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Résumé
Le professeur Bollnow fait ici une étude critique très minutieuse du principe fondamental de l'éthique schweitzérienne qu'est le «
respect de la vie ».
En analysant la notion de « respect » il en arrive à la conclusion que ce concept n'est pas tout aussi adéquat que Schweitzer le
pensait pour former la base d'une éthique, surtout si cette éthique se veut nouvelle et parfaite.
O.F. Bollnow fait l'analyse que Schweitzer lui-même aurait dû faire avant de fonder son éthique sur le respect de la vie. Mais il
est vrai que toutes les questions et les problèmes évoqués ci-dessous ne semblent pas avoir effleuré Schweitzer qui avait
trouvé son principe éthique intuitivement.
Cependant, quelles que soient les critiques et les réserves émises par l'auteur, sa conclusion est positive et il cite un certain
nombre de mérites propres à l'éthique de Schweitzer. Il en retient surtout deux : le respect de la vie élargit le champ
d'application de l'éthique et il débouche sur l'action.
Bollnow Otto Friedrich, Kaempf Bernard. Le respect de la vie considéré comme principe fondamental de l'éthique. In: Revue
d'histoire et de philosophie religieuses, 56e année n°1-2,1976. pp. 118-142;
doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1976.4314
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1976_num_56_1_4314
SOMMAIRE :
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120 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
2.
sur l'étudiant qu'il fut (E 14 ss). Ceci est d'ailleurs confirmé de façon tout
à fait remarquable par l'exposé de M. Trocmé, dans lequel il a relevé
l'influence du surhomme de Nietzsche jusque dans la conception schweit-
zérienne de Jésus.
Mais Schweitzer a transformé cette implacable volonté de puissance
en volonté de vie, formule atténuée, mais qui, au fond, exprime la même
chose, puisque pour Nietzsche, la « vie elle-même est volonté de puissan¬
ce » (XV 184). Et, de même que la vie est « impénétrable » pour Nietzsche,
de même elle est « énigmatique » et « insaisissable » pour Schweitzer,
(Vivre 168) ; « cet insondable s'appelle : la vie ». (Vivre 168.) « Mais ce
qu'est la vie, aucune science ne saurait le dire. » (329). Nous ne pouvons
COLLOQUE A. SCHWEITZER 123
3.
C'est dans ce contexte spirituel qu'il nous faut voir l'éthique schwei-
tzérienne du « respect de la vie ». 11 est persuadé d'être le premier à avoir
trouvé le fondement de la morale que l'on avait vainement cherché aupa¬
ravant, et il essaie de le prouver en faisant une chronique détaillée de
l'histoire de l'éthique (90, 118, 306) : « Le respect de la vie me fournit le
principe fondamental de la morale qui dit que le bien consiste à conserver,
à soutenir et à exalter la vie et que détruire la vie, la léser ou lui faire
obstacle est mauvais » (90). Ce principe seul est capable de faire la syn¬
thèse des deux aspects de l'éthique qui auparavant semblaient inconci¬
àliables,
autrui.l'éthique du perfectionnement de soi et l'éthique du dévouement
124 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
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COLLOQUE A. SCHWEITZER 125
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126 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
4.
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(R p.2,50Chap.
es, 52.)
1.
COLLOQUE A. SCHWEITZER 127
5.
ne faut pas vouloir violer l'âme d'autrui. Analyser son prochain, à moins
que ce ne soit pour remédier au trouble mental de certains malades, est un
manque de délicatesse ». (S 89.) Il parle aussi « d'une pudeur spirituelle »
qui empêche l'homme de dévoiler le secret de son âme. Il n'y a pas seule¬
ment la pudeur physique, mais il y a aussi la pudeur spirituelle : « l'âme
a des voiles dont il ne faut pas la dépouiller » (S 89). Le respect nous
apparaît sans doute ici sous sa forme la plus pure. Schweitzer souligne
aussi que dès sa jeunesse il a considéré « comme naturel le respect pour
la vie intérieure d'autrui. » (S 89.)
Mais ici apparaît une difficulté : en effet, pour Schweitzer, porter
atteinte à cette pudeur équivaut à « manquer de délicatesse ». Or, ceci
n'est pas un jugement éthique à proprement parler. Une telle attitude
n'est pas mauvaise au sens éthique, comme le serait par exemple une
atteinte physique à la vie de l'autre, ce n'est qu'un manque de délicatesse
(nous pourrions aussi dire manque de tact), et si nous appliquons ceci à
l'éthique dans son ensemble, nous constatons que le respect n'est pas à
l'origine un phénomène éthique : il le devient seulement par les actions
et les interdits qui découlent d'une telle attitude. Le respect en tant que
tel est donc une attitude fondamentale, un sentiment qui s'empare de fa¬
çon irrésistible de l'homme dans des situations bien précises et qui, com¬
me Schweitzer le fait remarquer, change l'homme du tout au tout. (E 21.)
« L'éthique du respect de la vie fait de nous d'autres hommes. » (E 21.)
Il arrive même que ce respect entre en conflit avec l'impératif éthique,
par exemple lorsque la crainte d'approcher l'autre m'empêche d'aller
spontanément vers ce dernier ou de lui apporter une aide dont il pourrait
avoir grand besoin. Pour expliquer cela Schweitzer fait état de son expé¬
rience personnelle dans la situation où il s'agit d'exprimer à l'autre sa
gratitude : « ...combien il est précieux à un homme de recevoir des preu¬
ves de gratitude. Souvent aussi je me laissais retenir par la timidité ».
(S 85), et il insiste sur la nécessité de vaincre ce complexe et d'être, au
contraire, « spontanés » et de « transformer notre gratitude muette en
gratitude manifeste » (S 86.) Ce que Schweitzer appelle ici prudemment
« timidité » est au fond la manifestation de ce respect plus profond face
aux pulsions subtiles de l'âme. Cet exemple très simple montre le pro¬
blème dans toute sa complexité : parce que le respect interdit toute ap¬
proche naïve de l'autre (par exemple, lorsque j'exprime de façon mala¬
droite un sentiment de pitié que est pourtant sincère), il peut présenter
un danger, à savoir que tout mouvement spontané vers une autre person¬
ne, même s'il est parfaitement légitime et utile, sera à ce moment-là étouf¬
fé. Il en résulte le devoir de vaincre cette timidité née du respect là où les
choses deviennent sérieuses, c'est-à-dire dans le domaine existentiel, ou
encore, pour résumer la pensée de Schweitzer par sa propre formule :
« La loi de la réserve est limitée par celle de la cordialité ». (S 91.)
Tout ce qui vient d'être dit est en relation directe avec notre sujet,
car la « timidité » dont parle Schweitzer et la « loi de la réserve » qui est
130 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
6.
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COLLOQUE A. SCHWEITZER 131
vie anonyme, qui comprend tout notre être, une vie divine en somme,
bien différente du moi individuel qui doit se développer. D'un autre côté
« l'affirmation du monde et de la vie (...) a une valeur en soi. Elle résulte
d'une nécessité intérieure et se suffit à elle-même » (303). Il est inadéquat
de parler de respect à ce propos ; de même qu'il est inutile d'expliquer
cela à partir du respect, car la tendance à la perfection se justifie en elle-
même.
une tâche moins rigoureuse, mais d'autant plus élevée. (Une idée analogue
se trouve dans le traité Werthöhen — und Wertstärkenverhältnis de
Nicolai Hartmann 1S. A la suite de cela on peut affirmer que c'est grâce
au respect que l'homme peut se réaliser complètement, que le respect est
« la condition sine qua non pour que l'homme soit un homme dans tous
les domaines » (Goethe).
En conclusion nous pouvons dire que l'essai de Schweitzer de faire
du respect de la vie le principe fondamental si longtemps recherché et
duquel toute l'éthique se déduirait de façon systématique, est à considérer
comme un échec. Son analyse ne résiste pas à une analyse approfondie.
L'éthique schweitzérienne est-elle par là-même définitivement condam¬
née ? Nous répondrons à cette question par un non catégorique. Bien au
contraire : c'est seulement en faisant abstraction de cette exigence systé¬
matique élaborée abstraitement et dans laquelle les argumentations de
Schweitzer se sont trop longtemps embrouillées, qu'apparaît dans toute
sa grandeur la substance même de son éthique.
7.
i-"> Nicolai Hartmann, Ethik. Berlin und Leipzig, 1926, p. 541 ss.
COLLOQUE A. SCHWEITZER 133
8.
Mais, comme nous l'avons vu, son principe inclut aussi les plantes
et s'étend « plus généralement à tout vie qui existe et qui entre en contact
avec l'homme » (319). La relation qui s'établit entre l'homme et les autres
humains n'étant que « le reflet de son attitude face à l'être et au monde en
général », (319) ; « être » et « monde » signifiant ici « vie », comme la
philosophie vitaliste l'avait déjà laissé présager. A partir de là les problè¬
mes de la protection de l'environnement qui nous préoccupent tant au¬
jourd'hui reçoivent une base éthique bien plus profonde. Car il ne s'agit
pas ici d'un problème de pur intérêt seulement, en ce sens que la destruc¬
tion de l'environnement peut avoir des conséquences néfastes sur ma pro¬
pre vie ; ce n'est pas non plus un problème purement esthétique, dans la
mesure où l'intervention de l'homme détruit la beauté de la nature ; mais
nous sommes en présence d'un problème beaucoup plus profond, à sa¬
voir que la terre sur laquelle nous vivons est un organisme vivant, donc
une vie que nous pouvons léser. Porter atteinte à l'environnement signifie
donc léser une vie qui est sacrée, parce qu'elle est sans défense.
Nous mesurons ici combien l'éthique se trouve élargie par le fait
qu'elle soit fondée sur le respect de la vie. Une éthique fondée sur le
sentiment de la considération se limite nécessairement aux relations pro¬
prement humaines, car je ne puis avoir de la considération pour un homme
que dans la mesure où je le considère comme une personnalité éthique.
C'est seulement dans la mesure où je me considère moi-même comme vie
intégrée à la vie universelle, que je peux appliquer le respect de la vie,
telle qu'elle m'apparaît dans sa grandeur et sa vulnérabilité, à toute créa¬
ture, étendant ainsi l'éthique à l'ensemble du cosmos.
A cela s'ajoute un deuxième point : Schweitzer ne condamne pas de
façon absolue la destruction d'une autre vie. Il sait bien (et nous avons
souligné au début de cet exposé le caractère lucide de sa position) que ce
serait là une exigence utopique, inconciliable avec l'affirmation de ma
propre vie. Ce qu'il condamne c'est le « préjudice inutile ». Il note à ce
propos : « Chaque fois que j'inflige un dommage à une vie, sous quelque
forme que ce soit, je dois examiner avec soin si cette action est inévitable
ou non. Dans mon action, je ne dois jamais aller au-delà de l'indispensa¬
ble ». (340.) Il explique ceci à l'aide d'un exemple : « Le paysan qui vient
de faucher des milliers de fleurs pour les donner en nourriture à son bétail
doit se garder d'en décapiter une par plaisir stupide sur le chemin du re¬
tour, car, ce faisant, il commet un crime contre la vie sans agir sous
l'empire de la nécessité » (340).
Mais il ne faut pas interpréter faussement cette constatation réaliste
qu'il est inévitable de nuire à d'autres vies : elle ne doit en aucun cas me
permettre d'apaiser ma mauvaise conscience. L'homme se voit nécessaire¬
ment placé « devant la nécessité de détruire la vie et de nuire à la vie »
(339) mais même la destruction nécessaire d'une autre vie reste une faute.
« Détruire ou léser d'autres vies, quelles que soient les circonstances »
(339) est mauvais, et le caractère tragique de l'existence humaine provient
COLLOQUE A. SCHWEITZER 135
voyons contraints par la force des choses de détruire des formes de vie
existant dans la nature, cette éthique nous rappelle le caractère profondé¬
ment tragique inhérent à toute vie. Mais cette nécessité ne représente pas
une excuse pour notre conscience : tuer est et restera une faute qui nous
accable. Ainsi nous ne pouvons pas vivre ici-bas, sans nous rendre cou¬
pables vis-à-vis des autres créatures ». (R 45.)
9.
et Psychologie
ie Karl Jaspers,
der Weltanschauungen,
Philosophie. Vol. 3«éd.
2 : Existenzerhellung.
Berlin. 1925, p. Berlin
273 ss. 1932, p. 246 ss.
COLLOQUE A. SCHWEITZER 137
10.
verpflichtet.
Nos 1deux
7 Herbert
citations
Philosophische
Spiegelberg,
figurent à Aspekte.
laAlbert
page 1078.
Schweitzers 29«
Universitas, « Anderer
année, Gedanke
1974, p. »1077-1087.
: Glück
COLLOQUE A. SCHWEITZER 139
Cela ne peut donc pas non plus être imposé comme exigence qui enga¬
gerait chacun de la même façon. Ce sentiment fait partie d'une attitude de
respect et d'humilité face à la vie, il est indéfinissable et aucune considé¬
ration qui voudrait se défendre contre lui n'arriverait à le chasser. C'est
le respect profond devant la souffrance et devant la vie qui souffre qui
fait que, face à ma propre vie, j'éprouve un sentiment qui ressemble à la
culpabilité sans que pour autant cette culpabilité puisse être prouvée. C'est
pourquoi l'idée de « dette » à acquitter pour mon bonheur personnel doit
être comprise dans un sens totalement différent de celui dans lequel les
notions de « dette » et de « payer » sont communément admises. Les ex¬
pressions telles que « aider » et « servir » permettent déjà d'aller plus au
fond de la question, dans la mesure où elles désignent une attitude fonda¬
mentale de respect qui ne se satisfera pas de quelques actions particulières.
Cette gratitude ne peut pas être exigée, pas plus que le respect ne peut
être exigé. Elle est, comme nous l'avions dit nous-mêmes dans notre dé¬
finition du respect, quelque chose qui vient en supplément, qui va au-delà
de toute considération rationnelle et par conséquent aussi au-delà de
toute exigence morale.
11.
Qu'il nous soit permis de faire encore une brève allusion à un autre
mérite de Schweitzer, même s'il dépasse quelque peu le cadre de notre
exposé. Schweitzer fut l'un des premiers à reconnaître que nous n'avons
plus le droit de considérer la philosophie dans son contexte européen ex¬
clusivement, mais qu'il faut inclure dans notre perspective les résultats
obtenus par les cultures extra-européennes. H déplore le fait que « nous
ayons oublié qu'il existe une philosophie du monde dont notre philoso¬
phie européenne ne représente qu'une partie » (85). Schweitzer prévoit
« qu'il y aura un temps dont nous distinguons déjà les signes avant-cou¬
reurs... et qui verra naître une philosophie du monde » (107), et il parle
d'une « philosophie du monde à venir » (Vie 252). Dans Civilisation et
Ethique il renvoie sans cesse à la philosophie indienne et aux grands
penseurs chinois pour rectifier à partir de leurs points de vue les imper¬
fections de la pensée occidentale (85). Il nous fait donc remarquer qu'il
existe dans la pensée chinoise des conceptions semblables à celles expri¬
mées par Spinoza (206) et Nietzsche (166 s). Dans l'optique du respect de
la vie il s'attache particulièrement à relever l'attitude beaucoup plus ou¬
verte des Hindous qui ont parfaitement conscience de leur responsabilité
face aux animaux, alors que l'éthique européenne les néglige totalement :
« Ce retard est d'autant plus incompréhensible que les pensées indienne
et chinoise... (...) conçoivent, elles, leur éthique dans l'esprit d'une attitude
bienveillante envers toutes les créatures » (318). En relation avec ses idées
personnelles sur la critique de la civilisation, il se fait une joie de citer ce
passage de Tschuang Tse : « Celui qui utilise des machines agit comme
une machine, et celui qui agit comme une machine verra son cœur trans¬
formé en machine... » (357).
140 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
RÉSUMÉ.
nelle inspirée par la raison, il recevra une dimension nouvelle, plus pro¬
fonde, et il mettra en évidence l'existence d'une solidarité unissant toutes
les vies.
c) Celui qui est saisi par le respect sera particulièrement sensible à
toutes les souffrances qu'hommes et animaux doivent endurer ; c'est pour¬
quoi la compassion, la main tendue, toute tentative tendant à diminuer
la souffrance deviennent une exigence absolue que celui qui est plus fa¬
vorisé, qui connaît le bonheur éprouvera avec d'autant plus de force
7. Le mérite de l'éthique schweitzérienne du respect de la vie a été de
mettre en évidence ces faits jusqu'alors ignorés et de les rappeler à notre
conscience. Elle revêt ainsi une importance décisive pour l'histoire de
l'éthique. Elle est un appel qui s'adresse à nous tous et qui veut nous
sortir de notre torpeur.
8. On pourrait reprocher à Schweitzer que le respect de la vie consi¬
déré comme principe éthique fondamental ne permet pas de résoudre tous
les problèmes moraux, qu'il reste muet, en particulier, à propos de notre
rapport avec les formes supra-individuelles de la vie en société. Mais ce
reproche ne résiste pas à la grandeur de l'entreprise de Schweitzer, car ces
organisations ne sont pas des vies, c'est pourquoi le fait de leur témoigner
du respect équivaudrait à un comportement inadéquat. Le respect de la
vie s'applique toujours à une vie particulère que la souffrance accable
ou met en danger.
Voilà pourquoi la question de savoir si l'éthique schweitzérienne du
respect de la vie, considérée comme système universel, est capable de ré¬
soudre avec succès tous les problèmes d'ordre éthique, est au fond une
question stérile. La question de savoir si tous les problèmes peuvent être
résolus intégralement est d'ailleurs secondaire. H est beaucoup plus im¬
portant de constater que Schweitzer a fait apparaître une solution nouvelle
à propos d'une question capitale et que son grand mérite a été de définir
le respect de la vie comme une attitude fondamentale qui oriente notable¬
ment le comportement de l'homme et qui est enracinée dans les profon¬
deurs ultimes de la métaphysique.