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S A M E D I 2i J U I L L E T
PROUST ET BALZAC
INTRODUCTION
Le sujet que j e vous propose est immense, et ce serait de ma part une grande
prétention que d'essayer de le traiter dans le temps dont j e dispose aujourd'hui.
A u reste, il a déjà été abordé de bien des manières dans les innombrables
ouvrages consacrés à Proust où, sur l'invitation même de l'auteur de la Recher-
che, les commentateurs ont mis en lumière ce que devait cette œuvre à La
Comédie Humaine. O n peut même dire que la comparaison de ces deux grands
«patrons» du roman français est devenue une sorte de lieu commun de la
critique proustienne. Je vous renvoie à Fernandez, Maurois, Curtius, à B . D e
Fallois, et plus récemment aux derniers ouvragés de Gaétan Picon. Je vous
renvoie aussi à des travaux de détail expressément consacrés à cette comparai-
son, en particulier à celui de Harry Levin, le dernier en date à ma connaissance
et qui a paru sous le titre Balzac et Proust, dans la revue Inventario, à Milan en
1951 1 .
M o n propos est plus modeste, plus conforme à l'atmosphère de cette ren-
contre. Je voudrais vous soumettre d'abord quelques réflexions sur les juge-
ments portés sur Balzac par Proust. Puis, m'attachant à quelques textes fort
connus (mais où n'a pas été jusqu'ici, j e crois, décernée l'influence balzacienne),
réfléchir avec vous sur la qualité, la profondeur de l'imprégnation de Proust par
son ainé, et ainsi, peut-être, fournir quelques éléments nouveaux de réflexions
sur la notion d'influence.
PROUST, J U G E DE B A L Z A C
Sujet très riche! Dans les seuls Inédits, dans l'admirable Contre Sainte-Beuve,
dont la partie centrale est faite des pages d'abord publiées dans «la Table Ronde »
sous le titre: Le Balzac de Monsieur de Guermantes\ dans Jean Santeuiî - où les
références au grand modèle surgissent à chaque tournant, où le romancier
moderne expose sa vision personnelle d'un Rubempré, d'un Rastignac très
différents des héros balzaciens (II, 252 sqq), met en question le procédé classique
de la description balzacienne (II, 261 sqq), intitule même un chapitre: Les
quartiers d'hiver de Balzac (II, 247-253) - nous trouverions déjà matière con-
sidérable. Que dire de l'œuvre complète! Il ne saurait être question, pour
l'instant, d'en faire l'exploitation systématique. Le relevé exhaustif des cita-
tions et allusions n'est même pas achevé. L'index de l'édition de la Pléiade
donne quelques orientations, mais reste très incomplet. Impossible de dessiner,
même à grands traits, une «courbe» de la connaissance ou de la critique de
Balzac par Proust. Bernard de Fallois, dans son Introduction au Contre Sainte-
Beuve a cru pouvoir affirmer qu'il y a eu progrès constant, jugement de plus
en plus favorable. Je partage cette opinion, mais il me faudrait beaucoup de
temps et d'espace pour la justifier pleinement. J e me contenterai donc de
proposer trois remarques qui pourront guider votre réflexion lorsque vous
rencontrerez à nouveau dans votre lecture les jugements de Proust sur Balzac.
1. Dans l'ensemble, surtout avant 1900, (dans la Préface de Jean Santeuil, par
exemple, mais beaucoup plus tard encore, dans le Contre Sainte-Beuve, vers
1910), Proust, malgré son admiration, fait en effet des réserves. Sur le style,
sur la vulgarité de l'homme, etc.... Nous sommes alors tentés de le juger
timoré. En fait, il était très hardi... pour son temps\ Car ce temps est celui où la
critique universitaire française consentait à peine à «reconnaître» enfin Balzac.
En 1905, parurent à la fois sur lui le livre de Brunetière et celui de Lebreton.
Tous deux découvraient l'Amérique! Mais, comme nos ancêtres, ils la trou-
vaient peu «civilisée». Ils s'efforçaient d'y acclimater leurs lecteurs (ceux de
Paul Bourget, d'Anatole France, de Barrés, de Loti...).
Nous ne les lisons plus sans sourire. Mais ils ont eu de l'intelligence et du
courage. Car vingt ans plus tard, la partie n'était pas gagnée! Il n'y avait pas
en Sorbonne, en 1925, un professeur compétent pour diriger mes premiers pas.
Paul Hazard, lui-même, m'envoya chez Marcel Bouteron ... et il se mit à lire
La Comédie Humaine. Le professeur de khâgne de Louis le Grand, homme au
goût «avancé», fit alors un cycle de conférences à la Revue Hebdomadaire qu'il
publia en volume. Ce Balzac de Bellessort fut un «événement ». Lise2 le! Vous
verrez comme il est encore timide. Le véritable événement à cette date, ce fut
le livre de Curtius. Mais Henri Jourdan n'en avait encore pas donné chez
Grasset la très belle traduction que vous savez. La France continuait d'ignorer
qu'elle avait en Balzac un homme d'un immense génie. Mieux vaut ne pas
dire ce que nous enseignaient sur lui Lanson et ses disciples. Curtius vint à
Paris, rencontra Bouteron. C e fut un dialogue de sourds. Alain seul peut-être
était alors de taille... Mais il réservait son enthousiasme pour les «khagneux»
d'Henri IV. Quant à Bouglé, qui succéda à Lanson à la direction de l'Ecole
Normale, lorsque j e lui «avouai» que j e préparais une thèse sur la «pensée
politique et sociale » de Balzac, et que j e prenais cette pensée au sérieux, il
pouffa de rire, tout simplement...
2. Cela se passait aux environs de 1930. Il est d'autant plus remarquable que,
vingt, trente et même quarante ans plus tôt, Proust, sans échapper tout à fait
à la pression exercée sur son goût par son milieu social, sa formation universi-
taire et les divers groupes littéraires où il évoluait, ait eu assez de hardiesse,
assez de génie, pour découvrir en Balzac des aspects alors inaperçus de tous.
Avant tout, le mystère. Il y a quelques années, Alain, Claude Mauriac, S. de
Sacy, Jean-Louis Bory ont écrit sur ce thème des pages justes et qui ont paru
neuves. Ils ne savaient pas, ils ne pouvaient pas savoir (car elles étaient inédites)
que Proust, depuis longtemps, les avait écrites, qu'il avait reconnu dans l'auteur
de La Comédie Humaine, particulièrement dans le créateur de l'Histoire des
treize, d'Illusions perdues, de Splendeurs et Misères, dans le père de Lucien, de
Vautrin, de Paquité, un romancier des profondeurs, un courageux explorateur
des ténèbres. Et, nous savons pourquoi! Le créateur de Charlus se débattait
lui-même dans ces ténèbres. Son «génie» propre le conduisait tout naturelle-
ment à définir le mélancolique monologue de Vautrin devant le château de
Rastignac (à la fin des Illusions perdues) : «la Tristesse d'Olympio de l'Homo-
sexualité » (Contre Sainte-Beuve, p. 219).
Proust a su voir aussi (contrairement à tant de critiques dénigrants et aveu-
gles) que la structure d'ensemble de la Comédie Humaine n'a pas été une invention
a posteriori, la justification, plus ou moins habile, d'une vaste spéculation com-
merciale (elle a été aussi cela, mais secondairement), ni moins encore, comme
chez Zola et Romains, un plan antérieur, a priori, commandant une création
rigoureusement lucide et qui risquait fort d'en mourir, mais la «découverte»
tardive et soudaine d'une réalité organique, vivante qui s'était développée en
lui à son insu, et qui avait surgi brusquement à la lumière de la conscience
créatrice alors que l'œuvre était déjà en grande partie élaborée.
A la fin de la Prisonnière, voulant évidemment nous faire comprendre la
secrète architecture de son propre roman et le mystérieux processus selon
lequél il l'avait créé, l'auteur de la Recherche s'est référé à d'illustres œuvres
différent de celui des autres critiques, serait plus révélateur encore, signe d'une
sympathie profonde née d'une expérience spirituelle vécue par lui comme
elle l'avait été par son grand ainé.
3. Ma dernière remarque a pour but de faire apparaître chez ce critique si
lucide une étrange contradiction. Lecteurs du Contre Sainte-Beuve, vous savez
avec quelle juste irritation il reproche au célèbre critique d'accorder de l'im-
portance (pour h jugement qu'il doit porter sur les écrivains) à ces manifesta-
tions sociales, extérieures, mondaines, nécessairement in-sincères, puisque par
définition, soumisez à l'hypocrisie de la politesse sociale, au plaisir de persuader
ou de plaire, que sont les conversations de Salon et les Correspondances:
«Pour ne pas avoir vu l'abîme qui sépare l'écrivain de l'homme du monde,
pour n'avoir pas compris que le moi de l'écrivain ne se montre que dans ses
livres, il inaugurera cette fameuse méthode qui, selon Taine, Bourget, tant
d'autres, est sa gloire et qui consiste à interroger avidement pour comprendre
un poète, ceux qui l'ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire
comment ils se comportait sur l'article des femmes, etc.... c'est à dire précisé-
ment sur tous les points où le moi véritable du poète n'est pas enjeu. » (Contre
Sainte-Beuve, p. 143). Déclaration solennelle qui reprend, à plusieurs années de
distance, celle de Jean Santeuil (II, 251), où à propos des «lettres de remercie-
ments à de jeunes auteurs » (celui des Plaisirs parlait en connaissance de cause
...), il disait: «[cela] nous fait trembler en pensant à ce que croiront de nos
idées littéraires ceux qui plus tard retrouveront certains articles ou, si notre
correspondance était publiée, liraient certaines lettres.» (II, 251). Or, voyez la
contradiction! Lorsque dans Jean Santeuil, le dialogue s'engage entre le narra-
teur et sa mère à propos de Balzac, voici ce qu'il dit: «Tu fronces le sourcil.
Je sais que tu ne l'aimes pas. Et là tu n'as pas tout à fait tort. La vulgarité de ses
sentiments est si grande que la vie n'a pu l'élever ...» Le voilà donc englué lui
aussi dans le lieu commun de la «vulgarité» balzacienne! Mais sur quoi se
fonde-t-il pour l'admettre? Sur sa Correspondance! Il est vrai qu'il invoque
aussi le Lys dans la Vallée et la grande lettre testamentaire de Madame de
Mortsauf qui enseigne à Félix «l'art de parvenir ». Mais c'est pour en conclure
que la vie (telle qu'elle nous est connue par la correspondance) explique,
éclaire l'oeuvre: «On ne peut pas s'étonner après cela que dans le Lys dans la
Vallée etc.... » (Contre Sainte-Beuve p. 194-195). Et, de même, à la page sui-
vante, opposant Balzac à Flaubert en affirmant que celui-ci «a compris que le
but de l'écrivain est dans son œuvre », et que le reste n'existe que «pour l'emploi
d'une illusion à décrire », tandis que Balzac «met tout à fait sur le même plan les
triomphes de la vie et de la littérature ». Il se justifie aussitôt par une lettre
d'Honoré à Laure: «Si je ne suis pas grand par la Comédie Humaine, je le serai
par cette réussite » (il s'agit du mariage avec Madame Hanska). Bel exemple du
mal que peuvent avoir les esprits les plus originaux à se maintenir constamment
au-dessus des idées reçues! Au reste, dès que l'analyse se fait plus aiguë, Proust
retrouve la vérité, un instant abandonnée. Ici même après un admirable
développement sur «les mystérieuses lois de la chair et du sentiment» qui
«circulent sous l'action apparente et extérieure du drame», il ajoute: «la seule
chose qui effraye un peu dans cette interprétation de son œuvre, c'est que c'est
justement ces choses-là dont il n'a jamais parlé dans sa correspondance, où il
dit des moindres livres que c'est sublime... »
Après quoi, un peu désemparé, il conclut avec prudence (ou humilité):
«Mais tout cela peut tenir au hasard des lettres que nous avons, et même de
celles qu'il écrivait». (Contre Sainte-Beuve, 224-225).
B A L Z A C M A Î T R E DE P R O U S T
Venez tenir compagnie à votre vieil ami. Comme le bouquet qu'un voyageur nous
envoie d'un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre
adolescence cesfleursdes printemps que j'ai traversés moi aussi il y a bien des années.
Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d'or, venez avec le sédum
dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la
Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commense â embaumer
dans les allées de votre grand'tante, quand ne sont pas encore fondues les dernières
boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du Us
digne de Salomon, et l'émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise
fraîche encore des dernières gelées et qui va entr'ouvrir, pour les deux papillons qui
depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem.
Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc en Balzac pour reconnaître ce bouquet.
Il vient en droite ligne d'un des morceaux les plus fameux du Lys dans la Vallée ;
le texte est beaucoup trop long pour que je le reproduise ici. Je le regrette, car
les remarques que je vais proposer en seraient plus claires; mais vous vous y
reporterez facilement. Je note donc d'abord que les deux textes sont à la fois
très proches et très différents. Très différents parce que la seule fleur commune
aux deux bouquets est le sédum - «Autour du col évasé de la porcelaine, supposes
une forte marge uniquement composée des touffes blanches particulières au
sédum des vignes » disait Balzac. Mais alors qu'il citait la «flouve odorante »,
«l'amourette purpurine », la «verte chevelure des stériles » et vingt autres fleurs
toutes destinées à déverser sur celle à qui le bouquet est destiné un «prolixe
torrent d'amour », Legrandin ne parle que de blancheur, de pureté, de neige,
multiplie les allusions religieuses («Ressurrection», «Pâques», «Jérusalem»,
«Salomon»), et transpose la sensualité charnelle de Balzac en un sensualisme
mystique, plus baudelairien, plus ruskinien, plus symboliste. Très proches
cependant par la double allusion au «lys de Salomon » et surtout au sédum
dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne. Nul doute que
Balzac soit ici très conscient de ce qu'il fait. Mais pourquoi ne précise-t-il pas
davantage? Par coquetterie? Par désir d'irriter la curiosité du lecteur? Ou au
contraire parce qu'il n'imagine pas que celui-ci puisse ne pas connaître le
bouquet du lys? Il est difficile de répondre. Pourtant cela nous aiderait à
comprendre l'attitude exacte de l'écrivain en face de son modèle. Il choisit
un texte très célèbre, dont Balzac était particulièrement fier, et dont Sainte-
Beuve (et beaucoup d'autres avec lui) s'étaient gaussés. L'admire-t-il? On
hésite à répondre. Legrandin, espèce de Montesquiou bourgeois terriblement
snob, est un personnage ridicule, et odieux. Ce discours légèrement précieux,
raffiné, n'est-il pas destiné à nous irriter, à nous faire au moins sourire? Sans
doute. Mais d'autre part, comment admettre que l'auteur de cette première
partie de Swann, constamment sensible à la poésie des choses, de la nature, et à
leur valeur symbolique, ait voulu faire ici une caricature de Balzac? N e fait-il
pas prononcer à Legrandin certaines phrases: sur la «brise fraîche encore des
dernières gelées», ou «ces fleurs des printemps que j'ai traversés moi-même»,
qui rendent un son éminemment proustien ?... N e sommes-nous pas en droit de
penser que dans ce personnage où il s'est délivré de quelques-uns de ses défauts
ou de ses vices, il nous a proposé un de ses «moi » ? Laissons, là encore, un débat
qui nous entraînerait trop loin. Et passons à notre second texte.
Il n'est pas loin! A la page suivante. Quelques jours plus tard, le narrateur
raconte son dîner chez Legrandin; sur sa terrasse, au clair de lune: «Il y a une
jolie qualité de silence n'est-ce-pas, me dit-il, aux cœurs blessés comme l'est le
mien, un romancier que vous lirez plus tard, prétend que conviennent seules
l'ombre et le silence. Et voyez-vous... » N o u v e a u «clin d'oeil au lecteur»! Mais
cette fois l'énigme est plus difficile à résoudre. Car ni le n o m de Balzac, ni
l'adjectif «balzacien » ne sont prononcés. Et qui peut savoir où Balzac a écrit
cette phrase sur les «cœurs blessés », sur «l'ombre et le silence »? Le Lys est très
connu, presqu'autant qu'Eugénie Grandet. Mais le Médecin de Campagne ne
compte pas parmi les classiques, il n'est guère cité dans les Manuels et répond
mal à la notion traditionnelles de roman «balzacien ». Pour le citer ainsi et par
simple allusion, il fallait que Proust l'eût attentivement lu. C e qui ne signifie
pas nécessairement qu'il l'aimât. «Je vois Balzac aimer par dessus tout, avait-il
écrit dans Jean Santeuil (II, 251), tous ceux de ses livres qui nous plaisent le
moins.» Et il cite précisément le Médecin et le Lys\ C e qui nous conduirait
peut-être à répondre sans davantage hésiter à la question que nous posions
tout à l'heure. Puisqu'ici et là, il s'agit des romans qui lui «plaisent le moins »,
puisqu'ici et là, la référence est placée dans la bouche d'un personnage déplaisant,
c'est que Proust prend ses distances, exprime une critique indirecte. Soit! Mais
il cite quand même! Et de porter sur des œuvres «moins aimées», les allusions
prennent à nos y e u x plus de signification encore.
Le troisième texte ne nous posera pas les mêmes questions irritantes, car
cette fois c'est Proust qui parle et non son personnage; d'autre part, l'allusion
est merveilleusement consonante à l'ensemble du développement; elle s'y
fond même entièrement et cette fois, j e crois qu'il faut être grand clerc «ès
sciences balzaciennes » pour la découvrir. Peut-être même refuserez-vous de la
reconnaître. Elle me paraît pourtant indéniable.
Parfois, au bord de Veau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de
plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses
pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n'étaient pas de ce
pays et qui sans doute était venue, selon l'expression populaire, 's'enterrer' là, goûter
le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n'avait pu
garder le cœur, y était inconnu, s'encadrait dans lafenêtre qui ne lui laissait pas regarder
plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux
en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont, avant qu'elle eût
aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n'avaient connu, ni ne
connaîtraient l'infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans
leur avenir n'aurait l'occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement,
elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui
qu'elle aimait, pour ceux-ci qui ne l'avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant
de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu'il ne passerait pas, ôter de ses
mains résignées de longs gants d'une grâce inutile.
Essayez d'insérer cette page dans une Anthologie; et cherchez un titre qui lui
convienne. J e vous mets au défi d'en trouver un meilleur que celui de La Femme
abandonnée. C'est, vous le savez, le titre d'une des nouvelles les plus parfaites
que nous ait laissées Balzac. Il nous y présente une jeune femme qui a quitté
Paris après la trahison de son amant, et qui est venue s'enfermer dans un
château normand où elle vit dans une solitude absolue, totalement coupée du
monde. Certes il ne s'agit que de «l'avant-scène » du roman, celui qui unira dans
un amour passionné Gaston de Nueil et Madame de Bauséant avant de se
terminer, neuf ans plus tard, par le mariage de Gaston et son suicide. Mais le
thème est posé avec ses notes essentielles: poésie, mélancolie, mystère. Gaston,
avant d'avoir réussi à pénétrer jusqu'à l'inaccessible châtelaine, a souvent
«dirigé sa promenade vers le pavillon de Courcelles», «fait plusieurs fois le
tour de l'enclos qui en dépendait», il a regardé «à travers les brèches ou par
dessus les murs» restant «en contemplation devant les persiennes fermées ou
examinant celles qui étaient ouvertes...» (Ed. du Club de l'Honnête Homme
III, 21). Plus tard, introduit enfin dans «l'immense salon silencieux », il con-
temple comme «un spectacle imposant, encore agrandi par la pensée », «cette
femme séparée du monde entier et qui, depuis trois ans, demeurait au fond d'une
petite vallée, loin de la ville, seule avec les souvenirs d'une jeunesse brillante (...)
privée du seul cœur qui pût faire battre le sien sans honte... ».
Vous plaindrez-vous de ne pas trouver dans Balzac un élément essentiel du
paysage proustien, la rivière? Je vous renverrai à un autre roman, jumeau de
celui-ci, puisque contemporain, la Grenadière, où une autre femme abandonnée,
AugustaWillemsens, comtesse de Brandon, vit, dans la solitude et le secret le
plus absolu, les derniers jours d'une vie de malade. Le paysage cette fois
comporte une rivière et c'est naturellement la Loire dont «le murmure des
flots», les «sables tristes ou gris, dorés ou ternes» alimentent la rêverie de la
mystérieuse châtelaine.
Trouvez-vous ces rapprochements trop vagues? Je vous en signalerai un
qui me paraît singulièrement précis. Lorsque Gaston s'avance vers elle, dans
son salon, Madame de Bauséant fait toute une série de gestes minutieusement
notés par Balzac. Parmi eux, celui-ci: «Puis elle se baissa, ramassa un gant
qu'elle mit avec négligence à sa main gauche, en cherchant l'autre par un
regard promptement réprimé; car de sa main droite... » (Ibid, p. 25). N'est-ce
pas ce gant mis avec négligence qui a fourni à Proust la mélancolique et symbo-
lique clausule de son court poème sur les «longs gants d'une grâce inutile»?
Doutez-vous encore? C'est votre droit. En un tel domaine, les certitudes
sont rares. Et nous ne réussissons pas toujours à faire passer chez ceux qui nous
écoutent une conviction dictée par la seule instruction. Mais voici un quatrième
texte qui, sans doute, vous convaincra mieux. Il se trouve dans les Jeunes filles
en fleurs (Pléiade I, 482) à la fin des réflexions qui suivent le dîner Norpois. Les
discours de ce dernier, nous dit le Narrateur, avaient fait naître en moi «deux
soupçons terriblement douloureux ».
Le second soupçon, qui n'était à vrai dire qu'une autreforme du premier, c'est que je
n'étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages
de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse quandje lisais leur vie,
à Combray, au fond de ma guérite d'osier. Théoriquement on sait que la terre tourne,
mais en fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger
et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite
sensible, les romanciers sont obligés, en accélérantfollement les battements de l'aiguille,
de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d'une
page on a quitté un amant plein d'espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire,
accomplissant péniblement dans le préau d'un hospice sa promenade quotidienne,
répondant à peine aux paroles qu'on lui adresse, ayant oublié le passé.
«Ces romanciers », c'est Balzac! Mais dans quel roman? Nous avons l'embarras
du choix car deux héros balzaciens se dressent aussitôt devant notre mémoire:
Ferragus et le Colonel Chabert. L'un et l'autre nous sont apparus tout au long du
récit qui leur est consacré, sinon comme des «amants pleins d'espoir» puisque
l'un est un père et l'autre un époux (vieilli déjà par la guerre), mais comme des
hommes actifs, passionnés, ardents. Et puis, brusquement, Balzac s'arrête.
Découvrant avant Flaubert, le formidable pouvoir d'évocation du Temps que
possède le «grand blanc» tant admiré par Proust dans l'Education sentimentale,
après nous avoir montré au sommet d'une page (167, dans la récente édition
Castex chez Garnier) le «chef des dévorants » une dernière fois vainqueur de la
loi («invita lege ») qui fait porter à son gendre l'urne contenant les cendres de sa
fille, il inscrit en tête de la page suivante le mot «Conclusion » et nous introduit
dans le monde à demi fantastique de ces «Melmoth parisiens » auquel appartient
désormais ce vieillard imbécile, dont se moquent les joueurs de boule du
Luxembourg, et qui fut autrefois le tout-puissant Ferragus.
La notation de l'hospice nous ferait, il est vrai, plutôt penser à Chabert.
C'est à Bicêtre en effet que le romancier le fait apparaître une dernière fois,
parmi ces «deux mille malheureux logés dans l'Hospice de la Vieillesse», «assis
sur une borne et paraissant concentrer toute son intelligence dans une opération
bien connue des invalides et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs
mouchoirs...» Derville, son avoué, le reconnaît, l'interpelle: «Bonjour,
Colonel Chabert. - Pas Chabert! Pas Chabert! Je me nomme Hiacynthe
répondit le vieillard... » (Ibid, p. 337). Le rapprochement est beaucoup plus net.
En revanche, l'effet de contraste entre l'intense jeunesse de l'homme qui lutte
et qui espère et l'horrible silence et inerte de l'homme vaincu est beaucoup
moins violent car il a été précédé (p. 334) par une première scène, où «six mois
après » le renoncement du Colonel à la lutte, Derville l'a retrouvé au Palais
au moment où son ancien client était condamné pour vagabondage à deux
mois de prison...
L'incertitude où nous nous trouvons pourrait d'ailleurs s'accroître si,
oubliant que le timide abbé Birotteau n'a jamais été, même au temps de sa plus
parfaite prospérité, un «amant plein d'espoir», nous osions évoquer la dernière
page du Curé de Tours où le romancier nous donne dans un «dernier tableau»
(qui succède immédiatement à l'enterrement de Mademoiselle Gamard) une
douloureuse vision de cet homme foudroyé: «Le pauvre prêtre, frappé par son
archevêque était pâle et maigre. Le chagrin, empreint dans tous les traits,
décomposait entièrement ce visage, qui jadis était si doucement gai (...).
C e n'était plus que le squelette du Birotteau qui roulait, un an auparavant, si
vide mais si content à travers le cloître ». (Ed. Garnier, p. 88).
Mais précisément, l'incertitude même nous montre comment s'exerce ici
l'influence. C e que Balzac retient de ces diverses scènes, c'est l'idée générale de
la marche du Temps, de ses effets brusques, douloureux, dramatiques sur les
êtres humains - corps et âmes - l'efficacité des procédés inventés par le plus
admiré de ses maîtres dans l'art romanesque pour rendre sensible au lecteur
ces effets cruels, dérisoires, presqu'incroyables. Et peut-être sommes-nous en
droit de nous demander si la saisissante fantasmagorie de la matinée chez les
Guermantes par laquelle se clôt le Temps retrouvé, n'a pas été inspirée à son
auteur par sa longue méditation sur la technique de Balzac.
J'hésite à dire mon dernier texte. Il pose un problème difficile et, moins que
les autres encore, il n'emporte d'emblée l'adhésion. Si pourtant vous me
suivez; si vous acceptez à son propos l'hypothèse d'une influence directe de
Balzac sur ce Proust, alors vous serez conduits à conclure comme moi à une
fréquentation par ce dernier de l'œuvre de son ainé beaucoup plus intime
encore que nous n'aurions osé l'affirmer. Il s'agit en effet cette fois non plus
d'une page, d'un thème de la Comédie Humaine, plus ou moins longuement
utilisés, transposés par Proust, mais de la reprise presque textuelle par celui-ci
d'une phrase, de quelques mots, d'une image, qui déjà mériteraient de retenir
notre attention par leur singularité, mais le méritent bien davantage si nous
savions que Proust n'a pu les lire que dans un livre rare, (bien connu des
balzaciens qui se le disputent à prix d'or) l'Album, Pensées - Sujet - Fragments,
qui fut publié à tirage très limité en 1910 chez Blaizot par Jacques Crépet.
A la page 57 (f° 76 du manuscrit), on lit cette phrase isolée: «Le mythe de la
côte d'Adam c'est qu'il s'était fait une femme comme tout jeune homme la
rêve; aussi lui vient-elle en dormant ». Or, dans les toutes premières pages
de Swann, nous lisons cette phrase: «Quelquefois, comme Eve naquit d'une
côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position
de ma cuisse» (I, 4).
La seconde de ces phrases vient-elle de la première? Je le crois. Et j'en conclus
que Proust ne laissait rien échapper de ce qui touchait à Balzac, pas plus
l'Album que l'Histoire des Oeuvres. J e note d'ailleurs qu'il affaiblit le texte
balzacien, par un essai trop appuyé d'explication physiologique du «mythe»,
et d'autre part que son texte est assez loin de celui de l'Album pour qu'on ne
puisse pas parler ici de copie, mais seulement de réminiscence sans doute
inconsciente. Et nous trouvons donc là une dernière preuve de cette «impré-
gnation » que j'essaie de vous faire sentir.
quement inconnu - ayant été supprimé plus tard par Balzac du morceau où il
l'avait d'abord inséré: le «Préambule » du Cabinet des Antiques publié en 1836
dans la Chronique de Paris. C'est une évocation du cercle très fermé de la famille
d'Esgrignon. Elle s'ouvre par 1'«apparition» d'une grande dame dont la
noblesse et la grâce ont émerveillé un jeune enfant:
Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré de femme, [ dit le narrateur ] qui ait
autant que Mademoiselle d'Esgrignon frappé mon imagination (...) J'étais à la vérité
fort jeune, j'étais un enfant, et peut être les images qu'elle a laissées dans ma mémoire
doivent-elles la vivacité de leurs teintes à la disposition qui nous entraîne alors vers
les choses merveilleuses (...). Quand je la voyais venant de loin sur le Cours où je
jouais avec d'autres enfants (...) j'éprouvais une émotion qui tenait beaucoup de
sensations produites par le galvanisme sur les êtres morts. Quelque jeune que je fusse,
je me sentais comme doué d'une nouvelle vie. Mademoiselle Armande avait les
cheveux d'un blond fauve, ses joues étaient couvertes d'un très fin duvet à reflets
argentés que je me plaisais à voir en me mettant de manière que la coupe fût illuminée
par le jour, et je me laissais aller aux fascinations de ces yeux d'émeraude qui rêvaient
et me jetaient du feu quand ils tombaient sur moi (...) Je l'admirais comme on prie à
mon âge, sans trop savoir pourquoi (...) Onze ans ! Quand, en lisant les Mille et Une
Nuits, je voyais apparaître une reine ou unefée, je leur prêtais les traits et la démarche
de Mademoiselle d'Esgrignon (...) Mademoiselle d'Esgrignon fut une de mes
religions. Aujourd'hui, jamais une folle imagination ne grimpe l'escalier d'un antique
manoir sans s'y peindre Mademoiselle d'Esgrignon comme le génie de la Féodalité (...)
Je lui prête tout l'amour perdu dans son cœur, et qu'elle n'exprime jamais. Cette
célestefigure,entrevue a travers les nuageuses illusions de l'enfance, vient maintenant
au milieu des nuées de mes rêves, (éd, Castex chez Garnier, p. 16).
Qui, parmi vous, par la magie de ces phrases, n'a aussitôt vu surgir devant sa
mémoire les pages de Swann consacrées à la rêverie du narrateur-enfant, sur la
mythique Duchesse de Germantes, puis à sa contemplation de la châtelaine
réellement brusquement apparue dans la chapelle de Gilbert le Mauvais un
jour de messe de mariage dans l'église de Combray? Rappelez-vous les rêves
construits autour de ce personnage idéal à travers un grand passé historique et
mythique, lui-même magnifié par une œuvre d'art; les cheveux blonds,
les yeux d'émeraude, le sourire, le profil illuminé par une lumière idéale,
tamisée par les vitraux gothiques; et les songes d'amour du jeune enfant avec
cette femme inaccessible et la brusque naissance de l'amour en son cœur parce
qu'il a cru qu'elle laissait tomber sur lui «le sourire un peu timide du suzerain
qui a l'air de s'excuser auprès de ses vassaux. » (I, p. 171-177). Certes, ici
encore une analyse un peu attentive, et qui ne s'attarderait pas seulement à
quelques phrases soigneusement élues, n'aurait pas de peine à montrer que ces
deux textes sont profondément différents, qu'ici encore Proust est original,
qu'il n'a trouvé chez Balzac qu'un point de départ, une incitation, le germe
fécondant de sa création. Mais n'est-ce pas l'essential que l'un et l'autre insistent
sur le caractère merveilleux, fantastique de la vision de réel par l'enfant? L'un
et l'autre savent que cette vision est condamnée à être contredite, défigurée,
anéantie douloureusement par la rencontre de l'adulte avec la «réalité », avec la
«vie». Mais l'un et l'autre savent aussi que cette réalité n'est jamais anéantie
vraiment, et que, grâce à la mémoire affective, elle peut toujours redevenir
vivante et fournier au créateur la subtance de l'œuvre d'art. Or cela c'est précisé-
ment ce que Balzac avait ajouté dans la première version de son texte, dans la
phrase qu'il supprima plus tard lorsqu'il le remania pour l'achever:
Chacun de nous fut emporté par le cours de sa vie; douze ans se passèrent. Ici
commencent les événements de cette histoire dont ceci n'est que le préambule; il sera
certes pardonné à l'auteur de Vavoir écrit. Qui de nous, dans son enfance, n'a pas
éprouvé quelque admiration pour des hommes et des choses dont la grandeur était
peut-être factice, mais qui n'en étaient pas moins imposantes, car la plus vraie poésie
est celle que nous créons en nous-mêmes. (Ed. Garnier, Notes, p. 26g).
Ici encore, je ne commente pas. Je souligne.
André Maurois pour une de ses meilleures nouvelles: Par la faute de Monsieur
de Balzac!
DISCUSSION
M . POULET. — J'aimerais que soit évoqué, à nouveau, un des textes que vous
avez cités et qui m'apparaît comme l'un des plus beaux. C'est celui dans lequel,
durant une visite de M . de Norpois, la famille du jeune Marcel constate qu'il
est peu probable que ce dernier change jamais, tout engagé qu'il est déjà dans
la littérature. En commentant ce texte, vous nous avez montré ce qu'il y avait,
évidemment, de balzacien dans cette image qui est celle d'un être prisonnier
de ses propres dispositions et qui s'achemine vers son destin. Vous me per-
mettrez, je l'espère, de reprendre dans ce texte le passage, à mon sens, le plus
important, pour m'opposer légèrement à l'interprétation que vous en avez
donnée. «Surtout», dit Proust, «en parlant de mes goûts qui ne changeraient
plus, de ce qui était destiné à rendre ma vie heureuse, il insinuait en moi
deux soupçons terriblement douloureux. Le premier, c'était que mon existence
était déjà commencée; bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très
différent de ce qui avait précédé; le second soupçon, c'est que j e n'étais pas
situé en dehors du temps mais soumis à ses lois tout comme ces personnages de
roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse... ». A propos
de ce texte, vous avez très brillamment du reste, suggéré qu'il s'agissait en
premier lieu du colonel Chabert et de tous ces personnages balzaciens qui,