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Françoise Nimal - Page 1

FUTP 2013-2014
Cours AT565 Exégèse de l’Ancien Testament (4 ECTS) – Janvier 2014
Prof. Dr. Dorothea Erbele-Küster

Françoise NIMAL, MA2.

Une lecture allégorique du Cantique des Cantiques : les


amoureuses métaphores d’un Dieu qui désire

Plan
1. Introduction ................................................................................................................... 1
2. Traduction et commentaire .......................................................................................... 2
3. Lectures textuelles et lectures allégoriques ................................................................. 7
4. La bien aimée, figure de Dieu : retourner l’allégorie. ................................................ 9
5. La bien aimée, figure de Dieu : apports d’une autre lecture allégorique du
premier chant du Cantique des cantiques........................................................................ 12
6. En guise de conclusion : ce qui parle. ........................................................................ 15
7. Bibliographie................................................................................................................ 16
Annexe ................................................................................................................................. 18

1. Introduction

Le plus suprême des chants. Le plus chantant. Une sorte de « chantissime »… Grand
poème érotique en 8 chapitres, qui se déploie à travers un décor extrêmement riche, où les
deux amants bondissent à travers collines et fenêtres, dans un jeu de cache-cache amoureux,
le Cantique des cantiques a fait l’objet de nombreuses lectures.

Nous avons choisi ici de nous pencher sur les premiers versets du Cantique (Ct 1, 1-7).
La méthode exégétique que nous privilégions est l’analyse rhétorique, qui vise à mettre à jour
la composition du texte. Nous serons ainsi prioritairement attentive à la terminologie (le
champ lexical employé)1.

Nous nous situerons dans la tradition des lectures allégoriques. Nous présenterons
brièvement les enjeux des lectures littérales et allégoriques, en nous référant notamment à
Paul Ricoeur. Nous explorerons ensuite une version particulière de la lecture allégorique.
Dans la tradition juive comme chrétienne, une lecture métaphorique postule que l’amant peut
ou doit être lu comme représentant Dieu, et l’amante comme représentant l’humanité. Mais
que se passe-t-il si l’on inverse les deux pôles, autrement dit, si l’on invite une autre lecture,
où c’est le bien aimé, l’homme, qui représente l’humanité, tandis que la femme représente
Dieu ? Nous discuterons la possibilité de cette démarche, dans la lignée d’une herméneutique
féministe, et quels avantages spécifiques elle offre dans le champ exégétique, et tenterons de
l’appliquer à la péricope choisie.
1
Une exégèse complète demanderait que nous nous attardions aussi à la structure, mais nous laissons cet aspect
de côté.
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2. Traduction et commentaire

Cantique des cantiques 1, 1-6


`hmo)l{v.li rv<ïa] ~yrIßyVih; ryviî 1
`!yIY")mi ^yd<ÞDo ~ybiîAj-yKi( WhyPiê tAqåyviN>mi ‘ynIqe’V'yI 2
`^Wb)hea] tAmïl'[] !KEß-l[; ^m<+v. qr:äWT !m,v,Þ ~ybiêAj ^yn<åm'v. ‘x:yrE’l. 3
‘hx'm.f.nIw> hl'ygIÜn" wyr"ªd"x] %l,M,øh; ynIa;’ybih/ hc'Wr+N" ^yr<äx]a; ynIkEßv.m' 4
`^Wb)hea] ~yrIßv'yme !yIY:ëmi ‘^yd<’do hr"yKiÛz>n: %B'ê
`hmo)l{v. tA[ßyrIyKi rd"êqe yleäh\a'K. ~Øil'_v'Wry> tAnàB. hw"ëan"w>) ‘ynIa] hr"ÛAxv. 5
ybiª-Wrx]nI) yMiäai ynEôB. vm,V'_h; ynIt.p;Þz"V/v, tr<xoêr>x;v. ynIåa]v, ‘ynIWa’r>Ti-la; 6
`yTir>j")n" al{ï yLiÞv, ymiîr>K; ~ymiêr"K.h;-ta, hr"äjenO ‘ynImu’f'
Traduction verset par verset, questions de traduction, notes et commentaires.

Verset 1 : Le titre
`hmo)l{v.li rv<ïa] ~yrIßyVih; ryviî 1
Traduction littérale: Chant des chants qui (est) pour Salomon

Commentaires:
D’emblée, on est saisi par l’effet poétique de l’allitération (des sons en “sh”)

~yrIßyVih; ryviî
Le ryviî désigne un chant soit profane (Es 24,9) soit religieux (Am 5, 23) ou encore une
collection de chants dans un contexte liturgique (Ps 137,3)2.
L’expression ~yrIßyVih; ryviî est superlative. C’est le même type de construction que, par
exemple, ~yvi(d"Q\h; vd<q: (Ex 26,33). il ne s’agit pas d’un cantique entre les cantiques, un
chant parmi d’autres, il s’agit d’un cantique supérieur aux autres. Comme le “saint des saints”
peut être traduit par le “lieu très saint”, le “chant des chants” est un “chant très chant”, ce qui
est incorrect en français, ou un “chant suprême”, ce qui ne rend pas justice à la forme poétique
originale. On aimerait presque le traduire par “chant chantissime”. Mais la raison (et les
limites de la langue française), commandent de garder l’habituel “chant des chants”

hmo)l{v.li Ceci pose la même question que le dwI“d"l au début des psaumes
traditionnellement attribués à David. Faut-il y voir une indication d’auteur (de Salomon) ou
une dédicace (pour Salomon)? D’une part dans le corps du texte Salomon est mentionné à la
troisième personne ou à la deuxième personne du singulier (ce qui semble contradictoire à une
titulature qui en fait l’auteur du texte, mais pose également d’autres questions), d’autre part,
Salomon est traditionnellement le patron des genres littéraires de la sagesse3 et du lyrisme en

2
Reymond, 2007, p 383.
3
Sur le Cantique comme littérature sapientale, et notamment les parallèles linguistiques entre le Cantique et les
Proverbes bibliques, voir LaCocque, pp. 389-390.
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Israël. Plusieurs auteurs estiment que le texte a été écrit à l’époque de Salomon, tandis que
d’autres avancent des arguments en faveur d’une rédaction finale très tardive. 4

Versets 2 à 4 : le dit premier du désir.


`!yIY")mi ^yd<ÞDo ~ybiîAj-yKi( WhyPiê tAqåyviN>mi ‘ynIqe’V'yI 2
Traduction : Qu’il me baise des baisers de sa bouche! Car tes caresses sont meilleures que le vin.

Commentaires:
A noter, le changement de personne au cours du verset. On passe de la troisième masculine
singulier à la deuxième masculine singulier. Comme si la langueur du désir exprimée dans la
première moitié (comme un cri, ou un soupir d’attente) amenait ensuite à parler directement à
celui qui en est l’objet. L’effet est curieux: la demande (d’être embrassée) n’est pas adressée à
un interlocuteur particulier, tandis que le constat (que son amour est bon) est, lui, adressé à
l’autre. Notons toutefois avec Keel que « le changement de la troisième à la deuxième
personne est aussi fréquent dans les chants d’amour égyptiens »5. Tribble estime pour sa part
que si au départ la jeune femme parle de son amant et non à son amant, sa façon de parler
nous fait entrer directement dans le cercle de leur intimité.6

‘ynIqe’V'yI
Le verbe qvn au qal inaccompli, 3ème pers. masc. sg, est ici le plus souvent pris dans
un sens jussif 7. La plupart des traductions rendent ce sens. Le traduire comme un “simple”
inaccompli (donc au futur: “il me baisera”) permet d’exprimer une certitude plus qu’un
souhait: la femme amoureuse sait que son amant va répondre à son désir8. Mais cette option
ne me semble pas rendre justice à la dynamique de désir mise en scène à travers tout le livre.

hq'yvin> ((nom commun féminin, ici au pluriel état construit). Baisers.


Cette racine évoque dans d’autres langues sémitiques le fait de respirer ensemble, de sentir la
même odeur (en Egypte, le premier contact intime ne se fait pas par les lèvres mais par les
nez) et de s’étreindre. Le baiser sur la bouche peut souvent être compris comme acte sexuel au
plein sens du terme.9

Il y a une sorte de symétrie stylistique entre la formulation « chant des chants » (superlatif) et
« baiser (verbe) des baisers (nom) » (pléonasme), qui va au-delà semble-t-il d’un jeu sur les
allitérations, mais relie les baisers à un type de formulation superlative, marquée d’excès.

^yd<ÞDo Ce mot pose des problèmes de traduction car plusieurs vocalisations sont possibles. La
vocalisation massorétique, celle que nous suivons, nous propose le nom commun dAD au
masculin pluriel à l’état construit suffixé par la marque du possessif à la 2ème personne du
masculin singulier.
dAD a trois significations principales10:
1. Bien-aimé (la plus répandue)[
2. Oncle (plus spécifique)
4
LaCocque, p. 389 et 392, et Chouraqui, pp.29-30.
5
Keel, p. 41 (notre traduction).
6
Tribble, p. 103.
7
Notamment dans l’analyse proposée par Bibleworks 6.0.
8
Cfr présentation de Boniface Ntzezilyayo, FUTP 2013-2014, non publié.
9
Keel, p. 41.
10
Référence : Bibleworks 6.0.
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3. Amour(s) (sens plus abstrait, quand il est au pluriel)


Ici, à cause du pluriel et de l’état construit suffixé, il faut choisir le troisième sens. Notons
toutefois que le premier est fréquent dans le Cantique; on est bien dans le champ sémantique
principal du livre.
11
Le sens de « amour » est cependant trop abstrait pour traduire ^yd<ÞDo , le mot se réfère plutôt
aux manifestations de l’amour, et un terme plus charnel est plus approprié, par exemple
étreintes (Chouraqui), ou caresses (NBS),… « Caresse » (de l’italien carezza) a l’avantage
étymologiquement d’être lié à « cher », « bien aimé » (italien caro)12.
La LXX traduit par o[ti avgaqoi. mastoi, sou u`pe.r oi=non (tes seins sont meilleurs que le vin),
en optant pour une autre vocalisation que celles des massorètes (un duel). La traduction de
Port Royal, par de Sacy, au XVIIème siècle, suit la vulgate et traduit par « vos mamelles sont
meilleures que le vin »

!yIY")mi
Dans l’Ancien Testament (AT), le vin est signe de joie, de réjouissance et de jouissance.
L’amour et le vin sont à plusieurs reprises associés dans le Cantique.13 Le vin a aussi une
fonction liturgique (libations de vin au Temple, avec des sacrifices, Nb 15).

`^Wb)hea] tAmïl'[] !KEß-l[; ^m<+v. qr:äWT !m,v,Þ ~ybiêAj ^yn<åm'v. ‘x:yrE’l. 3


Traduction : L’odeur de tes huiles est bonne, ton nom est une huile qui se répand, c’est
pourquoi les jeunes femmes t’aiment.

L’huile (!m,v,)) a plusieurs usages dans l’AT. L’huile, spécialement l’huile d’olive, est utilisée
pour l’éclairage, la préparation de la nourriture, pour protéger le cuir ou comme ingrédient
d’un onguent thérapeutique servant à adoucir les plaies. L’huile peut être signe de richesse ou
de joie. L’huile parfumée servant à l’onction est signe de la bénédiction de Dieu. Les huiles
parfumées ont dans la culture du Cantique une importance aussi forte que celle du vin lors des
fêtes (Ps 23,5; Pr 21,17).14 Les parfums, dont le pouvoir érotique est connu, jouent un rôle
dans cette histoire de séduction.

^m<+v. qr:äWT !m,v,Þ I


Il y a ici un jeu de mot entre !m,v,Þ (huile) et ^m<+v. (nom), malheureusement intraduisible en
français. Par le changement de vocalisation, le nom, symbole de l’identité propre d’une
personne, mais aussi de l’entrée en relation15, est identifié à l’huile.

^Wb)hea Ce terme hébreu désigne des jeunes femmes qui ont atteint leur maturité sexuelle. La
plupart des traductions le rendent par “jeunes filles”, excepté la TOB qui préfère
“adolescentes”. Chouraqui, dans sa démarche plus littérale, préfère le terme de “nubiles”.

11
Exum, p. 91.
12
E. Dhorme, Pléiade, p.1447, cité par Sonnet et coll. dans le commentaire de la traduction de Le Maître de
Sacy, p.85 .
13
Exum, p. 94.
14
Cfr présentation de Boniface Ntzezilyayo, FUTP 2013-2014, non publié.
15
Rappelons que dès la création (Gen 2), l’homme est invité à nommer les animaux, ou encore l’importance des
changements de nom (Abram => Abraham en Gen 17, notamment).
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‘hx'm.f.nIw> hl'ygIÜn" wyr"ªd"x] %l,M,øh; ynIa;’ybih/ hc'Wr+N" ^yr<äx]a; ynIkEßv.m' 4


`^Wb)hea] ~yrIßv'yme !yIY:ëmi ‘^yd<’do hr"yKiÛz>n: %B'ê
Traduction : Attire-moi après toi, courons ! Le roi m'a fait venir dans ses appartements.
Réjouissons-nous, soyons joyeux en toi ! Souvenons-nous de ton amour meilleur que le vin. Il
est droit de t’aimer !

hc'Wr+N" ^yr<äx]a; ynIkEßv.m'


Un verbe à l’impératif puis un cohortatif : il ne s’agit pas ici d’un simple souhait mais d’un
commandement, d’un appel à l’action commune.

wyr"ªd"x] %l,M,øh; ynIa;’ybih/


Elle annonce fièrement que le roi l’a fait venir dans ses appartements (on peut aussi traduire
par « sa chambre » le terme signifiant aussi la chambre à coucher, par exemple en 2 Sam
4,716). Un thème qu’on retrouve dans la littérature amoureuse de l’orient ancien (par exemple
avec la déesse Inanna, prototype de la femme sumérienne) 17.
Penser que le roi puisse être un autre personnage que l’amant aimé de la jeune femme mène à
trop de contresens, sa passion amoureuse est trop manifestement exclusive. On peut donc en
déduire qu’ est déjà entrée dans la maison du jeune homme, qu’elle a déjà goûté ses baisers,
partagé une intimité avec lui. D’autre part, elle le qualifie de « Roi », non qu’il soit
effectivement le roi, mais parce qu’il est roi à ses yeux, qu’il est « son roi ».18

~yrIßv'yme Nous traduisons la notion par « droit ». Ce terme peut référer à une droiture
morale, éthique (exemple : en Es 33,15 et 45,19, ou dans les Psaumes), et peut donc se
traduire également par « juste ». Il apparait en lien avec le vin qui coule, comme ici, dans un
autre passage du Cantique (Ct 7,9) et en Prov 23,31.

Versets 5 et 6: Je suis noire et/mais belle… comme une fille dehors, gardant les vignes.

`hmo)l{v. tA[ßyrIyKi rd"êqe yleäh\a'K. ~Øil'_v'Wry> tAnàB. hw"ëan"w>) ‘ynIa] hr"ÛAxv. 5


Traduction : Je suis noire et belle, filles de Jérusalem ! Comme les tentes de Kédar, comme
les tentures de Salomon.

rxov' Noire, de cheveux ou de peau. Ici il s’agit de la peau, puisque dans la suite de la phrase
elle attribue sa couleur au soleil. Le verset suivant laisse peut-être entendre que ce teint hâlé
est « mal vu » par les filles qui la regardent, ce qui est renforcé par la traduction « noire mais
belle » plutôt que « noire et belle », traduction qui pose problème, car elle impose au texte un
sens adversatif qui n’est présent dans le wav hébreu qu’avec d’autres nuances possibles. En
effet, en hébreu, les usages de la particule waw recouvrent ceux du « et » en français et en
latin. Donc quand Jérôme dans la Vulgate traduit Nigra sum sed formosa : « Je suis noire
mais belle », il introduit une opposition supplémentaire. (Cfr en annexe une discussion de
cette question, y compris dans l’évocation de ses tenants et aboutissants théologiques et
sociologiques.

16
Reymond, p. 120
17
Keel, p. 45.
18
Une lecture qui est également celle de Exum, p. 95.
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hw<an" adj. Belle, jolie. Chouraqui traduit par « splendide ».

ybiª-Wrx]nI) yMiäai ynEôB. vm,V'_h; ynIt.p;Þz"V/v, tr<xoêr>x;v. ynIåa]v, ‘ynIWa’r>Ti-la; 6


`yTir>j")n" al{ï yLiÞv, ymiîr>K; ~ymiêr"K.h;-ta, hr"äjenO ‘ynImu’f'
Traduction : Ne me dévisagez pas, moi, la noiraude, moi que le soleil a regardée ! Les fils de
ma mère se sont fâchés contre moi; ils m'ont mise gardienne des vignes. Mais ma vigne à moi,
je ne l’ai pas gardée.

vm,V'_h; ynIt.p;Þz"V/v, (( que) le soleil m’a regardée.


Quelques versions prennent non une forme du verbe @zv (regarder avec insistance) mais
comme une forme araméenne de l’hébreu @dv (brûler).
Si elle est noire, c’est parce qu’elle a été exposée aux rayons brûlants du soleil. Certaines
traductions disent d’ailleurs « brune », ou « bronzée ».
Notons que curieusement la Vulgate traduit exactement le contraire, « quia decoloravit me
sol » signifiant que le soleil l’a décolorée. De Sacy, qui suit la Vulgate, traduit par « C’est le
soleil qui m’a ôté ma couleur ».

Il y a un jeu de mot sur le regard des femmes (regard qu’on suppose malveillant, puisque la
jeune femme s’y oppose), et le regard du soleil. Dire « le soleil m’a regardée » montre une
certaine fierté. Le passage invite à la lecture métaphorique. Comme Keel le rappelle19, le
soleil est une divinité pour nombre de peuples de l’Orient ancien, et il est probable qu’Israël
n’a pas pu complètement échapper à l’attrait de cette image. Il est intéressant de noter qu’une
des fonctions du dieu-soleil était d’être le juge et vengeur face aux injustices cachées.

yTir>j")n" al{ï yLiÞv, ymiîr>K; ‘« Mais ma vigne à moi je ne l’ai pas gardée ».
Keel notamment considère que ce passage ne peut être lu qu’au sens métaphorique suivant : la
vigne représente ses « atouts féminins », et la vigne non gardée une virginité perdue. Ceci est
mis en parallèle avec la noirceur honteuse de la peau qui dessine alors le thème de la
souillure, de l’infamie, de la mauvaise réputation.20
Toutefois, une lecture sociologique du sens premier de la phrase est possible. Les frères de la
jeune femme ont pu l’employer à travailler sur leurs terres, alors qu’en tant que femme elle ne
pouvait être propriétaire d’une vigne. La vigne qu’elle n’a pas gardée est alors une terre dont
elle a été spoliée.

~yIr"+h\C'B;( #yBiär>T; hk'Þyae h[,êr>ti hk'äyae yviêp.n: ‘hb'h]a'v,Û yLiª hd"yGIåh; 7


`^yr<(bex] yrEîd>[, l[;Þ hy"ëj.[oåK. ‘hy<h.a,( hm'ÛL'v;
Traduction : Dis-moi, toi que tout mon être aime, où tu pâtures, où tu te couches à midi ?
Pourquoi serais-je perdue parmi les troupeaux de tes compagnons ?

yviêp.n:Souvent traduite par « âme », la nèphèsh désigne au sens premier la gorge, mais elle
est aussi ce qui fait qu’un être est vivant (Gen 2,7) et représente par extension le principe vital

19
Keel, p. 49.
20
Keel, pp.49-50.
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de la personne dans sa globalité (Cfr 12,5; 46,26-27), en lien avec son identité individuelle.
Elle est aussi fortement liée à l’affection, aux sentiments humains (Bibleworks propose alors
comme traductions possible : désir, passion, émotion). Ainsi, en 1 Sam 18,1 (David et
Jonathan), c’est elle qui aime son correspondant chez l’autre aimé21. Nous préférons la
traduction « tout mon être », qui nous semble rendre plus adéquatement le terme que « âme ».

hk'äya Double sens possible : “où?” et “comment?”.


,e
#yBiär>T; hk'Þyae h[,êr>ti hk'äyae
Ces deux verbes sont sans complément d’objet explicite. Exum22 signale la difficulté de
traduire en anglais sans ajouter de complément (logiquement, « troupeau »). Concernant le
verbe qal h[r, il peut signifier, dans un premier sens « pâturer, paître » (dans ce cas, soit le
sujet est un animal, soit le sujet est humain et le sens est plus métaphorique) ou, dans un
second sens, signifier « faire paître », « conduire un troupeau ».23 Pour #br, rappelons que les
verbes hiphil sont souvent transitifs, et donc exigent le complément d’objet direct. Toutefois,
certaines traductions considèrent que le complément d’objet implicite du second verbe
pourrait être l’amant lui-même, c’est en tout cas ce que propose la traduction de Exum
« where do you lay at midday ? », reprenant ainsi le texte de la Vulgate « ubi cubes in
meridie », comme Luther « wo du ruhst am Mittage », et de Sacy « où vous vous reposez à
midi ». Cette option nous semble élégante et respectueuse de l’original ; nous la reprenons.

hy"ëj.[oåK. Plusieurs lectures possibles. Soit on suit la lecture des massorètes, et on a après
la préposition le verbe hj[ au qal participe feminine sing., ce verbe signifiant se couvrir,
s’envelopper (dans un vêtement, une couverture, un voile, etc), et y compris en signe de
deuil). Soit on suit la version syriaque qui atteste hy"ë.[oåjK, et donc le verbe h[j qui signifie
(s’)égarer. La seconde option (aussi celle de la Vulgate) semble meilleure au niveau de la
signification générale de la phrase.

3. Lectures textuelles et lectures allégoriques

Le Cantique des cantiques est donc une série de scènes lyriques, organisées sous forme de
dialogue entre une jeune femme et son amant, avec l’intervention, comme en refrain, d’un
personnage tiers : le chœur des filles de Jérusalem. Le premier poème est parlé par la jeune
femme, qui d’emblée dit avec force son désir24 des baisers de l’amant. Elle explique qu’elle a
la peau sombre car elle est souvent au soleil (lequel l’a « regardée »), sa famille (ses frères,
plus exactement) l’ayant envoyée travailler dans les vignes. Elle cherche son amant, le
comparant à un berger itinérant qui mène son troupeau…

Ce long poème oriental, qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère des 1001 nuits, a des
similitudes évidentes avec la poésie de l’Egypte, de la Mésopotamie, de Sumer25, et
notamment avec le genre littéraire de la poésie arabe des wasfs.26

21
« La nèphèsh de Jonathan s'attacha à la nèphèsh de David et Jonathan l'aima comme sa propre nèphèsh»
22
Exum, p. 99.
23
Reymond, p. 356.
24
Ce qui est rendu par le jussif.
25
Chouraqui, p. 21.
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Quelles que soient les intentions de l’auteur27 du Cantique, l’histoire de la réception du


texte a vu se côtoyer, d’emblée, des lectures en quête de “sens littéral” (se référant au sens
obvie du texte) et des lectures en quête de “sens allégorique”.28

“L’interprétation littérale du livre est constant et contemporaine du poème lui-même. Les


exégètes du Moyen Age y insistent même quand ils en étudient le sens allégorique”29, nous
apprend Chouraqui, qui cite ensuite des exemples plus récents de cette lecture au premier
degré30. Toutefois, si le sens obvie du texte est incontournable, il serait sans doute une erreur
de ne lire ce texte que comme un poème érotique, sans portée autre que d’éveiller les sens du
lecteur. La vision du monde de l’ancien Israël, la sagesse était un des véhicules de la
connaissance des choses divines. La parole (ici poétique) du sage est aussi porteuse de Dieu
que celle du prophète ou du prêtre, et porte une vision théologique31.

Quant à l’interprétation allégorique, elle est également aussi ancienne que le texte lui-
même, et explique son intégration dans le Canon. Bien qu'inclus dans la LXX, Le Cantique ne
sera inclus dans le canon juif32 qu’au 1er siècle de notre ère33, après de vives discussions. Le
point de vue qui l’emportera sera celui de rabbi Aqivah, déclarant : «Tous les livres de la
Bible sont saints, mais le Cantique des Cantiques est le Saint des Saints" : pour lui, le
Cantique ne peut en aucun cas être réduit à n’être qu’un chant d’amour coquin que l’on
entonne dans les salles de banquet34.

Les lectures allégoriques ont donc, dès le début, et de façon constantes été proposées.
Selon la plus importante, le couple dont les amours sont célébrées n’est qu’en apparence
constitué par un homme et une femme ; il s’agirait en réalité de dépeindre là la relation entre
Dieu et Israël son peuple35. Le Targum, le Midrash, les textes rabbiniques, ne voient dans ce
poème rien d’autre qu’une redite du récit de libération de l’Exode !36 Pour d’autres, il s’agit
d’une relation entre la Sagesse et les initiés37. Ensuite, la tradition chrétienne prendra le texte
comme allégorie de la relation d'amour qu'entretiennent le Christ et son Église.

26
Littéralement « wasf » signifie « description ». Le terme désigne, en littérature, un poème ou fragment
poétique qui décrit, par une accumulation de métaphores, les diverses parties du corps féminin et du corps
masculin. Ce genre littéraire est commun dans la poésie arabe ancienne et récente, mais dans la littérature
hébraïque il n’apparait que dans le Cantique. M. Falk, 1993.
27
Par commodité, nous utilisons le terme « auteur » au masculin. Toutefois, l'hypothèse que le Cantique ait pu
avoir été rédigé par une femme n’est pas à écarter, étant donné la large place qui y est donnée aux personnages
féminins, et la transgression des normes de genre qu’on peut y trouver. (cfr notamment André LaCocque, qui se
dit « certain que l’auteur est une femme »).
28
Sur ces différentes lectures, voir par exemple : de Ena, 2009.
29
Chouraqui, p.31.
30
Par exemple, le commentateur K. Budde, qui en 1893 présente le Cantique comme une collection populaire de
chants nuptiaux.
31
Keel, p.2.
32
Et dans la liturgie, car il est récité lors de Pessah.
33
Au concile de Yavneh, en 90.
34
Il préconise donc une lecture allégorique.
35
Pour un résumé de l’histoire de la réception allégorique du Cantique par le targum, le Zohar, et d’autres
lectures juives, voir Chouraqui, pp. 27-29.
36
Chouraqui, p. 27.
37
Pour un résumé des tenants de cette lecture, voir LaCocque, p. 389.
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Soulignons toutefois qu’une chose est de postuler dans le chef de l’auteur du texte une
intention allégorique de départ, une autre de proposer une lecture allégorique possible.
Historiquement, d’ailleurs, comme le souligne Ricoeur, les lectures allégoriques ne se sont
pas toujours accompagnées du présupposé qu’elles étaient celles inférées par la volonté de
l’auteur, même si les lectures allégoriques modernes font souvent montre d’une ambition de
retrouver une sorte de vrai sens du texte, intentionnel et originel.38 Nous pensons, avec
Ricoeur, qu’il est possible, et souhaitable, de proposer des lectures qui sortent du champ
épistémologique de la recherche d’un sens originel, d’une intention de l’auteur qu’on pourrait
chercher à dégager. Dès lors, lorsque nous souhaitons faire l’exercice d’entrer à notre tour
dans la danse à deux camps39 des interprétations allégoriques, nous ne prenons donc pas ici
parti dans la querelle sur l’intention de départ de l’auteur. Il ne s’agit donc pas dans ce qui suit
d’expliquer le sens du Cantique que d’en dégager un sens qui interpelle et donne à penser, par
une démarche inspirée des méthodologies de l’herméneutique féministe.40

4. La bien aimée, figure de Dieu : retourner l’allégorie.

Notre propos sera donc de voir si l’on peut garder une lecture allégorique du Cantique en
terme de relation entre Dieu et l’humanité, mais en en retournant les termes de comparaison.

Avant d’aller plus avant, examinons quelques arguments qui amènent à poser l’allégorie
dans le sens traditionnel (homme => Dieu et femme => peuple), puis voyons quels arguments
pourraient plaider en faveur d’une lecture inverse (femme => Dieu et homme => peuple).

L’allégorie de Dieu comme homme amoureux et du peuple comme femme amoureuse.

Si cette lecture a pu d’emblée s’imposer, c’est entre autres grâce aux éléments suivants :

- Intertextualité : ce champ métaphorique est présent dans d’autres livres bibliques,


notamment chez les prophètes, en lien également avec le thème des vignes (Ct 1,7) et de la
femme fidèle ou infidèle. Isaïe se réfère au Seigneur comme au « Bien-aimé », dans son
Chant de la Vigne (Es. 5,1)41. Le prophète Osée développe fortement ce motif pour dire
l’alliance entre Dieu et Israël : le bien-aimé, identifié au Seigneur, s’adresse à sa bien-aimée
Israël (Os 2, 16-22), mais la femme aimée est aussi infidèle (Os 3, 1-5) 42.

38
Ricoeur, pp. 428-430.
39
Ct 7,1.
40
Ou, pour le dire autrement et un peu abruptement, nous assumons que notre démarche a pour intention de faire
dire au texte ce que peut-être il ne veut pas dire. En cela, d’une part nous rejoignons probablement une lecture
ancienne, celle de la « citation » plutôt que de la recherche du message de l’auteur, d’autre part nous souhaitons
nous distancier de lectures qui, tout en cherchant explicitement « la » vérité du texte ne peuvent pas toujours en
dégager autre chose que des présupposés induits par une lecture située, toute lecture étant située. Bien entendu,
cela ne nous dispense pas d’une exégèse s’appuyant sur la traduction et le commentaire
41
Notons que d’autres lectures allégoriques sont possibles, par exemple celle d’une relation entre la Sagesse et
les initiés qui la poursuivent, par exemple Abravabel, au XVème siècle. LaCocque, p.389.
42
Le contraste entre la vision négative des relations sexuelles présente par exemple chez Osée mais aussi dans
les Proverbes et la vision positive d’Eros célébré dans le Cantique amène LaCocque a dire que, justement, le
Cantique se démarque de cette tradition littéraire, ou plus exactement qu’il la subvertit.
Françoise Nimal - Page 10

- Intertextualité AT/NT : Si nous cherchons la suite de cette métaphore nuptiale dans le


Nouveau Testament, nous en trouvons divers exemple, que nous ne détaillerons pas ici.43 La
tradition qui identifie l’Église à l’épouse du Christ44 prend ses sources dans l’interprétation
d’une analogie paulinienne (Ep 5, 21-23 ; 2 Co 11, 2 ; Rom 7, 1-4) et d’une métaphore
présente en Mc 2,19.45

- Des éléments du vocabulaire utilisé pour décrire les protagonistes semblent appeler
cette métaphore. Ainsi, Ct 1,4 fait du jeune homme un roi. Or, la royauté n’est-elle pas un
attribut divin ? Cette remarque est une des clés de la lecture allégorique par exemple chez
Robert et Tournay, cités par Paul Ricoeur46. Par ailleurs, LaCocque montre comment les
travaux exégétiques ont permis de relier les termes employés en Ct 6,12 à la notion de l’Arche
d’Alliance. (la métaphore du chariot).47

- Contexte social structurel et structurant : Identifier ainsi le Seigneur à la partie mâle du


couple et l’humanité à son pendant féminin n’est évidemment pas innocent d’un point de vue
des rapports sociaux de sexe (genre) présent tant dans la société où le texte a été écrit que
dans celles de ses réceptions : il y a, dans la conception patriarcale du couple, un principe qui
est en position dominante (le masculin, donc Dieu) et un autre qui est en position inférieure
(le féminin, donc le peuple humain). D’autre part, la lecture recevant le Cantique comme récit
de libération du peuple (lecture talmudique qui y voit une allégorie de l’Exode) est
particulièrement en phase avec les lectures féministes qui montrent une libération de la jeune
femme amoureuse, laquelle passerait du statut d’objet à celui de personne autonome. 48

- Les apports de la lecture allégorique. Nous faisons l’hypothèse que c’est précisément
parce que cela « fonctionne bien » que la lecture allégorique a été souvent privilégiée. La
lecture allégorique fait sens, on pourrait dire qu’elle tient la route par les éléments
symboliques qu’elle mobilise. Ainsi, le premier chant (Ct 1, 2-7) montre une jeune femme
cherchant son amant caché. Or, Dieu n’est-il pas souvent vécu, par les croyants, comme
caché. Pour la tradition rabinique, les mouvements des amants sont une allégorie de la relation
entre le Seigneur et son peuple : le Seigneur se tient d'abord caché à l'écoute des cris du
peuple… Dieu n'est jamais loin des siens, il est sensible à leurs appels, même s’il demeure
caché, sans doute pour susciter une recherche active de la part des êtres humains. Ainsi, lire
les mouvements du jeune homme comme des mouvements de Dieu fait sens.

Pourtant, une autre lecture est théoriquement possible, qui verrait dans la jeune amante
une figure de Dieu. Quels arguments permettent de plaider pour cette interprétation ?

43
Voir, lors du séminaire du 23 octobre, l’exposé du professeur P. Tomson.
44
Une interprétation qui s'imposa avec Origène. Ricoeur, pp.446-453.
45
Cfr à ce sujet Ricoeur, p. 495. A contrario, remarquons que la relation d'amour entre Jésus et son Église n'est
jamais décrite de manière érotique, mais en comme. Par ailleurs, quand bien même le Nouveau Testament
rapproche l'image hébraïque de la bien-aimée et du bien-aimé de celle du Christ et de l'Église, jamais les auteurs
du Nouveau Testament ne prennent le Cantique des Cantiques comme modèle.
46
« Le bien –aimé est roi. Or, que YHWH soit appelé rie, rien n’est plus conforme à la tradition biblique »,
Tournay, cité par Ricoeur, p. 455.
47
LaCocque, pp. 414-420.
48
Cfr l’exposé de Eef van der Linden lors du séminaire du 23 octobre.
Françoise Nimal - Page 11

Une démarche qui va à contre-sens des lectures établies par la tradition, et qui
précisément se donne pour objectif de retourner la lecture, est par essence subversive, et donc,
iconoclaste. Toutefois, elle se justifie d’autant mieux qu’elle porte sur un livre qui, et en tout
cas c’est l’hypothèse de LaCocque, est tout autant iconoclaste49. Même si, nous l’avons vu,
Ricoeur est sceptique sur cette affirmation visant à voir une intention subversive dans le texte,
on peut avec plusieurs commentateurs50 en tout cas relever que le Cantique se distingue par
des renversements des rôles traditionnels. Un exemple parmi d’autres : le motif traditionnel de
l’Israël ancien, où la fiancée est amenée à la « maison du père » (dans la famille du fiancé),
est remplacé, en Ct 3,4, par une invitation de la jeune femme à son fiancé d’entrer dans la
maison de la mère51. Cette subversion des rôles masculins et féminins traditionnellement
assignés est potentiellement présente dans le texte même52 En cela, c’est d’abord le texte lui-
même qui invite aux retournements de perspectives !

Lire la figure féminine du Cantique comme une représentation allégorique de la divinité


semble une lecture transgressive car elle est tellement à l’encontre de la tradition qu’elle
parait aller à l’encontre du texte même. Mais cela n’est vrai que si on postule que l’intention
de l’auteur est de donner, en la figure de l’amant (l’homme), une image de l’amour divin. Or,
cette intention n’est pas prouvée. Au contraire, nous l’avons dit, aujourd’hui de nombreux
auteurs remettent en question cette hypothèse.53. Dès lors, quitte à faire dire au texte ce qu’il
n’a pas l’intention première de dire, pourquoi le faire aussi unilatéralement, alors que la
présence de deux personnages principaux offre deux portes d’entrées différentes à la
métaphore ? Pourquoi se priver de la polysémie offerte par le Cantique ?54 Celle-ci est
d’autant plus patente que le Cantique, de par sa forme poétique, présente les amants non
comme des personnages mais comme des lieux d’où la parole jaillit.55 Ils sont des supports
d’identification et de métaphore polysémiques.

Notons enfin que les arguments pour une telle lecture peuvent également être de type
intertextuel, parfois en reprise de ceux qui ont amené les lectures allégoriques classiques. Par
exemple, le lien entre la jeune femme et l’Arche d’Alliance évoqué ci-dessus nous semble
plaider tout autant pour qu’elle soit vue comme figure allégorique du Divin que comme
allégorie de l’humanité.

Un argument théologique doit également être évoqué. Le Cantique s’ouvre sur un cri de
désir, d’attente, d’appel. Or, même si le récit de l’Exode est celui d’un Dieu qui entend les

49
Selon LaCocque, la lecture de Genèse 3,16 véhiculée par le Cantique est en opposition flagrante avec ce récit.
Il y a une subversion du désir. LaCocque, pp. 401-402.
50
Keel, Tribble, LaCocque, notamment.
51
LaCocque, p. 404.
52
Même si de nombreuses féministes mettent en garde contre une lecture trop hâtive du Cantique comme un
texte où l’égalité entre hommes et femmes est acquises. Voir notamment Exum, 2000.
53
Et signalons même que LaCocque suggère audacieusement que le Cantique est le fait d’une poète qui reprend
les images de la relation entre Dieu et le peuple pour en faire une sorte d’allégorie de l’amour charnel.
54
Par ailleurs, les commentateurs sont divisés quant à savoir si le texte est principalement une mise en scène de
relations qui échappent aux stéréotypes de genre, ou s’il les porte et les exprime. (cfr Exum 2000) Mais dans les
deux cas, cela peut offrir des arguments pour plaider pour la lecture allégorique inversée que nous proposons.
Nous ne pouvons, faute de place, détailler ici ces arguments.
55
Nous détaillerons ce point plus loin.
Françoise Nimal - Page 12

supplications de son peuple en esclavage, tout comme les psaumes présentent les prières du
peuple vers Dieu, la tendance de nombreux textes bibliques est inverse : on nous y présente
que ce n’est pas l’homme qui appelle Dieu en premier, mais que c’est le désir de Dieu qui est
premier. La Parole inaugurale est créatrice, dans la tradition yahviste, tradition avec laquelle
le Cantique est en phase.56 En ce sens, il serait assez pertinent de lire que, dans ce long poème
d’amour, la première parole vient de Dieu. Nous y reviendrons.

Enfin, même si ce n’est pas notre démarche première, notons que chercher une métaphore
de Dieu dans la figure de la jeune femme peut être une démarche visant à mettre en lumière
une image féminine de Dieu, ou des qualités féminines du divin. C’est ce qui motive la lecture
allégorique de Watts-Belser, qui entend trouver dans le Cantique le Féminin Sacré. Dans ce
type de lectures, il s’agit de valoriser Dieu comme une « Elle ». Watts-Belser insiste sur « le
pouvoir provocateur de la Déesse », qui a le potentiel de secouer les formes et métaphores qui
nous sont familières, de générer de nouvelles façons de penser et exprimer notre rapport à
Dieu, de transformer nos images de la sainteté et notre perception de Dieu. Il s’agit de donner
sa chance à l’inattendu de Dieu.57 Plus simplement, nous pouvons faire remarquer que les
aspects féminins de Dieu ne sont pas absents de la Bible, notamment dans la littérature
sapientielle avec la figure de la Sagesse.

5. La bien aimée, figure de Dieu : apports d’une autre lecture allégorique du


premier chant du Cantique des cantiques.

Revenons maintenant à notre péricope. Quelle image de l’amour de Dieu pour l’humanité
dégagerions-nous de ce texte par le moyen d’une lecture allégorique où la voix de la jeune
femme est entendue comme la voix de la Divinité ?58

Notre propos ne sera pas ici de tenter de dégager un portrait de Dieu à partir de celui qui
est fait de la jeune femme, ne serait-ce que parce qu’il faut pensons-nous nous méfier de la
tentation de résumer le personnage de l’amante à ce passage. En fait, une des caractéristiques
du Cantique est que les personnages principaux semblent varier de statut selon les passages du
Livre59. Le passage que nous étudions nous dépeint une fille de la campagne. Mais il ne faut
pas chercher là-derrière une femme véritable qui aurait servi de modèle à un portrait d’une
amoureuse réelle.60 Le lys des vallées, la femme hâlée par le soleil des vignes où elle travaille
n’est pas qu’une petite campagnarde: elle a une belle maison ( ), une étole, signe de richesse,
comme le remarque LaCocque en se référant à Esaïe 3, 23, des bijoux, des parfums

56
Dans nombre de récits bibliques, le don de Dieu (de la vie, de la Loi, de l’onction, de la bénédiction, de
l’appel ou élection individuelle ou du peuple, et de la Grâce) est premier, et ensuite l’homme répond (par sa
fidélité ou non).
57
Watts-Belser, 2011.
58
Le retournement que nous opérons ici, dans la lignée de Julia Watts-Belser, prolonge en la renouvelant la
tradition d’une lecture mystique du Cantique.
59
De même que le décor n’est pas toujours celui de l’idylle champêtre : plusieurs scènes se passent
manifestement en ville (cfr chapitres 3 et 8).
60
Exum, 2000, pp. 26-27.
Françoise Nimal - Page 13

somptueux…61. Plus généralement, il y a un phénomène d’indétermination ; il est difficile


d’identifier les deux personnages (qui sont-ils ?), ou au contraire de surdétermination62 et cela
se marque y compris dans une indétermination au niveau des locuteurs (le passage d’un
locuteur à l’autre n’est jamais signalé ; il n’est pas toujours aisé de déterminer qui parle, et à
qui). L’accent est mis sur l’expression poétique du désir érotique, et du fait même du genre
littéraire concerné, poétique plutôt que narratif, les personnages n’ont pas d’épaisseur, ou, ce
qui revient au même, ils sont trop épais : ils n’ont pas d’identité narrative.63 Les avantages de
ce procédé littéraire sont évidents : la surdétermination des personnages des amants permet à
de nombreuses personnes de s’y identifier64 ou d’y identifier les termes désirés, comme
l’histoire de la réception du texte le montre abondamment. Donc, plutôt que de nous focaliser
sur un portrait de la jeune femme, écoutons plutôt le jaillissement brut de sa parole, dans ce
premier chant qui inaugure le livre.

Quelques traits semblent se dégager :

1) Un Dieu qui prend l’initiative

Même s’il peut paraître épistémologiquement problématique de lire dans ce passage que
c’est « Dieu qui prend l’initiative »65 alors que nous avons postulé cela auparavant comme un
argument en faveur de notre lecture allégorique, développons un peu cette proposition. Le
premier thème du Cantique est celui de la genèse de l’amour.66 Mais où naît-il ? Où est sa
source ? Dans le cantique, la parole de la jeune femme est première, et elle est jaillissante, elle
surgit, brûlante, dans une scène vide : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche!». Comme le
dit Watts-Belser, en lisant la voix féminine du Cantique comme expression de la voix de
Dieu, nous rencontrons un Dieu tourné vers l’humanité, un Dieu qui appelle, et qui appelle en
vue d’une relation très intime. Le Dieu qui insuffle vie est aussi Dieu qui veut recevoir de
l’humanité le souffle ardent d’un baiser. Bien entendu, cette lecture du Cantique qui met
l’emphase sur un Dieu qui désire l’homme n’est pas neuve, puisque c’est le principe même de
l’allégorie de la relation Dieu/humain comme chassé-croisé amoureux. Précisément parce que
le Cantique dépeint deux amants engagés dans la réciprocité de leur relation, il importe peu
que l’on place dans l’homme ou dans la femme la métaphore du Dieu aimant : les deux sont
dans le mouvement du désir érotique, les deux l’expriment. Mais la femme, redisons-le
encore, est la première à parler. La structure du texte lui donne ainsi l’initiative du désir. C’est

61
LaCocque, p. 388.
62
Ricoeur se réfère à Paul Beauchamp qui « insiste sur la superposition des générations dans l’évocation floue
des caractères », Ricoeur p. 432.
63
Ricoeur, pp. 431-433.
64
Cfr Exum, 2000, p. 26.
65
Le postulat de lecture de départ amenant forcément à « trouver ce qu’on voulait trouver » est une question
récurrente, notamment dans nombre de théologies contextuelles. Par exemple, lorsque Musa Dube utilise le livre
de Ruth comme set divinatoire visant à montrer des relations internationales, puis voit dans ce même livre les
relations internationales, on peut avoir le sentiment que la conclusion est déjà posée dans la prémisse. Mais il
faut remarquer, à nouveau, avec Ricoeur, que précisément ce type de lectures n’entend pas dégager le sens du
texte, mais le faire résonner dans le contexte des lecteurs. S’il ne s’agit peut-être plus, à proprement parler,
d’exégèse, il ne s’agit pas non plus d’une eiségèse, mais plutôt d’une citation, d’une reprise (telle qu’on peut en
faire aussi dans la liturgie).
66
Chouraqui, p. 22.
Françoise Nimal - Page 14

d’autant plus fort que les stéréotypes de genre en vigueur dans l’Israël ancien ne donnent pas
ce droit à la femme. En ce sens, le désir exprimé par la femme est plus subversif que celui
exprimé par l’homme, et les deux protagonistes ne sont pas interchangeables. Oser voir en
cette femme une image de Dieu, c’est donner plein crédit à un amour divin qui obéit à la
logique du désir plutôt qu’à celle d’un devoir convenu.

L’idée d’un Dieu qui désire n’est étrangère ni à la théologie rabbinique ni à la théologie
chrétienne. Toutefois, Ct 1,2, expression intense de désir, lorsqu’elle est entendue comme
venant de Dieu, montre Dieu en état de quasi-besoin face à l’humain désiré, espéré. Le baiser
espéré dit une soif, soif de l’humanité. Cette soif va s’exprimer plus loin sous forme d’un
commandement impérieux : après le jussif du verset 2 viennent l’impératif puis le cohortatif
du verset 4 : « Attire-moi après toi, courons ! ». Nous l’avons dit déjà, c’est un appel à
l’action commune. Le désir de Dieu s’exprime donc comme manque, qui attend quelque
chose de sa créature, mais aussi comme appel à la relation, à une réponse de l’humanité
(attire-moi !) et à une action commune (courons ensemble !).

2) La relation juste entre Dieu et l’être humain : « il est droit de t’aimer ! »

La réponse de l’être humain, qu’il soit individu ou peuple aimé, donnera par conséquence
du plaisir à Dieu. De plus, cette forme de relation est présentée comme bonne, droite, juste
(rv'yme au verset 4). Il est juste et bon que Dieu aime l’être humain. Et, comme notre
traduction tentait de le dire, il y a une polysémie de cette visée éthique : c’est droit (au sens de
rectiligne, juste) mais aussi un droit (au sens d’une chose permise, conforme à la Loi). Quant
à l’amour de l’être humain pour Dieu, il est meilleur que le vin. Les deux partenaires sont
ainsi engagés dans une relation mutuelle, très égalitaire.

Le thème du baiser lié au thème de la justice et du désir éthique se retrouvent aussi dans
les psaumes : « La fidélité et la loyauté se rencontrent, la justice et la paix s'embrassent » (Ps
85, 11) (c’est également le verbe qvn)). Dans le baiser des amants se lit ainsi une
interdépendance entre d’une part la relation juste entre Dieu et l’humanité, d’autre part la
justice et la paix, le tout étant intrinsèquement lié aux notions de fidélité et de loyauté. Or,
cette fidélité et cette loyauté sont bien celle des deux partenaires. Alors que la lecture
allégorique reliant ce passage à Osée met l’accent sur la fidélité (ou l’infidélité) d’Israël
envers son Dieu, il ne faut pas oublier que la fidélité est d’abord le fait du Dieu de l’alliance.

3) Un amour en toute liberté, dans une économie de la gratuité.

Mais si l’amour de Dieu pour l’humanité porte des fruits (la paix, la justice), il ne prend
pas sa source dans les fruits attendus. Dans le Cantique, la relation entre les amants ne puise
pas sa fécondité dans les fruits qu’elle engendrerait : ce n’est pas la fertilité du couple qui est
source de bienfait à célébrer, c’est l’amour, la vitalité d’éros. Dans le Cantique, on ne fait pas
l’amour pour avoir des enfants, mais pour l’ivresse du plaisir partagé. Le couple dont il est
question ici n’a que faire des conventions nuptiales : rien dans le texte ne demande de
considérer qu’il s’agit d’un couple marié. Il s’agit au contraire de la célébration de l’amour
Françoise Nimal - Page 15

libre, dans tous les sens du terme. 67 Il est question d’éros, et éros, rappelle Paul Ricoeur, n’est
pas institutionnel, « sa loi, qui n’est plus loi, est la réciprocité du don ». Le Cantique nous
donne l’image poétique d’un don, avec ce qu’il y a de plus totalement gratuit dans cette
notion.

4) L’humain, ce roi au nom de bonne odeur

La jeune femme voit son bien aimé comme un roi. Si le roi est vu traditionnellement
comme celui qui domine, ici l’emphase est mise davantage sur un Dieu qui donne à sa
créature une autonomie, un ensemble de privilèges et de responsabilités. Conjugué avec les
images de l’huile et du vin, la royauté rappelle un autre élément de la notion théologique de
triple sacerdoce : l’huile servant à l’onction des rois mais aussi des prêtres, le vin étant
également lié à la fonction liturgique (libations). A côté de ces images sacrées, l’usage
profane du vin, boisson qui participe à la vie quotidienne et aux réjouissances profanes, est
également signe de Dieu qui se fait proche, d’un amour qui prend corps, émotions, désirs, et
vient visiter dans sa chambre l’humain qu’Il célèbre comme un roi.

Par ailleurs, en liant l’huile et le nom, en faisant du nom une huile parfumée, le texte met
l’emphase sur la notion d’identité. La femme amoureuse qui célèbre le nom de chacun
rappelle alors le Dieu des patriarches, des matriarches, renommant Abram et Sara pour donner
un nouvel élan à l’alliance et à ses promesses de bénédiction. L’homme n’est pas roi de
naissance, il est « fait roi » par l’onction de sa Divine Bien Aimée. Tout évoque ici un Dieu
qui affirme la dignité de l’humanité. Ainsi, l’humanité, loin d’être dénigrée par un Dieu qui
serait drapé au-dessus d’elle sur le trône de sa Toute Puissance, est anoblis par le désir ardent
de Celle-là qui vient le visiter et célèbre son nom comme nom de bonne odeur.

La bonté reconnue et célébrée, comme source de grande jouissance, est un leitmotiv de


ces quelques versets, et les ~ybiîAj-yKi qui les émaillent peuvent faire écho aux bAj+-yKi de
Genèse 1. L’amour élémentaire de Dieu est chanté dans sa fougueuse jeunesse.68 C’est de ce
désir ardent que l’humanité peut naître, et qu’elle naît d’emblée comme partenaire de Dieu,
appelée à le désirer à son tour.

6. En guise de conclusion : ce qui parle.

Le parcours que nous venons de faire, avec ses éléments exégétiques, ses questionnements
épistémologiques, et ses tentatives herméneutiques, est difficile à synthétiser autan qu’à
conclure. Nous espérons seulement que la démarche suivie était assez clairement exposée, avec
ses limites voulues. Nous n’avions pas l’ambition de chercher « ce que le texte veut dire », et
espérons avoir assez montré en quoi nous pensons qu’aujourd’hui encore une lecture

67
LaCocque, p. 390.
68
Même si nombre de commentateurs ont, avec raison, établi de nombreux parallèle entre le Jardin de Genèse 2
et 3et la luxuriante nature du Cantique, en mettant en rapport les drames qui s’y joue : fidélité manquée dans le
premier, relation réussie dans le second, il serait aussi intéressant d’explorer, dans le Cantique, les rappels du
premier récit de création.
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allégorique, explicitement et consciemment placée sous le signe de la citation du texte, peut


trouver sa légitimité et son usage. L’avant-goût de lecture allégorique reprenant les premiers
versets du Cantique pour y dénicher quelque chose du désir de Dieu dans le désir de la bien-
aimée, sera, nous l’espérons, pour les lecteurs et lectrices, une invitation à aller plus avant (et
dans la suite du texte) explorer cette allégorie.

Pour terminer, qu’il nous soit permis d’y rebondir une dernière fois. Souvent, nous
rappelle Ricoeur, égarés dans les méandres poétiques du Cantique des Cantiques et leur
réseau métaphorique, nous pourrions nous demander : « Qui parle ? » et parfois, la réponse
adéquate est que plus que celle-là ou celui-là, c’est un ce qui parle ; c’est l’amour même qui
parle.69 Parole bondissante du désir impérieux, l’amour parle : voix de femme, voix d’homme,
voix de couple n’en sont plus que des métaphores. Flot qui se répand, comme se répand le vin
doux et délicieux du désir, il est une force élémentaire70 et instinctive, quasi sauvage,
irrésistible. Est-ce là une figure de Dieu même ? Dieu, force d’amour…On nous dira plus loin
qu’il est « aussi fort que la mort »71. Et l’on s’étonne déjà : l’amour de Dieu n’est-il pas plus
fort que la mort ? Mais c’est une autre histoire, et un autre poème…

7. Bibliographie

Outils et traductions

• Biblia Hebraica Stuttgartensia

• RÖMER, T. & J-D. MACCHI, J-D., Guide de la Bible hébraïque, La critique textuelle
dans la Biblia Hebraica Stuttgartensia, Genève, Labor et Fides, 1994.

• Logiciel Bibleworks 6.0.

• En ligne : Outil de comparaison de différentes traductions françaises de la Bible.


http://djep.hd.free.fr/LaReferenceBiblique/?Livre=22&Chap=1&Vers=1

• Nouvelle Bible Second, Edition d’étude.

• Traduction de André CHOURAQUI : Le poème des poèmes in Les cinq volumes. La


Bible traduite et présentée par André Chouraqui, Desclée de brouwer, 1975, pp. 19-59.

• Cantique des cantiques. Traduction de Le Maître de Sacy, Introduction de Laurence


PLAZENET. Préface exégétique de Jean-Pierre SONNET. Lecture de Colette NYS-
MAZURE, Editions de Corlevour, 2013.

• MICHAUX, José-Willibald, Traductions. Résonances, Editions de Maredsous,


Maredsous, 2011.

69
Ricoeur, dans « Sexualité : la merveille, l’errance, l’énigme », cité par LaCoque, p. 404.
70
« elemental force », O. Keel, pp. 30-36.
71
« Car l'amour est fort comme la mort » Ct 8,6, traduction NBS
Françoise Nimal - Page 17

Ouvrages généraux et littérature spécifique

BAUKS, Michaela et NIHAN, Christophe (éd.), Manuel d’exégèse de l'Ancien Testament.


Genève, MdB, Labor et Fides, Genève, 2008.

De ENA, Jean-Emmanuel, Le Cantique des Cantiques au risque du sens littéral (ou textuel),
in : Olivier-Thomas Venard (éd), Le sens littéral des Ecritures, (lectio divina) Cerf, Paris
2009, pp. 123-151.

EXUM, J. Cheryl, Ten things every feminist should know about the Song of Songs, in Athalya
Brenner, The Song of Songs. Feminist Companion First Series, 2000, pp. 24-35.

EXUM, J. Cheryl, Song of Songs, The Old Testament Library, Westminster/John Knox, 2005.

FALK, Marcia, The wasf, in Athalya Brenner, The Song of Songs. Feminist Companion First
Series, 2000, pp. 225-233.
Reprinted from Love lyrics rom the Hebrew Bible : A Translation and Literary Study of the
Song of Songs, Sheffield, Almond Presse, 1982, pp. 80-87.

KEEL, Othmar, Song of Songs (Continental Commentary Series), Fortress Press, 1994.

LACOCQUE, André, La Sulamite, in: id./ Paul Ricoeur, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998,
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Nota Bene : nous citons l’édition de poche, Collection Points n°506, et donc sa pagination.

MILLET-GERARD, Dominique, « Je suis noire, mais belle » Cant 1, 4-5. Les mystères de la
noirceur éclatante : candida nigredo in : Catherine Chalier/Jean-Louis Chrétien/Ruedi
Imbach/Dominique Millet-Gérard, Le lumineux abîme du Cantique des cantiques, Langres
2008, pp. 99-131.

RICOEUR, Paul, La métaphore nuptiale, in : André LaCocque/ Paul Ricoeur, Penser la Bible,
Paris, Seuil, 1998, 411-457.
Nota Bene : nous citons l’édition de poche, Collection Points n°506, et donc sa pagination.

RÖMER, T., MACCHI, J-D., NIHAN, C. (éds.), Introduction à l'Ancien Testament. Genève,
MdB, Labor et Fides, 2004.

SOULEN, Richard N., The wasfs of the Song of Songs and Hermeneutic, in Athalya Brenner,
The Song of Songs. Feminist Companion First Series, pp. 214-224.
Reprinted from JLB 86 (1967), pp. 183-190.

TRIBBLE Phyllis, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphia/Fortress Press 1978, pp.
144-162.
Reprint in: Athalya Brenner, The Song of Songs. Feminist Companion First Series, pp. 100-
120, sous le titre Love’s lyrics redeemed.
Nota Bene : nous citons cette nouvelle publication, et donc sa pagination.

WATTS-BELSER, Julia, Speaking of Goddess: Finding the Sacred Feminine in the Song of
Songs, in Zeek, 18 juillet 2011. Parution en ligne sur http://zeek.forward.com/articles/117325/
Françoise Nimal - Page 18

Annexe

Noire et/mais belle ?


La traduction du wav de hw"ëan"w>) a fait couler beaucoup d’encre.72 hw"ëan"w)> ‘ynIa] hr"ÛAxv signifie
« je suis noire et belle ». Ou plus littéralement « noire, moi, et belle ».
En hébreu, les usages de la particule waw recouvrent ceux du « et » en français et en latin.
Donc quand Jérôme dans la Vulgate traduit Nigra sum sed formosa : « Je suis noire mais
belle », il introduit une opposition supplémentaire, alors qu’en hébreu on avait une
coordination. Certes, le wav hébreu peut porter l’opposition et/ou l’enchérissement, mais,
répétons-le, cela est aussi le cas du « et » en latin, comme du grec.
La suite du texte donne à penser que cette nuance de contradiction peut être subtilement
présente dans la polysémie du wav (la jeune femme semble se justifier de sa couleur, face aux
filles de Jérusalem). On peut donc se demander pourquoi la Vulgate a opté pour le « sed
adversatif, alors qu’un « et » aurait gardé subtilement l’opposition réelle ou supposée. Une
autre traduction latine, celle d’Origène, a d’ailleurs traduit par « et ».
Quasi toutes les traductions françaises reprennent la formulation adversative, parfois en
l’accentuant encore (par exemple « Je suis noire, et pourtant belle », Bible de Jérusalem). Cela
s’explique pour les traductions anciennes basées sur la Vulgate (« Je suis noire, mais je suis
belle », Le Maître de Sacy) mais pas si on part de l’hébreu.
L’adversatif explicite ce qui était dans le texte de départ pas même implicite : une opposition
sémantique entre l’idée de noirceur et celle de beauté. Pourquoi noirceur et beauté sont-elles
incompatibles ? On touche alors à un problème non seulement théologique mais sociologique.
Comme le résume Claire Placial, d’un point de vue théologique, l’antagonisme de la noirceur
et de la beauté est à trouver du côté des lectures allégoriques du Cantique, qui font écho à
d’autres textes (Osée par exemple) où Israël est comparé à l’épouse infidèle qui revient vers
son mari. La superposition de ces allégories rend possible une lecture de Ct 1,5 comme
signifiant le retour de l’épouse infidèle, la noirceur étant alors la marque de la souillure
(comme quand on parle de la noirceur de l’âme). « Noire mais belle » sous-entendrait « j’ai
été infidèle, mais maintenant je suis fidèle », et dans la suite du Cantique la jeune femme est
noire parce que le soleil l’a brûlée alors qu’elle ne gardait pas sa propre vigne.73
Mais la question n’est pas que théologique, elle est aussi sociologique. On peut s’interroger
sur le présupposé raciste, ou en tant cas ethnocentriste, d’une traduction qui oppose noirceur
et beauté. Ne faut-il pas voir dans « je suis noire mais je suis belle » la représentation courante
de la beauté, dans l’Occident chrétien, comme étant liée à la blancheur, et questionner les
stéréotypes qui lient à la blancheur physique la noblesse morale, la pureté, la fidélité ?
En résumé, Claire Plaical estime, avec Meschonnic, qu’en réduisant la polysémie de
l’original, les traductions traduisent pas le texte, mais qu’elles traduisent en fait les
présupposés qu’elles prêtent au texte, lesquels sont en réalité, leurs propres présupposés.

72
Lors du séminaire, avec la lecture de l’article de D. Millet-Gérard, nous avons vu comment les traductions
anciennes peuvent influencer les choix interprétatifs, à travers ce cas de « nigra sum, sed formosa » (la Vulgate).
Nous avons à ce propos discuté amplement de la question de la « noirceur » : comment la comprendre ? Par
exemple, le texte contient-il des jeux métaphoriques sur les notions de noirceur physique reliées à la noirceur
intérieure (morale), ou ces métaphores ne sont-elles introduites que par une traduction qui apporte aux textes des
présupposés issus de la lecture allégorique ? Nous suivons, dans notre encadré, les méandres de cette
présentation mais aussi la synthèse de la problématique proposée par la traductrice Claire Placial, dans l’article
Je suis noire et belle ». Sur les traductions de Ct 1,5, et sur l’importance du mot “et” publié sur internet (sur le
site Langues de feu) le 23 octobre 2013.
73
Claire Placial, octobre 2013. http://languesdefeu.hypotheses.org/559

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