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Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger
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Nelson Charest, op cit., p. 131. Le retour à la ligne n’est pas, en soi, une marque de fin de verset. Il
est impératif de le considérer avec l’alinéa.
7
Nelson Charest, op cit., p. 126. « Le verset se définit d’abord et avant tout en fonction de sa finale,
selon ce qui précède le blanc qui le distingue du verset suivant. […] Le critère de longueur, qui
constitue de loin le critère le mieux partagé tant par les critiques que par les poètes eux-mêmes ; le
critère d’irrégularité et de non-métricité, c’est-à-dire le fait que le verset n’est ni compté ni rimé
[…] ; le critère de rupture syntaxique, […] qui correspond ou non à une unité syntaxique […] ; le
critère d’unité, issu plus directement du verset biblique et qui stipule qu’avant sa fin le verset aura
émis une idée, une image et une structure singulière. Tous ces critères sont reconnus à la fin du verset,
qui devient donc un moment fort pour sa définition. »
8
Ildiko Szilagyi, op cit., p. 95.
9
Ildiko Szilagyi, ibid, p. 95.
10
Nelson Charest, op cit., p. 127.
11
Selon les termes d’Henry Meschonnic cité par Ildiko Szilagyi, op. cit., note 16, « le vers libre a
montré la ligne, puisque c’est tout ce qu’il a gardé du vers. » De plus, lorsqu’un élément déborde
typographiquement de la ligne, il est souscrit, rendant compte de l’intention auctoriale que le texte soit
sur la même ligne.
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Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger
dernière section on trouve deux versets de six lignes, proposant des phrases
typographiques complexes. En voici un :
… Les voix étaient un bruit lumineux sous-le-
vent…
La barque de mon père, studieuse, amenait de
grandes figures blanches : peut-être bien, en somme,
des Anges dépeignés ; ou bien des hommes sains,
vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme
mon père, qui fut
noble et décent).12
Attention, néanmoins, à ne pas imaginer qu’il se trouve une sorte d’ordre selon la
longueur des versets dans Pour fêter une enfance suite à ces deux citations – dans les
premières sections les versets seraient moins longs que dans les dernières, par
exemple. Un simple coup d’œil jeté sur le texte nous infirme cette proposition. Pis, si
l’on observe la longueur du verset en fonction de la ligne, le poème est d’une
diversité absolue13 – confirmant ainsi l’importance du critère de variabilité.
Un troisième critère nous intéresse : la rupture syntaxique. En effet, il s’agit d’un
élément marquant et difficilement évitable tant il semble structurer ce poème.
Observons quelques exemples.
Et les hautes
racines courbes célébraient
l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des
voûtes et des nefs,
et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde,
inaugurait le blanc royaume où j’ai mené peut-être un
corps sans ombre…14
On constate dans cet enchaînement de versets que leurs longueurs sont variables,
une ligne pour les deux premiers, deux et trois pour les deux suivants. Puis, on trouve
des ruptures au sein d’une proposition. On pourrait tout à fait écrire ces versets en les
continuant sans retour à la ligne. La phrase fonctionnerait parfaitement 15, la lecture en
serait beaucoup plus aisée. Cela pose alors la question de la rupture syntaxique
impliquée par le blanc, par le retour à la ligne et l’alinéa, et de sa portée dans le
poème. Prenons un autre exemple :
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes…
Et nos paupières fabuleuses… Ô
clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande,
appelant toute bête, qu’elle était belle et bonne.
12
Pour les deux citations, Saint-John Perse, op cit., respectivement p. 23 et 29.
13
Reprenant le décompte effectué par mon collègue Olivier Stucky fourni en annexe, il est impossible
d’apercevoir une sorte d’organisation interne liée à la longueur des versets : pas de répétitions, pas de
constructions en escaliers etc. Un désordre complet.
14
Saint-John Perse, op cit., p. 23.
15
Faisons ce travail :
Et les hautes racines courbes célébraient l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des voûtes et des
nefs, et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où j’ai mené
peut-être un corps sans ombre.
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Ainsi, il s’agirait d’une mise en valeur, une mise en visible opérées par le poète
sur la langue pour se réapproprier des mots et leur permettre une nouvelle
participation à l’enjeu poétique. Laissés de côté car trop liés à l’autre mot de leur
groupe syntaxique – on pourrait presque dire qu’ils s’oublient, eux-mêmes –, ils
éclatent désormais à nos yeux. Cette hypothèse de lecture nous semble pertinente tant
ces ruptures syntaxiques sectionnent la phrase, l’étale, mais n’altère pas son ordre
consécutif, son sens premier18. On assiste véritablement à une mise en scène de la
langue. La forme du verset convient alors bien mieux à ce projet que les deux autres
formes, prose et vers. En effet, le verset offre un espace modulable – l’on pourrait
aussi parler d’une durée – contrairement au vers mais offre également un moule
suffisamment rigide pour contrarier quelque peu la syntaxe sans en perdre sa structure
première ; la prose doit être fortement modifiée pour arriver à un tel résultat.
Place singulière que celle laissée à l’absence de signe pourtant pleine, le blanc.
Plusieurs pistes peuvent être suivies pour l’aborder. L’aspect visuel du blanc nous
intéresse. Colette Guedj souligne que : « les blancs nous reposent de la tension des
mots, ils sont en eux-mêmes comme des vides pleins, des silences habités où le
regard se noie, en quête d’autres horizons. Ils créent un rythme visuel très particulier
16
Saint-John Perse, op cit., p. 24.
17
Mireille Sacotte, « Eloges » et « La Gloire des Rois » de Saint-John Perse, [Paris], Gallimard
(« foliothèque »), 1999, pp. 70-72.
18
Michel Favriaud, « La Ponctuation blanche », in Le plurisystème ponctuationnel français à
l’épreuve de la poésie contemporaine, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 62. En étudiant un passage
dans un verset de Saint-John Perse, il nous explique que « [m]algré les enjambements d’un verset à
l’autre, l’ordre syntaxique de la phrase est plus déployé que démembré. »
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qui fait du poème un équivalent pictural de la peinture. 19 » Écartons, pour le moment,
l’aspect calmant du blanc – une sorte de silence apaisant. Il nous semble que l’idée
d’un rythme visuel est très efficace pour le verset persien. En effet, nous l’avons
évoqué auparavant, il existe une mise en évidence de mots secondaires effectuée par
la rupture soumise au blanc du retour à la ligne et de celui de l’alinéa. Et ces blancs-là
qui laissent en suspend, qui arrêtent et prolongent d’un même mouvement, ces
blancs-là provoquent alors un rythme visuel. L’alinéa agite la marge de gauche,
épisodiquement, nous forçant à reconsidérer la longueur du verset précédent. Les
retours à la ligne viennent, quant à eux, interrompre les lignes au moment où la
rupture se trouve avant la fin. Un exemple frappant peut être observé dans le dernier
groupement de versets du deuxième segment.
Cet extrait expose un élément que nous n’avions pas encore eu l’occasion
d’exemplifier : les deux premiers versets sont des phrases typographiques complètes.
Dans ce poème, on ne trouve donc pas une rupture de principe qui interviendrait
systématiquement entre des groupes syntaxiques ou à l’intérieur d’une phrase, comme
lors des deux derniers versets – ou de tous les autres exemples que nous avons
présentés. Ce point n’est peut-être pas fondamental, mais il souligne la complexité
formelle (son évanescence théorique) du verset ainsi que de son utilisation magistrale
par Saint-John Perse. Cependant, il apparaît clairement un glissement sur la ligne.
Parfois à gauche, parfois à droite, l’espace du texte est clairement dessiné, ordonné et
offre une nouvelle lisibilité. N’allons pas jusqu’à interpréter intempestivement cela en
estimant, par exemple, que l’on retrouve, par le mouvement de balancier du texte, une
transcription de celui de la pirogue, métaphore d’un monde tanguant et lui aussi en
déplacement. Cette lecture fonctionne à peu près dans le cas présent, mais ne tient pas
face à nos exemples précédents (cf. notes 12, 14, 17). Ainsi, gardons une position
plus éloignée de la sémantique des mots du texte pour constater cette rythmicité
visuelle impliquée par la ligne, les retours à la ligne et les alinéas (les deux marqueurs
de blanc).
19
Colette Guedj, « Note sur le blanc dans la poésie contemporaine », in Le rythme dans la poésie et les
arts. Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes réunis et présentés par Béatrice
Bonhomme et Micéala Symington, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 209.
20
Saint-John Perse, op. cit, p. 24.
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Des blancs que nous avons étudiés se dégage, évidemment, un silence ; l’arrêt de
la parole. Cependant, comme le relève Daniel Charles, « certains silences séparent.
D’autres relient. Pris dans un contexte métrique, un silence n’interrompt rien. Que
chacune de ses battues soit ou non occupées réellement par des sons ne saurait
affecter la perpétuation du mètre.25 » L’on voit alors se dessiner un pont entre prose et
vers au travers du verset grâce au mètre. Il faut immédiatement préciser (et répéter)
que l’on ne parle que du verset persien – rappelons la nature profondément mouvante
de cette forme, liée fortement à son auteur. Cependant, le verset persien est
21
Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod
(« Lettres sup »), 1998, p. 109. Les auteurs le relèvent : « Le blanc n’est pas une absence de
ponctuation. Il ne faut pas confondre ponctuation et signe de ponctuation. En ce sens, le blanc est une
ponctuation. Comme un silence, quand on parle »
22
Nelson Charest, op. cit, p. 131.
23
Ibid, p. 132.
24
La question de la célébration chez Saint-John Perse serait un point trop long à envisager ici.
Néanmoins, il est fondamental pour sa poétique et son utilisation du verset, issu du verset biblique.
Cette dernière forme participait du chant à la gloire de Dieu. La recherche de l’unité par la célébration,
par l’élévation explicite peut-être une partie de la poétique complexe et dorée de Saint-John Perse.
Pour aller plus loin, voir Jean Paulhan, Enigmes de Perse, Mazamet, Babel éditeur, 1992, Philippe
Jaccottet, op. cit., ou encore Renée Ventresque, « L’incurable nostalgie du langage de l’origine »,
Europe, n°799-800, 1995, pp. 103-109. Comme ce dernier le formule, « Le langage est donc pour
[Saint-John Perse] sacré » (p. 105). Captivé par la notion de l’origine, « il s’agit [alors] de retrouver à
tous les niveaux l’unité perdue, singulièrement au niveau du langage » (p. 104). L’on comprend que
c’est par la langue, le travail sur la langue et son expression – l’usage important du vocatif déjà tend à
le démontrer – que l’on peut célébrer et ainsi tenter de retrouver ce qui a été, peut-être, perdu.
25
Daniel Charles, « Le rythme comme expérience du temps », in Le rythme dans la poésie et les arts.
Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes réunis et présentés par Béatrice Bonhomme et
Micéala Symington, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 45.
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Au terme de ce travail, il nous est toujours difficile d’offrir une définition précise
et positive du verset. Nous l’avons observé au sein de ce poème, la longueur est
irrégulière, l’unité de sens reste parfois à faire et tout ceci se positionne face aux deux
autres formes littéraires de la prose et du vers. Cependant, en questionnant le verset
dans le poème Pour fêter une enfance, nous avons pu observer combien cette forme
malléable permet au poète une exploration de la langue et lui offre une liberté comme
une structure avec lesquelles il joue – rupture syntaxique impliquée par les retours à
la ligne et les alinéas, déploiement et dissimulation de la métrique, jeux visuels,
rythme, respiration. Nous avons volontairement occulté plusieurs autres éléments
textuels qui nous auraient conduits trop loin, sur des chemins peut-être plus obscurs.
Le poème est truffé, par exemple, de répétitions. On observe un grand nombre de
points de suspension. L’énonciation, aussi, est problématique avec l’apparition de
parenthèses ou de changement temporel. Comment pourrait-on, de la même manière
que Saint-John Perse, réunir tous ces éléments divergents en une seule direction, un
seul sens ? Mireille Sacotte propose une réponse, à notre avis, formidablement
pertinente.
Tous ces effets [visuels, comme les répétitions du O, parenthèses, etc.] créent un
spectacle du texte, signalant globalement un mode d’expression spécifique, poésie,
poésie de Saint-John Perse, et ponctuellement mettant en valeur des éléments de ce
poème, mais avec une multiplicité de moyens telle que presque toutes les
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Le verset persien est alors une sorte de théâtre sur lequel – ou plutôt à l’intérieur
duquel – se déroule une mise en scène de la langue. Mais ce théâtre se doit d’être
intérieur. Il se doit de résonner et d’exister en nous pour restituer l’entièreté du
message persien.
31
Mireille Sacotte, op. cit., p. 75-76.
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Annexes
Olivier Stucky a effectué ce décompte des versets dans le poème Pour fêter
une enfance lors de la présentation du 19 novembre 2015. Il a gracieusement
partagé son travail, je lui en suis vivement reconnaissant.
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Bibliographie
Œuvre
Saint-John Perse, « Pour fêter une enfance », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard
(« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, pp. 23-30.
Littérature secondaire
Charest, Nelson « L’ouverture du verset », études littéraires, vol. 39, 2007, pp. 125-
139.
Dessons, Gérard et Meschonnic, Henri, Traité du rythme. Des vers et des proses,
Paris, Dunod (« Lettres sup »), 1998.
Gardes Tamine, Joëlle et alii (dir.), Saint-John Perse sans masque : lecture
philologique de l’œuvre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Licorne »),
2006. (chapitre « Pour fêter une enfance » pp. 162-169).
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Sacotte, Mireille, « Eloges » et « La Gloire des Rois » de Saint-John Perse, [Paris],
Gallimard (« foliothèque »), 1999.
Szilagyi, Ildiko, « Le verset : entre le vers et le paragraphe », études littéraires, vol.
39, 2007, pp. 93-107.
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