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Revue des Études Augustiniennes, 38 (1992), 124-153

L’exégèse de Genèse 1, 26
dans les commentaires du xne siècle

De par la richesse de ses thèmes, le verset 26 du chapitre 1 de la Genèse a


une importance particulière dans la théologie du X IIe siècle; il se trouve
fréquemment cité, notamment à propos de la Trinité. Les développements qui
prennent appui sur ce texte dans les Sentences de Pierre Lombard peuvent
donner une idée de sa fécondité1. Aussi n’est-il pas étonnant que plusieurs
études lui aient été consacrées, parmi lesquelles deux livres importants, qui
s’intéressent essentiellement à certaines de ses connotations théologiques, la
notion d’image et le problème de la ressemblance2. Cependant, il semble que
l’apport même des exégètes ait été jusqu’ici un peu négligé. Quelle part les
commentateurs de la Genèse ont-ils réservée à ce verset ? Ont-ils fait passer
dans leurs commentaires la densité doctrinale des réflexions des théologiens ?
Perçoit-on dans leurs gloses les progrès accomplis par la pensée de leur
temps ? Certes, on sera parfois déçu en comparant ces travaux généralement
modestes aux analyses beaucoup plus approfondies des œuvres de théologie
proprement dite, particulièrement des Summae qui éclosent au XIIe siècle.
Néanmoins, l’étude de ces textes apparemment moins riches et de moindre
envergure est loin de manquer d’intérêt : non seulement les exégètes ont
exposé plusieurs thèmes que l’on ne retrouve pas ailleurs, mais ils ont apporté
un éclairage très différent aux thèmes mêmes qu’avaient développés les
ouvrages de théologie.

1. Sententiae in IV libris distinctae, éd. de Quaracchi, t. 1, Grottaferra 1971 : 1, dist. 2, cap.


4, p. 64 (sur la Trinité) ; I, dist. 24, cap. unicum, p. 188 (sur la Trinité) ; II, dist. 16, cap. 2, p.
406 (sur la création de l ’homme), et toute la dist. 16.
2. Stephan Otto, Die Funktion des Bildbegriffes in der Theologie des 12. Jahrhunderts,
Münster W. 1963 (Beiträge... 40/1) ; Robert Javelet, Image et ressemblance au douzième
siècle. De saint Anselme à Alain de Lille, Paris 1967. - Ces deux ouvrages fournissent une
importante bibliographie. De nombreuses études ont été consacrées à ces thèmes à l ’époque
patristique, tant dans le domaine grec que dans le domaine latin ; voir notamment la
bibliographie fournie en tête de son étude par P. Th. Camelot, «La théologie de l ’image de
Dieu», RSPT 40 (1956) 443-471 (il étudie lui-même quelques Pères grecs).
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1, 26 AU XII' S. 125

Au centre de cette étude figureront donc avant tout des commentaires de la


Genèse. Nous nous sommes efforcé de couvrir l’ensemble des textes du XIIe
siècle appartenant à cette catégorie, imprimés ou inédits3. On sait que le XIIe
siècle, si brillant en tant de domaines, a vu également une floraison de
commentaires de l’Écriture, composés selon des perspectives très différentes,
depuis le commentaire tropologique cher à l’exégèse monastique jusqu’aux
gloses littérales des maîtres de l’école de Saint-Victor, depuis les allégories les
plus banales, souvent puisées dans la tradition patristique, jusqu’aux analyses
mettant en jeu les acquis scientifiques de l ’époque4. Cependant, d’autres
«genres littéraires» nous permettront soit d’éclairer les textes exégétiques, soit
d’établir des comparaisons au niveau du traitement des thèmes. Nous ferons
principalement usage des «sommes» composées au XIIe siècle, y compris le
Livre des Sentences de Pierre Lombard et quelques-uns de ses premiers
commentaires ; de même, nous utiliserons quelques sermons - mais dans ces
deux domaines nous ne visons bien entendu nullement à l’exhaustivité et les
textes ne seront pas analysés pour eux-mêmes mais simplement à titre
d’illustration. D’autre part, nous examinerons quelques traités de polémique
anti-juive et ceci nous rappelle que le verset G en. 1, 26 figure depuis
longtemps au centre de la controverse judéo-chrétienne5. Cela sera pour nous
l’occasion de nous demander quel a pu être l’impact de la polémique sur
l’exégèse de ce verset et, par là même, d’examiner dans quelle mesure on peut,
par le biais de la polémique ou autrement, retrouver dans les commentaires
latins quelques échos de l’exégèse juive6.

3. Nous les avons repérés grâce au Repertorium Biblicum Medii aevi de F. Stegmüller (et,
à partir du t. 8, N. Reinhardt), t. 1-11, Madrid 1950-1980. Comme exemple d ’analyse
similaire, nous pouvons citer le travail d ’A. Tarabochia Canavero, Esegesi biblica e
cosmologia. Note sull interpretazione patristica e medioevale di Genese 1, 2, Milan 1981 (s’en
tient aux seuls textes imprimés, mais ne se limite pas aux œuvres exégétiques).
4. Voir notamment C. Spicq, Esquisse d’une histoire de l’exégèse latine au moyen âge ,
Paris 1944 ; B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages , Oxford 19833 : J.
Leclercq, «From Gregory the Great to St. Bernard», dans The Cambridge History of the Bible
II. The West from the Fathers to the Reformation, éd. G.W.H. Lampe, Cambridge 1969, pp.
183-197 ; B. Smalley, «The Bible in the M edieval Schools», ib id . pp. 197-220 ; J.
C hâtillon, «La Bible dans les Écoles du XIIe s.», dans Le Moyen Age et la Bible , éd. P.
Riché-G.Lobrichon, Paris 1984 (Bible de tous les temps 4), pp. 167-197.
5. Voir M. Simon, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’Empire
romain (135-425), Paris 19642, p. 195 ; B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde
occidental, 430-1096 , Paris-La Haye 1960, pp. 264-5.
6. Nous avons pu étudier à diverses reprises la présence de l ’exégèse juive dans l ’exégèse
chrétienne des XIIe-XIVe siècles ; voir notamment «L’exégèse de l ’histoire de Caïn et Abel du
XIIe au XIVe s. en Occident. Notes et textes», RTAM 49 (1982) 21-89 et 50 (1983) 5-68 ;
«Exégèse et polémique dans les commentaires de la Genèse d ’Étienne Langton», dans Les juifs
au regard de l’histoire. Mélanges en l’honneur de B. Blumenkranz, Paris 1985, pp. 129-140 ;
«Les interprétations juives dans les commentaires du Pentateuque de Pierre le Chantre», dans
The Bible in the Medieval World. Essays in Memory of B. Smalley, Oxford 1985, pp. 131­
155 ; «En marge du Proslogion : l ’exégèse patristique et médiévale du Psaume 13», AHDLMA
57 (1990) 11-29.
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Un mot enfin des limites de cette étude. Limites chronologiques tout


d’abord : nous partons des premiers commentaires du X IIe siècle, parmi
lesquels figurent ceux de Bruno d’Asti et de Rainaud de Saint-Éloi, pour
arriver à la fin du siècle, voire au début du siècle suivant, avec les œuvres
d’Étienne Langton et de Nicolas de Tournai. Les écoles parisiennes auront une
place de choix, vu leur importance et l’intérêt de leurs commentaires; on sera
peut-être surpris de trouver plus rarement les maîtres «chartrains» : leurs
commentaires proprement dits de YHexaemeron ne couvrent malheureusement
pas le verset 267 et ceci nous donne l’occasion de rappeler que nous ne nous
livrons pas à une étude théologique globale du verset, mais uniquement à son
traitement dans l’exégèse. L’autre limite est plus difficile à déterminer : notre
analyse vise essentiellement le v. 26, mais très souvent nous devrons envisager
en même temps le verset 27, quand les commentateurs prolongent dans leur
étude de ce dernier verset les thèmes qu’ils ont entrepris de discuter avec le
verset 26. Mais nous ne traiterons pas des thèmes spécifiques du v. 27, comme
le problème, passionnant à plus d’un titre, posé par la création simultanée de
l’homme et de la femme (à propos de laquelle plusieurs commentateurs du
moyen âge parlent d’un androgyne, mais pour rejeter cette interprétation)8.

I. - L es niveaux d ’exégèse

Nous pourrons nous demander tout d’abord dans quelle mesure on retrouve,
dans les commentaires du verset considéré, la lecture plurielle qui semble
caractéristique de l’exégèse médiévale, avec notamment la superposition des
quatre sens, que les travaux du Père de Lubac ont rendue familière à ceux qui
s’intéressent à l’évolution des idées au moyen âge9. On notera toutefois et en
manière de mise en garde, que rares sont les auteurs à avoir appliqué
systématiquement cette méthode, qui -est le produit d’une analyse des
théoriciens bien plus qu’une pratique effective des commentateurs,
particulièrement au XIIe siècle ; le seul auteur de cette période chez qui l’on
trouve d’une manière assez constante une distinction des niveaux de lecture est

7. Les textes sont édités par N. Haring, «The Creation and Creator of the world according
to Thierry o f Chartres and Clarembaldus of Arras», AHDLMA 22 (1955) 136-216 (éd. du texte
de Thierry, pp. 184-200 ; de Clarembaud, pp. 200-216). Le commentaire proprement dit du
début de la Genèse n’occupe qu’une petite place dans ces deux textes.
8. Cf. par exemple Rainaud de Saint-Éloi (ms. Paris, BN lat. 2493, fol. 2 Ira) : «Rursum ne
quis intelligent ita factum ut in uno homine utrique sexus exprimeretur, sicut interdum duo
simul nascuntur, quos androgenes plurali numero vocamus, subiecit : Masculum et feminam
creauit eos...» (sur Rainaud, voir notre étude : «Une introduction à l ’étude de l ’Écriture au XIIe
siècle : le prologue du commentaire du Pentateuque de Rainaud de St-Éloi», RTAM 54, 1987,
27-51). Ou Étienne Langton, Glose in Ocîaîeuchum (ms. Paris, BN lat. 14414, fol. 144rb) :
«Et ideo dicit Masculum et feminam ut sigillet vicium contra naturam, ne credatur a sodomitis
quod fecerat androgeos vel hermafroditas, ut in eodem persona essent agentes et patientes».
Voir également ci-après le texte de Pierre le Chantre.
9. H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris 1959-1964.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 127

Étienne Langton, dont certaines reportations font succéder à l’analyse littérale


l’allégorie et le sens moral10. D’autre part, il est évident que l’étude d’un seul
verset ne peut donner lieu à des développements d’une importance égale pour
chaque niveau d’interprétation : a fortiori quand ce verset possède déjà en lui-
même une grande richesse idéologique, comme c’est le cas pour Gen. 1, 26.
Cependant, cette première investigation - quelque modeste que soit la moisson
- nous aidera à saisir rapidement certains des apports propres des
commentateurs à l’interprétation de ce passage.

1. Les réflexions sur la lettre ne sont pas nombreuses, si du moins nous


restreignons l’étude de la littera au texte même, à sa grammaire, à son histoire
- laissant de côté pour le moment la sententia qui, évidemment, requiert ici
toute l’attention11. Le texte de Gen. 1, 26 est stable et n’a pas donné lieu à des
traditions divergentes; cependant, au XIIIe siècle, Guillaume de Mara fera la
remarque suivante dans son correctoire : «Noviores et Graeci et LXX
interpretes qui solent hebraeo adhaerere pro creaturae ponunt terrae»12. Assez
bien attestée est également, au verset suivant, l’interpolation «et creavit Deus
hominem ad imaginem et similitudinem suam»1314. Cependant, sauf erreur,
aucun des commentaires examinés ici ne rend compte de ces deux faits, qui
n’échapperont pas à la vigilance des auteurs de correctoires du XIIIe siècle. Il
n’y a pas davantage de remarques sur certaines particularités de l’hébreu, que
la version de saint Jérôme ne transposait pas exactement : ad imaginem et
similitudinem nostram suppose un parallélisme rigoureux, qui n’est pas dans
be-zalmenu ki-dmotenu14 ; les noms des espèces dominées par l’homme sont
énoncées par un singulier collectif en hébreu alors que le latin donne des
pluriels ... Mais les exégètes du X IIe siècle ne travaillent pas sur le texte
hébreu, et la traduction de Jérôme s’efforce précisément de transmettre le
message biblique dans un latin intelligible, le plus fidèlement possible au génie
propre de cette langue et en évitant tout effet de dépaysement. On trouve tout
de même quelques rapides mentions de l’hébreu : Hugues de Rouen remarque
que l’hébreu dit Faciamus Adam, ce qui lui permet de rapprocher Gen. 1, 26

10. Ainsi, dans le ms. lat. 355 de la BN, les sous-titres marginaux, après l ’exposition
littérale sont les suivants, pour le passage étudié ici (fol. 5v) : allegorice de prelatis, item de
prelatis, moraliter. Voir B. Smalley, «Stephan Langton and the Four Senses o f Scripture»,
Speculum 6 (1931) 60-76 ; R. Q uinto, «Stefano Langton e i quattro sensi della Scrittura»,
Medioevo 15 (1989) 67-109.
11. Sur le sens de littera , voir notamment l ’exposé de Hugues de St-Victor, dans son
Didascalicon III, 8 (éd. Ch. H. Buttimer, Washington 1939, p. 58).
12. Biblia Sacra , Liber Genesis, éd. H. Quentin, Rome 1926, p. 144. Creaturae est la leçon
fournie par plusieurs mss importants, comme le Matritensis, le Martinianus (Tours), et par le
texte «parisien» du début du XIIIe siècle.
13. Voir ibid. Et similitudinem figure aussi dans plusieurs mss importants, comme le
Cavensis (VIIIe-IXe s.) et le Complutensis (Xe s.).
14. Traduit mot-à-mot dans la Bible de Jérusalem «à notre image, comme notre
ressemblance». Le parallélisme figure déjà dans la version des Septante : kat’ eikona hemeteran
kai katW homoiôsin.
128 GILBERT DAHAN

de Gen. 5, 1 : «Hic est liber generationis Adam in die quo creavit Deus
hominem, ad similitudinem Dei fecit illum»15. La postille sur la Glossa
ordinaria fournie par le ms. BN lat. 14424 procède à un autre rapprochement,
à propos du verset 27 :
«Nota hebreum idioma, quod dicitur Fecit Deus hominem ad
ymaginem Dei, sicut aliter dicitur Fecit Moyses sicut preceperat
Dominus Moysi».
La remarque ne porte pas sur le terme fecit, différent dans les deux versets
hébraïques, mais sur la tournure quelque peu redondante et perçue comme
idiomatique16. L’auteur de cette glose n’a cependant pas poussé plus loin sa
remarque - ce qui aurait nécessité une comparaison avec le texte hébreu, qu’il
n’avait certainement pas à sa disposition.
Pierre le Chantre nous donne la seule remarque textuelle du corpus
considéré : «Et creavit Deus hominem ad imaginem et similitudinem Dei. Hic
versiculus, ut dicunt, non est in ebreo»1718. Elle est reprise au début du XIIIe
siècle par Nicolas de Tournai :
«Et creavit Deus : iste versus, ut dicunt, non est in hebreo, sed
Dominus sepius hoc repetit, quia mundus oblivisci c o g it i» .
Mais aucune tradition connue ne vient corroborer cette affirmation - le v.
27 figure dans toutes les recensions de la Genèse ! Plusieurs auteurs avant
Nicolas de Tournai avaient remarqué que le verset pouvait faire double emploi
avec le précédent et avaient expliqué de la même manière cette apparente
redondance, mais sans renvoyer à l’hébreu19.
Un autre aspect de la littera chez les exégètes du XIIe siècle (particulièrement
chez André de Saint-Victor) est l’analyse stylistique du texte commenté, ou du
moins une caractérisation de ses figures de style, avec utilisation d’un
vocabulaire technique. Pour Gen. 1, 27, le terme de «prolepse» apparaît chez
Pierre le Chantre à propos de masculum et feminam creavit eos (la création de
la femme n ’ayant lieu que plus tard dans le récit biblique); il donne
preoccupano comme synonyme de ce terme20.

15. Éd. F. Lecomte, «Un commentaire scripturaire du XIIe s. : le Tractatus in Hexaemeron


de Hugues d ’Amiens», dans AHDLMA 25 (1958) 227-294 : «Faciamus, ait Deus, faciamus
Adam. Sic enim in hebreo legitur, unde et longe post in sequentibus recapitulando proficitur :
Hic est liber, inquit, generationis Adam...» (p. 258).- Hugues fut archevêque de Rouen de
1130 à sa mort en 1164.
16. En Gen. 1, 27, l ’hébreu a va-yivra , «il créa». La seconde citation n’en est pas une
véritablement ; dans le livre de VExode, on trouve plusieurs phrases similaires (voir Ex. 40,
14 ; Lév. 16, 34 etc.), dans lesquelles fecit correspond à l ’hébreu va-ya’a s , «il fit». - Ce
commentaire est le n° 10501 de Stegmüller (t. 7, pp. 122-123), ms. du XIIe s.
17. Ms. Arsenal 44, fol. 7ra.
18. Ms. BN lat. 15572, fol. U lv a (voir Stegmüller, n° 6013,1).
19. Cf. par exemple Étienne Langton, ms. BN lat. 355, fol. 5v : «Et creavit... Repeticio fit
ut firmius inculcet memorie quales facti sumus et a quo».
20. Ms. Arsenal 44, fol.7ra (addition marginale). - Sur la prolepsis , voir H. Lausberg,
Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich 1960, p. 425 (n° 855). Le terme figure déjà dans
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU x m S. 129

Faut-il encore mettre au rang de la littera la remarque fournie par Simon de


Tournai que dans Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram,
l’adjectif possessif se rapporte uniquement à sim ilitudinem et non à
imaginem21 ? En hébreu, le possessif de première personne du pluriel est bien
suffixé aux deux substantifs - en grec f||iCTcpav suit immédiatement xar’cixova
et il est plus que probable que saint Jérôme n’a fait qu’éviter une répétition qui
aurait alourdi la phrase. La notation de Simon de Tournai nous fait pénétrer
dans le champ de la sententia, de même que ce qui est dit de la préposition ad,
mais nous évoquerons dès à présent cette question. Plusieurs commentateurs
ont, en effet, observé à la suite de saint Augustin22 que le texte scripturaire ne
dit pas «Faisons de l’homme notre image», mais «Faisons l’homme à notre
image» (en hébreu be-zalm enu, en grec k a t’eikona). La plupart des
explications, rapprochant ce verset de plusieurs versets du Nouveau Testament
(notamment II Cor. 4, 4 et Col. 1, 15), rappellent que l’image véritable de
Dieu est le Fils et donc qu’il n’y a pas adéquation parfaite entre l’homme et
l’image de Dieu23 ; il en est ainsi chez Hugues de Saint-Victor :
«Ad imaginem Dei, quia non est ei usquequaque similis. Filius
imago est Patris, non ad imaginem24».
Arnaud de Bonneval, tout en sous-entendant la même explication, ajoute un
élément dynamique : le Fils sert d’intermédiaire à la connaissance et à
l’intelligence du Père, à quoi tend l’homme25. L’explication d’Étienne Langton,
dans une quaestio sur G en. 1, 26, est un peu différente : la préposition ad

la Glossa interlin. (éd. citée, col. 33-34) et chez André de St-Victor, éd. Berndt-Lohr, p. 21 :
«Mulier enim per prolepsim hic simul cum viro dicitur facta...».
21. «Ait ergo Pater : Faciamus hominem ad imaginem, intelligendo imaginem esse suam,
non alterius, quia eius solius filius est imago ; et ad similitudinem nostram , dicendo
similitudinem eius esse et filii, quia spiritus sanctus est utriusque similitudo. Retulit ergo
nostram ad similitudinem non ad imaginem», Summa 'Institutiones in sacram paginam' (ms.
Paris, BN lat. 3114a), citée par S. Otto (ouvr. cité n. 2), p. 246. - Cf. Pierre Lombard, Sent.
II, d. 16, c. 3, n. 3 (éd. de Quaracchi, t. 1, pp. 407-8) : «Fuerunt ... alii ... qui per imaginem
Filium et per similitudinem Spiritum sanctum intelligerent, qui similitudo est Patris et Filii. Et
ideo pluraliter putaverunt dici nostram, id referentes ad similitudinem tantum ; ad imaginem
vero subintelligendum esse meam» ; les éditeurs de Quaracchi renvoient à Rupert de Deutz (éd.
citée, pp. 186-7).
22. De Trinitate VII, 6, 12, éd. W.J. Mountain et F. G lorie, Tumhout 1968 (CC 50), p.
266. Texte repris par Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 3, n. 2 (éd. citée, t. 1, p. 407).
23. Pierre le Chantre, ms. Arsenal 44, fol. 7ra (voir texte ci-après).
24. PL 175, 37. - Cf. Géroch de Reichersberg, Utrum Christus homo sit filius Dei :
«(Homo primus) ad imaginem Dei, (homo secundus) vero imago Dei factus est», Opera inedita,
t. 1, éd. D. et O. Van den Eynde et A. Rijmersdael, Rome 1955, p. 296 (sur ce texte, voir D.
Van den Eynde, L'oeuvre littéraire de Géroch de R., Rome 1957, pp. 157-163). - Sur le Fils
image du Père, voir R. Javelet, ouvr. cité, pp. 72-88.
25. PL 189, 1533 : «Ad imaginem igitur Dei, hoc est ad intellectum et notitiam Filii, per
quem intelligitur et cognoscitur illa paternitas, quae in caelo et in terra nominatur, factus est
homo...». Sur Arnaud de Bonneval, voir la notice de A. Prévost, dans DHGE 4, 421-3 (son
commentaire de la Genèse = Stegmüller, n° 2251).
130 GILBERT DAHAN

indique la consécution ou la concomitance ; autrement dit, l ’essence de


l’homme est-elle d’être image de Dieu ou celle-ci vient-elle se superposer de
surcroît ? Cette quaestio, étudiée par S. Otto26, soulève, à partir de cette
préposition ad plusieurs problèmes théologiques, dont la teneur ne transparaît
pas dans les commentaires du même Étienne Langton.

Il y a donc peu à glaner au niveau de la recherche textuelle dans les


commentaires de Gen. 1, 26-27 : l’absence de divergences majeures dans les
manuscrits et la richesse théologique de ces versets situent leur intérêt ailleurs.
On observera que chez André de St-Victor les passages qui leur sont consacrés
sont parmi les rares pages de cet exégète dans lesquelles il ne soit fait aucun
renvoi à l’hébreu ou à des différences de traduction27.

2. Aurons-nous davantage de résultats sur le plan de V allégorie ? Nous


l ’avons dit, les commentaires d’Étienne Langton prennent bien soin de
distinguer les différents niveaux de lecture. Mais là non plus nous n’aurons pas
d’éléments nombreux à recueillir, pour la simple raison que le texte se prête
peu à une interprétation de ce genre. D’autre part, la distinction entre allégorie
et tropologie n’est, ici, pas facile à faire ; mais, bien que notre partage puisse
paraître contestable, nous examinerons séparément les quelques occurrences
qui nous semblent davantage appartenir à chacune des deux catégories.
Le commentaire d’Étienne Langton du ms. lat. 355 de la Bibliothèque
Nationale (Paris) nous donne par un sous-titre marginal la teneur de la seule
interprétation allégorique : allegorice de prelatis, et il développe cette idée en
notant que l’homme placé à la tête de la création représente le juge ou le prélat
qui domine les curieux (les poissons), les orgueilleux (les oiseaux) et ceux qui
se fient trop à leur force physique (les bêtes)28; le commentaire du ms. lat.
14414 reprend la même allégorie en précisant que les bestiae représentent les
luxurieux et les reptiles les avares29. Une allégorie semblable figurait déjà dans
le commentaire de Bruno d’Asti, pour qui l’homme qui domine la création
représente les prélats, les poissons les baptisés, les oiseaux les philosophes et les
animaux les gens simples (idiotae)30. Chez Nicolas de Tournai, on retrouve
encore l’interprétation allégorique avec le prélat : à l’image du Dieu trine, il

26. Ouvr. cité, p. 261 : «Haec praepositio ad notat consecutionem vel concomitantiam. Si
prior, ergo prius factus est homo quam esset Dei imago. Immo quaecumque fuit, fuit imago
Dei. Si ultimum, ergo quocumque factus est homo similis Deo, ergo creatus et in gratuitis...».
27. Ed. Ch. Lohr et R. Berndt, Tumhout 1986 (CCCM 53), pp. 19-21. - Sur André de
Saint-Victor, voir, outre l ’important chapitre de B. Smalley, The Bible in the Middle Ages (cité
n. 4), R. Berndt, André de Saint-Victor (mort 1175) exégète et théologien (sous presse).
28. Voir le texte ci-après, p. 000 (29).
29. Fol. 144rb, en marge : «Per pisces curiosi, per volucres superbi, per bestias luxuriosi,
per reptilia avari».
30. PL 164, 158. Sur Bruno d’Asti (ou de Segni, m. 1123), voir l ’ouvrage de R. G régoire,
Bruno de Segni. Exégète médiéval et théologien monastique, Spoleto 1965.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU Xll* S. 131

doit avoir le premier rang dans trois domaines : la puissance, la sagesse, la


bonté31.

3. Nous sommes donc tout près de la tropologie. Au titre de celle-ci, on peut


relever un certain nombre d’enseignements moraux tirés de la domination
qu’exerce l ’homme sur la création : pour Étienne Langton, l’homme
représente la raison, les poissons les mouvements mauvais que la raison doit
réprimer32. Le même exégète (à la suite de Pierre le Chantre, qui cite comme
source les Moralia de Grégoire le Grand33) fournit une autre interprétation
morale de cette domination : il observe qu’Adam est placé à la tête d’espèces
animales et non d’autres hommes : par là, il est indiqué à l’homme de ne pas
chercher à dominer ses semblables mais à viser à l’égalité de condition34.
Si cette exégèse paraît particulièrement intéressante, peut-on en dire autant
de celle que nous propose, toujours sur le plan moral, Arnaud de Bonneval, à
propos cette fois de l’image céleste que nous portons en nous : elle est présente
quand notre genre de vie et nos moeurs se montrent fidèles à un idéal de
rectitude, elle disparaît quand nous nous en écartons35. De même, pour Pierre
le Chantre, l’image existe quand nous imitons Dieu36.
Hugues de Saint-Victor tire de la délibération divine une leçon inspirée
vraisemblablement de l’exégèse juive. On verra plus loin que le pluriel
Faciamus se trouve au centre d’une controverse entre chrétiens et juifs : pour
les premiers, il désigne la Trinité ; pour les seconds, il indique une
délibération de Dieu à propos de la création de l’homme, délibération avec les
anges. De ce fait, les commentateurs juifs ont trouvé une interprétation
morale ; ainsi, chez le plus célèbre d’entre eux, Rashi (ou Salomon de
Troyes) :
«Bien que personne n’ait aidé Dieu dans l ’oeuvre de la création
... la Torà n’a pas voulu manquer de donner une leçon et

31. Ms. Paris, BN lat. 15572, fol. 112va (voir texte ci-après). Sur la trilogie potentia,
sapientia, benignitas, voir ci-après n. 103.
32. Ms. BN lat. 355, fol. 5v (texte ci-après). - Voir également un sermon d’Achard de St-
Victor pour le dimanche des Rameaux, éd. J. Châtillon, Achard de St-Victor, Sermons
inédits, Paris 1970, p. 71 : «In principio enim, ut dicit scriptura, creavit Deus hominem ad
imaginem et similitudinem suam, masculum et feminam creavit eos. Quid per masculum nisi
sensus interior, quid per feminam nisi voluntas intelligatur, que nimirum iuxta latus sensus
interioris debet versari, ut secundum ipsum informetur et regatur ?».
33. Ms. Arsenal 44, fol. 7ra. Malgré le recours à la concordance du CETEDOC, nous
n’avons pu repérer ce passage dans les Moralia in lob.
34. Ms. cité (voir texte ci-après).
35. PL 189, 1533 : «Portamus imaginem coelestis, cum formatur Christus in nobis, cum in
moribus nostris et vita illius generis nobilitas innotescit».
36. Ms. Arsenal 44, fol. 7ra (voir ci-après).
132 GILBERT DAHAN
d’enseigner la vertu de modestie : le supérieur doit prendre avis et
demander autorisation auprès de son inférieur37».
Il semble bien que l’on retrouve chez Hugues de Saint-Victor l’écho de ces
paroles, quand celui-ci nous dit qu’il a été fait mention du «conseil» divin «afin
que nous ne dédaignions pas de recevoir d’avis et de nos égaux et de nos
inférieurs, puisque Dieu lui-même parle ainsi à ses anges38».
Le thème de la délibération donne encore lieu à un autre développement
moral chez Étienne Langton, qui s’inspire peut-être de Hugues, mais trouve un
contenu différent à cet enseignement de l’Écriture : ayant posé le principe
général que tout ce qui est écrit dans la Bible l’est pour notre instruction (on
peut rapprocher cela d’une remarque du texte de Rashi cité ci-dessus), il voit
dans la délibération impliquée par le verbe Faciamus une invitation pour
l’homme à bien réfléchir, à bien délibérer avant d’agir39.
La dernière leçon morale que nous relèverons se rattache à la domination
exercée par l’homme sur la création - ou plutôt à la perte de cette domination,
puisque l’on constate qu’il n’a plus de pouvoir sur les plus grands animaux (les
bêtes sauvages) ni sur les plus petits : cela doit faire prendre conscience à
l’homme à la fois qu’il a perdu sa puissance (ou qu’il s’est perdu lui-même) et
qu’il est devenu un être vil40.
La plupart de ces enseignements moraux nous paraissent d’une grande
fécondité spirituelle : à côté d’applications tropologiques au sens étroit du
terme, qui peuvent sembler artificielles (le premier exemple cité), certaines
leçons ont une saveur particulière et véhiculent un enseignement susceptible de
franchir les siècles.
4. Le quatrième niveau de l’exégèse est, on le sait, Vanagogie. Nous n’avons
rien relevé à ce titre, à moins qu’il ne faille faire entrer dans ce cadre une
réflexion de Rupert de Deutz, qui ressortit plutôt à l’allégorie puisqu’elle se
réfère finalement au passé : en écrivant que Dieu avait créé l’homme à son
image, Moïse savait que par son péché l’homme devait perdre cette similitude
avec Dieu, mais il savait aussi, par la foi et par l’espoir, que viendrait un
homme né d’une vierge qui serait tant à l’image et à la semblance de Dieu qu’il
restaurerait chez les fils d’Adam la semblance de Dieu, qu’ils avaient perdue41.

37. Le Penîateuque ... accompagné du commentaire de Rachi, t. 1, trad. I. Salzer, Paris


19794, p. 9.
38. PL 175, 37 : « ... consilium ind ucit... ut nos cautos reddat, ne dedignemur consilium
accipere et ab aequalibus et a minoribus ; cum ipse ad angelos ita loquatur, quorum ministerio
forsitan formatum est corpus hominis».
39. Ms. Paris, BN lat 355, fol. 5r : «Quecumque scripta sunt, ad nostram doctrinam scripta
sunt» (voir texte infra).
40. Pierre le Mangeur, Historia scholastica , PL 198, 1064 : «Nota quia in maximis, ut in
leonibus, perdidit homo dominium ut sciat se amisisse, et in minimis, ut in muscis, etiam
perdidit, ut sciat vilitatem suam».
41. Ed. Hr. Haacke, Tumhout 1971 (CCCM 21), p. 190. - Sur cet auteur, voir notamment
M. Magrassi, Teologia e storia nel pensiero di Ruperto di Deutz, Rome 1959 ; H. Silvestre,
«Premières touches pour un portrait de Rupert de Liège ou de Deutz», Mélanges Jacques
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII' S. 133

Il est temps maintenant de passer au contenu intrinsèque des versets, tel que
l’ont perçu les commentateurs du XIIe siècle, axant la grande majorité de leur
réflexion sur la sententia, sur le contenu idéologique du texte commenté. Nous
rappellerons de nouveau que notre but ici n’est pas de nous livrer à une étude
théologique de ces versets mais simplement de distinguer les grandes lignes de
l’exégèse d’un certain nombre de commentateurs.

II. - «I mago» et « similitudo»

1. Au coeur du verset 26 figurent les termes d'imago et de similitudo, qui


posent problème. Comment les exégètes du XIIe siècle les ont-ils compris ? On
observera d’abord que les quelques outils lexicographiques dont ils pouvaient
avoir l’usage ne leur apportaient que peu de renseignements. Ainsi,
Y Elementarium de Papias, parfois d’une grande richesse théologique et
philosophique, ne donne d'imago qu’une pauvre définition, faite en réalité de
synonymes :
«IMAGO umbra, ostensio, figura, similitudo42».
La notice consacrée à similitudo est plus substantielle et certains auteurs ont
pu en tirer parti ; mais elle reste encore loin de l’efflorescence de plusieurs
questions théologiques :
«SIMILITUDO imago, forma, figura, effigies. Similitudo est
cum secundum aliquam visam imago vel pingitur vel formatur.
Figura vero est cum impressione formae alicuius imago
exprimitur. Cum autem propria lineamenta exprimuntur, imago
dici potest. Omnis igitur im ago sim ilitudo, sed non
convertitur43.»
Plus d’un siècle plus tard, et quoi qu’en ait dit R. Javelet dans son admirable
ouvrage44, Alain de Lille dans son Dictionnaire théologique n’est pas tellement
plus satisfaisant et, de fait, plutôt que des définitions rigoureuses, nous propose
deux articles de distinctiones, qui se recoupent en grande partie45. C’est donc
dans la tradition patristique et dans les premières sommes théologiques ou
recueils de sentences que les exégètes trouvent davantage d’éléments
susceptibles de les éclairer et d’enrichir leurs commentaires.
Si l’on excepte Bruno d’Asti qui affirme qu’imagé et semblance signifient la
même chose dans le verset de la Genèse46, la plupart des auteurs tentent

Stiennon, Liège 1982, pp. 579-596 ; J. Van Engen, Rupert of Deutz, Berkeley-Los Angeles
1983.
42. Papias, Elementarium, ms. Paris, BN lat. 7622A, fol. 97ra.
43. Ms. cité, fol. 215rb.
44. Image et ressemblance (cité n. 2), pp. XXI-XXII.
45. Distinctiones dictionum theologicarum, PL 210, 815-6 (imago) et 944-5 (similitudo).
46. PL 164, 157 : «Quamvis enim aliud sit imago, aliud similitudo, hoc tamen in loco
idipsum significat et imago et similitudo».
134 GILBERT DAHAN

d’affiner leurs définitions en opposant les deux termes. D ’une manière


générale, les auteurs du XIIe siècle accordent à imago une plus grande densité,
un plus grand poids. Ainsi, dans les sentences de Laon : l’image possède la
similitude, mais l’inverse n’est pas vrai47.
Passons rapidement sur la «différence» proposée par Rupert de Deutz, qui
veut caractériser l’image par le renvoi à l’unité, tandis que la similitude
suppose une multiplicité : nous ne touchons pas encore à la substance même des
deux termes48. Celle-ci est davantage sensible chez Hugues de Saint-Victor,
pour qui l’image consiste en des traits (lineamenta) semblables, tandis que la
similitude se trouve dans la participation à l’une quelconque des propriétés49.
De même, Arnaud de Bonneval référé la similitude à une partie, tandis que
l’image «représente l’intégralité de la substance5051».
Partant de considérations identiques, Abélard introduit une notion
supplémentaire : on peut parler de similitude quand il y a convenance des deux
termes - mais l’image implique une «mise en relief» (expressa similitudo) -
notion qu’Achard de Saint-Victor précise dans un sermon en parlant d'imago
expressior et impressior51; Abélard donnait pour exemple d’image les
portraits, qui représentent les hommes trait par trait52.
Guibert de Nogent, tout en notant avec netteté la distance qui sépare imago
de similitudo, se tient quelque peu à l’écart de ces traditions. Au sens propre,
l’image se dit de ce qui est peint ou sculpté pour représenter le souvenir de
quelqu’un, même si la ressemblance n’existe pas. La similitudo se dit
indifféremment pour toutes les réalités qui ont entre elles quelque chose de
semblable, de quelque manière que ce soit, même quand les unes n’ont pas été
faites en vue des autres (comme c’était le cas avec Y imago). Cette intéressante
définition est illustrée par un vers de Virgile53.
Dans son commentaire des Sentences, Étienne Langton se livre à une analyse
précise du terme im ago, en soulignant notamment que le terme a une

47. Liber VII partium , voir S. Otto, ouvr. cité (n. 2), p. 33 : «Aliud est imago, aliud
similitudo. Imago quippe habet similitudinem eius rei cuius imago est. Similitudo non semper
habet imaginem cui similis est».
48. Éd. citée, p. 186 : «Imago et similitudo hoc differunt quod imago unius imago est,
similitudo autem numquam minus quam duorum similitudo est».
49. PL 175, 37 : «Imago est in lineamentis similibus ; similitudo in cuiuslibet eiusdem
proprietatis participatione».
50. PL 189, 1533 : «Similitudo potest referri ad aliquam partem, imago vero integritatem
substantiae repraesentat».
51. Sermon 15 (pour le premier dimanche de carême), éd. Châtillon, p. 211 : «Voluntas
autem inferior est ratione, ut similitudo imagine ; non enim qualiscumque similitudo, sed
expressior et impressior nominari proprie solet imago».
52. PL 178, 760 : «Imago vero expressa tantum similitudo dicitur, sicut figurae hominum
quae per singula membra perfectius eos repraesentant». - Sur le commentaire d ’Abélard, voir
E.M. Buytaert, «Abelard’s Exposition in Hexaemeron», Antonianum 43 (1968) 163-194.
53. PL 156, 55. La citation de Virgile est tirée de l ’Enéide III, 489 (O mihi sola mei super
Astyanactis imago !).
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1, 26 AU XW S. 135
signification active (il est alors synonyme de imitago) et une signification
passive. On notera qu’Étienne Langton renverse les termes en affirmant que
Dieu est l’image de l’homme, au sens passif54.

2. Évidemment, ces définitions et différences viennent introduire des


considérations doctrinales visant à éclairer le sens du verset biblique : imago et
sim ilitudo représentent à chaque fois un couple de facultés ou de
comportements. Tout d’abord, notons que, comme manifestation du moindre
poids de similitudo, Abélard et Arnaud de Bonneval réfèrent l’image à
l’homme (vir), la semblance à la femme (femina, virago)55.
Il s’agit donc de savoir en quoi l ’homme, créature mortelle, peut être
«image» et «semblance» de son créateur, infiniment distant de lui. Beaucoup
de commentateurs voient dans la faculté rationnelle de l’homme l’image de la
divinité - la semblance étant plus diversement expliquée. Ainsi, Hugues de St-
Victor propose un couple savoir/domination, puisque, à la semblance du
Seigneur maître du monde, l’homme a été placé à la tête de la création; qu’il
ait perdu cette domination montre que la semblance peut se perdre - mais non
l’image, l’homme étant par nature une créature rationnelle5657.Dans un sermon,
Achard de St-Victor se montre fidèle à cette explication, en opposant à la ratio
la voluntas51. De même, Pierre le Mangeur, tout en rajoutant Y essentia à la
ratio dans la caractérisation de l’image, affirme que la similitudo se comprend
par les virtutes58.

54. In Sent. I, d. 2, c. 4, éd. A.M. Landgraf, Munster W. 1952 (Beiträge 37/1), p. 5 :


«Quandoque et tune proprie in activa significatione ponitur (ymago), ut cum dicitur ymago
heredis, id est ymitago, que scilicet imitatur heredis formam. Quandoque ponitur in passiva
significatione, ut dicatur ymago illud ad cuius imitationem fit ymago, quod scilicet imitatum est
ab alio. Et per hoc dicitur divina essentia ymago, quia ab homine in similitudine imitata
passive». Le terme imitago est fourni par le commentaire de Rémi d’Auxerre, PL 131, 57 :
«Imago dicta quasi imitago». Il semble, d ’autre part, qu’Étienne Langton s ’inspire ici de Pierre
Lombard, Sent. II, d. 16, c. 3, n. 1 (éd. de Quaracchi, t. 1, p. 407).
55. Abélard, PL 178, 760 ; Arnaud de B., PL 189, 1534.
56. PL 175, 37 : «Imago, quod est rationalis. Similis, quod, sicut Deus hominibus, ita
homo animalibus dominatur» (il s’agit d ’une possibilité parmi d’autres). André de St-Victor
(éd. Lohr-Berndt, p. 20) met la domination sous le signe de l ’image : «Et praesit... ut scilicet
intelligamus in hoc factum hominem ad imaginem Dei, quo irrationabilibus antecellit». La
formule vient de saint Augustin, De genesi ad litteram III, 20, 30 ; voir la note complémentaire
de P. Agaesse,Œuvres de S. Augustin. La Genèse au sens littéral, trad. P. Agaesse et A.
Solignac, Paris 1972 (Bibl. Augustinienne, 48), pp. 624-5. - De même, le pseudo-Bède (PL
91, 200) : «Homo ad imaginem Dei factus dicitur secundum interiorem hominem, ubi est ratio
et intellectus, non propter corpus, sed illam potestatem Dei, qua omnibus animantibus imperat».
57. Sermon 15, éd. J. Châtillon, p. 211. Voir l ’importante note de l ’éditeur pour des
rapprochements avec d’autres textes de Hugues et Richard de St-Victor.
58. PL 198, 1063 : «Imago Dei est anima in essentia et ratione eius, quia spiritus factus est
et rationalis ut Deus. Similitudo in virtutibus, quia bona, iusta, sapiens». Cf. également le
recueil de sentences Voluntas Dei (ms. BN lat. 18108) : «Ad imaginem secundum naturam
rationis ; ad similitudinem secundum innocentiam, iustitiam et ceteras virtutes quibus homo
136 GILBERT DAHAN

Plusieurs commentateurs réfèrent de la sorte la similitudo au comportement


moral de l’homme - tout en continuant à voir dans la ratio l’image de Dieu.
Pour Hugues de Rouen (ou d’Amiens), la similitudo se manifeste dans l’amour
(karitas)59. Une postille à la Glossa ordinaria trouve dans l’innocence d’Adam
la semblance avec Dieu, cependant que chez Hugues et Gautier de Saint-Victor
ainsi que dans un autre passage de Hugues de Rouen, c’est la connaissance
{cognitio) qui caractérise l’image, tandis que l’amour {dilectio) reste la marque
de la semblance60. Hugues de Rouen encore complète la raison par le libre
arbitre et explique la similitudo par les moeurs, les oeuvres et les vertus,
réunissant ainsi plusieurs des données que nous avons passées en revue61. De
même, André de St-Victor, utilisant Rémi d’Auxerre, place du côté de Yimago
la raison, l’esprit, l’intelligence, l ’immortalité de l’âme, du côté de la
similitudo l’innocence, la justice, la sainteté des moeurs et la justification62.
C’est donc par son comportement moral que l’homme est amené à rendre
effective cette similitude avec Dieu que son créateur lui a donnée. Ce thème
conduit aussi bien à des considérations éthiques (l’homme devant conserver ou
retrouver cette semblance) qu’à une réflexion sur l’histoire de la chute (qui lui
a fait perdre la similitudo). Nous verrons que ce thème mène aussi à la
constitution d’une sorte d’anthropologie, à quoi nous rend encore plus sensibles
un troisième groupe de textes, où l’on trouve la Glossa ordinaria et les noms
de Guibert de Nogent, Rainaud de Saint-Éloi et Nicolas de Tournai et dans
lesquels à la similitudo dans les moeurs s’oppose Y imago référée à l’éternité; il
s’agit cependant moins d’une réflexion sur l’immortalité de l’âme, dont
Guibert fournit quelques éléments, que de considérations sur l’immortalité

similis efficitur Deo» ; O. Lottin, «Quelques sommes théologiques fragmentaires de l ’école


d’Anselme de Laon», dans Mélanges A. Peher , Louvain 1947, p. 99, repris dans Psychologie
et morale aux XIIe et XIIIe s ., t. 5, Louvain 1959, p. 345 (cité par S. Otto, p. 62).
59. Ed. F. Lecomte, p. 256 : «Habet enim homo qui factus est ex imagine Dei rationem, ex
similitudine Dei karitatem».
60. Postilla in Glossam , ms. BN lat. 14424 ; fol. 162 : «Imago ... datur in ratione,
similitudine in innocentia». Hugues de St-Victor, PL 175, 37 : «Imaginem Dei ad hominem
possumus dicere recognitionem veritatis ; similitudinem, dilectionem unitatis». Gautier de St-
Victor, sermon 11, éd. J. Châtillon, Tumhout 1975 (CCCM 30), p. 100 : «Homo factus ad
imaginem Dei in hoc quod factus est capax divinae cognitionis ; ad similitudinem in hoc quod
factus est capax divinae dilectionis» (cf. aussi sermon 20, p. 172, avec une note renvoyant à
d ’autres textes de Hugues, Achard et Richard de St-Victor). Hugues de Rouen, éd. citée, p.
256 : «Fecit Deus ad imaginem et similitudinem suam hominem, ut factorem suum pro imagine
cognoscat, pro similitudine diligat».
61. Éd. citée, p. 259 : «Appareat ymago Dei, intelligentia rationali in mente spiritali, in
honore liberi arbitrii. Appareat similitudo Dei in moribus pro natura, in operibus pro iustitia, in
virtutibus pro gratia...».
62. «Ad imaginem ergo Dei factus est homo in ratione, in mente, in intelligentia, in
immortalitate animae. Ad similitudinem vero Dei in innocentia et iustitia, in morum sanctitate et
iustificatione», éd. Lohr-B erndt, p. 20. Cf. Rémi d ’Auxerre, PL 131, 57 : «Imago est in
ratione et immortalitate ; similitudo vero in morum sanctitate et iustificatione».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XIE S. 137

dont était gratifié Adam à sa création (ut immortalis permaneret) et que la


chute lui a fait perdre63.
Notons encore, dans plusieurs recueils de sentences, d’autres oppositions :
homo interior!homo exterior, dans une sentence de l’école de Laon64, homo
interior/mores, dans le recueil Voluntas65, et forma/natura chez Simon de
Tournai66 - opposition sur laquelle nous aurons à revenir. Tâchons maintenant
d’examiner avec plus d’attention, à travers les éléments d’anthropologie que
fournissent nos commentaires, quelle conception de la nature humaine leurs
auteurs ont pu établir à partir des deux versets de la Genèse.

III. - A nthropologie

Avec le verset 26 du premier chapitre de la Genèse apparaît donc l’homme.


Pour certains commentateurs, les versets précédents avaient été l’occasion
d’exposés, parfois copieux, de cosmologie, d’astronomie, de physique, de
botanique et de zoologie67. Pour presque tous, les v. 26-27 provoquent des
réflexions sur la nature humaine, mais à l’inverse des considérations susdites,
celles-ci n’auront rien de systématique et viendront plutôt s’agréger au fil du
développement.
1. Raison. - Nous l’avons déjà vu plus haut, à propos du thème de l’image,
ce qui caractérise le mieux l’homme est qu’il s’agit d’un être doué de raison.
Comme le dit Honorius Augustodunensis, l’homme est séparé des autres êtres
animés par la raison et l’intellect et ainsi est-il à l’image et à la semblance de
Dieu68. De même, Achard de St-Victor, dans un sermon, note que seule la

63. Glossa ordinaria, éd. d’Anvers 1644, t. 1, col. 29-30 (interlin.) : «Ad imaginem ... in
aeternitate. Rationalem, immortalem. Et similitudinem morum sanctitate et iustificatione» (voir
le texte de Rémi d ’A. cité n. préc.). Guibert de Nogent, PL 156, 55-56 ; Rainaud de St-Éloi,
ms. BN lat. 2493, fol. 20vb : «Ad ymaginem suam dixit, ut immortalis permaneret. Ad
similitudinem vero ut intellectum mentis in arbitrio, non ut animalia, habuisset. Itaque ymago
est in aeternitate et similitudo in moribus». Nicolas de Tournai, ms. BN lat. 15572, fol. 11 Iva :
«Ymago dicitur quoad potentiam (non) moriendi, similitudo quoad morum sanctitatem». Voir
aussi Claude de Turin, PL 50, 900 : «In interiore homine est conditoris sui imago : imago in
immortalitate, similitudo in moribus».
64. Liber septem partium, cité par S. Otto, p. 33.
65. Ed. O. Lottin (voir n. 58), p. 99 (p. 345), cité par S. Otto, p. 60. Cf. Angelome de
Luxeuil, PL 155, 122 : «Si imago Dei est in interiori homine, similitudo in moribus».
66. Institutiones in sacram paginam, cité par S. Otto, p. 246 : «Imago pertinet ad formam,
similitudo ad naturam». La formule vient de Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 3, n. 5 (éd. de
Quaracchi, p. 408).
67. Voir, par exemple, le commentaire de Rainaud de St-Éloi (ms. Paris, BN lat. 2493),
dont nous préparons l ’édition, et la plupart des commentaires de YHexaemeron, notamment
chartrains (voir n. 7).
68. PL 172, 258 : «Qui etiam ad imaginem et similitudinem Dei creatus memoratur, ut
coeleste animal intelligatur : dum ratione et intellectu a caeteris animantibus sequestratur».
138 GILBERT DAHAN

créature rationnelle est faite à la semblance ou à l’image de Dieu69. Pour


plusieurs auteurs, cette «rationalité» est ce par quoi l’homme dépasse les
animaux : preest per rationem dit Étienne Langton70. Les commentateurs n’ont
pas défini ce qu’était exactement cette ratio propre à l’homme (ou du moins
commune à Dieu et à l ’homme) ; on relève tout juste quelques rapides
synonymes : Hugues de Rouen parle d'intelligentia rationalis in mente
spirituali, in honore liberi arbitrii - définition qui a l’avantage de réunir les
notions de raison "intellective", de spiritualité et de libre arbitre - ce qui peut
en effet constituer une approximation assez satisfaisante de cette capacité de
raisonner qui appartient à l’homme71. Moins précisément, Pierre le Mangeur
dit que «l’image de Dieu est l’âme dans son essence et dans sa raison, puisque
l ’homme a été créé esprit et rationnel comme Dieu72». Guillaume de
Champeaux faisait de la raison une puissance supérieure de l’âme73. Une
ouverture différente et intéressante est faite dans une sentence d’un manuscrit
de Munich, à partir de ces mêmes trois termes, ratio, mens et intelligentia,
fournis par saint Augustin : l’homme est image de Dieu en tant qu’esprit. Or
l’esprit médite les réalités étemelles : ce qui est parfaitement adéquat à une
image de Dieu74.

2. Esprit-corps. - L’homme est esprit. Mais il est aussi chair : les


commentaires de Gen. 1, 26 soulignent l’aspect duel de l’homme. Le problème
est évidemment de savoir si la référence à l’image et à la semblance de Dieu ne
concerne que la partie spirituelle de l’homme. Les réponses sont divergentes et
la manière strictement opposée dont deux commentateurs traitent de la création
de l’homme dans son ensemble montre bien où se trouve la difficulté. Rainaud
de Saint-Eloi et Rupert de Deutz établissent en effet tous deux un parallèle
entre les versets 26-27, création de l’homme, et le verset 3, création de la
lumière (Dixitque Deus : Fiat lux. Et facta est lux) - on se rappellera que pour
les commentateurs du moyen âge la création de la lumière est aussi celle des

69. Sermon pour la fête de s. Augustin, éd. J. Châtillon, p. 106 : «Inde est quod sola
rationalis creatura dicitur esse facta ad similitudinem vel imaginem Dei, non quia nulla alia
nullam imaginem Dei in se habeat, sed ideo quia hec habet tam egregiam, tam excellentem sui
creatoris imaginem, quam nulla natura alia se inferior continet».
70. Ms. lat. 14414, fol. 4vb : «Presit... in hoc quod preest piscibus maris factus est ad
ymaginem et similitudinem, quia preest per rationem».
71. Ed. F. Lecomte, p. 259. - Nous avons vu également ci-dessus André de St-Victor
énumérer ratio, mens et intelligentia (voir n. 62), énumération qui provient de S. Augustin, De
Gen. ad litt. Ill, 20, 30.
72. PL 198, 1063 : «Imago Dei est anima in essentia et ratione eius, quia spiritus factus est
et rationalis ut Deus».
73. Sentence 244, éd. O. Lottin, Psychologie et morale, t. 5, p. 201 : «Rationem quidem
diximus superiorem uim animae, secundum quam ad imaginem Dei facti sumus».
74. Sententiae a magistro Uwtolfo collectae, Clm 14730, fol. 94v (cité par S. Otto, p. 38) :
«Faciamus. - In mente itaque et ratione et intelligentia. Ipsa itaque mens quando cogitat ea quae
sunt aeterna, tunc vere imago Dei dicenda est».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE » 1 ,2 6 AU X II* S. 139

anges75. Rainaud nous explique que, de même que lors de la création de la


lumière facta est lux suit sans intervalle fiat lux, de même dans la création de
l’homme Faciamus hominem est suivi aussitôt de Et creavit Deus hominem,
parce que l’homme est de la même nature intellectuelle que la lumière (c’est-à-
dire que les anges)76. Rupert de Deutz dit exactement le contraire : pour la
création de l’homme il n’est pas dit Fiat homo et aussitôt après Et factus est
homo, comme pour la lumière, parce qu’il fallait du temps et des efforts (non
repente sed operose) pour que l’homme achevé fût à l’image de Dieu77.
Aussi ne sera-t-on pas étonné d’avoir trois types de réponses à la question
que nous posions. Tout d’abord, nous avons l’affirmation nette d’un Arnaud de
Bonneval : «Imago in anima non in came7879». A l’opposé, on trouve,
notamment à la suite de Pierre le Mangeur, l’affirmation que l’image de Dieu
se retrouve aussi dans le corps de l’homme, puisque celui-ci se tient debout et a
le visage tourné vers le ciel : Pierre le Mangeur et Étienne Langton citaient
Ovide à ce propos :
Os homini sublime dedit, caelumque videre
iussit et erectos ad sidera tollere vultus.
Il s’agit du passage du premier livre des Métamorphoses qui traite de la
création de l’homme - où les médiévaux pouvaient trouver diverses analogies
avec le récit de la Genèse19. Mais ce qui nous intéresse le plus ici est cette prise
en considération ou, mieux, cet ennoblissement de la partie chamelle de
l’homme80. Guibert de Nogent proposait une solution un peu différente mais

75. Voir notamment S. Augustin, De civitate Dei XI, 9 (et XI, 32).
76. Ms. lat. 2493, fol. 21ra : «Notandum vero quod sicut in creanda luce dicitur Fiat lux et
sine intervallo sequitur Facta est lux, sic et in creando homine, cum dicitur Faciamus hominem,
statim sequitur Et fecit Deus hominem ad ymaginem et similitudinem suam, quia et ista natura
intellectualis est sicut et illa lux». Cf. Augustin, De G en. ad litt. Ill, 20, 31 ; Ps.-Bède, PL 91,
2 00.
77. Éd. citée, p. 187-8 : «Non dixit Scriptura quia dixit Deus : Fiat homo ad imaginem et
similitudinem nostram, et factus est homo, sicut dixit Deus, Fiat lux, et facta est lux. Quare ?
Videlicet quia non repente sed operose agendum erat ut consummatus homo staret ad creatoris
sui imaginem et similitudinem».
78. PL 189, 1534. Comme le fait observer Arnaud, cette position vise une interprétation
anthropomorphique.
79. Pierre le Mangeur, PL 198, 1063 : «Secundum corpus factus est homo quodammodo ad
imaginem Dei, cum Os homini sublime dedit, ut Deum et coelestia videat et imitetur». Etienne
Langton, ms. BN lat. 14414, fol. 144rb : «Secundum corpus etiam factus est ad ymaginem.
Unde Os homini sublime dedit». Voir H. Somers, «Image de Dieu. Les sources de l ’exégèse
augustinienne», REAug 7 (1961) 105-125 (notamment pp. 112-114).
80. L ’idée apparaît, sous une forme simplifiée, sans la citation d’Ovide, chez André de
Saint-Victor, éd. citée, p. 20, qui, à travers la Glossa ordinaria , s ’inspire de Bède (PL 91, 29),
lequel citait Ovide. Bède est également cité par Pierre Lombard, Sent. II, d. 16, c. 4, n. 2 (éd.
de Quaracchi, p. 409). Le motif est explicité par Claude de Turin, PL 50, 901 : «Non
secundum corpus sed secundum intellectum mentis ad imaginem Dei factus est homo, quamvis
et ipsum corpus nostrum ita sit fabricatum ut ostendat nos meliores esse quam bestias et
propterea dissimiles. Illa enim omnia inclinata sunt ad terram, hominis autem corpus erectum
140 GILBERT DAHAN

qui prenait également en compte l’aspect corporel de l’homme : de même que


Dieu emplit le monde, de même notre âme se trouve en quelque sorte
incorporée à un corps qu’elle emplit81. Entre panthéisme et aristotélisme,
l’approche de Guibert de Nogent nous semble assez séduisante, en ce qu’elle
rappelle la complexité du composé humain et montre qu’au début du X IIe
siècle, à côté de certains auteurs qui semblaient vouloir minimiser la part
matérielle de l’homme au bénéfice de sa spiritualité, il s’en trouvait d’autres
qui recherchaient un équilibre entre les deux.

3. Nature et grâce. - La complexité de l’homme ne se perçoit pas seulement


dans le fait qu’il est composé d’esprit et de matière, mais aussi en ce qu’il se
trouve en quelque sorte au carrefour de la nature et de la grâce : c’est là un
thème que les exégètes ont parfois développé à propos d'imago et de
similitudo. Rupert de Deutz l’aborde à plusieurs reprises : comme d’autres
auteurs, il explique que l’homme soit à l’image de Dieu par son caractère
rationnel dont il ne peut être privé, et qu’il soit à la semblance de Dieu par la
rectitude de ses moeurs, qu’il ne conserve que par la grâce82. Plus loin, c’est à
propos de la domination exercée par l’homme que Rupert reprend ce thème : il
domine les animaux par nature mais il est à la tête de ses semblables par la
grâce ; ce ne sont évidemment pas les souverains temporels qui sont ainsi visés,
mais les «hommes de Dieu», c’est à dire les saints et les prélats83.
On trouve chez Pierre le Chantre puis dans plusieurs reportations des
commentaires d’Étienne Langton l’exposé «classique» de ce thème : l’homme
est à l’image de Dieu in naturalibus, à sa semblance in gratuitis; du fait du
péché, il perd ce qu’il a reçu par la grâce, mais non ce qu’il possède par
nature84. Nicolas de Tournai reprend cette donnée en mettant au rang des

est : quod significat animam nostram in supernis, id est ad spiritualia debere semper esse
erectam».
81. PL 156, 55-56. Cf. encore les Sententiae Atrebatenses, éd. O. Lottin, Psychologie et
morale, t. 5, p. 412, expliquant ad similitudinem : «Sicut ipse (Deus) nec crescentibus creaturis
crescit nec decrescentibus decrescit, cum tamen in omnibus sit, sic et anima nec minutis
membris sui corporis minuitur nec adauctis augetur, et tamen est in omnibus». - Sur l ’ensemble
du thème, voir R. Javelet, «Image de Dieu et nature au XIIe siècle», dans La filosofia della
natura nel medioevo. Atti del terzo congresso internazionale di filosofia medioevale , Milan
1966, pp. 286-296.
82. Éd. citée, p. 187 : «Ad imaginem... ut sit rationalis ; ad similitudinem nostram, ut rectus
sit, sectando iustitiam Dei. Horum altero, scilicet rationalitate, carere non potest ; alterum, id est
divinae rectitudinis vel iustitiae similitudinem, nisi per gratiam assequi non potest».
83. Ibid. p. 189 : «Praesint igitur natura homines iumentis, ipsis autem hominibus gratia
praesint homines Dei».
84. Pierre le Chantre, ms. Arsenal 44, fol. 7ra (texte ci-après). Cf. Étienne Langton, ms.
BN lat. 14414, fol. 4vb ; fol. 144rb ; lat. 14415, fol. 8va. - Voir Alain de Lille, Summa
Quoniam homines 151, éd. P. Glorieux, AHDLMA 20 (1953), p. 291 : «Videtur quod in
prima creatione non solum habuit naturalia sed etiam gratuita. Legitur enim factus ad imaginem
et similitudinem Dei, ad imaginem quantum ad naturalia, ad similitudinem quantum ad
gratuita».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XIH S. 141

naturalia l’aptitude à penser, à celui des gratuita l’aptitude à aimer85. Il serait


intéressant d’opposer ainsi les textes qui mettent la connaissance de Dieu sous
le signe de l’image et en font de la sorte une aptitude innée, à ceux qui, comme
Nicolas de Tournai, parlent de l’amour de Dieu, qu’ils mettent sous le signe de
la semblance et le considèrent alors comme une grâce, sujette à variation.
L’opposition entre nature et grâce trouvera davantage de place dans la
théologie du XIIIe siècle, mais il est intéressant d’en trouver, fût-ce de manière
quelque peu rudimentaire, les linéaments dans les textes exégétiques du XIIe
siècle86.

4. Excellence de Vhomme. - De ces textes se dégage, presque unanimement,


une idée qui nous paraît illustrer bien des thèses optimistes de la «renaissance»
du XIIe siècle et qu’il serait facile d’opposer à certains textes plus anciens sur le
mépris du monde87 ou plus tardifs sur les misères de la condition humaine88.
En fait, ce thème de l’excellence de l’homme est aussi un lieu commun présent
dans la littérature patristique et dont on peut chercher l’origine dans l’Ancien
Testament, particulièrement dans le début de la Genèse. On ne sera donc pas
surpris de le trouver énoncé dans presque tous les commentaires89.
Cette excellence de l’homme se repère dans plusieurs indices du texte des
versets 26 et 27. Pierre le Mangeur, repris notamment par Pierre le Chantre et
Étienne Langton puis par Nicolas de Tournai, les synthétise ainsi : «la dignité
de l’homme s’observe en trois choses : il est image de Dieu, Dieu a délibéré
avant de le créer, il a été placé à la tête des animaux90».
Seul l’homme a été fait à l’image de Dieu, nous dit Arnaud de Bonneval,
c’est là un singulier privilège91. Il est ainsi en quelque sorte marqué par Dieu
{signavit Deus hominem, affirme Gautier de St-Victor92) et ainsi distingué de
toutes les autres créatures. Achard de Saint-Victor, toujours à propos du terme
imago, précise que cette excellence provient d’une participation de l’homme au

85. Ms. BN lat. 15572, fol. 11 Iva (voir texte ci-après).


86. Voir M.-D. Chenu, La théologie au douzième siècle , Paris 19622, pp. 244-250.
87. Voir les textes étudiés par R. Bultot, La doctrine du mépris du monde, IV, Le XIe
siècle. 1. Pierre Damien, et 2. Jean de Fécamp, Hermann Contract, Roger de Caen, Anselme de
Canterbury, Louvain-Paris 1963-64.
88. Cf. par exemple Lothaire de Segni (Innocent III), De miseria humane conditionis, éd.
M. Maccarone, Padova 1955.
89. Sur ce thème dans la pensée médiévale, voir notamment E. G ilson, L’esprit de la
philosophie médiévale, Paris 19482, pp. 175-193.
90. Pierre le Mangeur, PL 198, 1063-4. Étienne Langton, BN lat. 14414, fol. 4vb (cf. aussi
fol. 144rb : preeminentia hominis). Nicolas de Tournai, BN lat. 15572, fol. 11 Iva.
91. PL 189, 1531 : «Solus homo ad imaginem Dei factus, hoc singulari privilegio honoratur
et de angelis quidem, quod ad hanc similitudinem facti sint, nihil legimus».
92. Sermon 19, éd. J. Châtillon, p. 163 : «Quando enim Deus hominem creavit ad
imaginem et similitudinem suam, tunc eum signavit et ab aliis creaturis discrevit».
142 GILBERT DAHAN

bien suprême93. Rupert de Deutz parlait, lui, d’un honneur double conféré à
l’homme d’être à la fois à l’image et à la semblance de Dieu94.
Mais les exégètes insistent surtout sur le thème de la délibération, du conseil,
dont on étudiera plus loin les implications polémiques et dont on a vu qu’il
pouvait également remonter à des sources juives : c’est seulement pour la
création de l’homme que Dieu a délibéré (en lui-même ou avec les anges) et
ainsi se trouve signifiée son éminente dignité. Des auteurs aussi différents
qu’Abélard, Hugues et André de Saint-Victor ou Hugues de Rouen reprennent
ce thème95. Étienne Langton, dans une Quaestio, va jusqu’à dire que du fait de
cette délibération qui a précédé sa création, l’homme est investi de plus de
dignité que l’ange96.
On ne trouve pas isolément le thème de l’excellence de l’homme liée à la
place que lui confère Dieu à la tête des autres vivants de ce monde : il va sans
doute de soi et apparaît dans les considérations d’ensemble9798. Plusieurs
commentaires, en revanche, reprennent le motif fourni par la Glossa ordinaria
{inter linear is) de l’homme sommet et but de la création, avec l’emploi d’une
image : le monde est en quelque sorte une maison; une fois qu’elle a été
construite et préparée, elle accueille son occupant, l’homme. Ainsi, chez André
de Saint-Victor :
«Facta et ordinata habitatione mundana, tanquam mansione
praeparata, ad ultimum homo, propter quem omnia supradicta
facta sunt, tanquam habitator et dominus omnium creandus
98
erat» ».
On relève chez Rupert de Deutz deux autres motifs qui fondent l’excellence
de l’homme : il constitue le couronnement, le sommet de la création et sa

93. Sermon 13 {in dedicatione ecclesie), éd. J. Châtillon, p. 165 (triple participation de la
créature spirituelle au bien suprême) : «Prima namque participatio summi boni creatura spirituali
est secundum ipsam eius creationem, quia facta est ad Dei ipsius imaginem et similitudinem, in
eo quod diligere et intelligere potest ipsam bonitatem». Voir J. C hâtillon, Théologie,
spiritualité et métaphysique dans l’oeuvre oratoire d’Achard de St-Victor, Paris 1969, pp. 159­
163.
94. Éd. citée, p. 187 : «Eiusmodi animam duplici honore praecellit hominis conditio, dum
dicitur ad imaginem et similitudinem nostram».
95. Abélard, PL 178,760-1 ; Hugues de St-Victor, PL 175, 37 ; André de St-V., éd. Lohr-
Berndt, p. 19 (reprend Hugues) ; Hugues de Rouen, éd. F. Lecomte, p. 256. Voir Claude de
Turin, PL 50, 900 : «Quare de solo homine dictum est Faciamus hominem... videlicet quia
rationabilis creatura condebatur ut cum consilio facta videretur et ut nobilitas eius ostenderetur».
96. Cité par S. Otto, p. 260 : «Sed quaeritur quare in creatione angeli non praecessit
deliberatio ... cum maius et dignius sit esse angelum quam esse hominem. Immo est dignius
esse hominem quam angelum, quia exaltata est humana natura super choros angelorum». Voir
également le texte d’Amaud de Bonneval cité supra n. 91.
97. Ed. d ’Anvers 1644, t. 1, col. 29-30 : «Hominem : facta et omata habitatione mundana,
homo tanquam habitator et dominus omnium erat creandus». Voir Claude de Turin, PL 50,
900.
98. Éd. Lohr-Berndt, p. 19.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 143

dignité est encore plus grande parce qu’il a été façonné par le doigt même de
Dieu".

5. Vestiges de la Trinité. - Cette excellence de l’homme à la fois s’explique


et se trouve accentuée par le fait qu’on distingue en lui des vestiges de la
Trinité - il s’agit d’un thème extrêmement courant, que saint Augustin
notamment avait souvent exposé99100 et qui dans l’exégèse est naturellement lié
au motif de l’image divine. Comme les œuvres théologiques, les commentaires
scripturaires voient ces vestiges de la Trinité dans les trois facultés de l’âme,
dont la formule la plus courante est livrée par deux sentences de l’école de
Laon : l’âme est image de la Trinité puisqu’elle possède une triple nature -
intellect, volonté et mémoire101. Examinons rapidement les principaux
commentaires qui consacrent quelque place à ce thème.
Rupert de Deutz développe le Faciamus hominem en «Faisons l’homme qui
possède l’évidence de notre triple opération (puisque le pluriel de Faciamus
renvoie à la Trinité) : vivant (comme les animaux), rationnel (comme
l’ensemble de l’humanité), semblable à Dieu (les saints et les justes)». En fait,
ici nous sommes plus près de la hiérarchie des niveaux de l’être, d’origine
aristotélicienne102, que des puissances de l’âme.
Abélard nous rapproche davantage de schémas plus traditionnels : l’homme
est à l’image de Dieu, par la puissance, la sagesse, l’amour (potentia, sapientia,
amor) ; son âme est capable de raison, de sagesse et participe à l’amour de
Dieu103.

99. Éd. citée, p. 185 : «Ad eam quae propositi vel operis huius summa est pervenimus
causam, scilicet ad nos homines... Huius ergo creationis dignitatem non per qualemcumque
indicem sed per digitum D e i ... audiamus».
100. Voir notamment M. Schmaus, Die psychologische Trinitätslehre des hl. Augustinus,
Münster W. 1927 ; E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin , Paris 19432, pp. 286­
298. - D ’une manière générale, voir l ’étude de D.N. Bell, «The Tripartite Soul and the Image
o f God in the Latin Tradition», RTAM 47 (1980) 16-52.
101. Éd. O. Lottin, Psychologie et morale , t. 5, p. 248 (n° 313) et p. 250 (n° 314). Cf.
Augustin, De Trinitate XIV, 8, 11. Voir aussi la sentence 315, p. 251 : «Ad imaginem Dei
factus est homo, quia sicut individua Dei essentia trinitas personarum notatur, ita profecto per
tres vires anima hominis distinguitur, scilicet per memoriam, per dilectionem, per scientiam».
102. Éd. citée, p. 187 : «Faciamus hominem, qui trinae operationis nostrae in semetipso
habeat evidentiam... Utique vivunt, quod commune illis est cum iumentis, et discernunt, quod
commune illis est cum hominibus reprobis vel etiam spiritibus malignis, et sancti vel iusti sunt,
quod proprie est filiorum Dei».
103. PL 178, 761 : «Homo ... ad similitudinem singularem personarum factus est, cum per
potentiam et sapientiam et amorem caeteris praelatus animantibus Deo similior factus sit». Voir
aussi YYsagoge in theologiam, éd. A. Landgraf, Écrits théologiques de l’École d ’Abélard,
Louvain 1934, p. 69 : «Trini Dei trinam imaginem et auctoritas testatur et deprehendit ratio
humanam esse animam... (Anima) respicit ... illum per potentiam, per sapientiam, per
voluntatem». - Sur la trilogie potentia, sapientia, benignitas/amor, notamment chez Abélard,
voir R. Javelet, Image et ressemblance, t. 2, pp. 161-4.
144 GILBERT DAHAN

Hugues de Saint-Victor, dans un ensemble de sentences publiées par O.


Lottin, retrouve le schéma-type : «L’homme a été fait à l’image de Dieu,
d’après la mémoire, la raison et la volonté». Il oppose à cette bonne Trinité
une trinité perverse (suggestio, consensus, delectatio) qui précipite l’homme
dans une trinité de misère, faite d’infirmité, d’aveuglement et de dégoût104.
Godefroy expose dans son Microcosme un thème qui n’apparaît pas dans les
oeuvres exégétiques du XIIe siècle : certains ont recherché Dieu à partir du
microcosme qu’est l’homme105, considérant que Gen. 1, 26 leur donnait une
clé ; l’homme est caractérisé par le pouvoir, le savoir et le vouloir106.
Dans un schéma assez complexe, Hugues de Rouen place les vestiges de la
Trinité au niveau non de l’image mais de la semblance et trouve en l’homme
ratio, caritas et un ensemble formé de fides, spes et encore caritas107.
Étienne Langton, enfin, affirme sans plus de précision que l’homme est
semblable à la Trinité d’après les trois puissances de l’âme108.
Ces éléments d’anthropologie nous semblent précieux et même s’ils ne sont
pas exposés avec la rigueur et les développements que l’on trouve dans mainte
oeuvre de théologie, ils nous font du moins percevoir plusieurs préoccupations
des penseurs du XIIe siècle et témoignent du fait que l’exégèse de cette époque
se montre sensible à certains thèmes qui accordent à l’homme une place
privilégiée dans la création.

IV. - L a T rinité

A côté de cela, les thèmes plus proprement théologiques nous paraissent


revêtir une importance moindre. Et pourtant, on le sait, le verset Gen. 1, 26

104. O. Lottin, «Questions inédites de Hugues de St-Victor», RTAM 27 0 9 6 0 ), pp. !96-


7 : «Homo factus est ad imaginem trinitatis secundum memoriam, rationem, voluntatem. Ab
hac trinitate cecidit per quamdam trinitatem malam, scilicet suggestionem, consensum,
delectationem, et precipitatus corruit in quandam pravam et miseram trinitatem, infirmitatem
scilicet, cecitatem et feditatem».
105. Il existe de nombreuses études sur le thème de l ’homme-microcosme ; voir notamment
M.D. Chenu, La théologie au douzième siècle (cité n. 86), pp. 34-43 ; M.-Th. d ’Alverny,
«L’homme comme symbole. Le microcosme», dans Simboli et simbologia nell’alto medioevo,
Spoleto \916 (Settimane di Studi del Centro Italiano di Studi sull’alto medioevo, 23), pp. Î23-
195.
106. Ed. Ph. Delhaye, Lille-Gembloux 1951, p. 61 : «... Alii in microcosmo, id est in
semetipsis ymaginarium ascensum usque ad deum sic fecerunt, ex doctrina ipsius creatoris sui
inicium sibi facientes ascensus sui. Dixit enim creator hominis Faciamus hominem...». Voir
également, Ph. Delhaye, Le Microcosmus de Godefroy de St-Victor, étude théologique, Lille
1951.
107. Éd. F. Lecomte, p. 256-7.
108. Ms. BN lat. 14414, fol. 144rb : «Secundum tres vires anime homo etiam similis
trinitati».
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 145

joue un rôle particulier dans les réflexions sur la Trinité, aussi bien que dans la
controverse relative à ce thème, notamment avec les juifs. On trouve chez les
exégètes une approche double : d’une part, le thème de la Trinité est analysé à
la lueur d’une certaine réflexion théologique, d’autre part, il est abordé dans
l’esprit de la polémique anti-juive. Nous examinerons chacun de ces deux
aspects sans toutefois nous attarder sur les éléments qui ne paraissent pas
spécifiques à l’exégèse.
D’une manière générale, les commentateurs médiévaux, à la suite de toute la
tradition patristique, voient dans le pluriel Faciamus une indication de la
Trinité des personnes, le singulier Fecit impliquant l’unité de substance109.
Inversement, beaucoup de traités théologiques citent Gen. 1, 26110. A vrai dire,
on ne trouve pas à ce sujet dans les commentaires du X I I e siècle de
développements particulièrement neufs ou d’une grande densité théologique,
même quand une grande place est réservée à ce thème (ainsi chez Rainaud de
Saint-Éloi ou Hugues de Rouen). La formule proposée par Pierre le Mangeur
«Loquitur Pater ad Filium et Spiritum Sanctum... Vel est quasi communis vox
trium personarum» est devenue classique et a été reprise par les auteurs
postérieurs111. Notons que les exégètes n’ont pas discuté des possibilités
présentées par cette alternative.
A côté de cette tradition trinitaire, extrêmement bien attestée, on décèle chez
quelques auteurs une autre interprétation possible. Ainsi Abélard explique-t-il
le pluriel par une sorte de procédé littéraire, «comme lorsque quelqu’un se
parle à soi-même, lui-même et sa raison constituant en quelque sorte deux
(personnes)112». Étienne Langton, dans son commentaire des Sentences, parle
d’un pluriel de majesté113. Évidemment, il ne peut être question chez ces
auteurs de renoncer à l’interprétation traditionnelle (qu’ils reprennent aussi
dans leurs mêmes commentaires); il est intéressant cependant de voir, sur un
point où l’exégèse chrétienne était unanime, s’élever une voix non point
discordante, mais quelque peu diffférente. On peut se demander si la
controverse avec les juifs ne l’a pas favorisée.
En tout cas, il est intéressant de constater qu’assez souvent sur ce verset
l’exégèse se réfère à la polémique : nous avons montré ailleurs que les
commentaires bibliques étaient l’un des lieux de la polémique114 et l’on

109. Voir notamment S. Augustin, De Gen. ad Litt. Ill, 19, 29 (texte repris par la Glossa
ordinaria) et la note complémentaire de la traduction citée, pp. 623-25.
110. Outre les textes des Sentences cités à la n. 1, voir par exemple Alain de Lille, Summa
’Quoniam homines’, éd. P. Glorieux, AHDLMA 20 (1953), p. 197.
111 .P L 198, 1063.
112. PL 178, 760 : «Quasi ... aliquis secum loquens se et rationem suam quasi duo
constituit cum eam consulit, sicut Boetius in libro De consolatione philosophiae vel Augustinus
in libro Soliloquiorum».
113. In Sent. I, d. 2, c. 4, éd. Landgraf, pp. 4-5: «Faciam us ... hoc verbum non
consignificat pluralem numerum. Maiores enim utuntur eo, ut episcopi, et congrue».
114. Voir Les intellectuels chrétiens et les juifs. Polémique et relations culturelles en
Occident, du XIIe au XIVe siècle , Paris 1990, pp. 386-405.
146 GILBERT DAHAN

constate à propos de Gen. 1, 26 un échange continu entre littérature exégétique


et traités de controverse.
Dans les œuvres de polémique, depuis longtemps ce verset constituait l’un
des testimonia les plus souvent produits en faveur de la Trinité. Notons la
démonstration de Pierre Damien :
«Si una esset in deitate persona, non diceret Faciamus sed
faciam. Si tres essent substantiae, non diceret singulariter
imaginem nostram sed potius imagines nostras115».
Le verset est explicitement cité et commenté dans les traités de Pierre de
Blois116, Gautier de Châtillon117, Alain de Lille118 ou Barthélémy d’Exeter.
Citons ce dernier auteur :
«Item cum dicit Dominus Faciamus hominem ad ymaginem et
similitudinem nostram,, per verbum plurale personarum pluralitas
intelligitur, ubi tamen ut unitatem deitatis ostenderet, confestim
admonet dicens : Fecit Deus hominem ad imaginem suam. Et cum
dicit idem Deus : Ecce Adam factus est quasi unus ex nobis, ipsa
pluralitas personarum trinitatis demonstrat misterium119».
Souvent, les polémistes font allusion à l’interprétation juive : c’est elle que
visent, par exemple, Pierre de Blois («non enim dixit angelis faciamus») ou
Alain de Lille («ad angelos videtur nullo modo loqui»). C’est en effet de
l’interprétation juive que vient cette mention des anges, auprès de qui Dieu
avait pris conseil avant de créer l’homme120, comme nous l’avons déjà vu
rapidement plus haut en notant que cette interprétation du pluriel donnait lieu à
des considérations tropologiques. Il semble que l’exégèse juive de ce verset ait
elle-même été fortement conditionnée par la polémique et sans doute d’abord
par la polémique dirigée contre les dualistes ou les polythéistes, l’un des plus
anciens commentaires conservés, le Midrash Bereshit rabba, dont la rédaction
semble remonter au VIIe ou au VIIIe siècle, citant Samuel ben Nahman (IIIe-IVe
s.), parlant lui-même au nom de R. Jonathan (début du IIIe s.), met dans la
bouche de Moïse cette exclamation : «Seigneur du monde, pourquoi fournis-tu

115. Antilogus, PL 145, 42.


116. Tractatus contra perfidiam iudaeorum, PL 207, 830-1 : «Cum dicitur faciamus
ostenditur in personis pluralitas. Non enim dixit angelis faciamus, quia ipsi factores et creatores
non sint, nec homo faciendus erat ad similitudinem angeli.»
117. Dialogus contra iudeos, PL 209,450-1 (Gautier rapporte une discussion qu’il eut avec
un juif à Châtillon) : «Faciamus... Quis, inquam, loquitur et ad quem ? - Deus, inquit, ad
angelos, consilio eorum volens hominem facere. Quo audito, in risum prorumpens, antequam
secundam inferrem quaestionem, cachinnando subieci : Dic, quaeso, ad imaginem Creatoris an
angelorum factus est homo (etc.)».
118. Summa quadripertita , PL 210, 403 : «Ad quem vel ad quos loquitur cum dicitur
Faciamus ? Ad angelos videtur nullo modo loqui, non enim una est imago vel similitudo Dei et
angelorum iuxta quam factus sit homo. Restat ergo ut Deus loquatur ad Filium et ad Spiritum
Sanctum.»
119. Ms. Oxford, Bodleian Library, Bodl. 482, fol. 5rb. Voir également fol. 7rb (nous
préparons une édition de ce texte).
120. On la trouve cependant dès plusieurs textes patristiques. Voir ci-après n. 127.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 147

un argument aux hérétiques121 ?». C’est à ce même texte que remonte l’idée de
la délibération avec les anges, reprise par de nombreux commentateurs
médiévaux. Cependant, au moyen âge, c’est contre l’interprétation chrétienne
que sont dirigés ces thèmes. Je traduirai le commentaire de Samuel ben Meir,
un auteur du XIIe siècle, dont on a montré récemment que nombre d’analyses
littérales constituent en fait des réponses à une argumentation chrétienne122 ;
on notera le soin mis par cet exégète à multiplier les citations scripturaires
pour mieux asseoir sa démonstration :
«Il dit à ses anges Faisons l’homme. De même Michée a trouvé
dans les Rois (/ Rois 22, 19-22) Dieu (demander conseil à ses
anges) et dans Isaïe (Dieu demander) Qui enverrai-je, qui ira pour
nous {Is. 6, 8), et aussi dans Job (cf. Job 1, 6 : Le jour où les
Fils de Dieu venaient se présenter devant lui). A notre image : à
l ’image des anges. Selon notre semblance : quand l ’homme se
pervertit, il ressemble à du bétail muet, ainsi qu’il est écrit {Ps.
48, 13)123».
L’exégèse chrétienne du XIIe siècle prend en compte la donnée polémique.
On peut y distinguer deux temps : tout d’abord, une reprise générale du thème,
avec affirmation que le pluriel de faciamus indique la Trinité; une adresse aux
Juifs et parfois une démonstration. C’est le cas par exemple chez Abélard :
«Pourquoi le verbe est-il au pluriel ? Que les juifs le disent, s’ils le peuvent ...
ou bien qu’ils reconnaissent la Trinité124», ou chez Bruno d’Asti : «Que les
juifs croient en la Trinité ou qu’ils trouvent d’autres créateurs que Dieu125».
Dans un second temps, les exégètes relèvent le thème du conseil angélique -
sans toujours référer nommément aux juifs l’explication - celle-ci étant mise au
compte de quidam : il semble que le thème apparaisse d’abord chez Hugues de
Saint-Victor, qui ne nomme pas les juifs et qui en tire, comme plusieurs
auteurs juifs, un enseignement moral :
«... Cum ipse ad angelos ita loquatur, quorum ministerio forsitan
formatum est corpus hominis. Vel quod melius est, accipiamus
consilium Trinitatis fuisse126.»
Cependant, on notera que le thème est déjà présent, avec une connotation
plus polémique, dans une sentence d’Anselme de Laon : «Deus solus ...

121. Midrash Bereshiî rabba VIII, 8. Voir la trad. angl. de H. F reedman, nouv. éd.,
Londres 1977, p. 59.
122. Voir les études d’E. Tourrou, notamment «Quelques aspects de l’exégèse biblique juive
en France médiévale», dans Archives juives 21 (1985) 35-39 ; et (en hébreu) «Sur la méthode
de Rashbam dans son commentaire du Pentateuque», Tarbiz 48 (1979) 248-273 ; «Sens littéral
et apologétique dans le commentaire de Rashbam sur les récits concernant Moïse», Tarbiz 5 1
(1982) 227-238.
123. Perush ha-Torah («Commentaire du Pentateuque»), éd.D. Rosin, Breslau 1881, p. 8.
124. PL 178, 760.
125. PL 164, 157-8.
126. PL 175, 37.
148 GILBERT DAHAN

plasmavit hominem, non per angelum, ut quidam volunt127». Il en est de même


dans YYsagoge in theologiam, d’inspiration à la fois abélardienne et
victorine128 et dans divers recueils de sentences, notamment chez Pierre
Lombard129.
Dans la seconde moitié du siècle, l’attribution du thème aux juifs figure dans
plusieurs commentaires. Citons Étienne Langton :
«Iudei dicunt quod sunt verba Patris ad angdos, sed hoc non
placet13013»
ou Nicolas de Tournai :
«Loquitur Dominus ad angdos secundum Iudeos. Secundum
catholicos Pater ad Filium et Spiritum Sanctum, vel est vox
• • 131
communis tnum personarum ».
L’utilisation de ce motif polémique nous paraît intéressante par son côté
positif : comme cela est également le cas dans d’autres versets, l’argumentation
juive provoque une réflexion plus proche du texte. De plus, ici, l’interprétation
juive est assimilée et sert de point de départ à une réflexion tropologique.

* *
*

A lire ainsi les commentaires de Genèse 1, 26-27 composés au X IIe


siècle, on a l’impression que les thèmes majeurs de réflexion suscités par ces
versets et que l’on trouve développés dans les œuvres de théologie et les
recueils de sentences, ne sont ici que survolés. Il convient toutefois de se
rappeler que nous avons affaire à un genre particulier : il s’agit d’expliquer un
texte long (la Genèse, voire le Pentateuque) et il ne pouvait être question pour

127. Éd. O. Lottin, Psychologie et morale , t. 5, p. 30 (n° 29). Voir aussi la G lossa
vocabulorum in Genesin, citée par O. Otto, p. 41 : «Licet quidam ad angelos referendum
dicant, melius tamen ad sanctam trinitatem refertur». De fait, l ’allusion à l ’interprétation aux
anges apparaît à l ’époque patristique ; cf. notamment Ambroise, Exaemeron, CSEL 32/1, p.
231 : «Cui dicit ? non sibi utique ... non angelis, quia ministri sunt... sed dicit filio, etiamsi
Iudaei nolint, etiamsi Ariani repugnent». Voir aussi Claude de Turin, PL 5 0 ,9 0 0 : «Nefas est
credere ad imaginem angelorum hominem fuisse creatum». Voir aussi les textes cités par H.H.
Somers, «The Riddle o f a Plural (Genesis 1 ,21 (sic)) : its history and tradition», Folia 9 (1955)
63-101.
128. Éd. Landgraf (citée n. 103), p. 279 : «Nullus quidem infidelium dicet angelum fuisse
creatorem hominum».
129. II, d. 16, c. 2, éd. de Quaracchi, p. 406 : «Ex persona enim Patris hoc dicitur ad
Filium et Spiritum Sanctum, non, ut quidam putant, angelis, quia Dei et angelorum non est una
et eadem imago vel similitudo».
130. Ms. BN lat. 14414, fol. 144rb. Dans ses gloses sur VHistoria scholastica, Étienne
Langton note simplement : «Quidam credunt Dominum sic fuisse angelis locutum, sed hoc stare
non potest» (même ms., fol. 115vb).
131. Ms. BN lat. 15572, fol. lllr b .
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XIE S. 149

les exégètes de consacrer à chaque point des développements abondants, qui


auraient conféré un aspect démesuré à leur œuvre : parmi les auteurs que nous
avons examinés, Rainaud de Saint-Eloi est le seul à ne pas se soucier de cette
servitude; il représente ainsi une exégèse monastique qui prend le temps de
s’arrêter à chaque difficulté du texte - à l’inverse, par exemple, d’un Étienne
Langton, dont l’exposé est nerveux et rapide. Mais il faut noter aussi que les
principaux aspects de la réflexion théologique sur les versets considérés ici se
trouvent au moins mentionnés par ces textes : on peut être surpris, certes, que
plusieurs motifs soient pratiquement passés sous silence (il n’y a presque rien
par exemple sur l’anthropomorphisme auquel aurait pu conduire le verset 26,
et peu de chose sur le Fils image de Dieu, thème abondamment développé
ailleurs) - mais, d’une manière générale, il semble que les exégètes aient
retenu la teneur principale de l’apport des théologiens. Bien plus, c’est l’esprit
même du temps qui se perçoit dans les œuvres exégétiques : les thèmes de
l’excellence de l’homme, de la dignité du corps humain nous plongent dans
l’atmosphère optimiste du XIIe siècle et, de Bruno d’Asti à Nicolas de Tournai,
on voit s’affiner une méthode de lecture et d’explication des textes sacrés, qui
devient de plus en plus rigoureuse et tend à s’affranchir des ouvrages
patristiques (saint Augustin dans le cas particulier de Genèse 1, 26-27) sur
lesquels presque uniquement se fondait l’exégèse plus ancienne.
Si le verset étudié ici ne nous a pas permis d’observer les progrès faits en
matière de critique textuelle (avec l’école de Saint-Victor notamment), une
autre caractéristique du XIIe siècle a été quelque peu perceptible : le contact
avec l’exégèse juive ; il semble en effet que diverses réflexions de nos
commentateurs aient été provoquées, directement ou indirectement (par le
biais de la polémique) par celle-ci - même s’i l’on constate depuis l’époque
patristique la présence de motifs liés à la controverse dans l’exégèse de Genèse
1, 26.
D ’autre part, enfin, les développements allégoriques et, surtout,
tropologiques sont propres aux textes examinés ici : ils nous rappellent que
l’explication des textes sacrés ne vise pas seulement l’École mais prétend
édifier, à travers une prédication qui y prend son inspiration, l’ensemble des
fidèles ; l’Écriture n’est pas seulement matière à commentaire, mais devient
source de vie132.

132. Il me plaît de remercier ici mon collègue Zénon Kaluza et le Centre d ’études des
Religions du Livre, dirigé par M. Alain Le Boulluec, à l ’initiative desquels a été menée cette
recherche ; elle devait s ’intégrer à un ensemble plus global sur l ’exégèse de Gen. 1, 26 au
moyen âge, ce qui explique les limites de la présente étude (n’ont pas été traités notamment les
auteurs cisterciens).
150 GILBERT DAHAN

A nnexe

Nous avons jugé utile de donner en annexe de cette étude quelques textes
d’exégètes du XIIe siècle : le commentaire de Pierre le Chantre sur Gen. 1, 26,
l’une des reportations du commentaire d’Étienne Langton et le commentaire de
Nicolas de Tournai. A peu près contemporains, ces textes-nous paraissent
donner une bonne idée de l’exégèse parisienne de la fin du XIIe siècle et l’on y
trouvera l’ensemble des motifs que nous venons d’analyser. Dans ces
transcriptions, nous restons fidèle à l’orthographe des manuscrits (nous
différencions cependant u et v) ; nous rajoutons dans le texte même les
références scripturaires (sauf à Gen. 1, 26-27).

1. P ierre le C hantre
Ms. : Paris, Bibl. de l’Arsenal, 44, fol. 7ra.
Voir : F. S teg m ü lle r , Repertorium biblicum medii aevi 4, Madrid
1958, n° 6454, pp. 252-3.

Ad litteram.
Faciamus. Secundum iudeum loquitur ad angelos, secundum Christianum Pater loquitur
ad Filium et Spiritum sanctum, vel est vox communis trium personarum que dicit Faciamus et
nostram. Et nota : homo non est factus per se, sed inter reptilia, ad depressionem superbie et
quia casurus erat. Et hoc est faciamus. In tribus notatur hominis dignitas : primo, quia non
solum factus est in genere suo ut predicta, sed etiam imago Dei est; secundo, quia cum
deliberatione factus est : in aliis dixit facta sunt, hic quasi inter se deliberantes dicunt
«Faciamus» ; tercio, quia est statutus omnium dominus animalium, ut essent ei, quem futurum
mortalem sciebat, in alimentum, indumentum, laboris adiumentum.
Ad imaginem quantum ad naturalia, et similitudinem quantum ad gratuita. Ratio magis
proprie est imago Dei ; homo propter rationema ; sicut pictura dicitur ipsa tabella propter
picturam quam continet, sic homo dicitur imago propter rationem ; vel expressius etiam ratio
quam anima, quia imago dicitur per rationem. Vel de hac dicitur : In imagine pertransit homo
( Ps. 38, 7). Illam habet etiam diabolus, similitudine privatur per peccatum. Unde Adam
vulneratus est in naturalibus, spoliatus gratuitis. Vel ad imaginem et similitudinem , id est ad
imaginem assimilacionis, ut Deum imitemur quantum possumus, etsi non equis passibus. Vel
ad imaginem et rationalem hominem et immortalem quodammodo, scilicet si voluerit, et
similitudinem et sanctitatem morum et iustificationem, hoc est eadem cum prima expositione; in
hoc ergo notatur prima dignitas ; dominetur piscibus, in hoc tertia ; in faciamus secunda. Bestiis
terre : hoc exponens Gregorius in Moralibus dicit quod non est data homini prelatiob ut
dominetur subditis sed bestiis terre, id est bestialibus, et piscibus et volucribus, id est in eo
quod induunt horum facies per vitia subditi. Ubi enim non delinquimus pares sumus, unde
Apostolus : Non dominantes in clero etc. (/ Petr. 5, 3). Horum ergo constituendus erat homo
dominusc, tamen, in maximis perdidit dominium, ut in leonibus, ut se sciat multum amisisse, et
in minutis, ut in muscis, ut suam cognoscat vilitatem. In mediis habet ad solatium, ut se sciat
dominium habuisse in omnibus hiis.

a. ms. add. vel expressius etiam.


b. ms. prelato.
c. ms. constituendus hominem dominum.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1 ,2 6 AU XII* S. 151
Et creavit Deus hominem ad imaginem et similitudinem Dei. Hic versiculus, ut dicunt,
non est in ebreo.
Masculum et feminam creavit eos. Sic construe, ut locum habeat ratio, quasi : Deus
creavit hominem non unum solum sed duos, nec in uno tantum sexu sed in utroque, quia
masculum et feminam creavit eos, non androgeos, id est non ermafroditosd, qui viri et mulieris
simul habent instrumentum. Ergo pluraliter dicit ne putaret homo sodomita abuti homine loco
mulieris, quasi homo utrumque haberet instrumentum. Contra tales ita.
(ajouts marginaux)
Etiam secundum corpus factus est homo quodammodo ad imaginem Dei, quia «Os
homini sublime dedit».
Prolensis est vel preoccupatio, quia nondum formata est mulier, vel si facta est cum
viro, quia ita dicitur de muliere, est recapitulatio.

2. É tienne L angton
Ms. Paris, Bibi, nationale, lat. 355, fol. 5r-6r.
Voir : F. S teg m ü ller , Repertorium biblicum medii aevi 5, Madrid
1954, pp. 242 et 254, n° 7744.
G. L acom be -B. S malley , «Studies on the Commentaries of Cardinal
Stephen Langton», dans AHDLMA 5 (1930), p. 67.

Faciamus hominem etc. Quecumque scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt
(Rom. 15, 4). Ideo per hoc quod cum deliberatione fecit hominem, insinuavit nobis quod in
omnibus operibus nostris debet precedere deliberatio. Unde in libro Sapientie : Ego sapientia in
consiliis habito (Prov. 8, 12), quia ubi est consilium, ibi est deliberatio. Et in Ecclesiastico :
Fili, sine consilio non fac et non te penitebit (Eccli. 32, 24). Unde mulier fortis quesivit lanam
et linum et consilio manuum suarum operata est (Prov. 31, 13), id est deliberavit in operibus.
Hinc est etiam quod, cum enumerantur dona Spiritus sancti, primo ponitur sapientia et
intellectus, et post consilium, ad signandum quod nemo habet illa dona nisi qui habet
consilium.
Et presit piscibus. Non est dictum quod presit hominibus. Quare ? Forte dices : quia
nondum homines erant. Certe eodem modo dictum post diluvium : Terror noster erit super
omnia animalia (Gen. 9, 2). Non dicit «super homines», et assignat Gregorius rationem in
Moralibus, quia, etsi presit homo aliis, potius debet attendere conditionem equalitatemque
conditionis quam potestatem ordinis, et esse in illis quasi unus ex illis. Unde in Ecclesiastico :
Rectorem te posuerunt in populo ; noli extolli, sed esto in illis quasi unus in illis (Eccli. 32, 1).
Et lob dixit : Videntes me iuvenes absconderunt se et senes assurgebant (lob 29, 8). Et tamen
in tanta potentia memor erat equalitatis conditionis. Unde subdit : Si contempsi subire iudicium
cum servis et ancillis meis etc. (lob 31, 13). Numquid non in vulva creavit nos unus (cf. ibid.
15) ? Et sic repressit motus elationis.
Et creavit Deus hominem ad ymaginem et similitudinem suam etc. Repeticio fit, ut
firmius inculcet memorie quales facti sumus et a quo. Unde : Scitote quoniam Dominus fecit
nos (Ps. 99, 3). Item : Ploremus coram Domino, quoniam ipse fecit nos (Ps. 94, 6).

Allegorice de prelatis.

d. Prior manus : hermastodites.


152 GILBERT DAHAN
Faciamus hominem etc. Per hominem prelatum intellige iudicem, qui debet esse iudex,
non ut vexet bonos, sed ut coherceat malos, et hoc ut presit piscibus, id est curiosis, volatilibus
superbis, bestiis fortioribus. Unde Apostolus : Spiritualis omnia iudicat et ipse a nemine
iudicatur (/ Cor. 2, 15), quia ubi non delinquimus, ibi pares sumus. Item : Vis non timere
potestatem ? Bene fac; si autem male feceris, time {Rom. 13, 3.4). Et ad Tymotheum : Lex
iusto non est imposita (/ Tim. 1, 9). Iudex ergo attendere debet quod habet Deum supra se et
homines infra se. Unde lob : Si levavi super pupillum manum meam etc. {lob 31 ,2 1 ). Timui
enim Deum supra me (cf. ibid. 23). Iste erat memor quod erat in medio statu. Et Apostolus :
Domini quod iustum est prestate servis, scientes quod et dominum habetis in celis {Coi. 4, 1).
Idem : Obedite prepositis vestris, ipsi pervigilant quasi rationem reddituri domino pro omnibus
vobis {Heb. 13, 17). Et nota quod si prelatus habet ymaginem similitudinis Dei, preest omnibus
animalibus; si vero amittit similitudinem, inferior est omnibus (...).

Item de prelatis.
Masculum et feminam creavit eos. Per masculum prelatum, per feminam plebem
subiectam intellige. Replete terram sancte ecclesie.

Moraliter.
Item aliter. Faciamus hominem etc. id est mentem hominis, scilicet rationem, ut presit
piscibus etc., id est pravis motibus quos debet ratio deprimere. Masculum et feminam etc. Mens
hominis debet esse masculus per discretionem que viget in masculis magis quam in feminis, et
femina per compassionem que viget maxime in feminis. Unde Dominus dixit Moysi : Non
misereberis pauperis in iudicio {Ex. 23, 3) si foveat iniustam causam, quasi : esto discretus etsi
compatiens. Vel per masculum constantiam in bono, per feminam fecunditatem. Ista sola
exiguntur ab homine, ut sit constans in bono et fecundus per opera bona.

3. N icolas de T ournai
Ms. Paris, Bibi, nationale, lat. 15572, fol. lllrb-112va.
Voir : F. S teg m ü ller , Repertorium biblicum medii aevi 4, Madrid
1953, n° 6013, 1.

Faciamus hominem. Facta et omata domo, introducitur habitator et loquitur Dominus ad


angelos secundum iudeos; secundum catholicos, Pater ad Filium et Spiritum sanctum. Vel est
vox communis trium personarum. Et quod dicitur pluraliter faciamus et nostram notat
pluralitatem personarum; quod dicitur singulariter ad imaginem et similitudinem , unitatem
essentie. Ymago, quoad naturalia, similitudo, quoad gratuita. Vel ymago quoad potentia
cognoscendi, similitudo quoad potentia diligendi Deum. Vel ymago dicitur quoad potentiam
<non> moriendi, similitudo quoad morum sanctitatem. Vel ymago quoad innocentiam,
similitudo quoad iustitiam. Factus est ergo homo ad ymaginem Dei, ut imitetur eum in
innocentia et assimiletur in iustitia. Vel ut cognoscat et diligat Deum. Et notatur hic dignitas
hominis in tribus, quia, primo, cum deliberatione factus est, et notatur ibi faciamus ; secundo,
quod non solum in genere suo sicut cetera factus est, sed ad ymaginem etc.; tercio, quod factus
est dominus omnium, ibi et presit etc. Quod exponit Gregorius in Moralibus, dicens : Non est
data homini prelatio ut dominetur subditis, sed bestiis et avibus et piscibus et illis qui induunt
faciem horum; ubi non delinquimus, pares sumus. Omnium constitutus est dominus homo, sed
in maximis dominium perdidit per peccatum, ut in leonibus, ut sciat quam vilis factus sit; in
mediis adhuc tenet, ut sciat se in omnibus habuisse.
EXÉGÈSE DE «GENÈSE» 1, 26 AU XII‘ S. 153
Quod ergo dixit Faciamus etc., non possunt esse verba Dei ad angelos, quibus non est
et eadem ymago et similitudo cum Deo, sed sunt Patris ad Filium et Spiritum sanctum, vel trium
simul personarum, quarum est una et equalis substantia. Et nota quod cum dixisset A d
ymaginem, statim adiunxit et presitpiscibus etc., ut intelligamus in hoc factum hominem ad
ymaginem Dei in quo irrationabilibus antecellit.
Et creavit Deus : iste versus, ut dicunt, non est in hebreo, sed Dominus sepius hoc
repetit, quia mundus oblivisci cogit.
Masculum et feminam quasi sic construe quasi : Deus creavit hominem non solum unum
sed duos in duplici sexu, quia masculum et feminam, quasi non hermaffoditos, qui viri simul et
mulieris habent instrumentum. Creavit , id est plasmavit. Et quod hic dicitur de muliere
preoccupano est, quia inferius agetur de formatione eius; et quod nominat duos sexus
diversimodo et distincte vitium sodomiticum dampnat.

(autre exposition)
Faciamus hominem : per hominem prelatus intelligitur, qui ad ymaginem Dei sanctus
dicitur, Matth, vii : Estote perfecti sicut et Pater (Mt. 5, 48). Per hoc autem quod tota Trinitas
facit hominem notatur quod prelatus in tribus precedere debet : in potentia, que refertur ad
Patrem, Ecclesiasticus vii : Noli querere fieri iudex nisi valeas etc. (Eccli. 7, 6); in sapientia,
que refertur ad Filium, Prov. vii : Dic sapiende soror mea es etc. (Prov. 7, 4); in benignitate,
que refertur ad Spiritum sanctum, Gregorius : Dum mansuetudo per iram amittitur superne
similitudinis ymago viciatur. Debet autem prelatus fieri ad ymaginem Dei per sapientiam, ad
similitudinem per virtutem, Matth, xxiiii : Fidelis servus et prudens (Mt. 24, 45). Fidelis,
prudens qui intelligit Dei voluntatem. Creavit Deus non rex, non preces, non precium. Creavit
eos prelatos, qui debent esse femina per mansuetudinem, masculus per disciplinam.

Gilbert D a h a n
CNRS, Paris

RÉSUMÉ : Sans posséder la densité d ’autres textes théologiques du XIIe s. qui développent
les données doctrinales suggérées par le Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem
nostram , les exégètes n ’ignorent pas les progrès de la pensée théologique contemporaine et
proposent en outre divers thèmes qui leur sont spécifiques, particulièrement au niveau de
l ’interprétation morale et de la mise en valeur d’une anthropologie qui accorde à l ’homme une
place éminente. Cette étude s’efforce d’exploiter l ’ensemble des commentaires bibliques de la
Genèse du XIIe s., tant des auteurs monastiques du début du siècle comme Rainaud de St-Eloi
(mais à l ’exclusion des cisterciens) que des maîtres des écoles parisiennes (Victorins, “école
biblique-morale”). En annexe, sont publiés les commentaires de Gen. 1, 26 de Pierre le
Chantre, Etienne Langton et Nicolas de Tournai.

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