Vous êtes sur la page 1sur 37

Littératures

Les Poèmes de Milosz (Pour le 20e anniversaire de sa mort)


André Lebois

Citer ce document / Cite this document :

Lebois André. Les Poèmes de Milosz (Pour le 20e anniversaire de sa mort). In: Littératures 7, février 1959. pp. 11-46;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1959.965

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1959_num_7_1_965

Fichier pdf généré le 01/05/2018


Les Poèmes de Milosz
(Pour le 20* anniversaire de sa mort.)

« La critique est peut-être un mal


aussi nécessaire que l'inutilité, dont
l'archétype existe dans la pensée de Dieu,
à côté du vocable Non. »
Milosz (1937).
« Moi, qui prie, je suis libre. Vous,
qui désagrégerez demain les atomes,
et cependant n'irez pas vous pavaner dans
les voies lactées qui se trouvent à deux
cent mille années lumière, vous, Messieurs,
qui ne priez pas, vous êtes libres également.
Mais c'est moi qui suis le maître du trésor. »
Les Arcanes (1928).

Milosz naît le 28 mai 1877 à Czéreia, département de Mohilev,


district de Sien, terre lithuanienne contestée. Un arbre généalogique
de Druja fait descendre les Lubicz-Bozawola [Volonté de Dieu]
d'une dynastie sorabe de la Lusace (l). Trente mille hectares de
fiefs, Czéreia, Druja et Lukolm, près de Vitebsk, seront
confisqués par les Soviets, inclus dans la Russie Blanche, hors de
l'Etat lithuanien de 1918. Le grand-père du poète fit le coup de feu
à Ostrolenko, le 26 mai 1831, contre les Russes. Il épousa une
cantatrice italienne, Natalia Tassistro, qui fut, pour le petit-fils,
« la morte de Vercelli ». Leur fils Vladislas choisira, lui, la fille d'un

(1) Milosz en parle plaisamment dans un de ses contes : « J'ai oy recorder


ee que s'ensuit ou pals lithuan, à Labunava-Serbinaï, terre qui ou tems que le
Roy Loys neufofesme du nom regnoit en France, jà estoit seigneurie de mes
ancestres Milosz, lesquelz, Diex en ait l'ame ! furent jadis, ce dit on, sires de
Lusaice. »
12 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

professeur d'hébreu de Varsovie, Maria Rosenthal. Raymond Schwab


attribue à ces greffes et boutures l'essentiel de Milosz : dans la
poétique la plus vieille du monde et la plus racée, une étrangeté
naïve, une originalité sans artifice. Milosz préférait vanter les
humanités de l'ancienne noblesse lithuanienne : « Avant d'adopter,
au XVIIIe siècle, le français comme moyen presque unique
elle a fait un usage courant, pendant et après la Renaissance,
du langage de Cicéron et de Virgile », et s'est illustrée par sa
connaissance du grec.
Taine aurait beau jeu: traces de morgue autocratique, colère des
porte-glaive, chant de Natalia, musique et couleur méditerranéennes
et, transmises du ghetto à travers quels pogroms ? , l'angoisse
juive, les soubresauts harassants, de l'orgueil prophétique à
l'humilité saupoudrée de cendres et lécheuse de murs, l'entrée de
plain-pied dans le monde biblique, l'accès aux secrets, la capture
des éclairs... Il suffit : la critique tainienne est très romanesque.
Aux meilleurs esprits, que d'erreurs promises ! Le déterminisme
nous la baille belle. Surtout s'il s'agit d'un être aussi libre.
Le père? Un personnage d'Elémir Bourges. Il y avait en ce boyard
du Charles d'Esté, du Floris des Oiseaux... Un Floris qui, au lieu
de servir la Commune, profite des troubles pour arracher, en plein
Paris, une novice d'un couvent. La décadence de leur famille, ce
« crépuscule des dieux », Milosz et son père l'éprouveront dans leurs
moelles, jusqu'à l'essai de suicide. Greta Prozor entendra Milosz
conter la nuit extravagante, le sabre décroché de la panoplie, le
harakiri inframortel de Vladislas, la course de l'enfant par les salles
du château de ténèbres, jusqu'à l'air libre où il trouve du secours.
Malgré ses violences médiévales, le descendant des voïvodes traitait
humainement ses serfs : catholiques de souche, Russes du pope,
boutiquiers d'Israël. Oscar, le « petit seigneur », assiste aux mariages
juifs, mange les sucreries de fête dans les isbas, voit à Noël la
chambre bleue visitée par l'arbre mort devenu ange. L'arbre de Noël
est venu tout seul de la forêt enneigée « avec ses feux follets repentis
et sanctifiés »; les vux des humbles l'accompagnaient. Mais du
junker flanqué de deux énormes heiducs de race oursonne, quelle
tendresse l'enfant pouvait-il attendre ?
Et la mère ?
« Je dis ; ma Mère 1 Et c'est à vous que je pense, ô Maison ! »
On connaît ces cris, plus que d'orphelin, de jeune cur martyr,
déchiré par les rigueurs et les sévices, les combats et les débats.
Il n'est de remède que la fuite vers l'allée, l'églantier, le saule; et
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 13

les transferts de l'amour filial. La vraie mère sera la maison, ou


mieux, la solitude, vêtue de brun pauvre couleur de semailles :
Car je n'ai jamais eu, ô Nourrice, ni père ni mère
Et la folie et la froideur erraient sans but dans la maison.
Devant Jean de Boschère, Milosz précisera l'accusation : le mot
père, pour des raisons que Dieu seul sait, n'a jamais réussi à
s'épanouir sur ses lèvres, pas plus que le vocable mère, en fleur de
tendresse véritable; « chose infernalement céleste que de naître de
l'esprit ». Un portrait de Maria la montre auprès de son fils, et
pourtant séparée, irrémédiablement. Jusque devant l'objectif, le
visage rapace, nu, abrupt, se détourne de l'enfant aux yeux anxieux,
aux mains déjà jointes; dans les plis de bronze du buste sanglé et
de la jupe, cette roideur, cet interdit... Mais calomnions-nous ?
Les parents aussi ont leurs secrets.
Et cependant... Il y a le terrible « requiem » du Don Juan de
Milosz devant son père moribond. Prendrons-nous au mot l'oraison
funèbre ? Vladislas vient de mourir, en 1904. « Cela », dit Don Juan,
dans les printemps d'autrefois, sous les pommiers du Cantique,
Rêvait sans doute aucun de la virginité
D'une bête sans âme et sans cœur et sans nerfs
A qui ma chair depuis donna le nom de mère...
Et de cette heure burlesque quelqu'un naquit,
Moi.
Croirons-nous que le petit rebelle interrogeait les miroirs sur
cette balafre à son front,
souvenir d'un gros bâton moral
Qui voulait enseigner la franchise à l'enfant
Faible et triste qui n'osait pas lever les yeux... ?
Faible et triste, il l'est, à quatre ans, sur le sein de sa seule amie,
gouvernante au grand cœur, ancilla domini. Tout ici est tendresse
et confiance. Un malheur en console un autre. Des strophes,
maladroites encore mais révélatrices, diront la vénération du poète à
l'égard de celle qui jadis
dans la maison glacée
Où l'âme de l'enfant se mourait d'abandon
Me prit sur ses genoux de fille délaissée
Et souffla sur mes pleurs le soupir de son nom;
De celle qui, suivant le progrès de mon âge,
Sut m'être sous un nom entre tous respecté
Tout d'abord une mère au sublime visage
Puis l'amie au grand cœur plein de nuit et d'été.
14 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Faute d'autres précisions, retenons : « fille délaissée », les


persistantes comparaisons de la douleur avec une épouse chassée
trouvent ici leur origine (2). Et le poème Insomnie, où la maison
est personnifiée : « ô femme de jadis sur la colline », est un
hommage issu des sources les plus chaudes de l'inconscient : le
souvenir de Czéreia et de « l'amie au grand cœur » sont
indissolublement liés.
Les parents le firent, du moins, baptiser; il reçut la Première
Communion en 1886, le 2 juillet, à Varsovie; savait-il déjà que la
douceur de ce sacrement le hanterait toute sa vie ?
Mais pour le petit lecteur de l'aimable Don Quichotte de M. de
Florian, pour l'amoureux de « la Dormeuse blanche » de Perrault,
dans la seule compagnie des bêtes, des plantes, et d'Echo, « votre
second fils, solitude », la vraie mère est la Lithuanie. Liêtiwa, Motina
Musu: Lithuanie, notre mère. Liêtuva, où le ciel et la mer « dorment
sur les violettes du lointain, comme les amants ». C'est le pays du
chevalier blanc, décrit par Jean Mauclère (3), avec « ces ruches dont
les rangées s'alignent sous les panaches argentés des bouleaux, au
bout des jardins où croît en parterres frisés la ruta », la rue, qui
fleurit aussi dans les poèmes de Milosz. On connaît le chant d'amour
de Mickiewicz, dans Messire Thadêe (Pan Tadeusz) « vers ces
collines boisées, vers ces vastes prairies étalées largement au bord
du bleu Niémen, vers ces champs diaprés de moissons, dorés par
le froment, argentés par le seigle, où la navette est couleur d'ambre,
le sarrazin blanc comme la neige, où la luzerne brûle d'une rougeur
virginale, — le tout liséré d'une senteur verdoyante sur laquelle,
çà et là, de calmes poiriers reposent ». Mieux encore que Mickiewicz,
Milosz aura parlé de cette contrée « étrange, vaporeuse, voilée,
murmurante », de sa senteur de nymphéas, de sa vapeur de forêt
moisissante, du sursaut de ses printemps, de ses automnes précoces
et blafards, quand « la pâleur de l'idée fixe noie la force silencieuse
du soleil ».
Ici la couleuvre du foyer, le beau reptile de Samogitie, nommé
Giwoitos (de giwas : donneur de vie), dort avec les paysans, leur
communique la force de la terre. « II y a sur ta tempe une veine

(2) Et aussi chez Mickiewicz qui présente ainsi le bouleau : « Comme une
paysanne qui vient de perdre son fils, ou comme Une veuve qui pleure son
époux, il se tord les bras et laisse tomber jusqu'à terre, par-dessus ses épaules,
les ruisseaux de ses tresses. » (Part Tadeusz, 1. III.)
(3) Le Pays du Chevalier Blanc (Spes, 1930). Voir aussi : Son* le Ciel pâle
de Lithuanie (Pion) et La fille du Haff (La vraie France). Et. de Jeanne- Yves
Blanc : Images de Lithuanie (Ohanth, 1938), préface de Milosz.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

au cours calme / Ensommeillée. C'est ma couleuvre du foyer », dira


le Cantique du Printemps. Ici, s'étend Mateczniki, la matrice des
profondeurs, paradis des animaux, gouffre des forêts lithuaniennes :
« le conte ou la légende savent seuls ce qui s'y passe », écrit
Micikiewicz.
En des temps sinistres, je vis les corbeaux du Niémen, à Memel-
Klaipeda, la ville
De battements d'ailes des oiseaux de la mort,
De clapotis d'ailes noires sur l'eau de mort,
et la Nehrung où rôde l'élan, et les hameaux hargneux sur le
Kurisches Haff. Un jour de la fin septembre 44, par delà Tilsit, le
Niémen franchi, je vis une fille aux nattes blondes, maïs mûr,
prisonnière comme moi, et qui chantait; je lui tendis un des rares
mots de lithuanien à ma portée : daïnos. Ces daïnos malicieuses,
héroïques ou sinistres, traduites par Milosz sur le recueil de Rhêsa
(Koenigsberg, 1818), qui déjà ravissait Goethe. Surprise qu'un
Français en haillons connût le mot magique, et trop encline à croire
que je comprenais, elle chanta tout ce qu'elle savait : étais-je si
loin de comprendre, puisque je tentais de juxtaposer à la mélodie,
à sa mimique, les couplets de Mïlosz ?
Qui donc réveille,
Quel sonneur de matines,
Ceux qui sommeillent
Au flanc de la colline ?
De la colline
Des poussiéreux œillets,
Où l'on devine
Les noms des oubliés ?
Si l'on m'ouvrait
Le cercueil de bois tendre,
Je reverrai
Son visage de cendre.
Dormez en paix,
Vous que j'ai tant aimée;
Jamais, jamais,
Je ne vous reverrai.
Disait-elle le dialogue avec le houblon, qui exige un tuteur, et
d'être cueilli à temps, pour mousser dans le verre, et de la prudence
ensuite chez le buveur, « ... ou je te fous par terre » ? Le chagrin
de l'orpheline qui rêve qu'elle retrouve sa mère en ce coucou sauvage
qui paraît la reconnaître ? La plainte de la fillette qui reproche à
sa marâtre de ne pas l'avoir plutôt jetée à l'eau; elle eût égayé ses
16 ANNALES DP: LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

« bons frérots les poissons », et, ondine pêchée, fût devenue la bru
de bons riverains du haff ? La malice de cette autre, perfidement
chargée de rapporter de l'herbe d'hiver et de la neige d'été : elle
esquive la correction grâce à un rameau de pin et une poignée
d'écume de mer ? La colère du père qui veut habiller de bois le
marieur indigne : il l'a trompé sur la fortune du futur :
Coudrier pour la veste,
Sapin pour le gilet,
Bouleau pour le collet,
Et chêne pour le reste...
Ou la douleur du fils au retour de la guerre, qui trouve la maison
vide : le bouleau et le saule ont fait la croix et les planches ? Chers
daïnos, — une dizaine parmi deux millions : ils éveillaient le rire
en pleurs d'une seselé, d'une petite sœur de là-bas, sur une heure
d'exil et de dangers dans l'Orient froid.
A la Lithuanie, Milosz aura consacré une part de son activité et
deux volumes de contes, où elle apparaît sous ses multiples aspects :
pays rieur et familier, de la girolle aux teintes vives, de la soupe
aux choux froide, du samovar, du vieil hydromel de tilleul et des
petits pâtés de lièvre, présent inséparable de toute visite faite à des
parents; pays de vénérables dieux, où Jupiter se nommait Perkunas
et le diable: l'Allemand (Maître Vokiétuks) ; où les corbeaux et
les Coucous de la Coucoulerie ont leur généalogie; où sorcières et
reine des serpents vivent à tu et à toi avec le menu peuple; pays
mélancolique, où le lin, hersé, grelottant, arraché, roui, cardé, conte
ses souffrances ; où la maman Eglé, le funèbre sapin, fut contrainte
de punir sa fille, la pusillanime Drébulé, incapable de garder un
secret sous la torture :
« Aujourd'hui encore, malgré tant et tant de millénaires écoulés,
Azuolas-Chêne, Uosis-Frêne et Berzas-Bouleau sont les arbres les plus
puissants, les plus généreux et les plus loyaux de la terre; et Drébulé-
Tremble tremble au moindre vent; que la plus douce brise se lève, voyez,
elle tremble, hélas, elle tremble et tremble et tremble. »
Lithuanie de l'abeille Bité, dont on retrouve la présence en
Egypte pharaonique, Lithuanie du svastika et du lotus. Berceau, qui
sait ? de la race indo-européenne. Très vite, Milosz se fera de son
pays une conception mystique, comme il adopte, à propos d'Eglé,
de ses fils et de sa fille, la théorie de l'origine animale des végétaux.
Nerval seul eut jamais pensée aussi prompte aux coups d'aile, aussi
apte à coudre, comme l'hirondelle, ensemble des pans de brises qui
se croyaient indépendants, surpris de se voir réunis :
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 17

« C'était une de ces nuits comme il n'en éclôt qu'au ciel de la Lithuanie,
pur et pieux berceau des mythes orphiques transplantés, dans la profon¬
deur des âges, en Thrace, en Crète et à Délos. La neige des clochers de
cent églises scintillait dans ce formidable et muet carillon de soleils et de
nébuleuses, où cela qui n'était pas encore l'appel articulé de Delphes et
d'Eleusis se mariait à la maturité sereine et impérissable du Verbe chré¬
tien, de la» puissante voix de l'accomplissement suprême, irrésistible,
universel.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter de si fulgurantes hypothèses.


Si enraciné qu'il soit, Milosz, poète de la terre des hommes, dépasse
le cadre étroit de la Lithuanie. Tous les enfants de l'univers
reconnaissent dans sa voix leur joie et leur terreur, issues d'un
folklore innomé, archétypique :
Dans le rayon de la lanterne, elle tourne, tourne avec le vent,
Comme dans mes songes d'enfant,
La vieille, — vous savez, — la vieille...
*❖❖

Douze ans; il fallut le soustraire à la Russie, à l'intolérance.


Vladislas, attiré par l'Exposition de 89, la Galerie des Machines, la
Tour, la Roue et le Ballon captif, s'installe à Passy, rue Nicolo; le
fils sera pensionnaire à Janson de Sailly.
Les rêves sont cloîtrés ; l'amie est perdue. C'est la longue captivité,
aggravée du dépaysement. Où suis-je ? La question retentira jusque
dans Les Arcanes, la fureur de se situer devenue le moteur d'une
métaphysique. Où suis-je ? demande le prince transplanté. Où suis-
je ? demandera le Noble Voyageur dépossédé du paradis; car Czéréia
devient le paradis; rendez-moi mon enfance, le château dormant,
la baie du sincère, l'archipel séduisant, l'île des harpes. Rendez-moi...
Où suis-je ? Milosz partira de ce cri, pour y revenir. Il faudra
souffrir, longuement, pour que la réponse vienne baigner le solitaire,
brider la révolte, apporter la paix, dicter le oui et l'amen.
A Janson, malgré « la plus naïve et brutale libre-pensée », un
bon maître de style : Edouard Petit. Des lectures d'adolescence, qui
seront énumérées dans Don Juan : Nuits de Young, — comme
Lautréamont — , Sterne (l'oncle Tobie), Scarron (Ragotin) . Francis
Jammes aussi, celui du Vieux Village , où il y a « par là » un vieux
château triste et gris, et, déjà, « l'ennemie d'enfance belladone » :
Et leurs parents, en leur montrant les plantes
Leur expliquaient : celle-ci n'est pas bonne
C'est du poison... elle arrive de l'Inde...
Et celle-là est de la belladone.
Mais à présent, où est cette famille ?
A-t-elle existé ? A-t-ellè existé ?...

2
18 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Milosz lit l'anglais, l'allemand, le polonais, le russe, — '■ peut-être


pas le lithuanien — . Sans doute choisit-il ce qu'il traduira des
« chefs-d'œuvre lyriques du Nord » (trois volumes devaient paraître,
un seul fut publié), dans Slowaçki, Miçkiewicz, Norwid, Lermontoff,
Pouchkine, — dont la Route d'hiver, avec les sonnailles de la troïka,
la chanson traînante du postillon, évoque si bien les verstes
parcourues par l'enfant autour de Czéréia. Chez Swinburne, — un peu
trop — , et Keats, Tennyson, Lenau, Schubart... Et de Shelley
la Sensitive, où les narcisses regardent leurs yeux jusqu'à mourir
dans les retraites du fleuve; ou YEpipsychidion, où les lèvres pâles
de la lune se rétrécissent comme dans la maladie de l'éclipsé. Et de
Schiller, La Mélancolie, mais aussi La Dignité de la femme.
De Byron, les poèmes à Augusta; de Heine, Le Rabbi de Bacharach.
Il y a du Byron dans le portrait que nous avons de Milosz à
dix-huit ans; dans ce front vaste sous un toupet de boucles claires;
les yeux interrogent et semblent reprocher au monde son mépris;
la bouche, encore enfantine, exige pourtant; la longue redingote à
col de velours est austère, mais la main droite crispée sur un
balustre, et le bras gauche derrière le dos, traduisent une volonté
conquérante. Certes, Byron n'est pas loin. Ni le moment où Oscar
Wilde, avec quelque jalousie secrète, dira : « Voici Moréas, le poète,
et voici Milosz, la poésie ».
« II était une fois un fils de roi qui se nommait Jonas. Il ne rêvait que
voyages et aventures et ne manquait jamais une occasion de le rappeler
à son père, qui lui répondait invariablement : « Attendez, monsieur mon
fils, d'avoir vos vingt ans. » Ce jour si impatiemment attendu arriva enfin;
ses augustes parents lui donnèrent leur bénédiction... >
Avant ce jour, Milosz s'était inscrit à l'École du Louvre et à
l'École des Langues orientales pour l'hébreu et l'assyriologie.
L'ancien prêtre de l'Oratoire, Eugène Ledrain, terminait la
publication de son Histoire d'Israël : Milosz lui doit beaucoup, malgré
la manie contagieuse du savant, dans sa traduction de la Bible, qui
en reste illisible aux non-initiés, de figurer l'orthographe hébraïque :
Moshêh, Shimeshôn, Ieroushalaïm, Shomeron, pour Moïse, Samson,
Jérusalem, Samarie. Qui retrouverait les articles de critique publiés
dans L'Eclair jusqu'en 1910 par le conservateur adjoint des
antiquités orientales du Louvre, pénétrerait plus avant dans la
connaissance du Milosz hébraïsant. Pour l'instant, on le voit au Vachette,
à Kali-Saya, à la Clôserie, où il est adopté par Jean Lorrain, qui
lui consacrera un Pall-Mall du Journal, par Stuart Merrill, Viélé-
Griffln, Henri de Régnier, Paul Fort, qui l'accueillera dans Vers et
Prose, — de la Très simple histoire d'un M. Trix-Trix à Méphibo-
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

seth (4). Apollinaire seul, peut-être, pressentira en lui le grand


poète, mais, sauf erreur, sans en rien écrire (P).
L'homme est devenu tel à peu près qu'on nous l'a peint, qu'il
s'est peint, sans complaisance, dans L'Amoureuse Initiation : un
grand corps à porter une armure gothique, ombre de héron anxieux,
immense front bombé, teint marqué de pourpre et de pâle; « les
tiraillements bizarres d'un grand nez tout gonflé de morgue
circonspecte, révélaient l'accoutumance, propre aux nomades, de flairer
le vent de divers pays » (6) ; les yeux, noisette, inquiets et fuyants,
« se figeaient par intervalles dans une sorte de fixité brûlante et
vide », ou se voilaient du capot de larges paupières; la voix enrouillée
de vieux coq de clocher éclatait en sarcasmes ou se brisait en
rires, tandis que, l'épaule droite un peu soulevée, il arpentait de
ses jambes de lièvre hasardeux le salon ou l'allée. Les mains de
ce mime, sa bouche mobile et flexible à l'excès, au coin de laquelle
se jouaient deux petits plis de tendresse, ses tempes vibrantes, tout
son masque, écrit Jean de Boschère, « annonçait que chacun de
ses mots allait exiger de nous une profonde attention ».
Et vingt émotions disparates se percevaient dans les battements
désordonnés du sang, ce sang bleu dont il était fier, et dont le flux
et le reflux, saccadés mais incessants, qui devaient user sa vigueur
comme le jusant une digne, lui imposèrent aussi sa métaphysique
du mouvement et son amour pour l'immobile. Il était sang bleu et
talon rouge jusque dans son écriture, dans la suscription surannée
de ses lettres [« A Monsieur », à la ligne : « Monsieur... »], dans
son rire et ses saillies inattendues. Il se savait
Un cœur de chevalier errant joueur de luth,
Une âme à tous les vents comme les oriflammes,
Des ancêtres croisés, roides dans leur honneur
Comme une lance, éblouissants dans leur vertu... {Don Juan)
Avec cela, très apte à la haute amitié, ce Tannhâuser de la Triste
Figure. Nul n'a davantage éprouvé et suscité, que ce solitaire, le

(4) « Son Trix-Trix me fait songer, bien qu'il n'y ait aucun rapport, à la
Soirée avec M. Teste, une des choses les plus poignantes que j'aie lues, à la
réflexion » (Jacques Rivière à Alain-Fournier, Correspondance, t. 2, p. 382).
(5) La couverture de l'édition Fourcade des Poèmes de Milosz signale
pourtant une conférence d'Apollinaire au Salon des Poètes en 1906 sur Décadences
et Solitudes.
(6) Est-ce un trait de race ? Mickiewicz le prête à son Comte, dans Pan
fadeusz : tenté par le suicide, « il s'arrêta au bord de l'étang marécageux; son
regard plongea dans la boue verdâtre; sa poitrine aspira avec délice l'odeur
de la vase et sa bouche s'ouvrit pour la humer. Car le suicide a les raffinements
de la débauche » Givre VIII).
20 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

sentiment « gratuit, illimité et irraisonné, qui lie l'homme au chien


plein de noblesse, le chien plein de noblesse à l'homme », pour citer
encore Boschère.
Suivons-le, à travers Paris, jusqu'à cet hôtel d'Angleterre,
ancienne Ambassade britannique où, vers 1913, Francis de
Miomandre l'entendit réciter des poèmes à une dame anglaise,
« dolente tout à fait, esthétique extrêmement », qui sans doute
n'entendait pas le français :
« L'endroit était suffisamment obscur, mystérieux et moisi pour plaire
à notre cher « hibou lithuanien »... Les dernières strophes sonnaient
particulièrement juste dans cette pièce sombre, silencieuse et couleur de
vieux temps :
... Et voici qu'après tant, tant de jours 1 plein de charmes,
Un pauvre et tendre écho s'éveille dans mon sein
Qui ne se laisse point étouffer dans les larmes
Ni noyer dans le vin;
... Mon âme, un chant de fée, au loin, pour que tu meures,
Un son d'étranges pas sur les fleurs des étangs
Qui vient m'entretenir, durant les longues heures,
Des choses du vieux temps,
Qui vient me reprocher ma tristesse et l'absence
De ceux qui m'ont jadis ouvert leurs pauvres cœurs.
— Voici que sur le monde assoupi le silence
Penche sa face en pleurs.
Le jour a dispersé ses bouffons : tout repose.
Mais le sommeil est court comme un rêve d'enfant.
La tombe, ô mon amour, est bien la seule chose
Qu'on aime longuement. »
Et nous garderons, comme Miomandre, la vision cocasse et
fantastique de cette étrangère, « si heureuse dans sa belle étoffe
bariolée, éclairée par son unique bougie, tandis que Milosz, les yeux
à terre, les narines dilatées du plaisir de respirer l'odeur pourrie
de ce vieil hôtel obscur et léthargique, disait, d'une voix ardente
et sourde, ces belles strophes désespérées ».
On ne le saisissait pas souvent à Paris. Pendant vingt ans (1896-
1916), il sera l'étranger, l'itinérant, le pérégrin. Que cherchait-il ?
Qui fuyait-il ? Soi, d'abord. Il se cherchait dans ces chambres
d'hôtel, où, harassé, il dévissait sa fatigue. Mais il se fuyait dans
le spectacle de la misère des autres. Il hantait les petits ports
stagnants et crépusculaires, leurs tabagies, leurs foires d'automne
et leurs fritures aigres, — les faubourgs lamentables, les polygones
de misère, commons de Whitechapel et de Soho, les terrains vagues
où poussent « le chardon et la haute ortie et l'ennemie d'enfance
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 21

belladone », — les crapuleuses ruelles où comprendre les voleurs,


où « connaître la pitié de s'avilir un peu » ; — Venise « aux atours
salis de reine de carnaval... parfumée des poivres du Levant » ;
— Vercelli aux rizières fangeuses plus que les linières natales;
— un cul-de-sac de Fréta à Varsovie; — un bouge, asile d'une heure,
à Séville ou dans les rues basses de Kiev; — la rue du Chant des
Oiseaux à Francfort ou les gorges du Rummel à Constantine; ou
la Kasbah de Tunis (il y a peut-être rencontré, dans l'été de 1901,
la demi-juive russe Isabelle Eberhardt)... Beaucoup plus tard
Armand Guibert y recevra la mission « de jeter quelque monnaie
dans la sébile d'un mendiant aux yeux malades, en souvenir de la
vie déréglée » que Milosz y aurait menée. — « Que cherchais-tu
donc, courant de la sorte ?... Qu'as-tu donc trouvé, courant et
cherchant de la sorte ? »
Saurons-nous jamais de ces expériences plus qu'il ne nous a dit ?
Mais n'a-t-il pas dit assez ? Amours torturées par l'absence d'amour,
de part et d'autre : « Ma cruelle jeunesse, la seule femme aimée »
{Nihumim). Avidités insolites, curiosités de « charognard », ou
vautour fauve; il dit, lui : un « horrible et doux pressentiment de
corbeau ». Son Don Juan, un soir, suit pendant des heures un bel
adolescent, par les rues de Cologne.
Jamais je n'oublierai
Le long sanglot que fit le bruit de cette chute
D'enfant amoureux dans le Rhin sentimental...
— Voilà pourquoi j'aime tant le vin d'Allemagne.
Que n'avons-nous le relevé exact de ses passages de météore
sulfureux ! Nul doute qu'il n'ait (comme Wilhelm Meister, comme
Nerval) suivi un itinéraire inspiré, qui « coïncidait rigoureusement,
sous ses apparences de course aventureuse, avec les aspirations et
les aptitudes les plus secrètes de l'adepte ». Après Déinocrite, Thaïes,
Pythagore, — il faut peut-être ajouter Hérodote — , Paracelse,
Nicolas Flamel, il aurait pratiqué ces pèlerinages scientifiques dont
Robert Browning, dit-il, a défini la nature « dans une strophe
singulièrement riche d'intuition : « Je vois mon chemin comme
l'oiseau sa route sans trace; quelque jour, Son jour d'heur,
j'arriverai. Il me guide, II guide l'oiseau ».
Il nomme, dans « // nous faut... », Peterborough ; enviait-il le
destin de l'amiral comte (1658-1735), tour à tour partisan de
Guillaume d'Orange, favori de la Reine Anne, gouverneur de la
Jamaïque ou de Minorque, invité par Charles XII, ambassadeur à
Vienne, Francfort, Venise, en Sicile, et époux morganatique d'une
cantatrice si semblable à Natalia Tassistro ? Le climat de cette vie,
22 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

c'est celui de L'Amoureuse Initiation... Mais, pour son malheur,


un seul destin est comparable au sien, folie à part, celui de
Hoelderlin.
Comme Hypérion, Hoelderlin et Milosz vont à la conquête de la
vie intérieure, au cours d'une enfance et d'une adolescence studieuses
et traquées; puis, c'est l'appel de l'action, le contact avec la
collectivité, une nouvelle prise de soi parmi les gestes et les hommes;
et le retour à la solitude, dans la nature et le rêve; un pathétique
silence, que rien ne semblait annoncer. « Telles étaient mes pensées.
La prochaine fois je t'en parlerai plus longuement » ; dernières lignes
d'Hypérion; il n'y eut pas de prochaine fois. Tous deux malades
de la nostalgie de l'enfance, du matin de la vie perdu; tous deux
pétris d'orgueil et se vengeant de lui par une fièvre d'humiliation,
un mépris forcené de soi; aiguillonnés par une rage d'amour
insatisfait; hébraïsants, et qui ont bu ainsi le christianisme à sa source.
Sevrés d'affection, ils verront en Dieu avant tout le Père; leur
religiosité sera besoin d'amour; d'autres influences, mais à la fin
elles s'effritent; il reste un mysticisme qui baigne dans l'éducation
chrétienne première. On comparera les courses de Milosz à la
traversée hallucinée de l'Auvergne par Hoelderlin, en décembre 1801...
Mais je ne puis qu'indiquer ce que j'ai développé ailleurs (7).
Milosz est notre Hoelderlin; et cela le situe à sa vraie place dans
la littérature mondiale.
Ai-je crayonné l'homme ? Il le fallait bien. Mais je voulais parler
surtout des poèmes (8).

C'est au lycée, un soir à l'étude, parmi les grognements de l'hiver


breton, quand la voix du vent pourri sur les carreaux embués
invitait l'enfant à se musser en son cœur chaud, que je lus des vers
de Milosz, dans l'anthologie de G. Walch, trésor des adolescences
affligées de poésie. Deux brefs poèmes. Une ballade sombre, aux
distiques écumants et cabrés, disait la rencontre macabre que fit
le roi Don Luis quand il voulut revoir le château des Douces
Années :

(7) Milosz et Hoelderlin, Etudes Germaniques, déc. 1949, p. 346 à 360.


(8) On trouvera l'étude des drames : Miguel MaHara et Méphiboseth et de
L'Amoureuse Initiation dans mon livre sur Milosz qui va paraître aux éditions
Vitte (collection Parvis, dirigée par Jean Huguet).
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 23

Je vois deux yeux presque sans tête,


Deux yeux sur deux jambes de fil.
De plus loin que les oubliés,
De plus profond que les noyés.
Le cheval noir dresse l'oreille.
Le sang du roi voudrait crier.
L'odeur du silence est si vieille.
L'autre, c'était : « Tous les morts sont ivres... » et je retrouve
mes songeries sur le Larousse: Lofoten (îles) : archipel dépendant
de la Norvège et dans lequel se trouve le Maëlstrom, si redoutable
par vents de N.-O. Et les mots magiques : Chasse à l'eider. Les
Lofoten, que je reverrais dans un roman de Knut Hamsun. Et je
descendais, sur l'atlas, de ces Lofoten, parasites de l'échiné Norvège,
à la portée de petits états qui cognaient alors du nez aux vitres de
la Baltique, un peu par la grâce et la subtilité dialectique de
Milosz homme politique. J'ignorais que la Baltique me tiendrait
cinq ans sur ses côtes, où nous fonderions une revue ronéotypée
qui se nommerait, justement, Baltique.
J'avais découvert le Milosz d'avant la trentaine. La connaissance
des chefs-d'uvre nous a rendus injustes pour les trois premiers
recueils. Ils annonçaient, pourtant; et Francis de Miomandre, dans
son article de L'Ermitage, dès 1902, ne s'y est pas trompé. Le Poème
des Décadences (1899, chez Girard et Villerelle) étalait sous un titre
maladroit, des complaisances bien littéraires pour un mal du siècle
up-to-date et une sensualité avivée par des remords en apparence
gratuits. L'ironie, la colère et la rancur, au spectacle des hontes
et des décadences, semblaient forcées. On ne sentait pas encore que
Milosz mériterait de se voir appliqué le jugement de Barbey sur
Poe : « Depuis Pascal, peut-être, il n'y eut jamais de génie plus
épouvanté, plus livré aux affres de l'effroi et à ses mortelles
agonies ». On pensait que Poe, comme Swinburne , n'était
présent ici que par mode, alors que j'ai entendu, quarante ans plus
tard, le poète revendiquer comme un honneur d'avoir été influencé
par le prodigieux Irlandais. Les Arcanes vibrent encore de la vieille
admiration : « L'auteur immortel d'Ulalume, de Silence, du Dialogue
entre Monos et Una, de Pour Annie, de Helen, je m'arrête, car
quoi de plus déplacé que ces citations empruntées à une uvre dont
l'ensemble constitue un monument littéraire unique, incomparable
parangon de poésie pure ?... » Sévère, avec la plupart des physiciens,
pour un système cosmogonique qui voit dans l'univers une
convulsive et bruyante (« Eurêka est indubitablement, de
tous les ouvrages dignes d'un autodafé, le plus faux et le plus
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

pernicieux ») , il souligne que l'exécrable métaphysicien a


consacré à la spiritualité de l'enfance, du premier âge de l'homme,
encore éclairé par le souvenir du Lieu, quelques lignes vraiment
inspirées. Milosz devrait à Poe le thème capital de l'amour d'enfance,
illuminé par un rayon persistant de l'Eden. Et aussi, par réaction
contre « l'infamie spirituelle » â'Eurèka, la volonté d'écrire un
Anti-Poe, de réfuter cet homme qui n'était « pas un dément, hélas !
non, un maudit dans toute l'acception chrétienne du mot » (quitte
à conclure avec humour : « Mais comme il a trouvé le pire des
enfers dans sa patrie américaine, paix à son âme de poète »).
Cette évolution était à peine prévisible dans les lieder, où passent
des « fantômes de femmes » parés de noms fanés : Aliénor, Lalie,
Annie, la « pensive d'antan », « très douce qui ne me reconnais
pas » :
Les roues et les rouets ont tourné trente ans.
Voici mon retour, ô ma grande amie î
Les jours de jadis se sont endormis,
Au vieux bruit des roues, au vieux bruit des rouets...
ou Fanny, « ma nostalgique aux yeux couleur des cieux / Défunts! ».
Ou Salomé « à la bouche couleur de meurtre, aux seins couleur de
désert », Salomé de nos hontes, criminelle, absoute et désirée.
Et nous qui connaissons la certitude unique,
Salomé des instincts, nous te donnons nos curs
Aux battements plus forts que, les soirs de panique,
L'appel désespéré des airains de douleur...
Il y avait pourtant l'annonce de cette « certitude unique », que
nous retrouvons dans Les Éléments :
Ce que nous pressentons, il ne faut pas le dire;
Nos frères et nos surs ne nous comprendraient pas.
Gardons-nous de mêler à leur danse, à leur rire,
L'écho surnaturel des accents de Là-Bas...

Faut-il penser que ces Éléments, parus en 1911 à L'Occident, sont


antérieurs aux Sept Solitudes ? Ils sont en tout cas postérieurs à
l'événement de 1902: une tentative de suicide, et de longues semaines
d'hôpital. Après sa guérison physique (« le retour, pâle encor d'avoir
été l'adieu »; « les mains d'hôpital de la poussière du matin sur
les choses que je ne voulais pas revoir »), le poète chercha peut-être
un apaisement dans la contemplation des éléments : soleil, vent, lac,
nuit, terre, mer, lune, rocher; et, dans la stricte observance de la
règle prosodique, une ascèse provisoire. La beauté ne manque point
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 25

dans ces longues et souples suites d'alexandrins (9), où des


lamartiniens sont peut-être dus à l'affection de l'auteur pour
Renée de Brimont, qui signait René de Prat. Il se glisse souvent
du Milosz dans ces sortes de pastiches :
Lorsque je pense à Vous, à Vous, ô ma vieillesse,
Cher souvenir menteur d'un bonheur inconnu,
Beau Septembre du cur...
L'ombre d'un étranger qui ressemble à ma vie
Me conte à sa façon l'histoire de mon our...
Et, dans Le Vent, ce flot étincelant d'images :
... Avec moi, viens errer
A travers le Saana des chastes solitudes !
Viens, suis-moi sur la mer, car je te veux montrer
Des ciels si beaux, si beaux qu'ils te feront pleurer,
Et des morts apaisés sur la mer caressante,
Et des îles d'amour dont le rivage pur
Est comme le sommeil d'un corps d'adolescente,
Et des filles qui sont comme le maïs mûr,
Et de mystiques tours qui chantent dans l'azur...
Et déjà un appétit d'éternité poussait l'auteur à des méditations
sur l'espace qui se révéleront fécondes. Ces aspirations trouveront
plus tard leur forme définitive. Dans Méphiboseth : « La
n'est point autre chose que ce désir, né avec la fidélité, de
voir le pauvre amour terrestre nous survivre ». Dans Les Arcanes :
« Les deux problèmes de l'amour et de la mort, sources intarissables
de la douleur, sont indissolublement unis à la question de l'espace.
L'homme n'a qu'un seul désir : vivre et aimer éternellement ». Mais
déjà le grand espoir d'outre-tombe s'exprimait en une poussée
verbale d'une étonnante densité :
Car nous devons un jour nous fondre dans le sein
De Celui qui saura des songes que nous fûmes
Refaire d'un seul mot une réalité
Et de nos corps longtemps dispersés dans les brumes
Rétablir à jamais la mystique unité.

(9) Ainsi dans telle évocation des promontoires désertiques où se complaît


l'âme orpheline des amants de la Beauté :
Quelquefois seulement un rire de sirène
Ramène lentement à la face des eaux
Les lambeaux repoussants de quelque face humaine
Que le poulpe indolent abandonne aux oiseaux...
ou ce vers déjà très signé :
Comme le mot jadis quand l'ombre est sur la mer.
20 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Pourtant, c'est dans le même recueil qu'il écrit : « La tombe,


ô mon amour, est bien la seule chose / Qu'on aime longuement ».
Thème essentiel des Sept Solitudes.

« Vision fausse d'Esthékar, Aenobarbus, Ballade d'Agaeus,


Zyndram ? » Soyons indulgents : ce sont là recherches.
Dans divers folklores. Chez Djelal Eddin Roumi par exemple, poète
et danseur, auteur du Divan et du Mesnevi. Myriam Harry a
ressuscité ce métaphysicien du XIIIe siècle. Il proposait d'atteindre
à l'extase par une giration à l'image des mondes. Pour la première
fois, nous voyons Milosz inquiet d'illuminisme.
Mais la prosodie le passionne. On reste surpris, après mainte
lecture, de sa virtuosité. Il « choisit l'impair », mais l'assouplit par
vingt combinaisons métriques. Les césures sont bouleversées. Tout
ronron est exclu des strophes : « Dans un pays d'enfance retrouvée
en larmes... », construites chacune sur deux rimes, féminine et
masculine, qui parfois assonent. Pour ne rien dire des rimes
: « Lierre de nuit d'été sur la lune des pierres ». Dans
« Lofoten », la rime, lancinante comme une litanie, est douloureuse
comme l'idée fixe. Claudication des décasyllabes de : « Il nous
faut... » Rime obsédante, en oie, des terza rima de : « L'année était
du temps des souvenirs », confidence nue, rappel de mai 1899 :
« Le mois était de la lune des roses... O passé ! pourquoi fallut-il
mourir ?... » Rythmes impairs alternés (13 et 9) de : « Et surtout
que... » Dans : « Une rose pour... » s'entremêlent les mètres de 13
et 14 pieds; l'alexandrin leur offrira son repos rythmique :
Et la complainte, pour mon secret, dans le lointain,
De la citronnelle, et de la rue, et du romarin...
Un nid d'hermine pour le corbeau du blason...
La « Danse de singe » est scandée sur seize syllabes. Dans « Le
Vieux Jour », et « Quand elle viendra », la liberté du rythme et
des rimes, pauvres à dessein, est totale.
Le vocabulaire a déjà ses mots-clés : vieille, lointaine, rouillée...
Dans « Lofoten », étrange et étranger traduisent, sans l'épuiser,
l'allemand aux résonances multiples : fremd. Polyglotte, Milosz
confère aux mots français des valeurs importées, universelles.
Les thèmes ? Des gravures ou des estampes, mais choisies par le
plus tendre du cur (Don Quichotte). L'ivresse et le sommeil.
Si « tous les morts sont ivres », le poète aussi est le noyé voluptueux
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 27

du vin, et du « fleuve de ta voix » : « Que je m'endorme loin de


tout et loin de moi... » Dans trois poèmes, au moins, il s'identifie
à Byron : « Il nous faut... », prodigue les allusions à Manfred, à
Newstead Abbey, propriété de Byron jusqu'en 1818, voir son ode
A un Chêne, et ces vers que Milosz traduisit avec un serrement de
cur: « Je t'ai rappelé notre lac bien-aimé / Auprès du vieux manoir
qui ne m'appartient plus » (A Augusta). Dans « Grincement doux
et rouillé d'une berline », poème-conversation comme « La Berline
arrêtée dans la nuit », Mylord Spleen désigne Byron autant que
Milosz (mais « le vieux vin de l'an vingt » ? Byron est tombé en
1824). « Une rose pour... », ce testament, amalgame Byron, son
Don Juan, et Milosz :
Un quart d'heure et une bague pour la rieuse,
Un sourire et une dague pour le plus discret,
Pour la croix du blason une parole pieuse...
Milosz a rencontré Don Juan qui galopait dans l'ombre du
manteau de Byron :
La jument blonde gaiement dévore un tout petit arbre
Et Don Juan cherche la bouteille dans son bissac,
Don Juan, le maigre cavalier aux éperons d'or... (,0)
Mais il a rencontré aussi Karomama. Elle était célèbre. Elémir
Bourges avait pour elle un culte (n). Elle aiguilla la pensée de Milosz
vers l'Egypte, vers le Louksor du microcosme humain, le « Temple
dans l'Homme » de Schwaller. Devant la statue « polie par les baisers
des siècles », Milosz adore la femme-enfant, la Vierge. Pour ce « fils
de la France et de l'Egypte », Memphis, nommé dans la Symphonie
Inachevée, va devenir le nom d'un haut-lieu. « Lève-toi, chuchote
la mort , je suis ta dormeuse de Memphis » ... « Oh ! ton visage
comme l'Egypte ! O visage, visage de fuite en Egypte ! » dira
l'Adepte à Béatrix (Noël 1922). Derrière Karomama, prie toute
l'Egypte. Elle fit le zodiaque de Denderah, la Tentyra dédiée à
Hathor. La lumineuse, la féconde Dame du Sycomore, dont le nom
veut dire « demeure d'Horus », se tient auprès de la fille des
Pharaons : « Et les soirs d'éternel été, tu chantais sous les
/ sacrés, Karomama... » Mais Hathor règne sur le Sinaï.

(10) André Salmon affirme avoir pensé à Milosz en écrivant Byron chez
Loyola. On ne le devinerait pas s'il ne l'avait pas dit. Le poème n'ajoute rien
à la gloire de Milosz, ni de Salmon, Il se trouve dans Vénus dans la Balance
(4 Chemins, 1926) et dans l'anthologie Berger (Seghers, 1956, p. 167).
(11) Qu'il transmit à P.-J. Toulet. Béhanzigue parle d'une Parisienne au
deuil « si juste que la robe emplumée de la reine Karomama n'en trahissait pas
plus que le fourreau de Loetitia ».
28 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Par l'intercession de la princesse initiée, de la « prêtresse savante »,


celui qui est « solitaire comme un sphinx dans le désert » voit se
déceler l'unité profonde du monde occidental, d'où naîtra le Christ.
Mes pensées sont à toi, reine Karomama...

Il faut beaucoup d'indulgence pour les « Scènes de Don Juan »,


uvre de jeunesse probablement très antérieure à 1906 et qu'on a
eu tort de porter récemment à la scène. Ce Don Juan pré-classique
(on y parle d'un vieux vin de 1630) est comte palatin sur le Rhin
et duc en vieille Estramadure. Il habite le château de Rùbezahl :
Milosz le place donc sous l'invocation burlesque du génie des Sieben
Gebirge, Rubezagel (Queue de Rave) devenu Compte-raves par
étymologie populaire. L'aventure de ce Don Juan n'est pas très
différente de celle du génie qui avait enlevé une fille; elle l'invite
à compter les raves de son champ, et pendant ce temps prend la
fuite. La fantaisie débridée de Milosz joue avec le nom d'Oscar
Wilde, devenu sir Oswald Savage aux paradoxes ingénieux; elle dote
Don Juan de hiboux qui ressemblent aux zhiboux de Jarry; elle
transforme le Leporello de Mozart en un Sganarello dangereux qui
assassina ses deux femmes et leurs amants; elle adopte une forme
originale, l'alexandrin blanc, sermo pedestris par excellence, mais
d'une démarche exagérément terre à terre et claudicante.
A la mort de Don Luis, Don Juan hérite; il épousera Lola de
Trémeur, sa cousine; mais elle le trompe avec Don Roland, cadet
de Don Juan; Sganarello versera trois gouttes de poison dans le
chocolat du ravisseur; Don Juan séquestre Lola et l'accable de
consolations sarcastiques. Le spleen, les attitudes, le mauvais sourire
de ce Don Juan lugubre, au bras gauche paralysé, son goût pour le
macabre et l'obscénité triste sont justifiés, nous suggère-t-on, par
« les soupirs de jadis et le chant de Cinthia », mystérieuse bien-
aimée dont il porte le deuil. Ce personnage éclaire singulièrement
certaines tendances que l'auteur refoulait à grand ahan; aversion
pleine de remords et de larmes pour son père (Don Juan est le seul
de la famille à verser des pleurs sincères sur la mort de Don Luis,
mais il le bafoue), rapports tendus avec ce frère dont Milosz n'a
jamais fait mention qu'une fois (Symphonie Inachevée : « J'avais
longtemps couru le monde avec mon frère/Sans repos ») ; propension
à la jalousie physique la plus malsaine, la plus corrosive (on la
retrouvera dans L'Amoureuse Initiation, chez Brettinoro) ; elle se
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

donne libre cours surtout dans le monologue de Don Juan au début


du tableau V : « Car il a de beaux bras, mon cadet don Roland... » ;
goût du sadisme peut-être littéraire, hérité de Swinburne, peut-être
inné; Brettinoro incarnera la tendance contraire, le masochisme,
selon une cyclothymie qui paraît bien avoir été l'idiosyncrasie de
Milosz, tour à tour et sans transition introverti et extraverti; tout
cela corrigé non pas encore par la quête du divin, mais par un
regard nihiliste promené sur la vie entière et sur ses propres
sentiments : « Etre jaloux ? Haïr ? Si l'on pouvait !... » Ce
désespéré pleure sur sa victime : « Vos chaînes font un
brait affreux... Et maintenant je pleure en vous martyrisant... »
Don Juan ne pense à Dieu que pour le remercier d'avoir inventé la
vengeance; cette vengeance même ne lui procure aucun soulagement.
La vraie « confession de Lemuel » ne serait-elle pas dans ces pages
douloureuses, d'un art encore très imparfait, et qui ne sont
que pour qui cherche Milosz, et le trouve, hélas ? Jamais
uvre ne fut davantage imposée par la soif de la catharsis. « Car je
sens en moi quelque chose qui brûle d'un feu bas et jugé » : c'est
ici que nous trouvons les aveux les plus précis, et les plus déchirants.
Au reste, en dépit d'artifices peu convaincants, tel que le
d'une nuit d'été où parlent Titania, le saule pleureur ou le
Hibou Nostradamus, comme dans le Théâtre en Liberté de Hugo,
ou le Prélude Féerique de Gregh , et d'une taverne à Plymouth
faussement élizabethaine, ces « Scènes » ne manquent pas de beaux
moments, comme le passage de l'Inconnu, « confident des vieilles
fenêtres » : « J'en connais à Cologne, à Naples, à Livourne » ... ou
des chansons proches des daïnos, celle du feu :
Il rêve loin et pour ton cur seul, ne le dis pas
Une ville si belle au royaume des couchants...
ou la rhénane des Voix, contemporaine d'Apollinaire, mais si
différente !
Je te donnerai mais ne le dis pas la pauvre clef
Du caveau de ton passé, là-bas, loin dans la vallée
Où l'on voit jour et nuit la neige neiger sur le Rhin;
Et toutes choses qui furent et ne furent pas
Luiront comme des villes dans les lacs d'or de ton vin,
Dans les lacs d'or songe aux années de ton cher vin du Rhin.
Et surtout ce cri, qui résume le drame, en l'amplifiant :
O mon mal en signe de croix sur tout cela,
Sur les vermisseaux, les grains de sable et la mer !
30 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Pendant la période des chefs-d'uvre (L'Amoureuse Initiation,


1910; Miguel Mahara, 1912; Méphiboseth, 1913), Milosz découvre
aussi sa vraie voie dans le poème.
Publiée seulement en 1917, La Berline arrêtée dans la nuit fut
toujours classée par l'auteur dans les poèmes de jeunesse. Par sa
technique, où subsistent des vestiges de la rime (on ne la reverra
plus que dans les heptasyllabes de La Gamme), ce texte poignant
est une sorte de transition avant Les Symphonies. Il amorce, pour
« le fils prodigue », le grand thème de la reconquête de l'enfance.
Mais la terreur ici l'emporte sur l'amour : Milosz, comme Witold,
n'a pas encore retrouvé les clefs. Dans cet extraordinaire dialogue
à trois voix, celle du cocher, celle de la bien-aimée, celle du
poète , la première seule est rassurante; on ne perçoit la seconde
que d'après les réponses négatives : « Non, Madame, je n'entends
rien » ; celle du poète est déchirée entre la crainte et l'espoir :
Pour mon enfant craintive une maison si noire
Tout au fond, tout au fond du pays lithuanien...
Le poète imagine que, par une nuit d'automne, il revient s'installer
avec sa jeune femme dans la seigneurie des ancêtres. Celle qu'il
nomme « son enfant » va devenir Dame de ces ruines. Leur berline
est arrêtée devant la grille dont on attend les clefs, que Witold est
allé chercher dans les vêtements de Thècle morte il y a trente ans-
Autour de cette anecdote rêvée, Milosz a su créer son univers,
avec son décor, ronce, ortie des ruines, « serrures rouillées,
sarment mort, portes verrouillées, volets clos, feuilles sur feuilles
depuis cent ans dans les allées », et là-dessus la grande neige
d'automne. Avec sa faune : l'effraie, les petits du hibou. Avec ses
présences fantastiques : la fille préférée de la reine folle, et la plus
édentée des Laumes de Lithuanie, « la vieille, vous savez, la
vieille... » Et le passé impérieusement présent dans les récits (« C'est
ainsi que l'aïeul jadis revint / De Vercelli avec la morte »), dans
les « portraits obscurs » comme celui de Natalia Tassistro, dans
l'orangerie du trisaïeul et le théâtre. Et la diaspora tragique de cette
lignée : « Ils dorment dispersés dans les pays lointains... Avec moi
leur race s'éteint ». A son besoin d'unité, de regroupement de ses
forces spirituelles, dans un lieu hors de l'espace, dans un instant
hors du temps, Milosz va consacrer ses forces. Mais,
par la magie de la poésie, sa quête deviendra la nôtre : nous
sommes tous cet amant arrêté dans la nuit par un obstacle
au seuil d'un séjour autrefois aimé, et devenu menaçant,
méfiant, dangereux pour nous et notre amour; nous hésitons au seuil
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 31

d'un éden dont la vie nous a dépossédés. Ainsi, Milosz ne chante


plus seulement pour lui. Il a fait siennes les aspirations et les
obsessions de l'humanité. Il l'avait dit dans les « Chants du
Crépuscule », où il conviait à s'exprimer par sa voix les vivants
et les morts :
Criez bien fort, car vos tombes sonnent sous mes pas,
Multipliez-moi dans le prisme de vos ivresses.
Je veux vivre de toutes vos âmes,
De tous vos nerfs, de toutes vos détresses.
Cette mission, il l'a remplie avec les trois Symphonies. Si person¬
nelle, admirablement, que soit désormais sa voix, elle devient celle
de tout homme, par l'ampleur des thèmes traités, par cet accent
continuellement fraternel, par la simplicité œcuménique de la pensée
et du verbe. Solitude de l'être humain, mort, résurrection et trans¬
figuration dans l'amour : deux de ces Symphonies sont d'outre -
tombe. La « Symphonie de Septembre » dit la fin des amours
humaines, montre le poète « seul devant les glaciers muets de la
vieillesse, seul avec l'écho d'un nom ». C'est le sort commun, mais
la stérile révolte s'est tue : le consentement est donné, l'adhésion à
la solitude est confirmée, l'inévitable est accepté. « Soyez la bien¬
venue, solitude, ma mère ». L'aventure amoureuse est résumée en
raccourcis saisissants : déjà, dit le poète, « quand la joie marchait
dans mon ombre », parmi les rires, parmi les caresses inspirées à
l'aimée par sa « jeune pitié », parmi les affres de la jalousie, « je
pensais à vous, solitude, je pensais à vous, délaissée ». Il est fini,
le temps de « l'île folle au milieu de la mer ». Laquelle est sans
doute Capri, si l'on en croit l'allusion « aux pieds du cyclope de
lave » de la troisième Symphonie ; — et ainsi, la baie de Naples
aurait joué dans la vie de Milosz le même rôle que dans celle de
Nerval. Fini, le temps des « tendres séjours ». Me voici aussi seul
que dans les hivers lithuaniens : vous me revenez, solitude,
Vous revenez avec un goût de sel et de vent sur vos joues blanches
Et cette vieille, vieille odeur de givre de Noël dans vos cheveux.
Et c'est la longue, lente, sinueuse évocation du pays perdu,
originel, qui préexista à toute pensée et demeure en-deçà de toute
pensée, le royaume à la fois restreint et illimité, — un jardin
complice, une serre « incrustée d'arc-çn-ciel », un grenier, une colline
où « le berger vêtu de bure / Souffle dans le long cor d'écorce »;
où, la nuit, « la meute de la Mélancolie aboie en rêve » ; un églantier,
une fontaine. Pays où le sentiment s'épanouit sans contrainte
comme « la fleur où riait la rosée »; où l'héliotrope et le myosotis,
« fleur orpheline », sont la fleur bleue de Novalis, qui a défini le
32 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

maerchen un rêve « épars, un ensemble de merveilleuses choses et


d'événements, une fantaisie musicale, les sons harmonieux d'une
harpe d'Eole, la nature même ». Mais le mot nature n'aura plus
pour Milosz, enfin parvenu au havre de la pensée, que le sens de
Création. Et il n'y aura plus de solitude, puisqu'il vivra la solitude
en Dieu. Le poète qui n'ose s'endormir, parce que « la peur du jour
et la peur de la nuit » se font signe « debout sur le pont du
sommeil », le poète, dans sa déréliction, qui demande aux nuages
s'ils ont cessé de l'aimer, recevra une réponse à son incessant
de profundis. Pour l'instant, il n'espère de consolation que de la
mort. Il se plaît à l'imaginer par un jour de novembre : « Ce sera
tout à fait comme dans cette vie » : je passerai sans que rien manque
au monde, immense mais non pas radieux, car la misère subsistera,
et cette peine des hommes que Milosz a comprise et dite avec des
trouvailles qui font de lui un grand poète social. On entendra,
comme si de rien n'était, le premier hennissement du premier
cheval sous la pluie, « et dans le linge dur des mariniers le vent
courir » ; il y aura
Les voix pauvres, les voix d'hiver des vieux faubourgs,
Le vitrier avec sa chanson alternée,
La grand'mère cassée qui sous le bonnet sale
Crie des noms de poissons, l'homme au tablier bleu
Qui crache dans sa main usée par le brancard
Et hurle on ne sait quoi, comme l'Ange du jugement.
Et le défunt, que des gens « réjouis » d'être réunis là auront porté
en terre, croient-ils, le poète libéré rencontrera son amour
« comme jadis ici », dans ce même décor d'automne qui sied à son
âme, dans le sentier des cascades à l'herbe « lépreuse, froide et
grasse ». La Symphonie Inachevée s'adresse encore, de l'au-delà, à
son « amer amour de l'autre monde », à celle qui est restée « sous
le soleil du châtiment / Qui marie les ombres des hommes, jamais
leurs âmes ». L'atmosphère de La Berline est ici recréée, grâce à
des leitmotits communs : la voleuse d'enfants, la lanterne, la lune
« mère de la neige », une clef de cimetière. Mais le ton est autre,
détaché, malgré l'angoisse de l'agonie, et la chambre d'enfance,
« mais froide pour toujours, mais muette, mais grise ». Pourquoi
trembler ? La mort n'est qu'un soubresaut avant l'envol :
La vieillesse berçait mon cur comme une folle un enfant mort.
Le silence ne m'aimait plus. La lampe s'éteignit.
Mais sous le poids de la Montagne des ténèbres
Je sentis que l'Amour comme un soleil intérieur
Se levait sur les vieux pays de la mémoire et que je m'envolais
Bien loin, bien loin, comme jadis, dans mes voyages de dormeur.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 3H

Et une voix qui. venait de son cur lui dit : « C'est le troisième
jour »; et le poète ressuscita d'entre les morts pour conquérir
définitivement « l'archipel séduisant et l'île du Milieu » où l'attendait
sa dormeuse de Memphis.
Nihumim parut aussi en 1915, à la suite des Symphonies. Ce
vocable de la consolation donne le ton d'un bilan viril, d'une apologie
de l'énergie. C'est le poème le plus tonique de Milosz. II fait le point.
Il juge la vie et la Création à l'heure de la sage quarantième année.
Il apporte plus qu'une haute leçon, une véritable loi morale.
Le poète blessé s'est ressaisi. Il triomphe de ses doutes et de sa
plaie même. Tous les problèmes humains sont résolus par une
sensibilité éclairée, qui sait, et renonce à toute révolte. II a fallu
quarante ans pour pénétrer le secret du corps : il est élémentaire :
cette errante poussière durera autant que les autres éléments ; il ne
passera pas avant l'arrêt du mouvement de l'univers :
Rien ne saurait te séparer de ta mère la terre,
De ton ami le vent, de ton épouse la lumière.
Tant que durera la quête d'amour, la soif et la faim que midi
rassasie, la prière du loriot, la joie du myrtil noir sous la goutte
de pluie, tant que durera la vie, « ô mon corps, tu vivras pour aimer
et souffrir ». Telle est la Loi.
Quarante ans pour aimer la noblesse de l'Action. Im Anfang war
die Tat : le message de Faust rejoint, une fois de plus, celui de
Hoelderlin : « Je voudrais pouvoir crier à Adamas, dit Hypé-
rion -r-: reviens ! construis ton monde avec nous ! Car notre monde
à nous est aussi le tien. Et le tien aussi, Diotima chérie... Ali ! que ne
pouvons-nous accomplir une uvre qui ait ta sérénité éîyséenne ! »
Baue deine Welt ! Milosz connaît aussi « la fureur de bâtir », la
hantise de la Grùndung. Der Archipelagus décrivait la fondation
de la cité : « ein herrlich Gébild, dem Gestirn gleich, sichergegriïn-
det » ; et Milosz :
Moi aussi, moi aussi, je ferai la maison
Large, puissante et calme comme une femme assise
Dans un cercle d'enfants sous le pommier en fleurs... (12)

(12) L'occasion va lui être donnée, à la faveur de l'effondrement russe, de


lutter pour l'indépendance de la Lithuanie. Le groupe des Veilleurs (les Egre-
goroi du livre d'Enoch) publiera en 1918 L'Affranchi, journal qui annonçait
l'Instructeur du Monde, dont Wilson et Kerensky étaient les précurseurs.
La Repue Baltique sera consacrée à la défense des pays baltes, question-clef
de la paix mondiale. Ce groupe peut bien avoir puisé chez Hoelderlin sa devise:
Hiérarchie, Fraternité, Liberté.
34 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Quarante ans pour apprendre à parler sans mépris de la femme.


Le culte de la Mère, « belle, grave et pure colonne du foyer » lui
fut révélé en même temps que le lieu de la Conjonction, de la
Féminité éternelle et de la Vie, loin de cette Vallée de la Séparation.
Quarante ans enfin pour apprendre à chercher la Cité, la Jérusalem,
dont le nom signifie Ville de Paix. Les vapeurs du doute sont
dissipées. « J'ai vu », dit le poète, qui a banni toute crainte, qui
connaît le chemin de la certitude.
Milosz a dès maintenant cette conception du monde qu'il
résumera le 10 août 1938 dans une lettre à Ernest Gengenbach :
« La Nature (si belle aux yeux de la plupart des hommes), est une
sorte d'absolu de la laideur et de l'infamie. Nous ne la supportons
que parce que, tout au fond de nous-mêmes, survit le souvenir d'une
première nature qui est divine et vraie... La Révolution vraie sera
celle qui transmuera la nature seconde, puanteur, mensonge, laideur
et férocité, et lui rendra sa physionomie angélique de fille de Dieu,
de Nature Première. » C'est dans ce sens qu'il faut comprendre
le Cantique de Méphiboseth : « Que le monde est beau !... » quand
par la grâce de l'Amour, la Nature a, pour instant, repris sa sainte
blancheur.
Mais la Nature seconde ne se laisse pas oublier, et les poèmes
â'Adramandoni (1917) le prouvent. L'Adramand « d'extatiques
odeurs » est le séjour des âmes délivrées dans le vocabulaire de
Swedenborg. Le poème H (c'est le Heth hébraïque) exprime bien
la paix : « Paix. Paix. Tout cela n'est plus. Tout cela n'est plus ici,
mon fils Lémuel. Les voix que tu entends ne viennent plus des
choses ». Mais, ces choses, il faut bien les voir encore, il faut bien
voir ce jardin pauvre, cette végétation noire de soif, cette vieille
vêtue de deuil lustré dans la triste et basse chaleur; cette paix n'est
que « la terrible paix des hommes sans amour ». Il faut bien se
souvenir des « terrains cendreux, calcinés, sans verdure », dont
parla Baudelaire dans La Béatrice, de ces Terrains Vagues, de ces
commons, où la misère joue, somnole, attend « dans le sud et dans
le nord ». « J'en sais un qu'obscurcit un cèdre du Liban » : ce
vestige d'Eden fut planté là pour porter témoignage de quelque
amour biblique, et l'homme et la femme sont morts. L'autre est le
jardin de Saint- Julien le Pauvre. Ce grand poète français (je
encore me dire : « Je suis Français ! » ) n'a laissé entrer dans
ses poèmes que de très rares vues de la terre de France, et toutes
seulement de Paris; dans La Gamme, le jardinet de Saint-Julien
encore, et dans Le Pont, l'île Saint-Louis ; mais La Charette contient
tout le « crépuscule du matin » d'un jour entre les jours de Paris.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 35

Arrêtons-nous à ce poème-cri, bilan terrible de faillite humaine :


Faust, épouvanté par un jour encore qu'il va falloir passer, dont il
va falloir vaincre les longues heures de solitude, songe de nouveau
à ce sacrement de l'eucharistie familiale, révélé à David par
Méphiboseth, et qu'il ne connaîtra pas : le pain du matin, il ne le
rompra pas pour l'épouse terrestre. La prière du matin, dans le
décor glacé d'une chambre d'hôtel, devant les fleurages d'une
tapisserie, « qui n'ont ni frères ni surs dans les jardins », parmi
les appels de sirène sur la Seine, le bruit du premier tombereau et
la toux du vieux boueur, n'a pas donné un visage à l'amour
sans visage, une ration d'énergie à ce cur grelottant. « Et je ne
peux plus, non, je ne peux plus, je ne peux plus ! »
Talita Cumi nous apporte des précisions sur le grand deuil
d'amour du poète, sur cette « enfant du destin » qu'il connaît depuis
dix ans, et dont il s'est séparé. « Jeune fille, lève-toi ! » : c'est le
mot du Christ à la fille de Jaïre (Matthieu, IX, 25, et Marc, VI, 41) ;
un poème de Cal loc 'h, soucieux de voir se lever sa Bretagne, porte
ce titre aussi, dans Ar en deulin (A genoux). Si tous les poèmes
d'amour de Milosz parlent de la même femme, ce qui est
on peut penser que la tragédie de sa vie met en cause quelque
petite musicienne juive. Le Retour nous confie que ce fut comme
un retour de la servante au grand cur, l'apparition de celle qui,
« prêtant aux luths un son de voix humaine », lui fit « aimer la
race au visage trompeur ». Au mépris, dit-il dans Les Arcanes, « de
l'acendant maléfique exercé par la race juive sur tout le cours de
mon existence, j'ai réussi à oublier l'abjection qui s'attache à son
nom depuis le moyen âge, pour ne me souvenir... que de sa sagesse
et de sa pureté natives ». L'influence de celle qui nous demeure
inconnue fut grande dans ce sens :
Toujours tu te dressais et, pleine d'épouvante,
Me montrais le chemin qui conduit à Sion,
A la ville d'Amour, la sainte citadelle
Qui jamais ne succombe aux assauts des impurs,
Jérusalem du Beau, Jérusalem nouvelle,
Grange aux portes de cèdre ouvertes aux blés mûrs...
La Confession de Lémuel nous conte les circonstances de la
rupture : « Je me séparai d'elle, qui, par l'uvre de mainte
année / Était devenue mon enfant, dans ce long corridor d'hôtel » :
J'étais seul dans ma chambre allemande et je savais
Que, de l'autre côté du mur, cette chose dormait
Pour la dernière fois à trois pas de ma vie
Et que, sans me revoir, au petit jour,
Elle s'en irait, si enfant, si enfant
Vers la vaste, froide, vide vie.
36 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Et après un silence, l'explication, à vrai dire pour nous vague et


insuffisante :
En moi, l'obéissance envers moi-même
Etait plus forte que tout.
S'agit-il de ce nazaréat (ou naziréat) perpétuel dont le David de
Méphiboseth entend des voix lui parler, à l'instant de commettre
son crime? Voué volontairement à une vie d'abstinence, Milosz aura
décidé, invitus invitam, d'éloigner sa compagne, de la sacrifier aux
exigences de son vu. Talita Cumi traduit la détresse causée par
cette décision. « Ne t'ai-je pas aimée d'humilité dans cette toute
petite succession de jours ? » D'humilité, et de compassion, n'en
doutons pas. Et peut-être en souvenir de Wilhelm Meister, et de sa
compassion pour Sperata qui, elle aussi, prêtait aux luths un son
de voix humaine. Sous l'effet d'une « véritable frayeur d'insecte »,
à la pensée de ce que demain peut faire de l'abandonnée, au cur
de la ville où « résonne un triste, triste, triste pas d'épouse chassée »,
il lui donne ce conseil : « Travaille ! » C'est le même conseil qu'il
donnera, en souvenir de cette « petite enfant », à Gengenbach dans
la lettre citée plus haut : « Ne cherchez votre Girolama que parmi
les jeunes filles qui savent travailler et lutter; car les Girolama
mangent et s'habillent... » Lui, il sera, il est déjà « affreusement
absent » ; il ne pourra plus rien pour son « passereau de misère »,
perdu dans le tumulte de « ces assourdissantes galères... ».
Avant de quitter ces poèmes lyriques pour entrer, brièvement,
dans la poésie métaphysique, essayons d'en définir la grandeur.
Elle vient moins de l'originalité des thèmes que de l'angoisse et de
la nostalgie que l'expression suscite; moins de la subtilité des
correspondances, de l'imprévu des images, de la qualité sonore des
mots que du rythme, qui est « constatation et amour du
». L'Amour est l'aperception du divin. L'infaillibité amoureuse
permet seule « de situer en lieu sûr et temps propre le mot et le
son dans le poème, le ton et l'accent dans la diction », et ainsi de
tous les arts. On reconnaît la doctrine platonicienne du Banquet,
qui fut aussi celle de Hoelderlin. L'homme doit témoigner, depuis
que nous sommes un dialogue, et pour cela, énoncer, nommer.
Et c'est pourquoi le langage a été donné. Le verbe, et plus encore
le cri, est le diamant qui découpe le vitrail opaque, permet d'ouvrir
la fenêtre sur la vie. Faire uvre poétique, dichten , c'est
d'abord nommer les choses avec amour. L'amour qui « fait
notre cur avec le caillou du chemin », dicte les mots qui
transfigurent le concret; si le poète parvient à dénoncer dans le
plus humble objet tant de richesse spirituelle, ce n'est pas qu'il en
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 37

ait analysé la structure, tâche du savant , c'est qu'il l'a aimée.


Dichten, c'est retrouver le sens religieux du fari, du logos; seuls
y parviennent « ceux que la prière a conduits à la méditation sur
l'origine du langage » ; pour entendre ces choses,
« Il est nécessaire de connaître les objets désignés par certains mots
essentiels,
Tels que pain, sel, sang, soleil, terre, eau, lumière, ténèbres, ainsi que par
tous les noms de métaux.
Car ces noms ne sont ni les frères, ni les fils, mais bien les pères des objets
sensibles...
L'esprit seul des choses a un nom. Leur substance est innomée. »
(Cantique de la Connaissance)
« L'homme, dit Hoelderlin, quand il trouve en lui du grand, et si
le Très-Haut le lui permet, il nomme ce qui à lui est propre, par
un nom propre. » Nommer pourtant ne suffit pas toujours à ces
curs épris de la conjonction : on adjoindra au verbe nu les
épithètes de la tendresse; on prendra l'objet au lacet des
et des symboles, on dira : mon père le fleuve; grand-père
soir; cet enfant trouvé, frère petit-jour. L'absence de telles effusions
serait preuve de désolation; l'ivresse de l'amour fait lever les
images. Autant de passerelles, d'arcs-en-ciel, de rets pour capturer
le réel. Le moyen de forcer le réel à l'attention et qui ressemble le
plus à la prière est l'invocation: la moitié des poèmes de Hoelderlin
s'intitulent : An... [A quelqu'un] ; Milosz prodigue aussi ces élans,
ces supplications : O vous !... Mais qui appeler ? De qui quêter
une réponse sur cette planète de sourds bruyants, cette « nébuleuse
des Chiens de chasse », sinon des éléments ? L'éther, la nature, le
soleil et l'Esprit, soleil intérieur, répondent à ces appels, infusent
au cur blessé l'Ermunterung, l'encouragement nécessaire.
au contraire, presque toujours redoublée, est messagère
de l'inquiétude et de la douleur; les derniers grappins lancés de la
barque en dérive vers le navire. Et nous arrivons à l'indicible.
Au delà de ce qu'apprenait Chiron, à la fraîcheur des étoiles,
l'exprimable (das Nennbare nur), il y a ce qui ne peut être
nommé, ce qu'entrevit Hoelderlin dans Patmos : « proche et dur
à saisir, le dieu »; ce que vit Milosz à partir de VEpître à Storge,
pierre angulaire, a-t-il dit, de son uvre.

1914 fut l'année cruciale. La guerre ne requérait pas Milosz : âgé


de trente-sept ans, et sujet russe, il ne fut mobilisé dans les divisions
38 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

tzaristes de l'armée française qu'en 1916, et bientôt versé dans les


services diplomatiques. Mais elle fut peut-être à l'origine de la
rupture avec son amour : « j'étais seul dans ma chambre
». Et elle l'atteignait atrocement dans son « insatiable amour
de l'homme ».
Ce fut aussi l'année du xantôme : des tumeurs jaunâtres au cuir
chevelu, à la face, ce qu'il nomme la lèpre. Sa peau brûlait, lui
semblait tomber en morceaux, il craignit de perdre la vue: « Comme
tous les courtisans de la sensualité, j'étais menacé de cécité
physique ». Le mal « ouvrait une porte » dans son visage.
Je fus voyageur en ces terres du nocturne fracas
Où, seuls parmi les choses physiques,
L'amour furieux et la lèpre du visage baignent leurs maudites racines.
Le désespoir le livrait à Satan, « le dispensateur des deux
lèpres ». Il était devenu Johannès Melendez, moins le courage de
saluer encore son Créateur du nom d'Amour. Torturé dans sa chair,
privé de « la lumière de la femme », il passa par « les grandes
épreuves de la négation ». Il vit l'Autre :
« Il faut l'avoir vu, Lui, l'Autre, pour comprendre pourquoi il est écrit
qu'il vient comme le voleur. Il est plus loin que le cri de la naissance, il
est à peine, il n'est pas. L'espace d'un grain de sable, le voici tout entier
en toi, lui, l'Autre, le prince assis muet dans la cécité éternelle. »
Alors, la grâce intervint. Des prémonitions l'avaient annoncée.
La révélation que le problème éternel, insoluble, était celui de
l'espace, lui était venue un soir qu'il se heurta contre un escabeau
dans l'ancien marché aux fleurs de la Madeleine. Puis ce fut la nuit
de décembre, celle de la « sortie en astral » :
« Le quatorze décembre rail neuf cent quatorze, vers onze heures du
soir, au milieu d'un état parfait de veille, ma prière dite, et mon verset
quotidien de la Bible médité, je sentis tout à coup, sans ombre d'étonne-
ment, un changement inattendu s'effectuer par tout mon corps. »
C'est la transe, et la lévitation, connues des occultistes, le corps
allégé au point qu'il se détache du sol. « Et l'instant d'après, je me
trouvai près du sommet d'une puissante montagne... » Cette
« est le lieu réel, absolu, des montagnes terrestres célébrées
par les principales religions » ; la sainte montagne « dont la cime
dorée domine les tempêtes spirituelles », Horeb idéal, indestructible,
point culminant de la méditation religieuse, lieu visible de
et de la révélation, ce que René Daumal nommera le Mont
Analogue. L'auteur jure sur son honneur de serviteur du Roi Christ
que l'apparition du soleil incorporel et la cérémonie de la
et du Sacre ont eu lieu en toute vérité et réalité, « dans un
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 39

sentiment de confiance engendré par la prière silencieuse devant le


miracle de la beauté naturelle et de l'immensité de l'univers ».
Il n'a jamais revu aucune des choses qu'il regrette parfois d'avoir
dévoilées, en vue de l'avenir, « aux intelligences de cette époque de
transition où Dieu a ordonné qu'il vécût et agît ». Cette
d'une lumière incorporelle, Plotin, Descartes (alias le Rose-Croix
Polybius le Cosmopolite), Swedenborg, venu révéler le deuxième
sens des Écritures, le sens spirituel, « beaucoup d'autres anciens et
modernes » l'ont connue. La lumière incorporelle est un trait
d'union, un plan intermédiaire entre l'univers archétype pensé par
la Divinité (Bereshit = il créa 6) et notre monde de la Manifestation.
Elle est la mère de la lumière physique et par là créatrice du
Mouvement-espace-temps-matière. Deux ans après cette Visitation,
l'Epître à Storge, poème mathématique, à la contexture extrêmement
serrée, développe que l'essence de la pensée est sensation, c'est-à-dire
constatation et amour du Mouvement. L'espace, identifié avec la
matière, y est représenté comme un solide, le temps comme une
quatrième dimension, et l'univers comme un corps illimité mais
fini, « dont les éléments ne se laissent situer que dans la relation
qui les lie les uns aux autres ». Le concept triparti du mouvement,
lequel embrasse espace, temps et matière, est un principe spirituel
lié d'une manière indissoluble au cours même de notre sang. C'est
le mouvement qui est antérieur, et le mobile spirituel initial peut
se manifester à notre vue mnémonique (Memoria, deuxième partie
d'Ars Magna). Par relativité universelle, devinée par Milosz
avant même qu'il connût le nom d'Einstein , il faut entendre la
découverte de la matérialité de l'espace, devenu synonyme de
relation des mobiles. La cérémonie du sacre mystique est
décrite au commentaire du verset 4 des Arcanes : ses
diverses phases correspondent aux moments principaux de la
régénération du métal : ove solaire, couronne d'or. L'ellipse du
septième jour, du sabbat, prend feu et dore la seconde naissance
de l'épopte. Ainsi se trouvent élucidés les derniers versets de
Nihumim : ne crains pas, mon corps !
Entrons dans les profondes vapeurs de la Montagne
Qui prend son essor et s'élève
Avec le confiant qui la gravit
Jusqu'à la nuée longue, jusqu'à la couleur-mère,
La blancheur bleue, l'annonciation de l'or,
injonction toute rayonnante des brasiers de la certitude, et qui m'a
toujours rappelé les lumineux, les triomphants accents que Wagner
prête à Froh vers la fin de l'Or du Rhin, lorsqu'il enjoint aux Dieux
40 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

de s'aventurer hardiment sur le pont de l'arc-en-ciel nouveau qui


mène au burg :
Zur Burg fûhrt die Brucke,
Leicht doch fest eurem Fuss;
Beschreitet kùhn ihren schrecklosen Pfad !
La même « heure ensoleillée des nuits du Divin » est encore décrite
dans le Cantique de la Connaissance: « Je t'ai nommé! te voici dans
le rayon avant-coureur... », mais avec, cette fois, le « retour à la
désolation mariée au Temps », la retombée jusqu'à « cette boue où
tout est déjà contenu avec une évidence si terrible et par une
nécessité si sainte ». « Ainsi me fut révélée la relation de l'uf
solaire à l'âme de l'or terrestre. » Milosz possède désormais la clef
d'or de la sainte science, la clef du monde de lumière, la clef
dessinée par Gthe, seule image de tout le livre , pour décorer
son Wilhelm Meister : « le sang, frappé par le rayon mnémonique
intérieur, se métamorphose en or » ; l'auteur a assisté à cette
du sang, qui est, selon Faust, un suc très particulier.
La joie qu'il en ressentit est incommensurable à aucune joie
humaine: « Pas de désir si pur, si élevé, si ardent, dont la réalisation
inespérée puisse engendrer une joie comparable à celle de la
régénération simultanée de l'esprit et du minéral, ce dernier figurant,
en l'occurrence, la « perfection de la restitution » de la Nature tout
entière ». Il a vu la porte s'ouvrir, selon saint Luc, II, 8. Ce
spirituel exercera jusqu'à sa mort une influence souveraine
sur sa pensée. La confidence orale précéda la description écrite.
Carlos Larronde l'a recueillie, au terme d'une visite qu'il lui fit un
matin du sinistre hiver de 1914 : « Je l'entendrai toujours me dire
adossant au mur du vestibule sa haute silhouette : « J'ai vu le soleil
spirituel ».
Ici, chacun vous agrippe et vous pose une double question, qu'il
croit simple et de réponse prompte : « Oui ou non, était-il
? Sa poésie est-elle catholique ?... » J'affirme que la demande
ne me touche personnellement pas; une certitude, dans un sens ou
dans l'autre, ne changerait rien à ma dévotion pour lui; mes
réponses, car elles sont multiples, je les donne en toute neutralité.
D'ailleurs, sur certains points, les textes sont là, irréfutables.
La lettre à P.-L. Flouquet, du 25 mai 1938, est formelle. « Je suis
catholique, catholique pratiquant avec ferveur... Le catholicisme est
la Vérité unique... Toutes les autres doctrines sont fausses... Je ne
fais pas un pas dans cette misérable existence sans consulter mon
Confesseur et mon Directeur de Conscience. » On a argué de la
date très tardive de cette lettre pour parler de capitulation, d'affais-
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 41

sèment de la volonté du lutteur, d'un abêtissement pascalien


in extremis. Mais cette lettre est annoncée douze ans auparavant
par Les Arcanes : « Ce poème est une lumière nouvelle répandue
sur le livre intangible de l'orthodoxie catholique ». Et le
du verset 60 jette par-dessus bord toutes les doctrines
asiatiques qu'on voudrait lui opposer, depuis le Mâyâvadin de
Çankara jusqu'à l'amidisme japonais, en passant par toutes les
formes du bouddhisme, du taoïsme et du confucéisme :
« Qu'on nous laisse enfin en paix, dans notre Occident méditerranéen
nourri de pensée égyptienne, juive et grecque et de vérité chrétienne, avec
tous ces vieux systèmes vidés de leur substance depuis l'Accomplissement...
L'unification spirituelle, condition sine qua non de l'unification sociale, ne
peut s'accomplir que sous l'égide de l'Eglise Catholique, Apostolique et
Romaine, suprême vérité spirituelle et politique. »
Cela dit, les audaces de sa pensée, nettement et jusqu'à la
dernière minute protestataire et révolutionnaire , ne pouvaient
qu'effrayer les mainteneurs du catholicisme officiel. Il le savait, et
il en souffrait, sans que ce deuil pût en rien infléchir sa
ou freiner son appétit d'aventure, à qui il ne tolérait que
deux recteurs : les nombres et les faits. Appuyé sur les
et sur les sciences, et d'abord sur celle du langage , il
ne croyait pas devoir céder à l'intimidation des pouvoirs. En
envoyant Les Arcanes à Nicolas Beauduin (février 1926), il écrivait:
« La philosophie religieuse et politique de ce poème étant très
particulière, il se pourrait fort bien que, par crainte de déplaire à
certains lecteurs de La Vie des Lettres (aux néo-thomistes, par
exemple), vos collaborateurs fissent quelque objection à son
dans cette très sympathique revue ». Les néo-thomistes le
tenaient-ils, depuis VEpttre à Storge, comme il l'insinue dans une
lettre antérieure, vers 1925 , au même Beauduin, pour « un
dangereux énergumène » ? Ce sont presque les termes de la lettre
par laquelle Jacques Maritain, le 8 septembre 1938, tentait de
dissimuler sa dérobade horrifiée, devant l'invitation de collaborer
au numéro d'hommages des Cahiers Blancs: « II me semble, disait
le bon apôtre , que le sens de la grandeur, de la prédestination,
et de la gloire... produit une sorte d'excès poétique qui s'apparente
au prophétisme biblique ». Il ne sert à rien d'ergoter sur le mot :
excès; étymologie ou pas, il est péjoratif. Et c'est sans doute sous
le regard de Maritain que le cardinal Pacelli, devenu Pie XII en
1939, remercia Milosz de l'envoi de son Mahara réédité, en quelques
lignes dépourvues de toute chaleur.
L'autre question, relative à sa poésie, relève de la chronologie.
A l'instant même que Milosz proclame : tout ce que nous efiseigne
42 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Notre Mère la Sainte Église est vérité absolue, il annonce qu'il a


reçu de Dieu, au cours de la composition des Arcanes, « l'ordre de
mettre fin à son activité littéraire, sa mission d'humble initiateur
étant accomplie ». On sait qu'il obéira. Je l'ai vu balayer le souvenir
de ses écrits d'un geste à la fois las et furieux : « humain, trop
humain ». Car ils étaient, pour la plupart, antérieurs à la révélation,
après laquelle il n'y avait plus, non pas que le silence, mais que
la description : « J'ai vu. Celui qui a vu cesse de penser et de sentir.
Il ne sait plus que décrire ce qu'il a vu ». Toute l'uvre que nous
aimons, et quel que soit le caractère éminemment religieux des
sujets choisis, et malgré l'évidente aspiration à la foi qu'elle révèle,
était d'un homme qui cherchait mais n'avait pas trouvé : au sens
strict, elle n'était pas d'un catholique.
Mais après la révélation ?... Ce qui me frappe, et qui confère une
valeur dramatique à des textes en apparence si spéculatifs, c'est la
volonté de ne rien renoncer de ce qui nourrit une fois sa pensée.
Donnons quelques exemples.
Pendant la guerre, Milosz était l'âme d'une secte ésotérique.
Elle comportait trois degrés : sections du Centre Apostolique :
ouvriers, industriels, intellectuels; des Tala [lieu, en hébreu]; des
Veilleurs. On ne s'étonnera pas qu'en 1922 encore, dans La Nuit de
Noël de l'Adepte, au terme de « sept années déshéritées », pendant
lesquelles sa « robe de patience » l'a quitté « lambeau par lambeau »,
Milosz retrouve le langage des alchimistes (« le cher fourneau »)
pour décrire « la miraculeuse merci » de la nuit sainte. S'il nomme
ici l'épouse Béatrix, c'est en hommage au Kadosch Dante Alighieri
de la Fede Santa. Elle et l'adepte assistent à la naissance du sauveur
(« Ils l'ont saisi, ils l'entraînent » comme dans Mêphiboseth)
un peu comme Faust assiste à celle d'Euphorion. « Le feu paternel
rit. Il n'est plus en colère. » Milosz n'a pas rompu avec l'illuminisme,
et il nomme, pêle-mêle, dans Les Arcanes, Guillaume Postel qui a
pressenti les temps de la « perfection de la Restitution de la
Nature », sans doute quand il patronnait à Venise, en 1547, la
mère Jeanne, envoyée du Saint-Esprit pour régénérer l'humanité ;
les « merveilleux ouvrages » des anciens alchimistes et surtout le
Livre des Figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel; le juif
portugais Martines de Pasqually, pour son traité de La Réintégration
des Êtres, qui « renferme maint article de foi excellent », et pour
la patience que lui témoigna Louis-Claude de Saint-Martin, le
Philosophe Inconnu... Pour ne rien dire d'Averrhoès, et de Jacob
Boehme.
Autre exemple. Le « Psaume du Roi de Beauté » montre l'Époux
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 43

(Tiphéreth) et l'Épouse (Malchut) à mihauteur entre l'Inconnais¬


sable (Ain-Soph) et « l'empire des profondeurs » : Le lieu où nous
sommes, Malchut , est le milieu de la Hauteur. Il s'inspire manifes¬
tement de la Kabbale. Au cœur de la tradition hébraïque se dresse
l'arbre des dix Séphiroth, composé d'idéogrammes dont la structure
d'ensemble enferme les structures particulières de chaque séphirafa
et commande leurs gravitations isolées ou mutuelles. Je n'entrerai
pas dans le détail des combinaisons numérologiques que l'on peut
tirer de ce concentré d'arcanes : « Quel effroi de nombres tu lis
dans la mémoire de la nuit !... » Renvoyons au livre de Raymond
Abellio : La Bible, document chiffré (Gallimard, 1950), à Jean
Marquès-Rivière, ou à La Cabale mystique de Dion Fortune. Ce
dernier remplace l'arbre séphirotique par trois piliers. Le pilier
central ou d'équilibre, lieu de notre poème, est le chemin de la flèche
divine. A mi-hauteur règne Tiphereth, le rédempteur solaire; son
union avec la dernière séphire, Malchut, « mère des générations »,
se produit grâce à Yesod (la Base), séphire lunaire où s'élabore
« Tarentèle de miroitante cécité » de « la grande diamantée ». Les
« deux visages » ne font qu'un : l'Époux, après avoir appelé la
compassion suprême de la femme sur le « plus abandonné, le
Créateur », rêve de la fin qui doit permettre l'envol vers Kether,
le Père et la Couronne: « Oh ! te coucher, épouse morte, dans mon
cœur, et te ressusciter pour le jour éternel du Père !... » La Kabbale
ne rend pas compte de toutes les intentions de ce Psaume; — il
faudrait que les interprétations de l'arbre ou des piliers fussent
colligées et unifiées. Mais le dessein de Milosz n'est pas niable, de
nous guider vers cet arcane des arcanes dont la Genèse n'est qu'un
développement... Constatons aussi qu'une phrase au moins vient
encore de Hoelderlin : « Tomber de bas en haut dans l'abîme divin ! »
« On peut tomber en haut, comme on tombe en bas », écrivait, de
Francfort, Hoelderlin. Et, d'autre part, l'idée même de cette ascen¬
sion du couple ne vient-elle pas d'un autre grand protestant, de la
musique « si peu comprise jusqu'à ce jour » de Richard Wagner ?
L'assomption permise par la mort, que l'Époux appelle de ses vœux,
c'est la même qu'obtiennent le Hollandais et Tristan, pour Senta
ou Isolde, à la fin de leurs épreuves initiatiques.
C'est que l'on cherche en vainà surprendre un seul mot nouveau.
« Rien de tout cela qui revient n'est nouveau. » Milosz n'a plus
cessé d'insister sur le rôle de la Mémoire dans la conquête de la
Vérité. Pourquoi bannirait-il aucun de ceux qui ont cherché à
retrouver nos origines, dans le silence de la méditation ? « O mon
Père, mon mal n'a pas nom ignorance, mais oubli. Reconduis ton
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

enfant aux sources de la Mémoire. Ordonne-lui de remonter le cours


de son propre sang. » II ne proscrira donc pas plus ses
prédécesseurs, si suspects qu'ils puissent être d'insoumission ou d'hérésie,
qu'il ne manquera de rendre grâce à ceux qui ont conçu, ou bâti,
des cathédrales chiffrées: Reims, qui est le lieu des Arcanes, Reims,
« construite par des Français et détruite par les Goths », ou Auxerre,
la « seule église apocalyptique de la Chrétienté », où la Vierge tient
dans ses mains, au lieu du Fils, le Livre ouvert, le Livre des Sept
Sceaux brisés. « Toutes ces choses dormaient dans les livres fermés;
les livres sous mes mains se sont ouverts. » Pathétique besoin de
brasser tous les apports, d'en faire son unité sans rien rejeter de
cette multiplicité. Tout ce qui a en quelque manière annoncé le
Christ, tout ce qui a en quelque manière aimé le Christ depuis sa
venue est mien. Milosz ouvre ses bras, son cœur et sa pensée à tous
ceux qui frappent au nom du Christ, et leur fait une place en sa
propre intelligence. Attitude qui n'est pas sans rapports avec celle
de Nerval, non moins avide de se retrouver un après s'être dispersé
dans l'étude passionnée de plusieurs religions, et ne découvrant de
solution que dans le syncrétisme.
Mais Milosz peut affirmer que l'Église est la Vérité, tout en
constatant que les principes de l'église restent, faute d'évolution,
en-deçà de la Vérité. Le néo-thomisme pouvait paraître quelque peu
attardé à qui écrivait, en 1926 : « Nous savons aujourd'hui que le
proton lui-même est sécable : combien plus de raisons avons-nous
de penser qu'il en doit être de même de l'espace total ». Aussi
n'écrit-il pas « pour ses contemporains »; aussi parle-t-il d'un
architecte futur, Hiram, fondateur de la Monarchie nouvelle et
constructeur de la Cathédrale de la Paix (13). Il voit dans « le Grand
Rituel de Réciprocité » un code parfait de la liberté humaine. Et il
salue ces affranchis : Giovanni dei Gioachini, Francesco di Berna-
done, Pape Fra Pietro : « Hommes libres, vous êtes les génies de
l'Église apostolique future ». Comment alors, dira-t-on, conciliait-il
cette soif de liberté avec la stricte obédience à l'Église apostolique
sa contemporaine ? La formule lui était fournie par Descartes le
Cosmopolite : « Les personnes à qui je révère, et dont l'autorité
ne peut pas moins sur mes actions que ma propre raison sur mes
pensées... »

(13) Réminiscence de l'enfance, peut-être ? Selon Mickiewicz, la partie


postérieure de toute auberge lithuanienne, « en forme de temple bizarre, rappelle
cet édifice de Salomon que les charpentiers d'Hiram élevèrent sur la montagne
de Sion. Les Juifs l'imitent encore dans leurs synagogues, et le style en est
visible jusque dans les granges » {Pan Tadeusz, 1. IV).
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Au reste, il imposait volontairement des limites à la Connaissance


même. Que de fois le mot : secret, interdit, revient sous sa plume !
Après avoir nommé l'infini, « ce que Dieu aperçoit en se penchant
sur sa conscience », et énoncé que la théurgie véritable, celle de
la grâce, nous donne une faible image de ce que Dieu voit en nous,
il en arrive à ce que Dieu voit en Dieu. Alors, toute sa vénération
se refuse à proposer en mots humains, à penser, à apercevoir même:
« Ce que Dieu voit en Dieu, je ne veux pas, je ne veux pas le voir, ni le
connaître. Et quand même ce cri de mon âme se retournerait contre mon
âme comme l'épée du gardien de la porte, je ne veux pas, je ne veux pas
voir, je ne veux pas connaître. — « Respect, respect, respect. » (Wilhelm
Meister.)
La même recherche de l'unité, et une sorte de terreur devant ses
intuitions et ses révélations marquent ses derniers travaux. Ses
études sur Les Origines de la Nation Lithuanienne et sur Les
Origines Ibériques du peuple juif se complètent : il s'agit pour lui,
mi-lithuanien, mi-juif, d'en finir avec cette dualité qui fut un de
ses tourments. Si Juifs et Lithuaniens sont des Ibères, alors Milosz
n'a plus qu'une patrie, l'Ibérie. Derrière sa documentation, si
séduisante, ce qui m'enchante est la volonté de conclure. Parenté des
Lithuaniens, des Basques, et des Ibères sémitiques; je ne suis plus
deux, mais un seul, fils à la fois des pré-juifs de l'Ibérie d'Europe
émigrés en Orient, et des Ibères partis pour la Baltique, Méditerranée
du Nord. Ces recherches lui dictèrent le magnifique Psaume de
l'Étoile du Matin (déc. 1936) composé selon les lois rythmiques des
mizmor d'exaltation, et ponctué comme eux du Selah davidique.
La similitude évocatrice des noms propres rappelle que l'eskuara
est la langue mère : « L'ombre est sur An-Dor et Pau du pays
d'Esaû, sur Matred Toled Beith Aram ». Artizarra brille, et Schou-
rienne brille de toute sa candeur, lui, l'agneau mystique des Ibères,
dont les Hébreux ont fait Ieschouroun, nom angélique d'Israël. Et,
le vase de lumière sur l'épaule, passe la bergère Aïéléth-haschahar
ou Heïlel ben Schahar, dont le nom est la preuve, puisque en
araméen Hascha désignait l'Hespérie. Et le psaume se termine par
une référence à l'Apocalypse: [« A celui qui m'aura confessé devant
les hommes, je lui ouvrirai une porte que nul ne pourra fermer »] :
« devant celui qui se prosterne, on se prosternera ».

Milosz est mort le 2 mars 1939, en quelques minutes, d'une angine


de poitrine. La dernière lettre que j'aie de lui est du 26 février.
46 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Jamais lettre ne fut moins funèbre, n'annonça moins que l'auteur


allait nous quitter. En fait, il nous avait quittés depuis longtemps.
Sa tombe est à Fontainebleau. Non pas, comme celle que s'était
assignée Miguel Manara, « en dehors de la porte, pour que tous
foulent aux pieds ce corps immonde »; mais à l'entrée, à gauche,
la seconde. Sous un médaillon, on lit :
f f
O.V. de L. Milosz A A
Poète et métaphysicien, O.V.L. Milasius
^T^f
de France
en la Lithuame
282 Pr^entant
Mai 1&39
Mars 1877 Poetas Rasytojas
Pirmasis
Atstovas Francuzijoje
Lietuvos

« Nous entrons dans la seconde innocence, dans


la joie méritée, reconquise, consciente. »

L'épitaphe dit que la mort récompense. Les deux A, qu'elle est


le second commencement.

André Lebois.

Vous aimerez peut-être aussi