui dit-elle, « iont meil-
leures que le vin » (1,2 ; cf. 1,4; 4,10). La bonté des choses, que l,ex-
cellence du vin vient symboliser, se trouve dépassée par la révélation
de l'éros amoureux cette bonté supplémentaire que l,on
-
découvre au-delà de I'enfance. « seul parmi tous res livres de la
Bible », écrit Fr. Rosenzweig, « le cantique débute par un comparatif
"psillgqr que le vin" [.. ]. Ce "meilleur" renoue le fil exactement
-là oir le "très bon" .
en lui donnant
les figures de son repos et de sa quéte. À. qui a lu le
Cantique, Dieu rend visite en bondissant au-dessus des collines, en
l'épiant à travers le treillis.
La tradition a ainsi reconnu dans le Cantique l'« embrayeur »
scripturaire par excellence. I1 est ce texte des Écritures où l'on bascule
dans le monde des métaphores, où l'on traverse le miroir et joue le
jeu des figures. Au terme de la description de la Sulamite dans sa
danse, l'amant-poète ajoute : « Un roi [c'est-à-dire lui-méme] est
pris à ces tresses » (7,6), et nous le sommes aussi, pris au jeu des
pronoms et des figures, accueillis dans celui des métaphores et des
métonymies. Ce pouvoir d'« embrayeur », le Cantique le projette sur
le récit environnant de l'alliance, dont il devient comme le portail
d'accès. En écrivant le Cantique, dit le Midrash, Salomon fit des
« poignées à la TorahTr», donnant aux lecteurs à venir d'« avoir
prise » dans le jeu dialogal et figuratif, narratif et éthique de l'al-
liance7z. Toutefois, si le Cantique détient un tel pouvoir, ce n'est pas
en exploitant la confusion imaginaire, mais en se produisant comme
poème, dans sa facture poétique, et ainsi dans l'ordre symbolique. De
manière unique dans le canon des Écritures, et au bénéfice de la tota-
lité de ce canon, Ie Cantique rappelle qu'il n'y a point d'alliance, et
d'entrée dans l'alliance, sans I'invention du langage et l'exercice du
langage en dialogue. « Cela compris », nous permet de conclure
Origène, « écoute le Cantique des cantiques, et hàte-toi de le pénétrer
et de répéter avec l'Épouse ce que dit l'Épouse, pour pouvoir
entendre ce que l'Épouse a elle-méme entenduT3. »