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Littérature

Le Horla de Guy de Maupassant : essai de description structurale


Philippe Hamon

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Hamon Philippe. Le Horla de Guy de Maupassant : essai de description structurale. In: Littérature, n°4, 1971. Littérature.
Décembre 1971. pp. 31-43;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1971.2521

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1971_num_4_4_2521

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Philippe Hamon, Rennes.

« LE HORLA » DE GUY DE MAUPASSANT


ESSAI DE DESCRIPTION STRUCTURALE

Comment aborder l'étude d'un texte en prose d'une certaine


longueur? Cela pose des problèmes aux critiques, car l'étendue et la forme de
l'objet rendent la méthode difficile. Autant il est relativement aisé de
décoder un texte poétique bref, de mettre en lumière les structures
prosodiques, syntaxiques, sémantiques qui organisent l'espace limité des
quatorze vers d'un sonnet (par exemple), autant il est difficile de s'orienter
dans une œuvre apparemment « amorphe » comme un roman ou une
nouvelle. Plus le poème est bref, plus rapidement on peut dégager la
grille des répétitions, des encadrements, des symétries, des « couplaisons »
(Saussure), des « couplings » (Levin), des « équivalences » (Harris) qui
organisent le texte, ainsi que les grandes distributions de ses éléments
grammaticaux. L'importance donnée à la typographie (majuscules, blancs,
passages à la ligne), ainsi que l'existence de places conventionnelles
marquées, stratégiques (début et fin du poème, début et fin des vers, des
strophes...), aide considérablement à la lecture du poème versifié. Même
des effets particulièrement discrets, les effets phonétiques liés à la
réversibilité, à l'anagrammatisation, à la symétrie des phonèmes ou de
graphèmes, semblent pouvoir se soumettre à certaines lois1, et leur répartition
tend à coïncider avec ces places stratégiques. On peut donc « replier »
le poème sur ces points privilégiés que l'on rapproche, ceci pour en dégager
les éléments qui entrent en relation ou qui se transforment 2.
Quand il s'agit d'un texte en prose de quelque longueur, l'analyste
ne peut se guider ni sur une forme fixe (sonnet, etc.), ni sur un patron
rythmique (alexandrins rimes), ni sur des places conventionnellement
marquées (début, fin des vers, hémistiches, etc.), ni même sur une théorie
de l'œuvre constituée. Quant aux classifications de la rhétorique classique
(tropes ou figures du discours), elles sont inutilisables à cette échelle.
Enfin, les unités repérées risquent d'être beaucoup plus vastes, sans que

1. Voir D. Hymes, « Phonological aspects of style : some english sonnets », in


Style in language, M.I.T. Press, 1960.
2. Pour une démonstration de la démarche, voir celle, très formalisée, de
J.-C. Coquet, « Combinaison et transformation en poésie », in L'Homme, vol. 9, cahier I,
Mouton, 1969.

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pour cela les unités plus ténues (par exemple les phonèmes, nous le verrons
plus loin à propos du Horla) doivent être négligées. D'où des problèmes
de repérage et de réduction. Les divisions effectuées par l'auteur lui-même
(chapitres, « blancs », paragraphes) nous y aident, bien sûr, ainsi que les
répétitions s les plus évidentes d'éléments (phrases, mots, images...) à
fonction démarcative. Dans La Faute de Vabbé Mouret, par exemple,
qui appartient au cycle des Rougon-Macquart*, des répétitions de phrases
identiques découpent et délimitent des séquences homogènes qui peuvent
avoir les dimensions d'un chapitre; ainsi la première visite du curé Serge
Mouret au Paradou, domaine de la nature, de la fécondité, de l' anti-religion
et de la femme, s'insère-t-elle dans la première partie du roman comme
un îlot contrastant marqué et nettement délimité par la répétition d'une
même phrase : « Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes
closes, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le
long du lierre, jusqu'aux tuiles » (Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1249
et 1255).
Ainsi, à la limite, une seule répétition d'un même élément (A-A')
suffît à donner forme à un énoncé, aussi long et amorphe soit-il, en
délimitant des paragraphes, en définissant comme marqués les points A
et A' (répétitions démarcatives), les segments x et z (encadrants), le
segment Y (encadré) et en suggérant un récit du type : thèse >
antithèse — >> synthèse, ou thèse — > antithèse > thèse.

X A Y A' Z
JLT J-T XT TJ.

On aura donc intérêt à commencer par le repérage des traits démar-


catifs ou « configuratifs » 5 de l'énoncé. L'analyse s'efforcera d'aller des
plus grands segments aux plus petits, en définissant leur mode de relation,
leur place, et en les mettant en corrélation à tous les niveaux de langue
(phonologique, lexical, syntaxique, sémantique).
Si certains linguistes se refusent à dépasser le niveau de la phrase,
sous prétexte qu'au-delà commencent les faits de parole plus ou moins
inanalysables par des méthodes rigoureuses, en tant qu'effets de
l'arbitraire du locuteur, d'autres, en revanche, refusent, du moins en théorie,
de limiter la linguistique à l'étude des phénomènes subphrastiques. On
pourrait citer le chapitre, Grandeurs de l'analyse, de Hjelmslev, où celui-ci
écrit notamment : « L'analyse du texte revient au linguiste comme une
obligation inéluctable, incluant [...] les segments de texte de très grande
extension [...] définis mutuellement par la sélection, la solidarité ou la
combinaison [...] 6 »; ou Harris : « La succession des phrases dans un
discours suivi constitue (...) un domaine privilégié pour les méthodes de la
3. « La forme est essentiellement liée à la répétition », écrit Valéry, dans Tel
Quel (Œuvres, Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 554).
4. A la limite une œuvre tout entière peut jouer le rôle d'élément marqué, de
motif, quand elle est intégrée à un cycle ou à un groupe de textes à architecture
cohérente. Cela est net chez Zola.
5. Us « signalent la division de l'énoncé » (Jakobson, Essais de linguistique
générale, Éd. de Minuit 1966, p. 109).
6. Prolégomènes à une théorie du langage, Éd. de Minuit, 1968, chapitre 20, p. 135.

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linguistique descriptive, puisque celles-ci ont pour objet la distribution
relative des éléments à l'intérieur d'un énoncé suivi, quelle que soit sa
longueur 7. »

Aussi, actuellement, de nombreux chercheurs semblent déjà admettre,


avec ces linguistes, et en transposant certains de leurs postulats, les
présupposés généraux suivants :

1. Il s'agit de délimiter des éléments, des unités homologables, puis


de les classer selon leurs fonctions réciproques (incompatibilité, implication,
solidarité) et leurs modes de consecution. La plupart des concepts-clés
de la linguistique (niveaux de description, invariants, fonction,
distribution complémentaire, transformation, système, paradigme, syntagme, etc.)
semblent en effet pouvoir être applicables à l'analyse des énoncés
littéraires. Cependant, une méthode d'analyse purement formelle, qui ne
manipulerait que des segments (et non des unités pourvues de sens)
— méthode strictement distributionnelle de type Harris — , se révélerait
d'un coût extraordinaire pour des énoncés étendus. Toute analyse de
l'énoncé littéraire passe donc, à notre avis, par l'établissement d'une
sémantique structurale acceptable.
2. L'énoncé littéraire est un système cohérent pré-délimité (au
contraire du « texte infini » du linguiste) et différé (au contraire de la
conversation ou du discours parlé), dont les éléments, si disjoints soient-
ils, sont en relation mutuelle. Chaque élément doit donc être défini, non
par rapport à un réfèrent extra-linguistique (réel, biographie, histoire,
psychologie, etc.), mais par les relations qu'il entretient avec l'ensemble
de l'énoncé 8. Deux conséquences :
a — la fonctionnalité des éléments par rapport au tout
transcende toute « contradiction » ou « incohérence » logico-sémantique de
surface : à priori, l'énoncé ne connaît pas d'asémantisme (et d'agramma-
ticalité) de détail.
b — on refusera 1' « amalgame » des énoncés ou tout corpus
provenant de l'amalgame de plusieurs énoncés différents (alors qu'une
étude de fragment d'énoncé se justifie partiellement par la notion de
redondance).
3. L'énoncé littéraire est un ensemble fortement redondant qui tend
à répéter, à divers niveaux, des éléments, des contenus ou des figures
identiques ou équivalents. Cette double organisation de l'énoncé littéraire
(en tant qu'énoncé et en tant qu'énoncé littéraire) permet à l'analyste
de s'orienter à travers la « surcharge sémantique » (signification linguis-

7. In « Analyse du discours » (Langages, Larousse, n° 13, mars 1969). Voir aussi


Langages, n° 20, p. 31, et R. Barthes, « La linguistique du discours », in Signe,
Langage, Culture, Mouton 1970.
8. C'est le principe de la description « immanente » (voir Vinogradov, Spitzer,
Togeby, etc.). On trouvait déjà cela posé en 1929 dans le « programme » du cercle de
Prague : « L'œuvre poétique est une structure fonctionnelle et les différents éléments
n'en peuvent être compris en dehors de leur liaison avec l'ensemble » (« Les thèses
de 1929 », in Change, n° 3, Éd. du Seuil 1969, p. 36).

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LITTÉRATURE N° 4 3
tique, contextuelle, stylistique, structurelle, etc.) propre à tout énoncé.
Il faudra donc — autre nécessité fondamentale de la linguistique — trier
les faits redondants des faits non redondants 9 et l'analyse n'hésitera pas
à se présenter comme économique, c'est-à-dire comme ne retenant que les
éléments qui entrent dans un système de ressemblances (répétitions,
équivalences) ou de différences (disjonctions, notions contraires ou
contradictoires) simples.
4. Le sens global d'un énoncé ne résulte pas de la somme des sens
de ses mots ou de ses phrases s' additionnant en ordre linéaire, mais d'une
succession d'effets de sens solidaires mais non isomorphes de ceux du
plan de l'expression. Il y a donc un mode spécifique de signifiance propre
à l'énoncé (sémantique), distinct du mode de signifiance propre au signe
(sémiotique)10. Cela implique pratiquement la nécessité d'établir plusieurs
modèles de l'énoncé : modèles « de surface » et modèle « profond », diachro-
niques et achroniques, structuraux et statistiques, etc.
5. Un énoncé joue sur la consecution et la combinaison d'ensembles
(séquences, chapitres, paragraphes, épisodes) plus que de mots. L'analyse
en regroupera le plus grand nombre, qu'elle définira comme équivalents
sémantiquement et /ou fonctionnellement. Le fait de considérer comme
équivalents des segments de longueurs différentes et de formes différentes
semble correspondre à un mode de fonctionnement propre à l'énoncé :
ainsi les substituts divers (pronoms, verbe-vicaire « faire », noms propres,
expansions explicatives, synonymies, etc.), facteurs importants de
l'homogénéisation sémantique de l'énoncé. On peut d'ailleurs penser que le
discours littéraire fonctionne comme la phrase elle-même, qui utilise un
grand nombre de stéréotypes, locutions, mots composés et syntagmes
plus ou moins figés par l'usage, et qui se définit en outre par un ordre
des mots plus ou moins fixe, et par certains traits prosodiques (ou supra-
segmentaux — les « morpho-phonèmes » de K. Togeby) qui organisent
de vastes espaces d'énoncé.
6. Il existe certainement des « collections » d'unités11, des « lexiques »
et des schémas fixes imposés par le choix de tel ou tel genre ou sujet, qui
viennent limiter la « capacité » théorique des codes. Ainsi la fable
classique implique par exemple une division de l'énoncé en deux textes
redondants (morale + récit) dont il s'agirait d'étudier les modes de relation.
7. Une des conséquences les plus notables d'une formalisation de
type linguistique est celle qui tend à détruire le statut privilégié du
« personnage ». Celui-ci n'est plus considéré que comme la variante d'un
acteur-type plus général (« actant » chez Greimas, « fonction » chez
Souriau, « symbole » chez Lévi-Strauss et chez Saussure) 12; il est conçu
simplement comme un support, un faisceau d'éléments différentiels (c'est

9. Sur ce concept de redondance à l'intérieur de l'énoncé, voir par exemple


G.-G. Granger, Essai d'une philosophie de style, A. Colin 1968, passim.
10. Sur ce problème des unités signifiantes de la langue, voir E. Benveniste,
« Sémiologie de la langue », in Semiotica, Mouton, I, 1, 2, 1969.
11. Le terme est employé par R. Barthes dans son article, « Le discours de
l'histoire », pour désigner le lexique de base narratif du discours de l'historien (in
Information sur les sciences sociales, VI, 4, Mouton, août 1967).
1? Voir J. Starobinski, « Le texte dans le texte », in Tel Quel, n° 37, 1969.

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la définition linguistique du phonème), soit fonctionnels, soit qualificatifs,
comme un micro-système de traits sémantiques s'intégrant lui-même au
système général des actants de l'énoncé, marque économique et récurrente
dont la fonction est essentiellement cohesive et substitutive. Certains
textes s'accommodent d'ailleurs très bien d'une certaine « pauvreté » des
personnages.
8. Au contraire de l'énoncé poétique, énoncé essentiellement « station-
naire » selon le mot de Valéry (par exemple le fameux Persiennes d'Aragon,
ou telle comptine désémantisée), qui peut éventuellement jouer sur la
seule surface (calligramme) ou sur la seule répétition d'éléments identiques,
un récit consomme et transforme du sens. Ce problème de l'analyse des
procédés de transformation du sens à l'intérieur d'un énoncé réclame
impérativement l'établissement d'une théorie du récit au sein d'une
sémantique structurale 13. Un problème majeur sera donc celui de la
recherche des invariants du récit contre la multiplicité stylistique des
textes. Ceci ne ferait d'ailleurs que suivre l'attitude de la phonologie, qui
n'a pu se construire que contre la phonétique et son respect des mille
variations de la substance sonore 14. Mais le problème se posera ensuite
de savoir comment l'on pourra réconcilier l'analyse stylistique, qui vise
à caractériser et à décrire le texte dans sa matérialité manifestée
(typographique, lexicale syntaxique, phonétique, rhétorique, etc.), et une
segmentation de l'énoncé en unités de contenu (fonctions, séquences,
qualifications, actants) que l'on a reclassées en un modèle plus ou moins
abstrait et appauvrissant 15.
Plus l'énoncé est long, plus les niveaux d'intégration se multiplient,
plus les problèmes de segmentation, de repérage, et d'homologation des
unités sont ardus, plus les problèmes de réduction des contenus sont
difficiles à résoudre.

Essayons de vérifier, très rapidement et très schématiquement dans


le cadre d'un article, l'application de quelques-uns de ces présupposés
à l'étude d'un texte. Soit Le Horla, brève nouvelle « fantastique » publiée
par Maupassant en 1886 (deuxième version), qui relate l'emprise
progressive que prend un être mystérieux et invisible (le Horla) sur un narrateur
(Je) qui rédige son journal.
1. Les « contraintes » du genre choisi par Maupassant peuvent fournir
les premières pistes : le texte est un journal rédigé au jour le jour et est
divisé en une série de séquences datées différenciées déjà quantitativement

13. Voir J.-C. Coquet, article cité et A.-J. Greimas, article « Éléments d'une
grammaire narrative », in L'Homme, IX, 3, 1969.
14. Hjelmslev consacre à cette notion d'invariant le chapitre 14 de ses
Prolégomènes. Pour Jakobson, c'est aussi un problème « crucial » (p. 39 de ses Essais).
Cette notion n'est pas propre au domaine du langage : voir par exemple A. Lhote,
Les Invariants plastiques, Paris, Hermann, 1967, p. 85 et suiv.
15. Sur les rapports sémantique /stylistique, voir A.-J. Greimas, Sémantique
structurale (Larousse 1966, p. 166-167). H. Mitterand, dans son article « Corrélations
lexicales et organisation du récit : le vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin » (in
La Nouvelle Critique, numéro spécial, « Linguistique et Littérature », 1968), a montré
comment des aires lexicales homogènes et différenciées servaient de véritables « leit-
motive » stylistiques aux personnages de l'œuvre.

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(brèves ou longues)16. Il s'agit donc d'un énoncé présegmenté, comparable,
en quelque sorte, à une bande dessinée, et qui affiche sa propre
segmentation. De plus, chacune de ces séquences sera normalement segmentée
à son tour en deux aires complémentaires, grammaticalement et stylis-
tiquement différenciées, celle de 1' « histoire » et celle du « discours »,
c'est-à-dire celles qui opposent la narration des faits passés (« le docteur
lui dit... elle s'assit... il commença ») à la narration des faits concomitants
au présent du narrateur-écrivant (« je rentre... je suis guéri... je suis
repris »). Une fois ces éléments repérés, et un certain nombre de marques
formelles enregistrées (statique /dynamique, accompli/inaccompli,
monologue/dialogue, clichés /images, abondance des modalisateurs et des
organisateurs de l'énoncé, etc.), il restera à en étudier la distribution,
l'alternance, à voir si elles s'impliquent mutuellement ou non, etc. D'autre
part, la nécessité d'une hésitation commune lecteur-personnage (loi du
genre fantastique) permet de prévoir une certaine pauvreté dans la
qualification du personnage-narrateur (« je », personnage « moyen », non
nommé, non qualifié, sous-informé, objet plus que sujet; emploi de clichés;
références aux codes culturels stéréotypés de la vraisemblance ou du
savoir sécurisant, etc.). Enfin, un certain rythme cyclothymique simple
(alternance de notations contradictoires ou complémentaires), une stabilité
de focalisation (le « je » - héros), et un certain inachèvement structural
(loi du journal : le narrateur ne peut raconter sa propre mort, le récit
ne peut se clore) sont également, d'emblée, prévisibles.
2. La recherche de moments ou de séquences de l'intrigue que l'on
pourrait mettre en corrélation permet une segmentation de celle-ci en
trois phases A, B, C, à peu près d'égale longueur et délimitées par la
séquence liminaire (huit mai, panorama de Rouen), la visite au Mont-
Saint-Michel (deux juillet), et la visite du narrateur à Paris (douze et
quatorze juillet). Notons déjà que Rouen (Flaubert, Madame Bovary),
le Mont-Saint-Michel (haut lieu du tourisme), le Théâtre-Français et
les boulevards (haut lieu de 1' « esprit »), ainsi que le quatorze juillet
(fête nationale), sont des lieux ou des moments sociologiquement marqués;
on pourrait presque parler de clichés demarcates.
Rouen Mont-Saint-Michel Paris
XT ~" XT T
XX T

On peut mettre en corrélation deux à deux d'une part la séquence


liminaire et la visite au Mont, d'autre part la visite au Mont et la visite

16. Les références de pages renvoient à l'édition du Livre de Poche.


17. L'ensemble des contraintes qui prédéterminent un énoncé (contraintes du
genre, du thème, contraintes stylistiques, etc.) définissent ce que l'on pourrait
appeler « l'univers du discours » (expression empruntée aux logiciens) du récit, constitué
d'un ensemble de classes sémantiques complémentaires plus ou moins prévisibles. Dans
quelle mesure le dédoublement linguistique entre un personnage-acteur et un
personnage-narrateur, rendu obligatoire par le choix d'un genre (le journal intime) et de
thèmes (fantastiques, qui réclament que le lecteur ne soit pas « en avance » sur le
personnage), a-t-il contribué à souligner ou à renforcer le thème du dédoublement,
de la folie, de la possession maléfique qui est le thème central de la nouvelle? On
pourrait rappeler ici l'anecdote que cite Jakobson (Essais, p. 80) à propos du « je »
de Maupassant.

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à Paris, et les considérer toutes trois comme équivalentes 18. Pour les
deux premières, il s'agit en effet des deux seuls passages du texte
décrivant longuement un paysage : description du panorama de Rouen et
de la vue sur la Seine, et description du Mont-Saint-Michel. Il s'agit en
outre de deux situations de calme du narrateur (« journée admirable »,
p. 7; « il faisait bon », p. 8; « je rentre, je suis guéri... excursion charmante »,
p. 13), contrastant avec des situations précédentes ou suivantes de
trouble (<i j'ai un peu de fièvre... je me sens souffrant... triste », p. 8;
« la nuit a été horrible », p. 13; « j'ai mal dormi », p. 16). Ces deux
passages sont des sortes de tableaux descriptifs d'écriture impressionniste 19,
caractérisables stylistiquement par référence à un certain « code ». De
plus, un certain nombre de répétitions autorisent le rapprochement des
deux passages : exclamations naïves et syntaxe « parlée » (« Quelle
journée admirable! », p. 7; « Comme il faisait bon! », p. 8; « Quelle vision! »,
p. 13; « Comme vous devez être bien ici! », p. 14); emploi d'un lexique
« passe-partout » (« admirable! », p. 7, et « admirable! », p. 14; « vaste
ville », p. 7, et « vaste comme une ville », p. 14; « gothique », p. 7 et
« gothique », p. 14; « air bleu », p. 8 et « ciel bleu », p. 14; « dominés par la
flèche de fonte de la cathédrale », p. 7-8 et « dominée par la grande église »,
p. 14; « je vois la Seine qui coule », p. 7 et « nous nous mîmes à causer en
regardant monter la mer », p. 14...); emploi de locutions stéréotypées du
genre « Guide Michelin » (« excursion charmante », p. 13; « superbe trois-
mâts », p. 8; « admirable demeure gothique », p. 14; « bijou de granit »,
p. 14); emploi d'un matériel lexical marqué (« topos » du « locus amoenus »
et de son matériel descriptif figé : le printemps, le clocher, le platane, le
gazon, la maison, le ciel bleu, l'eau qui coule, la référence aux ancêtres, etc.,
avec ses variantes : la mer, l'été, l'église protectrice, la ville close, etc.,
dans l'épisode du Mont20); emploi de schémas topologiques identiques
(vertical /horizontal, proche /lointain, dominant /dominé); emploi «
sécurisant » de noms propres (au contraire de ce qui n'a pas de nom, le Horla),
la Seine, Rouen, Le Havre, Avranches... Tous ces éléments redondants
font de ces deux séquences deux sortes de métonymies narratives
(l'habitat pour l'habitant) servant à caractériser indirectement le narrateur et
le sentiment qu'il a de sa sécurité.
Une référence à l'ensemble de l'œuvre de Maupassant nous montre
enfin que ces deux descriptions ont en commun d'être des motifs favoris
de l'auteur (autre élément de rapprochement) : le panorama de Rouen
se retrouve par exemple dans Bel-Ami, et au début de la nouvelle Un
Normand. On trouve une description de la Seine, plus brève, mais repre-

18. Cette notion d'équivalence pose de nombreux problèmes. Sur quels critères
peut-on réduire deux grandeurs à une seule : identité de forme, de position, de contenu,
de fonction, de distribution? C'est sans doute un trait de l'énoncé littéraire que de
permettre et d'organiser l'amalgame systématique de ces identités. Voir Hjelmslev,
Prolégomènes, p. 88, et A. J. Greimas, Sémantique structurale, p. 113 à 115.
19. Voir J. Dubois, Les Romanciers français de l'instantané au XIXe siècle,
Bruxelles, 1963. Un seul trait : l'expression « peuple de », véritable leitmotiv
stylistique de l'époque et de Maupassant lui-même. De plus, la célèbre description de Rouen
dans Madame Bovary est très certainement présente a l'esprit de l'auteur.
20. Topos décrit par Curtius, in La Littérature européenne et le Moyen Age latin,
P.U.F. 1956. Voir aussi Propp, Morphologie du conte, Seuil, 1970, p. 104.

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nant un climat et des termes identiques à la première page delà nouvelle
L' Endormeu.se (donc en position liminaire semblable et contrastant
pareillement avec un thème postérieur fantastique). De même, une
description analogue du Mont-Saint-Michel dans Notre Cœur 21 et au début
de la nouvelle La Légende du Mont-Saint-Michel.
On pourrait donc presque envisager une épreuve de « commutation »
de ces variantes, qui laisserait intacts, très certainement, les sens
respectifs de ces différentes œuvres, de même que l'on pourrait envisager une
permutation, au sein du Horla, de ses deux paragraphes descriptifs 22.
Même fonction démarcative et contrastive pour la visite à Paris
(séquence du douze et quatorze juillet) : fin d'une deuxième boucle du
récit, moment d'euphorie et de calme retrouvé (« très gai », p. 20), brève
description, clichés culturels sur Paris et les Parisiens, référence
sécurisante à A. Dumas, variante du « locus amoenus », motif favori de
Maupassant (voir par exemple Jour de fête). De plus, comme dans l'épisode du
Mont, il y a rupture de l'unité de lieu (Rouen et la maison du narrateur).
Enfin, le macro-syntagme narratif est le même : départ de Rouen =»-
marche d'un narrateur-touriste dans un lieu culturellement valorisé (le
Mont/les boulevards de Paris) =»• rencontre d'une autorité (le moine/le
docteur Parent) =»■ transfert d'une information (les légendes et le vent
du Mont/la séance d'hypnotisme) =#- déplacement et retour à la
maison. D'où la valeur démarcative de ces trois séquences, confirmant
l'existence de trois grandes « boucles » du récit (A, B, et C) :

Rouen Le Mont Paris


A B G
XT T
XX T XT

calme trouble calme trouble calme trouble croissant


croissant croissant et catastrophe finale

et six moments privilégiés du récit que l'on peut mettre en corrélation :

I I I
a > -b > - c >-
a b c

que l'on peut lire ainsi : a est l'équivalent de b et de c (Rouen, le Mont,


Paris; mêmes fonctions démarcatives, contrastives; mêmes
caractéristiques rhétoriques, narratives, stylistiques, sémantiques; situations de

21. Notre Cœur, édition des Œuvres complètes de Maupassant, Librairie de France,
1938, p. 367 et suiv. R. Dumesnil qualifie de « véritable leitmotiv » la description du
panorama de Rouen chez Maupassant (voir son « essai de classement » thématique
de l'œuvre de Maupassant, à la fin du tome XV). Toute unité d'une œuvre se définit
donc au carrefour de deux axes : corrélation avec un élément disjoint du même texte;
corrélation avec un élément homologué d'un autre texte (du même auteur, de la même
culture, topos, etc.).
22. Nous employons le conditionnel : la méthode de commutation ne saurait
être « exportée » de la langue à l'énoncé. De plus une identité formelle de motifs
n'implique pas qu'ils aient la même fonction dans les divers contextes où ils sont insérés.

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calme ou de répit pour le narrateur, absence du Horla, liens soulignés
avec le monde (les ancêtres/ le guide et le moine /la foule, le théâtre et les
salons), fonctionnement normal de la vision (^ hallucination). Ces trois
séquences ont de surcroît en commun d'être des ajouts de la version
définitive du Horla. Ce qui distingue ces séquences équivalentes que nous
avons homologuées, c'est leur ordre. Elles forment une série orientée :
b vient après a, c après b et a; leur « information stylistique », par
conséquent, variera; en d'autres termes, le lecteur ressentira ces situations de
calme comme de plus en plus précaires, de plus en plus fragiles.
— est équivalent de - et de - (fins de boucles du récit, moments de
a b c
trouble intense, présence du Horla, fonctionnement sujet à doutes de la
vision, décision de fuite du narrateur, etc. ^ Enfin a, b, c sont inverses de
-,
ai)de - et de -c (débuts /fins de boucles, calme /trouble, etc.).
On pourra ensuite étudier ces six points stratégiques mis ainsi en
corrélation, et voir, à l'intérieur de chaque boucle A, B, C, comment
s'effectue le passage de a à -,
et etc., et, à l'échelle générale de la nouvelle,

comment s'effectue le passage de a à -, c'est-à-dire le passage d'un


C

SÉQUENCE INITIALE SÉQUENCE FINALE


(contenus posés) (contenus corrélés)
Rouen Rouen
printemps automne

calme /euphorie angoisse


« vers 11 heures » /jour /ciel bleu minuit/nuages lourds
fenêtre ouverte (d'où l'on fenêtre d'abord fermée, puis à
regarde l'extérieur travers laquelle on regarde
l'intérieur
maison ruine de la maison
eau/terre/air feu (incendie)
vie /passé (les ancêtres) mort/avenir (après le Horla?)
Je dominant (sujet virtuel) Je dominé (objet)
Horla absent Horla présent
« contrat » permanent je/monde contrat perturbé (fin du monde?
le narrateur détruit sa
maison et fait périr ses
domestiques)
clichés descriptifs (topos) images narratives
savoir inné savoir acquis
assertions interrogations
fonction référentielle fonction émotive
rythme conclusif rythme non conclusif

23. La nouvelle se termine sur l'éventualité du suicide du héros.

39
contenu de départ à un contenu d'arrivée, passage ici démultiplié par
deux relais 24. A savoir comparer, en faisant l'économie des relais b et c,
et en multipliant les niveaux de l'analyse, un « incipit » et un «
explicit » 25 :
3. L'analyse ne retient donc que les contenus qui entrent dans un
système de redondances et de différences; une analyse poussée
demanderait d'étudier chacun de ces couples antithétiques ou complémentaires,
de déceler par quelles figures narratives chaque contenu se transforme,
passe à son corrélé, et, à l'intérieur de chaque paradigme, de vérifier
le type de relation qui unit les éléments coexistants repérés (ex : le
rapport « métonymique » je/monde/printemps ou le rapport « motivé » topos/
euphorie) 26.
Le point narrativement le plus important serait bien sûr de voir
comment le trio des personnages de départ (je /monde /Horla absent)
se retrouve à la fin après avoir permuté ses rapports et ses qualifications :
passage de dominant à dominé, passage d'une absence à une présence,
d'un état de non informé à celui d'informé, etc. C'est là sans doute que la
ou les corrélations découvertes à grande échelle permettent de découvrir
ou de reclasser des éléments à priori peu « voyants » du tissu narratif, et de
vérifier le fait que le « remplissage » du récit est quelque chose
d'éminemment prévisible. On peut ainsi se demander si le passage d'invisible
à visible, ou d'absent à présent, ou de transparent à opaque (le Horla qui
se matérialise de plus en plus autour du narrateur) n'exige pas :
a - un réseau thématique spécialisé; et l'on trouve rapidement
la chaîne : « brise et air bleu » du panorama du début (p. 8) ==»■ « l'air
invisible » de la séquence suivante (p. 8) => le « vent invisible » de
l'épisode du Mont (p. 14 et suiv.) •=»■ l'épisode de la carafe « cristal
transparent » (p. 18) =^ le « miroir » de carton de Mme Sablé (p. 23) =>
l'épisode de la rose flottant dans « l'air transparent » (p. 29) =^ les réflexions
sur la faiblesse des organes des sens et de la vision (p. 40) =>■ l'épisode
du miroir qui ne reflète rien (p. 43), ainsi qu'une prédilection générale
pour le rythme jour /nuit.
b - sur le plan stylistique, l'utilisation de tout un réseau lexical
de termes formant une métaphore plus ou moins consciemment filée
(élément privilégié de redondance et de clôture sémantique du récit) et

24. En poussant l'analyse on trouverait aisément un troisième relais, une séquence


très elliptique que l'on pourrait poser comme équivalente à celles du Mont et de Paris;
c'est celle de l'échappée à la bibliothèque de Rouen (16 août) : départ de la
maison =^- moment de répit =£- visite à un lieu culturellement valorisé (la
bibliothèque) ==#- retour à la maison •=>■ transfert d'un savoir; les deux derniers motifs
sont, on le voit, inversés par rapport aux séquences du Mont et de Paris. Ces relais
ont donc pour fonction essentielle de retarder un dénouement en en proposant de
factices, et par là même de mettre ce dénouement en relief (caractéristique de la
nouvelle par rapport au roman, pour Eikhenbaum; voir Théorie de la littérature, Éd. du
Seuil, 1966, p. 204). Sur l'organisation sérielle des mythes « à tiroirs », voir Cl. Lévi-
Strauss, L'Origine des manières de table, Pion, 1968, p. 105.
25. Pour la reprise de ces termes traditionnels, voir Aragon, Je n'ai jamais appris
à écrire, ou les incipits, Skira, Genève, 1969.
26. Sur la valeur structurale et symbolique de la transposition et de l'utilisation
des phénomènes cycliques naturels dans la littérature, voir N. Frye, Anatomy of
criticism, New York, Atheneum, 1967.

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articulée sur ce thème de la transparence 27. De même nous trouvons
plusieurs fois la figure rhétorique de l'antithèse : « tout ce que nous voyons
sans le regarder » (p. 9), « regarder... un peu d'eau disparue » (p. 18), la
« transparence opaque » (p. 43) de l'épisode du miroir, etc.
c - sur le plan fonctionnel, la répétition d'une importante
fonction/vision/, élément de transformation de l'absence en présence, du non-
savoir en savoir, ou de Vinvisible (transparent) en visible (opaque); par
exemple : « j'ai vu... j'ai vu... j'ai vu! je ne puis plus douter... j'ai vu!...
j'ai encore froid jusque dans les ongles, j'ai encore peur jusque dans les
moelles... j'ai vu! » (6 août); ou encore : « je vis, je vis, oui, je vis de mes
yeux... » (17 août).
Une fois regroupées et mises en corrélation, l'ensemble des unités du
texte pourrait se réduire à quelques couples du type :
savoir « naturel » (par les sens : épisodes de la carafe, du miroir...)
savoir « culturel » (Par autorité : le moine, le docteur Parent, H. Heres-
tauss, la Revue des Deux Mondes...);
transparence ailleurs (extra-monde)
opacité ' ici (le monde) '
Toutes ces corrélations devront être intégrées ensuite à un modèle
achronique simplifié, du type de celui que construit Lévi-Strauss pour
le mythe d'Œdipe, par exemple, dans son Anthropologie structurale.
4. A l'image de la langue elle-même, tout texte littéraire tend à se
répéter, à redoubler ses marques. Les formalistes russes (Chklovski)
parlaient déjà de « tautologie architecturale ». Cela peut prendre dans l'énoncé
des formes diverses; il semble en particulier qu'il existe souvent dans
l'œuvre une unité isolable plus ou moins autonome (chapitre, scène,
paragraphe, syntagme), fonctionnant comme une sorte de modèle réduit de
l'œuvre entière, qui en donne la clé (structurale et sémantique), et dont
l'œuvre ne serait qu'une démultiplication plus complexe. Dans son
analyse de L'Étranger 28, J.-C. Coquet définit l'histoire du Tchécoslovaque
comme un « apologue », « unité linguistique dont la fonction est de
manifester l'isotopie du texte », donc d'en permettre une lecture en clair,
unité méta-linguistique dans laquelle le texte se glose soi-même, se cite
soi-même de façon plus ou moins transparente, dialogue avec soi-même.
Il s'agit donc de repérer les unités du texte (analogues aux divers «
substituts » de la langue), unités cohésives et économiques, qui fonctionnent
comme des sortes de condensés sémantiques et narratifs de l'œuvre.
Ces unités peuvent être de dimension variable : ainsi le mot vision
(p. 13 par exemple) témoigne-t-il de l'ambiguïté (vision : acte de voir
normalement quelque chose/vision : hallucination) qui fonde les
transformations du récit, le narrateur oscillant perpétuellement entre les
témoignages contradictoires de ses sens. A échelle plus importante, la séance
d'hypnotisme datée du 16 juillet forme également comme la miniatu-

27. Voir par exemple, p. 30 : « tranquille... eau... carafe... troublé... rivière...


vagues... précis... lucides... clairvoyants... clarté... profondeur... sombrait... océan...
vagues... brouillards... etc. », en l'espace de quelques lignes.
28. Langue française, n° 3, Larousse, septembre 1969.

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risation d'un ensemble plus vaste : nous y voyons un contrat social eupho-
que perturbé par l'intrusion de l'irrationnel. D'autre part nous y voyons
les trois personnages-clé du récit (le Monde extérieur, relié par « racines »
et par vision normale au narrateur/le Horla comme extra — et
antimonde/le narrateur comme être « mondain ») pour ainsi dire
transposés, mis en scène 29, lors de cet épisode chez le docteur Parent (le
docteur Parent, l'hypnotiseur, sujet-dominant /Mme Sablé, l'hypnotisée,
héroïne dominée, non informée/le narrateur, son cousin, spectateur
extérieur). Enfin cette séquence relativement autonome pourrait être
supprimée sans dommage pour le schéma général de l'intrigue, et elle est
particularisée stylistiquement :
a - c'est la séquence la plus longue du Journal;
b - elle occupe une position médiane, et possède une fonction
démarcative importante; à partir d'elle en effet, la séquence-type du
récit (indice -=»■ confirmation =»- vérification ==> départ =»■
rencontre d'un garant « culturel » =»■ transfert d'un savoir =^ retour)
devient de plus en plus perturbée et elliptique;
c - elle est écrite presque entièrement au style direct en une
succession de dialogues;
d - les disjonctions temporelles ne sont pas matérialisées par
des séquences datées autonomes du Journal;
e - elle introduit des personnages nouveaux qui
n'apparaissaient pas et qui ne réapparaîtront plus; nous avons là une sorte de
nouvelle dans la nouvelle, une sorte de séquence - mannequin, comme
Saussure peut parler de « mot-mannequin » en poésie 30. Un jeu de mot
(conscient? « docteur Parent »/« votre parente », en parlant de Mme Sablé)
assure la cohésion de la scène et son rattachement au récit en général et à
l'histoire du narrateur (sa « parenté »; cf. « je (la) connaissais comme une
sœur », p. 24).

De tels procédés renforcent la clôture sémantique et structurale du


texte. D'autres exemples de fermeture pourraient être aisément repérés,
ne seraient-ce que tous les retours en arrière du narrateur : « je me
rappelle, je me rappelle le beau trois-mats brésilien » (p. 38); « je me rappelle
à présent les paroles du moine du Mont-Saint-Michel » (p. 39), etc. Ces
procédés forment une sorte de vaste réseau anaphorique, et l'énoncé
fonctionne donc comme la phrase, qui utilise à des fins économiques et
cohésives un système d'anaphores pour mettre en relation des unités ou
des segments disjoints.
D'autres séquences et d'autres procédés organisent la redondance et
la cohérence de l'énoncé : ainsi le résumé d'Hermann Herestauss (p. 35),
et l'article de la Revue du Monde scientifique (p. 37-38) citant le professeur
Henriquez (la lettre H, la lettre du Horla, jouant ici un rôle signalétique
non négligeable), deux textes qui redoublent le sens général en
apportant au narrateur un certain savoir. Tout récit, au fond, ne fait qu'illus-

29. « Je me demandais... si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance


•et fort bien jouée », p. 25.
30. Voir J. Starobinski, Le Texte dans le texte, et D. Hymes, articles cités.

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trer ce qui le constitue comme tel, un passage organisé et orienté de
l'indéterminé au déterminé, d'un non-savoir (du lecteur) à un savoir; dans
Le Horla le héros acquiert de plus en plus de savoir (sur le Horla) sans
jamais acquérir le pouvoir de le dominer; d'où son statut particulier de
« héros quêteur » et de « héros victime » (Propp), quêteur d'un savoir, et ne
se constituant jamais comme sujet réel.
5. Rien n'empêche de poursuivre l'analyse (repérage d'unités,
homologation de ces unités, interprétation fonctionnelle de ces unités) à tous les
niveaux, même phonétique. Ainsi on remarquera à certains endroits du
texte une augmentation de la fréquence de certaines syllabes, lettres ou
phonèmes, ceux ou celles constitutifs du nom HORLA : OR, LA, HO,
H-R-L, etc. De plus, l'apparition de ces unités semble coïncider avec des
moments narrativement marqués, ceux où la présence du Horla se fait
plus manifeste; elles contribuent par conséquent, par leur distribution, à
souligner et à accompagner, comme un leitmotiv phonétique, le rythme
calme/trouble de l'intrigue, et se concentrent dans des mots et des groupes
comme : frôlant, la rose, la mort, aurore, là, alors, la porte, les organes,
horreur, hurler, homme, mêler à l'eau 31, et surtout l'adverbe « alors »,
plusieurs fois employé en couple (« alors... alors ») dans les moments de
grand trouble du narrateur (p. 37, 42, 43, 47).

Résumons : il s'agit de mettre sur pied des procédures :


a - de délimitation d'unités;
b - de réduction de ces unités;
c - de mise en corrélation de ces unités.
L'énoncé sera défini essentiellement comme la mise en corrélation et
en orientation de classes sémantiques complémentaires; c'est dire que
tout cela devra se situer au sein d'une sémantique structurale constituée
qui définisse les modes de conservation et les modes de transformation
du sens à l'intérieur des textes. Aussi peut-on penser que l'établissement
d'une théorie de l'énoncé devra plus à la logique (ou à une certaine logique)
qu'à la linguistique proprement dite, et K. Togeby a raison de séparer
les deux domaines (dans l'énoncé, message fini et code coïncident, et
l'opération de commutation est inapplicable)32. Mais même s'il est parfois
malaisé à définir, l'apport de certains concepts linguistiques au traitement
de l'énoncé littéraire paraît en un premier temps positif, ne serait-ce que
pour contribuer à détruire certaines superstitions tenaces, ces
superstitions que Valéry définissait comme « l'oubli de la condition verbale de la
littérature 33 ».

31. Un seul bref exemple: «sentant bien qu'il était là, mais qu'il m'échapperait
encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet » (p. 43). Certains
passages du Horla sont presque rimes sur les syllabes OR et LA. Autre effet similaire,
la création du nom propre Horla (p. 39), composé des adverbes hors et là, nom propre
qui quitte donc son statut d'asémantème (Guillaume) pour celui de signe motivé.
32. Voir Revue romane, numéro spécial, n° 2, Copenhague 1968.
33. In Tel Quel, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 569.

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