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Marcel Proust

À L A RECHERCHE DU
TEMPS PERDU

SODOME ET
GOMORRHE
1921-22

édité par la
bibliothèque numérique romande
ebooks-bnr.com
Table des matières

I ................................................................................................ 3
II ............................................................................................. 42
CHAPITRE PREMIER............................................................... 42
CHAPITRE II .......................................................................... 223
CHAPITRE III ......................................................................... 460
CHAPITRE IV ......................................................................... 620
Ce livre numérique .............................................................. 643

Publié entre 1913 et 1927, À la recherche du temps perdu


de Marcel Proust est un texte libre en Europe et en Suisse
depuis 1987. Cette édition, basée sur la numérisation de la
Bibliothèque électronique du Québec, souhaite marquer ainsi
le 30ème anniversaire de l’entrée de cette œuvre dans le do-
maine public. À cette occasion, l’ensemble du livre a été soi-
gneusement revu, relu et corrigé.
Bibliothèque numérique romande
I

Première apparition des hommes-femmes, des-


cendants de ceux des habitants de Sodome qui fu-
rent épargnés par le feu du ciel.

« La femme aura Gomorrhe


et l’homme aura Sodome ».
ALFRED DE VIGNY.

On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait


lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc
et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais épié
leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une décou-
verte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si
importante en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment
de pouvoir lui donner la place et l’étendue voulues, différé de
la rapporter. J’avais, comme je l’ai dit, délaissé le point de
vue merveilleux, si confortablement aménagé au haut de la
maison, d’où l’on embrasse les pentes accidentées par où
l’on monte jusqu’à l’hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement
décorées à l’italienne par le rose campanile de la remise ap-
partenant au marquis de Frécourt. J’avais trouvé plus pra-
tique, quand j’avais pensé que le duc et la duchesse étaient
sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je regret-
tais un peu mon séjour d’altitude. Mais à cette heure-là, qui
était celle d’après le déjeuner, j’avais moins à regretter, car
je n’aurais pas vu comme le matin les minuscules person-

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nages de tableaux, que devenaient à distance les valets de
pied de l’hôtel de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente as-
cension de la côte abrupte, un plumeau à la main, entre les
larges feuilles de mica transparentes qui se détachaient si
plaisamment sur les contreforts rouges. À défaut de la con-
templation du géologue, j’avais du moins celle du botaniste
et regardais par les volets de l’escalier le petit arbuste de la
duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec
cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens à ma-
rier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par
un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La
curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la
fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi et dont les vo-
lets n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement, se
préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir der-
rière mon store où je restai immobile jusqu’au moment où je
me rejetai brusquement de côté par peur d’être vu de
M. de Charlus, lequel allant chez Mme de Villeparisis, traver-
sait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour,
grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Ville-
parisis (conséquence de la maladie du marquis de Fierbois
avec lequel il était personnellement brouillé à mort) pour que
M. de Charlus fît une visite, peut-être la première fois de son
existence, à cette heure-là. Car avec cette singularité des
Guermantes qui, au lieu de se conformer à la vie mondaine,
la modifiaient d’après leurs habitudes personnelles (non
mondaines, croyaient-ils, et dignes par conséquent qu’on
humiliât devant elles cette chose sans valeur, la mondanité –
c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pas de jour, mais
recevait tous les matins ses amies de 10 heures à midi), le
baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des
vieux bibelots, etc., ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et
6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se prome-

–4–
ner au Bois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouve-
ment de recul pour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt
son heure de partir au bureau, d’où il ne revenait que pour le
dîner, et même pas toujours depuis une semaine que sa nièce
était allée avec ses apprenties à la campagne chez une
cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne
ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de
peur de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivée
presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles, de
distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte en-
voyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis long-
temps prolongeait son attente. Je savais que cette attente
n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les éta-
mines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte
pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur femme qui
était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses
« styles » et pour être mieux pénétrée par lui ferait impercep-
tiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la
moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouver-
nées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la vi-
site d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une
autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une
fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur
par elle-même, comme les mariages répétés dans une même
famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis
que le croisement opéré par les insectes donne aux généra-
tions suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de
leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif, l’espèce
se développer démesurément ; alors comme une antitoxine
défend contre la maladie, comme le corps thyroïde règle
notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, la
fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de
la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient

–5–
à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait
rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sor-
tie. Mes réflexions avaient suivi une pente que je décrirai
plus tard et j’avais déjà tiré de la ruse apparente des fleurs
une conséquence sur toute une partie inconsciente de
l’œuvre littéraire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait
de chez la marquise. Il ne s’était passé que quelques minutes
depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille pa-
rente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand
mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été
chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il
ne se croyait regardé par personne, les paupières baissées
contre le soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage
cette tension, amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient
chez lui l’animation de la causerie et la force de la volonté.
Pâle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne
recevaient plus d’un regard volontaire une signification diffé-
rente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus rien qu’un
Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans
la chapelle de Combray. Mais ces traits généraux de toute
une famille prenaient pourtant dans le visage de M. de Char-
lus une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Je re-
grettais pour lui qu’il adultérât habituellement de tant de vio-
lences, d’étrangetés déplaisantes, de potinages, de dureté, de
susceptibilité et d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité
postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de
chez Mme de Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur
son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait
presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et
comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si dé-
sarmé, que je ne pus m’empêcher de penser combien
M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir regardé ;
car ce à quoi me faisait penser cet homme qui était si épris,

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qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait
odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser tout
d’un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l’expres-
sion, le sourire, c’était à une femme !
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût
m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-
je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient certaine-
ment jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel
Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien
était à son bureau), le baron ayant soudain largement ouvert
ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire
l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que
celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus,
enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé
l’embonpoint du baron vieillissant. Mais chose plus éton-
nante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle
de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art se-
cret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait mainte-
nant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais qui,
malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à
regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il
pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles,
prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aus-
sitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait
– en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, don-
nait à sa taille un port avantageux, posait avec une imperti-
nence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son
derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu
avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu.
Je ne savais pas qu’il pût avoir l’air si antipathique. Mais
j’ignorais aussi qu’il fût capable de tenir à l’improviste sa
partie dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien
qu’il se trouvât pour la première fois en présence de
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M. de Charlus) semblait avoir été longuement répétée ; – on
n’arrive spontanément à cette perfection que quand on ren-
contre à l’étranger un compatriote, avec lequel alors l’en-
tente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, et
sans qu’on se soit pourtant jamais vu.
Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique,
elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un na-
turel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait
beau prendre un air détaché, baisser distraitement les pau-
pières, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien
un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait
qu’une pareille scène ne pouvait se prolonger indéfiniment
dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on comprendra
plus tard, soit enfin par ce sentiment de la brièveté de toutes
choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte juste, et qui
rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque fois
que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que
son regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendait in-
finiment dissemblable des regards habituellement dirigés sur
une personne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il re-
gardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va
vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous
avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien :
« Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zu-
rich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le
marchand d’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la
même question semblait intensément posée à Jupien dans
l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases interroga-
tives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles
égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations –
à amener un nouveau motif, un changement de ton, une
« rentrée ». Mais justement la beauté des regards de
M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que,
–8–
provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas
avoir pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté,
c’était la première fois que je voyais le baron et Jupien la
manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel
non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je
n’avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever.
Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le gile-
tier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être
que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant
un mariage décidé. Plus près de la nature encore – et la mul-
tiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autant plus na-
turelle qu’un même homme, si on l’examine pendant
quelques minutes, semble successivement un homme, un
homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eût dit deux
oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer,
la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce
manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement,
avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante
et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers
pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence
de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir
conquis, à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas
et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la
porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir retourné
deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où le ba-
ron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfaron,
non sans crier un « au revoir » au concierge qui, à demi saoul
et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l’entendit
même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au même
instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant
comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait
dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si
longtemps par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen

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si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait
de suivre les ébats de l’insecte, car au bout de quelques mi-
nutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être
afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que dans
l’émotion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus,
il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison
plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, dé-
cidé à brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais
observa aussitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois
que j’ai oublié mes cigares. » Les lois de l’hospitalité l’em-
portèrent sur les règles de la coquetterie. « Entrez, on vous
donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la fi-
gure de qui le dédain fit place à la joie. La porte de la bou-
tique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre.
J’avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il était
l’insecte qu’il fallait à l’orchidée, mais je ne doutais plus,
pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité
miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (sim-
ple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils
soient, et sans la moindre prétention scientifique de rappro-
cher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois
fort mal l’homosexualité), qui, depuis des années, ne venait
dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y était pas, par
le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait
rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux
hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent
même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et
plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur
part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime que les
vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne de-
vais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhè-
rent à la réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce
– 10 –
qu’une circonstance l’ait dépouillée d’elles. En tous cas pour
le moment j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conver-
sation de l’ancien giletier et du baron. J’avisai alors la bou-
tique à louer séparée seulement de celle de Jupien par une
cloison extrêmement mince. Je n’avais pour m’y rendre qu’à
remonter à notre appartement, aller à la cuisine, descendre
l’escalier de service jusqu’aux caves, les suivre intérieure-
ment pendant toute la largeur de la cour, et arrivé à l’endroit
du sous-sol, où l’ébéniste il y a quelques mois encore serrait
ses boiseries, où Jupien comptait mettre son charbon, mon-
ter les quelques marches qui accédaient à l’intérieur de la
boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je ne se-
rais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne
fut pas celui que j’adoptai, mais longeant les murs, je con-
tournai à l’air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je
ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma
sagesse. Et au fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand
le cheminement dans la cave était si sûr, je vois trois raisons
possibles, à supposer qu’il y en ait une. Mon impatience
d’abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la scène à
Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil. De
fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent tou-
jours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent
et le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne
devaient être la récompense que d’un acte plein de risques,
quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à peine, à cause de
son caractère d’enfantillage, avouer la troisième raison, qui
fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis que
pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de
Saint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des
Boers, j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explo-
rations, de voyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en
faisais l’application dans la vie courante pour me donner

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plus de courage. Quand des crises m’avaient forcé à rester
plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans
dormir, mais sans m’étendre, sans boire et sans manger, au
moment où l’épuisement et la souffrance devenaient tels que
je me figurais n’en sortir jamais, alors je pensais à tel voya-
geur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines,
grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l’eau de
la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux
jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d’habitants
quelconques qui seraient peut-être des anthropophages. Leur
exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte
d’avoir eu un moment de découragement. Pensant aux Boers
qui, ayant en face d’eux des armées anglaises, ne craignaient
pas de s’exposer au moment où il fallait traverser, avant de
retrouver un fourré, des parties de rase campagne : « Il ferait
beau voir, pensais-je, que je fusse plus pusillanime, quand le
théâtre d’opérations est simplement notre propre cour, et
quand, moi qui viens d’avoir plusieurs duels sans aucune
crainte, à cause de l’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie à re-
douter est celui du regard des voisins qui ont autre chose à
faire qu’à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire cra-
quer le moins du monde le plancher, en me rendant compte
que le plus léger bruit dans la boutique de Jupien s’entendait
de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus
avaient été imprudents et combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profi-
tant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la
boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans
la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et
entendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je
craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus

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même pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques
minutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les
premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des
sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent pro-
noncées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils
n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une
plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égor-
geait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa
victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces
du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi
bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y
ajoutent – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne
pouvait être le cas ici malgré l’exemple peu probant de la Lé-
gende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin au
bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais
hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasis-
tas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien
refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui
donner.
Puis M. de Charlus fit un pas hors de la boutique. « Pour-
quoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au ba-
ron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe ! – Fi !
c’est dégoûtant », répondit le baron. Cependant il s’attardait
encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des ren-
seignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le mar-
chand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur,
mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharma-
cien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médi-
caments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car,
se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il
répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. »
Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche
fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la
– 13 –
mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa
à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots,
une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent
leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier
pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron,
grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé
de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondé-
ment l’amour-propre, et se décidant à accorder à
M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien,
après des remarques dépourvues de distinction telles que :
« Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air sou-
riant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand
gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tram-
way, reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors
de tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le re-
tour. Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bag-
dad pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre
quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura
amusé. » Je fis ici la même remarque que j’avais faite sur
Bergotte. S’il avait jamais à répondre devant un tribunal, il
userait non des phrases propres à convaincre les juges, mais
de ces phrases bergottesques que son tempérament littéraire
particulier lui suggérait naturellement et lui faisait trouver
plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait
avec le giletier du même langage qu’il eût fait avec des gens
du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la
timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un
excessif orgueil, soit que l’empêchant de se dominer (car on
est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre mi-
lieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, la-
quelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme di-
sait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, con-
– 14 –
tinua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un
jeune et beau médecin, dans le même tramway que la petite
personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la
règle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son
Altesse est bien portante ?). Si elle change de tramway, je
prends, avec peut-être les microbes de la peste, la chose in-
croyable appelée “correspondance”, un numéro, et qui, bien
qu’on le remette à moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change
ainsi jusqu’à trois, quatre fois de “voiture”. Je m’échoue par-
fois à onze heures du soir à la gare d’Orléans, et il faut reve-
nir ! Si encore ce n’était que de la gare d’Orléans ! Mais une
fois, par exemple, n’ayant pu entamer la conversation avant,
je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux
wagons où on a comme vue, entre des triangles d’ouvrages
dits de “filet”, la photographie des principaux chefs-d’œuvre
d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre,
j’avais en face de moi, comme monument historique, une
“vue” de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus laide de
France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si
on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de
ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je
descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune per-
sonne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les
défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le
quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me
ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a
eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré
une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à
l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaître un
garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste
ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une
question de genre. Pour les jeunes gens du monde par
exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne

– 15 –
suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux
pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible.
Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un
jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma dispo-
sition morale, je suis apaisé ou du moins je le serais, si je
n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez cu-
rieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde,
parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? –
Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui
rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez
dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait
arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que
l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses
qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des che-
veux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi qui sa-
vais cette infirmité de Jupien et qui remplaçai brun par
blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc
de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont
pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête tour-
née par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit
bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodi-
gieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux person-
nage que je suis et du microscopique vibrion qu’il figure.
Après tout qu’importe, ce petit âne peut braire autant qu’il
lui plaît devant ma robe auguste d’évêque. – Évêque ! »
s’écria Jupien qui n’avait rien compris des dernières phrases
que venait de prononcer M. de Charlus, mais que le mot
d’évêque stupéfia. « Mais cela ne va guère avec la religion,
dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille, répondit M. de Char-
lus, et le droit de draper en rouge à cause d’un titre cardina-
lice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté à
mon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que
les métaphores vous laissent sourd et l’histoire de France in-

– 16 –
différent. Du reste, ajouta-t-il peut-être moins en manière de
conclusion que d’avertissement, cet attrait qu’exercent sur
moi les jeunes personnes qui me fuient, par crainte bien en-
tendu, car seul le respect leur ferme la bouche pour me crier
qu’elles m’aiment, requiert-il d’elles un rang social éminent.
Encore leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela
l’effet directement contraire. Sottement prolongée elle
m’écœure. Pour prendre un exemple dans une classe qui
vous sera plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne
pas faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se dispu-
taient l’honneur de pouvoir me dire qu’elles m’avaient logé,
j’allai passer quelques jours à l’“hôtel”, comme on dit. Un
des garçons d’étage m’était connu, je lui désignai un curieux
petit “chasseur” qui fermait les portières et qui resta réfrac-
taire à mes propositions. À la fin exaspéré, pour lui prouver
que mes intentions étaient pures, je lui fis offrir une somme
ridiculement élevée pour monter seulement me parler cinq
minutes dans ma chambre. Je l’attendis inutilement. Je le
pris alors en un tel dégoût que je sortais par la porte de ser-
vice pour ne pas apercevoir la frimousse de ce vilain petit
drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait jamais eu aucune de mes
lettres, qui avaient été interceptées, la première par le gar-
çon d’étage qui était envieux, la seconde par le concierge de
jour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit
qui aimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où
Diane se levait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté
et, m’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de
chasse sur un plat d’argent, je le repousserais avec un vo-
missement. Mais voilà le malheur, nous avons parlé de
choses sérieuses et maintenant c’est fini entre nous pour ce
que j’espérais. Mais vous pourriez me rendre de grands ser-
vices, vous entremettre ; et puis non, rien que cette idée me
rend quelque gaillardise et je sens que rien n’est fini. »

– 17 –
Dès le début de cette scène une révolution, pour mes
yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi com-
plète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une ba-
guette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas compris,
je n’avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la commodité
du langage), le vice de chacun l’accompagne à la façon de ce
génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils igno-
raient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les rela-
tions mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte
cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d’abord Athé-
né. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux
dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore
l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici je m’étais trouvé
en face de M. de Charlus de la même façon qu’un homme
distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas
remarqué la taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète
en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à
lui demander indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais
que quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit
le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les
yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.
Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme
exemples de cette loi aux messieurs de Charlus de leur con-
naissance, que pendant bien longtemps elles n’avaient pas
soupçonnés, jusqu’au jour où sur la surface unie de l’individu
pareil aux autres sont venus apparaître, tracés en une encre
jusque-là invisible, les caractères qui composent le mot cher
aux anciens Grecs, n’ont, pour se persuader que le monde
qui les entoure leur apparaît d’abord nu, dépouillé de mille
ornements qu’il offre à de plus instruits, qu’à se souvenir
combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d’être sur le
point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé de ca-
ractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposer
– 18 –
qu’il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’une
femme dont elles allaient dire : « Quel chameau ! » Mais
alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un voisin ar-
rête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôt apparaissent,
comme un Mané, Thécel, Pharès, ces mots : il est le fiancé, ou
il est le frère, ou il est l’amant de la femme qu’il ne convient
pas d’appeler devant lui : « chameau ». Et cette seule notion
nouvelle entraînera tout un regroupement, le retrait ou
l’avance de la fraction des notions, désormais complétées,
qu’on possédait sur le reste de la famille. En M. de Charlus
un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des
autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être
avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais jamais
aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin
compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible
et la transmutation de M. de Charlus en une personne nou-
velle était si complète que non seulement les contrastes de
son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et
les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui
avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intel-
ligible, se montrait évident comme une phrase, n’offrant au-
cun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées
au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés
dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus
oublier.

De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à


l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis,
j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme :
c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres moins
contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, jus-
tement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont
dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres

– 19 –
hommes ; là où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers
lesquels il voit toutes choses dans l’univers, une silhouette
intaillée dans la facetté de la prunelle, pour eux ce n’est pas
celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe. Race sur qui pèse une
malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure,
puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour ina-
vouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus
grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque,
même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparais-
sent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son
nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur
vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de men-
tir même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés,
malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu
inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-
on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la fa-
veur d’un mensonge et d’où le premier élan de confiance et
de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait rejeter
avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit impar-
tial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit
par une psychologie de convention, fera découler du vice
confessé l’affection même qui lui est la plus étrangère, de
même que certains juges supposent et excusent plus facile-
ment l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs
pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de
la race ? Enfin – du moins selon la première théorie que j’en
esquissais alors, qu’on verra se modifier par la suite, et en
laquelle cela les eût par-dessus tout fâchés si cette contradic-
tion n’avait été dérobée à leurs yeux par l’illusion même qui
les faisait voir et vivre – amants à qui est presque fermée la
possibilité de cet amour dont l’espérance leur donne la force
de supporter tant de risques et de solitudes, puisqu’ils sont
justement épris d’un homme qui n’aurait rien d’une femme,

– 20 –
d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, par conséquent,
ne peut les aimer ; de sorte que leur désir serait à jamais
inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et
si l’imagination ne finissait par leur faire prendre pour de
vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués. Sans
honneur que précaire, sans liberté que provisoire jusqu’à la
découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme
pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi
dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de
tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa
tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui :

Les deux sexes mourront chacun de son côté ;

exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus


grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs
autour de Dreyfus, de la sympathie – parfois de la société –
de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir
ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus,
accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer
chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu’ils
appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils
avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la
peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajou-
ter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont
élu, mais d’une maladie inguérissable ; comme les Juifs en-
core (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux
de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les
plaisanteries consacrées), se fuyant les uns les autres, re-
cherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui ne veulent
pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs
complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils par

– 21 –
l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés,
ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle
d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, par-
fois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les mo-
queries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race
adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti, ac-
cable celui qui l’est demeuré davantage) une détente dans la
fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans
leur existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une
race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui par-
viennent à cacher qu’ils en sont, ils les démasquent volon-
tiers, moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que
pour s’excuser, et allant chercher, comme un médecin l’ap-
pendicite, l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir à
rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les Israélites
disent que Jésus était juif, sans songer qu’il n’y avait pas
d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas
d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le
crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient ré-
fractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châti-
ment, en vertu d’une disposition innée tellement spéciale
qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore qu’elle
puisse s’accompagner de hautes qualités morales) que de
certains vices qui y contredisent comme le vol, la cruauté, la
mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun
des hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus éten-
due, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges,
car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habi-
tudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de
glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhai-
tent de ne pas se connaître, aussitôt se reconnaissent à des
signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus,
qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le

– 22 –
grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au
père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se gué-
rir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin,
dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé trouver ; tous obli-
gés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret
des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et
qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisem-
blables semblent vrais ; car dans cette vie romanesque, ana-
chronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec
une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristo-
cratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en
sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache ;
partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie im-
portante, soupçonnée là où elle n’est pas, étalée, insolente,
impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhé-
rents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple,
au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand
nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les
hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à
parler de son vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est
rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu
qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale
où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher
leur vie, de détourner leurs regards d’où ils voudraient se
fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de
changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire,
contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure
que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur
impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et
de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice.
Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le
temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplifica-
tion de la vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la

– 23 –
coopération, se sont fait deux sociétés dont la seconde est
composée exclusivement d’êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la
province, sans relations, sans rien que l’ambition d’être un
jour médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore vide
d’opinions, un corps dénué de manières et qu’ils comptent
rapidement orner, comme ils achèteraient pour leur petite
chambre du Quartier latin des meubles d’après ce qu’ils re-
marqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà « arri-
vés » dans la profession utile et sérieuse où ils souhaitent de
s’encadrer et de devenir illustres ; chez ceux-là, leur goût
spécial, hérité à leur insu comme des dispositions pour le
dessin, pour la musique, à la cécité, est peut-être la seule
originalité vivace, despotique – et qui tels soirs les force à
manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens
dont pour le reste ils adoptent les façons de parler, de pen-
ser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne
fréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou
quelque compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite décou-
vert d’autres jeunes gens que le même goût particulier rap-
proche d’eux, comme dans une petite ville se lient le profes-
seur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux la mu-
sique de chambre, les ivoires du moyen âge ; appliquant à
l’objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même
esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les re-
trouvent à des séances où nul profane n’est plus admis qu’à
celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières,
d’estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plai-
sir de s’instruire, de l’utilité des échanges et de la crainte des
compétitions, règnent à la fois, comme dans une bourse aux
timbres, l’entente étroite des spécialistes et les féroces rivali-
tés des collectionneurs. Personne d’ailleurs dans le café où
ils ont leur table ne sait quelle est cette réunion, si c’est celle
– 24 –
d’une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des
enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réser-
vé et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à la dérobée les
jeunes gens à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques
mètres plus loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et
parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser lever les yeux
apprendront seulement vingt ans plus tard, quand les uns se-
ront à la veille d’entrer dans une académie, et les autres de
vieux hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant
un gros et grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux,
mais ailleurs, dans un autre monde, sous d’autres symboles
extérieurs, avec des signes étrangers, dont la différence les a
induits en erreur. Mais les groupements sont plus ou moins
avancés ; et comme l’« Union des gauches » diffère de la
« Fédération socialiste » et telle société de musique men-
delssohnienne de la Schola cantorum, certains soirs, à une
autre table, il y a des extrémistes qui laissent passer un bra-
celet sous leur manchette, parfois un collier dans l’évase-
ment de leur col, forcent par leurs regards insistants, leurs
gloussements, leurs rires, leurs caresses entre eux, une
bande de collégiens à s’enfuir au plus vite, et sont servis,
avec une politesse sous laquelle couve l’indignation, par un
garçon qui, comme les soirs où il sert des dreyfusards, aurait
plaisir à aller chercher la police s’il n’avait avantage à empo-
cher les pourboires.
C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit
oppose le goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une
part, puisqu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-
mêmes qui croient que rien ne diffère plus du vice organisé
que ce qui leur paraît à eux un amour incompris, avec
quelque artifice toutefois, car ces différentes classes répon-
dent, tout autant qu’à des types physiologiques divers, à des
moments successifs d’une évolution pathologique ou seule-
– 25 –
ment sociale. Et il est bien rare en effet qu’un jour ou l’autre,
ce ne soit pas dans de telles organisations que les solitaires
viennent se fondre, quelquefois par simple lassitude, par
commodité (comme finissent ceux qui en ont été le plus ad-
versaires par faire poser chez eux le téléphone, par recevoir
les Iéna, ou par acheter chez Potin). Ils y sont d’ailleurs gé-
néralement assez mal reçus, car, dans leur vie relativement
pure, le défaut d’expérience, la saturation par la rêverie où
ils sont réduits, ont marqué plus fortement en eux ces carac-
tères particuliers d’efféminement que les professionnels ont
cherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de ces
nouveaux venus, la femme n’est pas seulement intérieure-
ment unie à l’homme, mais hideusement visible, agités qu’ils
sont dans un spasme d’hystérique, par un rire aigu qui con-
vulse leurs genoux et leurs mains, ne ressemblant pas plus
au commun des hommes que ces singes à l’œil mélancolique
et cerné, aux pieds prenants, qui revêtent le smoking et por-
tent une cravate noire ; de sorte que ces nouvelles recrues
sont jugées, par de moins chastes pourtant, d’une fréquenta-
tion compromettante, et leur admission difficile ; on les ac-
cepte cependant et ils bénéficient alors de ces facilités par
lesquelles le commerce, les grandes entreprises, ont trans-
formé la vie des individus, leur ont rendu accessibles des
denrées jusque-là trop dispendieuses à acquérir et même dif-
ficiles à trouver, et qui maintenant les submergent par la plé-
thore de ce que seuls ils n’avaient pu arriver à découvrir
dans les plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoires
innombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore
pour certains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui la
contrainte mentale ne s’est pas exercée et qui tiennent en-
core pour plus rare qu’il n’est leur genre d’amour. Laissons
pour le moment de côté ceux qui, le caractère exceptionnel
de leur penchant les faisant se croire supérieurs à elles, mé-

– 26 –
prisent les femmes, font de l’homosexualité le privilège des
grands génies et des époques glorieuses, et quand ils cher-
chent à faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur
semblent y être prédisposés, comme le morphinomane fait
pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblent dignes, par
zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme, le re-
fus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et
l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin encore
couchés, montrent une admirable tête de femme, tant
l’expression est générale et symbolise tout le sexe ; les che-
veux eux-mêmes l’affirment ; leur inflexion est si féminine,
déroulés, ils tombent si naturellement en tresses sur la joue,
qu’on s’émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galatée
qui s’éveille à peine dans l’inconscient de ce corps d’homme
où elle est enfermée, ait su si ingénieusement, de soi-même,
sans l’avoir appris de personne, profiter des moindres issues
de sa prison, trouver ce qui était nécessaire à sa vie. Sans
doute le jeune homme qui a cette tête délicieuse ne dit pas :
« Je suis une femme. » Même si – pour tant de raisons pos-
sibles – il vit avec une femme, il peut lui nier que lui en soit
une, lui jurer qu’il n’a jamais eu de relations avec des
hommes. Qu’elle le regarde comme nous venons de le mon-
trer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou nu
sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole
de femme, la tête, celle d’une jolie Espagnole. La maîtresse
s’épouvante de ces confidences faites à ses regards, plus
vraies que ne pourraient être des paroles, des actes mêmes,
et que d’ailleurs les actes, s’ils ne l’ont déjà fait, ne pourront
manquer de confirmer, car tout être suit son plaisir ; et si cet
être n’est pas trop vicieux, il le cherche dans un sexe opposé
au sien. Or pour l’inverti le vice commence, non pas quand il
noue des relations (car trop de raisons peuvent les comman-
der), mais quand il prend son plaisir avec des femmes. Le

– 27 –
jeune homme que nous venons d’essayer de peindre était si
évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient
avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au
même désappointement que celles qui, dans les comédies de
Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se
fait passer pour un adolescent. La tromperie est égale, l’in-
verti même le sait, il devine la désillusion que, le travestis-
sement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette er-
reur sur le sexe est une source de fantaisiste poésie. Du
reste, même à son exigeante maîtresse, il a beau ne pas
avouer (si elle n’est pas gomorrhéenne) : « Je suis une
femme », pourtant en lui avec quelles ruses, quelle agilité,
quelle obstination de plante grimpante, la femme incons-
ciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin ! On n’a
qu’à regarder cette chevelure bouclée sur l’oreiller blanc
pour comprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors
des doigts de ses parents, malgré eux, malgré lui, ce ne sera
pas pour aller retrouver des femmes. Sa maîtresse peut le
châtier, l’enfermer, le lendemain l’homme-femme aura trou-
vé le moyen de s’attacher à un homme, comme le volubilis
jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau.
Pourquoi, admirant dans le visage de cet homme des délica-
tesses qui nous touchent, une grâce, un naturel dans l’amabi-
lité comme les hommes n’en ont point, serions-nous désolés
d’apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce
sont des aspects différents d’une même réalité. Et même, ce-
lui qui nous répugne est le plus touchant, plus touchant que
toutes les délicatesses, car il représente un admirable effort
inconscient de la nature : la reconnaissance du sexe par lui-
même, malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative ina-
vouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la so-
ciété a placé loin de lui. Pour les uns, ceux qui ont eu
l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupent

– 28 –
guère de la sorte matérielle de plaisir qu’ils reçoivent, pourvu
qu’ils puissent le rapporter à un visage masculin. Tandis que
d’autres, ayant des sens plus violents sans doute, donnent à
leur plaisir matériel d’impérieuses localisations. Ceux-là
choqueraient peut-être par leurs aveux la moyenne du
monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le sa-
tellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pas entiè-
rement exclues comme pour les premiers, à l’égard desquels
elles n’existeraient pas sans la conversation, la coquetterie,
les amours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui
aiment les femmes, elles peuvent leur procurer un jeune
homme, accroître le plaisir qu’ils ont à se trouver avec lui ;
bien plus, ils peuvent, de la même manière, prendre avec
elles le même plaisir qu’avec un homme. De là vient que la
jalousie n’est excitée, pour ceux qui aiment les premiers, que
par le plaisir qu’ils pourraient prendre avec un homme et qui
seul leur semble une trahison, puisqu’ils ne participent pas à
l’amour des femmes, ne l’ont pratiqué que comme habitude
et pour se réserver la possibilité du mariage, se représentant
si peu le plaisir qu’il peut donner, qu’ils ne peuvent souffrir
que celui qu’ils aiment le goûte ; tandis que les seconds ins-
pirent souvent de la jalousie par leurs amours avec des
femmes. Car dans les rapports qu’ils ont avec elles, ils jouent
pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une autre
femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce
qu’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami jaloux souffre
de sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque
un homme, en même temps qu’il le sent presque lui échap-
per, parce que, pour ces femmes, il est quelque chose qu’il ne
connaît pas, une espèce de femme. Ne parlons pas non plus
de ces jeunes fous qui par une sorte d’enfantillage, pour ta-
quiner leurs amis, choquer leurs parents, mettent une sorte
d’acharnement à choisir des vêtements qui ressemblent à des

– 29 –
robes, à rougir leurs lèvres et noircir leurs yeux ; laissons-les
de côté, car ce sont eux qu’on retrouvera, quand ils auront
trop cruellement porté la peine de leur affectation, passant
toute une vie à essayer vainement de réparer par une tenue
sévère, protestante, le tort qu’ils se sont fait quand ils étaient
emportés par le même démon qui pousse des jeunes femmes
du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façon scandaleuse,
à rompre avec tous les usages, à bafouer leur famille,
jusqu’au jour où elles se mettent avec persévérance et sans
succès à remonter la pente qu’elles avaient trouvé si amu-
sant, ou plutôt qu’elles n’avaient pas pu s’empêcher de des-
cendre. Laissons enfin pour plus tard ceux qui ont conclu un
pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand
M. de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d’une varié-
té ou d’une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour finir ce
premier exposé, ne disons un mot que de ceux dont nous
avions commencé de parler tout à l’heure, des solitaires. Te-
nant leur vice pour plus exceptionnel qu’il n’est, ils sont allés
vivre seuls du jour qu’ils l’ont découvert, après l’avoir porté
longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que
d’autres. Car personne ne sait tout d’abord qu’il est inverti,
ou poète, ou snob, ou méchant. Tel collégien qui apprenait
des vers d’amour ou regardait des images obscènes, s’il se
serrait alors contre un camarade, s’imaginait seulement
communier avec lui dans un même désir de la femme. Com-
ment croirait-il n’être pas pareil à tous, quand ce qu’il
éprouve il en reconnaît la substance en lisant Mme de La-
fayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il est en-
core trop peu capable de s’observer soi-même pour se rendre
compte de ce qu’il ajoute de son cru, et que si le sentiment
est le même l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob-Roy
et non Diana Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence dé-
fensive de l’instinct qui précède la vue plus claire de

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l’intelligence, la glace et les murs de leur chambre disparais-
sent sous des chromos représentant des actrices ; ils font des
vers tels que :

Je n’aime que Chloé au monde,


Elle est divine, elle est blonde,
Et d’amour mon cœur s’inonde.

Faut-il pour cela mettre au commencement de ces vies


un goût qu’on ne devait point retrouver chez eux dans la
suite, comme ces boucles blondes des enfants qui doivent
ensuite devenir les plus bruns ? Qui sait si les photographies
de femmes ne sont pas un commencement d’hypocrisie, un
commencement aussi d’horreur pour les autres invertis ?
Mais les solitaires sont précisément ceux à qui l’hypocrisie
est douloureuse. Peut-être l’exemple des Juifs, d’une colonie
différente, n’est-il même pas assez fort pour expliquer com-
bien l’éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils
arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d’aussi
simplement atroce que le suicide (où les fous, quelque pré-
caution qu’on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière où
ils se sont jetés, s’empoisonnent, se procurent un revolver,
etc.), mais à une vie dont les hommes de l’autre race non
seulement ne comprennent pas, n’imaginent pas, haïssent les
plaisirs nécessaires, mais encore dont le danger fréquent et
la honte permanente leur feraient horreur. Peut-être, pour les
peindre, faut-il penser sinon aux animaux qui ne se domesti-
quent pas, aux lionceaux prétendus apprivoisés mais restés
lions, du moins aux noirs que l’existence confortable des
blancs désespère et qui préfèrent les risques de la vie sau-
vage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venu
où ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux
autres et de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la cam-
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pagne, fuyant leurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par
horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le
reste de l’humanité par honte. N’étant jamais parvenus à la
véritable maturité, tombés dans la mélancolie, de temps à
autre, un dimanche sans lune, ils vont faire une promenade
sur un chemin jusqu’à un carrefour, où sans qu’ils se soient
dit un mot, est venu les attendre un de leurs amis d’enfance
qui habite un château voisin. Et ils recommencent les jeux
d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger une pa-
role. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent de
n’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé, exac-
tement comme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient rien re-
faire, sauf, dans leurs rapports, un peu de froideur, d’ironie,
d’irritabilité et de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin
part pour un dur voyage à cheval, et, à mulet, ascensionne
des pics, couche dans la neige ; son ami, qui identifie son
propre vice avec une faiblesse de tempérament, la vie casa-
nière et timide, comprend que le vice ne pourra plus vivre en
son ami émancipé, à tant de milliers de mètres au-dessus du
niveau de la mer. Et en effet, l’autre se marie. Le délaissé
pourtant ne guérit pas (malgré les cas où l’on verra que
l’inversion est guérissable). Il exige de recevoir lui-même le
matin dans sa cuisine la crème fraîche des mains du garçon
laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop, il s’égare
jusqu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à arran-
ger la blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains in-
vertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit)
n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd :
un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des urines
d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire davantage,
mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un jour cet ho-
mosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable dou-
leur, vous comprenez que c’était dans cet amour, chaste

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peut-être et qui tenait plus à garder l’estime qu’à obtenir la
possession, que les désirs avaient passé par virement,
comme dans un budget, sans rien changer au total, certaines
dépenses sont portées à un autre exercice. Comme il en est
pour ces malades chez qui une crise d’urticaire fait dispa-
raître pour un temps leurs indispositions habituelles, l’amour
pur à l’égard d’un jeune parent semble, chez l’inverti, avoir
momentanément remplacé, par métastase, des habitudes qui
reprendront un jour ou l’autre la place du mal vicariant et
guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; de-
vant la beauté de la jeune épouse et la tendresse que son
mari lui témoigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à
dîner, il a honte du passé. Déjà dans une position intéres-
sante, elle doit rentrer de bonne heure, laissant son mari ; ce-
lui-ci, quand l’heure est venue de rentrer, demande un bout
de conduite à son ami que d’abord aucune suspicion n’ef-
fleure, mais qui au carrefour se voit renversé sur l’herbe,
sans une parole, par l’alpiniste bientôt père. Et les rencontres
recommencent jusqu’au jour où vient s’installer non loin de
là un cousin de la jeune femme, avec qui se promène main-
tenant toujours le mari. Et celui-ci, si le délaissé vient le voir
et cherche à s’approcher de lui, furibond, le repousse avec
l’indignation que l’autre n’ait pas eu le tact de pressentir le
dégoût qu’il inspire désormais. Une fois pourtant se présente
un inconnu envoyé par le voisin infidèle ; mais, trop affairé,
le délaissé ne peut le recevoir et ne comprend que plus tard
dans quel but l’étranger était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que
d’aller à la station de bains de mer voisine demander un ren-
seignement à un certain employé de chemin de fer. Mais ce-
lui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la

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France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure
des trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver
dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage, telle
une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra dé-
livrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou
bien il reste paresseusement, avant le départ du train, sur le
quai, à jeter sur la foule des voyageurs un regard qui semble-
ra indifférent, dédaigneux ou distrait à ceux d’une autre race,
mais qui, comme l’éclat lumineux dont se parent certains in-
sectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme le
nectar qu’offrent certaines fleurs pour attirer les insectes qui
les féconderont, ne tromperait pas l’amateur presque introu-
vable d’un plaisir trop singulier, trop difficile à placer, qui lui
est offert, le confrère avec qui notre spécialiste pourrait par-
ler la langue insolite ; tout au plus à celle-ci quelque loque-
teux du quai fera-t-il semblant de s’intéresser, mais pour un
bénéfice matériel seulement, comme ceux qui, au Collège de
France, dans la salle où le professeur de sanscrit parle sans
auditeur, vont suivre le cours, mais seulement pour se chauf-
fer. Méduse ! Orchidée ! Quand je ne suivais que mon ins-
tinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la
regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire na-
turelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole
d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs
pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme
tant de créatures du règne animal et du règne végétal,
comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce
que, chez elle, l’organe mâle est séparé par une cloison de
l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou
certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes
aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement,
M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens
moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle

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est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu puisse
rencontrer le seul plaisir qu’il soit susceptible de goûter, et
« qu’ici bas toute âme » puisse donner à quelqu’un « sa mu-
sique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de
ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce
que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez
d’autres, de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence
de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des
hommes comme M. de Charlus (et sous la réserve des ac-
commodements qui paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà
pressentir, exigés par le besoin de plaisir qui se résigne à de
demi-consentements), l’amour mutuel, en dehors des diffi-
cultés si grandes, parfois insurmontables, qu’il rencontre
chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que
ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à
leur égard à peu près impossible, et que si se produit pour
eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur
fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de
l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de sé-
lectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet
et des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de
tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que
la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui
amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui comptait
partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un
quinquagénaire bedonnant. Ce Roméo et cette Juliette peu-
vent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice
d’un instant, mais une véritable prédestination préparée par
les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par
leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants,
par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être qui se con-
joint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés
par une force comparable à celle qui dirige les mondes où

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nous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m’avait
distrait de regarder si le bourdon apportait à l’orchidée le
pollen qu’elle attendait depuis si longtemps, qu’elle n’avait
chance de recevoir que grâce à un hasard si improbable
qu’on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais c’était
un miracle aussi auquel je venais d’assister, presque du
même genre, et non moins merveilleux. Dès que j’eus consi-
déré cette rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla
empreint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la
nature a inventées pour forcer les insectes à assurer la fé-
condation des fleurs qui, sans eux, ne pourraient pas l’être
parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle,
ou celle qui, si c’est le vent qui doit assurer le transport du
pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle,
bien plus aisé à attraper au passage par la fleur femelle, en
supprimant la sécrétion du nectar, qui n’est plus utile
puisqu’il n’y a pas d’insectes à attirer, et même l’éclat des
corolles qui les attirent, et celle qui, pour que la fleur soit ré-
servée au pollen qu’il faut, qui ne peut fructifier qu’en elle,
lui fait sécréter une liqueur qui l’immunise contre les autres
pollens – ne me semblaient pas plus merveilleuses que l’exis-
tence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer les plai-
sirs de l’amour à l’inverti devenant vieux : les hommes qui
sont attirés non par tous les hommes, mais – par un phéno-
mène de correspondance et d’harmonie comparable à ceux
qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées trimorphes
comme le Lythrum salicaria – seulement par les hommes
beaucoup plus âgés qu’eux. De cette sous-variété Jupien ve-
nait de m’offrir un exemple, moins saisissant pourtant que
d’autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral,
pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un
frêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux

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avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs
hermaphrodites à court style de la Primula veris tant qu’elles
ne sont fécondées que par d’autres Primula veris à court style
aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen des Pri-
mula veris à long style. Quant à ce qui était de M. de Charlus,
du reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avait pour
lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par
leur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout
le manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus
encore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le
pollen d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y
avait en effet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir
chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domina-
tion de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque
rencontre, fût apaisé. Par simples paroles la conjonction était
faite aussi simplement qu’elle peut se produire chez les infu-
soires. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour
moi le soir où j’avais été mandé par lui après le dîner Guer-
mantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une violente se-
monce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme cer-
taines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance
l’insecte inconsciemment complice et décontenancé.
M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait
purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur qui
avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Enfin, l’inver-
sion elle-même venant de ce que l’inverti se rapproche trop
de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec elle,
se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de
fleurs hermaphrodites restent infécondes, c’est-à-dire à la
stérilité de l’autofécondation. Il est vrai que les invertis à la
recherche d’un mâle se contentent souvent d’un inverti aussi
efféminé qu’eux. Mais il suffit qu’ils n’appartiennent pas au
sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne

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peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphro-
dites et même à certains animaux hermaphrodites, comme
l’escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes,
mais peuvent l’être par d’autres hermaphrodites. Par là les
invertis, qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à
l’âge d’or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces
époques d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques ni les
animaux unisexués, à cet hermaphroditisme initial dont
quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la
femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme
semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique, d’abord
incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus
aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux in-
sectes, selon Darwin, par les fleurs dites composées, haus-
sant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de
plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses éta-
mines et les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou
qui leur offre une ablution, et tout simplement même que les
parfums de nectar, l’éclat des corolles, qui attiraient en ce
moment des insectes dans la cour. À partir de ce jour,
M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à
Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et
plus commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient
pour moi, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste
étaient sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, il ne se
contenta pas de recommander les Jupien à Mme de Ville-
parisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillante
clientèle qui fut d’autant plus assidue auprès de la jeune bro-
deuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seule-
ment tardé furent de la part du baron l’objet de terribles re-
présailles, soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce
qu’elles avaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre
ses entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de

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plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement
comme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous
verrons plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce
Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuer
ou à exagérer les bontés selon qu’on les avait pour elle ou
pour les autres. D’ailleurs là elle n’avait pas besoin d’exagé-
ration ni n’éprouvait d’ailleurs d’envie, aimant sincèrement
Jupien. « Ah ! c’est un si bon homme que le baron, ajoutait-
elle, si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j’avais une fille à
marier et que j’étais du monde riche, je la donnerais au ba-
ron les yeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma
mère, elle aurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que
vous l’avez déjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait
Françoise, c’est que c’est encore quelqu’un qui rendrait une
femme bien heureuse. Il y a beau avoir des riches et des
pauvres misérables, ça ne fait rien pour la nature. Le baron
et Jupien, c’est bien le même genre de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révéla-
tion première, le caractère électif d’une conjonction si sélec-
tionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus
est une créature extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de
concessions aux possibilités de la vie, il recherche essentiel-
lement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un
homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra
pas l’aimer) ; contrairement à ce que je croyais dans la cour
où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus
comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres
d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le ver-
ra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dé-
voilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt
trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient
été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants,
dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont
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le cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut
que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût
dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses :
« Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. » ne lui eus-
sent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante et
adoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui, et ta femme
souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces
femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes
tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron. » Et il
l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville
qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on
laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, aper-
cevant un jeune garçon, ils détournaient la tête, comme la
femme de Loth, sans être pour cela changés comme elle en
statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse postéri-
té chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des
femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage
de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête
vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nom-
breux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse :
« Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra
aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la
terre, ils ont eu accès à toutes les professions et entrent si
bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste
n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles
de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie,
ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quit-
ter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent un jour.
Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale,
cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités char-
mantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon
plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a
voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consiste-

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rait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à
créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à
peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas
avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des
maîtresses dans d’autres cités où ils trouveraient d’ailleurs
toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome
que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait
vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois,
c’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à
Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris.
En tous cas ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je
ne songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention
à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la
fécondation de la fleur par le bourdon.

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II

CHAPITRE PREMIER

M. de Charlus dans le monde. – Un médecin. – Face caractéris-


tique de Mme de Vaugoubert. – Mme d’Arpajon, le jet d’eau
d’Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir. –
Mme d’Amoncourt, Mme de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc. –
Curieuse conversation entre Swann et le prince de Guer-
mantes. – Albertine au téléphone. – Visites en attendant mon
deuxième et dernier séjour à Balbec. – Arrivée à Balbec. –
Les intermittences du cœur.

Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée des


Guermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restais
oisif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de
hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures,
c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à
l’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modi-
fia la teinte et le changea en une matière métallique de sorte
que l’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais
sembla aminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on au-
rait pu tordre, qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé
ce bijou. La lune était maintenant dans le ciel comme un
quartier d’orange pelé délicatement quoique un peu entamé.
Mais elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant.
Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait
servir d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-

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ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de
l’avant, brandirait comme une arme irrésistible, comme un
symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d’or.
Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencon-
trai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une
demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte –
laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans
avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps
après l’heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que
l’on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune
duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je
note une circonstance minime, laquelle permettra de com-
prendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents,
pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner
du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce
temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtel-
lerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un
des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour
la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix
ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours, et forcés d’être
ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les repré-
senter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la prin-
cesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune
homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu
arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se fût
montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que
l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur si
jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtel-
lerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant
plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à
qui il avait à faire ; il aurait eu une peur bien plus grande –

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quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire
passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées
de l’huissier désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait
tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à ré-
pondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak
french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle
de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un
rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guer-
mantes-Bavière, on jugeait généralement l’esprit d’initiative
et la supériorité intellectuelle de cette dame d’après une in-
novation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce mi-
lieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout
qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guer-
mantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formait
de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La
princesse marquait alors son sens social en allant s’asseoir,
comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle ne craignait pas
du reste d’élire et d’attirer le membre d’un autre groupe. Si,
par exemple, elle avait fait remarquer à M. Détaille, lequel
avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur,
que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possé-
dait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever la voix :
« Madame de Villemur, M. Détaille, en grand peintre qu’il
est, est en train d’admirer votre cou. » Mme de Villemur sen-
tait là une invite directe à la conversation ; avec l’adresse
que donne l’habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter
sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et sans dé-
ranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse.
« Vous ne connaissez pas M. Détaille ? » demandait la maî-
tresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion de son
invitée ne suffisait pas. « Je ne le connais pas, mais je con-
nais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d’un air res-
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pectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup en-
viaient, tout en adressant au célèbre peintre, que
l’interpellation n’avait pas suffi à lui présenter d’une manière
formelle, un imperceptible salut. « Venez, monsieur Détaille,
disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Ville-
mur. » Celle-ci mettait alors autant d’ingéniosité à faire une
place à l’auteur du Rêve que tout à l’heure à se tourner vers
lui. Et la princesse s’avançait une chaise pour elle-même ;
elle n’avait en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir
un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé
les dix minutes de règle, et d’accorder une durée égale de
présence au second. En trois quarts d’heure, tous les groupes
avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée
chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais
avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel
« une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invi-
tés de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de
maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière,
dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur in-
candescence propre – entre deux altesses sans beauté et
l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus
tôt que moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle
la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres,
souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de
maison était si parfait, était frappé comme une si belle mé-
daille, qu’il a gardé pour moi une vertu commémorative. La
princesse avait l’habitude de dire à ses invités, quand elle les
rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous
viendrez, n’est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir
de causer avec eux. Mais comme au contraire elle n’avait à
leur parler de rien, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se
contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine
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conversation avec les deux altesses et l’ambassadrice et de
remercier en disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle
trouvât que l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant,
mais pour accroître encore la sienne ; puis aussitôt le reje-
tant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guer-
mantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter
et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle ne disait
rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux
d’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition
de pierres précieuses.

La première personne à passer avant moi était le duc de


Châtellerault.

Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours


de la main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu
l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait recon-
nu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un
instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais »
de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier
n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il
lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant
ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de sur-
prendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la
réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit
troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le
regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domes-
tique, qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial
pour compléter de lui-même une appellation trop modeste,
hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une
tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châ-
tellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être annon-
cé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison

– 46 –
qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonc-
tions terribles pour moi – quoique d’une autre façon que
pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir
comme un bourreau, entouré d’une troupe de valets aux li-
vrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s’emparer d’un
intrus et à le mettre à la porte. L’huissier me demanda mon
nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à
mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueu-
sement la tête et, avant que j’eusse pu le prier de m’an-
noncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je
n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je
l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force ca-
pable d’ébranler la voûte de l’hôtel.

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuelle-


ment une place prépondérante dans le monde de la littéra-
ture anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus al-
ler dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même
qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un
vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste in-
viteur, soit la présence du vieux monsieur, était une halluci-
nation, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà
occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner
en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se de-
mandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose
réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en
public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en
os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la
mienne. À partir du moment où j’avais perçu le grondement
de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme pos-
sible, je dus, pour plaider en tous cas ma bonne foi et comme
si je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la
princesse d’un air résolu.

– 47 –
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce
qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une
machination, au lieu de rester assise comme pour les autres
invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus
pousser le soupir de soulagement de la malade d’Huxley,
quand ayant pris le parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le
trouva libre et comprit que c’était le vieux monsieur qui était
une hallucination. La princesse venait de me tendre la main
en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le
genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit
ainsi :

Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore ar-


rivée comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire
ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la
main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon du-
quel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à ce
qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une
canne à bec d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me
donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de
danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint qua-
tuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les su-
blimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la
commença pas et radieuse encore de m’avoir vu entrer, me
fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sen-
tant qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que dans
son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement
haute et belle, noble comme l’étaient tant de grandes dames
qui montèrent si fièrement à l’échafaud, n’aurait pu, faute

– 48 –
d’oser m’offrir de l’eau de mélisse, que me répéter ce qu’elle
m’avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le
jardin. » Or, aller auprès du prince, c’était sentir renaître
sous une autre forme mes doutes.
En tous cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât.
On entendait, dominant toutes les conversations, l’intaris-
sable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son
Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la con-
naissance. De profession à profession, on se devine, et de
vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient
chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour
tous les deux, était dans le monde d’être monologuistes, au
point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé
tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un cé-
lèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se
taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait
l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les
comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent en-
semble des choses différentes. Le baron, avec sa voix écla-
tante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la
voix faible de M. de Sidonia, sans décourager ce dernier
pourtant, car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant ha-
leine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand
d’Espagne qui avait continué imperturbablement son dis-
cours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présen-
ter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de
raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de
la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tom-
ber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le
soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison.
Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la
scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer
entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est
– 49 –
vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me
reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la
peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violem-
ment reproché de vouloir me faire accepter des propositions
déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la
phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient
dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien
imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres
du baron. J’avais dit cela à mes parents comme une folie
pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous
le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une
réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque
de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que
ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes,
comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait
narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces sa-
lons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inex-
piable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique.
M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu’il bran-
dissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou
qu’il avait pris en haine, commençaient à passer, selon beau-
coup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour des tonnerres en
carton, et n’avaient plus la force de chasser n’importe qui de
n’importe où. Mais peut-être croyait-il que son pouvoir
amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices
tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour
lui demander un service dans une fête où ma présence seule
semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire,
le professeur E***. Il avait été surpris de m’apercevoir chez

– 50 –
les Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver car
jamais on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la prin-
cesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le
prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la
reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui
Mme de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les
usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait abso-
lument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indé-
finiment seul comme un ministre de la mort, m’ayant recon-
nu, il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité
de choses à me dire, ce qui lui permettait de prendre une
contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il
s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachait
beaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de dia-
gnostic. Or son courrier était si nombreux qu’il ne se rappe-
lait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une fois un
malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il lui avait
assigné. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment de
l’attaque de ma grand-mère, je l’avais conduite chez lui, le
soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le
temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu’on lui
avait envoyé à l’époque. « Madame votre grand-mère est
bien morte, n’est-ce pas ? » me dit-il d’une voix où une qua-
si-certitude calmait une légère appréhension. « Ah ! En effet !
Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic
avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C’est ainsi que le professeur E*** apprit ou rapprit la
mort de ma grand-mère, et je dois le dire à sa louange, qui
est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans
éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins
sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme
quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du
vin ? en quantité modérée, cela ne peut vous faire du mal,
– 51 –
c’est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après
tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous
m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut. » Du coup
quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux ré-
surrecteurs, l’eau et la chasteté ! En revanche si l’on a
quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a pas
pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonc-
tionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de
continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluc-
table. Que le malade livré à lui-même s’impose alors un ré-
gime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins sur-
vive, le médecin, salué par lui avenue de l’Opéra quand il le
croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce
coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une inno-
cente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne cause-
rait pas plus de colère au président d’assises qui, deux ans
auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans
crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit
pas de tous, bien entendu, et nous n’omettons pas, mentale-
ment, d’admirables exceptions) sont en général plus mécon-
tents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux
de son exécution. C’est ce qui explique que le professeur
E***, quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans
doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que
tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas
à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance
et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu’il
faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fût lettré et eût pu s’ex-
primer en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de
cette hyperthermie ? » C’est que la médecine a fait quelques
petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais
aucun dans son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce
qu’il faut, c’est éviter les sudations que cause, surtout dans

– 52 –
les salons surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remé-
dier, quand vous rentrez et avez envie de boire, par la cha-
leur » (ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand-mère, le
sujet m’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un
grand savant que la transpiration était nuisible aux reins, en
faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je dé-
plorais ces temps de canicule par lesquels ma grand-mère
était morte et n’étais pas loin de les incriminer. Je n’en parlai
pas au docteur E*** mais de lui-même il me dit : « L’avan-
tage de ces temps très chauds, où la transpiration est très
abondante, c’est que le rein en est soulagé d’autant. » La
médecine n’est pas une science exacte.
Accroché à moi le professeur E*** ne demandait qu’à ne
pas me quitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la prin-
cesse de Guermantes de grandes révérences de droite et de
gauche, après avoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugou-
bert. M. de Norpois m’avait dernièrement fait faire sa con-
naissance et j’espérais que je trouverais en lui quelqu’un qui
fût capable de me présenter au maître de maison. Les pro-
portions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer ici
à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert
était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui
se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être « en confidences »
avec M. de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi
Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le ba-
ron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’était seule-
ment sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et
niaise qu’il présentait ces alternances de sympathie et de
haine par où le désir de charmer, et ensuite la crainte – éga-
lement imaginaire – d’être, sinon méprisé, du moins décou-
vert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par une chas-

– 53 –
teté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux il avait,
dès l’âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa nullité in-
tellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert les
présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les
louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat
d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mor-
dantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez
M. de Vaugoubert au contraire, la sympathie était exprimée
avec la banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme
du grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés gé-
néralement de toutes pièces comme chez le baron) par une
malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait
d’autant plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec
les propos que le ministre avait tenus six mois avant et tien-
drait peut-être à nouveau dans quelque temps : régularité
dans le changement qui donnait une poésie presque astro-
nomique aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert,
bien que sans cela personne moins que lui ne fit penser à un
astre.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait
eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les
mille façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie,
donnait un air cavalier, fringant, souriant pour sembler d’une
part ravi de l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement
les déboires d’une carrière sans avancement et menacée
d’une mise à la retraite – d’autre part jeune, viril et char-
mant, alors qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder
dans sa glace les rides se figer aux entours d’un visage qu’il
eût voulu garder plein de séductions. Ce n’est pas qu’il eût
souhaité des conquêtes effectives dont la seule pensée lui
faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, des éclats, des chan-
tages. Ayant passé d’une débauche presque infantile à la
continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai
– 54 –
d’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’une
bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui ex-
primaient la peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était
telle qu’il ne réfléchissait pas que les voyous de son adoles-
cence n’étaient plus des gamins et que, quand un marchand
de journaux lui criait en plein nez : « La Presse ! » plus encore
que de désir il frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et
dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai
d’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait
voulu plaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu
sait de combien de lettres il assommait le ministère, quelles
ruses personnelles il déployait, combien de prélèvements il
opérait sur le crédit de Mme de Vaugoubert (qu’à cause de sa
corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et
surtout à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de
capacités éminentes et remplissant les vraies fonctions de
ministre), pour faire entrer sans aucune raison valable un
jeune homme dénué de tout mérite dans le personnel de la
légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années
après, pour peu que l’insignifiant attaché parût, sans l’ombre
d’une mauvaise intention, avoir donné des marques de froi-
deur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou trahi mettait
la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler.
Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât et le directeur
des Affaires politiques recevait journellement une lettre :
« Qu’attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là ?
Dressez-le un peu dans son intérêt. Ce dont il a besoin c’est
de manger un peu de vache enragée. » Le poste d’attaché
auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable.
Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens
d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs
agents du gouvernement français à l’étranger. Quand un
– 55 –
homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en
toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à
éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas
dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « ré-
pondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils
eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur
compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vau-
goubert n’eut pas à se poser la question, j’étais en effet allé
le saluer le premier, ne fût-ce qu’à cause de la différence
d’âge. Il me répondit d’un air émerveillé et ravi, ses deux
yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu de la luzerne
défendue à brouter de chaque côté. Je pensai qu’il était con-
venable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vau-
goubert, avant celle au prince dont je comptais ne lui parler
qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports avec sa femme
parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me
mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle
et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les
marques de considération possibles, il resta néanmoins muet
et se retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant,
pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt
tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d’amabi-
lité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait
oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait
pas reconnu, et n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer,
avait fait consister la présentation en une simple pantomime.
Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présen-
ter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas
mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques
instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux
points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête
car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une
– 56 –
loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant mi-
nuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle ; j’obéissais en la
faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à
cette époque torride de l’année où la sensualité libérée visite
plus volontiers les organes du goût, recherche surtout la fraî-
cheur. Plus que du baiser d’une jeune fille, elle a soif d’une
orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune éplu-
chée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je comp-
tais me débarrasser aux côtés d’Albertine – laquelle du reste
me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne man-
queraient pas de me laisser bien des visages charmants (car
c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames
que donnait la princesse). D’autre part, celui de l’imposante
Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’at-
trayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice,
que dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la
femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans
qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme.
Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je
la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a af-
faire à l’un des plus touchants miracles de la nature et qui, le
second surtout, font ressembler le règne humain au règne
des fleurs. Dans la première hypothèse – si la future
Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement
hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfai-
sante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme.
Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir
trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui
lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la
femme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les
prend peu à peu pour plaire à son mari, même inconsciem-
ment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines
– 57 –
fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent
attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être
homme, la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe,
qui n’a remarqué combien les couples les plus normaux fi-
nissent par se ressembler, quelquefois même par interchan-
ger leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince
de Bülow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pin-
cio, on remarqua combien l’époux germanique avait pris de
finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse alle-
mande. Pour sortir jusqu’à un point excentrique des lois que
nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français
dont l’origine n’était rappelée que par son nom, un des plus
illustres de l’Orient. En mûrissant, en vieillissant, s’est révélé
en lui l’Oriental qu’on n’avait jamais soupçonné, et en le
voyant on regrette l’absence du fez qui le compléterait.

Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambas-


sadeur dont nous venons d’évoquer la silhouette ancestrale-
ment épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le type acquis ou
prédestiné dont l’image immortelle est la princesse Palatine,
toujours en habit de cheval et qui, ayant pris de son mari
plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui
n’aiment pas les femmes, dénonce dans ses lettres de com-
mère les relations qu’ont entre eux tous les grands seigneurs
de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore
à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est
que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte
qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce
qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et
les défauts que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est
plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent
comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait
pratiquer.

– 58 –
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternis-
saient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sen-
tais qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme
un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert
et qu’elle aurait tant voulu être, maintenant que son mari
vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’at-
tention de ces personnes de province qui dans un catalogue
de magasin de nouveautés copient la robe tailleur si seyante
à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les
pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes
grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes).
L’attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert
était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que
je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je me dé-
gageai en alléguant que moi qui allais bientôt partir, je ne
m’étais pas fait présenter encore au maître de la maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il
causait avec quelques personnes n’était pas bien grande.
Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fal-
lu s’exposer à un feu continu.
Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j’eusse
pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en fei-
gnant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que
faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles
n’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent
l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véri-
table écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de
gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a tou-
jours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les
noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir
de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’éton-
nement : ses livres le réclament. Mais une femme du monde

– 59 –
n’a rien à faire et en voyant dans Le Figaro : « Hier le prince
et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée,
etc. », elle s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours,
causé une heure avec Marie-Gilbert sans qu’elle m’en dise
rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire
aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes
de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand
chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles
explosaient au moment où on les attendait le moins, et fai-
saient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés
pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont
si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les
juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu
les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, la princesse, même
s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait sou-
vent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait
excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait
pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse
pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin,
à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand
escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités,
malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées
autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de
venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par
leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, mon-
sieur du Hazay, bonsoir, madame de La Tour du Pin -
Verclause, bonsoir, madame de La Tour du Pin-Gouvernet,
bonsoir, Philibert, bonsoir, ma chère ambassadrice, etc. »
Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient des
recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il
n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait
d’un ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et
bénin : « Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardins

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c’est toujours un peu humide. Bonsoir, madame de Brantes.
Bonsoir, madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille
est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir,
Saint-Géran. » Certes il y avait de l’orgueil dans cette atti-
tude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occu-
pant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y
avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait,
pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, cu-
rieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des
gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de
Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand
qu’était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui
se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Mar-
grave, ayant à l’entrée de la Warburg une bonne parole con-
descendante pour chacun des invités, tandis que leur écou-
lement dans le château ou le parc est salué par la longue
phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous
les arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais
elles semblaient transformées parce qu’elles étaient chez la
princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises
non devant une assiette de Saxe mais sous les branches d’un
marronnier. L’élégance du milieu n’y faisait rien. Eût-elle été
infiniment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût
existé en moi. Que l’électricité vienne à s’éteindre dans notre
salon et qu’on doive la remplacer par des lampes à huile,
tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par
Mme de Souvré. « Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-
il longtemps que vous n’avez vu la duchesse de Guer-
mantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une
intonation qui prouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise
pure comme les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous
abordent mille fois en citant une relation commune, souvent
– 61 –
très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du re-
gard qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas re-
connu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la du-
chesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheu-
reusement cette protection qu’étendait sur moi cette phrase
d’apparence stupide et d’intention délicate était extrême-
ment fragile et s’évanouit aussitôt que je voulus en user.
Mme de Souvré avait l’art, s’il s’agissait d’appuyer une sollici-
tation auprès de quelqu’un de puissant, de paraître à la fois
aux yeux du solliciteur le recommander, et aux yeux du haut
personnage ne pas recommander ce solliciteur, de manière
que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit de reconnais-
sance envers ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis
de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui
demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita
d’un moment où les regards du maître de maison n’étaient
pas tournés vers nous, me prit maternellement par les
épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne
pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un mouvement
prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me lais-
sa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâ-
cheté des gens du monde.
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant
par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrou-
ver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir
dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits.
Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y
avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il
était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce
de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle
il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine
perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour
ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la
– 62 –
nuit intérieure, je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes
mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par
malheur il n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action
de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. Là,
j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint
tout entier : « Madame d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il
vint, car il ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de
lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nom-
breux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et aux-
quels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhorta-
tions comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est
amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor
Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’hor-
reur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre
moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer.
Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire
quand on veut retrouver un nom, il n’y a pas une série d’ap-
proximations graduées. On ne voit rien puis tout d’un coup
apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’on croyait
deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois
plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passons
notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est dis-
tinct, et c’est par un exercice de ma volonté et de mon atten-
tion, qui augmentait l’acuité de mon regard intérieur, que
tout d’un coup j’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En
tous cas s’il y a des transitions entre l’oubli et le souvenir,
alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d’étape
par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai,
sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne
sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent
de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le
nom retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passant du
néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible après

– 63 –
tout que ces consonnes fausses soient des perches préa-
lables, maladroitement tendues pour nous aider à nous ac-
crocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous
apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ;
mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi,
monsieur l’auteur, vous faire perdre une minute de plus pour
vous dire qu’il est fâcheux que, jeune comme vous l’étiez (ou
comme était votre héros s’il n’est pas vous), vous eussiez dé-
jà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le
nom d’une dame que vous connaissiez fort bien. » C’est très
fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous
croyez quand on y sent l’annonce du temps où les noms et
les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il
faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux
qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille ce
labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on con-
naît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour
des noms à peine connus, très naturellement oubliés et dont
on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette in-
firmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous
prie ? » Hé, monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et
apprendre et permet de décomposer les mécanismes que
sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir
tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au
moment de s’éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-
il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de
petites remarques sur le sommeil ? À peine sait-il s’il dort.
Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le som-
meil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire
sans défaillance n’est pas un très puissant excitateur à étu-
dier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon
vous présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et
laissez-moi reprendre mon récit.

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Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré,
mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait
toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait
été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc
de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier
coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me
présenter au prince détermina chez elle un silence, qu’elle
eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu
ce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère
lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’en
aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en ser-
vit pour la leçon de discrétion qu’elle pouvait me donner
sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui
n’était pas pour cela moins éloquente.
D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fort contrariée ; beaucoup
de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle
duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait ap-
pliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins
sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-
Duc, celle qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le
cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la
protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son
corps envolé de Victoire. Je n’avais plus recours qu’auprès
de M. de Charlus, rentré dans une pièce du bas, laquelle ac-
cédait au jardin. J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être
absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait
de ne pas avoir l’air de voir les gens) d’admirer la volontaire
et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un cou-
turier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir
et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car
M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot
de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de chevalier
de l’ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron
– 65 –
fut interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu,
le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure et
d’un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de Gallardon,
permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adal-
bert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tu entends tou-
jours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon », répondit
M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune
homme : « Bonsoir, monsieur », d’un air bourru et d’une voix
si violemment impolie que tout le monde en fut stupéfait.
Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait
des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une fois au
plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce
qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son ne-
veu, en même temps qu’à faire une retentissante profession
d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être n’avait-il
pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa
tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, dési-
reux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable
cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression
préalable, comme les souverains qui, avant d’engager une
action diplomatique, l’appuient d’une action militaire.
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que
M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter.
D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don
Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent (sou-
vent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son
égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une
personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels ou
telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur
de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver
jusqu’à leur mort de la fréquentation de certains nouveaux
venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes
tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin qui
– 66 –
aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, en-
fants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Char-
lus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclu-
sives qu’une fois sur deux et, anticipant l’avenir, craignant
qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à
faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De
plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des an-
nées, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n’eût
pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plutôt
battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui
lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui –, en revanche il
avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles
ne fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant
drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans
l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la
salubrité de la ville », hurlait-il même seul chez lui, à la lec-
ture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant
un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère
contre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que
le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui
était oubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de
haine où construire. Aussi, peut-être eussé-je – malgré sa
mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je
lui demandai de me présenter au prince, si je n’avais pas eu
la malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne
pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout hasard
en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je
les connais très bien, la princesse a été très gentille pour
moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous be-
soin de moi pour vous présenter ? » me répondit-il d’un ton
claquant, et me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec
le nonce, l’ambassadeur d’Allemagne et un personnage que
je ne connaissais pas.

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Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon
faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les
portes grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait
tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit
se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction,
si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par
M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un
couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme
le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais
comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que
Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle
d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le prince que ne
l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur
ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la
connaissant mieux que moi, j’eus pourtant les premières se-
condes quelque peine à capter son attention, car les papilles
du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous
côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il
s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant
entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me
conduisit vers le prince et me présenta à lui d’un air friand,
cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé en les re-
commandant une assiette de petits fours. Autant l’accueil du
duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, em-
preint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai
celui du prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à
peine, m’appela gravement : « Monsieur. » J’avais souvent
entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais
aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et leur
sérieux faisaient le plus entier contracte avec le langage de
Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement
dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite
de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui

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était vraiment simple c’était le prince. Je trouvai dans sa ré-
serve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car
ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considé-
ration qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive
dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par
exemple, dans une faculté, où un procureur général ou un
« doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être
plus de simplicité réelle, et quand on les connaît davantage,
plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur
hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affec-
tation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez
suivre la carrière de monsieur votre père ? » me dit-il d’un air
distant, mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa ques-
tion, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce,
et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arri-
vants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je
vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur
place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la
puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond
du jardin, mais me dirent certaines personnes, « afin de le
mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le
surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque
avait joué toute la soirée et que, de minute en minute,
s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque
faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau
d’Hubert Robert. Dans une clairière réservée par de beaux
arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à
l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne lais-
sant agiter par la brise que la retombée plus légère de son
panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré

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l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait
en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression
de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-
même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le
caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’as-
semblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se
rendait compte que tout en respectant, comme les pierres
d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des
eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux
ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exac-
tement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars
pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique
élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que
l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru
infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu
près, on voyait que cette continuité, en apparence toute li-
néaire, était assurée, à tous les points de l’ascension du jet,
partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la
reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le
premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais
déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des
gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croi-
sant au passage leurs sœurs montantes et, parfois, déchirées,
saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement
sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin.
Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens
inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et
la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage
oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en
brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile,
élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureuse-
ment un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la
terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et,

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si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, au-
rait mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et con-
templative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère
qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On
avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes –
en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans
les galeries de marbre rose où on accédait par la double co-
lonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du
bassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager
dans l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tor-
dit le jet d’eau et inonda si complètement la belle dame que,
l’eau dégoulinant de son décolletage dans l’intérieur de sa
robe, elle fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un
bain. Alors non loin d’elle, un grognement scandé retentit as-
sez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et
pourtant prolongé par périodes comme s’il s’adressait non
pas à l’ensemble, mais successivement à chaque partie des
troupes ; c’était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son
cœur en voyant l’immersion de Mme d’Arpajon, une des
choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût
assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes chari-
tables faisaient remarquer au Moscovite qu’un mot de con-
doléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à
cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout
en s’épongeant avec son écharpe, sans demander le secours
de personne, se dégageait malgré l’eau qui mouillait mali-
cieusement la margelle de la vasque, le grand-duc, qui avait
bon cœur, crut devoir s’exécuter et les derniers roulements
militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau
grondement plus violent encore que l’autre. « Bravo, la
vieille ! » s’écriait-il en battant des mains comme au théâtre.
Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’on vantât sa dexté-
– 71 –
rité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’un lui di-
sait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtant le
tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impé-
riale vous a dit quelque chose. – Non ! c’était à
Mme de Souvré », répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’ab-
sence du prince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait au-
tour de M. de Charlus la foule des invités, de même que
quand Louis XIV n’était pas à Versailles, il y avait plus de
monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par
le baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune
homme s’approchaient pour lui dire bonjour.
« C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant
la main. « Bonsoir, madame de La Trémoïlle, bonsoir, ma
chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu’il
m’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui
donnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le
mécontentait mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfac-
tion à laquelle son impertinence de grand seigneur et son
égaillement d’hystérique donnèrent immédiatement une
forme d’ironie excessive : « C’est gentil, reprit-il, mais c’est
surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire
qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’im-
puissance où la parole humaine était de l’exprimer, cepen-
dant que certaines personnes, sachant combien il était à la
fois difficile d’accès et propre aux « sorties » insolentes,
s’approchaient avec curiosité et, avec un empressement
presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « Al-
lons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant douce-
ment l’épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir,
Antioche, bonsoir, Louis-René. Avez-vous été voir le jet
d’eau ? » me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que

– 72 –
questionneur. « C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est merveil-
leux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en
supprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de pa-
reil en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses
les mieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des
lampions, pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu
cette idée absurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu
à enlaidir. C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-
d’œuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà
vaguement que Bréauté était moins puissant qu’Hubert Ro-
bert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel.
« Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse
cousine Oriane ? » me demanda la princesse qui avait depuis
peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec qui je retournais
dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je l’ai vue dans
l’après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’a pro-
mis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la
reine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura toutes les al-
tesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient
nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle
les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Co-
bourg » comme elle eût dit : « Mes petits chiens. » Aussi,
Mme de Guermantes dit-elle : « Ce sera très intimidant », par
simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l’emporte encore
sur la vanité. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait
moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses re-
lations elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms
qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé si je dînais la se-
maine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu’on
appelait souvent « la Pomme », la princesse, ayant obtenu de
moi une réponse négative, se tut pendant quelques instants.
Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulu d’érudi-
– 73 –
tion involontaire, de banalité et de conformité à l’esprit gé-
néral, elle ajouta : « C’est une assez agréable femme, la
Pomme ! »
Tandis que la princesse causait avec moi, faisaient pré-
cisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes.
Mais je ne pus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus hap-
pé au passage par l’ambassadrice de Turquie, laquelle, me
désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter,
s’écria en m’empoignant par le bras : « Ah ! quelle femme dé-
licieuse que la princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me
semble que si j’étais un homme », ajouta-t-elle, avec un peu
de bassesse et de sensualité orientales, « je vouerais ma vie à
cette céleste créature. » Je répondis qu’elle me semblait
charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine
la duchesse. « Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambas-
sadrice. Oriane est une charmante femme du monde qui tire
son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert,
c’est quelqu’un. »
Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans ré-
plique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n’y
avait aucune raison pour que l’ambassadrice de Turquie eût
sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus
sûr que le mien. D’autre part, ce qui expliquait aussi mon
agacement contre l’ambassadrice, c’est que les défauts d’une
simple connaissance, et même d’un ami, sont pour nous de
vrais poisons, contre lesquels nous sommes heureusement
« mithridatés ». Mais, sans apporter le moindre appareil de
comparaison scientifique et parler d’anaphylaxie, disons
qu’au sein de nos relations amicales ou purement mon-
daines, il y a une hostilité momentanément guérie, mais ré-
currente, par accès. Habituellement on souffre peu de ces
poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant « Ba-

– 74 –
bal », « Mémé », pour désigner des gens qu’elle ne connais-
sait pas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du
« mithridatisme » qui d’ordinaire me la rendait tolérable. Elle
m’agaçait, ce qui était d’autant plus injuste qu’elle ne parlait
pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle était intime de
« Mémé », mais à cause d’une instruction trop rapide qui lui
faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu’elle croyait
la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelques
mois et n’avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant je
trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice
une autre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez
« Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit,
d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes
lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas
m’arrêter à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir
l’avait amené. L’ambassadrice était parfaitement sincère en
me disant que la princesse de Guermantes était une créature
sublime. Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été
jusqu’ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir don-
ner à ce genre de non-invitation la forme d’une abstention
volontaire par principes. Maintenant qu’elle avait été con-
viée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie
pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pas besoin, pour expli-
quer les trois quarts des opinions qu’on porte sur les gens,
d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusion du pou-
voir politique. Le jugement reste incertain : une invitation re-
fusée ou reçue le détermine. Au reste l’ambassadrice de Tur-
quie, comme disait la duchesse de Guermantes qui passa
avec moi l’inspection des salons, « faisait bien ». Elle était
surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fati-
guées d’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir
doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont
à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice

– 75 –
ottomane, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d’y
briller, pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces
sortes de représentations qui s’appellent une soirée, un
raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que
d’y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut tou-
jours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi,
les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles,
voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu’il faudrait une
leçon pour leur expliquer en vertu de quelles raisons
Mme Standish, ignorée d’eux et peignant des coussins, loin du
monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse
de Doudeauville.
Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de
Guermantes étaient distraits et un peu mélancoliques ; elle
les faisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque
fois qu’elle avait à dire bonjour à quelque ami, absolument
comme si celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque
trait charmant, quelque régal pour délicats dont la dégusta-
tion a mis une expression de finesse et de joie sur le visage
du connaisseur. Mais pour les grandes soirées, comme elle
avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu’il eût été fati-
gant, après chacun d’eux, d’éteindre à chaque fois la lumière.
Tel un gourmet de littérature, allant au théâtre voir une nou-
veauté d’un des maîtres de la scène, témoigne sa certitude
de ne pas passer une mauvaise soirée en ayant déjà, tandis
qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un
sourire sagace, son regard avivé pour une approbation mali-
cieuse ; ainsi c’était dès son arrivée que la duchesse allumait
pour toute la soirée. Et tandis qu’elle donnait son manteau
du soir, d’un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissa voir un
véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir
jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et com-
plet de couturière qui est celui d’une femme du monde,
– 76 –
Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que
de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme
M. de Jouville eurent beau se précipiter sur le duc pour
l’empêcher d’entrer : « Mais vous ignorez donc que le pauvre
Marna est à l’article de la mort ? On vient de l’administrer. –
Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant
le fâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleur ef-
fet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la re-
doute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la
soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu’on sût que nous
étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas
que la princesse avait d’avance infirmé cette parole en me
racontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait
promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant
cinq minutes il accabla sa femme : « J’ai raconté à Oriane les
doutes que vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils
n’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à
faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes,
me plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous
n’étiez pas invité ! On est toujours invité ! Et puis, il y avait
moi. Croyez-vous que je n’aurais pas pu vous faire inviter
chez ma cousine ? » Je dois dire qu’elle fit, souvent dans la
suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je
me gardai de prendre ses paroles dans ce sens que j’avais été
trop réservé. Je commençais à connaître l’exacte valeur du
langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité
heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité
de ceux à l’égard desquels elle s’exerce mais pas pourtant
jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait
plus de raison d’être. « Mais vous êtes notre égal, sinon
mieux », semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guer-
mantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l’on
puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour

– 77 –
être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité,
c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité
réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu
de temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner, avec la
plus parfaite exactitude, l’extension et les limites de cer-
taines formes de l’amabilité aristocratique. C’était à une ma-
tinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reine
d’Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller
au buffet et en tête marchait la souveraine ayant à son bras
le duc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main
libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de distance
mille signes d’appel et d’amitié et qui avaient l’air de vouloir
dire que je pouvais m’approcher sans crainte, que je ne se-
rais pas mangé tout cru à la place des sandwichs. Mais moi
qui commençais à me perfectionner dans le langage des
cours, au lieu de me rapprocher même d’un seul pas, à mes
quarante mètres de distance je m’inclinai profondément,
mais sans sourire, comme j’aurais fait devant quelqu’un que
j’aurais à peine connu, puis continuai mon chemin en sens
opposé. J’aurais pu écrire un chef-d’œuvre, les Guermantes
m’en eussent moins fait d’honneur que de ce salut. Non seu-
lement il ne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-
là pourtant eut à répondre à plus de cinq cents personnes,
mais à ceux de la duchesse, laquelle ayant rencontré ma
mère le lui raconta et se gardant bien de lui dire que j’avais
eu tort, que j’aurais dû m’approcher, elle lui dit que son mari
avait été émerveillé de mon salut, qu’il était impossible d’y
faire tenir plus de choses. On ne cessa de trouver à ce salut
toutes les qualités, sans mentionner toutefois celle qui avait
paru la plus précieuse, à savoir qu’il avait été discret, et on
ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont je
compris qu’ils étaient encore moins une récompense pour le
passé qu’une indication pour l’avenir, à la façon de celle dé-

– 78 –
licatement fournie à ses élèves par le directeur d’un établis-
sement d’éducation : « N’oubliez pas, mes chers enfants, que
ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin
qu’ils vous renvoient l’année prochaine. » C’est ainsi que
Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un monde différent
entrait dans son milieu, vantait devant lui les gens discrets
« qu’on trouve quand on va les chercher et qui se font ou-
blier le reste du temps », comme on prévient sous une forme
indirecte un domestique qui sent mauvais que l’usage des
bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule,
je causais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voix
d’une sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible, dis-
cerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vau-
goubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même
pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise
ni d’écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois
plus tard fus-je frappé dans un salon par l’intonation ou le
rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le lan-
gage de sa profession ou les manières de son milieu, affec-
tant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais
dont la voix fausse suffisait pour apprendre : « C’est un Char-
lus » à mon oreille exercée comme le diapason d’un accor-
deur. À ce moment tout le personnel d’une ambassade passa,
lequel salua M. de Charlus. Bien que ma découverte du genre
de maladie en question datât seulement du jour même
(quand j’avais aperçu M. de Charlus et Jupien), je n’aurais
pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser des ques-
tions, d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec
M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à
quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se
croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il
se figure – autre exagération – que l’exception unique, c’est
– 79 –
l’homme normal. Mais ambitieux et timoré, M. de Vau-
goubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui
eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu
sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec
l’assiduité à l’École des sciences politiques, elle l’avait voué
depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi comme
chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s’atrophie
quand il n’est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de
même que l’homme civilisé qui ne serait plus capable des
exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme des ca-
vernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait
rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables offi-
cielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le ministre plénipoten-
tiaire n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le
déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils.
Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le
citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître
ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonne-
ment délicieux. Non qu’après tant d’années il songeât à pro-
fiter d’aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pa-
reilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à
Athalie et à Abner que Joas est de la race de David,
qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins,
changeant l’aspect de la légation de X… ou de tel service du
ministère des Affaires étrangères, rendaient rétrospective-
ment ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem
ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont le
jeune personnel vint tout entier serrer la main de
M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise
s’écriant dans Esther :

Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés


S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !

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Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant


à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et con-
cupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus,
de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare. Aussitôt
M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne
détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que
l’ambassadeur de X en France, vieux cheval de retour,
n’avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je
voyais seulement ses regards. Mais habitué dès mon enfance
à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques,
je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par les-
quels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle
pour sa religion, à ne placer auprès de la reine que des filles
qui y appartinssent.

Cependant son amour pour notre nation


A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son étude et ses soins.

Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses re-


gards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si dans le pays où je
réside, la même chose n’existe pas ? – C’est probable, ré-
pondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose,
bien que je ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du
tout ! – Alors il n’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là.
Et il fait des petites manières. Il a le genre “ma chère”, le
genre que je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer
avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître
– 81 –
pour ce qu’il est, il est connu comme le loup blanc. – Vous
vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le
jour où l’accord avec la France a été signé, le roi m’a em-
brassé. Je n’ai jamais été si ému. – C’était le moment de lui
dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon Dieu, quelle horreur,
s’il avait seulement un soupçon ! Mais je n’ai pas de crainte à
cet égard. » Paroles que j’entendis car j’étais peu éloigné, et
qui firent que je me récitai mentalement :

Le roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,


Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.

Ce dialogue moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que


peu d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas
dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand une
petite dame brune, extrêmement jolie, l’arrêta :
« Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçue
d’une loge, il a écrit à la princesse de T*** une lettre où il dit
qu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie
pour dix minutes d’entretien avec vous. En tous cas, même si
vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma pos-
session. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a
certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que
vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à
moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui
je n’étais jamais allé). L’empereur de Russie voudrait que
votre père fût envoyé à Petersbourg. Si vous pouviez venir
mardi, justement Isvolski sera là, il en parlerait avec vous.
J’ai un cadeau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tour-
nant vers la duchesse, et que je ne ferais à personne qu’à
vous. Les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’il m’a fait

– 82 –
porter par son vieux garde-malade. J’en garderai une et vous
donnerai les deux autres. »
Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces offres.
Incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, il
voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite
à sa femme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du
monde se représentent volontiers les livres comme une es-
pèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l’auteur
se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu’il ren-
contre. C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens
de peu. Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir « en
passant », car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on
connaît « le dessous des cartes », on peut « lever les
masques ». Malgré tout le plus sage est de s’en tenir aux au-
teurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement « parfai-
tement convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie
dans Le Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le
nom de M. de Guermantes en tête des personnes remarquées
« notamment » dans les enterrements où le duc s’était ins-
crit. Quand ce dernier préférait que son nom ne figurât pas,
au lieu de s’inscrire il envoyait une lettre de condoléances à
la famille du défunt en les assurant de ses sentiments bien
tristes. Que si cette famille faisait mettre dans le journal :
« Parmi les lettres reçues, citons celle du duc de Guer-
mantes, etc. », ce n’était pas la faute de l’échotier, mais du
fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiait d’arrivistes,
et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de rela-
tions (ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens des locu-
tions, « avoir maille à partir »). Toujours est-il que les noms
d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine, firent se
froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assez loin
de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses de
Mme Timoléon d’Amoncourt. C’était une femme charmante,
– 83 –
d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des
deux eût réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vi-
vait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon litté-
raire, amie successivement – nullement amante, elle était de
mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écri-
vain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres
pour elle, le hasard l’ayant introduite dans le faubourg Saint-
Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Elle avait
maintenant une situation à n’avoir pas à dispenser d’autres
grâces que celles que sa présence répandait. Mais habituée
jadis à l’entregent, aux manèges, aux services à rendre, elle y
persévérait bien qu’ils ne fussent plus nécessaires. Elle avait
toujours un secret d’État à vous révéler, un potentat à vous
faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y
avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de men-
songe, mais ils faisaient de sa vie une comédie d’une compli-
cation scintillante et il était exact qu’elle faisait nommer des
préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guer-
mantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant
elle, mais dans le vague, afin d’éviter les gens avec qui elle
ne tenait pas à entrer en relations et dont elle devinait par-
fois, de loin, l’écueil menaçant. Nous avancions entre une
double haie d’invités, lesquels, sachant qu’ils ne connaî-
traient jamais « Oriane », voulaient au moins, comme une
curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule, vite, vite, venez
voir madame de Guermantes qui cause avec ce jeune
homme. » Et on sentait qu’il ne s’en fallait pas de beaucoup
pour qu’ils fussent montés sur des chaises, pour mieux voir,
comme à la revue du 14 juillet ou au Grand Prix. Ce n’est pas
que la duchesse de Guermantes eût un salon plus aristocra-
tique que sa cousine. Chez la première fréquentaient des
gens que la seconde n’eût jamais voulu inviter, surtout à
– 84 –
cause de son mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de
Rothschild, qui, intime amie de Mme de La Trémoïlle et de
Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beau-
coup chez cette dernière. Il en était encore de même du ba-
ron Hirsch que le prince de Galles avait amené chez elle,
mais non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de
quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républi-
caines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince,
royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémi-
tisme étant aussi de principe ne fléchissait devant aucune
élégance, si accréditée fût-elle, et s’il recevait Swann dont il
était l’ami de tout temps, étant d’ailleurs le seul des Guer-
mantes qui l’appelât Swann et non Charles, c’est que, sa-
chant que la grand-mère de Swann, protestante mariée à un
juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de
temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de
Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, la-
quelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils
lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que
de chrétien.
« Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs ? »
me dit la duchesse, en me parlant de l’hôtel où nous étions.
Mais après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle
s’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son humble
trou ». « Ici, c’est admirable pour visiter. Mais je mourrais de
chagrin s’il me fallait rester à coucher dans des chambres où
ont eu lieu tant d’événements historiques. Ça me ferait l’effet
d’être restée après la fermeture, d’avoir été oubliée, au châ-
teau de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre, et
d’avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire
que je suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi.
Comme camomille, c’est insuffisant. Tiens, voilà Mme de
Saint Euverte. Nous avons dîné tout à l’heure chez
– 85 –
elle. Comme elle donne demain sa grande machine annuelle,
je pensais qu’elle serait allée se coucher. Mais elle ne peut
pas rater une fête. Si celle-ci avait eu lieu à la campagne, elle
serait montée sur une tapissière plutôt que de ne pas y être
allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, ce soir,
moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les
autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les
derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la
revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer bril-
lamment à sa garden-party. Car depuis pas mal d’années, les
invités des fêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les
mêmes qu’autrefois. Les notabilités féminines du milieu
Guermantes, si clairsemées alors, avaient – comblées de po-
litesses par la maîtresse de la maison – amené peu à peu
leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement
progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait
d’année en année réduit le nombre des personnes inconnues
au monde élégant. On avait cessé de voir l’une, puis l’autre.
Pendant quelque temps fonctionna le système des « four-
nées » qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on fai-
sait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir
entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens bien.
De quoi pouvaient-ils se plaindre ? N’avaient-ils pas (panem
et circenses) des petits fours et un beau programme musical ?
Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les deux duchesses
en exil, qu’autrefois, quand avait débuté le salon Saint-
Euverte, on avait vues en soutenir, comme deux cariatides,
le faîte chancelant, dans les dernières années on ne distingua
plus, mêlées au beau monde, que deux personnes hétéro-
gènes, la vieille Mme de Cambremer et la femme à belle voix
d’un architecte à laquelle on était souvent obligé de deman-
der de chanter. Mais ne connaissant plus personne chez
– 86 –
Mme de Saint-Euverte, pleurant leurs compagnes perdues,
sentant qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes à mourir
de froid comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré à
temps. Aussi l’année suivante ne furent-elles pas invitées ;
Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sa cou-
sine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pas
obtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots :
« Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si ça
vous amuse, ça n’a rien de criminel ! », Mme de Cambremer
ne trouva pas l’invitation assez pressante et s’abstint.
Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-
Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames
(la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise),
on pouvait s’étonner que la personne qui donnait le lende-
main la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de
venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais
c’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait
que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire
le compte rendu des matinées et soirées, dans Le Gaulois ou
Le Figaro, sans être jamais allés à aucune. À ces mondains
qui ne voient le monde que par le journal, l’énumération des
ambassadrices d’Angleterre, d’Autriche, etc., des duchesses
d’Uzès, de La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu’ils s’ima-
ginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier
de Paris, alors qu’il était un des derniers. Non que les
comptes rendus fussent mensongers. La plupart des per-
sonnes citées avaient bien été présentes. Mais chacune était
venue à la suite d’implorations, de politesses, de services, et
en ayant le sentiment d’honorer infiniment Mme de Saint-
Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on
va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion
qu’aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent sur une
fête, vraiment élégante celle-là, où la maîtresse de la maison
– 87 –
pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d’être
« parmi les élus », ne demande qu’à deux ou trois, et ne fait
pas mettre le nom de ses invités dans le journal. Aussi ces
femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu’a pris
aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine
d’Espagne, mais méconnues de la foule, parce que la pre-
mière sait et que la seconde ignore qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces femmes, et en
bonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce
qui était invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait toujours
refusé d’aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de
gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le
compte du caractère.
Certes, s’il n’y avait eu là qu’Oriane, M me de Saint-
Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation avait
été faite de vive voix, et d’ailleurs acceptée avec cette char-
mante bonne grâce trompeuse dans l’exercice de laquelle
triomphent ces académiciens de chez lesquels le candidat
sort attendri et ne doutant pas qu’il peut compter sur leur
voix. Mais il n’y avait pas qu’elle. Le prince d’Agrigente
viendrait-il ? Et Mme de Durfort ? Aussi pour veiller au grain,
Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de se
transporter elle-même ; insinuante avec les uns, impérative
avec les autres, pour tous elle annonçait à mots couverts
d’inimaginables divertissements qu’on ne pourrait revoir une
seconde fois, et à chacun promettait qu’il trouverait chez elle
la personne qu’il avait le désir, ou le personnage qu’il avait le
besoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle
était investie pour une fois dans l’année – telles certaines
magistratures du monde antique – de personne qui donnera
le lendemain la plus considérable garden-party de la saison
lui conférait une autorité momentanée. Ses listes étaient

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faites et closes, de sorte que tout en parcourant les salons de
la princesse avec lenteur pour verser successivement dans
chaque oreille : « Vous ne m’oublierez pas demain », elle
avait la gloire éphémère de détourner les yeux en continuant
à sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque
hobereau qu’une camaraderie de collège avait fait admettre
chez « Gilbert », et duquel la présence à sa garden-party
n’ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoir
dire ensuite : « J’ai fait mes invitations verbalement, et mal-
heureusement je ne vous ai pas rencontré. » Ainsi elle,
simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un
« tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et
elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de
Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’on
pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires.
Pour une part, sans doute, quand elle les refusait, c’était vo-
lontairement : « Mais elle m’embête, disait-elle, est-ce que je
vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant une
heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et
sa bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non
de la société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah ! »
susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact et dé-
sabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, « on
reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et
dont la figure était encombrée de trop de grains de poils
noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette
soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations
avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un
signe de tête des plus secs. « Je ne comprends pas », me dit-
elle, comme pour s’excuser, « que Marie-Gilbert nous invite

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avec toute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici de toutes les
paroisses. C’était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie
Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le temple de
l’Oratoire si ça lui plaisait, mais au moins, on ne nous faisait
pas venir ces jours-là. » Mais, pour beaucoup, c’était par ti-
midité, peur d’avoir une scène de son mari, qui ne voulait
pas qu’elle reçût des artistes, etc. (« Marie-Gilbert » en pro-
tégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne pas être
abordée par quelque illustre chanteuse allemande), par
quelque crainte aussi à l’égard du nationalisme qu’en tant
que, détenant comme M. de Charlus l’esprit des Guermantes,
elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer
maintenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéien
avant certains ducs), mais auquel pourtant, comme elle se
savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions,
jusqu’à redouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce
milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant
appris que le prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait
eu avec lui « une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas
d’avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre
Charles » qu’elle préférait chérir dans le privé.
« Et qu’est-ce encore que celle-là ? » s’écria
Mme de Guermantes en voyant une petite dame l’air un peu
étrange, dans une robe noire tellement simple qu’on aurait
dit une malheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand
salut. Elle ne la reconnut pas et, ayant de ces insolences, se
redressa comme offensée, et regarda sans répondre :
« Qu’est-ce que c’est que cette personne, Basin ? » demanda-
t-elle d’un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour
réparer l’impolitesse d’Oriane, saluait la dame et serrait la
main du mari. « Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vous avez
été très impolie. – Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre.
– Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais
– 90 –
rien de tout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ?
– Mais, vous ne connaissez que ça, c’est la fille de
Mme de Charleval, Henriette Montmorency. – Ah ! mais j’ai
très bien connu sa mère, elle était charmante, très spirituelle.
Pourquoi a-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais
pas ? Vous dites qu’elle s’appelle Mme de Chaussepierre ? »
dit-elle en épelant ce dernier mot d’un air interrogateur et
comme si elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un re-
gard dur. « Cela n’est pas si ridicule que vous avez l’air de
croire de s’appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre
était le frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Senne-
cour et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens
bien. – Ah ! assez », s’écria la duchesse qui, comme une
dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisser intimi-
der par les regards dévorants du fauve. « Basin, vous faites
ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms,
mais je vous fais tous mes compliments. Si j’ignorais Chaus-
sepierre, j’ai lu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai même
lu Labiche. J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval,
mais j’avoue que du Merlerault est le chef-d’œuvre. Du reste,
avouons que Chaussepierre n’est pas mal non plus. Vous
avez collectionné tout ça, ce n’est pas possible. Vous qui
voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charle-
val et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. – Il se fe-
ra faire tout simplement procès, et il ira en prison ; vous lui
donnez de très mauvais conseils, Oriane. – J’espère pour lui
qu’il a à sa disposition des personnes plus jeunes s’il a envie
de demander des mauvais conseils, et surtout de les suivre.
Mais s’il ne veut rien faire de plus mal qu’un livre ! » Assez
loin de nous, une merveilleuse et fière jeune femme se déta-
chait doucement dans une robe blanche, toute en diamants
et en tulle. Mme de Guermantes la regarda qui parlait devant
tout un groupe aimanté par sa grâce. « Votre sœur est par-

– 91 –
tout la plus belle ; elle est charmante ce soir », dit-elle, tout
en prenant une chaise, au prince de Chimay qui passait. Le
colonel de Froberville (il avait pour oncle le général du
même nom) vint s’asseoir à côté de nous, ainsi que
M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert se dandinant
(par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait
au tennis où à force de demander des permissions aux per-
sonnages de marque avant d’attraper la balle, il faisait inévi-
tablement perdre la partie à son camp) retournait auprès de
M. de Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe
de la comtesse Molé, qu’il faisait profession d’admirer entre
toutes les femmes), et par hasard au moment où plusieurs
membres d’une nouvelle mission diplomatique à Paris sa-
luaient le baron. À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particu-
lièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Char-
lus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule ques-
tion. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis
quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire par-
tant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification,
l’exaspéra. « Je n’en sais absolument rien, je vous prie de
garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus
que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un im-
pair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolu-
ment le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été dé-
noncé par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si
le baron avait dit vrai, fait exception dans cette ambassade.
Elle était, en effet, composée de personnalités fort diffé-
rentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que si
l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était
porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion. En
mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambas-
sadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération
comique de compère de revue qui faisait manœuvrer en règle

– 92 –
son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des
contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux, il ne croyait
pas à l’inversion. Il en donna immédiatement la preuve en
mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il croyait bien
faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu
gênant et fut bientôt remplacé par une excellence nouvelle
qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambas-
sades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne pu-
rent lui disputer le prix (comme au concours général, où un
certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus de dix ans se
passassent avant que, des attachés hétérogènes s’étant in-
troduits dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arra-
cher la funeste palme et marcher en tête.
Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann,
Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au
sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître de
maison. « Savez-vous à quel sujet ? demanda le duc à
M. de Bréauté. – J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que
c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait
fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il
paraît que l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que d’ailleurs
le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, ce-
la m’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la du-
chesse en souriant rêveusement. – C’est sur cette petite re-
présentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire
de rongeur, que Gilbert a demandé des explications à Swann,
qui s’est contenté de répondre, ce que tout le monde trouva
très spirituel : “Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en
rien, vous êtes bien plus ridicule que ça !” Il paraît, du reste,
reprit M. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante.
Mme Molé y était, elle s’est énormément amusée. – Com-
ment, Mme Molé va là ? dit la duchesse étonnée. Ah ! c’est
Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce qui finit par
– 93 –
arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beau jour, se
met à y aller, et moi qui me suis volontairement exclue par
principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin. »
Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la
duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du
moins sur l’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant)
avait comme on voit adopté un nouveau point de vue.
« L’explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le
colonel de Froberville, est de tout point controuvée. J’ai mes
raisons pour le savoir. Le prince a purement et simplement
fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir, comme di-
saient nos pères, de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant
donné les opinions qu’il affiche. Et selon moi, mon oncle Gil-
bert a eu mille fois raison, non seulement de faire cette alga-
rade, mais aurait dû en finir il y a plus de six mois avec un
dreyfusard avéré. »
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de
trop lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-
même qu’on lance sans ménagements, se trouva projeté vers
la duchesse de Guermantes à laquelle il présenta ses hom-
mages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persua-
sion que tous les diplomates – ou hommes politiques – de
son monde étaient des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situa-
tion de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la
société. Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée
était parente très véritable des Guermantes, c’en était une
aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu
sa fortune, ils n’avaient guère de relations et c’étaient de ces
gens qu’on laissait de côté hors des grandes occasions,
quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un pa-
rent. Alors, ils faisaient vraiment partie de la communion du

– 94 –
grand monde, comme les catholiques de nom qui ne s’ap-
prochent de la sainte table qu’une fois l’an. Leur situation
matérielle eût même été malheureuse si M me de Saint-
Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le géné-
ral de Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons le mé-
nage, donnant des toilettes et des distractions aux deux pe-
tites filles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon,
n’avait pas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splen-
deurs d’une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans
trêve et sans mesure. La garden-party annuelle était pour lui,
sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils
n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais
un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en ti-
rait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party
dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajou-
taient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette
belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes,
donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tel-
lement mal aux Froberville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs
et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée,
en arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps
en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper
avec délices les prémices d’un orage qui pût faire rater la
fête.
« Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville,
dit M. de Guermantes, mais pour ce qui concerne Swann, je
peux dire franchement que sa conduite à notre égard a été
inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le
duc de Chartres, on me dit qu’il est ouvertement dreyfusard.
Jamais je n’aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un
esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres,
membre du Jockey, un homme entouré de la considération
générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous en-
– 95 –
voyait le meilleur porto qu’on puisse boire, un dilettante, un
père de famille. Ah ! j’ai été bien trompé. Je ne parle pas de
moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l’opinion
ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que
pour Oriane, il n’aurait pas dû faire cela, il aurait dû désa-
vouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné. »
« Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée ma
femme », reprit le duc, qui considérait évidemment que con-
damner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on
eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une
espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu
dans le faubourg Saint-Germain, « il aurait dû se désolidari-
ser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l’amitié
pour lui. » La duchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme
donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses pa-
roles, dit d’une voix d’écolière, comme laissant sortir sim-
plement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à
ses yeux une expression un peu mélancolique : « Mais c’est
vrai, je n’ai aucune raison de cacher que j’avais une sincère
affection pour Charles ! – Là, vous voyez, je ne lui fais pas
dire. Et après cela, il pousse l’ingratitude jusqu’à être dreyfu-
sard ! »
« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince
Von l’est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s’écria
M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé de ve-
nir dîner lundi. Mais qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’est
parfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche
comme de colin-tampon. Pour un Français c’est autre chose.
Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-
moi, Froberville – j’avais eu la faiblesse de croire qu’un Juif
peut être français, j’entends un Juif honorable, homme du
monde. Or, Swann était cela dans toute la force du terme. Hé

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bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé,
puisqu’il prend parti pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non,
ne fait nullement partie de son milieu, qu’il n’aurait jamais
rencontré) contre une société qui l’avait adopté, qui l’avait
traité comme un des siens. Il n’y a pas à dire, nous nous
étions tous portés garants de Swann, j’aurais répondu de son
patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien
mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à
cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans son genre
bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanité de
son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui le
mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C’est à ma
femme. Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectation
d’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force ex-
traordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de
son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais ne disait pas
un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout par peur
de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une
heure sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on
lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle quand
elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie froissée ;
elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui nous avions
témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a
eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas, Oriane ? » Mme de
Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi
directe, sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir
l’air, de confirmer des louanges qu’elle sentait terminées.
D’un ton timide et simple, et un air d’autant plus appris qu’il
voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée :
« C’est vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était
pas encore la même chose. Que voulez-vous, l’amour est
l’amour, quoique à mon avis il doive rester dans certaines
bornes. J’excuserais encore un jeune homme, un petit mor-

– 97 –
veux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un
homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un fin con-
naisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gil-
bert lui-même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela
était d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la
vulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec une tris-
tesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette
gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains
personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple.
On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de
Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc tant
elle faisait peu de doute ; il en ressentait l’affliction d’un père
voyant un de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les
plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique
situation qu’il lui a faite et déshonorer par des frasques que
les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent ad-
mettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes
n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond
et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup
était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu
comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui
rien jusqu’à ce qu’il se soit amendé ne saurait étonner, tandis
que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un
homme pondéré, un homme ayant une position de premier
ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé
pendant lequel, si, au point de vue historique, les événe-
ments avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste,
l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de
purement politique d’abord était devenue sociale. C’était
maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et
les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le
temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début
d’une tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes,

– 98 –
même au point de vue de ses chers Juifs, puisqu’il tient abso-
lument à les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée
incalculable. Il prouve qu’ils sont tous unis secrètement et
qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à
quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas.
C’est un danger public. Nous avons évidemment été trop
coulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus
de retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était
à peu près le seul Juif qu’on connaissait. On se dira : Ab uno
disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé,
dans sa mémoire, une citation si opportune, éclaira seule
d’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur tra-
hi.)
J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement
passé entre le prince et Swann et de voir ce dernier, s’il
n’avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai », me ré-
pondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, « que moi je
ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît,
d’après ce qu’on m’a dit tout à l’heure chez Mme de Saint-
Euverte, qu’il voudrait avant de mourir que je fasse la con-
naissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ça me fait
une peine infinie qu’il soit malade, mais d’abord j’espère que
ce n’est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n’est tout de
même pas une raison, parce que ce serait vraiment trop fa-
cile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’à dire : “Votez pour
moi à l’Académie parce que ma femme va mourir et que je
veux lui donner cette dernière joie.” Il n’y aurait plus de sa-
lons si on était obligé de faire la connaissance de tous les
mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : “Ma fille est
très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme.”
J’adore Charles, et cela me ferait beaucoup de chagrin de lui
refuser, aussi est-ce pour cela que j’aime mieux éviter qu’il
me le demande. J’espère de tout mon cœur qu’il n’est pas
– 99 –
mourant, comme il le dit, mais vraiment si cela devait arri-
ver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connais-
sance de ces deux créatures qui m’ont privée du plus
agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisse-
rait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en
profiter pour le voir lui, puisqu’il serait mort ! »

Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti


que lui avait infligé le colonel de Froberville. « Je ne doute
pas de l’exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais
je tenais le mien de bonne source. C’est le prince de La Tour
d’Auvergne qui me l’avait narré. – Je m’étonne qu’un savant
comme vous dise encore le prince de La Tour d’Auvergne,
interrompit le duc de Guermantes, vous savez qu’il ne l’est
pas le moins du monde. Il n’y a plus qu’un seul membre de
cette famille. C’est l’oncle d’Oriane, le duc de Bouillon. – Le
frère de Mme de Villeparisis ? » demandai-je, me rappelant
que celle-ci était une demoiselle de Bouillon. « Parfaitement.
Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour. »

En effet, on voyait par moments se former et passer


comme une étoile filante un faible sourire destiné par la du-
chesse de Lambresac à quelque personne qu’elle avait re-
connue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une affir-
mation active, en un langage muet mais clair, se noyait
presque aussitôt en une sorte d’extase idéale qui ne distin-
guait rien, tandis que la tête s’inclinait en un geste de béné-
diction béate rappelant celui qu’incline vers la foule des
communiantes un prélat un peu ramolli. Mme de Lambresac
ne l’était en aucune façon. Mais je connaissais déjà ce genre
particulier de distinction désuète. À Combray et à Paris
toutes les amies de ma grand-mère avaient l’habitude de sa-
luer, dans une réunion mondaine, d’un air aussi séraphique

– 100 –
que si elles avaient aperçu quelqu’un de connaissance à
l’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enterre-
ment, et lui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en
prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait compléter
le rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc
de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma
bibliothèque comme vous y entriez, un monsieur court de
taille et tout blanc. » C’était celui que j’avais pris pour un pe-
tit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion,
je dégageais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. La si-
militude des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac
avec ceux des amies de ma grand-mère avait commencé de
m’intéresser, en me montrant que dans les milieux étroits et
fermés, qu’ils soient de petite bourgeoisie ou de grande no-
blesse, les anciennes manières persistent, nous permettant
comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait être
l’éducation, et la part d’âme qu’elle reflète, au temps du vi-
comte d’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la
parfaite conformité d’apparence entre un petit bourgeois de
Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait (ce
qui m’avait déjà tant frappé quand j’avais vu le grand-père
maternel de Saint-Loup, le duc de La Rochefoucauld, sur un
daguerréotype où il était exactement pareil comme vête-
ments, comme air et comme façons à mon grand-oncle) que
les différences sociales, voire individuelles, se fondent à dis-
tance dans l’uniformité d’une époque. La vérité est que la
ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par le
visage de l’esprit de l’époque tiennent, dans une personne,
une place tellement plus importante que sa caste, qui en oc-
cupe une grande seulement dans l’amour-propre de l’intéres-
sé et l’imagination des autres, que pour se rendre compte
qu’un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est moins
différent d’un bourgeois du temps de Louis-Philippe que d’un

– 101 –
grand seigneur du temps de Louis XV, il n’est pas nécessaire
de parcourir les galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux
que protégeait la princesse de Guermantes salua Oriane.
Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, fu-
rieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne
connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, au-
tant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mau-
vaise réputation, se retourna vers sa femme d’un air interro-
gateur et terrible, comme s’il disait : « Qu’est-ce que c’est
que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre
Mme de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le mu-
sicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se serait
au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur
l’humiliation qui venait de lui être infligée en public, au mi-
lieu des plus vieux amis du cercle du duc, desquels la pré-
sence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse incli-
naison, et pour montrer que c’était à bon droit, et non sans la
connaître, qu’il avait salué Mme de Guermantes, soit obéis-
sant à l’inspiration obscure et irrésistible de la gaffe qui le
poussa – dans un moment où il eût dû se fier plutôt à l’esprit
– à appliquer la lettre même du protocole, le musicien
s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit :
« Madame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être
présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheu-
reuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée,
elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne
pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter
à son mari les gens qu’elle connaissait. « Basin, dit-elle, per-
mettez-moi de vous présenter M. d’Herweck. » « Je ne vous
demande pas si vous irez demain chez Mme de Saint-
Euverte », dit le colonel de Froberville à Mme de Guermantes
pour dissiper l’impression pénible produite par la requête in-
– 102 –
tempestive de M. d’Herweck. « Tout Paris y sera. » Cepen-
dant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une
seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes,
faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter
tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux
flambant de colère et d’étonnement, ses cheveux crespelés
semblant sortir d’un cratère. Puis, comme dans l’emporte-
ment d’une impulsion qui seule lui permettait d’accomplir la
politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par
son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne con-
naissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses
deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asse-
na au musicien un salut si profond, empreint de tant de stu-
péfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste trem-
blant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un for-
midable coup de tête dans le ventre. « Mais c’est que juste-
ment je ne serai pas à Paris, répondit la duchesse au colonel
de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer)
que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de
Montfort-l’Amaury. C’est honteux mais c’est ainsi. Alors
pour réparer cette coupable ignorance, je me suis promis
d’aller demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il
comprit en effet que, si la duchesse avait pu rester jusqu’à
son âge sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury,
cette visite artistique ne prenait pas subitement le caractère
urgent d’une intervention « à chaud » et eût pu sans péril,
après avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être
reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la
duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière
des Guermantes, que le salon Saint-Euverte n’était décidé-
ment pas une maison vraiment bien, mais une maison où on
vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du
Gaulois, une maison qui décernerait un cachet de suprême

– 103 –
élégance à celles, ou en tous cas, à celle, si elle n’était
qu’une, qu’on n’y verrait pas. Le délicat amusement de
M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu’avaient les
gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses
que leur situation moindre ne leur permettait pas d’imiter,
mais dont la vision seule leur causait le sourire du paysan at-
taché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plus for-
tunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avait
aucun rapport avec le ravissement dissimulé mais éperdu,
qu’éprouva aussitôt M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on
n’entendît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un
coq, et malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de ho-
quets de joie qu’il s’écria d’un ton miséricordieux : « Oh !
pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie !
Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse,
quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en
se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait
s’empêcher de faire des appels de pied et de se frotter les
mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à
M. de Froberville dont elle appréciait l’intention aimable
mais ne sentait pas moins le mortel ennui, Mme de Guer-
mantes finit par se décider à le quitter.
« Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir », lui
dit-elle en se levant d’un air de résignation mélancolique, et
comme si ç’avait été pour elle un malheur. Sous l’incantation
de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser
à la plainte poétique d’une fée. « Basin veut que j’aille voir
un peu Marie. » En réalité, elle en avait assez d’entendre
Froberville, lequel ne cessait plus de l’envier d’aller à Mont-
fort-l’Amaury quand elle savait fort bien qu’il entendait par-
ler de ces vitraux pour la première fois, et que d’autre part, il

– 104 –
n’eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte.
« Adieu, je vous ai à peine parlé, c’est comme ça dans le
monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on
voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose dans
la vie. Espérons qu’après la mort ce sera mieux arrangé. Au
moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et en-
core qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour
les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère
Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça
et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les
droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des
monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner
quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte
depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule expli-
cation du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant
et liturgique. C’est du “Campo-Santo” ! » La duchesse avait
quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire
un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu’est-ce qu’il y a en-
core ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au
dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury :
« Je n’avais pas osé vous en parler à cause de Mme de Saint-
Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne
comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux
pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! – Oh ! Mon
Dieu ! » dit Oriane qui avait peur des maladies. « Mais pour
moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On ne peut pas l’avoir
deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais
des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin, vous êtes aver-
tie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu’il l’eût
réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pour qu’il se résignât à
manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant de mois.
Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances ! le plaisir plus
grand d’y constater certaines choses ratées, et surtout celui

– 105 –
de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec les pre-
mières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer
les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place,
pour me lever aussi, afin d’aller vers le fumoir, m’informer de
Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me
dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là-
dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent
personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l’avoue :
“Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu.”
Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais pour
sa femme, je n’insiste pas. Mais je suis très renseignée »,
ajouta la duchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes
gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d’une
même femme son origine. C’étaient les deux fils de
Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes.
Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais cha-
cun d’une autre. En l’un avait passé, ondoyante en un corps
viril, la royale prestance de Mme de Surgis, et la même pâleur
ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes
de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front
grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi
faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur
double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause
de cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les
principaux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux
corps différents ; que l’un des jeunes gens était la stature de
sa mère et son teint, l’autre son regard comme les êtres di-
vins qui n’étaient que la Force et la Beauté de Jupiter ou de
Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes dont ils
disaient : « C’est un grand ami de nos parents », l’aîné ce-
pendant crut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la du-
chesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison,
– 106 –
l’inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement
la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu’étant
stupide et de plus myope, il n’osait pas avoir d’avis person-
nel, pencha la tête selon le même angle, et ils se glissèrent
tous deux vers la salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à
deux figures allégoriques.
Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la
marquise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux
dents. D’une naissance assez noble, elle avait cherché et fait
un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-
grand-mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satis-
faction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait pren-
dre les gens du grand monde en une horreur qui n’excluait
pas absolument la vie mondaine. Non seulement dans une
soirée elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie
avait quelque chose de si violent que le rire même n’était pas
assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « Ah ! » me
dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui ve-
nait de me quitter et qui était déjà un peu loin, « ce qui me
renverse c’est qu’elle puisse mener cette vie-là. » Cette pa-
role était-elle d’une sainte furibonde, et qui s’étonne que les
gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à la vérité, ou bien
d’une anarchiste en appétit de carnage ? En tous cas cette
apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D’abord, la
« vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu (à
l’indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri était
stupéfaite de voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel :
assister à une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire dans le cas
particulier que Mme de Citri aimait beaucoup la princesse, qui
était en effet très bonne, et qu’elle savait en se rendant à sa
soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elle décommandé,
pour venir à cette fête, une danseuse à qui elle croyait du
génie et qui devait l’initier aux mystères de la chorégraphie
– 107 –
russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à la rage
concentrée qu’éprouvait Mme de Citri en voyant Oriane dire
bonjour à tel ou telle invité est que Mme de Guermantes, bien
qu’à un état beaucoup moins avancé, présentait les symp-
tômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a du reste vu
qu’elle en portait les germes de naissance. Enfin plus intelli-
gente que Mme de Citri, Mme de Guermantes aurait eu plus de
droits qu’elle à ce nihilisme (qui n’était pas que mondain),
mais il est vrai que certaines qualités aident plutôt à suppor-
ter les défauts du prochain qu’elles ne contribuent à en faire
souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d’habitude
moins d’attention à la sottise d’autrui que ne ferait un sot.
Nous avons assez longuement décrit le genre d’esprit de la
duchesse pour convaincre que s’il n’avait rien de commun
avec une haute intelligence, il était du moins de l’esprit, de
l’esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes
formes de syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier
Mme de Citri à mépriser des qualités tellement semblables
aux siennes. Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa
conversation, dans ses lettres, se montrait plutôt inférieure
aux gens qu’elle traitait avec tant de dédain. Elle avait du
reste un tel besoin de destruction que lorsqu’elle eut à peu
près renoncé au monde, les plaisirs qu’elle rechercha alors
subirent l’un après l’autre son terrible pouvoir dissolvant.
Après avoir quitté les soirées pour des séances de musique
elle se mit à dire : « Vous aimez entendre cela, de la mu-
sique ? Ah ! mon Dieu, cela dépend des moments. Mais ce
que cela peut être ennuyeux ! Ah ! Beethoven, la barbe ! »
Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se
donnait même pas la peine de dire « la barbe » mais se con-
tentait de faire passer la main comme un barbier sur son vi-
sage. Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C’est si en-
nuyeux les belles choses ! Ah ! les tableaux, c’est à vous

– 108 –
rendre fou. Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux
d’écrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-même
qu’elle nous déclara une chose rasante sans qu’on sût bien
où elle prenait son terme de comparaison. Je ne sais si c’est
à cause de ce que la duchesse de Guermantes, le premier soir
que j’avais dîné chez elle, avait dit de cette pièce, mais la
salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré, ses tré-
pieds, ses figures de dieux et d’animaux qui vous regar-
daient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtout
l’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, cou-
verte de signes symboliques plus ou moins imités de l’art
étrusque et égyptien, cette salle de jeux me fit l’effet d’une
véritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la
table étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant
à aucune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui,
incapable de s’apercevoir que je venais d’entrer, semblait
précisément un magicien appliquant toute la puissance de sa
volonté et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non
seulement comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui
sortaient de la tête, mais pour que rien ne vînt le distraire de
travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les plus
simples, il avait (pareil à un calculateur qui ne veut rien faire
d’autre tant qu’il n’a pas résolu son problème) posé auprès
de lui le cigare qu’il avait un peu auparavant dans la bouche
et qu’il n’avait plus la liberté d’esprit nécessaire pour fumer.
En apercevant les deux divinités accroupies que portait à ses
bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pu croire que le
baron cherchait à découvrir l’énigme du Sphinx, si ce n’avait
pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Œdipe, assis préci-
sément dans ce fauteuil où il s’était installé pour jouer. Or, la
figure à laquelle M. de Charlus appliquait et avec une telle
contention toutes ses facultés spirituelles et qui n’était pas à
vrai dire de celles qu’on étudie d’habitude more geometrico,

– 109 –
c’était celle que lui proposaient les lignes de la figure du
jeune marquis de Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus
était profondément absorbé devant elle, être quelque mot en
losange, quelque devinette, quelque problème d’algèbre dont
il eût cherché à percer l’énigme ou à dégager la formule. De-
vant lui les signes sibyllins et les figures inscrites sur cette
table de la Loi semblaient le grimoire qui allait permettre au
vieux sorcier de savoir dans quel sens s’orientaient les des-
tins du jeune homme. Soudain, il s’aperçut que je le regar-
dais, leva la tête comme s’il sortait d’un rêve et me sourit en
rougissant. À ce moment l’autre fils de Mme de Surgis vint
auprès de celui qui jouait, regarder ses cartes. Quand
M. de Charlus eut appris de moi qu’ils étaient frères, son vi-
sage ne put dissimuler l’admiration que lui inspirait une fa-
mille créatrice de chefs-d’œuvre aussi splendides et aussi dif-
férents. Et ce qui eût ajouté à l’enthousiasme du baron, c’est
d’apprendre que les deux fils de Mme de Surgis-le-Duc n’é-
taient pas seulement de la même mère mais du même père.
Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient de
ce qu’il épousa d’abord Métis, dans le destin de qui il était de
donner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuite Eu-
rynome, et Mnémosyne, et Léto, et en dernier lieu seulement
Junon. Mais d’un seul père Mme de Surgis avait fait naître
deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle, mais des beau-
tés différentes.
J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce
qui était fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord.
Plaisir mêlé de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient
peut-être pas les autres invités, mais qui chez eux consistait
dans cette espèce de fascination qu’exercent les formes inat-
tendues et singulières d’une mort prochaine, d’une mort
qu’on a déjà, comme dit le peuple, sur le visage. Et c’est avec
une stupéfaction presque désobligeante, où il entrait de la
– 110 –
curiosité indiscrète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et
soucieux sur soi-même (mélange à la fois de suave mari ma-
gno et de memento quia pulvis, eût dit Robert), que tous les
regards s’attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si
bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que sauf
sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se
regardait, elles tournaient court comme un décor inconsis-
tant auquel une illusion d’optique peut seule ajouter l’ap-
parence de l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces
joues qui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que
l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît
comme eût fait l’ivrognerie ou le déformât comme eût fait la
morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résor-
bé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme,
tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un cu-
rieux Valois. D’ailleurs peut-être chez lui en ces derniers
jours la race faisait-elle reparaître plus accusé le type phy-
sique qui la caractérise, en même temps que le sentiment
d’une solidarité morale avec les autres juifs, solidarité que
Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que greffées les
unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la
propagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certains
Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez les-
quels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur
entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une
pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du
prophète. Certes avec sa figure d’où, sous l’action de la ma-
ladie, des segments entiers avaient disparu comme dans un
bloc de glace qui fond et dont des pans entiers sont tombés,
il avait bien changé. Mais je ne pouvais m’empêcher d’être
frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi.
Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loin d’être en-
nuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre

– 111 –
comment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel
que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre
le cœur au point que j’avais honte de m’approcher de sa pè-
lerine doublée de soie, qu’à la porte de l’appartement où vi-
vait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d’un
trouble et d’un effroi infinis ; tout cela avait disparu non seu-
lement de sa demeure mais de sa personne, et l’idée de cau-
ser avec lui pouvait m’être agréable ou non, mais n’affectait
en quoi que ce fût mon système nerveux.
Et de plus combien il était changé depuis cet après-midi
même où je l’avais rencontré – en somme quelques heures
auparavant – dans le cabinet du duc de Guermantes ! Avait-il
vraiment eu une scène avec le prince et qui l’avait boulever-
sé ? La supposition n’était pas nécessaire. Les moindres ef-
forts qu’on demande à quelqu’un qui est très malade devien-
nent vite pour lui un surmenage excessif. Pour peu qu’on
l’expose, déjà fatigué, à la chaleur d’une soirée, sa mine se
décompose et bleuit comme fait en moins d’un jour une
poire trop mûre, ou du lait près de tourner. De plus, la cheve-
lure de Swann était éclaircie par places, et comme disait
Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l’air cam-
phrée, et mal camphrée. J’allais traverser le fumoir et parler
à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur mon
épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-
huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étais ici, de
sorte que c’est toi qui vaux à ma tante l’honneur de ma pré-
sence à sa fête. » C’était Saint-Loup. Je lui dis combien je
trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait assez monument his-
torique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas
près de mon oncle Palamède, sans cela nous allons être hap-
pés. Comme Mme Molé (car c’est elle qui tient la corde en ce
moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît que
c’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un pas, il ne
– 112 –
l’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en veux
pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil
de famille, qui s’est toujours montré si sévère pour moi, soit
composé précisément des parents qui ont le plus fait la
bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle
Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de
femmes que don Juan et qui à son âge ne dételle pas. Il a été
question à un moment qu’on me nomme un conseil judi-
ciaire. Je pense que quand tous ces vieux marcheurs se réu-
nissaient pour examiner la question et me faisaient venir
pour me faire de la morale et me dire que je faisais de la
peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder
sans rire. Tu examineras la composition du conseil, on a l’air
d’avoir choisi exprès ceux qui ont le plus retroussé de ju-
pons. » En mettant à part M. de Charlus au sujet duquel
l’étonnement de mon ami ne me paraissait pas plus justifié,
mais pour d’autres raisons et qui devaient d’ailleurs se modi-
fier plus tard dans mon esprit, Robert avait bien tort de trou-
ver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données
à un jeune homme par des parents qui ont fait les fous, ou le
font encore.
Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient
seules en cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la se-
monce ait à peu près les mêmes défauts que le neveu qu’on
l’a chargé de gronder. L’oncle n’y met d’ailleurs aucune hy-
pocrisie, trompé qu’il est par la faculté qu’ont les hommes de
croire à chaque nouvelle circonstance qu’il s’agit « d’autre
chose », faculté qui leur permet d’adopter des erreurs artis-
tiques, politiques, etc., sans s’apercevoir que ce sont les
mêmes qu’ils ont prises pour des vérités, il y a dix ans, à
propos d’une autre école de peinture qu’ils condamnaient,
d’une autre affaire politique qu’ils croyaient mériter leur
haine, dont ils sont revenus, et qu’ils épousent sans les re-
– 113 –
connaître sous un nouveau déguisement. D’ailleurs même si
les fautes de l’oncle sont différentes de celles du neveu,
l’hérédité peut n’en être pas moins dans une certaine mesure
la loi causale, car l’effet ne ressemble pas toujours à la cause,
comme la copie à l’original, et même si les fautes de l’oncle
sont pires, il peut parfaitement les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances
indignées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts
véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c’eût
encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il
eût parfaitement pu être sincère en trouvant, du point de vue
de l’homme du monde, que Robert était infiniment plus cou-
pable que lui. Robert n’avait-il pas failli, au moment où son
oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire
mettre au ban de son monde ? ne s’en était-il pas fallu de peu
qu’il ne fût blackboulé au Jockey ? n’était-il pas un objet de
risée par les folles dépenses qu’il faisait pour une femme de
la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs,
acteurs, Juifs, dont pas un n’était du monde, par ses opinions
qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la dou-
leur qu’il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se
comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui
avait su, jusqu’ici, non seulement garder, mais grandir en-
core sa situation de Guermantes, étant dans la société un
être absolument privilégié, recherché, adulé par la société la
plus choisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon,
femme éminente, avait su la rendre heureuse, avait voué à sa
mémoire un culte plus fervent, plus exact qu’on n’a l’habi-
tude dans le monde, et avait ainsi été aussi bon mari que bon
fils ?
« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maî-
tresses ? » demandai-je, non certes dans l’intention diabo-

– 114 –
lique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, mais
agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant
de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les
épaules en réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïve-
té. « Mais d’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a
parfaitement raison. » Et il commença à m’esquisser une
théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait
pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul
châtiment proportionné au crime). C’est qu’alors il était en-
core amoureux et jaloux. Il alla jusqu’à me faire l’éloge des
maisons de passe. « Il n’y a que là qu’on trouve chaussure à
son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Il
n’avait plus pour ce genre d’endroits le dégoût qui l’avait
soulevé à Balbec quand j’avais fait allusion à eux, et en
l’entendant maintenant, je lui dis que Bloch m’en avait fait
connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch
devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre ».
« Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je restai dans le
vague, car je me rappelai que c’était là, en effet, que se don-
nait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée.
« En tous cas, je t’en ferai connaître de bien mieux, où il va
des femmes épatantes. » En m’entendant exprimer le désir
qu’il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu’il con-
naissait et qui devaient en effet être bien supérieures à la
maison que m’avait indiquée Bloch, il témoigna d’un regret
sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu’il repartait le
lendemain. « Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu
verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mys-
térieux. Il y a une petite demoiselle de… je crois d’Orgeville,
je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a
de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque,
ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf er-
reur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voir la petite, on

– 115 –
sent que c’est la fille de gens bien (je sentis s’étendre un ins-
tant sur la voix de Robert l’ombre du génie des Guermantes
qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne
s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une affaire merveilleuse. Les
parents sont toujours malades et ne peuvent s’occuper d’elle.
Dame, la petite se désennuie et je compte sur toi pour lui
trouver des distractions, à cette enfant ! – Oh ! quand revien-
dras-tu ? – Je ne sais pas ; si tu ne tiens pas absolument à
des duchesses (le titre de duchesse étant pour l’aristocratie
le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme
on dirait dans le peuple des princesses), dans un autre genre
il y a la première femme de chambre de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu
pour chercher ses fils. En l’apercevant M. de Charlus alla à
elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus
agréablement surprise que c’est une grande froideur qu’elle
attendait du baron, lequel s’était posé de tout temps comme
le protecteur d’Oriane et seul de la famille – trop souvent
complaisante aux exigences du duc à cause de son héritage
et par jalousie à l’égard de la duchesse – tenait impitoyable-
ment à distance les maîtresses de son frère. Aussi
Mme de Surgis eût-elle fort bien compris les motifs de
l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais ne soupçonna
nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut de lui.
Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait
d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à un
enthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empê-
cher la marquise de s’éloigner de lui, pour « l’accrocher »,
comme Robert disait des armées ennemies dont on veut for-
cer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était
peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer
dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de Surgis, le
baron pouvait éprouver un plaisir inverse mais aussi vif à re-
– 116 –
trouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère,
comme en un portrait qui n’inspire pas lui-même de désirs,
mais nourrit de l’admiration esthétique qu’il inspire, ceux
qu’il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un
charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même et en ce
moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la
généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.
« Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde
un peu l’empressement de mon oncle auprès de
Mme de Surgis. Et même là, cela m’étonne. Si Oriane le savait
elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans
aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous
les gens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choi-
sit la personne qu’on aime après mille délibérations et
d’après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout
en se trompant sur son oncle qu’il croyait adonné aux
femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus
avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le
neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire
qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On
pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits, ayant le
titre de la comédie allemande Oncle et neveu, où l’on verrait
l’oncle veillant jalousement, bien qu’involontairement, à ce
que son neveu finisse par lui ressembler. J’ajouterai même
que cette galerie serait incomplète si l’on n’y faisait pas figu-
rer les oncles qui n’ont aucune parenté réelle, n’étant que les
oncles de la femme du neveu. Les messieurs de Charlus sont
en effet tellement persuadés d’être les seuls bons maris, en
plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, que géné-
ralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouser
aussi un Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau des ressem-
blances. Et à l’affection pour la nièce se joint parfois de

– 117 –
l’affection aussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont
pas rares, et sont souvent ce qu’on appelle heureux.
« De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la
femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les
femmes, mais je pense que cela t’est égal ; je peux te dire
franchement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Je me
l’imagine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah ! si
j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a de choses ma-
gnifiques à faire ! Et puis, on passe à une autre. Car pour
l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bien reve-
nu. » Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas
moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement
des littérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière
rencontre (« C’est presque tous fripouille et compagnie »,
m’avait-il dit), ce qui se pouvait expliquer par sa rancune jus-
tifiée à l’endroit de certains amis de Rachel. Ils lui avaient en
effet persuadé qu’elle n’aurait jamais de talent si elle laissait
Robert, « homme d’une autre race », prendre de l’influence
sur elle, et avec elle se moquaient de lui, devant lui, dans les
dîners qu’il leur donnait. Mais en réalité l’amour de Robert
pour les Lettres n’avait rien de profond, n’émanait pas de sa
vraie nature, il n’était qu’un dérivé de son amour pour Ra-
chel, et il s’était effacé avec celui-ci, en même temps que son
horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour
la vertu des femmes.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Re-
gardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit
M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils,
comme s’il ignorait absolument qui ils étaient. « Ce doivent
être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques,
ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il à la fois pour con-
firmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vague an-

– 118 –
tipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité,
prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité de
fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand le baron
avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de
qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie à exer-
cer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé
ignorer qui étaient ces deux jeunes gens pour se divertir aux
dépens de Mme de Surgis, et se livrer à ses railleries coutu-
mières, comme Scapin met à profit le déguisement de son
maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur
qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être
plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence
absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’é-
gard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admi-
ration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’ex-
primait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir
indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu
être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lan-
çait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remar-
qué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que
M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier,
venu des profondeurs, et qui même dans une soirée ne pou-
vait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens, comme
les regards d’un couturier qui décèlent sa profession par la
façon immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.
« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans inso-
lence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée
un long trajet pour l’amener à une réalité si différente de
celle qu’il feignait d’avoir supposée. « Mais je ne les connais
pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dans l’ex-
pression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez la mar-

– 119 –
quise l’intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce
que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? de-
manda timidement Mme de Surgis. – Mais mon Dieu ! comme
vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un
personnage bien divertissant pour d’aussi jeunes gens »,
psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur
de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse. « Arnulphe,
Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Viéturnien se leva
avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le
suivit docilement.
« Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est
à mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de com-
plaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les
gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si
c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait
envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à
Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâ-
cher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela
mettre des cartes. » « Comme ils ont l’air bien élevés,
comme ils ont de jolies manières, était en train de dire
M. de Charlus. – Vous trouvez ? » répondait Mme de Surgis,
ravie.
Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de
moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plai-
santeries de l’homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon
Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion du
Syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne
s’était pas aperçu que M. de Beaucerfeuil était dans son dos
et l’entendait. Le général fronça involontairement les sour-
cils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de
nous : « Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme
dans Le Cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger

– 120 –
la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac,
oui », répondit l’aîné des Surgis qui n’avait jamais lu une
ligne de ce romancier, mais à qui son professeur avait signa-
lé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec
celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils
briller et M. de Charlus extasié devant tant de science.

« Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source


tout à fait sûre », dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus
basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui
les relations républicaines de sa femme devenaient plus inté-
ressantes depuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses
préoccupations. « Je vous dis cela parce que je sais que vous
marchez à fond avec nous.

— Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complète-


ment, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée dans
laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à
voir là-dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais
bien à l’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu
restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à
l’heure, je vais près de ma tante. » Mais je vis que c’était
avec Mlle d’Ambresac qu’il allait causer et j’éprouvai du cha-
grin à la pensée qu’il m’avait menti sur leurs fiançailles pos-
sibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il lui avait été pré-
senté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui dési-
rait ce mariage, les Ambresac étant très riches.

« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un


jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Bal-
zac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là
où c’est devenu le plus rare, chez un de mes pairs, chez un
des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guer-
mantes avaient beau faire semblant de trouver tous les
– 121 –
hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trou-
vaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés »,
qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à
sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le ba-
ron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence,
par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sa-
chant ce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de
dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou »,
ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation
ne pouvait qu’enivrer la marquise. « D’ailleurs vos fils ont de
qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection cé-
lèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous
voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au
jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du
Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Bal-
zac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Vic-
turnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé
à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus
qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa fi-
gure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient
l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce
genre d’odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si
désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui
demandai s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le
prince de Guermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce
qu’elle avait été. « Si, me dit-il, mais allez d’abord un mo-
ment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai
ici. »
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de
quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un mo-
ment avec elle dans une autre, n’avait pas demandé aux

– 122 –
deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon,
il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir
aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse fa-
cile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.
Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une
baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des
quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissi-
muler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments
qu’elle inspirait à M. de Charlus, et surtout montrer qu’elle
était intime avec une dame qui causait si familièrement avec
lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre
beauté, laquelle lui répondit tout en regardant du coin de
l’œil M. de Charlus avec un sourire moqueur. Mais la baie
était si étroite que Mme de Saint-Euverte quand elle voulut,
derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain,
se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment pré-
cieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve
insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda
bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai
sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont
la pauvre Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne
pouvait guère perdre un mot. « Croyez-vous que cet imperti-
nent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis,
vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit
avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de
Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je
tâcherais en tous cas de m’en soulager dans un endroit plus
confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mé-
moire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller
dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui
plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs
historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de
la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui n’avaient
– 123 –
certainement rien de “saint”, mais devaient être très
“vertes”, si l’on en croit la cuisse restée légère de la véné-
rable gambadeuse ! Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur
ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appa-
reil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout
d’un coup : “Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances”,
c’est simplement la marquise qui dans quelque but d’invita-
tion vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si
j’avais le malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisances se
multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte
pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec
jubilation quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de
son jubilé, à ce stupide vers dit “déliquescent” : Ah ! verte,
combien verte était mon âme ce jour-là… Mais il me faut une
plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse
donne des “gardenparties”, moi j’appellerais ça “des invites
à se promener dans les égouts”. Est-ce que vous allez vous
crotter là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se
trouva ennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller vis-à-vis
du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre
vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en
tira par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incerti-
tude prit une forme si bêtement dilettante et si mesquine-
ment couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d’of-
fenser Mme de Surgis à laquelle pourtant il désirait plaire, se
mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas ».
« J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-
elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a
une question de robe d’été qui peut changer les choses.
J’agirai sous l’inspiration du moment. »
Pour ma part j’étais indigné de l’abominable petit dis-
cours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu com-

– 124 –
bler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureuse-
ment dans le monde, comme dans le monde politique, les
victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien
longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte qui avait ré-
ussi à se dégager de la baie dont nous barrions l’entrée, frôla
involontairement le baron en passant, et, par un réflexe de
snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être
même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genre dont
ce ne devait pas être le premier essai : « Oh ! pardon, mon-
sieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas fait mal »,
s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant son maître.
Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire
ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme
s’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une
fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus.
Enfin, avec une platitude suprême dont je souffris pour elle,
Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant pris à
l’écart, me dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Char-
lus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui »,
dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D’une
part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de croire ou de vou-
loir faire croire que personne n’était, en effet, aussi chic
qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de ce qu’ils di-
sent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en pre-
nant à leur charge l’hilarité, d’y participer.
« D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas.
Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder
(l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez
me le dire demain. Et s’il a des remords et veut vous accom-
pagner, amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait
même assez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela en-
nuierait. Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le
plus fin de toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air
– 125 –
de quémander des invités. En tous cas, sur vous, je compte
absolument. »
Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je
ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause
d’Albertine, et, prenant congé de M me de Surgis et de
M. de Charlus, j’allai retrouver mon malade dans la salle de
jeux. Je lui demandai si ce qu’il avait dit au prince dans leur
entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que je ne
lui nommai pas) nous avait rendu et qui était relatif à un petit
acte de Bergotte. Il éclata de rire : « Il n’y a pas un mot de
vrai, pas un seul, c’est entièrement inventé et aurait été ab-
solument stupide. Vraiment c’est inouï, cette génération
spontanée de l’erreur. Je ne vous demande pas qui vous a dit
cela, mais ce serait vraiment curieux dans un cadre aussi dé-
limité que celui-ci de remonter de proche en proche pour sa-
voir comment cela s’est formé. Du reste, comment cela peut-
il intéresser les gens, ce que le prince m’a dit ? Les gens sont
bien curieux. Moi, je n’ai jamais été curieux, sauf quand j’ai
été amoureux et quand j’ai été jaloux. Et pour ce que cela
m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je
n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même
pas ce que c’était. « Hé bien ! je vous en félicite. Quand on
l’est peu, cela n’est pas tout à fait désagréable à deux points
de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne
sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres per-
sonnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait
assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voi-
ture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais
cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou
quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle,
c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux
douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai
peu connues : la première, par la faute de ma nature qui n’est
– 126 –
pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à
cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux
dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien.
Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas abso-
lument indifférent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours
pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de
ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est
en nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez
pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est
que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les
arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué
pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si person-
nels à moi que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de
tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-
même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un
à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de
cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché en-
core qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour
ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera
bien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l’entretien
avec le prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et
cette personne, cela va être vous. » J’étais gêné pour
l’entendre par la conversation que, tout près de nous,
M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indé-
finiment. « Et vous lisez vous aussi ? Qu’est-ce que vous
faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe qui ne connaissait
même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il
voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir de très loin, de
sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses
prunelles s’inscrivaient comme de distantes et mystérieuses
étoiles. « Si nous allions faire quelques pas dans le jardin,
Monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe,
avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son déve-

– 127 –
loppement, au moins mental, n’était pas complet, répondait
à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve :
« Oh ! moi, c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à
pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s’étant subdivisée,
avait cessé, dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse
et avait incarné une part d’elle-même en une divinité pure-
ment sportive, hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à
Saint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les
hauts sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit
M. de Charlus avec le sourire transcendant de l’intellectuel
qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’il se
moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et
méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins
bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus,
du moment qu’ils peuvent lui être agréables d’une autre fa-
çon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui
conférait par là même une supériorité que tout le monde de-
vait envier et reconnaître. « Non, me répondit Swann, je suis
trop fatigué pour marcher, asseyons-nous plutôt dans un
coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et pourtant,
commencer à causer lui avait déjà rendu une certaine vivaci-
té. C’est que dans la fatigue la plus réelle il y a, surtout chez
les gens nerveux, une part qui dépend de l’attention et qui ne
se conserve que par la mémoire. On est subitement las dès
qu’on craint de l’être, et pour se remettre de sa fatigue, il suf-
fit de l’oublier. Certes, Swann n’était pas tout à fait de ces in-
fatigables épuisés qui, arrivés défaits, flétris, ne se soutenant
plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans
l’eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs
propres paroles des forces qu’ils ne transmettent malheureu-
sement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus
en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plus
réveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à

– 128 –
l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus
eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies
particulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécu-
tion, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles
qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisem-
blable, quand déjà on ne voit plus qu’une barbe de prophète
surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les
derniers souffles, avant l’heure des prières rituelles et que
commence le défilé ponctuel des parents éloignés s’avançant
avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise as-
syrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais avant de s’éloigner du
groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Sur-
gis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le
corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et
concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et
tout en me parlant, de temps à autre il jetait un regard vers
la direction de cette dame. « Voici mot pour mot, me dit-il
quand nous fûmes assis, ma conversation avec le prince, et
si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez
pourquoi je vous choisis pour confident. Et puis aussi, pour
une autre raison que vous saurez un jour. “Mon cher Swann,
m’a dit le prince de Guermantes, vous m’excuserez si j’ai pa-
ru vous éviter depuis quelque temps. (Je ne m’en étais nul-
lement aperçu, étant malade et fuyant moi-même tout le
monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien,
que vous aviez dans la malheureuse affaire qui divise le pays,
des opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût
été excessivement pénible que vous les professiez devant
moi. Ma nervosité était si grande que la princesse ayant en-
tendu, il y a deux ans, son beau-frère, le grand-duc de Hesse,
dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas contentée
de relever le propos avec vivacité, mais ne me l’avait pas ré-
– 129 –
pété pour ne pas me contrarier. Presque à la même époque,
le prince royal de Suède était venu à Paris, et ayant proba-
blement entendu dire que l’impératrice Eugénie était dreyfu-
siste, avait confondu avec la princesse (étrange confusion,
vous l’avouerez, entre une femme du rang de ma femme et
une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on ne dit, et
mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit : ‘Princesse, je
suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous
avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne
m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise.’ Ce qui
avait attiré au prince cette réponse : ‘Monseigneur, je ne suis
plus qu’une princesse française, et je pense comme tous mes
compatriotes.’ Or, mon cher Swann, il y a environ un an et
demi, une conversation que j’eus avec le général de Beaucer-
feuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de
graves illégalités avaient été commises dans la conduite du
procès.” »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on
entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui (sans se
soucier de nous, d’ailleurs) passait en reconduisant
Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore,
soit à cause de ses fils, ou de ce désir qu’avaient les Guer-
mantes de ne pas voir finir la minute actuelle, lequel les
plongeait dans une sorte d’anxieuse inertie. Swann m’apprit
à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta pour
moi au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie que je lui avais
trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup
plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles al-
liances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait
dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc »,
n’avait nullement l’origine que je lui prêtais et qui m’avait
fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé,
Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait
– 130 –
épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime in-
dustriel, M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de
produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps, et
qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé pour
l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le
marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. L’ad-
jonction du nom bourgeois n’avait pas empêché cette
branche de s’allier, à cause de l’énorme fortune, aux pre-
mières familles du royaume. Et la marquise actuelle de Sur-
gis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir une situa-
tion de premier ordre. Un démon de perversité l’avait pous-
sée, dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la mai-
son conjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis,
le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses
pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis
dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait
plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement
pièce par pièce ce qu’elle possédait en naissant (aller et re-
tour qui ne sont pas rares).
Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par
elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la
joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs
d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant ce-
la, pour dissimuler son snobisme, elle mentait peut-être
moins qu’elle ne croyait. « Basin, c’est toute ma jeunesse ! »
disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c’était un
peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le choisissant comme
amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes
allaient prendre parti pour elle et ainsi Mme de Surgis des-
cendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eu
tant de peine à remonter. « Hé bien ! » était en train de lui
dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l’entretien, « vous
mettrez mes hommages au pied du beau portrait. Comment
– 131 –
va-t-il ? Que devient-il ? – Mais, répondit Mme de Surgis, vous
savez que je ne l’ai plus : mon mari n’en a pas été content. –
Pas content ! d’un des chefs-d’œuvre de notre époque, égal à
la duchesse de Châteauroux de Nattier et qui du reste ne pré-
tendait pas à fixer une moins majestueuse et meurtrière
déesse ! Oh ! le petit col bleu ! C’est-à-dire que jamais Ver
Meer n’a peint une étoffe avec plus de maîtrise, ne le disons
pas trop haut pour que Swann ne s’attaque pas à nous dans
l’intention de venger son peintre favori, le maître de Delft. »
La marquise se retournant adressa un sourire et tendit la
main à Swann qui s’était soulevé pour la saluer. Mais
presque sans dissimulation, qu’une vie déjà avancée lui en
eût ôté soit la volonté morale, par l’indifférence à l’opinion,
soit le pouvoir physique, par l’exaltation du désir et l’af-
faiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès que
Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de
tout près et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux,
absorbé, presque soucieux, dans les profondeurs du corsage,
et ses narines, que le parfum de la femme grisait, palpitèrent
comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue.
Brusquement il s’arracha au vertige qui l’avait saisi, et
Mme de Surgis elle-même, quoique gênée, étouffa une respi-
ration profonde, tant le désir est parfois contagieux. « Le
peintre s’est froissé, dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On
avait dit qu’il était maintenant chez Diane de Saint-Euverte.
– Je ne croirai jamais, répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre
ait si mauvais goût. »
« Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi
bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant un
ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui
s’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’à
Charlus », ajouta-t-il. Je lui demandai si ce qu’on disait de
M. de Charlus était vrai, en quoi je mentais doublement, car
– 132 –
si je ne savais pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche je
savais fort bien depuis tantôt que ce que je voulais dire était
vrai. Swann haussa les épaules, comme si j’avais proféré une
absurdité. « C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-
je besoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plus
sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme il
ne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une es-
pèce de crédit aux bruits insensés dont vous voulez parler.
Charlus aime peut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour
assuré que cela ne s’est jamais passé ailleurs que dans sa
tête et dans son cœur. Enfin, nous allons peut-être avoir
deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de Guer-
mantes continua : “Je vous avouerai que cette idée d’une il-
légalité possible dans la conduite du procès m’était extrê-
mement pénible à cause du culte que vous savez que j’ai
pour l’armée ; j’en reparlai avec le général, et je n’eus plus,
hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai franchement
que dans tout cela, l’idée qu’un innocent pourrait subir la
plus infamante des peines ne m’avait même pas effleuré.
Mais tourmenté par cette idée d’illégalité, je me mis à étu-
dier ce que je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes,
cette fois non plus seulement sur l’illégalité mais sur
l’innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir par-
ler à la princesse. Dieu sait qu’elle est devenue aussi fran-
çaise que moi. Malgré tout, du jour où je l’ai épousée, j’eus
tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté notre
France, et ce que pour moi elle a de plus splendide, son ar-
mée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de mes soup-
çons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers.
Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas
croire que des officiers pussent se tromper. J’en reparlai en-
core à Beaucerfeuil, il m’avoua que des machinations cou-
pables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être

– 133 –
pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabili-
té existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on
apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la
princesse je me mis à lire tous les jours Le Siècle, L’Aurore ;
bientôt je n’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir.
Je m’ouvris de mes souffrances morales à notre ami, l’abbé
Poiré, chez qui je rencontrai avec étonnement la même con-
viction, et je fis dire par lui des messes à l’intention de Drey-
fus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Sur ces en-
trefaites, un matin que j’allais chez la princesse, je vis sa
femme de chambre qui cachait quelque chose qu’elle avait
dans la main. Je lui demandai en riant ce que c’était, elle
rougit et ne voulut pas me le dire. J’avais la plus grande con-
fiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort (et
sans doute aussi la princesse à qui sa camériste avait dû le
raconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le
déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré s’il
pourrait dire le lendemain ma messe pour Dreyfus.” Allons,
bon ! » s’écria Swann à mi-voix en s’interrompant. Je levai la
tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous. « Pardon
de vous déranger mes enfants. Mon petit, dit-il en s’adres-
sant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marie
et Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table
avec cinq ou six personnes seulement : la princesse de
Hesse, Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mme de Chevreuse, la
duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous ne pouvons
pas rester, parce que nous allons à une espèce de petite re-
doute. » J’écoutais, mais chaque fois que nous avons quelque
chose à faire à un moment déterminé, nous chargeons en
nous-même un certain personnage habitué à ce genre de be-
sogne de surveiller l’heure et de nous avertir à temps. Ce
serviteur interne me rappela, comme je l’en avais prié il y a
quelques heures, qu’Albertine, en ce moment bien loin de ma

– 134 –
pensée, devait venir chez moi aussitôt après le théâtre. Aus-
si, je refusai le souper. Ce n’est pas que je ne me plusse chez
la princesse de Guermantes. Ainsi les hommes peuvent avoir
plusieurs sortes de plaisirs. Le véritable est celui pour lequel
ils quittent l’autre. Mais ce dernier, s’il est apparent, ou
même seul apparent, peut donner le change sur le premier,
rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement du monde. Et
pourtant, il suffirait pour que nous le sacrifiions à l’autre d’un
peu de bonheur ou d’un peu de souffrance. Parfois un troi-
sième ordre de plaisirs plus graves, mais plus essentiels,
n’existe pas encore pour nous chez qui sa virtualité ne se
traduit qu’en éveillant des regrets, des découragements. Et
c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nous donnerons plus
tard. Pour en donner un exemple tout à fait secondaire, un
militaire en temps de paix sacrifiera la vie mondaine à
l’amour, mais la guerre déclarée (et sans qu’il soit même be-
soin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique),
l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se battre.
Swann avait beau dire qu’il était heureux de me raconter son
histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à
cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant,
était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent
par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exas-
péré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent
encore de faire, les prodigues qui ne pourront pourtant pas
s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À
partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé
par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du
sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient
un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par ex-
citation, mais il sait que l’heure où il aurait pu encore
s’endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu’il
s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatigue qui vont

– 135 –
suivre. Déjà d’ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin,
le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pour
accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à
votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour
de départ ou de déménagement, où ce sont des corvées que
les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés
sur la pendule. « Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en
suis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le prince avait demandé
à l’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus.
“Non, me répondit l’abbé” (je vous dis me, me dit Swann,
parce que c’est le prince qui me parle, vous comprenez ?)
“car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire également
ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un autre ca-
tholique que moi qui est convaincu de son innocence ? – Il
faut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doit
être moins ancienne que la mienne. – Pourtant, ce partisan
me faisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore
Dreyfus coupable. – Ah ! je vois bien que ce n’est pas
quelqu’un de notre milieu. – Au contraire ! – Vraiment, il y a
parmi nous des dreyfusistes ? Vous m’intriguez ; j’aimerais
m’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. – Vous
le connaissez. – Il s’appelle ? – La princesse de Guermantes”.
Pendant que je craignais de froisser les opinions nationalises,
la foi française de ma chère femme, elle, avait eu peur d’alar-
mer mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques.
Mais de son côté, elle pensait comme moi, quoique depuis
plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambre ca-
chait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui acheter
tous les jours, c’était L’Aurore. Mon cher Swann, dès ce mo-
ment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disant
combien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres ;
pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vous
reportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la prin-

– 136 –
cesse, vous ne serez pas étonné que penser comme vous
m’eût alors encore plus écarté de vous que penser autrement
que vous. Car ce sujet m’était infiniment pénible à aborder.
Plus je crois qu’une erreur, que même des crimes ont été
commis, plus je saigne dans mon amour de l’armée. J’aurais
pensé que des opinions semblables aux miennes étaient loin
de vous inspirer la même douleur, quand on m’a dit l’autre
jour que vous réprouviez avec force les injures à l’armée et
que les dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs.
Cela m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confes-
ser ce que je pense de certains officiers, peu nombreux heu-
reusement, mais c’est un soulagement pour moi de ne plus
avoir à me tenir loin de vous et surtout que vous sentiez bien
que si j’avais pu être dans d’autres sentiments, c’est que je
n’avais pas un doute sur le bien-fondé du jugement rendu.
Dès que j’en eus un, je ne pouvais plus désirer qu’une chose,
la réparation de l’erreur.” Je vous avoue que ces paroles du
prince de Guermantes m’ont profondément ému. Si vous le
connaissiez comme moi, si vous saviez d’où il a fallu qu’il re-
vienne pour en arriver là, vous auriez de l’admiration pour
lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opinion ne m’étonne pas,
c’est une nature si droite ! » Swann oubliait que dans l’après-
midi, il m’avait dit au contraire que les opinions en cette af-
faire Dreyfus étaient commandées par l’atavisme. Tout au
plus avait-il fait exception pour l’intelligence, parce que chez
Saint-Loup elle était arrivée à vaincre l’atavisme et à faire de
lui un dreyfusard. Or, il venait de voir que cette victoire avait
été de courte durée et que Saint-Loup avait passé dans
l’autre camp. C’était donc maintenant à la droiture du cœur
qu’il donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence. En réalité,
nous découvrons toujours après coup que nos adversaires
avaient une raison d’être du parti où ils sont et qui ne tient
pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, et que ceux

– 137 –
qui pensent comme nous, c’est que l’intelligence, si leur na-
ture morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droi-
ture, si leur pénétration est faible, les y a contraints.
Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents
ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de
Guermantes, et mon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart
jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beau-
coup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était
dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes
pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un ef-
fet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente convic-
tion d’Israélite la modération diplomatique du mondain, dont
il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement
s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch à envoyer au prince,
même comme spontanément, une circulaire à signer. « Il ne
peut pas faire cela, il ne faut pas demander l’impossible, ré-
pétait Swann. Voilà un homme charmant qui a fait des mil-
liers de lieues pour venir jusqu’à nous. Il peut nous être très
utile. S’il signait votre liste, il se compromettrait simplement
auprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être se
repentirait-il de ses confidences et n’en ferait-il plus. » Bien
plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hé-
braïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approu-
vait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé
en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il
n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée
comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament
un codicille pour demander que, contrairement à ses disposi-
tions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à
son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Ce qui as-
sembla autour de l’église de Combray tout un escadron de
ces cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois Fran-
çoise, quand elle envisageait la perspective d’une guerre.
– 138 –
Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch de sorte
que s’il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beau-
coup, mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme,
et cocardier.

Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être


obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop
d’amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre amie
Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la re-
connaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais plus
Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on a long-
temps pleurée, puis l’oubli est venu, et si elle ressuscitait,
elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite
pour elle. Je n’avais plus envie de la voir, ni même cette en-
vie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que
chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais de lui té-
moigner quand je ne l’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de


Gilberte, l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver,
et d’en avoir été empêché par des circonstances dites « in-
dépendantes de ma volonté » et qui ne se produisent en ef-
fet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté
ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’in-
vitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis
d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m’avaient
privé, et me priveraient encore d’aller la voir. « Du reste, je
vais lui écrire tout à l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais
dites-lui bien que c’est une lettre de menaces, car dans un
mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu’elle
tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu’autre-
fois. »

– 139 –
Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé.
« Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs
comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte
d’avance avec résignation ce qui peut arriver. Seulement,
j’avoue que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de
l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour
dans leur sac. Je ne doute pas qu’ils soient finalement vain-
cus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont des appuis par-
tout. Dans le moment où ça va le mieux, tout craque. Je
voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Pic-
quart colonel. »
Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon
où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je
ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion
qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à
moi. Je remarquai seulement que le baron, à partir d’une cer-
taine époque et sans être pris contre la princesse de Guer-
mantes d’aucune de ces inimitiés qui chez lui n’étonnaient
pas, tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d’af-
fection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé
chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plus jamais
son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.
Il est vrai qu’avant cela, j’avais entendu un homme du
monde très méchant dire que la princesse était tout à fait
changée, qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais
cette médisance m’avait paru absurde et m’avait indigné.
J’avais bien remarqué avec étonnement que quand je racon-
tais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait
M. de Charlus, l’attention de la princesse se mettait aussitôt
à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, nous en-
tendant parler de nous, par conséquent d’une façon distraite
et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui

– 140 –
du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le ré-
jouit. Telle, si je lui disais : « Justement M. de Charlus me
racontait… », la princesse reprenait en mains les rênes dé-
tendues de son attention. Et une fois ayant dit devant elle
que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment
pour une certaine personne, je vis avec étonnement s’insérer
dans les yeux de la princesse ce trait différent et momentané
qui trace dans les prunelles comme le sillon d’une fêlure et
qui provient d’une pensée que nos paroles à leur insu ont
agitée en l’être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se
traduira pas par des mots, mais qui montera des profondeurs
remuées par nous, à la surface un instant altérée du regard.
Mais si mes paroles avaient ému la princesse, je n’avais pas
soupçonné de quelle façon.
D’ailleurs, peu de temps après, elle commença à me par-
ler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait
allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir
sur le baron, c’était seulement comme à d’absurdes et in-
fâmes inventions. Mais d’autre part, elle disait : « Je trouve
qu’une femme qui s’éprendrait d’un homme de l’immense
valeur de Palamède devrait avoir assez de hauteur de vues,
assez de dévouement, pour l’accepter et le comprendre en
bloc, tel qu’il est, pour respecter sa liberté, ses fantaisies,
pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le
consoler de ses peines. » Or, par ces propos pourtant si
vagues, la princesse de Guermantes révélait ce qu’elle cher-
chait à magnifier, de la même façon que faisait parfois
M. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à plusieurs re-
prises ce dernier dire à des gens qui jusque-là étaient incer-
tains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu bien des
hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce
de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je dois
dire, avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai
– 141 –
poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc., », et par ces
paroles qu’il croyait habiles, et en démentant des bruits dont
on ne soupçonnait pas qu’ils eussent couru (ou pour faire à la
vérité, par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance
une part qu’il était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers
doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui
n’en avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les
recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du cou-
pable. La connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche
de supposer combien généralement elle est ignorée, combien
un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de
se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les
autres, dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu. Et
d’ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à le
taire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand
monde des appuis complaisants et l’on a vu bouleverser
l’aménagement d’un château pour faire coucher une sœur
près de sa sœur dès qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas
qu’en sœur. Mais ce qui me révéla tout d’un coup l’amour de
la princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n’insis-
terai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où
M. de Charlus laissa mourir une reine plutôt que de manquer
le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur
d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimi-
dé. Cependant, pour en finir avec l’amour de la princesse, di-
sons quel rien m’ouvrit les yeux. J’étais ce jour-là, seul en
voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une
poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené de valet de
pied. Elle sortit à demi une lettre de son manchon et com-
mença le mouvement de descendre pour la mettre dans la
boîte. Je voulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà
nous nous rendions compte l’un et l’autre que notre premier
geste avait été, le sien compromettant en ayant l’air de pro-

– 142 –
téger un secret, le mien indiscret en m’opposant à cette pro-
tection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant su-
bitement très rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne
pas la prendre, mais en la mettant dans la boîte, je vis, sans
le vouloir, qu’elle était adressée à M. de Charlus.
Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la
princesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son cousin
et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés.
M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son
frère. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de
dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et
pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère et la pre-
mière que celui-ci eût eue dans cet ordre d’idées, toucha pro-
fondément Basin et réveilla chez lui des sentiments de fa-
mille qui ne s’endormaient jamais longtemps. Au moment où
nous disions adieu à la princesse, il tint, sans dire expressé-
ment ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer sa
tendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit pour
que le baron se souvînt que le genre d’action qu’il avait eu ce
soir ne passait pas inaperçu aux yeux d’un frère, de même
que dans le but de créer pour l’avenir des associations de
souvenirs salutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait
le beau. « Hé bien ! petit frère », dit le duc en arrêtant
M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras,
« voilà comment on passe devant son aîné sans même un pe-
tit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais pas
comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres j’en
ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes si
tendres pour toi. – Merci, Basin », répondit M. de Charlus
d’une voix altérée car il ne pouvait jamais parler sans émo-
tion de leur mère. « Tu devrais te décider à me laisser
t’installer un pavillon à Guermantes », reprit le duc. « C’est
gentil de voir les deux frères si tendres l’un avec l’autre, dit
– 143 –
la princesse à Oriane. – Ah ! çà, je ne crois pas qu’on puisse
trouver beaucoup de frères comme cela. Je vous inviterai
avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas mal avec lui ?…
Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se dire ? », ajouta-t-elle
d’un ton inquiet, car elle entendait imparfaitement leurs pa-
roles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir
que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère
d’un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle
sentait que, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près
de l’autre et que ne retenant plus son impatiente curiosité
elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas
plaisir. Mais ce soir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait,
une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guer-
mantes les bontés qu’avait eues son frère afin qu’il l’en re-
merciât, en même temps des amies dévouées du couple
Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la
maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec le
frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée.
« Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à Guer-
mantes, reprit le duc en s’adressant à M. de Charlus. Si tu y
venais quelquefois l’été, nous reprendrions notre bonne vie.
Te rappelles-tu le vieux père Courveau : “Pourquoi est-ce
que Pascal est troublant ? Parce qu’il est trou… trou…” –
Blé », prononça M. de Charlus comme s’il répondait encore à
son professeur. « “Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ?
parce qu’il est trou… parce qu’il est trou…” – Blant. –” Très
bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une mention,
et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire chinois.” –
Car tu te rappelles, Basin, à ce moment-là, Basin, j’avais une
toquade de chinois. – Si je me rappelle, mon petit Mémé ! Et
la vieille potiche que t’avait rapportée Hervey de Saint-
Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d’aller passer dé-
finitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de ce pays ; tu

– 144 –
aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as été un
type spécial car on peut dire qu’en rien tu n’as jamais eu les
goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit ces mots
que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car il connaissait
sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère.
Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gêné
d’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rap-
porter, et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde
de silence : « Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières pa-
roles, tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise avant
d’aimer tant de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une
certaine dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant
avec elle. Elle a été ravie de toi. » Le duc s’était promis de ne
pas parler de Mme de Surgis, mais au milieu du désarroi que
la gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, il
s’était jeté sur la plus voisine qui était précisément celle qui
ne devait pas paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût mo-
tivé. Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son
frère. Et comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air
embarrassé qu’on parle devant eux du crime qu’ils sont cen-
sés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger une
conversation périlleuse : « J’en suis charmé, lui répondit-il,
mais je tiens à revenir sur ta phrase précédente qui me
semble profondément vraie. Tu disais que je n’ai jamais eu
les idées de tout le monde, tu ne disais pas les idées, tu di-
sais les goûts. Comme c’est juste ! Je n’ai jamais eu en rien
les goûts de tout le monde, comme c’est juste ! Tu disais que
j’avais des goûts spéciaux. – Mais non », protesta
M. de Guermantes, qui en effet n’avait pas dit ces mots et ne
croyait peut-être pas chez son frère à la réalité de ce qu’ils
désignent. Et d’ailleurs, se croyait-il le droit de le tourmenter
pour des singularités qui en tous cas étaient restées assez
douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à l’énorme

– 145 –
situation du baron ? Bien plus, sentant que cette situation de
son frère allant se mettre au service de ses maîtresses, le duc
se disait que cela valait bien quelques complaisances en
échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spé-
ciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que celui-ci
lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé,
M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur
elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bonsoir,
Palamède », dit la duchesse qui, rongée de rage et de curiosi-
té, n’y pouvait plus tenir, « si vous avez décidé de passer la
nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous
tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc
quitta son frère après une significative étreinte et nous des-
cendîmes tous trois l’immense escalier de l’hôtel de la prin-
cesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient
répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût
avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la
duchesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée
dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir
de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui
cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa
beauté. Attendant sa voiture sur le même degré de l’escalier
que Mme de Guermantes, mais à l’extrémité opposée,
Mme de Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout es-
poir d’avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos
pour ne pas avoir l’air de la voir, et surtout pour ne pas offrir
la preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon
était de fort méchante humeur parce que des messieurs qui
étaient avec elle avaient cru devoir lui parler d’Oriane : « Je
ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je l’ai
du reste aperçue tout à l’heure, elle commence à vieillir ; il
paraît qu’elle ne peut pas s’y faire. Basin lui-même le dit. Et
– 146 –
dame ! je comprends ça, parce que comme elle n’est pas in-
telligente, qu’elle est méchante comme une teigne et qu’elle
a mauvaise façon, elle sent bien que, quand elle ne sera plus
belle, il ne lui restera rien du tout. »
J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes,
qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec
moi, à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de
nobles qui a plus ou moins passé par monseigneur Dupan-
loup parle un si mauvais français (excepté les Castellane),
que le duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas
être couvert avant d’aller dehors, du moins en thèse géné-
rale. » Je revois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à
tort que je le place sur cet escalier, portrait détaché de son
cadre, le prince de Sagan duquel ce dut être la dernière soi-
rée mondaine, se découvrant pour présenter ses hommages à
la duchesse, avec une si ample révolution du chapeau haut
de forme dans sa main gantée de blanc, qui répondait au
gardénia de la boutonnière, qu’on s’étonnait que ce ne fût
pas un feutre à plume de l’ancien régime, duquel plusieurs
visages ancestraux étaient exactement reproduits dans celui
de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de temps auprès
d’elle, mais ses poses même d’un instant suffisaient à com-
poser tout un tableau vivant et comme une scène historique.
D’ailleurs comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de
son vivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un
personnage d’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il
m’arrive de m’étonner en pensant qu’une femme, qu’un
homme que je connais sont sa sœur et son neveu.
Pendant que nous descendions l’escalier, le montait,
avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui parais-
sait une quarantaine d’années bien qu’elle eût davantage.
C’était la princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du

– 147 –
duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague
accent autrichien. Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une
robe de soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine déli-
cieuse, palpitante et fourbue, à travers un harnais de dia-
mants et de saphirs. Tout en secouant la tête comme une ca-
vale de roi qu’eût embarrassée son licol de perles, d’une va-
leur inestimable et d’un poids incommode, elle posait çà et là
ses regards doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à me-
sure qu’il commençait à s’user, devenait plus caressant en-
core, et faisait à la plupart des invités qui s’en allaient un
signe de tête amical. « Vous arrivez à une jolie heure, Pau-
lette ! dit la duchesse. – Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment
il n’y a pas eu la possibilité matérielle », répondit la prin-
cesse d’Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes
ce genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et
l’air de sincérité donné par l’énergie d’un accent lointaine-
ment tudesque dans une voix si tendre. Elle avait l’air de
faire allusion à des complications de vie trop longues à dire,
et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en ce
moment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la for-
çaient de venir si tard. Comme le prince de Guermantes avait
pendant de longues années empêché sa femme de recevoir
Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta
de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir
soif, par de simples cartes déposées. Au bout de deux ou
trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très
tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait
l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais
simplement de venir faire une visite au prince et à la prin-
cesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les
trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux
d’eux ». « Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ron-
chonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la

– 148 –
laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon
qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais reconnu en
Mme d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me
lançait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait
devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me pré-
senta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni pi-
quée. Elle me regarda comme tout le monde de ses yeux
doux… Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontre-
rais, recevoir d’elle une seule de ces avances où elle avait
semblé s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air
de vous reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de
certaines femmes – et de certains hommes – que jusqu’au
jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes
l’ami de gens avec qui ils sont liés aussi.
On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guer-
mantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter
en voiture, mais saisie peut-être d’un remords, ou du désir de
faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que
l’empêchement matériel de le prolonger imposait à un acte
aussi ennuyeux, regarda Mme de Gallardon ; puis, comme si
elle venait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration,
elle retraversa avant de descendre toute la longueur du degré
et arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « Comme il y
a longtemps ! » lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir à
développer tout ce qu’était censé contenir de regrets et de
légitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé
vers le duc, lequel en effet descendu avec moi vers la voi-
ture, tempêtait en voyant que sa femme était partie vers
Mme de Gallardon et interrompait la circulation des autres
voitures. « Oriane est tout de même encore bien belle ! dit
Mme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disent que
nous sommes en froid ; nous pouvons pour des raisons où
nous n’avons pas besoin de mettre les autres rester des an-
– 149 –
nées sans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs
pour pouvoir jamais être séparées, et au fond, elle sait bien
qu’elle m’aime plus que tant de gens qu’elle voit tous les
jours et qui ne sont pas de son sang. » Mme de Gallardon était
en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute
force faire croire qu’ils sont plus aimés que ceux que choie
leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de la contradic-
tion avec ce qu’elle avait dit peu avant, elle prodigua en par-
lant de la duchesse de Guermantes) elle prouva indirecte-
ment que celle-ci possédait à fond les maximes qui doivent
guider dans sa carrière une grande élégante, laquelle, dans le
moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à côté
de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser tout un escalier
pour la désarmer. « Faites au moins attention de ne pas
mouiller vos souliers » (il avait tombé une petite pluie
d’orage), dit le duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.
Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les
souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des
miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les
eussent touchés, dit au duc : « Ce jeune homme va être obli-
gé de me dire comme dans je ne sais plus quelle caricature :
“Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne
me marchez pas sur les pieds comme cela.” » Ma pensée
d’ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que
Saint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande nais-
sance qui allait dans une maison de passe et de la femme de
chambre de la baronne Putbus, c’était dans ces deux per-
sonnes que, faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que
m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes,
d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses
femmes de chambre de grande maison enflées d’orgueil et
qui disent « nous » en parlant des duchesses, d’autre part ces
jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir
– 150 –
vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un
compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux et
qu’ayant consciencieusement cherché dans l’Annuaire des
châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant
égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller ha-
biter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de
pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière char-
nelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en
avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de
chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés
possédables ce que j’ignorais tant que je ne les aurais pas
vues : le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainement
à chercher à me figurer, pendant les mois où mon désir se
portait plutôt sur les jeunes filles, comment était faite, qui
était, celle dont Saint-Loup m’avait parlé, et pendant les
mois où j’eusse préféré une femme de chambre, celle de
Mme Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpé-
tuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d’êtres
fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui
étaient en tous cas si difficiles à retrouver, encore plus à
connaître, impossibles peut-être à conquérir, d’avoir prélevé
sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spé-
cimens de choix munis de leur fiche signalétique et que
j’étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais !
Je reculais l’heure de me mettre à ce double plaisir, comme
celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand je voudrais
me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets so-
porifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main pour
n’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dans
l’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, ar-
river à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup
m’avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte
que s’il avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude

– 151 –
travail à mon imagination, il avait par contre procuré une
appréciable détente, un repos durable à ma volonté.

« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals,


est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-vous
trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je
lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne
fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle
d’une voix menaçante et rauque sans presque ouvrir la
bouche. « La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une
véritable colère. « Ah ! non, çà, par exemple, je crois que
vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel ha-
sard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie de la so-
ciété. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter
à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est char-
mante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tous cas,
je vous demande en grâce d’être poli avec les personnes à
qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d’aller les
voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur
est inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers n’était pas un
peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait
plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? – Oui, en tous cas je ne
crois pas qu’il y ait jamais rien eu à dire sur elle », dit le duc.

« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me


demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je
sais quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane
d’abord, cela ce n’est pas la peine de le dire, mais à la prin-
cesse de Parme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle
ne jure que par vous. Vous avez la chance – comme elle est
un peu mûre – qu’elle soit d’une pudicité absolue. Sans cela
elle vous aurait certainement pris comme sigisbée, comme
on disait dans ma jeunesse, une espèce de cavalier servant. »

– 152 –
Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec
Albertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valet
de pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent
jusqu’à ce qu’elle fût ouverte toute grande, et la voiture
s’engagea dans la cour. « À la revoyure, me dit le duc. – J’ai
quelquefois regretté de demeurer aussi près de Marie, me dit
la duchesse, parce que si je l’aime beaucoup, j’aime un petit
peu moins la voir. Mais je n’ai jamais regretté cette proximi-
té autant que ce soir puisque cela me fait rester si peu avec
vous. – Allons, Oriane, pas de discours. » La duchesse aurait
voulu que j’entrasse un instant chez eux. Elle rit beaucoup,
ainsi que le duc, quand je dis que je ne pouvais pas parce
qu’une jeune fille devait précisément venir me faire une vi-
site maintenant. « Vous avez une drôle d’heure pour recevoir
vos visites, me dit-elle. – Allons, mon petit, dépêchons-nous,
dit M. de Guermantes à sa femme. Il est minuit moins le
quart et le temps de nous costumer… » Il se heurta devant sa
porte, sévèrement gardée par elles, aux deux dames à canne
qui n’avaient pas craint de descendre nuitamment de leur
cime afin d’empêcher un scandale. « Basin, nous avons tenu
à vous prévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette re-
doute : le pauvre Amanien vient de mourir, il y a une
heure. » Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fameuse
redoute s’effondrer pour lui du moment que, par ces mau-
dites montagnardes, il était averti de la mort de M. d’Os-
mond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cou-
sines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne
pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exacte-
ment les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais
non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus s’occuper des
deux parentes qui, munies de leurs alpenstocks, allaient faire
l’ascension dans la nuit, il se précipita aux nouvelles en in-
terrogeant son valet de chambre : « Mon casque est bien ar-

– 153 –
rivé ? – Oui, Monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour
respirer ? Je n’ai pas envie d’être asphyxié, que diable ! –
Oui, Monsieur le duc. – Ah ! tonnerre de Dieu, c’est un soir
de malheur. Oriane, j’ai oublié de demander à Babal si les
souliers à la poulaine étaient pour vous ! – Mais, mon petit,
puisque le costumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le di-
ra. Moi, je ne crois pas que ça puisse aller avec vos éperons.
– Allons trouver le costumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je
vous dirais bien d’entrer avec nous pendant que nous essaie-
rons, pour vous amuser. Mais nous causerions, il va être mi-
nuit et il faut que nous n’arrivions pas en retard pour que la
fête soit complète. »

Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme de Guer-


mantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures et de-
mie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allai
droit à Françoise : « Mlle Albertine est là ? – Personne n’est
venu. » Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne vien-
drait ? J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant
maintenant d’autant plus désirable qu’elle était moins cer-
taine. Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout
autre raison. Elle venait d’installer sa fille à table pour un
succulent repas. Mais en m’entendant venir, voyant le temps
lui manquer pour enlever les plats et disposer des aiguilles et
du fil comme s’il s’agissait d’un ouvrage et non d’un souper :
« Elle vient de prendre une cuillère de soupe, me dit Fran-
çoise, je l’ai forcée de sucer un peu de carcasse », pour dimi-
nuer ainsi jusqu’à rien le souper de sa fille, et comme si
ç’avait été coupable qu’il fût copieux. Même au déjeuner ou
au dîner, si je commettais la faute d’entrer dans la cuisine,
Françoise faisait semblant qu’on eût fini et s’excusait même
en disant : « J’avais voulu manger un morceau » ou « une
bouchée ». Mais on était vite rassuré en voyant la multitude

– 154 –
des plats qui couvraient la table et que Françoise, surprise
par mon entrée soudaine, comme un malfaiteur qu’elle
n’était pas, n’avait pas eu le temps de faire disparaître. Puis
elle ajouta : « Allons, va te coucher, tu as assez travaillé
comme cela aujourd’hui (car elle voulait que sa fille eût l’air
non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de privations,
mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne fais
qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attend
de la visite. Allons, monte », reprit-elle, comme si elle était
obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fille
qui, du moment que le souper était raté, n’était plus là que
pour la frime, et si j’étais resté cinq minutes encore, eût
d’elle-même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau
français populaire et pourtant un peu individuel qui était le
sien : « Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe
la figure. » J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la
fille de Françoise. J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui
était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant différent par
la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines par-
ticularités des habitants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la
nièce de Françoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce
point commun, quand elles partaient faire une course, de
s’attarder des heures « chez la sœur » ou « chez la cousine »,
étant d’elles-mêmes incapables de terminer une conversa-
tion, conversation au cours de laquelle le motif qui les avait
fait sortir s’évanouissait au point que si on leur disait à leur
retour : « Hé bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à
six heures un quart ? », elles ne se frappaient même pas le
front en disant : « Ah ! j’ai oublié », mais : « Ah ! je n’ai pas
compris que Monsieur avait demandé cela, je croyais qu’il
fallait seulement lui donner le bonjour. » Si elles « perdaient
la boule » de cette façon pour une chose dite une heure au-
paravant, en revanche il était impossible de leur ôter de la

– 155 –
tête ce qu’elles avaient une fois entendu dire par la sœur ou
par la cousine. Ainsi, si la bouchère avait entendu dire que
les Anglais nous avaient fait la guerre en 70 en même temps
que les Prussiens (et j’avais eu beau expliquer que ce fait
était faux), toutes les trois semaines la bouchère me répétait
au cours d’une conversation : « C’est cause à cette guerre
que les Anglais nous ont faite en 70 en même temps que les
Prussiens. – Mais je vous ai dit cent fois que vous vous trom-
pez. » Elle répondait, ce qui impliquait que rien n’était ébran-
lé dans sa conviction : « En tous cas, ce n’est pas une raison
pour leur en vouloir. Depuis 70, il a coulé de l’eau sous les
ponts, etc. » Une autre fois, prônant une guerre avec l’Angle-
terre, que je désapprouvais, elle disait : « Bien sûr, vaut tou-
jours mieux pas de guerre ; mais puisqu’il le faut, vaut mieux
y aller tout de suite. Comme l’a expliqué tantôt la sœur, de-
puis cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70, les
traités de commerce nous ruinent. Après qu’on les aura bat-
tus, on ne laissera plus entrer en France un seul Anglais sans
payer trois cents francs d’entrée, comme nous maintenant
pour aller en Angleterre. »
Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand
ils parlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisser in-
terrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on les
interrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos la so-
lidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère des ha-
bitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents et
que bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de
pommes de terre et de betteraves.
La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant
une femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens,
l’argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries ad-
jointes. Françoise lui ayant dit que je venais de chez une

– 156 –
princesse : « Ah ! sans doute une princesse à la noix de co-
co. » Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de
croire que je m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement
que non, ce qui lui permit de placer : « Ah ! je croyais ! Et je
me disais Charles attend (charlatan). » Ce n’était pas de très
bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque comme con-
solation du retard d’Albertine, elle me dit : « Je crois que
vous pouvez l’attendre à perpète. Elle ne viendra plus. Ah !
nos gigolettes d’aujourd’hui ! »

Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais ce


qui est plus curieux, le parler de sa mère différait de celui de
sa grand-mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si près du
pays de Françoise. Pourtant les patois différaient légèrement
comme les deux paysages. Le pays de la mère de Françoise,
en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par les
saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en France
une petite région où on parlait presque tout à fait le même
patois qu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps
que j’en éprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Fran-
çoise en grande conversation avec une femme de chambre
de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se
comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout,
elles le savaient et ne cessaient pas pour cela, excusées,
croyaient-elles, par la joie d’être payses quoique nées si loin
l’une de l’autre, de continuer à parler devant moi cette
langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas être compris.
Ces pittoresques études de géographie linguistique et de ca-
maraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la
cuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.

Comme chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, le


concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait

– 157 –
l’escalier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne fus-
sent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins
m’asseoir dans l’antichambre, épiant, là où la tenture un peu
trop étroite qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée
de notre appartement, laissait passer la sombre raie verticale
faite par la demi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup
cette raie devenait d’un blond doré, c’est qu’Albertine vien-
drait d’entrer en bas et serait dans deux minutes près de
moi ; personne d’autre ne pouvait plus venir à cette heure-là.
Et je restais, ne pouvant détacher mes yeux de la raie qui
s’obstinait à demeurer sombre ; je me penchais tout entier
pour être sûr de bien voir ; mais j’avais beau regarder, le noir
trait vertical, malgré mon désir passionné, ne me donnait pas
l’enivrante allégresse que j’aurais eue si je l’avais vu changé,
par un enchantement soudain et significatif, en un lumineux
barreau d’or. C’était bien de l’inquiétude pour cette Albertine
à laquelle je n’avais pas pensé trois minutes pendant la soi-
rée Guermantes ! Mais, réveillant les sentiments d’attente ja-
dis éprouvés à propos d’autres jeunes filles, surtout de Gil-
berte, quand elle tardait à venir, la privation possible d’un
simple plaisir physique me causait une cruelle souffrance
morale.

Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y sui-


vit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il
était inutile que je gardasse la rose que j’avais à la bouton-
nière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant
qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en m’obligeant aussi à
confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une
irritation qui fut redoublée du fait qu’en me dégageant vio-
lemment, je froissai la fleur et que Françoise me dit : « Il au-
rait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter
ainsi. » D’ailleurs, ses moindres paroles m’exaspéraient.

– 158 –
Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on dé-
sire qu’on ne peut supporter une autre présence.

Françoise sortie de la chambre, je pensai que si c’était


pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égard
d’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant
de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours,
les soirs où je la laissais venir pour recommencer nos ca-
resses. Je sentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul.
Pour embellir un peu ma chambre, si Albertine venait en-
core, et parce que c’était une des plus jolies choses que
j’avais, je remis pour la première fois depuis des années, sur
la table qui était auprès de mon lit, ce portefeuille orné de
turquoises que Gilberte m’avait fait faire pour envelopper la
plaquette de Bergotte et que, si longtemps, j’avais voulu gar-
der avec moi pendant que je dormais, à côté de la bille
d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujours
pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs »
qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable et que je ne
connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui,
malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une heure, à
Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais
vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en
un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son
temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop
tard, mais dans l’espoir que soupant peut-être avec des
amies, dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je
tournai le commutateur et, rétablissant la communication
dans ma chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la
loge du concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette
heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait
la chambre de Françoise eût été plus simple, moins déran-
geant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent

– 159 –
à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de
nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insuppor-
tables à leurs amis. C’est ainsi que la découverte d’Edison
avait permis à Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui
était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y
eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’en-
fuir quand on voulait le lui apprendre, comme d’autres au
moment d’être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé
dans ma chambre, et pour qu’il ne gênât pas mes parents, sa
sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet.
De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Mon im-
mobilité était telle que, pour la première fois depuis des
mois, je remarquai le tic-tac de la pendule. Françoise vint ar-
ranger des choses. Elle causait avec moi, mais je détestais
cette conversation, sous la continuité uniformément banale
de laquelle mes sentiments changeaient de minute en mi-
nute, passant de la crainte à l’anxiété, de l’anxiété à la dé-
ception complète. Différent des paroles vaguement satis-
faites que je me croyais obligé de lui adresser, je sentais mon
visage si malheureux que je prétendis que je souffrais d’un
rhumatisme pour expliquer le désaccord entre mon indiffé-
rence simulée et cette expression douloureuse ; puis je crai-
gnais que les paroles prononcées, d’ailleurs à mi-voix, par
Françoise (non à cause d’Albertine, car elle jugeait passée
depuis longtemps l’heure de sa venue possible) risquassent
de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui ne viendrait
plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec
une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en al-
lant ne couvrît pas celui du téléphone. Et je recommençai à
écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui re-
cueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse, et
de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le double
trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir

– 160 –
sa durée, et qu’il semble que nous écoutions directement
avec notre cœur.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours
plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé
au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spi-
rales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et
nocturne approché soudain de moi, à côté de ma biblio-
thèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime,
comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du
pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançai, c’était
Albertine. « Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à
une pareille heure ? – Mais non… », dis-je en comprimant
ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue était sans doute
pour s’excuser de venir dans un moment, si tard, non parce
qu’elle n’allait pas venir. « Est-ce que vous venez ? deman-
dai-je d’un ton indifférent. – Mais… non, si vous n’avez pas
absolument besoin de moi. »
Une partie de moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre
était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis
pas d’abord ; comme nous étions en communication, je me
dis que je pourrais toujours l’obliger à la dernière seconde
soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui,
je suis près de chez moi, dit-elle, et un peu loin de chez
vous ; je n’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrou-
ver et j’ai eu peur que vous ne m’attendiez. » Je sentais
qu’elle mentait et c’était maintenant, dans ma fureur, plus
encore par besoin de la déranger que de la voir que je vou-
lais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à refuser ce que
je tâcherais d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-
elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un
cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une fanfare loin-
taine, retentissaient aussi distinctement que la voix chère,

– 161 –
comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans son
milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme
une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les
graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais
frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son at-
tention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-
mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence
du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de
quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une
soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché
Albertine de venir chez moi. « Je commence par vous préve-
nir que ce n’est pas pour que vous veniez, car à cette heure-
ci vous me gênerez beaucoup…, lui dis-je, je tombe de som-
meil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous dire
qu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre.
Vous m’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous
n’aviez pas compris, qu’est-ce que vous entendiez par là ? –
J’ai dit que c’était convenu, seulement je ne me souvenais
plus trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes
fâché, cela m’ennuie. Je regrette d’être allée à Phèdre. Si
j’avais su que cela ferait tant d’histoires… » ajouta-t-elle,
comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font sem-
blant de croire que c’est une autre qu’on leur reproche.
« Phèdre n’est pour rien dans mon mécontentement, puisque
c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. – Alors, vous m’en
voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard ce soir, sans cela je
serais allée chez vous, mais je viendrai demain ou après-
demain pour m’excuser. – Oh ! non, Albertine, je vous en
prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-moi au
moins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant
une quinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela
vous ennuie que nous restions sur une impression de colère,
et au fond, vous avez peut-être raison, alors j’aime encore

– 162 –
mieux, fatigue pour fatigue, puisque je vous ai attendue
jusqu’à cette heure-ci et que vous êtes encore dehors, que
vous veniez tout de suite, je vais prendre du café pour me
réveiller. – Ce ne serait pas possible de remettre cela à de-
main ? parce que la difficulté… » En entendant ces mots
d’excuse, prononcés comme si elle n’allait pas venir, je sen-
tis qu’au désir de revoir la figure veloutée qui déjà à Balbec
dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant la
mer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose,
tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent.
Ce terrible besoin d’un être, à Combray, j’avais appris à le
connaître au sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si
elle me faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas
monter. Cet effort de l’ancien sentiment pour se combiner et
ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et
qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée,
la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit sou-
vent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau, qui
peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du moins, et
pour longtemps encore, les deux éléments restèrent disso-
ciés. Mais déjà aux derniers mots entendus au téléphone, je
commençai à comprendre que la vie d’Albertine était située
(non pas matériellement sans doute) à une telle distance de
moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explorations pour
mettre la main sur elle, mais de plus, organisée comme des
fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, de l’es-
pèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appeler
« camouflées ». Albertine, au reste, faisait, à un degré plus
élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la
concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre
quand elle rentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez
que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et
à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la con-

– 163 –
cierge, de sorte qu’elle habite bien – mais dans la loge – le
logis qu’elle vous a indiqué (lequel, d’autre part, est une pe-
tite maison de passe dont la concierge est la maquerelle) –
ou bien qui donne comme adresse un immeuble où elle est
connue par des complices qui ne vous livreront pas son se-
cret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle
n’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Exis-
tences disposées sur cinq ou six lignes de repli de sorte que
quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frap-
per trop à droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop
en arrière, et qu’on peut pendant des mois, des années, tout
ignorer. Pour Albertine, je sentais que je n’apprendrais ja-
mais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails ré-
els et des faits mensongers je n’arriverais jamais à me dé-
brouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la
mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-là,
cette conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquié-
tude, mais où je sentais frémir comme une anticipation de
longues souffrances.
« Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne se-
rais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un
autre jour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course…
c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… » Je
sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposi-
tion de venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais
la mettre au pied du mur. « Qu’est-ce que ça peut me faire,
votre amie ? venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce
n’est pas moi qui vous demande de venir, c’est vous qui me
l’avez proposé. – Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre
et je serai chez vous dans dix minutes. » Ainsi, de ce Paris
des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque
dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un être loin-
tain, le message invisible, ce qui allait surgir et apparaître,
– 164 –
après cette première annonciation, c’était cette Albertine que
j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons
du Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par
la lumière du couchant, que les vitres étant entièrement ti-
rées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement
de la plage où s’attardaient les derniers promeneurs à l’im-
mense salle à manger où les premiers dîneurs n’étaient pas
assis encore, et que dans la glace placée derrière le comptoir
passait le reflet rouge de la coque et s’attardait longtemps le
reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je
ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en re-
tard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire :
« Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même
bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « Com-
ment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ? » Mais
levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosi-
té d’avoir sa réponse qui devait corroborer l’apparente sincé-
rité de ma question, je m’aperçus avec admiration et fureur
que, capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l’art
de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage,
Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux
dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés
comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fa-
tigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du
sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son
âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre
une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air de
m’excuser de la venue tardive d’Albertine : « En tous cas, je
suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour le mieux »,
et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne demeura pas
longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponse de
Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant
même l’air d’étouffer de son mieux une toux irrésistible, et

– 165 –
croisant seulement sur elle son châle comme si elle avait
froid, commença par me raconter tout ce qu’elle avait dit à
Albertine, n’ayant pas manqué de lui demander des nou-
velles de sa tante. « Justement j’y disais, Monsieur devait
avoir crainte que Mademoiselle ne vienne plus, parce que ce
n’est pas une heure pour venir, c’est bientôt le matin. Mais
elle devait être dans des endroits qu’elle s’amusait bien car
elle ne m’a pas seulement dit qu’elle était contrariée d’avoir
fait attendre Monsieur, elle m’a répondu d’un air de se ficher
du monde : “Mieux vaut tard que jamais !” » Et Françoise
ajouta ces mots qui me percèrent le cœur : « En parlant
comme ça elle s’est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu
se cacher, mais… »

Je n’avais pas de quoi être bien étonné. Je viens de dire


que Françoise rendait rarement compte, dans les commis-
sions qu’on lui donnait, sinon de ce qu’elle avait dit et sur
quoi elle s’étendait volontiers, du moins de la réponse atten-
due. Mais, si par exception elle nous répétait les paroles que
nos amis avaient dites, si courtes qu’elles fussent, elle
s’arrangeait généralement, au besoin grâce à l’expression, au
ton dont elle assurait qu’elles avaient été accompagnées, à
leur donner quelque chose de blessant. À la rigueur, elle ac-
ceptait d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nous l’avions
envoyée une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire,
pourvu que s’adressant à elle qui nous représentait, qui avait
parlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet.
Il n’eût resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris,
qu’elle était atteinte de délire de persécution et que tous les
commerçants n’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs
sentiments m’importaient peu. Il n’en était pas de même de
ceux d’Albertine. Et en me redisant ces mots ironiques :
« Mieux vaut tard que jamais ! », Françoise m’évoqua aussi-

– 166 –
tôt les amis dans la société desquels Albertine avait fini sa
soirée, s’y plaisant donc plus que dans la mienne. « Elle est
comique, elle a un petit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça
lui donne un drôle d’air, surtout avec son manteau qu’elle
aurait bien fait d’envoyer chez l’estoppeuse car il est tout
mangé. Elle m’amuse », ajouta, comme se moquant
d’Albertine, Françoise qui partageait rarement mes impres-
sions, mais éprouvait le besoin de faire connaître les siennes.
Je ne voulais même pas avoir l’air de comprendre que ce rire
signifiait le dédain et la moquerie, mais pour rendre coup
pour coup, je répondis à Françoise, bien que je ne connusse
pas le petit chapeau dont elle parlait : « Ce que vous appelez
“petit chapeau plat” est quelque chose de simplement ravis-
sant… – C’est-à-dire que c’est trois fois rien », dit Françoise
en exprimant, franchement cette fois, son véritable mépris.
Alors (d’un ton doux et ralenti pour que ma réponse men-
songère eût l’air d’être l’expression non de ma colère mais
de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant, pour ne
pas faire attendre Albertine), j’adressai à Françoise ces pa-
roles cruelles : « Vous êtes excellente, lui dis-je mielleuse-
ment, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, mais vous
en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Pa-
ris, aussi bien pour vous connaître en choses de toilette que
pour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs. » Et ce
reproche était particulièrement stupide, car ces mots français
que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont
eux-mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises
qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue
n’étant que la prononciation défectueuse de quelques autres.
Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du
français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes de
Françoise. L’« estoppeuse » pour la « stoppeuse » n’était-il
pas aussi curieux que ces animaux survivants des époques

– 167 –
lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous mon-
trent les états que la vie animale a traversés ? « Et, ajoutai-je,
du moment que depuis tant d’années vous n’avez pas su ap-
prendre, vous n’apprendrez jamais. Vous pouvez vous en
consoler, cela ne vous empêche pas d’être une très brave
personne, de faire à merveille le bœuf à la gelée, et encore
mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple est
copié sur un chapeau de la princesse de Guermantes qui a
coûté cinq cents francs. Du reste, je compte en offrir pro-
chainement un encore plus beau à Mlle Albertine. » Je savais
que ce qui pouvait le plus ennuyer Françoise c’est que je dé-
pensasse de l’argent pour des gens qu’elle n’aimait pas. Elle
me répondit par quelques mots que rendit peu intelligibles
un brusque essoufflement. Quand j’appris plus tard qu’elle
avait une maladie de cœur, quel remords j’eus de ne m’être
jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses
paroles ! Françoise détestait du reste Albertine parce que,
pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise con-
sidérait comme mes supériorités. Elle souriait avec bienveil-
lance chaque fois que j’étais invité par Mme de Villeparisis.
En revanche elle était indignée qu’Albertine ne pratiquât pas
la réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’inventer de
prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence desquels
Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Ce manque de ré-
ciprocité la choquait surtout en matière alimentaire.
Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n’étions
pas invités chez Mme Bontemps (laquelle pourtant n’était pas
à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes »
comme autrefois quand il avait assez du ministère), cela lui
paraissait de la part de mon amie une indélicatesse qu’elle
flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à
Combray :

– 168 –
Mangeons mon pain.
— Je le veux bien.
— Mangeons le tien.
— Je n’ai plus faim.

Je fis semblant d’être en train d’écrire. « À qui écriviez-


vous ? me dit Albertine en entrant. – À une jolie amie à moi,
à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? – Non. » Je
renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je
sentais que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions
plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nous réconcilier suffi-
samment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce
fut par eux que je voulais dès la première minute commen-
cer. D’ailleurs si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas
heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui
caractérise l’attente, persiste encore après l’arrivée de l’être
attendu, et substituée en nous au calme à la faveur duquel
nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous
empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs
démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore.
« Je veux prendre un bon baiser, Albertine ? – Tant que vous
voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais ja-
mais vue aussi jolie. « Encore un ? Mais vous savez que ça
me fait un grand, grand plaisir. – Et à moi encore mille fois
plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez
là ! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. – Vous êtes
trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l’on
voulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui
qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille
d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son impor-
tance que d’un état purement intérieur, puisque maintenant
c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.

– 169 –
Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me
semble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce
sera parfait. » Je pus goûter ainsi avec ses baisers cette fraî-
cheur qui me paraissait supérieure à eux, chez la princesse
de Guermantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me
livrer au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son
mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce
corps humain qui appartient à un règne si différent, son im-
puissance à le faire vivre, mais en revanche les jeux
d’arrosage par où elle pouvait lui être favorable, cent mys-
tères dévoilés par le fruit à ma sensation, nullement à mon
intelligence.
Albertine partie, je me rappelai que j’avais promis à
Swann d’écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire
tout de suite. Ce fut sans émotion et comme mettant la der-
nière ligne à un ennuyeux devoir de classe, que je traçai sur
l’enveloppe le nom de Gilberte Swann dont je couvrais jadis
mes cahiers pour me donner l’illusion de correspondre avec
elle. C’est que si autrefois, ce nom-là, c’était moi qui l’écri-
vais, maintenant la tâche en avait été dévolue par l’habitude
à l’un de ces nombreux secrétaires qu’elle s’adjoint. Celui-là
pouvait écrire le nom de Gilberte avec d’autant plus de
calme que placé récemment chez moi par l’habitude, ré-
cemment entré à mon service, il n’avait pas connu Gilberte
et savait seulement, sans mettre aucune réalité sous ces
mots, parce qu’il m’avait entendu parler d’elle, que c’était
une jeune fille de laquelle j’avais été amoureux.
Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étais
maintenant vis-à-vis d’elle était le « témoin » le mieux choisi
pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le portefeuille,
la bille d’agate, étaient simplement devenus pour moi à
l’égard d’Albertine ce qu’ils avaient été pour Gilberte, ce

– 170 –
qu’ils eussent été pour tout être qui n’eût pas fait jouer sur
eux le reflet d’une flamme intérieure. Mais maintenant un
nouveau trouble était en moi qui altérait à son tour la puis-
sance véritable des choses et des mots. Et comme Albertine
me disait pour me remercier encore : « J’aime tant les tur-
quoises ! », je lui répondis : « Ne laissez pas mourir celles-
là », leur confiant ainsi comme à des pierres l’avenir de notre
amitié qui pourtant n’était pas plus capable d’inspirer un
sentiment à Albertine qu’il ne l’avait été de conserver celui
qui m’unissait autrefois à Gilberte.
Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mé-
rite d’être mentionné que parce qu’il se retrouve à toutes les
périodes importantes de l’histoire. Au moment même où
j’écrivais à Gilberte, M. de Guermantes, à peine rentré de la
redoute, encore coiffé de son casque, songeait que le lende-
main il serait bien forcé d’être officiellement en deuil, et dé-
cida d’avancer de huit jours la cure d’eaux qu’il devait faire.
Quand il en revint trois semaines après (et pour anticiper
puisque je viens seulement de finir ma lettre à Gilberte), les
amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent au début, devenir
un antidreyfusard forcené, restèrent muets de surprise en
l’entendant (comme si la cure n’avait pas agi seulement sur
la vessie) leur répondre : « Hé bien, le procès sera révisé et il
sera acquitté ; on ne peut pas condamner un homme contre
lequel il n’y a rien. Avez-vous jamais vu un gaga comme
Froberville ? Un officier préparant les Français à la boucherie
(pour dire la guerre) ! Étrange époque ! » Or dans l’intervalle,
le duc de Guermantes avait connu aux eaux trois charmantes
dames (une princesse italienne et ses deux belles-sœurs). En
les entendant dire quelques mots sur les livres qu’elles li-
saient, sur une pièce qu’on jouait au Casino, le duc avait tout
de suite compris qu’il avait à faire à des femmes d’une intel-
lectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait, il
– 171 –
n’était pas de force. Il n’en avait été que plus heureux d’être
invité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé
chez elle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidrey-
fusisme sans nuances : « Hé bien, on ne nous parle plus de la
révision du fameux Dreyfus », sa stupéfaction avait été
grande d’entendre la princesse et ses belles-sœurs dire : « On
n’en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagne
quelqu’un qui n’a rien fait. – Ah ? Ah ? » avait d’abord balbu-
tié le duc, comme à la découverte d’un sobriquet bizarre qui
eût été en usage dans cette maison pour tourner en ridicule
quelqu’un qu’il avait cru jusque-là intelligent. Mais au bout
de quelques jours, comme par lâcheté et esprit d’imitation,
on crie : « Eh ! là, Jojotte », sans savoir pourquoi, à un grand
artiste qu’on entend appeler ainsi, dans cette maison, le duc,
encore tout gêné par la coutume nouvelle, disait cependant :
« En effet, s’il n’y a rien contre lui. » Les trois charmantes
dames trouvaient qu’il n’allait pas assez vite et le rudoyaient
un peu : « Mais au fond personne d’intelligent n’a pu croire
qu’il y eût rien. » Chaque fois qu’un fait « écrasant » contre
Dreyfus se produisait et que le duc croyant que cela allait
convertir les trois dames charmantes, venait le leur annon-
cer, elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine, avec
une grande finesse de dialectique, à lui montrer que l’argu-
ment était sans valeur et tout à fait ridicule. Le duc était ren-
tré à Paris dreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons
pas que les trois dames charmantes ne fussent pas, dans ce
cas-là, messagères de vérité. Mais il est à remarquer que
tous les dix ans, quand on a laissé un homme rempli d’une
conviction véritable, il arrive qu’un couple intelligent, ou une
seule dame charmante, entrent dans sa société et qu’au bout
de quelques mois on l’amène à des opinions contraires. Et
sur ce point il y a beaucoup de pays qui se comportent
comme l’homme sincère, beaucoup de pays qu’on a laissés

– 172 –
remplis de haine pour un peuple et qui, six mois après, ont
changé de sentiment et renversé leurs alliances.
Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais conti-
nuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à
mon imagination, à voir d’autres fées et leurs demeures, aus-
si inséparables d’elles que, du mollusque qui la fabriqua et
s’en abrite, la valve de nacre ou d’émail ou la tourelle à cré-
neaux de son coquillage. Je n’aurais pas su classer ces
dames, la difficulté du problème étant qu’autant qu’insigni-
fiant il était impossible non seulement à résoudre mais à po-
ser. Avant la dame il fallait aborder le féerique hôtel. Or l’une
recevant tous les jours après déjeuner les mois d’été, même
avant d’arriver chez elle, il avait fallu faire baisser la capote
du fiacre, tant tapait dur le soleil dont le souvenir, sans que
je m’en rendisse compte, allait entrer dans l’impression to-
tale. Je croyais seulement aller au Cours-la-Reine ; en réalité,
avant d’être arrivé dans la réunion dont un homme pratique
se fût peut-être moqué, j’avais comme dans un voyage à tra-
vers l’Italie, un éblouissement, des délices, dont l’hôtel ne
serait plus séparé dans ma mémoire. De plus, à cause de la
chaleur de la saison et de l’heure, la dame avait clos hermé-
tiquement les volets dans les vastes salons rectangulaires du
rez-de-chaussée où elle recevait. Je reconnaissais mal
d’abord la maîtresse de maison et ses visiteurs, même la du-
chesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait
de venir m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beau-
vais représentant L’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais
sur les murs les vastes tapisseries du XVIIIe siècle représen-
tant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières, au-
dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non
de la Seine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la
duchesse de Guermantes devenait comme une divinité des
eaux. Je n’en finirais pas si j’énumérais tous les salons diffé-
– 173 –
rents de celui-là. Cet exemple suffit à montrer que je faisais
entrer dans mes jugements mondains des impressions poé-
tiques que je ne faisais jamais entrer en ligne de compte au
moment de faire le total, si bien que, quand je calculais les
mérites d’un salon, mon addition n’était jamais juste.
Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules,
mais je n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où
pour mon malheur je vais faire un second séjour qui sera
aussi le dernier), de commencer des peintures du monde qui
trouveront leur place bien plus tard. Disons seulement qu’à
cette première fausse raison (ma vie relativement frivole et
qui faisait supposer l’amour du monde) de ma lettre à Gil-
berte et du retour aux Swann qu’elle semblait indiquer,
Odette aurait pu en ajouter tout aussi inexactement une se-
conde. Je n’ai imaginé jusqu’ici les aspects différents que le
monde prend pour une même personne qu’en supposant que
le monde ne change pas : si la même dame qui ne connais-
sait personne va chez tout le monde, et que telle autre qui
avait une position dominante est délaissée, on est tenté d’y
voir uniquement de ces hauts et bas purement personnels
qui de temps à autre amènent dans une même société, à la
suite de spéculations de bourse, une ruine retentissante ou
un enrichissement inespéré. Or ce n’est pas seulement cela.
Dans une certaine mesure les manifestations mondaines (fort
inférieures aux mouvements artistiques, aux crises poli-
tiques, à l’évolution qui porte le goût public vers le théâtre
d’idées, puis vers la peinture impressionniste, puis vers la
musique allemande et complexe, puis vers la musique russe
et simple, ou vers les idées sociales, les idées de justice, la
réaction religieuse, le sursaut patriotique) en sont cependant
le reflet lointain, brisé, incertain, trouble, changeant. De
sorte que même les salons ne peuvent être dépeints dans une
immobilité statique qui a pu convenir jusqu’ici à l’étude des
– 174 –
caractères, lesquels devront eux aussi être comme entraînés
dans un mouvement quasi historique. Le goût de nouveauté
qui porte les hommes du monde plus ou moins sincèrement
avides de se renseigner sur l’évolution intellectuelle à fré-
quenter les milieux où ils peuvent suivre celle-ci, leur fait
préférer d’habitude quelque maîtresse de maison jusque-là
inédite, qui représente encore toutes fraîches les espérances
de mentalité supérieure si fanées et défraîchies chez les
femmes qui ont exercé depuis longtemps le pouvoir mon-
dain, desquelles ils connaissent le fort et le faible et qui ne
parlent plus à leur imagination. Et chaque époque se trouve
ainsi personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un nou-
veau groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce qui
pique les curiosités les plus neuves, semblent, dans leur toi-
lette, apparaître seulement à ce moment-là, comme une es-
pèce inconnue, née du dernier déluge, beautés irrésistibles
de chaque nouveau Consulat, de chaque nouveau Directoire.
Mais très souvent les maîtresses de maison nouvelles sont
tout simplement, comme certains hommes d’État dont c’est
le premier ministère mais qui depuis quarante ans frappaient
à toutes les portes sans se les voir ouvrir, des femmes qui
n’étaient pas connues de la société mais n’en recevaient pas
moins, depuis fort longtemps, et faute de mieux, quelques
« rares intimes ». Certes, ce n’est pas toujours le cas, et
quand avec l’efflorescence prodigieuse des Ballets russes,
révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist,
du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune mar-
raine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant
sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des
Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutes à imiter, on put
croire que cette merveilleuse créature avait été apportée
dans leurs innombrables bagages et comme leur plus pré-
cieux trésor, par les danseurs russes ; mais quand à côté

– 175 –
d’elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes les re-
présentations des « Russes », siéger comme une véritable
fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie, Mme Verdurin,
nous pourrons répondre aux gens du monde qui croiront ai-
sément Mme Verdurin fraîchement débarquée avec la troupe
de Diaghilev, que cette dame avait déjà existé dans des
temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là ne
différait qu’en ce qu’il était le premier qui amenait enfin, dé-
sormais assuré, et en marche d’un pas de plus en plus rapide,
le succès si longtemps et si vainement attendu par la Pa-
tronne. Pour Mme Swann, il est vrai, la nouveauté qu’elle re-
présentait n’avait pas le même caractère collectif. Son salon
s’était cristallisé autour d’un homme, d’un mourant, qui avait
presque tout d’un coup passé, aux moments où son talent
s’épuisait, de l’obscurité à la grande gloire. L’engouement
pour les œuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la
journée, exhibé, chez Mme Swann qui chuchotait à un homme
influent : « Je lui parlerai, il vous fera un article. » Il était du
reste en état de le faire, et même un petit acte pour
Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moins mal
qu’au temps où il venait prendre des nouvelles de ma grand-
mère. C’est que de grandes douleurs physiques lui avaient
imposé un régime. La maladie est le plus écouté des méde-
cins : à la bonté, au savoir on ne fait que promettre ; on obéit
à la souffrance.
Certes le petit clan des Verdurin avait actuellement un
intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationa-
liste, plus encore littéraire, et avant tout bergottique, de
Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif d’une
longue crise politique arrivée à son maximum d’intensité : le
dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient pour la plupart
tellement antirévisionnistes, qu’un salon dreyfusien semblait
quelque chose d’aussi impossible qu’à une autre époque un
– 176 –
salon communard. La princesse de Caprarola, qui avait fait la
connaissance de Mme Verdurin à propos d’une grande exposi-
tion qu’elle avait organisée, avait bien été rendre à celle-ci
une longue visite, dans l’espoir de débaucher quelques élé-
ments intéressants du petit clan et de les agréger à son
propre salon, visite au cours de laquelle la princesse (jouant
au petit pied les duchesses de Guermantes) avait pris la con-
trepartie des opinions reçues, déclaré les gens de son monde
idiots, ce que Mme Verdurin avait trouvé d’un grand courage.
Mais ce courage ne devait pas aller plus tard jusqu’à oser,
sous le feu des regards de dames nationalistes, saluer
Mme Verdurin aux courses de Balbec. Pour Mme Swann, les
antidreyfusards lui savaient, au contraire, gré d’être « bien
pensante », ce à quoi, mariée à un Juif, elle avait un mérite
double. Néanmoins les personnes qui n’étaient jamais allées
chez elle s’imaginaient qu’elle recevait seulement quelques
Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. On classe ainsi
des femmes autrement qualifiées que Mme Swann au dernier
rang de l’échelle sociale, soit à cause de leurs origines, soit
parce qu’elles n’aiment pas les dîners en ville et les soirées
où on ne les voit jamais, ce qu’on suppose faussement dû à
ce qu’elles n’auraient pas été invitées, soit parce qu’elles ne
parlent jamais de leurs amitiés mondaines mais seulement
de littérature et d’art, soit parce que les gens se cachent
d’aller chez elles, ou que pour ne pas faire d’impolitesse aux
autres elles se cachent de les recevoir, enfin pour mille rai-
sons qui achèvent de faire de telle ou telle d’entre elles, aux
yeux de certains, la femme qu’on ne reçoit pas. Il en était
ainsi pour Odette. Mme d’Épinoy, à l’occasion d’un versement
qu’elle désirait pour la « Patrie française », ayant eu à aller la
voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue
d’ailleurs qu’elle ne trouverait que des visages, non pas
même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place

– 177 –
quand la porte s’ouvrit, non sur le salon qu’elle supposait
mais sur une salle magique où, comme grâce à un change-
ment à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes
éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur
des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit
nom, les altesses, les duchesses qu’elle-même, la princesse
d’Épinoy, avait grand-peine à attirer chez elle, et auxquelles
en ce moment, sous les yeux bienveillants d’Odette, le mar-
quis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borghèse,
le duc d’Estrées, portant l’orangeade et les petits fours, ser-
vaient de panetiers et d’échansons. La princesse d’Épinoy,
comme elle mettait, sans s’en rendre compte, la qualité
mondaine à l’intérieur des êtres, fut obligée de désincarner
Mme Swann et de la réincarner en une femme élégante.
L’ignorance de la vie réelle que mènent les femmes qui ne
l’exposent pas dans les journaux, tend ainsi sur certaines si-
tuations (contribuant par là à diversifier les salons) un voile
de mystère. Pour Odette, au commencement, quelques
hommes de la plus haute société, curieux de connaître Ber-
gotte, avaient été dîner chez elle dans l’intimité. Elle avait eu
le tact récemment acquis de n’en pas faire étalage ; ils trou-
vaient là – souvenir peut-être du petit noyau dont Odette
avait gardé, depuis le schisme, les traditions – le couvert mis,
etc. Odette les emmenait avec Bergotte que cela achevait
d’ailleurs de tuer, aux « premières » intéressantes. Ils parlè-
rent d’elle à quelques femmes de leur monde capables de
s’intéresser à tant de nouveauté. Elles étaient persuadées
qu’Odette, intime de Bergotte, avait plus ou moins collaboré
à ses œuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente que
les femmes les plus remarquables du Faubourg, pour la
même raison qu’elles mettaient tout leur espoir politique en
certains républicains bon teint comme Doumer et M. Des-
chanel, tandis qu’elles voyaient la France aux abîmes si elle

– 178 –
était confiée au personnel monarchiste qu’elles recevaient à
dîner, aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement
de la situation d’Odette s’accomplissait de sa part avec une
discrétion qui le rendait plus sûr et plus rapide, mais ne le
laissait nullement soupçonner du public enclin à s’en re-
mettre aux chroniques du Gaulois des progrès ou de la déca-
dence d’un salon, de sorte qu’un jour, à une répétition géné-
rale d’une pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus
élégantes au bénéfice d’une œuvre de charité, ce fut un vrai
coup de théâtre quand on vit dans la loge de face, qui était
celle de l’auteur, venir s’asseoir à côté de M me Swann,
Mme de Marsantes et celle qui par l’effacement progressif de
la duchesse de Guermantes (rassasiée d’honneurs, et s’an-
nihilant par moindre effort), était en train de devenir la
lionne, la reine du temps, la comtesse Molé. « Quand nous
ne nous doutions pas même qu’elle avait commencé à mon-
ter », se dit-on d’Odette au moment où on vit entrer la com-
tesse Molé dans la loge, « elle a franchi le dernier échelon. »
De sorte que Mme Swann pouvait croire que c’était par sno-
bisme que je me rapprochais de sa fille. Odette, malgré ses
brillantes amies, n’écouta pas moins la pièce avec une ex-
trême attention comme si elle eût été là seulement pour
l’entendre, de même que jadis elle traversait le Bois par hy-
giène et pour faire de l’exercice. Des hommes qui étaient ja-
dis moins empressés autour d’elle vinrent au balcon, déran-
geant tout le monde, se suspendre à sa main pour approcher
le cercle imposant dont elle était environnée. Elle, avec un
sourire plutôt encore d’amabilité que d’ironie, répondait pa-
tiemment à leurs questions, affectant plus de calme qu’on
n’aurait cru et qui était peut-être sincère, cette exhibition
n’étant que l’exhibition tardive d’une intimité habituelle et
discrètement cachée. Derrière ces trois dames attirant tous
les yeux était Bergotte entouré par le prince d’Agrigente, le

– 179 –
comte Louis de Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il est
aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçus
partout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation
que de recherches d’originalité, cette démonstration de leur
valeur qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par une maî-
tresse de maison réputée de haute intellectualité et auprès de
qui ils s’attendaient à rencontrer tous les auteurs drama-
tiques et tous les romanciers en vogue, était plus excitante et
vivante que ces soirées chez la princesse de Guermantes,
lesquelles, sans aucun programme et attrait nouveau, se suc-
cédaient depuis tant d’années, plus ou moins pareilles à celle
que nous avons si longuement décrite. Dans ce grand
monde-là, celui des Guermantes, d’où la curiosité se détour-
nait un peu, les modes intellectuelles nouvelles ne s’incar-
naient pas en divertissements à leur image, comme en ces
bluettes de Bergotte écrites pour Mme Swann, comme en ces
véritables séances de Salut Public (si le monde avait pu
s’intéresser à l’affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurin se réu-
nissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori.

Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un


oncle de Swann venait de laisser près de quatre-vingts mil-
lions à la jeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-
Germain commençait à penser à elle. Le revers de la mé-
daille était que Swann d’ailleurs mourant avait des opinions
dreyfusistes, mais cela même ne nuisait pas à sa femme et
même lui rendait service. Cela ne lui nuisait pas parce qu’on
disait : « Il est gâteux, idiot, on ne s’occupe pas de lui, il n’y a
que sa femme qui compte et elle est charmante. » Mais
même le dreyfusisme de Swann était utile à Odette. Livrée à
elle-même elle se fût peut-être laissée aller à faire aux
femmes chic des avances qui l’eussent perdue. Tandis que
les soirs où elle traînait son mari dîner dans le faubourg

– 180 –
Saint-Germain, Swann, restant farouchement dans son coin,
ne se gênait pas, s’il voyait Odette se faire présenter à
quelque dame nationaliste, de dire à haute voix : « Mais
voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de rester tran-
quille. Ce serait une platitude de votre part de vous faire pré-
senter à des antisémites. Je vous le défends. » Les gens du
monde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de
fierté ni à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois
ils voyaient quelqu’un qui se croyait « plus » qu’eux. On se
racontait ces grognements de Swann, et les cartes cornées
pleuvaient chez Odette. Quand celle-ci était en visite chez
Mme d’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de
curiosité. « Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie pré-
sentée, disait Mme d’Arpajon. Elle est très gentille. C’est Ma-
rie de Marsantes qui me l’a fait connaître. Mais non, au con-
traire, il paraît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus intelligente,
elle est charmante. Je désirais au contraire la rencontrer ;
dites-moi donc où elle demeure. » Mme d’Arpajon disait à
Mme Swann qu’elle s’était beaucoup amusée chez elle l’avant-
veille et avait lâché avec joie pour elle Mme de Saint-Euverte.
Et c’était vrai, car préférer Mme Swann c’était montrer qu’on
était intelligent, comme d’aller au concert au lieu d’aller à un
thé. Mais quand Mme de Saint-Euverte venait chez Mme d’Ar-
pajon en même temps qu’Odette, comme Mme de Saint-
Euverte était très snob et que Mme d’Arpajon tout en la trai-
tant d’assez haut tenait à ses réceptions, Mme d’Arpajon ne
présentait pas Odette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût
pas qui c’était. La marquise s’imaginait que ce devait être
quelque princesse qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût
jamais vue, prolongeait sa visite, répondait indirectement à
ce que disait Odette, mais Mme d’Arpajon restait de fer. Et
quand Mme de Saint-Euverte vaincue s’en allait : « Je ne vous
ai pas présentée, disait la maîtresse de maison à Odette,

– 181 –
parce qu’on n’aime pas beaucoup aller chez elle et elle invite
énormément ; vous n’auriez pas pu vous en dépêtrer. Oh !
cela ne fait rien », disait Odette avec un regret. Mais elle
gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chez Mme de Saint-
Euverte, ce qui dans une certaine mesure était vrai, et elle en
concluait qu’elle avait une situation très supérieure à
Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût une très
grande, et Odette encore aucune.

Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les


amies de Mme de Guermantes fussent liées avec Mme d’Ar-
pajon, quand celle-ci invitait Mme Swann, Odette disait d’un
air scrupuleux : « Je vais chez Mme d’Arpajon, mais vous al-
lez me trouver bien vieux jeu ; cela me choque, à cause de
Mme de Guermantes » (qu’elle ne connaissait pas du reste).
Les hommes distingués pensaient que le fait que Mme Swann
connût peu de gens du grand monde tenait à ce qu’elle de-
vait être une femme supérieure, probablement une grande
musicienne, et que ce serait une espèce de titre extra-
mondain, comme pour un duc d’être docteur ès sciences,
que d’aller chez elle. Les femmes complètement nulles
étaient attirées vers Odette par une raison contraire ; appre-
nant qu’elle allait au concert Colonne et se déclarait wagné-
rienne, elles en concluaient que ce devait être une « far-
ceuse », et elles étaient fort allumées par l’idée de la con-
naître. Mais peu assurées dans leur propre situation, elles
craignaient de se compromettre en public en ayant l’air liées
avec Odette et si dans un concert de charité elles aperce-
vaient Mme Swann, elles détournaient la tête, jugeant impos-
sible de saluer sous les yeux de Mme de Rochechouart une
femme qui était bien capable d’être allée à Bayreuth – ce qui
voulait dire faire les cent dix-neuf coups.

– 182 –
Chaque personne en visite chez une autre devenait diffé-
rente. Sans parler des métamorphoses merveilleuses qui
s’accomplissaient ainsi chez les fées, dans le salon de
Mme Swann, M. de Bréauté, soudain mis en valeur par l’ab-
sence des gens qui l’entouraient d’habitude, par l’air de satis-
faction qu’il avait de se trouver là aussi bien que si au lieu
d’aller à une fête il avait chaussé des besicles pour s’enfer-
mer à lire La Revue des Deux Mondes, par le rite mystérieux
qu’il avait l’air d’accomplir en venant voir Odette,
M. de Bréauté lui-même semblait un homme nouveau.
J’aurais beaucoup donné pour voir quelles altérations la du-
chesse de Montmorency-Luxembourg aurait subies dans ce
milieu nouveau. Mais elle était une des personnes à qui ja-
mais on ne pourrait présenter Odette. Mme de Montmorency,
beaucoup plus bienveillante pour Oriane que celle-ci n’était
pour elle, m’étonnait beaucoup en me disant à propos de
Mme de Guermantes : « Elle connaît des gens d’esprit, tout le
monde l’aime, je crois que si elle avait eu un peu plus
d’esprit de suite, elle serait arrivée à se faire un salon. La vé-
rité est qu’elle n’y tenait pas, elle a bien raison, elle est heu-
reuse comme cela, recherchée de tous. » Si Mme de Guer-
mantes n’avait pas un « salon », alors qu’est-ce que c’était
qu’un « salon » ? La stupéfaction où me jetèrent ces paroles
n’était pas plus grande que celle que je causai à
Mme de Guermantes en lui disant que j’aimais bien aller chez
Mme de Montmorency. Oriane la trouvait une vieille crétine.
« Encore moi, disait-elle, j’y suis forcée, c’est ma tante ; mais
vous ! Elle ne sait même pas attirer les gens agréables. »
Mme de Guermantes ne se rendait pas compte que les gens
agréables me laissaient froid, que quand elle me disait « sa-
lon Arpajon » je voyais un papillon jaune, et « salon Swann »
(Mme Swann était chez elle l’hiver de six à sept) un papillon
noir aux ailes feutrées de neige. Encore ce dernier salon, qui

– 183 –
n’en était pas un, elle le jugeait, bien qu’inaccessible pour
elle, excusable pour moi, à cause des « gens d’esprit ». Mais
Mme de Luxembourg ! Si j’eusse déjà « produit » quelque
chose qui eût été remarqué, elle eût conclu qu’une part de
snobisme peut s’allier au talent. Et je mis le comble à sa dé-
ception ; je lui avouai que je n’allais pas chez Mme de Mont-
morency (comme elle croyait) pour « prendre des notes » et
« faire une étude ». Mme de Guermantes ne se trompait du
reste pas plus que les romanciers mondains qui analysent
cruellement du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel,
mais ne se placent jamais à l’intérieur de celui-ci, à l’époque
où fleurit dans l’imagination tout un printemps social. Moi-
même, quand je voulus savoir quel si grand plaisir j’éprou-
vais à aller chez Mme de Montmorency, je fus un peu désap-
pointé. Elle habitait, dans le faubourg Saint-Germain, une
vieille demeure remplie de pavillons que séparaient de petits
jardins. Sous la voûte, une statuette, qu’on disait de Falco-
net, représentait une source d’où, du reste, une humidité
perpétuelle suintait. Un peu plus loin la concierge, toujours
les yeux rouges, soit chagrin, soit neurasthénie, soit mi-
graine, soit rhume, ne vous répondait jamais, vous faisait un
geste vague indiquant que la duchesse était là et laissait
tomber de ses paupières quelques gouttes au-dessus d’un bol
rempli de « ne m’oubliez pas ». Le plaisir que j’avais à voir la
statuette, parce qu’elle me faisait penser à un petit jardinier
en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray, n’était rien
auprès de celui que me causaient le grand escalier humide et
sonore, plein d’échos, comme celui de certains établisse-
ments de bains d’autrefois, aux vases remplis de cinéraires –
bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout le tintement de
la sonnette, qui était exactement celui de la chambre
d’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon enthou-
siasme mais me semblait trop humble pour que je le pusse

– 184 –
expliquer à Mme de Montmorency, de sorte que cette dame
me voyait toujours dans un ravissement dont elle ne devina
jamais la cause.

LES INTERMITTENCES DU CŒUR

Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la


première. Le directeur était venu en personne m’attendre à
Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle ti-
trée, ce qui me fit craindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que
j’eusse compris que dans l’obscurité de sa mémoire gramma-
ticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste au fur et
à mesure qu’il apprenait de nouvelles langues, il parlait plus
mal les anciennes. Il m’annonça qu’il m’avait logé tout en
haut de l’hôtel. « J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un
manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une
chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au
bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-
dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan).
Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu’elles ne
battent pas. Là-dessus je suis intolérable » (ces mots n’ex-
primant pas sa pensée, laquelle était qu’on le trouverait tou-
jours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses
valets d’étage). Les chambres étaient d’ailleurs celles du
premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas mais j’avais mon-
té dans l’estime du directeur. Je pourrais faire faire du feu si
cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins j’étais parti dès
Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le
plafond. « Surtout attendez toujours pour rallumer une flam-
bée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car
l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la chemi-

– 185 –
née, d’autant plus que pour égayer un peu j’ai fait placer des-
sus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourrait
abîmer. »
Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâton-
nier de Cherbourg : « C’était un vieux routinier », dit-il (pro-
bablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin
avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de
débauches. « Déjà depuis quelque temps je remarquais
qu’après le dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute
pour s’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement
changé que si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir il
était à peine reconnaissant » (pour reconnaissable sans
doute).
Compensation heureuse, le premier président de Caen
venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Lé-
gion d’honneur. « Sûr et certain qu’il a des capacités mais
paraît qu’on la lui a donnée surtout à cause de sa grande im-
puissance. » On revenait du reste sur cette décoration dans
L’Écho de Paris de la veille, dont le directeur n’avait encore lu
que « le premier paraphe » (pour paragraphe). La politique
de M. Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste
qu’ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de
l’Allemagne » (sous la coupe). Comme ce genre de sujet trai-
té par un hôtelier me paraissait ennuyeux, je cessai d’écou-
ter. Je pensais aux images qui m’avaient décidé de retourner
à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d’autrefois,
la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la
première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me
décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbi-
traires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que
l’imagination avait formées et la réalité détruites. Il n’y a pas
de raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel possède

– 186 –
plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis
une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, détester
même les désirs à cause desquels nous étions partis.
Ceux qui m’avaient fait partir pour Balbec tenaient en
partie à ce que les Verdurin (des invitations de qui je n’avais
jamais profité, et qui seraient certainement heureux de me
recevoir, si j’allais à la campagne m’excuser de n’avoir ja-
mais pu leur faire une visite à Paris), sachant que plusieurs
fidèles passeraient les vacances sur cette côte, et ayant à
cause de cela loué pour toute la saison un des châteaux de
M. de Cambremer (La Raspelière), y avaient invité
Mme Putbus. Le soir où je l’avais appris (à Paris), j’envoyai,
en véritable fou, notre jeune valet de pied s’informer si cette
dame emmènerait à Balbec sa camériste. Il était onze heures
du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et par miracle
n’envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler la
police, se contenta de le recevoir très mal, tout en lui four-
nissant le renseignement désiré. Il dit qu’en effet la première
femme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d’abord
aux eaux en Allemagne, puis à Biarritz, et pour finir, chez
Mme Verdurin. Dès lors j’avais été tranquille et content
d’avoir ce pain sur la planche. J’avais pu me dispenser de
ces poursuites dans les rues où j’étais dépourvu auprès des
beautés rencontrées de cette lettre d’introduction que serait
auprès du « Giorgione » d’avoir dîné le soir même, chez les
Verdurin, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-être
meilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais
non seulement les bourgeois locataires de La Raspelière mais
ses propriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me
recommander à distance à la femme de chambre (celle-ci
ignorant le nom de Robert), avait écrit pour moi une lettre
chaleureuse aux Cambremer. Il pensait qu’en dehors de
toute l’utilité dont ils me pourraient être, Mme de Cambre-
– 187 –
mer, la belle-fille née Legrandin, m’intéresserait en causant
avec moi. « C’est une femme intelligente », m’avait-il assuré.
« Jusqu’à un certain point, naturellement. Elle ne te dira pas
des choses définitives » (les choses « définitives » avaient été
substituées aux choses « sublimes » par Robert qui modifiait,
tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions
favorites tout en conservant les principales), « mais c’est une
nature, elle a une personnalité, de l’intuition, elle jette à pro-
pos la parole qu’il faut. De temps en temps elle est éner-
vante, elle lance des bêtises pour “faire gratin”, ce qui est
d’autant plus ridicule que rien n’est moins élégant que les
Cambremer, elle n’est pas toujours à la page, mais, somme
toute, elle est encore dans les personnes les plus suppor-
tables à fréquenter. »

Aussitôt que la recommandation de Robert leur était


parvenue, les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait dési-
rer d’être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit re-
connaissance de ce qu’il avait été pour un de leurs neveux à
Doncières, et plus probablement surtout par bonté et tradi-
tions hospitalières, avaient écrit de longues lettres deman-
dant que j’habitasse chez eux, et si je préférais être plus in-
dépendant, s’offrant à me chercher un logis. Quand Saint-
Loup leur eut objecté que j’habiterais le Grand-Hôtel de Bal-
bec, ils répondirent que, du moins, ils attendaient une visite
dès mon arrivée et si elle tardait trop, ne manqueraient pas
de venir me relancer pour m’inviter à leurs garden-parties.

Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la


femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec ; elle
n’y serait pas pour moi comme la paysanne que seul sur la
route de Méséglise, j’avais si souvent appelée en vain, de
toute la force de mon désir.

– 188 –
Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à ex-
traire d’une femme comme la racine carrée de son inconnu,
lequel ne résistait pas souvent à une simple présentation. Du
moins à Balbec où je n’étais pas allé depuis longtemps,
j’aurais cet avantage, à défaut du rapport nécessaire qui
n’existait pas entre le pays et cette femme, que le sentiment
de la réalité n’y serait pas supprimé pour moi par l’habitude
comme à Paris où, soit dans ma propre maison, soit dans
une chambre connue, le plaisir auprès d’une femme ne pou-
vait pas me donner un instant l’illusion, au milieu des choses
quotidiennes, qu’il m’ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car
si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de
connaître la première dont elle n’a ni les cruautés ni les en-
chantements.) Or cette illusion, je l’aurais peut-être dans un
pays nouveau où renaît la sensibilité, devant un rayon de so-
leil, et où justement achèverait de m’exalter la femme de
chambre que je désirais : or on verra les circonstances faire
non seulement que cette femme ne vint pas à Balbec, mais
que je ne redoutai rien tant qu’elle y pût venir, de sorte que
ce but principal de mon voyage ne fut ni atteint ni même
poursuivi. Certes Mme Putbus ne devait pas aller aussi tôt
dans la saison chez les Verdurin ; mais ces plaisirs qu’on a
choisis peuvent être lointains si leur venue est assurée et que
dans leur attente on puisse se livrer d’ici là à la paresse de
chercher à plaire et à l’impuissance d’aimer. Au reste, à Bal-
bec, je n’allais pas dans un esprit aussi peu pratique que la
première fois ; il y a toujours moins d’égoïsme dans l’imagi-
nation pure que dans le souvenir ; et je savais que j’allais
précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnent
les belles inconnues ; une plage n’en offre pas moins qu’un
bal, et je pensais d’avance aux promenades devant l’hôtel,
sur la digue, avec ce même genre de plaisir que Mme de Guer-
mantes m’aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dans

– 189 –
des dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom
pour leurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez
qui l’on dansait. Faire des connaissances féminines à Balbec
me serait aussi facile que cela m’avait été malaisé autrefois,
car j’y avais maintenant autant de relations et d’appuis que
j’en étais dénué à mon premier voyage.
Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur dont je
n’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant de
sujet, il me dit la joie du premier président en apprenant mon
arrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le soir
même. La pensée de cette visite m’effraya si fort, car je
commençais à me sentir fatigué, que je le priai d’y mettre
obstacle (ce qu’il me promit) et pour plus de sûreté de faire,
pour le premier soir, monter la garde à mon étage par ses
employés. Il ne paraissait pas les aimer beaucoup. « Je suis
tout le temps obligé de courir après eux parce qu’ils man-
quent trop d’inertie. Si je n’étais pas là ils ne bougeraient
pas. Je mettrai le liftier de planton à votre porte. » Je de-
mandai s’il était enfin « chef des chasseurs ». « Il n’est pas
encore assez vieux dans la maison, me répondit-il. Il a des
camarades plus âgés que lui, cela ferait crier. En toutes
choses il faut des granulations. Je reconnais qu’il a une
bonne aptitude (pour attitude) devant son ascenseur. Mais
c’est encore un peu jeune pour des situations pareilles. Avec
d’autres qui sont trop anciens, cela ferait contraste. Ça
manque un peu de sérieux, ce qui est la qualité primitive
(sans doute la qualité primordiale, la qualité la plus impor-
tante). Il faut qu’il ait un peu plus de plomb dans l’aile (mon
interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste il n’a qu’à se
fier à moi. Je m’y connais. Avant de prendre mes galons
comme directeur du Grand-Hôtel, j’ai fait mes premières
armes sous M. Paillard. » Cette comparaison m’impressionna
et je remerciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’à
– 190 –
Pont-à-Couleuvre. « Oh ! de rien. Cela ne m’a fait perdre
qu’un temps infini » (pour infime). Du reste nous étions arri-
vés.
Bouleversement de toute ma personne. Dès la première
nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâ-
chant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur
et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché
le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie
d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouè-
rent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à
mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme,
c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un mo-
ment de détresse et de solitude identiques, dans un moment
où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait ren-
du à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant
qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais
d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le
visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle
qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée ; le visage de ma
grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et repro-
ché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais
de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois de-
puis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je re-
trouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité
vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a
pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui
ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de
grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me
précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une
année après son enterrement, à cause de cet anachronisme
qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider
avec celui des sentiments – que je venais d’apprendre qu’elle
était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là
– 191 –
et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées
de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais
rien eu qui ressemblât à ma grand-mère, parce que, dans ma
légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir
malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenir
de ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous la
considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fic-
tive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt
les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse
d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de
l’imagination, et pour moi par exemple, tout autant que de
l’ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves,
du souvenir vrai de ma grand-mère. Car aux troubles de la
mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans
doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un
vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à
supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées,
toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre posses-
sion. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échap-
pent ou reviennent. En tous cas si elles restent en nous, c’est
la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne
sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles
sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui ex-
cluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais
si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi,
elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui
leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les
vécut. Or comme celui que je venais subitement de redevenir
n’avait pas existé depuis ce soir lointain où ma grand-mère
m’avait déshabillé à mon arrivée à Balbec, ce fut tout natu-
rellement, non pas après la journée actuelle que ce moi igno-
rait, mais – comme s’il y avait dans le temps des séries diffé-
rentes et parallèles – sans solution de continuité, tout de

– 192 –
suite après le premier soir d’autrefois, que j’adhérai à la mi-
nute où ma grand-mère s’était penchée vers moi. Le moi que
j’étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nou-
veau si près de moi qu’il me semblait encore entendre les pa-
roles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient
pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé
croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui
s’enfuit. Je n’étais plus que cet être qui cherchait à se réfu-
gier dans les bras de sa grand-mère, à effacer les traces de
ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j’aurais eu
à me figurer, quand j’étais tel ou tel de ceux qui s’étaient
succédé en moi depuis quelque temps, autant de difficulté
que maintenant il m’eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs,
pour ressentir les désirs et les joies de l’un de ceux que, pour
un temps du moins, je n’étais plus. Je me rappelais comme,
une heure avant le moment où ma grand-mère s’était pen-
chée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, er-
rant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier,
j’avais cru que je ne pourrais jamais dans le besoin que
j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore
passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renais-
sait, je savais que je pouvais attendre des heures après des
heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne fai-
sais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant
pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur
à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais
perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais
comprendre et je m’exerçais à subir la souffrance de cette
contradiction : d’une part, une existence, une tendresse, sur-
vivantes en moi telles que je les avais connues, c’est-à-dire
faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi
son complément, son but, sa constante direction, que le gé-
nie de grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister

– 193 –
depuis le commencement du monde n’eussent pas valu pour
ma grand-mère un seul de mes défauts ; et d’autre part, aus-
sitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité, la
sentir traversée par la certitude, s’élançant comme une dou-
leur physique à répétition, d’un néant qui avait effacé mon
image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence,
aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait
de ma grand-mère, au moment où je la retrouvais comme
dans un miroir, une simple étrangère qu’un hasard a fait pas-
ser quelques années auprès de moi, comme cela aurait pu
être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et après, je
n’étais rien, je ne serais rien.
Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque
temps, le seul qu’il m’eût été possible de goûter en ce mo-
ment c’eût été, retouchant le passé, de diminuer les douleurs
que ma grand-mère avait autrefois ressenties. Or, je ne me la
rappelais pas seulement dans cette robe de chambre, vête-
ment approprié, au point d’en devenir presque symbolique,
aux fatigues, malsaines sans doute, mais douces aussi,
qu’elle prenait pour moi ; peu à peu voici que je me souve-
nais de toutes les occasions que j’avais saisies, en lui laissant
voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, de lui faire
une peine que je m’imaginais ensuite effacée par mes baisers
comme si ma tendresse eût été aussi capable que mon bon-
heur de faire le sien ; et pis que cela, moi qui ne concevais
plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouver ré-
pandu dans mon souvenir sur les plans de ce visage modelés
et inclinés par la tendresse, j’avais mis autrefois une rage in-
sensée à chercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs,
tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie de grand-
mère et où ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilité
presque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à poser,
avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant,
– 194 –
je m’étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés
et blessants, qui, je l’avais senti à une contraction de son vi-
sage, avaient porté, l’avaient atteinte ; c’était moi qu’ils dé-
chiraient maintenant qu’était impossible à jamais la consola-
tion de mille baisers.
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction
de sa figure, et cette souffrance de son cœur ou plutôt du
mien ; car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est
nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous
nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur
avons assenés. Ces douleurs, si cruelles qu’elles fussent, je
m’y attachais de toutes mes forces, car je sentais bien
qu’elles étaient l’effet du souvenir de ma grand-mère, la
preuve que ce souvenir que j’avais était bien présent en moi.
Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la dou-
leur et j’aurais voulu que s’enfonçassent plus solidement en-
core en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je ne cher-
chais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, à
feindre que ma grand-mère ne fût qu’absente et momenta-
nément invisible, en adressant à sa photographie (celle que
Saint-Loup avait faite et que j’avais avec moi) des paroles et
des prières comme à un être séparé de nous mais qui, resté
individuel, nous connaît et nous reste relié par une indisso-
luble harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas seu-
lement à souffrir, mais à respecter l’originalité de ma souf-
france telle que je l’avais subie tout d’un coup sans le vou-
loir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à
chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la
survivance et du néant entrecroisés en moi. Cette impression
douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais,
non certes pas si j’en dégagerais un peu de vérité un jour,
mais que si ce peu de vérité je pouvais jamais l’extraire, ce
ne pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui
– 195 –
n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni infléchie ni at-
ténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la
brusque révélation de la mort, avait comme la foudre creu-
sée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain,
comme un double et mystérieux sillon. (Quant à l’oubli de
ma grand-mère où j’avais vécu jusqu’ici, je ne pouvais même
pas songer à m’attacher à lui pour en tirer de la vérité ;
puisqu’en lui-même il n’était rien qu’une négation, l’affaiblis-
sement de la pensée incapable de recréer un moment réel de
la vie et obligée de lui substituer des images convention-
nelles et indifférentes.) Peut-être pourtant l’instinct de con-
servation, l’ingéniosité de l’intelligence à nous préserver de
la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines en-
core fumantes, à poser les premières assises de son œuvre
utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler
tels et tels jugements de l’être chéri, de me les rappeler
comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle exis-
tait, comme si je continuais d’exister pour elle. Mais dès que
je fus arrivé à m’endormir, à cette heure, plus véridique, où
mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du
sommeil (sur le seuil duquel l’intelligence et la volonté mo-
mentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la
cruauté de mes impressions véritables) refléta, réfracta la
douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la
profondeur organique et devenue translucide des viscères
mystérieusement éclairés. Monde du sommeil où la connais-
sance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos
organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration,
parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords,
agit avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée
dans nos veines ; dès que pour y parcourir les artères de la
cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots
noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux

– 196 –
sextuples replis, de grandes figures solennelles nous appa-
raissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en
larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand-mère dès que
j’eus abordé sous les porches sombres ; je savais pourtant
qu’elle existait encore, mais d’une vie diminuée, aussi pâle
que celle du souvenir ; l’obscurité grandissait, et le vent ;
mon père n’arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout
d’un coup la respiration me manqua, je sentis mon cœur
comme durci, je venais de me rappeler que depuis de
longues semaines j’avais oublié d’écrire à ma grand-mère.
Que devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu, me disais-je,
comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre
qu’on a louée pour elle, aussi petite que pour une ancienne
domestique, où elle est toute seule avec la garde qu’on a pla-
cée pour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle est
toujours un peu paralysée et n’a pas voulu une seule fois se
lever ! Elle doit croire que je l’oublie depuis qu’elle est morte,
comme elle doit se sentir seule et abandonnée ! Oh ! il faut
que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, je
ne peux pas attendre que mon père arrive, mais où est-ce ?
comment ai-je pu oublier l’adresse ? pourvu qu’elle me re-
connaisse encore ! Comment ai-je pu l’oublier pendant des
mois ? » Il fait noir, je ne trouverai pas, le vent m’empêche
d’avancer ; mais voici mon père qui se promène devant moi ;
je lui crie : « Où est grand-mère ? dis-moi l’adresse. Est-elle
bien ? Est-ce bien sûr qu’elle ne manque de rien ? – Mais
non, me dit mon père, tu peux être tranquille. Sa garde est
une personne ordonnée. On envoie de temps en temps une
toute petite somme pour qu’on puisse lui acheter le peu qui
lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es de-
venu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a pa-
ru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus me rap-
peler qu’un peu après sa mort, ma grand-mère m’avait dit en

– 197 –
sanglotant d’un air humble, comme une vieille servante
chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de
te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop
d’années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils
et que les grands-mères n’oublient pas. » En revoyant le vi-
sage si soumis, si malheureux, si doux qu’elle avait, je vou-
lais courir immédiatement et lui dire ce que j’aurais dû lui
répondre alors : « Mais, grand-mère, tu me verras autant que
tu voudras, je n’ai que toi au monde, je ne te quitterai plus
jamais. » Comme mon silence a dû la faire sangloter depuis
tant de mois que je n’ai été là où elle est couchée ! Qu’a-t-
elle pu se dire ? Et c’est en sanglotant que moi aussi je dis à
mon père : « Vite, vite, son adresse, conduis-moi. » Mais lui :
« C’est que… je ne sais si tu pourras la voir. Et puis, tu sais,
elle est très faible, très faible, elle n’est plus elle-même, je
crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le
numéro exact de l’avenue. – Mais dis-moi, toi qui sais, ce
n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas vrai
tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand-mère
existe encore. » Mon père sourit tristement : « Oh ! bien peu,
tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n’y pas aller.
Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. –
Mais elle est souvent seule ? – Oui, mais cela vaut mieux
pour elle. Il vaut mieux qu’elle ne pense pas, cela ne pourrait
que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine de pen-
ser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai
l’indication précise pour que tu puisses y aller ; je ne vois pas
ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la
laisserait voir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours
près d’elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette. » Mais
déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres,
j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants ;
aussi si je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs, cerfs »,

– 198 –
la suite de ces mots ne m’offrait plus le sens limpide et la lo-
gique qu’ils exprimaient si naturellement pour moi il y a un
instant encore et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne
comprenais plus même pourquoi le mot Aias, que m’avait dit
tout à l’heure mon père, avait immédiatement signifié :
« Prends garde d’avoir froid », sans aucun doute possible.
J’avais oublié de fermer les volets et sans doute le grand jour
m’avait éveillé. Mais je ne pus supporter d’avoir sous les
yeux ces flots de la mer que ma grand-mère pouvait autrefois
contempler pendant des heures ; l’image nouvelle de leur
beauté indifférente se complétait aussitôt par l’idée qu’elle
ne les voyait pas ; j’aurais voulu boucher mes oreilles à leur
bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage
creusait un vide dans mon cœur ; tout semblait me dire
comme ces allées et ces pelouses d’un jardin public où je
l’avais autrefois perdue, quand j’étais tout enfant : « Nous ne
l’avons pas vue », et sous la rotondité du ciel pâle et divin je
me sentais oppressé comme sous une immense cloche
bleuâtre fermant un horizon où ma grand-mère n’était pas.
Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais
hélas ! ce qui était contre moi c’était cette cloison qui servait
jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui,
aussi docile qu’un violon à rendre toutes les nuances d’un
sentiment, disait si exactement à ma grand-mère ma crainte
à la fois de la réveiller, et si elle était éveillée déjà, de n’être
pas entendu d’elle et qu’elle n’osât bouger, puis aussitôt
comme la réplique d’un second instrument, m’annonçant sa
venue et m’invitant au calme. Je n’osais pas approcher de
cette cloison plus que d’un piano où ma grand-mère aurait
joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je
pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne
pourrait plus la réveiller, que je n’entendrais aucune réponse,
que ma grand-mère ne viendrait plus. Et je ne demandais

– 199 –
rien de plus à Dieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir
frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma
grand-mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répon-
drait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t’agite
pas, petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je
vais venir », et qu’il me laissât rester avec elle toute l’éter-
nité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.
Le directeur vint me demander si je ne voulais pas des-
cendre. À tout hasard il avait veillé à mon « placement »
dans la salle à manger. Comme il ne m’avait pas vu, il avait
craint que je ne fusse repris de mes étouffements d’autrefois.
Il espérait que ce ne serait qu’un tout petit « maux de gorge »
et m’assura avoir entendu dire qu’on les calmait à l’aide de
ce qu’il appelait : le « calyptus ».
Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle n’avait pas dû
venir à Balbec cette année mais ayant changé de projets, elle
était depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix mi-
nutes par le tram, à une station voisine. Craignant que je ne
fusse fatigué par le voyage elle s’était abstenue pour le pre-
mier soir, mais me faisait demander quand je pourrais la re-
cevoir. Je m’informai si elle était venue elle-même, non pour
la voir, mais pour m’arranger à ne pas la voir. « Mais oui, me
répondit le directeur. Mais elle voudrait que ce soit le plus
tôt possible, à moins que vous n’ayez pas de raisons tout à
fait nécessiteuses. Vous voyez, conclut-il, que tout le monde
ici vous désire, en définitif. » Mais moi, je ne voulais voir
personne.
Et pourtant la veille à l’arrivée, je m’étais senti repris par
le charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift si-
lencieux, cette fois par respect, non par dédain, et rouge de
plaisir, avait mis en marche l’ascenseur. M’élevant le long de

– 200 –
la colonne montante, j’avais retraversé ce qui avait été autre-
fois pour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où quand on ar-
rive, touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué
qui rentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend
dîner, chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement
délinéamentés, et la jeune fille venue d’Amérique avec sa
dame de compagnie et qui descend dîner, jettent sur vous un
regard où l’on ne lit rien de ce qu’on aurait voulu. Cette fois-
ci au contraire j’avais éprouvé le plaisir trop reposant de
faire la montée d’un hôtel connu, où je me sentais chez moi,
où j’avais accompli une fois de plus cette opération toujours
à recommencer, plus longue, plus difficile que le retourne-
ment de la paupière, et qui consiste à poser sur les choses
l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nous ef-
frayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me doutant
pas du brusque changement d’âme qui m’attendait, aller tou-
jours dans d’autres hôtels où je dînerais pour la première
fois, où l’habitude n’aurait pas encore tué à chaque étage,
devant chaque porte, le dragon terrifiant qui semblait veiller
sur une existence enchantée, où j’aurais à approcher de ces
femmes inconnues que les palaces, les casinos, les plages ne
font, à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre
en commun ?
J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux
premier président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour le
premier jour, des vagues, les chaînes de montagnes d’azur de
la mer, ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa ma-
jesté négligente – rien qu’à sentir pour la première fois de-
puis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spé-
ciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel – laquelle
semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour
passé, flottait entre eux comme le charme réel d’une vie par-
ticulière où l’on ne rentre que pour changer de cravate. Les
– 201 –
draps du lit, trop fins, trop légers, trop vastes, impossibles à
border, à faire tenir, et qui restaient soufflés autour des cou-
vertures en volutes mouvantes, m’eussent attristé autrefois.
Ils bercèrent seulement sur la rondeur incommode et bom-
bée de leurs voiles, le soleil glorieux et plein d’espérances du
premier matin. Mais celui-ci n’eut pas le temps de paraître.
Dans la nuit même l’atroce et divine présence avait ressusci-
té. Je priai le directeur de s’en aller, de demander que per-
sonne n’entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussai
son offre de faire chercher chez le pharmacien l’excellente
drogue. Il fut ravi de mon refus car il craignait que des
clients ne fussent incommodés par l’odeur du « calyptus ».
Ce qui me valut ce compliment : « Vous êtes dans le mou-
vement » (il voulait dire : « dans le vrai »), et cette recom-
mandation : « Faites attention de ne pas vous salir à la porte,
car, rapport aux serrures, je l’ai faite “induire” d’huile ; si un
employé se permettait de frapper à votre chambre, il serait
“roulé” de coups. Et qu’on se le tienne pour dit, car je n’aime
pas les “répétitions” (évidemment cela signifiait : je n’aime
pas répéter deux fois les choses). Seulement, est-ce que vous
ne voulez pas pour vous remonter un peu du vin vieux dont
j’ai en bas une bourrique (sans doute pour barrique) ? Je ne
vous l’apporterai pas sur un plat d’argent comme la tête de
Ionathan et je vous préviens que ce n’est pas du château-
lafite, mais c’est à peu près équivoque (pour équivalent). Et
comme c’est léger, on pourrait vous faire frire une petite
sole. » Je refusai le tout, mais fus surpris d’entendre le nom
du poisson (la sole) être prononcé comme l’arbre « le saule »,
par un homme qui avait dû en commander tant dans sa vie.
Malgré les promesses du directeur on m’apporta un peu
plus tard la carte cornée de la marquise de Cambremer. Ve-
nue pour me voir, la vieille dame avait fait demander si
j’étais là, et quand elle avait appris que mon arrivée datait
– 202 –
seulement de la veille, et que j’étais souffrant, elle n’avait
pas insisté, et (non sans s’arrêter sans doute devant le phar-
macien ou la mercière, chez lesquels le valet de pied, sautant
du siège, entrait payer quelque note ou faire des provisions)
la marquise était repartie pour Féterne, dans sa vieille ca-
lèche à huit ressorts attelée de deux chevaux. Assez souvent
d’ailleurs, on entendait le roulement et on admirait l’apparat
de celle-ci dans les rues de Balbec et de quelques autres pe-
tites localités de la côte, situées entre Balbec et Féterne. Non
pas que ces arrêts chez des fournisseurs fussent le but de ces
randonnées. Il était au contraire quelque goûter, ou garden-
party, chez un hobereau ou un bourgeois fort indignes de la
marquise. Mais celle-ci, quoique dominant de très haut, par
sa naissance et sa fortune, la petite noblesse des environs,
avait dans sa bonté et sa simplicité parfaites, tellement peur
de décevoir quelqu’un qui l’avait invitée qu’elle se rendait
aux plus insignifiantes réunions mondaines du voisinage.
Certes, plutôt que de faire tant de chemin pour venir en-
tendre, dans la chaleur d’un petit salon étouffant, une chan-
teuse généralement sans talent et qu’en sa qualité de grande
dame de la région et de musicienne renommée il lui faudrait
ensuite féliciter avec exagération, Mme de Cambremer eût
préféré aller se promener ou rester dans ses merveilleux jar-
dins de Féterne au bas desquels le flot assoupi d’une petite
baie vient mourir au milieu des fleurs. Mais elle savait que sa
venue probable avait été annoncée par le maître de maison,
que ce fût un noble ou un franc-bourgeois de Maineville-la-
Teinturière ou de Chattoncourt-l’Orgueilleux. Or, si Mme de
Cambremer était sortie ce jour-là sans faire acte de présence
à la fête, tel ou tel des invités venu d’une des petites plages
qui longent la mer avait pu entendre et voir la calèche de la
marquise, ce qui eût ôté l’excuse de n’avoir pu quitter Fé-
terne. D’autre part, ces maîtres de maison avaient beau avoir

– 203 –
vu souvent Mme de Cambremer se rendre à des concerts
donnés chez des gens où ils considéraient que ce n’était pas
sa place d’être, la petite diminution qui à leurs yeux était de
ce fait infligée à la situation de la trop bonne marquise, dis-
paraissait aussitôt que c’était eux qui recevaient, et c’est
avec fièvre qu’ils se demandaient s’ils l’auraient ou non à
leur petit goûter. Quel soulagement à des inquiétudes ressen-
ties depuis plusieurs jours, si après le premier morceau chan-
té par la fille des maîtres de la maison ou par quelque ama-
teur en villégiature, un invité annonçait (signe infaillible que
la marquise allait venir à la matinée) avoir vu les chevaux de
la fameuse calèche arrêtés devant l’horloger ou le droguiste !
Alors Mme de Cambremer (qui en effet n’allait pas tarder à
entrer suivie de sa belle-fille, des invités en ce moment à
demeure chez elle, et qu’elle avait demandé la permission,
accordée avec quelle joie, d’amener) reprenait tout son lustre
aux yeux des maîtres de maison, pour lesquels la récom-
pense de sa venue espérée avait peut-être été la cause dé-
terminante et inavouée de la décision qu’ils avaient prise il y
a un mois : s’infliger les tracas et faire les frais de donner une
matinée. Voyant la marquise présente à leur goûter, ils se
rappelaient non plus sa complaisance à se rendre à ceux de
voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté de sa famille, le luxe
de son château, l’impolitesse de sa belle-fille née Legrandin
qui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de
la belle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain du
Gaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes en famille,
toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de Bretagne
où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on ne s’est
séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison
de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le
journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y fi-
gurer, et craignant de n’avoir eu Mme de Cambremer que

– 204 –
pour leurs seuls invités et non pour la multitude des lecteurs.
Enfin le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnelle-
ment brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits
concerts d’après-midi, etc. » Dieu merci, le nom de Mme de
Cambremer avait été bien orthographié et « cité au hasard »,
mais en tête. Il ne restait plus qu’à paraître ennuyé de cette
indiscrétion des journaux qui pouvait amener des brouilles
avec les personnes qu’on n’avait pu inviter, et à demander
hypocritement, devant Mme de Cambremer, qui avait pu
avoir la perfidie d’envoyer cet écho dont la marquise, bien-
veillante et grande dame, disait : « Je comprends que cela
vous ennuie mais pour moi je n’ai été que très heureuse
qu’on me sût chez vous. »
Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avait
griffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et
certes il y a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine
que je fusse, c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goû-
ter transplantée dans ces jardins où poussaient en pleine
terre, grâce à l’exposition de Féterne, les figuiers, les pal-
miers, les plants de rosiers, jusque dans la mer souvent d’un
calme et d’un bleu méditerranéens et sur laquelle le petit
yacht des propriétaires allait, avant le commencement de la
fête, chercher dans les plages de l’autre côté de la baie, les
invités les plus importants, servait, avec ses vélums tendus
contre le soleil, quand tout le monde était arrivé, de salle à
manger pour goûter, et repartait le soir reconduire ceux qu’il
avait amenés. Luxe charmant, mais si coûteux que c’était en
partie afin de parer aux dépenses qu’il entraînait que
Mme de Cambremer avait cherché à augmenter ses revenus
de différentes façons, et notamment en louant, pour la pre-
mière fois, une de ses propriétés, fort différente de Féterne :
La Raspelière. Oui, il y a deux jours, combien une telle mati-
née, peuplée de petits nobles inconnus, dans un cadre nou-
– 205 –
veau, m’eût changé de la « haute vie » parisienne ! Mais
maintenant les plaisirs n’avaient plus aucun sens pour moi.
J’écrivis donc à M me de Cambremer pour m’excuser, de
même qu’une heure avant j’avais fait congédier Albertine : le
chagrin avait aboli en moi la possibilité du désir aussi com-
plètement qu’une forte fièvre coupe l’appétit. Ma mère de-
vait arriver le lendemain. Il me semblait que j’étais moins in-
digne de vivre auprès d’elle, que je la comprendrais mieux,
maintenant que toute une vie étrangère et dégradante avait
fait place à la remontée des souvenirs déchirants qui cei-
gnaient et ennoblissaient mon âme comme la sienne de leur
couronne d’épines. Je le croyais ; en réalité il y a bien loin
des chagrins véritables comme était celui de maman – qui
vous ôtent littéralement la vie pour bien longtemps, quelque-
fois pour toujours, dès qu’on a perdu l’être qu’on aime – à
ces autres chagrins, passagers malgré tout comme devait
être le mien, qui s’en vont vite comme ils sont venus tard,
qu’on ne connaît que longtemps après l’événement parce
qu’on a eu besoin pour les ressentir de le « comprendre » ;
chagrins comme tant de gens en éprouvent et dont celui qui
était actuellement ma torture ne se différenciait que par cette
modalité du souvenir involontaire.
Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère,
je devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce
récit, mais ce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le fi-
gurais. Néanmoins comme un récitant qui devrait connaître
son rôle et être à sa place depuis bien longtemps mais qui est
arrivé seulement à la dernière seconde et n’ayant lu qu’une
fois ce qu’il a à dire, sait dissimuler assez habilement quand
vient le moment où il doit donner la réplique, pour que per-
sonne ne puisse s’apercevoir de son retard, mon chagrin tout
nouveau me permit quand ma mère arriva, de lui parler
comme s’il avait toujours été le même. Elle crut seulement
– 206 –
que la vue de ces lieux où j’avais été avec ma grand-mère (et
ce n’était d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour la première
fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’était rien à
côté de la sienne, mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendis
compte avec épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour la
première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce
qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis
la mort de ma grand-mère, était arrêté sur cette incompré-
hensible contradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs,
quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce
pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui
s’était accomplie en elle. Ce n’est pas assez de dire qu’elle
avait perdu toute gaieté ; fondue, figée en une sorte d’image
implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouve-
ment trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence
douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la
vis entrer dans son manteau de crêpe, je m’aperçus – ce qui
m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère que
j’avais sous les yeux, mais ma grand-mère. Comme dans les
familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son
titre et de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince
des Laumes, devient roi de France, duc de La Trémoïlle, duc
de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre
ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui de-
vient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie
interrompue. Peut-être le grand chagrin qui suit chez une
fille telle qu’était maman, la mort de sa mère, ne fait-il que
briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et
l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui, sans cette
crise qui fait brûler les étapes et sauter d’un seul coup des
périodes, ne fût survenu que plus lentement. Peut-être dans
le regret de celle qui n’est plus y a-t-il une espèce de sugges-
tion qui finit par amener sur nos traits des similitudes que

– 207 –
nous avions d’ailleurs en puissance, et y a-t-il surtout arrêt
de notre activité plus particulièrement individuelle (chez ma
mère, de son bon sens, de la gaieté moqueuse qu’elle tenait
de son père), que nous ne craignions pas, tant que vivait
l’être bien-aimé, d’exercer, fût-ce à ses dépens, et qui con-
trebalançait le caractère que nous tenions exclusivement de
lui. Une fois qu’elle est morte, nous aurions scrupule à être
autre, nous n’admirons plus que ce qu’elle était, ce que nous
étions déjà, mais mêlé à autre chose, et ce que nous allons
être désormais uniquement. C’est dans ce sens-là (et non
dans celui si vague, si faux où on l’entend généralement)
qu’on peut dire que la mort n’est pas inutile, que le mort con-
tinue à agir sur nous. Il agit même plus qu’un vivant parce
que, la véritable réalité n’étant dégagée que par l’esprit,
étant l’objet d’une opération spirituelle, nous ne connaissons
vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la
pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours… Enfin
dans ce culte du regret pour nos morts, nous vouons une ido-
lâtrie à ce qu’ils ont aimé. Non seulement ma mère ne pou-
vait se séparer du sac de ma grand-mère, devenu plus pré-
cieux que s’il eût été de saphirs et de diamants, de son man-
chon, de tous ces vêtements qui accentuaient encore la res-
semblance d’aspect entre elles deux, mais même des vo-
lumes de Mme de Sévigné que ma grand-mère avait toujours
avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas changés contre
le manuscrit même des Lettres. Elle plaisantait autrefois ma
grand-mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer une
phrase de Mme de Sévigné ou de Mme de Beausergent. Dans
chacune des trois lettres que je reçus de maman avant son
arrivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévigné, comme si ces
trois lettres eussent été non pas adressées par elle à moi,
mais par ma grand-mère adressées à elle. Elle voulut des-
cendre sur la digue voir cette plage dont ma grand-mère lui

– 208 –
parlait tous les jours en lui écrivant. Tenant à la main l’« en-
tout-cas » de sa mère, je la vis de la fenêtre s’avancer toute
noire, à pas timides, pieux, sur le sable que des pieds chéris
avaient foulé avant elle, et elle avait l’air d’aller à la re-
cherche d’une morte que les flots devaient ramener. Pour ne
pas la laisser dîner seule, je dus descendre avec elle. Le pre-
mier président et la veuve du bâtonnier se firent présenter à
elle. Et tout ce qui avait rapport à ma grand-mère lui était si
sensible qu’elle fut touchée infiniment, garda toujours le
souvenir et la reconnaissance de ce que lui dit le premier
président, comme elle souffrit avec indignation de ce qu’au
contraire la femme du bâtonnier n’eût pas une parole de
souvenir pour la morte. En réalité, le premier président ne se
souciait pas plus d’elle que la femme du bâtonnier. Les pa-
roles émues de l’un et le silence de l’autre, bien que ma mère
mît entre eux une telle distance n’étaient qu’une façon di-
verse d’exprimer cette indifférence que nous inspirent les
morts. Mais je crois que ma mère trouva surtout de la dou-
ceur dans les paroles où malgré moi je laissai passer un peu
de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre maman heu-
reuse (malgré toute la tendresse qu’elle avait pour moi),
comme tout ce qui assurait à ma grand-mère une survivance
dans les cœurs. Tous les jours suivants ma mère descendit
s’asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère
avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires
de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné. Elle,
et aucun de nous, n’avait pu supporter qu’on appelât cette
dernière la « spirituelle marquise », pas plus que La Fontaine
« le Bonhomme ». Mais quand elle lisait dans les Lettres ces
mots : « ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler.
Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages
où elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la
plage une dame de Combray, suivie de ses filles. Je crois que
– 209 –
son nom était Mme Poussin. Mais nous ne l’appelions jamais
entre nous que « Tu m’en diras des nouvelles », car c’est par
cette phrase perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses
filles des maux qu’elles se préparaient, par exemple en di-
sant à l’une qui se frottait les yeux : « Quand tu auras une
bonne ophtalmie, tu m’en diras des nouvelles. » Elle adressa
de loin à maman de longs saluts éplorés, non en signe de
condoléance, mais par genre d’éducation. Nous n’eussions
pas perdu ma grand-mère et n’eussions eu que des raisons
d’être heureux qu’elle eût fait de même. Vivant assez retirée
à Combray dans un immense jardin, elle ne trouvait jamais
rien assez doux et faisait subir des adoucissements aux mots
et aux noms mêmes de la langue française. Elle trouvait trop
dur d’appeler « cuiller » la pièce d’argenterie qui versait ses
sirops et disait en conséquence « cueiller » ; elle eût eu peur
de brusquer le doux chantre de Télémaque en l’appelant ru-
dement Fénelon – comme je faisais moi-même en connais-
sance de cause, ayant pour ami le plus cher l’être le plus in-
telligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l’ont con-
nu, Bertrand de Fénelon – et elle ne disait jamais que « Féné-
lon » trouvant que l’accent aigu ajoutait quelque mollesse. Le
gendre moins doux de cette Mme Poussin et duquel j’ai oublié
le nom, étant notaire à Combray, emporta la caisse et fit
perdre à mon oncle, notamment, une assez forte somme.
Mais la plupart des gens de Combray étaient si bien avec les
autres membres de la famille qu’il n’en résulta aucun froid et
qu’on se contenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait
pas, mais chaque fois qu’on passait devant sa grille on
s’arrêtait à admirer ses admirables ombrages, sans pouvoir
distinguer autre chose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où
je ne la rencontrai qu’une fois, à un moment où elle disait à
sa fille en train de se ronger les ongles : « Quand tu auras un
bon panaris, tu m’en diras des nouvelles. »

– 210 –
Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul
dans ma chambre. Je me rappelais les derniers temps de la
vie de ma grand-mère et tout ce qui se rapportait à eux, la
porte de l’escalier qui était maintenue ouverte quand nous
étions sortis pour sa dernière promenade. En contraste avec
tout cela le reste du monde semblait à peine réel et ma souf-
france l’empoisonnait tout entier. Enfin ma mère exigea que
je sortisse. Mais à chaque pas, quelque aspect oublié du ca-
sino, de la rue où en l’attendant, le premier soir, j’étais allé
jusqu’au monument de Duguay-Trouin, m’empêchait,
comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d’aller plus
avant ; je baissais les yeux pour ne pas voir. Et après avoir
repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où
je savais qu’il était désormais impossible que, si longtemps
dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand-mère, ma grand-
mère que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir d’ar-
rivée. Comme c’était la première fois que je sortais, beau-
coup de domestiques que je n’avais pas encore vus me re-
gardèrent curieusement. Sur le seuil même de l’hôtel un
jeune chasseur ôta sa casquette pour me saluer et la remit
prestement. Je crus qu’Aimé lui avait, selon son expression,
« passé la consigne » d’avoir des égards pour moi. Mais je vis
au même moment que pour une autre personne qui rentrait,
il l’enleva de nouveau. La vérité était que dans la vie, ce
jeune homme ne savait qu’ôter et remettre sa casquette, et le
faisait parfaitement bien. Ayant compris qu’il était incapable
d’autre chose et qu’il excellait dans celle-là, il l’accomplissait
le plus grand nombre de fois qu’il pouvait par jour, ce qui lui
valait de la part des clients une sympathie discrète mais gé-
nérale, une grande sympathie aussi de la part du concierge à
qui revenait la tâche d’engager les chasseurs et qui, jusqu’à
cet oiseau rare, n’avait pas pu en trouver un qui ne se fit ren-
voyer en moins de huit jours, au grand étonnement d’Aimé

– 211 –
qui disait : « Pourtant dans ce métier-là on ne leur demande
guère que d’être poli, ça ne devrait pas être si difficile. » Le
directeur tenait aussi à ce qu’ils eussent ce qu’il appelait une
belle « présence », voulant dire qu’ils restassent là, ou plutôt
ayant mal retenu le mot prestance. L’aspect de la pelouse qui
s’étendait derrière l’hôtel avait été modifié par la création de
quelques plates-bandes fleuries et l’enlèvement non seule-
ment d’un arbuste exotique, mais du chasseur qui, la pre-
mière année, décorait extérieurement l’entrée par la tige
souple de sa taille et la coloration curieuse de sa chevelure.
Il avait suivi une comtesse polonaise qui l’avait pris comme
secrétaire, imitant en cela ses deux aînés et sa sœur dactylo-
graphe, arrachés à l’hôtel par des personnalités de pays et de
sexe divers, qui s’étaient éprises de leur charme. Seul de-
meurait leur cadet dont personne ne voulait parce qu’il lou-
chait. Il était fort heureux quand la comtesse polonaise et les
protecteurs des deux autres venaient passer quelque temps à
l’hôtel de Balbec. Car, malgré qu’il enviât ses frères, il les
aimait et pouvait ainsi pendant quelques semaines cultiver
des sentiments de famille. L’abbesse de Fontevrault n’avait-
elle pas l’habitude, quittant pour cela ses moinesses, de venir
partager l’hospitalité qu’offrait Louis XIV à cette autre Mor-
temart, sa maîtresse, Mme de Montespan ? Pour lui c’était la
première année qu’il était à Balbec ; il ne me connaissait pas
encore, mais ayant entendu ses camarades plus anciens faire
suivre quand ils me parlaient le mot de monsieur de mon
nom, il les imita dès la première fois avec l’air de satisfac-
tion, soit de manifester son instruction relativement à une
personnalité qu’il jugeait connue, soit de se conformer à un
usage qu’il ignorait il y a cinq minutes mais auquel il lui
semblait qu’il était indispensable de ne pas manquer. Je
comprenais très bien le charme que ce grand palace pouvait
offrir à certaines personnes. Il était dressé comme un

– 212 –
théâtre, et une nombreuse figuration l’animait jusque dans
les cintres. Bien que le client ne fût qu’une sorte de specta-
teur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non même
comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une scène
dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se déroulait
au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur de tennis
pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierge
s’était mis en habit bleu galonné d’argent pour lui donner ses
lettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, il
n’était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui
pour faire monter l’ascenseur le lift aussi richement costumé.
Les couloirs des étages dérobaient une fuite de carriéristes et
de courrières, belles sur la mer comme la frise des Panathé-
nées, et jusqu’aux petites chambres desquelles les amateurs
de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants dé-
tours. En bas, c’était l’élément masculin qui dominait et fai-
sait de cet hôtel, à cause de l’extrême et oisive jeunesse des
serviteurs, comme une sorte de tragédie judéo-chrétienne
ayant pris corps et perpétuellement représentée. Aussi ne
pouvais-je m’empêcher de me dire à moi-même, en les
voyant, non certes les vers de Racine qui m’étaient venus à
l’esprit chez la princesse de Guermantes tandis que
M. de Vaugoubert regardait de jeunes secrétaires d’ambas-
sade saluant M. de Charlus, mais d’autres vers de Racine,
cette fois-ci non plus d’Esther mais d’Athalie : car dès le hall,
ce qu’au XVIIe siècle on appelait les portiques, « un peuple
florissant » de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l’heure du
goûter, comme les jeunes Israélites des chœurs de Racine.
Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu fournir même la vague
réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci de-
mande au prince enfant : « Quel est donc votre emploi ? »
car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, si l’on avait deman-
dé à n’importe lequel d’entre eux, comme la vieille reine :

– 213 –
« Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
À quoi s’occupe-t-il ?

aurait-il pu dire :

Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies

et j’y contribue. » Parfois un des jeunes figurants allait vers


quelque personnage plus important, puis cette jeune beauté
rentrait dans le chœur, et à moins que ce ne fût l’instant
d’une détente contemplative, tous entrelaçaient leurs évolu-
tions inutiles, respectueuses, décoratives et quotidiennes.
Car sauf leur « jour de sortie », « loin du monde élevés » et
ne franchissant pas le parvis, ils menaient la même existence
ecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devant cette
« troupe jeune et fidèle » jouant aux pieds des degrés cou-
verts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si je pé-
nétrais dans le Grand-Hôtel de Balbec ou dans le temple de
Salomon.
Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées
étaient habituellement attachées aux derniers jours de la ma-
ladie de ma grand-mère, à ces souffrances que je revivais, en
les accroissant de cet élément, plus difficile encore à suppor-
ter que la souffrance même des autres et auxquelles il est
ajouté par notre cruelle pitié ; quand nous croyons seulement
recréer les douleurs d’un être cher, notre pitié les exagère ;
mais peut-être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la
conscience qu’ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et
auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié,
elle, voit, dont elle se désespère. Toutefois ma pitié eût dans
un élan nouveau dépassé les souffrances de ma grand-mère
– 214 –
si j’avais su alors ce que j’ignorai longtemps, que, la veille de
sa mort, dans un moment de conscience et s’assurant que je
n’étais pas là, elle avait pris la main de maman et, après y
avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu, ma
fille, adieu pour toujours. » Et c’est peut-être aussi ce souve-
nir-là que ma mère n’a plus jamais cessé de regarder si fixe-
ment. Puis les doux souvenirs me revenaient. Elle était ma
grand-mère et j’étais son petit-fils. Les expressions de son vi-
sage semblaient écrites dans une langue qui n’était que pour
moi ; elle était tout dans ma vie, les autres n’existaient que
relativement à elle, au jugement qu’elle me donnerait sur
eux ; mais non, nos rapports ont été trop fugitifs pour n’avoir
pas été accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai
jamais. Nous n’avions pas été créés uniquement l’un pour
l’autre, c’était une étrangère. Cette étrangère, j’étais en train
d’en regarder la photographie par Saint-Loup. Maman qui
avait rencontré Albertine, avait insisté pour que je la visse à
cause des choses gentilles qu’elle lui avait dites sur grand-
mère et sur moi. Je lui avais donc donné rendez-vous. Je
prévins le directeur pour qu’il la fît attendre au salon. Il me
dit qu’il la connaissait depuis bien longtemps, elle et ses
amies, bien avant qu’elles eussent atteint « l’âge de la pure-
té », mais qu’il leur en voulait de choses qu’elles avaient
dites de l’hôtel. « Il faut qu’elles ne soient pas bien “illus-
trées” pour causer ainsi. À moins qu’on ne les ait calom-
niées. » Je compris aisément que « pureté » était dit pour
« puberté ». En attendant l’heure d’aller retrouver Albertine,
je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu’on finit par
ne plus voir à force de l’avoir regardé, sur la photographie
que Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, je pensai
de nouveau : « C’est grand-mère, je suis son petit-fils »,
comme un amnésique retrouve son nom, comme un malade
change de personnalité. Françoise entra me dire qu’Albertine

– 215 –
était là et voyant la photographie : « Pauvre Madame, c’est
bien elle, jusqu’à son bouton de beauté sur la joue ; ce jour
que le marquis l’a photographiée, elle avait été bien malade,
elle s’était deux fois trouvée mal. “Surtout, Françoise, qu’elle
m’avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils le sache.” Et elle
le cachait bien, elle était toujours gaie en société. Seule par
exemple, je trouvais qu’elle avait l’air par moments d’avoir
l’esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Et puis elle
me dit comme ça : “Si jamais il m’arrivait quelque chose, il
faudrait qu’il ait un portrait de moi. Je n’en ai jamais fait
faire un seul.” Alors elle m’envoya dire à monsieur le mar-
quis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur
que c’était elle qui l’avait demandé, s’il ne pourrait pas lui ti-
rer sa photographie. Mais quand je suis revenue lui dire que
oui, elle ne voulait plus parce qu’elle se trouvait trop mau-
vaise figure. “C’est pire encore, qu’elle me dit, que pas de
photographie du tout.” Mais comme elle n’était pas bête, elle
finit par s’arranger si bien en mettant un grand chapeau ra-
battu, qu’il n’y paraissait plus quand elle n’était pas au grand
jour. Elle en était bien contente de sa photographie, parce
qu’en ce moment-là elle ne croyait pas qu’elle reviendrait de
Balbec. J’avais beau lui dire : “Madame, il ne faut pas causer
comme ça, j’aime pas entendre Madame causer comme ça”
c’était dans son idée. Et dame il y avait plusieurs jours
qu’elle ne pouvait pas manger. C’est pour cela qu’elle pous-
sait Monsieur à aller dîner très loin avec monsieur le mar-
quis. Alors au lieu d’aller à table elle faisait semblant de lire
et dès que la voiture du marquis était partie, elle montait se
coucher. Des jours elle voulait prévenir Madame d’arriver
pour la voir encore. Et puis elle avait peur de la surprendre,
comme elle ne lui avait rien dit. “Il vaut mieux qu’elle reste
avec son mari, voyez-vous Françoise.” » Françoise, me re-
gardant, me demanda tout à coup si je me « sentais indispo-

– 216 –
sé ». Je lui dis que non ; et elle : « Et puis vous me ficelez là à
causer avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il
faut que je descende. Ce n’est pas une personne pour ici. Et
avec une allant vite comme elle, elle pourrait être repartie.
Elle n’aime pas attendre. Ah ! maintenant, mademoiselle Al-
bertine, c’est quelqu’un. – Vous vous trompez, Françoise,
elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir
que je ne pourrai pas la voir aujourd’hui. »

Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en


Françoise si elle m’avait vu pleurer ! Soigneusement je me
cachai. Sans cela j’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai
la mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le cœur de
ces pauvres femmes de chambre qui ne peuvent pas nous
voir pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ; ou peut-être
leur faisait mal, Françoise m’ayant dit quand j’étais petit :
« Ne pleurez pas comme cela, je n’aime pas vous voir pleurer
comme cela. » Nous n’aimons pas les grandes phrases, les
attestations, nous avons tort, nous fermons ainsi notre cœur
au pathétique des campagnes, à la légende que la pauvre
servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol, toute
pâle, devenue subitement plus humble comme si c’était un
crime d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de
son père, les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule.
Certes ces mêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos
larmes, nous feront prendre sans scrupule une fluxion de poi-
trine parce que la femme de chambre d’au-dessous aime les
courants d’air et que ce ne serait pas poli de les supprimer.
Car il faut que ceux-là mêmes qui ont raison, comme Fran-
çoise, aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose im-
possible. Même les humbles plaisirs des servantes provo-
quent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car c’est
toujours un rien, mais niaisement sentimental, antihygié-

– 217 –
nique. Aussi peuvent-elles dire : « Comment, moi qui ne de-
mande que cela dans l’année, on ne me l’accorde pas. » Et
pourtant les maîtres accorderaient beaucoup plus, qui ne fût
pas stupide et dangereux pour elles – ou pour eux. Certes, à
l’humilité de la pauvre femme de chambre, tremblante, prête
à avouer ce qu’elle n’a pas commis, disant « je partirai ce
soir s’il le faut », on ne peut pas résister. Mais il faut savoir
aussi ne pas rester insensible, malgré la banalité solennelle
et menaçante des choses qu’elle dit, son héritage maternel et
la dignité du « clos », devant une vieille cuisinière drapée
dans une vie et une ascendance d’honneur, tenant le balai
comme un sceptre, poussant son rôle au tragique, l’entre-
coupant de pleurs, se redressant avec majesté. Ce jour-là je
me rappelai ou j’imaginai de telles scènes, je les rapportai à
notre vieille servante, et, depuis lors, malgré tout le mal
qu’elle put faire à Albertine, j’aimai Françoise d’une affec-
tion, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui
qui a pour base la pitié. Certes, je souffris toute la journée en
restant devant la photographie de ma grand-mère. Elle me
torturait. Moins pourtant que ne fit le soir la visite du direc-
teur. Comme je lui parlais de ma grand-mère et qu’il me re-
nouvelait ses condoléances, je l’entendis me dire (car il ai-
mait employer les mots qu’il prononçait mal) : « C’est
comme le jour où Madame votre grand-mère avait eu cette
symecope, je voulais vous en avertir, parce qu’à cause de la
clientèle, n’est-ce pas ? cela aurait pu faire du tort à la mai-
son. Il aurait mieux valu qu’elle parte le soir même. Mais elle
me supplia de ne rien dire et me promit qu’elle n’aurait plus
de symecope ou qu’à la première elle partirait. Le chef de
l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle en a eu une autre.
Mais dame vous étiez de vieux clients qu’on cherchait à con-
tenter, et du moment que personne ne s’est plaint… » Ainsi
ma grand-mère avait des syncopes et me les avait cachées.

– 218 –
Peut-être au moment où j’étais le moins gentil pour elle, où
elle était obligée, tout en souffrant, de faire attention à être
de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître bien por-
tante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel. « Syme-
cope » c’est un mot que, prononcé ainsi, je n’aurais jamais
imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant à d’autres, paru
ridicule, mais qui, dans son étrange nouveauté sonore, pa-
reille à celle d’une dissonance originale, resta longtemps ce
qui était capable d’éveiller en moi les sensations les plus
douloureuses.
Le lendemain j’allai à la demande de maman m’étendre
un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est ca-
ché par leurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies
ne pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne
laissaient passer qu’une seule lumière, toute rose, celle des
parois intérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à
fait. Alors ma grand-mère m’apparut assise dans un fauteuil.
Si faible, elle avait l’air de vivre moins qu’une autre per-
sonne. Pourtant je l’entendais respirer ; parfois un signe
montrait qu’elle avait compris ce que nous disions, mon père
et moi. Mais j’avais beau l’embrasser, je ne pouvais pas arri-
ver à éveiller un regard d’affection dans ses yeux, un peu de
couleur sur ses joues. Absente d’elle-même, elle avait l’air de
ne pas m’aimer, de ne pas me connaître, peut-être de ne pas
me voir. Je ne pouvais deviner le secret de son indifférence,
de son abattement, de son mécontentement silencieux.
J’entraînai mon père à l’écart. « Tu vois tout de même, lui
dis-je, il n’y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque
chose. C’est l’illusion complète de la vie. Si on pouvait faire
venir ton cousin qui prétend que les morts ne vivent pas !
Voilà plus d’un an qu’elle est morte et en somme elle vit tou-
jours. Mais pourquoi ne veut-elle pas m’embrasser ? – Re-
garde, sa pauvre tête retombe. – Mais elle voudrait aller aux
– 219 –
Champs-Élysées tantôt. – C’est de la folie ! – Vraiment, tu
crois que cela pourrait lui faire mal, qu’elle pourrait mourir
davantage ? Il n’est pas possible qu’elle ne m’aime plus.
J’aurai beau l’embrasser, est-ce qu’elle ne me sourira plus
jamais ? – Que veux-tu, les morts sont les morts. »
Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faite
Saint-Loup m’était douce à regarder ; elle ne réveillait pas le
souvenir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne
m’avait plus quitté et je m’habituais à lui. Mais en regard de
l’idée que je me faisais de son état si grave, si douloureux ce
jour-là, la photographie, profitant encore des ruses qu’avait
eues ma grand-mère et qui réussissaient à me tromper même
depuis qu’elles m’avaient été dévoilées, me la montrait si
élégante, si insouciante, sous le chapeau qui cachait un peu
son visage, que je la voyais moins malheureuse et mieux por-
tante que je ne l’avais imaginée. Et pourtant, ses joues ayant
à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé,
de hagard, comme le regard d’une bête qui se sentirait déjà
choisie et désignée, ma grand-mère avait un air de condam-
née à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment
tragique qui m’échappait mais qui empêchait maman de re-
garder jamais cette photographie, cette photographie qui lui
paraissait moins une photographie de sa mère que de la ma-
ladie de celle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au vi-
sage brutalement souffleté de grand-mère.
Puis un jour je me décidai à faire dire à Albertine que je
la recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande
chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient,
des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m’a-
vaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la
plage ardente que les petites vagues venaient une à une ar-
roser de leur fraîcheur ; alors avait commencé le concert

– 220 –
symphonique mêlé au clapotement de l’eau, dans lequel les
violons vibraient comme un essaim d’abeilles égaré sur la
mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rire d’Albertine,
de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les
flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la
flore caractéristique de Balbec ; et j’avais résolu d’envoyer
par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine prochaine,
tandis que montant doucement, la mer à chaque déferlement
de lame recouvrait complètement de coulées de cristal la
mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes
des autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la ca-
thédrale italienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu
et de jaspe écumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps
s’était de nouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je n’eus pas
l’occasion d’entendre son rire ; elle était de fort mauvaise
humeur. « Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je
tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis
ici depuis Pâques, cela fait plus d’un mois. Il n’y a personne.
Si vous croyez que c’est folichon. » Malgré la pluie récente et
le ciel changeant à toute minute, après avoir accompagné
Albertine jusqu’à Épreville, car Albertine faisait selon son
expression la « navette » entre cette petite plage où était la
villa de Mme Bontemps, et Incarville où elle avait été « prise
en pension » par les parents de Rosemonde, je partis me
promener seul vers cette grande route que prenait la voiture
de Mme de Villeparisis quand nous allions nous promener
avec ma grand-mère ; des flaques d’eau que le soleil qui bril-
lait n’avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage, et
je pensais à ma grand-mère qui jadis ne pouvait marcher
deux pas sans se crotter. Mais dès que je fus arrivé à la route
ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu avec ma grand-
mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplace-
ment des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine flo-

– 221 –
raison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette
de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le
plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait
briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux
pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je
levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui fai-
saient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles
semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce para-
dis. Sous cet azur une brise légère mais froide faisait trem-
bler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges
bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre
les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exo-
tisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette
beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce
que, si loin qu’elle allât dans ses effets d’art raffiné, on sen-
tait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en
pleine campagne comme des paysans, sur une grande route
de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement
ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la
file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci conti-
nuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent
devenu glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée
de printemps.

– 222 –
CHAPITRE II

Les mystères d’Albertine. – Les jeunes filles qu’elle voit dans la glace. – La
dame inconnue. – Le liftier. – Mme de Cambremer. – Les plaisirs de
M. Nissim Bernard. – Première esquisse du caractère étrange de
Morel. – M. de Charlus dîne chez les Verdurin.

Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette prome-


nade solitaire n’affaiblît en moi le souvenir de ma grand-
mère, je cherchais de le raviver en pensant à telle grande
souffrance morale qu’elle avait eue ; à mon appel cette souf-
france essayait de se construire dans mon cœur, elle y élan-
çait ses piliers immenses ; mais mon cœur sans doute était
trop petit pour elle, je n’avais la force de porter une douleur
si grande, mon attention se dérobait au moment où elle se
reformait tout entière, et ses arches s’effondraient avant de
s’être rejointes comme avant d’avoir parfait leur voûte, s’é-
croulent les vagues.

Cependant, rien que par mes rêves quand j’étais endor-


mi, j’aurais pu apprendre que mon chagrin de la mort de ma
grand-mère diminuait, car elle y apparaissait moins oppri-
mée par l’idée que je me faisais de son néant. Je la voyais
toujours malade, mais en voie de se rétablir ; je la trouvais
mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu’elle avait souffert, je
lui fermais la bouche avec mes baisers et je l’assurais qu’elle
était maintenant guérie pour toujours. J’aurais voulu faire
constater aux sceptiques que la mort est vraiment une mala-
die dont on revient. Seulement je ne trouvais plus chez ma
grand-mère la riche spontanéité d’autrefois. Ses paroles

– 223 –
n’étaient qu’une réponse affaiblie, docile, presque un simple
écho de mes paroles ; elle n’était plus que le reflet de ma
propre pensée.

Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau


un désir physique, Albertine recommençait cependant à
m’inspirer comme un désir de bonheur. Certains rêves de
tendresse partagée, toujours flottants en nous, s’allient vo-
lontiers par une sorte d’affinité au souvenir (à condition que
celui-ci soit déjà devenu un peu vague) d’une femme avec
qui nous avons eu du plaisir. Ce sentiment me rappelait des
aspects du visage d’Albertine, plus doux, moins gais, assez
différents de ceux que m’eût évoqués le désir physique ; et
comme il était aussi moins pressant que ne l’était ce dernier,
j’en eusse volontiers ajourné la réalisation à l’hiver suivant
sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant son départ.
Mais même au milieu d’un chagrin encore vif le désir phy-
sique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps
tous les jours à me reposer, je souhaitais qu’Albertine vînt
recommencer nos jeux d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la
chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux bientôt
de nouveau entrelacés donner un frère au petit mort ?
J’essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu’à la fe-
nêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première an-
née, les mers, d’un jour à l’autre, étaient rarement les
mêmes. Mais d’ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles
de cette première année, soit parce que maintenant c’était le
printemps avec ses orages, soit parce que, même si j’étais
venu à la même date que la première fois, des temps diffé-
rents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte à
certaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j’avais
vues pendant des jours ardents dormir sur la plage en soule-
vant imperceptiblement leur sein bleuâtre d’une molle palpi-

– 224 –
tation, soit surtout parce que mes yeux instruits par Elstir à
retenir précisément les éléments que j’écartais volontaire-
ment jadis, contemplaient longuement ce que la première
année ils ne savaient pas voir. Cette opposition qui alors me
frappait tant entre les promenades agrestes que je faisais
avec Mme de Villeparisis et ce voisinage fluide, inaccessible
et mythologique, de l’Océan éternel, n’existait plus pour moi.
Et certains jours la mer me semblait au contraire maintenant
presque rurale elle-même. Les jours, assez rares, de vrai
beau temps, la chaleur avait tracé sur les eaux, comme à tra-
vers champs, une route poussiéreuse et blanche derrière la-
quelle la fine pointe d’un bateau de pêche dépassait comme
un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que
la cheminée fumait au loin comme une usine écartée, tandis
que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sans
doute par une voile mais qui semblait compact et comme
calcaire, faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque bâti-
ment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les
jours où il s’en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur
du jugement, du moins l’illusion du premier regard, la sug-
gestion qu’il éveille dans l’imagination. Car l’alternance d’es-
paces de couleurs nettement tranchées, comme celles qui ré-
sultent dans la campagne, de la contiguïté de cultures diffé-
rentes, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses de la
surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue
une barque où une équipe d’agiles matelots semblait mois-
sonner, tout cela par les jours orageux faisait de l’océan
quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant, d’aussi acci-
denté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terre carros-
sable sur laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarder à
faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à
mon désir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis
chercher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de m’ac-

– 225 –
compagner jusqu’à Douville où j’irais faire à Féterne une vi-
site à Mme de Cambremer, et à La Raspelière une visite à
Mme Verdurin. Albertine m’attendrait pendant ce temps-là
sur la plage et nous reviendrions ensemble dans la nuit.
J’allai prendre le petit chemin de fer d’intérêt local dont
j’avais par Albertine et ses amies appris autrefois tous les
surnoms dans la région, où on l’appelait tantôt le Tortillard à
cause de ses innombrables détours, le Tacot parce qu’il
n’avançait pas, le Transatlantique à cause d’une effroyable si-
rène qu’il possédait pour que se garassent les passants, le
Decauville et le Funi, bien que ce ne fût nullement un funicu-
laire mais parce qu’il grimpait sur la falaise, ni même à pro-
prement parler un Decauville mais parce qu’il avait une voie
de 60, le B.A.G. parce qu’il allait de Balbec à Grattevast en
passant par Angerville, le Tram et le T.S.N. parce qu’il faisait
partie de la ligne des tramways du Sud de la Normandie. Je
m’installai dans un wagon où j’étais seul ; il faisait un soleil
splendide, on étouffait ; je baissai le store bleu qui ne laissa
passer qu’une raie de soleil. Mais aussitôt je vis ma grand-
mère, telle qu’elle était assise dans le train à notre départ de
Paris pour Balbec, quand, dans la souffrance de me voir
prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer
les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne pouvais
supporter autrefois la souffrance qu’elle avait quand mon
grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, non
pas même seulement de me voir prendre sur l’invitation d’un
autre, une boisson qu’elle croyait funeste pour moi, mais je
l’avais forcée à me laisser libre de m’en gorger à ma guise ;
bien plus, par mes colères, mes crises d’étouffement, je
l’avais forcée à m’y aider, à me le conseiller, dans une rési-
gnation suprême dont j’avais devant ma mémoire l’image
muette, désespérée, aux yeux clos pour ne pas voir. Un tel
souvenir, comme un coup de baguette, m’avait de nouveau

– 226 –
rendu l’âme que j’étais en train de perdre depuis quelque
temps ; qu’est-ce que j’aurais pu faire de Rosemonde quand
mes lèvres tout entières étaient parcourues seulement par le
désir désespéré d’embrasser une morte ? qu’aurais-je pu dire
aux Cambremer et aux Verdurin quand mon cœur battait si
fort parce que s’y reformait à tout moment la douleur que ma
grand-mère avait soufferte ? Je ne pus rester dans ce wagon.
Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière, renon-
çant à mes projets, je descendis. Maineville avait acquis de-
puis quelque temps une importance considérable et une ré-
putation particulière, parce qu’un directeur de nombreux ca-
sinos, marchand de bien-être, avait fait construire non loin
de là, avec un luxe de mauvais goût capable de rivaliser avec
celui d’un palace, un établissement sur lequel nous revien-
drons, et qui était à franc-parler la première maison publique
pour gens chic qu’on eût eu l’idée de construire sur les côtes
de France. C’était la seule. Chaque port a bien la sienne,
mais bonne seulement pour les marins et pour les amateurs
de pittoresque que cela amuse de voir, tout près de l’église
immémoriale, la patronne presque aussi vieille, vénérable et
moussue, se tenir devant sa porte mal famée en attendant le
retour des bateaux de pêche.

M’écartant de l’éblouissante maison de « plaisir », inso-


lemment dressée là malgré les protestations des familles inu-
tilement adressées au maire, je rejoignis la falaise et j’en sui-
vis les chemins sinueux dans la direction de Balbec.
J’entendis sans y répondre l’appel des aubépines. Voisines
moins cossues des fleurs de pommiers, elles les trouvaient
bien lourdes, tout en reconnaissant le teint frais qu’ont les
filles, aux pétales rosés, de ces gros fabricants de cidre. Elles
savaient que, moins richement dotées, on les recherchait ce-

– 227 –
pendant davantage et qu’il leur suffisait pour plaire d’une
blancheur chiffonnée.
Quand je rentrai, le concierge de l’hôtel me remit une
lettre de deuil où faisaient part le marquis et la marquise de
Gonneville, le vicomte et la vicomtesse d’Amfreville, le
comte et la comtesse de Berneville, le marquis et la marquise
de Graincourt, le comte d’Amenoncourt, la comtesse de
Maineville, le comte et la comtesse de Franquetot, la com-
tesse de Chaverny née d’Aigleville, et de laquelle je compris
enfin pourquoi elle m’était envoyée quand je reconnus les
noms de la marquise de Cambremer née du Mesnil La Gui-
chard, du marquis et de la marquise de Cambremer, et que je
vis que la morte, une cousine des Cambremer, s’appelait
Éléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse
de Criquetot. Dans toute l’étendue de cette famille provin-
ciale dont le dénombrement remplissait des lignes fines et
serrées, pas un bourgeois, et d’ailleurs pas un titre connu,
mais tout le ban et l’arrière-ban des nobles de la région qui
faisaient chanter leurs noms – ceux de tous les lieux intéres-
sants du pays – aux joyeuses finales en ville, en court, parfois
plus sourdes (en tôt). Habillés des tuiles de leur château ou
du crépi de leur église, la tête branlante dépassant à peine la
voûte ou le corps de logis, et seulement pour se coiffer du
lanternon normand ou des colombages du toit en poivrière,
ils avaient l’air d’avoir sonné le rassemblement de tous les
jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante lieues à la
ronde et de les avoir disposés en formation serrée, sans une
lacune, sans un intrus, dans le damier compact et rectangu-
laire de l’aristocratique lettre bordée de noir.
Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant
cette phrase de Mme de Sévigné : « Je ne vois aucun de ceux
qui veulent me divertir ; en paroles couvertes c’est qu’ils

– 228 –
veulent m’empêcher de penser à vous et cela m’offense »,
parce que le premier président lui avait dit qu’elle devrait se
distraire. À moi il chuchota : « C’est la princesse de Parme. »
Ma peur se dissipa en voyant que la femme que me montrait
le magistrat n’avait aucun rapport avec Son Altesse Royale.
Mais comme elle avait fait retenir une chambre pour passer
la nuit en revenant de chez Mme de Luxembourg, la nouvelle
eut pour effet sur beaucoup de leur faire prendre toute nou-
velle dame arrivée pour la princesse de Parme – et pour moi,
de me faire monter m’enfermer dans mon grenier. Je n’aurais
pas voulu y rester seul. Il était à peine quatre heures. Je de-
mandai à Françoise d’aller chercher Albertine pour qu’elle
vînt passer la fin de l’après-midi avec moi.
Je crois que je mentirais en disant que commença déjà
la douloureuse et perpétuelle méfiance que devait m’inspirer
Albertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtout
gomorrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes dès ce
jour-là – mais ce n’était pas le premier – mon attente fut un
peu anxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps
que je commençai à désespérer. Je n’avais pas allumé de
lampe. Il ne faisait plus guère jour. Le vent faisait claquer le
drapeau du casino. Et, plus débile encore dans le silence de
la grève sur laquelle la mer montait, et comme une voix qui
aurait traduit et accru le vague énervant de cette heure in-
quiète et fausse, un petit orgue de Barbarie arrêté devant
l’hôtel jouait des valses viennoises. Enfin Françoise arriva,
mais seule. « Je suis été aussi vite que j’ai pu mais elle ne
voulait pas venir à cause qu’elle ne se trouvait pas assez coif-
fée. Si elle n’est pas restée une heure d’horloge à se pomma-
der, elle n’est pas restée cinq minutes. Ça va être une vraie
parfumerie ici. Elle vient, elle est restée en arrière pour
s’arranger devant la glace. Je croyais la trouver là. » Le
temps fut long encore avant qu’Albertine arrivât. Mais la
– 229 –
gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette fois dissipèrent ma tris-
tesse. Elle m’annonça (contrairement à ce qu’elle avait dit
l’autre jour) qu’elle resterait la saison entière et me demanda
si nous ne pourrions pas, comme la première année, nous
voir tous les jours. Je lui dis qu’en ce moment j’étais trop
triste et que je la ferais plutôt chercher de temps en temps au
dernier moment, comme à Paris. « Si jamais vous vous sen-
tez de la peine ou que le cœur vous en dise, n’hésitez pas,
me dit-elle, faites-moi chercher, je viendrai en vitesse, et si
vous ne craignez pas que cela fasse scandale dans l’hôtel, je
resterai aussi longtemps que vous voudrez. » Françoise
avait, en la ramenant, eu l’air heureuse comme chaque fois
qu’elle avait pris une peine pour moi et avait réussi à me
faire plaisir. Mais Albertine elle-même n’était pour rien dans
cette joie et dès le lendemain Françoise devait me dire ces
paroles profondes : « Monsieur ne devrait pas voir cette de-
moiselle. Je vois bien le genre de caractère qu’elle a, elle
vous fera des chagrins. » En reconduisant Albertine, je vis
par la salle à manger éclairée la princesse de Parme. Je ne fis
que la regarder en m’arrangeant à n’être pas vu. Mais
j’avoue que je trouvai une certaine grandeur dans la royale
politesse qui m’avait fait sourire chez les Guermantes. C’est
un principe que les souverains sont partout chez eux, et le
protocole le traduit en usages morts et sans valeur comme
celui qui veut que le maître de la maison tienne à la main son
chapeau, dans sa propre demeure, pour montrer qu’il n’est
plus chez lui mais chez le prince. Or cette idée, la princesse
de Parme ne se la formulait peut-être pas, mais elle en était
tellement imbue que tous ses actes, spontanément inventés
pour les circonstances, la traduisaient. Quand elle se leva de
table elle remit un gros pourboire à Aimé comme s’il avait
été là uniquement pour elle et si elle récompensait en quit-
tant un château un maître d’hôtel affecté à son service. Elle

– 230 –
ne se contenta d’ailleurs pas du pourboire, mais avec un gra-
cieux sourire lui adressa quelques paroles aimables et flat-
teuses, dont sa mère l’avait munie. Un peu plus, elle lui au-
rait dit qu’autant l’hôtel était bien tenu, autant était floris-
sante la Normandie, et qu’à tous les pays du monde elle pré-
férait la France. Une autre pièce glissa des mains de la prin-
cesse, pour le sommelier qu’elle avait fait appeler et à qui
elle tint à exprimer sa satisfaction comme un général qui
vient de passer une revue. Le lift était à ce moment venu lui
donner une réponse ; il eut aussi un mot, un sourire et un
pourboire, tout cela mêlé de paroles encourageantes et
humbles destinées à leur prouver qu’elle n’était pas plus que
l’un d’eux. Comme Aimé, le sommelier, le lift et les autres
crurent qu’il serait impoli de ne pas sourire jusqu’aux oreilles
à une personne qui leur souriait, elle fut bientôt entourée
d’un groupe de domestiques avec qui elle causa bienveil-
lamment ; ces façons étant inaccoutumées dans les palaces,
les personnes qui passaient sur la plage, ignorant son nom,
crurent qu’ils voyaient une habituée de Balbec, et qui à cause
d’une extraction médiocre ou dans un intérêt professionnel
(c’était peut-être la femme d’un placier en Champagne), était
moins différente de la domesticité que les clients vraiment
chic. Pour moi je pensai au palais de Parme, aux conseils
moitié religieux, moitié politiques donnés à cette princesse,
laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dû se le
concilier pour régner un jour ; bien plus, si elle régnait déjà.
Je remontai dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul.
J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de
Schumann. Certes il arrive que les gens, même ceux que
nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de
l’agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque
chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’at-
teindra jamais une personne : c’est un piano.
– 231 –
Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle
devait s’absenter et aller chez des amies pour quelques jours,
et m’avait fait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais be-
soin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin.
Cela fit que pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se
nouèrent tout naturellement autour d’elle des liens de fleurs.
J’ose avouer que beaucoup de ses amies – je ne l’aimais pas
encore – me donnèrent sur une plage ou une autre des ins-
tants de plaisir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me
semblaient pas très nombreuses. Mais dernièrement j’y ai
repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que dans
cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêles faveurs.
Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J’eus alors
comme une crainte enfantine de rester sur ce nombre. Hélas,
je songeais que j’avais oublié la première, Albertine qui
n’était plus et qui fit la quatorzième.

J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et


les adresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel jour
où elle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là j’avais
pensé que je profiterais plutôt pour aller chez Mme Verdurin.
D’ailleurs nos désirs pour différentes femmes n’ont pas tou-
jours la même force. Tel soir nous ne pouvons nous passer
d’une qui, après cela, pendant un mois ou deux ne nous
troublera guère. Et puis outre les causes d’alternance que ce
n’est pas le lieu d’étudier ici, après les grandes fatigues char-
nelles, la femme dont l’image hante notre sénilité momenta-
née est une femme qu’on ne ferait presque que baiser sur le
front. Quant à Albertine, je la voyais rarement, et seulement
les soirs fort espacés où je ne pouvais me passer d’elle. Si un
tel désir me saisissait quand elle était trop loin de Balbec
pour que Françoise pût aller jusque-là, j’envoyais le lift à
Épreville, à La Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de

– 232 –
terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma
chambre mais en laissait la porte ouverte car, bien qu’il fît
avec conscience son « boulot », lequel était fort dur, consis-
tant dès cinq heures du matin en nombreux nettoyages, il ne
pouvait se résoudre à l’effort de fermer une porte et si on lui
faisait remarquer qu’elle était ouverte, il revenait en arrière
et, aboutissant à son maximum d’effort, la poussait légère-
ment. Avec l’orgueil démocratique qui le caractérisait et au-
quel n’atteignent pas dans les carrières libérales les membres
de professions un peu nombreuses, avocats, médecins,
hommes de lettres appelant seulement un autre avocat,
homme de lettres ou médecin : « Mon confrère », lui, usant
avec raison d’un terme réservé aux corps restreints comme
les académies par exemple, il me disait en parlant d’un chas-
seur qui était lift un jour sur deux : « Je vais voir à me faire
remplacer par mon collègue. » Cet orgueil ne l’empêchait pas,
dans le but d’améliorer ce qu’il appelait son traitement,
d’accepter pour ses courses des rémunérations qui l’avaient
fait prendre en horreur à Françoise : « Oui, la première fois
qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession,
mais il y a des jours où il est poli comme une porte de pri-
son. Tout ça c’est des tire-sous. » Catégorie où elle avait si
souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les mal-
heurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Al-
bertine, parce qu’elle me voyait souvent demander à maman,
pour mon amie peu fortunée, de menus objets, des colifi-
chets, ce que Françoise trouvait inexcusable, parce que
Mme Bontemps n’avait qu’une bonne à tout faire. Bien vite, le
lift, ayant retiré ce que j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il
nommait sa tunique, apparaissait en chapeau de paille, avec
une canne, soignant sa démarche et le corps redressé, car sa
mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre
« ouvrier » ou « chasseur ». De même que grâce aux livres la

– 233 –
science l’est à un ouvrier qui n’est plus ouvrier quand il a fini
son travail, de même, grâce au canotier et à la paire de
gants, l’élégance devenait accessible au lift qui, ayant cessé
pour la soirée de faire monter les clients, se croyait, comme
un jeune chirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des
logis Saint-Loup son uniforme, devenu un parfait homme du
monde. Il n’était pas d’ailleurs sans ambition, ni talent non
plus pour manipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre
deux étages. Mais son langage était défectueux. Je croyais à
son ambition parce qu’il disait en parlant du concierge, du-
quel il dépendait : « Mon concierge », sur le même ton qu’un
homme possédant à Paris ce que le chasseur eût appelé « un
hôtel particulier », eût parlé de son portier. Quant au langage
du liftier, il est curieux que quelqu’un qui entendait cin-
quante fois par jour un client appeler : « Ascenseur », ne dît
jamais lui-même qu’« accenseur ». Certaines choses étaient
extrêmement agaçantes chez ce liftier : quoi que je lui eusse
dit, il m’interrompait par une locution, « Vous pensez ! » ou
« Pensez ! », qui semblait signifier ou bien que ma remarque
était d’une telle évidence que tout le monde l’eût trouvée, ou
bien reporter sur lui le mérite comme si c’était lui qui attirait
mon attention là-dessus. « Vous pensez ! » ou « Pensez ! »,
exclamé avec la plus grande énergie, revenait toutes les deux
minutes dans sa bouche, pour des choses dont il ne se fût
jamais avisé, ce qui m’irritait tant que je me mettais aussitôt
à dire le contraire pour lui montrer qu’il n’y comprenait rien.
Mais à ma seconde assertion, bien qu’elle fût inconciliable
avec la première, il ne répondait pas moins : « Vous pen-
sez ! », « Pensez ! », comme si ces mots étaient inévitables.
Je lui pardonnais difficilement aussi qu’il employât certains
termes de son métier et qui eussent à cause de cela été par-
faitement convenables au propre, seulement dans le sens fi-
guré, ce qui leur donnait une intention spirituelle assez bé-

– 234 –
bête, par exemple le verbe pédaler. Jamais il n’en usait
quand il avait fait une course à bicyclette. Mais si à pied, il
s’était dépêché pour être à l’heure, pour signifier qu’il avait
marché vite il disait : « Vous pensez si on a pédalé ! » Le lif-
tier était plutôt petit, mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait
pas que chaque fois qu’on lui parlait d’un jeune homme de
taille haute, élancée et fine, il disait : « Ah ! oui, je sais, un
qui est juste de ma grandeur. » Et un jour que j’attendais une
réponse de lui, comme on avait monté l’escalier, au bruit des
pas j’avais par impatience ouvert la porte de ma chambre et
j’avais vu un chasseur beau comme Endymion, les traits in-
croyablement parfaits, qui venait pour une dame que je ne
connaissais pas. Quand le liftier était rentré, en lui disant
avec quelle impatience j’avais attendu sa réponse, je lui
avais raconté que j’avais cru qu’il montait mais que c’était un
chasseur de l’hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je sais lequel,
me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de ma taille. Comme fi-
gure aussi il me ressemble tellement qu’on pourrait nous
prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait mon frangin. »
Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès la première
seconde, ce qui faisait que dès qu’on lui recommandait
quelque chose il disait : « Oui, oui, oui, oui, oui, je com-
prends très bien », avec une netteté et un ton intelligent qui
me firent quelque temps illusion ; mais les personnes, au fur
et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé
dans un mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre
leurs qualités (comme parfois leurs défauts). Avant de lui
faire mes recommandations, je vis qu’il avait laissé la porte
ouverte ; je le lui fis remarquer, j’avais peur qu’on ne nous
entendît ; il condescendit à mon désir et revint ayant dimi-
nué l’ouverture. « C’est pour vous faire plaisir. Mais il n’y a
plus personne à l’étage que nous deux. » Aussitôt j’entendis
passer une, puis deux, puis trois personnes. Cela m’agaçait à

– 235 –
cause de l’indiscrétion possible, mais surtout parce que je
voyais que cela ne l’étonnait nullement et que c’était un va-
et-vient normal. « Oui, c’est la femme de chambre d’à côté
qui va chercher ses affaires. Oh ! c’est sans importance, c’est
le sommelier qui remonte ses clefs. Non, non, ce n’est rien,
vous pouvez parler, c’est mon collègue qui va prendre son
service. » Et comme les raisons que tous les gens avaient de
passer ne diminuaient pas mon ennui qu’ils pussent m’en-
tendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte,
ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait
une « moto », mais la pousser un peu plus. « Comme ça nous
sommes bien tranquilles. » Nous l’étions tellement qu’une
Américaine entra et se retira en s’excusant de s’être trompée
de chambre. « Vous allez me ramener cette jeune fille », lui
dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte de toutes
mes forces (ce qui amena un autre chasseur s’assurer qu’il
n’y avait pas de fenêtre ouverte). « Vous vous rappelez bien :
Mlle Albertine Simonet. Du reste c’est sur l’enveloppe. Vous
n’avez qu’à lui dire que cela vient de moi. Elle viendra très
volontiers, ajoutai-je pour l’encourager à ne pas trop
m’humilier. – Vous pensez ! – Mais non, au contraire ce n’est
pas du tout naturel qu’elle vienne volontiers. C’est très in-
commode de venir de Berneville ici. – Je comprends ! – Vous
lui direz de venir avec vous. – Oui, oui, oui, oui, je com-
prends très bien », répondait-il de ce ton précis et fin qui de-
puis longtemps avait cessé de me faire « bonne impression »
parce que je savais qu’il était presque mécanique et recou-
vrait sous sa netteté apparente beaucoup de vague et de bê-
tise. « À quelle heure serez-vous revenu ? – J’ai pas pour
bien longtemps », disait le lift qui, poussant à l’extrême la
règle édictée par Bélise d’éviter la récidive du pas avec le ne,
se contentait toujours d’une seule négative. « Je peux très
bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées ce tan-

– 236 –
tôt parce qu’il y avait un salon de vingt couverts pour le dé-
jeuner. Et c’était mon tour de sortir le tantôt. C’est bien juste
si je sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi mon vélo.
Comme cela je ferai vite. » Et une heure après il arrivait en
me disant : « Monsieur a bien attendu, mais cette demoiselle
vient n’avec moi. Elle est en bas. – Ah ! merci, le concierge
ne sera pas fâché contre moi ? – Monsieur Paul ? Il sait seu-
lement pas où je suis été. Même le chef de la porte n’a rien à
dire. » Mais une fois où je lui avais dit : « Il faut absolument
que vous la rameniez », il me dit en souriant : « Vous savez
que je ne l’ai pas trouvée. Elle n’est pas là. Et j’ai pas pu res-
ter plus longtemps ; j’avais peur d’être comme mon collègue
qui a été envoyé de l’hôtel » (car le lift qui disait rentrer pour
une profession où on entre pour la première fois : « je vou-
drais bien rentrer dans les postes », par compensation ou
pour adoucir la chose s’il s’était agi de lui, ou l’insinuer plus
doucereusement et perfidement s’il s’agissait d’un autre,
supprimait l’r et disait : « Je sais qu’il a été envoyé »). Ce
n’était pas par méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa
timidité. Il croyait diminuer l’importance de sa faute en la
prenant en plaisanterie. De même s’il m’avait dit : « Vous sa-
vez que je ne l’ai pas trouvée », ce n’est pas qu’il crût qu’en
effet je le susse déjà. Au contraire il ne doutait pas que je
l’ignorasse et surtout il s’en effrayait. Aussi disait-il « vous le
savez » pour s’éviter à lui-même les affres qu’il traverserait
en prononçant les phrases destinées à me l’apprendre. On ne
devrait jamais se mettre en colère contre ceux qui, pris en
faute par nous, se mettent à ricaner. Ils le font non parce
qu’ils se moquent, mais tremblent que nous puissions être
mécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une
grande douceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable at-
taque, le trouble du lift avait amené chez lui non seulement
une rougeur apoplectique mais une altération du langage de-

– 237 –
venu soudain familier. Il finit par m’expliquer qu’Albertine
n’était pas à Épreville, qu’elle devait revenir seulement à
neuf heures et que si des fois, ce qui voulait dire par hasard,
elle rentrait plus tôt, on lui ferait la commission, et qu’elle
serait en tous cas chez moi avant une heure du matin.
Ce ne fut pas ce soir-là encore d’ailleurs, que commença
à prendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire
tout de suite et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques
semaines après, elle naquit d’une remarque de Cottard. Al-
bertine et ses amies avaient voulu ce jour-là m’entraîner au
casino d’Incarville et, pour ma chance, je ne les y eusse pas
rejointes (voulant aller faire une visite à Mme Verdurin qui
m’avait invité plusieurs fois), si je n’eusse été arrêté à Incar-
ville même par une panne de tram qui allait demander un
certain temps de réparation. Marchant de long en large en
attendant qu’elle fût finie, je me trouvai tout à coup face à
face avec le docteur Cottard venu à Incarville en consulta-
tion. J’hésitai presque à lui dire bonjour comme il n’avait ré-
pondu à aucune de mes lettres. Mais l’amabilité ne se mani-
feste pas chez tout le monde de la même façon. N’ayant pas
été astreint par l’éducation aux mêmes règles fixes de savoir-
vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnes
intentions qu’on ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avait
l’occasion de les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu mes
lettres, avait signalé ma présence aux Verdurin, qui avaient
grande envie de me voir et chez qui il me conseillait d’aller.
Il voulait même m’y emmener le soir même, car il allait re-
prendre le petit chemin de fer d’intérêt local pour y aller dî-
ner. Comme j’hésitais et qu’il avait encore un peu de temps
pour son train, la panne devant être assez longue, je le fis en-
trer dans le petit casino, un de ceux qui m’avaient paru si
tristes le soir de ma première arrivée, maintenant plein du
tumulte des jeunes filles qui, faute de cavaliers, dansaient
– 238 –
ensemble. Andrée vint à moi en faisant des glissades, je
comptais repartir dans un instant avec Cottard chez les Ver-
durin, quand je refusai définitivement son offre, pris d’un dé-
sir trop vif de rester avec Albertine. C’est que je venais de
l’entendre rire. Et ce rire évoquait aussitôt les roses carna-
tions, les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il
vînt de se frotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme
une odeur de géranium, il semblait transporter avec lui
quelques particules presque pondérables, irritantes et se-
crètes.
Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au
piano, et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle.
Heureux, dans ce petit casino, de penser que j’allais rester
avec ces jeunes filles, je fis remarquer à Cottard comme elles
dansaient bien. Mais lui, du point de vue spécial du médecin,
et avec une mauvaise éducation qui ne tenait pas compte de
ce que je connaissais ces jeunes filles à qui il avait pourtant
dû me voir dire bonjour, me répondit : « Oui, mais les pa-
rents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de
pareilles habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux
miennes de venir ici. Sont-elles jolies au moins ? Je ne dis-
tingue pas leurs traits. Tenez, regardez », ajouta-t-il en me
montrant Albertine et Andrée qui valsaient lentement, ser-
rées l’une contre l’autre, « j’ai oublié mon lorgnon et je ne
vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la
jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les
seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, les leurs se tou-
chent complètement. » En effet, le contact n’avait pas cessé
entre ceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles
entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles
se détachèrent légèrement l’une de l’autre tout en continuant
à valser. Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-
ci rit du même rire pénétrant et profond que j’avais entendu
– 239 –
tout à l’heure. Mais le trouble qu’il m’apporta cette fois ne
me fut plus que cruel ; Albertine avait l’air d’y montrer, de
faire constater à Andrée quelque frémissement voluptueux et
secret. Il sonnait comme les premiers ou les derniers accords
d’une fête inconnue. Je repartis avec Cottard, distrait en
causant avec lui, ne pensant que par instants à la scène que
je venais de voir. Ce n’était pas que la conversation de Cot-
tard fût intéressante. Elle était même en ce moment devenue
aigre car nous venions d’apercevoir le docteur du Boulbon,
qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps de
l’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beau-
coup. Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne
faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire
sur cette côte, une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se
trouvait mettre obstacle. Certes le médecin de Balbec ne
pouvait gêner Cottard. C’était seulement un médecin très
consciencieux qui savait tout et à qui on ne pouvait pas par-
ler de la moindre démangeaison sans qu’il ne vous indiquât
aussitôt, dans une formule complexe, la pommade, lotion ou
liniment qui convenait. Comme disait Marie Gineste dans
son joli langage, il savait « charmer » les blessures et les
plaies. Mais il n’avait pas d’illustration. Il avait bien causé un
petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sa
chaire contre celle de thérapeutique, s’était fait une spéciali-
té des intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation
de la médecine, servant à renouveler les étiquettes des
pharmaciens dont tout produit est déclaré nullement toxique,
au rebours des drogues similaires, et même désintoxiquant.
C’est la réclame à la mode ; à peine s’il survit en bas, en
lettres illisibles, comme une faible trace d’une mode précé-
dente, l’assurance que le produit a été soigneusement anti-
septisé. Les intoxications servent aussi à rassurer le malade
qui apprend avec joie que sa paralysie n’est qu’un malaise

– 240 –
toxique. Or un grand-duc étant venu passer quelques jours à
Balbec et ayant un œil extrêmement enflé avait fait venir
Cottard lequel, en échange de quelques billets de cent francs
(le professeur ne se dérangeait pas à moins), avait imputé
comme cause à l’inflammation un état toxique et prescrit un
régime désintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc
se rabattit sur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq
minutes retira un grain de poussière. Le lendemain il n’y pa-
raissait plus. Un rival plus dangereux pourtant était une cé-
lébrité des maladies nerveuses. C’était un homme rouge, jo-
vial, à la fois parce que la fréquentation de la déchéance ner-
veuse ne l’empêchait pas d’être très bien portant mais aussi
pour rassurer ses malades par le gros rire de son bonjour et
de son au revoir, quitte à aider de ses bras d’athlète à leur
passer plus tard la camisole de force. Néanmoins dès qu’on
causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou de lit-
térature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive,
d’un air de dire : « De quoi s’agit-il ? », sans prononcer tout
de suite, comme s’il s’était agi d’une consultation. Mais enfin
celui-là, quelque talent qu’il eût, était un spécialiste. Aussi
toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon.
Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, le professeur ami
des Verdurin, en lui promettant d’aller les voir.
Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Alber-
tine et Andrée était profond, mais les pires souffrances n’en
furent pas senties par moi immédiatement, comme il arrive
pour ces empoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un
certain temps.
Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint
pas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes
d’une personne sont une cause moins fréquente d’amour
qu’une phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne serai

– 241 –
pas libre. » On ne fait guère attention à cette phrase si on est
avec des amis ; on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pas
d’une certaine image ; pendant ce temps-là elle baigne dans
le mélange nécessaire ; en rentrant on trouve le cliché, qui
est développé et parfaitement net. On s’aperçoit que la vie
n’est plus la vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille,
parce que, si on continue à ne pas craindre la mort, on n’ose
plus penser à la séparation.
Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que
le liftier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus
comme autrefois la souffrance de sentir diminuer mes
chances qu’elle apparût. La certitude qu’elle ne viendrait
plus m’apporta un calme complet, une fraîcheur ; cette nuit
était tout simplement une nuit comme tant d’autres où je ne
la voyais pas, c’est de cette idée que je partais. Et dès lors la
pensée que je la verrais le lendemain ou d’autres jours, se
détachant sur ce néant accepté, devenait douce. Quelquefois,
dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à un médica-
ment qu’on a pris. Faussement interprétée par celui qui
souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas.
L’amour naît dans ce cas comme certaines maladies ner-
veuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Expli-
cation qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui
concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause)
est toujours erroné.
Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait
seulement de rentrer à Épreville, n’avait donc pas eu mon
mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir,
derrière les mots de sa lettre comme derrière ceux qu’elle
m’avait dits une fois au téléphone, je crus sentir la présence
de plaisirs, d’êtres, qu’elle m’avait préférés. Encore une fois
je fus agité tout entier par la curiosité douloureuse de savoir

– 242 –
ce qu’elle avait pu faire, par l’amour latent qu’on porte tou-
jours en soi ; je pus croire un moment qu’il allait m’attacher
à Albertine, mais il se contenta de frémir sur place et ses
dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’il se fût mis en
marche.
J’avais mal compris dans mon premier séjour à Balbec –
et peut-être bien Andrée avait fait comme moi – le caractère
d’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité naïve de sa part si
toutes nos supplications ne réussissaient pas à la retenir et
lui faire manquer une garden-party, une promenade à ânes,
un pique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soup-
çonnai que cette frivolité n’était qu’une apparence, la gar-
den-party qu’un paravent, sinon une invention. Il se passait
sous des formes diverses la chose suivante (j’entends la
chose vue par moi, de mon côté du verre, qui n’était nulle-
ment transparent, et sans que je puisse savoir ce qu’il y avait
de vrai de l’autre côté). Albertine me faisait les protestations
de tendresse les plus passionnées. Elle regardait l’heure
parce qu’elle devait aller faire une visite à une dame qui re-
cevait, paraît-il, tous les jours à cinq heures à Infreville.
Tourmenté d’un soupçon et me sentant d’ailleurs souffrant,
je demandais à Albertine, je la suppliais de rester avec moi.
C’était impossible (et même elle n’avait plus que cinq mi-
nutes à rester) parce que cela fâcherait cette dame, peu hos-
pitalière et susceptible, et, disait Albertine, assommante.
« Mais on peut bien manquer une visite. – Non, ma tante m’a
appris qu’il fallait être polie avant tout. – Mais je vous ai vue
si souvent être impolie. – Là ce n’est pas la même chose,
cette dame m’en voudrait et me ferait des histoires avec ma
tante. Je ne suis déjà pas si bien que cela avec elle. Elle tient
à ce que je sois allée une fois la voir. – Mais puisqu’elle re-
çoit tous les jours. » Là, Albertine sentant qu’elle s’était
« coupée », modifiait la raison. « Bien entendu elle reçoit
– 243 –
tous les jours. Mais aujourd’hui j’ai donné rendez-vous chez
elle à des amies. Comme cela on s’ennuiera moins. – Alors,
Albertine, vous préférez la dame et vos amies à moi, puisque
pour ne pas risquer de faire une visite un peu ennuyeuse,
vous préférez de me laisser seul, malade et désolé ? – Cela
me serait bien égal que la visite fût ennuyeuse. Mais c’est par
dévouement pour elles. Je les ramènerai dans ma carriole.
Sans cela elles n’auraient plus aucun moyen de transport. »
Je faisais remarquer à Albertine qu’il y avait des trains
jusqu’à dix heures du soir, d’Infreville. « C’est vrai, mais
vous savez, il est possible qu’on nous demande de rester à
dîner. Elle est très hospitalière. – Hé bien, vous refuserez. –
Je fâcherais encore ma tante. – Du reste, vous pouvez dîner
et prendre le train de dix heures. – C’est un peu juste. – Alors
je ne peux jamais aller dîner en ville et revenir par le train.
Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose bien
simple : je sens que l’air me fera du bien ; puisque vous ne
pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu’à In-
freville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la Tour Élisa-
beth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame ni vos
amies. » Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup terrible. Sa
parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne lui
réussissaient pas. « Si ça vous ennuie que je vous accom-
pagne ? – Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savez
bien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous. » Un
brusque revirement s’était opéré. « Puisque nous allons nous
promener ensemble, me dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas
de l’autre côté de Balbec, nous dînerions ensemble. Ce serait
si gentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je com-
mence à en avoir soupé d’Infreville et de tous ces petits
coins vert épinard. – Mais l’amie de votre tante sera fâchée si
vous n’allez pas la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il
ne faut pas fâcher les gens. – Mais elle ne s’en apercevra

– 244 –
même pas, elle reçoit tous les jours ; que j’y aille demain,
après-demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela fera
toujours l’affaire. – Et vos amies ? – Oh ! elles m’ont assez
souvent plaquée. C’est bien mon tour. – Mais du côté que
vous me proposez, il n’y a pas de train après neuf heures. –
Hé bien, la belle affaire ! neuf heures c’est parfait. Et puis il
ne faut jamais se laisser arrêter par les questions de retour.
On trouvera toujours une charrette, un vélo, à défaut on a
ses jambes. – On trouve toujours, Albertine, comme vous y
allez ! Du côté d’Infreville, où les petites stations de bois sont
collées les unes à côté des autres, oui. Mais du côté opposé
ce n’est pas la même chose. – Même de ce côté-là. Je vous
promets de vous ramener sain et sauf. » Je sentais
qu’Albertine renonçait pour moi à quelque chose d’arrangé
qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il y avait quelqu’un qui
serait malheureux comme je l’étais. Voyant que ce qu’elle
avait voulu n’était pas possible, puisque je voulais l’ac-
compagner, elle renonçait franchement. Elle savait que ce
n’était pas irrémédiable. Car, comme toutes les femmes qui
ont plusieurs choses dans leur existence, elle avait ce point
d’appui qui ne faiblit jamais : le doute et la jalousie. Certes
elle ne cherchait pas à les exciter, au contraire. Mais les
amoureux sont si soupçonneux qu’ils flairent tout de suite le
mensonge. De sorte qu’Albertine n’étant pas mieux qu’une
autre, savait par expérience (sans deviner le moins du
monde qu’elle le devait à la jalousie) qu’elle était toujours
sûre de retrouver les gens qu’elle avait plaqués un soir. La
personne inconnue qu’elle lâchait pour moi souffrirait, l’en
aimerait davantage (Albertine ne savait pas que c’était pour
cela), et pour ne pas continuer à souffrir reviendrait de soi-
même vers elle, comme j’aurais fait. Mais je ne voulais ni
faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans la voie terrible
des investigations, de la surveillance multiforme, innom-

– 245 –
brable. « Non, Albertine, je ne veux pas gâter votre plaisir,
allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez la personne
dont elle est le porte-nom, cela m’est égal. La vraie raison
pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne le
désirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est
pas celle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous
vous êtes contredite plus de cinq fois sans vous en aperce-
voir. » La pauvre Albertine craignit que ses contradictions,
qu’elle n’avait pas aperçues, eussent été plus graves, ne sa-
chant pas exactement les mensonges qu’elle avait faits :
« C’est très possible que je me sois contredite. L’air de la mer
m’ôte tout raisonnement. Je dis tout le temps les noms les
uns pour les autres. » Et (ce qui me prouva qu’elle n’aurait
pas eu besoin, maintenant, de beaucoup de douces affirma-
tions pour que je la crusse) je ressentis la souffrance d’une
blessure en entendant cet aveu de ce que je n’avais que fai-
blement supposé. « Hé bien, c’est entendu, je pars », dit-elle
d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin de voir si
elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que je lui
fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi.
« Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une
bonne soirée avec vous et c’est vous qui ne voulez pas, et
vous m’accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais en-
core vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous rever-
rai jamais. (Mon cœur battit à ces mots bien que je fusse sûr
qu’elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noie-
rai, je me jetterai à l’eau. – Comme Sapho. – Encore une in-
sulte de plus ; vous n’avez pas seulement des doutes sur ce
que je dis mais sur ce que je fais. – Mais, mon petit, je ne
mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sa-
pho s’est précipitée dans la mer. – Si, si, vous n’avez aucune
confiance en moi. » Elle vit qu’il était moins vingt à la pen-
dule ; elle craignit de rater ce qu’elle avait à faire, et choisis-

– 246 –
sant l’adieu le plus bref (dont elle s’excusa du reste en me
venant voir le lendemain ; probablement ce lendemain-là
l’autre personne n’était pas libre), elle s’enfuit au pas de
course en criant : « Adieu pour jamais », d’un air désolé. Et
peut-être était-elle désolée. Car sachant ce qu’elle faisait en
ce moment mieux que moi, plus sévère et plus indulgente à
la fois à elle-même que je n’étais pour elle, peut-être avait-
elle tout de même un doute que je ne voudrais plus la rece-
voir après la façon dont elle m’avait quitté. Or je crois qu’elle
tenait à moi, au point que l’autre personne était plus jalouse
que moi-même.
Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans
la salle de danse du casino, entrèrent la sœur et la cousine de
Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que je ne sa-
luais plus à cause de mes amies, parce que la plus jeune, la
cousine, vivait au su de tout le monde, avec l’actrice dont
elle avait fait la connaissance pendant mon premier séjour.
Andrée, sur une allusion qu’on fit à mi-voix à cela, me dit :
« Oh ! là-dessus je suis comme Albertine, il n’y a rien qui
nous fasse horreur à toutes les deux comme cela. » Quant à
Albertine, se mettant à causer avec moi sur le canapé où
nous étions assis, elle avait tourné le dos aux deux jeunes
filles de mauvais genre. Et pourtant j’avais remarqué
qu’avant ce mouvement, au moment où étaient apparues
Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les yeux de mon
amie cette attention brusque et profonde qui donnait parfois
au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux, même grave,
et la laissait triste après. Mais Albertine avait aussitôt dé-
tourné vers moi ses regards restés pourtant singulièrement
immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sa cousine ayant fini par
s’en aller après avoir ri très fort et poussé des cris peu con-
venables, je demandai à Albertine si la petite blonde (celle
qui était l’amie de l’actrice) n’était pas la même qui la veille
– 247 –
avait eu le prix dans la course pour les voitures de fleurs.
« Ah ! je ne sais pas, dit Albertine, est-ce qu’il y en a une qui
est blonde ? Je vous dirai qu’elles ne m’intéressent pas beau-
coup, je ne les ai jamais regardées. Est-ce qu’il y en a une qui
est blonde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur et déta-
ché à ses trois amies. S’appliquant à des personnes
qu’Albertine rencontrait tous les jours sur la digue, cette
ignorance me parut bien excessive pour ne pas être feinte.
« Elles n’ont pas l’air de nous regarder beaucoup non plus »,
dis-je à Albertine, peut-être dans l’hypothèse, que je n’envi-
sageais pourtant pas d’une façon consciente, où Albertine
eût aimé les femmes, afin de lui ôter tout regret en lui mon-
trant qu’elle n’avait pas attiré l’attention de celles-ci, et que
d’une façon générale il n’est pas d’usage, même pour les plus
vicieuses, de se soucier des jeunes filles qu’elles ne connais-
sent pas. « Elles ne nous ont pas regardées ? me répondit
étourdiment Albertine. Elles n’ont pas fait autre chose tout le
temps. – Mais vous ne pouvez pas le savoir, lui dis-je, vous
leur tourniez le dos. – Eh bien, et cela ? » me répondit-elle en
me montrant, encastrée dans le mur en face de nous, une
grande glace que je n’avais pas remarquée, et sur laquelle je
comprenais maintenant que mon amie, tout en me parlant,
n’avait pas cessé de fixer ses beaux yeux remplis de préoc-
cupation.
À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le pe-
tit casino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait
émise, Albertine ne me sembla plus la même ; sa vue me
causait de la colère. Moi-même j’avais changé tout autant
qu’elle me semblait autre. J’avais cessé de lui vouloir du
bien ; en sa présence, hors de sa présence quand cela pou-
vait lui être répété, je parlais d’elle de la façon la plus bles-
sante. Il y avait des trêves cependant. Un jour j’apprenais
qu’Albertine et Andrée avaient accepté toutes deux une invi-
– 248 –
tation chez Elstir. Ne doutant pas que ce fût en considération
de ce qu’elles pourraient pendant le retour s’amuser comme
des pensionnaires à contrefaire les jeunes filles qui ont mau-
vais genre, et y trouver un plaisir inavoué de vierges qui me
serrait le cœur, sans m’annoncer, pour les gêner et priver Al-
bertine du plaisir sur lequel elle comptait, j’arrivais à l’im-
proviste chez Elstir. Mais je n’y trouvais qu’Andrée. Alber-
tine avait choisi un autre jour où sa tante devait y aller. Alors
je me disais que Cottard avait dû se tromper ; l’impression
favorable que m’avait produite la présence d’Andrée sans
son amie se prolongeait et entretenait en moi des disposi-
tions plus douces à l’égard d’Albertine. Mais elles ne du-
raient pas plus longtemps que la fragile bonne santé de ces
personnes délicates sujettes à des mieux passagers, et qu’un
rien suffit à faire retomber malades. Albertine incitait Andrée
à des jeux qui, sans aller bien loin, n’étaient peut-être pas
tout à fait innocents ; souffrant de ce soupçon, je finissais par
l’éloigner. À peine j’en étais guéri qu’il renaissait sous une
autre forme. Je venais de voir Andrée dans un de ces mou-
vements gracieux qui lui étaient particuliers, poser câline-
ment sa tête sur l’épaule d’Albertine, l’embrasser dans le cou
en fermant à demi les yeux ; ou bien elles avaient échangé
un coup d’œil ; une parole avait échappé à quelqu’un qui les
avait vues seules ensemble et allant se baigner, petits riens
tels qu’il en flotte d’une façon habituelle dans l’atmosphère
ambiante où la plupart des gens les absorbent toute la jour-
née sans que leur santé en souffre ou que leur humeur s’en
altère, mais qui sont morbides et générateurs de souffrances
nouvelles pour un être prédisposé. Parfois même, sans que
j’eusse revu Albertine, sans que personne m’eût parlé d’elle,
je retrouvais dans ma mémoire une pose d’Albertine auprès
de Gisèle et qui m’avait paru innocente alors ; elle suffisait
maintenant pour détruire le calme que j’avais pu retrouver,

– 249 –
je n’avais même plus besoin d’aller respirer au-dehors des
germes dangereux, je m’étais, comme aurait dit Cottard, in-
toxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j’avais ap-
pris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont
Swann avait été joué toute sa vie. Au fond si je veux y pen-
ser, l’hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le carac-
tère d’Albertine et interpréter douloureusement chaque mo-
ment d’une vie que je ne pouvais pas contrôler tout entière,
ce fut le souvenir, l’idée fixe du caractère de Mme Swann, tel
qu’on m’avait raconté qu’il était. Ces récits contribuèrent à
faire que dans l’avenir mon imagination faisait le jeu de sup-
poser qu’Albertine aurait pu, au lieu d’être une jeune fille
bonne, avoir la même immoralité, la même faculté de trom-
perie qu’une ancienne grue, et je pensais à toutes les souf-
frances qui m’auraient attendu dans ce cas si j’avais jamais
dû l’aimer.

Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur


la digue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les plus
dures et les plus humiliantes, et Rosemonde disait : « Ah ! ce
que vous êtes changé tout de même pour elle, autrefois il n’y
en avait que pour elle, c’était elle qui tenait la corde, mainte-
nant elle n’est plus bonne à donner à manger aux chiens. »
J’étais en train, pour faire ressortir davantage encore mon
attitude à l’égard d’Albertine, d’adresser toutes les amabilités
possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du même vice,
me semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante et
neurasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot
de ses deux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à
l’angle de laquelle nous nous tenions, la calèche de
Mme de Cambremer. Le premier président qui, à ce moment,
s’avançait vers nous, s’écarta d’un bond quand il reconnut la
voiture, pour ne pas être vu dans notre société ; puis, quand

– 250 –
il pensa que les regards de la marquise allaient pouvoir croi-
ser les siens, s’inclina en lançant un immense coup de cha-
peau. Mais la voiture, au lieu de continuer comme il semblait
probable, par la rue de la Mer, disparut derrière l’entrée de
l’hôtel. Il y avait bien dix minutes de cela lorsque le lift tout
essoufflé vint me prévenir : « C’est la marquise de Camem-
bert qui vient n’ici pour voir Monsieur. Je suis monté à la
chambre, j’ai cherché au salon de lecture, je ne pouvais pas
trouver Monsieur. Heureusement que j’ai eu l’idée de regar-
der sur la plage. » Il finissait à peine son récit que, suivie de
sa belle-fille et d’un monsieur très cérémonieux, s’avança
vers moi la marquise, arrivant probablement d’une matinée
ou d’un thé dans le voisinage et toute voûtée sous le poids
moins de la vieillesse que de la foule d’objets de luxe dont
elle croyait plus aimable et plus digne de son rang d’être re-
couverte afin de paraître le plus « habillé » possible aux gens
qu’elle venait voir. C’était en somme, à l’hôtel, ce « débar-
quage » des Cambremer que ma grand-mère redoutait si fort
autrefois quand elle voulait qu’on laissât ignorer à Legrandin
que nous irions peut-être à Balbec. Alors maman riait des
craintes inspirées par un événement qu’elle jugeait impos-
sible. Voici qu’enfin il se produisait pourtant, mais par
d’autres voies et sans que Legrandin y fût pour quelque
chose. « Est-ce que je peux rester si je ne vous dérange pas,
me demanda Albertine (dans les yeux de qui restaient, ame-
nées par les choses cruelles que je venais de lui dire,
quelques larmes que je remarquai sans paraître les voir, mais
non sans en être réjoui), j’aurais quelque chose à vous dire. »
Un chapeau à plumes, surmonté lui-même d’une épingle de
saphir, était posé n’importe comment sur la perruque de
Mme de Cambremer, comme un insigne dont l’exhibition est
nécessaire, mais suffisante, la place indifférente, l’élégance
conventionnelle, et l’immobilité inutile. Malgré la chaleur, la

– 251 –
bonne dame avait revêtu un mantelet de jais pareil à une
dalmatique, par-dessus lequel pendait une étole d’hermine
dont le port semblait en relation non avec la température et
la saison, mais avec le caractère de la cérémonie. Et sur la
poitrine de Mme de Cambremer un tortil de baronne relié à
une chaînette pendait à la façon d’une croix pectorale. Le
monsieur était un célèbre avocat de Paris, de famille nobi-
liaire, qui était venu passer trois jours chez les Cambremer.
C’était un de ces hommes à qui leur expérience profession-
nelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui
disent par exemple : « Je sais que je plaide bien, aussi cela
ne m’amuse plus de plaider », ou : « Cela ne m’intéresse plus
d’opérer ; je sais que j’opère bien. » Intelligents, artistes, ils
voient autour de leur maturité fortement rentée par le suc-
cès, briller cette « intelligence », cette nature d’« artiste »
que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un
à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de
passion pour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un ar-
tiste cependant très distingué, et à l’achat des œuvres duquel
ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière.
Le Sidaner était l’artiste élu par l’ami des Cambremer, lequel
était du reste très agréable. Il parlait bien des livres mais non
de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le
seul défaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait
certaines expressions toutes faites d’une façon constante,
par exemple : « en majeure partie », ce qui donnait à ce dont
il voulait parler quelque chose d’important et d’incomplet.
Mme de Cambremer avait profité, me dit-elle, d’une matinée
que des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté de Bal-
bec, pour venir me voir, comme elle l’avait promis à Robert
de Saint-Loup. « Vous savez qu’il doit bientôt venir passer
quelques jours dans le pays. Son oncle Charlus y est en villé-
giature chez sa belle-sœur, la duchesse de Luxembourg, et

– 252 –
M. de Saint-Loup profitera de l’occasion pour aller à la fois
dire bonjour à sa tante et revoir son ancien régiment, où il
est très aimé, très estimé. Nous recevons souvent des offi-
ciers qui nous parlent tous de lui avec des éloges infinis.
Comme ce serait gentil si vous nous faisiez le plaisir de venir
tous les deux à Féterne. » Je lui présentai Albertine et ses
amies. Mme de Cambremer nous nomma à sa belle-fille.
Celle-ci, si glaciale avec les petits nobliaux que le voisinage
de Féterne la forçait à fréquenter, si pleine de réserve de
crainte de se compromettre, me tendit au contraire la main
avec un sourire rayonnant, mise comme elle était en sûreté
et en joie devant un ami de Robert de Saint-Loup et que ce-
lui-ci, gardant plus de finesse mondaine qu’il ne voulait le
laisser voir, lui avait dit très lié avec les Guermantes. Telle,
au rebours de sa belle-mère, Mme de Cambremer avait-elle
deux politesses infiniment différentes. C’est tout au plus la
première, sèche, insupportable, qu’elle m’eût concédée si je
l’avais connue par son frère Legrandin. Mais pour un ami des
Guermantes elle n’avait pas assez de sourires. La pièce la
plus commode de l’hôtel pour recevoir était le salon de lec-
ture, ce lieu jadis si terrible où maintenant j’entrais dix fois
par jour, ressortant librement, en maître, comme ces fous
peu atteints et depuis si longtemps pensionnaires d’un asile
que le médecin leur en a confié la clef. Aussi offris-je à
Mme de Cambremer de l’y conduire. Et comme ce salon ne
m’inspirait plus de timidité et ne m’offrait plus de charme
parce que le visage des choses change pour nous comme ce-
lui des personnes, c’est sans trouble que je lui fis cette pro-
position. Mais elle la refusa, préférant rester dehors, et nous
nous assîmes en plein air, sur la terrasse de l’hôtel. J’y trou-
vai et recueillis un volume de Mme de Sévigné que maman
n’avait pas eu le temps d’emporter dans sa fuite précipitée,
quand elle avait appris qu’il arrivait des visites pour moi. Au-

– 253 –
tant que ma grand-mère elle redoutait ces invasions d’étran-
gers et par peur de ne plus pouvoir s’échapper si elle se lais-
sait cerner, elle se sauvait avec une rapidité qui nous faisait
toujours, à mon père et à moi, nous moquer d’elle.
Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d’une
ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, une bourse
en or d’où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir en
dentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus commode de les
poser sur une chaise ; mais je sentais qu’il eût été inconve-
nant et inutile de lui demander d’abandonner les ornements
de sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nous
regardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient
comme des corolles blanches. À cause du niveau de simple
« médium » où nous abaisse la conversation mondaine et
aussi notre désir de plaire non à l’aide de nos qualités igno-
rées de nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir
être prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis instincti-
vement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la
façon qu’eût pu faire son frère. « Elles ont, dis-je, en parlant
des mouettes, une immobilité et une blancheur de nym-
phéas. » Et en effet elles avaient l’air d’offrir un but inerte
aux petits flots qui les ballottaient au point que ceux-ci, par
contraste, semblaient dans leur poursuite, animés d’une in-
tention, prendre de la vie. La marquise douairière ne se las-
sait pas de célébrer la superbe vue de la mer que nous avions
à Balbec, et m’enviait, elle qui de La Raspelière (qu’elle
n’habitait du reste pas cette année) ne voyait les flots que de
si loin. Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la
fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la mu-
sique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle par-
lait esthétique ses glandes salivaires, comme celles de cer-
tains animaux au moment du rut, entraient dans une phase
d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille

– 254 –
dame laissait passer au coin des lèvres légèrement mousta-
chues, quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt
elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui
reprend sa respiration. Enfin s’il s’agissait d’une trop grande
beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras
et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement
mastiqués et au besoin venant du nez. Or je n’avais jamais
songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une
« vue de mer » et les simples paroles de Mme de Cambremer
changeaient mes idées à cet égard. En revanche, et je le lui
dis, j’avais toujours entendu célébrer le coup d’œil unique de
La Raspelière, située au faîte de la colline et où, dans un
grand salon à deux cheminées, toute une rangée de fenêtres
regarde au bout des jardins, entre les feuillages, la mer
jusqu’au-delà de Balbec, et l’autre rangée, la vallée.
« Comme vous êtes aimable et comme c’est bien dit : la mer
entre les feuillages. C’est ravissant, on dirait… un éventail. »
Et je sentis à une respiration profonde destinée à rattraper la
salive et à assécher la moustache, que le compliment était
sincère. Mais la marquise née Legrandin resta froide pour
témoigner de son dédain non pas pour mes paroles mais
pour celles de sa belle-mère. D’ailleurs elle ne méprisait pas
seulement l’intelligence de celle-ci, mais déplorait son ama-
bilité, craignant toujours que les gens n’eussent pas une idée
suffisante des Cambremer. « Et comme le nom est joli, dis-je.
On aimerait savoir l’origine de tous ces noms-là. – Pour ce-
lui-là je peux vous le dire, me répondit avec douceur la
vieille dame. C’est une demeure de famille, de ma grand-
mère Arrachepel, ce n’est pas une famille illustre, mais c’est
une bonne et très ancienne famille de province. – Comment,
pas illustre ? interrompit sèchement sa belle-fille. Tout un vi-
trail de la cathédrale de Bayeux est rempli par ses armes, et
la principale église d’Avranches contient leurs monuments

– 255 –
funéraires. Si ces vieux noms vous amusent, ajouta-t-elle,
vous venez un an trop tard. Nous avions fait nommer à la
cure de Criquetot, malgré toutes les difficultés qu’il y a à
changer de diocèse, le doyen d’un pays où j’ai personnelle-
ment des terres, fort loin d’ici, à Combray, où le bon prêtre
se sentait devenir neurasthénique. Malheureusement l’air de
la mer n’a pas réussi à son grand âge ; sa neurasthénie s’est
augmentée et il est retourné à Combray. Mais il s’est amusé
pendant qu’il était notre voisin, à aller consulter toutes les
vieilles chartes, et il a fait une petite brochure assez curieuse
sur les noms de la région. Cela l’a d’ailleurs mis en goût, car
il paraît qu’il occupe ses dernières années à écrire un grand
ouvrage sur Combray et ses environs. Je vais vous envoyer
sa brochure sur les environs de Féterne. C’est un travail de
bénédictin. Vous y lirez des choses très intéressantes sur
notre vieille Raspelière dont ma belle-mère parle beaucoup
trop modestement. – En tous cas, cette année, répondit
Mme de Cambremer douairière, La Raspelière n’est plus nôtre
et ne m’appartient pas. Mais on sent que vous avez une na-
ture de peintre ; vous devriez dessiner, et j’aimerais tant
vous montrer Féterne qui est bien mieux que La Raspelière. »
Car depuis que les Cambremer avaient loué cette dernière
demeure aux Verdurin, sa position dominante avait brus-
quement cessé de leur apparaître ce qu’elle avait été pour
eux pendant tant d’années, c’est-à-dire donnant l’avantage
unique dans le pays d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la
vallée, et en revanche leur avait présenté tout à coup – et
après coup – l’inconvénient qu’il fallait toujours monter et
descendre pour y arriver et en sortir. Bref, on eût cru que si
Mme de Cambremer l’avait louée, c’était moins pour accroître
ses revenus que pour reposer ses chevaux. Et elle se disait
ravie de pouvoir enfin posséder tout le temps la mer de si
près, à Féterne, elle qui pendant si longtemps, oubliant les

– 256 –
deux mois qu’elle y passait, ne l’avait vue que d’en haut et
comme dans un panorama. « Je la découvre à mon âge, di-
sait-elle, et comme j’en jouis ! Ça me fait un bien ! Je louerais
La Raspelière pour rien afin d’être contrainte d’habiter Fé-
terne. »
« Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit la
sœur de Legrandin qui disait : “Ma mère” à la vieille mar-
quise, mais avec les années avait pris des façons insolentes
avec elle, vous parliez de nymphéas : je pense que vous con-
naissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie ! Cela
m’intéresse d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit
où je vous ai dit que j’avais des terres… » Mais elle préféra
ne pas trop parler de Combray. « Ah ! c’est sûrement la série
dont nous a parlé Elstir, le plus grand des peintres contem-
porains, s’écria Albertine qui n’avait rien dit jusque-là. – Ah !
on voit que Mademoiselle aime les arts », s’écria
Mme de Cambremer qui, en poussant une respiration pro-
fonde, résorba un jet de salive. « Vous me permettrez de lui
préférer Le Sidaner, mademoiselle », dit l’avocat en souriant
d’un air connaisseur. Et, comme il avait goûté, ou vu goûter,
autrefois certaines « audaces » d’Elstir, il ajouta : « Elstir
était doué, il a même fait presque partie de l’avant-garde,
mais je ne sais pas pourquoi il a cessé de suivre, il a gâché sa
vie. » Mme de Cambremer donna raison à l’avocat en ce qui
concernait Elstir, mais, au grand chagrin de son invité, égala
Monet à Le Sidaner. On ne peut pas dire qu’elle fût bête ; elle
débordait d’une intelligence que je sentais m’être entière-
ment inutile. Justement, le soleil s’abaissant, les mouettes
étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une
autre toile de cette même série de Monet. Je dis que je la
connaissais et (continuant à imiter le langage du frère dont je
n’avais pas encore osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était mal-
heureux qu’elle n’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille,
– 257 –
car à la même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle eût
pu admirer. Devant un hobereau normand inconnu des
Guermantes et qui lui eût dit qu’elle eût dû venir la veille,
Mme de Cambremer-Legrandin se fût sans doute redressée
d’un air offensé. Mais j’aurais pu être bien plus familier en-
core qu’elle n’eût été que douceur moelleuse et fondante ; je
pouvais dans la chaleur de cette belle fin d’après-midi buti-
ner à mon gré dans le gros gâteau de miel que
Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les pe-
tits fours que je n’eus pas l’idée d’offrir. Mais le nom de
Poussin, sans altérer l’aménité de la femme du monde, sou-
leva les protestations de la dilettante. En entendant ce nom,
Mme de Cambremer fit entendre à six reprises que ne séparait
presque aucun intervalle, ce petit claquement de la langue
contre les lèvres qui sert à signifier à un enfant qui est en
train de faire une bêtise, à la fois un blâme d’avoir commen-
cé et l’interdiction de poursuivre. « Au nom du ciel, après un
peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie,
n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme
Poussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plus
barbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux
pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Ma-
net, oui, voilà des peintres ! C’est très curieux », ajouta-t-elle,
en fixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de
l’espace où elle apercevait sa propre pensée, « c’est très cu-
rieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant, j’admire tou-
jours Manet, c’est entendu, mais je crois que je lui préfère
peut-être encore Monet. Ah ! les cathédrales ! » Elle mettait
autant de scrupules que de complaisance à me renseigner
sur l’évolution qu’avait suivie son goût. Et on sentait que les
phases par lesquelles avait passé ce goût n’étaient pas, selon
elle, moins importantes que les différentes manières de Mo-
net lui-même. Je n’avais pas du reste à être flatté qu’elle me

– 258 –
fit confidence de ses admirations, car, même devant la pro-
vinciale la plus bornée, elle ne pouvait pas rester cinq mi-
nutes sans éprouver le besoin de les confesser. Quand une
dame noble d’Avranches, laquelle n’eût pas été capable de
distinguer Mozart de Wagner, disait devant Mme de Cambre-
mer : « Nous n’avons pas eu de nouveauté intéressante pen-
dant notre séjour à Paris, nous avons été une fois à l’Opéra-
Comique, on donnait Pelléas et Mélisande, c’est affreux »,
Mme de Cambremer non seulement bouillait mais éprouvait
le besoin de s’écrier : « Mais au contraire, c’est un petit chef-
d’œuvre », et de « discuter ». C’était peut-être une habitude
de Combray, prise auprès des sœurs de ma grand-mère qui
appelaient cela : « combattre pour la bonne cause », et qui
aimaient les dîners où elles savaient, toutes les semaines,
qu’elles auraient à défendre leurs dieux contre des Philistins.
Telle Mme de Cambremer aimait à se « fouetter le sang » en
se « chamaillant » sur l’art, comme d’autres sur la politique.
Elle prenait le parti de Debussy comme elle aurait fait celui
d’une de ses amies dont on eût incriminé la conduite. Elle
devait pourtant bien comprendre qu’en disant : « Mais non,
c’est un petit chef-d’œuvre », elle ne pouvait pas improviser,
chez la personne qu’elle remettait à sa place, toute la pro-
gression de culture artistique au terme de laquelle elles fus-
sent tombées d’accord sans avoir besoin de discuter. « Il
faudra que je demande à Le Sidaner ce qu’il pense de Pous-
sin, me dit l’avocat. C’est un renfermé, un silencieux, mais je
saurai bien lui tirer les vers du nez. »
« Du reste, continua Mme de Cambremer, j’ai horreur des
couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra. C’est pour
cela que je déteste la maison de ma belle-mère, avec ses
plantes du Midi. Vous verrez, ça a l’air d’un parc de Monte-
Carlo. C’est pour cela que j’aime mieux votre rive. C’est plus
triste, plus sincère ; il y a un petit chemin d’où on ne voit pas
– 259 –
la mer. Les jours de pluie, il n’y a que de la boue, c’est tout
un monde. C’est comme à Venise, je déteste le Grand Canal
et je ne connais rien de touchant comme les petites ruelles.
Du reste c’est une question d’ambiance. – Mais », lui dis-je,
sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux
de Mme de Cambremer c’était d’apprendre à celle-ci qu’il
était redevenu à la mode, « M. Degas assure qu’il ne connaît
rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. – Ouais ? Je
ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer
qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas, mais je
peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. – Il les
admire aussi énormément. – Il faudra que je les revoie. Tout
cela est un peu ancien dans ma tête », répondit-elle après un
instant de silence et comme si le jugement favorable qu’elle
allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dé-
pendre, non de la nouvelle que je venais de lui communi-
quer, mais de l’examen supplémentaire et cette fois définitif
qu’elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir
la faculté de se déjuger. Me contentant de ce qui était un
commencement de rétractation puisque si elle n’admirait pas
encore les Poussin, elle s’ajournait pour une seconde délibé-
ration, pour ne pas la laisser plus longtemps à la torture je
dis à sa belle-mère combien on m’avait parlé des fleurs ad-
mirables de Féterne. Modestement elle parla du petit jardin
de curé qu’elle avait derrière et où le matin, en poussant une
porte, elle allait en robe de chambre donner à manger à ses
paons, chercher les œufs pondus, et cueillir des zinnias ou
des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufs à la
crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaient
ses allées. « C’est vrai que nous avons beaucoup de roses,
me dit-elle, notre roseraie est presque un peu trop près de la
maison d’habitation, il y a des jours où cela me fait mal à la
tête. C’est plus agréable de la terrasse de La Raspelière où le

– 260 –
vent apporte l’odeur des roses, mais déjà moins entêtante. »
Je me tournai vers la belle-fille : « C’est tout à fait Pelléas, lui
dis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur
de roses montant jusqu’aux terrasses. Elle est si forte dans la
partition que, comme j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle
me faisait éternuer chaque fois que j’entendais cette scène. –
Quel chef-d’œuvre que Pelléas ! s’écria Mme de Cambremer,
j’en suis férue » ; et s’approchant de moi avec les gestes
d’une femme sauvage qui aurait voulu me faire des agace-
ries, s’aidant des doigts pour piquer les notes imaginaires,
elle se mit à fredonner quelque chose que je supposai être
pour elle les adieux de Pelléas et continua avec une véhé-
mente insistance comme s’il avait été d’importance que
Mme de Cambremer me rappelât en ce moment cette scène,
ou peut-être plutôt me montrât qu’elle se la rappelait. « Je
crois que c’est encore plus beau que Parsifal, ajouta-t-elle,
parce que dans Parsifal il s’ajoute aux plus grandes beautés
un certain halo de phrases mélodiques, donc caduques
puisque mélodiques. – Je sais que vous êtes une grande mu-
sicienne, madame, dis-je à la douairière. J’aimerais beau-
coup vous entendre. » Mme de Cambremer-Legrandin regarda
la mer pour ne pas prendre part à la conversation. Considé-
rant que ce qu’aimait sa belle-mère n’était pas de la musique,
elle considérait le talent, prétendu selon elle, et des plus re-
marquables en réalité, qu’on lui reconnaissait, comme une
virtuosité sans intérêt. Il est vrai que la seule élève encore
vivante de Chopin déclarait avec raison que la manière de
jouer, le « sentiment » du Maître, ne s’était transmis, à tra-
vers elle, qu’à Mme de Cambremer, mais jouer comme Cho-
pin était loin d’être une référence pour la sœur de Legrandin,
laquelle ne méprisait personne autant que le musicien polo-
nais. « Oh ! elles s’envolent », s’écria Albertine en me mon-
trant les mouettes qui, se débarrassant pour un instant de

– 261 –
leur incognito de fleurs, montaient toutes ensemble vers le
soleil. « Leurs ailes de géants les empêchent de marcher »,
dit Mme de Cambremer, confondant les mouettes avec les al-
batros. « Je les aime beaucoup, j’en voyais à Amsterdam, dit
Albertine. Elles sentent la mer, elles viennent la humer
même à travers les pierres des rues. – Ah ! vous avez été en
Hollande, vous connaissez les Ver Meer ? » demanda impé-
rieusement Mme de Cambremer et du ton dont elle aurait dit :
« Vous connaissez les Guermantes ? », car le snobisme en
changeant d’objet ne change pas d’accent. Albertine répondit
non : elle croyait que c’étaient des gens vivants. Mais il n’y
parut pas. « Je serais très heureuse de vous faire de la mu-
sique, me dit Mme de Cambremer. Mais vous savez, je ne joue
que des choses qui n’intéressent plus votre génération. J’ai
été élevée dans le culte de Chopin », dit-elle à voix basse car
elle redoutait sa belle-fille et savait que celle-ci considérait
que Chopin n’étant pas de la musique, le bien jouer ou le mal
jouer étaient des expressions dénuées de sens. Elle recon-
naissait que sa belle-mère avait du mécanisme, perlait les
traits. « Jamais on ne me fera dire qu’elle est musicienne »,
concluait Mme de Cambremer-Legrandin. Parce qu’elle se
croyait « avancée » et (en art seulement) « jamais assez à
gauche », disait-elle, elle se représentait non seulement que
la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que De-
bussy était en quelque sorte un sur-Wagner encore un peu
plus avancé que Wagner. Elle ne se rendait pas compte que
si Debussy n’était pas aussi indépendant de Wagner qu’elle-
même devait le croire dans quelques années, parce qu’on se
sert tout de même des armes conquises pour achever de
s’affranchir de celui qu’on a momentanément vaincu, il cher-
chait cependant, après la satiété qu’on commençait à avoir
des œuvres trop complètes où tout est exprimé, à contenter
un besoin contraire. Des théories, bien entendu, étayaient

– 262 –
momentanément cette réaction, pareilles à celles qui, en po-
litique, viennent à l’appui des lois contre les congrégations,
des guerres en Orient (enseignement contre nature, péril
jaune etc., etc.). On disait qu’à une époque de hâte convenait
un art rapide, absolument comme on aurait dit que la guerre
future ne pouvait pas durer plus de quinze jours, ou qu’avec
les chemins de fer seraient délaissés les petits coins chers
aux diligences et que l’auto pourtant devait remettre en hon-
neur. On recommandait de ne pas fatiguer l’attention de
l’auditeur, comme si nous ne disposions pas d’attentions dif-
férentes dont il dépend précisément de l’artiste d’éveiller les
plus hautes. Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes
d’un article médiocre avaient refait tous les ans le voyage de
Bayreuth pour entendre la Tétralogie. D’ailleurs le jour devait
venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile
que Massenet et les tressautements de Mélisande abaissés
au rang de ceux de Manon. Car les théories et les écoles,
comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et as-
surent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps
n’était pas encore venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se
produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un
certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réac-
tion, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit sim-
plement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les
prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même
chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants
sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le
mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux pas-
sait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce
qu’un maître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son
école, juge d’après son sentiment original, rend justice au ta-
lent partout où il se trouve, et même moins qu’au talent, à
– 263 –
quelque agréable inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se
rattache à un moment aimé de son adolescence. D’autres
fois parce que certains artistes d’une autre époque ont dans
un simple morceau réalisé quelque chose qui ressemble à ce
que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même
avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un pré-
curseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort
momentanément, partiellement fraternel. Il y a des mor-
ceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de
Flaubert dans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce bruit de
la prédilection du maître était le résultat d’une erreur, née on
ne sait où et colportée dans l’école. Mais le nom cité bénéfi-
ciait alors de la firme sous la protection de laquelle il était
entré juste à temps, car s’il y a quelque liberté, un goût vrai,
dans le choix du maître, les écoles, elles, ne se dirigent plus
que suivant la théorie. C’est ainsi que l’esprit, suivant son
cours habituel qui s’avance par digressions, en obliquant une
fois dans un sens, la fois suivante dans le sens contraire,
avait ramené la lumière d’en haut sur un certain nombre
d’œuvres auxquelles le besoin de justice, ou de renouvelle-
ment, ou le goût de Debussy, ou son caprice, ou quelque
propos qu’il n’avait peut-être pas tenu, avaient ajouté celles
de Chopin. Prônées par les juges en qui on avait toute con-
fiance, bénéficiant de l’admiration qu’excitait Pelléas, elles
avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceux mêmes qui ne les
avaient pas réentendues étaient si désireux de les aimer
qu’ils le faisaient malgré eux, quoique avec l’illusion de la li-
berté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait une partie
de l’année en province. Même à Paris, malade, elle vivait
beaucoup dans sa chambre. Il est vrai que l’inconvénient
pouvait surtout s’en faire sentir dans le choix des expres-
sions que Mme de Cambremer croyait à la mode et qui eus-
sent convenu plutôt au langage écrit, nuance qu’elle ne dis-

– 264 –
cernait pas, car elle les tenait plus de la lecture que de la
conversation. Celle-ci n’est pas aussi nécessaire pour la con-
naissance exacte des opinions que des expressions nou-
velles. Pourtant ce rajeunissement des Nocturnes n’avait pas
encore été annoncé par la critique. La nouvelle s’en était
transmise seulement par des causeries de « jeunes ». Il res-
tait ignoré de Mme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un
plaisir de lui apprendre, mais en m’adressant pour cela à sa
belle-mère, comme quand au billard, pour atteindre une
boule on joue par la bande, que Chopin, bien loin d’être dé-
modé, était le musicien préféré de Debussy. « Tiens, c’est
amusant », me dit en souriant la belle-fille, comme si ce
n’avait été là qu’un paradoxe lancé par l’auteur de Pelléas.
Néanmoins il était bien certain maintenant qu’elle n’écoute-
rait plus Chopin qu’avec respect et même avec plaisir. Aussi
mes paroles qui venaient de sonner l’heure de la délivrance
pour la douairière, mirent-elles dans sa figure une expression
de gratitude pour moi, et surtout de joie. Ses yeux brillèrent
comme ceux de Latude dans la pièce appelée Latude ou
trente-cinq ans de captivité et sa poitrine huma l’air de la mer
avec cette dilatation que Beethoven a si bien marquée dans
Fidelio, quand ses prisonniers respirent enfin « cet air qui vi-
vifie ». Je crus qu’elle allait poser sur ma joue ses lèvres
moustachues. « Comment, vous aimez Chopin ? Il aime Cho-
pin, il aime Chopin », s’écria-t-elle dans un nasonnement
passionné, comme elle aurait dit : « Comment, vous connais-
sez aussi Mme de Franquetot ? » avec cette différence que
mes relations avec Mme de Franquetot lui eussent été pro-
fondément indifférentes, tandis que ma connaissance de
Chopin la jeta dans une sorte de délire artistique. L’hyper-
sécrétion salivaire ne suffit plus. N’ayant même pas essayé
de comprendre le rôle de Debussy dans la réinvention de
Chopin, elle sentit seulement que mon jugement était favo-

– 265 –
rable. L’enthousiasme musical la saisit. « Élodie ! Élodie ! il
aime Chopin. » Ses seins se soulevèrent et elle battit l’air de
ses bras. « Ah ! j’avais bien senti que vous étiez musicien,
s’écria-t-elle. Je comprends, hhartiste comme vous êtes, que
vous aimiez cela. C’est si beau ! » Et sa voix était aussi cail-
louteuse que si, pour m’exprimer son ardeur pour Chopin,
elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous les
galets de la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la
voilette qu’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui fut
transpercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir
brodé la bave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de
tremper ses moustaches.
« Mon Dieu, me dit M me de Cambremer-Legrandin, je
crois que ma belle-mère s’attarde un peu trop, elle oublie que
nous avons à dîner mon oncle de Ch’nouville. Et puis Cancan
n’aime pas attendre. » Cancan me resta incompréhensible et
je pensai qu’il s’agissait peut-être d’un chien. Mais pour les
cousins de Ch’nouville, voilà. Avec l’âge s’était amorti chez
la jeune marquise le plaisir qu’elle avait à prononcer leur
nom de cette manière. Et cependant c’était pour le goûter
qu’elle avait jadis décidé son mariage. Dans d’autres groupes
mondains, quand on parlait des Chenouville, l’habitude était
(du moins chaque fois que la particule était précédée d’un
nom finissant par une voyelle, car dans le cas contraire on
était bien obligé de prendre appui sur le de, la langue se refu-
sant à prononcer Madam’ d’Ch’nonceaux) que ce fut l’e muet
de la particule qu’on sacrifiât. On disait : « Monsieur
d’Chenouville ». Chez les Cambremer la tradition était in-
verse, mais aussi impérieuse. C’était l’e muet de Chenouville
que dans tous les cas on supprimait. Que le nom fût précédé
de mon cousin ou de ma cousine, c’était toujours de
« Ch’nouville » et jamais de Chenouville. (Pour le père de ces
Chenouville on disait notre oncle, car on n’était pas assez
– 266 –
gratin à Féterne pour prononcer notre « onk », comme eus-
sent fait les Guermantes dont le baragouin voulu, supprimant
les consonnes et nationalisant les noms étrangers, était aussi
difficile à comprendre que le vieux français ou le moderne
patois.) Toute personne qui entrait dans la famille Cambre-
mer recevait aussitôt, sur ce point des Ch’nouville, un aver-
tissement dont Mlle Legrandin n’avait pas eu besoin. Un jour
en visite, entendant une jeune fille dire : « ma tante d’Uzai »,
« mon onk de Rouan », elle n’avait pas reconnu immédiate-
ment les noms illustres qu’elle avait l’habitude de pronon-
cer : Uzès et Rohan ; elle avait eu l’étonnement, l’embarras
et la honte de quelqu’un qui a devant lui à table un instru-
ment nouvellement inventé dont il ne sait pas l’usage et dont
il n’ose pas commencer à manger. Mais la nuit suivante et le
lendemain, elle avait répété avec ravissement : « ma tante
d’Uzai » avec cette suppression de l’s finale, suppression qui
l’avait stupéfaite la veille, mais qu’il lui semblait maintenant
si vulgaire de ne pas connaître qu’une de ses amies lui ayant
parlé d’un buste de la duchesse d’Uzès, Mlle Legrandin lui
avait répondu avec mauvaise humeur, et d’un ton hautain :
« Vous pourriez au moins prononcer comme il faut :
Mme d’Uzai. » Dès lors elle avait compris qu’en vertu de la
transmutation des matières consistantes en éléments de plus
en plus subtils, la fortune considérable et si honorablement
acquise qu’elle tenait de son père, l’éducation complète
qu’elle avait reçue, son assiduité à la Sorbonne, tant aux
cours de Caro qu’à ceux de Brunetière, et aux concerts La-
moureux, tout cela devait se volatiliser, trouver sa sublima-
tion dernière dans le plaisir de dire un jour : « ma tante
d’Uzai ». Il n’excluait pas de son esprit qu’elle continuerait à
fréquenter, au moins dans les premiers temps qui suivraient
son mariage, non pas certaines amies qu’elle aimait et
qu’elle était résignée à sacrifier, mais certaines autres qu’elle

– 267 –
n’aimait pas et à qui elle voulait pouvoir dire (puisqu’elle se
marierait pour cela) : « Je vais vous présenter à ma tante
d’Uzai », et quand elle vit que cette alliance était trop diffi-
cile : « Je vais vous présenter à ma tante de Ch’nouville » et
« Je vous ferai dîner avec les Uzai. » Son mariage avec
M. de Cambremer avait procuré à Mlle Legrandin l’occasion
de dire la première de ces phrases mais non la seconde, le
monde que fréquentaient ses beaux-parents n’étant pas celui
qu’elle avait cru et duquel elle continuait à rêver. Aussi après
m’avoir dit de Saint-Loup (en adoptant pour cela une expres-
sion de Robert, car si pour causer avec elle je parlais comme
Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait
dans le dialecte de Robert, qu’elle ne savait pas emprunté à
Rachel), en rapprochant le pouce de l’index et en fermant à
demi les yeux comme si elle regardait quelque chose d’infini-
ment délicat qu’elle était parvenue à capter : « Il a une jolie
qualité d’esprit » ; elle fit son éloge avec tant de chaleur
qu’on aurait pu croire qu’elle était amoureuse de lui (on avait
d’ailleurs prétendu qu’autrefois, quand il était à Doncières,
Robert avait été son amant), en réalité simplement pour que
je le lui répétasse, et aboutir à : « Vous êtes très lié avec la
duchesse de Guermantes. Je suis souffrante, je ne sors guère,
et je sais qu’elle reste confinée dans un cercle d’amis choisis,
ce que je trouve très bien, aussi je la connais très peu, mais
je sais que c’est une femme absolument supérieure. » Sa-
chant que Mme de Cambremer la connaissait à peine, et pour
me faire aussi petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis
à la marquise que j’avais connu surtout son frère, M. Le-
grandin. À ce nom, elle prit le même air évasif que j’avais eu
pour Mme de Guermantes, mais en y joignant une expression
de mécontentement car elle pensa que j’avais dit cela pour
humilier non pas moi, mais elle. Était-elle rongée par le dé-
sespoir d’être née Legrandin ? C’est du moins ce que préten-

– 268 –
daient les sœurs et belles-sœurs de son mari, dames nobles
de province qui ne connaissaient personne et ne savaient
rien, jalousaient l’intelligence de Mme de Cambremer, son
instruction, sa fortune, les agréments physiques qu’elle avait
eus avant de tomber malade. « Elle ne pense pas à autre
chose, c’est cela qui la tue », disaient ces méchantes dès
qu’elles parlaient de Mme de Cambremer à n’importe qui,
mais de préférence à un roturier, soit, s’il était fat et stupide,
pour donner plus de valeur, par cette affirmation de ce qu’a
de honteux la roture, à l’amabilité qu’elles marquaient pour
lui, soit, s’il était timide et fin et s’appliquait le propos à soi-
même, pour avoir le plaisir, tout en le recevant bien, de lui
faire indirectement une insolence. Mais si ces dames
croyaient dire vrai pour leur belle-sœur, elles se trompaient.
Celle-ci souffrait d’autant moins d’être née Legrandin qu’elle
en avait perdu le souvenir. Elle fut froissée que je le lui ren-
disse et se tut comme si elle n’avait pas compris, ne jugeant
pas nécessaire d’apporter une précision, ni même une con-
firmation aux miens.
« Nos parents ne sont pas la principale cause de l’écour-
tement de notre visite », me dit Mme de Cambremer douai-
rière qui était probablement plus blasée que sa belle-fille sur
le plaisir qu’il y a à dire : « Ch’nouville ». « Mais pour ne pas
vous fatiguer de trop de monde, monsieur, dit-elle en mon-
trant l’avocat, n’a pas osé faire venir jusqu’ici sa femme et
son fils. Ils se promènent sur la plage en nous attendant et
doivent commencer à s’ennuyer. » Je me les fis désigner
exactement et courus les chercher. La femme avait une fi-
gure ronde comme certaines fleurs de la famille des renoncu-
lacées, et au coin de l’œil un assez large signe végétal. Et les
générations des hommes gardant leurs caractères comme
une famille de plantes, de même que sur la figure flétrie de la
mère, le même signe, qui eût pu aider au classement d’une
– 269 –
variété, se gonflait sous l’œil du fils. Mon empressement au-
près de sa femme et de son fils toucha l’avocat. Il montra de
l’intérêt au sujet de mon séjour à Balbec. « Vous devez vous
trouver un peu dépaysé, car il y a ici, en majeure partie, des
étrangers. » Et il me regardait tout en me parlant, car
n’aimant pas les étrangers, bien que beaucoup fussent de ses
clients, il voulait s’assurer que je n’étais pas hostile à sa xé-
nophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant : « Na-
turellement, Mme X peut être une femme charmante. C’est
une question de principes. » Comme je n’avais à cette
époque aucune opinion sur les étrangers, je ne témoignai pas
de désapprobation, il se sentit en terrain sûr. Il alla jusqu’à
me demander de venir un jour chez lui, à Paris, voir sa col-
lection de Le Sidaner, et d’entraîner avec moi les Cambre-
mer, avec lesquels il me croyait évidemment intime. « Je
vous inviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je ne
vivrais plus que dans l’attente de ce jour béni. Vous verrez
quel homme exquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien
entendu je ne puis rivaliser avec les grands collectionneurs,
mais je crois que c’est moi qui ai le plus grand nombre de ses
toiles préférées. Cela vous intéressera d’autant plus, venant
de Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure
partie. » La femme et le fils, pourvus du caractère végétal,
écoutaient avec recueillement. On sentait qu’à Paris leur hô-
tel était une sorte de temple de Le Sidaner. Ces sortes de
temples ne sont pas inutiles. Quand le dieu a des doutes sur
lui-même, il bouche aisément les fissures de son opinion par
les témoignages irrécusables d’êtres qui ont voué leur vie à
son œuvre.
Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremer allait se
lever et me disait : « Puisque vous ne voulez pas vous instal-
ler à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venir déjeuner,
un jour de la semaine, demain par exemple ? » Et dans sa
– 270 –
bienveillance, pour me décider elle ajouta : « Vous retrouve-
rez le comte de Crisenoy » que je n’avais nullement perdu,
pour la raison que je ne le connaissais pas. Elle commençait
à faire luire à mes yeux d’autres tentations encore, mais elle
s’arrêta net. Le premier président qui, en rentrant, avait ap-
pris qu’elle était à l’hôtel, l’avait sournoisement cherchée
partout, attendue ensuite et feignant de la rencontrer par ha-
sard, vint lui présenter ses hommages. Je compris que
Mme de Cambremer ne tenait pas à étendre à lui l’invitation à
déjeuner qu’elle venait de m’adresser. Il la connaissait pour-
tant depuis bien plus longtemps que moi, étant depuis des
années un de ces habitués des matinées de Féterne que
j’enviais tant durant mon premier séjour à Balbec. Mais
l’ancienneté ne fait pas tout pour les gens du monde. Et ils
réservent plus volontiers les déjeuners aux relations nou-
velles qui piquent encore leur curiosité, surtout quand elles
arrivent précédées d’une prestigieuse et chaude recomman-
dation comme celle de Saint-Loup. Mme de Cambremer sup-
puta que le premier président n’avait pas entendu ce qu’elle
m’avait dit, mais pour calmer les remords qu’elle éprouvait,
elle lui tint les plus aimables propos. Dans l’ensoleillement
qui noyait à l’horizon la côte dorée, habituellement invisible,
de Rivebelle, nous discernâmes, à peine séparées du lumi-
neux azur, sortant des eaux, roses, argentines, impercep-
tibles, les petites cloches de l’angelus qui sonnaient aux envi-
rons de Féterne. « Ceci est encore assez Pelléas, fis-je remar-
quer à Mme de Cambremer-Legrandin. Vous savez la scène
que je veux dire. – Je crois bien que je sais » ; mais « je ne
sais pas du tout » était proclamé par sa voix et son visage qui
ne se moulaient à aucun souvenir, et par son sourire sans
appui, en l’air. La douairière ne revenait pas de ce que les
cloches portassent jusqu’ici et se leva en pensant à l’heure :
« Mais en effet, dis-je, d’habitude, de Balbec, on ne voit pas

– 271 –
cette côte, et on ne l’entend pas non plus. Il faut que le
temps ait changé et ait doublement élargi l’horizon. À moins
qu’elles ne viennent vous chercher puisque je vois qu’elles
vous font partir ; elles sont pour vous la cloche du dîner. » Le
premier président, peu sensible aux cloches, regardait furti-
vement la digue qu’il se désolait de voir ce soir aussi dépeu-
plée. « Vous êtes un vrai poète, me dit Mme de Cambremer.
On vous sent si vibrant, si artiste ; venez, je vous jouerai du
Chopin », ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasié et
en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air de
déplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et la
vieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite à
l’américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le pre-
mier président me rendit sans le vouloir un très grand ser-
vice en empoignant la marquise par le bras pour la conduire
à sa voiture, une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et
de goût pour l’ostentation dictant une conduite que d’autres
hésiteraient à assumer, et qui est loin de déplaire dans le
monde. Il en avait d’ailleurs, depuis tant d’années, bien plus
l’habitude que moi. Tout en le bénissant je n’osai l’imiter et
marchai à côté de Mme de Cambremer-Legrandin, laquelle
voulut voir le livre que je tenais à la main. Le nom de
Mme de Sévigné lui fit faire la moue ; et usant d’un mot
qu’elle avait lu dans certains journaux, mais qui parlé et mis
au féminin, et appliqué à un écrivain du XVIIe siècle, faisait
un effet bizarre, elle me demanda : « La trouvez-vous vrai-
ment talentueuse ? » La marquise donna au valet de pied
l’adresse d’un pâtissier où elle avait à aller avant de repartir
sur la route, rose de la poussière du soir, où bleuissaient en
forme de croupes les falaises échelonnées. Elle demanda à
son vieux cocher si un de ses chevaux qui était frileux avait
eu assez chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pas mal.
« Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, me dit-

– 272 –
elle à mi-voix. J’ai vu que vous causiez littérature avec ma
belle-fille, elle est adorable », ajouta-t-elle, bien qu’elle ne le
pensât pas, mais elle avait pris l’habitude – gardée par bonté
– de le dire pour que son fils n’eût pas l’air d’avoir fait un
mariage d’argent. « Et puis, ajouta-t-elle dans un dernier mâ-
chonnement enthousiaste, elle est si hartthhisstte ! » Puis elle
monta en voiture, balançant la tête, levant la crosse de son
ombrelle, et repartit par les rues de Balbec, surchargée des
ornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en
tournée de confirmation.
« Elle vous a invité à déjeuner », me dit sévèrement le
premier président quand la voiture se fut éloignée et que je
rentrai avec mes amies. « Nous sommes en froid. Elle trouve
que je la néglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu’on ait be-
soin de moi, je suis toujours là pour répondre : “Présent.”
Mais ils ont voulu jeter le grappin sur moi. Ah ! alors, cela »,
ajouta-t-il d’un air fin et en levant le doigt comme quelqu’un
qui distingue et argumente, « je ne permets pas ça. C’est at-
tenter à la liberté de mes vacances. J’ai été obligé de dire :
“Halte-là !” Vous paraissez fort bien avec elle. Quand vous
aurez mon âge, vous verrez que c’est bien peu de chose, le
monde, et vous regretterez d’avoir attaché tant d’importance
à ces riens. Allons, je vais faire un tour avant dîner. Adieu les
enfants », cria-t-il à la cantonade, comme s’il était déjà éloi-
gné de cinquante pas.
Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles
virent avec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait
pas. « Hé bien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais
l’heure ? – Rentrez, leur répondit-elle avec autorité. J’ai à
causer avec lui », ajouta-t-elle en me montrant d’un air sou-
mis. Rosemonde et Gisèle me regardèrent, pénétrées pour
moi d’un respect nouveau. Je jouissais de sentir que, pour un

– 273 –
moment du moins, aux yeux mêmes de Rosemonde et de Gi-
sèle, j’étais pour Albertine quelque chose de plus important
que l’heure de rentrer, que ses amies, et pouvais même avoir
avec elle de graves secrets auxquels il était impossible qu’on
les mêlât. « Est-ce que nous ne te verrons pas ce soir ? – Je
ne sais pas, ça dépendra de celui-ci. En tous cas à demain. –
Montons dans ma chambre », lui dis-je, quand ses amies se
furent éloignées. Nous prîmes l’ascenseur ; elle garda le si-
lence devant le lift. L’habitude d’être obligé de recourir à
l’observation personnelle et à la déduction pour connaître les
petites affaires des maîtres, ces gens étranges qui causent
entre eux et ne leur parlent pas, développe chez les « em-
ployés » (comme le lift appelait les domestiques) un plus
grand pouvoir de divination que chez les « patrons ». Les or-
ganes s’atrophient ou deviennent plus forts ou plus subtils
selon que le besoin qu’on a d’eux croît ou diminue. Depuis
qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de ne pas man-
quer le train nous a appris à tenir compte des minutes alors
que chez les anciens Romains, dont l’astronomie n’était pas
seulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée, la
notion, non pas de minutes, mais même d’heures fixes, exis-
tait à peine. Aussi le lift avait-il compris et comptait-il racon-
ter à ses camarades que nous étions préoccupés, Albertine et
moi. Mais il nous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas
de tact. Cependant je voyais se peindre sur son visage, subs-
titué à l’impression habituelle d’amitié et de joie de me faire
monter dans son ascenseur, un air d’abattement et d’in-
quiétude extraordinaires. Comme j’en ignorais la cause, pour
tâcher de l’en distraire, et quoique plus préoccupé
d’Albertine, je lui dis que la dame qui venait de partir s’ap-
pelait la marquise de Cambremer et non de Camembert. À
l’étage devant lequel nous passions alors, j’aperçus, portant
un traversin, une femme de chambre affreuse qui me salua

– 274 –
avec respect, espérant un pourboire au départ. J’aurais voulu
savoir si c’était celle que j’avais tant désirée le soir de ma
première arrivée à Balbec, mais je ne pus jamais arriver à
une certitude. Le lift me jura, avec la sincérité de la plupart
des faux témoins mais sans quitter son air désespéré, que
c’était bien sous le nom de Camembert que la marquise lui
avait demandé de l’annoncer. Et à vrai dire il était bien natu-
rel qu’il eût entendu un nom qu’il connaissait déjà. Puis,
ayant sur la noblesse et la nature des noms avec lesquels se
font les titres les notions fort vagues qui sont celles de beau-
coup de gens qui ne sont pas, liftiers, le nom de Camembert
lui avait paru d’autant plus vraisemblable que, ce fromage
étant universellement connu, il ne fallait point s’étonner
qu’on eût tiré un marquisat d’une renommée aussi glorieuse,
à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eût donné sa cé-
lébrité au fromage. Néanmoins, comme il voyait que je ne
voulais pas avoir l’air de m’être trompé et qu’il savait que les
maîtres aiment à voir obéis leurs caprices les plus futiles et
acceptés leurs mensonges les plus évidents, il me promit, en
bon domestique, de dire désormais Cambremer. Il est vrai
qu’aucun boutiquier de la ville ni aucun paysan des environs,
où le nom et la personne des Cambremer étaient parfaite-
ment connus, n’auraient jamais pu commettre l’erreur du lift.
Mais le personnel du « Grand-Hôtel de Balbec » n’était nul-
lement du pays. Il venait en droite ligne, avec tout le maté-
riel, de Biarritz, Nice et Monte-Carlo, une partie ayant été di-
rigée sur Deauville, une autre sur Dinard et la troisième ré-
servée à Balbec.
Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour
qu’il oubliât ainsi de me témoigner son dévouement par ses
habituels sourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque mal-
heur. Peut-être avait-il été « envoyé ». Je me promis dans ce
cas de tâcher d’obtenir qu’il restât, le directeur m’ayant
– 275 –
promis de ratifier tout ce que je déciderais concernant son
personnel. « Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez,
je rectifie d’avance. » Tout à coup, comme je venais de quit-
ter l’ascenseur, je compris la détresse, l’air atterré du lift. À
cause de la présence d’Albertine je ne lui avais pas donné les
cent sous que j’avais l’habitude de lui remettre en montant.
Et cet imbécile, au lieu de comprendre que je ne voulais pas
faire devant des tiers étalage de pourboires, avait commencé
à trembler, supposant que c’était fini une fois pour toutes,
que je ne lui donnerais plus jamais rien. Il s’imaginait que
j’étais tombé dans la « dèche » (comme eût dit le duc de
Guermantes), et sa supposition ne lui inspirait aucune pitié
pour moi, mais une terrible déception égoïste. Je me dis que
j’étais moins déraisonnable que ne trouvait ma mère quand
je n’osais pas ne pas donner un jour la somme exagérée mais
fiévreusement attendue que j’avais donnée la veille. Mais
aussi la signification donnée jusque-là par moi, et sans aucun
doute, à l’air habituel de joie où je n’hésitais pas à voir un
signe d’attachement, me parut d’un sens moins assuré. En
voyant le liftier prêt, dans son désespoir, à se jeter des cinq
étages, je me demandais si, nos conditions sociales se trou-
vant respectivement changées, du fait par exemple d’une ré-
volution, au lieu de manœuvrer gentiment pour moi l’as-
censeur, le lift, devenu bourgeois, ne m’en eût pas précipité,
et s’il n’y a pas dans certaines classes du peuple plus de du-
plicité que dans le monde où, sans doute, l’on réserve pour
notre absence les propos désobligeants, mais où l’attitude à
notre égard ne serait pas insultante si nous étions malheu-
reux.
On ne peut pourtant pas dire qu’à l’hôtel de Balbec, le
lift fût le plus intéressé. À ce point de vue le personnel se di-
visait en deux catégories : d’une part, ceux qui faisaient des
différences entre les clients, plus sensibles au pourboire rai-
– 276 –
sonnable d’un vieux noble (d’ailleurs en mesure de leur évi-
ter 28 jours en les recommandant au général de Beautreillis)
qu’aux largesses inconsidérées d’un rasta qui décelait par là
même un manque d’usage que, seulement devant lui, on ap-
pelait de la bonté. D’autre part, ceux pour qui noblesse, intel-
ligence, célébrité, situation, manières, était inexistant, re-
couvert par un chiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hié-
rarchie, l’argent qu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-
être Aimé lui-même, bien que prétendant, à cause du grand
nombre d’hôtels où il avait servi, à un grand savoir mondain,
appartenait-il à cette catégorie-là. Tout au plus donnait-il un
tour social et de connaissance des familles à ce genre d’ap-
préciation, en disant de la princesse de Luxembourg par
exemple : « Il y a beaucoup d’argent là dedans ? » (le point
d’interrogation étant afin de se renseigner, ou de contrôler
définitivement les renseignements qu’il avait pris, avant de
procurer à un client un « chef » pour Paris, ou de lui assurer
une table à gauche, à l’entrée, avec vue sur la mer, à Balbec).
Malgré cela, sans être dépourvu d’intérêt, il ne l’eût pas ex-
hibé avec le sot désespoir du lift. Au reste, la naïveté de ce-
lui-ci simplifiait peut-être les choses. La commodité d’un
grand hôtel, d’une maison comme était autrefois celle de Ra-
chel, c’est que, sans intermédiaires, sur la face jusque-là gla-
cée d’un employé ou d’une femme, la vue d’un billet de cent
francs, à plus forte raison de mille, même donné pour cette
fois-là à un autre, amène un sourire et des offres. Au con-
traire dans la politique, dans les relations d’amant à maî-
tresse, il y a trop de choses placées entre l’argent et la docili-
té. Tant de choses que ceux-là mêmes chez qui l’argent
éveille finalement le sourire, sont souvent incapables de
suivre le processus interne qui les relie, se croient, sont plus
délicats. Et puis cela décante la conversation polie des « Je
sais ce qui me reste à faire, demain on me trouvera à la

– 277 –
Morgue ». Aussi rencontre-t-on dans la société polie peu de
romanciers, de poètes, de tous ces êtres sublimes qui parlent
justement de ce qu’il ne faut pas dire.
Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine me
dit : « Qu’est-ce que vous avez contre moi ? » Ma dureté
avec elle m’avait-elle été pénible à moi-même ? N’était-elle
de ma part qu’une ruse inconsciente se proposant d’amener
vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de crainte et de
prière qui me permettrait de l’interroger, et peut-être d’ap-
prendre laquelle des deux hypothèses que je formais depuis
longtemps sur elle était la vraie ? Toujours est-il que quand
j’entendis sa question, je me sentis soudain heureux comme
quelqu’un qui touche à un but longtemps désiré. Avant de lui
répondre je la conduisis jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ou-
vrant fit refluer la lumière rose qui remplissait la chambre et
changeait la mousseline blanche des rideaux tendus sur le
soir en lampas aurore. J’allai jusqu’à la fenêtre ; les mouettes
étaient posées de nouveau sur les flots ; mais maintenant
elles étaient roses. Je le fis remarquer à Albertine : « Ne dé-
tournez pas la conversation, me dit-elle, soyez franc comme
moi. » Je mentis. Je lui déclarai qu’il lui fallait écouter un
aveu préalable, celui d’une grande passion que j’avais depuis
quelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une simplici-
té et une franchise dignes du théâtre mais qu’on n’a guère
dans la vie que pour les amours qu’on ne ressent pas. Repre-
nant le mensonge dont j’avais usé avec Gilberte avant mon
premier séjour à Balbec mais le variant, j’allai, pour mieux
me faire croire d’elle quand je lui disais maintenant que je ne
l’aimais pas, jusqu’à laisser échapper qu’autrefois j’avais été
sur le point d’être amoureux d’elle, mais que trop de temps
avait passé, qu’elle n’était plus pour moi qu’une bonne ca-
marade et que, l’eussé-je voulu, il ne m’eût plus été possible
d’éprouver de nouveau à son égard des sentiments plus ar-
– 278 –
dents. D’ailleurs en appuyant ainsi devant Albertine sur ces
protestations de froideur pour elle, je ne faisais – à cause
d’une circonstance et en vue d’un but particuliers – que
rendre plus sensible, marquer avec plus de force, ce rythme
binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux qui doutent trop
d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais les
aimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritable-
ment. Ils se connaissent assez pour savoir qu’auprès des plus
différentes, ils éprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes
angoisses, inventaient les mêmes romans, prononçaient les
mêmes paroles, pour s’être rendu ainsi compte que leurs
sentiments, leurs actions, ne sont pas en rapport étroit et né-
cessaire avec la femme aimée, mais passent à côté d’elle,
l’éclaboussent, la circonviennent comme le flux qui se jette
le long des rochers, et le sentiment de leur propre instabilité
augmente encore chez eux la défiance que cette femme, dont
ils voudraient tant être aimés, ne les aime pas. Pourquoi le
hasard aurait-il fait, puisqu’elle n’est qu’un simple accident
placé devant le jaillissement de nos désirs, que nous fussions
nous-mêmes le but de ceux qu’elle a ? Aussi, tout en ayant
besoin d’épancher vers elle tous ces sentiments, si différents
des sentiments simplement humains que notre prochain nous
inspire, ces sentiments si spéciaux que sont les sentiments
amoureux après avoir fait un pas en avant, en avouant à
celle que nous aimons notre tendresse pour elle, nos espoirs,
aussitôt craignant de lui déplaire, confus aussi de sentir que
le langage que nous lui avons tenu n’a pas été formé expres-
sément pour elle, qu’il nous a servi, nous servira pour
d’autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut pas nous
comprendre et que nous avons parlé alors avec le manque de
goût, l’impudeur du pédant adressant à des ignorants des
phrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte, cette
honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce

– 279 –
en reculant d’abord, en retirant vivement la sympathie pré-
cédemment confessée, de reprendre l’offensive et de ressai-
sir l’estime, la domination ; le rythme double est perceptible
dans les diverses périodes d’un même amour, dans toutes les
périodes correspondantes d’amours similaires, chez tous les
êtres qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il était
pourtant un peu plus vigoureusement accentué qu’il n’est
d’habitude dans ce discours que j’étais en train de faire à Al-
bertine, c’était simplement pour me permettre de passer plus
vite et plus énergiquement au rythme opposé que scanderait
ma tendresse.

Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce


que je lui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau,
à cause du trop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une
bizarrerie de mon caractère d’exemples tirés de personnes
avec qui j’avais, par leur faute ou la mienne, laissé passer
l’heure de les aimer, sans pouvoir, quelque désir que j’en
eusse, la retrouver après. J’avais ainsi l’air à la fois de
m’excuser auprès d’elle, comme d’une impolitesse, de cette
incapacité de recommencer à l’aimer, et de chercher à lui en
faire comprendre les raisons psychologiques comme si elles
m’eussent été particulières. Mais en m’expliquant de la sorte,
en m’étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelle en
effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si peu
appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes assertions
aussi plausibles que je feignais de croire qu’elles le fussent
peu. Sentant qu’Albertine appréciait ce qu’elle croyait mon
« franc-parler » et reconnaissait dans mes déductions la clar-
té de l’évidence, je m’excusai du premier, lui disant que je
savais bien qu’on déplaisait toujours en disant la vérité et
que celle-ci d’ailleurs devait lui paraître incompréhensible.
Elle me remercia au contraire de ma sincérité et ajouta qu’au

– 280 –
surplus elle comprenait à merveille un état d’esprit si fré-
quent et si naturel.
Cet aveu à Albertine d’un sentiment imaginaire pour
Andrée, et pour elle-même d’une indifférence que, pour pa-
raître tout à fait sincère et sans exagération, je lui assurai in-
cidemment, comme par un scrupule de politesse, ne pas de-
voir être prise trop à la lettre, je pus enfin, sans crainte
qu’Albertine y soupçonnât de l’amour, lui parler avec une
douceur que je me refusais depuis si longtemps et qui me pa-
rut délicieuse. Je caressais presque ma confidente ; en lui
parlant de son amie que j’aimais, les larmes me venaient aux
yeux. Mais venant au fait, je lui dis enfin qu’elle savait ce
qu’était l’amour, ses susceptibilités, ses souffrances, et que
peut-être, en amie déjà ancienne pour moi, elle aurait à cœur
de faire cesser les grands chagrins qu’elle me causait, non di-
rectement puisque ce n’était pas elle que j’aimais, si j’osais le
redire sans la froisser, mais indirectement en m’atteignant
dans mon amour pour Andrée. Je m’interrompis pour regar-
der et montrer à Albertine un grand oiseau solitaire et hâtif
qui loin devant nous, fouettant l’air du battement régulier de
ses ailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage tachée
çà et là de reflets pareils à des petits morceaux de papier
rouge déchirés et la traversait dans toute sa longueur, sans
ralentir son allure, sans détourner son attention, sans dévier
de son chemin, comme un émissaire qui va porter bien loin
un message urgent et capital. « Lui du moins va droit au but !
me dit Albertine d’un air de reproche. – Vous me dites cela
parce que vous ne savez pas ce que j’aurais voulu vous dire.
Mais c’est tellement difficile que j’aime mieux y renoncer ; je
suis certain que je vous fâcherais ; alors cela n’aboutira qu’à
ceci : je ne serai en rien plus heureux avec celle que j’aime
d’amour et j’aurai perdu une bonne camarade. – Mais
puisque je vous jure que je ne me fâcherai pas. » Elle avait
– 281 –
l’air si doux, si tristement docile et d’attendre de moi son
bonheur, que j’avais peine à me contenir et à ne pas embras-
ser – à embrasser presque avec le genre de plaisir que
j’aurais eu à embrasser ma mère – ce visage nouveau qui
n’offrait plus la mine éveillée et rougissante d’une chatte mu-
tine et perverse au petit nez rose et levé, mais semblait, dans
la plénitude de sa tristesse accablée, fondu, à larges coulées
aplaties et retombantes, dans de la bonté. Faisant abstrac-
tion de mon amour comme d’une folie chronique sans rap-
port avec elle, me mettant à sa place, je m’attendrissais de-
vant cette brave fille habituée à ce qu’on eût pour elle des
procédés aimables et loyaux, et que le bon camarade qu’elle
avait pu croire que j’étais pour elle, poursuivait depuis des
semaines de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur
point culminant. C’est parce que je me plaçais à un point de
vue purement humain, extérieur à nous deux et d’où mon
amour jaloux s’évanouissait, que j’éprouvais pour Albertine
cette pitié profonde, qui l’eût moins été si je ne l’avais pas
aimée. Du reste, dans cette oscillation rythmée qui va de la
déclaration à la brouille (le plus sûr moyen, le plus efficace-
ment dangereux pour former par mouvements opposés et
successifs un nœud qui ne se défasse pas et nous attache so-
lidement à une personne), au sein du mouvement de retrait
qui constitue l’un des deux éléments du rythme, à quoi bon
distinguer encore les reflux de la pitié humaine, qui, opposés
à l’amour, quoique ayant peut-être inconsciemment la même
cause, produisent en tout cas les mêmes effets ? En se rappe-
lant plus tard le total de tout ce qu’on a fait pour une femme,
on se rend compte souvent que les actes inspirés par le désir
de montrer qu’on aime, de se faire aimer, de gagner des fa-
veurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus au be-
soin humain de réparer ses torts envers l’être qu’on aime,
par simple devoir moral, comme si on ne l’aimait pas. « Mais

– 282 –
enfin qu’est-ce que j’ai pu faire ? » me demanda Albertine.
On frappa ; c’était le lift ; la tante d’Albertine qui passait de-
vant l’hôtel en voiture, s’était arrêtée à tout hasard pour voir
si elle n’y était pas et la ramener. Albertine fit répondre
qu’elle ne pouvait pas descendre, qu’on dînât sans l’attendre,
qu’elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. « Mais
votre tante sera fâchée ? – Pensez-vous ! Elle comprendra
très bien. » Ainsi donc en ce moment du moins, tel qu’il n’en
reviendrait peut-être pas un entretien avec moi se trouvait,
par suite des circonstances, être aux yeux d’Albertine une
chose d’une importance si évidente qu’on devait la faire pas-
ser avant tout, et à laquelle, se reportant sans doute instinc-
tivement à une jurisprudence familiale, énumérant telles
conjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps était en
jeu, on n’avait pas regardé à un voyage, mon amie ne doutait
pas que sa tante trouvât tout naturel de voir sacrifier l’heure
du dîner. Cette heure lointaine qu’elle passait sans moi, chez
les siens, Albertine l’ayant fait glisser jusqu’à moi me la don-
nait ; j’en pouvais user à ma guise. Je finis par oser lui dire
ce qu’on m’avait raconté de son genre de vie, et que malgré
le profond dégoût que m’inspiraient les femmes atteintes du
même vice, je ne m’en étais pas soucié jusqu’à ce qu’on
m’eût nommé sa complice, et qu’elle pouvait comprendre fa-
cilement, au point où j’aimais Andrée, quelle douleur j’en
avais ressentie. Il eût peut-être été plus habile de dire qu’on
m’avait cité aussi d’autres femmes, mais qui m’étaient indif-
férentes. Mais la brusque et terrible révélation que m’avait
faite Cottard était entrée en moi me déchirer, telle quelle,
tout entière, mais sans plus. Et de même qu’auparavant je
n’aurais jamais eu de moi-même l’idée qu’Albertine aimait
Andrée, ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle,
si Cottard ne m’avait pas fait remarquer leur pose en valsant,
de même je n’avais pas su passer de cette idée à celle, pour

– 283 –
moi tellement différente, qu’Albertine pût avoir avec d’autres
femmes qu’Andrée des relations dont l’affection n’eût même
pas été l’excuse. Albertine, avant même de me jurer que ce
n’était pas vrai, manifesta, comme toute personne à qui on
vient d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, de la colère, du
chagrin et à l’endroit du calomniateur inconnu, la curiosité
rageuse de savoir qui il était et le désir d’être confrontée
avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m’assura qu’à
moi du moins, elle n’en voulait pas. « Si cela avait été vrai, je
vous l’aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussi
horreur l’une que l’autre de ces choses-là. Nous ne sommes
pas arrivées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux
courts, qui ont des manières d’hommes et le genre que vous
dites, et rien ne nous révolte autant. » Albertine ne me don-
nait que sa parole, une parole péremptoire et non appuyée
de preuves. Mais c’est justement ce qui pouvait le mieux me
calmer, la jalousie appartenant à cette famille de doutes ma-
ladifs que lève bien plus l’énergie d’une affirmation que sa
vraisemblance. C’est d’ailleurs le propre de l’amour de nous
rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire
soupçonner, plus vite que nous n’aurions fait une autre, celle
que nous aimons, et d’ajouter foi plus aisément à ses dénéga-
tions. Il faut aimer pour prendre souci qu’il n’y ait pas que
des honnêtes femmes, autant dire pour s’en aviser, et il faut
aimer aussi pour souhaiter, c’est-à-dire pour s’assurer qu’il y
en a. Il est humain de chercher la douleur et aussitôt à s’en
délivrer. Les propositions qui sont capables d’y réussir nous
semblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur
un calmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l’être que
nous aimons, il peut en tous cas nous présenter deux person-
nalités essentielles selon qu’il nous apparaît comme nôtre,
ou comme tournant ses désirs ailleurs que vers nous. La
première de ces personnalités possède la puissance particu-

– 284 –
lière qui nous empêche de croire à la réalité de la seconde, le
secret spécifique pour apaiser les souffrances que cette der-
nière a causées. L’être aimé est successivement le mal et le
remède qui suspend et aggrave le mal. Sans doute j’avais été
depuis longtemps, par la puissance qu’exerçait sur mon ima-
gination et ma faculté d’être ému l’exemple de Swann, pré-
paré à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que
j’aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par les affirma-
tions d’Albertine faillit-elle en être compromise un moment
parce que je me rappelai l’histoire d’Odette. Mais je me dis
que s’il était juste de faire sa part au pire, non seulement
quand, pour comprendre les souffrances de Swann, j’avais
essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais maintenant
qu’il s’agissait de moi-même, en cherchant la vérité comme
s’il se fût agi d’un autre, il ne fallait cependant pas que par
cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas
où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé,
j’aboutisse à l’erreur de tenir une supposition pour plus vraie
que les autres, à cause de cela seul qu’elle était la plus dou-
loureuse. N’y avait-il pas un abîme entre Albertine, jeune fille
d’assez bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue
par sa mère dès son enfance ? La parole de l’une ne pouvait
être mise en comparaison avec celle de l’autre. D’ailleurs Al-
bertine n’avait en rien à me mentir le même intérêt
qu’Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué
ce qu’Albertine venait de nier. J’aurais donc commis une
faute de raisonnement aussi grave – quoique inverse – que
celle qui m’eût incliné vers une hypothèse parce que celle-ci
m’eût fait moins souffrir que les autres, en ne tenant pas
compte de ces différences de fait dans les situations, et en
reconstituant la vie réelle de mon amie uniquement d’après
ce que j’avais appris de celle d’Odette. J’avais devant moi
une nouvelle Albertine, déjà entrevue plusieurs fois, il est

– 285 –
vrai, vers la fin de mon premier séjour à Balbec, franche,
bonne, une Albertine qui venait, par affection pour moi, de
me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper. Elle
me fit asseoir à côté d’elle sur mon lit. Je la remerciai de ce
qu’elle m’avait dit, je l’assurai que notre réconciliation était
faite et que je ne serais plus jamais dur avec elle. Je dis à Al-
bertine qu’elle devrait tout de même rentrer dîner. Elle me
demanda si je n’étais pas bien comme cela. Et attirant ma
tête pour une caresse qu’elle ne m’avait encore jamais faite
et que je devais peut-être à notre brouille finie, elle passa lé-
gèrement sa langue sur mes lèvres qu’elle essayait d’entr-
ouvrir. Pour commencer je ne les desserrai pas. « Quel grand
méchant vous faites ! » me dit-elle.
J’aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Je
pressentais dès lors que dans l’amour non partagé – autant
dire dans l’amour, car il est des êtres pour qui il n’est pas
d’amour partagé – on peut goûter du bonheur seulement ce
simulacre qui m’en était donné à un de ces moments uniques
dans lesquels la bonté d’une femme, ou son caprice, ou le
hasard, appliquent sur nos désirs, en une coïncidence par-
faite, les mêmes paroles, les mêmes actions, que si nous
étions vraiment aimés. La sagesse eût été de considérer avec
curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de
bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir soup-
çonné ce qu’il peut être pour des cœurs moins difficiles ou
plus favorisés ; de supposer qu’elle faisait partie d’un bon-
heur vaste et durable qui m’apparaissait en ce point seule-
ment ; et pour que le lendemain n’inflige pas un démenti à
cette feinte, de ne pas chercher à demander une faveur de
plus après celle qui n’avait été due qu’à l’artifice d’une mi-
nute d’exception. J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer
dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières vi-
brations de la voix que j’avais su rendre un instant amou-
– 286 –
reuse, et de qui je n’aurais plus rien exigé que de ne pas
s’adresser davantage à moi ; de peur que par une parole
nouvelle qui n’eût pu désormais être que différente, elle vînt
blesser d’une dissonance le silence sensitif où, comme grâce
à quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la to-
nalité du bonheur.
Tranquillisé par mon explication avec Albertine je re-
commençai à vivre davantage auprès de ma mère. Elle ai-
mait à me parler doucement du temps où ma grand-mère
était plus jeune. Craignant que je ne me fisse des reproches
sur les tristesses dont j’avais pu assombrir la fin de cette vie,
elle revenait volontiers aux années où mes premières études
avaient causé à ma grand-mère des satisfactions que
jusqu’ici on m’avait toujours cachées. Nous reparlions de
Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins je lisais et
qu’à Balbec je devrais bien faire de même, si je ne travaillais
pas. Je répondis que pour m’entourer justement des souve-
nirs de Combray et des jolies assiettes peintes j’aimerais re-
lire Les Mille et Une Nuits. Comme jadis à Combray quand elle
me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour
me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois Les
Mille et Une Nuits de Galland et Les Mille Nuits et Une Nuit de
Mardrus. Mais après avoir jeté un coup d’œil sur les deux
traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse à
celle de Galland, tout en craignant de m’influencer à cause
du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peur
d’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et du
sentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait,
croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autre
part elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait les
lectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes
elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité
de l’expression. Mais surtout, conservant précieusement
– 287 –
comme des reliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-
cas, le manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les
habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en
toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne
pouvait douter de la condamnation que ma grand-mère eût
prononcée contre le livre de Mardrus. Elle se rappelait qu’à
Combray tandis qu’avant de partir marcher du côté de Mé-
séglise, je lisais Augustin Thierry, ma grand-mère, contente
de mes lectures, de mes promenades, s’indignait pourtant de
voir celui dont le nom restait attaché à cet hémistiche :
« Puis règne Mérovée » appelé Merowig, refusait de dire Ca-
rolingiens pour les Carlovingiens auxquels elle restait fidèle.
Enfin je lui avais raconté ce que ma grand-mère avait pensé
des noms grecs que Bloch, d’après Leconte de Lisle, donnait
aux dieux d’Homère, allant même, pour les choses les plus
simples, à se faire un devoir religieux en lequel il croyait que
consistait le talent littéraire, d’adopter une orthographe
grecque. Ayant par exemple à dire dans une lettre que le vin
qu’on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrai
nektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nom de
Lamartine. Or si une Odyssée d’où étaient absents les noms
d’Ulysse et de Minerve n’était plus pour elle l’Odyssée,
qu’aurait-elle dit en voyant déjà déformé sur la couverture le
titre de ses Mille et Une Nuits, en ne retrouvant plus, exacte-
ment transcrits comme elle avait été de tout temps habituée
à les dire, les noms immortellement familiers de Shéhéra-
zade, de Dinarzade, où débaptisés eux-mêmes, si l’on ose
employer le mot pour des contes musulmans, le charmant
Calife et les puissants Génies se reconnaissaient à peine,
étant appelés l’un le « Kalifat », les autres les « Gennis » ?
Pourtant ma mère me remit les deux ouvrages et je lui dis
que je les lirais les jours où je serais trop fatigué pour me
promener.

– 288 –
Ces jours-là n’étaient pas très fréquents d’ailleurs. Nous
allions goûter comme autrefois « en bande », Albertine, ses
amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette.
Mais il y avait des fois où Albertine me donnait ce grand
plaisir. Elle me disait : « Aujourd’hui je veux être un peu
seule avec vous, ce sera plus gentil de se voir tous les
deux. » Alors elle disait qu’elle avait à faire, que d’ailleurs
elle n’avait pas de comptes à rendre, et pour que les autres,
si elles allaient tout de même sans nous se promener et goû-
ter, ne pussent pas nous retrouver, nous allions comme deux
amants tout seuls à Bagatelle ou à la Croix d’Heulan, pen-
dant que la bande, qui n’aurait jamais eu l’idée de nous cher-
cher là et n’y allait jamais, restait indéfiniment, dans l’espoir
de nous voir arriver, à Marie-Antoinette. Je me rappelle les
temps chauds qu’il faisait alors, où du front des garçons de
ferme travaillant au soleil une goutte de sueur tombait verti-
cale, régulière, intermittente, comme la goutte d’eau d’un ré-
servoir, et alternait avec la chute du fruit mûr qui se déta-
chait de l’arbre dans les « clos » voisins ; ils sont restés, au-
jourd’hui encore, avec ce mystère d’une femme cachée, la
part la plus consistante de tout amour qui se présente pour
moi. Une femme dont on me parle et à laquelle je ne songe-
rais pas un instant, je dérange tous les rendez-vous de ma
semaine pour la connaître, si c’est une semaine où il fait un
de ces temps-là, et si je dois la voir dans quelque ferme iso-
lée. J’ai beau savoir que ce genre de temps et de rendez-vous
n’est pas d’elle, c’est l’appât, pourtant bien connu de moi,
auquel je me laisse prendre et qui suffit pour m’accrocher. Je
sais que cette femme, par un temps froid, dans une ville,
j’aurais pu la désirer, mais sans accompagnement de senti-
ment romanesque, sans devenir amoureux ; l’amour n’en est
pas moins fort une fois que grâce à des circonstances il m’a
enchaîné, il est seulement plus mélancolique comme le de-

– 289 –
viennent dans la vie nos sentiments pour des personnes, au
fur et à mesure que nous nous apercevons davantage de la
part de plus en plus petite qu’elles y tiennent et que l’amour
nouveau que nous souhaiterions si durable, abrégé en même
temps que notre vie même, sera le dernier.
Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes
filles. Quelquefois j’en voyais telle ou telle arrêtée sur la
plage, sans agrément et que pourtant bien des coïncidences
semblaient certifier être la même que j’avais été désespéré
de ne pouvoir approcher au moment où elle sortait avec ses
amies du manège ou de l’école de gymnastique. Si c’était la
même (et je me gardais d’en parler à Albertine), la jeune fille
que j’avais crue enivrante n’existait pas. Mais je ne pouvais
arriver à une certitude car le visage de ces jeunes filles n’oc-
cupait pas sur la plage une grandeur, n’offrait pas une forme
permanente, contracté, dilaté, transformé qu’il était par ma
propre attente, l’inquiétude de mon désir ou un bien-être qui
se suffit à lui-même, les toilettes différentes qu’elles por-
taient, la rapidité de leur marche ou leur immobilité. De tout
près pourtant, deux ou trois me semblaient adorables.
Chaque fois que je voyais une de celles-là, j’avais envie de
l’emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes,
mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, par
comparaison avec l’indifférence, il entre déjà cette audace
qu’est un commencement même unilatéral de réalisation,
tout de même, entre mon désir et l’action que serait ma de-
mande de l’embrasser, il y avait tout le « blanc » indéfini de
l’hésitation, de la timidité. Alors j’entrais chez le pâtissier-
limonadier, je buvais l’un après l’autre sept à huit verres de
porto. Aussitôt, au lieu de l’intervalle impossible à combler
entre mon désir et l’action, l’effet de l’alcool traçait une ligne
qui les conjoignait tous deux. Plus de place pour l’hésitation
ou la crainte. Il me semblait que la jeune fille allait voler
– 290 –
jusqu’à moi. J’allais jusqu’à elle, d’eux-mêmes ces mots sor-
taient de mes lèvres : « J’aimerais me promener avec vous.
Vous ne voulez pas qu’on aille sur la falaise, on n’y est dé-
rangé par personne derrière le petit bois qui protège du vent
la maison démontable actuellement inhabitée ? » Toutes les
difficultés de la vie étaient aplanies, il n’y avait plus d’ob-
stacles à l’enlacement de nos deux corps. Plus d’obstacles
pour moi du moins. Car ils n’avaient pas été volatilisés pour
elle qui n’avait pas bu de porto. L’eût-elle fait, et l’univers
eût-il perdu quelque réalité à ses yeux, le rêve longtemps
chéri qui lui aurait alors paru soudain réalisable n’eût peut-
être pas été du tout de tomber dans mes bras.
Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses
mais en cette saison qui n’était pas encore « la saison », elles
restaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de coléus,
aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure
double et légère ressemblait aux graines ailées de certains
arbres. Je ne sais quelle brise l’amena à Balbec et quelle
autre la remporta. Ce fut si brusquement que j’en eus pen-
dant plusieurs jours un chagrin que j’osai avouer à Albertine
quand je compris qu’elle était partie pour toujours.
Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que
je ne connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues de-
puis des années. Souvent, avant de les rencontrer, je leur
écrivais. Si leur réponse me faisait croire à un amour pos-
sible, quelle joie ! On ne peut pas, au début d’une amitié pour
une femme, et même si elle ne doit pas se réaliser par la
suite, se séparer de ces premières lettres reçues. On les veut
avoir tout le temps auprès de soi, comme de belles fleurs re-
çues, encore toutes fraîches, et qu’on ne s’interrompt de re-
garder que pour les respirer de plus près. La phrase qu’on
sait par cœur est agréable à relire et, dans celles moins litté-

– 291 –
ralement apprises, on veut vérifier le degré de tendresse
d’une expression. A-t-elle écrit : « Votre chère lettre » ? Pe-
tite déception dans la douceur qu’on respire, et qui doit être
attribuée soit à ce qu’on a lu trop vite, soit à l’écriture illi-
sible de la correspondante ; elle n’a pas mis : « et votre chère
lettre », mais : « en voyant cette lettre ». Mais le reste est si
tendre. Oh ! que de pareilles fleurs viennent demain ! Puis
cela ne suffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les
regards, la voix. On prend rendez-vous, et – sans qu’elle ait
changé peut-être – là où on croyait, sur la description faite
ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane on trouve
le Chat botté. On lui donne rendez-vous pour le lendemain
quand même, car c’est tout de même elle et ce qu’on désirait,
c’est elle. Or ces désirs pour une femme dont on a rêvé ne
rendent pas absolument nécessaire la beauté de tel trait pré-
cis. Ces désirs sont seulement le désir de tel être ; vagues
comme des parfums, comme le styrax était le désir de Pro-
thyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d’Héra,
la myrrhe le parfum des nuages, la manne le désir de Nikè,
l’encens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent
les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que les di-
vinités qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des nuages,
mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Lèto ;
l’encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Dikè,
de Thémis, de Circé, des neuf Muses, d’Éos, de Mnémosyne,
du Jour, de Dikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aro-
mates, on n’en finirait pas de dire les divinités qui les inspi-
rent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les par-
fums excepté l’encens, et Gaïa rejette uniquement les fèves
et les aromates. Ainsi en était-il de ces désirs de jeunes filles
que j’avais. Moins nombreux qu’elles n’étaient, ils se chan-
geaient en des déceptions et des tristesses assez semblables
les unes aux autres. Je n’ai jamais voulu de la myrrhe. Je l’ai

– 292 –
réservée pour Jupien et pour la princesse de Guermantes,
car elle est le désir de Protogonos « aux deux sexes, ayant le
mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémo-
rable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des
Orgiophantes ».
Mais bientôt la saison battit son plein ; c’était tous les
jours une arrivée nouvelle et à la fréquence subitement
croissante de mes promenades, remplaçant la lecture char-
mante des Mille et Une Nuits, il y avait une cause dépourvue
de plaisir et qui les empoisonnait tous. La plage était main-
tenant peuplée de jeunes filles, et l’idée que m’avait suggérée
Cottard m’ayant, non pas fourni de nouveaux soupçons,
mais rendu sensible et fragile de ce côté, et prudent à ne pas
en laisser se former en moi, dès qu’une jeune femme arrivait
à Balbec, je me sentais mal à l’aise, je proposais à Albertine
les excursions les plus éloignées, afin qu’elle ne pût faire sa
connaissance et même, si c’était possible, pût ne pas aperce-
voir la nouvelle venue. Je redoutais naturellement davantage
encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou con-
naissait la mauvaise réputation ; je tâchais de persuader à
mon amie que cette mauvaise réputation n’était fondée sur
rien, était calomnieuse, peut-être sans me l’avouer par une
peur, encore inconsciente, qu’elle cherchât à se lier avec la
dépravée, ou qu’elle regrettât de ne pouvoir le chercher à
cause de moi, ou qu’elle crût, par le nombre des exemples,
qu’un vice si répandu n’est pas condamnable. En le niant de
chaque coupable je ne tendais pas à moins qu’à prétendre
que le saphisme n’existe pas. Albertine adoptait mon incré-
dulité pour le vice de telle et telle : « Non, je crois que c’est
seulement un genre qu’elle cherche à se donner, c’est pour
faire du genre. » Mais alors je regrettais presque d’avoir plai-
dé l’innocence, car il me déplaisait qu’Albertine, si sévère au-
trefois, pût croire que ce « genre » fût quelque chose d’assez
– 293 –
flatteur, d’assez avantageux, pour qu’une femme exempte de
ces goûts eût cherché à s’en donner l’apparence. J’aurais
voulu qu’aucune femme ne vînt plus à Balbec ; je tremblais
en pensant que comme c’était à peu près l’époque où
Mme Putbus devait arriver chez les Verdurin, sa femme de
chambre dont Saint-Loup ne m’avait pas caché les préfé-
rences, pourrait venir excursionner jusqu’à la plage, et si
c’était un jour où je n’étais pas auprès d’Albertine, essayer
de la corrompre. J’arrivais à me demander, comme Cottard
ne m’avait pas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à
moi, et tout en ne voulant pas avoir l’air, comme il disait, de
me courir après, auraient donné beaucoup pour que j’allasse
chez eux, si je ne pourrais pas, moyennant les promesses de
leur amener à Paris tous les Guermantes du monde, obtenir
de Mme Verdurin que, sous un prétexte quelconque, elle pré-
vînt Mme Putbus qu’il lui était impossible de la garder chez
elle et la fît repartir au plus vite.
Malgré ces pensées et comme c’était surtout la présence
d’Andrée qui m’inquiétait, l’apaisement que m’avaient pro-
curé les paroles d’Albertine persistait encore un peu. Je sa-
vais d’ailleurs que bientôt j’aurais moins besoin de lui, An-
drée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au
moment où tout le monde arrivait et n’ayant plus à rester
auprès d’Albertine que quelques semaines. Pendant celles-ci
d’ailleurs, Albertine sembla combiner tout ce qu’elle faisait,
tout ce qu’elle disait, en vue de détruire mes soupçons s’il
m’en restait, ou de les empêcher de renaître. Elle s’arrangeait
à ne jamais rester seule avec Andrée, et insistait, quand nous
rentrions, pour que je l’accompagnasse jusqu’à sa porte,
pour que je vinsse l’y chercher quand nous devions sortir.
Andrée cependant prenait de son côté une peine égale, sem-
blait éviter de voir Albertine. Et cette apparente entente
entre elles n’était pas le seul indice qu’Albertine avait dû
– 294 –
mettre son amie au courant de notre entretien et lui deman-
der d’avoir la gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.
Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec
un scandale qui ne fut pas pour changer la pente de mes
tourments. La sœur de Bloch avait depuis quelque temps,
avec une ancienne actrice, des relations secrètes qui bientôt
ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait ajouter de la
perversité à leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs
dangereux ébats dans les regards de tous. Cela commença
par des caresses, qu’on pouvait en somme attribuer à une in-
timité amicale, dans le salon de jeu, autour de la table de
baccara. Puis elles s’enhardirent. Et enfin un soir, dans un
coin pas même obscur de la grande salle de danse, sur un
canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaient été
dans leur lit. Deux officiers qui étaient non loin de là avec
leurs femmes se plaignirent au directeur. On crut un moment
que leur protestation aurait quelque efficacité. Mais ils
avaient contre eux que venus pour un soir de Netteholme où
ils habitaient, à Balbec, ils ne pouvaient en rien être utiles au
directeur. Tandis que même à son insu, et quelque observa-
tion que lui fît le directeur, planait sur Mlle Bloch la protec-
tion de M. Nissim Bernard. Il faut dire pourquoi. M. Nissim
Bernard pratiquait au plus haut point les vertus de famille.
Tous les ans il louait à Balbec une magnifique villa pour son
neveu, et aucune invitation n’aurait pu le détourner de ren-
trer dîner dans son chez lui, qui était en réalité leur chez eux.
Mais jamais il ne déjeunait chez lui. Tous les jours il était à
midi au Grand-Hôtel. C’est qu’il entretenait, comme d’autres
un rat d’opéra, un « commis », assez pareil à ces chasseurs
dont nous avons parlé, et qui nous faisaient penser aux
jeunes israélites d’Esther et d’Athalie. À vrai dire, les quarante
années qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune commis
auraient dû préserver celui-ci d’un contact peu aimable. Mais
– 295 –
comme le dit Racine avec tant de sagesse dans les mêmes
chœurs :

Mon Dieu, qu’une vertu naissante


Parmi tant de périls marche à pas incertains !
Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente
Trouve d’obstacle à ses desseins !

Le jeune commis avait eu beau être « loin du monde éle-


vé », dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivi le
conseil de Joad :

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui

Il s’était peut-être fait une raison en disant : « Les pé-


cheurs couvrent la terre. » Quoi qu’il en fût et bien que
M. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès le
premier jour,

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,


De ses bras innocents il se sentit presser.

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant


le commis, « l’abord contagieux altérait son innocence ». Dès
lors la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter
le pain et le sel, comme son chef de rang le lui commandait,
tout son visage chantait :

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs


Promenons nos désirs.
De nos ans passagers le nombre est incertain.

– 296 –
Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie !
L’honneur et les emplois
Sont le prix d’une aveugle et douce obéissance,
Pour la triste innocence
Qui viendrait élever la voix.

Depuis ce jour-là M. Nissim Bernard n’avait jamais


manqué de venir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût
fait à l’orchestre quelqu’un qui entretient une figurante, une
figurante celle-là d’un genre fortement caractérisé, et qui at-
tend encore son Degas). C’était le plaisir de M. Nissim Ber-
nard de suivre dans la salle à manger, et jusque dans les
perspectives lointaines où sous son palmier trônait la cais-
sière, les évolutions de l’adolescent empressé au service, au
service de tous, et moins de M. Nissim Bernard depuis que
celui-ci l’entretenait, soit que le jeune enfant de chœur ne
crût pas nécessaire de témoigner la même amabilité à
quelqu’un de qui il se croyait suffisamment aimé, soit que cet
amour l’irritât ou qu’il craignît que, découvert, il lui fît man-
quer d’autres occasions. Mais cette froideur même plaisait à
M. Nissim Bernard par tout ce qu’elle dissimulait. Que ce fût
par atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment
chrétien, il se plaisait singulièrement, qu’elle fût juive ou ca-
tholique, à la cérémonie racinienne. Si elle eût été une véri-
table représentation d’Esther ou d’Athalie M. Bernard eût re-
gretté que la différence de siècles ne lui eût pas permis de
connaître l’auteur, Jean Racine, afin d’obtenir pour son pro-
tégé un rôle plus considérable. Mais la cérémonie du déjeu-
ner n’émanant d’aucun écrivain, il se contentait d’être en
bons termes avec le directeur et avec Aimé pour que le
« jeune israélite » fût promu aux fonctions souhaitées, ou de
demi-chef, ou même de chef de rang. Celles de sommelier lui
avaient été offertes. Mais M. Bernard l’obligea à les refuser

– 297 –
car il n’aurait plus pu venir chaque jour le voir courir dans la
salle à manger verte et se faire servir par lui comme un
étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ans M. Ber-
nard revenait à Balbec et y prenait son déjeuner hors de chez
lui, habitudes où M. Bloch voyait, dans la première un goût
poétique pour la belle lumière, les couchers de soleil de cette
côte préférée à toute autre ; dans la seconde, une manie in-
vétérée de vieux célibataire.
À vrai dire cette erreur des parents de M. Nissim Ber-
nard, lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de son
retour annuel à Balbec et de ce que la pédante Mme Bloch
appelait ses découchages en cuisine, cette erreur était une
vérité plus profonde et du second degré. Car M. Nissim Ber-
nard ignorait lui-même ce qu’il pouvait entrer d’amour de la
plage de Balbec, de la vue qu’on avait du restaurant sur la
mer, et d’habitudes maniaques, dans le goût qu’il avait
d’entretenir comme un rat d’opéra d’une autre sorte, à la-
quelle il manque encore un Degas, l’un de ses servants qui
étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernard entrete-
nait-il avec le directeur de ce théâtre qu’était l’hôtel de Bal-
bec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé – desquels
le rôle en toute cette affaire n’était pas des plus limpides –
d’excellentes relations. On intriguerait un jour pour obtenir
un grand rôle, peut-être une place de maître d’hôtel. En at-
tendant, le plaisir de M. Nissim Bernard, si poétique et cal-
mement contemplatif qu’il fût, avait un peu le caractère de
ces hommes à femmes qui savent toujours – Swann jadis par
exemple – qu’en allant dans le monde ils vont retrouver leur
maîtresse. À peine M. Nissim Bernard serait-il assis qu’il ver-
rait l’objet de ses vœux s’avancer sur la scène portant à la
main des fruits ou des cigares sur un plateau. Aussi tous les
matins, après avoir embrassé sa nièce, s’être inquiété des
travaux de mon ami Bloch et avoir donné à manger à ses
– 298 –
chevaux des morceaux de sucre posés dans sa paume ten-
due, avait-il une hâte fébrile d’arriver pour le déjeuner au
Grand-Hôtel. Il y eût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une
attaque, qu’il fût sans doute parti tout de même. Aussi crai-
gnait-il comme la peste un rhume pour lequel il eût gardé le
lit – car il était hypocondriaque – et qui eût nécessité qu’il fît
demander à Aimé de lui envoyer chez lui, avant l’heure du
goûter, son jeune ami.

Il aimait d’ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de ca-


binets secrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de
galeries qu’était l’hôtel de Balbec. Par atavisme d’Oriental il
aimait les sérails et quand il sortait le soir, on le voyait en
explorer furtivement les détours.

Tandis que se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant


malgré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale,
M. Nissim Bernard, dans sa recherche des jeunes lévites, fai-
sait penser à ces vers de La Juive :

Ô Dieu de nos pères,


Parmi nous descends,
Cache nos mystères
À l’œil des méchants !

je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui


avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre,
une vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hô-
tels appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle
s’imaginait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire
des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont res-
tés, plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un
courrier de cabinet. »

– 299 –
Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller
dans des chambres de courrières, et réciproquement, je
m’étais très vite lié d’une amitié très vive quoique très pure
avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et
Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du
centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents
(l’eau passait même sous leur maison de famille où tournait
un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par
l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Ma-
rie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Cé-
leste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un
lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa
fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons li-
quides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient
souvent le matin me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai
jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes,
qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont le lan-
gage eût pourtant quelque chose de si littéraire que sans le
naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs pa-
roles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas,
malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais
pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, éga-
lement faux, mais très sincères, que ces propos semblent
comporter à mon égard, tandis que je trempais des crois-
sants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable
noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à
quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez
tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas
qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une sou-
plesse ? il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train
d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux
qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des
riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme

– 300 –
vous êtes ? Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché
le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je
vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y
prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si mala-
droit que vous. » On entendait alors le bruit plus régulier de
torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des répri-
mandes à sa sœur : « Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu
pas folle de parler à Monsieur comme cela ? » Céleste n’en
faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât
une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le, bing ! voilà
qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai ser-
pent, je te dis. » Elle prodiguait du reste les comparaisons
zoologiques, car selon elle on ne savait pas quand je dor-
mais, je voltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour
j’étais aussi rapide que ces écureuils, « tu sais, Marie, comme
on voit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne
peut pas les suivre. – Mais, Céleste, tu sais qu’il n’aime pas
avoir une serviette quand il mange. – Ce n’est pas qu’il
n’aime pas ça, c’est pour bien dire qu’on ne peut pas lui
changer sa volonté. C’est un seigneur et il veut montrer qu’il
est un seigneur. On changera les draps dix fois s’il le faut,
mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course,
mais aujourd’hui ils viennent seulement d’être mis et déjà il
faudra les changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas
fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se
hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes
des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n’était pas seule-
ment Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas
seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité
de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah ! sac à fi-
celles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse
des rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom d’écrivain
qu’elle connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là

– 301 –
quelqu’un qui serait capable à la fois de composer des pièces
et de les jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Marie qui,
ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure
nouvelle. Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc pas
vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il
avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours très
simplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures
et dentelles, comme jamais prince n’a eu. Mais ce n’est rien
à côté de son immense majesté et de sa bonté encore plus
profonde. – Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu
fouilles dans ses tiroirs maintenant. » Pour apaiser les
craintes de Marie je lui demandais ce qu’elle pensait de ce
que M. Nissim Bernard faisait. « Ah ! Monsieur, c’est des
choses que je n’aurais pas pu croire que ça existait : il a fallu
venir ici » et, damant pour une fois le pion à Céleste par une
parole plus profonde : « Ah ! voyez-vous, Monsieur, on ne
peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie. » Pour
changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, qui tra-
vaillait nuit et jour. « Ah ! Monsieur, ce sont des vies dont on
ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout,
entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des
vies données… Regarde, Céleste, rien que pour poser sa main
sur la couverture et prendre son croissant, quelle distinc-
tion ! il peut faire les choses les plus insignifiantes, on dirait
que toute la noblesse de France, jusqu’aux Pyrénées, se dé-
place dans chacun de ses mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ;
Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air si
pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches
comme l’intérieur d’une amande, petites mains de satin tout
pelucheux, ongles comme des griffes, etc. Tiens, Marie, re-
garde-le boire son lait avec un recueillement qui me donne
envie de faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien ti-
– 302 –
rer son portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce
de boire du lait comme eux qui vous a conservé leur teint
clair ? Ah ! jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez ja-
mais. Vous avez de la chance, vous n’aurez jamais à lever la
main sur personne car vous avez des yeux qui savent impo-
ser leur volonté. Et puis le voilà en colère maintenant. Il se
tient debout, tout droit comme une évidence. »
Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait
les deux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec
moi. Le directeur, qui faisait guetter par ses employés tout ce
qui se passait, me fit même observer gravement qu’il n’était
pas digne d’un client de causer avec des courrières. Moi qui
trouvais les « enjôleuses » supérieures à toutes les clientes
de l’hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au nez, con-
vaincu qu’il ne comprendrait pas mes explications. Et les
deux sœurs revenaient. « Regarde, Marie, ses traits si fins. Ô
miniature parfaite, plus belle que la plus précieuse qu’on ver-
rait sous une vitrine, car il a les mouvements, et des paroles
à l’écouter des jours et des nuits. »
C’est miracle qu’une dame étrangère ait pu les emme-
ner, car sans savoir l’histoire ni la géographie, elles détes-
taient de confiance les Anglais, les Allemands, les Russes, les
Italiens, la « vermine » des étrangers et n’aimaient, avec des
exceptions, que les Français. Leur figure avait tellement gar-
dé l’humidité de la glaise malléable de leurs rivières, que dès
qu’on parlait d’un étranger qui était dans l’hôtel, pour répé-
ter ce qu’il avait dit, Céleste et Marie appliquaient sur leurs
figures sa figure, leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux
ses yeux, on aurait voulu garder ces admirables masques de
théâtre. Céleste même, en faisant semblant de ne redire que
ce qu’avait dit le directeur, ou tel de mes amis, insérait dans
son petit récit des propos feints où étaient peints malicieu-

– 303 –
sement tous les défauts de Bloch, ou du premier président,
etc., sans en avoir l’air. C’était, sous la forme de compte ren-
du d’une simple commission dont elle s’était obligeamment
chargée, un portrait inimitable. Elles ne lisaient jamais rien,
pas même un journal. Un jour pourtant, elles trouvèrent sur
mon lit un volume. C’étaient des poèmes admirables mais
obscurs de Saint-Léger Léger. Céleste lut quelques pages et
me dit : « Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers, est-
ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ? » Évidemment
pour une personne qui avait appris dans son enfance une
seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque
de transition. Je crois que leur obstination à ne rien ap-
prendre tenait un peu à leur pays malsain. Elles étaient pour-
tant aussi douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils
n’en ont généralement. Car si Céleste avait dit quelque chose
de remarquable et que, ne me souvenant pas bien, je lui de-
mandais de me le rappeler, elle assurait avoir oublié. Elles ne
liront jamais de livres, mais n’en feront jamais non plus.
Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les
deux frères de ces femmes si simples avaient épousé, l’un la
nièce de l’archevêque de Tours, l’autre une parente de
l’évêque de Rodez. Au directeur, cela n’eût rien dit. Céleste
reprochait quelquefois à son mari de ne pas la comprendre,
et moi je m’étonnais qu’il pût la supporter. Car à certains
moments, frémissante, furieuse, détruisant tout, elle était dé-
testable. On prétend que le liquide salé qu’est notre sang
n’est que la survivance intérieure de l’élément marin primitif.
Je crois de même que Céleste, non seulement dans ses fu-
reurs, mais aussi dans ses heures de dépression, gardait le
rythme des ruisseaux de son pays. Quand elle était épuisée,
c’était à leur manière ; elle était vraiment à sec. Rien n’aurait
pu alors la revivifier. Puis tout d’un coup la circulation re-
prenait dans son grand corps magnifique et léger. L’eau cou-
– 304 –
lait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre. Elle
souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans ces
moments-là elle était vraiment céleste.
La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné
la raison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la
maison et avoir accepté cela dès le début comme une manie
de vieux célibataire, peut-être pour les exigences d’une liai-
son avec quelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim
Bernard était « tabou » pour le directeur de l’hôtel de Balbec.
Et voilà pourquoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il
n’avait finalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui
recommandant quelque circonspection. Or la jeune fille et
son amie qui, pendant quelques jours, s’étaient figuré être
exclues du casino et du Grand-Hôtel, voyant que tout
s’arrangeait, furent heureuses de montrer à ceux des pères
de famille qui les tenaient à l’écart qu’elles pouvaient impu-
nément tout se permettre. Sans doute n’allèrent-elles pas
jusqu’à renouveler la scène publique qui avait révolté tout le
monde. Mais peu à peu leurs façons reprirent insensible-
ment. Et un soir où je sortais du casino à demi éteint avec
Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passè-
rent enlacées, ne cessant de s’embrasser, et arrivées à notre
hauteur poussèrent des gloussements, des rires, des cris in-
décents. Bloch baissa les yeux pour ne pas avoir l’air de re-
connaître sa sœur, et moi j’étais torturé en pensant que ce
langage particulier et atroce s’adressait peut-être à Albertine.
Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupa-
tions du côté de Gomorrhe. J’avais vu sur la plage une belle
jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de
leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lu-
mineux qu’on pensait, devant son regard, à quelque constel-
lation. Je songeais combien cette jeune fille était plus belle

– 305 –
qu’Albertine et comme il était plus sage de renoncer à
l’autre. Tout au plus le visage de cette belle jeune femme
était-il passé au rabot invisible d’une grande bassesse de vie,
de l’acceptation constante d’expédients vulgaires, si bien que
ses yeux, plus nobles pourtant que le reste du visage, ne de-
vaient rayonner que d’appétits et de désirs. Or le lendemain,
cette jeune femme étant placée très loin de nous au casino,
je vis qu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alter-
nés et tournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait
des signes comme à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon
amie vît qu’on faisait si attention à elle, je craignais que ces
regards incessamment allumés n’eussent la signification
conventionnelle d’un rendez-vous d’amour pour le lende-
main. Qui sait ? ce rendez-vous n’était peut-être pas le pre-
mier. La jeune femme aux yeux rayonnants avait pu venir
une autre année à Balbec. C’était peut-être parce qu’Al-
bertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceux d’une amie que
celle-ci se permettait de lui adresser ces brillants signaux. Ils
faisaient alors plus que réclamer quelque chose pour le pré-
sent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes heures du passé.
Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier,
mais la suite de parties faites ensemble d’autres années. Et
en effet les regards ne disaient pas : « Veux-tu ? » Dès que la
jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout à
fait la tête et fait luire vers elle des regards chargés de mé-
moire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon
amie ne se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, res-
ta flegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le
même genre de discrétion qu’un homme qui voit son an-
cienne maîtresse avec un autre amant, cessa de la regarder
et de s’occuper plus d’elle que si elle n’avait pas existé.

– 306 –
Mais quelques jours après j’eus la preuve des goûts de
cette jeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait
connu Albertine autrefois. Souvent, quand dans la salle du
casino deux jeunes filles se désiraient, il se produisait
comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phos-
phorescente allant de l’une à l’autre. Disons en passant que
c’est à l’aide de telles matérialisations, fussent-elles impon-
dérables, par ces signes astraux enflammant toute une partie
de l’atmosphère, que Gomorrhe, dispersée, tend, dans
chaque ville, dans chaque village, à rejoindre ses membres
séparés, à reformer la cité biblique tandis que partout, les
mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vue d’une recons-
truction intermittente, par les nostalgiques, par les hypo-
crites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome.
Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de
ne pas reconnaître, juste à un moment où passait la cousine
de Bloch. Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on
voyait bien qu’elle ne connaissait pas la demoiselle israélite.
Elle la voyait pour la première fois, éprouvait un désir, guère
de doutes, nullement la même certitude qu’à l’égard d’Al-
bertine, Albertine sur la camaraderie de qui elle avait dû tel-
lement compter que devant sa froideur elle avait ressenti la
surprise d’un étranger habitué de Paris mais qui ne l’habite
pas et qui, étant revenu y passer quelques semaines, à la
place du petit théâtre où il avait l’habitude de passer de
bonnes soirées, voit qu’on a construit une banque.
La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle re-
garda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir
d’un air distrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu
voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et
leurs mains qui étaient confondues. Les paroles suivirent, la
conversation s’engagea, et le naïf mari de la jeune femme qui

– 307 –
la cherchait partout fut étonné de la trouver faisant des pro-
jets pour le soir même avec une jeune fille qu’il ne connais-
sait pas. Sa femme lui présenta comme une amie d’enfance
la cousine de Bloch, sous un nom inintelligible, car elle avait
oublié de lui demander comment elle s’appelait. Mais la pré-
sence du mari fit faire un pas de plus à leur intimité, car elles
se tutoyèrent, s’étant connues au couvent, incident dont elles
rirent fort plus tard, ainsi que du mari berné, avec une gaieté
qui fut une occasion de nouvelles tendresses.
Quant à Albertine je ne peux pas dire que nulle part, au
casino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manières
trop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur et
d’insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation,
une ruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille,
elle avait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à
très haute voix : « Oui, j’irai vers cinq heures au tennis. Je
prendrai mon bain demain matin vers huit heures », et de
quitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire
cela, qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et
soit de donner un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir don-
né bas, de dire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour
ne pas « se faire remarquer ». Et quand ensuite je la voyais
prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais
m’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui elle
avait à peine parlé.
Tout au plus lorsque quelque belle jeune femme descen-
dait d’automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-
elle s’empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt :
« Je regardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis devant les
bains. Ils auraient pu faire plus de frais. L’autre était assez
miteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est encore plus
moche. »

– 308 –
Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je
n’en fus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle
pût quelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait
« mauvais genre » et venait quelquefois passer deux ou trois
jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertine m’avait dit
qu’elle ne la saluerait plus. Et quand cette femme venait à
Incarville, Albertine disait : « À propos vous savez qu’elle est
ici. Est-ce qu’on vous l’a dit ? » comme pour me montrer
qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu’elle me disait
cela elle ajouta : « Oui, je l’ai rencontrée sur la plage et ex-
près, par grossièreté, je l’ai presque frôlée en passant, je l’ai
bousculée. » Quand Albertine me dit cela il me revint à la
mémoire une phrase de Mme Bontemps à laquelle je n’avais
jamais repensé, celle où elle avait dit devant moi à
M me Swann combien sa nièce Albertine était effrontée,
comme si c’était une qualité, et comment elle avait dit à je
ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père de
celle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que
nous aimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté ;
elle se gâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après je repen-
sai à la phrase d’Albertine et ce ne fut plus la mauvaise édu-
cation dont elle s’enorgueillissait – et qui ne pouvait que me
faire sourire – qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose,
et qu’Albertine, même peut-être sans but précis, pour irriter
les sens de cette dame ou lui rappeler méchamment d’an-
ciennes propositions, peut-être acceptées autrefois, l’avait
frôlée rapidement, pensait que je l’avais appris peut-être
comme c’était en public, et avait voulu d’avance prévenir
une interprétation défavorable.
Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait
peut-être Albertine allait brusquement cesser.

– 309 –
* * *

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec


du petit train d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire
par l’omnibus de l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin
de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il
trompait depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie avec le
garçon d’une ferme assez achalandée du voisinage, Aux Ceri-
siers. Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument
l’air d’avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement
semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le con-
templateur désintéressé, il y a cela d’assez beau, dans ces
ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature,
comme si elle s’était momentanément industrialisée, semble
débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de
vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance
n’était qu’extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie
à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1
ne détestait pas condescendre aux goûts de certains mes-
sieurs. Or chaque fois que secoué ainsi que par un réflexe,
par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate
n° 1, M. Bernard se présentait Aux Cerisiers, myope (et du
reste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), le
vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait
au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-
vous pour ce soir ? » Il recevait aussitôt une solide « tour-
née ». Elle vint même à se renouveler au cours d’un même
repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés
avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par
association d’idées, des tomates, même de celles comes-
tibles, que chaque fois qu’il entendait un voyageur en com-
mander à côté de lui au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Ex-

– 310 –
cusez-moi, monsieur, de m’adresser à vous sans vous con-
naître. Mais j’ai entendu que vous commandiez des tomates.
Elles sont pourries aujourd’hui. Je vous le dis dans votre in-
térêt car pour moi cela m’est égal, je n’en prends jamais. »
L’étranger remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et
désintéressé, rappelait le garçon, feignait de se raviser :
« Non, décidément, pas de tomates. » Aimé, qui connaissait
la scène, en riait tout seul et pensait : « C’est un vieux malin
que M. Bernard, il a encore trouvé le moyen de faire changer
la commande. » M. Bernard, en attendant le tram en retard,
ne tenait pas à nous dire bonjour à Albertine et à moi, à
cause de son œil poché. Nous tenions encore moins à lui par-
ler. C’eût été pourtant presque inévitable si à ce moment-là,
une bicyclette n’avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift
en sauta, hors d’haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un
peu après notre départ pour que je vinsse dîner, le surlende-
main ; on verra bientôt pourquoi. Puis après m’avoir donné
les détails du téléphonage, le lift nous quitta et comme ces
« employés » démocrates qui affectent l’indépendance à
l’égard des bourgeois, et entre eux rétablissent le principe
d’autorité, voulant dire que le concierge et le voiturier pour-
raient être mécontents s’il était en retard, il ajouta : « Je me
sauve à cause de mes chefs. »
Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque
temps. Je voulais la distraire. À supposer qu’elle eût éprouvé
du bonheur à passer les après-midi rien qu’avec moi, à Bal-
bec, je savais qu’il ne se laisse jamais posséder complète-
ment et qu’Albertine, encore à l’âge (que certains ne dépas-
sent pas) où on n’a pas découvert que cette imperfection
tient à celui qui éprouve le bonheur, non à celui qui le donne,
eût pu être tentée de faire remonter à moi la cause de sa dé-
ception. J’aimais mieux qu’elle l’imputât aux circonstances
qui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité
– 311 –
d’être seuls ensemble, tout en l’empêchant de rester au casi-
no et sur la digue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce
jour-là de m’accompagner à Doncières où j’irais voir Saint-
Loup. Dans ce même but de l’occuper je lui conseillais la
peinture, qu’elle avait apprise autrefois. En travaillant elle ne
se demanderait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Je
l’eusse volontiers emmenée aussi dîner de temps en temps
chez les Verdurin et chez les Cambremer qui, certainement,
les uns et les autres, eussent volontiers reçu une amie pré-
sentée par moi, mais il fallait d’abord que je fusse certain que
Mme Putbus n’était pas encore à La Raspelière. Ce n’était
guère que sur place que je pouvais m’en rendre compte, et
comme je savais d’avance que le surlendemain Albertine
était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’en avais
profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui de-
mandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si
Mme Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femme de
chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Bal-
bec, en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin
ce jour-là. Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une
boucle qui n’existait pas quand je l’avais pris avec ma grand-
mère, passait maintenant à Doncières-la-Goupil, grande sta-
tion d’où partaient des trains importants et notamment
l’express par lequel j’étais venu voir Saint-Loup, de Paris, et
y étais rentré. Et à cause du mauvais temps, l’omnibus du
Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, à la station du
petit tram, Balbec-plage.
Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on
voyait, oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en
route, et qui maintenant réduit à ses seuls moyens de nuage
peu mobile, gravissait lentement les pentes vertes de la fa-
laise de Criquetot. Enfin le petit tram, qu’il avait précédé
pour prendre une direction verticale, arriva à son tour, len-
– 312 –
tement. Les voyageurs qui allaient le prendre s’écartèrent
pour lui faire place, mais sans se presser, sachant qu’ils
avaient affaire à un marcheur débonnaire, presque humain et
qui, guidé comme la bicyclette d’un débutant, par les signaux
complaisants du chef de gare, sous la tutelle puissante du
mécanicien, ne risquait de renverser personne et se serait ar-
rêté où on aurait voulu.
Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et
elle tombait d’autant mieux que le mercredi (le surlendemain
se trouvait être un mercredi) était jour de grand dîner pour
Mme Verdurin, à La Raspelière comme à Paris, ce que
j’ignorais. Mme Verdurin ne donnait pas de « dîners », mais
elle avait des « mercredis ». Les mercredis étaient des
œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils n’avaient leurs pareils
nulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux des nuances.
« Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent, disait-elle.
Mais je crois que le prochain sera un des plus réussis que
j’aie jamais donnés. » Elle allait parfois jusqu’à avouer : « Ce
mercredi-ci n’était pas digne des autres. En revanche, je vous
réserve une grosse surprise pour le suivant. » Dans les der-
nières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la
campagne, la patronne annonçait la fin des mercredis.
C’était une occasion de stimuler les fidèles : « Il n’y a plus
que trois mercredis, il n’y en a plus que deux, disait-elle du
même ton que si le monde était sur le point de finir. Vous
n’allez pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais
cette clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant,
officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était le dernier
pour cette année. Mais je serai tout de même là le mercredi.
Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces petits mer-
credis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. » À La
Raspelière les mercredis étaient forcément restreints, et
comme, selon qu’on avait rencontré un ami de passage, on
– 313 –
l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tous les jours
mercredi. « Je ne me rappelle pas bien le nom des invités,
mais je sais qu’il y a Mme la marquise de Camembert »,
m’avait dit le lift ; le souvenir de nos explications relatives
aux Cambremer n’était pas arrivé à supplanter définiti-
vement celui du mot ancien, dont les syllabes familières et
pleines de sens venaient au secours du jeune employé quand
il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaient immédia-
tement préférées et réadoptées par lui, non pas paresseuse-
ment et comme un vieil usage indéracinable, mais à cause du
besoin de logique et de clarté qu’elles satisfaisaient.
Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je
pusse embrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien
trouvé nous montâmes dans un compartiment où était déjà
installée une dame à figure énorme, laide et vieille, à l’ex-
pression masculine, très endimanchée, et qui lisait La Revue
des Deux Mondes. Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse
dans ses gestes, et je m’amusai à me demander à quelle ca-
tégorie sociale elle pouvait appartenir ; je conclus immédia-
tement que ce devait être quelque tenancière de grande mai-
son de filles, une maquerelle en voyage. Sa figure, ses ma-
nières le criaient. J’avais ignoré seulement jusque-là que ces
dames lussent La Revue des Deux Mondes. Albertine me la
montra non sans cligner de l’œil en me souriant. La dame
avait l’air extrêmement digne ; et comme de mon côté je por-
tais en moi la conscience que j’étais invité pour le lendemain
au point terminus de la ligne du petit chemin de fer chez la
célèbre Mme Verdurin, qu’à une station intermédiaire j’étais
attendu par Robert de Saint-Loup, et qu’un peu plus loin
j’aurais fait grand plaisir à Mme de Cambremer en venant ha-
biter Féterne, mes yeux pétillaient d’ironie en considérant
cette dame importante qui semblait croire qu’à cause de sa
mise recherchée, des plumes de son chapeau, de sa Revue des
– 314 –
Deux Mondes, elle était un personnage plus considérable que
moi. J’espérais que la dame ne resterait pas beaucoup plus
que M. Nissim Bernard et qu’elle descendrait au moins à
Toutainville, mais non. Le train s’arrêta à Épreville, elle resta
assise. De même à Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-
Bingard, à Incarville, de sorte que de désespoir, quand le
train eut quitté Saint-Frichoux qui était la dernière station
avant Doncières, je commençai à enlacer Albertine sans
m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup était venu
m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me dit-
il, car habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui était
parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger
son temps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette heure
me parut, hélas ! bien trop longue car à peine descendus du
wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle
ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui adres-
sais la parole, me repoussa quand je m’approchai d’elle. En
revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui
parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et tout
en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Je me rappelai
que le jour où Albertine s’était laissé embrasser par moi pour
la première fois, j’avais eu un sourire de gratitude pour le sé-
ducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si
profonde et m’avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à
lui maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre
compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne ré-
pondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur
contre moi ; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui,
quand elle l’eut remarqué, me fit remonter dans son estime.
Robert me demanda si je ne voulais pas essayer de trouver
parmi les amis avec lesquels il me faisait dîner chaque soir à
Doncières quand j’y avais séjourné, ceux qui y étaient en-
core. Et comme il donnait lui-même dans le genre de préten-

– 315 –
tion agaçante qu’il réprouvait : « À quoi ça te sert-il d’avoir
fait du charme pour eux avec tant de persévérance si tu ne
veux pas les revoir ? » Je déclinai sa proposition car je ne
voulais pas risquer de m’éloigner d’Albertine, mais aussi
parce que maintenant j’étais détaché d’eux. D’eux, c’est-à-
dire de moi. Nous désirons passionnément qu’il y ait une
autre vie où nous serions pareils à ce que nous sommes ici-
bas. Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre
cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années
nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce que
nous voulions rester immortellement. Même sans supposer
que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se
produisent au cours de la vie, si dans cette autre vie nous
rencontrions le moi que nous avons été, nous nous détourne-
rions de nous comme de ces personnes avec qui on a été lié
mais qu’on n’a pas vues depuis longtemps – par exemple les
amis de Saint-Loup qu’il me plaisait tant chaque soir de re-
trouver au Faisan Doré et dont la conversation ne serait plus
maintenant pour moi qu’importunité et que gêne. À cet
égard, et parce que je préférai ne pas aller y retrouver ce qui
m’y avait plu, une promenade dans Doncières aurait pu me
paraître préfigurer l’arrivée au paradis. On rêve beaucoup du
paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais ce
sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus, et
où l’on se sentirait perdu.
Il nous laissa à la gare. « Mais tu peux avoir près d’une
heure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sans
doute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Pa-
ris, dix minutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux
parce que je suis obligé d’être rentré avant l’heure de son
train. Je n’ai pu lui parler de toi puisque je n’avais pas en-
core eu ton télégramme. » Aux reproches que je fis à Alber-
tine quand Saint-Loup nous eut quittés, elle me répondit
– 316 –
qu’elle avait voulu, par sa froideur avec moi, effacer à tout
hasard l’idée qu’il avait pu se faire si, au moment de l’arrêt
du train, il m’avait vu penché contre elle et mon bras passé
autour de sa taille. Il avait en effet remarqué cette pose (je ne
l’avais pas aperçu, sans cela je me fusse placé plus correc-
tement à côté d’Albertine) et avait eu le temps de me dire à
l’oreille : « C’est cela, ces jeunes filles si pimbêches dont tu
m’as parlé et qui ne voulaient pas fréquenter Mlle de Ster-
maria parce qu’elles lui trouvaient mauvaise façon ? » J’avais
dit en effet à Robert, et très sincèrement, quand j’étais allé
de Paris le voir à Doncières et comme nous reparlions de
Balbec, qu’il n’y avait rien à faire avec Albertine, qu’elle était
la vertu même. Et maintenant que depuis longtemps, j’avais,
par moi-même, appris que c’était faux, je désirais encore
plus que Robert crût que c’était vrai. Il m’eût suffi de dire à
Robert que j’aimais Albertine. Il était de ces êtres qui savent
se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des souffrances
qu’ils ressentiraient comme si elles étaient les leurs. « Oui,
elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur elle ? ajoutai-je
avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous ai vus posés
comme deux amoureux. »
« Votre attitude n’effaçait rien du tout », dis-je à Alber-
tine quand Saint-Loup nous eut quittés. « C’est vrai, me dit-
elle, j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’en suis
bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je
ne serai plus comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en
me tendant la main d’un air triste. À ce moment, du fond de
la salle d’attente où nous étions assis, je vis passer lente-
ment, suivi à quelque distance d’un employé qui portait ses
valises, M. de Charlus.
À Paris où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile,
sanglé dans un habit noir, maintenu dans le sens de la verti-

– 317 –
cale par son fier redressement, son élan pour plaire, la fusée
de sa conversation, je ne me rendais pas compte à quel point
il avait vieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair
qui le faisait paraître plus gros, en marche et se dandinant,
balançant un ventre qui bedonnait et un derrière presque
symbolique, la cruauté du grand jour décomposait, sur les
lèvres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream sur le
bout du nez, en noir sur les moustaches teintes dont la cou-
leur d’ébène contrastait avec les cheveux grisonnants, tout
ce qui aux lumières eût semblé l’animation du teint chez un
être encore jeune.
Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de
son train, je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire
signe que je venais. Quand je détournai la tête vers
M. de Charlus, il me demanda de vouloir bien appeler un mi-
litaire, parent à lui, qui était de l’autre côté de la voie exac-
tement comme s’il allait monter dans notre train, mais en
sens inverse, dans la direction qui s’éloignait de Balbec. « Il
est dans la musique du régiment, me dit M. de Charlus.
Comme vous avez la chance d’être assez jeune, moi, l’ennui
d’être assez vieux pour que vous puissiez m’éviter de traver-
ser et d’aller jusque-là… » Je me fis un devoir d’aller vers le
militaire désigné et je vis, en effet, au lyres brodées sur son
col qu’il était de la musique. Mais au moment où j’allais
m’acquitter de ma commission, quelle ne fut pas ma surprise
et je peux dire mon plaisir en reconnaissant Morel, le fils du
valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant de
choses ! J’en oubliai de faire la commission de M. de Char-
lus. « Comment, vous êtes à Doncières ? – Oui et on m’a in-
corporé dans la musique, au service des batteries. » Mais il
me répondit cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très
« poseur » et évidemment ma vue, en lui rappelant la profes-
sion de son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coup je
– 318 –
vis M. de Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évi-
demment impatienté. « Je désirerais entendre ce soir un peu
de musique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je
donne cinq cents francs pour la soirée, cela pourrait peut-
être avoir quelque intérêt pour un de vos amis, si vous en
avez dans la musique. » J’avais beau connaître l’insolence de
M. de Charlus, je fus stupéfait qu’il ne dît même pas bonjour
à son jeune ami. Le baron ne me laissa pas du reste le temps
de la réflexion. Me tendant affectueusement la main : « Au
revoir, mon cher », me dit-il pour me signifier que je n’avais
qu’à m’en aller. Je n’avais du reste laissé que trop longtemps
seule ma chère Albertine. « Voyez-vous, lui dis-je en remon-
tant dans le wagon, la vie de bains de mer et la vie de voyage
me font comprendre que le théâtre du monde dispose de
moins de décors que d’acteurs et de moins d’acteurs que de
“situations”. – À quel propos me dites-vous cela ? – Parce
que M. de Charlus vient de me demander de lui envoyer un
de ses amis, que juste à l’instant, sur le quai de cette gare, je
viens de reconnaître pour l’un des miens. » Mais tout en di-
sant cela, je cherchais comment le baron pouvait connaître
Morel. La disproportion sociale à quoi je n’avais pas pensé
d’abord était trop immense. L’idée me vint d’abord que
c’était par Jupien dont la fille, on s’en souvient, avait semblé
s’éprendre du violoniste. Ce qui me stupéfiait pourtant c’est
que, devant partir pour Paris dans cinq minutes, le baron
demandât à entendre de la musique à Doncières. Mais re-
voyant la fille de Jupien dans mon souvenir, je commençais
à trouver que les « reconnaissances », pauvre expédient des
œuvres factices, exprimeraient au contraire une part impor-
tante de la vie, si on savait aller jusqu’au romanesque vrai,
quand tout d’un coup j’eus un éclair et compris que j’avais
été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas le moins du
monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel, ébloui mais

– 319 –
aussi intimidé par un militaire qui ne portait pourtant que
des lyres, m’avait requis, dans son émotion, pour lui amener
celui qu’il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout cas
l’offre des cinq cents francs avait dû remplacer pour Morel
l’absence de relations antérieures, car je les vis qui conti-
nuaient à causer sans penser qu’ils étaient à côté de notre
tram. Et me rappelant la façon dont M. de Charlus était venu
vers Morel et moi, je saisissais sa ressemblance avec certains
de ses parents quand ils levaient une femme dans la rue.
Seulement l’objet visé avait changé de sexe. À partir d’un
certain âge, et même si des évolutions différentes s’ac-
complissent en nous, plus on devient soi, plus les traits fami-
liaux s’accentuent. Car la nature, tout en continuant harmo-
nieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monoto-
nie de la composition grâce à la variété des figures interca-
lées. Au reste la hauteur avec laquelle M. de Charlus avait
toisé le violoniste est relative selon le point de vue auquel on
se place. Elle eût été reconnue par les trois quarts des gens
du monde, qui s’inclinaient, non pas par le préfet de police
qui, quelques années plus tard, le faisait surveiller.
« Le train de Paris est signalé, Monsieur », dit l’employé
qui portait les valises, « Mais je ne prends pas de train, met-
tez tout cela en consigne, que diable ! » dit M. de Charlus en
donnant vingt francs à l’employé stupéfait du revirement et
charmé du pourboire. Cette générosité attira aussitôt une
marchande de fleurs. « Prenez ces œillets, tenez, cette belle
rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur. »
M. de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous en
échange de quoi la femme offrit ses bénédictions et derechef
ses fleurs. « Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tran-
quilles », dit M. de Charlus en s’adressant d’un ton ironique
et gémissant, et comme un homme énervé, à Morel à qui il
trouvait quelque douceur de demander son appui. « Ce que
– 320 –
nous avons à dire est déjà assez compliqué. » Peut-être,
l’employé de chemin de fer n’étant pas encore très loin,
M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir une nombreuse au-
dience, peut-être ces phrases incidentes permettaient-elles à
sa timidité hautaine de ne pas aborder trop directement la
demande de rendez-vous. Le musicien, se tournant d’un air
franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs, leva
vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu’on ne
voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plus
vite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire
et viril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû être
encore trop lourd, trop massivement brutal, avec une ferme-
té et une souplesse précoces qui donnaient à cet adolescent
encore imberbe l’air d’un jeune David capable d’assumer un
combat contre Goliath. L’admiration du baron était involon-
tairement mêlée de ce sourire que nous éprouvons à voir
chez un enfant une expression d’une gravité au-dessus de
son âge. « Voilà quelqu’un par qui j’aimerais être accompa-
gné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il
simplifierait ma vie ! », se dit M. de Charlus.
Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis
nous montâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que
j’eusse su ce qu’étaient devenus M. de Charlus et Morel. « Il
ne faut plus jamais nous fâcher, je vous demande encore
pardon, me redit Albertine en faisant allusion à l’incident
Saint-Loup. Il faut que nous soyons toujours gentils tous les
deux, me dit-elle tendrement. Quant à votre ami Saint-Loup,
si vous croyez qu’il m’intéresse en quoi que ce soit, vous
vous trompez bien. Ce qui me plaît seulement en lui, c’est
qu’il a l’air de tellement vous aimer. – C’est un très bon gar-
çon », dis-je en me gardant de prêter à Robert des qualités
supérieures imaginaires comme je n’aurais pas manqué de
faire par amitié pour lui si j’avais été avec toute autre per-
– 321 –
sonne qu’Albertine. « C’est un être excellent, franc, dévoué,
loyal, sur qui on peut compter pour tout. » En disant cela je
me bornais, retenu par ma jalousie, à dire au sujet de Saint-
Loup la vérité, mais aussi c’était bien la vérité que je disais.
Or elle s’exprimait exactement dans les mêmes termes dont
s’était servie pour me parler de lui Mme de Villeparisis, quand
je ne le connaissais pas encore, l’imaginais si différent, si
hautain et me disais : « On le trouve bon parce que c’est un
grand seigneur. » De même quand elle m’avait dit : « Il serait
si heureux », je me figurai, après l’avoir aperçu devant
l’hôtel, prêt à mener, que les paroles de sa tante étaient pure
banalité mondaine, destinées à me flatter. Et je m’étais rendu
compte ensuite qu’elle l’avait dit sincèrement, en pensant à
ce qui m’intéressait, à mes lectures, et parce qu’elle savait
que c’était cela qu’aimait Saint-Loup, comme il devait
m’arriver de dire sincèrement à quelqu’un faisant une his-
toire de son ancêtre La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes,
et qui eût voulu aller demander des conseils à Robert : « Il
sera si heureux. » C’est que j’avais appris à le connaître.
Mais en le voyant la première fois je n’avais pas cru qu’une
intelligence parente de la mienne pût s’envelopper de tant
d’élégance extérieure de vêtements et d’attitude. Sur son
plumage je l’avais jugé d’une autre espèce. C’était Albertine
maintenant qui, peut-être un peu parce que Saint-Loup, par
bonté pour moi, avait été si froid avec elle, me dit ce que
j’avais pensé autrefois : « Ah ! il est si dévoué que cela ! Je
remarque qu’on trouve toujours toutes les vertus aux gens
quand ils sont du faubourg Saint-Germain. » Or, que Saint-
Loup fût du faubourg Saint-Germain, c’est à quoi je n’avais
plus songé une seule fois au cours de ces années où, se dé-
pouillant de son prestige, il m’avait manifesté ses vertus.
Changement de perspective pour regarder les êtres, déjà plus
frappant dans l’amitié que dans les simples relations so-

– 322 –
ciales, mais combien plus encore dans l’amour, où le désir
met à une échelle si vaste, grandit à des proportions telles
les moindres signes de froideur, qu’il m’en avait fallu bien
moins que celle qu’avait au premier abord Saint-Loup pour
que je me crusse tout d’abord dédaigné d’Albertine, que je
m’imaginasse ses amies comme des êtres merveilleusement
inhumains, et que je n’attachasse qu’à l’indulgence qu’on a
pour la beauté et pour une certaine élégance le jugement
d’Elstir quand il me disait de la petite bande, tout à fait dans
le même sentiment que Mme de Villeparisis de Saint-Loup :
« Ce sont de bonnes filles. » Or ce jugement, n’est-ce pas ce-
lui que j’eusse volontiers porté quand j’entendais Albertine
dire : « En tous cas, dévoué ou non, j’espère bien ne plus le
revoir puisqu’il a amené de la brouille entre nous. Il ne faut
plus se fâcher tous les deux. Ce n’est pas gentil » ? Je me
sentais, puisqu’elle avait paru désirer Saint-Loup, à peu près
guéri pour quelque temps de l’idée qu’elle aimait les femmes,
ce que je me figurais inconciliable. Et, devant le caoutchouc
d’Albertine dans lequel elle semblait devenue une autre per-
sonne, l’infatigable errante des jours pluvieux, et qui, collé,
malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir pro-
téger son vêtement contre l’eau qu’avoir été trempé par elle
et s’attacher au corps de mon amie comme afin de prendre
l’empreinte de ses formes pour un sculpteur, j’arrachai cette
tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée, et at-
tirant Albertine à moi :

Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,


Rêver sur mon épaule en y posant ton front ?

lui dis-je en prenant sa tête dans mes mains et en lui mon-


trant les grandes prairies inondées et muettes qui s’éten-

– 323 –
daient dans le soir tombant jusqu’à l’horizon fermé par les
chaînes parallèles de vallonnements lointains et bleuâtres.

Le surlendemain, le fameux mercredi, dans ce même pe-


tit chemin de fer que je venais de prendre à Balbec, pour al-
ler dîner à La Raspelière, je tenais beaucoup à ne pas man-
quer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau télé-
phonage de Mme Verdurin m’avait dit que je le retrouverais. Il
devait monter dans mon train et m’indiquerait où il fallait
descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de La
Raspelière à la gare. Aussi, le petit train ne s’arrêtant qu’un
instant à Graincourt, première station après Doncières,
d’avance je m’étais mis à la portière tant j’avais peur de ne
pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintes bien
vaines ! Je ne m’étais pas rendu compte à quel point le petit
clan ayant façonné tous les « habitués » sur le même type,
ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur
le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air
d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui
franchissaient, comme un espace vide où rien n’arrête
l’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaient
l’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une sta-
tion précédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine.
Ce signe d’élection, dont l’habitude de dîner ensemble avait
marqué les membres du petit groupe, ne les distinguait pas
seulement quand, nombreux, en force, ils étaient massés, fai-
sant une tache plus brillante au milieu du troupeau des
voyageurs – ce que Brichot appelait le « pecus » – sur les
ternes visages desquels ne pouvait se lire aucune notion rela-
tive aux Verdurin, aucun espoir de jamais dîner à La Raspe-
lière. D’ailleurs ces voyageurs vulgaires eussent été moins
intéressés que moi si devant eux on eût prononcé – et malgré

– 324 –
la notoriété acquise par certains – les noms de ces fidèles
que je m’étonnais de voir continuer à dîner en ville, alors que
plusieurs le faisaient déjà, d’après les récits que j’avais en-
tendus, avant ma naissance, à une époque à la fois assez dis-
tante et assez vague pour que je fusse tenté de m’en exagérer
l’éloignement. Le contraste entre la continuation non seule-
ment de leur existence, mais du plein de leurs forces, et
l’anéantissement de tant d’amis que j’avais déjà vus ici ou là,
disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprou-
vons quand à la « dernière heure » des journaux nous lisons
précisément la nouvelle que nous attendions le moins, par
exemple celle d’un décès prématuré et qui nous semble for-
tuit parce que les causes dont il est l’aboutissant nous sont
restées inconnues. Ce sentiment est celui que la mort n’at-
teint pas uniformément tous les hommes, mais qu’une lame
plus avancée de sa montée tragique emporte une existence
située au niveau d’autres que longtemps encore les lames
suivantes épargneront. Nous verrons du reste, plus tard, la
diversité des morts qui circulent invisiblement être la cause
de l’inattendu spécial que présentent, dans les journaux, les
nécrologies. Puis je voyais qu’avec le temps, non seulement
des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité
de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que
des individus médiocres arrivent à ces hautes places, atta-
chées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieil-
lards célèbres, sans songer que le seraient un certain nombre
d’années plus tard leurs disciples devenus maîtres et inspi-
rant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient ja-
dis. Mais si les noms des fidèles n’étaient pas connus du
« pecus », leur aspect pourtant les désignait à ses yeux.
Même dans le train (lorsque le hasard de ce que les uns et les
autres d’entre eux avaient eu à faire dans la journée les y ré-
unissait tous ensemble), n’ayant plus à cueillir à une station

– 325 –
suivante qu’un isolé, le wagon dans lequel ils se trouvaient
assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski, pavoisé
par Le Temps de Cottard, fleurissait de loin comme une voi-
ture de luxe et ralliait à la gare voulue, le camarade retarda-
taire. Le seul à qui eussent pu échapper, à cause de sa demi-
cécité, ces signes de promission, était Brichot. Mais aussi
l’un des habitués assurait volontairement à l’égard de
l’aveugle les fonctions de guetteur et dès qu’on avait aperçu
son chapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes
bleues, on le dirigeait avec douceur et hâte vers le compar-
timent d’élection. De sorte qu’il était sans exemple qu’un des
fidèles, à moins d’exciter les plus graves soupçons de bam-
boche, ou même de ne pas être venu « par le train », n’eût
pas retrouvé les autres en cours de route. Quelquefois
l’inverse se produisait : un fidèle avait dû aller assez loin
dans l’après-midi et en conséquence devait faire une partie
du parcours seul avant d’être rejoint par le groupe ; mais
même ainsi isolé, seul de son espèce, il ne manquait pas le
plus souvent de produire quelque effet. Le Futur vers lequel
il se dirigeait le désignait à la personne assise sur la ban-
quette d’en face, laquelle se disait : « Ce doit être
quelqu’un », et avec l’obscure perspicacité des voyageurs
d’Emmaüs discernait, fût-ce autour du chapeau mou de Cot-
tard ou du sculpteur Ski, une vague auréole, et n’était qu’à
demi étonnée quand à la station suivante, une foule élégante,
si c’était leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière
et s’en allait avec lui vers l’une des voitures qui attendaient,
salués tous très bas par l’employé de Douville, ou bien si
c’était à une station intermédiaire, envahissait le comparti-
ment. C’est ce que fit, et avec précipitation, car plusieurs
étaient arrivés en retard, juste au moment où le train déjà en
gare allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas de
course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu mes si-

– 326 –
gnaux. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était deve-
nu davantage au cours de ces années qui pour d’autres
avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissant progressive-
ment l’avait obligé, même à Paris, à diminuer de plus en plus
les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de sympathie pour
la Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude scientifique, à
l’allemande, commençaient à l’emporter sur l’humanisme. Il
se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys
d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à
la mondanité, c’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à
celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, trem-
blant d’émotion. Il est vrai qu’à deux reprises l’amour avait
manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : déta-
cher Brichot du petit clan. Mais Mme Verdurin qui « veillait
au grain » et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt
de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé
dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédia-
blement brouillé avec la personne dangereuse, sachant
comme elle le disait « mettre bon ordre à tout » et « porter le
fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé
pour l’une des personnes dangereuses que c’était simple-
ment la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses
petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate
d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu
qu’à mettre à la porte cette femme de rien. « Comment, avait
dit la Patronne à Brichot, une femme comme moi vous fait
l’honneur de venir chez vous, et vous recevez une telle créa-
ture ? » Brichot n’avait jamais oublié le service que Mme Ver-
durin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer
dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en
contraste avec ce regain d’affection et peut-être à cause de
lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par
trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance.

– 327 –
Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat
qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils
étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners aux-
quels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des re-
vues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui
tel écrivain ou tel peintre réputé dont les titulaires des autres
chaires de la Faculté des lettres prisaient le talent mais
n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élé-
gance vestimentaire elle-même du philosophe mondain, élé-
gance qu’ils avaient prise d’abord pour du laisser-aller
jusqu’à ce que leur collègue leur eût bienveillamment expli-
qué que le chapeau haute forme se laisse volontiers poser
par terre, au cours d’une visite, et n’est pas de mise pour les
dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où il doit être
remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec le smo-
king. Pendant les premières secondes où le petit groupe se
fut engouffré dans le wagon je ne pus même pas parler à Cot-
tard, car il était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas
manquer le train, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé
si juste. Il en éprouvait plus que la joie d’une réussite,
presque l’hilarité d’une joyeuse farce. « Ah ! elle est bien
bonne ! dit-il quand il se fut remis. Un peu plus ! nom d’une
pipe, c’est ce qui s’appelle arriver à pic ! » ajouta-t-il en cli-
gnant de l’œil non pas pour demander si l’expression était
juste, car il débordait maintenant d’assurance, mais par sa-
tisfaction. Enfin il put me nommer aux autres membres du
petit clan. Je fus ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous
dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. J’avais oublié
que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution
timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la mu-
sique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux, et
qu’ils continueraient de démentir jusqu’à ce qu’elle eût abou-
ti, comme ces objectifs militaires qu’un général n’annonce

– 328 –
que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pas avoir l’air battu
s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, de son côté, tout
préparé à aller vers eux. Il en était encore à les considérer
comme des gens chez qui n’allait personne de la société mais
qui n’en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passait
pour un temple de la musique. C’était là, assurait-on, que
Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la so-
nate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près
inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand
musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire.
Enfin certains jeunes gens du Faubourg s’étant avisés qu’ils
devaient être aussi instruits que les bourgeois, il y en avait
trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès des-
quels la sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme.
Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui
les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de
leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain
respect Mme Verdurin dans sa première loge, qui suivait la
partition. Jusqu’ici cette mondanité latente des Verdurin ne
se traduisait que par deux faits. D’une part, Mme Verdurin di-
sait de la princesse de Caprarola : « Ah ! celle-là est intelli-
gente, c’est une femme agréable. Ce que je ne peux pas sup-
porter, ce sont les imbéciles, les gens qui m’ennuient, ça me
rend folle. » Ce qui eût donné à penser à quelqu’un d’un peu
fin que la princesse de Caprarola, femme du plus grand
monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle avait même
prononcé son nom au cours d’une visite de condoléances
qu’elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari de
celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait. « Com-
ment dites-vous ? avait répondu Odette d’un air subitement
triste. – Verdurin. – Ah ! alors je sais, avait-elle repris avec
désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je les connais
sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vus autrefois

– 329 –
chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. » La prin-
cesse de Caprarola partie, Odette aurait bien voulu avoir dit
simplement la vérité. Mais le mensonge immédiat était non
le produit de ses calculs, mais la révélation de ses craintes,
de ses désirs. Elle niait non ce qu’il eût été adroit de nier,
mais ce qu’elle aurait voulu qui ne fût pas, même si l’inter-
locuteur devait apprendre dans une heure que cela était en
effet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même
été au-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l’air
de les craindre : « Mme Verdurin, mais comment, je l’ai
énormément connue », avec une affectation d’humilité
comme une grande dame qui raconte qu’elle a pris le tram-
way. « On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque
temps », disait Mme de Souvré. Odette, avec un dédain sou-
riant de duchesse, répondait : « Mais oui, il me semble en ef-
fet qu’on en parle beaucoup. De temps en temps il y a
comme cela des gens nouveaux qui arrivent dans la socié-
té », sans penser qu’elle était elle-même une des plus nou-
velles. « La princesse de Caprarola y a dîné, reprit
Mme de Souvré. – Ah ! répondit Odette en accentuant son
sourire, cela ne m’étonne pas. C’est toujours par la princesse
de Caprarola que ces choses-là commencent, et puis il en
vient une autre, par exemple la comtesse Molé. » Odette, en
disant cela, avait l’air d’avoir un profond dédain pour les
deux grandes dames qui avaient l’habitude d’essuyer les
plâtres dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à
son ton que cela voulait dire qu’elle, Odette, comme
Mme de Souvré, on ne réussirait pas à les embarquer dans ces
galères-là.
Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence
de la princesse de Caprarola, le second signe que les Verdu-
rin avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir
formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vive-
– 330 –
ment qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ;
M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son
neveu, celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt
se trouvait Saniette qui jadis avait été chassé de chez les
Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses
défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois
– malgré des qualités supérieures – un peu du même genre
que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infruc-
tueux pour y réussir. Mais si la vie, en faisant revêtir à Cot-
tard, sinon chez les Verdurin, où il était, par la suggestion
que les minutes anciennes exercent sur nous quand nous
nous retrouvons dans un milieu accoutumé, resté quelque
peu le même, du moins dans sa clientèle, dans son service
d’hôpital, à l’Académie de médecine, des dehors de froideur,
de dédain, de gravité qui s’accentuaient pendant qu’il débi-
tait devant ses élèves complaisants ses calembours, avait
creusé une véritable coupure entre le Cottard actuel et
l’ancien, les mêmes défauts s’étaient au contraire exagérés
chez Saniette, au fur et à mesure qu’il cherchait à s’en corri-
ger. Sentant qu’il ennuyait souvent, qu’on ne l’écoutait pas,
au lieu de ralentir alors comme l’eût fait Cottard, de forcer
l’attention par l’air d’autorité, non seulement il tâchait par un
ton badin de se faire pardonner le tour trop sérieux de sa
conversation, mais pressait son débit, déblayait, usait d’abré-
viations pour paraître moins long, plus familier avec les
choses dont il parlait, et parvenait seulement, en les rendant
inintelligibles, à sembler interminable. Son assurance n’était
pas comme celle de Cottard qui glaçait ses malades, lesquels
aux gens qui vantaient son aménité dans le monde répon-
daient : « Ce n’est plus le même homme quand il vous reçoit
dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour et
les yeux perçants. » Elle n’imposait pas, on sentait qu’elle
– 331 –
cachait trop de timidité, qu’un rien suffirait à la mettre en
fuite. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se dé-
fiait trop de lui-même, et qui en effet voyait des gens qu’il ju-
geait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès
qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans
sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne
fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, fai-
sant crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à
ce qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général.
Mais le récit tombait à plat. Un convive doué d’un bon cœur
glissait parfois à Saniette l’encouragement, privé, presque
secret, d’un sourire d’approbation, le lui faisant parvenir fur-
tivement, sans éveiller l’attention, comme on vous glisse un
billet. Mais personne n’allait jusqu’à assumer la responsabili-
té, à risquer l’adhésion publique d’un éclat de rire. Long-
temps après l’histoire finie et tombée, Saniette, désolé, res-
tait seul à se sourire à lui-même, comme goûtant en elle et
pour soi la délectation qu’il feignait de trouver suffisante et
que les autres n’avaient pas éprouvée. Quant au sculpteur,
Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’on trouvait à pro-
noncer son nom polonais, et parce que lui-même affectait
depuis qu’il vivait dans une certaine société de ne pas vou-
loir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un
peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans
et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse
qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravis-
sant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les
dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus artiste
qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressem-
blances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir,
qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion pro-
fonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait
opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien,

– 332 –
en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts
dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheuse-
ment ce que nous avons pu paraître à certains avant que
nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais
Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament
qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût de
la facilité, et elle était persuadée que cette facilité, il l’eût
poussée jusqu’au talent s’il avait eu moins de paresse. Celle-
ci paraissait même à la Patronne un don de plus, étant le
contraire du travail, qu’elle croyait le lot des êtres sans gé-
nie. Ski peignait tout ce qu’on voulait, sur des boutons de
manchette ou sur des dessus de porte. Il chantait avec une
voix de compositeur, jouait de mémoire en donnant au piano
l’impression de l’orchestre, moins par sa virtuosité que par
ses fausses basses signifiant l’impuissance des doigts à indi-
quer qu’ici il y a un piston que du reste il imitait avec la
bouche. Cherchant ses mots en parlant pour faire croire à
une impression curieuse, de la même façon qu’il retardait un
accord plaqué ensuite en disant : « Ping », pour faire sentir
les cuivres, il passait pour merveilleusement intelligent, mais
ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrême-
ment courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il
s’était mis en tête de montrer qu’il était un être pratique, po-
sitif, d’où chez lui une triomphante affectation de fausse pré-
cision, de faux bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune
mémoire et des informations toujours inexactes. Ses mou-
vements de tête, de cou, de jambes, eussent été gracieux s’il
eût eu encore neuf ans, des boucles blondes, un grand col de
dentelles et de petites bottes de cuir rouge. Arrivés en
avance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils
avaient laissé Brichot dans la salle d’attente et étaient allés
faire un tour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait
répondu : « Mais rien ne presse. Aujourd’hui ce n’est pas le

– 333 –
train local, c’est le train départemental. » Ravi de voir l’effet
que cette nuance dans la précision produisait sur Cottard, il
ajouta, parlant de lui-même : « Oui, parce que Ski aime les
arts, parce qu’il modèle la glaise, on croit qu’il n’est pas pra-
tique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi. » Néan-
moins ils étaient revenus vers la gare, quand tout d’un coup,
apercevant la fumée du petit train qui arrivait, Cottard, pous-
sant un hurlement, avait crié : « Nous n’avons qu’à prendre
nos jambes à notre cou. » Ils étaient en effet arrivés juste, la
distinction entre le train local et départemental n’ayant ja-
mais existé que dans l’esprit de Ski. « Mais est-ce que la
princesse n’est pas dans le train ? » demanda d’une voix vi-
brante Brichot dont les lunettes énormes, resplendissantes
comme ces réflecteurs que les laryngologues s’attachent au
front pour éclairer la gorge de leurs malades, semblaient
avoir emprunté leur vie aux yeux du professeur, et peut-être
à cause de l’effort qu’il faisait pour accommoder sa vision
avec elles, semblaient, même dans les moments les plus insi-
gnifiants, regarder elles-mêmes avec une attention soutenue
et une fixité extraordinaire. D’ailleurs la maladie, en retirant
peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce
sens comme il faut souvent que nous nous décidions à nous
séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le re-
garder, le regretter, l’admirer. « Non, non, la princesse a été
reconduire jusqu’à Maineville des invités de Mme Verdurin
qui prenaient le train de Paris. Il ne serait même pas impos-
sible que Mme Verdurin, qui avait à faire à Saint-Mars, fût
avec elle ! Comme cela elle voyagerait avec nous et nous fe-
rions route tous ensemble, ce serait charmant. Il s’agira
d’ouvrir l’œil à Maineville, et le bon ! Ah ! ça ne fait rien, on
peut dire que nous avons bien failli manquer le coche. Quand
j’ai vu le train, j’ai été sidéré. C’est ce qui s’appelle arriver au
moment psychologique. Voyez-vous ça que nous ayons

– 334 –
manqué le train, Mme Verdurin s’apercevant que les voitures
revenaient sans nous ? Tableau ! ajouta le docteur qui n’était
pas encore remis de son émoi. Voilà une équipée qui n’est
pas banale. Dites donc, Brichot, qu’est-ce que vous dites de
notre petite escapade ? demanda le docteur avec une cer-
taine fierté. – Par ma foi, répondit Brichot, en effet, si vous
n’aviez plus trouvé le train, c’eût été, comme eût parlé feu
Villemain, un sale coup pour la fanfare ! » Mais moi, distrait
dès les premiers instants par ces gens que je ne connaissais
pas, je me rappelai tout d’un coup ce que Cottard m’avait dit
dans la salle de danse du petit casino, et comme si un chaî-
non invisible eût pu relier un organe et les images du souve-
nir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux
d’Andrée me faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne dura
pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et des
femmes ne me semblait plus possible depuis l’avant-veille où
les avances que mon amie avait faites à Saint-Loup avaient
excité en moi une nouvelle jalousie qui m’avait fait oublier la
première. J’avais la naïveté des gens qui croient qu’un goût
en exclut forcément un autre. À Arembouville, comme le
tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n’avait
qu’un billet de troisième, monta dans notre compartiment.
Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voyager la
princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de
médecin d’une grande compagnie de chemins de fer et força
le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène pei-
na le bon cœur et alarma à un tel point la timidité de Sa-
niette que dès qu’il la vit commencer, craignant déjà à cause
de la quantité de paysans qui étaient sur le quai qu’elle ne
prît les proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au
ventre et pour qu’on ne pût l’accuser d’avoir sa part de res-
ponsabilité dans la violence du docteur, il enfila le couloir en
feignant de chercher ce que Cottard appelait les « waters ».

– 335 –
N’en trouvant pas il regarda le paysage de l’autre extrémité
du tortillard. « Si ce sont vos débuts chez Mme Verdurin,
monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer ses talents à
un “nouveau”, vous verrez qu’il n’y a pas de milieu où l’on
sente mieux la “douceur de vivre”, comme disait un des in-
venteurs du dilettantisme, du je m’enfichisme, de beaucoup
de mots en “isme” à la mode chez nos snobinettes, je veux
dire M. le prince de Talleyrand. » Car, quand il parlait de ces
grands seigneurs du passé, il trouvait spirituel et « couleur de
l’époque » de faire précéder leur titre de monsieur et disait
monsieur le duc de La Rochefoucauld, monsieur le cardinal
de Retz, qu’il appelait aussi de temps en temps : « Ce struggle
for lifer de Gondi, ce “boulangiste” de Marcillac. » Et il ne
manquait jamais, avec un sourire, d’appeler Montesquieu,
quand il parlait de lui : « Monsieur le président Secondât de
Montesquieu. » Un homme du monde spirituel eût été agacé
de ce pédantisme qui sent l’école. Mais dans les parfaites
manières de l’homme du monde en parlant d’un prince, il y a
un pédantisme aussi qui trahit une autre caste, celle où l’on
fait précéder le nom de Guillaume de « l’empereur » et où
l’on parle à la troisième personne à une Altesse. « Ah ! celui-
là, reprit Brichot en parlant de “monsieur le prince de Talley-
rand”, il faut le saluer chapeau bas. C’est un ancêtre. – C’est
un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu
de tout, car Mme Verdurin n’est pas exclusive : des savants il-
lustres comme Brichot, de la haute noblesse comme, par
exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe,
amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule
aux heures où personne n’est admis. » En effet la grande-
duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse Sher-
batoff, qui depuis longtemps n’était plus reçue par personne,
vînt chez elle quand elle eût pu y avoir du monde, ne la lais-
sait venir que de très bonne heure, quand l’Altesse n’avait

– 336 –
auprès d’elle aucun des amis à qui il eût été aussi désa-
gréable de rencontrer la princesse que cela eût été gênant
pour celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôt après avoir
quitté, comme une manucure, la grande-duchesse, Mme Sher-
batoff partait chez Mme Verdurin qui venait seulement de
s’éveiller, et ne la quittait plus, on peut dire que la fidélité de
la princesse passait infiniment celle même de Brichot, si as-
sidu pourtant à ces mercredis où il avait le plaisir de se
croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand à l’Abbaye-aux-
Bois et où, à la campagne, il se faisait l’effet de devenir
l’équivalent de ce que pouvait être chez Mme du Châtelet ce-
lui qu’il nommait toujours (avec une malice et une satisfac-
tion de lettré) : « M. de Voltaire. »
Son absence de relations avait permis à la princesse
Sherbatoff de montrer depuis quelques années aux Verdurin
une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire,
la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru
inaccessible et qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin
incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalou-
sie qu’en eût été torturée la Patronne, il était sans exemple
que les plus assidus de ses fidèles n’eussent « lâché » une
fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un voyage ;
les plus continents avaient eu une bonne fortune ; les plus
robustes pouvaient attraper la grippe, les plus oisifs être pris
par leurs vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les
yeux à leur mère mourante. Et c’était en vain que
Mme Verdurin leur disait alors, comme l’impératrice romaine,
qu’elle était le seul général à qui dût obéir sa légion, comme
le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et sa
mère autant qu’elle et n’était pas prêt à les quitter pour la
suivre n’était pas digne d’elle, qu’au lieu de s’affaiblir au lit
ou de se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de
rester près d’elle, elle, seul remède et seule volupté. Mais la
– 337 –
destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences
qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin
la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de
son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la
grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle
n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et
parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencon-
trassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où
Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir
gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans où
elle avait eu la rougeole, ayant répondu le 31 décembre à
Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si
elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le
jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher
n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille
et vous êtes ma famille », vivant dans une pension et en
changeant quand les Verdurin déménageaient, les suivant
dans leurs villégiatures, la princesse avait si bien réalisé pour
Mme Verdurin le vers de Vigny.

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une


« fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle
des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de
l’autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut tou-
jours compter celui à qui nous mentons le plus parce que
c’est celui par qui il nous serait le plus pénible d’être mépri-
sé : nous-même – la princesse Sherbatoff avait soin de repré-
senter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse,
avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les
seules, non que des cataclysmes indépendants de sa volonté

– 338 –
eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le
reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence
à tout autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de
simplicité l’avait fait se borner. « Je ne vois personne
d’autre », disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de
ce qui avait plutôt l’air d’une règle qu’on s’impose que d’une
nécessité qu’on subit. Elle ajoutait : « Je ne fréquente que
trois maisons », comme ces auteurs qui, craignant de ne
pouvoir aller jusqu’à la quatrième, annoncent que leur pièce
n’aura que trois représentations. Que M. et Mme Verdurin
ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la prin-
cesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient
persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de re-
lations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et
que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristo-
cratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur
de la princesse.
À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu
d’origine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens qu’elle
eût pu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdu-
rin, et réciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute
l’aristocratie qui s’offrait à eux, n’avaient consenti à faire
qu’une seule exception, en faveur d’une grande dame plus
intelligente que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.
La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les pre-
mières une grande baignoire où, avec l’autorisation de
Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne
d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle
qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme
certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à
la fois sa puissance et son humilité, car ayant toujours avec
elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le

– 339 –
premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’ef-
forçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obs-
cure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait
exclusivement pour le petit groupe, qui un peu avant la fin
de la représentation se retirait en suivant cette souveraine
étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et
usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait
dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un
monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait
pas connaître ; la « coterie » dans une « baignoire » était
pour elle ce qu’est pour certains animaux l’immobilité quasi
cadavérique en présence du danger. Néanmoins le goût de
nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du monde fai-
sait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention à cette mysté-
rieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges chez
qui chacun venait en visite. On s’imaginait qu’elle était au-
trement que les personnes qu’on connaissait, qu’une mer-
veilleuse intelligence jointe à une bonté divinatrice rete-
naient autour d’elle ce petit milieu de gens éminents. La
princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on
lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour
maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins,
avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nou-
veaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en con-
naître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement
voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. S’il
était fort médiocre, chacun s’étonnait. « Quelle chose singu-
lière que la princesse, qui ne veut connaître personne, aille
faire une exception pour cet être si peu caractéristique ! »
Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la prin-
cesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai
mercredi chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à
– 340 –
l’Académie. » Il parlait aussi des mercredis comme d’une oc-
cupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleurs
Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un de-
voir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle
constituait un ordre, comme une convocation militaire ou
judiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bien impor-
tante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’impor-
tance ayant trait d’ailleurs plutôt à la qualité du malade qu’à
la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme,
renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier
frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. En-
core dans ce cas disait-il à sa femme : « Excuse-moi bien au-
près de Mme Verdurin. Préviens que j’arriverai en retard.
Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pour
être enrhumée. » Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant
coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller
chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme
lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la
blessée : « Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-il écrié en
gémissant ; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc. » Pour ne
pas impatienter son mari, Mme Cottard avait fait chercher au
plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite,
avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la
cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour le me-
ner chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer,
à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît
son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard,
peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable
qu’il fallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissi-
per.
Si un client de Cottard lui demandait : « Rencontrez-
vous quelquefois les Guermantes ? » c’est de la meilleure foi
du monde que le professeur répondait : « Peut-être pas jus-
– 341 –
tement les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce
monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement en-
tendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et
puis eux du moins ce ne sont pas des gens chic décatis. Il y a
du répondant. On évalue généralement que Mme Verdurin est
riche à trente-cinq millions. Dame, trente-cinq millions, c’est
un chiffre. Aussi elle n’y va pas avec le dos de la cuiller. Vous
me parliez des élégances aristocratiques, et qui n’étaient
même pas ce qu’étaient Mme de la duchesse de Guermantes.
Je vais vous dire la différence : M me Verdurin c’est une
grande dame, la duchesse de Guermantes est probablement
une purée. Vous saisissez bien la nuance, n’est-ce pas ? En
tous cas, que les Guermantes aillent ou non chez Mme Verdu-
rin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d’Sherbatoff, les
d’Forcheville, et tutti quanti, des gens de la plus haute volée,
toute la noblesse de France et de Navarre à qui vous me ver-
riez parler de pair à compagnon. D’ailleurs ce genre d’indi-
vidus recherche volontiers les princes de la science », ajou-
tait-il avec un sourire d’amour-propre béat, amené à ses
lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que
l’expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot, s’appli-
quât maintenant à lui, mais qu’il sût enfin user comme il
convenait de toutes celles que l’usage autorise et, qu’après
les avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi après
m’avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les personnes que
recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l’œil :
« Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que
je veux dire ? » Il voulait dire ce qu’il y a de plus chic. Or, re-
cevoir une dame russe qui ne connaissait que la grande-
duchesse Eudoxie, c’était peu. Mais la princesse Sherbatoff
eût même pu ne pas la connaître sans qu’eussent été amoin-
dries l’opinion que Cottard avait relativement à la suprême
élégance du salon Verdurin et sa joie d’y être reçu. La splen-

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deur dont nous semblent revêtus les gens que nous fréquen-
tons n’est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages
de théâtre pour l’habillement desquels il est bien inutile
qu’un directeur dépense des centaines de mille francs à
acheter des costumes authentiques et des bijoux vrais qui ne
feront aucun effet, quand un grand décorateur donnera une
impression de luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant
un rayon factice sur un pourpoint de grosse toile semé de
bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme
a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n’étaient
pour lui que d’ennuyeux parents ou de fastidieuses connais-
sances, parce qu’une habitude contractée dès le berceau les
avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais en re-
vanche il a suffi que celui-ci vînt par quelque hasard s’ajouter
aux personnes les plus obscures, pour que d’innombrables
Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ils
s’imaginaient que le salon était le centre des élégances aris-
tocratiques, et qui n’étaient même pas ce qu’étaient
Mme de Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues
que l’aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquen-
tait plus) ; non, celles dont l’amitié a été l’orgueil de tant de
gens, si ceux-ci publiaient leurs Mémoires et y donnaient les
noms de ces femmes et de celles qu’elles recevaient, per-
sonne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes,
ne pourrait les identifier. Mais qu’importe ! Un Cottard a ain-
si sa baronne ou sa marquise, laquelle est pour lui « la ba-
ronne » ou « la marquise », comme dans Marivaux, la ba-
ronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n’a même pas
l’idée qu’elle en a jamais eu un. Cottard croit d’autant plus y
trouver résumée l’aristocratie – laquelle ignore cette dame –
que plus les titres sont douteux, plus les couronnes tiennent
de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à
lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru pas-

– 343 –
ser leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur
imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que
ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de
même que pour le petit commerçant qui, le dimanche, va
parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelque-
fois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont
les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes
en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensa-
tion du Moyen Âge. « La princesse sera à Maineville. Elle
voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de
suite. Il vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse ce-
la. À moins que je ne trouve un joint. Comptez alors que je
sauterai dessus. – De quoi parliez-vous ? dit Saniette qui fit
semblant d’avoir été prendre l’air. – Je citais à Monsieur, dit
Brichot, un mot que vous connaissez bien, de celui qui est à
mon avis le premier des “fins de siècle” (du siècle XVIII
s’entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord.
Il avait commencé par promettre d’être un très bon journa-
liste. Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devint ministre !
La vie a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au de-
meurant, qui, avec des dédains de grand seigneur racé, ne se
gênait pas de travailler à ses heures pour le roi de Prusse,
c’est le cas de le dire, et mourut dans la peau d’un centre
gauche. »

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille


qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe.
Je ne pouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de
ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses
formes. Au bout d’une seconde elle voulut ouvrir une glace
car il faisait un peu chaud dans le compartiment, et ne vou-
lant pas demander la permission à tout le monde, comme

– 344 –
seul je n’avais pas de manteau, elle me dit d’une voix rapide,
fraîche et rieuse : « Ça ne vous est pas désagréable, mon-
sieur, l’air ? » J’aurais voulu lui dire : « Venez avec nous chez
les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. »
Je répondis : « Non, l’air ne me gêne pas, mademoiselle. » Et
après, sans se déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne
pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième
station elle descendit d’un saut. Le lendemain, je demandai à
Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant
qu’on ne peut aimer qu’une chose, jaloux de l’attitude
d’Albertine à l’égard de Robert, j’étais rassuré quant aux
femmes. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu’elle
ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver ! m’écriai-je. –
Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit Alber-
tine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n’ai jamais
retrouvé ni identifié la belle jeune fille à la cigarette. On ver-
ra du reste pourquoi pendant longtemps je dus cesser de la
chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’arrive souvent en
pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours
du désir nous forcent à réfléchir que si on voulait retrouver
ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir
aussi à l’année qui a été suivie depuis de dix autres pendant
lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois re-
trouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au
jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où on ne
cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver
vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits
pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas bien entendu
qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à
aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est
une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde.
Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut
sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est

– 345 –
une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux.
Être vu dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si
l’on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune
homme ! On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au
pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au
lieu de s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l’on
ne se souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir
votre couche et qu’on ne reverra jamais.

« On doit être toujours sans nouvelles du violoniste », dit


Cottard. L’événement du jour dans le petit clan était en effet
le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui
faisait son service militaire près de Doncières, venait trois
fois par semaine dîner à La Raspelière car il avait la permis-
sion de minuit. Or, l’avant-veille, pour la première fois, les
fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On
avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait
eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture
était revenue vide. « Il a été sûrement fourré au bloc, il n’y a
pas d’autre explication de sa fugue. Ah ! dame, vous savez,
dans le métier militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d’un
adjudant grincheux. – Ce sera d’autant plus mortifiant pour
Mme Verdurin, dit Brichot, s’il lâche encore ce soir, que notre
aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour la première
fois les voisins qui lui ont loué La Raspelière, le marquis et la
marquise de Cambremer – Ce soir, le marquis et la marquise
de Cambremer ! s’écria Cottard. Mais je n’en savais absolu-
ment rien. Naturellement je savais comme vous tous qu’ils
devaient venir un jour, mais je ne savais pas que ce fût si
proche. Sapristi, dit-il en se tournant vers moi, qu’est-ce que
je vous ai dit : la princesse Sherbatoff, le marquis et la mar-
quise de Cambremer. » Et après avoir répété ces noms en se

– 346 –
berçant de leur mélodie : « Vous voyez que nous nous met-
tons bien, me dit-il. N’importe, pour vos débuts, vous mettez
dans le mille. Cela va être une chambrée exceptionnellement
brillante. » Et se tournant vers Brichot, il ajouta : « La Pa-
tronne doit être furieuse. Il n’est que temps que nous arri-
vions lui prêter main-forte. » Depuis que Mme Verdurin était à
La Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être en ef-
fet dans l’obligation et au désespoir d’inviter une fois ses
propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour
l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt.
Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel
monstre d’un dîner avec des gens qui n’étaient pas du petit
groupe, qu’elle le remettait toujours. Il l’effrayait du reste un
peu pour les motifs qu’elle proclamait, tout en les exagérant,
si par un autre côté il l’enchantait pour des raisons de sno-
bisme qu’elle préférait taire. Elle était donc à demi sincère,
elle croyait le petit clan quelque chose de si unique au
monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles pour
en constituer un pareil, qu’elle tremblait à la pensée d’y voir
introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et
des Maîtres, qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le
concert de la conversation générale et étaient capables, en
venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mer-
credis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces
verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. « De
plus, ils doivent être tout ce qu’il y a de plus anti, et galon-
nards, avait dit M. Verdurin. – Ah ! çà par exemple, ça m’est
égal, voilà assez longtemps qu’on en parle de cette histoire-
là », avait répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfu-
sarde, eût cependant voulu trouver dans la prépondérance
de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le
dreyfusisme triomphait politiquement mais non pas mondai-
nement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient pour les

– 347 –
gens du monde des espèces de traîtres qui ne pouvaient que
les éloigner du petit noyau. Aussi après cette incursion dans
la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art.
D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils pas « mal » dans
l’Affaire ? « Pour ce qui est de l’Affaire, nous n’aurions qu’à
les mettre à côté de Brichot, dit-elle (l’universitaire étant le
seul des fidèles qui avait pris le parti de l’état-major, ce qui
l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin).
On n’est pas obligé de parler éternellement de l’affaire Drey-
fus. Non, la vérité c’est que les Cambremer m’embêtent. »
Quant aux fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu’ils
avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui af-
fecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir, ils re-
prenaient chaque jour en causant avec elle les vils arguments
qu’elle donnait elle-même en faveur de cette invitation, tâ-
chaient de les rendre irrésistibles. « Décidez-vous une bonne
fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le
loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la
jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s’ennuyer une soi-
rée. Je n’en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que le
cœur lui eût battu une fois que dans la voiture de Mme Verdu-
rin il avait croisé celle de la vieille Mme de Cambremer sur la
route, et surtout qu’il fût humilié pour les employés du che-
min de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du marquis.
De leur côté les Cambremer, vivant bien trop loin du mou-
vement mondain pour pouvoir même se douter que certaines
femmes élégantes parlaient avec quelque considération de
Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne
qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même
peut-être pas légitimement mariée, et en fait de gens « nés »,
ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner
que pour être en bons termes avec une locataire dont ils es-
péraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout de-

– 348 –
puis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait
d’hériter de tant de millions. C’est en silence et sans plaisan-
teries de mauvais goût qu’ils se préparaient au jour fatal. Les
fidèles n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de fois
Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date toujours
changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non seu-
lement de faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dî-
ner, mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui
habitaient dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâ-
cher. Non que la Patronne devinât que le « grand jour » leur
était aussi agréable qu’à elle-même, mais parce que, les
ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus terrible
des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement.
« Vous n’allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces
Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en nombre
pour supporter l’ennui. Naturellement nous ne pourrons par-
ler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un mercredi de
raté, que voulez-vous ! »
« En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je
crois que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte
une grande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne
tenait guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais
sans esprit. Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise
douairière mais s’est résignée au fils et à la belle-fille. – Ah !
nous verrons la marquise de Cambremer ? » dit Cottard avec
un sourire où il crut devoir mettre de la paillardise et du ma-
rivaudage bien qu’il ignorât si Mme de Cambremer était jolie
ou non. Mais le titre de marquise éveillait en lui des images
prestigieuses et galantes. « Ah ! je la connais », dit Ski qui
l’avait rencontrée une fois qu’il se promenait avec Mme Ver-
durin. « Vous ne la connaissez pas au sens biblique ? » dit, en
coulant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont
c’était une des plaisanteries favorites. « Elle est intelligente,
– 349 –
me dit Ski. Naturellement », reprit-il en voyant que je ne di-
sais rien et appuyant en souriant sur chaque mot, « elle est
intelligente et elle ne l’est pas, il lui manque l’instruction, elle
est frivole, mais elle a l’instinct des jolies choses. Elle se taira
mais elle ne dira jamais une bêtise. Et puis elle est d’une jolie
coloration. Ce serait un portrait qui serait amusant à
peindre », ajouta-t-il en fermant à demi les yeux comme s’il
la regardait posant devant lui. Comme je pensais tout le con-
traire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, je me
contentai de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très dis-
tingué, M. Legrandin. « Hé bien ! vous voyez, vous serez pré-
senté à une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais
ce qui peut en résulter. Cléopâtre n’était même pas une
grande dame, c’était la petite femme, la petite femme in-
consciente et terrible de notre Meilhac, et voyez les consé-
quences non seulement pour ce jobard d’Antoine, mais pour
le monde antique. – J’ai déjà été présenté à Mme de Cambre-
mer, répondis-je. – Ah ! mais alors vous allez vous trouver en
pays de connaissance. – Je serai d’autant plus heureux de la
voir, répondis-je, qu’elle m’avait promis un ouvrage de
l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette ré-
gion-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa promesse. Je
m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Ne vous
fiez pas trop à celles qu’il indique, me répondit Brichot ;
l’ouvrage qui est à La Raspelière et que je me suis amusé à
feuilleter ne me dit rien qui vaille ; il fourmille d’erreurs. Je
vais vous en donner un exemple. Le mot bricq entre dans la
formation d’une quantité de noms de lieux de nos environs.
Le brave ecclésiastique a eu l’idée passablement biscornue
qu’il vient de briga, hauteur, lieu fortifié. Il le voit déjà dans
les peuplades celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le
suit jusque dans les noms comme Briand, Brion, etc. Pour en
revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser en ce

– 350 –
moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la hau-
teur, Bricqueville l’habitation de la hauteur, Bricquebec, où
nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver à Mai-
neville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du tout
cela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois qui si-
gnifie tout simplement un pont. De même que fleur, que le
protégé de Mme de Cambremer se donne une peine infinie
pour rattacher tantôt aux mots scandinaves floi, flo, tantôt
aux mots irlandais ae et aer, est au contraire, à n’en point
douter, le fiord des Danois et signifie port. De même l’excel-
lent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui
avoisine La Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (vetus).
Il est certain que le mot de vieux a joué un grand rôle dans la
toponymie de cette région. Vieux vient généralement de va-
dum et signifie un gué, comme au lieu-dit Les Vieux. C’est ce
que les Anglais appelaient ford (Oxford, Hereford). Mais dans
le cas particulier, vieux vient non pas de vetus, mais de vasta-
tus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d’ici Sottevast, le vast
de Setold, Brillevast, le vast de Berold. Je suis d’autant plus
certain de l’erreur du curé que Saint-Martin-le-Vieux s’est
appelé autrefois Saint-Martin-du-Gast et même Saint-Martin-
de-Terregate. Or le v et le g dans ces mots sont la même
lettre. On dit dévaster mais aussi gâcher. Jachères et gâtines
(du haut allemand wastinna) ont ce même sens. Terregate,
c’est donc terra vasta. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit
qui mal y pense !) Saint-Merd, c’est Saint-Medardus, qui est
tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et
jusqu’à Dammas. Il ne faut du reste pas oublier que tout près
d’ici, des lieux portant ce même nom de Mars attestent sim-
plement une origine païenne (le dieu Mars) restée vivace en
ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître.
Les hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nom-
breuses, comme la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre

– 351 –
curé n’en veut rien voir et en revanche partout où le chris-
tianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il a poussé
son voyage jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors que
c’est Locus sancti Tudeni, et n’a pas davantage, dans Sam-
marcoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua Bri-
chot en voyant qu’il m’intéressait, fait venir les mots en hon,
home, holm, du mot holl (hullus), colline, alors qu’il vient du
norois holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm,
et qui dans tout ce pays-ci est si répandu : La Houlme, Engo-
homme, Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehou,
etc. » Ces noms me firent penser au jour où Albertine avait
voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses sei-
gneurs successifs, me dit Brichot), et où elle m’avait ensuite
proposé de dîner ensemble à Robehomme. Quant à Mont-
martin, nous allions y passer dans un instant. « Est-ce que
Néhomme, demandai-je, n’est pas près de Carquethuit et de
Clitourps ? – Parfaitement, Néhomme c’est le holm, l’île ou
presqu’île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté
aussi dans Néville. Carquethuit et Clitourps dont vous me
parlez sont pour le protégé de Mme de Cambremer l’occasion
d’autres erreurs. Sans doute il voit bien que carque, c’est une
église, la kirche des Allemands. Vous connaissez Querque-
ville, Carquebut, sans parler de Dunkerque. Car mieux vau-
drait alors nous arrêter à ce fameux mot de dun qui pour les
Celtes signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez
dans toute la France. Votre abbé s’hypnotise devant Dune-
ville. Mais dans l’Eure-et-Loir il eût trouvé Châteaudun ;
Dun-le-Roi dans le Cher ; Duneau dans la Sarthe ; Dun dans
l’Ariège ; Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui
fait commettre une curieuse erreur en ce qui concerne Dou-
ville où nous descendrons et où nous attendent les confor-
tables voitures de Mme Verdurin. Douville, en latin donvilla,
dit-il. En effet Douville est au pied de grandes hauteurs.

– 352 –
Votre curé qui sait tout, sent tout de même qu’il a fait une
bévue. Il a lu en effet dans un ancien pouillé Domvilla. Alors
il se rétracte ; Douville, selon lui, est un fief de l’abbé, domino
abbati, du mont Saint-Michel. Il s’en réjouit, ce qui est assez
bizarre quand on pense à la vie scandaleuse que depuis le
capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte on menait au mont Saint-
Michel, et ce qui ne serait pas plus extraordinaire que de voir
le roi de Danemark suzerain de toute cette côte où il faisait
célébrer beaucoup plus le culte d’Odin que celui du Christ.
D’autre part, la supposition que l’n a été changée en u ne me
choque pas et exige moins d’altération que le très correct
Lyon qui, lui aussi, vient de dun (Lugdunum). Mais enfin
l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Donville, mais Do-
ville, Eudonis Villa, le village d’Eudes. Douville s’appelait au-
trefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers 1233, Eudes le
Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour la Terre Sainte ;
au moment de partir il fit remise de l’église à l’abbaye de
Blanchelande. Échange de bons procédés : le village prit son
nom, d’où actuellement Douville. Mais j’ajoute que la topo-
nymie, où je suis d’ailleurs fort ignare, n’est pas une science
exacte ; si nous n’avions ce témoignage historique, Douville
pourrait fort bien venir d’Ouville, c’est-à-dire : les Eaux. Les
formes en ai (Aigues-Mortes), de aqua, se changent fort sou-
vent en eu, en ou. Or il y avait tout près de Douville des eaux
renommées. Vous pensez que le curé était trop content de
trouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays
semble avoir été assez difficile à évangéliser puisqu’il a fallu
que s’y reprissent successivement saint Ursal, saint Gofroi,
saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel passa en-
fin la main aux moines de Beaubec. Mais pour tuit l’auteur se
trompe, il y voit une forme de toft, masure, comme dans Cri-
quetot, Ectot, Yvetot, alors que c’est le thveit, essart, défri-
chement, comme dans Braquetuit, Le Thuit, Regnetuit, etc.

– 353 –
De même, s’il reconnaît dans Clitourps le thorp normand, qui
veut dire village, il veut que la première partie du nom dérive
de clivus, pente, alors qu’elle vient de cliff, rocher. Mais ses
plus grosses bévues viennent moins de son ignorance que de
ses préjugés. Si bon Français qu’on soit, faut-il nier l’évi-
dence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre ro-
main si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence O’Toole,
archevêque de Dublin ? Mais plus que le sentiment patrio-
tique, le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre
des erreurs grossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos
hôtes de La Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-
Mer et Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé
n’a pas commis d’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin
grania, en grec crêné, signifie étangs, marais ; combien de
Cresmays, de Crœn, de Grenneville, de Lengronne, ne pour-
rait-on pas citer ? Mais pour Montmartin votre prétendu lin-
guiste veut absolument qu’il s’agisse de paroisses dédiées à
saint Martin. Il s’autorise de ce que le saint est leur patron,
mais ne se rend pas compte qu’il n’a été pris pour tel
qu’après coup ; ou plutôt il est aveuglé par sa haine du paga-
nisme ; il ne veut pas voir qu’on aurait dit Mont-Saint-Martin
comme on dit le mont Saint-Michel, s’il s’était agi de saint
Martin, tandis que le nom de Montmartin s’applique de façon
beaucoup plus païenne à des temples consacrés au dieu
Mars, temples dont nous ne possédons pas, il est vrai,
d’autres vestiges, mais que la présence incontestée dans le
voisinage de vastes camps romains rendrait des plus vrai-
semblables même sans le nom de Montmartin qui tranche le
doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à
La Raspelière n’est pas des mieux faits. » J’objectai qu’à
Combray le curé nous avait appris souvent des étymologies
intéressantes. « Il était probablement mieux sur son terrain,
le voyage en Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas

– 354 –
guéri, ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est re-
parti rhumatisant. – Ah ! c’est la faute à la neurasthénie. Il
est tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût
dit mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous
semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence fâ-
cheuse sur la philologie, la philologie une influence calmante
sur la neurasthénie, et la guérison de la neurasthénie con-
duire au rhumatisme ? – Parfaitement, le rhumatisme et la
neurasthénie sont deux formes vicariantes du neuro-
arthritisme. On peut passer de l’une à l’autre par métastase.
– L’éminent professeur, dit Brichot, s’exprime, Dieu me par-
donne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu’eût
pu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire ! À
moi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey national… » Mais
il ne put achever sa phrase. Le professeur venait de sursauter
et de pousser un hurlement : « Nom de d’là, s’écria-t-il en
passant enfin au langage articulé, nous avons passé Maine-
ville (hé ! hé !) et même Renneville. » Il venait de voir que le
train s’arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux où presque tous les
voyageurs descendaient. « Ils n’ont pas dû pourtant brûler
l’arrêt. Nous n’aurons pas fait attention en parlant des Cam-
bremer. – Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire “une
bonne chose” », dit Cottard qui avait pris en affection cette
expression usitée dans certains milieux médicaux. « La prin-
cesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera
montée dans un autre compartiment. Allons à sa recherche.
Pourvu que tout cela n’aille pas amener de grabuge ! » Et il
nous emmena tous à la recherche de la princesse Sherbatoff.
Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire La
Revue des Deux Mondes. Elle avait pris depuis de longues an-
nées, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa
place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le
train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bon-

– 355 –
jour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son
wagon. Je la reconnus aussitôt ; cette femme qui pouvait
avoir perdu sa situation mais n’en était pas moins d’une
grande naissance, qui en tous cas était la perle d’un salon
comme celui des Verdurin, c’était la dame que dans le même
train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière
de maison publique. Sa personnalité sociale si incertaine me
devint claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand
après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le mot
qui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui pour les
personnes est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était
la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans par-
venir à trouver son rang social est une surprise beaucoup
plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une
revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livrai-
son. Les grands restaurants, les casinos, les « tortillards »
sont le musée des familles de ces énigmes sociales. « Prin-
cesse, nous vous aurons manquée à Maineville ! Vous per-
mettez que nous prenions place dans votre compartiment ? –
Mais comment donc », fit la princesse qui, en entendant Cot-
tard lui parler, leva seulement alors de sur sa revue des yeux
qui, comme ceux de M. de Charlus, quoique plus doux,
voyaient très bien les personnes de la présence de qui elle
faisait semblant de ne pas s’apercevoir. Cottard, réfléchis-
sant à ce que le fait d’être invité avec les Cambremer était
pour moi une recommandation suffisante, prit, au bout d’un
moment, la décision de me présenter à la princesse, laquelle
s’inclina avec une grande politesse, mais eut l’air d’entendre
mon nom pour la première fois. « Cré nom, s’écria le doc-
teur, ma femme a oublié de faire changer les boutons de mon
gilet blanc. Ah ! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous ma-
riez jamais, voyez-vous », me dit-il. Et comme c’était une des
plaisanteries qu’il jugeait convenables quand on n’avait rien

– 356 –
à dire, il regarda du coin de l’œil la princesse et les autres fi-
dèles, qui, parce qu’il était professeur et académicien, souri-
rent en admirant sa bonne humeur et son absence de
morgue. La princesse nous apprit que le jeune violoniste
était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une mi-
graine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de
son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par
Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin, nous dit-
elle d’une voix rapide où le roulement des r de l’accent russe
était doucement marmonné au fond de la gorge, comme si
c’étaient non des r mais des l. « Ah ! vous avez déjeuné ce
matin avec elle », dit Cottard à la princesse ; mais en me re-
gardant car ces paroles avaient pour but de me montrer
combien la princesse était intime avec la Patronne. « Vous
êtes une fidèle, vous ! – Oui, j’aime ce petit celcle intelligent,
agléable, pas méchant, tout simple, pas snob et où on a de
l’esplit jusqu’au bout des ongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû
perdre mon billet, je ne le retrouve pas », s’écria Cottard
sans s’inquiéter d’ailleurs outre mesure. Il savait qu’à Dou-
ville, où deux landaus allaient nous attendre, l’employé le
laisserait passer sans billet et ne s’en découvrirait que plus
bas afin de donner par ce salut l’explication de son indul-
gence, à savoir qu’il avait bien reconnu en Cottard un habi-
tué des Verdurin. « On ne me mettra pas à la salle de police
pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez, monsieur, de-
mandai-je à Brichot, qu’il y avait près d’ici des eaux renom-
mées ; comment le sait-on ? – Le nom de la station suivante
l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelle Fer-
vaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dile », grommela
la princesse du ton dont elle m’aurait dit par gentillesse : « Il
nous embête, n’est-ce pas ? » « Mais, princesse, Fervaches
veut dire eaux chaudes, fervidœ aquœ… Mais à propos du
jeune violoniste, continua Brichot, j’oubliais, Cottard, de

– 357 –
vous parler de la grande nouvelle. Saviez-vous que notre
pauvre ami Dechambre, l’ancien pianiste favori de
Mme Verdurin, vient de mourir ? C’est effrayant. – Il était en-
core jeune, répondit Cottard, mais il devait faire quelque
chose du côté du foie, il devait avoir quelque saleté de ce cô-
té, il avait une fichue tête depuis quelque temps. – Mais il
n’était pas si jeune, dit Brichot ; du temps où Elstir et Swann
allaient chez Mme Verdurin, Dechambre était déjà une noto-
riété parisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à
l’étranger le baptême du succès. Ah ! il n’était pas un adepte
de l’Évangile selon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez,
il ne pouvait aller chez Mme Verdurin à ce moment-là, il était
encore en nourrice. – Mais, à moins que ma vieille mémoire
ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre jouait la so-
nate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture
d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le
prince consort embourgeoisé de notre Odette nationale. –
C’est impossible, la sonate de Vinteuil a été jouée chez
Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus »,
dit le docteur qui, comme les gens qui travaillent beaucoup
et croient devoir retenir beaucoup de choses qu’ils se figu-
rent être utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leur
permet de s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont
rien à faire. « Vous faites tort à vos connaissances, vous
n’êtes pourtant pas ramolli », dit en souriant le docteur. Bri-
chot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était La
Sogne. Ce nom m’intriguait. « Comme j’aimerais savoir ce
que veulent dire tous ces noms, dis-je à Cottard. – Mais de-
mandez à M. Brichot, il le sait peut-être. – Mais La Sogne,
c’est la Cicogne, Siconia », répondit Brichot que je brûlais
d’interroger sur bien d’autres noms.
Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff
m’offrit aimablement de changer de place avec moi pour que
– 358 –
je pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais deman-
der d’autres étymologies qui m’intéressaient, et elle assura
qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, de-
bout, etc. Elle restait sur la défensive tant qu’elle ignorait les
intentions des nouveaux venus, mais quand elle avait recon-
nu que celles-ci étaient aimables, elle cherchait de toutes
manières à faire plaisir à chacun. Enfin le train s’arrêta à la
station de Douville-Féterne, laquelle étant située à peu près à
égale distance du village de Féterne et de celui de Douville,
portait à cause de cette particularité leurs deux noms. « Sa-
perlipopette », s’écria le docteur Cottard, quand nous fûmes
devant la barrière où on prenait les billets et feignant seule-
ment de s’en apercevoir, « je ne peux pas retrouver mon
ticket, j’ai dû le perdre. » Mais l’employé, ôtant sa casquette,
assura que cela ne faisait rien et sourit respectueusement. La
princesse (donnant des explications au cocher, comme eût
fait une espèce de dame d’honneur de Mme Verdurin, la-
quelle, à cause des Cambremer, n’avait pu venir à la gare, ce
qu’elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi que Brichot,
avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le
docteur, Saniette et Ski.
Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher
des Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre ; il leur
faisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades, car il
connaissait tous les chemins, et le soir allait chercher et re-
conduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d’extras
(qu’il choisissait) en cas de nécessité. C’était un excellent
garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélan-
coliques où le regard trop fixe signifie qu’on se fait pour un
rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce
moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère,
autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin. Nous tra-
versâmes d’abord Douville. Des mamelons herbus y descen-
– 359 –
daient jusqu’à la mer en amples pâtis, auxquels la saturation
de l’humidité et du sel donnait une épaisseur, un moelleux,
une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpures de
Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu’à Balbec, don-
naient à cette partie de la mer l’aspect nouveau pour moi
d’un plan en relief. Nous passâmes devant de petits chalets
loués presque tous par des peintres ; nous prîmes un sentier
où des vaches en liberté, aussi effrayées que nos chevaux,
nous barrèrent dix minutes le passage, et nous nous enga-
geâmes dans la route de la corniche. « Mais par les dieux
immortels, demanda tout à coup Brichot, revenons à ce
pauvre Dechambre ; croyez-vous que Mme Verdurin sache ?
lui a-t-on dit ? » Mme Verdurin, comme presque tous les gens
du monde, justement parce qu’elle avait besoin de la société
des autres, ne pensait plus un seul jour à eux après qu’étant
morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni aux sa-
medis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne pouvait pas
dire du petit clan, image en cela de tous les salons, qu’il se
composait de plus de morts que de vivants, vu que dès qu’on
était mort c’était comme si on n’avait jamais existé. Mais
pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de sus-
pendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause
d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affec-
tât tellement sa femme que dans l’intérêt de sa santé, il ne
fallait pas en parler. D’ailleurs, et peut-être justement parce
que la mort des autres lui semblait un accident si définitif et
si vulgaire, la pensée de la sienne propre lui faisait horreur et
il fuyait toute réflexion pouvant s’y rapporter. Quant à Bri-
chot, comme il était très brave homme et parfaitement dupe
de ce que M. Verdurin disait de sa femme, il redoutait pour
son amie les émotions d’un pareil chagrin. « Oui, elle sait tout
depuis ce matin, dit la princesse, on n’a pas pu lui cacher. –
Ah ! mille tonnerres de Zeus, s’écria Brichot, ah ! ça a dû être

– 360 –
un coup terrible, un ami de vingt-cinq ans ! En voilà un qui
était des nôtres ! – Évidemment, évidemment, que voulez-
vous, dit Cottard. Ce sont des circonstances toujours pé-
nibles ; mais Mme Verdurin est une femme forte, c’est une cé-
rébrale encore plus qu’une émotive. – Je ne suis pas tout à
fait de l’avis du docteur », dit la princesse, à qui décidément
son parler rapide, son accent murmuré, donnait l’air à la fois
boudeur et mutin. « Mme Verdurin, sous une apparence
froide, cache des trésors de sensibilité. M. Verdurin m’a dit
qu’il avait eu beaucoup de peine à l’empêcher d’aller à Paris
pour la cérémonie ; il a été obligé de lui faire croire que tout
se ferait à la campagne. – Ah ! diable, elle voulait aller à Pa-
ris. Mais je sais bien que c’est une femme de cœur, peut-être
de trop de cœur même. Pauvre Dechambre ! Comme le disait
Mme Verdurin il n’y a pas deux mois : “À côté de lui Planté,
Paderewski, Risler même, rien ne tient.” Ah ! il a pu dire plus
justement que ce m’as-tu vu de Néron qui a trouvé le moyen
de rouler la science allemande elle-même : Qualis artifex
pereo ! Mais lui du moins, Dechambre, a dû mourir dans
l’accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotion bee-
thovénienne ; et bravement, je n’en doute pas ; en bonne jus-
tice, cet officiant de la musique allemande aurait mérité de
trépasser en célébrant la Messe en ré. Mais il était au demeu-
rant homme à accueillir la camarde avec un trille, car cet
exécutant de génie retrouvait parfois dans son ascendance
de Champenois parisianisé des crâneries et des élégances de
garde-française. »
De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait
plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de mon-
tagnes soulevées, mais au contraire, comme apparaît d’un
pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier
bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre al-
titude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et
– 361 –
avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ;
l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de
couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un es-
tuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui
n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches.
Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un
tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nou-
velle s’y ajoutait et quand nous arrivâmes à l’octroi de Dou-
ville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une
moitié de la baie, rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un
golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant
moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la
beauté. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et
d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils
nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté
attendrissante. J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui
dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Elle fit profes-
sion d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sen-
tais bien que pour elle comme pour les Verdurin la grande af-
faire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire
de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y
écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement
sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de
leur préoccupation.
De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à
une telle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un
sommet, la vue du gouffre bleuâtre donnait presque le ver-
tige, j’ouvris le carreau ; le bruit distinctement perçu de
chaque flot qui se brisait avait dans sa douceur et dans sa
netteté quelque chose de sublime. N’était-il pas comme un
indice de mensuration qui, renversant nos impressions habi-
tuelles, nous montre que les distances verticales peuvent
être assimilées aux distances horizontales, au contraire de la
– 362 –
représentation que notre esprit s’en fait d’habitude ; et que,
rapprochant ainsi de nous le ciel, elles ne sont pas grandes ;
qu’elles sont même moins grandes pour un bruit qui les fran-
chit, comme faisait celui de ces petits flots, car le milieu qu’il
a à traverser est plus pur ? Et en effet, si on reculait seule-
ment de deux mètres en arrière de l’octroi, on ne distinguait
plus ce bruit de vagues auquel deux cents mètres de falaise
n’avaient pas enlevé sa délicate, minutieuse et douce préci-
sion. Je me disais que ma grand-mère aurait eu pour lui cette
admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la
nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la gran-
deur. Mon exaltation était à son comble et soulevait tout ce
qui m’entourait. J’étais attendri que les Verdurin nous eus-
sent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse qui
parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simple poli-
tesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle me
trouvait bien enthousiaste ; il lui répondit que j’étais trop
émotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du
tricot. Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre,
chaque petite maison croulant sous ses roses, je lui faisais
tout admirer, j’aurais voulu la serrer elle-même contre mon
cœur. Elle me dit qu’elle voyait que j’étais doué pour la pein-
ture, que je devrais dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne
me l’eût pas encore dit. Et elle confessa qu’en effet ce pays
était pittoresque. Nous traversâmes, perché sur la hauteur, le
petit village d’Englesqueville (Engleberti Villa, nous dit Bri-
chot). « Mais êtes-vous bien sûr que le dîner de ce soir a lieu,
malgré la mort de Dechambre, princesse ? ajouta-t-il sans ré-
fléchir que la venue à la gare des voitures dans lesquelles
nous étions était déjà une réponse. – Oui, dit la princesse,
M. Verdurin a tenu à ce qu’il ne soit pas remis, justement
pour empêcher sa femme de “penser”. Et puis après tant
d’années qu’elle n’a jamais manqué de recevoir un mercredi,

– 363 –
ce changement dans ses habitudes aurait pu l’impressionner.
Elle est très nerveuse ces temps-ci. M. Verdurin était particu-
lièrement heureux que vous veniez dîner ce soir parce qu’il
savait que ce serait une grande distraction pour Mme Ver-
durin », dit la princesse, oubliant sa feinte de ne pas avoir
entendu parler de moi. « Je crois que vous ferez bien de ne
parler de rien devant Mme Verdurin, ajouta la princesse. Ah !
vous faites bien de me le dire, répondit naïvement Brichot.
Je transmettrai la recommandation à Cottard. » La voiture
s’arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient
les roues dans le village avait cessé. Nous étions entrés dans
l’allée d’honneur de La Raspelière où Verdurin nous atten-
dait au perron. « J’ai bien fait de mettre un smoking, dit-il, en
constatant avec plaisir que les fidèles avaient le leur, puisque
j’ai des hommes si chic. » Et comme je m’excusais de mon
veston : « Mais, voyons, c’est parfait. Ici ce sont des dîners
de camarades. Je vous offrirais bien de vous prêter un de
mes smokings mais il ne vous irait pas. » Le shake-hand plein
d’émotion que, en pénétrant dans le vestibule de La Raspe-
lière, et en manière de condoléances pour la mort du pia-
niste, Brichot donna au Patron, ne provoqua de la part de ce-
lui-ci aucun commentaire. Je lui dis mon admiration pour ce
pays. « Ah ! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous le
montrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter
quelques semaines ici ? l’air est excellent. » Brichot craignait
que sa poignée de main n’eût pas été comprise. « Hé bien !
ce pauvre Dechambre ! » dit-il, mais à mi-voix, dans la
crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. « C’est affreux, ré-
pondit allégrement M. Verdurin. – Si jeune », reprit Brichot.
Agacé de s’attarder à ces inutilités, M. Verdurin répliqua
d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de cha-
grin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce
que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos

– 364 –
paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? » Et la douceur
lui revenant avec la jovialité : « Allons, mon brave Brichot,
posez vite vos affaires. Nous avons une bouillabaisse qui
n’attend pas. Surtout, au nom du ciel, n’allez pas parler de
Dechambre à Mme Verdurin ! Vous savez qu’elle cache beau-
coup ce qu’elle ressent, mais elle a une véritable maladie de
la sensibilité. Non, mais je vous jure, quand elle a appris que
Dechambre était mort, elle a presque pleuré », dit M. Ver-
durin d’un ton profondément ironique. À l’entendre on aurait
dit qu’il fallait une espèce de démence pour regretter un ami
de trente ans, et d’autre part on devinait que l’union perpé-
tuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, de la part
de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’elle l’agaçât
souvent. « Si vous lui en parlez elle va encore se rendre ma-
lade. C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite.
Dans ces cas-là c’est moi qui suis le garde-malade. Vous
comprenez que je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le sort
de Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez. Pen-
sez-y, mais n’en parlez pas. J’aimais bien Dechambre, mais
vous ne pouvez pas m’en vouloir d’aimer encore plus ma
femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui deman-
der. » Et en effet, il savait qu’un médecin de la famille sait
rendre bien des petits services, comme de prescrire par
exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-
vous comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre »,
comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain
du ris de veau. » La médecine, faute de guérir, s’occupe à
changer le sens des verbes et des pronoms.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, mal-
gré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille,
n’avait pas déserté le petit noyau. En effet Mme Verdurin et

– 365 –
son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels
à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient
plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot
avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était
entendu. Mais l’occasion ne s’en présentait pas tous les
jours. Tandis que grâce à sa sensibilité frémissante, à sa ti-
midité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un
souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-
on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives
comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens
pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en sai-
sir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des bri-
mades quand il ne pourra plus s’échapper. « Surtout, rappela
à Brichot Cottard qui n’avait pas entendu M. Verdurin, motus
devant Mme Verdurin. – Soyez sans crainte, ô Cottard, vous
avez affaire à un sage, comme dit Théocrite. D’ailleurs
M. Verdurin a raison, à quoi servent nos plaintes ? » ajouta-t-
il, car, capable d’assimiler des formes verbales et les idées
qu’elles amenaient en lui, mais n’ayant pas de finesse, il
avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le plus coura-
geux stoïcisme. « N’importe, c’est un grand talent qui dispa-
raît. Comment, vous parlez encore de Dechambre ? » dit
Verdurin qui nous avait précédés et qui, voyant que nous ne
le suivions pas, était revenu en arrière. « Écoutez, dit-il à
Brichot, il ne faut d’exagération en rien. Ce n’est pas une rai-
son parce qu’il est mort pour en faire un génie qu’il n’était
pas. Il jouait bien, c’est entendu, il était surtout bien encadré
ici ; transplanté, il n’existait plus. Ma femme s’en était en-
gouée et avait fait sa réputation. Vous savez comme elle est.
Je dirai plus, dans l’intérêt même de sa réputation il est mort
au bon moment, à point, comme les demoiselles de Caen,
grillées selon les recettes incomparables de Pampille, vont
l’être, j’espère (à moins que vous ne vous éternisiez par vos

– 366 –
jérémiades dans cette casbah ouverte à tous les vents). Vous
ne voulez tout de même pas nous faire crever tous parce que
Dechambre est mort et quand depuis un an il était obligé de
faire des gammes avant de donner un concert, pour retrou-
ver momentanément, bien momentanément, sa souplesse.
Du reste vous allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer,
car ce mâtin-là délaisse trop souvent après dîner l’art pour
les cartes, quelqu’un qui est un autre artiste que Dechambre,
un petit que ma femme a découvert (comme elle avait dé-
couvert Dechambre, et Paderewski et le reste) : Morel. Il
n’est pas encore arrivé, ce bougre-là. Je vais être obligé
d’envoyer une voiture au dernier train. Il vient avec un vieil
ami de sa famille qu’il a retrouvé et qui l’embête à crever,
mais avec qui il aurait été obligé, pour ne pas avoir de
plaintes de son père, de rester sans cela à Doncières, à lui
tenir compagnie : le baron de Charlus. » Les fidèles entrè-
rent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendant que
j’ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, comme
fait à un dîner un maître de maison qui n’a pas d’invitée à
vous donner à conduire. « Vous avez fait bon voyage ? – Oui,
M. Brichot m’a appris des choses qui m’ont beaucoup inté-
ressé », dis-je en pensant aux étymologies et parce que
j’avais entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup
Brichot. « Cela m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris,
me dit M. Verdurin, c’est un homme si effacé, qui parle si
peu des choses qu’il sait. » Ce compliment ne me parut pas
très juste. « Il a l’air charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas
pion pour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l’adore, moi
aussi ! » répondit M. Verdurin sur un ton d’exagération et de
réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu’il
m’avait dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si
M. Verdurin, depuis le temps lointain dont j’avais entendu
parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.

– 367 –
Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdu-
rin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le
faubourg Saint-Germain où M. de Charlus était si connu, on
ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand
nombre, objet de doute pour d’autres qui croyaient plutôt à
des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et
enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui
haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon
risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de
quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées
loin du milieu où il vivait, comme certains coups de canon
qu’on n’entend qu’après l’interférence d’une zone silen-
cieuse. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il
passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande si-
tuation mondaine, sa haute origine étaient entièrement igno-
rées, par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple
roumain, fait que le nom de Ronsard est connu comme celui
d’un grand seigneur, tandis que son œuvre poétique y est in-
connue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en Rouma-
nie sur une erreur. De même, si dans le monde des peintres,
des comédiens, M. de Charlus avait si mauvaise réputation,
cela tenait à ce qu’on le confondait avec un comte Leblois de
Charlus qui n’avait même pas la moindre parenté avec lui, ou
extrêmement lointaine, et qui avait été arrêté, peut-être par
erreur, dans une descente de police restée fameuse. En
somme, toutes les histoires qu’on racontait sur M. de Charlus
s’appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient
avoir eu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne
foi, croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-
être favorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié
par dissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le
baron que nous connaissons), fut longtemps préjudiciable et
ensuite, quand il eut glissé sur sa pente, devint commode,

– 368 –
car à lui aussi elle permit de dire : « Ce n’est pas moi. » Ac-
tuellement en effet, ce n’était pas de lui qu’on parlait. Enfin,
ce qui ajoutait à la fausseté des commentaires d’un fait vrai
(les goûts du baron), il avait été l’ami intime et parfaitement
pur d’un auteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on ne
sait pourquoi, cette réputation et ne la méritait nullement.
Quand on les apercevait à une première ensemble, on disait :
« Vous savez », de même qu’on croyait que la duchesse de
Guermantes avait des relations immorales avec la princesse
de Parme ; légende indestructible, car elle ne se serait éva-
nouie qu’à une proximité de ces deux grandes dames où les
gens qui la répétaient n’atteindraient vraisemblablement ja-
mais qu’en les lorgnant au théâtre et en les calomniant au-
près du titulaire du fauteuil voisin. Des mœurs de
M. de Charlus, le sculpteur concluait avec d’autant moins
d’hésitation que la situation mondaine du baron devait être
aussi mauvaise, qu’il ne possédait sur la famille à laquelle
appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son nom, aucune
espèce de renseignement. De même que Cottard croyait que
tout le monde sait que le titre de docteur en médecine n’est
rien, celui d’interne des hôpitaux quelque chose, les gens du
monde se trompent en se figurant que tout le monde possède
sur l’importance sociale de leur nom les mêmes notions
qu’eux-mêmes et les personnes de leur milieu.
Le prince d’Agrigente passait pour un « rasta » aux yeux
d’un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, et ne
reprenait son importance que dans le faubourg Saint-
Germain où il avait trois sœurs duchesses, car ce ne sont pas
sur les gens modestes aux yeux de qui il compte peu, mais
sur les gens brillants, au courant de ce qu’il est, que fait
quelque effet le grand seigneur. M. de Charlus allait du reste
pouvoir se rendre compte dès le soir même que le Patron
avait sur les plus illustres familles ducales des notions peu
– 369 –
approfondies. Persuadé que les Verdurin allaient faire un pas
de clerc en laissant s’introduire dans leur salon si « select »
un individu taré, le sculpteur crut devoir prendre à part la
Patronne. « Vous faites entièrement erreur, d’ailleurs je ne
crois jamais ces choses-là, et puis quand ce serait vrai, je
vous dirai que ce ne serait pas très compromettant pour
moi ! » lui répondit Mme Verdurin, furieuse, car Morel étant le
principal élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne
pas le mécontenter. Quant à Cottard il ne put donner d’avis
car il avait demandé à monter un instant « faire une petite
commission » dans le buen retiro et à écrire ensuite dans la
chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pour un ma-
lade.
Un grand éditeur de Paris venu en visite et qui avait
pensé qu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidi-
té, comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit
clan. C’était un homme grand et fort, très brun, studieux,
avec quelque chose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à
papier en ébène.
Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense
salon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de
fleurs des champs, cueillis le jour même, alternaient avec le
même motif peint en camaïeu, deux siècles auparavant, par
un artiste d’un goût exquis, s’était levée un instant d’une par-
tie qu’elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la permis-
sion de la finir en deux minutes et tout en causant avec nous.
D’ailleurs ce que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu’à
demi agréable. D’abord j’étais scandalisé de voir qu’elle et
son mari rentraient tous les jours longtemps avant l’heure de
ces couchers de soleil qui passaient pour si beaux vus de
cette falaise, plus encore de la terrasse de La Raspelière, et
pour lesquels j’aurais fait des lieues. « Oui, c’est incompa-

– 370 –
rable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup d’œil
sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous
avons beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons
pas », et elle ramena ses regards vers ses cartes. Or, mon en-
thousiasme même me rendait exigeant. Je me plaignais de
ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait
dits adorables à ce moment où ils réfractaient tant de cou-
leurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d’ici, il faudrait aller
au bout du parc, à la “Vue de la baie”. Du banc qui est là-bas
vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas
y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire,
si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non, voyons,
tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autre jour, tu
veux en prendre de nouvelles ? Il reviendra, il verra la vue de
la baie une autre fois. » Je n’insistai pas, et je compris qu’il
suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était,
jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme
une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais,
justifiant le prix élevé auquel ils louaient La Raspelière toute
meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux ;
leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se
promener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agré-
ables amis à qui ils faisaient faire d’amusantes parties de bil-
lard, de bons repas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus
tard avec quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce
pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi « iné-
dites » que la musique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle
que les fleurs de La Raspelière, les chemins le long de la mer,
les vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la
vie de M. Verdurin était si grand que ceux qui ne le voyaient
qu’à Paris et qui, eux, remplaçaient la vie au bord de la mer
et à la campagne par des luxes citadins, pouvaient à peine
comprendre l’idée que lui-même se faisait de sa propre vie,

– 371 –
et l’importance que ses joies lui donnaient à ses propres
yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les
Verdurin étaient persuadés que La Raspelière, qu’ils comp-
taient acheter, était une propriété unique au monde. Cette
supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à La
Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans
cela, les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu’il
comportait (comme celles que l’audition de la Berma m’avait
jadis causées) et dont je leur faisais l’aveu sincère.
« J’entends la voiture qui revient. Espérons qu’elle les a
trouvés », murmura tout à coup la Patronne. Disons en un
mot que Mme Verdurin, en dehors même des changements
inévitables de l’âge, ne ressemblait plus à ce qu’elle était au
temps où Swann et Odette écoutaient chez elle la petite
phrase. Même quand on la jouait, elle n’était plus obligée à
l’air exténué d’admiration qu’elle prenait autrefois, car celui-
ci était devenu sa figure. Sous l’action des innombrables né-
vralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de
Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin
avait pris des proportions énormes, comme les membres
qu’un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à
deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses, où
roule immortellement l’Harmonie, rejetaient de chaque côté
des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de la
Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler : « Je sais ce
qui m’attend ce soir. » Ses traits ne prenaient plus la peine
de formuler successivement des impressions esthétiques trop
fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression
permanente dans un visage ravagé et superbe. Cette attitude
de résignation aux souffrances toujours prochaines infligées
par le Beau, et du courage qu’il y avait eu à mettre une robe
quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que
Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique,
– 372 –
gardait un visage dédaigneusement impassible et se cachait
même pour avaler les deux cuillerées d’aspirine.
« Ah ! oui, les voici », s’écria M. Verdurin avec soulage-
ment en voyant la porte s’ouvrir sur Morel suivi de
M. de Charlus. Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin
n’était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais
lieu, était intimidé comme un collégien qui entre pour la
première fois dans une maison publique et a mille respects
pour la patronne. Aussi le désir habituel qu’avait M. de Char-
lus de paraître viril et froid fut-il dominé (quand il apparut
dans la porte ouverte) par ces idées de politesse tradition-
nelles qui se réveillent dès que la timidité détruit une attitude
factice et fait appel aux ressources de l’inconscient. Quand
c’est dans un Charlus, qu’il soit d’ailleurs noble ou bourgeois,
qu’agit un tel sentiment de politesse instinctive et atavique
envers des inconnus, c’est toujours l’âme d’une parente du
sexe féminin, auxiliatrice comme une déesse ou incarnée
comme un double qui se charge de l’introduire dans un salon
nouveau et de modeler son attitude jusqu’à ce qu’il soit arri-
vé devant la maîtresse de maison. Tel jeune peintre, élevé
par une sainte cousine protestante, entrera la tête oblique et
chevrotante, les yeux au ciel, les mains cramponnées à un
manchon invisible, dont la forme évoquée et la présence ré-
elle et tutélaire aideront l’artiste intimidé à franchir sans ago-
raphobie l’espace creusé d’abîmes qui va de l’antichambre
au petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le
guide aujourd’hui entrait il y a bien des années, et d’un air si
gémissant qu’on se demandait quel malheur elle venait an-
noncer, quand à ses premières paroles on comprenait,
comme maintenant pour le peintre, qu’elle venait faire une
visite de digestion. En vertu de cette même loi qui veut que
la vie, dans l’intérêt de l’acte encore inaccompli, fasse servir,
utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs
– 373 –
les plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seu-
lement les plus innocents du passé, et bien qu’elle engendrât
alors un aspect différent, celui des neveux de Mme Cottard
qui affligeait sa famille par ses manières efféminées et ses
fréquentations, faisait toujours une entrée joyeuse comme
s’il venait vous faire une surprise ou vous annoncer un héri-
tage, illuminé d’un bonheur dont il eût été vain de lui de-
mander la cause qui tenait à son hérédité inconsciente et à
son sexe déplacé. Il marchait sur les pointes, était sans doute
lui-même étonné de ne pas tenir à la main un carnet de
cartes de visite, tendait la main en ouvrant la bouche en
cœur comme il avait vu sa tante le faire, et son seul regard
inquiet était pour la glace où il semblait vouloir vérifier, bien
qu’il fût nu-tête, si son chapeau, comme avait un jour de-
mandé Mme Cottard à Swann, n’était pas de travers. Quant à
M. de Charlus à qui la société où il avait vécu fournissait, à
cette minute critique, des exemples différents, d’autres ara-
besques d’amabilité, et enfin la maxime qu’on doit savoir
dans certains cas, pour de simples petits bourgeois, mettre
au jour et faire servir ses grâces les plus rares et habituelle-
ment gardées en réserve, c’est en se trémoussant, avec miè-
vrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi
et gêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers Mme Verdurin
avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’être présen-
té chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage à
demi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut,
se plissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voir
s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la
femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de
M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement
peiné pour la dissimuler et prendre une apparence mascu-
line. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le
même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir

– 374 –
en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née
celle-là non de l’hérédité mais de la vie individuelle. Et
comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses so-
ciales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car ce n’est
pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentir
à soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien
qu’il eût demandé à son corps de rendre manifeste (au mo-
ment où il entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d’un
grand seigneur, ce corps qui avait bien compris ce que
M. de Charlus avait cessé d’entendre, déploya, au point que
le baron eût mérité l’épithète de lady-like, toutes les séduc-
tions d’une grande dame. Au reste peut-on séparer entière-
ment l’aspect de M. de Charlus du fait que, les fils n’ayant
pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être in-
vertis et en recherchant des femmes, ils consomment dans
leur visage la profanation de leur mère ? Mais laissons ici ce
qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées.
Bien que d’autres raisons présidassent à cette transfor-
mation de M. de Charlus et que des ferments purement phy-
siques fissent « travailler » chez lui la matière, et passer peu
à peu son corps dans la catégorie des corps de femme, pour-
tant le changement que nous marquons ici était d’origine spi-
rituelle. À force de se croire malade, on le devient, on mai-
grit, on n’a plus la force de se lever, on a des entérites ner-
veuses. À force de penser tendrement aux hommes on de-
vient femme, et une robe postiche entrave vos pas. L’idée
fixe peut modifier (aussi bien que dans d’autres cas la santé)
dans ceux-là le sexe. Morel, qui le suivait, vint me dire bon-
jour. Dès ce moment-là, à cause d’un double changement qui
se produisit en lui, il me donna (hélas ! je ne sus pas assez tôt
en tenir compte) une mauvaise impression. Voici pourquoi.
J’ai dit que Morel, échappé de la servitude de son père, se
complaisait en général à une familiarité fort dédaigneuse. Il
– 375 –
m’avait parlé, le jour où il m’avait apporté les photographies,
sans même me dire une seule fois Monsieur, me traitant de
haut en bas. Quelle fut ma surprise chez Mme Verdurin de le
voir s’incliner très bas devant moi, et devant moi seul, et
d’entendre, avant même qu’il eût prononcé d’autre parole,
les mots de respect, de très respectueux – ces mots que je
croyais impossibles à amener sous sa plume ou sur ses lèvres
– à moi adressés ! J’eus aussitôt l’impression qu’il avait
quelque chose à me demander. Me prenant à part au bout
d’une minute : « Monsieur me rendrait bien grand service,
me dit-il, allant cette fois jusqu’à me parler à la troisième
personne, en cachant entièrement à Mme Verdurin et à ses
invités le genre de profession que mon père a exercé chez
son oncle. Il vaudrait mieux dire qu’il était, dans votre fa-
mille, l’intendant de domaines si vastes, que cela le faisait
presque l’égal de vos parents. » La demande de Morel me
contrariait infiniment, non pas en ce qu’elle me forçait à
grandir la situation de son père, ce qui m’était tout à fait
égal, mais la fortune au moins apparente du mien, ce que je
trouvais ridicule. Mais son air était si malheureux, si urgent,
que je ne refusai pas. « Non, avant dîner, dit-il d’un ton sup-
pliant, Monsieur a mille prétextes pour prendre à part
Mme Verdurin. » C’est ce que je fis en effet, en tâchant de re-
hausser de mon mieux l’éclat du père de Morel, sans trop
exagérer le « train » ni les « biens au soleil » de mes parents.
Cela passa comme une lettre à la poste, malgré l’étonnement
de Mme Verdurin qui avait connu vaguement mon grand-
père. Et comme elle n’avait pas de tact, haïssait les familles
(ce dissolvant du petit noyau), après m’avoir dit qu’elle avait
autrefois aperçu mon arrière-grand-père et en avoir parlé
comme de quelqu’un d’à peu près idiot qui n’eût rien com-
pris au petit groupe et qui, selon son expression, « n’en était
pas », elle me dit : « C’est du reste si ennuyeux les familles,

– 376 –
on n’aspire qu’à en sortir » ; et aussitôt elle me raconta sur le
père de mon grand-père ce trait que j’ignorais, bien qu’à la
maison j’eusse soupçonné (je ne l’avais pas connu, mais on
parlait beaucoup de lui) sa rare avarice (opposée à la généro-
sité un peu trop fastueuse de mon grand-oncle, l’ami de la
dame en rose et le patron du père de Morel) : « Du moment
que vos grands-parents avaient un intendant si chic, cela
prouve qu’il y a des gens de toutes les couleurs dans les fa-
milles. Le père de votre grand-père était si avare que,
presque gâteux à la fin de sa vie – entre nous il n’a jamais été
bien fort, vous les rachetez tous –, il ne se résignait pas à dé-
penser trois sous pour son omnibus. De sorte qu’on avait été
obligé de le faire suivre, de payer séparément le conducteur,
et de faire croire au vieux grigou que son ami, M. de Per-
signy, ministre d’État, avait obtenu qu’il circulât pour rien
dans les omnibus. Du reste, je suis très contente que le père
de notre Morel ait été si bien. J’avais compris qu’il était pro-
fesseur de lycée, ça ne fait rien, j’avais mal compris. Mais
c’est de peu d’importance, car je vous dirai qu’ici nous
n’apprécions que la valeur propre, la contribution person-
nelle, ce que j’appelle la participation. Pourvu qu’on soit
d’art, pourvu en un mot qu’on soit de la confrérie, le reste
importe peu. » La façon dont Morel en était – autant que j’ai
pu l’apprendre – était qu’il aimait assez les femmes et les
hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l’aide de ce qu’il
avait expérimenté sur l’autre ; c’est ce qu’on verra plus tard.
Mais ce qui est essentiel à dire ici, c’est que dès que je lui
eus donné ma parole d’intervenir auprès de Mme Verdurin,
dès que je l’eus fait surtout, et sans retour possible en ar-
rière, le « respect » de Morel à mon égard s’envola comme
par enchantement, les formules respectueuses disparurent,
et même pendant quelque temps il m’évita, s’arrangeant
pour avoir l’air de me dédaigner, de sorte que si Mme Ver-

– 377 –
durin voulait que je lui disse quelque chose, lui demandasse
tel morceau de musique, il continuait à parler avec un fidèle,
puis passait à un autre, changeait de place si j’allais à lui. On
était obligé de lui dire jusqu’à trois ou quatre fois que je lui
avais adressé la parole, après quoi il me répondait, l’air con-
traint, brièvement, à moins que nous ne fussions seuls. Dans
ce cas-là il était expansif, amical, car il avait des parties de
caractère charmantes. Je n’en conclus pas moins de cette
première soirée que sa nature devait être vile, qu’il ne recu-
lait quand il le fallait devant aucune platitude, ignorait la re-
connaissance. En quoi il ressemblait au commun des
hommes. Mais comme j’avais en moi un peu de ma grand-
mère et me plaisais à la diversité des hommes sans rien at-
tendre d’eux ou leur en vouloir, je négligeai sa bassesse, je
me plus à sa gaieté quand cela se présenta, même à ce que je
crois avoir été une sincère amitié de sa part quand, ayant fait
tout le tour de ses fausses connaissances de la nature hu-
maine, il s’aperçut (par à-coups, car il avait d’étranges re-
tours à sa sauvagerie primitive et aveugle) que ma douceur
avec lui était désintéressée, que mon indulgence ne venait
pas d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il appela
bonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était guère
qu’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il fût au
sens intellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou
connaître tant de belle musique. D’ailleurs un manager,
M. de Charlus chez qui j’ignorais ces talents (bien que
Mme de Guermantes, qui l’avait connu fort différent dans leur
jeunesse, prétendît qu’il lui avait fait une sonate, peint un
éventail, etc.), modeste en ce qui concernait ses vraies supé-
riorités, mais de premier ordre, sut mettre cette virtuosité au
service d’un sens artistique multiple et qui la décupla. Qu’on
imagine quelque artiste purement adroit des Ballets russes,
stylé, instruit, développé en tous sens par M. de Diaghilev.

– 378 –
Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message
dont m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec
M. de Charlus, quand Cottard entra au salon en annonçant
comme s’il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient.
Mme Verdurin, pour ne pas avoir l’air vis-à-vis de nouveaux
comme M. de Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et comme
moi, d’attacher tant d’importance à l’arrivée des Cambremer,
ne bougea pas, ne répondit pas à l’annonce de cette nouvelle
et se contenta de dire au docteur, en s’éventant avec grâce et
du même ton factice qu’une marquise du Théâtre-Français :
« Le baron nous disait justement… » C’en était trop pour
Cottard ! Moins vivement qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude
et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec
cette émotion tout de même qu’il retrouvait chez les Verdu-
rin : « Un baron ! Où çà, un baron ? Où çà, un baron ? »
s’écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui
frisait l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférence affectée
d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient devant
les invités de casser un verre de prix, et avec l’intonation ar-
tificielle et surélevée d’un premier prix du Conservatoire
jouant du Dumas fils, répondit en désignant avec son éven-
tail le protecteur de Morel : « Mais, le baron de Charlus, à
qui je vais vous nommer… monsieur le professeur Cottard. »
Il ne déplaisait d’ailleurs pas à Mme Verdurin d’avoir l’oc-
casion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit deux doigts
que le professeur serra avec le sourire bénévole d’un « prince
de la science ». Mais il s’arrêta net en voyant entrer les
Cambremer, tandis que M. de Charlus m’entraînait dans un
coin pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, ce
qui est une manière allemande. M. de Cambremer ne res-
semblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le
disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ».
Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de

– 379 –
lettres de lui, vives et convenablement tournées, son phy-
sique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son
nez avait choisi pour venir se placer de travers au-dessus de
sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant
d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui
signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisi-
nage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est pos-
sible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans
leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les
beaux jours ensoleillés où le promeneur s’amuse à voir, arrê-
tées au bord de la route, et à compter par centaines les
ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chas-
sieuses et mal rabattues eussent empêché l’intelligence elle-
même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce
regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une
transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec
son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt
un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Bus-
qué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à
compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureu-
sement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle
l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solida-
rité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les
autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus ai-
sément la bêtise.
La convenance de vêtements sombres que portait tou-
jours, même le matin, M. de Cambremer, avait beau rassurer
ceux qu’éblouissait et exaspérait l’insolent éclat des cos-
tumes de plage des gens qu’ils ne connaissaient pas, on ne
pouvait comprendre que la femme du premier président dé-
clarât d’un air de flair et d’autorité, en personne qui a plus
que vous l’expérience de la haute société d’Alençon, que de-
vant M. de Cambremer on se sentait tout de suite, même
– 380 –
avant de savoir qui il était, en présence d’un homme de
haute distinction, d’un homme parfaitement bien élevé, qui
changeait du genre de Balbec, un homme enfin auprès de qui
on pouvait respirer. Il était pour elle, asphyxiée par tant de
touristes de Balbec, qui ne connaissaient pas son monde,
comme un flacon de sels. Il me sembla au contraire qu’il
était des gens que ma grand-mère eût trouvés tout de suite
« très mal » et comme elle ne comprenait pas le snobisme,
elle eût sans doute été stupéfaite qu’il eût réussi à être épou-
sé par Mlle Legrandin qui devait être difficile en fait de dis-
tinction, elle dont le frère était « si bien ». Tout au plus pou-
vait-on dire de la laideur vulgaire de M. de Cambremer
qu’elle était un peu du pays et avait quelque chose de très
anciennement local ; on pensait, devant ses traits fautifs et
qu’on eût voulu rectifier, à ces noms de petites villes nor-
mandes sur l’étymologie desquels mon curé se trompait
parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris de
travers le mot normand ou latin qui les désigne, ont fini par
fixer dans un barbarisme qu’on trouve déjà dans les cartu-
laires, comme eût dit Brichot, un contre-sens et un vice de
prononciation. La vie dans ces vieilles petites villes peut
d’ailleurs se passer agréablement, et M. de Cambremer de-
vait avoir des qualités, car s’il était d’une mère que la vieille
marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle
qui avait plusieurs enfants dont deux au moins n’étaient pas
sans mérites, déclarait souvent que le marquis était à son
avis le meilleur de la famille. Pendant le peu de temps qu’il
avait passé dans l’armée, ses camarades, trouvant trop long
de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de Cancan
qu’il n’avait d’ailleurs mérité en rien. Il savait orner un dîner
où on l’invitait en disant au moment du poisson (le poisson
fût-il pourri) ou à l’entrée : « Mais dites donc, il me semble
que voilà une belle bête. » Et sa femme, ayant adopté en en-

– 381 –
trant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du
genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de
son mari et peut-être cherchait à lui plaire comme une maî-
tresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de gar-
çon, en disant d’un air dégagé quand elle parlait de lui à des
officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec,
mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compro-
mettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière
de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location.
Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du
motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges
chaudes de ce dîner. « Vous savez que nous dînons chez nos
locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je
suis assez curieuse de savoir ce qu’ils ont pu faire de notre
pauvre vieille Raspelière (comme si elle y fût née, et y re-
trouvât tous les souvenirs des siens). Notre vieux garde m’a
encore dit hier qu’on ne reconnaissait plus rien. Je n’ose pas
penser à tout ce qui doit se passer là-dedans. Je crois que
nous ferons bien de faire désinfecter tout avant de nous ré-
installer. » Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une
grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occu-
pé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle
et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus.
Mme de Cambremer ne put me voir d’abord car j’étais dans
une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait avoir
appris par Morel que son père avait été « intendant » dans
ma famille, et qu’il comptait suffisamment, lui Charlus, sur
mon intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et
à Swann) pour me refuser l’ignoble et mesquin plaisir que de
vulgaires petits imbéciles (j’étais prévenu) ne manqueraient
pas à ma place de prendre en révélant à nos hôtes des détails
que ceux-ci pourraient croire amoindrissants. « Le seul fait
que je m’intéresse à lui et étende sur lui ma protection a

– 382 –
quelque chose de suréminent et abolit le passé », conclut le
baron. Tout en l’écoutant et en lui promettant le silence que
j’aurais gardé même sans l’espoir de passer en échange pour
intelligent et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et
j’eus peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse
que j’avais eue l’autre jour auprès de moi à l’heure du goûter,
sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je
voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain
essayé de mettre la dent. Irritée d’avance du côté bonasse
que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air
honoré quand on lui présenterait les fidèles, désireuse pour-
tant de remplir ses fonctions de femme du monde, quand on
lui eut nommé Brichot elle voulut lui faire faire la connais-
sance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus élé-
gantes faire ainsi, mais la rage ou l’orgueil l’emportant sur
l’ostentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle aurait
dû : « Permettez-moi de vous présenter mon mari », mais :
« Je vous présente à mon mari », tenant haut ainsi le dra-
peau des Cambremer, en dépit d’eux-mêmes, car le marquis
s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais
toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain
quand elle aperçut M. de Charlus qu’elle connaissait de vue.
Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter même au
temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. Car
M. de Charlus prenant toujours le parti des femmes, de sa
belle-sœur contre les maîtresses de M. de Guermantes,
d’Odette, pas encore mariée alors, mais vieille liaison de
Swann, contre les nouvelles, avait, sévère défenseur de la
morale et protecteur fidèle des ménages, donné à Odette – et
tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à
Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que
c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme
inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si

– 383 –
grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il
regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes con-
tente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? » Il parlait
du reste fort peu, sachant qu’il avait épousé une femme su-
périeure. « Moi, indigne », disait-il à tout moment, et citait
volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui
paraissaient s’appliquer à son ignorance, et, d’autre part, lui
permettre, sous les formes d’une dédaigneuse flatterie, de
montrer aux hommes de science qui n’étaient pas du Jockey
qu’on pouvait chasser et avoir lu des fables. Le malheur est
qu’il n’en connaissait guère que deux. Aussi revenaient-elles
souvent. Mme de Cambremer n’était pas bête mais elle avait
diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation
des noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique.
Ce n’est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (la-
quelle par sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambre-
mer, à l’abri de ce ridicule), eût dit pour ne pas avoir l’air de
savoir le nom peu élégant (alors qu’il est maintenant celui
d’une des femmes les plus difficiles à approcher) de Julien de
Monchâteau : « une petite madame… Pic de la Mirandole ».
Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom c’était
par bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque
chose, et quand par sincérité pourtant elle l’avouait, croyant
le cacher en le démarquant. Si par exemple elle défendait
une femme, elle cherchait à dissimuler, tout en voulant ne
pas mentir à qui la suppliait de dire la vérité, que madame
une telle était actuellement la maîtresse de M. Sylvain Lévy,
et elle disait : « Non… je ne sais absolument rien sur elle, je
crois qu’on lui a reproché d’avoir inspiré une passion à un
monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme
Cahn, Kohn, Kuhn ; du reste, je crois que ce monsieur est
mort depuis fort longtemps et qu’il n’y a jamais rien eu entre
eux. » C’est le procédé semblable à celui des menteurs – et

– 384 –
inverse du leur – qui en altérant ce qu’ils ont fait quand ils le
racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se figu-
rent que l’une ou l’autre ne verra pas immédiatement que la
phrase dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée,
est d’une autre espèce que celles qui composent la conversa-
tion, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce
que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à
ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les poli-
tesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé
en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis),
M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien ! je le
mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à
M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence
tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se
promettre un mutuel secret. M. Verdurin me présenta à
M. de Cambremer. Avant même qu’il n’eût parlé de sa voix
forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure co-
lorée manifestaient dans leur oscillation l’hésitation martiale
d’un chef qui cherche à vous rassurer et vous dit : « On m’a
parlé, nous arrangerons cela ; je vous ferai lever votre puni-
tion ; nous ne sommes pas des buveurs de sang ; tout ira
bien. » Puis me serrant la main : « Je crois que vous connais-
sez ma mère », me dit-il. Le verbe « croire » lui semblait
d’ailleurs convenir à la discrétion d’une première présenta-
tion mais nullement exprimer un doute, car il ajouta : « J’ai
du reste une lettre d’elle pour vous. » M. de Cambremer était
naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si
longtemps. « Je me retrouve », dit-il à Mme Verdurin tandis
que son regard s’émerveillait de reconnaître les peintures de
fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en
marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver
dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles
– 385 –
belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme Ver-
durin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout
bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligem-
ment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient
pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détecter la vieille de-
meure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de
leur riche peluche, comme un curé ignorant reprochant à un
architecte diocésain de remettre en place de vieux bois
sculptés laissés au rancart et auxquels l’ecclésiastique avait
cru bon de substituer des ornements achetés place Saint-
Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer
devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil
non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-
ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres
et gémissait sous le joug des Verdurin comme si la terre eût
été momentanément occupée par un envahisseur et une
troupe de soudards, allait en secret porter ses doléances à la
propriétaire dépossédée, s’indignait du mépris où étaient te-
nus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias
doubles, et qu’on osât dans une aussi riche demeure faire
pousser des fleurs aussi communes que des anthémis et des
cheveux de Vénus. Mme Verdurin sentait cette sourde opposi-
tion et était décidée, si elle faisait un long bail ou même
achetait La Raspelière, à mettre comme condition le renvoi
du jardinier auquel la vieille propriétaire au contraire tenait
extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps diffi-
ciles, l’adorait ; mais par ce morcellement bizarre de
l’opinion des gens du peuple, où le mépris moral le plus pro-
fond s’enclave dans l’estime la plus passionnée, laquelle
chevauche à son tour de vieilles rancunes inabolies, il disait
souvent de Mme de Cambremer qui, en 70, dans un château
qu’elle avait dans l’Est, surprise par l’invasion, avait dû souf-
frir pendant un mois le contact des Allemands : « Ce qu’on a

– 386 –
beaucoup reproché à Madame la marquise, c’est, pendant la
guerre, d’avoir pris le parti des Prussiens et de les avoir
même logés chez elle. À un autre moment, j’aurais compris ;
mais en temps de guerre, elle n’aurait pas dû. C’est pas
bien. » De sorte qu’il lui était fidèle jusqu’à la mort, la véné-
rait pour sa bonté et accréditait qu’elle se fût rendue cou-
pable de trahison. M m e Verdurin fut piquée que
M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien La Raspe-
lière. « Vous devez pourtant trouver quelques changements,
répondit-elle. Il y a d’abord de grands diables de bronze de
Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je
me suis empressée d’expédier au grenier, qui est encore trop
bon pour eux. » Après cette acerbe riposte adressée à
M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller à table. Il
hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas
passer avant M. de Charlus. » Mais pensant que celui-ci était
un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la
place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était of-
fert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis
dans le cénacle (c’est ainsi qu’il appela le petit noyau, non
sans rire un peu de la satisfaction de connaître ce terme).
Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait
sous son lorgnon pour faire connaissance et rompre la glace,
avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils
n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards
engageants, accrus par leur sourire, n’étaient plus contenus
par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le
baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne dou-
ta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il
témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi mépri-
sants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés
auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que cha-
cun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée

– 387 –
par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale et dont
l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que
l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse
insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne dirons
pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne, nous
préférons la société de n’importe quelle autre qui n’aura ni
son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recou-
vrera pour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En
ce sens, on pourrait ne voir que la transposition, sous une
forme cocasse, de cette règle universelle, dans l’irritation
causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et le re-
cherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis
que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en
l’éprouvant, l’inverti la fait implacablement sentir à celui qui
la provoque, comme il ne la ferait certainement pas sentir à
une femme, M. de Charlus par exemple, à la princesse de
Guermantes dont la passion l’ennuyait, mais le flattait. Mais
quand ils voient un autre homme témoigner envers eux d’un
goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le
même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli
par eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, est consi-
déré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat
dans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par une
crainte d’être devinés qu’ils retrouvent soudain quand le dé-
sir ne les mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en im-
prudence, soit par la fureur de subir du fait de l’attitude
équivoque d’un autre le dommage que par la leur, si cet
autre leur plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux
que cela n’embarrasse pas de suivre un jeune homme pen-
dant des lieues, de ne pas le quitter des yeux au théâtre
même s’il est avec des amis, risquant par cela de le brouiller
avec eux, on peut les entendre, pour peu qu’un autre qui ne
leur plaît pas les regarde, dire : « Monsieur, pour qui me pre-

– 388 –
nez-vous ? (simplement parce qu’on les prend pour ce qu’ils
sont) je ne vous comprends pas, inutile d’insister, vous faites
erreur », aller au besoin jusqu’aux gifles, et devant quelqu’un
qui connaît l’imprudent, s’indigner : « Comment, vous con-
naissez cette horreur ? Elle a une façon de vous regarder !…
En voilà des manières ! » M. de Charlus n’alla pas aussi loin,
mais il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de
les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore
plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti mis en présence
d’un inverti voit non pas seulement une image déplaisante
de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire
souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant,
agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir
dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d’instinct de
conservation qu’il dira du mal du concurrent possible, soit
avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l’inver-
ti n° 1 s’inquiète de passer pour menteur quand il accable
ainsi l’inverti n° 2 aux yeux de personnes qui peuvent être
renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme
qu’il a « levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il
s’agit de persuader que les mêmes choses qu’il a tout avan-
tage à faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s’il se
laissait aller à les faire avec l’autre. Pour M. de Charlus, qui
pensait peut-être aux dangers (bien imaginaires) que la pré-
sence de ce Cottard dont il comprenait à faux le sourire, fe-
rait courir à Morel, un inverti qui ne lui plaisait pas n’était
pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un
rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce rare,
en débarquant dans la ville de province où il vient s’installer
pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste en face, le
même commerce est tenu par un concurrent, n’est pas plus
déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans une
région tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit le gen-

– 389 –
tilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et les ma-
nières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend
souvent son concurrent en haine ; cette haine dégénère par-
fois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez
chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant mon-
trer des commencements de folie qu’on ne guérit qu’en le
décidant à vendre son « fonds » et à s’expatrier. La rage de
l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que dès la
première seconde le gentilhomme et le coiffeur ont désiré
son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à
celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits
dont l’approche le déshonorerait, il est obligé, comme Har-
pagon, de veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir
si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus
encore que le désir ou la commodité d’habitudes communes,
et presque autant que cette expérience de soi-même qui est
la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité
et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un mo-
ment mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aus-
si l’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement
divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas
de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-
même, ce qui n’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui
lui eût paru plus grave. Il reprit son calme et comme il était
encore sous l’influence du passage de Vénus androgyne, par
moments il souriait faiblement aux Verdurin sans prendre la
peine d’ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de
lèvres, et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui
si féru de virilité, exactement comme eût fait sa belle-sœur la
duchesse de Guermantes. « Vous chassez beaucoup, mon-
sieur ? dit Mme Verdurin avec mépris à M. de Cambremer. –
Est-ce que Ski vous a raconté qu’il nous en est arrivé une ex-
cellente ? demanda Cottard à la Patronne. – Je chasse sur-

– 390 –
tout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambremer.
– Non, je n’ai rien raconté, dit Ski. – Mérite-t-elle son
nom ? » demanda Brichot à M. de Cambremer, après m’avoir
regardé du coin de l’œil car il m’avait promis de parler éty-
mologies, tout en me demandant de dissimuler aux Cam-
bremer le mépris que lui inspiraient celles du curé de Com-
bray. « C’est sans doute que je ne suis pas capable de com-
prendre, mais je ne saisis pas votre question, dit
M. de Cambremer. – Je veux dire : Est-ce qu’il y chante
beaucoup de pies ? » répondit Brichot. Cottard cependant
souffrait que Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli man-
quer le train. « Allons, voyons, dit Mme Cottard à son mari
pour l’encourager, raconte ton odyssée. – En effet elle sort
de l’ordinaire, dit le docteur qui recommença son récit.
Quand j’ai vu que le train était en gare, je suis resté médusé.
Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt bizarroïde
dans vos renseignements, mon cher ! Et Brichot qui nous at-
tendait à la gare ! – Je croyais », dit l’universitaire en jetant
autour de lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses
lèvres minces, « que si vous vous étiez attardé à Graincourt,
c’est que vous aviez rencontré quelque péripatéticienne. –
Voulez-vous vous taire ? si ma femme vous entendait ! dit le
professeur. La femme à moâ, il est jalouse. – Ah ! ce Bri-
chot », s’écria Ski, en qui l’égrillarde plaisanterie de Brichot
éveillait la gaieté de tradition, « il est toujours le même »,
bien qu’il ne sût pas à vrai dire si l’universitaire avait jamais
été polisson. Et pour ajouter à ces paroles consacrées le
geste rituel, il fit mine de ne pouvoir résister au désir de lui
pincer la jambe. « Il ne change pas, ce gaillard-là », continua
Ski, et sans penser à ce que la quasi-cécité de l’universitaire
donnait de triste et de comique à ces mots, il ajouta : « Tou-
jours un petit œil pour les femmes. Voyez-vous, dit
M. de Cambremer, ce que c’est que de rencontrer un savant.

– 391 –
Voilà quinze ans que je chasse dans la forêt de Chantepie et
jamais je n’avais réfléchi à ce que son nom voulait dire. »
Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle
n’aurait pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle
fut plus mécontente encore quand à chaque expression
« toute faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connais-
sait le fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement
apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise,
qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme
chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre
chose ? Vous dites : répéter trente-six fois la même chose.
Pourquoi particulièrement trente-six ? Pourquoi : dormir
comme un pieu ? Pourquoi : tonnerre de Brest ? Pourquoi :
faire les quatre cents coups ? » Mais alors la défense de
M. de Cambremer était prise par Brichot qui expliquait l’ori-
gine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était sur-
tout occupée à examiner les changements que les Verdurin
avaient apportés à La Raspelière, afin de pouvoir en critiquer
certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-être les
mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en
va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspe-
lière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique,
comme elle eût parlé d’un serviteur dont elle eût prétendu
moins désigner l’âge que dire qu’il l’avait vue naître. Et
comme elle était un peu livresque dans son langage : « Tout
de même, ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j’habi-
tais chez les autres, j’aurais quelque vergogne à tout changer
ainsi. – C’est malheureux que vous ne soyez pas venus avec
eux », dit Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel, espérant
que de Charlus était « de revue » et se plierait à la règle
d’arriver tous par le même train. « Vous êtes sûr que Chan-
tepie veut dire la pie qui chante, Chochotte ? » ajouta-t-elle
pour montrer qu’en grande maîtresse de maison elle prenait

– 392 –
part à toutes les conversations à la fois. « Parlez-moi donc un
peu de ce violoniste, me dit Mme de Cambremer, il m’inté-
resse ; j’adore la musique, et il me semble que j’ai entendu
parler de lui, faites mon instruction. » Elle avait appris que
Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant
venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta
pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison :
« M. Brichot aussi m’intéresse. » Car si elle était fort cultivée,
de même que certaines personnes prédisposées à l’obésité
mangent à peine et marchent toute la journée sans cesser
d’engraisser à vue d’œil, de même Mme de Cambremer avait
beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de
plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus sa-
vante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des in-
trigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bour-
geoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait
cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et
qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus
haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’était pas as-
sez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de
l’intelligence au cœur. Ce trajet Mme de Cambremer n’avait
pas été plus que son frère de force à le parcourir. Ne quittant
la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et
à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde exté-
rieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire,
avant de mourir, une bonne position. Éprise d’art réaliste,
aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de
modèle au peintre ou à l’écrivain. Un tableau ou un roman
mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik de Tolstoï,
un paysan de Millet étaient l’extrême limite sociale qu’elle
ne permettait pas à l’artiste de dépasser. Mais franchir celle
qui bornait ses propres relations, s’élever jusqu’à la fréquen-
tation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le

– 393 –
traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen
de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le sno-
bisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Ce-
lui-ci avait même fini par guérir certains penchants à
l’avarice et à l’adultère auxquels étant jeune elle était en-
cline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et
permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont at-
teints contre les autres maladies. Je ne pouvais du reste
m’empêcher en l’entendant parler de rendre justice, sans y
prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions.
C’étaient celles qu’ont, à une époque donnée, toutes les per-
sonnes d’une même envergure intellectuelle, de sorte que
l’expression raffinée fournit aussitôt comme l’arc de cercle,
le moyen de décrire et de limiter toute la circonférence. Aus-
si ces expressions font-elles que les personnes qui les em-
ploient m’ennuient immédiatement comme déjà connues,
mais aussi passent pour supérieures, et me furent souvent of-
fertes comme voisines délicieuses et inappréciées. « Vous
n’ignorez pas, madame, que beaucoup de régions forestières
tirent leur nom des animaux qui les peuplent. À côté de la fo-
rêt de Chantepie, vous avez le bois de Chantereine. – Je ne
sais pas de quelle reine il s’agit, mais vous n’êtes pas galant
pour elle, dit M. de Cambremer. – Attrapez, Chochotte, dit
Mme Verdurin. Et à part cela, le voyage s’est bien passé ? –
Nous n’avons rencontré que de vagues humanités qui rem-
plissaient le train. Mais je réponds à la question de
M. de Cambremer ; reine n’est pas ici la femme d’un roi,
mais la grenouille. C’est le nom qu’elle a gardé longtemps
dans ce pays, comme en témoigne la station de Renneville,
qui devrait s’écrire Reineville. Il me semble que vous avez là
une belle bête », dit de Cambremer à Mme Verdurin, en mon-
trant un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide
desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre

– 394 –
sa politesse. (« Les inviter est inutile, disait-il souvent en par-
lant de tels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchantés
de nous avoir. C’étaient eux qui me remerciaient. »)
« D’ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque jour
à Renneville depuis bien des années, et je n’y ai vu pas plus
de grenouilles qu’ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir
ici le curé d’une paroisse où elle a de grands biens et qui a la
même tournure d’esprit que vous, à ce qu’il semble. Il a écrit
un ouvrage. – Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment
d’intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction
que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit
rire longuement de Cambremer. « Ah ! eh bien, l’auteur,
comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épi-
logue longuement sur le nom d’une petite localité dont nous
étions autrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se
nomme Pont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment qu’un
vulgaire ignorant à côté de ce puits de science, mais je suis
bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui une, et du
diable si j’y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents, je dis
vilains, malgré l’éloge qu’en fait le bon La Fontaine
(« L’Homme et la Couleuvre » était une des deux fables). –
Vous n’en avez pas vu, et c’est vous qui avez vu juste, ré-
pondit Brichot. Certes, l’écrivain dont vous parlez connaît à
fond son sujet, il a écrit un livre remarquable. – Voire !
s’exclama Mme de Cambremer, ce livre, c’est bien le cas de le
dire, est un véritable travail de bénédictin. – Sans doute il a
consulté quelques pouillés (on entend par là les listes des
bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui
fournir le nom des patrons laïcs et des collateurs ecclésias-
tiques. Mais il est d’autres sources. Un de mes plus savants
amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu était dénommé
Pont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l’incita à remonter plus
haut encore, à un texte latin où le pont que votre ami croit

– 395 –
infesté de couleuvres est désigné : Pons cui aperit. Pont fermé
qui ne s’ouvrait que moyennant une honnête rétribution. –
Vous parlez de grenouilles. Moi, en me trouvant au milieu de
personnes si savantes, je me fais l’effet de la grenouille de-
vant l’aréopage » (c’était la seconde fable), dit Cancan qui
faisait souvent en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce à
laquelle il croyait à la fois par humilité et avec à-propos, faire
profession d’ignorance et étalage de savoir. Quant à Cottard,
bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se
donner de l’air des autres côtés, il se tourna vers moi et me
fit une de ces questions qui frappaient ses malades s’il était
tombé juste et montraient ainsi qu’il était pour ainsi dire
dans leur corps ; si au contraire il tombait à faux, lui permet-
taient de rectifier certaines théories, d’élargir les points de
vue anciens. « Quand vous arrivez à ces sites relativement
élevés comme celui où nous nous trouvons en ce moment,
remarquez-vous que cela augmente votre tendance aux
étouffements ? » me demanda-t-il, certain ou de faire admi-
rer, ou de compléter son instruction. M. de Cambremer en-
tendit la question et sourit. « Je ne peux pas vous dire
comme ça m’amuse d’apprendre que vous avez des étouffe-
ments », me jeta-t-il à travers la table. Il ne voulait pas dire
par cela que cela l’égayait, bien que ce fût vrai aussi. Car cet
homme excellent ne pouvait cependant pas entendre parler
du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-être et un
spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’un bon
cœur. Mais sa phrase avait un autre sens, que précisa celle
qui la suivit : « Ça m’amuse, me dit-il, parce que justement
ma sœur en a aussi. » En somme cela l’amusait comme s’il
m’avait entendu citer comme un de mes amis quelqu’un qui
eût fréquenté beaucoup chez eux. « Comme le monde est pe-
tit », fut la réflexion qu’il formula mentalement et que je vis
écrite sur son visage souriant quand Cottard me parla de mes

– 396 –
étouffements. Et ceux-ci devinrent à dater de ce dîner
comme une sorte de relation commune et dont
M. de Cambremer ne manquait jamais de me demander des
nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur. Tout en
répondant aux questions que sa femme me posait sur Morel,
je pensais à une conversation que j’avais eue avec ma mère
dans l’après-midi. Comme tout en ne me déconseillant pas
d’aller chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me
rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à mon
grand-père et lui eût fait crier : « À la garde ! », ma mère
avait ajouté : « Écoute, le président Toureuil et sa femme
m’ont dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne
m’a rien demandé. Mais j’ai cru comprendre qu’un mariage
entre Albertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que
la vraie raison est que tu leur es à tous très sympathique.
Tout de même, le luxe qu’ils croient que tu pourrais lui don-
ner, les relations qu’on sait plus ou moins que nous avons, je
crois que tout cela n’y est pas étranger, quoique secondaire.
Je ne t’en aurais pas parlé, parce que je n’y tiens pas, mais
comme je me figure qu’on t’en parlera, j’ai mieux aimé pren-
dre les devants. – Mais toi, comment la trouves-tu ? avais-je
demandé à ma mère. – Mais moi, ce n’est pas moi qui
l’épouserai. Tu peux certainement faire mille fois mieux
comme mariage. Mais je crois que ta grand-mère n’aurait pas
aimé qu’on t’influence. Actuellement je ne peux pas te dire
comment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai
comme Mme de Sévigné : “Elle a de bonnes qualités, du
moins je le crois. Mais dans ce commencement, je ne sais la
louer que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a
point l’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être :
elle est cela.” Et je la trouverai toujours bien si elle doit te
rendre heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remettaient
entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère

– 397 –
m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été quand,
mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être
homme de lettres, je m’étais senti tout à coup une responsa-
bilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie
qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le
jour, vous cachent l’avenir, de se rendre compte qu’on a en-
fin commencé de vivre pour de bon, comme une grande per-
sonne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun
de nous.
Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de com-
mencer par voir Albertine comme par le passé pour tâcher
d’apprendre si je l’aimais vraiment. Je pourrais l’amener
chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me rappela que je
n’y étais venu moi-même ce soir que pour savoir si
Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne
dînait pas. « À propos de votre ami Saint-Loup », me dit
Mme de Cambremer, usant ainsi d’une expression qui mar-
quait plus de suite dans les idées que ses phrases ne
l’eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique elle
pensait aux Guermantes, « vous savez que tout le monde
parle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guer-
mantes. Je vous dirai que pour ma part, de tous ces potins
mondains je ne me préoccupe mie. » Je fus pris de la crainte
d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune
fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi mé-
diocre que le caractère était violent. Il n’y a presque pas une
nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse regretter un
de nos propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du
reste était vrai, que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la
fiancée me paraissait encore bien jeune. « C’est peut-être
pour cela que ce n’est pas encore officiel ; en tous cas on le
dit beaucoup. – J’aime mieux vous prévenir », dit sèchement
Mme Verdurin à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-
– 398 –
ci m’avait parlé de Morel, et quand elle avait baissé la voix
pour me parler des fiançailles de Saint-Loup ayant cru qu’elle
m’en parlait encore. « Ce n’est pas de la musiquette qu’on
fait ici. En art vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes
enfants comme je les appelle, c’est effrayant ce qu’ils sont
avancés », ajouta-t-elle avec un air d’orgueilleuse terreur.
« Je leur dis quelquefois : “Mes petites bonnes gens, vous
marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne
passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur.” Tous les
ans ça va un peu plus loin ; je vois bientôt le jour où ils ne
marcheront plus pour Wagner et pour d’Indy. Mais c’est très
bien d’être avancé, on ne l’est jamais assez », dit
Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la
salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses
qu’avait laissées sa belle-mère, celles qu’avait apportées
Mme Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de faute
de goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet qui
l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant
qu’il protégeât un violoniste. « Il a l’air intelligent. – Même
d’une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-je.
– Âgé ? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, le cheveu est resté
jeune. » (Car depuis trois ou quatre ans le mot « cheveu »
avait été employé au singulier par un de ces inconnus qui
sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes les per-
sonnes ayant la longueur de rayon de Mme de Cambremer di-
saient « le cheveu », non sans un sourire affecté. À l’heure
actuelle on dit encore « le cheveu », mais de l’excès du sin-
gulier renaîtra le pluriel.) « Ce qui m’intéresse surtout chez
de Charlus, ajouta-t-elle, c’est qu’on sent chez lui le don. Je
vous dirai que je fais bon marché du savoir. Ce qui s’apprend
ne m’intéresse pas. » Ces paroles ne sont pas en contradic-
tion avec la valeur particulière de Mme de Cambremer, qui
était précisément imitée et acquise. Mais justement une des

– 399 –
choses qu’on devait savoir à ce moment-là, c’est que le sa-
voir n’est rien et ne pèse pas un fétu à côté de l’originalité.
Mme de Cambremer avait appris, comme le reste, qu’il ne faut
rien apprendre. « C’est pour cela, me dit-elle, que Brichot qui
a son côté curieux, car je ne fais pas fi d’une certaine érudi-
tion savoureuse, m’intéresse pourtant beaucoup moins. »
Mais Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une
chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le
sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il
voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste.
M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette ques-
tion : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms
d’animaux ? – Que non pas », répondit Brichot, heureux de
déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels
je lui avais dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un. « Il
suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-
mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de
la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces
de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules
et de frênes, salix et fraxinetum ; son neveu M. de Selves réu-
nit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, syl-
va. » Saniette voyait avec joie la conversation prendre un
tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le
temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des
brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible en-
core dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’en-
tendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire
au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de
M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui
font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien
nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette.
Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus tortu-
ré. À ce moment le repas fut interrompu par un convive que

– 400 –
j’ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien qui par-
lait le français très bien mais très lentement, pour la double
raison, d’abord que l’ayant appris depuis peu et ne voulant
pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se
reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire inté-
rieur ; ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait
toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui,
même chez un Français, est une cause de lenteur. C’était du
reste un être délicieux, quoique pareil en apparence à beau-
coup d’autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent
(il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapi-
dité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa
précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la co-
lique ou encore un besoin plus pressant.
« Mon cher – collègue », dit-il à Brichot, après avoir dé-
libéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui con-
venait, « j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres
arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – fran-
çaise – latine – normande. Madame (il voulait dire
Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous
saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? –
Non, c’est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin
qui voyait que le dîner n’en finissait pas. « Ah ! bien », ré-
pondit le Scandinave baissant la tête dans son assiette, avec
un sourire triste et résigné. « Mais je dois faire observer à
madame que si je me suis permis ce questionnaire pardon, ce
questation – c’est que je dois retourner demain à Paris pour
dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’hôtel Meurice. Mon
confrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des
séances de spiritisme pardon, des évocations spiritueuses –
qu’il a contrôlées. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour
d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. J’y ai même fait des dî-
ners détestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que
– 401 –
la nourriture qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus
fine cuisine française ? – Mon Dieu, ce n’est pas positi-
vement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous
venez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lun-
di pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap
de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon il-
lustre collègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon
confrère. » Et il se mit par obéissance, après avoir fourni ces
excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigi-
neuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donner
d’autres étymologies végétales et il répondit, intéressant tel-
lement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de man-
ger, mais en faisant signe qu’on pouvait ôter son assiette
pleine et passer au plat suivant : « Un des Quarante, dit Bri-
chot, a nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui
d’un fin diplomate, d’Ormesson, vous retrouvez l’orme,
l’ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville
d’Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La Boulaye, le
bouleau ; M. d’Aunay, l’aulne ; M. de Bussière, le buis ;
M. Albaret, l’aubier (je me promis de le dire à Céleste) ;
M. de Cholet, le chou ; et le pommier dans le nom de
M. de La Pommeraye que nous entendîmes conférencer, Sa-
niette, vous en souvient-il, du temps que le bon Porel avait
été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en
Odéonie ? » Au nom de Saniette prononcé par Brichot,
M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regard iro-
nique qui démonta le timide. « Vous disiez que Cholet vient
de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une station où j’ai passé
avant d’arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi de
chou ? – Non, Saint-Frichoux, c’est Sanctus Fructuosus,
comme Sanctus Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n’est
pas normand du tout. Il sait trop de choses, il nous ennuie,
gloussa doucement la princesse. – Il y a tant d’autres noms

– 402 –
qui m’intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander
en une fois. » Et me tournant vers Cottard : « Est-ce que
Mme Putbus est ici ? lui demandai-je. – Non, Dieu merci, ré-
pondit Mme Verdurin qui avait entendu ma question. J’ai tâ-
ché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes
débarrassés pour cette année. – Je vais avoir moi-même
droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai à peu près re-
tenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne et Saint-
Pierre-des-Ifs. – Mais c’est très près d’ici, j’espère que vous
viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous
n’aurez qu’à vous entendre avec notre petit groupe pour les
trains, vous êtes à deux pas de Doncières », dit Mme Verdurin
qui détestait qu’on ne vînt pas par le même train et aux
heures où elle envoyait des voitures. Elle savait combien la
montée à La Raspelière, même en faisant le tour par des la-
cis, derrière Féterne, ce qui retardait d’une demi-heure, était
dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à part ne
trouvassent pas de voitures pour les conduire, ou même
étant en réalité restés chez eux, pussent prendre le prétexte
de n’en avoir pas trouvé à Douville-Féterne et de ne pas
s’être senti la force de faire une telle ascension à pied. À
cette invitation de Charlus se contenta de répondre par une
muette inclinaison. « Il ne doit pas être commode tous les
jours, il a un air pincé », chuchota à Ski le docteur qui étant
resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil,
ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait. « Il ignore
sans doute que dans toutes les villes d’eaux et même à Paris
dans les cliniques, les médecins, pour qui je suis naturelle-
ment le “grand chef”, tiennent à honneur de me présenter à
tous les nobles qui sont là et qui n’en mènent pas large. Cela
rend même assez agréable pour moi le séjour des stations
balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Doncières le
major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel,

– 403 –
m’a invité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en si-
tuation de dîner avec le général. Et ce général est un mon-
sieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont
plus ou moins anciens que ceux de ce baron. – Ne vous mon-
tez pas le bourrichon, c’est une bien pauvre couronne », ré-
pondit Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus
avec un verbe, où je distinguai seulement les dernières syl-
labes « arder », occupé que j’étais d’écouter ce que Brichot
disait à M. de Charlus. « Non probablement, j’ai le regret de
vous le dire, vous n’avez qu’un seul arbre, car si Saint-
Martin-du-Chêne est évidemment Sanctus Martinus juxta
quercum, en revanche le mot if peut être simplement la ra-
cine, ave, eve, qui veut dire humide comme dans Aveyron,
Lodève, Yvette, et que vous voyez subsister dans nos éviers
de cuisine. C’est l’“eau”, qui en breton se dit Ster, Stermaria,
Sterlaer, Sterboueii, Ster-en-Dreuchen. » Je n’entendis pas la
fin, car quelque plaisir que j’eusse eu à réentendre le nom de
Stermaria, malgré moi j’entendais Cottard près duquel j’étais,
qui disait tout bas à Ski : « Ah ! mais je ne savais pas. Alors
c’est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Com-
ment ! il est de la confrérie ! Pourtant il n’a pas les yeux bor-
dés de jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds
sous la table, il n’aurait qu’à en pincer pour moi. Du reste,
cela ne m’étonne qu’à moitié. Je vois plusieurs nobles à la
douche, dans le costume d’Adam, ce sont plus ou moins des
dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu’en somme je suis
fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils
savent parfaitement qui je suis. » Saniette, que l’interpel-
lation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer,
comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit que
l’éclair n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il en-
tendit M. Verdurin le questionner tout en attachant sur lui un
regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de

– 404 –
façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui per-
mettre de reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez tou-
jours caché que vous fréquentiez les matinées de l’Odéon,
Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un sergent
tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les
plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de
chance d’échapper aux coups : « Une fois, à La Chercheuse –
Qu’est-ce qu’il dit ? » hurla M. Verdurin, d’un air à la fois
écœuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait
pas assez de toute son attention pour comprendre quelque
chose d’inintelligible. « D’abord on ne comprend pas ce que
vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » de-
manda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allu-
sion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Sa-
niette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit
Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un
doute à personne sur l’intention insolente de son mari.
« J’étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler claire-
ment, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. »
Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer et ils
avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une
blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car
l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les
sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un
dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard
dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que
le peuple chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n’est pas
sa faute, dit Mme Verdurin. – Ce n’est pas la mienne non plus,
on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. –
J’étais à La Chercheuse d’esprit de Favart. – Quoi ? c’est La
Chercheuse d’esprit que vous appelez La Chercheuse ? Ah !
c’est magnifique, j’aurais pu chercher cent ans sans trou-
ver », s’écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier

– 405 –
coup que quelqu’un n’était pas lettré, artiste, « n’en était
pas », s’il l’avait entendu dire le titre complet de certaines
œuvres. Par exemple il fallait dire Le Malade, Le Bourgeois ;
et ceux qui auraient ajouté « imaginaire » ou « gentil-
homme » eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la « bou-
tique », de même que dans un salon, quelqu’un prouve qu’il
n’est pas du monde en disant : M. de Montesquiou-Fezensac
pour M. de Montesquiou. « Mais ce n’est pas si extraordi-
naire », dit Saniette essoufflé par l’émotion mais souriant,
quoiqu’il n’en ait pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si,
s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au
monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de La Chercheuse
d’esprit. » M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant
à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce
d’ailleurs La Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sé-
rieux cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de
méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui
autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une
seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus lo-
quace. « Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la fai-
sait passer pour l’œuvre de quelque auteur sarmate ou scan-
dinave, on pourrait poser la candidature de La Chercheuse
d’esprit à la situation vacante de chef-d’œuvre. Mais soit dit
sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il
n’était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit
jusqu’aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, le-
quel avait un air malheureux parce qu’il cherchait en vain à
identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait
cité tout à l’heure à propos de Bussière.) D’ailleurs, la satra-
pie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire
qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait
que nous vissions Anna Karénine ou Résurrection sous l’archi-
trave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont vous

– 406 –
voulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu une très belle
épreuve chez la comtesse Molé. » Le nom de la comtesse
Molé produisit une forte impression sur Mme Verdurin. « Ah !
vous allez chez Mme de Molé », s’écria-t-elle. Elle pensait
qu’on disait « la comtesse Molé », « madame Molé », sim-
plement par abréviation, comme elle entendait dire les Ro-
han, ou par dédain, comme elle-même disait : madame La
Trémoïlle. Elle n’avait aucun doute que la comtesse Molé,
connaissant la reine de Grèce et la princesse de Caprarola,
eût autant que personne droit à la particule, et pour une fois
elle était décidée à la donner à une personne si brillante et
qui s’était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien
montrer qu’elle avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait
pas ce « de » à la comtesse, elle reprit : « Mais je ne savais
pas du tout que vous connaissiez madame de Molé ! »
comme ci ç’avait été doublement extraordinaire et que
M. de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût
pas qu’il la connaissait. Or le monde, ou du moins ce que
M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement ho-
mogène et clos. Autant il est compréhensible que dans
l’immensité disparate de la bourgeoisie un avocat dise à
quelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège :
« Mais comment diable connaissez-vous un tel ? » en re-
vanche s’étonner qu’un Français connût le sens du mot
« temple » ou « forêt » ne serait guère plus extraordinaire
que d’admirer les hasards qui avaient pu conjoindre
M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une
telle connaissance n’eût pas tout naturellement découlé des
lois mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bi-
zarre que M me Verdurin l’ignorât puisqu’elle voyait
M. de Charlus pour la première fois, et que ses relations avec
Mme Molé étaient loin d’être la seule chose qu’elle ne sût pas
relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien ?

– 407 –
« Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit, mon petit Sa-
niette ? » demanda M. Verdurin. Bien que sentant l’orage
passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre : « Mais aussi,
dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tu te moques de tout ce qu’il
dit, et puis tu veux qu’il réponde. Voyons, dites qui jouait ça,
on vous donnera de la galantine à emporter », dit
Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où
Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un
ménage de ses amis. « Je me rappelle seulement que c’était
Mme Samary qui faisait la Zerbine, dit Saniette. – La Zerbine ?
Qu’est-ce que c’est que ça ? cria M. Verdurin comme s’il y
avait le feu. – C’est un emploi de vieux répertoire, voir Le
Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche-Montagne,
le Pédant. – Ah ! le pédant, c’est vous. La Zerbine ! Non,
mais il est toqué », s’écria M. Verdurin. Mme Verdurin regar-
da ses convives en riant comme pour excuser Saniette. « La
Zerbine, il s’imagine que tout le monde sait aussitôt ce que
cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre,
l’homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait fami-
lièrement l’autre jour “le Banat”. Personne n’a su de quoi il
voulait parler. Finalement on a appris que c’était une pro-
vince de Serbie. » Pour mettre fin au supplice de Saniette,
qui me faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’il
savait ce que signifiait Balbec. « Balbec est probablement
une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir con-
sulter les chartes des rois d’Angleterre, suzerains de la Nor-
mandie, car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à
cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-
en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de
l’évêché de Bayeux et malgré des droits qu’eurent momenta-
nément les templiers sur l’abbaye à partir de Louis d’Har-
court, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce fu-
rent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens

– 408 –
de Balbec. C’est ce que m’a expliqué le doyen de Doville,
homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit
dans l’obédience de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des
termes un tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies tout en
me faisant manger d’admirables pommes de terre frites. »
Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de
spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer
pour des choses communes un langage ironiquement élevé,
Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le
relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait
d’esprit était ce qu’on appelait un « à-peu-près », mais qui
avait changé de forme car il y a une évolution pour les ca-
lembours comme pour les genres littéraires, les épidémies,
qui disparaissent remplacées par d’autres, etc. Jadis la forme
de l’« à-peu-près » était le « comble ». Mais elle était suran-
née, personne ne l’employait plus, il n’y avait plus que Cot-
tard pour dire encore parfois au milieu d’une partie de « pi-
quet » : « Savez-vous quel est le comble de la distraction ?
c’est de prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise. » Les
combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond,
c’était toujours le vieil « à-peu-près », mais comme le sur-
nom était à la mode on ne s’en apercevait pas. Malheureu-
sement pour Saniette, quand ces « à-peu-près » n’étaient pas
de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si
timidement que malgré le rire dont il les faisait suivre pour
signaler leur caractère humoristique, personne ne les com-
prenait. Et si au contraire le mot était de lui, comme il l’avait
généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci
l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu,
mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un
de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était
l’auteur, on l’accusait de plagiat. « Or donc, continua Bri-
chot, bec en normand est ruisseau ; il y a l’abbaye du Bec ;

– 409 –
Mobec, le ruisseau du marais (mor ou mer voulait dire ma-
rais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare,
Cambremer) ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant
de briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc,
Le Bric, Briand, ou bien de brice, pont, qui est le même que
Bruck en allemand (Innsbruck) et qu’en anglais bridge qui
termine tant de noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez
encore en Normandie bien d’autres bec : Caudebec, Bolbec,
Le Robec, Le Bec-Hellouin, Becquerel. C’est la forme nor-
mande du germain Bach, Offenbach, Anspach. Varaguebec,
du vieux mot varaigne, équivalent de garenne, bois, étangs
réservés. Quant à dal, reprit Brichot, c’est une forme de Thal,
vallée : Darnetal, Rosendal, et même jusque près de Lou-
viers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec est
d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (Fels en allemand,
vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur la jolie ville
de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située en réali-
té à une grande distance, et a l’air de les refléter. Je crois
bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en ai vu
plusieurs esquisses chez lui. – Elstir ! Vous connaissez
Tiche ? s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l’ai
connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois
plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son
couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un
dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre
petit noyau. Je vous montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il
a peintes pour moi ; vous verrez quelle différence avec ce
qu’il fait aujourd’hui et que je n’aime pas du tout, mais pas
du tout ! Mais comment ! je lui avais fait faire un portrait de
Cottard, sans compter tout ce qu’il a fait d’après moi. – Et il
avait fait au professeur des cheveux mauves », dit Mme Cot-
tard oubliant qu’alors son mari n’était même pas agrégé. « Je
ne sais, monsieur, si vous trouvez que mon mari a des che-

– 410 –
veux mauves. – Ça ne fait rien », dit Mme Verdurin en levant
le menton d’un air de dédain pour Mme Cottard et d’admira-
tion pour celui dont elle parlait, « c’était d’un fier coloriste,
d’un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adressant de
nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la pein-
ture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces
grandes machines qu’il expose depuis qu’il ne vient plus chez
moi. Moi, j’appelle cela du barbouillé, c’est d’un poncif, et
puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le
monde là-dedans. Il restitue la grâce du XVIIIe, mais mo-
derne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle
par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a au-
cun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du
XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à
rire. – Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me le
ressert, dit M. Verdurin à qui en effet Ski l’avait raconté au-
trefois, mais comme fait par lui-même. Ce n’est pas de
chance que pour une fois que vous prononcez intelligible-
ment quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas de vous. –
Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c’était
quelqu’un de doué, il a gâché un joli tempérament de
peintre. Ah ! s’il était resté ici ! Mais il serait devenu le pre-
mier paysagiste de notre temps. Et c’est une femme qui l’a
conduit si bas ! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, car l’homme
était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Je
vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne
m’a jamais intéressée. Je l’aimais bien, c’était tout. D’abord,
il était d’un sale ! Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens
qui ne se lavent jamais ? – Qu’est-ce que c’est que cette
chose si jolie de ton que nous mangeons ? demanda Ski. –
Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. –
Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bou-
teilles de château-margaux, de château-lafite, de porto. – Je

– 411 –
ne peux pas vous dire comme il m’amuse, il ne boit que de
l’eau », dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l’agrément
qu’elle trouvait à cette fantaisie l’effroi que lui causait cette
prodigalité. « Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en
remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses
pêches, d’énormes brugnons, là en face du soleil couché ; ça
sera luxuriant comme un beau Véronèse. – Ça coûtera
presque aussi cher, murmura M. Verdurin. – Mais enlevez
ces fromages si vilains de ton », dit-il en essayant de retirer
l’assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses
forces. « Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit
Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir c’est le tra-
vail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a
envie. C’est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne con-
naît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au
milieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n’avez
pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici comme
autrefois. – Dites donc, voulez-vous être poli, vous ? Je ne
reçois pas de gourgandines, monsieur le professeur », dit
Mme Verdurin, qui avait au contraire fait tout ce qu’elle avait
pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais
avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller,
elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête,
sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la
rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu ;
et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie
ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait con-
naître la voie du salut. « Il est magnifique, le professeur, dit-
elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de ren-
dez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c’est
que Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernière des
filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D’ailleurs je
vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête de passer sur la

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femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé, ce
n’est même plus dessiné. – C’est extraordinaire pour un
homme d’une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh ! non,
répondit Mme Verdurin, même à l’époque où il avait du ta-
lent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait
chez lui c’est qu’il n’était aucunement intelligent. »
Mme Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n’avait pas
attendu leur brouille et qu’elle n’aimât plus sa peinture. C’est
que, même au temps où il faisait partie du petit groupe, il ar-
rivait qu’Elstir passait des journées entières avec telle femme
qu’à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait « bécasse », ce
qui à son avis n’était pas le fait d’un homme intelligent.
« Non, dit-elle d’un air d’équité, je crois que sa femme et lui
sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je ne
connais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que je
deviendrais enragée s’il me fallait passer deux heures avec
elle. Mais on dit qu’il la trouve très intelligente. C’est qu’il
faut bien l’avouer, notre Tiche était surtout excessivement
bête ! Je l’ai vu épaté par des personnes que vous n’imaginez
pas, par de braves idiotes dont on n’aurait jamais voulu dans
notre petit clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discutait avec
elles, lui, Elstir ! Ça n’empêche pas des côtés charmants, ah !
charmants, charmants et délicieusement absurdes, naturel-
lement. » Car Mme Verdurin était persuadée que les hommes
vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse où il y a
pourtant quelque vérité. Certes les « folies » des gens sont
insupportables. Mais un déséquilibre qu’on ne découvre qu’à
la longue est la conséquence de l’entrée dans un cerveau
humain de délicatesses pour lesquelles il n’est pas habituel-
lement fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants
exaspèrent, mais il n’y a guère de gens charmants qui ne
soient, par ailleurs, étranges. « Tenez, je vais pouvoir vous
montrer tout de suite ses fleurs », me dit-elle en voyant que

– 413 –
son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever de table. Et
elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut
s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté
Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le
plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme
titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient
la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord
il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il
l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces ba-
gatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, com-
mença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en
faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres,
les artistes, les gens qui en sont vraiment, s’en fichent. Or
dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris
que vous en étiez ! » M. de Charlus qui donnait à cette locu-
tion un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les
œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffo-
quait. « Ne protestez pas, cher monsieur, vous en êtes, c’est
clair comme le jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne
sais pas si vous exercez un art quelconque, mais ce n’est pas
nécessaire et ce n’est pas toujours suffisant. Dechambre, qui
vient de mourir, jouait parfaitement avec le plus robuste mé-
canisme, mais n’en était pas, on sentait tout de suite qu’il
n’en était pas. Brichot n’en est pas. Morel en est, ma femme
en est, je sens que vous en êtes… – Qu’alliez-vous me
dire ? » interrompit M. de Charlus qui commençait à être
rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui pré-
férait qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous
vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin.
M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et
insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune impor-
tance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire
qui lui venait probablement de quelque grand-mère bava-

– 414 –
roise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique,
d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis
pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l’Europe,
et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains
instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments
où pour peindre complètement quelqu’un il faudrait que
l’imitation phonétique se joignît à la description, et celle du
personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incom-
plète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme
certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement
parce que les orchestres manquent de ces « petites trom-
pettes » au son si particulier, pour lesquelles l’auteur a écrit
telle ou telle partie. « Mais, expliqua M. Verdurin blessé,
c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de
noblesse », ajouta-t-il avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu
tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma
grand-mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses
qu’ils ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne
pourront pas se faire à l’aide d’elles une supériorité sur eux.
« Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et
qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron… – Permet-
tez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à
M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau
de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et
des Dunes. D’ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous
tourmentez pas », ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui
s’épanouit sur ces derniers mots : « J’ai tout de suite vu que
vous n’aviez pas l’habitude. »
Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs
d’Elstir. Si cet acte devenu depuis longtemps si indifférent
pour moi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la
forme qui le renouvelait entièrement, d’un voyage le long de
la côte, suivi d’une montée en voiture jusqu’à deux cents
– 415 –
mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d’ivresse,
celle-ci ne s’était pas dissipée à La Raspelière. « Tenez, re-
gardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de
grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dont l’onctueux
écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec un relief
un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient posées.
Croyez-vous qu’il aurait encore assez de patte pour attraper
ça ? Est-ce assez fort ! Et puis, c’est beau comme matière, ça
serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous dire comme
c’était amusant de les lui voir peindre. On sentait que ça
l’intéressait de chercher cet effet-là. » Et le regard de la Pa-
tronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se
trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais
leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs
qu’il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies
par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui
les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien
que, les unes sur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la
salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le dé-
jeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur por-
trait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pou-
vant regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans
ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours.
Il avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses
qu’il avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de
sorte qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont ce
peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la
famille des roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a
été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient
perdre du temps, que je nuisais au développement de son gé-
nie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si la fréquentation
d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un
artiste ! » s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Tout

– 416 –
près de nous, M. de Cambremer qui était déjà assis, esquissa,
en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever
et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-
être dans la pensée du marquis qu’à une intention de vague
politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification
d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à
rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son
droit à cette préséance qu’en la déclinant. Aussi s’écria-t-il :
« Mais comment donc ! Je vous prie ! Par exemple ! » Le ton
astucieusement véhément de cette protestation avait déjà
quelque chose de fort « Guermantes », qui s’accusa davan-
tage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel
M. de Charlus pesa de ses deux mains et comme pour le for-
cer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne
s’était pas levé : « Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il
ne manquerait plus que ça ! Il n’y a pas de raison ! De notre
temps on réserve ça aux princes du sang. » Je ne touchai pas
plus les Cambremer que Mme Verdurin par mon enthou-
siasme pour leur maison. Car j’étais froid devant des beautés
qu’ils me signalaient et m’exaltais de réminiscences con-
fuses ; quelquefois même je leur avouais ma déception, ne
trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom
m’avait fait imaginer. J’indignai Mme de Cambremer en lui
disant que j’avais cru que c’était plus campagne. En re-
vanche je m’arrêtai avec extase à renifler l’odeur d’un vent
coulis qui passait par la porte. « Je vois que vous aimez les
courants d’air », me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lus-
trine verte bouchant un carreau cassé n’eut pas plus de suc-
cès : « Mais quelle horreur ! » s’écria la marquise. Le comble
fut quand je dis : « Ma plus grande joie a été quand je suis ar-
rivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je
ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la
carte du canton, je me crus entré. » Cette fois

– 417 –
Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. « Vous
n’avez pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda
son mari avec la même sollicitude apitoyée que s’il se fût in-
formé comment sa femme avait supporté une triste cérémo-
nie. Il y a de belles choses. » Mais comme la malveillance,
quand les règles fixes d’un goût sûr ne lui imposent pas de
bornes inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne
ou de leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés :
« Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles
si belles que ça ? – Vous avez remarqué », dit M. de Cambre-
mer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, « il y a
des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout
usées dans ce salon ! – Et cette pièce d’étoffe avec ses
grosses roses comme un couvre-pied de paysanne », dit
Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s’appli-
quait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture
impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour ne pas
requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût :
« Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle faute de style ! Que
voulez-vous, ces gens, ils ne savent pas, où auraient-ils ap-
pris ? Ça doit être de gros commerçants retirés. C’est déjà
pas mal pour eux. – Les chandeliers m’ont paru beaux », dit
le marquis, sans qu’on sût pourquoi il exceptait les chande-
liers, de même qu’inévitablement, chaque fois qu’on parlait
d’une église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims,
d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressait tou-
jours de citer comme admirable c’était : « le buffet d’orgue,
la chaire et les œuvres de miséricorde ». « Quant au jardin,
n’en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C’est un massacre.
Ces allées qui s’en vont tout de guingois ! » Je profitai de ce
que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup
d’œil sur la lettre que M. de Cambremer m’avait remise, et
où sa mère m’invitait à dîner. Avec ce rien d’encre, l’écriture

– 418 –
traduisait une individualité désormais pour moi reconnais-
sable entre toutes, sans qu’il y eût plus besoin de recourir à
l’hypothèse de plumes spéciales que des couleurs rares et
mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au peintre
pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé atteint
d’agraphie après une attaque et réduit à regarder les carac-
tères comme un dessin sans savoir les lire, aurait compris
que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la
culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un
peu d’air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné aussi
vers quelles années la marquise avait appris simultanément à
écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque où les gens bien
élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des
trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les
deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait
suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (après un deu-
xième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui était particulier,
c’est que, contrairement au but social et littéraire qu’elle se
proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les
billets de Mme de Cambremer l’aspect non d’une progression,
mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette
première lettre qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore
plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – ré-
elles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisé-
ment celui qui aimait la belle-fille), et que si je voulais venir
avec ou sans eux dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heu-
reuse – contente ». Peut-être était-ce parce que le désir
d’amabilité n’était pas égalé chez elle par la fertilité de
l’imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame,
tenant à pousser trois exclamations, n’avait la force de don-
ner dans la deuxième et la troisième qu’un écho affaibli de la
première. Qu’il y eût eu seulement un quatrième adjectif et
de l’amabilité initiale, il ne serait rien resté. Enfin, par une

– 419 –
certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans pro-
duire une impression considérable dans la famille et même le
cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude
de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air men-
songer, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer
qu’il s’agissait en effet de quelque chose de sincère, elle
rompait l’alliance conventionnelle qui eût mis « vrai » avant
le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finis-
saient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma
sympathie vraie. » Malheureusement c’était tellement deve-
nu une formule que cette affectation de franchise donnait
plus l’impression de la politesse menteuse que les antiques
formules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais d’ail-
leurs gêné pour lire par le bruit confus des conversations que
dominait la voix plus haute de M. de Charlus n’ayant pas lâ-
ché son sujet et disant à M. de Cambremer : « Vous me fai-
siez penser en voulant que je prisse votre place, à un mon-
sieur qui m’a envoyé ce matin une lettre en l’adressant “À
Son Altesse le baron de Charlus”, et qui la commençait par :
“Monseigneur”. – En effet, votre correspondant exagérait un
peu », répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète
hilarité. M. de Charlus l’avait provoquée ; il ne la partagea
pas. « Mais dans le fond, mon cher, dit-il, remarquez que hé-
raldiquement parlant, c’est lui qui est dans le vrai ; je n’en
fais pas une question de personne, vous pensez bien. J’en
parle comme s’il s’agissait d’un autre. Mais que voulez-vous,
l’histoire est l’histoire, nous n’y pouvons rien et il ne dépend
pas de nous de la refaire. Je ne vous citerai pas l’empereur
Guillaume qui à Kiel n’a jamais cessé de me donner du mon-
seigneur. J’ai ouï dire qu’il appelait ainsi tous les ducs fran-
çais, ce qui est abusif, et ce qui est peut-être simplement une
délicate attention qui, par-dessus notre tête, vise la France. –
Délicate et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. –

– 420 –
Ah ! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que personnel-
lement un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzol-
lern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi
de Hanovre, n’est pas pour me plaire », ajouta M. de Charlus
auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-
Lorraine. « Mais je crois le penchant qui porte l’empereur
vers nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront
que c’est un empereur de théâtre. Il est au contraire merveil-
leusement intelligent. Il ne s’y connaît pas en peinture et il a
forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux.
Mais Louis XIV n’aimait pas les maîtres hollandais, avait aus-
si le goût de l’apparat, et a été somme toute un grand souve-
rain. Encore Guillaume II a-t-il armé son pays au point de
vue militaire et naval, comme Louis XIV n’avait pas fait, et
j’espère que son règne ne connaîtra jamais les revers qui ont
assombri sur la fin le règne de celui qu’on appelle banale-
ment le Roi-Soleil. La République a commis une grande faute
à mon avis en repoussant les amabilités du Hohenzollern ou
en ne les lui rendant qu’au compte-gouttes. Il s’en rend lui-
même très bien compte et dit, avec ce don d’expression qu’il
a : “Ce que je veux, c’est une poignée de main, ce n’est pas
un coup de chapeau.” Comme homme, il est vil ; il a aban-
donné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances
où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand »,
continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente,
glissait vers l’affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui
avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que
l’empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé
permettre un pareil procès ! Mais d’ailleurs il ne s’est pas
trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur
l’échafaud nous aurions fermé la bouche. » « Du reste tout
cela n’a rien à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu’en
Allemagne, princes médiatisés nous sommes Durchlaucht, et

– 421 –
qu’en France notre rang d’Altesse était publiquement recon-
nu. Saint-Simon prétend que nous l’avions pris par abus, ce
en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il en donne, à
savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appeler le Roi
très Chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi tout court,
prouve simplement que nous relevions de lui et nullement
que nous n’avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il au-
rait fallu la dénier au duc de Lorraine et à combien d’autres !
D’ailleurs, plusieurs de nos titres viennent de la maison de
Lorraine par Thérèse d’Espinoy, ma bisaïeule, qui était la
fille du damoiseau de Commercy. » S’étant aperçu que Morel
l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les rai-
sons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce
n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la
deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice
sur notre famille devrait se trouver », dit-il sans se rendre
compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha. « Mais
c’est lui que ça regarde, il est mon chef d’armes et du mo-
ment qu’il le trouve bon ainsi et qu’il laisse passer la chose,
je n’ai qu’à fermer les yeux. – M. Brichot m’a beaucoup inté-
ressé », dis-je à Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en
mettant la lettre de Mme de Cambremer dans ma poche.
« C’est un esprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle
froidement. Il manque évidemment d’originalité et de goût, il
a une terrible mémoire. On disait des “aïeux” des gens que
nous avons ce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien oublié.
Mais ils avaient du moins l’excuse, dit-elle en prenant à son
compte un mot de Swann, qu’ils n’avaient rien appris. Tandis
que Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant le dîner
des piles de dictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus
rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village. »
Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais
promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais

– 422 –
me rappeler ce que c’était. « Je suis sûr que vous parlez de
Brichot, dit Ski. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a
fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. –
Je vous ai bien vu, j’ai failli éclater. » Je ne saurais dire au-
jourd’hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là.
Peut-être au moment même ne le savais-je pas davantage,
car je n’ai pas l’esprit d’observation. Mais sentant que sa toi-
lette n’était pas sans prétention, je lui dis quelque chose
d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque
toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment
qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité et que
c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistible-
ment, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant
pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit
rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette orgueilleuse
et naïve question, habituelle en pareilles circonstances :
« Cela vous plaît ? – Vous parlez de Chantepie, je suis sûr »,
dit M. Verdurin s’approchant de nous. J’avais été seul, pen-
sant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pas re-
marquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait
rire de lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi
leur valeur aux choses étaient de celles que les autres per-
sonnes ou n’éprouvent pas, ou refoulent sans y penser
comme insignifiantes, et que par conséquent si j’avais pu les
communiquer elles fussent restées incomprises ou auraient
été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour
moi et avaient de plus l’inconvénient de me faire passer pour
stupide aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j’avais
« gobé » Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guer-
mantes parce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. Pour
Brichot pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas du
petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, lit-
téraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans

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une conversation, dans un discours officiel, dans une nou-
velle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait
jamais songé à y voir. Que de fois il m’est arrivé, lisant avec
une certaine émotion un conte habilement filé par un aca-
démicien disert et un peu vieillot, d’être sur le point de dire à
Bloch ou à Mme de Guermantes : « Comme c’est joli ! »
quand, avant que j’eusse ouvert la bouche, ils s’écriaient
chacun dans un langage différent : « Si vous voulez passer un
bon moment, lisez un conte de un tel. La stupidité humaine
n’a jamais été aussi loin. » Le mépris de Bloch provenait sur-
tout de ce que certains effets de style, agréables du reste,
étaient un peu fanés ; celui de Mme de Guermantes, de ce que
le conte semblait prouver justement le contraire de ce que
voulait dire l’auteur, pour des raisons de fait qu’elle avait
l’ingéniosité de déduire mais auxquelles je n’eusse jamais
pensé. Je fus aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’ama-
bilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre,
quelques jours plus tard à Féterne, les Cambremer me dire,
devant l’éloge enthousiaste que je faisais de La Raspelière :
« Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce
qu’ils en ont fait. » Il est vrai qu’ils avouèrent que la vaisselle
était belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je ne l’avais
vue. « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec,
vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement
M. Verdurin. C’était justement les choses que m’apprenait
Brichot qui m’intéressaient. Quant à ce qu’on appelait son
esprit, il était exactement le même qui avait été si goûté au-
trefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante fa-
cilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre
un silence hostile ou de désagréables échos ; ce qui avait
changé était, non ce qu’il débitait, mais l’acoustique du salon
et les dispositions du public. « Gare ! » dit à mi-voix Mme Ver-
durin en montrant Brichot. Celui-ci ayant gardé l’ouïe plus

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perçante que la vue, jeta sur la Patronne un regard vite dé-
tourné de myope et de philosophe. Si ses yeux étaient moins
bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les choses
un plus large regard. Il voyait le peu qu’on pouvait attendre
des affections humaines, il s’y était résigné. Certes, il en
souffrait. Il arrive que même celui qui un seul soir, dans un
milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou
trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier,
etc., rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’une
question d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres ab-
surde ou vieux jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres
ne le valent pas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes
à l’aide desquels on l’a condamné tacitement, il veut aller
faire une visite, écrire une lettre : plus sage il ne fait rien, at-
tend l’invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces
disgrâces au lieu de finir en une soirée, durent des mois.
Dues à l’instabilité des jugements mondains, elles l’aug-
mentent encore. Car celui qui sait que Mme X… le méprise,
sentant qu’on l’estime chez Mme Y…, la déclare bien supé-
rieure et émigre dans son salon. Au reste ce n’est pas le lieu
de peindre ici ces hommes supérieurs à la vie mondaine mais
n’ayant pas su se réaliser en dehors d’elle, heureux d’être re-
çus, aigris d’être méconnus, découvrant chaque année les
tares de la maîtresse de maison qu’ils encensaient, et le gé-
nie de celle qu’ils n’avaient pas appréciée à sa valeur, quitte
à revenir à leurs premières amours quand ils auront souffert
des inconvénients qu’avaient aussi les secondes, et que ceux
des premières seront un peu oubliés. On peut juger par ces
courtes disgrâces du chagrin que causait à Brichot celle qu’il
savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait par-
fois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant
le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant
soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa

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meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de
l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et
se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus
m’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette.
« Comment, pas gentille ! Mais il nous adore, vous ne savez
pas ce que nous sommes pour lui ! Mon mari est quelquefois
un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu’il y a de
quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il
pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien cou-
chant ? Ce n’est pas franc. Je n’aime pas cela. Ça n’empêche
pas que je tâche toujours de calmer mon mari parce que s’il
allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela
je ne le voudrais pas parce que je vous dirai qu’il n’a plus un
sou, il a besoin de ses dîners. Et puis, après tout, s’il se
froisse, qu’il ne revienne pas, moi ce n’est pas mon affaire,
quand on a besoin des autres on tâche de ne pas être aussi
idiot. – Le duché d’Aumale a été longtemps dans notre fa-
mille avant d’entrer dans la maison de France, expliquait
M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et
auquel à vrai dire toute cette dissertation était sinon adres-
sée du moins destinée. Nous avions le pas sur tous les
princes étrangers ; je pourrais vous en donner cent
exemples. La princesse de Croy ayant voulu à l’enterrement
de Monsieur se mettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci
lui fit vertement remarquer qu’elle n’avait pas droit au car-
reau, le fit retirer par l’officier de service et porta la chose au
roi, qui ordonna à Mme de Croy d’aller faire des excuses à
Mme de Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant
venu chez nous avec les huissiers, la baguette levée, nous
obtînmes du roi de la faire abaisser. Je sais qu’il y a mau-
vaise grâce à parler des vertus des siens. Mais il est bien
connu que les nôtres ont toujours été de l’avant à l’heure du
danger. Notre cri d’armes quand nous avons quitté celui des

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ducs de Brabant, a été “Passavant”. De sorte qu’il est en
somme assez légitime que ce droit d’être partout les pre-
miers que nous avions revendiqué pendant tant de siècles à
la guerre, nous l’ayons obtenu ensuite à la cour. Et dame, il
nous y a toujours été reconnu. Je vous citerai encore comme
preuve la princesse de Baden. Comme elle s’était oubliée
jusqu’à vouloir disputer son rang à cette même duchesse de
Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l’heure, et avait
voulu entrer la première chez le roi en profitant d’un mou-
vement d’hésitation qu’avait peut-être eu ma parente (bien
qu’il n’y en eût pas à avoir), le roi cria vivement : “Entrez,
entrez, ma cousine, madame de Baden sait trop ce qu’elle
vous doit.” Et c’est comme duchesse de Guermantes qu’elle
avait ce rang, bien que par elle-même elle fût d’assez grande
naissance puisqu’elle était par sa mère nièce de la reine de
Pologne, de la reine d’Hongrie, de l’Électeur palatin, du
prince de Savoie-Carignan et du prince d’Hanovre, ensuite
roi d’Angleterre. – Mœcenas atavis edite regibus ! dit Brichot
en s’adressant à M. de Charlus qui répondit par une légère
inclinaison de tête à cette politesse. – Qu’est-ce que vous
dites ? demanda Mme Verdurin à Brichot envers qui elle au-
rait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à l’heure. – Je
parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur du
gratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ le siècle
d’Auguste (Mme Verdurin rassurée par l’éloignement de ce
gratin prit une expression plus sereine), d’un ami de Virgile
et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’à lui envoyer
en pleine figure ses ascendances plus qu’aristocratiques,
royales, en un mot je parlais de Mécène, d’un rat de biblio-
thèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste. Je suis
sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards qui était
Mécène. » Regardant gracieusement Mme Verdurin du coin
de l’œil parce qu’il l’avait entendue donner rendez-vous à

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Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de ne pas être
invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c’était
quelque chose comme le Verdurin de l’Antiquité. » Mme Ver-
durin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction.
Elle alla vers Morel. « Il est agréable l’ami de vos parents, lui
dit-elle. On voit que c’est un homme instruit, bien élevé. Il
fera bien dans notre petit noyau. Où donc demeure-t-il à Pa-
ris ? » Morel garda un silence hautain et demanda seulement
à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un
peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne
parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec
le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté,
schumannesque, mais enfin antérieur à la sonate de Franck)
de la sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu’il
donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la
virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le
style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un
même homme une tare physique et un don spirituel.
M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de
Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait
parlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant (sans
doute pour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à
Mme Verdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant la
discrétion, il m’avait répondu : « Mais puisque c’est moi qui
vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’en formali-
ser. » Cela aurait pu être dit par le duc de Guermantes.
M. de Charlus n’était en somme qu’un Guermantes. Mais il
avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le
système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût
fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un
élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de
Guermantes et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de
M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui

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n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. Le style ra-
pide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le
morceau schumannesque de la sonate de Fauré, qui aurait pu
discerner que ce style avait son correspondant – on n’ose
dire sa cause – dans des parties toutes physiques, dans les
défectuosités nerveuses de M. de Charlus ? Nous explique-
rons plus tard ce mot de « défectuosités nerveuses » et pour
quelles raisons un Grec du temps de Socrate, un Romain du
temps d’Auguste, pouvaient être ce qu’on sait tout en restant
des hommes absolument normaux, et non des hommes-
femmes comme on en voit aujourd’hui. De même que de ré-
elles dispositions artistiques, non venues à terme,
M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère,
aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en
parlait il avait des larmes, mais superficielles, comme la
transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un
rien s’humecte de sueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on
dit : « Comme vous avez chaud ! » tandis qu’on fait semblant
de ne pas voir les pleurs des autres. On, c’est-à-dire le
monde ; car le peuple s’inquiète de voir pleurer comme si un
sanglot était plus grave qu’une hémorragie. La tristesse qui
suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir,
n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas
conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser en-
tendre que pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le
moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de
chœur. Et c’était peut-être vrai.
Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce
qui eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer
que je n’insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela », me
dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit
crier : « Ah ! c’est sublime ! » dès la première note. Mais Mo-
rel s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et par
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gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença
une marche de Meyerbeer. Malheureusement comme il lais-
sa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde
crut que c’était encore du Debussy, et on continua à crier :
« Sublime ! » Morel, en révélant que l’auteur n’était pas celui
de Pelléas mais de Robert le Diable, jeta un certain froid.
Mme de Cambremer n’eut guère le temps de le ressentir pour
elle-même, car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti
et elle s’était jetée dessus avec une impulsion d’hystérique.
« Oh ! jouez ça, tenez, ça, c’est divin », criait-elle. Et pour-
tant de cet auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu
aux plus grands honneurs, ce qu’elle élisait dans son impa-
tience fébrile, c’était un de ces morceaux maudits qui vous
ont si souvent empêché de dormir et qu’une élève sans pitié
recommence indéfiniment à l’étage contigu au vôtre. Mais
Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux
cartes, M. de Charlus pour participer à la partie aurait voulu
un whist. « Il a dit tout à l’heure au Patron qu’il était prince,
dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n’est pas vrai, il est d’une
simple famille bourgeoise de petits architectes. – Je veux sa-
voir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na ! »
redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa ce-
lui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être
aux miens : « Mais à vrai dire, madame, Mécène m’intéresse
surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce
Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de secta-
teurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant
Dieu Je-Men-Fou. » Mme Verdurin ne se contentait plus dans
ces cas-là de plonger sa tête dans sa main. Elle s’abattait
avec la brusquerie des insectes appelés éphémères sur la
princesse Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance la Pa-
tronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, y enfonçait
ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa tête

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comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet
écran protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait
aussi bien ne penser à rien du tout que les gens qui, pendant
qu’ils font une prière un peu longue, ont la sage précaution
d’ensevelir leur visage dans leurs mains. Mme Verdurin les
imitait en écoutant les quatuors de Beethoven à la fois pour
montrer qu’elle les considérait comme une prière et pour ne
pas laisser voir qu’elle dormait. « Je parle fort sérieusement,
madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est aujourd’hui
le nombre des gens qui passent leur temps à considérer leur
nombril comme s’il était le centre du monde. En bonne doc-
trine, je n’ai rien à objecter à je ne sais quel nirvâna qui tend
à nous dissoudre dans le grand Tout (lequel, comme Munich
et Oxford, est beaucoup plus près de Paris qu’Asnières ou
Bois-Colombes), mais il n’est ni d’un bon Français, ni même
d’un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être aux
portes de notre Byzance, que des antimilitaristes socialisés
discutent gravement sur les vertus cardinales du vers libre. »
Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de la
princesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans
feindre de s’essuyer les yeux et sans reprendre deux ou trois
fois haleine. Mais Brichot voulait que j’eusse ma part de fes-
tin et ayant retenu des soutenances de thèses qu’il présidait
comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse
qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance, en se
faisant traiter par elle de réactionnaire : « Je ne voudrais pas
blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi
ce regard furtif qu’un orateur accorde à la dérobée à
quelqu’un présent dans l’assistance et dont il cite le nom. Je
ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans
la chapelle mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous
ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins
comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou

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Rose-Croix. Mais vraiment nous en avons trop vu de ces in-
tellectuels adorant l’Art avec un grand A et qui, quand il ne
leur suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des pi-
qûres de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion bau-
delairienne, ils ne seraient plus capables de l’effort viril que
la patrie peut un jour ou l’autre leur demander, anesthésiés
qu’ils sont par la grande névrose littéraire dans l’atmosphère
chaude, énervante, lourde de relents malsains, d’un symbo-
lisme de fumerie d’opium. » Incapable de feindre l’ombre
d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, je
me détournai vers Ski et lui assurai qu’il se trompait absolu-
ment sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus ; il
me répondit qu’il était sûr de son fait et ajouta que je lui
avais même dit que son vrai nom était Gandin, Le Gandin.
« Je vous ai dit, lui répondis-je, que Mme de Cambremer était
la sœur d’un ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai jamais
parlé de M. de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance
entre lui et Mme de Cambremer qu’entre le Grand Condé et
Racine. – Ah ! je croyais », dit Ski légèrement sans plus
s’excuser de son erreur que quelques heures avant de celle
qui avait failli nous faire manquer le train. « Est-ce que vous
comptez rester longtemps sur la côte ? » demanda Mme Ver-
durin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et
qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. « Mon Dieu,
on ne sait jamais, répondit d’un ton nasillard et traînant
M. de Charlus. J’aimerais rester jusqu’à la fin de septembre.
– Vous avez raison, dit Mme Verdurin ; c’est le moment des
belles tempêtes. – À bien vrai dire ce n’est pas ce qui me dé-
terminerait. J’ai trop négligé depuis quelque temps l’ar-
change saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédom-
mager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’abbaye
du Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ? »
demanda Mme Verdurin, qui eût peut-être réussi à faire taire

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son anticléricalisme blessé si elle n’avait craint qu’une ex-
cursion aussi longue ne fît « lâcher » pendant quarante-huit
heures le violoniste et le baron. « Vous êtes peut-être affligée
de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Char-
lus. Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux
patrons. » Puis, souriant avec une bienveillante extase, les
yeux fixés au loin, la voix accrue par une exaltation qui me
sembla plus qu’esthétique, mais religieuse : « C’est si beau à
l’offertoire quand Michel se tient debout près de l’autel, en
robe blanche, balançant un encensoir d’or et avec un tel
amas de parfums que l’odeur en monte jusqu’à Dieu ! – On
pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin malgré son
horreur de la calotte. – À ce moment-là, dès l’offertoire », re-
prit M. de Charlus qui pour d’autres raisons mais de la même
manière que les bons orateurs à la Chambre, ne répondait
jamais à une interruption et feignait de ne pas l’avoir enten-
due, « ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrini-
sant et exécutant même une aria de Bach. Il serait fou de
joie, le bon abbé aussi, et c’est le plus grand hommage, du
moins le plus grand hommage public, que je puisse rendre à
mon saint patron. Quelle édification pour les fidèles ! Nous
en parlerons tout à l’heure au jeune Angelico musical, mili-
taire comme saint Michel. » Saniette, appelé pour faire le
mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard
voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du
train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Mo-
rel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un air terrible sur Sa-
niette : « Vous ne savez donc jouer à rien ! » cria-t-il, furieux
d’avoir perdu l’occasion de faire un whist, et ravi d’en avoir
trouvé une d’injurier l’ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé,
prit un air spirituel : « Si, je sais jouer du piano », dit-il. Cot-
tard et Morel s’étaient assis face à face. « À vous l’honneur,
dit Cottard. – Si nous nous approchions un peu de la table de

– 433 –
jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir le
violoniste avec Cottard. C’est aussi intéressant que ces ques-
tions d’étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus
grand-chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du
moins, sont les rois des jeux de cartes, et il me semble qu’ils
viennent à foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il
bientôt, par une admiration pour Morel qui s’étendait jusqu’à
sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin pour expli-
quer le mouvement qu’il faisait de se pencher sur l’épaule du
violoniste. « Ié coupe », dit, en contrefaisant l’accent rasta-
quouère, Cottard, dont les enfants s’esclaffèrent comme fai-
saient ses élèves et le chef de clinique, quand le Maître,
même au lit d’un malade gravement atteint, lançait, avec un
masque impassible d’épileptique une de ses coutumières fa-
céties. « Je ne sais trop ce que je dois jouer, dit Morel en
consultant M. de Cambremer. – Comme vous voudrez, vous
serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal. Égal…
Galli-Marié ? dit le docteur en coulant vers de Cambremer un
regard insinuant et bénévole. C’était ce que nous appelons la
véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme on n’en
reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi y en-
tendre Ingalli-Marié ». Le marquis se leva avec cette vulgari-
té méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas
qu’ils insultent le maître de maison en ayant l’air de ne pas
être certains qu’on puisse fréquenter ses invités et qui
s’excusent sur l’habitude anglaise pour employer une ex-
pression dédaigneuse : « Quel est ce monsieur qui joue aux
cartes ? qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? qu’est-ce qu’il vend ?
J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me
lier avec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son nom
quand vous m’avez fait l’honneur de me présenter à lui. » Si
M. Verdurin s’autorisant de ces derniers mots, avait en effet
présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci l’eût

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trouvé fort mauvais. Mais sachant que c’était le contraire qui
avait eu lieu, il trouvait gracieux d’avoir l’air bon enfant et
modeste sans péril. La fierté qu’avait M. Verdurin de son in-
timité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le
docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne
s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. Alors, quand
Cottard était à peine connu, si on parlait à M. Verdurin des
névralgies faciales de sa femme : « Il n’y a rien à faire », di-
sait-il avec l’amour-propre naïf des gens qui croient que ce
qu’ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le
nom du professeur de chant de leur fille. « Si elle avait un
médecin de second ordre on pourrait chercher un autre trai-
tement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’il
prononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot) il n’y a
qu’à tirer l’échelle. » Usant d’un procédé inverse, sachant
que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du
fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet.
« C’est notre médecin de famille, un brave cœur que nous
adorons et qui se ferait couper en quatre pour nous ; ce n’est
pas un médecin, c’est un ami ; je ne pense pas que vous le
connaissiez ni que son nom vous dirait quelque chose ; en
tous cas, pour nous c’est le nom d’un bien bon homme, d’un
bien cher ami, Cottard. » Ce nom, murmuré d’un air mo-
deste, trompa M. de Cambremer qui crut qu’il s’agissait d’un
autre. « Cottard ? vous ne parlez pas du professeur Cot-
tard ? » On entendait précisément la voix dudit professeur
qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses cartes :
« C’est ici que les Athéniens s’atteignirent. – Ah ! si, juste-
ment, il est professeur, dit M. Verdurin. – Quoi ! le professeur
Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous êtes bien sûr que
c’est le même ! celui qui demeure rue du Bac ! – Oui, il de-
meure rue du Bac, 43. Vous le connaissez ? – Mais tout le
monde connaît le professeur Cottard. C’est une sommité !

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C’est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de
Saint-Blaise ou Courtois-Suffit. J’avais bien vu en l’écoutant
parler que ce n’était pas un homme ordinaire, c’est pourquoi
je me suis permis de vous demander. – Voyons, qu’est-ce
qu’il faut jouer ? atout ? » demandait Cottard. Puis brusque-
ment, avec une vulgarité qui eût été agaçante même dans
une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une ex-
pression familière au mépris de la mort, mais qui devenait
doublement stupide dans le passe-temps sans danger des
cartes, Cottard se décidant à jouer atout, prit un air sombre,
« cerveau brûlé », et par allusion à ceux qui risquent leur
peau, joua sa cane comme si c’eût été sa vie, en s’écriant :
« Après tout, je m’en fiche ! » Ce n’était pas ce qu’il fallait
jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans
un large fauteuil, Mme Cottard, cédant à l’effet, irrésistible
chez elle, de l’après-dîner, s’était soumise après de vains ef-
forts, au sommeil vaste et léger qui s’emparait d’elle. Elle
avait beau se redresser à des instants, pour sourire, soit par
moquerie de soi-même, soit par peur de laisser sans réponse
quelque parole aimable qu’on lui eût adressée, elle retombait
malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt
que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi pour une seconde seule-
ment, c’était le regard (que par tendresse elle voyait même
les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produi-
sait tous les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où
on aura à se lever), le regard par lequel le professeur signa-
lait le sommeil de son épouse aux personnes présentes. Il se
contentait pour commencer de la regarder et de sourire, car
si comme médecin il blâmait ce sommeil d’après le dîner (du
moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers
la fin, mais il n’est pas sûr qu’elle fût déterminante tant il
avait là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant
et taquin, il était enchanté de se moquer de sa femme, de ne

– 436 –
l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et
qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.
Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien !
Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. J’écoute ce que
dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard,
qui retomba dans sa léthargie. C’est insensé, s’écria Cottard,
tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a pas dormi. C’est
comme les patients qui se rendent à une consultation et qui
prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-
être », dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait
autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas
qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas
qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. –
Ah ! répondit en s’inclinant respectueusement le marquis,
comme eût fait Cottard jadis. – On voit bien, reprit Cottard,
que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux
grammes de trional sans arriver à provoquer la somnes-
cence. – En effet, en effet, répondit le marquis en riant d’un
air avantageux, je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de
ces drogues qui bientôt ne font plus d’effet mais vous détra-
quent l’estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi
dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu’on n’a pas be-
soin de trional pour dormir. – Ce sont les ignorants qui disent
cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d’une
façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional,
savez-vous seulement ce que c’est ? – Mais… j’ai entendu
dire que c’était un médicament pour dormir. – Vous ne ré-
pondez pas à ma question », reprit doctoralement le profes-
seur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était « d’exa-
men ». « Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non,
mais ce que c’est. Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de
parties d’amyle et d’éthyle ? – Non, répondit M. de Cambre-
mer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de
– 437 –
porto 345. – Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le
professeur. – Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma
femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en parler
avec elle. – Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En
tous cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous
voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine,
bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner,
moi ? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors mainte-
nant comme une vieille ? Tu vas prendre de l’embonpoint, tu
t’arrêtes la circulation… Elle ne m’entend même plus. – C’est
mauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-
ce pas, docteur ? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter
auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de
l’exercice. – Des histoires ! répondit le docteur. On a prélevé
une même quantité de nourriture dans l’estomac d’un chien
qui était resté tranquille, et dans l’estomac d’un chien qui
avait couru, et c’est chez le premier que la digestion était la
plus avancée. – Alors c’est le sommeil qui coupe la diges-
tion ? – Cela dépend s’il s’agit de la digestion œsophagique,
stomacale, intestinale ; inutile de vous donner des explica-
tions que vous ne comprendriez pas puisque vous n’avez pas
fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant…
harche ! il est temps de partir. » Ce n’était pas vrai car le
docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il
espérait contrarier ainsi de façon plus brusque le sommeil de
la muette à laquelle il adressait sans plus recevoir de réponse
les plus savantes exhortations. Soit qu’une volonté de résis-
tance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l’état
de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d’appui à sa
tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à
droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte,
et Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l’air
d’écouter de la musique, tantôt d’être entrée dans la dernière

– 438 –
phase de l’agonie. Là où les admonestations de plus en plus
véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa
propre sottise réussit : « Mon bain est bien comme chaleur,
murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire… s’écria-t-
elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je suis sotte !
Qu’est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, j’ai dû dire
une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est ce maudit
feu. » Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pas de feu.
« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même
Mme Cottard, qui effaça de la main sur son front avec une lé-
gèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se re-
coiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter
mes humbles excuses à chère madame Verdurin et savoir
d’elle la vérité. » Mais son sourire devint vite triste, car le
professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et
tremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier : « Regarde-toi
dans la glace, tu es rouge comme si tu avais une éruption
d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne. – Vous savez il est
charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie
narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes du tom-
beau quand toute la Faculté l’avait condamné. Il a passé
trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour
moi, vous savez, ajouta-t-elle d’un ton grave et presque me-
naçant en levant la main vers les deux sphères aux mèches
blanches de ses tempes musicales et comme si nous avions
voulu toucher au docteur, c’est sacré ! Il pourrait demander
tout ce qu’il voudrait. Du reste, je ne l’appelle pas le docteur
Cottard, je l’appelle le docteur Dieu ! Et encore en disant ce-
la je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du pos-
sible une partie des malheurs dont l’autre est responsable. –
Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d’un air heureux. –
Atout, pour voir, dit le violoniste. – Il fallait annoncer
d’abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais
– 439 –
comme vous jouez bien ! – J’ai le roi, dit Morel. – C’est un
bel homme, répondit le professeur. – Qu’est-ce que c’est que
cette affaire-là avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin en
montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté
au-dessus de la cheminée. Ce sont vos armes ? ajouta-t-elle
avec un dédain ironique. – Non, ce ne sont pas les nôtres,
répondit M. de Cambremer. Nous portons d’or à trois fasces
bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces
chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là ce sont celles
des d’Arrachepel qui n’étaient pas de notre estoc, mais de
qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notre li-
gnage n’ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pel-
vilain, dit-on) portaient d’or à cinq pieux épointés de
gueules. Quand ils s’allièrent aux Féterne leur écu changea
mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu
péri fiché d’or avec à droite un vol d’hermine. – Attrape, dit
tout bas Mme de Cambremer. – Mon arrière-grand-mère était
une d’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car
on trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua
de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut seulement
alors l’idée dont sa femme lui avait fait honneur et il craignit
que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la vi-
saient nullement. L’histoire veut qu’au XIe siècle, le premier
Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté par-
ticulière dans les sièges pour arracher les pieux. D’où le sur-
nom d’Arrachepel sous lequel il fut anobli, et les pieux que
vous voyez à travers les siècles persister dans leurs armes. Il
s’agit des pieux que, pour rendre plus inabordables les forti-
fications, on plantait, on fichait, passez-moi l’expression, en
terre devant elles, et qu’on reliait entre eux. Ce sont eux que
vous appeliez très bien des piquets et qui n’avaient rien des
bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils passaient pour
rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait sou-

– 440 –
rire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’il
s’agit du XIe siècle. – Cela manque d’actualité, dit Mme Ver-
durin, mais le petit campanile a du caractère. Vous avez, dit
Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répétait volon-
tiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le
roi de carreau est réformé ? – Je voudrais bien être à sa
place, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah ! le
mauvais patriote, s’écria de Charlus, qui ne put se retenir de
pincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pour-
quoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard, qui tenait
à ses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. – Vous
avez affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer
pour montrer à Cottard qu’il savait qui il était. – Ce jeune
homme est étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus,
en montrant Morel. Il joue comme un dieu. » Cette réflexion
ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit : « Qui vivra
verra. À roublard, roublard et demi. La dame, l’as », annonça
triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur
courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua,
fasciné : « C’est beau. Nous avons été très contents de dîner
avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. –
Vous ne le connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est parti-
culier, il est d’une époque » (elle eût été bien embarrassée de
dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait
d’une dilettante, d’un juge et d’une maîtresse de maison.
Mme de Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne
avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un cri d’admiration en
voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la
voûte de chênes qui partait du château. « Ce n’est encore
rien ; tout à l’heure quand la lune sera plus haute et que la
vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que
vous n’avez pas à Féterne ! dit-elle d’un ton dédaigneux à
Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne vou-

– 441 –
lant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires.
– Vous restez encore quelque temps dans la région, ma-
dame ? demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui
pouvait passer pour une vague intention de l’inviter et ce qui
dispensait actuellement de rendez-vous plus précis. – Oh !
certainement, monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à
cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le grand air. Je
suis peut-être en cela bien primitive mais je trouve
qu’aucune cure ne vaut pour les enfants le bon air, quand
bien même on me prouverait le contraire par A plus B. Leurs
petites frimousses sont déjà toutes changées. La Faculté vou-
lait m’envoyer à Vichy ; mais c’est trop étouffé et je m’oc-
cuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là auront
encore un peu poussé. Et puis le professeur, avec les exa-
mens qu’il fait passer, a toujours un fort coup de collier à
donner et les chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu’on
a besoin d’une franche détente quand on a été comme lui
toute l’année sur la brèche. De toutes façons nous resterons
encore un bon mois. – Ah ! alors nous sommes gens de re-
vue. – D’ailleurs je suis d’autant plus obligée de rester que
mon mari doit aller faire un tour en Savoie et ce n’est que
dans une quinzaine qu’il sera ici en poste fixe. – J’aime en-
core mieux le côté de la vallée que celui de la mer, reprit
Mme Verdurin. Vous allez avoir un temps splendide pour re-
venir. – Il faudrait même voir si les voitures sont attelées,
dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à
Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la né-
cessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il
fera sûrement beau. Les routes sont admirables. » Je dis que
c’était impossible. « Mais en tous cas il n’est pas l’heure, ob-
jecta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps.
Ça les avancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare.
Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Mo-

– 442 –
rel, n’osant pas s’adresser directement à M. de Charlus, vous
ne voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur la
mer. – Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le
joueur attentif qui n’avait pas entendu. Il n’a que la permis-
sion de minuit. Il faut qu’il rentre se coucher, comme un en-
fant bien obéissant, bien sage », ajouta-t-il d’une voix com-
plaisante, maniérée, insistante, comme s’il trouvait quelque
sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aus-
si à appuyer au passage sa voix sur ce qui concernait Morel,
à le toucher, à défaut de la main, avec des paroles qui sem-
blaient le palper.
Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambre-
mer avait conclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi
antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il
se mit à me faire l’éloge d’un colonel juif qui avait toujours
été très juste pour un cousin des Chevregny et lui avait fait
donner l’avancement qu’il méritait. « Et mon cousin était
dans des idées absolument opposées », dit M. de Cambre-
mer, glissant sur ce qu’étaient ces idées, mais que je sentis
aussi anciennes et mal formées que son visage, des idées que
quelques familles de certaines petites villes devaient avoir
depuis bien longtemps. « Eh bien ! vous savez, je trouve ça
très beau ! » conclut M. de Cambremer. Il est vrai qu’il
n’employait guère le mot « beau » dans le sens esthétique où
il eût désigné pour sa mère ou sa femme, des œuvres diffé-
rentes, mais des œuvres d’art. M. de Cambremer se servait
plutôt de ce qualificatif en félicitant par exemple une per-
sonne délicate qui avait un peu engraissé. « Comment, vous
avez repris trois kilos en deux mois ? Savez-vous que c’est
très beau ! » Des rafraîchissements étaient servis sur une
table. Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes
choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire
son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne
– 443 –
bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de
mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gra-
cieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille
moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit :
« Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois,
c’est délicieux. » Il est singulier qu’un certain ordre d’actes
secrets ait pour conséquence extérieure une manière de par-
ler ou de gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou
non à l’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus,
ou à la pluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trou-
vera dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse aper-
cevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Charlus dire de
cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras :
« Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire :
« Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude que
celle qui permet de condamner, pour un juge un criminel qui
n’a pas avoué, pour un médecin un paralytique général qui
ne sait peut-être pas lui-même son mal mais qui a fait telle
faute de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort
dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière
de dire : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette » à un
amour dit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de
science. Mais c’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le
signe révélateur et le secret. Sans se le dire précisément on
sent que c’est une douce et souriante dame qui vous répond
et qui paraît maniérée parce qu’elle se donne pour un
homme et qu’on n’est pas habitué à voir les hommes faire
tant de manières. Et il est peut-être plus gracieux de penser
que depuis longtemps un certain nombre de femmes angé-
liques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où,
exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes
à qui elles inspirent une répulsion physique, elles savent ar-
ranger un salon, composent des « intérieurs ». M. de Charlus

– 444 –
ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait ins-
tallé dans son fauteuil pour être plus près de Morel.
« Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que ce n’est pas
un crime que cet être-là qui pourrait nous enchanter avec
son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on joue du
violon comme lui ! – Il joue bien aux cartes, il fait tout bien,
il est si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant les
jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas du reste sa seule
raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Ver-
durin. Avec le singulier amalgame qu’il avait fait de ses con-
ceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d’amateur
d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un homme
de son monde l’eût été, il se faisait d’après Saint-Simon des
espèces de tableaux vivants ; et en ce moment s’amusait à
figurer le maréchal d’Huxelles, lequel l’intéressait par
d’autres côtés encore et dont il est dit qu’il était glorieux
jusqu’à ne pas se lever de son siège, par un air de paresse,
devant ce qu’il y avait de plus distingué à la cour. « Dites
donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se fami-
liariser, vous n’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux
noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? – Mais si…
mais si…, répondit M. de Charlus en souriant d’un air bon-
homme, mais je ne vous le conseille pas. – Pourquoi ? – Je
craindrais pour vous que les visiteurs élégants n’allassent
pas plus loin que la loge. » Ce fut entre eux la première es-
carmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait mal-
heureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus con-
tinua à ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait d’ailleurs
s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien
confirmait ses maximes favorites sur le prestige de
l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois, la soumission si ai-
sément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air
nullement étonnée par la posture du baron et si elle le quitta,

– 445 –
ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de me voir
relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela elle voulait
éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la
comtesse Molé. « Vous m’avez dit que vous connaissiez
Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ? » demanda-t-
elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le sens d’être
reçu chez elle, d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir.
M. de Charlus répondit avec une inflexion de dédain, une af-
fectation de précision et un ton de psalmodie : « Mais quel-
quefois. » Ce « quelquefois » donna des doutes à
Mme Verdurin qui demanda : « Est-ce que vous y avez ren-
contré le duc de Guermantes ? – Ah ! je ne me rappelle pas. –
Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas le duc de
Guermantes ? – Mais comment est-ce que je ne le connaîtrais
pas ? » répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler la
bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le baron
craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous un re-
flux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta fut
celle d’un sourire de bienveillance : « Pourquoi dites-vous :
Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais
puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus
en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et
l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un
enfant naturel ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du
duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint
pas à l’esprit. Elle se dirigea vers moi : « J’ai entendu tout à
l’heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi,
vous comprenez, cela m’est égal. Mais dans votre intérêt
j’espère bien que vous n’irez pas. D’abord c’est infesté
d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et
des marquis de province que personne ne connaît, vous se-
rez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d’y aller une
fois ou deux. Je ne suis du reste pas très libre car j’ai une

– 446 –
jeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais
que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir
avec Albertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur
ai déjà présentée… – Vous ferez ce que vous voudrez. Ce
que je peux vous dire : c’est excessivement malsain ; quand
vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits
rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? – Mais
est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? – Mmmmouiii… Si on
veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la
vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que
je n’aurais pas pris l’autre maison parce que l’air de la mer
est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit ner-
veuse… Mais du reste vous êtes nerveux, je crois… vous
avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une
fois, vous ne dormirez pas de huit jours. Non ce n’est pas
votre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase al-
lait avoir de contradictoire avec les précédentes : « Si cela
vous amuse de voir la maison qui n’est pas mal, jolie est trop
dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-
levis, comme il faudra que je m’exécute et que j’y dîne une
fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d’amener tout
mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous
irons à Arembouville en voiture. La route est magnifique, il y
a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous vien-
drez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que du reste
mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il a in-
vité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ? » Le ba-
ron, qui n’entendit que cette phrase et ne savait pas qu’on
parlait d’une excursion à Arembouville, sursauta : « Étrange
question », murmura-t-il d’un ton narquois par lequel
Mme Verdurin se sentit piquée. « D’ailleurs, me dit-elle, en at-
tendant le dîner Cambremer, pourquoi ne l’amèneriez-vous
pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conversation, les gens

– 447 –
intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien alors, très bien !
Venez avec elle. Il n’y a pas que les Cambremer au monde.
Je comprends qu’ils soient heureux de l’inviter, ils ne peu-
vent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air, tou-
jours des hommes intelligents. En tous cas je compte que
vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu
que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine,
M. de Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous devriez ar-
ranger de transporter tout ça ici, ça serait gentil un petit arri-
vage en masse. Les communications sont on ne peut plus fa-
ciles, les chemins sont ravissants ; au besoin je vous ferai
chercher. Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à
Rivebelle, c’est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être
à la réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement
bien. Je vous en ferai manger, moi, de la galette normande,
de la vraie, et des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous
tenez à la cochonnerie qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux
pas, je n’assassine pas mes invités, monsieur, et même si je
voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose in-
nommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas,
on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une pauvre fille
à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée en trois
jours. Elle n’avait que dix-sept ans. C’est triste pour sa
pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique
sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et de
douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous
amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres.
Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance
que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi
tout votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer cha-
cun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous
voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis
sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous

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nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient juste-
ment des gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez
pas la petite Mme de Longpont ? Elle est ravissante et pleine
d’esprit, pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira
beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande d’amis,
ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c’était bon genre
et m’encourager par l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura
le plus d’influence et qui amènera le plus de monde, de
Barbe de Longpont ou de vous. Et puis je crois qu’on doit
aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un air vague, ce con-
cours d’une célébrité étant rendu trop improbable par une
note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la
santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes.
Enfin vous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus
réussis, je ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du
reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté.
Ne protestez pas, vous n’avez pas pu vous ennuyer plus que
moi, moi-même je trouvais que c’était assommant. Ce ne se-
ra pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste je ne
parle pas des Cambremer qui sont impossibles, mais j’ai
connu des gens du monde qui passaient pour être agréables,
hé bien ! à côté de mon petit noyau, cela n’existait pas. Je
vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelligent.
D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, mais sans
même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours
trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je
l’ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien ! vous pouvez
demander aux autres, même à côté de Brichot qui est loin
d’être un aigle, qui est un bon professeur de seconde que j’ai
fait entrer à l’Institut, tout de même, Swann n’était plus rien.
Il était d’un terne ! » Et comme j’émettais un avis contraire :
« C’est ainsi. Je ne veux rien vous dire contre lui, puisque
c’était votre ami ; du reste il vous aimait beaucoup, il m’a

– 449 –
parlé de vous d’une façon délicieuse, mais demandez à ceux-
ci s’il a jamais dit quelque chose d’intéressant à nos dîners.
C’est tout de même la pierre de touche. Hé bien ! je ne sais
pas pourquoi, mais Swann chez moi, ça ne donnait pas, ça ne
rendait rien. Et encore le peu qu’il valait il l’a pris ici. »
J’assurai qu’il était très intelligent. « Non, vous croyiez seu-
lement cela parce que vous le connaissiez depuis moins
longtemps que moi. Au fond on en avait très vite fait le tour.
Moi, il m’assommait. (Traduction : il allait chez les La Tré-
moïlle et les Guermantes et savait que je n’y allais pas.) Et je
peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah ! ça non ! »
L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la
raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit
milieu. Elle ne recevait pas encore de duchesses parce
qu’elle était incapable de s’ennuyer, comme de faire une
croisière à cause du mal de mer. Je me disais que ce que
Mme Verdurin disait n’était pas absolument faux, et alors que
les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête
qu’ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s’il n’était
pas au fond supérieur sinon à Swann même, au moins aux
gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon
goût d’éviter et la pudeur de rougir de ses pédantesques fa-
céties, je me le demandais comme si la nature de l’intel-
ligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la ré-
ponse que je me ferais et avec le sérieux d’un chrétien in-
fluencé par Port-Royal qui se pose le problème de la grâce.
« Vous verrez, continua Mme Verdurin, quand on a des gens
du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de
notre milieu, c’est là qu’il faut les voir, l’homme du monde le
plus spirituel dans le royaume des aveugles n’est plus qu’un
borgne ici. De plus il gèle les autres qui ne se sentent plus en
confiance. C’est au point que je me demande si au lieu
d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’aurai pas des sé-

– 450 –
ries rien que pour les ennuyeux de façon à bien jouir de mon
petit noyau. Concluons : vous viendrez avec votre cousine.
C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux
à manger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah ! par exemple,
si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi à
souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par
exemple, vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dî-
nerai avant de partir. Et pour que ce soit plus gai, vous de-
vriez venir me chercher. Nous goûterions ferme et nous sou-
perions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ?
Oui, eh bien ! notre chef les fait comme personne. Vous
voyez que j’avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre
ici. Venez donc y habiter. Vous savez qu’il y a beaucoup plus
de place chez moi que ça n’en a l’air. Je ne le dis pas pour ne
pas attirer d’ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure
votre cousine. Elle aurait un autre air qu’à Balbec. Avec l’air
d’ici, je prétends que je guéris les incurables. Ma parole, j’en
ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Car j’ai habité autrefois tout
près d’ici, quelque chose que j’avais déniché, que j’avais eu
pour un morceau de pain et qui avait autrement de caractère
que leur Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous
promenons. Mais je reconnais que même ici, l’air est vrai-
ment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, les Pari-
siens n’auraient qu’à se mettre à aimer mon petit coin. Ça a
toujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On
vous donnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez
ça le matin, le soleil dans la brume ! Et qu’est-ce que c’est
que ce Robert de Saint-Loup dont vous parliez ? dit-elle d’un
air inquiet parce qu’elle avait entendu que je devais aller le
voir à Doncières et qu’elle craignit qu’il ne me fît lâcher.
Vous pourriez plutôt l’amener ici si ce n’est pas un en-
nuyeux. J’ai entendu parler de lui par Morel ; il me semble
que c’est un de ses grands amis », dit Mme Verdurin mentant

– 451 –
complètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient
même pas l’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu que
Saint-Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait que c’était
par le violoniste et voulait avoir l’air au courant. « Il ne fait
pas de médecine, par hasard, ou de littérature ? Vous savez
que, si vous avez besoin de recommandations pour des exa-
mens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je veux.
Quant à l’Académie, pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas
l’âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en
pays de connaissance et ça l’amuserait peut-être de voir la
maison. Ce n’est pas folichon Doncières. Enfin, vous ferez
comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le
mieux », conclut-elle sans insister pour ne pas avoir l’air de
chercher à connaître de la noblesse, et parce que sa préten-
tion était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fi-
dèles, la tyrannie, fût appelé liberté. « Voyons, qu’est-ce que
tu as ? » dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisant des
gestes d’impatience, gagnait la terrasse en planches qui
s’étendait d’un côté du salon au-dessus de la vallée, comme
un homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air.
« C’est encore Saniette qui t’a agacé ? Mais puisque tu sais
qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans des
états comme cela… Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce
que c’est mauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi
je dois dire qu’il faut parfois une patience d’ange pour sup-
porter Saniette et surtout se rappeler que c’est une charité de
le recueillir. Pour ma part j’avoue que la splendeur de sa bê-
tise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu
après le dîner son mot : “Je ne sais pas jouer au whist, mais
je sais jouer du piano.” Est-ce assez beau ! C’est grand
comme le monde, et d’ailleurs un mensonge, car il ne sait
pas plus l’un que l’autre. Mais mon mari, sous ses appa-
rences rudes, est très sensible, très bon, et cette espèce

– 452 –
d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l’effet qu’il va
faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit, calme-toi, tu
sais bien que Cottard t’a dit que c’était mauvais pour ton
foie. Et c’est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin.
Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et de
larmes. Pauvre homme ! il est très malade. Mais enfin ce
n’est pas une raison pour qu’il tue les autres. Et puis, même
dans les moments où il souffre trop, où on voudrait le
plaindre, sa bêtise arrête net l’attendrissement. Il est par trop
stupide. Tu n’as qu’à lui dire très gentiment que ces scènes
vous rendent malades tous deux, qu’il ne revienne pas ;
comme c’est ce qu’il redoute le plus, cela aura un effet cal-
mant sur ses nerfs », souffla Mme Verdurin à son mari. On
distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais
celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était main-
tenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de
temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard. « Vous
avez de l’atout ? – Yes. – Ah ! vous en avez de bonnes,
vous », dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambre-
mer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein d’atout.
« Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ça est de l’atout,
savez-vous ? Ié coupe, ié prends… Mais il n’y a plus de Sor-
bonne, dit le docteur à M. de Cambremer ; il n’y a plus que
l’université de Paris. » M. de Cambremer confessa qu’il igno-
rait pourquoi le docteur lui faisait cette observation. « Je
croyais que vous parliez de la Sorbonne, reprit le docteur.
J’avais entendu que vous disiez : tu nous la sors bonne, ajou-
ta-t-il en clignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot.
Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un
coup de Trafalgar. » Et le coup devait être excellent pour le
docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer volup-
tueusement les deux épaules, ce qui était dans la famille,
dans le « genre » Cottard, un trait presque zoologique de la

– 453 –
satisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement
de se frotter les mains comme si on se savonnait, accompa-
gnait le mouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé si-
multanément de la double mimique, mais un beau jour, sans
qu’on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale peut-
être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu. Le
docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire
à « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui
le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des
épaules. Et quand – le plus rarement possible – il allait dans
son pays natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin
germain qui, lui, en était encore au frottement des mains, il
disait au retour à Mme Cottard : « J’ai trouvé ce pauvre René
bien commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se
tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. –
Mais alors vous en avez cinq, vous avez gagné ! – Voilà une
belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à la Pyr-
rhus », dit Cottard en se tournant vers le marquis et en re-
gardant par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son
mot. « Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous
donne votre revanche. C’est à moi de faire… Ah ! non, voici
les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un
tour qui n’est pas dans une musette. » M. et Mme Verdurin
nous conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement
câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le
lendemain. « Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon pe-
tit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand âge autorisait
cette appellation paternelle. On dirait que le temps a chan-
gé. » Ces mots me remplirent de joie, comme si la vie pro-
fonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils
impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres chan-
gements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des
possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la porte sur le parc

– 454 –
avant de partir, on sentait qu’un autre « temps » occupait
depuis un instant la scène ; des souffles frais, volupté esti-
vale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis Mme de Cambre-
mer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement, en
méandres caressants, en remous capricieux, commençaient
leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que les soirs
suivants je devais accepter quand Albertine serait là, plutôt
pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. On
chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-
elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéro-
plane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans
une assomption ? Toujours est-il qu’il avait disparu sans
qu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu.
« Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de
canard. – Pourquoi de canard ? demanda le docteur. – Gare
aux étouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais
le soir. Du reste elle est assez mal hypothéquée en ce mo-
ment. Ne restez pas en tous cas ainsi tête nue, mettez vite
votre couvre-chef. – Ce ne sont pas des étouffements a fri-
gore, dit sentencieusement Cottard. – Ah ! alors, dit
M. de Cambremer en s’inclinant, du moment que c’est votre
avis… – Avis au lecteur ! » dit le docteur en glissant ses re-
gards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer
rit, mais persuadé qu’il avait raison, il insista. « Cependant,
dit-il, chaque fois que ma sœur sort le soir, elle a une crise. –
Il est inutile d’ergoter, répondit le docteur, sans se rendre
compte de son impolitesse. Du reste je ne fais pas de méde-
cine au bord de la mer, sauf si je suis appelé en consultation.
Je suis ici en vacances. » Il y était du reste plus encore peut-
être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui ayant dit en
montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir
aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, de l’autre,
mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre célébrité

– 455 –
médicale, le docteur du Boulbon », Cottard qui d’habitude,
par déontologie, s’abstenait de critiquer ses confrères, ne put
s’empêcher de s’écrier, comme il avait fait devant moi le jour
funeste où nous étions allés dans le petit casino : « Mais ce
n’est pas un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c’est de
la thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D’ailleurs
nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour al-
ler le voir une fois si je n’étais obligé de m’absenter. » Mais à
l’air que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M. de
Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé vo-
lontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que
pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecin
littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leur clien-
tèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombra
avec eux pendant la traversée. « Adieu, mon petit Saniette,
ne manquez pas de venir demain, vous savez que mon mari
vous aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence ;
mais si, vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques,
mais il ne peut pas se passer de vous voir. C’est toujours la
première question qu’il me pose : “Est-ce que Saniette vient ?
j’aime tant le voir !” – Je n’ai jamais dit ça », dit M. Verdurin
à Saniette avec une franchise simulée qui semblait concilier
parfaitement ce que disait la Patronne avec la façon dont il
traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sans doute pour
ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, il re-
commanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être pru-
dents à la descente, et assura que nous arriverions avant le
train. Celui-ci devait déposer les fidèles l’un à une gare,
l’autre à une autre, en finissant par moi, aucun autre n’allant
aussi loin que Balbec, et en commençant par les Cambremer.
Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs chevaux dans la nuit
jusqu’à La Raspelière, prirent le train avec nous à Douville-
Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux n’était pas

– 456 –
en effet celle-ci, qui déjà un peu distante du village, l’est en-
core plus du château, mais La Sogne. En arrivant à la gare de
Douville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner « la
pièce », comme disait Françoise, au cocher des Verdurin
(justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques),
car M. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt
« du côté de sa maman ». Mais, soit que « le côté de son pa-
pa » intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule
d’une erreur commise – soit par lui qui, voyant mal, donne-
rait par exemple un sou pour un franc, soit par le destinataire
qui ne s’apercevrait pas de l’importance du don qu’il lui fai-
sait. Aussi fit-il remarquer celle-ci : « C’est bien un franc que
je vous donne, n’est-ce pas ? » dit-il au cocher en faisant mi-
roiter la pièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent
le répéter à Mme Verdurin. « N’est-ce pas ? c’est bien vingt
sous, comme ce n’est qu’une petite course. » Lui et
Mme de Cambremer nous quittèrent à La Sogne. « Je dirai à
ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez des étouffements, je
suis sûr de l’intéresser. » Je compris qu’il entendait : de lui
faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa en prenant
congé de moi deux de ces abréviations qui, même écrites,
me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’y soit habi-
tué depuis, mais qui parlées, me semblent encore, même au-
jourd’hui, avoir dans leur négligé voulu, dans leur familiarité
apprise, quelque chose d’insupportablement pédant : « Con-
tente d’avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ; amitiés à
Saint-Loup, si vous le voyez. » En me disant cette phrase,
Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n’ai jamais
appris qui avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui
avait donné à croire qu’il fallait prononcer ainsi. Toujours
est-il que pendant quelques semaines, elle prononça Saint-
Loupe, et qu’un homme qui avait une grande admiration
pour elle et ne faisait qu’un avec elle, fit de même. Si

– 457 –
d’autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaient
avec force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une
leçon aux autres, soit pour se distinguer d’eux. Mais sans
doute, des femmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui
dirent, ou lui firent indirectement comprendre qu’il ne fallait
pas prononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de l’origi-
nalité était une erreur qui la ferait croire peu au courant des
choses du monde, car peu de temps après Mme de Cambre-
mer redisait Saint-Lou, et son admirateur cessait également
toute résistance, soit qu’elle l’eût chapitré, soit qu’il eût re-
marqué qu’elle ne faisait plus sonner la finale, et se fût dit
que, pour qu’une femme de cette valeur, de cette énergie et
de cette ambition eût cédé, il fallait que ce fût à bon escient.
Le pire de ses admirateurs était son mari. Mme de Cambre-
mer aimait à faire aux autres des taquineries souvent fort
impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi,
soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la
victime en riant. Comme le marquis était louche – ce qui
donne une intention d’esprit à la gaieté même des imbéciles
– l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le
blanc sans cela complet de l’œil. Ainsi une éclaircie met un
peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle proté-
geait du reste comme un verre sur un tableau précieux, cette
opération délicate. Quant à l’intention même du rire, on ne
sait trop si elle était aimable : « Ah ! gredin ! vous pouvez
dire que vous êtes à envier. Vous êtes dans les faveurs d’une
femme d’un rude esprit » ; ou rosse : « Hé bien ! Monsieur,
j’espère qu’on vous arrange, vous en avalez des cou-
leuvres » ; ou serviable : « Vous savez, je suis là, je prends la
chose en riant parce que c’est pure plaisanterie, mais je ne
vous laisserais pas malmener » ; ou cruellement complice :
« Je n’ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais vous
voyez, je me tords de toutes les avanies qu’elle vous pro-

– 458 –
digue. Je rigole comme un bossu, donc j’approuve, moi le
mari. Aussi, s’il vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous
trouveriez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous adminis-
trerais d’abord une paire de claques, et soignées, puis nous
irions croiser le fer dans la forêt de Chantepie. »
Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la
gaieté du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin.
Alors M. de Cambremer cessait de rire, la prunelle momen-
tanée disparaissait, et comme on avait perdu depuis
quelques minutes l’habitude de l’œil tout blanc, il donnait à
ce rouge Normand quelque chose à la fois d’exsangue et
d’extatique, comme si le marquis venait d’être opéré ou s’il
implorait du ciel, sous son monocle, les palmes du martyre.

– 459 –
CHAPITRE III

Tristesses de M. de Charlus. – Son duel fictif. – Les stations du « Transa-


tlantique ». – Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.

Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur


jusqu’à mon étage non par le liftier, mais par le chasseur
louche qui engagea la conversation pour me raconter que sa
sœur était toujours avec le monsieur si riche, et qu’une fois,
comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu de res-
ter sérieuse, son monsieur avait été trouver la mère du chas-
seur louche et des autres enfants plus fortunés, laquelle avait
ramené au plus vite l’insensée chez son ami. « Vous savez,
Monsieur, c’est une grande dame que ma sœur. Elle touche
du piano, cause l’espagnol. Et vous ne le croiriez pas, pour la
sœur du simple employé qui vous fait monter l’ascenseur,
elle ne se refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à
elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait un jour sa voiture. Elle
est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière, mais dame !
ça se comprend. Elle a beaucoup d’esprit. Elle ne quitte ja-
mais un hôtel sans se soulager dans une armoire, une com-
mode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre
qui aura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture elle
fait ça, et après avoir payé sa course, se cache dans un coin,
histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver
sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour
mon jeune frère ce prince indien qu’il avait connu autrefois.
Naturellement c’est un autre genre. Mais la position est su-
perbe. S’il n’y avait pas les voyages ce serait le rêve. Il n’y a
que moi jusqu’ici qui suis resté sur le carreau. Mais on ne

– 460 –
peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui sait si je
ne serai pas un jour président de la République ? Mais je
vous fais babiller (je n’avais pas dit une seule parole et je
commençais à m’endormir en écoutant les siennes). Bonsoir,
Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout le monde avait aussi
bon cœur que vous, il n’y aurait plus de malheureux. Mais
comme dit ma sœur, il faudra toujours qu’il y en ait pour que
maintenant que je suis riche, je puisse un peu les emmerder.
Passez-moi l’expression. Bonne nuit, Monsieur. »
Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre,
en dormant, des souffrances que nous considérons comme
nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au
cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. En
effet, ces soirs où je rentrais tard de La Raspelière, j’avais
très sommeil. Mais dès que les froids vinrent, je ne pouvais
m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût
allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et –
comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe
– sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j’entrais
dans le sommeil, lequel est comme un second appartement
que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé
dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelque-
fois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaite-
ment entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a
sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui
viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous
sommes prêts à nous lever quand force nous est de consta-
ter, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre
appartement, celui de la veille, que la chambre est vide, que
personne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des
premiers humains, est androgyne. Un homme y apparaît au
bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y
ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des
– 461 –
amis et des ennemis. Le temps qui s’écoule pour le dormeur,
durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps
dans lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. Tantôt
son cours est beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble
une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croit
n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour.
Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profon-
deurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà des-
quelles l’esprit a été obligé de rebrousser chemin. L’attelage
du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un pas si égal,
dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucune résis-
tance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à
nous (dardé de l’azur par quel Inconnu ?) pour atteindre le
sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de
s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans les
siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, revenir
vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines
de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les
rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien
que déformées – et atterrir brusquement au réveil. Alors de
ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sa-
chant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cer-
veau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là.
Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du
réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dé-
robées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir
progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du
noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne di-
sons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées : un
« nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être
ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupé-
faite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la
conscience ou la personnalité ? Encore pour ces deux genres

– 462 –
de réveil, faut-il ne pas s’endormir, même profondément,
sous la loi de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre
dans ses filets, elle le surveille ; il faut lui échapper, prendre
le sommeil au moment où on croyait faire tout autre chose
que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure
pas sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie,
même cachée, de la réflexion. Du moins dans ces réveils tels
que je viens de les décrire, et qui étaient la plupart du temps
les miens quand j’avais dîné la veille à La Raspelière, tout se
passait comme s’il en était ainsi, et je peux en témoigner,
moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le dé-
livre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immo-
bile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair
que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en était ain-
si, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empê-
ché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souve-
nirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut du
reste s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus
vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se
produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit :
« Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce se-
rait agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable,
j’irai » ; puis le réveil s’accentuant, il se rappelle soudain :
« Ma grand-mère n’a plus que quelques semaines à vivre, as-
sure le docteur. » Il sonne, il pleure à l’idée que ce ne sera
pas comme autrefois sa grand-mère, sa grand-mère mou-
rante, mais un indifférent valet de chambre qui va venir lui
répondre. Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loin hors
du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers un
éther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas ce
compagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du
temps et de ses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il
n’ose lui demander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien

– 463 –
d’heures il a dormi (il se demande si ce n’est pas combien de
jours tant il revient le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur
nostalgique, comme d’un voyage trop lointain pour n’avoir
pas duré longtemps). Certes on peut prétendre qu’il n’y a
qu’un temps, pour la futile raison que c’est en regardant la
pendule qu’on a constaté n’être qu’un quart d’heure ce qu’on
avait cru une journée. Mais au moment où on le constate on
est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des
hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-être même
plus qu’un autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu’on a
dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des
plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allu-
sion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au
réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé en
dormant, un plaisir que si l’on ne veut pas trop se fatiguer,
on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce
jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans
une autre vie qui n’est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du
rêve (qui généralement s’évanouissent bien vite au réveil), si
nous les faisions figurer dans un budget, ce n’est pas dans
celui de la vie courante.
J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul,
non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dor-
meur, mais peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort,
n’est pas – dans sa partie profonde – soumise à la catégorie
du temps. Je me le figurais quand aux lendemains des dîners
à La Raspelière je m’endormais si complètement. Voici
pourquoi. Je commençais à me désespérer au réveil en
voyant qu’après que j’avais sonné dix fois, le valet de
chambre n’était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n’était
que la première. Les dix autres n’étaient que des ébauches
dans mon sommeil qui durait encore, du coup de sonnette
que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pas
– 464 –
bougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que le
sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour
m’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le
bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre,
aux cadres du temps. Ce n’est pas tâche facile ; le sommeil
qui ne sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours,
ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si nous n’en
trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le
temps, nous nous rendormons, pour cinq minutes qui nous
semblent trois heures.
J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant
des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profon-
dément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et
avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus diffi-
cile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de
véronal. Aussi raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris
d’apprendre par le philosophe norvégien qui le tenait de
M. Boutroux, « son éminent collègue pardon, son confrère »,
ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la
mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu », aurait dit
M. Bergson à Boutroux, à en croire le philosophe norvégien,
« les hypnotiques pris de temps en temps à doses modérées,
n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de notre vie
de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est
d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de
mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a dit que
si la veille il avait pris un cachet pour dormir, il avait de la
peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecques
dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces
cachets lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mé-
moire. “C’est peut-être que vous n’avez pas à faire de cita-
tions grecques”, lui avait répondu l’historien non sans un or-
gueil moqueur. »
– 465 –
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et
M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si
profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal com-
prendre. Personnellement mon expérience m’a donné des ré-
sultats opposés. Les moments d’oubli qui suivent, le lende-
main, l’ingestion de certains narcotiques ont une ressem-
blance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui
règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Or,
ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas tel vers
de Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu’un tympa-
non », ce n’est pas tel concept d’un des philosophes cités,
c’est la réalité elle-même des choses vulgaires qui m’en-
tourent – si je dors – et dont la non-perception fait de moi un
fou ; c’est – si je suis éveillé et sors à la suite d’un sommeil
artificiel – non pas le système de Porphyre ou de Plotin dont
je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la réponse
que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir de la-
quelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée à
sa place ; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage, c’est le
pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui de-
mande de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoi-
gner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce
qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau,
je remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond
un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs,
sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson
le grand philosophe norvégien dont je n’ai pas essayé, pour
ne pas ralentir encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de
se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se
rappelle pas ? Ou bien allons plus loin. Nous ne nous rappe-
lons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils
nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s’arrêter à trente
années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’au-delà de la nais-

– 466 –
sance cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais
pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du
moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas la faculté de
les appeler à moi, qui me dit que dans cette masse inconnue
de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au-delà de ma
vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de
souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins
oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté de rien voir) peut
porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps d’un autre
homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface
tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont
le philosophe norvégien affirmait la réalité ? L’être que je se-
rai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir de
l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne
se souvient de ce que j’ai été avant elle.
Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que
j’avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je
n’avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais ef-
frayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la
connaissance. La connaissance aurait-elle, réciproquement,
l’irréalité du rêve ?
En revanche je lui demandais qui avait tant sonné cette
nuit. Il me disait « personne », et pouvait l’affirmer, car le
« tableau » des sonneries eût marqué. Pourtant j’entendais
les coups répétés, presque furieux, qui vibraient encore dans
mon oreille et devaient me rester perceptibles pendant plu-
sieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi
dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec
lui. On peut compter ces aérolithes. Si c’est une idée que le
sommeil a forgée, elle se dissocie très vite en fragments té-
nus, irretrouvables. Mais là le sommeil avait fabriqué des
sons. Plus matériels et plus simples, ils duraient davantage.

– 467 –
J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait
le valet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont
les sommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’inter-
médiaires entre la veille et le sommeil, gardant de la pre-
mière une notion un peu effacée mais permanente, il leur
faut infiniment plus de temps pour nous reposer qu’un som-
meil profond, lequel peut être court. Je me sentais bien à
mon aise pour une autre raison. S’il suffit de se rappeler
qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, se
dire : « Je me suis reposé » suffit à créer le repos. Or j’avais
rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de don-
ner une paire de claques à sa propre mère, Mme Verdurin,
parce qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de vio-
lettes ; j’étais donc assuré d’avoir dormi profondément, rêvé
à rebours de mes notions de la veille et de toutes les possibi-
lités de la vie courante ; cela suffisait pour que je me sentisse
tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère qui ne pouvait com-


prendre l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je
lui avais raconté (précisément le jour où avait été comman-
dée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle
en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner
dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était
autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Ce
valet de pied était habillé avec une grande élégance, et
quand il traversa le hall avec le baron, il « fit homme du
monde » aux yeux des touristes, comme aurait dit Saint-
Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites » qui descen-
daient en foule les degrés du temple à ce moment, parce que
c’était celui de la relève, ne firent pas attention aux deux ar-
rivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait en baissant les yeux

– 468 –
à montrer qu’il leur en accordait très peu. Il avait l’air de se
frayer un passage au milieu d’eux. « Prospérez, cher espoir
d’une nation sainte », dit-il en se rappelant des vers de Ra-
cine, cités dans un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le
valet de pied peu au courant des classiques. M. de Charlus
ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas
tenir compte des questions et à marcher droit devant lui
comme s’il n’y avait pas eu d’autres clients de l’hôtel et s’il
n’existait au monde que lui, baron de Charlus. Mais ayant
continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il
se sentit dégoûté et n’ajouta pas comme elle : « il faut les
appeler », car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint
l’âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à
M. de Charlus. D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de
Mme de Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il
l’avait espéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé
qu’il n’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à
quelqu’un d’autre car il connaissait de vue un autre valet de
pied de Mme de Chevregny, qu’en effet il avait remarqué sur
la voiture. C’était une espèce de paysan fort rustaud, tout
l’opposé de celui-ci, qui estimant au contraire ses mièvreries
autant de supériorités et ne doutant pas que ce fussent ces
qualités d’homme du monde qui eussent séduit M. de Char-
lus, ne comprit même pas de qui le baron voulait parler.
« Mais je n’ai aucun camarade qu’un que vous ne pouvez pas
avoir reluqué, il est affreux, il a l’air d’un gros paysan. » Et à
l’idée que c’était peut-être ce rustre que le baron avait vu, il
éprouva une piqûre d’amour-propre. Le baron la devina et
élargissant son enquête : « Mais je n’ai pas fait un vœu spé-
cial de ne connaître que des gens de Mme de Chevregny, dit-
il. Est-ce que, ici, ou à Paris puisque vous partez bientôt,
vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos cama-
rades, d’une maison ou d’une autre ? – Oh ! non ! répondit le

– 469 –
valet de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne
leur parle que pour le service. Mais il y a quelqu’un de très
bien que je pourrai vous faire connaître. – Qui ? demanda le
baron. – Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité
qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel du
reste il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet
de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se lais-
sant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin,
recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le
type, soit un jockey, etc. Craignant que le notaire qui passait
à ce moment-là ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il
parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et
dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne fai-
sait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge
j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je
fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien.
J’adore le Beau. » Mais pour faire comprendre au valet de
pied le changement de sujet qu’il avait exécuté si rapide-
ment, M. de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de
plus pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que
tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu’il cachait pour
des oreilles plus averties que celles de l’officier ministériel.
Celui-ci ne se douta de rien non plus qu’aucun autre client de
l’hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet de
pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde s’y
trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine
parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux,
comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à
distance comme un animal par certains animaux. Les chefs
de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le
sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa main, parce
qu’il crut cela de la politesse, une phrase désobligeante que
tout le monde entendit. Et même notre vieille Françoise dont

– 470 –
la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de
l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, re-
connut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le
soupçonnaient pas – comme la vieille nourrice Euryclée re-
connaît Ulysse bien avant les prétendants assis au festin – et
voyant marcher familièrement avec lui M. de Charlus, eut
une expression accablée, comme si tout d’un coup des mé-
chancetés qu’elle avait entendu dire et n’avait pas crues,
eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle
ne me parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut
faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus
tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir « Ju-
lien », qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec
lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours ad-
ditionnée d’une forte dose de réserve. Ce même incident
amena au contraire quelqu’un d’autre à me faire une confi-
dence ; ce fut Aimé. Quand j’avais croisé M. de Charlus, ce-
lui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer, me cria en levant la
main : « Bonsoir », avec l’indifférence, apparente du moins,
d’un grand seigneur qui se croit tout permis et qui trouve
plus habile d’avoir l’air de ne pas se cacher. Or Aimé, qui à
ce moment l’observait d’un œil méfiant et qui vit que je sa-
luais le compagnon de celui en qui il était certain de voir un
domestique, me demanda le soir même qui c’était. Car de-
puis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt comme il
disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philo-
sophique de ces causeries, à « discuter » avec moi. Et
comme je lui disais souvent que j’étais gêné qu’il restât de-
bout près de moi pendant que je dînais au lieu qu’il pût
s’asseoir et partager mon repas, il déclarait qu’il n’avait ja-
mais vu un client ayant « le raisonnement aussi juste ». Il
causait en ce moment avec deux garçons. Ils m’avaient sa-
lué, je ne savais pas pourquoi ; leurs visages m’étaient in-

– 471 –
connus, bien que dans leur conversation résonnât une ru-
meur qui ne me semblait pas nouvelle. Aimé les morigénait
tous deux à cause de leurs fiançailles qu’il désapprouvait. Il
me prit à témoin, je dis que je ne pouvais avoir d’opinion, ne
les connaissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu’ils
m’avaient souvent servi à Rivebelle. Mais l’un avait laissé
pousser sa moustache, l’autre l’avait rasée et s’était fait
tondre ; et à cause de cela, bien que ce fût leur tête d’autre-
fois qui était posée sur leurs épaules (et non une autre,
comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), elle
m’était restée aussi invisible que ces objets qui échappent
aux perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent sim-
plement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas,
sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus
exactement la musique incertaine de leur voix parce que je
revis leur ancien visage qui la déterminait. « Ils veulent se
marier et ils ne savent seulement pas l’anglais ! » me dit Ai-
mé, qui ne songeait pas que j’étais peu au courant de la pro-
fession hôtelière et comprenais mal que si on ne sait pas les
langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situa-
tion. Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau
dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait
se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le
baron était venu pendant mon premier séjour à Balbec voir
Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement
Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom
parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu’il
chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je
pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d’autant plus étonné
que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre
de Bergotte, à Balbec, la première année, avait fait spéciale-
ment demander Aimé, qu’il avait dû retrouver ensuite dans
ce restaurant de Paris où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et

– 472 –
sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner.
Il est vrai qu’Aimé n’avait pu accomplir en personne ces
missions, étant, une fois, couché, et la seconde fois, en train
de servir. J’avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité
quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une
part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs
d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de
chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une
race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble.
Quand on demandait un salon, on se croyait d’abord seul.
Mais bientôt dans l’office on apercevait un sculptural maître
d’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type,
un peu vieilli par les excès de Champagne et voyant venir
l’heure nécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les clients
ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis qui
étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par une maî-
tresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il
de n’être pas sérieux. Il en avait le droit. Sérieux, lui l’était. Il
avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aus-
si les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il
ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le tra-
vail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui
pouvait plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de men-
songe quand il me dit ne pas le connaître. Je me trompais.
C’est en toute vérité que le groom avait dit au baron qu’Aimé
(qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché (ou
sorti), et l’autre fois en train de servir. Mais l’imagination
suppose au-delà de la réalité. Et l’embarras du groom avait
probablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité
de ses excuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des
sentiments qu’Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que
Saint-Loup avait empêché Aimé d’aller à la voiture où
M. de Charlus qui, je ne sais comment, s’était procuré la

– 473 –
nouvelle adresse du maître d’hôtel, avait éprouvé une nou-
velle déception. Aimé qui ne l’avait pas remarqué, éprouva
un étonnement qu’on peut concevoir quand le soir même du
jour où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il re-
çut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guer-
mantes et dont je citerai ici quelques passages comme
exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent s’a-
dressant à un imbécile sensé. « Monsieur, je n’ai pu réussir,
malgré des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant
inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que vous
écoutiez les quelques explications que vous ne me deman-
diez pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de
vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu’il eût été plus aisé de
vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que la pre-
mière fois que je vous ai vu à Balbec votre figure m’a été
franchement antipathique. » Suivaient alors des réflexions
sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement –
avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une
grande affection. « J’ai eu alors un moment l’idée que vous
pourriez, sans gêner en rien votre profession, venir, en fai-
sant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté
savait dissiper ma tristesse, me donner l’illusion qu’il n’était
pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou
moins sottes que vous avez probablement faites et plus à la
portée d’un serviteur (qui ne mérite même pas ce nom
puisqu’il n’a pas voulu servir) que la compréhension d’un
sentiment si élevé, vous avez probablement cru vous donner
de l’importance, ignorant qui j’étais et ce que j’étais, en me
faisant répondre, quand je vous faisais demander un livre,
que vous étiez couché ; or c’est une erreur de croire qu’un
mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes
d’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par ha-
sard le lendemain matin je ne vous avais pu parler. Votre

– 474 –
ressemblance avec mon pauvre ami s’accentua tellement,
faisant disparaître jusqu’à la forme insupportable de votre
menton proéminent, que je compris que c’était le défunt qui
à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de
vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de
manquer la chance unique qui s’offrait à vous. En eff et,
quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plus d’objet
et que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer en cette
vie, mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt, j’aurais
été trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je crois à la
communion des saints et à leur velléité d’intervention dans
le destin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui
avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel
que je consacrasse la plus grande partie de mes revenus
puisque je l’aimais comme un fils. Vous en avez décidé au-
trement. À ma demande que vous me rapportiez un livre,
vous avez fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin
quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous
m’avez, si je peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la
troisième fois. Vous m’excuserez de ne pas mettre dans cette
enveloppe les pourboires élevés que je comptais vous donner
à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m’en tenir à
l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un moment tout
partager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter de faire auprès
de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inu-
tile et jusqu’à laquelle ma patience n’ira pas. (Et ici
M. de Charlus donnait son adresse, l’indication des heures
où on le trouverait, etc.) Adieu, Monsieur. Comme je crois
que ressemblant tant à l’ami que j’ai perdu, vous ne pouvez
être entièrement stupide, sans quoi la physiognomonie serait
une science fausse, je suis persuadé qu’un jour si vous re-
pensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque
regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien

– 475 –
sincèrement je n’en garde aucune amertume. J’aurais mieux
aimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir
que cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée.
Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû aper-
cevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment ; il
eût pu y avoir avantage pour chacun d’eux à stopper ; mais
l’un a jugé différemment ; bientôt ils ne s’apercevront même
plus à l’horizon, et la rencontre est effacée ; mais avant cette
séparation définitive, chacun salue l’autre, et c’est ce que fait
ici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le baron de
Charlus. »
Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y
comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je
lui eus expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rê-
veur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit.
Je ne jurerais même pas qu’il n’eût alors écrit pour s’excuser
à un homme qui donnait des voitures à ses amis. Mais dans
l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel.
Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être pla-
toniques, M. de Charlus recherchait-il parfois pour un soir
une compagnie comme celle dans laquelle je venais de le
rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plus détourner de
Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus
tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté
la lettre dont j’étais gêné pour M. de Charlus et que m’avait
montrée le maître d’hôtel. Elle était, à cause de l’amour anti-
social qui était celui de M. de Charlus, un exemple plus frap-
pant de la force insensible et puissante qu’ont ces courants
de la passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur
entraîné sans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la terre.
Sans doute l’amour d’un homme normal peut aussi, quand
l’amoureux par l’invention successive de ses désirs, de ses
regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit tout un
– 476 –
roman sur une femme qu’il ne connaît pas, permettre de me-
surer un assez notable écartement de deux branches de
compas. Tout de même un tel écartement était singulière-
ment élargi par le caractère d’une passion qui n’est pas géné-
ralement partagée et par la différence des conditions de
M. de Charlus et d’Aimé.
Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était déci-
dée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour
travailler, l’église de Saint-Jean-de-la-Haise qui n’est plus
fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à
se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé,
longue à atteindre dans son isolement, à plus d’une demi-
heure de la station d’Épreville, les dernières maisons du vil-
lage de Quetteholme depuis longtemps passées. Pour le nom
d’Épreville je ne trouvai pas d’accord le livre du curé et les
renseignements de Brichot. D’après l’un Épreville était l’an-
cienne Sprevilla ; l’autre indiquait comme étymologie Aprivil-
la. La première fois nous prîmes le petit chemin de fer dans
la direction opposée à Féterne, c’est-à-dire vers Grattevast.
Mais c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir
tout de suite après le déjeuner. J’eusse mieux aimé ne pas
sortir si tôt ; l’air lumineux et brûlant éveillait des idées d’in-
dolence et de rafraîchissement. Il remplissait nos chambres,
à ma mère et à moi, selon leur exposition, à des tempéra-
tures inégales, comme des chambres de balnéation. Le cabi-
net de toilette de maman, festonné par le soleil, d’une blan-
cheur éclatante et mauresque, avait l’air plongé au fond d’un
puits, à cause des quatre murs en plâtras sur lesquels il don-
nait, tandis que tout en haut, dans le carré laissé vide, le ciel
dont on voyait glisser, les uns par-dessus les autres, les flots
moelleux et superposés, semblait (à cause du désir qu’on
avait), située sur une terrasse (ou vue à l’envers dans
quelque glace accrochée à la fenêtre), une piscine pleine
– 477 –
d’une eau bleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brû-
lante température, nous avions été prendre le train d’une
heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon,
plus encore dans le long trajet à pied, et j’avais peur qu’elle
ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux hu-
mide que le soleil n’atteint pas. D’autre part, et dès nos pre-
mières visites à Elstir, m’étant rendu compte qu’elle eût ap-
précié non seulement le luxe, mais même un certain confort
dont son manque d’argent la privait, je m’étais entendu avec
un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt
nous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la
forêt de Chantepie. L’invisibilité des innombrables oiseaux,
quelques-uns à demi marins, qui s’y répondaient à côté de
nous dans les arbres, donnait la même impression de repos
qu’on a les yeux fermés. À côté d’Albertine, enchaîné par ses
bras au fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides. Et
quand par hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui pas-
sait d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien ap-
parent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la
cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, éton-
né et sans regard. La voiture ne pouvait pas nous conduire
jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir de Quetteholme
et je disais au revoir à Albertine. Car elle m’avait effrayé en
me disant de cette église comme d’autres monuments, de
certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec
vous ! » Ce plaisir-là je ne me sentais pas capable de le don-
ner. Je n’en ressentais devant les belles choses que si j’étais
seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puisqu’elle avait
cru pouvoir éprouver grâce à moi des sensations d’art qui ne
se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui
dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la
journée, mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la
voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer,

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ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais ja-
mais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine
m’ayant une fois dit par caprice : « C’est ennuyeux que la na-
ture ait si mal fait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean-de-
la-Haise d’un côté, La Raspelière d’un autre, qu’on soit pour
toute la journée emprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi »,
dès que j’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour
mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Fer-
reolus selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans
l’ignorance, et qui était venue me chercher, fut surprise en
entendant devant l’hôtel le ronflement du moteur, ravie
quand elle sut que cette auto était pour nous. Je la fis monter
un instant dans ma chambre. Elle sautait de joie. « Nous al-
lons faire une visite aux Verdurin ? – Oui mais il vaut mieux
que vous n’y alliez pas dans cette tenue puisque vous allez
avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux ainsi. » Et je sortis
la toque et le voile que j’avais cachés. « C’est à moi ? Oh ! ce
que vous êtes gentil ! » s’écria-t-elle en me sautant au cou.
Aimé nous rencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance
d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures
étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre
derrière nous. Albertine désirant être vue un peu dans sa
nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote
qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement
ensemble. « Allons », dit Aimé au mécanicien qu’il ne con-
naissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé, « tu n’entends
pas qu’on te dit de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé
par la vie d’hôtel où il avait conquis du reste un rang émi-
nent, n’était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour qui
Françoise était une « dame » ; malgré le manque de présen-
tation préalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus, il les
tutoyait sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aris-
tocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis pas libre, ré-

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pondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis com-
mandé pour Mademoiselle Simonet. Je ne peux pas conduire
Monsieur. » Aimé s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdi-
flot, répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt,
c’est justement Mademoiselle Simonet, et Monsieur, qui te
commande de lever ta capote, est justement ton patron. » Et
comme Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sym-
pathie pour Albertine, était à cause de moi fier de la toilette
qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien
tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme
ça ! » Cette première fois ce ne fut pas moi seul qui pus aller
à La Raspelière, comme je fis d’autres jours pendant
qu’Albertine peignait ; elle voulut y venir avec moi. Elle pen-
sait bien que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la
route, mais croyait impossible de commencer par aller à
Saint-Jean-de-la-Haise, c’est-à-dire dans une autre direction,
et de faire une promenade qui semblait vouée à un jour diffé-
rent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien n’était
plus facile que d’aller à Saint-Jean où il serait en vingt mi-
nutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions,
plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de
Quetteholme à La Raspelière il ne mettrait pas plus de
trente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture,
s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent
cheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au
temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que
nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de
lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté
diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village qui
semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voi-
sin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En
tous cas, apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2
font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court

– 480 –
d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine
que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller
dans une même après-midi à Saint-Jean et à La Raspelière,
Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-
le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne,
prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la
cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes,
et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans
un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux
bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l’heure de
notre goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins
que le bois avoisinant s’empressait de découvrir.
Arrivée au bas de la route de la corniche, l’auto monta
d’un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau
qu’on repasse, tandis que la mer abaissée s’élargissait au-
dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de
Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles leur
vigne ou leur rosier ; les sapins de La Raspelière, plus agités
que quand s’élevait le vent du soir, coururent dans tous les
sens pour nous éviter, et un domestique nouveau que je
n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron, pendant
que le fils du jardinier, trahissant des dispositions précoces,
dévorait des yeux la place du moteur. Comme ce n’était pas
un lundi, nous ne savions pas si nous trouverions Mme Ver-
durin, car sauf ce jour-là où elle recevait, il était imprudent
d’aller la voir à l’improviste. Sans doute elle restait chez elle
« en principe », mais cette expression, que Mme Swann em-
ployait au temps où elle cherchait elle aussi à se faire son pe-
tit clan et à attirer les clients en ne bougeant pas, dût-elle
souvent ne pas faire ses frais, et qu’elle traduisait avec con-
tresens en « par principe », signifiait seulement « en règle
générale », c’est-à-dire avec de nombreuses exceptions. Car
non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle pous-
– 481 –
sait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu
du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et
les cigarettes (malgré le premier engourdissement de la cha-
leur et de la digestion où on eût mieux aimé, à travers les
feuillages de la terrasse, regarder le paquebot de Jersey pas-
ser sur la mer d’émail), le programme comprenait une suite
de promenades au cours desquelles les convives, installés de
force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou
l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville.
Cette deuxième partie de la fête n’était pas du reste (l’effort
de se lever et de monter en voiture accompli) celle qui plai-
sait le moins aux invités, déjà préparés par les mets succu-
lents, les vins fins ou le cidre mousseux, à se laisser facile-
ment griser par la pureté de la brise et la magnificence des
sites. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un
peu comme des annexes (plus ou moins lointaines) de sa
propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du mo-
ment qu’on venait déjeuner chez elle et réciproquement,
qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas été reçu chez la
Patronne. Cette prétention de s’arroger un droit unique sur
les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de De-
chambre, et de contraindre les paysages à faire partie du pe-
tit clan, n’était pas du reste aussi absurde qu’elle semble au
premier abord. Mme Verdurin se moquait du manque de goût
que, selon elle, les Cambremer montraient non seulement
dans l’ameublement de La Raspelière et l’arrangement du
jardin, mais encore dans les promenades qu’ils faisaient ou
faisaient faire aux environs. De même que selon elle, La
Raspelière ne commençait à devenir ce qu’elle aurait dû être
que depuis qu’elle était l’asile du petit clan, de même elle af-
firmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans
leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la
seule vilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le

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pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du
vrai dans cette assertion. Par routine, défaut d’imagination,
incuriosité d’une région qui semble rebattue parce qu’elle est
si voisine, les Cambremer ne sortaient de chez eux que pour
aller toujours aux mêmes endroits et par les mêmes chemins.
Certes ils riaient beaucoup de la prétention des Verdurin de
leur apprendre leur propre pays. Mais mis au pied du mur,
eux et même leur cocher, eussent été incapables de nous
conduire aux splendides endroits, un peu secrets, où nous
menait M. Verdurin, levant ici la barrière d’une propriété
privée mais abandonnée, où d’autres n’eussent pas cru pou-
voir s’aventurer ; là descendant de voiture pour suivre un
chemin qui n’était pas carrossable, mais tout cela avec la ré-
compense certaine d’un paysage merveilleux. Disons du
reste que le jardin de La Raspelière était en quelque sorte un
abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien
des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position do-
minante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et
puis parce que, même d’un seul côté, de celui de la mer par
exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres
de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel
autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on
venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Bal-
bec, ou Parville, ou Douville. Même dans une seule direction,
avait été placé un banc plus ou moins à pic sur la falaise,
plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier
plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste
possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par
un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on
embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exacte-
ment le bruit des vagues qui ne parvenait pas au contraire
dans les parties plus enfoncées du jardin, là où le flot se lais-
sait voir encore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos

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portaient à La Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom
de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les
plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des
forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Ha-
drien avait assemblé dans sa villa des réductions des monu-
ments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui
suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de
la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on
découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du pa-
norama. De même qu’on prenait un ouvrage dans la biblio-
thèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de
Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre
des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant
qu’il ne fit pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de
chaque côté, là l’air était vif. Pour en revenir aux prome-
nades en voiture que Mme Verdurin organisait pour l’après-
midi, la Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de
quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d’être
ravie mais était désolée d’avoir manqué sa visite, et (bien
qu’on ne vînt encore que pour voir « la maison » ou con-
naître pour un jour une femme dont le salon artistique était
célèbre, mais infréquentable à Paris) le faisait vite inviter par
M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme
souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait
les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que le same-
di, on la trouverait toujours à l’heure du goûter. Ces goûters
n’étaient pas extrêmement nombreux et j’en avais connu à
Paris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez
Mme de Galliffet ou Mme d’Arpajon. Mais justement ici ce
n’était plus Paris et le charme du cadre ne réagissait pas
pour moi que sur l’agrément de la réunion, mais sur la quali-
té des visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris
ne me faisait aucun plaisir, mais qui à La Raspelière, où il

– 484 –
était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie,
changeait de caractère, d’importance, devenait un agréable
incident. Quelquefois c’était quelqu’un que je connaissais
parfaitement bien et que je n’eusse pas fait un pas pour re-
trouver chez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur
cette falaise, comme celui d’un acteur qu’on entend souvent
dans un théâtre, imprimé sur l’affiche, en une autre couleur,
d’une représentation extraordinaire et de gala où sa notorié-
té se multiplie tout à coup de l’imprévu du contexte. Comme
à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait sou-
vent sur lui d’amener les amis chez qui il habitait, faisant va-
loir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu’il ne pouvait
les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il
feignait d’offrir comme une sorte de politesse de leur faire
connaître ce divertissement, dans une vie de plage mono-
tone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une magni-
fique demeure et de faire un excellent goûter. Cela compo-
sait tout de suite une réunion de plusieurs personnes de de-
mi-valeur ; et si un petit bout de jardin avec quelques arbres,
qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charme ex-
traordinaire avenue Gabriel ou bien rue de Monceau, où des
multimillionnaires seuls peuvent se l’offrir, inversement des
seigneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienne
prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à La Raspe-
lière. À peine assis autour de la table couverte d’une nappe
brodée de rouge où sous les trumeaux en camaïeu on leur
servait des galettes, des feuilletés normands, des tartes en
bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail, des
« diplomates », et aussitôt ces invités subissaient, de l’ap-
proche de la profonde coupe d’azur sur laquelle s’ouvraient
les fenêtres et qu’on ne pouvait pas ne pas voir en même
temps qu’eux, une altération, une transmutation profonde
qui les changeait en quelque chose de plus précieux. Bien

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plus, même avant de les avoir vus, quand on venait le lundi
chez Mme Verdurin, les gens qui à Paris n’avaient plus que
des regards fatigués par l’habitude pour les élégants atte-
lages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient
leur cœur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapis-
sières arrêtées devant La Raspelière, sous les grands sapins.
Sans doute c’était que le cadre agreste était différent et que
les impressions mondaines, grâce à cette transposition, re-
devenaient fraîches. C’était aussi parce que la mauvaise voi-
ture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle
promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher
qui avait demandé « tant » pour la journée. Mais la curiosité
légèrement émue, à l’égard des arrivants, encore impossibles
à distinguer, venait aussi de ce que chacun se demandait :
« Qui est-ce que cela va être ? » question à laquelle il était
difficile de répondre, ne sachant pas qui avait pu venir passer
huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu’on aime tou-
jours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la ren-
contre d’un être humain qu’on n’a pas vu depuis longtemps,
ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaît pas, cesse
d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans la vie de Paris,
et interrompt délicieusement l’espace vide des vies trop iso-
lées, où l’heure même du courrier devient agréable. Et le jour
où nous vînmes en automobile à La Raspelière, comme ce
n’était pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à
ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les
femmes et donne envie de se jeter par la fenêtre au malade
qu’on a enfermé loin des siens, pour une cure d’isolement.
Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et déjà
familiarisé avec ces expressions, nous ayant répondu que « si
Madame n’était pas sortie elle devait être à la “vue de Dou-
ville”, qu’il allait aller voir », il revint aussitôt nous dire que
celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu dé-

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coiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du po-
tager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses
poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs
pour « faire son chemin de table », chemin qui rappelait en
petit celui du parc ; mais sur la table il donnait cette distinc-
tion de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et
bonnes à manger ; car autour de ces autres présents du jar-
din qu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, mon-
taient de hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de
coréopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux
indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre,
les bateaux du large. À l’étonnement que M. et Mme Verdurin,
s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visi-
teurs annoncés, montrèrent en voyant que ces visiteurs
n’étaient autres qu’Albertine et moi, je vis bien que le nou-
veau domestique, plein de zèle mais à qui mon nom n’était
pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme Verdurin,
entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit
de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Et le nou-
veau domestique contemplait ce spectacle de la porte afin de
comprendre le rôle que nous jouions dans la maison. Puis il
s’éloigna en courant, à grandes enjambées, car il n’était en-
gagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré sa
toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour
me rappeler que nous n’avions pas trop de temps devant
nous pour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulait
que nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes,
quand tout à coup se dévoila un projet qui eût mis à néant
tous les plaisirs que je me promettais de ma promenade avec
Albertine : la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter,
ou peut-être à laisser échapper une distraction nouvelle, vou-
lait revenir avec nous. Habituée dès longtemps à ce que de
sa part les offres de ce genre ne fissent pas plaisir, et n’étant

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probablement pas certaine que celle-ci nous en causerait un,
elle dissimula sous un excès d’assurance la timidité qu’elle
éprouvait en nous l’adressant, et n’ayant même pas l’air de
supposer qu’il pût y avoir doute sur notre réponse, elle ne
nous posa pas de question, mais dit à son mari, en parlant
d’Albertine et de moi, comme si elle nous faisait une faveur :
« Je les ramènerai, moi ! » En même temps s’appliqua sur sa
bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un
sourire que j’avais déjà vu à certaines gens quand ils disaient
à Bergotte d’un air fin : « J’ai acheté votre livre, c’est comme
cela », un de ces sourires collectifs, universaux, que quand ils
en ont besoin – comme on se sert du chemin de fer et des
voitures de déménagement – empruntent les individus, sauf
quelques-uns très raffinés, comme Swann ou comme
M. de Charlus, aux lèvres de qui je n’ai jamais vu se poser ce
sourire-là. Dès lors ma visite était empoisonnée. Je fis sem-
blant de ne pas avoir compris. Au bout d’un instant il devint
évident que M. Verdurin serait de la fête. « Mais ce sera bien
long pour M. Verdurin, dis-je. – Mais non », me répondit
Mme Verdurin d’un air condescendant et égayé, « il dit que ça
l’amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette
route qu’il a tant suivie autrefois ; au besoin il montera à côté
du wattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons tous
les deux bien sagement par le train comme de bons époux.
Regardez, il a l’air enchanté. » Elle semblait parler d’un vieux
grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les
jeunes, met sa joie à barbouiller des images pour faire rire
ses petits-enfants. Ce qui ajoutait à ma tristesse est
qu’Albertine semblait ne pas la partager et trouver amusant
de circuler ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant à
moi, le plaisir que je m’étais promis de prendre avec elle
était si impérieux que je ne voulus pas permettre à la Pa-
tronne de le gâcher ; j’inventai des mensonges que les irri-

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tantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais
qu’Albertine, hélas ! contredisait. « Mais nous avons une vi-
site à faire, dis-je. – Quelle visite ? demanda Albertine. – Je
vous expliquerai, c’est indispensable. – Hé bien ! nous vous
attendrons », dit Mme Verdurin résignée à tout. À la dernière
minute, l’angoisse de me sentir ravir un bonheur si désiré me
donna le courage d’être impoli. Je refusai nettement, allé-
guant à l’oreille de Mme Verdurin qu’à cause d’un chagrin
qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait me consulter,
il fallait absolument que je fusse seul avec elle. La Patronne
prit un air courroucé : « C’est bon, nous ne viendrons pas »,
me dit-elle d’une voix tremblante de colère. Je la sentis si fâ-
chée que pour avoir l’air de céder un peu : « Mais on aurait
peut-être pu… – Non, reprit-elle plus furieuse encore, quand
j’ai dit non, c’est non. » Je me croyais brouillé avec elle, mais
elle nous rappela à la porte pour nous recommander de ne
pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec
cette affaire-là qui était dangereuse la nuit, mais par le train
avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en
marche sur l’allée en pente du parc parce que le domestique
nouveau avait oublié de mettre dans la capote le carré de
tarte et les sablés qu’elle avait fait envelopper pour nous.
Nous repartîmes escortés un moment par les petites maisons
accourues avec leurs fleurs. La figure du pays nous semblait
toute changée tant dans l’image topographique que nous
nous faisons de chacun d’eux, la notion d’espace est loin
d’être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que
celle du temps les écarte davantage. Elle n’est pas non plus
la seule. Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous
semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors
du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des
périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre en-
fance, et que nous ne relions à rien. La première année de

– 489 –
mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur où Mme de Ville-
parisis aimait à nous conduire parce que de là on ne voyait
que l’eau et les bois, et qui s’appelait Beaumont. Comme le
chemin qu’elle faisait prendre pour y aller et qu’elle trouvait
le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout le temps,
sa voiture était obligée d’aller au pas et mettait très long-
temps. Une fois arrivés en haut nous descendions, nous nous
promenions un peu, remontions en voiture, revenions par le
même chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun
château. Je savais que Beaumont était quelque chose de très
curieux, de très loin, de très haut, je n’avais aucune idée de
la direction où cela se trouvait n’ayant jamais pris le chemin
de Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait du reste beau-
coup de temps en voiture pour y arriver. Cela faisait évi-
demment partie du même département (ou de la même pro-
vince) que Balbec, mais était situé pour moi dans un autre
plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais
l’automobile qui ne respecte aucun mystère, après avoir dé-
passé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les
yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui abou-
tit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein
où nous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit
et avant même que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus
Beaumont à côté duquel je passais ainsi sans le savoir
chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à
deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régi-
ment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et
simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mys-
térieux pour être simplement d’une famille quelconque, et
dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou
telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont,
relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si dis-
tinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me

– 490 –
faisant penser avec terreur que Mme Bovary et la Sanseverina
m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je
les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close
d’un roman. Il peut sembler que mon amour pour les fée-
riques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de
partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile
qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche –
comme je l’avais fait jusqu’ici – de considérer l’emplacement
comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des
beautés inamovibles. Et sans doute cet emplacement,
l’automobile n’en faisait pas comme jadis le chemin de fer,
quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux
contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et
qui le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande de-
meure où n’habite personne et qui porte seulement le nom
de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité
comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne
nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous
voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et
avec les illusions du spectateur dans la salle. Il nous faisait
entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un
renseignement à un habitant. Mais comme compensation
d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes
du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les
chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château
aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pen-
dant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vaine-
ment sous sa feuillée séculaire ; ces cercles de plus en plus
rapprochés que décrit l’automobile autour d’une ville fasci-
née qui fuyait dans tous les sens pour lui échapper et sur la-
quelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la val-
lée, où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplace-
ment, point unique que l’automobile semble avoir dépouillé

– 491 –
du mystère des trains express, il donne par contre l’impres-
sion de le découvrir, de le déterminer nous-même comme
avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus
amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la
véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ».
Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et
que je n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des
clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé
de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui (en fai-
sant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre des ki-
lomètres), s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de
ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture
pour des courses lointaines. Si j’avais su cela alors, et que la
confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur ve-
nait de là à leur insu, peut-être bien des chagrins de ma vie à
Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Alber-
tine, eussent été évités ; mais je ne m’en doutais nullement.
En elles-mêmes, les promenades de M. de Charlus en auto
avec Morel n’étaient pas d’un intérêt direct pour moi. Elles
se bornaient d’ailleurs plus souvent à un déjeuner ou à un
dîner dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait
pour un vieux domestique ruiné et Morel qui avait mission
de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Je ra-
conte un de ces repas qui peut donner une idée des autres.
C’était dans un restaurant de forme oblongue à Saint-Mars-
le-Vêtu. « Est-ce qu’on ne pourrait pas enlever ceci ? » de-
manda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et
pour ne pas s’adresser directement aux garçons. Il désignait
par « ceci » trois roses fanées dont un maître d’hôtel bien in-
tentionné avait cru devoir décorer la table. « Si…, dit Morel
embarrassé. Vous n’aimez pas les roses ? – Je prouverais au
contraire par la requête en question que je les aime, puisqu’il
n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je
– 492 –
ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ;
et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elle
s’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce qui
jette un froid. Aimez-vous les noms ? Avez-vous trouvé de
jolis titres pour vos petits morceaux de concert ? – Il y en a
un qui s’appelle Poème triste. – C’est affreux, répondit
M. de Charlus d’une voix aiguë et claquante, comme un souf-
flet. Mais j’avais demandé du Champagne ? » dit-il au maître
d’hôtel qui avait cru en apporter en mettant près des deux
clients deux coupes remplies de vin mousseux. « Mais, Mon-
sieur… – Ôtez cette horreur qui n’a aucun rapport avec le
plus mauvais Champagne. C’est le vomitif appelé cup où on
fait généralement traîner trois fraises pourries dans un mé-
lange de vinaigre et d’eau de Seltz… Oui, continua-t-il en se
retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que c’est
qu’un titre. Et même dans l’interprétation de ce que vous
jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côté mé-
diumnimique de la chose. – Vous dites ? » demanda Morel
qui, n’ayant absolument rien compris à ce qu’avait dit le ba-
ron, craignait d’être privé d’une information utile, comme,
par exemple, une invitation à déjeuner. M. de Charlus ayant
négligé de considérer « Vous dites ? » comme une question,
Morel, n’ayant en conséquence pas reçu de réponse, crut de-
voir changer la conversation et lui donner un tour sensuel :
« Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous
n’aimez pas ; encore une qui a sûrement une petite amie. Et
la vieille qui dîne à la table du fond, aussi. – Mais comment
sais-tu tout cela ? » demanda M. de Charlus émerveillé de la
prescience de Morel. « Oh ! en une seconde je les devine. Si
nous nous promenions tous les deux dans une foule, vous
verriez que je ne me trompe pas deux fois. » Et qui eût re-
gardé en ce moment Morel avec son air de fille au milieu de
sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le

– 493 –
désignait pas moins à certaines femmes qu’elles à lui. Il avait
envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à
son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du ba-
ron. « Et pour les gigolos, je m’y connais mieux encore, je
vous éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire de
Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors !
vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une prudence
héréditaire de domestique lui fit donner un autre tour à la
phrase que déjà il commençait. De sorte que M. de Charlus
crut qu’il s’agissait toujours de jeunes filles. « Voyez-vous,
dit Morel, désireux d’exalter d’une façon qu’il jugeait moins
compromettante pour lui-même (bien qu’elle fût en réalité
plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de
trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire aimer et de lui
prendre sa virginité. » M. de Charlus ne put se retenir de pin-
cer tendrement l’oreille de Morel, mais ajouta naïvement :
« À quoi cela te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage, tu
serais bien obligé de l’épouser. – L’épouser ? » s’écria Morel
qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à
l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il ne croyait, avec
lequel il parlait. « L’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais,
mais dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le
soir même. » M. de Charlus avait l’habitude quand une fic-
tion pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d’y
donner son adhésion, quitte à la retirer tout entière quelques
instants après quand le plaisir serait épuisé. « Vraiment, tu
ferais cela ? » dit-il à Morel en riant et en le serrant de plus
près. « Et comment ! » dit Morel, voyant qu’il ne déplaisait
pas au baron en continuant à lui expliquer sincèrement ce
qui était en effet un de ses désirs. « C’est dangereux, dit
M. de Charlus. – Je ferais mes malles d’avance et je ficherais
le camp sans laisser d’adresse. – Et moi ? demanda
M. de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien enten-

– 494 –
du », s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que
deviendrait le baron, lequel était le cadet de ses soucis.
« Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça,
c’est une petite couturière qui a sa boutique dans l’hôtel de
M. le duc. – La fille de Jupien ! s’écria le baron pendant que
le sommelier entrait. Oh ! jamais », ajouta-t-il, soit que la
présence d’un tiers l’eût refroidi, soit que même dans ces es-
pèces de messes noires où il se complaisait à souiller les
choses les plus saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer
des personnes pour qui il avait de l’amitié. « Jupien est un
brave homme, la petite est charmante, il serait affreux de
leur causer du chagrin. » Morel sentit qu’il était allé trop loin
et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer
sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que je
l’appelasse « cher grand artiste » et à qui il avait commandé
un gilet. Très travailleuse, la petite n’avait pas pris de va-
cances, mais j’ai su depuis que tandis que le violoniste était
dans les environs de Balbec, elle ne cessait de penser à son
beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec moi, elle
l’avait pris pour un « monsieur ».
« Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et
pourtant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais
il me défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay, le
maître des Nocturnes. – Quelle bêtise il a faite là ! s’écria Mo-
rel. – Au contraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë,
M. de Charlus. Il prouvait son intelligence. Il avait compris
que j’étais une “nature” et que je subirais l’influence de Cho-
pin. Ça ne fait rien puisque j’ai abandonné tout jeune la mu-
sique, comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu,
ajouta-t-il d’une voix nasillarde, ralentie et traînante, il y a
toujours des gens qui ont entendu, qui vous donnent une
idée. Mais enfin Chopin n’était qu’un prétexte pour revenir
au côté médiumnimique que vous négligez. »
– 495 –
On remarquera qu’après une interpolation du langage
vulgaire, celui de M. de Charlus était brusquement redevenu
aussi précieux et hautain qu’il était d’habitude. C’est que
l’idée que Morel « plaquerait » sans remords une jeune fille
violée lui avait fait brusquement goûter un plaisir complet.
Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps et le
sadique (lui, vraiment médiumnimique) qui s’était substitué
pendant quelques instants à M. de Charlus avait fui et rendu
la parole au vrai M. de Charlus, plein de raffinement artis-
tique, de sensibilité, de bonté. « Vous avez joué l’autre jour
la transcription au piano du XVe quatuor, ce qui est déjà ab-
surde parce que rien n’est moins pianistique. Elle est faite
pour les gens à qui les cordes trop tendues du glorieux Sourd
font mal aux oreilles. Or c’est justement ce mysticisme
presque aigre qui est divin. En tous cas vous l’avez très mal
joué, en changeant tous les mouvements. Il faut jouer ça
comme si vous le composiez : le jeune Morel, affligé d’une
surdité momentanée et d’un génie inexistant, reste un instant
immobile ; puis pris du délire sacré, il joue, il compose les
premières mesures ; alors épuisé par un pareil effort
d’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie mèche pour
plaire à Mme Verdurin, et de plus, il prend ainsi le temps de
refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu’il a pré-
levée pour l’objectivation pythique ; alors, ayant retrouvé ses
forces, saisi d’une inspiration nouvelle et suréminente, il
s’élance vers la sublime phrase intarissable que le virtuose
berlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsi
Mendelssohn) devait infatigablement imiter. C’est de cette
façon, seule vraiment transcendante et animatrice, que je
vous ferai jouer à Paris. » Quand M. de Charlus lui donnait
des avis de ce genre, Morel était beaucoup plus effrayé que
de voir le maître d’hôtel remporter ses roses et son « cup »
dédaignés, car il se demandait avec anxiété quel effet cela

– 496 –
produirait à la « classe ». Mais il ne pouvait s’attarder à ces
réflexions car M. de Charlus lui disait impérieusement :
« Demandez au maître d’hôtel s’il a du Bon Chrétien. – Du
Bon Chrétien ? je ne comprends pas. – Vous voyez bien que
nous sommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que
Mme de Cambremer en a chez elle, car la comtesse d’Escar-
bagnas, qu’elle est, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et
elle dit : “Voilà du Bon Chrétien qui est fort beau.” – Non, je
ne savais pas. – Je vois du reste que vous ne savez rien. Si
vous n’avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous
ne devez pas savoir commander, plus que le reste, demandez
tout simplement une poire qu’on recueille justement près
d’ici, la « Louise-Bonne d’Avranches ». La… ? – Attendez,
puisque vous êtes si gauche, je vais moi-même en demander
d’autres, que j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous de la
Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ra-
vissante qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de
Clermont-Tonnerre. Non, monsieur, je n’en ai pas. – Avez-
vous du Triomphe de Jodoigne ? – Non, monsieur. – De la
Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque
vous n’avez rien nous allons partir. La Duchesse-
d’Angoulême n’est pas encore mûre ; allons, Charlie, par-
tons. » Malheureusement pour M. de Charlus, son manque
de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu’il avait
probablement avec Morel, le firent s’ingénier dès cette
époque à combler le violoniste d’étranges bontés que celui-ci
ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans
son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre
que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes,
et qui plongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant
tout timide – dans des accès de vrai désespoir. On verra
comment dans les plus petites choses, Morel qui se croyait
devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait

– 497 –
compris de travers en les prenant à la lettre, les orgueilleux
enseignements du baron quant à l’aristocratie. Disons sim-
plement pour l’instant, tandis qu’Albertine m’attend à Saint-
Jean-de-la-Haise, que s’il y avait une chose que Morel mît
au-dessus de la noblesse (et cela était en son principe assez
noble, surtout de quelqu’un dont le plaisir était d’aller cher-
cher des petites filles – « ni vu ni connu » – avec le chauf-
feur), c’était sa réputation artistique et ce qu’on pouvait pen-
ser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce
qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier,
de se moquer de lui, de la même façon que, dès que j’eus
promis le secret sur les fonctions de son père chez mon
grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais d’autre part,
son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à
un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de ten-
dresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa fa-
mille, Morel s’y refusait énergiquement.
Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-
Jean-de-la-Haise pour peindre, je prenais l’auto, et ce n’était
pas seulement à Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-
Vieux et jusqu’à Criquetot que je pouvais aller avant de re-
venir la chercher. Tout en feignant d’être occupé d’autre
chose que d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres
plaisirs, je ne pensais qu’à elle. Bien souvent je n’allais pas
plus loin que la grande plaine qui domine Gourville et
comme elle ressemble un peu à celle qui commence au-
dessus de Combray, dans la direction de Méséglise, même à
une assez grande distance d’Albertine j’avais la joie de pen-
ser que si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle,
portant plus loin qu’eux, cette puissante et douce brise ma-
rine qui passait à côté de moi devait dévaler, sans être arrê-
tée par rien jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches
des arbres qui ensevelissent Saint-Jean-de-la-Haise sous leur
– 498 –
feuillage, en caressant la figure de mon amie, et jeter ainsi un
double lien d’elle à moi dans cette retraite indéfiniment
agrandie, mais sans risques, comme dans ces jeux où deux
enfants se trouvent par moments hors de la portée de la voix
et de la vue l’un de l’autre, et où tout en étant éloignés ils
restent réunis. Je revenais par ces chemins d’où l’on aperçoit
la mer, et où autrefois, avant qu’elle apparût entre les
branches, je fermais les yeux pour bien penser que ce que
j’allais voir, c’était bien la plaintive aïeule de la terre, pour-
suivant comme au temps qu’il n’existait pas encore d’êtres
vivants sa démente et immémoriale agitation. Maintenant, ils
n’étaient plus pour moi que le moyen d’aller rejoindre Alber-
tine ; quand je les reconnaissais tout pareils, sachant
jusqu’où ils allaient filer droit, où ils tourneraient, je me rap-
pelais que je les avais suivis en pensant à Mlle de Stermaria,
et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, je l’avais
eue à Paris en descendant les rues par où passait
Mme de Guermantes ; ils prenaient pour moi la monotonie
profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que
suivait mon caractère. C’était naturel, et ce n’était pourtant
pas indifférent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne
poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour
une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres
en effet – et ç’avait été dès la jeunesse mon cas – pour qui
tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la for-
tune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce
qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le
reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel
fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on
court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. Ce
n’était pas la première fois que je recherchais Albertine, la
jeune fille vue la première année devant la mer. D’autres
femmes, il est vrai, avaient été intercalées entre Albertine

– 499 –
aimée la première fois et celle que je ne quittais guère en ce
moment ; d’autres femmes, notamment la duchesse de
Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de
soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour
Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule
fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann,
avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur
de fantômes. De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à
nouveau, quelquefois pour une seule entrevue et afin de tou-
cher à une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces che-
mins de Balbec en étaient pleins. En pensant que leurs
arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me
semblait recevoir d’eux le conseil de me mettre enfin au tra-
vail pendant que n’avait pas encore sonné l’heure du repos
éternel.
Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la
raide cavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais
Albertine qui peignait devant l’église toute en clochetons,
épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan
seul était uni ; et à la surface riante de la pierre affleuraient
des anges qui continuaient, devant notre couple du
XXe siècle, à célébrer, cierges en main, les cérémonies du
XIIIe. C’était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait
sur sa toile préparée, et imitant Elstir, elle donnait de grands
coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui fai-
sait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de
tous ceux qu’il connaissait. Puis elle reprenait ses affaires.
Appuyés l’un sur l’autre nous remontions la cavée, laissant la
petite église aussi tranquille que si elle ne nous avait pas vus,
écouter le bruit perpétuel du ruisseau. Bientôt l’auto filait,
nous faisait prendre pour le retour un autre chemin qu’à
l’aller. Nous passions devant Marcouville-l’Orgueilleuse. Sur
son église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant
– 500 –
étendait sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers
elle les grands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une
couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte
Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore
dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleur d’eau ou
fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière, les
nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes
jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant
l’église un grand cyprès semblait dans une sorte d’enclos
consacré. Nous descendions un instant pour le regarder et
faisions quelques pas. Tout autant que de ses membres, Al-
bertine avait une conscience directe de sa toque de paille
d’Italie et de l’écharpe de soie (qui n’étaient pas pour elle le
siège de moindres sensations de bien-être), et recevait
d’elles, tout en faisant le tour de l’église, un autre genre
d’impulsion, traduite par un contentement inerte mais auquel
je trouvais de la grâce ; écharpe et toque qui n’étaient qu’une
partie récente, adventice, de mon amie, mais qui m’était déjà
chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long du cyprès,
dans l’air du soir. Elle-même ne pouvait le voir, mais se dou-
tait que ces élégances faisaient bien, car elle me souriait tout
en harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la com-
plétait : « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me dit-elle
en me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui
avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles
pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restau-
ration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût
qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable
qu’elle gardait en musique. Pas plus qu’Elstir, je n’aimais
cette église, c’est sans me faire plaisir que sa façade ensoleil-
lée était venue se poser devant mes yeux, et je n’étais des-
cendu la regarder que pour être agréable à Albertine. Et
pourtant je trouvais que le grand impressionniste était en

– 501 –
contradiction avec lui-même ; pourquoi ce fétichisme attaché
à la valeur architecturale objective, sans tenir compte de la
transfiguration de l’église dans le couchant ? « Non décidé-
ment, me dit Albertine, je ne l’aime pas ; j’aime son nom
d’Orgueilleuse. Mais ce qu’il faudra penser à demander à
Brichot, c’est pourquoi Saint-Mars s’appelle le Vêtu. On ira la
prochaine fois, n’est-ce pas ? » me disait-elle en me regar-
dant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était abaissée
comme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remon-
tais en auto avec elle, heureux que nous dussions le lende-
main aller ensemble à Saint-Mars, dont par ces temps ar-
dents où on ne pensait qu’au bain, les deux antiques clochers
d’un rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement infléchis
et comme palpitants, avaient l’air de vieux poissons aigus,
imbriqués d’écailles, moussus et roux, qui sans avoir l’air de
bouger s’élevaient dans une eau transparente et bleue. En
quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une
croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Alber-
tine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher,
pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du
cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous
étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre.
Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la
voiture fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repar-
tions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette
vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et
dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insigni-
fiant ; supposition qui eût paru d’autant moins invraisem-
blable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa
bouteille de cidre ; elle semblait alors en effet ne plus pou-
voir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude
ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient
contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues

– 502 –
qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pom-
mettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en
ont les filles des faubourgs. À ces moments-là, presque aussi
vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la
sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque
crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre
moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’est
ainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui
s’aiment ! J’avais peut-être de l’amour pour Albertine, mais
n’osais pas le lui laisser apercevoir, si bien que s’il existait en
moi, ce ne pouvait être que comme une vérité sans valeur
jusqu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il me
semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à ma ja-
lousie, elle me poussait à quitter le moins possible Albertine,
bien que je susse qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en me sé-
parant d’elle à jamais. Je pouvais même l’éprouver auprès
d’elle, mais alors m’arrangeais pour ne pas laisser se renou-
veler la circonstance qui l’avait éveillée en moi. C’est ainsi
qu’un jour de beau temps nous allâmes déjeuner à Rivebelle.
Les grandes portes vitrées de la salle à manger, de ce hall en
forme de couloir qui servait pour les thés, étaient ouvertes de
plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles
le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon
à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme une
flamme, s’élançait dans toute cette vaste étendue moins vite
qu’autrefois, car il n’était plus commis mais chef de rang ;
néanmoins à cause de son activité naturelle, parfois au loin,
dans la salle à manger, parfois plus près, mais au dehors,
servant des clients qui avaient préféré déjeuner dans le jar-
din, on l’apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues
successives d’un jeune dieu courant, les unes à l’intérieur,
d’ailleurs bien éclairé, d’une demeure qui se prolongeait en
gazons verts, les autres sous les feuillages, dans la clarté de

– 503 –
la vie en plein air. Il fut un moment à côté de nous. Albertine
répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait
avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis
qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant
ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-
tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-
être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou
seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dont j’étais le
tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé
avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine tout
en continuant à déjeuner n’avait plus l’air de considérer le
restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où
apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur
aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si pour le
suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès
les jours suivants je commençai à oublier pour toujours cette
impression pénible car j’avais décidé de ne jamais retourner
à Rivebelle, j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y
être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait ja-
mais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n’eût eu d’yeux
que pour elle, afin qu’elle ne crût pas que ma compagnie
l’avait privée d’un plaisir. Il m’arriva parfois de retourner à
Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j’y avais déjà fait.
Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace
peinte sur le mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que
j’éprouvais. Elle seule au monde existait pour moi ; je la
poursuivais, la touchais et la perdais tour à tour de mon re-
gard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, me contentant de
ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’un papil-
lon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté
suprême. Or je trouvais dangereux de laisser s’installer en
moi, même sous une forme légère, un mal qui ressemble à
ces états pathologiques habituels auxquels on ne prend pas

– 504 –
garde, mais qui, si survient le moindre accident, imprévisible
et inévitable, qui lui arriverait, suffisent à lui donner aussitôt
une extrême gravité. Le moment était peut-être particuliè-
rement bien choisi pour renoncer à une femme à qui aucune
souffrance bien récente et bien vive ne m’obligeait à deman-
der ce baume contre un mal, que possèdent celles qui l’ont
causé. J’étais calmé par ces promenades mêmes qui bien que
je ne les considérasse au moment que comme une attente
d’un lendemain qui lui-même, malgré le désir qu’il m’ins-
pirait, ne devait pas être différent de la veille, avaient le
charme d’être arrachées aux lieux où s’était trouvée jusque-
là Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez sa tante, chez
ses amies. Charme non d’une joie positive, mais seulement
de l’apaisement d’une inquiétude, et bien fort pourtant. Car à
quelques jours de distance, quand je repensais à la ferme de-
vant laquelle nous avions bu du cidre, ou simplement aux
quelques pas que nous avions faits devant Saint-Mars-le-
Vêtu, me rappelant qu’Albertine marchait à côté de moi sous
sa toque, le sentiment de sa présence ajoutait tout d’un coup
une telle vertu à l’image indifférente de l’église neuve, qu’au
moment où la façade ensoleillée venait se poser ainsi d’elle-
même dans mon souvenir, c’était comme une grande com-
presse calmante qu’on eût appliquée à mon cœur. Je dépo-
sais Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et al-
ler m’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève.
Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais pourtant je
pouvais me dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps,
de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais le plus de place » ;
et nous passions ensemble de longues heures de suite qui
mettaient dans mes journées un enivrement si doux que
même quand à Parville, elle sautait de l’auto que j’allais lui
renvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul
dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des

– 505 –
fleurs. J’aurais pu me passer de la voir tous les jours ; j’allais
la quitter heureux, je sentais que l’effet calmant de ce bon-
heur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j’enten-
dais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie :
« Alors, demain à huit heures et demie. Il ne faut pas être en
retard, ils seront prêts dès huit heures un quart. » La conver-
sation d’une femme qu’on aime ressemble à un sol qui re-
couvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout
moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant
d’une nappe invisible ; on aperçoit çà et là son suintement
perfide, mais elle-même reste cachée. Aussitôt la phrase
d’Albertine entendue, mon calme était détruit. Je voulais lui
demander de la voir le lendemain matin, afin de l’empêcher
d’aller à ce mystérieux rendez-vous de huit heures et demie
dont on n’avait parlé devant moi qu’à mots couverts. Elle
m’eût sans doute obéi les premières fois, regrettant pourtant
de renoncer à ses projets ; puis elle eût découvert mon be-
soin permanent de les déranger ; j’eusse été celui pour qui
l’on se cache de tout. Et d’ailleurs, il est probable que ces
fêtes dont j’étais exclu consistaient en fort peu de chose, et
que c’était peut-être par peur que je trouvasse telle invitée
vulgaire ou ennuyeuse qu’on ne me conviait pas. Malheureu-
sement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exerçait pas
d’action que sur moi ; elle me donnait du calme ; elle causait
à ma mère des inquiétudes dont la confession le détruisit.
Comme je rentrais content, décidé à terminer d’un jour à
l’autre une existence dont je croyais que la fin dépendait de
ma seule volonté, ma mère me dit, entendant que je faisais
dire au chauffeur d’aller chercher Albertine après dîner :
« Comme tu dépenses de l’argent ! (Françoise, dans son lan-
gage simple et expressif, disait avec plus de force : « L’argent
file. ») Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme
Charles de Sévigné, dont sa mère disait : “Sa main est un

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creuset où l’argent se fond.” Et puis je crois que tu es vrai-
ment assez sorti avec Albertine. Je t’assure que c’est exagé-
ré, que même pour elle cela peut sembler ridicule. J’ai été
enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas de ne
plus la voir, mais enfin qu’il ne soit pas impossible de vous
rencontrer l’un sans l’autre. » Ma vie avec Albertine, vie dé-
nuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus
– cette vie que je comptais changer d’un jour à l’autre, en
choisissant une heure de calme, me redevint tout d’un coup
pour un temps nécessaire, quand par ces paroles de maman
elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses paroles ve-
naient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles
demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la
semaine. Maman se mit à rire (pour ne pas m’attrister) de
l’effet qu’avaient produit instantanément ses conseils, et me
promit de ne pas m’en reparler pour ne pas empêcher que
renaquît ma bonne intention. Mais depuis la mort de ma
grand-mère, chaque fois que maman se laissait aller à rire, le
rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur une expression
presque sanglotante de souffrance, soit par le remords
d’avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont
cet oubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation.
Mais à celle que lui causait le souvenir de ma grand-mère,
installé en ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette
fois s’en ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma
mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine ; in-
timité qu’elle n’osa pourtant pas entraver à cause de ce que
je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je
ne me trompais pas. Elle se rappelait pendant combien
d’années ma grand-mère et elle ne m’avaient plus parlé de
mon travail et d’une règle de vie plus hygiénique que, disais-
je, l’agitation où me mettaient leurs exhortations m’empê-
chait seule de commencer, et que malgré leur silence obéis-

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sant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner l’auto ramenait
Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l’air était moins
chaud, mais après une brûlante journée nous rêvions tous
deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos yeux enfiévrés la
lune tout étroite parut d’abord (telle le soir où j’étais allé
chez la princesse de Guermantes et où Albertine m’avait té-
léphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme le
frais quartier d’un fruit qu’un invisible couteau commençait à
écorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c’était moi qui allais
chercher mon amie, un peu plus tard alors ; elle devait
m’attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux
premiers moments je ne la distinguais pas ; je m’inquiétais
déjà qu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût mal compris. Alors
je la voyais dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à cô-
té de moi dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune
animal que d’une jeune fille. Et c’est comme une chienne en-
core qu’elle commençait aussitôt à me caresser sans fin.
Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait
le directeur de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé d’étoiles,
si nous n’allions pas nous promener en forêt avec une bou-
teille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs
déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui
n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous
nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps
dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, ma-
rine et sportive, des jeunes filles que j’avais vues passer la
première fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré
contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de
la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous
l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit
quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspen-
due pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait
enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je finissais

– 508 –
par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il
fallait interrompre nos baisers de peur qu’on ne nous vît ;
n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi
jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernière fois à Par-
ville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l’automobile
étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelle heure.
Et de fait je ne rentrais à Balbec qu’avec la première humidi-
té matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la
présence de mon amie, gorgé d’une provision de baisers
longue à épuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou
une carte postale. C’était d’Albertine encore ! Elle les avait
écrits à Quetteholme pendant que j’étais parti seul en auto et
pour me dire qu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les
relisant. Alors j’apercevais au-dessus des rideaux la raie du
grand jour et je me disais que nous devions nous aimer tout
de même pour avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand
le lendemain matin je voyais Albertine sur la digue, j’avais si
peur qu’elle me répondît qu’elle n’était pas libre ce jour-là et
ne pouvait acquiescer à ma demande de nous promener en-
semble, que cette demande je retardais le plus que je pouvais
de la lui adresser. J’étais d’autant plus inquiet qu’elle avait
l’air froid, préoccupé ; des gens de sa connaissance pas-
saient ; sans doute avait-elle formé pour l’après-midi des
projets dont j’étais exclu. Je la regardais, je regardais ce
corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressant en face
de moi l’énigme de ses intentions, la décision inconnue qui
devait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi.
C’était tout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui
avait pris devant moi la forme allégorique et fatale d’une
jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand de l’air le
plus indifférent que je pouvais, je demandais : « Est-ce que
nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et
qu’elle me répondait : « Très volontiers », alors tout le

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brusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue in-
quiétude par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus
précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuellement
le bien-être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a
éclaté. Je me répétais : « Comme elle est gentille, quel être
adorable ! » dans une exaltation moins féconde que celle due
à l’ivresse, à peine plus profonde que celle de l’amitié, mais
très supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne décom-
mandions l’automobile que les jours où il y avait un dîner
chez les Verdurin, et ceux où Albertine n’étant pas libre de
sortir avec moi, j’en eusse profité pour prévenir les gens qui
désiraient me voir que je resterais à Balbec. Je donnais à
Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-
là seulement. Car une fois qu’il était arrivé à l’improviste,
j’avais préféré me priver de voir Albertine plutôt que de ris-
quer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de calme
heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fût
ma jalousie renouvelée. Et je n’avais été tranquille qu’une
fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret,
mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma
part. Jadis songeant avec envie aux heures que Mme de Guer-
mantes passait avec lui, j’attachais un tel prix à le voir ! Les
êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous.
Dans la marche insensible mais éternelle du monde, nous les
considérons comme immobiles dans un instant de vision,
trop court pour que le mouvement qui les entraîne soit per-
çu. Mais nous n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux
images prises d’eux à des moments différents, assez rappro-
chés cependant pour qu’ils n’aient pas changé en eux-
mêmes, du moins sensiblement, et la différence des deux
images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport à
nous. Il m’inquiéta affreusement en me parlant des Verdurin,
j’avais peur qu’il ne me demandât à y être reçu, ce qui eût

– 510 –
suffi, à cause de la jalousie que je n’eusse cessé de ressentir,
à gâter tout le plaisir que j’y trouvais avec Albertine. Mais
heureusement Robert m’avoua tout au contraire qu’il désirait
par-dessus tout ne pas les connaître. « Non, me dit-il, je
trouve ce genre de milieux cléricaux exaspérants. » Je ne
compris pas d’abord l’adjectif « clérical » appliqué aux Ver-
durin, mais la fin de la phrase de Saint-Loup m’éclaira sa
pensée, ses concessions à des modes de langage qu’on est
souvent étonné de voir adopter par des hommes intelligents.
« Ce sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où on fait
congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce n’est
pas une petite secte ; on est tout miel pour les gens qui en
sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens qui n’en sont
pas. La question n’est pas comme pour Hamlet d’être ou de
ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être. Tu en es,
mon oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi je n’ai jamais
aimé ça, ce n’est pas ma faute. »
Bien entendu la règle que j’avais imposée à Saint-Loup
de ne me venir voir que sur un appel de moi, je l’édictai aussi
stricte pour n’importe laquelle des personnes avec qui je
m’étais peu à peu lié à La Raspelière, à Féterne, à Montsur-
vent et ailleurs ; et quand j’apercevais de l’hôtel la fumée du
train de trois heures qui dans l’anfractuosité des falaises de
Parville, laissait son panache stable qui restait longtemps ac-
croché au flanc des pentes vertes, je n’avais aucune hésita-
tion sur le visiteur qui allait venir goûter avec moi et m’était
encore, à la façon d’un dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je
suis obligé d’avouer que ce visiteur, préalablement autorisé
par moi à venir, ne fut presque jamais Saniette, et je me le
suis bien souvent reproché. Mais la conscience que Saniette
avait d’ennuyer (naturellement encore bien plus en venant
faire une visite qu’en racontant une histoire) faisait que bien
qu’il fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien
– 511 –
d’autres, il semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non
seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen
presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Pro-
bablement si Saniette avait avoué franchement cet ennui
qu’il craignait de causer, on n’eût pas redouté ses visites.
L’ennui est un des maux les moins graves qu’on ait à suppor-
ter, le sien n’existait peut-être que dans l’imagination des
autres, ou lui avait été inoculé grâce à une sorte de sugges-
tion par eux, laquelle avait trouvé prise sur son agréable mo-
destie. Mais il tenait tant à ne pas laisser voir qu’il n’était pas
recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Certes il avait raison de
ne pas faire comme les gens qui sont si contents de donner
des coups de chapeau dans un lieu public, que ne vous ayant
pas vu depuis longtemps et vous apercevant dans une loge
avec des personnes brillantes qu’ils ne connaissent pas, ils
vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s’excusant
sur le plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vous apercevoir, à
constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez
bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par
trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le pe-
tit tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à venir me voir à
Balbec s’il ne craignait pas de me déranger. Une telle propo-
sition ne m’eût pas effrayé. Au contraire il n’offrait rien, mais
avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un
émail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un
désir pantelant de vous voir – à moins qu’il ne trouvât
quelqu’un d’autre de plus amusant – la volonté de ne pas
laisser voir ce désir, il me disait d’un air détaché : « Vous ne
savez pas ce que vous faites ces jours-ci ? Parce que j’irai
sans doute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je
vous le demandais par hasard. » Cet air ne trompait pas, et
les signes inverses à l’aide desquels nous exprimons nos sen-
timents par leur contraire sont d’une lecture si claire qu’on

– 512 –
se demande comment il y a encore des gens qui disent par
exemple : « J’ai tant d’invitations que je ne sais où donner de
la tête » pour dissimuler qu’ils ne sont pas invités. Mais de
plus cet air détaché, à cause probablement de ce qui entrait
dans sa composition trouble, vous causait ce que n’eût ja-
mais pu faire la crainte de l’ennui ou le franc aveu du désir
de vous voir, c’est-à-dire cette espèce de malaise, de répul-
sion qui, dans l’ordre des relations de simple politesse so-
ciale, est l’équivalent de ce qu’est dans l’amour, l’offre dé-
guisée que fait à une dame l’amoureux qu’elle n’aime pas, de
la voir le lendemain, tout en protestant qu’il n’y tient pas, ou
même pas cette offre, mais une attitude de fausse froideur.
Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne sais quoi
qui faisait qu’on lui répondait de l’air le plus tendre du
monde : « Non, malheureusement, cette semaine, je vous ex-
pliquerai… » Et je laissais venir à la place des gens qui
étaient loin de le valoir mais qui n’avaient pas son regard
chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute
l’amertume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur
taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il
était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortil-
lard l’invité qui venait me voir, si même celui-ci ne m’avait
pas dit, chez les Verdurin : « N’oubliez pas que je vais vous
voir jeudi », jour où j’avais précisément dit à Saniette ne pas
être libre. De sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme
remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même
contre lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce
trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où
par hasard il vint me voir malgré moi, une lettre, je ne sais de
qui, traînait sur la table. Au bout d’un instant je vis qu’il
n’écoutait que distraitement ce que je lui disais. La lettre,
dont il ignorait complètement la provenance, le fascinait et
je croyais à tout moment que ses prunelles émaillées allaient

– 513 –
se détacher de leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque
mais que sa curiosité aimantait. On aurait dit un oiseau qui
va se jeter fatalement sur un serpent. Finalement il n’y put
tenir, la changea de place d’abord comme pour mettre de
l’ordre dans ma chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit,
la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre
forme de son indiscrétion, c’était que rivé à vous il ne pou-
vait partir. Comme j’étais souffrant ce jour-là, je lui deman-
dai de reprendre le train suivant et de partir dans une demi-
heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais me répondit :
« Je resterai une heure un quart et après je partirai. » Depuis,
j’ai souffert de ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le pou-
vais, de venir. Qui sait ? Peut-être eussé-je conjuré son mau-
vais sort, d’autres l’eussent invité pour qui il m’eût immédia-
tement lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le
double avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de
lui.
Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’at-
tendais naturellement pas de visites et l’automobile revenait
nous chercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions,
Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher,
avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regar-
der quel pourboire je donnais au chauffeur. J’avais beau en-
fermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les re-
gards d’Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au
bout d’une seconde car il était discret, bien élevé et même se
contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais
l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité in-
compressible et lui faisait venir l’eau à la bouche. Pendant
ces courts instants il avait l’air attentif et fiévreux d’un en-
fant qui lit un roman de Jules Verne, ou d’un dîneur assis
non loin de vous, dans un restaurant, et qui voyant qu’on
vous découpe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut
– 514 –
pas s’offrir, délaisse un instant ses pensées sérieuses pour at-
tacher sur la volaille un regard que font sourire l’amour et
l’envie.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades
en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais
par l’ascenseur, le lift me dit : « Ce monsieur est venu, il m’a
laissé une commission pour vous. » Le lift me dit ces mots
d’une voix absolument cassée et en me toussant et crachant
à la figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il, comme si
je n’étais pas capable de m’en apercevoir tout seul. « Le doc-
teur dit que c’est la coqueluche », et il recommença à tousser
et à cracher sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler », lui
dis-je d’un air de bonté, lequel était feint. Je craignais de
prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffe-
ments, m’eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme
un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et
à cracher tout le temps. « Non, ça ne fait rien, dit-il (pour
vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste je
vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu’il ne me la
passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c’est très su-
perbe. Cela doit être encore plus superbe qu’ici et qu’à
Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et
jusqu’à des maîtres d’hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la
saison, m’aient souvent dit que Paris était moins superbe que
Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant pour être
maître d’hôtel, il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre
toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête !
On m’a dit que c’était encore plus terrible que d’écrire des
pièces et des livres. » Nous étions presque arrivés à mon
étage quand le lift me fit redescendre jusqu’en bas parce qu’il
trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il
l’arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à pied, ce qui
voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la co-
– 515 –
queluche. Mais d’un accès de toux cordial et contagieux, le
lift me rejeta dans l’ascenseur. « Ça ne risque plus rien,
maintenant, j’ai arrangé le bouton. » Voyant qu’il ne cessait
pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la
commission qu’il avait laissée, au parallèle entre les beautés
de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis (comme à un ténor
qui vous excède avec Benjamin Godard : Chantez-moi de
préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est venu pour
me voir ? – C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je
vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. »
Comme la veille j’avais déposé Robert de Saint-Loup à la sta-
tion de Doncières avant d’aller chercher Albertine, je crus
que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le chauf-
feur. Et en le désignant par ces mots : « le monsieur avec qui
vous êtes sorti », il m’apprenait par la même occasion qu’un
ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un
homme du monde. Leçon de mots seulement. Car pour la
chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes.
Et si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le
même étonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis
huit jours et à qui, ayant dit : « la Comtesse a l’air fatiguée »,
je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulais
parler, c’était simplement par manque d’habitude du vocabu-
laire ; je n’avais jamais fait de différence entre les ouvriers,
les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais pris indiffé-
remment les uns et les autres pour amis, avec une certaine
préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands
seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger
d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient
de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dé-
daignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien
parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui,
comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire

– 516 –
qu’elles savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux du
reste pas dire que cette façon que j’avais de mettre les gens
du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si
elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche tou-
jours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une
différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise
avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours conso-
lée et soignée par maman avec la même amitié, avec le
même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma mère
était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire socia-
lement acception des castes. Les gens de Combray avaient
beau avoir du cœur, de la sensibilité, acquérir les plus belles
théories sur l’égalité humaine, ma mère, quand un valet de
chambre s’émancipait, disait une fois « vous » et glissait in-
sensiblement à ne plus me parler à la troisième personne,
avait de ces usurpations le même mécontentement qui éclate
dans les Mémoires de Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur
qui n’y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité
d’« Altesse » dans un acte authentique, ou de ne pas rendre
aux ducs ce qu’il leur devait et ce dont peu à peu il se dis-
pense. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il
faudra des siècles de bonté (celle de ma mère était infinie),
de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Je ne
peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet
esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi
difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui don-
nait aisément dix francs (lesquels lui faisaient du reste beau-
coup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les
maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les
gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauf-
feur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle
n’était pas absolument contente et me disait : « Il me semble
que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’un mécanicien »,

– 517 –
comme elle aurait dit, s’il se fût agi de mariage : « Tu pour-
rais trouver mieux comme parti. » Le chauffeur (heureuse-
ment je ne songeai jamais à inviter celui-là) était venu me
dire que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec
pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain.
Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était charmant et
s’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit paroles
d’Évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité.
Elle ne l’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire
à Balbec. Et en tous cas la Compagnie n’ayant qu’à demi
confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur
sa roue de consécration, désirait qu’il revînt au plus vite à
Paris. Et en effet si le jeune apôtre accomplissait miraculeu-
sement la multiplication des kilomètres quand il les comptait
à M. de Charlus, en revanche dès qu’il s’agissait de rendre
compte à sa Compagnie, il divisait par six ce qu’il avait ga-
gné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien
que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que
la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trou-
vait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le
rappeler à Paris où on ne faisait d’ailleurs pas grand-chose.
Le désir du chauffeur était d’éviter si possible la morte sai-
son. J’ai dit – ce que j’ignorais alors et ce dont la connais-
sance m’eût évité bien des chagrins – qu’il était très lié (sans
qu’ils eussent jamais l’air de se connaître devant les autres)
avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir en-
core qu’il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nous
contenter pour nos promenades de louer une voiture, ou
quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait
l’équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mau-
vaises. « Quel tacot ! » disait Albertine. J’aurais d’ailleurs
souvent aimé d’y être seul. Sans vouloir me fixer une date je
souhaitais que prît fin cette vie à laquelle je reprochais de me

– 518 –
faire renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir.
Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me retenaient
fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque an-
cien moi, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait
pour un instant le moi actuel. J’éprouvai notamment ce désir
d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante,
j’étais allé à cheval voir les Verdurin et que j’avais pris dans
les bois une route sauvage dont ils m’avaient vanté la beau-
té. Épousant les formes de la falaise, tour à tour elle montait,
puis resserrée entre des bouquets d’arbres épais, elle
s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dé-
nudés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leurs
déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments
d’un autre univers : j’avais reconnu le paysage montagneux
et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables
aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme
rencontrant un Centaure », que j’avais vues chez la duchesse
de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me
trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n’aurais
pas été étonné si, comme le jeune homme de l’âge antéhisto-
rique que peint Elstir, j’avais au cours de ma promenade
croisé un personnage mythologique. Tout à coup mon cheval
se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le
maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le
point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes,
et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi,
dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui
l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut
ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait
l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-dieu.
Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer du moment que
j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête –
les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la pen-

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sée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un
aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un jour-
nal une parole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu
l’avion pour fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla
hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant
moi si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les
routes de l’espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana
quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brus-
quement son parti, semblant céder à quelque attraction in-
verse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa pa-
trie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit
vers le ciel.
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à
Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une
auto (ce qui, étant donné la générosité des Verdurin à l’égard
des fidèles, était relativement facile), mais chose plus malai-
sée, leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté
aux idées noires, par lui, le chauffeur. Cela fut exécuté en
quelques jours de la façon suivante. Morel avait commencé
par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour
atteler. Un jour il ne trouvait pas le mors, un jour la gour-
mette. D’autres fois c’était son coussin de siège qui avait
disparu, jusqu’à son fouet, sa couverture, le martinet,
l’éponge, la peau de chamois. Mais il s’arrangea toujours
avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui aga-
çait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de
tristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, dé-
clara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un
grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin
que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber
dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six,
et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour
sa part il ne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait afin
– 520 –
qu’ils prissent les devants. Il fut convenu que pendant que
M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils
tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Je rapporte-
rai, bien que ce ne fût que l’occasion de ce qui allait avoir
lieu, mais parce que les personnages m’ont intéressé plus
tard, qu’il y avait ce jour-là un ami des Verdurin en villégia-
ture chez eux et à qui on voulait faire faire une promenade à
pied avant son départ, fixé au soir même.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en prome-
nade, c’est que ce jour-là Morel qui venait avec nous en
promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les
arbres, me dit : « Écoutez, j’ai mal au bras, je ne veux pas le
dire à Mme Verdurin, mais priez-la d’emmener un de ses va-
lets, par exemple Howsler ; il portera mes instruments. – Je
crois qu’un autre serait mieux choisi, répondis-je. On a be-
soin de lui pour le dîner. » Une expression de colère passa
sur le visage de Morel. « Mais non, je ne veux pas confier
mon violon à n’importe qui. » Je compris plus tard la raison
de cette préférence. Howsler était le frère très aimé du jeune
cocher et s’il était resté à la maison, aurait pu lui porter se-
cours. Pendant la promenade, assez bas pour que Howsler
aîné ne pût nous entendre : « Voilà un bon garçon, dit Morel.
Du reste son frère l’est aussi. S’il n’avait pas cette funeste
habitude de boire… – Comment, boire ? dit Mme Verdurin,
pâlissant à l’idée d’avoir un cocher qui buvait. – Vous ne
vous en apercevez pas. Je me dis toujours que c’est un mi-
racle qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident pendant qu’il vous
conduisait. – Mais il conduit donc d’autres personnes ? –
Vous n’avez qu’à voir combien de fois il a versé, il a au-
jourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Je ne sais pas com-
ment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards. – Je ne l’ai
pas vu aujourd’hui », dit Mme Verdurin tremblante à la pen-
sée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, « vous me désolez. »
– 521 –
Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit
un air de Bach avec des variations infinies pour la faire du-
rer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et
Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune ob-
servation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui re-
mettre de l’argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser
ses camarades à l’animosité de qui il attribuait rétrospecti-
vement le vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant
que sa patience ne conduisait qu’à se faire laisser pour mort
sur le carreau, il demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout.
Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin
(qui avait été obligée d’en prendre un autre) fut si satisfaite
de lui qu’elle me le recommanda chaleureusement comme
homme d’absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris
à la journée à Paris ; mais je n’ai que trop anticipé, tout cela
se retrouvera dans l’histoire d’Albertine. En ce moment nous
sommes à La Raspelière où je viens dîner pour la première
fois avec mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils suppo-
sé d’un « intendant » qui gagnait trente mille francs par an de
fixe, avait une voiture et nombre de majordomes subal-
ternes, de jardiniers, de régisseurs et de fermiers sous ses
ordres. Mais puisque j’ai tellement anticipé, je ne veux ce-
pendant pas laisser le lecteur sous l’impression d’une mé-
chanceté absolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt plein de
contradictions, capable à certains jours d’une gentillesse vé-
ritable.
Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le co-
cher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans
son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Alber-
tine et moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon
laquelle il était censé être rentré à Paris d’où on l’avait de-
mandé pour les Verdurin, et je n’eus pas une seconde de
doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu
– 522 –
avec moi, afin de m’exprimer sa tristesse relativement au
départ de ce brave garçon. Du reste, même en dehors des
moments où j’étais seul et où il bondissait littéralement vers
moi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le
monde me faisait fête à La Raspelière et sentant qu’il s’ex-
cluait volontairement de la familiarité de quelqu’un qui était
sans danger pour lui, puisqu’il m’avait fait couper les ponts
et ôté toute possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs
(que je n’avais d’ailleurs nullement songé à prendre), cessa
de se tenir éloigné de moi. J’attribuai son changement d’at-
titude à l’influence de M. de Charlus, laquelle en effet le ren-
dait sur certains points moins borné, plus artiste, mais sur
d’autres où il appliquait à la lettre les formules éloquentes,
mensongères, et d’ailleurs momentanées, du maître, le bêti-
fiait encore davantage. Ce qu’avait pu lui dire M. de Charlus,
ce fut en effet la seule chose que je supposai. Comment au-
rais-je pu deviner alors ce qu’on me dit ensuite (et dont je
n’ai jamais été certain, les affirmations d’Andrée sur tout ce
qui touchait Albertine, surtout plus tard, m’ayant toujours
semblé fort sujettes à caution car, comme nous l’avons vu
autrefois, elle n’aimait pas sincèrement mon amie et était ja-
louse d’elle), ce qui en tous cas, si c’était vrai, me fut remar-
quablement caché par tous les deux : qu’Albertine connais-
sait beaucoup Morel ? La nouvelle attitude que vers ce mo-
ment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard, me
permit de changer d’avis sur son compte. Je gardai de son
caractère la vilaine idée que m’en avait fait concevoir la bas-
sesse que ce jeune homme m’avait montrée quand il avait eu
besoin de moi, suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dé-
dain jusqu’à sembler ne pas me voir. À cela il fallait ajouter
l’évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et
aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non-
satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu’ils

– 523 –
entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère
n’était pas si uniformément laid et était plein de contradic-
tions. Il ressemblait à un vieux livre du Moyen Âge, plein
d’erreurs, de traditions absurdes, d’obscénités, il était ex-
traordinairement composite. J’avais cru d’abord que son art,
où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supério-
rités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Une fois
que je disais mon désir de me mettre au travail : « Travaillez,
devenez illustre, me dit-il. – De qui est cela ? lui demandai-je.
– De Fontanes à Chateaubriand. » Il connaissait aussi une
correspondance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, il
est lettré. Mais cette phrase qu’il avait lue je ne sais pas où,
était sans doute la seule qu’il connût de toute la littérature
ancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir. Une
autre qu’il répétait davantage pour m’empêcher de rien dire
de lui à personne, c’était celle-ci, qu’il croyait également lit-
téraire, qui est à peine française ou du moins n’offre aucune
espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachot-
tier : « Méfions-nous des méfiants. » Au fond, en allant de
cette stupide maxime jusqu’à la phrase de Fontanes à Cha-
teaubriand, on eût parcouru toute une partie, variée mais
moins contradictoire qu’il ne semble, du caractère de Morel.
Ce garçon qui, pour peu qu’il y trouvât de l’argent, eût fait
n’importe quoi, et sans remords – peut-être pas sans une
contrariété bizarre, allant jusqu’à la surexcitation nerveuse,
mais à laquelle le nom de remords irait fort mal – qui eût, s’il
y trouvait son intérêt, plongé dans la peine, voire dans le
deuil, des familles entières, ce garçon qui mettait l’argent au-
dessus de tout et, sans parler de bonté, au-dessus des senti-
ments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon
mettait pourtant au-dessus de l’argent son diplôme de pre-
mier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun pro-
pos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contre-

– 524 –
point. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et
plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de
ce qu’il appelait (en généralisant sans doute quelques cas
particuliers où il avait rencontré des malveillants) la fourbe-
rie universelle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais
de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le
monde. (Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en ré-
sulter après mon retour à Paris, sa méfiance n’avait pas
« joué » à l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans
doute reconnu un pareil, c’est-à-dire contrairement à sa
maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un mé-
fiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a
tout de suite partie liée avec une crapule.) Il lui semblait – et
ce n’était pas absolument faux – que cette méfiance lui per-
mettrait de tirer toujours son épingle du jeu, de glisser, insai-
sissable, à travers les plus dangereuses aventures, et sans
qu’on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contre
lui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il travaillerait,
deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec une respec-
tabilité intacte, maître du jury de violon aux concours de ce
prestigieux Conservatoire.
Mais c’est peut-être encore mettre trop de logique dans
la cervelle de Morel que d’y faire sortir les unes des autres
les contradictions. En réalité sa nature était vraiment comme
un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens
qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des
principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, dé-
parée par les plus grossières fautes d’orthographe, passait
des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi avec ses
sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses sœurs qu’elles
avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.

– 525 –
Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du
train à Douville, le soleil amorti par la brume n’était déjà
plus, dans le ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À
la grande paix qui descend le soir sur ces prés drus et salins
et qui avait conseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour
la plupart, d’aller villégiaturer à Douville, s’ajoutait une hu-
midité qui les faisait rentrer de bonne heure dans les petits
chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allu-
mée. Seules quelques vaches restaient dehors à regarder la
mer en meuglant, tandis que d’autres s’intéressant plus à
l’humanité tournaient leur attention vers nos voitures. Seul
un peintre qui avait dressé son chevalet sur une mince émi-
nence travaillait à essayer de rendre ce grand calme, cette
lumière apaisée. Peut-être les vaches allaient-elles lui servir
inconsciemment et bénévolement de modèles, car leur air
contemplatif et leur présence solitaire quand les humains
sont rentrés, contribuaient à leur manière à la puissante im-
pression de repos que dégage le soir. Et quelques semaines
plus tard, la transposition ne fut pas moins agréable quand,
l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courts et
qu’il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j’avais été faire un
tour dans l’après-midi, il fallait rentrer au plus tard s’habiller
à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge était déjà
descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et
comme quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les
vitres de toutes mes bibliothèques. Quelque geste incanta-
teur ayant suscité, pendant que je passais mon smoking, le
moi alerte et frivole qui était le mien quand j’allais avec
Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où j’avais cru emme-
ner Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois, je fredonnais
inconsciemment le même air qu’alors ; et c’est seulement en
m’en apercevant qu’à la chanson je reconnaissais le chanteur
intermittent, lequel en effet ne savait que celle-là. La pre-

– 526 –
mière fois que je l’avais chantée, je commençais d’aimer Al-
bertine, mais je croyais que je ne la connaîtrais jamais. Plus
tard à Paris, c’était quand j’avais cessé de l’aimer et quelques
jours après l’avoir possédée pour la première fois. Mainte-
nant, c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dî-
ner avec elle, au grand regret du directeur qui croyait que je
finirais par habiter La Raspelière et lâcher son hôtel, et qui
assurait avoir entendu dire qu’il régnait par là des fièvres
dues aux marais du Bec et à leurs eaux « accroupies ».
J’étais heureux de cette multiplicité que je voyais ainsi à ma
vie déployée sur trois plans ; et puis, quand on redevient
pour un instant un homme ancien, c’est-à-dire différent de
celui qu’on est depuis longtemps, la sensibilité n’étant plus
amortie par l’habitude reçoit des moindres chocs des impres-
sions si vives qui font pâlir tout ce qui les a précédées et
auxquelles, à cause de leur intensité, nous nous attachons
avec l’exaltation passagère d’un ivrogne. Il faisait déjà nuit
quand nous montions dans l’omnibus ou la voiture qui allait
nous mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans
le hall le premier président nous disait : « Ah ! vous allez à La
Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous
faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner
seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir
dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que
vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains.
Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas
être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu’ont les
hommes « occupés » – fût-ce par le travail le plus sot – de
« ne pas avoir le temps » de faire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rap-


ports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit
les cours de la Bourse, éprouve quand il vous dit en rica-

– 527 –
nant : « C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un
agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmait
tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville,
l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était
d’écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes
occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée,
qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la sur-
prennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer
que c’est la même qui dans leur propre métier met hors de
pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magis-
trats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement
rapide desquels ils s’inclinent en disant : « Il paraît que c’est
un grand lettré, un individu tout à fait distingué. » Mais sur-
tout le premier président ne se rendait pas compte que ce qui
me plaisait dans ces dîners à La Raspelière, c’est que,
comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « re-
présentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme me
paraissait d’autant plus vif qu’il n’était pas son but à lui-
même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant
affecté à la réunion vers laquelle on se rendait et qui ne lais-
sait pas d’être fort modifiée par toute l’atmosphère qui
l’entourait. Il faisait déjà nuit maintenant quand j’échangeais
la chaleur de l’hôtel – de l’hôtel devenu mon foyer – pour le
wagon où nous montions avec Albertine et où le reflet de la
lanterne sur la vitre apprenait, à certains arrêts du petit train
poussif, qu’on était arrivé à une gare. Pour ne pas risquer
que Cottard ne nous aperçût pas, et n’ayant pas entendu
crier la station, j’ouvrais la portière, mais ce qui se précipitait
dans le wagon ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie,
le froid. Dans l’obscurité je distinguais les champs, j’enten-
dais la mer, nous étions en rase campagne. Albertine, avant
que nous rejoignions le petit noyau, se regardait dans un pe-
tit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec

– 528 –
elle. En effet les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait
monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât
avant le dîner, j’avais, au sein du calme profond où je vivais
depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement
d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine
au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieux pendant
que j’étais seul au salon au milieu du petit clan et me de-
mandais ce que mon amie faisait en haut, que j’avais le len-
demain, par dépêche, après avoir demandé des indications à
M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, comman-
dé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et
aussi la mienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi
de la sollicitude de mon amie. Car elle avait certainement
deviné que je n’aimais pas qu’elle restât sans moi chez
Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toi-
lette préalable au dîner.
Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fi-
dèle de tous, comptait maintenant depuis plusieurs mois
M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les
voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur le
quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux
cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un
fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l’été où
le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide.
Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait
s’empêcher (seulement par habitude de connaisseur, puisque
maintenant il avait un sentiment qui le rendait chaste ou du
moins, la plupart du temps, fidèle) de jeter sur les hommes
de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis,
un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel
il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos
avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chape-
let, avec la réserve d’une épouse vouée à son unique amour
– 529 –
ou d’une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d’autant
plus persuadés qu’il ne les avait pas vus, qu’il montait dans
un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent
aussi la princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point si
l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse
la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci
n’avait pas été éprouvée les toutes premières fois par le doc-
teur qui avait voulu que nous le laissions seul dans son com-
partiment. Portant beau son caractère hésitant depuis qu’il
avait une grande situation médicale, c’est en souriant, en se
renversant en arrière, en regardant Ski par-dessus le lorgnon,
qu’il dit par malice ou pour surprendre de biais l’opinion des
camarades : « Vous comprenez, si j’étais seul, garçon… mais
à cause de ma femme, je me demande si je peux le laisser
voyager avec nous après ce que vous m’avez dit, chuchota le
docteur. – Qu’est-ce que tu dis ? demanda Mme Cottard. –
Rien, cela ne te regarde pas, ce n’est pas pour les femmes »,
répondit en clignant de l’œil le docteur, avec une majes-
tueuse satisfaction de lui-même qui tenait le milieu entre l’air
pince-sans-rire qu’il gardait devant ses élèves et ses malades
et l’inquiétude qui accompagnait jadis ses traits d’esprit chez
les Verdurin, et il continua à parler tout bas. Mme Cottard ne
distingua que les mots « de la confrérie » et « tapette », et
comme dans le langage du docteur le premier désignait la
race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard
conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard.
Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause de
cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on
ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous vers le
compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard toujours
perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac,
M. de Charlus perçut cette hésitation ; il n’avait pourtant pas
levé les yeux. Mais comme les sourds-muets reconnaissent à

– 530 –
un courant d’air insensible pour les autres, que quelqu’un ar-
rive derrière eux, il avait pour être averti de la froideur qu’on
avait à son égard, une véritable hyperacuité sensorielle.
Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les do-
maines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances
imaginaires. Comme ces névropathes qui, sentant une légère
fraîcheur, induisent qu’il doit y avoir une fenêtre ouverte à
l’étage au-dessus, entrent en fureur et commencent à éter-
nuer, M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré
un air préoccupé, concluait qu’on avait répété à cette per-
sonne un propos qu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait
même pas besoin qu’on eût l’air distrait, ou l’air sombre, ou
l’air rieur, il les inventait. En revanche la cordialité lui mas-
quait aisément les médisances qu’il ne connaissait pas.
Ayant deviné la première fois l’hésitation de Cottard, si, au
grand étonnement des fidèles qui ne se croyaient pas aper-
çus encore par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la
main quand ils furent à distance convenable, il se contenta
d’une inclinaison de tout le corps aussitôt vivement redressé,
pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de suède la
main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons tenu ab-
solument à faire route avec vous, monsieur, et à ne pas vous
laisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un grand
plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron. – Je
suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un air froid.
– J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviez définiti-
vement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… » Elle allait
dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et déso-
bligeant pour un Juif qui pourrait y voir une allusion. Aussi
se reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui
étaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle :
« pour y fixer, je voulais dire “vos pénates” (il est vrai que
ces divinités n’appartiennent pas à la religion chrétienne non

– 531 –
plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu’elle n’a
plus d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser). Nous, mal-
heureusement, avec la rentrée des classes, le service d’hôpi-
tal du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtemps élire
domicile dans un même endroit. » Et lui montrant un carton :
« Voyez d’ailleurs comme nous autres femmes nous sommes
moins heureuses que le sexe fort ; pour aller aussi près que
chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d’emporter
avec nous toute une gamme d’impedimenta. » Moi je regar-
dais pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce
n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard comme le
volume de Bergotte qu’il m’avait prêté la première année.
C’était un livre de sa bibliothèque et comme tel portant la
devise : « Je suis au baron de Charlus », à laquelle faisaient
place parfois, pour montrer le goût studieux des Guer-
mantes : « In prœliis non semper », et une autre encore : « Non
sine labore ». Mais nous les verrons bientôt remplacées par
d’autres, pour tâcher de plaire à Morel. Mme Cottard, au bout
d’un instant, prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au
baron. « Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur,
lui dit-elle au bout d’un instant, mais je suis très large d’idées
et selon moi, pourvu qu’on les pratique sincèrement, toutes
les religions sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens que
la vue d’un… protestant rend hydrophobes. – On m’a appris
que la mienne était la vraie », répondit M. de Charlus. « C’est
un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann, sauf sur la fin, était
plus tolérant, il est vrai qu’il était converti. » Or tout au con-
traire, le baron était non seulement chrétien comme on le
sait, mais pieux à la façon du Moyen Âge. Pour lui, comme
pour les sculpteurs du XIIIe siècle, l’Église chrétienne était,
au sens vivant du mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus par-
faitement réels : prophètes, apôtres, anges, saints person-
nages de toute sorte, entourant le Verbe incarné, sa mère et

– 532 –
son époux, le Père éternel, tous les martyrs et docteurs, tels
que leur peuple en plein relief se presse au porche ou remplit
le vaisseau des cathédrales. Entre eux tous M. de Charlus
avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Mi-
chel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents
entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père
éternel, devant le trône de qui ils se tiennent. Aussi l’erreur
de Mme Cottard m’amusa-t-elle beaucoup.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur,
venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère
paysanne, puis absorbé par les études presque purement ma-
térielles auxquelles ceux qui veulent pousser loin leur car-
rière médicale sont obligés de se consacrer pendant un grand
nombre d’années, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis
plus d’autorité, mais non pas d’expérience ; il prit à la lettre
ce mot d’« honoré », en fut à la fois satisfait parce qu’il était
vaniteux et affligé parce qu’il était bon garçon. « Ce pauvre
de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de la peine
quand il m’a dit qu’il était honoré de voyager avec nous. On
sent, le pauvre diable, qu’il n’a pas de relations, qu’il
s’humilie. »
Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la cha-
ritable Mme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer la
gêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée au début, à
se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa pré-
sence ils gardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révé-
lations de Ski et l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était in-
cluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté
même exerçait sur eux une espèce d’attrait. Elle donnait
pour eux à la conversation du baron, d’ailleurs remarquable
mais en des parties qu’ils ne pouvaient guère apprécier, une
saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus in-

– 533 –
téressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. Dès le
début d’ailleurs, on s’était plu à reconnaître qu’il était intelli-
gent. « Le génie peut être voisin de la folie », énonçait le doc-
teur, et si la princesse, avide de s’instruire, insistait, il n’en
disait pas plus, cet axiome étant tout ce qu’il savait sur le
génie et ne lui paraissant pas d’ailleurs aussi démontré que
tout ce qui a trait à la fièvre typhoïde et à l’arthritisme. Et
comme il était devenu superbe et resté mal élevé : « Pas de
questions, princesse, ne m’interrogez pas, je suis au bord de
la mer pour me reposer. D’ailleurs vous ne me comprendriez
pas, vous ne savez pas la médecine. » Et la princesse se tai-
sait en s’excusant, trouvant Cottard un homme charmant et
comprenant que les célébrités ne sont pas toujours abor-
dables. À cette première période on avait donc fini par trou-
ver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l’on
nomme généralement ainsi). Maintenant c’était sans s’en
rendre compte à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intel-
ligent que les autres. Les maximes les plus simples que,
adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur,
M. de Charlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à
cause de l’expérience singulière, secrète, raffinée et mons-
trueuse où il les avait puisées, prenaient pour les fidèles ce
charme du dépaysement qu’une psychologie, analogue à
celle que nous a offerte de tout temps notre littérature dra-
matique, revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par
des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n’enten-
dait pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le
sculpteur en voyant un jeune employé aux longs cils de ba-
yadère et que M. de Charlus n’avait pu s’empêcher de dévi-
sager, si le baron se met à faire de l’œil au contrôleur, nous
ne sommes pas près d’arriver, le train va aller à reculons.
Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce n’est plus un
petit chemin de fer où nous sommes, c’est un funiculeur. »

– 534 –
Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était
presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout
le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage pein-
turluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte de prove-
nance exotique et suspecte qui laisse échapper la curieuse
odeur de fruits auxquels l’idée de goûter seulement vous sou-
lèverait le cœur. À ce point de vue, les fidèles de sexe mas-
culin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte par-
tie du trajet qu’on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où
montait M. de Charlus, et Doncières, station où on était re-
joint par Morel. Car tant que le violoniste n’était pas là (et si
les dames et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gê-
ner la conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne
se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et
parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises
mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était tou-
jours avec les dames par grâce de jeune fille qui ne veut pas
que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Or je
supportais aisément de ne pas l’avoir à côté de moi, à condi-
tion toutefois qu’elle restât dans le même wagon. Car moi
qui n’éprouvais plus de jalousie ni guère d’amour pour elle,
ne pensais pas à ce qu’elle faisait les jours où je ne la voyais
pas, en revanche, quand j’étais là, une simple cloison qui eût
pu à la rigueur dissimuler une trahison m’était insupportable
et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin,
au bout d’un instant ne pouvant plus tenir en place, au risque
de froisser celui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à
qui je ne pouvais expliquer la raison de ma fuite, je me le-
vais, les plantais là et, pour voir s’il ne s’y faisait rien
d’anormal, passais à côté. Et jusqu’à Doncières, M. de Char-
lus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment
de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni
bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer

– 535 –
sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes
n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il
pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes
qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard fa-
milière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces
personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en
avait aucune sur la côte normande. Cette illusion peut éton-
ner de la part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi inquiet. Même
pour ceux qu’il croyait plus ou moins renseignés, il se flattait
que ce ne fût que dans le vague, et avait la prétention, selon
qu’il leur dirait telle ou telle chose, de mettre telle personne
en dehors des suppositions d’un interlocuteur qui par poli-
tesse faisait semblant d’accepter ses dires. Même se doutant
de ce que je pouvais savoir ou supposer sur lui, il se figurait
que cette opinion, qu’il croyait beaucoup plus ancienne de
ma part qu’elle ne l’était en réalité, était toute générale, et
qu’il lui suffisait de nier tel ou tel détail pour être cru, alors
qu’au contraire, si la connaissance de l’ensemble précède
toujours celle des détails, elle facilite infiniment l’investiga-
tion de ceux-ci et ayant détruit le pouvoir d’invisibilité ne
permet plus au dissimulateur de cacher ce qu’il lui plaît.
Certes quand M. de Charlus, invité à un dîner par tel fidèle
ou tel ami des fidèles, prenait les détours les plus compliqués
pour amener au milieu des noms de dix personnes qu’il ci-
tait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu’aux raisons
toujours différentes qu’il donnait du plaisir ou de la commo-
dité qu’il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec lui, ses
hôtes, en ayant l’air de le croire parfaitement, en substi-
tuaient une seule, toujours la même et qu’il croyait ignorée
d’eux, à savoir qu’il l’aimait. De même Mme Verdurin sem-
blant toujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifs
mi-artistiques, mi-humanitaires que M. de Charlus lui don-
nait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier

– 536 –
avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle,
qu’il avait pour le violoniste. Or, quel étonnement aurait eu
M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et
n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la
Patronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoi-
selles » ! Le baron eût été d’autant plus stupéfait que ne bou-
geant guère de La Raspelière, il y faisait figure de chapelain,
d’abbé du répertoire, et quelquefois (quand Morel avait qua-
rante-huit heures de permission) y couchait deux nuits de
suite. Mme Verdurin leur donnait alors deux chambres com-
municantes et pour les mettre à l’aise disait : « Si vous avez
envie de faire de la musique, ne vous gênez pas, les murs
sont comme ceux d’une forteresse, vous n’avez personne à
votre étage, et mon mari a un sommeil de plomb. » Ces
jours-là M. de Charlus relayait la princesse en allant chercher
les nouveaux à la gare, excusait Mme Verdurin de ne pas être
venue à cause d’un état de santé qu’il décrivait si bien que
les invités entraient avec une figure de circonstance et pous-
saient un cri d’étonnement en trouvant la Patronne alerte et
debout, en robe à demi décolletée.
Car M. de Charlus était momentanément devenu pour
Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse
Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoup
moins sûre que de celle de la princesse, se figurant que si
celle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c’était par mépris
des autres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était
justement le propre des Verdurin, lesquels traitaient d’en-
nuyeux tous ceux qu’ils ne pouvaient fréquenter, il est in-
croyable que la Patronne pût croire la princesse une âme d’a-
cier, détestant le chic. Mais elle n’en démordait pas et était
persuadée que pour la grande dame aussi, c’était sincère-
ment et par goût d’intellectualité qu’elle ne fréquentait pas
les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait du reste à
– 537 –
l’égard des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à une pré-
sentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redou-
ter à Paris. Des hommes brillants venus à Balbec sans leur
femme, ce qui facilitait tout, à La Raspelière faisaient des
avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour
le prince de Guermantes que l’absence de la princesse
n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les
Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant
qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à La
Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était
sortie. Mme Verdurin du reste n’était pas certaine que lui et
M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien
dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était
peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il
montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Pa-
tronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guer-
mantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le baron et le prince
de Guermantes, est-ce que ça marche ? – Mon Dieu, ma-
dame, pour l’un des deux je crois pouvoir dire… – Mais l’un
des deux, qu’est-ce que ça peut me faire ? avait repris
Mme Verdurin irritée. Je vous demande s’ils marchent en-
semble ? – Ah ! Madame, voilà des choses qui sont bien diffi-
ciles à savoir. » Mme Verdurin n’y mettait aucune malice. Elle
était certaine des mœurs du baron, mais quand elle s’expri-
mait ainsi elle n’y pensait nullement, mais seulement à sa-
voir si on pouvait inviter ensemble le prince et M. de Char-
lus, si cela corderait. Elle ne mettait aucune intention mal-
veillante dans l’emploi de ces expressions toutes faites et
que les « petits clans » artistiques favorisent. Pour se parer
de M. de Guermantes, elle voulait l’emmener, l’après-midi
qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des ma-
rins de la côte figureraient un appareillage. Mais n’ayant pas
le temps de s’occuper de tout, elle délégua ses fonctions au

– 538 –
fidèle des fidèles, au baron. « Vous comprenez, il ne faut pas
qu’ils restent immobiles comme des moules, il faut qu’ils ail-
lent, qu’ils viennent, qu’on voie le branle-bas, je ne sais pas
le nom de tout ça. Mais vous qui allez souvent au port de
Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition
sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux que
moi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais
après tout nous nous donnons bien du mal pour M. de Guer-
mantes. C’est peut-être un imbécile du Jockey. Oh ! mon
Dieu, je dis du mal du Jockey, et il me semble me rappeler
que vous en êtes. Hé ! baron, vous ne me répondez pas, est-
ce que vous en êtes ? Vous ne voulez pas sortir avec nous ?
Tenez, voici un livre que j’ai reçu, je pense qu’il vous inté-
ressera. C’est du Roujon. Le titre est joli : Parmi les hommes ».
Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de
Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff,
que j’étais très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois in-
signifiante et profonde. Un jour que j’étais dans le petit train,
comblant de mes prévenances, comme toujours, la princesse
Sherbatoff, j’y vis monter Mme de Villeparisis. Elle était en ef-
fet venue passer quelques semaines chez la princesse de
Luxembourg, mais enchaîné à ce besoin quotidien de voir
Albertine, je n’avais jamais répondu aux invitations multi-
pliées de la marquise et de son hôtesse royale. J’eus du re-
mords en voyant l’amie de ma grand-mère et par pur devoir
(sans quitter la princesse Sherbatoff) je causai assez long-
temps avec elle. J’ignorais du reste absolument que
Mme de Villeparisis savait très bien qui était ma voisine mais
ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Vil-
leparisis quitta le wagon, je me reprochai même de ne pas
l’avoir aidée à descendre ; j’allai me rasseoir à côté de la
princesse. Mais on eût dit – cataclysme fréquent chez les
personnes dont la situation est peu solide et qui craignent
– 539 –
qu’on n’ait entendu parler d’elles en mal, qu’on les méprise –
qu’un changement à vue s’était opéré. Plongée dans sa Revue
des Deux Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout
des lèvres à mes questions et finit par me dire que je lui don-
nais la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand
je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel n’éclaira
pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me
tendit même pas la main et ne m’a jamais reparlé depuis.
Mais elle dut parler – mais je ne sais pas pour dire quoi – aux
Verdurin, car dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais
pas bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff, tous
en chœur se précipitaient : « Non ! Non ! Non ! Surtout pas !
Elle n’aime pas les amabilités ! » On ne le faisait pas pour me
brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu’elle
était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux
vanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui
passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inap-
prochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au
temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire
brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quel-
conque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses
nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir
de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme
étaient faits l’apparente hauteur, l’antisnobisme universelle-
ment admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que
dans l’humanité la règle – qui comporte des exceptions natu-
rellement – est que les durs sont des faibles dont on n’a pas
voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non
d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de
la faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse


Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à l’enterrement

– 540 –
d’un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de
moi me montra un monsieur élancé et pourvu d’une jolie fi-
gure. « De tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là
est le plus inouï, le plus singulier. C’est le frère du duc. » Je
lui répondis imprudemment qu’il se trompait, que ce mon-
sieur, sans parenté aucune avec les Guermantes, s’appelait
Fournier-Sarlovèze. L’homme remarquable me tourna le dos
et ne m’a plus jamais salué depuis.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire


officiel et qui connaissait Ski, passa par Arembouville où il
avait une nièce et vint à un mercredi des Verdurin.
M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la de-
mande de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris l’acadé-
micien lui permît d’assister à différentes séances privées, ré-
pétitions, etc., où jouait le violoniste. L’académicien flatté et
d’ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le
baron fut très touché de toutes les amabilités que ce person-
nage (d’ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement
et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facili-
tés qu’il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels où
les profanes n’entrent pas, de toutes les occasions données
par le célèbre artiste au jeune virtuose de se produire, de se
faire connaître, en le désignant, de préférence à d’autres, à
talent égal, pour des auditions qui devaient avoir un retentis-
sement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il
en devait au maître d’autant plus de reconnaissance que ce-
lui-ci, doublement méritant, ou si l’on aime mieux, deux fois
coupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de son
noble protecteur. Il les favorisa, certes sans sympathie pour
elles, ne pouvant comprendre d’autre amour que celui de la
femme, qui avait inspiré toute sa musique, mais par indiffé-
rence morale, complaisance et serviabilité professionnelles,

– 541 –
amabilité mondaine, snobisme. Quant à des doutes sur le ca-
ractère de ces relations, il en avait si peu que dès le premier
dîner à La Raspelière, il avait demandé à Ski en parlant de
M. de Charlus et de Morel comme il eût fait d’un homme et
de sa maîtresse : « Est-ce qu’il y a longtemps qu’ils sont en-
semble ? » Mais trop homme du monde pour en laisser rien
voir aux intéressés, prêt, si parmi les camarades de Morel il
s’était produit quelques commérages, à les réprimer et à ras-
surer Morel en lui disant paternellement : « On dit cela de
tout le monde aujourd’hui », il ne cessa de combler le baron
de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais natu-
relles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de
vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence
de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne
n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant
cette simple situation suffit à montrer que même cette chose
universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un dé-
fenseur : « le potin », lui aussi, soit qu’il ait pour objet nous-
même et nous devienne ainsi particulièrement désagréable,
soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque chose que nous
ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’esprit de
s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les
choses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci
avec la dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous
présente rapidement un coin insoupçonné du revers de
l’étoffe. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par
certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit
amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! »
Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond,
pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que pour les
Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun
droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce
ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si

– 542 –
différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple
reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ceux-là seuls
ornaient d’inscriptions affectueuses le petit pavillon idéal où
M. de Charlus venait parfois rêver seul, quand il introduisait
un instant son imagination dans l’idée que les Verdurin
avaient de lui. L’atmosphère y était si sympathique, si cor-
diale, le repos si réconfortant, que quand M. de Charlus,
avant de s’endormir, était venu s’y délasser un instant de ses
soucis, il n’en sortait jamais sans un sourire. Mais, pour cha-
cun de nous, ce genre de pavillon est double : en face de ce-
lui que nous croyons être l’unique, il y a l’autre qui nous est
habituellement invisible, le vrai, symétrique avec celui que
nous connaissons, mais bien différent et dont
l’ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que
nous nous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite
avec les symboles odieux d’une hostilité insoupçonnée.
Quelle stupeur pour M. de Charlus, s’il avait pénétré dans un
de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin comme par
un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont
charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs
mécontents ou des domestiques renvoyés ! Mais, tout autant
que nous sommes privés de ce sens de l’orientation dont
sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la
visibilité comme nous manquons de celui des distances, nous
imaginant toute proche l’attention intéressée de gens qui au
contraire ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas
que nous sommes pendant ce temps-là pour d’autres leur
seul souci. Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson
qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son
aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu’il ne voit pas
à côté de lui, dans l’ombre, le promeneur amusé qui suit ses
ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment impré-
vu et fatal, différé en ce moment à l’égard du baron (pour qui

– 543 –
le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié
du milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au
surplus les peuples, en tant qu’ils ne sont que des collections
d’individus, peuvent offrir des exemples plus vastes, mais
identiques en chacune de leurs parties, de cette cécité pro-
fonde, obstinée et déconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause
que M. de Charlus tenait dans le petit clan des propos d’une
habileté inutile ou d’une audace qui faisait sourire en ca-
chette, elle n’avait pas encore eu pour lui ni ne devait avoir à
Balbec de graves inconvénients. Un peu d’albumine, de
sucre, d’arythmie cardiaque, n’empêche pas la vie de conti-
nuer normale pour celui qui ne s’en aperçoit même pas, alors
que seul le médecin y voit la prophétie de catastrophes. Ac-
tuellement le goût – platonique ou non – de M. de Charlus
pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers en
l’absence de Morel qu’il le trouvait très beau, pensant que
cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela
comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribu-
nal, ne craindra pas d’entrer dans des détails qui semblent en
apparence désavantageux pour lui, mais qui à cause de cela
même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les pro-
testations conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la
même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-
Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus
parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très
étranges, et ajoutait même : « Après tout je dis étranges, je
ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour
se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son pu-
blic. Et il l’était en effet, à condition que ce fût lui qui eût
l’initiative des opérations et qu’il sût la galerie muette et sou-
riante, désarmée par la crédulité ou la bonne éducation.

– 544 –
Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration
pour la beauté de Morel comme si elle n’eût eu aucun rap-
port avec un goût appelé vice, il traitait de ce vice, mais
comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il
n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme après avoir
regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce
qu’il préférait dans La Comédie humaine, il me répondit, diri-
geant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout
l’autre, les petites miniatures comme Le Curé de Tours et La
Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série
des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas Les
Illusions perdues ? C’est si beau, le moment où Carlos Herrera
demande le nom du château devant lequel passe sa calèche :
c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé au-
trefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que
Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse
d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me
rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à
qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans
sa vie : “La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et
misères.” – Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année,
comme l’an passé le pessimisme, interrompit Brichot. Mais
au risque de contrister les âmes en mal de déférence balza-
cienne, sans prétendre, Dieu me damne ! au rôle de gen-
darme de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de
grammaire, j’avoue que le copieux improvisateur dont vous
me semblez surfaire singulièrement les élucubrations effa-
rantes, m’a toujours paru un scribe insuffisamment méticu-
leux. J’ai lu ces Illusions perdues dont vous nous parlez, ba-
ron, en me torturant pour atteindre à une ferveur d’initié, et
je confesse en toute simplicité d’âme que ces romans-
feuilletons rédigés en pathos, en galimatias double et triple
(« Esther heureuse », « Où mènent les mauvais chemins »,

– 545 –
« À combien l’amour revient aux vieillards »), m’ont toujours
fait l’effet des mystères de Rocambole, promu par inexpli-
cable faveur à la situation précaire de chef-d’œuvre. – Vous
dites cela parce que vous ne connaissez pas la vie », dit le
baron doublement agacé, car il sentait que Brichot ne com-
prendrait ni ses raisons d’artiste ni les autres. « J’entends
bien, répondit Brichot, que, pour parler comme maître Fran-
çois Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre,
sorbonicole et sorboniforme. Pourtant tout autant que les
camarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincé-
rité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… – Le quart
d’heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard avec un
air non plus de doute, mais de spirituelle assurance. –… qui
font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-
Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand,
grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes.
M. le vicomte de Chateaubriand… – Chateaubriand aux
pommes ? interrompit le docteur Cottard. – C’est lui le pa-
tron de la confrérie », continua Brichot sans relever la plai-
santerie du docteur, lequel en revanche, alarmé par la phrase
de l’universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude.
Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le
calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la
princesse Sherbatoff. « Avec le professeur, l’ironie mordante
du parfait sceptique ne perd jamais ses droits », dit-elle par
amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin n’avait
pas passé inaperçu pour elle. « Le sage est forcément scep-
tique, répondit le docteur. Que sais-je ? “ γνώθι σεαυτóν ”,
disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut.
Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire du-
rer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a
dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on
pense que Charcot et d’autres on fait des travaux mille fois

– 546 –
plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque
chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syn-
drome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque ou-
bliés ! En somme Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce
sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute
leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jé-
sus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. –
Mon ami…, pria Mme Cottard. – Naturellement, ma femme
proteste, ce sont toutes des névrosées. – Mais, mon petit
docteur, je ne suis pas névrosée, murmura Mme Cottard. –
Comment, elle n’est pas névrosée ? quand son fils est ma-
lade, elle présente des phénomènes d’insomnie. Mais enfin je
reconnais que Socrate et le reste, c’est nécessaire pour une
culture supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je
cite toujours le “γνώθι σεαυτóν” à mes élèves pour le pre-
mier cours. Le père Bouchard qui l’a su m’en a félicité. – Je
ne suis pas des tenants de la forme pour la forme, pas plus
que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire, reprit
Brichot. Mais tout de même La Comédie humaine – bien peu
humaine – est par trop le contraire de ces œuvres où l’art ex-
cède le fond, comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il est
permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure
de Meudon ou à l’ermitage de Ferney, à égale distance de la
Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les de-
voirs d’un pontificat sans mansuétude, et des Jardies où Ho-
noré de Balzac harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de ca-
cographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia. –
Chateaubriand est beaucoup plus vivant que vous ne dites, et
Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit
M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour
ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connu jusqu’à ces
passions que tout le monde ignore ou n’étudie que pour les
flétrir. Sans reparler des immortelles Illusions perdues, Sarra-

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zine, La Fille aux yeux d’or, Une passion dans le désert, même
l’assez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent à l’appui de
mon dire. Quand je parlais de ce côté “hors nature” de Bal-
zac à Swann, il me disait : “Vous êtes du même avis que
Taine.” Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine, ajou-
ta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du “monsieur”
inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils croyaient en
taxant de monsieur un grand écrivain, lui décerner un hon-
neur, peut-être garder les distances, et bien faire savoir qu’ils
ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M. Taine, mais
je me tenais pour fort honoré d’être du même avis que lui. »
D’ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules,
M. de Charlus était très intelligent, et il est probable que si
quelque mariage ancien avait noué une parenté entre sa fa-
mille et celle de Balzac, il eût ressenti (non moins que Balzac
d’ailleurs) une satisfaction dont il n’eût pu cependant s’em-
pêcher de se targuer comme d’une marque de condescen-
dance admirable.
Parfois à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne,
des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne
pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais comme il abré-
geait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait
l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véri-
table ; on aurait dit qu’il les connaissait, le laissait malgré lui
paraître après avoir accepté son sacrifice, avant de se re-
tourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la suite
d’une brouille entre parents, on a défendu de dire bonjour à
des camarades, mais qui lorsqu’ils les rencontrent ne peu-
vent se priver de lever la tête avant de retomber sous la fé-
rule de leur précepteur.
Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Bal-
zac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans

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Splendeurs et misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regar-
dés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de
la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire
parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son
règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais
c’était déjà Donçières, où Morel nous rejoignait. Devant lui,
M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et
quand Ski voulut le ramener à l’amour de Carlos Herrera
pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mys-
térieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère
et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences de-
vant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à poursuivre,
M. de Charlus les yeux hors de la tête, élevant la voix, dit
d’un ton significatif en montrant Albertine qui pourtant ne
pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard
et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de
quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens mal élevés :
« Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent
intéresser cette jeune fille. » Mais je compris bien que pour
lui, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel ; il té-
moigna du reste plus tard de l’exactitude de mon interpréta-
tion par les expressions dont il se servit quand il demanda
qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel. « Vous
savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’est pas du
tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête
qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces
mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle
comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que
la prostitution pour les femmes, et que s’il se servait pour
Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle
prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot pour
changer la conversation me demanda si je comptais rester
encore longtemps à Incarville. J’avais eu beau lui faire ob-

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server plusieurs fois que j’habitais non pas Incarville mais
Balbec, il retombait toujours dans sa faute car c’est sous le
nom d’Incarville ou de Balbec-Incarville qu’il désignait cette
partie du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes
choses que nous en les appelant d’un nom un peu différent.
Une certaine dame du faubourg Saint-Germain me deman-
dait toujours, quand elle voulait parler de la duchesse de
Guermantes, s’il y avait longtemps que je n’avais vu Zénaïde,
ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu’au premier moment je ne
comprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où une
parente de Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’ap-
pelait, elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-
être aussi y avait-il eu d’abord une gare seulement à Incar-
ville, et allait-on de là en voiture à Balbec. « De quoi parliez-
vous donc ? » dit Albertine étonnée du ton solennel de père
de famille que venait d’usurper M. de Charlus. « De Balzac,
se hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir
la toilette de la princesse de Cadignan, pas la première, celle
du dîner, mais la seconde. » Cette rencontre tenait à ce que,
pour choisir des toilettes à Albertine, je m’inspirais du goût
qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beau-
coup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y
était allié plus de douceur, de mollesse française. Le plus
souvent les robes qu’il préférait offraient aux regards une
harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle
de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M. de Charlus
pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes
d’Albertine ; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en
faisait la rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une
étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il
aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclat et de
couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi ce soir-là me lança-t-
elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant

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son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de
crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviotte grise laissait
croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe
de l’aider parce que ses manches bouffantes avaient besoin
d’être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette,
elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d’un écossais
très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut
comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-ciel. Et
elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. « Ah !
s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je
vous fais tous mes compliments. – Mais Monsieur seul en a
mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car
elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. – Il n’y a que les
femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur,
reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et
douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes rai-
sons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la
vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à d’Arthez par
cette toilette grise. » Albertine qu’intéressait ce muet langage
des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Ca-
dignan. « Oh ! c’est une nouvelle exquise, dit le baron d’un
ton rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan
se promena avec Mme d’Espard. C’est celui d’une de mes
cousines. – Toutes ces questions du jardin de sa cousine,
murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sa généa-
logie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quel inté-
rêt cela a-t-il pour nous qui n’avons pas le privilège de nous
y promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons
pas de titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas
qu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à une
œuvre d’art, et que c’est comme dans Balzac que
M. de Charlus revoyait les petites allées de Mme de Cadignan.
Le baron poursuivit : « Mais vous la connaissez, me dit-il, en

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parlant de cette cousine et pour me flatter en s’adressant à
moi comme à quelqu’un qui, exilé dans le petit clan, pour
M. de Charlus sinon était de son monde, du moins allait dans
son monde. En tous cas vous avez dû la voir chez
Mme de Villeparisis. – La marquise de Villeparisis à qui appar-
tient le château de Baucreux ? demanda Brichot d’un air cap-
tivé. – Oui, vous la connaissez ? demanda sèchement
M. de Charlus. – Nullement, répondit Brichot, mais notre col-
lègue Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances
à Baucreux. J’ai eu l’occasion de lui écrire là. » Je dis à Mo-
rel, pensant l’intéresser, que M. de Norpois était ami de mon
père. Mais pas un mouvement de son visage ne témoigna
qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gens de peu
et n’approchant pas de bien loin de ce qu’avait été mon
grand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et
qui du reste, contrairement au reste de la famille, aimant as-
sez « faire des embarras », avait laissé un souvenir ébloui à
ses domestiques. « Il paraît que Mme de Villeparisis est une
femme supérieure ; mais je n’ai jamais été admis à en juger
par moi-même, non plus du reste que mes collègues. Car
Norpois, qui est d’ailleurs plein de courtoisie et d’affabilité à
l’Institut, n’a présenté aucun de nous à la marquise. Je ne
sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin, qui avait
avec elle d’anciennes relations de famille, et aussi Gaston
Boissier, qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étude qui
l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est
revenu sous le charme. Encore Mme Boissier n’a-t-elle pas été
invitée. » À ces noms, Morel sourit d’attendrissement : « Ah !
Thureau-Dangin, me dit-il d’un air aussi intéressé que celui
qu’il avait montré en entendant parler du marquis de Norpois
et de mon père était resté indifférent. Thureau-Dangin,
c’était une paire d’amis avec votre oncle. Quand une dame
voulait une place de centre pour une réception à l’Académie,

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votre oncle disait : “J’écrirai à Thureau-Dangin.” Et naturel-
lement la place était aussitôt envoyée, car vous comprenez
bien que M. Thureau-Dangin ne se serait pas risqué de rien
refuser à votre oncle qui l’aurait repincé au tournant. Cela
m’amuse aussi d’entendre le nom de Boissier, car c’était là
que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettes pour
les dames au moment du jour de l’an. Je le sais, car je con-
nais la personne qui était chargée de la commission. » Il fai-
sait plus que la connaître, c’était son père. Certaines de ces
allusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncle
touchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours
dans l’hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus loger
qu’à cause de ma grand-mère. On parlait quelquefois d’un
déménagement possible. Or pour comprendre les conseils
que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut savoir
qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis, boulevard
Malesherbes. Il en était résulté que dans la famille, comme
nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu’au jour
fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant
l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre
oncle », on disait « au 40 bis ». Des cousines de maman lui
disaient le plus naturellement du monde : « Ah ! dimanche on
ne peut pas vous avoir, vous dînez au 40 bis. » Si j’allais voir
une parente, on me recommandait d’aller d’abord « au 40
bis », afin que mon oncle ne pût être froissé qu’on n’eût
commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et se
montrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires
qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron
de Vatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour
obtenir plus facilement des réparations. La porte cochère
était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait
un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus
rapidement qu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il

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n’en louait pas moins une partie de la maison, n’ayant pour
lui que deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui
faire plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on cé-
lébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en
avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le
démenti formel qu’il aurait dû. Le « petit hôtel » était assu-
rément confortable (mon oncle y introduisant toutes les in-
ventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire.
Seul mon oncle, tout en disant avec une modestie fausse,
« mon petit taudis », était persuadé, ou en tous cas avait in-
culqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au co-
cher, à la cuisinière, l’idée que rien n’existait à Paris qui pour
le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hô-
tel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.
Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans
le train je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déména-
gement, aussitôt il me souriait et clignant de l’œil d’un air
entendu, me disait : « Ah ! ce qu’il vous faudrait, c’est
quelque chose dans le genre du 40 bis ! C’est là que vous se-
riez bien ! On peut dire que votre oncle s’y entendait. Je suis
bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le 40
bis. »
À l’air mélancolique qu’avait pris en parlant de la prin-
cesse de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que
cette nouvelle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une
cousine assez indifférente. Il tomba dans une songerie pro-
fonde, et comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la
princesse de Cadignan ! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre !
comme c’est profond, comme c’est douloureux, cette mau-
vaise réputation de Diane qui craint tant que l’homme qu’elle
aime ne l’apprenne ! Quelle vérité éternelle, et plus générale
que cela n’en a l’air ! comme cela va loin ! » M. de Charlus
prononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant
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qu’il ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne
sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient
ou non connues, tremblait depuis quelque temps qu’une fois
qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la
famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût
compromis. Cette éventualité ne lui était probablement ap-
parue jusqu’ici que comme quelque chose de profondément
désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et
maintenant que depuis un instant il confondait sa situation
avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte
dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-être et
ne laissait pas en tous cas de l’effrayer, il avait cette consola-
tion de trouver dans sa propre anxiété ce que Swann et aussi
Saint-Loup eussent appelé quelque chose de « très balza-
cien ». Cette identification à la princesse de Cadignan avait
été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition
mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné
divers exemples. Elle suffisait d’ailleurs pour que le seul
remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune
homme, déclenchât aussitôt autour de celui-ci tout le pro-
cessus de complications sociales qui se développent autour
d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque,
on introduit une fois pour toutes un changement dans le ca-
lendrier ou dans les horaires, si on fait commencer l’année
quelques semaines plus tard ou si l’on fait sonner minuit un
quart d’heure plus tôt, comme les journées auront tout de
même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce
qui découle de la mesure du temps restera identique. Tout
peut avoir été changé sans amener aucun trouble puisque les
rapports entre les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des
vies qui adoptent « l’heure de l’Europe centrale » ou les ca-
lendriers orientaux. Il semble même que l’amour-propre
qu’on a à entretenir une actrice jouât un rôle dans cette liai-

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son-ci. Quand dès le premier jour M. de Charlus s’était en-
quis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était
d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous
aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle
est la fille de pauvres gens. En revanche les musiciens con-
nus à qui il avait fait écrire – même pas par intérêt, comme
les amis qui en présentant Swann à Odette, la lui avaient dé-
peinte comme plus difficile et plus recherchée qu’elle n’était
– par simple banalité d’hommes en vue surfaisant un débu-
tant, avaient répondu au baron : « Ah ! grand talent, grosse
situation, étant donné naturellement qu’il est un jeune, très
apprécié des connaisseurs, fera son chemin. » Et par la ma-
nie des gens qui ignorent l’inversion, à parler de la beauté
masculine : « Et puis il est joli à voir jouer ; il fait mieux que
personne dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses
distinguées ; la tête est ravissante, et il a l’air d’un violoniste
de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par
Morel qui ne lui laissait pas ignorer de combien de proposi-
tions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de
lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste
du temps, il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par
sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût
lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée
très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque
chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse
ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur,
soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violo-
niste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir
qu’il avait lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui
qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. » Les
gens élégants, quand ils sont amoureux et de quelque façon
qu’ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les
avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

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Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincère-
ment attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indiffé-
rence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par
manifester à mon endroit les mêmes sentiments de chaleu-
reuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire
pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cher-
chera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait
exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-
Loup, mais encore, d’après ce que me répétait M. de Charlus,
lui disait de moi en mon absence les mêmes choses que Ra-
chel disait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait :
« Il vous aime beaucoup », comme Robert : « Elle t’aime
beaucoup. » Et comme le neveu de la part de sa maîtresse,
c’est de la part de Morel que l’oncle me demandait souvent
de venir dîner avec eux. Il n’y avait d’ailleurs pas moins
d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes quand
Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas
d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violo-
niste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que
souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irri-
té au lieu de paraître toujours heureux et soumis comme eût
souhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par
suite de la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner
ses inconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le
violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait.
J’ai vu M. de Charlus entrant dans un wagon où Charlie était
avec des militaires de ses amis, accueilli par des hausse-
ments d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement
d’yeux à ses camarades. Ou bien il faisait semblant de dor-
mir comme quelqu’un que cette arrivée excède d’ennui. Ou il
se mettait à tousser, les autres riaient, affectaient pour se
moquer le parler mièvre des hommes pareils à M. de Char-
lus, attiraient dans un coin Charlie qui finissait par revenir,

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comme forcé, auprès de M. de Charlus dont le cœur était
percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les ait sup-
portés ; et ces formes chaque fois différentes de souffrance
posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bon-
heur, le forçaient non seulement à demander davantage,
mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se
trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant si pé-
nibles que furent ensuite ces scènes, il faut reconnaître que
les premiers temps le génie de l’homme du peuple de France
dessinait pour Morel, lui faisait revêtir des formes char-
mantes de simplicité, de franchise apparente, même d’une
indépendante fierté qui semblait inspirée par le désintéres-
sement. Cela était faux, mais l’avantage de l’attitude était
d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui
aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il
est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une
ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le pri-
vilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au
cœur si fermé, ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui
fleurit aux basiliques champenoises. Malgré sa fierté factice,
souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y
attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, bais-
sait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un
roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte.
La première s’exprimait parfois ; car si calme et énergique-
ment décente que fût habituellement l’attitude de Morel, elle
n’allait pas sans se démentir souvent. Parfois même à
quelque mot que lui disait le baron, éclatait de la part de Mo-
rel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde
était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne
répondait rien, et avec la faculté de croire que rien n’a été
remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont
les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les

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louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas
toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient gé-
néralement pas leur but, surtout parce qu’ayant vécu avec
des gens du monde, dans le calcul des réactions qu’il pouvait
éveiller, il tenait compte de la bassesse, sinon originelle, du
moins acquise par l’éducation. Or, à la place, il rencontrait
chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence mo-
mentanée. Malheureusement pour M. de Charlus, il ne com-
prenait pas que pour Morel tout cédait devant les questions
où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire
(mais ceci qui devait être plus grave, ne se posait pas pour le
moment) entraient en jeu. Ainsi par exemple les bourgeois
changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs
par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom
de Morel était indissolublement lié à son premier prix de vio-
lon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu
que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que
le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus,
et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes,
il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire
étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait
sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète
au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En
dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée
d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi.
Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme.
« Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de
valet de chambre, de maître d’hôtel du roi. – Il y en eut un
autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent cou-
per le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s’il
eût pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à
adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de
Guermantes desquels il disposait, mais que les circonstances,

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comme on le verra, ne lui permirent pas d’offrir au violo-
niste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique
attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu’on eût
faits à « la classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-
Germain il plaçait la rue Bergère ! Force fut à M. de Charlus
de se contenter pour l’instant de faire faire à Morel des
bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS
VLTRA CAROL’S. Certes devant un adversaire d’une sorte
qu’il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de
tactique. Mais qui en est capable ? Du reste si M. de Charlus
avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Mo-
rel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rup-
ture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provi-
soire se trouva être définitif), le perdre au près de
M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse
qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par
l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de
nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise
éducation, qui s’éveillant dans toute circonstance où il était
en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même
où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa
douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il deve-
nait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions
où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son
point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une vio-
lence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car
bien vite à court d’arguments, il en inventait quand même,
dans lesquels se déployait toute l’étendue de son ignorance
et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable
et ne cherchait qu’à plaire. Au contraire on ne voyait plus
qu’elles dans ses accès d’humeur sombre où d’inoffensives
elles devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sentait
excédé, ne mettait son espoir que dans un lendemain meil-

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leur, tandis que Morel oubliant que le baron le faisait vivre
fastueusement, avait un sourire ironique de pitié supérieure,
et disait : « Je n’ai jamais rien accepté de personne. Comme
cela je n’ai personne à qui je doive un seul merci. »
En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme
du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères,
vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient
pas toujours cependant. Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs
après cette première période) où le baron revenait avec
Charlie et moi d’un déjeuner chez les Verdurin, croyant pas-
ser la fin de l’après-midi et la soirée avec le violoniste à Don-
cières, l’adieu de celui-ci, dès au sortir du train, qui répon-
dit : « Non, j’ai à faire », causa à M. de Charlus une déception
si forte que, bien qu’il eût essayé de faire contre mauvaise
fortune bon cœur, je vis des larmes faire fondre le fard de ses
cils, tandis qu’il restait hébété devant le train. Cette douleur
fut telle que, comme nous comptions elle et moi finir la jour-
née à Doncières, je dis à Albertine, à l’oreille, que je voudrais
bien que nous ne laissions pas seul M. de Charlus qui me
semblait, je ne savais pourquoi, chagriné. La chère petite ac-
cepta de grand cœur. Je demandai alors à M. de Charlus s’il
ne voulait pas que je l’accompagnasse un peu. Lui aussi ac-
cepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Je
trouvai une certaine douceur (et sans doute pour une der-
nière fois, puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à lui
ordonner doucement, comme si elle avait été ma femme :
« Rentre de ton côté, je te retrouverai ce soir », et à
l’entendre, comme une épouse aurait fait, me donner la per-
mission de faire comme je voudrais, et m’approuver, si
M. de Charlus qu’elle aimait bien avait besoin de moi, de me
mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui
dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le
suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de la bière. Je
– 561 –
sentis les yeux de M. de Charlus attachés par l’inquiétude à
quelque projet. Tout à coup il demanda du papier et de
l’encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendant
qu’il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’une
rêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages : « Puis-je vous
demander un grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fer-
mer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture,
une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez
certainement encore Morel dans sa chambre où il est allé se
changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au mo-
ment de nous quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros
que moi. Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande
où vous m’avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté
à Doncières (ce qui est du reste la vérité) pour voir Robert
(ce qui ne l’est peut-être pas), mais que vous m’avez rencon-
tré avec quelqu’un que vous ne connaissez pas, que j’avais
l’air très en colère, que vous avez cru surprendre les mots
d’envoi de témoins (je me bats demain, en effet). Surtout ne
lui dites pas que je le demande, ne cherchez pas à le rame-
ner, mais s’il veut venir avec vous, ne l’empêchez pas de le
faire. Allez, mon enfant, c’est pour son bien, vous pouvez
éviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais
écrire à mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener
avec votre cousine. J’espère qu’elle ne m’en aura pas voulu
et même je le crois. Car c’est une âme noble et je sais qu’elle
est de celles qui savent ne pas refuser la grandeur des cir-
constances. Il faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui
suis personnellement redevable et il me plaît que ce soit ain-
si. » J’avais grand-pitié de M. de Charlus ; il me semblait que
Charlie aurait pu empêcher ce duel dont il était peut-être la
cause, et j’étais révolté si cela était ainsi, qu’il fût parti avec
cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Mon indi-
gnation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où lo-

– 562 –
geait Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par le
besoin qu’il avait d’épandre de la gaieté, chantait de tout
cœur : « Le samedi soir, après le turbin ! » Si le pauvre
M. de Charlus l’avait entendu, lui qui voulait qu’on crût et
croyait sans doute que Morel avait en ce moment le cœur
gros ! Charlie se mit à danser de plaisir en m’apercevant.
« Oh ! mon vieux (pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec
cette sacrée vie militaire on prend de sales habitudes), quelle
veine de vous voir ! Je n’ai rien à faire de ma soirée. Je vous
en prie, passons-la ensemble. On restera ici si ça vous plaît,
on ira en canot si vous aimez mieux, on fera de la musique,
je n’ai aucune préférence. » Je lui dis que j’étais obligé de dî-
ner à Balbec, il avait bonne envie que je l’y invitasse, mais je
ne le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé, pourquoi
êtes-vous venu ? – Je vous apporte un mot de
M. de Charlus. » À ce nom toute sa gaieté disparut ; sa figure
se contracta. « Comment ! il faut qu’il vienne me relancer
jusqu’ici ! Alors je suis un esclave ! Mon vieux, soyez gentil.
Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m’avez
pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieux d’ouvrir ? je me figure
qu’il y a quelque chose de grave. – Cent fois non, vous ne
connaissez pas les mensonges, les ruses infernales de ce
vieux forban. C’est un truc pour que j’aille le voir. Hé bien !
je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Mais est-ce qu’il n’y a
pas un duel demain ? demandai-je à Morel, que je supposais
aussi au courant. – Un duel ? me dit-il d’un air stupéfait. Je
ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’en fous, ce vieux
dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça lui plaît. Mais te-
nez, vous m’intriguez, je vais tout de même voir sa lettre.
Vous lui direz que vous l’avez laissée à tout hasard pour le
cas où je rentrerais. » Tandis que Morel me parlait, je regar-
dais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait
donnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le

– 563 –
violoniste ayant refusé ceux qui portaient : « Je suis au ba-
ron, etc. », devise qui lui semblait insultante pour lui-même
comme un signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité
sentimentale où se complaît l’amour malheureux, en avait
varié d’autres, provenant d’ancêtres, mais commandées au
relieur selon les circonstances d’une mélancolique amitié.
Quelquefois elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes
mea », ou comme « Exspectata non eludet » ; quelquefois seu-
lement résignées, comme « J’attendrai » ; certaines ga-
lantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la chas-
teté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours
d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens : « Susten-
tant lilia turres » ; d’autres enfin, désespérées et donnant ren-
dez-vous au ciel à celui qui n’avait pas voulu de lui sur la
terre : « Manet ultima cœlo » ; et, trouvant trop verte la
grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de n’avoir pas re-
cherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans
l’une : « Non mortale quod opto ». Mais je n’eus pas le temps
de les voir toutes.
Si M. de Charlus en jetant sur le papier cette lettre avait
paru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa
plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis,
chargé d’un léopard accompagné de deux roses de gueules, il
se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue
M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la
diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume
du baron. « Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, il ne manquait plus
que cela ! mais où le trouver ? Dieu sait où il est mainte-
nant. » J’insinuai qu’en se pressant on le trouverait peut-être
encore à une brasserie où il avait demandé de la bière pour
se remettre. « Je ne sais pas si je reviendrai », dit-il à sa
femme de ménage, et il ajouta in petto : « Cela dépendra de la

– 564 –
tournure que prendront les choses. » Quelques minutes après
nous arrivions au café. Je remarquai l’air de M. de Charlus
au moment où il m’aperçut. En voyant que je ne revenais pas
seul, je sentis que la respiration, que la vie lui étaient ren-
dues. Étant d’humeur ce soir-là à ne pouvoir se passer de
Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux offi-
ciers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violo-
niste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu
le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru.
En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre
son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà
écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander
d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est
certain que fou comme était M. de Charlus (et pour changer
sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à un offi-
cier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulagement
de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus se rappelant
qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se di-
sait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour
le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter
le maître. D’autre part, s’il ne se plaisait plus guère que dans
la fréquentation de la crapule, la profonde habitude qu’a
celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un
rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, lui donnait,
comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions, et le
reste du temps lui causait tant d’agacement, de gêne et de
rage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de
lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassa-
deurs et des princes, lesquels s’ils lui étaient malheureuse-
ment indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de
repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il
avait peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans
une vie où des camaraderies vulgaires mais consacrées par

– 565 –
l’habitude prenaient trop de place et de temps pour qu’on
gardât une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et
vainement implorant, M. de Charlus était tellement persuadé
que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de
s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut
peine à retenir un cri en le voyant. Mais se sentant vain-
queur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-
même les avantages qu’il pouvait. « Que venez-vous faire
ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en me regardant, je vous
avais recommandé surtout de ne pas me le ramener. – Il ne
voulait pas me ramener », dit Morel en roulant vers
M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards
conventionnellement tristes et langoureusement démodés,
avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser
le baron et d’avoir envie de pleurer. « C’est moi qui suis venu
malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous sup-
plier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de Char-
lus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses
nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L’amitié, que vous
invoquez assez inopportunément, répondit-il d’un ton sec,
devrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne
crois pas devoir laisser passer les impertinences d’un sot.
D’ailleurs si je voulais obéir aux prières d’une affection que
j’ai connue mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir,
mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas
de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme
un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir comme vous
en aviez le droit de la prédilection que je vous avais mar-
quée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou
de domestiques au milieu desquels la loi militaire vous force
de vivre quel motif d’incomparable fierté était pour vous une
amitié comme la mienne, vous avez cherché à vous excuser,
presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être assez

– 566 –
reconnaissant. Je sais qu’en cela, ajouta-t-il pour ne pas lais-
ser voir combien certaines scènes l’avaient humilié, vous
n’êtes coupable que de vous être laissé mener par la jalousie
des autres. Mais comment à votre âge êtes-vous assez enfant
(et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pas deviné tout de
suite que votre élection par moi et tous les avantages qui de-
vaient en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ?
que tous vos camarades pendant qu’ils vous excitaient à
vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre
place ? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettres que j’ai
reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez le plus.
Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leurs ino-
pérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie,
c’est vous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des
bornes et vous auriez dû vous en douter. » Si dur que le mot
de « larbin » pût être aux oreilles de Morel dont le père
l’avait été, mais justement parce que son père l’avait été,
l’explication de toutes les mésaventures sociales par la « ja-
lousie », explication simpliste et absurde, mais inusable et
qui dans une certaine classe « prend » toujours d’une façon
aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public des
théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées,
trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez
Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes, pour
qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il ne
douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper
sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux
et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s’écria Charlie.
Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant
d’aller trouver cet officier ? – Je ne sais pas, je pense que si.
J’ai fait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir et je lui
donnerai mes instructions. – J’espère d’ici sa venue vous
faire entendre raison ; permettez-moi seulement de rester

– 567 –
auprès de vous », lui demanda tendrement Morel. C’était
tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier
coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le “qui aime bien châ-
tie bien” du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien et
j’entends châtier même après notre brouille ceux qui ont lâ-
chement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici à leurs insi-
nuations questionneuses, osant me demander comment un
homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre
espèce et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de
mes cousins La Rochefoucauld : “C’est mon plaisir.” Je vous
ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible
de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votre
arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un
mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les
bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas des-
cendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fier-
té et de joie. J’espère au moins que mes deux adversaires,
malgré leur rang inégal, sont d’un sang que je peux faire cou-
ler sans honte. J’ai pris à cet égard quelques renseignements
discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque
gratitude, vous devriez être fier au contraire de voir qu’à
cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mes an-
cêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, mainte-
nant que j’ai compris le petit drôle que vous êtes : “Mort
m’est vie.” » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seu-
lement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batail-
leur qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait
tant d’allégresse à la pensée de se battre que ce duel machi-
né d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé
maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’af-
faire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre
connétable de Guermantes, alors que pour tout autre ce
même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière

– 568 –
insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il
sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah
Bernhardt dans L’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mou-
net-Sully dans Œdipe ? caca. Tout au plus prend-il une cer-
taine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les
Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette
chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Conné-
table ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus ne se tenant
pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui rappe-
laient Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous
nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer
blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. « Quel
spectacle tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui con-
naissez M. Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener. » Je ré-
pondis qu’il n’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua
qu’on pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui,
ajouta-t-il devant mon silence. C’est toujours intéressant
pour un maître – à mon avis il en est un – de fixer un
exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n’y en a
peut-être pas un par siècle. »
Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un
combat qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec
terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pou-
vaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel,
jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe »
informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès
de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’eni-
vrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre
de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du
duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la
voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des
dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait es-
sayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au
– 569 –
surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en
n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus sa-
vait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour
obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de
sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même
l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret. Et en
cela d’ailleurs il était sincère, car il avait toujours pris plaisir
à aller sur le terrain quand il s’agissait de croiser le fer ou
d’échanger des balles avec un adversaire. Cottard arriva en-
fin quoique mis très en retard, car ravi de servir de témoin
mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous
les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût
bien lui indiquer « le n° 100 » ou « le petit endroit ». Aussitôt
qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il
trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions
pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quel-
conque l’affectation provisoire de salle du trône ou des déli-
bérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleu-
reusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le
propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que dans ces
conditions le docteur voulût bien avertir le second témoin
que, sauf complications possibles, l’incident était considéré
comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé.
Il voulut même un instant manifester de la colère, mais il se
rappela qu’un de ses maîtres, qui avait fait la plus belle car-
rière médicale de son temps, ayant échoué la première fois à
l’Académie pour deux voix seulement, avait fait contre mau-
vaise fortune bon cœur et était allé serrer la main du concur-
rent élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d’une expression de
dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui,
le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on
ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que
cette solution le réjouissait. M. de Charlus désireux de té-

– 570 –
moigner sa reconnaissance au docteur, de la même façon
que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon
père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une
plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur,
malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement
sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion phy-
sique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au doc-
teur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une
bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui don-
nant du sucre. Mais Cottard qui n’avait jamais laissé voir au
baron qu’il eût même entendu courir de vagues mauvais
bruits sur ses mœurs, et ne l’en considérait pas moins dans
son for intérieur, comme faisant partie de la classe des
« anormaux » (même, avec son habituelle impropriété de
termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’un valet de
chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce n’est pas la maî-
tresse du baron ? »), personnages dont il avait peu l’expé-
rience, se figura que cette caresse de la main était le prélude
immédiat d’un viol pour l’accomplissement duquel il avait
été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un
guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où
il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise où la peur
le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tom-
bé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré
qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus
lui lâchant la main et voulant être aimable jusqu’au bout :
« Vous allez prendre quelque chose avec nous, comme on
dit, ce qu’on appelait autrefois un mazagran ou un gloria,
boissons qu’on ne trouve plus comme curiosités archéolo-
giques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de Don-
cières. Un “gloria” serait assez convenable au lieu, n’est-ce
pas ? et aux circonstances, qu’en dites-vous ? – Je suis prési-
dent de la ligue antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait

– 571 –
que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise
que je ne prêche pas d’exemple. Os homini sublime dedit cœ-
lumque tueri », ajouta-t-il bien que cela n’eût aucun rapport,
mais parce que son stock de citations latines était assez
pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveiller ses élèves.
M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès
de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait
d’autant plus que, le motif du duel avorté étant purement
imaginaire, il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de
l’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous bu-
vions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors
devant la porte et que M. de Charlus avait très bien vue,
mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au
baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans
bouger de sa chaise, partie en roi qui reçoit des hommages,
partie en snob qui ne veut pas qu’une femme peu élégante
s’asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être
seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard
resta donc debout à parler à M. de Charlus et à son mari.
Mais peut-être parce que la politesse, ce qu’on a « à faire »,
n’est pas le privilège exclusif des Guermantes, et peut tout
d’un coup illuminer et guider les cerveaux les plus incertains,
ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait
par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la
protéger contre qui lui manquait, brusquement le docteur
fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et
sans consulter M. de Charlus, en maître : « Voyons, Léon-
tine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce que
je ne vous dérange pas ? » demanda timidement Mme Cottard
à M. de Charlus, lequel surpris du ton du docteur n’avait rien
répondu. Et sans lui en donner cette seconde fois le temps,
Cottard reprit avec autorité : « Je t’ai dit de t’asseoir. »

– 572 –
Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Char-
lus dit à Morel : « Je conclus de toute cette histoire, mieux
terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous
conduire et qu’à la fin de votre service militaire je vous ra-
mène moi-même à votre père, comme fit l’archange Raphaël
envoyé par Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se mit à sou-
rire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la
perspective d’être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait
pas partager. Dans l’ivresse de se comparer à l’archange, et
Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but
de sa phrase qui était de tâter le terrain pour savoir si,
comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Pa-
ris. Grisé par son amour ou par son amour-propre le baron
ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violo-
niste car ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec
un orgueilleux sourire : « Avez-vous remarqué, quand je l’ai
comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ? C’est
parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite
compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre,
n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux
valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel,
c’est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait
fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d’avoir compris !
Je suis sûr qu’il va redire tous les jours : “Ô Dieu qui avez
donné le bienheureux archange Raphaël pour guide à votre
serviteur Tobie dans un long voyage, accordez-nous à nous,
vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de
son secours.” Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron,
fort persuadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu,
de lui dire que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-
même et en était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à qui
au contraire le bonheur n’enlevait pas la parole), peu sou-
cieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant

– 573 –
avoir affaire à un fou, s’écria tout seul et de toute sa force, en
levant les mains : « Alleluia ! ».

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux


tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en ma-
nœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou
m’envoyer lui parler, écrivait au baron des lettres désespé-
rées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec
la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de
vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose
affreuse, l’eût-il dit qu’elle eût sans doute été inventée. Pour
l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il
n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se pas-
ser de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi
refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant
de sa voix. Quand il était certain de leur effet, il souhaitait
que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car persuadé que ce
serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait compte de
tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaison
inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il ne
dormait plus, il n’avait plus un moment de calme, tant le
nombre est grand, en effet, des choses que nous vivons sans
les connaître, et des réalités intérieures et profondes qui
nous restent cachées. Il formait alors toutes les suppositions
sur cette énormité qui faisait que Morel avait besoin de
vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les formes, y at-
tachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que dans
ces moments-là M. de Charlus (et bien qu’à cette époque son
snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint sinon dé-
passé par la curiosité grandissante que le baron avait du
peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les gra-
cieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où les
femmes et les hommes les plus charmants ne le recher-

– 574 –
chaient que pour le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où
personne n’eût songé à « lui monter le coup », à inventer une
« chose affreuse » pour laquelle on est prêt à se donner la
mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs.
Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout de
même plus de Combray que moi et avait enté la fierté féo-
dale sur l’orgueil allemand, il devait trouver qu’on n’est pas
impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le
peuple n’est pas tout à fait le monde, et « ne faisait pas con-
fiance » au peuple comme je lui ai toujours fait.

La station suivante du petit train, Maineville, me rap-


pelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Char-
lus. Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville
(quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour
ne pas gêner, préférait ne pas habiter La Raspelière) était
l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais ra-
conter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages
dans le train, trouvait généralement le Grand-Hôtel un peu
éloigné, mais comme il n’y avait avant Balbec que de petites
plages aux villas inconfortables, était, par goût de luxe et de
bien-être, résigné au long trajet, quand, au moment où le
train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dres-
ser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c’était une
maison de prostitution. « Mais, n’allons pas plus loin, disait-il
infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant
d’esprit pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu’il
me faut. À quoi bon continuer jusqu’à Balbec où ce ne sera
certainement pas mieux ? Rien qu’à l’aspect, je juge qu’il y a
tout le confort ; je pourrai parfaitement faire venir là
Mme Verdurin, car je compte, en échange de ses politesses,
donner quelques petites réunions en son honneur. Elle n’aura
pas tant de chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela me

– 575 –
semble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon
cher professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons ve-
nir ces dames. Entre nous je ne comprends pas pourquoi au
lieu de louer La Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue
habiter ici. C’est beaucoup plus sain que de vieilles maisons
comme La Raspelière, qui est forcément humide, sans être
propre d’ailleurs ; ils n’ont pas l’eau chaude, on ne peut pas
se laver comme on veut. Maineville me paraît bien plus
agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle de
patronne. En tous cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer
ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec
moi ? en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à re-
partir. Vous me piloteriez dans cette maison qui sera la vôtre
et que vous devez avoir fréquentée souvent. C’est tout à fait
un cadre fait pour vous. » On avait toutes les peines du
monde à faire taire, et surtout à empêcher de descendre,
l’infortuné arrivant, lequel, avec l’obstination qui émane
souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait
rien entendre jusqu’à ce qu’on lui eût assuré que jamais
Mme Verdurin ni Mme Cottard ne viendraient le voir là. « En
tous cas je vais y élire domicile. Mme Verdurin n’aura qu’à
m’y écrire. »
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident
d’un ordre plus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me
contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s’arrête et
que l’employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de
noter ce que la petite plage ou la garnison m’évoquent. J’ai
déjà parlé de Maineville (média villa) et de l’importance
qu’elle prenait à cause de cette somptueuse maison de
femmes qui y avait été récemment construite, non sans
éveiller les protestations inutiles des mères de famille. Mais
avant de dire en quoi Maineville a quelque rapport dans ma
mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter la
– 576 –
disproportion (que j’aurai plus tard à approfondir) entre l’im-
portance que Morel attachait à garder libres certaines heures
et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les
employer, cette même disproportion se retrouvant au milieu
des explications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Char-
lus. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y
jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur),
quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner
une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte
ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis cela peut
me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permet-
tez-moi d’y aller, car vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je
n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est
le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en dési-
rant donner sa leçon, tout à fait insincère. D’une part, que
l’argent n’ait pas de couleur est faux. Une manière nouvelle
de le gagner rend du neuf aux pièces que l’usage a ternies.
S’il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que
deux louis remis au départ par une élève eussent produit sur
lui un effet autre que deux louis tombés de la main de
M. de Charlus. Puis l’homme le plus riche ferait pour deux
louis des kilomètres qui deviennent des lieues si l’on est fils
d’un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus avait sur
la réalité de la leçon de violon des doutes d’autant plus
grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un
autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de
vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi
s’empêcher de présenter une image de sa vie, mais volontai-
rement, et involontairement aussi, tellement enténébrée que
certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un
mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition
de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec conti-
nuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. de Charlus ?

– 577 –
Ah ! c’était impossible, les cours duraient parfois fort tard.
« Même après deux heures du matin ? demandait le baron. –
Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussi facilement dans un
livre. – Même plus facilement, car je ne comprends pas
grand-chose aux cours. – Alors ? D’ailleurs l’algèbre ne peut
te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthé-
nie. » « Cela ne peut pas être l’algèbre qui lui fait demander
des permissions de nuit, se disait M. de Charlus. Serait-il at-
taché à la police ? » En tous cas Morel, quelque objection
qu’on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à
cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l’un ni
l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer
quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse
de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il
était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante
francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de
femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain
reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de
femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. Je
ne sais comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était
passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie
et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien qui arriva
deux jours après, et quand au commencement de la semaine
suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron
demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de
l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien,
pour assister à la scène. « C’est entendu. Je vais m’en occu-
per, ma petite gueule », répondit Jupien au baron. On ne
peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait, et par
là même avait momentanément enrichi, l’esprit de
M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véritables soulève-
ments géologiques de la pensée. Dans celle de M. de Charlus
qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uni-

– 578 –
forme qu’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une idée au
ras du sol, s’étaient brusquement dressées, dures comme la
pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi
sculptées que si quelque statuaire au lieu d’emporter le
marbre l’avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes
géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité,
l’Envie, la Haine, la Souffrance, l’Orgueil, l’Épouvante et
l’Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent était arri-
vé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron de-
vaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait.
Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de pros-
titution (où on venait de tous les environs élégants),
M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa
voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de
l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de
loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habi-
tude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se
trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel
des Ventes. C’est en vain qu’il recommandait de parler plus
bas à des soubrettes qui se pressaient autour de lui ; d’ail-
leurs leur voix même était couverte par le bruit de criées et
d’adjudications que faisait une vieille « sous-maîtresse » à la
perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d’un
notaire ou d’un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes mi-
nutes avec un bruit de tonnerre, en laissant alternativement
ouvrir et refermer les portes, comme on règle la circulation
des voitures : « Mettez monsieur au vingt-huit, dans la
chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez la
porte, ces messieurs demandent Mlle Noémie. Elle les attend
dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé comme un
provincial qui a à traverser les boulevards ; et pour prendre
une comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet re-
– 579 –
présenté dans les chapiteaux du porche de la vieille église de
Couliville, les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas,
sans se lasser, l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces caté-
chismes qu’on entend les élèves psalmodier dans la sonorité
d’une église de campagne. Si peur qu’il eût, M. de Charlus
qui, dans la rue, tremblait d’être entendu, se persuadant que
Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même
aussi effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses
où on comprenait que des chambres rien ne pouvait être
aperçu. Enfin au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie
qui devait le cacher avec Jupien, mais commença par
l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne
voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre
une orangeade et que dès qu’on la lui aurait servie, on con-
duirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En at-
tendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme
dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait
leur envoyer « une petite dame intelligente ». Car elle, on
l’appelait. La petite dame intelligente avait un peignoir per-
san qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en
rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait
quarante francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce
temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la
forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré
dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient em-
pressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus
ignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit
redemander Mlle Noémie, laquelle ayant entendu la petite
dame intelligente donner à M. de Charlus des détails sur Mo-
rel non concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à
Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la
petite dame intelligente, « une petite dame gentille », qui ne
leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison

– 580 –
était sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le ba-
ron, écumant, fit revenir Mlle Noémie, qui leur dit : « Oui,
c’est un peu long, ces dames prennent des poses, il n’a pas
l’air d’avoir envie de rien faire. » Enfin, devant les promesses
du baron, ses menaces, Mlle Noémie s’en alla d’un air contra-
rié en les assurant qu’ils n’attendraient pas plus de cinq mi-
nutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi
Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur
et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant :
« Vous allez très bien voir. Du reste en ce moment ce n’est
pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa
vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de
la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le
força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait de-
vant lui, mais comme si les mystères païens et les enchante-
ments existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Mo-
rel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare,
une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel reve-
nant ou évoqué dans cette chambre (où partout les murs et
les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était
à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après
la mort, perdu toute couleur ; entre ces femmes avec les-
quelles il semblait qu’il eût dû s’ébattre joyeusement, livide,
il restait figé dans une immobilité artificielle ; pour boire la
coupe de Champagne qui était devant lui, son bras sans force
essayait lentement de se tendre et retombait. On avait l’im-
pression de cette équivoque qui fait qu’une religion parle
d’immortalité, mais entend par là quelque chose qui n’exclut
pas le néant. Les femmes le pressaient de questions : « Vous
voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de
sa vie de régiment, c’est amusant, n’est-ce pas ? – et elle rit –
vous êtes content ? Il est calme, n’est-ce pas ? » ajouta-t-elle,
comme elle aurait dit d’un mourant. Les questions des

– 581 –
femmes se pressaient mais Morel, inanimé, n’avait pas la
force de leur répondre. Le miracle même d’une parole mur-
murée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un ins-
tant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse
de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance ex-
pansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais,
soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la po-
lice, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient
payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de
Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le
pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle fa-
çon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans
paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser
tomber, voyait en plein le baron.
L’histoire au reste ne finit pas mieux pour le prince de
Guermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que
M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue sans
soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans
toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner
rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa
qu’il avait louée et que malgré le peu de temps qu’il devait y
rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous
avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décorée
de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez
soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute mi-
nute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait
fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer
dans la villa. Un valet le fit entrer au salon en lui disant qu’il
allait prévenir Monsieur (son maître lui avait recommandé
de ne pas prononcer le nom de prince de peur d’éveiller des
soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regar-
der dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut
comme une hallucination. Sur la cheminée, les photogra-
– 582 –
phies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues
chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la du-
chesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent
d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de
M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron sem-
blait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de
terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant
pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait
tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à
quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à
toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes
(après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le
stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était bien
prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans son
salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau avec son valet,
par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer
toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardi-
net, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence
certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours
de la semaine suivante. Mais chaque fois c’était Morel,
l’individu dangereux, qui se sauvait comme si le prince
l’avait été plus encore. Buté dans ses soupçons, Morel ne les
dissipa jamais, et même à Paris la vue du prince de Guer-
mantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut
protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans
l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce
sujet sont remplacés par d’autres, car le T.S.N., reprenant sa
marche de « tacot », continue de déposer ou de prendre les
voyageurs aux stations suivantes.
À Grattevast, où habitait sa sœur avec laquelle il était al-
lé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Ver-

– 583 –
jus, comte de Crécy (qu’on appelait seulement le comte de
Crécy), gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction,
que j’avais connu par les Cambremer, avec qui il était
d’ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste,
presque misérable, je sentais qu’un cigare, une « consomma-
tion » étaient choses si agréables pour lui que je pris l’habi-
tude, les jours où je ne pouvais voir Albertine, de l’inviter à
Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, tout blanc, avec
de charmants yeux bleus, il parlait surtout, du bout des
lèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale,
qu’il avait évidemment connus, et aussi de généalogies.
Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il
me dit avec un sourire modeste : « C’est une branche de ver-
jus. » Et il ajouta avec un plaisir de dégustateur : « Nos
armes sont une branche de verjus – symbolique puisque je
m’appelle Verjus – tigellée et feuillée de sinople. » Mais je
crois qu’il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais
offert à boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coû-
teux, sans doute par privation, par connaissance approfondie
de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par pen-
chant exagéré. Aussi quand je l’invitais à dîner à Balbec, il
commandait le repas avec une science raffinée, mais man-
geait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins
qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la
glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numé-
ro qu’il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait
pour l’érection généralement ignorée d’un marquisat, mais
qu’il connaissait aussi bien.
Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi
que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons :
« Vite, dressez la table 25 » ; il ne disait même pas « dres-
sez » mais « dressez-moi », comme si ç’avait été pour lui. Et
comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le
– 584 –
même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc.,
au moment où je demandais l’addition, il disait au garçon qui
nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers
de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt à pren-
dre le mors aux dents : « N’allez pas trop fort (pour l’ad-
dition), allez doucement, très doucement. » Puis comme le
garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant
que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies,
le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et
comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour prin-
cipe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estam-
per le client. » Quant au directeur, voyant les vêtements
simples, toujours les mêmes, et assez usés de mon invité (et
pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habiller
fastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu
les moyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de
loin si tout allait bien, et d’un regard de faire mettre une cale
sous un pied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est
pas qu’il n’eût su, bien qu’il cachât ses débuts comme plon-
geur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pour-
tant une circonstance exceptionnelle pour qu’un jour il dé-
coupât lui-même les dindonneaux. J’étais sorti mais j’ai su
qu’il l’avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à dis-
tance respectueuse du dressoir, d’un cercle de garçons qui
cherchaient par là moins à apprendre qu’à se faire bien voir,
et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs par le di-
recteur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des victimes
et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute
fonction que s’il avait dû y lire quelque augure), ils ne le fu-
rent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même pas de
mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola. « Comment,
vous ne m’avez pas vu découper moi-même les dindon-
neaux ? » Je lui répondis que n’ayant pu voir jusqu’ici Rome,

– 585 –
Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sa-
rah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j’ajoute-
rais son découpage des dindonneaux à ma liste. La compa-
raison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule
qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de
grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté des
rôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit
qu’un mot ou ne dit rien. « C’est égal, je suis désolé pour
vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il fau-
drait un événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet
l’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on
compta ainsi : « C’est le lendemain du jour où j’ai découpé
moi-même les dindonneaux. » « C’est juste huit jours après
que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. » Ain-
si cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du
Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent
des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas
leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant
que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de
ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cam-
bremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je sa-
vais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Le-
grand de Méséglise, n’y avait aucune espèce de droit, allumé
d’ailleurs par le vin qu’il buvait, il eut une espèce de trans-
port de joie. Sa sœur me disait d’un air entendu : « Mon frère
n’est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous. »
Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert
quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la
grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers so-
cial existait. Tel, après l’incendie de toutes les bibliothèques
du globe et l’ascension d’une race entièrement ignorante, un
vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en
– 586 –
entendant quelqu’un lui citer un vers d’Horace. Aussi, s’il ne
quittait jamais le wagon sans me dire : « À quand notre petite
réunion ? », c’était, autant que par avidité de parasite, par
gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de
Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des
sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec
personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à
dates fixes, devant la table particulièrement succulente du
Cercle de l’Union, la Société des Bibliophiles. Très modeste
en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par
M. de Crécy que j’appris qu’elle était très grande et un au-
thentique rameau détaché en France de la famille anglaise
qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu’il était un vrai
Crécy, je lui racontai qu’une nièce de Mme de Guermantes
avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui
dis que je pensais qu’il n’avait aucun rapport avec lui. « Au-
cun, me dit-il. Pas plus – bien, du reste, que ma famille n’ait
pas autant d’illustration – que beaucoup d’Américains qui
s’appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n’ont
de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham,
d’Essex, ou avec le duc de Berry. » Je pensai plusieurs fois à
lui dire, pour l’amuser, que je connaissais Mme Swann qui
comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette
de Crécy ; mais, bien que le duc d’Alençon n’eût pu se frois-
ser qu’on parlât avec lui d’Émilienne d’Alençon, je ne me
sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui
la plaisanterie jusque-là. « Il est d’une très grande famille,
me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Say-
lor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incar-
ville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que
né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se
lisait encore l’antique devise de la famille. Je trouvai cette
devise très belle, qu’on l’appliquât soit à l’impatience d’une

– 587 –
race de proie nichée dans cette aire d’où elle devait jadis
prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplation du dé-
clin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraite do-
minante et sauvage. C’est en ce double sens en effet que joue
avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais
l’heure. »
À Hermonville montait quelquefois M. de Chevregny,
dont le nom, nous dit Brichot, signifiait comme celui de Mgr
de Cabrières, « lieu où s’assemblent les chèvres ». Il était pa-
rent des Cambremer, et à cause de cela, et par une fausse
appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Fé-
terne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à
éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevregny
était resté plus provincial qu’eux. Aussi quand il allait passer
quelques semaines à Paris, il n’y avait pas un seul jour de
perdu pour tout ce qu’« il y avait à voir » ; c’était au point
que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop
rapidement digérés, quand on lui demandait s’il avait vu une
certaine pièce, il lui arrivait de n’en être plus bien sûr. Mais
ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec
ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me
conseillait les « nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la
peine »), ne les considérant du reste qu’au point de vue de la
bonne soirée qu’elles font passer, et ignorant du point de vue
esthétique jusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en ef-
fet constituer parfois une « nouveauté » dans l’histoire de
l’art. C’est ainsi que parlant de tout sur le même plan il nous
disait : « Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique,
mais le spectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas et
Mélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il
vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gym-
nase on donne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deux
fois ; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu ; et puis
– 588 –
c’est joué à ravir ; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron
fils » ; il me citait même des noms d’acteurs que je n’avais
jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de mon-
sieur, madame ou mademoiselle, comme eût fait le duc de
Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement
méprisant des « chansons de mademoiselle Yvette Guilbert »
et des « expériences de monsieur Charcot ». M. de Che-
vregny n’en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly,
comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui à
l’égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le
désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrate était
vaincu par celui de paraître familier qu’avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j’avais fait à La Raspe-
lière avec ce qu’on appelait encore à Féterne « le jeune mé-
nage », bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus,
tant s’en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise
m’avait écrit une de ces lettres dont on eût reconnu l’écriture
entre des milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine
délicieuse – charmante agréable. Ce sera un enchantement,
un plaisir », manquant toujours avec une telle infaillibilité la
progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je fi-
nis par changer d’avis sur la nature de ces diminuendo, par
les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût
transposée dans l’ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve
à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expres-
sion un peu habituelle. Deux méthodes enseignées sans
doute par des maîtres différents se contrariaient dans ce
style épistolaire, la deuxième faisant racheter à
Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les
employant en gamme descendante, en évitant de finir sur
l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces
gradations inverses, non plus du raffinement comme quand
elles étaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la
– 589 –
maladresse toutes les fois qu’elles étaient employées par le
marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la fa-
mille, jusqu’à un degré assez éloigné et par une imitation
admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très
en honneur de même qu’une certaine manière enthousiaste
de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans
le sang d’ailleurs ; et quand dans la famille une petite fille,
dès son enfance, s’arrêtait en parlant pour avaler sa salive,
on disait : « Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus
tard ses lèvres tendraient assez vite à s’ombrager d’une lé-
gère moustache et on se promettait de cultiver chez elle les
dispositions qu’elle aurait pour la musique. Les relations des
Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec
Mme Verdurin qu’avec moi, pour différentes raisons. Ils vou-
laient inviter celle-ci. La « jeune » marquise me disait dédai-
gneusement : « Je ne vois pas pourquoi nous ne l’inviterions
pas, cette femme ; à la campagne on voit n’importe qui, ça
ne tire pas à conséquence. » Mais au fond assez impression-
nés ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils de-
vaient réaliser leur désir de politesse. Comme ils nous
avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de
Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du châ-
teau de Gourville et qui représentaient un peu plus que le
gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l’air d’y tou-
cher, était friande, je conseillai aux Cambremer d’inviter
avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par
crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles
amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’en-
nuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels,
ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de rou-
tine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les
genres et de commettre un « impair », déclarèrent que cela
ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et

– 590 –
qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait
avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le pro-
chain – l’élégant, avec les amis de Saint-Loup ils ne conviè-
rent du petit noyau que Morel, afin que de Charlus fût indi-
rectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et
aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les
invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui
adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il
avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que
cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un
médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mais on
l’invita seul, pour ne « rien commencer avec la femme ».
Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres
du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne
« en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier
mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il di-
sait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel
qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur mon-
trer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Mo-
rel, Mme Verdurin n’eut pas besoin de lui tracer une conduite
impolie, qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à
l’égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs,
une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que
l’influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans
d’autres domaines et qu’il avait par exemple élargi les con-
naissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose.
Mais ce n’était encore, au moins à ce point de notre récit,
qu’une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel
ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté
par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les
enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore,
eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à
la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où

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Morel devenait si crédule et était si docile à son maître,
c’était le terrain mondain. Le violoniste qui avant de con-
naître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait
pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en
avait tracée le baron : « Il y a un certain nombre de familles
prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les
Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison
de France, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour la Mai-
son de France, car c’était à Aldonce de Guermantes et non à
Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû
revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à
la mort de Monsieur, comme ayant la même grand-mère que
le roi. Fort au-dessous des Guermantes, on peut cependant
citer les La Trémoïlle, descendants des rois de Naples et des
comtes de Poitiers ; les d’Uzès, peu anciens comme famille
mais qui sont les plus anciens pairs ; les Luynes, tout à fait
récents, mais avec l’éclat de grandes alliances ; les Choiseul,
les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquiou, les
Castellane, et sauf oubli, c’est tout. Quant à tous les petits
messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde ou de
Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et le der-
nier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi
chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c’est la
même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris
un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est
malpropre. » Morel avait recueilli pieusement cette leçon
d’histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses
comme s’il était lui-même un Guermantes et souhaitait une
occasion de se trouver avec les faux La Tour d’Auvergne
pour leur faire sentir par une poignée de main dédaigneuse,
qu’il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer,
justement voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ils n’étaient

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pas « plus que le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne
répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s’excusa à la
dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait
d’agir en prince du sang. Il faut du reste ajouter qu’on ne
peut imaginer combien, d’une façon plus générale,
M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même,
lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu
les défauts de son caractère. On peut dire en effet que ceux-
ci sont comme une maladie intermittente de l’esprit. Qui n’a
remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes,
doués d’intelligence remarquable, mais affligés de nervosi-
té ? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entou-
rage, ils font admirer leurs dons précieux ; c’est à la lettre la
vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite
pique d’amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse in-
telligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus
qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu’il
faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive ; et
dans l’intervalle d’autres incidents amenèrent une certaine
tension dans leurs rapports avec le petit clan. Comme nous
revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d’un
dîner à La Raspelière et que les Cambremer qui avaient dé-
jeuné chez des amis à Arembouville, avaient fait à l’aller une
partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez tant Balzac et
savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je
dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer
sont échappés des Scènes de la vie de province. » Mais
M. de Charlus, absolument comme s’il avait été leur ami et si
je l’eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement la
parole : « Vous dites cela parce que la femme est supérieure
au mari, me dit-il d’un ton sec. – Oh ! je ne voulais pas dire
que c’était la Muse du département, ni Mme de Bargeton, bien
que… » M. de Charlus m’interrompit encore : « Dites plutôt

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Mme de Mortsauf. » Le train s’arrêta et Brichot descendit.
« Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes terrible.
– Comment cela ? – Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu
que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer ? » Je
vis par l’attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait
pas l’ombre d’un doute dans le petit noyau. Je crus qu’il y
avait de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n’avez
pas remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé
d’elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu’il avait
l’expérience des femmes et parlait du sentiment qu’elles ins-
pirent d’un air naturel et comme si ce sentiment était celui
qu’il éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton
d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens – malgré son
amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les vues
d’homme à femmes qu’il émettait : « Oh ! ces enfants, dit-il,
d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur ap-
prendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient de
naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est
amoureux d’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que
cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du
monde apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas
avoir l’air, en les évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont
c’était le vocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fal-
lut bien me rendre à l’évidence et reconnaître que Brichot
était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plu-
sieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était
temps de mettre le holà. En dehors de l’utilité qu’elle voyait
à une intervention pour la politique du petit noyau, elle pre-
nait à ces sortes d’explications et aux drames qui en sor-
taient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître,
aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bour-
geoisie. Ce fut un jour de grande émotion à La Raspelière
quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure

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avec Brichot, à qui on sut qu’elle avait dit que
Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de
son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre
sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’à lui parler
en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à
Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichot cessa
d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux
jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa
maladie en tous cas avait fait un bond en avant qui resta ac-
quis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel
était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Char-
lus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils
craignirent d’avoir fait une gaffe, et trouvant que la rancune
est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à
Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant
son pouvoir. « Vous répondrez pour nous deux que j’ac-
cepte », dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on at-
tendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer don-
naient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et
Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à
M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par
M. de Chevregny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre
quand le jour du dîner elle vit celui-ci venir leur faire une vi-
site à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer
à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne
croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de
le voir chassé que lui honteux. Mais coûte que coûte les
Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de
M. de Chevregny, jugeant celui-ci provincial à cause de
nuances qu’on néglige en famille, mais dont on ne tient
compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les
seuls qui ne s’en apercevraient pas. Mais on n’aime pas leur
montrer les parents qui sont restés ce que l’on s’est efforcé

– 595 –
de cesser d’être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus
haut degré de ce qu’on appelle des gens « très bien ». Aux
yeux de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guer-
mantes, les Rohan et bien d’autres étaient aussi des gens très
bien, mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le
monde ne savait pas la grande naissance de la mère de
M. Féré, ni de la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinai-
rement fermé qu’elle et son mari fréquentaient, quand on
venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait toujours
que c’était des gens « tout ce qu’il y a de mieux ». Leur nom
obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ? Tou-
jours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La
Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de
reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambre-
mer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une
de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et
on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux
M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au
nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait
pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et
le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la pre-
mière fois deux corps particulièrement importants erra sur
son visage. La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se
trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secré-
taire des commandements chargé d’excuser son ministre,
comme une épouse morganatique qui exprime le regret qu’a
le prince d’être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à
l’égard du duc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger : « Le
baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins
je crois que c’est pour cela ; je ne l’ai pas rencontré cette
semaine », ajouta-t-il, désespérant jusque par ces dernières
paroles Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré
que Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour.

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Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un
agrément de plus à la réunion et sans se laisser entendre de
Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui,
n’est-ce pas ? ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient
furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin,
et du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à La Raspelière,
M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa
maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais
seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son
médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cam-
bremer crurent par cette demi-présence à la fois donner une
leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils
n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée, comme
les princesses du sang autrefois reconduisaient les du-
chesses, mais seulement jusqu’à la moitié de la seconde
chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu
près brouillés. M. de Cambremer m’en donnait ces explica-
tions : « Je vous dirai qu’avec M. de Charlus c’était difficile.
Il est extrêmement dreyfusard… – Mais non ! – Si…, en tous
cas son cousin le prince de Guermantes l’est, on leur jette
assez la pierre pour ça. J’ai des parents très à l’œil là-dessus.
Je ne peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec
toute ma famille. – Puisque le prince de Guermantes est
dreyfusard, cela ira d’autant mieux, dit Mme de Cambremer,
que Saint-Loup qui, dit-on, épouse sa nièce, l’est aussi. C’est
même peut-être la raison du mariage. – Voyons, ma chère,
ne dites pas que Saint-Loup que nous aimons beaucoup est
dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la lé-
gère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l’ar-
mée ! – Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. de Cambre-
mer. Quant à son mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac,
est-ce vrai ? – On ne parle que de ça, mais vous êtes bien
placé pour le savoir. – Mais je vous répète qu’il me l’a dit à

– 597 –
moi-même qu’il était dreyfusard, dit Mme de Cambremer.
C’est du reste très excusable, les Guermantes sont à moitié
allemands. – Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous
pouvez dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c’est
une autre paire de manches ; il a beau avoir toute une paren-
té allemande, son père revendiquait avant tout son titre de
grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été
tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être
très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni
dans un sens ni dans l’autre. In medio… virtus, ah ! je ne peux
pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cot-
tard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici
un Petit Larousse. » Pour éviter de se prononcer sur la cita-
tion latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari
semblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme de Cambre-
mer se rabattit sur la Patronne dont la brouille avec eux était
encore plus nécessaire à expliquer. « Nous avons loué volon-
tiers La Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seule-
ment elle a eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce
qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance
du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nul-
lement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée
avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre
tort est de n’avoir pas fait faire les choses simplement par un
gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas d’impor-
tance, mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante de
Ch’nouville si elle voyait s’amener, à mon jour, la mère Ver-
durin avec ses cheveux en l’air. Pour M. de Charlus, naturel-
lement, il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi
de très mal. » Je demandai qui. Pressée de questions,
Mme de Cambremer finit par dire : « On prétend que c’est lui
qui faisait vivre un monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne
sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec Morel, le violo-

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niste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j’ai senti que
Mme Verdurin s’imaginait que parce qu’elle était notre loca-
taire dans la Manche, elle aurait le droit de me faire des vi-
sites à Paris, j’ai compris qu’il fallait couper le câble. »
Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer
n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers
dans notre wagon quand ils étaient sur la ligne. Quand on
était sur le point d’arriver à Douville, Albertine, tirant une
dernière fois son miroir, trouvait quelquefois utile de changer
ses gants ou d’ôter un instant son chapeau et avec le peigne
d’écaillé que je lui avais donné et qu’elle avait dans les che-
veux, elle en lissait les coques, en relevait le bouffant, et s’il
était nécessaire, au-dessus des ondulations qui descendaient
en vallées régulières jusqu’à la nuque, remontait son chi-
gnon. Une fois dans les voitures qui nous attendaient, on ne
savait plus du tout où on se trouvait ; les routes n’étaient pas
éclairées ; on reconnaissait au bruit plus fort des roues qu’on
traversait un village, on se croyait arrivé, on se retrouvait en
pleins champs, on entendait des cloches lointaines, on ou-
bliait qu’on était en smoking, et on s’était presque assoupi
quand au bout de cette longue marge d’obscurité qui à cause
de la distance parcourue et des incidents caractéristiques de
tout trajet en chemin de fer, semblait nous avoir portés
jusqu’à une heure avancée de la nuit et presque à moitié
chemin d’un retour vers Paris, tout à coup, après que le glis-
sement de la voiture sur un sable plus fin avait décelé qu’on
venait d’entrer dans le parc, explosaient, nous réintroduisant
dans la vie mondaine, les éclatantes lumières du salon, puis
de la salle à manger où nous éprouvions un vif mouvement
de recul en entendant sonner ces huit heures que nous
croyions passées depuis longtemps, tandis que les services
nombreux et les vins fins allaient se succéder autour des
hommes en frac et des femmes à demi décolletées, en un dî-
– 599 –
ner rutilant de clarté comme un véritable dîner en ville et
qu’entourait seulement, changeant par là son caractère, la
double écharpe sombre et singulière qu’avaient tissée, dé-
tournées par cette utilisation mondaine de leur solennité
première, les heures nocturnes, champêtres et marines de
l’aller et du retour. Celui-ci nous forçait en effet à quitter la
splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineux,
pour les voitures où je m’arrangeais à être avec Albertine
afin que mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et
souvent pour une autre cause encore, qui est que nous pou-
vions tous deux faire bien des choses dans une voiture noire
où les heurts de la descente nous excusaient d’ailleurs, au
cas où un brusque rayon filtrerait, d’être cramponnés l’un à
l’autre. Quand M. de Cambremer n’était pas encore brouillé
avec les Verdurin, il me demandait : « Vous ne croyez pas,
avec ce brouillard-là, que vous allez avoir vos étouffements ?
Ma sœur en a eu de terribles ce matin : Ah ! vous en avez eu
aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui dirai ce soir. Je sais
qu’en rentrant elle s’informera tout de suite s’il y a long-
temps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me parlait
d’ailleurs des miens que pour arriver à ceux de sa sœur, et ne
me faisait décrire les particularités des premiers que pour
mieux marquer les différences qu’il y avait entre les deux.
Mais malgré celles-ci, comme les étouffements de sa sœur lui
paraissaient devoir faire autorité, il ne pouvait croire que ce
qui « réussissait » aux siens ne fût pas indiqué pour les miens
et il s’irritait que je n’en essayasse pas, car il y a une chose
plus difficile encore que de s’astreindre à un régime, c’est de
ne pas l’imposer aux autres. « D’ailleurs, que dis-je, moi pro-
fane, quand vous êtes ici devant l’aréopage, à la source.
Qu’en pense le professeur Cottard ? »
Je revis du reste sa femme une autre fois parce qu’elle
avait dit que ma « cousine » avait un drôle de genre et que je
– 600 –
voulus savoir ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit,
mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’une personne
qu’elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Elle ne savait
pas son nom et dit finalement que si elle ne se trompait pas,
c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Li-
nette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pen-
sais que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus
de démarquage. Je voulus demander à Albertine si c’était
vrai. Mais j’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de
celui qui questionne. D’ailleurs Albertine ne m’eût rien ré-
pondu, ou un « non » dont le « n » eût été trop hésitant et le
« on » trop éclatant. Albertine ne racontait jamais de faits
pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne pouvaient
s’expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un
courant qui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte, tout in-
visible qu’il soit, que la chose même qu’on nous a dite. Ainsi
quand je lui assurai qu’une femme qu’elle avait connue à Vi-
chy avait mauvais genre, elle me jura que cette femme
n’était nullement ce que je croyais et n’avait jamais essayé
de lui faire le mal. Mais elle ajouta un autre jour, comme je
parlais de ma curiosité de ce genre de personnes, que la
dame de Vichy avait une amie ainsi, qu’Albertine ne con-
naissait pas, mais que la dame lui avait « promis de lui faire
connaître ». Pour qu’elle le lui eût promis, c’était donc
qu’Albertine le désirait, ou que la dame avait, en le lui of-
frant, su lui faire plaisir. Mais si je l’avais objecté à Albertine,
j’aurais eu l’air de ne tenir mes révélations que d’elle, je les
aurais arrêtées aussitôt, je n’eusse plus rien su, j’eusse cessé
de me faire craindre. D’ailleurs nous étions à Balbec, la dame
de Vichy et son amie habitaient Menton ; l’éloignement,
l’impossibilité du danger eut tôt fait de détruire mes soup-
çons.

– 601 –
Souvent quand M. de Cambremer m’interpellait de la
gare, je venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et
avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débat-
tue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.
« Vous savez que je suis sûre que Cottard nous a vus ; du
reste même sans voir il a bien entendu votre voix étouffée,
juste au moment où on parlait de vos étouffements d’un
autre genre », me disait Albertine en arrivant à la gare de
Douville où nous reprenions le petit chemin de fer pour le re-
tour. Mais ce retour, de même que l’aller, si, en me donnant
quelque impression de poésie, il réveillait en moi le désir de
faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et me faisait
par là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec
Albertine, et même de rompre définitivement nos relations,
me rendait aussi, et à cause même de leur nature contradic-
toire, cette rupture plus facile. Car au retour aussi bien qu’à
l’aller, à chaque station montaient avec nous ou nous di-
saient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les
plaisirs furtifs de l’imagination dominaient ceux, continuels,
de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà,
avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui m’avaient
tant fait rêver depuis le jour où je les avais entendus, le pre-
mier soir où j’avais voyagé avec ma grand-mère) s’étaient
humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où
Brichot, à la prière d’Albertine, nous en avait plus complè-
tement expliqué les étymologies. J’avais trouvé charmant la
fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Hon-
fleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il
y a à la fin de Bricquebœuf. Mais la fleur disparut et aussi le
bœuf, quand Brichot (et cela, il me l’avait dit le premier jour
dans le train) nous apprit que « fleur » veut dire « port »
(comme fiord) et que « bœuf », en normand budh, signifie
« cabane ». Comme il citait plusieurs exemples, ce qui

– 602 –
m’avait paru particulier se généralisait : Bricquebœuf allait
rejoindre Elbeuf, et même dans un nom au premier abord
aussi individuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie,
où les étrangetés les plus impossibles à élucider par la raison
me semblaient amalgamées depuis un temps immémorial en
un vocable vilain, savoureux et durci comme certain fromage
normand je fus désolé de retrouver le pen gaulois qui signifie
« montagne » et se retrouve aussi bien dans Penmarch que
dans les Apennins. Comme à chaque arrêt du train je sentais
que nous aurions des mains amies à serrer, sinon des visites
à recevoir, je disais à Albertine : « Dépêchez-vous de de-
mander à Brichot les noms que vous voulez savoir. Vous
m’aviez parlé de Marcouville-l’Orgueilleuse. – Oui, j’aime
beaucoup cet orgueil, c’est un village fier, dit Albertine. –
Vous le trouveriez, répondit Brichot, plus fier encore si au
lieu de sa forme française, ou même de basse latinité telle
qu’on la trouve dans le cartulaire de l’évêque de Bayeux,
Marcovilla superba, vous preniez la forme plus ancienne, plus
voisine du normand, Marculphivilla superba, le village, le do-
maine de Merculph. Dans presque tous ces noms qui se ter-
minent en ville, vous pourriez voir encore dressé sur cette
côte, le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Her-
monville, vous n’avez eu, debout à la portière du wagon, que
notre excellent docteur qui, évidemment, n’a rien d’un chef
norois. Mais en fermant les yeux vous pourriez voir l’illustre
Herimund (Herimundivilla). Bien que, je ne sais pourquoi, on
aille sur ces routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-
Plage, plutôt que sur celles, fort pittoresques, qui conduisent
de Loigny au vieux Balbec, Mme Verdurin vous a peut-être
promenés de ce côté-là en voiture. Alors vous avez vu Incar-
ville ou village de Wiscar, et Tourville, avant d’arriver chez
Mme Verdurin, c’est le village de Turold. D’ailleurs il n’y eut
pas que des Normands. Il semble que des Allemands soient

– 603 –
venus jusqu’ici (Aumenancourt, Alemanicurtis) ; ne le disons
pas à ce jeune officier que j’aperçois ; il serait capable de ne
plus vouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons
comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de
promenade favoris de Mme Verdurin et à juste titre), aussi
bien qu’en Angleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inex-
plicable, il semble que des Goths, des “gueux” comme on di-
sait, soient venus jusqu’ici, et même les Maures, car Mor-
tagne vient de Mauretania. La trace en est restée à Gourville
(Gothorumvilla). Quelque vestige des Latins subsiste d’ail-
leurs aussi, Lagny (Latiniacum). – Moi je demande l’expli-
cation de Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends
“homme”, ajouta-t-il, tandis que le sculpteur et Cottard
échangeaient un regard d’intelligence. Mais Thorp ? –
“Homme” ne signifie nullement ce que vous êtes naturelle-
ment porté à croire, baron, répondit Brichot, en regardant
malicieusement Cottard et le sculpteur. “Homme” n’a rien à
voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère.
“Homme” c’est Holm, qui signifie “îlot”, etc. Quant à Thorp,
ou “village”, on le retrouve dans cent mots dont j’ai déjà en-
nuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n’y a pas
de nom de chef normand, mais des mots de la langue nor-
mande. Vous voyez comme tout ce pays a été germanisé. –
Je crois qu’il exagère, dit M. de Charlus. J’ai été hier à Orge-
ville… – Cette fois-ci je vous rends l’homme que je vous
avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédan-
tisme, une charte de Robert Ier nous donne pour Orgeville
Otgerivilla, le domaine d’Otger. Tous ces noms sont ceux
d’anciens seigneurs. Octeville-la-Venelle est pour l’Avenel.
Les Avenel étaient une famille connue au Moyen Âge. Bour-
guenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l’autre jour,
s’écrivait “Bourg de Môles”, car ce village appartint au
XIe siècle à Baudoin de Môles, ainsi que La Chaise-Baudoin ;

– 604 –
mais nous voici à Doncières. – Mon Dieu, que de lieutenants
vont essayer de monter dit M. de Charlus, avec un effroi si-
mulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas,
puisque je descends. – Vous entendez, docteur ? dit Brichot.
Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps.
Et pourtant ils sont dans leur rôle en se trouvant massés ici,
car Doncières, c’est exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriacus.
Il y a beaucoup de noms de villes où sanctus et sancta sont
remplacés par dominus et par domina. Du reste cette ville
calme et militaire a parfois de faux airs de Saint-Cyr, de Ver-
sailles, et même de Fontainebleau. »
Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à Alber-
tine de se vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à Don-
cières, à Épreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes vi-
sites à recevoir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas désa-
gréables, que ce fût à Hermonville (le domaine d’Herimund)
celle de M. de Chevregny, profitant de ce qu’il était venu
chercher des invités pour me demander de venir le lende-
main déjeuner à Montsurvent, ou à Doncières, la brusque in-
vasion d’un des charmants amis de Saint-Loup envoyé par
lui (s’il n’était pas libre) pour me transmettre une invitation
du capitaine de Borodino, du mess des officiers au Coq Har-
di, ou des sous-officiers au Faisan Doré. Saint-Loup venait
souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’il était là,
sans qu’on pût s’en apercevoir je tenais Albertine prisonnière
sous mon regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Une fois
pourtant j’interrompis ma garde. Comme il y avait un long
arrêt, Bloch, nous ayant salués, se sauva presque aussitôt
pour rejoindre son père, lequel venait d’hériter de son oncle
et ayant loué un château qui s’appelait « La Commanderie »,
trouvait grand seigneur de ne circuler qu’en une chaise de
poste, avec des postillons en livrée. Bloch me pria de l’ac-
compagner jusqu’à la voiture. « Mais hâte-toi, car ces qua-
– 605 –
drupèdes sont impatients ; viens, homme cher aux dieux, tu
feras plaisir à mon père. » Mais je souffrais trop de laisser
Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient pu, pen-
dant que j’avais le dos tourné, se parler, aller dans un autre
wagon, se sourire, se toucher ; mon regard adhérant à Alber-
tine ne pouvait se détacher d’elle tant que Saint-Loup serait
là. Or je vis très bien que Bloch, qui m’avait demandé
comme un service d’aller dire bonjour à son père, d’abord
trouva peu gentil que je le lui refusasse quand rien ne m’en
empêchait, les employés ayant prévenu que le train resterait
encore au moins un quart d’heure en gare, et que presque
tous les voyageurs, sans lesquels il ne repartirait pas, étaient
descendus ; et ensuite ne douta pas que ce fût parce que dé-
cidément – ma conduite en cette occasion lui était une ré-
ponse décisive – j’étais snob. Car il n’ignorait pas le nom des
personnes avec qui je me trouvais. En effet M. de Charlus
m’avait dit, quelque temps auparavant et sans se souvenir ou
se soucier que cela eût jadis été fait, pour se rapprocher de
lui : « Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites
est un manque de respect pour moi », et il avait causé avec
Bloch, qui avait paru lui plaire extrêmement au point qu’il
l’avait gratifié d’un « j’espère vous revoir ». « Alors c’est ir-
révocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres pour dire
bonjour à mon père à qui ça ferait tant de plaisir ? » me dit
Bloch. J’étais malheureux d’avoir l’air de manquer à la
bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle
Bloch croyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’imaginait
que je n’étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il
y avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me témoigner
la même amitié et, ce qui m’était plus pénible, n’eut plus
pour mon caractère la même estime. Mais pour le détromper
sur le motif qui m’avait fait rester dans le wagon, il m’eût fal-
lu lui dire quelque chose – à savoir que j’étais jaloux

– 606 –
d’Albertine – qui m’eût été encore plus douloureux que de le
laisser croire que j’étais stupidement mondain. C’est ainsi
que théoriquement on trouve qu’on devrait toujours s’expli-
quer franchement, éviter les malentendus. Mais bien souvent
la vie les combine de telle manière que pour les dissiper,
dans les rares circonstances où ce serait possible, il faudrait
révéler ou bien – ce qui n’est pas le cas ici – quelque chose
qui froisserait encore plus notre ami que le tort imaginaire
qu’il nous impute, ou un secret dont la divulgation – et c’était
ce qui venait de m’arriver – nous paraît pire encore que le
malentendu. Et d’ailleurs même sans expliquer à Bloch,
puisque je ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne
l’avais pas accompagné, si je l’avais prié de ne pas être frois-
sé je n’aurais fait que redoubler ce froissement en montrant
que je m’en étais aperçu. Il n’y avait rien à faire qu’à s’incli-
ner devant ce fatum qui avait voulu que la présence
d’Albertine m’empêchât de le reconduire et qu’il pût croire
que c’était au contraire celle de gens brillants, laquelle, l’eus-
sent-ils été cent fois plus, n’aurait eu pour effet que de me
faire occuper exclusivement de Bloch et réserver pour lui
toute ma politesse. Il suffit de la sorte qu’accidentellement,
absurdement, un incident (ici la mise en présence d’Albertine
et de Saint-Loup) s’interpose entre deux destinées dont les
lignes convergeaient l’une vers l’autre pour qu’elles soient
déviées, s’écartent de plus en plus et ne se rapprochent ja-
mais. Et il y a des amitiés plus belles que celle de Bloch pour
moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l’auteur invo-
lontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce
qui sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa
sympathie fuyante.
Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, du
reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplai-
saient le plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par
– 607 –
accident, les rendre tout à fait insupportables. Ainsi dans ce
simple moment où je causai avec lui tout en surveillant Ro-
bert de l’œil, Bloch me dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bon-
temps et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands
éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». « Bon, pensai-je, comme
Mme Bontemps croit Bloch un génie, le suffrage enthousiaste
qu’il m’aura accordé fera plus que ce que tous les autres ont
pu dire, cela reviendra à Albertine. D’un jour à l’autre elle ne
peut manquer d’apprendre, et cela m’étonne que sa tante ne
lui ait pas déjà redit, que je suis un homme “supérieur”. »
« Oui, ajouta Bloch, tout le monde a fait ton éloge. Moi seul
j’ai gardé un silence aussi profond que si j’eusse absorbé au
lieu du repas d’ailleurs médiocre qu’on nous servait, des pa-
vots, chers au bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le
divin Hypnos, qui enveloppe de doux liens le corps et la
langue. Ce n’est pas que je t’admire moins que la bande de
chiens avides avec lesquels on m’avait invité. Mais moi je
t’admire parce que je te comprends, et eux t’admirent sans te
comprendre. Pour bien dire, je t’admire trop pour parler de
toi ainsi en public, cela m’eût semblé une profanation de
louer à haute voix ce que je porte au plus profond de mon
cœur. On eut beau me questionner à ton sujet, une Pudeur
sacrée, fille du Kroniôn, me fit rester muet. » Je n’eus pas le
mauvais goût de paraître mécontent, mais cette Pudeur-là
me sembla apparentée – beaucoup plus qu’au Kroniôn – à la
pudeur qui empêche un critique qui vous admire de parler de
vous parce que le temple secret où vous trônez serait envahi
par la tourbe des lecteurs ignares et des journalistes ; à la
pudeur de l’homme d’État qui ne vous décore pas pour que
vous ne soyez pas confondu au milieu de gens qui ne vous
valent pas ; à la pudeur de l’académicien qui ne vote pas
pour vous, afin de vous épargner la honte d’être le collègue
de X… qui n’a pas de talent ; à la pudeur enfin, plus respec-

– 608 –
table et plus criminelle pourtant, des fils qui vous prient de
ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites,
afin d’assurer le silence et le repos, d’empêcher qu’on entre-
tienne la vie et qu’on crée de la gloire autour du pauvre
mort, qui préférerait son nom prononcé par les bouches des
hommes aux couronnes, fort pieusement portées d’ailleurs,
sur son tombeau.
Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre
la raison qui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait
exaspéré en m’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez
Mme Bontemps (je comprenais maintenant pourquoi Alber-
tine ne m’avait jamais fait allusion à ce déjeuner et restait si-
lencieuse quand je lui parlais de l’affection de Bloch pour
moi), le jeune Israélite avait produit sur M. de Charlus une
impression tout autre que l’agacement. Certes Bloch croyait
maintenant que non seulement je ne pouvais rester une se-
conde loin de gens élégants, mais que jaloux des avances
qu’ils avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), je tâchais
de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de se
lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n’avoir
pas vu davantage mon camarade. Selon son habitude il se
garda de le montrer. Il commença par me poser, sans en
avoir l’air, quelques questions sur Bloch, mais d’un ton si
nonchalant, avec un intérêt qui semblait tellement simulé,
qu’on n’aurait pas cru qu’il entendait les réponses. D’un air
de détachement, sur une mélopée qui exprimait plus que
l’indifférence, la distraction, et comme par simple politesse
pour moi : « Il a l’air intelligent, il a dit qu’il écrivait, a-t-il du
talent ? » Je dis à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable
de lui dire qu’il espérait le revoir. Pas un mouvement ne ré-
véla chez le baron qu’il eût entendu ma phrase, et comme je
la répétai quatre fois sans avoir de réponse, je finis par dou-
ter si je n’avais pas été le jouet d’un mirage acoustique
– 609 –
quand j’avais cru entendre ce que M. de Charlus avait dit.
« Il habite Balbec ? » chantonna le baron, d’un air si peu
questionneur qu’il est fâcheux que la langue française ne
possède pas un signe autre que le point d’interrogation pour
terminer ces phrases apparemment si peu interrogatives. Il
est vrai que ce signe ne servirait guère que pour M. de Char-
lus. « Non, ils ont loué près d’ici La Commanderie. » Ayant
appris ce qu’il désirait, M. de Charlus feignit de mépriser
Bloch. « Quelle horreur ! s’écria-t-il, en rendant à sa voix
toute sa vigueur claironnante. Toutes les localités ou pro-
priétés appelées “La Commanderie” ont été bâties ou possé-
dées par les chevaliers de l’ordre de Malte (dont je suis),
comme les lieux dits “Le Temple” ou “La Cavalerie” par les
Templiers. J’habiterais La Commanderie que rien ne serait
plus naturel. Mais un Juif ! Du reste cela ne m’étonne pas ;
cela tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette
race. Dès qu’un Juif a assez d’argent pour acheter un châ-
teau, il en choisit toujours un qui s’appelle le Prieuré,
l’Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu. J’ai eu affaire à un
fonctionnaire juif, devinez où il résidait ? à Pont-l’Évêque.
Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, à Pont-l’Abbé.
Quand on donne dans la Semaine sainte ces indécents spec-
tacles qu’on appelle La Passion, la moitié de la salle est rem-
plie de Juifs, exultant à la pensée qu’ils vont mettre une se-
conde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Au con-
cert Lamoureux, j’avais pour voisin un jour un riche banquier
juif. On joua L’Enfance du Christ, de Berlioz ; il était conster-
né. Mais il retrouva bientôt l’expression de béatitude qui lui
est habituelle en entendant “L’Enchantement du Vendredi
saint”. Votre ami habite La Commanderie, le malheureux !
Quel sadisme ! Vous m’indiquerez le chemin, ajouta-t-il en
reprenant l’air d’indifférence, pour que j’aille un jour voir
comment nos antiques domaines supportent une pareille

– 610 –
profanation. C’est malheureux, car il est poli, il semble fin. Il
ne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue du
Temple ! » M. de Charlus avait l’air, par ces mots, de vouloir
seulement trouver à l’appui de sa théorie un nouvel
exemple ; mais il me posait en réalité une question à deux
fins, dont la principale était de savoir l’adresse de Bloch.
« En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s’appelait
rue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permet-
tez-vous une remarque, baron ? dit l’universitaire. – Quoi ?
Qu’est-ce que c’est ? dit sèchement M. de Charlus, que cette
observation empêchait d’avoir son renseignement. – Non,
rien, répondit Brichot intimidé. C’était à propos de l’étymo-
logie de Balbec qu’on m’avait demandée. La rue du Temple
s’appelait autrefois la rue Barre-du-Bec, parce que l’Abbaye
du Bec, en Normandie, avait là à Paris sa barre de justice. »
M. de Charlus ne répondit rien et fit semblant de ne pas avoir
entendu, ce qui était chez lui une des formes de l’insolence.
« Où votre ami demeure-t-il à Paris ? Comme les trois quarts
des rues tirent leur nom d’une église ou d’une abbaye, il y a
chance pour que le sacrilège continue. On ne peut pas empê-
cher des Juifs de demeurer boulevard de la Madeleine, fau-
bourg Saint-Honoré ou place Saint-Augustin. Tant qu’ils ne
raffinent pas par perfidie en élisant domicile place du Parvis-
Notre-Dame, quai de l’Archevêché, rue Chanoinesse, ou rue
de l’Ave-Maria, il faut leur tenir compte des difficultés. »
Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus, l’adresse actuelle
de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais que les bureaux
de son père étaient rue des Blancs-Manteaux. « Oh ! quel
comble de perversité, s’écria M. de Charlus, en paraissant
trouver, dans son propre cri d’ironique indignation, une sa-
tisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il en
pressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège ! Pensez
que ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux

– 611 –
des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint
Louis établit là. Et la rue a toujours été à des ordres reli-
gieux. La profanation est d’autant plus diabolique qu’à deux
pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y a une rue dont le
nom m’échappe et qui est tout entière concédée aux Juifs ; il
y a des caractères hébreux sur les boutiques des fabriques de
pains azymes, des boucheries juives, c’est tout à fait la Ju-
dengasse de Paris. M. de Rochegude appelle cette rue le ghet-
to parisien. C’est là que M. Bloch aurait dû demeurer. Natu-
rellement », reprit-il sur un ton assez emphatique et fier et,
pour tenir des propos esthétiques, donnant, par une réponse
que lui adressait malgré lui son hérédité, un air de vieux
mousquetaire Louis XIII à son visage redressé en arrière, « je
ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art. La poli-
tique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner
en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza
parmi ses enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour
ne pas savoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation
de la synagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau
qu’il est plus homogène et plus complet. Soyez sûr du reste,
tant l’instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce
peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraïque dont
je vous parle, la commodité d’avoir sous la main les bouche-
ries d’Israël a fait choisir à votre ami la rue des Blancs-
Manteaux. Comme c’est curieux ! C’est du reste par là que
demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties,
après quoi je pense qu’on le fit bouillir lui-même, ce qui est
plus étrange encore puisque cela a l’air de signifier que le
corps d’un Juif peut valoir autant que le corps du bon Dieu.
Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votre ami
pour qu’il nous mène voir l’église des Blancs-Manteaux. Pen-
sez que c’est là qu’on déposa le corps de Louis d’Orléans
après son assassinat par Jean sans Peur, lequel malheureu-

– 612 –
sement ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis d’ailleurs
personnellement très bien avec mon cousin le duc de
Chartres, mais enfin c’est une race d’usurpateurs, qui a fait
assassiner Louis XVI, dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont
du reste de qui tenir, ayant pour ancêtres Monsieur, qu’on
appelait sans doute ainsi parce que c’était la plus étonnante
des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quelle famille ! »
Ce discours antijuif ou prohébreu – selon qu’on s’attachera à
l’extérieur des phrases ou aux intentions qu’elles recelaient –
avait été comiquement coupé pour moi par une phrase que
Morel me chuchota et qui eût désespéré M. de Charlus. Mo-
rel qui n’avait pas été sans s’apercevoir de l’impression que
Bloch avait produite, me remerciait à l’oreille de l’avoir « ex-
pédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout
ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C’est
bien d’un youpin ! – On aurait pu profiter de cet arrêt qui se
prolonge pour demander quelques explications rituelles à
votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le rattraper ? me
demanda M. de Charlus, avec l’anxiété du doute. – Non, c’est
impossible, il est parti en voiture et d’ailleurs fâché avec moi.
– Merci, merci, me souffla Morel. – La raison est absurde, on
peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêche-
rait de prendre une auto », répondit M. de Charlus, en
homme habitué à ce que tout pliât devant lui. Mais remar-
quant mon silence : « Quelle est cette voiture plus ou moins
imaginaire ? me dit-il avec insolence et un dernier espoir. –
C’est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée
à La Commanderie. » Devant l’impossible, M. de Charlus se
résigna et affecta de plaisanter. « Je comprends qu’ils aient
reculé devant le coupé superfétatoire. Ç’aurait été un recou-
pé. » Enfin on fut avisé que le train repartait et Saint-Loup
nous quitta. Mais ce jour fut le seul où en montant dans
notre wagon, il me fit à son insu souffrir, par la pensée que

– 613 –
j’eus un instant de le laisser avec Albertine pour accompa-
gner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas.
Car d’elle-même Albertine, pour m’éviter toute inquiétude,
se plaçait sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’elle
n’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque
trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant
de lui les yeux elle se mettait, dès qu’il était là, à causer os-
tensiblement et presque avec affectation avec l’un quel-
conque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu’à ce
que Saint-Loup fût parti. De la sorte les visites qu’il nous fai-
sait à Doncières ne me causant aucune souffrance, même
aucune gêne, ne mettaient pas une exception parmi les
autres qui toutes m’étaient agréables en m’apportant en
quelque sorte l’hommage et l’invitation de cette terre. Déjà
dès la fin de l’été, dans notre trajet de Balbec à Douville,
quand j’apercevais au loin cette station de Saint-Pierre-des-
Ifs où, le soir pendant un instant, la crête des falaises scintil-
lait toute rose comme au soleil couchant la neige d’une mon-
tagne, elle ne me faisait plus penser (je ne dis pas même à la
tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain
m’avait causée le premier soir en me donnant si grande en-
vie de reprendre le train pour Paris au lieu de continuer
jusqu’à Balbec) au spectacle que le matin on pouvait avoir de
là, m’avait dit Elstir, à l’heure qui précède le soleil levé, où
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se réfractent sur les ro-
chers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui,
une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu,
sur le sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seu-
lement qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spiri-
tuel et fardé, avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et
de Balzac. Et maintenant dans les brumes du soir, derrière
cette falaise d’Incarville qui m’avait tant fait rêver autrefois,
ce que je voyais comme si son grès antique était devenu

– 614 –
transparent, c’était la belle maison d’un oncle de
M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu’on serait tou-
jours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à La
Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement
les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère
du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms déjà vidés à
demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le
raisonnement, étaient encore descendus d’un degré. Dans
nos retours à Hermonville, à Saint-Vast, à Arembouville, au
moment où le train s’arrêtait, nous apercevions des ombres
que nous ne reconnaissions pas d’abord et que Brichot, qui
n’y voyait goutte, aurait peut-être pu prendre dans la nuit
pour les fantômes d’Herimund, de Wiscar, et d’Herimbald.
Mais elles approchaient du wagon. C’était simplement
M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui
reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa
femme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il
« m’enlevât » pour me garder quelques jours à Féterne où al-
laient se succéder une excellente musicienne qui me chante-
rait tout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui je ferais
d’excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de
pêche et de yachting dans la baie, ni même aux dîners Ver-
durin pour lesquels le marquis s’engageait sur l’honneur à
me « prêter », en me faisant conduire et rechercher pour plus
de facilité, et de sûreté aussi. « Mais je ne peux pas croire
que ce soit bon pour vous d’aller si haut. Je sais que ma
sœur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un
état ! Elle n’est du reste pas très bien fichue en ce moment…
Vraiment, vous avez eu une crise si forte ! Demain vous ne
pourrez pas vous tenir debout ! » Et il se tordait, non par mé-
chanceté, mais pour la même raison qu’il ne pouvait sans
rire voir dans la rue un boiteux qui s’étalait, ou causer avec
un sourd. « Et avant ? Comment, vous n’en avez pas eu de-

– 615 –
puis quinze jours ? Savez-vous que c’est très beau ! Vraiment
vous devriez venir vous installer à Féterne, vous causeriez de
vos étouffements avec ma sœur. » À Incarville c’était le mar-
quis de Montpeyroux qui, n’ayant pas pu aller à Féterne, car
il s’était absenté pour la chasse, était venu « au train » en
bottes et le chapeau orné d’une plume de faisan, serrer la
main des partants et à moi par la même occasion, en m’an-
nonçant pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la
visite de son fils, qu’il me remerciait de recevoir et qu’il se-
rait très heureux que je fisse un peu lire ; ou bien
M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe,
acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait :
« Hé bien ! vous ne me dites pas de jour pour notre pro-
chaine réunion à la Lucullus ? Nous n’avons rien à nous
dire ? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé
en train la question des deux familles de Montgommery. Il
faut que nous finissions cela. Je compte sur vous. » D’autres
étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi
beaucoup faisaient la causette avec nous, que j’ai toujours
soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus
proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien
d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de con-
naissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en
somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même
semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu,
avait contracté quelque amabilité humaine : patient, d’un ca-
ractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulait les
retardataires, et même une fois parti s’arrêtait pour recueillir
ceux qui lui faisaient signe ; ils couraient alors après lui en
soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui
en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui
n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermonville, Arembou-
ville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches

– 616 –
grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être
entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les
avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières !
Pour moi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon
rêve, combien il était resté longtemps dans ce nom des rues
agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succu-
lentes volailles ! Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la
station où montait Morel ; Égleville (Aquilaevilla), celle où
nous attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maine-
ville, la station où descendait Albertine les soirs de beau
temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de
prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un rai-
dillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à
Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la
crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier
soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de
me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre pro-
ductive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais
d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue
chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, ca-
chées parfois dans l’anfractuosité du roc ou derrière les til-
leuls de l’avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable
gentilhomme qui venait, d’une poignée de main cordiale, in-
terrompre ma route, m’empêcher d’en sentir la longueur,
m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à
la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous
faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouver
d’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le che-
min de fer qui les côtoyait presque au pas d’une personne
qui marche vite, la distance était si faible qu’au moment où,
sur le quai, devant la salle d’attente, nous interpellaient leurs
propriétaires, nous aurions presque pu croire qu’ils le fai-
saient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre,

– 617 –
comme si la petite voie départementale n’avait été qu’une
rue de province et la gentilhommière isolée qu’un hôtel cita-
din ; et même aux rares stations où je n’entendais le « bon-
soir » de personne, le silence avait une plénitude nourricière
et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d’amis
couchés tôt dans le manoir proche où mon arrivée eût été sa-
luée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour leur demander
quelque service d’hospitalité. Outre que l’habitude remplit
tellement notre temps qu’il ne nous reste plus au bout de
quelques mois un instant de libre dans une ville où à l’arrivée
la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si
une par hasard était devenue vacante, je n’aurais plus eu
l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle j’étais
jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par
Elstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à aller
faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était en ef-
fet la dégradante influence, comme le charme aussi qu’avait
eu ce pays de Balbec, de devenir pour moi un vrai pays de
connaissances ; si leur répartition territoriale, leur ensemen-
cement extensif tout le long de la côte, en cultures diverses,
donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents
amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à
n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites. Les
mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le
simple Annuaire des châteaux, feuilleté au chapitre du dépar-
tement de la Manche, me causait autant d’émotion que
l’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si fami-
liers que cet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la
page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse
tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée
trop sociale aux flancs de laquelle je sentais accrochée, vi-
sible ou non, une compagnie d’amis nombreux, le poétique
cri du soir n’était plus celui de la chouette ou de la gre-

– 618 –
nouille, mais le « Comment va ? » de M. de Criquetot ou le
« Khairé ! » de Brichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’an-
goisses et, chargée d’effluves purement humains, y était ai-
sément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j’en
tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point
de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’apparaissait
comme une folie.

– 619 –
CHAPITRE IV

Brusque revirement vers Albertine. – Désolation au lever du soleil. – Je


pars immédiatement avec Albertine pour Paris.

Je n’attendais qu’une occasion pour la rupture définitive.


Et, un soir, comme maman partait le lendemain pour Com-
bray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une
sœur de sa mère, me laissant pour que je profitasse, comme
grand-mère aurait voulu, de l’air de la mer, je lui avais an-
noncé qu’irrévocablement j’étais décidé à ne pas épouser Al-
bertine et allais cesser prochainement de la voir. J’étais con-
tent d’avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à ma mère
la veille de son départ. Elle ne m’avait pas caché que c’en
avait été en effet une très vive pour elle. Il fallait aussi m’en
expliquer avec Albertine. Comme je revenais avec elle de La
Raspelière, les fidèles étant descendus, tels à Saint-Mars-le-
Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d’autres à Doncières, me
sentant particulièrement heureux et détaché d’elle, je m’étais
décidé, maintenant qu’il n’y avait plus que nous deux dans le
wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité d’ailleurs est
que celle des jeunes filles de Balbec que j’aimais, bien
qu’absente en ce moment ainsi que ses amies, mais qui allait
revenir (je me plaisais avec toutes, parce que chacune avait
pour moi, comme le premier jour, quelque chose de l’essence
des autres, était comme d’une race à part), c’était Andrée.
Puisqu’elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à
Balbec, certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour
rester libre, ne pas l’épouser si je ne voulais pas, pour pou-
voir aller à Venise, mais pourtant l’avoir d’ici là toute à moi,

– 620 –
le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop avoir l’air
de venir à elle et dès son arrivée, quand nous causerions en-
semble, je lui dirais : « Quel dommage que je ne vous aie pas
vue quelques semaines plus tôt ! Je vous aurais aimée ;
maintenant mon cœur est pris. Mais cela ne fait rien, nous
nous verrons souvent, car je suis triste de mon autre amour
et vous m’aiderez à me consoler. » Je souriais intérieurement
en pensant à cette conversation car de cette façon je donne-
rais à Andrée l’illusion que je ne l’aimais pas vraiment ; ainsi
elle ne serait pas fatiguée de moi et je profiterais joyeuse-
ment et doucement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait
que rendre plus nécessaire de parler enfin sérieusement à
Albertine afin de ne pas agir indélicatement, et puisque
j’étais décidé à me consacrer à son amie, il fallait qu’elle sût
bien, elle, Albertine, que je ne l’aimais pas. Il fallait le lui dire
tout de suite, Andrée pouvant venir d’un jour à l’autre. Mais
comme nous approchions de Parville, je sentis que nous
n’aurions pas le temps ce soir-là et qu’il valait mieux re-
mettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement
résolu. Je me contentai donc de parler avec elle du dîner que
nous avions fait chez les Verdurin. Au moment où elle remet-
tait son manteau, le train venant de quitter Incarville, der-
nière station avant Parville, elle me dit : « Alors demain, re-
Verdurin, vous n’oubliez pas que c’est vous qui venez me
prendre. » Je ne pus m’empêcher de répondre assez sèche-
ment : « Oui, à moins que je ne “lâche”, car je commence à
trouver cette vie vraiment stupide. En tous cas si nous y al-
lons, pour que mon temps à La Raspelière ne soit pas du
temps absolument perdu, il faudra que je pense à demander
à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m’intéresser beau-
coup, être un objet d’études, et me donner du plaisir, car j’en
ai vraiment bien peu cette année à Balbec. – Ce n’est pas ai-
mable pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je

– 621 –
sens que vous êtes nerveux. Quel est ce plaisir ? – Que
Mme Verdurin me fasse jouer des choses d’un musicien dont
elle connaît très bien les œuvres. Moi aussi j’en connais une,
mais il paraît qu’il y en a d’autres et j’aurais besoin de savoir
si c’est édité, si cela diffère des premières. – Quel musicien ?
– Ma petite chérie, quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Vin-
teuil, en seras-tu beaucoup plus avancée ? » Nous pouvons
avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n’y est jamais
entrée, et c’est du dehors, quand on s’y attend le moins,
qu’elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour tou-
jours. « Vous ne savez pas comme vous m’amusez, me ré-
pondit Albertine en se levant, car le train allait s’arrêter. Non
seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez,
mais même sans Mme Verdurin je pourrai vous avoir tous les
renseignements que vous voudrez. Vous vous rappelez que
je vous ai parlé d’une amie plus âgée que moi qui m’a servi
de mère, de sœur, avec qui j’ai passé à Trieste mes meil-
leures années et que d’ailleurs je dois dans quelques se-
maines retrouver à Cherbourg, d’où nous voyagerons en-
semble (c’est un peu baroque, mais vous savez comme
j’aime la mer), hé bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre
de femmes que vous pourriez croire !), regardez comme c’est
extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de
ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil.
Je ne les appelle jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne
suis pas fâchée de vous montrer que votre petite Albertine
pourra vous être utile pour ces choses de musique, où vous
dites, du reste avec raison, que je n’entends rien. » À ces
mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville, si
loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la
mort de Vinteuil, une image s’agitait dans mon cœur, une
image tenue en réserve pendant tant d’années que, même si
j’avais pu deviner en l’emmagasinant jadis qu’elle avait un

– 622 –
pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue elle l’avait entière-
ment perdu ; conservée vivante au fond de moi – comme
Oreste dont les dieux avaient empêché la mort pour qu’au
jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre
d’Agamemnon – pour mon supplice, pour mon châtiment
peut-être, qui sait ? d’avoir laissé mourir ma grand-mère ;
surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à
jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin
d’inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle,
peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes
conséquences que les actes mauvais engendrent indéfini-
ment, non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais
pour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru, que contempler un
spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas ! en
cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière
un buisson, où (comme quand j’avais complaisamment écou-
té le récit des amours de Swann) j’avais dangereusement
laissé s’élargir en moi la voie funeste et destinée à être dou-
loureuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus
grande douleur j’eus un sentiment presque orgueilleux,
presque joyeux, celui d’un homme à qui le choc qu’il aurait
reçu aurait fait faire un bond tel qu’il serait parvenu à un
point où nul effort n’aurait pu le hisser. Albertine amie de
Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du
saphisme, c’était auprès de ce que j’avais imaginé dans les
plus grands doutes, ce qu’est au petit acoustique de l’Exposi-
tion de 1889 dont on espérait à peine qu’il pourrait aller du
bout d’une maison à une autre, le téléphone planant sur les
rues, les villes, les champs, les mers, reliant les pays. C’était
une terra incognita terrible où je venais d’atterrir, une phase
nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. Et
pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est
énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était

– 623 –
pressenti par elles. C’est sans doute quelque chose comme
ce que je venais d’apprendre, c’était quelque chose comme
l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que mon
esprit n’aurait su inventer, mais que j’appréhendais obscu-
rément quand je m’inquiétais tant en voyant Albertine au-
près d’Andrée. C’est souvent seulement par manque d’esprit
créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la
réalité la plus terrible donne en même temps que la souf-
france la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait
que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâ-
chions depuis longtemps sans nous en douter. Le train s’était
arrêté à Parville et comme nous étions les seuls voyageurs
qu’il y eût dedans, c’était d’une voix amollie par le sentiment
de l’inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui fai-
sait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l’exactitude et
l’indolence, et plus encore par l’envie de dormir, que
l’employé cria : « Parville ! » Albertine, placée en face de moi
et voyant qu’elle était arrivée à destination, fit quelques pas
du fond du wagon où nous étions et ouvrit la portière. Mais
ce mouvement qu’elle accomplissait ainsi pour descendre me
déchirait intolérablement le cœur comme si, contrairement à
la position indépendante de mon corps que à deux pas de lui
semblait occuper celui d’Albertine, cette séparation spatiale,
qu’un dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre
nous, n’était qu’une apparence et comme si, pour qui eût
voulu, selon la réalité véritable, redessiner les choses, il eût
fallu placer maintenant Albertine, non pas à quelque distance
de moi, mais en moi. Elle me faisait si mal en s’éloignant
que, la rattrapant, je la tirai désespérément par le bras. « Est-
ce qu’il serait matériellement impossible, lui demandai-je,
que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? – Matériellement,
non. Mais je tombe de sommeil. – Vous me rendriez un ser-
vice immense… – Alors soit, quoique je ne comprenne pas ;

– 624 –
pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma
mère dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une
chambre située à un autre étage, je rentrai dans la mienne.
Je m’assis près de la fenêtre, réprimant mes sanglots pour
que ma mère, qui n’était séparée de moi que par une mince
cloison, ne m’entendît pas. Je n’avais même pas pensé à
fermer les volets, car à un moment, levant les yeux, je vis, en
face de moi, dans le ciel, cette même petite lueur d’un rouge
éteint qu’on voyait au restaurant de Rivebelle dans une étude
qu’Elstir avait faite d’un soleil couché. Je me rappelai
l’exaltation que m’avait donnée, quand je l’avais aperçue du
chemin de fer le premier jour de mon arrivée à Balbec, cette
même image d’un soir qui ne précédait pas la nuit, mais une
nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait
plus pour moi nouvelle, n’éveillerait plus en moi le désir d’un
bonheur inconnu, et prolongerait seulement mes souffrances,
jusqu’à ce que je n’eusse plus la force de les supporter. La
vérité de ce que Cottard m’avait dit au casino de Parville ne
faisait plus doute pour moi. Ce que j’avais redouté, vague-
ment soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que mon
instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonne-
ments dirigés par mon désir m’avaient peu à peu fait nier,
c’était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus les mon-
tagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où
elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle
faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Car,
jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil, avec les
goûts qu’elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les satis-
faire ? Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée
et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées,
mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Et ce
mouvement gracieux d’Albertine posant son menton sur
l’épaule de Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant

– 625 –
un baiser dans le cou, ce mouvement qui m’avait rappelé
Mlle Vinteuil et pour l’interprétation duquel j’avais hésité
pourtant à admettre qu’une même ligne tracée par un geste
résultât forcément d’un même penchant, qui sait si Albertine
ne l’avait pas tout simplement appris de Mlle Vinteuil ? Peu à
peu le ciel éteint s’allumait. Moi qui ne m’étais jusqu’ici ja-
mais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol
de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, je
sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous
les jours qui viendraient ensuite ne m’apporteraient plus ja-
mais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolonge-
ment de mon martyre. Je tenais encore à la vie ; je savais
que je n’avais plus rien que de cruel à en attendre. Je courus
à l’ascenseur, malgré l’heure indue, sonner le lift qui faisait
fonction de veilleur de nuit et je lui demandai d’aller à la
chambre d’Albertine, lui dire que j’avais quelque chose d’im-
portant à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir.
« Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-
il me répondre. Elle sera ici dans un instant. » Et bientôt en
effet, Albertine entra en robe de chambre. « Albertine », lui
dis-je très bas et en lui recommandant de ne pas élever la
voix pour ne pas éveiller ma mère, de qui nous n’étions sé-
parés que par cette cloison dont la minceur aujourd’hui im-
portune et qui forçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand
s’y peignaient si bien les intentions de ma grand-mère, à une
sorte de diaphanéité musicale, « je suis honteux de vous dé-
ranger. Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous
dise une chose que vous ne savez pas. Quand je suis venu
ici, j’ai quitté une femme que j’ai dû épouser, qui était prête à
tout abandonner pour moi. Elle devait partir en voyage ce
matin et depuis une semaine, tous les jours je me demandais
si j’aurais le courage de ne pas lui télégraphier que je reve-
nais. J’ai eu ce courage, mais j’étais si malheureux que j’ai

– 626 –
cru que je me tuerais. C’est pour cela que je vous ai demandé
hier soir si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Si
j’avais dû mourir, j’aurais aimé vous dire adieu. » Et je don-
nai libre cours aux larmes que ma fiction rendait naturelles.
« Mon pauvre petit, si j’avais su, j’aurais passé la nuit auprès
de vous », s’écria Albertine, à l’esprit de qui l’idée que
j’épouserais peut-être cette femme et que l’occasion de faire,
elle, un « beau mariage » s’évanouissait, ne vint même pas,
tant elle était sincèrement émue d’un chagrin dont je pouvais
lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. « Du reste,
me dit-elle, hier pendant tout le trajet depuis La Raspelière,
j’avais bien senti que vous étiez nerveux et triste, je craignais
quelque chose. » En réalité, mon chagrin n’avait commencé
qu’à Parville, et la nervosité bien différente mais qu’heu-
reusement Albertine confondait avec lui, venait de l’ennui de
vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta : « Je ne
vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Elle m’of-
frait justement – et elle seule pouvait me l’offrir – l’unique
remède contre le poison qui me brûlait, homogène à lui
d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient égale-
ment dérivés d’Albertine. En ce moment Albertine – mon mal
– se relâchant de me causer des souffrances, me laissait –
elle, Albertine remède – attendri comme un convalescent.
Mais je pensais qu’elle allait bientôt partir de Balbec pour
Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois al-
laient renaître. Ce que je voulais avant tout, c’était empêcher
Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris.
Certes de Paris, plus facilement encore que de Balbec, elle
pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous
verrions ; peut-être je pourrais demander à Mme de Guer-
mantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour
qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une si-
tuation ailleurs, peut-être chez le prince de *** que j’avais

– 627 –
rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guer-
mantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller
chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guer-
mantes, les empêcher de se joindre. Certes j’aurais pu me
dire qu’à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle trouverait
bien d’autres personnes avec qui les assouvir. Mais chaque
mouvement de jalousie est particulier et porte la marque de
la créature – pour cette fois-ci l’amie de Mlle Vinteuil – qui l’a
suscité. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait ma grande
préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j’avais
pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où
venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambas-
sade), que sa singularité géographique, la race qui l’habitait,
ses monuments, ses paysages, je pouvais les considérer
comme dans un atlas, comme dans un recueil de vues, dans
le sourire, dans les manières d’Albertine, cette passion mys-
térieuse, je l’éprouvais encore mais par une interversion de
signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là
qu’Albertine venait. C’était là que dans chaque maison, elle
était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit
d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se ré-
unirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates
qui m’étaient déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir
inconscient du chagrin que j’y avais ressenti quand, autre-
fois, elles me séparaient, tout le temps des vacances du jour
de l’an, de Gilberte. Après les longs dîners, après les réveil-
lons, quand tout le monde serait joyeux, animé, Albertine al-
lait avoir, avec ses amies de là-bas, ces mêmes poses que je
lui avais vu prendre avec Andrée, alors que l’amitié d’Al-
bertine pour elle était innocente, qui sait ? peut-être celles
qui avaient rapproché devant moi Mlle Vinteuil poursuivie
par son amie, à Montjouvain. À Mlle Vinteuil maintenant,
tandis que son amie la chatouillait avant de s’abattre sur elle,

– 628 –
je donnais le visage enflammé d’Albertine, d’Albertine que
j’entendis lancer en s’enfuyant, puis en s’abandonnant, son
rire étrange et profond. Qu’était à côté de la souffrance que
je ressentais, la jalousie que j’avais pu éprouver le jour où
Saint-Loup avait rencontré Albertine avec moi à Doncières et
où elle lui avait fait des agaceries ? celle aussi que j’avais
éprouvée en repensant à l’initiateur inconnu auquel j’avais
pu devoir les premiers baisers qu’elle m’avait donnés à Paris,
le jour où j’attendais la lettre de Mlle de Stermaria ? Cette
autre jalousie, provoquée par Saint-Loup, par un jeune
homme quelconque, n’était rien. J’aurais pu dans ce cas
craindre tout au plus un rival sur lequel j’eusse essayé de
l’emporter. Mais ici le rival n’était pas semblable à moi, ses
armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le
même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni
même les concevoir exactement. Dans bien des moments de
notre vie nous troquerions tout l’avenir contre un pouvoir en
soi-même insignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les avan-
tages de la vie pour connaître Mme Blatin, parce qu’elle était
une amie de Mme Swann. Aujourd’hui, pour qu’Albertine
n’allât pas à Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances
et si c’eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais
isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait
pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le
voyage. Comme jadis, quand je voulais aller à Balbec, ce qui
me poussait à partir c’était le désir d’une église persane,
d’une tempête à l’aube, ce qui maintenant me déchirait le
cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était
qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vin-
teuil : car l’imagination, quand elle change de nature et se
mue en sensibilité, ne dispose pas pour cela d’un nombre
plus grand d’images simultanées. On m’aurait dit qu’elle ne
se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste,

– 629 –
qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré
de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenir eussent
changé ! Et pourtant je savais bien que cette localisation de
ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts
elle pouvait les assouvir avec d’autres. D’ailleurs peut-être
même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ail-
leurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur. C’était de
Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait
Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours
d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexpli-
cable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma chambre de
Combray, de la salle à manger où j’entendais causer et rire
avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui
ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait
rempli pour Swann les maisons où Odette allait chercher en
soirée d’inconcevables joies. Ce n’était plus comme vers un
pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés,
les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais
comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-
le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était en-
foncée dans mon cœur comme une pointe permanente. Lais-
ser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me fai-
sait horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la
révélation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me
donnait une quasi-certitude, il me semblait que dans tous les
moments où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait des
jours entiers où à cause de sa tante je ne pouvais pas la voir),
elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres.
L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de
Bloch me rendait fou. Aussi, après qu’elle m’eut dit que pen-
dant quelques jours elle ne me quitterait pas, je lui répondis :
« Mais c’est que je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-
vous pas avec moi ? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un

– 630 –
peu avec nous à Paris ? » À tout prix il fallait l’empêcher
d’être seule, au moins quelques jours, la garder près de moi
pour être sûr qu’elle ne pût voir l’amie de Mlle Vinteuil. Ce
serait en réalité habiter seule avec moi, car ma mère profi-
tant d’un voyage d’inspection qu’allait faire mon père, s’était
prescrit comme un devoir d’obéir à une volonté de ma
grand-mère qui désirait qu’elle allât quelques jours à Com-
bray auprès d’une de ses sœurs. Maman n’aimait pas sa
tante parce qu’elle n’avait pas été pour grand-mère, si tendre
pour elle, la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus grands,
les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été mau-
vais pour eux. Mais maman devenue comme ma grand-mère,
elle incapable de rancune, la vie de sa mère était pour elle
comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser
ces souvenirs dont la douceur ou l’amertume réglait ses ac-
tions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à
maman certains détails inestimables, mais maintenant elle
les aurait difficilement, sa tante était tombée très malade (on
disait d’un cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée
plus tôt, pour tenir compagnie à mon père, n’y trouvait
qu’une raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait ; et
comme elle allait à l’anniversaire du père de ma grand-mère,
lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombe des
fleurs que ma grand-mère avait l’habitude d’y porter, ainsi,
auprès de la tombe qui allait s’entrouvrir, ma mère voulait-
elle apporter les doux entretiens que ma tante n’était pas ve-
nue offrir à ma grand-mère. Pendant qu’elle serait à Com-
bray, ma mère s’occuperait de certains travaux que ma
grand-mère avait toujours désirés, mais seulement s’ils
étaient exécutés sous la surveillance de sa fille. Aussi n’a-
vaient-ils pas encore été commencés, maman ne voulant
pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir le
poids d’un deuil auquel il s’associait, mais qui ne pouvait pas

– 631 –
l’affliger autant qu’elle. « Ah ! ça ne serait pas possible en ce
moment, me répondit Albertine. D’ailleurs quel besoin avez-
vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est par-
tie ? – Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l’ai
connue, plutôt qu’à Balbec qu’elle n’a jamais vu et que j’ai
pris en horreur. » Albertine a-t-elle compris plus tard que
cette autre femme n’existait pas, et que si cette nuit-là j’avais
vraiment voulu mourir, c’est parce qu’elle m’avait étourdi-
ment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil ?
C’est possible. Il y a des moments où cela me paraît pro-
bable. En tous cas, ce matin-là, elle crut à l’existence de
cette femme. « Mais vous devriez épouser cette dame, me
dit-elle, mon petit, vous seriez heureux, et elle sûrement aus-
si serait heureuse. » Je lui répondis que l’idée que je pourrais
rendre cette femme heureuse avait en effet failli me décider ;
dernièrement, quand j’avais fait un gros héritage qui me
permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma
femme, j’avais été sur le point d’accepter le sacrifice de celle
que j’aimais. Grisé par la reconnaissance que m’inspirait la
gentillesse d’Albertine si près de la souffrance atroce qu’elle
m’avait causée, de même qu’on promettrait volontiers une
fortune au garçon de café qui vous verse un sixième verre
d’eau-de-vie, je lui dis que ma femme aurait une auto, un
yacht ; qu’à ce point de vue, puisque Albertine aimait tant
faire de l’auto et du yachting, il était malheureux qu’elle ne
fût pas celle que j’aimasse ; que j’eusse été le mari parfait
pour elle, mais qu’on verrait, qu’on pourrait peut-être se voir
agréablement. Malgré tout, comme dans l’ivresse même on
se retient d’interpeller les passants par peur des coups, je me
retins de l’imprudence que j’eusse commise du temps de Gil-
berte, en lui disant que c’était elle, Albertine, que j’aimais.
« Vous voyez, j’ai failli l’épouser. Mais je n’ai pas osé le faire
pourtant, je n’aurais pas voulu faire vivre une jeune femme

– 632 –
auprès de quelqu’un de si souffrant et de si ennuyeux. – Mais
vous êtes fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous,
regardez comme tout le monde vous recherche. On ne parle
que de vous chez Mme Verdurin, et dans le plus grand monde
aussi, on me l’a dit. Elle n’a donc pas été gentille avec vous,
cette dame, pour vous donner cette impression de doute sur
vous-même ? Je vois ce que c’est, c’est une méchante, je la
déteste, ah ! si j’avais été à sa place… – Mais non, elle est
très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et au reste, je
m’en moque bien. En dehors de celle que j’aime et à laquelle
du reste j’ai renoncé, je ne tiens qu’à ma petite Albertine, il
n’y a qu’elle, en me voyant beaucoup – du moins les pre-
miers jours, ajoutais-je pour ne pas l’effrayer et pouvoir de-
mander beaucoup ces jours-là – qui pourra un peu me conso-
ler. » Je ne fis que vaguement allusion à une possibilité de
mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que nos
caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours
poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des relations de
Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann
avec Odette, j’étais trop porté à croire que du moment que
j’aimais, je ne pouvais pas être aimé et que l’intérêt seul
pouvait attacher à moi une femme. Sans doute c’était une fo-
lie de juger Albertine d’après Odette et Rachel. Mais ce
n’était pas elle, c’était moi ; c’étaient les sentiments que je
pouvais inspirer que ma jalousie me faisait trop sous-estimer.
Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute
bien des malheurs qui allaient fondre sur nous. « Alors, vous
refusez mon invitation pour Paris ? – Ma tante ne voudrait
pas que je parte en ce moment. D’ailleurs, même si plus tard
je peux, est-ce que cela n’aurait pas l’air drôle que je des-
cende ainsi chez vous ? À Paris on saura bien que je ne suis
pas votre cousine. – Hé bien ! nous dirons que nous sommes
un peu fiancés. Qu’est-ce que cela fait, puisque vous savez

– 633 –
que cela n’est pas vrai ? » Le cou d’Albertine, qui sortait tout
entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros grains. Je
l’embrassai aussi purement que si j’avais embrassé ma mère
pour calmer un chagrin d’enfant que je croyais alors ne pou-
voir jamais arracher de mon cœur. Albertine me quitta pour
aller s’habiller. D’ailleurs son dévouement fléchissait déjà ;
tout à l’heure, elle m’avait dit qu’elle ne me quitterait pas
d’une seconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne dure-
rait pas puisque je craignais, si nous restions à Balbec,
qu’elle vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or
elle venait maintenant de me dire qu’elle voulait passer à
Maineville et qu’elle reviendrait me voir dans l’après-midi.
Elle n’était pas rentrée la veille au soir, il pouvait y avoir des
lettres pour elle, de plus sa tante pouvait être inquiète.
J’avais répondu : « Si ce n’est que pour cela, on peut envoyer
le lift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher vos
lettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais contrariée
d’être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite,
très gentiment, dit : « C’est cela », et elle avait envoyé le lift.
Albertine ne m’avait pas quitté depuis un moment que le lift
vint frapper légèrement. Je ne m’attendais pas à ce que pen-
dant que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d’aller à
Maineville et d’en revenir. Il venait me dire qu’Albertine
avait écrit un mot à sa tante et qu’elle pouvait, si je voulais,
venir à Paris le jour même. Elle avait du reste eu tort de lui
donner la commission de vive voix, car déjà, malgré l’heure
matinale, le directeur était au courant et, affolé, venait me
demander si j’étais mécontent de quelque chose, si vraiment
je partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques
jours, le vent étant aujourd’hui assez craintif (à craindre). Je
ne voulais pas lui expliquer que je voulais à tout prix
qu’Albertine ne fût plus à Balbec à l’heure où les cousines de
Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui seule eût

– 634 –
pu la protéger, n’étant pas là, et que Balbec était comme ces
endroits où un malade qui n’y respire plus est décidé, dût-il
mourir en route, à ne pas passer la nuit suivante. Du reste,
j’allais avoir à lutter contre des prières du même genre dans
l’hôtel d’abord, où Marie Gineste et Céleste Albaret avaient
les yeux rouges. (Marie, du reste, faisait entendre le sanglot
pressé d’un torrent ; Céleste, plus molle, lui recommandait le
calme ; mais Marie ayant murmuré les seuls vers qu’elle
connût : Ici-bas tous les lilas meurent, Céleste ne put se retenir
et une nappe de larmes s’épandit sur sa figure couleur de li-
las ; je pense du reste qu’elles m’oublièrent dès le soir
même.) Ensuite, dans le petit chemin de fer d’intérêt local,
malgré toutes mes précautions pour ne pas être vu, je ren-
contrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles, blê-
mit, car il comptait sur moi pour le surlendemain ; il m’exas-
péra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient
au changement de temps et qu’octobre serait excellent pour
eux, et il me demanda si, en tous cas, je ne pourrais pas
« remettre mon départ à huitaine », expression dont la bêtise
ne me mit peut-être en fureur que parce que ce qu’il me pro-
posait me faisait mal. Et tandis qu’il me parlait dans le wa-
gon, à chaque station je craignais de voir apparaître, plus
terrible qu’Herimbald ou Guiscard, M. de Crécy implorant
d’être invité, ou plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant
à m’inviter. Mais cela ne devait arriver que dans quelques
heures. Je n’en étais pas encore là. Je n’avais à faire face
qu’aux plaintes désespérées du directeur. Je l’éconduisis, car
je craignais que tout en chuchotant il ne finît par éveiller
maman. Je restai seul dans la chambre, cette même chambre
trop haute de plafond où j’avais été si malheureux à la pre-
mière arrivée, où j’avais pensé avec tant de tendresse à
Mlle de Stermaria, guetté le passage d’Albertine et de ses
amies comme d’oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je

– 635 –
l’avais possédée avec tant d’indifférence quand je l’avais fait
chercher par le lift, où j’avais connu la bonté de ma grand-
mère, puis appris qu’elle était morte ; ces volets au pied des-
quels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la
première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la
mer (ces volets qu’Albertine me faisait fermer pour qu’on ne
nous vît pas nous embrasser). Je prenais mieux conscience
de mes propres transformations en les confrontant à l’identi-
té des choses. On s’habitue pourtant à elles comme aux per-
sonnes et quand, tout d’un coup, on se rappelle la significa-
tion différente qu’elles comportèrent, puis quand elles eurent
perdu toute signification, les événements bien différents de
ceux d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la diversité des
actes joués sous le même plafond, entre les mêmes biblio-
thèques vitrées, le changement dans le cœur et dans la vie
que cette diversité implique, semble encore accru par la
permanence immuable du décor, renforcé par l’unité du lieu.
Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le
monde où étaient cette chambre et ces bibliothèques, et dans
lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un
monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin,
quelque chose comme celui que donne la lecture d’un roman
et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et per-
manent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être
d’un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce
monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un
cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me soucier davan-
tage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne nous soucions
des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman après que
nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j’ai
le plus aimées n’ont coïncidé jamais avec mon amour pour
elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes
choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je san-
– 636 –
glotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient
plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son pa-
roxysme, qu’elles n’en étaient l’image. Quand je les voyais,
quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui res-
semblât à mon amour et pût l’expliquer. Pourtant ma seule
joie était de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On au-
rait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur
avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette
vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi
d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger toutes mes ac-
tions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la
beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient
entièrement distinctes. Comme par un courant électrique qui
vous meut, j’ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je
les ai sentis : jamais je n’ai pu arriver à les voir ou à les pen-
ser. J’incline même à croire que dans ces amours (je mets de
côté le plaisir physique qui les accompagne d’ailleurs habi-
tuellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous l’ap-
parence de la femme, c’est à ces forces invisibles dont elle
est accessoirement accompagnée que nous nous adressons
comme à d’obscures divinités. C’est elles dont la bienveil-
lance nous est nécessaire, dont nous recherchons le contact
sans y trouver de plaisir positif. Avec ces déesses, la femme
durant le rendez-vous nous met en rapport et ne fait guère
plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des bijoux,
des voyages, prononcé des formules qui signifient que nous
adorons, et des formules contraires qui signifient que nous
sommes indifférents. Nous avons disposé de tout notre pou-
voir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais qui soit ac-
cordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si elle
n’était pas complétée de ces forces occultes, que nous pren-
drions tant de peine, alors que quand elle est partie nous ne

– 637 –
saurions dire comment elle était habillée et que nous nous
apercevons que nous ne l’avons même pas regardée ?
Comme la vue est un sens trompeur ! Un corps humain,
même aimé comme était celui d’Albertine, nous semble, à
quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et
l’âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque chose
change violemment la place de cette âme par rapport à nous,
nous montre qu’elle aime d’autres êtres et pas nous, alors
aux battements de notre cœur disloqué, nous sentons que
c’est, non pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu’était
la créature chérie. En nous, dans des régions plus ou moins
superficielles. Mais les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vin-
teuil » avaient été le Sésame, que j’eusse été incapable de
trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la
profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte qui s’était re-
fermée sur elle, j’aurais pu chercher pendant cent ans sans
savoir comment on pourrait la rouvrir.
Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant pen-
dant qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En
l’embrassant comme j’embrassais ma mère à Combray pour
calmer mon angoisse, je croyais presque à l’innocence d’Al-
bertine ou du moins je ne pensais pas avec continuité à la
découverte que j’avais faite de son vice. Mais maintenant
que j’étais seul, les mots retentissaient à nouveau comme ces
bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un
cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de
doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en
modifiant les choses autour de moi me fit prendre à nouveau,
comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, cons-
cience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n’avais ja-
mais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse.
En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient

– 638 –
s’illuminer et qui la veille encore ne m’eussent rempli que du
désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans
un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui me pa-
rut symboliser le sanglant sacrifice que j’allais avoir à faire
de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de ma vie, renou-
vellement solennellement célébré à chaque aurore de mon
chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l’œuf d’or du soleil,
comme propulsé par la rupture d’équilibre qu’amènerait au
moment de la coagulation un changement de densité, barbe-
lé de flammes comme dans les tableaux, creva d’un bond le
rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment fré-
missant et prêt à entrer en scène et à s’élancer, et dont il ef-
faça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et fi-
gée. Je m’entendis moi-même pleurer. Mais à ce moment,
contre toute attente la porte s’ouvrit, et le cœur battant, il
me sembla voir ma grand-mère devant moi, comme en une
de ces apparitions que j’avais déjà eues, mais seulement en
dormant. Tout cela n’était-il donc qu’un rêve ? Hélas ! j’étais
bien éveillé. « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre
grand-mère », me dit maman – car c’était elle – avec dou-
ceur, comme pour calmer mon effroi, avouant du reste cette
ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui
n’avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux en désordre
où les mèches grises n’étaient point cachées et serpentaient
autour de ses yeux inquiets, de ses joues vieillies, la robe de
chambre même de ma grand-mère qu’elle portait, tout
m’avait pendant une seconde empêché de la reconnaître et
fait hésiter si je dormais ou si ma grand-mère était ressusci-
tée. Depuis longtemps déjà ma mère ressemblait à ma grand-
mère bien plus qu’à la jeune et rieuse maman qu’avait con-
nue mon enfance. Mais je n’y avais plus songé. Ainsi quand
on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s’est pas aperçu
que passait l’heure et tout d’un coup, on voit autour de soi le

– 639 –
soleil inévitablement entraîné à passer par les mêmes
phases, rappeler à s’y méprendre le soleil qu’il y avait la
veille à la même heure, et éveiller autour de lui les mêmes
harmonies, les mêmes correspondances qui préparent le
couchant. Ce fut en souriant que ma mère me signala à moi-
même mon erreur, car il lui était doux d’avoir avec sa mère
une telle ressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère,
parce qu’en dormant il me semblait entendre quelqu’un qui
pleurait. Cela m’a réveillée. Mais comment se fait-il que tu
ne sois pas couché ? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu’y
a-t-il ? » Je pris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j’ai
peur que tu me croies bien changeant. Mais d’abord, hier je
ne t’ai pas parlé très gentiment d’Albertine ; ce que je t’ai dit
était injuste. – Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » me dit
ma mère, et apercevant le soleil levant, elle sourit tristement
en pensant à sa mère, et pour que je ne perdisse pas le fruit
d’un spectacle que ma grand-mère regrettait que je ne con-
templasse jamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la
plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me
montrait, je voyais, avec des mouvements de désespoir qui
ne lui échappaient pas, la chambre de Montjouvain où Alber-
tine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mu-
tin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec
des éclats de son rire voluptueux : « Hé bien ! si on nous
voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher
sur ce vieux singe ? » C’est cette scène que je voyais derrière
celle qui s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre
qu’un voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait
elle-même en effet presque irréelle, comme une vue peinte.
En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit
bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu’à la
mer, sous le vernis encore tout doré de l’eau, le tableau de
ses feuillages, comme à l’heure où souvent à la fin du jour,

– 640 –
quand j’étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous
étions levés en voyant le soleil descendre. Dans le désordre
des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques
roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre
de l’aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière
oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré
comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire, grelot-
tante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposait
pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j’avais
l’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus incon-
sistante encore que l’image horrible de Montjouvain qu’elle
ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher – poétique et
vaine image du souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit
ma mère, tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle
t’ennuyait un peu, que tu étais content d’avoir renoncé à
l’idée de l’épouser. Ce n’est pas une raison pour pleurer
comme cela. Pense que ta maman part aujourd’hui et va être
désolée de laisser son grand loup dans cet état-là. D’autant
plus, pauvre petit, que je n’ai guère le temps de te consoler.
Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’a pas trop de
temps un jour de départ. – Ce n’est pas cela. » Et alors, cal-
culant l’avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu’une
telle tendresse d’Albertine pour l’amie de Mlle Vinteuil et
pendant si longtemps, n’avait pu être innocente, qu’Albertine
avait été initiée, et autant que tous ses gestes me le mon-
traient, était d’ailleurs née avec la prédisposition du vice que
mes inquiétudes n’avaient que trop de fois pressenti, auquel
elle n’avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livrait
peut-être en ce moment, profitant d’un instant où je n’étais
pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui faisais,
qu’elle ne me montra pas et qui se trahit seulement chez elle
par cet air de sérieuse préoccupation qu’elle avait quand elle
comparait la gravité de me faire du chagrin ou de me faire du

– 641 –
mal, cet air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois
quand elle s’était résignée à passer la nuit auprès de moi, cet
air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui
de ma grand-mère me permettant de boire du cognac, je dis
à ma mère : « Je sais la peine que je vais te faire. D’abord au
lieu de rester ici comme tu le voulais, je vais partir en même
temps que toi. Mais cela n’est encore rien. Je me porte mal
ici, j’aime mieux rentrer. Mais écoute-moi, n’aie pas trop de
chagrin. Voici. Je me suis trompé, je t’ai trompée de bonne
foi hier, j’ai réfléchi toute la nuit. Il faut absolument, et déci-
dons-le tout de suite, parce que je me rends bien compte
maintenant, parce que je ne changerai plus, et que je ne
pourrais pas vivre sans cela, il faut absolument que j’épouse
Albertine. »

– 642 –
Ce livre numérique

a été édité par la


bibliothèque numérique romande

https://ebook-bnr.com/
en janvier 2018.

– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean-Yves
(BeQ), H. B., Isabelle, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique, réalisé d’après la numérisation de la Biblio-
thèque électronique du Québec (basée sur l’édition : Paris, Galli-
mard, 1946-47), a fait l’objet d’un travail de révision, de relecture et
de correction. À cet effet, d’autres éditions « modernes » notam-
ment La Pléiade Gallimard, Folio Gallimard, Garnier-Flammarion,
Bouquins Laffont, ont été consultées en vue de l’établissement du
présent texte. Cette version reproduit le texte définitif de Marcel
Proust. L’illustration de première page, Le Jardin des Tuileries un
Après-Midi d’Hiver, huile sur toile, a été peinte par Camille Pissarro
en 1899 (Metropolitan Museum of Art).
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à
votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier,
mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes
de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins
commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Biblio-
thèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de
reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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chée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original
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