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Bossuet Jacques-Bénigne, Grosperrin Jean-Philippe. Appendice. Jacques-Bénigne Bossuet. Sur le style, et la lecture des
Pères de l’Église pour former un orateur. In: Littératures classiques, n°46, automne 2002. Bossuet, Le Carême du Louvre
(1662) pp. 221-229;
doi : https://doi.org/10.3406/licla.2002.1887
https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2002_num_46_1_1887
Jacques-Bénigne Bossuet
pour
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1 II ne fut publié qu'en 1855 par Amable Floquet (Études sur la vie de Bossuet [...],
t. Il, p. 513 sq.). Louis Barthou en posséda le manuscrit. Nous le donnons ici d'après l'édition
des Œuvres oratoires de Bossuet par Charles Urbain et Eugène Levesque (t. VH, p. 13-20),
dont nous avons mis à profit une grande partie des notes. On en trouvera un savant et
pénétrant commentaire dans la thèse de Thérèse Goyet (L'Humanisme de Bossuet, Paris,
Klincksieck, 1965, 1. 1, p. 46 sq.). Voir également Th. Delmont, Bossuet et les Saints Pères,
Paris, Putois-Cretté, 1896, p. 120-192.
2 Voir F. d'Agay, « Bouillon (La maison de) », Dictionnaire du Grand Siècle, Paris,
Fayard, 1990, p. 220-221.
C'est ainsi que le cardinal de Bouillon sollicita les conseils de Bossuet pour guider
sa formation oratoire : théologien, il n'était pas habitué à la prédication.
Pourquoi s'être tourné vers Bossuet ? L'évêque de Condom n'avait pas encore été
nommé précepteur du Dauphin (5 septembre 1670) ni élu à l'Académie française (8
juin 1671). Si Bossuet n'avait pas réussi à s'imposer comme prédicateur de la cour
en 1662, encore moins en 1665-1666, l'Avent de Saint-Thomas du Louvre (1668) lui
,4eavait
n valu
n lese
éloges
réclatants
uT de oncle du futur cardinal. D'autre part, il se
trouve que Bossuet avait prêché en 1660 aux Grandes Carmélites pour la vêture
d'Émilie-Éléonore de Bouillon de Château-Thierry, la propre sœur du jeune
homme5 ; il y avait célébré l'exemple de leur défunte mère, Éléonore de Bergh,
« cette héroïne chrétienne » — entendons catholique — que le duc de Bouillon avait
épousé en 1633 avant de se convertir au catholicisme l'année suivante :
Suivez sa dévotion exemplaire ; et comme Dieu l'a choisie pour remettre la vraie
foi dans votre maison, tâchez d'achever un si grand ouvrage. Vous savez, ma Sœur, ce
que je veux dire ; et quelque illustre que soit cette assemblée, on ne s'aperçoit que trop
de ce qui lui manque. 6
3 11 fut nommé grand aumônier par le roi en 1671 et cumula les bénéfices. Acharné
comme son frère Godefroy-Maurice, grand chambellan, à soutenir la gloire de leur maison, il
subit la disgrâce et l'exil à Rome. Rappelé en 1690, il devait se lier avec Fénelon, dont il
soutint la cause à Rome lors de l’affaire du quiétisme. Il faut dire que le cardinal nourrissait
depuis longtemps une grande jalousie à l’égard de Bossuet ; en 1675, il avait ainsi interdit à
Mascaron d’attribuer la conversion de Turenne à personne qu’à lui-même.
4 J. Truchet, La Prédication de Bossuet , Paris, Cerf, 1960, 1. 1, p. 33-36.
5 Bossuet, Œuvres oratoires , éd. Lebarq revue par Ch. Urbain et E. Levesque, t. III,
p. 507 sq. et
d'Autriche À Marie-Thérèse.
cet événement mondain autant que religieux assistaient les deux reines, Anne
6 Ibid., p. 525.
7 Th. Goyet, op. cit., 1. 1, p. 47.
8 Œuvres oratoires, éd. citée, t. VH, p. 673.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 223
source de l'Écriture
Chrysostome surtout) :etl'éloquence
de la tradition
présuppose
des Pères
la « doctrine
(Augustin,
chrétienne
Tertullien,
», et donc
Jean
l'innutrition d'un corpus massivement latin. Mais le grand intérêt de ce texte est sans
doute de rétablir en pleine lumière un aspect de l'art de Bossuet que certaines
affirmations apparemment anti-rhétoriques du Panégyrique de saint Paul ou du
Sermon sur la Divinité de Jésus-Christ9 ne sauraient dissimuler : oui, Bossuet est
culturellement et viscéralement un cicéronien, qui ne conçoit guère la grandeur de la
chaire sans l'ampleur et l'élévation du grand style, c'est-à-dire sans le secours des
« figures artificielles » (entendons, fournies par l'art, par la culture). Style « relevé »,
style « tourné et figuré » : le décorum de la grande éloquence publique doit être
déployé en accord avec la dignité de l'objet et de l'effet à produire, à savoir la force
agissante de la parole, une véhémence qui entraîne l'auditeur à adhérer aux vérités
chrétiennes. Que l'ordre des deux parties choisi par Bossuet « ramène son corres¬
pondant du souci de la forme à celui du fond, sans dire aucun mal de la première10 »,
c'est évident ; mais faut-il considérer simplement comme une concession à un jeune
prince pressé de briller l'attention ici portée aux « tours » éloquents de l'art ?
Le « tour », Bossuet le souligne, livre « l'esprit » du discours. Dans cette
économie chrétienne de l'éloquence, la beauté de la langue a sa place légitime, bien
comprise. Le souci de la doctrine ne saurait neutraliser l'attrait et l'empire sensible
de la parole. Chez Grégoire de Nazianze, on trouve de quoi « relever le style » ;
Tertullien est « admirable » pour ses pensées sur la pénitence, mais aussi pour
l'élégance de ses « sentences11 ». En ce sens, les réflexions de Bossuet, héritier des
humanistes et défenseur de la gravité chrétienne, ratifient à la fois à la tradition
cicéronienne et la position nuancée d'Augustin au quatrième livre du De doctrina
christiana. Thérèse Goyet l'a fort bien vu : dans cette esquisse de rhétorique, allégée
de la disposition et des partitions oratoires, mais où s'exprime une confiance en « la
force contagieuse de la beauté », le mot dominant reste l'agrément, indissociable de
la variété et de la chaleur du discours12.
9 Prêché en 1665 et repris en 1669. « Il est vrai que les saints apôtres, qui ont été ses
prédicateurs, ont abattu aux pieds de Jésus la majesté des faisceaux romains [...]. Mais ce
n'est point l'art du bien dire, par l'arrangement des paroles, par des figures artificielles [c'est-
à-dire, fournies par l'art humain de la parole] qu’ils ont opéré tous ces grands effets » (ibid.,
t. IV, p. 657 ; t. V, p. 580).
10 J. Truchet, op. cit., 1. 1, p. 60.
11 Dans ses Dialogues sur l'éloquence (composés vers 1678), Fénelon se montre
notablement plus réservé sur Tertullien : « La grandeur de ses sentiments est souvent
admirable [...]. Mais pour son style, je n'ai garde de le défendre. [...] Beaucoup de
prédicateurs se gâtent dans cette lecture. L'envie de dire quelque chose de singulier les jette
dans cette étude. La diction de Tertullien, qui est extraordiaire et pleine de faste, les éblouit. Il
faudrait donc bien se garder d'imiter ses pensées et son style » (Fénelon, Œuvres , éd. J. Le
Brun, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1. 1, 1983, p. 78-79).
12 Th. Goyet, op. cit., 1. 1, p. 48 et 57-58.
224 Bossuet
C'est dire alors que Bossuet apparaît ici, au-delà du cadre de la prédication,
comme un témoin du classicisme. S'il manifeste plus que jamais un « attachement
filial au latin », il se montre hautement conscient des ressources des prosateurs
français. Cette rhétorique allusive est nouvelle au sens où « la hiérarchie des valeurs
est personnelle13 » ; elle l'est encore dans la mesure où ce programme de formation
oratoire (par méditation des exemples et non par répétition de préceptes) n’oublie
pas que les lettres contemporaines recèlent, elles aussi, des modèles d'éloquence qui
font de certains modernes, nourris des anciens, déjà des classiques : Balzac mais
surtout d'Ablancourt, Pascal plus que Lemaître de Sacy (trop uniforme), Corneille
mais aussi Racine (qui n'avait alors été que jusqu'à Britannicus ). Du reste, les
analogies seront avérées entre Bossuet prosateur éloquent et Racine poète biblique14.
Dans ces conditions, cet opuscule peut éclairer utilement le style de Bossuet dans Le
Carême du Louvre , et c'est dans cet esprit qu'on le trouvera annoté ci-dessous.
13 Ibid., p. 48.
14 R. de La Broise, Bossuet et la Bible, Paris, 1891, p. 107 sq.
15 Ce n'est pas le cas de VOrator mais du De oratore.
16 « Oraison. [. . .] Se dit aussi d'un discours d'éloquence composé pour être prononcé en
public. [...] Les oraisons de Cicéron » (Dictionnaire de l'Académie, 1694).
17 C'est-à-dire, arrangé et omé par les procédés rhétoriques.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 225
Les poètes aussi sont de grands secours18. Je ne connais que Virgile, et un peu
Homère. Horace est bon à sa mode, mais plus éloigné du style oratoire. Le reste ne
fait que gâter, et inspirer les pointes, les antithèses, les grands mots, le peu de sens et
toutes les froides beautés.
Néanmoins, selon ce que je puis juger par le peu de lecture que j'ai fait des livres
français, les Œuvres diverses de Balzac19 peuvent donner quelque idée du style fin
et tourné délicatement. Il y a peu de pensées ; mais il apprend par là même à donner
plusieurs formes à une idée simple. Au reste, il le faut bientôt laisser ; car c'est le
style du monde le plus vicieux, parce qu'il est le plus affecté et le plus contraint. Au
reste, il parle très proprement20 et a enrichi la langue de belles locutions et de
phrases21 très nobles.
J'estime la Vie de Barthélemy des Martyrs22, les Lettres au Provincial, dont
quelques-unes ont beaucoup de force et de véhémence, et toutes d'une extrême
délicatesse23. Les livres et les préfaces de Mrs de Port-Royal sont bonnes à lire,
parce qu'il y a de la gravité et de la grandeur. Mais, comme leur style a peu de
variété, il suffit d'en avoir lu quelques pièces.
Les versions d'Ablancourt sont bonnes24 ; il a fait le Corneille Tacite et le
Thucydide. Car, pour le Lucien , c'est le style propre et familier, et non le sublime et
le grand, qui doit être néanmoins celui de la chaire.
Pour les poètes, je trouve la force et la véhémence dans Corneille ; plus de
justesse et de régularité dans Racine.
Tout cela se fait sans se détourner des autres lectures sérieuses, et une ou deux
pièces suffisent pour donner l'idée et faire connaître le trait.
Mais ce qui est le plus nécessaire pour former le style, c'est de bien comprendre
la chose, de pénétrer le fond et le fin de tout, et d'en savoir beaucoup, parce que c’est
ce qui enrichit et qui forme le style qu'on nomme savant, qui consiste principalement
dans des allusions et des rapports cachés, qui montrent que l'orateur sait beaucoup
plus de choses qu'il n'en traite, et divertit l'auditeur par les diverses vues qu'on lui
donne. Cicéron demande à son oratearmultanun rerum scientiam 25 ; car il faut la
plénitude pour faire la fécondité, et la fécondité pour faire la variété, sans laquelle
nul agrément.
Paul29,
Pourinstar
le Nouveau
omnium30.
Testament, Maldonat sur les Évangiles28, et Estius sur saint
D ne faut guère lire les commentaires que lorsqu'on trouve actuellement quelque
difficulté. Car ils se farcissent beaucoup de choses superflues, et ils ont peut-être
raison, parce que les esprits sont fort différents, et par conséquent les besoins. Mais,
pour trouver ce qui nous est propre, il faut nous éclaircir seulement où notre esprit
souffre.
spiritu et littera, De vera religione , De civitate Dei (ce dernier, pour prendre comme
en abrégé toute la substance de sa doctrine). Mêlez quelques-unes de ses épîtres :
celles à Volusien, ad Honoratum , De gratia Novi Testamenti, ainsi que quelques
autres. Les livres De sermone Domini in monte, et De consensu Evangelistarum.
28 Jean Maldonat, jésuite espagnol, avait été professeur à Paris (Collège de Clermont) ; à
sa mort, il laissa un commentaire manuscrit des Évangiles, publié par le P. Dupuy
(Commentarii in quatuor Evangelistas, Pont-à-Mousson, 1596-1597).
29 W. Hessels van Est (dit Estius), In omnes Divi Pauli et septem catholicas
apostolorum
30 C'est-à-dire,
Epistolas
valant
commentarii,
tous les autres.
Douai, 1614-1616.
31 Peuple, dans la langue classique, n'opère pas forcément de clivage sociologique ; le
mot désigne ici, comme souvent lorsqu'il est question de prédication, l'ensemble des
individus formant l'auditoire, ceux-ci pouvant être très bien nés... De même, populaire
caractérise
des auditeurs.
une manière de prêcher privilégiant la clarté du sens, intelligible pour l'ensemble
À l'égard de saint Chrysostome, son ouyrage sur saint Matthieu l'emporte, à mon
jugement. Il est bien traduit en français34 ; et [en le lisant] on pourrait tout ensemble
apprendre les choses et former le style. Au reste, quand il s'agit de dogmatiser35,
jamais il ne faut se fier aux traductions. Les Homélies sur la Genèse, excellentes ;
sur saint Paul, admirables36 ; au peuple d'Antioche, très éloquentes. Quelques
homélies détachées, sur divers textes et histoires37.
Je conseille beaucoup le Pastoral de saint Grégoire, surtout la troisième partie ;
c'est elle, si je ne me trompe, qui est distinguée en avertissements à toutes les
conditions, qui contiennent une morale admirable et tout le fond de la doctrine de ce
grand pape38.
Ces ouvrages sont pour faire un corps de doctrine. Mais, comme l'usage veut
qu'on cite quelques sentences, c'est-à-dire accuratius aut elegantius dicta?9,
Tertullien en fournit beaucoup40. Seulement il faut prendre garde que les beaux
endroits sont fort communs. Les beaux livres de Tertullien sont : VApologétique, De
spectaculis, De cultu muliebri, De velandis virginibus, De pœnitentia, admirable,
l'ouvrage contre Marcion, De came Christi, De resurrectione camis ; celui De
Prœscriptione, excellent, mais pour un autre usage41. On apprend admirablement
dans saint Cyprien le divin art de manier les Écritures, et de se donner de l'autorité
en faisant parler Dieu sur tous les sujets par de solides et sérieuses applications.
Saint Augustin enseigne aussi cela divinement , par la manière et l'autorité avec
laquelle il s'en sert dans ses ouvrages polémiques, surtout dans les derniers, contre
les pélagiens. Ce qu'il faut tirer de ce Père, ce ne sont pas tant des pensées et des
passages à citer que l'art de traiter la théologie et la morale, et l'esprit le plus pur du
christianisme.
Au reste, ce que je propose ici de lecture des Pères, n'est pas si long qu'il paraît. Il
n’est pas croyable combien on avance, pourvu qu'on y donne quelque temps et qu'on
suive un peu.
Clément Alexandrin42 viendra à son tour ; et on pourra mêler la lecture de son
Pédagogue, comme aussi quelques discours de saint Grégoire de Nazianze, très
propre à relever le style43.
J'écris ce qui me vient, sans donner repos à ma plume. Je n'ai même pas à présent
le loisir de relire, quoique, pour un si grand prince de l'Église et qui doit être une de
ses lumières, il ne faudrait rien dire que de médité. Je sais à qui je parle, et qu'un
mot suffît avec lui pour me faire entendre.
42 « Clément d'Alexandrie est très utile pour la prédication, pour les coutumes de
l'Église, pour la doctrine reçue de son temps et pour les mœurs chrétiennes. Ce Père était très
instruit dans les auteurs de belles-lettres » (Bossuet, Écrit publié dans le n° 1 de la Revue
Bossuet).
43 Ce Père grec est cité quatre fois dans Le Carême du Louvre (p. 1 12, 175, 187, 237).