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Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel,
et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer
3 quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord : il prend la parole,
et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine
comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du
6 pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il
les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le
contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias
9 ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : « Je n'avance, lui dit-
il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur
de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais
12 familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il
reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée,
lorsque l'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui
15 arrive fraîchement de son ambassade. »
Texte 2 – Les Caractères, La Bruyère, « De la Cour », VIII, 1, 2, 3, 8, 10,
1 (I) - Le reproche en un sens le plus honorable que l'on puisse faire à un homme,
c'est de lui dire qu'il ne sait pas la Cour1 : il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble
en lui par ce seul mot.
2 (I) - Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage
; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices2, sourit à ses ennemis,
contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses
sentiments. Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté,
quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et
la vertu.
3 (IV) - Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon
les divers jours dont on les regarde ? de même, qui peut définir la cour ?
8 (VII) - La cour ne rend pas content ; elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.
10 (VI) - La cour est comme un édifice bâti de marbre : je veux dire qu'elle est
composée d'hommes fort durs, mais fort polis.
1
Ne sait pas la Cour : ne maîtrise pas l’étiquette, les règles de comportements attendus à la Cour.
2
Mauvais offices : ici, les manigances, les manœuvres malveillantes.
Texte 3 – Marcel Proust, Un amour de Swann (1913),
« Le portrait de Mme Verdurin »
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un
violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme
d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait
à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de
5 temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils
venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui
du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection
de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches,
dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes1.
10 De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et
s’égayait de leurs « fumisteries2 », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire,
elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à
une mimique3 conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle
riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre
15 un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux — et pour le plus grand désespoir de
M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention4 d’être aussi aimable que sa femme,
mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette
ruse d’une incessante et fictive hilarité — elle poussait un petit cri, fermait entièrement
ses yeux d’oiseau qu’une taie5 commençait à voiler, et brusquement, comme si elle
20 n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel,
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir,
elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée,
l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de
camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir,
25 pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet6 dans du vin chaud, sanglotait
d’amabilité.
1
Etrennes : cadeaux faits à l’occasion des fêtes de fin d’année
2
Fumisteries : actions ou paroles dépourvues de sérieux
3
Mimique : expression du visage
4
Avoir la prétention : revendiquer, réclamer quelque chose
5
Une taie : une tache sur la cornée
6
Colifichet : ici, biscuit donné en nourriture aux oiseaux.
Texte 4 – Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, Incipit
1
Indolente : nonchalante, qui fait peu d’efforts
2
Emérite : qui a une habilité incroyable par une longue pratique
3
Dandy : homme se voulant élégant et raffiné, type social au XIXème influencé par la mode anglaise.
4
Lazzis : plaisanteries, moqueries bouffonnes.
5
Domino : costume de bal, longue robe flottante à capuchon et masque couvrant les yeux.
27 lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits6 sans
portée ; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne
se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui.
30 Quoiqu’au premier abord le plaisir et l’inquiétude aient pris la même livrée, l’illustre
robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l’Opéra, les différents cercles
dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s’observent.
33 Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d’intérêts est lisible
comme un roman qui serait amusant.
6
Traits : ici, critiques, remarques désobligeantes
Texte 5 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Prologue
LA MERE - Ne me dis pas ça, ce que je viens d’entendre, c’est vrai, j’oubliais, ne me
10 dites pas ça, ils ne se connaissent pas.
Louis tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous connaissez pas,
jamais rencontrés, jamais ?
SUZANNE - Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne vas tout de même pas lui
serrer la main ? Ils ne vont pas se serrer la main, on dirait des étrangers.
Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi,
tu ne changes pas, il ne change pas, comme ça que je l’imagine, il ne change pas,
20 Louis,
et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans problème, elle
est la même, vous allez vous trouver.
Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
Catherine.
25 ANTOINE - Suzanne, ils se voient pour la première fois !
LOUIS - Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très heureux, vous
permettez ?
LA MERE - En même temps, qui est-ce qui m’a mis une idée pareille en tête, dans la
30 tête ? Je le savais. Mais je suis ainsi, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils ne se
connaissent,
que vous ne vous connaissez pas,
que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fil,
cela, je ne l’aurais pas imaginé,
35 cru pensable.
Vous vivez d’une drôle de manière.
Texte 7 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), II, 2, « La dispute du départ »
Antoine – Moi ?
C’est de moi ?
Je suis désagréable ?
Suzanne. – Tu ne te rends même pas compte,
20 tu es désagréable, c’est invraisemblable,
tu ne t’entends pas, tu t’entendrais…
Antoine – Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
Elle est impossible aujourd’hui, ce que je disais,
je ne sais pas ce qu’elle a après moi,
25 je ne sais pas ce que tu as après moi,
tu es différente.
Si c’est Louis, la présence de Louis,
je ne sais pas, j’essaie de comprendre,
si c’est Louis,
30 Catherine, je ne sais pas,
je ne disais rien,
peut-être que j’ai cessé tout à fait de comprendre,
Catherine, aide-moi,
je ne disais rien,
35 on règle le départ de Louis,
il veut partir,
je l’accompagne, je dis qu’on l’accompagne, je n’ai rien dit de plus,
qu’est-ce que j’ai dit de plus ? Je n’ai rien dit de désagréable,
pourquoi est-ce que je dirais quelque chose de désagréable,
40 qu’est-ce qu’il y a de désagréable à cela,
y a-t-il quelque chose de désagréable à ce que je dis ?
Louis ! Ce que tu en penses,
j’ai dit quelque chose de désagréable ?
Ne me regardez pas tous comme ça !
Texte 8 - Le Voyageur sans bagage, tableau III (1937), Jean Anouilh
GASTON - Et qu’est-ce que j’avais fait, moi, pour que cet infranchissable fossé se
creuse entre nous ?
Mme RENAUD, avec soudain le ton d’autrefois. - Oh ! Tu t’étais mis en tête d’épouser
une petite couturière que tu avais trouvée Dieu sait où, à dix-huit ans, et qui refusait
5 sans doute de devenir ta maîtresse… Le mariage n’est pas une amourette ! Devions-
nous te laisser compromettre ta vie, introduire cette fille chez nous ? Ne me dis pas
que tu l’aimais… Est-ce qu’on aime à dix-huit ans, je veux dire : est-ce qu’on aime
profondément, d’une façon durable, pour se marier et fonder un foyer, une petite
cousette1 rencontrée dans un bal trois semaines plus tôt ?
10 GASTON, après un silence. - Bien sûr, c’était une bêtise… Mais ma classe allait être
appelée dans quelques mois, vous le saviez. Si cette bêtise était la seule qu’il m’était
donné de faire ; si cet amour, qui ne pouvait pas durer, celui qui vous le réclamait
n’avait que quelque mois à vivre, pas même assez pour l’épuiser ?
Mme RENAUD - Mais on ne pensait pas que tu allais mourir !… Et puis, je ne t’ai pas
15 tout dit. Tu sais ce que tu m’as crié, en plein visage, avec ta bouche toute tordue, avec
ta main levée sur moi, moi ta mère ? « Je te déteste, je te déteste ! » Voilà ce que tu
m’as crié.
Un silence.
Comprends-tu maintenant pourquoi je suis restée dans ma chambre en espérant que
20 tu monterais, jusqu’à ce que la porte de la rue claque derrière toi ?
GASTON, doucement, après un silence. - Et je suis mort à dix-huit ans, sans avoir eu
ma petite joie, sous prétexte que c’était une bêtise, et sans que vous m’ayez reparlé.
J’ai été couché sur le dos toute une nuit avec ma blessure à l’épaule, et j’étais deux
fois plus seul que les autres qui appelaient leur mère.
25 Un silence, il dit soudain comme pour lui.
C’est vrai, je vous déteste.
1 Une couturière.
permettriez de retourner à l’asile. Je plantais des salades, je cirais les parquets. Les
35 jours passaient… Mais même au bout de dix-huit ans – une autre moitié exactement
de ma vie – il n’étaient pas parvenus, en s’ajoutant les uns aux autres, à faire cette
chose dévorante que vous appelez un passé.
2Au début du troisième tableau, Mme Renaud rapporte que Jacques aimait tuer les oiseaux et, plus
généralement, maltraiter les animaux de façon sadique avant de les empailler.
Texte 9 – Victor Hugo, Les Contemplations (1856), Préface
Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des
lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce
livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort.
Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium.
5 L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à
goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux
qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste,
qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme.
Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot
10 n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités,
tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience,
revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée
sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à
15 l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière
lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au
bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par
un bruit du clairon de l’abîme.
Une destinée est écrite là jour à jour.
20 Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de
nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la
mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et
regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous
de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous.
25 Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !
Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de
l’auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail,
la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ;
commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles
30 réservées, l’histoire de tous ?
On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes
s’assombrir pour arriver, cependant, à l’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur
rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui est
l’espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai,
35 l’unique : la mort ; la perte des êtres chers.
Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux
volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau.
Texte 10 - Victor Hugo, Les Contemplations - I, 19
« Vieille chanson du jeune temps »
1 2
Le taillis : partie d’un bois où les arbres sont petits, Morose : triste, renfrogné
arbustes
Texte 11 - Victor Hugo, Les Contemplations, IV,
« Oh ! je fus comme fou... »,