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Littératures classiques

Appendice. Jacques-Bénigne Bossuet. Sur le style, et la lecture des


Pères de l’Église pour former un orateur
Jacques-Bénigne Bossuet, Jean-Philippe Grosperrin

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Bossuet Jacques-Bénigne, Grosperrin Jean-Philippe. Appendice. Jacques-Bénigne Bossuet. Sur le style, et la lecture des
Pères de l’Église pour former un orateur. In: Littératures classiques, n°46, automne 2002. Bossuet, Le Carême du Louvre
(1662) pp. 221-229;

doi : https://doi.org/10.3406/licla.2002.1887

https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2002_num_46_1_1887

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APPENDICE

Jacques-Bénigne Bossuet

Sur le style, et la Jiecture

pour
des former
Pères de
unl'Église
orateur

Texte présenté et annoté par Jean-Philippe Grospenin

au
Turenne,
Saint-Barthélemy.
les
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Cet
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1 II ne fut publié qu'en 1855 par Amable Floquet (Études sur la vie de Bossuet [...],
t. Il, p. 513 sq.). Louis Barthou en posséda le manuscrit. Nous le donnons ici d'après l'édition
des Œuvres oratoires de Bossuet par Charles Urbain et Eugène Levesque (t. VH, p. 13-20),
dont nous avons mis à profit une grande partie des notes. On en trouvera un savant et
pénétrant commentaire dans la thèse de Thérèse Goyet (L'Humanisme de Bossuet, Paris,
Klincksieck, 1965, 1. 1, p. 46 sq.). Voir également Th. Delmont, Bossuet et les Saints Pères,
Paris, Putois-Cretté, 1896, p. 120-192.
2 Voir F. d'Agay, « Bouillon (La maison de) », Dictionnaire du Grand Siècle, Paris,
Fayard, 1990, p. 220-221.

Littératures Classiques, 46, 2002


222 Bossuet

C'est ainsi que le cardinal de Bouillon sollicita les conseils de Bossuet pour guider
sa formation oratoire : théologien, il n'était pas habitué à la prédication.
Pourquoi s'être tourné vers Bossuet ? L'évêque de Condom n'avait pas encore été
nommé précepteur du Dauphin (5 septembre 1670) ni élu à l'Académie française (8
juin 1671). Si Bossuet n'avait pas réussi à s'imposer comme prédicateur de la cour
en 1662, encore moins en 1665-1666, l'Avent de Saint-Thomas du Louvre (1668) lui
,4eavait
n valu
n lese
éloges
réclatants
uT de oncle du futur cardinal. D'autre part, il se
trouve que Bossuet avait prêché en 1660 aux Grandes Carmélites pour la vêture
d'Émilie-Éléonore de Bouillon de Château-Thierry, la propre sœur du jeune
homme5 ; il y avait célébré l'exemple de leur défunte mère, Éléonore de Bergh,
« cette héroïne chrétienne » — entendons catholique — que le duc de Bouillon avait
épousé en 1633 avant de se convertir au catholicisme l'année suivante :

Suivez sa dévotion exemplaire ; et comme Dieu l'a choisie pour remettre la vraie
foi dans votre maison, tâchez d'achever un si grand ouvrage. Vous savez, ma Sœur, ce
que je veux dire ; et quelque illustre que soit cette assemblée, on ne s'aperçoit que trop
de ce qui lui manque. 6

Emmanuel-Théodose en tout cas ne manquait pas de vanité, ce qu'attestera Saint-


Simon. C'est en tout cas vers 1670 que Bossuet, dont la pratique de la chaire était
donc consommée, lui adressa ce bref écrit, « guide de patrologie que précède une
rhétorique de l'élocution7 ». Bref, mais important, s'il est vrai que Bossuet y trouve
l'occasion de livrer des indications pratiques et précises que le contexte de la chaire
et sa dimension sacramentelle ne permettaient pas de prendre en compte dans le
Sermon sur la Parole de Dieu ou le Panégyrique de saint Paul.
« Dire simplement la chose comme on la sait ; il ne faut point de rhétorique8. »
Ce commandement oratoire fort paradoxal, prononcé à un synode en 1687, est à
considérer avec la plus grande prudence : tout dépend en effet de ce qu'on entend
par simplicité ou rhétorique , et il vaut mieux y regarder à deux fois avant de postuler
chez Bossuet un primitivisme de la chaire. Certes, dans sa réponse au cardinal de
Bouillon, le prélat affirme la nécessité d'un fonds doctrinal alimenté à la double

3 11 fut nommé grand aumônier par le roi en 1671 et cumula les bénéfices. Acharné
comme son frère Godefroy-Maurice, grand chambellan, à soutenir la gloire de leur maison, il
subit la disgrâce et l'exil à Rome. Rappelé en 1690, il devait se lier avec Fénelon, dont il
soutint la cause à Rome lors de l’affaire du quiétisme. Il faut dire que le cardinal nourrissait
depuis longtemps une grande jalousie à l’égard de Bossuet ; en 1675, il avait ainsi interdit à
Mascaron d’attribuer la conversion de Turenne à personne qu’à lui-même.
4 J. Truchet, La Prédication de Bossuet , Paris, Cerf, 1960, 1. 1, p. 33-36.
5 Bossuet, Œuvres oratoires , éd. Lebarq revue par Ch. Urbain et E. Levesque, t. III,
p. 507 sq. et
d'Autriche À Marie-Thérèse.
cet événement mondain autant que religieux assistaient les deux reines, Anne

6 Ibid., p. 525.
7 Th. Goyet, op. cit., 1. 1, p. 47.
8 Œuvres oratoires, éd. citée, t. VH, p. 673.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 223

source de l'Écriture
Chrysostome surtout) :etl'éloquence
de la tradition
présuppose
des Pères
la « doctrine
(Augustin,
chrétienne
Tertullien,
», et donc
Jean
l'innutrition d'un corpus massivement latin. Mais le grand intérêt de ce texte est sans
doute de rétablir en pleine lumière un aspect de l'art de Bossuet que certaines
affirmations apparemment anti-rhétoriques du Panégyrique de saint Paul ou du
Sermon sur la Divinité de Jésus-Christ9 ne sauraient dissimuler : oui, Bossuet est
culturellement et viscéralement un cicéronien, qui ne conçoit guère la grandeur de la
chaire sans l'ampleur et l'élévation du grand style, c'est-à-dire sans le secours des
« figures artificielles » (entendons, fournies par l'art, par la culture). Style « relevé »,
style « tourné et figuré » : le décorum de la grande éloquence publique doit être
déployé en accord avec la dignité de l'objet et de l'effet à produire, à savoir la force
agissante de la parole, une véhémence qui entraîne l'auditeur à adhérer aux vérités
chrétiennes. Que l'ordre des deux parties choisi par Bossuet « ramène son corres¬
pondant du souci de la forme à celui du fond, sans dire aucun mal de la première10 »,
c'est évident ; mais faut-il considérer simplement comme une concession à un jeune
prince pressé de briller l'attention ici portée aux « tours » éloquents de l'art ?
Le « tour », Bossuet le souligne, livre « l'esprit » du discours. Dans cette
économie chrétienne de l'éloquence, la beauté de la langue a sa place légitime, bien
comprise. Le souci de la doctrine ne saurait neutraliser l'attrait et l'empire sensible
de la parole. Chez Grégoire de Nazianze, on trouve de quoi « relever le style » ;
Tertullien est « admirable » pour ses pensées sur la pénitence, mais aussi pour
l'élégance de ses « sentences11 ». En ce sens, les réflexions de Bossuet, héritier des
humanistes et défenseur de la gravité chrétienne, ratifient à la fois à la tradition
cicéronienne et la position nuancée d'Augustin au quatrième livre du De doctrina
christiana. Thérèse Goyet l'a fort bien vu : dans cette esquisse de rhétorique, allégée
de la disposition et des partitions oratoires, mais où s'exprime une confiance en « la
force contagieuse de la beauté », le mot dominant reste l'agrément, indissociable de
la variété et de la chaleur du discours12.

9 Prêché en 1665 et repris en 1669. « Il est vrai que les saints apôtres, qui ont été ses
prédicateurs, ont abattu aux pieds de Jésus la majesté des faisceaux romains [...]. Mais ce
n'est point l'art du bien dire, par l'arrangement des paroles, par des figures artificielles [c'est-
à-dire, fournies par l'art humain de la parole] qu’ils ont opéré tous ces grands effets » (ibid.,
t. IV, p. 657 ; t. V, p. 580).
10 J. Truchet, op. cit., 1. 1, p. 60.
11 Dans ses Dialogues sur l'éloquence (composés vers 1678), Fénelon se montre
notablement plus réservé sur Tertullien : « La grandeur de ses sentiments est souvent
admirable [...]. Mais pour son style, je n'ai garde de le défendre. [...] Beaucoup de
prédicateurs se gâtent dans cette lecture. L'envie de dire quelque chose de singulier les jette
dans cette étude. La diction de Tertullien, qui est extraordiaire et pleine de faste, les éblouit. Il
faudrait donc bien se garder d'imiter ses pensées et son style » (Fénelon, Œuvres , éd. J. Le
Brun, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1. 1, 1983, p. 78-79).
12 Th. Goyet, op. cit., 1. 1, p. 48 et 57-58.
224 Bossuet

C'est dire alors que Bossuet apparaît ici, au-delà du cadre de la prédication,
comme un témoin du classicisme. S'il manifeste plus que jamais un « attachement
filial au latin », il se montre hautement conscient des ressources des prosateurs
français. Cette rhétorique allusive est nouvelle au sens où « la hiérarchie des valeurs
est personnelle13 » ; elle l'est encore dans la mesure où ce programme de formation
oratoire (par méditation des exemples et non par répétition de préceptes) n’oublie
pas que les lettres contemporaines recèlent, elles aussi, des modèles d'éloquence qui
font de certains modernes, nourris des anciens, déjà des classiques : Balzac mais
surtout d'Ablancourt, Pascal plus que Lemaître de Sacy (trop uniforme), Corneille
mais aussi Racine (qui n'avait alors été que jusqu'à Britannicus ). Du reste, les
analogies seront avérées entre Bossuet prosateur éloquent et Racine poète biblique14.
Dans ces conditions, cet opuscule peut éclairer utilement le style de Bossuet dans Le
Carême du Louvre , et c'est dans cet esprit qu'on le trouvera annoté ci-dessous.

Pour la prédication, il y a deux choses à faire principalement : former le style,


apprendre les choses.

I. Dans le style, il y a à considérer, premièrement, de bien parler : ce qui ne


manque presque jamais à ceux qui sont nés et qui ont été nourris dans le grand
monde. Mais aussi cet avantage est-il médiocre pour les discours publics ; car il faut
trouver le style figuré, le style relevé, le style omé, la variété, qui est tout le secret
pour plaire, les tours touchants et insinuants. H y a pour cela divers préceptes ; mais
nous cherchons des exemples et des modèles.
J'ai peu lu de livres français ; et ce que j'ai appris du style en ce second sens, je le
tiens des livres latins, et un peu des grecs ; de Platon, d'Isocrate et de Démosthène,
dont j'ai lu aussi quelque chose, mais il est d'une étude trop forte pour ceux qui sont
occupés d'autres pensées ; de Cicéron, surtout de ses livres De oratore, et du livre
intitulé Orator, où je trouve les modèles de grande éloquence15, plus utiles que les
préceptes qu'il y ramasse, de ses oraisons16 (avec quelque choix) ; Pro Murœna , Pro
Marco Marcello, quelques Catilinaires, quelques Philippiques ; Tite-Live, Salluste,
Térence. Voilà mes auteurs pour la latinité ; et j'estime qu'en les lisant à quelques
heures perdues, on prend des idées du style tourné17 et figuré. Car, quand on sait les
mots, qui font comme le corps du discours, on prend dans les écrits de toutes les
langues le tour, qui en est l'esprit, surtout dans la latine, dont le génie n'est pas
éloigné de celui de la nôtre, ou plutôt qui est tout le même.

13 Ibid., p. 48.
14 R. de La Broise, Bossuet et la Bible, Paris, 1891, p. 107 sq.
15 Ce n'est pas le cas de VOrator mais du De oratore.
16 « Oraison. [. . .] Se dit aussi d'un discours d'éloquence composé pour être prononcé en
public. [...] Les oraisons de Cicéron » (Dictionnaire de l'Académie, 1694).
17 C'est-à-dire, arrangé et omé par les procédés rhétoriques.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 225

Les poètes aussi sont de grands secours18. Je ne connais que Virgile, et un peu
Homère. Horace est bon à sa mode, mais plus éloigné du style oratoire. Le reste ne
fait que gâter, et inspirer les pointes, les antithèses, les grands mots, le peu de sens et
toutes les froides beautés.
Néanmoins, selon ce que je puis juger par le peu de lecture que j'ai fait des livres
français, les Œuvres diverses de Balzac19 peuvent donner quelque idée du style fin
et tourné délicatement. Il y a peu de pensées ; mais il apprend par là même à donner
plusieurs formes à une idée simple. Au reste, il le faut bientôt laisser ; car c'est le
style du monde le plus vicieux, parce qu'il est le plus affecté et le plus contraint. Au
reste, il parle très proprement20 et a enrichi la langue de belles locutions et de
phrases21 très nobles.
J'estime la Vie de Barthélemy des Martyrs22, les Lettres au Provincial, dont
quelques-unes ont beaucoup de force et de véhémence, et toutes d'une extrême
délicatesse23. Les livres et les préfaces de Mrs de Port-Royal sont bonnes à lire,
parce qu'il y a de la gravité et de la grandeur. Mais, comme leur style a peu de
variété, il suffit d'en avoir lu quelques pièces.
Les versions d'Ablancourt sont bonnes24 ; il a fait le Corneille Tacite et le
Thucydide. Car, pour le Lucien , c'est le style propre et familier, et non le sublime et
le grand, qui doit être néanmoins celui de la chaire.
Pour les poètes, je trouve la force et la véhémence dans Corneille ; plus de
justesse et de régularité dans Racine.
Tout cela se fait sans se détourner des autres lectures sérieuses, et une ou deux
pièces suffisent pour donner l'idée et faire connaître le trait.

18 Cf. Quintilien, Institution oratoire, 1. X, 1, 27.


19 Jean-Louis Guez de Balzac publia ses Œuvres diverses en 1644 (éd. moderne par
R. Zuber, Paris, Champion, 1995). Avec ces dix-huit « Discours », il inaugurait « un nouveau
genre littéraire », « un peu moins individuel, un peu plus soutenu » que le genre épistolaire où
il s'était illustré, « un peu plus proche de l'éloquence, sans être entièrement oral » (R. Zuber,
p. 19). Le sixième discours, adressé à Costar, traite de « la grande éloquence », qui « agit, s'il
se peut, par la parole, plus qu'elle ne parle » (p. 160 sq.). Ce n'est que plus tard que Balzac
publia ses traités : Le Prince, Le Socrate chrétien, Aristippe ou de la Cour.
20 C'est-à-dire avec beaucoup d’élégance.
21 Phrases au sens classique, c'est-à-dire, tours d'expression.
22 Vie de Dom Barthélemy des Martyrs, tirée de son Histoire écrite en espagnol et en
portugais par le P. de Grenade et autres, Paris, 1663. Due à Lemaître de Sacy, c'est une des
nombreuses traductions sorties de Port-Royal dont Bossuet parle ensuite.
23 II s'agit évidemment des Provinciales de Pascal.
24 Nicolas Perrot d'Ablancourt (1606-1664) donna plusieurs traductions fameuses
d'auteurs antiques : Annales et Histoires de Tacite (1640-1650), Œuvres de Lucien (1654-
1655), Histoire de Thucydide (1662). D'une grande élégance mais souvent peu exactes, elles
jouèrent un rôle fondateur dans la prose d'art du classicisme : voir R. Zuber, Les « Belles
infidèles » et la formation du goût classique. Perrot d'Ablancourt et Guez de Balzac [1968],
Paris, Albin Michel, 1995.
226 Bossuet

Mais ce qui est le plus nécessaire pour former le style, c'est de bien comprendre
la chose, de pénétrer le fond et le fin de tout, et d'en savoir beaucoup, parce que c’est
ce qui enrichit et qui forme le style qu'on nomme savant, qui consiste principalement
dans des allusions et des rapports cachés, qui montrent que l'orateur sait beaucoup
plus de choses qu'il n'en traite, et divertit l'auditeur par les diverses vues qu'on lui
donne. Cicéron demande à son oratearmultanun rerum scientiam 25 ; car il faut la
plénitude pour faire la fécondité, et la fécondité pour faire la variété, sans laquelle
nul agrément.

n. Venons maintenant aux choses.


La première et le fond de tout, c'est de savoir très bien les Écritures de l’Ancien et
du Nouveau Testament.
La méthode que j'ai suivie en les lisant, c'est de remarquer premièrement les
beaux endroits qu'on entend, sans se mettre en peine des obscurs. Par ce moyen, on
se remplit l'esprit de toute la substance des Écritures. Car saint Augustin a raison de
dire que».« Les
clairs26 les endroits
raisons en
obscurs
sont belles,
ne contiennent
mais longues
pas àd'autres
déduire.vérités que ceux qui sont
Les endroits clairs sont les plus beaux ; et si j'avais à former un homme dès son
enfance à mon gré, je voudrais lui faire choisir plusieurs beaux endroits de
l'Écriture, et les lui faire lire souvent, en sorte qu'il les sût par cœur. Ainsi on saura,
sans doute, ce qu'il y a de plus beau, et après on viendra aux difficultés.
Pour l'Ancien Testament, je n'ai jamais fait autre chose que de lire la Version
selon l'hébreu27, la conférer avec la Vulgate, prendre le génie de la langue sainte et
de ses manières de parler. Vatable, seul, fournit tout cela dans sa traduction et dans
ses remarques. Quand il se rencontre des difficultés qui ne sont pas expliquées, je
conseillerais de passer outre. Car on peut être fort savant sans savoir tout, et jamais
on ne sait tout dans ce livre. Au reste, j'ai connu par expérience que, quand on
s’attache opiniâtrement à pénétrer les endroits obscurs avant que de passer plus
avant, on consume en questions difficiles le temps qu'il faudrait donner aux
réflexions sur ce qui est clair ; et c'est ce qui forme l'esprit et nourrit la piété. Il faut
sans impatience lever une difficulté et puis une autre, mais cependant s'attacher à
bien posséder ce qu’on a trouvé de plus clair et de plus certain.

25 Bossuet contamine deux passages du premier livre du De oratore : V, 17 ; VI, 20.


26 La Cité de Dieu, 1. XI, chap. XIX.
27 Bossuet se réfère à la Bible dite de Vatable, publiée en 1545 et 1557 (Paris, Robert
Estienne), et due à François Watebled, professeur d'hébreu au Collège royal. Cette édition
contient deux versions latines de la Bible : l'une (dite ancienne) est la Vulgate antérieure aux
révisions de Sixte V et de Clément VIE, l'autre (dite nouvelle), établie d'après l'hébreu et le
grec, est l’oeuvre de Santés Pagnino (c'est elle que Bossuet désigne par « Version selon
l'hébreu »). S’y ajoutent des commentaires de Vatable, notés en cours par ses élèves.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 227

Paul29,
Pourinstar
le Nouveau
omnium30.
Testament, Maldonat sur les Évangiles28, et Estius sur saint

D ne faut guère lire les commentaires que lorsqu'on trouve actuellement quelque
difficulté. Car ils se farcissent beaucoup de choses superflues, et ils ont peut-être
raison, parce que les esprits sont fort différents, et par conséquent les besoins. Mais,
pour trouver ce qui nous est propre, il faut nous éclaircir seulement où notre esprit
souffre.

D y a une observation nécessaire à faire sur l'Écriture, et principalement sur saint


Paul. C'est de ne pas chercher si exactement la suite et la connexion dans tous les
membres. Il dit tout ce qui se peut dire sur la matière qu'il traite ; mais il songe,
assez souvent, plutôt à la thèse proposée qu'à ce qu'il vient de dire immédiatement.
Cette vue m'a sauvé bien de l'embarras dans les épîtres ad Romfanos], ad Galfatas],
et dans les endroits qui regardent la doctrine.
Pour les Pères, je voudrais joindre ensemble saint Augustin et saint Chrysostome.
L'un élève l'esprit aux grandes et subtiles considérations, et l'autre le ramène et le
mesure à la capacité du peuple31. Le premier ferait peut-être, s'il était seul, une
manière de dire un peu trop abstraite, et l'autre trop simple et trop populaire. Non
que ni l'un ni l'autre ait ces vices32, mais c'est que nous prenons ordinairement dans
les auteurs ce qu'il y a de plus éminent. Dans saint Augustin, toute la doctrine ; dans
saint Chrysostome, l'exhortation, l'incrépation33, la vigueur, la manière de traiter les
exemples de l'Écriture, et d'en faire valoir tous les mots et toutes les circonstances.
À l'égard de saint Augustin, je voudrais le lire à peu près en cet ordre : les livres
De la doctrine
chizandis rudibus
chrétienne
, De moribus
; le Ecclesiœ
premier, catholicœ,
théologie Enchiridon
admirable. ad
Le Laurentium
livre De Cote-
, De

spiritu et littera, De vera religione , De civitate Dei (ce dernier, pour prendre comme
en abrégé toute la substance de sa doctrine). Mêlez quelques-unes de ses épîtres :
celles à Volusien, ad Honoratum , De gratia Novi Testamenti, ainsi que quelques
autres. Les livres De sermone Domini in monte, et De consensu Evangelistarum.

28 Jean Maldonat, jésuite espagnol, avait été professeur à Paris (Collège de Clermont) ; à
sa mort, il laissa un commentaire manuscrit des Évangiles, publié par le P. Dupuy
(Commentarii in quatuor Evangelistas, Pont-à-Mousson, 1596-1597).
29 W. Hessels van Est (dit Estius), In omnes Divi Pauli et septem catholicas
apostolorum
30 C'est-à-dire,
Epistolas
valant
commentarii,
tous les autres.
Douai, 1614-1616.
31 Peuple, dans la langue classique, n'opère pas forcément de clivage sociologique ; le
mot désigne ici, comme souvent lorsqu'il est question de prédication, l'ensemble des
individus formant l'auditoire, ceux-ci pouvant être très bien nés... De même, populaire
caractérise
des auditeurs.
une manière de prêcher privilégiant la clarté du sens, intelligible pour l'ensemble

32 C'est-à-dire, imperfections contraires à l'efficacité de la prédication.


Augustin
32 Latinisme
{De doctrina
: blâme,
christiana,
invective.
livre On
IV, trouve
V, 6). increpatio dans Tertullien ou dans saint
228 Bossuet

À l'égard de saint Chrysostome, son ouyrage sur saint Matthieu l'emporte, à mon
jugement. Il est bien traduit en français34 ; et [en le lisant] on pourrait tout ensemble
apprendre les choses et former le style. Au reste, quand il s'agit de dogmatiser35,
jamais il ne faut se fier aux traductions. Les Homélies sur la Genèse, excellentes ;
sur saint Paul, admirables36 ; au peuple d'Antioche, très éloquentes. Quelques
homélies détachées, sur divers textes et histoires37.
Je conseille beaucoup le Pastoral de saint Grégoire, surtout la troisième partie ;
c'est elle, si je ne me trompe, qui est distinguée en avertissements à toutes les
conditions, qui contiennent une morale admirable et tout le fond de la doctrine de ce
grand pape38.
Ces ouvrages sont pour faire un corps de doctrine. Mais, comme l'usage veut
qu'on cite quelques sentences, c'est-à-dire accuratius aut elegantius dicta?9,
Tertullien en fournit beaucoup40. Seulement il faut prendre garde que les beaux
endroits sont fort communs. Les beaux livres de Tertullien sont : VApologétique, De
spectaculis, De cultu muliebri, De velandis virginibus, De pœnitentia, admirable,
l'ouvrage contre Marcion, De came Christi, De resurrectione camis ; celui De
Prœscriptione, excellent, mais pour un autre usage41. On apprend admirablement
dans saint Cyprien le divin art de manier les Écritures, et de se donner de l'autorité
en faisant parler Dieu sur tous les sujets par de solides et sérieuses applications.

34 Homélies ou sermons de saint Chrysostome, qui contiennent son commentaire de tout


l'Évangile de saint Matthieu, avec des exhortations où les principales règles de la vie et de la
morale chrétienne sont excellemment expliquées, Paris, 1664-1665. Traduction de Lemaître
de Sacy, sous le pseudonyme de Paul Antoine de Marsilly.
35 C'est-à-dire, examiner, gloser le dogme.
36 Voir Le Carême du Louvre, éd. C. Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, 2001, p. 182.
37 Un autre écrit de Bossuet, vraisemblablement du début de 1675, met encore le Père
grec en bonne place dans les œuvres à étudier après la licence : « les Épîtres de saint Jean
Chrysostome, les livres du Sacerdoce, les Homélies au peuple d’Antioche, son Commentaire
sur saint Matthieu et saint Paul servent beaucoup pour entendre le texte de l'Écriture sainte,
pour la morale chrétienne et même pour la discipline, et peuvent beaucoup servir aux
prédicateurs. » (publié par E. Levesque dans la Revue Bossuet, n° 1, janvier 1900).
38 Voir Le Carême du Louvre, éd. citée, p. 214-215.
39 Des paroles tournées avec plus de soin et d’élégance.
40 Voir dans Le Carême du Louvre, outre le fameux « je ne sais quoi qui n'a plus de nom
dans aucune langue » (p. 151) : « Quœ major voluptas, quam fastidium ipisius voluptatis ? »
(p. 67) ; « Ipsum etieun aerem, scelestis vocibus constupratum » (p. 80) ; « Quid dimidias
mendacio Christum ? Totus veritas fuit » (p. 81) ; « Qui enim semel œtemum judicium
destinavit post seculi finem, non prœcipitat discretionem. N'avez-vous pas remarqué cette
parole admirable : “Dieu ne précipite pas le discernement” ? » (p. 1 19) ; « Tuta, si sollicita ;
secura, si attonita. » (p. 193) ; « Nostram quoque conscientiam ludimus » (p. 214) ; « J'ai
appris de Tertullien, que “la crainte est l'instrument de la pénitence : Instrumenta pœnitenice,
id est metu caruit" » (p. 225) ; « Hœ sunt vires ambitionis, patrimonia pauperum uno eoque
muliebri corpusculo laborare » (p. 228).
41 Dans la controverse avec les hérétiques.
Sur le style, et la lecture des Pères de l'Église 229

Saint Augustin enseigne aussi cela divinement , par la manière et l'autorité avec
laquelle il s'en sert dans ses ouvrages polémiques, surtout dans les derniers, contre
les pélagiens. Ce qu'il faut tirer de ce Père, ce ne sont pas tant des pensées et des
passages à citer que l'art de traiter la théologie et la morale, et l'esprit le plus pur du
christianisme.
Au reste, ce que je propose ici de lecture des Pères, n'est pas si long qu'il paraît. Il
n’est pas croyable combien on avance, pourvu qu'on y donne quelque temps et qu'on
suive un peu.
Clément Alexandrin42 viendra à son tour ; et on pourra mêler la lecture de son
Pédagogue, comme aussi quelques discours de saint Grégoire de Nazianze, très
propre à relever le style43.
J'écris ce qui me vient, sans donner repos à ma plume. Je n'ai même pas à présent
le loisir de relire, quoique, pour un si grand prince de l'Église et qui doit être une de
ses lumières, il ne faudrait rien dire que de médité. Je sais à qui je parle, et qu'un
mot suffît avec lui pour me faire entendre.

42 « Clément d'Alexandrie est très utile pour la prédication, pour les coutumes de
l'Église, pour la doctrine reçue de son temps et pour les mœurs chrétiennes. Ce Père était très
instruit dans les auteurs de belles-lettres » (Bossuet, Écrit publié dans le n° 1 de la Revue
Bossuet).

43 Ce Père grec est cité quatre fois dans Le Carême du Louvre (p. 1 12, 175, 187, 237).

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