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L’exégèse de Genèse 1, 26
dans les commentaires du xne siècle
3. Nous les avons repérés grâce au Repertorium Biblicum Medii aevi de F. Stegmüller (et,
à partir du t. 8, N. Reinhardt), t. 1-11, Madrid 1950-1980. Comme exemple d ’analyse
similaire, nous pouvons citer le travail d ’A. Tarabochia Canavero, Esegesi biblica e
cosmologia. Note sull interpretazione patristica e medioevale di Genese 1, 2, Milan 1981 (s’en
tient aux seuls textes imprimés, mais ne se limite pas aux œuvres exégétiques).
4. Voir notamment C. Spicq, Esquisse d’une histoire de l’exégèse latine au moyen âge ,
Paris 1944 ; B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages , Oxford 19833 : J.
Leclercq, «From Gregory the Great to St. Bernard», dans The Cambridge History of the Bible
II. The West from the Fathers to the Reformation, éd. G.W.H. Lampe, Cambridge 1969, pp.
183-197 ; B. Smalley, «The Bible in the M edieval Schools», ib id . pp. 197-220 ; J.
C hâtillon, «La Bible dans les Écoles du XIIe s.», dans Le Moyen Age et la Bible , éd. P.
Riché-G.Lobrichon, Paris 1984 (Bible de tous les temps 4), pp. 167-197.
5. Voir M. Simon, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’Empire
romain (135-425), Paris 19642, p. 195 ; B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde
occidental, 430-1096 , Paris-La Haye 1960, pp. 264-5.
6. Nous avons pu étudier à diverses reprises la présence de l ’exégèse juive dans l ’exégèse
chrétienne des XIIe-XIVe siècles ; voir notamment «L’exégèse de l ’histoire de Caïn et Abel du
XIIe au XIVe s. en Occident. Notes et textes», RTAM 49 (1982) 21-89 et 50 (1983) 5-68 ;
«Exégèse et polémique dans les commentaires de la Genèse d ’Étienne Langton», dans Les juifs
au regard de l’histoire. Mélanges en l’honneur de B. Blumenkranz, Paris 1985, pp. 129-140 ;
«Les interprétations juives dans les commentaires du Pentateuque de Pierre le Chantre», dans
The Bible in the Medieval World. Essays in Memory of B. Smalley, Oxford 1985, pp. 131
155 ; «En marge du Proslogion : l ’exégèse patristique et médiévale du Psaume 13», AHDLMA
57 (1990) 11-29.
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I. - L es niveaux d ’exégèse
Nous pourrons nous demander tout d’abord dans quelle mesure on retrouve,
dans les commentaires du verset considéré, la lecture plurielle qui semble
caractéristique de l’exégèse médiévale, avec notamment la superposition des
quatre sens, que les travaux du Père de Lubac ont rendue familière à ceux qui
s’intéressent à l’évolution des idées au moyen âge9. On notera toutefois et en
manière de mise en garde, que rares sont les auteurs à avoir appliqué
systématiquement cette méthode, qui -est le produit d’une analyse des
théoriciens bien plus qu’une pratique effective des commentateurs,
particulièrement au XIIe siècle ; le seul auteur de cette période chez qui l’on
trouve d’une manière assez constante une distinction des niveaux de lecture est
7. Les textes sont édités par N. Haring, «The Creation and Creator of the world according
to Thierry o f Chartres and Clarembaldus of Arras», AHDLMA 22 (1955) 136-216 (éd. du texte
de Thierry, pp. 184-200 ; de Clarembaud, pp. 200-216). Le commentaire proprement dit du
début de la Genèse n’occupe qu’une petite place dans ces deux textes.
8. Cf. par exemple Rainaud de Saint-Éloi (ms. Paris, BN lat. 2493, fol. 2 Ira) : «Rursum ne
quis intelligent ita factum ut in uno homine utrique sexus exprimeretur, sicut interdum duo
simul nascuntur, quos androgenes plurali numero vocamus, subiecit : Masculum et feminam
creauit eos...» (sur Rainaud, voir notre étude : «Une introduction à l ’étude de l ’Écriture au XIIe
siècle : le prologue du commentaire du Pentateuque de Rainaud de St-Éloi», RTAM 54, 1987,
27-51). Ou Étienne Langton, Glose in Ocîaîeuchum (ms. Paris, BN lat. 14414, fol. 144rb) :
«Et ideo dicit Masculum et feminam ut sigillet vicium contra naturam, ne credatur a sodomitis
quod fecerat androgeos vel hermafroditas, ut in eodem persona essent agentes et patientes».
Voir également ci-après le texte de Pierre le Chantre.
9. H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris 1959-1964.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 127
10. Ainsi, dans le ms. lat. 355 de la BN, les sous-titres marginaux, après l ’exposition
littérale sont les suivants, pour le passage étudié ici (fol. 5v) : allegorice de prelatis, item de
prelatis, moraliter. Voir B. Smalley, «Stephan Langton and the Four Senses o f Scripture»,
Speculum 6 (1931) 60-76 ; R. Q uinto, «Stefano Langton e i quattro sensi della Scrittura»,
Medioevo 15 (1989) 67-109.
11. Sur le sens de littera , voir notamment l ’exposé de Hugues de St-Victor, dans son
Didascalicon III, 8 (éd. Ch. H. Buttimer, Washington 1939, p. 58).
12. Biblia Sacra , Liber Genesis, éd. H. Quentin, Rome 1926, p. 144. Creaturae est la leçon
fournie par plusieurs mss importants, comme le Matritensis, le Martinianus (Tours), et par le
texte «parisien» du début du XIIIe siècle.
13. Voir ibid. Et similitudinem figure aussi dans plusieurs mss importants, comme le
Cavensis (VIIIe-IXe s.) et le Complutensis (Xe s.).
14. Traduit mot-à-mot dans la Bible de Jérusalem «à notre image, comme notre
ressemblance». Le parallélisme figure déjà dans la version des Septante : kat’ eikona hemeteran
kai katW homoiôsin.
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de Gen. 5, 1 : «Hic est liber generationis Adam in die quo creavit Deus
hominem, ad similitudinem Dei fecit illum»15. La postille sur la Glossa
ordinaria fournie par le ms. BN lat. 14424 procède à un autre rapprochement,
à propos du verset 27 :
«Nota hebreum idioma, quod dicitur Fecit Deus hominem ad
ymaginem Dei, sicut aliter dicitur Fecit Moyses sicut preceperat
Dominus Moysi».
La remarque ne porte pas sur le terme fecit, différent dans les deux versets
hébraïques, mais sur la tournure quelque peu redondante et perçue comme
idiomatique16. L’auteur de cette glose n’a cependant pas poussé plus loin sa
remarque - ce qui aurait nécessité une comparaison avec le texte hébreu, qu’il
n’avait certainement pas à sa disposition.
Pierre le Chantre nous donne la seule remarque textuelle du corpus
considéré : «Et creavit Deus hominem ad imaginem et similitudinem Dei. Hic
versiculus, ut dicunt, non est in ebreo»1718. Elle est reprise au début du XIIIe
siècle par Nicolas de Tournai :
«Et creavit Deus : iste versus, ut dicunt, non est in hebreo, sed
Dominus sepius hoc repetit, quia mundus oblivisci c o g it i» .
Mais aucune tradition connue ne vient corroborer cette affirmation - le v.
27 figure dans toutes les recensions de la Genèse ! Plusieurs auteurs avant
Nicolas de Tournai avaient remarqué que le verset pouvait faire double emploi
avec le précédent et avaient expliqué de la même manière cette apparente
redondance, mais sans renvoyer à l’hébreu19.
Un autre aspect de la littera chez les exégètes du XIIe siècle (particulièrement
chez André de Saint-Victor) est l’analyse stylistique du texte commenté, ou du
moins une caractérisation de ses figures de style, avec utilisation d’un
vocabulaire technique. Pour Gen. 1, 27, le terme de «prolepse» apparaît chez
Pierre le Chantre à propos de masculum et feminam creavit eos (la création de
la femme n ’ayant lieu que plus tard dans le récit biblique); il donne
preoccupano comme synonyme de ce terme20.
la Glossa interlin. (éd. citée, col. 33-34) et chez André de St-Victor, éd. Berndt-Lohr, p. 21 :
«Mulier enim per prolepsim hic simul cum viro dicitur facta...».
21. «Ait ergo Pater : Faciamus hominem ad imaginem, intelligendo imaginem esse suam,
non alterius, quia eius solius filius est imago ; et ad similitudinem nostram , dicendo
similitudinem eius esse et filii, quia spiritus sanctus est utriusque similitudo. Retulit ergo
nostram ad similitudinem non ad imaginem», Summa 'Institutiones in sacram paginam' (ms.
Paris, BN lat. 3114a), citée par S. Otto (ouvr. cité n. 2), p. 246. - Cf. Pierre Lombard, Sent.
II, d. 16, c. 3, n. 3 (éd. de Quaracchi, t. 1, pp. 407-8) : «Fuerunt ... alii ... qui per imaginem
Filium et per similitudinem Spiritum sanctum intelligerent, qui similitudo est Patris et Filii. Et
ideo pluraliter putaverunt dici nostram, id referentes ad similitudinem tantum ; ad imaginem
vero subintelligendum esse meam» ; les éditeurs de Quaracchi renvoient à Rupert de Deutz (éd.
citée, pp. 186-7).
22. De Trinitate VII, 6, 12, éd. W.J. Mountain et F. G lorie, Tumhout 1968 (CC 50), p.
266. Texte repris par Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 3, n. 2 (éd. citée, t. 1, p. 407).
23. Pierre le Chantre, ms. Arsenal 44, fol. 7ra (voir texte ci-après).
24. PL 175, 37. - Cf. Géroch de Reichersberg, Utrum Christus homo sit filius Dei :
«(Homo primus) ad imaginem Dei, (homo secundus) vero imago Dei factus est», Opera inedita,
t. 1, éd. D. et O. Van den Eynde et A. Rijmersdael, Rome 1955, p. 296 (sur ce texte, voir D.
Van den Eynde, L'oeuvre littéraire de Géroch de R., Rome 1957, pp. 157-163). - Sur le Fils
image du Père, voir R. Javelet, ouvr. cité, pp. 72-88.
25. PL 189, 1533 : «Ad imaginem igitur Dei, hoc est ad intellectum et notitiam Filii, per
quem intelligitur et cognoscitur illa paternitas, quae in caelo et in terra nominatur, factus est
homo...». Sur Arnaud de Bonneval, voir la notice de A. Prévost, dans DHGE 4, 421-3 (son
commentaire de la Genèse = Stegmüller, n° 2251).
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26. Ouvr. cité, p. 261 : «Haec praepositio ad notat consecutionem vel concomitantiam. Si
prior, ergo prius factus est homo quam esset Dei imago. Immo quaecumque fuit, fuit imago
Dei. Si ultimum, ergo quocumque factus est homo similis Deo, ergo creatus et in gratuitis...».
27. Ed. Ch. Lohr et R. Berndt, Tumhout 1986 (CCCM 53), pp. 19-21. - Sur André de
Saint-Victor, voir, outre l ’important chapitre de B. Smalley, The Bible in the Middle Ages (cité
n. 4), R. Berndt, André de Saint-Victor (mort 1175) exégète et théologien (sous presse).
28. Voir le texte ci-après, p. 000 (29).
29. Fol. 144rb, en marge : «Per pisces curiosi, per volucres superbi, per bestias luxuriosi,
per reptilia avari».
30. PL 164, 158. Sur Bruno d’Asti (ou de Segni, m. 1123), voir l ’ouvrage de R. G régoire,
Bruno de Segni. Exégète médiéval et théologien monastique, Spoleto 1965.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU Xll* S. 131
31. Ms. Paris, BN lat. 15572, fol. 112va (voir texte ci-après). Sur la trilogie potentia,
sapientia, benignitas, voir ci-après n. 103.
32. Ms. BN lat. 355, fol. 5v (texte ci-après). - Voir également un sermon d’Achard de St-
Victor pour le dimanche des Rameaux, éd. J. Châtillon, Achard de St-Victor, Sermons
inédits, Paris 1970, p. 71 : «In principio enim, ut dicit scriptura, creavit Deus hominem ad
imaginem et similitudinem suam, masculum et feminam creavit eos. Quid per masculum nisi
sensus interior, quid per feminam nisi voluntas intelligatur, que nimirum iuxta latus sensus
interioris debet versari, ut secundum ipsum informetur et regatur ?».
33. Ms. Arsenal 44, fol. 7ra. Malgré le recours à la concordance du CETEDOC, nous
n’avons pu repérer ce passage dans les Moralia in lob.
34. Ms. cité (voir texte ci-après).
35. PL 189, 1533 : «Portamus imaginem coelestis, cum formatur Christus in nobis, cum in
moribus nostris et vita illius generis nobilitas innotescit».
36. Ms. Arsenal 44, fol. 7ra (voir ci-après).
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d’enseigner la vertu de modestie : le supérieur doit prendre avis et
demander autorisation auprès de son inférieur37».
Il semble bien que l’on retrouve chez Hugues de Saint-Victor l’écho de ces
paroles, quand celui-ci nous dit qu’il a été fait mention du «conseil» divin «afin
que nous ne dédaignions pas de recevoir d’avis et de nos égaux et de nos
inférieurs, puisque Dieu lui-même parle ainsi à ses anges38».
Le thème de la délibération donne encore lieu à un autre développement
moral chez Étienne Langton, qui s’inspire peut-être de Hugues, mais trouve un
contenu différent à cet enseignement de l’Écriture : ayant posé le principe
général que tout ce qui est écrit dans la Bible l’est pour notre instruction (on
peut rapprocher cela d’une remarque du texte de Rashi cité ci-dessus), il voit
dans la délibération impliquée par le verbe Faciamus une invitation pour
l’homme à bien réfléchir, à bien délibérer avant d’agir39.
La dernière leçon morale que nous relèverons se rattache à la domination
exercée par l’homme sur la création - ou plutôt à la perte de cette domination,
puisque l’on constate qu’il n’a plus de pouvoir sur les plus grands animaux (les
bêtes sauvages) ni sur les plus petits : cela doit faire prendre conscience à
l’homme à la fois qu’il a perdu sa puissance (ou qu’il s’est perdu lui-même) et
qu’il est devenu un être vil40.
La plupart de ces enseignements moraux nous paraissent d’une grande
fécondité spirituelle : à côté d’applications tropologiques au sens étroit du
terme, qui peuvent sembler artificielles (le premier exemple cité), certaines
leçons ont une saveur particulière et véhiculent un enseignement susceptible de
franchir les siècles.
4. Le quatrième niveau de l’exégèse est, on le sait, Vanagogie. Nous n’avons
rien relevé à ce titre, à moins qu’il ne faille faire entrer dans ce cadre une
réflexion de Rupert de Deutz, qui ressortit plutôt à l’allégorie puisqu’elle se
réfère finalement au passé : en écrivant que Dieu avait créé l’homme à son
image, Moïse savait que par son péché l’homme devait perdre cette similitude
avec Dieu, mais il savait aussi, par la foi et par l’espoir, que viendrait un
homme né d’une vierge qui serait tant à l’image et à la semblance de Dieu qu’il
restaurerait chez les fils d’Adam la semblance de Dieu, qu’ils avaient perdue41.
Il est temps maintenant de passer au contenu intrinsèque des versets, tel que
l’ont perçu les commentateurs du XIIe siècle, axant la grande majorité de leur
réflexion sur la sententia, sur le contenu idéologique du texte commenté. Nous
rappellerons de nouveau que notre but ici n’est pas de nous livrer à une étude
théologique de ces versets mais simplement de distinguer les grandes lignes de
l’exégèse d’un certain nombre de commentateurs.
Stiennon, Liège 1982, pp. 579-596 ; J. Van Engen, Rupert of Deutz, Berkeley-Los Angeles
1983.
42. Papias, Elementarium, ms. Paris, BN lat. 7622A, fol. 97ra.
43. Ms. cité, fol. 215rb.
44. Image et ressemblance (cité n. 2), pp. XXI-XXII.
45. Distinctiones dictionum theologicarum, PL 210, 815-6 (imago) et 944-5 (similitudo).
46. PL 164, 157 : «Quamvis enim aliud sit imago, aliud similitudo, hoc tamen in loco
idipsum significat et imago et similitudo».
134 GILBERT DAHAN
47. Liber VII partium , voir S. Otto, ouvr. cité (n. 2), p. 33 : «Aliud est imago, aliud
similitudo. Imago quippe habet similitudinem eius rei cuius imago est. Similitudo non semper
habet imaginem cui similis est».
48. Éd. citée, p. 186 : «Imago et similitudo hoc differunt quod imago unius imago est,
similitudo autem numquam minus quam duorum similitudo est».
49. PL 175, 37 : «Imago est in lineamentis similibus ; similitudo in cuiuslibet eiusdem
proprietatis participatione».
50. PL 189, 1533 : «Similitudo potest referri ad aliquam partem, imago vero integritatem
substantiae repraesentat».
51. Sermon 15 (pour le premier dimanche de carême), éd. Châtillon, p. 211 : «Voluntas
autem inferior est ratione, ut similitudo imagine ; non enim qualiscumque similitudo, sed
expressior et impressior nominari proprie solet imago».
52. PL 178, 760 : «Imago vero expressa tantum similitudo dicitur, sicut figurae hominum
quae per singula membra perfectius eos repraesentant». - Sur le commentaire d ’Abélard, voir
E.M. Buytaert, «Abelard’s Exposition in Hexaemeron», Antonianum 43 (1968) 163-194.
53. PL 156, 55. La citation de Virgile est tirée de l ’Enéide III, 489 (O mihi sola mei super
Astyanactis imago !).
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1, 26 AU XW S. 135
signification active (il est alors synonyme de imitago) et une signification
passive. On notera qu’Étienne Langton renverse les termes en affirmant que
Dieu est l’image de l’homme, au sens passif54.
III. - A nthropologie
63. Glossa ordinaria, éd. d’Anvers 1644, t. 1, col. 29-30 (interlin.) : «Ad imaginem ... in
aeternitate. Rationalem, immortalem. Et similitudinem morum sanctitate et iustificatione» (voir
le texte de Rémi d ’A. cité n. préc.). Guibert de Nogent, PL 156, 55-56 ; Rainaud de St-Éloi,
ms. BN lat. 2493, fol. 20vb : «Ad ymaginem suam dixit, ut immortalis permaneret. Ad
similitudinem vero ut intellectum mentis in arbitrio, non ut animalia, habuisset. Itaque ymago
est in aeternitate et similitudo in moribus». Nicolas de Tournai, ms. BN lat. 15572, fol. 11 Iva :
«Ymago dicitur quoad potentiam (non) moriendi, similitudo quoad morum sanctitatem». Voir
aussi Claude de Turin, PL 50, 900 : «In interiore homine est conditoris sui imago : imago in
immortalitate, similitudo in moribus».
64. Liber septem partium, cité par S. Otto, p. 33.
65. Ed. O. Lottin (voir n. 58), p. 99 (p. 345), cité par S. Otto, p. 60. Cf. Angelome de
Luxeuil, PL 155, 122 : «Si imago Dei est in interiori homine, similitudo in moribus».
66. Institutiones in sacram paginam, cité par S. Otto, p. 246 : «Imago pertinet ad formam,
similitudo ad naturam». La formule vient de Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 3, n. 5 (éd. de
Quaracchi, p. 408).
67. Voir, par exemple, le commentaire de Rainaud de St-Éloi (ms. Paris, BN lat. 2493),
dont nous préparons l ’édition, et la plupart des commentaires de YHexaemeron, notamment
chartrains (voir n. 7).
68. PL 172, 258 : «Qui etiam ad imaginem et similitudinem Dei creatus memoratur, ut
coeleste animal intelligatur : dum ratione et intellectu a caeteris animantibus sequestratur».
138 GILBERT DAHAN
69. Sermon pour la fête de s. Augustin, éd. J. Châtillon, p. 106 : «Inde est quod sola
rationalis creatura dicitur esse facta ad similitudinem vel imaginem Dei, non quia nulla alia
nullam imaginem Dei in se habeat, sed ideo quia hec habet tam egregiam, tam excellentem sui
creatoris imaginem, quam nulla natura alia se inferior continet».
70. Ms. lat. 14414, fol. 4vb : «Presit... in hoc quod preest piscibus maris factus est ad
ymaginem et similitudinem, quia preest per rationem».
71. Ed. F. Lecomte, p. 259. - Nous avons vu également ci-dessus André de St-Victor
énumérer ratio, mens et intelligentia (voir n. 62), énumération qui provient de S. Augustin, De
Gen. ad litt. Ill, 20, 30.
72. PL 198, 1063 : «Imago Dei est anima in essentia et ratione eius, quia spiritus factus est
et rationalis ut Deus».
73. Sentence 244, éd. O. Lottin, Psychologie et morale, t. 5, p. 201 : «Rationem quidem
diximus superiorem uim animae, secundum quam ad imaginem Dei facti sumus».
74. Sententiae a magistro Uwtolfo collectae, Clm 14730, fol. 94v (cité par S. Otto, p. 38) :
«Faciamus. - In mente itaque et ratione et intelligentia. Ipsa itaque mens quando cogitat ea quae
sunt aeterna, tunc vere imago Dei dicenda est».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE » 1 ,2 6 AU X II* S. 139
75. Voir notamment S. Augustin, De civitate Dei XI, 9 (et XI, 32).
76. Ms. lat. 2493, fol. 21ra : «Notandum vero quod sicut in creanda luce dicitur Fiat lux et
sine intervallo sequitur Facta est lux, sic et in creando homine, cum dicitur Faciamus hominem,
statim sequitur Et fecit Deus hominem ad ymaginem et similitudinem suam, quia et ista natura
intellectualis est sicut et illa lux». Cf. Augustin, De G en. ad litt. Ill, 20, 31 ; Ps.-Bède, PL 91,
2 00.
77. Éd. citée, p. 187-8 : «Non dixit Scriptura quia dixit Deus : Fiat homo ad imaginem et
similitudinem nostram, et factus est homo, sicut dixit Deus, Fiat lux, et facta est lux. Quare ?
Videlicet quia non repente sed operose agendum erat ut consummatus homo staret ad creatoris
sui imaginem et similitudinem».
78. PL 189, 1534. Comme le fait observer Arnaud, cette position vise une interprétation
anthropomorphique.
79. Pierre le Mangeur, PL 198, 1063 : «Secundum corpus factus est homo quodammodo ad
imaginem Dei, cum Os homini sublime dedit, ut Deum et coelestia videat et imitetur». Etienne
Langton, ms. BN lat. 14414, fol. 144rb : «Secundum corpus etiam factus est ad ymaginem.
Unde Os homini sublime dedit». Voir H. Somers, «Image de Dieu. Les sources de l ’exégèse
augustinienne», REAug 7 (1961) 105-125 (notamment pp. 112-114).
80. L ’idée apparaît, sous une forme simplifiée, sans la citation d’Ovide, chez André de
Saint-Victor, éd. citée, p. 20, qui, à travers la Glossa ordinaria , s ’inspire de Bède (PL 91, 29),
lequel citait Ovide. Bède est également cité par Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 4, n. 2 (éd.
de Quaracchi, p. 409). Le motif est explicité par Claude de Turin, PL 50, 901 : «Non
secundum corpus sed secundum intellectum mentis ad imaginem Dei factus est homo, quamvis
et ipsum corpus nostrum ita sit fabricatum ut ostendat nos meliores esse quam bestias et
propterea dissimiles. Illa enim omnia inclinata sunt ad terram, hominis autem corpus erectum
140 GILBERT DAHAN
est : quod significat animam nostram in supernis, id est ad spiritualia debere semper esse
erectam».
81. PL 156, 55-56. Cf. encore les Sententiae Atrebatenses, éd. O. Lottin, Psychologie et
morale, t. 5, p. 412, expliquant ad similitudinem : «Sicut ipse (Deus) nec crescentibus creaturis
crescit nec decrescentibus decrescit, cum tamen in omnibus sit, sic et anima nec minutis
membris sui corporis minuitur nec adauctis augetur, et tamen est in omnibus». - Sur l ’ensemble
du thème, voir R. Javelet, «Image de Dieu et nature au XIIe siècle», dans La filosofia della
natura nel medioevo. Atti del terzo congresso internazionale di filosofia medioevale , Milan
1966, pp. 286-296.
82. Éd. citée, p. 187 : «Ad imaginem... ut sit rationalis ; ad similitudinem nostram, ut rectus
sit, sectando iustitiam Dei. Horum altero, scilicet rationalitate, carere non potest ; alterum, id est
divinae rectitudinis vel iustitiae similitudinem, nisi per gratiam assequi non potest».
83. Ibid. p. 189 : «Praesint igitur natura homines iumentis, ipsis autem hominibus gratia
praesint homines Dei».
84. Pierre le Chantre, ms. Arsenal 44, fol. 7ra (texte ci-après). Cf. Étienne Langton, ms.
BN lat. 14414, fol. 4vb ; fol. 144rb ; lat. 14415, fol. 8va. - Voir Alain de Lille, Summa
Quoniam homines 151, éd. P. Glorieux, AHDLMA 20 (1953), p. 291 : «Videtur quod in
prima creatione non solum habuit naturalia sed etiam gratuita. Legitur enim factus ad imaginem
et similitudinem Dei, ad imaginem quantum ad naturalia, ad similitudinem quantum ad
gratuita».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XIH S. 141
bien suprême93. Rupert de Deutz parlait, lui, d’un honneur double conféré à
l’homme d’être à la fois à l’image et à la semblance de Dieu94.
Mais les exégètes insistent surtout sur le thème de la délibération, du conseil,
dont on étudiera plus loin les implications polémiques et dont on a vu qu’il
pouvait également remonter à des sources juives : c’est seulement pour la
création de l’homme que Dieu a délibéré (en lui-même ou avec les anges) et
ainsi se trouve signifiée son éminente dignité. Des auteurs aussi différents
qu’Abélard, Hugues et André de Saint-Victor ou Hugues de Rouen reprennent
ce thème95. Étienne Langton, dans une Quaestio, va jusqu’à dire que du fait de
cette délibération qui a précédé sa création, l’homme est investi de plus de
dignité que l’ange96.
On ne trouve pas isolément le thème de l’excellence de l’homme liée à la
place que lui confère Dieu à la tête des autres vivants de ce monde : il va sans
doute de soi et apparaît dans les considérations d’ensemble9798. Plusieurs
commentaires, en revanche, reprennent le motif fourni par la Glossa ordinaria
{inter linear is) de l’homme sommet et but de la création, avec l’emploi d’une
image : le monde est en quelque sorte une maison; une fois qu’elle a été
construite et préparée, elle accueille son occupant, l’homme. Ainsi, chez André
de Saint-Victor :
«Facta et ordinata habitatione mundana, tanquam mansione
praeparata, ad ultimum homo, propter quem omnia supradicta
facta sunt, tanquam habitator et dominus omnium creandus
98
erat» ».
On relève chez Rupert de Deutz deux autres motifs qui fondent l’excellence
de l’homme : il constitue le couronnement, le sommet de la création et sa
93. Sermon 13 {in dedicatione ecclesie), éd. J. Châtillon, p. 165 (triple participation de la
créature spirituelle au bien suprême) : «Prima namque participatio summi boni creatura spirituali
est secundum ipsam eius creationem, quia facta est ad Dei ipsius imaginem et similitudinem, in
eo quod diligere et intelligere potest ipsam bonitatem». Voir J. C hâtillon, Théologie,
spiritualité et métaphysique dans l’oeuvre oratoire d’Achard de St-Victor, Paris 1969, pp. 159
163.
94. Éd. citée, p. 187 : «Eiusmodi animam duplici honore praecellit hominis conditio, dum
dicitur ad imaginem et similitudinem nostram».
95. Abélard, PL 178,760-1 ; Hugues de St-Victor, PL 175, 37 ; André de St-V., éd. Lohr-
Berndt, p. 19 (reprend Hugues) ; Hugues de Rouen, éd. F. Lecomte, p. 256. Voir Claude de
Turin, PL 50, 900 : «Quare de solo homine dictum est Faciamus hominem... videlicet quia
rationabilis creatura condebatur ut cum consilio facta videretur et ut nobilitas eius ostenderetur».
96. Cité par S. Otto, p. 260 : «Sed quaeritur quare in creatione angeli non praecessit
deliberatio ... cum maius et dignius sit esse angelum quam esse hominem. Immo est dignius
esse hominem quam angelum, quia exaltata est humana natura super choros angelorum». Voir
également le texte d’Amaud de Bonneval cité supra n. 91.
97. Ed. d ’Anvers 1644, t. 1, col. 29-30 : «Hominem : facta et omata habitatione mundana,
homo tanquam habitator et dominus omnium erat creandus». Voir Claude de Turin, PL 50,
900.
98. Éd. Lohr-Berndt, p. 19.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 143
dignité est encore plus grande parce qu’il a été façonné par le doigt même de
Dieu".
99. Éd. citée, p. 185 : «Ad eam quae propositi vel operis huius summa est pervenimus
causam, scilicet ad nos homines... Huius ergo creationis dignitatem non per qualemcumque
indicem sed per digitum D e i ... audiamus».
100. Voir notamment M. Schmaus, Die psychologische Trinitätslehre des hl. Augustinus,
Münster W. 1927 ; E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin , Paris 19432, pp. 286
298. - D ’une manière générale, voir l ’étude de D.N. Bell, «The Tripartite Soul and the Image
o f God in the Latin Tradition», RTAM 47 (1980) 16-52.
101. Éd. O. Lottin, Psychologie et morale , t. 5, p. 248 (n° 313) et p. 250 (n° 314). Cf.
Augustin, De Trinitate XIV, 8, 11. Voir aussi la sentence 315, p. 251 : «Ad imaginem Dei
factus est homo, quia sicut individua Dei essentia trinitas personarum notatur, ita profecto per
tres vires anima hominis distinguitur, scilicet per memoriam, per dilectionem, per scientiam».
102. Éd. citée, p. 187 : «Faciamus hominem, qui trinae operationis nostrae in semetipso
habeat evidentiam... Utique vivunt, quod commune illis est cum iumentis, et discernunt, quod
commune illis est cum hominibus reprobis vel etiam spiritibus malignis, et sancti vel iusti sunt,
quod proprie est filiorum Dei».
103. PL 178, 761 : «Homo ... ad similitudinem singularem personarum factus est, cum per
potentiam et sapientiam et amorem caeteris praelatus animantibus Deo similior factus sit». Voir
aussi YYsagoge in theologiam, éd. A. Landgraf, Écrits théologiques de l’École d ’Abélard,
Louvain 1934, p. 69 : «Trini Dei trinam imaginem et auctoritas testatur et deprehendit ratio
humanam esse animam... (Anima) respicit ... illum per potentiam, per sapientiam, per
voluntatem». - Sur la trilogie potentia, sapientia, benignitas/amor, notamment chez Abélard,
voir R. Javelet, Image et ressemblance, t. 2, pp. 161-4.
144 GILBERT DAHAN
IV. - L a T rinité
joue un rôle particulier dans les réflexions sur la Trinité, aussi bien que dans la
controverse relative à ce thème, notamment avec les juifs. On trouve chez les
exégètes une approche double : d’une part, le thème de la Trinité est analysé à
la lueur d’une certaine réflexion théologique, d’autre part, il est abordé dans
l’esprit de la polémique anti-juive. Nous examinerons chacun de ces deux
aspects sans toutefois nous attarder sur les éléments qui ne paraissent pas
spécifiques à l’exégèse.
D’une manière générale, les commentateurs médiévaux, à la suite de toute la
tradition patristique, voient dans le pluriel Faciamus une indication de la
Trinité des personnes, le singulier Fecit impliquant l’unité de substance109.
Inversement, beaucoup de traités théologiques citent Gen. 1, 26110. A vrai dire,
on ne trouve pas à ce sujet dans les commentaires du X I I e siècle de
développements particulièrement neufs ou d’une grande densité théologique,
même quand une grande place est réservée à ce thème (ainsi chez Rainaud de
Saint-Éloi ou Hugues de Rouen). La formule proposée par Pierre le Mangeur
«Loquitur Pater ad Filium et Spiritum Sanctum... Vel est quasi communis vox
trium personarum» est devenue classique et a été reprise par les auteurs
postérieurs111. Notons que les exégètes n’ont pas discuté des possibilités
présentées par cette alternative.
A côté de cette tradition trinitaire, extrêmement bien attestée, on décèle chez
quelques auteurs une autre interprétation possible. Ainsi Abélard explique-t-il
le pluriel par une sorte de procédé littéraire, «comme lorsque quelqu’un se
parle à soi-même, lui-même et sa raison constituant en quelque sorte deux
(personnes)112». Étienne Langton, dans son commentaire des Sentences, parle
d’un pluriel de majesté113. Évidemment, il ne peut être question chez ces
auteurs de renoncer à l’interprétation traditionnelle (qu’ils reprennent aussi
dans leurs mêmes commentaires); il est intéressant cependant de voir, sur un
point où l’exégèse chrétienne était unanime, s’élever une voix non point
discordante, mais quelque peu diffférente. On peut se demander si la
controverse avec les juifs ne l’a pas favorisée.
En tout cas, il est intéressant de constater qu’assez souvent sur ce verset
l’exégèse se réfère à la polémique : nous avons montré ailleurs que les
commentaires bibliques étaient l’un des lieux de la polémique114 et l’on
109. Voir notamment S. Augustin, De Gen. ad Litt. Ill, 19, 29 (texte repris par la Glossa
ordinaria) et la note complémentaire de la traduction citée, pp. 623-25.
110. Outre les textes des Sentences cités à la n. 1, voir par exemple Alain de Lille, Summa
’Quoniam homines’, éd. P. Glorieux, AHDLMA 20 (1953), p. 197.
111 .P L 198, 1063.
112. PL 178, 760 : «Quasi ... aliquis secum loquens se et rationem suam quasi duo
constituit cum eam consulit, sicut Boetius in libro De consolatione philosophiae vel Augustinus
in libro Soliloquiorum».
113. In Sent. I, d. 2, c. 4, éd. Landgraf, pp. 4-5: «Faciam us ... hoc verbum non
consignificat pluralem numerum. Maiores enim utuntur eo, ut episcopi, et congrue».
114. Voir Les intellectuels chrétiens et les juifs. Polémique et relations culturelles en
Occident, du XIIe au XIVe siècle , Paris 1990, pp. 386-405.
146 GILBERT DAHAN
un argument aux hérétiques121 ?». C’est à ce même texte que remonte l’idée de
la délibération avec les anges, reprise par de nombreux commentateurs
médiévaux. Cependant, au moyen âge, c’est contre l’interprétation chrétienne
que sont dirigés ces thèmes. Je traduirai le commentaire de Samuel ben Meir,
un auteur du XIIe siècle, dont on a montré récemment que nombre d’analyses
littérales constituent en fait des réponses à une argumentation chrétienne122 ;
on notera le soin mis par cet exégète à multiplier les citations scripturaires
pour mieux asseoir sa démonstration :
«Il dit à ses anges Faisons l’homme. De même Michée a trouvé
dans les Rois (/ Rois 22, 19-22) Dieu (demander conseil à ses
anges) et dans Isaïe (Dieu demander) Qui enverrai-je, qui ira pour
nous {Is. 6, 8), et aussi dans Job (cf. Job 1, 6 : Le jour où les
Fils de Dieu venaient se présenter devant lui). A notre image : à
l ’image des anges. Selon notre semblance : quand l ’homme se
pervertit, il ressemble à du bétail muet, ainsi qu’il est écrit {Ps.
48, 13)123».
L’exégèse chrétienne du XIIe siècle prend en compte la donnée polémique.
On peut y distinguer deux temps : tout d’abord, une reprise générale du thème,
avec affirmation que le pluriel de faciamus indique la Trinité; une adresse aux
Juifs et parfois une démonstration. C’est le cas par exemple chez Abélard :
«Pourquoi le verbe est-il au pluriel ? Que les juifs le disent, s’ils le peuvent ...
ou bien qu’ils reconnaissent la Trinité124», ou chez Bruno d’Asti : «Que les
juifs croient en la Trinité ou qu’ils trouvent d’autres créateurs que Dieu125».
Dans un second temps, les exégètes relèvent le thème du conseil angélique -
sans toujours référer nommément aux juifs l’explication - celle-ci étant mise au
compte de quidam : il semble que le thème apparaisse d’abord chez Hugues de
Saint-Victor, qui ne nomme pas les juifs et qui en tire, comme plusieurs
auteurs juifs, un enseignement moral :
«... Cum ipse ad angelos ita loquatur, quorum ministerio forsitan
formatum est corpus hominis. Vel quod melius est, accipiamus
consilium Trinitatis fuisse126.»
Cependant, on notera que le thème est déjà présent, avec une connotation
plus polémique, dans une sentence d’Anselme de Laon : «Deus solus ...
121. Midrash Bereshiî rabba VIII, 8. Voir la trad. angl. de H. F reedman, nouv. éd.,
Londres 1977, p. 59.
122. Voir les études d’E. Tourrou, notamment «Quelques aspects de l’exégèse biblique juive
en France médiévale», dans Archives juives 21 (1985) 35-39 ; et (en hébreu) «Sur la méthode
de Rashbam dans son commentaire du Pentateuque», Tarbiz 48 (1979) 248-273 ; «Sens littéral
et apologétique dans le commentaire de Rashbam sur les récits concernant Moïse», Tarbiz 5 1
(1982) 227-238.
123. Perush ha-Torah («Commentaire du Pentateuque»), éd.D. Rosin, Breslau 1881, p. 8.
124. PL 178, 760.
125. PL 164, 157-8.
126. PL 175, 37.
148 GILBERT DAHAN
* *
*
127. Éd. O. Lottin, Psychologie et morale , t. 5, p. 30 (n° 29). Voir aussi la G lossa
vocabulorum in Genesin, citée par O. Otto, p. 41 : «Licet quidam ad angelos referendum
dicant, melius tamen ad sanctam trinitatem refertur». De fait, l ’allusion à l ’interprétation aux
anges apparaît à l ’époque patristique ; cf. notamment Ambroise, Exaemeron, CSEL 32/1, p.
231 : «Cui dicit ? non sibi utique ... non angelis, quia ministri sunt... sed dicit filio, etiamsi
Iudaei nolint, etiamsi Ariani repugnent». Voir aussi Claude de Turin, PL 5 0 ,9 0 0 : «Nefas est
credere ad imaginem angelorum hominem fuisse creatum». Voir aussi les textes cités par H.H.
Somers, «The Riddle o f a Plural (Genesis 1 ,21 (sic)) : its history and tradition», Folia 9 (1955)
63-101.
128. Éd. Landgraf (citée n. 103), p. 279 : «Nullus quidem infidelium dicet angelum fuisse
creatorem hominum».
129. II, d. 16, c. 2, éd. de Quaracchi, p. 406 : «Ex persona enim Patris hoc dicitur ad
Filium et Spiritum Sanctum, non, ut quidam putant, angelis, quia Dei et angelorum non est una
et eadem imago vel similitudo».
130. Ms. BN lat. 14414, fol. 144rb. Dans ses gloses sur VHistoria scholastica, Étienne
Langton note simplement : «Quidam credunt Dominum sic fuisse angelis locutum, sed hoc stare
non potest» (même ms., fol. 115vb).
131. Ms. BN lat. 15572, fol. lllr b .
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XIE S. 149
132. Il me plaît de remercier ici mon collègue Zénon Kaluza et le Centre d ’études des
Religions du Livre, dirigé par M. Alain Le Boulluec, à l ’initiative desquels a été menée cette
recherche ; elle devait s ’intégrer à un ensemble plus global sur l ’exégèse de Gen. 1, 26 au
moyen âge, ce qui explique les limites de la présente étude (n’ont pas été traités notamment les
auteurs cisterciens).
150 GILBERT DAHAN
A nnexe
Nous avons jugé utile de donner en annexe de cette étude quelques textes
d’exégètes du XIIe siècle : le commentaire de Pierre le Chantre sur Gen. 1, 26,
l’une des reportations du commentaire d’Étienne Langton et le commentaire de
Nicolas de Tournai. A peu près contemporains, ces textes-nous paraissent
donner une bonne idée de l’exégèse parisienne de la fin du XIIe siècle et l’on y
trouvera l’ensemble des motifs que nous venons d’analyser. Dans ces
transcriptions, nous restons fidèle à l’orthographe des manuscrits (nous
différencions cependant u et v) ; nous rajoutons dans le texte même les
références scripturaires (sauf à Gen. 1, 26-27).
1. P ierre le C hantre
Ms. : Paris, Bibl. de l’Arsenal, 44, fol. 7ra.
Voir : F. S teg m ü lle r , Repertorium biblicum medii aevi 4, Madrid
1958, n° 6454, pp. 252-3.
Ad litteram.
Faciamus. Secundum iudeum loquitur ad angelos, secundum Christianum Pater loquitur
ad Filium et Spiritum sanctum, vel est vox communis trium personarum que dicit Faciamus et
nostram. Et nota : homo non est factus per se, sed inter reptilia, ad depressionem superbie et
quia casurus erat. Et hoc est faciamus. In tribus notatur hominis dignitas : primo, quia non
solum factus est in genere suo ut predicta, sed etiam imago Dei est; secundo, quia cum
deliberatione factus est : in aliis dixit facta sunt, hic quasi inter se deliberantes dicunt
«Faciamus» ; tercio, quia est statutus omnium dominus animalium, ut essent ei, quem futurum
mortalem sciebat, in alimentum, indumentum, laboris adiumentum.
Ad imaginem quantum ad naturalia, et similitudinem quantum ad gratuita. Ratio magis
proprie est imago Dei ; homo propter rationema ; sicut pictura dicitur ipsa tabella propter
picturam quam continet, sic homo dicitur imago propter rationem ; vel expressius etiam ratio
quam anima, quia imago dicitur per rationem. Vel de hac dicitur : In imagine pertransit homo
( Ps. 38, 7). Illam habet etiam diabolus, similitudine privatur per peccatum. Unde Adam
vulneratus est in naturalibus, spoliatus gratuitis. Vel ad imaginem et similitudinem , id est ad
imaginem assimilacionis, ut Deum imitemur quantum possumus, etsi non equis passibus. Vel
ad imaginem et rationalem hominem et immortalem quodammodo, scilicet si voluerit, et
similitudinem et sanctitatem morum et iustificationem, hoc est eadem cum prima expositione; in
hoc ergo notatur prima dignitas ; dominetur piscibus, in hoc tertia ; in faciamus secunda. Bestiis
terre : hoc exponens Gregorius in Moralibus dicit quod non est data homini prelatiob ut
dominetur subditis sed bestiis terre, id est bestialibus, et piscibus et volucribus, id est in eo
quod induunt horum facies per vitia subditi. Ubi enim non delinquimus pares sumus, unde
Apostolus : Non dominantes in clero etc. (/ Petr. 5, 3). Horum ergo constituendus erat homo
dominusc, tamen, in maximis perdidit dominium, ut in leonibus, ut se sciat multum amisisse, et
in minutis, ut in muscis, ut suam cognoscat vilitatem. In mediis habet ad solatium, ut se sciat
dominium habuisse in omnibus hiis.
2. É tienne L angton
Ms. Paris, Bibi, nationale, lat. 355, fol. 5r-6r.
Voir : F. S teg m ü ller , Repertorium biblicum medii aevi 5, Madrid
1954, pp. 242 et 254, n° 7744.
G. L acom be -B. S malley , «Studies on the Commentaries of Cardinal
Stephen Langton», dans AHDLMA 5 (1930), p. 67.
Faciamus hominem etc. Quecumque scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt
(Rom. 15, 4). Ideo per hoc quod cum deliberatione fecit hominem, insinuavit nobis quod in
omnibus operibus nostris debet precedere deliberatio. Unde in libro Sapientie : Ego sapientia in
consiliis habito (Prov. 8, 12), quia ubi est consilium, ibi est deliberatio. Et in Ecclesiastico :
Fili, sine consilio non fac et non te penitebit (Eccli. 32, 24). Unde mulier fortis quesivit lanam
et linum et consilio manuum suarum operata est (Prov. 31, 13), id est deliberavit in operibus.
Hinc est etiam quod, cum enumerantur dona Spiritus sancti, primo ponitur sapientia et
intellectus, et post consilium, ad signandum quod nemo habet illa dona nisi qui habet
consilium.
Et presit piscibus. Non est dictum quod presit hominibus. Quare ? Forte dices : quia
nondum homines erant. Certe eodem modo dictum post diluvium : Terror noster erit super
omnia animalia (Gen. 9, 2). Non dicit «super homines», et assignat Gregorius rationem in
Moralibus, quia, etsi presit homo aliis, potius debet attendere conditionem equalitatemque
conditionis quam potestatem ordinis, et esse in illis quasi unus ex illis. Unde in Ecclesiastico :
Rectorem te posuerunt in populo ; noli extolli, sed esto in illis quasi unus in illis (Eccli. 32, 1).
Et lob dixit : Videntes me iuvenes absconderunt se et senes assurgebant (lob 29, 8). Et tamen
in tanta potentia memor erat equalitatis conditionis. Unde subdit : Si contempsi subire iudicium
cum servis et ancillis meis etc. (lob 31, 13). Numquid non in vulva creavit nos unus (cf. ibid.
15) ? Et sic repressit motus elationis.
Et creavit Deus hominem ad ymaginem et similitudinem suam etc. Repeticio fit, ut
firmius inculcet memorie quales facti sumus et a quo. Unde : Scitote quoniam Dominus fecit
nos (Ps. 99, 3). Item : Ploremus coram Domino, quoniam ipse fecit nos (Ps. 94, 6).
Allegorice de prelatis.
Item de prelatis.
Masculum et feminam creavit eos. Per masculum prelatum, per feminam plebem
subiectam intellige. Replete terram sancte ecclesie.
Moraliter.
Item aliter. Faciamus hominem etc. id est mentem hominis, scilicet rationem, ut presit
piscibus etc., id est pravis motibus quos debet ratio deprimere. Masculum et feminam etc. Mens
hominis debet esse masculus per discretionem que viget in masculis magis quam in feminis, et
femina per compassionem que viget maxime in feminis. Unde Dominus dixit Moysi : Non
misereberis pauperis in iudicio {Ex. 23, 3) si foveat iniustam causam, quasi : esto discretus etsi
compatiens. Vel per masculum constantiam in bono, per feminam fecunditatem. Ista sola
exiguntur ab homine, ut sit constans in bono et fecundus per opera bona.
3. N icolas de T ournai
Ms. Paris, Bibi, nationale, lat. 15572, fol. lllrb-112va.
Voir : F. S teg m ü ller , Repertorium biblicum medii aevi 4, Madrid
1953, n° 6013, 1.
(autre exposition)
Faciamus hominem : per hominem prelatus intelligitur, qui ad ymaginem Dei sanctus
dicitur, Matth, vii : Estote perfecti sicut et Pater (Mt. 5, 48). Per hoc autem quod tota Trinitas
facit hominem notatur quod prelatus in tribus precedere debet : in potentia, que refertur ad
Patrem, Ecclesiasticus vii : Noli querere fieri iudex nisi valeas etc. (Eccli. 7, 6); in sapientia,
que refertur ad Filium, Prov. vii : Dic sapiende soror mea es etc. (Prov. 7, 4); in benignitate,
que refertur ad Spiritum sanctum, Gregorius : Dum mansuetudo per iram amittitur superne
similitudinis ymago viciatur. Debet autem prelatus fieri ad ymaginem Dei per sapientiam, ad
similitudinem per virtutem, Matth, xxiiii : Fidelis servus et prudens (Mt. 24, 45). Fidelis,
prudens qui intelligit Dei voluntatem. Creavit Deus non rex, non preces, non precium. Creavit
eos prelatos, qui debent esse femina per mansuetudinem, masculus per disciplinam.
Gilbert D a h a n
CNRS, Paris
RÉSUMÉ : Sans posséder la densité d ’autres textes théologiques du XIIe s. qui développent
les données doctrinales suggérées par le Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem
nostram , les exégètes n ’ignorent pas les progrès de la pensée théologique contemporaine et
proposent en outre divers thèmes qui leur sont spécifiques, particulièrement au niveau de
l ’interprétation morale et de la mise en valeur d’une anthropologie qui accorde à l ’homme une
place éminente. Cette étude s’efforce d’exploiter l ’ensemble des commentaires bibliques de la
Genèse du XIIe s., tant des auteurs monastiques du début du siècle comme Rainaud de St-Eloi
(mais à l ’exclusion des cisterciens) que des maîtres des écoles parisiennes (Victorins, “école
biblique-morale”). En annexe, sont publiés les commentaires de Gen. 1, 26 de Pierre le
Chantre, Etienne Langton et Nicolas de Tournai.