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Séminaire MA « 

Entre vision et diction » Thibault Leuenberger

Entre prose et vers : le verset


Pour fêter une enfance de Saint-John Perse

Pour nombre de critiques actuels, le verset moderne se définit en creux 1. Il s’agit


de le considérer face au vers et à la prose pour lui laisser, un peu chichement, ce qu’il
reste : une sorte de tension à la limite de ces deux formes. La forme même du verset
dépend à la fois de l’auteur, de l’œuvre et du projet poétique 2 – elle n’est pas stable,
ce qui en soi est problématique. Il serait alors tout à fait vain, dans ce travail, de
vouloir dégager une règle fonctionnelle générique sans nous perdre dans une
multitude de contre-exemples. Cependant, l’étude fine d’un poème – Pour fêter une
enfance de Saint-John Perse3– permettra d’engager une conversation intéressante
quant aux différents problèmes que le verset pose et que ce séminaire désirait
soulever4. En effet, ce poème complexe, riche, à l’interprétation fuyante, est le lieu
d’une mise en scène exemplaire de cette forme difficile à envisager. Notons, au
passage, qu’il pose un nombre considérable d’autres problèmes, surtout
herméneutiques, et semble dès lors être emblématique de la facture trop belle qui
dérange quelque peu Philippe Jaccottet : «  Et ces éloges (prodigieuse maîtrise de
toutes les ressources du langage, inépuisable invention d’images […]) on est tenté de
les reprendre tous à son compte […] jusqu’à un certain point, où s’annonce une
réticence, presque un malaise.5 »
Pour fêter une enfance ouvre un pan de réflexions sur le blanc qui nous semble
constituer un enjeu primordial dans la représentation visuelle du verset. Nous
souhaitons ici discuter du blanc en tant que délimitation du verset, c’est-à-dire le
blanc qui ouvre (l’alinéa) et qui ferme (le retour à la ligne)6. On l’observera, les
ruptures impliquées par ces deux éléments constituent l’enjeu principal de l’instabilité
1
Ildiko Szilagyi, « Le verset : entre le vers et le paragraphe », études littéraires, vol. 39, 2007, p. 93,
Antonio Rodriguez, « Verset et déstabilisation narrative dans la poésie contemporaine », études
littéraires, vol. 39, 2007, p. 109, Nelson Charest, « L’ouverture du verset », études littéraires, vol. 39,
2007, pp. 125. Ces trois critiques relèvent que l’on définit le verset par ce qu’il n’est pas. Par ex.
Nelson Charest : « La critique leur donne raison, paradoxalement, lorsqu’elle définit le verset par des
critères négatifs » p. 125.
2
Ildiko Szilagyi, ibid., p. 93.
3
Saint-John Perse, « Pour fêter une enfance », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque
de la Pléiade »), 1972, pp. 23-30.
4
Le séminaire s’intitulant entre vision et diction, le verset devra donc être considéré dans sa
constitution visuelle et sa reddition orale. Ces points seront dégagés et discutés plus précisément durant
ce travail.
5
Philippe Jaccottet, « Trop de Beauté ? », in L’Entretien des Muses, [Paris], Gallimard, 1968, p. 33.
Plus loin, il continue et propose : «  J’écoute avec attention cette voix seigneuriale ; elle m’atteint dans
ces moments que j’ai essayé de définir, où elle est presque effacée au profit de ce qu’elle exprime ;
puis je n’entends pendant longtemps plus qu’elle, déployant ses prodiges comme pour couvrir un vide
qu’elle n’a pu vraiment s’allier. » Philippe Jaccottet semble alors souligner un mouvement qui nous
apparaît fondamental : la langue utilisée par Saint-John Perse est si riche, si magistrale qu’elle trouble
son sujet (ce qu’elle est censée désigner) et le remplace même. Elle devient son propre sujet, tournant à
vide, à défaut de répondre du réel.

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formelle du verset et particulièrement du verset persien. Comment comprendre ce


découpage et dans quelle mesure cela participe de la poétique de Saint-John Perse ?
Voilà deux idées que ce travail souhaite aborder.
Afin d’ouvrir ce travail sur d’autres perspectives, nous désirons, enfin, observer
la question métrique au fil de ce poème afin de proposer l’esquisse d’un pont entre la
prose et le vers. Le rythme, dans le verset persien, pourrait être le vecteur d’un sens
plus profond ou, du moins, permettrait de considérer et le vers et la prose, les relier
éventuellement, mais aussi élever le verset persien au-delà d’une simple tension.

Nelson Charest, dans son article « L’ouverture du verset », souhaite replacer


l’attention du lecteur savant sur l’alinéa dans le verset. Il estime, à juste titre, que la
majeure partie des critiques approche le verset par la fin pour le définir – devrait-on
dire pour le circonscrire ? La liste de critères qu’il évoque et que nous retrouvons tous
dans notre poème le dénote tout à fait : longueur, irrégularité, non-métricité, rupture
syntaxique et unité7. La longueur du verset, par exemple, ne peut s’établir qu’au
moment où celui-ci se termine. Cette question mérite qu’on l’envisage quelques
instants. Comme le relève Ildiko Szilagyi, « le verset – en tant qu’unité typographique
– ne se définit pas par le retour à la ligne. Il se poursuit le plus souvent bien au-delà
de la marge à droite.8 » Dès lors, on comprend que l’on vient de quitter un verset pour
un autre au moment où le retour à la ligne est suivi d’un alinéa. Le verset a alors reçu
son autonomie face aux autres constituants du texte 9. Il est néanmoins nécessaire de
considérer la longueur d’un verset avec un deuxième critère : l’irrégularité. En effet,
comme le souligne Nelson Charest, la combinaison des deux critères rend
véritablement compte de la forme du verset : il est variable10. Parfois extrêmement
court, parfois extrêmement long, il se définit par cette variabilité de taille. Ainsi, là où
le vers et surtout le vers libre ont exposé la ligne 11, le verset, quant à lui, embrouille ;
il repousse les limites et s’échappe. Il ne révèle peut-être que ce qu’il n’est pas.
Prenons Pour fêter une enfance. Ce poème illustre tout à fait la variabilité. Le
verset d’ouverture ne contient qu’un seul mot (« Palmes… ! »), tandis que dans la

6
Nelson Charest, op cit., p. 131. Le retour à la ligne n’est pas, en soi, une marque de fin de verset. Il
est impératif de le considérer avec l’alinéa.
7
Nelson Charest, op cit., p. 126. « Le verset se définit d’abord et avant tout en fonction de sa finale,
selon ce qui précède le blanc qui le distingue du verset suivant. […] Le critère de longueur, qui
constitue de loin le critère le mieux partagé tant par les critiques que par les poètes eux-mêmes  ; le
critère d’irrégularité et de non-métricité, c’est-à-dire le fait que le verset n’est ni compté ni rimé
[…] ; le critère de rupture syntaxique, […] qui correspond ou non à une unité syntaxique […] ; le
critère d’unité, issu plus directement du verset biblique et qui stipule qu’avant sa fin le verset aura
émis une idée, une image et une structure singulière. Tous ces critères sont reconnus à la fin du verset,
qui devient donc un moment fort pour sa définition. »
8
Ildiko Szilagyi, op cit., p. 95.
9
Ildiko Szilagyi, ibid, p. 95.
10
Nelson Charest, op cit., p. 127.
11
Selon les termes d’Henry Meschonnic cité par Ildiko Szilagyi, op. cit., note 16, « le vers libre a
montré la ligne, puisque c’est tout ce qu’il a gardé du vers. » De plus, lorsqu’un élément déborde
typographiquement de la ligne, il est souscrit, rendant compte de l’intention auctoriale que le texte soit
sur la même ligne.

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dernière section on trouve deux versets de six lignes, proposant des phrases
typographiques complexes. En voici un :
… Les voix étaient un bruit lumineux sous-le-
vent…
La barque de mon père, studieuse, amenait de
grandes figures blanches : peut-être bien, en somme,
des Anges dépeignés ; ou bien des hommes sains,
vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme
mon père, qui fut
noble et décent).12

Attention, néanmoins, à ne pas imaginer qu’il se trouve une sorte d’ordre selon la
longueur des versets dans Pour fêter une enfance suite à ces deux citations – dans les
premières sections les versets seraient moins longs que dans les dernières, par
exemple. Un simple coup d’œil jeté sur le texte nous infirme cette proposition. Pis, si
l’on observe la longueur du verset en fonction de la ligne, le poème est d’une
diversité absolue13 – confirmant ainsi l’importance du critère de variabilité.
Un troisième critère nous intéresse : la rupture syntaxique. En effet, il s’agit d’un
élément marquant et difficilement évitable tant il semble structurer ce poème.
Observons quelques exemples.
Et les hautes
racines courbes célébraient
l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des
voûtes et des nefs,
et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde,
inaugurait le blanc royaume où j’ai mené peut-être un
corps sans ombre…14

On constate dans cet enchaînement de versets que leurs longueurs sont variables,
une ligne pour les deux premiers, deux et trois pour les deux suivants. Puis, on trouve
des ruptures au sein d’une proposition. On pourrait tout à fait écrire ces versets en les
continuant sans retour à la ligne. La phrase fonctionnerait parfaitement 15, la lecture en
serait beaucoup plus aisée. Cela pose alors la question de la rupture syntaxique
impliquée par le blanc, par le retour à la ligne et l’alinéa, et de sa portée dans le
poème. Prenons un autre exemple :
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes…
Et nos paupières fabuleuses… Ô
clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande,
appelant toute bête, qu’elle était belle et bonne.
12
Pour les deux citations, Saint-John Perse, op cit., respectivement p. 23 et 29.
13
Reprenant le décompte effectué par mon collègue Olivier Stucky fourni en annexe, il est impossible
d’apercevoir une sorte d’organisation interne liée à la longueur des versets : pas de répétitions, pas de
constructions en escaliers etc. Un désordre complet.
14
Saint-John Perse, op cit., p. 23.
15
Faisons ce travail :
Et les hautes racines courbes célébraient l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des voûtes et des
nefs, et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où j’ai mené
peut-être un corps sans ombre.

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Ô mes plus grandes


fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous
mes plus beaux
insectes verts ! […]16

On le remarque immédiatement, ces ruptures apparaissent au sein même de


syntagmes forts qui possèdent des liens marqués. On les trouve, par exemple, entre un
substantif et son épithète, ici entre « grandes » et « fleurs », ou « beaux » et
« insectes ». On note même une rupture au sein d’un vocatif, laissant cet « Ô »
résonner, tout seul, s’offrant au blanc. Mireille Sacotte propose une lecture
intéressante de ce phénomène.
 Mais les premiers poèmes exploitent surtout les ressources de la rupture visuelle à
l’intérieur de séquences verbales, laissant tour à tour suspendus au bord du blanc des
mots occupant les fonctions les plus diverses, soudain coupés de leurs voisins
coutumiers. […] On est bien loin en tous cas, dans ce travail sur les blancs, de la
débâcle du sens suggérée par « Un coup de dés » de Mallarmé. Il s’agit au contraire
d’accentuation musicale et d’harmonie : « Ne vous semble-t-il pas, écrivait-il à Frizeau
en mars 1910, que les préoccupations toniques aient droit de concourir chez le poète
[…]. » (O.C., p. 750). Chez Saintleger, la rupture revalorise les mots ainsi séparés,
souvent les plus humbles, c’est-à-dire grammaticalement secondaires, qui redeviennent
visibles17.

Ainsi, il s’agirait d’une mise en valeur, une mise en visible opérées par le poète
sur la langue pour se réapproprier des mots et leur permettre une nouvelle
participation à l’enjeu poétique. Laissés de côté car trop liés à l’autre mot de leur
groupe syntaxique – on pourrait presque dire qu’ils s’oublient, eux-mêmes –, ils
éclatent désormais à nos yeux. Cette hypothèse de lecture nous semble pertinente tant
ces ruptures syntaxiques sectionnent la phrase, l’étale, mais n’altère pas son ordre
consécutif, son sens premier18. On assiste véritablement à une mise en scène de la
langue. La forme du verset convient alors bien mieux à ce projet que les deux autres
formes, prose et vers. En effet, le verset offre un espace modulable – l’on pourrait
aussi parler d’une durée – contrairement au vers mais offre également un moule
suffisamment rigide pour contrarier quelque peu la syntaxe sans en perdre sa structure
première ; la prose doit être fortement modifiée pour arriver à un tel résultat.

Place singulière que celle laissée à l’absence de signe pourtant pleine, le blanc.
Plusieurs pistes peuvent être suivies pour l’aborder. L’aspect visuel du blanc nous
intéresse. Colette Guedj souligne que : « les blancs nous reposent de la tension des
mots, ils sont en eux-mêmes comme des vides pleins, des silences habités où le
regard se noie, en quête d’autres horizons. Ils créent un rythme visuel très particulier
16
Saint-John Perse, op cit., p. 24.
17
Mireille Sacotte, « Eloges » et « La Gloire des Rois » de Saint-John Perse, [Paris], Gallimard
(« foliothèque »), 1999, pp. 70-72.
18
Michel Favriaud, « La Ponctuation blanche », in Le plurisystème ponctuationnel français à
l’épreuve de la poésie contemporaine, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 62. En étudiant un passage
dans un verset de Saint-John Perse, il nous explique que « [m]algré les enjambements d’un verset à
l’autre, l’ordre syntaxique de la phrase est plus déployé que démembré. »

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qui fait du poème un équivalent pictural de la peinture. 19 » Écartons, pour le moment,
l’aspect calmant du blanc – une sorte de silence apaisant. Il nous semble que l’idée
d’un rythme visuel est très efficace pour le verset persien. En effet, nous l’avons
évoqué auparavant, il existe une mise en évidence de mots secondaires effectuée par
la rupture soumise au blanc du retour à la ligne et de celui de l’alinéa. Et ces blancs-là
qui laissent en suspend, qui arrêtent et prolongent d’un même mouvement, ces
blancs-là provoquent alors un rythme visuel. L’alinéa agite la marge de gauche,
épisodiquement, nous forçant à reconsidérer la longueur du verset précédent. Les
retours à la ligne viennent, quant à eux, interrompre les lignes au moment où la
rupture se trouve avant la fin. Un exemple frappant peut être observé dans le dernier
groupement de versets du deuxième segment.

… Je me souviens du sel, je me souviens du sel que


la nourrice jaune dut essuyer à l’angle de mes yeux.
Le sorcier noir sentenciait à l’office : « Le monde
est comme une pirogue, qui, tournant et tournant, ne
sait plus si le vent voulait rire ou pleurer… »
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre
un monde balancé entre les eaux brillantes, connais- […]20

Cet extrait expose un élément que nous n’avions pas encore eu l’occasion
d’exemplifier : les deux premiers versets sont des phrases typographiques complètes.
Dans ce poème, on ne trouve donc pas une rupture de principe qui interviendrait
systématiquement entre des groupes syntaxiques ou à l’intérieur d’une phrase, comme
lors des deux derniers versets – ou de tous les autres exemples que nous avons
présentés. Ce point n’est peut-être pas fondamental, mais il souligne la complexité
formelle (son évanescence théorique) du verset ainsi que de son utilisation magistrale
par Saint-John Perse. Cependant, il apparaît clairement un glissement sur la ligne.
Parfois à gauche, parfois à droite, l’espace du texte est clairement dessiné, ordonné et
offre une nouvelle lisibilité. N’allons pas jusqu’à interpréter intempestivement cela en
estimant, par exemple, que l’on retrouve, par le mouvement de balancier du texte, une
transcription de celui de la pirogue, métaphore d’un monde tanguant et lui aussi en
déplacement. Cette lecture fonctionne à peu près dans le cas présent, mais ne tient pas
face à nos exemples précédents (cf. notes 12, 14, 17). Ainsi, gardons une position
plus éloignée de la sémantique des mots du texte pour constater cette rythmicité
visuelle impliquée par la ligne, les retours à la ligne et les alinéas (les deux marqueurs
de blanc).

19
Colette Guedj, « Note sur le blanc dans la poésie contemporaine », in Le rythme dans la poésie et les
arts. Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes réunis et présentés par Béatrice
Bonhomme et Micéala Symington, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 209.
20
Saint-John Perse, op. cit, p. 24.

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Le blanc est une ponctuation21. Il rythme la lecture, donne un souffle. Il permet


d’aller de l’avant. Si la rupture provoquée par le retour à la ligne singularise parfois le
dernier élément séparé de son groupe, l’alinéa va lui agir différemment. « Au fond,
tout verset commencera par un alinéa symbolique, c’est-à-dire par une période de
vacuité qui prépare la voix et la parole, qui sert à faire sa réserve de souffle tout en
permettant à l’œil de reconnaître au moins sommairement la longueur de la
période22 », nous explique Nelson Charest. Et c’est, il nous semble, une manière
exemplaire de présenter le blanc originel, le blanc d’ouverture. Il serait une sorte
d’inspiration pour la suite, noire, expirée du texte. De lui, s’élance le texte, porté par
le souffle inspiré durant l’alinéa23. Dès lors, l’idée rythmique induite par le blanc
s’incarne en nous. Une nouvelle profondeur extra-textuelle s’élabore qui répondrait,
peut-être, à l’envie tonique de Saint-John Perse que relevait Mireille Sacotte (cf. note
18) et à ce désir de célébrer qui parcourt le recueil « Eloges » et particulièrement
Pour fêter une enfance – dont les noms, déjà, tendent à le démontrer24.

Des blancs que nous avons étudiés se dégage, évidemment, un silence ; l’arrêt de
la parole. Cependant, comme le relève Daniel Charles, « certains silences séparent.
D’autres relient. Pris dans un contexte métrique, un silence n’interrompt rien. Que
chacune de ses battues soit ou non occupées réellement par des sons ne saurait
affecter la perpétuation du mètre.25 » L’on voit alors se dessiner un pont entre prose et
vers au travers du verset grâce au mètre. Il faut immédiatement préciser (et répéter)
que l’on ne parle que du verset persien – rappelons la nature profondément mouvante
de cette forme, liée fortement à son auteur. Cependant, le verset persien est

21
Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod
(« Lettres sup »), 1998, p. 109. Les auteurs le relèvent : « Le blanc n’est pas une absence de
ponctuation. Il ne faut pas confondre ponctuation et signe de ponctuation. En ce sens, le blanc est une
ponctuation. Comme un silence, quand on parle »
22
Nelson Charest, op. cit, p. 131.
23
Ibid, p. 132.
24
La question de la célébration chez Saint-John Perse serait un point trop long à envisager ici.
Néanmoins, il est fondamental pour sa poétique et son utilisation du verset, issu du verset biblique.
Cette dernière forme participait du chant à la gloire de Dieu. La recherche de l’unité par la célébration,
par l’élévation explicite peut-être une partie de la poétique complexe et dorée de Saint-John Perse.
Pour aller plus loin, voir Jean Paulhan, Enigmes de Perse, Mazamet, Babel éditeur, 1992, Philippe
Jaccottet, op. cit., ou encore Renée Ventresque, « L’incurable nostalgie du langage de l’origine »,
Europe, n°799-800, 1995, pp. 103-109. Comme ce dernier le formule, « Le langage est donc pour
[Saint-John Perse] sacré » (p. 105). Captivé par la notion de l’origine, « il s’agit [alors] de retrouver à
tous les niveaux l’unité perdue, singulièrement au niveau du langage » (p. 104). L’on comprend que
c’est par la langue, le travail sur la langue et son expression – l’usage important du vocatif déjà tend à
le démontrer – que l’on peut célébrer et ainsi tenter de retrouver ce qui a été, peut-être, perdu.
25
Daniel Charles, « Le rythme comme expérience du temps », in Le rythme dans la poésie et les arts.
Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes réunis et présentés par Béatrice Bonhomme et
Micéala Symington, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 45.

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métrique26. Nous allons l’observer. Prenons le premier groupement de versets du


deuxième segment.
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes… (8+6) Et nos paupières fabuleuses… Ô
(8+1)
Clarté ! ô faveurs ! (5)
Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande (6+8) appelant toute bête, qu’elle était belle et
bonne (6+6)
Ô mes plus grandes (5)
fleurs voraces (4), parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux (6+8)
insectes verts (4)! les bouquets au jardin (6) sentaient le cimetière de famille (10). Et une très petite
sœur était morte (10): j’avais eu, qui sent bon, son cercueil d’acajou (12) entre les glaces de trois
chambres (8). Et il ne fallait pas (6) tuer l’oiseau-mouche d’un caillou… (10) […] 27 (nous nous
excusons pour tout décompte imparfait)
Devrions-nous citer plus d’exemples ? Cela nous semble éloquent. Il existe un
véritable chant rythmé à la mesure du mètre dans ce poème de Saint-John Perse. Cela
rend, à notre avis, mieux compte de la structure globale et de l’organisation du texte.
Par exemple, cette très étrange antéposition de la relative « j’avais eu, qui sent bon,
son cercueil d’acajou » s’explique aisément par le rythme de l’alexandrin (3+3+3+3)
qui n’aurait pas résonné de la même façon selon sa tournure standard et aurait
compliqué cette reddition au vu de la suite de la phrase.
Observons les endroits qui, métriquement, apparaissent les plus problématiques.
La séparation qui survient entre « Ô » et « clarté » brise un hexamètre – que l’on
trouve, d’ailleurs, plus loin dans le segment (1+5=6). « Ô mes plus grandes fleurs
voraces » ainsi réunit propose un octosyllabe au prix d’un léger accommodement. « À
dévorer tous mes plus beaux insectes verts » devient un alexandrin ternaire (4+4+4).
Dès lors, on envisage différemment les ruptures provoquées par les fins et débuts de
verset, comme le relève à juste titre Henri Meschonnic, « le verset de Saint-John
Perse est encore toute autre chose, étant surtout à la fois une extension et une
occultation de sa métrique.28» Dissimulation ou peut-être, plus simplement, un espace
de création plus élaboré que la ligne classique du vers (cf. note 27), un espace où le
poète peut se contraindre à être plus libre tout en se verrouillant. C’est de cette
tension entre une totale potentialité de la langue et des contraintes absolues que naît la
poétique persienne. C’est de cette tension que naît la célébration29.
26
Roger Caillois le formule ainsi dans son étude – très élogieuse – sur Saint-John Perse. « Le compte
des syllabes, le parallélisme des formules, la distribution des sonorités, les métagrammes ou rimes
accessoires contraignent l’auteur qui se sert d’une pareille prose à plus de servitudes que la métrique
classique n’en imposa jamais à un versificateur. D’où la force peu commune d’un tel langage. […]
Cette abondance des rimes (en certains cas, presque chaque mot en fournit une) permet une souplesse
inhabituelle dans la métrique : elle confère aux rythme d’une prose d’ailleurs strictement nombrée,
cette solidité, cette résistance indispensables au discours poétique et qui font défaut à peu près
immanquablement. »  Roger Caillois, Poétique de Saint-John Perse, [Paris], Gallimard, 1972, p. 70.
27
Saint-John Perse, op. cit., p. 24. Nous avons choisi de présenter, cette fois, les versets sans les
ruptures typographiques du retour à la ligne dûes à la brièveté de la page.
28
Henri Meschonnic, op. cit., p. 109.
29
« Certes l’écriture de Saint-John Perse n’est pas simple. Mais elle n’est pas pour autant empreinte
d’une opacité sibylline. […] Il suffit en quelque sorte de se laisser porter par le souffle qui anime ses
textes et l’on pénètre alors dans un univers authentiquement poétique. Il ne s’agit que du monde réel,
mais transfiguré et comme sacralisé par le pouvoir du verbe. » Bernard Valette, « Introduction à la
poétique de Saint-John Perse », in Saint-John Perse. « Eloges ». La nostalgie, Paris, Ellipses-

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Le blanc du retour à la ligne et de l’alinéa occupe donc une double fonction


antagoniste : il sectionne des figures métriques classiques afin de les dissimuler et,
par la rupture au sein d’une proposition, expose des mots habituellement secondaires,
les élève et les révèle. Cet aller-retour que propose Saint-John Perse complexifie la
lecture, certes, mais offre une profondeur intense, rythmée. Ce rythme issu du mètre
et de sa fracture ouverte renvoie à la fois à la prose et au vers comme au chant. La
danse verbale et picturale permet de joindre, peut-être, sous cette forme fuyante du
verset, les deux autres formes, dans une procession que nous n’avons pu qu’effleurer.
Poétique du lien alors, comme le présente Roger Caillois, lien sémantique, lien
syntaxique, lien spatial, lien formel aussi, il s’agit de réunir les éléments éloignés –
séparés30 ; comme les souvenirs d’une enfance vécue, heureuse et chérie, que le poète
se remémore, un sourire aux lèvres.

Au terme de ce travail, il nous est toujours difficile d’offrir une définition précise
et positive du verset. Nous l’avons observé au sein de ce poème, la longueur est
irrégulière, l’unité de sens reste parfois à faire et tout ceci se positionne face aux deux
autres formes littéraires de la prose et du vers. Cependant, en questionnant le verset
dans le poème Pour fêter une enfance, nous avons pu observer combien cette forme
malléable permet au poète une exploration de la langue et lui offre une liberté comme
une structure avec lesquelles il joue – rupture syntaxique impliquée par les retours à
la ligne et les alinéas, déploiement et dissimulation de la métrique, jeux visuels,
rythme, respiration. Nous avons volontairement occulté plusieurs autres éléments
textuels qui nous auraient conduits trop loin, sur des chemins peut-être plus obscurs.
Le poème est truffé, par exemple, de répétitions. On observe un grand nombre de
points de suspension. L’énonciation, aussi, est problématique avec l’apparition de
parenthèses ou de changement temporel. Comment pourrait-on, de la même manière
que Saint-John Perse, réunir tous ces éléments divergents en une seule direction, un
seul sens ? Mireille Sacotte propose une réponse, à notre avis, formidablement
pertinente.
Tous ces effets [visuels, comme les répétitions du O, parenthèses, etc.] créent un
spectacle du texte, signalant globalement un mode d’expression spécifique, poésie,
poésie de Saint-John Perse, et ponctuellement mettant en valeur des éléments de ce
poème, mais avec une multiplicité de moyens telle que presque toutes les

Marketing (« Analyses et réflexions sur… »), 1986, p. 77.


30
Concernant la développement de la poétique persienne abordée dans ce paragraphe, voir Roger
Caillois, op. cit., p. 59. « Dès lors, le problème capital de sa poétique est précisément celui des
connexions. Comment réunir solidement le disparate ? Rendre comme immuable le voisinage de ce qui
jamais ne fut rapproché ? Cet art fondé sur la relation et qui en établit sans cesse a besoin à la fois que
toutes soient inusitées et qu’aucune ne semble fragile ou arbitraire. »
Et plus loin, p. 140. « Le caractère fragile et sans cesse évanescent de la réalité permet et justifie la
poésie. La fuite continue des choses appelle un art qui sache les fixer et les retenir. Ce qui est, par
nature, éphémère, reçoit d’une langue stricte sa permanence et sa solidité. Du plus fluide, le poète
s’efforce de tirer l’immuable. Il ordonne sans l’appauvrir l’opulence du monde. Il arrête toute vie au
plus vert de son âge. Pour s’acquitter de sa double mission, il énumère, il répartit l’innombrable ; en les
nommant, en leur prêtant l’assistance du mot le plus exact, du discours le plus réglé, il stabilise le
frisson, la nervure, le reflet, le plaisir, toute irisation des choses, toute effervescence de l’être, qui
s’évanouit dès qu’elle naît. »

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composantes en sont finalement mises en valeur, dans la différence. On comprend


mieux l’une des multiples raisons qui ont amené le poète à prôner la lecture
silencieuse : la lecture ou récitation à haute voix seraient une mutilation ; elles
priveraient le poème de toutes les modulations d’un lyrisme visuel qu’il
expérimente31.

Le verset persien est alors une sorte de théâtre sur lequel – ou plutôt à l’intérieur
duquel – se déroule une mise en scène de la langue. Mais ce théâtre se doit d’être
intérieur. Il se doit de résonner et d’exister en nous pour restituer l’entièreté du
message persien.

31
Mireille Sacotte, op. cit., p. 75-76.

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Annexes

Olivier Stucky a effectué ce décompte des versets dans le poème Pour fêter
une enfance lors de la présentation du 19 novembre 2015. Il a gracieusement
partagé son travail, je lui en suis vivement reconnaissant.

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Bibliographie

Œuvre
Saint-John Perse, « Pour fêter une enfance », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard
(« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, pp. 23-30.

Littérature secondaire

Caillois, Roger, Poétique de Saint-John Perse, [Paris], Gallimard, 1972. Nouvelle


édition revue et corrigée.

Charest, Nelson « L’ouverture du verset », études littéraires, vol. 39, 2007, pp. 125-
139.

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poésie et les arts. Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes réunis et
présentés par Béatrice Bonhomme et Micéala Symington, Paris, Honoré Champion,
2005, pp. 45-53.

Dessons, Gérard et Meschonnic, Henri, Traité du rythme. Des vers et des proses,
Paris, Dunod (« Lettres sup »), 1998.

Favriaud, Michel, « La Ponctuation blanche », in Le plurisystème ponctuationnel


français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, pp.
45-64.

Frédéric, Madeleine, La répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint-


John Perse, [Paris], Gallimard (« Publications de la Fondation Saint-John Perse »),
1984.

Gallagher, Mary, La créolité de Saint-John Perse, Paris, Gallimard (« Cahiers Saint-


John Perse »), 1998. Particulièrement le chapitre V, «  Une poétique de la
réminiscence », pp. 254-320.

Gardes Tamine, Joëlle et alii (dir.), Saint-John Perse sans masque : lecture
philologique de l’œuvre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Licorne »),
2006. (chapitre « Pour fêter une enfance » pp. 162-169).

Guedj, Colette, « Note sur le blanc dans la poésie contemporaine », in Le rythme


dans la poésie et les arts. Interrogation philosophique et réalité artistique, Textes
réunis et présentés par Béatrice Bonhomme et Micéala Symington, Paris, Honoré
Champion, 2005, pp. 209-213.

11
Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger

Jaccottet, Philippe, « Trop de Beauté ? », in L’Entretien des Muses, [Paris],


Gallimard, 1968, pp. 33-41.

Parent, Monique, Saint-John Perse et quelques devanciers. Etudes sur le poème en


prose, Paris, C. Klincksieck (« Bibliothèque française et romane »), 1960.
Particulièrement le chapitre 1 de la troisième partie, « La poésie du souvenir ou les
assises de l’âme » aux pages 169-186.

Paulhan, Jean, Enigmes de Perse, Mazamet, Babel éditeur, 1992.

Sacotte, Mireille, « Eloges » et « La Gloire des Rois » de Saint-John Perse, [Paris],
Gallimard (« foliothèque »), 1999.

Rodriguez, Antonio, « Verset et déstabilisation narrative dans la poésie


contemporaine », études littéraires, vol. 39, 2007, pp. 109-124.

Szilagyi, Ildiko, « Le verset : entre le vers et le paragraphe », études littéraires, vol.
39, 2007, pp. 93-107.

Valette, Bernard, « Introduction à la poétique de Saint-John Perse », in Saint-John


Perse. « Eloges ». La nostalgie, Paris, Ellipses-Marketing (« Analyses et réflexions
sur… »), 1986, pp. 73-78.

Ventresque, Renée, « L’incurable nostalgie du langage de l’origine », Europe, n°799-


800, 1995, pp. 103-109.

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