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< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 5

Présentation

[ Ilaria Pirone[1]

L
e champ de l’éducation est une fenêtre ouverte sur le monde, permettant
d’observer de près les remaniements du lien social. La psychanalyse a le
devoir de s’y confronter, et d’entendre les nouvelles questions qui se posent
pour le sujet.
Nous sommes à l’heure où l’école est dite « inclusive », où être éducateur et ensei-
gnant, c’est être « bienveillant », et où de façon bienveillante, nous gérons des
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conflits, mais aussi les émotions, et au passage les enfants. De nouveaux modèles de
rééducation se diffusent à l’école. Qu’auraient dit Maud Mannoni et Françoise
Dolto ? Serions-nous encore capables d’entendre parler Dolto, comme elle l’a fait le
27 février 1986 devant de nombreux enseignants à l’hôpital Casanova de Saint-
Denis[2], des liens entre apprentissage et questions œdipiennes de l’enfant ?
Notre contemporanéité est caractérisée par un Imaginaire délié qui de façon illusoire
semble pouvoir nous protéger du Réel auquel toute rencontre avec l’enfant nous
renvoie. Par où va-t-il revenir ?
À partir d’une articulation entre la dimension sociale, institutionnelle et subjective,
ce dossier se focalisera sur les politiques et pratiques éducatives dites « inclusives »
à l’école, afin de pointer certains paradoxes de notre contemporanéité.
Comme le rappellent les auteurs de l’ouvrage, L’inclusion scolaire, ses fondements, ses
acteurs et ses pratiques[3], personne ne peut contester le fait que la série de conventions
internationales et de lois nationales qui ont suivi la déclaration des droits de l’enfant,
ont constitué une vraie avancée sociale, en propulsant l’accès à l’éducation pour tous
les enfants, et en ouvrant la voie aux politiques éducatives qui ont conduit au para-
digme de l’« éducation inclusive ». Les études et la littérature scientifique sur ce
thème sont foisonnantes. Mais ce que nous souhaitons approfondir dans ce dossier,
c’est le processus qui soutient ces politiques et qui risque de créer de nouvelles
formes d’exclusion. Nous pouvons le résumer schématiquement en trois temps. Le
[1] Maître de conférences en sciences de l’éducation, unité de recherche CLEF-CIRCEFT, Université Paris 8. Psychologue
clinicienne. Ilaria.pirone@univ-paris8.fr
[2] Conférence publiée dans : Dolto, F. (1990). L’échec scolaire. Essai sur l’éducation. Paris : Pocket.
[3] Prud’Homme, L., Duchesne, H., Bonvin P., Vienneau, R. (dirs) (2016). L’inclusion scolaire, ses fondements, ses acteurs
et ses pratiques. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050005


6 [ psychologie clinique no50 2020/2

premier correspond à l’élection de nouveaux savoirs experts sur l’enfant, qui pro-
duisent, dans un deuxième temps, de nouvelles nominations permettant d’identifier
tout écart avec ce qui est considéré comme normal. Cela conduit à la création de
nouvelles catégories d’élèves. À titre d’exemple, nous pouvons citer la catégorie de
plus en plus large des élèves avec « TSA », ou encore celle des élèves avec des « trou-
bles dys », et bien d’autres, qui ne relèvent pas du champ « psy », comme celle des
« élèves allophones nouvellement arrivés ». Ce ne sont là que quelques exemples
expressément très hétérogènes. Ces nouvelles catégories répertorient des « élèves à
besoins éducatifs particuliers » qui doivent être inclus dans le système scolaire par
et dans des dispositifs ad hoc. Il s’agit du troisième temps, la création de dispositifs
scolaires, éducatifs, pédagogiques, pour la prise en charge de besoins éducatifs spé-
ciaux. Au nom du bien de l’enfant, le risque est que ce processus se traduise par des
modalités très normatives de conception des pratiques éducatives et du rapport à
l’autre, produisant des formes très subtiles d’exclusion. C’est proprement cette
inquiétude qui relie les recherches des auteurs qui ont contribué à ce dossier, tous
travaillant à l’articulation complexe entre psychanalyse et éducation, et tous impli-
qués dans la formation des professionnels de l’école.
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Les différentes contributions abordent, chacune de façon singulière, ces thèmes, en
essayant de mettre en évidence comment les réponses subjectives face aux remanie-
ments du discours posent de nouvelles questions à la psychanalyse bien au-delà du
champ de l’éducation. Freud n’a jamais cessé de réinterroger les liens entre psycha-
nalyse et éducation. Dans un moment où un paradigme neuro-cognitivo-comporta-
mentaliste de l’éducation prend beaucoup de place, nous avons le devoir de garder
ouvert ce dialogue pour ne pas cesser de trouer les discours, et pour ne pas perdre
de vue les enjeux d’humanisation et ses impossibles.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 7

« La force des normes » :


entretien avec Pierre Macherey[1]
[ Ilaria Pirone et Dominique Ottavi [2]

Résumé
Cet article est la retranscription de la conversation que Dominique Ottavi et Ilaria Pirone ont eue
avec le philosophe Pierre Macherey. Les recherches récentes des deux auteurs sur les pratiques
scolaires inclusives les conduisent à travailler sur la question des normes. C’est sur ce thème
qu’elles ont souhaité rencontrer Pierre Macherey. Cette conversation approfondit des réflexions
du philosophe sur le rapport du sujet aux normes, et sur le point sémantique d’articulation entre
norme, normativité, normal, dans un moment social paradoxal où, si d’un côté, les questions
d’éthique sont très débattues, de l’autre, se manifeste un grand repli normatif. Le philosophe a
développé ces thématiques en faisant des liens avec les questions éducatives dans le champ scolaire
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et l’histoire de l’école en France.
Mots clés
Norme ; idéologie ; normativité ; école ; éthique.
Summary
This paper is a transcription of the conversation that Dominique Ottavi and Ilaria Pirone had with
the philosopher Pierre Macherey. The two authors’ recent researches on inclusive school practices
lead them to work on the question of norms. It is on this theme that they wished to meet Pierre
Macherey. This conversation deepened the philosopher’s reflections on the relationship of the
subject to norms, and on the semantic point of articulation between norm, normativity, normal,
in a paradoxical social moment where, if on the one hand, ethical questions are very much debated,
on the other hand, a great normative retreat is emerging. The philosopher developed these themes
by making links with educational issues in the school field and the history of school in France.
Key words
Norm ; ideology ; normativity ; school ; ethics.

[1] Pierre Macherey, philosophe, professeur émérite à l’université de Lille (https://philolarge.hypotheses.org/)


[2] Dominique Ottavi, philosophe, professeure émérite en sciences de l’éducation à l’université Paris Ouest Nanterre.
dominique.ottavi5@orange.fr
Ilaria Pirone maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, psychologue clinicienne, psychanalyste.
ilaria.pirone@univ-paris8.fr

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050007


8 [ psychologie clinique no50 2020/2

Illaria Pirone, Dominique Ottavi :


Cher Monsieur Macherey,
Nous avons souhaité pouvoir mener cette conversation avec vous, parce que votre travail à
partir d’Althusser, Foucault, Canguilhem, mais aussi vos réflexions sur la notion des dis-
cours de Lacan, ou encore sur le travail de Deligny, nous ont particulièrement intéressées.
Le premier point, sur lequel nous aimerions vous interroger tient à ce que nos recherches
autour des pratiques scolaires inclusives nous conduisent à travailler sur la question des
normes, et plus particulièrement sur le rapport des sujets aux normes, pour reprendre votre
expression. De nos terrains de formation et de recherche émerge régulièrement ce processus :
les principes éthiques qui soutiennent les discours sur l’inclusion scolaire se retrouvent per-
vertis par des pratiques de plus en plus protocolisées. Nous aimerions vous entendre sur ce
point sémantique d’articulation entre norme, normativité, normal, dans un moment social
paradoxal où, si d’un côté, les questions d’éthique sont très débattues, de l’autre, il nous
semble que nous assistons à un grand repli normatif.

Pierre Macherey :
Les normes interviennent dans le déroulement des pratiques sociales en vue de
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contrôler les conduites individuelles qui sont appelées à s’y conformer, c’est-à-dire à la
fois les atteindre et se plier à leur nécessité en rentrant dans le cadre qu’elles leur
proposent : elles jouent ainsi de manière contraignante, puisqu’elles se présentent
sous forme de préalables, à savoir des données fixes, quasiment essentialisées, ne
devant être ni modifiées ni transgressées ; pour cette raison, comme l’explique Can-
guilhem, exister sous des normes n’est pas la même chose qu’être « normatif », c’est-
à-dire avoir le pouvoir de changer les normes. Mais, sous le régime instauré par les
normes, la contrainte qu’il exerce revêt une forme spécifique, dans la mesure où elle ne
prend pas les conduites auxquelles elle s’applique de l’extérieur, en exerçant sur elles
une violence disciplinaire du type d’un forçage ou d’un dressage : elle s’appuie au
contraire sur un processus d’intériorisation qui la rend d’autant plus inéluctable qu’il
lui confère les allures de l’évidence, et du coup étouffe, ou du moins affaiblit considé-
rablement, les résistances qui pourraient lui être opposées. Ce travail d’intériorisation,
par lequel, comme dit Foucault, l’âme est devenue prison du corps, noue l’une à l’autre
la question de la norme à celle du sujet : il n’y a de sujets que sous des normes
elles-mêmes faites et ordonnées pour les sujets qu’elles créent de toutes pièces en tant
que sujets parce qu’elles ont impérativement besoin d’eux pour s’appliquer ; ces sujets
ne disposent en conséquence d’aucune existence indépendante par rapport à elles, qui
les façonnent de part en part. Les normes n’ont ainsi affaire qu’à ce qu’Althusser
appelle des « toujours-déjà-sujets », attendus et programmés dès l’origine comme leur
étant appropriés. Le sujet des normes c’est donc à la fois le sujet qui a à suivre les règles
que les normes lui prescrivent et le sujet que les normes configurent à l’avance de
manière à ce qu’il leur obéisse de son plein gré, sans mot dire et sans même s’en rendre
compte : on peut parler à cet égard de « servitude volontaire ». C’est ce qui distingue
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 9

fondamentalement la norme d’une loi : la loi est un impératif que son caractère formel
rend incontournable (« la loi c’est la loi ») ; il n’en va pas de même pour une norme qui
agit par en dessous en s’incorporant matériellement à la nature des êtres qu’elle
contrôle de façon insidieuse, tout naturellement en apparence, sans avoir besoin de se
faire reconnaître et de se déclarer comme telle. C’est pourquoi le pouvoir des normes
revêt le plus souvent des formes éthicisées, et non, au sens propre du terme, légalisées
expressément. C’est grâce à cette éthicisation qu’il parvient à s’insinuer dans la consti-
tution même de sujets qui, dès lors, ne peuvent plus lui échapper : comme Durkheim
l’explique dans son ouvrage sur l’éducation morale, avant de transmettre des contenus
spécifiques de savoir et les formes de compétence qui leur correspondent, former,
dans un contexte de ce genre, c’est tout d’abord insuffler à des sujets consentants le
sens du devoir, ciment du lien social ; appréhendés sous cet angle, les « devoirs »
scolaires reçoivent un surcroît de valeur et de signification, bien au-delà des thèmes
particuliers qui leur servent de prétextes. Cela reconnu, le recours à l’éthique comme
contre-pouvoir à l’action coercitive du système normatif, s’il est moralement défen-
dable, risque de passer à côté du problème essentiel et de ne rien changer ou pas
grand-chose à l’état de choses installé dans le cadre d’une société fondée sur le jeu des
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normes qui tend à en stabiliser une fois pour toutes les rapports.

I. Pirone, D. Ottavi :
L’inclusion scolaire peut être considéré comme un « dispositif » selon la définition que vous-
même vous reprenez à Foucault. D’où la question que vous posez et sur laquelle nous
aimerions vous entendre, en lien avec le thème de ce dossier : « Que signifie le fait d’être
assujetti à des normes par le biais d’un “dispositif” ? » (Macherey, 2014, p. 58)

P. Macherey :
Un dispositif, comme son nom l’indique, « dispose », et plus précisément « prédis-
pose ». C’est-à-dire qu’il n’impose pas, ou, s’il le fait, c’est sous des formes assouplies,
idéologisées, dans une ambiance consensuelle où règne un sentiment d’évidence
partagée. La toute première tâche à laquelle se consacre un régime de normes, c’est
de diffuser une telle ambiance. Les « dispositifs » qu’il met en place, et en tout premier
lieu les dispositifs éducatifs, servent précisément à cela : ils produisent de l’acquies-
cement en lui ôtant l’allure de l’obéissance à un ordre extérieur, donc d’une soumis-
sion formelle. Davantage qu’ils ne sanctionnent des actions une fois que celles-ci ont
été effectivement accomplies, ils anticipent sur cet accomplissement en calibrant de
« bons sujets », destinés et préparés à répondre correctement aux demandes que for-
mulent les normes, ce qu’ils font alors spontanément, sans même en avoir conscience.

I. Pirone, D. Ottavi :
Vous soutenez que la société des normes est idéologique, et produit « une pratique sociale
de nivellement, qui procède en rabotant, en aplatissant, en lissant, en banalisant »
10 [ psychologie clinique no50 2020/2

(Macherey, 2014, p. 320). Ce n’est pas sans rappeler le concept d’« unidimensionnalité » de
Marcuse. L’homme normal semble ne pas supporter la rencontre avec l’altérité, question
qui n’est pas sans poser quelques soucis dans les pratiques dites d’inclusion scolaire, mais
aussi sociale...

P. Macherey :
Il me semble en effet que, dans le cadre d’une société de normes – comme celle où
nous vivons présentement – l’idéologie remplit une fonction cruciale : celle de fabri-
quer des sujets d’acceptation. C’est en particulier le rôle assigné au système scolaire,
surtout lorsque, sous couvert de « former », il lui est demandé plutôt que d’instruire,
d’éduquer, donc d’assurer la reproduction sociale dans une perspective bien sûr de
conservation davantage que de donner à chacun les moyens de se perfectionner en
développant au maximum ses capacités individuelles en vue de pouvoir ensuite les
mettre en œuvre. La notion d’idéologie, qui a été trop souvent utilisée de façon
massive et à l’aveugle, est souvent contestée aujourd’hui : Foucault a cherché à la
contourner, Bourdieu l’a condamnée sans appel. Mais comment s’en passer ? Il serait
donc nécessaire d’en faire sur de nouvelles bases un usage critique, en particulier
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en la débarrassant de la fixation sur des « idées » n’ayant qu’un statut représenta-
tionnel, qui a présidé à l’élaboration de la notion au XIXe siècle : l’idéologie est bien
plus que ce que Marx appelait dans L’idéologie allemande un « langage de la vie
sociale », se contentant d’en refléter les rapports sans participer à leur établissement.
Il faudrait donc créer un nouveau concept d’idéologie, qui ne la réduise pas aux
aspects du processus de subjectivation proprement conscientiels et mentaux, isolés
des formes de comportement matériel et corporel qui les accompagnent nécessaire-
ment, aussi bien à l’école que dans les prisons, les hôpitaux, les casernes, les lieux
de culte, les institutions consacrées à l’« entertainment », les usines (quand il en
reste), etc. : dans tous ces endroits, les normes, du fait d’avoir été idéologisées, ont
été rendues invisibles ; mais elles n’y fonctionnent pas moins « en dur », ne serait-ce
que parce qu’elles ne peuvent se passer d’édifices architecturaux qui fournissent à
leur exercice des contours matériels, et contribuent à mettre en place l’ambiance
générale dans laquelle des « sujets » sont accueillis et orientés, qu’ils le sachent ou
non, qu’ils le veuillent ou non. Pour ne prendre que ce seul exemple, que l’école
soit gérée comme un lieu matériellement séparé, un espace autonome, où on entre
à un certain moment et d’où plus tard, une fois qu’on a suivi le parcours ou « cursus »
qui relève d’elle en propre, on sort pour rejoindre la vraie vie qu’est l’existence
sociale avec ses obligations qui sont d’un tout autre ordre, confirme que sa vocation
est avant tout « idéologique » : comme l’avait perçu lucidement Freinet, qui avait cru
avoir trouvé la méthode qui remédie à cet inconvénient, le travail scolaire, qui ne
crée rien d’autre que de la qualification, mais aucune valeur réellement échangeable,
est un simulacre de travail, coupé du régime effectif de la production sociale ; la
peine qu’il requiert est fictive, ce qui ne l’empêche pas d’avoir à être assumée de
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 11

façon tout à fait réelle, au titre de vraie-fausse peine, et de remplir une fonction
décisive dans les mécanismes de la reproduction sociale à laquelle elle fournit ses
« sujets » et les modes de comportement qui leur correspondent.

I. Pirone, D. Ottavi :
À la suite de ces premières questions, il nous semble aussi que les discours scientifiques
actuels qui ont le vent en poupe et qui construisent une figure d’enfant cognitivo-neuro-
émotionnelle, contribuent aux difficultés dans la mise en place des pratiques inclusives. Ils
produisent des catégories de plus en plus définies, et au fond nous avons l’impression de
revenir, même si autrement, et par le truchement scientifique, à la figure de l’enfant anormal.
Comme l’écrit Dominique Ottavi, nous avons en France une tradition concernant la nor-
malité et l’anormalité à laquelle il nous semble important de revenir dans le contexte de la
réflexion sur l’idéal d’« inclure ».
Les recherches de Binet sur l’intelligence et la création des fameux tests qui ont accompagné
la création de l’enseignement spécialisé ont été au XXe siècle l’objet de nombreuses critiques,
on a pu lui reprocher le flou de la notion d’intelligence, la confusion de la connaissance
scientifique et de la normalisation scolaire, la stigmatisation des anormaux, etc.
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Aujourd’hui, ne peut-on paradoxalement considérer la pensée de Binet comme une préfi-
guration de l’idéal d’inclusion ? Sa reconsidération ne peut-elle nous avertir sur le potentiel
niveleur et normalisateur du projet d’inclusion ?
Alfred Binet, qui invente les tests et l’échelle d’intelligence ancêtres du QI à partir de 1905,
s’est opposé à Bourneville bien qu’il ait au départ travaillé avec lui. Son point de vue a
prévalu dans la création des classes de perfectionnement en 1909. Du côté des aliénistes et
des éducateurs de sourds-muets, le projet était de rendre possible une éducation pour les
enfants atteints de diverses pathologies et troubles entassés à Bicêtre. Pour prolonger les
« instituteurs des fous » qui étaient déjà à l’hôpital et issus des infirmiers, ils souhaitaient
une aide médico-pédagogique extra scolaire, pour prévenir l’hospitalisation, ou pour aider
à une sortie de l’hôpital, voire pour éviter d’y entrer. Cette forme d’enseignement spécialisé
devait soulager à la fois l’hôpital et les familles, en évitant la ségrégation et l’aggravation
que le séjour à l’asile engendre. Cela revenait à envisager une aide spécifique pour des
individus dont on reconnaissait les difficultés ou impossibilités d’adaptation, en envisageant
toutefois l’éducabilité de tous les cas.
Binet répondait à la demande gouvernementale de scolariser les « enfants anormaux des
deux sexes » en fournissant des épreuves permettant de juger d’une adaptation possible à
la pédagogie scolaire, avec le projet de classes spéciales pour que l’école s’adapte aussi aux
enfants qui suivent difficilement : c’est là qu’on peut voir une anticipation de l’idée d’inclu-
sion. Il faut noter que cette adaptation tourne le dos à un « pont » jeté entre hôpital, méde-
cine, et pédagogie, au profit, en quelque sorte, du « tout école », tout au moins pour ceux
dont les troubles sont compatibles avec la présence à l’école.
Devant les difficultés constatées sur le terrain, on peut se demander si l’idéal d’inclusion
dont la bonne intention est très difficile à critiquer pour cette raison, ne plonge pas le
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collectif scolaire, les enseignants et les élèves en difficulté devant des obstacles d’un genre
nouveau. Le fait d’« être » à l’école est-il une finalité en soi ? Il me semble que l’épidémie
et la suspension de l’obligation scolaire en France ont montré qu’il s’agissait peut-être d’une
nouvelle norme ?[3]

P. Macherey :
Cette analyse, qui me paraît pertinente, revêt une portée supplémentaire si on la
replace dans le contexte historique où la société française s’est développée depuis
la Révolution, ce qu’elle a fait en accordant un rôle particulièrement important,
peut-être même primordial, à des pratiques d’idéologisation, comme celles qui tour-
nent autour du principe de la laïcité (une spécialité proprement française), auxquelles
le système éducatif offre un terrain privilégié. Depuis le début du XIXe siècle jusqu’à
nos jours, l’appareil scolaire a été mis en place en France en vue de constituer, en
lieu et place de l’Église, une sorte de paradigme ou de tribunal universel pour la
société tout entière, dont il transforme les membres en citoyens de la République
préparés à répondre comme il faut à ses attentes. La France est devenue le pays où
s’est imposé le système d’une Société-École : dans ce système, en même temps que
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l’école satisfait (plus ou moins bien) certains besoins particuliers de la société et de
ses membres, c’est la société tout entière qui fonctionne à la manière d’une école,
dispositif idéologisant grâce auquel sont produits des sujets de normes. Le modèle
de l’entreprise, qui est venu occuper une place dominante dans le discours actuel
de la politique, n’en est lui-même qu’une variante ou un complément : cette fameuse
entreprise, qui est censée apporter un remède à toutes nos difficulté et à tous nos
malheurs, est appelée à concocter en première ligne de la communication, c’est-
à-dire des rapports entre sujets liés les uns aux autres parce qu’ils ont convenable-
ment intégré, autour de la machine à café autant que dans les bureaux ou sur les
chantiers, les modèles de comportement se recommandant du désir d’entreprendre
dont chacun serait, sans même le savoir, porteur, modèles dans lesquels cette
communication est incarnée. Pour en revenir à Binet, celui-ci témoigne excellem-
ment des procédures très particulières qu’emprunte la police des normes : scienti-
fisées en apparence, grâce à l’appoint que leur apporte la psychologie, discipline
reconnue et enseignée sous l’autorité de l’État, elles mettent en circulation des pro-
cédures d’étalonnage des capacités individuelles qui, sous prétexte de les mesurer
objectivement, les notifient, les enregistrent de manière à les faire passer pour un
destin, en les essentialisant. De là à conclure que les sciences dites humaines sont
avant tout un outil au service des procédures idéologiques de normalisation, il n’y a
qu’un pas qu’il ne va quand même pas de soi de franchir : ces « sciences », qui n’en

[3] Ce petit texte a été rédigé par Dominique Ottavi dans le cadre du projet européen EducEurope, programme Erasmus +
2017 de Partenariats stratégiques de l’enseignement supérieur, et sa version intégrale sera mise en ligne sur le site du projet :
https://www.educeurope.eu/. La réflexion s’est nourrie de différents textes, tels ceux d’Arveiler (2009), Gâteaux-Mennecier
(2003) et Vial (1990).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 13

sont que parce qu’on l’a décidé par convention, ont en réalité un statut intermé-
diaire ; tiraillées entre les exigences du vrai savoir et des demandes émanées de
l’organisation sociale, elles peuvent, selon les circonstances, basculer d’un côté ou
de l’autre, ce qui retient quand même de désespérer d’elles définitivement.

I. Pirone, D. Ottavi :
Pour conclure... « Et c’est pourquoi le pouvoir des normes s’affirme au moment où il bute,
et éventuellement trébuche, sur ces limites qu’il ne peut franchir et vers lesquelles il est ainsi
ramené indéfiniment » (Macherey, 2009, p. 98). Il nous semble que nous assistons déjà à
certaines formes d’exclusion produites par le dispositif d’inclusion : tantôt exclusion dans
la réalité, mais aussi des formes d’exclusion subjective, comme celle des enseignants qui se
sentent dépassés par la technicité mise en avant par les protocoles d’inclusion et le besoin
de « tout connaître » pour pouvoir accueillir au mieux les enfants, excluant donc leur savoir-
faire et vidant de sens leur métier, mais aussi exclusion des enfants en tant que sujets
responsables...

P. Macherey :
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Sur le fond, les normes sont appelées à remplir une fonction d’intégration : en ce
sens, oui, elles doivent inclure. Mais elles le font de manière tout à fait singulière,
en départageant, en divisant, en éliminant, donc en fin de compte en excluant. Ici
encore, l’école fournit des matériaux d’analyse particulièrement significatifs et
concluants : son dispositif, en tout cas tel qu’il fonctionne encore et plus que jamais
en France aujourd’hui, marche au clivage ; pour arriver à produire quelques bons
sujets, il faut qu’il en produise simultanément beaucoup de mauvais, des sujets ratés
voués au déclassement et mis au rebut. Napoléon, dont le projet à cet égard était
clairement conçu et concerté, avait dans ce but importé dans l’organisation de ses
« lycées » les modèles pédagogiques originaux mis au point quelques siècles plus tôt
par les Jésuites : le principe inventé par ceux-ci, personne n’y avait pensé auparavant,
était que le meilleur moyen de former des élèves était de les mettre en permanence
en compétition, ce qui fait des espaces d’enseignement, les « classes », un terrain de
lutte où on se perfectionne, certains du moins, en rivalisant et en étant soumis à des
critères d’évaluation appuyés sur la comparaison ; être « bon », dans ce système, ce
n’est pas seulement avoir réussi à développer au mieux ses capacités personnelles et
les perspectives d’orientation qui en dérivent, mais c’est l’avoir emporté sur d’autres,
être « meilleur » qu’eux, gagner. Nous avons hérité de ce système dont le maître-mot
est « l’excellence », devise élitiste qui offre aux uns un avenir radieux ou réputé tel,
sous condition que les autres, dévalorisés et laissés pour compte, proprement aban-
donnés sur le bord de la route, en soient privés : on comprend que, dans cet esprit,
suivant cette pente, l’école et sa pédagogie soient devenues une pièce essentielle du
fonctionnement d’une société de classes dont elles confortent et entérinent les rap-
ports inégalitaires.
14 [ psychologie clinique no50 2020/2

Références
Arveiler, J. (2009). La loi de 1909 et la définition de l’instituteur spécialisé. Les Sciences de l’éducation
– Pour l’Ère nouvelle, 2009/1 (Vol. 42), 119 à 142.
Gâteaux-Mennecier, J. (2003). L’œuvre médico-sociale de Bourneville. Dans Histoire des Sciences
médicales, tome XXXVII, 1, 13-30.
Macherey, P. (2014). Le Sujet des normes. Paris : Éditions Amsterdam.
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Vial, M. (1990). Les enfants anormaux à l’école. Aux origines de l’éducation spécialisée ; 1882-1909. Paris :
A. Colin.
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< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 15

Rhétoriques inclusives
et subversions de la défectologie
[ Magdalena Kohout-Diaz [1]

Résumé
L’article propose une analyse du déploiement de l’éducation inclusive. Cette notion désigne tout
à la fois une transformation profonde de l’éducation à l’échelle mondiale pour aller dans le sens
des idéaux éducatifs (équité, lutte contre toute forme de discrimination) et un statu quo lié à une
labellisation stigmatisante des diversités sous des formes défectologiques (Vygotski, 1927-1935) dont
elle est censée se démarquer. Nous proposons non pas de faire déconsister le terme de défectologie
mais de lui donner – à partir de l’étude brève de deux cas – une signification différente. Nous la
croyons conforme à l’esprit des travaux de L. S. Vygotski dans la mesure où la défectologie serait
une science de la singularité [iedinstvo], dont il est impossible de rendre compte sans une invention
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ad hoc des mots pour la dire. À accompagner les sujets dans cette élaboration se construit un style
professionnel inclusif qui consiste dans un travail continu (éventuellement collectif) sur sa propre
fonction d’interprète de la diversité. C’est une autre manière de travailler qui n’occasionne pas
épuisement et souffrance à la manière du benchmarking et du ranking actuels, mais qui se propose,
plutôt de mieux être lié à la prise en compte de la subjectivité.
Mots clés
Défectologie ; éducation inclusive ; malentendu ; sujet.
Summary
The article provides an analysis of the deployment of inclusive education. This concept refers both
to a profound transformation of global education in line with educational ideals (equity, combating
all forms of discrimination) and at the same time a status quo linked to a stigmatizing labeling of
diversity in defective forms from which it is supposed to stand out. We propose not to deconstruct
the term defectology but to give it – from the brief study of two cases – a different meaning. We
believe it is consistent with the spirit of L.S. Vygotski insofar as defectology is the science of
singularity [iedinstvo], which is impossible to account for without an ad hoc invention of words to
say it. To accompany the subjects in this elaboration is built an inclusive professional style that
consists in a continued work (possibly collective work) on its own function as an interpreter of
diversity. It is another way of working, which does not cause exhaustion and suffering like bench-
marking and the current ranking but rather a better being linked to the consideration of
subjectivity.
Key words
Defectology ; inclusive education ; misunderstanding ; subject.

[1] Professeur en sciences de l’éducation et formation. Laboratoire Cultures Éducation Sociétés, EA7437. INSPE académie
de Bordeaux, 160 avenue de Verdun, 33700 Mérignac, France.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050015


16 [ psychologie clinique no50 2020/2

D
epuis plusieurs années et sous l’impulsion des textes d’orientation interna-
tionaux en matière de politiques publiques d’éducation (UNESCO,
UNICEF, OCDE, Agence européenne pour l’éducation adaptée et inclu-
sive[2]...), les dispositifs en faveur d’une école et d’une éducation dites « pleinement
inclusives » se multiplient en France et partout dans le monde. La rhétorique se fait
plus pressante, nous sommes dans l’urgence de l’action. Toutefois, remonte conjoin-
tement du terrain l’expression d’une souffrance accrue des professionnels de l’édu-
cation et du soin. S’y ajoute celle d’une naturalisation des différences ou des diffi-
cultés des élèves assortie d’un irrespect des droits à la scolarisation – signes d’une
certaine intolérance à l’égard des diversités, dans le contexte d’une démultiplication
des prescriptions professionnelles et d’une perte de sens du travail (Gaulejac, 2011).
Un grand malentendu est donc en train de se produire à propos du sens du processus
inclusif en éducation, que nous visons à éclairer. Historiquement, le paradigme
inclusif avait pour but de stopper la ségrégation des élèves hors de l’école (combattre
l’institutionnalisation : désinstitutionnaliser) en enrayant la discrimination et l’éti-
quetage (pseudo)médicopsychologique. Il s’agissait ou bien de cesser de marquer la
différence ou bien – au moins – de cesser d’en faire un défaut à corriger (ce qui était
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l’objet de la défectologie).
L’article consiste à faire varier le sens des deux notions, d’inclusion et de défecto-
logie, pour montrer que la sémantique inclusive actuelle renforce paradoxalement
une défectologie exclusive.
Après avoir défini l’éducation inclusive jusque dans ses conséquences pédagogiques
récentes sur la scène internationale (extension de la Conception Universelle de
l’Apprentissage, CUA), nous montrons qu’elle se rapproche paradoxalement d’un
processus discriminant en visant à homogénéiser les pratiques pédagogiques (péda-
gogie pour tous). Elle touche en cela à la défectologie exclusive qui considère la
différence comme difficulté à traiter, à compenser, à normaliser, à réduire.
Nous présentons ensuite brièvement deux situations de (pré)décrochage scolaire qui
montrent que ne pas réduire et lisser ce manquement à la norme scolaire par le biais
des diagnostics de santé mentale articulés aux remédiations numériques standardi-
sées, permet aux sujets d’inventer leur solution propre pour revenir à l’école. Les
mots manquent pour cerner le sujet c’est-à-dire pour définir qui est je. Dès lors, la
défectologie pourrait être envisagée comme l’étude de ce manque. Autrement dit,
ce serait l’étude des conditions de possibilité d’une prise en compte de la subjectivité
en l’absence des mots pour la dire complètement. C’est ce qui esquisse les contours
d’une professionnalité stylée qu’est la professionnalité inclusive, telle qu’elle permet
de ne pas renforcer l’exil du sujet supposément inclus et de se démarquer des pra-
tiques discriminantes du benchmarking inclusif.

[2] https://www.european-agency.org/languages/fran%C3%A7ais
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 17

Rhétoriques et idéaux éducatifs : conditions d’un enfer etopedique

« Éducation Inclusive 2030 » de bonnes intentions pour quels pavés ?


« Dans les situations d’éducation inclusive, l’école cherche à s’adapter a priori à la
diversité des élèves dans leur ensemble. On parle aussi de pédagogie inclusive ou
de pédagogie universelle. En agissant sur les obstacles à l’apprentissage, l’école
cherche à développer le plein potentiel de chacun selon ses aptitudes et ses champs
d’intérêt, dans une perspective d’apprentissage tout au long et au large de la vie. »
(CSE, 2017, p. 5). Nous pouvons découvrir dans cette publication récente du Conseil
Supérieur de l’Éducation du Québec une définition à la fois précise et ambitieuse
de l’éducation inclusive : procédant d’une analyse situationnelle des difficultés, elle
vise leur suppression pour une adaptation pédagogique universalisée à une diversité
non moins globale des profils d’apprentissage. L’idéal est clairement exprimé : il
s’agit de s’adapter à tous pour les accompagner vers l’optimisation tant qualitative
que quantitative de leur potentiel. C’est l’universel à la portée de chacun et la sin-
gularité pour tous ; l’art généralisé de la conduite scolaire d’enfants [paidagogos].
Qu’est-ce à dire ?
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L’éducation inclusive a une extension plus large que l’inclusion scolaire ou que
l’école inclusive car elle regarde bien au-delà. Nouvel horizon des politiques éduca-
tives et de formation à l’échelle mondiale, elle est définie dans de nombreux textes
de cadrage produits par les organisations internationales au cours de conférences
de consensus et de forums internationaux. La Déclaration d’Incheon (UNESCO,
2015) par exemple définit un cadre d’action pour la mise en œuvre d’une éducation
équitable, l’école constituant l’un des leviers primordiaux d’accès à la justice sociale.
En outre, l’adhésion des États-nations impliquant une expansion du projet inclusif
à l’échelle locale, le déploiement des stratégies dans chaque contexte national
constitue un objectif majeur pour les politiques publiques actuelles pour les pays.
L’école inclusive est, in fine, mise en contexte par chaque système scolaire (par les
lois, les politiques et les guides) dans le cadre d’un processus descendant, du global
au local, pourtant rarement pris en considération. Elle vise à offrir participation et
réussite à tous les élèves, y compris ceux qui ont des besoins spécifiques (Ainscow,
2005). Non discriminante, mais différenciée (Kahn, 2010), la personnalisation des
parcours permettrait de répondre « sans limites » (Thomazet, 2008). Générant une
rhétorique éminemment paradoxale et utopique, l’idéal inclusif séduit. Tissé de
malentendus, il suscite l’adhésion, à la manière des grandes utopies.
S’étend notamment sur la scène mondiale une conception structurée de la pédagogie
universelle évoquée plus haut (Universal Design for Learning, UDL ou Conception
Universelle de l’Apprentissage, CUA)[3]. Cette stratégie articule une approche

[3] Un site privé parmi d’autres en ligne : http://www.cast.org/ ou encore http://castprofessionallearning.org/about-udl/


(01/03/2020).
18 [ psychologie clinique no50 2020/2

neurodéveloppementale et cognitive des troubles des conduites scolaires et des


apprentissages avec un usage pédagogique généralisé des outils numériques[4]. L’opé-
rationnalisation du processus dans chaque contexte spécifique implique toutefois
que soient remplies certaines conditions concrètes. Dès lors émergent les réalités
scolaires qui freinent la mise en place : classes surpeuplées, locaux inadaptés, mana-
gement violent, formations insuffisantes et/ou inadaptées, manque de services de
soutien et d’aide, partenariats inexistants ou peu efficaces, projets non suivis, impli-
cation faible et/ou difficile des parents, moyens publics insuffisants et développe-
ment de financements privés (matériel, méthodes, etc.) dont la qualité est peu
contrôlée.
C’est l’envers de l’idéal inclusif qui surgit, ainsi vectorisé par l’exigence normative
de la performance. Loin de disparaître, la conception défectologique exclusive de la
diversité s’en voit renforcée. Elle prend souvent la forme diffuse d’une souffrance
accrue des élèves et de ceux qui les accompagnent (Fernandez-Iglesias, Iglesias-
Galdo, 2019). La visée universaliste d’une pédagogie hors sujet aboutit à la stigma-
tisation, étayée sur une pseudo science du défaut à la norme qu’il s’agit de traiter.
L’éducation inclusive relève alors d’une logique de pompier pyromane.
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Défectologie, etopedie : des paradigmes dépassés ?
L’éducation inclusive se déploie à chaque fois dans un contexte éducatif sociocul-
turel et historique bien particulier. Dans les pays européens, les environnements
locaux restent très différents, à la fois prégnants et peu étudiés dans leurs liens au
processus inclusif. En Europe centrale, balkanique ou orientale, l’approche par situa-
tion de handicap a peu cours et se concentre plutôt sur la notion de défaut et sur
sa science, la défectologie. Le secteur de l’enseignement spécialisé a été marqué de
façon forte et pérenne par l’inspiration soviétique.
Entre la nécessité d’assumer les conséquences du passé sociohistorique et celle de
s’aligner sur les nomenclatures mondiales contemporaines, la situation de la Répu-
blique tchèque montre par exemple que l’adoption des perspectives inclusives est
un processus complexe (Kohout-Diaz, 2013, 2018). Comme dans de nombreux pays
au cours années 1950-60, l’approche médicale (pedo-psycho-pathologique) s’est arti-
culée, sous l’influence du paradigme pavlovien, à de nouvelles conceptions dites
« scientifiques » de l’éducation et l’enseignement pour donner lieu à l’élaboration de
nouvelles classifications. La défectologie du début du XXe siècle (Vygotski in Baris-
nikov, Petitpierre, 1994, p. 31 et sq.), importée de l’URSS, est saisie comme science
du défaut [vada] ou de l’insuffisance [nedostatek][5]. Elle structure la pédagogie spé-
ciale [speciální pedagogika] qui se subdivise en six disciplines : l’etopedie qui vise une
rééducation des conduites déviantes, la surdopedie pour les troubles auditifs, la
[4] En France, par exemple la plateforme diagnostique Cap école inclusive : https://www.reseau-canope.fr/cap-ecole-inclusive
[5] Notons toutefois que si Vygotski se situe du côté de la déficience dans « Défaut et compensation » (Vygotski in Barisnikov,
Petitpierre, 1994, chap. 2), il distingue la différence spécifique [litchnost] et la singularité [iedinstvo] de chacun.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 19

tyflopedie, pour les troubles visuels, la somatopedie pour les maladies et/ou handi-
caps physiques et enfin la psychopedie pour les troubles psychiques. Cette classifi-
cation coexiste depuis 2004-2005 avec la rhétorique inclusive internationale (Černá,
2008).
Le terme etopedie (ethos, païdeia) délimite la sphère nébuleuse d’une jeunesse dite
difficilement éducable [obtížně vychovatelné], avec des troubles du comportement
[poruchy chování], désobéissante, moralement troublée, à problèmes, difficilement
maîtrisable, indisciplinée, qui a des comportements indésirables, asociaux, de mau-
vaises habitudes, provocatrices jusqu’au négativisme, qui est agressive, suicidaire,
addicte, qui décroche ou qui ment (Sovák, 1986 ; Průcha, 2003 ; Procházková, 2006 ;
Kucharská, Chalupová, 2006).
Cette approche est aujourd’hui encore tout à fait valable dans de nombreux pays et
s’articule avec la nomenclature des troubles (dont neurodéveloppementaux) impac-
tant la trajectoire scolaire. Pourtant, la conformité à la norme socio-scolaire est au
premier plan, pointant avant tout la mise en question de l’autorité institutionnelle
et de la forme scolaire dans un contexte où la médicalisation croissante de l’existence
s’ouvre sur un geste pédagogique dans lequel la science s’est « faite croyance »
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(Ansermet, 2011). Quelle place alors pour le jeune sujet, entre les sciences du défaut
(et celles du cerveau dont il est l’objet mesuré) et la pédagogie universelle qui vise à
en faire l’effet exilé du scientisme éducationnel [evidence based education] (Gori, Del
Volgo, 2008) ?

Des sujets décrochés à l’ère numérique

Les brèves vignettes suivantes sont issues d’une pratique au CPCT[6] et montrent
comment deux jeunes filles – dont le comportement pourrait relever de l’etopedie –
inventent une solution en se rapportant aux réseaux numériques. Elles en font un
usage singulier, proposent une autre perspective sur le processus inclusif. Loin de
la stigmatisation et du forçage – cet usage offre au sujet une respiration alors que le
lien aux autres est momentanément oppressant et peu compatible avec la scolarité.
C’est ce positionnement qui permet à terme un retour au scolaire.

Échanger des lignes de cœurs ou du rien ?


Louise a 12 ans. Elle est triste et ne veut plus aller à l’école. Après les vacances de
printemps, tout le monde s’est moqué d’elle au collège mais elle ne sait pas pourquoi.
Les insultes fusaient : « elle est grosse, ne restez pas avec elle ! ». Il y avait un meneur,
connu comme tel, mais ses copines ne l’aidaient pas. Elle était de mauvaise humeur,
dormait mal.

[6] Le Centre Psychanalytique de Consultations Thérapeutiques reçoit des adolescents entre 11 et 25 ans. Les consultations,
d’un nombre limité, sont gratuites et les intervenants bénévoles, ce qui fait du CPCT un dispositif d’utilité publique.
20 [ psychologie clinique no50 2020/2

Au fur et à mesure qu’elle vient parler, elle intègre un groupe de garçons et de filles
de sa classe. Ils mangent des pipas[7] dans la cour, près d’un arbre. Ils s’appellent
d’ailleurs « la bande de l’arbre à pipas ». C’est leur « prénom », dit-elle. Leur arbre
n’est pas caché. Ils sont visibles, ainsi que les épluchures par terre, mais personne
ne leur dit rien. Ils rient, mangent ou même « il ne se passe rien ». Mais ils aiment
bien rester là, ensemble. Surtout, ils savent où aller à la fin des cours et ça, c’est
vraiment bien.
Un nouveau couple aujourd’hui près de l’arbre à pipas. Tout le monde court et crie :
« ils sont ensemble ! ». Louise, cela lui est arrivé récemment : elle aime Lucas et il le
sait. Elle l’a dit à deux filles de la bande en leur recommandant de ne pas lui répéter.
Elles l’ont dit à Lucas. Tout le collège a été au courant en cinq minutes. Pendant la
récréation, les élèves ont porté Louise vers Lucas, mais il s’est enfui à l’autre bout
de la cour. Louise rigolait et se débattait.
Ensuite, Lucas lui a « parlé » sur un réseau social et lui a dit qu’elle était belle,
mignonne mais qu’il ne l’aimait pas. Ils se sont ainsi « parlé » pendant trois heures
et se « parlent » depuis chaque jour, au moins une fois. Ils sont en lien toute la
journée du matin jusqu’à deux à trois heures du matin. De quoi parlent-ils ? Elle
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dit : « de rien ». Et précise : « c’est comme discuter de tout et de rien ».
Dernièrement, ils se sont aussi disputés « pour rien ». Elle allume son portable : elle
tient à montrer le contenu des échanges. Par exemple, hier, ils se sont envoyé des
cœurs... des lignes entières de cœurs. Mais Lucas a précisé que pour lui, « les cœurs
ça ne représente rien ». Il « met des cœurs à tout le monde ». Elle a beaucoup pleuré
mais en reparlera avec lui au collège.

Emma : avoir un maximum de flammes, vers le cœur rose !


Emma a 16 ans. Avec sa mère et sa sœur, elles sont très en difficulté à la fois indi-
viduellement et pour vivre ensemble les unes avec les autres. Emma est très perdue,
ne veut plus être scolarisée a manqué beaucoup de cours déjà l’an dernier en troi-
sième, où il y a eu des suspicions de harcèlement envers elle. Elle n’a pas envie de
grand-chose : le décrochage s’installe.
Que fait elle de ses journées alors ? Elle est sur les réseau sociaux : elle s’illumine
en évoquant cela et commence à me tutoyer. Elle me décrit « Insta » et surtout
« Snap » : on y « parle par photos », c’est formidable. Elle fait des selfies et photo-
graphie sa vie quotidienne, ajoute différents filtres aux photos qu’elle prend. Elle a
cent ou même cent dix amis alors qu’elle n’y est que depuis 6 mois : elle a déjà posté
quarante-deux mille Snap, précise-t-elle fièrement. Ce qui lui plaît, c’est que cela
« ne reste pas ». Si quelqu’un « screene » (c’est-à-dire capture sa photo), elle le sait
et peut lui demander pourquoi il l’a fait. Elle a un but : c’est d’avoir un maximum
de « flammes ». Quand on a des flammes, c’est que l’on est très, très lié à une

[7] Graines tournesol grillées et salées.


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 21

personne : on lui parle tous les jours et c’est le but. Quand on a beaucoup de flammes
avec quelqu’un, on est « cœur jaune » puis « cœur rose ». Emma est cœur jaune avec
une amie « de chez son père » (les parents sont séparés et en conflit), une amie qui
a son âge, et qui est au lycée. Son père l’aime bien, Emma lui parle tout le temps.
Peu de temps après, elle accepte un retour progressif à sa scolarité.

Le défaut comme condition commune


Ces deux vignettes ont été choisies parce que toutes les stratégies pédagogiques
avaient échoué dans ces situations. Les étiquettes défectologiques commençaient à
s’accumuler : troubles divers et autres manques de compétences attribués par les
experts obturaient l’expression de la parole propre des jeunes filles, les isolant. Le
fait de disposer d’une adresse où venir parler et être écoutées a été déterminant pour
elles.
Elles ont réalisé leur solution : il est possible de se « parler » sur un réseau social.
Même si c’est une parole autrement attachée au corps. Plutôt image détachée d’un
« trop de sens », particulièrement de la signification amoureuse, affective. La res-
source est précieuse lorsque le symbolique vacille et que le mot vient à manquer.
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S’y loge une représentation de soi et des autres qui permet de maintenir des relations
quand seul le « rien » rend ces liens supportables.
Alors même que le numérique est ici investi, c’est autour du défaut structurel de
signification universelle que se tisse le chemin vers l’autre. Un nouvel abord de la
défectologie se propose : elle serait la science du défaut structurel des mots pour se
dire, pour dire sa singularité [iedinstvo, suivant le terme de Vygotski]. Le défaut est
en ce sens ce qui fait notre humanité tout comme « la vulnérabilité et la dépendance
ne sont pas des accidents de parcours qui n’arriveraient qu’aux autres quels qu’ils
soient : ce sont des traits de la condition de chacun, même si les mieux lotis ont la
possibilité d’en estomper la rigueur ou d’en nier l’acuité » (Paperman in Molinier,
Laugier, Paperman, 2009, p. 93). Il en est fait ici bon usage par chacune des jeunes
filles. Ni rééduqué, ni écrasé ou normé par une modélisation méthodique du lien
social, inféodée aux nouvelles économies de la santé mentale, le défaut est l’obstacle
qui fait le chemin. C’est à en prendre acte que chacune construit son parcours spé-
cifique, à distance du contrôle rééducatif et des conditionnements qui se font
aujourd’hui plus insistants, notamment dans les malentendus auxquels l’éducation
inclusive donne lieu.

S’orienter à l’époque des malentendus sur l’éducation inclusive

Sujet inclus – sujet exilé


Nous vivons à la fois un changement d’époque et un changement de paradigme social
(Harari, 2018) qui n’est pas sans rapport avec l’extension de la verve inclusive. C’est
parfois l’occasion d’imaginer qu’il est possible de se construire uniquement par le
22 [ psychologie clinique no50 2020/2

biais des identités neuro-bio-technologiques. Cette représentation plaide en faveur


d’une nouvelle humanité, numérique, digitale, horizontale, d’une trans humanité
homogène qui fait en réalité un pas hors de l’humanité. Dans une approche statis-
tique et anhistorique, la parole du sujet est hors champ.
Nous observons d’ailleurs que de plus en plus souvent le discours de cette science
biotechnologique et neuro médicale – qui de plus en plus habite les discours inclusifs
– coupe court au questionnement sur la légitimité et le fonctionnement du pouvoir
et de l’autorité. Dans la sphère éducative et scolaire, l’analyse des pratiques péda-
gogiques est paradoxalement tout autant demandée par les acteurs que ravalée par
les prescripteurs au profit de l’application stricte des bonnes pratiques protocolaire
et ds recommandations objectivées. Un travail important est à faire pour expliciter
que l’application stricte et non réflexive (non subjective) est en réalité une ellipse
impossible.
Il s’agit de prendre en compte les conséquences de ces transformations et, si l’on
peut dire, de cette déshumanisation apparente du lien éducatif dont la furor inclusive
se fait parfois l’instrument. Aspirer à la maîtrise des masses en coupant court à la
parole fait courir le risque des abus de pouvoir déjà observés dans le new management
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éducatif. Cet aspect fait d’ailleurs écho à la recrudescence du discours totalitaire,
celui de l’identité totale (Leguil, 2018). La quantification statistique est un outil de
gouvernance où le sujet est noyé dans un chiffrage infini qui renforce son exil.

Conditions pour se loger : une professionnalité stylée


Du point de vue de l’intervention professionnelle en éducation et en formation, il
s’agit donc de souligner la nécessité de préserver et de valoriser des pratiques de
parole. À l’ère où nous sommes tentés de démissionner devant notre responsabilité
dans la construction des récits qui structurent notre humanité (Harari, 2015), il
convient de rappeler ce que l’observation de terrain enseigne tout clinicien. Il n’y a
pas de correspondance exacte entre nos valeurs, nos actes et nos dires – et ce hiatus
s’interprète. Les sciences de l’homme sont fondamentalement des sciences hermé-
neutiques. Ce n’est qu’à travailler à sa fonction d’interprète de la diversité qu’un
enseignant (mais sans doute tout autre professionnel de l’éducation aussi) est un
professionnel inclusif c’est-à-dire qui opère à partir de son style unique assumé
(Kohout-Diaz, 2018) pour la prise en compte de la variété exponentielle des rapports
à la norme scolaire.
Cette acception, si elle rencontre un écho favorable auprès de nombreux profession-
nels, est à rebours de la vulgate actuelle, qui se dirige plutôt vers une restructuration
générale du secteur par le biais d’un « benchmark des pratiques inclusives » interna-
tional (MEN, 2018, p. 5). Faisant fi de la spécificité de l’environnement dans lequel
le processus inclusif se déploie, plusieurs pays sont donnés en modèle des meilleures
pratiques, dans le contexte concurrentiel d’une course à la performance et à l’amé-
lioration de la compétitivité. Ces politiques performatives se situent à l’opposé des
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 23

approches humanistes qui s’ajustent sur le sujet parlant. Elles sont indexées sur la
consommation exponentielle d’objets valorisés par la technoscience. Si l’éducation
inclusive consiste dans le respect des diversités, dans l’assouplissement de la nor-
mativité scolaire et dans l’adaptation des parcours, alors ces pratiques de benchmar-
king et de ranking en éducation ainsi que l’évaluation performative qu’elles génèrent
(prétention à l’excellence par la mise en concurrence étayée sur la comparaison) vont
à l’encontre des valeurs éthiques véhiculées par les principes inclusifs. L’avènement
d’une conception post-disciplinaire de l’école et celui d’une nouvelle normativité
corrélée à la réussite de chaque élève considéré comme personne et sujet du Droit
à l’éducation (Ebersold, 2017) sont les principes de la restauration de la justice
sociale, rapportant les inégalités scolaires aux discriminations produites par l’inac-
cessibilité éducative.

Conclusion

Entre discours du maître, du politique, de la science et de l’université, étant donné


l’extension de la prescription inclusive en éducation (textes des organisations inter-
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nationales) et sous couvert d’idéaux humanistes, nous ajoutons un pavé de plus dans
l’enfer des bonnes intentions éducatives (bien-être prescrit, bienveillance, réussite
de tous, etc.). L’exclusion du sujet, déjà essentiellement divisé ou forclos, est de ce
fait redoublée par l’interdit implicite de déroger à ce « pour tous » dont il est impos-
sible de ne pas dire qu’il n’est – de ce fait – pas bienveillant. Revaloriser le statut de
l’exception permet au contraire de créer un peu de respiration par rapport aux dia-
gnostics et protocoles de prise en charge. Autrement dit, il s’agit de prendre le temps
de la dé-sens, à l’abri du classement et des étiquettes etopediques ou défectologiques
qui ne cessent de faire leur grand retour dans la variété des troubles scolaires.

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< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 25

Pour que l’éducation soit


au rendez-vous dans l’inclusion scolaire
[ Léandro de Lajonquière [1]

Résumé
L’idée de scolariser des enfants en situation de handicap est le résultat d’un long processus qui,
d’une certaine manière, a démarré avec l’éducation de « l’enfant sauvage » de l’Aveyron entreprise
par Jean Itard, aux antipodes du nihilisme éducatif exprimé à l’époque par Philippe Pinel. Cepen-
dant, notre façon habituelle de concevoir l’inclusion scolaire des enfants dits autistes n’est pas
vraiment à la hauteur des nobles intentions éducatives attendues. Nous revenons sur les dévelop-
pements de Maud Mannoni sur la prise en charge institutionnelle des enfants « en situation de
handicap » afin de présenter quelques éléments qui mettent en valeur l’enjeu éducatif subjectivant
dans tout processus d’inclusion scolaire.
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Mots clés
Autisme ; handicap ; inclusion scolaire ; psychanalyse et éducation ; subjectivation.
Summary
The idea of schooling children with disabilities follows a long process which, in a way, originates
with the education of the “wild boy” of Aveyron, undertaken by Jean Itard, at odds with the
educational nihilism expressed at the time by Philippe Pinel. However, our usual way of unders-
tanding the inclusion in school of children described as autistic does not really meet our noble
educational expectations. This article goes back to Maud Mannoni’s developments on the institu-
tional care of children “with disabilities” so as to present several elements which emphasise the
subjectifying educational stakes taking place in any process of inclusion in school.
Key words
Autism ; disability ; inclusion in school ; psychoanalysis and education ; subjectivation.

I
l y avait un temps où certains enfants, pour des raisons diverses, étaient tenus
à la porte des écoles. On leur prêtait de ne pas être en état d’apprendre comme
les autres, ni de tirer profit de l’expérience scolaire ordinaire. Ainsi, ils restaient
confinés ou à la maison, ou encore dans des institutions plus au moins spécialisées.
Durant ce temps, ils étaient décrits comme tantôt idiots, débiles, malades mentaux,
déficients psychiques, déficients intellectuels, déficients ou handicapés mentaux,
arriérés, atteints de différents troubles plus au moins envahissants du développe-
ment et/ou de la personnalité, psychotiques, ou encore autistes, etc. Bien évidem-
ment, ces étiquettes scientifiques ne sont pas censées décrire un même état ou une
même situation dans laquelle se trouverait un enfant particulier en chair et os. Elles
[1] Professeur en sciences de l’éducation, Université Paris 8. Psychanalyste, Membre d’Analyse Freudienne (Paris).

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050025


26 [ psychologie clinique no50 2020/2

ne présupposent pas les mêmes raisons étiologiques, pas plus qu’elles ne donnent
lieu aux mêmes types d’intervention ou de prise en charge des enfants[2]. Mais une
chose est sûre, au cours des deux derniers siècles, elles se sont succédées sur le
devant de la scène dans les champs du soin et de l’éducation des enfants qui ne sont
pas aussi ordinaires que les autres, c’est-à-dire, comme la plupart de ces enfants aux-
quels l’école était déjà réservée.
Cependant, aujourd’hui en France, ainsi que dans plusieurs pays, on reconnaît à ces
enfants pas aussi ordinaires que les autres, un droit de fréquenter l’école ordinaire.
Par ailleurs, une étiquette en particulier est en train de s’imposer aujourd’hui sur le
reste : celle des enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme. Comment chaque
pays et/ou établissement scolaire ouvre concrètement, ou pas, la possibilité d’exercer
ce droit envers un enfant, échappe bien sûr aux limites de cet article. Comme on
sait, la réalité de choses est toujours plus complexe qu’on ne le pense. Ce qui nous
intéresse ici est d’attirer l’attention sur le fait qu’aujourd’hui s’est imposée l’idée
selon laquelle tous les enfants peuvent apprendre et donc tirer profit de la fréquen-
tation de cette institution réputée être un espace d’apprentissage, d’accès aux savoirs
et de socialisation citoyenne qu’est l’école.
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On ne peut que se réjouir que cette idée soit enfin intégrée dans l’imaginaire social.
Mais le diable réside souvent dans les détails, de telle sorte que le processus dit
d’inclusion scolaire d’un enfant singulier peut très bien s’avérer vidé de toute sa poten-
tialité éducative. Une série d’impondérabilités est toujours à l’œuvre dans ces cas-là.
Cependant, il est possible d’affirmer que la façon de comprendre la nature de cette
différence, donnée à voir par ces enfants bénéficiaires « d’une inclusion » est en partie
responsable de l’appauvrissement éducatif de l’expérience scolaire que nous mettons
aujourd’hui à leur disposition.
Le développement de l’inclusion scolaire va de pair avec l’étiquetage diagnostique
dans l’espoir que ce dernier nous facilite la tâche éducative. Nous croyons ainsi savoir
et comprendre ces productions, ce que l’enfant nous donne à voir. Il s’agit toujours
des manifestations d’un trouble « x » ou « z » qui réclament toujours une manière
technique et adéquate (sic) d’y répondre afin de juguler la singularité des productions
de l’enfant. Il y a très peu de marge pour l’invention ou la création d’un autre type
de rapport à l’enfant. Il faut toujours suivre un protocole soi-disant scientifique
d’intervention ! Par ailleurs, pour bien faire fonctionner cette manière de concevoir
l’inclusion, nous pensons qu’il serait bien que l’enfant soit accompagné par un « auxi-
liaire de vie scolaire » (AVS). Il s’agit d’une autre idée aussi belle que l’inclusion
scolaire ! Malheureusement l’AVS se voit réduit à la personne devant faire office de
contention de l’enfant différent ou devant répéter les consignes de l’enseignant dont
on suppose qu’elles n’ont pas été comprises par l’enfant. Y aurait-il une place dif-
férente pour l’AVS dans le processus d’inclusion ? Quelques expériences en France

[2] Sur le particulier, nous renvoyons les lecteurs à Mesquita (2018) et Fourment-Aptekman (2018).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 27

et ailleurs nous permettent de dire que l’AVS peut très bien jouer un autre rôle dans
ces processus complexes (Kupfer et coll., 2017 ; Syster, 2018).
Dans ce sens, nous alertons sur la nécessité de relancer l’idée d’inclusion scolaire
en partant de présupposés différents. Malgré nos bonnes intentions, la façon dont
nous la mettons aujourd’hui en œuvre met paradoxalement en péril les conditions
mêmes d’éducation pour un enfant. Pour cela, nous envisageons – dans le cadre
limité de ce texte – de donner quelques pistes afin de penser autrement ce qui ferait
handicap pour ces enfants ou ce qui serait si spécial dans leur besoin d’éducation –
en paraphrasant les formules habituelles « enfant en situation d’handicap » et « enfant
à besoins éducatifs spéciaux ». Nous continuons d’espérer que l’éducation, en tant
qu’expérience éducative de subjectivation, soit vraiment au rendez-vous dans les
processus d’inclusion d’un enfant. Bref, à notre avis, l’inclusion scolaire n’est pas
sans conditions relevant toujours d’une éthique du sujet (Pirone, 2016).

De l’éducation dite d’un sauvage à l’éducation « à sec » des enfants

Il y a deux siècles, un jeune garçon abandonné à lui-même fut capturé dans l’Aveyron
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après une longue traque. Il était recherché par des paysans pour avoir volé dans leurs
poulaillers, fait anodin, s’il n’eût été qu’il gagna, à Paris, une place dans l’histoire sous
le nom de « Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron ». Dès son arrivée, deux médecins et
hommes de sciences, révolutionnaires, comme on pouvait en attendre de l’époque,
avancèrent des arguments divers et des propositions opposées sur ce qu’il convenait
de faire avec cet enfant. Philippe Pinel – qui considérait les « fous » et « aliénés »
comme des malades susceptibles de profiter d’une médecine spécifique qualifiée de
morale[3] – le prit pour un idiot, c’est-à-dire un enfant atteint d’une maladie de nais-
sance incurable, l’idiotie. Ainsi, il considérait l’asile de Bicêtre comme le seul destin
possible pour cet enfant. Jean Itard, en revanche, se faisait une toute autre idée et
pensait que malgré les apparences, cet enfant n’était pas idiot. Ce qu’il donnait à voir
était en réalité l’effet de son isolement social et non pas la manifestation d’une maladie
congénitale. Ce jeune médecin, à l’instar des Lumières, partait du principe que notre
humanité ne peut se réaliser qu’en participant du lien social. Cet enfant, privé de
l’expérience du lien social, donnait donc à voir aux Parisiens un défaut d’éducation qui
réclamait la mise en place d’un traitement encore à inventer, mais certainement pas la
simple réclusion asilaire de l’époque. Bien que cette prise en charge reprenne l’esprit
de la médecine morale de son professeur, pour Itard, elle relevait de l’éducation et non
du soin. L’éducation qu’Itard finit par mettre en œuvre se révéla « si spéciale » qu’elle
fut qualifiée d’« éducation d’un enfant sauvage ». Ce qui faisait la différence entre cet
enfant et les autres n’était qu’une trace de « sauvagerie » pouvant être corrigée par une
éducation spécialisée, c’est-à-dire, non ordinaire.

[3] C’était ledit traitement moral de la folie.


28 [ psychologie clinique no50 2020/2

Ce que nous pouvons appeler le pari d’Itard finit par ouvrir la voie à la prise en
charge des enfants décrits aujourd’hui comme étant en situation de handicap ou
comme ayant des besoins éducatifs spéciaux. Cette idée inaugurale a mis deux siècles
pour enfin prendre place dans l’imaginaire social. En effet, il n’y a pas si longtemps,
des enfants en étaient encore réduits à l’abandon asilaire en raison de « leur
maladie ». Le documentaire Les années de la mise au monde[4], filmé par Daniel Karlin,
montre comment jusque dans les années 1970, ils étaient encore enfermés dans des
asiles. Dans cet établissement de la banlieue sud de Paris – comme le déclare à la
caméra son médecin chef – les enfants étaient nourris et leurs rhumes soignés, mais
personne ne leur proposait de faire quoi que ce soit puisqu’ils étaient tous supposés
incapables de profiter d’une éducation à cause de maladies aussi mystérieuses
qu’incurables. Ainsi, ils passaient leur temps sans rien faire. Les adultes qui y tra-
vaillaient, eux non plus, ne faisaient rien d’intéressant puisqu’ils se limitaient à sur-
veiller les enfants.
Ce documentaire nous offre aussi le témoignage de parents qui, à cette époque, se
battaient contre le caractère oraculaire des diagnostics médicaux réservant à leur
enfant un futur déjà clos ou un pseudo-futur. Après maintes difficultés, ces parents
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avaient réussi à faire prendre en charge leur enfant dans un établissement d’un type
nouveau et qui venait de voir le jour dans l’Essonne sous la direction du psychiatre-
psychanalyste Tony Lainé (1930-1992). La caméra suit alors ces enfants dans leur
quotidien. À la différence de l’abandon asilaire, ce nouveau type d’établissement
appelé « hôpital de jour » proposait des soins psychothérapeutiques en dehors du
cadre habituel des consultations, des activités ordinaires comme faire de la peinture,
apprendre à lire, aller à la piscine publique ou fréquenter un jour par semaine l’école
du quartier afin de partager des activités avec des enfants très ordinaires. Ces acti-
vités ordinaires étaient censées être simplement éducatives tout en ouvrant la porte
à la possibilité d’un destin moins funeste pour ces enfants ou d’un futur qui ne soit
pas écrit à l’avance. Ainsi, elles étaient supposées être des expériences éducatives à
visée thérapeutique[5]. La consultation psychothérapeutique et l’éducation finissaient
par se rejoindre dans un même but. Dans ce sens, la soi-disant maladie était du côté
du cloisonnement institutionnel et de la fermeture de l’horizon de vie, tandis que le
thérapeutique était pensé comme un effet de surcroît de la remise en cause de la
réclusion asilaire traditionnelle et donc de l’éducation offerte à l’enfant.
Cet hôpital de jour n’était pas un cas isolé à la fin des années 1970. À cette époque,
dans le cadre de la psychiatrie de secteur, plusieurs de ces établissements dont le
nom est toujours d’actualité ont vu le jour. Ils résultaient d’une confluence d’héri-
tages hétérogènes d’après-guerre : la psychothérapie institutionnelle, la pédagogie
institutionnelle, l’antipsychiatrie et l’avancée de la pensée psychanalytique. Par
[4] Les années de la mise au monde, 1977, 135 minutes, production Antenne 2.
[5] À propos de notre idée d’une éducation à visée thérapeutique, nous renvoyons les lecteurs à Kupfer et de Lajonquière
(2013) et de Lajonquière (1999, 2013).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 29

ailleurs, ils devaient aussi beaucoup à une initiative très singulière qui avait eu lieu
presque dix ans avant le tournage du film Les années de la mise au monde. En 1969,
Maud Mannoni avait fondé, en banlieue parisienne également, avec le concours du
psychanalyste Robert Lefort, d’un couple d’éducateurs – Rose Marie et Yves Guérin
– et de jeunes étudiants, un établissement qualifié d’« institution d’éclatée » auquel
fut donné le nom d’École expérimentale de Bonneuil-sur-Marne[6]. Le but était
d’offrir aux enfants des lieux pour vivre et le dispositif institutionnel devait donc
nécessairement être ouvert vers l’extérieur, à l’opposé des asiles, hôpitaux psychia-
triques, instituts médico-éducatifs et écoles spécialisées, fermés sur eux-mêmes par
définition. En d’autres termes, l’idée était de proposer non seulement aux enfants,
mais aussi aux adultes qui s’occupaient d’eux, une expérience de l’ouverture, de la
traversée des frontières disciplinaires, professionnelles, culturelles et linguistiques,
ainsi que du partage dans la vie quotidienne sans pour autant se laisser entraîner
dans la confusion des langues entre les générations, conformément à l’avertissement
de Sändor Ferenczi (1933).
D’une certaine manière, Maud Mannoni a repris à son compte et selon son style
singulier ce qu’il y avait d’osé dans le pari raté de Jean Itard, finissant par réussir là
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où celui-ci avait échoué dans sa prétention de subvertir le nihilisme thérapeutique
de l’époque. 170 ans plus tard, elle était partie du principe que bien qu’un enfant
puisse paraître « débile » ou « arriéré »[7], il ne l’était pas puisque chez tout enfant il
y a un toujours « sujet en attente d’advenir » (Saladin et Douville, 2018).
Entre le pari du médecin révolutionnaire et celui de la psychanalyste soixante-hui-
tarde, il y a une différence. L’éducation de Victor ne fut que l’éducation d’un sauvage
tandis que l’expérience offerte aux enfants de Bonneuil était celle d’une « éducation
à sec » (de Lajonquière, 1999, 2019), c’est-à-dire d’une simple éducation au-delà de
toute fureur pédagogique. Le médecin finit par trahir sa prétendue révolution
lorsqu’il se laissa emporter dans sa fureur de réparer ce qu’il croyait être un manque
ou défaut sauvage d’éducation. Il finit ainsi par réduire l’éducation à l’instruction
ou l’enseignement des connaissances. En revanche, Mannoni sut penser autrement
le soin et l’éducation grâce à la psychanalyse (de Lajonquière, 1999).
Nous faisons l’hypothèse que Maud Mannoni prenait « l’étrangeté » des enfants de
Bonneuil pour l’expression d’un malentendu éducatif primordial, c’est-à-dire la trace
d’un énorme court-circuit produit au sein de l’éducation au temps de l’enfance.
Bonneuil en tant que lieu pour vivre ou institution éclatée devait alors offrir la possi-
bilité de surmonter ce malentendu déjà plus au moins cristallisé (de Lajonquière,
2013).
Mannoni ne confondait pas éducation avec instruction (ou enseignement), bien que
les deux se présupposent mutuellement dans leur différence : l’une ne va pas sans
[6] Le cinéaste Guy Seligmann (1939) a réalisé deux documentaires de 90 minutes chacun, produits par l’INA sur l’École de
Bonneuil. Le premier intitulé Vivre à Bonneuil, en 1974, et le deuxième Secrète enfance, en 1977.
[7] Le débile et l’arriéré avaient pris la place de l’idiot d’antan.
30 [ psychologie clinique no50 2020/2

l’autre à condition que l’on suppose paradoxalement la prééminence logique de


l’éducation (de Lajonquière, 1999, 2010, 2020). Ainsi, l’instruction ou la connaissance
viendrait s’ajouter à la conquête d’une place de sujet à l’intérieur du champ de la
parole et du langage grâce à une éducation (de Lajonquière, 2010). C’est dans ce
sens que nous devons entendre la formulation de Mannoni sur la nature nécessaire
de l’éducation, d’une part, et le caractère contingent de la scolarisation et de son
enseignement standardisé pédagogiquement, d’autre part. La première porte en elle
la potentialité de faire advenir un sujet chez l’enfant jusqu’à ce que cela ne se révèle
après-coup impossible comme ce fut le cas de l’éducation de Daniel Paul Schreber
aux mains de son père – célèbre médecin allemand de la seconde moitié XIXe siècle.
Bref, une éducation est nécessaire pour qu’un sujet puisse advenir chez l’enfant et,
par conséquent, une « éducation impossible » (Mannoni, 1973) est celle qui finit par
échouer en cela.
Pour sa part, le dispositif institutionnel des écoles – la « forme scolaire » – attend
toujours un sujet déjà bien opérant chez l’enfant (de Lajonquière, 2020). C’est la
situation dans laquelle se trouvent grosso modo, au-delà de leurs singularités, les
enfants dits ordinaires. Comme ils sont en condition psychique de répondre à la
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demande scolaire, leur scolarisation devrait en principe se dérouler sans grandes
difficultés. Ces enfants se mettent alors au travail psychique pour se construire sin-
gulièrement une place active de sujet[8]. Mais ce n’est pas a priori ni forcément le cas
pour les enfants pas si ordinaires. Cette situation n’est pas due à un défaut d’édu-
cation chez l’enfant, ni à un manque de volonté, à une intelligence troublée ou
déficiente, pas plus qu’à une maladie, aussi mystérieuse soit-elle. Elle est due au fait
que la nature de la demande scolaire est a priori en contradiction avec la façon qu’ont
ces enfants de tenir une place dans le champ de la parole et du langage. Par consé-
quent, il est bien probable que la scolarisation se transforme en rendez-vous manqué
tout à fait stérile en termes éducatifs pour l’enfant, et reproduise alors le court-circuit
éducatif primordial qui embarrasse le sujet chez l’enfant.
Dans ce sens, Mannoni n’était pas une adepte de la scolarisation forcée et standar-
disée car elle se méfiait de l’intégration scolaire telle qu’elle était proposée à l’époque
dans les pays nordiques et en Italie. Elle pensait que ces initiatives, quoique louables,
risquaient d’ajouter une couche handicapante à la situation dans laquelle se trouvait
déjà un enfant. Elle misait plutôt sur l’offre d’un lieu pour vivre dans le but d’accom-
pagner les enfants au quotidien dans la conquête d’une place active de sujet.

De l’éducation, de la parole et de la place du sujet

On se sert de la parole pour demander de l’aide aux autres, donner un ordre,


exprimer ses sentiments, faire rire ou pleurer, inviter à jouer, donner notre parole

[8] Étant un processus ouvert, il peut se révéler extrêmement compliqué pour un enfant particulier.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 31

ou pour exiger des autres qu’ils tiennent la leur, ce sont là quelques exemples des
multiples et diverses fonctions de la parole. Nous faisons tout cela de façon ordinaire
sans trop de difficultés. Mais apprendre à parler n’importe quelle langue implique
un travail psychique décisif parce qu’il suppose la conquête d’une place d’énoncia-
tion dans le champ de la parole et du langage. Par conséquent, le fait d’adresser la
parole à un autre est le résultat princeps d’une éducation primordiale au temps de
l’enfance.
Du balbutiement à l’utilisation du pronom personnel « je » – comme lorsque l’enfant
dit « j’ai faim » –, étant préalablement passé par la référence à soi à la troisième
personne – « Pierrot a faim » –, un bébé lancé dans la parole cesse immédiatement
après d’être tel pour devenir un petit enfant capable de jouer au grand qu’il « serait »,
qu’il « n’est pas encore » mais qu’il « espère devenir » – comme lorsqu’il joue au jeu
du « on dirait qu’on était pompiers ». Cette transformation, que seul un être humain
peut connaître, s’articule dans le champ de la parole et du langage, engageant la
conquête d’une place pour soi dans le tissu discursif. Si une telle prouesse est
devenue possible, c’est parce que le petit sujet a supporté d’expérimenter, en sa
propre chair, le déploiement de ce processus discursif inconscient qu’est l’opération
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inconsciente d’identification au S1 – Signifiant maître – séparé du champ de l’Autre,
avec son renvoi conséquent à un S2 – savoir inconscient – qui le relance dans l’opé-
ration d’énonciation, selon le raisonnement psychanalytique lacanien. Qui plus est,
le bébé s’aventure dans l’expérience, entraîné qu’il est dans la relation à l’Autre
primordial maternel, parce qu’il est porté par « l’appétence symbolique » (Crespin,
2007) – qui désigne, dans le registre symbolique, l’orphelinage biologique radical
propre aux sapiens (de Lajonquière, 2010).
La place du sujet dans un discours ne résulte ni de la maturation biologique, ni
d’une imitation de comportements qui serait garantie par une quelconque aptitude
biologique primitive. L’opération d’identification qui est en cause comporte un double
et même mouvement : le fading du sujet par effet de collage à un trait signifiant de
l’Autre ou d’aliénation dans le sens, ainsi que la séparation ou perte de sens aupa-
ravant conquis grâce au refoulement originaire du S1 instigateur du renvoi signifiant
(Lacan, 1968-1969). Le fait que l’identification symbolique finisse par prendre le
dessus, puisque rien ne la garantit a priori, dépend de l’imbrication de deux condi-
tions tout aussi nécessaires l’une que l’autre : d’une part, que le bébé supporte l’expé-
rience de la tension imaginaire avec le « Moi idéal » formaté par la demande parentale
et, d’autre part, que l’adulte soit capable de témoigner du désir en cause dans son
rapport à l’enfant.
Le résultat de la conquête d’une place d’un sujet de parole dans un discours doit être
mis au crédit, à parts égales, de l’enfant et de l’adulte. Il s’agit d’un engagement
indéterminé mais qui, dans la comptabilité établie par et au cours d’une psychana-
lyse, sera crédité dans la colonne « choix du sujet » qui, n’ayant pas d’âge, n’est ni
l’enfant, ni l’adulte. Au cours de cette opération, il incombe à l’adulte, selon le
32 [ psychologie clinique no50 2020/2

schéma optique proposé par Lacan (1953-1954), de penser l’expérience spéculaire,


de « jeter un coup d’œil » dans la bonne direction, c’est-à-dire d’adresser la parole
au bébé dans une position telle qu’elle permette de témoigner du désir en cause
dans l’acte éducatif. Si l’adulte n’arrive pas à maintenir cet acte testimonial à carac-
tère performatif, l’éducation primordiale n’adviendra que difficilement. Ceci dit, on
ne peut pas affirmer qu’elle est a priori impossible, mais le travail que l’enfant est
convoqué à accomplir exigera alors un effort supplémentaire. Il se peut que l’enfant
relève le défi, mais il est impossible de le savoir à l’avance, ni quel serait en le prix
psychique à payer. Par ailleurs, même si l’adulte remplit son rôle, à hauteur de 50 %,
c’est-à-dire s’il met du sien dans l’affaire, il est possible que l’enfant n’apporte pas
sa propre part – les 50 % restants – qui consiste à bâtir un lieu de parole par et pour
lui dans cette histoire. Et pourquoi ? Malheureusement, il est impossible de le savoir.
Il est probable, par exemple, qu’une défaillance biologique quelconque touchant son
petit organisme finisse pour avoir une valeur telle au sein de l’ensemble d’éléments
qui composent l’expérience de vie, qu’elle ne devienne un obstacle insurmontable
pour l’enfant. Mais la soi-disant défaillance n’est jamais a priori une impossibilité à
part entière pour l’émergence d’un sujet. Elle ne le devient que dans l’après-coup.
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Par conséquent, la biologie n’est jamais cause, mais la limite. La cause n’est ni linéale
ni mécanique, elle est toujours structurelle de sorte qu’un sujet est toujours l’effet
d’un ensemble qui ne se réduit pas à la somme des éléments (de Lajonquière, 2017).
Adresser la parole à un enfant implique beaucoup plus que l’exposition d’un enfant
à un verbalisme quelconque. Aucun bébé ne conquiert une place dans le discours
en étant juste exposé pendant des heures à un téléviseur ou une radio, par exemple.
L’adulte doit s’adresser à l’enfant, il doit « parler avec lui », lui adresser la parole, lui
faire entendre « sa parole ». Il arrive que l’adulte ne parle pas une langue orale, ou
que l’enfant ne puisse pas entendre ni voir l’adulte – faut-il rappeler l’histoire de la
petite Helen Keller, sourde et aveugle ?[9] – mais cela n’empêche pas l’adulte de
s’adresser à l’enfant, pas plus que cela n’empêche celui-ci de se savoir reconnu dans
son assujettissement au désir. Ce qui compte alors dans l’éducation primordiale,
c’est le geste de l’adulte qui s’adresse à l’enfant, témoin de la castration en cause
dans l’éducation même qui permettra à l’enfant de se confronter à la question de
savoir ce que cet autre veut de lui. Cette question fait de cet autre un représentant
du grand Autre, comme nous le disons en psychanalyse. En d’autres termes, ce qui
compte, c’est que l’éducation primordiale comporte un rapport au désir qui ne soit
pas anonyme (Lacan, 1969). Au fond, c’est le désir qui élève cette espèce de va-et-
vient interactif bébé-monde-adulte à la catégorie de langage ou de fonction signi-
fiante, qui rend possible l’assujettissement du bébé à une place dans un discours.
Le processus causatif d’un sujet de parole n’est pas écrit à l’avance et son propre
dédoublement est donc traversé par des malentendus ou des courts-circuits. Il prend
[9] Sans oublier son éducatrice Anne Sullivan. Nous avons abordé le caractère « miraculeux » de cette histoire dans Figures
de l’infantile (2010) et De Victor de l’Aveyron à Helen Keller : du bon usage de la parole dans l’éducation des enfants (2014).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 33

forme au fur et à mesure qu’il se déploie en intégrant en son sein des courts-circuits
devenus entretemps inévitables. Dans ce sens, la conquête d’une place de sujet dans
le champ de la parole et du langage implique de surmonter les malentendus à l’inté-
rieur d’un véritable parcours du combattant.
À qui la faute ? À la mère ? Au père ? Ou à l’enfant lui-même ? À personne ! Cepen-
dant, cela ne veut pas dire non plus que cela relève de la volonté des dieux ou des
gènes. Bien qu’ils puissent être là, leur supposée volonté ne vaut rien en principe.
En réalité, il n’y a pas de faute et donc pas de défaut d’éducation non plus. Il n’y a
que des malentendus d’écriture qui relèvent de l’implication subjective et incons-
ciente (c’est-à-dire qui échappe à leur volonté) de tous les personnages qui partici-
pent au déploiement d’une éducation primordiale. Le processus causatif d’un sujet
est auto-écrit ou structurel, c’est-à-dire qu’il échappe à la volonté pédagogique des
participants à l’éducation (les adultes et l’enfant lui-même). Mais paradoxalement, il
réclame quand même leur participation en chair et os. L’ensemble des implications
subjectives et inconscientes de tous les personnages impliqués dans l’histoire est ce
que nous appelons le désir de l’Autre. Bref, le désir inconscient n’est ni la bonne ni la
mauvaise volonté de quiconque.
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Les nouveaux exclus de l’intérieur

Bien que l’on puisse dire que l’initiative éducative de Jean Itard, à contre-courant
du nihilisme de Pinel, est à l’origine de la reconnaissance actuelle du droit pour les
enfants « en situation de handicap » d’aller à l’école, un examen rapide de ce qu’est
en train de devenir l’inclusion scolaire des enfants « ayant un trouble du spectre de
l’autisme » nous permet d’affirmer qu’en tout cas, la situation actuelle répond en
réalité à une synthèse sui generis de la pensée de ces deux citoyens de la révolution.
L’inclusion scolaire actuelle ignore ce qu’avait justement de subversif le geste itar-
dien : la supposition que Victor pouvait bien sembler idiot, mais qu’en réalité il ne
l’était pas. En revanche, elle prolonge la fureur pédagogique du médecin, tout comme
elle reprend à la lettre Pinel dont l’étiquetage scientifique assignait le sujet à
résidence.
Ainsi, depuis quelques années, on laisse entrer les enfants à l’école ordinaire, mais
à condition qu’ils soient toujours là – dans une case existentielle – où l’étiquetage
les classifie. Par conséquent, on n’accueille pas des enfants plus ou moins embar-
rassés dans leur rapport aux autres, à l’Autre, dans l’espoir qu’ils puissent faire une
expérience vitale en compagnie d’autres susceptible de les aider à surmonter préci-
sément ces embarras. On « inclut » des autistes, des dyslexiques, des Asperger, etc.
Par ailleurs, chacun aurait un besoin spécial d’éducation. Pour chacun de ces
besoins, on pense avoir une méthode d’enseignement censée leur être plus ou moins
spécialement adaptée mais qui, en réalité, n’est rien d’autre que la répétition exhaus-
tive d’un même ordre ou d’une même consigne pédagogique. Quelle ironie ! C’est
34 [ psychologie clinique no50 2020/2

comme si l’école et les adultes imaginaient que les enfants sont toujours sourds. Ce
qui n’est pas toujours le cas ! Ainsi, ils ignorent que le sujet chez l’enfant ne
« répond » jamais à ce type d’injonction, à tel point que l’éducation d’un enfant et
la prise de place d’un sujet dans un discours finissent par voler en éclats.
Cette façon de penser l’inclusion scolaire est le résultat d’une série d’ignorances.
D’une part, on ignore qu’aucune éducation ne se réduit à l’enseignement plus au
moins scolaire. D’autre part, on ignore que là où une grande partie des enfants
arrivent à faire face à ce réductionnisme habituel dans nos écoles, les autres, ceux
qui ne sont pas si ordinaires, sont confrontés d’emblée à un défi supplémentaire (de
Lajonquière, 2020). Celui-ci, n’est pas dû au fait qu’ils sont porteurs d’une sauvagerie
quelconque, mais au fait qu’ils sont restés pris dans un malentendu dans le rapport
à l’Autre que l’école dite inclusive réitère à son tour dans la plus totale ignorance.
Dans ce sens, les enfants « ayant un trouble du spectre de l’autisme » sont « inclus »,
à condition de prendre la place laissée vacante par Victor dans l’histoire... et dans
nos fantasmes. Ainsi, les « inclus » deviennent plus ou moins rapidement des « exclus
de l’intérieur » dans les écoles, pour reprendre le syntagme proposé par Bourdieu
et Champagne (1993) au sujet des élèves et étudiants issus des classes populaires.
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Ces enfants pas aussi ordinaires que les autres vont à l’école pour apprendre des
connaissances, mais pas pour partager une expérience scolaire avec les autres[10]. D’une
certaine manière, l’imaginaire pédagogique met ainsi la charrue avant les bœufs.
Ce n’est pas le résultat de préjugés susceptibles d’être « combattus » par des attitudes
politiquement correctes, bien qu’ils soient à l’ordre du jour comme dans d’autres
domaines de la vie quotidienne. Il s’agit de la passion de l’ignorance revêtue d’exper-
tise savante. Afin de ne pas jeter l’enfant avec l’eau sale de l’inclusion scolaire, il
faudrait rester à l’écoute du sujet en attente d’advenir chez l’enfant au-delà de l’éti-
quetage syndromique actuel qui, à sa manière, recycle l’ancien esprit inégalitaire.
Dans ce contexte, nous ne pouvons qu’être persuadés qu’un réexamen de la réflexion
mannonienne contribuerait à remettre l’idée d’inclusion scolaire sur le chemin de
l’éducation.

Références
Bourdieu, P. et Champagne, P. (1993). « Les exclus de l’intérieur », in P. Bourdieu, La Misère du
monde, Paris : Seuil, p. 597-608.
Crespin, G. 2010, L’épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, Érès.
de Lajonquière, L. (1999). Infância e ilusão (psico)pedagógica, Petrópolis, Vozes.
de Lajonquière, L. (2010). Figures de l’infantile. Paris : L’Harmattan, 2013.

[10] Il est aujourd’hui à l’œuvre dans l’imaginaire pédagogique l’idée réductionniste que les enfants vont à l’école dans le
seul souci de s’instruire par les savoirs. Cela est vraiment curieux vue le fait que depuis bientôt cent ans s’est imposé à nous
le syntagme éducation nationale à la place de l’ancien instruction publique. Sur le caractère imaginaire du débat pédagogique
instruction versus éducation et la dégradation symbolique de l’expérience scolaire nous remettons le lecteur à Lajonquière
(2020).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 35

de Lajonquière, L. (2013). « Maud Mannoni – L’institution éclatée », in D. Drieu (dir.) 46 commen-


taires de textes en clinique institutionnelle. Paris : Dunod, p. 45-54.
de Lajonquière, L. (2014). « De Victor de l’Aveyron à Helen Keller : du bon usage de la parole dans
l’éducation des enfants ». Cliopsy. Revue électronique, 11, p. 55-67.
de Lajonquière, L. (2017). « Do interesse epistemológico dos estudos psicanalíticos na educação »,
in M. Pereira (dir.) Os sintomas na educação de hoje : que fazemos com isso ? Belo Horizonte : Scriptum,
p. 32-38.
de Lajonquière, L. et Pirone, I. (2019). « La vie auprès des enfants : la psychanalyse et les savoirs
experts. Cahiers de l’enfance et de l’adolescence, no 2, p. 117-134.
de Lajonquière, L. (2020). « De ce que les experts et leurs savoirs ne veulent pas savoir sur l’expé-
rience scolaire ». Cliniques Méditerranéennes, no 102 (sous presse).
Ferenczi, S. (1933). « Confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse
et de la passion », in S. Ferenczi Psychanalyse 4 Œuvres complètes, t. IV : 1927-1933, Paris : Payot,
1982, p. 125-135.
Fourment-Aptekman, M.-C. (2018). « La fragmentation de la notion de débilités mentales à partir
des années 60 en France ». Psychologie Clinique, no 46, p. 47-59.
Kupfer, M.-C. et de Lajonquière, L. (2013). « L’éducation peut être thérapeutique : Lugar de Vida
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et l’inclusion scolaire des handicapés mentaux au Brésil ». La nouvelle revue de l’adaptation et de la
scolarisation, no 61, p. 37-48.
Kupfer, M.-C. et coll. (2017). Práticas inclusivas em escolas transformadoras : acolhendo o aluno- sujeito.
São Paulo : Escuta.
Lacan, J. (1969). « Deux notes sur l’enfant ». Ornicar ?, no 37, 1986, p. 13-14.
Lacan, J. (1953-1954). Le Séminaire Livre I. Paris : Seuil, 1975.
Lacan, J. (1968-1969). Le Séminaire Livre XVI, Paris, Seuil, 2006.
Mannoni, M. (1973). Éducation impossible. Paris : Seuil.
Mesquita, M. (2018). « Le mental déficient et le mental malade ». Psychologie Clinique, no 46, p. 60-70.
Pirone, I. (2016). « À la limite : malaise dans l’éthique ». Le Télémaque, no 49, p. 9-16.
Saladin, C. et Douville, O. (2018). « Maud Mannoni, Françoise Dolto : regard sur la débilité. 4 Ques-
tions d’Olivier Douville à Catherine Saladin ». Psychologie Clinique, no 46, p. 105-118.
Syster, T. (2018). Ce qu’une orientation psychanalytique permet dans l’accompagnement scolaires d’un
enfant autiste : la rencontre avec la singularité du sujet (Mémoire de Master en Sciences de l’éducation,
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis).
36 [ psychologie clinique no50 2020/2

De quoi l’inclusion est-elle le nom ?


L’imaginaire des enseignants
spécialisés en formation
[ Alexandre Ployé
[1]

Résumé
Cet article se propose d’analyser les résultats d’un moment de recherche-formation vécu par
l’auteur avec une centaine d’enseignants spécialisés stagiaires en formation à qui il est demandé
de préparer puis d’exposer en groupe un projet pour une école inclusive idéale. Cette demande
s’inscrit dans une suite de cours qui aura sensibilisé les stagiaires au tournant inclusif que connais-
sent les systèmes éducatifs depuis les années 2000. Le matériau recueilli est analysé dans une
perspective clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation et de la formation.
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Il s’agit ici de comprendre quel imaginaire, à la fois subjectif et social, dans les groupes de for-
mation s’articule à la notion d’inclusion scolaire et comment cet imaginaire contribue à remanier
l’identité professionnelle des enseignants spécialisés en formation. On retiendra notamment que
ces derniers fantasment des « institutions pleines », comblantes, à rebours des prescriptions offi-
cielles, dans une logique psychique de défense contre l’angoisse liée à la relation éducative.
Mots clés
Inclusion scolaire ; enseignants spécialisés ; imaginaire ; institutions.
Summary
This article proposes to analyse the results of a research-training moment experienced by the
author with about a hundred trainee support teachers who are asked to prepare and then present
in a group a project for an ideal inclusive school. This request is part of a series of courses that
will have made the trainees aware of the inclusive turning points that education systems have been
undergoing since the 2000s. The material collected is analysed from a clinical perspective of psy-
choanalytical orientation in education and training sciences. The aim here is to understand what
imaginary, both subjective and social, in training groups is articulated in the notion of school
inclusion and how this imaginary contributes to reshaping the professional identity of support
teachers in training. In particular it is important to note that the support teacher fantasy “full
institutions”, which are almighty, contrary to official prescriptions, in a psychological logic of
defence against the anguish linked to the educational relationship.
Key words
School inclusion ; support teachers ; imaginar ; institutions.

[1] Université Paris Est, CIRCEFT, 94380 Bonneuil, France.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050036


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 37

Introduction

Dans l’histoire longue de l’éducation en France, l’inclusion est une norme récente.
Les premiers dispositifs inclusifs apparaissent en 2010 : ce sont les Unités localisées
pour l’inclusion scolaire (ULIS), en école, collège et certains lycées. L’inclusion est
donc le nouveau signifiant majeur qui apparait après tant d’autres, comme le collège
unique ou les zones d’éducation prioritaires. Si l’école inclusive entraîne aujourd’hui
un processus de transformation de l’école française largement inachevé (Ployé,
2018a), elle est déjà pour les enseignants un « incorporat culturel » (Pinel, 2017)
autour duquel s’articulent des imaginaires collectifs et singuliers.
Cet article vise à comprendre cette articulation entre, d’un côté, une prescription
nouvelle agissant comme un objet social imprégnant les discours officiels et, de
l’autre, l’imaginaire d’enseignants qui suivent une formation pour devenir ensei-
gnants spécialisés. Il s’appuie sur un moment de recherche-formation que j’ai
conduit avec une promotion complète de stagiaires en 2019 dans l’académie de Cré-
teil, soit 107 enseignants. Depuis 2017, un nouveau certificat d’aptitude à l’enseigne-
ment spécialisé est proposé aux enseignants titulaires par le ministère de l’Éducation
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nationale. Il s’agit du CAPPEI[2]. Pour l’obtention de ce certificat, les enseignants
ont droit à une formation de 300 heures délivrée par les Inspé (Institut national
supérieur du professorat et de l’éducation), composante des universités. Les ensei-
gnants qui obtiennent ce certificat complémentaire occupent des postes qui relèvent
de l’enseignement spécialisé. Ils travaillent alors avec des élèves qui appartiennent
soit au champ du handicap soit à celui de la grande difficulté scolaire.
Ainsi, dans le cadre de ma charge de cours, j’ai invité les stagiaires à constituer des
groupes et à réfléchir à proposer un projet pour une école inclusive idéale. Ce dis-
positif de formation et de recherche repose sur l’hypothèse que les enseignants spé-
cialisés sont en formation conduits à réactualiser leur imaginaire professionnel et
que celui-ci est susceptible d’entrer en conflit avec la réalité du terrain sur lequel
ils travaillent. Quelles sont donc les coordonnées spécifiques de ce conflit ? Comment
l’imaginaire, dans sa double dimension subjective et sociale, entre-t-il en contact
avec les objets sociaux portés par l’inclusion, tels que notamment la mise en avant
de l’école ordinaire pour tous, la désinstitutionnalisation, le handicap, etc. ? C’est à
l’exploration de cette conflictualité potentielle et à ses retentissements sur la
construction d’une identité d’enseignant spécialisé à l’heure de l’école inclusive que
prétend cet article.
La première partie de cet article dessinera les contours méthodologiques et théori-
ques de la recherche-formation ; elle précisera le cadre du dispositif et développera
les hypothèses cliniques sur lesquelles il est construit ; dans un second temps, je
présenterai et analyserai de manière thématique le contenu manifeste des projets

[2] Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive.


38 [ psychologie clinique no50 2020/2

présentés par les stagiaires lors du dispositif de formation. Puis, dans un dernier
temps, je proposerai quelques pistes cliniques de compréhension du contenu latent
desdits projets, en ce qu’ils témoignent à la fois d’une fantasmatisation singulière et
plurielle de la professionnalité enseignante à l’heure de l’école inclusive, des « élèves
à besoins éducatifs particuliers »[3] et de la relation pédagogique en situation de
grande hétérogénéité.

Une médiation pour saisir l’imaginaire d’enseignants spécialisés stagiaires


en formation

Dans mes précédentes recherches, j’ai pu montrer combien la rencontre pédago-


gique avec des élèves marqués par le handicap (psychique notamment) était suscep-
tible de faire éprouver aux enseignants des affects contrastés, souvent douloureux,
telles la honte et la culpabilité, se traduisant souvent par un intense sentiment de
désarroi pédagogique (Ployé, 2016). J’ai mobilisé le concept freudien d’Unheimliche
(1919) pour caractériser certains effets de la relation transféro-contre-transférentielle
qui s’établit dans le setting pédagogique de la classe entre un enseignant et des
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élèves en situation de handicap. Bien des enseignants souffrent à intégrer psychi-
quement l’inquiétante étrangeté du handicap et les effets d’angoisse qu’elle génère.
Comme le souligne Marcela Gargiulo (2016, p. 129), « la personne handicapée fait
figure d’étranger. Elle est, comme telle, source de projections violentes, de senti-
ments d’étrangeté, de craintes, de contagion, de dégoût ainsi que de toute la gamme
de formations réactionnelles ». En tant que formateur, il m’est ainsi apparu néces-
saire de tenir compte de cette dimension inconsciente de la relation pédagogique en
mobilisant une démarche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de
l’éducation (Blanchard-Laville et alii, 2005). J’ai ainsi fait le choix de conclure une
charge de cours sur l’inclusion par un moment de travail clinique sur l’imaginaire
des enseignants, en considérant que l’enseignant est d’abord, et quoique cela soit
désormais une dimension déniée par l’institution, un sujet, divisé par l’inconscient,
mu par des désirs et pas totalement « maitre en sa demeure », fût-elle la classe. Les
apports d’une épistémologie freudienne me semblent nécessaires dans la formation
des enseignants afin de les sensibiliser aux dimensions de non-maitrise de la relation
à soi et l’autre sur la scène professionnelle. Ainsi, pour ce moment de recherche-
formation les stagiaires sont invités à participer à un dispositif de 6 heures qui vient
achever ma charge de cours. Il leur est alors demandé de composer des groupes de
4 ou 5 et de préparer en 3 heures puis d’exposer, l’ébauche d’un projet de dévelop-
pement d’une « école inclusive idéale ». L’idée de transformer cette médiation de
formation en dispositif de recherche m’est venue un an auparavant alors que j’avais
proposé le même travail à la promotion précédente. J’avais en effet été alerté par la
[3] L’expression désignait d’abord les élèves handicapés. Elle s’élargit aujourd’hui à l’ensemble de ceux qui ne correspondent
pas à la norme scolaire.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 39

puissance d’évocation des projets proposés par les stagiaires qui, presque tous, des-
sinaient à rebours des éléments théoriques reçus en formation et des prescription
officielles, les contours d’institutions que je nommerais « pleines », fermées sur elles-
mêmes, illustrant bien davantage la clôture que l’ouverture inclusive. Cet apparent
paradoxe constitue donc l’hypothèse sur laquelle je fonde cet article : l’imaginaire
des enseignants spécialisés stagiaires serait traversé par une dimension de paradoxe
qui dialectise ouverture et clôture, éducation et instruction, soin et éducation. Il
s’agit alors de comprendre ce que cela traduit des dimensions fantasmatiques,
inconscientes de leur identité professionnelle en construction et de leur rapport aux
élèves.

Le matériau de cette recherche est composé de l’enregistrement de l’exposé oral


proposé par chaque groupe au bout des trois heures d’élaboration de leur « projet
d’école inclusive idéale ». Les enregistrements durent en moyenne entre 10 et
20 minutes par groupe. La consigne initiale était la suivante : « Décrivez sommaire-
ment le projet d’établissement d’une école inclusive idéale. Vous décrirez par un
plan l’architecture de votre école, puis vous spécifierez les modalités d’enseigne-
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ment-apprentissage, les types d’élèves et de professionnels présents. » Au total,
21 groupes ont proposé leur vision de l’école inclusive idéale[4]. Pour chacun je dis-
pose donc du verbatim de l’exposé ainsi que des notes que j’ai prises et du plan de
l’école.
Pourquoi avoir fait le choix d’une médiation par l’invention d’une école inclusive
idéale ? Je me suis référé pour la construire théoriquement à la fois aux travaux de
J.-P. Pinel et de F. Giust-Desprairies. Du premier, j’ai retenu l’idée qu’il y a pour
toute institution des fondateurs, dont le travail s’établit toujours « en contre » (Pinel,
2017). La médiation proposée transformait ainsi chaque stagiaire en fondateur poten-
tiel, imaginaire ; à ce titre, les étudiants étaient sollicités du côté des organisateurs
inconscients de leur rapport aux élèves en situation de handicap et des idéaux qu’ils
associeraient à la notion d’école inclusive. La médiation organise donc une double
tension : d’abord entre une dimension sociale, culturelle incorporée chez chacun et
constitutive de formes d’idéalités professionnelles et une fantasmatique personnelle
propre à la constitution psychique de chaque sujet ; ensuite entre chacun de ses
sujets et le groupe dans lequel il travaille pour produire un projet collectif qui oblige
à dialectiser le singulier et le pluriel, le subjectif et le transsubjectif. J’ai fait l’hypo-
thèse que cette double tension était potentiellement créative. L’engouement avec
lesquels les stagiaires se sont saisis de la médiation appuie cette hypothèse.
De la seconde, Giust-Desprairies, j’ai retenu les définitions de l’imaginaire, dans sa
double dimension individuelle et collective. Selon cette auteure, l’imaginaire est
« articulé sur le désir inconscient, [et] préside à l’investissement des objets sociaux
[4] Les 107 étudiants stagiaires étaient divisés en quatre groupes académiques. Une journée de travail fut consacrée à chacun
de ces groupes.
40 [ psychologie clinique no50 2020/2

à partir de la mobilisation des différentes composantes pulsionnelles » (2005, p. 20).


L’imaginaire est donc une voie d’accès à la dimension inconsciente de l’identité
professionnelle. Les imaginaires individuels s’articulent entre eux dans le groupe de
formation et constituent un univers d’idéalité et d’idéologie qui à la fois masquent
et révèlent les fantasmes subjectifs et transsubjectifs en lien avec les signifiants clés
autour desquels se construit la professionnalité : élèves, enfants, besoins, inclusion,
notamment. Giust-Desprairies me permet de penser la notion d’imaginaire au car-
refour du singulier et du pluriel, de l’inconscient tel que théorisé par la psychanalyse
et du social.
Ainsi, la médiation de l’imaginaire permet donc à la fois :
– Au chercheur d’entendre comment s’ourle la professionnalité de l’enseignant spé-
cialisé dans la rencontre des objets réels (l’école inclusive) et la chaîne des signifiants
par lesquels chacun saisit ce réel.
– Aux formés d’être introduits dans un espace potentiel de créativité et d’élaboration
ou le langage commun permet d’introduire une dimension symbolique autorisant à
ne pas rester seulement collé à la dimension inconsciente. La médiation fait ainsi
« crise » car elle met en contact des éléments hétérogènes propres à chaque sujet et
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au groupe. À ce titre, la médiation est un espace de remaniement.
L’analyse du matériau se déplie en deux temps : dans le premier je vais analyser les
dires manifestes des stagiaires et les plans architecturaux des écoles. Dans un second,
je m’attacherai principalement aux récurrences signifiantes, à la fois de mots et de
figures architecturales, pour faire des hypothèses sur la dimension latente des pro-
ductions. Une attention toute particulière sera donnée aux plans : ils me sont apparus
comme des condensations de l’imaginaire, des sortes de précipités graphiques aux-
quels on peut appliquer une méthode d’analyse clinique qui distinguerait le mani-
feste du trait du latent du fantasme qui guide la main.

L’école inclusive idéale : une institution pleine

Énonçons un premier fait : sur les 21 plans proposés par les étudiants, 16 adoptent
une structure circulaire. Le modèle le plus commun est le suivant : l’institution est
ordonnée autour d’un espace central (voir figure 1 pour sa dimension d’exemplarité).
Celui-ci peut être nommé « cour », « patio », « jardin avec fontaine » ou encore
« espace arboré ». Dans l’un des groupes, cet espace est une salle de réunion pour
l’équipe éducative, salle alors nommée « aquarium » pour signifier sa complète trans-
parence. Ce dernier mot est à ce point recurrent dans l’ensemble des propos qu’on
peut admettre qu’il devient un signifiant traversant les imaginaires des groupes et
des stagiaires. Les salles de travail sont organisées en cercle autour de ce point cen-
tral. Elles sont elles-mêmes marquées par des formes de transparence (puits de
lumière, baies vitrées), de communicabilité interne et de flexibilité du mobilier : tout
est ajustable et modulable selon les besoins. Des lieux de taille plus grande rayonnent
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Figure 1. Un exemple d’architecture circulaire.


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques >
41

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42 [ psychologie clinique no50 2020/2

autour de ce cercle et le doublent : on y retrouve gymnase, piscine, auditorium,


jardins en permaculture, serre, micro-ferme pédagogique, etc. Le tout est orienté
selon l’objectif d’offrir aux élèves un large éventail de services sportifs, culturels et
liés à l’enseignement du développement durable. L’évocation de la permaculture est
en soi métaphorique des intentions générales des fondateurs : il s’agit bien de créer
des écosystèmes naturels et humains, la biodiversité (citée par plusieurs groupes)
étant le symétrique « naturel » de la diversité humaine qu’est censée rassembler
l’école inclusive idéale : « l’école est un vrai mélange représentatif ». Deux plans se
rejoignent dans une sorte d’achèvement architectural de la métaphore : l’institution
a alors une forme de fleur : autour du bouton central, les salles s’épanouissent en
pétales, tandis que cantine et gymnase représentent les feuilles ordonnées autour
d’une allée d’accès... Parfois les écoles se voient nommées par les stagiaires, et la
référence à la nature apparait à plusieurs reprises : école « Colibri », « des Antilopes
joyeuses », « la Canopée », « la Ruche ». Cette fusion de la nature et de la culture
autorise donc à penser que chez ces enseignants, l’idéalité scolaire à l’heure de
l’inclusion, de l’acceptation de la diversité, construit une pastorale néo-rousseauiste
matinée d’écologisme militant et de références explicites à Pierre Rabhi, fondateur
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du mouvement « Colibris ».
L’éloge de la nature s’accompagne dans 19 groupes sur 21 de formes de rupture avec
l’environnement urbain. Soit les stagiaires omettent, sciemment ou pas, de préciser
une inscription géographique pour leur école, soit ils argumentent autour d’une
nécessaire rupture avec la ville, lui préférant la proximité d’une forêt, d’un lac,
« d’espaces verdoyants ».
La circularité en ce qu’elle définit un univers clos et l’évocation d’une nature omni-
présente m’ont permis des associations que j’ai soumises, en fin de cours, à
l’ensemble des étudiants : elles renvoient au modèle monastique. Dans une abbaye,
le cloître ordonne le bâti et la circulation interne autour de la cour et de sa fontaine,
évocations du paradis perdu. Les abbayes cisterciennes sont construites « au désert »,
de même que les écoles inclusives idéales sont pensées loin des villes. Par ailleurs,
la perfection architecturale des plans n’a pas été sans m’évoquer une utopie littéraire
célèbre, l’abbaye de Thélème inventée par Rabelais, véritable creuset de culture et
de noblesse humaine en rupture avec les salissures du monde. Notons que deux
groupes ont nommé leur école « Utopia ».
Je veux désormais souligner un second trait commun : toutes les écoles imaginaires
créées possèdent un « pôle pour le soin » et invitent donc à un dépassement radical
du modèle actuel de l’école comme lieu de transmission des savoirs. Ce pôle peut
n’être qu’une simple salle nommée infirmerie ou, avec plus d’ambition, un bâtiment
complet et spécifiquement dédié à une grande variété de prises en charge thérapeu-
tiques. Les étudiants sont unanimes à peupler leur institution de médecins, psycho-
logues, pédopsychiatres, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, infirmières (dit au
féminin), etc. Le soin est donc une composante prioritaire du projet pour les élèves.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 43

Les personnels de santé seront plus nombreux que les personnels éducatifs, divisés
en trois catégories : les enseignants, les enseignants spécialisés, les éducateurs spé-
cialisés. Les groupes appuient la présence du soin en interne sans réellement la
justifier : « C’est l’hôpital qui vient dans l’école », « on part du principe qu’on ne fait
pas sortir les élèves », « les partenaires extérieurs sont sur la structure ». La présence
du soin renforce donc l’opposition entre le dedans et le dehors. C’est autour de cette
opposition que se fixe un élément clé de l’imaginaire des enseignants spécialisés :
l’école a une double vocation de protection contre un dehors menaçant et de prise
en charge totale des enfants : ainsi un groupe imagine, à l’entrée de son école un
« sas » d’accueil, car, se justifie-t-on, il faut « décompresser, on sait jamais ce qu’il
s’est passé avant ». Un sas a, par définition, pour fonction d’assurer une complète
imperméabilité entre le dedans et le dehors... C’est pourquoi je propose de penser
que les enseignants fantasment des « institutions pleines », closes sur elles-mêmes,
coupées du monde[5] alors même qu’ils avaient été introduits à la critique des insti-
tutions totales chez Goffman mais aussi dans les antipsychiatries britannique et ita-
lienne. Nous avions travaillé autour des écrits de Cooper et de Basaglia, évoquant
les effets d’aliénation de l’institution psychiatrique dénoncés par ces deux auteurs.
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Il semblerait donc que les discours actuels promouvant une désinstitutionnalisation
des prises en charge médico-sociales se heurtent chez les enseignants spécialisés en
formation à un fonds imaginaire qui, à rebours, pare l’institution de toutes les vertus
et lui confère des missions élargies auprès des enfants qu’elle accueille.
Pour mieux comprendre cet imaginaire de l’institution pleine, il faut écouter ce que
les étudiants disent des élèves. Notons que c’est d’eux qu’ils parlent le moins dans
leurs présentations. Ils ne sont jamais réellement décrits, sinon par des abstractions
comme « recrutement de carte scolaire », « mélange », « diversité ». Ils sont souvent
appelés « enfants » plutôt qu’élèves. Par ailleurs, alors que les enseignants spécialisés
se préparent essentiellement à travailler avec des enfants en situation de handicap,
le mot handicap n’est jamais cité. Il est exclu des discours... En revanche, les groupes
détaillent longuement le projet pédagogique que l’institution leur propose. Un syn-
tagme résume le trait central présent dans les diverses propositions : il s’agit de créer
une « zone d’épanouissement prioritaire »[6]. À ce titre, la notion de projet pédago-
gique se fond dans celle d’un projet éducatif au sens large. Les écoles inclusives
idéales décrivent le meilleur des mondes éducatif. Il s’agit donc d’y favoriser « l’épa-
nouissement » des élèves et leur bon développement. « Que chaque jour soit un jour
acceptable où l’on peut s’épanouir », déclare le rapporteur d’un groupe, avant de
détailler un projet dans lequel les élèves/enfants choisissent librement leurs activités
dans un portefeuille de projets que les adultes mettent à leur disposition. D’autres
renchérissent en invoquant, sinon le désir, du moins, « l’envie des enfants », ou leur
[5] La circularité et les regards invités à se porter vers les espaces centraux renforcent cette possibilité d’un rejet du monde
extérieur au profit du monde intérieur de l’institution.
[6] En référence aux ZEP, zones d’éducation prioritaire.
44 [ psychologie clinique no50 2020/2

« moteur interne » qu’il appartient aux adultes de découvrir, la chronobiologie de


chacun qui doit commander le rythme des apprentissages. De manière unanime, la
vocation des écoles imaginaires peut se résumer ainsi : elle doit répondre à tous les
besoins de l’enfant, qu’ils soient affectifs, développementaux ou sanitaires. Dans ce
cadre, les apprentissages scolaires strictes sont évacués. On ne parle pas de mathé-
matiques ou de français ; on les fond dans des projets de grande ampleur, on les
remplace par des disciplines « nouvelles » : couture, cuisine, bricolage, etc. La dimen-
sion politique de l’institution n’est pas ignorée : les enfants forment des conseils, et
sont associés aux processus de décision, avec les adultes dans une forme d’efface-
ment des générations. De manière générale, la « forme scolaire »[7] (Vincent) est atta-
quée : « L’aspect scolaire disparait ! »[8] ; le rôle des enseignants est celui d’un guide ;
il aide « l’enfant à trouver des réponses ». Quid de la transmission ? Du rapport péda-
gogique traditionnel ? Ils sont évacués et remplacés par la « co-éducation », la « co-
intervention », la « co-disciplinarité », etc. Les enseignants précisent qu’il ne faut
jamais être seul face à la classe : un binôme enseignant/éducateur, ou personnel de
santé est souhaitable dans la classe. Au total, rien de révolutionnaire dans cet ima-
ginaire-là : il est massivement celui de l’Éducation nouvelle, née au début du ving-
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tième siècle en assumant sa volonté de rompre avec l’ordre scolaire : « À la relation
pédagogique hiérarchique ou autoritaire, [les pédagogies d’éducation nouvelle] subs-
tituent l’informalité et la non-directivité ; elles reconnaissent un pouvoir décisionnel
aux élèves. » Elles ont pour éléments constitutifs « l’interdisciplinarité, les activités
d’éveil (scientifique, artistique), du travail en équipe ou du travail en autonomie »
(Allam, 2020, p. 146). Sur ce dernier point, une étudiante ajoute : on travaille à
« l’enfant auto-régulé ». N’y aurait-il plus besoin d’adultes ?
Résumons-nous : les enseignants spécialisés en formation fantasment de construire
une école inclusive idéale doublement paradoxale :
– Elle est à la fois circulaire, close sur elle-même et coupée du monde, et transpa-
rente, flexible, ouverte à la diversité. Selon Pinel, la transparence renvoie à un idéal
postmoderne : « L’idéal de transparence se forme à partir de l’intention légitime et
éthiquement fondée de traquer le mal associé aux totalitarismes. » (Pinel, 2008, p. 38).
Pourtant, cette transparence assure une parfaite visibilité interne, et l’institution
imaginaire ne devient-elle pas alors Panopticon ? (Bentham) : « Le dispositif panop-
tique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître
sans arrêt », avance Foucault, qui précise que « la visibilité est un piège » car elle fait
le jeu du pouvoir et de la discipline (Foucault, 1996, p. 233-234). Il y a donc paradoxe

[7] Dans un entretien avec Y. Reuter, Guy Vincent définit ainsi la forme scolaire : « La forme scolaire, qui est une forme de
transmission de savoirs et de savoir faire, privilégie l’écrit, entraîne la séparation de l’écolier par rapport à la vie adulte, ainsi
que du savoir par rapport au faire. En outre, elle exige la soumission à des règles, à une discipline spécifique qui se substitue
à l’ancienne relation personnelle teintée d’affectivité, ce qui crée donc - historiquement - une relation sociale nouvelle. » (Vin-
cent et alii, 2012, p. 112).
[8] Un stagiaire s’exclame : « « Pas de manuel, pas de notation, pas de sanction, pas de programme ».
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 45

entre clôture et transparence, institution pleine et volonté de rupture avec la forme


scolaire.
– C’est une école qui n’enseigne pas : elle soigne, éduque, prend en charge la totalité
des besoins de l’enfant, mais évacue les savoirs académiques qui, socialement, fon-
dent une école.
Il convient désormais d’examiner les ressorts psychiques de ces fondations imagi-
naires paradoxales, dans leurs rapports à l’identité professionnelle et à la relation
pédagogique.

Significations inconscientes subjectives et transsubjectives

La clinique ne prétend que proposer des pistes de compréhension situées et contex-


tualisées de ce qui se joue psychiquement pour un sujet. Il s’agit de rester prudent.
Mais il me paraît important, en tant que formateur, de prêter attention aux « orga-
nisateurs inconscients » (Giust-Desprairies, 2004) d’une identité professionnelle en
formation : les enseignants spécialisés en formation remanient leur regard sur le
métier et la place qu’ils vont y tenir. Si ces remaniements convoquent des objets
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sociaux telles l’inclusion ou la notion de besoin, ceux-ci entrent en résonnance avec
des objets internes, subjectifs, qui traversent les groupes et s’augmentent ainsi d’une
dimension transsubjective. L’harmonie des différents exposés permet de penser que
des fantasmes communs traversent cette dimension transsubjective des groupes.
Le fantasme d’une institution « bonne mère » serait à mon sens l’un des organisa-
teurs inconscients des fondations virtuelles exposées par les étudiants. « On s’est
basé sur la maternelle », dit l’un des rapporteurs, oubliant que les projets se
situaient en âge élémentaire, mais traduisant ainsi un trait généralisé. C’est la
dimension du « prendre soin » qui renvoie à la maternelle, si ce n’est au maternel.
L’énoncé fondamental, en creux, serait celui-ci : il faut prendre soin de tous les
besoins des enfants. C’est là que se situe pour l’identité enseignante spécialisée le
souverain bien. Ne rien laisser de côté. L’activité enseignante est ainsi décrite selon
un triptyque qui la régule et l’ordonne : observer les élèves (d’où la dimension de
transparence ?), évaluer les besoins, y répondre de manière exhaustive. La récur-
rence du terme « besoins » est propre à la formation spécialisée sous la forme
« besoins d’apprentissage ». Cependant, en ne retenant que le mot « besoins », les
stagiaires opèrent un dépassement et une éviction : les apprentissages disparaissent
au profit du développement de l’enfant, de son éducation, de sa socialisation, de
son élévation morale. L’institution rêvée devient alors la métaphore d’une mère
comblante, qui gave ses petits d’activités variées et offrent mille voies au dévelop-
pement de chacun. Alors qu’à l’extérieur tout menace l’enfant, en son sein tout se
répare et se soigne. Les enfants ne doivent manquer de rien. Cette fonction répa-
ratrice de l’institution est si puissante qu’alors le mot handicap disparaît des dis-
cours des enseignants spécialisés.
46 [ psychologie clinique no50 2020/2

Aussi, la lutte contre le manque me semble-t-elle le second organisateur inconscient


de l’imaginaire des groupes. S. Korff-Sausse a montré que la figure du handicap est
souvent saisie aussi bien dans les représentations sociales que dans les fantasmati-
ques individuelles sous l’aspect du manque à être du sujet handicapé, sujet de la
déficience, de la soustraction. En un mot, du manque. Vouloir combler peut consti-
tuer au plan fantasmatique une première réponse de l’entourage parental ou des
professionnels qui accompagnent le sujet handicapé. Une seconde réponse serait de
vouloir refouler ce que ce manque du sujet handicapé a à nous dire, à savoir qu’il
est également le nôtre. Rappelons qu’au travers du concept de Unheimliche, Freud
indique notamment que l’étrangeté de l’autre est familière, au sens où, en miroir,
elle nous rappelle la nôtre, celle de notre propre inconscient. Le manque est la
structure universelle humaine, que l’on désigne avec force dans le sujet handicapé
tout en refusant de la reconnaître pour nous-mêmes. Ainsi, je propose de penser
que le fantasme d’une institution pleine est une réponse d’autant plus adaptée à
l’angoisse des enseignants spécialisés qu’elle permet à la fois de penser que l’école
comblera le manque des enfants et dans le même mouvement masquera aux adultes
leur propre manque.
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La fusion dans le collectif me parait être le troisième organisateur inconscient de
l’imaginaire d’une école inclusive idéale. En effet, les exposés décrivent des collectifs
forts et pluridisciplinaires dans lesquels s’absorbe où se noie l’identité d’enseignant
spécialisé. Quelle peut être la fonction d’un tel investissement du collectif ? Je fais
ici l’hypothèse qu’il sert à diffracter la rencontre pédagogique avec les élèves/enfants
qui ne serait plus duelle mais collective et pluriprofessionnelle. Les enseignants se
protégeraient ainsi des affres de la relation transféro-contre-transférentielle. Les
effets de cet organisateur inconscient sont profonds : il détricote le lien d’autorité
éducative et, dans sa limite extrême, postule un enfant « auto-régulé » qui n’aurait
plus besoin d’adultes. Les appels au partage de la direction des institutions avec des
« conseils d’élèves » procèdent de la même idée et ajoutent un effet de floutage géné-
rationnel. Il n’y aurait plus de coupures entre les adultes et les enfants. Un tel fan-
tasme s’érige ainsi contre la Loi symbolique qui sépare et octroie à chacun des places
respectives. Le sort réservé aux parents dans les discours enseignants en témoigne :
s’ils ne sont pas évincés des exposés, qui massivement souhaitent une école ouverte
aux parents, ceux-ci existent non plus comme pendants extérieurs à l’institution mais
comme invités de celle-ci, appelés à leur tour à se fondre dans le grand tout
institutionnel.
La dilution de l’autorité éducative dans le collectif pluri-professionnel pourrait per-
mettre fantasmatiquement aux enseignants de ne pas avoir à assumer la position de
maitre, d’instituteur, au profit d’une position d’accompagnement qui épargne psy-
chiquement des enjeux narcissiques de la transmission ; elle pourrait permettre dans
le même temps de ne pas avoir à affronter à la fois le groupe-classe et les élèves dans
leur dimension de sujets au profit d’une doucereuse aliénation à l’institution pleine.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 47

Dans ces écoles imaginaires qui par certains aspects ressemblent tant au Panopticon,
il ne s’agit pas de rendre les « corps dociles » pour reprendre l’expression de Foucault
dans Surveiller et punir[9] ; il s’agirait plutôt, dans un registre plus psychique, de
rendre la pulsion docile, c’est-à-dire plus largement de contenir les affres possibles de
la dimension inconsciente, transférentielle d’une relation pédagogique avec des
élèves marqués par l’insondable de leurs besoins, relation qui ne veut plus s’assumer
comme rencontre de deux sujets, mais qui vise à sa diffraction dans la communauté,
le collectif contenant et idéalisé symbolisé par l’entre-les-murs institutionnel.

Conclusion

Si l’inclusion est proposée essentiellement dans les discours anglo-saxons comme


ouverture de la « communauté » à la diversité, si elle doit s’accompagner de la chute
des institutions au nom de l’inscription de tous dans la cité « ordinaire », force est
de constater que le signifiant inclusion n’appelle pas cette signification-là dans l’ima-
ginaire des enseignants spécialisés en formation. En effet, ces derniers postulent la
fondation d’une école inclusive qui selon le mot de Pinel, s’érige « en contre », à
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savoir contre les valeurs, les attendus officiellement portés par le tournant inclusif
pris par les services d’éducation et de soin dans le monde occidental. Contre les
appels à la désinstitutionnalisation, malgré les critiques radicales, notamment onu-
siennes, de l’institution suspecter d’abolir les libertés individuelles, les enseignants
spécialisés stagiaires qui se sont prêtés à ce moment de recherche-formation propo-
sent ce que j’ai nommé le fantasme d’une « institution pleine ». L’imaginaire que j’ai
décrit dans ces pages aurait plusieurs fonctions : rêver d’un enfant auquel rien ne
manque, devant lequel l’adulte s’incline au nom de l’impératif de combler ses
besoins, c’est-à-dire ses manques, et rêver donc d’une identité professionnelle où
domine la figure d’une bonne mère toute-comblante ; en retour, ce fantasme doit
tenir lieu de défense contre le désarroi que provoque l’Unheimliche. Le handicap agit
comme un constant rappel de la castration. L’institution pleine viendrait alors apaiser
cette angoisse anthropologique.
Cette étude aura donc permis de mesurer l’écart qui sépare cet imaginaire, opérateur
secret de l’identité professionnelle des enseignants spécialisés, d’avec les attentes
mobilisées par le Ministère de l’éducation nationale quand il promeut l’école
inclusive.
Je veux également pour conclure souligner que la pastorale éducative néo-rous-
seauiste que je viens de décrire, dans sa logique psychique du refus du manque, ne
s’articule qu’imparfaitement à l’économie du désir, et donc du désir d’apprendre à
l’école. Lacan signale combien s’impose l’angoisse et s’évanouit le désir quand « le
[9] Quoique... car le maillage du soin et de l’éducatif, la répartition des activités nombreuses dans un découpage temporel
qui ne laisse pas place au vide et, bien sûr, la clôture extérieure même pondérée par les ouvertures intérieures, peuvent
contribuer à domestiquer élèves et adultes.
48 [ psychologie clinique no50 2020/2

manque vient à manquer » (Lacan, 2004). « Il faut apporter des réponses aux enfants »,
disait l’un des groupes. Un travail utile en formation ne pourrait-il être alors d’offrir
un contrepoint à cette ambition généreuse des enseignants, et leur donner à éprouver
que le désir d’apprendre se loge aussi dans l’absence des réponses de l’adulte à
l’enfant ?

Références
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Vincent G., Courtebras, B., Reuter, Y. (2012), La forme scolaire : débats et mises au point. Entretien
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< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 49

Mon école est dans la rue


[ Rinaldo Voltolini [1]

Résumé
Faisant partie des politiques gouvernementales de lutte contre l’exclusion sociale, l’école inclusive
apparaît dans nos sociétés occidentales comme un dispositif institutionnel, forgé à coup de lois et
de mesures administratives qui en découlent. Dans cet article nous proposons de faire l’analyse
critique de la construction conceptuelle de ce modèle, tout comme des difficultés de son fonc-
tionnement au quotidien. En présentant le cas d’une jeune fille psychotique qui a échoué à l’école
jusqu’à s’en faire exclure définitivement, nous illustrerons certaines difficultés de l’école dite inclu-
sive à tenir son projet d’école-pour-tous.
C’est dans l’alternance entre la rue et d’autres lieux d’accueil, que cette jeune fille suivie par son
« accompagnant thérapeutique », a trouvé les conditions d’apprentissage qu’elle avait perdues à
l’école, une école qui s’est montrée incapable de supporter le désarroi produit par sa présence.
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Occupée par une quête idéaliste, l’école inclusive a oublié la différence entre une soi-disant ins-
titution bonne et une institution suffisamment bonne.
Mots clés
Discours ; école ; inclusion ; institution ; psychose.
Summary
As part of government policies to combat social exclusion, the inclusive school appears in our
western societies as an institutional device, forged by laws and the administrative measures which
result from it. In this article we propose to critically analyze the conceptual construction of this
model, as well as the difficulties of its daily operation. By presenting the case of a young psychotic
girl who failed school until she was definitively excluded from it, we will discuss the difficulties
of the so-called inclusive school in keeping its school-for-all project.
It is in the alternation between the street and other places of reception, that this young person
followed by her “therapeutic accompanist”, found the learning conditions that she had lost in
school, a school that was unable to bear the distress produced by its presence.
Busy with an idealistic quest, the inclusive school forgot the difference between a so-called good
institution and a sufficiently good institution.
Key words
Discurse ; school ; inclusion ; institution ; psychosis.

[1] Faculté de l’éducation, université de Sao Paulo, (USP), avenida da universidade, 308, Butanta, CEP 05508-040, Sao
Paulo, Brésil. rvoltolini@usp.br

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050049


50 [ psychologie clinique no50 2020/2

Introduction

L’école ordinaire au Brésil a été obligée de se transformer en institution inclusive,


à la suite de nouvelles directives issues de déclarations internationales[2], témoignage
des avancées démocratiques dans le champ de l’éducation. Elle a dû changer ses
formes, adapter ses méthodes, repenser ses programmes pour mieux inclure le « dif-
férent », celui qui, dès le départ, n’est pas censé pouvoir faire partie de la forme
idéalisée de cette institution. Elle se voit contrainte à effectuer ces changements pour
s’ouvrir à ce différent, pour ne pas tomber sous sa passion de changer le différent
vers le « Un » ou encore le « Tout » que sa maîtrise managériale lui impose. L’insti-
tution inclusive devrait être, surtout, « pas-toute », du moins c’est ce que nous retrou-
vons dans l’esprit des documents officiels de ladite éducation inclusive. Enjeux ambi-
tieux qu’une analyse et une évaluation rigoureuse du quotidien de ces écoles nous
permet de pointer.
Cette analyse du quotidien scolaire nous l’avons faite dans un cadre de recherche
sur les impasses de l’éducation inclusive. Portée par des chercheurs de la Faculté
de l’Éducation de l’université de São Paulo (Brésil), elle a permis la mise en place
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de différents dispositifs et a été menée sur plusieurs terrains : des groupes d’analyse
des pratiques des enseignants, l’observation d’accompagnements thérapeutiques à
l’école d’enfants en situation d’inclusion ; des analyses discursives des textes officiels
du ministère de l’éducation brésilien. L’analyse des textes institutionnels nous a
permis d’identifier que l’école inclusive, malgré sa vocation affichée d’inclure tous
les enfants peu importe leur « besoin particulier », a des difficultés particulières à
inclure et travailler avec les enfants dits handicapés psychiques. Cette catégorie
d’enfants semble mettre en doute sa capacité d’inclusion totale. Quelles sont alors
les causes de cette (in)capacité ?
En examinant, d’une part, des éléments discursifs de l’inclusion et, d’autre part, des
situations pratiques du travail d’inclusion scolaire à partir de la présentation d’un
cas d’inclusion d’une élève psychotique (terme que nous préférons à celui de « han-
dicapé psychique »), nous essayerons de proposer quelques éléments de réponses.

Inclusion : un concept problématique, un mot d’ordre institutionnel

En donnant la preuve de sa vertu démocratique, orientée par une interprétation


assez particulière du concept d’inclusion conçu par une partie de la sociologie fran-
çaise dans les années 80, notamment Alain Touraine, le discours inclusif s’affirme à
partir de la reconnaissance du poids des forces ségrégatives au cœur de la dynamique
sociale, qui ne font que reproduire des inégalités d’accès aux biens sociaux, produi-
sant des victimes pour lesquelles une action réparatrice doit être perpétrée. Cette

[2] Notamment la Déclaration internationale de Salamanca (1994).


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 51

politique publique de gouvernement, forgée essentiellement dans un cadre légal et


portée par des mesures administratives, a donné naissance à l’éducation inclusive
dans notre société. Toutes les institutions concernées sont appelées à s’adapter à ce
nouveau dessin institutionnel, en répétant une erreur constante de la bureaucratie
qui est de croire dans la possibilité de créer une culture – la culture inclusive en
l’occurrence – à partir de l’adaptation à un texte législatif. Ce que ce raisonnement
ignore, de toute évidence, c’est que la présence même d’une politique inclusive
révèle, de façon symptomatique, le manque d’une culture inclusive.
Ce faisant, le discours inclusif actuel ne fait que reproduire de façon originale un
processus normatif, celui que Foucault avait nommé de « technologie positive du
pouvoir » (Foucault, 2001). En prenant deux cas historiques – les lépreux et les pes-
tiférés – dont la gouvernance a mis en acte deux interventions distinctes, Foucault
nous montre que si les premiers, les lépreux, ont été exclus, abandonnés à leur mort
dans des institutions en dehors de la ville, les deuxièmes, les pestiférés, ont fait, eux,
objets d’interventions régulières pour les classifier, les soigner, les contrôler, les faire
inclure dans des processus disciplinaires, assujettis à des savoirs et au pouvoir. C’est,
donc, en tant que procédure normative, disciplinaire, que l’inclusion est née, et nous
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sommes tentés de dire que c’est encore ainsi aujourd’hui.
C’est dans son rapport fort peu rigoureux à la théorisation sociologique sur la repro-
duction des inégalités sociales que le discours inclusif montre le plus clairement son
caractère rhétorique. Dans le domaine de la sociologie des années 1990, notamment
grâce à Castel (1995), Donzelot (2007) parmi d’autres, le concept d’inclusion a été
contesté comme : (1) un concept excessivement statique, plus lié au produit qu’au
processus ; (2) un concept qui définit une espèce de non-réalité sociologique, un
espace impossible car il y a toujours des liens sociaux soutenant l’appartenance de
l’individu au groupe ; (3) un concept imprécis, « concept mou aux contours flous »
(Donzelot, 2007, p. 91) et (4) du fait d’être un concept chimérique, avec un vide
sémantique, lié à une vision utopique de la société et par conséquent, sans trop de
valeur pratique. Chez les sociologues, le concept d’exclusion a bien servi pour
démontrer ce qu’on peut appeler « [...] la structure négative de la société [...] » (Dou-
ville, 2014, p. 3). Cela veut dire que toutes les sociétés ont des « [...] résolutions struc-
turelles de ces contradictions sociales à partir des systèmes d’exclusion [...] » (Dou-
ville, idem, p. 3). Peu à peu, le concept d’exclusion forgé pour souligner le
fonctionnement de la structure sociale et sa dynamique s’est vue déplacé de la dyna-
mique sociale vers un personnage individuel : l’exclu.
Ce glissement de terrain conceptuel n’est pas aléatoire. Il semble suivre le fil rouge
d’une société individualiste en sa formule : l’individu contre la société. En effet, le
mot inclusion trouve une place centrale dans une société pleine d’identités, comme
a bien souligné Laclau, dans son livre La guerre des identités (2015), où le collectif a
été explosé en collectifs. En tout cas, cela a bien été le cas de l’école inclusive qui a
connu le jour à partir des mouvements internationaux de discussions des droits
52 [ psychologie clinique no50 2020/2

humains – notamment la Déclaration de Salamanca, 1994 – autour d’un de ces col-


lectifs sociaux : les « handicapés ». Même si les études sociologiques avaient déjà
repéré ceux qui étaient des dispositifs d’exclusion au niveau de l’école (Charlot,
2007 ; Patto, 1984), le mouvement pour l’inclusion scolaire n’apparaît que par force
des lois conçues au profit des handicapés.
Au Brésil – mais c’est sûrement le cas pour d’autres pays occidentaux – le mot inclu-
sion circule dans le discours courant des écoles en référence à des individus dont le
handicap a été reconnu, même si les professionnels de l’école savent au niveau théo-
rique que son application est plus large et touche aussi à des questions de genre,
d’ethnie, d’immigration, etc. Censés être objet d’exclusion sociale à plusieurs titres,
les porteurs d’handicap[3] créent l’occasion de changements légaux aussi au niveau
de l’école. Les écoles spécialisées, auparavant conçues, selon le précédent discours
sur l’intégration, comme l’endroit naturel pour les handicapés, où ils trouveraient
un accueil adéquat à leur condition spéciale, sont devenues des institutions suspec-
tées de produire des formes de ségrégation, une fois qu’elles semblent moins
ouvertes à la circulation sociale et centrées sur une démarche socio-médicale, plutôt
qu’éducative.
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Les écoles ordinaires sont devenues, donc, un endroit où ces défauts pouvaient être
corrigés. Plus ouvertes à la circulation sociale, pleine de diversité culturelle, avec
des objectifs d’émancipations, l’école ordinaire aurait pu atteindre ces vertus grâce
aux dispositifs répondant aux besoins particuliers des handicapés. À coup de lois,
l’école ordinaire – sous le slogan brésilien une « école-pour-tous » – est apparue
comme l’horizon pour tous les enfants, tout du moins au départ.
Après une vingtaine d’années, l’examen de la réalité institutionnelle de ces écoles
nous conduit à penser que la métamorphose attendue n’a pas eu lieu. À sa place
nous pouvons rencontrer plutôt une « métastase institutionnelle » (Skliar, 2006),
l’autre destin possible des transformations. Cela veut dire que loin de changer vers
la direction inclusive, l’école ordinaire s’est vue désorganisée en sa structure, la por-
tant ainsi à renforcer plus encore ses dispositifs d’exclusion et à neutraliser l’idée
d’inclusion dans les mécanismes ordinaires. La preuve symptomatique de ce scé-
nario est la formule élève-inclus qu’on peut entendre dans le discours courant de
l’école. Un élève-inclus est un enfant stigmatisé par la différence qu’il porte, au
départ individuelle, avant de devenir institutionnelle. Crée à l’origine comme un
substantif, « élève-inclus », dans le domaine juridique, il devient désormais une éti-
quette qui caractérise ceux qui sont concernés.

[3] Nous choisissons d’utiliser le terme « porteur d’handicap » ou encore parfois même celui de « handicapé » tout au long
de ce texte pour mettre en relief la forme dominante de son utilisation dans le langage courant du quotidien scolaire au Brésil.
Ce langage nous sert d’appui pour examiner les implications subjectives des différents acteurs du terrain scolaire plutôt que
les termes conceptuels choisis dans les textes officiels de cadrage des politiques inclusives. Toute la vigilance terminologique,
procédure assez connue de nettoyage moral par le langage n’a pas été capable de renverser l’utilisation qui en est faite au
quotidien.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 53

On doit encore souligner que cette étiquette se voit appliquée surtout dans le cas
des enfants dits « handicapés psychiques ». Cela dit moins sur les difficultés qu’ils
portent que sur la logique de cette école métastasique. Tout se passe comme si l’école
savait mieux travailler l’inclusion des enfants porteurs d’handicaps physiques, sen-
soriels, où encore cognitifs. Nous faisons l’hypothèse que la plus grande difficulté
de l’école auprès de ces enfants dits handicapés psychiques ne doit pas être attribuée
directement au fait de la plus grande complexité dont ces cas font preuve, mais plutôt
du type d’impact sur la structure institutionnelle que leur présence provoque
involontairement.
Nous essayerons de démontrer et développer cette hypothèse, à partir d’un cas
concret d’inclusion d’une jeune fille, appelée Letícia. Nous essayerons également de
discuter, à partir des éléments du cas des stratégies de travail avec ces enfants et des
questions politiques qu’elles ouvrent.

Letícia, une élève inclue

Leticia, une jeune fille psychotique, échoue très tôt dans sa position d’élève. Elle
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redouble la « première série » de l’enseignement fondamental[4], parce qu’elle a
besoin de plus de temps que ce qui est prévu pour apprendre à lire et écrire. Quand
elle apprend à écrire – d’abord en lettres scriptes –, l’école exige qu’elle apprenne à
écrire aussi en lettres cursives. Sa difficulté à se soumettre au nouveau système
codifié de l’écriture cursive, demandé par l’école, la met dans un état de désorgani-
sation face à une nouvelle représentation imagée des lettres qu’elle ne connaissait
pas encore. La lettre que Leticia nomme « minhocada »[5] a un effet désorganisateur
sur son écriture, elle arrête d’écrire et se met à dessiner des « minhocas”[6]. Après
quelques temps d’hésitation, l’école accepte finalement que Leticia continue à uti-
liser les lettres scriptes.
Plus tard, pendant sa troisième série[7], devant ses crises psychotiques intenses qui
l’empêchent d’occuper la place d’élève attendue dans les activités de la classe, il
devient nécessaire de faire appel à un accompagnant thérapeutique (AT)[8] à l’école.
Pour autant, un AT n’est pas suffisant pour que Leticia se calme et puisse se consa-
crer aux activités proposées par l’école. L’année suivante, elle est alors orientée dans
une école spécialisée. Après seulement une année dans cette école, elle intègre
encore une autre école aussi spécialisée où elle étudie jusqu’à ses 14 ans. Devant
[4] La « première série » de l’enseignement dit « fondamental » au Brésil correspond au CP-CE1 en France pour des enfants
âgés de 6-7 ans.
[5] Des ensembles de vers de terre.
[6] Terme portugais qui signifie « vers de terre ».
[7] La troisième série de l’enseignement dit « fondamental » au Brésil correspond au CM1 en France, soit pour des enfants
de 9 ans.
[8] L’accompagnant thérapeutique est un professionnel en général formé en psychologie, qui accompagne des enfants à
besoin éducatifs particuliers dans leurs activités à l’école pendant quelques heures afin de promouvoir des effets thérapeu-
tiques dans des situations quotidiennes.
54 [ psychologie clinique no50 2020/2

l’effet désorganisateur et au peu de progrès dans ses apprentissages tout comme dans
sa socialisation dans le contexte scolaire, les parents et les professionnels qui l’accom-
pagnent décident d’interrompre la scolarisation de Leticia. Elle se retrouve alors
complètement déscolarisée.
Le parcours de Letícia, loin d’être un cas particulier, exceptionnel, est emblématique
de la plupart des cas d’enfants psychotiques « inclus » dans des écoles ordinaires.
Les difficultés de certains de ces enfants à répondre aux demandes scolaires – de
façon spéculaire comme dans le cas des enfants névrosés – et certains de leurs
comportements, notamment l’agressivité qui peut suivre certaines crises d’angoisse,
sont des éléments, en général, insupportables pour l’école. Alors que des enfants
porteurs d’handicaps physiques, sensoriels et cognitifs demandent à l’école des adap-
tations repérables – par exemple, architectoniques pour des fauteuils roulants, des
interprètes dans la langue des signes pour des enfants porteurs de déficiences audi-
tives, des matériaux didactiques alternatifs pour des handicapés cognitifs et adaptés
pour des enfants porteurs de déficiences visuelles – dans les cas des enfants psycho-
tiques, c’est d’un démontage discursif qu’il s’agit.
La place d’élève – et par conséquent celle d’enseignant – n’est pas en jeu dans tous
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les autres cas, sauf pour des enfants psychotiques – un exclu chez les inclus. Orga-
nisée discursivement, dans le sens que Lacan (1991) a donné à ce terme[9], l’école est
fondée sur la capacité de la part de l’enfant à savoir prendre ce qu’on considère
selon les normes scolaires comme la place de l’élève. L’enfant névrosé, à cause de
sa constitution qui lui permet de circuler dans les discours, peut se déplacer entre
la place d’élève et celle de l’enfant, une fois qu’il sait y retourner.
Les psychotiques, comme disait Lacan (2001) sont dans le langage, mais en dehors
du discours. Cela veut dire qu’ils font la preuve d’une liberté – vécue pour eux
souvent comme angoisse – à laquelle les névrosés ne peuvent pas atteindre. Alors
que le problème politique que les psychotiques posent à la Cité est celui de la liberté,
pour les névrosés c’est celui de la servitude volontaire (La Boétie, 1993).
L’école est une institution très exigeante, elle exige des enfants de savoir y répondre.
Elle accepte la désobéissance repérable dans le discours – l’enfant capricieux par
exemple – mais ne supporte pas celle qui touche l’organisation symbolique et
discursive.
Quand Letícia décide de dessiner des « minhocas » à la place de la lettre cursive, elle
ne répond pas à l’ordre donné par l’enseignant, mais à celui du collectif, qui est de
l’ordre du symbolique. Son repli, sans appel, dans cette forme d’écriture est ce qui
rend insupportable pour l’école qu’elle puisse rester. Avec ce comportement elle
déclenche, sans le savoir, une crise d’identité chez l’enseignant qui ne sait plus quelle
place prendre pour lui faire face. Le désarroi de l’enseignant s’installe parce qu’il
[9] Le concept de discours qui ouvre à plusieurs modes d’explorations dans l’œuvre lacanienne, est ici utilisé dans le sens,
plus général, d’une structure fondée sur le langage, qui définit des endroits repérables et des règles de circulation qui nouent
le signifiant et la jouissance : des appareils de jouissance.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 55

sait qu’il ne peut pas demander à cette élève de reprendre une place dans le discours
tout simplement impossible pour elle. Souvent alors le seul destin possible pour ces
enseignants est de se laisser tomber dans des formes d’impuissance.
Être capable de ce glissement de place « enfant-élève » est signe de circulation dis-
cursive et signale la présence d’un tiers, une référence à l’Autre qui permet à l’enfant,
tout comme à l’enseignant, de régler le lien social qui les rassemble. Sans ce tiers,
place symbolique, le rapport reste duel, ouvert à tous les possibles, y compris des
réponses agressives.
Au-delà de ses crises de désorganisation psychique, une des caractéristiques de
Leticia qui empêchait son fonctionnement scolaire, était les séries sans fin de ques-
tions qu’elle posait. Elle était paralysée par une accumulation d’interrogations, une
sorte de questionnite. Par exemple :
« Le 12/02/2003 est le 01/06/2002 ? Combien de jours en novembre ? Combien d’étages a le
bâtiment jaune ? Combien d’années j’avais le 13/02/2004 ? Qui est le plus loin Osasco ou
Diadema ? Tu préfères Ana ou Laura ? »[10]
Par moments, la même interrogation était répétée plusieurs fois, à d’autres moments
elle faisait une séquence d’interrogations marquées par un glissement métonymique.
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Sa questionnite montrait la certitude psychotique que l’Autre savait tout. Pour Leticia,
une personne quelconque incarne un Autre détenteur de tout le savoir, et qu’il y ait
quelqu’un qui sache lui sert de limite contre une angoisse trop envahissante. Bien
qu’elle eût connaissance de la plus grande partie des réponses à ses questions, elle
doutait absolument de son savoir et dépendait de la confirmation par l’Autre.
Lorsque l’autre se trompait, son savoir se démontait toujours, sa condition d’objet
de jouissance de l’Autre s’actualisait, et Leticia vivait alors une intense crise de pleurs.
Les enseignants se reconnaissent dans les interrogations de leurs élèves, lorsqu’elles
témoignent d’une forme de curiosité. Même quand un élève interroge des thèmes
hors sujet, l’enseignant sait soutenir l’intérêt de ces questions et y répondre. Bien
évidemment ce n’était pas le cas pour Letícia. Sa questionnite n’avait rien à voir avec
la curiosité, ne portait pas la fonction de l’énigme, une fois que l’énigme signifie
justement un trou de savoir, ce qui est insupportable en général pour les psychoti-
ques. Comment enseigner à ceux qui n’ont pas une « vraie » curiosité œdipienne ?
L’impossibilité de cette forme de curiosité rend également impossible la place d’élève
et par conséquence le lien avec l’enseignant.
Il faut se souvenir que le système symbolique, régi par la logique phallique, nous
offre, à nous en tant que névrosés, la chance de nous situer en fonction de certaines
conventions. Il permet la construction imaginaire d’un corps, d’une identité et des
notions de temps et d’espace. Pour un psychotique, qui circule autrement dans
l’ordre symbolique, ceci n’est pas garanti. Sans le signifiant phallique comme orga-
nisateur du système symbolique, le sujet reste à la dérive. Pour ces enfants, ce qui

[10] Osasco et Diadema sont des quartiers de la ville de São Paulo.


56 [ psychologie clinique no50 2020/2

pour nous les névrosés ne se questionne pas, est vécu comme un doute insurmon-
table et angoissant – un doute qui s’ouvre, à la différence du doute névrotique, sur
un fond sans fond, comme le témoigne cette question de la jeune fille : « À 13 ans,
j’étais Leticia ? »
Face à cela, la questionnite, loin d’être une vraie curiosité, se présente comme une
méthode pour construire des certitudes qui servent de points d’ancrage. De cette
façon, une interrogation, en même temps qu’elle a son versant de jouissance, dans
la mesure où elle oriente vers la certitude, peut aussi être prise pour une ouverture
à la production de connaissance et de savoir. Quand nous parvenions à épurer les
questions sur lesquelles Letícia insistait, nous rencontrions un sujet qui indiquait
un chemin qui pouvait être parcouru aux côtés des accompagnants.
Dans le déroulement de cet accompagnement thérapeutique, Leticia en était venue
à s’interroger sur les quartiers, les municipalités et les états : « Où est Osasco ? », « C’est
loin de ma maison ? ». En cherchant à se distancier de cette place périlleuse de l’Autre
qui sait tout, au lieu de lui répondre, l’AT a suggéré de rechercher dans des cartes
pour répondre ensemble à ces questions.
Dans l’accompagnement thérapeutique, les deux commencent un travail de déchif-
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frement de la ville, allant jusqu’à des quartiers et des municipalités qu’ils ne connais-
saient pas. Dans cette recherche sur le terrain, les notions géographiques de muni-
cipalités et d’états ont gagné du sens et elle a appris des choses sur les rues, les
quartiers et les chemins pour arriver là où elle voulait.
Son intérêt pour aller le plus loin possible de l’Autre qui l’envahit a mené Leticia à
faire des comparaisons. Elle avait besoin de savoir ce qui était plus près ou plus loin
de sa maison et les chemins plus courts et plus longs. Pour répondre à ces questions,
Leticia circula dans toute la ville et, à partir de là, inventa un système particulier de
comptage des distances. Bien que l’AT ait tenté de lui suggérer de compter les dis-
tances en kilomètres, Leticia disait vouloir compter les carrefours, comptage qui pour
elle semblait établir une relation entre le temps et l’espace. Une approche des mathé-
matiques – débutante bien sûr – commençait à s’installer.
Letícia ne cesse pas de donner preuve de son intelligence – toute particulière – en
marche, mais en dehors de toute demande scolaire et également d’un savoir codifié
par la culture. C’est dans la rue qu’elle a pu prendre le chemin de l’école : une forme
de street schooling. À trop insister sur l’apprentissage des contenus scolaires et dans
la temporalité des programmes – des éléments supportables seulement pour les
enfants névrosés – l’école risque d’effacer son propre trait distinctif : faire place aux
apprentissages. Dans la rue et sur la rue Letícia a étudié, a appris.
Cette jeune fille qui succombe constamment devant le savoir de l’Autre sans arriver
à dialectiser ni à relativiser les réponses qu’elle entend, produit une connaissance
propre. Un jour, Leticia ne posa pas de question, elle affirma : « Je sais que la maison
d’Aline est plus proche de ma maison que du Parc de l’Eau Blanche. J’ai compté les
carrefours. »
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 57

Dans une autre scène, contrariée par le savoir de l’Autre, elle a pu douter : « Ma mère
a dit que Osasco est voisin de Diadema. » L’AT lui demande : « Mais qui connaît Osasco
e Diadema ? » Et elle a répondu : « Les gens, hein ? ». L’AT dit alors : « Et Osasco est à
côté de Diadema ? ». Leticia a répondu : « Non, ma mère s’est trompée. Elle pensait
qu’Osasco était São Bernardo. Elle ne savait pas, non ? » Le travail avec le savoir a rendu
possible pour Letícia de faire un trou dans le savoir de l’Autre.
Cela n’a pas pu être possible qu’à condition d’apprendre sa lalangue, d’apprendre,
dans la mesure du possible, son système de comptage et ses appellations particu-
lières, en donnant du poids à sa position de chercheuse. Forlodou (2008) se demande
si le psychotique ne consacre pas très souvent sa vie à détruire la langue pour lui
substituer une autre langue, c’est-à-dire par un Autre fabriqué par lui. Il construit
alors un nouveau symbolique, un Autre de défense contre le réel. Et ceci est sa
propre façon de s’inclure.
Il y a donc un engagement éthique qui soutient le travail avec un psychotique. Il
faut se défaire du phallocentrisme pour reconnaître ce qui se produit comme
connaissance.
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Qu’est-ce qu’une école inclusive pour les enfants psychotiques ?

On sait qu’il s’agit d’une tâche difficile pour l’école, mais cela ne signifie pas, non
plus, que cette institution doive être supprimée de l’horizon du possible avec les
psychotiques. Ce qu’on doit considérer à cet égard c’est de combattre un écolecen-
trisme présent dans les politiques d’inclusion. À se prendre pour l’institution idéale
pour l’enfance – à souligner le caractère forcément abstrait et universel de ce mot –
l’école rend difficile la circulation des enfants psychotiques.
L’alternance des lieux, les parcours dans la ville, ont été décisifs dans le cas de
Letícia. Nous ne pouvons que reconnaître la justesse des remarques de Maud Man-
noni (1998) à cet égard, mais également celles de Guy Dana (2010). La mise en
perspective entre plusieurs lieux ouvre et œuvre la socialité et permet un savoir y
faire avec les psychotiques. Si on tient l’école comme une des institutions, parmi
d’autres, de circulation de ces enfants, on leur redonne la possibilité de trouver
leur place dans l’ordre du discours. C’est dans les points faibles du discours du
maître – discours central dans l’organisation institutionnelle – que l’enfant psycho-
tique peut trouver son meilleur accueil dans la cité : un maître pas-tout est fort
recommandé.
Quand le projet de l’école inclusive prend le mot inclusion dans une topologie
dehors/dedans, il supprime, sans le savoir, le réseau qui contient l’école à côté des
autres institutions sans lesquelles sa propre démarche reste impuissante. En effet
l’école n’existe pas en dehors de ce réseau. Cette « grammaire institutionnelle »
(Dana, 2010) est un recours important dans le travail avec les psychotiques, elle aide
à faire bord à la jouissance sans contrôle parce que dénouée de la structure discursive.
58 [ psychologie clinique no50 2020/2

Les mots d’ordre qu’on peut rencontrer dans l’esprit des lois de l’inclusion, accès
et permanence – forgés dans le sens des garanties institutionnelles d’un bon travail
– restent problématiques à l’égard des enfants psychotiques. Nous ferions mieux de
proposer, tout du moins pour de cas d’enfants psychotiques, accès et alternance.
Mais cela n’est possible qu’à condition de quitter la rhétorique gestionnaire, la pas-
sion sécuritaire et techniciste, dont l’école, comme d’autres institutions de notre
société sont tributaires. À la recherche de performance, ce qui la mène vers la quête
de ce que c’est d’être une bonne institution, l’école oublie la différence entre une
bonne institution et une institution suffisamment bonne. Les deux ne conduisent
pas à la même place. Une école suffisamment bonne est ouverte à son incomplétude,
à son non-savoir, à des transformations de programmes, avec lesquelles on peut y
faire.
En métastase, l’école inclusive n’arrive pas à faire ces ouvertures qu’elle ne peut
vivre que comme des menaces à son intégrité. Dans cette perspective, l’école inclu-
sive semble souffrir du mal qui atteint toutes les institutions contemporaines, ce mal
qui conduit selon François Dubet au déclin de l’institution. Les institutions décli-
nent – cela veut dire qu’elles perdent le rapport avec le « programme institutionnel »
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(2002, p. 9) qui l’ont constitué – au profit des organisations, c’est-à-dire, au profit du
souci d’un fonctionnement performant qui obéisse aux procédures administratives.
Notre plus grand souhait est que l’inclusion se soutienne d’une autre direction que
celle normative, peut-être même émancipatoire, mais pour cela il faut encore faire
encore des efforts.

Références
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< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 59

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60 [ psychologie clinique no50 2020/2

Le projet Personnalisé
de Scolarisation : dire et malentendu
d’un dispositif d’inclusion
[ Dominique Méloni [1]

Résumé
Cet article propose d’interroger l’usage d’un dispositif d’institution scolaire, le Projet Personnalisé
de Scolarisation. Son analyse offre un angle de vue particulièrement propice à l’appréhension des
implications cliniques inhérentes à la politique d’inclusion, car il constitue un moment symbolique
de prise de parole et de prise de décisions. Aussi confronterons-nous les conditions d’émergence
d’une parole qui puisse garantir une place au sujet avec la logique soutenue par ce dispositif qui
invite l’élève à se prononcer sur les conditions de sa scolarité et sur ses choix d’avenir. À l’appui
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d’une vignette clinique, nous montrerons alors comment un dispositif d’inclusion peut être mis
au service du choix de l’exclusion de l’altérité quand la parole parait invoquée pour finalement
être confisquée.
Mots clés
Altérité ; dispositif d’inclusion ; inclusion scolaire ; lien social ; parole.
Summary
This article proposes to question the use of a plan in a school institution intended for inclusion,
the Personalized Schooling Project. The analysis of this plan constitutes a particularly favorable
angle of analysis for understanding the clinical implications inherent in the inclusion policy,
because it constitutes a symbolic moment of speaking and decision-making. We will therefore
compare the conditions for the emergence of a speech that could guarantee a place for the pupil
with the logic supported by this plan which invites the subject to decide on the conditions of
schooling and on his choices for the future. Using a clinical vignette, we show how an inclusion
device can be used to choose the exclusion of otherness when the speech is invoked and finally
confiscated.
Key words
Inclusive education ; inclusion plan ; otherness ; social bond ; speech.

« Du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. »


Foucault, Dits et écrits, 1978, p. 299.

[1] Maîtresse de conférences Sciences de l’éducation, université de Picardie Jules Verne, 80080 Amiens, France. Psycho-
logue clinicienne, CAREF UR UPJV 4697, Amiens. Dominique.meloni@u-picardie.fr

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050060


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 61

Q
uelle place l’institution scolaire offre-t-elle à ses élèves avec les dispositifs
d’inclusion qu’elle applique ? Quels usages peuvent-ils être faits de ces dis-
positifs ? Avec ces questions, nous proposons d’interroger les incidences
subjectives de la mise en place de mesures d’inclusion, en soulignant certains para-
doxes apparents d’une promesse sociale bienveillante. L’un d’eux, le Projet Person-
nalisé de Scolarisation, offre un angle d’analyse particulièrement propice à la
compréhension des enjeux cliniques, car il constitue un moment symbolique de prise
de parole et de prise de décisions. Aussi proposons-nous dans cette contribution à
ce numéro sur l’inclusion, d’interroger la valeur accordée à la parole de l’adolescent
par un tel dispositif, en soutenant que la parole constitue une condition pour accéder
à une place dans la communauté et pour se lier aux autres. Pour étayer notre propos,
nous nous appuierons sur des vignettes cliniques issues d’une recherche-formation
menée avec des étudiants CPE (Conseillers Principaux d’Éducation), à l’appui
d’entretiens et de supervisions sur le choix des élèves en institution scolaire, dont
un volet est consacré aux adolescents atteints d’un handicap[2].

Un dispositif d’inclusion scolaire : le Projet Personnalisé de Scolarisation


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Quelques éléments de contexte vont tout d’abord nous servir de point de départ
pour situer ce dispositif. Le Projet Personnalisé de Scolarisation correspond à un
volet du plan de compensation. Son rôle consiste à définir les adaptations pédago-
giques nécessaires à un élève en situation de handicap et de les coordonner avec
d’autres mesures éducatives, psychologiques, médicales et paramédicales décidées
par la CDAPH[3]. Ce projet, nommé généralement par son acronyme, PPS[4], est défini
par une équipe pluridisciplinaire au cours d’une réunion animée par un enseignant
référent. L’équipe pédagogique constituée a minima du chef d’établissement, du pro-
fesseur principal, du CPE, du psychologue, du médecin, de l’assistant social, se
concerte ainsi au moins annuellement avec les professionnels extérieurs impliqués,
les parents et l’élève concerné. À l’issue de cette réunion, des propositions sont alors
adressées à la CDAPH qui décide des dispositions à prendre. Ainsi, l’idée de ce
dispositif consiste à identifier les besoins afin de compenser les difficultés par des
aménagements pédagogiques, par une aide humaine[5], par un accompagnement
médical, ou encore, de proposer une orientation scolaire. Considéré comme le fil
rouge de l’intégration, selon les textes officiels, le PPS doit tenir compte des remar-
ques de l’élève sur ses projets de vie ou sur son projet scolaire. Enfin, pour clore
cette rapide présentation de ce dispositif, ajoutons encore que le PPS est présenté
[2] Il s’agit d’une recherche nommée ECCE, Écouter le Choix de l’Élève, financée par l’INSPE de l’Université de Picardie Jules
Verne, initiée en 2019.
[3] Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées.
[4] La définition du PPS est donnée dans la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation
et la citoyenneté des personnes handicapées.
[5] Accompagnant des Élèves en situation de handicap (AESH), nommé auparavant AVS, Auxiliaire de Vie Scolaire.
62 [ psychologie clinique no50 2020/2

comme une contractualisation – PPS est le nom du document de cette contractua-


lisation et non pas du projet de l’élève – entre d’une part les professionnels et d’autre
part, l’élève et sa famille. L’association de ces derniers est effectivement officielle-
ment clairement requise.
Comme le mettent en évidence les travaux de Kohout Diaz (2018), la volonté affichée
de démocratie et de solidarité soutenue dans les principes d’inclusion n’en contient
pas moins des risques de dérives ségrégatives. Le principal danger serait, affirme-
t-elle, l’assimilation de l’élève à la désignation de son handicap, réduit à un défaut
à combler, marque de sa vulnérabilité qui est destinée à s’effacer au profit d’une
normalisation standardisée. Considérée de la sorte, l’inclusion contiendrait une
injonction adaptative sous tendue par le discours capitaliste. La question qui se pose
alors est de savoir comment la logique inclusive aboutirait à des dispositifs comme
le PPS qui, bien que tenu de prendre en considération la position de l’élève, ne
présenterait pas les conditions requises pour pouvoir l’accueillir.
Tout d’abord, force est de constater la contradiction de la proposition institution-
nelle adressée à l’élève atteint d’un handicap, pris dans des relations asymétriques.
Les choix pour l’avenir y sont envisagés comme des choix conscients, susceptibles
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d’être éclairés par la connaissance et par la raison. Il est vrai que l’idée de choix
éclairée est au cœur des valeurs de l’école, dans le sillon engagé par Aristote avec sa
notion de proairesis, [choix volontaire], temps de décision suivant le souhait et la
délibération. Le choix y est perçu comme le fruit de la raison, aboutissant à la meil-
leure solution possible. Bien que l’histoire de la pensée mènera au discrédit du choix
rationnel, en philosophie, comme avec Nietzsche, Sartre, ou Ricœur, en sociologie,
avec les travaux pionniers de Bourdieu, ou en psychologie et en psychanalyse, du
point de vue de l’institution scolaire, l’individu reste envisagé comme un être
rationnel en puissance qu’il s’agit d’éclairer par les apprentissages et par le déve-
loppement de la raison.
Cette tendance se trouve par ailleurs renforcée par un mouvement sociétal déjà
repéré par Élias (1939) qui accorde une importance particulière à la responsabilité
des décisions individuelles. Selon ce sociologue notre société se focaliserait sur le
choix. De fait, l’institution scolaire, accorde effectivement une place de plus en plus
considérable au choix, en l’associant aux valeurs de liberté et d’autonomie qu’elle
vise à développer. La prégnance de la sollicitation du choix au cours de la scolarité,
notamment par la multiplication des options, prend néanmoins une autre tonalité
encore avec le PPS, en relevant de la logique médico-sociale, qui institue le projet
de vie comme pilier du dispositif de soin et de suivi.
C’est dans cet esprit que l’institution scolaire invite l’élève à s’exprimer sur ses choix
concernant son présent et son avenir, en amont ou en cours de réunion pour l’éla-
boration du PPS. Or, pour autant que cette offre de parole puisse être présentée
comme un dispositif humaniste et égalitaire, elle reste complexe pour l’adolescent
touché par un handicap. Cette demande de se positionner sur son avenir interroge
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 63

son désir et sa position subjective avant de concerner sa situation sociale. Même en


institution scolaire où l’enfant et l’adolescent sont envisagés comme de futurs
citoyens qu’il s’agit d’éduquer par le développement des connaissances et de la
raison, le sujet ne peut pas être réduit à un élève, voué à devenir rationnel. Si en
institution scolaire, l’élève est dans une position spécifique, inscrit dans une lignée
sociale, tout comme l’enfant est fils/fille dans la lignée de ses parents, nous ne pou-
vons pas le considérer seulement à partir de son moi, qui comme le rappelle Lacan
« n’est toujours que la moitié du sujet » (Lacan, 1953, p. 374) si nous écartons son
inconscient et sa division. Il ne suffit donc pas d’être invité à parler pour prendre
la parole, ni de s’assurer d’être entendu. Le procédé discursif de la politique d’inclu-
sion consistant à valoriser la volonté d’accueillir les enfants et les adolescents atteints
d’un handicap ne garantit par conséquent pas une place à l’élève, en tant que sujet
reconnu pour lui-même, prérequis de son intégration sociale.

De la parole des parents

L’accès à la parole témoigne du passage de l’infans à l’enfant, soumis à des opérations


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logiques qui dépassent l’apprentissage d’une langue. L’infans, celui qui ne parle pas
encore, est d’abord pris dans « un bouillon de langage » (Lacan, 1977, p. 13), dans le
« dire parental » (Lacan, 1972, p. 464). De même, ce qui fait symptôme passe d’abord
par la parole des parents qui en disent quelque chose, qui n’est autre qu’un témoi-
gnage de la place de symptôme familial qu’il tient (Lacan, 1969). Ce n’est que secon-
dairement que la parole de l’enfant pourra surgir. C’est la raison pour laquelle,
l’attention aux paroles des enfants et des adolescents atteints d’un handicap en ins-
titution scolaire ne peut être dissociée du discours tenu par les adultes au moment
de la mise en place d’un dispositif d’inclusion.
Lors d du lancement d’un PPS, la parole du sujet concerné n’est pas première, mais
se trouve toujours vectorisée par la demande des parents ou des enseignants. Offi-
ciellement, la procédure doit être lancée par les parents, bien qu’elle soit initiée plus
fréquemment par les professionnels confrontés à leur impuissance. Ce sont souvent
ceux-ci en effet qui incitent les parents à faire la démarche, car dans les faits, certains
parents y sont réticents. Cette démarche contient une première dimension symbo-
lique à travers la désignation du handicap qu’elle implique, désignation insuppor-
table ou reconnaissance réclamée, mais jamais insignifiante pour les parents. La
situation de Mme A nous révèle ainsi des enjeux que cette nomination contient pour
elle et pour sa fille. Quand nous la rencontrons en entretien, elle décrit les signes
de sa maladie qui affecte légèrement son élocution et atteint aussi modérément la
sphère cognitive. Méconnue du fait de sa rareté, cette maladie est d’autant moins
reconnue dit-elle, qu’elle est peu visible, de sorte que les difficultés d’apprentissages
ne soient pas prises au sérieux, notamment par un enseignant qui accuse sa fille
d’être paresseuse. Le besoin d’une reconnaissance officielle peut alors rassurer cette
64 [ psychologie clinique no50 2020/2

élève en donnant une autre dimension à ses difficultés scolaires, mais vient aussi
soulager cette mère, remise en cause dans sa position éducative, alors qu’elle se sent
isolée pour s’occuper de son enfant, le père, restant à distance selon elle.
Cette demande de reconnaissance concerne le statut de sa fille, en soulevant la ques-
tion de ce qu’elle représente et de la place qu’elle occupe. À cet égard, nous consta-
tons que Mme A ne la prénomme jamais, mais l’introduit seulement par la troisième
personne du singulier. Manifestement affectée lorsqu’elle retrace son parcours
depuis son enfance, elle exprime sa difficulté à la reconnaitre comme le fruit de sa
descendance. Cette maladie qui touche les gènes, mais qui dans une grande majorité
des cas apparait de novo, rend sa fille étrangère, comme si elle portait atteinte à sa
filiation.
« His Majesty The Baby » (Freud, 1914, p. 96), l’enfant imaginaire qui donne l’illusion
au parent d’une possible continuité narcissique en laissant l’espoir de l’accomplis-
sement de ses rêves et de ses désirs, se trouve particulièrement mis à l’épreuve quand
l’enfant est atteint d’un handicap. Le temps de l’élaboration du PPS relance les
projets du parent pour son enfant, en le confrontant souvent à de nouveaux renon-
cements. Plutôt que de représenter l’espoir de réparer son histoire, avec son han-
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dicap, l’enfant rend prégnant le manque. À moins que, par désir de réparation,
sentiment enfoui de culpabilité ou déni de ce manque, le parent surinvestisse son
enfant (Potier et al., 2016) comme nous le verrons plus loin.
Or cette difficulté du parent à se reconnaitre dans son enfant peut avoir un impact
important sur la possibilité de celui-ci de trouver une place, de s’affirmer en tant
que sujet. Potier souligne par exemple la mise à mal du contrat narcissique qu’elle
peut entrainer et son impact sur les relations précoces constitutives des relations à
venir, ou encore Dubois (2015) fait état de ses implications sur l’identification pri-
maire de l’enfant.
En effet, les projections parentales, quand bien mêmes sont-elles mises à l’épreuve
par la réalité de l’enfant, sont essentielles pour soutenir le développement du sujet.
Avec elles, l’enfant est assuré d’avoir une place reconnue, à partir de laquelle il sera
aliéné, mais qui lui servira de référence. Pour Lagache, « avant d’exister en lui-même,
par lui-même et pour lui-même, l’enfant existe pour et par autrui [...] il est déjà un pôle
d’attentes, de projets, d’attributs ». L’enfant est ainsi déjà inscrit à une place dès la
naissance par les attentes et par les projets inconscients que ses parents font à son
égard. Dans un commentaire consacré à ces propos, Lacan (1960, p. 652) se montre
attentif au terme « d’attributs » qu’il envisage comme des désignations et finalement
comme des signifiants qui transparaissent dans le discours de l’Autre, par exemple
avec le prénom qui témoigne des attentes et des désirs des parents pour leur enfant.
Pris pour un autre que pour lui-même, l’enfant est déterminé par le discours de ses
parents. L’écart entre ce qui pourrait venir définir le sujet en tant que tel et les
projections des parents qu’il véhicule font éprouver ce que Lacan qualifie de manque
à être. Si le dire parental est aliénant et fait ressentir un manque à être, l’avènement
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 65

du sujet relève de cet écart induit par le discours de l’Autre, attestant « d’un intérêt
particularisé » qui préserve de l’anonymat. Aussi, ce qui est dit sur l’enfant pourra
précisément faire advenir le sujet. Dans ce sens, Weislo considère que « pour exister
à un point donné de sa trajectoire sous sa forme actuelle, le sujet est d’abord devenu »
(2017, p. 37). Si le sujet de l’inconscient peut être entendu comme un sujet qui parle,
pour parvenir à cette place, il est au préalable parlé par « des paroles fondatrices »
(Lacan, 54-55, p. 30). Pour le jeune sujet, les projections, notamment de la famille,
et des membres de l’équipe éducative représentent une marque de reconnaissance
de ses traits par les autres d’où pourra émaner sa propre position. Ce « dit premier »,
signifiant maître décrète ce qu’on attend du sujet ; reste à lui d’en faire un usage
pour s’affirmer.

La parole du sujet en question

« Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question. »


Lacan, 1953, p. 181.
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Si le sujet parlant se constitue en tant que sujet regardé par l’Autre, pour reprendre les
termes de Mannoni (1967), l’adolescence constitue un temps logique de reconfiguration
de la position subjective. Le regard des autres dans le champ social, notamment en
institution scolaire, à partir de cette désignation sociale du handicap peut affecter le
regard que ces adolescents portent sur eux-mêmes. Pour l’adolescent malade les enjeux
qui concernent l’image de soi s’entremêlent à la question du handicap (Johnston,
Drieu, Flambard, 2014). Or, le regard porté par l’entourage peut être stigmatisant
(Goffman, 1975), quelquefois intrusif ou fuyant, car le sentiment d’étrangeté des per-
sonnes en situation de handicap renvoie chaque individu à sa propre étrangeté et à sa
fragilité (Korff-Sausse, 1996). Ce regard peut complexifier encore l’opération adoles-
cente. En effet, la réduction à un stigmate discrédite l’individu qui perd son statut de
personne à part entière, au risque d’orienter le processus de remaniement identitaire à
partir de ce signifiant « handicap », redoublant le vécu de manque de l’adolescent.
L’enjeu pour soutenir le devenir psychique est alors de comprendre comment ils
peuvent se construire avec cette marque de reconnaissance sociale, sans s’y réduire. Il
s’agit plus précisément de trouver une façon de se définir, sans se soumettre à l’assigna-
tion à la conformité à une norme sociale, mais sans non plus être réduit à ce trait
distinctif lié au handicap. En d’autres termes, il s’agit de passer de l’objet de discours
familial et scolaire, ou plus largement social, pour parler en son nom.
À cet égard, la situation d’un adolescent rencontré dans un lycée, prénommé Maxime,
nous montre à quel point l’usage d’un PPS peut rester au service du discours d’une
mère sans laisser émerger la parole du sujet adolescent. Lors des entretiens prépa-
ratoires au PPS, la mère, familiarisée avec les procédures,, présente les multiples
66 [ psychologie clinique no50 2020/2

obstacles rencontrés depuis la scolarité de son enfant qui se trouve en grande diffi-
culté scolaire en raison de fréquentes crises d’épilepsie, générant selon elle sa défi-
cience cognitive et une grande fatigabilité. Cette mère affiche sa fierté pour son fils
qui a réussi à atteindre la seconde générale, malgré les pressions exercées par les
équipes pédagogiques antérieures qui le prédestinaient à une formation profession-
nelle. Elle explique que Maxime, qui à ce moment-là avait 18 ans, pourra prendre le
temps nécessaire pour obtenir un bac scientifique. Très investie dans le suivi de sa
scolarité, elle demande au lycée de lui accorder ses droits en mettant en place les
mesures nécessaires pour compenser ses difficultés afin de le mener au bac scien-
tifique. Aussi considérait-elle que les dispositions prises jusque-là pour aménager la
scolarité devaient être renforcées (accompagnement d’une AESH pour la prise des
cours et l’explicitation des sujets, échelonnement des enseignements, suivi de cer-
tains enseignements par le CNED, aménagement des évaluations, etc.). En entretien,
elle explique tout d’abord son attachement au bac scientifique par la possibilité qu’il
lui offrirait de s’orienter vers l’informatique, puis énonce la valeur réparatrice de ce
projet, dans la mesure où elle-même n’a pas réussi à avoir un bac scientifique. Elle
se dit par conséquent prête à soutenir son fils contre vents et marées pour lui per-
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mettre de réussir où elle a échoué, malgré son handicap.
Se consacrant pleinement à l’éducation de Maxime, cette mère gère ainsi sa situation,
en étant tour à tour, agréable puis coléreuse dès qu’un membre de l’équipe éducative
manifeste des signes de désaccord. Elle présente néanmoins avec ténacité la situa-
tion, met des mots sur les symptômes (épilepsie, dyslexie, dyspraxie, troubles de
l’attention), puis manifeste son soulagement quand un professionnel pose un nou-
veau diagnostic susceptible de mieux comprendre le comportement de son fils en
situation sociale, le syndrome d’Asperger. De nouvelles compensations plus adaptées
pourront donc se mettre en place pense-t-elle.
Si Maxime suscite le déploiement de la parole des adultes autour de lui, de son côté,
malgré les sollicitations des membres de l’équipe éducative, il ne s’exprime ni sur
son projet, ni sur son vécu de la situation. Lors d’un entretien avec sa mère, ils diront
ensemble comme d’une seule voix que les mots lui manquent, comme s’ils dispa-
raissaient quand il les cherche. Sans la présence de sa mère, ses échanges sont très
spontanés, sans manifester de difficulté d’expression, si ce n’est d’élocution, mais il
parait très peu préoccupé par ce qui affole les adultes autour de lui. Il confirme son
gout pour l’informatique quand un enseignant l’invite à dire ce qui l’intéresse, sans
s’y attarder. Ses propos se distinguent par leur manque d’évocation de son ressenti
de la situation et de l’absence de mise en lien avec son histoire personnelle. Surtout,
ce n’est pas son avenir qui le préoccupe, mais son présent, notamment son image
actuelle l’amenant à parler longuement de ses cheveux longs qu’il laisse pousser et
aime regarder dans le miroir. En soi, aucune place ne lui semble possible pour
s’envisager en dehors des projets de sa mère à son égard. Il semble avoir lui-même
disparu avec les mots, comme dans un mouvement d’aphanisis.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 67

À l’instar d’un enfant qui vient combler sa mère, et réparer son narcissisme, il reste
pris dans sa demande. Isolé des autres élèves, même stigmatisé par eux, il est aussi
désigné par les enseignants comme l’épileptique qui n’est pas à sa place. À côté des
difficultés concrètes de la vie scolaire liées à ses absences et à ses crises d’épilepsie,
le regard rejetant des autres, pairs ou adultes, accentue son manque de confiance
en lui et sa difficulté à s’interroger sur ce qu’il est pour s’envisager dans un projet
d’avenir. Comme le souligne Le Breton (2017), dans ce cas, la construction du projet
s’apparente souvent à la quête d’une place, tantôt refusée, tantôt assignée. La réduc-
tion à un stigmate de l’individu ne peut que lui faire perdre son statut de personne
à part entière. Si la construction de projet en écho à la quête identificatoire est
déstabilisante pour le sujet adolescent (Méloni, 2016), elle l’est plus encore pour
l’adolescent malade. La reconstruction de son histoire, induite par la construction
d’un projet d’avenir, fait non seulement ressurgir le traumatique lié à la maladie,
mais renvoie aussi à la limitation imposée par le corps (Bon, 2007).
Aussi, pour pouvoir dire « Je » explicite Mannoni (op. cit.), le sujet doit pouvoir faire
entendre ce qui le préoccupe, sinon, il risque de se soumettre à un discours imper-
sonnel ou à celui des adultes qui l’entourent. Dès lors, il reste tributaire des marques
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attribuées par l’entourage, à commencer par les parents, marques qui relèvent de
leurs propres projections sur l’enfant (identifications, attentes, angoisses, etc.).
De plus, si la demande adressée à l’adolescent de se positionner et de présenter ses
projets d’avenir peut précipiter un travail psychique qui s’articule avec la quête iden-
tificatoire au moment de l’opération adolescente, la demande institutionnelle n’entre
pas nécessairement en résonnance avec la préoccupation des adolescents. En effet,
l’intégration de cette demande dépend de la possibilité de déploiement des questions
qui lui sont associées. Or, la maladie, peut entrainer de la part de l’entourage un
encadrement particulièrement protecteur qui ne se révèle propice ni à l’autonomie,
ni au soutien du travail psychique inhérent à l’adolescence (Bernard, 2016). L’inquié-
tude des parents sur le devenir de leurs enfants, une fois qu’ils ne seront plus autant
protégés par les institutions scolaire et pédiatrique, se double de celle de devoir les
laisser faire l’épreuve de la réalité de leurs limites, alors qu’elles sont plus impo-
santes, que des échecs passés ont déjà pu être source de souffrance, et que leur
vulnérabilité les rend quelquefois justement moins disposés à surmonter ces
épreuves. La position éducative des parents peut leur faire vivre le sentiment d’avoir
une place ingrate à tenir, mettant à l’épreuve leur image d’eux-mêmes en tant que
parent. La volonté de valoriser son enfant pour le soutenir quand il est anxieux se
heurte à la prise en compte de la réalité. Laisser son enfant émettre des choix
implique aussi pour certains parents de devoir se résigner à le laisser se confronter
à la violence de l’environnement social, faire des expériences plus difficiles que pour
d’autres adolescents, alors que pourtant, ils peuvent être plus vulnérables qu’eux.
Si les parents peuvent connaitre des difficultés pour accompagner ce passage, l’ins-
titution scolaire parait de son côté peu disposée à soutenir la fonction symbolique
68 [ psychologie clinique no50 2020/2

qui pourrait favoriser l’engagement d’une position propre au sujet dans ce cadre de
dispositifs inclusifs. La mise en place des PPS implique en effet des logiques tem-
porelles administratives et pédagogiques qui s’opposent à la logique temporelle du
travail psychique induit par les situations. La précipitation des démarches conduit
à une focalisation sur les réponses d’adaptation concrètes au dépend du traitement
du malaise, qu’il s’agisse du malaise de l’adolescent, de celui des parents, mais aussi,
de celui des membres de l’équipe éducative renvoyés à leurs limites et à leur manque
de savoir, comme discrédités dans leur fonction éducative, dans une institution où
le savoir tient une place toute singulière. La souffrance psychique est exclue par un
tel dispositif qui écarte la logique du singulier en désolidarisant les sujets de leurs
symptômes (Gori, 2005). Ainsi, dans nombre de situations, la mise en place du PPS
évacue ce que Lacan (1945) considère être « le temps pour comprendre », dans sa
dimension éthique. Autant dire, qu’il évacue le sujet.
La situation de Maxime est à ce propos emblématique. Ainsi, lors des entretiens
préparatoires et de plusieurs réunions sur le PPS, sa mère ne fait que rappeler sans
relâche à ses différents interlocuteurs le parcours médical et le parcours scolaire,
affirmer son propre projet et apporter des solutions alternatives pour compenser ses
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dites difficultés scolaires. Les enseignants peuvent seulement déverser leurs inquié-
tudes dans le bureau du CPE en expliquant que les notes attribuées à Maxime sont
surévaluées pour ne pas le dévaloriser, mais regrettent que la mère les utilise pour
demander le passage dans la voie souhaitée. L’AESH, prise de compassion pour
Maxime s’interroge sur sa posture professionnelle, quand elle rédige les devoirs de
français avec beaucoup d’initiatives personnelles. Maxime, quant à lui ne peut pas
se saisir des dispositifs d’entretien en établissement scolaire à l’occasion des PPS,
trop associés à la nécessité d’émettre une décision qui le démarquerait de sa mère.
Par ce dialogue impossible entre la mère et l’équipe, le PPS ne laissera aucune
possibilité pour introduire un questionnement personnel et créera finalement un
malaise général dans cet établissement. Loin d’avoir favorisé l’élaboration des posi-
tions de chacun pour soutenir la place de cet élève, la demande pressante de se
définir à travers un projet d’avenir lui aura été intrusive. Cette injonction de parole
n’aura fait qu’accentuer son angoisse, entrainant une recrudescence de crises d’épi-
lepsie, particulièrement fréquentes et virulentes.

Prendre la parole

« Il y a des dires qui opèrent, il y a des dires sans effets. »


Lacan, 1953, p. 147.

Le recueil de la parole de l’élève en établissement scolaire rend compte de l’évolution


du statut de l’enfant et de l’adolescent dans notre société, grâce notamment aux
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 69

apports de la psychanalyse, relayés tout particulièrement dans le champ éducatif par


Dolto. La parole effectivement permet au sujet de se constituer en accordant du sens
à son histoire. Elle ne se limite pas à un recueil d’informations sur le passé, sur les
projets, ou sur l’état émotionnel, ni à un outil de communication, à moins de se
réduire à n’être qu’une parole vide (Lacan, 1953, op. cit.). Si la parole est centrale
pour la constitution du sujet, c’est qu’avec elle, le sujet pourra donner du sens à ce
qui lui arrive ou à ce qui lui est arrivé. Sa valeur réside non pas dans l’information
qu’elle contient, mais dans son pouvoir d’évocation de son désir. Les oppositions
lacaniennes entre dit/dire d’une part et énoncé/énonciations d’autre part, insistent
ainsi sur l’acte de parole qui prime sur ce qui est dit ou énoncé.
La parole offre une occasion de se définir et d’être reconnu. C’est la raison pour
laquelle, elle est indissociable d’une relation, en d’autres termes, d’une rencontre
entre deux sujets. Elle s’adresse effectivement à un autre sujet qui écoute, et dès lors
pourra fournir une réponse par l’accueil qu’il lui réservera. Dans son texte Fonction
et champ de la parole et du langage, Lacan (1953, p. 123), considérant que « toute parole
appelle réponse » souligne que la réponse donnée permet effectivement de recon-
naitre le sujet, mais si ce n’est pas le cas, elle pourrait au contraire l’abolir. En ce
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sens, une offre de paroles qui ne garantit pas la reconnaissance du sujet, pourrait
donc se retourner contre lui. L’offre de parole associées au PPS ne tiendrait ainsi
sa promesse qu’à la condition de permettre au sujet adolescent de déployer ses ques-
tionnements sur ce qui le définit en retraçant son histoire et en envisageant son
avenir, en soi, d’évoquer ce qui le divise. Or il n’en est rien. Cette mesure d’inclusion
n’ouvre pas au questionnement sur soi pour promouvoir une diversité, mais à une
normalisation soutenue par l’idée de compensation d’une souffrance bâillonnée.
Cette posture ne peut que participer à ce que Douville qualifie de « maltraitance
symbolique » (2008, p. 62) d’un tel accueil de la nouvelle génération.
Pour Maxime, la division est forclose. S’il a semblé se prêter docilement à la demande
institutionnelle de formuler un projet et de parler de sa situation pour la définition
du PPS, il n’interprètera pas le discours tenu à son égard, mais l’adoptera en éludant
l’écart qu’il introduit. Finalement, plutôt que de favoriser l’intégration, ce dispositif
aura été mis au service d’une exclusion de l’altérité, en refusant d’entendre la parole
sur ce que le corps pouvait évoquer.

Conclusion

La clinique nous révèle ainsi la part insidieuse d’un dispositif d’inclusion avec l’uti-
lisation du PPS par une dyade mère-fils, non pas pour mettre au travail la question
d’un projet qui pourrait être personnalisé, en soi, en abordant la question du « qui-
suis-je ? » et de sa part qui échappe, mais au contraire, en visant à combler le manque
et l’angoisse, en espérant les compenser par des mesures adaptatives. Pour autant,
cette situation montre aussi comment l’équipe éducative d’un établissement scolaire
70 [ psychologie clinique no50 2020/2

doit faire preuve d’inventivité face à un sujet inaccessible sans sa mère, face à une
mère incontournable, prête à rompre les liens avec les institutions dès qu’elles lui
paraissent trop imposantes.
Les adaptations des enseignants, scandés par des tentatives du chef d’établissement
d’introduire des limites en réunion d’équipe éducative, auront permis un semblant de
scolarité jusqu’en filière scientifique pour dégager Maxime d’une pression, en tenant
de cette façon davantage un projet clinique plutôt qu’un projet éducatif. Néanmoins,
il ne s’agirait pas de voir dans cette situation le cas d’un usage singulier d’un dispositif
d’inclusion par une famille qui ne peut pas s’ouvrir à l’altérité, mais les conséquences
d’une logique déshumanisante intrinsèque au dispositif qui ne peut mener qu’à de
mauvais usages. C’est dans ce sens qu’Agamben (2006) montre l’impasse des disposi-
tifs contemporains à l’appui des démonstrations de Foucault sur les jeux stratégiques
de pouvoir mêlés aux jeux de savoir dans lesquels ils sont pris. Selon lui, la proliféra-
tion des dispositifs ne participent plus à une subjectivation qui orienterait les indi-
vidus, cherchant à « produire leur sujet », mais à une désubjectivation. Les dispositifs
ne recomposent donc pas un nouveau sujet, mais un objet. Finalement, demander aux
élèves de s’exprimer et de participer aux choix sur les mesures éducatives relève
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davantage d’un renforcement de son assujettissement par l’obtention de son consen-
tement et de sa responsabilisation, qu’à une prise en considération de sa parole.

Références
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72 [ psychologie clinique no50 2020/2

Inclusion scolaire d’élèves


avec TSA : pour l’inclusion de la notion
de sujet[1]
[ Marise Bartolozzi Bastos [2]

Résumé
Ce travail est le fruit de nos recherches dans la formation de professeurs des écoles au Brésil. Il
aborde les impasses vécues dans le processus d’inclusion scolaire d’élèves avec un trouble du
spectre autistique (TSA). L’un des principaux problèmes qui se présente dans la scolarisation de
ces enfants est constitué par les difficultés qu’ils rencontrent dans l’établissement de relations avec
les autres, ce qui peut parfois aussi engendrer des impasses face aux apprentissages scolaires.
L’inclusion scolaire de ces élèves requiert de la part des enseignants un changement de position
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face aux processus usuels de l’acte d’enseigner et d’apprendre. La scolarisation d’enfants psycho-
tiques et autistes doit être pensée dans une perspective qui inclut la notion de sujet freudien. Un
paradigme très différent de l’agent de l’action présent dans les théories pédagogiques contempo-
raines, et du développement de compétences prescrit dans les théorisations de la formation d’un
« enseignant réflexif ». Nous souhaitons montrer comment nos expériences universitaires nous por-
tent à analyser non seulement la question de l’inclusion de l’enfant en tant que sujet dans les
dispositifs scolaires, mais aussi la nécessaire inclusion de l’enseignant en tant que sujet dans des
dispositifs de formation qui favorisent la circulation de la parole.
Mots clés
Éducation ; formation des enseignants ; inclusion scolaire ; psychanalyse ; éducation ; Trouble du
Spectre Autistique (TSA).
Summary
This work is the result of our research in the training of schoolteachers in Brazil. It discusses the
impasses experienced in the process of school inclusion of pupils with Autism Spectrum Disorder
(ASD). One of the main problems encountered in the inclusion of these children in school is the
difficulties they encounter in establishing relationships with others, which can sometimes also
lead to impasses in the learning process at school. The inclusion of these pupils in school requires
teachers to change their attitude towards the usual processes of teaching and learning. The schoo-
ling of psychotic and autistic children must be thought of in a perspective that includes the notion
of the Freudian subject. This is a very different paradigm from the agent of action, which is present
[1] Texte traduit du portugais au français par Isadora Escóssia de A. Machado (idoraescossia@gmail.com) et André Filipe
Guimarães (andfil23@gmail.com).
[2] Chercheuse du Laboratoire d’Études et Recherches Psychanalytiques et Éducationnelles sur l’Enfance (LEPSI/USP).
Psychanalyste. Docteure en Psychologie Scolaire et du Développement Humain par l’Université de Sao Paulo (USP).
marisebastos@uol.com.br

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050072


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 73

in contemporary pedagogical theories, and from the development of skills prescribed in the theo-
ries on the training of a “reflective teacher”. We wish to show how our experiences lead us to
highlight no not only the question of the inclusion of the child as a subject, but also the necessary
inclusion of the teacher-subject in training devices that allow the circulation of word.
Key words
Autistic Spectrum Disorder (ASD) ; education ; psychoanalysis ; school inclusion ; teacher training.

Introduction

L’inclusion scolaire a été l’objet de nombreuses études, recherches et débats, dans


les dernières années, surtout depuis la Déclaration de Salamanca (UNESCO, 1994).
Si comme droit et garantie de la citoyenneté, elle est un fait indiscutable, nous sou-
haitons discuter et questionner les croyances pédagogiques qui la soutiennent, pour
qu’on puisse élargir le débat et permettre que l’accès et la permanence de ces élèves
soient un processus de fait et non pas un domaine de dispute pour des droits, ce
qui fait de cette thématique un terrain propice à la judiciarisation (Macedo, Aimi,
Tada & Souza, 2014).
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Il fût un temps où les enfants ayant des troubles graves ne sortaient pas de la maison
et allaient difficilement à l’école. Même l’éducation spécialisée était restreinte à quel-
ques enfants ayant une déficience intellectuelle et n’ouvrait que difficilement ses
portes aux enfants avec TSA[3] (Trouble du Spectre Autistique), l’actuelle catégorie
dans laquelle se trouvent les enfants psychotiques et autistes, selon le Manuel dia-
gnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V, 2014). Durant les années 70, nous
avons pu observer un vaste mouvement d’expansion de la scolarité obligatoire pour
tous les enfants, en faveur de l’universalisation de l’enseignement, ce qui a fait que
différents pays de l’Occident ont commencé à faire particulièrement attention à
l’organisation de leurs services d’éducation spécialisée, en assumant la responsabilité
de garantir un processus éducatif adapté aux besoins individuels pour les enfants
présentant des déficiences.
Au Brésil, les jalons de l’éducation inclusive ont été posés dans la Constitution Fédé-
rale de 1988 et dans la Loi des Directives et Bases de l’Éducation Nationale (LDB)
de 1966 qui a dédié un chapitre entier à l’éducation spécialisée, la définissant comme
une modalité d’éducation scolaire offerte préférentiellement dans le réseau commun
de l’enseignement, pour les élèves qui présentent des besoins spécialisés. Cepen-
dant, le fait d’affirmer que tous les enfants ont droit d’aller à l’école ne garantit pas
qu’ils puissent profiter d’un processus de scolarisation constitué par le système péda-
gogique en vigueur. Autrement que dans les cas d’enfants présentant des handicap

[3] Trouble du Spectre Autistique (TSA) est le terme utilisé dans la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux (DSM-V) paru en 2013. Dans la Classification Internationale des Maladies (CIM-10), de l’Organisation
Mondiale de Santé, la nomenclature adoptée est celle des Troubles Envahissants du Développement (TED). Les psychanalystes
continuent à utiliser les termes d’autisme et de psychose infantile, malgré le fait que ce dernier ait été enlevé du DSM.
74 [ psychologie clinique no50 2020/2

sensoriels, intellectuels, ou physiques qui exigent des écoles la mise en place de


certaines mesures concernant l’accessibilité ou l’accès à la technologie d’assistance,
les enfants présentant des TSA alimentent l’inquiétude des professeurs qui se
demandent : « Qu’est-ce qu’il a cet enfant ? ».
C’est sur ce point que nous souhaitons recentrer notre réflexion, sur les questions
qui se posent aux enseignants confrontés à l’accueil de ces enfants, et aux enjeux de
formation qui en découlent. Est-ce tout simplement une question de formation visant
à des compétences ?

Psychanalyse et éducation inclusive : éduquer et traiter

L’un des principaux problèmes à penser la scolarisation de ces enfants concerne


d’une part, leurs difficultés à être dans le lien et à établir une relation avec les autres,
et, d’autre part, certaines difficultés que ces enfants peuvent avoir face aux appren-
tissages scolaires. Mais malgré ces impasses, ils peuvent parfois profiter du lien social
que l’école représente. Il est alors important que la sphère scolaire soit attentive à
de telles possibilités, puisque l’école, en tant que discours social, permet plus que
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l’accès à l’apprentissage : elle offre la possibilité d’un aménagement dans le champ
symbolique. Dans ce sens, l’inclusion scolaire peut opérer comme un dispositif cli-
nique qui mise sur cette circulation discursive – occuper le lieu de l’élève – et pro-
duire des effets de subjectivation chez ces enfants, puisque l’institution scolaire
abrite les lois qui régissent les relations humaines pour que l’enfant s’en approprie,
autant que cela est possible pour lui.
On mise, avec l’inclusion, dans le pouvoir subjectivant des discours qui sont mis en
circulation, à l’intérieur du champ social, au but d’assurer, soutenir ou modeler des
lieux sociaux pour les enfants, étant donné que, dans ce sens, le discours (ou les
discours) autour de la dimension scolaire sont particulièrement puissants (Kupfer,
2000, p. 91).

Le travail de scolarisation des enfants avec TSA demandera de la part des ensei-
gnants un changement de position face aux processus usuels de l’enseignement et
de l’apprentissage, ainsi qu’un regard différent qui prenne en compte un élève qui
ne se trouve pas dans la même position de curiosité que les enfants névrosés (mar-
qués par le manque, et donc par le refoulement), mais qui apprend de manière
idiosyncratique et peu conventionnelle[4].
Albe et Magarián (1991) discutent le rôle de l’école dans la production du lien social
pour ces enfants. Elles affirment que, si quelque chose du lien avec la culture et
avec l’univers symbolique qui régit les relations humaines peut être promu dans le
[4] La question des apprentissages et de l’alphabétisation des enfants avec TSA ne sera pas développée dans cet écrit, mais
elle a été amplement traitée dans ma recherche de doctorat, ainsi que dans d’autres travaux sur la scolarisation des enfants
avec TSA (Bastos, 2012, 2017).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 75

traitement de ces patients dans un hôpital de jour, l’école, à son tour, pourra pro-
duire ce que les auteures appellent l’enlace, terme qui concerne les effets de la cir-
culation sociale possible pour ces enfants dans l’institution scolaire.
Selon ces auteures, l’absence de symbolisation entraîne la perte du lien social pri-
mordial, et, si une thérapie rétablit quelque chose du lien social, l’école le renforce
en le posant en acte. La fonction de « enlace » est celle que réalise l’enseignant, qui se
différencie, ainsi, d’une simple fonction pédagogique. On a besoin de quelqu’un qui
puisse établir, par exemple, l’espace du bain [de langage] comme un lieu symbolique
par excellence, on a besoin d’un autre qui donne le bain non seulement dans la
position de simple guide, mais comme quelqu’un qui se présente comme faisant
partie de l’ordre social dans lequel le bain est aussi une fonction (Albe & Magarián,
1991, p. 265, notre italique)[5].

Cependant, cette « fonction d’enlace » qui est fondamentale dans le travail des pro-
fesseurs lorsqu’il s’agit de la scolarisation d’enfants avec TSA, ne trouve pas sa place
dans les prescriptions méthodologiques du discours pédagogique contemporain qui
privilégie les actions pédagogiques au détriment de l’acte éducatif. La pédagogie
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moderne se propose comme étant une science qui se préoccupe avec la formulation
des meilleures méthodes afin de garantir un bon apprentissage, concevant l’enfant
comme un individu (indivisible) et non pas comme un sujet du désir. Lajonquière
(1999) fait une critique incisive à l’idéologie de cette pédagogie moderne, qu’il
nomme de « discours (psycho)pédagogique hégémonique ».
Le terme « enlace », originaire du verbe enlacer, semble opportun pour se référer à
une modalité possible de transiter parmi les discours dans une position singulière,
étant donné qu’il porte sur l’acte d’être attrapé, enlacé, happé, attiré (mais pas cap-
turé ou piégé comme dans le lien social) et ainsi, permettant de voyager parmi les
liens sans s’y installer.
Dans le cadre de l’autisme et de la psychose infantile, on ne peut pas proprement
parler de lien social, car la façon « extraordinaire » (LACAN, 1955/1985, p. 42), à tra-
vers laquelle ces sujets font usage du symbolique, les place dans une position dis-
cursive particulière. Attentifs à cet avertissement, nous proposons, dès maintenant,
l’usage du terme « enlace » au lieu de lien social pour désigner une modalité possible
de la circulation sociale des sujets psychotiques, qui ne sont pas dans le discours et
donc en dehors du lien social (Sousa, Tavares, Sousa-Vasques, Silva, Rodrigues,
Batista, Marina & Prazeres, 2019)[6].

Maintenir ces enfants dans une salle de cours avec leurs camarades n’est pas une
tâche simple. Les questions les plus fréquentes des enseignants sont généralement :
« comment travailler avec ces enfants, si nous ne sommes pas spécialisés dans le type
[5] Traduction libre du portugais.
[6] Traduction libre du portugais.
76 [ psychologie clinique no50 2020/2

de difficulté qu’ils ont ? », « comment alphabétiser un élève qui ne montre pas d’appé-
tence pour la lecture ou pour l’écriture et qui ne s’intéresse qu’aux calculs mathé-
matiques ? », ou « comment enseigner le contenu scolaire à un élève qui n’adresse
ni la parole ni le regard à l’enseignant ? ».
Les inquiétudes des enseignants ont comme arrière-plan le discours pédagogique
traditionnel qui lie les processus éducationnels aux notions de développement ori-
ginaires du champ de la psychologie et préconise comme tâche de l’éducation sco-
laire d’implémenter les processus de développement, surtout cognitif (Oliveira &
Araújo, 2017).
L’accent que le champ scolaire met sur les aspects du développement (maintes fois
pris comme exclusivement déterminés dans le cadre biologique) empêche qu’un
enseignant prenne comme élève un enfant avec TSA et entrevoie la possibilité de
l’alphabétiser, car il le voit comme un enfant avec d’importants retards dans le déve-
loppement, puisqu’il est en face parfois d’un élève qui ne parle pas, qui ne répond
pas aux questions qui lui sont adressées, qui ne joue pas avec d’autres enfants, qui
présente un graphisme rudimentaire et qui paraît, par conséquent, un enfant bien
en dessous des processus possibles d’alphabétisation. Face à cet élève, l’enseignant
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se sent très peu capable d’exercer sa tâche éducative, et souvent il suppose qu’il
ne pourra réaliser que les activités qui sont proposées à des enfants au-dessous de
son âge. Lorsqu’ils savent qu’ils auront dans leurs salles de cours un enfant avec
TSA, parfois les enseignants se sentent inquiets et demandent à en savoir plus sur
les difficultés de cet élève. Et il n’est pas rare que lors de leur premier jour à l’école,
ce dernier rencontre et fasse connaissance avec son enseignant pour la première
fois, mais qu’en contrepartie, l’enseignant retrouve l’enfant en ayant déjà pris
connaissance de plusieurs informations obtenues par les rapports cliniques des spé-
cialistes et par les considérations des proches sur ses difficultés. Dans la rencontre
avec un élève qui ne parle pas ou que très peu, qui ne distingue pas le comestible
du non comestible, qui ne respecte pas les règles basiques de la salle de cours, qui
ne répond pas aux appels de l’enseignant, qui ne reste pas assis sur sa chaise, qui
présente des intérêts fixes et répétitifs et qui parfois crie et se mord sans que l’ensei-
gnant comprenne ce qui lui arrive, de telles manifestations ne peuvent que mobi-
liser chez l’enseignant une série d’inquiétudes et un sentiment d’impuissance, qui
le poussent à la recherche de réponses et solutions dans la littérature dite spécia-
lisée qui est souvent de nos jours disponible sur internet. Ainsi, une barrière
d’allure infranchissable surgit à partir de croyances selon lesquelles ces enfants
auraient besoin d’être accompagnés par des enseignants spécialisés. Il est difficile
de croire que ce sera à partir de la rencontre avec cet élève que l’enseignant pourra
construire un savoir sur lui. Les théories construites dans le champ des spécialistes
pour instrumentaliser sa pratique éducative servent peu à l’enseignant, ainsi que
les théorisations méthodologiques déjà consolidées pour élèves dits « normotiques »
lui apporteront peu.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 77

Aujourd’hui, au Brésil, il est important d’interroger si les propositions de la péda-


gogie hégémonique peuvent être remises en question en vue de permettre à l’école
de repenser ses pratiques en dehors d’une perspective du développement, pour pou-
voir alors prendre cet enfant comme élève, pas exclusivement dans l’optique du
développement de ses capacités cognitives, mais de façon à inclure la dimension du
sujet psychique qui, pour la psychanalyse, ne coïncide pas avec le développement
biologique. Ainsi seulement, les professeurs pourront ouvrir un espace pour que des
nouvelles modalités d’apprentissage (idiosyncratiques et peu conventionnelles)
soient reconnues comme appartenant aux processus de scolarisation de ces enfants.
Les apprentissages des élèves avec TSA impliquent un risque difficile que l’ensei-
gnant devra accompagner et soutenir. Bien que l’enseignant ait des savoirs préalables
dictés par la connaissance scientifique, c’est seulement à partir de la rencontre et de
l’expérience avec cet élève qu’il pourra construire une position éthique qui prenne
en compte l’élève-sujet et qui permette le chemin de ses apprentissages scolaires.
Le défi pour l’institution scolaire concerne le fait que l’inclusion de ces enfants
requiert un processus comprenant des transformations importantes, notamment
dans la façon dont les éducateurs conçoivent le rapport à la connaissance, et de la
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façon comme la pédagogie hégémonique ne laisse aucune place au savoir inconscient.

L’inclusion des enseignants[7]

L’inclusion scolaire des enfants psychotiques et autistes doit être pensée dans une
perspective qui inclut la notion de sujet (il ne s’agit pas ici de l’agent de l’action
présent dans les théories pédagogiques contemporaines) aussi bien de la perspective
de l’élève-sujet (Kupfer ; Patto ; & Voltolini, 2017), que de la position de l’ensei-
gnant-sujet (Palhares & Bastos, 2017). Cette deuxième n’a rien à voir avec les compé-
tences de l’enseignant, portées par les théorisations sur la formation de « l’enseignant
réflexif », qui met en avant la question du sujet entendue comme sujet de sa pratique
éducative. La notion de réflexivité dans les pratiques de l’éducation est débattue par
de nombreux auteurs du champ de l’éducation dans l’actualité (Schön, 2007 ; Tardif
& Moscoso, 2018 ; Perrenoud, 2002).
Bien que ces auteurs signalent la centralité de la question du « sujet enseignant »
dans une pratique réflexive, et qu’ils insistent sur le fait que les compétences et les
savoirs des enseignants ne peuvent pas être prescrits par des savoirs techniques
produits académiquement, ils sont très loin des avertissements évoqués par Freud
(1913/1980a). Si d’un côté Freud affirme l’intérêt éducationnel de la psychanalyse,
de l’autre, il affirme que l’enseignant doit être sensible aux conduites du monde
infantile, car là réside un savoir que l’adulte a depuis longtemps refoulé sous le voile
[7] Cet article présente certaines formulations théoriques élaborées à partir de notre dernière recherche intitulée « La formation
de professeurs dans les temps de l’éducation inclusive », portée par la Faculté d’Éducation de l’Université de Sao Paulo sous
la responsabilité scientifique de Rinaldo Voltolini (Voltolini et al., 2018).
78 [ psychologie clinique no50 2020/2

de l’amnésie de sa propre enfance. Tout effort pédagogique qui n’inclut pas ce savoir
sera inefficace, car il méconnaît la fonction de la sexualité dans l’éveil du désir de
savoir (Freud, 1905/1980b). Sur le rapport au savoir, terme qui apparaît dans les
textes de quelques théoriciens du champ de l’éducation (Charlot, 2013), il est néces-
saire qu’on fasse la distinction entre le savoir de la connaissance et le savoir de
l’inconscient. Le savoir de l’inconscient n’est pas de l’ordre d’une appréhension
cognitive qui s’établit avec un JE/conscience qui s’adresse au monde pour appré-
hender l’objet de la connaissance, et c’est pour cette raison qu’il concerne un savoir
non-su. « Tous les actes et manifestations que j’aperçois en moi-même et que je ne
sais pas lier au reste de ma vie mentale doivent être jugés comme s’ils appartenaient
à autrui » (Freud, 1915/1976c, p. 195). Cet autrui est ce que la psychanalyse nomme
le sujet assujetti au désir inconscient.
C’est ce point qui fait nœud dans les formations pédagogiques. Bien que les forma-
tions enseignantes insistent sur l’importance du rôle de l’enseignant et de sa pratique
comme sujet réflexif, elles sont pensées que dans une perspective d’éclaircissement
de la conscience (rationalité), et par conséquent elles contribuent peu à ce que l’ensei-
gnant puisse effectivement faire face au savoir de l’inconscient. C’est-à-dire, ce qui
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se réfère à sa condition de sujet divisé (avec l’inexorable d’un autrui qui nous habite)
et en dernière instance au savoir non-su de l’acte éducatif qui est de fait le propulseur
pour que l’enseignant puisse retrouver des chemins singuliers pour son faire péda-
gogique face à cet élève.
Et comment donner lieu à ce savoir non-su de chaque enseignant dans ses pratiques
éducatives ? Au fond peut-être, il s’agit de penser l’inclusion des enseignants dans
le processus d’inclusion scolaire de ces élèves. Mais que veut dire l’inclusion des
enseignants ?
Dans le paradigme de l’inclusion nous avons la maxime selon laquelle l’école doit
se préparer à accueillir l’élève et non pas le contraire. Autrement dit, ce n’est pas à
l’enfant de s’adapter à l’école, mais à l’école pouvoir composer avec la singularité de
l’élève. Dans le cas des enseignants, ne serait-il pas important alors de prendre en
compte le fait que ne suffisent pas les prescriptions, les actualisations pédagogiques
et les remises à niveau qui indiquent – et qui établissent par décret/par force de loi –
que les enseignants aient à s’adapter/s’habituer à ces élèves sans alors que soit pris
en compte le singulier/le savoir-faire de l’enseignant-sujet ?
La perspective que les apprentissages et l’école puissent opérer pour ces élèves
comme fonction thérapeutique marque une rupture face à la croyance en vigueur au
sens commun de l’école, à savoir qu’il est seulement possible d’enseigner quand
l’élève a de l’intérêt, de la motivation et de la curiosité pour apprendre (Kupfer &
Lajonquière, 2013 ; Lajonquière, Kupfer & Pechberty, 2010).
Les questions des enseignants sur comment faire face à ces élèves en salle de cours
ne peuvent pas trouver une réponse dans les manuels de pédagogie, ni par les spé-
cialistes du champ du soin (médecins, psychologues, orthophonistes, entre autres).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 79

Où alors les enseignants peuvent-ils obtenir ces réponses ? Comment promouvoir


une effective inclusion de ces élèves qui présentent un grand défi pour l’école inclu-
sive, puisqu’ils ne se diluent pas dans le groupe, qu’ils présentent des comporte-
ments idiosyncratiques et qu’ils demandent aux enseignants une attention indivi-
dualisée, de façon à compliquer ainsi l’installation de la scène de l’apprentissage
collectif présente en salle de cours, si chère et décisive à l’identité professionnelle
des enseignants ?
En prenant appui sur ce que Cifali (2009, p. 156) a nommé « l’intelligence de l’ins-
tant » l’enseignant pourra alors prendre le discours pédagogique à l’envers, de façon
à remettre en cause ce que la pédagogie croit soutenir dans le faire éducatif, à savoir,
la prévisibilité, les catégories, le contrôle, les certitudes, la correspondance biuni-
voque entre l’enseignement et l’apprentissage et les entités idéalisées qui préconisent
« L’enfant » et « L’enseignant » (Palhares & Bastos, 2017), éléments auxquels la péda-
gogie adresse ses plus grands efforts. Mesquita et Martins pointent vers cette même
direction quand ils décrivent les fondements du travail pionnier de Maud Mannoni
à l’École de Bonneuil, et qu’ils signalent que « c’est l’imprévu lui-même, l’inattendu
vécu à partir des rencontres mondaines, qui inscrit les marques chez l’enfant, qui le
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fait avancer dans sa conquête du désir. Les espaces d’alternance fonctionnent comme
des coupures ou des scansions du discours, où le guide est l’enfant lui-même » (2018,
p. 64). Surmonter le sentiment d’impuissance pour qu’il puisse y advenir un travail
de scolarisation possible avec ces élèves implique que l’enseignant ait une conduite,
un positionnement éthique qui n’a rien à voir avec ses compétences. Il s’agit de consi-
dérer la rencontre subjective entre deux sujets, qui ne sont pas dans la même position
(dans le cas de l’éducation, enseignant-élève), mais dans laquelle une implication se
montre nécessaire pour co-produire un sens pour ce qui concerne ce qui se passe
dans la scène éducative (Cifali, 2009).
La compréhension de la complexité des relations de subjectivations vécues par les
sujets se révèle comme une prémisse basique encore méprisée et qui demande de
nouvelles études et recherches dans le domaine sur des tels présupposés théoriques
et méthodologiques (Gomes & Souza, p. 182)[8].

L’enseignant impliqué

Le terme impliqué signifie engagé, compromis, enlacé.


Dans ce sens, l’enseignant impliqué est celui qui peut reconnaître et témoigner de
sa condition de sujet divisé dans sa transmission enseignante, une fois qu’il supporte
ne pas tout savoir sur son élève, puisqu’il ne sait pas tout sur lui-même.

[8] Traduction libre du portugais.


80 [ psychologie clinique no50 2020/2

Le terme impliqué ne concerne pas l’engagement et les réflexions de l’enseignant


dans le domaine de ses responsabilités de ses tâches éducatives, mais dans le sens
d’un engagement qui pointe vers ce que Cifali souligne du métier enseignant :
On ne peut pas, d’ailleurs, découvrir un autre sans passer par soi-même, espérer le
connaître sans travailler le savoir de soi... Cela veut aussi dire que nous n’en sortirons
pas indemnes ; nous sommes engagés, modifiés par notre démarche. Nous ne pou-
vons pas chercher impunément le savoir sans être affectés par les sujets retrouvés
(Cifali, 2009, p. 157, notre italique)[9].

Voltolini (2002) présente l’idée que le plus caractéristique de la transmission de la


psychanalyse dans le champ de l’éducation serait de dire : « Freud implique » plutôt
que « Freud explique ». Dans ce sens, se tisse une discussion importante qui avertit
sur l’équivoque et les dangers de la devise « Freud explique », étant donné que les
concepts de la psychanalyse ne se prêtent pas à donner des réponses et ne servent
pas non plus à l’application dans d’autres champs de la connaissance, et compte
tenu des problèmes éthiques d’une transposition de concepts originaires d’un champ
épistémologique à un autre. L’articulation possible entre les deux champs ne réside
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pas dans le fait que la psychanalyse puisse donner des explications ou fournir des
réponses aux impasses dans le champ pédagogique, mais dans le fait que les deux
soient des champs engagés dans l’affrontement du rapport à l’impossible, vu qu’il
n’est pas possible d’apprivoiser ce qui est de l’ordre des pulsions.
Pourtant, pour les enseignants, de voir leur travail écartelé entre ce que prêchent
les idées pédagogiques hégémoniques (l’idéal d’élève) et l’impossible (l’inattendu et
l’incertain de l’expérience humaine de chaque élève-sujet), inhérent au métier d’édu-
quer, génère une position d’impuissance paralysante qui leur fait demander aux
spécialistes ce qu’ils doivent faire face à ses élèves avec TSA. L’inflexion proposée
ici est celle de prendre la devise « Freud implique » comme quelque chose qui rend
possible pour l’enseignant de faire face à l’impossible de son métier, en établissant
une position d’affrontement avec l’impossibilité de façon à répondre avec le possible
de son acte éducatif et non pas avec l’impuissance de l’acte pédagogique, ce qui
implique un changement de position subjectif face au savoir. Comme affirme Vol-
tolini, « il est nécessaire [qu’il y ait] un changement subjectif et de position par rap-
port au savoir, car il s’agit de ce que le sujet se reconnaisse impliqué exactement là
où, dans un moment antérieur, il ne se reconnaît pas en train de participer » (2002,
p. 62)[10].
Quelques points peuvent être surlignés dans cette perspective dans la construction
qui devra être pensée dans le domaine d’une formation d’enseignants qui puisse
contempler « l’ingéniosité enseignante [en prenant] compte non seulement ce que

[9] Traduction libre du portugais.


[10] Traduction libre du portugais.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 81

l’enseignant élabore d’ingénieux, de sa conscience, mais ce qui s’élabore en lui,


inconsciemment » (Voltolini, 2018, p. 71)[11].

Considérations finales

De nombreux auteurs déjà reconnus dans le champ pédagogique se sont dédiés à


écrire sur les compétences, conduites et habilités nécessaires aux enseignants pour
enseigner et évaluer les élèves au XXIe siècle, et bien qu’ils apportent des contribu-
tions importantes concernant le traitement de la diversité dans le contexte scolaire,
les questions relatives à la spécificité du travail de scolarisation d’élèves avec TSA
n’apparaissent pas dans leurs textes.
On doit interroger le fait que l’école soit ouverte à se questionner et se repenser
comme un espace pour accueillir non seulement les questions relatives au pédago-
gique, mais aussi celles qui pointent vers la direction de la subjectivité. Autrement
dit, il s’agit de se demander s’il est possible, pour l’institution scolaire, de prendre
les enfants et les enseignants non exclusivement par le biais de leurs compétences
cognitives, mais d’inclure dans les pratiques inclusives la dimension du sujet psy-
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chique. Prendre l’enfant comme élève-sujet, miser sur ses possibilités d’éducation,
et donner lieu au savoir-faire de l’enseignant-sujet ouvre l’espace pour que de nou-
velles formes d’apprendre et d’enseigner soient permises en milieu scolaire.
On constate que dans les idées politiques de l’inclusion scolaire on a manqué
d’inclure la notion de sujet.

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[11] Traduction libre du portugais.


82 [ psychologie clinique no50 2020/2

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84 [ psychologie clinique no50 2020/2

L’éthique de la rencontre
et le travail du fantasme
dans la formation des enseignants
en classe d’inclusion
[ Jean-Marie Weber
[1]

Résumé
L’école inclusive constitue un énorme défi pour les enseignants au niveau psychique. Ce texte
s’apprête à analyser le défi qui s’ouvre par la rencontre avec l’altérité. Par la présentations de
différents extraits d’entretiens, il s’agira d’illustrer les difficultés des futurs enseignants encore en
stage à se laisser altérer dans la rencontre avec des élèves à besoins spécifiques. C’est un travail
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de subjectivation, de déconstruction de leur fantasme qui est nécessaire pour accompagner les
jeunes en souffrance. Être à l’écoute de l’autre présuppose d’être à l’écoute de soi-même à travers
l’autre. Vouloir rencontrer l’autre dans son altérité est un choix éthique.
Mots clés
Éthique ; inclusion ; réel ; sujet.
Summary
Inclusive school is a huge challenge for teachers at the psychic level. This text analyzes the chal-
lenge that constitutes the encounter with otherness. Through the presentation of various excerpts
from interviews, we will illustrate the difficulties of future teachers still in training to accept them-
selves to be altered in the encounter with pupils with specific needs. It is a work of subjectivation,
of deconstruction of their fantasy that is necessary to accompany young people in suffering. Lis-
tening to others presupposes listening to oneself through others. Wanting to meet the other in his
otherness is an ethical choice.
Key words
Ethics ; inclusion ; real ; subject.

L
e discours du couple égalité et liberté a conduit à de sensibles efforts d’inclu-
sion de jeunes en difficultés nécessitant une attention spécifique à l’école. Dans
ce texte nous voulons aborder les défis et chances que constitue la confronta-
tion avec l’altérité et hétérogénéité pour les jeunes enseignants en formation. Nous
nous basons sur des entretiens narratifs conduits avec des enseignants encore en
formation à Luxembourg, où les enseignants poursuivent différents stages sous la

[1] Senior lecturer, université du Luxembourg.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/20205084


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 85

supervision d’un formateur de terrain ou d’un conseiller pédagogique, et en Autriche,


où les enseignants poursuivent leur stage sous la supervision d’un « Praxislehrer »
L’analyse des matériaux permet de faire émerger comment le travail de subjectivation
qui s’impose dans la rencontre avec ces élèves touche à la dimension du fantasme.
Nous citerons plusieurs propos des enseignants rencontrés, avant de présenter quel-
ques propositions qui nous paraissent incontournables pour la formation des
enseignants.

Le discours de l’inclusion une chance pour l’enfant sujet en difficultés

Depuis plusieurs décennies l’intégration de jeunes en situation de handicap a été


promue dans le domaine associatif, puis à l’école et de plus en plus dans la vie
quotidienne. Or le discours de l’intégration, qui constituait un vrai progrès s’est
confronté rapidement à ses limites puisqu’il attribuait les difficultés d’une personne
à sa déficience, sans distinguer entre les caractéristiques individuelles et les exi-
gences de la société ainsi que les contextes d’action (Garel, 2010). C’est l’avancée
introduite par le discours de l’inclusion où une personne est dite « handicapée » en
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raison d’un côté « de sa déficience qu’elle soit physique, sensorielle, ou mentale, et
d’autre part des barrières instrumentales, culturelles sociales, réglementaires créant
un obstacle que la personne ne peut franchir en raison de ses particularités »
(V. Assante, 2000, p. 8). Ce même discours soutient que la scolarisation réussie d’un
enfant « implique de s’attacher dans un même mouvement à ses singularités et à ce
qu’il partage, ou peut partager, avec les autres, en particulier une culture commune.
Cette attention conjointe aux différences et aux ressemblances invite à conjuguer
assimilation et différenciation » (Garel, 2010, p. 160).
Par rapport au discours de l’intégration, le discours de l’inclusion ne répond donc
pas seulement aux besoins des enfants, mais il vise à promouvoir à « bien accueillir
la diversité » (Konferenz, 2015). Si dans le discours de l’intégration l’enfant avec son
mal devait s’adapter à la norme, le discours de l’inclusion vise à adapter l’école aux
possibilités de l’enfant. Il s’agit de donner à chacun les mêmes possibilités, de ne
pas vivre dans l’exclusion, de développer autant que possible ses potentialités pour
que la société, la collectivité puisse elle aussi profiter de cette diversité (Ebersold,
2009). Le discours de l’inclusion exprime donc la volonté politique de promouvoir
autant que possible les chances des jeunes dans leur singularité.
La plupart des enseignants acceptent le discours de l’inclusion du point de vue
éthique et politique. Mais existent des doutes et des questions sur la mise en pratique
dans le quotidien. Ils ont souvent l’impression que la décision politique concernant
l’inclusion peut induire des fantasmes d’égalitarisme et des manies de nivellement.
Une telle position fait d’ailleurs partie des paradoxes de notre société individualiste
qui veut justement aussi exorciser le négatif, l’altérité et admire la « mêmeté » comme
l’affirme le philosophe Byung – Chul Han (2016).
86 [ psychologie clinique no50 2020/2

Travaillant depuis plusieurs années dans le domaine de la formation des enseignants


à l’université de Luxembourg, j’ai décidé de mener ces entretiens pour essayer de
comprendre de plus près comment le jeune enseignant ou l’enseignant-stagiaire de
l’école inclusive s’y prend et se forme pour essayer de rencontrer des élèves à besoins
spécifiques dans leur singularité et par conséquent dans leur altérité.

L’inclusion un défi pour les enseignants (novices)

L’école comme autre scène


L’école constitue un lieu hautement complexe pour le jeune enseignant. Même s’il
y a parcouru toute une carrière d’élève et d’étudiant, il n’est pas nécessairement
conscient de tout ce qui se joue à travers la transmission de savoir. En effet, les
élèves comme les enseignants y viennent mettre en scène leurs fantasmes, essaient
de les éprouver et de leur donner consistance. Et de même pour les parents avec
leurs craintes, leurs envies et désirs par rapport à leur progéniture.
Les enseignants eux aussi y vivent leurs désirs, leurs angoisses et haine par rapport
aux élèves. Souvent les enseignants ne veulent pas savoir qu’il y a du savoir insu qui
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circule dans la salle de classe. Or l’enfant, l’adolescent, n’est jamais ce qu’il repré-
sente pour les adultes. Ce qui est en jeu pour lui, c’est son advenir en tant que sujet.
Son rapport au savoir en porte les traits. C’est ainsi qu’il met en scène son désir ou
refus de savoir, ce que ses parents pensent, ont fait ou pas fait. Il se retire dans le
mutisme ou encore se marginalise dans un groupe, il fugue pour se protéger de la
violence du père, de l’ignorance ou du réel pulsionnel de la mère. Il peut transfèrer
sur l’enseignante des attentes qui l’aliènent et dont il souffre.

Confronté au non-savoir que constitue le sujet


Notre société caractérisée par l’individualisme fait que tout un chacun vit ses propres
mythèmes et se retrouve peu structuré par des discours collectifs. Les adultes comme
les jeunes se voient livrés à eux-mêmes et souvent à un espace sans bornes. De
nouveaux symptômes voient le jour comme l’incapacité de tenir sa place, l’incapacité
de faire le choix de son identité sexuelle, une perversion généralisée sous forme
d’exhibition impudique, l’usage du pharmakon ou la violence (Melman, 2000). Les
enseignants se voient donc confrontés à de nouvelles façons de penser, de jouir et
à toute une panoplie de symptômes et d’acting out, et par conséquent à des groupes
composés d’individus très hétérogènes.
Travaillant sur les chaines signifiantes et les aspects de jouissance dans les entretiens
ou propos lors des supervisions que j’ai pu mener ou lire, nous avons été frappés
par le mal que les jeunes enseignants ressentaient en étant confrontés à l’excès, au
pulsionnel de l’enfant qu’ils rencontraient. Des enfants ou des jeunes leurs adressent
des silences, des peurs, des frustrations, des révoltes, des actes violents. Les ensei-
gnants se trouvent en face d’un trop peu de ou un trop de satisfaction, de jouissance.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 87

Depuis Freud nous savons que si la pulsion c’est la vie, mais c’est aussi la mort
quand son trajet tourne en rond. Y faire avec pour un jeune stagiaire ne va pas de
soi. Quelqu’un se disait fortement déstabilisé par un jeune qui d’un moment à l’autre
« est ailleurs... plus joignable ».
Par association, cet exemple nous renvoie au cas de cette cette petite fille musulmane
accompagnée par un jeune enseignant-stagiaire de l’école primaire qui se pose la
question si elle ne se sent pas « mal à l’aise par moments d’être suivie par un jeune adulte
homme alors que ses parents lui ont dit de ne pas s’entretenir avec un homme étranger ». On
peut supposer les fantasmes qui jouent, les résistances et les interpellations qui fonc-
tionnent. À d’autres moments cette jeune fille se sent débordée par une matière et elle
décroche : « elle met ses affaires dans son cartable et ne fait plus rien... pas moyen de la motiver
à travailler avec moi », raconte l’enseignant qui l’accompagne dans son processus
d’inclusion scolaire. La petite change seulement d’avis si une enseignante l’invite à
travailler. Frustration énorme pour ce stagiaire en enseignement spécialisé ! C’est
l’imaginaire qui touche au réel. Son manque l’incite à travailler au niveau symbolique.

Le réel du corps comme défi


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Difficile dans le travail inclusif est donc le cas des enfants qui sont débordés par la
jouissance. C’est le non-savoir, le réel qui peut mettre les jeunes enseignants mal à
l’aise. C’est par exemple le cas pour les enfants qui sont dits « être en retard » et qui
ne maitrisent pas leur corps, qui envahis par la jouissance souffrent par exemple
d’énurésie. Les causes d’un tel symptôme peuvent être multiples. L’enseignant ou
tout autre intervenant peut s’éprouver touché par des affects dont lui aussi jouit alors
à sa manière. Marqué par le dégout, une future enseignante spécialisée refuse de laver
un enfant qui n’est pas propre à l’âge de 5-6 ans. Sans pouvoir aller dans le détail, nous
pouvons dire que c’est son rapport au corps et à l’autre qui est en question ici.
Beaucoup sont confrontés à des enfants en agitation « continuellement en mouvement
dans une classe tout en risquant de se faire mal, qui dérangent les autres enfants dans leur
travail » et qui « entrent très vite dans une spirale dangereuse pour chacun dans la classe ».
Difficile de ne plus considérer un tel enfant comme sujet mais comme objet réel,
« happé par le vide de l’Autre », à la recherche d’une place symbolique (Forget, 2017,
p. 84-85). Dans ce cas, c’était l’enseignante elle-même qui finissait par se sentir sans
repères symboliques pour faire avec la situation de son élève en souffrance.
Une autre enseignante se voit défiée par un jeune pour qui la jouissance semble être
au poste de commande. C’est l’objet toxicomane réel qui semble pallier l’absence de
lien à l’Autre. Mais c’est aussi dans « son corps négligé, nauséabond qu’il approche de
près les autres et les angoisse ».

Altération de l’image, déchirure et altérité


De telles expériences affectent les enseignants. Ils se demandent à quelle place ils
sont mis et s’ils peuvent assumer ce métier qu’ils désiraient ou voulaient faire.
88 [ psychologie clinique no50 2020/2

Certains évitent à ce qu’ils soient touchés dans leur chair par la parole de l’autre.
C’est ainsi qu’un enseignant dit à un autre : « Tu n’as qu’à être très sec avec celui-là ! »
Ils entrent dans la dénégation, ce vouloir ne rien vouloir savoir (Vasse, 2004, p. 317) :
« Je ne suis quand-même pas ami avec elle, je ne vais quand-même pas l’épouser ! ». C’est
la méfiance, le mépris, le regard accusateur de l’Autre qu’on projette éventuellement
dans une classe où « une fille qui par sa biographie ne fait que prendre des distances »
par rapport au stagiaire et lui flanque au visage : « qu’elle ne s’intéresse pas à son désir
de la faire avancer ». De telles expériences délogent le jeune stagiaire de l’image qu’il
s’est faite de lui-même grâce aussi à ses refoulements.
Confronté à la fragmentation de l’image que nous avons du corps de l’autre, l’image
du corps propre peut se morceler en miroir. Nous sommes interpelés et c’est
l’angoisse qui peut en jaillir. Aussi le fait qu’un autre « se colle à notre corps, peut
induire des angoisses qui viennent d’expériences de notre passé » comme l’affirme un
enseignant. C’est le rapport au corps propre que le jeune enseignant-stagiaire en
classe d’inclusion est interpellé à travailler. En effet le corps, c’est ce que nous avons
de plus intime, mais aussi de plus étranger, c’est ce dont nous jouissons, avons peur,
honte ou fierté. Il est parlant et a besoin de la parole de l’Autre.
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La confrontation à un discours normé, scientifique peut lui aussi bloquer le stagiaire
en l’invitant à objectiver le sujet élève, donc à se construire une image de l’élève en
question et à s’y enfermer. C’est le cas si quelqu’un lui dit : « cet enfant a de toute
façon un retard de 32 mois » ou « si on savait au moins qu’il est autiste » Se pose la
question quel motif et quelle violence peuvent se cacher derrière une telle affirma-
tion. Qu’en est-il de l’enfant, sujet de désir ? Est-ce que cette représentation
n’encombre pas la Vie, le réel comme impossible à représenter ? Quel rapport au
savoir est en jeu ici ? Comment s’en rendre compte et comprendre l’effet sur l’enfant
en question. C’est surtout problématique pour un jeune enseignant d’être confronté
à de tels propos. Comment lui permettre de ne pas s’enfermer dans une image « scien-
tifique » de l’autre, de ne pas se laisser enfermer dans une passion de la causalité
(Gori, 2002) pour passer à une passion de l’ignorance empêchant ainsi son processus
de formation dans ce métier de l’humain ?
Et finalement comment rencontrer les parents d’enfants en difficultés ? Comment
se confronter en tant qu’enseignant stagiaire par exemple avec un discours le culpa-
bilisant ? Comment faire avec des discours ambiguës de parents tiraillés parfois entre
la volonté de faire le bien pour leur enfant, à l’appui du discours de l’inclusion et
le protéger trop, d’autre part. Évoquons à ce sujet une situation où l’enseignant
partage avec les élèves sur la façon dont ils peuvent inclure et soutenir un enfant en
difficulté. Or les parents ne supposent pas leur enfant suffisamment sujet pour être
présent en classe lors de cet échange sur lui.
Toutes ces expériences touchent les stagiaires au corps. Ils sont délogés dans leur
image et dans les discours qu’ils tiennent. Parfois ils ont peur de parler, de dire leur
ressenti. Ils ne veulent pas entrer en conflit avec les élèves, les parents, les formateurs
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 89

qui les accompagnent sur le terrain, parce que cela les emmènerait à avouer leur
« propre conflit intérieur » (Vasse, 1981, p. 156). L’un ou l’autre préfère ainsi « faire
le mort », afin de ne pas être blessé narcissiquement. Et en effet certains enseignants
se sentent débordés, se découvrent dans la haine, le désir de mort liés à des senti-
ments de culpabilités et à des passages à l’acte. La découverte de l’altérité extérieure
et intérieure constitue aussi une chance de progresser.

L’altérité et « l’inquiétante étrangeté » comme défis pour la formation des enseignants


Les jeunes stagiaires viennent avec leurs fantasmes, identifications, leurs idéaux et
objets internes à partir desquels ils se sont construits. Carlo, enseignant-stagiaire,
« commence à trembler, à transpirer fortement s’il se trouve devant une classe ». C’est la
frayeur ! On peut même parler d’inquiétante étrangeté. En effet dans la confronta-
tion avec les élèves des signifiants nécessaires manquent ou s’échappent (Freymann,
1999, p. 2015). Le monde qu’il a connu jusqu’alors n’est plus le même. Nous avons
rencontré de jeunes enseignants, qui en tant qu’adolescents vivaient dans leur monde
restreint, dans une certaine protection, voire solitude, et que là, en fonction, tout
d’un coup se retrouvent confrontés à d’autres mondes.
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Pour Freud « l’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des
complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure ou
bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confir-
mées » (Freud, 1933). Sans réduire « l’Unheimlich » à cet aspect, c’est la violence, tel
ou tel trait physique, l’être de l’autre avec qui il faut faire avec, sans nécessairement
le comprendre. Il importe donc au formateur de terrain de faire en sorte que le jeune
stagiaire ne « s’engouffre pas dans un trou d’abîme où la souffrance côtoie la jouis-
sance » (Cabassut, 2005, p. 11). Évoquons encore une situation, où les élèves d’une
classe inclusive sont très incommodés par le comportement d’un condisciple. Ils
vivent là cette relation comme « unheimlich ». Ils préféreraient qu’il soit exclu. Les
enseignants le soutiennent à s’inclure et à faire avec son mal. Ces efforts sont jugés
par les autres élèves comme une manque d’attention par rapport à leurs propres
besoins de reconnaissance et leurs malaises. Comment répondre à ces demandes ?
Et comment aider cet élève à avancer ?
Les enseignants se demandent comment faire aussi bien avec la haine des élèves
comme avec la leur. C’est l’angoisse, la « Hilflosigkeit » qui s’installe. Comment parler
en classe de cette « inquiétante étrangeté » où les jeunes rencontrent dans le contact
réel quelque chose qui leur est intime ?

L’usure
Dans de telles situations l’enseignant bien intentionné se voit souvent tenté de vou-
loir contenir la situation à travers une panoplie de mesures, de règles et de sanctions.
C’est un fantasme inconscient de maîtrise qui peut le guider éventuellement. Entrer
dans un discours du maître et de la fabrication de bons élèves risque de tomber dans
90 [ psychologie clinique no50 2020/2

la plainte de l’impuissance et d’une certaine « usure » (Allione, 2010, pp. 67-94). Nous
avons pu voir aussi avec quel engagement les enseignants désiraient que les jeunes
puissent travailler leur angoisse et leur rapport à l’Autre. Par ailleurs, remarquable
était d’autre part chez certains de ces jeunes enseignants le désir de se former à
travers cette situation complexe et de bricoler des stratégies afin de nouer le sym-
bolique, l’imaginaire et le réel dans le domaine professionnel.
Comment se former à faire avec l’altération qui s’installe en contexte inclusif ? C’est
encore à partir de quelques expériences et interviews avec des jeunes enseignants
que nous voulons proposer quelques idées.

Des attitudes et compétences à développer pour l’enseignant

Compte tenu de ces défis, le jeune enseignant est invité à développer une attitude, un
style et certaines compétences qui lui permettent de travailler avec les jeunes. C’est un
processus de transformation qui doit se faire souvent. Ils découvrent qu’ils se trouvent en
impasse s’ils rencontrent le jeune handicapé uniquement comme quelqu’un qu’il faut
« réparer » et non comme un sujet souffrant et jouissant (Russ & Leguil, 2015, p. 120).
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Le formateur de terrain a donc comme tâche d’aider le jeune enseignant à travailler
la question de la jouissance, du pulsionnel, du rapport au corps et aux discours
enfermant. Même si ce travail ne vise pas à « traverser le fantasme » il touche à la
question du fantasme, donc la façon du jeune enseignant de traiter le réel à partir
du symbolique et de l’imaginaire.

Un travail sous transfert


Travailler le rapport à l’altérité, peut débuter à partir des affects et symptômes, de
la déchirure de l’image de soi qui peut parfois se produire. Cela touche à la question
du transfert, parce que les enseignants comme les élèves en souffrance déplacent
sur le lieu de l’école leurs désirs inconscients et touchent à leur insu l’inconscient
de l’autre (Paturet, 2012, p. 43).
Ce qui importe donc c’est de soutenir le stagiaire dans sa réflexion et la mise en
parole, de le « pousser » à mettre au travail la place à laquelle il se met et a mis le
jeune en difficulté. Il s’agit de l’aider à interpréter certaines incidents, manifestations
symptomatiques, mais de telle façon à laisser ouvert le sens. Évoquons à ce sujet un
enseignant qui pensait « que cela irait sans s’y mouiller trop, qu’il n’avait pas besoin de
s’engager par rapport à un groupe ». Ce n’est qu’après que les élèves le provoquaient
par leur indiscipline, qu’il se rendait « compte de l’importance à leur donner une place
de sujet » à travers sa façon de transmettre du savoir.

« Bien-dire » versus dire le bien


Plutôt que de dire le Bien, qui serait la position du discours du maître, le formateur
favorise le « Bien-dire » (Lacan, 1974, p. 65), c’est-à-dire l’énonciation du jeune
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 91

enseignant dans sa démarche d’être de désir et de sujet divisé dans le contexte en


question. Lors des échanges, ce dire est justement attendu au lieu d’achoppement du
discours du jeune stagiaire : là où ça m’échappe, là dois-je advenir comme sujet. La
tâche de l’accompagnateur du jeune stagiaire est alors de soutenir et relancer ce « Bien-
dire » pour qu’il puisse lâcher le plus possible sur ses résistances et sur sa position de
maîtrise, de savoir avec certitude comment faire (Pigeon, 2019). Il s’agit d’aider l’ensei-
gnant à passer d’une position d’impuissance à celle du métier d’impossible.
Lors d’une supervision, une formatrice de terrain parle d’un élève qui durant tout
un temps n’arrêtait pas de faire des crises : « jette des objets sur les autres enfants, parfois
des chaises et attaque l’enseignante ». Il s’agit d’un enfant qui à la suite du décès d’un
proche remplace la parole par l’acte, il n’obéit plus à l’enseignante stagiaire, ne
s’intègre plus dans ce collectif et sème plutôt le désordre en classe. Cette situation
demandait à la formatrice un très long travail de mise en parole et d’écoute pour
autoriser la stagiaire à se dégager des pièges « de la représentation et de l’exaspéra-
tion de l’imaginaire » (Vasse, 1978, p. 217) Il s’agissait de la soutenir à ce qu’elle vise
avec son désir le réel, au-delà de l’imaginaire destructeur.
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Travailler le cadre
Nous savons comment l’enfant dit hyperactif peut vite déranger un cours. C’est tout
à fait compréhensible que vivre dans un collectif a un important côté pulsionnel,
jouissif, la situation peut vite tourner au chaos. Le jeune perturbateur peut être
considéré ainsi comme intrus et risque être rejeté par ses copains.
Approcher les jeunes, hyperactifs ou psychotiques dans leurs angoisses, troubles et
agirs ne peut pas se réduire à un comportement qu’il faut cibler, circonscrire et
essayer d’éradiquer d’un coup de baguette magique. Il s’agit plutôt d’élaborer des
repères symboliques et imaginaires qui permettent aux enfants ou aux adolescents
de se retrouver dans le social, de se calmer et de se construire comme sujet. C’est
aux enseignants et éducateurs de faire cadre, de les aider à assumer une place sym-
bolique si c’est possible, de bricoler éventuellement avec des rituels, des bouts de
parole ou des jeux pour accueillir une jouissance débordante.
Comment constituer un bord ? Le bord à constituer est entre réel et savoir, entre
une jouissance qui déborde et le champ signifiant où il s’agit d’en dire une part. Ce
bord, Lacan l’a nommé : fonction de la lettre. Ainsi peut se réduire pour le sujet le
poids du sens, ce qui peut permettre à la violence de céder la place à la parole. Faire
bord c’est introduire le sujet à la dimension du semblant, comme dans un cas où un
élève qui pouvait être très violent a appris à se tranquilliser grâce au « calme », c’est-
à-dire un rituel qui lui permet de se retirer du groupe, dans un lieu à lui.

Des enseignants et des élèves dans des institutions « pas toutes »


Les enseignants nous disent qu’il importe aussi, qu’eux-mêmes « puissent faire avec
des situations chaotiques ». Rien de plus nécessaire que d’être ouvert à se laisser
92 [ psychologie clinique no50 2020/2

conduire par la Vie, la parole et l’écoute de l’autre. « Il faut parfois savoir ne pas
insister, pour qu’il retrouve son calme... il faut lui dire aussi ce qu’on ressent s’il est tellement
violent ou lui demander d’exprimer ce qu’il ressent. » Il importe donc de créer une atmo-
sphère, qui ne se construise pas sur un modèle institutionnel plutôt paranoïaque, et
par conséquent trop perturbant pour des enfants à traits psychotiques ou violents.
Le savoir ne peut pas être le monopole des enseignants.

La formation : advenir comme sujet professionnel


La formation d’un enseignant de l’école inclusive d’aujourd’hui ne concerne pas
uniquement l’apprentissage de gestes professionnels, comme on dit dans le langage
pédagogique actuel, mais de subjectiver ce métier, c’est-à-dire de travailler sur les
discours, représentations et les scénario inconscient qui nous guident inconsciem-
ment dans ce métier. Prenons l’enseignante qui devient agressive et met un enfant
après l’autre devant la porte, parce que ses élèves ce jour-là ne font pas comme elle
le souhaite. Étonnée, car elle affirme que « Nomalerweise hängen die Kinder an meinen
Lippen », traduit « normalement les enfants sont suspendus à mes lèvres », elle vit leur
comportement comme une attaque. Elle se sent blessée. Même s’il ne s’agit pas d’une
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situation catastrophique, on peut se poser la question de quel fantasme « se nourrit »
sa façon d’être enseignante. Quel objet petit a, est cause du désir d’enseigner ? Est-ce
qu’elle se comprend inconsciemment comme sein ?
Nous avons interviewé d’autres enseignants qui se voyaient au bord « du burnout »
parce qu’ils « ne supportent les devoirs criblés de fautes ». Eux aussi vivaient ces fautes
comme une sorte de projectile qui les atteignent dans l’image qu’ils s’étaient
construits de leur profession et d’eux-mêmes comme enseignant.
Râler, engueuler les élèves et installer des mesures draconiennes dans une classe est
une option qui tournera normalement au pire. Elle ne fait qu’enfermer l’enseignant
dans son fantasme. Être agacé, exaspéré par l’inattention, les fautes grammaticales, le
refus de travailler, constitue une occasion de questionner son propre rapport à la loi
de la parole, à son désir d’enseigner, peut-être aussi au mépris et à la méprise vis-à-vis
de soi-même, des élèves ou du métier. Tout cela nécessite des espaces – temps de
médiation, où les enseignants en formation et autres peuvent se parler, se risquer pas
seulement pour survivre dans leur métier, mais y vivre vraiment. C’est un travail sur
la sa propre jouissance propre à travers l’ouverture à la parole, donc à l’Autre.
Or nous risquons aujourd’hui de nous assujettir à des techniques qui anéantissent tout
notre pouvoir créateur. Dans ce sens le risque « d’oublier toute éthique est peut-être le
seul risque qu’il faut vraiment chercher à prévenir » (Russ & Clotilde, 2015, p. 121).

Pour une éthique de la rencontre

Dans le monde professionnel on s’est habitué à parler de déontologie. La vie col-


lective à l’école a besoin de normes auxquelles le professionnel et les élèves se
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 93

soumettent. Mais nous savons aussi que ce qui est bien pour l’un peut être mal pour
l’autre. Et les normes que nous émettons se basent souvent sur ce que nous nous
imaginons être le bien pour l’autre, la communauté et nous-mêmes. Une approche
éthique par contre est animée par notre désir qui vise le réel, l’irreprésentable,
l’impossible comme Kant l’avait déjà théorisé et comme Lacan, Zizek et Zupancic
(2011) l’ont interprété et développé. Finalement ce rapport au réel se traduit par
notre foi ou notre espérance en la Vie. Cette foi se constitue par un acte de liberté,
mais fonde finalement aussi notre liberté et l’ouverture à l’Autre et à notre propre
altérité. Une telle approche d’éthique permet une rencontre vraie entre êtres
humains : « La vie n’est pas donnée comme un objet. Elle n’est que donnée dans la
rencontre. » (Vasse, 2013, p. 512).

L’élève que le jeune enseignant rencontre n’est pas identique à sa figure, à la souf-
france ou les émotions que nous imaginons. C’est un Autre, un « parlêtre ». Le ren-
contrer ce n’est pas une affaire d’apprentissage, mais de positionnement, donc de
rapport à la jouissance, à la vérité singulière, c’est une question de choix éthique.
Certains élèves à besoins spécifiques n’ont pas toujours les mots pour dire, se dire,
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s’exprimer sur ce qui les occupe. C’est « la confiance des accueillants dans ce que
parler implique » (Lebrun, 2017, p. 304) qui les aide à se dire.
Ce n’est qu’au travers de la rencontre avec un autre réel, qui sait endosser les décep-
tions de la vie, la perte de jouissance, et qui sait aussi « donner chair vivante à la
possibilisation de l’impossible », que le jeune peut progressivement assumer à sup-
porter la négativité qui fait partie de la condition humaine (Lebrun J.-P., 2004, p. 78).
C’est grâce à la découverte que l’existence est viable, malgré les manques et les
abîmes que le « parlêtre » rencontre, que les jeunes peuvent espérer de développer
leurs capacités, opportunités et advenir en tant que sujet.
L’enseignant c’est quelqu’un qui aide les enfants à découvrir la voie du désir. Dans
ce sens, une étudiante en stage parle d’un enseignant qui lui a transmis qu’un élève
qui a raté par exemple un devoir en classe ne doit être pas identifié à l’échec : « il y
a toujours un arrière-fond », donc du réel qui fonde un espace de liberté. Or la liberté
fondamentale constitue un consentement à la Vie, à « l’ex-sistence ». Elle se fait à
travers la rencontre avec quelqu’un d’autre, comme le déni de la vie va être aussi
une manière de ne rencontrer personne (Vasse, 2005). « Pour marcher comme pour
parler, l’homme doit franchir un seuil et il ne peut le faire que relativement à un
appel, qui est promesse de rencontre. Du désir de la rencontre, étayé sur la promesse
qu’elle aura lieu, naît la possibilité de prendre le risque du vide, du saut, de la
séparation d’avec l’image de soi. Il n’y a de rencontre véritable qu’à ce prix. » (Vasse,
2007). Mais cela présuppose que l’accompagnateur de jeunes en difficultés ait tra-
vaillé et accepté sa propre altérité et l’aime suffisamment. À cet effet il a besoin de
l’écoute, de l’écho de collègues, de dispositifs d’analyse de pratiques voire de
supervision.
94 [ psychologie clinique no50 2020/2

Conclusion

Pour les jeunes enseignants ou stagiaires, travailler avec des enfants ou des adoles-
cents en souffrance n’est pas évident. S’il ne faut pas nécessairement avoir une
approche psychanalytique pour rencontrer l’élève, des dispositifs d’analyse des pra-
tiques inspirés par la psychanalyse peuvent aider les jeunes enseignants en stage à
reconnaître dans le jeune en face un « je à advenir » et à travailler à ce propos leurs
transferts, résistances et fantasmes.

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96 [ psychologie clinique no50 2020/2

Un dispositif de médiation à l’école


pour faire face au mutisme sélectif
des enfants migrants
[ Viviani Carmo-Huerta [1]
et Miriam Debieux-Rosa[2]

Résumé
Cet article aura pour objectif de présenter un dispositif de médiation clinique en milieu scolaire
créé pour faire face au nombre grandissant de demandes de prise en charge psychologique destinée
aux enfants de migrants présentant une symptomatologie qui vient impacter leurs apprentissages
scolaires, notamment le mutisme sélectif ou extra-familial. Ce dispositif est conçu comme un espace
de métaphorisation, selon les mots d’Alice Cherki. À partir de la rencontre avec Asraf, un enfant
de 7 ans, mutique depuis sa rentrée à l’école maternelle, les auteurs œuvrent pour la création de
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lieux ouverts à la pluralité des systèmes symboliques, des lieux capables de rompre le silence et
de faciliter l’émergence de la parole et de la subjectivation.
Mots clés
École ; enfants migrants ; mutisme sélectif ; psychanalyse.
Summary
There is an increasing number of cases where symptoms arising from the migratory process have
been affecting school learning, especially the selective mutism. This article intends to present a
clinical mediation device designed specifically to deal with psychological treatment in the school
environment for migrant children. In the words of Alice Cherki, this clinical device can be unders-
tood as a metaphorical space. The experience with Asraf, 7 years old, non-spoken since returning
to school, is taken as a subject by the authors exposed in this article. They defend the creation of
places open to the plurality of symbolic systems, which are able to break the silence and to facilitate
the emergence of speech and subjectivity.
Key words
Children ; psychoanalysis ; school ; selective mutism.

Introduction

Il y a actuellement un phénomène qui interpelle tout clinicien s’occupant d’enfants,


à savoir, le nombre grandissant des demandes de prise en charge psychologique
[1] Psychologue clinicienne. Docteur en Psychologie Clinique. Chargé d’enseignent à l’Université Paris-Nanterre, Paris X.
Membre du Laboratoire Psychanalyse, Société et Politique de l’Université de Sao Paulo et du Laboratoire CLIPSYD, Clinique
Psychanalyse et Développement.
[2] Psychanalyste. Professeur des Universités, Institut de Psychologie Clinique de l’Université de Sao Paulo, USP, Brésil.
Coordinatrice du Laboratoire, Psychanalyse, Société et Politique, USP.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/20205096


< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 97

émanant de l’école. Cette augmentation est particulièrement évidente quand nous


exerçons notre pratique au sein des quartiers où la précarité économique et sociale
vient s’associer à la réalité migratoire. Les symptômes relationnels tels que l’isole-
ment et l’agressivité, le manque de concentration, l’angoisse paralysante qui assume
la forme de la phobie scolaire et l’inhibition à la base du mutisme sélectif ou extra-
familial constituent un bon nombre des motifs de consultation en clinique de
l’enfant. Ces symptômes viennent gêner le fonctionnement de la pensée de l’enfant
et finissent par troubler son entrée dans les apprentissages formels : lecture, écriture
et calcul.
Certes, ces symptômes n’apparaissent pas exclusivement chez enfants de migrants,
mais en ce qui concerne le mutisme sélectif en milieu scolaire qui nous intéresse
particulièrement dans cet article, des nombreuses recherches (Elizur & Perednik,
2003) ont pu observer une prévalence d’environ 3 à 4 fois plus élevée chez les
enfants bilingues. Pour faire face à la souffrance des enfants de migrants dans leur
rencontre avec le monde d’ici, représenté par l’école, nous[3] avons créé un dispositif
clinique d’intervention en milieu scolaire qui a pour ambition d’aller vers les sujets
dans le lieu où leur symptôme vient interroger l’autre, l’adulte-enseignant. Ce dis-
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positif de médiation, particulièrement efficace pour traiter le mutisme sélectif en
milieu scolaire, nous le concevons comme une sorte d’espace de métaphorisation,
selon les mots d’Alice Cherki. Pour illustrer cela, nous allons nous appuyer sur le
cas d’Asraf, enfant de 7 ans, mutique depuis sa rentrée à l’école maternelle en
France.

Des espaces de métaphorisation, pour rompre les mutismes

La vulnérabilité des familles migrantes n’est pas simplement d’ordre socio-écono-


mique. Dans les situations migratoires, les représentants culturels ne sont plus les
mêmes, les catégories d’orientation dans des codes sociaux qui autrefois ont permis
au sujet de s’inscrire dans la culture échouent. Aux violences subies pendant le
voyage s’ajoutent les difficultés d’installation dans le nouveau pays, des vicissitudes
qui peuvent transformer l’exil géographique en exil subjectif. Cela vient créer une
charge de travail psychique supplémentaire chez les sujets en situation migratoire.
Ces hommes et ces femmes en exil géographique doivent relever le défi de l’appar-
tenance sur une terre étrangère. Leurs enfants, eux, ont pour défi l’inscription dans
un univers différent de celui de leurs parents : grandir entre deux langues, entre
deux cultures, entre là-bas et ici.
Dans les migrations forcées par la violence et la misère, la dimension de ce qui a été
perdu et laissé définitivement derrière soi, ainsi que la difficulté à se situer dans le
monde, occupent une place importante et engendrent des effets de déracinement.

[3] Il s’agit d’un dispositif de médiation créé par l’équipe Metisco, au sein de la Maison des Adolescents, MDA Cochin.
98 [ psychologie clinique no50 2020/2

Dans les cas où le déplacement migratoire résulte de violences et de menaces contre


la vie dans le pays d’origine, c’est-à-dire quand la propre culture du sujet menace
sa vie, nous observons des états de fixation temporelle proches d’une sidération
mélancolique ; la remémoration incessante est utilisée pour tenter d’attribuer du
sens à la violence du réel. Il s’agit d’un empêchement de l’oubli, du refoulement
nécessaire pour se séparer de ce qui a eu lieu. À ce stade, les dimensions de l’incons-
cient et du politique s’entremêlent. L’inconscient ne peut pas être réduit à sa dimen-
sion individuelle. Dans La frontière invisible. Violences de l’immigration (2013), Alice
Cherki insiste sur la dimension collective de l’inconscient. Pour la psychanalyste,
l’émergence du sujet est intimement liée aux productions collectives de chaque
culture ou société, de sorte que tout groupe social transmettrait son propre modèle
de subjectivité inconsciente. D’après elle,

« (...) le sujet de l’inconscient puise dans les faisceaux des représentations véhiculées par des
systèmes symboliques multiples, dont la culture est le réservoir. On pourrait remarquer au
passage que le politique s’y inscrit, dans ces systèmes symboliques, en tant qu’échange régu-
lateur des rapports des hommes entre eux, qu’il s’agisse de la force, du droit, de l’écrit, de la
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parole, et pourquoi pas du religieux (...) » (Cherki, 2013, p. 50).

Lorsque les systèmes symboliques de la culture dominante annihilent les références


culturelles sur lesquelles se fixent les sujets en situation migratoire ou en situation
d’exil, le processus de constitution subjective peut se bloquer. Toute situation de
précarité, de non-protection sociopolitique et de négation de droits peut amener le
sujet à s’installer dans une temporalité de rupture spécifique de l’expérience trau-
matique. Ce temps pendant lequel le sujet a du mal à se situer a des effets sur sa
position subjective et sur le lien social. Selon Rosa (2015), « de telles conditions se
traduisent par un bâillonnement : bâillonné sous le signe de la mort, le sujet est
condamné à vaguer sans se poser ; l’expérience partagée, la position de passeur de
la culture, lui est interdite » (p. 33).
Pour rompre le silence mortifère qui marque l’éloignement du sujet dans la commu-
nauté des pairs, Alice Cherki propose la création de lieux de métaphorisation ouverts
à la pluralité des systèmes symboliques, des lieux capables de faciliter l’émergence
de la parole et de la subjectivation (Cherki, 2013). Cette notion est à la base du
dispositif de médiation en milieu scolaire créé pour faire face au nombre grandissant
des demandes de prise en charge psychologique destinée aux enfants de migrants
présentant une symptomatologie qui vient impacter de plein fouet leurs apprentis-
sages scolaires, notamment dans la sphère du langage oral. Avec la prise en compte
de la langue maternelle des patients par la présence d’un interprète, ce dispositif de
médiation vise à faire circuler le sens et les représentations des savoirs, la place des
enfants et des adultes, de la maladie entre les deux mondes, celui de l’école et celui
des enfants et familles venus d’ailleurs.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 99

Le choix entre éduquer le symptôme de l’enfant ou, à contrario, l’écouter

Par son projet universaliste et laïque, l’école de Jules Ferry prétend rendre les
hommes et les femmes égaux dans leurs droits et dans leur dignité. Une éducation
centrée sur ce qui nous ressemble, la France et son vivre ensemble, et moins sou-
cieuse de nos différences : linguistiques, culturelles, religieuses. En quelque sorte,
quand un enfant entre à l’école, il devient un élève de la république. Dans les meil-
leurs des mondes, tout ce qui gravite autour de l’existence familiale, culturelle et
religieuse de l’enfant, n’est pas censé faire son entrée sur la scène scolaire et ne doit
pas avoir d’incidence majeure sur la routine scolaire de l’enfant, ni sur celle de
l’institution.
Freud (1925) dans la préface du livre Jeunesse à l’abandon d’Aichhorn a mis en avant
l’existence de trois métiers impossibles : gouverner, éduquer et analyser. Pour penser
l’impossible de la profession d’éduquer, Freud nous met en garde contre l’idéal
fallacieux d’un certain universalisme des rapports aux savoirs, impliquant un effa-
cement de la singularité de chaque sujet, c’est-à-dire son savoir inconscient qui vien-
drait insister et déranger la scène sociale scolaire. Comme le souligne Éric Laurent
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(2013) dans son texte intitulé Les traumatismes du savoir qu’il introduit avec une cita-
tion de Jacques-Allain Miller : « L’enfant est le sujet à éduquer. Il est par excellence
le sujet livré au discours du Maître par le biais du savoir ». Dans cet article, Laurent
dans un élan prémonitoire anticipe l’arrivée d’une école qu’il appelle all inclusive, à
la fois capable d’accueillir tous les « enfants nommés, marqués par l’affolement des
étiquettes, des diagnostics distribués massivement (...) » (Laurent, 2013. p. 155), mais
également capable, par tout un tas de dispositifs pédagogiques enjolivés de tant
d’acronymes, de traiter et de rééduquer chacun des symptômes de l’enfant.
Tout le risque est de vouloir entendre l’universalisme de droit d’accès aux savoirs,
pilier de l’école républicaine, comme son contraire, c’est-à-dire, comme un principe
au service de la ségrégation des différences. Le symptôme de l’enfant en tant que
manifestation du savoir de l’inconscient, peut apparaître sous ses formes multiples
d’agitation, d’agressivité, d’angoisse ou d’inhibition incitant l’école à aller au-delà
de ses frontières. Au risque d’être la force motrice de ces manifestations de mal-être,
l’école est incitée à la création d’espaces d’écoute et de métaphorisation, selon les
mots de Cherki, capables de rendre compte de la complexité des situations.
Les savoirs conscients de l’enfant, ceux qui sont mobilisés par l’école et les appren-
tissages peuvent être empêchés ou troublés par un savoir, plus primaire, en arrière-
plan, le savoir de l’inconscient. Ce premier savoir, qui s’inscrit dans l’inconscient
est l’effet des expériences précoces de l’enfant, taillé par son inscription dans un
désir parental, non-anonyme, selon les mots de Lacan (1986), mais aussi par la place
de l’enfant dans la culture, et pourquoi pas, dans la société d’accueil. Pour la psy-
chanalyste Martine Menès (2012), le désir de savoir relève de ce noyau de l’incons-
cient qui anime le sujet et est essentiel au bon fonctionnement des facultés cognitives.
100 [ psychologie clinique no50 2020/2

Si l’acte d’éduquer est toujours collectif, mais le désir de savoir toujours singulier,
du fait de sa dimension inconsciente, l’une de responsabilités des adultes, école et
parents, est de rendre possible l’accès de l’enfant aux savoirs. Tout d’abord, un savoir
sur les origines, intime, qui marquera l’enfant en tant qu’être singulier. Mais égale-
ment, le savoir général, académique, valorisé par la culture et la civilisation. C’est
sur la base de ces hypothèses que nous avons crée un espace de médiation, de méta-
phorisation, au sein de l’école pour aider le corps enseignant et les familles à dépasser
certains clivages qui venaient empêcher l’accès des enfants migrants aux
apprentissages.
Le dispositif de médiation en milieu scolaire a été pensé comme un lieu de méta-
phorisation capable d’abattre les murs qui séparent les mondes, celui d’avant, du
pays d’origine, des parents et des grands-parents, et celui de l’école, de la France,
pour permettre aux sujets de circuler et de transiter entre ses deux mondes d’appar-
tenance. Pour ce faire, nous avons conçu un cadre structuré, au sein des écoles,
capable d’accueillir la singularité des familles et des enfants. Un certain nombre de
professionnels ressources est convié à participer à une médiation autour d’un enfant
et sa famille : les psychologues scolaires, les enseignants UP2A ou l’enseignant prin-
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cipal, l’interprète et la(e) psychologue médiateur. Celui-ci est une espèce de chef
d’orchestre, c’est lui qui conduit l’entretien, qui cherche à comprendre par ses ques-
tions, qui distribue la parole des participants et qui fait les interprétations. Le psy-
chologue médiateur fait le travail de tissage entre les deux mondes : les savoirs de la
maison et celui de l’école. Celui qui autorise l’enfant, maître de son symptôme, à se
raconter en tant que petit sujet, effet de ce double discours, de la famille et de l’école.
L’école et les familles s’interrogent souvent sur les comportements et les difficultés de
ces enfants. Le psychologue-médiateur est celui qui aidera l’enfant à faire le mouve-
ment d’aller au-delà de l’identification à son symptôme (enfant-agité, enfant-papillon,
enfant-mutique, enfant-handicapé, etc.) décrit par l’école et la famille. L’enfant dans la
médiation, par sa prise de parole, par ses dessins, sera capable de se séparer progressi-
vement de ce discours, pour accéder à une élaboration singulière de ses peurs, de ses
angoisses qui ont fini par se cristalliser sur la forme d’une expression pathologique. Le
psychologue médiateur joue le rôle du tiers, d’un passeur de frontières, qui va favoriser
le savoir singulier de l’enfant. Par son travail de tissage, il autorise les familles à
s’inscrire dans le monde de l’école, et l’école à s’ouvrir à la singularité propre à chacun
au-delà de l’universalité des individus dans la société et ses institutions.
Pour illustrer notre dispositif, voici le cas d’Asraf, enfant de 7 ans, mutique depuis
sa rentrée à l’école maternelle en France.

Ashraf, pour qui la parole est un don

D’origine kurde, le père d’Ashraf a fui le nord de l’Irak pour échapper à la persé-
cution, à la prison et aux interminables interrogatoires de la police du régime. Il est
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 101

arrivé en France pendant l’été 2009, laissant derrière lui sa femme enceinte de 6 mois
et deux enfants, une fille et un garçon. Ashraf est le dernier enfant de la fratrie, celui
qu’attendait la mère quand le père a quitté le pays. Encore dans le ventre de sa mère,
il a partagé son angoisse, sa solitude et ses peurs des menaces. C’est sa mère qui a
choisi son prénom. Ashraf n’a connu son père qu’à l’âge de 2 ans, quand celui-ci a
réussi à fait venir sa famille auprès de lui en France.
Lors de la seule rencontre de médiation pour aborder la question du mutisme sélectif
d’Ashraf à l’école, le père évoque les retrouvailles difficiles entre ces deux inconnus,
père et fils : « à table, pendant le repas, Ashraf ne me laisse pas entendre sa voix. Il parle
seulement si je me bouche les oreilles ».
Nous avons reçu Ashraf et sa famille autour d’une table à l’école, dans le cadre des
médiations transculturelles en milieu scolaire. L’enseignante UP2A d’Ashraf était
inquiète. L’enfant a fait sa rentrée en CP et suivi toute sa maternelle en France,
néanmoins il refuse de parler aux adultes de l’école. Avec ses camarades de classe,
il est timide mais parvient à jouer et à communiquer pendant la récréation. Ashraf
est devenu mutique au moment de son entrée en classe ordinaire. Quand il est en
petit groupe, il réussit à répondre aux questions de ses camarades seulement si
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l’enseignante se bouche les oreilles. Dans les situations de jeux, il utilise le langage
discrètement et fait généralement retentir le son de sa voix par le rire. En dehors de
son mutisme, il ne présente pas de retard d’apprentissage. Toujours concentré et
calme, il s’applique dans son travail. Son enseignante UP2A a l’impression d’être
« mise au défi » dans la mesure où Ashraf semble « jouer de sa parole comme d’un
pouvoir : le pouvoir de la donner et de la reprendre ».
Autour de la table, Ashraf s’assied à côté de son père. Son frère et sa sœur s’installent
entre lui et sa mère. Ils sont dans la même école qu’Ashraf et leur présence rassure
le jeune garçon. Nous nous installons en face de lui. À notre gauche se trouvent
l’enseignante et le directeur de l’école et à notre droite, l’interprète en langue kurde
et le père.
Le cadre d’une médiation peut être impressionnant pour les enfants et leurs familles.
Par conséquent, il est nécessaire de choisir les participants en fonction de la
confiance que les familles leur attribuent. Ce sont des personnes déjà sensibilisées
aux questions transculturelles, et notamment aux difficultés rencontrées par les
enfants de migrants à leur arrivée à l’école.
Après avoir réalisé un grand nombre de médiations avec les familles d’enfants
migrants mutiques en milieu scolaire, nous pouvons affirmer que l’un des aspects
les plus significatifs est le sentiment de manque de protection ressenti quand ils
quittent l’univers familier de la maison. C’est donc à partir de ce constat assez banal
que nous avons jugé pertinent de rassurer les enfants à chaque nouvelle rencontre.
Pour rompre avec l’obligation de parler imposée par l’école, nous faisons le pari de
respecter le silence de l’enfant en lui disant au début de chaque médiation : « Ici,
avec moi, tu n’as pas besoin de parler. Il suffit que tu ouvres grand tes oreilles et que tu
102 [ psychologie clinique no50 2020/2

me parles par ton regard. » Ashraf s’est saisi de cette unique consigne. Pendant toute
la rencontre, il nous a regardé et a absorbé chaque mot partagé entre tous les
participants.
À travers son regard attentif, Ashraf prend d’abord connaissance de l’inquiétude de
sa maîtresse et du sentiment d’impuissance qu’elle éprouve devant son repli silen-
cieux. Puis son frère et sa sœur interviennent pour dire qu’il parle très bien le fran-
çais, la langue qu’ils utilisent entre eux à la maison. La mère se détend et accepte
de nous raconter les difficultés auxquelles a été confrontée la famille en Irak, en
particulier l’année qui a précédé le départ de son mari. Quand elle a appris sa troi-
sième grossesse, son mari avait disparu. Le silence a entouré la famille. Dans le
village, personne ne voulait parler de sa disparition. Lorsqu’il est finalement revenu,
elle se trouvait dans un état de grande tristesse. Elle avoue avoir eu très peur pour
son mari, pour son avenir et celui de ses enfants. Le silence a été brisé en même
temps que son retour. Mais une migration précipitée du père est apparue comme la
seule solution pour protéger la famille.
Ashraf est né pour briser le silence qui a entouré de nouveau la jeune femme après
le départ de son mari, de qui elle était sans nouvelles. Elle raconte qu’Ashraf a
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beaucoup crié au moment de sa naissance, et qu’elle a finalement réussi à reprendre
des forces pour s’occuper de ce beau garçon aux yeux verts.
Après trois longues années de séparation, la famille se regroupe en France, finale-
ment en sécurité. La mère revient sur le premier repas, moment où tous les membres
de la famille parviennent à se rencontrer pour la première fois autour de la table.
Ashraf ne réussit pas à regarder son père. En face d’une question posée par son
père, il baisse le regard et d’un geste simple demande à son père de se boucher les
oreilles pour qu’il puisse répondre.
À ce moment, nous essayons de comprendre comment s’est passée la rentrée
d’Ashraf à l’école maternelle en France. De nombreuses recherches transculturelles
ont pu démontrer que l’entrée de l’enfant migrant dans la société d’accueil est une
étape délicate. À son arrivée, Ashraf ne parlait que le kurde. Sa mère se souvient de
plusieurs mots de l’enseignante disant qu’il était mutique en classe, mais elle ne
comprenait pas parce qu’à la maison, avec son frère et sa sœur, il parlait bien et en
français.
Le directeur de l’école qui participe à la médiation connaît la famille depuis l’entrée
d’Ashraf en maternelle. Il prend la parole pour faire part d’un événement survenu
à l’époque : sa maîtresse d’alors, dérangée par son mutisme et ne sachant pas
comment réagir, aurait agrippé Ashraf par le cou et exigé plusieurs fois, avec une
certaine violence, qu’il parle. Nous reprenons cet épisode avec l’enfant. Il nous
écoute attentivement et se met à dessiner. Nous revenons sur le statut de la parole
et du silence au sein de l’histoire de la famille : tout d’abord, le silence des non-dits
qui met un voile sur la disparition de son père, laissant sa mère rongée par la tristesse,
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 103

la peur et l’angoisse. Ensuite, nous reprenons le sens de son cri de naissance qui,
selon sa mère, vient rompre le silence de la tristesse maternelle. Enfin, nous propo-
sons une interprétation de son silence à l’école, lieu de rencontre avec l’autre social,
le non familier qui va concentrer toutes ses craintes face à l’inconnu. Nous faisons
l’hypothèse que l’injonction de parler de la part de la maîtresse a réactivé le statut
de la parole du père, militant politique qui a dû quitter son pays, s’exiler pour ne
pas être obligé de tout dire. Nous disons à l’enfant : « Tu vois, dans ta famille le silence
était une façon de se protéger, de se mettre à l’abri au moment où on avait peur : ta maman
a eu peur, ton papa a eu peur, toi tu as eu peur. Aujourd’hui, nous sommes tous là pour
que tu n’aies plus peur. » À ce moment, il nous tend son dessin : un petit bonhomme
avec un merci écrit au-dessus de sa tête. Il nous fait savoir que le temps des silences
est fini pour cette famille.
Nous pensons au propos de Martine Menès (2012), au sujet de la transmission
inconsciente :

« (...) le savoir qui gît dans l’inconscient se dépose au fur et à mesure de la vie du sujet. Il
consiste en ce qui est et a été vécu, entendu, comme en ce qui a été perçu plus ou moins
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confusément. Ainsi, chacun sait un certain nombre de choses qui ne lui ont pourtant jamais
été dites explicitement. (...) Les paroles reçues se sont inscrites dans sa mémoire où elles
restent momentanément oubliées, mais prêtes à resurgir à l’occasion de quelque évènement
dont la nature proche vient, par association, réactiver le message initial. Le sujet prend alors
conscience de ce qu’il savait sans le savoir » (Menès, 2012, p. 35).

Nous pensons que le silence avait chez Ashraf le statut d’un abri protecteur. Le
même statut qu’il a eu pour sa mère avant sa naissance et pour son père lorsqu’il
était menacé de mort. Comme le disait sa maîtresse UP2A, Ashraf jouait de sa parole
comme d’un pouvoir : le pouvoir de la donner et de la reprendre. En « donnant » sa
parole, il montrait son engagement vis-à-vis d’autrui car il donnait quelque chose,
une partie de lui à quelqu’un. À l’inverse, en « reprenant » sa parole il choisissait de
se retirer du lien social considéré par ce jeune garçon comme trop menaçant.
Pour Anzieu, le bain sonore maternel constitue le premier espace psychique de
l’enfant. La langue partagée entre la mère et l’enfant commence par le premier cri
de l’enfant. Anzieu écrit que « la voix du nouveau-né est le signe décisif de son
apparition à la vie hors du corps maternel » (Anzieu, 2006, p. 194). La voix de la mère
sert à combler la distance entre son corps et celui de son bébé, à atténuer l’angoisse
d’une séparation encore trop précoce.
C’est dans le jeu sonore qui s’établit entre la mère et son bébé que s’ébauche le
premier espace psychique du tout petit. Par ses mots adressés à l’enfant, la mère
signifie quelque chose d’elle-même et les sentiments qu’il est encore incapable de
nommer. Aulagnier (1975) observe que la parole maternante « déverse un flux porteur
et créateur de sens qui anticipe sur la capacité de l’infans d’en reconnaître la
104 [ psychologie clinique no50 2020/2

signification et de la reprendre à son compte » (Aulagnier, 1975, p. 36). La mère et


son bébé réorganisent par la parole leur lien d’attachement par la mise en place d’un
système interprétatif bien particulier. Dans ce sens, parler est à la fois un acte d’iden-
tification, signification et de différenciation.
Le symptôme de mutisme chez Asraf vient dévoiler le trauma familial qui perdure.
L’angoisse émerge quand l’école semble exiger de l’enfant le passage trop rapide
d’une langue à l’autre. La parole exigée réactive les conflits entre l’appartenance et
la loyauté au monde familial et le monde extérieur. Les enfants devenus élèves vont
progressivement s’éloigner de la langue de l’intime pour aller vers la langue du social,
incarnée par les savoirs scolaires. Pour Ashraf, le monde de l’école est vécu comme
menaçant une fois qu’il dispose du même mécanisme coercitif de la preuve aupara-
vant imposé à son père : au pays, pendant son emprisonnement, mais aussi en France
pendant toute la procédure de demande d’asile. Ashraf, par identification à la posi-
tion discursive du père, trouve l’abri dans son silence protecteur.

Conclusion : Pour une école avec du répondant


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Le mutisme sélectif de l’enfant migrant est un acte de parole, une parole qui se
dérobe, certes, qui quitte la scène intersubjective car l’Autre, ici représenté par le
discours scolaire, n’est pas en mesure de su-porter les silences de l’enfant, ses secrets
et ce qu’il ne veut pas savoir. La première institutrice de notre petit Asraf était en
grande difficulté face à cet enfant mutique. Sans le savoir, elle finira par réactiver le
vécu traumatique et les conflits familiaux et sociaux qu’Asraf avait tant voulu passer
sous l’égide de son silence. Ces symptômes de l’enfant ont tendance à être inter-
prétés et diagnostiqués comme des troubles psychopathologiques individuels, au lieu
d’être pensés plutôt comme des troubles de la rencontre du jeune sujet avec la scène
scolaire. Nous alertons sur l’importance de contextualiser ces symptômes, c’est-à-dire
de les penser comme une réponse singulière qui émerge d’un trouble du lien, de la
relation et les représentations établies entre l’élève, sa famille et l’école.
Marie-Christine Laznik (1995) à propos des premiers échanges langagiers qui se met-
tent en place entre la mère et l’enfant, ce qu’elle appellera, le tour de parole, souligne
qui cet échange reste fragile. Elle insiste sur le fait que si ce tour de parole n’est pas
soutenu par l’Autre, l’échange risque de s’interrompre et la parole émergeante
devient à nouveau silence. C’est la valeur d’échange propre au tour de parole qui est
en jeu dans la relation étroite entre langage, discours et lien social. En d’autres
termes, « les liens sociaux sont basés sur le langage, mais une telle insertion a lieu
simultanément dans le jeu relationnel, affectif, libidinal, mais aussi dans le jeu poli-
tique. Les discours qui circulent dans un temps donné indiquent les modes d’appar-
tenance possibles à chaque sujet, attribuant à chacun des valeurs, des lieux et des
positions dans le lien » (Rosa, 2016). L’inconscient et la dimension du politique sont
entremêlés. La scène sociale scolaire incarne les liens sociaux d’un temps et d’un
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 105

lieu donnés et confronte les sujets migrants, enfants et familles, aux modes d’appar-
tenance possibles dans le pays d’accueil. Cela exige un travail psychique particulier
qui suppose trois temps nécessaires pour certains enfants. : le temps de voir, le temps
de comprendre et le temps de conclure (Lacan, 1966). Le premier temps, de voir, est
incarné par les savoirs scolaires. C’est le moment où l’enfant annonce à l’autre : Tu
vois, je sais. Ce mode d’inscription est une réponse aux exigences normatives scolaires
qui désengage l’autre et peut avoir des effets aliénants dans la mesure où la dimen-
sion du non-savoir, de l’inconscient, est éjectée de la scène. D’autre part, le temps
de comprendre suppose une écoute active de la part de l’autre, ici incarné par le
maître et/ou l’institution scolaire qu’invite l’enfant-élève au-delà des manifestations
apparentes des savoirs scolaires. Dans le temps de comprendre il s’agirait plutôt
d’être à l’écoute de ce que l’enfant ne nous donne pas à entendre.
Les nombreux cas de mutisme sélectif à l’école démontrent que ce symptôme est un
message envoyé par l’enfant migrant cloitré au sein de conflits libidinaux, familiaux,
sociaux et politiques. Ce message, s’il n’est pas entendu, risque de se rigidifier et se
transformer dans une forme de résistance au lien social vécu comme aliénant, car il
ôte aux sujets l’accès à la culture du pays d’origine. Le sentiment de honte est à la
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base des symptômes d’inhibition. C’est dans cette mesure que nous comprenons
que de telles manifestations psychiques doivent être traitées dans le contexte scolaire
dans un premier temps, afin de permettre aux enfants de construire leur double
inscription puisant les ressources dans un univers différent de celui de leurs parents :
grandir entre deux langues, entre deux cultures, entre là-bas et ici. Mépriser les
conflits engendrés par cette double appartenance n’est pas sans risque pour les
enfants : la conflictualité sociopolitique peut retomber sur l’enfant qui individualise
ces impasses et pathologise leurs sorties.
Notre dispositif clinique de médiation produit des effets thérapeutiques dans la
mesure où nous les réalisons au sein de l’institution scolaire. Par notre intervention,
nous tissons une trame discursive qui engage l’enfant et son symptôme, la famille
et les systèmes symboliques du pays d’accueil représentés par l’école. Par ce pacte
collectif, il s’agit de récréer un environnement non anxiogène, que ce soit pour les
enseignants (qui ne savent pas comment faire avec un enfant mutique), les parents
(qui appréhendent les mots écrits par l’école dans une langue parfois ressentie
comme menaçante) et pour les enfants qui se retrouvent souvent paralysés, car pris
dans un lourd conflit de loyauté. De même, nous pensons aux effets iatrogènes
observés dans la clinique quand on insiste à transformer les enfants-élèves en
enfants-patients. Pour les enfants, nous prenons le risque de rendre chronique une
manifestation symptomatique dans la mesure où nous la vidons de son sens sin-
gulier, un mode de résister aux exigences de l’Autre. Du côté de l’école, patholo-
giser toute manifestation symptomatique de l’enfant finit par la déresponsabiliser
de sa fonction sociale et politique qui est à la base même de son projet républicain
(Huerta, 2019).
106 [ psychologie clinique no50 2020/2

Bien évidemment, ces considérations ne signifient pas que d’autres types d’inter-
vention ou de traitement ne soient pas nécessaires selon les cas. L’essentiel est que
l’école ne soit pas exemptée du fait que le symptôme de l’enfant concerne également
les modalités des relations présentes dans l’institution.
La pratique psychanalytique nous a appris que ce qui résiste à être énoncé est aussi
ce qui nous invite au changement. Chez l’enfant, la parole est un don, par ses dires
l’enfant énonce enfin son désir, qu’il veuille bien le communiquer ou tout simple-
ment se dérober de la relation à l’autre. Les groupes de médiations à l’école nous
ont permis de soutenir les enfants dans l’énonciation de leur symptôme-réponse,
mais également de sensibiliser l’équipe éducative et de les soutenir dans leur fonc-
tion. Encore faut-il que l’école désire oser ce saut vers l’inconnu.

Références
Aichhron, A. (1925) Jeunesse à l’abandon. In : Préface. Toulouse, Privat, 1973.
Anzieu, D. (2006) Le moi-peau. Malakoff : Dunod.
Aulagnier, P. (1975) La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé. Paris : PUF.
Carmo-Huerta (2009) « L’école face au mutisme sélectif des enfants migrants. » 4e Rencontre
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Franco-Brésilienne du groupe de psychanalyse : la religion, l’intégration et l’abjection. CESSMA,
Université Paris-Diderot, Université de Sao Paulo.
Cherki, A. (2013) La frontière invisible. Paris : Éd. Des Crépuscules, 2013.
Elizur, Y & Perednik, R (2004) Prevalence and Description of Selective Mutism in Immigrant and
Native Families : A Controlled Study. In : Journal of the American Academy of Child & Adolescent
Psychiatry 42(12) : 1451-9, January 2004
Lacan J. (1986). « Deux notes sur l’enfant ». Ornicar ? no 37, Navarin éditeur, 1986.
Lacan, J. (1966) « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». In : Écrits, Paris, Seuil,
1966.
Laurent, E. (2013). Les traumatismes du savoir. In : Le savoir de l’enfant. Paris, Navarin Éd.
Laznik-Penot, M. C. (1994-1995) Défenses autistiques et échec de la mise en place de la fonction
de représentation. Pré-texte. In : La représentation, Trimestre Psychanalytique, no 4, 1995. Pub. Ass.
Freudienne Internationale.
Menès, M. (2012) L’enfant et le Savoir. D’où vient le désir d’apprendre ? Paris : Seuil.
Rosa, M.D. (2016). A clínica psicanalítica em face da dimensão sociopolítica do sofrimento. São Paulo :
Escuta, FAPESP.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 107

L’inclusion scolaire, un enjeu


de langage ?
[ Ilaria Pirone , Pascaline Tissot[2]
[1]

Résumé
À l’appui de différentes expériences de recherche et de formation universitaires dans le champ de
l’éducation, cette contribution souhaite pointer comment l’analyse de la diffusion de la novlangue
pédagogique fait émerger certains effets des discours soutenant les pratiques scolaires inclusives.
Prises entre des formes de protocolisation et d’injonction morales à bien faire, elles risquent de
délégitimer le savoir-faire des enseignants. Les rouages de ce qui se transforme parfois en une
machinerie inclusive où il faut diagnostiquer pour pouvoir connaître et gérer, peuvent mettre
hors-jeu la part de créativité nécessaire à la construction du lien éducatif et produire de nouvelles
formes d’exclusion du sujet.
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Mots clés
École ; éthique ; inclusion ; psychanalyse.
Summary
Inclusive education, a language issue ?
Based on various research and university training experiences in the field of education, this paper
examines how the analysis of the dissemination of the pedagogical Newspeak brings out certain
effects of the discourse supporting inclusive school practices. Trapped between forms of protoco-
lization and moral injunction to do well, they risk to delegitimize teachers’ know-how. The wheels
of what is sometimes transformed into an inclusive machinery, where it is necessary to make a
diagnosis in order to be able to know and manage, can put out of play the part of creativity necessary
for the construction of the educational link, producing new forms of exclusion of the subject.
Key words
Ethics ; inclusion ; psychoanalysis ; school.

« La substance éthique d’une société se “mesure” à la manière dont elle prend en charge, et
nomme, les souffrances des plus vulnérables de ses membres » (Gori, 2013, p. 92).

« Dans ma classe j’ai un dyslexique, un autiste, des enfants, du coup je ne vais pas pouvoir. »
Nous avions initialement pensé afficher dès le titre cette citation. Il s’agit d’un propos
[1] Maître de conférences en Sciences de l’éducation, Unité de recherche CLEF-CIRCEFT, Université Paris 8, psychologue
clinicienne, psychanalyste.
ilaria.pirone@univ-paris8.fr
[2] ATER en Sciences de l’éducation et à l’INSPÉ de l’Université de Picardie, doctorante, Unité de recherche CLEF-CIRCEFT,
Université Paris 8.
pascaline.tissot@free.fr

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050107


108 [ psychologie clinique no50 2020/2

d’une enseignante en formation, qui, en début d’année, avant la rencontre avec les
enfants de la classe où elle allait effectuer son stage, nous faisait part de ses craintes.
C’est au moment de la réunion de préparation avec les autres collègues que la liste
de toutes les « atypies » de sa future classe lui a été transmise. Le but de cette liste
adressée à cette enseignante était évidemment qu’elle puisse se préparer. Mais se
préparer à quoi ? Probablement à anticiper le fait de ne pas pouvoir, comme elle le
dit dans la suite de son propos, de ne pas savoir comment bien faire.
La séparation construite dans le langage entre une soi-disant normalité, d’un côté,
et une a-normalité de l’autre produit des catégories d’enfants qui derrière le terme
technique qui est censé désigner leur pathologie, risquent de perdre leur statut
d’enfant. Nous avons trouvé cette phrase emblématique de certains effets des dis-
cours soutenant les pratiques inclusives, qui prises dans une injonction morale à
bien faire, risquent en permanence de délégitimer le savoir-faire des enseignants.
D’où la demande très fréquente des jeunes enseignants en formation quant à savoir
comment il faut faire pour bien faire. Nous ne pouvons que l’accueillir et soutenir
la nécessité d’un outillage technique pour enseigner, même si les outils auxquels
nous pensons ne se réduisent pas à un ensemble de recettes pédagogiques, décon-
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nectées du discours scientifique et du paradigme d’enfant qui les soutiennent. Mais
notre inquiétude surgit quand la question de l’inclusion reste prise au piège du filet
imaginaire : elle est parfois réduite à sa dimension de pratique, aux dites pratiques
d’éducation inclusive, donc à sa dimension technique, pédagogique. Dans ce risque
de décollage entre éthique et technique, entre la mise en place d’un protocole adapté
au trouble, tel que prévu par les préconisations institutionnelles, et l’accueil de
l’enfant, la position et la place de l’enseignant se trouvent fortement mises à mal.

Le tripode imaginaire

À l’appui de nos expériences dans la formation universitaire des enseignants, et


d’entretiens non directifs de recherche menés avec des professeurs des écoles et
avec des professeurs de lycée accueillant ponctuellement dans leurs classes des élèves
inscrits dans les unités localisées d’inclusion scolaire (ULIS)[3], nous souhaitons sur-
tout nous attarder sur les en-jeux de langage. Comme il apparaît déjà dans le court
extrait en introduction, la diffusion dans le champ scolaire des nominations psycho-
pathologiques modernes semble satisfaire et alimenter notre besoin exacerbé d’iden-
tifier et nommer tout écart à ce qui est considéré comme étant normal. Cet acte de
diagnostiquer, qui est de plus en plus préconisé à l’école, se justifie dans le discours

[3] Ces entretiens se sont déroulés dans le cadre du projet de recherche Éducation, droits de l’enfant et nouvelles normativités,
financé par l’appel à projets de l’Université Paris Lumières (2016-2018), et porté par Dominique Ottavi (Paris Ouest Nanterre)
et Ilaria Pirone (Paris 8). Nous poursuivons actuellement ces thèmes de recherche dans le cadre du projet CAPES-COFECUB,
La dissémination des savoirs experts dans le domaine de l’enfance, porté par Léandro de Lajonquière (Paris 8) et Sandra
Caponi (Université de Florianopolis).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 109

par la nécessité de connaître, connaître le handicap, la pathologie, la difficulté de


l’enfant, pour ainsi pouvoir bien agir. C’est ce que nous définissons comme le tripode
imaginaire qui sous-tend en partie l’idéologie pédagogique de notre contempora-
néité : diagnostiquer, connaître, gérer. Trois actions qui risquent de mettre hors-jeu
le cadre symbolique du lien éducatif : nomination, transmission, humanisation. Au
nom du bien de l’enfant, c’est alors sous la frappe d’un imaginaire délié de son
attache symbolique que des nouveaux processus d’exclusion sont générés par
l’actuelle machinerie inclusive.

Le souci taxonomique

« Lorsqu’il s’agit d’ordonner des natures complexes, il faut constituer une taxonomia et pour
se faire instaurer un système de signes » (Foucault, 1966, p. 86).

« On te fait un catalogue un peu des cas qu’on peut rencontrer en classe mais je trouve
qu’ils nous donnent pas assez, comment diagnostiquer un enfant. Par exemple dyslexique,
dysorthographique, dys, dys, dys, tous ces enfants qui ont des problèmes de dys, ou dys-
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praxiques. Nous en maternelle c’est surtout la dyspraxie c’est-à-dire les problèmes moteurs
qu’on peut déceler et comme il y a plusieurs échelles... Moi, j’aimerais bien, vraiment avoir
beaucoup plus d’informations là-dessus. Et après aussi avoir beaucoup plus de contact avec
les orthophonistes. »

Les mots de cette enseignante de maternelle nous permettent d’illustrer les consé-
quences du premier pied de ce tripode imaginaire, le besoin de diagnostics. Nom-
breux sont les essais qui ont dénoncé la montée des classifications propres des noso-
graphies de notre époque, celles que nous avons importées notamment avec les trois
dernières publications du DSM. À titre d’exemple, nous pouvons faire référence aux
différents essais critiques de Gori sur la médicalisation de notre existence, et sur
cette tendance à pathologiser et à objectiver la souffrance du sujet[4]. Mais au-delà
de ces aspects importants de critique, ce que nous souhaitons pointer ici, c’est que
la « traque des dys » (Gori, 2011) dans le champ scolaire vient accentuer le processus
de recherche et de nomination des anomalies, qui assimilées à des anormalités, per-
dent évidemment au passage leur statut de symptôme. Chaque signe faisant écart
avec les normes attendues, doit être relié au nom qui désigne l’anormalité de laquelle
il dépend. Alors bien sûr le risque, si on voulait rapprocher notre analyse de la
brillante théorie de Goffman (1963), est le potentiel stigmatisant de ces diagnostics
dans le champ scolaire. Elle est toujours d’actualité, comme le langage encore une
fois le montre avec, par exemple, le glissement du nom de la pathologie à la dési-
gnation de l’individu par le nom de celle-ci : un élève présentant des troubles du
[4] Cf. Le mouvement de l’Appel des appels, créé par Gori à la fin de l’année 2008 http://www.appeldesappels.
org/tam-tam/-on-assiste-a-une-medicalisation-de-l-existence-roland-gori-dans-le-monde--1507.htm
110 [ psychologie clinique no50 2020/2

spectre autistique sera nommé « un autiste », un élève souffrant de troubles cognitifs


spécifiques, comme la dyslexie, par raccourci sera désigné comme « un dyslexique ».
Mais ce qu’il est intéressant de pointer, c’est, premièrement, que ces raccourcis si
on veut les définir ainsi, sabotent le statut symbolique de l’opération de nomination,
« tu es un élève », « tu es Paul », le remplaçant par un collage imaginaire réduisant
le sujet à son trouble et par conséquent à ce qui lui manque pour correspondre à la
normalité attendue. Deuxièmement, cette opération nous amène à réfléchir sur notre
besoin de plus en plus exacerbé dans le champ de l’éducation de classifier et nommer
ce qui diffère de notre idéal de normalité. C’est alors un autre point qui ressort de
notre rapport actuel à ces classifications, c’est l’équivalence que nous faisons entre
anomalie et pathologique. Or comme l’indique bien Canguilhem dans son « Examen
critique de quelques concepts » (Canguilhem, 1966), l’anomalie n’est pas forcement
anormale et encore moins pathologique.

Le souci de voir et de savoir

« Le plus insupportable dans la perte, serait-ce la perte de vue ? Annoncerait-elle, chez l’autre,
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l’absolu retrait d’amour et, en nous, l’inquiétude d’une infirmité foncière : ne pas être capable
d’aimer l’invisible ? Il nous faudrait voir d’abord. [...] » (Pontalis, 1988, p. 363).

« Finalement plus le handicap est visible plus c’est facile de l’accepter. [...] Quand on ne
voit pas, quand on ne voit pas le handicap, certains collègues avaient du mal. Parfois on
peut avoir du mal à comprendre le handicap parce qu’il y a un décalage avec ce qu’on
perçoit de l’élève. »

Voici un autre besoin alimenté par la machine à diagnostics qui ressort de l’entretien
avec une enseignante accueillant dans sa classe ordinaire des élèves d’une ULIS : le
besoin de voir, voir le handicap qui à défaut de ne pas être visible, doit être nommé.
Dans l’absence de cette visibilité, mais avec un protocole qui est quand même mis
place, l’enseignant, dans un défaut de représentation, se sent dans une position
encore plus fragile. Comme dans la situation de ce jeune adolescent « brillant intel-
lectuellement », mais pourtant inscrit dans un protocole appelé parcours personnel de
scolarité (PPS), pour ses difficultés d’écriture, dont cette même enseignante fait état.
Il est aidé en classe par un auxiliaire de vie scolaire (AVS), qui tient pour lui le rôle
de « secrétaire ». Ce qui interroge l’enseignante interviewée c’est comment faire avec
ce qu’elle définit comme un « handicap invisible » : « C’était un élève qui mémorisait très
bien qui a beaucoup de connaissances et on se dit pourquoi l’AVS écrit à sa place ? Accepter
le handicap quand l’élève ne paraît pas handicapé, entre guillemets, c’est plus compliqué. »
Tout au long de la retranscription du verbatim de cet entretien nous retrouvons à
plusieurs reprises le rapprochement entre les mots « accepter » ou « acceptation » et
« visible » ou « visibilité ». Ce manque de désignation laisse la représentation de
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 111

l’enfant dans un flottement entre deux catégories, celle d’élève ou celle d’élève han-
dicapé, et faute d’une classification possible, faute d’un nom, la relation transféren-
tielle se trouve elle-aussi en suspens.
La question de l’invisibilité du handicap semble compliquer la tâche de l’enseignant,
qui ne sait pas ce qu’il serait mieux de faire : laisser l’AVS écrire à la place de l’élève,
ou parier sur la possibilité de l’élève de trouver comment écrire ? On est donc passé
d’un handicap qui n’est pas nommé, qui ne se voit pas, à une difficulté pour l’ensei-
gnant de trouver sa place face à l’autre.
En nous inspirant du beau titre de l’essai de Pontalis (1988), Perdre de vue, il serait
intéressant de se demander s’il est encore possible de travailler avec un élève en
acceptant de perdre de vue le handicap, tout en essayant de ne pas perdre de vue
le sujet. Au passage, ce qui se lit aussi dans ces propos, c’est notre besoin de tout
voir, que nous retrouvons dans notre rapport actuel aux flux continus d’images
(Pirone, 2015), qui ne fait que relancer sans cesse ce circuit du besoin, voir pour
connaître, permettant de boucher la béance du désir, celle qui se guide d’un non
savoir.
« Quand le handicap est caché ou atypique c’est là où on aurait besoin d’explication même
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si c’est toujours la même question aussi : qu’est-ce qui doit rester secret ? À quel moment on
est dans le secret médical et à quel moment on doit s’en éloigner ? »

Ce petit extrait permet d’illustrer encore une fois l’inquiétude dans laquelle se retrou-
vent les enseignants ne sachant plus très bien ce qu’ils doivent savoir pour pouvoir
exercer leur métier, ou mieux, quel savoir légitimerait leur pratique. Faute d’un
nom ! C’est-à-dire que la diffusion des nominations pathologiques dans le champ
de l’école produisant un besoin exacerbé de savoir, vient donc parfois confondre les
places, le « qui fait quoi ». Le paradigme scientiste actuel qui guide le discours sur
l’école et sur l’éducation construisant un paradigme d’enfant neuro-cognitivo-émo-
tionnel brouille la question des places. Et par conséquent aussi, comme dans le cas
du jeune qui ne peut pas écrire relaté plus haut, faute d’un nom, si l’enseignant ne
sait pas de quel handicap il s’agit, il ne se sent pas légitime dans les décisions à
prendre. On aurait envie de dire tout simplement que dans toute cette science,
l’enseignant ne sait plus sur quel pied danser.
« Pour les enseignants ce qui nous manque parfois c’est quand même une explication, de
nous dire clairement quelle est la nature du handicap [...] Parfois on a besoin aussi d’avoir
quelques informations de la part de l’infirmière scolaire ou du médecin scolaire pour
comprendre ce handicap-là en particulier. »

Ce besoin de nommer tout écart à la normalité se justifie dans le discours par la


nécessité du professionnel de savoir comment faire avec la différence, voire l’altérité.
Mais au fond, la question peut être lue autrement : qu’est-ce que nous ne savons
plus faire face aux enfants ? Ou encore, qu’est-ce que nous ne pouvons plus faire ?
112 [ psychologie clinique no50 2020/2

Qu’est-ce que de l’impossible du travail éducatif avec les enfants nous pousse à un
retrait subjectif dans des formes d’impuissance ?
« C’est une banalité de dire que la classification des objets de la connaissance ou de
la croyance répond chez l’homme à un besoin d’ordonner les acquis – anciens ou
nouveaux, réels ou présumés –, d’augmenter sa compréhension du monde et son
emprise sur celui-ci, comme de calmer ses angoisses face à l’inconnu » (Minard, 2013,
p. 409).

Cet extrait tiré du passionnant ouvrage de Minard sur la fabrique des diagnostics,
nous rappelle que l’homme a toujours eu besoin de classifier, comme le témoignent
aussi les premières traces de l’écriture. Mais il nous semble que notre « souci taxo-
nomique » actuel, pour exporter cette expression de Minard dans le champ de l’édu-
cation, soutient un idéal pédagogique qui relie la capacité d’agir (Ricœur, 2005) à la
nécessité de tout connaître. Ce n’est pas tant la dimension du savoir qui est ici convo-
quée, que celle de la connaissance, entendue comme un ensemble d’informations.
Comme si cumuler des connaissances pouvait protéger de ne pas trop en savoir...
Dans cette différenciation sémantique, on retrouve la même confusion moderne
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entre parole et communication. Ce dernier mot a envahi le champ de l’éducation :
l’enseignant doit apprendre à bien communiquer avec l’enfant, avec les parents, etc.
De la même manière, il doit connaître les diagnostics et les techniques de prise en
charge correspondantes pour pouvoir bien faire. Notre illusion[5] de pouvoir réagir
de façon conforme à toute situation atypique, en espérant ainsi nous prémunir contre
l’inattendu, risque de mettre hors-jeu d’un seul coup le circuit de la parole et du
savoir inconscient, boussole existentielle pour l’enfant qui nous regarde. L’angoisse
face à l’inconnu, comme la définit Minard, ce Réel qui surgit dans la rencontre avec
l’enfant et toute sa charge d’altérité reste coincée dans un filet imaginaire d’un idéal
scientifique médical soutenu par le discours néolibéral. Nous retrouvons donc là le
deuxième pied du tripode : la nécessité de connaître exactement.

Le souci de gestion

« Si les normes sociales pouvaient être aperçues aussi clairement que des normes organiques,
les hommes seraient fous de ne pas s’y conformer. Comme les hommes ne sont pas fous, et
comme il n’existe pas de Sages, c’est que les normes sociales sont à inventer et non pas à
observer » (Canguilhem, 1966, p. 249).

« Toi t’as un regard par rapport à l’enfant mais bon des fois tu peux... douter de toi-même
et te dire non, j’ai besoin d’un avis extérieur pour poser un diagnostic dessus. Même si on
[5] Nous choisissons ce terme en lien avec la notion d’illusion psychopédagogique créée et travaillée par Léandro de Lajon-
quière depuis le début des années 2000. Nous pouvons renvoyer le lecteur, entre autres, à son ouvrage Figures de l’infantile
(2013).
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 113

n’a pas envie de les ranger dans des cases, mais il faut quand même savoir exactement ce
qu’ils ont ces enfants parce que sinon ça peut vite devenir ingérable [...]. »

Nous entendons dans ce dernier exemple, comme d’ailleurs dans les précédents, les
doutes, les craintes, de devoir faire avec ces enfants dans leur écart à une représen-
tation imaginaire que nous pouvons avoir de ladite normalité, mais aussi un écart
par rapport à ce à quoi nous avons été formés. C’est l’angoisse de ne pas savoir où
on est attendu. Cette spirale de connaissance technoscientifique dépossède l’ensei-
gnant de son savoir-faire le poussant à rechercher de plus en plus une expertise
extérieure : l’orthophoniste, le psychologue, entre autres, des figures assimilées aux
experts, ceux qui savent comment faire avec ces différences et qui en même temps
peuvent peut-être nous alléger de toute cette charge de réel. Sur la question de la
fabrique de l’expertise scientifique[6] dans les politiques publiques et dans le social
existent de nombreuses recherches, mais ce que nous souhaitons surligner ici c’est
que dans ce renvoi de savoir, risque de se perdre la place de responsabilité de l’adulte,
entendue comme la capacité de faire face aux questions qui surgissent dans la ren-
contre avec l’enfant. Castel pointait déjà ce danger dans le champ du soin dans les
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années 80, en dénonçant dans la « crise de la clinique », une « expertise ponctuelle
et démultipliée » qui prenait le pas sur la relation médecin-malade (Castel, 1983). Il
est évident que ce phénomène s’accentue de plus en plus y compris dans le monde
de l’école.
Sûrement nous ne pouvons pas laisser aux seuls enseignants la charge de toutes les
difficultés que les enfants rencontrent, et nous ne pouvons pas non plus les laisser
sans outils, sans techniques. Mais pas de technique sans éthique. Or c’est le risque
qui s’exprime dans la banalisation de l’utilisation dans le champ scolaire du terme
gestion, qui se substitue de façon insidieuse à celui d’accueil. La question passe du
comment accueillir ces enfants, les inclure, à comment gérer leurs difficultés, leur
altérité. Ce glissement revient à chercher une technique médicopédagogique pour
rééduquer le trouble, au risque de se désengager du lien éducatif. La demande
d’orthophonie est exponentielle. Il serait intéressant par ailleurs d’actualiser les
recherches sur la représentation que l’école et plus généralement la société ont par-
fois de ce métier complexe qui se nourrit de différentes approches (Tain, 2007).
Sûrement qu’en partie la confiance pour l’orthophonie dans le milieu scolaire est
due au fait que c’est une spécialité paramédicale que les enseignants peuvent rap-
procher facilement de certaines tâches scolaires (Wollven, 2015). Effectivement
l’orthophoniste s’occupe du langage, pour le dire de la façon la plus simple, qui est
une des principales compétences travaillées à l’école, le « savoir s’exprimer à l’oral
et à l’écrit » à différents degrés selon les niveaux. Sauf qu’aujourd’hui tout symptôme
touchant à la dimension dudit langage est réduit à une dimension d’« orthopédie »
[6] Nous reprenons cette expression de l’article de Pierre-Benoît Joly (2012), « La fabrique de l’expertise scientifique : contri-
bution des STS », qui retrace les nombreux travaux internationaux sur ce sujet.
114 [ psychologie clinique no50 2020/2

(Lacan, 1986, p. 19)[7]. Il s’agit alors très souvent d’une représentation de l’ortho-
phonie que l’école peut avoir très spécifique et très rééducative, sûrement d’ailleurs
très efficace dans certains cas.
Cette réalité diffuse de demande d’expertise hors du champ scolaire va par consé-
quent au-delà de ce que des sociologues de l’éducation ont défini comme un pro-
cessus de « médicalisation de l’échec scolaire ». Notamment en France on pense aux
recherches de Morel (2014), et plus précisément sur l’aspect des difficultés de lan-
gage, au travail de Wollven (2015). Il est important de surligner que si dans le domaine
de la psychiatrie, le terme de médicalisation est utilisé pour pointer un retour d’une
certaine psychiatrie biologique, voire parfois d’une « psychiatrie vétérinaire », pour
reprendre l’expression provocatrice de Delion[8], comme discours hégémonique, dans
le champ de l’éducation le concept de médicalisation est utilisé au-delà de la question
de la réduction des symptômes de l’enfant à des troubles. Il devient alors une façon
de dénoncer toute prise en charge « psy » des difficultés scolaires. Cette généralisa-
tion nous paraît contreproductive, puisque comme déjà écrit, nous pensons que de
nombreuses difficultés scolaires ont un statut de symptôme et que les enseignants
ne peuvent pas en assumer seuls toute la charge. De plus, il nous faut admettre que
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la nomination de certaines difficultés de l’enfant a eu quand même comme fonction
pour l’école de pouvoir les rendre visibles en les identifiant. Mais ce que nous poin-
tons, c’est le fait que la construction de la catégorie qui se fait après le travail de
nomination risque d’effacer leur statut singulier de symptôme, et donc justement
leur potentiel langagier, mettant en avant une représentation d’un défaut qui peut
être corrigé avec la bonne technique : pour chaque catégorie un protocole de prise
en charge.
C’est donc là que risque de se rajouter le troisième pied du tripode imaginaire, la
gestion, et quand c’est « ingérable », il faut que ce soit pris en charge ailleurs, par
quelqu’un qui sait comment faire, l’expert. Comme on peut l’entendre lors d’un
entretien avec une autre enseignante : « Les problèmes psychologiques, ce n’est pas nous
qui pouvons les gérer, c’est très difficile à gérer en classe. »
Le terme gestion est désormais utilisé dans le champ de l’éducation sans complexe.
Nous avons perdu de vue le glissement sémantique des pratiques managériales :
aujourd’hui on ne gère pas seulement une entreprise, mais des équipes, des pro-
blèmes psychologiques, des émotions, des conflits, la vie de couple, et au passage
des enfants. Une nouvelle figure de gestionnaire de l’éducation se dessine (Pirone,
2020), et d’un seul coup la sexualité et le savoir inconscient du sujet se trouvent
bannis. Nous observons comment ce tripode imaginaire qui soutient le discours sur

[7] Il est intéressant de rappeler que Lacan avait employé ce terme dans sa leçon inaugurale sur l’éthique de la psychanalyse
pour alerter des dérives possibles dans la cure d’enfant. C’est la dangereuse tentation qui se présente souvent dans toute
rencontre avec l’enfant.
[8] Delion, « La psychiatrie transférentielle est un engagement ». Conférence COPES, enfance, adolescence et famille, 7 juin
2019, en ligne, https://www.youtube.com/watch?v=VN79uDk8nSg, consulté le 20 mars 2020.
< Enjeux d’inclusion à l’école : regards psychanalytiques > 115

l’éducation se déplie en un processus en trois temps : tout d’abord la trouvaille d’un


nom permettant de nommer l’anomalie ; puis la création de la catégorie permettant
de regrouper toutes les anomalies du même type ; et enfin la mise en place d’un
dispositif et de techniques appropriés pour chaque catégorie. Ce qui se trouve alors
court-circuité dans cette machinerie, non sans conséquences pour les enjeux de
l’éducation, c’est la dimension transférentielle, c’est-à-dire le lieu du lien, là où du
sujet se loge.

Au nom du bien

« L’exclusion fait que chacun éprouve la ténuité des mécanismes et des logiques d’inclusion.
L’exclu n’est plus tant que cela un autre, mais l’autre que nombreux de nos concitoyens
redoutent de devenir » (Douville, 2012).

Au fond la question qui ressort de nos recherches, tout comme de nos expériences
dans le champ de la formation, c’est le constat que malgré des grands discours sur
l’individualisation, la différenciation, l’innovation pédagogique, et bien sûr tout cela
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dans un cadre bienveillant pour une école de la confiance[9], nous n’arrivons que
rarement à ne pas faire des dispositifs de plus en plus pointus d’inclusion scolaire
des dispositifs de normalisation, et pour reprendre la vieille analyse de Castel, tou-
jours d’actualité, des dispositifs de gestion. Ces protocoles risquent d’entraver les
inventions du quotidien, celles qui nourrissent la pratique et protègent le profes-
sionnel des formes modernes dudit burn-out. C’est ce que nous montrent les ensei-
gnants plus chevronnés qui arrivent à tenir bon face au discours moralisateur de
cette machinerie à normalisation. Les propos que nous avons cités peuvent paraître
d’ordre assez banal, au point que si on ne s’y attarde pas, on perd la gravité de ce
qu’ils donnent à entendre. Notre but n’est pas du tout d’accabler les enseignants,
mais notre écoute de ce qui se dit et de ce qui se donne à lire, nous permet de
réfléchir aux enjeux de la formation à l’université, et à la place de la psychanalyse.
Savoir accueillir les questions du quotidien professionnel implique le choix de
s’écarter d’une position psychanalytique idéologique dans la Cité, propre à une psy-
chanalyse se pensant auto-suffisante et s’imposant comme le bon discours (civilisa-
teur). Rester et résister malgré tout sur le terrain, en dehors des amphithéâtres, en
dehors des cabinets, tenir la psychanalyse dans le champ de l’éducation contre vents
et marées, non pas pour en faire une application[10], mais pour permettre d’entendre
les questions qui surgissent dans les remaniements du lien social, cet acte que nous

[9] Nous ne faisons que lister dans cet énoncé tous les mots-clef de l’actuelle novlangue pédagogique.
[10] Sur l’histoire du dialogue entre psychanalyse et éducation commencé avec Freud, sa complexité, et ses différentes
approches, nous renvoyons le lecteur à la note de synthèse de Jean-Claude Filloux publiée en 1987 dans la Revue Française
de Pédagogie. Une réactualisation de ce débat est présente dans la note de synthèse de 2005 (Blanchard-Laville et al.),
publiée dans la même revue, rédigée entre autres par des collègues fondateurs du réseau Cliopsy.
116 [ psychologie clinique no50 2020/2

qualifions de politique permet d’écouter le sujet quand il nous parle. Le risque d’une
autre orthopédie n’est jamais trop loin, pour le psychanalyste non plus.

« Si l’immense savoir de la subjectivité et de la culture produit depuis un siècle et demi par


les psychanalystes n’est pas davantage pris en compte dans l’ensemble des sciences de
l’homme, c’est que la résistance à admettre que le sujet de l’inconscient constitue la dignité
de l’homme n’a pas été entendue, analysée et discutée. Il est de la responsabilité de ceux qui
se réclament aujourd’hui de la filiation freudienne et lacanienne de l’expliquer » (L’Heuillet,
2006, p. 23).

Références
Blanchard-Laville, C., Chaussecourte, Ph., Hatcheul, F., Pechberty, B. (2005), Recherches cliniques
d’orientation psychanalytique dans le champ de l’éducation et de la formation, Revue Française de
Pédagogie, no 151, p. 111-162.
Canguilhem, G. (1966), Le normal et le pathologique (12e édition), Paris : PUF, 2013.
Castel, R. (1983), De la dangerosité au risque, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 47 no 1,
p. 119-127.
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Douville, O. (2012), Introduction. Le clinicien face à la précarisation de l’existence, in O. Douville
(dir.), Clinique psychanalytique de l’exclusion, Paris, Dunod, 2014
Filloux, J.-C. (1987), Note de synthèse. Psychanalyse et pédagogie ou : d’une prise en compte de
l’inconscient dans le champ pédagogique, Revue Française de Pédagogie, no 81, p. 69-102.
Foucault, M. (1966), Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard.
Goffman, E. (1963), Stigmate ou les usages sociaux du handicap, Paris : Éditions de Minuit, 1975.
Gori, R. (2011), La dignité de penser, Paris : Babel Essais.
Gori, R. (2013), Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Paris : Babel Essais.
Joly, P. B. (2012), La fabrique de l’expertise scientifique : contribution des STS, Hermès, La revue,
2012/3, no 64, p. 22-28.
Lacan, J. (1986), Le séminaire 1959-1960, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Éditions du
Seuil.
Lajonquière (de), L. (2010), Figures de l’infantile, Paris : L’Harmattan, 2013.
L’Heuillet, H. (2006), La psychanalyse est un humanisme, Paris : Grasset.
Morel, S. (2014), La médicalisation de l’échec scolaire, Paris : La dispute.
Pirone, I. (2015), Adolescens videns. Si l’image ne se raconte pas comment la lire ? Revue Adoles-
cence, T. 33 no 4, p. 901-910.
Pirone, I. (2020), De l’éthique de lien à la gestion de classe : quelle hospitalité pour l’enfant, cet
étranger ? in M. Fabre, A.-C. Husser, Éducation et frontière, Rouen : PURH, à paraître.
Pontalis, J. B. (1988), Perdre de vue, Paris : Gallimard.
Ricœur, P. (2004), Parcours de la reconnaissance, Paris : Gallimard.
Tain, L. (dir.) (2007), Le métier d’orthophoniste : langage, genre et profession, Rennes : EHESP.
Wollven, M. (2015), L’orthophonie et les troubles du langage écrit : une profession de santé face
à l’école, Revue française de pédagogie, no 190, p. 103-114.
118 [ psychologie clinique no50 2020/2

Gouvernabilité dans le discours


freudien[1]
[ Joël Birman [2]

Résumé
Cet article problématise la question de la gouvernabilité dans lediscours freudien. L’auteur
commence son propos par la lecture du texte de Freud « Psychologie des foules et analyse du
moi », où le point fondamental a été la critique de toute a tradition théorique antérieure sur les
foules, pour bien montrer qu’il y avait chez Freud une analyse du pouvoir au sens positif du mot.
En même temps est proposée une articulation de ce texte de Freud avec les textes où Freud analyse
la societé et la culture. Ces avancées théoriques de Freud est lue avec cles thèses d’autres auteurs
qui ont pensé le politique et la politique du monde contemporain : Foucault, Negri, Hardt et
Laclau.
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Mots clés
Démocratie ; foule ; gouvernabilité ; politique ; pouvoir.
Summary
This article problematizes the question of governance in the Freudian discourse. The author begins
his statement with a reading of Freud’s “Group Psychology and the Analysis of the Ego” where
the fundamental point was to critique the entire former theoretical tradition of masse movement,
in the aim of showing the existence in Freud’s work of an analysis of power (in the positive meaning
of the word). Concurrently, an articulation between this Freudian text and others where Freud
analyses society and culture is proposed. These theoretical developments are read through the
theses of other authors having worked on politics as well as politics in the contemporary world :
Foucault, Negri, Hardt and Laclau.
Key words
Democracy ; mass movement ; governance ; politics ; power.

Populismes

Nous sommes assurément inscrits dans un nouveau contexte social et politique, dans
la mesure où nous assistons dans l’actualité à la réorganisation inattendue de la

[1] Cet essai a été écrit à partir des notes qui m’ont orienté à l’occasion de la conférence intitulée “Psychanalyse et politique”,
présentée au IXe Colloque International de la ligne de recherche de la ANPEPP (“Psychanalyse, Culture et Société”), réalisé
à la PUC les 23, 24 et 25 août, à Rio de Janeiro.
[2] Psychanalyste, Professeur Titulaire de l’Instituto de Psicologia de la UFRJ, Professeur et chercheurs du Programa de
Pós-graduação em Teoria Psicanalitica de la UFRJ. Directeur d’Études en Lettres et Sciences Humaines, Université Paris VII,
Chercheur du CNPq, Chercheur et Professeur associé du Laboratoire de Psychanalyse, Médecine et Société de l’Université
Paris VII.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050118


< Varia > 119

cartographie politique internationale, avec l’expansion et la dissémination des mou-


vements sociaux orientés par le discours de l’extrême droite du spectre politique.
J’emploie le terme « inattendue » car les coordonnées et les lignes de force du champ
politique ont été radicalement transformées, à l’échelle globale, et ont retracé de
façon décisive les contours existants auparavant en effectuant une volte-face de cent
quatre-vingt degrés sur la scène politique.
En effet, dernièrement les mouvements d’extrême droite occupent le pouvoir de
l’État dans de nombreux pays à la suite d’élections démocratiques, comme cela s’est
passé en Pologne, en Hongrie, en Autriche et en République Tchèque pour ce qui
est de l’Europe centrale et orientale, mais aussi en Italie en Europe occidentale et
en Suède et au Dannemark en Scandinavie. Les partis d’extrême droite se multi-
plient également en Europe occidentale – France, Allemagne, Hollande et Espagne –
même si malgré l’incontestable croissance de leurs bases électorales ils ne parvien-
nent pas à y occuper le pouvoir de l’État.
En Amérique Latine, les partis de droite et d’extrême droite se propagent aussi et
remportent leurs processus électoraux respectifs, comme cela a été le cas au Pérou,
en Colombie, au Chili, en Argentine et au Brésil et transforment radicalement la
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cartographie idéologique qui avait jusqu’ici sa référence primordiale dans le discours
politique de la gauche. Par contre, Mexique, Cuba, Vénézuela et Uruguay sont les
seuls pays d’Amérique Latine où le discours politique de gauche subsiste
effectivement.
Aux États-Unis, la rhétorique du gouvernement Trump condense franchement le
discours politique d’extrême droite, et radicalise ainsi la tradition du parti Républi-
cain par le biais du protectionnisme économique mis en évidence par le syntagme
« America First ». Avec cela, l’administration Trump a établi une confrontation
directe avec l’Union Européenne et la Chine, s’est alliée à Israel contre les Palesti-
niens, et a introduit une politique extrêmement violente contre les réfugiés d’Amé-
rique Latine, d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient.
La première question qui s’impose est de savoir ce qu’il y a en commun dans les
divers discours politiques d’extrême droite, dans le contexte international. Il s’agit
avant tout du combat acharné contre les réfugiés venus d’Asie, du Moyen-Orient,
d’Afrique ou d’Amérique Latine, tous identifiés à la nouvelle représentation de la
barbarie. En effet, les réfugiés se précipitent vers les pays de l’Union Européenne
et vers les États-Unis, où sont condensées les richesses mondiales, poussés par la
misère, la faim, les guerres et catastrophes naturelles de leurs pays d’origine, en une
nouvelle version biblique de l’Exode dans la contemporanéité. Mais ils se heurtent
alors à une résistance féroce et xénophobe de la part des gouvernements de ces pays
ainsi que d’une grande partie de leurs populations, provoquée par la peur de la
dispute pour les rares postes de travail disponibles. Cette résistance se manifeste
également sous forme d’un discours raciste et religieux à la fois, comme si les
120 [ psychologie clinique no50 2020/2

nouveaux envahisseurs barbares étaient des menaces pour la majorité blanche et


chrétienne qui constitue les traditions européennes et américaines.
Il faut souligner également que l’expansion du discours de l’extrême droite et la
dissémination des réfugiés à une échelle planétaire est le résultat de la crise du
système néo-libéral établi depuis 2008, avec la rupture de la bulle du système immo-
bilier provoquée par le capital financier international. Donc, si le modèle néo-libéral
s’est vertigineusement développé dans les années 80 du XXe siècle avec la constitution
parallèle de la démocratie de consensus à l’échelle internationale, c’est ce paradigme
politique-là qui s’est définitivement brisé en 2008, ce qui a été la condition concrète
de possibilité aussi bien de la dissémination du discours polique de l’extrême droite
que de l’expansion de la population de réfugiés – dans la mesure où le solde de la
gestion du modèle néo-libéral et de la démocratie de consensus fut la promotion
catastrophique de la précarité sociale à l’échelle planétaire. Bref, si cette « précari-
sation » a constitué l’élément catalyseur du discours d’extrême droite en Europe, aux
États-Unis et en Amérique Latine, c’est également la « précarisation » apocalyptique
des populations misérables des pays périphériques qui a précipité le nouvel Exode
à une échelle internationale.
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Ainsi, entre 1980 et 2008 on a prétendu que l’opposition droite/gauche n’existait
plus, après la chute du mur de Berlin et l’implantation du modèle néo-libéral, en
conséquence de quoi nous étions dès lors inscrits dans le temps de la Fin de l’His-
toire – comme l’a énoncé Fukuyama dans son ouvrage du même titre – dans la mesure
où la démocratie de consensus a pour caractéristique la gestion néo-libérale des
affaires et du commerce, par l’intermédiation d’entreprises transnationales et d’orga-
nismes internationaux. Or, la crise du paradigme néo-libéral a favorisé la critique de
la mondialisation de l’économie et le retour du modèle d’État-nation qui a, d’une
part, concrétisé le discours politique de l’extrême droite, mais qui a, d’autre part,
également provoqué le gigantesque exil des réfugiés dans le monde[3]. Bref, ainsi la
restauration de la souveraineté politique des États-nation et la mondialisation néo-
libérale se sont radicalement opposées.
C’est dans ce contexte-là que Chantal Mouffe énonce la thèse politique originale et
polémique selon laquelle nous sommes actuellement insérés dans ce qu’il nomme
un moment populiste, car le peuple s’est redonné la voix sur l’espace publique, une
voix que l’on avait tue et questionnée au temps de la démocratie de consensus réglé
par les entreprises transnationales et les bureaucraties internationales[4]. Or, si le
discours de l’extrême droite a orienté le populisme dans une direction clairement

[3] Sur ce point, voir : Werner-Müller, J. Qu’est-ce que le populisme ? Paris, Gallimard, 2016 ; Beck, U. Pouvoir et contre-
pouvoir à l’heure de la mondialisation. Paris, Flammarion, 2003 ; Beck, U. Metamorfose do mundo. Novos conceitos para
uma nova realidade, Rio de Janeiro, Zahar, 2019 ; Levitsky, S., Zeblatt, D. Como as democracias morrem, Rio de Janeiro,
Zahar, 2018 ; Castells, M. Ruptura. A crise da democracia liberal. Rio de Janeiro, Zahar, 2018 ; Chamoux, G. La société
ingouvernable. Une généalogie du liberalism autoritaire ; Paris, La Fabrique, 2018 ; Fukuyama, F., O fim da história e o ultimo
homem, Rio de Janeiro, Rocco, 1992.
[4] Mouffe, Ch.
< Varia > 121

antidémocratique, il est nécessaire de constituer en contrepartie un populisme de


gauche et démocratique, par la construction du peuple comme universalité contin-
gente, selon la nouvelle lecture du populisme en tant que marque politique, ainsi
que l’énonce Ernesto Laclau dans « La raison populiste »[5] et « Guerre des iden-
tités »[6]. Il s’agit donc ici d’un ample débat portant sur la politique et la gouvernabilité
dans la contemporanéité, qui exige une lecture de ce qu’est le peuple ainsi que de
ce qu’est la masse. Ces catégories politiques ont été construites aux XVIIIe et XIXe siè-
cles, et nourri différents discours de la philophie politique de l’Occident des XXe et
XXIe siècles. C’est pourquoi je vais reprendre critiquement dans cet essai la lecture
effectuée par Freud sur la politique et la gouvernabilité, dans « Psychologie des foules
et analyse du moi »[7], afin de problématiser[8] la collaboration théorique de la psy-
chanalyse pour penser les problématiques[9] de la politique et de la gouvernabilité.

Gouvernabilité et masse (foule)

C’est donc dans ce but que j’ai l’intention d’effectuer la lecture (critique et généa-
logique) du livre de Freud intitulé « Psychologie des foules et analyse du moi », qui
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a été publié en 1921, tout de suite après la fin de la Première Guerre Mondiale. Dans
cette lecture je soutiendrai que cet essai de Freud présente plusieurs thèses pour
proposer une interprétation psychanalytique de la politique et du pouvoir, et
esquisser une lecture de la gouvernabilité. En d’autres termes, il s’agit-là de la pro-
blématisation des relations existant entre masse, pouvoir et gouvernabilité.
Cette proposition aurait pu être critiquée frontalement dès le début par ses lecteurs,
par le fait d’être une lecture du groupe, du petit groupe, dans les sens que la psy-
chologie sociale et l’analyse institutionnelle ont attribué à ce concept. En effet, le
siècle dernier, aussi bien la psychologie sociale que l’analyse des institutions ont
longtemps chercher à définir ce qu’est ce concept de petit groupe.
Parallèlement, on a cherché à l’étudier et à intervenir à la fois dans le champ du
petit groupe à différentes échelles et dans divers contextes sociaux, comme l’entre-
prise, l’industrie, l’école, l’hôpital général, l’hôpital psychiatrique, la prison, le parti
politique et le syndicat.
Par conséquent, les options de lecture du petit groupe étaient bien diversifiées, mais
elles cherchaient à aller au-delà de la diversité des organisations sociales considérées
les coordonnées fondamentales constitutives du petit groupe. Il s’agissait par consé-
quent d’une lecture dans le petit groupe des invariantes fondamentales qui traversent

[5] Laclau, E., La raison populiste. Paris, Seuil, 2008.


[6] Laclau, E., La guerre des identités. Grammaire de l’émancipation. Paris, La Découverte, 2000.
[7] Foucault, M., Dits et écrits. Volume IV. Paris, Gallimard, 1994.
Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1981.
[8] Ibidem.
[9] Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1981.
122 [ psychologie clinique no50 2020/2

la diversité et les différences existant entre eux, en même temps dans un registre
empirique et dans le champ social.
Il faut ajouter que dans plusieurs de ces lectures le discours psychanalytique est
évoqué et considéré comme référence théorique, et oriente les pratiques de la psy-
chologie sociale et de l’analyse institutionnelle, dans la mesure où le savoir psycha-
nalytique est basé sur « La psychologie des foules et l’analyse du moi » comme étant
une lecture des petits groupes.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le discours psychanalytique pense
le petit groupe comme un champ destiné à la pratique thérapeutique, toujours basé
soit sur « La psychologie des foules et analyse du moi », soit sur le livre de Bion
consacré au petit groupe[10], qui renvoie aux pratiques cliniques réalisées sur les sol-
dats anglais dans le contexte de cette guerre.
Par la suite, aussi bien en Angleterre qu’aux États-Unis et en Amérique Latine, les
pratiques psychanalytiques avec de petits groupes se sont énormément répandues
dans les années 60, 70 et 80, surtout basées sur les références théoriques de Freud
et Bion. Parallèlement, les petits groupes selon une perspective psychanalytique sont
appliqués comme modèle théorique dans les contextes sociaux les plus divers tels
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que la prison, l’école, l’hôpital psychiatrique et l’hôpital général, sous forme de ce
que l’on nomme groupe opératif. En effet, la théorisation réalisée par Pichon-
Rivière[11] à ce propos s’est répandue en Argentine et au Brésil, qui ont été les lieux
sociaux privilégiés de la dissémination du petit groupe thérapeutique ainsi que du
groupe opératif dans des contextes institutionnels diversifiés, suivant une orientation
strictement psychanalytique.
Finalement, c’est toujours dans ce contexte historique que l’essai de Freud est désor-
mais traduit comme « psychologie des groupes » au lieu de « psychologie des foules »
– une transformation radicale de ce qu’est l’objet théorique du discours freudien
développé dans « Psychologie des foules et analyse du moi’. Cependant, dans cette
transformation radicale de la traduction de l’essai de Freud il s’agit en fait du vidage
et de la suspension cruciale de ce qui était fondamental dans l’essai de Freud, à
savoir, la lecture psychanalytique du pouvoir, de la politique et de la gouvernabilité.
Ce vidage et cette suspension théorique ont encore été promus par la direction poli-
tique de l’Association Internationale de Psychanalyse sur l’interprétation de l’œuvre
de Freud énoncée par Jones, selon laquelle les lectures de Freud dans les domaines
de la société et de la culture ont été élaborées quand la psychanalyse en tant que
discours théorique avait déjá été constituée, et n’ajoutent par conséquent rien de
nouveau au savoir psychanalytique[12]. Donc, ces commentaires de Freud seraient
des réflexions sur ces questions effectuées par un savant à la fin de sa vie, mais elles
n’ajoutent rien à la théorie psychanalytique, ce ne sont que de purs exercices de
[10] Bion, W. Experiência com grupos. Os fundamentos da psicoterapia de grupo. Rio de Janeiro, Imago, 1970.
[11] Pichon-Rivière, P. Del Psicoanalisis a la Psicologia Social. Buenos Aires, Galerna, 1970.
[12] Jones, E. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Volume III. Paris, PUF, 1961.
< Varia > 123

psychanalyse appliquée[13]. Bref, le discours psychanalytique devait se restreindre


simplement à un registre clinique strict, sans s’étendre aux domaines de la politique,
de la société et de la culture – une position que est restée prééminente dans le champ
psychanalytique jusqu’à très récemment, lorsqu’une partie du mouvement psycha-
nalytique international a commencé à insérer de façon décisive la question de la
politique dans la lecture de la psychanalyse.
Or, la suspension et le vidage des dimensions politique, sociale et culturelle du
discours freudien ne se soutiennent ni du point de vue empirique ni du point de
vue théorique, comme nous aurons l’occasion de le constater au cours du présent
essai. La lecture des dates de parution des textes dits politiques, sociaux et culturels
de Freud, montre clairement le contresens de la formulation de Jones, même sans
tenir compte des problématisations proprement théoriques sur de telles questions
qui font partie du discours freudien.
Toutefois, en ce qui concerne spécifiquement l’essai de Freud sur la « Psychologie
des foules et l’analyse du moi », la substitution du signifiant foule par le signifiant
groupe est encore plus scandaleuse si nous considérons les exemples formulés par
Freud pour parler de la foule/masse. En effet, les deux exemples cités par Freud
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dans cet essai pour se référer à la foule/masse sont l’armée et l’église qui, il faut bien
le reconnaître, ne sont certainement pas des petits groupes, mais de grandes insti-
tutions sociales de caractère stratégique[14].
Si l’armée est une grande institution de dimension nationale, l’église, par contre, est
une grande institution de dimension internationale. En outre, tandis que l’armée est
ce qui garantit à l’État-nation le monopole de la force sur toute l’extension de son
territoire, l’église est une puissance transnationale qui vise à assurer le monopole
du registre spirituel des populations, traversant les frontières des divers États-nation
de façon longitudinale.
Cependant, l’essai freudien sur « La psychologie des foules et l’analyse du moi »
introduit quelques thèses cruciales sur les relations du sujet avec la société, qui
empêchent toute réduction du signifiant foule/masse au signifiant petit groupe. Ainsi,
pour Freud il n’existe pas d’opposition entre le registre de la psychologie individuelle
et celui de la psychologie collective dans la lecture psychanalytique, d’une part. Et,
d’autre part, la séparation du registre de l’individu n’existe pas non plus, dans la
mesure où celui-ci est toujours inséré dans un champ complexe de liens sociaux et
de relations sociales[15].
En fait, si d’après sa première formulation le discours freudien critique frontalement
le discours théorique de la psychologie scientifique, qui avec Wundt a séparé la
psychologie individuelle de la psychologie collective, selon sa deuxième formulation
ce discours a souligné la raison pour laquelle en psychanalyse cette séparation est
[13] Ibidem.
[14] Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S. Essais de psychanalyse. Op. cit.
[15] Ibidem.
124 [ psychologie clinique no50 2020/2

théoriquement insoutenable, étant donné que l’individu s’inscrit toujours dans des
champs constitués par des liens et des relations sociales[16]. Rappelons que depuis la
relation originaire avec la mère, le bébé comme proto-sujet s’inscrit dans un lien
social et n’existe pas de façon isolée, de sorte que par dérivation de cette condition
originaire, l’altérité constitue la marque par excellence du sujet[17]. L’individu à l’état
isolé est donc une figure de l’ordre de la fiction, car dans l’appareil psychique il y
aurait une circonscription topique restreinte, inscrite en tant que moi, dans un
champ psychique marqué par la division (Spaltung)[18].
Dans cette perspective, le fait que pour la psychanalyse il soit impossible de séparer
la psychologie individuelle de la psychologie collective est basé sur la conception
théorique et clinique qui dit que le discours psychanalytique incide à la charnière
existant entre des processus narcissiques et des processus altéritaires, où les premiers
renvoient au registre topique du moi et les seconds ont trait aux relations du sujet
avec les objets et les autres[19].
C’est pour cela que Lacan formule, dans l’essai intitulé « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse », que l’inconscient est transindividuel[20]. C’est
un commentaire précis et rigoureux de la lecture du discours freudien selon laquelle
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il n’existerait aucune séparation possible entre la psychologie individuelle et la psy-
chologie collective.
Par conséquent, ne pas mentionner le rapport à la masse dans l’essai freudien en
question et le remplacer par la référence au petit groupe n’aurait aucun sens, dans
la mesure où la masse peut avoir diverses échelles de grandeur et, qu’elle soit petite
ou grande, c’est de la problématique de la gouvernabilité qu’il s’agit. C’est elle qui
est toujours en cause aux différents niveaux des conjonctions humaines. C’est aussi
ce qui a permis à Lacan de formuler par la suite dans son parcours théorique que
l’inconscient est la politique, faisant écho aux hypothèses de Freud dans « Psycho-
logie des foules et analyse du moi ».
En outre, pour souligner davantage que c’est toujours la problématique de la gou-
vernabilité qui est en cause dans l’essai freudien étudié, il faut dire que pour Fou-
cault – ainsi qu’il l’écrit dans « Surveiller et punir », l’armée est inscrite dans le champ
du pouvoir disciplinaire[21], marque par excellence du pouvoir moderne à côté du
biopouvoir[22], de la famille, de l’école et de la fabrique. Pour Althusser, l’église est
un appareil idéologique de l’État, à côté de la famille, de l’école et de la fabrique,
chargée de réaliser la domination sociale de façon proprement idéologique,

[16] Ibidem.
[17] Ibidem.
[18] Ibidem.
[19] Ibidem.
[20] Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage em psychanalyse » (1953). In : Lacan, J. Écrits. Paris, Seuil,
1966.
[21] Foucault, M., La volonté de savoir. Volume I. Paris, Gallimard, 1976.
[22] Ibidem.
< Varia > 125

strictement opposée à l’usage direct de la force pratiqué par l’armée et autres forces
armées en tant que représentantes du monopole de la force de l’État[23].

Masse, Peuple, Nation et État

En relation directe avec cette question, il est nécessaire de dire que la problématique
de la masse renvoie à celle de la gouvernabilité dans la tradition occidentale depuis
la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La problématique de la gouvernabilité re-envoie
depuis, de façon organique, à celle de la masse, de sorte que celle-ci serait l’Autre
de la première, d’une part, mais également que la masse serait la matière première
permettant de concevoir la gouvernabilité, d’autre part[24].
Il faut ajouter que le concept de masse renvoie à celui de peuple en tant que sa
matière première, dans la mesure où le peuple représente la masse qui est ordonnée
par les pratiques de la gouvernabilité, s’inscrivant ainsi dans le champ de la Nation[25].
En effet, la masse, le peuple et la Nation constituent un tryptique, organiquement
organisé comme série et sans présenter de fissures, qui convergent ainsi dans la
constitution de l’État[26]. Par conséquent, ce tryptique (masse, peuple, Nation) renvoie
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à la composition effective de l’État, étant donné que la gouvernabilité est la pratique
sociale qui compose la masse selon les coordonnées de l’ordre.
Toutefois, depuis le XVIIIe siècle la rébellion est l’une des marques cruciales de la
masse, de sorte que la masse n’est en fait pas originairement réglée par l’impératif
de l’ordre ; elle est en fait réglée à l’origine par son contraire, c’est-à-dire, par le
désordre. C’est pourquoi il est nécessaire de transformer la masse en désordre en
masse réglée par l’ordre, par la pratique de la gouvernabilité. C’est donc par cette
transformation essentielle que la masse en ordre peut devenir la matière première
permettant de constituer en série le peuple et la Nation, la condition concrète de
possibilité de la composition de l’État proprement dit.
Il faut aussi considérer que ce sont les impossibilités sociales et politiques de confi-
gurer le peuple par la pratique de la gouvernabilité qui ont composé en négatif la
figure de la masse en désordre, car ainsi celle-ci ne forme pas la matière première
pour la constitution du peuple et de la Nation, et se transforme en une véritable
menace pour l’État. En fait, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle la masse rebelle
et en désordre devient l’ennemie du peuple, de la Nation et de l’État, dans le registre
éminemment politique. En outre, comme le tryptique masse, peuple et Nation, qui
converge comme série pour la composition de l’État est formulé comme étant le

[23] Althusser, L., Ideologia e aparelho ideológico do Estado. Rio de Janeiro, Graal, 1983.
[24] Bras, G., Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Paris, Amsterdam, 2008.
[25] Ibidem.
[26] Ibidem.
126 [ psychologie clinique no50 2020/2

signe évident de la civilisation, la masse rebelle est dès lors considérée le signe incon-
testable de la barbarie[27].
Par conséquent, nous pouvons tout de suite reconnaître qu’en Occident. depuis la
moitié du XVIIIe siècle, nous sommes confrontés à des énoncés modernes dans la
relation établie entre masse (ordre et désordre), peuple, Nation et État, régulés par
les oppositions ami/ennemi et civilisation/barbarie. La modernité du vocabulaire en
question renvoie donc à l’émergence de la modernité de l’Occident dans ce contexte
historique. En effet, à l’aurore de la modernité en Occident les masses inaugurent
leur inscription triomphante dans le champ de l’histoire, et depuis, celle-ci ne peut
plus être conçue sans la référence à la masse dans l’articulation organique tissée
alors avec les registres du peuple, de la Nation et de l’État. Une articulation qui a
été cousue par la pratique de la gouvernabilité et régulée par les oppositions ami/
ennemi et civilisation/barbarie.

Ère des révolutions

C’est dans ce contexte historique que naît en Occident l’ère des révolutions, comme
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l’affirme l’historien anglais Hobsbawn[28], avec l’éclosion initiale des révolutions
nord-américaine et française, respectivement. Toutes deux ont été des révolutions
de masse, et celle-ci est donc l’incontestable protagoniste de ces évènements décisifs
dans la constitution de la modernité sociale et politique en Occident.
En ce qui concerne la Révolution Française, ce fut un mouvement de masse
d’énormes proportions au cours duquel la masse rebelle a tout d’abord conduit à la
chute du Roi, puis à sa décapitation, et dont l’aboutissement fut la proclamation des
célèbres impératifs de liberté, égalité et fraternité[29]. Ce sont ces mots d’ordre qui
ont institué la masse en ordre, et bâti les registres du peuple, de la Nation et de
l’État, avec la proclamation de la République et de la démocratie.
Selon Lefort, le champ historique de la modernité est alors ainsi esquissé et établi
par ce qu’il nomme l’invention démocratique, selon laquelle la constitution de l’ordre
social fondé sur la multiplicité et l’horizontalité vient remplacer l’ordre hiérarchique
qui existait avant et était centré sur la figure du Un et sur la figure souveraine du
Roi[30]. Cependant, la figure du souverain déchu demeure comme un spectre dans
l’imaginaire social occidental, faisant que le Roi comme spectre du Un soit réactivé
plus tard avec les totalitarismes de la première moitié du XXe siècle, le nazisme, le
fascisme et le stalinisme. Les impasses politiques présentes dans l’espace soial de la

[27] Ibidem.
[28] Hobsbawn, E.J. A era das revoluções (1799-1848). Rio de Janeiro, Paz e Terra, 2016.
[29] Ibidem.
[30] Lefort, C., Essais sur le politique : XIXe-XXe siècles. Paris, Seuil, 1986.
< Varia > 127

modernité avancée ont alors rendu impossible le maintien de l’horizontalité et de la


multiplicité[31].
Cependant, l’invention démocratique dans la modernité suppose la transformation
de la masse en désordre en masse de l’ordre, par la pratique de la gouvernabilité
afin de permettre la constitution des registres du peuple, de la Nation et de l’État,
par la décantation des ennemis et de la barbarie.
En 1848, d’autres mouvements de masse ont enflammé le territoire politique euro-
péen avec l’éclosion de nouvelles révolutions sociales similaires à la Révolution Fran-
çaise, où les impératifs de liberté, d’égalité et de fraternité définissent de nouveaux
horizons pour l’invention démocratique et l’anéantissement du pouvoir souverain
du Un, centré sur la figure hiérarchique et verticale du Roi. Bref, la République
comme idéologie politique moderne est dès lors implantée et se répand sur tout le
territoire de l’Europe[32].
Nous pouvons ainsi affirmer que la marque cruciale de la modernité politique en
Occident fut la problématique de la rébellion des masses, qui a été le titre du livre
choisi par le philosophe espagnol Ortega y Gasset pour penser de forme critique la
transformation radicale observée dans la modernité[33]. Parallèlement, dans l’œuvre
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intitulée « Massa e Poder », Élias Canetti énonce également la relation organique
établie entre les registres de la masse et du pouvoir à l’aurore de la modernité en
Occident[34].
Or, comme conséquence de la position stratégique occupée par les masses à l’émer-
gence de la modernité en Occident, par le rôle décisif qu’elles jouent dans les
inflexions révolutionnaires en Europe depuis la Révolution Française, les masses
commencent à être vues comme étant suspectes par les élites conservatrices qui les
jugent potentiellement dangereuses. C’est donc dans ce contexte historique-là qu’ont
commencé à se disséminer les lectures critiques sur la possible transformation des
masses en peuple, Nation et État, d’une part et sur les masses rebelles potentielle-
ment dangereuses, d’autre part. Par conséquent, les oppositions barbarie/civilisation
et ami/ennemi sont intensifiées quant à la configuration des masses.
Dans cette perspective, dans la deuxième moitié du XIXe siècle les masses se sont
inscrites comme héritières de la guerre des races du XVIIIe siècle, ainsi que le dit
Foucault dans le cours « En défense de la société »[35], par le fait d’être polarisées
entre masses en ordre et masses en désordre. Donc, en tant que masses en désordre
(barbares et ennemies du peuple) et non régulées par la pratique de la gouvernabilité,
les masses rebelles sont considérées comme matière première des classes dange-
reuses de la population. Celles-ci devraient en effet être contrôlées par la puissance

[31] Ibidem.
[32] Hobsbswn, E.J., A era das revoluções (1799-1848). Rio de Janeiro, Paz e Terra, 2016.
[33] Ortega y Gasset, j., A rebelião das massas. São Paulo, Martins Fontes, 2019.
[34] Canetti, E., Massa e poder. São Paulo, Companhia das Letras, 1995.
[35] Foucault, M., En défense de la société. Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
128 [ psychologie clinique no50 2020/2

et par le pouvoir disciplinaire proprement dit[36] qui, par une stratégie méticuleuse-
ment individualisante et analytique, a transformé les masses rebelles en matière pre-
mière du champ des anormaux[37].

Archive discursive des masses et Commune de Paris

Le lecteur doit se demander pourquoi je fais toute cette digression théorique et


historique sur la catégorie de masse en Occident, en l’articulant avec les catégories
de peuple, Nation et État, si mon principal objectif est de faire la lecture critique
d’un essai de Freud sur la « Psychologie des foules et analyse du moi » ? Mais la
réponse à cette question est directe, et très simple : les lectures théoriques qui ont
été introduites sur la scène sociale dans la deuxième moitié du XIXe en France, en
Italie et en Angleterre ont toutes fait la critique des masses rebelles comme étant
une franche menace à la gouvernabilité, une menace donc à la constitution du peuple,
de la Nation et de l’État. Par conséquent, les masses en désordre représentent osten-
siblement la barbarie et les ennemis du peuple, de la Nation et de l’État, doivent
être considérées négativement et combattues sur tous les fronts possibles.
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Toutes ces lectures négatives de la masse rebelle ont été les sources théoriques uti-
lisées par Freud dans « Psychologie des foules et analyse du moi » de forme critique
dans la lecture de cette archive discursive qui mettait en relief la menace à la civili-
sation et la négativité des masses, à commencer par l’œuvre classique du français
Gustave Le Bon, analysée en détails dans l’essai freudien.
Mais dans la lecture réalisée par Freud les masses ne sont considérées ni négatives
ni positives, car ce n’est pas sous un angle moral qu’il l’a effectuée : c’est la problé-
matique de la gouvernabilité qu’il y a soulignée, par la transformation de la masse
en désordre en masse en ordre accomplie. Et en mettant en relief l’importance de
la figure du leader dans cette transformation de la masse, par l’intermédiaire du
discours qu’il énonce, cet essai de Freud esquisse aussi bien la possibilité de l’ascen-
sion que celle de la déchéance du leader, qui dépend directement de la confiance
suscitée par son discours[38] dans la pratique de la gouvernabilité.
Ces discours critiques contre les masses rebelles sont apparus à partir de la Commune
de Paris, qui a représenté un virage crucial dans l’interprétation de l’histoire des
masses en Europe. Les élites conservatrices se sont mises à douter des masses parce
que celles-ci n’étaient plus comme avant les alliées de l’ordre bourgeois mais étaient
désormais orientées par le projet politique socialiste. Une lecture à la fois morale et
politique des masses s’impose alors au nom des valeurs du peuple et de la Nation,
du fait qu’elles représentent une menace contre le pouvoir constitué (État). Bref,
c’est sur ces thèmes que l’archive discursive contre les masses fut donc établi, à partir
[36] Foucault, M., Les anormaux. Paris, Gallimard/Seuil, 1999.
[37] Ibidem.
[38] Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
< Varia > 129

de la Commune de Paris, et c’est cette archive qui a été soigneusement déconstruite


par le discours freudien dans « Psychologie des foules et analyse du moi », où il
énonce les coordonnées essentielles qui sont présentes dans la pratique de la
gouvernabilité.
La Commune de Paris, un mouvement rebelle de masses, fut repris ensuite pour
modèle lors de la Révolution Socialiste de 1917 en URSS, ainsi que lors des autres
révolutions socialistes du XXe siècle, comme la Révolution Chinoise de 1949. Elle a
donc remis en scène le pouvoir constitué par la reprise radicale de ce qui n’avait pas
été effectivement réalisé avec la Révolution Française, à savoir, les principes d’éga-
lité, de liberté et de fraternité, ainsi que la réaffirmation radicale qu’il est possible
de refonder les ordres sociaux et politiques dans toutes leurs lignes de force et coor-
données fondamentales. La Commune de Paris a donc été un point d’inflexion
important dans l’histoire des masses, a introduit la discontinuité dans la lecture des
masses de la modernité, et disséminé la peur parmi les élites conservatrices qui ont
alors commencé à produire l’archive discursive négative sur les masses – ce qui a été
systématiquement déconstruit par le discours freudien pour penser la problématique
de la gouvernabilité.
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Généalogie et histoire

Mais avant d’analyser la composition de la masse dans le discours freudien, il est


nécessaire que je parle de la modalité de lecture que je propose pour l’essai freudien
intitulé « Psychologie des foules et analyse du moi ». La lecture de la discontinuité
marque le tissu discursif de la généalogie, et s’oppose à la continuité qui marque le
discours de l’histoire. En outre, la généalogie critique le concept d’origine qui dicte
le discours de l’histoire, favorisant ainsi la dispersion des débuts. C’est-à-dire que,
contrairement au discours de l’histoire, la généalogie n’est pas téléologique. Des
temps différents sont mis en évidence, de façon à caractériser aussi bien les diverses
séries mises en cause que les discontinuités des évènements.
C’est en conséquence de cette perspective généalogique que j’ai cherché à mettre
en relief divers moments et temps de l’émergence des masses dans la modernité
occidentale, ainsi que les nombreuses inflexions qui ont marqué la catégorie de
masse, à des temps différents. J’ai également cherché à souligner la construction de
la série discursive masse, pour énoncer la nouvelle conception traversée par les oppo-
sitions ami/ennemi et civilisation/barbarie, ainsi que la nouvelle conception de gou-
vernabilité introduite par la transformation de la masse en désordre en masse en
ordre. Donc, de la Révolution Française à la Commune de Paris, en passant par les
diverses révolutions qui ont eu lieu en Europe, différents évènements et différents
temps ont cadencé ce champ discursif, et depuis la Commune de Paris une archive
discursive négative à propos des masses s’est constituée, qui a été ouverte et décons-
truite par Freud dans son essai « Psychologie des foules et analyse du moi ».
130 [ psychologie clinique no50 2020/2

Bref, si les procédés théorique et méthodologique de la généalogie soutiennent théo-


riquement l’incursion que nous avons présentée jusqu’ici, nous pouvons maintenant
analyser la composition de la masse sous l’angle conceptuel de la pratique de la
gouvernabilité.

Discours et leader

Pour Freud, la masse ne s’ordonne que par la médiation de la figure du leader, pour
pouvoir passer alors de la condition de désordre à celle d’ordre. C’est par conséquent
l’intervention du leader qui transforme la composition de la masse dans ses coor-
données fondamentales. Donc, la masse ordonnée n’existerait pas sans la participa-
tion ostensible de la figure du leader. En contrepartie, le leader ne se configure en
tant que tel que par la constitution de la masse. Ainsi, c’est la masse qui le nomme.
Bref, c’est l’action du leader ordonnant la masse par l’intermédiaire du discours et
recevant de celle-ci en contrepartie la reconnaissance qui lui est due qui constitue
le champ de la gouvernabilité[39].
S’il est vrai que la masse ordonnée est issue de la masse désordonnée et rebelle par
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l’action discursive de la gouvernabilité, cette masse ordonnée peut redevenir désor-
donnée lorsqu’une erreur a lieu dans l’action de gouverner et que le leader perd
ainsi définitivement la reconnaissance de la masse. Cette erreur arrive, en effet,
lorsque la masse ne fait plus confiance au leader et que, non seulement elle se dis-
perse mais elle devient aussi anarchique[40].
Dans l’essai de Freud cet évènement décisif est exemplifié dans le champ militaire,
lorsque les soldats ne font plus confiance au commandant de la troupe et se déban-
dent de façon anarchique[41]. En effet, dans ce contexte les masses sont prises de
panique, ce qui les mène à la dispersion et à l’anarchie. Elles fuient à la débandade,
ont peur d’être tuées par les troupes ennemies, parce que leur commandant a perdu
la confiance et la reconnaissance de ses troupes. Bref, l’angoisse/panique est le signe
éloquent de la masse désordonnée, lorsque chaque élément de la masse en désordre
suit son propre chemin au nom des impératifs de la vie et de la sécurité[42]. Ceci
signifie évidemment que l’action de la gouvernabilité prend forme et direction quand
la figure du leader peut promettre et garantir à la masse en désordre qu’il prendra
soin de la protection de sa vie et de sa sécurité, sans quoi elle ne pourra se trans-
former en masse ordonnée[43].
Toutefois, et cela est également évident dans le discours freudien par l’exemple qu’il
donne, la figure du leader n’agglutine pas la masse uniquement grâce à son charme

[39] Freud, S., “Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
[40] Ibidem.
[41] Ibidem.
[42] Ibidem.
[43] Ibidem.
< Varia > 131

et à son charisme, cela dépend aussi de la présence d’un discours qu’il diffuse en
tant que porte-parole. En fait, s’il n’a pas de discours comme référence, le leader est
incapable de gagner la confiance et la reconnaissance de la masse en désordre. Par
conséquent, c’est le discours qui permet que la masse s’agglutine et que le leader
acquiert charisme et charme – marques essentielles pour pouvoir gouverner les
masses[44].
Il est donc possible d’affirmer que c’est par le critère décisif du discours, qui
assemble la masse en désordre et la transforme en masse ordonnée par la pratique
de la gouvernabilité, que le charisme et le charme acquis par la figure du leader aux
yeux de la masse sont en fait les ramifications de cette condition préliminaire du
discours, dans la mesure où la condition nécessaire de ce processus est la supposition
de savoir du leader – pour reprendre le concept avancé par Lacan dans le Séminaire
VIII, sur « Le transfert »[45]. Bref, c’est par la supposition du savoir que la figure du
leader peut gagner une aura charismatique et du charme aux yeux de la masse.
C’est à partir de ce seuil d’interprétation que Freud a pu affirmer, ainsi que Le Bon,
d’ailleurs, que dans la masse ordonnée l’individu perd l’autonomie du moi et se
comporte de façon régressive et enfantine. En effet, en s’inscrivant dans le champ
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de la masse ordonnée le sujet va effectuer des actes qu’il n’effectuerait pas s’il était
isolé, car il y est réglé par le processus psychique primaire et se trouve dans un état
de régression psychique. Dans la masse ordonnée le sujet perd une partie sa fonction
de symbolisation et de réflexion et est orienté uniquement par le pôle pulsionnel de
l’appareil psychique, sans aucune médiation et régulation de ses actes et de son
discours[46].
Par conséquent, la figure du leader capture les individus composants de la masse
ordonnée en orientant leurs actions et leurs pensées, montrant ainsi comment la
pratique de la gouvernabilité implique une régression psychique de ces sujets et
influence l’insertion de cette masse dans la constitution du peuple et de la Nation
dans le champ de l’État.
En outre, comme je l’ai dit ci-dessus le critère du discours du leader est décisif pour
l’établissement proprement dit de ce-dernier ; c’est donc par la médiation du dis-
cours que le leader assume la position indéniable d’autorité face à la masse et devient
objet d’admiration. C’est donc par ce biais que la relation de transfert s’installe entre
le leader et la masse, de sorte que c’est l’amour qui cimente les liens des individus
composants de la masse avec le leader[47].
Donc, tandis que la figure du leader qui énonce un discours occupe la position
stratégique de l’idéal du moi dans le champ de la masse, ce sont d’autre part les
composants de la masse qui occupent la place du moi idéal. Bref, les divers éléments

[44] Ibidem.
[45] Lacan, J., Le Séminaire. Volume VIII. Le transfert. Paris, Seuil, 1991.
[46] Freud, S., “Psychologie des foules et analyse du moi ». In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
[47] Ibidem.
132 [ psychologie clinique no50 2020/2

de la masse créent des liens d’identification entre eux et établissent à la fois une
relation de transfert avec le leader[48]. Dans le Séminaire XVII sur « L’envers de la
psychanalyse », Lacan dit que pour que la masse ordonnée soit effectivement démo-
cratique la place du leader doit être vide, et que c’est le discours qui constitue et
reproduit les liens sociaux entre les différents éléments de la masse[49].

Lectures

Dans La raison populiste, Laclau souligne que Freud introduit la catégorie d’équi-
valence pour penser la composition de la masse (ordonnée)[50]. Avec cette formula-
tion, Freud se distingue radicalement des auteurs critiques de la lecture des masses,
qui composent l’archive discursive de la masse depuis les années 70 du XIXe siècle,
dans la mesure où il met l’accent sur le rôle stratégique du leader et du discours qui
le soutient dans la composition de la masse. Effectivement, l’action gouvernementale
suppose l’homogénéisation de la masse autour de certaines valeurs et de certaines
règles énoncées par le leader dans son discours.
Or, la pratique de la gouvernabilité ainsi énoncée se réalise également dans le registre
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des subjectivations[51], avec la promotion des identifications entre les membres de la
masse et n’est alors pas fondée sur la catégorie d’identité. C’est pourquoi dans la
lecture effectuée par Freud la masse (ordonnée) perd la marque de chaque individu
qui la compose, par le fait d’être formée par identification. En d’autres termes, Freud
réalise une forte critique de la catégorie d’identité au nom de la catégorie d’identi-
fication, dans la mesure où le champ de la subjectivité est régulé par la division
psychique.
En outre, Laclau cherche à conjuguer le discours théorique de Freud avec celui de
Lacan, par l’intermédiaire des concepts de signifiant, de signifiant vide, d’objet a et
de demande pour penser la composition de la masse par la pratique éminemment
discursive[52], comme pratique de gouvernabilité. Laclau réalise ainsi une lecture posi-
tive du populisme, s’opposant à la lecture négative présente dans le champ de la
science politique, en affirmant que la politique est nécessairement populiste[53].
Cependant, si le populisme est identifié au discours politique proprement dit, cela
est dû à ce que la pratique de la gouvernabilité suppose la construction du peuple
par le discours de l’ordre, étant donné que le peuple n’existe pas effectivement avant
la gouvernabilité du leader orienté par le discours[54], et que c’est celui-ci qui trans-
forme la masse informe en masse ordonnée en tant que peuple.

[48] Ibidem.
[49] Lacan, J., Le Séminaire, volume XVII. L’envers de la psychanalyse. Paris, Seuil, 1991.
[50] Laclau, E., La raison populiste. Paris, Seuil, 2008.
[51] Foucault, M., La volonté de savoir. Op. cit.
[52] Laclau, E., La raison populiste. Op. cit.
[53] Ibidem.
[54] Ibidem.
< Varia > 133

Mais le discours politique populiste de Laclau s’oppose radicalement au populisme


xénophobe et nationaliste de la tradition du nationalisme dominante au XIXe siècle
en Occident, basée sur la catégorie d’identité et non sur celle d’identification. En
effet, ce n’est pas par la proposition et par la référence préliminaire à un universel
substantif quelconque (identité) que l’on peut interpréter le populisme différemment
de la tradition, mais par la voie de l’identification[55]. C’est donc ainsi que Laclau
reprend le concept de Gramsci de l’hégémonie pour penser la gouvernabilité et
énoncer alors le concept d’universalité contingente, qui marque la construction du
peuple (masse ordonnée) par le biais des identifications à partir d’un discours agglu-
tinateur capable d’entreprendre la constitution de la masse ordonnée en tant que
peuple[56].
En fait, pour Laclau, Butler et Zizek, réunis pour un débat sur l’émancipation dans
le champ des partis de gauche qui a eu lieu en 2000, la politique implique des pra-
tiques rhétoriques, dans la mesure où le champ de la politique suppose l’effectivité
du champ du discours[57], qui favorise l’articulation entre les demandes de la masse
et le registre du désir[58]. Par conséquent, la construction de l’hégémonie comme
pratique de la gouvernabilité passe par le champ du discours, pour que l’universalité
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contingente puisse être constituée dans l’espace social.
En opposition à cette formulation, Negri et Hardt, dans « O império »[59] et « Mul-
tidão »[60], proposent une autre lecture sur la masse dans la modernité et la contem-
poranéité. Tandis que dans la première la masse est marquée par l’homogénéité,
dans la seconde, par contre, elle est hétérogène. En effet, si dans la modernité la
masse perd l’empreinte de la singularité, dans la contemporanéité elle est clairement
et franchement marquée par elle. Donc, une autre proposition politique est avancée
ici par la défense de la foule en révolte, reprenant la catégorie philosophique de
foule introduite présédemment par la philosophie politique de Spinoza.
Toutefois, la matière première sociale pour la construction de la politique comme
hégémonie, dans le contexte de l’universalité contingente, ce sont les questions qui
liées à l’économie, au sexe, à la religion et à la race, qui sont des questions d’ordre
multiculturel et qui se disséminent dans la contemporanéité[61]. Ajoutons que pour
Zizek, la lutte de classes reste cruciale pour la construction de l’universalité contin-
gente parallèlement aux règles du multiculturalisme – ce qui n’est pas le cas pour
Bitler et Laclau[62].

[55] Ibidem.
[56] Ibidem.
[57] Ibidem.
[58] Laclau, E., La raison populiste. Op. cit.
[59] Negri, A., Hardt, M., O império. Rio de Janeiro, Record, 2012.
[60] Negri, A., Hardt, M., Multidão. Rio de Janeiro, Record, 2014.
[61] Butler, J., Laclau. E., Zizek, S. Après l’émancipation. Trois voix pour penser la gauche. Paris, Seuil, 2017.
[62] Ibidem.
134 [ psychologie clinique no50 2020/2

Or, comme nous l’avons déjà signalé, dans l’espace social occidental depuis le
XVIIIe siècle il y eut une confrontation entre deux modalités de masses, la masse
ordonnée et la masse désordonnée, qui constitue ce que Foucault nomme dans son
ouvrage « En défense de la société »[63] la guerre des races, empruntant directement
cette catégorie aux historiens français. D’après Foucault, c’est à partir de la catégorie
de guerre des races que Marx a forgé le signifiant de lutte de classes dans son discours
théorique[64].
Cela revient à dire que pour Foucault c’est la guerre qui module le discours de la
politique et pas l’inverse, comme l’affirme Clausewitz dans l’œuvre intitulée « De la
guerre ». Il y avance la proposition cruciale que c’est la guerre qui continue la poli-
tique en d’autres termes, une proposition reprise plus tard par Hegel, Marx et Lénine,
aux XIXe et XXe siècles. Cependant, pour Foucault, c’est la politique qui est modelée
par la guerre, car ce sont les rapports de force établis entre les sujets qui caractérisent
la constitution des lignes de force dans l’espace social[65].

Guerre, politique et narcissisme des petites différences


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C’est dans ce contexte théorique et historique qu’il est urgent d’évoquer le concept
de narcissisme des petites différences introduit par Freud dans « Psychologie des
foules et analyse du moi »[66]. C’est le concept qu’il a formulé pour penser le champ
politique et social fragment de la modernité avancée, après la Première Guerre Mon-
diale. Freud a décrit les peuples et les nations exaspérés par l’impossibilité de recon-
naître la différence de l’Autre, autant dans le registre individuel que collectif, de
sorte que l’Autre était toujours conçu comme adversaire et ennemi et devait donc
être éliminé par la violence et par la mort[67].
Il faut ajouter à ce propos que le narcissisme des petites différences comme concept
doit être inséré dans le champ découpé par Foucault selon lequel c’est le registre
de la guerre qui module le champ de la politique, car ce sont les rapports de force
entre les sujets qui définissent les liens sociaux.
Freud suggère que le conflit entre les masses est suscité par le narcissisme des petites
différences, qui esquisse le champ de la politique par la guerre entre les diverses
modalités de masse. Cette interprétation est en concordance avec la lecture de Freud
sur la pulsion de destruction, dans l’essai « Le problème économique du maso-
chisme » (1924), lorsqu’il expose l’expulsion de la pulsion de mort par la pulsion de
vie, où la pulsion de mort éliminée est la matière première pour la constitution de

[63] Foucault, M., En défense de la société. Op. cit.


[64] Clausewitz, C. Da Guerra. São Paulo, Martins Fontes, 2005.
[65] Ibidem.
[66] Freud, S., “Psychologie des foules et analyse du moi” (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
[67] Ibidem.
< Varia > 135

la pulsion de destruction[68]. À partir de là, le discours freudien élabore une théorie


de la violence et de l’agressivité en psychanalyse, cruciales pour le maintien par le
sujet de l’auto conservation[69]. Bref, les relations entre les sujets dans les liens sociaux
sont traversées par des rapports de force provenant de la pulsion de destruction.
C’est pourquoi en 1932, dans « Pourquoi la guerre ? » Freud affirme contrairement
à Einstein que la guerre est inévitable dans la mesure où elle dépend des variations
entre pulsion de vie et pulsion de mort dans les espaces sociaux, pour assurer la
défense de l’auto conservation des sujets impliqués dans les conflits[70].
Mais en 1913, dans « Totem et tabou », Freud supposait que la guerre pouvait être
évitée et prévenue, comme Einstein dans « Pourquoi la guerre ? » en 1932, étant
donné que la culpabilité – un universel pour la mort du père de la horde primitive
– pouvait réguler les liens sociaux[71]. En 1915, tout de suite après l’éclosion de la
Première Guerre Mondiale, suite au massacre promu par les grands représentants
de l’avant-garde civilisatrice (France, Allemagne et Angleterre), Freud critique
l’interdiction de tuer comme universel pour soutenir que l’État incite à tuer en temps
de guerre, mais l’interdise en temps de paix[72]. Donc, dans « Considérations actuelles
sur la guerre et la mort », Freud entreprend la déconstruction de la thèse universelle
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de l’interdiction de tuer énoncée dans « Totem et tabou » en mettant en relief le rôle
stratégique de l’État dans l’interdiction/autorisation du désir de tuer.
Ce qui conduit Freud à élaborer une nouvelle opposition pulsionnelle en 1920 dans
« Au-delà du principe du plaisir », selon laquelle la pulsion de vie s’oppose à la
pulsion de mort de façon permanente[73], Ce conflit menant finalement à la pulsion
de destruction dans « Le problème économique du masochisme », en 1924[74].
Toutefois, dans « Psychologie des foules et analyse du moi », en 1921, Freud invertit
la thèse présentée dans « Totem et tabou », de la culpabilité pour la mort du père de
la horde primitive par ses fils qui transformerait le sujet : l’animal de horde devien-
drait un animal de masse. Il affirme ici que le sujet sera toujours un animal de horde,
qu’il est impossible de le discipliner et de le domestiquer, car la pulsion de vie ne
peut pas taire la pulsion de mort[75].
C’est ce qui lui permet de déclarer, en 1937, dans « Analyse avec fin et analyse sans
fin », qu’il existe trois pratiques sociales impossibles, à savoir : éduquer, gouverner
et psychanalyser. Cependant, ces pratiques sociales sont impossibles parce qu’il est

[68] Freud, S., “Le problème économique du masochisme » (1924). In : Freud, S., Névrose, psychose et perversion. Paris,
PUF, 1973.
[69] Ibidem.
[70] Freud, S., “Pourquoi la guerre ?”. In : Freud, S., Résultats, idées, problèmes. Paris, PUF, 1985.
[71] Freud, S., Totem et tabou. (1913). Paris, Payot, 1975.
[72] Freud, S., “Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op.
cit.
[73] Freud, S., “Au-delà du príncipe du plaisir » (1920). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
[74] Freud, S., “Le problème économique du masochisme ». In : Freud, S., Névrose, psychose et perversion. Op. cit.
[75] Freud, S. “Psychologie des foules et analyse du moi » (1921). In : Freud, S., Essais de psychanalyse. Op. cit.
136 [ psychologie clinique no50 2020/2

impensable de normaliser la pulsion de mort – chez l’enfant, le citoyent et l’analysant


– par la pulsion de vie, pour transformer l’animal de horde en animal de masse[76].
Par conséquent, si le discours freudien conçoit la construction de la gouvernabilité
par la transformation de la masse rebelle en masse ordonnée, de sorte que le peuple
et la Nation sont formés par l’acte de la gouvernabilité dirigé et garantis par le dis-
cours, il dit aussi que la masse ordonnée peut redevenir une masse rebelle si le
discours agglutinateur du leader cesse de soutenir la constitution du peuple et de la
Nation. Dans ce cas-là, le pouvoir constitué serait déconstruit par la masse rebelle.
Il est incontestable que nous assistons aujourd’hui à l’expansion du discours de
l’extrême droite à base nationaliste et xénophobe, proposant la reprise de la concep-
tion de l’État-Nation contre le modèle néo-libéral qui a dominé le monde depuis les
années 80 du XXe siècle jusqu’en 2008. Ce discours d’extrême droite cherche à réguler
les sujets déstabilisés produits par la gestion néo-libérale, qui a rompu les liens
sociaux et aboli les droits sociaux à l’échelle planétaire.
Il est nécessaire à présent de créer un nouveau projet politique pour les déstabilisés,
basé sur les idées du populisme démocratique et de gauche, qui construise un autre
projet pour l’universel contingent et une autre hégémonie, pour pouvoir rompre le
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cercle de domination du pouvoir constitué (populisme d’extrême droite) et construire
un nouveau pouvoir constituant, à base démocratique, frontalement opposé à la
nécropolitique modulée à la fois par le paradigme néo-libéral et par le paradigme
populiste de l’extrême droite. Enfin, pour cela, les lectures de Freud et Lacan sur la
gouvernabilité ont été fondamentales pour que Laclau et Mouffe puissent repenser
le populisme démocratique, comme critique en acte du populisme d’extrême droite
qui se répand dans la contemporanéité, comme nous le constatons...

[76] Freud, S., “Analyse avec fin et analyse sans fin » (1938). In : Freud, S., Résultats, idées, problèmes. Volume II. Op. cit.
< Varia > 137

« Être ou ne pas être,


telle est la question »[1] :
de l’inobservance à l’observance
du traitement antirétroviral
[ Marina Voutyra [2]
, Abdelhak Ameziane[3], Marie Rose Moro[4]

Résumé
La prise du traitement antirétroviral est l’objet du présent article chez des patients atteints du VIH
et venant d’un différent contexte socio-culturel. L’inobservance du traitement est souvent attribuée
par les soignants à la non-adhésion du patient. Notre hypothèse clinique est que le VIH est un
virus qui fait émerger entre autres des traits paranoïaques qui peuvent éventuellement altérer la
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relation soignant-patient et par conséquent la prise du traitement. L’articulation avec la pratique
au sein d’un service médico-social permet l’illustration de notre hypothèse avec des vignettes
cliniques issues du suivi psychologique bimensuel, tout en s’appuyant aux travaux psychanalyti-
ques, transculturelles et de l’anthropologie médicale. Pour ces patients dont le vécu a été parti-
culièrement traumatique, la relation de confiance est primordiale pour l’observance du traitement.
Le suivi par une équipe pluridisciplinaire et la prise en compte d’éléments culturels peuvent éven-
tuellement permettre une meilleure prise en charge.
Mots clés
ARV ; adhérence ; observance ; traits paranoïaques ; VIH.
Summary
“To be, or not to be, that is the question : from the non-adherence to the adherence of the
antiretroviral therapy”
The subject of this article is the administration of the antiretroviral therapy undertaken by the
HIV patients of different socio-cultural context. Health-care providers commonly attribute non-
adherence to treatment to patient non-compliance. Our clinical hypothesis is that HIV is a virus
that can induce signs of paranoia that could alter the relationship between caregiver and patient
and, consequently, influence the medical treatment. We illustrate our hypothesis with case studies
from a medico-social service. The cases issued from clinical interviews during bimonthly psycho-
logical treatment based on psychoanalytic, transcultural, and medical anthropology theories. For

[1] W. Shakespeare, 1601.


[2] Psychologue clinicienne, Appartements de Coordination Thérapeutique (ACT) « Bords de l’Oise », Hôpital St Louis Service
de Maladies Infectieuses et Tropicales, psy@mvoutyra.com
[3] Psychologue clinicien, Enseignant du Diplôme Universitaire « Psychiatrie et compétences transculturelles ».
[4] Psychiatre, Professeur des Universités, Directrice de la Maison des Adolescents de Solenn, Hôpital Cochin.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050137


138 [ psychologie clinique no50 2020/2

these traumatized patients, the trust-based relationship is crucial for the adherence to the treat-
ment. Multidisciplinary team follow-ups and consideration of the cultural elements could provide
a better treatment.
Key words
ART ; adherence ; HIV ; observance ; signs of paranoia.

Introduction

Si vis vitam, para mortem


Si tu veux pouvoir supporter la vie,
Sois prêt à accepter la mort
(Freud, 1915, p. 278)

La prise en charge médicale de patients atteints du VIH a été révolutionnée avec


l’arrivée du traitement antirétroviral. Le Sida considéré, au début de l’épidémie
comme une maladie mortelle est devenu, pendant les années 90, une maladie chro-
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nique qui se soigne. L’accent a été mis sur la prise du traitement ad vitam æternam
pour la lutte contre le virus et l’augmentation de l’espérance de vie. Le terme médical
qui désigne cette prise spécifique du traitement est l’observance.
Ce terme est beaucoup discuté tant au niveau théorique[5] que pratique[6] et induit
des réflexions et des problématiques chez les professionnels de santé dans leur pra-
tique auprès de patients atteints du VIH. Les professionnels de santé posent
constamment et directement au patient la question de la prise du traitement. Cette
interrogation porte à la fois sur l’adhésion du patient et l’efficacité du traitement et
elle est chargée d’implicites[7] qui peuvent aussi rejeter ou stigmatiser le patient[8].
Cette stigmatisation peut être issue de la suspicion, voire de la certitude, de l’inob-
servance du traitement, de la prise de risque, voire de la mise en échec de l’efficacité
thérapeutique. Par conséquent, les soignants éprouvent à leur tour des affects pour
les patients ; de l’angoisse, de l’inquiétude voire de la colère pour ceux qui ne pren-
nent pas correctement ou pas du tout leurs traitements. Il s’agit d’une question vitale
qui peut faire parfois émerger des contre-attitudes chez les soignants.
Cette dichotomie, observance – inobservance, réduit la relation patient-médecin à la
prise et la non prise du médicament. Ainsi, pour sortir de cette dichotomie ceux qui
s’intéressent aux facteurs psychosociaux ont proposé les termes adhésion

[5] A. Abelhauser, A. Lévy, F. Laska & S. Weill-Philippes, 2001 ; P. Bonny & M. Grollier, 2016 ; D. Buchillet, 2001 ; N. Giroult,
2016 ; A. Lamoroux, A. Magnan & D. Vervloet, 2005.
[6] Morin, 2001 ; Morlat, 2018 ; OMS, 2003, 2010.
[7] T. Baubet & M.R.Moro, 2000.
[8] F. Hane, 2011.
< Varia > 139

thérapeutique ou observance au treatment[9],[10]. Cette approche ouvre le champ de


l’analyse de l’observance au-delà du comportement ou de la situation du patient en
considérant non seulement les patients eux-mêmes, mais aussi le rôle des médecins
ou des soignants et du système de soins ainsi que leurs interrelations. La relation
médecin-patient peut créer les conditions d’une non-observance[11], à travers notam-
ment un manque d’échange d’informations et d’interrogations sur le déroulement
du traitement et, également, à travers un système de santé qui, lui-même, ne rend
pas toujours accessible le traitement, pour des raisons financières et géographiques.
Le patient passif qui accepterait, sans possibilité d’élaboration de ses ambivalences,
la prise des médicaments nous fait penser à celui de la médecine qui veut disposer
du corps du malade porteur de la maladie sans le malade lui-même[12]. L’hypothèse
du patient actif de ses choix et de ses décisions implique une réflexion sur les moyens
dont il dispose pour élaborer sa propre façon de s’approprier les différentes étapes
du rituel de soins (initiation au traitement[13], ritualisation sur la prise des médica-
ments, consultations médicales, prises de sang). Ainsi, cette conceptualisation du
terme médical « observance » nous semble renvoyer davantage à une projection des
attentes thérapeutiques de la part des professionnels de santé qu’au geste même du
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patient sur la prise du traitement. La relation soignant-patient joue un rôle très
important sur l’observance du traitement d’autant plus dans le cas du VIH.
En outre, il est essentiel de prendre en compte tous ces paramètres et de comprendre
le point de vue du patient, notamment le système de croyances et de représentations
auquel il adhère pour pouvoir l’accompagner dans la prise du traitement. D’autant
plus que la subjectivité de chaque patient influence son parcours de soins. La ques-
tion, alors, ne se limite pas uniquement à la prise du traitement mais aussi aux enjeux
psychiques liés au VIH. Comment un patient peut-il avoir confiance envers l’équipe
médicale quand ses représentations du Sida sont catastrophiques et mortifères ? De
plus, pour les patients venant d’un contexte socio-culturel différent avec des par-
cours migratoires traumatiques, comment travailler la confiance et les inscrire dans
un parcours de soins et une observance quand leur vie est complètement bouleversée
et déstabilisée ?
Dès son origine, la transmission du virus d’un individu à un autre déstabilise la
confiance et touche profondément la personne et ses relations ultérieures. L’intime,
jusqu’à présent protégé, s’expose à la contamination et le fantasme de persécution
prédomine. Des sentiments de méfiance et de trahison prennent la place de cette
confiance ébranlée. L’hypothèse que nous mettons en avant est que le VIH est un

[9] M. Morin, 2001.


[10] A. Lamoroux et al., 2005.
[11] Idem.
[12] P. Adam & C. Herzlich, 1994.
[13] P. Morlat, 2018.
140 [ psychologie clinique no50 2020/2

virus qui fait émerger psychiquement entre autres des traits paranoïaques[14],[15],[16] qui
peuvent éventuellement altérer la relation soignant-patient et par conséquent la prise
du traitement. Cette hypothèse est issue de notre pratique clinique et s’appuie sur
les travaux psychanalytiques, transculturelles et de l’anthropologie médicale. Nos
observations cliniques dans un cadre associatif au travers des suivis psychologiques
de ces patients et du travail au sein d’une équipe médico-sociale, nous amènent à
réfléchir sur la problématique de l’observance du traitement en tenant compte d’un
point de vue dynamique et relationnel.
Les vignettes cliniques, qui suivent, sont issues d’un suivi psychologique bimensuel
proposé à l’admission aux ACT. Ce suivi permet l’ouverture d’un espace d’élabora-
tion psychique autre et suffisamment différencié de celui dédié à la prescription, aux
suivis médicaux et au suivi social. D’une part, il se montre précieux pour intégrer la
dimension du soin psychique en concomitance avec le soin du corps[17], pour relier
le soma à sa psyché. Cet espace de parole permet aux patients de reprendre leur
histoire, se mettre en lien avec l’autre et retisser la confiance perdue. D’autre part,
il fait partie d’une prise en charge pluridisciplinaire où la clinicienne apporte des
éclairages psychopathologiques aux professionnels concernés par l’accompagnement
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du patient autour de l’observance du traitement, tout en respectant l’espace psy-
chique de la personne et la confidentialité.

Younès ou l’observance sans rêves

Younès, âgé de 30 ans, originaire d’une région historique du Sud du Mali, Malinké,
descendant d’une famille royale, a fait un parcours migratoire chaotique avec de
multiples traumatismes tant sur le plan physique que psychique. En passant par
l’Italie puis par l’Espagne, il est enfin arrivé en France où il a passé plus d’un semestre
dans la rue. Il fut hospitalisé parce que son état de santé s’est aggravé et, à ce moment,
l’annonce du VIH a eu lieu. Une demande aux ACT a été faite par le service social
hospitalier, puisque Younès était dans une situation irrégulière sur le territoire et
sans hébergement stable.
Younès affirmait qu’il prenait bien son traitement mais ses résultats sanguins mon-
traient le contraire. Pendant sa consultation hospitalière avec son médecin référent
infectiologue, un soignant a relaté sous forme d’hypothèse que Younès oubliait pro-
bablement de prendre son traitement régulièrement. Par conséquent, l’équipe hos-
pitalière a proposé la mise en place d’un pilulier.
Younès a fait l’école coranique et il disait : « Comme on a été colonisé, j’ai appris à
parler (le français). » Ainsi, il ne savait ni lire ni écrire en français et la prise du

[14] S. Freud, 1985, p. 143.


[15] A. Zémpleni, 1982, p. 9.
[16] V. Kapsambelis, 2012.
[17] A. Moron-Brun, 2009.
< Varia > 141

traitement fut encore plus compliquée à cause de son repérage temporel qui semblait
chaotique, ses représentations concernant le pilulier et son humeur dépressive : « À
la suite de mon hospitalisation, j’étais hébergé... Je voulais mettre fin... ils me prenaient
les couteaux. » Il sentait que les soignants ne le croyaient pas sur l’observance du
traitement, il avançait des propos comme : « Si je ne suis pas indétectable, j’arrête tout ! »
La méfiance vécue par les soignants se retournait contre lui avec une grande agres-
sivité ; il voulait mettre fin à sa vie et arrêter le traitement qui ne servait à rien, selon
Younès, parce que vivre avec le VIH était psychiquement insupportable.
En séance, il m’expliquait son attitude à l’hôpital : « Ça m’a découragé. Moi, je les
prends bien [les médicaments]. Toujours ! Le médecin a dit que je peux me marier, avoir
des enfants. Mais moi, je ne crois pas. Je n’ai pas confiance. » Ni Younès croyait le
médecin quand il lui disait qu’il peut vivre avec cette pathologie, ni le médecin
croyait Younès quand il lui disait qu’il prenait bien le traitement. Nous avons pu
progressivement élaborer avec Younès sur le fait que ses représentations du Sida et
la peur de mourir le rendaient méfiant envers les soignants et, par la suite, cette
méfiance a été déplacée au traitement et ses effets. Dans la même lignée, le pilulier
a été vécu comme une attaque narcissique contre son identité masculine, puisqu’il
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l’imaginait comme un outil plutôt utilisé par les femmes. J’ai perçu et identifié sa
solitude dans l’élaboration psychique de ses ambivalences et j’ai collaboré avec son
infirmière référente sur l’accompagnement médical.
Assidu et curieux de l’espace psychothérapeutique, il a confié qu’à l’âge de 13 ans
il était dans une forêt avec des amis qui se sont éloignés pour ramasser des fruits. Il
a raconté qu’un vent est alors venu vers lui, il avait ressenti une très grande peur et
il ne s’est plus souvenu de la suite. Seuls des tradipraticiens ont pu le guérir de cette
peur et, depuis, il n’a plus de rêves ; « Heureusement, parce qu’il y en a d’autres qui
sont devenus fous », disait-il.
Younès a évoqué l’étiologie de la frayeur[18] et de son traitement par les soins tradi-
tionnels. De plus, il racontait que sa foi religieuse fut très importante pour lui et
l’aurait sauvé des mauvais esprits. Les croyances magico-religieuses se sont révélées
très influentes dans le fonctionnement psychique de Younès face à l’effondrement
dès son jeune âge. Mais à l’âge adulte, il s’est trouvé dans une position de séparation
géographique et idéologique avec son groupe d’origine. Nous avons avancé l’hypo-
thèse avec Younès que les traumatismes vécus durant son parcours migratoire ont
remanié après-coup le premier trauma et les angoisses de mort qui préexistaient à
l’annonce du VIH. En d’autres termes, si les représentations culturelles ne sont pas
accueillies par le cadre thérapeutique, elles empêcheront l’émergence de la souf-
france psychique individuelle et ouvriront la voie à un mode de communication
opératoire, événementiel[19]. Quelques séances après, Younès me raconta qu’il a rêvé
de sa séance du lendemain et qu’il m’attendait pour en parler. Ainsi, peut-on être
[18] T. Baubet & MR. Moro, 2013 ; p. 246.
[19] A. Yahyaoui & D. Lakhdar, 2014.
142 [ psychologie clinique no50 2020/2

dans l’observance sans les rêves ? L’observance a-t-elle besoin de la vie fantasma-
tique des patients ?

Rose ou la petite fille d’une sorcière...

Rose, originaire du centre de la Côte d’Ivoire, Baoulé, est âgée de 45 ans. Elle nous
a été adressée par le service social hospitalier parce qu’elle était en grande difficulté
dans son observance du traitement. Elle est arrivée en France pour suivre son mari
qui provenait de la même ethnie. La découverte du VIH est arrivée au moment où
ils projetaient d’avoir des enfants. Cette annonce a plongé Rose dans un déni de la
maladie et un sentiment de dépersonnalisation pendant plusieurs années : « J’ai pensé
c’était une blague, que ça me concerne pas moi ! » Rose était hospitalisée à plusieurs
reprises et après plusieurs années de mariage a quitté le foyer conjugal : « La maladie
a tout gâché ; il n’y avait plus de communication dans la maison. »
Rose n’arrivait pas à comprendre comment elle a été contaminée et pourquoi son
mari était séronégatif. Elle ne trouvait pas d’étiologies médicales qui pourraient expli-
quer la contamination et, par conséquent, la voie pour l’interprétation culturelle était
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ouverte ; « Des choses d’Afrique »[20].
Rose, élevée par sa grand-mère maternelle qu’elle appelait « Mama », était très atta-
chée à cette dernière. Sa mère un jour lui a dit : « C’est moi ta mère, faut m’écouter, tu
as ça (le virus) à cause de ta grand-mère. » De prime abord, Rose ne l’a pas cru. Étant
catholiques avec son mari, ils sont allés à une église dans une autre ville pas loin de
son village où un homme l’a approchée pour lui dire que sa grand-mère était une
sorcière. À la suite de cet événement, les paroles de sa mère sont devenues la seule
vérité et ont pu expliquer les problèmes de santé de sa fratrie : « La grand-mère l’a
fait, mon frère a des problèmes aux veines, ma petite sœur tombe dans les pommes, mais
je ne peux pas la haïr, je l’ai dans mon cœur. »
Un jour avant l’examen médical, elle a rêvé qu’elle a accouché d’une poule morcelée.
Sa mère et son mari ont interprété le rêve de Rose comme une signification du virus
et de l’indétectabilité. Rose n’avait pas interprété son propre rêve jusqu’au moment
de sa séance de psychothérapie où elle a fait le lien avec son désir d’enfant. Elle a
pu exprimer que sa belle-famille l’a traitée de sorcière parce qu’elle n’avait pas
d’enfant avec son mari. La sorcière pour Rose est « celle qui mange les enfants » et
peut procréer d’autres espèces que des humains.
Rose disait qu’elle prenait bien son traitement tous les jours, mais pas selon la pres-
cription médicale qui prévoyait deux prises par jour avec un intervalle de douze
heures. Elle avait une grande difficulté à se réveiller le matin, à cause de ses insom-
nies, ainsi qu’à prendre le petit-déjeuner. Elle faisait le lien avec le fait que, dans
son enfance, sa mère la forçait à manger le matin. De plus, elle connaissait des

[20] P. Adam & C. Herzlich, 1994.


< Varia > 143

compatriotes qui sont passés de deux prises à une seule et elle pensait que son
médecin faisait exprès de ne pas lui réduire les prises et de la forcer comme sa mère.
Ainsi, Rose prenait les deux prises en une seule comme faisait aussi une autre compa-
triote. Elle était dans l’interprétation de la prescription médicale, ce que nous avons
élaboré pour qu’elle puisse un jour, avec l’accompagnement physique de l’infirmière,
en faire part à son médecin hospitalier. À la séance psychothérapeutique qui a suivi
cette consultation médicale, Rose évoqua : « Mon médecin m’a dit qu’il ne le fait pas
pour me punir. Il a peur qu’il y ait des résistances si on change le traitement. » Le suivi
psychologique lui a permis de prendre conscience de la relation qu’elle projetait sur
son médecin, des croyances explicatives du VIH et de ses difficultés à suivre le trai-
tement. Mais avant tout Rose disait que c’était difficile pour elle de faire confiance
à quelqu’un en Europe et qu’au moins elle pouvait avoir confiance en moi.
Quelques mois après le divorce officiel, Rose a pris la décision de changer d’hôpital.
Avec son nouveau médecin hospitalier, elle a repris son histoire dans laquelle elle
a fait une place à sa maladie et ils ont pris la décision ensemble de diminuer les
prises du traitement. Rose, très contente de ce changement, évoqua lors d’une des
dernières séances de son suivi avec moi :
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« Avec l’autre médecin, je ne l’entendais pas, il le savait. Quand quelqu’un est dur avec
moi, je suis comme ça... Ma mère, elle était dure avec nous. En Afrique, ils nous éduquent
pour survivre en cas de décès, même si ce n’était pas le cas, ma mère m’a dit qu’elle l’a fait
pour que j’aie un caractère fort pour dépasser tout, sinon je serais en dépression. »
Le nouveau médecin hospitalier l’a interrogée sur sa confiance concernant la prise
du traitement, Rose répondit positivement et ajouta à ce propos : « Je prenais les
médicaments, maintenant, je les prends avec conscience. »

Joseph et les inquiétantes certitudes

Joseph, âgé de 50 ans et originaire de la République démocratique du Congo de


Kinshasa, s’était réfugié en France en 2014 pour des raisons politiques et économi-
ques. Quand il s’est trouvé sans abri fixe, la prise du traitement est devenue compli-
quée parce qu’il fallait se cacher pour prendre les médicaments[21]. Joseph fit sa
demande aux ACT pour avoir un lieu convenable pour la prise de son traitement,
faire une formation et trouver un travail : « Me préparer pour la société », disait-il.
La vie avant le parcours migratoire et le mode de contamination furent abordés très
rapidement. Joseph s’est confié sur le fait qu’il avait eu une relation extraconjugale
avec une femme qui participait au même groupe politique que lui. En effet, Joseph
a fui le Congo parce qu’il était poursuivi pour ses idées politiques, d’où la nécessité
de sa demande d’asile dès son arrivée en France. Il a été contaminé par cette femme

[21] M. Douine et al., 2012.


144 [ psychologie clinique no50 2020/2

et, par conséquent, il a contaminé son épouse. Ainsi, comme il ne pouvait pas
retourner dans sa ville, il voulait amener sa femme en France avec leurs enfants.
Joseph a tenu un discours entre Europe et Afrique, entre idéalisation et déception,
entre vie et mort, « l’Afrique, c’est la misère », avec un sentiment de honte et de culpa-
bilité d’avoir trompé sa femme et d’être rejeté par la société d’ici et d’ailleurs. Son
rôle en tant que père lui a été retiré et le sentiment de solitude semblait très fort :
« Je n’exerce pas mon rôle comme père, je suis seul ici, sans ma femme. » Les affects de
chagrin et la tristesse ont pris une place primordiale. À la fin de chaque séance, il
éprouvait une grande difficulté à se séparer et à quitter le bureau.
Joseph exprima sa crainte d’être « vu » à l’hôpital par des compatriotes. Le regard
des autres devenait hostile et pouvait potentiellement dévoiler son secret. Il ressen-
tait une honte parce que, potentiellement, les autres risquaient de le nommer « cou-
reur de jupon ». Sa femme aussi l’accusait de l’avoir contaminée et d’être parti pour
refaire sa vie. Il a été également pointé du doigt par sa communauté parce qu’il a
fui en Europe. L’isolement lui pesait particulièrement : « Je suis abandonné, je dors
seul, je mange seul... » La stigmatisation et les représentations culturelles ont fait
émerger chez Joseph un fantasme de persécution, une honte et un vécu de rejet par
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sa communauté[22].
Quelques mois après son entrée aux ACT, Joseph a rencontré le médecin coordina-
teur lors d’une consultation ordinaire. Ses résultats sanguins montraient une charge
virale toujours détectable, mal traitée et, selon son médecin hospitalier et le médecin
coordinateur, Joseph était non-observant. La rencontre avec le médecin coordina-
teur s’est déroulée sur un ton intensif pour les deux participants, Joseph a essayé
de se défendre et le médecin coordinateur n’arrêtait pas de lui dire qu’il a « grillé »
tous les traitements et que, s’il ne prenait pas correctement son traitement, il allait
mourir.
À la suite de cette rencontre, Joseph n’est pas venu à sa séance de psychothérapie.
À la séance suivante, l’hostilité et la méfiance étaient très présentes. Les traits para-
noïaques et l’angoisse de mort de Joseph ont été exacerbés par les propos du
médecin. La confidentialité a été mise à mal, le secret a été dévoilé, comme si tout
le monde était au courant de la maladie. Son ton était très virulent : « Vous savez
tous ! Vous allez me mettre dehors. Si je meurs, qu’est-ce qui va se passer avec mon corps ?
Où je vais être enterré ? Ici ? En Afrique ? Je suis déçu ! Jusqu’à quand vous allez garder
le secret ? Est-ce que vous prenez des notes ? Vous allez dire à la Préfecture, ils vont venir
vous demander. » Des idées de suicide ont émergé sans scénario précis ; « J’ai pensé
à me suicider. » Sa posture corporelle montra son inquiétude à travers des gestes de
vérification, des balancements d’avant en arrière, des regards qui transperçaient. Les
séances qui ont suivi étaient moins intenses, mais Joseph essayait à chaque oppor-
tunité de vérifier et tester le cadre de la confidentialité et mon engagement à ne pas

[22] M. Diop, A. Zempleni, P. Martino & H. Collomb, 1964.


< Varia > 145

dévoiler ses secrets. Ceci demandait des interventions délicates et une contenance
des mouvements projectifs majeurs car les idées suicidaires étaient quasi omnipré-
sentes. Comme Joseph s’est senti persécuté et accusé par la communauté africaine
et par la suite par la communauté médicale, il semblait projeter sur moi son infidélité
vis-à-vis de sa femme et sa crainte d’un nouveau rejet.
Freud (1911) postule que, dans le cas du Président Schreber, le mécanisme de la
formation des symptômes dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception
intérieure, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. La persécution
est une des caractéristiques de la psychiatrie africaine. Vécue sur un mode délirant,
interprétatif ou culturel, elle est l’explication à tout ce qui trouble l’ordre, désorga-
nise les relations, atteint l’individu dans son être physique, mental ou spirituel[23].
Les arts de guérison africains semblent tirer parti de cette disposition générale et
archaïque du sujet malade à situer au dehors et à localiser dans un autre la source
du déplaisir qu’il éprouve au dedans.
En revanche, il est difficile de parler en termes d’idées délirantes ou de la paranoïa
mais plutôt de traits paranoïaques. Ces processus archaïques ne sont pas seulement
des modes de défense propres aux psychoses et particulièrement à la paranoïa mais
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aussi des phénomènes courants et normaux de la vie psychique[24]. Dans le cas de
Joseph, les traits paranoïaques sont beaucoup plus flagrants par sa posture corporelle
et son attaque du cadre psychothérapeutique que dans les autres vignettes cliniques
exposées.
La mort brutale d’une de ses filles l’a obligé de quitter le territoire français rapide-
ment pour participer aux obsèques. À partir de ce voyage Joseph semblait moins
dispersé. L’ici et ailleurs se sont rassemblés, le voyage dans son pays était possible
par l’obligation d’accomplir les rituels de deuil de sa fille. À son retour en France,
Joseph était endeuillé et en grand chagrin. En racontant les rites de l’enterrement,
il évoqua l’éloge qu’il a prononcé pour sa fille en se référant au Nouveau Testament
« Au commencement était la parole »[25]. Selon Joseph, la vie et la mort se sont rejointes
lors de cette cérémonie religieuse. Le voyage fut possible tout comme l’appartenance
à la communauté et l’affiliation avec sa femme. Les traits paranoïaques auraient laissé
la place à une tristesse profonde, certes liée au deuil de sa fille, mais également en
lien avec sa propre souffrance psychique. En terme kleinien, nous pouvons penser
que l’accès à une position dépressive liée au deuil de sa fille lui a permis d’atténuer
les angoisses paranoïdes liées à sa propre mort.
Joseph continua son récit en parlant de sa femme qu’il a accompagnée à l’hôpital
où il a essayé de lui expliquer l’importance de la prise du traitement : « Je ne sais pas
si elle les prend correctement. Il faut qu’elle vienne en France, elle ne pense qu’avec la
religion. » À ce moment, Joseph s’est identifié à ses soignants pour pouvoir persuader
[23] M. Diop et al., 1964.
[24] A. Zempleni, 1982.
[25] Jean 1:1.
146 [ psychologie clinique no50 2020/2

sa femme de se soigner et il avait un effet miroir sur lui. À la séance suivante, son
discours était devenu plus cohérent concernant la relation entre religion-maladie-
médicament :
« J’ai prié à mon Dieu de Congo. J’ai pêché, j’étais coureur de jupon, j’ai volé. En 2006
j’étais presque mort, l’Église m’a sauvé ; juste avec la foi sans médoc. À l’Église, on nous
disait “lui, il avait le Sida et il est guéri” ! Et moi, je croyais. Mais depuis que je suis venu
en France, moi, je les prends les médicaments. »
Sa foi n’était plus en concurrence avec la médecine, bien au contraire. Associer la
prière au médicament ne pouvait que renforcer l’efficacité du traitement[26].

Discussion

L’atteinte par une maladie chronique provoque toujours une détresse psychique,
une souffrance morale, une remise en cause profonde de son mode d’être au
monde[27]. Les violences subies dans le pays d’origine, la complexité des trajets migra-
toires, l’exil, la lourdeur des démarches administratives et la longueur des procédures
de régularisation, les problèmes de langue, d’accès au logement ou à l’emploi... tous
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ces éléments sont autant de facteurs de risque de souffrance psychique alors que,
paradoxalement, la demande d’une prise en charge en santé mentale est peu
exprimée par les migrants[28].
Pour ces patients dont le vécu a été particulièrement traumatique et sans trop
d’espoir de pouvoir trouver une issue dans leur malheur, la relation de confiance
est par conséquent primordiale pour leur survie. Le trait paranoïaque repéré par le
clinicien paraît relever de ce manque de confiance dans la vie, dans l’autre, leur
inobservance serait dans ce cas un appel à un autre plus qu’un sentiment de persé-
cution venu de l’Autre.
Le suivi par une équipe pluridisciplinaire peut éventuellement permettre une meil-
leure prise en charge. L’ensemble des soignants, parmi lesquels, infirmier, assistant
social, aide-soignant, psychologue et médecin, prennent en charge la personne dans
sa globalité et à plusieurs niveaux. L’analyse de la non-adoption ou de l’abandon des
conduites de soins par les soignants devrait faire partie de la pratique clinique quo-
tidienne. L’analyse possible par les patients est conditionnée par la capacité du cli-
nicien à interroger et analyser son dispositif de soins.
La méfiance provenant de la part du soignant et/ou du patient peut éventuellement
mettre en cause l’alliance thérapeutique et l’objet de cette alliance qui est le traite-
ment. Les traits paranoïaques et le fantasme de persécution émergent chaque fois
que la relation est mise en question. Ainsi, le VIH est une pathologie qui est souvent

[26] M. Gruenais, 1999.


[27] S. Hefez, 1996.
[28] A. Gerbes et al., 2015.
< Varia > 147

vécue sur les registres de la honte, de la culpabilité, de la stigmatisation[29] mais aussi


de la persécution, d’autant plus que c’est une maladie sexuellement transmissible.
Le fait de contaminer quelqu’un et d’être contaminé par quelqu’un contribue à
exacerber le fantasme de persécution.
Il est nécessaire de partir des représentations du patient sur ce qui lui arrive, sur ses
attentes par rapport au traitement, sur ce qui signifie être malade et être guéri, ce
qui permet également de co-construire avec le patient un sens pertinent des troubles
et de renforcer l’alliance thérapeutique[30]. Ainsi, soignants et patient vont s’entendre
pour lutter ensemble contre la maladie, ils vont faire équipe ; l’objet commun partagé
entre patient et soignant est la maladie[31].
La prise en compte d’éléments culturels peut être une aide dans les prises en charge
thérapeutiques. La présence de certaines théories étiologiques de type traditionnel
ou populaire est compatible avec une alliance thérapeutique de bonne qualité au
sein des institutions de soins. Elles n’annulent pas, pour autant, le travail de men-
talisation et de co-construction accompli dans le cadre de la psychothérapie, d’où la
nécessité de valider la double démarche de soins[32].
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[29] S. Hefez, 1996.


[30] MR. Moro & T. Baubet, 2013, p. 156-157.
[31] MR. Moro & C. Lacahl, 2012.
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150 [ psychologie clinique no50 2020/2

L’art et l’art de l’écoute


psychanalytique
[ Rosane de Abreu e Silva [1]

Résumé
Cet article est le résultat d’une recherche sur l’art et l’art de l’écoute psychanalytique. Il se compose de
trois parties. La première partie de ce texte est dédié à une brève incursion sur l’expression des affects
dans l’art et sur la question de l’artiste concernant les pulsions qui l’animent et le don en faisant
référence à la production littéraire et surtout à celle de l’art visuel où la pulsion scopique est prédomi-
nante. Il y est aussi question des relations entre l’art et la psychanalyse et de celles du psychanalyste
avec l’artiste. Dans un deuxième temps, le texte reprend une conception de la musique comme un art
à l’origine de l’inconscient, l’audition étant la première fonction sensorielle à émerger chez le fœtus.
Elle s’exprime aussi dans la musicalité du discours du sujet que le psychanalyste entend dans son
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harmonie comme dans ses distorsions. Finalement, le texte s’achève sur quelques remarques et
exemples cliniques à propos de l’écoute psychanalytique où l’accent est mis sur l’inconscient se
présentant non seulement dans le langage verbal, dans l’acte manqué ou dans la lettre qui tombe, mais
aussi dans l’intonation, dans les inflexions et dans les modulations de la voix. On attend de l’analyste
qu’il donne un sens dans le discours du sujet à cette musicalité qui vient tout droit de l’inconscient.
Mots clés
Art ; écoute ; psychanalyse ; voix.
Summary
This paper is result of a research about art and the art of psychoanalytic listening. It is composed
of three moments. The first part of this text is dedicated to a brief incursion around the expression
of affection in art and the artist issue concerning their exciting drives and their gift referring to
literary productions and especially those of visual arts, where the scopic drive is predominant. This
is also an issue to the relation between art and psychoanalysis, as well as to the relation between
the psychoanalyst and the artist. In a second moment, the text retakes a conception of music as
art at the origin of the unconscious, listening being the first sensorial function to emerge in the
fetus. Music also expresses itself through the musicality of a subject’s speech, which the psychoa-
nalyst listens both in harmony and in distortion. Finally, the text is completed with some remarks
and clinical examples about psychoanalytic listening in which accent is deposed over the uncons-
cious, presenting itself not only on verbal language, on the Freudian slip or on the letter that falls,
but also on intonation, on inflexions and on voice modulation. We expect the analyst to give
meaning to a subject’s speech in its musicality, which comes straight from the unconscious.
Key words
Art ; listening ; psychoanalysis ; voice.
[1] Psychanalyste, Docteur en Psychologie Paris 13, Postdoc LLCP université Paris 8. Contact : rasgam@terra.com.br

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050150


< Varia > 151

« Parler est un besoin, écouter est un art »


(Goethe 1749-1832)
À la petite Helena et sa nouvelle mélodie

L
’écoute psychanalytique destinée à l’autre implique nécessairement celle de
soi-même. L’observation de l’écoute des analysants et surtout celle de moi-
même m’ont fait remarquer que l’inconscient peut éclater dans une séance,
non seulement dans l’acte manqué ou dans la lettre qui tombe, mais aussi dans la
tonalité, dans les inflexions et dans les modulations de la voix. C’est, pour moi, ce
qui éclate en premier, avant que je puisse faire attention au mot prononcé. En fait,
il y a une musicalité dans le discours prononcé par le sujet et c’est cette musique
jouée par la voix de l’analysant qu’il faut aussi écouter.
Personnellement, la musique me sert d’appui à l’écoute de l’inconscient. Il se peut
même qu’elle soit le support de cette écoute. Tout d’abord, il est nécessaire d’expli-
quer l’origine de cette écoute et la manière dont elle s’est construite.
Pendant les premières années de mon enfance, j’écoutais mon grand-père chan-
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tonner une petite chanson. Il me la chantait très souvent. Il n’y avait pas de parole
dans sa musique. Il entonnait quelques phonèmes en leur faisant composer une
musique. Hélas, il est disparu trop tôt. J’avais environ quatre ans. Mais sa voix et
cette mélodie m’ont accompagnée tout au long de ma vie. Enfant, quand j’étais saisie
par la peur, cette chanson me rassurait. Perdue, je m’abritais comme je pouvais ou
je m’orientais avec ma petite chanson et la voix de celui qui me l’avait chantée.
Celle-ci était comme un refuge où je retrouvais la tranquillité. C’était une espèce
d’enveloppe qui m’abritait et rétablissait mon équilibre.
Quelques années plus tard, jouer et chanter deviendront ma façon privilégiée de
donner de l’expression aux affects. J’ai essayé de le faire aussi par la peinture pendant
quelque temps mais c’est la musique qui m’a accompagnée tout au long de ma vie.
La musique et les paroles qui l’accompagnaient étaient pour moi l’expression de la
joie aussi bien que de la tristesse et même de la détresse. Puis, devenue psychana-
lyste, je suis passée de l’écoute de la musique à l’écoute de la musicalité du discours
des analysants. Et pour ce faire, je me suis immergée dans une langue étrangère, et
la musicalité d’une autre langue m’a poussée à franchir les frontières pour accéder
à cette écoute.
Tout d’abord, il faut considérer qu’au-delà des techniques et des dispositifs néces-
saires à l’exercice de la psychanalyse il existe un style propre chez chaque analyste.
Ce style se construit au cours de la pratique clinique. On ne peut donc parler de
style propre que dans la clinique.
C’est ainsi que mon parcours et l’écoute des analysants m’ont amenée à formuler
cette question : l’écoute psychanalytique est-elle un art ? Et si on concevait l’écoute
psychanalytique comme un art, n’exigerait-elle pas une sorte de don de la part de
152 [ psychologie clinique no50 2020/2

l’analyste ? En tout cas, c’est au cours de la pratique qu’on peut découvrir et déve-
lopper un style propre et développer le don, si c’est le cas, pour accéder à cette
écoute si singulière.

Une incursion chez l’art et l’artiste

Tout d’abord il nous faut penser à la question de l’artiste. La Begabund – ce qu’on


a traduit par le « don » – de l’artiste reste hors du champ de l’investigation. L’essence
de la réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible affirme Freud
(1910).
Freud a fait indéniablement des incursions dans le champ de l’art. On en trouve
l’écho dans son œuvre à travers des textes qu’il a consacrés à l’analyse des produc-
tions littéraires et artistiques. Il a même avoué son admiration à son voisin, le Dr
Arthur Schnitzler, poète et auteur dramatique, dans une lettre qu’il lui a adressée
le 14 mars 1922, la date de son anniversaire. À cette occasion, Freud ne lui confie
pas uniquement son admiration pour lui mais aussi le motif pour lequel il n’avait
jamais essayé d’établir une conversation avec l’artiste. Il lui écrit :
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« Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. Non que
j’aie facilement tendance à m’identifier à un autre ou que j’aie voulu négliger la différence
de dons qui nous sépare, mais en me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours
cru y trouver derrière l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que
je savais être les miens... J’ai ainsi l’impression que vous saviez intuitivement – ou plutôt
par suite d’une auto-observation subtile – tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux
travail pratiqué sur autrui. Oui, je crois qu’au fond de vous-même vous êtes un investigateur
des profondeurs psychologiques...[2]. »
De même, Délires et rêves dans la Gradiva de W. Jensen, ouvrage écrit en 1907 inau-
gurant la contribution de la psychanalyse dans le champ de l’art, indique que Freud
reconnaît déjà que l’artiste précède toujours le psychanalyste. De la même façon, on
voit aussi chez Lacan, de manière très remarquable, l’intérêt pour les productions
artistiques, pour les énigmes exposées dans les œuvres d’art et leurs sens caché. Ce
qui est clair, c’est que l’artiste apporte une autre solution à ses conflits qui ne prend
pas la voie d’un symptôme qui limite la capacité créative ou productive. Il se peut
qu’il produise à travers son symptôme.
Le texte freudien sur Léonard de Vinci nous montre bien une autre solution à l’issue
des exigences pulsionnelles que celle du refoulement. D’ailleurs, par ses répressions,
le névrosé a sacrifié beaucoup de sources d’énergie psychique, énonce Freud.
« Nous connaissons un processus de développement bien plus adéquat appelé sublimation
par lequel l’énergie des motions de désirs infantiles n’est pas coupée (de sa source) mais

[2] S. Freud. (1966) p. 370-371.


< Varia > 153

demeure utilisable en ce sens qu’un but plus élevé, qui peut ne plus être sexuel est assigné
aux différentes motions en lieu et place du but utilisable[3]. »
Cependant, la sublimation, comme destin particulier de la pulsion, ne rend pas
compte de l’origine des créations artistiques. C’est la conclusion à laquelle Freud
aboutit lorsqu’il constate que certaines personnes sont en possession de dons artis-
tiques. Sur cette notion du don, il n’a pas d’explication, il en fait une énigme. Le
sujet doté du don artistique « reste une énigme pour nous du point de vie psychologique »
(Freud, 1910). Il nous conduit à lier la notion du don à celle de la pulsion. Encore
dans le texte à propos de Léonard de Vinci, il annonce que ce don spécifique de
l’artiste pourrait bien avoir été renforcé par l’éveil précoce de la pulsion à regarder
lors des premières années de son enfance. Pour Freud, c’est du côté de la pulsion
que l’on pourrait s’attendre à quelques éclaircissements à propos de l’énigme posée
par les artistes. L’artiste apporte une solution hors du symptôme grâce à la réalisation
d’une œuvre d’art. Cela ne veut pas dire qu’il est supprimé. D’après Assoun (2009),
l’artiste ne bénéficie pas d’une immunité symptomale. On peut penser qu’il est
devenu sereinement incurable et qu’il peut, vivre avec ce « second symptôme »
assumé et signé qui est son œuvre.
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Nous pouvons voir ici comment la question de la pulsion vient croiser la production
artistique. Si on reprend Léonard de Vinci, on sait que le mystérieux sourire de
Mona Lisa a été mis sur les lèvres d’autres modèles féminins. On pourra le retrouver
dans les tableaux qui se suivent en faisant l’hypothèse forte selon laquelle ces femmes
ne seraient que la reproduction de sa mère. Ce sourire énigmatique, contrastant avec
le retenu et la séduction en même temps, est la marque de sa première enfance où
il se trouvait livré aux séductions d’une mère pour laquelle il était peut-être le seul
objet. De la même façon, la présence de son souvenir d’enfance concernant le vau-
tour qui vient près de son berceau a été observée dans le tableau de La Vierge à
l’enfant avec Sainte-Anne.
En reprenant la déclaration de Freud « toujours l’artiste précède » l’analyste, et la
célèbre formule de Lacan adressée aux psychanalystes : « De l’art et de la leçon de
l’artiste, tu ferais mieux, mon vieux, d’en prendre la graine. » Quelle approche pour-
rait-on faire de ces deux formules ? En fait, l’artiste précède l’analyste parce que
dans l’art l’inconscient se montre librement, sans pratiquement aucune censure. Il
se peut qu’il soit même le moteur de l’œuvre d’art. En ce qui concerne l’analyste,
de l’art il vaut mieux en prendre la graine, c’est-à-dire d’en tirer une leçon ou un
exemple à suivre. Il s’agit ici de l’usage du savoir de l’inconscient qui est en question.
Il y a deux points ici qui permettent de rapprocher le champ de l’art de celui de
la psychanalyse. Le premier est que le refoulement est mis en échec dans les deux
champs. Au moins, il y a l’intention de le faire. Dans la psychanalyse on peut dire
que le travail consiste à faire céder le refoulement afin que la pulsion soit mise en

[3] S. Freud (1966) p. 114-115.


154 [ psychologie clinique no50 2020/2

mots et que le désir inconscient puisse advenir. Chez l’artiste, l’art lui permet de
s’exprimer sans être nécessairement rejeté par le social. Le deuxième point est que
l’artiste aussi bien que l’analyste sont confrontés au vide. La créativité de l’artiste
dépend de sa capacité de se confronter au vide, condition que nul maître ne peut
enseigner. Lacan croit que cette confrontation est la condition préalable de l’affran-
chissement de l’avenir de l’analyste. Dans « La Proposition du 9 octobre 1967 »
Lacan déclare que l’analyste qui a poussé le plus loin son analyse et qui a fait l’expé-
rience du vide n’a plus besoin d’aucun maître ni d’aucune institution pour le
former.
L’art dans le travail de l’analyste consiste en l’écoute et l’observation des détails, des
refus, des déchets, éléments précieux concernant l’analysant. Chez l’artiste, ces
mêmes éléments sont mis au travail dans l’œuvre et il n’y a pas de refoulement
comme l’observe Assoun (2009). Il affirme pourtant que, de l’art, la psychanalyse
n’apprend rien et que de la psychanalyse, l’art n’a rien à apprendre. Mais sur le fond
de cet écart, il y a quand même une certaine rencontre. Il s’agit d’une sorte de savoir
qui ne s’apprend pas précisément de façon cumulative mais naît d’un certain fran-
chissement et d’un jeu de frontières. C’est ce qui participe de l’effet de surprise qui
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surgit de la rencontre de ce qui, ne s’apprenant pas, s’enseigne par le réel et du réel
même. L’analyste, lui aussi, participe d’un effet de surprise lorsque l’inconscient
s’impose. Un effet de surprise aussi bien qu’énigmatique. Mais, pour ce faire, il est
nécessaire d’accéder à l’écoute de l’inconscient. Cette écoute qui, on le sait déjà, ne
s’apprend pas.
Il n’y a pas d’enseignements de l’art autre que lui-même, l’affirme Assoun (2009). Il
est sa propre didactique, tout entière, suspendue à l’effet qu’il suscite, aussi réel
qu’énigmatique. De la même façon, il n’y a pas d’enseignement de l’écoute psycha-
nalytique autre qu’elle-même. Il y a la transmission de la théorie et de la technique
psychanalytique, mais il n’y a pas d’enseignement possible de l’écoute psychanaly-
tique. Et surtout en ce qui concerne son raffinement. À ce propos, Lacan (1978), lors
du dernier Congrès à Paris, définit la psychanalyse comme une pratique toujours à
se faire. Dans la mesure où on suppose un style chez l’analyste pour soutenir cette
pratique, elle devient, d’une certaine façon, intransmissible. À chaque analyste de
la réinventer. Libre association, attention flottante, mais c’est à chacun d’avoir ses
instruments et d’en faire son propre usage pour accéder à une écoute
psychanalytique.
En bref, nous avons fait ci-dessus un parcours sur l’art, l’artiste et la question du
don, en faisant référence à la production littéraire, mais surtout à celle de l’art visuel.
Dans ce domaine, Freud fait l’hypothèse d’une pulsion prédominante : la pulsion à
regarder, c’est-à-dire la pulsion scopique. Il nous faut aller à la musique pour penser,
de la même façon, à ce qu’il en ait de la pulsion prédominante dans ce cas : celle
qui passe pour les oreilles, c’est-à-dire la pulsion invocante puisqu’il s’agit de
l’écoute, celle qui concerne aussi la pratique psychanalytique.
< Varia > 155

La musique, un art à l’origine de l’inconscient

La musique, d’une certaine façon, maintient l’immédiateté de l’évènement psy-


chique. D’après Rousseau les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur
nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments. La
mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur
ou de joie, les menaces, les gémissements. De la même façon, le sujet, dans son
discours, dénonce ses affects parmi l’inflexion et la modulation de la voix. Les émo-
tions, nous les entonnons spontanément. Nous pouvons ainsi dire que l’intonation
est la portée musicale du langage.
En fait, la musique se présente très tôt dans la vie de l’être humain et sûrement,
bien avant le langage. À l’époque de Mozart, le médecin Greither découvre que le
poumon, le cœur et l’intestin sont des corps avec des structures différentes et donc
ils retentissent différemment. Le son le plus convaincant et le plus semblable à la
musique est celui des organes qui sont au moins partiellement pleins d’air (comme
le poumon et l’intestin) et qui sont donc tympaniques comme le montre la percussion
de ces organes : un thorax plein d’air sonne en moyenne cinq fois plus aigüe que
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celui qui est vide. L’être humain respire avant toute action. Le thorax en sonnant
de façon tympanique signalise donc son agitation et sa disponibilité pour l’épreuve
de force. Pourtant, quand l’être humain pleure, il perd l’air de ses poumons et il se
bat dans une poitrine vide, sourde. De la même façon, dans des situations de détresse
et de désespoir, le ton est réprimé (Karbusicky, 1986).
À partir de ces données, nous pouvons dire que le fœtus est un être qui vit dans un
environnement acoustique riche. Tout au départ, l’audition s’opère par la pression
du milieu liquide. Le bruit de fond intra-utérin est constitué des bruits placentaires
et des sons de l’intérieur du corps de la mère, sons digestifs, respiratoires, cardio-
vasculaires et les vocalisations (Deferre et Busnel, 2011). C’est dans l’utérus donc
que l’être humain acquiert ses premières expériences acoustiques. Lópes-Teijón,
Garcia-Faura et Prats-Gallino (2019) ont publié une recherche sur l’audition fœtale
pionnière sur le plan mondial[4]. Cette étude intitulée « Expression faciale fœtale en
réponse à l’émission de musique voie vaginale » dévoile que, depuis la seizième semaine
de grossesse il existe déjà une réponse à la musique émise voie vaginale à travers
des mouvements spécifiques de la bouche et de la langue. En entendant la musique,
le fœtus répond par des mouvements de vocalisation. Il est admis qu’un fœtus de
quatre ou cinq mois est déjà capable de réagir au son extérieur et à la mélodie.
Dans les dernières semaines de gestation le fœtus est capable de percevoir certaines
informations auditives et les principales caractéristiques de ces formations peuvent
être reconnues juste après la naissance. Vers 30 semaines, il est possible d’enregistrer
de manière stable les premières réponses motrices (clignements des paupières au

[4] « Ultrasound » de la British Medical Ultrasound Society (BMUS).


156 [ psychologie clinique no50 2020/2

sursaut) et cardiaques (accélération) aux bruits. À sept mois de développement utérin,


le fœtus peut bien entendre la voix de sa mère. Cette voix pourrait, non seulement
être entendue, mais reconnue parmi d’autre part la perception du rythme et de l’into-
nation (Querleu et Renard, 1981). Ceci démontre que l’audition joue un rôle essentiel
au début de la vie de l’être humain puisque grâce à elle, un premier lien avec l’envi-
ronnement s’établit dès la vie fœtale.
Ce milieu où vit le fœtus est constitué de bruits internes et aussi de bruits externes
tels que la voix de la mère et celle du père. La voix est au centre de notre origine et
la musique, bien avant le langage, est à l’origine de notre existence. La musique est
dans la voix de la mère qui berce le nourrisson. Elle est aussi et surtout dans le
timbre, dans l’intonation des mots ou des phonèmes prononcés qui seront liés aux
affects. Au départ, il incorpore les sonorités verbales. Pourtant, le langage de la mère
est verbal et extra-verbal. Ses mots correspondent à des sentiments, des émotions
et des contradictions. Et ce qui fait enveloppe pour l’expérience sonore – outre que
le travail maternel – c’est le code, soit-il musical ou verbal. L’expérience clinique de
Lecourt (2011) avec des autistes et des psychotiques l’ont amenée à considérer une
construction simultanée de l’accès aux codes. Cette enveloppe musico-verbale a une
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double face. L’une se tourne vers l’intérieur, tissé du code musical et en fait les
caractéristiques acoustiques des éléments du babytalk sont très proches de celles des
éléments musicaux. L’autre face se tourne vers l’extérieur tissé du code verbal.
Plus tard, l’acte de s’exprimer va dépasser considérablement le contenu du langage
et aussi l’intention consciente. On peut remarquer que les paroles, dans leur réalité
psychique, peuvent dénoncer les émotions et les sentiments profonds. Ainsi, le
« lapsus » n’est pas uniquement du côté de la parole, mais aussi de la voix. De la
même façon, ce qu’on appelle la « finesse » soit le raffinement dans la perception
d’autrui, intra et extra-verbale trouve ses racines dans cette subtilité réussie des pre-
miers dialogues de l’enfant avec son environnement (Castarède, 2000).
Ainsi, la musique vocale ouvre une possibilité supplémentaire d’interprétation. Pour
Rowet (1972), dans la mesure où la voix est, pour l’homme, avant toute chose, l’organe
de la parole, au moment où elle intervient dans la musique, le langage comme tel
est présent même si le texte devient totalement incompréhensible. L’auditeur qui
ne comprend pas les paroles parce qu’il ne connaît pas la langue est comme le petit
bébé qui ne la connaît pas non plus. À condition qu’on adresse la parole au petit
bébé en supposant parler à un destinataire capable de la comprendre, il la
comprendra même s’il s’agit des phonèmes d’une langue étrangère. Cela veut dire
que nous sommes tous sensibles à ce qui est transmis par l’expressivité au-delà des
mots proférés.
C’est par l’intonation de la voix que nous pouvons identifier l’expressivité contenue
dans un message. La révolution saussurienne a suscité un courant anti-intellectua-
liste pour lequel la langue semble profondément affective et subjective. Cette ten-
dance a conduit une partie des linguistes d’aujourd’hui à reconnaître la nature
< Varia > 157

passionnelle de toute énonciation (Green, 2011). Ce courant qui met à une certaine
distance le structuralisme formaliste, témoigne de l’intérêt porté sur le « dire », à la
ponctuation du discours. La scansion à l’œuvre dans le discours renvoie ainsi, néces-
sairement, à la présence d’éléments extralinguistiques, ancrés dans le corps, mais
représentés dans le discours. Charles Bally, le successeur de Saussure dans le
domaine de la linguistique à l’université de Genève, soutenait en son temps que « la
stylistique étudie... [...] les faits d’expression du langage organisé au point de vue de
leur contenu affectif » (Bally, 1913) D’après Green (2011), ces considérations confir-
ment que le signifiant éclate dans des formes langagières plus profondes. Les motions
pulsionnelles constituent ainsi le soubassement de la langue.
Lacan (1966), à son tour, ne récusait pas le caractère « invoquant » de la pulsion dans
la demande et le désir, mais il faisait référence à l’instance de la lettre dans la parole,
c’est-à-dire à la structure essentiellement localisée du signifiant plus qu’aux éléments
extralinguistiques dans le discours. Green (2011) observe cependant que les discours,
la composante la plus intellectuelle de la pulsion, s’enracinent dans la voix, elle-
même à rapporter au son et au corps. Il utilise comme source aussi les travaux de
Fonagy (La vive voix, 1983) qui portent sur l’expressivité de la parole, sur son registre
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affectif.
Il me semble irréfutable que l’inconscient précipite et dénonce l’affect aussi bien
dans l’intonation du mot prononcé que dans la musicalité du discours du sujet. En
partant de ce principe, on peut dire qu’il y a un inconscient musical qui naît avant
le langage et qui sera donc préverbal. En fait, c’est Max Graf (1910), ami de Freud
et père du « petit Hans », qui introduit l’idée d’une dimension musicale de l’incons-
cient, c’est-à-dire de l’Autre scène. Il a même transcrit en notes sténographiques la
lalangue musicale de son fil, le « petit Hans ». Dans cette dimension musicale de
l’inconscient les sons se lient aux affects ou constituent des traces d’affects. Freud
ne réfute pas cette hypothèse, mais l’ignore.
Freud, pour sa part, s’affirmait absolument non musicien. Pourtant, il est possible
que cette affirmation ne soit qu’un déni, une espèce de protection contre le débor-
dement émotionnel qui peut surgir par le sonore. Dans son texte Malaise dans la
civilisation il en arrive même à déclarer : « il est malaisé de traiter scientifiquement des
sentiments »[5]. Mais nous pouvons aisément remarquer la présence intense et aussi
contradictoire d’affects qui pourraient être éveillés chez lui à travers la musique. Le
sonore lui rappelait d’abord la voix de sa mère, très présente, qui avait fait de lui le
premier-né préféré dans une relation où son père, beaucoup plus âgé, avait été un
peu exclu. Cette jeune mère devait être plus séduisante lorsqu’elle chantait des ber-
ceuses. Et puis, la voix maternelle, Freud l’a sûrement entendue aussi de la Nannie
qui chantait des berceuses dans sa langue qui était le tchèque. Une autre voix fami-
lière était présente, celle de sa grand-mère maternelle Emmaline qui habitait chez

[5] S. Freud (1970) p. 10.


158 [ psychologie clinique no50 2020/2

Freud et qui chantait des prières juives. Sa mère lui fera apprendre à lire et à écrire
l’allemand après l’émigration à Vienne, mais sa petite enfance sera marquée par le
yiddish, le tchèque et le chant, objets du refoulement.
Pour Freud, le sonore ne prend de l’intérêt que par le biais verbal. Il compare pour-
tant l’inconscient à une langue étrangère, l’observe Anzieu (1975). Dans ce sens, se
déclarer absolument non musicien dénonce, chez lui, la tendance à éviter ou à repro-
duire cette relation première. Le sonore et la musique s’imposent contradictoirement
à ce qu’il était en train d’éviter lorsqu’il approche l’inconscient d’une langue étran-
gère : cette langue étrangère et sa musicalité qui ont habité sa première enfance et
qu’il voulait éviter. Si la voix et la musique sont proches du pur affect, c’est-à-dire
du non représentable nous pouvons comprendre les raisons qui ont conduit Freud
à prendre du recul. Dans son œuvre, il a sans cesse souligné sa croyance en la capacité
de la conscience à maîtriser l’inconscient et le pulsionnel. La musique pourrait repré-
senter un appel maternel dont le sensible ne ferait que l’éloigner de ses objectifs.
Dans la scène freudienne, on sait que le versant sonore du mot sonne pour faire un
trait signifiant, un mot d’esprit, où la note musicale s’abolit, où se franchit le pas-
de-sens pour se cristalliser dans la lettre. Freud ne prend pas en compte la question
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de la sonorité. Pourtant, la sonorité ne serait-elle pas la porte d’entrée qui peut
s’ouvrir à plusieurs signifiants ?
Cette question me fait penser aux immigrants et à l’accent du pays d’origine qui les
accompagne pour toujours. On peut très souvent remarquer que les gens d’origine
étrangère gardent l’accent de la langue maternelle, même en habitant dans un autre
pays depuis longtemps. La sonorité des mots se lie à l’accent de la langue d’origine
où la musicalité s’associe à un passé primordial. Cette musicalité de l’accent est ce
qui maintient le lien avec l’origine et donc avec ce qui ne peut s’effacer. Elle est de
l’ordre du non représentable puisque son origine est avant le verbal. Cet accent
garde pourtant des signifiants.
L’essence de la musique dans l’intonation de la parole prononcée par le sujet va
au-delà des mots proférés par lui. Il y a un sens mouvant qui traverse les mots et
qui produit une espèce de vibration directe de sujet à sujet. L’intonation donnée
lors de la prononciation d’un mot vient à exposer le code verbal, mais aussi cet autre
code musical qui émane de l’intérieur et qui sera donc lié aux affects. En ce qui
concerne le processus de la cure psychanalytique, le corps de l’analyste est toujours
exposé au discours de l’autre et très sensible à sa présence. Celui qui écoute, dans
ce cas précis l’analyste, va être exposé à ce code musical lié à ces affects. Et cela ne
pourrait pas se passer autrement.

L’art de l’écoute psychanalytique

Le psychanalyste écoute avec son inconscient, avec la passion et les pulsions qui
l’animent. Pourtant chez le psychanalyste, il ne s’agit pas de voir et de regarder
< Varia > 159

comme c’est le cas pour l’artiste dédié à la peinture ou à la production littéraire.


Pour le psychanalyste, il s’agit de la voix, d’écouter donc. Il y a une pulsion prédo-
minante chez l’analyste, celle qui prend le chemin de l’oreille. À ce propos, remar-
quons que Lacan est amené à dire que la pulsion invocante est, de toutes les pulsions,
la plus proche de l’expérience de l’inconscient. Et on peut dire ici de l’expérience
de l’inconscient qui commence avant le langage verbal. Cette idée nous mène à faire
une approche avec les musiciens et l’origine de leur pulsion prédominante. D’une
telle prédilection, la science n’a rien à dire l’affirme Graf (1910). C’est l’énigme d’une
pulsion prédominante plus forte que d’autres.
Écouter quelqu’un c’est en fait entendre sa voix. Plus précisément, écouter
quelqu’un consiste à laisser résonner en soi, dans le silence, la parole de l’autre dans
la musicalité qui l’accompagne. Cela veut dire que l’on est sensible à la voix aussi
bien qu’au contenu du message, puisque c’est par elle qui se livre le non-dit, le
caché, l’indicible, l’inconscient. Elle révèle en réalité d’où chacun parle. Elle peut
venir d’un corps coupé, d’un corps réconcilié ou d’un corps entier. Elle peut aussi
être une voix par où l’émotion est empêchée de passer (Castarède 2000). Cela est très
remarquable quand il s’agit d’écouter l’ennui. Cette écoute qui s’impose quelquefois
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dans la clinique peut devenir insupportable pour l’analyste puisqu’il n’y a pas de
musicalité dans ce genre de discours. C’est comme écouter une seule note musicale
dans une voix monocorde. On peut ainsi dire qu’il s’agit d’un discours émis sur une
seule note, donc la musique est absente.
La voix peut encore être celle qui protège d’une intrusion, par exemple, le psycho-
tique qui se protège de la voix d’une mère intrusive. Le corps d’un psychotique est
un corps qui n’a pas d’enveloppe sonore au sens construit par Didier Anzieu. Cela
veut dire que le lien maternel n’a pas pu assurer la distance convenable pour créer
l’enveloppe sonore adéquate. Si la mère ne permet pas à l’enfant de faire de son
corps un récepteur des sonorités dans lequel il puisse peu à peu attribuer des signi-
fications cohérentes, le mot perd le sens. Il sera pris dans le corporel. Il devient un
pur affect sans que pourtant le sujet puisse l’exprimer.
On peut trouver cet exemple dans le texte Le schizo et les langues (1978) où Louis
Wolfson raconte ne plus supporter entendre la voix de sa mère. Chaque mot qu’elle
prononce le blesse, le pénètre et résonne de manière intrusive. Alors, dès que sa
mère s’approche de lui, il mémorise dans la tête une phrase de langue étrangère.
Cette mère qui déclarait son fils son unique possession, faisait vibrer l’oreille de son
fils à l’unisson de ses cordes vocales à elle. « ... sa voix très haute et perçante et peut-être
également triomphale... Ce ton de triomphe qu’elle avait en pensant pénétrer son fils schi-
zophrène des mots anglais... »[6]. Il apprend donc des langues pour convertir des mots
anglais en mots étrangers afin de neutraliser cette langue maternelle. La langue étran-
gère est aussi pour lui, la façon de sortir du continent maternel où il est pris. Jusqu’à

[6] G. Deleuze (1978) p. 15.


160 [ psychologie clinique no50 2020/2

une période récente, les recherches sur la voix n’ont pas suscité beaucoup d’intérêt
chez les analystes en dépit du fait que c’est par la voix que l’analyste et son analysant
établissent le processus analytique. Mais depuis une dizaine d’années, ces recherches
gagnent du terrain justement en raison de la découverte de l’importance de la voix
et de la pulsion invocante dans le travail analytique avec les autistes.
Parler du processus de la cure analytique amène à parler des règles fondamentales
telles que l’attention flottante ou la libre association. Mais on parle surtout d’inter-
prétation, du moment d’intervenir, de quelle façon le faire. Et cela, on ne l’enseigne
pas. Il n’y a pas de transmission sur ce point. C’est à partir de la pratique et d’un
style propre que l’analyste l’acquiert et qu’il apprend à le faire.
La discussion faite par Prado (2009) à propos du Traité de l’écoute de Plutarque, vers la fin
du premier siècle, donne une contribution à propos de l’enjeu de l’écoute « thérapeu-
tique » en faisant référence aux règles ascétiques destinées à raffiner l’oreille à cette fin.
L’enjeu de l’écoute serait celui de recueillir le logos (le vrai dire), de façon à l’incorporer,
le faire sien tout en le transformant en règle fondamentale de conduite, c’est-à-dire
transformer sa manière d’être, de vivre et de voir les choses. L’ouïe est l’appareil le plus
apte à recevoir le logos. Cependant, sa nature est essentiellement ambiguë et expose
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l’âme à toutes sortes d’affections et séductions. Il faut donc un travail sur l’écoute, voire
une ascétique de l’écoute. Pour accéder à une écoute comme il le faut, il est nécessaire de
passer par l’exercice de plusieurs pratiques tel que le silence, la sémiotique du corps
écoutant, la double orientation de l'écoute qui implique ce dont il s’agit et soi-même.
Cela concerne l’érotique de l’écoute ce qu’on appelle aujourd’hui le transfert.
Plus précisément, ceux qui sont sensibles sauront repérer ce qui est au fond du
discours proféré, c’est-à-dire le non-dit derrière le dit, le caché. De la même façon
que Freud parlait de l’acte manqué qui traite d’un lapsus dans lequel l’inconscient
s’impose, il faudrait parler de lapsus vocaux où la voix, exprimant l’inconscient, trahit
l’intention consciente.
Une adolescente que je recevais en consultation me montrait très souvent et de façon
nettement repérable ces nuances dans son discours. Quand il s’agissait des paroles
de sa mère, elle parlait dans une tonalité monocorde. Lors d’une séance où elle
parlait des copains qu’elle invitait à la maison, même si la mère lui avait interdit de
le faire, une phrase envahissait soudain son discours : « ma maison n’est pas un
shopping ». Cette phrase a été prononcée dans une seule note musicale, une voix
monocorde, sans aucun affect. Ce n’était pas sa voix, mais celle de sa mère. Il faut
dire qu’il s’agissait d’une mère trop envahissante et qui avait du mal à supporter
l’adolescence de sa fille.
Chez l’analysant la qualité de la voix, aussi bien que son timbre, vient nuancer la
mélodie. Au cours d’une cure analytique il y aura des inflexions de la voix, tel que
la brisure, le ton monocorde, le susurrement ou l’emphase. Ces inflexions nous affec-
tent, nous émeuvent et nous ébranlent. La psychanalyse est une communication
d’inconscient à inconscient, un corps à corps médiatisé par la voix (Castarède 2000).
< Varia > 161

Il faut remarquer aussi que l’effet de la « Note bleue » peut se faire présent dans
l’écoute psychanalytique : cette métaphore qui vient à l’esprit de Delacroix pendant
qu’il écoutait Chopin jouer son piano. Si on reprend la musique qui est notre point
de départ et ce qu’il en est de l’émotion qu’elle peut susciter, on y observe deux
mouvements, c’est-à-dire un mouvement qui mène à un état de bonheur et un autre
qui conduit à une espèce d’état de nostalgie psychique. Cet état de nostalgie sera
suscité par une note musicale qui réussit à nous toucher de façon précise, soit la
note qui nous fait mouche. Et il sera toujours provoqué par la même note. Il n’y a
pas de doute que cette Note bleue dont le caractère structural est celui d’être, pour
l’inconscient, toujours la même, pourrait donc être articulée à ce qu’il en est de la
répétition. Elle conjugue le paradoxe de produire un effet qui, même en étant stric-
tement identique à lui-même, ne s’impose par aucun des caractères de la contrainte
de répétition. En plus, on ne peut qu’accéder à ce que cette Note peut évoquer sinon
par intermédiaire d’un autre.
La Note Bleue n’est pas symbolisable puisqu’on ne peut pas l’inscrire soit on ne peut
pas retenir l’effet fugace qu’elle produit. Mais en revanche, on peut dire qu’elle est
symbolisante dans le sens où elle ouvre à l’effet de tous les autres signifiants comme
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si elle était le mot de passe. Cette note est attendue tel comme un pré-sentiment.
Elle est la confirmation du savoir supposé, la réalisation d’une promesse portée par
le discours précédent. De la même façon que Lacan repère un effet d’après-coup
dans le discours articulé, nous pourrions ici parler d’un effet d’« avant-coup » propre
au discours musical. Mais le fait que cette Note soit attendue ne veut pas dire qu’elle
n’a pas l’effet de surprise sur l’auditeur. Cependant, l’instant où cette note éclate
dans une explosion de sens, il faut se demander de quel lieu l’auditeur fonctionnait
avant ce temps d’explosion. En fait, l’auditeur de la musique, dans ce cas, est en
même temps l’Un et l’Autre. Cela sert aussi au discours de l’analysant dès qu’on
attend ou qu’on anticipe le mot qui sera prononcé par l’analysant. Cette Note
attendue par l’analyste et prononcée par l’analysant marque le trait entre l’un et
l’autre.
Même une musique composée de bruits peut être un mot de passe à quelques signi-
fiants du sujet. J’écoutais l’ennui d’une analysante depuis plusieurs séances. À un
moment donné d’une séance, on a entendu le bruit des ailes d’un oiseau qui se
battait contre la vitre de la fenêtre du cabinet de consultation. L’analysante, allongée
sur le divan, effrayée et surprise par le bruit des ailes a émis une espèce de gémis-
sement. Le son des ailes de cet oiseau en frappant sur la fenêtre a été le mot de
passe pour ouvrir à quelques signifiants. La musicalité des ailes qui se battaient a
produit le changement de l’intonation de son discours. Elle se voit comme un oiseau
qui veut voler, mais qui est enfermé dans une cage. En plus, quand elle essaye de
voler, elle se bat contre la vitre comme le visiteur qui nous a surprises. Elle dit avoir
très souvent un sentiment d’exclusion. En fait, sa voix était prise dans cette tonalité
monocorde comme un oiseau dans une cage. À mon tour, ce bruit et la tonalité de
162 [ psychologie clinique no50 2020/2

ses mots m’ont fait penser aux oiseaux que je voyais enfermés dans des cages pendant
mon enfance. Lorsque je posais la question de savoir pourquoi on les maintenait en
prison, j’entendais dire qu’ils ne réussiraient pas à survivre hors de la cage puisqu’ils
ne savaient ni se protéger ni chercher de quoi manger. Cependant, fréquemment je
les retrouvais quand même morts dans la cage. Il n’y a pas de musicalité dans la
mort.
Une adolescente m’a donné des raisons pour penser que la musique peut composer
l’inconscient. Dans une séance, elle m’a dit que depuis quelque temps, elle n’arrivait
plus à lire, ce qu’elle aimait beaucoup faire. Elle avait toujours l’impression que le
mot qu’elle lisait était mal écrit. Il y aurait une autre lettre qui ne correspondrait pas
à la bonne écriture de celui-ci donc, elle revenait à ce mot et elle se rendait compte
que c’était écrit correctement. En plus, de temps en temps, elle entendait une
musique qu’elle aimait bien jouer dans sa tête, mais soudain, cette musique présen-
tait une espèce de distorsion. Elle devenait stridente et très forte jusqu’à être insup-
portable. Elle se fâchait et se mettait en colère. Lorsqu’elle arrivait au mot « distor-
sion », sa voix présentait une inflexion très remarquable qui cassait l’harmonie qu’elle
avait dans son discours jusqu’à ce moment. Une dissonance inattendue se précipitait.
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Je lui ai posé une question à propos de la musique qu’elle aimait bien, brusquement
des scènes de son enfance lui sont revenues. Son père, auquel elle était très attachée,
arrivait de son travail stressé. C’était en tout cas la raison donnée par sa mère pour
expliquer le malaise de son mari. Quand il se fâchait contre elle, il criait beaucoup.
La tonalité de sa voix changeait et cela lui faisait peur. Elle était aussi en colère parce
qu’elle trouvait cela injuste et la colère de son père n’avait pas de sens pour elle. La
musicalité de la voix de son père se transformait en une autre, stridente et insup-
portable, à ses oreilles. Cette tonalité ne s’accordait pas avec lui, comme un mot qui
était peut-être mal écrit, comme une musique qui lui plaisait mais qui, soudain pré-
sentait une distorsion et devenait accablante
Un autre exemple concerne une jeune fille qui se plaignait de ses difficultés pour
sortir avec son copain. Elle était la seule fille d’un couple dont la mère était très
envahissante : elle n’arrivait pas à la laisser voyager avec son copain. Elle ne compre-
nait pas très bien les raisons qui l’empêchaient de le faire. Quand un jour son père
lui a dit « tu peux y aller ! », elle croyait vraiment qu’elle pouvait y aller et qu’elle
arriverait à le faire. Sa mère lui a dit la même chose « tu peux y aller ! », cependant,
la phrase de sa mère lui a sonné comme une interdiction. Elle n’arrivait pas à partir
avec son copain. Quand elle l’a fait, elle s’est sentie obligée de l’appeler tous les
jours pour raconter tout ce qui s’était passé pendant la journée. Jusqu’à la permission
de son père, le discours de l’analysante était prononcé dans une certaine harmonie.
Lorsqu’elle est arrivée à la même phrase prononcée, cette fois-ci par sa mère, l’har-
monie jouée jusqu’à ce moment s’est cassée et l’intonation est devenue très aiguë.
L’interdiction s’est présentée dans la tonalité de la voix de la mère et pas dans les
mots prononcés. Le message de l’inconscient était dans cette tonalité qui l’affectait.
< Varia > 163

De la même façon, j’ai reçu ce message donné par cette dissonance : « Tu ne peux
pas y aller ».
Mais comment peut-on passer du son, c’est-à-dire de la tonalité et des inflexions de
la voix pour leur donner du sens ? Le passage du son au sens peut être approché au
passage des lois de l’harmonie aux lois de la parole. L’harmonie rend possible des
rencontres intéressantes par les lois de la tonalité qui instaurent entre les sept sons
des rapports consonants ou dissonants avec la tonique. Dans certaines traditions, il
est dit de la note tonale, par exemple, le Do, qu’elle est le roi et que sa quinte, le
Sol, sera dite la reine. Dire qu’il y a consonance entre le Do et le Sol signalise que
les harmoniques du Do et du Sol sont ordinaires et peuvent entrer en résonance les
unes avec les autres. Pourtant, si on réduit l’écart tonique de la quinte d’un demi-ton
et que l’on laisse ainsi entendre l’écart do-sol bémol ce sera une catastrophe sonore.
Cet écart musical a été nommé « triton diabolicum » par les pères de l’église parce
qu’elle fait entendre une dissonance extrêmement dangereuse. Entre le Do et le Sol
bémol il n’existe aucune harmonique commune, de telle sorte que si ces deux notes
sont jouées ensemble, elles font entendre qu’il n’y a aucun rapport commensurable
entre elles. L’accord parfait do-mi-sol était considéré divin parce qu’il faisait
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entendre à travers la consonance de trois sons, métaphoriquement identifiés par
Saint Augustin au Père, au Fils et au Saint-Esprit, que cette trinité faisait entendre
l’Un. À l’inverse, l’accord do-mi-sol bémol était considéré diabolique parce que sa
dissonance abîmait l’existence de la trinité chrétienne (Didier-Weill 2011).
L’explosion de l’inconscient a toujours l’effet de surprise causé par cette dissonance,
ce triton diabolique dans le discours du sujet qui marque le désaccord. Un désaccord
inattendu qui se précipite dans la tonalité de la voix, dans les inflexions qui cassent
l’harmonie du discours. Et c’est là où l’inconscient s’impose que l’analyste peut
retrouver l’enthousiasme dans cette pratique.

Conclusion

Ce travail est le résultat d’une recherche envisageant l’articulation entre l’art et


l’écoute psychanalytique. L’intérêt de l’entreprendre est né des observations et des
interrogations qui se sont imposées au long de ma pratique clinique, à propos de ce
que la musicalité de la voix du sujet et ses modulations peuvent révéler de l’incons-
cient. Certes, il faut considérer qu’il y a un style propre chez chaque analyste qui
n’est pas susceptible de transmission. Ce texte a transmis quelques éléments qui ont
été présents dans l’évolution de mon écoute en particulier. Le style de l’analyste
dans l’exercice de sa pratique n’est certainement pas passible de généralisation.
Cependant, une écoute si singulière comme celle de l’écoute psychanalytique et son
raffinement, exige de l’analyste une sorte de don qui se développera tout au long de
sa pratique. Le cabinet de l’analyste est son atelier d’art où il est à l’œuvre et dans
l’œuvre.
164 [ psychologie clinique no50 2020/2

C’est la raison pour laquelle le texte a consacré une brève incursion sur la question
de l’artiste. L’artiste précède toujours le psychanalyste, nous déclare Freud. Dans
une formule complémentaire adressée aux analystes, Lacan souligne que de l’art et
de la leçon de l’artiste il vaut mieux en prendre de la graine, parce que dans l’art,
l’inconscient se montre librement sans pratiquement aucune censure. Il est le moteur
de l’œuvre de l’artiste. Il doit aller de même dans le travail de l’analyste. S’il y a une
leçon à suivre, elle est celle de l’usage du savoir de l’inconscient. L’analyste doit
écouter avec son inconscient et les pulsions qui l’animent. Il lui faut être à l’écoute
de soi-même. La différence qu’il faut établir est que dans l’art visuel et dans la
production littéraire, la pulsion scopique se présente prédominante. Pour le psycha-
nalyste, il ne s’agit pas de voir ni de regarder, il s’agit de la voix et de l’écoute. C’est
la pulsion invocante qui prédomine chez le psychanalyste tel comme chez le musi-
cien. Cette pulsion est celle que Lacan va considérer la plus proche de l’expérience
de l’inconscient. Elle débute avant le langage verbal.
La musique se présente très tôt dans la vie de l’être humain et sûrement, bien avant
le langage. Il suffit de dire que le fœtus vit dans un milieu acoustique très riche où
les sons seront immédiatement liés aux affects. Les recherches concernant le début
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de l’audition de l’être humain fournissent des arguments pour dire que la musique
est à l’origine de l’inconscient et qu’il existe un inconscient musical lié aux affects.
Il va se placer dans le discours du sujet parmi l’intonation, les modulations et les
inflexions de la voix. Ces éléments extralinguistiques représentés dans le discours
peuvent être la porte d’entrée des signifiants. La voix qui appartient au sujet pro-
prement est susceptible à des fluctuations et à des variations. Ce sont ses nuances
qui dénoncent des motions pulsionnelles. Elles laissent échapper le non-dit derrière
le dit. Elles révèlent le sens caché. L’harmonie brisée dans l’intonation et les
inflexions de la voix dans les discours proférés par le sujet sont comme une note
dissonante inattendue qui présente une distorsion et vient casser l’harmonie dans
une musique.
L’écoute psychanalytique consiste à laisser faire écho en soi de la parole de l’autre
aussi bien que de la musicalité qui l’accompagne. C’est être sensible non seulement
au contenu du message, mais aussi à la sonorité de la voix puisque c’est elle qui
révèle l’indicible. Cette explosion de l’inconscient donnée par la musicalité de la
voix et ses nuances, qui marquent le désaccord entre le dit et le non-dit, est un défi
sur lequel peut se trouver l’analyste dans sa pratique. Le défi de donner du sens à
ce qui a éclaté par la sonorité. Mais certainement ce sont les énigmes et les défis qui
nous font retrouver l’enthousiasme dans notre atelier d’œuvre.

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166 [ psychologie clinique no50 2020/2

La scolarité des élèves en situation


de handicap : une « laïcisation »
de l’autisme
[ Claude Wacjman [1]

Résumé
À partir des chiffres disponibles, on examine la situation des élèves en situation de handicap ainsi
que les solutions qui leur sont proposées. À partir de ces informations on s’intéresse à l’augmen-
tation de la prévalence dans les catégorisations officielles successives de l’autisme. La question de
la marchandisation est étudiée sur le fond politique qui la caractérise par les orientations, les
transformations de l’école, l’essor des activités privées et leur financement, les revendications des
parents et de leurs associations.
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Mots clés
Associations des familles ; autisme ; catégorisations de l’autisme ; marchandisation des traitements ;
revendications des parents ; scolarité.
Summary
The educational orientation of students with disabilities : a “secularization” of autism
From the figures available, we examine the situation of students with disabilities and the solutions
offered to them. From this information we are interested in the increase in prevalence in successive
official categorizations of autism. The question of commodification is studied on the political back-
ground which characterizes it by the orientations, the transformations of the school, the rise of
private activities and their financing, the demands of parents and their associations.
Key words
Family associations ; autism ; categorizations of autism ; commodification of treatments ; parents’
demands ; schooling.

L
e nombre des élèves en situation de handicap ne cesse de s’élever depuis la
promulgation de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des
chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ((loi
no 2005-102 12 février 2005), dite loi handicap. Il y a, de la maternelle au lycée,
12,4 millions d’élèves scolarisés en France dont 400 000 se trouveraient en situation
de handicap, tous handicaps confondus. Ce nombre a triplé entre 2001 et 2019. Pour
la seule année 2018/2019, ce sont 23 500 élèves fréquentant le milieu ordinaire des
établissements d’enseignement qui bénéficient d’une prescription médicale pour

[1] Psychologue, Directeur de recherches associé, U. Paris Sorbonne CIT2 CRPMS, claude.wacjman@wanadoo.fr

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050166


< Varia > 167

disposer d’un accompagnant (AESH) à temps partiel (6 heures hebdomadaires) ou à


temps complet (24 heures hebdomadaires). C’est là que la situation se complexifie.
Les parents constituent un dossier de demande d’attribution d’accompagnant des
élèves en situation de handicap (AESH, ex AVS, auxiliaire de vie scolaire) auprès de
la MDPH. La MDPH étudie le dossier dans un délai de 3 à 6 mois pour fixer un
nombre d’heures d’accompagnement. La notification est transmise aux services aca-
démiques de l’Éducation Nationale qui recrutent alors l’AESH en CDD de 3 ans,
renouvelable une fois avant CDI. Pour traiter des questions relatives à ce dispositif,
des cellules d’écoute départementales répondent en 24 heures aux questions des
familles. La journaliste qui fait le point sur cette procédure révèle que « des Pôles
inclusifs d’accompagnement localisés (Pials) ont été créés pour “faciliter” l’affecta-
tion des AESH »[2]. Outre que ces pôles restent très ignorés, leur mise en œuvre n’est
pas efficace. Le temps des délais fixés semble bien employé : on s’attendait à voire
traiter 361 500 dossiers d’élèves handicapés en 2019. Il s’agit bien du nombre d’élèves
handicapés scolarisés en milieu ordinaire et on comprend que les familles se plai-
gnent de la lenteur et de la complexité du processus de scolarisation pour leur enfant
handicapé. Quant à être satisfaites de ce qui leur est proposé, ce n’est pas toujours
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le cas. Elles ont l’impression d’être otages de l’Éducation nationale qui ne donne
pas assez ou qui ne donne pas tout ce qu’elles sont en droit de recevoir. S’agirait-il
d’une forme de maltraitance institutionnelle ?

Protection de l’enfance

La Haute Autorité de Santé (HAS) veut répondre à cette question par l’édition de
plusieurs documents, dont une Fiche Mémo intitulée « Maltraitance chez l’enfant :
repérage et conduite à tenir ». À la destination des médecins, elle est jugée suffisam-
ment ancienne (octobre 2014) pour bénéficier d’une mise à jour en juillet 2017.
Haut du formulaire
Bas du formulaire
Adrien Taquet a présenté sa stratégie de protection de l’enfance le 15/10/2019, qui
comprend des mesures concernant les enfants handicapés. Il déclare qu’il « veu[t]
faire en sorte qu’il n’y ait plus d’enfants handicapés placés à tort » auprès du jour-
naliste Franck Seuret sur faire-face.fr[3]. Adrien Taquet est, depuis le 25 janvier 2019,
secrétaire d’État en charge de la mise en place de la stratégie pour la protection de
l’enfance auprès du ministère des Solidarités et de la Santé. Il s’agit pour lui d’envi-
sager les mesures « pour limiter les signalements infondés auprès des services de
protection de l’enfance dont sont victimes certains parents d’enfants handicapés.
Ces informations préoccupantes abusives débouchent parfois sur des placements
[2] Laeticia Helary, Organisation, nombre d’enfants, accompagnant d’élève... L’école inclusive, comment ça marche ? Ouest-
france en ligne, le 08/10/2019 à 6 h 06.
[3] https://www.faire-face.fr/2019/10/14/adrien-taquet-protection-enfance-handicap/, par Franck Seuret.
168 [ psychologie clinique no50 2020/2

non justifiés, comme dans le cas de Rachel » par la presse généraliste. Sept affaires
de placements abusifs supposés sont arrivées sur son bureau. Adrien Taquet explique
que « les placements non justifiés restent, heureusement, peu nombreux. J’ai monté
un groupe de travail avec des associations pour le suivi des mesures concernant
l’aide sociale à l’enfance contenues dans la stratégie autisme. [...] Je veux faire en
sorte que ces situations dramatiques ne se produisent plus afin qu’il n’y ait plus
d’enfants handicapés placés à tort ». Cet argument part en premier lieu des parents
(et non pas des familles), victimes de signalements infondés, alors qu’il semble que
ce sont d’abord les enfants qui souffrent de ces erreurs limitées. Ces enfants souf-
frent de conditions sociales défavorables et non pas de psychopathologies.
Le site donne quelques informations, telles celles qu’un enfant protégé sur quatre
est handicapé et que 25 % des enfants faisant l’objet d’une mesure de l’aide sociale
à l’enfance (placement, mesures d’accompagnement social, etc.) sont reconnus han-
dicapés. La survenue du handicap est plus fréquente dans les milieux sociaux défa-
vorisés. Le manque de places en services ou établissements conduit parfois à des
situations de détresse où l’aide sociale à l’enfance fait office de dernier recours. Ce
qu’on ne peut expliquer sur le plan psychopathologique est renvoyé au plan social
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pour trouver l’explication logique qui marginalise.
Adrien Taquet rappelle que « la stratégie nationale de prévention et de protection
de l’enfance comprend plusieurs mesures visant à renforcer les cellules de recueil
et d’informations préoccupantes. Ces Crip existent dans chaque département »[4].
Cependant, des erreurs peuvent subvenir, parce que les professionnels sont peu ou
mal formés sur les troubles neurodéveloppementaux. C’est ce que Sophie Cluzel
rappelle à nouveau lors d’une émission télévisée d’information grand public dans la
semaine du 21 octobre 2019 pour conforter une mère d’enfant autiste s’opposant à
la psychanalyse. Ce sont alors « des erreurs d’interprétation ». Dès lors il faut « déve-
lopper les formations croisées protection de l’enfance et handicap. [...] La Haute
autorité de santé (HAS) a en charge d’élaborer un référentiel pour le traitement des
informations préoccupantes. [...] Et nous avons demandé à la Has d’intégrer le han-
dicap dans ce référentiel. Il devrait être prêt courant 2020 ». De cette façon « les juges
pourront solliciter plus facilement des experts formés à l’autisme ». La boucle est
ainsi bouclée : après la socialisation de la pathologie on en vient à sa judiciarisation,
ce qui s’était déjà produit à propos du cas Rachel.

Travaux sociologiques

Une revue de la littérature, comme je m’y suis déjà engagé à plusieurs reprise dans
cette revue, donne des indications convergentes pour situer l’action gouvernementale
[4] On est tenu d’adresser une information préoccupante à la Crip lorsque toute personne soupçonne qu’un enfant est en
danger. L’aide sociale à l’enfance du département propose des aides à domicile, un accueil provisoire dans un établissement.
Toute personne soupçonnant qu’un enfant est en danger est tenue d’adresser une information préoccupante à la Crip.
< Varia > 169

(politique) pour infléchir les problématiques de l’autisme (au sens TSA) vers une
scolarisation (et non pas des soins), une désinstitutionalisation, au détriment de la
vie associative et au profit de la privatisation mercantile des solutions pour « récu-
pérer les quarante ans du retard de la France » mis en avant par les associations de
familles, selon un de leurs slogans les plus vivaces.
On doit aux travaux à orientation sociologique de Brigitte Chamak un important
questionnement sur l’autisme depuis un peu plus d’une dizaine d’années[5]. Un choix
de trois de ses articles les plus importants en ce qui concerne ce travail, dans des
domaines de recherche variés, nous éclaire sur le contenu et l’évolution de la pro-
blématique. Un premier article met l’accent sur les relations parents/professionnels
dans un service de pédopsychiatrie[6]. Après un rappel historique depuis la loi dite
Chossy de 1996, l’auteure, à grands traits, revient sur la chronologie de l’encadre-
ment des prises en charge en examinant les contenus de la loi d’orientation de 1975,
de la loi égalité des droits et des chances de 2005. Une incise importante est faite
sur l’autisme de Kanner (1943) qui depuis 1990 à l’incitation des organismes de santé
mondiaux et nationaux est désormais supprimée des différents répertoires et classi-
fications[7]. On parle désormais des TED qui un peu plus tard laisseront place aux
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TSA. Elle commente : « De nombreuses évolutions ont vu le jour depuis une dizaine
d’années dans les politiques publiques et les modalités de prise en charge des jeunes
considérés comme déviants ou inadaptés. François Sirot [2007] considère que ces
changements visent davantage la gestion des risques que l’intégration des jeunes et
que les impératifs gestionnaires tendent à réduire la prise en charge à long terme »[8].
C’est une des premières critiques sérieuses concernant des dispositifs législatifs
salués presque unanimement lors de leur promulgation. L’usage en est devenu rapi-
dement restrictif et les progrès attendus ont été empêchés par des difficultés de mise
en œuvre face à ce qui fait une richesse du système de santé e France : la possibilité
du choix représenté par les structures associatives sous la loi de 1901 et les structures
publiques. De plus il convient de tenir compte des structures privées payantes (assez
rares). On comprend bien, dès lors, que la gestion des risques évoquée par François
Sirot puisse venir sur le plan social comme un écho des dispositifs proposés indivi-
duellement. Les dispositifs institutionnels, les planifications, la segmentation des
services, provoquent des butées temporelles qui empêchent la continuité d’actions
nécessaires à long terme et limitent leur action. Le monde associatif, souvent à l’ini-
tiative de ces actions collective est pris dans des contradictions qui limitent son
action en fragmentant l’offre de soins et, ainsi, transforment le service en une for-
teresse inaccessible. On comprend bien que l’action des familles dans les associations
[5] Brigitte Chamak est docteure en neurosciences et en histoire et sociologie des sciences (CERMES3, INSERM U988, CNRS
UMR 8211, EHESS, U Paris Descartes).
[6] Brigitte Chamak, L’autisme dans un service de pédopsychiatrie. Les relations parents/professionnels, Ethnologie française,
2009/3 vol 39, p. 425-433.
[7] P. 426-428.
[8] Id., p. 426.
170 [ psychologie clinique no50 2020/2

puisse être revendicative, alors que bien souvent ce sont elles-mêmes qui, par leurs
revendications, ont créé les conditions favorables à l’intégration de leurs enfants à
la scolarité, tout en refusant les thérapeutiques psychanalytiques ou en préconisant
les interventions qui leur semblent « bonnes » et qui permettraient à la France de
rattraper son retard de 40 années. Une seconde difficulté favorisant la fragmentation
des publics et leur accès aux services est la question des inégalités sociales que
Brigitte Chamak présente ainsi : « On observe un fort pourcentage d’enfants de
milieux modestes ou défavorisés, pour la plupart immigrés, alors même que l’autisme
touche toutes les catégories sociales [...] Certains psychiatres conseillaient aux parents
qui en avaient les moyens d’envoyer leurs enfants dans une école privée, plutôt que
de l’inscrire dans un hôpital de jour, plus stigmatisant (mais sans frais pour les
parents). Voilà qui explique, en partie, la surreprésentation d’enfants issus de l’immi-
gration et de milieux socialement défavorisés »[9]. Quelques inexactitudes entachent
la validité de cette citation. Faut-il y voir la complexité dans laquelle les lecteurs,
autant que l’auteure, sont attirés dans ce que j’ai autrefois nommé un imbroglio ? Il
peut s’avérer que la spécificité de la revue qui publie l’article induise l’hypothèse
défendue : immigré = pauvre = socialement défavorisé = soins dans une structure
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publique. Cela a par ailleurs été discuté à différentes reprises à propos de ce l’on a
appelé le modèle hospitalier. Ce qui est certain c’est que les catégories de popula-
tions sont cantonnées dans des espaces publics où ils sont regroupés pour être mal
logés, avec peu d’accès aux activités culturelles favorisant l’insertion scolaire et cette
étrangeté qu’est la mixité sociale. Tout cela est favorable au déploiement du service
public qui implante des hôpitaux de jour ou au secteur associatif qui développe ses
instituts médico-éducatifs. Les salariés de ces structures le savent bien et restent
dévoués à l’idée qui les attache à leur mission de soins couronnée par un faible
salaire et des perspectives de développement limitées.
Un autre article examine comment les multiples sources des représentations sociales
au sujet de l’autisme deviennent sources de controverses[10]. Cet article est orienté
sur le versant économique de l’existence des établissements. L’auteure précise que
« le vecteur économique crée et exploite les marchés liés à l’autisme : médicaments,
formations diverses, ouvrages en tous genres, régimes alimentaires spéciaux, tests
génétiques, dosages biologiques, promotion de méthodes éducatives et comporte-
mentales et de multiples thérapies orthodoxes ou non »[11]. Voici le tableau des lieux
de controverses planté. On remarque qu’il est néanmoins limité dans le nombre de
ses occurrences. C’est une des caractéristiques de ce secteur en France. Quoi qu’il
paraisse l’offre est limitée par rapport à des pays où l’offre est pléthorique, comme
aux USA ou au contraire limitée ou contrainte à deux ou trois, voire une seule

[9] Id., p. 428.


[10] Brigitte Chammak, Autismes : des représentations multiples, sources de controverses, Enfances et psy, 2010/2 no 47,
p. 150-158.
[11] Id., p. 151.
< Varia > 171

méthode dans certains autres pays. Brigitte Chamak émet une hypothèse quant à
l’augmentation des méthodes d’éducation ou de soins. Il semble que l’augmentation
du nombre de méthodes, sur le plan de l’offre, soit due à l’augmentation du nombre
de cas : « La fréquence de l’autisme, évaluée entre 2 et 5 cas pour 10 000 jusqu’à la
fin des années 1990 a atteint 1/150 pour l’ensemble des TED en 2008 »[12]. On lira
ci-dessous des chiffres plus précis et actualisés. Sur le plan institutionnel, la trans-
formation des pratiques de prise en charge « impliquant davantage les associations
privées [...] permet à l’État de se désinvestir tout en donnant un minimum de satis-
faction aux associations en leur accordant quelques financements, jugés toujours
insuffisants et difficiles à obtenir »[13]. En fait, c’est à une raréfaction des crédits qu’on
assiste. Le financement des établissements et services s’effectue à l’activité ou sur la
base d’un prix de journée. C’est sur ces variables que les pouvoirs publics, tenant
compte des suppressions de lits ou de place, font fluctuer leur financement. C’est
bien souvent le fait du prince. La mode était à ce moment là à la création des classes
spéciales, qui sont venues combler les lacunes laissées par la diminution des prises
en charges, dites institutionnelles, raréfiant l’offre de soins au profit d’une augmen-
tation de situations de scolarité, tout en restreignant le personnel. Cette scolarité
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mécaniste et rassurante pour des élèves ordinaires qui font des progrès et engrangent
un savoir, ne présagent pas d’une équivalence éducative (et non pas pédagogique)
pour une ou des populations en difficulté dans ce dispositif. Cette mécanique (il a
plus de rouages administratifs que de mise en œuvre de l’humain dans cette compta-
bilité préconisée proposée à l’origine par certaines associations de parents).
L’auteure continue sa démonstration : « Cette fiscalisation sur la scolarisation et la
remise en cause des professionnels est utilisée par les pouvoirs publics pour accélérer
le processus de désinstitutionalisation et réduire le nombre d’hospitalisations »[14].
C’est on ne peut plus clair : c’est une stratégie administrative, voire une stratégie
politique.
Un troisième article a paru dans une revue d’histoire. Il concerne la question des
classifications en pédopsychiatrie[15]. Cette question est centrale dans les probléma-
tiques de l’autisme, à différents niveaux, conceptuels, de dénomination, de transfor-
mation. On retrouve des suppressions, des changements, des évolutions, des concen-
trations qui tous nous éloignent d’une clinique simple, non pas parce que la
psychopathologie change et se complexifie, ou évolue, mais parce que les intérêts
des spécialistes trouvent à se modifier pour adhérer à des normes internationales
gouvernées par la classification américaine de la série des DSM et sa constante mou-
vance qui appauvrit une clinique qui, sous prétexte d’individualisation des

[12] Id., p. 152.


[13] Id., p. 156.
[14] Id., p. 157.
[15] Brigitte Chamak, David Cohen, Les classifications en pédopsychiatrie : controverses et conflits d’intérêts, Hermès, La
Revue, 2013/2 no 66, p. 93-121. Le Pr David Cohen est chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital de La Salpêtrière.
172 [ psychologie clinique no50 2020/2

traitements gouvernés par l’implication des familles, gomme toute humanité dans la
conduite des thérapeutiques. La réflexion porte sur un peu plus d’une page de
l’article. Il développe des considérations sur ce qui était alors la classification en
vigueur, le DSM-IV-TR, reconnu en clinique au niveau international qui établit « le
risque d’inclure dans une même catégorie de pathologies aux étiologies bien diffé-
rentes et des traits de caractère qui ne relèvent pas forcément de la pathologie. Les
psychiatres français [...] estiment que le DSM stérilise la pensée et écarte la singu-
larité des sujets car il ne tient compte que des caractères observables. [...] Cette
logique d’extension des diagnostics a été qualifiée de “disease mongering” par les
Anglo-Saxons, qui ont souvent analysé cette “fabrication de la maladie” comme un
moyen pour l’industrie pharmaceutique d’ouvrir les débouchés des médicaments
psychotropes à un marché plus large »[16]. Ceci peut apparaître étrange lorsque l’on
considère l’état de la pharmacopée en France qui privilégie depuis les environs des
années 50 du XXe siècle les dosages pour adultes des premiers médicaments psycho-
tropes. On remarque aussi que ces médicaments ou leurs dérivés immédiats sont
toujours prescrits aujourd’hui. Leur posologie a aussi peu évolué. On s’en tient à ce
qu’ils ont été au moment de leur commercialisation pour des malades adultes. Il n’y
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a pas eu de formulation pour les enfants. Ceux-ci ont bénéficié et bénéficient d’une
adaptation par fragmentation des doses pour les adultes. On comprend alors les
efforts pour développer les « fabrications de la maladie », non pas pour diversifier
les prescriptions mais pour les augmenter à moindre coût de production en évitant
les nouveaux frais de recherche concernant les formulations et les autorisations de
vente spécifiques pour les enfants. La massification classificatoire annoncée pour
conserver ce statu quo est ainsi commentée par les auteurs : « L’autisme et les troubles
apparentés [...] vont se retrouver dans la catégorie unique des troubles du spectre
autistique dans le DSM-5 [... qui] propose une nouvelle entité [...] : disruptive mood
dysregulation disorder [DMDD] »[17]. Ce qui ouvre le champ des prescriptions de façon
économique pour l’industrie du médicament. C’est alors l’occasion de faire le point
sur l’augmentation de la prévalence de l’autisme qui, évaluée « entre 2 et 5 cas pour
10 000 jusqu’à la fin des années 1990, ce taux est passé à 6-7 pour 1 000 à la fin des
années 2000 [...] et des évaluations supérieures sont souvent diffusées aujourd’hui
allant jusqu’à plus de 1 % de la population »[18]. Enfin, relevons dans cette recherche
les considérations sur le syndrome d’Asperger, dont de récents travaux historiques
ont montré l’origine trouble, sinon dissimulée, de ses pratiques eugénistes dans la
période nazie de l’histoire allemande, ce qui a conduit à ne plus employer cette
dénomination[19] validée par les organismes internationaux. B. Chamak et D. Cohen

[16] Id., p. 94.


[17] Id.
[18] Id.
[19] Plusieurs publications ont été faites à ce sujet, dont le livre d’Édith Sheffer, Les enfantsd’Asperger. Le dossier noir des
origines de l’autisme, Paris, Flammarion, 2019. Préface Joseph Schovanec.
< Varia > 173

écrivent : « Dix neuf ans après l’introduction du syndrome d’Asperger dans la clas-
sification américaine, la nouvelle version du DSM propose de supprimer ce dia-
gnostic et d’utiliser l’expression ASD (autism spectrum disorders) pour toutes les
formes d’autisme (sévères, modérées, légères). [...] personne n’a été capable de mon-
trer des différences nettes entre ceux que les cliniciens diagnostiquent comme ayant
un syndrome d’Asperger et ceux diagnostiqués comme présentant une légère forme
d’autisme »[20] Est-ce à dire que le marché trouve une possibilité d’expansion à partir
de ce groupement des symptômes ?
De récents travaux, que l’on doit au philosophe Maël Lemoine, font état des critères
de causalité d’un épidémiologiste britannique, Sir Bradford Hill. Il a proposé « une
liste de 9 propriétés de l’association entre un fait A et un fait B, qui permettraient
de conclure à un lien de causalité »[21] (Critères de la causalité de Hill). Les critères
déterminés sont : la force, la continuité, la spécificité, la temporalité, le gradient
biologique, la plausibilité, la cohérence, l’expérimentation et l’analogie. Seuls les
quatre premiers de ces critères peuvent s’appliquer aux symptomatologies de
l’autisme. On voit comment et combien l’isolement ou le regroupement des symp-
tômes infère sur la considération statistique et descriptive. C’est une façon de diluer
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des signes que l’on peut traiter un par un ou bien de les réunir par un effet
d’amalgame.

Dilution par les neurosciences

Laurent Mottron, dans le JAMA-Psychiatry écrit que « les autistes que l’on teste main-
tenant sont de moins en moins différents de la population générale [...] Au point
que, si la tendance se maintenait, on ne serait plus capables de trouver la moindre
différence d’ici cinq à dix ans »[22]. Voilà un raisonnement poussé à l’extrême : tout
le monde devient autiste, non pas par les effets de la maladie, mais par l’unité d’une
classification qui augmente par contiguïté ! Une méta-analyse des résultats de « pra-
tiquement tous les autistes qui ont été testés dans le monde depuis 50 ans dans le
domaine des neuro-sciences cognitives » donne un résultat qui fait apparaître
qu’« aux États-Unis, la prévalence de ce trouble du développement serait passée,
entre 1966 et aujourd’hui, de 0,05 % à plus de 2 %. Au Québec, le taux déclaré
approche les 2 %. En comparaison, on ne note aucune augmentation de la prévalence
de la schizophrénie ». Cette augmentation de la prévalence augmente le diagnostic
d’autisme, alors que l’on peut raisonnablement penser que si celui concernant la
schizophrénie n’augmente pas, cela reste lié aux représentation sociale de la maladie
qui reste réputée non soignable et dangereuse : c’est l’image infondée du fou tueur

[20] Chamak & Cohen, p. 95.


[21] Maeël Lemoine, Introduction à la philosophie des sciences médicales, Paris, Hermann, 2017. Ici p. 75-76.
[22] Cité par Jean-Benoît Legault, Le diagnostic de l’autisme dérive, selon une étude, La Presse canadienne/Le Devoir, 22 août
2019.
174 [ psychologie clinique no50 2020/2

qui prédomine. « Actuellement un diagnostic d’autisme est ce qui permet d’avoir des
services dans les écoles [dit le Dr Mottron]. Quand on vous donne un diagnostic
d’autisme, vous avez beaucoup plus de chances d’avoir des trucs en plus, par rapport
à une autre pathologie [...]. De plus en plus de gens ont intérêt, simplement pour
l’exercice de leur métier, à ce qu’il y ait le plus d’autistes possible ». Ainsi les asso-
ciations de parents regroupent les forces de leurs membres qui exercent leur droit
de vote et il y a là des enchères politiques ; les professions évoluent, précisent leurs
objectifs, parfois jusqu’au miracle, bien souvent jusqu’à la déception. Des médica-
ments, des produits, des méthodes font le lit d’un marché en expansion. Et « les
écoles feraient pression sur les médecins pour obtenir le diagnostic d’autisme qui
débloquera les budgets dont elles auront besoin pour offrir des services à cet enfant
“autiste” ». De leur côté les parents « disent qu’ils ont regardé et que leur enfant a
tous les critères [...]. On pense que c’est parce que les critères se sont ouverts au-delà
du bon sens, au point que ce qu’on appelle autisme aujourd’hui, la différence avec
des personnes typiques est impalpable ». À partir de ses constations, le Dr Mottron
s’attend à ce qu’elles vont avoir une influence sur la construction de DSM-5.
Les professionnels, les écoles, les parents sont désormais les acteurs incontournables
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qui se disputent le marché des idées ou des finances. En France on constate d’autres
mécanismes dont le plus puissant serait celui des lobbies. Ce marché devenu tradi-
tionnel souffre de sa confiscation par l’État lui-même. Ses représentants directs exer-
cent leurs prérogatives en imposant des solutions hors cadre : les enfants autistes
bénéficient de plus de temps de sortie, ont accès plus facilement aux possibilités
d’adoption d’animaux en ces temps de confinement. Le Président de la république
applaudit à des essais relatifs au coronavirus avant qu’ils soient validés ou non...
L’autisme devient une maladie dérogatoire !
L’autisme est donc un marché qui s’étend. Une liste noire des formations qui lui
sont dédiées, conseillées et surtout à éviter en 2020 paraît sur Handicap.fr le 24 jan-
vier 2020 par Cassandre Rogeret. La première version de cet article est antérieure
de 8 ans. Ce sont les formations non conformes aux recommandations de la HAS
qui sont visée, afin d’éviter aux familles et aux professionnels « les structures qui
diffusent des informations “erronées”, voire “dangereuses” », au premier rang des-
quelles celles qui persistent à donner des informations de contenus psychanalyti-
ques. Une liste verte regroupe les formations conformes à celles de la HAS. Une
question se pose : à quand une liste rouge des formations les plus onéreuses ? Le
marché se détermine de plus en plus par ce genre de délimitation, qui finira par
mener à une censure plus stricte.

Études récentes

Le 11 mars 2020 un article de FranceCulture en ligne s’interroge à propos d’une


hausse des cas d’autisme en France. Le journaliste Guillaume Emer renvoit à Santé
< Varia > 175

Publique France, l’Agence nationale de Santé publique et au Bulletin épidémiologique


hebdomadaire. Il s’entretient avec le Dr Marion Leboyer. Elle souligne que l’étude
du Bulletin livre des chiffres qui permettent de préciser la prévalence. Trois hypo-
thèses se font jour : l’élargissement des critères diagnostiques, le meilleur repérage
des personnes autistes, l’étude des facteurs environnementaux. Elle conclut au retard
de la France en la matière. Voici une sélection de ce qu’on lit dans le BEH[23] :
composé de plusieurs articles, j’ai retenu l’introduction et deux d’entre eux qui
concernent des travaux régionaux des registres des handicaps de l’enfant de deux
territoires du sud-est de la France. L’introduction du dossier thématique est rédigée
par Claire Compagnon[24]. De sa position officielle, elle rappelle que « depuis le 6 avril
2018, la France s’est dotée d’une stratégie nationale pour l’autisme. Cette stratégie
a plusieurs ambitions dont la première est de remettre la science au cœur de la
politique publique, en dotant la France d’une recherche d’excellence »[25]. Voilà qui
est dit ! Rien de tel qu’une déclaration martiale pour marquer les limites du terrain.
C’est une stratégie nationale pour laquelle on emploie deux fois le nom France en
quelques mots, c’est aussi l’annonce d’une science d’État qui est promise comme
excellente. Il faut aussi que l’objet de la recherche soit délimité. On ne peut pas y
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déroger : « Les troubles du spectre de l’autisme (TSA) ont une origine multifonc-
tionnelle, avec une forte implication de facteurs génétiques »[26]. Le ton est donné,
c’est la doxa à laquelle on se soumet. Faut-il rappeler que la HAS n’édicte pas des
lois, ce n’est pas son travail, mais celui du parlement ? ; elle établit seulement des
recommandations. Le deuxième texte réunit une équipe de chercheurs autour de
Malika Delobel-Ayoub. Cette équipe s’interroge sur la prévalence des TSA[27]. La
prévalence actuelle des TSA est évaluée disent les auteurs « dans les pays déve-
loppés » à 1,5 % chez les enfants de 8 ans (nés entre 1995 et 2009, diagnostiqués entre
2003 et 2017). C’est l’âge sur lequel porte la recherche[28]. La prévalence actuelle
estimée à cet âge donne un résultat compris entre 8 à 10/1000. Cette augmentation
est spectaculaire[29]. Un troisième article, sous la direction de Catherine Ha se penche
aussi sur la question de la répartition par type de prise en charge[30]. On y lit que la
prise en charge ambulatoire des patients (privilégiée) concerne 75 % des 5-10 ans et
est associée à une prise en charge hospitalière pour 19 %. L’hospitalisation complète
est estimée à 16 %, c’est le mode le moins fréquent. On comprend alors le mécanisme
et l’effet de la diminution des lits d’hospitalisation. Mais l’étude est limitée ne portant
[23] Bulletin épidémiologique hebdomadaire, no 6-7, 10 mars 2020, Prévalence des troubles du spectre de l’autisme.
[24] Inspectrice générale des affaires sociales, déléguée interministérielle à la stratégie nationale pour l’autisme. Ici : Claire
Compagnon, Mieux connaître la prévalence des troubles du spectre de l’autisme..., Éditorial, BEH, 10 mars 2020, p. 126-127.
[25] Id., p. 126.
[26] Id.
[27] Malika Delobel-Ayoub et coll., La prévalence des TSA continue de croître en France : données récentes des registres
des handicaps de l’enfant, BEH, 10 mars 2020, p. 128-134.
[28] Id., p. 129.
[29] Id., p. 134.
[30] Catherine Ha et coll., Troubles du spectre de l’autisme : estimation de la prévalence..., BEH, 10 mars 2020, p. 136-143.
176 [ psychologie clinique no50 2020/2

pas sur le devenir des patients en sortie[31]. C’est une des premières critique qu’on
peut faire à cette recherche qui ne s’intéresse pas au devenir des patients, ni à ce
qui les amène à l’hôpital (quels troubles, quels soins, quelle destinée ?). Il n’y a pas
de données pour le secteur médico-social. Pourtant ce sont les mêmes troubles qui
sont concernés. Les résultats ne sont donc pas complets pour les régions étudiées.
Quelles sont les prises en charge institutionnelles, scolaires, etc. ? Quelles projec-
tions peut-on faire au sujet des contraintes à venir (DSM-5, CIM11) ?
Il nous reste à lire l’opinion des personnes concernées, celles qui sont autistes.
Joseph Schovanec a pris l’habitude de les représenter. Ses observations sont res-
pectées, en tant que philosophe qui reconnaît volontiers son adhésion au monde de
l’autisme. Un de ses derniers textes est mis en ligne sur un site consacré au han-
dicap[32]. Il répertorie les griefs que l’on peut avoir contre la secrétaire d’État aux
personnes handicapées. « Nul ne se doutait que le fil conducteur de sa politique allait
être celui de l’étranglement des associations. [...] mise à l’écart des associations au
profit de figures choisies, les fameux auto-représentants ou AR [...] son plan était de
supprimer toute représentation associative des organismes de concertation ». La
place reconnue de Joseph Schovanec, à un moment de son évolution au sein des
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instances officielles, lui a donné accès à un statut d’expert. C’est cette place qui lui
permet de livrer sur le travail alors réalisé des éléments de compréhension. « Le
deuxième plan d’attaque contre la vie associative celui [...] de la création d’instances
officielles [...] destinée à se substituer aux associations. La mise en œuvre du projet
fut facilitée par la présence d’éléments ayant connu des échecs personnels dans leurs
carrières associatives respectives ainsi que par l’appât du lucre de grandes entre-
prises ou fondations ». Ce que veut dire cet auteur, qui livre des événements qu’il a
sans doute vécu, écouté puis évincé des instances proches du politique (c’est mon
hypothèse au moment de la parution de son éditorial et j’en ai fait part, notamment
dans cette revue, à chaque fois que cela m’a semblé probant) c’est que les instances
gouvernementales veulent reprendre la main sur les décisions concernant l’autisme
dans un but économique. C’est le résultat de l’option tout école contre l’option
médico-sociale qui trouverait à se maintenir au moins en partie. Ce débat semble
avoir atteint, dans des endroits prédestinés, un niveau de gravité important puisque
l’auteur révèle des incises relatives à un exercice du pouvoir politique direct. Il révèle
au grand public que « Nicolas Sarkosy en personne a téléphoné en début d’année à
son successeur [...] pour le supplier d’arrêter les plans de la secrétaire d’État au
handicap ». La surprise de cette révélation porte sur le décalage de la pression exercée
temporellement et sur l’effet désiré. Est-ce un avatar de la démocratie directe ?

[31] Id., p. 140.


[32] Joseph Schovanec, Yanous ! Le magazine francophone du Handicap, avril 2020, Éditorial mis en ligne le 17 avril 2020,
Les associations menacées par la pandémie.
< Varia > 177

La résilience basée
sur les signifiants culturels
chez les soldats psychotraumatisés
de guerre en Afrique :
vers une modélisation en psychologie
clinique
[ Léonard Nguimfack [1]
et Guy-Bertrand Ovambe Mbarga[2]

Résumé
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Des observations cliniques à l’Hôpital Militaire de Yaoundé ont relevé une résilience aux allures
d’adaptation socio-culturelle chez certains soldats psychotraumatisés de guerre. Ce qui a amené à
chercher à comprendre le rôle de la culture dans le travail de résilience chez ces soldats. Les
signifiants culturels ont été érigés comme modalités spécifiques de la variable culture pour étudier
ce rôle. L’étude est construite sur la base de la méthode clinique. Les résultats font état de ce que
chez ces soldats, le travail de résilience est structuré autour du resserrement du lien entre le soldat
et la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le soldat et l’Ancêtre, de la consoli-
dation du lien entre la Famille bio-lignagère et l’Ancêtre et de l’émergence du lien de maîtrise du
soldat sur l’Ennemi. Les signifiants culturels dans le travail de résilience ont donc une fonction
de reconstruction et de solidification des liens du soldat dans ses différents axes existentiels.
L’étude a ainsi permis d’élaborer le modèle culturel du travail de résilience.
Mots clés
Travail de résilience ; signifiants culturels ; psychotraumatisme de guerre.
Summary
Resilience based on cultural signifiers among psychotraumatized soldiers of war in Africa :
towards a modeling in clinical psychology
Clinical observations at the Military Hospital in Yaoundé have revealed a resilience that resembles
socio-cultural adaptation in some psychotraumatized soldiers. This led to an attempt to understand
the role of culture in the work of resilience among these soldiers. Culturals signifying were extracted

[1] Docteur en psychopathologie et en psychologie clinique, Maître de Conférences à l’Université de Yaoundé 1-Cameroun,
Laboratoire de psychologie du développement et du mal développement. Adresse postal : 8003 Yaoundé-Cameroun. Email :
lenguimfack@yahoo.fr
[2] Doctorant en psychopathologie et psychologie clinique, Laboratoire du développement et du mal-développement, Uni-
versité de Yaoundé 1.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050177


178 [ psychologie clinique no50 2020/2

as specific modalities of the culture variable to study this role. The study is constructed on the
basis of the clinical method. The results show that among these soldiers, the work of resilience is
structured around the tightening of the link between the Soldier and the Bio-lineage family, the
strengthening of the link between the Soldier and the Ancestor, the consolidation of the link
between the Bio-lineage Family and the Ancestor and the emergence of the Soldier’s control link
on the Enemy. The cultural signifiers in the work of resilience thus have a function of rebuilding
and solidifying the soldier’s links in his different existential axes. The study helped to develop the
cultural model of resilience work.
Key words
Resilience work ; cultural signifying ; war psychotrauma.

Introduction

Plusieurs chercheurs (Ungar, 2013 ; Goldberg & Garno, 2005 ; Rutter, 2007 ;
Cyrulnik, 2013 ; Martin, 2009) s’accordent sur le fait que la résilience ne se réduit
pas à une simple capacité de résistance qui véhiculerait l’idée d’une rigidité, mais
qu’elle évoque davantage des propriétés de vigueur, d’adaptation, mais surtout de
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souplesse, de flexibilité et d’élasticité. Voilà pourquoi elle revient très souvent à
signifier rebondir. Toutefois, ce qui intéresse plus les chercheurs ces dernières
années, c’est de répertorier les fondements de ce rebondissement. Polk (1997) dans
une synthèse de 26 articles, déduit que la résilience se fonde sur des patrons. Il s’agit
d’abord du patron personnel qui renvoie aux attributs physiques et psychologiques
qui contribuent à la manifestation de la résilience, dont l’intelligence, la santé et le
tempérament. Jakubowski (2007) relève le patron relationnel (chercher du soutien,
aller vers les autres, avoir des intérêts et des loisirs) qui influencent la résilience.
Richard (2004) le rejoint dans cette perspective en évoquant le patron situationnel
qui renvoie à une approche face à une situation ou stresseurs qui se manifeste par
la mise en place d’habiletés d’évaluation cognitive, des habiletés en résolution de
conflits et des attributs qui indiquent une capacité d’agir dans une situation adverse,
comme la flexibilité, la persévérance, la curiosité et la créativité. Gutton (2007), lui,
revient sur le patron philosophique qui s’inscrit dans des croyances personnelles
qui amène à une vision positive caractérisée par des idées telles que l’avenir sera
bon, on trouve du sens aux expériences vécues, la vie vaut la peine d’être vécue. Ce
sont donc ces différents patrons qui favoriseraient fondamentalement le rétablisse-
ment de l’intégrité psychique.
Pour certains auteurs d’orientation psychanalytique, c’est par contre l’usage adaptatif
des mécanismes de défense et la qualité de la mentalisation qui fondent le processus
de résilience. En ce qui concerne les mécanismes de défense, Houssier (2002) ; Vanis-
tendael (2001) ; Lecomte (2004) ; Cyrulnik (1999, 2013) et Anaut (2003) reconnaissent
le rôle prépondérant des mécanismes du déni, du clivage, de l’isolation, de l’iden-
tification à l’agresseur, du recours à l’imaginaire. Cyrulnik (2013) met plutôt
< Varia > 179

l’emphase sur trois procédés défensifs qui pour lui semblent revêtir une place plus
importante dans le processus de résilience, en ce sens qu’ils permettent d’éviter la
répétition de l’effraction traumatique. Il s’agit de l’altruisme, de l’humour et de la
sublimation. Pour de Tychey, Lighezzolo, Claudon, et Diwo (2006), les mécanismes
de défense permettent seulement d’encaisser et d’atténuer les agressions et les souf-
frances après l’effraction du pare-excitations par l’événement traumatique. Ils pen-
sent qu’une autre opération essentielle, tenue par le Moi du soldat psychotraumatisé,
doit être réalisée par la suite. Il s’agit notamment de la liaison psychique des affects
et des représentations, permettant un travail d’élaboration mentale des tensions
générées par le traumatisme de guerre. C’est cette opération qui porte le nom de
mentalisation. Marty (2001) relève que la mentalisation traite de la quantité et de la
qualité des représentations psychiques des individus, lesquelles représentations fon-
dent la capacité de résilience. Debray (2001) reconnaît également l’importance de la
mentalisation dans la résilience, mais beaucoup plus dans son rôle à éviter les désor-
ganisations somatiques du psychotraumatisme. Outre cette possibilité de somatisa-
tion du traumatisme, Bergeret (2004) précise en effet que lorsqu’il y a faillite de
mentalisation, deux voies de décharge sont possibles : la décharge par la voie soma-
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tique, mais aussi celle dans l’agir comportemental. La défaillance de mentalisation
pour cet auteur, laisserait donc le traumatisme se développer aisément dans toutes
ses sphères.
Ces auteurs semblent ignorer ce qui interviendrait dans un processus de résilience
à forte coloration culturelle. Leur postulat sur les fantasmes originaires comme
structure première organisatrice de l’ensemble de l’activité psychique concrète,
semble difficilement permettre de saisir un processus de résilience culturellement
coloré comme l’indiquent les auteurs ci-après : Ombolo (1975) pense que « on ne
peut pas ignorer purement et simplement les croyances, les pratiques sociales, les mythes
et les traditions, qui sont des éléments de l’organisation psychique dès lors qu’on est dans
une perspective compréhensive », et surtout dans le contexte de l’Afrique tradition-
nelle où le traumatisme est beaucoup teinté d’éléments culturels ; Kimessoukié
(2016) rappelle que les facteurs de protection sont intimement liés au milieu
culturel, parlant dans le contexte camerounais des facteurs comme les traditions
et les coutumes appelées aussi signifiants culturels (Sow, 1977 ; 1578). Au-delà
même de ce rôle de protection, de sécurité et de socialisation, les éléments cultu-
rels (signifiants culturels) semblent également jouer un rôle prépondérant dans la
capacité d’une personne à se développer, à continuer de se projeter dans l’avenir,
en dépit des traumatismes parfois sévères. De là à se demander comment la culture
intervient-elle dans le travail de résilience chez les soldats psychotraumatisés lors
de la guerre contre la secte terroriste BokoHaram au Cameroun ? L’objectif est
d’appréhender le rôle joué par la culture à travers l’action des signifiants culturels
dans le travail de résilience chez les militaires camerounais psychotraumatisés de
guerre.
180 [ psychologie clinique no50 2020/2

Méthodologie

L’étude est une recherche qualitative. Nous avons appliqué la méthode clinique.
Alors, la démarche inductive a été adoptée. Elle a consisté à constater les faits et à
procéder à des observations rigoureuses, ponctuelles et répétées concernant le rôle
des signifiants culturels dans la résilience des soldats psychotraumatisés de guerre.
Nous nous sommes principalement basés sur l’étude de cas, à cause de sa capacité
à fournir une analyse en profondeur d’un phénomène tel que la résilience. La
recherche s’est déroulée à l’Unité de Psychologie de l’Hôpital Militaire de Région
No 1 de Yaoundé. C’est la principale structure qui accueille les soldats en souffrance
psychique, au retour des missions de guerre.
La recherche étant qualitative, le recours à un petit échantillon, non probabiliste a
été privilégié. Les participants ont été choisis sur la base de leur score au Post-
traumatic Stress Disorder Checklist Scale et à l’échelle de résilience de Wagnild et
Young. Quatre militaires camerounais qui ont participé à des missions anti-terro-
ristes contre Boko Haram à l’Extrême-Nord du Cameroun ont été retenus. Ils ont
été diagnostiqués d’un psychotraumatisme sévère et identifiés comme fortement rési-
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lients grâce à l’échelle de résilience de Wagnild et Young. Comme autre critère de
choix, les participants n’ont pas adhéré aux soins hospitaliers. Pour leur rétablisse-
ment, ils ont uniquement pratiqué les rites dans leurs villages respectifs.
La collecte des données s’est faite à l’aide des entretiens semi-directifs. Cette tech-
nique nous a permis de centrer les propos des participants essentiellement sur les
thèmes de résilience et de signifiants culturels que nous voulions aborder. Nous
avons rencontré chaque participant quatre fois selon le principe de saturation, où la
poursuite de la collecte ne nous donnait plus d’éléments nouveaux. Ils ont tous signé
le consentement éclairé. Ils étaient libres de suspendre les entretiens à tout moment.
Il leur revenait aussi de ne livrer que ce qui leur était possible de dire. Des pseudo-
nymes leur ont été attribués afin de garder l’anonymat sur leur personne. Les entre-
vues ont duré approximativement 45 min chacune selon la disponibilité du
participant.
Comme technique d’analyse des données, nous avons utilisé l’analyse de contenu,
axée sur le repérage des thèmes significatifs. Les fragments du discours des partici-
pants sont retenus pour fonder empiriquement l’analyse.

Résultats

Les résultats révèlent un travail de résilience axé sur le resserrement du lien entre
le Soldat et la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le Soldat et
l’Ancêtre, l’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi ; dans lequel les
rites socioculturels ont joué un rôle stimulant.
< Varia > 181

Le resserrement du lien entre le soldat et la Famille bio-lignagère

Le renforcement de l’Axe de l’existence bio-lignagère ou l’Axe Existentiel propre de


la Personne, conforte l’individualité par rapport au Soi, au sentiment immédiat
d’exister pour soi et d’être en même temps étroitement solidaire en tant que
« membre » de sa lignée propre qui est la véritable famille au sens africain. C’est ce
sentiment qu’exprime le Soldat Bravo au soir du Tsô : « ce soir-là, pour une fois, je me
suis senti accepté et aimé par la grande famille, leur sacrifice pour moi a été grand. J’ai
par là même compris que j’avais une place particulière au sein d’elle, que j’étais un être
spécial ». Le resserrement du lien entre le Soldat et la famille bio-lignagère s’est aussi
observé lors de l’activité diagnostique, qui ne s’est pas produit dans un vase clos du
transfert ecmnésique et d’un colloque singulier de conscient à conscient et d’incons-
cient à inconscient par la médiation vive et ecmnésique du transfert. Mais, cette
activité interprétative a plutôt nécessité en chacun de ces moments, le consensus
communautaire, en particulier celui de la famille du patient. Tel a été le processus
chez le Soldat Alpha : « ... je soupçonnais que j’étais tourmenté par les esprits des morts
des terroristes, mon père a été de cet avis, mon oncle aussi. Et c’est ce qu’a confirmé le papa
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du Simbo, mais d’une manière plus claire ». En effet, dans la clinique traditionnelle
africaine, le conflit actuel remet réellement en question la structure des relations du
patient dans l’univers panstructuré, et non pas seulement au niveau imaginaire du
mythe privé. Ainsi, l’élucidation du cas du consultant est, en même temps, l’éluci-
dation de la position, de chacun et de tous, dans les structures relationnelles globales.
Déjà, lors de la phase interprétative, le trouble mental doit signifier quelque chose
de commun pour l’Ego et la famille bio-lignagère. Il s’agit d’un travail d’élaboration
qui consiste en son fond, à donner un nom à l’angoisse vécue par le sujet et/ou sa
famille. Il s’agit en fait de permettre au patient de « délirer » selon le canevas d’un
« délire » institutionnalisé, c’est-à-dire à partir des modalités du « délirer » disponi-
bles dans la culture et proposées par elle (Sow, 1978). Nous le voyons chez le Soldat
Charli : « lorsque je disais aux médecins que la femme terroriste que j’ai éliminée là, réap-
parait de temps en temps vrai, ils ne me croyaient pas. Mes gens leur disaient que c’est
pourtant la vérité, en leur expliquant que c’est son esprit et qu’elle peut même changer de
visage. Pour l’hôpital, on racontait des histoires, ma famille et moi ». C’est donc dans ce
cadre qu’on peut dire que le « délire » de l’Ego devient le « délire » de la famille
bio-lignagère, ce qui caractérise un resserrement profond de liens. Et c’est là, l’un
des nœuds de l’élaboration de l’angoisse existentielle vécue en « délire » organisé et
défensif. Mais, il s’agit ici d’une persécution-défense organisée de structure collec-
tive. Et cela n’a été possible ici que parce qu’il y a une possibilité institutionnelle
culturelle d’établir une continuité entre ces soldats et leurs familles. Il ne s’agit pas
du passif constat d’une rupture entre l’imaginaire individuel et un imaginaire col-
lectif structuré, mais plutôt un véritable réservoir collectif où les actes de pensées
tirent une bonne part de leurs représentations basales avant d’être réélaborer.
182 [ psychologie clinique no50 2020/2

Toutefois, le consensus sur la signification du trouble entre Ego et la Famille bio-


lignagère implique qu’une prise en charge efficace nécessite une entente préalable au
sein de la famille. Ce qui suppose que les problèmes existants, entre ses propres
membres doivent d’abord être résolus. C’est ce qui s’est fait lors du Tsô chez le Soldat
Bravo : « ... à l’étape des confessions publiques, chacun de nous a d’abord confessé toutes les
mauvaises choses qu’il a commises soit envers un membre de la famille, soit envers toute la
communauté. Par la suite, le pardon a été imploré et la paix retrouvée ». Nous voyons là, que
la confession et le pardon purifient d’abord les liens afin de mieux les raffermir. Par
ailleurs, sur le plan de la cohérence psychopathologique africaine, la pratique clinique
basée sur la notion de conflit est accompagnée d’une prise de conscience de la signifi-
cation lors du moment interprétatif. Ceci renforce non seulement les liens entre le
patient et la famille, mais représente surtout le prototype même de toute la relation
clinique réussie. C’est-à-dire celle qui surpasse la simple guérison. La ritothérapie tire
donc toute son efficacité et va au-delà du traitement, du fait que, dépassant le simple
cadre de la manipulation technique des faits isolés, elle pénètre au plus profond des
significations humaines en renforçant principalement les liens concrets et totaux qui
unissent indissolublement l’individualité et sa communauté d’origine sacrée. C’est ce
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qui impulse le véritable développement, celui qui se fait en dépit du traumatisme vécu.
C’est justement dans ce sens que le resserrement du lien entre le Soldat et la Famille
bio-lignagère se présente comme un facteur important du bond résilient.

L’affermissement du lien entre le Soldat et l’Ancêtre

La « ritothérapie » est une grande occasion de dialogue entre le praticien et l’Ancêtre.


Il peut se faire directement comme lors du Simbo chez le Soldat Alpha ou lors du
Tsô chez le Soldat Bravo. Cette communication entre l’initié et le pôle ancestral peut
également se faire via le génie ou ce que le Soldat Delta appelle l’esprit : « ... cette
nuit, l’esprit s’est transformé en oiseau, il secoue les maisons, il se met sur la toiture, il
pleure, il crie, il exprime sa colère. Ce sont les initiés de la concession qui ont discerné ce
qui l’a irrité, ce qu’il réclamait, ce qu’il disait. On m’a expliqué le matin qu’il parlait de
moi, de certaines de mes défaillances au champ de bataille. Et qu’on devait directement
m’amener à lui au niveau de l’arbre du Mfossié ». Le ritothérapeute à son tour aménage
le contact entre Ego (le Soldat) et l’Ancêtre : « c’est lorsqu’on mettait le vin blanc dans
la marmite en terre cuite que l’on m’a présenté aux ancêtres en prononçant mon nom
plusieurs fois... » (Soldat Delta). Pour le Soldat Bravo, ce contact direct avec l’Ancêtre
s’est fait après avoir égorgé la chèvre « Le TsigTsô a appelé mon nom et les deux oncles
ont dit “le voici”. Et j’ai senti une présence étrange invisible devant moi ». Ces actes rituels
ont ainsi significativement rapproché les soldats psychotraumatisés du pôle ances-
tral, support de la Loi et du Verbe.
Sur le plan de la pratique psychopathologique traditionnelle africaine, le travail de
résilience s’active donc ici par la mise en œuvre d’une prise en charge permettant
< Varia > 183

non seulement de rétablir le lien interrompu, mais surtout de l’affermir. D’autre


part, c’est l’interprétation du matériel signifiant recueilli dans la symptomatologie
psychotraumatique (cauchemars, hallucinations, illusions, etc.) d’ordre mys-
tico-culturel, qui permet de diagnostiquer le malaise du lien ancestral. Ceci amène
à une réarticulation du patient dans sa relation continue avec le Signifié transcen-
dantal qu’est l’Ancêtre.
En tant qu’axe spirituel de la personne-personnalité, l’affermissement de l’Axe Ver-
tical maintien un accès direct entre l’esprit du Soldat et la Réalité Ancestrale. Avec
ce renforcement de lien, le psychotraumatisé de guerre bénéficie d’un sentiment de
plénitude d’être, de profonde « assise » et de continuité onto-phylogénétique. Il se
régénère dans un climat de vivification permanente et « continuée » dans une totalité
plus vaste mais ordonnée et cohérente. Nous pouvons dès lors comprendre ce témoi-
gnage du Soldat Alpha après le Simbo : « me sentant liée à une force si puissante, je me
suis senti comme un être nouveau, prêt à affronter toute sorte de défis, prêt à affranchir
toute sorte d’obstacles ». À bien comprendre, la crise traumatique se présente ici
comme une occasion inédite de rapprochement puis de resserrement de lien entre
le Soldat et l’Ancêtre. Le trouble psychique bien que désordre, mais ce désordre,
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conçu comme tel dans la société traditionnelle africaine, est pensé et agi dans
« l’ordre », en autant de signifiants articulés, visant à rétablir la communication avec
le monde du signifié. En ce sens, le patient psychotraumatisé à cause du désordre
de son trouble, a par excellence une occasion d’entamer la cohérence de son lien
avec le support de la Loi, du Verbe et de l’Ordre. Lorsqu’il y a succès thérapeutique
et dans des conditions culturellement définies, celle-ci peut être considérée comme
une initiation accomplie, recréant une union entre le Signifié et le soldat psycho-
traumatisé. Comme quoi, la finalité d’une ritothérapie réussie est la résilience dudit
soldat.

L’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi

Le renforcement des liens entre le Soldat et la famille bio-lignagère d’une part, entre
Ego et l’Ancêtre d’autre part, crée en Ego un sentiment d’assurance et de domination
sur l’Ennemi. En effet, le bénéfice d’une consolidation des liens sur ce triple plan,
offrirait à Ego une source consistante, un appui solide, un soutien efficace, une
augmentation de compétences qui lui permettent de maîtriser désormais l’Ennemi.
Aussi, nous verrons plus tard que les victoires d’Ego dans le conflit avec l’Ennemi
vont entretenir ce lien de maîtrise sur l’Ennemi. En retour, ledit lien renforce la
confiance qu’Ego fait déjà aux deux pôles relationnels et l’amène à s’en rapprocher
davantage. C’est dans cet élan que le Soldat Delta témoigne : « avec tous les terroristes
que j’ai pu neutraliser après le Mfossié, je ne peux plus m’amuser avec l’esprit du Mfossié,
ni avec le village ». Cette sensation d’emprise sur l’Ennemi apporte au soldat un sen-
timent d’accord avec les principales valeurs culturelles, fondées sur le Signifié
184 [ psychologie clinique no50 2020/2

ancestral. Ce qui crée autour d’Ego une atmosphère sécurisante dans les structures
relationnelles bio-lignagères et ancestrales, nécessaire au développement du pro-
cessus de résilience.
D’autre part, il faut rappeler que le rôle social du thérapeute traditionnel est celui
chargé de la défense du groupe. Il ne se contente pas de détecter les actants de la
relation conflictuelle, cause du désarroi existentielle, soit cause de la dysharmonie
traumatique, mais communicant avec eux dans le mésocosmos, il les maîtrise. Puis,
au travers des actes rituels et des objets symboliques, l’initié diffuse ce lien de maî-
trise à Ego. Ledit lien de maîtrise procure à nos participants psychotraumatisés un
sentiment de contrôle chez le Soldat Delta « depuis mon retour du village, je sens que
même s’il y a embuscade, tout le groupe peut tomber, sauf moi » ; un sentiment d’auto-
efficacité chez le Soldat Charli « Quand je mets l’ensemble des gris-gris que le marabout
m’avait donné, je monte sur la mine des BokoHaram, ça ne déclenche pas. Ou alors ça
déclenche quand je suis déjà quitté. Si vous vous renseignez, on m’a surnommé “Blindé” » ;
une confiance en soi chez le Soldat Alpha « avec le Simbo, je suis sûr de moi-même
d’abord, parce que je suis assuré de marcher désormais sur ces petites pratiques mystiques
des BH » ; des pensées positives chez le Soldat Bravo « Maintenant que j’ai l’avantage
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sur ces gens-là, même quand je suis au front, je pense sereinement à ma famille. Or avant,
j’avais très peur de laisser mes enfants orphelins ».
Au demeurant, nous retenons que le travail de résilience chez les soldats psycho-
traumatisés s’est forgé sur la restructuration des liens entre Ego et ses différents
pôles relationnels. Il s’est agi premièrement du resserrement de lien entre Ego et la
Famille bio-lignagère, qui leur a procuré un sentiment d’assurance, de solidarité, de
plénitude d’exister pour soi dans la totale sécurité de la famille africaine protectrice.
Ensuite, l’affermissement du lien entre Ego et l’Ancêtre, qui leur a permis de se
régénérer dans un climat de vivification permanente, ordonnée et cohérente, leur
offrant ainsi un sentiment de profonde « assise » et de continuité onto-phylogéné-
tique. Enfin, le lien de maîtrise d’Ego sur l’Ennemi qui a pourvu à ces soldats un
sentiment de contrôle, d’auto-efficacité, de confiance en soi et des pensées positives.
Ce modèle du travail de résilience axé sur la solidification des liens entre Ego et ses
pôles relationnels peut être représenté sur le schéma page suivante.

Discussion

La capacité de résilience résulte certainement du travail d’élaboration mentale


qu’effectue l’individu comme l’a montré de Tychey (2001) en parlant de facteurs
intrinsèques. En ce qui concerne les variables extrinsèques, la famille est souvent
considérée comme détentrice des modalités défensives et de protection, soit des
ressources qui vont aider l’individu face à l’adversité et des modes de soutien qui
peuvent favoriser son développement et sa reconstruction psychique (Anaut, 2006).
Cependant, il faut souligner qu’en Afrique traditionnelle, le soutien familial est plus
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< Varia > 185


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Figure 1. Modèle culturel du travail de résilience chez le psychotraumatisé de guerre
d’après la théorie du conflit de relation.

profond qu’un simple support affectif. Concernant par exemple la résorption rapide
de la symptomatologie psychotraumatique et le bon pronostic noté chez les patients
de cette étude, pour Berthod (2009), cela peut s’expliquer par la grande tolérance de
l’entourage, permettant une réintégration rapide dans le groupe familial et la qualité
des liens humains. C’est le cas du délire noté chez le Soldat Charli (persécuté par
la femme préparatrice des gris-gris des terroristes), qui pour le groupe familial n’est
pas un phénomène étrange, incompréhensible. Plutôt, il fait partie de l’existence, et
à ce titre, il reçoit toujours, une explication. Cette attitude n’entraîne donc ni rejet,
ni aliénation. D’ailleurs pour Mboussou, Mbadinga et Dope Koumou (2009), la notion
de persécution colore toute la psychopathologie africaine ; invoquée par le malade,
elle est reprise par la famille et l’entourage, mise en forme et utilisée par le thérapeute
traditionnel. Elle constitue, ainsi donc, une défense socialisée, intracommunautaire,
solidement institutionnalisée et efficace. Cette adhésion collective soutient la cohé-
rence significative de la symptomatologie traumatique qui se présente donc ici
comme une forme approfondie de soutien social, nœud important du processus
résilient.
186 [ psychologie clinique no50 2020/2

D’autre part, il a été vu plus haut que Houssier (2002) ; Vanistendael (2001) ; Lecomte
(2004) ; Cyrulnik (2013) et Anaut (2003), évoquent plus les mécanismes de défenses
classiques dans le travail de résilience. Par ailleurs, Nathan (2000) et Nguimfack
(2016), eux, parlent beaucoup plus des défenses culturelles. Il peut s’agir de l’exté-
riorité du conflit ; de la nomination collective précise d’un persécuteur ; du statut
protégé du patient en tant que victime entourée ; aussi de la réalité objective des
dimensions constituantes verticale, horizontale et bio-lignagère, en tant qu’exté-
rieures au sujet individuel. Ce type de défenses s’est montré efficace dans cette étude,
certainement parce que fondamentalement ancré au contexte culturel africain. Latoki
(2010) et Kipambala Mvudi (2012), eux se montrent très spécifiques sur ces défenses
culturelles, en parlant de l’attachement à l’Ancêtre. Ils insistent sur le fait que chez
les africains, l’Ancêtre, sorte de présence-absence, est la référence et le recours à
son Être, à sa Loi, à son Verbe et à son Ordre. Il est tout à la fois : le fondement, le
garant, mais aussi le fondateur de la communauté et de l’ordre culturel actuels. Il
est celui qui met fin au chaos, à l’indifférenciation culturelle et par ricochet au
désordre psychotraumatique. Cette réflexion associée à celle de Berthod (2009)
convoquée plus haut, rejoint ce que Sow (1977) appelle « un collectif imaginaire
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structuré » qui est un vase structurant doté de véritables sédiments de symboles
collectifs, qui mène aux significations communes et dont l’origine sacrée est
l’Ancêtre. Une approche qui selon Péruchon (2005) est bien différente d’une relation
de type psychanalytique, pratiquée dans un « univers » où trône la libido narcissique,
et de structure essentiellement individualiste, et qui ne peut se circonscrire qu’à un
imaginaire singulier, « auto-suffisant », dont le moteur essentiel est le désir singulier.
Or, la dynamique psychique africaine dépasse largement ce fonctionnement singu-
lier, conséquemment le processus de résilience ici ne peut être fondé sur des méca-
nismes de défenses singuliers. À Collomb (1965) et Zadje (1993) de nous précéder
en affirmant qu’autant, la plénitude d’un sentiment de bien-être en Occident se
définit en terme « d’indépendance » individuelle, autant en Afrique le signe du plein
épanouissement personnel consiste dans le sentiment d’une solide articulation du
soi avec les trois axes menant aux pôles qui le constituent. On comprend dès lors
que si la résilience en Occident peut se fonder sur l’autonomie de l’individu, en
contexte culturel africain, elle se fonde plutôt sur la réarticulation de l’individualité
dans ses dimensions polaires fondamentales, notamment dans la consolidation de
« ses liens ».
Le psychotraumatisme de guerre, loin d’être alors une simple calamité d’effraction
psychique, permet au contraire, un réajustement relationnel de haut niveau entre
l’individu affecté, la société et la culture. Ainsi conçue, cette affection mentale
marque le triomphe de la puissance de la culture sur les simples mécanismes de
défense ou stratégies d’adaptation naturels (Trincaz, 1980). Ainsi, pour Nsabiyeze
(2004), la Société, la Personne, la Culture ne sont pas détruites ; mais elles ne conti-
nueront d’exister que grâce à des opérations collectives de renouvellement et de
< Varia > 187

renaissance, socle de la résilience dans une perspective africaine. L’affection trau-


matique correspondrait donc à un remaniement, voire un réordonnancement des
éléments les plus profonds de la personne-personnalité. La restructuration des
réseaux relationnels au niveau des trois pôles fondamentaux est donc ce sur quoi le
psychotraumatisé de guerre résilient tire sa cohérence et sa force. En effet, la crise
traumatique dominée par la notion de conflit entre le sujet et les instances persé-
cutrices extérieures, crée un lien entre le « superficiel » et le « profond » ; le véritable
lien entre les hommes et les esprits tel que le pense Foucault (2010) : « La réalité pour
la culture africaine réside non pas dans la relation de l’homme et des choses, mais des
hommes avec les esprits. » C’est ce qui ouvre la voie à une véritable renaissance (la
résilience) aussi bien pour le patient que pour toute la communauté.
Pour Sajus (2018), il y a bien rétablissement de l’intégrité psychique, mais celle-ci ne
s’arrête pas à un colloque singulier, elle aboutit à un nouvel équilibre nécessaire entre
le soldat psychotraumatisé de guerre et ses pôles constituants, à un réajustement des
polarités relationnelles. Ce sentiment de cohérence intime est éprouvé, par l’indivi-
dualité au triple plan du vécu du corps, du vécu de conscience et du vécu psychosocial.
Voilà pourquoi pour Gishoma et Brackelaire (2008) rétablir l’ordre dans le sujet affecté,
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victime, veut dire, en même temps reconstituer le lien rompu, réinsérer le patient dans
la place, d’où il avait été exclu, coupé de ses instances constituantes par l’agresseur. En
empruntant les termes de Moro (2016), il s’agit donc là de fortifier ses réseaux relation-
nels, de les tonifier plus qu’ils ne l’étaient avant la crise psychotraumatique.

Conclusion

L’objectif dans cette recherche était d’identifier les signifiants culturels intervenant
dans la résilience des psychotraumatisés de guerre et d’appréhender leur fonction
dans le processus de résilience. L’étude est allée au-delà de l’approche psychody-
namique classique, en dépassant la vision essentiellement « intérioriste » de l’activité
psychique de résilience. Elle a mis en exergue la prépondérance du complexe exté-
riorité-intériorité dans le travail de résilience. En effet, ici c’est la restructuration
extérieure qui conditionne la restructuration intérieure. Ce sont les conduites socio-
culturelles collectives qui travaillent le psychisme individuel profond. La conception
dynamiste et continuiste du psychisme en Afrique Noire procède de l’appréhension
de la pensée comme phénomène psychique et social. C’est en ce sens que le moteur
du travail de résilience chez certains soldats camerounais psychotraumatisés de
guerre est le réaménagement des liens. Il en résulte donc que chez ces soldats, le
travail de résilience s’est structuré autour du resserrement du lien entre le Soldat et
la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le Soldat et l’Ancêtre et
de l’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi. Ces résultats ont permis
d’élaborer le modèle culturel du travail de résilience chez les soldats psychotrauma-
tisés de guerre, à partir de la théorie du conflit de relation de Sow (1977, 1978).
188 [ psychologie clinique no50 2020/2

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190 [ psychologie clinique no50 2020/2

Différences de travail
en psychologie clinique entre Mayotte
et la France métropolitaine avant
et pendant la phase COVID19
[ Leonor de Brito Amaral [1]
et Sarah Permal[2]

Résumé
Mayotte se trouve actuellement dans une situation de changement identitaire et, par conséquent,
de grande transformation. L’évolution des traditions et des comportements à échelle individuelle
et sociale pose aux mahorais la question de l’émergence d’une nouvelle identité en accord avec
leurs idéaux existants et des valeurs venues de France métropolitaine. Ceci se produit dans un
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contexte migratoire particulier : plus de moitié de la population de l’île provient d’ailleurs. Tous
ces facteurs influencent, évidemment, le travail du psychologue clinicien sur le terrain. Par ailleurs,
actuellement, Mayotte est confrontée à une épidémie de coronavirus et de dengue. La gestion de
crise dans une île isolée de l’Océan Indien s’avère plus délicate qu’à Paris : elle exige une réadap-
tation drastique de la part du psychologue clinicien (comme de tous les soignants), compte tenu
du contexte social et culturel de l’île.
Mots clés
COVID19 ; changement culturel ; interprétation clinique ; Mayotte ; service de médecine.
Summary
Mayotte is currently living a situation of identity change and, therefore, of transformation. The
evolution of individual, social traditions and behaviors raises the question of the emergence of a
new identity in accordance with their existing ideals and the values coming from France. This
happens in a high sensitive immigration context : more than half of the island’s population came
from abroad. Therapies are influenced by all these factors. Moreover, Mayotte is currently facing
an epidemic of coronavirus and dengue. Crisis management on a remote Indian Ocean island is
more difficult than in Paris : it requires a drastic readjustment from the clinical psychologist (as
well as all caregivers), taking into account the social and cultural context of the island.
Key words
COVID19 ; clinical interpretation ; cultural change ; Mayotte ; medicine department.
[1] Psychologue clinicienne, Service de Médecine Polyvalente, Centre Hospitalier de Mayotte. 6, Rue de l’Hôpital, 97600 Mamoudzou,
France. * Doctorante en Psychologie Clinique, Laboratoire Applied Psychology Research Center Capabilities and Inclusion, ISPA-IU
(Institut Supérieur de Psychologie Appliquée – Institut Universitaire), Rua Jardim do Tabaco, no 34 1149-04, Lisbonne, Portugal.
l.debrito@chmayotte.fr
[2] Cheffe du pôle MPRU-E (médecine, psychiatrie, rééducation-Ucsa-Emet) Centre hospitalier de Mayotte, 6 rue de l’Hôpital,
97600 Mamoudzou, France.

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050190


< Varia > 191

Situation de Mayotte

Mayotte, seul territoire français de cette portion de l’Océan Indien située dans le
canal du Mozambique, est l’une des quatre îles de l’archipel des Comores distante
d’environ 300 kilomètres de Madagascar et de 70 d’Anjouan. La langue officielle est
officiellement le français mais peu de gens le parlent dans la vie de tous les jours.
La langue usuelle parlée par les mahorais est le shimaoré qui existe à côté d’autres
langues importées des lieux d’origine de personnes immigrées telles le le shibushi,
le grand comorien, le swahili, le kirundi, le kituba ou d’autres langues et dialectes
parlés en Afrique Australe. Mayotte connaît le processus de départementalisation
depuis 2011 – ce processus est extrêmement intéressant à observer actuellement en
tant que psychologue et en tant qu’individu car Mayotte est en cours de transforma-
tion à tous les niveaux et les mahorais doivent faire rapidement des choix culturels
et éthiques afin de pouvoir trouver une nouvelle « identité mahoraise » au sein de la
France. Le point particulièrement intéressant, pour moi, est d’observer ce que les
mahorais sont prêts à sacrifier de leurs traditions ou ne le veulent pas. Peuvent-ils
procéder à un remaniement identitaire personnel et collectif alors que l’identité
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collective est à la fois revendiquée et ressentie comme mise en péril face au phéno-
mène massif migratoire ? Car même si la France était présente à Mayotte depuis
longtemps, le processus de départementalisation exige des changements de fond qui
peuvent être en contradiction flagrante avec les traditions et les idéaux jusqu’alors
existants. Il en est ainsi de la polygamie coutumière qui est interdite en France. Pour
ce qui relève de la religion et du champ de la justice il est à remarquer que les cadis
ou des responsables religieux régulaient jusqu’à peu les comportements que réprou-
vait la société coutumière mahoraise. Actuellement, des juges essayent d’appliquer
les lois françaises.
Analyser la situation actuelle de la société mahoraise est complexe. Le mélange de
cultures, la situation de grande précarité d’une bonne partie de la population s’ajou-
tent les changements inhérents au processus de départementalisation qui sont causes
de questionnements et de contradictions renforcés qui éveillent chez certains de mes
patients des conflits psychiques internes. Ces derniers semblent beaucoup plus mar-
qués qu’en France métropolitaine en raison de la pression venant d’un surmoi extrê-
mement puissant sur la vie psychique et sociale. La communauté a encore un droit
de regard déterminant sur l’individu et l’isolement social pourrait conduire à une
mort psychique des sujets, voire à une mort effective car survivre seul à Mayotte en
faisant fi du jugement de la communauté n’est pas envisageable pour la majorité des
habitants (mahorais ou pas). Il n’existe pas vraiment, pour l’instant, de concept
d’individualité en tant que tel, assumé, ni de réelle marge de manœuvre pour la
réalisation personnelle d’un sujet, pour la mise en avant de sa singularité sauf rares
exceptions. Le lien intra-familial ou intra-communautaire et la pression sociale sont
plus forts qu’en métropole. Il en est ainsi des mariages souvent décidés par le père
192 [ psychologie clinique no50 2020/2

ou par le frère. Il n’est pas rare d’avoir plusieurs patientes ayant fait des mariages
forcés dès l’adolescence. Certaines le vivent bien et l’acceptent, d’autres (notamment
les plus jeunes) le vivent assez mal et cherchent de l’aide. Le vécu de la situation
dépendra de la singularité de chacune, de l’importance qu’elles accordent au juge-
ment de la famille (la question du surmoi est convoquée) parfois également de leur
rapport au divin (« Allah l’a voulu ainsi »). Je souligne que, de mon point de vue, les
situations sont ce qu’elles sont et ce qui importe c’est la façon dont le sujet vit les
situations qu’il traverse indépendamment de sa culture d’origine, de sa classe sociale
et d’autres aspects auxquels il s’identifie ou auxquels l’autre les renvoie.

Contexte clinique

Dans ma pratique, je travaille avec des interprètes la plupart du temps. La place de


l’interprétariat demande de la part du psychologue beaucoup de flexibilité. La plu-
part des patients ne parlent que leur langue d’origine. Il peut arriver aussi que cer-
tains sujets parlent et comprennent le français mais refusent d’utiliser cette langue
car ils se sentent étrangers à la langue française. Les langues véhiculent des repré-
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sentations et un imaginaire propre[3]. Il se peut que les sujets ne s’identifient pas
avec le français au point de s’en servir pour parler d’eux-mêmes dans le cadre d’entre-
tiens en psychologie clinique. J’ai employé le terme d’interprète et non de traducteur
car combien même on rêverait en vain d’avoir un traducteur qui nous restitue mot
par mot ce que dit le patient, les interprètes sont eux-mêmes des productions de
leurs propres cultures et représentations. Nous savons que se produira à un moment
donné une interprétation plus qu’une traduction tout à fait fidèle de ce que disent
les sujets. Mes cultures de départ n’étant pas celle des interprètes dont la plupart
sont mahorais, cela complexifie le travail davantage et exige des débriefings presque
systématiques avec les interprètes après les entretiens. C’est bien de réfléchir éga-
lement aux termes employés pendant les entretiens afin de ne pas déclencher des
réactions brutales, de tristesse ou déstabilisantes chez un interprète et ne pas le
mettre mal à l’aise devant les sujets. Par exemple, dans les cas de pensées suicidaires,
le suicide à Mayotte est un thème tabou. Ceci parce que pour la société mahoraise
musulmane le suicide est un sujet interdit. On peut passer par des moyens
contournés qui ne choquent ni l’interprète ni le sujet étant donné que la plupart
des fois les deux sont musulmans. On ne demandera pas à ce moment-là si le sujet
veut se suicider ou s’il a des pensées noires ou obscures mais plutôt si le sujet sent
que Dieu voudrait que le sujet lui revienne. Un entretien clinique avec un traducteur
amène rapidement à un changement du cadre de travail classique du psychologue
clinicien. Il n’y a plus une seule personne à observer mais deux, ce qui entraîne à
[3] On se reportera à l’article de Jennifer Griffith « Les entretiens cliniques en présence d’interprète à Parole Sans Frontière »
in PSYCHOLOGIE CLINIQUE, 43, « Migrants et réfugiés : la clinique à l’épreuve du politique » Sous la direction de Bertrand
Piret et de Olivier Douville. Paris, EDP Sciences, 2017, pp. 54-60.
< Varia > 193

prendre en considération la complexité des mouvements transférentiels pendant


l’entretien. Le langage non verbal, les mimiques, les regards (est-ce que le sujet
s’adresse au psy ou à l’interprète ou est-ce qu’il les évite tous les deux ?), les gestes,
enfin, prennent encore plus d’importance et requièrent davantage d’attention de la
part du psychologue que lorsqu’il conduit un entretien en face à face avec un sujet
ayant avec lui le repère d’une langue commune. Les réactions de la part de l’inter-
prète, l’intonation de sa voix, la charge émotionnelle qu’il peut mettre dans ses
propos lorsqu’il traduit doivent faire l’objet d’une observation permanente car tous
ces aspects conditionnent les mouvements transférentiels du patient envers l’inter-
prète et, parfois, envers le psychologue.
Travailler presque exclusivement avec un interprète n’est pas facile dans la mesure où
le psychologue ne maîtrisant pas la langue du patient ne comprend pas lorsque le
patient revient sur ses paroles (dénégation) et que l’interprète ne traduit que ce qui a
été « corrigé » par le patient. C’est délicat également lorsque la parole du sujet connaît
des temps de latence avant de se relancer et que l’interprète ne traduit qu’une syn-
thèse finale. Il arrive également que l’interprète ne traduise pas toutes les questions
et qu’on ne sait alors pas si le patient a bien saisi le sens de nos interventions. Parfois,
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il peut arriver que l’on pose une question ou que l’on fasse une interprétation de façon
abrupte, ce pour vérifier quelles sont les réticences de l’interprète à utiliser certains
termes. Pour toutes ces raisons, je préfère travailler avec des interprètes qui ont une
sensibilité pour la psychologie clinique ou qui ont déjà été formés dans ce domaine.
Dans le cas où l’interprète n’est pas du tout formé pour intervenir lors d’entretiens
cliniques, il faut faire encore plus attention à ses réactions. Le protéger si besoin,
éventuellement le sortir du lieu de l’entretien si on sent que ce qu’il entend devient
du domaine de l’insupportable pour lui. Sinon ce serait continuer à l’exposer à un
champ de violences psychologiques. Cela peut arriver lors de récits de vie particu-
lièrement difficiles et à Mayotte ils sont malheureusement assez fréquents.
Chaque psychologue a un positionnement particulier par rapport à un interprète.
Personnellement, j’ai tendance à l’appréhender comme un allié et comme un inter-
venant pouvant apporter une dimension réellement positive. Même si c’est plus
complexe de travailler avec un interprète, il existe des avantages. Les entretiens peu-
vent devenir plus riches. Lorsque le transfert et le contre transfert entre l’interprète
et le sujet émergent et sont positifs l’interprète peut inciter le sujet à parler ou à en
dire plus sur quelques propos qui ne furent qu’évoqués. Dans certains cas, la pré-
sence de l’interprète devient rassurante pour le patient et par conséquent possède
en elle-même un effet apaisant. Les interprètes peuvent également attirer notre atten-
tion sur des points particuliers au niveau culturel qui pourraient nous sembler ano-
dins au premier abord mais qui ont de l’importance dans la culture du patient et
pour le patient lui-même.
L’environnement et l’héritage culturel des patients diffère de celui de la France
métropolitaine. La psychanalyse permet quand même de travailler avec les sujets
194 [ psychologie clinique no50 2020/2

indépendamment de leur culture mais la façon de s’exprimer des patients, leurs


repères culturels et leurs attentes ne sont pas les mêmes. Le psychologue se four-
voierait aussi à se perdre dans les mirages de l’exotisme. Le projet de cet article n’est
pas de donner du grain à moudre au culturalisme. Citons sur ce point Olivier Dou-
ville qui présente ainsi son livre Les Figures de l’Autre : « Le projet est d’articuler
la clinique du cas avec celle du social... Nous désirons ouvrir la compréhension de
ce terme de culture – qui est trop souvent entendue comme un modèle stable – afin
de situer une diachronie et d’envisager quelles incidences psychiques ont les vio-
lences du politique, les ruptures de l’histoire[4]. »
Plus de 50 % de la population est immigrée et Mayotte attire de plus en plus de
monde. Le trajet entre Anjouan et Mayotte en kwassa[5] est dangereux mais cela ne
décourage pas les mobilités. Cette île prend plusieurs formes dans l’imaginaire des
migrants. Elle est souvent sublimée. Elle peut aussi être aussi porteuse d’une fonc-
tion « psychique magique » : elle peut signifier pour les patients la résolution sou-
daine de problèmes d’ordre médical, financier, familial. Dans le service de médecine,
il n’est pas rare d’entendre des patients ayant de très grands problèmes de santé qui
requièrent une prise en charge médicale et psychologique assez consistante
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demander : « Maintenant que je suis ici, pourquoi tu me donnes pas le comprimé
pour que je guérisse ?» C’est comme si le fait d’être arrivé à Mayotte et d’avoir vu un
médecin ne pouvait que résoudre la raison pour laquelle ils étaient venus. Bien
souvent, on se rend compte pendant les entretiens que la personne que nous accueil-
lons, n’avait envisagé aucune autre option pour aller mieux que sa migration. Quand
la réalité vient heurter les rêves, les sujets se retrouvent face à des conditions de vies
qui sont tout sauf rêvées, ils sentent alors que la promesse d’une vie meilleure ou
même la résolution de leurs problèmes ne leur est pas donnée et que, même, ils n’y
auront pas accès. Grand est alors leur sentiment d’impuissance. Les conditions psy-
chologiques et sociales sont objectivement très difficiles - 84 % de la population vit
sous le seuil de pauvreté. Dans l’après coup, parfois des symptômes apparaissent
que l’on ne retrouve pas dans les tableaux cliniques classiques européens. Il en est
ainsi de la « maladie de Pica ». Nous n’avons pas l’habitude en Europe d’accompagner
des patients qui mangent des allumettes toute la journée ou qui mangent du papier,
et pas plus d’accompagner régulièrement des patientes qui ne mangent que du riz
blanc pendant des jours parfois des mois et par conséquent développent des
« béribéri »[6].
La question familiale diffère aussi de celle que l’on peut rencontrer en métropole.
Les familles ont tendance à vouloir prendre des décisions « médicales » à la place
[4] Les Figures de l’Autre, Paris, Dunod, 2014 p. 3.
[5] Le « kwassa » ou « Kwassa kwassa » est le nom comorien d’un type de canots de pêche rapides de 7 à 10 m de long
pour 1 m de large, à fond plat et équipés aujourd’hui d’un ou deux moteur(s).
[6] Cette maladie due à une grande carence en vitamine B se manifeste par une grande fatigue accompagnée d’une perte
de poids, de problèmes neurologiques (troubles émotionnels, altération des perceptions), une faiblesse et une douleur dans
les membres et un rythme cardiaque irrégulier. Dans les cas graves, une insuffisance cardiaque peut causer la mort.
< Varia > 195

des sujets malades, il leur arrive de faire appel à un « foundi » (sorcier, il s’agit d’une
figure d’autorité) qui prendra des décisions engageant le devenir du patient en se
rangeant aux idées et idéaux du groupe familial. Culturellement, tout cela fait partie
de la normalité.
Donc, la forme d’expression des symptômes est différente, les attentes peuvent sem-
bler parfois démesurées compte tenu de la réalité, les modèles culturels concernant
la maladie, la guérison et les techniques de soin peut avoir un impact important. Le
travail clinique oblige le clinicien à sortir de sa zone de confort en permanence et à
se questionner beaucoup plus régulièrement sur ce qu’il est en train de faire avec
des personnes dont il n’est pas censé influencer les choix.
La très grande majorité des patients qui arrive dans le service où je travaille n’a
jamais vu un psychologue et ne connait pas sa fonction. Parler à une inconnue qui
vient à leur rencontre pour leur demander « comment allez-vous ? », très souvent à
la demande du médecin (donc de l’autorité dans leur fantaisie) peut leur sembler
étrange au premier abord. Mais il est vrai que les différences (cela commence par le
fait d’être « muzungu » c’est-à-dire blanche), peuvent devenir une force dans la rela-
tion clinique. La différence amène très souvent à une construction d’un lien plutôt
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qu’à une absence de lien. Au départ, quelques membres mahorais de l’équipe
disaient « mais les patients ne vont pas vouloir parler, culturellement ils ne parlent
pas. En plus tu es muzungu ». Or les transferts émergent souvent positivement et
assez rapidement. Suffisamment pour créer un lien avec les sujets, en général plutôt
fort et basé sur un rapport d’altérité. Je risquerai même de dire que le fait qu’il y ait
une différence marquée avec les patients renforce le transfert et le contre transfert.
Lors des entretiens cliniques, les rapports d’altérité font émerger une créativité. Une
patiente mahoraise que je rencontrais pour la première fois disait au bout de cinq
minutes : « j’ai un peu de mal à parler, vous me rappelez ma mère... ». Alors qu’elle
est plus âgée que moi, ne vient pas du tout de la même culture et que probablement
je ne dois pas avoir objectivement beaucoup de points communs avec sa mère.
Un autre point qui diffère d’avec la France métropolitaine et des services de méde-
cine en général, est, ici, le lien solidaire du psychologue clinicien avec les médecins
et les équipes soignantes. Souvent l’état psychique et physique dans lequel les sujets
arrivent à l’hôpital de Mayotte en médecine est inquiétant. La prise en charge se doit
d’être holistique et de nombreux facteurs sont pris en considération parfois en peu
de temps : médicaux, psychologiques, sociaux, familiaux, géographiques. Pour
atteindre un objectif de soin commun, le travail du psychologue clinicien devient
étroitement articulé à celui du médecin et vice versa. Le lien devient plus étroit. Le
tutoiement fait partie intégrante de la relation. Les histoires de vie et les dénoue-
ments pouvant être assez lourds, il est nécessaire de discuter afin d’élaborer un
regard commun sur la prise en charge. Cela requiert de la flexibilité mentale, savoir
écouter l’autre, connaitre le rôle de chacun, trouver des compromis et savoir prendre
du recul sur certaines situations qui parfois nous dépassent humainement et
196 [ psychologie clinique no50 2020/2

professionnellement. Il faut envisager une suite avec la marge de manœuvre que l’on
a, entendre ce que le patient en dit, prendre des décisions aussi en fonction de l’état
psychologique du patient et de sa situation sociale, envisager un éventuel retour si
souhaité dans le pays d’origine en cas de mauvais pronostic, prendre en compte ce
que dit la famille, enfin.

En phase COVID

Un vrai confinement est presque impossible, la majorité de la population vivant dans


des maisons en taule (bangas) et bien souvent en communauté. Il est assez difficile
de rester à l’intérieur d’un banga 24 h/24 h parfois sans eau ni électricité. Une bonne
partie de la population ne pouvait pas respecter les consignes de sécurité élémen-
taires (respecter la distance entre les personnes et se laver les mains). Une bonne
partie de la population vit d’une économie parallèle et ne reçoit aucune aide de l’état,
vivre indéfiniment en confinement expose au risque de ne pas avoir accès aux ali-
ments. Il faut sortir hors de chez soi, plus d’une heure par jour, ce qui amène à une
propagation plus rapide du virus. De plus, Mayotte est une île et qu’il faut des réap-
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provisionnements de stocks dépendant de la métropole pouvant arriver en retard,
notamment des stocks de médicaments et de nourriture. L’aéroport a été fermé pour
éviter l’arrivée de personnes contaminées, mais cela enlève la possibilité de quitter
le territoire. Il reste à préciser aussi qu’une épidémie de dengue était déjà en cours
sur le territoire, même si ce n’est pas une maladie contagieuse, elle peut être dan-
gereuse et provoquer la mort. Enfin, il reste à préciser qu’à Mayotte, la co-morbidité
est importante et les patients présentent souvent plusieurs pathologies (parfois très
graves) en même temps. Dans le milieu hospitalier, le coronavirus a provoqué un
vent de panique dans les équipes car compte tenu du contexte social et sanitaire à
Mayotte, nous étions conscients que la situation pouvait tourner à la catastrophe en
très peu de temps. Le coronavirus a donc changé les cadres de travail habituels de
tous les soignants, modifié les rapports entre les membres des équipes : ce virus a
installé une tension permanente dans l’esprit de toutes les équipes. Et certains signes
d’état de stress ont émergé chez les soignants : insomnies, pics d’angoisse, peur du
rapprochement physique avec autrui, états de fatigue durables et lancinants,
cauchemars.
Cette situation était inédite partout sur la planète, il n’y avait aucun repère, pas
d’articles scientifiques en ligne concernant la gestion psychologique d’une épidémie,
pas d’études comparatives, pas d’articles qualitatifs publiés susceptibles de donner
des lignes directrices. Il a fallu improviser en psychologie clinique en fonction de
ce qui se passait sur le terrain.
Au départ, j’ai beaucoup travaillé avec l’infectiologue référent. D’une part, pour qu’il
se sente soutenu alors qu’il fallait qu’il mette en place le circuit COVID19 dans le
service de médecine, d’autre part pour le préserver au maximum de certains types
< Varia > 197

de stress pouvant l’empêcher de se concentrer sur sa mission principale. La situation


d’incertitude est très déstabilisante en temps normal pour n’importe quel individu,
mais, dans ce cas précis, elle devient d’autant plus pénible pour qui doit assumer
des responsabilités et inventer avec ses pairs un parcours de soins pendant cette
pandémie que nous connaissions médicalement si peu.
L’arrivée du premier cas eut un grand impact psychologique sur les équipes du
service COVID19. Le fait de changer de tenue, de devoir porter masques FFP2,
surblouses, charlottes, gants, parfois lunettes, induisait l’idée que le patient portait
en lui un danger qu’il fallait absolument éviter si l’on voulait rester en vie. Cela n’est
pas sans conséquences sur les équipes et la relation soignants/soignés, la tenue médi-
cale imposant une barrière importante à la communication. Soudainement, les
équipes se retrouvent face à des patients porteurs d’une maladie inconnue pour
laquelle il n’existe pas de traitement. Elles ont le sentiment justifié de risquer leurs
vies ce qui s’est traduit à un moment donné par le refus d’entrer dans les chambres.
J’ai passé beaucoup de temps informel avec les membres des équipes du secteur
Covid afin qu’elles puissent intégrer progressivement le fait de devoir travailler en
terrain inconnu et qu’elles aient le moins peur possible de rentrer dans les chambres.
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L’infectiologue a également travaillé avec ses équipes leur donnant le plus de ren-
seignements accessibles sur la maladie et sur ce qui était en train de se mettre en
place dans le service de Médecine, ce qui a eu un effet apaisant. Grâce à une certaine
cohésion au sein de l’équipe, l’idée de travailler avec des patients COVID a fait son
chemin et actuellement[7], je n’entends plus aucun membre de l’équipe COVID dire
qu’il lui est psychologiquement impossible d’entrer dans une chambre d’un patient
COVID.
À la fin du mois de mars, ne sachant pas ce qu’il allait arriver et en observant la
situation en métropole, j’ai décidé de délivrer une formation aux équipes portant sur
les stratégies de défense psychologique en temps de crise. Sur une île coupée du
monde, département le plus pauvre de France, où un vrai confinement relève du
domaine de l’impossible, il était important que les équipes tiennent le plus possible
dans la durée et qu’elles s’effondrent le moins possible si jamais le contexte médical
devenait catastrophique. Nous avons tous l’habitude de travailler sous tension à
l’intérieur du service mais en phase épidémique, je sentais qu’il fallait les avertir de
ce qui pouvait leur arriver psychologiquement et de leur proposer des moyens de se
défendre afin de dépasser la période de crise avec le moins de dégâts psychologiques
possibles. On passe d’une situation vie psychique normale à une situation de survie
psychique et très incertaine en ce qui concerne les dégâts humains et psychologiques
à la sortie de crise. Parallèlement, j’ai fait avec les équipes plusieurs groupes de
parole où le principe était que tous ceux étant du même service pouvaient participer
indépendamment de leurs fonctions ou hiérarchie. Ces groupes auraient dû avoir

[7] Note du 4 mai 2020.


198 [ psychologie clinique no50 2020/2

lieu tout au long de la période de l’épidémie car ce sont ces temps réguliers qui
permettent de tenir sur la durée et le plus en phase possible avec tous les acteurs
de soins.
Parallèlement, j’ai commencé à prendre en charge ponctuellement et individuelle-
ment les membres des équipes qui sentaient des pics d’angoisse à certains moments
pour essayer de baisser leur tension et qu’ils puissent continuer à vivre sans être
paralysés par la peur.
En ce qui concerne les équipes des autres secteurs d’hospitalisation (hors covid),
même si elles n’étaient pas directement exposées aux patients étant COVID+, le
stress n’en était pas moins intense. Au bout de la troisième semaine d’épidémie, ce
n’était pas « l’équipe COVID » qui présentait le plus d’anxiété mais un autre secteur
d’hospitalisation. L’équipe COVID avait monopolisé à un moment donné plus
d’attention que les autres équipes et leurs angoisses avaient pu être canalisées et
analysées plus tôt.
La prise en charge des patients COVID est elle aussi particulière en psychologie
clinique. Le fait d’avoir un coronavirus peut déclencher des angoisses de mort, de
la culpabilité d’avoir contracté cette maladie, une peur d’être abandonné par ses
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amis et sa famille qui est d’autant plus tenace si le patient se mélancolise et se réduit
à un « pestiféré » qui peut transmettre quelque chose de mauvais en ayant du contact
avec d’autres personnes. Bien évidemment, les symptômes physiques (fièvre, toux,
perte d’odorat, etc.) qui ont un impact au niveau psychologique.
Une hospitalisation pour cause de coronavirus est difficile à vivre pour les patients que
les mesures d’hygiène et de protection sanitaire privent de la visite de leurs proches
et amis. Les seuls avec lesquels les patients ont un contact physique sont les soignants
dont on ne peut pas voir le visage, ni les expressions, dont on ne peut savoir à quoi ils
ressemblent vraiment. Certaines remarques de la part des patients en disent long sur
leur gêne vis-à-vis de la tenue des soignants : « Toujours masqués », « je me demande
à quoi vous ressemblez », « ça fait bizarre de voir des gens en masque tout le temps ».
Un jour, un de mes patients m’a dit : « C’est étrange... Je suis en train de vous parler
de moi depuis tout à l’heure et si un jour je vous croisais dans la rue, je serais inca-
pable de vous reconnaître ». Dans les premiers moments des échanges, les entretiens
cliniques avec les patients peuvent être déstabilisants. Il leur fallait beaucoup plus de
temps pour s’habituer que les autres patients non-covid, ne serait ce qu’au son de ma
voix (qui devient un repère), avant de commencer à vraiment parler d’eux-mêmes et
de ce qu’ils étaient en train de vivre. Il fallait les rassurer, les déculpabiliser, les
protéger psychologiquement parfois de certaines informations qu’ils lisaient dans les
réseaux sociaux. Il fallait parfois les empêcher de se projeter dans les milliers de cas
de sujets en réanimation car cela déclenchait des angoisses de mort assez puissantes
et difficiles à maîtriser. Il s’agit d’un type d’hospitalisation particulière et forcée qui
isole complètement le sujet de ses repères, de ses proches, de son milieu et dont
l’imaginaire peut renvoyer assez facilement vers la mort.
< Varia > 199

Par ailleurs, si jamais le seul hôpital de l’île (un peu plus de 400 lits) se retrouve
saturé, nous ne sommes pas sûrs d’avoir de l’aide extérieure et de pouvoir compter
sur d’autres hôpitaux et il n’y aura probablement pas de possibilité de déplacer des
patients COVID19 vers d’autres endroits, comme cela a été fait en France métropo-
litaine. C’est dans ce contexte tendu que nous faisons face à cette pandémie tout en
gardant à l’esprit qu’une crise n’est jamais vouée à être éternelle.
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202 [ psychologie clinique no50 2020/2

Situation politique et sociale


au Chili : Repères pour une réflexion
[ Daniel Jofré [1]
et Alejandro Bilbao[2]

Résumé
L’objectif de ce dossier est de développer une approximation de la situation politique et sociale
actuelle au Chili : une situation très conflictuelle qui se développe depuis octobre 2019. Il comprend
des contributions d’académiques, de chercheurs et de professionnels de diverses disciplines des
sciences humaines et sociales. D’une part, il cherche à mettre en évidence les conditions structu-
relles qui permettent de comprendre le conflit social actuel et, d’autre part, il aborde les expres-
sions de lutte, de résistance et de violence qui sont perçues comme l’expression de tensions inter-
générationnelles. En ce sens, il aborde les émotions, les représentations et les désirs exprimés par
les citoyens, mais cherche également à identifier les contradictions sociales d’un système politique
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et économique inégal où la violence dictatoriale est à l’origine.
Mots clés
Chili ; conflit social ; néolibéralisme ; violence ; jeunesse.
Summary
The Political and social situation in Chile : some clues for reflection
The aim of this dossier is to develop an approximation of the current political and social situation
in Chile : a very conflictive situation which is taking place since October 2019. It includes contri-
butions from academics, researchers and professionals from various disciplines of the humanities
and social sciences. On one hand, it seeks to highlight the structural conditions that allow us to
understand the current social conflict and, on the other hand, it addresses the expressions of
struggle, resistance and violence that are perceived as the expression of intergenerational tensions.
In this sense, it focuses on the emotions, representations and desires expressed by citizens, but
also tries to identify the social contradictions of an unequal political and economic system where
dictatorial violence is at its origin.
Key words
Chile ; neoliberalism ; social conflict ; violence ; youth.

[1] Psychologue clinicienne PUCV et Docteur en Psychopathologie et Psychanalyse de l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Professeur à l’Institut de Psychologie de l’Université Austral du Chili. Chercheur associé du Centre des études interdisciplinaires
en inégalité et droits de l’homme UACh.
[2] Docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Université Paris-Diderot (Paris 7). Professeur du Départe-
ment des Humanités et des Arts de l’Université de Los Lagos (Chili), chercheur associé au Laboratoire d’Anthropologie des
Institutions et Organisations Sociales de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (EHESS).

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050202


< Actualités internationales > 203

Introduction

Aborder la situation politique et sociale actuelle du Chili, ses causes et ses expres-
sions individuelles et collectives, appelle un travail interdisciplinaire qui permettra
comprendre de manière critique l’installation et le développement d’un projet poli-
tique et économique radical, le néolibéralisme. L’expérience néolibérale chilienne,
qui entraine aujourd’hui des signes clairs de mécontentement et de malaise, dure
depuis plus de quarante ans. La société civile s’est habituée à une exigence constante
d’individualisation de tous les aspects de la vie collective avec la responsabilité conco-
mitante de la sphère individuelle des conflits et des tensions de nature structurelle.
En ce sens, l’éclosion sociale actuelle peut être considérée comme la rupture des
mécanismes, des représentations et de la rhétorique d’un modèle qui n’est pas encore
terminé, en même temps que ce malaise délimite les contours d’une éventuelle
société qui n’est pas encore née.
Ce dossier comprenant les contributions d’académiciens, de chercheurs et de pro-
fessionnels des différentes disciplines des sciences humaines et sociales, de l’édu-
cation, de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie et de la psychanalyse, explore
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deux aspects principaux. D’une part, il cherche à mettre en évidence les conditions
structurelles qui permettent de comprendre l’actuel conflit social et d’autre part, il
aborde les expressions de lutte, de résistance et de violence qui sont perçues comme
l’expression des tensions de caractère intergénérationnel.
Parmi les aspects structurels du conflit, la privatisation de l’existence, l’accélération
des rythmes de travail et l’endettement sont mis en avant. Est croissante la méfiance
envers un pacte social qui perd sa couverture légale, en ne remplissant pas la pro-
messe symbolique de promotion et de bien-être. Le manque de légitimité du modèle,
la crise de son économie morale, l’absence de réciprocité génèrent alors le déplace-
ment des modes d’expression de mécontentement ; la peur et l’impuissance cèdent
la place à la rage et à la violence.
La violence structurelle du modèle entraîne un soulèvement générationnel face à ces
inégalités et injustices, mettant en scène des enfants, des adolescents et des jeunes qui,
sans vouloir reconnaître la légitimité de l’ordre socio-politique du travail, de l’éducation
et de la santé, font face à un tissu social qui les exclut systématiquement, même au prix
de leur vie et de leur bien-être. À cet égard, on remarque la profondeur historique de ces
mécanismes d’exclusion qui, mis en jeu aujourd’hui comme durant la dictature, s’expri-
ment par la violence symbolique et intergénérationnelle qui se trouve dans la rhétorique
gouvernementale et nationale : l’idéalisation du sacrifice des jeunes et leurs difficultés à
transiter dans des espaces qui, en principe, devraient les accueillir et les soutenir.
C’est le désir des auteurs de ce dossier chilien de parvenir à une visualisation plus
approfondie de la situation actuelle du conflit social chilien, contribuant ainsi à la
recherche de nouvelles solutions qui incluent les aspects économiques, sociaux, poli-
tiques, culturels et psychologiques du malaise actuel.
204 [ psychologie clinique no50 2020/2

40 années de néolibéralisme et d’organisation « managériale » : un regard sur l’éveil


du Chili
[
Patricia Guerrero[3] et Manuel Garate[4]

Ce n’était pas la dépression, c’était le capitalisme : on trouve cette phrase dans un graffiti
sur la porte d’une pharmacie dans le contexte de l’un des plus grands événements
de l’histoire du Chili. Près des établissements de santé, ces expressions semblent
faire allusion au lien qui existe entre la santé mentale, le malaise au travail des
citoyens chiliens et l’organisation managériale du travail propre du néolibéralisme
installé par la force dans notre pays.
L’accélération, la concurrence et l’organisation managériale sont arrivées au Chili
avant d’autres endroits au monde. Notre pays a fait face à près de 40 ans de néoli-
béralisme sans régulation et nous sommes aujourd’hui confrontés à une grande pro-
testation sociale qui, pour la première fois, prend la forme d’une critique transversale
et massive, notamment en réclamant l’égalité des sexes, une éducation publique de
qualité, des retraites dignes et la fin de la rationalité économique instrumentale qui
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endommage notre écosystème. La grande mobilisation sociale de 2019 se présente
comme une forme de lutte, en dehors de la manifestation de masse dans les rues, se
dirigeant vers l’espace public par le biais de réunions collectives organisées norma-
lement sur les places publiques appelées « cabildos », dans lesquelles les citoyens
parlent sur les conditions sociales, politiques et personnelles du pays. Comme pen-
dant la dictature de Pinochet, on chante, on brode, on danse, on mange dans des
« marmites communes », élaborant durant toutes ces années un trouble social
silencieux.
Ce que révèlent ces réunions et trouvent confirmation dans nos enquêtes c’est qu’il
n’y a pas dans la population chilienne de nostalgie pour une période antérieure.
L’idée ambiante est de créer une autre société car nous n’avons jamais connu le
plein emploi, le développement industriel total ou des expériences de colonialisme
pouvant laisser un capital au pays. Quelque chose a commencé à se former dans les
années 40 à partir de la création et nationalisation des entreprises publiques à carac-
tère stratégique, mais il se termine par le coup d’État (dirigé par Augusto Pinochet,
l’oligarchie chilienne et les États-Unis, qui installe par la force, non seulement un
système de gouvernement autoritaire, mais aussi un mode de vie et un système de
travail organisé de manière managériale.
Ce système d’organisation du travail est un élément clé du modèle économique ins-
piré par Milton Friedman et les « Chicago Boys » qui laisse la vie sociale entre les
mains du marché (santé, éducation, retraites, services de base, entre autres). Les
[3] Psychologue et Master en Psychologie de l’Université Pontificale Catholique du Chili. Master et docteur en sociologie
Université de Paris-Diderot (Paris 7).
[4] Licence d’histoire et Master sciences politiques à l’Université Pontificale Catholique du Chili, docteur en histoire et civili-
sations EHESS. Professeur adjoint d’histoire de l’époque actuelle, doctrine des droits de l’homme et histoire du XXe siècle.
< Actualités internationales > 205

grandes entreprises de l’État (ENDESA pour l’électricité, Lan Chile pour l’aviation,
ENTEL pour les télécommunications, etc.) sont privatisées et les organisations de
travailleurs sont affaiblies. Ce modèle a été consolidé dans les années qui ont suivi
la dictature, période qui a coïncidé avec la chute du mur de Berlin et l’instauration
du consensus de Washington, qui préconisait la privatisation des entreprises et des
réformes libérales en Amérique latine. La coalition des partis de centre-gauche –
qui gouverne au Chili depuis 1990 – n’a pas modifié fondamentalement la structure
centrale du modèle économique hérité de la dictature. De plus, leurs économistes,
également formés hors du Chili et influencés par le Consensus de Washington, ont
ouvertement souligné que l’adoption de telles réformes et de leurs modes de gestion
étaient une condition nécessaire à la modernisation des dispositifs publics dans tous
les pays aspirant au développement. Cette économie reste principalement basée sur
l’extraction de matières premières, la dette croissante des foyers et l’exportation de
produits primaires, avec une augmentation constante des accords de libre-échange.
Des études nationales menées par des organisations internationales au cours de ces
dernières années montrent que les Chiliens travaillent de nombreuses heures, pro-
duisent relativement peu, perçoivent de bas salaires, passent de longues heures dans
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les transports en commun et souffrent de diverses maladies associées à ces condi-
tions. Cela démontre que la richesse apparente des 30 dernières années est basée
sur une précarité de la vie et la consommation sur un endettement élevé. Le Chili
continue d’être un pays sans réel développement productif et fonde son économie
sur l’exportation de produits de base, très concentrés, polluants et coexiste avec un
taux d’inégalité interne le plus élevé au monde. Les principaux problèmes sont
l’épargne, les retraites, la santé et l’éducation. Il existe un malaise général ; les sta-
tistiques montrent un taux de suicide élevé dans la région, une consommation mas-
sive de médicaments psychiatriques et une augmentation systématique de l’absen-
téisme au travail en raison de problèmes de santé mentale.
Dans ce contexte, nous construisons un mode de santé mentale au travail qui tient
compte de facteurs individuels, sociaux et politiques. Notre pari est non seulement
de prendre en charge la demande croissante d’atténuer le malaise au travail produit
par ces nouvelles formes d’organisation managériale, mais également de les penser
de manière psychosociale afin que les acteurs puissent effectuer des actions permet-
tant des changements réels, en distinguant celles qui sont à sa portée de celles qui
ont besoin d’actions politiques à court terme. Ainsi, à partir de l’expérience subjec-
tive du social, nous collaborons pour réfléchir au destin politique de cette souffrance.
Les cliniciens du travail peuvent aider à réfléchir à la transformation des organisa-
tions afin qu’elles puissent devenir des espaces d’émancipation, en particulier dans
le secteur public, les écoles et les hôpitaux, où ils nous ont dépouillé de l’amour
pour autrui à cause de leurs objectifs de productions et leurs demandes de perfor-
mance vides de sens, car comme le dit un autre graffiti, « le Chili s’est réveillé. Main-
tenant que nous nous sommes retrouvés, ne nous lâchons pas ».
206 [ psychologie clinique no50 2020/2

La subjectivité néolibérale chilienne en crise ?


[ Alvaro Soto Roy [5]

Les transformations structurelles du système économique chilien instaurées en dic-


tature et sa prolongation dans la démocratie – dénommé le modèle chilien – ont
constitué un véritable laboratoire des formules néolibérales de privatisation des
conditions de vie (santé, pensions, éducation, ressources naturelles). Depuis quel-
ques années, les recherches dans les sciences sociales – et notamment celles du
travail – ont permis de délimiter au niveau subjectif quelques formes collectives de
vivre, de justification et d’action qui d’un côté sont le résultat de cet ordre néolibéral,
mais en même temps, elles le reproduisent, en proposant de bonnes raisons – éthi-
ques, pratiques, existentielles – pour agir. Une sorte d’équilibre et de correspon-
dance entre un axe symbolique et un axe matériel dans l’ordre social.
Ces modes de vie surgissent dans le cadre de la division du travail et de la structure
sociale, et dans ce sens elles cristallisent des processus historiques, s’expriment dans
l’interaction quotidienne en faisant usage des discours disponibles. Les subjectivités
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reproduisent l’ordre social, mais en même temps ce sont des instances de création
et de résistance. Si bien elles offrent de narratives vertueuses de soi-même, elles
portent aussi des vides et des contradictions liées aux propres contradictions éco-
nomiques et politiques de chaque société (Boltanski et Chiapello, 2002 ; Bröckling,
2015 ; Durand, 2019 ; Rose, 1990 ; Walkerdine et Bansel, 2010).
La recherche locale a permis de parler d’une sorte de constellation de subjectivités
particulières (selon les positions sociales et les rôles) possibles d’être réunies autour
d’une « subjectivité néolibérale chilienne », qui n’a pas un caractère hégémonique, et
qui dans le quotidien est en concurrence avec d’autres subjectivités disponibles dans
l’espace social. Tout d’abord, elle a été décrite à partir de sa profonde individualité.
Le sujet valorise avant tout sa propre autonomie et prend de la distance avec des
récits collectifs. Autant dans la vie sociale qu’au travail, l’individu cherche à
construire un projet propre, se gérer soi-même, administrer son « capital » de compé-
tences. En cohérence, il est fortement actif, en mouvement permanent. Dans diffé-
rentes occupations et positions dans le monde du travail, la recherche a constaté des
individus concentrés à « entreprendre » : être attentifs à de nouvelles opportunités,
faire croître les réseaux, démontrer l’engagement, développer son employabilité. Le
sujet néolibéral se conçoit en mouvement – le mérite en étant la valeur centrale –
en pariant que le futur sera meilleur, même si cela n’implique pas l’existence d’un
plan concret où s’investir. D’ailleurs, sans relâche « le court terme » inonde

[5] Psychologue, docteur en Sciences Sociales, Université catholique de Louvain. Chercheur du Núcleo Milenio The exercise
of authority in Chilean society. Rearticulations of the management of the power asymmetries in social relations », chercheur
du Fond du développement de la science et de la technologie, Chili, projet 1171088.
< Actualités internationales > 207

l’expérience du sujet néolibéral chilien, non seulement en tant que mise à l’épreuve
permanente, mais aussi en tant que la recherche d’une jouissance consumérste.
La recherche en sciences sociales a permis aussi d’identifier des tensions et des
fissures de cette subjectivité néolibérale chilienne, reflets de l’énorme inégalité
sociale et de la privatisation des conditions de vie, qui se traduisent en termes d’une
accumulation de malaise que l’individu difficilement peut gérer (Araujo et Martuc-
celli, 2012 ; Fardella, Sisto et Jiménez, 2015, Gaete et Soto, 2012 ; Soto, 2015 ; Soto
et Gaete, 2013 ; Stecher, 2012). D’abord, les individus vivent avec la sensation d’un
effritement permanent, d’un débordement. Puis, ils vivent avec la crainte de ne pas
pouvoir répondre aux exigences ou de perdre leur position. En même temps, ils
accumulent la frustration liée à l’inégalité d’opportunités, à l’impossibilité de mobi-
lité sociale et donc à la défaite de la promesse du mérite. Le malaise comprend aussi
la frustration par rapport aux attentes d’horizontalité et de respect dans les rapports
sociaux (Araujo, 2015, 2016, Araujo et Martuccelli, 2012, Lechner, 2002, PNUD, 2002,
Ruiz et Boccardo, 2014, Yopo, 2013).
Jusqu’à maintenant, la gestion de ces tensions correspondait à une affaire absolu-
ment individuelle, où le corps incarne l’expérience de souffrance. Quelle est la place
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de l’actuelle crise sociale par rapport aux subjectivités néolibérales de la société
chilienne de post-dictature ?... Les individus ont sans doute accumulé de la tension,
et depuis le 18 octobre 2019 cette tension a évidement été déchargée. Mais l’enjeu
est aussi plus large, car est remis en question le socle des subjectivités néolibérales
ici décrites. L’enjeu est la place du collectif dans l’expérience du sujet. Au-delà des
réponses individuelles, les revendications qui surgissent dans les manifestations
sociales rendant compte de la renaissance du collectif dans le débat social : une
nouvelle Constitution, les pensions, la santé, les salaires, la journée de travail.
Dans le Chili d’aujourd’hui, le sujet collectif interpelle donc le sujet canonique néo-
libéral individualisé, et cela dans un registre très affectif. À partir de l’affectif, le
malaise peut surgir et prendre la parole, dans l’affectif le vécu devient partagé. La
question autour de l’avenir des sujets néolibéraux chiliens reste ouverte, ainsi que
celle autour des potentiels impacts des transformations subjectives dans l’ordre maté-
riel du néolibéralisme chilien.

D’un Autre insatiable qui n’atteint pas sa partie du contrat


[ Gonzalo Miranda Hiriart [6]

Le Chili a changé. C’est ce que l’on dit depuis quelques semaines. À peine en quel-
ques heures, l’oasis d’Amérique latine, l’élève distingué des organisations interna-
tionales de coopération économique, a montré à lui-même et au monde la face cachée

[6] Psychologue, psychanalyste, Master en Psychologie Clinique, Docteur en Santé Publique. Membre du Département des
Sciences Sociales de l’Université de Los Lagos, professeur invité à l’Université Austral de Chile et à l’Université du Chili.
208 [ psychologie clinique no50 2020/2

d’un modèle de développement admis comme triomphant, quelque chose que nous,
les chiliens, savions tous sans vouloir trop le savoir. Le mouvement social de 2019
est d’une magnitude sans précédent pour un pays tel le Chili. Il possède aussi cer-
taines particularités qui le distinguent des événements du passé : sa transversalité,
l’absence de leadership clair et la rapide assimilation qu’il a trouvé dans l’élite. Le
mouvement a eu une atteinte nationale, a appelé des hommes et des femmes d’âges
et de niveaux éducatifs divers, à une variété d’organisations et de groupes. On ne
peut pas reconnaître ses dirigeants publiquement et il n’a pas pu être encore capté
par les partis, ni du gouvernement ni de l’opposition. Et bien que cela ait éclaté de
façon surprenante, quelques heures plus tard, journalistes, analystes, politiciens de
toutes les fractions, même les chefs d’entreprises et businessmans ont commencé à
expliquer ce qui s’était passé. Autrement dit, c’est comme si on avait attendu que
quelque chose se produise. Sauf une partie très réduite de la droite la plus rance
insiste sur le fait que les chiliens sont heureux et qu’il s’agit d’un mouvement
orchestré par le communisme international, la majorité de l’élite chilienne a natu-
rellement assumé la nécessité d’un nouveau pacte social. Le malaise souterrain qui
était déjà apparu de manière intermittente, décrit dans les textes universitaires et les
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rapports du PNUD, se montre publiquement. C’est tout.
Qui est descendu dans les rues ? Une grande majorité des manifestants est sortie dans
les rues pacifiquement. Des familles entières rejoignent des rassemblements à carac-
tère civique voire festif. Une diversité de demandes viennent s’additionner et pour-
raient être synthétisées autour d’une importante plainte devant un système de protec-
tion sociale quasi inexistant. À côté de cette foule paisible, des groupes d’anarchistes
avec un certain niveau d’organisation et des hooligans locaux ont commis de multiples
actions de vandalisme et de saccage, dans lesquels se mélangent la destruction idéo-
logique, la catharsis et l’opportunisme. C’est ce qui apparaît dans les médias qui ne
parlent pas, cependant, d’un nombre incertain de personnes qui, sans y participer,
approuvent tacitement la violence, comme acte de justice, de défense ou comme
réparation justifiée. La parole officielle ne veut pas parler de la fureur, de la colère
accumulée dans le pays, de cette population qui se sent abusée et trahie. Abusée parce
qu’il y a une perception généralisée que le traitement de l’État n’est pas équitable, que
les grandes entreprises, les banques et les personnes bénéficiant le plus de ressources
ont des privilèges que le citoyen ordinaire n’a pas. Pinochet l’a dit : « vous devez
prendre soin des riches ». Trahie parce qu’après plusieurs années, la récompense ne
vient pas. Le modèle chilien des trente dernières années supposait un accord tacite,
un pacte qui peut se résumer comme suit : « travailler dur et en retour vous aurez plus
de bien-être, et surtout, vos enfants auront un meilleur avenir ». Mais l’accord n’a pas
été respecté. Pour l’année 2020, on avait promis des retraites proches de leurs salaires.
Actuellement, les chiliens reçoivent en moyenne 20 % de leur salaire à la retraite.
De même, on a beaucoup parlé de la grande inégalité qui existe au Chili. On a moins
parlé de la faible mobilité sociale. Les premières manifestations qui ont pris les rues,
< Actualités internationales > 209

il y a quelques années, ont porté sur l’éducation, une éducation qui malgré tout
l’investissement d’une réforme après l’autre, continue à reproduire les inégalités
sociales. Et ceci, bien qu’après la révolution néolibérale et le retour à la démocratie,
le berceau familial reste le facteur qui prédit le mieux l’avenir au Chili. Le classisme
atavique de la société chilienne est ce qui semble être entré en crise. La concentra-
tion du pouvoir en une élite fermée, la collusion entre agents économiques, la col-
lusion entre pouvoir économique et pouvoir politique, engendre la colère contre ce
groupe diffus qui personnifie les privilèges, groupe qui comprend toute la classe
politique, les entrepreneurs et les secteurs à revenu élevé, et aussi les militaires. Les
nouvelles générations semblent avoir perdu le respect (la peur) envers cette minorité
qui a historiquement détenu le pouvoir... et vers les Forces de l’Ordre qui sont
identifiées avec ce pouvoir.
Les sociétés modernes sont des sociétés agitées et dynamiques. Nous le savons. La
demande de plus de liberté, d’égalité et de participation déclenche de temps en
temps des transformations. Après une dictature brutale, la demande de plus de
liberté et de tolérance a dominé l’agenda. Maintenant, il semble que se soit au tour
des droits sociaux. On comprend que la nécessité d’une nouvelle constitution poli-
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tique soit installée comme une demande transversale du mouvement chilien parce
que la figure d’un État subsidiaire est une ingénuité dans un pays où les trois quarts
des travailleurs gagnent moins de 800 USD par mois. L’économie sponsorisée par
les « experts » des gouvernements de centre-gauche, depuis le retour de la démo-
cratie, assure sa compétitivité avec l’intensification du travail, l’augmentation sou-
tenue des objectifs – tant dans les systèmes publics que privés – des conditions
réelles y des compensations. Par ailleurs, l’illusion d’une prospérité qui faisait
penser qu’on était aux portes du développement, repose sur des moyennes qui ne
disent rien sur la répartition des revenus. Seulement une petite partie des familles
chiliennes est attrayante pour les entreprises privées. Néanmoins, une grande partie
des services de première nécessité sont privés, ils sont chers par rapport au revenu
et leur qualité est assez médiocre. La plupart des familles chiliennes ont des dettes
importantes qui ne sont pas associées à des investissements, mais à l’achat de
services.
Mais, il faut également comprendre la revendication d’une nouvelle constitution dans
un sens symbolique. Le Chili a connu un processus de discréditation des institutions
et de discrédit des autorités. À un président – de droite – menant des affaires à la
marge de la légalité, à la famille de l’ex-présidente – de gauche – qui utilisa ses
contacts et son accès à l’information pour faire des affaires également peu licites, il
faut ajouter les abus d’une Église dans un pays à prédominance catholique, le finan-
cement irrégulier des campagnes politiques par des entreprises dans un pays qui n’a
pas de tradition de corruption, l’utilisation de fonds publics à des fins personnelles
entre les Forces Armées, la suspicion que l’argent du trafic de drogue commence à
s’infiltrer dans la police et les autorités locales. Tout cela a touché la société chilienne.
210 [ psychologie clinique no50 2020/2

Alors, il ne paraît pas bizarre qu’au milieu des manifestations on lise souvent : « puni-
tion pour les corrompus », et que c’est un thème se répète dans les cabildos[7]. Il ne
semble pas plus étrange que beaucoup disent ou pensent : « si ceux d’en haut volent
– nous volent – pourquoi dois-je me priver ». Autrement dit, nous sommes également
confrontés à une crise de légalité symbolique.
En bref, nous assistons à une explosion d’indignation devant un Autre qui a échoué,
devant un maître brutal qui exige toujours plus mais qui n’agit pas de manière réci-
proque. Un Autre qui est aussi perçu comme hors de la loi même qu’il impose de
façon draconienne aux majorités.

De la peur à la rage : malaise social au Chili


[ Álvaro Jiménez-Molina [8]

Au cours des trois dernières décennies, le Chili s’est caractérisé par un processus
de croissance économique qui a été reconnu comme un cas de succès. Cependant,
à partir de la fin des années 1990, différents diagnostics sont apparus autour d’un
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profond « malestar social ». Bien que l’idée de malaise semble être une forme de
représentation propre aux sociétés modernes, elle s’exprime par des jeux de langages
associés à des traditions sociopolitiques différentes.
En France, le malaise dans la société semble particulièrement associé aux problèmes
de cohésion sociale, qui sont la conséquence de la perte d’efficacité des systèmes de
protection sociale et des mécanismes établis pour lutter contre les inégalités au cours
du XXe siècle (Ehrenberg 2010). Au Chili, le discours du malaise s’est développé
autour des dimensions structurelles (inégalités persistantes), politiques (crise de
représentation politique) ou encore culturelles (tensions au niveau des valeurs pro-
duites par un processus de modernisation accéléré). Néanmoins, il fut soutenu que
le malaise serait plutôt le résultat de nouvelles aspirations qui se produisent dans
une société où les conditions d’existence seraient meilleures. Autrement dit, le
malaise serait le « prix du succès ».
Nous sommes confrontés à un paradoxe. D’une part, l’inégalité de revenus a dimi-
nuée (l’index Gini est passée de 0,57 en 1990 à 0,47 en 2017). D’autre part, l’expé-
rience de l’inégalité s’accroît parce que le récit qui la légitime commence à dispa-
raître : c’est le déclin de l’idéal méritocratique, le principal récit pour justifier et
tolérer les inégalités dans les sociétés libérales.
Dans un sondage mené quelques jours après « l’explosion sociale » du 18 octobre
2019, face à la question sur les mots qui définissent le mouvement social, les termes

[7] Réunions autoconvoquées dans les quartiers, les lieux de travail, les associations professionnelles, etc., qui sont nommées
“cabildos”, en mémoire des réunions de patriotes qui luttaient pour l’indépendance de l’Espagne en 1810.
[8] Álvaro Jiménez-Molina est psychologue et sociologue. Il est actuellement chercheur postdoctoral à la Faculté de Médecine
de l’Université du Chili. Ses principaux intérêts de recherche portent sur la dépression et le risque suicidaire chez les jeunes,
ainsi que sur les déterminants socioculturels de la santé mentale.
< Actualités internationales > 211

les plus répétés étaient « inégalité », « justice » et « dignidad » [dignité] (DESOC 2019).
Dans les sociétés démocratiques, le malaise semble toujours associé à une conception
de la justice et de l’inégalité. Cependant, l’idée de justice et la perception du manque
de légitimité des inégalités dépend de la manière dont le principe normatif d’égalité
est incarné dans la sociabilité ordinaire.
Le Chili et la France représentent des économies morales différentes, c’est-à-dire,
de systèmes différents d’idéaux et de valeurs qui sont mobilisés dans le débat public.
En France, l’égalité est conçue plutôt en référence à la notion de « protection »,
incarnée par l’État et la sécurité sociale (Ehrenberg 2010). Au Chili, par contre, le
sens et la portée de l’inégalité ne se limitent pas à la distribution des biens communs
et à l’accès aux opportunités, mais se caractérise par la perception d’inégalités rela-
tionnelles qui mettent l’accent sur une dimension morale. Ainsi, les revendications
d’égalité transcendent la dimension juridique, politique et économique, elles s’arti-
culent davantage autour de l’expérience concrète du (mauvais) traitement reçu dans
les interactions ordinaires, y compris l’expérience de se sentir maltraité en termes
de dignité et de droits pour des raisons de classe, de sexe, d’âge ou d’appartenance
ethnique (PNUD 2017). Dans ce contexte, l’idée de dignidad se définit moins en
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termes d’égalité économique qu’en termes d’humanité commune. Lorsqu’un indi-
vidu exige du « respect », il exige une relation de réciprocité qui reflète une certaine
difficulté à se sentir reconnu.
C’est là que réside l’une des clés du malaise actuel : l’exigence d’une égalité de dignité.
D’une part, cela suppose d’assurer certains minimums pour vivre dans des condi-
tions dignes en termes de santé, de logement, d’éducation et de pensions de retraite ;
d’autre part, il s’agit d’instaurer l’égalité de traitement au cœur d’une société inéga-
lement structurée.
L’idée du malaise révèle la manière dont la question sociale s’exprime en termes de
représentations collectives et de climats émotionnels. Les fondements de la vie
sociale sont à la fois moraux et émotionnels. Une émotion implique une expérience
du monde, une façon d’habiter le social et d’être affecté par les autres. En d’autres
termes, les émotions sont intrinsèquement relationnelles et sont liées aux sensibilités
collectives. Notre répertoire de dispositions émotionnelles est façonné par des
croyances, des idéaux, des normes et des valeurs communes.
Dans les années 1980 et 1990, le malaise des Chiliens était associé à une grammaire
émotionnelle que l’on résumait sous le mot « miedo » [peur]. Cette peur pourrait
prendre la forme d’une « peur de l’autre », mais elle pourrait aussi s’exprimer par la
peur de l’exclusion ou de la perte de stabilité du fragile ordre social post-dictatorial
(Lechner 1998). Il est possible d’interpréter l’expérience de miedo à la lumière d’une
perception de la société comme source permanente d’insécurité. De nombreux Chi-
liens éprouvent un sentiment de vulnérabilité associé au monde du travail, de la
santé ou des pensions, et au niveau élevé d’endettement. Bien que tous les Chiliens
n’en fassent pas l’expérience avec la même intensité, il s’agit d’une expérience
212 [ psychologie clinique no50 2020/2

courante qui se traduit par une attitude quotidienne d’inquiétude liée au fait
qu’aucune position sociale n’est considérée comme stable.
La peur qui articule les relations sociales est toujours d’actualité. Mais aujourd’hui
beaucoup de slogans qui accompagnent le mouvement social font allusion à son
rejet : « Ils nous ont pris tellement de choses qu’ils nous ont enlevé notre peur ».
Lorsque la violation de la dignité est perçue comme une expérience courante, lorsque
les promesses de mobilité sociale fondées sur l’effort personnel ne se réalisent pas,
lorsque l’idéologie méritocratique perd sa cohérence et la trajectoire biographique
se résume en une série de frustrations accumulées... alors le miedo devient « rabia »
[rage]. Rabia est un mot que l’on entend aujourd’hui avec force. Dans la Grèce
antique, la rage décrivait une façon d’apaiser un sentiment douloureux par un geste
de vengeance. La rage est une réponse face à une violence perçue comme arbitraire,
une offense injustifiée, un sentiment d’injustice. Alors que la peur implique une
attitude passive et incapacitante, la rage implique une attitude active associée au
projet de rétablir l’équilibre dans l’ordre moral.
À quel moment le malheur ressenti comme de la rage cède-t-il la place à la violence ?
Lorsqu’un individu voit non seulement sa sécurité économique menacée, mais mena-
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cées aussi sa dignité et ses possibilités d’exercer sa liberté, il n’est pas rare qu’un
sentiment d’impuissance se manifeste. Dans le cas des jeunes Chiliens, la rage est
souvent une forme d’irritation qui est associée non seulement à des attentes frustrées
ou à des conditions perçues comme injustes. Il s’agit également d’une réponse à une
forme d’autorité perçue comme illégitime. Et lorsque l’impuissance souterraine qui
accompagne la rage ne peut pas être canalisée de façon normative, alors la rage se
transforme en violence anomique. En fait, pour certains jeunes, la violence n’est pas
seulement un moyen de décharger la rage ; elle est la dernière ressource disponible
pour obtenir une reconnaissance, une manière de lutter contre un sentiment
d’exclusion.
Au Chili et en France, les partis politiques ont été les principales institutions char-
gées de gérer la colère au cours des deux derniers siècles. Aujourd’hui, en revanche,
les partis politiques éprouvent des difficultés à transformer les impulsions colériques
en projets collectifs, ainsi qu’à traduire les émotions des indignés dans le langage
des idéaux. Durant les révoltes de la banlieue parisienne de 2005, la violence avait
pour toile de fond l’absence de récits capables d’orienter les jeunes porteurs de
colère. Dans de nombreux quartiers périphériques de Santiago, l’intégration sociale
est éclipsée par la difficulté d’intégration économique et territoriale, mais aussi par
l’impossibilité des jeunes de se comprendre comme citoyens participant d’une
communauté qui partage un destin commun.
< Actualités internationales > 213

La première ligne : une histoire de ségrégation. Violence et jeunesse


[ Daniel Jofré [9]

Durant les années 2006, 2011 et 2019, la société chilienne a expérimenté de fortes et
croissantes expressions de malaise qui mettent en lumière différentes tensions au
niveau économique, politique et social. Ce malaise a été marqué par les conflits entre
les jeunes – principalement étudiants – et les gouvernements de Michelle Bachelet et
Sebastián Piñera qui, avec des difficultés très importantes, tentèrent de donner quel-
ques réponses aux demandes. L’analyse de cette situation a fait germer une série
d’hypothèses sur les possibilités de ces groupes de porter le malaise de toute la société
face à l’ordre politique et économique dominant. Cette lecture qui situe le conflit
social dans l’entrecroisement des générations, visualise elle-même ces questionne-
ments de la légitimité des codes sociaux comme le travail implicite présent dans ces
processus de symbolisation et d’appropriation générationnelle. Il est possible
d’insister et de noter que dans cette lecture se dévoilent quelques axes fondamentaux
du processus de subjectivation des adolescents actuels et des jeunes Chiliens. De ce
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point de vue, les processus de la jeunesse ne seraient pas la clé explicative des phéno-
mènes sociaux contemporains de la société chilienne, mais au contraire, l’examen de
ces conflits sociaux manifesteraient des points critiques que rendent difficiles l’ins-
cription de ces groupes dans le social. Pour développer cette hypothèse, nous nous
concentrerons sur la question de la violence dans les journées de manifestation.
Une caractéristique de l’ensemble du processus de mobilisation des jeunes Chiliens
est la contradiction entre les démonstrations de créativité et les constantes actions
violentes. Ces scènes de violence ont permis de constituer un contexte considérable
de destruction dans les villes, contribuant à générer une certaine naturalisation de
ces expressions d’une violence qui devient quotidienne. Dans l’actuelle crise sociale,
on observe des pillages, des incendies de bâtiments publics et privés, en plus de la
destruction habituelle des infrastructures de transport public. Dans ce contexte, un
élément central de la rhétorique nationale face à ces événements, et qui accompagne
les actions de la police et des jeunes manifestants, consiste à construire pour chacun
de ces événements une figure épisodique mais très significative pour sa compréhen-
sion : l’infiltré ou le jeune en cagoule.
La construction de ce discours remonte à 2006, dans les manifestions connues sous
le nom de « La révolution des pingouins ». Elle a comme caractéristique la massifica-
tion des occupations d’établissements scolaires, en réaction à cela s’est mise en place
le rudiment d’une rhétorique ayant comme argument central : « la plupart des étu-
diants veulent étudier, mais il y en a d’autres qui ne le font pas et ce sont eux qui

[9] Psychologue clinicienne PUCV et Docteur en Psychopathologie et Psychanalyse de l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Professeur à l’Institut de Psychologie de l’Université Austral du Chili. Chercheur associé du Centre des études interdisciplinaires
en inégalité et droits de l’homme UACh.
214 [ psychologie clinique no50 2020/2

fréquentent illégalement les lycées ». En 2011, le projet de loi « Hinzpeter » demandait


une peine de prison pour les manifestants « cagoulés », en modifiant le code pénal.
Cela aurait permis l’incorporation de formes criminelles comme le pillage, l’obstacle
à la libre circulation et l’interruption des services publics, tels que le transport, la
santé ou l’eau potable. En plus, on cherchait à sanctionner les insultes infligées aux
policiers, le port de bombes incendiaires et d’établir comme aggravant l’acte d’agir
« cagoulé ». Ce projet de loi n’a pas été approuvé dans les discussions parlementaires.
Cependant, de la même manière qu’en 2006, en 2011 on a insisté sur le fait que non
seulement des étudiants avaient été identifiés dans les manifestations, mais que cer-
tains auraient appartenu à des gangs anarchistes ou à d’autres groupes en dehors des
intérêts réels du mouvement. En août 2019, dans le contexte de l’occupation de l’Ins-
titut National, l’idée d’une loi « anti-cagoule » renfloue, et dans la flambée sociale
actuelle, peut-être qu’après trois tentatives promues par des gouvernements de droite,
elle gagne enfin en force de loi. La situation discursive est la même que dans les deux
exemples précédents. Là encore, parmi les manifestants, on trouve des jeunes margi-
nalisés qui, avec une trajectoire de vie marquée par le passage en famille d’accueil et
insérés très tôt dans les réseaux de criminalité ou trafic de drogue, sont en contradic-
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tion avec leurs exigences, ou du moins, en ce qui concerne leurs méthodes. Il est à
noter qu’à travers cette rhétorique, dans ces différents conflits, il est possible de confi-
gurer une chaîne de situations, au sein desquelles les actes de destruction des infiltrés
incitent à la résurgence et à la justification de la violence de la police lors des mani-
festations. En fait, comme si elle était la plus extrême parmi les manifestants, cette
représentation de quelque chose d’étranger au groupe des participants pacifiques,
soutient la répression de la police et réintroduit ce problème dans la logique nationale
de la différence et de la ségrégation de l’autre. Selon cette logique, il y a des jeunes
(ou personnes) radicalisés contre lesquels la violence et la répression peuvent être
légitimement utilisées.
Un autre aspect à considérer est la plasticité des acteurs de la violence, qui déploie parmi
les jeunes une image du mal-être qui s’étend de l’un à l’autre, parce que, en définitive,
l’infiltré, sous sa cagoule, peut être n’importe lequel d’entre eux. C’est-à-dire que tout
jeune est potentiellement l’infiltré, de sorte que ces infiltrés représentent également un
au-delà qui ne permet pas de concilier ou de pacifier la violence, dans la mesure où
l’identification de tous les infiltrés pourrait potentiellement devenir la reconnaissance
de l’ensemble et pas de ces éléments exclus. Il s’agit alors, de l’ancienne figure d’ennemi
interne ou autre intérieur, de ce qui conforme en rigueur une altérité radicale toujours
exclue et dangereuse. Clairement, il faut prendre ici en compte les entrecroisements des
discours générationnels : le gouvernement fait appel à l’utilisation de la mémoire dicta-
toriale pour maîtriser les actuels mouvements sociaux.
En contrepoint de cette ancienne rhétorique de la ségrégation, on observe la pro-
duction des imaginaires qui idéalisent les exclus, la première ligne de manifestants, les
jeunes indispensables qui, sous leur cagoule, deviennent l’image mythique d’une
< Actualités internationales > 215

violence légitime ou au moins nécessaire. Pourtant, elle paraît constituer en même


temps la réactualisation de la tension qui fonde les relations sociales d’un pays pro-
fondément inégalitaire qui voudrait être un espace homogène ou encore unifié.
Ainsi, ces différentes figures de l’altérité finissent par représenter également l’irréa-
lisable délimitation d’un espace commun toujours en rupture, et qui par conséquent,
doit constamment mettre en acte de nouveaux points d’exclusion, en recréant
quelque chose comme un espace vide pour les fractions imaginaires qui composent
le Chili et cela fait de « l’espace entre les générations », espace de médiation et de
légitimation du légitime et du lien symbolique, un espace en rupture ou au moins
en tension constante.

« Jusqu’à ce qu’il vaille la peine de vivre »


[ Fedra Cuestas [10]
et Ximena Tocornal[11]

Les élèves du secondaire – enfants et jeunes de 12 à 18 ans – sont les protagonistes


des scènes du récent et surprenant éclat social que nous vivons depuis octobre 2019
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dans tout le Chili. Beaucoup d’entre eux crient dans les manifestations ou inscrivent
sur les murs ces mots « jusqu’à ce qu’il vaille la peine de vivre », montrant l’opacité
de leur présent et la profondeur de leur message. Ceci nous motive à proposer une
réflexion sur le rôle que les jeunes sont en train de jouer dans ce processus social
sans retour en arrière.
Pendant les années 70 et 80, les jeunes chiliens ont été le moteur des changements
sociaux et de la résistance à la dictature. Les années 90 ont été marquées par l’illu-
sion, suivie de la déception qui a produit une transition démocratique qui n’a jamais
fini. À partir de 2006, les élèves du secondaire ont commencé une série de démons-
trations demandant l’égalité d’accès à l’éducation. S’y ajoutent d’autres groupes, qui
demandent que l’État assume la fonction de garantir les droits fondamentaux, en
matière de santé, pensions, peuples autochtones, environnement, entre autres.
Cependant, chaque année, génération après génération, les étudiants ont pris les
rues, ont organisé et participé à des marches pacifiques et extrêmement créatives,
même si, en certaines occasions, une fois que les manifestions ont fini, une minorité
de jeunes cagoule font face à la répression policière et détruisent des mobilier urbain
public, ainsi que privé.
Aujourd’hui, toujours à partir des actions convoquées par le mouvement des étu-
diants, s’ajoutent de fortes demandes de changement des conditions de vie qui sont
impliquées par la politique néolibérale extrême imposée au Chili depuis la dictature.

[10] Dra. Fedra Cuestas Psychologue de l’Université nationale de Cordoue et docteur en philosophie de l’Université de Paris
8, Vincennes – Saint Denis. Auteur de « Marginalité et subjectivité. La subjectivité dans les seuils du social »(Éditorial
L’Harmattan).
[11] Psychologue Universidad Diego Portales (Santiago de Chile), PhD. Loughborouigh University (UK) en Psychologue
Sociale. Professeure de Psychology Sociale, Département de Sciences Sociales, Université de Los Lagos, Chili.
216 [ psychologie clinique no50 2020/2

Cette politique n’a pas pu être modifiée – pas même par les gouvernements qui se
disent de gauche – à cause de la Constitution promulguée sous la dictature dont
l’objectif est précisément de maintenir en vigueur le modèle mis en place pendant
le passé dictatorial. Ces revendications s’expriment principalement lors de manifes-
tations massives et pacifiques. Dans certains cas, à la fin des manifestations, il y a
ceux qui procèdent au saccage et détruisent le mobilier urbain pour obtenir des
matériaux de combustion pour les barricades. Les biens incendiés et pillés sont les
symboles du libre marché, de la privatisation des services de l’État et de la déshu-
manisation qui en résulte. Dans une société où l’État a privatisé sa fonction de pro-
tection, rien n’est ressenti comme propre.
La version officielle de ces faits violents attribue leur paternité aux vandales. Toutefois,
des vidéos qui circulent où des carabineros y participent incitant ceux qui agissent. Le
gouvernement met en place différentes stratégies répressives argumentant que nous
sommes « en guerre ». À partir de ce moment, des violations des droits de l’homme se
sont progressivement propagées et aggravées. Parallèlement, des affrontements ont
lieu entre les forces répressives de l’État avec le soutien de civils organisés en groupes
d’autodéfense et de jeunes qui se battent avec des pierres. Ces affrontements évoquent
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le passé dictatorial. Les espaces physiques dans lesquels la lutte se déroule sont haute-
ment symboliques. À Santiago, l’endroit qui a marqué depuis toujours la frontière
symbolique entre les riches et les pauvres, c’est un lieu de rencontre insigne pour les
marches qui se reproduisent autour de tout le pays et renommé « Place de la Dignité ».
À la fin des années 1990, l’historien Gabriel Salazar (2006) avait expliqué comment
la démocratie néolibérale rendait les manifestations des conflits sociaux au niveau
privé. Dans le milieu familial, les parents en condition de précarité, qui doivent
répondre aux exigences du marché pour survivre, traversent la violence sociale dans
le milieu familial, ce qui conduit leurs enfants à souffrir et à répéter la violence. Les
enfants, par solidarité, face aux besoins de la famille, assument des responsabilités
d’adultes et négligent leur propre avenir. Mais ce sont eux qui reconstruisent une
solidarité fraternelle qui réorganisent les espaces collectifs et créent une esthétique
du mécontentement qui dirige la colère contre les symboles matériels. Ainsi les
jeunes qui ont déclenché l’éclat social, sont aussi la principale cible des violations
des droits de l’homme perpétrées par la police. Sur les violences qu’ils peuvent avoir
commises, il y a des histoires en tension. Certains la jugent nécessaire, notant
qu’« aucune révolution ou changement historique n’a jamais été fait sans violence ».
Pour d’autres, elle est comprise comme une réaction à la négligence et à la violence
de l’État, en la justifiant parce qu’il s’agit de changer un ordre injuste et inéquitable.
Enfin, il y a un secteur qui condamne en demandant plus de répression. Dans les
deux premières versions, ces jeunes deviennent des héros idéalisés. On dit qu’il faut
apprendre d’eux, qu’ils ont réveillé les générations de leurs parents et grands-
parents. La version officielle les appelle criminels, vandales, lumpen, en les mépri-
sant, disqualifiant et criminalisant. Ces histoires assignent des statuts qui laissent les
< Actualités internationales > 217

jeunes coincés dans une chaîne de violence. D’une part, on attend qu’ils produisent
un changement sans compter eux-mêmes avec suffisamment de ressources, ou un
terrain fertile pour cela. Il leur est demandé de provoquer une transformation légi-
timant la violence pour y parvenir, qui met leur vie en danger, les exposant à être
mutilés, tués, détenus illégalement et torturés.
Alors que le 18 octobre a introduit un changement profond en permettant la manifesta-
tion collective du malaise dans l’espace public, la dynamique des relations intergénéra-
tionnelles semble rester la même. On a délégué aux jeunes la mission de se positionner
activement contre la violence de l’État subie depuis longtemps. L’agressivité accumulée
par les générations qui restent spectatrices de la violence, se satisfait par procuration en
faisant agir ou en laissant agir les jeunes qui continuent à se faire tuer. Foucault (1976,
1979) distingue les vies que la « biopolitique » fait vivre de celles qu’elle laisse mourir.
Pendant longtemps, la vie de ces jeunes a été laissé mourir par un État qui ne leur
garantit l’accès ni à la santé ni à l’éducation. Désormais, ils sont confrontés à des
violences plus visibles (balles, coups, tortures, mutilations). Ils exigent donc des condi-
tions de vie, mais ils mettent leur propre vie en danger. La valeur attribuée à une vie est
mise en évidence par rapport à la façon dont elle est soignée et protégée pour éviter de
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pleurer sa perte (Butler, 2010). Dans ces cas, il s’agit des vies précaires qui sans aucun
doute n’ont jamais été valorisées. Les vies de ces jeunes ne sont pas valorisées par un
père-État ou plutôt État bon père de famille qui a privatisé ces fonctions et n’hésite pas à
assassiner, mutiler, torturer afin de maintenir une répartition économique inégale.
Probablement n’ont-elles pas été suffisamment valorisées par les générations des
parents et des grands-parents qui, alors qu’ils sont plongés dans la survie de la famille,
délèguent aux enfants et aux jeunes la sauvegarde de la dignité de la vie communautaire.
Cette absence de valeur se répète chez les jeunes eux-mêmes, étant donné qu’ils assu-
ment les tâches qui leur sont déléguées, en se mettant en danger. La place de précarité
qui leur est assignée est finalement incorporée en devenant la cible de violations des
droits de l’homme. Les jeunes expriment une colère. Leurs slogans énoncent : « Ils nous
ont enlevé tant que nous avons perdu notre peur », et « Jusqu’à ce qu’il vaille la peine de
vivre ». Contrairement aux jeunes des années 60 et 70, ces jeunes d’aujourd’hui ne
recherchent plus la victoire, ils veulent seulement arrêter de survivre et tiennent à faire
en sorte que leur vie soit valorisée, en assumant le coût de leur sacrifice.

L’évasion (du capitalisme) et la récupération de la ville (en tant qu’espace public ?)


[ Belén Valdes [12]

L’invitation à écrire à propos de ce qui se passe au Chili m’inspire et m’inhibe en


même temps, car il s’agit de situations qui touchent le sujet dans sa nécessité de
[12] Psychologue, Master Sexualité et Traumatisme Paris VII. Responsable territorial et membre de l’équipe d’accueil à Casa
del Encuentro, La Pintana.
218 [ psychologie clinique no50 2020/2

prendre position par rapport à ses croyances et à sa participation dans le monde


socio-politique. Cette poussée vers une certaine implication subjective est parfois
vécue avec angoisse, car tout d’un coup la temporalité de la contingence sociale
inonde la temporalité subjective. Ce qui se passe au Chili, c’est que le quotidien a
commencé à perturber tout le monde, en ayant des conséquences concrètes sur le
déplacement des personnes à travers une ville profondément inégale. La hausse du
prix du métro, l’incendie de quelques stations de métro de Santiago[13] et l’appel des
militaires à la rue : l’action (acting) d’un gouvernement qui ne supportait pas que
l’indignation devienne une affaire publique et collective. La tentation d’essayer de
comprendre ce moment historique, peut nous conduire aussi, d’un point de vue
théorique, vers une précipitation à le nommer, et il me semble important d’inscrire
cet écrit dans une résistance au désir de comprendre, en restant plutôt sur le sentier
des « instant de voir » (Lacan, 1989). Mon travail en tant que psychanalyste travaillant
avec des enfants, voit constamment sa pratique clinique transformée en constatant
que les enfants que j’ai rencontrés sont des sujets en transit, en circulation (Oury,
1998). Je me demande donc, quel type de circulation est possible dans les rues des
villes du Chili ?
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Transiter[14] : Aller ou passer d’un point à un autre par des voies ou des lieux publics ;
Voyager ou marcher en transit.
Je souligne la composante géographique du mot transiter, car ce que nous pouvons
observer dans une clinique du quotidien c’est que le mouvement psychique a besoin
d’une matérialité, d’une circulation dans l’espace, à travers différentes surfaces, en
observant différents paysages. Il me semble qu’une des grandes douleurs du Chili,
c’est que l’expérience de transit entre différents espaces géographiques dans une
même ville n’offre pas une expérience agréable. Tout au contraire, cette circulation
est plutôt perçues le plus souvent comme une menace, une injustice radicale ou
même comme science-fiction. Là où la différence et le déplacement pourrait être
source de richesse culturelle et subjective, elle devient une expérience déchirante
qui a fait brûler la ville.
Santiago du Chili, capitale de ce pays nommé par son président comme « une
oasis »[15] de l’Amérique Latine et qui s’enorgueillissait de son excellent service de
métro. Le métro a vu interrompre un transit qui représentait plutôt la marche
d’entités endormies et résignées, au lieu de sujets impliqués : Le Chili s’est réveillé ?
Je préfère retenir la question à partir du geste des jeunes étudiants qui décident de
sauter le tourniquet, comme un acte révolutionnaire avec lequel ils nous disaient :
« nous allons l’utiliser, mais nous n’allons pas le payer ». Ce sont les étudiants qui
commencent à transformer en actes leur mécontentement, les corps des jeunes qui

[13] Le métro considéré comme « Un agent de démocratisation qui met tous ses utilisateurs et les différents territoires dans
des conditions d’égalité relative » évoquée par Gray, S. (2018) en Revista online www.espaciopublico.cl
[14] Dictionnaire de la RAE.
[15] https://www.emol.com/noticias/Nacional/2019/10/08/963586/Pinera-por-America-Latina.html
< Actualités internationales > 219

ne semblent jamais avoir dormi et qui insistent à secouer le monde des adultes,
peut-être anesthésié, face aux abus capitalistes.
La valeur du pillage des supermarchés pour pouvoir manger, l’occupation de terre
pour pouvoir vivre quelque part, et celle de résister à la hausse du ticket des trans-
ports publics pour pouvoir utiliser la ville, doivent être considérés dans leur dimen-
sion de rétablissement de la dignité dans un pays où l’expérience de la circulation
urbaine blesse et indigne.
Le droit de manifester, le droit d’utiliser la rue comme lieu d’enregistrement du
mécontentement, et non pas seulement comme lieu de circulation où l’on constate
une inégalité cruelle. Sera-t-il possible de reprendre la ville en tant que scène col-
lective ? Sera-t-il possible de l’habiter d’une façon moins étrangère et autoritaire ?
Il s’agit peut-être d’une ville qui est interpellée à accueillir dans ses rues et ses murs
les sentiments de beaucoup de personnes qui désirent des changements profonds,
des personnes qui ont arrêté leur transit habituel pour rencontrer d’autres dans
l’espace publique. On verra si elle peut devenir aussi un espace pour la reconstruc-
tion d’un tissu social fracturé, en laissant derrière une stratégie de réorganisation de
l’espace social qui a été développé en dictature et qu’après 30 ans de démocratie
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persistent dans ses effets de « ségrégation et de spoliation urbaine » (Gurovich, 1990).
Parfois il faut que la circulation s’arrête, que l’indignation habite les rues et qu’elle
se transforme en demande collective. Espérons que cet éveil nous rejoindra pour
récupérer une ville « construite pour tous, et qu’elle nourrisse ceux qui veulent
l’habiter »[16].

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[16] Extrait traduit de la chanson “A mi cuidad” du bande musicale chilien Santiago del Nuevo Extremo.
220 [ psychologie clinique no50 2020/2

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222 [ psychologie clinique no50 2020/2

Jean Pierre Lehmann


(1929-2020)

J
ean-Pierre Lehmann vient de mourir et cet événement me touche. Il fut l’un
des premiers psychanalystes que je rencontrai lors de mon entrée au Cercle
Freudien dans les années 80. Je me souviens d’un exposé étonnant à propos
de la musique. Il évoquait une émission de radio aujourd’hui disparue : le matin des
musiciens. Cette émission proposait d’écouter plusieurs interprétations du même mor-
ceau musical. Bien sûr il compara l’interprétation du psychanalyste à celle du musi-
cien, et c’était la première fois que j’entendais une telle hypothèse... Mais il se posi-
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tionnait dans le même mouvement comme amateur, ce qui m’étonna. Il insistait sur
le mot alors que je remarquais son tact à l’allure très professionnelle. Il voulait sans
doute montrer cette face du métier où il s’agirait de toujours s’avancer comme ama-
teur, aimant et dégagé d’une quelconque routine. Il faut aussi que j’évoque son
« look » très particulier, original avec un regard d’une grande douceur et un étonne-
ment d’enfant qu’il posait sur le monde. Peu après je le vis apporter un livre sur le
rebirth que je n’étais pas encore prêt à recevoir. Je n’eus pas la curiosité de le lire,
et pour moi qui cherchais à me former, j’étais encore bêtement attaché à ce qui serait
de la vraie psychanalyse, comme si l’on pouvait en avoir la définition ou la certitude.
Justement cette question ne cessa d’insister tout au long de ses exposés cliniques,
où il ressortait de façon insistante que nombre d’analystes de l’École Freudienne
l’avaient ostracisé, lui renvoyant violemment que sa pratique n’avait rien d’analy-
tique. Plus tard il m’apprit que cet ostracisme avait même pu se redoubler de menaces
de violence physique. Mais j’avais alors déjà compris que les passions haineuses
pouvaient déchirer les groupes d’analystes. Sans doute sa douceur et sa capacité
d’encaisser les coups tout en affirmant sa pratique d’inspiration winnicottienne
devait-elle beaucoup agacer ceux et celles qui n’avaient jamais été confrontés aux
difficultés du transfert délirant. Pour ma part sa clinique des bords comme il aimait
à nommer son travail avec les états limite, me réjouissait et j’y retrouvais un voisinage
certain avec la praxis qui s’inventait au centre Antonin Artaud, à la rencontre des
patients mais aussi de l’institution. Pour ce qui est du travail institutionnel ? j’ai pu
écrire ailleurs ma dette à l’égard de Tosquelles et surtout Oury. Je dois rappeler que
pour Oury aussi la rumeur courait qu’il ne s’agissait pas d’un « vrai » psychanalyste.
Ce phénomène est récurent et fait partie du fonctionnement des groupes :

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050222


< Hommages > 223

inclusion/exclusion. Est-il plus violent dans les groupes analytiques où se pose tou-
jours la reconnaissance par les pairs de la qualité d’analyste de chacun ? J’ai un
temps cru qu’il s’agissait d’un phénomène intrinsèque à la doxa lacanienne ou plutôt
aux disciples se disputant l’appropriation du grand-œuvre, y compris à force de
procès. Plus tard j’ai appris qu’il en était ainsi dès l’origine de la psychanalyse :
Ferenczi a longtemps trainé avec lui une réputation sulfureuse de folie créée de
toutes pièces par son analysant Ernest Jones. Il fallut la publication de la correspon-
dance avec Freud pour qu’on admette enfin le respect que lui garda « le père fon-
dateur » de la psychanalyse malgré de sérieuses divergences. Ce fut entre autres JP
Lehmann qui m’incita à lire Ferenczi et les articles incriminés publiés depuis dans
le tome 4 de ses œuvres complètes. Et mon expérience des psychoses avançant, je
pouvais constater la massivité des traumatismes réels subis par mes patients. Trau-
matismes qu’il est essentiel de reconnaitre quand bien même ils sont intriqués au
délire.

Le compagnonnage au Cercle Freudien


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Je n’ai jamais effectué de contrôle à proprement parler avec JP Lehmann. C’est
plutôt par une discussion au long cours qu’une transmission s’est opérée. Transmis-
sion d’une posture sur le bord de l’institution analytique avec le risque permanent
de s’en faire rejeter. Pourtant la pertinence clinique de ce qu’il avançait était difficile
à récuser même si elle heurtait le ronronnement. Je me souviens d’un exposé qu’il
fit au Cercle où il évoqua sa pratique beaucoup plus directement qu’à l’accoutumée,
sans doute à proximité de la parution de son livre remarquable : Introduction à la
clinique de Winnicott. La salle fut médusée devant l’affirmation d’une pratique somme
toute strictement winnicottienne, mais aussi férenczienne où il était question du
toucher, du corps, et plus précisément de la chute du divan d’une patiente. Il
accueillit cette chute comme un effondrement à relever et non comme une manifes-
tation hystérique, ce qui suscita étrangement un petit scandale. Une fois de plus je
constatais cette difficulté dans un groupe analytique pourtant très ouvert à accueillir
l’au-delà de la névrose ordinaire. Du coup il m’est arrivé spontanément de lui parler
de mon embarras avec certains patients. Un souvenir : au cours d’un cocktail suivant
un colloque, il vient vers moi pour me demander comment ça se passe dans mon
travail à Reims. Oui j’insiste sur le fait qu’il n’hésitait pas à venir vers l’autre avec
un désir de rencontre et d’interlocution. Ce n’est que dans l’après-coup que j’ai pu
reconnaitre l’importance de ce moment d’échange. J’étais encombré par le silence
actif d’un patient psychotique que j’avais le sentiment bien réel de nourrir psychi-
quement. Je savais que je devais le faire, mais la tâche me paraissait infinie comme
si je rencontrai chez l’autre une sorte de puits sans fond. À un moment Jean-Pierre
souligna que si le patient revenait à ses séances, c’est bien qu’il y avait un noyau de
vrai self qui avait été préservé de son côté. Ce qui eut le don de me soulager : de fait
224 [ psychologie clinique no50 2020/2

la tâche était rude et prolongée mais la suite lui donna raison. La notion de « vrai
self » était assez nouvelle pour moi, mais j’y trouvais un point d’appui pour pour-
suivre la thérapie. En 2003 il me donna à lire le manuscrit de son livre « La clinique
analytique de Winnicott, puis après la publication j’eus à le présenter dans une
mercredi du Cercle Freudien ». Il s’en suivit une note de lecture publiée dans Che
Vuoi La retrouvant aujourd’hui avec étonnement par la magie d’internet, je me per-
mets d’en citer un passage toujours actuel :
« J.-P. Lehmann précise ainsi avec beaucoup de netteté les contours de ce courant dit du
“contretransfert” en le distinguant radicalement du courant de “l’ego-psychologie” que
Lacan et nombre de ses disciples eurent tendance à amalgamer. Il faut lire en particulier
la longue polémique – on aurait envie de dire le dialogue de sourds – déployé par Lacan
vis-à-vis de M. Little et du récit déguisé qu’elle fit de sa propre cure. Le lecteur trouvera le
récit minutieux des erreurs et contresens manifestes, jusqu’à l’affirmation péremptoire de
M. Safouan accusant M. Little d’avoir, avec les états-limites, inventé et promu des “entités
morbides fictives” qui auraient en quelque sorte “contaminé” toute la clinique !
Dès lors, nous découvrons le véritable enjeu du livre de J.-P. Lehmann : rendre compte d’un
espace clinique qu’il s’agirait de reconnaître comme partie intégrante du champ psycha-
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nalytique. Il s’agirait ainsi de lever un certain désaveu, une répudiation qui ne cesse de
faire retour dès lors que l’on s’échappe de l’orthodoxie pour frayer les chemins de traverse
que la clinique exige... »
La même année en 2003 Jean-Pierre devenu président du Cercle, me proposa de
co-organiser avec la Criée un colloque à Reims sur l’infantile. Ce fut réellement une
construction commune, importante à plus d’un titre pour le t groupe rémois dans
son effort toujours nécessaire de relancer de la pensée dans un petit groupe local.
Il vint aussi présenter plusieurs exposés cliniques ainsi que ses livres ultérieurs dans
des conférences et rencontres de la Criée. Je me souviens ainsi de rencontres de la
Criée assez anciennes, au moment où le débat sur les psychothérapies agitait le
mouvement analytique. Jean-Pierre représentait le Cercle dans le Groupe de contact,
dont les positions m’agaçaient quelque peu, tant elles me paraissaient décalées d’une
analyse politique du biopouvoir en train de s’installer. Jean-Pierre intervint dans le
même colloque sous deux visages : celui du président soucieux de représenter les
positions d’un groupe analytique, puis le lendemain, bien que prévenu, je fus surpris
de le voir surgir du fond de la salle déguisé en sorcier africain et montant finalement
à la tribune pour y défendre une position qui lui convenait parfaitement. C’était
effectivement un « analyste guérisseur » qui ne reniait pas ce qu’il avait appris de
l’expérience de « l’école de Fann », expérience d’ethnopsychiatrie menée par Henri
Collomb, dont il avait écrit à quel point elle l’avait marqué pour comprendre
Winnicott.
Pour conclure : j’avais un peu perdu le contact avec lui alors qu’il veillait sur sa
femme malade, morte voici deux ans. Je lui envoyais mes condoléances et quelques
temps plus tard il me téléphona d’une voix blanche assez douloureuse à entendre
< Hommages > 225

pour me demander de mes nouvelles. En fait il voulait savoir si je poursuivais avec


les patients à Reims. Je compris très vite que c’était important pour lui que « ça
continue », que la psychanalyse des psychoses et des états-limite se poursuive tou-
jours à contre-courant, malgré la violence qui se renforce à l’égard des patients et
des analystes
Adieu l’ami !

Patrick Chemla (Psychiatre et psychanalyste. Centre Antonin Artaud – la Criée


Reims)

Livres de Jean-Pierre Lehmann


La clinique analytique de Winnicott, Toulouse, Érès, 1re éd. 200 3, 2 2e éd. 2007
Développements de la clinique de Winnicott Toulouse, Érès, 2007
Comprendre Winnicott Paris, Albin Michel, 2009
Marion Milner et Margaret Little. Actualité de leur travail avec les psychotiques. Toulouse, Érès, 2012
Prophètes-guérisseurs dans le sud de la Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2012
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226 [ psychologie clinique no50 2020/2

Nguyen Kim Chi


(1932-2020)

N
guyen Kim Chi est morte à Paris le 5 mai 2020. Elle a joué un rôle très impor-
tant dans ma vie professionnelle et dans ma vie personnelle.
Kim Chi avait le statut d’Ingénieure de recherche (ITA) de l’Université Paris
7 – UFR des sciences humaines cliniques, dans le cadre du Laboratoire de psycho-
logie clinique fondé par Juliette Favez-Boutonier (1903-1994). Elle avait préparé sa
thèse sous le titre : « Étude sur le problème de la perception réciproque et de la
communication dans le mariage franco-vietnamien », sous la direction de « Madame
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Favez ». Elle se consacre ensuite à la psychologie projective, à la poursuite des tra-
vaux de Pierre Mabille et Mireille Monod qui avaient développé le test du village,
dont elle deviendra la grande spécialiste en formant des générations de psychologues
cliniciennes. Pour autant que je m’en souvienne, il s’agissait d’un genre de Monopoly
avec des petites cases en bois incarnant les maisons et autres bâtiments que l’on
trouve dans un village. Cet instrument servait à dépister et évaluer la personnalité
et les troubles mentaux des adultes et des enfants. Son intérêt pour la pratique
clinique des tests de personnalité était soutenu par un travail théorique important
sur les dimensions de la personnalité.
Kim Chi occupait un grand bureau situé au troisième étage du bâtiment Censier (rue
de Santeuil) avec de grandes baies vitrées exposées plein sud. Ce bureau était son
univers, son chez soi où elle passait ses journées assise en tailleur à son bureau, les
pieds dans des sandales. Elle se déplaçait pour aller se préparer une bouilloire d’eau
chaude qu’elle accommodait parfois de thé mais qu’elle buvait le plus fréquemment
nature. Elle partageait ce bureau avec Robert Mallet, Ingénieur de recherche au
CNRS et ancien assistant de Madame Favez. Mais Monsieur Mallet ne passait pas
beaucoup de temps dans son bureau. Il était toujours en mouvement et à l’écoute
des étudiantes en difficultés qui venaient le voir régulièrement et qu’il recevait au
coin d’une table, dans un couloir déserté. Un beau jour, Claude Revault d’Allonnes
me proposa de venir occuper le bureau disponible dans le bureau de Kim Chi. J’ai
eu l’impression d’arriver comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et j’ai
du me faire ma place. Je ne venais pas très souvent et principalement pour des
rendez-vous professionnels et des réunions. Au fil du temps, après le départ en
retraite de Monsieur Mallet en 1984, nous avons trouvé un modus vivendi et avons

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050226


< Hommages > 227

partagé ce bureau pendant plus de quinze ans. J’y suis resté jusqu’en 1995, date à
laquelle j’ai rejoint l’unité 292 de l’Inserm sur le site de l’Hôpital de Bicêtre, dans
un autre univers.
Mais nous ne nous sommes pas perdus de vue. Comme moi, elle habitait autour du
marché d’Aligre et on se rencontrait régulièrement, elle avec son bouquet de fleurs
et moi avec mon panier à provision. Quelques années plus tard, nous nous sommes
retrouvés nez à nez sur la Place Félix Éboué, notre nouveau quartier. On se croisait
dans la rue régulièrement et échangions des nouvelles. Au cours des dernières
années, nous partagions surtout les nouvelles des décès de nos anciens collègues.
Depuis quelques mois, on ne se voyait plus sur la Place Félix Éboué et la semaine
dernière, j’ai reçu un message d’une ancienne collègue m’annonçant qu’elle était
morte. Avec Kim Chi, disparaît tout un pan de mon existence professionnelle, certes,
mais une époque du travail académique où les gens se respectaient en dépit de leurs
différences. J’ai tenu à lui rendre un dernier témoignage d’amitié, en souvenir de sa
générosité et de sa gentillesse.

Alain Giami
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J
’étais encore dans mes vertes années de recherche et d’engagement dans la
clinique, lorsque, avec l’aide de Fethi Benslama, je pus rejoindre le prestigieux
et hétérogène laboratoire que dirigeait à Censier Claude Revaut d’Allonnes.
J’enseignai peu après dans les locaux de Censier en techniques projectives. Je fis
alors la rencontre de Kim Chi n’Guyen. Elle connaissait comme peu les techniques
projectives, et sa culture ne se limitait pas aux usuels Rorschach et T.A.T. Elle avait
sa méthode toute de méticulosité et ses compétences pionnières. Constamment dis-
crète, et parfois farouchement jalouse de son territoire intellectuel, elle avait su trans-
poser dans la laboratoire un monde cohérent et raffiné qui pouvait dérouter les
jeunes turcs ébouriffés et parfois chahuteurs dont Claude Revault d’Allonnes avait
su s’entourer. Mais, à moi qui souvent venait la saluer dans son bureau – sa deuxième
maison donc – afin de m’entretenir avec elle de questions cliniques lui faisant part
aussi de l’intérêt que je prenais à lire ses travaux, Kim Chi montra à deux ou trois
reprise bien autre chose que cette impassibilité fière ou résignée qui découragerait
parfois les échanges. Elle ressentait avec une sensibilité avertie les risques de xéno-
phobie qui allaient cisailler notre communauté nationale et s’en chagrinait beau-
coup. Alors nous ne parlions plus de tâche d’encre, d’arbre et de bonhomme des-
sinés, et je pressentais qu’elle avait raison, tout en me refusant à le croire. Oui
Madame Kim Chi N’Guyen, vous aviez raison. Que la paix vous emporte dans vos
ailleurs et dans vos croyances, vous qui me fûtes accueillante et m’avez ouvert l’esprit.

Oliver Douville
228 [ psychologie clinique no50 2020/2

Publications de Nguyen Kim Chi


Kim-Chi Nguyên. Étude sur le problème de la perception réciproque et de la communication dans le
mariage franco-vietnamien / sous la direction de Juliette Favez-Boutonier / 1973.
Nguyên, Kim-Chi. La Pratique du test du village : matériel Mabille. Paris : Presses universitaires de
France, 1978.
Nguyên, Kim-Chi La personnalité et l’épreuve de dessins multiples. Paris : Presses Universitaires
de France, 1989.
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< Hommages > 229

André Roumieux
(1932-2020)

C
e Dimanche 19 avril 2020 André s’en est allé. C’est avec un sourire malicieux
qu’il nous dirait avoir « rendu son chapeau claque » pour retourner à la vie
civile et se rendre dans son Lot natal, précisément à Mayrinhaa-Lentour. Un
retour au pays pour y couler une retraite paisible autant qu’active, un moment quand
même pas trop attendu sinon craint. Infirmier de circonstance, avant de l’être de
profession, et après plus de trois décennies dans cet hôpital qui avait su l’accueillir,
et dont il avait su écrire l’histoire associée à celle de sa discipline : la psychiatrie
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dont il fut un acteur impliqué, André fut un infirmier autodidacte a t-on dit ? un
infirmier écrivain assurément qui voyait en chacun de nous un producteur de
réflexions et d’écrits, tout comme lui, s’adressant à l’un ou l’autre d’entre nous avec
cette question : « qu’est-ce que tu as sur le feu en ce moment ? » Ceci pour nous dire
sa conviction que tous, nous étions avec lui sur ces terrains de la recherche et des
projets en cours. Dans son premier ouvrage : « je travaille a l’Asile d’aliénés » paru
en 1974 il nous dit son choix du travail en Psychiatrie, posé comme « concours de
circonstances » un concours qui le conduisit à aiguiser sa curiosité et à dire quelque
chose sur les mœurs de l’Asile et ce dans un climat anti psychiatrique finissant : le
temps du désaliénisme, le temps des Sivadon ou celui de Madame Chaigneau pour
ne citer que ces deux figures de la psychiatrie. Un premier ouvrage qui le consacra
comme professionnel et surtout écrivain en cette fin d’après midi dans les locaux du
« temple de la psychiatrie » : l’hopital Sainte Anne. Un second ouvrage devait suivre,
au titre évocateur : « La tisane et la camisole » avant de s’orienter résolument dans
une voie de chercheur et de clinicien en quête de vérité, celle de Antonin Artaud
auquel il sut consacrer deux ouvrages dont le dernier : « Artaud et L’Asile » publié
en 2015 restitue les échanges et la souffrance d’Antonin au prises avec son histoire,
celle du couple parental, celle des liens avec mère et grand mère, celle aussi de ses
relations avec le corps médical du temps de Rodez et de ses liens avec le docteur G
Ferdière qui sut l’accompagner dans bien des circonstances. Ce qu’on voudrait
retenir de ce fondateur de la SERHEP : le musée de Ville-Évrard, c’est que cet
homme de grande culture qui n’avait d’égal que sa modestie, ne manquait quand
même pas d’humour sur ses ses origines rurales, notamment quand il quittait ses
lunettes, nous déclarant avec le plus grand sérieux : « on peut enlever un p’tit gars

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050229


230 [ psychologie clinique no50 2020/2

de la campagne, mais pas la campagne d’un p’tit gars ». Un homme fidèle et auquel
nous le resteront... fidèle.

S.G. Raymond

M
a rencontre avec André Roumieux est ancienne et pour moi infiniment
précieuse. Elle eut lieu au pavillon des « Tilleuls » de l’EPS de Ville-Évrard,
secteur 10 que dirigeait à l’époque d’une main de fer Mm le Dr. Goujon.
André était surveillant de ce pavillon dont il fit rapidement son fief. Nous étions au
cœur des années 1980, je venais de soutenir ma thèse, petit objet bancal traitant des
adolescents de famille d’origine maghrébine en France, qui se voulait une recherche
interculturelle précise et froide et fut un peu mieux que cela, trouvant sa bifurcation
féconde par la relation d’une prise en charge d’un jeune adulte qu’on dira d’origine
algérienne admis à Ville-Évrard. Je ne pus écrire cette relation clinique que parce
que mon travail était soutenu dans ce pavillon. André Roumieux avait réuni autour
de lui une solide équipe d’infirmiers, tous ou presque venus sur Sud-Ouest, et tous
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au départ un peu ironiques devant le jeune psychologue que j’étais tout frais tartiné
des diplômes requis et prolixe en de tics de langage impayables qu’on attrape à
l’université et dont la pratique nous débarbouille rapidement. Puis ils devinrent
attentifs, accueillants sans perdre rien de leur humour salubre. Mon alliance avec
André et son équipe se scella ce midi, dans le bureau des infirmiers où nous nous
partagions jambons, saucissons et fromages venus du Périgord Noir et du Lot. Quoi
de mieux qu’un bon repas totémique pour se sentir conquis par l’esprit de corps.
Alors je partageais mes emballements, mes hypothèses, et m’entretenais avec les uns
et les autres des aléas des prises en charge, comme on le dit, et c’est bien avec l’écoute
d’André Roumieux et de ses vaillants commensaux que je réalisa, peu à peu, l’impor-
tance de l’institution, de l’histoire, la place de la subjectivité du soignant dans le
soin, le sens du collectif. Sans cette écoute, je n’aurais pas su mener certains suivis
dont celui de ce jeune patient halluciné et déraciné qui humanisa ma thèse. Il faut
dire aussi qu’à mon enthousiasme désordonné et encombrant, les excellents psy-
chiatres qui tenaient la maison réservaient une attention limitée et un accueil tout
de douche froide.
La vie institutionnelle c’est aussi des drames, des patients qui meurent, des vio-
lences. Point tant que cela, mais tout de même. Et toujours la vivacité d’André Rou-
mieux, son humanité, qui me permettait de parler de mes doutes, de mes angoisses
sans m’en sentir trop encombré ou trop inhibé.
André Roumieux portait avec sagesse et bonhomie la vertu de l’accueil et l’audace
de la parole. Grâce à lui, les infirmiers et même le psychologue turbulent avaient
leur mot à dire. Gardienne de l’histoire, son équipe savait se faire pionnière avec
une efficacité dont nul ne se fit gloire. La joie du travail bien fait, le goût
< Hommages > 231

d’expérimenter ces trouvailles vivantes du secteur (Visite à domicile, etc.) réchauffait


nos échanges.
Sur le métier d’infirmier peu ont voulu et su écrire comme André Roumieux. Je
tiens pour indispensable pour qui aujourd’hui bataille pour une psychiatrie huma-
niste la lecture de ses deux livres majeurs, Je travaille à l’asile d’aliénés (1974) et La
tisane et la camisole (1981). Bibliophile, amoureux du surréalisme, grand connaisseur
d’Artaud avec qui il avait une relation presque fraternelle, toute sa vie il s’est battu
contre la contention, les soins trop lourds ou trop hâtifs.
Sans André Roumieux, aurais-je continuer à travailler en psychiatrie ? Aujourd’hui,
je sais bien que non. Ma dette est importante.

Olivier Douville
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232 [ psychologie clinique no50 2020/2

Lectures critiques
[ Rubrique dirigée par O. Douville et M.C. Fourment-Aptekman
François Ansermet Prédire l’enfant (2019) Paris PUF, 80 pages.

Cet ouvrage court et dense interroge les incidences des biotechnologies médicales
sur le vivant en insistant sur la question de la prédiction, rendue, pour certains,
apparemment possible, à partir des possibilités offertes par la génétique à travers les
technologies liées à la PMA. Pour l’auteur, il s’agit plutôt d’une dialectique perma-
nente entre prédiction et incertitude. Cette possibilité entrevue de prédiction nous
plonge dans un vertige dès que l’on peut faire un lien entre procréation et prédiction.
Mails la procréation risque de se disjoindre de plus en plus de la sexualité pour
limiter au maximum l’incertitude, et l’on revient à une question très ancienne dans
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ce domaine : savoir ou ne pas savoir ? Les possibles conséquences des savoirs actuels
donnent effectivement le vertige : le dépistage préconceptionnel deviendra-t-il obli-
gatoire ? Et si oui, refusera-t-on la prise en charge d’une maladie qui aurait pu être
évitée en pratiquant une IVG ? C’est un exemple et il est possible d’en citer bien
d’autres parmi lesquels se situe aussi le choix du conjoint en fonction de son
génome... Par ailleurs, la question de la prédiction bouscule la temporalité. En effet
la prédiction met le passé dans un présent qui révèle un futur déjà joué. Cet amal-
game représente un trop plein de savoir entraînant une sidération de la pensée car
il s’agit de lire l’avenir dans le passé. F. Ansermet souligne que dans la prédiction
génétique, c’est un destin qui s’accomplit et que, comme dans la tragédie, il s’agit
de mener le combat contre un destin déjà connu. C’est ainsi qu’une interruption
thérapeutique de grossesse peut être vécue comme un parricide. La prédiction peut
faire entrer la mort dès la procréation. C’est un réel impossible à affronter qui pro-
voque un traumatisme figeant le sujet dans une incapacité à décider, et, pour sortir
de l’impasse la question se pose de savoir si l’on peut échapper à ce qui est prédit
comme tente de le faire Œdipe, montrant ainsi une certaine parenté entre prédiction
et oracle. Le temps grammatical adapté à la prédiction est celui du futur antérieur
qu’il faut cependant nuancer en cas de prédiction probabiliste qui porte en elle une
grande marge d’incertitude que le futur antérieur n’autorise pas. Le futur, même
antérieur, ne permet pas de tout prédire. Si le sujet est déterminé par ce qui lui est
transmis, il est aussi ce qu’il fait. La causalité n’est jamais linéaire et toutes sortes
de bifurcations sont possibles au cours du temps, ce qui introduit la notion de dis-
continuité porteuse d’un potentiel de changement qui peut se saisir dans l’instant,
le kairos. C’est là, selon F. Ansermet, qu’intervient le psychanalyste en réintroduisant

Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202050232


< Lectures critiques > 233

la fonction de l’instant au-delà du moment pour conclure qui permet de sortir de


ce qui avait été déterminé.
En conclusion, il est urgent de lire cet ouvrage pour saisir les enjeux des techniques
biomédicales sur le devenir du sujet et l’importance du rôle que peut avoir le psy-
chanalyste pour dénouer les fils d’une stricte détermination.
Marie-Claude Fourment-Aptekman

Bulletin de psychologie (2019) tome 72(5), no 563.

Ce numéro dédié à la faculté de mémoire s’ouvre par un hommage collectif remar-


quable à Alain Lieury qui a consacré sa vie de chercheur à la mémoire, depuis sa
thèse de 3e cycle soutenue au laboratoire de psychologie expérimentale de P. Fraisse
en 1973 jusqu’à son décès en 2015 après une longue carrière d’enseignant-chercheur
à Strasbourg puis à Rennes où il s’était implanté depuis 1982. Le corps de l’ouvrage
est constitué d’articles reprenant ses travaux ou s’en inspirant. Le premier étudie
les différentes formes de mémoire impliquées dans le traitement d’informations
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visuelles chez des sujets âgés de 5 à 50 ans. Les chercheurs font l’hypothèse, à partir
de nombreuses études, selon laquelle la mémoire de travail serait différente chez
l’enfant et chez l’adulte. Chez les jeunes enfants elle serait plutôt indifférenciée et
se différencierait avec l’âge en une composante visuelle et une composante spatiale
auxquelles s’ajouteraient des composantes lexicales et sémantiques. Les résultats
d’une première expérience réalisée avec des enfants âgés de 5 à 10 ans, comparés à
un groupe d’étudiants, montrent que les performances augmentent avec l’âge, mais
de manière inégale selon les épreuves. Ce sont celles relatives aux patterns visuels
qui augmentent le plus. Mais les résultats restent inférieurs à ceux des étudiants.
Comparés aux résultats d’un groupe d’adultes jeunes, ils montrent que la mémoire
de travail se différencie de plus en plus avec l’âge. Qu’en est-il aux différents âges
de la vie chez des sujets plus âgés ? On s’aperçoit que les performances atteignent
un pic à 16 ans pour diminuer ensuite de manière beaucoup plus importante pour
les patterns visuels. En conclusion, il existe bien une variété de mémoires pour traiter
les informations visuelles et spatiales, et, pour les objets étudiés, ces mémoires culmi-
nent à 16 ans, mais cela n’implique rien pour d’autres objets visuels tels que les
figures géométriques ou les visages.
L’article suivant montre la démarche utilisée pour l’élaboration d’un test de mesure
de connaissances encyclopédiques scolaires à l’école élémentaire française, QMS-E.
Cette mémoire concerne le vocabulaire dont l’importance est capitale pour la réussite
scolaire. La mémoire encyclopédique est définie comme le stock des connaissances
d’un individu, mots, catégories, images soit dans le domaine scolaire soit dans celui
extra-scolaire. C’est du contexte scolaire dont il est question ici. Lors d’une évalua-
tion nationale, il a été procédé à un inventaire des connaissances encyclopédiques
234 [ psychologie clinique no50 2020/2

ainsi qu’à l’estimation du vocabulaire encyclopédique à l’école élémentaire en déter-


minant le nombre de mots acquis par niveau puis en évaluant le devenir d’un échan-
tillon aléatoire de cent mots communs à tous les niveaux. L’acquisition est rapide
entre le CP et le CE2. À partir de cette étude, les auteurs ont construit un test de
mémoire encyclopédique à l’école élémentaire à partir d’un échantillon de 409 élèves
de CM2 auxquels ils soumettent un QCM sur 100 mots de vocabulaire issus des
manuels scolaires. Pour chaque mot quatre réponses sont proposées dont une seule
est juste. Les résultats sont cohérents avec un modèle théorique postulant l’existence
de trois facteurs inter-corrélés. Les corrélations sont positives avec les évaluations
réalisées dans le cadre national. On ne note pas de différence garçon/fille. En
revanche, les enfants venant de zones d’éducation prioritaires ont des scores signi-
ficativement moins bons que les autres. Certaines questions restent ouvertes, en
particulier celle de la motivation impliquée dans les apprentissages et plus spécifi-
quement dans l’acquisition de la mémoire encyclopédique.
Après avoir étudié la construction de la mémoire chez l’enfant, il convient de s’inté-
resser à son évolution chez la personne âgée, sujet d’une importance capitale dans
notre société vieillissante dans laquelle la maladie d’Alzheimer ou d’autres maladies
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neuro-dégénératives, en atteignant la mémoire, privent le sujet de son autonomie.
Les auteurs font l’hypothèse qu’un niveau éducatif élevé et la pratique d’activités
stimulantes auraient des effets protecteurs sur les effets du vieillissement, et que le
niveau élevé de celles-ci pourrait compenser le faible niveau éducatif. Quarante per-
sonnes âgées de 65 à 84 ans ont participé à la recherche composée de plusieurs
expériences mesurant l’empan mnémonique et divers aspects du fonctionnement de
la mémoire. Certaines épreuves sont sensibles au niveau éducatif, d’autres au niveau
des activités stimulantes et il semble bien que ces dernières puissent venir dans
certains cas compenser le faible niveau éducatif. Il faut nuancer ces résultats car les
facteurs étudiés n’ont d’effets que sur certaines tâches et non sur d’autres. Les
recherches doivent être poursuivies avec des échantillons plus importants.
Jusque-là, l’accent a beaucoup été mis sur l’importance des mots, du langage en
général, sur les performances en mémoire. Qu’en est-il avec d’autres supports,
imagés en particulier ? C’est la question que se posent deux auteurs à partir de tra-
vaux d’Alain Lieury sur les processus d’apprentissage en milieu scolaire. Des études
déjà anciennes montrent que les images font l’objet d’un double codage, l’un serait
analogique et l’autre verbal, ce qui faciliterait leur mémorisation. De même l’illus-
tration d’un texte aurait des effets bénéfiques sur sa mémorisation mais de multiples
facteurs interviennent, comme l’ordre de présentation, qui viennent empêcher une
généralisation hâtive. Ces deux types de codage sont-ils indépendants ou fonction-
nent-ils de manière intégrée au sein d’un système plus vaste ? Là encore, de multiples
paramètres sont à considérer avant de pouvoir répondre à cette question. Jusqu’à
une période récente, les recherches portaient sur des images fixes, mais depuis une
décennie environ, les études intègrent la vidéo et les jeux vidéo. Chez les lecteurs
< Lectures critiques > 235

entrainés, la mémorisation est meilleure avec un texte écrit qu’avec une présentation
vidéo type documentaire. Mais l’acquisition de procédures d’action (comme le secou-
risme) est nettement facilitée par une présentation audio-visuelle par rapport à une
présentation écrite. Ce type d’apprentissage est en pleine expansion et de nom-
breuses améliorations ont déjà été apportées comme le séquençage des procédures
qui permet de retrouver plus facilement un élément. Quant aux jeux vidéo, permet-
tent-ils de meilleurs apprentissages ? Le côté ludique aurait plutôt un impact négatif,
mais en revanche, certains jeux favoriseraient l’amélioration de l’attention percep-
tive. Selon certains auteurs, ils amélioreraient aussi les compétences spatiales, ce qui
est loin de faire l’unanimité. Dans ce domaine, de très nombreuses recherches sont
en cours et il faut reconnaître à Alain Lieury d’avoir saisi dès les années 80, l’impor-
tance que prendraient l’image et les écrans sur les apprentissages scolaires et
extra-scolaires.
Un dernier article sera juste cité car il porte sur un aspect très technique de l’analyse
factorielle indispensable pour étudier de manière statistique les différents paramè-
tres entrant en jeu dans la mémoire d’une part, et, d’autre part, dans l’étude et les
méthodes de la psychologie différentielle.
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Ce numéro en hommage à Alain Lieury nous rappelle la prééminence des travaux
sur la mémoire en psychologie expérimentale puis cognitive, à partir des années 80.
Marie-Claude Fourment-Aptekman

Le Coq – Héron, 236, « Cliniques 2, au cœur des réflexions actuelles », Toulouse,


Érès, 2019.

Ce deuxième numéro du Coq-Héron consacré à la thématique de l’actualité de la


clinique place au centre des débats qu’il propose de poser la clinique en interrelation
avec notre social contemporain. Il témoigne de cette volonté et de cet engagement
constant des psychanalystes à penser les différents enjeux sociétaux à l’heure où les
mouvements de déliaison impactent nos pratiques. Les contributions proposées ici,
coordonnées par Claude Guy, sont argumentées par des auteurs qui partagent, trans-
mettent leurs expériences professionnelles selon leurs sensibilités.
Comme à l’accoutumée cet ouvrage nous offre une multitude de communications
diverses et variées qui plairont à beaucoup. Toutes ont cette particularité de réin-
terroger des concepts freudiens et leurs évolutions, au regard de nos préoccupations
cliniques actuelles.
Michelle Moreau Ricaud et Jacques Barbier proposent deux beaux hommages à Alain
de Mijolla et Alain Didier-Weill, deux psychanalystes hors pairs, et infatigables, pas-
sionnés d’histoire pour l’un et de théâtre pour le second.
Élisabeth Bugglin ouvre la réflexion par une interrogation : être ou ne pas être psy-
chanalyste dans le monde actuel ? À l’ère de l’évolution du numérique, des logiques
236 [ psychologie clinique no50 2020/2

managériales et technicistes, la psychanalyse et la cure type semblent obsolètes. Il


existe une surabondance d’applications, de programmes en tout genre proposant du
bien être dans l’immédiateté d’un « like » ou d’un « tweet ». Tout est partagé et repar-
tagé à vitesse instantanée. La recherche de guérison rapide avec plutôt un étayage
objectal sont préférés à un travail sur la répétition névrotique dans la temporalité du
transfert qui viendra offrir une subjectivation du sujet. Qu’y a-t-il de différent du
temps de Freud, Abraham, Ferenczi ou Jung ? Élisabeth Bugglin interroge de
manière pertinente, comment chacun d’entre nous : psychanalystes, psychiatres, psy-
chologues et tout membre de communauté analytique, puisse être aux prises avec
une « sorte de névrose infantile ».
Au cours de la lecture, nous trouvons un écrit de Dominique Gaucher sur lequel il
me semble intéressant de s’attarder. Celui-ci évoque la bisexualité comme concept
oublié par la psychanalyse par une mise en dialogue de son expérience clinique avec
un article de Winnicott « Clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et la
femme », paru dans Jeu et réalité. Dominique Gaucher, reprend ce texte, toujours
d’actualité, et questionne une bisexualité présente chez chacun d’entre nous qui
ressurgit dans le quotidien de la rencontre et de la cure analytique. Une analyse sans
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fin ou qui perdure nous conduirait à nous interroger à ce sujet. Le travail de Win-
nicott principalement sa théorie sur la bisexualité, autrefois repoussée par la commu-
nauté psychanalytique, est remis à l’ouvrage et en réflexion par une réactualisation
du concept de « l’être comme élément féminin » et du « faire comme élément du
masculin ».
Au fil des pages, chaque auteur parle de la diversité des pratiques à partir de vignettes
cliniques. C’est aussi, semble-t-il, montrer à quel point l’analyste se retrouve engagé
dans la relation avec son patient et comment la rencontre vient attracter, mettre au
travail les propres vécus et expériences de l’analyste encore non suffisamment sym-
bolisés. Il y est fait référence avec certains concepts encore d’actualité où la présence
de l’analyste devient un véritable outil de figuration, où peu importe la langue parlée
au sein de la rencontre, c’est de l’écoute avec « la troisième oreille » dont il s’agit.
Ce concept emprunté à Théodore Reik est évoqué par Martine Dethorre au cours
du travail spécifique d’un analyste lorsqu’il reçoit un enfant sourd. Il est question
ainsi de redonner ces lettres de noblesses à l’écoute du transfert et contre transfert
et à ses effets sur l’analyste jusqu’à ce que celui-ci en perde aussi son ouïe. C’est
également aborder la nécessité de connaître l’histoire et les représentations qui
entourent la surdité et les sourds depuis des siècles. Ainsi, la connaissance des vio-
lences d’effacement, dont ceux-ci furent victimes jusqu’au XXe siècle, permet de
décrypter les différents enjeux et repérer les traces au sein de la cure. C’est donc
tenter une historicisation du sujet qui permettra ainsi qu’il renforce de multiples
supports identificatoires.
Le dernier texte qui retient mon attention est celui de Martine Hovanessian, « Anthro-
pologie de la disparition – Une écriture de la disparition : recoudre les fragments ». Cet
< Lectures critiques > 237

écrit issu d’une communication réalisée lors du colloque intitulé « Anthropologie de


la disparition », interroge l’acte du témoignage écrit de l’évènement génocidaire
comme une tentative d’inscription et d’appropriation de l’irreprésentable qui pas-
serait par le travail de remémoration, de transmission d’un « faire voir » et « faire
entendre » par des chercheurs eux-mêmes personnellement concernés par la des-
truction liée à la violence du génocide. Martine Hovanessian évoque la démarche
d’un écrire contre la négation, qui consisterait à « recoudre des fragments », donner
des bornes géographiques et une temporalité à l’évènement. Lorsque l’auteur du
sujet, lui-même, porte en lui aussi des parts éparses et enfouies, mises sous silence,
déniées de l’histoire collective qui s’articule avec l’individuel, il s’agit de réhistori-
ciser un passé où le langage et la langue ont volé en éclat avec cependant l’existence
d’une contrainte liée à ce processus. Ainsi, cette écriture témoignage indissociable
du statut de survivant, qui tente de redonner du sens à quelque chose d’insensible
et d’imprévisible, témoigne de la difficulté de rendre audible et visible une mémoire
engloutie.
L’ouvrage se lit agréablement et dans les dernières pages nous pouvons découvrir
un écrit de Marcel Sanguet qui revisite la chasse au Snark de Lewis Carroll face aux
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attaques des théories de l’inconscient qui s’opèrent actuellement par l’intermédiaire
de processus destructifs de déliaisons.
Retenons donc l’essentiel : ce livre est foisonnant d’éléments psychanalytiques argu-
mentés par de nombreuses expériences cliniques. Accesible, il permet que chacun
des chapitres puisse se lire indépendamment. Cela permet ainsi de glaner les sujets
qui de prime abord pourraient nous attirer plus que d’autres. Une fois les passages
de l’ouvrage recherchés et lus, il est donc aisé de revenir, s’arrêter plus longuement
sur une partie ou sur une autre.
À l’époque des controverses, de la violence protéiforme, l’intérêt de cet ouvrage ne
réside pas seulement dans le fait de nous nourrir d’un dialogue clinique fourni, mais
de nous montrer que la psychanalyse se veut plus vivante et créative que jamais.
Karine Henriquet

Ivy Daure, Maria Bporsca (sous la dir. de) Les génogrammes d’aujourd’hui, la clinique
systémique en mouvement, Paris, ESF, 2020.

Dirigé par et Maria Bporscace livre permet de questionner la pertinence et la fonction


du génogramme dans la clinique actuelle plus de quarante ans après sa création,. À
travers les contributions des auteurs européens, nous sommes invités à redécouvrir
cet outil mythique développé par les apports de Bozormenyi Nagy et de Bowen et
mis en lumière par les travaux de Monica Mc Goldrick.
Cette découverte prend la forme de rencontres :
238 [ psychologie clinique no50 2020/2

Une rencontre avec des auteurs européens reconnus qui partagent leur clinique et
leur singularité.
Une rencontre avec des contextes, migration, formation, gérontologie, relation vir-
tuelle, thérapie familiale ou individuelle... dans lesquels le génogramme trouve toute
sa pertinence.
Ces différents contextes soulignent dans le génogramme, sa dimension de « tiers
relationnel » au sens de Phillipe Caille pour qui « Nous existons en nous racontant à
nous même, et ce récit que nous faisons ne peut exister sans qu’il ne puise constam-
ment dans les récits, plus ou moins nombreux, qui nous relient ou nous ont relié aux
autres » (Caille, 2001). Le génogramme devient un levier thérapeutique qui permet
l’émergence d’un nouveau récit, d’une manière de pouvoir se raconter autrement avec
un autre regard. Par l’utilisation du génogramme, les thérapeutes s’engagent avec
leurs patients dans une expérience commune et émotionnelle avec l’idée que « le récit
n’est pas toute l’histoire » (Caille, 2006). Une rencontre avec les différentes formes du
génogramme, imaginaire, digital, métaphorique, paysager... qui soulignent la ques-
tion de la relation et de l’appartenance. Robert Neburger distingue ces deux notions.
Il définit la relation interpersonnelle comme un échange : « j’existe dans le regard de
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l’autre, l’autre existe dans mon regard. » Le sentiment de n’être plus reconnu par
l’autre, d’être devenu transparent aux yeux des autres est une souffrance. La relation
est un rapport privilégié entre deux êtres, un attachement réciproque et affectivement
investi. La relation d’appartenance s’exprime à travers des valeurs, des croyances et
des buts qui créent une communauté réelle et/ou psychologique. Dans chacun de ses
groupes, le sujet se voit conférer une place. L’appartenance impose un engagement
vis-à-vis du groupe. L’un des effets de ce type de relation est qu’il crée une solidarité,
une loyauté entre ses membres. L’existence de chacun repose sur ce double réseau
constitué d’un réseau relationnel sur lequel se superpose un système d’apparte-
nance : d’un côté l’attachement, de l’autre l’engagement. Ces deux systèmes relation-
nels sont distincts et complémentaires et les présentations faites dans cet ouvrage en
témoignent. Le génogramme met en relief cette complémentarité, permettant au sujet
de pouvoir mieux se repérer dans la complexité des liens et des relations.
Cet ouvrage s’adresse aux professionnels qui souhaitent mieux appréhender cet outil
riche et puissant qu’est le génogramme tant dans sa créativité que dans ses aspects
innovants.
Grégory Delvacque

Pierre Delion. Madeleine Alapetite. Mathieu Bellahsen et Sandrine Deloche. Éloge de


la Psychiatrie de secteur, Paris, Éditions d’une, 2019.

S’agit-il d’un éloge de la psychiatrie de secteur, d’un réquisitoire utilisant le secteur


comme arme dirigée contre la psychiatrie d’aujourd’hui ou d’un plaidoyer en faveur
< Lectures critiques > 239

d’une anti-médecine ? Ces questions traversent ce petit ouvrage, riche de souvenirs,


le plus souvent militants, chez nombre d’entre nous. Et sur une période qui fut celle
de l’anti psychiatrie, nourrie du désaliénisme couplé avec le surréalisme de toute
une époque. Appelons les choses par leur nom : le Conseil National de la Résistance
venait de donner naissance à une psychiatrie humaniste dont la génération des
1970-1980 devenait les principaux acteurs. Et il faut bien reconnaître que les cinq
chapitres qui constituent ce « mémoire » c’est-à-dire cette page d’une histoire par-
tagée au moins par toute une classe d’âge, méritait de voir le jour, ne serait-ce que
par les enseignements qu’elle comporte et les figures sur lesquelles elle peut
s’appuyer. On se situe dans les « Trente glorieuses » finissantes où purent se dire les
idéologies et se concilier les oppositions, se développer les effets cumulatifs des
différences. Une autre particularité de ce travail inauguré et conduit par Pierre Delion
qui prend le risque de dire ses engagements d’il y a 50 ans désormais. En fait il s’agit
pour les auteurs d’une démarche et d’un regard d’ethnologues sur la psychiatrie
angevine qui traduit assez bien ce que nombres de professionnel(le)s (qu’on dit
aujourd’hui de santé) eurent à connaître. Ce regard est vivifiant, encore plein
d’entrain, sans nostalgie. Les auteurs y croyaient. Leurs croyances ne sont pas vrai-
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ment émoussées. Et c’est bien là une surprise réconfortante. Et si on peut leur repro-
cher, d’écrire parfois du faux avec du vrai, et de dire les maux d’hier avec les mots
d’aujourd’hui (restrictions historiographiques) chacun sait remettre les pendules à
l’heure. Car, et pour ne pas y revenir, ce livre recèle aussi bien des espoirs déçus et
des projets détournés que la disparition des principaux instigateurs a laissé en sus-
pens. Il est en quelque sorte une piqure de rappel pour les artisans en poste.
P. Delion ouvre ce rappel, ce temps de sa jeunesse qui voit les balbutiements d’une
psychiatrie humaniste, prenant ses distances avec la psychiatrie académique des J.
Delay et de son école à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale (C.M.M E),
une période où la désignation même des lieux de soins est à la recherche de sa légiti-
mité. 1838 : Asile Départementale. Phase de médicalisation de la folie sur le territoire
religieux). 1947 : Hôpital psychiatrique et folie répertoriée et classée sur le modèle
médicale, toujours selon le système et les lieux du religieux. La folie est une vraie
maladie. Les fous sont devenus des vrais malades. 1960 : fin de l’omnipotence des
officiers de santé devenus médecins directeurs au profit d’une jeune génération
d’administratifs formés à l’École de Santé de Rennes, une substitution qui ne se fait
pas sans tension : les médecins sont confirmés dans leurs responsabilités sur les
« malades « les directeurs le sont dans leurs responsabilités sur les dispositifs et les
personnels. Dans ce climat, parfois commenté par un des derniers médecin directeur
de Briennes le Château, paraît la circulaire du 15 mars 1960 consacrée au secteur, et qui
paraît être la moins mauvaise issue aux tensions des médecins avec les directeurs. C’est
une autre version des conditions de la parution de cette circulaire qui est seulement un
texte réglementaire soumis aux décisions, dans son application, des directeurs d’éta-
blissements désormais administratifs. Pouvoirs ou responsabilités accrus de ces
240 [ psychologie clinique no50 2020/2

derniers ? le secteur s’ouvre sur une réforme des statuts marquant, possiblement, la fin
de l’hospitalocentrisme et du statut de hobereau local des médecins, c’est-à-dire de ces
hospitaliers qui vont devoir œuvrer dans la cité. Sans revenir sur l’histoire des disposi-
tifs, la mention de la psychothérapie institutionnelle, partie de Saint Alban avec notre
psychiatre Catalan F. Tosquelles et des psychiatres qui ont pu le suivre, les Torrubia,
les Koechlin, Ayme, J, Bonnafé, L ; Follin, S, Le Guillant et quelques autres, tous
politiquement marqués et actifs au sein du Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux
(pour nous le fameux S.P.H) ou encore engagés comme R. Gentis dans la critique, voire
la suppression des dispositifs, et de la condamnation de la psychiatrie en général. Tous
ces rappels et omissions dessinent la présentation de P Delion et ouvre ou crée les
conditions du travail de ses autres collaborateurs, toujours dans ce climat des années
1970 où règnent, surement en excès les D. Cooper, les R.D. Laing, M. Mannoni que
viennent rejoindre les philosophes Foucault, M ; Deleuze G... et bien d’autres encore.
Révolte ou mouvement littéraire ? Pour P Delion, le raisonnable prévaut où l’on pres-
sent la pensée Eyenne d’une psychiatrie comme branche de la médecine, et qui orien-
tera ses engagements ultérieurs pour ce ce je peux en savoir, pour ce que nous pouvons
en observer et surtout ce que nous pouvons en lire.
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On suivra, ce faisant, le devenir de la psychiatrie de secteur proposée par une pro-
fessionnelle de santé, peut-être dans le sillage de P. Delion, plus sûrement encore
en partage avec lui sur des projets identiques et relevant d’une croyance commune.
Une militante de formation humaniste, fortement marquée par les philosophes du
soupçon et qui ne cède sur rien quant-à son engagement dans les processus de
désaliénation à mettre en œuvre aux bénéfices des hospitalisés. Une femme engagée,
active des années 1968, qui nous remet en mémoire cette volonté de soigner l’éta-
blissement pour soigner ou mieux accompagner les bénéficiaires tant sur le terrain
hospitalier que sur celui de l’extra hospitalier. Autant d’initiatives qui donneront
naissance aux clubs, à l’ouverture des Centres Médico Psychologiques (CMP) aux
Centres d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (CATTP) aux Hôpitaux de Jour
(HJ) sans revenir sur les Appartements Thérapeutiques et autres Appartements Asso-
ciatifs. En un mot, une implication dans le développement des dispositifs de secteur
qui constituent les plateaux techniques des soins dans la cité. En tous cas, une bien
satisfaisante épopée dont quelques « patients » partagent avec nous l’histoire en cela
qu’ils durent l’être, « patients » pour supporter ou accepter tout ces changements.
Quittant les travaux et projets autour des dispositifs de secteur, et toujours sur ce
territoire, nous sommes introduits a cette question essentielle du traitement de la
psychose, celle de savoir avec quoi on soigne les personnes en proie aux processus
psychotiques, de savoir aussi, pour le docteur Bellahsen, de quoi ces personnes ont
besoin à titre individuel et ce qu’il est nécessaire d’instituer en termes de dispositifs
collectifs. Tout un travail, une entreprise de mise en œuvre d’outils pour une clinique
singulière qui va délimiter un espace de travail psychique et permettre de prendre
du recul et élaborer ces rencontres.
< Lectures critiques > 241

C’est surement l’éloge de la pédopsychiatrie de secteur et les références à J. Oury, à


Jeangirard et aux tenants de La Borde comme à la clinique de La Chaille qui constitue
le noyau de l’être de ce riche et précieux volume. Autant de rappels avec lesquels le
docteur Deloche cadre son exercice. Nous est proposé une version de la naissance de la
pédo psychiatrie qui nous remet en mémoire le célèbre enfant sauvage, le « Itard de
l’Aveyron » mis en scène par F. Truffaut à partir de la thèse de L. Malson et qui inspira
les travaux de Bourneville à l’origine de l’ouverture de la Fondation Vallée. Un bel
itinéraire auquel nous aurions souhaité voir mentionné R. Mises et ses travaux consa-
crés aux dysharmonies évolutives, précisément dans cette même Fondation. Au total,
cette praticienne chevronnée parle de révolution symbolique qui consiste a faire
admettre aux pédiatres et neuropsychiatres (qui n’existent plus depuis 1969) que le
trouble chez l’enfant n’est pas fixé, et même réversible dans sa destinées selon les
traitements proposés et les convictions théoriques attenantes. La conviction avec
laquelle sont conduites les présentations de cas contribue à donner à ce recueil d’arti-
cles un dynamisme aujourd’hui réconfortant, un dynamisme !surtout une implication
et une réflexion directement en prise avec les orientations de l’École Freudienne. Car
si nous lisons ce texte rédigé par Sandrine Deloche, nous y reconnaitrons l’esprit des
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deux congrès internationaux, consacré aux psychoses, le premier à Paris en Octobre
1967 et le second en Décembre 1968 traitant de « l’enfant, la Psychose et l’Institution ».
Et ce que dit, pour l’essentiel cette auteure, assurément psychanalyste d’enfants
œuvrant sur le secteur est rappelé par jean Oury parlant de l’enfance : « la ségrégation
mise à l’ordre du jour par une subversion sans précédent. Ici n’est pas à négliger la
perspective qu’à l’intérieur du collectif, le psychotique essentiellement se présente
comme le signe, signe en impasse, de ce qui légitime la référence â la liberté ». De cette
liberté dont J. Lacan peut déclarer que « Loin que la folie soit la faille contingente des
fragilités, de son organisme, elle est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans
son essence. Loin qu’elle soit pour la liberté une insulte (comme H. Ey l’énonce), elle
est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre. Et l’être de
l’homme non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de
l’homme, s’il ne portait en soi la folie comme la limite de sa liberté ».
Les conditions sont maintenant réalisées pour nous permettre de nous faire
connaître ce que P. Delion appelle avec modestie son mémoire de Certificat d’Études
de Spécialités, ce fameux certificat de troisième bien souvent minoré dans son impor-
tance et aujourd’hui disparu. Un travail que cette publication remet dans une actua-
litéqu’on peut, en toute raison, et pour ce que j’ai eu à connaître de ces certificats,
être rapporté à un des premiers rapports sur le secteur, un rapport dont la pertinence
et la clarté a très probablement contribué à l’écriture du petit Que Sais-je de
M.C. George et Y Tourne, publié aux PUF dans le début des années 1980. Un rap-
port, à mon avis, toujours d’actualité quant – à l’usage des dispositifs, la diversité et
la richesse des 10 observations cliniques soumises à notre sagacité. On peut, briè-
vement, faire mention de ces « quelques histoires cliniques » :
242 [ psychologie clinique no50 2020/2

1 – Histoire de Jacqueline ou les vicissitudes d’un sujet à la recherche de son désir.


2 – Dominique ou les travailleurs de la santé mentale à l’usine.
3 – Simone ou le couple hystérique/paranoïaque face au libre choix
4 – Moïse et Mademoiselle Évelyne. Hospitalisation répétée pour symptômes divers
l’invalidant dans son travail.
5 – Yvonne ou du transfert à la campagne
6 – Auguste ou l’importance du rôle de l’infirmier en visite à domicile (VAD) dans
l’évolution des rapports entre le « dangereux maniaco-dépressif » et son entourage.
7 – Dominique G ou de l’hospitalisation pieds et poings liés à l’apprentissage de
l’horticulture.
8 – Rose J., ou la tentative de maintien à domicile d’une malade démente sénile. Limites.
9 – Constant, L.., de l’hospitalisation du mari alcoolique à une sobre demande de
divorce.
10 – René, L., ou de la psychose paranoïde à la responsabilité d’un foyer logement.

Ces histoires cliniques, datant de plusieurs décennies, méritent d’être rappelées et


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contées. Elles traduisent assez bien la diversité des situations, à un moment donné,
dans une période où les acteurs du secteur craignaient de voir leurs pratiques se
transformer en opérations de quadrillage social. Dans la mention de ces itinéraires
qu’on ne peut détailler se trouve questionnée ce que l’auteur appelle « la place des
coordinations organisationnelles de prise de conscience du fait transférentiel ». Un
travail, donc, qui doit aussi composer avec les résistances induites par ces prises de
conscience chez certains de ses bénéficiaires tout en signalant avec les intérêts, les
dangers de telles procédures.
Ces pratiques en milieu rural peuvent-elles vraiment être comparées avec les situations
rencontrées en milieu urbain ou en sont elles si différentes ? On peut prendre le risque
de répondre positivement en cela que cette différence peut être appréciée dans le
traitement, et dans un contexte de plus grande tolérance, une souplesse qui fonde ce
qu’on peut définir comme une psychiatrie humaniste. Il faut vraiment que la personne
se soit mise en situation de danger, ou qu’elle est mis autrui ou la ferme en danger pour
que l’internement soit envisagé. Alors, oui ! ce pari d’une célébration de l’hier avec ses
initiatives et ses inventions est plutôt gagné. Il est encore possible sinon souhaitable de
s’en nourrir, actuellement, pour de nouvelles ouvertures et possibles aventures selon
cet adage qui veut que « l’intelligence ne soit pas ce qu’on sait mais ce qu’on fait quand
on ne sait pas ». C’est bien de ce passage la dont nous parle cette publication, tout à fait
susceptible de donner un nouveau souffle à une entreprise multiforme qui a su aller
au-delà de la compilation pour gagner en créativité et en innovation toujours renou-
velée. Un titre à retenir dans sa version pour moi optimiste et qui se moque, traverse ou
choisit d’ignorer ce climat de mise au ban de cette branche de la médecine.
Serge G. Raymond.
< Lectures critiques > 243

Sylvain Favereau, Dr Évelyne Miquel-Garcia, Béatrice Favereau, Le Dispositif ITEP


illustré, Nîmes, Champ Social, 2019.

Des images ! Oui il y en a dans les publications que nous vous présentons. Ici, il s’agit
d’un petit livre réalisé à l’italienne qui présente l’intégralité du résumé à ce jour des
modalités de fonctionnement de ces services rénovés et développés que l’on nommait
jusqu’il y a peu, Instituts de rééducation. Désormais les Instituts Thérapeutiques,
Éducatifs et Pédagogiques déploient leurs services dans des modalités d’accueil au
plus près des besoins d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes qui présentent des
difficultés psychologiques qui perturbent leur socialisation et l’accès aux apprentis-
sages. Conçu comme un petit guide illustré il aborde les différents points d’une façon
concise et simple, avant tout accessible aux jeunes concernés, à leur famille et aux
diverses institutions éducatives et scolaires qu’ils ont traversé, le plus souvent avec
difficultés. Attention : même d’autres collègues des institutions éducatives, soi-
gnantes, trouvent là l’information qui bien souvent leur fait défaut, qui ouvre à leur
compréhension du champ thérapeutique, celui qui leur a fait défaut, celui qu’ils n’ont
pas osé imaginer ! On sait enfin quels sont les établissements, ce qu’on y propose, en
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quoi ils sont thérapeutiques et comment y accéder. L’information contenue dans ce
petit ouvrage précis cumule le contenu des dispositions administratives, thérapeuti-
ques par la présentation des outils mis à la disposition des jeunes ayant des difficultés.
Je tiens à citer les auteurs, qui font un résumé, un bilan, de leur expérience d’écriture :
« Nous avons abordé des sujets liés à l’éducation, au soin et aux petits soins. Nous
avons aussi évoqué l’institution non pas ses murs, mais ses murmures, car c’est de
parler qu’il s’agir ». Ce petit livre est à offrir aux nouveaux embauchés du personnel
des ITEP et aux jeunes et à leurs familles qui recourent à ses services.
Claude Wacjman

Tomasz Fetzki, Édouard Onésime Séguin..., impuls, Krakow (Pologne), 2020, 255 p.
(publication en polonais, nombreuses illustrations).

Le Docteur Tomasz Fetski fait part de ses recherches, à propos d’Édouard Séguin,
dont il a exploré les fonds encore peu ou mal exploités en France et aux États-Unis.
Il ajoute à cette enquête la publication d’une iconographie dont les items sont peu
connus des spécialistes. Il établit les origines de la méthode pédagogique qui, à
travers l’œuvre du Dr Désiré Magloire Bourneville, puis de celle de Maria Montessori,
permettra de considérer cette pratique comme la première complète (psychologique,
physiologique, pédagogique) à destination des enfants porteurs de troubles de l’adap-
tation sociale, scolaire et relationnelle. La rédaction de Psychologie Clinique, fera
paraître par la suite une note de lecture complète.
Claude Wacjman
244 [ psychologie clinique no50 2020/2

Figures de la psychanalyse, 38, « L’expérience Lacanienne », Toulouse, Érès, 2019.

Le numéro 38 de la revue Figures de la psychanalyse coordonné par Gisèle Chaboudez


nous propose une diversité d’élaborations autour de l’expérience analytique. Les
différents textes explorent ce qu’a été la psychanalyse pour Lacan, tant du point de
vue du vécu, de la connaissance et du savoir, que du langage et du désir. Différentes
sections sont proposées dans ce numéro, nous permettant ainsi de suivre et pour-
suivre le cheminement de l’expérience analytique.

Transmission de Lacan
Éric Laurent ouvre cette section en abordant sa propre expérience personnelle d’ana-
lyse sous la coupe de Lacan. Il explore différentes fonctions structurant une analyse,
notamment la fonction de la hâte, la fonction de la lettre dans la dynamique de
l’interprétation et de ses limites du sens, la fonction de la supervision et la place de
l’argent. Ces fonctions, transmises par le style de l’analyste, imprègnent le futur
analysant d’un certain savoir faire et savoir-être, dans la continuité de celui-ci. Érik
Porge s’attèle au « je n’en veux rien savoir » de Lacan, spécifiant ainsi l’articulation
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avec le manque à être, l’ignorance, le désir et la jouissance. Pierre Bruno étudie le
cheminement de son savoir à travers son transfert des dires de différents noms, lui
permettant ainsi d’aborder une forme de transmission de la psychanalyse. Il s’appuie
notamment, en tant qu’élève-lecteur de Lacan, sur la nécessité de l’analysant à se
séparer de « l’Autre en moi » et le souhait de « ne pas être né », engendré par la fin
de la cure. Guy Le Gaufey nous amène du côté du nœud borroméen, qui, pour lui,
a bouleversé la psychanalyse freudienne, notamment la notion d’équivalence des
consistances. Il y aborde l’équivalence du réel, de l’imaginaire et du symbolique.
Structure, Désir, Interprétation
Marie Pesenti-Irrmann amorce cette section en insistant sur la différence que Lacan
réalisait entre les dits et le dire. Cette distinction, dans l’analyse, est significative de
la passe, permettant de faire évoluer la demande des dits, d’un abord imaginaire, au
dire du sujet, de son existence et reconnaître ainsi son propre réel. Bernard Toboul
se penche sur la problématique de la névrose actuelle en faisant le lien avec le réel
lacanien. Il en explique son aspect réel par sa cause et ses effets, notamment par son
empêchement de ce que Lacan arbore comme de la jouissance et une moindre satis-
faction éprouvée. Paul-Laurent Assoun présente, dans un écrit engagé, ce qu’est
l’expérience du symptôme, en s’appuyant sur la notion de structure et d’idiolecte.
Pour lui, l’expérience du transfert, qui est réelle, permet une mise en acte de l’incons-
cient et représente le champ même de l’expérience. L’expérience que représente
l’analyse ouvre la perspective d’advenir comme sujet, avec sa propre structure et sa
propre logique. Christian Hoffmann nous propose un écrit concernant la demande
et le désir de l’analyste. Pour Lacan, le but d’une analyse est d’arriver à « défaire par
la parole ce qui s’est fait par la parole ». Il reprend ainsi le dit et le dire dans l’analyse,
< Lectures critiques > 245

et y apporte une nouvelle notion : la reconnaissance de son propre désir, à travers


le « sujet supposé savoir » que représente l’analyste. Amos Squverer poursuit en
nommant l’équivoque comme possible acte interprétatif, seule « arme contre le symp-
tôme » selon Lacan. Celui-ci permettrait de toucher au réel de la jouissance en pro-
duisant un effet de résonnance. En ce sens, l’auteur réalise une homologie entre
l’interprétation par l’équivoque et le travail du rêve, en s’appuyant sur le point nodal
de différents éléments hétérogènes. Ce nouage conduit alors au phénomène de
l’émergence, qui transforme ce qui l’a produit en rétroagissant. Didier Lauru clôture
cette section en poursuivant sur le chemin de l’interprétation. Il définit ce que sym-
bolise l’interprétation dans la cure analytique. Ainsi, il précise l’une d’entre elles :
l’homophonie, appelant à la pluralité des sens. L’interprétation permet alors une
transformation du dit de l’analysant, lui permettant d’entendre ou de comprendre
d’une manière différente.
Transfert, Passe, Fin d’analyse
Jacques Sédat introduit la section « Transfert, Passe, Fin d’analyse », par l’autono-
misation que Lacan donne à la psychanalyse vis-à-vis de la médecine et de la psy-
chologie. En effet, Lacan porte l’expérience analytique comme un rapport de sujet
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à sujet, où la fonction du dialogue est centrale, ainsi que celle de la temporalité du
transfert. Gisèle Chaboudez aborde la question de la passe, moment où l’analysant
décide de pratiquer lui-même l’analyse. Ce processus est finement exploré à travers
l’identification à l’analyste, au sujet supposé savoir, ainsi qu’à travers son acte sépa-
rateur. Patrick Landman poursuit le sujet de la passe en posant la question du désir
d’analyste et du devenir analyste. Cette dernière est considérée dans une dynamique
d’éthique, en lien avec la réinvention de la psychanalyse à chaque rencontre dans
un contexte donné et de technicité, associée à un savoir-être, notamment celui de la
fonction de supposition qui est primordiale. Markos Zafiropoulos nous fait faire un
pas de côté en nous amenant du côté des mythologies de Lacan, de par son transfert
à Freud et à Lévi-Strauss. Il y aborde la question du désir de l’autre, notamment
l’Autre maternel en faisant un parallèle avec Hamlet, ou encore Antigone. L’auteur
place l’analyse comme une éthique de l’émancipation, permettant au réel de l’objet
de se débarrasser du moi idéal typique i(a). Ainsi, les images fantasmatiques et iden-
tificatoires construites afin de répondre au désir et à la jouissance de l’autre s’étio-
lent. Marie-Jean Sauret aborde le nœud existant entre le sujet et le lien social à
travers la satisfaction de chacun. Elle place la psychanalyse comme une œuvre per-
mettant une médiation entre l’homme du souci et le sujet du savoir absolu, menacé
par le contexte néolibéral actuel. L’aspect compensatoire de l’expérience analytique
y est ici défendu. Gérard Pommier insiste sur le traitement de la vie psychique par
la parole, contrairement aux neurosciences qui s’attèlent à une souffrance organique.
L’auteur nous amène du côté du désir de l’analyste, et notamment de celui du « ne
pas vouloir soigner ». Or, dans un sens, l’analyste soigne : il délivre la parole de
l’analysant. L’auteur évoque également le désir averti de l’analyste, qui permet une
246 [ psychologie clinique no50 2020/2

assise transparente du traitement de ses propres problématiques. Claude-Noële Pick-


mann clôture cette section en abordant la fin de l’analyse. Ses propos pointent la
distinction entre la passe et la fin de l’analyse. Après la construction, la reconstruc-
tion des fictions que le sujet pense être sa vérité, il se fait à être, à faire sien l’objet
qu’il a remis à l’analyste et à destituer la fonction du sujet supposé-savoir.
Cliniques, Sociétés, Biologie
Houchang Guilyardi introduit cette section en évoquant le sujet des présentations
cliniques de malades, traditionnellement réalisées en milieu hospitalier. L’auteur
revient sur l’importance de ces dernières dans la formation des psychanalystes,
tant d’un point de vue théorique que pratique. Est également pointé l’aspect
délicat de ces présentations cliniques, de par le dévoilement de l’intime, du bas-
culement vers le grand Autre et d’une certaine « théâtralisation du dire ». Anahit
Dasseux Ter Mesropian se penche sur la psychanalyse d’enfant et notamment sur
la problématique de la demande qui est majoritairement formulée par le symp-
tôme. À travers un cas, il nous est donné à voir ce que peut porter un enfant à
son insu, souffrant du poids d’une généalogie en souffrance. La fonction de
l’espace est alors centrale dans l’accompagnement, donnant la possibilité d’une
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symbolisation et d’un dévoilement. Marie Terral-Vidal ouvre le champ de la thé-
rapie institutionnelle à partir de la clinique d’un établissement pour enfants. Cet
écrit permet de découvrir ce qu’apporte la thérapie institutionnelle dans le déve-
loppement de l’enfant, notamment à travers la notion de transitivisme, donnant
accès au symbolisme, à la parole et au langage. Aussi, les notions de statut, de rôle
et de fonction y sont définies. Hélène Blaquière explore la fonction du voile, sa
valeur, au sein du modèle capitaliste et consumériste dans lequel nous vivons. Le
retour au fondamentalisme peut-être perçu comme une logique défensive face à
ces modèles. Cet écrit dévoile la question du refoulement, du déni, de la forclu-
sion dans le rapport à la féminité au sein des débats politiques, juridiques et reli-
gieux. Olivier Putois nous offre une riche analyse de deux aspects vivement intri-
qués : le génétique et le psychique. Le syndrome de DiGeorge serait
paradigmatique du risque de psychose sur le plan génétique. Les signifiants du
discours médical sont ici pointés, amenant parfois à une « gélification du psy-
chique ». Ainsi, l’auteur propose une réponse à la subjectivation de l’enfant par le
désir de l’analyste et par la désaliénation de la famille du signifiant.
Ce numéro de la revue Figures de la psychanalyse présente une diversité et une hété-
rogénéité d’élaborations autour de l’expérience analytique, terme et fait si cher à
Lacan. Il y a plus de soixante ans, commençait l’enseignement de la psychanalyse
de Lacan. Il était destiné à former les psychanalystes et était basé sur l’expérience
dans le réel et sa lettre. L’expérience analytique se réalise par la connaissance, la
théorie, et surtout, le réel. C’est à travers le cheminement de ces processus que l’on
peut atteindre l’amour. Ce numéro, amenant des points vifs de la clinique analytique,
porté par l’enseignement des analysants, permet une fine compréhension de ce que
< Lectures critiques > 247

Lacan entendait par « expérience analytique », et de ce qui reste à déchiffrer, à uti-


liser, à prolonger dans cette psychanalyse freudienne lacanienne.
Johane Le Goff

Bernard Hours, de l’Orstom à l’IRD. De la colonie à l’agenda global, Paris, L’Har-


mattan, collection « Questions contemporaines », 2020.

Bernard Hours, anthropologue et directeur de recherche honoraire à l’IRD (Institut


de recherche pour le développement et chercheur associé au CSMEA (Centre d’étude
en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques – Université
de Paris), rend compte de façon vivante et précise du passage (impliquant son propre
passage) de l’Office de la recherche scientifique et technique d’Outre-mer
(ORSTOM) à l’Institut de recherche pour le développement.
Son livre en bonne part autobiographique rend clairement compte de changements
de paradigme, de la coopération au développement, et de ce dernier à la gouvernance
globale contemporaine.
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Cet essai brillant et engagé distingue opportunément coopération et développement ;
si le premier phénomène désigne des rapports entre États, rapports draînant, dans
leur sillage, des instituts de recherches, le second qui est un mouvement, global, se
présente comme un « phénomène planétaire dans lequel nous sommes tous
immergés » (p. 138). Quel savoir peut produire l’anthropologue aujourd’hui lorsqu’il
est guetté par deux excès antagonistes : l’abstention qui amène à ne rien faire et à
déréaliser les conditions et les contextes de la recherche d’une part, la présence
« missionaire au service du développement » d’autre part ? Un des grands mérites de
ce livre est de montrer, sans aucune lourdeur argumentaire, que la recherche en
anthropologie repose bien sur des choix méthodologiques guidés par une lucidité
politique. Avec Bernard Hours, l’anthropologue se sait tributaire de champs idéolo-
giques et conçoit qu’il lui revient de définir une pratique scientifique qui n’idéalise
ni l’abstention ni ne méconnaît le fait que produire des connaissances introduit à
des rapports sociaux nouveaux.
Olivier Douville

Émile Jalley, L’économie au XXIe siècle, Critique de la raison en économie (T. 1, Ana-
lyse, T. 2, Synthèse), Paris, L’Harmattan, 2019.

Que peut venir faire une recension de lecture sur un ouvrage concernant l’économie,
dans une revue consacrée à la psychologie clinique ? Émile Jalley, professeur émérite
de psychologie clinique et d’épistémologie, après avoir fait dans de précédents
ouvrages une critique argumentée des évolutions de la philosophie, de la psychologie
et de la psychanalyse, a constaté que, de façon générale, ces domaines sont en déclin,
248 [ psychologie clinique no50 2020/2

après les grands noms du XXe siècle que furent en philosophie : Sartre, Bachelard,
Merleau-Ponty, Deleuze, Derrida, Badiou..., et en psychologie et psychanalyse :
Freud, M. Klein, Wallon, Piaget, Winnicott, Lacan... Ce déclin – essentiellement dû,
selon l’auteur, au discours dominant de l’hyperempirisme nord-américain, « associa-
tionniste, élémentariste, positiviste, scientiste », selon ses termes – fait contraste en France
avec la richesse des travaux récents des économistes dits hétérodoxes, qui sont en
opposition aux thèses de l’économie classique et qui dénoncent les travers du néo-
libéralisme. Ces hétérodoxes semblent reprendre la visée universaliste et interdisci-
plinaire des champs précédents, mettant en lien, pour la plupart d’entre eux, la
science économique avec l’anthropologie, l’histoire, les sciences politiques, la socio-
logie, la philosophie... et la psychologie. Émile Jalley énumère ainsi un très grand
nombre de termes communs à la science économique et à la psychologie et psycha-
nalyse. Selon lui, on peut parler d’un inconscient social à l’œuvre dans les processus
économiques. Il lui est donc apparu nécessaire de poursuivre ses travaux précédents
de critique de la philosophie, de la psychologie et de la psychanalyse, par une critique
de la raison en économie. Pour ce faire, il a accompli l’immense travail consistant à
analyser 21 ouvrages de 15 économistes hétérodoxes et un d’un économiste « ortho-
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doxe », Jean Tirole, Prix Nobel d’économie en 2014. Tous ces ouvrages étant parus
entre 2011 et 2018. Travail qui avait commencé à se traduire en 2015 par son
« THOMAS PIKETTY “MARX DU XXIe SIÈCLE” ? » ; Voici, dans le premier tome,
parmi les auteurs étudiés quelques-uns qu’il m’a paru significatif de citer. Pierre
Ivorra, chroniqueur économique du Journal L’Humanité (auteur de La finance au pas,
2014), relève que « la masse des capitaux investis à la Bourse s’élève dans le monde à
62 000 milliards de dollars, presque le PIB [Produit Intérieur Brut] mondial » ; que le
volume quotidien des échanges sur le marché mondial des changes s’élève à près de
5 500 milliards de dollars dont moins de 2 % concernent l’économie réelle, la pro-
duction des biens et services ; que les produits dérivés, titres financiers hyper spé-
culatifs, à hauteur de plus de 600 000 milliards de dollars, soit environ 8 fois le PIB
mondial, ont joué un rôle considérable dans la crise de 2008. En France, entre 2003
et 2007, précise-t-il, les salaires bruts ont augmenté de 19,1 %, les cotisations dites
patronales de 17,9 %, les profits bruts de 25,4 %, les dividendes versés aux action-
naires, de 65,9 % ! « Depuis une vingtaine d’années, les groupes tentent un peu partout
dans le monde de se conformer à des normes de rentabilité des capitaux investis très élevées,
de 15 à 18 %. » « Les dividendes distribués aux actionnaires ont représenté 7,5 % de la
valeur ajoutée des entreprises en 1993, 12,5 % en 2000, 20,6 % en 2006, juste avant la crise
financière, près de 20 % en 2012. Il s’agit là d’une véritable hémorragie, qui affaiblit
l’investissement, épuise l’emploi et les salaires qui, pourtant, concourent à l’offre et consti-
tuent aussi des moteurs de la demande. » Selon François Morin (L’hydre mondiale : l’oli-
gopole bancaire, 2015), « Le trading haute fréquence est devenu la nouvelle mine d’or des
plus grandes banques internationales. » « Les revenus de cette activité représentent une part
substantielle du profit des banques, environ 22 % pour 2013. BNP Paribas et surtout
< Lectures critiques > 249

Barclays gèrent des totaux de bilan supérieurs à la dette publique de leur pays. » Selon
les Économistes atterrés (La Monnaie, un enjeu politique, 2018), les opérations de la
finance toxique ont retrouvé en 2013 le niveau d’avant-crise et représentent 10 fois
le PIB mondial. Selon Michel Aglietta (La Monnaie : Entre dettes et souveraineté, avec
Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, 2016) : « Aujourd’hui la monnaie ban-
caire est détournée de son principal objet, financer l’économie réelle. » Pour Steve Keen,
professeur à l’Université Kingston de Londres (L’imposture économique, 2014), « seu-
lement 0,15 % des transactions sur le marché des changes servent à financer réellement les
échanges économiques internationaux (importations et exportations). » D’après le maga-
zine Challenges, « la fortune du top 10 en 2017 a globalement progressé de 35 % en un
an. Et depuis 1996, le patrimoine des dix premiers a été multiplié par 12 ». Selon Domi-
nique Plihon, ex professeur d’économie à Paris XIII et membre des économistes
atterrés (Le nouveau capitalisme, 2016 ; La monnaie et ses mécanismes, 2017 ; Les taux
de change, 2017) : depuis la crise de 2008, « loin de se réduire, la dette globale de
l’ensemble des acteurs (privés et publics) a continué à augmenter à l’échelle internationale.
De 2007 à 2014, le ratio de la dette globale – ensemble des pays et des acteurs – sur le PIB
mondial est passé de 246 % à 286 %, pour atteindre le montant de 199 000 milliards de
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dollars ». Par les paradis fiscaux transitent d’une manière clandestine plus de 50 %
des flux financiers internationaux. La taille des marchés financiers monétaires a lit-
téralement explosé en France entre 1980 et 2015. « L’encours global des titres financiers
et monétaires, qui représentait 90 % du PIB en 1980, s’élève à 542 % du PIB fin 2015 ; son
niveau a été multiplié par près de vingt-cinq entre 1980 et 2010. » Selon Jacques Attali,
ex professeur d’économie à Paris-Dauphine, dirigeant du groupe Positive Planet
(Comment nous protéger des prochaines crises ?, 2018), « Le monde est noyé sous l’argent
des banques centrales... En conséquence, jamais, à aucune période historique connue, autant
de monnaie n’a circulé dans le monde. » « L’endettement mondial des entreprises a quasi-
ment triplé depuis 2007, atteignant 11 700 milliards de dollars. » « Au total, la dette mon-
diale de l’ensemble des emprunteurs, sans tenir compte des engagements de retraites, s’élève
à 327 % du PIB mondial. » Thomas Piketty (professeur à l’École d’économie de Paris,
auteur en 2013 de Le Capital au XXIe siècle, et, en 2019, de Capital et Idéologie), Gabriel
Zucman, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Facundo Alvaredo (Rapport sur les iné-
galités mondiales, 2018), écrivent que « les capitaux placés dans des paradis fiscaux ont
considérablement augmenté depuis les années 1970 et représentent aujourd’hui plus de 10 %
du PIB mondial » (Piketty, Manon, Heyere). « 62 personnes posséderaient une fortune
cumulée équivalente à celle dont disposent 3,6 milliards d’individus, c’est-à-dire, la moitié
de la population de la planète. » « Le patrimoine privé (ou le capital) est passé de près de
300 % du revenu national dans la plupart des pays riches en 1970 à près de 600 % en
moyenne aujourd’hui (Piketty, De Filippis). »
250 [ psychologie clinique no50 2020/2

À l’inverse des hétérodoxes, le prix Nobel d’économie Jean Tirole est partisan d’une
faible intervention des États, et, dans les relations employeurs-employés, pour des
accords d’entreprise et non de branche.
Le deuxième tome de L’économie au XXIe siècle est consacré aux principales proposi-
tions faites par les uns ou les autres des économistes hétérodoxes, parfois par plu-
sieurs. En résumé : Placer la Banque Centrale Européenne sous le contrôle d’une
véritable Union politique européenne ; viser l’union budgétaire et accroitre l’autorité
du Parlement européen ; empêcher la privatisation des « communs », du crédit, de
la liquidité ; récupérer les banques centrales nationales ; permettre la coexistence
d’une monnaie commune avec les monnaies nationales ; travailler à une société verte
post-carbone ; établir un impôt européen sur le capital et une déclaration fiscale pays
par pays ; remise des dettes non remboursables après une nouvelle méga-crise ;
séparer banques de dépôt et banques d’affaire ; défendre les services publics contre
les privatisations ; taxer les transactions financières ; investir dans la sphère publique
et pour la transition écologique, avec emprunts dans la monnaie commune ; mettre
en œuvre la progressivité fiscale ; développer l’économie sociale et solidaire. Émile
Jalley souligne toutefois que plusieurs dces économistes hétérodoxes préviennent
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que toute modification de la situation actuelle rencontrera une forte opposition des
États-Unis et de l’Allemagne. Les États-Unis parce qu’ils ont intérêt à ce que leur
monnaie demeure l’étalon mondial, leur permettant de payer leur dettes par la
planche à billets et qu’en tant que monnaie « faible » elle favorise leurs exportations.
Quant à l’Allemagne, l’excédent de sa balance commerciale lui donne une position
hégémonique en Europe. De leur côté les spéculateurs n’ont pas non plus, évidem-
ment, intérêt à ce que ça change. Quant aux propositions sur la séparation des acti-
vités bancaires de dépôt et d’affaires, et sur les investissements publics à long terme
pour la transition écologique, si elles recueillent l’approbation d’une majorité des
hétérodoxes, c’est, depuis les années 80, dans le sens opposé que l’on s’est dirigé.
Quant à la nationalisation des hyper-banques, la taxation sur les transactions finan-
cières, l’impôt sur le capital, la coexistence d’une monnaie commune et des monnaies
nationales, et d’autres mesures de ce type, il ne semble pas, dans le contexte actuel,
que tout cela puisse se réaliser dans un avenir proche.
Cependant, Il arrive parfois que des évènements changent la donne. En l’occurrence,
si les catastrophes se multipliaient, telles que peuvent en produire crises climatiques
et financières. Pour rétablir un pont avec la psychanalyse, ne serait-il pas alors
opportun de dire que ce qui a été forclos du Symbolique (par les grands États et le
système économique dominant) revient dans le réel (bien que le terme « déni » serait
peut-être ici plus adéquat que celui de forclusion) ? Reste à savoir si de ce réel, tel
qu’il se manifeste déjà et anticipé dès les années 70, il sera possible de limiter les
effets.
Maurice Villard
< Lectures critiques > 251

Anaëlle Lebovits-Quenehen, Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique,


Navarin, 2020.

Au départ, un constat, celui du « retour remarqué en France, en Europe et au-delà


de la haine ». Dès lors, que faire ? Il existe bien des manières d’ignorer le réel ici en
jeu, en fermant les yeux par exemple, ou en le relativisant, voire en le déplorant
simplement. Mais on peut aussi, tout à l’opposé, se sentir concerné et convoqué par
ce réel, et être alors poussé à en dire urgemment quelque chose ; non pas simplement
dresser un état des lieux des manifestations actuelles de la haine, mais en percer la
logique ! Tel est le projet d’Anaëlle Lebovits-Quenehen dans cet ouvrage percutant
et nécessaire qui démontre en acte comment un « psychanalyste-citoyen » met du
sien et décide d’être résolument de son temps en se confrontant à cet affect, à cette
passion décidément si contemporaine. Elle propose ainsi un abord psychanalytique
de la haine, repérant les conditions de son émergence et ses formes contemporaines,
constatant qu’elle se « débride », se « diffracte », se « renouvelle ». Et même si ces
objets se multiplient, ce sont deux d’entre eux, récurrents, paradigmatiques, qu’elle
aborde : les juifs et les femmes.
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Pour se faire, une boussole, venant faire écho au réel ici en jeu : « C’est donc un fil
tendu entre l’Autre (haineux et ou objet de haine), et l’intime Altérité qui nous habite
que nous suivrons pour aborder la haine tant dans sa dimension politique que dans
sa dimension la plus intime à l’aune de la psychanalyse lacanienne » (p. 20). À cette
fin, cinq parties qui s’articulent logiquement sont déployées. Nous suivons alors la
rigueur de la démonstration de l’auteure, citations de Lacan à l’appui. La première
s’intéresse successivement à l’impact du discours de la science et du discours capi-
taliste. Dans la deuxième, c’est le registre de la mémoire, à différencier de celui de
l’histoire, qui est abordé. La troisième partie dresse les « ressorts intime intimes de
la haine », pendant que la suivante aborde deux de ses deux objets privilégiés déjà
cités. Enfin, c’est la figure même de Lacan, dans sa singularité, qui est esquissée aux
fins de proposer un contrepoison.
Arrêtons-nous brièvement sur quatre d’entre elles.
L’auteure aborde les conséquences du discours de la science (sur lequel se branche
le discours capitaliste) qui, au nom d’une universalité, d’un principe d’égalité, opère
une déségrégation, certes bénéfique à bien des égards, mais avec pour conséquence,
d’un côté, un coup porté à l’autorité et, de l’autre, un « effacement des différences ».
Conséquences des conséquences : le « retour féroce des figures d’autorité » et un
pousse à une « affirmation toujours plus marquée de particularités en tout genre »,
sur fond donc d’un développement de la haine qui vise celui qui ne jouit pas de la
même manière. Bref, la déségrégation débouche sur de nouvelles ségrégations, ainsi
sur la montée au zénith de nouvelles formes de haines.
Dans la troisième partie, consacrée aux ressorts de la haine, une thèse forte est
esquissée : non seulement « les objets privilégiés de la haine sont choisis comme tels
252 [ psychologie clinique no50 2020/2

sur leur différence », mais, plus fondamentalement, la « haine exprime un rapport


de soi à l’Altérité qui habite chacun de nous ». Cette dernière, qui à l’occasion peut
s’éprouver (le corps est ici en jeu), a partie liée avec ce que Lacan nomme « Jouissance
Autre » – modalité de jouissance d’abord repérée chez les femmes mais dont il fera
le statut de la jouissance comme telle comme l’a développé Jacques-Alain Miller –
d’où la proposition suivante : « Tâchons donc de saisir la haine à partir de cet
éprouvé, car la haine est, chez le haineux, la conséquence d’un certain rapport à
cette jouissance Autre, soit à l’Altérité qu’elle fait surgir. » (p. 94). Dit autrement, le
haineux lutte contre « l’Altérité qui l’habite » ; ce point de différence absolue, le
haineux le rejette au « moment où il se précipite dans la haine ».
Fort de cette thèse, il devient alors possible de s’intéresser aux « deux objets privi-
légiés de la haine » les plus à même d’aider à repérer ses ressorts logiques (quatrième
partie). Deux déclinaisons apparaissent alors, en tant que les juifs se « distinguent
des autres » et les femmes « se distinguent d’elles mêmes » : alors que les « juifs sont
visés à l’endroit où ils s’affirment différents », les femmes le sont en tant que leur
différence vient se « loger en leur sein ». Et à condition de dissiper leur essentiali-
sation, deux conséquences s’en déduisent. Concernant le juif, l’auteure précise qu’il
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n’est pas d’abord haï pour ses attributs mais pour la « réitération d’un choix fait par
d’autres que lui », choix dont « il se fait néanmoins responsable en se situant face à
lui » ; autrement dit, c’est ce choix, ce « point d’hérésie fondamentale » qui est visé
par l’antisémitisme. Concernant les femmes, c’est « au point précis où elles rappel-
lent ceux qui les approche à cette altérité en eux-mêmes » qu’elles suscitent le rejet.
C’est aussi pour cela qu’on peut à l’occasion les diffamer, les dit-femmer, pour para-
phraser Lacan dans Encore (p. 79 : « On la dit-femme, on la diffâme »).
Cette « intime altérité », c’est-à-dire ce qui vous est le plus proche, le plus intime, mais
aussi le plus Autre, le plus étranger, autrement dit votre différence absolue, votre point
de singularité, voilà ce que vise et isole une analyse. Ainsi ce que la haine « prend pour
cible et en horreur », ce que le haineux vise, ne pouvant l’accepter chez lui même, fait
écho à ce qu’une analyse convoque. C’est donc un enseignement sur le dispositif même
de la cure d’orientation lacanienne que nous offre l’ouvrage d’Anaëlle Lebovits-
Quenehen. Et c’est ainsi que tout logiquement elle a choisi dans son dernier chapitre de
rendre hommage à Lacan lui-même, celui qui allait « jusqu’à penser contre lui-même »,
qui ne « reculait pas devant l’impossible » et qui « entretenait un rapport singulier au
réel ». C’est donc peu dire qu’il incarnait lui-même cet « intime altérité », l’Altérité
radicale, étant à même dès lors d’amener chaque analysant à rencontrer la sienne
propre ; à « rencontrer l’Altérité qui l’habite » afin d’en faire un « usage satisfaisant ». À
l’opposé du rejet (logique du racisme), il s’agirait donc de « lui faire une place », voire de
« s’en faire une alliée ». Et l’auteure de conclure alors que « c’est dans cet usage satisfai-
sant de la Jouissance Autre que se trouve le seul antidote à la haine » (p. 151).
Ainsi, confrontée au réel de notre époque, l’auteure ne prône ni retour en arrière,
ni idéalisation du futur et du progrès, ni espoir, ni désespoir, ni optimisme, ni
< Lectures critiques > 253

pessimisme. Résolument décidée de se laisser éprouver par ce réel, elle y a donc


répondu en acte par cet ouvrage, une perspective psychanalytique sur l’Actualité de
la haine.
Damien Guyonnet

L’Évolution psychiatrique – volume 84/3 : Violences, Paris, septembre 2019.

Dans ce volume, psychiatres, psychanalystes, psychologues et sociologues tentent de


clarifier les processus psychiques et sociologiques à l’œuvre dans le déclenchement
des violences contemporaines. La violence, à la fois force vitale et contrainte, comme
le signale l’éditorial, contient un paradoxe niché aux sources même « de la conflic-
tualité humaine ». Plusieurs axes d’analyse sont privilégiés : Au cœur des agirs vio-
lents avec les unités pour malades difficiles, les notions de trauma et de mémorisa-
tion, de contrainte et de soins dans le cadre de pratiques de contention physique.
Gabriela Patino Lakatos dans un article passionnant situe les traces psychiques et
physiques du traumatisme, à la » charnière du collectif et de l’individuel »., dans un
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vaste contexte réflexif aux confins de la psychanalyse et de la philosophie.
La mémoire, « faculté naturelle de l’être humain » nécessiterait, un travail de décons-
truction du souvenir. Les conditions indispensables pour que le sujet entre dans un
travail de mémorisation lors d’une situation traumatique, reste à expliciter. L’analyse
proposée par l’auteur est complexe et met en évidence une distinction entre trace et
mémoire, elle s’appuie sur une multiplicité d’apports théoriques. De nombreuses
références littéraires et cinématographiques viennent rendre vivant son propos.
Dans « profil d’admission des patients hospitalisés à l’UMD Henri Colin en 2016 »
Les psychiatres de cette unité proposent une étude statistique rétrospective, à la
recherche d’invariants dans l’organisation psychopathologique de ces sujets.. Deux
profils sont différenciés : des schizophrènes avec conduites addictives et défenses
psychopathiques, les personnalités psychopathiques pures et les personnes jugées
pénalement irresponsables pour troubles mentaux. Le constat est fait d’une augmen-
tation significative des demandes d’admission dans cette unité. G Tiscini et Thierry
Lamote éclairent le développement de la radicalisation en milieu carcérale par deux
concepts la criminogénése » : l’étude des processus : « de l’idée criminelle au
crime »au sein du tissus social du sujet et la radicalogénèse : l’étude des processus :
« du crime à la radicalisation en milieu carcéral ». Ils soulignent l’énigme que consti-
tuent ces processus, la terreur qu’ils engendrent, les nombreuses recherches clini-
ques dans ce domaine. Elles décrivent les phénomènes intrapsychiques qui condui-
raient le sujet à devenir violent, Les facteurs sociologiques qui y participent : Certains
sujets suite à leur emprisonnement, seraient confrontés à un effondrement identi-
taire puissant, accompagné d’une perte des repères identificatoires habituels : la
« désolation de la perte » ou « le déracinement radical » selon H Arendt. La
254 [ psychologie clinique no50 2020/2

conversion religieuse viendrait répondre à la crise existentielle post condamnation.


Aurore Gougain et Marion Robin s’intéressent au lien trauma infantile – acte violent
chez les auteurs d’agression. Le passage à l’acte viendrait réactualiser une « trace
psychique traumatique » inconsciente. Cette répétitions évitante agie permet au sujet
de se défendre d’un risque d’effondrement psychotique majeur. Dans ce contexte
archaïque le corps viendrait être l’articulation entre le trauma précoce et l’acte vio-
lent. Une lecture psychanalytique de cette hypothèse est proposée. Ce texte dense
éclaire avec une pertinence théorico clinique intéressante la processualité de l’acte
violent dans une dimension diachronique. « Soigner sans contention physique, quel
enjeux psychiques ? De la contention à la contenance » retrace l’histoire de l’utilisa-
tion de la contention physique des patients à l’hôpital psychiatriques, analyse les
implications cliniques de cet usage actuellement ainsi que les effets néfastes de cette
contrainte physique dans le lien clinique au regard d’une vision éthique de ce dis-
positif. Les auteurs remarquent à quel points la logique sécuritaires des années 2000
au sein de la société, influence l’utilisation des dispositifs de contention, mais aussi
les effets délétères du passage progressif de la psychiatrie psychodynamique vers
une psychiatrie objectivant, qui vient saper la contenance psychique des équipes.
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Dans « trauma de guerre comme moteur d’écriture : analyse patho-littéraire et psy-
cholinguistique de louis ferdinand Céline », le docteur Yann Auxéméry présente LF
Céline à la fois comme homme de lettre respecté, auteurs de pamphlets et de nou-
velles antisémites, mais aussi comme un homme traumatisé par une grave blessure
pendant la première guerre mondiale, et nous montre dans quel mesure toute son
œuvre littéraire en est le résultat.
Avec S Jabr psychiatre psychothérapeute palestinien, nous découvrons l’organisa-
tion spécifique des soins psychiques en Palestine dans les territoires occupés. Le
contexte particulier de guerre qui couve, l’occupation territoriale coloniale, amène
l’auteur à décrire une sorte de tension théorique dans la lignée des recherches de
Franz Fanon.
« Peut-on réhabiliter le concept d’institution en psychiatrie » se demande H Haliday
dans le cadre de sa thèse de médecine.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale l’idée de « désinstitutionalisation du soin
psychiatrique s’est imposée au regard des phénomènes d’aliénation observés au sein
de l’institution psychiatrique et de la maltraitance orchestrée des malades mentaux
hospitalisés durant la seconde guerre mondiale. La démarche de désinstitutionalisa-
tion s’est développée dans le monde occidentale et plus particulièrement en France
avec la circulaire de mars 1960 instituant la sectorisation psychiatrique. L’auteur de
cet article examine dans un premier temps la polysémie du terme institution, à travers
des recherches, articles interdisciplinaires. « Écosystème » assimilable à un être vivant
ou, système régit par des règles rigides et immuables, l’institution n’est pas aisée à
définir. L’auteur propose de considérer toute concentration humaine comme « une
matière à travailler » susceptible de donner naissance à une institution.
< Lectures critiques > 255

Le dernier article de ce « Forum » traite de la place de l’hystérie dans les monogra-


phies et les approches psychodynamiques contemporaines. On retient qu’il semble
difficile actuellement d’intégrer tous les modèles théoriques de l’hystérie dans une
entité homogène, cependant l’approche psychodynamique de l’hystérie apparait à
l’auteur comme un repère efficient pour les cliniciens
Le dossier central de ce numéro en décrivant ce que violence veut dire au pluriel,
au regard d’analyses pluridisciplinaires argumentées de la conflictualité humaine
contemporaine nous propose de remettre en question nos apriori théorico cliniques
sur ce sujet. Trois textes en fin de volumes nous propose un espace de débats sur
les soins psychiques en tant de guerre, une ouverture sur le thème de l’institution,
une rétrospectives de la notion d’hystérie depuis les avancées freudiennes. Toutes
ces perlaborations soulignent la nécessité d’actualiser les concepts, même, qui gèrent
la pensée du monde contemporain, en développant un vaste mouvement réflexif au
regard des évolutions de la société. Dynamique de pensées qui me semble pertinente
pour justement participer à ce mouvement de pensées contemporaines
Nicole Brunel
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Patricia Janody, Chers collègues inconnus, Paris, Epel, 2019.

Le présent ouvrage, de la psychiatre et philosophe Patricia Janody, est un passage


obligé pour tout clinicien. PatrIcia Janody pose, en effet, en son sein la question la
plus fondamentalement éthique de notre rapport à la psychanalyse : Bricoler avec
l’outil-psychanalyse n’est-il qu’un travail solitaire, retiré ou bien un ouvrage collectif,
une mosaïque babélienne ?
Il est important, d’abord, d’entrevoir que chaque nouvelle rencontre clinique est à
la fois une aventure, une avancée dans l’inconnu – oserai-je plutôt dire dans l’insu
– et un choc. L’ouvrage de Patricia Janody nous montre à quel point « le choc de la
rencontre et l’élan vers la rencontre croissent de pair et s’entretiennent en regard ».
Dès lors, au cœur de ce livre, l’auteur s’emploie à décortiquer ce qui est du choc de
la rencontre, qui « nous porte au cœur de notre exercice », l’exercice clinique. En
effet, la question au cœur de cet ouvrage semble être la suivante : « À ne plus savoir
lire ni traduire », ni écouter, « qu’est ce que nous fabriquons ensemble », qu’est-ce
que nous bricolons, nous qui voulons que du sujet, quelque chose puisse être
entendu ? Comment faire pour que, de cette rencontre clinique, on puisse tirer un
Dit, qui ne resterait pas enfermé dans un Dire ? Il s’agit de passer par une étape
fondamentale, celle de la traduction, qui est aussi une affaire de rencontre, de
(re)construction et de bricolage.
L’analyse, comme le colloque, sont des rencontres entre deux langues, soit entre un
analyste et un analysant, soit entre deux analystes. Ces deux langues, ou plus, s’entre-
choquent, se mêlent, se lient, se nouent. Ainsi, « Revenir sur le choc de [cette]
256 [ psychologie clinique no50 2020/2

rencontre nous porte en même temps au cœur de notre exercice », c’est-à-dire le


mélange, le métissage linguistique qui necessite que chacun y mette du sien. Patricia
Janody nous rappelle à quel point le travail clinique est avant tout un œuvre d’humi-
lité, parce qu’au fond « Nous sommes tous incompétents en matière de traduction ».
Dès lors, une question se pose : Que faire face à cet insavoir ? L’auteur nous indique
qu’il s’agit là de tenter de faire corps, de tenter de déchiffrer ce qui se dit, avec le
concours de quelques autres. C’est là le fondement d’un colloque, ce temps « d’éla-
boration à plusieurs ».
Dès lors, une question reste ouverte : Quel est ce « Nous » dont l’auteur nous parle,
ce « Nous » de l’ensemble ? Et comment, ou grâce à quoi subsiste-t-il ? « Le nous du
colloque, le nous de l’élaboration à plusieurs, le nous d’un retard à conclure », quel
est le « nous » qui noue ? Le nous est une « multiplicité foisonnante », non pas un
pluriel mais un ensemble de singuliers, un « cumul d’exposés », il « se modèle et se
sculpte avec des interstices de temps et d’espace ».
Pour comprendre ce qu’il est en de ce « Nous », il faut en revenir, comme le fait
Lacan dans « Télévision », à un concept aristotélicien, celui du « Noûs », qui est « Le
mythe d’une complaisance de la pensée à l’âme ». Ce Noûs grec est un détricotage
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d’un Idéal, celui de la sacrosainte, et de fait impossible, « Unité de la psychologie »
si chère à Lagache. Proprement impossible, car comme nous le dit Patricia Janody,
dans l’exercice clinique, tout est affaire de de rapport subjectif à cette langue clinique
qu’est la psychanalyse. Car un psychanalyste est reconnaissable non pas à sa connais-
sance parfaite de quelques textes fondateurs, mais à l’usage qu’il en fait, aux « bri-
colages » que cela lui permet, aux jongleries qu’il opère entre ces théories et sa pra-
tique. Il ne semble donc pas y avoir une psychanalyse, mais des psychanalyses,
pléthore même, autant qu’il existe de « psychanalystes ». Ladite unité semble donc
bien loin, un « monstre mythologique », Gorgone, qui pétrifie tout clinicien en l’alié-
nant à un discours pré-établi, le rendant ainsi sourd aux « dits de l’amour », c’est-
à-dire au transfert et à la langue clinique de ses analysants.
Pour bien comprendre cela, il faut opérer deux étapes. En premier lieu, il faut entre-
voir que ce « Nous » unitaire est illusoire en ce qu’il se raccroche au Logos platoni-
cien, celui de « Veritas », la vérité qui ne pourra qu’être mi-dite, nous rappelle Lacan.
En revanche, nous pouvons considérer, c’est ce que fais Janody dans cet ouvrage,
que le « Nous » est celui du Logos heidegerien, celui de l’« Angelos », c’est-à-dire du
message. Là encore, on touche à l’essence même de la conception d’une pratique
clinique : soit celle considérant que le patient détient seul la vérité de son symptôme,
soit celle qui pense que les dits du patient ne sont que des messages adressés en vue
d’une traduction à un clinicien Tout-Sachant (Selon le principe d’un Dictionnaire
des Rêves).
Nous pouvons cependant considérer le problème sous un autre angle. Car s’il en va
ainsi de l’exercice clinique, il nous faut aussi réfléchir à sa transmission, dans ces
temps fondamentaux du colloque. Là se révèle une autre facette du « Nous », celle
< Lectures critiques > 257

de l’assemblage. Car le « Nous » du colloque, c’est chacun apporte sa pierre à l’édifice


de cette traduction, que « chacun y verse [sa] langue respective ». Faire œuvre de
traduction, ce n’est donc pas être compétent dans l’usage d’une langue, mais bien
un rapport subjectif à cette langue, cette « langue clinique, c’est-à-dire la langue
courante avec ses équivoques, ses polysémies et ses impasses ».
Cependant, une étape préalable est nécessaire, pour faire coexister ce conglomérat
de « Je » formant un « Nous » : une opération de « déphasage », ce décalage Agambe-
nien. En effet, pour ne pas être dupes, comme nous y invite Lacan, il est nécessaire
d’opérer ce « déphasage », c’est-à-dire cet écart qui permet à celui qui est contem-
porain de percevoir ce qui aveugle les autres, car « Seul peut se dire contemporain
celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle ». Il est donc question
de ne pas se laisser aveugler par nos « points d’obscurité » (traduction poétique offi-
cielle) – que nous pouvons également traduire « points d’ignorance », ce qui donne
un éclairage différent. Cet enseignement est relevé par un relecteur d’Agamben,
Magali Nachtergael, qui note que « c’est le lot de chacun d’être à son temps, mais
c’est le lot des véritables contemporains de se décoller légèrement de leur temps
pour mieux le voir. ». Il est donc question pour faire un « Nous », que chacun des
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« Je » ne soit pas dupe, ce qui rejoint l’éthique lacanienne de la psychanalyse.
Par la suite, d’ailleurs, Patricia Janody nous exhorte à « nous laisser guider par ce
que nous ne pouvons éviter vis-à-vis de notre pratique », à savoir « les effets de ce
nous [par lesquels] nous devons nous laisser travailler », c’est-à-dire accepter de se
cogner sur le mur du Réel, accepter de faire face à ces points d’horreur qui échappent
au sens.
On peut donc relever que certains des effets de ce « Nous » rejoignent en réalité ceux
du traumatisme, de l’effraction, du choc de la rencontre, qui porte, dans une certaine
mesure, un effet de Réel – « Le Réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan.
En conclusion, donc, l’enseignement que j’ai pu extraire de cet ouvrage concnerne
un point éthique : la psychanalyse est d’abord et avant tout un travail d’équipe, une
co-construction signifiante, une rencontre, un assemblage et non un ouvrage soli-
taire, anachorétique.
Thibault Tison

Le Journal des Psychologues, « Femmes, Hommes aujourd’hui. Apport de la psychana-


lyse », no 370, Septembre 2019.

Nous vivons une évolution du social face aux logiques contemporaines néolibérales
sans précédent.
Les progrès de la science et les avancées technologiques font émerger de nouvelles
normes et modifient les rapports femmes, hommes et les anciennes logiques dictées
par le patriarcat. Apparaissent de nouveaux modes de jouissances producteurs
258 [ psychologie clinique no50 2020/2

d’indifférenciation et d’aliénation, mais aussi la possibilité de nouvelles inventions


et manifestations de l’éros. Qu’en est-il de la différence des sexes, des femmes et du
féminisme, de l’altérité et de la loi du père ? Tout autant d’interrogations discutées
dans le dossier spécial de ce numéro du Journal des Psychologues. Les auteurs
praticiens, principalement psychiatres, psychologues et psychanalystes, apportent,
sous le prisme d’une psychanalyse qui fait face à de nouveaux enjeux dont la décons-
truction actuelle du Père, différentes réflexions autour du discours social et des logi-
ques sexuelles. Celles-ci, principalement articulées autour des théories freudiennes
reprises par Lacan, nous offrent des pistes intéressantes pour penser notre moder-
nité mais aussi les multiples tentatives du sujet de sortir de positions hystériques ou
d’un « discours du capitalisme ».
Deux autres articles retiennent l’attention au fil des pages comme l’interview par
Claude Tapia de Christine Durif-Bruckert sur les expériences anorexiques, où le
sujet anorexique se retrouve aux prises d’un combat contre une avidité et l’objet de
l’avidité lui-même.
L’article suivant est celui d’Hélène Griaud qui aborde son expérience professionnelle
et sa pratique de médiation thérapeutique à partir du médium de la terre auprès
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d’enfants présentant une déficience intellectuelle ainsi que des troubles du lien social
et psychoaffectifs. La terre, présentée comme un outil de représentation mentale,
permettrait de remobiliser, les processus primaires et archaïques jusque-là en défaut
de symbolisation.
Comme à l’accoutumée, le numéro se lit aisément et offre divers sujets tout aussi
variés les uns que les autres. Dans ce contexte social où les logiques néolibérales
modifient les rapports interindividuels et nos pratiques professionnelles, la revue Le
Journal des Psychologues confirme son engagement et son désir de participer au main-
tien d’un espace de pensée pour tout professionnel engagé dans le soin psychique.
Karine Henriquet

Paulette Letarte. Entendre la folie. (Préface de Paul Denis), Paris, PUF. Coll. « le fil
rouge, 2018.

Entendre la folie est-ce l’écouter en toute neutralité, est-ce modestement la


comprendre ou encore l’entendre en toute complicité ? On entre tout de suite au
cœur des préoccupations et de la pratique de l’auteur : le champ de la psychose,
étant entendu que la rencontre avec cette entité nosologique connue exige de l’ana-
lyste qu’il dispose d’inébranlables certitudes et qu’il se laisse transformer par sa
propre pratique. Et c’est bien de ces transformations dont nous parlent ces précieux
textes cliniques ici rassemblés dans cette belle collection « Le fil rouge », toute au
service de la transmission et des professionnel(le)s. Il est dit de Paulette Letarte, que
sa pratique et son enseignement se caractérisent par un humour sans faille et une
< Lectures critiques > 259

singulière originalité. La faconde québécoise contribue assurément à faire d’elle une


« maître en psychose » et à nourrir son goût pour le paradoxe. Elle fait partie d’une
génération, celle des Gisela Pankov ou des Piera Aulagnier, voire des M Mannoni
qui ont sû et oser s’aventurer sur un terrain, celui de l’archaïque, que la psychanalyse
regardait encore avec circonspection. Et ce, jusqu’à aller chercher le sujet dans tous
ses emprunts, ses artifices et ses retranchements et en dégageant de cette souffrance
ce qu’elle appellera psychose torrentielle ou stagnante. Avec la saveur qui est aussi
sa signature elle dira de sa recherche qu’elle est centrée sur le schizocoque et qu’elle
emprunte les chemins de la symbolisation. En cela elle défend l’idée qu’un cadre ne
doit pas être attaqué et, surtout jamais détruit. C’est dire ici sa vigilance – une pru-
dence associée à une certaine naïveté qui lui permet de prendre du plaisir et de le
partager autant qu’il est possible.
En somme, lorsqu’on s’intéresse à la folie, peut-on n’être pas psychanalyste ? À y
être attentif on peut relever que son travail repose sur la paradoxalité, celui d’une
relation symétrique qui n’enlève rien au principe d’autorité ni à la question du trans-
fert. On échappe, ce faisant, à cette interrogation toujours présente d’abus de posi-
tion dominante. Et ouvre à cette autre question que le thérapeute ne saurait répondre
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aux questions de son analysant sans tenir compte du fait que l’intéressé sait bien
qu’il détient en lui, les réponses aux questions qui sont les siennes. En clair, les
aménagements que propose Paulette Letarte dans son approche de la psychose n’ont
absolument rien à voir avec la relation asymétrique médecin-malade que nous
connaissons encore aujourd’hui. Ceux qui la consulte ou à qui elle propose un suivi,
ne sont pas des malades comme les autres, bien que les lieux et les orientations, les
dispositifs d’accueil soient ceux de la médecine. C’est à ce point où le dispositif de
disponibilité, d’écoute, et parfois d’intervention hors nomenclature constitue le sup-
port de la paradoxalité de son travail de psychanalyste. En fait, ce q’il faut entendre
de la folie ou dans la folie, c’est la nécessaire disponibilité du thérapeute tant il est
vrai « qu’on ne naît pas psychothérapeute mais qu’on le devient ». On le devient par
le fait d’un travail sur la question du transfert dans tous ses déplacements : transfert
diffracté, transfert enfermé, transfert négatif ou positif tant du coté analysant que de
celui de l’analyste, ce dernier empêtré dans le « pour qui je me prends » ou « pour
qui on me prend ou pour qui il me prend » : Multiplicité des transferts donc, mul-
tiplicité des objets ? Ces questions de multiplicité et de partage sont au cœur de la
pratique de cette psychothérapeute qui, parfois se demande où elle en est ou qui
elle peut bien être ? Ce que paraît nous dire l’auteure au travers son exercice et de
ses présentations, c’est qu’elle est une praticienne en bonne santé habituée à recevoir
des candidats à l’analyse en petits morceaux et à un point tel qu’au bout d’un certain
temps, c’est elle, l’analyste, qui est en petits morceaux. Et comme, dans le même
temps, l’analyste est, tout au moins en apparence, toujours entière, l’analysant peut
s’identifier à son analyste au travail et trouver, chez elle, l’appui qui lui manque pour
se reconstruire.
260 [ psychologie clinique no50 2020/2

Ce recueil d’articles de Paulette Letarte est un inventaire et de son parcours, de ses


engagements et dont l’arrangement peut se lire comme un roman en cela qu’il existe
un lien, un fil rouge qui relie chacune de ses présentations, le tout organisé dans
une sorte de progressivité qui ouvre à l’anticipation, celle d’un imprévisible qui
oblige à l’improvisation. Peut-on parler d’improvisation thérapeutique ? Dans cet
ouvrage on découvre que le schizophrène connaît un destin différent de celui que
connaît la schizophrénie. Que la schizophrénie existe ! Pourquoi pas ? mais seul le
schizophrène l’intéresse avec pour noyau de l’être, le « schizocoque ». Pour cette
psychanalyste, la distinction qu’elle retient est ce lien qui relie la psychose et la
langue. La langue échapperait à la psychose « emballement ; empalement » et ren-
verrait au fécal, à la régression. C’est à sa façon, son refus ou son dépassement de
ce qui est généralement admis qui fait d’elle une thérapeute de l’humour (et parfois
de la tendresse) qui rend possible d’imaginer à deux : le thérapeute et son schizo-
phrène. Cette publication nous invite à nous plonger dans l’œuvre de l’auteure, dans
un héritage préoccupé du noyau de l’être. Paulette Letarte ne veut pas convaincre,
alors l’on peut penser que la volonté qui l’anime est celle du partage. Elle met à la
disposition de chacun le fruit de sa disponibilité. Les itinéraires de vie qu’elle soumet
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aux lecteurs en font foi comme en fait foi le travail qu’elle conduit sur son propre
rapport à elle même puis sur son rapport au collectif.
Il en va ainsi de la conduite de ses psychothérapies, souvent déconcertantes par ce
qu’elles viennent mobiliser. Voyons le travail entrepris avec Yvette, une psychotique
éreutophobe, une prise en charge qui se réalisera en trois séquences : 1 – une auto
analyse devant son analyste. 2 – une analyse avec son analyste. 3 – une analyse sans
son analyste. Dans sa perspective, le traitement des psychotiques vise à une struc-
turation de l’appareil psychique et à une organisation des défenses. Le traitement
d’Yvette se termine sans être terminé. L’analyste est devenue caduque. Le but du
traitement d’Yvette ? Lui apprendre à imaginer. Est-ce le travail du psychanalyste
de distribuer des apprentissages ? Peut être, mais pas uniquement lui.
Et que dire de Madame M, avec son recours à une langue truffée de néologismes :
elle dresse un mur de béton hérissé de facettes brillantes destinées à appâter la
thérapeute et à la maintenir à distance sous contrôle. « je suis déquotientée, décons-
cientée, déconfiancée car vous êtes mure... sûre... mielleuse et miellée » Comment,
se demande la thérapeute, comment comprendre ce recours à la langue écran ? Sinon
à recourir à l’histoire de l’analysante, celle d’un père juif qui avait épousé une catho-
lique, histoire de beaux parents et d’antisémitisme conjuguée à un sentiment de
trahison d’un secret de famille... chez cette dame. Crainte en somme d’une ven-
geance de la mère, peur d’être attaquée par sa thérapeute qu’elle voit en mère sûre...
virant à l’aigre. Quittant ces néologismes, la psychanalyste se contentera d’inter-
préter son angoisse transférentielle : « on a coupé une de vos racines... Avez vous
peur que je sois antisémite ? » et de préciser qu’il s’agit d’un raccourci interprétatif
et non d’une démonstration qui « scientifierait les choses », d’un raccourci où se
< Lectures critiques > 261

révélait le rôle castrateur de la mère, de l’identification au père diminué par la mère,


et de la peur que la thérapeute veuille la diminuer comme la mère a diminué le père.
Et l’analysante de commenter : « Maintenant je vois, vous êtes juive vous aussi »...
La posture de la psychanalyste et ce qu’elle fait du transfert nous est, ce faisant,
proposé. Une proposition qui prend en compte le fait d’être rarement pris pour soi,
mais le plus souvent pris pour quelqu’un d’autre avec l’interrogation en suspens :
que fait la psychanalyste de tous ces personnages qui ne sont pas elle ?
Serge G. Raymond

Jean-Claude Maleval, Repères pour la psychose ordinaire, Paris, Navarin éd., 2019.

Jean-Claude Maleval exerce la psychanalyse à Rennes est membre de l’École de la


Cause freudienne (ECF) et de l’Association mondiale de psychanalyse. Il fut profes-
seur de psychopathologie et de psychologie clinique à l’Université de Rennes II et
est maintenant émérite.
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Son livre est une exploration détaillée de cette notion, maintenant en vogue, de
psychose ordinaire. Nous nous égarerions à réduire à une catégorie diagnostique en
vogue ce terme équivoque de psychose ordinaire. On ne peut le comprendre qu’en
faisant et soutenant le pari que les patients dits « psychotiques » qui consultent des
psychanalystes ont pu ainsi bricoler un nouage entre les trois registre de l’existence
humaine que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Aussi parler de psychose
ordinaire revient à soutenir qu’il existe un ordinaire de la psychose, au singulier, et
qu’il y a donc des possibilités pour le sujet en psychose de s’inscrire dans le
commerce social en trouvant des solutions pour suppléer à la carence de la fonction
paternelle.
Variable selon les groupes sociaux au sein desquels se repère le sujet, variable aussi
selon les bonnes rencontres qu’il fait, variable enfin en fonction du type d’analyse
dans lequel il s’engage, cette psychose dite ordinaire n’est en rien une psychose
tassée par la banalisation forcenée de l’existence par un traitement hâtif et mouton-
nier de la souffrance psychique, traitement souvent armé d’une chimiothérapie trop
lourde.
Aujourd’hui donc, des femmes et des hommes dits « psychotiques » demandent à
s’engager dans une psychanalyse. Et il ne s’agit pas de les équilibrer, mais bien de
les accompagner dans une quête de leur énigme en laquelle ils s’engagent, pleine-
ment. Que le psychanalyste n’ait pas à reculer devant la psychose n’est pas une mince
affaire. Il s’y affirme un souci éthique et didactique tout autant que le psychanalyste
ne cède pas sur son désir d’analyste, qui va bien au-delà, quoiqu’en dise la psycho-
logie curative, du simple vœu de soigner autrui. L’idée maîtresse de ce livre tiendrait
en fait dans une tension qui rend alerte : si la cure n’admet pas de contre-indication
262 [ psychologie clinique no50 2020/2

diagnostique, le discernement de la structure du sujet conditionne de « manière


décisive »[1] la direction et la conduite de la cure psychanalytique.
L’effort de précision et de recherche dont témoigne l’écriture de Jean-Claude Maleval
repose sur le schéma suivant :
– de façon accrue, des patients en psychose demandent une écoute psychanalytique,
– ils peuvent se présenter comme a-symptomatiques si on se réfère aux grands
tableaux sémiologiques,
– ils ont trouvé, bricolé des solutions dites de « suppléance » pour surmonter ce
ratage de la structuration borroméenne typique de la psychose,
– la cure sert à soutenir le fil de ces inventions et de ces bricolages, qui souvent,
peuvent se révéler fragiles.
Ce quaifiactif « d’ordinaire » désigne donc une position subjective qui s’engage dans
la cure. Le sujet ne se souciant alors pas d’être extraordinaire et donc d’être une
exception. Rien d’étonnant alors que la notion de « pousse-à-la-femme » c’est-à-dire
de « pousse-à-l’exception » soit si peu rentable pour la compréhension de la psychose
ordinaire. La personnalité s’identifiant de façon mimétique parfois aux usages du
monde, faisant « comme-si », voilà bien un aspect de ce fonctionnement qualifié
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d’ordinaire. Les observations organisées de Maleval rejoignent et valident ce constat
que tout praticien peut faire de l’espoir qu’on beaucoup de nos patients de mener
une vie ordinaire – ce qui ne veut pas dire une vie banale tant est vive aussi la
nécessité de faire reconnaître une singularité. La vie ordinaire tenue pour une valeur
refuge pour certaines et certains de nos analysants n’est pas une vie comme les
autres, interchangeable et exemplaire à force d’anonymat, mais une vie rendue pos-
sible parmi les autres.
Jean-Claude Maleval va par la suite donner une ampleur et une consistance
jusqu’alors inédite à ce terme de psychose ordinaire. Il propose pour ainsi une éla-
boration clinique de ces ratages du nouage borroméen qui valent pour un moment
de catastrophe, de fin du monde, chez des sujets en psychose. Il repère trois lectures
de ces ratages :
– la présence envahissante de l’objet « a ». Nous retrouvons ici un inventaire de causes
assez connues à ce déclenchement d’une telle présence dont le deuil pathologique,
et un examen de ce qui serait l’échec du « pousse-à-la-femme », les émergences de
phénomènes et d’état de corps parasité par une jouissance hors bord, les auto-
exclusions ou le sujet se confond avec l’ignoble, les moments, enfin où, confronté à
la jouissance de l’Autre il se fait l’automate de cet Autre.
– l’inconsistance du sujet et le fuite du sens. Se retrouve ici la clinique classique des
discours interrompus, démétaphorisés, où le sujet est le gardien et le captif de conca-
ténation irréfragables entre lettres et signifiants. Souvenons nous ici que selon Krae-
pelin, ce n’était pas le fait que des néologismes soient prononcés qui était

[1] P. 17.
< Lectures critiques > 263

pathognomonique de la psychose, mais bien qu’ils le soient dans une expression de


jouissance et de ravissement
-les glissements imaginaires et les troubles de l’identité : ce sont là des phénomènes
pouvant être définis sommaire par un décollage du symbolique par rapport à l’ima-
ginaire, ce qui entraîne une difficulté importante à endosser son corps.
Il est possible de supposer que si ces moments de déclenchement qui les affronte
et s’en tourmente à vouloir en parler, plus encore en témoigner, alors l’écoute ana-
lytique sera sans doute active et accompagnante. On voit mal comment un analyste
qui, en ces instants, ferait le mort ne reproduirait pas la figure éreintante du grand
Autre compact, tout-puissant, inaccueillant et stérile.
Il y a là tout un maniement du transfert par quoi l’analysant pris dans ces temps de
désarroi propose à entendre les dégâts de cette jouissance qui l’accable afin de
trouver avec l’analyste de quoi en établir les règles.
Si je me montre réservé sur la façon dont l’auteur relie les avatars de nos modernités
et la précarité des idéaux à l’importance que prend le champ scopique et le recours
au corps dans les suppléances favorisées par la cure, il n’en reste pas moins que je
tiens ce livre de Jean-Claude Maleval pour un traité clinique de premier plan, apte
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de plus à questionner la nature de l’offre psychanalytique et l’efficacité de cette offre
dans nos mondes contemporains
Olivier Douville

Serge Portelli, Qui suis-je pour juger l’autre ?, Paris. Les éditions du sonneur, 2019.

Voila un petit ouvrage (107 pages pour 20 situations) reposant sur une écriture toute
en élégance, teintée d’humour et faisant mention de ces quelques absurdités qui
jalonnent l’itinéraire professionnel d’un juge, avec ses colères et, parfois, ses espoirs.
On y découvre le portrait de ceux dont il croise le chemin – victimes ou agresseurs
– (osons dire dont, pour certains, il partage le parcours). Une sensibilité qui va le
conduire à se demander qui il peut bien être pour juger les autres. Le climat dont
il nous imprègne n’est pas neutre en cela qu’il est, à mon avis, le prolongement et
la mise en application des postures du Syndicat de la magistrature des années
1970-1980. Cela vaut d’être souligné si on admet une réduction considérable des
libertés d’initiatives des magistrats depuis ces années là. C’est sans fioriture aucune
qu’il dévoile ce qui fait la banalité du quotidien d’un juge sans, pour autant, consi-
dérer comme banal l’évènement à l’origine de cette rencontre, celle d’abord d’un
sujet avec son trajet sur fond d’une profonde dignité. Partant du questionnement
que suscite, chez lui, Paul Verlaine et le rôle dans lequel on peut se voir enfermé ;
de cette autre question relative à l’intériorisation des interdits chez les adolescents,
sans ignorer les obstacles auxquels se heurtent les pauvres qui l’ont toujours été ;
conscient encore des situations fabriquées ou induites par la surdité de quelques
264 [ psychologie clinique no50 2020/2

institutions et qui se traduisent par la récidive, notre juge nous fait approcher une
notion nouvelle, celle de désistance que juge comme délinquant peuvent connaître
et qui correspondrait à un renoncement dû à l’épuisement ou au désinvestissement.
Alors, comment être juge ? Comment être soi ? Comment trouver les mots se
demande t-il, semble t-il nous demander ? Comment parler avec un autre homme
quand on est juge ? De quel lieu est-ce que je parle, s’interroge t-il encore, et sur
quels arguments ? Et on se retrouve confronté, avec lui, à ce problème qui est aux
origines de ce qu’on appelle la psychothérapie institutionnelle depuis les années
1960, et portant sur la légitimité des discours comme des actes. En la circonstance,
la robe dans laquelle peut s’enrober le magistrat, la robe noire ou rouge qui renvoie
autant à la hiérarchie qu’à l’histoire de France, cette robe comme lieu de réception
des projections et des représentations, tant du coté des magistrats que du coté des
justiciables et qui les vouent, chacun, à l’errance.
Une question, majeure, traverse la réflexion de Serge Portelli et qui se trouve partagée
par les nombreux psychanalystes qu’il connaît bien, savoir pour qui je me prends et
pour qui je suis pris, avec ma robe ou sans elle, avec ma blouse ou en complet-veston ?
À terme, et à force d’être ou se voir pris pour quelqu’un d’autre, on peut arriver à ne
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plus trop savoir qui on est. Et c’est peut être là, l’interrogation principale du magistrat,
celui à la base de la hiérarchie judiciaire, appartenant à la collection « de ceux qui
s’affrontent à la misère, à la folie, à l’angoisse d’une société en crise » et qui fait, cette
société, la démonstration de sa determination à poursuivre dans cette voie.
Serge G. Raymond

Hélène Prat et Sylvain Missonnier (éds.) Maternités, Paris, PUF, 2019, coll. « débats
en psychanalyse ».

Contexte :
Le livre parait en juin 2019. Il est un ouvrage collectif dont les textes sont rassemblés
par Hélène Prat et Sylvain Missonnier. Si le thème est classique surtout pour des
psychologues d’orientation analytique, il rappelle combien est vivante et nécessaire
cette interrogation afin de faire en sorte que la psychanalyse ne se saborde pas elle-
même par une posture hermétique au social. Car c’est dans ce contexte qu’est publié
cet ouvrage, celui de l’attaque et de la critique de la psychanalyse. Il propose alors
d’en revenir à des fondamentaux, sans pour autant être éculé ou passéiste. Il s’agit
alors en 2019 de comprendre non pas un peu plus, mais peut-être un peu mieux les
spécificités de cet état si particulier et si universel que sont les vécus maternels.
Résumé :
La maternité, thématique maintes fois interrogée, est pourtant l’objet d’une puis-
sante idéalisation qui ne permet pas de prendre la mesure de sa complexité. Les
auteurs de cet ouvrage explorent dans leurs contributions le paradoxe insistant entre
< Lectures critiques > 265

une « Maternité » idéalisée, à l’écart de toute sexualité et les vicissitudes de maternités


« humaines, trop humaines » et toujours singulières.
Adoption, allaitement, dépression post-partum, deuil périnatal, PMA : le thème de
la maternité, dans ses aspects contemporains comme intemporels, est interrogé dans
toute sa diversité à travers une réflexion psychanalytique.
Pensée critique :
Le titre de l’ouvrage est éloquent per se : MaternitéS. Le « s » du pluriel mériterait à lui
seul une majuscule. Ce Livre collectif regroupe tant les différentes maternités que les
différentes acceptions mêmes de ce terme. En premier lieu il rappelle contrairement
au résumé même proposé par la maison d’édition qu’il n’existe pas une maternité, mais
des maternités, faites de subjectivités et de vécus, de modalité affective et d’éducation
où tout un chacun, quel que soit son genre est pris. Il traite aussi, chose assez rare de
l’effet de la maternité de l’analyste, et de comment ce ventre qui surgit dans l’analyse
vient rappeler le vivant et que dans la cure il y a aussi quelque chose de ce sexuel qui est
présent. Sans oublier ce qui fait la spécificité de la maternité en situation d’adoption. Il
met en débat et confronte. Oui mais voilà il butte sur le souci des ouvrages collectifs. Il
y a une grande disparité d’approches et de rigueur méthodologique. Si certains auteurs
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ancrent leurs contributions dans une pratique clinique, et proposent une analyse
rigoureuse (Golse, Chabert par exemple) d’autres souhaitant par trop généraliser leurs
propos pêchent par la faiblesse même de cette généralisation, car semblent ils
confondre entre généralisation et théorisation. Il y a alors une généralisation de leur
clinique sans en connaitre les limites proposant des biais de confirmation qui négli-
gent des données sociologiques, historiques, ou plus simplement subjectives des diffé-
rents vécus maternels. C’est alors un paradoxe pour un ouvrage aussi complet.
Ouverture :
Il est alors compliqué de faire le lien avec d’autres tant il y a pléthore de livre qui traitent
de ce thème, et d’en proposer un qui aurait les mêmes caractéristiques, car en somme la
rigueur épistémologique nous oblige à comparer ce qui est comparable. Dans la logique
de la neutralité axiologique, il y aurait pu y avoir aussi plus d’approches théoriques
différentes, mais ce faisant nous remettons la psychanalyse dans un terrain plus poli-
tique, mais au fond n’est-ce pas là aussi ce à quoi nous appelle le devenir de mère ?
Sébastien Talon

Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des


survivants, Paris, PUF, 2019.

Mourir d’écrire, voici un bien singulier projet. Ma génération pense immédiatement


au mourir d’aimer des années 1969, et à la fin tragique de G Russier. Peut-on mourir
d’aimer ? Mourir d’être aimé ou encore aimer à en mourir ? Il y a quelque chose
266 [ psychologie clinique no50 2020/2

comme ça dans cette entreprise, d’un mourir d’avoir osé dire, d’avoir osé poser des
mots, de leur avoir donné forme, consistance... une interprétation ?
L’interprétation, à l’instar du travail du chef d’orchestre, peut-elle se transformer en
arme par destination ? Un archet peut-il se métamorphoser en un tel instrument ? Il
n’y a pas de réponse ayant valeur absolue, mais on peut légitimement se demander
si l’interprétation, la symbolisation, la parole comme l’écriture ne dessinent pas un
espace susceptible de recevoir la mort, voire de la donner.
On entre tout de suite dans le vif du sujet, dans un univers qui n’a pas attendu la
Shoah pour se manifester. Il se situe aux lendemains de la boucherie de la première
guerre mondiale, avec, 15 ans plus tard, l’avènement d’un Hitler au pouvoir avec son
cortège de persécutions juives évoluant dans un climat de violences antisémites déjà
bien préparé dans cette partie de l’Europe centrale. Et ce bel ouvrage de Rachel
Rosenblum vient nous rappeler que ce qui valait hier paraît valoir encore aujourd’hui
où on observe qu’un nombre considérable de juifs ont quitté la France dans cette
dernière décennie. Comment comprendre cette répétition, en France, de ce qu’il
faut bien appeler l’antisémitisme ?
Ainsi peut-on faire le constat que le mariage de l’amour avec la haine a une bien
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longue histoire, celle d’une réduction de l’homme, par l’homme, et de sa perte en
humanité. L’éradication en humanité de toute une catégorie de l’espèce décidée par
une autre qui prétend encore s’appeler humaine. Ces interrogations constituent le
prologue de cette recherche et tissent le fil rouge qui traverse les six chapitres de
cette si touchante expérience, de ce si solide édifice.
Dès les premiers chapitres, l’auteure s’efforce de traiter la question des effets délé-
tères du dire et du témoignage écrit pour les survivants de catastrophes, en se pen-
chant sur la force destructrice du retour des affects chez deux orphelins de la Shoah,
celle d’une orpheline devenue philosophe : Sophie Kofman, et celle d’un déporté
devenu écrivain : Primo Lévi. Tous deux ont témoigné, tous deux sont morts peu après
en des formes qui ouvrent à la perplexité. En quoi leur témoignage a t-il contribué à
leur disparition ? Existe t-il une relation entre un dire et une mort se et nous demande
Rachel Rosenblum ? Leur récit était-il devenu mortifère lorsque chacun a pu aborder
son expérience frontalement, sans le bénéfice de la présence d’un tiers ou sans le
soutien d’une médiation, car peut-on mourir d’écrire ou mourir de dire, s’interroge
de façon répétée la psychanalyste confrontée à elle même comme le furent les deux
témoins mentionnés ? Une question essentielle : que devient-on après tout ça ? Un
tout ça comme résultat de nombreuses années de réflexion qu’elle nous livre ? Ce
faisant, nous est proposé en partage Une réflexion à propos de ce phénomène singu-
lier en voie d’installation que constitue le traumatisme extrême s’imposant dans un
climat où la victime est en train de devenir la figure dominante de notre société, une
figure qui risque de renforcer le silence dans lequel s’enferment ou sont enfermés nos
survivants ou rescapés ayant vécu la Shoah, une figure encore qui pourrait prendre la
forme d’une retraumatisation chez des personnes qui sont parvenus à construire des
< Lectures critiques > 267

aménagements à partir du trauma initial et que cette figure viendrait bousculer. Car,
peut-on s’en sortir, et comment quand on a pu survivre, comme enfant caché, par
exemple, dans une famille bien loin de la sienne, et dont on ne sait plus rien ?
Comment se débrouille t-on avec tout ça ? On peut évoquer des créations sublima-
toires comme critère de survie chez quelques survivants et d’autres descendants, mais
à quel prix. Doit-on s’appuyer sur sa force de vie, mais ne le faisons nous pas déjà ? Se
voit ici mentionné le parcours de G Perec avec J.B. Pontalis, l’un écrivain, l’autre
analyste, et tous deux écrivains de talent. L’écriture se fait-elle carapace ? L’analyse de
l’un par l’autre, le travail analysant-analysé fut loin d’être miraculeux ! Certains par-
cours, certains textes, certains dires peuvent-ils provoquer la fin, ouvrir une crypte pas
vraiment refermée ? Peut-on survivre à l’écriture se demande J. Semprún, plus de
vingt cinq années après sa libération des camps, et dans un ouvrage qu’il appelle
L’écriture ou la vie. Rapports de la mort et du texte, rapports de la mort et du dire,
comment exister : écrire pour être ? Être ! est-ce vraiment mourir ?
Un livre tout en questionnements sur les effets positifs aussi bien que négatifs de la
cure, de l’écriture et de ce qui touche au symbolique, ressort de l’universel. Comment
la charge affective peut-elle être vivable, prise en considération, et permettre de
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retrouver le chemin du principe de plaisir ? autant d’interrogations toujours en sus-
pens. Et ce d’autant que le retour du trauma sur la place publique comme dans les
suivis, en réactualisant ce qui avait pu être symbolisé, pourrait bien se transformer
en méfait destructeur au préjudice des rescapés. Peut-on se garder, se protéger du
climat contemporain de traumatisation semble interroger la praticienne et son exer-
cice ? Comment mobiliser les constructions affectives se demande t-elle encore, et
contrecarrer les pulsions destructrices en sommeil. Il s’agit en somme de rendre les
affects tolérables pour et par les instances psychiques.
Sur ces points Ferenczi, Winnicott, Green, Janin et d’autres psychanalystes comme
Kahn ou Bollas, sont appelés à la rescousse par l’auteure, et plus particulièrement
Winnicott, pour soutenir ce qu’elle nomme les craintes précoces, celles de l’effon-
drement réactualisées et maintenant vécues. Je désigne là traumas précoces sans
lieux psychiques, cet effacement dont parle si bien J Altounian à propos du génocide
arménien. Se profile ici le poids de la réalité historique du traumatisme, autant
d’aspects qui ont conduit nombre de psychanalystes à repenser leurs pratiques sur
ces remémorations et ce qu’elles font surgir d’un hier contenu. Peut-on vraiment
rendre tolérable ce qui ne peut l’être, et le professionnel peut-il s’y employer sans
courir le danger de réduire ces vécus de l’expérience des camps de la mort ? Risque
de réduction, sûrement mais encore risque de se mettre soi même en danger en
témoignant de l’horreur et du difficilement représentable.
Au total, cette publication nous oblige à repenser le statut de la victime et ce mou-
vement qu’on peut oser dire phénoménal de victimisation des populations, d’héroï-
sation des victimes que déplorent avec discrétion, les survivants qui nous restent en
ces débuts de XXIe siècle. Cette écriture est plus qu’un cri d’alarme, plus qu’un cri
268 [ psychologie clinique no50 2020/2

d’appel. Elle est sûrement un appel au secours chez une femme, psychanalyste depuis
longtemps engagée, et qui sait dire que si on peut mourir de dire, on peut heureu-
sement continuer à vivre. Ce livre, c’est de la vie. Un pied de nez aux génocides et,
sûrement, une mise en garde.
Merci aussi à « Schibboleth, Actualité de Freud » d’avoir rendu possible ces croise-
ments d’expériences.
Serge G Raymond

Jacqueline Schaeffer (éd.) Qu’est la sexualité devenue ? De Freud à aujourd’hui, Tunis.


Édition Cérès, 2019.

Qu’est devenue la sexualité aujourd’hui ? N’est-ce pas là aussi interroger ce qu’est


la sexualité pour la pyschanalyse face aux multiples changements actuels du compor-
tement sexuel ? L’inhibition a laissé place aux « extimations » qui s’opèrent sur toutes
les scènes des domaines social, politique et économique. Comme à l’accoutumée,
Jacqueline Schaeffer continue dans cet ouvrage d’apporter son éclairage pour la
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compréhension de la sexualité. Sous sa direction, nous trouvons dix-sept autres
auteurs dont Maurice Corcos, Vincent Estellon, Bernard Golse ou bien Laurie
Laufer, Julia Kristeva, René Roussillon, Philippe Sollers et Frédéric Tordo et biens
d’autres non cités mais tout aussi pertinents. La multiplicité des auteurs, psychana-
lystes, professeurs de psychiatrie ou psychopathologie, écrivains, offre une richesse
incroyable à cet ouvrage qui tente d’interroger les bouleversements sociaux et cultu-
rels à la lumière des enjeux du sexuel infantile, ce pivot théorique fondamental déve-
loppé par Freud il y a maintenant plus d’un siècle.
Pourrions-nous évoquer par là même une volonté de penser et de remettre à jour
les théories freudiennes sur la sexualité ? Quelle relation entre la sexualité infantile
et la sexualité vécue de l’adulte ?
Bernard Golse, ouvre la réflexion de cet écrit collectif et aborde la sexualité infantile
et la sexualité des enfants sous le prisme de l’évolution des sociétés et des biotech-
nologies. Loin du sens métapsychologique du sexuel infantile, il interroge l’enfant
d’aujourd’hui face à une libération des mœurs où l’interdit serait plutôt collectif avec
une sexualité pas nécessairement plus permissive que par le passé. Bernard Golse
questionne le cadre de l’adoption dans les situations d’homoparentalité et de mono-
parentalité ainsi que l’impact de l’assistance médicale à la procréation par rapport
la possibilité de l’enfant de se représenter ses origines biologiques et de se construire
son roman familial.
Tout au long de l’écrit, nous avons cette invitation constante à renouveler la réflexion
sur les multiples nouvelles formes de sexualité face aux scandales, interdits et tabous
soulevés par Freud. Qu’en est-il à ce jour de la différence des sexes dans une société
de moins en moins œdipienne ? Avec internet et les nouvelles technologies, les
< Lectures critiques > 269

modalités de relation et de rencontre ne sont plus les mêmes. Dans cette troisième
partie René Roussillon, François Richard, Vincent Estellon, Frédéric Tordo et Janine
Mossuz-Lavau transmettent des réflexions autour de l’écoute de la polymorphie de
la sexualité dans la cure, de la sexualité et de la pornographie sur internet avec de
nouvelles pratiques addictives ou bien de nouvelles pratiques sexuelles à l’ère de
l’hypermodernité qui migrent vers les territoires du numérique. Comment l’homme
moderne éprouve dans son corps cette sexualité connectée ? Que dire de la rencontre
avec l’autre sexe et des tentatives actuelles de dédifférenciation ou désexualisation ?
Ainsi, les auteurs, au fil des chapitres abordent leurs considérations sur le genre,
l’homosexualité, la trans-sexualité et les néo-sexualités, les technosexualités mais
aussi la perversion, les sexualités addictives, la frigidité, la sexualité adolescente et
les évolutions de la loi depuis les années 1950 autour des délits et crimes sexuels.
Face à une ère et une société qui nous confrontent à des formes perverses de la
sexualité, où la différence des sexes et des générations est de plus en plus déniée,
cet ouvrage offre un éclairage nouveau sur les aspects de la sexualité contemporaine.
Il sera essentiel à tout clinicien, praticien ou psychanalyste confronté dans sa pra-
tique à des situations et des problématiques actuelles qui pourraient le démunir ou
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éventuellement lui paraître parfois surprenante.
Karine Henriquet

Monique Sélim, Anthropologie globale du présent, Paris, L’Harmattan, collection


« Anthropologie critique », 2019.

Monique Sélim est anthropologue, directrice de recherche émérite à l’Institut de


recherches pour le développement, chercheure associée au Centre d’études en
sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA, Uni-
versité de Paris, Inalco)
Comment continuer et renouveler le champ anthropologique aujourd’hui dans un
contexte où les oppositions canoniques opposant les mondes traditionnels à la
modernité ne peuvent définir des objets cernables et inspirer des méthodes
d’enquête probantes ? La globalisation et la naturalisation créent des normes idéo-
logiques nouvelles qui trouent les représentations anciennes autour de la différence
et des normes. Quelles sont, de nos jours, les nouvelles logiques de ségrégation,
comment s’articulent le sexuel et le social ? Il revient à l’anthropologue de déchiffrer
les effets des globalisations sur les échanges sociaux, les légitimations morales et le
grand marché mondialisé des identités. En cela l’anthropologie du contemporain
offre aux cliniciens un champ qu’ils ont vif tort de méconnaître en ne demandant à
l’anthropologue que des essentialisations de mythe ou de structure isomorphes entre
configurations des échanges sociaux et formes inconscientes (au sens de la psycho-
logie cognitive) de la mentalité et de la pensée.
270 [ psychologie clinique no50 2020/2

Ce livre propose une triangulation théorique autour de trois pôles qu’articulent les
logiques de globalisation : une anthropologie globale du présent, une anthropologie
politique, une anthropologie clinique.
La première de ces dynamiques de recherche prendrait comme objet les logiques
mouvantes de production des subjectivités ; ce logiques allant des processus d’affran-
chissement des normes issues des lois de distribution conventionnelle des rôles
sexués et des identifications afférentes à la revendication parfois apaisante d’être
enfin un Autre. Les psychanalystes ne peuvent que s’intéresser à ce que Monique
Sélim analyse des logiques de ces flux mouvants des identités.
L’anthropologie politique, dans la perspective tracée par Balandier s’intéresse à ces
deux balises que sont l’idéologie et l’imaginaire à l’époque où ce dernier est tributaire
de ce souci moral formidablement répandu qui est l’écume agissante du marché des
identités et des nouvelles normes morales souvent antagonistes à ce que peuvent
avoir de souverainement incertain et multiple les forces du désir. On conçoit aisé-
ment que l’alliance de l’anthropologie du présent et de l’anthropologie politique se
consolide par la promotion d’une anthropologie clinique liée à l’évènement de ren-
contre entre un sujet et l’anthropologue à qui il parle et se confie parfois. La présence
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de l’offre d’écoute anthropologique et la reconnaissance de ce que la parole produit
comme déplacement des scènes de sens et de légitimation est au centre même de la
démarche anthropologique. Un transfert se produit, qu’il serait toutefois hâtof sinon
stupide d’annexer sous nos bannières en terme de « névrose de transfert », et qui
parce qu’il fait se mouvoir les ondes et les tissus des identités et des légitimités de
circonstance, renseigne sur les fonctionnements de l’intimité et leur force de résis-
tance à la globalisation des marchés de l’identité et de la morale. Avec ce livre clair
et actuel, une anthropologue parle aux cliniciens et à tous les supposés « experts »
des subjectivités, les bousculant salutairement. Ne laissons pas l’occasion passer.
Olivier Douville

Daniel Sibony, Un cœur nouveau, Paris, Odile Jacob, 2019.

Un livre, encore, de D. Sibony ? Oui, mais pas un livre comme les autres. En cela,
ce mathématicien, philosophe et psychanalyste reste tout à fait déroutant qui sait
faire dire aux mots l’imprévisible dont ils sont porteurs. Peut-on parler de portée
pictographique ? Une réflexion, en tous cas, comportant 170 pages pour 38 fichiers
de promenades a l’intérieur d’un seul mot : le cœur. Le cœur entre les mains d’un
chirurgien de la transplantation et qui fait de lui, non pas le modeste plombier qu’il
se déclare être sans autres prétentions, mais un authentique magicien au service de
l’inattendu. En quelques fichiers, Sibony donne vie et sens à tout un corps de métier,
et, partant, renforce une confiance qui est le moteur même de la démarche de cette
personne qui lui abandonnera sa vie : le transplanté. Voici les traces de mon passage
< Lectures critiques > 271

dans le service de chirurgie cardiaque à l’hôpital Bichat, avec les transplantés et les
insuffisants du cœur, écrit-il, en soulignant ce qu’il a pu y apprendre : « j’y ai appris
beaucoup sur le cœur qu’on coupe et qu’on remplace, sur les démêlés toujours neufs
entre le corps et la technique, sur la profusion de la vie, sa générosité, ses irrégula-
rités... sur le fait que le cœur n’est pas qu’une pompe... » Et de nous faire partager
ce que peut être le cœur, cet organe dans ses relations, ses échanges, avec les autres
organes et leurs échanges réciproques. Il nous fait découvrir à nous, lecteurs, que
la philosophie pouvait servir à des mathématiciens, voire mêmes à des psychana-
lystes, toutes spécialités ou disciplines qui sont la marque de cet auteur qui nous
livre ici, avec sa sensibilité de chercheur ce qui fait son humanité. Avec cet écrit, ce
recueil-retour d’expérience, on approche ce qui fait (permet) la vie, celle de ce pal-
pitant qui est la condition même de la vie. Et, de ce point de vue, le psychanalyste
n’est pas avare, qui saisit et nous livre toutes les représentations dont cet organe, ce
palpitant, ce cœur, est le support. Cela va du « coup de cœur » au « cœur sur la
main », du « cœur en balade » au « cœur jaloux » comme si ce cœur avait une destinée
singulière, un destin détaché de sa fonction, un destin hors corps renforçant sa
solidarité intra corporelle. En cela D. Sibony nous montre qu’il garde « le cœur sur
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la main » bien loin des « maux de cœur » qui peuvent parfois nous saisir â la lecture
de ce bel ouvrage. Ce faisant, avec cette subtile discrétion qui le caractérise, l’auteur
ouvre les portes â une autre médecine, celle de ses effets psychologiques inscrits
dans les représentations que les organes peuvent véhiculer. Qu’est-ce donc qu’un
cœur ? Quel est ce dans quoi il s’inscrit et cette inscription ne joue t-elle pas un rôle
dans la façon dont l’opéré, le transplanté, va réagir, et l’homme de l’art être en
situation d’agir. Ces réflexions, nées d’une rencontre fortuite entre un psychanalyste,
bien singulier, il faut en convenir, et un chirurgien du cœur paraît nous orienter
vers une médecine prudentielle. Une plongée inédite et saisissante dans le monde
de la chirurgie de pointe mais surtout une méditation bouleversante sur la vie, ses
ressacs et son unité que ce livre qui, pourtant n’est pas dénué d’humour. On pressent
qu’il y a du « chapeau de monsieur Freud » dans cette rencontre...
Serge G. Raymond

Jeanne Wiltord, Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Essai psychanalytique sur les
conséquences de la colonisation des Antilles, Paris, Édition des crépuscules, 2019.

Abolitions de l’esclavage dans les « vieilles colonies »[2], départementalisation[3], radi-


calisation des mouvements sociaux et politiques sous fond de misère sociale, de
discrimination raciales, et d’assimilation forcée. C’est par le prisme de l’Histoire de
la traite coloniale noué à la psychanalyse que Jeanne Wiltord nous permet de

[2] 1794 pour la première abolition en Guadeloupe et 1848 pour l’abolition générale.
[3] Demandée par Aimé Césaire devant l’Assemblée Nationale en 1946.
272 [ psychologie clinique no50 2020/2

dérouler le fil fondamental de cette question dans son premier ouvrage : « Mais
qu’est-ce que c’est donc un Noir ? ». L’auteure, psychiatre, psychanalyste, membre
de l’ALI[4] a exercé à Paris, puis en Martinique où elle a participé à la création du
GAREFP[5], puis à la mise en place des « sémininaires de Melman[6] ». Et cette histoire,
est scandée par des grèves suivies de répressions brutales des forces de l’ordre dans
la production sucrière et le bâtiment. L’état répond alors par une offre de consom-
mation qui accentue la dépendance des Antilles et par des migrations massives et
forcées vers l’Hexagone[7]. Il faut attendre le 10 mai 2001 pour que la loi Taubira soit
votée « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre
l’humanité ».
L’auteure interroge la question identitaire antillaise où la hiérarchie des races décrite
par les anthropologues et exhibée lors des expositions coloniales dans des zoos
humains a modelé l’imaginaire de millions d’hommes et de femmes. Si en 1936,
Césaire, Senghor et Damas fondent le mouvement de la Négritude[8], il faut attendre
les années 70, pour que le créole soit enseigné à l’université. Dans les années 80,
deux courants littéraires vont émerger de la Négritude : la Créolité[9] et la créolisa-
tion[10]. Enfin, Jeanne Wiltord revient sur l’intérêt limité des intellectuels antillais
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pour la psychanalyse, introduit par la critique de Frantz Fanon envers Octave Man-
noni[11] et par la question de l’inadéquation du complexe d’Œdipe et de la place du
père dans les « vieilles colonies ».
Dans le roman familial antillais, chaque sujet est assigné dès sa naissance à sa cou-
leur. Le nouveau né sera bien « sorti » s’il est clair de peau. « Les « beaux » cheveux,
pas trop crépus, la couleur de peau « claire », sont le support d’un investissement
subjectif imaginaire constant ». La singularité de l’esclavage colonial, berceau du capi-
talisme marchand, fixe la question de l’étrangeté sur la couleur de peau. « Le maître
n’a pas renoncé à la jouissance » et l’esclave a été réduit à une valeur marchande. Il
y a eu une « mutation dans le rapport à la jouissance. Ce n’est plus la perte de jouissance
déterminée par la structure symbolique du langage qui y a prévalu, mais un rapport
à la jouissance déterminé par des différences visibles imaginarisées du corps ». Les
mots « noirs » et « blancs » dépourvus de leurs fonctions symboliques, assignent et
distinguent sous fond de violence et de honte, les Noirs/nègres/esclaves et les Blancs/
maîtres. La hantise d’être souillé par une goutte de sang noir chez les maîtres a

[4] Association lacanienne internationale.


[5] Groupe antillais de recherche, d’études et de formation psychanalytique fondé en 1975 en Martinique.
[6] Melman Charles, Lacan aux Antilles – Entretiens psychanalytiques à Fort-de-France, Éd. Érès, 2014.
[7] Instauration du BUMIDOM en 1963 pour les Antilles Guyane et migration forcée des enfants réunionnais.
[8] Courant littéraire dont les revues comme « Tropique » rassemblent des hommes et femmes engagés : Paulette Nardal,
Gerty Archimède, Georges Gratian, Rémy Nainsouta, Suzanne Césaire, etc.
[9] Courant littéraire fondé par Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Jean Barnabé.
[10] Courant littéraire fondé par Édouard Glissant dont le concept de la Relation et de l’identité-rhizome permet de penser
la globalisation capitaliste et peut intéresser la psychanalyse essentiellement référée à l’Un (l’Occident).
[11] Fanon Frantz, ch. IV « Du prétendu complexe de dépendance du colonisé », Peau noire masques blancs, Éd. Seuil,
1952.
< Lectures critiques > 273

nourri une « frénésie de nominations et de classifications » : Nègre, Mulâtres, Quar-


terons, etc., pour tenter de séparer blancs et non blancs. Dans une société où la langue
est collée à l’imaginaire des couleurs de peau, la question que pose l’auteure est
« comment ne pas faire masse ? ».
C’est le Code noir[12] qui a institutionnalisé cette nomination. Contrairement aux
esclaves de l’Antiquité qui étaient des prisonniers de guerre, l’esclave colonial est
encore plus éloigné du maître car même affranchit, il reste stigmatisé par sa couleur
de peau. Le Code noir réglementera aussi les châtiments corporels qui transgresse-
ront les limites imposées durant toute la période esclavagiste avec une imagination
infinie des maîtres en termes de cruauté. Ainsi, le fouet a une double fonction :
aiguillonner le travail et châtier les esclaves, souvent devant femmes et enfants, avec
l’humiliation et la honte des corps dénudés. Mais la satisfaction pulsionnelle des
maîtres allait bien au-delà d’un intérêt pragmatique, avec une répétition et « une
jouissance de la frappe » jusqu’à l’épuisement du maître et jusqu’à l’inanimé du corps
de l’esclave. La dimension symbolique du « lieu de l’Autre comme lieu du langage »
est alors disqualifiée par le surgissement « de la jouissance d’un regard collectif ».
Aujourd’hui, les châtiments corporels font encore partie de l’éducation aux Antilles.
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Les corps sont battus, mais aussi frictionnés pour guérir, mais guérir de quelles
blessures ?
Quel rôle joue la honte dans ce système colonial ? La honte surgit lorsque le regard
– « l’un des objets pulsionnels (...) nécessaire à la constitution de l’image du corps »
lors de l’expérience du miroir développé par Jacques Lacan – non métaphorisé,
menace et fragilise la consistance de l’image du corps. Le risque c’est un état
d’angoisse, lorsque le sujet est confronté « au réel qui fait trou dans son image » que
la honte voile habituellement. Exacerbation des différences visibles, précarité du
refoulement et perversion des conditions symboliques du langage ont donné naissance
dans les sociétés antillaises à « une dimension paranoïaque » avec des « revers de
mélancolisation » masquées par les exaltations festives.
L’organisation des familles antillaises, majoritairement monoparentale, avec des
mères et/ou grands-mères en position centrale, pose la question de la fonction pater-
nelle. Dans la théorie lacanienne le père « supporte une fonction symbolique trans-
mise par un signifiant, le Nom-du-Père (...) tiers séparateur permettant à un enfant
de se dégager de la position imaginaire qui le maintenait dans une dépendance au
désir de la mère ». Avec une matrifocalité portée par le couple mère-fille d’un coté,
et de l’autre, des fils restés sur le lieu maternel, en place d’organe sexuel, l’auteure
questionne la difficulté pour l’homme de trouver sa place dans une relation amou-
reuse et de soutenir et transmettre une autorité symbolique.

[12] Promulgué en 1685, dont les Art 44 et 48 précisent que l’esclave n’est pas un sujet de droit mais un bien à la fois
meuble et immeuble.
274 [ psychologie clinique no50 2020/2

Le nouvel engouement à l’égard des recherches généalogiques[13], montre « qu’un


poids de honte portant sur l’esclavage est en train d’être levé ». La masse servile des
nouveaux libres ont été nommés à partir de 1848 et leurs noms, cette fois transmis-
sibles à leurs enfants, inscrits sur des registres d’individualité. Si le nom propre,
permet au sujet d’accéder à sa singularité, quelle est la fonction des noms de familles
aux Antilles où nombre de pères refusent de transmettre leur nom à leurs enfants ?
Nomination impossible remplacée par une identification imaginaire unis par la cou-
leur de peau. L’auteure interroge la transmission d’une référence phallique dans une
société ou les esclaves, chosifiés, sont la propriété du maître. Cette transmission s’est
faite par le soutien de la parole des mères, relayée par l’école, la réussite sociale par
la voie du maître d’école – signifiant maître – suppléante à celle du maître de l’habi-
tation coloniale.
Des deux langues parlées aux Antilles français et créole, le français est la langue
dominante. Dans sa pratique de psychanalyste, l’auteure révèle que ses patients créo-
lophones s’empêchent de parler créole en analyse, pourquoi ? Création du créole et
violence, ont été indissociables pour qu’esclaves et maîtres puissent « affronter le
réel traumatique » par le langage. Les esclaves, chosifiés ont été confrontés à un réel
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innommable. Si chez Lacan, le discours du maître, fondé sur la structure symbolique
du langage (où la perte de jouissance permet l’émergence du désir), s’appuie sur le
lien maître esclave de l’Antiquité, ce discours ne semble pas pertinent aux Antilles
où le maître tient son pouvoir de sa couleur de peau et non d’une autorité symbolique.
La colonisation viendrait « détruire la propriété du symbolique de faire lien naturel
avec le réel puisqu’elle dénude du symbolique ce qui est son caractère de maîtrise du
réel ».

Au-delà de l’outil psychanalytique de l’articulation symbolique des discours, l’auteure


questionne l’intervention normalisante du Nom-du-Père symbolique dans le processus
œdipien ainsi que les difficultés rencontrées lorsque l’objet pulsionnel du regard ne
prend pas place dans le fantasme. L’humanisation emprunte la voix de lalangue, celle
des premiers soins, la langue de la peau, du corps. Au niveau collectif, elle « se
constitue comme un dépôt de jouissance, réel pétrifié refoulé, transmis à travers la
langue parlée ». La langue créole créée à partir de ce réel traumatique emporterait
des signifiants de lalangue, lestés de « dépôts de jouissance » non représentatifs du
sujet. C’est ce dépôt de jouissance qui rendrait la langue créole « trop proche », dif-
ficile à dire en analyse.
Jeanne Wiltord nous interpelle sur le sujet de la citoyenneté relative des nouveaux
libres de 1848, citoyenneté très éloignée d’un idéal universaliste que la loi républi-
caine prétendait instaurer. L’école, lieu de la « deuxième libération » est devenue en
même temps le lieu du déni de l’histoire esclavagiste et de l’interdiction du créole.
[13] Initié par le comité de la marche du 23 mai 1998 – CM98 qui a permis des recherches généalogiques et l’inscription
des noms d’esclaves sur des stèles.
< Lectures critiques > 275

D’un coté l’idéalisation de l’hexagone libérateur et de l’autre la honte d’être descen-


dant d’africains transbordés. La demande d’assimilation, sous-tendue par un désir
de justice sociale, a été suivie par des décennies de désillusion suite aux inégalités
dans l’application des lois, doublée d’une discrimination liée à la couleur de peau.
À la désillusion de l’assimilation, l’État a substitué une offre de consommation consu-
mériste, objet de plaisir partiel, venant là aviver une demande toujours insatisfaite
d’un « toujours plus » impossible à combler.
Aujourd’hui, les politiques de droite agitent le chiffon rouge d’un « largage » par la
France, ce qui maintient l’angoisse d’abandon face au projet d’autonomie ou d’indé-
pendance revendiqué par les partis de gauche. Au-delà d’une perte matérielle,
l’auteure situe l’angoisse sur le plan psychanalytique d’une demande de pacte sym-
bolique de filiation, initié par l’assimilation qui n’a pas pu « introduire les conditions
symboliques d’une limite à la jouissance du corps léguée par la perversion coloniale
esclavagiste du langage ».
L’ouvrage passionnant de Jeanne Wiltord met en visibilité le fil d’un traumatisme
collectif, déroule l’hypothèse « d’un déni culturellement institué », inaugure le nouage
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rhizomique de la psychanalyse à l’Histoire de l’esclavage colonial et nous invite à
suivre sa trace.
Monique Arien Carrere

Nous avons reçu les ouvrages et revues suivantes que nous signalons à nos lecteurs
ADOLESCENCE, 105, printemps 2020 – T. 38 – no 1 « Frontières et limites ».
ADOLESCENCE, 106, automne 2020 – T. 38 – no 2 « Troublé.e.1 »
Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil, soyez vrai ! Montréal, les éditions de l’lHomme,
2020
Stéphanie Callet, Le jour où j’ai choisi ma famille, Paris, Dunod, 2020
Le Carnet Psy, 232, mars 2020
Le Carnet Psy, 233, avril 2020
Le Carnet Psy, 234, mai 2020
Le Carnet Psy, 235, juin 2020
Le Carnet Psy, 236, juillet/août 2020
Pierre-Christophe Cathelineau, Jean-Louis Chassaing, Thierry Florentin (éds.), Réel de la
science, réel de la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2020
Bruno Cheval, Matthieu Boisgontier, Le syndrome du paresseux, Paris, Dunod, 2020
La clinique lacanienne, 31, « La pluralité des genres ? C’est l’heure de l’inventaire », Toulouse,
Érès, 2020
Cliniques. Paroles de praticiens en institution, 19, « L’intime à l’épreuve de la vie institution-
nelle », Toulouse, Érès, 2020
276 [ psychologie clinique no50 2020/2

Cliniques Méditerranéenne, 101, « Le sport à l’épreuve de la psychanalyse », Toulouse, Érès,


2020
Cliniques Méditerranéenne, 102, « Le sujet de la scolarité », Toulouse, Érès, 2020
Bassdiki Coulibaly, Sartre ou la conscience souveraine. Critique de l’occidentalocentrisme,
Paris, MJWFédition, 2000
Laurence Daniélou, Éric Salmon, Mieux comprendre sa personnalité grâce à l’ennéagramme,
Malakoff, Interéditions, 2020
L’en-je, 33,, décembre 2019, « Être un symptôme, être un poème », Toulouse, Érès,
L’en-je, 34, juin 2020, « L’angoisse » » Toulouse, Érès, 2020
Essaim, 44, « »L’interprétation du psychanalyste », Toulouse, Érès, 2020,
L’Évolution Psychiatrique, mai 2020, vol. 85, no 2, « Criminologie », Elsevier
Christian Fierens, Le Principe de jouissance, Critique de a raison pratique (Kant)/Kant avec
Sade (Lacan), Paris, L’Harmattan, coll. « Lire en psychanalyse », 2020.
Elsa Godart, Éthique de la sincérité, Paris, Armand Collin, 2020
Philippe Givre, Pulsions rock, Paris, PUF, 2020
Michel Gribinski et Thomas Lepoutre « Personnages en quête de psychanalyse », Paris, PUF,
coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2020
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Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, Paris, PUF, 2020
Beranrd Hours, Monique Sélim, L’empire de la morale, Paris, L’Harmattan, 2020
Anne Juranville, Demain sera féminin ? Indifférence et différence des sexes. Paris, éd. Les
contemporains favoris, 2020
Franz Kaltenbeck, La psychanalyse depuis Beckett, Toulouse, Érès, coll. « Savoirs et clinique »,
2000
Marie-Laure Léandri, Hélène Parat (sous la dir. de), Amour, coll. « Débats en psychanalyse »,
Paris, PUF, 2020
Isabelle Martin Kamieniak, Félcie Nayrou (éds.) Excitatin, Paris, PUF, 2020 coll. « Débats en
Psychanalyse »,
Le Journal des Psychologues, 375, mars 2020, « Clinique de la migration : apports de
l’interculturel »
Le Journal des Psychologues, 376, avril 2020, « Des pratiques singulières : le psychologue et
sa clinique »
Le Journal des Psychologues, 377, mai 2020, « Représentations et identité professionnelle du
psychlogue »
Le Journal des Psychologues, 378, juin 2020, « Regards cliniques sur la grand-parentalité »
Le Journal des Psychologues, 379, juillet-août 2020, « Le psychologue et le COVID. Analyses
et réflexions »
Le Journal des Psychologues, 380, septembre 2020, « Crises, transitions et
développements » »
Larabi C & Dolly E., Moi et mon enfant intérieur, Paris, Dunod, 2020
Jean-Claude Lavie, Le sexe dans la bouche, Paris, PUF, coll. « Petite bibliothèque de psycha-
nalyse », 2020
< Lectures critiques > 277

Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites 25 après « Un monde sans limite », Toulouse,
Érès, collection Point Hors Ligne, Toulouse, 2020.
Nastassja Martin, Croire aux fauves. Paris, Verticales, 2019
Mohamed Mebtoul, Libertés, dignité, algérianité. Avant et pendant le « Hirak », Paris,
L’Haramttn, 2020
Isabelle Nazare-AGA, Les manipulateurs sont parmi nous, Montréal, Les éditions de l’Homme,
2020
Gwenola Niccolaaïni, L’Algérie, connais pas ? Treize témoins en quête de souvenirs, Paris
L’Harmattan, 2020
Philip Pongy, Les Phobies, Paris, Sauramps Medical, 2020
Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 73, 2019/2, « Clinique des réseaux »,
Toulouse, Érès
Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 74, 2020/1, « Groupe avec fin et groue
sans fin », Toulouse, Érès
Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 75, 2020/12, « Faire groupe, un soin »,
Toulouse, Érès
Rhizome, 74, 2020, « Vivre le vieillissement »
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Jean Triol (éd.), Éthique du désir II, Paris, MWFédition, 2000
Jean-Marie Vidal, Autismes. Une approche anthropologique. La question du Tiers, Paris, PUF,
coll. « Le fil rouge » 2020
V.S.T., 145, 1er trimestre 2020, « Quelles psychiatrie(s) aujourd’hui ? », Toulouse, Erse, 2020
V.S.T., 146, 2er trimestre 2020, « (Se) former au travail social », Toulouse, Erse, 2020
V.S.T., 147, 3er trimestre 2020, « Les effets du langage technocratique », Toulouse, Erse, 2020
Cathy-Anne Wendling, La cancer du sein, vie psychique et psychothérapie intégrative, Enrick
–B – éditions, 2019
Theresa Wong, Chèe Scarlet, L’histoire de ma dépression post-partum, Paris, Dunod, 2020

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