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PRÉFACE

François Dagognet
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 9 à 11
ISBN 9782804155506
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-racialise---page-9.htm
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PRÉFACE
François Dagognet1

Il sera difficile de trouver, avec le corps, un thème aussi central (l’unité


déjà) et divers (la pluralité en lui) – deux trajectoires opposées qui se
recoupent.
D’abord, – première caractéristique – les parties se réciproquent les
unes dans les autres, ce qui leur évite la séparation, tout en les maintenant
différentes, voire même éloignées. Ainsi le neurologue commence à lire le
désordre cérébral à l’extrémité des orteils (le fameux signe de Babinski).
Cette répercussion prouve l’unicité qui traverse les organes.
De plus le corps, parce que vivant, n’est pas soumis aux règles de
l’inertie, notamment l’une des plus élémentaires, l’invariabilité, il ne cesse
d’osciller. Ainsi la constante glycémique connaît des écarts. C’est pourquoi
on ne manquera pas d’opposer la normalité (uniformisante) et la normati-
vité qui n’est pas enfermée dans un chiffrage immuable. Le paradoxe veut
même que le corps normalisé ne puisse pas souffrir les changements du
milieu et s’avère donc « malade », du fait de sa limitation.
Enfin, dans ce corps, nous n’observons pas une somme d’appareils
ou d’organes, mais, notamment chez les plus évolués, nous remarquons
l’existence d’un Axe central (la colonne vertébrale) et en son milieu, une
dépendance directe du cerveau qui se prolonge, la moelle épinière, un centre
second qui règle la fonctionnalité de ce qui l’entoure (à travers le réflexe).
9
Partout, nous sommes mis en présence d’une Architecture à nulle autre
pareille : la totalité répandue dans les parties, une relative instabilité (à l’op-
posé de « l’être là ») et aussi une hiérarchie des plans et du fonctionnement
– pour rappeler les trois caractéristiques qui originalisent le vivant.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Il nous faut aller plus loin, dépasser le cadre précédent, trop général.
En effet, le corps nous semble relever moins du factuel que de l’historique.
Il témoigne en faveur de l’existence qu’il a connue. Aucun ne ressemble à
aucun autre. Il nous faudra recueillir les multi-différences qui singularisent
chacun, depuis les moins informantes jusqu’aux plus significatives – telles
les implantations, les indices, les reliquats, les stigmates. Hier on écrivait
sur des parchemins (la peau d’animal), aujourd’hui on apprend à lire sur le
cutané les drames et même les ineffaçables blessures.
La biologie a limité les bénéfices de cette herméneutique corporelle.
Elle soutient que l’essentiel de ce qui nous constitue vient de l’hérédité.
On ne manque pas d’en appeler aux vrais jumeaux, eux-mêmes répétitifs
(même genre, même style, mêmes particularités). Mais l’anthropologie nous
a appris que, si les deux nouveau-nés sont séparés l’un de l’autre dès leur
naissance et qu’ils sont élevés dans des milieux différents, la ressemblance
tant physique que psychique cessera. On croyait le corps prédéterminé,
alors qu’il continue à inscrire en lui le Monde dans lequel il a vécu.
Autre théorie, contestable à nos yeux : le corps dépendrait, pour sa
formation même, du code génétique, de l’ADN et de sa succession réglée
autant qu’individualisée. Il faudrait reconnaître une écriture basique, dis-
tincte des constructions protéiniques qui en résulteraient. Nous doutons de
cette vue, par quelque côté réductrice, parce que le corps recommencerait
l’alphabétique (un nucléique enfermé dans le noyau des cellules, sorte de
coffre-fort où serait logé le secret de notre constitution).
On ne tient alors aucun compte du mouvement inverse, celui d’un
organisme qui évolue ouvert et subit des à-coups qui pourraient modifier
le code premier (les lettres). Nous devons desserrer l’étau qui limite la
génétique. Ainsi on connaît depuis environ quinze ans le gène déficient,
à l’origine de la mucoviscidose, mais la thérapie qui devrait guérir cette
maladie n’a pas encore vu le jour. La raison pourrait venir de ce que les
gènes se correspondent et n’interviennent pas isolément, ainsi que l’opéron
10
le laissait entrevoir.
La vie – et donc le corps-parchemin – ressemble à un texte en train
de s’écrire. La faute d’orthographe toujours possible – surtout celle qui ne

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Préface
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concerne qu’une seule lettre – compte moins que le récit personnel qui
dépasse la simple littéralité.
Le corps, trop vite emprisonné dans ses traits, nous semble vite con-
duire à une conception intolérable : afin de donner plus de force à l’altérité
qui tournera vite en infériorité, on croit voir, dans la simple physionomie,
les traits d’une quelconque médiocrité. On recommence la crânioscopie,
allant jusqu’à imaginer le texte gravé sur les os et notamment sur ceux de
la tête.
Finalement, le corps souffre d’une sorte d’antinomie, ce qui explique les
dérives : d’une part, il ne peut pas être modifié facilement ; nous observons
en lui de l’ennui, de l’indéracinable, à tel point qu’on espérait le connaître,
même s’il ne se manifeste pas. D’autre part, nous le voyons surtout servir
de témoin des événements qu’il a subis et dont il conserve la trace.
À la fois le déterminisme et la liberté emportent avec eux le corps dans
la bivalence et on conçoit aisément les dangers qui peuvent en découler.

Le 16 août 2006

Notes et références
1
Université Paris Sorbonne Nouvelle

11

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AVANT-PROPOS

Gilles Boëtsch, Christian Hervé et Jacques J. Rozenberg


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AVANT-PROPOS
Gilles Boëtsch1, Christian Hervé2, Jacques J. Rozenberg3

Le corps est un objet à la fois complexe et pluriel. Pourtant, ce n’est que


récemment qu’il fait partie des préoccupations des sciences de l’Homme
et de la Société. Si les sciences médicales ont fait du corps humain leur
principal objet de recherche, c’est dans une perspective clinique et théra-
peutique, cultivant un intérêt particulier pour le corps pathologique. De
leur côté, les humanités se sont surtout intéressées à la nature humaine
mais peu au corps de l’Homme. C’est peut-être finalement l’anthropologie
physique – en voulant saisir l’inscription de cette humanité et de ses diffé-
rences dans le biologique – qui a ébauché les prémices de la construction
d’une anthropologie du corps, avec des savants comme Paul Broca4, Paul
Topinard5 et Charles Letourneau6. Cette construction s’est poursuivie
avec le projet de l’anthropologie biologique qui visait l’étude des variations
biologiques diachroniques et synchroniques chez l’homme, en cherchant
à expliquer les différences biologiques et surtout morphologiques obser-
vables au sein des différentes populations humaines, à l’aide de facteurs
autres que ceux de l’hérédité et de l’atavisme7. En un mot, l’anthropologie
du corps poursuit des recherches sur les transformations morphologiques
corporelles, prenant en compte l’effet du temps (évolution) et celui de
l’espace (diversité). Elle doit s’intéresser plus particulièrement aujourd’hui
au rôle des facteurs culturels (comme la technologie) qui sont devenus
les véritables moteurs de l’évolution humaine. Le corps de l’homme n’est
13
plus gouverné de manière univoque ni par son âme, ni par ses gènes, mais
par un ensemble que nous nommons le « bioculturel », qui constitue une
interface entre le biologique et le culturel senso largo. Si une telle inter-
face représente le propre du corps humain, puisque la lecture biologique

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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du corps rend visible son principe d’organisation, elle risque néanmoins
d’oublier l’expérience du corps propre8.
La seconde moitié du XXe siècle avait élaboré l’idée selon laquelle, si
le corps appartenait au domaine des sciences biologiques, les « corps »
possédaient aussi une histoire, une sociologie et une anthropologie9.

Les représentations corporelles ne sont pas de simples reflets de la


réalité naturelle, mais aussi des productions culturelles qui traduisent le
réel au gré des changements de mentalités. La prise en compte systémati-
sée d’une telle distinction permet, par le biais de l’interdisciplinarité, une
remise en cause radicale des notions de norme, de stigmate et de «race».
Et c’est précisément la lecture croisée entre d’une part, l’analyse historique
des corps, perçus aussi bien d’un point de vue individuel que collectif, et
d’autre part la reconnaissance et la compréhension d’invariants corporels
(bioculturels) comme la croissance et le vieillissement, la santé et le pa-
thologique, la naissance et la mort, qui permet de préciser la nature des
variations déterminant les différents construits corporels10.
Il convient de poser la question suivante : que peut nous apporter la
réflexion sur le corps, ses représentations, les signes et les symptômes
qu’il véhicule ? En quoi cette réflexion sur le sens même que nous attri-
buons à ces thèmes est-elle importante ? Ne serait-il pas utile, comme le
propose Jean-Marc Ferry, de dissocier plusieurs étapes fondamentales :
la narration, l’interprétation, l’argumentation, stades auxquels il ajoute la
reconstruction11 ? À ces différents stades semblent correspondre autant
de types de normativité. Des récits édifiants et typiques caractérisent le
stade de la narration, des conseils et préceptes celui de l’interprétation, des
droits et une référence à l’universel celui de l’argumentation et enfin, des
procédures discursives celui de la reconstruction. Concernant par exemple
le discours médical, pouvons-nous obérer l’un ou l’autre de ces stades, dans
notre société devenue multiculturelle ? Le discours médical sur le corps,
14
tout comme ceux du praticien et du patient, font référence au corps propre
vécu, au Leib, et non au Körpe purement objectif. Comme le souligne Juan
Lopez-Ibor, la notion de corps connotant d’abord une dimension humaine.
Les traditions philosophique et théologique convergent pour mettre en

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Avant-propos
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avant l’unité psycho-physique de l’Homme, qui marque son individualité
spatio-temporelle, s’exprimant activement dans l’histoire12.
Un tel vécu corporel, qui n’existe plus chez le schizophrène, intervient
dans la relation vitale par laquelle le patient rencontre son médecin, à tra-
vers une relation duelle ayant le pouvoir d’éveiller les affects. Ainsi l’enjeu
thérapeutique de la narration concerne le vécu du malade souffrant d’un
état corporel qu’il vit comme profondément étranger.
Ensuite, le stade d’interprétation fournit une signification aux faits,
permettant ainsi de tirer la loi de l’évènement et donne à l’interprétation
le pouvoir de contenir la violence en résolvant les conflits à l’intérieur du
langage. Ainsi, l’interprétation permet, comme le montre Paul Ricœur,
d’accéder à la reconnaissance13 proche d’une phénoménologie de l’éthique
prônée par Lévinas, anti-ontologique, montrant que la problématique de
l’être « entre » et l’être « avec » est de nature foncièrement politique. À
partir de leurs discours argumentatifs, les professionnels de la santé, qui
sont concernés par le corps, doivent prendre conscience des enjeux tant
individuels que collectifs, aussi bien politiques que judiciaires14. Le corps
est une source infinie de manifestations qui témoignent de notre être, de
notre identité. La méconnaissance de ces phénomènes se trouve très cer-
tainement à l’origine du malaise de la médecine qui ne sait plus concilier
les conflits internes à la personne humaine, ni maîtriser les manifestations
de souffrance et de violence qui nous habitent. Ainsi, les bases éthiques
de la formation des professionnels du corps doivent-elles être connues et
continuellement explorées afin de prendre en compte ce qui fait l’homme
dans sa personne psycho-corporelle, aidant ainsi à sa reconstruction.
Il semble que l’analyse des notions de normalité et de stigmatisation
puisse largement contribuer au développement de recherches sur l’an-
thropologie du corps, dans la mesure où elles soulignent bien l’enracine-
ment profond du corporel dans le culturel. Rappelons que les recherches
d’anthropologie concernant les rapports entre normalité et stigmatisation
15
se sont efforcées, depuis les années 1970, de rendre compte d’un tel en-
racinement. Issue de l’École de Chicago, la « labeling theory » (théorie de
l’étiquetage) a permis de conceptualiser les formes variées de stigmatisation
ou marques de différence.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Depuis Erwin Goffman15 et Robert Murphy16, il est convenu de dis-
tinguer:
– Les stigmates corporels, comme les handicaps physiques, dont le
contenu visible permet d’étiqueter leur porteur selon des critères de
normalité.
– Les stigmates psycho-sociaux, qui ne sont pas directement liés au corps
dans la mesure où ils ne sont pas immédiatement repérables. Toutefois,
qualifiant certaines conduites individuelles de déviances par rapport
à des étalons sociaux, ces stigmates comportent toujours finalement
une expression corporelle.
– Les stigmates ethnico-religieux, qui concernent à la fois le « corps »
et l’« esprit » et se trouvent évalués en fonction de formes d’identités
génétiques, culturelles et idéologiques.
En fait, chaque société érige ses propres critères d’intégration du
« corps-même » et de l’individualité « normale », tout en rejetant le « corps-
autre » et les individus « déviants ».
Notons que l’idée même de « corps-autre » renvoie à la normativité
– c’est-à-dire aux caractères spécifiques à chaque population (couleur
de peau, stature, forme des cheveux) qui participent à la formation de
l’identité. Mais le corps ne demeure pas statique et les usages du corps
(qu’ils soient anciens ou nouveaux) jouent à le modifier. Ces usages sont
nombreux et variés et indiquent des adaptations culturelles. Les modifi-
cations corporelles sont des altérations portées au corps dans un contexte
non thérapeutique, mais spirituel, esthétique, ou encore, de valeur sociale
ajoutée. On peut y placer les transformations du corps comme le piercing
et le tatouage, la circoncision ou la chirurgie esthétique, mais aussi les
mutilations répressives.
On remarque qu’aujourd’hui, dans notre société, il existe des volontés
de changement de l’apparence physique, guidées par des normes sociales
ou anti-sociales particulières, celles de l’altérité. Ainsi, nous nous situons
16
souvent dans des processus d’inversion, d’asymétrie qui provoquent des
volontés de ressembler à d’autres groupes, d’autres cultures. L’individu veut
incorporer les traits bio-culturels d’autrui. Ainsi certains asiatiques se font
« débrider » les yeux pour avoir un regard occidentalisé et des Africaines se

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Avant-propos
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font dépigmenter le tissu cutané. Le domaine des modifications corporelles
s’apparente de plus en plus à un « catalogue » de possibilités touchant les
plus infimes et souvent aussi les plus intimes parties du corps. Ces modifi-
cations peuvent être conjuguées à l’infini. Elles soulignent bien l’ambiguïté
des relations avec le corps, attachées souvent à l’idée de souffrance et qui,
pour devenir acceptables, nécessitent des signes culturels adéquats17.
Cet ouvrage propose une lecture pluridisciplinaire du corps humain
au travers des prismes de la biologie, de la médecine ou des sciences
humaines et sociales afin de dégager une réflexion collective, renvoyant
tout à la fois aux lectures bioculturelles possibles, au corps imaginaire
individuel ou au corps socialement médiatisé. C’est pourquoi, il nous a
paru essentiel d’aborder la question du corps à partir de disciplines aussi
variées que l’anthropologie, la bio-médecine, la sociologie, la psychanalyse
et l’éthique en privilégiant les notions de normalité et de stigmatisation.
Les différents chapitres de cet ouvrage contribueront à la remise en cause
de la distinction classique entre un corps tout biologique ou tout culturel,
puisque l’interaction fondamentale entre les caractéristiques physiques
humaines et leurs représentations symboliques, toujours différenciées selon
les populations considérées, plaide en faveur d’une approche unitaire et
intégrée de l’étude du corps biologique humain et de ses représentations
culturelles. De vocation interdisciplinaire, cet ouvrage réunit une sélection
de textes provenant en partie de contributions théoriques d’un colloque
international qui s’est tenu à Paris le 5 avril 2006. Cette manifestation a
été organisée par le Laboratoire d’Éthique Médicale de l’Université Paris
René Descartes, l’UMR 6578 « Anthropologie, adaptibilité biologique et
culturelle » (CNRS - Université de la Méditerranée), le GDR 2322 « An-
thropologie des représentations du corps » du CNRS et l’UFR Sciences
Humaines Cliniques de l’Université Paris Denis Diderot. Cet ouvrage couvre
un champ réflexif nouveau en proposant une perspective à la fois globale
et différenciée sur un corps toujours à l’équilibre entre normalisation,
17
stigmatisation et racialisation.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Notes et références
1
CNRS-Université de la Méditerranée - UMR 6578 et GDR 2322
2
Université Paris René Descartes
3
Université Paris Denis Diderot
4
Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le
vivant, Paris, Masson, 1879 (1864).
5
Paul Topinard, L’anthropologie, Paris, Reinwald, 1877 (1876).
6
Charles Letourneau, La sociologie d’après l’ethnographie, Paris, Reinwald, 1880.
7
Frantz Boas, Changes in Bodily Form in the Descendants of Immigrants, U.S. Imm.
Comm. Government Print. Off., Washington (D.C.), 1911.
8
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
9
Par exemple : Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen
Âge, Paris, Seuil, 1985.
10
Bernard Andrieu, (Ed.) Dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris,
CNRS-Éditions, 2006.
11
Jean-Marc Ferry, « Discours et identité » in Valeurs et normes, la question de l’éthique,
Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002.
12
Juan Lopez-Ibor, « On ne peut comprendre la personne sans son corps », in Christian
Hervé, David Thomasma & David Weisstub Eds. Visions éthiques de la personne, Paris,
Éditions l’Harmattan, 2000.
13
Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Éditions Stock, 2004.
14
Christian Hervé, « De l’apprentissage d’une réflexion éthique en médecine, à sa maîtrise »,
Éthique, Politique et Santé, Paris, Éditions PUF collection Médecine et Société, 2000.
15
Erwin Goffman, Trad. franç. : Stigmates : les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit,
(1963).
16
Robert F., The Body Silent, New York: Henry Holt, (1987).
17
France Borel, Le vêtement incarné, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

18

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INTRODUCTION

Jacques J. Rozenberg
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INTRODUCTION
Jacques J. Rozenberg1

_____ L’anthropologie corporelle comme paradigme


interdisciplinaire
Le corps renvoie, de façon privilégiée, à un nexus de réflexions épistémo-
logiques interdisciplinaires. Les raisons tiennent d’abord aux transforma-
tions concernant le mode de la perception occidentale du corps depuis
les progrès de l’anatomie et de la banalisation des dissections à la fin de
la Renaissance. D’autre part, l’instauration du dualisme psycho-physique
cartésien de l’âme et du corps au XVIIe siècle continue à déterminer toute
réflexion sur le corps. Ensuite, dissocié d’avec la personne humaine, le corps
objectivé s’est trouvé confronté, avec la colonisation des populations non-
Européennes, au problème du corps-autre. Enfin, depuis le XIXe siècle, le
corps est devenu le point central des recherches des sciences de la vie et
des sciences humaines.
Face à la richesse et à la diversité des travaux sur le corps, qui se sont
multipliés de façon quasi vertigineuse depuis les années 1960, le besoin
de fonder une approche à la fois différentielle et intégrée de l’ensemble
(ou du moins des plus marquantes) des recherches sur le corps est apparu
véritablement fondamental. En ce sens, il est intéressant de noter que le
cloisonnement des recherches sur la corporéité est en fait le reflet de la
19
parcellarisation qu’a connue le corps depuis plus de quatre siècles. Nous
proposons de désigner cette exigence de penser, de façon stratifiée et
globale, les nombreuses et disparates approches du corps, par le terme
d’anthropologie corporelle, qu’il s’agira de construire comme concept

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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susceptible d’être opératoire tant pour l’anthropologie, la bio-médecine, y
compris les sciences du mental, que pour l’éthique.
Une telle perspective devrait nous permettre de remettre en cause la
distinction classique entre anthropologie « biologique » ou « physique »
d’une part et anthropologie « sociale » et « culturelle » d’autre part. En
effet, l’interaction fondamentale entre les caractéristiques corporelles hu-
maines et leurs représentations symboliques, toujours différenciées selon
les populations considérées, plaide en faveur d’une approche unitaire et
intégrée de l’étude du corps biologique humain et de ses représentations
culturelles. Notons que l’expression anthropologie corporelle est calquée
sur celle de psychologie corporelle (corporeal psychology), proposée par
Rom Harré en 1991 afin de dépasser le dualisme psycho-physique2. Nous
essayerons de comprendre comment la pierre d’épreuve d’un tel concept
fédérateur concerne aujourd’hui le regard postmoderniste que la pensée
occidentale porte sur le corps, en rapport avec la question de la normalité
et du stigmate.

____ Corps individuel et corps universel :


« raciologie » et culturalisme
Rappelons que le relativisme culturel est issu historiquement de l’anthro-
pologie américaine dite culturaliste qui, entre les deux guerres mondiales,
s’est opposée à l’anthropologie européenne, surtout allemande. Celle-ci
s’attachait, dès la fin du XIXe siècle, à classer les « races » humaines, en pri-
vilégiant l’aryanisme. Le choc de la découverte du génocide hitlérien, après
les Procès de Nuremberg, a remis profondément en cause l’idée de « race ».
Les différentes instances internationales et déclarations qui ont suivi ces
procès se sont attachées à promouvoir au moins trois idéaux, dont l’articu-
20
lation n’a alors cessé d’être problématique. D’abord, le caractère universel
des droits de l’homme qui devraient s’appliquer sans exception à l’ensemble
de l’humanité. Ensuite, le respect de l’ensemble des formations ethniques
et culturelles, dont aucune ne saurait se présenter comme supérieure aux

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Introduction
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autres. Enfin, la réglementation des expérimentations biomédicales sur le
corps humain, soumises au consentement volontaire du sujet. D’un point de
vue anthropologique, le développement du second idéal, sous la forme du
relativisme culturel, n’a pas manqué d’entrer en conflit avec les deux autres
idéaux. En effet, d’une part les revendications universalistes de l’éthique,
concernant notamment les droits de l’homme, ont toujours eu du mal à
s’accorder avec la relativité culturelle des valeurs. D’autre part, les notions
de respect du corps humain et de la personne en général, se trouvent clai-
rement contredites par de nombreuses pratiques locales.
Nous chercherons tout d’abord à comprendre les bases historiques
et théoriques du relativisme culturel, ensuite à évaluer la teneur concep-
tuelle du relativisme éthique, enfin à analyser et à définir, d’un point de
vue épistémologique, le type de rapports que l’anthropologie entretient
avec la bioéthique.
En décrivant l’anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant
constatait un double paradoxe. Le premier paradoxe tient au fait que la
connaissance de l’homme est toujours individualisée, et il s’efforce d’en
décrire les caractéristiques concrètes. Toutefois, la connaissance présup-
pose en même temps une connaissance générale sans laquelle l’étude reste
seulement fragmentaire, sans pouvoir prétendre au statut de science. Le
second paradoxe concerne la nature nécessairement interprétative de
l’enquête anthropologique, résultant du fait que l’observation n’est jamais
celle de l’homme tel qu’il est mais seulement tel qu’il se présente à l’ob-
servateur, et selon les modalités que l’observé permet d’instaurer3. Si ce
double paradoxe a persisté bien après Kant, il semble toutefois s’être ensuite
quelque peu déplacé du plan épistémologique au plan axiologique, lorsque
l’anthropologue a cherché à cerner l’univers culturel de chaque population
étudiée et la prise en compte des valeurs qu’il véhicule. Remarquons le rôle
qu’a eu, dans un tel déplacement, Herder, le contemporain de Kant, qui
dénonçait en 1774 la déraison de l’universalisme européen impliquant le
21
mépris des autres cultures4.
En fait, comme le rappelle L. Dumont, cette tension entre l’universa-
lisme et le particularisme est consubstantielle à l’anthropologie elle-même.
Elle définit deux pôles, dont la combinaison est la source de difficultés

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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inextricables5. Celles-ci se sont manifestées dès le XVIe siècle, avec le début
de la colonisation qui a incité les européens à rendre compte de l’étrangeté
corporelle du corps-autre non-occidental, en s’efforçant de le situer eu
égard à une norme d’humanité jugée universelle. Jusqu’au XVIIIe siècle, le
corps (de l’) étranger se trouve jaugé en fonction de la notion de « race ».
Tout d’abord associée à l’idée de pureté, cette notion visait à préserver les
lignages de la noblesse et prévenir les mésalliances. Elle a ensuite servi à
l’identification des corps étrangers afin de classifier les populations non-
européennes. Au XIXe siècle, avec Renan6 et Gobineau7, le terme « race »
change de sens. Il ne désigne plus seulement des différences sociales et cor-
porelles visibles parmi les hommes mais, grâce à l’assimilation des familles
linguistiques à des familles ethniques, le « corps-autre » porte désormais en
lui un marquage biologique sanguin indélébile. Ce souci d’identifier l’altérité
corporelle s’est largement développé dans le but, d’une part de répondre
à une quête d’origine (l’aryanisme) et d’autre part de prouver l’infériorité
de toutes les « races » non aryennes8. Il faut noter le rôle théorique déter-
minant qu’a joué le darwinisme social. Ainsi, l’anthropogénie d’E. Haeckel
prônait une lutte sélectionniste entre les races afin de promouvoir l’élite
de l’humanité9.

____ La critique de l’occidento-centrisme du corps


Dans ce contexte théorique et en réaction aux tendances racistes de l’anthro-
pologie allemande, Franz Boas fonde à la fin du XIXe siècle l’anthropologie
culturaliste américaine ; en s’opposant à l’évolutionnisme il dissocie la no-
tion de culture de celle de « race »10. Ses élèves s’efforceront de démontrer
la relativité de toute forme culturelle. Ainsi, Ruth Benedict s’est attachée
à mettre au jour les « modèles » (patterns) spécifiques de comportements
qui règlent chaque société11. Ainsi par exemple, Margareth Mead a pu
montrer la non pertinence de la conception occidentale des rapports mas-
22
culin/féminin pour les sociétés océaniennes12, et Ralph Linton13 a cherché,
avec Abram Kardiner, à analyser les expressions culturelles différenciées
appréhendées au travers des formes de cohérences toujours individuali-
sées. Dans tous les cas, il s’agissait d’élucider les relations idiosyncrasiques

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Introduction
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de l’individu à sa culture, en s’efforçant toutefois d’élaborer des modèles
anthropologiques communs.
Les Procès de Nuremberg ont permis de comprendre la nature exacte
de l’anthropologie « raciale » nazie et les leçons qu’il fallait en tirer quant
aux expérimentations sur le corps humain. Ils ont entraîné des réactions
massives qui, d’une part ont provoqué une remise en question quasi totale
du concept de « race »14, et d’autre part ont favorisé le renforcement des
institutions internationales susceptibles de garantir les droits de l’homme
et ceux des patients sujets aux pratiques biomédicales. L’UNESCO publiait
ainsi, en 1951 et 1952, les brochures de Michel Leiris et de Claude Lévi-
Strauss, intitulés respectivement Race et Civilisation et Race et Histoire,
où la notion de racisme était rapportée à la question plus générale de
l’ethnocentrisme occidental. Ce dernier est lié au fait de percevoir les dif-
férences culturelles, choquant les valeurs occidentales, à travers un schéma
pseudo-évolutionniste qui s’efforçait de classer de telles différences au titre
de « stades ou ... étapes d’un développement unique qui, partant du même
point, doit les faire converger vers un même but »15. L’étrangeté ethnique,
aussi forte soit-elle, doit être résorbée à travers une approche cumulative
et réductionniste de l’histoire humaine. À l’image de l’échelle, illustrant
l’idée de progrès de l’humanité, Lévi-Strauss oppose celle du cavalier des
échecs pour lequel le fait d’avancer ne représente qu’une possibilité parmi
d’autres16. L’état culturel de chaque société constitue en fait une combi-
naison originale de facteurs qui ne saurait être ni privilégiée ni dévalorisée
par rapport aux autres combinaisons possibles. La conception relativiste
résultant de l’anthropologie post-Nuremberg, entérinait ainsi l’idée d’un
respect total pour toute culture, et l’illégitimité de porter sur l’une d’entre
elles ce que Lévi-Strauss appellera plus tard un « regard éloigné »17.
La question fondamentale que se posait alors l’anthropologie concernait
sa dimension herméneutique. Dans la mesure où l’enquête ethnographique
est toujours médiée par la conscience de l’observateur, ses critères d’inter-
23
prétation et ses motifs sous-jacents semblent subjectifs pour une bonne
part. C. Geertz a cru devoir élargir le subjectivisme propre à l’anthropo-
logue aux contenus interprétés eux-mêmes et retirer ainsi à l’idée de sens
commun toute signification universelle18.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Parallèlement à ce passage subreptice de la relativité du processus d’in-
terprétation à celle de ses contenus, l’anthropologie a opéré un glissement
sémantique du relativisme culturel (concernant les sociétés) à un relativisme
moral (concernant l’attitude des sujets) et éthique (concernant la nature
des actes accomplis). Ce qu’il est convenu d’appeler le postmodernisme a
accentué un tel glissement en procédant, à partir des années 1980, à une
contestation conjointe de l’objectivité cognitive et de l’universalité des
valeurs, perçues comme illusoires et constituant de puissants instruments
de domination des corps et des populations19.

____ Le postmodernisme, le relativisme culturel


et le corps comme valeur
Certains auteurs ont essayé de montrer que la thèse postmoderniste n’est
pas nécessairement liée aux idées de chaos et de fin des valeurs tradi-
tionnelles, mais reste aussi susceptible de promouvoir une «coprésence»
d’expressions culturelles variées, jugées incompatibles par ailleurs20. Tou-
tefois, des critiques du postmodernisme ont souligné qu’il existe un certain
paralogisme à poser que le fait qu’un jugement de valeur ne puisse être
entièrement objectif implique forcément qu’il soit ontologiquement de
nature subjective. En effet, les conditions d’objectivité peuvent faire défaut
au moment de sa mise en place et n’apparaître que plus tard. De plus, le
souci d’objectivité n’est pas en soi déshumanisant, mais constitue l’un des
réquisits de la pensée scientifique21.
Il est intéressant de noter que le passage du relativisme culturel au rela-
tivisme éthique, promu par la pensée postmoderne, porte en soi une triple
rupture eu égard aux sources dont elle procède au moins partiellement.
La première rupture se situe par rapport à l’intention profonde qui
a suscité les Procès de Nuremberg, issus d’une profonde aspiration éthi-
24
que capable de définir le droit lui-même. En effet, ces procès ont pour la
première fois dans l’histoire du droit occidental voulu juger post facto des
crimes qui n’avaient pas été préalablement définis par le droit international,
mais établis seulement au cours des procès eux-mêmes22. À l’ouverture de

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Introduction
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ces procès, le président du Tribunal International, Lord Justice Lawrence,
a souligné qu’en l’absence de lois, il s’agissait d’en élaborer sur la base des
notions non juridiques de justice et de droiture morale23.
La seconde rupture est par rapport aux notions de droits de l’homme
et d’éthique biomédicale ce que le Code de Nuremberg, qui a suivi le pro-
cès de vingt-trois médecins nazis, s’est efforcé de promouvoir sur un plan
international. Cependant, il a débouché sur un respect inconditionnel pour
tout ce qui est autre, rendant ainsi pratiquement impossible les critiques
extérieures à la culture considérée, ou même d’y opposer un quelconque
argument moral. Cette tendance a alors abouti à tolérer l’intolérance elle-
même.
La troisième rupture concerne l’éthique elle-même. Il convient de
rappeler que le projet de dépasser la modernité a été conçu en rapport
avec une exigence éthique fondamentale. Rappelons que Jean-François
Lyotard, qui a été l’un des initiateurs du courant post-moderniste, se réfère à
l’éthique d’Emmanuel Levinas comme susceptible de promouvoir le respect
pour le tout Autre non réduit au Même24. Selon Lyotard, la philosophie de
Levinas a permis de s’opposer à la modernité, définie comme aspiration à
l’émancipation formulée grammaticalement à la première personne25. Or,
la relativité et l’équivalence postmodernes des valeurs semblent avoir dilué
ce souci d’autrui dans l’indifférence du sujet. Cette attitude rejoint, comme
le rappelle Z. Bauman, l’une des caractéristiques essentielles de l’idéologie
nazie, qui s’était efforcée de rendre la population allemande indifférente à
l’inversion des valeurs européennes traditionnelles26.
Ces trois types de ruptures paraissent remettre en question la déduction
du relativisme éthique à partir du relativisme culturel, dont le danger, selon
le mot de Luc Ferry, est d’opérer le passage du « droit à la différence à la
différence des droits »27. D’un point de vue épistémologique, il faut com-
prendre que la diversité culturelle n’est nullement incompatible avec des
valeurs comportant une teneur universelle comme l’aspiration à la justice,
25
le fait d’accomplir ce que l’on a promis, l’interdit du meurtre et de l’inceste,
etc. Ces principes paraissent constants alors que leurs modalités d’applica-
tion diffèrent selon les cultures. Cette approche permet de retenir comme
légitime ce que William Frankena qualifiait de « relativisme descriptif », et

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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de rejeter conjointement ce qu’il appelait le « relativisme métaéthique » et
le « relativisme normatif ». Rappelons que le relativisme descriptif ne fait
que constater objectivement le relativisme culturel, sans porter un quelcon-
que jugement de valeur sur les sociétés étudiées. Par contre, le relativisme
métaéthique déduit du relativisme descriptif l’impossibilité de porter un
jugement de valeurs objectif quel qu’il soit. Quant au relativisme normatif,
il légitimise toutes les valeurs et conduites propres à chaque culture du fait
qu’il est impossible de les juger extérieurement28.
Si le relativisme descriptif est incontestable, les déductions qu’on en
tire semblent généralement fausses ou infondées. En effet, on ne peut
conclure logiquement de la diversité culturelle à la diversité éthique dans
la mesure où l’absence de consensus sur une question donnée n’implique
nullement que toutes les réponses apportées sont incorrectes. Salomon
Asch a montré que les jugements de valeurs diffèrent selon les cultures,
non pas en raison du fait qu’elles auraient des approches différentes de la
morale, mais seulement parce qu’elles perçoivent différemment la réalité29.
Comme l’illustre Theodore Schick, Jr., les débats passionnés qui se sont
multipliés, à partir des années 1970, sur la question de l’avortement, et
plus récemment sur la création d’embryons à des fins non procréatives,
concernaient uniquement le statut de l’embryon humain. Les tenants de la
notion de pré-embryon cherchaient à en démontrer la nature préhumaine
alors que les opposants à cette notion soulignaient le fait qu’une telle notion
n’enlevait rien aux caractéristiques proprement humaines du début de la
vie30. Cependant, tous les intervenants dans ces débats étaient d’accord
pour condamner l’homicide, les différences d’opinion ne reflétaient que
des différences de perception de la réalité embryonnaire et nullement des
approches différentes quant à la valeur de la vie humaine. En fait, il faut
rappeler qu’un jugement moral est toujours composite. Il procède à la fois
d’un ensemble de croyances concernant les faits à juger et d’une structure
éthique de référence. Si l’ensemble de croyances se trouve culturellement
26
déterminé, rien ne prouve qu’il en soit de même pour la structure éthique
de référence31.

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Introduction
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____ L’éthique du corps-autre :
l’avortement sélectif en fonction du sexe
La bioéthique constitue un véritable défi pour l’anthropologue. D’une façon
générale celui-ci ne peut ni contester entièrement les valeurs humanitaires
universelles, ni remettre totalement en question les pratiques locales32. Pré-
cisons la question de l’avortement, que nous venons d’évoquer, en prenant
l’exemple de l’avortement sélectif en fonction du sexe, tel qu’il se trouve
pratiqué en Inde. Une étude différenciée des facteurs qui interviennent
dans cette pratique, permettra de mettre au jour la structure éthique de
base qui, de façon paradoxale, reste une référence d’arrière plan.
Même si jusqu’aux années 1970, il n’y avait pas de pratique ouvertement
infanticide contre les nourrissons de sexe féminin, ceux-ci ont souvent été
négligés. La sous-alimentation, associée au manque d’hygiène et de soins
médicaux, ne manquait pas d’accroître considérablement la mortalité
infantile féminine. À la fin du XIXe siècle, face à une disproportion in-
quiétante de femmes par rapport aux hommes, l’administration coloniale
britannique s’est efforcée de prendre des mesures légales33. Cependant,
dans les années 1970, le développement des techniques biomédicales du
dépistage d’anomalies génétiques des embryons ont permis l’avortement
sélectif en fonction du sexe. Ces techniques concernent essentiellement
l’amniocentèse, (l’échantillonnage du villus chorionic) et les ultra-sons ; une
petite proportion seulement de ces anomalies est liée au sexe. Très vite,
ces techniques de dépistage ont changé de finalité, servant tout d’abord à
déterminer le sexe du fœtus, elles ont permis de pratiquer l’avortement
sélectif à large échelle indépendamment de toute anomalie génétique. C’est
ainsi qu’en quatre ans, de 1978 à 1982, au moins 78000 fœtus féminins ont
été avortés en Inde34.
Cette tendance généralisée à l’infanticide féminin a eu des conséquen-
ces sensibles sur le développement de la pandémie du sida en Inde qui, avant
27
d’être dépassé récemment par l’Afrique du Sud, détenait le record mondial
du nombre de séropositifs. En effet, la pénurie de femmes a augmenté
les violences sexuelles et la prostitution. Une relation dialectique de type
circulaire s’est alors instaurée entre les deux phénomènes, la gynophobie

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augmentant la propagation du sida. En effet, la discrimination vis-à-vis
des femmes a pris une nouvelle dimension depuis la découverte de la
pandémie. Les femmes, accusées d’être les principales propagatrices de la
maladie, souffrent d’une ségrégation accrue par rapport aux séropositifs
masculins. Accentuée par la teneur hautement symbolique du sang et de
la sexualité, qui n’a pas manqué de majorer une suspicion ancestrale eu
égard au sexe féminin. Le sida a alors permis de développer, en Inde, une
politique d’abandon thérapeutique des femmes séropositives. Se trouve
ainsi réitérée l’attitude de négligence délibérée qui, durant des siècles, a
favorisé la mortalité infantile féminine et a abouti à l’avortement sélectif
en fonction du sexe.
Face à ces stigmatisations et ségrégations, comment l’anthropologue
doit-il réagir? Adoptera-t-il une attitude métaéthique interdisant de porter
un quelconque jugement de valeur, ou une attitude relativiste normativiste,
justifiant, du point de vue de la société indienne elle-même, l’ensemble de
ses pratiques misogynes voire gynocides ?
Les tentatives de réponses à ces questions passent, semble-il, par
l’élucidation du statut de la notion d’universel en anthropologie, et plus
particulièrement en anthropologie médicale.

____ Anthropologie corporelle


et différenciation culturelle
Les différences culturelles portant sur la perception du corps, ses droits et
ses obligations ont été, il y a quelques années, au centre des débats concer-
nant les « valeurs asiatiques » qui, notamment, intègrent mal la notion de
droits de l’homme35. Pour la pensée asiatique, cette notion a une connota-
tion très différente de celle proposée par la culture occidentale. L’évaluation
des actions humaines, surtout lorsqu’elles concernent le corps, présuppose
28
que soit déterminée leur place dans l’univers et l’harmonie qu’elles sont
susceptibles d’y promouvoir, en secondarisant les notions de besoin et de
droit individuel36. D’une façon générale, la conception occidentale des
droits de l’homme dérive d’une précellence impensée du droit sur le devoir,

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Introduction
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qui, en fait, vide la notion de droit de toute effectivité. Comme le souligne
Haïm Cohn, les droits établis par la Déclaration Universelle des Droits de
l’homme ne sont qu’une pure déclaration de principe (leges nudae) qui n’a
pas manquée d’être bafouée à la moindre occasion. Propre à la culture occi-
dentale, la notion de droits de l’homme, malgré sa nécessité et sa sublimité,
ne concerne que des corps juridiques abstraits et non des corps individuels
réels, demandant à être guidés selon des comportements éthiques37.
Les recherches sur les conséquences bioéthiques de la diversité cultu-
relle et leurs différentes perceptions du corps se sont multipliées, surtout
depuis le colloque international, organisé sur ce thème par l’UNESCO du
26 au 28 avril 1995 à Sydney38. Cependant, les problèmes de plus en plus
difficiles à gérer que rencontre la biomédecine, confrontée massivement
à la mondialisation des pandémies modernes, ont incité l’anthropologue
à remettre en question sa neutralité traditionnelle et à distinguer notam-
ment le relativisme éthique du relativisme méthodologique39. Certains
bioéthiciens, comme Ruth Macklin, ont cherché à mettre au jour un
certain nombre de principes éthiques universels fondés sur la sensibilité
humaine. Ainsi, dans le droit fil de l’anthropologie rousseauiste, Macklin
montre que la compassion pour l’autre souffrant et la reconnaissance de
l’humanité de l’homme constituent des acquis du Code de Nuremberg
qu’aucun relativisme ne saurait contester40. Tout en refusant l’idée de
normes éthiques absolues, elle cherche à dégager des comportements et
dispositions éthiques présents dans l’ensemble des cultures comme le souci
de justice et la non-malfaisance gratuite. L’application toujours différente
de ces aptitudes renvoie, par-delà leur diversité, à des principes communs
capables de fonder une « éthique à niveaux multiples » (multilevel view
of ethics)41. Pour mener cette tâche à bien, il conviendrait de repérer le
rôle différencié que tient chaque attitude concernant le corps d’autrui,
à travers l’ensemble des comportements culturels considérés. Il s’agit en
fait de promouvoir une perspective multidimensionnelle qui prenne en
29
compte les rapports toujours particuliers que chaque société établit entre
les hommes et avec le monde.
Dans le droit fil des recherches en anthropologie cognitive, montrant
que les contraintes imposées par la réalité matérielle sont communes à

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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toutes les cultures42, nous pensons également que les différentes formes
de contraintes éthico-sociales sont communes à l’ensemble de l’humanité.
En effet, de même qu’on a pu mettre au jour des ensembles stables de re-
présentations culturelles et linguistiques convergeant malgré la diversité
ethnique43, de même il semble possible de repérer des conduites vis-à-vis
du corps d’autrui qui, par-delà leurs différences, définissent des formes de
stratégies congruentes. Dès lors, chaque culture doit être perçue comme
possédant un système spécifique de performances dont la somme totale
reste invariante, alors que la combinaison de chacun des éléments change
et définit chaque culture en propre.
Une telle approche multidimensionnelle, qui reste en même temps
largement contextualiste, semble particulièrement intéressante pour
l’anthropologie corporelle. L’anthropologue se doit de prendre en compte
l’ensemble des facteurs qui déterminent chaque phénomène culturel. Le cas
indien de l’avortement sélectif en fonction du sexe procède d’un mélange
de formations philosophico-religieuses traditionnelles, associées à des
considérations socio-économiques que le développement technologique
occidental a permis d’exprimer dans une perspective gynocide.

Notre analyse suggère qu’une dimension contextuelle, proprement


« anthropo-ex-centrique », permettrait peut-être de préciser les diffé-
rents aspects de la question du corps-autre. En fait, chaque société érige
ses propres critères d’intégration du « corps-même » et de l’individualité
« normale », tout en rejetant le « corps-autre » et les individus « déviants ».
Le but de cet ouvrage sera de mettre au jour les structures théoriques
communes à ce double mouvement centripète et centrifuge qu’aucune
culture, semble-t-il, ne peut s’empêcher de produire. De vocation interdis-
ciplinaire, cet ouvrage réunit des chercheurs d’horizons théoriques divers
(anthropologues, médecins, psychanalystes, sociologues et philosophes)
30 afin de pouvoir dégager une perspective à la fois globale et différenciée sur
la question du corps-autre et les stigmates directement ou indirectement
corporels.

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Introduction
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Notes et références
1
Université Paris Denis Diderot
2
R. Harré, Physical being: a theory for a corporeal psychology. Oxford, Blackwell, 1991.
3
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique. Trad. Franç. Paris, Vrin, 1970,
p. 12.
4
J.G. Herder, Histoire et cultures. Une autre philosophie de l’histoire, Trad. Franç. Paris,
Garnier-Flammarion, 2000, p. 111.
5
L. Dumont, « Essais sur l’individualisme ». Une perspective anthropologique sur l’idéo-
logie moderne. Paris, Le Seuil, 1985, pp. 221-222.
6
E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Paris, 1855.
7
J.A. de Gobineau, « Essai sur l’inégalité des races humaines », Paris, 1853-1855.
8
Cf. J.J.Rozenberg, « Anthropologie et épistémologie du “corps-autre“ : du corps étranger
au corps séropositif », in Représentations du corps. Le biologique et le vécu. Normes et
normalité, G. Boëtsch, N. Chapuis-Lucciani et D. Chevé, Presses Universitaires de Nancy,
2006.
9
E. Haeckel, Anthropogenie oder Entwicklungsgeschichte des Menschen, Leipzig, 1874.
10
F. Boas, « The limitations of the comparative method of anthropology », in Paul Bohan-
nan & Mark Glazer (Eds), High points in anthropology, New York, McGraw-Hill, 1988,
pp. 85-93 (publié en 1896).
11
R. Benedict, Patterns of Culture, Houghton, Mifflin Company, Boston, 1934.
12
M. Mead, Sex and temperament, New York, Ed. Mentor, 1935.
13
R. Linton, The tree of culture, New York, AA Knopf, 1955.
14
A. Kardiner, The Individual in his Society. The Psychodynamics of the Social Organiza-
tion, 1939.
15
Cf. J. Gayon, In J.J. Rozenberg (Ed), Nuremberg Revisited, Bioethical and Ethical Issues
Surrounding the Trials and Code of Nuremberg, New York, Mellen Press, 2003.
16
C. Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Gonthier, 1968, pp. 23-24.
17
Ibid., p. 38.
18
C. Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983.
19
C. Geertz, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books, Inc.,
1973, pp. 345-346.
20
Cf. S. Tyler, « Post-Modern Ethnography: From Document of the Occult To Occult
Document », in Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography, James Clifford
and George E. Marcus (Eds), Berkeley, University of California Press, 1986.
21
Y. Simonis, « Retour aux pratiques : postmodernités, institution et apparences », in
Les frontières de l’identité, M. Elbaz, A. Fortin, G. Laforest (Eds), Montréal, Presses de 31
l’Université Laval/L’Harmattan, 1996, p. 250.
22
R. D’Andrade, « Moral Models in Anthropology », in Current Anthropology, V
36(3(1995)): 399-407.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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23
J.M. Varaut, Le procès de Nuremberg. Le glaive dans la balance, Paris: Perrin, 1992,
p. 27. Cf. J.J. Rozenberg, « From Racism and Crime to Ethics », in Bioethical and Ethical
Issues Surrounding the Trials and Code of Nuremberg, Nuremberg Revisited, Edited by
J.J.Rozenberg, Mellen Press, 2003.
24
J.M. Varaut, « Nuremberg après Nuremberg », in A. Wieviorka (Ed), Les procès de
Nuremberg et de Tokyo. Bruxelles, Éditions Complexe, 1996. p. 270.
25
J.F. Lyotard, Dérives à partir de Marx et de Freud, Paris, UGE, 1973, p. 178.
26
J.F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988, pp. 40-42.
Cf. La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
27
Z. Bauman, Modernity and the Holocaust, Ithaca, Cornell University Press, 1989, pp. 190-
195.
28
L. Ferry, « L’École de la République et les droits de l’homme », in Une même éthique pour
tous ? Sous la direction de Jean-Pierre Changeux, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 194.
29
W.K. Frankena, Ethics. Second Edition. Prentice-Halln Inc, 1973, p. 109.
30
S. Asch, Social Psychology. Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1952, pp. 378-379.
31
Cf. J.J. Rozenberg, « L’homme in statu nascendi et l’embryo-éthique », in Vers la fin de
l’homme ? (sous la direction de Christian Hervé et J.J.Rozenberg), De Boeck Université,
2005.
32
Th. Schick, Jr., « Is Morality a Matter of Taste? Why Professional Ethicists Think That
Morality Is Not Purely “Subjective” », in Free Inquiry magazine, Volume 18, Number 4,
1998.
33
L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie
moderne, op.cit, p. 223, note 1.
34
B. Miller, The endangered sex: neglect of female children in rural north India, Ithaca, N.Y.,
Cornell Univ Press, 1981.
35
R. Kusum, “The use of pre-natal diagnostic techniques for sex selection: the Indian
scene.” Bioethics. 7 (2/3): 149-65.1993.
36
Cf. Bauer, Joanne R., and Daniel A. Bell (Eds.) The East Asian Challenge for Human
Rights, New York, Cambridge University Press, 1998.
37
Cauquelin J., Limp P., Mayer-König B (Eds), Asian Values, Encounter with Diversity,
Richmond, Curzon Press, 1998.
38
H.H. Cohn, Rights and Duries. In J.J. Rozenberg, Bioethical and Ethical Issues Sur-
rounding the Trials and the Code of Nuremberg. Nuremberg Revisited, Op.cit, p. 281.
39
Cf J. Pérez de Cuéllar et al., Notre Diversité créatrice. trad. franç. Paris, UNESCO,
1996.
40
R. Massé, « Les limites d’une approche essentialiste des ethnoéthiques. Pour un relati-
visme éthique critique », in Anthropologie, relativisme éthique et santé, Anthropologie
32 et Sociétés, 24-2, 2000, 13-33.
41
R. Macklin, «Universality of the Nuremberg Code» in George J. Annas and Michael A.
Grodin, eds., The Nazi Doctors and the Nuremberg Code, New York: Oxford University
Press, 1992, pp. 240-257.

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Introduction
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42
R. Macklin, Against Relativism. Cultural Diversity and the Search for Ethical Universals
in Medicine, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 43.
43
cf. J. Rodrigues Dos Santos, Savoir de la nature, nature des savoirs, contribution pour
une anthropologie cognitive, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997.
44
J.A. Lucy, Language Diversity and Thought : A Reformulation of the Linguistic Relativity
Hypothesis, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

33

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CRANIOMÉTRIE ET CONSTITUTION DES NORMES

Dominique Chevé et Gilles Boëtsch


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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 35 à 55
ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-35.htm
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ANTHROPLOLOGIE CORPORELLE DES NORMES

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CRANIOMÉTRIE ET CONSTITUTION DES NORMES
G. Boëtsch1 et D. Chevé2

Au risque de convoquer quelque dinosaure de la production scientifique


sur le corps ou encore quelque moment historique tristement célèbre de
la « fabrique » anthropologique du corps, nous abordons un sujet qui tient
largement à l’anthropologie physique, sinon à l’anthropologie corporelle.
L’anthropologie physique, pour autant que certains osent encore aujourd’hui
user de ce vocable relevant du paradigme « raciologique », pourrait être
saisie comme cet effort de lecture de l’invisible caché dans le visible corporel
(morphotype externe) tout en répondant à l’équation « observer-mesu-
rer-classer-dominer » propre notamment aux configurations du savoir
anthropologique depuis le XVIIIe siècle.
Aujourd’hui, les anthropologues biologistes parlent plus volontiers de
biométrie ou mieux, parce que moins instrumentaliste ou moins techniciste,
d’anthropométrie. Peut-être pour insister sur les productions non tant de la
raison calculante, mais d’une entreprise scientifique qui vise à distinguer :
soit des facteurs déterminants (âge et sexe, par exemple) caractérisant
des individus, soit des variations du morphotype ou encore à apprécier la
variabilité et l’évolution à l’échelle d’une population donnée.
Aujourd’hui, dans un laboratoire d’anthropologie biologique, entre
autres activités, on mesure. Mais que mesure-t-on ? Des os (archives
37
biologiques ou squelettes des vivants), des plis, des masses graisseuses et
pondérales (BMI), des statures, des organes, des fœtus et des crânes… Bref,
on mesure beaucoup et des tas de choses et on constitue des « séries » qui
proposent, entre autres perspectives, de déterminer des écarts-type à la

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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norme, des pathologies, des curiosités et des monstruosités, des sexuations,
des âges. Ces séries autorisent bien évidemment une décontextualisation,
une dé-singularisation des individus, un arrachement au vécu, au culturel,
propres à la démarche scientifique et à sa reconstruction du réel. Par ailleurs,
la série a évidemment des vertus comparatistes, elle permet la précision et
la rigueur d’analyse grâce à la statistique.
Cette activité anthropologique ne répond pas aux exigences de l’activité
que Georges Canguilhem nomme « normativité », exigences saisies comme
une création interne à la vie. C’est en rendant la norme immanente à la vie
que Canguilhem envisage l’élaboration du vital et du social en considérant
que l’histoire humaine s’inscrit dans celle du vivant (Le Blanc, 2002)3. Cette
élaboration n’a apparemment pas inspiré tous les laboratoires d’anthropo-
logie biologique. En effet, dès lors que l’on définit la vie comme création
de normes en épurant notre propos de tout finalisme, tout vivant affirme
ses propres normes, et faire de l’anthropologie reviendrait alors à toujours
ouvrir l’étude biologique des hommes aux champs de la construction de
l’humain. Or ceux-ci entrelacent toujours vitalité et socialité, activité et
subjectivité, pratiques bio-socio-subjectives, pour reprendre un néologisme
qui n’est pas très heureux, nous en convenons volontiers, mais dont nous
usons pour désigner cette complexité des corps vivants.
C’est la raison pour laquelle l’étude de la variabilité humaine devrait
toujours conjuguer le biologique et le culturel. On ne mesure pas pour
mesurer, puis pour classer, sans répondre à des problématiques anthropolo-
giques pour lesquelles la mesure et la classification sont certes des moyens,
efficaces, objectifs, rationnels, mais des moyens seulement.
Cette activité biométrique des anthropobiologistes est aujourd’hui
sensée répondre alors à des problématiques anthropologiques spécifiques :
étude de l’évolution humaine, de la variabilité intra-populationnelle et
inter-populationnelle, diversité humaine, pour l’essentiel.
Mais cela n’a pas été et n’est pas toujours aussi simple et clair ; la parti-
38
tion un peu facile entre un hier anthropologiquement coupable de dérives
et un aujourd’hui scientifiquement irréprochable ne tient pas. Stephen Jay
Gould a définitivement frappé au coin du doute cette « mal-mesure » de
l’homme et ses dérives, dans un ouvrage de référence, aujourd’hui clas-

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Craniométrie et constitution des normes
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sique. Point n’est besoin de mettre à nouveau en évidence les utilisations
idéologiques de ces pratiques scientifiques classificatoires, typificatrices (ou
typologisantes), dont les dérives eugénistes, racialistes et hiérarchisantes
sont incontestables (Gould, 1983)4. Nous ne pouvons pour autant pas dire,
au motif que l’anthropologie prétend ne plus être au service de ces entre-
prises, que la biométrie aujourd’hui ne serve pas à des fins idéologiques
de contrôle (pour exemple, les mesures de biométrie humaine appliquée
à la détermination identitaire), de police judiciaire, de détermination
médico-légale, de maîtrise (croissance), d’hygiène et de santé publique,
bref n’appartienne pas à l’arsenal du bio-pouvoir.
Mais notre propos ne porte pas ici uniquement sur une dérive toujours
possible, et certaine parfois, de l’usage de l’anthropométrie aujourd’hui.
Encore qu’il soit légitime de s’interroger : quel rôle jouera demain une pratique
biométrique (pour l’instant limitée aux empreintes digitales et empreintes
de l’iris, voire à la reconstitution des traits du visage ou à la biométrie de la
main, rappelant les usages de l’anthropologie criminelle d’Alphonse Bertillon)
visant au contrôle de l’identité de l’ensemble de la population (les scolaires et
les voyageurs : eux seuls ? pour l’instant ?).
Pour autant, ce qui nous paraît plus pertinent dans le cadre de cet
article, consiste à s’interroger sur la pratique théorique elle-même de l’an-
thropométrie : n’est-elle pas essentiellement normative et stigmatisante,
en elle-même ? Que reste-t-il, aujourd’hui, de la fascination de la mesure et
de ses effets normatifs pour une anthropologie qui fonde son discours sur
le concept d’unité populationnelle ? Ces questions engagent à une réflexion
épistémologique sur la discipline qui certes, ne peut faire l’économie d’une
perspective d’histoire des sciences, ici, celle de l’anthropologie physique et
biologique, mais qui exige aujourd’hui une réflexion critique sur les concepts
et les méthodes comme les représentations à l’œuvre et qui construisent le
savoir anthropobiologique.
Dans un manuel d’anthropobiologie récent (Crubézy et al. 2002)5, nos
39
collègues consacrent une partie non négligeable du chapitre 3 (intitulé « La
diversité humaine actuelle ») aux mesures, déterminantes et discriminantes
(sinon discriminatoires). Ils associent morphologie, physiologie et com-
portements comme facteurs du déterminisme complexe de la variabilité

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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du vivant humain. Cinq pages (sur les vingt pages du chapitre) sont con-
sacrées à « la forme et le format du crâne et de ses composants »6. Voilà
bien un objet surdéterminé que le crâne, objet de fascination et objet qui
n’est jamais neutre pour les anthropologues puisqu’il paraît bien toujours
être au cœur de la discipline, même si, en raison du surinvestissement dont
il a fait et fait encore l’objet, ce n’est pas là la seule cause de cette place de
choix. Nous pourrions alors nous demander quel genre de savoir apportent,
dans nos ostéothèques, nos crânes, toujours mesurés ? Au fond, l’horizon
de notre propos consiste à réfléchir aux fondements et aux finalités, c’est-à-
dire à la légitimité actuelle, d’une anthropologie qui n’ose plus se nommer
« anthropologie physique » mais dont nous constatons dans une certaine
mesure les indices du retour.

____ La fabrique du crâne : de la mesure


à la typification stigmatisante
Dans la littérature anthropologique, les métaphores du crâne, entre boîte et
territoire auquel une cartographie de quadrillage (Gall, 1810-1819)7 assigne
régions, aires ou bosses, traduisent toujours un intérêt porté à la surface
comme révélant l’intérieur. Ou, plus exactement, à un intérieur modelant
les formes de surface. Concernant les crânes, nous pourrions user d’un
paradoxe célèbre selon lequel le plus profond c’est la surface. Toute l’an-
thropologie physique (depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours) use de l’examen
des crânes selon un paradigme analogique ou d’inférence tirant du premier
(l’examen) les caractéristiques du second (le crâne) et, partant, celles des
pratiques et des comportements humains. Les crânes présentent signes,
paramètres, indices, traces qui constituent autant de codes déchiffrables
d’une identité humaine, tant au plan de l’individu qu’au plan de l’espèce.
Les processus analogiques entre les traits physiques et les types humains
40
relèvent d’une lecture interprétative selon laquelle c’est la nature qui inscrit
ses signes sur le corps : essentiellement la tête décomposable en crâne et
visage. On ne saurait isoler dans l’histoire de l’anthropologie physique le
crâne de l’ensemble de la tête, du moins avant le XXe siècle.

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Craniométrie et constitution des normes
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Ce qui est significatif anthropologiquement, c’est que les savants cher-
chent et voient des méthodes discriminantes, entre homme et homme,
certainement, mais aussi entre homme et animal. Ils en profitent pour cons-
truire une échelle évolutive entre groupes humains à des fins typificatrices
de détermination des comportements. Paul Broca écrit en 1875 dans un
article d’ostéologie du crâne visant à enrichir une nomenclature craniolo-
gique : « Or ces diverses transitions entre le type ordinaire de l’homme et
le type simien peuvent s’observer dans toutes les races humaines. »8 À cet
égard, les références à Della Porta9 comme à Le Brun, alors même que leurs
perspectives sont différentes et différentes leurs études physiognomonistes,
éclairent un modèle interprétatif sous-jacent à des fins artistiques (Baridon
et Guédron, 1999 ; Barbillon, 2004)10.
En effet, l’entreprise de Le Brun qui répond à cette finalité de repérage
des traits distinctifs pour mesurer le degré d’humanité / d’animalité des
visages, ne nécessitait pas à proprement parler une pratique métrique au
sens rigoureux et chiffré du terme. C’est toute une grammaire et une syntaxe
qui ordonnent les traits du visage (les sourcils notamment sont idéogram-
mes du sentiment) et la perspective des correspondances entre passions /
affections de l’âme et traits des visages (Descartes / Le Brun) construit toute
une typologie humaine. Mais Le Brun cherche une intelligibilité globale de
l’individu. De ce fait, il n’a pas d’approche comparatiste à proprement parler,
tout en restant inscrit dans une démarche analogique. Son évaluation, ou
son expertise, est une appréciation des traits et des caractères, pour une
détermination globale de nature, celle de la nature humaine en particulier,
s’inscrivant dans « l’art de connaître les hommes » cher au XVIIe siècle, non
une quantification métrique. L’entreprise de Le Brun s’attache à mettre en
forme graphiquement et pour les artistes l’étude des « passions de l’âme »
et de la pathognomonie (Traité de Descartes en 1649, mais surtout, celui
de Marin Cureau de la Chambre, en cinq volumes, Caractères des passions,
1640-1662, qui eut un impact plus fort11). Certes, l’entreprise de Le Brun
41
géométrise l’observation dans un système complexe de triangulation (Con-
férence de 167112) et pour lui, semble-t-il, le visage cesse d’être le miroir de
l’âme « pour devenir l’expression physique des passions » (d’après la lecture
de Jean-Jacques Courtine et Christine Laroche de l’édition de Le Brun de

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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169813). Mais, même à accepter ce changement novateur de la mécanique
cartésienne des passions, reste qu’il ne s’agit pas d’une véritable rupture
épistémique puisque demeure le paradigme de la traduction par l’extérieur,
le visible, le phénoménal de l’intérieur, de l’invisible ou de l’essence et de
leurs correspondances. Il est lui aussi attaché au cerveau parce que c’est
« la partie du corps où l’âme exerce le plus immédiatement ses fonctions »
écrit-il dans le « dessein de cet ouvrage » (Le Brun, 1727)14 et donc au visage
qui en traduit les mouvements.
Pour autant, ce qui différencie la perspective de Le Brun notam-
ment de celle des craniologistes, c’est que celui-ci met sa recherche au
service d’une fin globale, comportementale, d’une impression globale.
Ces mesures, ou plus exactement son système de triangulation, sont
(dé)monstratrices et non explicatives. Au reste, si ses 40 têtes consti-
tuent une sorte de série qui permet une étude précise et analogique, c’est
bien des passions humaines dont il parle, communes à tous les hommes
et révélant leur nature physiologique et affective. Dans la perspective
artistique et/ou physiognomoniste, il s’agit de repérer et de construire
les têtes bien faites, les mieux faites, mais le souci est tant esthétique
qu’axiologique : la tête est le reflet de l’âme, plus elle est harmonieuse,
équilibrée, symétrique, plus l’âme est belle.
Nous ne pouvons dans le cadre de cette étude développer davantage
cette construction des correspondances entre ce que « la nature » a tracé
et formé dans la chair des visages, dans les os des crânes et les « natures »
ou « tempéraments » des hommes (Baridon et Guédron, 1999)15. Retenons
ici que le jeu des analogies constitue le mode de connaissance dominant.
Cette épistémè a été largement mise en évidence par Michel Foucault qui
a montré qu’elle était travaillée par la question de la ressemblance et de la
dissemblance (Foucault, 1966, p. 32)16 jusqu’à la fin du XVIe siècle certai-
nement et qu’elle se poursuit, dans une certaine mesure, ensuite. En effet,
42 au début du XVIIe siècle, la physiognomonie atteste encore largement de
l’analogie entre extérieur et intérieur.
La différence entre la physiognomonie et les pratiques d’anthropomé-
trie tient à la nature de leur intelligibilité. Dans un premier cas, le système
du savoir repose sur une intelligibilité globale, de type plus impressionniste

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Craniométrie et constitution des normes
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qu’objectif. Dans un deuxième cas, la mesure prônée pas l’anthropologue
vise à une intelligibilité analytique, c’est-à-dire à une fragmentation du
global, laquelle, par sa simplification réductionniste va permettre l’approche
comparative. La mesure est une opération construite, rationnelle et non une
observation empirique. Elle construit donc son objet, le crâne ici, comme un
objet scientifique : on ne mesure pas n’importe quoi, n’importe où, n’importe
comment (le protocole opératoire privilégie par exemple la charpente maxillo-
faciale comme les apophyses). Elle est une objectivation correspondant à une
pratique théorique par laquelle, selon une expression de Gaston Bachelard, le
crâne-objet est « trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, pro-
duit sur le plan des instruments », par une observation toujours polémique17.
Angle facial, indice céphalique sont, sans conteste, prédictifs : mais de quoi
exactement ? Dans une perspective idéologique et axiologique hiérarchisante,
ils sont les index d’une appartenance raciale.
En effet, au-delà de la perspective comparatiste, l’approche par la
mesure répond aussi au souci de discerner l’harmonie et, pour les anthro-
pologues physiques de déterminer les « belles races », l’esthétique étant la
preuve non plus de la perfection divine, mais de la perfection naturelle.
Bien évidemment, les discours sur les belles races se fixent essentiellement
sur la tête et particulièrement sur le crâne.
Ces démarches ont concerné autant les discours de la craniologie que
ceux de la craniométrie. Mais alors qu’à l’instar de la physiognomonie, la
cranioscopie de Gall (lecture à la fois visuelle et tactile de la surface) pro-
cède du même paradigme prédictif et typologiste, l’observation précise de
la forme des crânes et surtout leur mesure (craniométrie, méthode con-
çue en 1625 par Spigelius) semblent engager la voie vers une scientificité
plus légitime, en raison même du recours au quantitatif. Si d’autres boîtes
célèbres ont été mythiques et métaphoriques (la « boîte de Pandore », les
Silènes de Platon à Rabelais, etc. jusqu’à la boîte toujours noire des catas-
trophes aériennes), la boîte crânienne constitue, pour les anatomistes et les
43
artistes comme pour les anthropologues, dans des perspectives différentes,
un objet privilégié. Elle se démultiplie dans les cabinets des phrénologistes,
comme dans tous les musées d’anatomie offrant aujourd’hui les spécimens
des collections célèbres (Musée Orfila ou Dupuytren à Paris, par exemple)

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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mais aussi dans les ostéothèques des laboratoires d’anthropobiologie offrant
des « séries » aux études anthropométriques18.
Le crâne, qui enserre le cerveau, siège de la pensée, et l’enveloppe osseuse,
aura toute l’attention des études d’anthropologie physique au XIXe siècle19,
peut-être parce que la chair n’y est pas très dense et épaisse, que l’os perce
sous la peau en une sorte de démonstration qui dévoile : chaque éminence,
chaque enfoncement, chaque anfractuosité et chaque saillie20 seront observés,
décrits, mesurés et évalués. Tout un arsenal impressionnant d’instruments de
mesure et d’observations figure dans Le Laboratoire de Paul Broca 21. Nous
pourrions faire une énumération vertigineuse, liste à la Georges Pérec, des
« craniographes devenus en 1865 stéréographe,… craniophore… cranios-
cope… céphalomètre, endographe… pachymètre… cranisostat… orbitostat…
goniomètre… crochet sphénoïdal… crochet turcique… sonde optique… règle
trigonométrique… compas… tropomètre… »22 qui attestent les exigences de
minutie et d’exactitude anthropométriques ainsi que la certitude d’une pro-
duction du savoir par une technique exacerbée. La raison technique devient
procédure de vérité et la véridiction qu’elle soutient se soutient elle-même
de cette technicité pointilleuse.
L’ordre du corps est écrit en langage métrique, en comptes et décomptes,
pesées et mesures multiples de ses parties et de ses organes. La commen-
surabilité s’impose comme seule activité objectivante fiable par la méthode
comparative et la quantification systématique du corps a valeur démonstrative.
La méthode visait à restituer un maximum d’informations sur les hommes
dans des domaines apparemment aussi variés que leur capacité physique, leur
intelligence, leurs mœurs, leurs origines, leur histoire (Renneville, 2000)23. Dès
lors, la quantification vise l’expression la plus objective de la nature, du type
et de la qualité du sujet. En effet, l’étude scientifique des crânes devait rendre
compte pour les monogénistes (De Quatrefages, 1861)24 à la fois de l’unité de
l’espèce humaine et de sa diversité, sous pression de l’influence du milieu, en
trouvant des mesures de traits reproductibles et comparables entre elles. Pour
44
les polygénistes, la mesure devait mettre en évidence les caractères spécifiques
de chaque espèce humaine (Bory de Saint-Vincent, 1827)25 et montrer leur si-
militude avec les espèces de primates dont ils étaient censés être les descendants
(Nott & Gliddon, 1857)26. La classification des différences craniométriques

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Craniométrie et constitution des normes
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observables répond alors à une production normative, d’autant plus perfor-
mante qu’elle réunit les approches esthétiques, anatomiques et physiologistes
(Camper, 1791)27. Par exemple dans un tableau proposé par Quatrefages en
1887, tiré des travaux de Morton (sur le cubage des crânes28) l’auteur montre
que les anglais ont une moyenne de 96 pouces-cubes et les Hottentots ou les
Aborigènes de 75 pouces-cubes, en passant par les Arméniens qui ont 84
pouces-cubes et les « nègres » d’Afrique cubés à 83 pouces-cubes.29
Alors, que le degré d’hominisation soit fonction d’un degré angulaire,
que le « crâne caucasien » s’impose comme le modèle le plus harmonieux
donc le plus élaboré (Buffon, 1749 ; Blumenbach, 1795)30, que le compara-
tisme soit possible par la constitution d’une collection de crânes spécimens
(Blumenbach puis Morton par exemple jusqu’à Macalister ou Deniker31),
que la forme crânienne (brachicéphale versus dolicocéphale) indique des
capacités considérées comme infaillibles par Retzius à la civilisation et à la
domination, expriment à la fois un discours scientifique et idéologique : une
zoologie humaine… trop humaine.

____ Que représentent aujourd’hui les crânes


en ostéothèques ? Collections contemporaines :
de la comparaison aux raisons normatives
Dans une configuration du savoir recherchant un ordre du réel humain, la
construction d’une humanité intelligible, dans l’apparent désordre organisé
de la différence et de la variabilité, par une typologie fondée sur l’obser-
vation calculée, la mesure s’impose comme pratique scientifique. Dans ce
cadre, l’anthropométrie a, dès ses débuts au XXe siècle, un double postu-
lat : d’une part, une détermination des différentes proportions à différents
âges ou stades pour produire les lois de croissance des différentes parties du
corps. C’est le cas de travaux de Paul Godin (1904), par exemple ; d’autre
45
part, une distinction des différentes races et reconnaissance des filiations,
dans un contexte historique colonialiste (Deniker, 1900 ou Verneau, 1931)32.
Mais aussi, et plus en prise avec la réalité coloniale française, les travaux de
Maurice Allain (1931)33.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Nous avons vu combien la mesure et le savoir de l’anthropologie physi-
que sont imbriqués : l’anthropométrie, à cet égard, est exemplaire de cette
exigence que Carnap accorde à la méthode quantitative dans la mesure
où son premier avantage est la concision mais surtout son usage prédictif
possible : « elle nous permet d’exprimer les lois sous forme de fonctions
mathématiques qui conduisent à formuler des prédictions de la façon la
plus précise et la plus efficace » (1973, pp. 108-110)34. Il est clair que s’agis-
sant de l’étude des humains, les anthropologues ont vu dans la mesure la
garantie de neutralisation des accidents, des confusions, des complexités
de l’observation. Les spécimens humains ainsi arrachés aux situations
particulières, phénoménales, culturelles, le sont aussi à la subjectivité
des représentations de l’observateur. Ces précautions méthodologiques
et techniques garantissent la scientificité d’une anthropologie devenue
aujourd’hui biologique (et non physique) conduisant parfois certains à la
considérer encore comme « histoire naturelle de l’homme », tant le désir
de l’arrimer aux sciences dures est patent.
Alors, appliquée au crâne humain, la biométrie a prétendu aussi saisir
en mesure le réel obscur ou invisible, le territoire inaccessible et rétif de la
pensée. Ceci explique le passage aux travaux de la psychométrie. Si nous
poursuivions une perspective historique, nous aurions pu faire état des travaux
de Binet (1902, 1904)35, par exemple. Binet s’attache aux proportions du crâne
chez les aveugles, les sourds-muets, les anormaux. Il s’agit toujours d’élucider
par l’observation et la mesure la nature et le comportement des hommes et
les limites distinctives entre eux (Lanteri Laura, 1994)36.
Il ne s’agit pas de réduire cette mesure à une simple quantification par
laquelle elle passe et qu’elle impose nécessairement, qui raterait un essentiel
humain improbable, dont on ne sait où il réside, et ce pour en dévaluer par
là les résultats. Mais il s’agit bien de comprendre que cette pratique métrique
empruntée aux sciences naturelles est tributaire néanmoins, comme dans
toutes les sciences humaines, de la construction d’un système original de
46
mesure lui-même corrélé à une configuration épistémique et idéologique.
Quand on fait de la biométrie des espèces animales, on fait de l’anatomie
comparée, dans une perspective évolutive. Mais quand l’homme est l’objet,
on torture la mesure afin qu’elle livre plus que ce qu’elle ne peut dire et dit

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effectivement ! Par exemple : les corrélations entre la capacité crânienne
et les capacités d’accès à la civilisation. En 1880 déjà, Charles Letourneau
écrit « jamais une race anatomiquement inférieure n’a créé une civilisation
supérieure » (Letourneau, 1880, p. 337). Letourneau écrit : « L’homme nè-
gre, au cerveau réduit… l’homme jaune s’écarte davantage de l’animalité…
l’homme blanc a gravi encore quelques degrés de plus dans la hiérarchie
organique. Son cerveau s’est épanoui ». Dans une perspective d’anthropolo-
gie physique au service d’une idéologie et d’une axiologie hiérarchisantes des
êtres humains, les mesures sont les index d’une appartenance raciale. Mais
dans une perspective d’anthropologie médico-légale ou de paléoanthropo-
logie, les mesures crâniennes permettent les déterminations d’âge et de sexe
des individus ou les étapes de l’évolution38. Pour autant, les anthropologues
biologistes aujourd’hui ont « quitté depuis un certain temps déjà les voies
de ceux que certains avaient appelés « les mesureurs de crânes »39. Ces
pratiques métriques ne sont alors plus typologistes, voire même classifi-
catoires mais se sont orientées vers la diversité, vers la population et non
plus vers l’individu40.
En revanche aujourd’hui41, certaines pratiques anthropométriques sont
présentées comme identitaires dans une perspective de contrôle médical
et/ou sécuritaire. La biométrie s’impose alors dans une version d’autant plus
dangereuse qu’elle est validée par un savoir biologique et technologique (gé-
nétique, morphométrique…). Les 11 mesures de Bertillon42 sont devenues
caduques par la mise en évidence de marqueurs biologiques plus fiables dans
le processus de répétabilité et d’identification, comme les dermatoglyphes ou
les groupes sanguins.
Finalement un autre arsenal de mesures prend du service, associé à des
technologies nouvelles comme la lecture de l’iris enregistrée par caméra
infrarouge, la recomposition photogrammétrique du visage enregistrée par
caméra et bien sûr l’analyse de l’ADN, technique très discriminante.
La biométrie actuelle investit trois champs s’articulant autour de deux
47
types de populations : les populations passées et les populations actuelles.
Le champ des ostéothèques concerne le premier point, champ dans lequel
la mesure contribue à reconstituer les populations du passé. Cela revient à
les situer dans une perspective diachronique et synchronique en fonction

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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de critères environnementaux. Le biais possible de ce genre d’étude réside
dans la représentativité de l’échantillon. On passe de l’échantillon observé
et analysé à la population supposée, au risque d’une distorsion en raison
de biais taphonomiques notamment. Néanmoins, les crânes observés et
mesurés restent porteurs d’informations non seulement sur l’âge, voire le
sexe des individus, mais également leurs conditions d’existence : alimenta-
tion, pratiques sociales et culturelles (modelage crânien, gestes d’ouverture,
blessures guerrières, etc.) et leurs pathologies. Il ne s’agit bien sûr plus de
classifications raciologiques, mais d’utiliser ces crânes comme constituant
des données sur les conditions de vie et d’environnement de ces popula-
tions du passé.
Les deux autres champs concernent les populations vivantes. L’un
de ces champs s’attache aux travaux concernant les populations vivantes,
dans leur ensemble, dans une perspective holiste. Il présente des difficultés
d’échantillonnage. En effet il s’agit que le groupe d’individus étudiés soit
représentatif de la population pour la problématique posée qui concerne
généralement des processus adaptatifs (alimentation, croissance, vieillis-
sement, obésité…). La finalité est toujours de comprendre les processus
présidant à un écart normatif. Pour ce champ, la craniométrie intervient de
manière faiblement informative dans la mesure où elle ne sert qu’à montrer
des processus d’adaptation morphologique (ex : acclimatation à l’altitude).
Il s’agit bien sûr de populations non pathologiques.
L’autre champ, le troisième concerne les individus vivants (voire les
cadavres et non pas les squelettes comme archives biologiques) mais ne se
situe pas dans une perspective scientifique (construction de corrélations
par exemple entre alimentation et morphologie) et révèle un retour au
paradigme d’une nature fondatrice de l’identité. « Rien n’est plus naturel
d’utiliser le visage pour identifier une personne » est-il écrit sur un docu-
ment du site Internet http://www.biometrie-online.net/. Nous pourrions
sourire de ce « naturel » là, s’il n’était incontestablement le symptôme d’une
48
discrimination et d’une stigmatisation. Se méfier du « naturel », tous les
anthropologues ont à l’esprit (ou devraient l’avoir) cette précaution critique
que Lévi-Strauss ou Merleau-Ponty notamment ont clairement fondée.
Outre une réflexion critique sur la notion de prétendue « nature » fonda-

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Craniométrie et constitution des normes
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trice et déterminante de l’identité, qui ne relève pas directement de notre
propos ici, cette même nature est pour le moins dénaturée, réduite ou ar-
tificiellement produite par le regard subjectif ou techniciste. L’appréciation
du visage comme relevant d’une prévalence identitaire correspond bien
davantage à une préférence accordée à l’apparence immédiate perceptuelle
très empreinte de préjugés et de stéréotypes.
La biométrie et ses applications aujourd’hui doivent répondre à une
entreprise de contrôle et d’identification, de reconnaissance avec une
marge d’erreur la plus faible possible. Elle serait une entreprise d’authen-
tification, à visée identificatoire et identitaire. L’identité de la personne ne
serait plus seulement désormais rabattue sur son appartenance, ce qui est
déjà le propre d’un racisme (primaire ou non), mais serait rabattue sur son
apparence « naturelle », celle de son visage, de sa tête particulièrement.
Certes, les divers documents qui présentent la biométrie et sa puissance
comme son efficacité concèdent que « le résultat restera toujours une
identité probable… que les variables telles que des lunettes de soleil, des
moustaches et des barbes, des expressions faciales anormales (sic !) et
l’inclinaison importante de la tête peuvent causer des anomalies avec des
systèmes d’identification du visage. Une chirurgie importante du cartilage
du visage pourrait tromper le système ».
Il nous reste probablement à travailler nos cartilages et nos expressions
ou encore à vivre et à vieillir, ce qui relève du plus que probable… car enfin,
l’exactitude tant souhaitée par les tenants de la biométrie appliquée aux fins
avouées de contrôle et de sécurité relève du leurre : elle occulte ce qui fait
le propre du vivant, justement, les transformations adaptatives, l’évolution
et la variabilité. Du reste, le même document sur le même site use d’un ton
de déploration en écrivant, à ce propos : « la biométrie présente malheu-
reusement un inconvénient majeur : en effet aucune des mesures utilisées
ne se révèle hélas être totalement exacte… on s’adapte à l’environnement,
on vieillit, on subit des traumatismes plus ou moins importants, bref on
49
évolue et les mesures changent »… Si le propos n’était révélateur d’une
perspective dangereuse en ce qu’elle déplore, sa naïveté serait drôle.
Mais plus sérieusement, le caractère incertain reconnu et déploré dans
les documents de « biométrie sécuritaire », ne s’inscrit-il pas pourtant

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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dans une perspective technique sans limite où, par principe, tout ce qui
est objectivement possible est réalisable ? L’improbabilité se calcule aussi,
et les écarts également. Du reste, les objectifs ouvertement déclarés de
« sécurité » et de « facilité » correspondent aux valeurs d’une société de la
raison technique, du bio-pouvoir, de la gestion des corps et de la surveillance
des populations (les termes foucaldiens viennent ici quasi spontanément
à l’esprit). Même Bertillon (1853-1914) voyait dans le visage une chose
transformable culturellement alors qu’aujourd’hui les nouveaux paramètres
prédisent une quasi infaillibilité de l’identification individuelle.
Outre le visage et le crâne, on retient dans ce système de mesure des
variables telles que : l’empreinte digitale, l’iris, la rétine, la géométrie de la
main et du doigt, le système et la configuration des veines43 ainsi que la
dynamique des signatures, des frappes au clavier, la reconnaissance vo-
cale… Mais, s’il ne s’agit plus là de caractéristiques physiques à proprement
parler, ces variables constituent néanmoins des traces corporelles. Sont en
train d’être développées : la géométrie de l’oreille, la géométrie des pores
de la peau et la généralisation de la détermination ADN. Donc, l’identité
certes ne tient plus de l’appartenance, comme nous l’avons dit précédem-
ment, travers qui fondait les discours raciologiques et doxiques, mais elle
s’authentifie par l’usage de spécificités biologiques qui seraient propres à
l’individu et non plus au groupe. En effet, les paramètres présentés comme
objectifs et discriminants paraissent faire fi des catégories « ethniques »
déjà stigmatisées par le passé. Mais une biométrie sécuritaire ne fera pas
l’économie d’une construction de « groupes à risque »44 qui va réinventer
une hiérarchie stigmatisante, que l’on peut facilement imaginer dans la
mesure où elle est déjà présente dans les stéréotypes de la doxa.

50 _____ L’usage incommensurable de la mesure


Faut-il aller jusqu’à voir une distorsion entre le travail scientifique
utilisant légitimement la mesure dans nos laboratoires d’anthropologie
et l’usage technopolitique de la biométrie dans la société ? Certes les

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pratiques relèvent des mêmes protocoles mais les unes répondent à des
problématiques anthropologiques, les autres à des besoins de contrôles
sécuritaires exclusivement. Cela suffirait à convenir que l’aspect normatif
de l’anthropométrie dans nos laboratoires est indiscutable et nécessaire
dans une démarche scientifique s’appuyant sur la construction de modè-
les dans lesquels on introduit de la variabilité, élément indispensable à la
dynamique même du modèle.
Pour autant, nul ne peut plus ignorer la collusion entre science et
idéologie devenue aujourd’hui un lieu commun, du moins de la commu-
nauté scientifique et de l’histoire des sciences, comme ignorer l’inscription
historique, donc politique, sociale et économique, de l’activité scientifique.
Or l’anthropométrie ne constitue jamais un moyen neutre d’évaluation. Elle
normalise et stigmatise toujours.
En revanche, l’aspect de stigmatisation renvoie à deux formes. D’une
part, il s’agit de la mise en évidence d’un écart très important à la norme
renvoyant à l’anormal et/ou au pathologique : il s’agit alors de stigmatisation
de l’extrême ou du pathologique dont on ne reconnaît pas qu’ils sont aussi
des modes normatifs. Le pathologique, par exemple, n’est pas absence de
normes (anormalité) mais limitation de leur fonctionnement (normativité
autre). D’autre part, la stigmatisation change de registre lorsqu’elle anticipe
en fonction d’hypothèses prédictives de déviance sur l’identité des indivi-
dus effectivement déviants. Aujourd’hui, le recours à la biométrie répond
paradoxalement à l’absence de stigmates absolus aisément identifiables sur
le corps, consistant en des signes phénotypiques repérables et reconnus
(dans le discours officiel du politiquement correct, être bronzé n’est pas a
priori un stigmate absolu de délinquance, mais en terme de probabilités,
c’est être suspect de délinquance potentielle…). Si la biométrie ne stigma-
tise pas des éléments morphologiques particuliers, par le truchement de
la statistique, elle devient sans conteste un instrument de contrôle d’une
idéologie à la fois libérale et totalitaire.
51
En effet, la différence avec Della Porta et Lombroso (pour ne garder que
deux entreprises dans des périodes différentes – XVIIe et XIXe siècles), c’est
que ceux-ci croyaient qu’il existait des stigmates sur les individus criminels et
proposaient une intervention de la société pour se prémunir contre ces risques

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(éducation, notamment). Alors que dans la pratique contemporaine, on ne
pose aucun stigmate a priori mais on présuppose qu’une lecture biométrique
et statistique fera émerger les signes repérables des individus à risque, déviants
et dangereux (l’actualité scientifique autour des débats animant l’INSERM est,
à cet égard, pour le moins probante). Les incidences normatives de contrôle,
de prescription s’inscrivent dans l’horizon du corps-identité. Le procédé de
rabattement de l’identité n’est-il pas ici celui d’une triple synecdoque ?
La part biologique constituerait le tout de l’identité du sujet, sachant
que, déjà, en une sorte d’opération préalable, le corps serait réduit au bio-
logique et enfin, les paramètres retenus dans l’effectuation biométrique
seraient tenus pour l’ensemble du biologique. En somme, l’élément biolo-
gique pour le tout biologique, le biologique pour le corps, et le corps pour
l’identité du sujet. Il s’agit donc d’une nouvelle organisation du monde qui
reposera sur des identifiants biologiques prédictifs dont l’usage nous paraît
incommensurable et qui obligera les anthropobiologistes à se repositionner
dans une société « biométrisée ».

Notes et références
1
CNRS-Université de la Méditerranée
2
CNRS-Université de la Méditerranée
3
Guillaume Le Blanc, La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem,
Paris, PUF, 2002.
4
Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme, Paris, Éditions Ramsay, 1983.
5
Éric Crubézy et al., Anthropobiologie, Paris, Masson, 2002.
6
Éric Crubézy et al., op.cit., p. 112-117.
7
F.J. Gall, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en par-
ticulier, Paris, Imprimerie Haussman et d’Hautel, 1810-1819.
8
Paul Broca, « Notions complémentaires sur l’ostéologie du crâne. Détermination et
dénominations nouvelles de certains points de repères. Nomenclature craniologique »,
52 Bull. de la SAP, Série 2, Tome X, 1875, p. 337-367.
9
G. Della Porta, De humana psysiognomonia. Napoli, 1586.
10
Laurent Baridon et Martial Guédron, Corps et Arts, Physionomies et physiologies dans
les arts visuels, Paris, L’Harmattan, 1999. Claire Barbillon, Les canons du corps humain
au XIXe siècle, Paris, Odile Jacob, 2004.

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Craniométrie et constitution des normes
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11
Marin Cureau de la Chambre, Caractères des passions. Paris, 1640-1662.
12
Les théoriciens et historiens de l’art ne s’accordent pas sur l’interprétation des Con-
férences de Le Brun ce qui invite à une certaine prudence. Pour une synthèse de ces
questions, voir L. Baridon & M. Guédron, op.cit, p. 32-47.
13
Jean-Jacques Courtine & Christine Haroche, Histoire du visage : exprimer et taire ses
émotions XVIe – début XIXe siècle, Paris/Marseille, Rivages, 1988 (Réed : Paris, Payot &
Rivages, 1994).
14
Charles Le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727, reprint aux Amateurs de Livres
et Bibliothèque Interuniversitaire de Lille, 1990.
15
Laurent Baridon et Martial Guédron, 1999, op. cit.
16
Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
17
Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Vrin, 1934, p.16.
18
À l’UMR 6578 CNRS-Université de la Méditerranée à Marseille notamment où une
réflexion est conduite sur la nature, le statut, la conservation de ces collections, ainsi
que les questions éthiques qu’elles soulèvent. À titre indicatif, voir : Yann Ardagna et
al., Les collections ostéologiques humaines, Gestion, Valorisation, Perspectives, APA,
Aix-en-Provence, 2006, Supplément au Bulletin Archéologique de Provence, 4.
19
Nélia Dias, La mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle,
Paris, Seuil, 2004.
20
Nous empruntons cette énumération au texte de Charles Cordier, in « Types ethniques
représentés par la sculpture », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, séance du
6 février 1862, p. 64-66, cité par Claire Barbillon, Les canons du corps humain au XIXe
siècle ; L’art et la règle, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 106.
21
H.V. Valois, cité par C. Blanckaert : Claude Blanckaert, « L’anthropologie personnifiée,
Paul Broca et la biologie du genre humain », Préface des «Mémoires d’anthropologie »
de Paul Broca (1871), JM Place, Paris, 1989, p. VIII.
22
Claire Barbillon, op. cit. 2004, p. 106.
23
Marc Renneville, Le langage des crânes. Une histoire de la phrénologie, Paris, Les Em-
pêcheurs de penser en rond, 2000.
24
Unité de l’espèce humaine, Paris, Hachette. 1861.
25
Bory de Saint-Vincent, L’homme (HOMO). Essai zoologique sur le genre humain, 2 vol.
Paris, Rey et Gravier, 1827.
26
J.C. Nott and G.R Gliddon. Indigenous races of the earth..., Philadelphia, Lippincott:
London, Trübner. Orfila, 1857.
27
Pierre Camper, Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie
des hommes des divers climats et des différents âges, Paris/La Haye ; HJ Jansen, 1791.
28
Voir L. Manouvrier, Aperçu de céphalométrie anthropologique, S A. P., 1899, pp. 558-
591. 53
29
A. Quatrefages de Bréau, Introduction à l’étude des races humaines, Hennuyer, Paris,
1887.
30
F. Blumenbach, De l’unité du genre humain et de ses variétés. (1re édition française traduite
par F. Charrel sur la troisième édition latine), Paris, Allut, An VIII.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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31
J. Deniker, Les Races et les Peuples de la terre, Paris, Masson, 1900.
32
Par exemple dans Les Races et les Peuples de la terre, Masson ou encore Les Merveilles des
races humaines, Paris, Hachette (sans date) mais contemporain de l’entreprise coloniale et
Verneau « L’Homme, races et coutumes », Paris, 1931, Larousse.
33
Dans l’Encyclopédie pratique illustrée des Colonies françaises (Librairie A. Quillet, 1931,
2 vol.).
34
Rudolf Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, Paris, Armand Colin,
1973.
35
Antoine Binet, Les proportions du crâne chez les aveugles, A.P., 8, 1902, pp. 369-384.
Antoine Binet, Les proportions du crâne chez les sourds-muets, A.P., 8, 1902, pp. 385-389.
Antoine Binet, Questions de technique céphalométrique d’après M. Bertillon, A.P., 10,
1904 pp. 139-41. Antoine Binet, Les frontières anthropométriques des anormaux, Bul.,
16, 1904, pp. 430-38.
36
Georges Lanteri-Laura, Histoire de la phrénologie, Paris, P.U.F, 1970, Réed. 1994.
37
Charles Letourneau, 1880, in La sociologie d’après l’ethnographie, Paris, Reinwald.
38
Pour seul exemple à visée générale, très récent, citons l’article de Jaroslav Bruzek, Aurore
Schmitt et Pascal Murail, « Identification biologique individuelle en paléoanthropologie,
détermination du sexe et estimation de l’âge au décès à partir du squelette », in Dutour
& al. 2005, CTHS, p. 217-246. S’agissant d’un article dans un ouvrage à orientation
didactique, le caractère probant du point dont nous parlons est encore renforcé par
la bibliographie. Ces déterminations, appliquées au fœtus par exemple, sont encore
aujourd’hui estimées par la mesure : Pascal Adalian et al., « Postmortem assessment
of fetal diaphyseal femoral length: validation of a radiographic methodology ». Journal
of Forensic Sciences. 2001, 46(2) : 215-219 ; « Nouvelle détermination de l’âge fœtal à
partir de la diaphyse fémorale. Comptes Rendus de l’Académie des Sciences » – Sciences
de la vie 325 (2002) 1-9 ; « Estimation du sexe fœtal à partir de l’ilium. », Bulletins et
Mémoires de la Société Anthropologique de Paris. 2001, t.13 (1-2) : 61-73.
39
Première phrase de l’Avant-Propos du dernier manuel sur « Objets et méthodes en
paléoanthropologie », Dutour & al., 2005, CTHS, p.11.
40
Ainsi, des travaux récents ont montré les corrélations entre craniométrie et environ-
nement climatique, dans l’une des publications de référence en la matière, Anton S.C.,
2002, « Evolutionnary significance of cranial variation in Asian Homo erectus », Am.
J. phys. Anthropol. 118 : 301-323 ; ou encore l’article de Trenton Holliday, « Forme
corporelle et adaptation climatique », in Dutour & al. 2005, op.cit. CTHS, p.281-314 ;
ou encore : Anton S.C., 2002, « Evolutionnary significance of cranial variation in Asian
Homo erectus », Am. J. phys. Anthropol. 118 : 301-323.
41
« Biométrie, le corps identité », Exposition à la Cité des sciences et de l’industrie de La
Villette, Paris, novembre 2005. Cette exposition, qui se veut didactique, a fait l’objet de
54 polémiques diverses. Elle a du moins le mérite de clarifier l’un des objectifs de l’entreprise
biométrique : détermination de l’identité, à des fins sécuritaires. Sous couvert d’une
objectivité qui tient surtout à l’usage du vocable scientifique, le dépliant de l’exposition
fait état clairement des usages et des possibilités d’application de la biométrie. Giorgio
Agamben, dans un article du 7 décembre 2005 (Le Monde) écrit notamment : « Le jour

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Craniométrie et constitution des normes
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où le contrôle biométrique sera généralisé et où la surveillance par caméra sera établie
dans toutes les rues, toute critique et tout dissentiment seront devenus impossibles. Les
jeunes étudiants qui ont détruit le 17 novembre les bornes biométriques dans la cantine
du lycée de Gif-sur-Yvette ont montré qu’ils se souciaient bien davantage des libertés
individuelles et de la démocratie que ceux qui avaient décidé ou accepté sans broncher
leur installation ».
42
Alphonse Bertillon, Identification anthropométrique, instructions signalétiques, Paris,
Imprimerie administrative, 1893.
43
Voir le site Internet www.securiteinfo.com.
44
Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, 1958.

55

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NORMALITÉ, NORME, NORMATIVITÉ. ANTHROPOLOGIE PHYSIQUE DES
CORPS-AUTRES
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Antonio Guerci
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 57 à 75
ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-57.htm
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NORMALITÉ, NORME, NORMATIVITÉ.
ANTHROPOLOGIE PHYSIQUE
DES CORPS-AUTRES
Antonio Guerci1

____ Sur la normalité2


Rien n’est plus anormal que la normalité. Cette proposition constitue
évidemment une provocation ; mais avant de l’abandonner comme une
boutade, elle devrait être questionnée plus amplement, afin de révéler
– comme il convient de le faire pour les provocations intellectuelles – le
peu de vérité qu’elle recèle. L’univers de la normalité engendre une grande
confusion. Ce mot, qui n’est clair et compréhensible qu’en apparence, est
en fait un véritable piège sémantique.
Une seule des acceptions de normalité est couramment perçue : la
normalité comme aurea mediocritas ou comme appartenance au groupe de
ceux que ne sont ni stigmatisés ni stigmatisables. Tous les autres sens, qui
cohabitent malgré eux ensemble, ne cessent de se disputer et de s’occulter.
Pour expliquer l’origine de cette cohabitation tumultueuse il faut empiéter
brièvement dans la statistique.
Dans le vocabulaire statistique, les distributions normales représentent
une famille de distributions symétriques qui ont la même forme générale,
celle de la cloche décrite par la courbe de Gauss. L’axe de la valeur moyenne
57
croise le point le plus haut de la courbe, qui descend ensuite, plus ou moins
rapidement, vers les deux ailes. Le nivellement de la courbure majeure ou
mineure de la cloche se mesure par l’écart type, qui indique les variations
autour de la moyenne des valeurs de la population considérée. Les courbes

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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normales expriment la règle dite « empirique » : 68 % de la population
présente des valeurs qui s’éloignent de la moyenne d’un écart type ; 95 %
de la population présente des valeurs qui s’éloignent de la moyenne jusqu’à
deux fois l’écart type ; et 99,7 % de la population présente des valeurs qui
s’éloignent de la moyenne jusqu’à trois fois l’écart type. Autrement dit, dans
une distribution normale presque toutes les valeurs se différencient de la
moyenne de trois écarts types au maximum ; et dans la plupart des cas la
« paramétrisation » se fait sur les deux premiers écarts types, c’est-à-dire
sur 95 % de la population. Statistiquement, pour n’importe quel individu de
la population en analyse pour le caractère C, la probabilité que la mesure
de C se différencie de la moyenne pour une valeur égale au maximum à
deux écarts types, est de 95 %.
Ici on trouve aussi l’articulation sémantique cachée. La normalité
statistique concerne uniquement la fréquence : les valeurs qui se différen-
cient de la moyenne de deux (ou de trois) écarts types sont dites normales
parce qu’elles sont ainsi dénommées en statistique et certainement pas
parce que les autres valeurs (celles qui se trouvent au-delà du premier,
deuxième ou troisième écart type) sont anormales. Mais à force d’utiliser
un mot technique dans des contextes ambigus, la normalité tend à devenir
norme, c’est-à-dire à assumer la valeur normative : les valeurs éloignées de
la moyenne de plus de deux écarts types deviennent anomalies3.
Parmi les caractères médico-physiologiques et anthropométriques,
nombreux sont ceux distribués normalement, c’est-à-dire qu’ils ont une
distribution en forme de cloche : 95 % de la population présente des valeurs
normales qui s’éloignent de la moyenne de deux écarts types seulement.
Mais si au lieu de considérer un seul caractère on en considère deux, entre
eux indépendants, alors la population qui présente des valeurs normales
pour chacun des caractères n’est plus de 95 % mais de 90,25 %4. Ce pour-
centage diminue rapidement avec l’augmentation des caractères considérés :
85,74 % de la population est normale pour trois caractères indépendants ;
58
60 % pour dix caractères ; et seulement 34 % pour vingt caractères ; quand
on arrive à cent caractères indépendants, la population qui résulte normale
pour ces cent caractères est d’environ 0,5 %. Dès l’instant que les paramè-
tres morpho-physiologiques statistiquement normaux et probablement

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Normalité, norme, normativité.
Anthropologie physique des corps-autres
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indépendants sont des milliers, chaque individu est mutant pour quelques
caractères par rapport à la distribution normale ; l’individu le plus normal
en absolu, c’est-à-dire celui qui se trouverait toujours dans la distribution
centrale de chaque caractère, serait en même temps celui qui, statistique-
ment, résulterait le plus anormal5.

____ Sur l’anthropologie médicale6


Le secteur de l’anthropologie, qui récemment, s’est démontré plus sensible
à l’observation des corps-autres, dans la normalité et/ou dans la pathologie
est l’anthropologie médicale.

Les orientations théoriques de l’anthropologie médicale

Pour mieux appréhender la complexité de l’interaction entre la société hu-


maine et la maladie, l’anthropologie médicale a développé différents concepts
qui, jusqu’à présent, s’équivalent et dont les limites sont énoncées différem-
ment selon les auteurs. Il nous faut cependant rappeler que les subdivisions
de l’anthropologie médicale n’ont pas, en fait, de limites bien définies et que
les subdivisions faites dans différents travaux généraux ne coïncident pas tou-
jours7 8 9. En général, et indépendamment de l’orientation du travail de chaque
chercheur (qu’il soit lié à des thèmes de biomédecine ou d’ethnomédecine
ou de politique et d’intervention), on peut distinguer trois grandes modalités
d’approches de l’anthropologie médicale : la théorie médico-écologique, la
théorie culturelle et l’anthropologie médicale critique.

La théorie médico-écologique

Entièrement formulée par Alland en 197010, la théorie médico-écologique


59
se base sur le concept d’adaptation, biologique et culturelle, individuelle
et collective, au milieu ambiant. La santé est considérée comme une me-
sure d’adaptation réussie au milieu et elle peut être étudiée au travers de
modèles écologiques.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Selon la schématisation présentée par McElroy et Townsend11, l’écosys-
tème dans lequel évoluent les populations humaines est composé d’éléments
biotiques (tels que les prédateurs, la nourriture disponible, les vecteurs de
maladies, etc.), d’éléments abiotiques (tels que le climat, l’énergie disponible,
les matériaux, etc.) et d’éléments culturels (tels que l’organisation sociale,
l’idéologie, la technologie, etc.). L’équilibre dynamique ou le déséquilibre
des éléments de l’écosystème se mesure, en effet, en termes de santé et
de maladie. La santé témoigne de l’intégration des éléments tandis que
la maladie (sans vouloir parler de déterminisme ou de réductionnisme)
vient du déséquilibre des composantes12. Une modification de l’équilibre
climatique, par exemple, peut causer des famines qui, à leur tour influeront
directement sur l’état de santé de la population. En revanche, une innovation
technologique, modifiant la quantité d’énergie nécessaire pour un travail
ou permettant certaines applications innovantes, peut améliorer l’équilibre
de la population avec son milieu ambiant.

La théorie culturelle

La théorie culturelle naît comme réponse au nivellement de la culture


sur la nature, implicite dans le modèle d’interprétation médico-écologi-
que qui ramène la maladie exclusivement à l’état de déséquilibre entre
la population et le milieu ambiant. Kleinmann13 a proposé d’interpréter
la maladie non pas comme une entité objective appartenant au monde
physique mais plutôt comme un modèle explicatif qui, au travers d’inte-
ractions culturelles et sociales bien précises, rassemble des phénomènes
disparates (les symptômes) et leur donne un nom collectif (celui, juste-
ment, de maladie). D’après ce concept, tant le patient que le médecin ne
peuvent connaître la maladie qu’au travers d’une série d’interprétations
qui supposent des modalités particulières d’interaction entre la biologie,
60
les pratiques sociales et les systèmes culturels.

En refusant de considérer la maladie comme étant indépendante du


« monde environnant », la théorie culturelle explique, par exemple, les

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Normalité, norme, normativité.
Anthropologie physique des corps-autres
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différences conceptuelles séparant l’anatomie biomédicale de celle de la
médecine chinoise, la variété des diagnostics présents dans les différentes
médecines traditionnelles, les interactions entre l’établissement de la noso-
logie médico-professionnelle, l’observation du patient et le vécu individuel
et collectif de la maladie. C’est là que se situe la séparation conceptuelle
effectuée par l’anthropologie médicale anglo-saxonne, entre « illness »,
« disease » et « sickness ».

L’anthropologie médicale critique


(« political economy medical anthropology »)

L’anthropologie médicale critique (appelée aussi « political economy medi-


cal anthropology » dans le milieu anglo-saxon) est le courant le plus récent
de l’anthropologie médicale, elle adopte les positions les plus radicales.
Venant du besoin d’interpréter le rapport santé-maladie dans les po-
pulations humaines dans un contexte social, économique et culturel plus
élargi que celui qui est pris en considération d’ordinaire (qui se limite au
rayon d’action de la population du milieu environnant), l’anthropologie mé-
dicale critique oriente sa recherche autour de l’idée selon laquelle l’inégalité
sociale ainsi que les rouages du pouvoir et de l’exploitation forment les tous
premiers facteurs de détermination de la santé et des systèmes de soins et,
par conséquent, des maladies, de leur évolution et de leur épidémiologie.
Toutefois, la force polémique de l’anthropologie médicale critique ne
concerne pas seulement le cadre général de la discipline, mais met souvent
en cause les fondements implicites de bien des recherches médico-anthro-
pologiques. Selon cette perspective, il ne suffit pas d’étudier les problèmes
sanitaires spécifiques séparément du contexte social général, ni de limiter
l’analyse médico-anthropologique à l’interaction culturellement spécifique
de patients et de thérapeutes. Des études « locales », qui ne prennent pas
61
en ligne de compte le contexte général, finissent par minimiser ou même
cacher les conditions ambiantes de travail, les facteurs économiques et, en
bref, « politiques », qui déterminent l’apparition et le cours des patholo-
gies14 15 16. Par conséquent, les maladies ne sont pas des sujets concernant

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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seulement le malade et le thérapeute mais elles présentent des corrélations
précises avec les relations sociales et économiques ; et ces dernières, à
leur tour, dépendent directement des forces qui dirigent la politique et
l’économie mondiales17.

Anthropologie / Médecine / Anthropologie médicale :


quel est le dialogue ?
En général, les rapports entre l’anthropologie médicale et les deux « disci-
plines-mères » ont été plus faciles dans le domaine de l’anthropologie que
dans celui de la médecine. Cela vient en partie du fait que l’anthropologie
est une discipline de frontière ; elle est par conséquent plus ouverte (ou
du moins dépourvue de préjugés) face aux perspectives d’études atypiques
et non conventionnelles18. Quant à la médecine, elle a longtemps aspiré
à être considérée comme une science « dure » (d’où les tentatives d’une
fondation épistémologique basée sur la physiologie ou la biochimie) ; en
tant que telle, la médecine pose, sur la santé et sur la maladie, un regard
unitaire qui rend difficile une médiation aux différentes approches.
La position excentrique de l’anthropologie médicale a récemment attiré
des critiques même dans sa définition ; on a, en effet, remarqué qu’on ne
retrouve pas les origines de l’anthropologie médicale seulement (ni même
principalement) dans la médecine, mais aussi dans la pratique infirmière,
dans le débat et dans les politiques de santé publique et, en général, dans
toutes les activités concernant le maintien de la santé et la prise en charge de
la maladie ou de la crise au travers des transitions vitales des individus19.
En outre, une fois que le problème des rapports entre la biomédecine et
les médecines traditionnelles fut posé, les vastes perspectives (culturelles,
scientifiques et sociales) offertes par les études ethno-médicales et médico-
anthropologiques ne pouvaient éviter de se transformer en approches
critiques de la médecine occidentale20 21.
62
Tout d’abord, et il fallait s’y attendre, cette dernière a été mise par l’an-
thropologie médicale sur le même plan que n’importe quel autre système
médical ; c’est-à-dire qu’elle a été reconnue comme étant un système de soin
typique d’une société spécifique (la société occidentale industrialisée) à un

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Normalité, norme, normativité.
Anthropologie physique des corps-autres
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moment précis de son histoire (celui du capitalisme avancé). Face à une telle
interprétation fortement relativisante, la biomédecine s’est vue contrainte,
du moins pour sa partie la plus sensible, de redéfinir ses propres critères
d’universalité et de statut scientifique et de reconnaître le sens historique
profond implicite dans sa création conceptuelle22 23.
En outre, l’anthropologie médicale a ponctuellement critiqué la
biomédecine, entre autres pour son côté extrêmement réductionniste et
pour sa façon de s’imposer, parfois violemment, comme système médical
hégémonique sans considérer les caractéristiques culturelles et sociales
des différents groupes humains. La critique porte aussi sur sa tendance
à imposer l’activité du médecin comme absolument supérieure à celle de
tout autre professionnel de la santé ainsi que sur ses connivences avec les
mécanismes d’exploitation et de profit économique24 25 26 27 28.
Enfin, la recherche médico-anthropologique a remis en question
certaines catégories précises de la pensée biomédicale parmi lesquelles
les distinctions entre le diagnostic et le traitement, entre les soins techno-
logiques et non technologiques et entre les spécificités et les généralités
du processus thérapeutique29.

____ Sur les corps-autres


L’histoire des classifications morphologiques des représentations du corps
peut se subdiviser en 4 époques doctrinales :
– cosmobiologique-humorale ;
– physionomique ;
– morphologique-descriptive (anthropographique) ;
– biométrique (anthropométrique).
Dans la représentation cosmobiologique-humorale, c’est un corps
projet qui ressort incontestablement.
Dans la représentation physionomique (bien que se limitant à un seg- 63
ment du corps) et dans celle morphologique-descriptive, c’est un corps sujet
qui est présent : aux variables strictement morphologiques sont associées
des considérations d’ordre physiologique, ou psychologique, ou encore
comportementale ou diathésique.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Dans la représentation biométrique, c’est un corps seulement ap-
paremment objet mesurable et classifiable qui est présent. En réalité, la
même intention classificatrice fournit un élément de projectualité. Dans ce
dernier cas, la méthodologie (avec ses propres techniques) est seulement
apparemment objectuelle, mais en ayant une finalité spécifique (classifiable,
raciale, criminologique, diathésique,…) est projectuelle ; le dernier but est
la discrimination.
Il est intéressant de noter que seule la culture occidentale a atteint
cette dernière phase. Le parcours des trois premières représentations est,
lui, partagé avec les autres cultures.
Il suffit de rappeler :
– la théorie ayurvédique des trois dosha ;
– la classification chinoise des cinq éléments ;
– la bipartition frio/caliente de l’univers de l’Amérique Latine ;
– les trois catégories humorales énergétiques polynésiennes avec ira,
nanu, he’a ;
– toutes les classifications qui ont pour origine des représentations cos-
mobiologiques particulières et qui se limitent à l’approche descriptive
des formes.
Et pourtant ce n’est pas l’absence d’un altimètre, d’un mètre ou encore
d’un compas d’épaisseur ou d’un compas-glissière qui a freiné le parcours
d’environ deux tiers de l’humanité.

Le corps : objet ou projet ?

« Avant que n’importe quel corps soit, il y a une philosophie et une pratique
corporelle. Seul existe le corps projet, le corps objet (surtout sans sujet) est
un leurre »30. Et chaque culture a son projet.
Les classifications qui émergent de la vision d’un corps sont une vio-
lence méthodologique, une tyrannie ethnocentrique.
64
Selon l’anthropologie sensorielle la vision est le sens privilégié des Oc-
cidentaux. D’autres populations humaines sentent un corps, écoutent un
corps, hument un corps, touchent un corps, goûtent un corps ; d’où s’ensuit
toute une série d’expressions couramment employées excluant la vision.

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Normalité, norme, normativité.
Anthropologie physique des corps-autres
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Un corps visible et tangible se manifeste non seulement dans les centres
délégués à la vision mais s’exprime aussi sensoriellement dans le système
nerveux central et dans les tissus cérébraux.
Le schéma spatial du corps est une projection virtuelle : pensons à
l’expérience du « membre fantôme », à la douleur périodique que ressent
celui qui a subi l’amputation d’un membre. Puisque chacun de nous cons-
truit dans son propre cerveau une carte corporelle grâce aux connexions
nerveuses cérébrales, à la suite de l’amputation la neuromatrice établit des
modèles de perception spatiale, sélectionne les informations et génère un
modèle incluant le corps entier.
Cette neuromatrice, probablement innée, est toutefois constamment
modifiée par l’expérience, par la biographie individuelle, par la culture
d’appartenance. Et ainsi surgissent différentes représentations du corps,
différents espaces interindividuels (comme nous l’enseigne la proxémique)
et différentes projectualités.
Le corps devient ainsi un fait social total. Comme l’écrit M. Single-
31
ton « …le cochon que nous croyons pouvoir classifier objectivement
parmi les animaux, fait ontologiquement partie des humains pour certains
Papous, tandis que certains Papous que nous croyons pouvoir classifier
objectivement parmi les humains font pour les Asmat (d’autres Papous)
ontologiquement partie des aliments comestibles... ». « Le corps a une
forme (in)formant les formes qui lui conviennent ».

Le corps objet

Les lois qui gouvernent l’harmonie d’un corps, les canons esthétiques, les
rapports fondamentaux entre les segments du corps, le chiffre d’or ont
depuis toujours constitué des paramètres d’évaluation de la normalité mais
surtout, que nous le voulions ou non, des critères discriminants.
Ainsi de Pythagore (580-490 av. J.C., qui envisage le rapport idéal entre
65
corps, harmonie et nombre), à L.B. Alberti (1404-1472, avec les lois sur les
rapports entre segments corporels), puis Léonard de Vinci (1452-1519 et
ses canons), jusqu’à C. Camper (1722-1789, et son angle facial), A. Retzius
(1796-1860, et sa craniologie), P.-P. Broca (1824-1880, et l’importance des

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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mesures) et encore G. Viola (1870-1943, les rapports somatiques), L. Brian
(1915-1997, et sa méthode anthropométrographique), chacun est inséré
dans son propre temps mais dans le même espace projectuel.
Mais c’est déjà avec A. Quételet32 que la normalité assume une forme (et
une formule) et que les variations relatives aux caractères quantitatifs sont
des déviations en plus ou en moins par rapport à la valeur de la moyenne
arithmétique : la soi-disant normalité moyenne définie statistiquement
par Quételet. À partir de ce moment le passage de la valeur moyenne, au
normal, au normé, au normatif (avec sa charge des jugements de valeur et
des préceptes) va de soi.

Le corps sujet

C’est-à-dire les classifications du corps sur base biotypologique où, aux


côtés de la morphologie, s’unissent des instances physiologiques et/ou
psychologiques et/ou pathologiques.
Demeurant toujours en Occident, il faut partir de :
– Hippocrate (460-370 A.C.) ;
– Claude Galeno (131-201) ;
– Giovanni di Pian de’ Carpini [1247, Historia mongolorum] où celui-ci
décrit en détail et avec grande efficacité le type mongolien ;
– Abel Tasman (1603-1659) qui décrit les types australien et océanien ;
– Ulisse Aldrovandi [1672, Monstrorum historia] qui énumère les va-
riations tératologiques des caractères humains ;
– Antonio Vallisneri [1661-1730, Storia della generazione dell’uomo e
degli animali] qui introduit d’intéressants concepts sur les rapports
entre ontogenèse et phylogenèse ;
– Georges-Louis Buffon [1707-1788, Histoire particulière de l’homme]
décrit les différents groupes ethniques sous forme d’un voyage autour
66
du monde en interrogeant les voyageurs sur les principales caractéris-
tiques physiques et ethnologiques des populations rencontrées ;
– Jean-Baptiste Lamarck [1809, Philosophie zoologique] qui souligne
l’importance du milieu en tant qu’agent promoteur de la variabilité.

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Normalité, norme, normativité.
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Et signalons encore les typologies et les biotypologies de Noël, Sigaud,
Corman, Thooris, Mac Auliffe, Pende, Martiny, Sheldon, Kretschmer, etc.
Au travers des principales taxonomies, nous pénétrons aussi dans les
différentes terminologies et nominalismes projectuels.
– Hippocrate (460-370 av. J.C.) prévoit deux morphologies diathésiques
antithétiques : Habitus phthisicus, Habitus apoplepticus.
– Claude Galien (131-201) : lymphatique, sanguin, biliaire, atrabilaire
sur la base de la théorie des quatre humeurs circulantes.
– Charles Sigaud (1862-1921) [1914, La forme humaine] : en tant que
clinicien, il prévoit quatre appareils prédominants (comme loci mi-
noris resistentiae) dont les types : digestif, respiratoire, musculaire,
cérébral.
– Ernst Kretschmer (1888-1964) : pycnique, athlétique, leptosomique ;
l’auteur applique sa typologie à la psychiatrie.
– Antonio De Giovanni (1838-1916) [1904–1909 La morfologia del
corpo umano nei suoi rapporti colla Clinica] : première combinaison,
seconde combinaison, troisième combinaison (qui correspondent
aux longilignes, normolignes et brévilignes et aux diathèses qui les
concernent).
– Nicola Pende (1880-1970) : bréviligne hyposténique, bréviligne hy-
persténique, longiligne hypersténique, longiligne hyposténique ; ces
biotypes naissent sur une base endocrinologique.
– Louis Corman (1901-1995) : dilaté passif, dilaté actif, rétracté cubique,
rétracté extrême. Il s’agit d’une classification morpho-psychologique ;
dilatation et rétraction indiquent la tendance, en plus ou en moins, de
conquête du milieu extérieur (naturel et/ou social).
– Marcel Martiny (1897-1982) : ectoblastique, mésoblastique, endoblasti-
que. Il s’agit d’une classification sur base embryologique ; l’individu est
caractérisé morpho-physiologiquement par la prévalence des dérivés
d’un des trois feuillets embryonnaires.
67
– William H. Sheldon (1898-1977) : ectomorphe, mésomorphe, endo-
morphe toujours sur base embryologique.
– Mario Barbàra [1957, La dottrina delle costituzioni umane] : brachy-
types (harmoniques et dysharmoniques), longitypes (harmoniques

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et dysharmoniques) ; élève de Pende il tient compte des instances
endocrinologiques.
Tous ces auteurs, en grande partie de formation médicale, cherchent
à discerner dans la forme corporelle des prédispositions à des maladies
organiques ou à des psychopathologies (Nicola Pende, Louis Corman,
Ernst Kretschmer).

Le corps projet

Les mots au travers desquels on donne une forme et un projet aux autres :
races, ethnies, populations humaines, génotypes.
Races : la priorité est donnée aux aspects physiques. Depuis la fin
des années 1960 ce mot a été définitivement suppléé par « populations
humaines ».
Ethnies : la priorité est donnée aux aspects comportementaux. Depuis
une dizaine d’années ce terme est employé avec précaution (comme cela
s’est produit avec le mot race), vu que l’on retombe dans des grilles fictives,
exclusives, rigides, ethnocentriques. Ethno, dans toutes ses combinaisons,
fait écho à l’absolutisation indue, à une naturalisation déculturalisée de
l’histoire (ethnohistoire), de la science (ethnosciences) ou de la médecine
(ethnomédecine) de l’ethnie occidentale (M. Singleton, 2004).
Populations humaines : terme plus aseptique, non contraignant,
omni-compréhensif, difficilement réductible à de trop faciles classifications.
Terme neutre qui n’implique, apparemment, aucun sous-entendu.
Génotypes : les premières classifications touchent au domaine de la
santé et de la médecine.
Karl Landsteiner (1909) est le premier à prévoir les hémoagglutinatifs :
A, B, AB, O.
Si la connaissance des génotypes est vitale pour la santé humaine (et
68 pour la prédiction de celle-ci), on assiste aujourd’hui à une dérive vers la
recherche de génotypes caractéristiques de populations humaines, qui
rappelle les biotypologies d’antan.

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Ce qui est sorti par la porte rentre par la fenêtre, avec cette fois-ci des
justifications plus probantes, attentives, sévères et donc « scientifiques » :
refusant les classifications macroscopiques et phénotypiques, le microcos-
me (accessible seulement à un petit groupe de sages) révèle des différences
inattendues aux profanes. Différences dans ce cas qui ne dénoncent pas
seulement beauté ou laideur, bonté ou criminalité, prédisposition ou non
d’être affecté par une pathologie, mais maintenant même le quotidien, dans
toutes ses déclinaisons, est classifiable, prévisible et discriminant.
Témoin en est la « découverte » continuelle de gènes pour… : l’obésité,
la longévité, le tabagisme, l’homosexualité, le bonheur, les performances
amoureuses, les performances sportives, les dépenses folles… qui se trans-
mettraient par voie « diagynique ».
Dans cette (ir)réalité invisible, le commun des mortels doit accepter
sans broncher tout ce qu’une minorité de « scientifiques » lui débite : il ne
voit pas, il ne peut ni juger ni même se prononcer sur le sujet. On substitue
ainsi aux valeurs du vécu et de l’expérience de l’observation du corps, des
valeurs normatives et normativisées.

La représentation du corps des autres

« Comment résister à la tentation de penser qu’un individu aux yeux som-


bres et injectés de sang, avec un prognathisme marqué, un nez camus, de
grandes canines pointues, une barbe hispide et crasseuse, ne peut être la
personne idéale à laquelle confier nos épargnes ou la garde de notre voiture
avec nos enfants à bord ? »33.
Malgré notre profonde ouverture intellectuelle et notre disponibilité
éthico-politique, malgré le respect magnanime pour l’autre et pour sa
culture, fardeau de tout anthropologue aujourd’hui, le problème soulevé
par Umberto Eco peut laisser perplexe plus d’un docteur ès…
L’évolution historique des classifications typologiques part de la matrice 69
commune cosmobiologique-humorale suivie de la phase physionomique.
Seulement en Occident, comme nous l’avons déjà signalé, la phase mor-
phologique-descriptive continue avec la biotypologie et la génotypie.

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Ainsi le corps, de projet (macro-microcosmique) devient sujet, jusqu’à
conclure le cycle comme (apparemment) objet.
Il est intéressant de s’arrêter sur la signification diachronique et syn-
chronique qui fait que les différentes approches culturelles au corps se
sont arrêtées à un constitutionnalisme « instinctif » (artistes, littéraires,
philosophes,…) alors que d’autres ont abandonné seulement apparemment
les évaluations réductionnistes (anthropométrie, biométrie, biotypologie)
pour se réfugier dans le déterminisme (biologistes, génétistes).
Nombreux sont les chercheurs qui ont classé Homo sapiens sapiens
sub specie formae. Depuis Santorio Santorio (1561-1636, qui passa 25 ans
de sa vie assis sur une balance pour mesurer la transpiration insensible),
les chercheurs en effet ont parcellisé le corps, puis l’ont mesuré et enfin
l’ont dénommé.
Selon Viola l’homme moyen s’exprime par les mesures de paramè-
tres corporels qui se répètent le plus fréquemment auprès du plus grand
nombre de sujets.
Cette schématisation ne saurait apporter autre chose que des corré-
lations animales entre l’individu et sa physiologie. Pour l’élever aux liens
réels mais plus subtils du corps et de l’esprit, certains auteurs arrivent à
l’observation détaillée du visage34.
Et dans le domaine de la physiognomonie : Lavater, Gall, Lombroso,
Ermiane, Corman, Kretschmer, Sheldon, Martiny, Curry saisissent au
travers des traits du visage des diathèses, des tempéraments, des prédis-
positions (jusqu’à la criminalité) et des météoro-dépendances (pouvant
conduire même au suicide).

L’histoire projectuelle des autres

En concomitance aux classifications morphologiques, on assiste à la for-


70 mation d’arbres généalogiques dont le « projet » est évident. C’est le cas
des systématiques « raciales ».
On peut chronologiquement distinguer trois orientations ou critères
fondamentaux de classification de l’humanité dans sa variabilité : zoologi-
ques, généalogiques ou hiérarchiques et géographiques35.

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Critères zoologiques : ainsi appelés parce qu’ils se basent sur des
caractères morphologiques et que la méthodologie suivie est celle du
zoologue.
Citons :
– Carl von Linné (1707-1778) [1758, Sistema naturae].
– Johann F. Blumenbach (1752-1840).
– Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844).
– Armand De Quatrefages (1810-1892) [1880, Histoire naturelle de
l’homme].
– Thomas Huxley (1825-1895) [1863, Evidence as to man’s place in
Nature].
– Paul Topinard (1830-1911) [1878, L’anthropologie].
– Giuseppe Sergi (1841-1936) [1910, Specie e varietà umane].
– Joseph Deniker (1852-1918) [1889, Essai d’une classification des races
humaines].
– Vincenzo Giuffrida-Ruggeri (1872-1921) [1913, L’uomo attuale].

Critères généalogiques ou hiérarchiques : c’est-à-dire lorsque les


populations sont étudiées en fonction de leur ancienneté ou modernité, en
attribuant au premier groupe une position hiérarchique inférieure.
Citons :
– Gustav Fritsch (1838-1907) et Carl Heinrich Stratz (1858-1824).
– Georges Montandon (1879-1944) [1928, L’ologenèse humaine].
– Earnest Albert Hooton (1887-1954).
– Egon von Eickstedt (1892-1965) [1933, Rassenkunde und Rassenges-
chichte der Menschheit].
– Arthur de Gobineau (1816-1882) [1853, Sur l’inégalité des races hu-
maines].
– Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) [1899, L’Aryen, son rôle so-
cial].
Lapouge écrit en 1887 « je suis convaincu qu’au siècle prochain on 71
s’égorgera par millions pour un ou deux degrés en plus ou en moins dans
l’indice céphalique » !

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Critères géographiques : ainsi appelés car ils prennent particuliè-
rement en compte la localisation géographique, les soi-disant isolats, des
populations.
Citons :
– Renato Biasutti (1878-1965) [1940, Razze e popoli della terra].
– Henri V. Vallois (1889-1981) [1967, Les races humaines].
En conclusion, il faut dépasser la conception dualiste sur le corps, saisi
entre les savoirs biologiques et médicaux d’une part et les savoirs culturels
et sociaux de l’autre.
Ainsi dans le domaine de l’histoire de la médecine (dont la singularité de
recours du singulier témoigne de l’irréductible réductionnisme occidental)
où le corps (sain) est normalité, norme et normativité, la perception du
corps par l’individu coïncide avec sa représentation sociale.
« Le corps d’un pygmée, par exemple, est un corps social au-delà de
toute normalité, normé seulement s’il est en syntonie avec le groupe, dont
la normativité est exprimée non pas par des jugements humains, mais par
des éventualités sur et infra naturelles »36.
Nous concordons avec M. Singleton pour dire que « la vérité est tou-
jours plus à inventer qu’à inventorier ».

Notes et références
1
Université de Gênes (Italie)
2
A. Guerci et S. Consigliere, 2005.
3
La confusion terminologique et conceptuelle sur la courbe statistique normale n’est
en fait pas récente : la courbe a été même appelée ainsi parce qu’elle pouvait décrire la
distribution « normale » (c’est-à-dire commune, dans cette signification) de caractères
influencés par des facteurs multiples et difficilement contrôlables.
4
C’est la règle des probabilités indépendantes qui intervient ici : si la probabilité d’obtenir
6 en lançant un dé est de 1/6, la probabilité d’obtenir deux 6 en lançant deux dés, est de
1/6 x 1/6, c’est-à-dire 1/36. La probabilité que deux caractères indépendants présentent
72 des valeurs normales est de 95/100 x 95/100, et donc de 90,25/100.
5
E. Simonson, 1966.
6
A. Guerci et S. Consigliere, 2003.
7
B. Good, 1994.
8
R. Hahn, 1995.

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9
H. A. Baer et coll., 1997.
10
A. Alland, 1970.
11
A. McElroy et P. K. Townsend, 1989.
12
G. Armelagos, 1978.
13
A. Kleinmann, 1980 ; 1995.
14
A. Young, 1982.
15
N. Scheper-Hughes et M. Lock, 1987.
16
H. A. Baer et coll., 1986.
17
A. McElroy et P. K. Townsend, 1989.
18
Rappelons que les bases de l’anthropologie s’appuient sur trois domaines théoriques,
qui en ont influencé le développement : l’écologie, avec l’interaction continuelle entre le
milieu ambiant et la culture ; la théorie de l’évolution, principe fondamental de toutes
les sciences biologiques, qui a fourni le décor temporel et historique indispensable ; et
enfin les études sur la santé mentale et sur les troubles du comportement spécifiques à
certaines cultures (culture-bound syndrome).
19
A. McElroy et P. K. Townsend, 1989.
20
A. Guerci et F. Lupu, 1997.
21
World Health Organization, 1978.
22
R. Hahn et A. Kleinmann, 1983.
23
E. Martin, 1987.
24
M. Foucault, 1963.
25
J. Comaroff et P. Maguire, 1981.
26
L. A. Rhodes, 1990.
27
M. Lock, 1986.
28
R. Hahn et A. Kleinmann, 1984.
29
T. J. Csordas et A. Kleinmann, 1990
30
M. Singleton, 2004
31
M. Singleton, 2004.
32
A. Quételet, 1835.
33
U. Eco, 1993.
34
M. Martiny et coll., 1982.
35
L. Brian, 1983.
36
M. Singleton, 2004.

73
Alland A., Adaptation in cultural evolution: An approach to medical anthropology, New
York, Columbia University Press, 1970.
Armelagos G., « Ecological perspective in disease ». In: Logan & Hunt, Health and the human
condition, Belmont, Wadsworth Publ, 1978.

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Normalité, norme, normativité.
Anthropologie physique des corps-autres
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75

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L'ODEUR DES AUTRES. À PROPOS DE QUELQUES STÉRÉOTYPES

Jean-Pierre Albert
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 77 à 86
ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-77.htm
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L’ODEUR DES AUTRES.
À PROPOS DE QUELQUES STÉRÉOTYPES
Jean-Pierre Albert

L’affirmation de la mauvaise odeur d’une population stigmatisée sous des


prétextes raciaux ou sociaux fait partie des ressources les plus ordinaires
des discours à visée ségrégative. Ce dossier est même spécialement fourni.
Bien sûr, une odeur désagréable, à supposer qu’elle existe, disqualifie celui
qui en est la source et, en cela, elle ne se différencie pas des autres défauts
physiques souvent imputés à ceux que l’on rejette – laideur du visage, dif-
formité corporelle, langue aux sonorités désagréables... Mais il n’est sans
doute pas indifférent que la « mauvaise odeur de l’autre » ait, en particulier
dans le discours raciste, une place beaucoup plus grande que les autres
disqualifications possibles, au point de faire partie des stéréotypes les plus
invétérés. C’est précisément la prégnance, dans l’imaginaire collectif, de
ces « stigmates olfactifs » supposés que je chercherai à élucider. Pour cela,
je poserai deux groupes de questions : quel sens y a-t-il, tout d’abord, à
inventer des stigmates invisibles, mais sensibles au nez, qui seraient parta-
gés par l’ensemble d’un groupe humain ? Y a-t-il un imaginaire spécifique
des mauvaises odeurs qui les rend particulièrement aptes à cristalliser
une attitude de rejet ? Pourquoi, d’autre part, en vient-on à créditer le nez
d’un pouvoir de détection des identités, parfois cachées, qui échapperait
aux autres sens ? Cela est-il en relation avec les caractéristiques propres
de l’olfaction ?

77
____ L’odeur de la misère
Si l’on a les meilleures raisons de voir dans le thème de la mauvaise odeur
des autres un stéréotype ségrégatif, il faut cependant noter que différents

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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facteurs économiques ou culturels relatifs à l’alimentation, aux conditions
de logement, à la toilette ou la cosmétique peuvent avoir des incidences
sur les caractéristiques olfactives d’une population. Ainsi, l’inégale – et
parfois très tardive – diffusion des salles de bain dans les logements, avec
toutes ses conséquences sur l’hygiène corporelle, était encore sensible du
temps de mon enfance. De fait, les niveaux de propreté et leurs éventuelles
implications olfactives ont durablement été corrélés à la hiérarchie sociale,
la diversité des normes coutumières venant toutefois perturber, dans un
sens et dans l’autre, la stricte indexation des pratiques sur les moyens dis-
ponibles. Mais il y a là, globalement, une ressource de stigmatisation sociale
dont nous savons, grâce en particulier au livre d’A . Corbin Le miasme et
la jonquille, qu’elle a été largement exploitée aux XVIIIe et XIXe siècles.
Une ségrégation plus subtile, nous apprend-il, visa, à la même époque, les
utilisateurs de parfums où dominaient les substances animales – musc, am-
bre gris, civette : parfums lourds et puissants, proches de la sauvagerie des
odeurs corporelles, auxquelles on opposa de fraîches senteurs florales qui
devenaient, inséparablement, une marque d’hygiène et de distinction…
Une neutralité olfactive (des personnes, des cadres de vie) semble s’être
de plus en plus imposée comme une norme de bienséance et d’hygiène, à
grand renfort de déodorants et désodorisants devenus des objets de con-
sommation à la portée de tous. Aussi l’odorat ne joue-t-il plus qu’un rôle
mineur dans la régulation de nos interactions avec les autres et les savoirs
tacites qui nous permettent, avant toute réflexion, de classer socialement
des inconnus. Une catégorie sociologique comme celle d’hexis, en forte
corrélation avec la hiérarchie sociale, suggère avant tout des indices visuels
– lourdeur de la démarche, contrôle ou laisser-aller des postures, etc. – ou
acoustiques (force et rythme de la voix, accent…). Il n’y aurait pourtant
rien d’absurde à envisager une dimension olfactive de l’habitus corporel
constitué de la même manière que ses aspects moteurs ou posturaux. Nul
doute, en tout cas, que nous reconnaissons spontanément une frange de
78
« normalité » dans les odeurs que nous pouvons émettre (de transpira-
tion, de tabac…) et celles du milieu dans lequel nous vivons et dont nous
pouvons aussi nous charger. Si cet aspect de l’identité sensorielle des per-
sonnes n’est guère envisagé aujourd’hui dans les études consacrées à notre

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L’odeur des autres.
À propos de quelques stéréotypes
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univers social, c’est qu’il est en général peu marqué. Il en allait sans nul
doute autrement il y a un siècle. Aussi, dans l’« Excursus sur la sociologie
des sens » figurant dans son ouvrage Sociologie. Étude sur les formes de
la socialisation, Georg Simmel intègre tout naturellement la perspective
de l’olfaction à son approche de l’organisation spatiale de la société et des
effets induits par la simple cohabitation des personnes. Après avoir rappelé
les conditions de logement des ouvriers et leurs implications hygiéniques,
il écrit : « La question sociale n’est pas seulement une question d’éthique,
mais aussi une question de nez »…
Une signature olfactive des groupes humains n’est donc pas un pur
fantasme, et elle l’est d’autant moins lorsqu’elle correspond à des manipu-
lations volontaires. Il n’en reste pas moins que les différences perceptibles
sont davantage liées à des contextes, des façons de vivre circonstancielles,
qu’à des groupes sociaux (ou supposés raciaux) immuables aux frontières
clairement tranchées. Il semble même qu’un bon nombre des allégations
concernant des groupes soient dépourvues de tout fondement et que l’in-
vocation de l’odeur de l’autre ne soit jamais aussi fréquente que dans les cas
où elle ne repose sur aucune base objective : l’exemple le plus significatif,
à cet égard, étant celui des discours raciste et antisémite. Bien entendu,
comme on l’a dit, la représentation d’une personne sentant mauvais est
en elle-même dépréciative. Mais il convient aussi de se demander plus
précisément quels sont les registres d’associations auxquels cette propriété
est rapportée.

____ Une sémantique des odeurs


On a souvent noté que les sensations olfactives, à la différence de ce qui se
passe pour la vue ou l’ouïe, sont à peu près toutes inséparables d’évaluations
en termes d’agrément et de désagrément : fondamentalement, une odeur
79
est bonne ou mauvaise. Le contraste parfum/puanteur s’impose donc, avec
toutes les valeurs qu’il suggère, comme le noyau sémantique le plus évident
du monde des odeurs. Or il trouve un registre empirique d’application très
directe dans l’opposition entre putréfaction et combustion aromatique. La

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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description de la peste d’Athènes par Thucydide nous apprend déjà qu’on
luttait contre l’épidémie, associée aux miasmes et à la putréfaction, avec
des bûchers émettant des fumées odorantes. De façon plus générale, l’an-
cienne médecine fondée sur la théorie des humeurs combattait les maladies
évoquant la putréfaction (froide et humide) à l’aide d’épices et de parfums
(chauds et secs). Brûler ou pourrir, en somme. Aussi, selon Plutarque,
Alexandre le Grand émettait-il en permanence une odeur agréable en raison
de sa grande consommation d’alcool, qui brûlait les humeurs corrompues
de son corps. Le couple parfum/puanteur tend donc à se superposer aux
couples d’opposition pur/impur, propre/sale, sain/délétère. Et ces notions
sont elles mêmes susceptibles d’usages métaphoriques. C’est ainsi que la
corruption du péché s’oppose au parfum de la vertu – on parle aussi dans
l’hagiographie chrétienne de « l’odeur de la bonne réputation » qui déjà
annonce l’odeur de sainteté...
À vrai dire, c’est surtout du corps parfumé du Christ qu’il est question
dans la littérature chrétienne du Moyen Âge. J’ai montré ailleurs, dans le
prolongement des travaux de M. Detienne sur la mythologie des aromates
en Grèce ancienne, que le cœur de ce système de représentations est une
symbolique de la médiation avec le Ciel. En même temps, l’association du
Christ et des chrétiens au monde des parfums prend des significations
moins spécifiques et, une fois posée, elle permet de transcrire dans un
code olfactif à la fois l’appartenance au christianisme et son rejet. C’est
là, précisément, que nous retrouvons le thème de l’odeur des juifs dans
sa version médiévale. Évalués dans leur rapport au christianisme et à ses
symboles, les juifs cumulent plusieurs handicaps qui peuvent s’exprimer
dans le lexique des associations évoqué jusqu’ici. Bien entendu, leur hostilité
toujours invoquée à un Christ parfumé suffit à les situer dans le registre
opposé de la puanteur. Mais cela se décline en des imputations plus précises
et plus directement physiologiques. Par exemple, l’opposition entre parfum
et puanteur peut devenir incompatibilité entre pur et impur, l’impureté par
80
excellence (dans la culture chrétienne médiévale comme dans beaucoup
d’autres) étant le sang menstruel. Or on croit savoir que Judas, le juif par
excellence, était roux – et donc conçu pendant les règles de sa mère ; on
dit encore que les hommes juifs sont sujets, aussi bien que les femmes, à

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L’odeur des autres.
À propos de quelques stéréotypes
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la menstruation ; on affirme enfin qu’ils sont porteurs de pathologies, telle
la lèpre, liées à la fois à la « race » et au sang… Bref, tout cela se résume
dans le contraste sans cesse réaffirmé entre le juif charnel, englué dans la
lettre de l’Écriture comme dans le sang de la circoncision et des sacrifices
du Temple et le chrétien « spirituel » qui, pour suivre saint Paul, sait que
« la lettre tue et l’Esprit vivifie », ne connaît d’autre circoncision que celle
du cœur et, en fait de sacrifice, manipule le pain et le vin et non plus la
chair et le sang de victimes animales.
On trouverait aisément d’autres réseaux sémantiques, sans doute plus
simples, dans les imputations racistes actuelles. Par exemple, le thème de
l’odeur corporelle rejoint dans le discours commun un groupe de caractè-
res physiques ou psychologiques (pilosité, brutalité, stupidité…) associés
à l’animalité, la sauvagerie : une corporéité et une sexualité « excessives »,
dans lesquelles l’autre s’épanouit, comme il se complaît dans son odeur.
Sans entrer dans plus de détails, on voit bien comment cette liste de termes
dessine un ordre de valeurs alternatif à celui de la civilisation, l’esprit, la
pudeur ou la chasteté, bref l’humanité.
En somme, il semblerait que la prégnance du thème de la puanteur
tienne autant à la signification qui lui est reconnue (de façon plus ou
moins consciente) qu’au seul désagrément sensoriel. Il reste que ce
désagrément lui-même, en ne tenant compte que de sa dimension es-
thétique, est sans commune mesure avec celui que l’on éprouve face à
la laideur d’un spectacle ou à l’audition de sons dissonants. Et cela doit
aussi être expliqué.

____ Une expérience intime

Quelle est donc la singularité de l’odorat par rapport aux autres sens ?
Comment comprendre la prégnance des expériences olfactives ? Pour
81
esquisser une réponse à ces questions, je m’appuierai tout d’abord sur
l’Anthropologie au point de vue pragmatique de Kant : ce texte, tout en
offrant des éléments de description tout à fait corrects, est aussi un indice
du sort réservé à l’odorat dans notre culture.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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« Les sens du goût et de l’odorat, écrit Kant, sont plus subjectifs
qu’objectifs. [...] On peut dire que tous les deux sont affectés par
des sels (fixes ou volatiles) dont les uns doivent être dissous par la
salive dans la bouche, les autres par l’air ; ces sels doivent pénétrer
dans l’organe pour que celui-ci éprouve sa sensation spécifique.
[...] L’absorption par l’odorat (dans les poumons) est encore plus
intime que celle qui se fait dans les capacités réceptrices de la
bouche et du gosier. »

La vue « s’approche plus que les autres d’une intuition pure ». Elle compte
parmi les sens externes (avec l’ouïe et le toucher digital) qui « conduisent
par la réflexion le sujet jusqu’à la connaissance de l’objet comme d’une chose
hors de nous ». Les sensations olfactives, au contraire, n’existent que comme
agrément ou désagrément. Toujours très affectives, elles n’informent guère,
sinon, d’une manière générale, sur les risques que fait courir à la santé un
« air nocif ». Mais, dans ce cas, il ne s’agit que d’une répulsion instinctive,
et non d’une véritable connaissance.
Venons-en maintenant au texte de Simmel déjà mentionné. Ses con-
sidérations interviennent, rappelons-le, dans une étude sur l’organisation
spatiale de la société et les effets induits par la simple cohabitation des
personnes. « Par comparaison à l’importance sociologique de la vue et
de l’ouïe, écrit-il, celle des sens inférieurs est assez faible, bien que celle
de l’odorat dépasse ce que laisse croire l’étrange confusion et résistance à
l’analyse qu’offrent ses impressions. » Simmel reste très proche des analyses
de Kant : « L’odorat ne constitue pas à lui seul un objet comme le font la vue
et l’ouïe, et reste pour ainsi dire prisonnier du sujet. […] Ses impressions
se dérobent à la description par les mots à un tout autre degré que celles
que nous venons de voir, on ne peut les projeter au niveau de l’abstrac-
tion ». Cela implique un déficit d’objectivation d’autant plus marqué que
l’odeur n’est pas saisie comme une réalité extérieure, mais lorsqu’elle est
82
déjà en nous : « Quand nous sentons l’atmosphère de quelqu’un, c’est la
perception la plus intime de sa personne : il entre pour ainsi dire sous une
forme aérienne au plus profond de nos sens, et il est évident qu’en cas de
sensibilité accrue aux odeurs cela conduit par nécessité à une discrimination

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L’odeur des autres.
À propos de quelques stéréotypes
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et à une distanciation qui est dans une certaine mesure un des fondements
sensoriels de la réserve sociologique de l’individu moderne. » L’impossible
séparation entre la sensation et son objet, qui découle de la physiologie de
l’olfaction, appelle ainsi un éloignement socialement construit : il faut éviter
une intimité des contacts incompatible avec le réglage ordinaire de notre
distance aux autres. Mais on voit bien en même temps pourquoi l’odeur se
prête mal à ces manipulations. Involontairement émise, elle est tout aussi
involontairement perçue (il ne sert pas à grand-chose, malgré la fortune
métaphorique de l’expression, de « se boucher le nez »).
L’odeur de l’autre a donc tout pour violer les frontières et imposer l’évi-
dence d’une présence toujours trop proche. C’est en cela qu’elle peut être
tenue pour agressive et se trouver associée au fantasme d’une invasion. La
peur des miasmes et de leur pouvoir de diffusion des pathologies, étudiée
par A. Corbin dans l’ouvrage cité plus haut, est une autre rationalisation
de ce trait essentiel de notre expérience olfactive. Il faut aussi noter que la
réaction négative à l’odeur n’est pas, dans cette perspective, directement
associée à une sensation désagréable : c’est le fait de sentir, en lui-même, qui
inquiète, dans la mesure où il signale qu’une frontière a été indûment fran-
chie. On comprend ainsi que le thème de l’odeur de l’autre puisse avoir des
expressions qui soulignent le (prétendu) fait sans impliquer d’évaluation : la
trame des odeurs, qui se tisse malgré nous au gré de nos rencontres, serait
alors constitutive des interactions entre les personnes, y compris lorsqu’elles
n’y prennent garde. Telle est, semble-t-il, l’orientation de la pensée de G.
Simmel, pour qui des « antipathies et sympathies instinctives […] s’atta-
chent à la sphère des odeurs » au point, écrit-il, d’avoir des conséquences
sur « la relation sociologique de deux races vivant sur le même territoire. »
Plutôt que ces notations proches du sens commun le plus discutable, je
retiendrai à présent de son propos l’attention qu’il porte aux limites du
vocabulaire des odeurs. Cela permettra de réfléchir sur un dernier aspect
de notre thématique : l’idée que l’odeur serait à la fois le meilleur indice de
83
l’identité de l’autre et l’ineffaçable support de sa révélation.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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____ L’olfaction et l’intuition de la vérité
Dan Sperber écrit dans Le symbolisme en général à propos de la concep-
tualisation des odeurs : « Bien que l’odorat humain puisse distinguer des
centaines de milliers d’odeurs et n’ait pas grand chose à envier à cet égard
à la vue ou à l’ouïe, il ne semble exister dans aucune langue du monde une
classification comparable, par exemple, à celle des couleurs. » Au lieu de
susciter un classement systématique, les odeurs ne sont généralement
désignées que par leurs causes et leurs effets. En dehors des catégories gé-
nérales du parfum et de la puanteur, elles ne sont que très marginalement
rapprochées ou intégrées à des classes intermédiaires. Cela peut être mis
en rapport avec la seconde singularité de notre pensée des odeurs, leur
place dans la mémoire : les odeurs se prêtent à des reconnaissances très
sûres mais non à des souvenirs. « On reconnaît [les odeurs], mais on ne
s’en souvient pas. Si je veux me souvenir de l’odeur de rose, c’est en fait une
image visuelle que je convoquerai : un bouquet de rose sous mon nez [...],
et j’aurai presque l’impression de sentir cette odeur, impression trompeuse
cependant qui s’effacera dès que, délaissant le souvenir des objets dont elle
émanait, j’essaierai de reconstituer mentalement l’odeur elle-même. » Les
caractères de l’olfaction que Sperber met en avant recoupent le constat
d’autres spécialistes. Joël Candau écrit ainsi : « La mémoire olfactive a au
moins trois particularités : elle est durable et résistante, son codage verbal
est médiocre et elle enregistre en même temps que l’odeur tout son contexte
sensoriel et émotionnel, ce qui explique que les odeurs aient un très fort
pouvoir d’évocation ».
L’expérience olfactive est marquée par ce déficit de langage et de con-
ceptualisation : on dit volontiers d’une odeur qu’elle est « sui generis », ce
qui revient à reconnaître son impuissance à la classer ou à la décrire. Et
s’il est vrai que toute sensation se heurte en quelque façon à des difficultés
semblables – comment évoquer exactement par la parole telle nuance de
84
bleu, ou le timbre d’un violon ? –, il semble que les odeurs complexes, en
particulier celles qui ne permettent pas une identification immédiate en
référence à une cause, sont particulièrement aptes à susciter une expérience
des limites du langage, de l’ineffable. En même temps, du fait que notre

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L’odeur des autres.
À propos de quelques stéréotypes
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capacité de mémorisation et de reconnaissance des odeurs est extrêmement
grande, notre certitude quant à l’identification d’une odeur peut-elle être
très élevée, sans que pour autant nous disposions du moindre argument
pour la justifier. Il y a là un type de rapport au savoir tout à fait singulier,
en rupture avec les modalités légitimes de prétention à la vérité dans notre
culture. On comprend ainsi que l’odorat serve de métaphore privilégiée
à l’évocation d’une connaissance intuitive, étrangère à toute déduction :
« avoir du nez », c’est être doté d’une compétence presque divinatoire.
Évaluer quelque chose « à vue de nez » manifeste une capacité de jugement
faisant fi, dans l’urgence, des procédures analytiques qui permettraient
seules une plus grande exactitude. De façon plus ou moins métaphorique,
c’est encore leur nez, ou leur « flair », qu’invoquent ceux qui se targuent de
mettre au jour, chez leurs semblables, ce qu’ils s’évertuent à cacher.
Or, on l’a dit, dans son émission comme dans sa réception, une odeur
corporelle échappe pour l’essentiel à la volonté des personnes en présence.
Elle est donc, par excellence, ce qui « trahit » la véritable identité. Du
même coup l’odorat, en tant que sens de la connaissance intuitive, peut
s’ériger en moyen infaillible de repérer l’altérité la moins évidente : l’autre
qui nous ressemble n’échappe pas à notre nez justement parce qu’il est le
sens le moins cultivé. Et ses capacités de discrimination valent comme
indice de la naturalité des différences auxquelles il est supposé nous rendre
sensible. Ce sont là, du reste, les implications « sociologiques » de l’odorat
que retient Simmel dans le texte évoqué plus haut. Ainsi écrit-il, avec un
inquiétant manque de distance critique : « La réception des nègres dans
la haute société d’Amérique du Nord semble exclue par le simple fait de
leur odeur corporelle, et l’aversion mutuelle pleine d’obscurité entre Juifs
et Allemands a été ramenée à cette même cause. »
En conclusion, il est possible de préciser en quel sens l’idée d’une
mauvaise odeur des autres – le plus souvent, comme on l’a vu, imaginaire
– implique malgré tout objectivement la réalité corporelle : c’est que le
85
système de représentations qui a été analysé tient moins aux propriétés
olfactives du corps qu’aux caractéristiques physiques de l’odorat et à leurs
implications cognitives. On comprend ainsi que, même dans une société
comme la nôtre où, dans la vie de tous les jours, les occasions d’être exposé

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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à des odeurs désagréables sont toujours plus limitées, cette thématique
conserve un fort pouvoir de conviction.

Notes et références
1
EHESS, Centre d’Anthropologie, Toulouse
2
Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. 18e-19e siècles.
Paris, Aubier, 1982.
3
Georg Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, tr. fr, Paris, PUF,
1999, p. 638.
4
Voir à ce propos Jean-Pierre Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des
aromates, Paris, Eds. de l’EHESS, 1990 (réimpression en 2004).
5
Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris,
Gallimard, 1972.
6
Cf. Jean-Pierre Albert, Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien,
Paris, Aubier, 1997, ch. 5.
7
Pour une analyse anthropologique de ce thème, lire Claudine Fabre-Vassas, La bête
singulière. Les chrétiens, les juifs et le cochon, Paris, Gallimard, 1994.
8
Emmanuel Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique, trad. M. Foucault, Paris,
Vrin, 1979, pp. 39-40.
9
Georg Simmel, op.cit., p. 639.
10
Georg Simmel, op.cit., p. 637.
11
Dan Sperber, Le symbolisme en général. Paris, Hermann, 1974, pp. 127 et 129.
12
Joël Candau, « Mémoire des odeurs et savoir-faire professionnels », in Danielle Musset et
Claudine Fabre-Vassas, éd. Odeurs et parfums, Éditions du CTHS, Paris, 1999, p. 182.
13
Georg Simmel, op. cit., p. 637.

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LE CORPS HUMAIN. UNE ANTHROPOLOGIE BIOCULTURELLE

Bernard Andrieu
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 87 à 106


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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racialise---page-87.htm
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ÉTHIQUE ET THÉORIES DU CORPS

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LE CORPS HUMAIN. UNE ANTHROPOLOGIE
BIOCULTURELLE
Bernard Andrieu1

« Franchir une frontière c’est être transformé »


Salman Rushdie
Franchissez la ligne, 2002, 392.

L’opposition Corps-Esprit, Nature-Culture est une construction occidentale


dont le but est d’instaurer des oppositions entre des domaines du vécu hu-
main afin de le constituer en disciplines séparées. « Qu’est-ce que le corps ? »
Afin de répondre à cette question et de souligner la difficulté à cerner son
objet, rappelons que la première exposition du Musée du Quai Branly
sous la direction de Stéphane Breton2, s’intitulait « Disperser le corps »3.
En effet, les disciplines concurrentes, d’un point de vue épistémologique,
produisent aujourd’hui une anthropologie physique, une anthropologie
du corps, une anthropologie sensorielle, une anthropologie symétrique ou
une anthropologie moniste. L’anthropologie du corps ne peut donc être ni
naturelle, ni culturelle, car elle s’orienterait alors dangereusement vers les
deux excès du naturalisme strict et du culturalisme fort.
Le naturalisme, avec sa tentative de naturalisation de tous les objets des
sciences humaines et sociales, a cru pouvoir parvenir à une explication cau-
sale des conduites humaines sur le modèle de ce qui serait le comportement
89
des animaux. Mais le culturalisme s’est éloigné des sciences de la nature au
nom d’un antiréductionnisme afin de construire des systèmes imaginaires
et symboliques d’interprétations des activités et conduites humaines en
réduisant l’incorporation à une habituation non biologique.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Le maintien de l’opposition entre sciences de la vie et sciences humai-
nes renforce le conflit entre corps naturel et corps culturel justifiant ainsi
d’une part, le naturalisme réductionniste qui voudrait tout expliquer par
des causes génétiques et d’autre part, le culturalisme déconstructiviste
qui refuse toute référence à la nature en privilégiant l’étude du genre, des
rôles sociaux et des institutions symboliques. Défaire le naturalisme et
le culturalisme pose le problème d’une description anthropologique qui
tienne compte de l’intérieur du corps, de ses constituants et biologiques et
sociaux. La tentation de l’émergentisme4 guette l’épistémologie du corps
dès lors qu’il s’agit d’expliquer le passage de la nature à la culture. Pour
éviter que l’émergentisme ne soit l’envers du réductionnisme, la précaution
à prendre est de délimiter les frontières en définissant une différence de
degré dans l’organisation, le développement et le fonctionnement de la
matière génétique.
Le corps n’est pas un objet théorique, il est matériel et sensible, inte-
ractif, mortel, sexuel, incarné, malade… et son épistémologie5 rend compte
par les pratiques sur et en lui des discours et représentations et des tech-
niques. Une épistémologie abstraite, qui étudierait les concepts, les idées
et les modèles indépendamment des pratiques et techniques corporelles,
aboutirait à une lecture des idéologies du corps comme ont pu le faire les
structuralismes formalistes à travers le mythe, la parenté et le langage. La
réalité du corps, comme dernière ressource repose, comme dans les tra-
vaux de Gisèle Dambuyant-Wargny, sur l’étude de la visibilité corporelle,
le parcours des corps précaires, la surexploitation et la surexposition, les
prises en charges et leurs effets6.
Sortir du structuralisme ne consiste pas pour autant à refuser l’existence
d’invariants corporels : E. Leach rappelle comment les parures, les parties
du corps, les postures, les mouvements des membres, la vitesse des pas,
la nutrition, les excrétions, et les expressions du visage sont des variations
de l’universel culturel7. Les structures anthropologiques du corps humain,
90
comme l’inceste, le rituel, l’alliance, le don, la filiation, le deuil, le genre... sont
présents dans toutes les cultures, même si les variations de ces invariants ont
pu faire croire en une disparition des structures au prix d’un historicisme
culturaliste. La principale difficulté du structuralisme anthropologique,

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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sinon de l’anthropologie structurale, est de constituer l’ordre symbolique
entièrement à partir de la constitution du corps et dans le langage.
Philippe Descola8, en développant une anthropologie de la nature,
entame cette critique épistémologique du structuralisme linguistique en
dépassant l’opposition nature/culture, qui n’existe qu’en Occident, pour
une anthropologie « post-moderne », « où l’observation de soi prend le pas
sur l’observation d’autrui pour déboucher sur un solipsisme narcissique »9.
Selon Ph. Descola, la « nature » telle qu’elle a été construite est à l’origine
d’une cosmologie, une organisation du monde qu’il qualifie de cosmologie
« naturaliste ». L’ontologie est un système de « distribution de propriétés »
liant tel ou tel existant (objets, plantes, animaux, personnes). Une cosmo-
logie est dès lors « le produit de cette distribution de propriétés ». Aussi la
distinction corps-esprit n’étant pas spécifique à l’Occident, elle peut être dé-
crite en intériorité et physicalité : « L’intériorité est ce qui donne animation
et conscience à la personne, on la connaît par ses effets et on peut la déceler
chez des existants non humains. La physicalité, c’est la dimension matérielle,
organique, des existants humains et non humains : la forme extérieure, les
fonctions biologiques... ». Une réflexion plus ample est nécessaire sur les
usages et les représentations contrastées de la nature, à la fois milieu de vie
pour les humains et substrat biologique de leur identité.
Descola met en évidence un « carré ontologique » qui va couvrir ainsi
tous les cas de variations et de continuités entre humains et non-humains,
quatre manières d’identifier les « existants » et de les regrouper à partir de
traits communs dont les échos sont perceptibles sur tous les continents :
– L’animisme : identité intérieure mais différence physique, qui prête aux
non-humains l’intériorité des humains mais les en différencie par le
corps. Chez les Jivaros Achuar, on peut avoir des relations sociales avec
les non-humains : les femmes pouvant être les « mères » des légumes
qu’elles cultivent, les hommes les « beaux-frères » des animaux qu’ils
chassent. Descola rappelle que les Indiens d’Amérique, certaines tribus
91
malaises, viêtnamiennes ou les Pygmées sont aussi animistes.
– Le totémisme : identité intérieure des êtres consacrée et symbolisée
par une identité physique, qui souligne la continuité matérielle et
morale entre humains et non humains par des récits de fondation qui

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expliquent des distributions de propriétés. Tout ce qui appartient au
même totem partage les mêmes traits physiques.
– Le naturalisme : différence du principe intérieur, mais identité de parti-
cipation au règne physique, qui nous rattache aux non-humains par les
continuités matérielles mais nous en sépare par l’aptitude corporelle. Il
implique l’idée de la domestication10. Le système naturaliste de l’Occi-
dent n’est pas si « pur » que cela : intérêt pour l’astrologie (idée d’une
action à distance et d’un lien entre un destin individuel et le mouvement
d’un corps céleste), nationalismes, force des origines dans les processus
identitaires (qui sont des formes totémiques), intentionnalités prêtées
aux plantes ou aux animaux...
– L’analogisme : êtres se ressemblant, avec une carte d’identité spirituelle
propre et physiquement distincts, qui tient de l’idée que le monde est
un ensemble infini de singularités et, que, puisqu’on a du mal à penser
ce monde, il faut trouver des correspondances par analogie. Ce système
gouvernerait d’énormes ensembles comme la Chine ou l’Inde, mais
existait déjà jadis chez les Aztèques ou en Europe jusqu’à la Renaissance
avec les sociétés d’ordres et de castes.
Le passage d’une propriété à une autre, essentiel pour une épistémo-
logie du mouvement des modèles, dépend de « J’essaie de comprendre les
conditions, non pas historiques mais logiques, qui permettent le passage
de l’un à l’autre, en prenant comme champ d’étude un arc géographique
qui va du nord de l’Amérique à la Mongolie. Un indice, en même temps
qu’un instrument, de cette transition, est la transformation dans le traite-
ment des animaux. De part et d’autre du détroit de Behring, on trouve la
même espèce. En Amérique, on l’appelle caribou, en Asie renne, mais c’est
le même animal » (Libération, 2005, 17 novembre).

92 ____ Les frontières corporelles de l’anthropologie

La fabrication du corps humain11 suppose un relevé des sciences et des


techniques (comme ici la biologie de la reproduction, les systèmes d’ima-

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ges et de régulation, les allégories et métaphores) pour se détourner du
strict contenu et dégager l’architecture du discours sur le corps. L’histoire
culturelle du corps12 analyse ici les coutumes sexuelles pour en dégager les
conditions morales, politiques, religieuses et éthiques de la sexualité fatale
ou non de la femme. Voir ce qui se cache, dévoiler l’inconnu implique
pour l’épistémologie du corps d’adapter une posture de « Body criticism »
comme celle de Barbara Marie Stafford qui privilégie l’image et sa vertu
monstrative pour montrer ou non « accross disciplinary boundaries to
confront the fundamental task of remaking the image of images »13. La
périodisation14 pose le problème de la découpe temporelle à propos des
variations.
Le corps est une frontière épistémologique car il n’appartient pas à une
discipline spécifique. Il est un objet toujours objectivé par les sciences exac-
tes et humaines, mais aussi subjectivé car le corps est à la fois objet et sujet.
Entre deux sciences il échappe à toute définition exhaustive même si ses
variations thématiques le révèlent de part en part comme objet d’étude.
Le corps ne serait pas un objet d’une épistémologie parce qu’il serait
impossible d’en définir une essence, sauf à le réifier dans un concept uni-
versel alors que ses pratiques et ses techniques sont matérielles et parti-
culières : c’est à travers la mise en jeu motrice (Parlebas), la mise en action
particulière du jeu corporel (Berthelot) et la performativité (Butler) que le
corps prendrait sa consistance dans l’après coup de l’agir. Le corps serait
un effet du discours, des représentations, du langage ou d’une conduite de
la vie physique (Defrance).
La délimitation du corps comme objet est incertaine en raison de la
dispersion épistémologique des paradigmes qui en sciences humaines et
sociales l’ont constitué selon des méthodologies différentes et contradictoi-
res. Cette dispersion épistémologique indique-t-elle une vacuité de l’objet
au sens où le corps ne serait qu’un objet projectif qui deviendrait, comme
l’éponge, ce que la méthodologie en ferait ? La multiplication des usages
93
du mot « corps » pourrait accréditer cette thèse dans la mesure où l’effort
de définition méthodologique paraît souvent suffire aux chercheurs des
sciences humaines et sociales pour parler de l’objet « corps » sans que l’on
puisse définir de quel corps on parle.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Ce trouble dans le corps, que nous soulignions dès Le corps dispersé,
est dû à la fois à la vivacité de l’objet et à la myopie des somaticiens
préoccupés de légitimation de l’objet par la constitution de disciplines
thérapeutiques. La difficulté de définir le corps tient à sa progressive dé-
construction par le post-structuralisme derridien et les gender studies qui
démontrent combien sa matière n’aurait aucune objectivité et comment
toute attribution de valeur ou de concept serait une projection, sinon
idiosyncrasique, du moins une construction culturelle de représentations
et de conventions.
Pour autant le corps n’est pas si démarcable en raison de l’absence de
définition universelle distinguant nettement ce qui relève de la nature et
de la culture ; surtout devant l’interdisciplinarité des sciences de la vie et
des sciences humaines et sociales, le corps mêle en sa qualité bio-culturelle
des propriétés et des fonctions naturelles et environnementales dans la
constitution de sa matière même. Il est dès lors difficile de dresser la carte
des incorporations successives en regard de celle des fonctions actualisées
lors de ces interactions environnementales.
Ce lien entre une épistémologie des frontières et une ontologie de la
perméabilité sera établi dans ce qui suit.

____ Une anthropologie corporelle épistémologisée 15

L’épistémologie du corps pourrait, pour éviter, de détenir une position de


métaconnaissance, se constituer en « bodylore »16. Selon cette thèse, le
corps produit lui-même le discours qu’il tient sur lui, mais à la différence
de l’idiosyncrasie nietzschéenne qui délégitime la validité objective par
sa réduction aux instincts tacites et cachés, le « bodylore », à l’instar du
folklore, revendique la singularité culturelle, le contexte de production et
la signature perceptive du corps tenant par son sujet un discours sur ses
94
pratiques. L’expérience de l’incarnation et du mouvement place le corps
comme une pratique corporelle et comme un sujet connaissant17. Ce retour
aux sensations et aux pratiques corporelles refuse toute référence à l’essence
en décrivant les situations, les performances et l’engagement.

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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Cette différence, non plus entre les mots et les choses, qui a pu faire
passer Michel Foucault pour un nouveau fonctionnaliste, mais entre la
matière du corps et le discours, place le corps au centre de l’épistémologie.
L’épistémologie féministe a contribué fortement à révéler les caractères
phallocentré et androcentrifuge de l’histoire du corps écrite par des hommes
pour une version masculine des découvertes scientifiques et techniques et
des évènements de la vie quotidienne. Comme l’indique Michèle Perrot, il y
eut dans les années 1970-90 une volonté de « rupture épistémologique »18
par l’effet d’introduction de l’objet « femme » dans les sciences humaines et
sociales. Le passage de l’histoire sociale à l’histoire des femmes a d’abord
été effectué par la question de la domination masculine dans l’héritage des
combats féministes de l’appropriation des droits des femmes.
Mais en distinguant trois directions à la recherche française (histoire
des représentations scientifiques du corps des femmes, les pratiques mé-
dicales relatives aux femmes et l’exercice du savoir et de la différence) M.
Perrot indique bien le retard français quant à la méthode du genre. Le genre
ne sépare justement pas ces trois directions puisqu’en effet « il ne faut pas
tomber sous le charme du corps en remettant seulement en cause l’idée de
corps naturel ». Ma critique de la naturalisation des sciences humaines19
par l’éliminativisme n’était que la partie visible de l’iceberg méthodologique
du genre qui a adopté des approches déconstructivistes capables d’aller
au-delà de la notion de corps naturel.
La contestation de l’essentialisme repose, selon Nelly Oudshoorn, sur
trois stratégies :
a) « montrer les contingences des significations de sexe et de corps dans
le discours médical tout au long des siècles »20 par la mise en discours,
la conceptualisation divisante en corps opposé en masculin et féminin,
la naturalisation de la féminité, la médicalisation de l’utérus/hystérie,
la remise en cause des prénotions, la hiérarchie ontologisante des
sexes, la prescience des sciences médicales sur les sciences humaines
95
et sociales.
b) En déplaçant l’étude des pratiques exercées sur le corps des femmes,
en raison même de l’émergence de la biomédecine, à l’étude des tech-
niques qui « transforment littéralement les corps »21. Le concept de

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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cyborg, introduit par Donna Haraway, prouve que non seulement le
corps est une construction de la culture, mais que la culture construit
des corps technoscientifiques qui éloignent l’homme et la femme de
toute référence à la nature.
c) En montrant « comment la réalité naturaliste sur les corps est créée
par les scientifiques eux-mêmes plutôt qu’elle ne s’enracine dans la
nature »22.

____ La déconstruction des métaphores


dans les sciences du corps
La déconstruction des sciences du corps a été entamée par les philosophes
du soupçon dans leur étiologie subjective. La déconstruction de l’essentia-
lisme est-il pour autant la fin de toute référence à un naturalisme ? L’excès
de la naturalisation trouve son double dans la rigueur de la dénaturalisation.
S’appuyant sur une critique gender de la génétique (cf. Burnought) et de
l’évolutionnisme (cf. D. Haraway), la dénaturalisation présuppose à juste
titre que l’opposition nature/culture n’a plus de sens, ou plutôt révèle une
orientation masculine de l’idéologie scientiste.
L’étude des métaphores du corps place ainsi la femme dans son corps
(règles, accouchement) à travers, précise Emily Martin, le langage, les
images, les dispositifs sanitaires et les lieux de travail : « Although women
resist specific medical procedures such as cesaream section or anesthesia
during delivery, they seem unable to resist the underlying assumptions
behind theses procedures : that self and body are separate, that contraction
are involuntary, that birth is production »23. À travers les pratiques corpo-
relles réelles vécues par les femmes se découvre la construction du corps
anatomique, sexuel et social par le moyen du savoir masculin24.
L’étude des expressions pour parler du corps (la désignation du clitoris,
96
(cf. Laqueur), des règles, (cf. Patricia Crawford), de l’accouchement (cf. E.
Martin)), n’indique pas seulement l’existence du corps et du langage, mais
participe d’une technique mise en œuvre sur et dans le corps. Avec le
corps, l’étude des discours, métaphores et langages, ne relève pas seulement

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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d’un tournant linguistique des bodies studies. Le corps vient renouveler la
fonction du langage en le désignant dans ses parties au fur et à mesure des
découvertes qui l’objectivent dans les sciences du corps.
À travers son livre Nelly Oushoorn décrit l’émergence de l’endo-
crinologie sexuelle à travers les réseaux entre gynécologie et industries
pharmaceutiques qui instrumentalisent le corps même de la femme. Dé-
passant l’analyse du strict laboratoire et de ses idéologies qui dirigeraient
les acteurs de la science, elle montre comment « the laboratory not only
reflect gender biais in society, it is the very place where gender is constructed
and metamorphosed »25. Le corps devient lui-même, avec l’institution de
la recherche biotechnologique, un matériau avec un statut construit « de
phénomène naturel universel »26.

____ Le renversement du genre en anthropologie

L’épistémologie du corps ne peut apparaître que dans la limite de ce dé-


constructivisme qui révèle la dénaturalisation du corps par la détermination
culturelle de ses pratiques. Le moment de distinguer la cause de ses effets,
le corps de ses interprétations en situation, ne réifie pas sa matière dans
une position de transcendantal. Car l’analyse de ses interprétations, sous
formes de représentations, de croyances et de discours, révèle combien
performance et recirculation sont le moteur de l’interprétation par le corps
de sa situation, même si l’histoire des mentalités aura largement contribué
à dresser l’inventaire des représentations et attitudes. La délimitation entre
production herméneutique du corps et interprétation produite par le corps
exige de l’épistémologie du corps de toujours situer l’agent dans son acte
corporel plutôt qu’à l’intérieur d’une représentation ou d’un discours déjà
constitué. Le risque « d’ontologiser les termes de l’oppression gender »27
transformerait l’épistémologie du corps en ontologie du corps, en refusant 97
le caractère productif de l’interprétation du vivant vécu.
L’historisation du post-structuralisme28 pose le problème du tour-
nant à accomplir pour se trouver dans une posture épistémologique qui
interroge le corps après sa déconstruction afin moins de proposer un

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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reconstructivisme qu’une distinction de niveaux d’interprétation entre ce
qui est premier, la matière corporelle, et ce qui ne cesse d’être second, ses
énactions29 interprétatives dont les sciences humaines et sociales étudient
les représentations. Car la limite de la déconstruction du corps est d’en
rester à un strict culturalisme qui nierait la dimension performative de la
matière corporelle en situation historique de produire des interprétations
nouvelles du vivant-vécu.
L’énaction garantit au corps son intentionnalité herméneutique sans
que l’épistémologie du corps puisse en attendre par stratégie une significa-
tion particulière : le sens corporel surprend les normes sociales, les catégo-
ries constituées et les classifications. Sans le langage, le corps ne pourrait
objectiver son vivant vécu, si bien que le corps en sciences humaines et
sociales30, même s’il ne peut être étudié qu’après sa performance à partir
du performé, est la seule voie possible pour l’étudier dans les matériaux
qu’il produit et dans les matérialisations produites par les interprétations.
Contre le monisme linguistique, la revalorisation des pratiques corporelles
comme réalité énactive doit être affirmée.
En effet, affirmer que le corps est construit assure-t-il une distinction
ontologique ou épistémologique entre le corps et le processus d’inter-
prétation ? Le risque serait de réduire le corps à un effet de surface ou à
un réseau de « forces » souterraines causé par un mécanisme externe de
construction culturelle, comme dans le modèle de la généalogie. Selon J.
Butler, la nécessité d’un pouvoir d’inscription extérieur au corps main-
tiendrait l’épistémologie du corps chez Foucault dans « un mouvement
logocentré »31.
Le genre pose la question de l’essence du corps. En déconstruisant le
corps de tout caractère naturel par un naturalisme qui se révèle ainsi être
une idéologie construite pour instaurer et légitimer la domination mas-
culine, l’inégalité sociale et la hiérarchie des qualités, les genders studies
déplacent le corps des disciplines qui le constituent comme objet, pour
98
l’étudier comme objet construit. Pourquoi le corps est-il décrit sous un
angle disciplinaire qui l’assujettit à la rhétorique, à l’épistémé et aux caté-
gories conceptuelles de la discipline ? La critique de l’anthropologie raciale
et ses dérives anthropomorphiques suffiraient à prouver combien le corps

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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(ici le crâne et ses volumes en particulier)32 a été objectivé : ce n’est pas le
corps qui est décrit par les sciences anthropologiques, c’est le discours sur
le corps33. Non que les mesures ne correspondent pas à la réalité du corps,
mais elles ont rendu le corps mesurable34.

____ Une anthropologie historique35

La liberté est au centre de la question que pose le gender à l’épistémologie du


corps. Plus qu’une simple déconstruction, le genre ne précède pas la norme
et ne possède pas d’essence discrète qui s’actualiserait selon les situations.
Au cœur d’une réflexion sur la situation chez Hegel, Sartre, Merleau-Ponty
et Simone de Beauvoir, Judith Butler ne renverse pas seulement la perspec-
tive essentialiste par un nouvel existentialisme. Elle pose le genre comme
un moyen d’interpréter l’histoire anthropologique des corps plutôt que
comme le résultat des déconstructions culturelles, établi par les cultural
studies. L’interprétation dépend de la performance du sujet en situation de
mettre en acte le corps. Non que le déterminisme des normes corporelles ne
constitue un habitus au sens de P. Bourdieu, mais cette situation historique
ne saurait être jamais confondue avec la réalité du genre.
La victimisation identitaire, la réification sociale ou la socialisation
historique entérinent l’interprétant au non de l’interprété, le sujet corporel
par ses actions corporelles. La manière dont la culture corporelle fait ac-
croire, par l’idéologie, en la réalité de ce qui n’est jamais que construit par
des sujets pour objectiver d’autres sujets, fait oublier que le genre précède
le sexe comme le pouvoir herméneutique précède l’interprétation réalisée.
Le corps constitué par la société exerce bien, comme le biopouvoir chez
Michel Foucault, une contrainte d’exercice du genre selon telle partition
du corps. La délimitation est déjà une interprétation qui vise à occulter,
Nietzsche l’analysait bien dans la généalogie de la morale, le sujet qui choisit 99
telle interprétation à telle autre.
La différence entre être son corps (les femmes sont leur corps) et exister
dans/par son corps, produit deux types d’écriture du corps : délimiter le
corps à une culture donnée sur la base des sources historiques peut conduire

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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à la constitution d’un savoir sur les mœurs, les attitudes et les conduites
sur la base d’une historicité périodisée, mais la différence d’interprétation
de même item sur de mêmes périodes, voire sur de mêmes corpus, prouve
déjà que l’interprétation, comme le gender le révèle, précède le choix retenu,
souvent présenté, comme LA version définitive : « The body is also the situa-
tion of having to take up and interpret that set of received interpretations.
No longer understood in its traditional philosophical senses of « limit »
or « essence », the body is a field of interpretation possibility, the locus of
a dialectical process of interpreting a new historical set of interpretations
which have become imprinted in the flesh. The body becomes a peculiar
nexus of culture and choice, and « existing » ones body becomes a personal
way of taking up and reinterpreting received gender norms »36.
Butler retrouve le sens nietzschéen. C’est la signification qu’on lui donne
à l’occasion d’un de ces états qui le naturalise comme fait biologique ou
social : « the body is an occasion for meaning, a constant and significant
absence which is only through its signification »37. La naturalisation du
corps par les sciences du corps est une cristallisation herméneutique car
« the body is never a self identical phenomenon »38. Le préjudice épisté-
mologique est de contenir le vivant vécu du sujet corporel dans des typo-
logies, catégories et systèmes de classification nécessaires pour agir sur le
corps mais participe d’une tentation de réduction, sinon d’élimination de
la matière herméneutique. Sur le corps la projection interprétative trouve
dans sa dispersion épistémologique la partie suffisante pour légitimer son
discours, son savoir et les actions commises en leurs noms sur le corps.
Si le corps n’est jamais un phénomène naturel, car toujours déjà inter-
prété par la culture qui le constitue en orientant les exercices, les modes et
les cycles, la conceptualisation de la non naturalité du corps n’est pas sans
poser le problème du traitement épistémologique de la matière corporelle :
le sang, le sperme, le lait, la maladie, la mort, l’accouchement, l’enfant…
relèvent bien, comme le démontrent les historiens du genre, des pratiques
100
et des techniques culturelles, mais leur vivacité naturelle préexiste à toute
réductibilité herméneutique. Selon J. Butler « the demarcation of anatomi-
cal difference does not precede the cultural interpretation of that difference,
but is itself an interpretative act laden with normative assumptions »39.

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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Retrouvant les analyses de M. Wittig, la division anatomique des sexes à la
naissance servirait de légitimation à la restriction binaire de la définition du
genre et à l’aliénation reproductive du masculin et du féminin. Le destin de
l’hermaphrodite suffirait à démontrer cette culturation réductive du genre
en une opposition binaire de sexes.
En 1996 la création du Zoo par Marie Hélène Bourcier40 a pour but de
développer, à travers la publication des travaux de Judith Butler et Beatriz
Préciado, les références relatives à « la construction historique, sociale,
politique et culturelle de l’homosexualité, de l’hétérosexualité et des gen-
res ». Il met en œuvre un séminaire organisé en 1999-2000, Identités &
sexualités, performance et performativité. « L’objectif des séminaires queer
du Zoo est de faire circuler le plus largement possible un type de savoirs
et de références relatif à la construction historique, sociale politique et
culturelle de l’homosexualité, de l’hétérosexualité, de la bisexualité, de la
transexualité et des genres. De mettre en valeur les travaux et les initiatives
qui relèvent d’une critique hyperbolique des lieux de formation des iden-
tités sexuelles et de genres normatives, qui déconstruisent les savoirs, qui
fondent et naturalisent la discipline des corps. Il est d’autant plus urgent
de créer de tels espaces critiques que ceux-ci n’ont pas vraiment droit de
cité dans l’université française ». Le but est la réappropriation des corps
par les sujets et l’invention d’un corps lesbotrans.

____ Un exemple d’anthropologie bioculturelle :


le corps bioplastique

Mais face à la déconstruction culturaliste accomplie par les genders studies,


nous défendrons la thèse de la construction bioculturelle du corps humain
afin de décrire les effets de sa plasticité et sa résilience sur sa constitution
interactive avec son environnement41. La biocognition de l’individualité a
101
pu définir la « substructure philosophique »42 du vivant.
Du point de vue ontologique, le corps n’appartient ni entièrement à la
nature, ni complètement à la culture, car, la biologie du développement l’a
confirmé depuis la formation du fœtus jusqu’au vieillissement, l’interaction

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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entre nature et culture repose bien sur les concepts de plasticité, de recali-
bration et d’individuation. Le virus voudrait fermer la frontière mortifère
là où le vivant, indiquait déjà Canguilhem en 1943, est poreux, perméable,
interactif et modifiable.
Ainsi, l’ontogenèse et surtout l’épigenèse n’ont pu, dans une telle métho-
dologie, prendre en compte l’interaction environnementale, l’incorporation
constitutive du schéma corporel, et l’action corporelle dans le monde. Car
les sciences du développement corporel, loin de réduire l’homme à la réa-
lisation déterministe et au conditionnement behavioriste, ont démontré,
depuis les années 1930, sa plasticité épigénétique.
Vivant, le corps peut, par sa plasticité et sa dynamique, définir une
anthropologie bioculturelle où l’utilisation biotechnologique des méca-
nismes naturels révèle le corps naturel comme un stigmate et l’invention
d’un soi-même comme la possibilité de faire de sa matière le lieu et le
temps du sujet.
L’anthropologie corporelle, comme la psychologie corporelle, si elles
sont parvenues à fonder l’esprit dans le développement du corps, n’entament
pas encore le schéma corporel et l’image du corps sauf dans la clinique des
modifications corporelles et autres autochirurgies du soi corporel.
Pourtant le renforcement du désir social de normalité corporelle dé-
passe l’esthétique objective pour, avec le clonage, l’eugénisme et l’OGM,
muter le sujet par la décorporation normative et l’incarnation biosubjective
de son design génétique.
Mais cette délimitation identitaire a alimenté la dénaturalisation du lien
social en bénéficiant des apports somatechniques de la contraception, de la
procréation, de la diététique et du génie génétique. Se démarquer des autres
n’aura pas suffi pour être, car désormais les somatechnies proposent de se
dessiner un nouveau corps, de reconfigurer socialement la nature, de faire
du gène, du muscle ou de la peau un environnement corporel. Se distinguer
des autres par sa pratique corporelle n’a pas suffi, car ne plus être soumis à
102
la frontière naturelle délivre le sujet de ce qui serait son destin.
La chirurgie esthétique est aussi cosmétique, pour devenir une autre
femme en créant un nouveau corps aux coordonnées biosubjectives. En
réduisant l’écart entre l’idéal du moi et le corps réel, la technoexterna-

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Le corps humain. Une anthropologie bioculturelle
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lisation des greffes et implants régénère le corps par l’incorporation de
bioartéfacts.
La libération sexuelle et biotechnologique pourrait faire croire en
l’avènement d’un corps sans frontière : le sujet. La réalisation biotech-
nologique des hormones a libéré le corps de la femme du déterminisme
naturel des cycles. La frontière naturelle de la reproduction sexuelle a été
détruite par la culture contraceptive ouvrant la séparation entre sexualité
et procréation.
La frontière subjective se définit par une maîtrise des cycles naturels,
une construction de l’apparence corporelle et un entretien de l’économie
sexuelle. « Mon corps est à moi » indique à la fois l’autre corps comme
non-moi et mon propre corps comme singularisant l’individu comme
maître. La maîtrise a produit une conscience personnelle par les thérapies
corporelles et une conscience politique par le féminisme. La conscience
homosexuelle définit un nouveau territoire d’insider et d’outsider séparant
les sexes et les pratiques selon la démarcation d’une identité révélée comme
propre à soi-même.
Être sans frontière corporelle, toute l’idéologie technologique de la
libération sexuelle a pu le faire croire : le droit de disposer de son propre
corps suffisait à garantir une propriété non seulement existentielle mais
ontologique sur l’état, l’être et l’identité corporelle. La crise de l’individu
incertain place le sujet devant la responsabilité de son corps, et dans le
gouvernement de ses états corporels (régulation de la santé). L’épuisement
d’être soi-même, l’indéfinie poursuite de la performance sont aujourd’hui
interprétés par les sociologues et les psychopathologues du travail comme
des signes de dépression, de décrochage et de désinvestissement.
Se modifier indique la réalisation d’un corps sans frontière, une iden-
tité indémarcable par sa recomposition, la mobilité de ses réseaux et le
mouvement incessant de sa biologie. Le corps vivant n’a de frontière que
celle, apparemment, de la peau, de la mort : or le temps et le mouvement
103
biologique transforment à chaque instant l’état et l’activité du corps.
La modification corporelle tant biologique que sociale détruit la fron-
tière dedans/dehors, moi/monde, intérieur/extérieur. La destruction de
l’idée de substance étendue par le décodage du génome et sa recodification

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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dans les OGM et autres clones déstabilise la notion d’identité. Changer de
sexe, d’état, d’existence, de partenaire ou d’organe n’est plus seulement le
passage d’un pays à un autre, un voyage à l’étranger puis retour chez soi.
Il n’y a plus de soi-même, la tentation de se construire sans frontière rend
indécis la définition d’un corps comme le sien. Cette indéfinition du corps
s’alimente des nouvelles possibilités d’augmenter l’être par son devenir
biotechnologique.
Sans frontière, le corps trouve dans le bricolage biotechnologique les
outils nécessaires pour modifier sa matière et produire de nouvelles formes
inédites. Là où la sélection naturelle paraît avoir produit des êtres vivants,
la sélection humaine produit des êtres vivables, inédits et génétiquement
modifiés dans l’environnement. La modificabilité du vivant favorise cette
inventivité de nouvelles formes dès lors que le passeport ADN autorise le
passage d’une espèce à une autre ; seuls la bioéthique et le droit international
espèrent dresser des contrôles d’identité aux frontières du vivant.
Ce corps sans garde-frontière, autre qu’extérieur à lui-même, peut être
indéfiniment recomposé à partir de manipulations génétiques.

____ Conclusion
L’émergence d’une culture somatique43 dans cette épistémologie des fron-
tières pose la question de la démarcation, car elle continue d’occuper la
recherche afin de délimiter les disciplines, de préciser les bordures, définir
une intersection féconde d’échanges des modèles et des concepts.
L’interdisciplinarité n’est plus seulement une mise en parallèle de
variations autour d’un thème de recherche, mais devient une intradiscipli-
narité par le dialogue constructif entre les sciences de la vie et les sciences
humaines et sociales.

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Notes et références
1
Nancy Université, CNRS
2
Qu’est-ce qu’un corps ?, sous la direction de Stéphane Breton, 224 pages au format 24 x
26 cm - 45 € Coédition 2006, Musée du quai Branly-Flammarion.
3
B. Andrieu, Le corps dispersé. Une histoire du corps au XXe siècle, Paris, L’harmattan, 3
éd. 2000 (1993).
4
F.J. Varela, « Synchronisation neurale et fonctions cognitives », in B. Feltz, M. Crom-
melinck, Ph. Goujon, éds., 1999, Auto-organisation et émergence dans les sciences de
la vie, Éd. Ousia, 1995, pp. 310-329.
5
B. Andrieu, « L’épistémologie du corps » in Corps. Revue interdisciplinaire, n°1 Écrire
le corps, éd. Dilecta, 2006.
6
G. Dambuyant-Wargny, Quand on n’a plus que son corps, Paris, Armand Colin, 2006,
p. 215.
7
E. Leach, L’unité de l’homme et autres essais, Paris, Gallimard, 1980, p. 44.
8
Ph. Descola, Par-delà la nature et la culture, Paris, Gallimard, 2005.
9
Ph. Descola, « Les écritures de l’ethnologie », Post Scriptum, Les lances du crépuscule.
Relations Juvaros, Haute Amazonie, Terre humaine, 1993, p. 481.
10
Ph. Descola, La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar,
Paris, Fondation Singer-Polignac et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme,
1986, 450 p.
11
C. Gallagher, Th.W. Laqueur eds, The making of the modern body: sexuality and society
in the Nineteenth century, Oxford Univ. Press, 1986.
12
S. Kern, Anatomy & destiny: a cultural history of human body, Ind, Bobbs-Merrill,
1975.
13
B.M. Stafford, Body criticism: imaging the unseen in Enlightment art and medicine,
MIT Press Cambridge, 1991, p. 5.
14
L. Gent, N. Llewelliyn, Renaissance Bodies: the human figure in English Culture 1549-
1660, London, Reaktion Book, 1990.
15
B. Andrieu, « L’invention de la femme engodée », Hermaphrodite, n° Femmes, 2005,
pp. 167-172.
16
K. Young, “Whose Body? An introduction to Bodylore”, The Journal of American Folklore,
vol. 107, n°423, p. 3-8. “The body is not simply inscribed into its discourses; it takes up
its discourses…the body is alternately materialized and attenuated by its discourses”,
1994, p. 5.
17
D. Sklar, “Can Bodylore be brought to its senses?”, The Journal of American Folklore,
vol. 107, n°423, pp. 9-22. En particulier “Embodying methode”, 1994, pp. 14-18.
18
M. Perrot, « Chemins et problèmes de l’histoire des femmes », in D. Gardey, I. Lowy 105
eds., De l’invention du naturel, 2000, p. 63.
19
B. Andrieu, L’homme naturel. La fin promise des sciences humaines, P.U. Lyon, 1999.
20
N. Oudshoor, « Au sujet du corps, des techniques et des femmes », in D. Gardey, I. Lowy
eds, L’invention du naturel, 2000, p. 35.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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21
Op. cit., p. 37.
22
Idem.
23
E. Martin, The woman in the body, Beacon Press, 1987, p. 89.
24
A. Jardine, Gynesis, trad. fr, Paris, P.U.F.
25
N. Oudshoorn, “On the making of sex hormones: Research Materials and the production
of knowledge”, Social Studies of Sciences, 1990, p. 26.
26
N. Oudshoor, « Au sujet du corps, des techniques et des femmes », in D. Gardey, I. Lowy
eds, L’invention du naturel, 2000, p. 42.
27
J. Butler, “Disordely Woman”, Transition, 1991, pp. 86-95, p. 95.
28
J. Butler, “Poststructuralism and Postmarxism”, Diacritics, 1993, pp. 2-11.
29
F. Varela, Principles of Biological Autonomy, Amsterdam, North Holland, 1979.
30
B. Andrieu, À la recherche du corps. Épistémologie de la recherche française en SHS,
P.U. Nancy, coll. ; Épistémologie du corps, n°1, Pref. G. Boëtsch, 2005.
31
J. Butler, “Foucault and the paradox of bodily inscriptions”, The Journal of Philosophy,
601, 11 nov., 1989, pp. 601-607, ici p. 603.
32
Cf. l’article de G. Boëtsch et D. Chevé dans ce volume.
33
N. Dias, La mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle, Paris,
Aubier, 2004.
34
C. Barillon, Les canons du corps humain au XIXe siècle, Paris, O. Jacob, 2004, pp. 105-
125.
35
B. Andrieu, « Être l’auteur de son corps. Les nouveaux modèles philosophiques de la
subjectivité corporelle », F. Duhart, A. Charif, Y. Le Pape éds., Anthropologie historique
du corps, Paris, L’harmattan, 2005, pp. 21-39. cf. C. Wulf. Éd., 2002, Traité d’anthropologie
historique, Paris, L’harmattan, 1184 p.
36
J. Butler, “Sex and gender in Simone de Beauvoir’s Second Sex”, Yale French Studies,
1986, pp. 35-49, ici, p. 45.
37
Op. cit., p. 46.
38
Idem.
39
Op. cit., p. 47.
40
M.H. Bourcier, Sexpolitiques. Queer Zones 2, Éd. la fabrique, 2005.
41
B. Andrieu, La chair du cerveau. Philosophie et Biologie de la cognition, Mons, Éd. Sils
Maria, 2002, 227 p.
42
J.J. Rozenberg, Bio-cognition de l’individualité. Philosophèmes de la vie et du concept,
Paris, P.U.F., 1992, pp. 10-17.
43
N. Dagen-Laneyrie, « Histoire de la culture somatique. À propos de Histoire du corps »,
3 tomes, dirigé par G. Vigarello, JJ. Courtine, A. Corbin, Paris, seuil, 3 tomes in Critique,
106 Paris, Minuit, 2006.

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LE CORPS SOUFFRANT. PLACE DE CETTE THÉMATIQUE DANS UN
PROJET D'ANTHROPOLOGIE TRIPARTITE
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Philippe Caspar
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 107 à 131


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-107.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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LE CORPS SOUFFRANT.
PLACE DE CETTE THÉMATIQUE DANS
UN PROJET D’ANTHROPOLOGIE TRIPARTITE

Philippe Caspar1

Les impératifs éditoriaux m’ont fait opter pour un mode d’exposition parti-
culier : un enchaînement de propositions. Cette séquence intègre certains
de mes travaux, notamment l’intuition de la dynamique des apories que j’ai
appliquée dès 1985 en articulant les concepts métaphysique et biologique
d’individu2. Cette méthode permet une pratique de l’interdisciplinarité qui
soit plus qu’une simple juxtaposition de discours, ce à quoi elle se réduit
généralement aujourd’hui.

1. La présente communication est programmatique et donc, forcément,


elliptique3 : elle annonce la recherche d’une articulation entre l’ontologie
« classique » et le « complexe des neuro-psycho-sciences » en recourant à
la méthode de la dynamique des apories. Par ce néologisme de « complexe
des neuro-psycho-sciences », j’entends ce secteur en pleine expansion qui
se constitue à la frontière de la psychiatrie traditionnelle, raisonnant en
termes de psychisme et de psychodynamique, de la psychologie et des
différentes disciplines neurologiques. Le résultat le plus remarquable de
l’ontologie « classique » fut de postuler en l’homme l’immatérialité d’une
instance supérieure – l’esprit –, siège des facultés proprement spirituelles
de l’être humain que sont l’intelligence, la volonté et la liberté. De leur côté,
107
les « neuro-psycho-sciences », profondément enracinées dans la clinique
médicale et dans la recherche fondamentale – aux niveaux psychiatrique,
psychologique ou biologique –, apportent des éléments neufs pour penser
les mécanismes – et les limites – des processus humains supérieurs.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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2. L’intérêt de cette confrontation est central pour qui veut penser au plus
intime ce « mystère »4 qu’est l’homme. Si le schème hylémorphique, qui
organise en profondeur l’anthropologie philosophique héritée de Platon et
d’Aristote, résiste au pouvoir explicatif des neurosciences modernes, alors
l’ontologie « classique » sous-tendant l’anthropologie tripartite n’est pas
qu’un moment historique et dépassé de notre compréhension de l’homme.
Dans cette hypothèse, la tension que cette anthropologie maintient entre
un pôle psychosomatique (l’union du σωμα et de la ψυχη) et un pôle trans-
cendant l’organique (l’esprit ou le νους), garderait sa pertinence.

3. L’objectif qui se profile à l’horizon de cette communication est double :


a) il s’agit de montrer que la thèse de la subsistance du νους (et non pas
celle de son immatérialité) doit être reformulée dans le contexte des neu-
rosciences actuelles. Une telle entreprise n’est pas étrangère à mes travaux
sur l’histoire des doctrines relatives à l’embryon. En effet, si le νους ne peut
plus être pensé aussi comme subsistant, en d’autres termes, s’il est seulement
forma corporis (dans la terminologie scolastique) – et ce, parce qu’une telle
conception serait incompatible avec les sciences modernes du cerveau –,
alors la théologie catholique doit se doter d’une tout autre technicité phi-
losophique pour exprimer sa doctrine de la création immédiate de l’âme
humaine. b) Si le schème hylémorphique conserve une certaine pertinence
pour exprimer le mystère de l’homme, alors l’un des enjeux actuels pour
une anthropologie tripartite consiste en l’élaboration d’une articulation,
fondée en raison, entre le « Self » biologique, le « Soi » psychique, selon la
désignation de Jung, et l’intuition métaphysique du « Je » par lui-même, par
laquelle le « Je » se découvre « « Je »-exister », ou en termes plus modernes,
comme un « « Je »-personne »5.

4. L’aristotélo-thomisme n’est cependant pas sans mérite. En particulier, il


est toujours resté attentif à la corporéité de l’homme. Dans les perspectives
108
explorées par ce courant, le corps est pensé d’abord comme un principe
constitutif du composé humain. À ce titre, son organisation biologique
est un objet de connaissance pour les sciences de la vie et peut devenir un
objet de soin pour les différentes disciplines médicales. En d’autres termes,

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
dans un projet d’anthropologie tripartite
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le corps a d’entrée de jeu sa place dans une conception de l’homme, avec le
corrélat que les disciplines biologiques et médicales sont pertinentes pour
l’anthropologie, même si la portée de leur apport doit être définie par une
méthode appropriée et rigoureuse. Il y a là une ouverture sur les sciences
du vivant, dont il faut certes faire la critique, mais dont aussi la philosophie
moderne a perdu la fécondité.
Ensuite, le corps, par son éphémère fragilité, est aussi le principe par
lequel l’homme se découvre inscrit dans le cosmos. Le corps ne naît pas
seulement de l’union des gamètes – et à ce titre il perpétue l’organisation
biologique des parents –, il surgit aussi sur la toile de fond de l’univers, qui
en constitue en quelque sorte la matrice primordiale, et se dissout finale-
ment dans le cosmos (qui en est l’eschaton). Tel est le sens de la formule
d’Aristote, qui écrit quelque part que « l’homme engendre l’homme, et le
soleil », et de celle d’Henryk Ibsen, mettant en scène le fondeur de bou-
tons dans le dernier acte de son Peer Gynt6. Qu’est-ce que la vie, sinon le
maintien éphémère, sans cesse menacé par la mort, d’une osmose fragile
entre un être vivant et les abîmes de l’univers ? C’est parce qu’il porte en
lui les germes de mort de l’individu7, que le corps ancre irrémédiablement
l’appartenance de l’homme à la nature, cette « branloire perenne », disait
Montaigne8, cette expansion presque infinie, dirions-nous aujourd’hui.

5. En s’efforçant d’intégrer siècle après siècle les acquis scientifiques,


l’ontologie fondamentale a constitué au fil des siècles un outil d’analyse
remarquablement puissant (qualifié de métaphysique) du réel. À ce titre, il
est intéressant d’observer que le véritable lieu des « voies »9 vers l’existence
de Dieu est non pas la métaphysique, mais la philosophie de la nature.
Même si, à certains moments de son histoire, la métaphysique se présente
partiellement comme une onto-théologie, elle n’est pas cela sur le fond. La
rationalité métaphysique est d’abord une compréhension rigoureuse de
l’être en tant qu’être, c’est-à-dire des structures ontologiques ultimes d’esse.
109
Tel est le sens profond de la formule thomiste, selon laquelle philosophia est
ancilla theologiae10. La théologie utilise les outils de la métaphysique pour
penser conceptuellement le mystère du Dieu révélé. En d’autres termes, la
métaphysique constitue un outil intellectuel d’une remarquable puissance

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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dont la théologie spéculative use selon sa propre logique scientifique. Ce-
pendant, le problème qui nous occupe est différent de celui qui a mobilisé
l’énergie de Heidegger. Il s’agit pour nous de confronter les problématiques
centrales de l’ontologie aux résultats fondamentaux des sciences modernes
de la nature ou de l’esprit.

6. La méthode des apories a montré en 1985 qu’une définition cohérente


du concept d’individu à l’œuvre dans les sciences biologiques modernes
requiert nécessairement la mise en œuvre de concepts métaphysiques.
En ce sens, l’ontologie fondamentale peut également être définie comme
une « ancilla scientiarum », ce que justifie l’hypothèse de la portée onto-
logique des sciences modernes de la nature11. Cette compréhension des
rapports entre métaphysique et sciences de la nature est fondamentale
pour l’élaboration d’une philosophie moderne de la nature. Mais elle l’est
aussi pour l’élaboration d’une anthropologie moderne. En effet, de même
que la philosophie de la nature est une médiation entre la métaphysique
et les sciences naturelles (parmi lesquelles la biologie), l’anthropologie
philosophique peut être définie comme une discipline médiatrice entre
d’une part l’ontologie fondamentale, et d’autre part les sciences humaines
et les disciplines neuropsychologiques.

7. Le concept d’individu (ou de Self, selon la terminologie de Peter Me-


dawar12), couramment utilisé par la biologie depuis Hans Driesch, servira à
la fois de point de départ et de modèle pour poser les bases d’une approche
spéculative du problème « cerveau-esprit ». Or, ce concept est constitué de
deux facettes, l’une génétique et l’autre physiologique. La facette génétique
est celle inscrite dans nos gènes. Ces derniers codent les protéines cons-
titutives de ce que notre organisme est, selon des mécanismes dont nous
commençons à peine à entrevoir la complexité. Notre compréhension de
110
la régulation génique est encore fragmentaire aujourd’hui, malgré les pro-
grès impressionnants dans ce domaine. L’autre facette est cette étonnante
capacité qu’ont les êtres vivants, même rudimentaires, de discriminer entre
leur « Soi » moléculaire et le « Non-Soi ». Cette discrimination est opérée

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par le système immunitaire. Or, chacune de ces deux facettes comprend
une aporie pour la raison biologique13.

8. Pour comprendre ce que signifie une aporie, il nous faut retourner au


sens originaire que ce mot revêtait chez les Grecs. Déjà présent chez Ho-
mère, le terme απορία se transforme pour devenir finalement un terme
philosophique chez Platon et surtout chez Aristote, qui consacre un livre
de sa Métaphysique à l’analyse des apories14. Le sens général est celui d’une
« impossibilité de passage », ce qu’exprime ce célèbre extrait :
« …λύειν δ’ούκ εστιν αγνοουντας τον δεσμόν αλλ’η της διανοίας
απορία δηλοι τουτο περι του πραγματος… »,

ce que Jean Tricot traduit comme suit :


« … et il n’est pas possible de défaire un nœud sans savoir de quoi
il s’agit. Eh bien ! La difficulté où se heurte la pensée montre qu’il
y a un « nœud » dans l’objet même,… »15

Cette formule énigmatique d’Aristote exprime une intuition de la com-


plexité quasi inextricable du réel dont l’épistémologie moderne fait trop
souvent l’économie. Elle renvoie cependant à ce corps à corps de la pensée
avec le réel par lequel l’esprit fait inlassablement reculer les limites de sa
compréhension du monde et de son fonctionnement. Cette confrontation
permanente, cette insatisfaction foncière de l’intelligence qui, sans cesse,
s’arrache à elle-même pour chercher un au-delà de ses certitudes, il nous
faut l’évoquer.

9. L’expérience de pensée qui conduit l’intelligence à discerner qu’il y a un


δεσμός dans la chose, ou, plus précisément, que la chose est δεσμος, porte
un nom : c’est le passage par l’απορία. Lorsque la pensée éprouve que le
111
réel se dérobe à toute forme de simplification, lorsqu’elle prend le risque
de s’accepter engluée dans la complexité du réel, elle s’ouvre à la rencontre
des apories. Ces dernières doivent retentir au cœur de l’esprit comme des
noyaux d’obscurité, comme des nœuds de résistance au pouvoir clarifica-

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teur d’un ordre de rationalité, comme des frontières d’intelligibilité devant
lesquelles l’intelligence a le choix entre un aveu d’impuissance ou un saut
dans le vide au terme duquel le nœud peut être entrevu autrement, selon
une autre perspective, c’est-à-dire à partir d’un ailleurs.
L’aporie est comme une caverne dans laquelle la pensée est conduite
pour avoir emprunté un axe de rationalité. Toute la puissance de l’intelli-
gence humaine consiste à revenir sur ses pas, à opérer un retour à la chose
même pour se forcer à l’examiner selon un autre point de vue. Certes alors,
l’intelligence devra résister à la force centripète que chaque ordre conceptuel
exerce sur lui-même. Elle devra faire preuve de cette souplesse et de cette
hardiesse qui seules permettent à l’esprit d’enjamber les frontières que les
disciplines de plus en plus spécialisées bâtissent jalousement autour d’elles,
pour se situer au-delà de ce morcellement du savoir qui caractérise la vie
intellectuelle. La souveraine liberté critique de l’intelligence est à ce prix.
Son aulne authentique est la complexité du réel concret, ce réseau de nœuds
enchevêtrés, qui selon une dialectique d’apories, aiguillonnent sans cesse
l’esprit en quête de vérité vers un autre ailleurs, selon une dynamique qui
paraît inépuisable.

10. Cette intuition sous-tend l’herméneutique entre la raison scientifique


et la raison métaphysique, herméneutique qui doit constituer le fondement
d’une philosophie moderne de la nature. En effet, la conceptualisation
exhaustive du « Self » biologique par la raison scientifique échappe aux
ressources expérimentales ou conceptuelles propres des sciences modernes
de la vie. Sa détermination complète passe par le recours à un autre type
de rationalité (en l’occurrence, la rationalité métaphysique). La première
aporie du « Self » biologique est d’ordre quantitatif. Il existe approximati-
vement 1012 lymphocytes T et 1020 immunoglobulines différentes, ce qui
ne représente que la pointe visible de l’iceberg. Chaque réaction mobilise
également des précurseurs, des systèmes protéiques complexes, comme
112
le complément, des macrophages, des lectines, des interleukines, une
participation des antigènes du Complexe Majeur d’Histocompatibilité
HLA dans le cas des virus, etc. Toute réaction immunitaire spécifique est
à elle seule un monde à explorer. On voit mal comment décrire exhausti-

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vement, par le seul recours à l’expérimentation, cette masse considérable
de réactions toutes différentes les unes des autres, même à l’aide des al-
gorithmes informatiques les plus puissants. Autrement dit, l’individualité
biologique dépasse radicalement toute mesure. Nous touchons ici du doigt
une première aporie que l’individualité des êtres vivants pose à la raison
scientifique : son extraordinaire complexité.

11. La seconde aporie du « Self » biologique est son unité organique. Aris-
tote avait déjà observé que tout vivant est un organisme, c’est-à-dire une
unité intégrée de structures et de fonctions. Les travaux de Claude Bernard
ont donné un développement considérable à cette dimension du vivant.
Bernard introduit en effet la notion de régulation, concept qui a acquis
depuis une importance considérable. Les grands systèmes du vivant, les
systèmes immunitaire, endocrinien ou nerveux (c’est du moins le rôle de
certaines structures du système nerveux) pour ne citer qu’eux, sont au fond
des systèmes régulateurs de l’homéostasie ou de l’intégrité de l’organisme.
La biologie moléculaire n’échappe pas non plus à ce concept. La régulation
de l’expression des gènes est, depuis les travaux de Monod, de Jacob et de
Lwoff (et leur découverte de l’opéron-lactose)16, l’un des domaines les plus
fascinants de la génétique moléculaire. Faut-il également rappeler que le
métabolisme des êtres vivants peut être compris lui aussi comme un vaste
système de régulations extrêmement complexes ?
Le fait que l’organisme vivant se maintienne en vie par un système
hautement sophistiqué de régulations postule qu’il fonctionne comme une
totalité intégrée de parties, c’est-à-dire comme une unité métaphysique.
Or, cette unité métaphysique échappe elle aussi radicalement à la raison
scientifique. L’isolement in vitro de certaines parties de systèmes biologi-
ques (appartenant à tel organisme donné, quel qu’il soit), est une technique
courante de la biologie moderne, qui se pratique dans chacune de ses dis-
ciplines expérimentales. Pour prendre un exemple simple, il est possible
113
de cultiver in vitro des lymphocytes humains, à condition toutefois de les
immortaliser17. Si l’on suit le génie de la logique analytique de la biologie
moderne, il est possible d’isoler des parties de lymphocytes, des fragments
de membrane par exemple. Il est également possible de purifier certains

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constituants membranaires, telle classe de glycoprotéines par exemple.
Et ainsi de suite. Cependant, il est radicalement impossible d’isoler dudit
organisme sans le fragmenter totalement tous les systèmes qui font qu’il
est un « Soi », c’est-à-dire sans le perdre en tant que « Soi » intégré, en tant
qu’unité métaphysique. Le « Soi » comme organisme est une seconde aporie
pour la raison scientifique. Par nature non expérimentable, il ne peut être
pensé que par la raison métaphysique.

12. Le concept de « Soi » moléculaire renvoie à l’une des problématiques


centrales de la métaphysique, celle de l’individuation des êtres. Histori-
quement posée dans le cadre de l’hylémorphisme aristotélicien – c’est la
théorie de l’individuation par la matière, inversée par les stoïciens et Plo-
tin –, la question ne sortira de ce schème qu’avec Leibniz et la définition
de l’individu comme étant à lui-même « sa totale Entité ». Inintelligible du
point de vue du Logos dans la perspective aristotélicienne, l’individu devient
le nœud d’intelligibilité ultime du réel dans la Monadologie. Toutefois, la
confrontation des données de la biologie moderne avec les noyaux méta-
physiques de la tradition aristotélicienne18 conduit à un développement
de l’intuition médiévale de l’individu dans le sens d’une définition par deux
propriétés transcendantales de esse, unum (non divisum in se) et aliquid
(divisum a quolibet alio). Dans ce dialogue entre l’immunogénétique et la
métaphysique, l’unum renvoie à l’organicité de tout être vivant et l’aliquid
à sa singularité moléculaire19.
Inversement, faute d’une intégration critique des données biologiques,
l’ontologie fondamentale reste enfermée sur elle-même dans cette pure
question de l’être en tant qu’être, d’« esse », dont la radicalité originaire scelle
l’incomplétude de tout autre questionnement, de toute autre démarche
intellectuelle, de toute autre science. Toutefois, sans cette confrontation, la
pensée tournerait indéfiniment à vide dans l’expérience originaire d’« être ».
Car si « esse » est acte, alors il est aussi surdétermination originaire. En
114
saisissant « esse » à sa racine comme acte premier, c’est-à-dire en accédant
au mystère même de l’exister, la pensée ne peut que se laisser aspirer par
cette surdétermination, dans cette expérience à la fois austère et exigeante
qui la conduit à rencontrer les divers ordres de réalité pour comprendre

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concrètement le réel concret et au sein de ce dernier, penser la place de
l’homme au sein de la nature.

13. Mais l’organisme ne renvoie pas à la raison métaphysique pour la seule


raison que cette dernière le saisit comme unum et comme aliquid, donc
comme individu. La clinique médicale, du moins quand la philosophie
se donne la peine de l’interroger pour d’autres raisons que le souci d’en
définir les « guidelines » éthiques, renvoie à une dimension de l’exister
que l’ontologie traditionnelle n’a guère rencontrée. C’est que le corps
humain, défini en première approche comme l’organisme en tant qu’il est
habité par un esprit conscient de lui-même20, est sujet à des maladies ou
à des déficiences, entraînant des incapacités plus ou moins invalidantes
dont la personne pâtit. Le retard mental fournit un excellent exemple des
répercussions existentielles qu’une déficience sévère entraîne dans tous les
aspects de la vie quotidienne21.
Chez Aristote et chez Thomas, l’accent était davantage mis sur la
structure ontologique de la personne22. Autant cet axe garde, aujourd’hui
encore, toute sa pertinence dans la constitution d’une interface entre les
sciences modernes de la vie et la philosophie23, autant l’anthropologie doit
également s’engager dans la description (au sens phénoménologique du
terme) des principales réalités de la clinique, au rang desquelles figurent
la douleur, la souffrance et l’angoisse. Ces deux axes ne sont pas exclusifs
l’un de l’autre. En effet, c’est la même personne qui est structurellement
σωμα, ψυχη, νους et qui éprouve un mal-être tant dans son corps que dans
son esprit.
L’une des réalités que la clinique médicale amène à rencontrer est la
douleur. En effet, la plupart des pathologies s’accompagnent de ce symp-
tôme. Or, la douleur spécifique d’une affection (par exemple une précordial-
gie irradiant à gauche, typique d’un angor) possède aussi une composante
individuelle. Une même sténose à 95 % de la coronaire gauche, nécessi-
115
tant une plastie, s’accompagne d’une douleur variable selon les patients.
Cette variabilité témoigne de la dimension psychologique de la douleur.
L’expérience de la douleur ne se réduit pas non plus à la perception d’un
mal véhiculé par certaines structures neurologiques. Plus profondément,

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la douleur peut être pensée comme un nœud (une aporie) où l’organique
et le psychique sont inextricablement mêlés. C’est que dans la douleur,
l’esprit habite son corps selon une certaine modalité. Aujourd’hui, il est
d’usage de penser philosophiquement la douleur sur le mode éthique. De
manière très concrète, l’éthique médicale moderne réfléchit aux normes
régissant le traitement de la douleur dans des unités spécialisées, comme
par exemple les soins palliatifs. La perspective éthique est certes perti-
nente et ne se limite d’ailleurs pas à des avis sur l’utilisation de drogues.
Tout un chacun sait bien que la douleur interpelle la ψυχη et suscite en
elle les sentiments les plus divers, qui vont de la lassitude à la colère, de
l’acceptation à la révolte, de la peur à l’angoisse. Dans cette perspective,
un ouvrage tel que Phénoménologie et sociologie du ressentiment24 de Max
Scheler peut éclairer en profondeur ce que les patients ressentent. En
effet, quelle que soit son origine, la douleur retentit toujours comme un
défi que l’âme doit relever pour retrouver sa quiétude. Qu’elle accompagne
une perte d’harmonie (en cas de maladie par exemple), la mort d’un être
aimé, ou tout autre deuil, la douleur ne s’assume vraiment que par cette
sérénité (ou cette indifférence) que les sages de tous les temps ont trouvée,
celle-là même qui se manifeste dans les Lettres d’un Cicéron à Atticus et
celles de Sénèque à Lucilius après que l’un et l’autre se soient retirés des
affaires tumultueuses du siècle, indiquant par là que le lieu irréductible de
la liberté philosophique est le repli.
La clinique médicale invite toutefois à un dépassement du point de vue
trop strictement éthique. Ce qui doit aussi (et même d’abord) être pensé,
c’est une véritable description de la conscience aux prises avec la douleur,
au sens où Emmanuel Levinas l’a réalisée pour la fatigue dans De l’existence
à l’existant25. Quel médecin n’a pas entendu son malade reprendre son
souffle et maudire ces intestins dont les douleurs atroces l’ont réveillé ?
L’esprit témoigne d’une lucidité acérée alors qu’il est maintenu sur la brèche
par un organe dont il voudrait tant se défaire. La conscience ressent alors
116
comme une scission entre le corps, l’âme et l’esprit. Le corps est atteint
d’une maladie, l’esprit en est comme contrarié. Il ne peut plus se déployer
avec la même souveraine aisance qu’auparavant. L’esprit conscient de lui-
même se découvre comme enchaîné par les manifestations de son corps

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et les passions de l’âme que celles-ci suscitent. Or, à travers la douleur,
l’esprit éprouve un sentiment de perte. Quelque chose de l’harmonie dans
laquelle il vivait a disparu, parfois à tout jamais. La maladie signe en effet
une perturbation plus ou moins sévère de l’harmonie du corps. Dans la
même ligne, le deuil ratifie la perte définitive d’un objet ou d’un être. On
comprend dès lors qu’au fond de l’expérience de la douleur, la conscience
éprouve le sentiment d’un vide en soi.
Mais la douleur n’est pas la seule expérience existentielle que la cli-
nique médicale soumet à une philosophie de la médecine qui œuvrerait
également dans une perspective phénoménologique. C’est que la douleur
s’accompagne souvent aussi de souffrance. Celle-ci se présente d’abord
comme un mal-vivre du corps ou de l’âme, quelles qu’en soient les causes
(psychologiques, organiques, socio-économiques, morales, spirituelles…).
Une douleur physique trop lancinante, trop intense, trop insoutenable, et
qui, exceptionnellement, peut être rebelle aux plus hautes doses d’antalgi-
ques les plus puissants, s’accompagne de souffrance(s) dont il importe de
sentir ce par quoi ce vécu nouveau se distingue de tout autre. Il en va de
même à l’occasion d’un deuil trop intense pour le sujet. Le viol déclenche
dans l’âme de la victime une souffrance souvent d’autant plus larvée qu’un
sentiment de honte la contraint malgré elle à taire le traumatisme subi. La
souffrance se présente ainsi souvent dans le prolongement de la douleur.
Elle exprime toutefois une expérience spécifique de la conscience.
D’abord, la souffrance peut renvoyer à un sentiment d’insatisfaction
désespérée, quelle que soit la nature, la portée ou l’origine de cette der-
nière. En ce sens, un amour déçu est source de souffrance, et non pas de
douleur. En effet, l’être aimé est non pas absent, mais présent, quoique de
manière inaccessible, et c’est peut-être cette forme de présence qui fait le
plus souffrir. Dans la douleur, la conscience expérimente de manière très
factuelle le sentiment d’une perte : l’antre de l’estomac se ferme mal, me
privant de mon bien-être, l’autre est mort, me renvoyant à un vide. Dans
117
la souffrance, la conscience demeure en tension parfois extrême vers l’ob-
jet de son désir. Telle est la raison pour laquelle l’homme peut surmonter
sereinement sa douleur mais transcende héroïquement sa souffrance. Plus
sûrement que la douleur dont il est toujours possible de s’accommoder, la

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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souffrance entraîne cette épuration de l’âme décrite par les grands sages
ou les grands spirituels.
Ensuite, la souffrance renvoie au sentiment d’être livré à un inélucta-
ble, et ce dernier peut revêtir les formes les plus diverses, comme le rejet
par autrui, des revers de fortune inexorables, une affection du corps ou
de l’âme que l’on pressent incurable, la perception de la proximité de la
mort, à laquelle rien ne peut faire échapper. Qui est resté aux côtés d’un
psychotique se vivant comme voué à une damnation éternelle, qui a re-
cueilli les confidences d’un schizophrène qui sent son corps se dissoudre
inexorablement, aura entrevu jusqu’à quel point la souffrance exprime
un déchirement de l’être, même dans ses aspirations les plus profondes.
La conscience souffrante expérimente une déchirure. L’homme souffrant
se vit comme dépossédé de lui-même, de ses rêves, de ses espoirs, de ses
projets. Quelles qu’en soient les causes, la souffrance impose à l’homme
des limitations à ses désirs les plus légitimes souvent brutales, toujours
perçues comme irrémédiables. La maladie physique ou mentale, l’injustice
sous quelle que forme que ce soit, la sauvagerie de certaines décisions éco-
nomiques, la misère, renvoient l’homme à un sentiment de dislocation de
son monde intérieur. Plus que la douleur, la souffrance est une structure
fondamentale de l’exister humain, parce qu’elle est corrélative de la percep-
tion aiguë de la fragilité de toute chose, de toute situation, de tout rêve, et
donc d’une incomplétude foncière de l’être.
Elle est presque inévitablement une interrogation sur le sens. À ce titre,
la souffrance est le lieu privilégié du « Pourquoi ? ». Son horizon est plus
large que celui de la douleur. Dans la souffrance, le sentiment de perte passe
au second plan pour laisser la place à la perception d’une menace grave,
mettant en cause jusqu’aux fondements les plus instinctifs, touchant les
êtres les plus aimés ou les réalités les plus intimes de l’exister. Il n’est nulle-
ment exceptionnel de voir la souffrance acheminer l’homme jusque dans les
grandes questions de l’existence. C’est pourquoi la souffrance, et non pas la
118
douleur, peut devenir un sentiment métaphysique, celui qu’éprouvent sur un
mode extrême le penseur et le mystique confrontés à la nuit sans recours,
lorsqu’ils ressentent en eux le silence abyssal du cosmos, de l’être et de Dieu.
La souffrance s’apparente alors à cette insatisfaction radicale de l’exister, elle

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
dans un projet d’anthropologie tripartite
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rejoint cette inéluctable tristesse qu’inspire le « on », la grisaille du monde
et des êtres26, celle qu’éprouve le clown de La grimace de Heinrich Böll27,
elle accompagne cette mélancolie profonde qui caractérise les quêtes les
plus radicales de l’Absolu, celles qui sous-tendent les grands romans d’un
Gogol, d’un Dostoïevsky ou, plus près de nous, d’un Lagerkvist.
« Dedans, la nuit se faisait, … »28
« Pour déclarer et donner à entendre cette nuit obscure par laquelle
l’âme… »29

Mal, douleur, souffrance, tel est un premier horizon auquel toute clinique
médicale est confrontée et qu’une anthropologie philosophique se doit
d’assumer tout en les inscrivant dans toutes les dimensions de l’homme.
Cette intégration est d’autant plus importante pour notre époque que ces
expériences fondamentales renvoient toutes d’une manière ou d’une autre
à la finitude de notre existence. À travers elle, c’est la réalité des limites
qui se donne à penser. La clinique renvoie toujours à un certain bon sens
et surtout à une prise en compte de ce qui est proportionné et de ce qui
ne l’est pas.

14. Mais si tel est l’horizon ultime d’une anthropologie philosophique en


prise avec la clinique médicale, il nous faut maintenant revenir à cette
question centrale pour notre propos : le schème hylémorphique, qui con-
çoit l’homme comme indissociablement un et trois (σωμα, ψυχη, νους)
est-il susceptible d’éclairer certaines données en provenance de la clinique
médicale moderne ? Une première réponse à cette question est fournie par
le développement spectaculaire de la médecine psychosomatique30. Ses
origines remontent au début du XIXe siècle puisqu’il revient à Heinroth,
philosophe et psychiatre allemand (1773-1843), d’avoir introduit les termes
« psycho-somatique » (1818)31 et « somato-psychique » (1828)32. L’idée
119
maîtresse de la médecine psychosomatique est celle d’une interaction entre
l’organique et le psychique dans la genèse, le développement et le traitement
des processus pathologiques. Cette idée est devenue un acquis de la clinique
médicale que la compréhension toujours plus fine (notamment au niveau

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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génétique) des maladies ne peut pas sérieusement remettre en doute. Les
internistes connaissent ces maladies organiques dans lesquelles un – ou
plusieurs – facteur(s) psychologique(s) est (sont) impliqué(s) : la « névrose
cardiaque », le syndrome d’hyperventilation, les troubles digestifs banaux,
la recto-colite ulcéro-hémorragique, etc.

15. Nous voici conduits à la question de l’angoisse, ce symptôme cardinal


des psychoses, des névroses et des états-limites, des derniers tels que décrits
par Bergeret33. Mais sa compréhension de l’angoisse est déjà le fruit d’une
première intégration de l’organique et du psychique, ces deux pôles que
d’aucuns s’évertuent aujourd’hui encore à pratiquer et à penser de manière
exclusive l’un de l’autre. Si l’on voulait caractériser ces deux tendances en
évoquant des noms représentatifs de l’intelligentsia parisienne de ces der-
nières décennies, le « tout psychique » d’un Lacan répondrait en miroir
au « tout neurologique » qu’exprimaient certaines formules de L’homme
neuronal, de Jean-Pierre Changeux34. Or, l’heure est largement à un rap-
prochement. La fécondité théorique de la psychosomatique se remarque
dans quelques essais, témoin Le corps entre biologie et psychanalyse, de
Christophe Dejours, qui propose un dépassement de l’« espace infran-
chissable » établi par une certaine tradition française entre psychanalyse
et neurologie35. Ce livre est divisé en deux parties : la première est centrée
sur la confrontation entre les deux disciplines autour de trois topiques,
l’angoisse, la mémoire et le rêve, alors que la seconde revisite l’ensemble du
champ psychopathologique pris en charge par la psychanalyse. À propos de
l’angoisse, Dejours rappelle cette évidence que la pharmacologie moderne
(en particulier depuis l’avènement des benzodiazépines36) et les manifes-
tations physiologiques de ce symptôme font se rapprocher la conception
psychanalytique de l’angoisse, telle qu’elle est fixée par Freud, et les théories
somatiques qui fleurissent entre les deux Grandes Guerres.
D’une manière plus générale, le hiatus entre psychiatrie et neurologie,
120
entre médecine de l’âme et médecine du corps, ce schisme qui projette
dans le champ neuropsychiatrique la dualité « corps-âme » héritée de
Descartes, est de moins en moins tenable. Deux événements majeurs
dans les dépressions, dans les troubles bipolaires et dans les psychoses

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
dans un projet d’anthropologie tripartite
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témoignent d’une intrication très profonde du σωμα et de la ψυχη. D’une
part, l’efficacité des médications psychotropes37 (classiquement les dif-
férentes classes d’antidépresseurs pour les dépressions, les associations
entre un antiépileptique et un neuroleptique atypique pour les troubles
bipolaires38, les neuroleptiques pour les psychoses39) ont mis l’organicité
des troubles psychiatriques en évidence. D’autre part, la mise en évidence
de troubles cognitifs et de troubles exécutifs dans les troubles bipolaires40
au long terme et les schizophrénies41 a elle aussi apporté des arguments
supplémentaires en faveur d’un soubassement organique de ces pathologies.
Il paraît de plus en plus inconcevable de prendre en charge de manière
valable des patients psychotiques ou schizoïdes sans tenir compte du
développement chez eux d’un syndrome frontal42. Ces éléments plaident
en faveur d’une étroite intrication entre le σωμα et la ψυχη, même s’il est
impossible actuellement de démêler la part de ce qui revient à l’organique
et celle imputable au psychique.

16. Si tel est le cas, si réellement le psychisme et le somatique sont étroite-


ment intriqués, il reste à voir si la tension inhérente au schème hylémorphi-
que, à savoir l’affirmation du caractère séparé et immatériel d’une instance
en l’homme, peut être conservée. Sous ce rapport, la conception du Moi
et des conflits de la vie psychique proposée par Freud présente un grand
intérêt. Il y a chez Freud le postulat d’un au-delà radical du somatique dont
l’hypothèse de l’inconscient constitue une affirmation centrale. Il n’existe
aucune neurobiologie de l’inconscient, et celle-ci est tout simplement im-
possible. En tant que tel, l’inconscient échappe à toute autre emprise qu’un
travail psychothérapeutique. Popper l’avait bien compris en montrant qu’il
échappe au processus de falsification qui constitue selon lui un des nœuds
essentiels de la démarche des sciences expérimentales de la nature. Cepen-
dant, que cet inconscient ne puisse être rejoint par la logique des sciences
de la nature ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas. Ce qui se laisse
121
pressentir ici, c’est l’hétérogénéité de l’esprit par rapport à la nature. Selon
Freud, nous ne connaissons que certaines manifestations de l’inconscient,
cette face obscure de nous-mêmes qui affleurait dans le monologue de
l’homme du souterrain43 : ses effets se font sentir dans les rêves, les mots

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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d’esprit, les actes manqués, voire les gestes les plus quotidiens. Pour le thé-
rapeute qu’était Freud, la clinique des névroses44 jouait un rôle déterminant,
puisqu’elle était le lieu où s’élaboraient et s’éprouvaient les intuitions théo-
riques. Il y a là une question épistémologique des plus sensibles et des plus
difficiles. Il existe donc un « Autre » en nous, mystérieusement tapi au plus
profond de notre conscience. L’homme n’est jamais seul qu’avec lui-même.
Cette scission de la conscience, thème séculaire s’il en est45, est thématisée
par le dernier Freud à travers le conflit du Moi avec le Ça, le Surmoi et
le monde extérieur. Dans cette perspective, l’angoisse (même somatisée)
n’est finalement que le symptôme ou la manifestation de conflits bien plus
profonds. La force de la psychanalyse, comme celle du Soi jungien, consiste
précisément à théoriser un au-delà du psychosomatique.

17. L’intérêt du Moi freudien est son caractère aporétique – entendons


par là qu’il peut être le lieu d’un questionnement selon deux points de
vue. Redisons-le, il doit d’abord être confronté aux neurosciences dont les
aptitudes à rendre compte de la vie même de l’esprit se font toujours plus
profondes. Si la psychanalyse, en tant aussi qu’exemple des psychothérapies
(et cela sans vouloir nous engager plus avant dans ce champ complexe et
conflictuel, tant les oppositions entre écoles sont parfois rudes), conserve
légitimement un droit de cité dans la clinique neuropsychiatrique moderne,
ce sera le signe d’une certaine irréductibilité des noyaux psychiques par
rapport au biologique. La thématique du désir paraît particulièrement
appropriée pour cerner cette irréductibilité du psychisme. En ce sens, elle
peut constituer l’amorce d’une dialectique moderne « cerveau-esprit ».
Mais – et c’est ici que se dégage un second point de vue –, le désir
n’épuise pas le psychisme et en particulier ne rend pas compte du fait
observable des aptitudes de création ou de conceptualisation du νους. La
Joconde, Don Quichotte de la Mancha, les scènes de la vie de Faust, la
relativité générale, la chimie quantique, la génétique moléculaire, le calcul
122
infinitésimal transcendent aussi le désir. C’est pourquoi – et même si la
lecture psychanalytique de la créativité humaine est légitime, mais jusqu’à
un certain point seulement – le pouvoir unificateur du concept, capable
de comprendre le monde, témoigne d’une puissance de l’esprit qui renvoie

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
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aussi à une connaturalité mystérieuse et originaire entre l’intelligence et
l’être. Ce qui peut s’esquisser ici, c’est une dialectique de l’esprit qui, partant
d’une perception naïve de soi, s’éprouve à travers le doute psychanalytique
pour accéder à la prise de conscience de sa dimension originairement
métaphysique. En définitive, il n’y a un Moi psychique que parce qu’il y a
d’abord un « Je » métaphysique.

18. L’angoisse est le symptôme le plus fréquemment traité dans la clini-


que psychiatrique. Elle est isolée, comme dans la crise d’angoisse ou de
panique. Elle peut aussi accompagner une dépression ou une psychose.
L’angoisse mobilise elle aussi les trois pôles du schème hylémorphique.
Elle mobilise le σωμα à travers les symptômes somatiques (épigastralgies,
précordialgies, tachycardie, hyperventilation, etc.), elle peut affecter la ψυχη
en tant que cette dernière est le siège des maladies mentales. Elle renvoie
enfin à une expérience authentique de la condition humaine. L’angoisse
devient un thème philosophique avec Kierkegaard (Le concept d’angoisse,
Le post scriptum aux miettes philosophiques) et Heidegger (Sein und Zeit
en particulier) qui, tous deux, la définissent négativement par rapport à la
peur et à la crainte.
Cependant, comme la souffrance, l’angoisse peut devenir métaphysi-
que. Ressentie par un Pascal face au silence des espaces infinis, elle est aussi
cet effroi que l’homme éprouve en fixant le néant, ce néant qui engloutit
tout ou qui, plus tragiquement encore, semble suspendu à l’être même. Car
tout ce qui est aurait pu ne pas être et disparaîtra irrémédiablement. Une
phénoménologie de l’angoisse serait incomplète si elle n’intégrait pas celle
que ressent le métaphysicien ou le mystique lorsqu’ils sont confrontés aux
expériences ultimes de l’esprit, celles de la nuit par exemple. Ici aussi l’on
touche du doigt la nécessité d’une véritable psychologie des profondeurs, ca-
pable d’intégrer les expériences des mystiques ou des métaphysiciens46.
123
19. La question si actuelle du statut de l’œuf fécondé constitue un lieu pour
montrer comment l’identité proprement psychique de la personne s’inscrit
dans le cercle plus large de l’identité métaphysique du « « Je »-Personne ».
Les remarquables travaux que le docteur Benoît Bayle poursuit actuelle-

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ment dans le champ de l’identité conceptionnelle de l’embryon permettent
d’ancrer ce dépassement selon une perspective originale47.
L’un des mérites de la méthode de Benoît Bayle consiste à montrer que
des cas cliniques psychiatriques témoignent du caractère profondément
mortifère de ce qu’il appelle la nouvelle scène conceptionnelle (marquée
notamment par le développement des différentes techniques de fécondation
extracorporelle). Un exemple illustre cette approche. Le cas du syndrome
du survivant conceptionnel permet de bien comprendre comment l’auteur
raisonne et avance.
Le concept de survivant fut inventé par Bruno Bettelheim à la suite de
son expérience concentrationnaire, ce qui ne signifie pas que toute référence
à ce syndrome implique que l’on fasse l’amalgame avec cette singularité
historique irréductible que furent les camps d’extermination nazis. Pour
preuve, le syndrome a été décrit à propos de survivants d’une catastrophe,
sans que la reprise de la terminologie de Bettelheim pose question.
Benoît Bayle définit le survivant comme celui qui, seul d’un groupe,
échappe à une menace concrète de mort. Or, la nouvelle scène conception-
nelle est une grande pourvoyeuse de survivants conceptionnels : embryons
conçus après un ou plusieurs avortements provoqués, embryons survivants
au transfert embryonnaire, embryons se développant après une réduction
embryonnaire, jumeaux survivants… Ce syndrome se caractérise par :
a) une culpabilité, qui peut être inconsciente ; b) un sentiment de toute-
puissance, avec sur le plan clinique l’assurance d’être un sujet à part ; c) un
besoin inconscient d’éprouver sa capacité à la survie48.
Sur le plan théorique, ce type d’observations (et d’autres) conduit Benoît
Bayle à postuler en chaque embryon conçu une :
« identité conceptionnelle qui lui est propre et qui se trouve riche
de nombreuses déterminations psycho-socio-culturelles. Dès sa
conception et tout au long de son développement, l’être humain
124 est et demeure « être conçu d’un homme et d’une femme, à tel
moment de leur histoire » 49.

De la sorte, une intersubjectivité se construit autour de lui entre tous les


êtres interpellés par son surgissement dans l’obscurité du ventre mater-

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nel (les parents, la fratrie, la famille au sens large, les amis, les collègues
éventuellement…). Dès lors, la première forme de vie, pour reprendre le
vocabulaire de l’auteur, est plus qu’une simple organisation biologique, elle
est déjà une unité bio-psychique.
Toutefois, une analyse métaphysique d’une conscience de son identité
propre au stade embryonnaire permet de poser un « Je » plus profond
encore que celui auquel arrive Benoît Bayle. Il existe une expérience radi-
calement originaire, par laquelle « Je » me dis « Je », et à partir de laquelle
« Je » prends conscience de mon identité ontologique tout au long de mon
exister. « Je » suis mystérieusement resté « Je » tout au long de ma vie, ce
qui me permet d’inférer que j’étais déjà « Je » au moment précis, à jamais
enfoui dans l’indéterminé, de ma conception biologique50.
Cette mémoire existentielle ne se réduit d’ailleurs pas à la réminiscence
par le « Je » qu’il est identiquement « Je », quel que soit le moment de son
exister et quel que soit son état de conscience, elle permet aussi au « Je »
de se saisir comme point nodal dans l’histoire du cosmos, de la vie et des
hommes.
En s’ouvrant à l’Histoire, le « Je » métaphysique accède à son ques-
tionnement ultime, celui du mal. En effet, c’est l’Histoire d’abord – et plus
précisément, une métaphysique de l’Histoire, comme celle qui s’esquisse
notamment chez Augustin, Bonaventure, Hegel et, de la manière la plus
aiguë, dans La légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevsky51 –, qui cons-
titue le lieu moderne où poser la question du mal. C’est par là aussi que le
Moi freudien se trouve ressaisi au plus profond.

20. Conclusion
L’essor des sciences modernes de l’esprit (depuis l’avènement de la psy-
chanalyse jusqu’aux développements les plus récents des neurosciences)
peut être considéré comme une mise au défi pour les thèses centrales de
l’anthropologie tripartite.
125
a. Le schème hylémorphique a pris naissance à une époque où nos con-
naissances en matière de neurologie étaient quasiment inexistantes et
où les médecins conscients de l’existence de maladies neuropsychiatri-
ques52 avaient pour première tâche de les désacraliser (c’est ainsi que le

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traité De la maladie sacrée53 « naturalise » l’épilepsie en en faisant une
pathologie analogue à toute autre). La question de sa pertinence actuelle
se pose. Or, tout comme nous avons pu montrer une interdépendance
entre les concepts métaphysique et biologique d’individu, de même les
avancées théoriques et cliniques les plus significatives en provenance
du complexe des « neuro-psycho-sciences » montrent une étroite in-
terdépendance entre le σωμα (le corps) et la ψυχη. La somatisation de
l’angoisse, phénomène d’observation quotidienne dans la clinique, en
est un indice. Plus suggestive encore, la mise en évidence des dysfonc-
tionnements frontaux (mnésiques, cognitifs et exécutifs) dont les grands
troubles psychiatriques en atteste. Ces éléments plaident en faveur d’une
fécondité encore actuelle de l’hylémorphisme comme schème théorique
capable d’organiser le « complexe des neuro-psycho-sciences ».
b. Le nœud essentiel d’une anthropologie tripartite réside dans son
affirmation de la séparation de l’esprit. Selon la visée de cette anthro-
pologie, l’homme se caractérise par une irréductible tension entre sa
composition hylémorphique (le corps ou σωμα, l’âme ou ψυχη) et la
transcendance de son esprit (νους). Cette dualité foncière en fait toute
l’originalité.
c. Dans le « complexe des neuro-psycho-sciences », le Moi freudien peut
servir de point de départ à une reprise moderne de cette transcendan-
talité du νους. D’un point de vue technique, l’analyse du désir peut
servir de lieu d’ancrage pour un tel projet. Cependant, le concept du
Moi freudien doit d’abord être situé par rapport au soi jungien, qui en
opère un premier élargissement. Il doit ensuite être confronté à d’autres
faits témoignant de la vie de l’esprit – la production de concepts, de
théories scientifiques rendant compte en tout ou en partie du fonc-
tionnement de la nature, la création d’œuvres d’art – pour s’inscrire
dans une subjectivité plus large, celle du « « Je »-personne », qui ouvre
126 le « Je » à sa dimension métaphysique. Encore faut-il comprendre en
quoi consiste cette transcendance.
d. D’un point de vue historique, la découverte de la radicalité du « Je »
en tant que « Je » remonte à Augustin54 et à Descartes. Chez ces deux
auteurs, ce pivot philosophique s’accompagne de l’affirmation de la

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substantialité de l’esprit55. Cette thèse capitale d’un point de vue théolo-
gique est, nous semble-t-il, le point central des discussions. En effet, si
la définition aristotélicienne de l’âme comme « entéléchie première d’un
corps organisé »56 peut être conservée sans trop de difficultés, il n’en va
pas de même pour la thèse de la substantialité de l’esprit. La démarche
serait plutôt inverse. Il incombe à l’anthropologie philosophique de
déduire ce caractère d’une définition claire d’un νους transcendant.
e. Cette problématique, dont le développement spectaculaire des neuro-
psycho-sciences durant les cent dernières années soulève l’acuité, n’est
pas non plus sans incidence sur la question du statut de l’œuf fécondé et
des cellules apparentées. Y a-t-il encore un sens à parler de l’habitation
de l’embryon humain en cours de formation – et ce quel que soit ce
stade d’ontogenèse – par un νους dans le contexte des neurosciences
modernes ? Et si d’aventure, cette affirmation n’a plus de sens, au nom
de quelle légitimité parle-t-on de l’embryon comme une personne ? Il
est curieux de voir les théologiens, si fertiles dès qu’il s’agit de brandir
des interdits moraux, demeurer étrangement silencieux sur cette dé-
licate question.
f. Dans le repositionnement des disciplines l’une par rapport à l’autre que
L’individuation des êtres inaugure, l’anthropologie philosophique défi-
nie dans cette communication est un lieu de médiation entre la raison
métaphysique et la rationalité à l’œuvre dans les sciences biomédicales
modernes, tout comme la philosophie de la nature était thématisée
comme médiatrice entre cette même raison métaphysique et la raison
scientifique.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Notes et références
1
Clinique de Warquignies (Belgique)
2
Ph. Caspar, L’individuation des êtres : Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine,
Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, coll. « Le Sycomore », 1985.
3
Elle se présente comme une collection de matériaux dont elle discerne les principaux
topiques et en propose une première organisation dialectique.
4
« L’homme est un mystère. Il faut l’élucider et si tu passes à cela ta vie entière, ne dis pas
que tu as perdu ton temps. » (F. Dostoïevsky, Lettre du 16 août 1939 à son frère Michel,
in Correspondance, édition intégrale présentée et annotée par Jacques Catteau, traduit
du russe par Anne Coldedy-Faucard, Paris, Bartillat, tome 1, 1998, 183).
5
Sur ce concept, voir une première élaboration in Ph. Caspar, « L’apport de la biologie à
l’identité humaine. Transcendantalité de l’identité personnelle et statut de l’embryon »,
Rivista teologica di Lugano, VII, 2/2003, 29-64.
6
H. Ibsen, Peer Gynt, Acte V, tr. fr. par R. Boyer, Paris, Flammarion, coll. « GF-Flamma-
rion », n° 805, 1994. Voir également Peer Gynt (Ph. Caspar, Peer Gynt ou le hâbleur,
Paris, L’Harmattan, coll. « Théâtre du monde entier », 1995) produit lors de La Nuit de
Beloeil 1995.
7
Cf. Aristote, De la génération des animaux, tr. fr. par P. Louis, Paris, Les Belles Lettres,
1961 (également, De l’âme, 415a 26 et sq). Que la mort soit la vérité de l’individu est
également une des idées maîtresses de la philosophie de la nature de Hegel (G.-W. Hegel,
Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, par. 375, tr. fr. par
B. Bourgeois, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2004).
8
M. de Montaigne, Essais, III, II, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962,
782.
9
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, II, art. 3.
10
Id., Ia, I, art. 5, resp. 2.
11
Ph. Caspar, L’individuation des êtres : Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine,
Quatrième partie, op. cit.
12
P. Medawar, The uniqueness of the individual, New York, Dover Publications, 1957.
13
Ph. Caspar, L’individuation des êtres : Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine,
op. cit. ; Ph. Caspar, « L’individuation des êtres vivants selon l’immunologie moderne.
Aspects scientifiques et portée ontologique », Analise, Lisbonne, 18, 1995, 85-124.
14
Ph. Caspar, L’embryon au IIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004, 12-14.
15
Aristote, Métaphysique, 995 a 29-31, tr. fr. par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique
J. Vrin, 1974.
16
The lactose operon, Cold Spring Harbor Monograph (1970), J.-R. Beckwith et D. Zipser
128 Ed. Sur Monod, Jacob et Lwoff, voir Les mousquetaires de la nouvelle biologie, Pour la
science. Les génies de la science, n° 10, février-mai 2002.
17
R.-I. Freshney, Culture of animal cells. A manual of basic techniques, New York, Wiley-
Liss, third edition, 1994; R.-I. Freshney and M.-G. Freshney, Culture of immortalized
cells, New York, Wiley-Liss, 1996.

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
dans un projet d’anthropologie tripartite
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18
D’une certaine manière, la métaphysique leibnizienne de l’individu peut être considérée
comme une image en miroir de celle pensée par Aristote.
19
Voir notamment Ph. Caspar, « Approche biologique et métaphysique du statut anthro-
pologique de l’embryon humain », Nova et Vetera, Sion, 1993/4, 304-309 ; Ph. Caspar,
Penser l’embryon d’Hippocrate à nos jours, Paris, Éditions universitaires, 1991.
20
Et cela même si cette conscience est inchoative, comme c’est le cas des personnes pro-
fondément retardées mentalement (observations personnelles).
21
Ph. Caspar, L’Accompagnement des personnes handicapées mentales. Un dispositif social
et multidimensionnel, Paris, L’Harmattan, coll. « Technologie du travail social », dirigée
par J.-M. Dutrénit, 1994; P. Vlieghe, A.-F. Gennotte et Ph. Caspar, « Violation des droits de
l’homme dans le cas des personnes mentalement retardées séropositives : état des lieux »,
Journal International de Bioéthique, 1999, vol. 10, nos 1-2, 57-68.
22
St Thomas, Summa Theologiae, I, q29, 2. Opera omnia, iussu impensaque Leonis XIII
P. M. edita. Summa Theologiae. vols. V-XII Roma 1889-1906. Thomas hérite d’ailleurs
de la définition structurelle de Boèce au sujet de la personne : « Personna est substantia
individua natura rationale. » Boethius, De Persona et Duabus Naturis, ii, iii. In P.L
Migne, Patrologiae Latinae Cursus Completus. Paris 1844-55., LXIV, 1342 sqq.
23
Il suffit pour s’en convaincre de suivre les débats actuels sur le statut de l’œuf fécondé
humain, débats qui font toujours – même parfois sans en être conscients – appel à des
concepts métaphysiques, tels celui d’individu, d’acte, de puissance, de personne, … (voir
notamment L. Sève, « S’entendre sur la personne », in Travaux du Comité Consultatif
National d’Éthique, sous la direction de D. Sicard, Paris, Presses Universitaires de France,
coll. « Quadriges », n° 403, 32-43).
24
M. Scheler, « Phénoménologie et sociologie du ressentiment », in L’homme du ressen-
timent, Paris, Gallimard, coll. « Idées », n° 244, 1970, 13-66.
25
E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bi-
bliothèque des textes philosophiques », 1993.
26
« En l’obscure nuit de cet exil mauvais. » (Jean de la Croix, Poème VIII, in Œuvres com-
plètes, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque européenne », 1967, 4e édition,
927.
27
H. Böll, La grimace, tr. fr. par S. et G. de Lalène, Paris, Seuil, 1964.
28
Jean de la Croix, Poème VI, in Œuvres complètes, op. cit., 922.
29
Jean de la Croix, Prologue, La montée du Mont Carmel, in Œuvres complètes, op. cit.,
75.
30
Voir notamment F. Alexander, La médecine psychosomatique, Paris, Petite Bibliothèque
Payot, n° 11, 1970. Voir aussi P. Pongy et R. Babeau, Psychosomatique et médecine,
Montpellier, Sauramps médical, 2003 et surtout A. Haynal et W. Pasini, Médecine
psychosomatique, Paris, Masson, coll. « Abrégé de », 1978.
31
129
Ce terme exprimait la conviction d’Heinroth de l’influence des passions sexuelles sur la
tuberculose, le cancer et l’épilepsie (A. Haynal et W. Pasini, Médecine psychosomatique,
op. cit., 3).
32
Selon Heinroth, ce vocable s’applique aux maladies pour lesquelles le facteur corporel
modifie l’état psychique (Id.).

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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33
J. Bergeret, La dépression et les états limites, Paris, Payot, 1974, 2 tomes.
34
J.-P. Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, coll. « Le temps des sciences », 1983 ;
Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob, 1992 ; La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998 ;
L’homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002.
35
Christophe Dejours, Le corps entre biologie et psychanalyse, Paris, Payot, 1986.
36
Synthétisé en 1949 et commercialisé en 1958, le Librium® inaugure la grande saga des
benzodiazépines. Cf. St.-M. Stahl, Essential Psychopharmacology, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2000, tr. fr. par Th. Faivre et P. Lemoine, Psychopharmacologie
essentielle, Paris, Flammarion, coll. « Médecine-Sciences », 2002, 311-323.
37
La complexité actuelle des traitements psychotropes et le nombre croissant tant de leurs
indications que de leurs succès, rendent cette proposition évidente. Voir le classique A.
Calanca, C. Bryois et T. Buclin, Vade-mecum de thérapeutique psychiatrique, Genève,
Éditions Médecine et Hygiène, 9e édition entièrement révisée et augmentée, 2002.
38
M.-F. Poiriers et M.-O. Krebs, « Le point sur les approches neurobiologiques des trou-
bles bipolaires », in Les troubles bipolaires, sous la direction de Th. Lemperière, Paris,
Acanthe-Masson, 1995, 99-128 ; M. Zahn, « Le trouble bipolaire : traitement des épisodes
aigus », Id., 187-209.
39
Dans le cas des psychoses, la découverte de l’action antidélirante du Largactyl® au début
des années 1950 constitue le véritable point de départ de toutes les théories organiques
de ces pathologies.
40
Nous avons personnellement pu les observer et les analyser avec le docteur Michèle
Bacq, de l’Institut psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, à Leuze-en-Hainaut (Belgique).
41
T. Sharma and Ph. Harvey, Cognition in Schizophrenia. Impairments, Importance and
Treatment Strategies, Oxford, Oxford University Press, 2000; N. Georgieff, « Recherches
cognitives et schizophrénies », in J. Daléry et T. d’Amato, La schizophrénie. Recherches
actuelles et perspectives, Paris, Masson, coll. « Médecine et psychothérapie », 2e édition
révisée, 1999, 203-251.
42
Pour une première approche du syndrome frontal voir R. Gil, Neuropsychologie, Paris,
Masson, coll. « Abrégés », 3e édition, 2003, 158-173 ; M.-I. Botez, « Le syndrome frontal »,
in Neuropsychologie clinique et neuropsychologie du comportement, sous la direction
de M.-I. Botez, Paris, Masson/Les Presses de l’Université de Montréal, 1996, 3e édition,
169-195.
43
F. Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, tr. fr. par A. Markowicz, Paris, Actes Sud,
1992.
44
On trouve chez G. Pankow une tentative d’étendre les conceptions freudiennes au champ
des psychoses : G. Pankow, L’homme et sa psychose, Paris, Flammarion, coll. « Champs »,
n° 277, 1993 ; Structure familiale et psychose, Paris, Flammarion, coll. « Champs », n° 583,
2004 ; L’être-là du schizophrène, Paris, Flammarion, coll. « Champs », n° 708, 2006.
130 45
C’est déjà ce que les grecs appelaient l’« acrasia ». Pour une revue bibliographique sur
ce thème, voir Ph. Caspar, « Biologie, exigence éthique et métaphysique du mal », in Actes
du Congrès international « Maladies sexuellement transmissibles (Sida, hépatite B, ….)
sexualité, institutions, Gand, les 19 et 20 septembre 2001, Paris, L’Harmattan, 2003, 301-
319.

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Le corps souffrant. Place de cette thématique
dans un projet d’anthropologie tripartite
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46
Dans ce sens, G. Berger, M. Blondel et L. Lavelle, Chant nocturne. Saint Jean de la Croix,
mystique et philosophie, Paris, Éditions universitaires, coll. « Sagesse », 1991.
47
B. Bayle, L’embryon sur le divan. Psychopathologie de la conception humaine, Paris,
Masson, coll. « Médecine et Psychothérapie », 2003 ; B. Bayle, L’enfant à naître. Identité
conceptionnelle et gestation psychique, Ramonville-Saint-Afgne, Erès, coll. « La vie de
l’enfant », 2005 ; L’identité conceptionnelle. Tout se joue-t-il avant la naissance ?, Paris,
L’Harmattan, coll. « Psychanlayse, médecine et société », 2005.
48
B. Bayle, L’embryon sur le divan. Psychopathologie de la conception humaine, op. cit.,
51-54.
49
B. Bayle, « Le développement psychologique commence-t-il dès la première forme em-
bryonnaire ? », Annales Médico-Psychologiques, 159, 2001, 506-510 ; B. Bayle, L’embryon
sur le divan. Psychopathologie de la conception humaine, op. cit. ; l’auteur a défendu
en octobre 2004 une thèse en philosophie qui articule l’ensemble de ses travaux (La
nouvelle scène conceptionnelle : contribution à l’éthique de la procréation humaine,
sous la direction du Professeur Dominique Folscheid, Université de Marne-la-Vallée,
octobre 2004).
50
Pour une amorce de ce thème, voir Ph. Caspar, « L’apport de la biologie à l’identité hu-
maine. Transcendantalité de l’identité personnelle et statut de l’embryon », art. cit.
51
Ph. Caspar, « Raison et mal : scandale du mal et utopie de l’Histoire. La légende du Grand
Inquisiteur», Nova et Vetera, t. LXXX, 2005, 85-100.
52
J. Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tra-
dition médico-philosophique antique, Paris, les Belles Lettres, 1981 ; J. Pigeaud: Folie et
cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres,
1987.
53
Hippocrate, L’ancienne médecine, tr. fr. par J. Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
54
L. Blanchet, Les antécédents historiques du « Je pense, donc je suis », Paris, Alcan, 1920.
E. Gilson, « Le cogito et la tradition augustinienne », in Études sur le rôle de la pensée
médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
1975, 191-201 ; « Descartes, Saint Augustin et Campanella », id., 259-268.
55
Cf. Augustin, De la Trinité, X, X, 16, tr. fr. par P. Agaësse et J. Moingt, Bruges, Desclée de
Brouwer, coll. « Œuvres de Saint Augustin », 2 t., t. 1, n° 16, 1955, 151), et R. Descartes,
Discours de la Méthode, éd. Alquié, in Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 3 t., t. 1,
1963, 567-650, 604).
56
Aristote, De l’âme, 412 b 5-6, tr. fr. par A. Jeanonne et E. Barbotin, Paris, Les Belles
Lettres, 1966.

131

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APPRENDRE LE CORPS ?

André Giordan
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 133 à 146


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-133.htm
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APPRENDRE LE CORPS ?
André Giordan1

Penser le corps, fonder une anthropologie corporelle, travailler sur la


stigmatisation, impliquent de prendre en compte la dimension éducative,
qui reproduit de façon très directe les valeurs prioritaires d’une société.
De plus, l’éducation – que ce soit l’éducation obligatoire ou la formation
des professionnels de la santé – peut être le lieu pour clarifier et partager
ces valeurs, alors que les sciences et la médecine ont plutôt tendance, par
tradition, à les éviter ou carrément à les évacuer.
À toutes les époques et dans toutes les cultures, le corps humain fait
l’objet d’éducation ou de rééducation. Celles-ci concernent directement le
corps physique en le marquant irrémédiablement, sans même avoir besoin
de passer par des médiations intellectuelles. Le corps se trouve bandé, sca-
rifié ou rectifié pour le conformer à des normes ou à des valeurs sociales
et morales dominantes. La question qu’il conviendrait alors de préciser
concerne la nature des procédures éducatives mises en œuvre. Comme
nous le verrons, cette question a été fortement controversée.
À partir de la Renaissance, on observe en Europe une corrélation
directe entre les positions du corps et les dispositions de l’esprit. Ainsi,
le corps se doit d’être « droit », à l’image d’une « Nature » qu’il s’agit sans
cesse de « redresser ».
« Tout ainsi qu’un arbrisseau, il se fait qu’étant entretenus droits
(...), ils gardent en croissant une même forme. Ainsi pareillement,
il advient aux enfants que s’ils sont bien droitement liés dans 133
leurs bandelettes et langeots : ils croissent ayant les membres et
le corps droit. »2
Rodion, 1536

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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L’obsession d’un corps droit se trouve ainsi reliée directement à la notion
de vertu sociale ; la perfection ou l’imperfection s’exprime à travers le
corps. Le discours du XVIe siècle, qui en fait n’est pas si éloigné de celui
des idéologies modernes, consiste à fonder cette valorisation du corps, tout
en prenant la mesure des contradictions propres à la société de l’époque.
Posséder un corps « idéal » procure le succès social individuel, et devient
également avantageux pour la famille et ses descendants du fait de cette
valorisation sociale du corps.
Le corps, étant à la fois ce qu’une personne « a » et ce qu’elle « est »,
traduit les liens entre, d’une part, l’apparence externe et, d’autre part,
l’intériorité, autrement dit les sensations, les désirs, et les émotions. Leur
articulation fixe des règles de conduite et leurs transgressions se trouvent
condamnées par la société comme contraires à ses exigences morales :
« Les négligences du maillot et de l’âme commencent toutes les
imperfections de l’un et de l’autre. »3
Fortin de la Hoguette, 1648

Historiquement, un tel redressement s’est présenté comme orthopédique.


Il se trouve obtenu au moyen de maillots, de lacets et de corsets constituant
des armatures, plus ou moins sophistiquées, dans le but de promouvoir
une « bonne éducation » destinée à de « bonnes familles ». La dimension
sexuelle du corps est celle qui a été la plus réglementée, notamment au siècle
des Lumières à propos de la question de la masturbation. Alors que l’Église
condamnait cette pratique comme typiquement immorale, asociale car
auto-référenciée, excluant tout rapport fructueux à autrui, au XVIIe siècle,
la lutte contre la masturbation va se médicaliser. John Marten fait paraître, à
Londres en 1712, une brochure anonyme intitulée Onanie ou L’odieux péché
de pollution de soi-même. Ce texte, qui dénonçait les dangers biologiques
de la masturbation sera repris quarante-huit ans plus tard, d’un point de vue
134 médical, par le Docteur Tissot, que recommandait J.-J. Rousseau.
« C’est un tableau effrayant propre à faire reculer l’horreur. En voici
les principaux traits : un dépérissement général de la machine ;
l’affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés

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Apprendre le corps ?
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de l’âme ; la perte de l’imagination et la mémoire, l’imbécillité,
le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues,
douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des
douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la
vieillesse dans l’âge de la force...»4
Tissot, 1760

Ce thème ne sera pas limité à la littérature médicale et représentera, aux


yeux des grands penseurs des Lumières, un dérèglement de la sociabilité.
Dans l’« Émile », publié en 1762, Rousseau, en correspondance avec le
Docteur Tissot, écrit :
« (…) connaître ce dangereux supplément. Habitude la plus funeste
à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. Il en aura le corps
et le cœur énervés. »5
Jean-Jacques Rousseau, Émile, 1762

Devenue un véritable problème de société, la masturbation se trouve dé-


noncée comme recelant la plus grave menace possible pour l’intégrité de
l’individu et devient emblématique de tout ce qui échappe au contrôle social.
Elle devient le « vice moderne » que Voltaire dénoncera également dans la
mesure où cette sexualité solitaire contredit véritablement la sociabilité6.
Au XIXe siècle, dans un univers où les valeurs sont attachées au rende-
ment et à la productivité, une standardisation des comportements corporels
s’impose. L’exercice et l’entraînement corporels sont mis à l’honneur sous
l’influence du mouvement hygiéniste. Une corporéité type se trouve alors
valorisée, qui vise l’intégration à une société efficace et réputée « morale ».
Le goût pour la rectitude, l’ordonnancement, l’orthopédie, la symétrie, la
valeur de l’effort et la conformité à la norme est l’élément dominant et
rassurant de toute entreprise de maîtrise corporelle.
135
Le corps est alors mesuré, quantifié, et surtout normé. Des rapports
très stricts entre les parties (taille, membres, cou, etc.) sont alors identifiés
par les traités médicaux. Une éducation qui se veut véritablement saine
se trouve alors promue par les hygiénistes ; elle met en avant trois idées

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majeures : la « santé », l’« air pur », et le « perfectionnement de la race ».
Ce type d’éducation deviendra progressivement corporel-individuel, puis
physique-collectif lorsque les besoins militaires deviendront de plus en
plus pressants suite à la défaite française de 1870.
De l’hygiénisme à l’eugénisme, il n’y a qu’un pas. Le souci de « per-
fectionnement d’une race en pleine dégénérescence » est toujours très
prégnant dans les différents textes accompagnant le développement de
l’éducation physique (EP) au début du XIXe siècle :
« (…) notre race est menacée d’une déchéance fatale si l’on ne par-
vient pas par un vigoureux effort, à faire sentir à tous la nécessité
absolue d’imposer à la jeunesse l’éducation physique »7
Commission ministérielle d’éducation physique, 1907

Certains médecins promoteurs de l’EP, comme Philippe Tissiè se feront


les plus fervents défenseurs de la « race française », l’anatomie du corps
devient l’indicateur principal d’une race non dégénérée :
« Nous devons en finir avec la laideur des dos voûtés en point
d’interrogation, des poitrines enfoncées et aplaties (...). Équilibrons
la race par un nouveau canon de la beauté offert au peuple (...).
Faisons du point d’interrogation qu’est la silhouette du français
actuel, le point d’exclamation en extension affirmative que doit
être celle du français de demain. »8
Philippe Tissiè, 1922

En Allemagne, le mouvement hygiéniste aura des conséquences funestes,


notamment pour valoriser la supposée « race aryenne ». Le corps s’est
trouvé survalorisé au travers d’une nature idolâtrée par l’exercice physi-
que. Les pressions idéologiques obligent l’individu à développer son corps
136 selon une optique eugénique. Le culte de la virilité et de la beauté devient
ainsi une véritable politique sociale qui aura une grande influence sur les
théories nazies de l’éducation9.

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Apprendre le corps ?
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____ Éduquer au corps ?

À toutes les époques, dans toutes les cultures, une série de préceptes
chargés de valeurs transitent par l’éducation du corps. Ils lui donnent
une forme, un maintien, un usage, une façon de se mouvoir, une manière
d’exister... Le biologique est infléchi par la culture, cette dernière intervient
même dans ce qui pourrait paraître le plus naturel : la démarche ou l’éter-
nuement. La physiologie devient elle-même régie par l’idéologie, comme le
montre l’appropriation de la fonction alimentaire où l’anorexie et l’obésité
sont devenues de véritables maladies sociales.
L’école s’inscrit dans cette longue tradition de maîtrise du corps que
nous venons de rappeler, qui passe d’abord par sa connaissance objective.
Le corps humain est au programme de l’école primaire et secondaire dans
presque tous les pays. Mais qu’enseigne-t-on vraiment ? En biologie par
exemple, on présente un corps machine, décomposé en quelques mécanis-
mes comme la locomotion, la digestion et la respiration, dont on s’efforce
de décrire les tuyauteries ou les rouages.
« L’étude du corps humain commence, au cycle central, par la pré-
sentation d’une activité motrice, sportive par exemple, et montre
comment un mouvement est organisé, coordonné avec les autres
mouvements et commandé. Puis l’élève apprend comment les
différents organes contribuent au fonctionnement du corps et
comment est assurée sa nutrition. Les conditions d’un bon accom-
plissement de ces fonctions, certaines causes de leur dérèglement
sont abordées à travers des exemples de dysfonctionnements et
de pathologies.
La question de la transmission de la vie chez l’homme aide l’élève
à comprendre les phénomènes liés à la puberté et à la procréation,
et permet d’aborder, en 3e, les problèmes de la planification des 137
naissances et des maladies sexuellement transmissibles.

En 3e sont également présentées les conditions dans lesquelles


l’organisme se procure et exploite, pour le fonctionnement de ses

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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cellules, les apports divers du milieu et y rejette les produits de ce
fonctionnement. En liaison avec la physique et la chimie (atomes,
molécules, réactions chimiques, conservation de la matière), cette
partie du programme prolonge la dimension éducative dans le
domaine nutritionnel déjà abordée en 6e.

L’élève commence aussi à comprendre comment l’individu perçoit


son propre corps et le monde qui l’entoure, et se les représente,
c’est-à-dire comment le système nerveux recueille le flux d’infor-
mations provenant à la fois du corps et de son environnement, et
le transmet au cerveau qui élabore une perception et une repré-
sentation de ces informations. La présentation d’un petit nombre
de réactions du corps à des stimuli permet d’évoquer les divers
organes des sens et le rôle de ces sens et du système nerveux dans
la commande du mouvement.

Cette approche progressive fournit à l’élève les bases scientifiques


d’une éducation à la santé et à la responsabilité à l’égard de prati-
ques à risque : toxicomanies, consommation d’alcool, exposition
prolongée à des stimulations lumineuses ou auditives agressives. À
partir de situations courantes, l’élève découvre aussi les différentes
composantes du système immunitaire qui préserve l’organisme des
agressions de son environnement. Il comprend mieux l’efficacité
de la prévention et des traitements mis au point (vaccination, sé-
rothérapie ou antibiothérapie). On élargira le débat à la réflexion
sur la responsabilité individuelle et collective de l’homme en
matière de santé (maladies infectieuses et sida), en justifiant, sur
la base de données scientifiques, le bien-fondé de mesures prises
dans le domaine de la santé et en évoquant certains problèmes
bioéthiques. »10
138
Programme français sur le corps humain au Collège, 2002

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Apprendre le corps ?
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Les supports pédagogiques qui accompagnent ces programmes ne sont pas
neutres. Ils sont à l’image de l’idéologie de maîtrise dont ils procèdent ; les
illustrations proposées, telles que les planches anatomiques, ressemblent
à des modèles de dissection qui passent sous silence la dynamique propre
au corps.
L’enseignement de ce « corps-machine » renvoie à des notions de com-
mande, de maîtrise ; on présente une organisation pyramidale où les ordres
partent du cerveau ou des glandes principales. On oublie les capteurs et
les centres de régulation. Avec le développement de la génétique, le corps
devient entièrement « programmé » ; tout devient affaire de gènes qui
déterminent l’ensemble des structures et des fonctions. L’environnement,
qui reste vital pour le corps, est généralement sous estimé. Rien d’étonnant
que le corps humain tel qu’il est présenté à l’école ennuie les jeunes, et que
le savoir finalement acquis soit des plus limités. L’ensemble des évaluations
pédagogiques ne fait que confirmer cette constatation.
Concernant l’éducation physique, devenue également sportive (EPS),
elle est devenue doublement autonome, par rapport à l’entraînement mi-
litaire et la gymnastique corrective. Élément essentiel de toute l’éducation
moderne, elle vise à un épanouissement harmonieux du corps afin de
favoriser la santé psychique et physique de l’élève11.
L’EPS se présente dans les directives officielles comme une discipline
qui :

« (…) améliore les aptitudes physiques de l’élève, participe à sa


formation générale et contribue à son bien-être physique, psy-
chique et social et, par conséquent, à sa santé. Elle a pour but de
développer le corps en tant qu’organisme et moyen d’expression,
et d’améliorer les aptitudes physiques. »12

En outre, elle se veut enrichir, diversifier et stabiliser les expériences psy- 139
chomotrices. Les disciplines sportives individuelles et collectives, sont
supposées renforcer chez l’élève ses capacités cognitives et pratiques et le
rendre plus sensible à l’ensemble des expériences humaines.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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L’éducation physique prétend dans tous les cas former le corps en autre
chose qu’une simple mécanique ; elle souhaite « valoriser l’épanouissement,
l’expression et l’autonomie ».
Mais dans sa pratique quotidienne, beaucoup reste à faire. La culture
sportive dominante assujettit toujours le corps à une simple instruction où
il est redressé, exercé, entraîné, maîtrisé. À quel moment prend-on vraiment
en compte le corps ressenti ou désirant des élèves ? Tout est toujours affaire
d’entraînements et d’efforts, voire de souffrance vers un progrès et des
tâches exécutées correctement. De plus, dans les formations en Sciences
et Techniques des Activités Physiques et Sportives, telles qu’elles se trou-
vent dénommées, le modèle « anatomo-physiologique », qui le réduit à sa
simple dimension biologique, reste la façon prégnante de réfléchir sur le
corps. Ces modèles, quelque peu hégémoniques, forgent les représentations
corporelles des futurs enseignants de cette discipline.
Peu de formations continues prennent en compte le corps. Seule
exception notable, la formation des professionnels de la santé se présente
comme une formation des professionnels du corps, même s’il s’agit, faute
d’une véritable prévention, d’un corps abîmé, mutilé ou meurtri. Pourtant,
ceux-là restent également encore profondément ancrés dans cette approche
techniciste du corps. Les critères mis en avant pour le traitement des pa-
tients sont le geste technique, la lutte contre la morbidité et la mortalité.
La qualité de la vie, les émotions corporelles ressenties et, d’une manière
générale, l’approche holistique du corps telle que l’a définie Capra13 et que
l’on retrouve dans des conceptions non occidentales du corps comme dans
la médecine chinoise par exemple, est rarement prise en compte.
« Dans un sens quelque peu restreint, l’holisme en médecine signifie
que l’organisme humain est perçu comme un système vivant dont
les composants sont interconnectés et indépendants. Dans un sens
plus large, la vision holistique reconnaît également que ce système
fait partie intégrante de systèmes plus vastes, ce qui implique que
140
l’organisme individuel est en interaction continue avec son envi-
ronnement physique et social, qu’il est constamment affecté par cet
environnement mais peut aussi agir sur celui-ci et le modifier. »14
F. CAPRA, 1983

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Les professionnels de la santé sont généralement formés à une conception
du corps parcellé. Les appareils, les organes, les tissus sont généralement
traités séparément, présentés de manière linéaire, sans lien entre eux. Il est
vrai que sur le plan thérapeutique, cette approche a permis de nombreuses
avancées. Malheureusement, elle a également un revers paralysant qui ré-
duit le corps humain à sa seule composante organique. Ce corps objectivé
est rarement celui d’un être dynamique existentiel.
Alors que la recherche médicale progresse, l’accompagnement du
corps des patients ne répond pas toujours à leurs attentes de voir traiter
leur corps dans l’intégralité de ses aspects. Pourtant, la maladie n’est pas
seulement d’ordre organique, les conséquences peuvent miner aussi la
qualité de vie et l’estime de soi.
Aujourd’hui, le corps, ou du moins son image, est le sujet par excel-
lence des revues féminines ou des journaux destinés aux jeunes. Par leur
discours d’ordre prescriptif, ces revues interfèrent de façon considérable
dans l’éducation des adolescents, leur dictant de manière plus ou moins
implicite les conduites, les attitudes, et les valeurs. Ces revues diffusent
des recettes, des conseils, voire des injonctions qui, la plupart du temps, se
trouvent légitimés par des spécialistes du monde médical, afin de proposer
des modèles commerciaux de corps idéalisés.
Ce sont tour à tour des corps « sculptés », « dessinés » ou « remode-
lés ». Sont mis en avant les corps musclés des body-builders et les corps
minces et quasi transparents des mannequins. Sont proposés ce qu’on
pourrait appeler des corps « superficiels », dépourvus d’espace intérieur,
des corps « machines », des corps « énergies », des corps « liquides » ou
des corps « perméables »... Tantôt la peau fait l’objet de gommages et de
rectifications pour paraître lisse et donc intemporelle, tantôt l’éclat du teint
se veut révélateur de la « santé intérieure », entretenu par une initiative
suffisamment « drainante » et « détoxifiante », pour reprendre les termes
utilisés. La panacée devient une alliance entre maquillage, gymnastique,
141
alimentation et société des loisirs.
Ces articles de la presse magazine constituent ainsi le reflet d’un savoir
profane en matière de vécu du corps qui procède d’un mixte de santé, de
maladie et d’éducation, guidé par des normes sociales. On y privilégie

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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l’apparence, et dans son prolongement, la consommation. Le corps mar-
chandise devient l’objet stéréotypé d’une consommation généralisée et
uniformisée.
Ce corps idéalisé manifeste, par tous les efforts de domestication qu’il
exige, un extrême contrôle sur soi, comme reflet immédiat de la peur de
tout ce qui peut échapper au contrôle. Comme nous l’avons vu depuis
la Renaissance, la modernité n’a fait que renforcer cette image du corps
idéal, synonyme de droiture morale et de conformité sociale, procurant
admiration et succès.

____ Interroger le corps d’un point de vue culturel


Le corps, la santé ou encore l’amélioration de celle-ci par l’exercice physique
semblent « fonctionner » à l’école comme dans la société, comme un allant
de soi qu’il serait utile d’interroger de façon transversale.
Quelles sont, aujourd’hui, les conceptions sociales du corps ? Quel
imaginaire de la santé et de la maladie véhiculent-elles ? Quels modèles du
corps et quelles pratiques corporelles mettent-elles en avant ?
Comment répondre aux enjeux actuels de la corporéité ? D’autres
valeurs, et par là d’autres éducations, ne seraient-elles pas à imaginer ou à
promouvoir ? En définitive, sur quoi convient-il de focaliser la recherche
et comment fournir des savoirs « porteurs » sur le corps existentiel et ses
comportements sociaux ?

Parmi les multiples directions à explorer en matière d’éducation ou de


formation professionnelle, trois semblent prioritaires. Une première piste
se situerait dans l’apprivoisement de son corps. L’individu jeune, notam-
ment l’adolescent, reste le plus souvent étranger à son corps. À l’école ou
au collège, notamment au moment de la puberté, il serait donc intéres-
142
sant de développer une éducation qui rende le corps (son corps) familier,
notamment à travers la reconnaissance et l’acceptation de ses sensations,
de ses émotions, de ses désirs. Comment les reconnaître ? Comment
gérer ces ressentis, et les connaître de « l’intérieur » ? Comment saisir les

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changements de l’adolescence ? Mais aussi, quelle place donner au plaisir ?
Comment dépasser ses stress, ses frustrations ; comment les apprivoiser,
les positiver, les exprimer, les partager ? Éventuellement, comment investir
l’état amoureux et préparer à la vie conjugale ?
La personne se trouve trop souvent évacuée, voire niée, dans l’enseigne-
ment actuel. Dans les cours de biologie ou d’éducation physique et sportive
(EPS), il nous paraît indispensable de réintroduire un corps vivant et vécu,
en l’envisageant comme « l’auteur » d’actions et porteur de convictions et
de sens. Cette approche permettrait de valoriser une image non mercantile
du corps. Elle permettrait au jeune d’exprimer et de reconnaître qui il est
authentiquement.

Une deuxième direction serait de prendre conscience de ses capacités cor-


porelles. Un corps, ce n’est pas rien. Les jeunes sont si fiers, par exemple,
de leur « scoot » (scooter)… qui ne fait pourtant que 500 pièces ! Un corps
humain, c’est 40 000 milliards de « pièces », des cellules… Et chacune de ces
« minusculissimes » cellules n’est pas qu’un amoncellement de « briques »,
empilées les unes sur les autres. Chacune est capable d’une multitude de
communications au niveau local, sans que le système nerveux central ne soit
concerné. Un simple organe souvent dévalorisé comme le rein comporte un
million deux cent mille structures de base fonctionnelles : les néphrons.
Pour permettre la respiration, les cellules doivent se regrouper en
550 millions d’alvéoles à disposition dans les poumons pour laisser
transporter l’oxygène de l’air vers le sang. Déployées, elles représentent
l’équivalent de la surface d’un bel appartement situé dans un quartier chic :
200 mètres carrés. Ensuite, pour amener ce gaz aux organes, il ne faut pas
moins de 950 km de tuyaux, tous à sens unique. Quelques 25 000 milliards
de globules rouges, remplacés tous les 120 jours, les parcourent. Chacun
peut transporter 500 000 millions de molécules d’oxygène. Leur surface
d’échange est égale cette fois à un demi terrain de football. Mis bout à bout,
143
ces minuscules cellules confectionneraient un collier de 5 000 km de long.
Pour produire la peau, les muscles, les os... et tout le reste, le corps fabri-
que plus de 100 000 produits différents, dont trente mille sont de vraies
merveilles de sophistication (les enzymes, etc.)15.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Découvrir et prendre conscience des capacités incroyables du corps
renforce parallèlement l’estime de soi, mais pas seulement. L’individu s’en
préoccupe peu, il commence à s’en inquiéter seulement quand la maladie est
là. De même, il n’utilise pas suffisamment ses compétences, qu’elles soient
cognitives (nous n’utilisons que le millième des capacités du cerveau !)
ou réparatrices16… Autant de compétences à mettre en avant en matière
d’éducation à la santé.

La troisième piste est une mise en perspective de l’imaginaire social


concernant les liens entre le corps, la santé, les gestes, les émotions, mais
également la culture, l’éthique et l’art de vivre en général. Une telle démar-
che conduirait, si elle se trouvait pratiquée de façon systémique, à mieux
comprendre les modalités de représentations du corps humain, et surtout
à estimer les conséquences que nos conceptions de la santé et de la maladie
peuvent avoir sur notre existence psycho-corporelle. Il ne faut pas oublier
que les techniques de prévention ou de soins sont extrêmement liées aux
avancées scientifiques certes, mais également au contexte social, à l’histoire
des idées et surtout aux différentes façons de penser l’être humain en général
et nous-mêmes en particulier.
Selon les perspectives choisies, les conceptions de la santé s’articu-
lent très différemment : « absence de maladie », « silence des organes »,
« forme », « beauté », « condition physique », « estime de soi », « sentiment
d’exister ». Le vécu qui en résulte réellement est tout autre. Cette approche
commence à s’implanter en éducation thérapeutique. Nous tentons de
l’inscrire dans les actions de prévention comme un autre « art de vivre ».
La conscience du corps ne se réduit pas à son image sociale, comme le
préconise la publicité. Faire entrer dans la culture le corps avec ses multiples
dimensions, pourrait constituer une éducation effective.
En explorant et en conjuguant les apports des différentes discipli-
nes portant sur la corporéité, il devient possible de ressaisir son propre
144
corps.

La prise en compte de toutes ces approches permettrait d’articuler, de


façon élargie, les dimensions scientifiques et symboliques. Elle pourrait

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ainsi relever le défi d’une interprétation plus respectueuse de la complexité
humaine. Différentes façons de vivre autrement son corps pourraient ainsi
être confrontées ; de nouvelles manières non limitées à la seule apparence
corporelle extérieure pourraient alors être inventées.17

Notes et références
1
Université de Genève
2
Euchaire Rodion, Des divers travaulx et enfantes des femmes, et par quel moyen lon
doit survenir aux accidens qui peuvent escheoir devant et apres iceulx travaulx, Jehan
Foucher, 1536.
3
Fortin de la Hoguette, Testament, ou conseils fideles d un bon pere a ses enfans. Ou sont
contenus plusieurs raisonnemens chrestiens, moraux & politiques. Paris, Vitré, 1648.
4
Samuel-Auguste-André-David Tissot, Essai sur les maladies produites par la mastur-
bation, 1770. Lausanne, chez François Grasset et Cie, 1760 (pour le 1er traité), Lausanne,
chez Marc Chapuis et Cie, 1771 (pour le 2e traité).
5
Jean-Jacques Rousseau, Emile, Duschene, Paris, 1762.
6
T. W. Laqueur, Le sexe en solitaire, Trad. Franç. Paris, Gallimard, 2005.
7
Ministère de l’Instruction Publique, Commission ministérielle d’éducation physique.
Paris, 1907.
8
Philippe Tissié, L’éducation physique rationnelle. Larousse, Paris, 1922.
9
Préface de Benoît Massin à la Trad. Franç. de l’ouvrage de Paul Weindling, L’hygiène de
la race. Paris, Éditions de la découverte, 1998, pp. 5-66.
10
Ministère de l’éducation nationale, Programme français sur le corps humain au Collège.
CNDP, XO Éditions, 2002.
11
B. Jeu, Le Sport, l’émotion, l’espace. Essai de classification des sports et ses rapports avec
la pensée mythique, Paris, Vigot, 1977.
12
Ministère de l’éducation nationale, Programme français sur le corps humain au Collège.
CNDP, XO Éditions, 2002.
13
F. Capra (1983/1990), Le temps du changement. Éd. du Rocher.
14
Fritjof Capra, Le temps du changement. Éd. du Rocher, Monte Carlo, 1983 (deuxième
édition 1990).
145
15
A Giordan, J. et F. Guichard, Des idées pour apprendre. Delagrave, 2002.
16
Pour en savoir plus : A. Giordan, Le corps humain, la première merveille du monde.
Lattès, Paris, 1999. A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot, Paris,
1995.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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17
Michel Foucault, Le souci de soi, Histoire de la sexualité, Tome 3. Gallimard, Paris,
1984.

146

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ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE DU CORPS DIFFÉRENT

Jean-Jacques Wunenburger
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 147 à 153


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-147.htm
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ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE DU CORPS DIFFÉRENT
Jean-Jacques WUNENBURGER1

Beaucoup de questions éthiques se trouvent, de nos jours, confrontées à


un paradoxe propre aux obligations à l’égard des différences et inégalités
individuelles, qu’elles soient organiques ou comportementales. D’un côté,
la référence aux « droits de l’homme » contraint à invalider les différences,
à ne pas en faire le substrat de droits particuliers, en moins ou en plus ; le
bien et le juste sont mesurés à l’aune seulement de l’universel, de ce qui est
commun à tous les membres du genre humain. D’un autre côté, cependant,
nos sociétés sont sensibles, en même temps, à l’innovation permise par un
autre référentiel, le « droit à la différence », qui conduit à reconnaître, à
l’échelle des individus comme des peuples, des droits spécifiques en fonction
de particularités variables. Mais de ce paradoxe résultent des difficultés et
des dérives redoutables. Autant les « droits de l’homme » risquent d’être
porteurs d’une uniformisation abstraite, aveugle aux variations, autant
le « droit à la différence » risque d’accentuer une pluralité de modes de
réalisation de l’humain, de créer un archipel de singularités, à la limite
incompatibles.
Dans quelle mesure nos actions, réactions et obligations à l’égard des
personnes déficientes (infirmité congénitale ou accidentelle, handicap sen-
soriel ou moteur, folie, etc.) rencontrent-elles ces deux systèmes éthiques ?
Et peut-on résoudre les cas de conscience posés par ces situations en recou-
rant seulement à ces termes ? Une dimension esthétique ne viendrait-elle
pas sous-tendre la formation d’une réponse selon une troisième voie ? Et
l’éthique du handicap ne permettrait-elle pas de reposer à nouveaux frais 147
la question du respect des différences ?

1) En Occident, nos sociétés démocratiques, libérales et largement impré-


gnées de sentiments humanitaires, ont, en un sens, mis en œuvre avant

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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tout des politiques de protection juridique et d’obligations réglementaires
pour mettre fin aux discriminations négatives dont sont victimes ceux qui
s’écartent, tant physiquement que psychiquement, des normes dominantes
de la société. Si l’évolution juridique de la psychiatrie a surtout entraîné, ces
dernières décennies, une humanisation des traitements et une protection
des patients contre les abus, l’évolution juridique face aux handicapés,
physiques et comportementaux, a surtout permis de les faire bénéficier
d’une égalité de droits avec les individus dénués de déficiences.
Mais ces orientations politiques semblent pourtant osciller, à travers
leur arsenal légal, entre un recours à l’universel (ne pas faire de différence,
ne pas faire du handicap un fondement à un traitement discriminant) et
un recours à une justice compensatoire, à une discrimination dite « posi-
tive », le déficit permettant d’avoir accès à des priorités, des prérogatives,
inaccessibles aux autres. Le « droit à la différence » se rapproche ainsi des
régimes dérogatoires aux règles communes, propres aux statuts d’exception
ou d’urgence. Ces deux logiques publiques normatives peuvent, sans doute,
coexister sans contradiction avouée, du fait d’une certaine orientation éthi-
que de nos sociétés, souvent peu confrontée à ses fondements logiques et
philosophiques. La sensibilité morale contemporaine est, en effet, marquée
par la reconnaissance des promesses d’humanité inhérentes à tout visage
de l’autre homme, quelles que soient ses singularités, parce que le regard
éthique consisterait précisément à voir dans l’Autre particulier la trace de
l’universel. E. Levinas a particulièrement fait de cette reconnaissance un
événement fondateur de la conscience morale, indépendamment de tout
savoir ou de toute intimation préalable d’une Loi2. Cette lecture de l’éthi-
que, qui privilégie la relation à l’Autre à la relation à soi, comme source des
interdits et obligations, a en profondeur permis de généraliser une éthique
raisonnée, faite d’obligations universelles, transcendant toutes formes
d’aversion ou de mépris et, à l’inverse, d’empathie ou de compassion.
148
2) Mais cette éthique de l’abolition des traitements discriminants reste
doublement fragilisée :
- d’une part, parce qu’elle hésite entre traiter les hommes également ou
différemment : d’un côté on invite à faire « comme si » l’autre était

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Éthique et esthétique du corps différent
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comme les autres, sans différence, et d’un autre côté, on finit par faire
de la différence la raison majeure d’un traitement compensatoire, qui
permet, en fin de compte, de faire bénéficier d’un avantage supplé-
mentaire, auquel chacun ne pourrait pas prétendre spontanément.
Bref, la politique et l’éthique face aux handicapés restent confrontées
à une disjonction de principes, généralement dissimulée. Il est vrai
que la ligne de partage est en général mince : imposer, par exemple,
des aménagements dans l’espace urbain ou l’habitat pour déficients
moteurs c’est rétablir une pleine accessibilité des espaces, mettre à
égalité tous les usagers, mais c’est aussi poser des priorités, assurer des
bonifications, imposer des surcoûts qui peuvent diminuer d’autant les
investissements et avantages éventuels pour la majorité des usagers.
Cet exemple, à valeur économique, et souvent controversé, permet
cependant de souligner la difficulté à dégager la cohérence des principes
directeurs des politiques justes ;
- d’autre part, ces obligations juridico-éthiques, qui abolissent en leurs
principes, les comportements d’exclusion ou de discrimination, n’en
suppriment pas pour autant les vécus stigmatisants. Imposer une
même orthonomie et orthopraxie à tous se heurte souvent encore
au piège ultime du regard. Si l’on peut normaliser et contrôler un
traitement des représentations langagières, qui invalide la puissance
stigmatisante d’une différence, il est plus difficile d’échapper à la
signifiance objectivante des relations interpersonnelles concrètes et
des regards. On ne devrait pas sous-estimer, en ce sens, la « double
contrainte » inhérente à la rencontre entre personnes différentes.
Ainsi, ne pas regarder un handicapé, pour ne pas le distinguer,
c’est risquer d’enclencher une relation asymétrique, désobligeante,
condescendante. Mais inversement, chercher du regard à annuler la
différence, c’est risquer une relation de compassion qui reste signe
de la conscience des écarts. Bref, avec ou sans regard, la relation
149
intersubjective entre un individu normal et un individu marqué par
un handicap, ouvre la porte à une surenchère de mésinterprétations
et de blessures secrètes qu’aucune loi ne pourra effacer ou juguler.
En ce sens, on peut craindre que la phénoménologie sartrienne des

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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regards ne se vérifie dans ce type de situation3. Car pour J.P. Sartre,
il y a dans tout regard une visée d’objectivation, qui culmine en haine
qui, à son tour, va se renverser en haine inverse, inaugurant un cercle
dialectique sans fin. Il est donc difficile d’échapper à une des sources
les plus difficilement maîtrisables des relations interpersonnelles :
voir et être vu nous exposent à des distanciations, des réifications,
qui touchent le rapport immédiat des consciences et qui échappe à la
sphère de la représentation et de la rationalisation. Donnée anthro-
pologique, qui ne légitime évidemment aucune discrimination vécue
comme fatalité, mais qui met en lumière un obstacle psychologique
rebelle, trop souvent sous-estimé et qui rend manifestes les limites
d’une action purement rationnelle sur les droits et devoirs.

3) Comment penser, dès lors, une véritable alternative qui permette de con-
tourner les limites d’une justice égalitaire dans la formulation des normes
publiques ? Ne pourrait-on pas s’inspirer, heureusement, d’une situation
culturelle analogue, expérimentée de manière plus pathétique, à propos
de la mort ? On sait combien l’être mort, le cadavre, incarnent une forme
d’altérité angoissante voire repoussante, qui pousse au paroxysme la con-
tradiction entre les réflexes, les inclinations spontanées et les obligations.
On constate, de nos jours, dans nos sociétés, combien l’humanisation de
la mort passe, avant tout, par une banalisation, une dédramatisation de
son événement (mort hospitalière, hygiénique, aseptisée, sans boulever-
sements majeurs de la vie) plus que par une reconnaissance délibérée de
son étrangeté constitutive d’humanité. C’est pourquoi on cherche surtout
à se protéger contre la souffrance, à euphémiser l’altération, la perte, l’alié-
nation même de la mort, sur fond d’une tendance de nos sociétés à aider
les vivants plus qu’à prendre soin des morts. Or ne conviendrait-il pas, au
contraire, que nos sociétés apprennent à nouveau à se confronter au mort,
à accepter l’extrême différence qu’est la perte de vie, en recourant à une
150
ritualisation publique, qui fut d’ailleurs la réponse traditionnelle de toute
l’humanité qui nous a précédé4 ? Dans ce cas, en faisant à nouveau place
à la mort dans l’espace de survivants, en domestiquant son étrangeté, en
la faisant servir à un vrai deuil et à une renaissance des survivants, on se

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Éthique et esthétique du corps différent
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confronterait peut-être véritablement au « tout autre », en lui redonnant
un sens, malgré la différence morbide qu’elle introduit.
Ne faudrait-il pas opérer la même révolution axiologique et symbolique
pour les vivants, en faisant de la différence du handicap, moins un non-
événement, qui doit être banalisé par l’égalité des droits, qu’un mode de
vie qu’il faut aborder comme une altérité réelle objective, mais qui peut et
doit enrichir le monde des gens indifférenciés ? En ce sens, le handicap ne
serait pas seulement une source de sollicitude, de respect formel, favori-
sant son effacement ou son insertion-adaptation par des compensations,
mais pourrait participer, par sa différence, à la constitution d’une socialité
plurielle et non plus magiquement uniforme.

4) Dans ce contexte, on prêtera particulièrement attention aux nouveaux


efforts faits, de nos jours, pour conférer aux handicapés une présence et
une créativité esthétiques dans la société, qui auraient le mérite d’enrichir
les obligations éthiques d’une « aura » esthétique. L’art contemporain
constitue, en effet, une sphère privilégiée pour rendre sensibles d’autres
constructions du monde, d’autres atlas sensoriels, en nous rendant attentifs
au caractère conventionnel de l’orthonomie et de l’orthopraxie de notre
monde quotidien. En ce sens, l’expression artistique des handicapés se
conjugue aisément avec l’intentionnalité artistique en général, puisque les
deux conduisent à promouvoir des mondes différents du conventionnel, du
convenu, du majoritairement accepté. D’ailleurs, dans l’art moderne, bien
des expressions artistiques renommées sont en fait animées et dynami-
sées, souvent de manière masquée ou ignorée, par un handicap. Combien
d’artistes doivent la force de leur œuvre à une anomalie ou à un déficit,
sensoriel ou moteur, à une perturbation, congénitale ou accidentelle, de leur
corps ? Ne pourrait-on donc pas conférer aux handicaps une potentialité
créatrice, dont le résultat enrichirait la palette des œuvres, au lieu de les
laisser associés seulement à une souffrance et à une infériorité ? Ceux qui
151
auraient ainsi, en apparence, un moindre accès au monde par leur limita-
tion psychosomatique pourraient, au contraire, passer pour avoir un autre
rapport au réel, voire un meilleur rapport au monde, dont la singularité
pluralise à chaque fois les promesses d’humanité.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Cette connaturalité entre art, folie et handicap a traversé une grande
part de l’art du XXe siècle. L’art brut, par exemple, permet de reconnaître
souvent dans la folie une source de création d’œuvres qui renouvellent
notre vision du monde. Plus récemment, le « body art » dénature les corps
normaux par des scarifications, tatouages, greffes et autres déformations,
comme pour surcharger le corps de signes qui en élargiraient la significa-
tion et la perception5. Ne serait-ce pas la preuve que les artistes explorent
en quelque sorte à rebours le monde des écarts, qui, loin d’être des mons-
truosités inhumaines, deviendraient des occasions de célébration d’une
surhumanité, d’une humanité surdéterminée ? Ces tentatives retrouvent
ainsi d’anciennes ritualisations symboliques des cultures traditionnelles
qui ont su conférer à des anomalies physiques une valeur symbolique. On
sait combien jumeaux et nains, loin d’être mis au ban de la société, ont été
dotés, dès l’Antiquité, de valeurs sacrées, certes ambivalentes, négatives et
positives (tabou et sacré), mais qui leur conféraient, par là même, un statut
d’exception, à l’opposé de toute banalisation ou indifférence.
Il n’est donc pas étonnant de voir se multiplier, de nos jours, des projets
de développement artistique provenant de milieux de handicapés. Chercher
non seulement à garantir une égalité des handicapés, mais à manifester la
différence créatrice du handicap, devient ainsi une voie audacieuse, mais
hautement signifiante, de nouvelles éthiques esthétiques. De nombreuses
associations, comme la ligue Braille pour les aveugles, aident à comprendre
la richesse intrinsèque des mondes différents, quand elles n’encouragent
pas des pratiques artistiques6. Nombreux sont, de nos jours les sculpteurs
aveugles, les danseurs handicapés qui permettent de transformer le moins
en plus, la déficience en puissance, tout en objectivant des œuvres haute-
ment personnifiées, révélatrices d’autres possibles de l’humain7.

Ainsi, en rapprochant le handicap de l’art ou du sport, nos contempo-


rains prennent acte, indirectement, de l’insuffisance des seules solutions
152
éthico-juridiques, toujours suspectes d’installer une bonne conscience
à bon compte, et de ne pas modifier suffisamment l’approche vécue et
symbolique. En développant la créativité des handicapés, on peut dépasser
le dilemme faussement libérateur, qui situe l’« autre » entre un universel

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Éthique et esthétique du corps différent
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annihilant la différence, et un particularisme qui l’exalte. L’art permet, au
contraire, de dégager les potentialités de la singularité de chaque personne,
au milieu d’une pluralité factuelle, pleinement assumée. Cette consécration
d’une unicité plurielle représente, peut-être, une des voies axiologiques et
métaphysiques porteuses de la résolution de bien des contradictions de
l’éthique de notre temps.

Notes et références
1
Université Jean Moulin Lyon
2
E. Levinas, Éthique et infini, Fayard, 1982.
3
J.P. Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, TEL, 1981
4
Voir M. Debout et D. Cettour, Science et mythologie du mort, Vuibert, 2005.
5
On pense, par exemple, aux performances d’Orlan.
6
Voir la revue « Voir », de la ligue Braille (Bruxelles).
7
On renverra aux démarches du Comité national « Culture et handicap » qui promeut
certes l’accessibilité de la culture (musée, etc.) aux handicapés, mais aussi une partici-
pation des handicapés à la création. Voir l’ouvrage de Charles Gardou, « La création à
fleur de peau », président de l’Association « Reliance ».

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LES SCARIFICATIONS COMME ANTHROPO-LOGIQUES

David Le Breton
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 155 à 169


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-155.htm
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LE CORPS HORS NORMES

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LES SCARIFICATIONS
COMME ANTHROPO-LOGIQUES
David Le Breton1

« Parle. Cependant ne sépare pas le oui du non. Donne la parole


aussi au sens, lui donnant de l’ombre »
(Paul Celan, Le dernier à parler).

____ Faire sortir la souffrance

Parmi les formes de résistance à la souffrance, se rencontrent de manière


grandissante les atteintes délibérées au corps. Face au déferlement d’affects
qu’ils vivent, certains adolescents se cognent la tête contre un mur, se fracas-
sent une main contre une porte, se brûlent avec une cigarette, se frappent
pour contenir une souffrance qui emporte tout sur son passage. Ou bien,
dans le secret, ils se font des inscriptions cutanées avec un compas, du verre,
un rasoir, un couteau... En percutant le monde de manière à se faire mal,
ils reprennent le contrôle d’un affect puissant et destructeur, ils cherchent
un contenant et trouvent alors la douleur ou la blessure. Conjuration de
l’impuissance par un détour symbolique permettant d’avoir prise sur une
situation qui leur échappe.
157
La peau enclôt le corps, les limites de soi, elle établit la frontière
entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est
aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle est baromètre du goût de
vivre du sujet. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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des autres. Elle est un écran où l’on projette une identité rêvée, comme
dans le tatouage, le piercing, ou les innombrables modes de mises en
scène de l’apparence qui régissent nos sociétés (Le Breton, 2002a). Ou, à
l’inverse, elle enferme dans une identité insupportable dont on voudrait
se dépouiller et dont témoignent les blessures corporelles délibérées. La
peau est une instance de maintenance du psychisme, c’est-à-dire d’enra-
cinement du sentiment de soi au sein d’une chair qui individualise. Elle
exerce aussi une fonction de contenance, c’est-à-dire d’amortissement
des tensions venant du dehors comme du dedans. Instance frontière qui
protège des agressions extérieures ou des tensions intimes, elle donne à
l’individu le ressenti des limites de sens qui l’autorisent à se sentir porté
par son existence ou en proie au chaos et à la vulnérabilité (Anzieu,
1985). Le rapport au monde de tout homme est ainsi une question de
peau, et de solidité ou non de la fonction contenante. Être mal dans sa
peau implique parfois le remaniement de la surface de soi pour faire peau
neuve et mieux s’y retrouver. Les marques corporelles sont des butées
identitaires, des manières d’inscrire des limites à même la peau, et non
plus seulement dans la métaphore (Le Breton, 2002).
L’adolescent se sent empêtré dans un corps qui n’est pas le sien tout
en lui appartenant, épinglé dans une chair rebelle qu’il échoue encore à
intégrer comme sienne. Il se sent gauche, maladroit, dérisoire, moche, autre
que soi, sans parvenir à élucider qui il est. En pleine métamorphose il ne
reconnaît plus ce qu’il était autrefois dans l’euphorie relative de l’enfance
où ses parents avaient encore réponse à tout et où il n’avait aucune ques-
tion redoutable à affronter, il ne se reconnaît pas encore dans son visage
d’homme ou de femme, et ce moment de passage est déchiré de doutes,
de malaises, hanté par la peur du jeune de ne jamais se rejoindre, de ne
jamais colmater cette brèche de sens soudain ouverte entre soi et soi. Ce
corps défroqué de l’adolescent est le lieu où se cristallisent tous les maux.
L’attaque au corps est d’abord une attaque contre les significations qui s’y
158
attachent, comme les tentatives de suicide sur un autre plan, elles sont des
tentatives de se dépouiller d’une peau qui colle à la peau, d’un sentiment
de soi insupportable. Elle est une manière symbolique de la détruire pour
faire peau neuve, et devenir autre que soi.

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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Pour l’adolescent, le corps, en tant qu’il est la chair du rapport au
monde, relève simultanément du monde interne et du monde externe. Il
est à la fois soi et non soi dans ses changements, la sexuation qui le traverse,
le sentiment qu’il est propriété des parents, etc. Le corps incarne donc
l’entre-deux, un soi déjà ailleurs dans le monde et un monde déjà en soi.
Le corps est rejeté hors de soi, séparé par des mécanismes de défense qui
en fait un objet transitionnel paradoxal, un objet jeté contre le monde dans
la tentative de forcer un passage pour exister malgré tout. Si un événement
a ouvert un abîme dans l’existence, ou si une souffrance diffuse empêche
de penser, le corps, et en particulier la peau, est le refuge pour s’agripper
au réel et ne pas sombrer. Le recours au corps en situation de souffrance
s’impose pour ne pas mourir. L’écorché vif s’écorche la peau dans une sorte
d’homéopathie. Pour reprendre le contrôle, il cherche à se faire mal, mais
pour avoir moins mal.
Le jeune extériorise quelque chose de son chaos intérieur afin d’y voir
plus clair, il transforme en acte une impossibilité de dire les choses ou de les
transformer. Là où manquent les mots, le corps prend la parole, non pour
se perdre mais pour retrouver des marques, restaurer une frontière cohé-
rente et propice avec le monde extérieur. Mais les mots sont parfois aussi
impuissants devant la force des significations attachées aux événements,
et le passage par le corps devient alors la seule issue. Ces comportements
sont des tentatives de contrôler un univers intérieur qui échappe encore
et d’élaborer une relation moins confuse entre soi et l’autre en soi. Formes
paradoxales de communication, s’ils ne relèvent pas d’une pensée consciente
et finalisée, ils n’en relèvent pas moins d’une activité de pensée propre à
l’instant. Devant les assauts de l’angoisse ou de la souffrance, il faut se mettre
hors de soi, se heurter au monde pour couper court à l’affect.

____ Couper court à la détresse 159

Le moment de l’attaque au corps est précédé du sentiment de déperdi-


tion de soi, d’une perte de toute substance dans une sorte d’hémorragie
de souffrance qui détruit les limites de soi. Elle participe du vertige qui

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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caractérise toutes les conduites à risque (Le Breton, 2002b), ce sentiment
de chute à l’intérieur de soi qui évoque une perte de contrôle et de lucidité
comme si le sol de la pensée venait à s’effondrer, moment de rupture avec
le réel, de tourbillon. Quand elle se produit dans ces circonstances, sans
réelle préméditation, elle n’est pourtant pas dénuée d’une conscience rési-
duelle. Le sujet ne s’abîme pas n’importe où, n’importe comment. Il y a une
(anthropo)logique de l’acte, une cohérence, une recherche d’apaisement et
non pas de destruction personnelle. La profondeur de l’entaille et le lieu
de son exécution ne sont jamais aléatoires. À l’opposé du passage à l’acte,
il s’agit là d’un acte de passage pour des jeunes lucides sur ce qu’ils font et
sur ce qu’ils poursuivent, et qui en parlent avec finesse.
La quête est celle du réel, de retrouver une butée qui fasse office de
contenant. Le sujet en souffrance s’agrippe à sa peau pour ne pas sombrer.
Il y cherche une trace de réalité qui lui procure le sang, la trace, l’éventuelle
douleur. L’entaille est un remède pour ne pas mourir, ne pas disparaître dans
l’effondrement de soi. Une fois l’entame effectuée le sujet retrouve un apai-
sement provisoire. L’incision dresse une digue pour conjurer le sentiment
de perte narcissique, de montée fulgurante d’une angoisse ou d’un affect
qui menace de tout emporter sur son passage. La souffrance déborde, elle
fait effraction et menace de détruire un Moi affaibli, vulnérable. Le rôle de
pare-excitation de la peau est débordé par la virulence de l’affect, et l’entaille
est la seule opposition au sentiment d’être mis à mal. La chape de souffrance
est crevée par une agression tournée contre soi car là seulement elle est
maîtrisable. L’entame corporelle est un cran d’arrêt à l’effondrement. Le
choc du réel qu’elle induit, la douleur consentie, le sang qui coule, renouent
les fragments épars de soi. Elle permet de se rassembler. Elle alimente le
sentiment d’être vivant, et elle rétablit les frontières de soi.
L’entaille est une incision de réel, elle confère aussitôt un enracinement
du sujet dans l’épaisseur de son existence. La restauration brutale des
frontières du corps, de l’unité de soi, arrête la chute dans la souffrance,
160
elle en efface le vertige et provoque la sensation d’être vivant et réel. Le
paradoxe de la blessure délibérée est de colmater une brèche de sens par
où jaillit la souffrance. Elle dit le dépit contre soi et l’autre en portant les
coups sur le lieu du corps, la peau, qui symbolise le mieux l’interface avec

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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le monde. Elle vise à trancher net la tension. La blessure est une attestation
d’existence sans cesse réitérée tant qu’une signification plus heureuse n’a
pas été élaborée.

« Je l’ai fait toute seule. Personne d’autre que moi ne m’a contrainte.
J’étais seule. J’ai utilisé une lame de rasoir et, naturellement, je
n’étais pas en train de me tuer. J’essayais de sentir que j’étais vi-
vante » (Sheena, in Smith, Cox, Saradjian, 37).

Le sujet éprouve une intrusion mortifère, il vit un effondrement du sens,


le déploiement d’un affect qui paraît sans fin ; il se jette contre son corps
pour inscrire une limite sur la peau, une fixation du vertige. Au lieu d’en
être victime, il en devient l’acteur. L’entame est un moyen paradoxal, mais
provisoirement efficace, de lutter contre le vertige par l’initiative de sauter
dans le vide, mais en en contrôlant les conditions. Quand la souffrance
submerge, les limites s’effondrent entre soi et soi, entre le dehors et le de-
dans, entre le sentiment de la présence et les affects qui déferlent. Le salut
est de se heurter au monde, en quête d’un contenant. La blessure s’efforce
de rompre la dissolution, elle témoigne de la tentative de reconstituer le
lien intérieur-extérieur à travers une manipulation sur les limites de soi.
Elle est une restauration provisoire de l’enveloppe narcissique. L’atteinte
psychique se résorbe sur une peau ni tout à fait sienne, car le corps n’est
pas accepté en ce qu’il enracine en une existence désavouée, ni tout à fait
autre car il est le lieu inéluctable de la présence au monde.
Le détour par l’agression corporelle est une forme paradoxale d’apai-
sement. Le corps est matière de cure puisqu’il est matière d’identité, il est
support d’une médecine sévère mais efficace. La douleur purifie le sujet
de ses « humeurs » malheureuses, elle le remet sur le chemin après avoir
acquitté le dû d’un moment. La scarification est une saignée identitaire
(Le Breton, 2003) qui draine le « mauvais sang », le « pus », l’« énergie
161
noire », la « merde », la « pourriture », la « saleté » qu’il y a en eux, selon
les propos que tiennent les adolescents qui en parlent. « Je veux évacuer
quelque chose de mauvais, ce qui me ronge et me détruit, je veux l’expul-
ser, que ça s’arrête » (Vanessa, 19 ans, étudiante). Le désinvestissement de

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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soi revient sous la forme de ces images négatives. L’écoulement du sang
est une sorte de « drainage » de ce flot de souffrance et de souillure qui
submerge l’individu.
Remède contre la désintégration personnelle, l’incision est la part du
feu qui sauvegarde l’existence. Elle est un rite privé pour revenir au monde
après avoir failli y perdre sa place, tout en en payant le prix. L’écoulement
du sang renforce la frontière entre le dedans et le dehors, il matérialise
une frontière rassurante. Il s’agit de se libérer de tensions intolérables
qui menacent de désintégrer le moi. Après l’incision, le calme revient, le
monde est à nouveau pensable même s’il demeure souvent douloureux.
Le corps est l’espace « transitionnel » qui permet de distinguer de ma-
nière radicale l’intérieur et l’extérieur, il est le balancier d’existence usée
comme un objet transitionnel pour supporter l’âpreté des circonstances.
« Tant que quelqu’un a du sang en lui, il a en même temps la capacité de
se donner un enveloppement chaud et protecteur », dit une patiente de J.
Kafka (1969, 209).
Le sentiment de détente éprouvé, voire même parfois de jubilation,
tient au soulagement que produit l’acte après la purgation des sentiments,
il permet de reprendre pied, de ne plus être emporté par le chaos. Cette
disparition de la tension et l’étonnement de redevenir soi-même est ce qui
induit cette formulation commune, pleine de malentendus possibles, faisant
référence à une sensation agréable, exquise, etc. qui semble davantage ré-
férer à des scénarios de la scène sado-masochiste, alors qu’elles traduisent
bien la résolution soudaine de la tension.
La scarification est d’autant plus une tentative de maîtrise des sensa-
tions corporelles, un contrôle de soi en reprenant la donne, que les plaies
requièrent souvent pour les uns d’être soignés secrètement pour ne pas
attirer l’attention sur elles, ou à l’inverse, pour les autres de les entretenir
comme des foyers de sensations. Dans les deux cas, qui peuvent alterner, le
sujet continue à se sentir exister, à éprouver la consistance de son rapport
162
au monde par le rappel d’une limite à même la chair.

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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____ Faire la part du feu
L’entame corporelle trouble bien davantage que les conduites à risque des
jeunes générations qui soulèvent l’hypothèse non négligeable de mourir.
Une personne qui s’entaille est pourtant loin de mettre son existence en
danger. Mais la blessure délibérée frappe les esprits car elle témoigne d’une
série de transgressions insupportables pour nos sociétés : celle des frontières
du corps, le fait de s’infliger sciemment une douleur, de l’écoulement du
sang, et du jeu symbolique avec la mort. En entaillant la peau l’individu
brise la sacralité sociale du corps. La peau est une enceinte infranchissable
sinon à provoquer l’horreur. De même, il est impensable que quelqu’un se
fasse mal en toute conscience sans qu’on évoque à son encontre la folie,
le masochisme ou la perversité. Faire couler le sang est un autre interdit
transgressé alors que pour nombre de nos contemporains sa seule vue
provoque l’évanouissement ou l’effroi. Et pourtant, nous avons ici des
individus qui délibérément font couler le sang. Au-delà encore, l’entame
est un jeu symbolique avec la mort en ce qu’elle mime le meurtre de soi, le
jeu avec la douleur, le sang, la mutilation (Le Breton, 2003). Qu’il s’agisse
des conduites à risque ou des entames corporelles, la transgression ouvre
la voie du salut possible.
Étymologiquement, « sacrifice » signifie sacra-facere, l’acte de rendre
des actes ou des choses sacrées. Le sacrifice expulse le sujet hors de la vie
ordinaire, il bénéficie d’un surcroît de sens, d’une intensité d’être propice
au changement, à la transformation radicale de soi à proportion de la si-
gnification de ce qui est sacrifié de soi. En libérant du sacré, c’est-à-dire de
l’intensité d’être, la scarification restitue à l’acteur des ressources propres à
redéfinir son existence. À celui qui accepte de payer le prix s’annonce une
possible vita nova, un passage au-delà de la zone de turbulence, une renais-
sance au monde à travers des ressources de sens renouvelées qui balaient
d’un trait l’ancien sentiment d’identité. Le sacrifice est ici dévoilement ou
163
révélation à soi dont l’impact est plus ou moins fort. La scarification est
une manière symbolique de faire la part du feu. De se faire mal pour avoir
moins mal. Elle oppose la douleur à la souffrance, la blessure physique à la
déchirure morale. Muriel, seize ans à l’époque, en témoigne avec éloquence.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Amoureuse d’un garçon toxicomane et dealer, elle vient d’apprendre qu’il
est à nouveau en garde à vue. Elle est seule dans un jardin public. Son
regard se porte sur un éclat de verre sur le sol. Elle grave sur sa peau les
initiales de son copain, elle formule de manière exemplaire la puissance
d’attraction de l’entame dans ces moments de détresse : « T’es tellement
malheureuse au fond de toi-même, c’est le chagrin d’amour, tu vois. T’es
tellement malheureuse dans ton cœur, et puis tu te fais mal pour avoir une
douleur corporelle plus forte pour ne plus sentir ta douleur dans le cœur,
tu vois un peu comment c’est ? ».
L’anthropologie du sacrifice ne s’inscrit pas dans une volonté d’échange
intéressé dans la mesure où le sujet ignore ce qu’il poursuit, l’épreuve
s’impose à son corps défendant. Les conduites à risque ou les attaques au
corps ne poursuivent pas une logique d’intérêt mais plutôt celle de la perte,
de la consumation. Elles sont en quête d’une signification pressentie dont
l’individu n’a pas une conscience claire. L’efficacité symbolique mise en jeu
est suffisamment puissante du fait des transgressions opérées par l’acte
pour parvenir à modifier le sujet (Le Breton, 2003).
À l’objection que ces comportements sont privés et ne sont pas validés
par les autres, que ce sont donc des anti-rites, ou des rites dégradés ou
détraqués, il est aisé de répondre que seul l’acteur est comptable de leur
signification, seul importe l’investissement qu’il opère à leur propos. Un
rite socialement valorisé n’est pas nécessairement heureux pour l’acteur
qui peut le vivre avec ennui ou indifférence, il peut rester sans la moindre
efficacité s’il n’est pas approprié à la première personne par l’acteur. Ce qui
importe s’agissant des conduites à risque ou des attaques au corps à l’ado-
lescence, ce n’est pas la dimension sociale et valorisée du comportement,
mais ce que joue le jeune qui s’y livre, la quête qui est la sienne et dont il
ne connaît pas toujours l’objet.

164
____ Spécificité adolescente

Lors de la jeunesse les moments de souffrance ne sont pas comparables à


ceux qui se jouent à l’âge d’homme. Les mêmes symptômes à quinze ou à

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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quarante ans n’ont ni le même statut ni le même pronostic. L’adolescence
est un temps d’obsolescence du sentiment d’identité, de remaniement de
soi tant qu’un centre de gravité n’est pas établi en soi, tant que la quête n’a
pas abouti. La résolution des tensions est souvent rapide et inattendue, ou
bien elle prend du temps, mais elle trouve souvent une issue favorable. Les
capacités d’oubli ou de rebond restent pour le moins surprenante. Dans
l’immense majorité des cas, ces conduites de jeu avec la mort ou d’altéra-
tion du corps ne sont nullement des indices de pathologies mentales ou
l’annonce d’un pronostic défavorable pour leur avenir. Ce sont plutôt des
tentatives de forcer le passage pour exister. Alors étudiante, et multipliant
également les conduites à risque, Martine le dit avec force, une dizaine
d’années après avoir arrêté : « Les coupures c’était la seule manière de
supporter cette souffrance. C’est la seule manière que j’aie trouvée à ce
moment-là pour ne pas vouloir mourir ». « Ce serait une erreur grave
d’évaluation de considérer les manifestations à l’adolescence comme équi-
valentes à celles de l’âge adulte, parce que cela ne tiendrait pas compte
des distorsions du processus développemental – c’est-à-dire la nature et
la qualité de l’expérience de l’angoisse résultant de la confrontation avec
un corps sexuellement fonctionnel en tant qu’homme ou femme – ni des
possibilités de renverser le processus pathologique qui existe alors. Dans
ce domaine de la pathologie, les risques d’une erreur de diagnostic sont
des plus importants » (Laufer 1989, 223).
Si ces conduites radicales relèvent du patho-logique c’est au sens du
pathos, de la souffrance, et du fait que les manières de s’y opposer sont
(anthropo)logiques. Elles constituent dans le même mouvement une ré-
sistance contre une violence plus sourde qui se situe en amont dans une
configuration relationnelle ou sociale. Les circonstances ne leur laissent pas
le choix des moyens pour s’en sortir. Le comportement se dresse contre
l’affect douloureux.
Les modes de défense d’un adolescent n’ont pas la gravité de ceux d’un
165
adulte. La fixation nosographique peut être lourde de conséquences. Elle
risque de transformer en essence ce qui est destiné à disparaître si l’on n’y
prête pas une attention trop sévère. Ce qui n’était qu’une parade devient
alors parfois un enfermement. Contrairement en cela à des hommes ou

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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des femmes plus âgés, les adolescent(e)s sont encore dans un passage plein
de virtualités, avec un sentiment d’identité encore labile, le recours à des
formes de résistance qui paraissent radicales n’est pas nécessairement une
promesse de pathologie, mais une forme d’ajustement personnel dans une
situation de menace. Dans l’immense majorité des cas les conduites à risque
ou les attaques au corps ne durent qu’un moment, elles sont abandonnées
au fil du temps2.
Les attaques au corps ne sont nullement des automutilations comme
on le dit souvent, ce ne sont en aucun cas des atteintes définitives à la
fonctionnalité du corps (relevant de la psychose), mais plus simplement
des altérations de la surface de la peau, laissant au pire une cicatrice. Le
terme d’automutilation est un abus de langage qui dramatise la situation,
paralysant souvent l’action des soignants ou des travailleurs sociaux sur-
montant mal leur sidération. Les étiquettes sont redoutables en ce qu’elles
enferment aussi le sujet dans un état, une nature, et induisent pour l’en-
tourage ou les équipes soignantes un sentiment unilatéral qui engendre
la répétition comme une self-fulfilling prophecy, le sujet se convainquant
lui-même qu’il est une entité clinique et non un sujet en souffrance ré-
pondant à des situations précises. En outre ses symptômes peuvent lui
apparaître comme la seule chose qui lui appartienne en propre, et il risque
de les investir comme des bannières identitaires. Le symptôme devient
une manière efficace de se pourvoir une identité, pour se situer face aux
autres. En témoignent par exemple les nombreux sites Internet où des
personnes qui se coupent entretiennent une passion mutuelle pour leurs
comportements. La blessure volontaire se mue en label identitaire dont il
est difficile de se débarrasser.
Tout concept est un choix moral. Les termes employés pour nommer
ces conduites sont souvent stigmatisants : auto-mutilations, auto-agres-
sions, masochisme, etc. Ils portent une connotation péjorative associée
à la folie, à la maladie mentale. La parution de La peau et la trace m’a
166
valu à l’époque une série de lettres, de courriels, ou de propos au terme
de conférences, venant d’adolescentes ou de femmes venues me dire leur
reconnaissance de ce que mes analyses, à aucun moment, ne jugeaient
ces conduites mais essayaient de les comprendre en soulignant d’abord la

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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souffrance qui les provoquait. La violence de la nomination et des attitudes
à propos des scarifications ou des autres blessures volontaires ajoute à la
souffrance de devoir agir ainsi pour pouvoir continuer à vivre (Favazza,
1987, 14 sq.). Plus que les autres conduites à risque les entames sont prises
dans un discours moraliste : comment peut-on en arriver là ? Comment
peut-on se faire cela ? Là où un sujet après une tentative de suicide trouve
compassion et écoute, la personne qui se coupe rencontre plutôt incom-
préhension et colère.
Ces comportements douloureux permettent de faire face, ce sont des
formes d’ajustement à une situation personnelle douloureuse. Signaler leur
caractère anthropo-logique ou patho-logique en insistant sur leur caractère
provisoire ne signifie nullement qu’il faut laisser l’adolescent se meurtrir.
Si ces comportements sont des appels à vivre, ils sont aussi des appels
à l’aide, sollicitant une reconnaissance, un accompagnement du jeune,
une compréhension de ce qu’ils sont les signes d’une souffrance intense
en amont. Ils ne doivent pas laisser indifférents et doivent mobiliser les
instances de santé publique, les organismes de prévention, de soutien à
l’adolescence, pour les dissuader ou, si ce n’est pas possible, les accompagner
et en réduire la violence. Ce sont des jeunes en souffrance. La première tâche
de nos sociétés est de les convaincre que leur existence est précieuse, et de
les détourner de ces jeux de mort pour les amener au jeu de vivre.
Les attaques au corps soulèvent des questions lourdes de sens pour les
professionnels de la santé. Ce sont des jeunes en quête d’adultes leur don-
nant le goût de vivre. D’où la nécessité, si possible, d’une prise en charge en
termes d’accompagnement ou de psychothérapie, de présence, de conseils,
voire simplement d’amitié.
Les actes de passage sont des leviers pour une reprise de parole ou un
accompagnement. Dans leur immense majorité, ces conduites touchent
des adolescent(e)s « ordinaires » qui ne souffrent d’aucune pathologie, au
sens psychiatrique du terme, mais de meurtrissures réelles ou imaginaires
167
de leur existence. Ces actes de passage s’imposent à des jeunes femmes,
plus rarement à de jeunes hommes, « ordinaires » mais en proie à une
zone de turbulence, à une détresse durable ou transitoire qu’il faut franchir
en se maintenant en vie. Les scarifications sont le prix à payer pour ne

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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pas se perdre. La partie à sacrifier pour sauver le tout de l’existence. Elles
sont un recours anthropologique pour s’opposer à cette souffrance et se
préserver3.

Notes et références
1
Université Marc Bloch Strasbourg, CNRS
2
Il ne s’agit nullement de méconnaître que certaines conduites relèvent d’une urgence
de la prise en charge avec des diagnostics plus défavorables. Daniel Marcelli, lors d’un
débat que nous avons eu, a raison de souligner que pour une minorité en revanche le
temps joue contre eux, et la prise en charge est nécessaire pour qu’ils ne se détruisent
pas davantage. Les scarifications sont des solutions de compromis destinées en principe
à assurer une transition, un passage difficile de l’existence, mais elles peuvent échouer à
contenir les lignes de fuite de la souffrance et aboutir à une surenchère. Clémence qui
s’est jetée d’une falaise avec une amie en janvier 2005 écrivait quelques jours avant de
se donner la mort, deux mois avant une précédente tentative de suicide : « Au début
c’était juste pour rigoler. Une lame, un rasoir, c’était très léger, cela me faisait un bien fou.
Puis cela s’est aggravé, pour évacuer toute ma peine je devais y aller plus fort, toucher
davantage à la mort ». Dans son blog, fin décembre, elle décrivait ce qu’elle détestait :
« Moi, ma vie, le lamentable chemin que prend mon destin » (Le Monde, 29-01-2005).
3
Pour une approche plus large des scarifications je renvoie à David le Breton, La peau et
la trace, 2003.

- Adolescence, n°48 (« Attaques au corps »), 2004 et n°52 (« Corps et âme »), 2005.
- Anzieu D., Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
- Babiker G., Arnold L., Language of injury. Comprehensive self-mutilation, BPS Books,
Leicester, 1997.
- Courtois C., Healing the incest wound. Adult survivors in therapy, New York, Norton and
Company, 1996.
- Favazza A., Bodies under siege. Self-mutilation in culture and psychiatry, The John Hopkins
University Press, 1987.
- Kafka J.S. « The body as transitional object : a psychoanalytic study of a self-mutilating
168 patient », British Journal of Medical Psychology, n°42, 1969.
- Kettlewell C., Skin game, New York, St Martin’s Griffin, 1999.
- Laufer M. et M. E., Adolescence et rupture de développement. Une perspective psychana-
lytique, PUF, 1989.
- Le Breton D., La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003.

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Les scarifications comme anthropo-logiques
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- Le Breton D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris,
Métailié, 2002a.
- Le Breton D., Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre. Paris, PUF, 2002b.
- Le Breton D., Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995.
- Pitts V., In the flesh. The cultural politics of body modification, New York, Palgrave Mac-
millan, 2003.
- Pommereau, X., Quand l’adolescent va mal, Paris, Lattès, 1997.
- Pommereau X., L’adolescent suicidaire, Paris, Dunod, 2001.
- Smith G., Cox D., Saradjian J., Women and self-harm: understanding, coping and healing
from self-mutilation, London, The women’s press, 1998.

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STIGMATISATION ET DÉGÉNÉRESCENCE. LE VOCABULAIRE
PSYCHIATRIQUE AUX XIXE ET XXE SIÈCLES
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Jean-Christophe Coffin
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 171 à 184


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-171.htm
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STIGMATISATION ET DÉGÉNÉRESCENCE.
LE VOCABULAIRE PSYCHIATRIQUE
AUX XIXe ET XXe SIÈCLES.
Jean-Christophe Coffin1

Stigmatisation et dégénérescence sont deux termes qui ont été abondam-


ment employés dans la littérature psychiatrique. Mais leur emploi ne se situe
pas dans une même temporalité. Le terme de « dégénérescence » appartient
de manière privilégiée au XIXe siècle, puisque c’est vers le milieu de ce siècle
qu’il est entré dans le langage de la médecine mentale2. Sa diffusion dans
le langage médical a atteint des sommets dans les années 1880, en France
comme dans les autres pays européens3, puis a quelque peu diminué au
début du XXe siècle pour redevenir populaire dans l’entre-deux-guerres.
Son emploi par les artisans, dans cette période, de politiques singulièrement
hostiles à l’égard de l’être humain dont le malade mental, a provoqué des
traumatismes et a amorcé une réflexion sur les conditions d’une telle exclu-
sion au sein de la profession médicale. Celle-ci a commencé à s’interroger
sur les phénomènes de stigmatisation à l’œuvre en psychiatrie. Les débats
sur les procédures d’internement et sur la définition du malade mental ont
parcouru la littérature psychiatrique dès le XIXe siècle mais les thématiques
autour des normes et de la stigmatisation sont devenues particulièrement
aiguës depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Partant de la réalité concentrationnaire et des événements dont les
malades mentaux avaient été les victimes à partir de l’arrivée du Nazisme
171
en Allemagne, plusieurs psychiatres français s’engagèrent dans une ré-
flexion particulièrement critique dont les premiers résultats ont abouti à
de nombreux débats et à diverses publications dès la fin des années 1940.
Cette tonalité critique sera développée peu ou prou jusqu’aux années 1960.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Sans être de nature nécessairement très théorique, cette pensée critique fut
généralement le fruit de psychiatres militants. Elle a été soutenue en France
par ce qu’on a appelé le mouvement de psychothérapie institutionnelle4 et
également par des psychiatres qui, sans appartenir à des écoles de pensée
bien définies, tentaient de porter au plus haut dans l’échelle de la morale
leur rôle de médecin-psychiatre, tel Henri Ey (1900-1977)5. Ils tentaient
alors de définir une éthique en psychiatrie. À ce titre, ils ont entrepris
un immense travail de déconstruction des représentations du malade
mental et des étiquettes qui lui ont été assignées. Une grande partie de
cet investissement intellectuel s’est concentré sur les procédures de stig-
matisation du malade mental au sein des institutions de prise en charge.
Il a également porté sur les classifications et leurs effets délétères sur les
patients. Ces analyses de pratiques par des praticiens ont été amplifiées,
voire se sont nourries, d’enquêtes sociologiques, qui ont commencé à se
développer aux États-Unis dès la fin des années 1950. On pense bien sûr
au remarquable travail réalisé par le sociologue Erving Goffman (1922-
1982), intitulé Asiles6. Mais la relation entre psychiatres et sociologues en
France ne s’est pas vraiment développée pour tout un ensemble de raisons
qu’on ne peut traiter ici. De ce fait, les échanges n’ont pas été à la hauteur
de ce qu’ils auraient pu être. Le cas français présente une situation quasi
caricaturale sur ce registre. La rencontre entre le philosophe Michel Fou-
cault et les psychiatres a été manquée et le quiproquo s’est très vite installé.
Mais le plus inattendu est que la psychiatrie ne soit pas vraiment devenue
un terrain d’études pour les sciences humaines et sociales, hormis pour
quelques chercheurs dont le sociologue Robert Castel7 ou le sociologue et
ethnologue Roger Bastide (18798-1974)8. Les relations entre psychiatrie et
anthropologie sont demeurées là aussi bien faibles, surtout si l’on compare
la situation avec les États-Unis9.
Au final, on constate que les mécanismes de stigmatisation du malade
mental et, de manière plus générale, la construction des normes en psy-
172
chiatrie constituent un terrain peu défriché si l’on s’en tient à des exemples
pris dans le contexte français10.

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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____ La dégénérescence : notion et développement

En 1857, Bénédict-Augustin Morel (1809-1873), le psychiatre, en charge


de l’asile pour aliénés de Saint-Yon dans l’agglomération de Rouen publie
un ouvrage imposant intitulé : Traité des dégénérescences physiques, intel-
lectuelles et morales de l’espèce humaine. Il a commencé à songer à ce livre
quelque dix ans plus tôt suite à la révolution de 1848. À l’époque, il plaidait
en faveur d’une médecine sociale pour les classes défavorisées et pour une
certaine moralisation de celles-ci. Il envisageait également des relations
de causalité entre les conditions sociales des individus et les pathologies
qu’ils pouvaient développer. Ce qui le mobilisait avant tout était les effets
des pathologies sur l’ensemble du corps social. Il s’agissait dès lors d’une
sociologie inquiète, prompte à débusquer au sein de la nation les germes
morbides. Après avoir étudié l’action des milieux naturels sur l’organisme,
il continuait de s’inquiéter de ce qu’il ressentait comme un dépérissement
de l’état de santé de ces concitoyens. Il constatait en effet le développement
des maladies et l’augmentation des comportements problématiques au
sein desquelles il rangeait les folies, les actes de délinquance, l’alcoolisme,
la misère. Son livre avait donc pour but d’alerter ses contemporains et de
fournir une lecture générale des nuisances provoquées par l’environnement
et le milieu social. Il estimait de son devoir de médecin d’expliquer les mé-
canismes qui venaient perturber le fonctionnement normal de la société.
Cela était d’autant plus urgent que la dégénérescence était en marche. Il
considérait celle-ci comme une maladie et la définissait comme « une dé-
viation morbide du type primitif »11. Ces déviations étaient produites par
tout un ensemble de causes : l’action des milieux, le rôle des conditions
sociales et l’état d’esprit des individus eux-mêmes. Une fois « installées »
dans l’organisme, elles entamaient un processus tout à fait singulier. Morel
affirmait que la première caractéristique de ce processus est que l’individu
173
affecté de ce mal transmettait une disposition à être malade plus que la
maladie en elle-même. C’était la première caractéristique d’une descrip-
tion qui en comptait d’autres. La deuxième caractéristique concernait le
mécanisme de transmission ; à chaque passage de génération, le mal se

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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transmettait inexorablement et, en outre, s’aggravait. L’hérédité obéissait à
une loi spécifique : l’aggravation, d’où le terme préféré de « dégénérescence »
à celui, plus courant, de transmission. Les lois de l’hérédité développées
par Morel reposaient sur une idée de métamorphose et d’énergie morbide.
Elles produisaient le développement d’une « variété maladive », selon l’ex-
pression de Morel, au sein de l’espèce humaine. Les représentants de cet
ensemble révèlent des caractéristiques tout à fait spécifiques tant sur le
plan physique que sur le plan mental. Ils présentent en effet des stigmates
faisant de la dégénérescence une maladie visible et souvent proche de la
monstruosité : mauvaise conformation de la tête, petite taille, prédominance
d’un tempérament maladif, difformités spéciales, comportements les plus
inattendus et de manière générale, dysfonctionnement des fonctions de
l’organisme, tels sont quelques aspects de leur « cachet typique », selon
l’expression du médecin de Saint-Yon.
Morel a appliqué sa théorie à la folie. En effet, il a considéré que « la
folie était dans presque la généralité des cas une dégénérescence »12. C’est
dans un nouveau livre intitulé Traité des maladies mentales paru en 186013
qu’il développa ce lien, en créant notamment une nouvelle entité clinique,
la folie héréditaire. Elle réunissait des formes mentales assez composites
mais souvent marquées par la dangerosité et des comportements amo-
raux et violents. Sans entrer dans les détails des nombreux débats susci-
tés par cette catégorie et de manière générale par les propositions et les
interprétations de Morel, force est de constater que celle-ci monopolisa
l’attention de la communauté psychiatrique tout au long du XIXe siècle14.
Le fou héréditaire ressemblait à s’y méprendre au dégénéré. Là aussi, la
folie héréditaire était marquée par un caractère d’aggravation et par une
profonde inéluctabilité.

174 ____ Norme et stigmatisation dans l’œuvre de Morel


Il y a au moins deux manières d’aborder l’œuvre de Morel. La première
manière est de considérer cette œuvre comme une machine à discrimina-
tion. C’est souvent ainsi qu’elle a été retenue15. L’autre manière est d’essayer

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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de comprendre ce que cherchait Morel en s’engageant sur une telle voie,
sans que cela doive exclure de pointer les mécanismes de stigmatisation à
l’œuvre à l’intérieur de ses schémas interprétatifs16.
La conception de Morel avait pour ambition de répondre à deux
questions fondamentales et classiques, en même temps, pour la médecine :
comment expliquer la folie des hommes et comment la soigner ? Le résultat
a produit un ensemble hétéroclite, dans lequel les présupposés parcourent
l’économie de son schéma théorique. Il se situe à la fois dans le création-
nisme, avec l’idée de son type primitif, et dans le fixisme des espèces. Le
dégénéré est un malade mental, mais il est surtout une anomalie au sein de
l’espèce. Le rapport n’est plus tant entre santé et maladie qu’entre normal
et anormal. La folie relève à la fois du pathologique et du monstrueux.
C’est pourquoi, par exemple, les stigmates sont invoqués en priorité par
rapport aux lésions cérébrales. Sa proposition est une tentative pour sortir
de l’impasse dans laquelle se trouve alors la médecine mentale qui ne par-
vient pas à établir une origine organique de la folie17. Mais c’est aussi parce
que le cerveau ne peut exclusivement répondre à un mal qui est bien plus
que strictement physique. Morel considère qu’il ne s’agit plus désormais
de développer une clinique neuro-physique et qu’il est temps en revanche
de placer le dégénéré dans les perspectives des données anthropologiques.
Cependant, il ne se range pas aux orientations de l’anthropologie polygé-
niste et hiérarchique de cette seconde moitié du XIXe siècle. Le dégénéré
est un malade et une anomalie, mais ce n’est pas un stade inférieur dans
l’échelle de l’humanité18.
Il ressort des travaux de Morel que le dégénéré se distingue des autres
malades par son comportement particulièrement récalcitrant, dangereux
et anti-social. Il est assez symptomatique que Morel, qui avait annoncé un
traité de thérapeutique des dégénérés, ne l’ait jamais écrit mais ait fourni
à la place un petit volume de psychiatrie légale. C’est désormais, dans les
dernières années de sa vie, le thème de la dangerosité et de l’inadaptation
175
profonde aux règles de vie du dégénéré qui mobilise son attention plus
que l’éventuelle guérison ou la réinsertion du malade. En outre, il constate
que la violence du fou a été sous-estimée et que c’est au contraire celle-ci
qui doit retenir l’attention du médecin. Il écrit par exemple que les fous

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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« se signalent par des actes de violence, de dépravation et de cruauté
inouïs ».19 Morel n’est pas l’unique responsable de ce basculement durable
du regard psychiatrique sur le fou. Un de ses confrères, l’ancien ministre
de la Seconde République, Ulysse Trélat (1795-1879) pouvait ainsi écrire :
« le malade mental tue tout ce qu’il y a de bon »20.
Morel a mis en avant les difficultés du métier de psychiatre et la « va-
nité » du système asilaire. Sa théorie de la dégénérescence mentale aboutit
en quelque sorte à une théorie des incapacités de la psychiatrie telle qu’elle
se pratiquait alors, et mit un terme à l’optimisme thérapeutique et historique
qui régnait en psychiatrie.

____ Le corollaire de la dégénérescence : l’incurabilité


Le concept de dégénérescence a entraîné la diffusion de deux idées de plus
en plus associées à la folie : l’idée d’incurabilité de la maladie mentale et
celle d’un écart si profond du malade avec le reste de la population qu’il
était inaccessible à notre entendement. Or la médecine mentale, dans ses
principes fondateurs établis par Philippe Pinel au soir de la Révolution et
poursuivis en partie par Esquirol, était fondée sur l’idée d’une curabilité
de la folie et sur l’idée que l’isolement dans des établissements spécifiques
permettrait une prise en charge adaptée à ce type particulier de patients.
Elle constituait alors le socle d’une psychiatrie du soin. Morel, pour sa part,
préconisait de plus en plus une culture de la prévention et une science du
dépistage et, par là, inaugurait une nouvelle manière d’appréhender le ma-
lade mental. L’œuvre de Morel fut entièrement centrée sur la recherche des
causes. Il avait même constitué dans son Traité des maladies mentales une
nouvelle classification de celles-ci reposant entièrement sur l’étiologie des
formes mentales. Mais son schéma causal demeurait très vague et il était
délicat de savoir comment prévenir et, a fortiori, comment s’affranchir de
176
l’épée de Damoclès qui semblait planer sur la tête de chaque individu. Dans
le système de Morel, tout individu est, en effet, potentiellement exposé.
Dans le schéma de Morel, le malade était vu comme un représentant de
l’aventure humaine, et par conséquent il n’avait pas une approche indivi-

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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duelle de la maladie mais bien collective. La dégénérescence induisait des
programmes de repérage avant d’être un projet de santé publique au service
des malades. Morel s’est continuellement préoccupé des effets sociaux
de la maladie, ouvrant ainsi une voie largement reprise par de nombreux
successeurs. Dans cette perspective collective de gestion des maladies, tout
individu malade n’est pas dangereux pour lui-même mais pour la société,
qu’il menace à double titre : parce que malade mental, donc probablement
dangereux, et parce que porteur d’une tare héréditaire ; le dégénéré, par
son existence même, rappelle qu’il fait planer sur la nation une menace
permanente, celle en l’occurrence d’un amoindrissement généralisé aux
conséquences irrémédiables21.
La conception de la dégénérescence mentale de Morel est devenue
largement populaire à la fin du siècle et les ouvrages sur le dégénéré dé-
passaient alors le strict cadre de la littérature médicale. Peu importe, dans
une certaine mesure, que la dégénérescence fin de siècle n’ait plus grand
chose à voir avec la théorie de Morel. L’image du dégénéré, pour sa part,
se maintenait et cantonnait par là même le malade mental dans un espace
négatif où prédominaient l’appréhension et les préjugés. Le lien entre folie
et hérédité en sortit encore plus étroit. La folie apparaissait en effet comme
la maladie transmissible par excellence.
Les successeurs de Morel, tout en adoptant plutôt le terme que le
concept élaboré par Morel, ne remettaient pas en cause ce lien, bien au
contraire. L’idée que la folie fut une maladie transmissible était une idée
défendue par de nombreux médecins. C’est aussi pourquoi la folie susci-
tait des discours prônant des solutions interventionnistes de la part de la
collectivité. Ce fut notamment le cas au XIXe siècle des propos tenus par
le psychiatre Valentin Magnan (1835-1916). Ce fut également le cas au
XXe siècle de psychiatres comme Edouard Toulouse (1865-1947) ou du
médecin spécialiste de l’enfant, Georges Heuyer (1884-1977). V. Magnan
estimait, à la fin du XIXe siècle, qu’il fallait construire des asiles en fonction
177
des pathologies des malades et accentuer la prévention afin de réduire
le nombre de dégénérés, qu’il considérait comme autant d’accidents de
l’évolution humaine22. Pendant l’entre-deux-guerres, le docteur Edouard
Toulouse cherchait, tout comme son collègue Georges Heuyer, à mettre

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en place un système de triage des enfants afin d’éviter de laisser ceux déjà
atteints par la perversité ou l’arriération infecter tous les autres. À l’époque,
ces partisans de la médecine préventive ne se préoccupaient pas trop des
stigmatisations possibles : le salut de la Nation l’emportait sur d’autres
critères éventuels. La solution eugéniste leur apparaissait nécessaire, tant
le mal leur paraissait inquiétant. Ces farouches partisans du mouvement
pour l’hygiène mentale ne percevaient pas que leur programme pouvait
aboutir à des mesures particulièrement stigmatisantes. Ils incarnaient
alors les pesantes ambivalences du mouvement d’hygiène mentale dont
le caractère composite alliait des propositions nouvelles et des solutions
terribles pour l’humain23.
Dans les années 1930, ce sont les catégories d’individus qui avaient
été considérées comme les plus exposées à la dégénérescence à la fin du
XIXe siècle qui furent les plus sujettes à la stigmatisation sociale, bien qu’à
des degrés divers qu’il faudrait analyser au cas par cas. On peut recenser
parmi celles-ci : l’enfant arriéré, l’enfant pervers, le criminel, l’homosexuel.
Ces populations mettaient à l’épreuve tant le savoir psychiatrique que la
politique de prise en charge. Sans doute parce que, restant à la croisée de la
maladie et de l’anormalité, elles demeuraient mal définies. En raison d’une
conviction partagée par la grande majorité des psychiatres, estimant que
l’origine de ces comportements était à la fois un mélange de mauvaises
habitudes et d’un héritage mauvais, la déconstruction de ces catégories
fut tardive, timidement dans les années 1930 et de manière plus diffuse à
partir des années 1950.
Il est frappant que les personnes suscitant une vive réprobation so-
ciale aient été, de manière récurrente, accusées de tares héréditaires. C’est
à partir du moment où les psychiatres ont commencé à affirmer que la
dimension héréditaire n’était plus le critère déterminant de leur état, que
le regard médical collectif s’est modifié. Ce travail critique vis-à-vis d’un
déterminisme héréditaire plus souvent affirmé que démontré fut initié,
178
en France, par Henri Ey, mentionné en introduction, au début des années
1930, à travers sa critique des constitutions psychopathiques qui organisait
alors la nosologie de bien des psychiatres24. Ey se demandait dans quelle
mesure cette doctrine, populaire en France à travers la personne d’Etienne

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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Dupré (1862-1921) et en Allemagne à travers celle d’Ernst Krestchmer
(1888-1964), ne faisait pas disparaître le sujet. L’individu semblait réduit
à un assemblage d’organes dans lequel la notion de personne n’avait pas
été prévue. Ce fut véritablement après la Seconde Guerre mondiale que
les partisans d’une psychiatrie nouvelle s’attachèrent à déconstruire les
anciennes catégories de lecture de la maladie mentale. Rassemblés autour
d’une revue, L’information psychiatrique, fondée durant l’été 1945, ces
psychiatres proposaient des interprétations qui ne refusaient pas, par
principe, la dimension héréditaire des formes mentales qu’ils rencon-
traient dans leurs services hospitaliers. Ils tentaient de faire en sorte que
les étiquettes et les procédés de catégorisation des malades ne soient pas
des facilités de lectures des malades et autant de mauvaises justifications
pour les laisser croupir dans un coin d’hôpital et les abandonner à leur
souffrance. En somme il ne s’agissait pas d’être pour ou contre l’hérédité
des formes mentales qui demeurait une question largement sans réponse
dans l’immédiat après guerre ; il s’agissait de construire une éthique du
jugement qui refuse notamment que les catégories soient utilisées pour
stigmatiser, alors même que la classification avait initialement pour but la
connaissance et le repérage des formes pathologiques. Incontestablement,
l’étiquette de dégénéré avait éloigné le psychiatre de son patient, en utilisant
une catégorie qui présentait une symptomatologie sans netteté et qui per-
mettait d’englober des personnes très différentes les unes des autres. Bien
que ce reproche fût adressé à Morel dès les années 1860, il n’en demeure
pas moins que les catégories proposées par lui prirent pied progressive-
ment dans la littérature psychiatrique. Même si les termes utilisés subirent
quelques modifications, ils étaient bien souvent des changements de mots
plus que des modifications de sens. C’est pourquoi ce furent des psychiatres
à la fois attachés à dégager une nouvelle conscience médicale et animés
d’une ambition intellectuelle qui entreprirent cette profonde rénovation
d’un métier dont les années 1930 avait montré tout à la fois son degré de
179
responsabilité et ses dérives25.
Cette évolution de longue haleine eut un impact important ; par exem-
ple sur les catégories utilisées jusque-là pour décrire l’enfant en psychiatrie26.
Pour la première fois depuis le début du XXe siècle, on s’interrogeait sur les

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deux grandes affirmations de la psychiatrie : la chronicité et l’incurabilité
de la grande majorité des formes mentales. L’ambition de déconstruire
ces clés de lecture était immense et sans doute est-ce pourquoi certains
ont pu alors parler de « révolution psychiatrique »27. Pour un psychiatre
comme Georges Daumézon (1912-1979), il fallait s’interroger sur ce qui,
dans le comportement du personnel soignant, dans le fonctionnement
même de l’institution hospitalière, favorisait la stigmatisation du malade,
ou sur ce que Louis Le Guillant (1900-1968) appelait « les préoccupations
pénitentiaires subconscientes »28. Daumézon n’hésitait pas à pointer ce
qui, dans le fonctionnement de l’institution précisément, s’apparentait au
système de surveillance prédominant dans un camp de concentration29.
Le renversement était donc total : alors qu’on avait mis l’accent sur la
dangerosité du fou, sur son étrangeté, il appartenait désormais d’étudier
tout ce qui pouvait enfermer le malade dans sa propre souffrance et tous
les mécanismes à l’œuvre qui tendaient à rendre indépassable la situation
psychologique de l’interné.

____ La stigmatisation disparue ?


L’héritage et l’influence de la notion de dégénérescence dans la pratique
psychiatrique et dans la construction d’images du malade mental se sont
maintenus durablement au cours du XXe siècle. Encore dans les années
1950, des voix s’élevaient pour affirmer qu’il fallait en finir une bonne fois
pour toutes avec cette notion30. Depuis les années 1960, on peut considé-
rer que celle-ci a disparu des livres de psychiatrie. Mais a-t-elle emporté
aux oubliettes les images qu’elle avait contribué à si bien véhiculer et à
diffuser ? Le diagnostic est plus délicat à faire et il nous semble que la pru-
dence s’impose. En effet les thématiques de la chronicité et de l’incurabilité
n’ont pas disparu des esprits. Par ailleurs, si le lien entre stigmatisation et
180
dégénérescence apparaît peu contestable, d’autres binômes infernaux ont
existé dans l’histoire de la pratique psychiatrique, et rien n’interdit que de
nouveaux soient à l’œuvre dans notre temps présent. Même si l’idée que la
psychiatrie s’est beaucoup modifiée, que les malades d’aujourd’hui ne sont

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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pas ceux d’hier, est une proposition que l’on entend souvent de nos jours,
les images et les représentations du malade mental sont-elles si différentes
qu’à des époques plus anciennes ? En pleine période de contestation de la
psychiatrie, dans les années 1970, un psychiatre s’était intéressé à tester la
notion de chronicité parmi ses confrères. Il résulta de cette enquête que
cette notion gardait auprès de la majorité d’entre eux toute sa validité.
L’auteur, Georges Lantéri-Laura (1930-2004), psychiatre et historien de sa
propre discipline, devait conclure que la chronicité demeurait un élément
caractéristique de la psychiatrie31. Cette idée avait reçu une légitimité pro-
fonde à travers plusieurs psychiatres du XIXe siècle, dont Valentin Magnan
qui avait cherché à l’enraciner cliniquement32. Ce maintien signifiait-il
pour autant qu’il s’accompagnait des mécanismes de stigmatisation que
la thématique de la chronicité avait charriée au XIXe siècle ? Plusieurs
travaux réalisés depuis les années 1980 nous inclinent à penser que cela
pourrait bien être le cas.
D’après des études menées hors de France les mécanismes de stig-
matisation restent à l’œuvre et les attitudes de rejet vis-à-vis des patients
en psychiatrie se constatent dans la population générale, mais également
parmi les médecins eux-mêmes. Les patients en psychiatrie suscitent des
attitudes beaucoup plus négatives que tout autre malade33. Ces enquêtes
affirment également que les notions de dangerosité et d’imprévisibilité sont
fréquemment associées aux malades mentaux. Si on revient au contexte
français, les résultats ne semblent pas significativement différents. Dans une
large étude menée il y a quelques années, le fou demeurait étroitement lié
aux notions de danger et d’une curabilité très incertaine34. Il apparaît ainsi
que des notions formées dans des temps révolus, comme précisément celle
de dangerosité ou d’individu dangereux35, se maintiennent et continuent
d’associer des images similaires. Cette « scandaleuse notion » de dange-
rosité, comme l’écrivait Michel Foucault36, est désormais parfaitement
utilisée par la littérature psychiatrique. Il est à ce titre assez piquant de
181
constater que le médecin italien et fondateur de l’anthropologie criminelle
Cesare Lombroso (1835-1909) est un homme souvent moqué ou en tout
cas présenté comme d’une autre époque, alors même qu’il a écrit des pages
essentielles et fondatrices sur cette notion de dangerosité qu’il a fortement

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contribuée à populariser. Certaines questions de paternité demeurent visi-
blement non résolues. Quoi qu’il en soit, bien qu’elle ne soit pas entérinée
par des dictionnaires de référence37, la notion de dangerosité n’en demeure
pas moins d’un emploi très fréquent dans la littérature psychiatrique la
plus récente38.
Les mécanismes de stigmatisation seraient-ils incontournables en
psychiatrie ? Il semble en tout cas nécessaire, si tel était le cas, de savoir
y opposer une distance critique des notions utilisées grâce à l’approche
notamment socio-historique dont nous espérons avoir donné un bref
aperçu. Au-delà des méthodologies retenues et des écoles de pensée pré-
férées, il apparaît nécessaire, en toute circonstance, de nourrir sa réflexion
de praticien, sans laquelle il ne saurait y avoir d’éthique de la pratique39.
En psychiatrie peut-être encore plus qu’ailleurs, les mots employés ne
sont jamais anodins et sont, au contraire, chargé d’histoire, parfois d’une
histoire encombrante.

Notes et références
1
Université Paris René Descartes, CNRS.
2
Pour une histoire du terme, voir Claude Bénichou, « Enquête et réflexions sur l’intro-
duction des termes dégénérer, dégénération, dégénérescence dans les encyclopédies
scientifiques et les dictionnaires français à partir du XVIIIe siècle », Documents pour
l’histoire du vocabulaire scientifique, n°5, 1983.
3
Daniel Pick, Faces of Degeneration : a European Disorder 1848-1919, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989.
4
Jean Ayme, « La Psychothérapie Institutionnelle : origine, histoire, tendances » in Patrick
Martin, Pratiques institutionnelles et théorie des psychoses. Actualité de la psychothé-
rapie institutionnelle, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 23-53.
5
Jean Garrabé, Henri Ey et la psychiatrie contemporaine, Paris, Les empêcheurs de penser
en rond, 1997.
6
Erving Goffman, Asylums. Essays on the social situation of mental patients and other
182 inmates, Garden City, Double Day, 1961 (tr.fr. Paris, Minuit, 1969).
7
On rappellera : R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psycha-
nalyse, Paris, Minuit, 1981. On pourrait également mentionner les travaux plus récents
d’Albert Ogien, Le raisonnement psychiatrique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989.
8
Roger Bastide, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965.

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Stigmatisation et dégénérescence.
Le vocabulaire psychiatrique aux XIXe et XXe siècles
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9
Les relations entre anthropologie et psychanalyse ont commencé dès la fin des années
1920 aux États-Unis, autour du mouvement culturaliste. L’école psychiatrique d’Alger
est demeurée très fermée à ce type d’approches tout au long des années 1940 et 1950.
10
La réflexion fondamentale de E. Goffman sur la notion de stigmatisation a naturellement
dépassé le cadre dans lequel elle avait été formulée. Voir son livre : Stigmates. Les usages
sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1976 ; (éd. originale : 1964). Pour une approche
différente du thème de la stigmatisation en sciences sociales, voir les travaux de Arthur
Kleinman. Un résumé en est donné dans A. Kleinman, « Santé et stigmate. Note sur le
danger, l’expérience morale et les sciences sociales de la santé », Actes de la recherche
en sciences sociales, n°143, juin 2002, pp. 97-99.
11
B.A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce
humaine, Paris, Baillière, 1857, p. 5.
12
Ibid., p. 345.
13
Auprès de l’éditeur Masson ; ce livre, contrairement au précédent, s’adressait très direc-
tement aux médecins généralistes et aux étudiants en médecine.
14
Pour une étude plus fouillée, voir J.C. Coffin, La transmission de la folie, 1850-1914,
Paris, L’Harmattan, 2003.
15
Michel Foucault est intervenu sur la question des dégénérescences à plusieurs reprises
et avec talent. Il a cependant mis en avant l’impact social des propos de Morel plus qu’il
n’a cherché à s’interroger sur le sens de cette conception dans l’histoire de la formation
des lois de l’hérédité appliquée à la maladie mentale. Voir par exemple : M. Foucault,
Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 157 ; M. Foucault,
Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-75, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1999.
Foucault avait signalé dès le début de son œuvre la centralité de l’œuvre de Morel ; voir
à ce propos son Histoire de la folie à l’âge classique, Paris Gallimard, coll. Tel, 1972, pp.
394-400, (édition originale : 1961).
16
Pour quelques analyses suggestives : Stefania Nicasi, « Il germe della follia. Modelli di
malattia mentale nella psichiatria italiana di fine ottocento », in Paolo Rossi, L’età del
positivismo, Bologne, Il Mulino, 1986, pp. 309-32 ; Rafael Huertas Garcia-Alejo, Locura
y degeneración. Psiquiatria y sociedad en el positivismo francés, Madrid, CSIC, 1987 ;
Jacques Hochmann, « La théorie de la dégénérescence de BA Morel, ses origines, son
évolution » in Patrick Tort, Darwinisme et société, PUF, 1992, pp. 402-12.
17
Edwin Clarke & Stephen Jacyna, Nineteenth Century Origins of Neuroscientific Concepts,
Berkeley, University of California Press, 1987.
18
Claude Blanckaert, Politiques de l’anthropologie : discours et pratiques en France, 1860-
1940, Paris, L’Harmattan, 2001.
19
B. A. Morel, Traité de médecine légale, Paris, Masson, 1866, p. 33.
20
Ulysse Trélat, La folie lucide étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la 183
société, Paris, A. Delahaye, 1861, p. 3.
21
Robert Nye, Crime, Madness and Politics in France. The Medical Concept of National
Decline, Princeton, Princeton University Press, 1984.
22
Valentin Magnan & P.M. Legrain, Les dégénérés, Paris, Rueff, 1895.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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23
Pour une recension des différents réseaux de l’hygiène mentale en France : Jean-Ber-
nard, Wojeciechowski, Hygiène mentale et hygiène sociale : contribution à l’histoire de
l’hygiénisme, Paris, L’Harmattan, 1997.
24
Henri Ey, « La notion de constitution. Essai critique », L’Évolution psychiatrique, vol. 4,
n°4, oct. 1932, pp. 25-54.
25
Benoit Massin, « L’euthanasie psychiatrique sous le IIIe Reich : la question de l’eugé-
nisme », L’Information Psychiatrique, vol. 72, n° 8, oct. 1996, pp. 811-22.
26
Pierre Mâle, Psychothérapie de l’adolescent, Paris, PUF, 1964.
27
Questions à la « révolution psychiatrique », Lyon, Éditions La Ferme du Vinatier,
2001.
28
Louis Le Guillant, Quelle psychiatrie pour notre temps ?, Toulouse, Erès, p. 198 (Ed.
originale : 1954).
29
G. Daumézon, « La psychothérapie institutionnelle française », Anais portugueses de
psiquiatria, vol. 4, n°4, déc. 1952, pp. 282-83.
30
Henri Duchêne, De la dégénérescence à la génétique, 1950, p. 1, Fonds Henri Ey, Archives
municipales de Perpignan.
31
G. Lantéri-Laura, « La chronicité dans la psychiatrie française moderne. Note d’histoire
théorique et sociale », Annales. ESC, vol. 27, n°3, mai-juin 1972, pp. 548-568.
32
Valentin Magnan, Leçons cliniques sur les maladies mentales. Le délire chronique.
Leçons recueillies par les Dr Journiac et Sérieux, Paris, Lecrosnier & Babé, 1890.
33
John Read & Niki Harré, « The role of biological and genetic causal beliefs in the stigmati-
sation of ‘mental patients’ », Journal of Mental Health, vol. 10, n°2 , 2001, pp. 223-35.
34
Marie Angus, « La perception des problèmes de santé mentale : les résultats d’une
enquête sur neuf sites », Ministère de la Santé. Direction de la recherche et des études,
Études et résultats, n°116, mai 2001, pp. 1-8.
35
Sur la genèse de cette expression voir Michel Foucault, « About the Concept of the
‘Dangerous Individual’ in 19th Century Legal Psychiatry », Journal of Law and Psychiatry,
vol. 1, 1978, pp. 1-18.
36
M. Foucault, « La vérité et ses formes juridiques » Cadernos da PUC, n°16, juin 1974.
37
Le mot de dangerosité est, par exemple, absent du Trésor de la Langue Française
(édition 1978). On le trouve, en revanche dans l’édition 2003 du Petit Larousse où il est
mentionné : « en psychiatrie : état d’un sujet estimé comme potentiellement dangereux
et pouvant conduire à un acte violent ».
38
La revue l’Information psychiatrique y a consacré plusieurs pages récemment ainsi que
les Annales médico-psychologiques ou, encore très dernièrement, le Journal français de
psychiatrie. Le mot n’est d’ailleurs pas propre désormais à la psychiatrie puisqu’il a été
employé dans une récente proposition de loi déposée auprès de l’Assemblée nationale
184 en septembre 2005 par de nombreux parlementaires de la majorité parlementaire.
39
Cette attitude n’est pas une attitude « politiquement correcte » comme semblent le croire
certains auteurs. Voir M.L. Bourgeois & M. Bénézech, « Dangerosité criminologique,
psychopathologie et co-morbidité psychiatrique », Annales médico-psychologiques, vol.
159, 2001, pp. 475-486.

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CORPS TRACÉ ET INCONSCIENT DE LA TRACE

Paul-Laurent Assoun
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 185 à 198


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-185.htm
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CORPS TRACÉ ET INCONSCIENT DE LA TRACE
Paul-Laurent Assoun1

Pourquoi le corps doit-il être marqué ? Voici la question que la psychanalyse


peut et doit affronter en la mettant à nu, depuis son expérience propre et
avec les ressources de sa théorie, métapsychologique2.
Il faut bien s’aviser de ce qu’est une marque, soit une empreinte, signe
matériel placé sur une chose pour la distinguer, la reconnaître ou pour
servir de repère. Ainsi parle-t-on de marque de fabrique, étiquette, label
ou poinçon.
C’est par-là même une trace dont l’origine est reconnaissable – soit
tout ce qui sert à reconnaître, à retrouver une chose.
Une empreinte fait trace sur un corps, sur le corps – marque en creux
ou en relief. Marque profonde et durable.
Alors, pourquoi le sujet se marque-t-il, dans son corps ? Tel le tatouage,
marque décorative du corps, qui vient y inscrire un dessin ou une inscription
qui a cette caractéristique d’être virtuellement indélébile. Telle la scarifica-
tion, incision qui suppose de fendre avec un instrument tranchant.

____ Quand la trace prend corps


Cette rencontre du corps et de la trace permet de l’interroger dans les
deux sens.
Sur le versant du corps, assumons la lapalissade : si le corps doit être
marqué, c’est qu’il y a quelque chose de secrètement insupportable dans le
185
corps lisse, c’est que le corps nu doit être rayé, donc habillé de la marque.
Sur le versant de la trace, c’est ce par quoi l’absence prend corps.
Comment et pourquoi la trace marque-t-elle le corps, le dé-marque-
t-elle ? Comment la trace saisit-elle le corps comme lettre ? Cette double

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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question, en miroir, permet de faire se rencontrer la question clinique
du corps et la question métapsychologique de la trace, via l’écriture. Un
repérage des fonctions inconscientes du corps tel que nous l’avons mené
ailleurs3 montre que, curieusement, ce corps que l’on tient pour le plus
proprement sien, comme son appartenance la plus irrécusable, se présente
comme une altérité lancinante.
Ce corps que l’on dit « propre » – et qui l’est en effet par sa dimension
narcissique-spéculaire – se trouve confronté, comme corps pulsionnel
– distinct du corps organique – à des mouvements erratiques selon la
géographie des organes investis par les pulsions partielles. C’est finalement
le lieu d’intrication-désintrication pulsionnelle, entre Eros et Thanatos.
Corrélativement, il est le lieu mémoriel d’archivage des traumas. Ren-
voyant à cette analyse de cette fonction d’altérité du corps menée dans
l’ouvrage mentionné, nous la ferons sentir ici en la réinterrogeant depuis
la problématique inconsciente de la trace. Avant même d’être marqué
comme Körper, le corps-sujet est branché en quelque sorte sur un certain
travail de la trace.
Il s’agit donc de situer l’instance de la trace, entre réel et symbolique,
à partir du retour à la problématique freudienne. L’inconscient de la trace
ne surgit en effet que de l’initiative analytique de suivre l’inconscient… à
la trace.

____ La « trace » comme syllepse : le mot et la chose


Saisir la fonction inconsciente de la trace suppose de la ré-appréhender en
sa matérialité originaire. On désigne sous ce terme de « traces » une suite
de marques, d’empreintes laissées par un passage, passage d’un homme
ou d’un animal. C’est, au sens dit figuré, la marque laissée par une action
ou un événement passé. Mais telle est la trace que les sens « propre » et
186
« figuré » se trouvent étroitement intriqués jusqu’à se confondre et devenir
indiscernables. Effet de syllepse révélateur de son essence.
La « trace » dit le passage et le passé. D’où son être est passager. C’est
un éphémère spatio-temporel. Quelque chose passe, reste… la trace. D’où

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Corps tracé et inconscient de la trace
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son double aspect : d’une part, elle indique le reste persistant d’une absence
(d’un mobile ou d’un acte) ; d’autre part, elle en signale la volatilité : les
traces peuvent s’effacer sur la neige, le passé est susceptible de disparaître.
Elle est de l’ordre du vergänglich, du temporaire, de l’éphémère.
La trace semble donc un « signe », matérialisation et présentification
– par essence partielle – d’une présence. Si en effet l’objet était présent, il
n’aurait pas besoin de se signaler par des traces. Assumons cette lapalis-
sade, qui nous révèle que la trace est aussi bien le signe d’une absence, dans
l’espace ou le temps. Les traces sont résiduelles, il s’agit de « séquelles ».
Certes, mais la trace advient en ce lieu où quelque chose (s’) est passé et
somme toute, de cela, seule témoigne ce que l’on appelle trace. À ce titre,
elle trace, elle est acte.

____ La trace chez Freud :


champ sémantique du Spur
Suivre Freud à la trace, c’est, on le sait, une méthodologie précieuse – son
œuvre demeurant un prodigieux tracé de la chose inconsciente –, qui s’ap-
plique a fortiori quand il s’agit de la trace. Il y a chez Freud la Spur. Il n’est
pas inutile de s’assurer du champ sémantique du mot qui va être « recyclé »
dans l’usage métapsychologique4. C’est le fond de la dimension « topique »,
référence aux lieux psychiques qui, avec les dimensions « dynamique »
(celle des « forces ») et économique (celle des « quantités »), constitue la
« présentation métapsychologique ».
On entend dans le terme Spur que la trace (Spur) est ce que l’on « dé-
piste » (verspüren). C’est la « marque » ou « empreinte » (Abdruck) de
quelque chose : d’où l’image parlante des traces de pas sur la neige. C’est
l’indication d’une « piste ». La neige pourrait trouver l’un de ses attraits
infantiles dans cette fonction de fond de traces. C’est donc par extrapolation
187
le signe (Anzeichen) extérieur de quelque chose de passé (etwas vergange-
nes). C’est finalement une très petite masse, un petit tas (kleine Menge) et
pour tout dire un détail (Kleinigkeit), soit une petite chose (littéralement
une « petitesse », un « petit truc »).

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Ainsi dira-t-on qu’« il n’y a pas trace » de quoi que ce soit… que l’on
aurait pu s’attendre à trouver. La trace est donc a contrario le nom de
l’« introuvable ». Quand on ne trouve pas la chose, la trace vient à sa place.
C’est un être-frontière entre présence et absence – c’est à ce titre une des
versions du « semblant ».
Dans quel contexte apparaît le terme Spur chez Freud ? En rapport
avec la fonction mémorielle : comme trace de mémoire et trace de souvenir.
Ce dont la trace est trace, c’est d’un souvenir. Là apparaît la notion d’Erin-
nerungspuren. Faut-il traduire littéralement par « traces de souvenirs » ?
On constate en tout cas que le terme est associé à deux quasi synonymes
qui en éclairent la signification : d’une part, « restes de souvenirs » (Erin-
nerungsreste), d’autre part « traces de durée » (Dauerspuren). Il y a donc
un être double, résiduel et temporel, de la trace, qui converge vers l’idée
de rémanence.

____ Genèse métapsychologique de la trace

Une fois Freud lancé sur les traces, comment s’en dessine le trajet ?
En un premier temps, on a affaire à un repérage de la trace dans la
première théorie de l’hystérie. On le comprend, dès lors que l’hystérie se
présente comme une pathologie de la mémoire du refoulé (« réminiscen-
ces ») – ce qui embraye sur le premier modèle métapsychologique (celui
qui apparaît dans le septième chapitre de L’interprétation du rêve) et la
théorie de la libido.
En un second temps, on assiste à un premier développement métap-
sychologique. De L’inconscient à Au-delà du principe de plaisir (ch. IV)
et Le moi et le ça (ch. II), la trace acquiert là sa fonction de métaphore
métapsychologique porteuse.
188
En un troisième temps, dédoublée, la trace révèle ses enjeux :
– d’une part, le repérage par le « bloc magique » d’une dynamique de la
trace : cette fonction éminemment topique débouche sur la question
de l’écriture (problématique de la lettre) ;

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Corps tracé et inconscient de la trace
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– d’autre part, la trace pose la question du réel historique, du fameux
passage de Malaise dans la civilisation sur la « conservation » des
traces jusqu’à la question de la « construction ».

____ La fonction mémorielle

Partons donc de la définition germinale, qui, comme souvent chez Freud,


pose avec clarté l’essentiel tout en désignant la mine de problèmes à venir :
« Des perceptions qui nous arrivent, reste une trace dans notre appareil
psychique, que nous pouvons appeler « trace-souvenir ». La fonction qui
se rapporte aux traces-souvenirs », nous l’appelons « mémoire »5. On a
donc le schéma : excitation externe (perception) vs interne. L’excitation
momentanée se transforme en trace durable.
Quand il relève l’inertie ou l’adhérence (Häftigkeit) et la fixité des
impressions de la vie sexuelle, dans la conclusion des Trois essais, Freud
note « le surpoids (Übergewicht) qui, dans la vie psychique, revient aux
traces-souvenirs par rapport aux impressions récentes »6. Voilà qui est dit :
la trace-souvenir pèse plus que l’impression que laisse le présent, ce qui
est au fond en soi paradoxal. La trace, si légère par définition, est l’élément
pondéral décisif, dès que l’on rentre dans la logique de l’inconscient. C’est
l’un des propos de base de « l’entendement freudien »7 : d’une part, les
excitations pulsionnelles internes ne peuvent être fuites ; d’autre part, il y
a inscription durable de la trace sous l’effet pulsionnel.
Or, quel est cet élément récent, symétrique de la trace ? C’est la per-
ception.
On entre donc dans la dialectique du perceptuel et du mémoriel. Tel
est le lieu propre de la problématique freudienne de la trace. Le corps se
situe précisément sur cette ligne-frontière.
189
Le refoulement porte sur la représentation, qui la traite comme « non
arrivée », mais celle-ci conserve une « trace de mémoire » (Gedächtniss-
pur) inextirpable. Freud parle en effet d’Unvertilgbarkeit, littéralement
d’« inextirpabilité ».

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Ce qui se dessine, c’est l’idée de quelque chose de si enraciné qu’à
l’arracher, on emporterait en même temps la structure adhérente. Pour
compléter l’image botanique par l’image scripturale : la trace, « ça ne peut
pas s’effacer » – d’où le problème du criminel, de faire disparaître les traces
de son crime.

____ Au-delà de la mémoire :


la souvenance inconsciente
On aurait donc tort de concevoir l’Erinnerungsspur comme la trace du
souvenir : il s’agit bien plus justement du « souvenir-trace ». Pourquoi donc
redoubler l’idée de trace par celle de souvenir, sachant qu’un souvenir est
défini comme quelque chose de rémanent dans la psyché ?
Parce que justement la notion de trace rompt avec l’idée d’une faculté
de mémoire. Il peut y avoir trace rémanente sans que le sujet se souvienne,
fasse acte de souvenir : « ça se souvient en moi », voilà qui pose le lien entre
symptôme et trace – ce que révèle l’idée de « réminiscence ». Pas d’entrée
dans le symptôme sans engrammation et perdurance du refoulé. C’est ce
qui ouvre la question de la souvenance.
La trace est dans la perception. Freud dit que « le moi doit observer
le monde extérieur et en construire l’image en séparant ce qui vient des
sources de souvenirs internes des perceptions ». Ainsi parle-t-il de percep-
tions de traces-souvenirs.
La dualité essentielle qui surgit alors en cette dialectique est celle des
« représentations de choses » et des « représentations de mots », qui appar-
tient à la « protométapsychologie » freudienne8. Mais les représentations
de choses inconscientes sont elles-mêmes dérivées de traces « plus ou
moins éloignées de la chose »9, rémanence de l’expérience de satisfaction
primitive.
190
La trace est donc, dans la métapsychologie, la racine de la représenta-
tion (Vor-stellung). Elle est de l’ordre de la « présentation » (Stellung).
En regard, qu’est-ce que l’Unheimliche10 ? C’est le « bougé » de la
trace, qui s’inscrit dans le vécu. S’exprime-t-on correctement en parlant de

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Corps tracé et inconscient de la trace
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« retour du refoulé » ? Ne faut-il pas parler plus justement de choc contre
la trace ? Ainsi peut-on entendre en toute sa portée l’idée que le système
« conscience » naît à la place des traces-souvenirs.

____ Écriture de la trace


C’est ainsi que la trace donne vue sur la question de l’écriture. Problème des
inscriptions (Aufzeichnungen). Écrire sur une feuille de papier, c’est garder
une « trace-souvenir durable » (dauerhafte Spur) ou plus radicalement une
trace-de-durée (Dauerspur).
Mais une page est susceptible d’être vollgeschrieben, écrite totalement11.
Écrite à ras bord ! À la limite, il y a alors tant de traces qu’elles ne se distin-
guent plus. L’autre modèle est celui du tableau ou de l’ardoise dont l’efface-
ment assure le renouvellement. Aporie du Papierblock et du Schieffertafel
(ardoise magique) que l’appareil psychique surmonte ingénieusement par
son double système, perception / conscience et inconscient.

____ La trace folle ou le corps halluciné


Cela donne vue sur la mémoire psychotique. Avec la psychose, on aurait
affaire à la « trace folle ». La trace folle, c’est l’hallucination. La perception
est investie du côté conscient, les souvenirs du côté inconscient. L’halluci-
nation n’est pas une perception fausse, c’est la confusion entre perception
et souvenir12 qui donne au percept une potentialité hallucinante.
Un phénomène propre à le faire comprendre est l’« ecmnésie ». Il s’agit
d’un souvenir investi de la qualité sensible d’une perception, à moins qu’il
ne s’agisse d’un percept mémoriel. C’est le retour perceptuel d’une trace
erratique.
Image d’un tableau noir qui ne s’efface jamais ou plutôt dont, à chaque 191
coup de chiffon, l’inscription (Aufzeichnung comme marque, notation,
dessin) se réactive.
Le sujet psychotique est « tracé ». C’est que l’Autre le suit à la trace : il
inscrit des signes sur le corps halluciné.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Cela ouvre une traverse intéressante entre la Spur et le Zug, entre la
trace et le trait.
Sous l’effet du rejet ou forclusion, se produit le retour d’un « morceau
de vérité historique » (ein Stück historische Wahrheit). Effet de miroir entre
psychose et histoire.
Tout le travail se fait autour de ce quelque chose d’« ineffaçable ».
Cela pose la question de l’adhérence – bande adhésive, papier collant.
Ce qui nous en rapproche le plus, c’est peut-être l’acception biologique de
l’adhérence, comme réunion de deux surfaces anatomiques habituellement
séparées.
L’hallucination est le collage des deux systèmes, qui rend la fonction
temporelle ineffective. Bien plutôt qu’une perception sans objet, l’halluci-
nation serait une perception absolue, « collée » à un passé à la fois aveugle
et « surclair » (überdeutlich). Le caractère énigmatique et terrifiant de
l’hallucination est cette adhésivité des deux systèmes, qui fige le temps.
Présentification absolue de la trace.
Cela rend compte de ces moments de retour par présentification de
la trace. L’hallucination est la « rustine » du trou dans l’Autre. Émission en
quelque sorte «radio-active» de « la Chose » dans la psyché. Le délire est
en revanche ce qui tente d’agir le retour de la vérité forclose13.
D’où la binarité : hallucination / délire, autour de « l’illusion mnésique »
ou « faux souvenir ».

____ La trace et l’espèce : l’originaire mémoriel


Cette fonction de la trace pourrait bien renvoyer à une dimension phy-
logénétique dont témoignent les mains sur les grottes préhistoriques.
Inscriptions magdaléniennes sur les parois des cavernes de Lascaux qui
pourraient symboliser un tournant du rapport de l’espèce humaine, s’inau-
gurant par le faire-trace.
192
En face, l’inconscient métapsychologique serait la répercussion de la
« traçabilité » du sujet dans l’ordre de la structure.
On comprend pourquoi la trace accomplit et révèle sa fonction dans
la psychose.

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Corps tracé et inconscient de la trace
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Elle s’« êtrifie » et simultanément découpe le corps. On entend mieux
le fameux passage de Malaise dans la culture qui évoque « le problème plus
général de la conservation dans le psychique (Erhaltung im Psychischen) »14.
Si Freud le dit si « important » et même « excitant » (reizvoll), c’est qu’il le
questionne sur toute la longueur de sa confrontation à la trace inconsciente.
Contre l’idée d’une « destruction de la trace de mémoire (Gedächtnisspur) »,
impliquant un « anéantissement » (Vernichtung), il faut poser ce principe
que « dans la vie psychique, rien de ce qui s’est formé une fois ne peut périr,
que tout demeure conservé en quelque manière ».
On sait que cela débouche sur la somptueuse métaphore de l’objet
« Rome » et rappelle l’homologie structurale entre l’Urbs et l’inconscient.
Là s’impose la référence archéologique.

____ L’objet-trace :
l’archéologique freudienne
La métaphore archéologique se fonde chez Freud sur une intuition mé-
tapsychologique fondamentale : c’est que l’objet psychique inconscient
est structuré comme un objet archéologique. Corrélativement, l’objet de
l’interprétation lui-même admet une forme de « recollection » analogue
à la reconstitution archéologique (« esthétique »). Archéologie et esthé-
tique sont en effet liées (qu’on pense à Winckelmann, qui, après le comte
de Caylus, pose les premières bases techniques de l’archéologie et dégage
sa portée esthétique).
On sait que ce sont les fouilles de Pompéi (1748) à la suite de celles
d’Herculanum (1738) qui ont marqué la naissance de l’archéologie moderne
– le XIXe siècle dégageant les grands sites du terrain. L’archéologue est un
« fouilleur », qui constitue les traces, recueille les objets, les re-constitue
en eux-mêmes et en leur contexte. Il restitue donc virtuellement l’objet à
193
partir des restes. C’est à ce titre l’un des spécialistes de la trace. Son pa-
radoxe est d’ailleurs qu’en extrayant du terrain l’objet, il le fait disparaître
de son lieu pour l’inscrire dans l’espace de la culture : l’archéologie est
écriture de l’objet.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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De cette structure archéo-logique de la formation inconsciente, c’est
le roman de l’archéologue Norbert Hanold qui donne l’emblème : « Il n’y a
pas de meilleure analogie du refoulement que l’idée de l’exhumation d’une
joie d’enfance ensevelie » (expression de Jensen dans sa Gradiva). C’est « ce
qui fait que quelque chose de psychique est à la fois rendu inaccessible et
conservé »15. Bref, Pompéi est l’emblème de l’objet refoulé : « l’ensevelis-
sement de Pompéi, cette disparition avec conservation du passé, fournit
une analogie frappante avec le refoulement »16.
Équivalence de l’ensevelissement et du refoulement, de Pompéi et de
l’enfance en bloc de lave fascinant.
L’archéologue sait d’une science sûre qu’il faut commencer par mourir
pour revivre : il en fait même son art. En miroir, le refoulement a pour effet
de conserver et de supprimer, de maintenir le passé à l’horizon du présent
tout en le réprimant. Un objet archéologique montre ce mixte de vie et de
mort qui en fait une métaphore élective du refoulé pris sur le vif.

____ Le vestige et l’inconscient


Mieux : il y a une pratique, un faire-avec ce refoulé : c’est la « construc-
tion ».
On trouve développée dans toute la première section de Constructions
dans l’analyse une comparaison entre psychanalyse et archéologie. Freud
ne fait pas que rapprocher vaguement les deux disciplines, il organise une
véritable « physiologie comparée » des deux démarches – et ce au moment
où il introduit son concept majeur de « construction ».
De quoi s’agit-il en effet dans l’analyse ? « L’analyste n’a rien vécu et
rien refoulé », c’est là le propre du patient. « Sa tâche consiste à deviner
l’oublié à partir des indices qu’il a laissés derrière, ou, plus exactement ex-
primés, à le construire, puis à le communiquer au patient ». Là intervient le
194
rapprochement avec l’archéologie : « Son travail de construction ou, si l’on
préfère, de reconstruction montre une concordance étendue avec celle de
l’archéologue qui déterre une habitation détruite et ensevelie (verschüttete)
ou un édifice du passé »14.

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Corps tracé et inconscient de la trace
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L’analogie porte donc sur le travail de l’archéologue et l’exemple qui
vient immédiatement est celui de la reconstitution d’une architecture en-
fouie, dans l’espace et dans le temps. Ici et là, il s’agit d’un objet endommagé
et abîmé (par le temps) qu’il s’agit de reconstituer. On notera que Freud
ne réduit nullement l’archéologue à un « fouilleur » : c’est un réinventeur
d’objets.
Seulement, le psychanalyste est un archéologue dont le matériel reste
en partie vivant. C’est un archéologue du passé au présent, qui a affaire au
vif du sujet : il travaille donc, souligne Freud, « dans de meilleures condi-
tions », dispose de davantage de matériel auxiliaire, parce qu’« il s’occupe
de quelque chose encore vivant, non d’un objet détruit ».
La présentation, on le voit est pragmatique : ce sont les modalités de
« travail » qui sont comparées. Et il peut paraître un peu cynique de com-
parer le sujet à « un objet détruit », quelque chose comme un « fossile » qui
bouge encore. C’est de tout autre chose qu’il s’agit en fait. Qu’est-ce donc qui
constitue le matériel ? Ce sont les productions inconscientes du sujet – soit
« les bribes (fragments, morceaux, parcelles) de souvenirs (Erinnerungs-
brocken), les associations et les expressions actives de l’analysé ». Celles-ci
sont l’équivalent des « restes de murs restés debout » qui « permettent à
l’archéologue de construire les cloisons de l’édifice », des « creux (cavités,
anfractuosités) dans le sol qui lui permettent de déterminer le nombre et
la position des colonnes ou des restes trouvés dans les décombres (Schut,
ce qui désigne proprement les éboulis ou gravats) qui lui permettent de
restaurer les décorations de parois et les peintures murales de jadis »17.
Pour peu que l’on prenne à la lettre le parallèle freudien, on trouve
donc la trilogie :
– aux restes de murs, correspondent les fragments de souvenirs ;
– aux excavations à colonnes, les associations ;
– aux décorations murales, les expressions actives (actes).
Mais voici que la comparaison franchit un nouveau pas qui donne
195
toute sa portée à l’archéologie de l’inconscient. On est devant un puzzle
qui exige une activité : les restes conservés doivent être complétés et réu-
nifiés. De plus, il convient de procéder à une datation : à quelle couche
appartient la trouvaille ou le vestige, véritable trace-objet. C’est même en

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quoi la notion de construction suggère l’idée d’une activité qui va au-delà
de l’interprétation.
Méthode de récupération des refuse, la psychanalyse est recyclage des
déchets. Elle consiste en effet à « deviner le secret et le caché à partir de
traits peu estimés ou non considérés, de l’écume (Abhub ), du « refuse »
de l’observation »18.
De plus, il faut y insister, il y a quelque chose dans l’analyse qui est
refusé aux « fouilles » (Ausgrabungen) de l’archéologue. Il peut produire la
répétition ici et maintenant du passé : ce « matériel » vivant, ce sont « les
répétitions des réactions provenant de l’époque précoce et tout ce qui est
montré de telles répétitions par le transfert ». Le transfert intervient ici,
il faut le relever, comme ce qui permet de réactualiser avec toute la force
du présent le passé que l’archéologue ne saisit que mort, fût-ce avec un
vif désir19.
L’archéologie travaille sur de l’irrévocablement endommagé : « objets
détruits dont de grands et importants morceaux sont très certainement
perdus, par la violence mécanique, le feu et le pillage ». Ce n’est que dans
des cas exceptionnels – Freud cite le cas de Pompéi et de Toutankhamon
– que « l’essentiel est conservé ». Voici le « miracle » de l’objet psychique :
« tout est conservé, même ce qui semble complètement oublié : il est bel et
bien présent, de quelque manière et quelque part, seulement « enseveli »
(verschüttet) et rendu inaccessible à la disposition de l’individu ».
Seulement la complexité de l’objet psychique et les mystères de sa
structure limitent les ambitions de la découverte. Enfin, la construction est
le but et le dernier mot de l’archéologue qui peut se tenir pour satisfait s’il
l’a réalisée : pour l’analyse, ce n’est ni plus ni moins qu’un « travail prépara-
toire ». Il reste en revanche à l’analyste à communiquer la construction, à la
faire travailler pour le sujet. Ce n’est pas un hasard si l’écrit qui commence
avec le parallèle, avec l’archéologie s’achève par l’évocation du retour sur la
scène du présent d’un « morceau de vérité historique ». C’est aussi ce qui
196
fait, comme on l’a vu, la sur-historicité de l’événement hallucinatoire.

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____ La pratique de la trace
Nous pouvons reconstituer ainsi le trajet qui montre l’analogie profonde
et insistante entre psychanalyse et archéologie et fonde la pratique de la
trace.
Il y a, d’abord, – il ne faut pas l’omettre – la « trouvaille », par la fouille
ou prospection. Cela fait la part belle au hasard. La Tuchè est la divinité de
l’archéologue, pour preuve les plus belles trouvailles archéologiques.
Il y a ensuite l’identification par reconstitution de l’objet et du site, sa
mise en place – ce qui fait des fouilles de véritables « chantiers ».
Il y a enfin la restauration, puis la présentation ou exposition des
objets : l’objet doit être ex-posé – fonction muséologique qui atteste la
portée scopique.
La jouissance de l’archéologue, c’est de faire sortir de terre un morceau
de sens enfoui (cf. le « chasseur d’épaves »). Cette jouissance du passé,
l’analyste ne la partage avec l’archéologue qu’à la symboliser du côté du
vif du sujet qui s’en réempare. Pas de momification ni de culte du passé :
la psychanalyse rompt en ce sens avec l’archéologie comme esthétique de
l’objet mort. Là où le passé était, le présent doit advenir. Et comment, sinon
par le transfert, cet événement du présent dont l’autre version est l’advenue
du sujet au lieu et place de la trace originaire ?

____ Archéologie du soma


Mais précisément, le corps lui-même – soma, corps vivant – réel du « par-
lêtre », apparaît comme mémoire.
Le corps vaut comme un monument ou palimpseste. D’une part, le
corps est marqué du dedans par la trace et son histoire ; d’autre part, il se
marque pour supporter et élaborer cette altérité : tatoué, scarifié et même
197
(auto)mutilé, le corps artistiquement abîmé sert d’inscription. Cette peur
du plus proche, altérité « extime », se trouve conjurée par la constitution
de cet objet archéologique vivant, en des modalités fétichistes. C’est bien
l’angoisse de castration et le refus du féminin qui se manifeste dans cette

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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appréhension de la nudité. C’est la rayure qui permet de réaliser dans le
corps cette incise, prix payé à la dette symbolique de la castration, commé-
morant l’angoisse et la contenant jusqu’à une limite vivable. C’est ainsi par
la trace que le sujet étreint physiquement son être inconscient ...

Notes et références
1
Université Paris Denis Diderot.
2
P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Presses Universitaires de
France, « Quadrige », 1993 ; La métapsychologie, PUF, « Que sais-je ? », 2000.
3
P.-L. Assoun, Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Éditions Economica (An-
thropos), 2e éd., 2004.
4
Nous reprenons ici les thèses avancées dans “Le mouvement et la trace. L’inconscient
moteur”, in “La Trace : Résonances”, Actes du XIVe colloque de thérapie psychomotrice,
Paris 9-10-11 mars 2001, pp. 185-192.
5
S. Freud, L’interprétation du rêve, G.W.II-III, 543 (Nous citons désormais les textes
freudiens d’après les Gesammelte Werke, Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 5e éd. 1975,
en retraduisant les passages concernés).
6
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, G.W.V, 144.
7
P.-L Assoun, L’entendement freudien. Logos et Anankè, Paris, Gallimard, 1984.
8
P-L Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Presses Universitaires de
France, « Quadrige », 1993, ch. IV, p. 65 sq.
9
S. Freud, L’inconscient. G.W.X.
10
S. Freud, L’inquiétante étrangeté. G.W.XII.
11
S. Freud, Notice sur le bloc magique. G.W.XIV.
12
S. Freud, Le moi et le ça, chap. II, G.W.XIII, p. 247.
13
P.-L Assoun, “Le délire architecte, Figures freudiennes de la construction”, in Délire et
construction, sous la direction de Franck Chaumon, Éditions Erès, 2002, pp. 11-22.
14
S. Freud, Malaise dans la culture, G.W.XIV, 126.
15
S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, sect. I. G.W. VII, p. 65.
16
op.cit, pp. 77-78.
17
S. Freud, Constructions dans l’analyse. G.W.XVI.
198 18
S. Freud, Le Moïse de Michel Ange, sect. II, G.W.X, 185. Dans le texte original, le terme
anglais « refuse » se trouve en italique et entre guillemets.
19
P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le transfert, Paris, Economica/Anthropos,
2006.

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NOUVELLES FIGURES DU HANDICAP ? CATÉGORISATIONS SOCIALES ET
DYNAMIQUES DES PROCESSUS DE STIGMATISATION /
DÉSTIGMATISATION
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Anne Marcellini
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 199 à 219


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-199.htm
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PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE
LE CORPS STIGMATISÉ.

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NOUVELLES FIGURES DU HANDICAP ?
CATÉGORISATIONS SOCIALES ET DYNAMIQUES
DES PROCESSUS DE STIGMATISATION /
DÉSTIGMATISATION
Anne Marcellini1

Si l’on s’attache à retracer les modifications des images, des pratiques


sociales et des discours concernant les personnes porteuses de déficience
ou encore des luttes institutionnelles autour des procédures de classifica-
tion et de définition du handicap au cours du XXe siècle, on peut soutenir
l’hypothèse d’un processus global de déstigmatisation lié à une dynamique
d’intégration physique et sociale de ces personnes. Mais une lecture an-
thropologique de la pratique sportive des personnes handicapées, et plus
particulièrement de ses récentes mises en scène photographiques, permet
de montrer comment la figure de « la réparation techno-scientifique de
l’humain », figure valorisée et dont le sportif handicapé est emblématique,
dessine les principes, les contours et les limites de ce processus de déstig-
matisation. Et c’est sur une lecture du corps en mouvement et du corps
communicant que s’appuie alors le processus de catégorisation qui range
les personnes déficientes d’une part dans une représentation débarrassée du
discrédit, associée au gestus et référée à « la figure bionique de l’humain »
et d’autre part dans une représentation stigmatisée, associée au gesticulatio
et faisant resurgir la « figure fondamentale du handicap ».
Les discours sur le corps (qu’ils soient artistiques, biologiques, médi-
201
caux, historiques, sociologiques, ethnologiques, psychanalytiques ou encore
idéologiques) et les pratiques corporelles constituent la matière première
qu’il conviendrait de « com-prendre » pour nourrir une anthropologie du
corps qui saurait saisir comment chaque époque et chaque culture appré-

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hendent, produisent, classifient et transforment l’humain en modelant son
corps. De nombreux travaux trouvent place dans cette « anthropologie du
corps », des propositions initiales de Marcel Mauss sur les « techniques du
corps » (1935)2 aux travaux d’anthropologie et de sociologie de la maladie3,
ou de la santé dit-on plus récemment4, en passant par les analyses de David
Le Breton5 qui promeuvent explicitement un tel projet.
Nous tenterons ici de montrer comment les relations qui existent
aujourd’hui dans les sociétés occidentales, entre l’anormalité, la déficience
et le monde du sport constituent un terrain particulièrement riche pour
saisir la dynamique de transformation à l’œuvre dans les représentations
du corps et de la normalité dans nos sociétés.
La rencontre entre handicap et activités sportives a émergé dans les
années 19506. Pensée tout d’abord comme modalité ludique de rééducation
fonctionnelle par le sport des jeunes blessés de guerre hospitalisés, elle
s’est ensuite lentement développée dans une logique sportive valorisant la
modalité compétitive, et ce dans le cadre de l’émergence d’un mouvement
sportif associatif spécifique. Rencontre inattendue et en apparence para-
doxale entre le monde de l’excellence, de la performance et celui du manque,
de l’incapacité, elle s’est pourtant progressivement construite, renforcée
et institutionnalisée pour s’offrir, depuis les années 1990 en particulier,
comme une réalité sociale tangible et médiatisée. Dans ce contexte, nous
interrogerons la figure actuelle du « sportif handicapé », comment est-elle
née, quel est son contenu, est-elle significative d’un changement majeur de
représentations du handicap ? Et que peut-elle nous apprendre des rapports
entre corps et normalité dans notre société actuelle ?
Pour cela, deux temps seront nécessaires. Tout d’abord, il convient de
retracer la dynamique socio-historique de transformation des représenta-
tions, des modes de vie et de participation sociale des personnes présentant
des déficiences au cours du XXe siècle, dynamique globale sur laquelle
s’appuie le mouvement sportif naissant des personnes handicapées. Ensuite,
202
en nous centrant sur notre début de XXIe siècle, et sur des données relati-
vement nouvelles, car récentes dans leur diffusion massive, les images des
sportifs handicapés (et en particulier des photographies), nous proposerons
une analyse anthropologique de la figure du sportif handicapé.

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Nouvelles figures du handicap ?
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____ Représentations, modes de vie
et participation sociale des personnes déficientes :
transformations du XXe siècle.

La dynamique de transformation
des représentations sociales du « handicap »

De nombreux auteurs, en particulier depuis les années 1980 (Alain


Giami7, Denise Jodelet8, Jean-Sébastien Morva et Henri Paicheler9, Si-
mone Korf-Sausse10, entre autres) se sont intéressés aux représentations
sociales du handicap, utilisant parfois la notion de « figure » pour rendre
compte des représentations stéréotypiques rencontrées à l’évocation du
terme de handicap. Ces travaux visaient, entre autres, à mieux connaî-
tre l’environnement humain dans lequel une politique d’intégration des
personnes handicapées devait se développer depuis 197511. En effet, les
représentations sociales et les figures emblématiques ou fantasmatiques
du handicap déterminent les comportements et les conduites de chacun
d’entre nous à l’égard des personnes que nous catégorisons comme « han-
dicapées », ainsi que ce processus de catégorisation même. L’ensemble
de ces travaux nous permet de garder trace des visions collectives du
handicap transmises au cours du XXe siècle, et qui se sont modifiées
progressivement. Qu’il s’agisse des causalités supposées et de leur plus
ou moins grand potentiel de stigmatisation (le malin, le péché, le travail,
la guerre, le hasard biologique, la psychogenèse, la médication, la géné-
tique, les conduites à risques, etc.), de la différenciation radicale entre
atteinte « mentale » et « physique », ou encore de la distinction entre
enfants « handicapés mentaux » et adultes, tous les résultats soulignent
la puissance du discrédit associé à l’attribut « handicap », qui mérite alors
203
l’appellation de stigmate12. Mais il faut ici attirer plus particulièrement
l’attention sur deux points essentiels pour notre propos.
Tout d’abord, la catégorie commune du « handicap mental » apparaît
comme l’élément le plus handicapant de la condition handicapée. L’on peut

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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ainsi dire, à la suite de Alain Giami, que le handicap mental se présente
comme élément central d’une « figure fondamentale » du handicap13. Mais
le plus intéressant ici, c’est peut-être le lien entre la puissance du discrédit
qui touche le « handicap mental » et le discours sur la visibilité du han-
dicap. En effet, un des résultats marquants des travaux d’Alain Giami et
de ses collègues est le fait que « le handicap mental se voit, alors que le
handicap physique ne se voit pas », c’est-à-dire que la catégorisation et la
sur-stigmatisation du handicap mental s’organisent et se construisent par
le biais d’un regard sur le corps et d’une représentation du corps.
Le deuxième point à souligner ici est également en rapport avec la
question de la visibilité. Après avoir rappelé que, dans les représentations
sociales, l’atteinte motrice ou physique est un attribut moins stigmatisant
que le « handicap mental », il convient de rappeler que pendant toute la
première moitié du XXe siècle, et jusque dans les années 1970 encore, l’at-
teinte corporelle signe le plus souvent l’assignation définitive à la réclusion
domestique. Comme les correspondances de Joë Bousquet14 nous le don-
nent à voir de l’intérieur, la paralysie équivalait alors à une condamnation
à l’immobilité perpétuelle. De l’autre côté des murs de « la chambre aux
volets clos », le corps handicapé est totalement invisible, il n’existe pas dans
le quotidien15. Point n’est besoin, en outre, de rappeler ici que la folie est
alors, en cette même période, encore gardée des vies entières derrière les
hauts murs de l’asile d’aliénés.
Les figures du handicap, on le voit, sont à la fois marquées par le
corps et ses images, et construites, dans cette période, dans une absence
quasi-totale de visibilité directe des personnes présentant des déficiences.
On pourrait donc dire que les représentations sociales du handicap des
années 1970 sont fortement marquées par des figures fantasmatiques, qui
sont d’autant plus présentes que la réalité du handicap est restée jusque-là
quasi-invisible dans le social.
Mais, comme nous allons tenter de le montrer, les dernières décennies
204
sont le théâtre d’une toute autre scène, scène dans laquelle les personnes
« dites handicapées » passent du mutisme à la prise de parole, de la méde-
cine à la politique, de la prise en charge à l’auto-organisation, de l’assistance
à la revendication de citoyenneté, de l’immobilité au mouvement et de

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l’invisibilité à l’exposition de soi. C’est dans ce vaste mouvement qu’il faudra
comprendre la montée en puissance de la relation entre sport et handicap,
celle-ci étant à la fois rendue possible par les premiers soubresauts de ce
mouvement et devenant ensuite un élément moteur de la dynamique même
de ce mouvement, voire de son accélération.

Des « discours sur » aux « discours de »…


Les « handicapés méchants » et la multiplication
des regroupements auto-organisés et des « Nous ».

Pour suivre le trajet de cette vague qui semble faire sortir de derrière les
murs d’innombrables personnes, les discours sont un premier niveau d’ob-
servation. Les écrits traitant du handicap sont, dans un premier temps et
de façon quasi-exclusive des discours d’experts « sur » le handicap et plus
précisément sur les déficiences et les incapacités. Nous avons donc comme
reflet discursif du handicap un point de vue souvent médical, mais égale-
ment rééducatif, ou encore caritatif. Ces discours d’experts contribuent à
structurer les représentations collectives de ce que l’on commence à nom-
mer en France de façon générique « le handicap » dans l’après-guerre. Ils
aboutissent à des catégorisations externes, le plus souvent stigmatisantes
dans leur attachement à la déficience, au manque, et produisent des assi-
gnations identitaires négatives. Ce discours à forte connotation médicale,
discours du « manque », du « moins », bref de l’infériorité détermine for-
tement les représentations du grand public, mais aussi celles des personnes
concernées sur leurs pairs et sur elles-mêmes16.
Mais progressivement apparaissent d’autres discours sur le handicap,
ceux justement des personnes désignées par les experts comme « handi-
capées ». C’est l’émergence de petits groupes associatifs auto-organisés
de personnes handicapées dans la mouvance de 1968 qui institue le cadre
de production d’un discours contestataire et radical qui va être particu-
205
lièrement visible dans les années 1970 par la publication du journal « Les
handicapés méchants » du Comité de Lutte des Handicapés17. Ce collectif,
marqué par une pensée de gauche, prend la parole pour travailler à la dés-
tabilisation de la figure du « gentil handicapé »18 pour lequel des dons de la

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population sont sollicités dans une logique caritative19. L’on doit aussi noter
l’apparition d’autobiographies20 de personnes handicapées, puis de romans
autobiographiques de personnes handicapées21 dans lesquels la parole est
prise à la première personne, pour laisser trace d’expériences singulières,
parfois dans une perspective militante et combative, parfois sur un mode
plus intimiste. Cette parole à la première personne tend même à partir des
années 1990 à être sollicitée pour produire des recueils de témoignages qui
s’inscrivent dans une volonté plus institutionnelle et politique de donner
une autre image du handicap22. Ce passage d’un seul « discours sur » les
personnes dites handicapées à l’émergence d’un « discours des » personnes
concernées elles-mêmes, voire à un véritable débat entre les personnes dites
handicapées et la société, est d’ailleurs mis en scène en 2000 par Henri-
Jacques Stiker23, dans une triple écriture où un Monsieur Infirmis rétorque
à un Monsieur Politis et à un Monsieur Noupose. Faisant dire à Monsieur
Infirmis « Mon plaidoyer pour la prise de parole et une consultation forte
des personnes concernées […] a pour objectif de faire entrer ces personnes,
et l’immense problème qu’elles soulèvent, dans le débat public, sur la « place
publique » » (p. 145), Henri-Jacques Stiker appelle de ses vœux une entrée
en scène et une plus grande prise en compte de la parole des personnes
désignées comme handicapées. On pourrait considérer aujourd’hui que la
médiatisation de travaux tels que ceux d’Alexandre Jollien, jeune auteur de
deux essais philosophiques sur les situations de handicap24 soit une forme
d’entrée dans le débat public au sens où l’entend et l’attend Stiker. En tout
état de cause, ces discours des personnes dites handicapées font le plus
souvent rupture avec les discours d’experts, dans le sens où ils opèrent des
redéfinitions catégorielles qui entrent en conflit avec les catégories insti-
tuées et ce, dans une stratégie conscientisée ou non de déstigmatisation25. Et
un type de discours singulier sur le handicap mérite ici un détour particulier,
c’est le discours scientifique notamment dans sa dimension classificatoire.
En effet, le discours prégnant porté sur le handicap au XXe siècle a été le
206
discours biologique et médical. Depuis les années 1980, et en particulier
à l’occasion du débat sur l’évolution des classifications internationales du
handicap, un débat scientifique et idéologique intense s’est engagé qu’on
ne peut occulter dans notre réflexion sur les figures du handicap, et qui va

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toucher également l’organisation du sport des personnes handicapées, par
l’influence qu’il aura sur les principes de classifications sportives en œuvre
dans ce secteur sportif singulier26.

Dynamique de transformation des classifications :


de la pathologie aux situations de handicap

La conception et les révisions des classifications internationales officielles


des maladies et des handicaps validées par l’O.M.S. sont l’objet d’intenses
débats internationaux, voire de conflits, qui nous rappellent les enjeux
politiques, idéologiques27 et économiques28 des classifications scientifi-
ques. L’histoire de la révision de la CIH jusqu’à la publication de la CIF29
est un exemple de ce jeu social et politique intense qui accompagne la
construction des catégories officielles qui construisent la réalité sociale.
Sans entrer dans les détails de ces débats, l’essentiel ici est de rappeler que
la transformation des classifications internationales du handicap s’est faite
dans une tension entre « modèle médical » et « modèle social » du handicap,
et que la CIF, sans faire l’unanimité, loin s’en faut, donne finalement une
place aux « facteurs environnementaux », dans la conception théorique du
handicap qu’elle affiche. Même si la notion de « situation de handicap »
défendue par le Réseau International sur le Processus de Production du
Handicap30 n’y apparaît pas explicitement, la dimension systémique du
modèle et la mise en avant du niveau des notions d’activités et de partici-
pation sont des éléments représentatifs d’une prise en compte d’une vision
plus sociale du handicap.
Cette vision sociale du handicap a été en particulier promue et défendue
par le RIPPH qui se présente lui-même ainsi : « Le RIPPH est un organisme
sans but lucratif québécois fondé en 1986 sous le nom de Comité Québécois
sur la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps
207
(CQCIDIH) par trois militants du mouvement de promotion des droits des
personnes ayant des incapacités : Maryke Muller, Mario Bolduc et Patrick
Fougeyrollas ». Ce modèle dit social du handicap dont une des caractéris-
tiques essentielles est de mettre en question la société dans la part qu’elle

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prend dans la production des situations de handicap, a donc été pensé,
soutenu, et diffusé par un groupe de chercheurs qui sont des personnes
présentant des déficiences et en outre des militants de cette cause. Il sera
alors en particulier défendu par le courant de recherche des « disabilities
studies »31, ainsi que par divers réseaux de chercheurs dans lesquels les
personnes présentant des déficiences sont des acteurs centraux32. Dans ces
réseaux, en France, apparaît une figure importante de l’histoire sociale du
handicap, qui a émergé dans le mouvement de mai 1968 et qui a structuré
l’émancipation de toute une génération de personnes handicapées physiques
en particulier, c’est celle de « l’intellectuel handicapé », construite par les
rares étudiants de cette période qui présentaient des déficiences motrices
ou sensorielles33. Cette figure de l’intellectuel déficient moteur peut être
considérée comme une figure de l’assimilation, en ce sens que le choix de
l’activité et de l’excellence intellectuelle est une annulation stratégique de
la situation de l’handicap : le sujet investit dans un secteur non touché par
sa déficience particulière, et il se retrouve donc théoriquement, face aux
sollicitations du travail intellectuel dans une situation non handicapante
pour lui34.
Ce sur quoi il convient d’insister ici c’est qu’un certain nombre
d’« intellectuels handicapés » des années 1970 sont devenus, au cours
des quarante dernières années, des acteurs engagés du débat scientifique
sur les classifications du handicap et du débat politique sur le handicap
et les conditions de vie des personnes porteuses de déficiences35, rejoints
aujourd’hui par d’autres, issus des générations suivantes36, et devenus à
leur tour acteurs engagés.
Au-delà des discours ou plutôt baignées dans ces discours, les pratiques
et les interactions sociales concrètes, quotidiennes ou exceptionnelles,
parfois festives, dans lesquelles sont impliquées les personnes dites handi-
capées se sont progressivement multipliées. Elles constituent des matières
premières essentielles à notre réflexion sur l’émergence de nouvelles figures
208
du handicap, en ce qu’elles mettent les discours et les représentations à
l’épreuve du face à face des corps.

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____ Anomalies corporelles et exposition des corps :
le sport comme auto-exposition de soi
et la figure du « sportif handicapé »

Si le militantisme pour les droits des personnes handicapées émerge et


est représenté par des « intellectuels handicapés » dans la seconde moitié
du XXe siècle, ce qui se déroule en ce début de XXIe siècle sous nos yeux
paraît singulier et différent qualitativement, en ce sens qu’est rendue visible
à tous une présence par corps dans notre société des personnes présentant
des déficiences.
Suite aux foires du XIXe siècle exhibant des « phénomènes » et aux
« zoos humains » exposant les « sauvages », nous sommes passés par une
période de réclusion, de masquage des différences corporelles pour arri-
ver à des formes contemporaines diversifiées d’auto-exposition de soi et
du corps (sportives, artistiques, militantes) de personnes présentant des
particularités ou des atteintes corporelles. La mise en scène de l’altérité
semble avoir subi une véritable révolution, dont nous avons, dans les
parties précédentes, situé la dynamique du contexte socio-historique37. Il
s’agit maintenant de voir, à travers l’exemple du sport, ce que ces « auto-
expositions de soi » peuvent nous apprendre des rapports aux corps et
des processus de stigmatisation liés aux différences corporelles dans les
sociétés contemporaines.

Les mises en scène sportives

Si les pratiques sportives des personnes handicapées, fortement marquées


dans les années 1950 et 1960 par l’objectif de la rééducation, s’émancipent
des années 1970 aux années 1990 de cette tonalité médicale pour chercher 209
à se construire et à obtenir une légitimité sportive et une reconnaissance
institutionnelle, le XXIe siècle donne finalement à celles-ci la forme d’un
spectacle planétaire et médiatique, en particulier au travers de l’événement
paralympique qui remplit désormais les stades.

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Ce sur quoi nous insisterons ici sont les images récurrentes et validées
du sportif handicapé qui résultent de cette spectacularisation du sport,
images aujourd’hui très prégnantes dans les évocations médiatiques du
handicap38.
Les figures sportives les plus diffusées dans les photographies de presse
(corpus que nous avons plus particulièrement étudié39) sont des mises
en scène singulières du corps handicapé sportif que l’on peut qualifier au
travers de la récurrence d’indices construisant l’image d’un corps contrôlé,
efficient, actif, technologique, c’est-à-dire appareillé ou encore inséré dans
un engin40. Ce corps sportif, la plupart du temps mis en scène dans l’action
sportive même, en correspondance avec les canons de la photographie
sportive classique, rend visible des émotions de joie, de souffrance et est
montré dans une mimesis parfaite avec la figure du sportif.
Le croisement construit par la photographie sportive (et l’image spor-
tive fixe ou animée plus généralement) entre déficience et technologie est
une figure du dépassement, qui s’articule sans conflit aucun avec la figure
du sportif. Ainsi se trouve incarnée par le sportif handicapé l’idéologie du
progrès, la possibilité de dépassement des déterminations biologiques et
d’un « destin » de l’humain déterminé par la chair, en même temps qu’une
valorisation des techno-sciences41.
Ainsi, le sujet déficient qui entre dans la course amènerait-il de l’altérité
et une transformation de la norme sportive par l’engagement et l’exposition
d’un corps « a-normal » ? En terme d’images, c’est plutôt un processus
d’aspiration vers la norme sportive qui semble se jouer, c’est-à-dire une
mise aux normes sportives du corps handicapé par une mise en scène, en
tout cas photographique. La norme sportive a joué ici son rôle au sens où
l’entendait Michel Foucault42 qui explicitait que « la norme porte avec soi
un principe de qualification et un principe de correction. La norme n’a
pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au contraire toujours liée à
une technique positive d’intervention et de transformation, à une sorte de
210
projet normatif » (op. cit., p. 46). Ainsi, ce qui est accepté et rendu visible
aujourd’hui dans notre société, dans la multiplicité des activités physiques
pratiquées par des personnes présentant des déficiences ou des anomalies,
c’est ce qui est reconnu par le monde sportif comme répondant à sa norme.

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C’est ce qui peut être « qualifié » de sportif, dans la mesure où il a subi avec
succès la « correction » et la mise en forme nécessaire pour cela. Dès cet
instant, bien sûr, il est plus sportif qu’il n’est handicapé.
Ainsi l’étude précise des représentations du « sportif handicapé »
donne l’opportunité d’analyser ce qui, dans les pratiques, déborde de la
norme sportive, et qui, à ce titre, est tenu à distance de la figure valorisée
du sportif handicapé. Car dans la très grande diversité des mises en jeu
sportives du corps handicapé, certaines ne sont que peu, ou pas du tout
montrées, voire cachées. Car même si la norme n’a pas pour fonction
d’exclure, et si elle se présente à nous comme la direction du préférable,
Georges Canguilhem nous rappelle que « le différent du préférable n’est
pas l’indifférent, mais le repoussant ou plus exactement le repoussé, le
détestable ». Ce détestable, ce repoussant, ce « rendu invisible » dans la
photographie et l’image du sport des personnes handicapées peut être
variable selon les cultures, bien sûr. Mais dans la presse européenne, pour
rester dans un bain culturel de « proximité », on peut tracer les contours
des images « invisibles », comme les négatifs, les « envers » des photos
publiées, on peut presque dessiner la silhouette qui reste dans l’ombre
puisque c’est celle qui échoue à faire mimesis avec le corps sportif43, et ce,
en particulier par une expression motrice évoquant le gesticulatio et non le
gestus44. Ce gesticulatio, qui renvoie à l’idée de gestes grands et rapides et
à l’idée d’agitation, dans le sens où il y « trop » de gestes, est défini comme
l’explicite Jacques le Goff comme « des gesticulations et autres contorsions
qui rappellent le diable » (op. cit., p. 161). Le gesticulatio est du côté du dé-
sordre et de l’insensé. À l’inverse, le gestus, nous dit Jean-Claude Schmitt45,
est à la fois mouvement et figuration, il fait signe, il est symbole. Le gestus
entre au service d’une action, d’une finalité pratique et d’une efficacité du
corps, et il est également au service d’une attitude, d’une figuration dont
la dimension symbolique est liée à une dimension esthétique.
Est-ce à dire alors que c’est une stricte logique d’assimilation à la norme
211
corporelle dominante qui prévaut et qui garantit la déstigmatisation ?
Ceci est à nuancer, car dans le même temps se redessinent finalement les
contours même de la norme sportive. En effet, l’émergence de la figure du
sportif handicapé nous amène à questionner le message de l’institution

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sportive : le principe de qualification comme sportif ne repose pas sur
l’intégrité corporelle, sur une morphologie donnée, mais plutôt sur un type
de motricité spécifique qui se soumet à la logique sportive, c’est-à-dire une
logique de l’efficacité, compétitive, concurrentielle, rationnelle et de mise
en ordre hiérarchique des individus et des nations.
Le corps peut ainsi être qualifié et validé comme sportif s’il est engagé
dans un jeu concurrentiel aux règles précises (un vainqueur à la fin) et si
et seulement si, il peut faire miroir à l’imaginaire du corps construit par
l’idéologie sportive : un corps contrôlé, dompté, toujours plus efficace, et
également capable d’une figuration athlétique, voire héroïque. On pourrait
dire que la figure du sportif handicapé repose sur l’association entre une
déficience déclarée ou perceptible directement, et une certaine esthétique
de l’efficace et de l’héroïsme rendue par un gestus46.
Et ce qui transparaît dans les images de sportifs handicapés, c’est le
travail sur les signes, c’est l’organisation d’une stratégie de l’apparence qui
est à la fois stratégie du sportif, du photographe et du rédacteur qui choisit
les clichés (stratégie de l’apparence non spécifique à ces personnes, certes)
visant à la mise en conflit entre la représentation du sportif handicapé et
la figure fondamentale du handicap. Il s’agit de mises en scène d’existence,
et d’affirmation de soi « par le corps » : de corps jusqu’ici défendus, déniés,
cachés, voilés, et qui, en entrant dans la lumière, sont non plus mis en scène
par autrui comme figures du monstre, mais mis en scène par eux-mêmes
comme nouvelles représentations de personnes porteuses de déficiences,
mais susceptibles d’échapper aux figures préalables et stigmatisées du
handicap.

____ Les nouvelles figures du handicap :


contribution à une anthropologie du corps?
212
Ce que j’ai appelé ici les « nouvelles figures du handicap », en prenant appui
sur la figure emblématique du « sportif handicapé », n’ont bien sûr pas ef-
facé les figures fantasmatiques sur lesquelles reposaient les représentations
sociales dominantes du handicap mises à jour dans les années 1970. Elles

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sont simplement de nouvelles facettes qui se surajoutent et s’articulent
dans des représentations plus diversifiées, et qui construisent un système
plus complexe de catégorisation au sein duquel une dynamique de stigma-
tisation / déstigmatisation est active. La mise en œuvre d’une exposition
du corps atteint générant un processus de déstigmatisation de l’atteinte
corporelle pouvait sembler en premier lieu incohérente. Les premières
générations des mouvements de revendication des personnes handicapées
ont joué tout d’abord la carte de l’évitement de la monstration de la défi-
cience motrice ou sensorielle pour une mise en avant de l’intellect. S’afficher
comme intellectuel en étant dans la catégorie de ceux que l’on appelait
encore dans les années 1960 les « infirmes » relevait déjà d’une stratégie
de construction d’un conflit de représentation visant à la déstabilisation du
stigmate. Les nouvelles figures du handicap qui s’exposent aussi bien dans
la vie quotidienne que dans le flot ininterrompu de la médiatisation et du
spectacle non seulement ont pris la parole, comme leurs prédécesseurs,
mais aussi l’image, sans esquiver47. Accumulant les signes sociaux et codes
corporels de la normalité, ces figures forcent le processus de déstigmatisa-
tion en imposant la relativisation de la déficience dans la représentation de
la personne. La déficience est ainsi à la fois obligatoirement perçue puisque
affichée, et dans le même temps le processus de stigmatisation, c’est-à-dire la
disparition de la personne sous le voile enveloppant et opaque de l’infirmité,
est stoppé par l’affirmation incarnée d’appartenances sociales, du partage
des codes sociaux, bref d’une humanité. L’importance de cette présence
corporelle qui se banalise ne peut se mesurer qu’en gardant à l’esprit la
situation de confinement ou d’enfermement qui était, il y a peu encore, le
lot commun des personnes présentant des déficiences.
Cette présence corporelle des personnes porteuses de déficiences dans
le quotidien et les usages ici relevés de l’exposition des corps s’inscrivent
dans un contexte social où les rapports au corps dans les sociétés occiden-
tales sont analysés comme en mutation profonde. De nombreux auteurs48
213
s’accordent à souligner, de différentes manières la place centrale que prend
désormais le corps pour le sujet, face à la réalisation en acte, en ce début
de XXIe siècle, d’un individualisme qui laisse désormais le sujet face à lui-
même, en charge de se définir lui-même et de se faire reconnaître par autrui

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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sans le cadrage des liens et des structures sociales traditionnelles. Dès lors,
pour tout un chacun aspirant à vivre socialement, la question des relations
entre apparence corporelle, identité, appartenances, relations sociales se
pose. À ce titre, l’exposition sportive du corps handicapé doit être resituée
comme pratique significative d’une réelle intégration sociale des personnes
porteuses de déficiences, qui sont habitées par les mêmes questionnements
sociaux et personnels de tout un chacun et qui cherchent, par les mêmes
chemins, en l’occurrence à partir de leur propre corps, et d’une certaine
mise en forme et mise en scène de celui-ci, à s’inscrire dans des liens, des
appartenances et des identités structurantes.
Ce mouvement de déstigmatisation, on l’a compris, ne va pas sans le
renvoi en retour du stigmate sur d’autres catégories recomposées du handi-
cap, celles habitées par tous ceux dont les déficiences ne les autorisent pas à
ce jeu des apparences49. On peut alors se demander si désormais, le proces-
sus de stigmatisation et la mise à l’écart qui l’accompagne intrinsèquement,
ne se diffusent pas aujourd’hui, bien au-delà de la figure fondamentale du
handicap identifiée par Alain Giami et ses collègues dans les années 1980,
pour toucher tous ceux qui ne parviennent pas à faire « bonne figure » dans
ce que Erving Goffman a passé sa vie à décrypter : les interactions en face à
face50. La déficience intellectuelle, la « folie », lorsqu’elles sont lisibles dans
le corps au travers d’un gesticulatio étrange ou inquiétant, sont toujours
objets d’une stigmatisation qui produit l’effacement de la personne sous la
figure de l’idiot ou de l’aliéné. Mais on peut penser que dans une société
aussi marquée que la nôtre par le travail de mise en correspondance des
apparences et du Soi, tous ceux qui, pour une raison ou une autre51, pei-
nent à habiter leur corps dans les formes instituées, sont immédiatement
susceptibles d’être stigmatisés.
Ainsi, en accord de principe avec Henri-Jacques Stiker qui pensait,
en 2000, que « la figure historique de l’infirmité comme handicap com-
mençait à s’estomper » (p. 94), que celle-ci était fortement déstabilisée, et
214
qui précisait qu’un « passage était en train de s’opérer d’une figure avant
tout accidentelle et « physique » culminant dans le stéréotype du fauteuil
roulant à la figure avant tout innée et génétique typée d’une part dans la
psychose et d’autre part dans le caractère évolutif des maladies neuro-

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Nouvelles figures du handicap ?
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musculaires » (p. 95), notre réflexion sur le corps et ses usages, et sur le
passage de l’invisibilité des personnes déficientes à la mise en scène sociale
du corps déficient nous mène cependant sur une autre piste. Ce ne serait
pas seulement l’origine de la déficience (accidentelle et physique ou innée et
génétique), ou encore le caractère stabilisé ou évolutif de celle-ci qui serait
en jeu dans « la fin du handicap » au sens où l’entend Stiker, mais aussi une
forme de présence par corps (normée et communicante ou hors-normes et
indéchiffrable) qui organiserait les représentations sociales des personnes
présentant des déficiences. Ces représentations s’organiseraient à partir
de deux grandes figures sous-jacentes : celle qu’en référence aux réflexions
d’Alain Giami on peut dénommer la « figure fondamentale du handicap »,
intimement associée à la figure plus ancienne de la monstruosité, de l’in-
fra-humanité52 et liée au gesticulatio, et celle que nous proposerions ici
d’appeler la « figure de la réparation techno-scientifique de l’humain »
associée elle à une image plus futuriste de l’homme bionique éternellement
« réparable », jeune et performant, liée au gestus et dont le sportif handicapé
est emblématique. Nous assistons donc bien à la « fin du handicap », au
sens où toute infirmité qui peut s’associer positivement à cette figure du
progrès ne peut plus « faire figure » de handicap.

Notes et références
1
Université de Montpellier
2
Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 1935, p. 271-293.
3
Comme par exemple l’ouvrage central de François Laplantine, Anthropologie de la
maladie, Paris, Payot, 1986.
4
Claude Raynaut, « L’anthropologie de la santé, carrefour de questionnements : l’humain
et le naturel, l’individuel et le social », Ethnologies comparées, 3, 2001. Il faut noter que
l’on trouve également la formulation « Anthropologie de la santé et de la maladie », qui
devient par exemple le titre d’un numéro spécial (n°60, 1995) de la revue de l’AFA, le
Journal des anthropologues.
5
215
Entre autres l’ouvrage : David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris,
PUF, 1990.
6
À l’exception des sourds, dont l’histoire associative et sportive est tout à fait singulière
(voir pour plus de détails et références bibliographiques à ce sujet : Anne Marcellini &
Jean-Philippe Turpin, « Intégration sociale et identité : L’exemple des Jeux Paralympi-

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ques », In P. Rasse, N. Midol, F. Triki, Unité-Diversité : les identités culturelles dans le
jeu de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 301-316.
7
Giami A., Assouly-Piquet C. & Berthier F. (1988). La figure fondamentale du handicap:
représentations et figures fantasmatiques, Rapport de recherche MIRE-GERAL.
8
Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, Paris, PUF, 1989.
9
Jean Sébastien Morvan & Henri Paicheler, Représentations et handicaps : vers une
clarification des concepts et des méthodes, Paris, CTNERHI, 1990.
10
Simone Korf-Sausse, D’Œdipe à Frankenstein. Figures du handicap, Paris, Desclée de
Brower, 2001.
11
La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 est dite « loi
pour l’intégration sociale »
12
Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975 (E.
originale, Prentice-Hall, 1963).
13
Alain Giami, « L’hypothèse de la figure fondamentale du handicap », in Jean Sébastien
Morvan & Henri Paicheler, Représentations et handicaps : vers une clarification des
concepts et des méthodes, Paris, CTNERHI, 1990, 31-56.
14
Voir entre autres Joë Bousquet, Lettres à Stéphane et à Jean, Paris, Albin Michel, 1975.
Et Joë Bousquet, Un amour couleur de thé, Paris, Verdier, 1984.
15
On pourrait bien sûr rétorquer ici, qu’au retour de la Grande Guerre, celle qui a laissé
Joë Bousquet paralysé, la masse des blessés et mutilés de retour chez eux rendait leur
visibilité incontournable. Mais on sait aussi la puissance de l’injonction au masquage faite
à ceux qui voulaient reprendre leur place : voir entre autres E. Desbois, Grand-Guignol.
Blessés et mutilés de la Grande Guerre, Revue Terrain, 18, 1992, 61-71, et Henri-Jacques
Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier, 1982.
16
Voir à ce sujet le chapitre 3 « L’incorporation des normes et l’adhésion au regard stigma-
tisant », in Anne Marcellini, Des vies en fauteuil… Usages du sport dans les processus
de déstigmatisation et d’intégration sociale, Paris, CTNERHI, 2005, 55-87.
17
Voir à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par Catherine Barral, L’institution du handicap :
le rôle des associations, Rennes, PUR, 2000, et en particulier l’article de P. Turpin, « Les
mouvements radicaux de personnes handicapées en France pendant les années 1970 », in
Barral C. et al. L’institution du handicap : le rôle des associations, Rennes, PUR, 2000.
18
Cette figure du « gentil handicapé » est également liée à la figure de l’ange, dont René
Dupras souligne la fonction dans le processus d’infantilisation des personnes handicapées
et plus particulièrement de désexualisation de celles-ci, voir René Dupras, « Sexualité et
handicap : de l’angélisation à la sexualisation de la personne handicapée physique, NSP,
13, 1, 2000, p. 173-189.
19
Les « Handicapés méchants » ont en effet en particulier combattu les pratiques de
quête sur la voie publique organisées, entre autres, à cette époque, par l’Association des
216 Paralysés de France.
20
Voir le travail de Line Legrand, Écriture autobiographique de personnes handicapées
physiques et sensorielles françaises au 20e siècle, Thèse de Doctorat, Université Paris-
Sorbonne, 2003.

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Nouvelles figures du handicap ?
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21
Comme le récent et bien connu « Cavalcade » de Bruno de Stabenrath, Paris, Pocket,
2003.
22
Comme par exemple l’ouvrage collectif dirigé par Charles Gardou, Naître ou devenir
handicapé, Paris, Erès, 1996, paru dans une série au titre significatif « Le handicap en
visages ».
23
Henri-Jacques Stiker, Pour le débat démocratique : la question du handicap, Paris,
CTNERHI, Collection Essais, 2000.
24
Alexandre Jollien, auteur de Éloge de la faiblesse, Paris, Cerf, 1999, et Le métier d’homme,
Paris, Seuil, 2002, a une déficience motrice d’origine cérébrale (IMC).
25
Voir le chapitre IV « Nous, les fauteuils », in Anne Marcellini, op.cit., p. 89-110.
26
Pour une analyse des différents types de classifications sportives dans le sport des per-
sonnes handicapées, voir Anne Marcellini, « Un sport de haut niveau accessible ?? Jeux
séparés, jeux parallèles, et jeux à handicap », Revue Reliance, 15, 2005, pp. 48-54.
27
Patrick Fougeyrollas, « L’évolution conceptuelle internationale dans le champ du han-
dicap : enjeux socio-politiques et contributions québécoises », Revue Pistes, Vol 4, n°2,
2002.
28
Lisa Cosgrove, Sheldon Krimsky, Manisha Vijayaraghavan, Lisa Schneider, « Financial
Ties between DSM-IV Panel Members and the Pharmaceutical Industry », Psychotherapy
and Psychosomatics, 2006, 75, p. 154-160.
29
C.I.H., Classification Internationale des Handicaps (1980), et C.I.F., Classification Inter-
nationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé, (2001).
30
Le Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH) se définit
ainsi : « un organisme de promotion et de défense des droits des personnes ayant des
incapacités dont les principales activités sont : la recherche et le développement des
connaissances. Ces activités sont axées sur le changement social et l’atteinte d’une
participation sociale optimale pour ces personnes. »
31
Ce courant des disabilities studies, reconnu institutionnellement aux États-Unis et en
Grande Bretagne dans les années 1980, n’a réellement touché la France qu’à la fin des
années 1990.
32
Voir Gary L. Albrecht, Jean-François Ravaud et Henri-Jacques Stiker, « L’émergence des
disabilities studies : état des lieux et perspectives », Sciences sociales et santé, 19 (4),
2001. Si en France ce mouvement des « disabilities studies » n’a pas encore fait « école »
ou « réseau » explicitement comme dans les pays anglo-saxons en particulier, on peut
cependant tracer des lignes qui relient des chercheurs et auteurs (dont un certain nombre
présentent des déficiences ou pathologies chroniques) positionnés dans une approche
sociale et politique du handicap.
33
Le GIHP (Groupement des Intellectuels Handicapés Physiques) a vu le jour en 1962 :
son ambition de départ est présentée ainsi par ses fondateurs, qui sont étudiants : « faire
des personnes handicapées physiques (moteurs et sensorielles) des citoyens intégrés dans 217
une société normale, capables de compenser leur déficit par un développement intellec-
tuel et culturel ». Il deviendra ensuite le Groupement pour l’Insertion des Handicapés
Physiques.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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34
Cette belle logique théorique est évidemment moins radicale dès lors que l’on se rap-
proche de la réalité qui est, par exemple, que dans l’accès aux études supérieures, avant
d’arriver à la situation de travail intellectuel proprement dite, un jeune déficient visuel
ou moteur va rencontrer de nombreuses situations de handicap.
35
On pourrait citer parmi les plus « visibles » institutionnellement ou dans la littérature
Elisabeth Auerbacher, avocate, devenue secrétaire nationale au handicap du parti So-
cialiste, Josiane Criscuolo, directrice de recherche au CNRS et ancienne présidente du
GIHP National, ou encore René-Claude Lachal, directeur de recherche CNRS.
36
Jean-François Ravaud, sociologue, directeur de recherche Inserm, et directeur du Réseau
Fédératif de Recherche sur le handicap (IFR 25), puis Jean-Luc Simon, Président du
Groupement Français des Personnes Handicapées et vice-président de l’Organisation
Mondiale des Personnes Handicapées pour la région Europe, ou encore Mireille Maller,
militante du Mouvement pour la Vie Autonome (Independant Living) et Bernard Maller,
président d’ENIL-France (European Network on Independant Living).
37
L’ouvrage récent de Alain Blanc & Henri-Jacques Stiker, Le handicap en images. Les
représentations de la déficience dans les œuvres d’art, Paris, Erès, 2003 souligne d’ailleurs
tout l’intérêt d’un regard attentif sur les évolutions des images construites autour de la
thématique de la déficience et de l’anormalité.
38
René Claude Lachal, « La représentation des handicapés dans les médias : de l’objet au
sujet », Revue Prévenir, 39, 2000, p. 97-105.
39
Anne Marcellini & Eric De Léséleuc, « Les Jeux Paralympiques vus par la presse : analyse
différentielle entre l’Espagne, la France et l’Angleterre », Actes du 4e Forum Olympique,
Deporte Adaptado : competicion y juegos paralimpicos, CD-Rom, Barcelone, Fondacio
Barcelona Olimpica, 2001, et Eric De Léséleuc, Anne Marcellini, Athanasios Pappous,
« Femmes/Hommes : la mise en scène des différences dans la couverture médiatique
des Jeux Paralympiques », Sciences de l’homme et sociétés, 73, 2005, p. 45-47.
40
Les éléments technologiques de l’appareillage sportif les plus classiquement mis en scène
sont les flexfoot (lames courbes en graphite carbone à restitution d’énergie utilisées
comme prothèses tibiales ou fémorales pour la course en athlétisme), et les fauteuils de
courses.
41
Voir le développement de cette idée dans Anne Marcellini, « Des corps atteints valides
ou de la déficience au « firmus » : Hypothèses autour de la mise en scène sportive du
corps handicapé », In G. Boëtsch, N. Chapuis, D. Chevé (ss dir. de) Représentations du
corps. Le biologique et le vécu. Normes et normalité. Presses Universitaires de Nancy,
2006.
42
Voir en particulier le cours au Collège de France de l’année 1974-1975 : Michel Foucault,
Les anormaux . Cours au Collège de France de l’année 1974-1975, Paris, Gallimard/Le
seuil, 1999, p. 46.
43
218 voir op. cit. Anne Marcellini, à paraître.
44
Jean Claude Schmitt, « Gestus-Gesticulatio. Contribution à l’étude du vocabulaire
médiéval des gestes », in La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les
recherches actuelles sur la civilisation du Moyen-Age, Paris, CNRS, 1981, p. 377-390.

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Nouvelles figures du handicap ?
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Jacques Le Goff & Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen-Age, Paris, Liana
Levi, 2003.
45
Jean Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard,
1990, p. 173-205.
46
Bruno Ancey, Modalités d’affichage des signes de la déficience dans les photographies de
presse des sportifs handicapés aux Jeux Paralympiques : équilibre dynamique entre le
texte et l’image, Mémoire de Maîtrise STAPS, Université Montpellier 1, 2004. & Cécile
Cuisinier, Signes de déficience et signes de sportivité : une construction de la normalité
dans les photographies de presse des Jeux Paralympiques, Mémoire de Maîtrise STAPS,
Université Montpellier 1, 2004.
47
On pense ici bien sûr aux musiciens, aux acteurs, aux humoristes, aux modèles d’artistes
comme Alison Lapper, modèle d’une statue de Marc Quinn, exposée à Trafalgar Square,
Londres. Mais on pense aussi à toutes les personnes en fauteuil roulant que l’on croise
dans les rues, les supermarchés, aux étudiants handicapés manifestant contre le CPE
sous les banderoles, à l’homme amputé d’une jambe qui enlève sa prothèse sur la plage
bondée, avant d’aller se baigner, tous incarnation dans notre vie quotidienne d’une figure
nouvelle du handicap articulant déficience et participation sociale normalisée.
48
Sans pouvoir tous les citer ici, l’on doit évoquer David Le Breton dont une grande majo-
rité des ouvrages traitent de cette question en particulier chez les jeunes, puis bien sûr
Alain Ehrenberg dont les analyses sur la médication et la toxicomanie éclairent sous un
angle singulier les rapports entre corps, identité et responsabilité aujourd’hui. Le dossier
suivant donne également une bonne idée des réflexions à ce sujet : Muriel Darmon &
Christine Detrez, « Dossier Corps et Société », Problèmes politiques et Sociaux, La
Documentation française, 907, 2004.
49
Pour un développement de cet aspect voir : Anne Marcellini, « Déficiences et ritualité
de l’interaction. Du corps exclu à l’éducation corporelle », Revue Eduquer-Binet Simon,
11, 2005, 47-60.
50
C’est en particulier dans son ouvrage intitulé en français Les rites d’interaction, Paris,
Minuit, 1974, que l’on trouve les éléments théoriques autour de la notion de « figuration »
dans ses liens avec l’exclusion sociale.
51
C’est le cas en particulier des Infirmes Moteurs Cérébraux (IMC).
52
Alain Giami, op.cit.

219

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LES MÉCANISMES D'EXCLUSION ET DE MARGINALISATION DU CORPS
DANS LES SYSTÈMES DE SANTÉ, APPORTS DE LA DÉMARCHE
INNOVANTE DE LA RÉADAPTATION
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Claude Hamonet
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 221 à 232


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-221.htm
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LES MÉCANISMES D’EXCLUSION
ET DE MARGINALISATION DU CORPS
DANS LES SYSTÈMES DE SANTÉ, APPORTS DE LA
DÉMARCHE INNOVANTE DE LA RÉADAPTATION
Claude Hamonet1

____ Introduction
Le passage du stigmate du corps à la stigmatisation sociale est un fait qui
remonte probablement aux origines de l’Humanité et de son organisation en
sociétés. C’est ce qui est très bien montré dans l’ouvrage d’Erving Goffman
Stigmate, des usages sociaux des handicaps11. Les évolutions récentes de
la médecine qui s’est focalisée sur le corps malade ou infirme négligeant
la personne malade, handicapée ou en état de mal-aise (René Dubos8) ont
accentué ce marquage. L’habitude s’est instaurée d’identifier le malade par sa
maladie ou sa lésion : le diabétique, le tuberculeux, le porteur d’un cancer,
le cirrhotique, le sidéen, la fracture du fémur de telle chambre (quand ce
n’est pas « le fémur »), le paraplégique, l’infirme moteur cérébral (ou IMC),
l’Alzheimer, etc. C’est ce qu’exprime très bien l’anthropologue David Le
Breton lorsqu’il dit que les médecins ont aujourd’hui : « Un grand savoir
sur le corps… Un piètre savoir sur l’Homme souffrant »17.

221
____ La médecine, la santé et le corps humain
Les médecins se sont lancés dans une démarche d’exploration du corps
humain bravant les interdits de la religion et les préjugés de la population.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Cette conquête a d’abord concerné l’anatomie et l’anatomopathologie des
corps morts (c’est la démarche anatomo-clinique initiée par Xavier Bichat),
puis la physiologie des corps vivants en utilisant l’animal (Claude Bernard)
et les observations physiopathologiques sur les malades.
Cette genèse de la médecine est remarquablement appréhendée par
Michel Foucault dans Naissance de la clinique10 qui est, selon nous, un
guide irremplaçable pour comprendre cet attachement stigmatisant (parce
que mettant en avant les caractères négatifs du corps malade).
Elle doit être complétée pour une meilleure compréhension de la
construction de la pensée médicale, du fonctionnement des médecins et
des professions de santé, par le philosophe Georges Canguilhem dont Le
normal et le pathologique n’a malheureusement pas pris une ride depuis
la soutenance de sa thèse de doctorat d’exercice médical à Strasbourg,
en 19434. Il montre bien que le rôle assigné à la médecine est pour les
médecins : la « normalisation physiologique ». Il l’exprime à propos de la
notion de guérison : « On conçoit donc parfaitement que les médecins se
désintéressent d’un concept qui leur paraît ou trop vulgaire ou trop méta-
physique. Ce qui les intéresse, c’est de diagnostiquer et de guérir. Guérir c’est
en principe ramener à la norme une fonction ou un organisme qui s’en sont
écartés. La norme, le médecin l’emprunte usuellement à sa connaissance de
la physiologie, dite science de l’homme normal, à son expérience vécue des
fonctions organiques, à la représentation commune de la norme dans un
milieu social un moment donné. Celle des trois autorités qui l’emporte est
de loin la physiologie. La physiologie moderne se présente comme un recueil
canonique de constantes fonctionnelles en rapport avec des fonctions de
régulation hormonales et nerveuses. Ces constantes sont qualifiées de nor-
males en tant qu’elles désignent des caractères moyens et les plus fréquents
de cas pratiquement observables. Mais elles sont également qua1ifiées de
normales parce qu’elles entrent à titre d’idéal dans cette activité normative
qu’est la thérapeutique. »
222
Il ajoute : « Malade est un concept général de non-valeur qui comprend
toutes les valeurs négatives possibles » (Jaspers, cité par Canguilhem).
Cette fascination pour le corps humain est en fait souvent soutenue par
des mythes qui sont bien décrits dans cet ouvrage d’un médecin devenu

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Les mécanismes d’exclusion et de marginalisation du corps
dans les systèmes de santé, apports de la démarche innovante de la réadaptation
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anthropologue, Cecil Helman : The body of Frankenstein’s monsters. Essays
in myth and médicine15. Cette invention du normal et du pathologique est
probablement le fait des médecins comme le souligne Erving Goffman dans
son ouvrage clé sur cette question : Stigmate11.
Une nouvelle pression sociale est venue s’ajouter sur la médecine :
celle du corps parfait éternellement jeune, bien illustré par les publicités
qui nous envahissent sur nos lieux de passage et jusque dans notre intimité
avec la télévision. Il devient « incorrect » d’être stigmatisé par la maladie,
l’infirmité ou l’âge. Là encore, un auteur, Lucien Sfez23 dans son ouvrage La
santé parfaite, critique d’une nouvelle utopie, aborde parfaitement cette
nouvelle vision, renforcée par les médias, de la santé aujourd’hui. Cette
pression sociale sur la médecine et la santé a été perçue par Canguilhem
qui cite Sigerist4 : « La médecine est des plus étroitement liée à l’ensemble
de la culture, toute transformation dans les conceptions médicales étant
conditionnée par les transformations dans les idées de l’époque. »

____ Dieu et la maladie ou l’infirmité :


l’impureté des corps difformes et souillés
Le regard que porte la religion2, reflet de la perception du groupe social
sur la maladie et l’infirmité, exprime une organisation sacrée du normal
et du pathologique.
« Tout homme qui a en lui une tare ne peut approcher, qu’il soit aveu-
gle ou boiteux, défiguré ou disproportionné, ou bien un homme qui a une
fracture du pied ou une fracture de la main, ou s’il est bossu ou atrophié,
s’il a une tache dans son œil, s’il est galeux ou dartreux s’il a un testicule
broyé, tout prêtre qui a une tare… ne s’avancera pas pour offrir les sacrifices
par le feu à Iahvé. » (Lévitique XXI, 18-21).
Le stigmate de l’infirmité est synonyme de faiblesse physique et mo-
223
rale : « infirmus » qui vient du latin « firmus », ferme, signifie non ferme,
non solide, faible, fragile. Il a donné infirme et infirmière. Cette dénomi-
nation est historiquement associée à des représentations dégradantes de
pauvreté (mendiants) et de malhonnêteté (voleurs). Il y a amalgame entre

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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l’anomalie du corps et une prétendue dégradation de l’âme. Ceci est très
apparent dans le tableau de Bruegel l’ancien « Les mendiants », dans lequel
il fustige les édiles de sa ville accusés de détournement de fonds publics en
les représentant dans leurs habits d’évêque, de maire, de juge, etc. affublés
d’amputations, d’allures monstrueuses et d’appareillages rudimentaires
encore plus spectaculaires. Cette stigmatisation par la différence n’est pas
totalement généralisée, puisqu’on observe une forme de discrimination
positive chez les Égyptiens anciens avec la représentation d’un architecte
royal qui était nain.
Cette notion d’anomalie et d’impureté peut aussi être abordée sous
l’angle de la souillure comme l’a fait magnifiquement l’anthropologue
Mary Douglas7 dans son ouvrage Purity and danger (en français : « La
souillure ») qui cite Paul Ricoeur : «… avec la souillure nous entrons au
règne de la terreur ».

____ La monstruosité diabolique


et étrange confondue avec les lésions
Katerina Sténou, dans son ouvrage publié par l’UNESCO Images de l’autre,
du mythe au préjugé21, explique remarquablement à travers les repré-
sentations sociales ce que sont les « autres ». À travers les illustrations
saisissantes qu’elle nous montre, elle nous propose un voyage à travers le
rejet de l’étrange et donc de l’étranger. La similitude entre les monstres aux
lèvres élargies et les femmes africaines « à plateaux » du fait des contraintes
physiques subies par leurs lèvres au non de l’élégance et de la féminité est
frappante ; le cas de l’Amyctyre avec son excroissance au niveau du cou
évoque les goitres et fait douter l’éditeur allemand du document, Conrad
Von Megenberg. En 1478, une représentation dans un seul médaillon d’un
cynocéphale (homme à tête de chien dévorant un membre inférieur d’hu-
224
main), d’un anthropophage se livrant aux mêmes activités, d’un homme avec
une béquille et d’un homme voûté par une camptocormie est très évocatrice
de l’amalgame entre des états pathologiques, des monstres d’animalité et
des infirmités dont certaines renvoient à l’animalité par l’attitude penchée

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Les mécanismes d’exclusion et de marginalisation du corps
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en avant qui rapproche l’Homme de la Bête. Il y a un lien entre l’image
que culturellement on se construit de l’homme différent et des références
à l’animalité, la bestialité. Les personnes handicapées sous cette forme
apparaissent comme des hybrides entre l’animal et l’Homme, des hommes
qui ne sont pas sortis de la bestialité en quelque sorte (ce qui pose aussi les
questions de normalité culturelle et sociale. Un exemple remarquable de
cette interférence entre le mythique, le médical et le social est fourni par
Ambroise Paré qui a consacré un livre (le vingt-cinquième) aux monstres
et merveilles. Ce fondateur de la chirurgie moderne s’est attaché à décrire
les misères et les souffrances de ceux qu’il rencontrait).
Le vingt-cinquième livre rapporte des descriptions mais aussi des
propositions de solutions concrètes et notamment la fameuse prothèse
mécanique conservée au Musée d’Histoire de la Médecine à l’Université
Paris Descartes.
Les religions ont eu, face à l’infirmité, une attitude ambiguë
allant de l’exclusion sacrée au sein des léproseries (avec un rituel de
messe des morts accompagnant le lépreux impétrant) à la charité
soignante bien illustrée par l’Hôtel-Dieu.

____ Des médecins et des plantes…


(Aux racines de la médecine contemporaine
et de son langage en négatif)
La Médecine est fille ou sœur de la Botanique. Au XVIIIe siècle les méde-
cins fondateurs de la médecine clinique moderne et de l’identification des
maladies étaient aussi botanistes et ont naturellement emprunté à cette
dernière, qui était la plus évoluée des disciplines scientifiques, ses méthodes.
C’est ce qui apparaît nettement dans la Nosologie méthodique dans laquelle
les maladies sont rangées par classes suivant le système de Sydenham et
225
l’ordre des botanistes (1771) par François Boissier de Sauvages3, médecin et
« Professeur royal en l’Université de Montpellier », où il était le directeur
du Jardin des plantes, qui est toujours rattaché à la Faculté de Médecine de
Montpellier, comme celui de Paris l’a été à la Faculté des Sciences de Paris.

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Linné, médecin et botaniste, dans un ouvrage publié en français à Paris
en 1789 sur la totalité de ses œuvres que nous avons retrouvé à Padoue
chez un bouquiniste, a proposé, lui aussi, une classification des maladies
(Genera morborum) aux côtés des autres classifications qu’il propose en
sciences de la nature19. Les classes définissent les groupes de pathologies
(la deuxième classe, celle des fièvres, est devenue la première classe de la
classification internationale des maladies de l’OMS), les genres, les sous-
groupes et les espèces, ce que les médecins appellent les formes cliniques.
Le fait, bien ancré dans l’esprit des médecins, est qu’un signe positif utile
au classement diagnostic est négatif pour le malade, et que les médecins
parlant de maladies parlent nécessairement en termes de manques, de
déficits, de dysfonctionnements.

____ La maladie, le mal et le péché par Canguilhem


Canguilhem4 a, sur ce sujet, quelques phrases révélatrices à propos de
l’influence des croyances religieuses sur les opinions scientifiques : « Il n’est
pas sûr que Paracelce n’ait pas cru trouver l’élixir de vie ; il est certain que
Van Helmont a confondu la santé avec le salut et la maladie avec le péché ;
et Stahl lui-même, malgré sa force de tête, a usé plus qu’il ne fallait dans
l’exposé de « La vraie théorie médicale », de la croyance à la faute originelle
et à la déchéance de l’Homme » (Le normal et le pathologique). Cet aspect
est particulièrement prégnant lorsqu’il s’agit d’altérations visibles (infirmi-
tés) dont la présence, par assimilation avec la monstruosité est volontiers
assimilée à la notion d’immoralité dans les domaines de l’honnêteté et de
la sexualité tout particulièrement. Ceci rejoint les textes sacrés de la Bible
que nous avons cités précédemment.

226 ____ OMS : du classement des maladies


au classement des handicaps
L’organisation mondiale de la santé qui est chargée de tenir à jour et de
réviser, chaque décennie, une classification internationale des maladies

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a envisagé, au début des années 1970, d’y adjoindre une « International
classification of impairments, disabilities and handicaps classification »,
conçue comme « A manual of classification relating to the consequences
of diseases »16. Ce document de travail, initié par PHN Wood et André
Grossiord, paru en 1980, jamais traduit en français et jamais adopté par
l’OMS, a fait l’objet de vives controverses dont l’enjeu est de taille pour
définir un champ de la santé et choisir des définitions qui ne soient pas
stigmatisantes. Une « Classification internationale du fonctionnement,
du handicap et de la santé »5 a été adoptée par l’Assemblée mondiale de
l’OMS en janvier 2001 ; elle apparaît comme un compromis entre deux
conceptions du handicap : la conséquence d’une maladie ou d’un accident
(aspect médical stigmatisant) d’un côté, les situations de handicap créées
par l’environnement physique et humain de l’autre ou vision sociale du
handicap. C’est ce dernier aspect que nous avons choisi pour situer effica-
cement le champ du handicap.

____ Le poids négatif des mots, pour une approche


non stigmatisante par les situations de handicap
Certains termes utilisés dans le domaine de la santé sont chargés d’un
poids culturel très négatif qui, de la stigmatisation, conduisent à l’exclusion.
C’est le cas des mots suivants : infirmité, déficience, invalidité, incapacité,
désavantage, incurabilité, chronicité. Certains mots nouveaux, parfois ins-
pirés par le « politiquement correct » ne sont pas sans risques d’aboutir à
l’effet inverse de celui recherché : personnes avec des capacités différentes,
inclusion (par opposition à exclusion).
Pourtant, utiliser le mot juste est possible : sans ambivalence, sans
stigmatisation, facile à comprendre par tous, facile à traduire dans toutes
les langues. Nous proposons, dans cet esprit, une nouvelle définition du
handicap sans référence à la déficience-infirmité. 227
« Constitue un handicap (ou une situation de handicap) le fait,
pour une personne, de se trouver, de façon durable, limitée dans
ses activités personnelles ou restreinte dans sa participation à la

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vie sociale du fait de la confrontation interactive entre ses fonc-
tions physiques, sensorielles, mentales ou cognitives et psychiques
lorsqu’une ou plusieurs sont altérées et, d’autre part, les contraintes
physiques et sociales de son cadre de vie. »

Cette perspective répond parfaitement aux souhaits exprimés par les


représentants des personnes handicapées réunis en mai 2002 à Madrid6,
à la veille de l’année européenne des personnes handicapées, dans une
déclaration qui est un modèle d’éthique et d’humanisme constructifs. Nous
en citons cet extrait :

« Abandonner l’idée préconçue de la déficience comme seule


caractéristique de la personne… pour en venir à la nécessité d’éli-
miner les barrières, de réviser les normes sociales, politiques et
culturelles, ainsi qu’à la promotion d’un environnement accessible
et accueillant. »

On mesure le chemin à faire dans le vocabulaire médical et populaire !

____ La réponse au handicap : réadaptation, qui est


une démarche éthique par essence et crée un lien
médico-social au sens premier de ces termes.

Réadaptation est un mot relativement nouveau dans la langue française.


Le dictionnaire d’Emile Littré de 1875 ne le mentionne pas. Le Petit Ro-
bert le fait naître en 1897. Il est très lié, selon ce dictionnaire, à celui de
réinsertion dans la vie après une phase de perte d’adaptation. À partir de
1933, il lui donne un sens thérapeutique en ajoutant « fonctionnelle » avec
des exemples empruntés aux techniques de la Médecine Physique tels que
228
« massages, électrothérapie. »
Porteur d’espérances, il s’imposera progressivement, face à l’infirmité,
avec son cortège d’invalidités, comme une réponse plus avancée sociale-
ment que la seule solidarité nationale, héritière de l’antique charité.

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Les mécanismes d’exclusion et de marginalisation du corps
dans les systèmes de santé, apports de la démarche innovante de la réadaptation
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La réadaptation est une démarche novatrice et juste. Elle permet : « Le
remplacement, le rétablissement de la même situation qu’auparavant, la
substitution, la compensation » (H. J. Stiker, Corps infirmes et société).
La naissance de la « Réadaptation » se situe, selon l’expression de
Henri-Jacques Stiker22, après la première guerre mondiale, devant l’afflux
des mutilés et autres victimes de la boucherie sanglante de 1914-1918. Ces
nouveaux infirmes ont bénéficié d’un autre regard de la part de la nation
qu’ils avaient défendue au prix de leur corps.
Son ascension dans le vocabulaire médico-social accompagne celle
du terme handicap dont il devient indissociable. La réadaptation apparaît
alors comme un processus lent et continu qui nécessite une organisation
complexe transversale, médicale et sociale bien intriquée et pas seulement
juxtaposée. « La réadaptation est l’ensemble des moyens médicaux, psycho-
logiques et sociaux qui permettent à une personne en situation de handicap
ou menacée de l’être, du fait d’une ou plusieurs limitations fonctionnelles
de mener une existence aussi autonome que possible. » Ainsi, la notion de
réadaptation est liée à celle d’autonomie. Se « gouverner » soi-même avec ou
sans dépendance selon ses propres lois (« otos nomos ») est l’objectif éthique
de la réadaptation. Il s’agit aussi de retrouver sa liberté de citoyen.
André Grossiord12, fondateur de la Réadaptation médicale en France,
déclare le 13 mars 1968 dans sa leçon inaugurale : « J’en dirai autant du
mot « réadaptation » (il venait d’expliquer le sens du mot rééducation)
dont la portée me paraît plus générale, impliquant aussi les démarches
de la réadaptation sociale. En fait, ces deux termes nous suffisent et nous
pouvons laisser réhabilitation au vocabulaire pénal ». Howard A. Rusk20,
fondateur et pionnier de la « Rehabilitation Medicine » en parle ainsi : « To
believe in Rehabilitation is to believe in humanity. »

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____ La Réadaptation est une démarche
à sens humain, une éthique médico-sociale
pour toute la communauté humaine
Le professionnel de réadaptation doit savoir établir un mode relationnel
utilisant une pédagogie qui s’appuie autant sur ses connaissances de la
Réadaptation que sur son sens de l’humain. Ceci nécessite de se tourner
vers l’autre avec une patience infinie, une volonté d’écoute et une capacité
à trouver le mot qui, tout en exprimant de la compensation (ou compré-
hension), donne confiance et espoir. Elle crée un lien particulier. L’équipe
de Réadaptation a en son centre la personne handicapée, sa famille et ses
proches sont directement associés. Ce qui fait le succès de la réadaptation,
c’est précisément cette relation forte, chaleureuse et engagée.
La « Réadaptation communautaire » est une démarche qui a été
largement développée par l’OMS, et qui met l’accent sur la participation
du milieu de vie (famille, voisins, employés communaux, etc.). Destinée
aux pays pauvres en moyens de santé, elle est centrée sur la notion de
recherche de ressources sur place (cannes en bambous, releveurs de pieds
en tissu…), elle trouve son adaptation en Europe avec l’implication de
l’environnement.
La réadaptation donne une dimension humaine à la santé en « dé-stig-
matisant » sur les plans corporels, fonctionnels et situationnels.
La Réadaptation introduit une nouvelle dimension que l’on peut sché-
matiser de la façon suivante :
L’approche de la maladie : signes ---> diagnostic ---> traitement--->
guérison avec ou sans séquelles = stigmatisation.
Celle du handicap : handicap ---> réadaptation ---> autonomie avec
ou sans dépendance = reconnaissance et participation sociale.
Enfin la réadaptation s’inscrit dans un contexte sociétal général dans
lequel la dissolution et l’altération du lien humain à tous les niveaux de
230
la vie sociale (famille, travail, école) « fabriquent » de l’exclusion et de la
violence. Ceci était déjà perçu par René Lenoir lorsqu’il écrivait en 1974 :
« L’inadaptation sociale s’accroît comme une lèpre ; aucune classe sociale,
aucun âge ne sont indemnes » (René Lenoir18).

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Les mécanismes d’exclusion et de marginalisation du corps
dans les systèmes de santé, apports de la démarche innovante de la réadaptation
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____ Conclusion
La lutte contre la stigmatisation discriminante et la promotion d’un nouveau
concept de santé globale nous rapproche du concept de santé développé
par René Dubos : « état physique et mental relativement exempt de gênes
et de souffrances qui permet à l’individu de fonctionner aussi longtemps
que possible dans le milieu où le hasard ou le choix l’ont placé »8. Une telle
définition s’oppose au concept utopique de la santé parfaite du corps23.
L’adaptation réadaptation se présente comme un remarquable indicateur
de bien-être social pour tous.
Cette démarche est aussi un progrès et un moteur pour toute la société
ainsi que le souligne la Déclaration de Madrid « Non discrimination +
action positive font l’inclusion sociale »6.

Notes et références

1
CHU Henri Mondor Université de Créteil
2 Bible (la), La nouvelle traduction, Bayard, Paris, 2001.
3 Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique dans laquelle les maladies sont rangées
par classes suivant le système de Sydenham et l’ordre des botanistes, Paris, Hérissant le
fils, 1771.
4 Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1993.
5 Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé, OMS
Genève, 2001.
6 Déclaration de Madrid, « Non discrimination + action positive font l’inclusion sociale »,
Internet, Mai 2006. 231
7 Douglas M., De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, François
Maspero, 1981.
8 Dubos R., Homme ininterrompu, Paris, Hachette, 1972.

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9 Fossard J., Histoire polymorphe de l’Internat en médecine et en chirurgie des hôpitaux
et hospices civils de Paris, Grenoble, Cercle des bibliophiles universitaires de France,
1982.
10 Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.
11 Goffman E., Stigmate, les usages sociaux du handicap, Paris, Les éditions de Minuit,
1963.
12 Grossiord A., Leçon inaugurale 13 mars 1968, Masson, 1968.
13 Hamonet Cl., Les personnes handicapées, Que Sais-je ? Paris, PUF, 5e édition, 2006.
14 Hamonet Cl., de Jouvencel M., Handicap, les mots pour le dire, les idées pour agir, Paris,
Connaissances et savoir, 2005.
15 Helman C., The body of Frankenstein’s monster. Essay in myth & medicine, New York,
London, W. W. Norton Company, 1992.
16 “International classification of impairments, disabilities and handicaps classification
des handicaps», OMS Genève, 1980.
17 Lebreton D., Anthropologie de la douleur, Paris, Métaillé, 1995.
18 Lenoir R., Les exclus, Paris, Éditions du Seuil, 1974.
19 Pulteney R., « Revue générale des idées de Linné », traduit de l’anglais par L.A. Millin
de Grandmaison, Paris, Buisson, libraire, Hôtel de Coëtlosquet, rue Haute Feuille, n°
20, 1789.
20 Rusk H., A world to care for, New York, Ramdom House, 1977.
21 Stenou K., Images de l’autre, la différence : du mythe au préjugé, Paris, Seuil/Éditions
UNESCO, 1999.
22 Stiker H. J., Corps infirmes et société, Paris, Dunod Éditeur, Association des paralysés
de France, 1998.
23 Sfez L., La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995.

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PRISE EN CHARGE MÉDICALE ET SOCIALE DES CORPS MEURTRIS ET
DES ESPRITS VULNÉRABLES. EXPÉRIENCE D'UN RÉSEAU DE SANTÉ
ASDES
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Christian Hervé
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 233 à 247


ISBN 9782804155506
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PRISE EN CHARGE MÉDICALE ET SOCIALE
DES CORPS MEURTRIS ET DES ESPRITS
VULNÉRABLES. EXPÉRIENCE D’UN RÉSEAU
DE SANTÉ ASDES
Christian Hervé1

Les façons d’appréhender le corps sont déterminées à la fois par les repré-
sentations sociales de ce corps, mais également par sa nature. En ce sens,
la médecine est créatrice de visions et de comportements à l’égard du
corps, qu’elle fonde sur un terrain scientifique et humain ; elle possède un
savoir normatif sur son fonctionnement, et elle le traite en tant que corps
souffrant et vulnérable. Cette dernière représentation du corps appelle à
une conscience aiguë de la notion de personne humaine, indissociable du
corps traité par la médecine.
La médecine, et les visions du corps et de la personne qu’elle véhicule,
évolue conjointement avec les autres types de représentations sociales
– politiques, historiques, etc., – ce qui conduit aujourd’hui à considérer le
corps dans sa dimension holistique. La notion de personne humaine est
d’emblée attachée à la vision du corps telle qu’elle est appréhendée par la
médecine. Il ne s’agit plus seulement de soigner un corps, mais il devient
nécessaire de prendre en compte la singularité de la personne souffrante.
C’est à ce prix que le médecin peut accomplir sa tâche de façon éthique.
La difficulté réside alors dans la multiplicité des facteurs à prendre en
compte. L’information et le consentement de la personne, témoignages du
233
respect de la dignité due au patient, doivent être mis en œuvre ; mais le
médecin doit également tenir compte de l’implication de son patient dans
la vie sociale, de ses choix de vie, ainsi que de son degré de vulnérabilité.
Celle-ci peut s’exprimer par une souffrance ou une fragilité psychique, ou/et

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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par une souffrance physique. Ces deux types de vulnérabilité coexistent
souvent, et leurs liens de cause à effets, parfois difficiles à identifier pour le
médecin, sont toujours difficiles à traiter de façon satisfaisante.
Les personnes se trouvant dans une situation de vulnérabilité sociale ou
dans des circonstances extrêmes de vie (comme celles des personnes exclues
ou des personnes en voie d’exclusion sociale) sont l’objet de meurtrissures
de leur corps par des phénomènes environnementaux agressifs, qui entraî-
nent des souffrances et une somatisation fréquente de leur souffrance. C’est
pourquoi les personnes vulnérables le sont de corps et d’esprit. Le médecin
a alors le devoir de les protéger, voire de prévenir de telles répercussions
ou les conséquences de leur état social fragile.
Le réseau ville-hôpital ASDES (Accès aux Soins, Accès aux Droits et
Éducation à la Santé) tente de mettre en œuvre une prise en charge res-
pectant la personne dans la globalité de sa souffrance. Il s’agit d’un réseau
qui propose une consultation de prise en charge globale et un suivi des
facteurs de risque ainsi repérés pour les personnes consultant des mé-
decins généralistes adhérents au réseau2. C’est un réseau de santé fondé
par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du
système de santé3.
Les médecins adhérents sont les médecins généralistes qui consultent,
en milieu hospitalier, dans les policliniques de l’hôpital Max Fourestier à
Nanterre et de l’hôpital Corentin Celton à Issy-les-Moulineaux et, en libéral,
dans les bassins de vie avoisinants.

____ Historique
L’Hôpital Max Fourestier assurait, pour les populations défavorisées
établies à Nanterre, une prise en charge hospitalière d’ensemble, réalisée
initialement par une infirmerie qui est devenue peu à peu un véritable
234
hôpital4.
Ce n’est qu’en 1994 qu’une loi a entériné ce statut et formalisé ainsi la
compétence de l’hôpital pour la prise en charge des personnes démunies
et de leurs difficultés sociales mêlées à des problèmes de santé.

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Prise en charge médicale et sociale des corps meurtris
et des esprits vulnérables. Expérience d’un réseau de santé ASDES
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Cette expérience a été affinée depuis la création de la policlinique au
sein du Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers. De cette entité est né
le réseau ASDES qui étend les savoir-faire hospitaliers en différenciant
les soins et le suivi médical pouvant être réalisés en ambulatoire et ceux
inhérents à la structure hospitalière.

____ Réflexions éthiques à propos de l’accueil et la prise


en charge des populations vulnérables

Les institutions

Le CASH et la policlinique à l’hôpital de Nanterre ont permis le déve-


loppement de services médicaux, sociaux, en réalisant une interface
interprofessionnelle entre médecins, para-médicaux, travailleurs sociaux
pour une prise en charge multifocale axée sur les problèmes de santé.
Ces problèmes de santé jouent le rôle de porte d’entrée pour une prise en
charge médicale et sociale des personnes en situation de précarité ou de
vulnérabilité sociale3.
La distinction qui est faite au sein de l’hôpital, entre le social et le
médical résulte d’une volonté de développer la médecine et ses progrès
notamment en recherche biomédicale. C’est suite à cette séparation de
nature économique réalisée par la loi de 1975, que les hôpitaux, véritables
hospices, ont pu évoluer vers ce qu’il est commun d’appeler aujourd’hui
des hôpitaux « high-tech » dont l’hôpital Européen Georges Pompidou
est le fleuron.
La Maison de Nanterre, ne comportant qu’une infirmerie (bien qu’elle
soit devenue un véritable hôpital avec tous les services d’un hôpital de
proximité), a pu échapper à cette bipartition du champ social en champ
235
sanitaire et social. En 1994, une loi devait permettre au CASH de rentrer
dans la norme et comporter différentes parties dont un hôpital – l’hôpital
Max Fourestier – situé dans une même structure que les autres parties :
le centre social d’urgence (le Centre d’hébergement et d’accueil pour les

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soins ambulatoires ou CHAPSA), le CHRS, l’hôtel social, la maison de
retraite, etc.
N’oublions pas que, selon Paul Ricœur5, les institutions sont le lieu où
le tiers absent peut-être réintégré, l’autre personne que l’on ne verra jamais
mais à laquelle, par solidarité, l’on doit une sollicitude, une protection
voire un amour comme aux autres. Elles sont le lieu de pérennisation des
valeurs par les personnes elles-mêmes, qui les campent et fondent ainsi
l’institution. L’on comprend alors toute l’importance des savoir-faire ainsi
développés qui dépassent la simple technique mais qui réfèrent à une
attitude humaine, véritable pensée éthique vis-à-vis du corps souffrant.
C’est dans cette pensée, cette forme de justice qu’est la médecine, que
Paul Ricœur6 nous incite à être justes dans l’application de l’accumula-
tion en dehors de la science d’un savoir pratique et de traditions, ainsi
que Hans-Georg Gadamer nous l’enseigne en tant que soignants7 dans
sa Philosophie de la santé. La pratique a alors pour particularité d’être
contrainte de considérer comme achevé et certain le savoir médical dont
elle dispose à un moment donné. Il s’agit bien, au niveau institutionnel, de
faire en sorte d’agir par ces savoirs pratiques en situation de bienveillance
certes, mais également de consentement témoignant de l’autonomie
(quelquefois même virtuelle en raison de leurs dégradations corporelles
et psychiques) de ces personnes auxquelles sont appliqués ces savoirs
pratiques médicaux et sociaux quelquefois mêlés à d’autres, ancestraux.
Il s’agit alors d’une évolution des pratiques de la bienveillance qui les
caractérise vers plus d’autonomie8.

La prise en charge

La nécessité d’une prise en charge médicale des personnes en situation


de vulnérabilité sociale a été affirmée par la création du CHAPSA. Une
236
prise en charge médicale, infirmière, psychiatrique et par un travailleur
social a été ainsi constituée par les Dr Patrick HENRY, Dr Jacques HAS-
SIN, Dr Xavier EMMANUELLI, sous la responsabilité du Dr Laurent
EL GHOSI.

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Cette prise en charge, pour des raisons éthiques, est restée une pos-
sibilité, une véritable reconnaissance de l’autonomie à respecter de ces
personnes, d’autant plus que le code pénal a défini seulement en 1994 le
vagabondage comme n’étant plus un délit.
À la contrainte exercée par les forces de police, s’est substituée une
démarche volontaire laissant le choix aux personnes de bénéficier ou non
de l’accueil, et éventuellement de la prise en charge médicale et de la prise
en charge sociale à la Maison de Nanterre.
Cette démarche volontaire a remplacé un paternalisme devenu inac-
ceptable9, bien que s’appuyant sur le principe de bienfaisance mais aussi
d’exclusion des lieux publiques pour des raisons de sécurité (par exemple,
dans l’enceinte de la RATP). L’autonomie de ces personnes ainsi réaffirmée
leur donne le choix d’une prise en charge possible par une décision volon-
taire, consentie, facteur de respect de la personne humaine.
Ces patients, que l’on ne peut pas appeler précaires mais exclus, vivant
à la rue, se sont vu proposer par ce système institutionnel une possibilité
d’hébergement pour la nuit, de consultations médicales et de constitution
d’un projet de réinsertion leur permettant d’intégrer une structure sociale
d’hébergement plus pérenne, SAO (Service d’accueil et d’orientation),
CHRS. Il est habituel de noter la relative insensibilité à la douleur de ces
personnes lorsqu’elles sont à la rue. Une vision laissant place à la subjec-
tivité10 permet d’en tirer de nombreux enseignements comme pathologie
de l’altérité. En effet, elle restitue une place centrale à la personne dans le
soin, réduisant la distance entre l’équipe soignante et la subjectivité du
patient11.
À ce système institutionnel est venu se joindre de manière très efficace
le SAMU social, orientant les personnes exclues vers les différents centres
sociaux, la plupart non médicalisés, et vers le centre de Nanterre pour le
territoire des Hauts-de-Seine.
Nous insistons sur le fait que ce système public est basé sur des valeurs
237
de référence, notamment l’autonomie des personnes, avec un accès possible
aux soins dans une perspective de réinsertion sociale.
La prise en charge de cette population, avec les spécificités qu’elle
comporte, a permis, dans le champ très vaste et inhomogène de la précarité

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sociale et de l’exclusion, de différencier d’autres populations n’étant pas
à la rue et prises en charge par l’hôpital dans le cadre des consultations
externes.
Ces consultations externes étaient dirigées par un médecin spécialiste
de rhumatologie, et une véritable consultation ambulatoire de rhumatolo-
gie était ainsi proposée à la plupart des personnes puisqu’elles venaient se
plaindre de douleurs ou présentaient des signes cliniques ou symptômes
de nature indéterminés. L’évolution de cette consultation externe en une
policlinique (prise en charge clinique des personnes orientées et à disposi-
tion des populations de la ville) s’est traduite par une prise en charge d’un
autre type, de santé publique clinique.
En effet, s’inspirant du modèle pour les exclus, une prise en charge
alliant le médical et le social s’avérait nécessaire. La visée éthique d’une
telle prise en charge était, d’une part, d’éviter la médicalisation excessive de
problèmes sociaux entraînant une somatisation bien connue sous le terme
psychosomatique mais, d’autre part, faire accéder aux soins ces populations.
L’exclusion du système de santé de ces populations survenait d’une double
cause. D’un côté les représentations des institutions de l’hôpital et des ser-
vices sociaux n’étaient pas les mêmes que celles des autochtones puisque
les sens mêmes de mort, de maladie, de la cause des douleurs n’étaient
anthropologiquement pas les mêmes ni même celles réglant la vie de la
collectivité. D’autre part, les populations venant consulter n’avaient, le plus
souvent, pas leurs droits sociaux ouverts, d’où l’importance d’un accom-
pagnement spécifique pour l’ouverture de ces droits pour des populations
parlant mal le français et/ou perdues dans le dédale administratif. De plus,
une prise en charge sociale était proposée pour instruire de leurs droits les
patients venant consulter et la réalisation du remplissage des dossiers de
demande d’ouverture de droits auprès de la sécurité sociale, plutôt que le
renvoi pur et simple de ces personnes.
238

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La prise en charge globale
dans le cadre de la consultation médicale à la policlinique

L’accueil de ces populations ne pouvait plus se faire comme de simples


prestataires de service examinant la régularité des droits des personnes
pour bénéficier d’une prestation médicale qui était donnée dans un rai-
sonnement médical peu ouvert aux approches culturelles. La connaissance
de prise en charge d’ethno médecine et d’ethno psychiatrie demandait
elle-même l’intervention autant de médecins, que de psychologues et de
travailleurs sociaux. Ce deuxième volet fait partie du concept de santé
publique clinique.
L’accueil prend alors une autre dimension, les personnels étant formés
au savoir-faire développé dans les structures sociales du CASH, leur em-
pathie étant soutenue par des possibilités techniques d’orientation : vers
un psychologue, une assistante sociale et le médecin. C’est alors que le
système de Permanence aux Soins de Santé (PASS) a permis le financement
des acteurs sociaux dans cette policlinique.
Pour ce qui est du médecin, une réflexion à partir du code de déonto-
logie et des arrêts de certaines jurisprudences a permis d’établir l’obligation
pour le médecin, d’orienter les patients vers les acteurs sociaux quand
des difficultés sociales étaient présentées par les patients. De ces arrêts,
une réflexion éthique sur la possibilité d’une ingérence dans la vie privée
et intime des patients a été posée et a conclu à la nécessité, pour bien
orienter, de la reconnaissance repérée par les médecins de ces problèmes
sociaux. Une telle approche, médicale et sociale, peut alors être proposée
avec consentement, ce que la loi relative au droit des malades instituera
quelques années plus tard, en mars 2002, sous le titre de « Démocratie
sanitaire ». Le secret médical, dont le rôle est de protéger les patients, est,
avec ce consentement, le cadre majeur de la rencontre entre le médecin et
le patient en instabilité sociale présentant des signes cliniques et consultant
239
à cette policlinique.
Lorsque des personnes sont en situation précaire, par exemple une
absence d’emploi pour des populations, soit peu cultivées soit a-culturées,
il est fréquent de rencontrer des signes de souffrance psychique, témoi-

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gnages de la difficulté de reconnaissance de la part des institutions et des
difficultés relationnelles liées aux différences culturelles des comportements
en société.
Dans de telles situations, des facteurs de risque tels que l’abus d’alcool et
de tabac prédisposent aux conséquences morbides, cardiaques, vasculaires,
pulmonaires et cérébrales. Les comportements vis-à-vis de la sexualité, là
encore, demandent des explications et une information soutenue en termes
de prévention de la transmission des maladies infectieuses.
Ainsi les populations précaires sont-elles particulièrement exposées
aux problèmes de santé publique actuels dont le syndrome métabolique
est l’épidémie d’obésité, ainsi qu’aux risques de cancer. C’est pourquoi de
telles populations méritent une attention soutenue en termes de facteurs
et de comportements à risque.
C’est ainsi que ces différents éléments ont été collationnés dans un do-
cument, véritable dossier de prévention exhaustif repérant tous ces facteurs
de risque, dès lors qu’une personne semble avoir besoin de cette sollicitude
médicale, le médecin abordant dans son interrogatoire médical à la fois les
facteurs de risque médicaux et les éléments sociaux de précarisation.
Cette visée éthique médicale est une considération majeure de la santé
publique clinique en ce qu’elle s’adresse à des corps meurtris et à des esprits
vulnérables. L’activité du réseau a mis en évidence de nombreux facteurs
de risque (dyslipidémie, diabète, surpoids pathologique, souffrance psychi-
que…). Or on sait comment certains facteurs de risque, qui sont parfois
des maladies pouvant se révéler graves elles-mêmes comme l’hypertension
artérielle, peuvent se décompenser et donner des complications cardio-
vasculaires, cancéreuses, ou des pathologies psychiatriques graves.
Il s’agit ainsi d’une véritable prise en charge globale de la personne
humaine dans ses comportements alimentaires, personnels, intimes et
sociaux que le médecin est amené à explorer lors de son interrogatoire
devant des signes cliniques aussi peu significatifs que douleur, fatigue,
240
dépression.
Ainsi, ce type de policlinique a été fondé à partir d’une réflexion éthique,
à partir de l’expérience tirée de la compréhension des difficultés d’accueil
de personnes de cultures différentes ou avec une vision de la maladie ou

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de la mort différente, donc de rationalités différentes en ce qui concerne
l’usage de la médecine, de l’hôpital et de l’institution hospitalière.

En résumé, les éléments fondateurs de la policlinique de l’hôpital Max


Fourestier sont :
– accueil des personnes avec des difficultés d’insertion sociale ;
– alliance du médical et du social dans un document médical orientant
au mieux vers les professionnels concernés par les besoins des malades
(le dossier médical informatique) ;
– mise en place d’une prise en charge globale des facteurs de risque dans
le cadre d’une approche de santé publique clinique.

____ Réflexion éthique sur l’extension de la prise


en charge dans le cadre d’un réseau ville-hôpital :
ASDES (Accès aux Soins, Accès aux droits,
Éducation à la santé)

La DHOS (Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins),


consciente de l’action menée à la policlinique de Nanterre, a proposé
d’étendre ces actions à l’extérieur de l’hôpital pour réaliser un réseau ville-
hôpital, partant du principe que la liaison entre médical et social réalisée
au sein de la policlinique était dans cet esprit.
Une réflexion éthique multidisciplinaire a permis d’objectiver cette
proposition.
– D’un point de vue économique
Tout d’abord, la plupart, sinon la totalité des patients pris en charge à la
policlinique au niveau médical, ne nécessitaient aucune hospitalisation
ni prise en charge médicale qui déborde la médecine polyvalente. L’éta-
blissement de la valorisation des actes à l’hôpital étant particulièrement 241
pénalisante (le PMSI et la tarification à l’activité ne valorisant pas les
consultations et le système informatique hospitalier ne permettant pas
de prendre en compte les examens complémentaires consécutifs à ces
consultations), il était logique dans une optique économique, de poser

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la réalité d’une prise en charge par la médecine libérale approximati-
vement d’un coût dix fois moindre.
– Pour une meilleure organisation du système de santé
Une autre réflexion éthique, cette fois-ci en termes de décentralisa-
tion des patients de l’hôpital, vers un recentrage des patients vers un
médecin traitant de proximité, en était une autre.
• C’est à partir de trois médecins mi-temps ou vacataires à la poli-
clinique et disposant d’une activité libérale aux abords de l’hôpital
qu’a été réalisée cette extension. Bientôt, vingt professionnels cons-
tituèrent la partie « médecine de ville » à la suite du bouche à oreille
entre médecins et après consultation du conseil départemental de
l’Ordre et des Amicales de médecins des communes voisines de
l’hôpital.
• Secondairement, la policlinique de Nanterre située au nord du dé-
partement, a été le modèle d’une policlinique à l’hôpital Corentin
Celton situé au sud, dans le cadre de la prise en charge globale de
ces populations, en utilisant le dossier médico-social, en appliquant
le concept de santé publique clinique et en réalisant une prise en
charge globale. Cette extension s’est révélée éthiquement nécessaire
dans le cadre de l’accès aux soins de ces populations vulnérables
existant sur tout le département.

Le développement de l’informatique avec l’élaboration du dossier médico-


social informatisé a été une conséquence de la nature du réseau ville-hô-
pital car les personnes consultent à la fois à la policlinique et quelquefois
en ville.
Une fois le dossier médical informatisé, les données ont été placées
sur une plate-forme informatique (actuellement celle de l’Assistance Pu-
blique).
242
Dans une perspective de structuration des trajets des patients (de
manière à éviter les doublons inopportuns de consultation), la possibilité
de disposer d’un dossier informatique a permis d’orienter des patients
consultant à la policlinique vers les médecins de ville de proximité.

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et des esprits vulnérables. Expérience d’un réseau de santé ASDES
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Le nombre de demandes d’ouverture de droits sociaux pour les person-
nes inclues dans le réseau a favorisé l’établissement d’un lien informatique
privilégié entre la policlinique de Nanterre et la CPAM du 92. Cette ligne
a permis de réintégrer dans leurs droits, dans les deux jours, les personnes
en situation d’urgence sociale.
La DDASS, tout comme la CPAM, ont demandé l’extension de cette
prestation sur tout le département – dans une visée éthique d’égalité d’accès
à cette prestation – ce qui a été réalisé par l’extension du réseau ASDES
dans le sud du département à l’hôpital Corentin Celton.

Le dossier médical informatisé, véritables prémices du DPM, permet de


répondre à la loi de mars 2002 concernant les Droits des Patients en ac-
cueillant une fiche sociale, et en demandant que le consentement et toute
information puissent être effectués dans cette approche médico-sociale
(les patients maîtrisent cette information).
Il s’agit donc d’un système éthique basé sur l’autonomie des personnes
devant s’approprier les éléments médicaux et sociaux inclus dans leur
dossier.
Il est important de noter que ce dossier, autant au niveau de son rem-
plissage écrit que de son remplissage informatique, n’a pu être construit que
par l’adhésion des professionnels qui ont constitué la trame, en référence
aux recommandations de l’ANAES et de la Haute Autorité de Santé.
En effet, un tel réseau ville-hôpital, multiprofessionnel, abordant autant
les aspects culturels, sociaux et médicaux, demande un enthousiasme pour
de nouveaux modes de prises en charge, un respect des personnes inté-
grées dans le réseau, un souci de confidentialité sur les données colligées
et transférées et une coopération parfaite avec la cellule de coordination
qui évalue, voire assiste et permet les modifications nécessaires aux prises
en charge, trajets et traitements des personnes inclues.
243
L’implication est telle que le dossier a été l’objet d’évolutions dont la
dernière fut l’adéquation de ce dossier aux déterminants de santé indiqués
par la dernière loi de santé publique du 9 août 2004. C’est ainsi qu’une file
active de 1465 patients a été l’objet d’une remise à niveau des informations

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cliniques, biologiques et thérapeutiques pour que les éléments du dossier
correspondent en tout point aux éléments de santé dictés par la loi.

____ Réflexion éthique sur la détermination


d’une nouvelle population nécessitant une prise
en charge par le réseau ville-hôpital ASDES

Les déterminants de santé publique sont actuellement inclus dans la con-


sultation médicale sous le terme de santé publique clinique, cette approche
abordant 16 d’entre eux, particulièrement importants pour ces populations
en état de vulnérabilité sociale.
Il s’agit d’une nouvelle vision éthique de la médecine incluant désormais
les facteurs préventifs individuels et même familiaux dans une prise en
charge spécifique liée aux particularités de ces populations. La personne
humaine, dans l’abord de son corps et dans l’appréciation de son esprit, ne
peut être réduite exclusivement à des approches organiques, voire biologi-
ques mais multiples s’ouvrant vers la dimension sociale, dimension souvent
explicative des états morbides présentés par ces personnes. Un repérage des
critères de vulnérabilité sociale, au-delà de la simple prescription médicale
répondant à la demande même du patient, est un objectif très structurant
de cette nouvelle approche de santé publique clinique sanitaire et sociale,
pour laquelle interviennent (et certaines pourraient intervenir) de multiples
professions : médecins, infirmières, aides-soignantes, kinésithérapeutes,
ergothérapeutes, orthophonistes, diététiciennes et interprètes.
C’est une véritable mission de vigilance que constitue cette approche
de patients à risque. Reliant les différents professionnels et établissements
de santé autour d’un patient sans se substituer à eux, véritable dynamique
de prise en charge, elle doit être engagée et entretenue par une équipe de
coordination forte du réseau dont la mission d’assistance aux profession-
244
nels devient alors particulièrement complexe. Cet équilibre dynamique est
difficile à atteindre dans le cas de ces populations où les besoins ont été
jusqu’à présent mal évalués par les professionnels (ou négligés, n’ayant pas
de réponse adéquate) et par les patients eux-mêmes.

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Cette démarche, par le biais des actions de santé publique sur la
maltraitance12, dont on sait qu’elle est très répandue (10 % des couples
seraient l’objet de violences corporelles ou psychiques), pouvant aboutir à
des tableaux médicaux de psychotraumatologie, relève de l’application des
Droits de l’Homme et des minorités13, et dans le cadre de la surveillance
quantitative de l’alimentation, participe à la pluralité culturelle de la Nation
et de la puissance d’une approche de santé publique en terme de détermi-
nants de santé.
Enfin l’expérience du réseau ASDES illustre l’émergence de la personne
humaine dans la médecine, car cette personne n’est plus seulement un
malade, par l’autonomie qui lui est accordée, mais elle est une personne
par l’assistance que la prise en charge globale et son suivi permettent de
réaliser. Ceci est une donnée fondamentale modifiant les pratiques et les
rapports mêmes de la consultation et de la prise en charge au long cours
des personnes présentant des corps meurtris et des esprits vulnérables.

____ Conclusion

Nous avons désormais une nouvelle approche du corps : nous l’appréhen-


dons de manière globale, par le biais d’une prise en charge globale et éclatée.
L’approche des corps meurtris suit l’évolution de la médecine ; elle passe
par une prise en charge holistique (c’est-à-dire globale) de la personne, qui
intègre le recueil du consentement, l’information du patient, une ouverture
à l’environnement social et économique de la personne, et qui a lieu dans
le milieu de vie du patient. Mais en même temps, le corps est considéré de
manière éclatée, car il est appréhendé en fonction des facteurs de risques
qui s’allient au mode de vie.
Jusqu’à maintenant, la médecine se fondait sur des faits chimiques,
conséquence de la demande des patients. On observe à présent une prise 245
en charge décalée. Le préventif s’effectue avant le curatif, mais le prédictif
passe également avant le curatif. Ainsi, on est passé d’une médecine des
faits cliniques à une médecine des risques, ce qui a bouleversé les méthodes
de diagnostic et de traitement. La prédiction et/ou la prévention précèdent

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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le diagnostic et le traitement. Cette médecine des risques n’existe pas,
cependant, sans un certain risque d’ingérence avec des questions dont le
patient ne soupçonne pas toujours la légitimité.
Ces évolutions appellent une nécessité d’évaluation des pratiques,
avec une dimension épidémiologique évidente, qui passe du dépistage
classique au repérage des patients en fonction de leur spécificité. Grâce à
cette nouvelle définition, il devient possible de passer d’une médecine de
dépistage à une médecine de repérage où, dans le cadre de la consultation
tout venant, il s’agit de repérer les personnes qui présentent des risques
ou des cumuls de risques s’avérant des facteurs déterminants, tant sur le
pronostic que sur les coûts engendrés.
Cette prise en charge redonne une légitimité à l’ancien concept de
maladie psychosomatique, puisque le médecin qui se retrouve devant une
population précaire doit éviter de médicaliser les problèmes sociaux, et doit
préciser la cause psychique de signes et symptômes corporels (réactions
psychiques à des conditions environnementales de type toxique : violences,
harcèlement, troubles alimentaires, prises de médicaments, chômage…).
La cause des troubles étant de nature sociale, il est nécessaire de ne pas
médicaliser des problèmes sociaux, mais il faut néanmoins que ces per-
sonnes bénéficient d’un accès aux soins en tant que patients. C’est là toute
l’ambiguïté de la délicate prise en charge des troubles d’origine psychique
ou psychosomatique.

Nous remercions le docteur Grégoire Moutel et Madame Maya de


Saint-Martin qui animent le réseau ASDES, ainsi que Madame Emma-
nuelle Laforêt, pour leurs précieuses collaborations dans la rédaction de
cet article.

246

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Prise en charge médicale et sociale des corps meurtris
et des esprits vulnérables. Expérience d’un réseau de santé ASDES
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Notes et références
1
Université Paris René Descartes.
2
MOUTEL G., HERVE C., « Accès aux soins, accès aux droits et éducation à la santé : les
enjeux de la prise en charge globale des patients », Press med, 2001, 30, 15 : 740-744.
3
Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé,
J.O. de la République Française, 5 mars 2002.
4
HASSIN J., Thèse d’Université Paris5. www.ethique.inserm.fr
5
RICOEUR P., « Justice et médecine, la problématique de la personne y est également
posée » in Visions éthique de la personne, HERVE C., THOMASMA D., WEISSTUB
D. Éds., Éditions L’Harmattan, 2001 : pp. 55-62.
6
RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Le Seuil Éd., 1990.
7
GADAMER H-G., « Théorie, technique et pratique » in La philosophie de la santé,
Grasset-Mollat Ed., 1993 : 11-42.
8
WOLF M., PLACINES B., HERVÉ C., « Plaidoyer pour une dimension transdisciplinaire
de la médecine: L’exemple du consentement », Presse méd., 29, 14, 793-796, 2000.
9
WOLF M., HERVE C., « Relation médecin-malade : soigner ou se protéger ? La traversée
de l’Atlantique par la responsabilité médicale », Presse méd., 1998, 27 :1387-1389.
10
HERVE C. « Éthique et douleur » in La douleur en pratique quotidienne, Alain SERRIE,
Claude THUREL Éds, 2002, Éditions ARNETTE.
11
RIBEAU C., « Georges Canghilhem et la douleur », Le courrier de l’éthique médicale,
2005. DaTeBe Ed., 2006.
12
LOPEZ G., Victimologie, Dalloz Ed., 1997, 264 pages.
13
HERVE C., « Évaluation, clinique et traitement » in Psychotraumatologie, JEHEL L.,
LOPEZ G. Ed., 2006, préface.

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TRAJECTOIRES SOCIALES DE PATHOLOGIES ALIMENTAIRES

Jean-Pierre Corbeau
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 249 à 271


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-249.htm
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TRAJECTOIRES SOCIALES
DE PATHOLOGIES ALIMENTAIRES
Jean-Pierre CORBEAU1

____ Préambule
Deux formes de pathologies alimentaires se développent de façon con-
séquente dans nos sociétés occidentales riches et industrielles. Ces deux
pathologies résultent d’excès :
– d’une part, un excès de manque, de « rien » qui s’accompagne souvent
d’une exacerbation du rapport réflexif au corps, d’un désir de contrôle
de soi ;
– d’autre part un excès de « trop », souvent imbriqué dans l’impossibilité
de réguler (collectivement et individuellement) ses conduites alimen-
taires.
Nous proposerons de cerner, dans une perspective strictement sociolo-
gique, comment la « grande maigreur », qui peut être le signe de l’anorexie,
fut gérée, à travers notre histoire, de façon différente par nos sociétés.
De façon plus contemporaine, cela permettra l’appréhension de tra-
jectoires possibles de construction de la grande maigreur. Nous étudierons
comment des normes sociales, des processus de surveillance de soi, des
représentations de la santé ou de l’efficacité sociale participent à la reven-
dication d’images corporelles exprimant :
– tantôt des pouvoirs sur soi, le triomphe d’une réflexivité imbriquée dans
249
« la post », « l’hyper » ou la seconde modernité (selon votre sociologue
préféré !) de nos riches sociétés occidentales ;
– tantôt des stratégies d’actions échappant aux solidarités traditionnel-
lement créatrices de lien social ;

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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– à moins qu’elles ne résultent de grandes souffrances que la psychiatrie
et la psychanalyse nous aident à saisir.
Nous évoquerons ensuite des pistes permettant, nous l’espérons, de
mieux comprendre, des trajectoires de construction de l’obésité chez des
mangeurs échappant à toute forme de régulation collective et dont le
rapport pulsionnel à l’aliment est encouragé par une offre ou/et par une
histoire particulière.

____ Mise en perspective…


Avant de commencer notre analyse proprement dite, il est nécessaire de
rappeler quelques points anthropologiques, historiques et sociologiques.
Le corps est un moyen de communication non verbale qui, par des
gestes, des signes, des façons de se déplacer, des postures, des mimiques,
des mises en scène et des parures, signifie une appartenance et un statut
social.
Le paraître corporel traduit l’acceptation, le refus, la transgression plus
ou moins ironique d’un conformisme social. Il exprime le beau et le sain
tels qu’une société, à un moment de son dynamisme, les conçoit. L’idéal
corporel varie selon les époques et selon le développement et la richesse
des sociétés. Le corps féminin, plus que celui des hommes, a été soumis à
travers notre histoire, à des canons de beauté qui varient en corrélation avec
l’abondance ou la pénurie alimentaire. La disparition de la peur de la famine
dans les pays occidentaux riches doit être appréhendée en parallèle avec la
montée d’une certaine condamnation de la grosseur et avec une certaine
méfiance pour la consommation de graisses animales, et maintenant de
produits sucrés soupçonnés de participer à cet embonpoint.
L’idéal corporel renvoie à un type d’activités sociales valorisé. Cette
représentation du corps participe à une vision du monde hiérarchisant
des formes de productivité jugées plus conformes aux attentes sociétales.
250
De ce point de vue, la mutation des canons de la beauté féminine, dans
notre société, correspond à celle de la femme qui passe du statut de « re-
productrice » à celui de « productrice » (pour reprendre le jeu de mots de
Claude Fischler).

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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D’une façon générale, le projet d’atteindre un idéal corporel se traduit
par l’obligation de surveillance de soi et le respect de normes censées con-
férer une reconnaissance sociale, voire le respect du conformisme dans
une société de l’apparence et du paraître.
Ces normes varient selon les époques, en corrélation avec l’abondance
ou la pénurie alimentaire.
Lorsque la sous-nutrition est visible dans l’espace publique, que les
nourritures viennent à manquer, les représentations de la beauté corpo-
relle s’orientent vers une certaine opulence. Ajoutons que les maladies
véhiculant des peurs collectives agissent sur l’idéal corporel… Tant que
la tuberculose sévit en France, on craint la maigreur et le teint pâle de la
« dame aux camélias ». La tendance s’inverse lorsque les maladies cardio-
vasculaires deviennent les nouveaux fléaux sociaux. Un certain nombre de
« tops modèles » reprennent des formes avec le drame des années Sida. La
« grande minceur », toujours esthétisée, côtoie alors des corps plus enrobés
sur les couvertures des magazines.
La sensibilité des mangeurs (et particulièrement des femmes) à un idéal
corporel est renforcée par la solitude et la confrontation à des images quasi
virtuelles du corps sublimé que leur proposent les médias.
Ajoutons, concernant notre société pour ces dernières décennies,
l’émergence du « jeunisme », d’une fascination pour un corps adolescent
qui s’inscrit comme refusant une contrainte institutionnelle, une vie routi-
nière. Bref, une fascination pour un corps en « devenir » sous-tendue par
une représentation opposant (trop facilement) la gracilité de l’adolescente
à l’embonpoint d’un corps vieillissant.
Pour conclure, on peut lire le « sous-texte » de l’emprise des normes
sur les corps contemporains. Le projet d’atteindre un idéal corporel traduit
l’obligation de surveillance de soi prônée par les campagnes de santé publi-
que, ainsi que le respect de normes censées conférer une reconnaissance
sociale, voire une séduction et surtout l’image, par le maintien d’un corps
251
léger, d’une efficacité sociale dans laquelle « dégraisser » est devenu depuis
les années 1970 une véritable obligation (pour les institutions comme pour
le corps), et le respect du conformisme dans une société de l’apparence et
du paraître. L’esthétisme est à la légèreté, la transparence, l’aseptisation

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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du monde. Autrement dit, le changement d’un idéal corporel est à mettre
en corrélation avec les mutations des pratiques alimentaires, l’émergence
d’une orthorexie ascétique, de grignotages light et de méfiance des lipides
d’origine animale.

Depuis quelques années, une esthétique corporelle valorise la notion


de légèreté. Elle l’associe à un modèle d’efficacité sociale. Dans le même
temps, sans doute parce qu’elle se combine avec un goût pour l’excès et
pour l’extrême, elle génère des comportements à la limite du « patholo-
gique ». Nous proposons de les étudier aux confins de la simple quête de
légèreté et de celle de « l’extrême maigreur ». Au-delà des caricatures de
valeurs sociétales qu’ils expriment, ces comportements s’imbriquent dans
des stratégies de pouvoirs. Leur analyse nécessite l’évocation préalable
d’un double fait social : celui de la mutation de nos pratiques alimentaires
et celui de l’emprise des normes sur les corps, particulièrement ceux des
femmes.

____ Les mutations de l’idéal corporel et des pratiques


alimentaires ces dernières décennies

Dans les années 1950-60, les pratiques alimentaires des français, sans
véritablement s’inscrire dans un continuum, collent davantage à celles du
XIXe siècle qu’à celles de la fin du XXe.
L’industrie agro-alimentaire et la grande distribution émergent dans
une France qui s’urbanise mais qui reste encore fortement rurale et/ou
marquée par la ruralité. La « nouvelle cuisine » ne s’est pas encore mani-
festée. Malgré l’apparition récente de médicaments efficaces, la tuberculose
marque encore les imaginaires sociaux et provoque plus d’inquiétude
que les maladies cardio-vasculaires liées à la diminution des dépenses
252
physiques, à la prospérité et au bonheur de consommer intrinsèques aux
« trente glorieuses ».
Jusque dans les années 1960, la peur de la sous-nutrition caractérise
le comportement des mangeurs des pays riches. L’esthétique corporelle

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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privilégie toujours un léger embonpoint, signe de réussite sociale et de
bonne santé.
Progressivement, cette peur de la famine disparaît, la grosseur condam-
née et la consommation de graisses animales, soupçonnées de participer à
cet embonpoint, provoquent une certaine méfiance. À la peur du manque
d’aliments succède celle de l’excès de leur consommation.
Récemment, cette peur du « trop » engendre à son tour un « retour du
manque » par déni… Face à l’abondance de l’offre alimentaire sociétale des
individus construisent des zones de surveillance, de refus et de prohibitions
alimentaires qui s’imbriquent dans des stratégies de valorisation de soi mais
aussi de prise de risque.
Mais, dès la fin des années 1960, il s’agit de manger moins. C’est le début
de la lipophobie2. On se méfie du sucre, des colorants ; la consommation
de viande commence à être critiquée par certains ou certaines. Cette
émergence d’une surveillance de soi dans les incorporations alimentaires
exprime une nouvelle image du corps : la France s’urbanise et la population
active, particulièrement féminine, s’oriente vers les professions tertiaires. À
la force du travailleur emmagasinant dans son « corps machine » des calo-
ries restituées dans le labeur, à la rondeur séductrice de la femme, succède
progressivement l’image d’un corps informationnel qui glisse avec légèreté,
fait l’objet de soins, devient un alter ego3 conforme à des systèmes normatifs
d’efficacité sociale. Il faut aller vite, être performant, se débarrasser d’un
« surpoids » synonyme d’inertie. Les éducateurs développent un modèle
de distanciation par rapport à la nourriture. Celle-ci devient un objet de
réflexion nutritionnelle, la « médicalisation » est en marche... On oppose
aux désirs gourmands une « rationalité diététique ».
Hommes et femmes « s’allègent » dans une logique d’unisexualité.
L’androgyne devient un modèle de beauté et d’efficacité sociale : après Cour-
règes, qui avait masqué les formes sous le trapèze de la robe et dénudé les
jambes féminines « obligées » d’être plus fines pour pénétrer dans les bottes
253
blanches imaginées par le grand couturier français ; Armani, qui garde la
jupe du tailleur tout aussi courte, allonge la veste qui la masque, mais surtout
épaule celle-ci, transformant la silhouette féminine en un trapèze inverse à
celui de Courrèges ; l’Esthétique du déstructuré s’impose et les pantalons

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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flous (qui remplacent rapidement la micro-jupe) la renforcent. Rien ne
moule, on doit être à l’aise, ne pas se sentir « boudinée » : « lâche-moi »,
« laisse-moi vivre », reviennent comme des leitmotivs dans les propos des
jeunes femmes qui revendiquent finalement une bulle proxémique plus
grande, un espace de « non contact » corporel anticipant sur la tragédie
des « années sida » et le modèle de protection qu’elles exacerbèrent.
Parallèlement, à partir des années 1970, les technocrates qui trouvent
leur créneau affirment et goûtent la différence, « dégraissent » leur corps
et les entreprises au nom d’une nouvelle « efficacité sociale ». L’esthétisme
est à la légèreté, la transparence, l’aseptisation du monde…
S’y ajoute une image de l’efficacité sociale dans la société technocratique
où les femmes se positionnent dans des postes à responsabilité à partir des
années 1970.
L’idéal corporel, lorsqu’on le met au singulier, se réfère alors à cette
beauté, à l’efficacité de la minceur, mais aussi à l’image de la santé à un
moment où la peur de la tuberculose est remplacée par celle des maladies
cardio-vasculaires.
Il faut souligner, enfin, l’imbrication du jeunisme sous-tendu par une
représentation (actuellement fort discutable) opposant la gracilité de l’ado-
lescente et de la jeune fille à l’embonpoint du corps vieillissant.
Quoi qu’il en soit, dès cette période les femmes (et les hommes les
rejoindront) désirent maigrir (en 1985, 22 % des français sont au régime,
en 1993, 4 françaises sur 10 voulaient maigrir dont 70 % pour des raisons
esthétiques, en 1998, 16 % de femmes « jeunes seniors » suivent un régime
pour des raisons de minceur et le phénomène s’accentue si l’on analyse les
résultats de l’enquête d’Estelle Masson4).

____ Les enjeux féminins de l’extrême maigreur


254
Les logiques plurielles des femmes qui construisent des « grandes mai-
greurs » présentent des caractéristiques communes. Elles sont lipophobes,
se méfient du sucre, expriment une nouvelle image d’un corps information-
nel qui glisse avec légèreté, dans une logique nomade. Glorifiées, vitesse et

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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performance obligent à se débarrasser d’un « surpoids » synonyme d’inertie.
Les logiques développent une distanciation par rapport à la nourriture
qui devient un objet de réflexion nutritionnelle. Elles opposent aux désirs
gourmands une « rationalité diététique ».
Ces femmes, extrêmement maigres, sont des « complexées du trop »5.
Elles limitent leurs incorporations. La représentation interne de leur corps
évoque celui-ci comme un tube dans lequel elles gèrent au mieux les flux.
Elles sont souvent utilisatrices de produits diurétiques et laxatifs. Elles
développent plus que d’autres la dimension magique de l’aliment considéré
comme polluant le corps. Il faut alors « éliminer » les toxines apportées
par les nourritures caloriques et/ou d’origine animale. Elles préfèrent des
saveurs amères (qui permettent de garder longtemps en bouche l’émotion
gustative et signifient aussi le risque de l’empoisonnement6) ou acides à
celles salées ou sucrées. Elles consomment beaucoup d’eau, perçue comme
purificatrice de leur corps. Lorsqu’elles pensent avoir trop consommé, elles
cherchent à éliminer la « part maudite » corporelle : ces parties parfois
molles, soumises à variations, en tout cas insuffisamment « dures » qui
enrobent le muscle ou l’os et qu’elles attribuent à l’aliment incorporé. Il
s’agit de « gommer » le prétendu excès alimentaire par un excès de dépenses
physiques : courir sinon vomir, courir jusqu’à vomir…
Incorporer l’aliment renvoie tôt ou tard à une culpabilité.
De mince, le corps devient maigre ; sans doute pour se « désexualiser »,
pour renier dans une perspective de pureté sa dimension animale.
La grande maigreur (initialement encouragée par les modèles sociaux
dominants) suppose une surveillance de soi refusant l’animalité du corps ;
surveillance allant jusqu’au contrôle de son rapport aux autres par des
rituels d’évitement ou des refus de la communication. L’esthétique de la
légèreté, de la minceur du corps féminin devient celle de l’effacement, de
la non visibilité d’un objet sexuel de plus en plus diaphane, transparent.
Que la rencontre avec l’altérité se fasse et succède à l’interaction des chairs
255
plus ou moins fermes, la dureté structurelle des os, le choc d’un squelette
désexualisé, déshumanisé.
Toutes ces valeurs sous-tendent les socialisations depuis une vingtaine
d’années. Le refus de l’institution, la performance jusqu’à la défonce, l’indivi-

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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dualisme jusqu’au repli sur soi, apparaissent comme une extrapolation sté-
réotypée, mais non contradictoire, des modèles sociétaux de l’éducation.
Cette perspective permet, dans une perspective sociologique, l’évoca-
tion de quatre logiques d’extrêmes maigreurs.

____ Quatre parcours d’extrême maigreur féminine


La première catégorie d’extrême maigreur s’applique plutôt à des femmes
entrées dans la vie. La recherche de productivité et de responsabilité les
« unisexualise »… Prolongeant le modèle sociétale des années 1970, le
corps alter ego, au sein d’une « société de performance »7, devient l’objet
virtualisé de stratégies valorisant l’immatériel de la pensée. Restreindre
ses incorporations alimentaires, c’est construire une image de l’efficacité
sociale, préambule nécessaire au développement de relations fonctionnelles.
Lipophobe, on s’empiffre publiquement (avec perversité) de légumes verts
cuits à la vapeur. Le corps doit être léger, mince. Il refuse l’incorporation
des produits évoquant la vie (fermentés ou animaux) par définition non
prévisibles.

La seconde trajectoire de maigreur extrême est aux frontières de la patho-


logie. Son histoire est porteuse d’un sentiment d’échec par rapport à une
image mythifiée du projet existentiel. Une « fatigue d’être soi »8 participe
aux restrictions alimentaires et aux dégoûts. Dans le même temps, on
s’inscrit dans un « travail » sous-tendant une « carrière anorexique »9, on
utilise la maigreur pour construire un pouvoir au sein de la famille. On
sait que cela inquiète les proches et fait naître une compassion très valori-
sante, puisque l’entourage protège, rythme ses repas sur l’acceptation de la
commensalité... La vie de cour à Versailles s’organisait autour du corps du
Roi Soleil10, la sociabilité alimentaire des familles de cette seconde forme
256
d’extrême maigreur s’organise autour de la présence / absence du corps ;
d’une manière ou d’une autre, son identité (réconciliant l’esprit et le corps,
l’être et le paraître) se trouve au centre des relations de l’intimité familiale.
On se fait un corps, on mange peu ; des légumes verts cuits à la vapeur, des

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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feuilles de salades très variées et beaucoup d’herbes aromatiques. On adore
les agrumes dont on perçoit l’acidité comme un « détergeant » nettoyant
l’intérieur du corps. Se restreindre est un moyen de trouver ses limites, un
jeu vertigineux avec l’entourage et l’existence.

La troisième catégorie d’extrême maigreur recoupe une trajectoire bien


particulière… On quitte le domicile parental pour une ville plus grande, avec
un déficit de sociabilité et la disparition d’obligation de se nourrir à heures
régulières. On mange, éventuellement, lorsque l’on a faim et non lorsque
c’est l’heure. Se nourrir doit être rapide. Le temps de l’alimentation (qui n’est
plus celui du partage) est perçu comme un temps mort se cumulant avec
d’autres activités sociales. Dans cette logique comportementale, on boit si
l’on a faim ! Cela va plus vite ; dévisser le bouchon, dégoupiller l’emballage,
porter le goulot ou la boîte aux lèvres devient une action sociale valorisante.
Inscrite dans une culture de l’extrême et développant un modèle corporel
informationnel qui « frôle » ou évite, on imagine le liquide – eau, boisson
light, laitage allégé – glisser dans son corps sans le polluer, comme le ferait
un aliment solide « plein de toxines », pour finalement emplir son estomac
et lui procurer un éphémère sentiment de satiété. On s’autorise à boire (de
l’eau et parfois des sodas light) dans n’importe quel lieu. On consomme du
prêt-à-manger, sous la forme de petites salades, de tranches de jambon sec
et fumé, sans gras. On ingurgite aussi des yaourts à 0 % de matières grasses,
on croque parfois un fruit ou une barre chocolatée de céréales. Parallèle-
ment, on continue de boire eau, sodas light ou tisanes. Sans doute est-on
parfois victime de boulimies alimentaires mais la boulimie quotidienne est
celle d’images concernant les mannequins et les stars, particulièrement au
moment du « syndrome du maillot de bain »11. Cette surconsommation de
signes glorifiant la minceur compense la diminution des nourritures. Cette
privation risque de tourner à l’anorexie avec des absorptions alimentaires
solides de plus en plus réduites et rares. On oublie de manger parce qu’isolé
257
et subjugué par une norme esthétique de minceur qu’il faudrait atteindre
pour réaliser une séduction. C’est un profil de crise et si l’isolement dans
le domicile se cristallise, on peut imaginer que des sortes d’addiction à
des produits de moins en moins light se transforment en grignotages

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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non pensés, non contrôlés pendant les surconsommations de produits
médiatiques. D’un souci de minceur / maigreur, le corps peut, dans une
logique de démission résultant de la même absence de communication et
de rapports de sociabilité, accumuler des calories non consommées dans
le système de sédentarité qui se met en place à travers la fréquentation des
multimédias de plus en plus fréquemment accompagnée de comportements
boulimiques.

L’extrême maigreur de la quatrième catégorie n’empêche pas son hyperac-


tivité. Le mot extrême la caractérise : il s’agit, à travers le corps, d’expéri-
menter les limites, d’être toujours dans une sorte d’ordalie constructrice
de sens12. Elle n’est plus dans une logique de protection que les « années
sida » développèrent. Elle la récuse et revendique une perpétuelle prise de
risque. Elle fume et peut être tentée par certaines formes de consommation
de produits toxiques. La maigreur s’inscrit dans une « culture de rue »13
qui développe des rituels particuliers : façon de se saluer en tapant la main,
en cognant l’épaule de l’autre, etc. Cette trajectoire cumule, à son insu, les
logiques de maigreur des trois autres scénarios.
Souvent la silhouette menue résulte d’une sous-nutrition imbriquée
dans une histoire de précarité sociale et économique induite par les édu-
cateurs. Au lieu de consommer des produits lipidiques à bas prix ou des
friandises, comme certaines de ses camarades susceptibles dans les mêmes
histoires sociales de s’orienter vers l’obésité, elle fume et boit. Comme les
garçons qu’elle fréquente d’une façon « narcissique » dans une logique de
« bande ». Elle cherche à avoir le même look, les mêmes propos, les mê-
mes goûts culturels. La maigreur devient une forme d’excès construisant,
aussi, un leadership en clair-obscur par rapport aux copines opulentes,
sinon obèses, stigmatisées dans leur condition féminine. Aucune honte à
exhiber le piercing du nombril, le tatouage qui descend très bas, au delà de
258
la taille du pantalon, qui lui-même est en dessous du string… Les conven-
tions sont cassées. La maigreur n’est plus acte de culture mais agression
face aux « mecs », revendication du choc qu’aucune chair molle ne peut
amortir. La maigreur, qui est une manifestation de la culture du risque,

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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signifie la revendication d’une absence de protection, l’implication dans
l’instant d’un corps qui ne veut pas faire de réserve, désire échapper à la
pesanteur dans des exercices physiques risqués procurant des sensations
de plaisir dans un temps éphémère. Corps qui, aussi, dans le cas d’un ethos
de « culture de rue », par la maltraitance dont il fait l’objet, renvoie à la
société ce que l’actrice sociale a retenu de la socialisation et de ses résultats.
Dans sa quête d’une sorte « d’affrontement » à l’altérité (et particulièrement
« aux mecs »), dans une logique de violence urbaine, dans sa recherche du
contact, la chair (molle) l’empêcherait d’atteindre une efficacité reposant
sur la dureté et la sécheresse (un peu comme le corps des héros d’arts
martiaux) ; cette chair apparaîtrait comme un médiateur signifiant encore
une forme de civilité. Consommatrice de junk food, de sodas light ou/et de
produits plus alcoolisés (bières, alcools blancs, etc.), elle élimine par des
efforts (musculation, course, danse, etc.) tout ce qui a été incorporé. Elle
veut avoir des « muscles aussi durs que les os ». Le corps pour agir doit se
résumer à sa simple structure, c’est-à-dire se débarrasser du « périssable
des parties molles »14.
Nous pourrions dire qu’il est possible d’appréhender chacune de ces
trajectoires comme un jeu pluriel entre soi et les modèles sociétaux, entre
soi et les autres, entre soi et un corps alter ego (à la fois instrumentalisé et
objet de réflexion) ; un jeu entre soi et l’existence.
À l’inverse, chez d’autres adolescents (plutôt des filles), l’idéal de
minceur conduit à refuser l’aliment qui ferait grossir. On coupe la faim
avec des boissons gazeuses light ou par des consommations d’eau. Bien
sûr on « craque » parfois sur des produits sucrés (qui véhiculent l’image
sécurisante des premiers temps de la vie) mais ils sont discrètement vomis.
De l’esthétisme du corps diaphane, le risque est important de glisser vers
l’anorexie.

259
En schématisant, les premières trajectoires explicatives de pathologie
alimentaires, trajectoires qui s’inscrivent dans « l’excès de rien », relèvent,
aussi, d’une application caricaturale des normes. Les quatre trajectoires
sociales susceptibles de déboucher sur des constructions d’obésité que

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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nous allons maintenant développer, se situent aux antipodes de celles de
la « grande maigreur » et s’imbriquent dans une crise anomique.

____ Anomie et pathologie alimentaire

La notion d’anomie telle que nous la concevons, a des conséquences


pour une approche sociologique compréhensive d’un « mangeur pluriel »
confronté aux incertitudes de l’offre de produits et à la multiplicité des
discours…
Dans une perspective durkheimienne, l’anomie est associée à une vision
catastrophique favorisant l’émergence de pathologies sociales et psycholo-
giques. Durkheim en fait une sorte de concept « poubelle »15 permettant
d’expliquer les dysfonctionnements (suicide, folie, guerre..) qu’il observe
et qui contredisent son approche héritière du modèle évolutionniste pour
lequel la rationalité scientifique, le développement de l’éducation, les pro-
grès des technologies, etc., déboucheraient sur le bonheur de l’humanité.
Par ailleurs, Durkheim n’envisage l’anomie que lors de grandes mutations
sociétales, lorsqu’il y a une crise qui résulte d’un décalage passager entre
les systèmes normatifs postulés, jusque-là consensuels, et les désirs et
pratiques de celles et ceux censés en dépendre.
Notre conception de l’anomie ne partage pas ce point de vue… Nous
nous inscrivons dans l’utilisation que peut en faire Jean Duvignaud16. D’une
part nous postulons que l’anomie est permanente dans les sociétés, qu’elle
est une béance institutionnelle toujours présente mais davantage ressentie à
certaines périodes qu’à d’autres (à moins que la dramatisation de ces crises
anomiques ne résulte de la manière de regarder de l’observateur social).
Sans cette béance il n’y aurait ni mutation des sociétés, ni distanciation
nécessaire à la conceptualisation, ni conscience d’un patrimoine gastro-
nomique, ni construction d’un répertoire du comestible et du buvable, ni
260
désir d’invention technologique.
Autrement dit, si nous acceptons, comme Durkheim l’a montré, que
l’anomie soit susceptible d’engendrer des comportements sociaux patholo-
giques, nous affirmons qu’elle débouche aussi sur une créativité collective ou

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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individuelle. Cette créativité est orientée vers une expérience possible pour
laquelle la conscience collective ne dispose d’aucun concept régulateur.
C’est le troisième point de notre conception de l’anomie qui peut nous
différencier de certains auteurs. Traditionnellement, on affirme que la rup-
ture institutionnelle – la crise anomique – est engendrée par une absence
de norme correspondant à la situation nouvelle que rencontre l’acteur ; on
accepte aussi qu’elle résulte, éventuellement, d’un décalage entre la pro-
position sociale et le désir des acteurs. Le premier scénario nous semble
relever, pour ce qui concerne nos sociétés contemporaines, d’une véritable
hypothèse d’école et le second ne peut être considéré comme possible qu’en
limitant la crise à un secteur particulier et en niant les « intermittences »
d’un individu pluriel. C’est pourquoi nous privilégions l’émergence d’un
vide normatif conséquent d’une prolifération de valeurs et de modèles con-
tradictoires et incompatibles engendrant, chez certains sujets plus fragiles
ou plus « exposés », une anxiété intrinsèque à leur choix.
Ces remarques nous semblent importantes dans le cadre de notre
approche métonymique.
Elles appellent quelques réflexions complémentaires.
Les sociologues savent bien qu’en dehors de l’invention sociale, deux
scénarios paradigmatiques structurent la réponse à la dramatisation d’une
crise anomique.
D’un côté, l’on classe, catégorise, quantifie, pour nier le mouvement et
construire une hypothétique sécurité dans les artifices de la catégorisation
(vive les certifications, les normes iso, les traçabilités, les régimes miracles,
les étiquettes informant sur l’origine du produit, les conditions « idéales » de
dégustation, les propriétés nutritionnelles, les prises de risques encourues
en se livrant à sa consommation, etc.).
De l’autre, on se donne le vertige, on éprouve des sensations en adhérant
à tout ce qui peut signifier la nouveauté : l’ilinx de la modernité « fabrique »
de l’hédonisme (packaging provocateur mobilisant l’approche psychosen-
261
sorielle ; préférence pour des sensations gustatives intenses, « extrêmes »
et, souvent, relativement standardisées ; etc.).
La radicalisation de ces deux postures est favorisée par les médias qui
théâtralisent l’anomie que nous avons postulée permanente. Les reportages

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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récurrents sur l’alimentation versus danger/prise de risque, l’obésité, les
consommations alcooliques de telle ou telle catégorie de la population, le
syndrome du maillot de bain, exacerbent ces paradigmes. On parle de la
crise du comportement alimentaire sans vraiment la connaître. Paradoxa-
lement, on la surexpose en la banalisant. On nous la donne en spectacle et
nous met pratiquement en demeure de décider du « bon modèle », devant
l’urgence « dramatisée ».
On saisit mieux comment les médias valorisent tantôt le savoir-faire
ancestral, les discours un peu ringards de quelques vieux gourous, tantôt
se livrent à l’apologie d’un produit très innovant pour des mangeurs en
quête de sensations fortes et standardisées.
Le « mangeur pluriel » échappe pour partie à cette zizanie médiatisée.
Selon les situations il consomme tel ou tel produit qui lui semble corres-
pondre à ses désirs du moment, qu’il perçoit comme porteur de plaisir. Pas
véritablement d’anomie ici mais, simplement, des situations particulières
de consommation se succédant et auxquelles il associe une recherche de
qualités spécifiques, de types d’aliments particuliers. De nouveaux usages
de ces derniers apparaissent au sein de nouvelles formes de convivialité.
La crise anomique n’est pas ressentie comme telle par ce consommateur
zappeur – que nous qualifions à l’instant de « mangeur pluriel » – qui
rompt avec la monotonie des habitudes, trouve un espace de liberté dans
la multiplicité de l’offre.
La crise anomique est alors du côté de la dramatisation médiatique.
Elle est éventuellement dans la représentation construite par le chercheur
qui privilégie la « cacophonie » normative comme si celle-ci était une
nouveauté, ce que l’analyse historique dénie…
Pour modérer l’expression de cet optimisme peu conforme à l’in-
quiétude ambiante, à la peur nécessaire pour développer des idéologies
sécuritaires, soulignons que l’anomie créatrice de mal-être existe (et est
malheureusement tragique) dès lors que l’acteur social ressent une solitude,
262
une fragilité, une absence de lien.
Il est alors possible de pointer trois phénomènes susceptibles d’engen-
drer l’anomie ou de conforter les dramatisations médiatiques…

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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____ Trois « itinéraires » d’anomie

Les peurs alimentaires s’inversent

Jusqu’au milieu des « trente glorieuses » (cf. première partie de notre texte),
les mangeurs français, comme encore, malheureusement, une grande partie
de l’humanité, redoutaient le manque de nourriture. L’imaginaire collectif
était marqué par la peur de la famine (peur ravivée par les camps de con-
centration et les rationnements alimentaires des années 1940).
L’émergence de l’abondance (qui correspond à une amélioration con-
sidérable du pouvoir d’achat et à une diminution des coûts de production
qui « démocratise » l’accès à de nombreux aliments jusque-là réservés à des
minorités « chanceuses ») renverse les codes et crée des décalages… « Si
tu bouffes tu crèves ; si tu bouffes pas, tu crèves quand même » proclamait
Coluche dans un sketch célèbre de la fin des années 1970, exprimant intui-
tivement la distanciation à l’aliment dont la fonction d’empoisonnement et
l’abondance se substituaient, chez un certain type de consommateurs17, à
celle de la profusion inespérée et bénéfique.
À la peur du manque succède celle du « trop ». On soupçonne l’ali-
ment facile à acquérir et à consommer d’être malsain, empoisonné par les
technologies qui permettent de le rendre accessible à la majorité.
Pour compléter ce premier phénomène qui déstabilise et inverse nos
catégories de représentations des aliments, il est nécessaire d’évoquer un
phénomène plus récent, imbriqué dans cette dynamique.
Il médicalise l’alimentation, au sein de laquelle certaines catégories de
nourritures sont investies de pouvoirs magiques (purificateurs, bénéfiques,
énergétiques, protecteurs, etc.), mais cette vision d’un aliment thérapeuti-
que s’inscrit dans le déni de ceux que l’on décrète malsains et qui ne peuvent
franchir le seuil du domicile. L’interdit, se voulant protecteur des enfants,
263
de celui ou de celle qui doit échapper à toute pathologie, être conforme
aux critères esthétiques, aux stigmates annoncés de la pleine forme et
de la santé, débouche sur un nouveau manque engendrant une nouvelle
forme d’anomie : obéir au déni, au manque de la sphère privée ou profiter,

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sournoisement, rapidement, en cachette de l’abondance offerte à l’extérieur
par tous les points variés de restauration et de vente d’aliments.

Les prises alimentaires hors repas

Le second phénomène conforte cette mutation de l’imaginaire. Il s’agit de


l’augmentation considérable de la prise alimentaire hors repas.
Les études sociologiques récentes 18 enregistrent une nette augmenta-
tion de telles pratiques alors que la majorité des conseils diététiques postule
le bien-fondé d’une alimentation reposant sur trois (voire quatre en incluant,
dans certaines catégories de la population, le goûter) repas sédentarisés,
ritualisés. Un sociologue ou un anthropologue admettant la diversité des
possibilités d’alimentation « équilibrée » existant dans différents modèles
culturels ne peut s’empêcher de percevoir cette attitude nutritionnelle nor-
mative comme une forme d’exorcisme de toutes les pathologies alimentaires
(au rang desquelles, principalement, le risque de l’obésité).
Il ne faudrait pas oublier que les mêmes enquêtes sociologiques19 qui
pointèrent le développement des prises alimentaires hors repas, notent
aussi qu’elles ne doivent pas être confondues systématiquement avec le
grignotage et l’incorporation incontrôlée d’aliments aux apports caloriques
phénoménaux. Les prises alimentaires hors repas peuvent être « socia-
lisées », pensées au sein de la diète quotidienne. Le dessert pris avec les
collègues de travail à 15 heures a supposé, en amont, la simplification du
repas méridien réduit à une entrée et un plat. La collation de milieu de
matinée qui donne lieu à de nouvelles formes de sociabilités alimentaires
ritualisées (y compris devant le distributeur) est répercutée sur le déjeuner
constitué par une salade composée et un fruit, etc.
Dans la totalité des cas, on est loin du grignotage machinal, soli-
taire, impensé, mais on est dans l’invention d’un nouveau modèle que
264
Jean-Pierre Poulain n’hésite pas à désigner sous le nom de « Modernité
alimentaire ».
Certes nous ne nions pas l’existence de grignotage mais nous attirons
l’attention sur l’anomie qui peut résulter de mangeurs dont la diète est

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parfaitement équilibrée alors qu’ils pratiquent de nombreuses prises ali-
mentaires hors repas. La culpabilité qu’ils exprimaient plus ou moins par
le décalage entre leur déclaratif et leurs pratiques il y a une petite dizaine
d’années semble s’estomper. Peut-être est-il temps de réfléchir ensemble
à une information nutritionnelle qui ne postule pas comme condition
nécessaire la règle des trois repas.

L’amoindrissement de la régulation collective

Elle correspond à la montée de l’individualisme à la mutation de nos modes


de vie.
Plus la France s’urbanise, plus les distances s’agrandissent entre le lieu
de travail et celui de la résidence. Le temps et le coût des transports devien-
nent alors une nouvelle donne de la vie des urbains qui rationalisent leur
présence sur le lieu de production en diminuant la durée du repas méridien,
en le prenant sur place dans une restauration collective sociale ou privée,
à moins qu’ils ne mangent un mets unique, une quelconque viennoiserie,
etc. en simplifiant la structure du déjeuner…
Si les parents ne rentrent plus au domicile le midi, il serait étonnant que
les enfants le fassent ! Eux aussi fréquentent les cantines scolaires, s’alimen-
tent en s’adressant à des points de vente de produits qui ne correspondent
pas toujours aux critères de la diététique actuelle.
Dans toutes ces figures, le mangeur n’est plus soumis à une régulation
collective de son alimentation puisqu’il est individualisé, libre de choisir
au sein d’une offre de plus en plus importante dont les caractéristiques et
les valeurs nutritionnelles lui échappent souvent.
Il nous faut pondérer cette vision valable, pour la précédente décen-
nie, par les effets que les RTT peuvent avoir sur un temps libre dont une
partie est, chez certaines personnes enquêtées, consacrée à des activités
culinaires moins sexuées et vécues comme plus ludiques que les contraintes 265
liées à la répartition des rôles domestiques très inégalitaires dans la famille
traditionnelle.
Outre le développement de la restauration hors foyer généré par
l’impossibilité temporelle de cuisiner et parfois, par la disparition des

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savoir-faire, un autre phénomène participe à la dérégulation collective de
notre alimentation. Il s’agit de l’engouement pour les produits nouveaux,
venus d’ailleurs ou conçus par l’industrie agroalimentaire. Agréables à
manger, ils sont d’une très grande densité calorique et ne remplissent pas
pour autant le bol alimentaire. Ces minis produits séduisent les clientèles
jeunes par leurs goûts et par la praticité de leur emballage qui permet d’en
avoir toujours sur soi. Les consommer permet une inclusion au sein de
convivialités avec ses pairs.

On peut aussi les consommer lorsque l’on a rejoint le domicile au sein du-
quel le repas familial structure moins qu’avant l’organisation du quotidien.
L’enfant accède librement à des nourritures conservées dans le réfrigérateur,
le congélateur ou le placard. Leur consommation miniaturisée et répétée
risque de changer leur statut d’« en-cas » ritualisés en grignotages com-
pulsifs. Les enquêtes montrent que plus l’enfant ou l’adolescent est livré à
lui-même dans le foyer, face à une surconsommation médiatique et plus
il risque de s’inscrire dans un cycle de grignotage et de consommation
de boisson, de sodas ou assimilés. Nous distinguons, pour notre part20,
les grignotages – manger machinal, non pensé – des prises alimentaires
socialisées hors repas où le rituel est mémorisé, comptabilisé dans la diète
quotidienne. Par ailleurs, les secondes correspondent à une vraie faim alors
que les premières interviennent avant que celle-ci ne s’exprime et sans que
l’on n’atteigne jamais le sentiment de satiété.

Dans cette liberté résultant d’une crise anomique que les médias ne man-
quent pas de dénoncer, et dans le même temps d’accentuer, le mangeur peut
obéir, se soumettre, choir ou développer des comportements alimentaires
qui s’inscrivent dans plusieurs logiques de rationalité (d’où le pluriel de
notre titre).
266 On peut alors « revisiter » Max Weber comme le fait superbement
Jean-Pierre Poulain21 qui distingue, à propos de la construction de nos
normes, attitudes et pratiques alimentaires, des formes de rationalité en
finalité, rationalité en valeur, de type scientifique ou magique.

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Nous compléterons son analyse – dans la perspective de notre con-
ception de l’anomie développée précédemment – en y ajoutant le fait que
l’individu peut être « producteur » d’une quelconque forme de rationalité,
ou reproducteur de celle-ci.
Le sens de l’anomie, c’est-à-dire de l’affrontement entre divers types
de rationalités, s’en trouve modifié… Si l’individu se pense acteur de son
comportement, l’écart à la norme ne crée point de culpabilité particulière.
À l’inverse, la norme intégrée, mais contraire aux habitudes, fragilise la
rationalité qui risque de voler en éclat au grès des situations de partage ou
d’inquiétude solitaire qui la font oublier, ou qui la rendent haïssable.
Si l’on applique ces principes à des scénarios de compréhension socio-
logique de l’obésité, nous pourrions en distinguer quatre…

____ Quatre scénarios de construction de l’obésité

Le vide social

Le premier est celui que valorisent les politiques de santé publique. Schéma-
tiquement, il s’agit d’accuser l’offre alimentaire, trop sucrée, trop lipidique,
qui serait proposée à un jeune enfant livré à lui-même, plus ou moins soli-
taire (y compris au sein d’un milieu familial dans lequel la communication
est faible) et surconsommateur d’images véhiculées par les multimédias,
entraînant une sédentarité devant l’écran ; en même temps, de façon « non
pensée », on se fait plaisir avec des grignotages et des boissons sucrées.
Ce premier scénario de construction de l’obésité, très en cours chez les
éducateurs, conduit à accuser les pratiques d’une certaine agro-industrie et
les stratégies de commercialisation de certaines enseignes qui augmente-
raient les portions et encourageraient par des promotions l’achat de gran-
des quantités de produits, séduisants sur le plan gustatif mais dangereux
sur le plan nutritionnel. Ces politiques commerciales « responsables » de 267
l’obésité auraient un impact maximum sur des populations fragiles au plan
économique et ne pouvant toujours comprendre l’information nutrition-
nelle. Traditionnellement, on cite alors le cas des quartiers pauvres des

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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villes états-uniennes et l’obésité qui caractérise les « grignoteurs » qui les
peuplent. Des études françaises22 ont pu mettre en corrélation l’origine
sociale, la consommation d’images télévisées, des pratiques de grignotage
et l’apparition d’une surpondération chez des enfants solitaires de familles
défavorisées.

La revanche

La deuxième trajectoire se développe sans doute dans le même type de


population mais, elle ne s’accompagne pas forcément de grignotage. Il
s’agit de familles d’émigrés récemment installées et qui accèdent enfin à
une offre alimentaire au sein de laquelle la consommation des produits
déconseillés par la diététique actuelle leur apparaissent comme le signe
d’une modernité, d’une réussite sociale. Nous dirions, d’une « revanche
sociale ». Leur imaginaire est encore hanté par les images de la disette qu’ils
ont connue ou rencontrée dans leur diaspora. On comprend comment le
contrôle de soi devant un aliment désirable est difficile à admettre et com-
ment l’idéal corporel de la minceur, en vogue aujourd’hui, ne correspond
pas à leurs critères esthétiques, à leur conception de la réussite sociale, à
leur représentation de la bonne santé. L’augmentation de poids de l’enfant
n’entraîne aucune inquiétude mais semble au contraire positive. Pour ces
populations, il est nécessaire d’avoir une approche culturelle plus présente
dans la démarche de santé publique, mais il faut, dans le même temps, veiller
à ne pas sombrer dans une forme de communautarisme aux antipodes du
système d’intégration français.

La transgression de l’orthorexie

Le troisième scénario de trajectoire de construction sociale de l’obésité


268 concerne des populations plus privilégiées au sein desquelles, les parents
développent une sorte d’orthorexie ascétique, puritaine, qui, par le déni,
évacue de l’espace du domicile les produits « dangereux » pour leur pro-
géniture. Ainsi, le manque alimentaire est-il institué dans l’espace privé,

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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alors que l’abondance existe toujours à l’extérieur. L’enfant qui échappe au
regard parental va cueillir les produits défendus, avec avidité et sans doute
culpabilité. La surpondération qui risque d’en résulter est interprétée par le
père et la mère – souvent surprotecteurs – comme le premier stigmate de
l’obésité nécessitant la rencontre d’un spécialiste. L’enfant est alors souvent
coupé des sociabilités qui l’aideraient à résoudre ce problème de poids.

La surveillance stigmatisante

Pour aboutir à ce quatrième scénario de l’« enfant surveillé / protégé », un


autre itinéraire est parfois emprunté, qui s’ancre non dans le déni mais dans
le désir de bien alimenter l’enfant en le nourrissant comme un « sportif de
haut niveau » pour qu’il ait encore plus de vitalité, pour que les risques de
maladie ou de « contre-performance » évoqués par des prophéties catas-
trophiques ne s’appliquent pas à l’enfant chéri. Ce souci de perfectionnisme
exprime une envie de contrôle, d’évacuation de l’incertitude du développe-
ment de l’enfant. C’est, finalement l’émergence d’une vision sécuritaire que
l’on retrouve, chez les mêmes parents avec leur refus de laisser l’enfant aller
seul à l’école, prendre des risques sur une aire de jeu, etc. Paradoxalement,
ici, l’orthorexie rationalisant l’alimentation enfantine ne dénie plus, mais
prône, au contraire, une sorte de « gavage » d’un aliment se « médicalisant »,
très riche en apports nutritionnels. L’interdit et la privation portent plutôt
sur la dépense physique susceptible d’engendrer des formes d’insécurité.
Dès que la surpondération, entraînée par le déséquilibre, apparaît, elle
débouche sur la stigmatisation de l’obésité évoquée antérieurement.

_____ En guise de conclusion…


La science (médicale, économique, juridique, de la vie, humaine, sociale,
etc.) qui prétend, de façon solitaire (c’est-à-dire sans écouter l’acteur et 269
sans reconstruire avec les autres disciplines la complexité du phénomène
social total alimentaire), se substituer à la loi d’un comportement n’est plus
une science mais une forme d’idéologie. Par ailleurs, elle ne peut avoir un

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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impact qu’à travers des médiatisations et elle doit alors prendre garde à la
perception magique qu’elle risque de déclencher et aux effets pervers de
dramatisation qu’elle pourrait susciter.

Notes et références
1
Université François Rabelais Tours
2
Le mot est inventé par Claude Fischler pour désigner ce phénomène, venu d’Amérique du
Nord, qui se méfie et « diabolise » les graisses d’origine animale, allant jusqu’à boycotter
la consommation de viandes jugées trop grasses, encourageant dans le même temps la
montée du végétarisme. Claude Fischler in «L’Homnivore», éditions Odile Jacob, Paris,
1990.
3
Cf. David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, PUF, Paris, 1990.
4
Cf. Estelle Masson, Le mincir, le grossir, le rester mince. Rapport au corps et au poids et
pratiques de restrictions alimentaires. Principaux résultats d’une enquête Ocha/CSA
auprès des françaises de 18 à 65 ans, in « Corps de femmes sous influence. Questionner
les normes » sous la direction d’Annie Hubert. Cahier de l’Ocha, n°10, pp. 26-47.
5
J.P. Corbeau et J.P. Poulain, Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Pri-
vat/Ocha, 2002.
6
Cf. Matty Chiva, Le doux et l’amer, PUF, Paris, 1985.
7
Cf. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991.
8
Cf. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris,
1998.
9
Nous empruntons ces expressions à l’ouvrage de Muriel Darmon, Devenir anorexique.
Une approche sociologique, éditions La découverte, Paris, 2003.
10
Cf. Norbert Elias, La société de cour.
11
Expression que nous devons à Pascale Pynson in, La France à table, La découverte,
Paris, 1987.
270 12
Cf. David Le Breton, Passions du risque, A.M. Métailié, Paris, 1991.
13
Nous le soulignions dans « Les canons dégraissés. De l’esthétique de la légèreté au pathos
de squelette », Cahier OCHA n°10 (op. cité), ceci est développé dans deux ouvrages
récents : Isabelle Coutant, « Délit de jeunesse », édition La découverte et Stéphanie

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Trajectoires sociales de pathologies alimentaires
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Rubi, « Les crapuleuses, ces adolescentes déviantes » PUF/Le Monde. Voir aussi David
Lepoutre Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob, Paris, 1997.
14
Cf. Jean Duvignaud, « Le langage perdu », PUF, Paris, 1973.
15
L’expression est de Jean Duvignaud.
16
Jean Duvignaud, L’anomie, Anthropos, Paris, 1973.
17
Plutôt des femmes, d’un bon niveau socioculturel, urbanisées et disposant d’un certain
pouvoir d’achat.
18
Cf. Jean-Pierre Poulain, « Manger aujourd’hui. Normes, attitudes et pratiques alimen-
taires », Privat/OCHA 2002.
19
Jean-Pierre Poulain, op. cit. et Jean-Pierre Corbeau, Jean-Pierre Poulain « Penser l’ali-
mentation. Entre imaginaire et rationalité », Privat/Ocha, 2002.
20
Jean-Pierre Corbeau, Jean-Pierre Poulain, op. cit.
21
Jean-Pierre Corbeau, Jean-Pierre Poulain, op. cit.
22
Cf. Jean-Pierre Corbeau, S’emplir de signes pour combler le vide social in « Le journal
des professionnels de l’enfance », n°4 Mars-Avril 2000, pp. 64-70.

271

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LE CORPS RACIALISÉ. LE PHILOSOPHE ET LA NOTION DE RACE

Jean Gayon
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 273 à 297


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-273.htm
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LE CORPS RACIALISÉ

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LE CORPS RACIALISÉ.
LE PHILOSOPHE ET LA NOTION DE RACE1
Jean Gayon2

____ Introduction : questions de mots


Le mot de « race » évoque immanquablement l’idée de quelque chose qui est
un être de nature plutôt qu’un fait de société. De là l’affirmation fréquente
que les doctrines raciales, voire racistes, auraient d’abord été élaborées par
les sciences naturelles, pour ensuite s’incarner dans des croyances et des
projets politiques. Les mots suggèrent, cependant une histoire différente.
Le mot « race » apparaît en français à la fin du XVe siècle, dans le con-
texte de débats sur la transmission héréditaire de la noblesse3. Au cours
du XVIe siècle, ce mot fut étendu aux groupes humains que la colonisation
européenne a conduit à classer : les mots « nègre », « indien », « métis »,
« mulâtre », « caste », apparaissent au début du XVIe siècle4. Le contexte
d’émergence du vocabulaire de la race est ainsi désigné : structure politique
de l’Ancien Régime et colonisation.
Le mot « racisme » apparaît publiquement en français en 1895 sous
la plume de Charles Maurras : « La race au sens physique est un grand
sujet de sourires. Je vois qu’on lui donne une importance démesurée. Et
toutefois je suis « raciste », moi aussi (...). Je crois (...) qu’il y a une race
française »5. « Raciste », dans l’esprit de Maurras, signifie « nationaliste ».
L’affaire Dreyfus n’est pas loin. Dans les décennies qui ont précédé, la langue
275
française s’était accrue des termes « sémitique » (1834), « sémite » (1845),
« sémitisme » (1862), « antisémitisme » (1889)6.
À trois siècles d’intervalle, nous voyons une même histoire de mots
qui se répète. Le vocabulaire de la « race » et du « racisme » apparaît ori-

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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ginellement dans le discours de la politique, non dans celui de la science.
L’utilisation faite par Hitler de la notion de racisme est à cet égard révéla-
trice, dans sa naïveté même : « La conception « raciste » (...) ne voit dans
l’État qu’un but qui est le maintien de l’existence des races humaines. Elle
ne croit nullement à leur égalité, mais reconnaît, au contraire, et leur di-
versité et leur valeur plus ou moins élevée. Cette connaissance lui confère
l’obligation, suivant la volonté éternelle, de favoriser la victoire du meilleur
et du plus fort, et d’exiger la subordination des mauvais et des faibles »7.
Cette formule énonce et revendique les principaux éléments d’une doctrine
raciste, au sens où nous entendons aujourd’hui communément ce mot :
affirmation de l’existence de races humaines, postulat de leur inégalité en
valeur, et formulation d’un projet politique discriminatoire. Mais les phrases
d’Hitler ont quelque chose de curieux. En apparence, elles font référence
à deux propositions scientifiques, ou supposées telles : existence de races
humaines, et sélection naturelle. En fait, la « conception raciste de l’État »
manifeste un doute évident à l’égard de ces deux éléments. D’abord, elle
assigne à l’État la mission de « maintenir l’existence des races humaines »,
ce qui revient à admettre que l’auteur ne croit pas beaucoup à leur péren-
nité naturelle. En second lieu, Hitler fait obligation à l’État de « favoriser
la victoire du meilleur et du plus fort ». Ceci signifie que l’on ne croit pas
que la sélection naturelle suffise à accomplir cet objectif chez l’homme.
Ainsi le « racisme » se donne-t-il de manière évidente comme croyance et
programme politique. La référence naturaliste du discours racial ou raciste
ne doit pas tromper : la dimension politique est première.
Si d’ailleurs l’on regardait au-delà des mots, l’on s’apercevrait bien vite
que la plupart des grands théoriciens de l’inégalité des races au XIXe siècle
n’étaient pas des biologistes, mais des géographes, historiens, essayistes
politiques (Gobineau, Taine, Renan, Vacher de Lapouge, Chamberlain)8.
Ceci ne veut pas dire que les biologistes n’ont joué aucun rôle dans la
construction de la notion moderne de « race ». Par le biais des concepts
276
d’hérédité, d’évolution, de sélection, les sciences de la vie ont fourni un vo-
cabulaire sans lequel l’idéologie raciste ne serait pas ce qu’elle est. L’une des
plus grandes difficultés de l’analyse conceptuelle du racisme est qu’il s’agit
d’une idéologie qui lorgne obliquement vers certains secteurs des sciences

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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naturelles. Après 1945, de nombreux savants ont cru pour cette raison qu’il
suffirait de dénoncer la faiblesse des bases scientifiques du racisme pour
le discréditer. Aujourd’hui, une attitude inverse semble prévaloir chez les
politologues et sociologues : la race n’aurait rien à voir, ou fort peu, avec
ce qu’en disent les biologistes. Ces deux attitudes pêchent l’une et l’autre
par excès. Aujourd’hui comme hier, la question raciale est à cheval sur
la science et la politique. Il ne suffit pas de mettre au clair le concept de
race en biologie pour épuiser la question du racisme, encore moins pour
le combattre. Mais on ne peut imaginer de ne pas le faire, dans la mesure
où, historiquement, les sciences de la vie ont joué un rôle important dans
la formation des conceptions raciales.
C’est pourquoi nous envisagerons la notion de race sous deux angles
successifs : d’abord en tant que concept biologique, ensuite comme cons-
truction sociale symbolique.

____ Histoire : construction et déconstruction biologique


de la notion de race humaine
Par construction biologique de la notion de race, nous entendons un
ensemble de théorisations qui ont accrédité cette notion dans le champ
théorique des sciences de la vie. Cette construction s’ébauche à la fin du
XVIIIe siècle, et se développe pleinement au cours du XIXe siècle. Par dé-
construction biologique de la notion de race humaine, nous entendrons
les efforts déployés, après 1945, par un certain nombre de biologistes, pour
convaincre des limites, voire de l’inanité, des conceptions héritées du XIXe
siècle. Dans les deux cas, nous ne prétendons pas dresser un panorama
historique exhaustif. Notre méthode consiste à isoler des moments théo-
riques essentiels, et propres à soutenir l’effort proprement philosophique
de catégorisation et d’évaluation.
277
La biologisation de la notion de race humaine a résulté de sa rencontre
avec deux théories biologiques majeures du XIXe siècle : théorie de l’héré-
dité et théorie de l’évolution. Dans les deux cas, l’accrochage au discours
biologique s’est fait de manière extrêmement précoce.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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L’élaboration de la notion de race humaine comme fait d’hérédité se
confond avec l’une des toutes premières tentatives d’élaboration du concept
proprement biologique de caractère héréditaire. Elle est due au philosophe
Emmanuel Kant, dans divers opuscules consacrés aux races humaines, et
dont les deux principaux furent publiés en 1775-1777 et 18859. Ces textes
précèdent d’un bon siècle la mise en place d’une science expérimentale
de l’hérédité. Il est essentiel, pour en apprécier la teneur, d’être conscient
qu’au moment où écrit Kant, les mots « héréditaires » et « hérédité » sont
absents de la littérature naturaliste, et n’existent que dans le vocabulaire
du droit (hérédité des privilèges) et de la médecine (maladies héréditaires).
Le concept et plus encore le mot d’hérédité naturelle (valant en droit pour
tous les caractères de tous les organismes) ne se construiront que dans la
première moitié du XIXe siècle10. Kant, avec Maupertuis, est l’un des tout
premiers avoir utilisé le mot hérédité pour une question liée aux sciences
naturelles. Il le fait précisément dans le cadre d’une discussion sur les races
humaines.
Kant affirme d’abord l’unité « naturelle » de l’espèce humaine. Contre
ceux, comme Voltaire, qui pensaient que les diverses variétés ou races
d’hommes provenaient de plusieurs souches primitives distinctes, il sou-
tient avec Buffon que tous les hommes viennent d’une même souche, car
ils sont tous capables de se reproduire entre eux. Les hommes ne sont pas
seulement semblables, ils sont apparentés. « L’espèce humaine » désigne
donc une classe naturelle d’êtres, et point seulement un regroupement
logique de convenance (un « genre scolastique »).
À l’intérieur de l’espèce, les individus transmettent à leur progéniture
des différences « héréditaires ». La plupart des différences héréditaires,
estime Kant, se fait de manière capricieuse. Par exemple la couleur des
cheveux ou des yeux n’est pas systématiquement la même pour les enfants
issus d’un même couple. Mais il y a pour Kant un caractère et un seul que
chaque parent transmet systématiquement à ses enfants : la couleur de la
278
peau. À ce caractère et à lui seul doit être réservé le mot de « race ». Des
individus de même race engendrent indéfiniment des individus de même
couleur de peau, même s’ils sont transplantés sous d’autres climats. Des
individus de race différente engendrent des enfants systématiquement

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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intermédiaires : le métissage est pour Kant la preuve que la couleur de la
peau est un attribut qui ne peut être perdu, puisque justement chaque pa-
rent laisse une trace de sa couleur de peau en tout enfant. Un tel caractère
ne peut être superficiel. Pour Kant, il existe de manière essentielle dans
les « germes ».
Le philosophe va plus loin. Il admet qu’il existe quatre races d’hom-
mes : les « Blancs », les « Hindous jaunes » (ou « Huns »), les « Nègres »,
les « Américains cuivrés ». Ces quatre races sont les seules. Il n’y en a
jamais eu et il n’y en aura jamais d’autres. D’autres caractères, sans doute,
peuvent distinguer les peuples, mais Kant estime que le seul caractère qui
se « transmet infailliblement » est la couleur de peau. Avec cette notion
d’hérédité infaillible, nous sommes en présence d’un élément fondamental
du concept de race qui s’est mis en place au XIXe siècle : l’idée d’une hérédité
proprement raciale distincte de l’hérédité ordinaire ou individuelle. L’héré-
dité de la couleur de la peau est selon Kant une hérédité qui ne connaît pas
d’exception, et ne s’efface pas, quelles que soient les conditions d’existence,
quels que soient aussi les croisements. Tard dans le XIXe siècle, on parlera
« d’hérédité ancestrale ».
Kant avait une hypothèse sur l’origine des races humaines. Il soutenait
que les quatre races dérivaient d’une souche humaine unique probablement
éteinte. Dans la souche primitive, les quatre couleurs de peau existaient à
titre de potentialités dans les « germes ». Mais les différentes couleurs de
peau ne sont apparues que plus tard, lorsque les hommes se sont installés
sous des climats différents. Pour le philosophe, la couleur de peau était un
caractère adaptatif, originellement voulu par la sagesse du Créateur. Une
fois apparus, ce qui ne s’est produit qu’une fois dans l’histoire de l’espèce, ces
caractères raciaux étaient définitivement fixés, et objet d’une transmission
systématique et infaillible.
Cet aspect de la réflexion kantienne sur les races est étrange à nos
esprits modernes. Kant était fixiste : il refusait que les espèces se modifient
279
dans leur structure essentielle et qu’elles descendent les unes des autres.
Il admettait cependant, comme Buffon, une diversification ou dégéné-
ration (au sens de perte du spectre entier des potentialités originaires) à
l’intérieur de l’espèce. Mais cette diversification était limitée. Seules quatre

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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races avaient pu se former dans l’histoire humaine. Et une fois là, il fallait
admettre que ces races ne changeaient pas, et pouvaient encore moins
donner naissance à de nouvelles espèces. Le métissage est par rapport à
ce schéma une complication secondaire qui, au demeurant, fait violence
à la nature. La sagesse naturelle voudrait en effet que les races demeurent
sous le climat qui a permis leur épanouissement.
Au cours du XIXe siècle, les biologistes discuteront abondamment de
la question de savoir s’il faut distinguer l’hérédité individuelle de l’hérédité
raciale. Ils formeront aussi une notion évolutive des races. En insistant sur la
rencontre initiale des notions de race et d’hérédité chez Kant, nous ne vou-
lons que souligner à quel point cette collusion, qui n’a pas de rôle bien défini
dans le système philosophique kantien, présage des doctrines racialistes du
siècle suivant. Kant ne peut guère être qualifié rétrospectivement comme
un « raciste ». En dépit de quelques allusions déplaisantes sur la noncha-
lance des noirs, il ne construit pas une hiérarchie des races humaines.
Avec Rousseau, il condamne l’esclavage. Penseur de l’humanité, il affirme
l’universelle dignité de la personne en tout homme, et en fait le fondement
absolu de la morale. L’idée d’hérédité raciale « infaillible » est cependant
devenue, sous réserve de reformulation dans un vocabulaire évolutionniste,
l’un des piliers des doctrines racialistes : — idée de différences héréditaires
irrévocables, qui dépassent la variabilité individuelle des hommes dans les
familles ; — idée d’une hérédité spécifiquement « raciale ».
Le second moment important dans la construction biologique du con-
cept de race humaine est marqué par l’émergence et la diffusion de la vision
darwinienne des espèces. L’essentiel se joue dans les années 1860-1870. Du
point de vue de l’histoire des idées, l’affaire est complexe, car l’on ne peut
en identifier tous les éléments chez un unique auteur. Ce qui importe, c’est
de comprendre comment l’ensemble des éléments de ce qu’on appellerait
aujourd’hui une doctrine raciste a pu s’étayer d’un appareil conceptuel et
d’une imagerie inspirés par la théorie darwinienne de l’évolution. Dans
280
cette histoire, le moment qui revient à Darwin en propre n’est qu’une étape.
Trois thématiques se sont développées parallèlement.
La première consiste à postuler qu’il existe des différences mentales et
morales entre les races humaines, et que ces différences sont le produit de

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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l’évolution organique. Dans L’origine des espèces (1859), Darwin ne traite pas
de l’évolution de l’homme. Une phrase unique du dernier chapitre indique
que, dans le futur, grâce à la théorie de la sélection naturelle « une lumière
sera jetée sur l’origine de l’homme et sur son histoire »11. C’est Alfred Russel
Wallace, traditionnellement donné comme co-découvreur du principe de
sélection naturelle, qui le premier, en 1864, a spéculé sur les effets de ce
principe chez l’homme moderne12. Dans ce texte, Wallace soutient que
l’espèce humaine est d’abord passée par un stade de développement pure-
ment physique, au cours duquel les races ont divergé. Ultérieurement, la
sélection a cessé d’agir sur les caractères physiques, pour ne plus modifier
que les qualités morales et mentales. Selon Wallace, la sélection natu-
relle favorise les sociétés dont les membres sont intelligents et altruistes.
Darwin reprendra cette thèse dans son livre de 1871 sur La descendance
de l’homme. Il soutiendra en outre que les différences physiques entre les
races humaines n’ont guère de valeur adaptative et qu’elles sont en grande
partie dues à la sélection sexuelle. Ainsi la couleur de peau reflète-t-elle
les préférences esthétiques variables et capricieuses des peuples humains,
tandis que les différences intellectuelles et morales sont attribuées à une
sélection naturelle entre les groupes humains. Une idée banale au XIXe
siècle (celle de la supériorité de la civilisation européenne) trouve ainsi une
expression dans la littérature évolutionniste.
La seconde thématique est celle des arbres généalogiques des races
humaines. On doit à Ernst Haeckel les premiers arbres phylogénétiques.
Haeckel les a d’abord utilisés pour représenter l’évolution des grands
phylums (Morphologie générale, 1866)13. Dans l’Histoire naturelle de la
création (1re éd. allemande, 1868)14, il les utilise pour représenter l’évolution
de la diversité humaine. Trois caractères des arbres de Haeckel méritent
d’être soulignés. (1) Ces arbres laissent entendre que les branches en sont
bien distinctes. Haeckel raisonne comme si les races humaines étaient re-
productivement séparées, à l’instar des espèces. Les tableaux produits par
281
Haeckel montrent d’ailleurs que les trente-six « races humaines » qu’il dis-
tingue sont elles-mêmes regroupées en douze « espèces humaines » (Homo
papua, Homo hottentus, Homo niger,... Homo mediterraneus). Mais, qu’il
s’agisse d’espèces ou de races, les arbres généalogiques fournis par Haeckel

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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ne laissent pas place à des mélanges et fusions. L’arbre indéfiniment ramifié
donne prise à une représentation du processus de différenciation raciale
comme processus irréversible. (2) Les arbres de Haeckel entretiennent
une confusion entre généalogie et hiérarchie. Dans un arbre généalogique
cohérent, l’axe vertical représente le temps. Tous les groupes contempo-
rains doivent s’y trouver au même niveau. Ce n’est pas le cas des arbres
généalogiques haeckeliens, en particulier dans le cas de l’homme. Dans
l’arbre généalogique de l’ensemble des « espèces » et « races » humaines,
l’on voit par exemple que les « Australiens », « Papous » et « Hottentots »
(trois « espèces ») sont sur les branches les plus basses, (comme si c’étaient
des groupes éteints il y a longtemps), tandis que les « Sémites » et — un
tout petit peu plus haut — les « Indo-Germains », sont sur les branches les
plus hautes. En toute rigueur, l’arbre en question pourrait être interprété
comme reproduisant un ordre d’apparition successif des groupes en ques-
tion. Mais le mode de représentation ne laisse pas de troubler : l’imagerie
utilisée par Haeckel est construite de telle manière qu’elle représente à la
fois un ordre de dérivation historique et une hiérarchie. (3) Les races hu-
maines de Haeckel sont tantôt des entités géographiques (par exemple les
« Américains »), tantôt des entités linguistiques (« Finnois »), tantôt des
types physiques (« Nègres »). La confusion entre race et culture, caracté-
ristique de l’anthropologie du XIXe siècle, est évidente.15
Dernier volet de la théorisation évolutionniste des races humaines : la
thématique de l’extinction des races « inférieures » et du déclin des peuples
européens. Ces deux thèmes démographiques apparemment contradictoi-
res vont de pair. Wallace, déjà évoqué, est le premier à avoir dit que le jeu
de la sélection naturelle a pour conséquence « l’extinction inévitable des
populations inférieures et mentalement sous-développées avec lesquelles
les Européens entrent en contact ». C’est ainsi que les Indiens d’Amérique
du Nord, les Tasmaniens, les Australiens, les Néo-Zélandais disparaissent,
« non en vertu d’une cause spéciale, mais par l’effet inévitable d’une lutte
282
physique et mentale inégale ». Socialiste et philanthrope effaré par les effets
de la colonisation, qu’il avait lui-même observés au cours de ses propres
expéditions de naturaliste, Wallace n’en justifie pas moins la régression
numérique des peuples colonisés par leur infériorité mentale.

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Le corps racialisé.
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La thématique du déclin de l’Europe résulte aussi de l’application du
principe de sélection naturelle aux sociétés humaines, mais fait intervenir
un argument de nature différente. Dès le milieu des années 1860, nombreux
sont ceux qui affirment que la sélection naturelle n’accomplit son œuvre
progressive à l’intérieur des peuples civilisés, car d’autres mécanismes
— sociaux — de sélection pèsent sur la démographie : « sélection mili-
taire » (les hommes les plus vigoureux sont exterminés lors des guerres
entre nations), « sélection médicale » (la médecine permet aux faibles et
maladifs de parvenir à l’âge de reproduction), « sélection de classe » (les
classes favorisées restreignent leur fécondité pour mieux élever leurs en-
fants)16. Il est intéressant de noter que la hantise du déclin démographique
de l’Europe s’est exprimée dans le temps même d’une impressionnante
expansion des peuples européens. Theodosius Dobzhansky fait observer
qu’entre 1600 et 1950, tandis que la population mondiale était multipliée
par six, les peuples d’origine britannique voyaient leur nombre multiplié
par soixante-dix, et ceux d’Europe orientale par treize17.
Nous disposons maintenant des éléments majeurs de la représenta-
tion biologique des races humaines qui s’est mise en place de 1770 à 1870
environ : — notion d’une hérédité spécifiquement raciale, qui n’a cessé de
se renforcer dans la science du XIXe siècle, jusqu’à l’apparition de la gé-
nétique mendélienne ; — idée d’une inégalité mentale et morale des races
humaines, attribuable à leur histoire adaptative ; — imagerie des arbres
phylogénétiques, qui tend à figer les entités évolutives que sont les races en
groupes isolés et hiérarchisés ; — rôle équivoque de la sélection naturelle,
qui tantôt fait disparaître les peuples « primitifs », tantôt ne joue plus son
rôle d’amélioration chez les « civilisés ».

Après la seconde guerre mondiale, dans un contexte marqué par l’holo-


causte, le procès de Nuremberg, la décolonisation, et l’émergence d’instan-
ces internationales comme L’UNESCO, les biologistes ont développé une
283
réflexion critique sur la notion de race humaine. Ce n’est pas que cela ne se
soit jamais produit auparavant. Ce qui frappe dans l’immédiat après-guerre,
c’est la systématicité du processus. L’essentiel du débat s’est développé dans
les années qui ont immédiatement suivi la guerre18. L’UNESCO a sans doute

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joué un rôle moteur dans cette évolution. En 1950, l’organisme international
avait publié une « déclaration sur la race », rédigée par des sociologues
et anthropologues. Ce texte ayant suscité une réaction vigoureuse de la
communauté scientifique, une seconde concertation fut organisée, qui
aboutit en 1951 à une « déclaration sur la race et les différences raciales »,
rédigée par un groupe de généticiens et spécialistes d’anthropologie phy-
sique. L’ampleur de la concertation, outre ses effets propres à l’intérieur
de l’UNESCO, a stimulé, dans les décennies qui ont suivi, la production
d’une littérature dont les auteurs, le spectre des problèmes et l’unité de ton
reflètent manifestement la consultation de 1951. L’analyse qui suit repose
sur un ensemble de textes qui ont préparé la déclaration de 1951, cette
déclaration elle-même, et un échantillon de livres publiés dans les années
1950-1960 par des biologistes qui avaient joué un rôle important dans
l’élaboration de cette déclaration (en particulier Theodosius Dobzhansky,
Lesley Dunn et Ashley Montagu).
Deux positions sur le concept même de race se sont d’emblée affir-
mées, chez des biologistes qui, au demeurant, affichaient la même vigueur
militante à l’endroit du racisme. La première position consistait à souligner
l’équivocité et la nocivité du concept de race, et à soutenir qu’il ne s’applique
pas à l’homme, et qu’il serait préférable de l’abandonner. Cette position a
été formulée avec une particulière vigueur par Ashley Montagu (anthropo-
logue) et Lionel Penrose (médecin et généticien). L’autre attitude, incarnée
par des généticiens comme Lesley Dunn et Theodosius Dobzhansky, con-
sistait à dire que le concept biologique de race avait radicalement changé
de signification scientifique au cours du XXe siècle, qu’il fallait comprendre
ce changement mais non abandonner le terme, car c’eût été là une erreur
scientifique et une manière inefficace de combattre les préjugés raciaux.
Ce qui est assez remarquable dans ce débat, c’est que les protagonistes
étaient d’accord sur à peu près tout, sauf la conclusion, à savoir le sort à
réserver au mot de « race ». Comme ce débat ne nous semble pas avoir
284
sensiblement évolué depuis cinquante ans, il est utile d’en esquisser les
grands contours conceptuels.
Voyons d’abord les points d’accord. La plupart des biologistes mobilisés
par l’UNESCO autour des années 1950 partagent un nombre important

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d’idées fondamentales sur la manière dont le problème des races humaines
doit être abordé. Ces biologistes sont manifestement marqués par la théorie
synthétique de l’évolution. Cette théorie s’est essentiellement développée
entre 1930 et 1950. Fondamentalement, elle pose que l’évolution biologique
doit être interprétée dans un langage génétique et populationnel, et que
la sélection naturelle est la force majeure qui oriente la modification des
espèces. L’on ne s’étonnera donc pas que nos experts s’accordent sur un
rejet du concept « typologique » de la race, et sur l’adoption d’une vision
« populationnelle » de la diversité biologique humaine. Dans les populations
naturelles, comme aime à le dire Ernst Mayr (qui a participé à la consulta-
tion de l’UNESCO), la variation est première : les individus ne sont pas des
exemplifications d’un type abstrait (la race ou l’espèce), mais des membres
tous différents d’une entité biologique réelle appelée population. Cette
entité, essentiellement dynamique, n’est pas caractérisée par un ensemble
de propriétés que posséderaient sans exception tous les individus, mais par
la distribution de fréquences de tel ou tel caractère — de préférence des
gènes, car ce sont eux qui font l’objet d’une transmission héréditaire. Sous
l’effet de facteurs tels que la mutation, la migration, la sélection naturelle,
la sélection sexuelle, la dérive aléatoire, les populations évoluent sans cesse.
Cette interprétation génétique, populationnelle et dynamique de la diversité
biologique est omniprésente dans les textes que nous avons examinés. Elle
est rappelée dans les deux déclarations sur la question raciale publiées par
l’UNESCO en 1950 et 195119.
Mais surtout, nos biologistes d’après-guerre montrent une remar-
quable unanimité dans la reconnaissance des implications du concept
moderne de population pour l’approche du problème des races humaines.
D’abord ce concept rend absurde, en pratique, la vieille notion de « race
pure » dans la nature20. Rien n’empêche d’appeler « race géographique »
une population locale, mais il faut prendre au sérieux son polymorphisme
interne, ainsi d’ailleurs que l’absence de séparation reproductive bien
285
marquée entre les populations humaines, et l’existence de « transitions in-
sensibles » entre les races locales21. La prise en compte du polymorphisme
conduit d’ailleurs à insister sur l’idée que les différences à l’intérieur d’une
même population locale sont pratiquement toujours plus importantes

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que celles que l’on observe entre populations voisines. Cette idée devait
connaître un développement spectaculaire dans les années 1970, lorsque
les méthodes d’analyse moléculaire ont permis de montrer que la plus
grande variation du polymorphisme génétique humain (plus de 80 %) est
intrapopulationnelle, et l’emporte largement sur les différences attribuables
à la variabilité inter-populationnelle, de quelque manière que l’on cons-
truise les populations en question22. Une autre idée omniprésente dans
la littérature d’après-guerre est que le concept de population ne répond
pas à un but théorique de classification, tandis que le concept de race
est d’abord et avant tout classificatoire23. Une classification biologique
regroupe des individus selon des critères de similitude. Des générations
entières d’anthropologues ont aux XIXe et XXe siècles tenté de définir ainsi
les races humaines, en s’appuyant sur des critères morphologiques (couleur
de peau, forme du crâne, etc.), puis sérologiques (groupes sanguins). Le
problème de toute tentative de ce genre dans le cas de l’homme est que, dès
que l’on fait intervenir plusieurs critères, les distributions géographiques
ne se recouvrent pas. Quels que soient les critères, l’on ne parvient pas
à former des classes de regroupement cohérentes24. Toute classification
devient alors affaire de convenance25. L’étude de caractères cachés tels
que les groupes sérologiques conduisait à la même conclusion. Lorsqu’à
partir de la fin des années soixante les biologistes ont fait intervenir des
caractères plus directement génétiques (polymorphisme enzymatique,
polymorphisme de l’ADN), c’est encore la même conclusion qui s’est im-
posée. On peut décrire des populations humaines en donnant la fréquence
de tel ou tel caractère (phénotypique ou génétique) dans une population
humaine ; il semble impossible de les regrouper en types raciaux sur la
base d’un nombre significatif de caractères.
Un second axe majeur de la critique du concept de race dans l’après-
guerre a trait à la question du rôle respectif des caractères physiques et
mentaux. Les biologistes d’après-guerre procèdent ici à une manœuvre
286
complexe. D’une part ils reprennent les arguments de l’anthropologie
culturelle quant à l’indépendance des races et des cultures. D’autre part ils
fournissent leur propre élaboration du problème du rapport du physique
et du mental dans le traitement du problème des races humaines.

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Ruth Benedict, reprenant elle-même des arguments banals dans l’an-
thropologie culturelle de l’entre-deux guerres (en particulier chez Boas) a
une fois pour toutes résumé les raisons de dissocier race et culture. Ces
arguments sont exposés dans l’essai de 1940 intitulé La race : science et
politique, réédité de nombreuses fois26. Après la guerre, ces arguments ont
été repris par les biologistes autant que par les anthropologues (au premier
rang desquels Claude Lévi-Strauss)27.
Rappelons brièvement les arguments que nous avons analysés plus en
détails par ailleurs28.
Ces arguments ne contestent pas l’existence des races, mais visent à
souligner les faits suivants :
1. il existe et il a existé beaucoup plus de cultures qu’il n’y a jamais eu de
races ;
2. des peuples de même race ont souvent des cultures différentes ;
3. inversement, beaucoup de cultures se sont formées consécutivement
à des fusions raciales ;
4. enfin, les œuvres de culture se transmettent d’un groupe racial à
l’autre.
Ces constats, largement repris après-guerre, fournissent une première
batterie d’arguments à l’encontre de l’idée — si prégnante dans le discours
du XIXe siècle — que les différences mentales et morales entre les hommes
auraient pour fondement une « hérédité raciale ».
Les biologistes admettent et intègrent les arguments de l’anthropologie
culturelle sur l’indépendance entre races et cultures29. Dans la déclaration
de l’UNESCO de 1951, ceci apparaît bien dans l’affirmation de principe,
dès l’article 1, que seules des différences physiques peuvent fonder des
classifications raciales dans le cas de l’espèce humaine30. Mais il faut
considérer l’élaboration particulière qui est donnée de cette position de
principe dans un contexte de recherche biologique. En premier lieu, les
biologistes n’excluent pas que des groupes humains puissent présenter
287
des différences héréditaires quant aux « aptitudes mentales ». Le plus long
article de la déclaration de 1951 (art. 5) expose les doutes et dissensions
des biologistes sur ce point, sans trancher. Le seul point clair qui se dégage
est que ces différences d’aptitude mentale, si elles existent, sont trop faibles

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pour permettre de distinguer des groupes humains, alors que la culture
ou les traits physiques le permettent : « on n’a jamais pu distinguer deux
groupes d’après les aptitudes mentales, alors qu’on peut fréquemment le
faire d’après la religion, la langue, la couleur de la peau ou la nature des
cheveux »31. De là une conclusion étonnante de la déclaration de 1951 (nous
soulignons) : « les seuls caractères sur lesquels les anthropologues ont pu
effectivement fonder jusqu’à présent des classifications raciales sont des
caractères physiques »32. Tout élément « mental » n’est donc pas a priori
exclu de la construction des catégories raciales. Les biologistes constatent
leurs dissensions sur ce point, en étant cependant d’accord pour exclure
des différences raciales définies de manière culturelle. La part du « mental »
imputable à des différences raciales, quoique non formellement exclue,
est marginalisée. Notons que cet aspect du débat « scientifique » n’a pas
fondamentalement changé depuis les années 1950 : on discute toujours du
Q.I. des blancs et des noirs.
Theodosius Dobzhansky, militant antiraciste de toujours, proposait
une intéressante distinction entre « race » et « différence raciale ». Si le
découpage taxinomique de l’espèce humaine en « races » est affaire de
convention, la notion de « différence raciale » était, elle, très réelle :
« ... si le nombre de races que l’on reconnaît est arbitraire, l’exis-
tence de différences raciales est un fait objectivement vérifiable.
L’humanité ne constitue pas une communauté reproductive
unique, mais un système complexe de communautés repro-
ductives. Ces communautés sont maintenues par des barrières
géographiques, culturelles et économiques. Ces communautés
sont racialement distinctes si elles diffèrent par la fréquence de
divers traits héréditaires. Nous construisons des races et nous
les nommons dans le but de décrire la diversité humaine ; mais
les différences raciales entre les populations humaines sont une
288 réalité biologique »33.

La déclaration de 1951 porte trace de cette proposition, car elle s’intitule


précisément « Déclaration sur la race et les différences raciales », et non plus
simplement « Déclaration sur la race », titre du texte de 1950. La formule

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de Dobzhansky signifie simplement ceci : il existe objectivement entre les
hommes des différences qui résultent de l’histoire passée des groupes en tant
que tels (adaptation au climat, migration, isolement...), mais ces différences
n’autorisent pas pour autant à parler de types raciaux disjoints. En 1961,
Dobzhansky est revenu sur ce point dans son livre intitulé L’homme en
évolution. Le chapitre « race » porte une trace manifeste de sa dissension
avec ses collègues partisans d’abandonner le terme de race :
« N’oublions pas que si les différences entre les races sont des faits
objectivement vérifiables, le nombre que nous en voulons bien reconnaître
est pure affaire de convenance. (...) Précisons donc clairement ce qui est
et ce qui n’est pas arbitraire dans les races. Les différences [en gras dans
le texte] qu’on y observe sont des faits, naturels, qui peuvent être vérifiés
objectivement pour peu qu’on y consacre un soin suffisant. Toutes les
populations mendéliennes, de la petite tribu à la population d’un pays ou
d’un continent, peuvent différer ou non par leurs fréquences géniques. Si
elles le font, elles sont racialement distinctes ».
Et, se référant implicitement à Ashley Montagu, rédacteur de la dé-
claration de 1950, et partisan de substituer systématiquement l’expression
de « groupe ethnique » à « race »34, Dobzhansky ajoute :

« L’expression « groupe ethnique » a été proposée pour les races


humaines dans les années qui ont suivi 1930, quand les anthropo-
logistes [sic] et biologistes étaient anxieux de se désolidariser de
la prostitution hitlérienne du concept de race. Un nom nouveau
peut-il vraiment servir à combattre les préjugés raciaux ? La haine
peut être aussi virulente envers un groupe ethnique qu’envers une
race. On est donc en droit de se demander s’il est bien à propos,
en science, d’user de tels subterfuges. Qu’on parle si l’on veut de
groupes ethniques, mais déclarer « il n’y a pas de races d’hommes,
il n’y a que des groupes ethniques » est fallacieux. Les groupes eth-
289
niques, biologiquement, sont des phénomènes analogues aux races,
aux sous-espèces animales et aux lignées domestiques. Prétendre
que s’il y avait des races d’hommes le préjugé racial serait justifié,
c’est justifier le préjugé racial. »35

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Les textes que nous avons présentés sont assez clairs. C’est au nom des
mêmes arguments que les biologistes ont tantôt proscrit le terme de race,
tantôt argué de son changement de sens. Ce débat a maintenant plus de
quarante ans. Il nous semble qu’il n’a guère changé sur le fond. En pratique,
les scientifiques se passent assez bien du mot « race » dans leurs recherches
sur les populations humaines, mais ils demeurent partagés sur la question de
savoir s’il faut ou non, face au public, utiliser le mot de « race », et en admet-
tre ou non la réalité. La position de Dobzhansky nous semble, quant à nous,
aller au-delà du jeu de langage, et témoigne d’une représentation méditée
du dialogue de la science avec son public. Il existe, nul ne le conteste, des
différences qui portent trace de l’histoire de l’espèce humaine. Les « races
humaines », pour utiliser encore une formule de Dobzhansky, « sont des re-
liques du stade pré-culturel de l’évolution »36. Les différences sont, aux yeux
des savants d’aujourd’hui, essentiellement physiques, mais là n’est pas la
question principale. L’histoire qui les a produites est trop embrouillée pour
que l’on puisse découper des ensembles taxinomiquement cohérents, des
types non équivoques, c’est-à-dire tels que tous les membres d’un groupe
possèdent des caractères distinctifs qui n’appartiennent pas aux autres. En
ce sens « il n’existe pas de races ». Mais l’on ne peut pas pour autant nier
l’existence de différences héréditaires entre les groupes humains, d’autant
plus importantes que ces groupes ont été séparés depuis un temps plus
long. C’est cela que la biologie, autrefois, et le public, aujourd’hui, désignent
comme des « différences de race ». Pour le biologiste habitué à comparer
la diversité interne des espèces animales, les différences raciales entre les
hommes sont, à tout prendre, bien minimes. La question importante, s’il
en est une, n’est pas fondamentalement de savoir s’il existe des différences
raciales, car en un sens, et pourvu de se mettre d’accord sur les mots, c’est
là une question de fait ; la question importante est de savoir ce dont ces
différences font signe dans la société des hommes.
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____ La race symbolique :
quelques propositions philosophiques
Au début de cette étude, nous avons souligné que les mots « race » et
« racisme » sont apparus, à trois siècle de distance, non comme des termes
du vocabulaire scientifique, mais comme des expressions de signification
politique. Dans le cas du racisme, cette charge politique du terme a toujours
été évidente. Dans le cas de la race, terme incorporé au discours scienti-
fique depuis deux siècles, l’on a trop tendance à oublier qu’il s’agit aussi
d’un terme politique. Aussi terminerons-nous par quelques libres propos
sur la race en tant que signifiant social37.
Tous ceux qui ont analysé le racisme l’on noté : aucun argument ne
semble pouvoir y mettre un frein, lorsque la dynamique est en route. Il
faut donc s’interroger sur ce qui dans le racisme déborde la sphère de la
discussion biologique sur la race.
Notre première observation relève de la philosophie sociale. Dans son
livre sur L’idéologie raciste, Colette Guillaumin propose de rompre avec
les discours sur la race comme réalité biologique concrète, et de cesser de
raisonner comme si la question du racisme dépendait d’une expertise sur
l’existence ou la non-existence des races. Colette Guillaumin propose de
voir dans la race une différence biologique, réelle ou imaginaire, qui fonc-
tionne comme un signe dans la société. Ce qui importe alors, ce n’est pas
tant la réalité d’une différence physique que l’organisation mentale qui lui
donne un statut social. C’est la figure du racisant plutôt que la nature de
la race qu’il convient alors de cerner. Pour la sociologue, le racisme, s’il est
une forme parmi d’autres de la xénophobie et de l’incommunicabilité des
cultures, doit cependant être compris dans sa spécificité historique : il est
apparu en Europe au moment précis où la notion d’humanité (et celle de
son unité naturelle) est devenue la référence obligée de tout discours sur
la diversité humaine. Ceci se produit à la faveur de la pensée des Lumières.
291
L’on cesse alors de se poser la question de l’appartenance à l’espèce humaine
sur arrière-fond de critères théologiques : « la question de l’autre se pose en
fonction de l’humanité et non plus en fonction de la dépendance divine »38.
Alors le scandale n’est plus perçu sur fond de transcendance ; les croyances

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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identitaires se construisent dans le contexte d’une vision naturaliste de
l’humanité. Dans ce nouveau cadre de référence, la race fonctionne comme
substitut des représentations mythiques de l’altérité. Elle est, en fait, la
garantie de différences irréversibles en nature.
Souvenons-nous ici de Kant. Il est, bien sûr, le philosophe qui prend
acte de l’unité naturelle de l’espèce humaine (Buffon), et qui construit avec
une vigueur sans précédent la notion d’humanité comme fondement ultime
de la morale. Mais il est aussi celui qui pose le concept de race comme
caractère « infailliblement héréditaire ». Curieusement, les deux compar-
timents de pensée n’entrent pas en contact : la philosophie critique n’est
pas affectée par les textes de circonstance sur la « géographie humaine ».
C’est bien pourquoi il est impossible d’identifier rétrospectivement chez
Kant une orientation raciste, au sens moderne du terme. Mais un élément
essentiel de ce que l’on pourrait nommer la philosophie naturelle du ra-
cisme est cependant là : c’est simultanément qu’émergent le concept de
race comme marque physique irréversible, et la prise de conscience du
caractère historiquement clos de l’humanité. Sans doute Kant érige-t-il
simultanément, ou plus exactement dans un autre compartiment de son
activité philosophique, l’humanité en valeur fondatrice de la morale. Tout
le problème, pour nous autres qui contemplons rétrospectivement cette
activité, est que ces compartiments ne communiquent pas, qu’ils n’entrent
même pas en conflit.
Nous retenons en tout cas la leçon de Colette Guillaumin. Dans un
monde laïcisé, « la différence physique est le signifiant de la différence ra-
dicale »39. Il importe peu, alors, que cette différence soit grande ou minime,
voire illusoire, aux yeux du biologiste. Le raciste trouvera toujours assez de
différence physique pour justifier sa construction mentale de l’autre, non
comme d’un individu, mais comme un type à exclure du réseau ordinaire de
l’échange. Il est à peine besoin de rappeler, ici, l’aspect mythique de ce mode
de fonctionnement mental : la référence à la nature opère, pour reprendre
292
une heureuse expression de Claude Lévi-Strauss, comme « l’un des derniers
vestiges de transcendance dont dispose la pensée moderne »40.
Notre seconde observation est que ce genre d’analyse a ses limites. La
race est sans doute un signifiant social autant et peut-être davantage qu’une

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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réalité biologique. Mais à trop mettre en avant la mythologie, on néglige la
fonction politique du racisme dans l’histoire moderne. Dans un beau livre
dont la première édition est sortie en 194041, Ruth Benedict rappelait dans
quel contexte politique les doctrines racistes ont effectué leur percée aux
XIXe et XXe siècles. Avant 1900, les grands théoriciens de l’inégalité raciale
ont à l’esprit des conflits de classe. Lorsque Gobineau parle des « Aryens »,
il ne pense pas du tout aux Allemands, mais à l’aristocratie en général.
Vers la fin du XIXe siècle cependant, le racisme devient une doctrine de la
supériorité nationale. « Aryen » deviendra, alors, en gros, synonyme d’Al-
lemand (H.S. Chamberlain, Hitler). Aux États-Unis, pareillement, la plus
grande partie de la littérature raciste du début du XXe siècle ne portait pas
sur les Noirs, mais sur les immigrés d’Europe centrale et méridionale qui
menaçaient la prééminence du « sang nordique » (immigrés des générations
précédentes). L’idée de Ruth Benedict est que les assertions racistes sont
destinées à masquer des agressions ou des alliances recherchées. Aussi,
« pour comprendre le conflit racial, nous faut-il fondamentalement com-
prendre le conflit, non la race »42. Les slogans raciaux, comme autrefois
les slogans religieux, sont utilisés pour justifier des intérêts de classe ou de
nation. L’on a donc toujours intérêt à identifier avec précision ce que sont
les conflits réels, et à ne pas prendre pour argent comptant la lettre de la
propagande raciste. La haine raciale, note l’anthropologue, est un « jouet de
politicien » redoutable, car elle peut être tournée contre n’importe qui.
Revenons cependant, pour conclure, sur « l’humanité ». Entre les
notions de race et d’humanité, il y a une solidarité historique. C’est simul-
tanément que se sont formées les notions naturalistes de l’unité de l’espèce
humaine et de sa différenciation en « variétés » ou « races ». Et c’est dans
la foulée de ces nouvelles connaissances naturelles qu’un philosophe, Kant,
formule au XVIIIe siècle le « principe d’humanité », destiné à fonder de
manière ultime la morale théorique. Rappelons pour mémoire la célèbre
formule de la Métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que tu traites
293
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre
toujours comme une fin, et jamais comme un moyen »43.
Dans un monde privé de communes références transcendantes, un
monde humain qui connaît désormais bien sa clôture sur la planète Terre,

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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et qui voit les échanges s’intensifier sans limite apparente, l’humanité semble
bien être la seule valeur qu’on puisse sérieusement opposer à l’affirmation
des particularismes raciaux, culturels, nationaux, dont la charge de vio-
lence, le passéisme aussi, ne sauraient, à côté du folklore, en cette fin du
XXe siècle, être sous-estimées.
Or cette humanité qui semble si évidente dans le discours abstrait de
la philosophie morale a bien peu d’existence dans la société des hommes.
Rien n’est moins évident pour le juriste que l’idée d’humanité comme per-
sonne juridique, comme quelque chose qui serait — ou mériterait d’être
— institué, comme quelque chose, surtout, qui définit des droits et des
devoirs. Pourtant, pour la première fois dans l’histoire, il en existe quel-
ques petits signes. Depuis le procès de Nuremberg, on connaît la notion
de crime contre l’humanité. Depuis les années 1960, diverses résolutions
ou conventions internationales — sur l’espace, sur les fonds marins, sur
la biodiversité, sur le climat, sur l’Antarctique, etc. — semblent accréditer
l’idée d’un « patrimoine commun de l’humanité »44. Notre propos n’est pas
d’entrer dans les débats subtils du droit international sur ce sujet. Nous
ne les évoquons que pour souligner la jeunesse et la fragilité objectives
de la notion d’humanité, mais aussi pour marquer l’horizon d’action qui
seul, sans doute peut faire contrepoids à la discrimination dans toutes ses
formes : l’humanité ne doit pas être seulement pensée, il faut l’instituer.
Nous ne pouvons espérer dépasser ce que l’on appelle tantôt l’intolérance
raciale, tantôt l’incommunicabilité des cultures, sans conférer un contenu
objectivement déterminé à l’idée de genre humain.

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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Notes et références
1
Ce texte constitue la version allégée d’un article paru dans L’Aventure humaine, n°8
(1997), pp. 19-43, sous le titre : Le philosophe et la notion de race.
2
Université Paris 1- Sorbonne Nouvelle
3
A. Jouanna, L’idée de race en France aux XVIème siècle et au début du XVIIème siècle
(1498-1614), Thèse soutenue à l’Université Paris 4 le 7 juin 1975, Lille, atelier de repro-
duction des thèses, 1976.
4
Léon Poliakov, « Racisme et antisémitisme : bilan provisoire de nos discussions et essai
de description », in L’idée de race dans la pensée française contemporaine, ss la dir. P.
Guiral et E. Temine, Paris, Éditions de CNRS, 1977. Voir aussi Le Robert.
5
Cité dans P.A. Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris,
Gallimard, coll. ‘Tel’, 1990, p. 127.
6
C. Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris et La Haye, Mouton,
1972.
7
A. Hitler, Mon combat, réimpression [1979] de la traduction clandestine de 1934, Éditions
latines, pp. 380-381.
8
C. Guillaumin, « « Je sais bien mais quand même » ou les avatars de la notion de « race » »,
Le Genre humain, 1 (1981), pp. 61-62.
9
E. Kant, « Des différentes races humaines » [1777]; « Définition du concept de race hu-
maine » [1785], trad. fr. par S. Piobetta, dans La philosophie de l’histoire, Paris, Éditions
Montaigne. La première esquisse du texte de 1777 est en fait parue en 1775 sous le titre
« Des différentes races humaines, avec l’annonce du cours de géographie physique ».
10
C. López Beltrán, Human Heredity 1750-1870; The Construction of a Domain, PhD
Dissertation, University of London, 1992.
11
C. Darwin, On the Origin of Species, London, John Murray, 1859, p. 488.
12
A.R. Wallace, “The Origin of Human Races and the Antiquity of Man Deduced from the
Theory of Natural Selection”, Journal of the Anthropological Society of London, 1864.
13
E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Georg Reimer, 1866, 2
vols.
14
E. Haeckel, Histoire naturelle de la création [1868], Paris, Schleicher, 1874.
15
Sur ce point, voir C. Lévi-Strauss, « Race et histoire », in Le racisme devant la science,
Paris, UNESCO-Gallimard, 1960.
16
Les expressions de « sélection militaire » et « sélection médicale » sont de Ernst Haeckel
(Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles [1re éd. all. 1868],
Paris, Librairie Schleicher, 1874). L’argument de la restriction de fécondité dans les
classes aisées, et de la supposée plus grande fécondité des classes populaires se trouve
chez Francis Galton (« Hereditary Talent and Character », Macmillan’s Magazine, 12 295
[1865]) et William Greg (« On the Failure of ‘Natural Selection’ in the Case of Man »,
Fraser’s Magazine, 68 [1868]). Trois décennies plus tard, Georges Vacher de Lapouge
rassemblait ces idées sous l’expression générique de Sélections sociales.
17
T. Dobzhansky, L’homme en évolution [1re éd. amér. 1961], Paris, Flammarion, 1966.

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18
Les discussions préparatoires à la déclaration de 1951 sont rapportées dans The Race
Concept. Results of an Enquiry, Paris, UNESCO, 1952.
19
Art. 4 de la déclaration de 1950, art. 2 de la déclaration de 1951.
20
« On ne possède aucune preuve de l’existence de races dites « pures » » (Déclaration
sur la race et les différences raciales, 1951, art. 6).
21
Ibid., art. 4.
22
R.C. Lewontin, “The apportionment of human diversity”, Evolutionary Biology, 6 (1972),
pp. 381-398.
23
« Les anthropologues sont tous d’accord pour considérer la notion de race comme
permettant de classer les différents groupes humains dans un cadre zoologique propre
à faciliter l’étude des phénomènes d’évolution » (Déclaration sur la race et les différences
raciales, 1951, art. 1).
24
L’on trouvera un développement spectaculaire de cette méthodologie dans C. Loring
Brace, « A non-racial approach towards the understanding of human diversity » (in A.
Montagu [ed.], op. cit. n. 14).
25
« Les différences entre les populations humaines ne sont pas absolues mais relatives.
(...) Les différences de race sont d’importance variable. Des populations géographi-
quement éloignées présentent des différences génétiques plus grandes, en moyenne,
que des populations voisines. Par conséquent, si l’on vise une classification, c’est une
question arbitraire que de savoir si l’on doit diviser l’humanité en un petit nombre ou
en un grand nombre de races. Le nombre de races que l’on reconnaît par un nom est
affaire de convention » (Theodosius Dobzhansky, « Comments on the Statement on
race concept », in The Race Concept. Results of an Inquiry, Paris, UNESCO, 1952, p. 81.
Notre traduction).
26
R. Benedict, Race: Science and Politics. La première édition est sortie en 1940. Le texte
a ensuite connu de multiples rééditions. Nous avons consulté l’édition de 1945, New
York, Viking Press, elle-même reproduite par Compass Edition, 1964.
27
C. Lévi-Strauss, « Race et histoire », in Le racisme devant la science, Paris, UNESCO-
Gallimard, 1960.
28
Cf. J. Gayon, Do the Biologists need the Expression «Human Race»? UNESCO 1950-
51. In Bioethical and Ethical Issues Surroundong the Trials and Code of Nuremberg.
Nuremberg Revisited. Edited by J.J. Rozenberg, Lewinston, Queenston, Lampeter, The
Edwin Mellen Press, 2003, pp. 23-48.
29
Art. 3, 5, 8.
30
« Au sens anthropologique, le terme « race » ne doit être appliqué qu’aux groupes
humains qui se distinguent par des traits physiques nettement caractérisés et essentiel-
lement transmissibles » (art. 1).
31
Déclaration UNESCO de 1951, art. 65
296 32
Ibid., art. 9, al. a.
33
T. Dobzhansky, pièce versée au dossier sous la rubrique « Autres formulations propo-
sées », in The Race Concept. Results of an Inquiry, Paris, UNESCO, 1952.

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Le corps racialisé.
Le philosophe et la notion de race
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34
Déclaration de 1950, art. 6. Voir aussi A. Montagu, The concept of race, in The Race
Concept. The Concept of Race, New York, Free Press, 1964.
35
T. Dobzhansky, L’homme en évolution [1re éd. amér. 1961], Paris, Flammarion, 1966, pp.
305-308.
36
Ibid., p. 308.
37
Nous reprenons cette heureuse expression à Colette Guillaumin, C. Guillaumin, L’idéo-
logie raciste. Genèse et langage actuel, Paris et La Haye, Mouton, 1972.
38
C. Guillaumin, loc. cit., p. 13.
39
Ibid., p. 66.
40
C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses Universitaires de
France, 1949, p. 16. Colette Guillaumin rend hommage à ce texte, qui l’a manifestement
inspirée.
41
Cf. Supra n. 24.
42
R. Benedict, op. cit. n. 24, p. 150.
43
E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1re éd. 1785], Paris, Delagrave, 1967,
p. 150.
44
M. Rémond-Gouilloud, L’autre humanité (remarques sur une homonymie), Mélanges
en l’honneur d’Alexandre Kiss, Paris, Frison-Roche, sous presse.

297

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ALTÉRITÉ, IDENTITÉ, STÉRÉOTYPES DES CORPS DANS LES AFFICHES
DE SPECTACLES ETHNOGRAPHIQUES
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Pascal Blanchard
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 299 à 312


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-299.htm
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ALTÉRITÉ, IDENTITÉ, STÉRÉOTYPES
DES CORPS DANS LES AFFICHES DE SPECTACLES
ETHNOGRAPHIQUES

Pascal Blanchard1

Pour appréhender le phénomène des « zoos humains » (spectacles ethno-


graphiques au cours de la période coloniale) et la construction de l’Autre-
exotique pénétrant progressivement le sens et la sensibilité commune
en Occident, il est aujourd’hui indispensable de travailler sur les images.
Dans cette perspective, nous nous proposons d’aborder le corpus d’affiches
diffusées à l’occasion de ces exhibitions et de mesurer la nature et les spé-
cificités du message véhiculé sur l’autre « exhibé » à travers trois registres :
l’altérité mise en exergue, l’identité fabriquée de l’autre, ici l’indigène, et les
stéréotypes mis en scène pour rendre opérant ce message.
De toute évidence, ces affiches ont été un des vecteurs privilégiés de la
diffusion grand public des paradigmes présents dans ces « spectacles », mais
aussi le support principal de la mise en scène des « exotiques » auprès des
populations métropolitaines et de leur stéréotypification dans la période
de conquêtes des empires puis celle de l’apogée colonial, entre 1870 et
1930. Cette analyse s’inscrit dans une recherche plus vaste sur l’ensemble
de la production d’affiches autour du thème colonial, exotique et même
sa vulgate publicitaire à travers l’utilisation de l’image de l’autre exotique.
Mais, si ces affiches ont été à la fois les outils privilégiés de la promotion
299
des spectacles « exotiques » et parmi les supports essentiels de la diffusion
d’un imaginaire sur l’« Autre » au cours de ces années, au-delà, elles restent
la version « simplifiée » (car communicante) de l’essence même du message
véhiculé lors de ces exhibitions. C’est à ce niveau qu’elles font sens.

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Notre objectif, dans cette « étude de cas », est donc de comprendre
le processus qui conduit à résumer le message-paradigme en une seule
image — l’affiche —, en une seule phrase — le slogan —, en un seul univers
— le décor —, et en un esprit — la dimension graphique2. Une démarche
qui consiste à montrer qu’une image peut faire sens au niveau de l’idéolo-
gie, et en même temps qu’elle est partie-prenante de la constitution d’un
imaginaire « scientifique », voir qu’elle l’influence directement en bâtissant
une pensée commune au sein d’une population (ici française) et devient
une sorte d’espace de pensée sur l’autre évident. Bien plus, elle l’explicite de
manière si directe qu’elle nous oblige à l’interroger, aussi, dans ses non-dits
et ses codes iconiques les plus répétitifs. Nous prendrons donc, ici, l’affiche,
comme un indicateur-acteur de la pensée racialiste et colonialiste de ce
basculement de deux siècles, en l’interrogeant comme un marqueur-leader
de l’élaboration d’une pensée sur l’altérité dont il est toujours difficile de
suivre les méandres complexes et, surtout, les étapes de son évolution en
affrontement aux événements (la conquête coloniale, l’évolution du débat
anthropologique, les politiques coloniales à l’œuvre, l’évolution même des
spectacles ethnographiques…).

____ Traces et icônes


Notre corpus, pour cet article, se compose d’une vingtaine d’affiches fran-
çaises. La grande majorité concerne le Jardin zoologique d’Acclimatation
ou des exhibitions similaires (comme celle du musée anatomique), l’autre
partie de ce corpus concerne plus particulièrement des expositions colo-
niales ou universelles, entre 1878 et 1931, au sein desquelles des « villages
indigènes » ou des reconstitutions coloniales avec figurants étaient orga-
nisés. Pour constituer un corpus cohérent et restreint, nous avons choisi
de travailler sur des affiches largement diffusées, identifiées dans le temps
300
et dans la mesure du possible, celles qui furent réutilisée pour des specta-
cles (ou villages) itinérants dans toute la France. Enfin, notre analyse sur
le temps long met en exergue l’évolution — tant graphique que discursive
— de ces allégories des « zoos humains », en partant des exhibitions les

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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plus « brutes » pour arriver aux expositions les plus officielles (1894, 1900,
1906, 1907, 1922, 1931). Nous avons aussi retenu une partie des affiches
importantes du Panthéon colonial qui avaient pour objectifs de tenir un
discours, d’émettre un message ou d’inviter à une manifestation officielle.
L’intérêt d’un tel corpus est avant tout de suivre, sur un support cohérent,
l’évolution au trait des représentations de ces populations en France, non
pas en liaison exclusive avec la nature de ces spectacles mais surtout en
connexion avec la perception du public visé. Pour mesurer cette évolution
dans le temps du discours sur l’autre exhibé, montré ou invité, l’image nous
semble indispensable. Car elle reste le reflet le plus précis du message diffusé
alors (l’invite aux visiteurs), sans le prisme déformant de l’interprétation
du fait (l’exhibition ethnographique).
Les différents éléments de l’image (la composition) constituent une
mise en scène des « sauvages » entre eux — très rarement en référence à
l’homme blanc — qui va marquer durablement la production iconogra-
phique coloniale de la période suivante. Les seuls rapports comparatistes
avec le référent-occidental, sont d’ordre allégorique ou s’expriment (pour
les affiches des expositions coloniales officielles) à travers une stylisation de
la République à travers la figure de Marianne, notamment. Dans un autre
registre, les visages en gros plan des personnages noirs et maghrébins, par
exemple, insistent sur les stéréotypes raciaux et accentuent l’altérité en la
rendant presque monstrueuse à l’image de l’affiche éditée par Gravier à
l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900 (à la Porte Champerret), sur
Le Transvall et l’Afrique sauvage. Dans cette représentation, les « blancs »
(colons) à bord de leurs chariots (tels des héros de western américain) sont
encerclés par des guerriers « zoulous » prêts à les massacrer ; ils sont, eux,
présentés comme de « simples colons », aux visages simples, neutres. Ici
l’Afrique sauvage c’est l’homme noir, l’indigène, ce n’est pas le pays, ils sont
comme partie-prenante de la nature. Leurs visages peints et la violence
qui est y figurée annoncent le massacre à venir. Dans une seconde affiche
301
(diptyque de la première), les « Blancs » semblent l’emporter, la « mise en
valeur » du pays est en marche, les « Noirs » sont en voix de pacification,
regroupés dans un village… En deux affiches, la dialectique coloniale
fonctionne à plein régime et propose une lecture du destin des populations

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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colonisées en deux temps : un corps combatif, sauvage, agressif… qui se
transforme en des populations pacifiées, guidées, neutralisées.
Les exhibés sont toujours au cœur de ces images — ce qui s’explique
principalement par la nature de ces spectacles, puisque ce sont eux que l’on
vient voir en priorité —, le plus souvent représentés en foules « grouillan-
tes » et « piaillantes », entourés d’éléments animaliers ou de flores sensés
reconstruire un univers de « vie ». Dans une affiche des Achantis au Jardin
zoologique d’Acclimatation de 1895, mais aussi dans celle des Somalis au
Jardin zoologique d’Acclimatation de la même époque ou du village noir
du Soudan au Champ de Mars (1896), la masse fait sens, elle suggère aussi
la richesse des populations exhibées dans ces « spectacles » et invite les
visiteurs à se rendre au « spectacle » par définition exotique, étonnant et
surprenant. Dans le cas de la troupe « Achantis » de 1895, les signes sont
exubérants : guerriers sanguinaires avec sagaies, sorciers mystérieux,
femmes lascives aux seins nues… Autant de signes qui annoncent pour le
visiteur un véritable « spectacle » et une troupe exceptionnelle. Ici, aussi,
le sensationnel, l’exceptionnel, le nouveau fait vendre et attire. Toujours
plus fort, toujours plus loin, toujours plus exotique, toujours plus sauvage.
Dans une autre affiche de l’imprimerie Chaix pour le Jardin zoologique
d’Acclimatation à l’occasion de la venue des Indiens Galibis3, on retrouve
une composition plus naturalisante des populations présentes. C’est bien
ici les sauvages que le public vient voir, ils sont donc montrés comme tels.
De « grands enfants », sans organisation, beaucoup à quatre pattes ou assis
sur le sol, d’autres mourants, des familles complètes mais sans organisation
visible, associés à quelques objets mal disposés sur le sol (laissant paraître
un archaïsme de leur société à travers leur artisanat) et une nudité presque
totale des individus représentés. Ils sont dans une autre dimension, celle
de la sauvagerie, une sorte de monde parallèle par rapport à la référence
qu’est l’Occident.
À l’opposé, une autre partie de la production, comme lors de la venue
302
de la troupe L’Afrique mystérieuse au jardin zoologique d’Acclimatation ou
à l’occasion de la reconstitution du village sénégalais de la Porte Maillot
en 1904, on met en exergue un message purement anthropologique, quasi
scientiste, avec un visage de profil (ou de face), ethnicisé à l’extrême qui sert

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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d’invite au public. Dans l’une des très rares affiches connues du passage des
« Peaux Rouges » au Jardin d’Acclimatation (affiche réalisée par Tichon en
1883), on retrouve cette représentation au faciès, de profil, d’un guerrier
« Peaux Rouges ». Celle-ci, sobre, semble jouer sur un double registre : à la
fois ethnographique, mais aussi allégorie impressionnante de la mythologie
guerrière de ses populations largement diffusée en Europe. Dans le même
esprit, à la même époque, le Cirque Robinson propose au public « La plus
grande Exhibition du siècle » avec ces « Peuplades sauvages ». Ici, plus de
distanciation, le graphisme et la représentation des deux figurants sont issus
de profondeurs des temps préhistoriques. Chaque stylisation semble faire
de la surenchère dans le degré de sauvagerie « certifié » des populations
présentes alors en Europe. C’est aussi une invite pour venir voir des races
qui sont destinées à « disparaître », une sorte de découverte avant qu’il ne
soit trop tard de ces « races abâtardies ».

____ Un message par l’image


Ces différentes natures de représentations sont en fait du même type :
la première insiste sur la notion de populations exhibées (le groupe)
et leur attractivité, la seconde sur la dimension ethnique et raciale des
exhibitions (la race) et leur spécificité. Au-delà, pour renforcer l’idée
que l’exhibé est plus proche de l’état de nature que de l’état de culture,
il est souvent représenté nu, sauf quand il est censé être christianisé (ou
supplétif de l’Armée française) ; ou alors tourné en dérision, habillé ma-
ladroitement à l’occidentale (et de tissus rayés, signe de l’exclusion et de
la marge comme la très bien montré dans ces travaux Pastoureau). Cet
anonymat des « indigènes » se retrouve dans les présentations de profil,
de dos, qui occultent le visage et insistent sur la puissance physique du
corps. Comme sur une affiche de Tamagno, pour l’exposition coloniale
303
de Lyon de 1894 (avec une « exposition ethnographique Sénégal Soudan
Dahomey » de plus de 160 indigènes, qui l’année suivante sera présenté à
Bordeaux) où une jeune femme aux seins nus domine l’allégorie et impose
de toute sa présence le message publicitaire. Entre attirance sexuelle et

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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mythologie guerrière (les amazones) , l’allégorie annonce aux visiteurs
un voyage encore inconnu pour lui : celui de ses fantasmes. Ici encore,
l’artiste (d’origine italienne mais très grand créateur d’affiches publicitaires
en France notamment du célèbre Pierrot de la marque Cointreau) joue
entre le blanc (celui de l’ivoire et du pagne) et la noirceur la plus pro-
fonde du corps du personnage. Mais en ne lisant que cette affiche, on ne
peut pas comprendre la globalité du message. En effet, cette affiche doit
être décodée avec son double, celle qui annonce le village indochinois.
Le contraste est frappant entre les deux monstrations (c’est le même
commanditaire et impresario pour les deux « troupes »), car on cherche
à valoriser la sauvagerie « brute » pour les Africains, alors que l’on met
en exergue les éléments de culture pour le village indochinois.
Cet affect par l’image est un reflet parfait du regard porté en cette fin
de siècle sur les populations colonisées par la France, toutes regroupées
sous l’égide de la notion (pas encore juridique) d’indigène, mais en même
temps stigmatisées dans une stéréotypie propre à chaque « race ». L’année
suivante, en 1895, à Bordeaux la Société philomathique ouvre les portes
de sa treizième exposition, laquelle sera « nationale, internationale et
universelle », elle reprendra les deux villages africains et indochinois et
précisera cette double dialectique. La Gironde annonce aux visiteurs qu’ils
trouveront une « vaste attraction réunissant les divers types d’indigènes
soumis à nos protectorats et présentés au public dans leurs différentes
industries ». L’exposition, qui exhibe « les plus beaux spécimens de la
race noire et de la race jaune », va connaître un vif succès, avec plus de
cent soixante mille entrées payantes pour les seuls villages indigènes, qui
distinguent clairement les deux ensembles.
Pour renforcer ce morphotypage des populations exhibées, l’utilisation
d’accessoires associés aux personnes vient en complément des postures et
des mises en scène. On retrouve plusieurs accessoirisassions possibles, à
l’image de l’anneau dans l’oreille (pour les « sauvages »), plus rarement l’os
304
dans les cheveux ou dans le nez (pour les Kanak), le voile (pour le « fana-
tisme religieux » ou pour accentuer l’érotisation des corps), les masques
(associés au sorcier), les armes impressionnantes (pour les guerriers « san-
guinaires » ou pour les célèbres amazones de Béhanzin), les peintures sur

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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la peau, les scarifications, les corps dénudés et musclés outrageusement…
Autant de signes qui visent à « informer » le visiteur sur la sauvagerie des
spécimens exhibés. Enfin, dernier élément d’association, le plus évident
à mettre en scène, le plus répétitif aussi, reste la proximité avec l’animal
et/ou avec la nature. La culture, symbolisée par l’Occident, rencontre la
nature, d’où émerge le sauvage. Sur la quasi-totalité des affiches du jardin
zoologique d’Acclimatation, lorsque ce n’est pas un visage qui domine, la
présence des animaux est évidente, ainsi qu’un contexte naturaliste (au sens
premier du terme), qui vise à replacer dans « son » monde l’autre. Mais
leur présence répond aussi à la volonté des promoteurs d’attirer le visiteur
dans une découverte « globale » de ces mondes exotiques.
Une sorte de trilogie assure donc le succès de ces manifestations :
habitants, faune/flore et habitats. Cette volonté de reconstitution, de
naturalisation, insiste sur la mise à disposition des mondes « autres »
pour les visiteurs européens, comme si on avait pu capter totalement
ces mondes à coloniser. Les montrer, c’est déjà un peu les contrôler, les
coloniser, et bientôt les dominer. C’est alors un flot d’images qui s’impose
pour convaincre les visiteurs de « venir », de « regarder » pour, enfin, être
convaincus. Au cœur de cette dynamique, dans la vingtaine d’années qui
entourent le tournant du siècle, les spectacles sortent du zoo et envahissent
les théâtres, la scène du Music hall, les cirques, mais aussi les expositions
officielles, qu’elles soient nationales ou universelles. Le message publicitaire
est ici encore le même. Comme dans cette allégorie de la rencontre du bien
et du mal de Lucien Lefebvre pour le théâtre de la Porte St-Martin qui
annonce la pièce à grand spectacle Au Dahomey. L’artiste la compose en
deux tableaux, doublé de médaillons. En haut les farouches amazones de
Béhanzin, en bas l’armée française, et dominant l’ensemble, en médaillons,
les trois héros de cette aventure coloniale reconstituée : le fier colonial, la
fabuleuse épouse et le courageux explorateur au service de la France. La
même année, au Casino de Paris, les vingt-cinq amazones et la centaine de
305
Dahoméens qui les accompagnent sur scène sont autrement plus terribles
encore. L’affiche est explicite : une amazone, seins nus, coupe-coupe à la
taille, fusil à l’épaule, tient dans ses mains deux têtes de soldats français
décapités. Le message est clair. Le public ne s’y trompe pas. Il se précipite

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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au Casino de Paris et fait un triomphe chaque jour pendant de longs mois
à la troupe en représentation.
En province, ce sont les expositions locales qui deviennent les ré-
cepteurs majeurs de ces exhibitions. Un mois avant l’inauguration de
l’exposition toulousaine par le ministre de l’Agriculture, Joseph Ruau, le
24 mai 1908, La Dépêche avait annoncé une grande attraction au cœur de
l’exposition en préparation : « L’une des attractions les plus intéressantes
sera le Village noir. » Cette attraction privée, organisée par Jean Alfred
Vigé, devait permettre — affirment l’impresario et les organisateurs — aux
visiteurs d’étudier « la vie simple, les mœurs primitives des indigènes du
centre de l’Afrique, parmi lesquels un certain nombre se livre à des travaux
remarquables ; on verra des bijoutiers, tailleurs, cordonniers, tisserands,
sculpteurs… » Toute la vie des habitants des quatre communes (au Séné-
gal), avec près d’une centaine de figurants, sera retracée pour le plus grand
plaisir des spectateurs dans une mise en scène réglementée qui guide
les faits et gestes des « indigènes ». En outre, les visiteurs sont invités à
participer aux manifestations et fêtes officielles qui rythment l’exposition,
parmi lesquelles la fête de la Korité, l’Ashoura, l’Aïd-el-Kébir ou la Tabaski.
Ainsi, le jour de l’inauguration officielle, la visite de l’exposition ne peut se
faire, comme le précise un journaliste du Rapide, sans une « halte devant
les nègres soudanais en grande tenue, et ma foi, fort curieux à observer. Ils
acclament le ministre et crient Vive la République ! Vive la France ! Vive
le Sénégal ! » La journée s’achève par un couscous et un tam-tam. Afin de
pimenter ses exhibitions ethnographiques, l’imprésario Jean Alfred Vigé
avait pour habitude d’embarquer une ou plusieurs femmes enceintes afin
qu’elles donnent naissance à un enfant lors de l’exposition, dont le baptême
sera prétexte à de nouvelles réjouissances. Un enfant va naître trop tôt, le
12 mai 1908, Alfred-Jean Diaye qui sera enregistré (n° 1022) à l’état civil de
Toulouse. Le 31 mai, le « baptême du négrillon » est annoncé et le public
est convié à une « grande fête » d’une journée complète… La Dépêche
306
annonce le 15 juin 1908 une autre fête dans le jardin des plantes, selon « le
rite mahométan », avec danses de « jeunes filles » et spectacle de nuit. Le
18 août, un pseudo-mariage traditionnel entre Ballo Thiam et Abibou Sow
est organisé, où sont invités (contre rémunération) les Toulousains. L’un

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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des « héros » du village est Jean Thiam, la trentaine, sergent-recruteur de
l’imprésario Jean Alfred Vigé, omniprésent « chef de village ». C’est lui qui
coordonne les « reconstitutions coloniales », notamment La Guerre au
Soudan, opposant Samory aux Français. L’exposition toulousaine rencontre
un succès indéniable — elle est même prolongée d’un mois, pour se finir
le 7 octobre. Cette réussite fait suite à celle de l’exposition maritime de
Bordeaux l’année précédente, qui avec ses « quatre-vingt indigènes », des
« Chambaas », des « Oranais du Sud » et des « Sahariens et des Souda-
nais », avait su reconstituer « notre empire africain en miniature » et avait
attiré des dizaines de milliers de Bordelais. Comme on le voit, zoo, théâtre
et exposition s’installent dans la même posture anthropologique dans leur
regard sur le monde.

____ Un discours et des codes


C’est donc un double discours que tiennent ces images. À la fois univers
de recrutement (faire venir des visiteurs pour rentabiliser l’investisse-
ment) et espace de mise en scène de l’autre visité (construire des images
graphiques qui répondent à l’attente des images mentales du public), ces
affiches doivent fonctionner dans cette dialectique entre deux mondes que
tout oppose et, dans le même mouvement, elles contribuent largement à
populariser le message anthropologique qui s’élabore dans le même espace
temps. C’est pour cela qu’elles sont une fabuleuse source de savoir pour le
chercheur, car elles fonctionnent comme des instantanés sur l’élaboration
d’un message colonial sur le monde qui se double d’une théorisation de
plus en plus populaire des constructions de l’anthropologie. Elles donnent
vie à la contradiction formelle des zoos humains, entre espace de con-
naissance (sur l’autre) et espace de divertissement (de l’ordre du spectacle
et de la mise en scène théâtrale). L’exhiber, comme les animaux sauvages,
307
devient alors une bête curieuse que l’on vient « voir », comme hier on allait
voir ces spécimens d’animaux étranges venues des cinq continents. Que
ce soit dans cette affiche pour les Malabares arrivant à Paris (au bois de
Boulogne) à dos d’éléphants dans un défilé tout en couleurs avec au loin

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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une reconstitution d’un temple hindou, celle pour l’Exposition universelle
de 1900 à Paris avec la caravane de chameliers symbolisant l’Afrique du
Nord ou encore l’affiche pour l’exposition des Indes françaises au Troca-
déro, avec quatre « personnages » illustrant les attractions « Charmeurs de
Serpents, Bayadères, Fakirs », toutes ces compositions insistent sur l’aspect
merveilleux et spectaculaires des exhibitions. Entre cirque et exhibitions
ethnographiques la frontière est alors ténue.
Il faut avoir à l’esprit, qu’au cours de cette époque de constitution
de l’Empire colonial, les Français « découvrent » pour la première fois des
« indigènes » en grand nombre in situ. En effet, c’est lors de ces véritables
spectacles « zoologiques » que des « exotiques monstrueux » ou des « can-
nibales canaques » sont présentés au public, mélangés dans des enclos avec
des « bêtes sauvages » (autruches, chameaux, singes, etc.). Dans l’affiche
« Somalis », réalisée pour le passage de cette troupe au Jardin zoologique
d’Acclimatation, se retrouvent au même niveau hommes, femmes, enfants…
autruches, chevaux et chameaux, pour suggérer l’ambiance de reconsti-
tution globale autour d’un village bâtit auprès d’un point d’eau. Mais dans
cette affiche d’Émile Levy (et c’est sans doute le seul exemple que nous
ayons pu rencontrer), les trois personnages principaux s’inscrivent dans
une allégorie religieuse explicite. En effet, en premier plan par rapport à
la foule grouillante, une famille monogame, avec leur enfant, totalement
recouvert de leurs habits (sauf pour l’enfant) est mise en exergue. De toute
évidence, le côté colonial (mission civilisatrice et évangélisation) prime alors
que les aspects sensationnels du spectacle sont placés au second plan de
l’image. De fait, la typographie est ici un moyen de décoder l’image : le mot
Acclimatation est plus important que celui de la troupe Somalis. Comme
si le travail d’acclimatation de ces peuples « sauvages » était en marche.

308 ____ Du zoo à l’exposition officielle


Cette production, globalement, cherche avant tout à signifier la
différence entre ces populations exotiques et le futur colonisateur. Au-
delà de la couleur et du visage, et de l’érotisation du corps pour la femme,

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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l’homme exotique, quand il doit être source de message positif, est stylisé à
travers une musculature puissante ou féminisé à l’extrême. On entre alors
dans une seconde phase de la découverte des mondes exotiques. Des zoos,
on arrive au théâtre, à un véritable spectacle de la République orchestré
et maîtrisé. C’est la preuve du contrôle de ces populations, ici et là-bas.
L’indigène devient acteur de notre histoire, dans de véritables panoramas
animés et dans des allégories républicaines, comme un « fidèle serviteur
de la France ». À l’image de l’affiche pour l’Exposition d’Hanoi de 1902, des
personnages pacifiés débarquant à Marseille pour l’Exposition de 1906 ou
pour ces musiciens stylisés pour l’exposition parisienne au Grand Palais,
la même année. Mais ces créations sont encore dans une phase transitoire.
Entre les sauvages inquiétants de la période précédente et cette pacification
par l’image encore simpliste, le message est encore peu explicité pour le
visiteur.
Le rapport à l’Autre-sauvage va, dans la période qui précède la Grande
Guerre, évoluer et se dessiner parallèlement à son énonciation dans ces
spectacles « ethnologiques » et dans ces mises en scène tronquées, où
l’indigène joue un jeu qui n’est pas le sien. Les populations coloniales sont
progressivement les figurants du décor colonial, elles quittent le monde de la
sauvagerie pour être instrumentalisées par l’état colonial comme acteur de
cette même geste. Cette expression, dans sa dimension graphique ne pren-
dra pourtant pas forme avant l’exposition coloniale nationale de Marseille
de 1922. Notamment dans deux affiches, celle de David Dellepiane et celle
de Cappiello qui appellent les visiteurs à venir découvrir les reconstitutions
proposées. Le thème national est omniprésent. Pour autant la structuration
raciale de ces affiches n’est pas absente4, elle est tout simplement plus sub-
tile. Car d’un côté, si l’anthropologie et l’ethnologie, relayées par l’imagerie
populaire, soulignent – voire accentuent – les différences physiques et
culturelles des populations colonisées, pour le système colonial il y a une
volonté d’uniformiser cette différence en une seule entité.
309
L’esthétique de la composition de David Dellepiane5, par exemple,
dégage une force évocatrice évidente dès le premier regard, qui n’est pas
stéréotypée, comme dans la grande majorité des représentations sur les « in-
digènes » produites jusqu’alors. C’est beaucoup plus la structure de l’image,

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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la mise en scène des corps des populations de l’Empire — symbolisées, ici,
par des jeunes femmes — et la position des personnages, qui vont produire
un discours que l’on peut qualifier « d’expression raciale imagée ». Domi-
nant l’allégorie, une jeune Kabyle dans une tenue traditionnelle et recouverte
de parures tient dans ses mains le drapeau français, symbole de la nation.
L’Afrique du Nord est donc présentée comme occupant la première place
dans l’Empire. À ses côtés, une Cambodgienne symbolise les populations
indochinoises. La position de son corps dans l’allégorie — en retrait par
rapport à la femme maghrébine — illustre l’idée d’une hiérarchisation in-
terne des « races » de l’Empire. Cette jeune « Indochinoise » est clairement
identifiée à une culture prestigieuse par sa tenue et par la statuette qu’elle
tient dans sa main gauche, symbole d’une civilisation ancienne, possédant
une histoire et un passé. En même temps, elle place sa destinée et sa culture
sous la protection de la France : le drapeau bleu-blanc-rouge enveloppe et
protège toutes les populations de l’Empire. Au dernier niveau, infériorisée
par sa position assise comme par son emplacement dans la composition
— en bas à droite, le côté généralement négatif dans la structure de l’image
—, se trouve la jeune femme Africaine, les épaules dévêtues. Comme le
tirailleur Y’a bon Banania, rendu célèbre en 1917, elle sourit de toutes ses
dents comme un « grand enfant ».
Ce type d’image est montré et diffusé largement auprès des Français et
s’ancre dans l’inconscient des métropolitains. Mais, c’est avec l’Exposition
coloniale internationale de 1931 que cette mise en scène de l’autre colonisé
trouve son aboutissement le plus parfait. D’une certaine manière nous
sortons des zoos humains, pour mieux y revenir, en image. La présence de
troupes indigènes lors de cette exposition, dans d’autres conditions que les
exhibitions du tournant du siècle n’est même plus en connexion directe avec
l’image émise alors. Nous avons ici à faire à des illustrations qui sont en elles-
mêmes le discours le plus aboutit de ces expositions. Du réel, le sens prend
plus d’espace dans le fictionnel et les deux affiches principales produites
310
alors s’inscrivent au cœur du regard colonial sur l’autre. Ces deux affiches
— réalisées par Desmeures et Bellenger6 —, présentées généralement côte
à côte dans le but de tenir un discours complémentaire, annoncent aux
Français l’Exposition. La séparation entre colonisateurs et colonisés est

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Altérité, identité, stéréotypes
des corps dans les affiches de spectacles ethnographiques
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frappante : d’une part, se trouvent les populations « indigènes » symbolisant
ce « Tour du monde en un jour » vanté par la légende, et dominées au loin
par le drapeau français, symbole de l’unité nationale ; d’autre part, scrutant
l’horizon, le « guide Blanc », symbole de l’avenir de la nation.
Seule nous intéresse ici l’affiche de Desmeures, où les populations
colonisées sont toutes sur le même plan, comme fondues dans un moule
unique. Nous retrouvons dans cette composition une allégorie tricolore :
le bleu-blanc-rouge du drapeau renvoie au « marron » de l’Afrique du
Nord, au « jaune » de l’Indochine et au « noir » de l’Afrique subsaharienne.
L’image proposée par cette création est celle d’un Empire multiracial — dont
le Blanc est exclu —, où toutes les « races » semblent figées dans des ca-
ractères donnés. Les populations « indigènes », noyées dans la masse des
peuples de l’Empire, sont montrées de face, inscrites dans leurs « traditions
ancestrales » et en même temps, elles sont emprisonnées par le cadre même
de l’image. Les populations colonisées sont donc contrôlées (à l’image du
cadre qui entoure leurs visages), toutes identiques face au conquérant et
soumises à notre destin. Nous sommes ici dans un message propagandiste
parfaitement structuré.
À travers ce rapide voyage dans la production iconographique liée à ces
exhibitions ou expositions des zoos humains qui trouve son aboutissement
avec les grandes apothéoses coloniales françaises comme celle de 1931,
on peut voir que la nature même des représentations (dans les affiches)
à fortement évoluées, sans pour autant perdre leur fonction première :
construire un espace inventé pour l’autre. À un autre niveau, elles ont aussi
rempli la mission première : faire venir le visiteur. Comme pour la publicité,
elles restent le seul support qui s’impose aux Français, car, à la différence
de la carte postale ou du journal, lié à un acte d’achat, de l’exhibition ou de
l’exposition, lié à la volonté de découverte du public, du cinéma, démarche
volontariste et bien souvent familiale, elles sont présentes sur les murs
de France, sans discontinuité tout au long de ces années, et s’inscrivent
311
immédiatement dans les inconscients collectifs sans même être « vues ».
Elles forment, à n’en pas douter, l’élément le plus frappant pour les ima-
ginaires à une époque qui ne connaît pas encore l’image triomphante du
cinématographe et pour tous ceux qui sans aller au zoo ou à l’expo, seront

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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imprégnés de cette culture de l’exhibition alors à son apogée. Par ce prisme
(par définition déformant), altérité, stéréotypes et construction des iden-
tités collectives vont se fixer dans les imaginaires collectifs… et, ce, pour
plusieurs décennies. Elles vont d’autant mieux se fixer, que ce message ne
semble pas être officiel, que cela reste du « spectacle », un divertissement…
mais cette fiction a rapidement dominé le réel. Elle s’est imposée à lui. Elle
est devenue le prisme déformant du regard sur l’autre.

Notes et références
1
Université de la Méditerranée, CNRS
2
Cet article reprend une partie des conclusions d’un article, publié dans la revue Hermès
(septembre 2001) « La représentation de l’indigène dans les affiches de propagande
coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et discours racialisant », dans le
cadre d’un dossier sur les stéréotypes nord-sud.
3
Voir l’article de Gérard Collomb, dans l’ouvrage collectif L’Autre et Nous, sur l’exhibition
de ces indiens (de Guyane) au Jardin zoologique d’Acclimatation.
4
Dans l’affiche de David Dellepiane, les races de l’Empire sont stylisées dans une hiérar-
chisation qui s’en être explicite, se structure à travers un nombre de codes évidents.
5
Nous reprenons ici une étude de l’affiche que nous avons déjà eu l’occasion de publier
dans différents articles ou de présenter dans plusieurs expositions, notamment dans
l’ouvrage collectif L’Autre et Nous (1996), à l’occasion de la publication d’un TDC, publié
sous notre direction, consacré à l’apogée colonial en France et, avec Gilles Boëtsch, dans
l’ouvrage Marseille, Porte sud, La Découverte-Jeanne Laffitte, 2005.
6
À l’origine, ces deux affiches n’avaient pas gagné le concours proposé par le Comité
d’organisation de l’Exposition et le premier prix avait été attribué à une figure féminine,
inspirée de Joséphine Baker, portant un bateau et un globe terrestre. Pourtant, le maré-
chal Lyautey a refusé ce choix et proposé ces compositions comme vecteur essentiel du
message de l’Exposition, aux côtés de l’affiche, plus classique, de Joseph de la Nézière.
Joséphine fut tout de même présente sur les murs de France, puisque les Chemins de
fer, à destination de toute l’Europe, vont reprendre son image pour leur affiche.

312

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L'INEPTE ET L'INAPTE

Gregory Katz-Bénichou
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in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 313 à 330


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-313.htm
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L’INEPTE ET L’INAPTE
Gregory Katz-Bénichou1

« Vers l’an 2000, quand on connaîtra bien les lois de l’hérédité, et


leurs applications pratiques, on en transportera les données à la
race humaine elle-même ; on ne se contentera pas de perfectionner
les lapins et les pigeons, on essayera de perfectionner les hommes.
Il faudra alors préparer les bases d’une sorte de sélection artificielle,
par l’effet de laquelle les hommes deviendront plus forts, plus
beaux, plus intelligents ».
Charles Richet, « Dans cent ans ». In La Revue scientifique,
12 mars 1892.

Le code génétique exprime une conversion intimement réglée entre le gé-


notype et le phénotype, c’est-à-dire entre le lisible et le visible. Ce rapport
complexe traduit une relation entre l’inepte et l’inapte, dont les accents se
révèlent tout aussi épistémologiques qu’éthiques2. Si, à l’échelle des gènes,
les biopuces à ADN permettent l’identification d’une séquence génétique
inepte induisant une fonction biologique inapte, à l’échelle humaine, on
devine combien la maîtrise de ce code pourrait offrir un nouveau visage
au darwinisme social.
L’orthogénie balbutiante du XXIe siècle prolonge les thèses eugéniques
313
des siècles antérieurs. Appliquées in vitro sur l’embryon humain, les sondes
d’ADN permettent déjà de répertorier les mutations délétères d’un géno-
type donné, avec une spécificité et une sensitivité jusqu’alors inégalées. En
se reportant à un groupe de référence, les profils se distribuent de part et

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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d’autre d’une moyenne dont l’écart-type pourrait aboutir à un classement,
un grade, un rang biologique. À l’instar du Quotient intellectuel dont les
tests mesurent les performances de l’esprit, le Quotient génétique pourrait
naître à son tour de ces tests qui mesurent la qualité des génomes. Plus
le génotype d’un individu comporterait de mutations délétères, plus son
Quotient diminuerait3. Pourquoi, dès lors, obérer les budgets de la santé
publique par des traitements dispendieux, alors qu’il suffirait de sarcler
les blastocystes tarés pour ne sélectionner que les hommes de qualité ?
Le Quotient génétique deviendrait alors l’indice du mérite germinal, la
nouvelle toise de la valeur humaine et ce, dès les premiers instants de la
vie. Il ne s’agirait plus d’une eugénique politique, tyrannique et violente,
mais d’une eugénique médicale, libérale et légale, s’inscrivant dans la sphère
individuelle du projet parental. Un nouvel eugénisme insidieux dont l’effet
immédiat pourrait ne pas être la manipulation génétique, comme on l’a
cru jusqu’alors, mais plutôt la qualification génétique ; une qualification
reposant sur le score brut du Quotient génétique dont l’usage préventif
servirait – « non pas à éviter l’apparition d’une maladie –, mais plutôt à
empêcher l’apparition du malade4 ».
Cette conjecture n’a rien d’une prophétie. Sa phylogénie remonte aux
pères fondateurs de la sociobiologie dont Georges Vacher de Lapouge et
Charles Richet sont d’emblématiques ambassadeurs. Nous analysons ici
leurs programmes eugéniques ainsi que les conditions sociologiques et
techniques nécessaires à leurs réalisations. Annoncées il y a tout juste un
siècle par Vacher et Richet, ces conditions sont-elles réunies aujourd’hui ?
À l’heure des diagnostics génétiques et du transfert nucléaire, le débat
bioéthique offre une troublante symétrie à leurs anticipations, aussi bien
dans l’intention d’occire l’inapte, que d’illustrer l’inepte.

314 ____ Avez-vous lu Vacher de Lapouge ?


Professeur de sociologie à l’Université de Montpellier, Georges Vacher
de Lapouge publie en 1896 son « cours libre de science politique » dans un
épais volume intitulé Les Sélections sociales. Vacher n’est pas seulement un

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L’inepte et l’inapte
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fervent eugéniste, c’est d’abord un visionnaire pragmatique et moderne.
Sa thèse établit les fondements du darwinisme social. Il explique vouloir
transposer le processus biologique de l’évolution dans l’ordre politique,
c’est-à-dire permettre à la sélection naturelle de pénétrer la société afin
d’éliminer ses membres les moins compétitifs. La thèse de la sélection
scientifique remonte à Darwin et s’est développée dans son entourage
immédiat. La première manifestation de l’idée se trouve dans la préface de
la traduction de L’Origine des espèces par Clémence Royer, en 1862, puis
apparaît peu après chez Darwin lui-même.
Chez les peuples sauvages, explique l’intéressé, les individus faibles
de corps ou d’esprit sont promptement éliminés. Quant à nous, hommes
civilisés, nous faisons, au contraire, tous nos efforts pour arrêter la marche
de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes
et les malades ; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents ; nos
médecins déploient toute leur science pour prolonger autant que possible
la vie de chacun. Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc
se reproduire indéfiniment. « Or, écrit Darwin, quiconque s’est occupé de la
reproduction des animaux domestiques sait, à n’en point douter, combien
cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine.
(…) D’autre part, comme l’a fait remarquer M. Galton, si les gens prudents
évitent le mariage, pendant que les insouciants se marient, les individus
inférieurs, de la société tendent à supplanter les individus supérieurs »5.
Dans son système, Vacher de Lapouge se réclame du darwinisme social
comme fondement d’une sociobiologie. Son argument se résume ainsi :
l’homme doit faire de manière programmée, rapidement et en douceur, ce
que la Nature fait aveuglément, lentement et de manière brutale. En clair, la
sélection sociale, « c’est la loi de la jungle plus l’électricité »6. Comme pour
l’élevage animal, la société doit laisser vivre et se multiplier les plus beaux
spécimens humains et supprimer les autres. Ce tri vise à promouvoir « les
individus les mieux favorisés, livrant à la boucherie les sujets d’une toison
315
moins belle »7. Dès la naissance d’un enfant, préconise-t-il, on mesure la
taille de son crâne, « l’indice céphalométrique »… l’ancêtre du Quotient
génétique. Si ce chiffre s’avère trop faible, le sujet débile ou seulement
disgracieux retourne à la « boucherie ».

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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Hélas, déplore Vacher, « il est toujours pénible pour certains esprits
mal organisés d’entendre dire qu’à l’homme doit s’appliquer tout ce qui a
été constaté chez les animaux, et que la nature n’a pas fait deux biologies,
l’une pour l’être privilégié, l’autre pour la bête qu’il mange ou qu’il attelle.
Il n’existe cependant point d’exceptions en sa faveur »8. Les eugénistes
se sont toujours délectés des analogies entre l’anthropogénie et l’élevage
animal. Ainsi, L’art de créer le pur sang humain (1915) de Rouhet fait
écho à L’élevage humain (1917) de Boigey, ou encore Le haras humain
(1918) de Binet-Sanglé9… Le dressage des humains passe par l’éperon et le
fouet de la sélection des naissances. Mais il ne faut pas se froisser de telles
métaphores explique Vacher de Lapouge : « peut-être me reprochera-t-on
de ne pas aussi ménager les susceptibilités du lecteur. Ce serait à tort, je
crois. Quand il est nécessaire de se faire entendre, on ne frappe jamais
trop fort »10.
Les « boucheries » sélectives auxquelles il se réfère devront évidem-
ment s’appliquer en priorité aux races inférieures et décadentes dont les
principales sont « les nègres » et « les juifs » qui, toutes deux, corrompent
l’éminence de la race aryenne11, écrit-il dès 1896. Au-delà du racisme
proprement dit, Vacher préconise un programme préventif d’épuration
sanitaire ayant pour but d’empêcher que les malades ne répandent leurs
mauvais chromosomes. Il faudrait surtout éviter qu’une charité mal en-
tendue ne vienne faciliter la reproduction des mal nés. Aussi, envisage-t-il
d’étendre l’abstinence sexuelle des dégénérés, d’instaurer une taxe pour les
contrevenants, un casier sanitaire pour chacun, ainsi qu’un service sexuel
afin de promouvoir la descendance des sujets eugéniques.
À l’origine de ce programme, il y a l’ambition généreuse d’améliorer
le destin des hommes, déclare-t-il, en se réclamant de « sentiments d’hu-
manité qu’une longue civilisation a gravés dans nos cœurs »12. Autrefois
comme aujourd’hui, l’engagement eugénique se fonde sur un principe
d’amour et de générosité envers les générations futures. « À l’arrivée, on
316
trouve la police des gènes, couverte par la science des généticiens, dé-
nonce Georges Canguilhem. On n’en conclura l’obligation de rappeler à la
conscience médicale que rêver de remèdes absolus, c’est souvent rêver de
remèdes pires que le mal »13.

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L’inepte et l’inapte
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Quel rapport entre le projet de Vacher et la médecine préventive du
XXIe siècle ? La filiation est saisissante pour qui l’examine de près. En effet,
afin d’étrangler cette décadente liberté de semer à tous ventres, Vacher de
Lapouge entre dans un raisonnement prospectif absolument remarquable,
puisqu’il annonce, plus d’un siècle à l’avance, l’avènement du Quotient gé-
nétique à travers un inquiétant souci de réalisme. En effet, Vacher prévoit le
développement de « la maîtrise de la fécondation artificielle » (l’expression
est de lui), car il voit en elle une étape cruciale pour trier les humains. Il
annonce le prochain essor de la zootechnie, et notamment l’intérêt des
procréations maîtrisées, offrant l’avantage d’immenses latitudes sélectives
qui établiront, précise-t-il, « une dissociation définitive de trois choses déjà
en voie de se séparer : amour, volupté, fécondité »14.
Toutes ces techniques poursuivent le but louable de purifier et d’ho-
mogénéiser le parc humain. Bien qu’ignorant la technique du clonage, il
envisage néanmoins d’obtenir une reproduction à l’identique des sujets
sains par dilutions spermatiques et fécondations artificielles. Avec un
pragmatisme aigu, Vacher de Lapouge se demande comment étendre
concrètement l’ordre sélectif dans l’ordre social : par la force, de façon
tyrannique, ou bien insidieusement, de façon démocratique ? L’option
démocratique constitue, à ses yeux, la voie ayant le plus de chance d’abou-
tir. « La constitution d’une aristocratie naturelle est relativement facile,
précise Vacher. Elle peut être réalisée sans le concours direct des pouvoirs
publics, et à la seule condition de n’être pas entravée par des lois destinées
à l’empêcher. La volonté individuelle fécondée par l’association, peut venir
à bout de l’entreprise »15.
Le scénario qu’il décrivait il y a plus d’un siècle, ressemble à s’y mépren-
dre à celui que nous observons actuellement. Son raisonnement politique
se fonde sur « l’association des volontés individuelles », celles-là mêmes
que beaucoup de nos contemporains tiennent pour le meilleur rempart
face à l’eugénisme. Or, d’après lui, pour fédérer l’ensemble des décisions
317
parentales et les conformer à une attitude eugéniste, il faut un organe d’in-
fluence, une « propagande » pour faire grandir les clameurs associatives et
infléchir les lois démocratiques. Oui, écrivait-il, « la première chose à faire
est d’instruire et de conquérir l’opinion ».

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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De nos jours, certains politiciens vantent dans leurs programmes les
mérites de l’eugénisme individuel, au nom des valeurs démocratiques16.
Outre la sphère politique, « la propagande » dont parle Vacher est aussi
devenue commerciale : elle se nomme « publicité ». De nombreuses firmes
biotechnologiques (Myriad, Genzyme, Affymetrix, Agilent, etc.) investis-
sent des budgets publicitaires considérables dans le lancement des tests
génétiques qu’elles commercialisent. L’objectif est d’informer les femmes
enceintes de l’existence de ces tests, et qu’il suffit de les acheter pour offrir à
leurs bébés la meilleure garantie sanitaire possible. Une campagne publici-
taire bien menée ne peut-elle pas facilement uniformiser les comportements
d’une population tout entière ? Quant aux familles monoparentales et aux
homosexuels des deux bords : ne seront-ils pas nombreux, eux aussi, à
réclamer l’élargissement des procréations artificielles ? Pour répondre aux
demandes, les cliniques et les maternités se développent déjà à vive allure
en Asie, aux USA et à travers l’Europe. Certaines n’hésitent plus à faire de
la publicité dans les journaux pour étendre leur clientèle.
Le raisonnement Vacher de Lapouge offre de troublantes racines à notre
présent. Pour que l’eugénisme s’installe dans une démocratie, « il n’est pas
besoin de grands moyens », aime-t-il à répéter. Il suffit :
1. Que les progrès de « la zootechnie » permettent la maîtrise des « fé-
condations artificielles », ouvrant la voie au tri des humains.
2. Que « les lois destinées à empêcher l’eugénisme ne l’entravent pas »
dans les faits.
3. Que les pouvoirs publics se déchargent de leur responsabilité au profit
des « volontés individuelles ».
4. Qu’une publicité (ou « propagande ») influence les choix parentaux
et les persuade de l’avantage sanitaire d’une sélection raisonnée des
naissances.
5. Que les citoyens fédèrent leur clameur dans des groupements associa-
318
tifs.
6. Que le pouvoir du grand nombre « exerce une pression » sur le vote
des lois qui flattent ses latitudes sélectives. L’eugénisme serait alors
légalement institué par la démocratie17.

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L’inepte et l’inapte
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Concrètement, sur quel point précis notre présent s’écarte-t-il de la
réalisation rampante de ce processus ? Soulignons qu’il n’y est jamais fait
mention d’un régime dictatorial, despotique ou tyrannique, ni d’aucune
mesure coercitive. Ce processus ne parle que du respect des libertés des
citoyens, et vante même les progrès qui permettent d’avoir de beaux en-
fants. L’eugénisme a sûrement changé de visage, mais il n’a pas disparu.
On veut bien croire que le racisme n’intervient plus aujourd’hui dans le
tri des œufs humains, mais en mettant les choses au mieux, nous avons
remplacé les vieilles idéologies nationalistes par une idéologie du bonheur.
« Pour autant, médite Jean Rostand, ne portons pas trop d’envie au futur.
Je préfère quant à moi, avoir vécu l’époque barbare où les parents devaient
se contenter des présents du hasard, car je doute que ces fils rectifiés et
calculés inspirent les mêmes sentiments que nous inspirent les nôtres, tout
fortuits et décevants qu’ils sont »18.

____ L’index des indésirables

Le droit français entend limiter l’eugénisme en n’appliquant le tri des


naissances qu’aux seuls embryons atteints de « maladies graves ». Or
qu’est-ce qu’une « maladie grave » ? Comment hiérarchiser le caractère
invalidant d’une pathologie ? En réservant les pratiques eugéniques aux
seules « maladies d’une particulière gravité », la loi française pense intro-
duire une restriction ferme aux dérives normatives. Mais n’introduit-elle
pas au contraire un concept élastique que le temps et les mœurs sauront
un jour distendre ? « Quand l’habitude sera prise d’éliminer les monstres,
des moindres tares feront figure de monstruosités. De la suppression de
l’horrible à celle de l’indésirable, il n’y a qu’un pas »19.
Pour prévenir le péril eugéniste, certains pensent qu’une liste s’impose :
une liste pour recenser les handicaps jugés particulièrement graves qu’il
319
serait légitime de supprimer. Ainsi, faudrait-il une taxinomie limitative
établissant la frontière entre les invalides majeurs et mineurs… L’index des
tares est donc ouvert. Dans un article paru en 1922 intitulé la « sélection
humaine », l’académicien et Prix Nobel de médecine Charles Richet, pré-

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sident de la Société Française d’Eugénisme, énonce une liste d’handicapés
que l’on devrait selon lui supprimer. Cette liste se trouve volontairement
restituée dans son ordre original, avec ses nombreuses répétitions, et dans
son texte intégral. Parmi les tarés, sont répertoriés les individus :

« - trop grands
- trop petits
- bossus
- culs-de-jatte
- débiles
- infirmités physiques
- laideur au-dessous de la moyenne des gens très laids
- anormaux
- débiles
- contrefaits
- malades
- alcooliques
- syphilitiques
- tuberculeux
- épileptiques
- malingres
- malades
- difformes
- débiles incurables
- souffreteux
- malades
- invalides
- dégénérés
- débiles
- infirmes
320
- malades
- bêtise très intense
- dégénérés
- idiots

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L’inepte et l’inapte
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- arriérés
- idiots
- criminels-nés
- récidivistes
- gredins
- escrocs
- onanistes
- assassins
- voleurs
- menteurs
- rebelles à toute discipline
- gibier de prison
- gredins
- coquins dotés de dix ou quinze condamnations
- escroqueries
- brigandages
- proxénétisme
- vices contre nature
- infirmes
- malades
- idiots
- déments
- criminels
- criminels
- sourds-muets
- rachitiques
- épileptiques
- déments
- paresseux, ignorants, maladroits, chétifs qui poussent à l’extrême
leur paresse, leur ignorance, leur maladresse, leur chétivité. »20
321
Cette énumération peut faire sourire, bien sûr. Les tares choisies et l’affolant
délire répétitif… On peut blêmir aussi tant sa violence reste effroyable.
Charles Richet souhaitait que l’on écarte les « trop grands et trop petits » :

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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mais comment jugeait-il sa propre taille ? « En proposant cette suppression
des anormaux, je vais assurément heurter la sensiblerie de notre époque,
écrit-il. On va me traiter de monstre, parce que je préfère les enfants sains
aux enfants tarés, et que je ne vois aucune nécessité à conserver ces enfants
tarés »21. Purifier l’humanité des tares débilitantes : « pourquoi ne pas dire
à haute voix ce qui est notre intime conviction à tous ? »22
En souhaitant que « les géniteurs ne s’écartent pas trop de la moyenne
générale du type humain »23, il faudrait admettre l’existence d’un homme
de qualité normale. Or quelle est cette norme humaine ? Qui sont « les trop
petits et les trop grands » ? On repense au mythe des lits de Procruste, le
brigand qui vivait sur la route de Mégare à Athènes. Procruste possédait
deux lits, un petit et un grand et forçait les voyageurs à s’étendre sur l’un
d’eux. Les individus de grande taille devaient s’allonger sur le petit lit et,
pour les mettre à la bonne dimension, il leur coupait les pieds. Quant à
ceux de petite taille, il leur réservait le grand lit et les étirait violemment
pour les allonger.

____ Orthogénies
L’eugénisme renoue avec le mythe de Procruste : qui donc peut échapper
à l’impasse normative de ces lits ? Comme la taille d’un homme, la « gra-
vité » d’une pathologie représente aussi un critère à géométrie variable.
« Il n’y a pas de pathologie objective, rappelle Georges Canguilhem. On
peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on
ne peut les dire « pathologiques » sur la foi d’aucun critère purement
objectif »24. Si l’on tolère l’eugénisme pour la trisomie 21, la myopathie
de Duchenne et la mucoviscidose, au nom de quels motifs ne devrait-on
pas élargir la liste à l’hémophilie ou à différents cancers ? Et pourquoi ne
pas en profiter pour éviter aussi l’apparition de maladies invalidantes,
322
mais curables, comme le diabète ou l’asthme ? Que diront les mères aux
médecins qui refuseront de trier les embryons asthmatiques ou diabéti-
ques : « Docteur, vous saviez que mon enfant allait être malade… et vous
l’avez fait naître ? »

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L’inepte et l’inapte
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D’où tenons-nous qu’un enfant n’est heureux que s’il est en parfaite
santé ? La représentation d’un être sans défaut, sans faiblesse ni prédis-
position morbide repose sur une définition négative et par conséquent
très pauvre. Pensez à ces enfants aveugles, devenus d’éminents musiciens,
à ces sourds qui se mettent à peindre, à tous ceux qui puisent dans leur
détresse même des forces insolites qu’une constitution robuste aurait
peut-être laissées en jachère. Certaines vies tordues parviennent à redres-
ser l’infléchissement du sort, à transcender la souffrance pour créer une
œuvre humaine. Ils y parviennent « malgré tout »25 précise l’éthologue
Boris Cyrulnik, pas seulement « malgré », mais aussi « grâce à ». Qu’on la
nomme résilience ou courage, cette force est certainement celle de l’enfant
réel, et non de l’enfant idéal.
Mais pourquoi faire naître des enfants dont la vie sera tourmentée ?
Notre société moderne, boulimique de désirs et de pragmatisme, profère
du bout des lèvres des paroles pernicieuses : « N’admettras-tu pas, si tu
veux être impitoyablement logique et si tu veux conformer tes conceptions
sociales aux lois dont tu as constaté l’inéluctable action dans la nature, que
ces enfants idiots, imbéciles, tarés, seraient traités avec plus de pitié et de
justice si on leur épargnait une vie inutile et douloureuse ? Ne serait-on pas
vraiment bon et moral en leur procurant une paisible euthanasie ? »26
Derrière cette bonté apparemment charitable, qui entend-on réelle-
ment soulager ? La compassion, le cas échéant, peut offrir une ressemblance
frappante avec la commodité de l’entourage. En succombant aux arguments
de pitié, le pragmatisme rogne un peu au début et un peu à la fin de la vie,
articulant dans une cohérence glaciale l’eugénisme des embryons et l’eutha-
nasie des vieillards. Fragilisé dans l’extrême jeunesse ou l’extrême vieillesse,
le respect de la vie humaine souffre de rétrécissement. Est-il possible qu’une
société, sous le couvert de mots rassurants, s’oriente vers l’abolition du premier
des droits de l’homme qui est de vivre ?
Partout, dans ce débat résonne le vocable « normal ». J’ignore ce que
323
ce mot signifie. Les sciences du vivant montrent combien « le normal
n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique
et polémique »27. Comment établir avec fermeté un critère normatif dans
une population infiniment polymorphe ? Le normal coïnciderait-il avec la

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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moyenne statistique ? Soit. Mais alors, qui est cet homme moyen ? L’avez-
vous rencontré ? Dans l’esprit des eugénistes, la frontière médicale entre
le normal et le pathologique se confond avec la frontière morale entre le
bien et le mal. Le bien, c’est le normal ; le mal, c’est l’anormal. Donc il est
bien d’étrangler l’anormal.
L’anormal n’est pas seulement pressenti comme déviant, il personnifie
le différent. En réalité, l’eugénisme caractérise un déni profond de la dif-
férence, de l’altérité. Par sa différence, le malade agresse involontairement
l’individu en bonne santé, il provoque son regard, il défie sa tranquillité.
L’anormal reste une menace pour le normal. « Regarde ce qui t’attend si
tu me laisses subsister ». La contagion se propage par les yeux. La vision
de la maladie reste souvent ressentie comme la prévision de la mort. Ce
dérèglement prochain, sinon certain, convoque une angoissante intuition
eschatologique. Est-ce un hasard si la doctrine eugéniste annonce la fin
dernière de l’humanité, déjà engagée à vive allure sur la pente de la dégé-
nérescence ?

____ Monstrator
Les normaux et anormaux n’existent pas séparément ; seule leur relation
les rend tels l’un à l’autre. Car l’anormal naît dans l’œil de l’autre. Être un
monstre, c’est être perçu comme tel. La perception correspond ici à un acte
tératogène. Monstrator, monstrum : par un rapprochement étymologique,
le monstre désigne celui que l’on montre. Regardez-les ! Ils nous entourent,
et nous menacent par leur hérédité chétive. Si nous ne réagissons pas,
demain, ils connaîtront nos filles et nos fils, et toute notre descendance
se trouvera souillée par leurs gènes. Inconsciemment, on craint la conta-
mination par promiscuité visuelle, la transmission irrémédiable du virus
par le simple regard. Voilà pourquoi s’approcher d’un malade reste plus ou
324
moins consciemment insupportable.
Par transfert et empathie, le malade répand le malaise. L’anormal
brouille la saine image de soi que l’on protège par un aveuglant optimisme.
L’anormal, ce n’est pas moi, c’est toujours l’autre. Il avait raison : « l’enfer,

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L’inepte et l’inapte
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c’est les autres ». Moi, je vais bien, d’ailleurs, ça se voit. Oui, le pathologique
possède comme premier symptôme un trouble de l’image. Devant le visage
émacié d’une personne souffrante, les ridules au coin des yeux se froissent
dans l’instant. L’anormal trouble l’insouciance des prétendus normaux. Il
dérange l’espoir, bouleverse le confort égotique, il rappelle au moi la chance
de sa quiétude. Eugénisme, égoïsme.
La vie tire de son sac de terribles malices. Elle fait naître de beaux
enfants, roses et souriants, mais quelques années après, un mal sournois
commence à les ronger, un monstre qui suce leur jeune vie. Avec la mé-
decine prédictive, qui rend l’avenir morbide partiellement déchiffrable, les
délais d’apparitions des souffrances posent de terribles questions. Ainsi,
une maladie génétique comme la chorée de Huntington ne se déclare pas
avant la quarantaine, entraînant une démence progressive accompagnée
de mouvements désordonnés évoluant vers la mort. Cette dégénérescence
tardive soumet les familles à un affreux dilemme : est-il raisonnable de
décider la suppression d’un être qui, même en cas de diagnostic défavo-
rable, jouirait au moins de quarante années d’existence paisible, peut-être
davantage ? Cette courte vie n’a-t-elle pas suffi à Pascal, Mozart et Schubert
dont la vie fut aussi une symphonie inachevée ?

Cacogénies
Certains des plus rares esprits furent aussi des tarés héréditaires ou malades.
Voici les épileptiques : Pétrarque, Flaubert, Dostoïevski ; les tuberculeux, à
la liste interminable, mais avec Molière en tête ; ceux que l’on appellera les
déments : Auguste Comte, Swift, Poë ; ceux qui eurent à souffrir des atteintes
de l’insidieux tréponème mâle appelé pallidus : Maupassant, Baudelaire,
Nietzsche28. Oublie-t-on le syphilitique et lépreux Gauguin, le difforme Tou-
louse-Lautrec, Beethoven le sourd ainsi que le tuberculeux Chopin ? Pour
325
le bien de l’humanité, n’aurait-il pas fallu s’abstenir de faire naître ces sujets
cacogéniques, atteints de « pathologies d’une particulière gravité » ?
Combien sommes-nous à oser nous prévaloir de normalité ? Qui ne
possède une morbidité génétique dormant à l’état récessif ? Combien d’en-

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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tre nous se croient sains pour l’heure, en attendant demain ? L’imposture
du docteur Knock comportait tout de même quelque sagesse : « les gens
bien portants sont des malades qui s’ignorent »29. Il suffit d’une enquête
génétique approfondie pour révéler notre misère nosologique. Voici quel-
ques maladies à prédisposition génétique dont nous sommes nombreux
à porter la trace dans notre génome : autisme, schizophrénie, psychose
maniaco-dépressive, obésité, hypertension, certains cancers, sclérose en
plaques, arthrite rhumatoïde, diabète, alcoolisme, infarctus, paludisme, etc.
Ne vous sentez-vous pas déjà malade ?
Ces gènes récessifs maintiennent nos pathologies dans le sommeil.
Mais en doublant le récessif devient dominant et la maladie s’éveille. En ce
sens, le normal reste de même nature que le pathologique, aux variations
quantitatives près. « Sémantiquement, précise Georges Canguilhem, le
pathologique est désigné à partir du normal non pas tant comme a ou
dys que comme hyper ou hypo »30. Certes, nous sommes tous porteurs de
quelques allèles ambigus, mais ils ne deviennent nocifs que par leur degré
d’expression. En fait, pathologique doit être compris comme une espèce du
normal, un autre normal.

Mutations
Jusqu’à présent, les biologistes attribuaient à la mutation génétique une
connotation péjorative. Or on découvre aujourd’hui certains effets avanta-
geux de gènes mutés. Le phénomène est déjà connu pour la drépanocytose
ou la thalassémie, dont les gènes procurent une résistance au paludisme31,
tandis que le gène de la maladie de Tay-Sachs confère une résistance à la
tuberculose. De même, un gène impliqué dans la mucoviscidose dresse une
protection contre la fièvre typhoïde, tandis qu’un autre impliqué dans la
propagation du sida permet de résister à la peste noire. Perçues comme des
326
défauts génétiques, les mutations se révèlent aussi de précieux avantages
pour les porteurs sains. On mesure ainsi toute l’ambiguïté de la mutation :
comment oserait-on vouloir éliminer ces prétendus mauvais gènes s’ils se
révèlent aussi favorables à la santé ?

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L’inepte et l’inapte
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Aujourd’hui, le projet de supprimer les mutations en supprimant les
embryons mutants repose sur des justifications confuses. Les mobiles pro-
fonds restent sans doute moins scientifiques qu’affectifs. Nous redoutons
les mutants parce qu’ils personnifient la mutation de nos propres repères.
Pourtant, « l’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes patho-
logiques. Elles expriment d’autres normes de vie possibles »32. Le désir de
purifier le génome humain, dont on ignore encore le code, pourrait consti-
tuer un contresens biologique. En effet, la diversité des types n’ouvre-t-elle
pas l’avenir de l’humanité ?
La vie opère par déploiements, toujours prête à s’essayer dans une
direction nouvelle. En outre, l’élimination massive des mutants constitue-
rait une grande menace adaptative, car vivre, c’est varier. La vie distribue
sans relâche les types pour ne pas s’éteindre dans l’archétype. Toutes les
irrégularités – que certains souhaitent nettoyer pour ne pas grever le
progrès de l’humanité – concentrent, au contraire, les forces vives de ce
même progrès évolutif. Sans elles, le modèle se répéterait à l’infini, ne
varietur, ce qui le figerait dans une gangue que la pression de l’environne-
ment condamnerait à l’asphyxie. Voilà, entre autres arguments, pourquoi
les défenseurs du clonage se trompent quand ils vantent les mérites de la
reproduction normative.
Quel étrange phénomène que celui de l’évolution des formes vivantes :
pour s’adapter aux vicissitudes de l’environnement, elle offre naissance aux
mutants et dégénérescence aux stagnants. En fait, l’évolution naît de la
digression d’un type et meurt de l’adhésion de tous. Le conformisme des
vivants à une norme idéale représenterait un risque létal. La vie a besoin
de l’anormal. Elle le produit même. C’est pourquoi « les souffrances et les
monstres sont dans l’ordre »33 rappelle Leibniz. D’ailleurs, les eugénistes
– qui pourfendent l’anormal et rêvent de reproduire une santé éternelle-
ment incarnée – devraient comprendre « qu’une santé parfaite continuelle
constitue un fait anormal. »34
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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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____ Phylogenèse et tautogenèse
Mais au-delà du gouffre moral, quelle absurdité biologique que d’établir
l’élimination des écarts pour favoriser la transmission de la norme. Car cela
ne revient-il pas, au fond, à s’opposer à la sélection naturelle, alors que les
eugénistes rêvent justement de la parfaire par des moyens artificiels ? La
nature produit de l’anormal, or l’eugénisme souhaite, au nom de la nature,
supprimer cet anormal. Puisque la nature ouvre la voie en sélectionnant
les plus aptes, certains hommes se croient autorisés à la devancer pour
trier leurs congénères selon d’autres critères. Prétentieux vicaires de Dame
Nature, qui pensent « être fondés à se substituer à elle pour pallier ses
échecs partiels, sinon totaux, lorsqu’elle verse dans le pathologique. Nous
ne demandons rien de révolutionnaire, sinon de redresser ou d’empêcher
une distribution dévoyée »35, réclament-ils. Humble investiture.
En réalité, le projet eugénique visant le mimétisme accéléré de la sélec-
tion naturelle menace de la contrarier directement. En effet, la nature nous
enseigne combien l’avenir de l’humanité ne s’entend pas dans la suppression
standardisée de l’atypique. Au contraire, elle consiste à se rendre berger des
multiplicités. En méditant sur le clonage humain, qui parachèvera peut-être
l’uniformisation des Quotients génétiques, on peut craindre que l’ontolo-
gie devienne tautologie, et la phylogenèse pure tautogenèse. La tentation
vertigineuse de dissoudre la diversité dans le normatif laisse pressentir à
la fois le triomphe technique de la science, mais aussi la mort de l’espèce
humaine par répétition de sa propre formule. L’argument irrésistible du
bien de l’espèce ne risque-t-il pas, finalement, de lui être fatal ?

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L’inepte et l’inapte
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Notes et références
1
ESSEC Paris
2
Serres Michel, Hermès, tome III, La traduction, Paris, Éd. de Minuit, 1974.
3
Grégory Katz-Bénichou, The Advent of the Genetic Quotient, Diogenes, UNESCO,
Blackwell, n° 195, vol. 49, June 2002.
4
Grégory Katz-Bénichou, Le Chiffre de la vie, réconcilier la génétique et l’humanisme,
Paris, Seuil, 2002.
5
Charles Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, 1871, traduction
de la 2éme édition par E. Barbier, Bruxelles, éditions Complexe, 1981, p. 144 et 677.
6
André Pichot, L’eugénisme, Paris, Hatier, 1995, p. 5.
7
Georges Vacher de Lapouge, Les sélections sociales, Paris, Fontemoing, 1896, Les amis
de Gustave Le Bon, 1990, p. 58.
8
Ibid., p. 174 et 399.
9
D’après Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Éd. du Seuil, 1995, p. 69.
10
Georges Vacher de Lapouge, Les sélections sociales, op. cit., p. VIII.
11
Ibid., p. 140 et 346.
12
Ibid., p. 470.
13
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, 1966, 212.
14
Georges Vacher de Lapouge, Les sélections sociales, op. cit., p. 472.
15
Ibid., p. 480.
16
Bernard Debré, La revanche du serpent, Paris, Cherche-Midi, 2005.
17
Ibid., p. 480-488.
18
Jean Rostand, Pensées d’un biologiste, Paris, Stock, 1954, p. 54.
19
Jean Rostand, cité par Jacques Testart, Des grenouilles et des hommes, Paris, Stock, 1995,
p. 249.
20
Charles Richet, « La Sélection humaine », in Eugénique et sélection, Paris, 1922, p. 51.
21
Ibid., p. 164.
22
Charles Richet, « La Sélection humaine », in Eugénique et sélection, op. cit., p. 70.
23
Charles Richet, « La Sélection humaine », in Eugénique et sélection, op. cit., p. 47.
24
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Puf, 1966, p. 153.
25
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999 ; Les vilains petits
canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 21.
26
Antoine Wylm, La Morale sexuelle, Paris, 1907, p. 68.
27
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 176.
28
Julien Teppe, Apologie pour l’anormal ou Manifeste du dolorisme, 1935, Paris, Vrin, 1973, 329
p. 39.
29
Jules Romain, Knock, I, 1, Paris, Gallimard, 1924, p. 31.
30
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 9, 14 et 135.

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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31
On a découvert que l’anémie falciforme ou drépanocytose (maladie de l’hémoglobine)
procure un certain degré de protection contre la malaria à falciparum, la forme létale
du paludisme.
32
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 91.
33
« Comme raisonne quelquefois le R.P. Malebranche, ces monstres mêmes sont dans
les règles, et se trouvent conformes à des volontés générales, quoique nous ne soyons
point capables de démêler cette conformité. » (Gottfried Leibniz, Essais de Théodicée,
III, 241, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 262.)
34
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 86.
35
François Dagognet, La maîtrise du vivant, Paris, Hachette, 1988, p. 146.

330

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LA DIALECTIQUE DE LA « RACIALISATION » DU CORPS ET SES
FONDEMENTS PSYCHOPATHO-MYTHIQUES
Le cas de l'antisémitisme nazi
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Jacques J. Rozenberg
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé

De Boeck Supérieur | « Hors collection »

2007 | pages 331 à 351


ISBN 9782804155506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-
racialise---page-331.htm
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LA DIALECTIQUE DE LA « RACIALISATION »
DU CORPS ET SES FONDEMENTS
PSYCHOPATHO-MYTHIQUES

Le cas de l’antisémitisme nazi1


Jacques J. Rozenberg2

« Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple


de la terre » (H. Himmler : Geheimreden, 6 Oktober 1943)

Nous chercherons à éclaircir les fondements idéologiques et bio-psy-


chopathologiques du stigmate racial, afin de pouvoir en esquisser une
approche à la fois interdisciplinaire et unitaire. Pour ce faire, nous pren-
drons l’exemple de l’antisémitisme, du fait de son antiquité (au moins le
IIIe siècle avant notre ère) et sa persistance pratiquement sans disconti-
nuité3. En fait, nous pourrions appliquer à l’antisémitisme le jugement
qu’un historien comme I. Kershaw portait sur le nazisme, concernant
l’impossibilité d’en fournir une « explication intellectuelle satisfaisante »,
du fait que nous sommes confrontés à un phénomène qui dépasse toute
331
analyse proprement rationnelle4. Cependant, à la suite des philosophes
anglo-saxons de l’historiographie, nous pensons que l’analyse rationnelle
est toujours fonction du rapport optimal de cohérence qu’il est possible
d’établir entre les moyens théoriques mis en œuvre (l’explanans) et la

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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réalité historique dont il convient de rendre compte (l’explanadum)5.
Pour ce faire, la notion de dialectique nous a paru opératoire afin de
comprendre les rôles différenciés qu’ont joués la pensée mythique, la
biologie et la psychopathologie dans l’élaboration et la diffusion du phé-
nomène antisémite.
Selon M. Horkheimer et T. W. Adorno, la notion de dialectique est à
même d’éclairer cette « régression de la Raison vers la mythologie », qui a
été concomitante de l’expansion du phénomène antisémite6. Elle peut nous
permettre de théoriser un certain nombre de thèmes qui ont rendu possible
la « diabolisation » de l’image du peuple Juif, dont le summum a été atteint
avec l’antisémitisme nazi. Le passage de l’antijudaïsme à l’antisémitisme est
celui d’une opposition d’essence spirituelle et religieuse à un rejet d’ordre
national et « racial ». La notion de dialectique doit être tout d’abord com-
prise au sens hégélien, comme un procès dynamique désignant à la fois la
négation de déterminations non encore médiatisées et la conservation de
leurs contenus positifs. L’antijudaïsme Chrétien a cru devoir incarner ce
travail du négatif. Cependant, ne visant pas le peuple Juif en tant que tel,
mais l’identité spirituelle et religieuse qu’il véhicule, l’antijudaïsme relève
d’une dialectique « positive », s’attachant à conserver les déterminations
constructives du judaïsme. Selon Hegel, l’essence même du christianisme
consiste à sursumer le caractère encore immédiat du judaïsme, sous la
forme de la réconciliation de l’Esprit avec lui-même. Avec l’antisémitisme
proprement dit, qui apparaît dans le troisième quart du XIXe siècle, la
dialectique hégélienne s’est transformée en ce qu’Adorno a appelé la « dia-
lectique négative »7, visant à résoudre définitivement la « question Juive »
par la suppression de son objet.
Nous voulons suggérer le fait que les conditions de possibilité de
passage à la dialectique négative, lui-même qualifié par L. Poliakov de
« diabolectique »8, renvoient notamment à la nature de la pensée my-
332 thologique stigmatisante, à un usage idéologique de la biologie, et à des
formes de comportements psychopathologiques socio-individuels. Nous
nous efforcerons de repérer la cohérence théorique, à la fois différenciée et
stratifiée, que ces disciplines sont susceptibles d’apporter à l’historiographie
et à l’anthropologie de l’antisémitisme. Cette perspective conceptuelle de-

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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manderait évidemment l’apport conjugué d’autres champs de recherches,
portant notamment sur l’économie politique, le droit et l’art.

____ La dialectique stigmatisante

Le projet de totalisation visé par la dialectique hégélienne implique, selon


Franz Rosenzweig, une logique unidimensionnelle9 qui prétend englober
toute chose, et donc aussi la question Juive comme question de l’être et du
corps autres. C’est en ce sens que l’hégélianisme présente un cadre théori-
que susceptible de contribuer à élucider la logique interne, profondément
contradictoire, d’une opposition au peuple Juif qui a abouti à la Shoah. Nous
aborderons une telle opposition à travers le mythe, la biologie et la psycho-
pathologie, qui constituent historiquement les trois principaux domaines
ayant permis successivement de transformer l’antijudaïsme traditionnel de
l’Occident Chrétien en antisémitisme idéologique et « racial ».
La pensée mythique, depuis l’Antiquité et surtout le Moyen Âge, a
produit des représentations culturelles du Juif, ancrées dans l’inconscient
des populations occidentales. La biologie sera utilisée, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, comme caution scientifique de ces représentations
mythiques, au même titre que la linguistique comparée et l’anthropologie.
Enfin la psychopathologie, aussi bien individuelle que collective, a rendu
sourdement possible la fusion du mythe et de la biologie, du fantasme et
de la réalité.
Le dénominateur commun au mythe, à la biologie et à la psychopa-
thologie concerne, semble-t-il, la notion d’altérité. Le peuple Juif dérange
et effraye car il représente l’Autre d’une normativité consensuelle. Peuple
séparé, comme l’explique Rabbi Chlomo Istraki (Rachi)10, le peuple Juif
apparaît, du fait de cette séparation, comme l’Autre de l’humanité. Selon
Hegel il est, en raison de cet isolement stigmatisant, incapable d’un rapport
333
social et affectif avec les autres peuples11. Le peuple Juif représente égale-
ment l’Autre de l’histoire, dans la mesure où, refusant de s’assimiler dans le
Même, son identité reste inentamée malgré les bouleversements culturels
déstabilisants. Enfin, il est aussi l’Autre de l’espace et du politique puisque,

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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dispersé aux quatre coins de la terre, le peuple Juif s’organise en fonction de
règles particulières qui ne sont pas toujours homogènes au droit régional,
comme Aman le faisait déjà remarquer au roi Assuérus12. Ces divers modes
d’altérité scandent l’opposition des Nations au peuple Juif, perçu comme
l’odium generis humani, qui ne saurait réintégrer réellement l’humanité
qu’au travers de ce que Kant appelait « l’euthanasie du judaïsme »13.
L’étrangeté du Juif inquiète d’autant plus que, n’étant pas complète, elle
renvoie également à l’image de l’humanité. En ce sens, comme le montre
l’antisémitisme d’Otto Weininger, conjugué à un antiféminisme extrême,
l’altérité du corps Juif se confronte au semblable, et n’a d’équivalent que
celle du corps de la femme14. Cette équivalence désigne précisément le
lien thématique qui relie le mythe et la psychopathologie, eux-mêmes
constituant des épiphénomènes d’une double crise d’identité sexuelle et
culturelle15. Cette équivalence provoque dans les deux cas une fantasmago-
rie portant, d’une part sur la différence anatomique, perceptible aussi bien
chez la femme que chez le Juif circoncis16, et d’autre part sur un brouillage
d’identité sexuelle et culturelle17.
Le mythe constitue un ciment culturel qui, selon Claude Lévi-Strauss,
vient suppléer la pauvreté des concepts dont dispose une culture donnée,
par rapport à des phénomènes jugés incompréhensibles. Il tient lieu d’ex-
plication18. Concernant l’histoire de l’antisémitisme, Paul Lawrence Rose
montre que le Juif a été perçu par la culture occidentale à travers trois
mythes différenciés : celui du Juif errant (Ahasverus), du meurtrier rituel
(Molekh), et de l’incarnation de l’égoïsme et de l’appât du gain (Mamon)19.
En langage hégélien, ces thèmes décrivent un attachement fatal à la na-
ture, que le peuple Juif est incapable de sursumer. Identifié à la figure de
la conscience malheureuse, le peuple Juif souffre du fait de son incapacité
à se réconcilier avec le monde, s’interdisant ainsi d’accéder à l’universalité
de la « conscience de soi » (Selbstwesenheit)20.
Rappelons que le phénomène antisémite, dont le terme n’apparaît qu’en
334
187321, doit être rapporté aux profonds changements qui ont affecté la
culture Européenne du XIXe siècle. Dans le droit fil de la Révolution Fran-
çaise, l’Europe se trouve confrontée à la question des nationalités, surtout
en Allemagne qui est politiquement et administrativement bouleversée

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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depuis la dissolution du Saint Empire romain germanique, en 1806, jusqu’à
la création, en 1871, du Deuxième Reich. Cette unification accentue la
question Juive, qui ne peut plus s’intégrer dans les cadres conceptuels de
la philosophie politique de l’époque. D’une part, le nationalisme Européen
perçoit les Juifs comme une nation étrangère, et d’autre part cette nation,
la seule à ne pas posséder d’état, apparaît, du fait de son cosmopolitisme,
comme alliée à d’éventuelles puissances ennemies.
L’antisémitisme change alors de nature, il n’est plus religieux (opposition
au judaïsme) ou humaniste (opposition à la particularité Juive, au nom de
l’Universalité) mais devient fortement politique et révolutionnaire (lutte
contre la « domination » Juive)22. Son expansion est concomitante d’abord
de l’industrialisation de l’Europe, qui met fin aux corporations de métiers
d’où les Juifs étaient exclus, ensuite de l’émancipation, qui les propulsent
rapidement sur la scène économique, en leur donnant notamment accès
aux professions libérales et aux grandes charges administratives, dont
l’obtention est souvent liée à une conversion préalable au christianisme23.
Alors qu’au XVIIe siècle on reprochait au Juif de ne pas s’assimiler, de
rester irréductiblement Autre, dans la seconde moitié du XIXe siècle
l’Occident s’inquiète du fait que le Juif soit devenu un Semblable. Hanna
Arendt a montré que l’antisémitisme moderne résulte dans une certaine
mesure de l’assimilation des Juifs, rendue possible par l’émancipation que
proposait la société Européenne du XIXe siècle24. Par l’assimilation, le Juif
cesse d’être véritablement Autre et inquiète davantage par sa prétention à
devenir le Même. Son ipséité culturelle devient dans une certaine mesure
plus intolérable que ce qui était précédemment vécu comme une altérité
corporelle.

____ Corps-autres et corps-mêmes :


sémitisme et aryanisme 335

Il faut noter qu’un tel brouillage d’identité, qui ne permet plus à l’Occident
Chrétien de se déterminer par opposition à une altérité univoque, est con-
temporain de la réaction anticléricale du XVIIIe siècle. Comme le souligne

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Hanna Arendt, l’hostilité libérale à l’égard des Juifs, largement inspirée par
les philosophes des Lumières, s’inscrit dans ce mouvement antireligieux,
qui voyait dans les Juifs les survivants du Moyen-Âge25. De ce fait, par-delà
le Christianisme, le Judaïsme se trouve visé au titre de religion mère. C’est
dans ce contexte qu’émerge, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une
volonté d’éradication de la référence judéo-chrétienne, en amorçant un
processus mythologique sans précédent, dans le but de reconstruire sans
aucune ambiguïté l’identité Occidentale, à travers une recherche d’antério-
rité, d’authenticité et de pureté26. La dialectique hégélienne visait à intégrer
l’altérité Juive dans la phénoménologie de l’Esprit, de façon à sursumer
sa naturalité au niveau de l’universalité du concept. À l’inverse, selon R.
Barthes, la dialectique mythique, rend sensible, en la naturalisant, la teneur
conceptuelle du langage27. Lorsqu’elle se trouve appliquée à l’antisémitisme,
elle prône la disparition de la référence Juive, responsable de la perversion
de l’identité occidentale posée comme étant originairement Aryenne. Ce
double processus, d’identification à l’Aryanité et d’épuration eu égard au
peuple Juif, finira par instituer une barrière infranchissable entre l’identité
Aryenne et l’altérité Sémitique. Les lois nazies de Nuremberg fourniront,
en 1935, un statut légal à tel processus28, en donnant un rôle fondamental
à la question de l’altérité. Comme le souligne P.-A. Taguieff, la propagande
nazie a prôné une lutte sans merci entre le « sur-autre » Aryen et les « sous-
autres » humanoïdes non-Aryens, que dirige l’« autre démoniaque » Juif.
C’est précisément ce statut démoniaque qui appelait nécessairement une
destruction totale29.
Cette recherche d’origine, en produisant ce que L. Poliakov a ap-
pelé le « mythe Aryen », renoue en fait avec la mythologie préchrétienne,
conformément aux revendications nazies elles-mêmes30. D’un point de
vue historique et épistémologique, elle résulte d’une confusion entre les
méthodologies propres à la linguistique, à l’anthropologie, à la mythologie
et à la biologie.
336
Le développement de la grammaire comparée au XVIIIe siècle a per-
mis de forger le concept de famille de langues apparentées, en classant les
civilisations situées à l’ouest de la Chine selon deux grands groupes linguis-
tiques : les langues Sémites et les langues Aryennes. Cependant on assiste,

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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au milieu du XIXe siècle, au passage subreptice d’une analyse purement
linguistique à des considérations d’ordre ethnographique puis raciste. Toute
parenté supposée entre les langues est alors interprétée comme « indice
de parenté génétique »31. Cette confusion s’est accrue lorsque le terme de
« race » a lui-même changé de sens. Alors qu’il désignait d’abord une entité
nationale et culturelle puis anthropologique, ce terme s’est confondu avec
la notion philologique de groupe linguistique, puis celle biologique de race.
Cette confusion est due en grande partie à E. Renan, linguiste et historien.
En 1855, il prétend démontrer que la « race sémitique comparée à la race
indo-européenne représente réellement une combinaison inférieure de
la nature humaine »32. Renan permet ainsi d’affermir la théorie présentée
par Gobineau en 1853, visant à montrer que la qualité d’une civilisation
est fonction de la quantité de « race » aryenne qu’elle comporte33. La pers-
pective comparatiste se trouvera renforcée, après la parution, en 1859, du
livre de Darwin On the Origin of Species, qui permettra notamment à A.
Schleicher d’identifier, à travers le passage du combat des langues à celui
des corps, la victoire de la souche « indo-germanique »34.
À partir des années 1870, le racisme allemand va s’attacher à identi-
fier l’aryanité à la germanité, pour l’opposer à la judéité. La dénomination
d’antisémitisme raciste, revendiquée comme laïque, apparaît en 1873
avec Wilhem Marr dans son pamphlet intitulé La victoire du Judaïsme
sur le Germanisme, d’un point de vue non-confessionnel35. Cette discri-
mination raciale des Juifs n’est pas nouvelle, puisqu’elle apparaît déjà sous
l’Inquisition Espagnole. En 1449 la ville de Tolède a publié un décret sur
la pureté du sang, qui écartait des fonctions publiques et ecclésiastiques
les Juifs convertis au christianisme. Toutefois l’intention n’était pas raciste
à proprement parler, mais d’abord religieuse. Il s’agissait de lutter contre
le marranisme, et d’empêcher l’ascension sociale de nouveaux Chrétiens,
toujours suspects d’être restés attachés au Judaïsme. Dans l’Allemagne de
la fin du XIXe siècle, la biologie devient désormais la source et le critère
337
ultime de toutes les valeurs. Le mal Juif n’est plus seulement imputable à
sa religion mais à son sang, comme le montre en 1881 K. Eugen Dühring,
dans son livre sur La question Juive comme question raciale, morale et
culturelle36. La communauté de sang, contrairement à l’appartenance re-

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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ligieuse, constitue et conserve une identité indélébile, à laquelle il n’est plus
possible d’échapper. Par ailleurs, un certain nombre de penseurs chrétiens se
tourne vers l’aryanisme, par-delà le judaïsme qui n’est plus perçu comme la
religion mère. Même le Christ possède, depuis Fichte et surtout Renan, une
origine Aryenne37. À travers ces changements idéologiques, l’opposition
aryanisme / sémitisme finit par apparaître comme celle du bien et du mal38.
En 1889 Houston Stewart Chamberlain, le gendre de Wagner, propose une
philosophie de l’histoire universelle centrée sur la lutte à mort entre l’idéa-
lisme, incarné par la race Allemande, et le matérialisme, que représente la
race Juive39. Mais cette opposition entre idéalisme et matérialisme n’est plus
celle que présentait Hegel, entre l’Universel Chrétien et le Particularisme
Juif. Sur ce point, le racisme allemand trouve sa source philosophique, d’une
part dans la philosophie de la nature, que dénonçait Hegel, d’autre part
chez des auteurs comme Schopenhauer, percevant dans les phénomènes
naturels l’« expression de la volonté », et dans une certaine mesure chez
Nietzsche, qui situe dans la nature l’origine des vraies valeurs. Il s’agit là
d’un profond retournement par rapport à Hegel, qui s’opère au nom de ce
que R. A. Poix a appelé la « religion de la nature », totalement opposée à
la tradition judéo-chrétienne40. La décadence sacerdotale juive n’est plus
due à un attachement à la nature, et donc à une incapacité à s’élever vers
l’Esprit véritable, mais à une vie spirituelle antinaturelle, qu’une existence
noble et authentiquement vitale se doit alors d’écarter.
C’est dans ce contexte idéologique naturaliste, largement sous-tendu
par les débordements socio-biologiques du darwinisme41, que naît le my-
the de la « conspiration » Juive mondiale. Ce mythe a été publié au début
du XXe siècle sous la forme des Protocoles des Sages de Sion, seul livre à
avoir été traduit et publié autant que la Bible. Selon Norman Cohn, cet
ouvrage a permis une inversion totale des valeurs culturelles, en justifiant
notamment l’idéologie philosophique du génocide nazi, comme légitime
défense face à la « menace » d’une domination juive mondiale, et valorisant
338
en conséquence le « struggle for life » des peuples les plus forts42.

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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____ Le bio-eugénisme des corps
La biologie a fourni l’aura scientifique à la religion de la nature, qui a nourri
l’antisémitisme racial. Chamberlain se réclamait ouvertement de Darwin,
comme plus tard son disciple Hitler, et soutenait l’idée selon laquelle les
croisements biologiques interculturels annulent la spécificité de la « race ».
Il considérait le peuple Juif comme le produit de ces croisements. Cette uti-
lisation idéologique de la biologie repose sur une confusion d’ordre épisté-
mologique, réalisée notamment par Chamberlain lorsqu’il tente d’appliquer
à l’idée de « race » ce qui a été établi à propos de la notion d’espèce43. En
effet, les espèces se définissent par une communauté d’échanges génétiques,
et se distinguent également par l’impossibilité de s’inter-reproduire. Or les
« races », qui relèvent de variations génétiques de l’espèce, ne sont pas sépa-
rées par la reproduction. C’est tout le paradoxe du racisme allemand, d’être
à la fois fondé sur une véritable idolâtrie de la nature, et en même temps de
vouloir modifier artificiellement les phénomènes naturels. Cela présuppose,
comme le suggère J. Gayon, que la sélection naturelle n’est pas capable par
elle-même de réaliser le rêve raciste44. Pensant avoir reçu la mission Divine
d’établir une barrière entre les « races », le National-Socialisme cherchera
en fait à réduire l’espèce humaine à une « race » unique.
Si le modèle d’une telle aspiration concerne la thèse évolutionniste du
« struggle for life », par lequel les « races » supérieures seraient en mesure
de l’emporter, ce modèle est également associé à l’idée d’épuration, qui
appartient au domaine corporel et sanitaire, allant à l’encontre de l’idée
de diversité qui était fondamentale pour Darwin45. Une telle aspiration,
d’ordre eugénique, s’inspire directement du programme que Francis Galton
proposait en 1889 afin d’« élever ou d’abaisser les qualités raciales des gé-
nérations futures, aussi bien physiquement que mentalement »46. Même si,
considéré en lui-même, le programme de Galton ne saurait être réduit aux
propositions racistes qu’il implique47, la réalisation de ces propositions par
339
l’eugénisme nazi a été préparée par les théoriciens allemands de l’hygiène
raciale. Ces derniers en sont venus, après la Première Guerre Mondiale,
à statuer sur la valeur de la vie. C’est ainsi qu’en 1920 K. Binding et A.
Hoche préconisèrent la destruction des vies sans valeur (der Vernichtung

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Lebensunwerten Lebens)48, investissant de ce fait la biologie du pouvoir
de décider de la vie et de la mort de populations entières. Toutefois, le
passage de l’eugénisme biomédical au génocide hitlérien n’a été possible
que par l’intégration de deux autres paradigmes majeurs : le « racisme
nordique », promu au rang d’une thérapeutique raciale, et l’« antisémitisme
manichéen »49.
D’un point de vue méthodologique, la biologie nazie rejoint les théo-
ries de Mitchourine et de Lyssenko, qui visaient à modifier les caractères
héréditaires en fonction de greffes et de changements de milieux. Même
si les biologistes nazis les combattaient officiellement comme théories
marxistes, ils cherchaient également à réaliser à tout prix des expériences
erronées que la nature se refusait de vérifier50. L’eugénisme nazi, tel que
Walter Daré, le ministre de l’agriculture du IIIe Reich, le préconisait, entre-
prit une véritable sélection biologique afin de créer artificiellement le « type
pur de l’Allemand nordique » au moyen de croisements entre la noblesse
de sang et la classe paysanne attachée à la terre51. L’Est Européen devait
être le champ expérimental de cette biologie « raciale », afin de relayer les
dispositions vitales que la noblesse allemande avait toujours pratiquées
instinctivement. Une telle politique devait être menée parallèlement à ce
qu’Hitler appelait le « devoir de dépeupler », qui devait mettre en œuvre
le versant épurateur et sanitaire de la biologie, sans laquelle toute politique
reste inefficace52.
Contrairement à Chamberlain, Hitler pensait qu’il existe deux races
pures : la « race » Aryenne et la « race » Juive, entre lesquelles se déroule une
véritable lutte à mort pour l’accession au pouvoir. Sans jamais se mélanger,
les Juifs de sexe masculin poussent les peuples aux croisements dégénératifs
afin d’être en mesure de les dominer. C’est ainsi qu’ils auraient contaminé
le peuple allemand par le biais des femmes Juives53. En fait, cette vision
de l’histoire relève elle-même d’une théologie délirante. Comme Hitler le
340 disait à Hermann Rauschning : « Il ne peut pas y avoir deux peuples élus.
Nous sommes le peuple de Dieu. Ces quelques mots décident de tout »54.
Reprenant les thèmes démonologiques et apocalyptiques de l’Antéchrist,
le nazisme s’attachait à opposer l’homme allemand à l’anti-homme juif, en
distinguant trois niveaux différenciés de races. La « race » aryenne propre-

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ment humaine, la « race » juive non humaine et les « races » dégénérées
par la « race » juive55.
Il faut remarquer que, malgré cette « déification de la race »56, le na-
zisme n’a jamais réussi à fonder biologiquement sa politique raciale. Comme
suite aux lois racistes de Nuremberg du 15 septembre 1935, le IIIe Reich
a promulgué le 14 novembre 1935 un décret cherchant, par l’article 5, à
définir le juif comme celui qui « au point de vue racial descend d’au moins
trois grands-parents purement juifs ». Il s’appuie sur l’article 2 qui ne va
pas au-delà d’une définition purement religieuse : « Un grand-parent est
purement juif en dehors de toute autre considération, s’il a appartenu à la
communauté religieuse juive »57. Cette définition englobe donc également
des grands-parents purement aryens convertis au judaïsme.

____ L’idolâtrie de la nature


et la psychopatho-mythologie du meurtre
La conception et la mise en œuvre de la biologie imaginaire d’Hitler repose
sur un darwinisme social délirant, qui est parvenu à inverser les valeurs
culturelles et morales au moyen d’une déshumanisation préalable des
victimes. Dès Mein Kampf, le corps juif a fait l’objet d’une identification
à la fois entomologique (vermine, poux...) et microbiologique (microbe,
virus...). Ce processus a abouti, avec Auschwitz, à l’instauration d’une réa-
lité corporelle des victimes totalement séparée, qualifiée par R. J. Lifton
de « schizophrénique », que les technocrates nazis vivaient eux-mêmes
comme irréelle58.
Les conditions de possibilité de cette déréalisation, terriblement effi-
cace, doivent-elles être rapportées aux motivations psychopathologiques
d’Hitler, et plus généralement à celles qui caractérisent la « personnalité
nazie » ? Cette question a été longtemps controversée. Si l’antisémitisme
341
d’Hitler s’inscrit dans un tableau psycho-clinique extrêmement complexe59,
l’historien répugne toujours à tomber dans le psychologisme en général, et
l’« hitléro-centrisme » en particulier60, et ce, d’autant plus que les études de
psychopathologie individuelle et collective classiques restent impuissantes

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à rendre compte spécifiquement de la barbarie nazie61. Il est vrai que la
plupart des bourreaux nazis étaient par ailleurs de paisibles pères de familles
et les médecins des camps d’extermination des universitaires cultivés.
Concernant cette question, nous pensons que le recours à la psycho-
pathologie peut être opératoire, dès lors que l’idéologie culturelle se trouve
abordée comme formation symbolique, capable de structurer la façon dont
les membres d’une société y repèrent leur propre identité. De ce point de
vue, au même titre que toute autre expression mythologique efficiente, le na-
zisme a institué un univers symbolique autonome qui, en moins de dix ans
de pouvoir, a complètement remodelé les structures mentales de la majorité
du peuple allemand. En tant que système totalitaire, le nazisme excluait
tout autre référentiel. Le mythe du «Führer» a permis à la fois l’élaboration
extrêmement minutieuse d’une illusion collective, et l’effondrement des
paradigmes culturels traditionnels, de façon à gommer la différence entre
« les désirs et la réalité »62. Par-delà la psychopathologie individuelle et col-
lective, le nazisme a créé une psychopathologie socio-individuelle, qui s’est
nourrie du vide laissé par la destruction du lien social. Selon J-G. Bursztein,
les conditions de possibilité d’une telle destruction sont au nombre de cinq :
la métamorphose des mythes fondateurs de la société en mythes délirants ;
la réduction de la culture à l’idéologie politique ; la déconnection du droit
de la loi symbolique qui le légitime ; la modification des pratiques sociales
en un lien d’obéissance mécanique ; la métamorphose du chef politique
en dictateur, avec pour conséquence le culte de la personnalité63. À l’inté-
rieur de ce nouvel ordre symbolique culturel, une « psychopathologie de
la normalité » peut s’installer sans présenter aucune contradiction interne.
À partir du moment où l’ensemble des valeurs sociales se trouve réinventé
par l’ordre totalitaire, celui-ci peut produire, sans aucune difficulté, des
technocrates de la mort tout aussi adaptés à leurs tâches que n’importe
quel autre ouvrier spécialisé64. Notons à ce propos que les médecins nazis
n’ont jamais été contraints de pratiquer leurs actes meurtriers, mais qu’ils
342
s’y sont tous portés volontaires65.
L’ordre nazi, fondé sur une métaphysique de nature psychopathologi-
que, a inventé un nouveau type de dialectique qui n’est plus hégélienne, mais
comme l’explique J. F. Lyotard, reprenant l’expression d’un livre d’Adorno, il

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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s’agit d’une dialectique négative66. Celle-ci ne vise plus l’Aufhebung, c’est-
à-dire un dépassement du judaïsme par le christianisme, qui en conser-
verait les déterminations positives, mais la Vernichtung, l’anéantissement,
par lequel rien du judaïsme ne doit être conservé. Le christianisme étant
lui-même pour le nazisme une invention juive, il convenait de revenir à
une époque pré-Judaïque, purement païenne, et pour ce faire réécrire ré-
trospectivement l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi l’anéantissement
devait être total, et se présenter comme une « solution finale » (Endlösung),
réglant définitivement la « question juive » en la supprimant.
Cette dialectique négative apparaît en fait comme l’accomplissement du
projet « diabolectique » propre à la pensée Allemande post-hégélienne67.
Si, comme le disait J. Vuillemin, après K. Popper, la « folie » romantique,
dont participe la philosophie hégélienne, consistait à identifier les contraires
pour en faire sortir une nouvelle réalité future68, la folie de la dialectique
négative nazie consiste à vouloir supprimer l’un des contraires afin d’effacer
la réalité historique. Ce déni du réel, qui est caractéristique de la psychose
en général, et qui définit, selon Kant, l’aventure métaphysique, relève d’un
véritable processus psychopathologique69. Les circonstances historiques
très particulières de l’Entre-Deux-Guerres ont permis de transformer un
délire de persécution individuelle en délire paranoïaque collectif, rendu
possible par l’instauration d’un nouvel ordre symbolique culturel. Hermann
Rauschning rapporte les propos d’Hitler, selon lesquels c’est la lecture des
Protocoles des sages de Sion qui l’a rempli d’horreur et lui a alors fourni
l’idée d’imiter l’« ennemi » juif70. Dans son testament datant du 29 avril
1945, Hitler, en invitant l’Allemagne à lutter contre le Judaïsme en tant que
poison international, écrivait :
« Il est faux que j’aie voulu ou que quiconque en Allemagne ait
voulu la guerre en 1939. Elle a été voulue et provoquée uniquement
par les financiers internationaux, soit d’origine juive, soit travaillant
pour les intérêts juifs ».71 343

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Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé
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____ La singularité de la Shoah
et les fondements de l’éthique
Le propre de la paranoïa consiste à inventer un ennemi imaginaire et ensuite
mettre tout en œuvre pour se défendre contre lui. Il faut bien comprendre
que le thème de la conspiration mondiale juive n’était pas seulement un
prétexte mais, comme l’a montré Norman Cohn, au fur et à mesure que
les Juifs étaient exterminés, les « terrifiants » Sages de Sion apparaissaient
encore plus effrayants aux yeux des nazis que leur propre régime. L’idée
d’une conspiration mondiale juive permettait une véritable transfiguration
des valeurs, transformant le crime en un acte méritoire, l’expérimentation
criminelle en science valorisée, l’anti-bioéthique en éthique. Le vérita-
ble retournement dialectique, comme seule la paranoïa peut le réaliser,
n’est pas seulement, comme le pensait Hanna Arendt, d’avoir banalisé le
mal72, mais c’est de l’avoir transformé en bien. Himmler parlait du devoir
moral d’exterminer les Juifs dans la mesure où ils voulaient exterminer
les Allemands. Le National-Socialisme était persuadé jusqu’à la fin que
le génocide n’était qu’un acte de légitime défense. Il entretenait ainsi une
relation consubstantielle avec le mythe, qui structure la psychologie des
masses dont il se nourrit73.
La « solution finale » devait même détruire l’antisémitisme, en réalisant
la parole de Wagner : « l’antisémitisme ne cessera qu’avec l’anéantissement
des Juifs ». Le processus d’anéantissement et toutes ses traces devaient
être eux-mêmes anéantis, afin d’empêcher toute espèce de témoignage
concernant l’existence historique du peuple juif. Même si les nazis avaient
le projet de construire un « musée » du Judaïsme, cette initiative ne pouvait
concerner que la préhistoire de l’humanité et jamais son histoire. En ce sens,
M. Horkheimer et T. W. Adorno notaient que le « saccage des cimetières
(juifs) n’est pas un simple excès de l’antisémitisme, il est l’antisémitisme
par excellence », en tant qu’il exprime une pure volonté d’effacement du
344
passé74. Pour éviter que le génocide puisse témoigner de l’existence de
ce passé, la destruction elle-même devait restée rigoureusement secrète.
Au moment de la défaite, les nazis se sont attachés à faire disparaître les
rescapés comme « porteurs de secrets » (Geheimnisträger)75 ; il s’agissait

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d’effacer toute trace de la vérité historique afin de laisser libre cours à la
reconstruction mythique de l’histoire.
Cette volonté d’éradiquer l’histoire singularise la Shoah eu égard aux
autres génocides, comme tentative de supprimer les corps-autres « a-
normaux ». Afin de préciser cette question, il faut rappeler que le terme
« génocide » a été introduit en 1944 par Raphaël Lemkin, et repris le 9
décembre 1948 par la Convention n°260a des Nations Unies. Il désigne la
destruction délibérée, totale ou partielle, d’un groupe national, ethnique,
« racial » ou religieux76. Cette définition, extrêmement large, s’applique
en fait à tout meurtre collectif, comme celui des Arméniens en 1915, ou
de nos jours, aux peuples du Cambodge, du Rwanda, de la Bosnie ou du
Kosovo.
D’autres définitions ont été alors proposées, afin de caractériser les poli-
tiques meurtrières de plusieurs états. Ainsi, Robert Jaulin a forgé, en 1970, la
notion d’ethnocide pour décrire l’annihilation culturelle des Amérindiens77.
R.J. Rummel a introduit la notion de démocide afin de rendre compte de
la destruction à la fois culturelle et physique de populations données78.
Enfin Tzvetan Todorov a tenté de caractériser en propre la Shoah par la
notion de judéocide79. Comment peut-on articuler conceptuellement ces
différentes approches ? Selon la définition de R.J.Rummel, il est clair que
la Shoah a constitué un démocide visant à éliminer de façon délibérée et
systématique un peuple tout entier. Il faut noter, cependant, qu’une telle
définition, qui décrit bien la puissance meurtrière, ne se réfère nullement
aux victimes elles-mêmes.
En fait, les raisons pour lesquelles la Shoah ne peut être légitimement
comparée aux autres démocides tiennent d’abord à son ampleur, et ensuite
aux rapports qu’elle entretient avec la constance de l’antijudaïsme et l’antisé-
mitisme occidentaux depuis l’Antiquité80. De plus, la réduction de la Shoah à
un démocide est en fait parallèle à celle qui réduit l’antisémitisme au racisme,
que même le nazisme n’a pas réussi à opérer. En effet, le judaïsme ne saurait
345
être défini en termes biologiques. D’abord en raison de son universalité.
Comme le souligne E. Levinas, l’être juif est disponible pour tous ceux qui
décident d’adhérer au cadre légal des commandements mosaïques81. Ensuite,
au cours de son histoire, le peuple juif a certainement intégré l’ensemble des

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catégories ethniques de la planète82. En fait, de l’aveu même d’Hitler, la haine
pour le peuple juif se justifie du fait qu’il ait inventé la conscience morale qui,
à l’instar de la circoncision, constitue une « amputation de l’être humain »83.
Anne Franck était elle-même parvenue à la conclusion, selon laquelle les
souffrances du peuple juif procèdent directement de l’opposition au message
éthique qu’il véhicule ne varietur depuis plus de trois millénaires84. Comme
le souligne Levinas, l’un de ces contenus concerne l’idée d’humanité dérivant
d’une origine commune Adamique et Noachide, comme préréquisit de la
fraternité interhumaine85. Levinas rappelle alors que la référence éthique
commune aux descendants de Noé concerne les sept lois décrites par le
Talmud: « six négatives-s’abstenir : 1) de l’idolâtrie ; 2) du blasphème ; 3)
du meurtre ; 4) de la débauche ; 5) de la consommation de viande prélevée
sur un animal encore vivant ; 6) de l’appropriation inique et violente ; une
positive : reconnaître l’autorité d’un tribunal »86. Une telle législation éthique
minimale de l’humanité a largement influencé la formation de la philosophie
politique moderne, celle notamment du droit naturel chez John Selden87 et
du droit des gens chez Hugo Grotius88. Le Congrès l’a officiellement reconnu
comme déterminant le fondement de la Loi américaine, précisant que les
sept commandements Noachides constituent le « socle de la société depuis
le début de la civilisation »89.
Face à la tentative généralisée de détruire la notion même de civili-
sation, les procès puis le Code de Nuremberg ont tenté de légiférer sur
le corps humain à partir d’une situation juridique sans précédent, où un
tribunal a été appelé à juger, post facto, des crimes dont la nature n’a été
définie qu’au cours des procès et non par une législation internationale
préalable90. En fait, une telle législation n’a pas été promulguée par une
instance juridique mais au nom de l’éthique elle-même. Lors de la séance
d’ouverture du Tribunal Militaire de Nuremberg, le 20 novembre 1946,
le Président Lord Justice Lawrence soulignait que seules les notions, non
346 juridiques, de justice et de droit constituaient les réquisits éthiques capables
d’éradiquer les crimes contre l’humanité de l’homme, ceux concernant
particulièrement son corps91.
Peu après l’accession au pouvoir d’Hitler, E. Levinas montrait que le
nazisme s’employait à transformer l’idée d’universalité en celle d’« expan-

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sion »92. Cette transformation, impérialiste et purement matérielle d’un
projet conceptuel, procédait en fait d’un embrigadement de l’idéalisme
allemand au service du délire « racial ». Rappelons que, selon Freud, le
« délire paranoïaque » constitue un « système philosophique déformé »93,
ils sont tous deux rigoureux, systématiques et projettent sur le monde des
notions purement subjectives. Comme nous avons essayé de le suggérer, les
racines théoriques et philosophiques de l’antisémitisme n’en sont que leurs
racines. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre les philosophies natura-
listes allemandes (y compris celle de Wagner) avec le National-Socialisme,
mais le risque de leur déformation psychopathologique est constant. Cette
déformation dépend de circonstances historiques déterminées, favorisant
la construction des mythes qui autorisent les larges consensus populaires.
L’histoire des sciences et des techniques, surtout lorsqu’elles concernent
le corps, se trouve constamment confrontée à ces paramètres métascien-
tifiques, de type pseudo-biologique et psychopathologique, qui sont en fait
souvent déterminants. Leur intégration à l’épistémologie de l’anthropologie
et de la psychopathologie nous semble nécessaire, afin de saisir la réalité
historique à travers la diversité de ses expressions politiques et culturelles
toujours métastables94.

Notes et références
1
Une première version, écourtée, de ce texte a été publiée dans Les Archives de Philosophie.
64 (2001) sous le titre: Biologie de la Race et Psychopathologie.
2
Université Paris Denis Diderot.
3
G. Nataf, Les sources païennes de l’antisémitisme, Paris, Berg, 2001.
4
I.Kershaw, Qu’est-ce-que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation. trad.
franç. Paris, Gallimard. 1992. p. 32.
5
Cf. G. Graham, « Historical explanation reconsidered », In Scots Philosophical Mono-
graphs.4, 1983, p. 53.
6
M. Horkheimer - T.W. Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques,
347
trad. franç. Paris, Gallimard, 1974, p. 16.
7
T.W. Adorno, Dialectique négative, trad. franç. Paris, Payot, 1978.
8
Cf. L. Poliakov, La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1980, p. 218.

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9
F. Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption. trad. franç. Paris, Le Seuil, 1982, p. 127.
10
Rachi sur Lévitique XX, 26. cf. M-L. Cohen, Les Juifs ont-ils du cœur? Andouque, Vent
Terral, 1992, chap. I.
11
Hegel, Theologische Jugendschriften, Tübingen, H. Nohl, 1907, p. 246.
12
Esther, III, 8.
13
Cf. O. Poeggeler, L’interprétation Hégélienne du Judaïsme, Trad. franç. in Archives de
Philosophie, 44, 1981, p. 229.
14
O. Weininger, Sexe et caractère, Trad. franç. Lausanne, L‘Age d‘Homme, 1975.
15
Cf. J. Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990.
16
Cf. S. Gilman, The Jew’s Body, New York & London, Routledge, 1991, p. 20.
17
Cf. C. Von Braun, « le Juif ” et “la femme”: deux stéréotypes de l’”autre” dans l’antisé-
mitisme allemand du XIXe siècle », In Revue Germanique Internationale, 5, 1996, pp.
135-136.
18
C. Levi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Mauss, Paris, PUF, 1950, p. XLVIII.
19
P. L. Rose, German question/Jewish question. Revolutionary Antisemitism from Kant to
Wagner, Princeton, Princeton University Press, 1990, pp. 51-58.
20
Hegel, Phänomelogie des Geistes, Verlag von Felix Meiner, Hamburg, 1952, p. 250, trad.
franç. J. Hyppolite, Paris, Aubier Montaigne, 1941, T.I. pp. 281-282.
21
Wilhem Marr, Der Sieg des Judenthums über das Germanthum Vom nicht konfessionalen
Standpunk, Bern, 1873.
22
Cf. P. L. Rose, German question/Jewish question. Revolutionary Antisemitism from Kant
to Wagner, op.cit, Troisième partie.
23
Cf. L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, T.III, De Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-
Lévy, 1968, Livre II.
24
H. Arendt, Les origines du totalitarisme. Sur l’antisémitisme, trad. franç. Le Seuil, Paris,
1984, p. 32.
25
Ibid. p. 111.
26
Y. Chevalier, L’Antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Paris, Cerf, 1988, p. 307.
27
R. Barthes, Mythologies. Paris, Le Seuil, Réédition Points, 1994, p. 215.
28
Cf. K. Peters, Die Umgestaltung des Strafgezetzes in den Jahren 1933-1945, Tübingen,
1965.
29
P.-A.Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte,
1987, p. 175.
30
L. Poliakov, Le Mythe Aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes,
Nouvelle édition, Bruxelles, Complexes, 1987, pp. 16-17.
348 31
P. Tort, Évolutionnisme et Linguistique, Avec le concours de D. Modigliani., Paris, Vrin,
1980, p. 14.
32
Cf. M. Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites; un couple providentiel,
Gallimard/Le Seuil, Paris, 1989.
33
J.A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, 1853-1855.

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34
A. Schleicher, La théorie de Darwin et la science du langage, 1863, Trad. franç. publiée
par P. Tort in Evolutionnisme et Linguistique, op.cit, p. 77.
35
Bern, 1873.
36
K.E. Dühring, Die Judenfrage als Frage des Rassencharakters und seiner Shädlichkeiten
für Existenz und Kultur der Völker, Leipzig, 1881.
37
Cf. M. Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites ; un couple providentiel,
op.cit, pp. 96-97.
38
B. Lewis, Sémites et antisémites, Trad. franç. Paris, A. Fayard, 1987, p. 27.
39
H.S. Chamberlain, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts, München, 1899.
40
R. A. Poix, National Socialism and the Religion of Nature, Provident House, Beckenham,
1986, trad. fr. Paris, Le Cerf, 1993, p. 34 note 10.
41
Cf. D.C. Denett, Darwin’s Dangerous Idea. Evolution and the Meaning of Life, New York,
Touchstone, 1996, pp. 461-467.
42
N. Cohn, Histoire d’un mythe. La «conspiration» Juive et les Protocoles des Sages de
Sion. Trad. franç. Paris, Gallimard, 1967, p. 246.
43
A. Kriegel, La race perdue. Science et racisme, Paris, PUF, 1983, pp. 67-68.
44
J. Gayon, Le corps racialisé. Le philosophe et la notion de race, dans ce présent ouvra-
ge.
45
Ch. Darwin, L’évolution des espèces, Trad. franç. Paris, A. Coste, 1951, p. 57. cf. J.J. Ro-
zenberg, Bio-cognition de l’individualité. Philosophèmes de la vie et du concept, Paris,
PUF, 1992, pp. 102-105.
46
F. Galton, Natural inheritance, MacMillan, London, 1889.
47
Cf. J.P. Thomas, Les fondements de l’eugénisme, Paris, PUF, 1995, p. 33.
48
K. Binding und E. Hoche, Die Freigabe der Vernichtung Lebensunwerten Lebens. Ihr
Mass und Ihre Form, Leipzig, 1920.
49
B. Massin, Préface à la traduction française de P. Weindling, L’hygiène de la race. T. I.
Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933, Paris, Ed. de la Dé-
couverte, 1998, p. 30.
50
Cf. S. Guerout, Science et politique sous le IIIe Reich, Paris, Ed. Ellipses, 1992.
51
W. Darré, La race, nouvelle noblesse du sang et du sol, Trad. franç., Paris, Sorlot, 1939.
52
H. Rauschning, Hitler m’a dit, Trad. franç., Réédition, Paris, Aimery Somogy, 1979,
p. 328.
53
Hitler, Mein Kamft, Trad. franç., Réédition, Paris, Les Éditions Latines, 1979, p. 306 &
315.
54
H. Rauschning, Hitler m’a dit, op.cit, p.321.
55
Hitler, Mein Kamft, op.cit, p.325.
56
A. Leschnitzer, The Magic Background of Modern Anti-Semitism. An Analysis of the Ger- 349
man-Jewish Relationship, New York, International Universities Press, 1956, p. 179.
57
F. De Fontenette, Histoire de l’antisémitisme, Paris, PUF, 4e éd., 1993, p. 95.
58
R.J. Lifton, The Nazi Doctors. Medical Klling and the Psychology of Genocide, Papermac,
1987, p. 447.

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59
Cf. G.M. Kurth, « The Jews and A. Hitler », in The Psychoanalytic Quaterly, XVI.1,
1947, J.Brosse, Hitler avant Hitler. Essai d‘interprétation psychanalytique, Paris, Fayard,
1972.
60
I. Kershaw, Qu’est-ce-que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, op.cit,
p. 131.
61
Cf. I.W. Charny, « Genocide and Mass Destruction : Doing Harm to Others as a Missing
Dimension in Psychopathology », in Psychiatry, 1986, 144-157, cité par B. Massin in
op.cit. p. 12.
62
P. Reichel, La fascination du nazisme, trad. franç., Paris, O. Jacob, 1993, p. 144.
63
J-G. Bursztein, Hitler, la tyrannie et la psychanalyse. Essai sur la destruction de la
civilisation, Nouvelles Études Freudiennes, Aulnay sous Bois, 1996, p.35.
64
Cf. Y. Stein, « The Sense of the Banality of Evil », in J.J. Rozenberg, Sense and Nonsense.
Philosophical, Clinical and Ethical Perspectives, Jerusalem, The Magnes Press, 1996,
pp. 239-247.
65
R.Proctor, Racial Hygiene. Medecine under the nazis, Cambridge Mass-London, Harvard
University Press, 1988, p. 193.
66
J.F. Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 56.
67
Cf. L. Poliakov, La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, op.cit.,
p. 218.
68
J. Vuillemin, La philosophie de l’algèbre, Paris, PUF, 1962, T.I. p. 285.
69
Cf. J.J. Rozenberg, Philosophie et Folie. Les fondements psychopathologiques de la mé-
taphysique, Paris, L’Harmattan, 1994.
70
H. Rauschning, Hitler m’a dit, op.cit., p. 317.
71
Cf. N. Cohn, Histoire d’un mythe. La «conspiration» Juive et les Protocoles des Sages
de Sion, op.cit., p. 189.
72
H. Arendt, A report on the banality of evil. Eichmann in Jerusalem, Harmondswoth,
Penguin, 1963.
73
Ph. Lacoue-Labarthe, J.L. Nancy, Le mythe nazi, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube
1991, p. 70.
74
M. Horkheimer - T.W. Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques.
op.cit., p. 192.
75
Cf. P. Burrin et G. Haddad, Article Shoah, Encyclopedia Universalis, Vol. XX. et. M.
Marrus, L’holocauste dans l’histoire, trad. franç. Paris, Flammarion, 1994, p. 270.
76
R. Lemkin, Raphael, Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation, Analysis of
Government, Proposals for Redress, Washington, D.C., 1944, p.79.
77
R. Jaulin, La paix blanche, Introduction à l’ethnocide, Paris, Seuil, 1970.
78
R.J. Rummel, Democide: Nazi Genocide and Mass Murder, New Brunswick, New Jersey,
350
Transaction Publishers, 1992.
79
T. Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1994, p. 312.
80
Cf. Y. Chevalier, L’antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Paris, Les Éditions du
Cerf, 1988.

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La dialectique de la « racialisation »
du corps et ses fondements psychopatho-mythiques
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81
E. Levinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 3e éd., 1976, p. 335.
82
Cf. S. Baron, A Social and Religious History of the Jews, New York, Columbia University
Press, 1937.
83
H. Raushning, Hitler m’a dit, trad. Franç., Paris, Aimery Somogy, 1979, p. 299.
84
Anne Frank, Journal, trad. Franç., Paris, Calmann-Lévy, p. 250.
85
E. Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, pp. 186-188.
86
Talmud de Babylone, Traité Sanhédrine, 58a.
87
J. Selden, De Juri Naturali et Gentium Juxta Disciplinam Ebraeorum, London, 1640.
88
H. Grotius, De Jure Belli ac Pacis, Paris, 1625.
89
Public Law 102-14, 102nd Congress, 1st session, HJ res 104, 20th March, 1991.
90
J.J. Rozenberg, « From anti-Semitism and Racism to Ethics: An Epistemological Reflection
on The Nuremberg Trials and Code », edited by J.J. Rozenberg, Bioethical and Ethical
Issues Surrounding the Trials and Code of Nuremberg. Nuremberg Revisited, Lewinston,
Queenston, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2003, pp.1-20.
91
J.M. Varaut, « Nuremberg après Nuremberg », in A. Wieviorka (Ed), Les procès de
Nuremberg et de Tokyo, Brussels, Éditions Complexe, 1996, p. 270.
92
E. Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’Hitlérisme », article paru dans
Esprit, 26, 1934, reproduit dans Cahier de l’Herne, Emmanuel Levinas, Paris, L’Herne,
1991, p. 120.
93
Freud, Totem und Tabu, G.W. IX, p. 91, trad. franç. Payot, Paris, 1947, p. 88.
94
Cf. J.J. Rozenberg, « Individualité et Histoire », In Revue Philosophique, 2, 1997.

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