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YVES CLOGENSON

MERCREDI 18 JUILLET

PROUST ET H U Y S M A N S

Il semble y avoir bien peu de rapports entre Proust et Huysmans, l'homme


comme l'œuvre. Le fonctionnaire ponctuel du Ministère de l'Intérieur,
l'écrivain naturaliste, devenu oblat de Saint-Benoît, qui passe des Sœurs Vatard
à Sainte Lidwine et aux Foules de Lourdes, n'a guère d'affinités électives avec
le grand bourgeois de la Plaine Monceau, familier des salons parisiens, qui éla-
bore, dans le secret d'une chambre calfeutrée contre le bruit, une œuvre toute
tendue vers la reconquête du Temps perdu. Oriane de Guermantes semble
aussi éloignée de Céline Vatard qu'une princesse peinte par Pisanello l'est
d'une blanchisseuse de Degas. Surtout deux mondes, deux visions du monde se
reflètent dans leurs œuvres, qui marquent comme les antipodes d'une planète
spirituelle. Venu du naturalisme orthodoxe, qui se veut le montreur impartial
de la bête humaine au supranaturalisme de Là-Bas, pour aboutir au réalisme
surnaturel de la Cathédrale, Huysmans s'oppose au subjectivisme idéaliste de
Marcel Proust. Balbec, l'église-idéale qui n'existe que dans l'imagination de
l'artiste, se dresse comme une contradiction en face du heu de prières incarné
qu'est la cathédrale de Chartres. Dans le portrait de J . K. Huysmans par Forain
et celui de Marcel Proust par J. E. Blanche, deux humanités semblent s'opposer
dans leur appréhension du monde, comme frappe le contraste des deux
regards, l'un fureteur, en retrait et cependant tout en mouvements, l'autre,
comme plongé dans une rêverie à la fois inquiète, et retirée en elle même.
Cependant les contacts matériels, tangibles et aussi le liens spirituels ne man-
quent pas entre l'un et l'autre, alors qu'il serait vain, je crois, d'établir un
parallèle Zola-Proust.
Deux hommes établissent une liaison, disons mondaine, entre Marcel
Proust et Huysmans, deux hommes bien différents, le comte Robert de Montes-
quiou et le chanoine Mugnier. Le problème des clés est toujours un de ceux
qui passionnent les curieux de la petite histoire, et nous le sommes tous.

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i6 MARCEL PROUST

U n problème beaucoup moins futile qu'il ne le semble à première vue, car il


pose la question même de la création artistique. Qu'il s'agisse de la collégiale
de Mantes par Corot, ou du baron de Charlus, les termes sont les mêmes.
O r Charlus et des Esseintes sont Montesquiou dans la mesure où les mots de la
Prose pour des Esseintes sont ceux du langage de tous les jours. Au delà il y
aurait le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, donc le néant. L'auteur des Hortensias
bleus, s'il affecta de ne pas trop se reconnaître dans certains traits de Charlus,
est plusieurs fois revenu sur le personnage de des Esseintes, parfois agacé, mais
non sans une certaine complaisance. Il ne faut pas, en effet, restreindre Montes-
quiou au dandy du Pavillon des Muses, au poète des Chauves-souris. Critique
pénétrante de Rodolphe Bresdin, il fut un des premiers dans le grand public à
apprécier, sinon à comprendre Mallarmé avant même la parution des Poètes
maudits. Il le reçoit chez lui rue Franklin et raconte lui-même cette visite dans
les Pas Effacés. Peu de personnes étaient admises à visiter ces lieux desquels il me
semblait que l'influence efficace pour moi-même, au point que je leur attribuais
une vertu thérapeutique, devait se déperdre et se disperser par la prodigalité
de leur spectacle. [Ne croirait-on pas entendre ici la voix de Charlus recevant le
jeune Marcel, lors de l'extraordinaire soirée où il le fait attendre au salon après
le rendez-vous chez Mme de Villeparisis?] J'y invitais néanmoins ceux qui me
semblaient devoir le goûter et c'est ainsi que j'en agis un soir pour Mallarmé,
dont j'avais fait la connaissance assez longtemps auparavant, et que ce jour-là
j'avais engagé à dîner au dehors. Cet esprit curieux, cet homme aimable, cet
artiste indubitable ne pouvait que ressentir avec une très vive intensité la
représentation oculaire en présence de laquelle j e le plaçais à l'improviste et qui
se trouvait jeter brusquement sur ma personnalité qu'il appréciait un nouveau
j o u r plein de merveilles. Il sortit de chez moi dans un état d'exaltation froide
qui était de sa manière, mais ne s'élevait pas fréquemment jusqu'à cette tempé-
rature». Huysmans, qui lui aussi vient de découvrir Mallarmé et cherche à
créer un pendant esthétique à son fantoche Folantin, écouta le récit de cette
extraordinaire visite de la bouche même de Mallarmé, et le duc Jean Floressas
des Esseintes emprunte beaucoup des traits du personnage, de l'extérieur du
moins, de son goût pour le bizarre, le quintessencié: la salle agencée de façon à
produire l'illusion d'un cloître, la tortue sertie de pierres rares.
Montesquiou le sut et l'on ne saurait démêler la part de contentement et de
dépit qu'il éprouva. Lui-même déclare, toujours dans les Pas Effacés, que
Mallarmé lui dit «avoir conté la visite qu'il m'avait faite à l'auteur que je viens
de nommer [Huysmans], qui se proposait de me représenter dans une de ses
prochaines pièces comme un Fantasio moderne et supérieur». A l'en croire
même, ils se seraient d'ailleurs rencontrés chez Edmond de Goncourt, où
Montesquiou fut «sur le point de lui parler de ses travaux d'une façon ren-

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PROUST ET HUYSMANS 17

seignée qui probablement l'aurait trouvé sensible, mais à cette époque j'étais
fort réservé». La condescendance du grand seigneur perce dans ces mots:
«façon renseignée, sensible», et il se donne le beau rôle en insinuant que
Huysmans conçut peut-être de ce silence «un peu de rancune qui lui persuade
de ne pas me ménager ». Quand on se rappelle que le jeune Valéry parle d'A
Rebours comme de «ma bible et mon livre de chevet », et que Wilde, par les
yeux du héros de Dorian Gray, voit devenir brusquement réelles «des choses
dont il n'avait que vaguement rêvé. Des choses dont il n'avait jamais osé
rêver lui étaient progressivement révélées», le personnage de des Esseintes
prend un relief qui fait de lui un frère aîné de Charlus, trop effacé aujourd'hui,
comme une ébauche sans laquelle l'oeuvre achevée n'aurait pu naître. Un même
prétexte, Montesquiou, deux héros si ressemblants.
Huysmans et Proust ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Mais un individu
humain, non pas de roman celui-là, l'abbé Mugnier rapproche les deux hom-
mes. Ce n'est pas lui, malgré la légende, qui convertit Huysmans, mais il fut le
témoin, le conseiller dans les étapes de la conversion: sur son avis, Huysmans
alla en retraite à la trappe d'Igny où il se confessa et communia. Le «fol abbé »,
comme l'appelait le sarcastique J. K., fut le convive des repas du dimanche
avec Descaves et l'accompagna dans les pélérinages d'art en Belgique et en
Allemagne. Lui qui, conformément aux dernières volontés de Huysmans, donna
l'absoute à l'Eglise Notre Dame des Champs, devait, d'après le voeu exprimé
par Proust à Céleste, être appelé près de son lit de mort pour y réciter les
prières de l'Église. L'agnostique Proust, pour qui Dieu était un possible
désespérément souhaité, rejoignait ainsi l'oblat de Ligugé. Proust a-t-il jamais
interrogé l'abbé sur l'auteur de la Cathédrale ?
Car il n'y a pas que ces rencontres fortuites, les œuvres des deux hommes qui
ne se connurent jamais personnellement appartiennent, au-delà des différences
de génération, de tempérament, d'esthétique officielle, à un univers, sinon
semblable, du moins fraternel. Parlant de Vinteuil dans la Prisonnière lors de
l'audition du Septuor, Proust écrit «Chaque artiste semble ainsi comme le
citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ». Et, à la page suivante :
«l'art, l'art d'un Vinteuil, comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériori-
sant dans les couleurs du spectre la composition de ces mondes que nous appe-
lons les individus, et que sans l'art, nous ne connaîtrions jamais ». Ces patries
inconnues, ces mondes de Huysmans et de Proust, ils appartiennent à un même
système planétaire.
Et d'abord tous deux ont le culte de l'art, qui est connaissance, non jouissance.
Huysmans, à propos de Redon, termine son étude par la déclaration que «dans
le domaine du rêve l'art demeure seul, en ces temps dont les faims d'âmes sont

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18 PROUST ET HUYSMANS

suffisamment assouvies par l'ingestion des théorie des Moritz Wagner et des
Darwin ». Des Esseintes, au moment de s'immerger dans le silencieux repos de
sa maison de Fontenoy, voit en Baudelaire, non seulement l'homme qui «à
travers des galeries abandonnées ou inconnues avait abouti à ces districts de
l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée », mais aussi un
intercesseur, qui, dans le vide laissé par la croyance, tient lieu de sauveur. Tel
est le sens des deux sonnets des Fleurs du Mal, La Mort des Amants, l'Ennemi, et
du poème en prose Anywhere out of the World enchâssés par Des Esseintes dans
un canon d'église aux trois compartiments séparés. Si Huysmans quitte le
naturalisme avec Là-Bas, du moins celui de Zola, c'est parce qu'il se confine
aux «buanderies de la chair, qu'il prétend rejeter le supra-sensible, dénier le
rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l'art commence là où les
sens cessent de servir ». Ni croirait-on pas entendre Marcel, pour qui l'art est le
seul moyen de livrer «la partie réelle et incommunicable de nous-mêmes »?
Et le chapitre liminaire de Là-Bas s'achève par le soulagement de Durtal
retournant à ses notes sur Gilles de Rais, car «il n'y a de bonheur que chez soi
et au dessus du temps », reprenant d'ailleurs le texte de Ruisbroeck l'Admirable
placé en épigraphe à A Rebours «Il faut que je me réjouisse au dessus du temps
quoique le monde ait horreur de ma joie et que sa grossièreté ne sache pas ce
que je veux dire ». Ni les lecteurs de Du Côté de chez Swann, de Proust avant le
Temps Retrouvé, ni ceux ¿'A Rebours avant En Route ne savent où les mènent
leurs guides. Car, pour l'un et l'autre, l'art n'est pas une Beauté impassible
adorée de loin comme chez les Parnassiens; l'art est quête, extase approfondie
pour devenir connaissance et transcendance. «L'art est ce qu'il y a de plus réel,
la plus austère école de la vie et le vrai jugement dernier », cette formule de
Proust dans le Temps Retrouvé fait écho à l'éloge des Bénédictins dans l'Oblat,
qui voulurent que «la Beauté suprême fût adulée par ce qui survit de surélevé
dans l'homme depuis la faute, par cette inspiration, par cet art que sainte
Hildegarde définit une réminiscence à moitié effacée d'une condition primitive
dont nous sommes déchus depuis l'Eden. » «A défaut des oraisons liturgiques
et des suppliques humaines, d'ardentes exorations de couleurs s'élevaient sous
les voûtes silencieuses de la nef. » La dernière phrase n'est plus Proust, mais de
Huysmans décrivant la chapelle des Grûnewald à Colmar.
On parle des révélations de Proust qui lui donnèrent le sens de l'œuvre à
accomplir (les pavés inégaux sur lesquels il trébuche, le tintement d'une cuiller
contre une assiette, la serviette empesée avec laquelle il essuie sa bouche).
Ce sont des impressions bien humbles, mais privilégiées, car avec elles «toute
inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel était dissipé ». Pour Huysmans,
qui doit s'arracher au bourbier naturaliste, il faut une révulsif plus puissant, et
c'est la révélation de la Crucifixion du musée de Cassel. La page est absolument

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MARCEL PROUST 19

proustienne, car le sens de ce moment de grâce n'apparaît que décanté par le


souvenir et, comme Marcel dans le salon de l'hôtel de Guermantes, J.K.
s'immerge dans sa vision, à la fois tourment et délice. «Cela restait unique, car
c'était tout à la fois hors de portée et à ras de terre. Mais alors..., se dit Durtal,
qui s'éveillait de sa songerie, mais alors, si je suis logique, j'aboutis au catholi-
cisme du Moyen Age, au naturalisme mystique; ah non, par exemple, et si
pourtant! »
La différence est que Proust s'arrêtera à cette leçon «d'idéalisme» (ce sont
ses propres termes) ou, si l'on veut, refusera de donner à sa révélation un
substrat logique par l'adhésion à une foi religieuse, mais à partir de ce moment,
avec l'approfondissement des révélations de l'hôtel de Guermantes, on peut
affirmer sans paradoxe avec Albert Béguin que Proust est «le plus mystique
des grands rêveurs modernes; le désir de transcender la durée n'engendre pas
chez lui la dispersion, mais la recherche passionnée d'un centre, d'une unité
intérieure ».
Le dialogue Huysmans-Proust aurait pu s'établir à l'occasion de la Préface à
la traduction de la Bible d'Amiens. Proust y développait déjà ses théories
esthétiques. Sous le couvert de Ruskin, de l'hommage rendu au pèlerin des
églises, il dévoilait déjà ce qui serait la clé de son œuvre; son secret, celui du
temps perdu et retrouvé, court déjà en filigrane, mais il n'est pas encore temps
de le clamer, puisque la forme où l'inscrire lui échappe encore. Relevant avec
pertinence la lutte chez Ruskin entre sa sincérité et son idolâtrie du Beau, le
mensonge par lequel il se persuadait que les doctrines qu'il proposait étaient des
doctrines morales et non des doctrines esthétiques, alors que pourtant il les
choisissait pour leur beauté, Proust ajoute une phrase qui, anodine à l'époque,
prend tout son sens à la lumière de l'œuvre future: «Il n'y pas à proprement
parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément
celui qui accompagne la découverte d'une vérité». Remplaçons l'article indéfini par
le défini et nous avons le secret de la conversion de Huysmans dans En Route ».
«Ah, la vraie preuve du catholicisme, c'était cet art qu'il avait fondé, cet art que
nid n'a surpassé encore. Alors dans cet admirable Moyen Age, où l'art allaité
par l'Église anticipa sur la mort, s'avança jusqu'au seuil de l'éternité, jusqu'à
Dieu, le concept divin et la forme céleste furent devinés, entraperçus pour la
première et peut-être pour la dernière fois par l'homme ».
Huysmans est d'ailleurs cité dans la préface à plusieurs reprises, dans la
traduction également. A propos du Beau Dieu d'Amiens: «Que Ruskin ait
tort quand il dit que le Beau Dieu d'Amiens dépassait en tendresse sculptée
ce qui avait été atteint jusqu'alors, bien que toute représentation du Christ
doive éternellement décevoir l'espérance que toute âme aimante a mise en lui,
et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle le même Dieu

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d'Amiens un bellâtre à figure bovine, c'est ce que nous ne croyons pas, mais
c'est ce qu'il importe peu de savoir». Car «les grandes beautés littéraires
correspondent à quelque chose, et c'est peut-être l'enthousiasme en art qui est
le critérium de la vérité ». Ici encore le subjectivisme, l'idéalisme, mais tendu
vers la découverte d'une unité qui devient la vérité de l'être, comme chez
Mallarmé qui fut en partie révélé au grand public par A Rebours et dont
Marcel lit les vers à Albertine. Comme on regrette que Proust n'ait pas écrit
un Contre J. K. Huysmans, qui eût été aussi bien, avec sa méthode de création
critique, un Pour Huysmans. Ce Huysmans qu'il a lu avec sympathie, dont il
loue la superbe description de la clôture extérieure du chœur de Chartres.
Y a-t-il aussi simple rencontre dans l'appel par deux fois à Gustave Moreau,
le peintre prôné par des Esseintes, pour évoquer la pensée désertant à l'extrême
vieillesse, la tête de Ruskin comme «cet oiseau mystérieux qui, dans une toile
célèbre de Gustave Moreau, n'attend pas l'arrivée de la mort pour fuir la
maison». Dans Du CSté de chez Swann, c'est même avec les yeux de des
Esseintes que Swann entrevoit Odette comme la personnification de la femme
entretenue, «chatoyant amalgame d'éléments inconnus et diaboliques serti,
comme un apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à
des joyaux précieux ».
Un lien étroit unit les trois œuvres de Ruskin, de Huysmans, de Proust,
elles se succèdent dans le temps, comme une chaîne où chaque maillon est
inséparable et fait corps avec le précédent et le suivant. La Bible d'Amiens est de
1885, puis Huysmans écrira sur Chartres l'étude que Ruskin projetait sous le
titre de Les Sources de l'Eure, et ce sera la Cathédrale en 1898. Six ans plus
tard paraîtra la traduction de la Bible d'Amiens avec la préface qui est aussi sa
cathédrale, ou plutôt la crypte supportant l'énorme édifice, dont Jean Santeuil
est comme le carnet d'esquisses d'un Villard de Honnecourt.
Cathédrale, le mot même, son symbolisme hantent littéralement Proust.
Avec quelle émotion il répond à Jean de Gaigneron: «Quand vous me parlez
des cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d'une intuition qui vous a
permis de deviner ce que je n'ai jamais dit à personne et que j'écris ici pour la
première fois: c'est que j'avais voulu donner à chaque partie de mon livre le
titre: Porche, vitraux de l'abside, pour répondre d'avance à la critique stupide
qu'on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai
que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties ». Et Marcel, dans le
Temps Retrouvé, rêve d'écrire un livre, «je n'ose pas dire ambitieusement
comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe ». Mais, pour
des hommes aussi imprégnés de l'éminente dignité du symbole, aussi baude-
lairiens que Proust et Huysmans, la robe et la cathédrale ne sont que les mêmes
aspects d'une seule réalité, l'œuvre.

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MARCEL PROUST 21

Une cathédrale, «une église où les fidèles sauraient peu à peu apprendre des
vérités et découvrir des harmonies ... ou bien un monument druidique au
sommet d'une île, quelque chose d'infréquenté à jamais?», voilà la question
anxieuse que le narrateur, Marcel, pose au destin et à lui même, après la révé-
lation, comme un mystique l'adresserait en toute humilité à Dieu. Et puisque
Proust lui-même nous invite à ce langage symbolique, nous n'hésitons pas à
affirmer que le précurseur, peut-être inconsciemment méconnu, dont il a
reçu l'initiation, le maître d'oeuvre dont il a parachevé les esquisses, ce fut
Huysmans. Peut-être encore plus que Ruskin. Si Proust a rompu avec le roman
traditionnel, si le Temps Perdu marque une date à partir de laquelle on ne peut
plus écrire comme Benjamin Constant et Flaubert, comme on ne peut plus
peindre comme le Titien et Poussin après Manet, c'est que Huysmans, le
naturaliste Huysmans de Sac au Dos et des Soeurs Vatard s'est mué en le Huys-
mans ¿'A Rebours, d'En Route, de la Cathédrale. «A la Recherche du Temps
Perdu est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience », écrit
Ramon Fernandez, et il ajoute dans le même chapitre de la Vocation révélée :
«Le livre, depuis Swann jusqu'au Temps Retrouvé, offre un sens exotérique
et un sens ésotérique; mais l'originalité de Proust consiste à livrer lui-même le
sens ésotérique et à ne pas rentrer dans le silence éternel avant d'avoir livré le
secret de sa parole ».
Pour l'histoire d'une époque, Proust a des maîtres, Saint-Simon, Balzac,
dont il dispose à sa guise, mais seul avant lui, Huysmans avait osé écrire l'his-
toire d'une conscience. Marcel, dans le Temps Perdu et le Temps Retrouvé,
est «le type unique qui tient la corde dans chacun des livres ». La définition
n'est pas d'un critique moderne, elle est tout simplement celle de Huys-
mans parlant de lui-même, dès 1886, dans la série des Hommes Modernes
publiée par Léon Vanier. Grâce au pseudonyme, Huysmans se donne le gant
de critiquer un aspect de son œuvre pour en mieux faire ressortir l'originalité.
«Cyprien Tibaille et André Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu'une
seule et même personne, transportée dans des milieux qui différent. Et très
évidemment cette personnalité est M. Huysmans, cela se sent; nous sommes
loin de cet art parfait de Flaubert qui s'effaçait derrière son œuvre et créait des
personnages si magnifiquement divers, M. Huysmans est bien incapable d'un
tel effort» Nous devous entendre, nous, qu'il veut le porter ailleurs, car il
ajoute plus loin. «S'il y a jamais une justice, la part de M. Huysmans, si méprisé
du vulgaire, sera belle ». Surtout avec des Esseintes, puis Durtal, le narrateur
est l'auteur lui-même à peine déguisé. Le romancier à la recherche d'une autre
esthétique du roman, dont il a eu révélation avec les primitifs et en particulier
Mathias Grûnewald, c'est l'auteur de Là-Bas, qui nous introduit l'enfer
des satanistes, des démoniaques. Plus encore que dans A Rebours, le narrateur

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22 MARCEL PROUST

colle à l'auteur dans une osmose qui n'aura de comparable que le Marcel du
Temps Perdu. Puis Durtal retrouve non pas le temps, mais la foi, bien que la
conversion suspende elle aussi le temps et permette d'atteindre «cette réalité
loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au
fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance
conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions
fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie, par conséquent,
réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les
hommes, aussi bien que chez l'artiste ». Les lignes sont évidemment de Proust
dans le Temps Retrouvé, après la révélation.
En Route, la Cathédrale suivent Durtal dans les étapes de cette conversion
dans ses approches de la vie monastique. Puis ensuite Durtal se tait, car l'Oblat,
les Foules de Lourdes ne sont que des reportages où la fiction romanesque
s'atténue, pour disparaître tout à fait. Proust, le romancier naît là et quand
Huysmans romancier tourne la page, à une cathédrale. Mais le romancier, à
partir de des Esseintes, fausse compagnie à Zola et au roman traditionnel,
comme Marcel se déconsidérait aux yeux de M. de Norpois, en se livrant à
ce que ce dernier eût appelé un jeu de dilettante. Finis les morceaux de bra-
voure comme la promenade à la foire des sœurs Vatard, le beuglant de
Marthe. L'approfondissement du moi, la quête du vrai à travers les divers
aspects de l'art en prennent la place. Il y a Mathias Grûnewald, Fra Angélico,
le chant grégorien chez Huysmans, comme il y aura Ver Meer, Elstir, la sonate
et le Septuor de Vinteuil chez Proust. Seulement les artistes à l'état pur de
Proust, Elstir, Vinteuil s'opposent aux artistes réels de Huysmans! Le premier
n'a pas eu à se libérer de l'héritage naturaliste et surtout l'approche du réel
chez l'un et l'autre est bien différente. Mais Elstir appartient à l'école des im-
pressionnistes que Huysmans a si bien loués. Avec la même désinvolture, l'un
et l'autre arrêtent le récit, j'allais dire le temps, pour évoquer mie vision colorée
ou une sensation auditive. C'est dans la Cathédrale l'extraordinaire symphonie
colorée du Couronnement de la Vierge de l'Angelico:
«Et cet azur épandu sur des costumes dont les plis sont à peine accusés par
des blancs est d'une sérénité extraordinaire, d'une candeur inouïe. C'est lui
qui, avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courent ou se
tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robe de saint Thomes; en
soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus sur les frocs de saint Antoine et
saint Benoît; en étoiles sur la coiffe de sainte Claire; en broderies ajourées, en
lettres formant des noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autres
saintes; c'est lui qui donne l'âme colorée de l'œuvre».
La peinture est ici bien recréée comme une marine d'Elstir, et l'artiste est

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PROUST ET HUYSMANS 23

Huysmans. N'est-ce pas aussi une œuvre originale que cet extraordinaire Dies
Irae composé plutôt qu'entendu à Saint Sulpice et qui se trouve dans Là-Bas:
«A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur
les grandes eaux de l'orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes
les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées
par l'épouvante, gémissaient en des soupirs d'enfant qui se cache la face,
balbutiaient le Dona eis requiem, terminaient, épuisées, par un Amen si plaintif
qu'il expirait ainsi qu'une haleine, au dessus des sanglots de l'orgue. »
La phrase elle-même revêt l'ampleur, la complexité et aussi l'architecture
dont on fait honneur à Proust.
Chez Proust, comme chez Huysmans, l'œuvre d'art devient prétexte de
découverte, approfondissement d'une vérité qui, sans elle, demeurerait peut-
être à jamais perdue. Proust écrit sur Ruskin avant de commencer la rédaction
de sa moderne Divine ou infernale comédie, comme on voudra: ce sont les
clochers de Martinville et de Vieuxville, si humbles qu'eussent été leurs
bâtisseurs artisans, qui fournissent au narrateur le sujet de son premier essai
littéraire. Bergotte meurt devant une toile de Ver Meer et comprend trop tard
ce qui a manqué à son œuvre propre : «Il attachait son regard, comme un enfant
à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. 'C'est ainsi
que j'aurais dû écrire, disait-il, mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu
passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse,
comme ce petit pan de mur jaune'. Dans une céleste balance lui apparaissait,
chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné
le premier pour le second. Il se répétait: 'Petit pan de mur jaune avec un
auvent, petit pan de mur jaune'. Cependant il s'abattit sur un canapé circu-
laire... ». Bergotte mort, s'oppose, dans le même ouvrage, la Prisonnière, au
Septuor de Vinteuil, inaccessible, lui, à la corruption, et qui procure au narra-
teur «cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre»,
car «cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser, comme tranchant
avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible, les impressions qu'à ses
intervalles éloignés je trouvais dans ma vie comme les points de repère, les
amorces pour la construction d'une vie véritable: l'impression élevée devant
les clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec ».
Eh bien, l'art a joué dans l'évolution de Huysmans un rôle comparable.
L'auteur de Là-Bas, d'En Route, a trop éclipsé le critique de l'Art Moderne,
des Trois Primitifs. Félix Fénéon, son contemporain, n'hésite pas à l'appeler
l'inventeur de l'impressionisme. Les pages sur Degas sont les plus pénétran-
tes que cet artiste, si discuté alors, ait inspirées. Bien plus, J. K. Huysmans
découvre sa vraie personnalité créatrice grâce à l'art et par l'art. Tout le

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24 MARCEL PROUST

monde admet qu'entre le très naturaliste En Ménage (1881) et le symboliste


A Rebours, publié en 1884, un fossé existe, qui sépare le collaborateur des
Soirées de Médan, du laudateur de Baudelaire, de Redon, de Moreau, de Mal-
larmé. Les trois années de silence n'ont été rompues, à part la nouvelle déjà
ambiguë à'A Vau l'Eau, que par l'Art Moderne où Huysmans recueille ses
article sur les salons officiels des années précédentes et surtout sur les Expositions
des Indépendants de 1880 et 1881, où les impressionnistes affrontent l'art
officiel. Déjà ébranlé par ces Elstir d'avant la lettre, Huysmans découvrira son
patit pan de mur jaune dans la Crucifixion de Griinewald du Musée de Cassel
qui lui montre la voie vers «le réalisme surnaturel, la seule formule, la seule
véridique qui puisse exister pour moi», écrit-il alors à Jules d'Estrée, l'écrivain
belge. Réalisme surnaturel, dit Huysmans, appel vers une joie supra-terrestre,
écrit Proust. Les formules sont étrangement comparables; nous sommes loin
de la description toute naturaliste des milieux artistes de Manette Salomon,
ou de ce chef d'oeuvre d'incompréhension qu'est l'œuvre de Zola. Durtal
s'écrie avant la conversion sur un ton qui est très proustein: «Car enfin l'art
c'est, avec la prière, la seule éjaculation de l'âme qui soit propre ». Même après
la conversion et la Cathédrale, il se laissera aller à la rêverie devant l'énigma-
tique démone de Francfort, où il veut voir Giulia Farnese, la maîtresse du pape
Alexandre VI.
Il n'y a pas jusqu'aux tics de Proust que l'on ne trouve déjà chez Huysmans.
Le saint Jude du portail de Chartres lui évoque un autre méconnu, Verlaine, et
Madame Bavoil a le masque désempâté d'un César mort, comme M. de
Charlus vieilli ressemble à un grand imquisiteur peint par le Greco, et le père
du narrateur en robe de nuit rappelle l'Abraham d'une gravure de Benozzo
Gozzoli.
A propos de l'un comme de l'autre, il ne faut pas parler d'une déformation
de l'esprit par un abus de culture artistique, car l'art est la communication de
l'incommunicable, le moyen par lequel les intermittonces du cœur et de l'esprit
sont dépassées, transcendées, rachetées. Les pages de Du Côté de chez Swann
sur la beauté du symbole, représenté comme réel dans les fresques de Giotto
doivent beaucoup à Ruskin, mais pour Durtal déjà «cette forme répond à l'un
des besoins les moins contestés de l'esprit de l'homme qui éprouve un certain
plaisir à faire preuve d'intelligence, à deviner l'énigme qu'on lui soumet et
aussi à en garder la solution résumée en une visible forme, en un durable con-
tour. Saint Augustin le déclare expressément: ' Une chose notifiée par allégorie
est certainement plus expressive, plus agréable, plus imposante que lorsqu'on
l'énonce en termes techniques'. C'est aussi l'idée de Mallarmé et cette rencontre
du saint et du poète, sur un terrain tout à la fois analogue et différent, est pour
le moins bizarre, pensa Durtal».

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PROUST ET HUYSMANS 25

Un autre point sur lequel Huysmans précède Proust, c'est l'apport de thèmes
qui n'avaient pas droit de cité dans le roman. Qui, avant lui, avait osé décrire
avec cette minutie, cette impudeur, les misères de l'homme aux prises avec la
maladie? L'hypocondrie de M. Folantin, la névrose de Des Esseintes, les
angoisses de Durtal devant la perspective du régime alimentaire qui l'attend à
la Trappe annoncent l'analyse des malaises de Tante Léonie, la description de
l'anxiété de Marcel au ¡moment de partir pour Venise, celle des crises d'étouf-
fement de M. de Cambremer. Les névrosés entrent dans la littérature avec
Huysmans, avant que le docteur du Boulbon proclame que » la famille magni-
fique et lamentable des nerveux est le sel de la terre ». Les infiniment petits du
psychisme humain, au point où ils interfèrent avec le physiologique, Huysmans
les a suivis à la trace dans la conscience de ses personnages. Proust n'aurait pas
renié cette page où Monsieur Folantin barbotte dans son bain et y suit les
méandres de son moi comme anesthésié: «Il se blottissait dans l'eau chaude,
s'amusait à soulever avec ses doigts des tempêtes et à creuser des maelstroms.
Doucement, il s'assoupissait au bruit argentin des gouttes tombant des becs de
cygnes et dessinant de grands cercles qui se brisaient contre les parois de la
baignoire; tressautant, alors que des coups furieux de sonnettes partaient dans
les couloirs, suivis de bruits de pas et de claquements de portes. Puis le silence
reprenait avec le doux clapotis des robinets, et toutes ses détresses fuyaient à la
dérive; dans la cabine, voilée d'une vapeur d'eau, il rêvassait et ses pensées
s'opalisaient avec la buée, devenaient affables et diffuses ».
N'est-ce pas aussi la psychologie de l'angoissé, que fait, avant Marcel, Des
Esseintes aux prises avec la maladie?
A côté des malades du corps et de l'esprit, il y a ceux de l'âme. La messe
noire de Là-Bas, les maléfices du chanoine Docre ont nui, par leur imagerie
trop facile, à la plongée dans les ténébres du subconscient où nous entraîne
Huysmans. Avant les intermittences du cœur, avant Mlle Vinteuil, avant
Charlus, Huysmans a osé présenter des sadiques, des masochistes. Des Esseintes,
«par haine, par mépris de son enfance », pend au plafond d'une pièce une petite
cage où est enfermé un grillon, et «quand il écoutait ce cri tant de fois entendu,
toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, et l'abandon d'une
jeunesse souffrante et refoulée se bousculaient devant lui, et alors, secousses
de la femme qu'il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rom-
paient sa vision et le remenaient brusquement dans la réalité dans le boudoir,
à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses
endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille ». Avant
la scène entrevue à Montjouvain, cette scène que Jammes aurait voulu voir
supprimer, on n'avait jamais été aussi loin dans la description de l'acharnement
à salir ce qu'il y a de plus vénérable. Et la terrifiante scène du Temps Retrouvé

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26 MARCEL PROUST

où Charlus se fait fustiger à coups de martinet dans la maison tenue par


Jupien avait son précédent dans A Rebours qui nous raconte la liaison de des
Esseintes avec une ventriloque. Grâce à elle, à la voix menaçante de rogomme,
qu'elle fait entendre derrière la porte, «aussitôt de même que les libertins
excités par la terreur d'être pris en flagrant délit, à l'air,... il retrouvait passagè-
rement ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la voix continuait à
tapager hors de la pièce, et il éprouvait des allégresses inouies, dans cette
bousculade, dans cette panique de l'homme courant un danger, interrompu,
pressé dans son ordure ».
Quand Proust voit dans les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil des êtres
purement sentimentaux et naturellement vertueux qui cherchent le dépayse-
ment dans le mal, quand il décrit la stupéfaction de M. de Charlus devant le
mensonge de pseudo-assassins - «son âme pure, à lui, sadique n'était pas changée
pour cela » - , il semble reprendre le thème déjà développé à propos de Gilles de
Rais dans Là-Bas. «Du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n'y a qu'un
pas. Dans l'au-delà tout se touche. Il a transporté la furie des prières dans le
territoire de A Rebours ». Le Marquis de Sade n'est qu'un timide bourgeois,
qu'un piètre fantaisiste à côté de lui, déclare Durtal.
Sodome n'avait jamais été peint dans une œuvre comme il l'est chez Huys-
mans. Des Esseintes, le Chanoine Docre, Gilles de Rais sont des citoyens de la
cité maudite. Le viol de l'enfant que Gilles a d'abord torturé avec délices,
constitue une scène quasi insupportable et M. Lampert a pu, à juste titre, la
rapprocher d'un passage des Chants de Maldoror, que Huysmans connaissait.
Proust ne pouvait aller aussi loin, faisant de M. de Charlus un contemporain.
Quel chemin parcouru depuis les allusions de Balzac à l'attachement passionné
de Vautrin pour Rubempré!
Avant VImmoraliste (1902) et Saiil (1903), avec leurs sous-entendus bien
feutrés, Huysmans parle sans fard de «la défiante amitié » qui naît entre Des
Esseintes et un adolescent rencontré un soir: «Jamais il n'avait supporté un plus
attirant et un plus impérieux fermage, jamais il n'avait couru des périls pareils,
jamais aussi il ne s'était senti plus douloureusement satisfait. Parmi les rappels
qui l'assiégeaient, dans sa solitude, celui de ce réciproque attachement domi-
nait les autres». La forêt maléficiée où erre Gilles de Rais et qui développe
devant lui ses formes monstrueusement obscènes annonce les pages où, sur un
autre registre, s'étale à propos de la rencontre Charlus-Jupien le symbolisme
à-rebours du début de Sodome et Gomorrhe, avec le mystère de la fécondation
de la fleur par le bourdon.
Le rêve, qui joue un si grand rôle dans le Temps perdu, est le sujet presque
exclusif de En Rade ; par lui réel et imaginaire ne sont plus distincts. L'apho-
risme consolant de Poe, «toute certitude est dans les rêves», est cité complai-

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PROUST ET HUYSMANS 27

samment par Huysmans à propos de Redon. Le rêve cohabite bizarrement chez


lui avec, comme dit si justement Breton dans Nadja, le goût d'informer sans
souci de l'effet à produire, de tout ce qui le concerne, de ce qui l'occupe, à
ses heures de pire détresse, de ne pas - comme trop de poètes - chanter absurde-
ment cette détresse, mais de m'énumérer avec patience dans l'ombre, quelques
petites raisons bien involontaires qu'il se trouve d'être encore, il ne sait trop
pour qui, celui qui parle ». Breton qui méprise les romanciers, qu'ils s'appellent
Flaubert ou Proust, fait grâce jusqu'à En Route à Huysmans. Il aurait pu cepen-
dant remarquer que Proust est, aussi bien que Huysmans, «l'objet d'une de ces
sollicitations perpétuelles qui ont l'air de venir du dehors et nous immobilisent
quelques instants devant un de ces arrangements fortuits, de caractère plus ou
moins nouveau, dont il semble qu'à bien nous interroger nous trouverions en
nous le secret ». Le snobisme, le Côté de Guermantes et l'Allée des Acacias avec
Odette ont braqué et faussé le jugement de Breton, je le crains, lui faisant
prendre l'apparence pour la réalité. Ne nous laissons pas à notre tour prendre
au même piège. Il n'y a pas jusqu'au dolorisme, à ce culte de la souffrance qui,
permanent dans l'œuvre, de la Bièvre à sainte Lidwine et aux Foules de Lourdes,
a été tant reproché à Huysmans par les non catholiques aussi bien que par les
catholiques qu'on ne retrouve dans le Temps Perdu et le Temps Retrouvé. «Le
bonheur est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin que développe les
forces de l'esprit », - Cette phrase du Temps Retrouvé pourrait n'être que le vers
démarqué de Musset: Rien ne nous rend plus grands qu'une grande douleur.
Elle prend son vrai sens quand nous lisons plus loin que l'idée de la souffrance
accompagne pour Marcel l'idée de l'œuvre à accomplir, comme la souffrance
est inséparable du salut pour Huysmans. Y-a-t-il d'ailleurs une différence entre
les deux, puisque l'œuvre à réaliser pour l'agnostique Proust est l'équivalent
du salut pour le chrétien Huysmans? Il pourrait être tiré de Sainte Lidwine, cet
autre passage du Temps Retrouvé: «Les chagrins sont des serviteurs obscurs,
détestés, contre lesquels on lutte, saus l'empire de qui on tombe de plus en plus,
des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines,
nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la der-
nière avant la seconde et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de
l'autre, l'heure de la vérité à sounné avant l'heure de la mort ». Un passage
comme celui-là permet bien de parler du mystique Proust. Comment ne pas
le rapprocher de ce que Huysmans écrivait à Myriam Harry dans sa dernière
lettre: «J'ai la vague intuition que je vais désormais être mené, en dehors des
voies littéraires, dans les voies réparatrices de la souffrance, jusqu'à ma fin.
L'embêtement est de ne pas se sentir une vocation bien décidée pour ce genre
d'existence, mais très certainement, à la longue, je m'y ferai ».
Proust confie, dans une lettre à un ami, que sa vie a été une sucession de

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28 MARCEL PROUST

plaisirs et de souffrances, trahissant ainsi son pessimisme foncier. Pessimisme


métaphysique, puisque rien n'existe à l'état pur, pas plus la bonté que la mé-
chanceté. N'écrit-il pas à un autre correspondant : «Mais non, ne croyez pas que
la duchesse de Guermantes soit bonne. Elle peut être capable de quelques
gentillesses, par hasard, et encore. Pourquoi êtes-vous si sévère pour M. de
Charlus? Quand vous le connaîtrez mieux, je crois que vous le jugerez agréable
de conversation ». Seule la grand-mère du narrateur échappe à cette décompo-
sition des êtres, mais comme l'art, elle n'appartient pas à notre monde sensible,
sa grandeur est «de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous
vivons », la beauté du monde ». Réalité, réel, les mots reviennent à tout moment
sous la plume de Proust, exprimant sa nostalgie d'un au-delà. M. Georges
Cattaui, dans l'Introduction aux Documents Iconographiques, parle de «ce
lamento, ces appels de l'âme errante, cette sérénité douloureuse [qui] trahissent
une incurable angoisse. Ce n'est pas seulement le méchant qui se lamente dans
cette apocalypse, c'est le mal». Sans cette présence reconnue du mal, on ne
possède pas la clé de l'œuvre proustienne. Or si Baudelaire réintroduit dans la
poésie le mal dégagé des couleurs flatteuses du romantisme, c'est le romancier
Huysmans qui, de A Rebours à En Route, lui redonne sa place dans le roman
du XIXème siècle. Discutant longuement de Dostoïewski avec Albertine, plus
de quatre pages dans la Prisonnière, Marcel parle de façon imprévue de côté
Dostoïewski de Madame de Sévigné et plus loin il précise à propos de l'ob-
session du crime chez l'auteur des Frères Karamazoff: «Il est certain que, com-
me tout le monde, il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et
probablement, sous une forme que les lois interdisent ». Trente ans plus tôt,
dans Là-Bàs, Huysmans parlait de «ce réaliste surélevé, de cet exorable russe »,
comme Marcel loue chez lui, «une humanité plus fantastique que celle qui
peuple la Ronde de Nuit de Rembrandt ». Une compréhension, une admiration
commune qui en dit long sur la parenté des deux œuvres! Alors que Proust
ignore presque totalement le mal social à la Zola, et que le prophétisme
apocalyptique de l'auteur du Salut par les Juifs n'apparaît chez lui que dans des
fragments, par exemple la malédiction sur Sodome et ses habitants herma-
phrodites, tout le Temps Perdu et Retrouvé s'est engagé à travers des galeries
abandonnées ou inconnues, [a] abouti à ces districts de l'âme où se ramifient
les végétations monstrueuses de la pensée», pour reprendre la définition de
Baudelaire par Huysmans, qui pensait évidemment à son œuvre propre.
Ainsi s'établit la fraternité des deux œuvres, de l'oblat de Ligugé et du reclus
agnostique de la rue Hamelin. De Proust et Claudel, deux contemporains, le
plus proche de Huysmans, c'est à coup sûr Proust, malgré tout ce que l'auteur
de l'Annonce faite à Marie doit à En Route et à Sainte Lidwine La rupture de
Bloy et de Huysmans n'est pas due à une blessure d'amour-propre du «mendiant

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PROUST ET HUYSMANS 29

ingrat », elle s'inscrit dans la ligne de deux sensibilités diamétralement opposées.


Tandis que la Bible d'Amiens et la Cathédrale symbolisent deux génies frater-
nels. Les tours de Chartres, sur le chemin de Combray-Illiers, ont indiqué la
voie à l'explorateur du Câté de Guermantes. Il est facile de refaire l'histoire
même littéraire, mais comment peut-on imaginer que Huysmans, s'il avait
vécu, aurait refusé sa voix à l'auteur de A l'ombre des jeunes filles en fleurs?
Huysmans, ce doyen de l'Académie Goncourt, n'aurait eu alors que soixante
dix ans. Malgré le titre et sa fausse préciosité, le «découvreur» des impres-
sionistes et de Mallarmé aurait su découvrir la vision de l'artiste si proche de la
sienne, de l'artiste pour qui «la vérité suprême de la vie est dans l'art», quand
Dieu demeure caché.

DISCUSSION

M. BONNET. — C'est avec autant de nuances que de prudence que M. Clo-


genson vient d'établir ce que l'on doit appeler un parallèle entre l'œuvre de
Proust et celle Huysmans, puisqu'il semble qu'il n'y ait eu ni rapport ni influence
réels entre ces deux auteurs, ignorants que nous sommes en outre de la con-
naissance que Proust put avoir de Huysmans. Néanmoins, connaissant la
sévérité avec laquelle Proust a jugé le naturalisme en général dans le Temps
Retrouvé et celui de Zola en particulier dans sa correspondance, si l'on peut
rapprocher Proust de Huysmans, c'est comme l'a fait M. Clogenson, dans le
commun reniement de cette théorie dont ils envisageaient le dépassement vers
une esthétique de type symboliste dont Baudelaire apparaissait comme l'insti-
gateur. Mais peut-être ne serait-il pas moins essentiel de rechercher, en dehors
de ressemblances qui peuvent être accidentelles, les véritables différences qui
séparent la pensée de Proust de celle de Huysmans. La première me paraît être
relative aux préoccupations religieuses de Huysmans qui tinrent, on le sait,
une place exceptionnelle dans son œuvre alors que Proust n'y portait pour sa
part qu'un intérêt limité; la seconde, peut-être plus importante, établirait une
différence de matière entre l'œuvre de Proust et celle de Huysmans. Il me
semble, en effet, que quant à la matière employée, Huysmans reste assez
proche de son rationalisme et de son naturalisme initiaux; chez Proust, au
contraire, la matière paraît plus élaborée, l'art plus élevé. De plus, le style
proustien révèle une richesse métaphorique à laquelle Huysmans, malgré le
charme de son art, n'a jamais accédé pas plus qu'à une totale domination de
son œuvre, à cette sorte de conscience supérieure qui caractérise l'auteur de

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