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MERCREDI 18 JUILLET
PROUST ET H U Y S M A N S
seignée qui probablement l'aurait trouvé sensible, mais à cette époque j'étais
fort réservé». La condescendance du grand seigneur perce dans ces mots:
«façon renseignée, sensible», et il se donne le beau rôle en insinuant que
Huysmans conçut peut-être de ce silence «un peu de rancune qui lui persuade
de ne pas me ménager ». Quand on se rappelle que le jeune Valéry parle d'A
Rebours comme de «ma bible et mon livre de chevet », et que Wilde, par les
yeux du héros de Dorian Gray, voit devenir brusquement réelles «des choses
dont il n'avait que vaguement rêvé. Des choses dont il n'avait jamais osé
rêver lui étaient progressivement révélées», le personnage de des Esseintes
prend un relief qui fait de lui un frère aîné de Charlus, trop effacé aujourd'hui,
comme une ébauche sans laquelle l'oeuvre achevée n'aurait pu naître. Un même
prétexte, Montesquiou, deux héros si ressemblants.
Huysmans et Proust ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Mais un individu
humain, non pas de roman celui-là, l'abbé Mugnier rapproche les deux hom-
mes. Ce n'est pas lui, malgré la légende, qui convertit Huysmans, mais il fut le
témoin, le conseiller dans les étapes de la conversion: sur son avis, Huysmans
alla en retraite à la trappe d'Igny où il se confessa et communia. Le «fol abbé »,
comme l'appelait le sarcastique J. K., fut le convive des repas du dimanche
avec Descaves et l'accompagna dans les pélérinages d'art en Belgique et en
Allemagne. Lui qui, conformément aux dernières volontés de Huysmans, donna
l'absoute à l'Eglise Notre Dame des Champs, devait, d'après le voeu exprimé
par Proust à Céleste, être appelé près de son lit de mort pour y réciter les
prières de l'Église. L'agnostique Proust, pour qui Dieu était un possible
désespérément souhaité, rejoignait ainsi l'oblat de Ligugé. Proust a-t-il jamais
interrogé l'abbé sur l'auteur de la Cathédrale ?
Car il n'y a pas que ces rencontres fortuites, les œuvres des deux hommes qui
ne se connurent jamais personnellement appartiennent, au-delà des différences
de génération, de tempérament, d'esthétique officielle, à un univers, sinon
semblable, du moins fraternel. Parlant de Vinteuil dans la Prisonnière lors de
l'audition du Septuor, Proust écrit «Chaque artiste semble ainsi comme le
citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ». Et, à la page suivante :
«l'art, l'art d'un Vinteuil, comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériori-
sant dans les couleurs du spectre la composition de ces mondes que nous appe-
lons les individus, et que sans l'art, nous ne connaîtrions jamais ». Ces patries
inconnues, ces mondes de Huysmans et de Proust, ils appartiennent à un même
système planétaire.
Et d'abord tous deux ont le culte de l'art, qui est connaissance, non jouissance.
Huysmans, à propos de Redon, termine son étude par la déclaration que «dans
le domaine du rêve l'art demeure seul, en ces temps dont les faims d'âmes sont
suffisamment assouvies par l'ingestion des théorie des Moritz Wagner et des
Darwin ». Des Esseintes, au moment de s'immerger dans le silencieux repos de
sa maison de Fontenoy, voit en Baudelaire, non seulement l'homme qui «à
travers des galeries abandonnées ou inconnues avait abouti à ces districts de
l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée », mais aussi un
intercesseur, qui, dans le vide laissé par la croyance, tient lieu de sauveur. Tel
est le sens des deux sonnets des Fleurs du Mal, La Mort des Amants, l'Ennemi, et
du poème en prose Anywhere out of the World enchâssés par Des Esseintes dans
un canon d'église aux trois compartiments séparés. Si Huysmans quitte le
naturalisme avec Là-Bas, du moins celui de Zola, c'est parce qu'il se confine
aux «buanderies de la chair, qu'il prétend rejeter le supra-sensible, dénier le
rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l'art commence là où les
sens cessent de servir ». Ni croirait-on pas entendre Marcel, pour qui l'art est le
seul moyen de livrer «la partie réelle et incommunicable de nous-mêmes »?
Et le chapitre liminaire de Là-Bas s'achève par le soulagement de Durtal
retournant à ses notes sur Gilles de Rais, car «il n'y a de bonheur que chez soi
et au dessus du temps », reprenant d'ailleurs le texte de Ruisbroeck l'Admirable
placé en épigraphe à A Rebours «Il faut que je me réjouisse au dessus du temps
quoique le monde ait horreur de ma joie et que sa grossièreté ne sache pas ce
que je veux dire ». Ni les lecteurs de Du Côté de chez Swann, de Proust avant le
Temps Retrouvé, ni ceux ¿'A Rebours avant En Route ne savent où les mènent
leurs guides. Car, pour l'un et l'autre, l'art n'est pas une Beauté impassible
adorée de loin comme chez les Parnassiens; l'art est quête, extase approfondie
pour devenir connaissance et transcendance. «L'art est ce qu'il y a de plus réel,
la plus austère école de la vie et le vrai jugement dernier », cette formule de
Proust dans le Temps Retrouvé fait écho à l'éloge des Bénédictins dans l'Oblat,
qui voulurent que «la Beauté suprême fût adulée par ce qui survit de surélevé
dans l'homme depuis la faute, par cette inspiration, par cet art que sainte
Hildegarde définit une réminiscence à moitié effacée d'une condition primitive
dont nous sommes déchus depuis l'Eden. » «A défaut des oraisons liturgiques
et des suppliques humaines, d'ardentes exorations de couleurs s'élevaient sous
les voûtes silencieuses de la nef. » La dernière phrase n'est plus Proust, mais de
Huysmans décrivant la chapelle des Grûnewald à Colmar.
On parle des révélations de Proust qui lui donnèrent le sens de l'œuvre à
accomplir (les pavés inégaux sur lesquels il trébuche, le tintement d'une cuiller
contre une assiette, la serviette empesée avec laquelle il essuie sa bouche).
Ce sont des impressions bien humbles, mais privilégiées, car avec elles «toute
inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel était dissipé ». Pour Huysmans,
qui doit s'arracher au bourbier naturaliste, il faut une révulsif plus puissant, et
c'est la révélation de la Crucifixion du musée de Cassel. La page est absolument
d'Amiens un bellâtre à figure bovine, c'est ce que nous ne croyons pas, mais
c'est ce qu'il importe peu de savoir». Car «les grandes beautés littéraires
correspondent à quelque chose, et c'est peut-être l'enthousiasme en art qui est
le critérium de la vérité ». Ici encore le subjectivisme, l'idéalisme, mais tendu
vers la découverte d'une unité qui devient la vérité de l'être, comme chez
Mallarmé qui fut en partie révélé au grand public par A Rebours et dont
Marcel lit les vers à Albertine. Comme on regrette que Proust n'ait pas écrit
un Contre J. K. Huysmans, qui eût été aussi bien, avec sa méthode de création
critique, un Pour Huysmans. Ce Huysmans qu'il a lu avec sympathie, dont il
loue la superbe description de la clôture extérieure du chœur de Chartres.
Y a-t-il aussi simple rencontre dans l'appel par deux fois à Gustave Moreau,
le peintre prôné par des Esseintes, pour évoquer la pensée désertant à l'extrême
vieillesse, la tête de Ruskin comme «cet oiseau mystérieux qui, dans une toile
célèbre de Gustave Moreau, n'attend pas l'arrivée de la mort pour fuir la
maison». Dans Du CSté de chez Swann, c'est même avec les yeux de des
Esseintes que Swann entrevoit Odette comme la personnification de la femme
entretenue, «chatoyant amalgame d'éléments inconnus et diaboliques serti,
comme un apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à
des joyaux précieux ».
Un lien étroit unit les trois œuvres de Ruskin, de Huysmans, de Proust,
elles se succèdent dans le temps, comme une chaîne où chaque maillon est
inséparable et fait corps avec le précédent et le suivant. La Bible d'Amiens est de
1885, puis Huysmans écrira sur Chartres l'étude que Ruskin projetait sous le
titre de Les Sources de l'Eure, et ce sera la Cathédrale en 1898. Six ans plus
tard paraîtra la traduction de la Bible d'Amiens avec la préface qui est aussi sa
cathédrale, ou plutôt la crypte supportant l'énorme édifice, dont Jean Santeuil
est comme le carnet d'esquisses d'un Villard de Honnecourt.
Cathédrale, le mot même, son symbolisme hantent littéralement Proust.
Avec quelle émotion il répond à Jean de Gaigneron: «Quand vous me parlez
des cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d'une intuition qui vous a
permis de deviner ce que je n'ai jamais dit à personne et que j'écris ici pour la
première fois: c'est que j'avais voulu donner à chaque partie de mon livre le
titre: Porche, vitraux de l'abside, pour répondre d'avance à la critique stupide
qu'on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai
que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties ». Et Marcel, dans le
Temps Retrouvé, rêve d'écrire un livre, «je n'ose pas dire ambitieusement
comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe ». Mais, pour
des hommes aussi imprégnés de l'éminente dignité du symbole, aussi baude-
lairiens que Proust et Huysmans, la robe et la cathédrale ne sont que les mêmes
aspects d'une seule réalité, l'œuvre.
Une cathédrale, «une église où les fidèles sauraient peu à peu apprendre des
vérités et découvrir des harmonies ... ou bien un monument druidique au
sommet d'une île, quelque chose d'infréquenté à jamais?», voilà la question
anxieuse que le narrateur, Marcel, pose au destin et à lui même, après la révé-
lation, comme un mystique l'adresserait en toute humilité à Dieu. Et puisque
Proust lui-même nous invite à ce langage symbolique, nous n'hésitons pas à
affirmer que le précurseur, peut-être inconsciemment méconnu, dont il a
reçu l'initiation, le maître d'oeuvre dont il a parachevé les esquisses, ce fut
Huysmans. Peut-être encore plus que Ruskin. Si Proust a rompu avec le roman
traditionnel, si le Temps Perdu marque une date à partir de laquelle on ne peut
plus écrire comme Benjamin Constant et Flaubert, comme on ne peut plus
peindre comme le Titien et Poussin après Manet, c'est que Huysmans, le
naturaliste Huysmans de Sac au Dos et des Soeurs Vatard s'est mué en le Huys-
mans ¿'A Rebours, d'En Route, de la Cathédrale. «A la Recherche du Temps
Perdu est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience », écrit
Ramon Fernandez, et il ajoute dans le même chapitre de la Vocation révélée :
«Le livre, depuis Swann jusqu'au Temps Retrouvé, offre un sens exotérique
et un sens ésotérique; mais l'originalité de Proust consiste à livrer lui-même le
sens ésotérique et à ne pas rentrer dans le silence éternel avant d'avoir livré le
secret de sa parole ».
Pour l'histoire d'une époque, Proust a des maîtres, Saint-Simon, Balzac,
dont il dispose à sa guise, mais seul avant lui, Huysmans avait osé écrire l'his-
toire d'une conscience. Marcel, dans le Temps Perdu et le Temps Retrouvé,
est «le type unique qui tient la corde dans chacun des livres ». La définition
n'est pas d'un critique moderne, elle est tout simplement celle de Huys-
mans parlant de lui-même, dès 1886, dans la série des Hommes Modernes
publiée par Léon Vanier. Grâce au pseudonyme, Huysmans se donne le gant
de critiquer un aspect de son œuvre pour en mieux faire ressortir l'originalité.
«Cyprien Tibaille et André Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu'une
seule et même personne, transportée dans des milieux qui différent. Et très
évidemment cette personnalité est M. Huysmans, cela se sent; nous sommes
loin de cet art parfait de Flaubert qui s'effaçait derrière son œuvre et créait des
personnages si magnifiquement divers, M. Huysmans est bien incapable d'un
tel effort» Nous devous entendre, nous, qu'il veut le porter ailleurs, car il
ajoute plus loin. «S'il y a jamais une justice, la part de M. Huysmans, si méprisé
du vulgaire, sera belle ». Surtout avec des Esseintes, puis Durtal, le narrateur
est l'auteur lui-même à peine déguisé. Le romancier à la recherche d'une autre
esthétique du roman, dont il a eu révélation avec les primitifs et en particulier
Mathias Grûnewald, c'est l'auteur de Là-Bas, qui nous introduit l'enfer
des satanistes, des démoniaques. Plus encore que dans A Rebours, le narrateur
colle à l'auteur dans une osmose qui n'aura de comparable que le Marcel du
Temps Perdu. Puis Durtal retrouve non pas le temps, mais la foi, bien que la
conversion suspende elle aussi le temps et permette d'atteindre «cette réalité
loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au
fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance
conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions
fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie, par conséquent,
réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les
hommes, aussi bien que chez l'artiste ». Les lignes sont évidemment de Proust
dans le Temps Retrouvé, après la révélation.
En Route, la Cathédrale suivent Durtal dans les étapes de cette conversion
dans ses approches de la vie monastique. Puis ensuite Durtal se tait, car l'Oblat,
les Foules de Lourdes ne sont que des reportages où la fiction romanesque
s'atténue, pour disparaître tout à fait. Proust, le romancier naît là et quand
Huysmans romancier tourne la page, à une cathédrale. Mais le romancier, à
partir de des Esseintes, fausse compagnie à Zola et au roman traditionnel,
comme Marcel se déconsidérait aux yeux de M. de Norpois, en se livrant à
ce que ce dernier eût appelé un jeu de dilettante. Finis les morceaux de bra-
voure comme la promenade à la foire des sœurs Vatard, le beuglant de
Marthe. L'approfondissement du moi, la quête du vrai à travers les divers
aspects de l'art en prennent la place. Il y a Mathias Grûnewald, Fra Angélico,
le chant grégorien chez Huysmans, comme il y aura Ver Meer, Elstir, la sonate
et le Septuor de Vinteuil chez Proust. Seulement les artistes à l'état pur de
Proust, Elstir, Vinteuil s'opposent aux artistes réels de Huysmans! Le premier
n'a pas eu à se libérer de l'héritage naturaliste et surtout l'approche du réel
chez l'un et l'autre est bien différente. Mais Elstir appartient à l'école des im-
pressionnistes que Huysmans a si bien loués. Avec la même désinvolture, l'un
et l'autre arrêtent le récit, j'allais dire le temps, pour évoquer mie vision colorée
ou une sensation auditive. C'est dans la Cathédrale l'extraordinaire symphonie
colorée du Couronnement de la Vierge de l'Angelico:
«Et cet azur épandu sur des costumes dont les plis sont à peine accusés par
des blancs est d'une sérénité extraordinaire, d'une candeur inouïe. C'est lui
qui, avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courent ou se
tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robe de saint Thomes; en
soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus sur les frocs de saint Antoine et
saint Benoît; en étoiles sur la coiffe de sainte Claire; en broderies ajourées, en
lettres formant des noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autres
saintes; c'est lui qui donne l'âme colorée de l'œuvre».
La peinture est ici bien recréée comme une marine d'Elstir, et l'artiste est
Huysmans. N'est-ce pas aussi une œuvre originale que cet extraordinaire Dies
Irae composé plutôt qu'entendu à Saint Sulpice et qui se trouve dans Là-Bas:
«A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur
les grandes eaux de l'orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes
les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées
par l'épouvante, gémissaient en des soupirs d'enfant qui se cache la face,
balbutiaient le Dona eis requiem, terminaient, épuisées, par un Amen si plaintif
qu'il expirait ainsi qu'une haleine, au dessus des sanglots de l'orgue. »
La phrase elle-même revêt l'ampleur, la complexité et aussi l'architecture
dont on fait honneur à Proust.
Chez Proust, comme chez Huysmans, l'œuvre d'art devient prétexte de
découverte, approfondissement d'une vérité qui, sans elle, demeurerait peut-
être à jamais perdue. Proust écrit sur Ruskin avant de commencer la rédaction
de sa moderne Divine ou infernale comédie, comme on voudra: ce sont les
clochers de Martinville et de Vieuxville, si humbles qu'eussent été leurs
bâtisseurs artisans, qui fournissent au narrateur le sujet de son premier essai
littéraire. Bergotte meurt devant une toile de Ver Meer et comprend trop tard
ce qui a manqué à son œuvre propre : «Il attachait son regard, comme un enfant
à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. 'C'est ainsi
que j'aurais dû écrire, disait-il, mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu
passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse,
comme ce petit pan de mur jaune'. Dans une céleste balance lui apparaissait,
chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné
le premier pour le second. Il se répétait: 'Petit pan de mur jaune avec un
auvent, petit pan de mur jaune'. Cependant il s'abattit sur un canapé circu-
laire... ». Bergotte mort, s'oppose, dans le même ouvrage, la Prisonnière, au
Septuor de Vinteuil, inaccessible, lui, à la corruption, et qui procure au narra-
teur «cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre»,
car «cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser, comme tranchant
avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible, les impressions qu'à ses
intervalles éloignés je trouvais dans ma vie comme les points de repère, les
amorces pour la construction d'une vie véritable: l'impression élevée devant
les clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec ».
Eh bien, l'art a joué dans l'évolution de Huysmans un rôle comparable.
L'auteur de Là-Bas, d'En Route, a trop éclipsé le critique de l'Art Moderne,
des Trois Primitifs. Félix Fénéon, son contemporain, n'hésite pas à l'appeler
l'inventeur de l'impressionisme. Les pages sur Degas sont les plus pénétran-
tes que cet artiste, si discuté alors, ait inspirées. Bien plus, J. K. Huysmans
découvre sa vraie personnalité créatrice grâce à l'art et par l'art. Tout le
Un autre point sur lequel Huysmans précède Proust, c'est l'apport de thèmes
qui n'avaient pas droit de cité dans le roman. Qui, avant lui, avait osé décrire
avec cette minutie, cette impudeur, les misères de l'homme aux prises avec la
maladie? L'hypocondrie de M. Folantin, la névrose de Des Esseintes, les
angoisses de Durtal devant la perspective du régime alimentaire qui l'attend à
la Trappe annoncent l'analyse des malaises de Tante Léonie, la description de
l'anxiété de Marcel au ¡moment de partir pour Venise, celle des crises d'étouf-
fement de M. de Cambremer. Les névrosés entrent dans la littérature avec
Huysmans, avant que le docteur du Boulbon proclame que » la famille magni-
fique et lamentable des nerveux est le sel de la terre ». Les infiniment petits du
psychisme humain, au point où ils interfèrent avec le physiologique, Huysmans
les a suivis à la trace dans la conscience de ses personnages. Proust n'aurait pas
renié cette page où Monsieur Folantin barbotte dans son bain et y suit les
méandres de son moi comme anesthésié: «Il se blottissait dans l'eau chaude,
s'amusait à soulever avec ses doigts des tempêtes et à creuser des maelstroms.
Doucement, il s'assoupissait au bruit argentin des gouttes tombant des becs de
cygnes et dessinant de grands cercles qui se brisaient contre les parois de la
baignoire; tressautant, alors que des coups furieux de sonnettes partaient dans
les couloirs, suivis de bruits de pas et de claquements de portes. Puis le silence
reprenait avec le doux clapotis des robinets, et toutes ses détresses fuyaient à la
dérive; dans la cabine, voilée d'une vapeur d'eau, il rêvassait et ses pensées
s'opalisaient avec la buée, devenaient affables et diffuses ».
N'est-ce pas aussi la psychologie de l'angoissé, que fait, avant Marcel, Des
Esseintes aux prises avec la maladie?
A côté des malades du corps et de l'esprit, il y a ceux de l'âme. La messe
noire de Là-Bas, les maléfices du chanoine Docre ont nui, par leur imagerie
trop facile, à la plongée dans les ténébres du subconscient où nous entraîne
Huysmans. Avant les intermittences du cœur, avant Mlle Vinteuil, avant
Charlus, Huysmans a osé présenter des sadiques, des masochistes. Des Esseintes,
«par haine, par mépris de son enfance », pend au plafond d'une pièce une petite
cage où est enfermé un grillon, et «quand il écoutait ce cri tant de fois entendu,
toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, et l'abandon d'une
jeunesse souffrante et refoulée se bousculaient devant lui, et alors, secousses
de la femme qu'il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rom-
paient sa vision et le remenaient brusquement dans la réalité dans le boudoir,
à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses
endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille ». Avant
la scène entrevue à Montjouvain, cette scène que Jammes aurait voulu voir
supprimer, on n'avait jamais été aussi loin dans la description de l'acharnement
à salir ce qu'il y a de plus vénérable. Et la terrifiante scène du Temps Retrouvé
DISCUSSION