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Critique Sociale et Développement

Venant Ekengele

Critique sociale
Et
Développement

Discours I

2e édition

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Critique Sociale et Développement

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Critique Sociale et Développement

Venant Ekengele

Critique sociale
Et
Développement

Discours I

2e édition

Université
Catholique d’Afrique Centrale
(Presses de l’UCAC)
Yaoundé
Juin 2021

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Critique Sociale et Développement

Venant Ekengele
Et les presses de l’UCAC Juin 2021
ISBN : 978-2-84849-315-2
n°éd.407-10/21

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Critique Sociale et Développement

A René Dumont qui aime tant l’Afrique

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Critique Sociale et Développement

PREFACE
Souhaitons-le à brûle-pourpoint ! Que le lecteur veuille bien
nous accorder son indulgence, en nous permettant, de briser
allègrement, les barrières déontologiques que nous impose notre
"Beruf" (Weber), notre vocation, notre « métier de sociologue »
(Bourdieu), pour clamer, d’entrée de jeu, notre enthousiasme, au sens

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Critique Sociale et Développement

étymologique grec, "enthusiasmos", transport divin, d’avoir à préfacer


(du latin "prae-fati", parler en premier) la présente œuvre de l’esprit, à
la demande de son illustre créateur lui-même.
Nous mesurons, pleinement un tel insigne honneur et le degré de
confiance et d’estime placé en notre modeste personne par l’auteur de
Critique Sociale et Développement, Venant EKENGELE.
En 1989, soit trois décennies après les indépendances de façade
accordées à l’Afrique noire, le brillant socioéconomiste camerounais,
Venant EKENGELE, en produisant Critique sociale et
Développement, venait pertinemment nous rafraîchir la mémoire sur
les réalités de ce continent des "damnés de la terre" (Fanon), empêtré
dans le "mal développement" (Dumont), le "développement inégal et
combiné" (Samir Amin), le "développement du sous-développement"
(Tibor Mende), un continent engagé dans un mauvais ou hypothétique
départ, victime du « pillage » de ses immenses ressources naturelles
(Jalée) du "blocage" (Osende Afana), un continent soumis à une
« servitude » ou "répression monétaire" (Tchuindjang), un continent,
en tout cas, enserré dans les fourches caudines du « néocolonialisme,
stade suprême de l’impérialisme » (Nkrumah). Mais, contrairement à
une Axelle Kabou, qui se demandait si l’Afrique ne refusait pas le
développement, Venant EKENGELE, lui, proposait, avec ingéniosité,
une lecture structuraliste-génétique, au second degré, en convoquant la
dimension politique et sociohumaine, en particulier l’échec du
panafricanisme, la prégnance du "démissionisme" et l’"option pour la
misère", tout en prônant, in fine, un véritable réveil de l’homme
africain.
Aujourd’hui, trente années également, plus tard, où en sommes-
nous donc avec la réflexion sur cette problématique du
développement ? L’on peut dire que s’il y a eu, honnêtement, quelques
timides avancées, elles ont été vite obscurcies par de nombreuses
reculades qui cachent la forêt du développement en Afrique. Et l’on en
vient à se poser cette question du sage du village Pahouin : « A force
de tourner en rond, en brousse, au pied d’un même arbre, cela ne
signifie-t-il pas qu’on s’est égaré, et qu’on est perdu ? »

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Critique Sociale et Développement

Le penseur africain du développement qu’est EKENGELE


pourrait ainsi donner l’impression d’effectuer un travail répétitif et
projeter l’image d’un Sisyphe tropicalisé. Mais non seulement la
tautologie constitue une vertu cardinale de la pédagogie (et le penseur
se veut un pédagogue) mais surtout, pour parler comme le philosophe
existentialiste, Albert Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux »,
même dans sa souffrance.
A l’instar de cette figure de la mythologie grecque, EKENGELE,
pourrait-on estimer, ressasserait, depuis plus de trente ans, à la suite de
ses illustres devanciers, les mêmes poncifs, les mêmes considérations,
les mêmes discours sur le développement. Absolument pas, tant il est
vrai que l’« effectivité », elle-même de la transformation de l’Afrique
se heurte constamment, aujourd’hui, comme hier, à des obstacles
identiques, sinon exacerbés par les temps actuels, avec les crises
politiques et sanitaires, ainsi que le retour de « nouveaux
gouverneurs ».
L’ouvrage Critique sociale et Développement n’a donc pas subi,
après tout, la moisissure du temps ; il a pu, pour reprendre l’auteur de
Athalie, résister à l’« irréparable outrage des ans ». Nous voulons ainsi
saluer la géniale initiative de rééditer cette admirable création de
l’esprit.
A notre humble jugé, au demeurant, cette solide publication de
Venant EKENGELE (et nous pouvons le confesser) a toujours occupé
une place de choix dans les rayons de notre bibliothèque privée ; et,
comme ouvrage de référence, elle a systématiquement figuré dans nos
bibliographies, des enseignements et conférences dispensés à nos
apprenants de sociologie politique ou de sociologie économique. Dans
ces prestations académiques, nous nous sommes fait fort d’exploiter,
voire, pourquoi pas, de recommander, cette production scientifique qui
met l’homme au centre de la question du développement et nous offre
la clé de l’intelligibilité du phénomène du sous-développement et de la
paupérisation du continent auquel Cheikh Anta Diop n’hésite pas à
attribuer l’"antériorité" des civilisations humaines.
Il nous reste seulement à espérer que l’espace public, ici et
ailleurs, maintienne, fidélise et pérennise la postérité de cet ouvrage,
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Critique Sociale et Développement

destiné à devenir, sans hyperbole de notre part, un petit bréviaire de


tout penseur ou analyste objectif du développement. Et cette question
du développement est, certes, métaphysique, mais elle demeure
permanente, fondamentale, quintessentielle : le développement est-il
une réalité positive, ou simplement, comme se le demande,
provocateur, Gilbert RIST, une utopie, une « croyance occidentale » ?

Fait à Yaoundé, le 31 janvier 2021

Valentin NGA NDONGO,


Sociologue,
Professeur Titulaire

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Critique Sociale et Développement

INTRODUCTION

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. »


Cette assertion à controverse de Descartes ne milite pas
en faveur de nos Etats Africains. Dans nos pays,
l’extravagance revendique fermement l’exclusivité de
l’universalité. Ici, on semble se laisser vivre plutôt que de
vivre. Le « comment » et le « pourquoi » des choses,
nécessaires à l’approche objective des problèmes, sont ici
souverainement occultés.
C’est dans ce contexte que nos peuples ont engagé leur lutte
pour le développement.

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Critique Sociale et Développement

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Critique Sociale et Développement

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Critique Sociale et Développement

Chapitre I

LE DEVELOPPEMENT
« Une caractéristique unique de l’« homo sapiens » est de
posséder ce que l’on appelle un esprit ou une personnalité (peu
importe le terme correct) qui ne cesse de se juger et de juger
ses propres performances au lieu d’attendre tranquillement
d’être jugé par les autres. Un homme admet qu’il est pauvre,
non parce que d’autres le lui disent mais parce qu’il le sent
personnellement. »
Ces paroles, qui sont celles de Madame Élisabeth
Tankeu, alors Directeur-Adjoint de la Planification au
Ministère de l’Économie et du Plan, dans un exposé à l’Institut
de Statistique de Planification et d’Économie Appliquée de
Yaoundé en juin 1978, définissent le cadre dans lequel devrait
se situer la problématique du Développement.
Car, plus qu’un simple concept à définir, le
Développement est plutôt un thème à débattre. D’entrée de
jeu, la signification du concept de Développement paraît
évidente.
En cela, le Développement ressemble étrangement au
Ciel des Chrétiens ou des Musulmans, ce ciel qui, en réalité,
ne fixe rien de précis mais dont la forte conviction meut le
croyant dans un élan de piété pouvant franchir le seuil du
fanatisme. Le croyant veut atteindre le ciel, même au prix du
martyr ; de même, la croyance de l’homme au Développement
intégral est incontournable. Le Développement apparaît en

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Critique Sociale et Développement

outre comme unique point de convergence des thèses


capitaliste et collectiviste, malgré la différence des approches.
Ces deux thèses, en effet, prétendent chacune amener
l’homme à vivre ici-bas dans les conditions de bonheur
possibles. L’on parle alors généralement de « bien-être »,
terminologie asymptotique du bonheur, ce dernier étant
glissant. On distingue donc : les pays développés (ceux qui
croient avoir atteint ce stade) et les pays sous-développés (les
damnés de la terre). Cette différenciation appelle en elle-même
les pays sous-développés à emboîter le pas à leurs aînés
développés.
Peut-on conclure par cette invitation que les conditions
d’existence de l’homme dans ces pays dits développés
avoisinent l’extase ? Sinon pourquoi considérer leur niveau et
leur option actuels comme étant ceux du Développement ? Si
l’ataraxie n’a pas été atteinte dans ces pays-là, pourquoi
désigner les autres par « sous-développés » et les inviter à
suivre leur chemin ? Toutes ces questions nous amènent à
nous demander qu’est-ce que c’est au juste que le
Développement ?
Les différentes approches qui ont tenté de cerner le
concept de Développement n’ont jamais fait l’unanimité. Nous
pouvons cependant dégager deux tendances nettes : l’approche
quantitative et matérialiste d’une part, et l’approche qualitative
et philosophique de l’autre. Que soutiennent ces deux
approches ?

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Critique Sociale et Développement

L’approche matérialiste et quantitative est un produit de


l’Organisation des Nations Unies. Cette approche, arbitraire à
souhait, s’appuie sur les Agrégats économiques tels que le
« Produit National Brut Per Capita », la « Consommation
énergétique », etc., pour faire une classification en deux
grands groupes :
₌ les pays dits développés, dont le PNB per capita est
supérieur à 4 000 dollars
₌ les pays sous-développés, dont le PNB per capita est
inférieur à 4 000 dollars.
Parmi les pays sous-développés, l’ONU distingue encore :
₌ les pays les moins avancés, dont le PNB est inférieur à
450 dollars et les pays en voie de développement, dont le
PNB est supérieur à 450 dollars mais inférieur à 4 000
dollars.
L’approche qualitative elle, est un paramètre ouvert sur
l’homme. Dans son exposé, Madame Tankeu, après avoir
rappelé les interprétations contradictoires du Développement,
en notera deux définitions qualitatives dignes d’intérêt. Il
s’agit de celle de Grahanan d’une part, et de Dudley Seer de
l’autre.
Pour Grahanan : « Le Développement est l’augmentation
de la capacité d’une société de fonctionner pour le bien-être de
ses membres à long terme ». Pour Dudley Seer : « Le
Développement signifie la création des conditions nécessaires
à l’accomplissement de la personnalité ».

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Critique Sociale et Développement

Ces deux définitions, en fait, se complètent et peuvent


être considérées comme faisant l’essentiel de l’approche
qualitative du concept de Développement.
Que penser en définitive du concept de Développement à
la lumière de ces deux approches : matérialiste et
philosophique ?
La thèse matérialiste peut être considérée comme « terre
à terre ». Elle est perçue en définitive, comme une position
extrême « selon laquelle, le Développement équivaut
simplement à la disponibilité de certains biens et services.
Comme l’argent est la seule commune mesure de la valeur de
cet ensemble hétérogène, le PNB par tête devient l’indicateur
approprié du Développement ainsi défini » (Madame Tankeu).
La thèse matérialiste en effet, est vite battue en brèche sur
son propre terrain car, si nous prenons par exemple les pays
pétroliers du Golfe Persique, qui affichent un PNB supérieur à
celui des États-Unis, ces pays, disons-nous, n’en sont pas pour
autant développés. Ce qui apparaît donc comme signe de
Développement en Occident (initiateur de cette thèse) ne l’est
pas forcément ailleurs.
De plus, l’homme est corps et esprit. Partant, on ne
saurait le réduire à la dimension du dollar. Si le
Développement doit être perçu comme aspiration au plein
épanouissement de l’homme, on pourrait reprocher à la thèse
matérialiste et quantitative d’avoir identifié le Développement
au progrès économique. Pourtant, tous les économistes sont
d’accord là-dessus : le progrès, la croissance, la prospérité
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Critique Sociale et Développement

économiques ne sont pas Développement. Le facteur :


distribution équitable des fruits de la croissance économique
devient de plus en plus la condition même de la bonne santé
économique d’une nation.
L’approche philosophique du Développement, elle, est
comme nous l’avons déjà dit, un paramètre ouvert. Elle
s’appuie sur les deux définitions retenues et qui résument
l’essentiel des différentes positions de valeur exprimées en
matière de Développement. D’abord la position de Grahanan :
il ressort de la définition de Grahanan que le Développement
est un phénomène dynamique et non statique, puisqu’il parle
de l’« Augmentation de la capacité d’une société de
fonctionner pour le bien-être de ses membres à long terme ».
Ceci exclut toute attitude contemplative et figée, devant un
PNB normatif.
De plus cette société doit utiliser des arguments
quantitatifs aussi bien que qualitatifs puisque, pour
fonctionner, il ne suffit pas seulement de philosopher mais il
faut aussi vivre. La philosophie indiquera ici la voie à suivre
pour atteindre « le bien-être à long terme », et les moyens
matériels permettront d’assurer ce programme. Ce qui exclut
toute improvisation et la navigation à vue qui nous
caractérisent actuellement.
De plus, la finalité des moyens matériels et
philosophiques mis en œuvre ne vise que le bien-être des
membres de la société. Ceci veut dire que cette société n’est
pas sous domination d’une autre société. Ce qui veut dire que

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Critique Sociale et Développement

cette société travaille pour elle-même et non au profit d’une


autre société. Ici, la notion d’indépendance apparaît comme
une condition sine qua non du Développement.
Considérons maintenant la définition de Dudley Seer.
Cette définition est aussi bien un programme
philosophique, c’est-à-dire une approche qualitative du
concept de Développement. Si Dudley parle de « création des
conditions », c’est qu’au départ, ces conditions n’existent pas.
Il ne saurait d’ailleurs en être autrement dans la mesure où rien
n’est d’emblée donné à l’homme. L’homme doit tout
conquérir contre la nature et contre lui-même. Ici, ce qui va
guider la création, c’est moins la volonté de l’homme que les
objectifs qu’il se sera assignés. Ce qui veut dire que l’homme
sait ce qu’il veut. Ici, le but visé n’est pas le PNB le plus
élevé, mais la personnalité.
Pour Dudley, tout part de l’homme et concourt vers
l’homme. L’accomplissement de la personnalité, il est vrai,
nécessite le bien-être matériel. Mais bien plus que ce bien-être
matériel, c’est le bien-être moral, mental et spirituel qui est
visé. On peut alors parler de dignité tout courte. Car, si tout le
monde n’est pas une personnalité, tout le monde doit avoir de
la personnalité. Ce qui n’est pas le cas de l’Africain, victime
des tribulations les plus humiliantes. Il n’y a donc pas de
Développement sans personnalité, et il n’y a pas de
personnalité possible pour un colonisé.
En définitive, nous dirons que le Développement est
l’aptitude d’une société à assurer à long terme le bien-être
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Critique Sociale et Développement

intégral de ses membres dans des conditions garantissant


l’accomplissement de sa personnalité. Cette définition, tout en
tenant compte du bien-être matériel de l’homme, ramène tout
processus de Développement à l’homme en tant que sujet et
objet du Développement. Madame Tankeu soulignera : « A la
vérité, aucun concept réaliste du Développement ne peut nier
que ce qui se développe, ce sont les gens et non les choses… »
C’est bien pour cela qu’elle poursuivra, en désignant
cette position comme étant extrême : « Le Développement est
un concept qualitatif, voire métaphysique, généralement
subjectif, et le plus souvent non quantifiable (…). Il est
possible d’adopter une approche subjective et philosophique
au point d’affirmer que ce qui est Développement pour vous
ne l’est pas pour moi ».
Position extrême ou non, nous sommes persuadés que
chaque peuple doit se doter de sa conception du
Développement et en définir la philosophie. A ce degré « Ce
qui doit constituer une partie intégrante de la véritable
signification et de la définition du Développement, c’est la
reconnaissance par la population du fait que le Développement
s’est ou ne s’est pas produit comme conséquence d’une action
particulière entreprise par elle ou à son intention » relèvera
Madame Tankeu.
Cette reconnaissance n’est pas possible pour nos
populations qui, non seulement ne savent pas où elles vont,
mais encore attendent tout jugement de valeur de l’étranger.
Dans ces conditions, il apparaît clairement qu’on ne saurait

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Critique Sociale et Développement

parler d’une amorce de Développement en Afrique. Ce


continent traumatisé doit d’abord s’identifier avant de choisir
la voie qui sera la sienne. Il ne s’agit point ici d’un repli sur
lui-même. Il s’agit tout simplement qu’il se redéfinisse, le
Développement consistant à se définir les valeurs auxquelles
on doit s’attacher et non à imiter les autres.
Ainsi, l’augmentation aléatoire de nos exportations, les
usines-clés-en-mains qu’on qualifie généralement de transfert
de technologie, ne sont pas Développement. Car, la
technologie ne se transfère pas. Elle se conquiert et se perçoit
comme une manifestation d’une identité culturelle. Cette
identité-là n’existe pas en Afrique. Il est donc question de
rechercher les conditions de cette identité, car il n’y a pas de
Développement sans identité culturelle. Cette identité ne
pourra s’obtenir que par le Développement systématique de la
Philosophie. En outre, les voies qui auraient mené au
Développement (si ce dernier existe) auraient été et
demeureraient d’ordre philosophique.
Si nous pouvons relever une avance considérable de
l’Occident sur le plan matériel, force est de constater que
l’Occident n’a pas assuré l’épanouissement de ses sociétés.
Mais l’Occident est fier d’avoir réalisé les objectifs inhérents à
sa culture, dans la mesure où celle-ci est à base d’une
philosophie prônant le matérialisme.
Dans ces conditions, on est bien en passe d’admettre que
l’Occident est développé. Mais cette forme de Développement
qui s’accommode des injustices aussi criardes telles que

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Critique Sociale et Développement

l’accaparement des ¾ des richesses de l’humanité alors qu’il


ne représente que la dixième partie de l’ensemble de la
population mondiale à côté du dénuement intégral des
pauvres, le gaspillage excessif à côté des gens qui meurent de
famine, le massacre des autres races, l’esclavagisme, la
ségrégation raciale, n’est pas le genre de Développement que
devra choisir l’Afrique.
La domination de l’homme par les intérêts a rendu
l’Européen esclave de sa propre convoitise. L’homme n’y
figure que comme un maillon de la vaste chaîne de production.
Cette société, entièrement déshumanisée, ne peut nous
présenter que des missiles et des paquets de dollars. Passer
maître dans l’art de fabriquer la mort et la dégradation de
l’homme est contraire à nos aspirations.
L’Afrique devra en tenir compte.
Il ressort des positions occidentales matérialistes d’une part, et
de l’approche qualitative du Développement d’autre part, que
le Développement ne saurait se définir rien qu’à partir des
agrégats économiques. La thèse matérialiste subordonne le
Développement à la puissance économique. Elle invite alors
l’homme à s’y soumettre. Ici le matérialisme prime tellement
sur l’être humain que ce dernier devient quantité négligeable
devant les intérêts économiques. Dès lors, l’esclavage, la
ségrégation raciale, le capitalisme sauvage, l’apartheid,
apparaissent comme des instruments indispensables du
Développement.

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Critique Sociale et Développement

Pareille thèse ne saurait logiquement enthousiasmer le


tiers monde. Comme le relève Edmon Jouve dans son ouvrage
« Le Tiers Monde dans la Vie Internationale » en page 229,
citant lui-même Franc Fanon dans les « Damnés de la Terre »
- Éditions F. Maspero : « Si nous voulons que l’humanité
avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau
différent de celui où l’Europe l’a manifesté, alors il faut
inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à l’attente
de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. Pour
l’Europe, pour nous-mêmes, et pour l’humanité (…) il faut
faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de
mettre sur pied un homme neuf. »
Cette invitation de Franc Fanon ne semble pas avoir
sensibilisé les peuples africains et du tiers monde. Ceux-ci ont
aveuglément souscrit aux positions occidentales du
Développement. Ainsi, voulant répondre au rendez-vous de
l’homme moderne (version occidentale), et compte tenu de
l’insuffisance des moyens nationaux à atteindre ces
aspirations, nos États se sont lancés dans des emprunts
extérieurs.
A la base de cette extravagance, la lutte contre le Sous-
Développement, que l’impérialisme a traduit comme étant le
retard économique des pays colonisés par rapport aux
métropoles. Cette perception a créé en nous une psychose de
dénuement, donnant le modèle occidental pour l’idéal à
atteindre, ce qui a suscité en nous des besoins plus
psychologiques que réels, inspirés des types de vie à
l’occidentale. Le processus d’aliénation fut ainsi renforcé.
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Critique Sociale et Développement

L’Afrique abandonna résolument son histoire, pour faire le jeu


d’une autre histoire, celle de l’Occident…
On n’engage pas impunément le contre-courant de
l’histoire. Ce n’est pas de nos jours que les déserts ont apparu
en Afrique, mais personne avant la colonisation n’était morte
de famine dans ce continent. Tout au contraire, l’Afrique
depuis l’antiquité, avait toujours servi de grenier pour les
autres continents. Selon la Bible : Genèse chapitre 46, la
captivité d’Israël en Egypte ne relevait pas d’un fait militaire.
Joseph, fils de Jacob (alias Israël), vendu par ses frères
jaloux aux marchands d’esclaves, se retrouva dans la cour du
Pharaon d’Egypte. Nommé ministre de l’Intendance, il
reconnut un jour ses frères qui venaient chercher des vivres en
Egypte, comme tout le reste de l’Orient menacé de famine. Il
décida de faire venir son père et tout le reste de sa famille en
Egypte. Il s’agissait là d’un phénomène d’immigration dicté
exclusivement par l’abondance qui caractérisait l’Afrique. Le
berceau des civilisations jouait bien son rôle avant que
l’esclavage et la colonisation n’interviennent.
L’échec total des programmes de Développement que
l’Afrique a élaborés depuis les indépendances prouve
clairement que la voie que nous avons choisie est mauvaise et
mène vers la mort. Il est donc question, non de dévier cet
itinéraire, ce qui ne pourra que retarder notre mort certaine,
mais de faire volte-face, ramenant cependant avec nous, tout
ce que nous aurons pu acquérir de positif et d’utile dans cette
première voie.

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Critique Sociale et Développement

Il ne s’agit pas ici de timides réformes mais des réformes


totales en opposition aux options premières, ce qui n’est
possible qu’en cas de révolution, révolution qui viendrait
balayer le démissionisme qui caractérise l’Africain.

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Critique Sociale et Développement

Chapitre II
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Critique Sociale et Développement

LE DEMISSIONISME
Les spécificités du continent Africain défient tous les
pronostics et les différentes analyses des Africanistes qui se
sont penchés sur le chevet de ce grand malade agonisant.
Toutes les thérapeutiques testées sur ce continent se sont
avérées inefficaces. L’Afrique, grand pourvoyeur de matières
premières, est en train de mourir d’inhibition. Le plus vieux et
le plus pauvre des continents, elle est aussi cependant le plus
riche. Cette situation paradoxale demeure l’énigme à
débrouiller. L’illogique du fait rend improbable la réussite des
interventions couramment dictées par la logique pratique.

Ce n’est pas l’énorme dette du continent africain qui


maintient l’Afrique dans le marasme. Il est aussi certain que si
l’on triplait cette dette pour enfin la transformer en don pur et
simple, aucune solution ne pointerait à l’horizon. Les milliards
de dollars qui sont versés annuellement à l’Afrique sous forme
de dons et d’assistances diverses, militent en faveur de cette
thèse. Le problème Africain n’est donc pas un problème de
moyens matériels. Il est exclusivement humain, c’est-à-dire,
philosophique. Tant que les différentes interventions ne se
situeront pas à ce niveau, elles ne seront que des coups
d’épées dans l’eau. Les Africanistes le savent pourtant.

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Critique Sociale et Développement

Seulement, les grands enjeux qui s’affrontent sur ce continent


n’ont rien à voir avec les préoccupations supposées des
Africanistes. Un grand homme politique occidental a déclaré :
« Qui aura l’Afrique aura le monde ». Il ne l’a certainement
pas dit pour amuser la galerie. Il n’y a pas non plus dans cette
déclaration quelque chose qui puisse choquer.

Ce que nous pouvons regretter et qui apparaît clairement


comme la cause principale du marasme africain, c’est qu’il n’y
ait eu aucun Africain pour lui répliquer que l’Afrique
appartiendra aux Africains. Cette absence de réaction se
comprend aisément par la méthode néocolonialiste qui a
œuvré en vue de parvenir à la neutralisation générale du
continent, en commençant par les cerveaux. Les influences
Est-Ouest, qui viennent s’affronter sur notre continent, mettent
en exergue un autre paramètre qui mérite une attention
particulière dans la mesure où il constitue un vaste champ
d’expérimentation. Cet autre paramètre n’est que le continent
africain lui-même.

Nous avons de fortes raisons de douter que ce soit


seulement les richesses du sous-sol africain qui justifient cet
affrontement. Les raisons de débouchés économiques, quoique
pouvant être aussi prises en considération, n’en paraissent pas

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Critique Sociale et Développement

non plus déterminantes. Car, la logique économique condamne


l’Occident à nous aider à nous développer, afin de consommer
davantage de ses produits. Autrement dit, ceux qui veulent
utiliser l’Afrique comme débouché économique ont intérêt à
ce que l’Afrique se développe et non qu’elle s’étrangle. Les
grands enjeux Est-Ouest qui viennent dévaster notre continent
semblent privilégier une chose : la position stratégique. En
effet, lorsqu’on examine la carte du monde, on se rend compte
que l’Afrique est le centre de la planète et l’axe Nord-Sud la
sépare en deux. De plus, la pointe du Cap, foyer des misères
du continent, permet de surveiller tous les mouvements dans
l’Océan Atlantique aussi bien que dans l’Océan Indien.

Le continent Africain apparaît alors comme une plaque


tournante et décisive en cas de conflit armé du type Ouest-Est.
Si l’on tient par ailleurs compte de ses énormes richesses : les
trois quarts de l’or et du diamant mondial, l’on comprend
aisément l’enjeu qui engage les hégémonistes à s’en octroyer,
joignant ainsi l’utile à l’agréable. On comprend ainsi mieux
pourquoi « Qui aura l’Afrique aura le monde ». Il y a en effet,
de fortes présomptions que la troisième guerre mondiale éclate
sur le continent africain. Nous devons être convaincus que la
course aux armements à laquelle nous assistons actuellement

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Critique Sociale et Développement

n’est ni plus ni moins que la préparation de la troisième


guerre. Ce phénomène n’est qu’une répétition de l’histoire des
guerres mondiales. Les grandes puissances ne fabriquent pas
toutes ces armes pour la simple dissuasion, encore moins pour
les détruire par la suite. De plus, nous doutons que l’U.R.S.S.
attaquerait directement un jour le territoire américain ou que
les Etats-Unis pourraient de leur côté prendre un tel risque.

L’étranglement dont est victime l’Afrique à l’heure


actuelle semble s’intégrer parfaitement dans les plans de
préparation de cette guerre, avec cette inquiétude que les
grandes puissances pourraient bien utiliser l’Afrique comme
ring, pour éviter les affres des deux premières guerres sur leurs
propres territoires. Il a donc fallu préparer le champ de
bataille, en neutralisant le continent. Lorsqu’en effet cette
guerre éclatera, le sort de l’Africain ne sera pas différent de
celui qu’il vit à l’heure actuelle puisqu’en l’absence de la
guerre, les Africains meurent chaque jour au même rythme
que lors de la dernière guerre mondiale, sans qu’il y ait une
réaction de la part de l’Africain. Le terrain semble donc déjà
bien préparé.

- Sur le plan économique :

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Critique Sociale et Développement

L’Afrique en effet, malgré ses énormes ressources, ne fait pas


de poids sur l’échiquier international : moins de 4 % de
participation au commerce international. L’hebdomadaire
camerounais « Le Continent » dans son N° 5 du 30 septembre
1986 en page 11, dans un article intitulé « L’Afrique a besoin
des réformes économiques », commentant un rapport de l’IEI
(Institut d’Économie Internationale), publiait :

« Le service de la dette absorbe 40 % des recettes


d’exportations de l’Afrique contre 10 % il y a encore 5 ans et
les flux de capitaux étrangers vers le continent ont décliné de
14 à 2 milliards de dollars entre 1982 et 1985 ». C’est donc
dire que sur le plan concret, l’Afrique n’existe plus
économiquement parlant, si l’on tient encore compte que
l’Afrique du Sud, à elle seule, assure la moitié de l’ensemble
du commerce Africain. Ainsi, le monde peut bien exister sans
l’Afrique et sans que sa disparition puisse causer le moindre
déséquilibre sur le plan du commerce international.

- Sur le plan humain :


Les forces impérialistes, avec la complicité des régimes
fantoches, ont anéanti l’Intelligentsia Africaine et enlevé les
cerveaux rares qui ont échappé au massacre. D’autres
mécanismes, soigneusement mis au point, assurent la

30
Critique Sociale et Développement

maintenance de ce vide. Aucune technologie n’a pu se


développer en Afrique ; toute velléité en ayant été atrocement
réprimée. La culture a été pillée puis bannie. C’est donc dire
que sur le plan humain, l’Afrique, concrètement parlant,
n’existe pas non plus. Ce que nous rencontrons en Afrique sur
le plan humain n’est pas différent de ce qui fait l’apanage des
cirques : le dressage. L’Africain, à l’instar des gorilles dressés
dans les cirques, est un pantin entre les mains des forces
impérialistes. L’Africain a ainsi perdu l’essentiel de l’humain,
c’est-à-dire la réflexion sinon la pensée tout courte. Partant, il
ne saurait réagir contre ce qui lui est dicté.

L’essentiel de notre dialectique ne se développe que sur


le football et la boxe. La « politique » ou du moins ce que
nous considérons comme telle, est un sujet tabou, réservé aux
complices de l’impérialisme. Le reste de la population s’en
méfie et ne se sent point concerné par elle. S’il vous arrive de
vous aventurer dans ce domaine en public, le vide se fait
immédiatement autour de vous ; c’est qu’on vous aura pris
pour un provocateur ou pour quelqu’un qui cherche
désespérément le suicide. Tous les domaines vitaux de la
société connaîtront la même démission. Les fonctionnaires ne
guetteront que les nominations et les augmentations de

31
Critique Sociale et Développement

salaires. Les commerçants épieront la moindre occasion pour


fausser compagnie aux contrôleurs d’impôts ou pour
augmenter abusivement les prix des denrées. Personne
n’entreprendra d’améliorer quoi que ce soit. On a horreur de
penser et quand cela nous arrive bien malgré nous, l’approche
des problèmes est superficielle. La plupart des « intellectuels »
déclareront le plus naturellement du monde qu’ils n’aiment
pas les discussions.

Quant aux responsables administratifs, la notion de


responsabilité est liée aux avantages qu’offre le poste. Pour le
reste, il n’y a pas de différence entre le responsable et son
secrétaire. Ce qui importe, c’est qu’on puisse conserver son
poste. Pour le conserver, il faut seulement éviter de commettre
des erreurs. Or, on ne peut commettre des erreurs qu’en
prenant ses responsabilités ; on ne les prendra donc point.
Ainsi, des problèmes qui auraient pu être résolus au niveau
d’un Chef de Service, le seront à celui du Ministre, et les
décisions que pourrait bien prendre un Directeur le seront au
niveau de la Présidence, lorsque les accords de coopération
n’exigent pas qu’on fasse appel à un expert outre-Atlantique
pour ce cas. L’Africain trouve tout cela dans les normes. Quoi
de plus naturel alors que nous demandions à manger à

32
Critique Sociale et Développement

l’occident lorsque nous avons faim ? Quoi de plus naturel que


nous demandions des aides et même, que nous les exigions ?
Quoi de plus naturel que nous accusions les pays nantis d’être
égoïstes parce qu’ils ne nous « donnent » pas 1 % de leur
Produit National Brut ?...

De quel droit fondons-nous de telles revendications ?


Comment peut-on admettre soi-même qu’un individu, qui
faisait le malin pendant que vous semiez votre champ, vienne,
au moment de la récolte, vous chercher querelle pour que vous
lui donniez une partie de votre moisson même si vous étiez de
près ou de loin responsable de son irresponsabilité ?
L’Africain n’a même plus la conscience d’être, et est
fermement convaincu de son inutilité. Il a perdu jusqu’à
l’instinct de conservation dont il a confié la garde aux bons
soins du colon. Ce phénomène, résultat d’une complexité de
processus à paramètres multiples, est, ce que nous avons
appelé : le « Démissionisme ». Le démissionisme se
caractérise sur le terrain par la démission spontanée de
l’Africain devant tout effort d’émancipation.

33
Critique Sociale et Développement

Chapitre III
LES CAUSES STRUCTURELLES
Nos jeunes Etats d’Afrique, dans leur structuration,
accusent des disparités et des clivages géographiques et
ethniques qui, s’ils constituent une « richesse sur le plan de la

34
Critique Sociale et Développement

diversité culturelle », sont assurément une entrave à la


formulation d’une identité culturelle compatible avec une
mentalité de Développement. Car, celui-ci ne saurait exister en
l’absence de tout nationalisme. Parler de nationalisme
présuppose l’existence d’une nation.

Dans les circonstances actuelles, on ne saurait parler de


nations en Afrique. Notre continent est un amalgame de
terrains perdus où les simples structures étatiques modernes
sont inexistantes. Si le mot état, du latin « stare » = se tenir,
désigne ce qui est géographiquement, c’est-à-dire occupe une
portion fixe de l’espace, force est de relever, en ce qui
concerne les Etats Africains, que leurs frontières varient
régulièrement avec les incursions des pays voisins sur le plan
extérieur, et avec l’intensité de la guérilla sur le plan intérieur.
Nos Etats, c’est le Tchad, c’est le Polisario, c’est le Soudan,
c’est l’Ethiopie, c’est l’Ouganda, etc. Comment peut-on
appeler Etat, une structure où le pouvoir central contrôle
provisoirement un tiers du territoire national ? Le journal
« L’Express » dans son numéro 66623 du 9 janvier 1987 page
24, relate ce que l’un de ses reporters a vécu à Maputo,
Capitale Mozambicaine :

₌ « Le socialisme triomphera »


35
Critique Sociale et Développement

₌ « Consolidons la souveraineté et l’Unité Nationale ».

« Affichés dans l’avenue du 25 septembre, ces slogans sont


autant de vœux pieux. La souveraineté de l’Etat Mozambicain
s’arrête à 10 km de la capitale, dont les banlieues résonnent le
soir des échos d’une fusillade. Au-delà, c’est le royaume des
« bandidos armados » de la RENAMO. Tenter par la route ou
par le train, de gagner l’une des dix provinces du pays relève
du suicide ». Le journal affirme d’ailleurs en substance : « Le
Mozambique n’est plus qu’une fiction d’Etat ». Ce rapport
reflète la physionomie générale des Etats Africains à quelques
exceptions près. Comment dans ces conditions peut-on avoir
la malhonnêteté de parler d’« Etats » en ce qui concerne
l’Afrique ?

Le Développement de l’Afrique ne démarrera que le jour


où l’Afrique deviendra une Afrique de Nations. La guérilla,
les coups d’Etats, les guerres frontalières, ne plaident pas en
faveur de cet avènement. Quoi qu’il en soit, le problème est au
départ celui de la délimitation des frontières acquises de la
colonisation. Cette délimitation a été faite sur le dos de
l’Afrique et sans l’Afrique. Nos Etats ou ce qui en tient lieu,
tels qu’ils ont été délimités par la puissance coloniale, sont
assurément mal partis pour connaître un jour l’éveil du
36
Critique Sociale et Développement

nationalisme. On ne saurait alors déclencher un processus


mental propre au Développement en l’absence de ce
catalyseur. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement : des Etats
de cent mille habitants, enclavés dans d’autres plus ou moins
grands, sans accès à la mer ni à la forêt ; de véritables murs de
Berlin ayant dispersé des familles à travers ces Bantoustans ;
bref, des bombes à retardement, qui n’ont pas tardé à exploser.
La puissance coloniale a divisé pour mieux régner. Les réalités
mêmes du règne appelant toujours à des ajustements répétés, il
va sans dire que les délimitations opérées en Afrique étaient
provisoires et non définitives, puisque le colon lui-même
n’avait jamais préconisé partir d’Afrique. Son départ précipité
et inattendu a laissé cette situation comme telle. Nos Chefs
d’Etats, par égoïsme et indigence intellectuelle, l’ont
entérinée, en votant une fameuse clause de l’OUA, qui
consacre l’intangibilité des frontières acquises de la
colonisation. Cette Afrique et ses sages ! Ce vote n’était pas le
vote d’une clause, c’était le vote de la mort, celle de l’Afrique.
Nos Chefs d’Etats sont historiquement responsables de
l’agonie de notre continent.

En votant pour définitif ce qui n’était que provisoire, nos


Chefs d’Etats ont définitivement voté pour le provisoire. Le

37
Critique Sociale et Développement

provisoire, dès ce moment, est apparu comme ligne de


politique générale en Afrique. Ainsi donc, tout chez nous n’est
que provisoire. Il est toujours question de parer au plus pressé.
Les maisons sont provisoires, les routes provisoires, les
programmes scolaires provisoires, si bien que sans qu’on s’en
rende compte, la politique du provisoire a effectivement fini
par renforcer le caractère provisoire de nos Etats. Pour
comprendre comment on en est arrivé là, et notamment
pourquoi il est difficile de repartir de là, il est nécessaire de
faire un flash-back sur les circonstances qui ont influencé les
données politiques en Afrique et qui ont abouti à la création de
l’OUA, qui apparaît comme étant le couronnement d’un échec
et la souscription irréversible de l’Afrique au Sous-
Développement.

38
Critique Sociale et Développement

39
Critique Sociale et Développement

Chapitre IV
L’ECHEC DU PANAFRICANISME
OU
L’OPTION POUR LA MISERE
L’essentiel des informations livrées dans ce chapitre
consacré au panafricanisme ont été puisées dans la Thèse de 3 e
cycle en Relations Internationales de M. Ndzengue Pierre,
thèse intitulé « L’Organisation de l’Unité Africaine » (OUA)
et les Activités dans le Domaine Politique (d’Addis-Abeba
1963 à Libreville, 1977), et dans l’ouvrage de Philippe
Decraene intitulé « le Panafricanisme » - Éditions : Presses
Universitaires de France – collection « Que sais-je ? ».

L’Afrique a manqué le coach.

En titrant son ouvrage « l’Afrique Noire est mal partie »,


René Dumont, considérant des influences socio-politico-
40
Critique Sociale et Développement

économiques, publiait une prophétie qui, à ce moment-là, fit


sourire plus d’un individu. En Afrique, nombreux furent ceux
qui lui répliquèrent que « l’Afrique Noire est partie tout de
même ». Seulement, si René Dumont dans son livre, avait bien
indiqué le sens du déplacement de l’Afrique, ses railleurs eux,
n’ont pas appréhendé le sens profond de ses analyses.

Il est vrai, les thérapeutiques de René Dumont ne sont pas


forcément les nôtres, mais toujours est-il qu’il est tout de
même incontestable que cette Afrique Noire est réellement
mal partie. Si les propos de René Dumont s’appuient sur les
facteurs cités plus haut, nous autres sommes convaincus que la
source du dérapage africain se situe au niveau de l’échec du
panafricanisme de Nkrumah.

Selon Philippe Decraene, le Panafricanisme au départ,


était tout simplement un mouvement de solidarité des Noirs
Antillais et Américains avec leurs frères vivant en Afrique. Il
serait né hors d’Afrique par Sylvester Williams. Syl… était un
avocat de Trinidad, inscrit au barreau anglais et qui, par le
biais des Ouest-Africains établis en Grande Bretagne, entreprit
de lutter contre la compagnie à charte de Cécil Rhodes et les
Colons Boers qui convoitaient conjointement les terres des
indigènes colonisés d’Afrique Australe. Il convoqua alors une
41
Critique Sociale et Développement

conférence internationale en 1900 à Londres à Westminster


Hall au cours de laquelle le mot « Panafricanisme » a été lâché
pour la première fois.

Pendant ce temps, la lutte des Noirs aux États-Unis pour


la reconnaissance de leurs droits fit surgir des têtes telles que
W.E. Burghardt du Bois, Professeur de Sociologie à
l’Université d’Atlanta qui, en 1908, fonda la N.A.A.C.P.
(National Association for the Advancement of Coloured
People) qui subordonna le problème du Noir Américain à
l’ensemble du problème idéal : le panafricanisme.

Puis, apparut Marcus Garvey, Jamaïcain, qui rêvait d’un


peuple regroupant tous les Noirs, et qui fonda entre autres,
l’Universal Negro Improvement Association, chargée de faire
de ce rêve une réalité. C’est ainsi qu’une Église, dont il était
Pape, fut créée : L’African Orthodoxe Church, où les anges
étaient noirs et Satan blanc. Au cours d’un meeting qu’il
organisa en 1920 au Liberty Hall de New-York, il préconisa le
retour de tous les Noirs en Afrique.

De tous ces pionniers du panafricanisme, le plus grand et


le plus crédible fut incontestablement Burhardt du Bois qui de
1919 à 1945, organisa successivement cinq (5) congrès

42
Critique Sociale et Développement

panafricains à Paris, Londres, New-York, Manchester où il


réclamait, non seulement l’indépendance de l’Afrique, mais
encore sa transmutation en États-Unis, ainsi que l’égalité des
droits entre Blancs et Noirs d’Afrique. C’est sur ces entrefaites
qu’intervient l’inédit Nkrumah.

Dès le 5e congrès panafricain tenu en 1945 à Manchester,


le Docteur Nkrumah et le Professeur Georges Padmore
prennent le mouvement en main et mènent désormais les
débats. Les résolutions adoptées dénoncent les divisions
territoriales de l’Afrique. Par la suite, Georges Padmore, Noir
Antillais né en 1903 à Trinidad, historien, politicien et homme
de droit, mit au point la théorie du Panafricanisme qu’il définit
dans son ouvrage « Pan-Africanism or Communism ? »,
comme visant « à réaliser le gouvernement des Africains par
des Africains pour les Africains, en respectant les minorités
raciales et religieuses qui désirent vivre en Afrique avec la
majorité noire ».

A partir de ce moment-là, rien ne sera plus comme


auparavant. L’Afrique sera transformée en une véritable arène
philosophique, politique et militaire jusqu’à la création de
l’OUA en 1963. Cette période, qui se situe de 1945 à 1963, fut
aussi la seule digne d’intérêt dans l’histoire contemporaine de
43
Critique Sociale et Développement

notre continent. Les congrès panafricains vont se succéder.


Des tendances politico-économiques vont apparaître. Les
luttes d’influences vont entrer en scène, tandis que la
Négritude de Senghor et les conférences Afro-asiatiques
viendront prendre part à ce bal. D’entrée de jeu, deux grandes
tendances antagonistes vont se dessiner :

1°) Le panafricanisme de Nkrumah, prônant les États-Unis


d’Afrique

2°) La communauté franco-africaine de Houphouët Boigny,


prônant une union individuelle des États francophones avec la
France et sous la coupole de cette dernière.

Léopold Sedar Senghor, lui, va prôner le fédéralisme des Êtas


Africains sous la coupole française.

Autrement dit, pour Senghor, il s’agit, non de se livrer


isolément quoique d’un commun accord à l’impérialiste
français comme le préconisait Houphouët, mais de le faire en
bloc. Décidément, tant qu’on ne meurt pas seul…

Nous allons alors assister à un carrousel de mariages et de


divorces entre Etats, de noces sans lendemain, où les dessous
de tables, orchestrés par le colon, paraissent en définitive tirer
les ficelles.
44
Critique Sociale et Développement

Dans un premier temps, (6) six champs de polarisation


vont se dessiner :

1°) La Fédération du Mali : regroupant le Sénégal, le


Dahomey, le Soudan, la Haute-Volta, Etats ayant décidé de
former une fédération le 17 janvier 1959, avec siège à Dakar.

2°) Le Conseil de l’Entente ou l’Union du Sahel-Bénin


formé après l’éclatement de la fédération du Mali où n’est pas
innocent Houphouët Boigny, et qui regroupe alors la Côte
d’Ivoire, la Haute-Volta, le Niger, le Dahomey qui naquit le 4
avril 1959.

3°) L’union des États équatoriaux regroupant l’État


Centrafricain, le Congo, le Tchad, le Gabon, qui naquit le 12
janvier 1959 et qui se disloqua avant la fin de la même année.

4°) L’Union Ghana-Guinée ou États-Unis d’Afrique. Elle


naquit le 28 novembre 1958 par Nkrumah et Sékou Touré.

Cette union manifestait une réelle volonté d’intégration qui


ressort clairement dans la constitution du Ghana aussi bien que
dans celle de la Guinée.

Du titre VIII, article 34 de la constitution guinéenne du


28 septembre 1958, il ressort : « La République peut conclure
avec tout État Africain les accords d’association ou de
45
Critique Sociale et Développement

communauté comprenant abandon partiel ou total de


souveraineté en vue de réaliser l’Unité Africaine ». D’autre
part, la constitution Ghanéenne adoptée en 1960, confère au
parlement le « Pouvoir de prévoir l’abandon de toute
souveraineté du Ghana ou d’une partie de son Territoire ».

5°) La Fédération d’Afrique du Nord. Elle regroupe


l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et qui vit le jour le 27 avril
1958 à Tanger au Maroc, mais qui éclata avec l’accession de
l’Algérie à l’indépendance.

6°) La Fédération d’Afrique Orientale. Elle regroupe le


Kenya, l’Ouganda, Zanzibar qui se forma en 1963 pour
disparaître la même année.

Ce climat d’agitation et d’intense activité politique est celui


qui a caractérisé l’Afrique à la veille des indépendances. Il
était alors nécessaire d’assainir la scène politique africaine
pour sauver le mouvement panafricaniste. Des efforts de
regroupement continental furent donc entrepris. Le Docteur
Nkrumah trouve que les discussions et les résolutions
concernant le mouvement panafricaniste ne peuvent être
efficaces que si l’indépendance des États concernés était déjà
effective, tandis que d’autres chefs de tendances trouvent que
cette condition n’est pas nécessaire. La suite des événements
46
Critique Sociale et Développement

donnera raison à Nkrumah. Quoi qu’il en fût, le Docteur


Nkrumah resta fidèle à ses convictions, et un compromis fut
trouvé. On tomba d’accord que les efforts de regroupements à
mener devront s’appuyer sur une stratégie bicéphale :

1°) Les conférences des États Indépendants (CIAS)

2°) Les congrès de Tous les Peuples Africains (AAPC)

La première CIAS fut convoquée par Nkrumah en avril 1958 à


Accra, et regroupa 8 États indépendants : le Ghana, l’Égypte,
l’Éthiopie, le Libéria, la Lybie, le Maroc, le Soudan, la
Tunisie. L’Afrique du Sud fut aussi convoquée mais elle
déclina l’offre avec beaucoup de mépris. Il y eut aussi
plusieurs mouvements politiques observateurs tels que l’UPC
du Cameroun, le Sawaba du Niger, le FNL d’Algérie, et des
leaders politiques tels que Julius Nyerere de Tanganyka et
Mushin de Zanzibar. Comme on devait s’y attendre, cette
première conférence des États indépendants mit surtout
l’accent sur la libération du continent.

La deuxième CIAS eut lieu en deux étapes puisque


convoquée conjointement par Tubman du Libéria et Haïlé
Sélassié d’Éthiopie. La première étape eut lieu en juillet 1959
à Sanniquelie au Libéria et fut un échec puisque ne regroupant

47
Critique Sociale et Développement

que le président Libérien, le président Ghanéen et le président


Guinéen. Les autres chefs d’États, bien au fait de l’ordre du
jour, préférèrent ne pas s’y rendre. Tubman lui-même dut
reculer devant le progressisme avancé de ses hôtes.

La deuxième étape eut lieu à Addis-Abéba en juillet


1960. Il y eut douze états indépendants dont le Cameroun et
plus de 300 délégués et observateurs. Il fut considéré comme
sommet consacré à l’Afrique du Sud : condamnation, rupture
des relations diplomatiques, boycott, etc.

Conjointement à ces conférences des États Indépendants


se tenaient aussi les AAPC, congrès de tous les peuples
africains. Il y en eu en tout trois.

Le premier AAPC se tint en décembre 1958, et regroupait


28 pays africains dont la plupart étaient sous domination
coloniale. On y distinguait des partis politiques et des
syndicats. Les débats portèrent sur les problèmes de
l’Indépendance.

Le deuxième AAPC se tint en janvier 1960 à Tunis et


réunit 73 délégations représentant 32 pays qui vota une
résolution portant sur la création des États-Unis d’Afrique.

48
Critique Sociale et Développement

Le troisième AAPC qui se tint au Caire en mars 1961,


connaît une participation massive. Il sera essentiellement le
sommet de la libération de l’Algérie et de l’anathème de
l’Afrique du Sud. Ici, le problème de l’Unité africaine est
relégué au second plan et Ndzengue Pierre fera remarquer :
« Les idées qui sous-tendent les débats mettent en lumière
l’inexistence d’une approche identique à l’Unité (…)
entraînant par le même coup, la constitution de camps
opposés ».

Les camps opposés évoqués ci-dessus ne vont pas du tout


obéir aux regroupements géographiques déjà mentionnés. Ils
se constitueront par des motivations politiques et des prises de
position face aux trois questions brûlantes de l’heure, qui
occuperont les devants de la scène politique africaine à
savoir :

₌ La crise congolaise
₌ La lutte de libération de l’Algérie
₌ L’approche à l’Unité Africaine.

Face à ces trois questions, nous relevons aussi trois groupes :


le groupe de Brazzaville, le groupe de Casablanca, et le
groupe de Monrovia.

49
Critique Sociale et Développement

I- Le groupe de Brazzaville

Il est formé à l’issue de deux sommets qui se sont tenus l’un à


Abidjan en octobre 1960, et l’autre à Brazzaville en décembre
1960, respectivement initiés par Houphouët Boigny et Fulbert
Youlu. Ce groupe réunit en outre les pays dits pro-occidentaux
parmi lesquels on retrouve : la Côte-d’Ivoire, le Cameroun, le
Congo Brazzaville, le Congo Léopoldville (observateur), le
Dahomey (Bénin actuel), le Gabon, la Haute Volta (Burkina
Fasso), Madagascar, la Mauritanie, le Niger, le Tchad, la
République Centrafricaine pour débattre les 3 questions
suscitées.

Le groupe de Brazzaville ne cache pas son soutien


indéfectible au Président Joseph Kasavubu et son partisan
Moïse Tchombe, tous deux pro-occidentaux et fédéralistes
dans la crise qui les oppose au premier Ministre Patrice
Lumumba, panafricaniste et apôtre mordu de l’Unité Africaine
comme Nkrumah. Ce groupe œuvra habilement et obtint
immédiatement la déposition de Lumumba. L’assassinat de ce
dernier devait suivre.

II- Le groupe de Casablanca

50
Critique Sociale et Développement

A la suite de l’éviction de Lumumba, le roi Mohamed V


du Maroc convoqua une conférence d’urgence à Casablanca
qui se tint du 3 au 7 janvier 1961. Pendant ce temps, le Congo
Belge est en effervescence. Le groupe de Casablanca prend
parti pour Lumumba. « En somme, le groupe de Casablanca
était profondément anti-colonialiste et le fédéralisme avait
pour eux des relents de néo-colonialisme » (Ndzengue Pierre
page 40). A cette conférence de Casablanca participaient le
Maroc, le Ceylan (observateur), le Ghana, le G.P.R.A
(Gouvernement Provisoire de la République d’Algérie), la
Guinée, la Libye, le Mali.

Le seul point d’accord entre les groupes de Brazzaville et


de Casablanca reposait sur la question Algérienne pour
laquelle les deux groupes ont trouvé nécessaire de soutenir le
FLN en lutte contre la France pour l’Indépendance de
l’Algérie. Il est vrai, jusqu’en fin 1959, aucun État du groupe
de Brazzaville n’avait encore reconnu officiellement le
G.P.R.A.

III- Le groupe de Monrovia

Ce groupe a définitivement influencé l’avenir de notre


continent par l’importance et le caractère déterminant des

51
Critique Sociale et Développement

mesures qui y furent prises. Convoqué le 8 mai 1961 à


Monrovia, ce sommet se prolongea à Lagos en janvier 1962. Il
fut considéré comme sommet de la réconciliation. Les Chefs
d’États y furent convoqués sans distinction de tendance. Il fut
convenu que le sommet soit parrainé par 6 états appartenant
aux groupes de Brazzaville, de Casablanca, et des neutres.

Les deux États devant représenter le groupe de


Brazzaville furent le Cameroun et la Côte-d’Ivoire. Ceux
devant représenter le groupe de Casablanca furent la Guinée et
le Mali. Puis, le Libéria et la Nigéria furent désignés pour
représenter les États neutres. Le comité directeur fut donc
constitué par ces 6 Etats pour mener à bien la réconciliation
africaine. Le choix de cet échantillon ne laissa pas de
surprendre pour plusieurs raisons.

1°) Au niveau des durs, l’absence du Ghana, maître


incontestable du groupe de Casablanca était surprenante. Il eût
paru naturel sinon indispensable que le Ghana fût parmi les
représentants du groupe de Casablanca.

2°) Au niveau des neutres, Tubman, du Libéria, initiateur de


la « Communauté des Etats Indépendants » qui se voulait une
simple association commerciale, souple et modérée, reflétait

52
Critique Sociale et Développement

« Le pro-occidentalisme », mieux, le pro-américanisme du


Libéria. Le fait qu’il n’appartienne ni au groupe de
Brazzaville, ni à celui de Casablanca n’en fait pour autant pas
un neutre.

Ce n’est pas de nos jours que la diversion et la manipulation


sont apparues en Afrique. Le groupe de Casablanca dénonça le
complot et boycotta le sommet. Moralité : seul le groupe de
Brazzaville fut présent à Monrovia en mai 1961 avec d’autres
pays tels que l’Éthiopie, Le Libéria (pays organisateur), la
Lybie, le Nigéria, Sierra Léone, la Somalie, la Tunisie. La
dernière tentative lancée par les modérés pour la poursuite du
sommet en janvier 1962 à Lagos fut aussi boycottée par les
durs pour deux autres raisons relevant aussi sans doute des
manœuvres de sous-main.

1°) Le groupe de Casablanca ne fut pas informé à temps de


la tenue de cette conférence. Cette manœuvre mise au point
par le groupe de Monrovia l’empêchait de participer
activement aux assises de Lagos.

2°) Le groupe de Casablanca désapprouvait la non-


participation d’un délégué algérien.

53
Critique Sociale et Développement

« En un mot, l’antagonisme idéologique était consommé »


conclut Ndzengue, page 42.

En résumé, le sommet de la réconciliation de Monrovia


fut boycotté par le camp des durs à cause de la non
représentativité des membres du Comité Directeur. Le 2 e
sommet initié par les modérés en janvier 1962 à Lagos et qui
fut boycotté aussi par les durs fut dominé par les points de vue
du groupe de Brazzaville qui plaidait pour une coopération
souple sans dirigisme ni rigidité. Elle influencera la Charte qui
sera adoptée en septembre 1962à Lagos. Elle reprend en outre
les principes énoncés à Monrovia en mai 1961.

A la conférence d’Addis-Abeba en 1960, Maitana Sule,


chef de la Délégation Nigériane dira : « At this moment the
idea of forming a Union of African States is premature. We
feel that such a move is too radical – Perhaps too ambitious to
be of any lasting benefit » : « A l’heure actuelle, l’idée des
États-Unis d’Afrique est prématurée. Nous pensons qu’un tel
processus est trop radical, voire trop ambitieux pour être de
quelque bénéfice durable ». Ndzengue Pierre reprend ainsi à la
page 44 de son ouvrage, une citation rapportée par V.B.
Thompson.

54
Critique Sociale et Développement

Les radicaux eux, voulaient l’unité immédiate et


Nkrumah lui-même soutint : « In my view, any person who
talks of a federal type of constitution (…) is a supporter of the
imperialist cause » : « A mon avis, toute personne qui parle
d’une constitution de type fédéral est un défenseur de la cause
impérialiste ».

Comme vous pouvez en juger, à l’aube des


indépendances, l’opposition était réellement antagoniste entre
le camp des durs et celui des modérés. L’activisme des deux
camps n’a pas pu modifier ces rapports de force.

L’O.U.A. naquit ainsi sur les cendres ayant consacré les


divisions entre groupes antagonistes qui ont admis la nécessité
de trouver un pis-aller qui est arrivé « au moment où les
épuisements des idéaux politiques inassouvis se
manifestaient ». Les deux parties antagonistes étaient
cependant d’accord qu’il fallait faire quelque chose pour éviter
la rupture totale. Sékou Touré et Haïlé Sélassié initièrent alors
un sommet panafricain qui se tint à Addis-Abeba en mai 1963.

« Aussi, entre le projet d’organisation des États


Africains » présenté par l’Éthiopie, celui de l’ « Union des
États Africains » présenté par le Ghana, et celui de l’

55
Critique Sociale et Développement

« Organisation des États Africains et Malgache » soumis par


les Ministres des Affaires Étrangères, le président Hubert
Maga du Dahomey (Bénin actuel), trouvera la solution à ce
qui est convenu d’appeler la querelle autour d’un nom en
déclarant en ce mois de mai 1963 : « Mes chers amis, nous
sommes réunis ici pour l’Unité Africaine. Pourquoi donc,
pour simplifier les choses, ne dirait-on pas : « Organisation
de l’Unité Africaine (O.U.A) » ? L’Organisation de l’Unité
Africaine venait ainsi de voir le jour » ( Ndzengue Pierre page
49 de son ouvrage).

Les objectifs de l’Organisation sont énumérés à l’Article


II de sa Charte :

₌ Renforcer l’Unité et la Solidarité des États Africains


₌ Coordonner et intensifier leur coopération et leurs efforts
pour offrir de meilleures conditions d’existence aux
peuples d’Afrique
₌ Défendre leur souveraineté, leur intégrité territoriale et
leur indépendance…

Nous remarquerons un phénomène curieux qui a caractérisé


l’Afrique pendant la période évoquée : c’est qu’au départ, tous
les mouvements et organisations nationalistes qui luttaient

56
Critique Sociale et Développement

pour obtenir l’indépendance de leurs pays étaient d’accord


pour aboutir à la formation des Etats-Unis d’Afrique. Mais, à
partir du moment où l’indépendance s’acquérait ou qu’on en
avait déjà la certitude, chaque Etat se recroquevillait sur lui-
même, entendant ne pas sacrifier sa souveraineté. Nkrumah se
retrouvait donc de plus en plus isolé au fur et à mesure que les
Etats accédaient à leur indépendance.

Ce phénomène s’explique aisément par le fait que le


colon a habilement manœuvré la scène politique africaine en
écartant à l’ultime moment les nationalistes progressistes soit
par l’assassinat, soit par des élections truquées, pour les
remplacer par des marionnettes serviles tenues en bride par
l’Occident. À travers elles, le colon a brisé le panafricanisme
qui était l’ultime voie de notre indépendance.

Le Docteur Nkrumah, Sékou Touré et Lumumba, bien au


fait de la stratégie du colon, tentèrent en vain de convaincre
leurs pairs de ne pas adhérer à l’option des souverainetés
nationales qui ne pourraient que prolonger la colonisation.
Malgré leur échec et le triomphe du néo-colonialisme, ces
trois fils d’Afrique représentaient toujours un danger potentiel
pour la domination néocolonialiste. L’assassinat de Lumumba
fut organisé froidement et exécuté. Nkrumah fut écarté du
57
Critique Sociale et Développement

pouvoir par un coup d’État commandité par Londres. Sékou


Touré fut réduit à l’isolement total ; traqué et démoralisé, il
finit par perdre la raison.

Ce fut le coup de grâce.

58
Critique Sociale et Développement

59
Critique Sociale et Développement

Chapitre V
NECESSITE DE LA RESURGENCE DU
PANAFRICANISME
(Refaire l’Histoire)
NOUS SOMMES AFRICAINS AVANT D’ETRE
CAMEROUNAIS, TCHADIEN OU LIBYEN ET NOUS NE
SOMMES CAMEROUNAIS, TCHADIEN OU LIBYEN
QUE PAR HASARD
Les structures archaïques des sociétés africaines portent en
elles-mêmes les germes des problèmes africains. L’Afrique
devra secouer le joug défaitiste qui l’emprisonne, si elle veut
assumer son émancipation. Ce dont il s’agit ici passe
justement par la révision des frontières acquises de la
colonisation, afin de former de grands groupes homogènes
intégrés, qui constitueraient de véritables Etats dans un
premier temps, Etats susceptibles de devenir des nations par la
suite. L’idéal, au bout de cette restructuration, devant viser la
résurrection de Nkrumah. Cette restructuration est réalisable,
si elle est sous-tendue par une volonté politique réelle, et une
foi inébranlable à la justesse de l’œuvre à accomplir.

« Il s’agit de vouloir sans trêve et sans relâche


Et lorsqu’il faut combattre on ne se sauve pas.
Ayons la force en l’âme et nous l’aurons au bras.
60
Critique Sociale et Développement

Le cri « sauve qui peut » est poussé par le lâche.


Douter est un opprobre espérer un devoir.
Celui-là pourra tout qui croira tout pouvoir ».
Ces vers d’un sonnet de F. Louis, intitulé « La Volonté
Souveraine », devraient être la Bible des chefs d’Etats
Africains et de tous les citoyens d’Afrique.
Ce programme cependant, n’est pas des plus aisés. Si
l’Afrique des indépendances n’a pas pu réussir l’unité
africaine alors qu’elle regorgeait d’intellectuels
panafricanistes, ce n’est pas à l’heure actuelle où le
néocolonialisme s’est assuré la main mise sur les rouages des
appareils de nos Etats que cela sera facile.
A la veille des indépendances, la balkanisation
idéologique, quoique existante, n’était pas aussi hermétique
qu’à l’heure actuelle, et les accords de « coopération » avec
l’impérialiste n’étaient encore qu’embryonnaires. D’autres
facteurs, tels que les antagonistes viscéraux entre certains
chefs d’Etats viennent compliquer les possibilités de
l’intégration évoquée.
Par ailleurs, les organisations régionales, telles que
l’UDEAC, la CEDEAO, la CEEAC, le grand Maghreb, qui
auraient pu servir de base de formation de vrais Etats viables,
présentent une fragilité marquée par des incidents, du non-
respect des clauses, qui démontrent clairement l’impossibilité
de la réalisation du rêve de Nkrumah à partir de ces étapes. Ce
rêve, cependant, doit être réalisé. Sa réalisation conditionne
l’existence même de l’Afrique.
61
Critique Sociale et Développement

Il apparaît donc indiqué de contourner les difficultés


inhérentes à l’étape intermédiaire de regroupements régionaux
pour poser le problème en bloc lors d’un sommet de l’OUA. Il
est vrai, l’Afrique n’a pas que des amis. Il sera donc exercé sur
nos Chefs d’États, des pressions sinon des menaces pour qu’ils
boycottent un tel ordre du jour, ou tout simplement pour qu’ils
votent contre une telle résolution.
Toutes les preuves sont là, pour nous convaincre qu’après
vingt-cinq ans d’existence, le bilan de l’OUA reste modeste. A
la limite, l’OUA a créé plus de problèmes qu’elle n’en a
résolus. Elle est passée à côté des objectifs déjà modestes,
énumérés à l’article II de sa charte. La nécessité d’aller au-
delà de la routine se pose donc à l’OUA comme une exigence
à la survie de notre continent. Cette nécessité, comme nous
l’avons déjà dit plus haut se pose en termes des « Etats-
Unis d’Afrique ». Il s’agit, compte tenu de l’échec des
intégrations régionales, de prendre le taureau par les cornes.
Si nous avons parlé d’exigence, c’est bien parce que les
contraintes du vécu quotidien nous le démontrent. Le pillage
des ressources africaines s’arrêterait net. L’effort de guerre
que doivent soutenir les pays africains qui se massacrent entre
eux disparaîtrait. Quand nous savons qu’un seul char d’assaut
coûte en moyenne six cent millions de francs CFA, il n’y a
donc qu’à déduire ce qui se pratique sur le continent africain
comme saignée de devises. Ces guerres n’existeraient pas si
l’Afrique constituait un seul pays.

62
Critique Sociale et Développement

La plupart du temps, ces guerres sont commanditées de


l’extérieur par le colon qui entend vendre ses armes et diviser
pour mieux s’accaparer nos richesses. Ces guerres, disions-
nous, étaient déjà prévisibles sinon prévues à travers les murs
de Berlin qui ont balkanisé l’Afrique en Bantoustans.
En divisant l’Afrique « libre », en la soumettant au
chantage économique, l’Occident s’assure ses positions
avancées en Afrique du Sud. Les condamnations formulées du
bout des lèvres par la communauté occidentale et
internationale ne sont pas les arguments qui libèreront nos
frères d’Afrique Australe. La libération de l’Afrique du Sud
est conditionnée par la libération de l’Afrique dite libre.
Or l’Afrique libre ne peut être libérée que si les guerres
frontalières cessaient. Elle ne peut être libérée que si nous
étions maîtres de nos ressources. Elle ne peut être libérée que
si nous étions maîtres de nous-mêmes. Bref, elle ne peut être
libérée que si elle se trouvait sous une seule autorité reconnue
en « Les États-Unis d’Afrique ».
La balkanisation de l’Afrique, qu’il s’agisse de l’Afrique
au plus fort de la colonisation ou de l’Afrique néocolonisée, a
constitué et constitue l’instrument stratégique de la domination
impérialiste. Quelle résistance en effet peut opposer une
poignée d’individus retranchés dans une portion du Sahara,
abandonnée à la faim et à la sécheresse, contre l’impérialiste
qui « vient à son secours », lui proposer un peu de riz contre
toutes les richesses de son sous-sol ?

63
Critique Sociale et Développement

Par ailleurs, là où deux voisins tentent d’aller main dans


la main pour faire front contre la misère, le colon fabriquera
un traître qui montera son petit coup d’état, annihilant ainsi les
efforts de solidarité entrepris. Quelquefois, c’est un conflit
armé que l’impérialiste, par guerilla ou guerre frontalière
interposées, va alimenter.
De plus, les structures mêmes du fonctionnement de nos
institutions sont tombées entre les mains du colon par le biais
des accords de « coopération » et par le système des dettes
généralement en « aides liées ». Dans notre Afrique, lorsqu’on
prête quelque chose à son frère ou à son ami, on ne va pas
exiger de voir et de vérifier si effectivement le frère ou l’ami
l’a utilisé pour le motif qu’il a avancé en vous demandant le
prêt. Dans la stratégie du colon, si vous vous êtes endetté pour
payer des slips à votre épouse, non seulement votre ami va
demander que vous remettiez ces slips à votre épouse en sa
présence, mais encore, qu’il vienne inopinément vérifier si
votre épouse les porte… Dès lors, vous comprenez qui sera
réellement le maître de la maison.
Le colon n’a pu réussir ce tour de force que grâce à
l’échec du panafricanisme de Nkrumah. Trop fort pour chacun
de nos Etats, le colon, devant un front uni de tous les Etats
Africains, serait faible ; 500 millions de personnes, des
ressources du sol et du sous-sol inestimables, nous ne voyons
pas un aventurier tenter d’asservir un tel complexe quelle que
soit sa témérité. Dans tous les cas, son entreprise serait perdue
d’avance.

64
Critique Sociale et Développement

Ce langage est celui que Nkrumah, Sékou Touré et


Lumumba ont tenté de faire comprendre à leurs pairs. Ces
derniers ont préféré le langage mielleux que leur parlait le
colon, en leur faisant miroiter les privilèges personnels
attachés au titre d’Empereur qu’ils deviendraient chacun dans
son État, s’ils trahissaient la cause commune.
De tous ces premiers empereurs, il n’en reste plus
beaucoup mais, de l’Afrique, il ne reste plus rien. Il est donc
question que nous puissions récupérer ce qu’on nous a usurpé.
La malheureuse expérience de nos aînés devrait nous édifier.
Lorsque le Président Bongo reconnaît devant des journalistes
qu’« en Afrique, tous les présidents sont plus ou moins des
présidents à vie », c’est-à-dire des empereurs, il y a lieu de
reconnaître qu’il s’agit là des ambitions démesurées prouvant
plutôt un égoïsme rampant et viscéral que l’intérêt de la chose
publique.
Une chose est au moins certaine, c’est que ces présidents
à vie n’ont pas fait le bonheur de l’Afrique. Il est donc logique
d’envisager d’autres structures puisqu’il ne sert à rien de rester
là à maudire les tombes des premiers qui sont morts et les gros
ventres de ceux qui sont encore vivants. Nous devons réparer
leurs erreurs si nous ne voulons pas que nos enfants nous
maudissent à leur tour pour avoir cautionné le statu quo.
Vivement que du Cap au Caire, l’Esprit de Nkrumah
hante chacun de nous. Que dans les Universités, les
mouvements de jeunesse, les structures culturelles, les « partis
politiques », les syndicats, les programmes scolaires, les

65
Critique Sociale et Développement

pièces de théâtre, puisse ressusciter ce Messie, qui peut être


considéré à juste titre comme l’âme ensevelie de l’Afrique.
Pour l’Afrique, pour l’humanité, du Consciencisme au
Panafricanisme, Nkrumah aura tracé le chemin que devra
suivre l’Africain pour contribuer à l’accomplissement de la
mission de l’homme sur terre.

66
Critique Sociale et Développement

Chapitre VI

PRIORITE A L’INTELLECT

Les grandes œuvres humaines ont été et demeurent des


fruits de la pensée. La pensée elle-même n’est qu’une
manifestation de la raison.
En définissant l’homme comme étant un animal
raisonnable, Aristote fait de la raison, non seulement la
condition nécessaire à la revendication du statut humain mais
encore l’instrument fondamental de son bonheur authentique.
Pour les anciens, la sagesse du philosophe consistait à se fier,
non aux sens ni à l’opinion publique mais exclusivement à la
raison, et la raison étant comme le dira Descartes : « le
pouvoir de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux ». La
philosophie se présente donc comme une disposition de
l’esprit à aborder tout problème sous l’angle de la raison afin
de lui trouver une solution juste et sage. Mais la diversité des
problèmes auxquels l’homme a été confronté a engendré des
réactions spécifiques à la nature et aux circonstances de ces
problèmes. Comme les êtres humains se sont regroupés en
sociétés, les problèmes de chaque membre d’une société
donnée sont devenus les problèmes de l’ensemble de cette
société. Pour faire face à ces problèmes, des tâtonnements sont
d’abord apparus jusqu’au moment où des hommes
67
Critique Sociale et Développement

providentiels, brillant par une sagesse exceptionnelle, se sont


manifestés pour éclairer la société. Les méthodes qu’ils ont
utilisées pour aborder les problèmes se sont développées et
généralisées dans l’ensemble de la société, créant ainsi des
comportements et des dispositions d’esprit spécifiques à cette
société. A ce degré, on peut parler d’un datum de la société
considérée, datum qui servira de critère rationnel de
différenciation des peuples et que nous avons appelé : la
philosophie sociale du peuple.
Au niveau des manifestations quotidiennes des
comportements, des décisions et des actes, chaque peuple
s’identifie par sa philosophie sociale. On est donc amené à
constater que «  Philosophie Sociale » et « Identité
Culturelle » ne sont que deux désignations différentes d’une
même réalité. On ne pourra donc plus s’étonner que
l’organisation sociale d’un peuple obéisse à un canevas que
généralement ses membres ne cherchent pas à remettre en
question, même si cette organisation n’est pas appréciée des
autres peuples. C’est le cas des sociétés occidentales. Toute
innovation qui puisse être proposée à une telle société part
d’une base solide et uniforme qui soumettra l’innovation
concernée à un examen mené selon les normes de la
philosophie sociale de ce peuple. C’est ainsi que les lois,
l’administration, les institutions, la politique, les différents
secteurs de la vie nationale tiennent dans une harmonie
naturelle unanimement acceptée. Son développement
n’apparaît plus comme un exploit. Il est tout simplement une
suite logique, à l’exemple d’une graine sélectionnée et semée
sur une bonne terre : le fait que cette graine pousse ne
surprendrait logiquement personne.
Les sociétés africaines dans le temps étaient au seuil de
ce stade pour se désorganiser par la suite avec l’intervention
68
Critique Sociale et Développement

de l’esclavage et de la colonisation. Les frontières coloniales


et les abus qui traumatisèrent nos peuples ont vu naître
d’autres réalités, toutes dictées par les intérêts coloniaux qui
ont brisé cette harmonie et dispersé les peuples à travers des
barrières où ils se retrouvèrent comme de véritables
prisonniers. La lutte que la colonisation a engagée contre nos
valeurs philosophiques et l’évolution de nos technologies a
fini par rendre l’Africain étranger à lui-même et aux autres
Africains. Les fragments de familles et d’ethnies, qui se
retrouvèrent incarcérés dans les bantoustans ne se sentent
point liés par le même destin. Les pays africains constituent
des peuples artificiels et non naturels. La diversité de leurs
cultures exerce sur eux des attractions dirigées vers d’autres
pôles à l’extérieur ou à l’intérieur du pays où se trouvent les
noyaux de leurs clans, et non vers le drapeau national. Il y a
ainsi, à travers le continent africain, des forces centrifuges
rendant difficiles l’approche à l’unité nationale dans chaque
Etat. Il s’agit là d’une diaspora ininterrompue et généralisée
sur l’ensemble du continent. L’Afrique se trouve ainsi sans
Etat, sans nation, sans peuple, mais avec seulement des terres
et des hommes. Ce qui explique l’inexistence d’une
philosophie sociale en Afrique. Partant, aucune organisation
n’est possible. Les institutions ne reposent sur aucune base
rationnelle. Les lois, l’administration n’obéissent à aucune
sensibilité ; nos princes en font alors ce qu’ils veulent. Bref,
une véritable foire.
Cependant, le Développement de tout peuple passe
nécessairement par la philosophie sociale de ce peuple.
L’absence de cet outil en Afrique rend aléatoire sinon inutile
toute intervention visant le Développement économique de ce
continent.

69
Critique Sociale et Développement

Nous soutenons dans ce Discours que pour développer


l’Afrique ce n’est pas des programmes de Développement
qu’il faut élaborer ; il s’agit plutôt de lutter contre les facteurs
du Sous-Développement. Nous nous apercevons que ces
facteurs sont d’ordre philosophique et non économique. Tout
dans l’attitude de l’Africain indique un attentisme viscéral qui
frise l’irresponsabilité.
Après le grand sursaut des années de l’Indépendance, la
somnolence a repris les choses en main, somnolence aggravée
et entretenue par la bienveillance du colon qui veille
paternellement.
Les hommes de paille qui, par la volonté occidentale, ont
été portés à la tête de nos Etats, ont parachevé l’œuvre du
colon, en faisant le vide autour d’eux, par le massacre ou l’exil
des valeurs susceptibles d’émanciper l’Afrique. Cette situation
a abouti à la disparition de la démocratie qui caractérisait
l’Afrique précoloniale. Le dynamisme de nos sociétés s’en et
trouvé flétri. Les notions de dignité, d’honneur furent
ensevelies. La peur aidant, la soumission s’en est suivie, une
soumission qui a touché jusqu’aux esprits, et a abouti à la
démission tout court. Pour retrouver notre dignité et donner un
sens à la vie, l’Afrique se doit de rechercher ce qu’elle a
perdu : une classe intellectuelle dynamique, celle-là même qui
a vu de grands hommes tels que Nkrumah, Lumumba, Um
Nyobé, etc…
L’Occident en effet, a dû ce qu’il est aujourd’hui de ses
grands hommes qui paradoxalement, ne furent pas de grands
conquérants mais, de grands penseurs. Tout le comportement
de l’Occident est inspiré par la philosophie de Descartes, de
telle sorte que les principes cartésiens sont passés de
l’intellectualisme au traditionalisme, et du traditionalisme à la

70
Critique Sociale et Développement

coutume. Ainsi donc, même sans avoir été à l’Ecole,


l’Européen, de par ses coutumes et ses traditions, est d’abord
cartésien. Il ne faut pas aller chercher le Développement et la
suprématie de l’Occident en dehors du « Discours de la
Méthode ». Il est aussi à noter que, pour y parvenir,
l’Intelligentsia européenne a pris le relais. Le nationalisme qui
est aussi esprit de sacrifice, a fait le reste. Les slogans
politiques ici, n’y ont été pour rien.
L’Afrique devra se doter de ses maîtres à penser, qu’ils
soient morts ou vivants. Ces maîtres à penser ne doivent pas
forcément être des hommes politiques. Descartes ni Karl Max
n’ont jamais brigué un mandat. Un peuple aux structures
archaïques propres à nos sociétés, à l’Intelligentsia muselée et
traquée, est voué à la servitude ou à la disparition.

71
Critique Sociale et Développement

Chapitre VII

SERVITUDE ECONOMIQUE ET POLITIQUE


Lorsqu’on reproche au tiers-monde en général et à
l’Afrique en particulier d’avoir une économie extravertie qui
la rend tributaire des fantaisies de l’Occident, c’est qu’on
oublie un peu les circonstances qui ont été à l’origine de la
constitution des facteurs de cette structuration. Il est vrai ce
rappel ne saurait justifier l’apathie intellectuelle et
l’apragmatisme des Africains.

72
Critique Sociale et Développement

Après les accords de Yalta qui ont vu le monde séparé en


deux blocs : le bloc occidental et le bloc de l’Est, l’Afrique
s’est vue attribuée aux Américains qui n’ont pas trouvé la
nécessité de s’y installer eux-mêmes puisque les Alliés
Européens l’exploitaient déjà. Il a seulement été question de
réorganiser l’économie du camp occidental selon le fameux
plan Marshall. Il s’en est suivi une division du travail qui, à
défaut de continuer à déporter les Africains en Amérique
devait les maintenir dans les mêmes tâches sur leur propre sol.
En réalité, les matières premières agricoles en provenance
d’Afrique devaient être produites sur place chez l’oncle Sam si
les lois interdisant l’esclavage n’avaient pas été adoptées par
la communauté internationale, bien avant les accords de Yalta.
L’impérialiste s’est donc vu contraint d’introduire ces espèces
sur le continent africain qui présente les mêmes conditions
climatiques que l’Amérique latine. C’est ainsi que l’Afrique
devint productrice de la banane, du cacao, des palmistes, de
l’huile de palme, du café, du caoutchouc, qui étaient destinés à
alimenter les usines implantées en occident. Il est à noter ici
que ce n’est pas de gaieté de cœur que les Africains ont
accepté de cultiver ces produits. L’introduction et la

73
Critique Sociale et Développement

vulgarisation de ces produits en Afrique se sont faites manu


militari.

Au départ, la plupart de ces plantations étaient réalisées


par les fermiers occidentaux qui utilisaient la main-d’œuvre
forcée et gratuite, exactement comme à Surinam. Par la suite,
les boutures de ces plants furent distribuées aux indigènes au
fur et à mesure que les clairons de l’indépendance
commençaient à se faire entendre en occident. Obligation
demeurait toujours aux indigènes de cultiver ces plants sous
peine de sévices corporels et d’emprisonnement. Pour les
stimuler quelque peu et faire fléchir les réticences, on leur
distribuait dans un premier temps, des pourboires : morceaux
de savon, sel, cigarettes, vin rouge, machettes, etc… Puis avec
une prise de conscience des problèmes économiques, une
espèce de prime fut instituée. Cette prime était proportionnelle
au rendement. Comme la seule commune mesure d’évaluation
du rendement demeurait le tonnage, la prime au kilogramme
vit le jour. Cette prime par la suite prit le nom de « prix du
kilogramme ». En réalité, il ne s’agit que d’une prime au
rendement ou à la rigueur d’un salaire à la tâche. En effet, le
colon sait que les plantations lui appartiennent et que nous-
mêmes nous sommes à mi-chemin entre l’ouvrier et l’esclave

74
Critique Sociale et Développement

plus ou moins affranchissable. C’est pourquoi lui seul fixe en


aparté la prime ou le salaire à nous verser au kilogramme du
produit. Il est donc erroné et abusif de parler du « prix du
kilogramme » de cacao ou de café pour ce qui n’est qu’une
prime d’encouragement à stimuler ou non selon que les usines
tournent bien ou mal en occident.

Nous ne conseillons pas ici systématiquement de détruire


les cacaoyères et les caféières. Nous ne faisons que nous
rendre compte d’une évidence : c’est que notre avenir
économique ne saurait logiquement reposer sur l’exportation
du cacao et du café. Refuser de voir une évidence aussi
évidente relèverait de la stupidité.

L’Afrique se trouve prise dans un engrenage qui la


contraint à une fuite en avant puisqu’elle s’est lancée dans des
programmes économiques du type occidental en contractant
des emprunts qu’elle ne peut payer que par les revenus des
matières premières, seuls pourvoyeurs de devises. Il est
désormais temps de briser ce processus et d’opérer un repli
stratégique qui consiste en l’occurrence, à ne produire que la
quantité de matières premières transformables sur place. Faute
de quoi nous serons toujours des assistés, ruinant ainsi

75
Critique Sociale et Développement

l’Afrique (puisque aucune assistance n’est gratuite) et


condamnant nos enfants à l’esclavage éternel.

Il est désormais clair que la misère qui secoue le tiers


monde en général et l’Afrique en particulier relève plus de la
conjuration que de la conjoncture. Ceux qui espèrent à
l’avènement d’un nouvel ordre économique mondial à partir
du dialogue peuvent toujours rêver.

Les occidentaux n’ont pas placé des comparses à la tête


des Etats Africains pour rien. Le néocolonialisme, qui relève
des théories de Machiavel, a su faire des gouvernements
africains, des espèces de bureaux de l’Élysée ou du Downing
Street. Cela ne saurait d’ailleurs en être autrement, à en juger
par de petits détails mais qui ont toute leur signification
comme le protocole par exemple : un chef d’État Africain sera
toujours reçu, à la descente d’avion, par un ministre anonyme
ou un énième Sous-Secrétaire d’Etat aux Affaires Africaines.
Les envoyés spéciaux de nos gouvernements ne rencontrent
que le Ministre de la Coopération ou du Foreign Office sinon,
un simple Directeur de ces services. Par contre, les Chefs
d’Etats Occidentaux exigent que nos Chefs d’Etats les
attendent à l’Aéroport plusieurs heures avant leur arrivée,
tandis que leurs envoyés spéciaux sont reçus à l’Aéroport par
76
Critique Sociale et Développement

nos ministres pour être conduits directement chez le Chef de


l’Etat.

Pourtant l’une des règles fondamentales de la diplomatie


est et demeure le principe de la réciprocité. Cette réciprocité,
inviolable lorsqu’il s’agit des rapports entre pays occidentaux,
disparaît au profit du Nord, lorsqu’il s’agit des rapports entre
le Nord et le Sud. On peut donc conclure qu’il existe des Etats
et des Sous-Etats.

Nous comprenons aisément pourquoi les Chefs d’Etats


Africains ne peuvent pas réagir devant un mépris aussi
affiché. Pour le profane que nous sommes, il s’agit d’un
mépris ; en réalité, il ne s’agit que du respect de la hiérarchie.
En effet, quelle exigence peut présenter un subordonné devant
son supérieur, ou un vassal devant son Roi ?

Pour mieux comprendre les attitudes des uns et des


autres, il est nécessaire que nous analysions sommairement le
processus d’accession au pouvoir en Afrique.

En Afrique, le pouvoir n’est ni démocratique, ni


(contrairement à ce qu’on croit) monarchique. Il ne relève pas
non plus d’un processus constitutionnel en tant que tel. Nos
constitutions ne prévoyant, ni démocratie, ni monarchie ; elles
77
Critique Sociale et Développement

sont du type aconstitutionnel, puisque aussi variantes et


rythmées que la fréquence des coups et contre-coups d’Etats.
Le rythme dont il est question ici ne bat pas au son du tam-tam
africain, les Chefs d’orchestre se trouvant outre-mer. Avec la
puissance des armes et des tentacules de la mafia
internationale, l’occident trouvera toujours un aboulique, prêt
à jouer, comme sur une scène de théâtre, le rôle d’un empereur
ou d’un président à vie (ce qui revient au même) en
remplaçant à la tête de l’Etat un africain qui a présenté
quelque velléité de patriotisme et d’indépendance.

Etant donné ces circonstances intimidantes, le colon va


proposer ou mieux, imposer au nouveau président à vie, toute
une gamme d’accords de coopération, prévoyant l’intervention
directe des troupes françaises ou britanniques, lorsque la
« sécurité de l’Etat » est menacée. – Entendre par « sécurité de
l’Etat », celle du comparse qui a été placé au pouvoir à la suite
d’un autre coup d’Etat qui, celui-là, ne menaçait pas la
« sécurité de l’Etat », puisque préservant les intérêts de
l’Occident. Une marionnette qui a été ainsi portée à la tête
d’un Etat africain ne peut que suivre servilement les ordres qui
lui sont dictés par ses maîtres. Il sera d’autant plus terrifiant
qu’il sait qu’il est seul devant tout un peuple à subjuguer. Sa

78
Critique Sociale et Développement

méthode de gestion de la chose publique ne s’appuyera que


sur les poteaux d’exécution. Il se moquera souverainement de
la cité et de ses problèmes. Ignorant tout de la politique ou tout
simplement n’en ayant cure, les institutions seront
constamment tributaires des fantaisies du tyran qui les
modifiera à gré pour légaliser ses malversations. Il se livrera,
avec la complicité du colon, au pillage systématique de son
propre pays et se forgera un solide compte bancaire en Suisse.
Il espère qu’aucun coup d’Etat ne le renversera tant qu’il fait
la volonté de l’Occident. Cette attitude naïve va forcément un
jour ou l’autre l’amener au cœur des scandales qui vont
embarrasser ses protecteurs. Il sera donc surpris d’être
disgracié par ceux-là mêmes qui l’auront poussé à la
déchéance. Ses pairs prennent panique.

En effet, il arrive fatalement à un tyran africain d’être


l’objet des indiscrétions qui scandalisent l’Occident. En
Afrique, le scandale n’existe pas. Le scandale est le fait d’une
réaction de la conscience collective devant un acte ou
plusieurs actes posés par un membre ou plusieurs membres de
la collectivité et qui soient contraires à l’éthique collective. En
Afrique, les consciences sont étouffées et font place au
démissionisme. Qu’un chef d’Etat Africain soit cannibale, ou

79
Critique Sociale et Développement

homosexuel ou chef de gang, laisse généralement l’Africain


froid. Un chef d’Etat Africain sera donc surpris que ses
« cousins occidentaux » l’abandonnent ou mieux le trahissent
pour si peu de choses, pour le remplacer par un autre
comparse. Il arrive aussi que le coup d’Etat provienne d’un
outsider, véritable commando suicide, qui entend libérer son
peuple de la tyrannie. Ce dernier cas est la plupart du temps,
vite maté par les sbires occidentaux qui protègent le régime.
Le peuple africain, baignant dans le démissionisme, assiste en
spectateur résigné à cette danse dont il ne peut suivre les pas.
D’une façon générale, il est impossible de trouver cinq Chefs
d’Etats en Afrique.

Sur le plan international, un Chef d’Etat africain qui a été


porté au pouvoir par la bénédiction occidentale ne pourra que
s’aligner derrière les arguments occidentaux quand bien même
il s’agit d’étrangler l’Afrique.

A la limite, il jouera la comédie de l’indignation tandis


que les armes à destination de l’Afrique du Sud transitent par
ses mains ou qu’un coup d’Etat visant à renverser son voisin
quelque peu patriotique, se trame avec sa participation. Ainsi
donc, de nos jours, le colon est plus présent chez nous que
pendant l’époque officiellement reconnue de la colonisation.
80
Critique Sociale et Développement

Ceux qui vont chercher les causes du marasme


économique du tiers monde en général et de l’Afrique en
particulier dans les facteurs économiques classiques font
assurément fausse route. Le tiers monde et l’Afrique n’ont
aucun problème économique. Il est illusoire de passer par la
pilule du FMI ou tout simplement des accords commerciaux
pour résorber la prétendue crise économique du tiers monde.
La solution à la soi-disant crise est politique au sens
philosophique du terme. Il s’agit ici de résoudre des problèmes
indirectement liés à la science économique. Il n’y a pas
d’économie possible pour une nation colonisée.
L’indépendance seule n’est pas non plus une panacée en elle-
même si elle ne s’accompagne pas d’une philosophie sociale
élaborée et répondant aux aspirations du peuple. Autrement
dit, il faut une philosophie de l’indépendance sinon cette
indépendance redevient aliénation.

Pour acquérir cette indépendance en ce qui concerne le


continent Africain, il est superflu d’aller chercher en dehors
des théories de Nkrumah, de Cheik Anta Diop, de Marcien
Towa et autres…

La chose n’est cependant pas des plus aisées, Nkrumah,


Cheik Anta Diop, Macien Towa ne nous ont présenté ni
81
Critique Sociale et Développement

missiles, ni chars d’assaut, que possèdent les troupes


françaises, britanniques et américaines stationnées en Afrique
et qui font et défont à gré les gouvernements africains.

L’Africain lui-même vit son propre destin en spectateur


indifférent sinon amusé tandis que d’autres peuples s’agitent
sur son sort. Il n’est qu’à reprendre cet article de François
Soudan dans « Jeune Afrique » N° 1355-1356 des 24 et 31
décembre 1986 en page 34, article intitulé « Le Kaddaffi
Nouveau arrive » pour mieux comprendre le drame africain.

En lisant l’article de François Soudan, nous ne percevons


aucun souci de ce dernier de porter un quelconque jugement
sur l’agression américaine contre la Libye. Il s’est plutôt
préoccupé à attacher à Kaddaffi le ridicule d’un mauvais
clown victime de son propre numéro. Les rieurs sont du côté
de Reagan et de l’U.R.S.S. Il ne faut pas perdre de vue que les
deux hégémonistes organisent sur la scène politique
internationale une diversion qui ne vise qu’à endormir le tiers
monde dans sa crédulité. Rien de sérieux ne se décide d’un
côté ni de l’autre sans consensus préalable entre les deux
metteurs en scène. Le raid sur Tripoli a été minutieusement
préparé par les deux supergrands comme l’ont été
l’envahissement de l’Afghanistan par l’U.R.S.S, et l’agression
82
Critique Sociale et Développement

américaine contre le Nicaragua. La naïveté de Kaddafi se


réclamant ami de l’U.R.S.S, si elle prête au ridicule, illustre
parfaitement celle de l’ensemble des pays du tiers monde.

Mais dans ce tiers monde qui est synonyme


d’’irresponsabilité, on glose volontiers sur les déboires du
voisin tant qu’on se croit encore soi-même favorisé par la
fortune. Cette attitude nous rappelle ces vers du poète latin
Lucrèce :

« Qu’il est doux quand sur la vaste mer

Le vent soulève les flots

De contempler du rivage, les périls d’autrui ».

Que le tiers monde trouve dans de telles situations sujet


de divertissement ne gêne en définitive personne. Mais ce
qu’il devra savoir c’est que, pas plus que Kaddafi n’est l’ami
des Russes, aucun peuple du tiers monde ne saurait être l’ami
d’un quelconque hégémoniste ; la nature de nos relations ne
permet pas ce genre de rapports. On a ainsi vu des pays du
tiers monde « amis des U.S.A » voter contre les résolutions
condamnant les U.S.A pour leurs agressions contre le
Nicaragua, autre pays du tiers monde, pendant que les « amis

83
Critique Sociale et Développement

tiers mondistes de l’U.R.S.S » disqualifiaient les résolutions


condamnant l’U.R.S.S pour l’envahissement de l’Afghanistan.

Si nous pouvons comprendre ces prises de positions pour


le moins surprenantes de la part de nos dirigeants, puisque ces
derniers, nous l’avons dit, ont accédé au pouvoir par les voies
que nous connaissons, force est de regretter l’attitude attentiste
de nos intellectuels en général et de nos organes d’information
en particulier. Nous attendons en l’occurrence d’un journal tel
que « Jeune Afrique » non de faire le jeu des grandes
puissances mais de travailler inlassablement pour la libération
du continent Africain.

A l’heure où l’Afrique est victime d’un mépris aussi


affiché que l’attaque américaine sur la Libye, il serait
souhaitable que nous taisions nos dissensions internes pour
faire front contre de telles provocations. Kaddafi, certes, est
un personnage controversé. Est-ce une raison pour que nous
regardions d’un œil complice la gifle qui a ainsi claqué, non
sur la joue de Kaddafi, mais sur celle du continent africain, il
est vrai par Kaddafi interposé ? On se serait attendu à une
réaction énergique de la part de tous les pays africains, même
du Tchad, pays en guerre contre la Libye. C’est plutôt un
silence complice qu’on a relevé lorsqu’il ne s’est pas agi des
84
Critique Sociale et Développement

attitudes telles que l’article de François Soudan. Attitude de


neutralité certes du reporter qui ne dit que ce qu’il voit et
entend, même s’il dissimule assez mal à travers l’usage du
conditionnel, le soupçon de ce qui pourrait fort bien trahir ses
propres convictions et pourquoi pas, le dénouement qu’il
aurait souhaité : « Au nom d’un principe élémentaire de la
Realpolitik, Moscou aurait, en effet, intérêt à précéder
Washington dans la course à l’après Kaddafi, c’est-à-dire, en
remplaçant, avant que les Américains le fassent, le « Guide »
libyen par un homme sûr. » Bien sûr ce n’est pas François
Soudan qui tient ces propos. Il ne fait que rapporter ce que
« certains… au nom de la Realpolitik », auraient avancé pour
expliquer le fait que les Soviétiques aient « retiré fort
opportunément leur flotte du Golfe de Syrte » pour permettre
aux avions américains de pilonner à loisir Tripoli. François
Soudan a seulement oublié de révéler aussi au lecteur les
réactions parfois violentes enregistrées aux U.S.A et ailleurs à
la suite du raid américain. En outre, pour garder une certaine
logique dans son reportage, il n’omet pas de mentionner ces
propos de Jacques Chirac : « … les américains, en se livrant à
cette farce du raid, ont retardé la déstabilisation du régime de

85
Critique Sociale et Développement

Kaddafi en ressoudant l’opinion publique libyenne contre le


grand méchant Satan. Si, au moins, ils l’avaient tué… »

Ici, Chirac reconnaît ouvertement que les occidentaux


sont engagés dans la déstabilisation de la Libye, et que la
haine de l’Occident contre Kaddafi ne sera apaisée que lorsque
ce dernier sera assassiné…

Si François Soudan partage ces nobles pensées du Chef


du Gouvernement Français (rien ne laisse croire qu’il ne les
partage pas), il y a lieu de trembler devant l’Intelligentsia
africaine.

Sans toutefois chercher querelle à ce journaliste en


insinuant que son article est une motion de soutien en tant que
telle à l’agression américaine, nous lui reprochons seulement
l’ambiguïté de son reportage tout en lui rappelant que c’est
dans des circonstances identiques qu’on vint lier Panglos et
son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, l’autre pour avoir
écouté avec un air d’approbation. Ils furent tous les deux
condamnés à la même peine… capitale.

Est-il seulement possible d’imaginer qu’un pays africain


puisse un jour se permettre d’aller bombarder la présidence
d’un pays occidental quelle que soit la raison avancée pour
86
Critique Sociale et Développement

justifier une telle agression ? La réaction des médias


occidentaux n’aurait rien à voir avec l’article de notre ami
François Soudan. La satisfaction marquée de certains Chefs
d’Etats Africains à la suite de ce raid est tout simplement une
honte. Les griefs que ces Chefs d’Etats peuvent reprocher à
Kaddafi ne sauraient en aucun cas justifier un tel
comportement. Ce n’est pas le gendarme occidental qui doit
venir résoudre nos problèmes. Le comportement irresponsable
des Chefs d’Etats et des intellectuels africains est aussi l’un
des facteurs qui favorisent les interventions tapageuses et
discourtoises des hégémonistes en Afrique. L’indépendance
est d’abord une notion intellectuelle, notion qui se manifeste
par des attitudes et ces dernières vont aussi raffermir ou brader
la notion.

Nous n’avons ici, aucune intention de faire l’apologie du


bouillonnant Colonel Libyen. Il s’agit seulement de chercher à
savoir ce que veulent les Africains. Les Africains ont demandé
leur « indépendance ». Ils l’ont obtenue. Cependant, pour tout
problème même mineur entre deux pays africains, ils ont
recours à l’arbitrage du grand gendarme occidental. Certains
pays ont fait venir des troupes impérialistes pour des tâches
courantes de maintien de l’ordre. Il y a donc lieu de se

87
Critique Sociale et Développement

demander ici pourquoi certains fils d’Afrique sont morts pour


cette indépendance qui est foulée aux pieds par ceux-là mêmes
qui ont eu la charge suprême de transmettre le flambeau ?

Dans ces conditions, il y a lieu de reposer honnêtement la


problématique de l’opportunité des indépendances en Afrique,
puisque nous assistons à une invitation marquée des Chefs
d’Etats africains à la recolonisation de l’ensemble du continent
africain. Cette recolonisation est devenue beaucoup plus
subtile et cruelle puisque se passant sous fond de suspicion et
dans la conviction marquée des uns que la poule aux œufs d’or
peut s’effondrer à n’importe quel moment d’où nécessité de
lui faire pondre autant d’œufs que possible pendant qu’il en
est encore temps.

L’échec de la décolonisation apparaît donc comme l’une


des constantes du Sous-Développement Africain.

Si le révolutionnaire américain Monroe est resté célèbre


grâce à sa fameuse théorie « L’Amérique aux Américains »,
force est de croire que l’avenir de l’Afrique n’aura d’issue que
lorsque l’Afrique appartiendra aux Africains. Il est donc
question au départ, de faire partir toutes les troupes étrangères
colonialistes installées en Afrique. Comment donc les faire

88
Critique Sociale et Développement

partir puisqu’elles sont là à la demande des « Chefs d’Etats


souverains » à qui elles assurent le maintien au trône manu
militari ?

Nous savons aussi par ailleurs qu’en régime présidentiel,


la souveraineté d’un peuple se réduit à celle de son président,
même si la réciproque n’est pas vérifiée. La bataille se jouera
donc au niveau de cette restriction. Pour que cette bataille
puisse être gagnée, il faudra bien qu’il existe des élections en
Afrique. Or, il n’y en a pas. On est donc obligé de se tourner
vers la conscience politique des citoyens qui elle-même ne
s’obtient qu’à partir d’une politique véritable d’éducation, de
formation et d’information.

C’est plutôt l’obscurantisme qu’on rencontre à ce niveau.


Les programmes scolaires et les médias sont contrôlés
soigneusement par la métropole par gouvernements intérieurs
interposés. Le type d’éducation suivie assure la pérennité du
statu quo.

Les considérations analysées ci-dessus incitent au


pessimisme. Cependant, quelques lueurs d’espoir, symboles
du verdict de l’histoire, apparaissent à l’horizon. Cà et là en
Afrique, on perçoit quelques voix qui s’élèvent de la bouche

89
Critique Sociale et Développement

de certains Chefs d’Etats qui, réclamant sur la scène


internationale un peu plus de liberté, qui, opérant un véritable
coup de tête suicidaire, tentent de réhabiliter le peuple en
l’amenant lui-même sur la voie de l’émancipation malgré les
complots et les intimidations de l’Occident.

Il s’agira donc de passer à la vitesse supérieure pour


éviter d’être débordé. L’Indépendance ne se donne pas ; elle se
conquiert.

Le bras de fer est donc inévitable.

90
Critique Sociale et Développement

Chapitre VIII
91
Critique Sociale et Développement

BRAS DE FER ET DENOUEMENT DE LA CRISE


Le système de domination du néocolonialisme en Afrique
porte en lui-même les armes qui l’anéantiront. Un esclave a
beau être soumis, si son maître exagère en serrant sans mesure
les fers qui l’enchaînent, cet esclave va fatalement se révolter
et prendre les armes.
Les Chefs d’Etats Africains sont déjà à genoux.
Maintenant l’Occident leur demande devant leurs peuples, de
se coucher et de se rouler dans la poussière. Un dernier sursaut
de dignité ensevelie pourra pousser quelques-uns d’entre eux à
se relever brutalement, au grand étonnement de tout le monde,
et de crier au peuple : « Mes frères je vous demande pardon,
j’ai toujours fait la volonté des esclavagistes, j’ai ruiné mon
pays au profit des esclavagistes, maintenant je suis prêt à
mourir à vos côtés : aux armes pour la libération ».
Ces armes ne seront pas des bazookas. Il n’y a pas d’arme
plus redoutable pour le colon que l’éveil de la conscience
nationaliste. L’impérialiste s’est attaché jusqu’ici à l’étouffer.
En serrant trop, il finira par faire éclater l’étau et ce sera le
déferlement.
Ce dernier visera trois points.

92
Critique Sociale et Développement

93
Critique Sociale et Développement

Ier POINT

LES ACCORDS DE COOPERATION


L’homme est un animal essentiellement sociable. Cette
qualité est d’ailleurs intimement liée à la raison. La société
apparaît comme cadre indispensable et vital de l’être humain.
De ce fait, des sociétés humaines se sont constituées. Certes,
certaines de ces sociétés se sont fait et se font la guerre mais
elles ont toujours exprimé le besoin profond de communiquer
avec toutes les autres sociétés existantes même antagonistes.
L’homme aspire donc naturellement à la grande société
humaine, dépouillée de ségrégation et de singularité.
C’est l’appel du rendez-vous de l’Universel, catalyseur de
la communication entre les sociétés humaines existantes. Ce
besoin de rapprochement est inhérent à la nature de l’homme
qui est essentiellement raison et passion : raison par cet aspect
indispensable de la complémentarité, puisque aucune société
humaine ne peut se suffire, passion parce que la société
humaine est aussi action et sensibilité, d’où sa tendance à
l’ouverture.
Il importe donc que ces aspirations naturelles des sociétés
humaines puissent se développer dans des conditions propres à
leur favoriser l’approche de l’Universel. Pour promouvoir ces
conditions, des rapports particuliers se sont tissés entre
certaines sociétés ou groupes de sociétés. C’est ainsi par
exemple que les pays riches du Nord ont passé des

94
Critique Sociale et Développement

conventions avec les pays pauvres du Sud. En langage


international, on a parlé des « accords de coopération ».
Le mot « accord » signifie « entente ». Le mot
« coopération » vient du latin « Cum-operari » = travailler
avec. « Accord de coopération » signifie donc littéralement
« entente du travail ensemble ».
Si l’on travaille ensemble, c’est bien pour aboutir à un
résultat préalablement défini. Par ailleurs, les fruits du travail
commun doivent bénéficier à tout le groupe de travail.
Or, que rencontre-t-on au niveau des accords de
coopération ?
Les accords de coopération Nord-Sud, loin de favoriser
un cadre d’épanouissement réciproque, constituent plutôt les
instruments juridiques de la domination néocolonialiste en
Afrique et dans le Tiers Monde. C’est eux qui justifient la
présence des armées occidentales qui cernent l’ensemble du
continent africain, faisant peser une menace permanente sur
l’Afrique dite libre. C’est eux qui contraignent certains pays
africains à collaborer avec l’ennemi Sud-Africain, allié
stratégique de l’OTAN et de la domination néocolonialiste en
AFRIQUE. C’est eux qui ont placé les richesses du sol et du
sous-sol africains dans les mains de l’exploitant impérialiste.
C’est eux qui imposent les sordides programmes scolaires de
notre enseignement, un enseignement qui nous apprend tout
sauf ce qui pourrait nous convenir en tant qu’Africains. Bref,
c’est eux qui donnent à l’impérialiste droit de cité et de gestion
dans nos pays.

95
Critique Sociale et Développement

Nous sommes ainsi bien loin de l’esprit de coopération.


L’on parle de plus en plus de l’étranglement de l’Afrique
pendant que les problèmes de l’Occident sont plutôt ceux de la
surproduction.
Il est donc question, non de dénoncer la coopération
puisque celle-ci est indispensable, étant liée à la nature
humaine, mais de suspendre les accords de coopération en vue
de leur révision systématique.

96
Critique Sociale et Développement

97
Critique Sociale et Développement

IIe POINT

LES BASES MILITAIRES OCCIDENTALES

Nous nous sentons ici en droit et même en devoir de


confirmer que ce qu’il faut aux Africains, ce n’est pas des
bases militaires, encore moins l’arsenal nucléaire dont les
impérialistes ont doté l’Afrique du Sud. L’Afrique aspire à la
paix.

Les grands conflits armés de l’histoire n’ont jamais eu


pour foyer l’Afrique. Le tempérament de l’Africain, d’une
façon naturelle, épouse la torpeur suave et enjouée
qu’engendre le soleil.

L’Afrique devra donc être une terre de consensus, sorte


de lieu de pèlerinage pour âme en quête de sérénité. Pour cela,
nous voyons l’Afrique géographiquement et politiquement
unie, et militairement désarmée. Nous ne saurions donc, en
aucun cas, soutenir les convictions de l’ancien Secrétaire
Général de l’OUA, Edem Kodjo, qui invitait l’Afrique à se
doter aussi de l’arme nucléaire.

98
Critique Sociale et Développement

Si toute l’humanité s’embrasait ainsi, où irait-on se


réconcilier ? Partant, il est impérieux d’écarter de l’Afrique
tout aventurisme en armement nucléaire. L’Afrique n’a pas
d’aspiration hégémoniste. L’Afrique ne doit pas être une terre
d’hostilité.

De ce fait, une stricte neutralité devra caractériser ce


continent. Cette stricte neutralité passe nécessairement par la
libération du continent africain ; ce qui veut dire que l’Afrique
du Sud, non seulement se sera débarrassée de sa politique
d’apartheid, mais encore aura retrouvé la grande famille des
autres Etats Africains, pour le plus grand bien des enfants
d’Afrique qui se retrouveraient tous unis dans une Afrique
une, indivisible et pacifique. C’est à partir de là que l’Afrique
pourra amorcer son Développement.

Dans la situation actuelle, l’Afrique balkanisée, soumise


à la subversion impérialiste, traumatisée et apeurée par les
troupes impérialistes qui y sèment la panique, ne saurait en
réalité engager une quelconque politique sereine de
Développement.

Nos Chefs d’Etats vivent dans la hantise des opérations


« Barracuda ». Lorsque l’un d’eux a osé présenter une

99
Critique Sociale et Développement

réticence devant une instruction venue de l’Élysée ou du


Downing Street, il se demande si le lendemain le trouvera
encore vivant. Comment dans ces conditions, peut-on gérer un
pays ?

100
Critique Sociale et Développement

IIIe POINT

L’EPARGNE DU TIERS MONDE


L’un des problèmes graves qui bloquent le
Développement économique du tiers monde en général et de

101
Critique Sociale et Développement

l’Afrique en particulier est le manque de capitaux nécessaires


aux projets d’investissement.
Selon la Science Economique, c’est l’épargne qui finance
l’investissement. Ce qui veut dire que si vous n’épargnez pas,
vous ne pouvez non plus investir. Entendre ici par épargne la
masse monétaire qui se trouve en votre possession.
Or, quelle est la situation des pays africains ?
Les accords de coopération que nos Etats ont signés avec
les métropoles comportent des clauses comme celle nous
contraignant d’avoir notre compte d’opérations en France ou
en Grande-Bretagne. Cela veut dire que l’essentiel de nos
avoirs doit être déposé à la Banque de Paris ou de Londres.
Les transactions que nous pouvons mener avec l’extérieur,
fussent-elles avec un voisin limitrophe, doivent transiter par
Paris ou Londres.
Ces derniers perçoivent agios et taxes sur ces
transactions. Ceci permet aussi à Paris et à Londres de
contrôler entièrement notre commerce extérieur, ainsi que
l’ensemble de notre économie au niveau de chaque Etat.
Aucun Chef d’Etat africain ne peut donc, par un coup de tête,
se prendre des libertés en signant des accords commerciaux
avec les pays de son choix, sans l’aval de Paris ou de Londres.
Ceci permet aux Occidentaux, avec certains mécanismes
plus politiques qu’économiques, de fabriquer de toutes pièces
des crises économiques, en jouant sur le prix de nos produits
d’exportations qu’ils fixent unilatéralement, afin de mettre à
genoux les pays les plus réticents. La crise se résorbe
immédiatement lorsque d’autres accords, plus contraignants,
auront été signés avec les « pays frondeurs » qui se trouveront

102
Critique Sociale et Développement

obligés de « regagner les rangs ». C’est le jeu du chat et de la


souris.
Par ailleurs, les banques de Paris et de Londres
n’autorisent qu’un quota des avoirs pour mener les
transactions. Ce quota dépassé, le pays africain doit avoir
recours à un prêt, le plus souvent à des taux d’intérêts
exorbitants. Autrement dit, si vous voulez utiliser votre propre
argent, on vous le prête avec intérêt. Avec ce procédé, les
avoirs africains et du tiers monde affluent vers l’Occident,
attirés par les taux d’intérêts élevés, tout en finançant le
Développement de l’Occident au détriment des vrais
créditeurs tiers-mondistes qui deviennent par ce mécanisme,
des débiteurs insolvables. Lorsqu’un pays africain ou tiers-
mondiste est poussé ainsi artificiellement à la ruine,
l’impérialiste lui tend une main (plus dure que jamais), sous
forme d’un autre prêt, à condition qu’il accepte de se mettre
sous pilule du Fonds Monétaire International, l’organe
suprême du néocolonialisme.
En effet, lorsqu’un pays est mis sous pilule du FMI, il
s’agit que le chef de l’État cède la gestion de son pays au FMI
qui fixera les salaires des employés, les impôts à payer par les
citoyens, les prix des denrées de consommation, et bien
entendu, tout le patrimoine appartient désormais au FMI, y
compris les richesses du sol et du sous-sol, durant tout le
temps que votre dette ne sera pas entièrement payée ou réduite
à un seuil admissible.
En retirant nos avoirs des banques occidentales pour les
placer dans des banques africaines avec des structures
aménagées et adaptées à nos besoins réels, le FMI Africain
dont il est de plus en plus question nous mettrait
définitivement à l’abri des crises artificielles tout en nous

103
Critique Sociale et Développement

restituant une partie de notre souveraineté, surtout si c’est lui


qui gère nos comptes d’opérations.

104
Critique Sociale et Développement

Chapitre IX

MYSTICISME ET DEVELOPPEMENT
Nous avons perçu beaucoup de confusion entre le
mysticisme, fondement de l’humanité, et la sorcellerie, avatar
du mysticisme.
Le mysticisme s’il faut en croire Platon, est à la base de
toute connaissance. Partant, on comprend aisément pourquoi
toutes les sciences connues sont à quelques exceptions près,
originaires d’Afrique. Platon lui-même était diplômé des
écoles philosophiques et mysticistes de l’Egypte pharaonique,
les plus anciennes du monde.
Le mysticisme en fait n’est que la faculté de maîtriser les
forces de la nature. Pour y accéder, il y a trois méthodes.
Premièrement, la méthode empirique ou d’initiation
directe. Elle consiste à ouvrir brutalement à quelqu’un la voûte
105
Critique Sociale et Développement

qui cache la connaissance de ces forces. C’est ce qu’on appelle


« Evu » chez les Beti. N’étant pas préparé à la maîtrise de ces
forces, l’initié se retrouve avec une puissante machine dans les
bras. Il ne saurait donc, en aucun cas, en faire bon usage. Cette
méthode d’initiation appartient à certaines écoles de
mysticisme dont les plus connues sur le plan traditionnel au
Cameroun sont le Mgbel, le Kong, le Famla, le Nsong, etc…
dont la devise est la destruction. Ces écoles développent
exclusivement la maîtrise et la promotion des forces négatives,
ou si vous voulez, les forces du mal. C’est donc cette catégorie
d’écoles, qu’on classe dans le terme générique de
« Sorcellerie ». Partant, il n’y a rien de bon à tirer d’un sorcier.
Deuxièmement, la méthode héréditaire ou ataviste et qui
peut quelquefois relever des phénomènes de rémanence de
l’anté-incarnation.
Ici, l’enfant naîtra avec des gènes sensibles hérités de l’un
de ses parents direct ou éloigné qui avait été initié à une école
de mysticisme et qui avait pratiqué ce dernier d’une façon
marquante dans sa vie. Dans les traditions africaines, les
jumeaux sont la plupart du temps considérés comme
présentant certaines facultés mysticistes ou quelquefois,
l’enfant qui suit directement les jumeaux. Dans les coutumes
Beti, il existerait une loi mysticiste interdisant aux sorciers
d’initier un jumeau par l’Evu.
Dans cette deuxième classe d’initiés se développent
surtout nos guérisseurs traditionnels. Les vrais, pas les
charlatans. Ils entrent en contact avec le cosmique et ramènent
des révélations concernant les cas de maladies dues surtout à
l’action des sorciers. Ils sont naturellement immunisés contre
les forces maléfiques et sont aptes à les neutraliser.

106
Critique Sociale et Développement

Troisièmement, la méthode d’initiation par des écoles


spiritualistes classiques1.
Dans cette dernière gamme, on peut citer le christianisme,
la Rose-Croix, le Yoga, l’Islam…, etc.
Ici, l’adepte suivra un enseignement moral et spirituel qui
passera par la brimade de son corps, et l’élévation de son âme,
et progressera dans le spiritualisme par étapes successives
marquées par des expériences et de rudes épreuves que devra
subir l’adepte. A chaque étape correspond un niveau de
connaissance des forces de la nature, lorsque l’enseignement
est bien mené. Sinon, c’est le piétinement ou la dégringolade.
Dans cette dernière méthode d’initiation, non seulement
vous entrez en connaissance des forces, mais encore on vous
les explique, tout en vous laissant la possibilité de les analyser
et même de les développer. Les règles à observer pour rester
en parfaite symbiose avec votre niveau dans le mysticisme
sont rigoureuses. A ce degré, vous avez le pouvoir de faire
autant de mal que de bien, vous rapprochant ainsi de l’absolu.
Vous lisez à un certain degré dans les consciences des autres
et vous êtes capable de faire ce que le vulgaire appelle « des
miracles ». Pour atteindre ce degré, on ne vous aura fait
aucune scarification. On vous aura appris ces choses comme
on vous apprend les mathématiques ou la géographie.
Seulement, pour continuer à évoluer, il vous est interdit de
faire du mal, même pour vous venger. « Si quelqu’un te gifle,
tends-lui l’autre joue ». C’est le prix de l’accès à la
connaissance dans ces écoles. Ici, la connaissance se confond
avec le bien : base fondamentale de la Philosophie de Platon.

1
Les écoles spiritualistes citées ci-dessous ne sont pas les seules. Il est aussi important de souligner qu’au fil du
temps, beaucoup se sont éloignées de leurs versions originales et se sont disloquées en de véritables sectes et
organisations criminelles dont certaines versions n’ont plus rien à voir avec leurs origines.

107
Critique Sociale et Développement

Car, pour ce dernier, « qui connaît le bien le fait ; le méchant


n’est qu’un ignorant ».
Il relève de cette affirmation de Platon que le monde n’est
régi que par deux entités : l’ignorance et la connaissance.
L’ignorance regroupant toutes les forces négatives ou le mal et
la connaissance regroupant toutes les forces positives ou le
bien.
Platon en fait, n’était pas un philosophe dans le sens
courant du terme mais un mysticiste. Ce que Platon a fait,
c’est ce qu’on a appelé en philosophie « la Métaphysique »
mais il serait indiqué de parler de mysticisme. Il est vrai,
chaque école de mysticisme développe une philosophie,
chaque philosophe n’est pas forcément un mysticiste. Il
devient donc délicat pour un professeur de philosophie, de
deviser sur Platon dans les amphithéâtres. La philosophie de
Platon n’est accessible qu’à ceux qui ont été initiés à la
technique de la « Méditation » qui ne s’apprend que dans des
écoles de mysticisme.
Ceci dit, l’importance du mysticisme en matière de
Développement ne saurait se négliger car le Développement
est essentiellement connaissance et la connaissance selon
Platon, ne relève pas du monde sensible qui nous caractérise.
Pour Platon, « [(si nous avons des idées vraies, c’est parce que
notre âme aura contemplé les essences intelligibles avant de
les oublier en s’incarnant dans un corps qui ne peut que les
obscurcir. Alors, la perception de certains objets sensibles, qui
ressemblent aux essences intelligibles, réveille en nous le
souvenir de ces essences. Ainsi donc, connaître c’est se
souvenir)] ». C’est la « théorie de la Réminiscence ».
Il ressort de cette théorie que le génie en tant que tel
n’existe pas ; seul existe l’aptitude d’un individu à remonter
108
Critique Sociale et Développement

par le souvenir jusqu’à son existence anté-incarnation. Tout le


processus d’éducation et de formation tendrait en définitive
vers ce but. On pourrait expliquer par-là les meilleures
aptitudes que présente l’enfant par rapport à l’adulte, à
assimiler beaucoup plus facilement certaines perceptions telles
que les langues, puisque en ayant encore de frais souvenirs.
Ceux qu’on qualifie de « génies » ne seraient que des gens qui
par certains phénomènes difficiles à expliquer, n’ont pas perdu
le souvenir des essences intelligibles en s’incarnant dans un
corps –Pascal a reconstitué toute la géométrie à l’âge de douze
ans.
Des méthodes scientifiques très poussées sont déjà
développées dans des instituts stratégiques américains et
soviétiques en la matière « parapsychologie », et donnent des
résultats fantastiques…
En outre, les découvertes d’Einstein, de Newton,
d’Archimède, ne relèvent pas de l’intelligence humaine (en ce
qui concerne l’être humain dans son état actuel de déchéance).
Lamartine soutiendra que « l’homme est un dieu déchu qui se
souvient des cieux ». Les savants que nous avons cités ci-
dessus et les autres présentaient des attitudes d’aliénés
mentaux, d’où l’adage « le génie est souvent lié à la folie » ;
d’autres encore parlent de « la distraction des savants ». Il ne
s’agit, ni de la distraction, ni de la folie en tant que telle, mais
d’un comportement particulier qui s’explique par leur nature
dualiste, incompréhensible par le commun des mortels et
incompréhensible par les conventions codifiées qu’impose la
société à ses membres.
Il est donc grand temps que le mysticisme se développe
dans nos pays par son intégration dans les programmes
scolaires. Il sera en outre indiqué que les hauts cadres de la

109
Critique Sociale et Développement

Nation qui présentent une intelligence supérieure à la


moyenne, fassent leur initiation au mysticisme et que celui-ci
soit obligatoire dans les centres de formation tels que les
écoles polytechniques, les facultés de médecine, les écoles
supérieures militaires, etc… L’idéal serait de procéder à
l’initiation du citoyen dès l’âge de raison.
Le Développement s’en ressentirait assurément.

Achevé d’imprimer sur les presses de s.a.r.l. Imp. Poutret 23,


av. du Gal-Leclerc 28100 Dreux

Numéro d’impression : 7811


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Critique Sociale et Développement

Dépôt légal : Mars 1989

Fonctionnaire au Ministère de l’Education Nationale de son


pays, Venant Ekengele est né en 1951 au Cameroun.
« Critique sociale et Développement » est un essai traitant des
problèmes de développement du tiers monde en général et de
l’Afrique en particulier.
De cette analyse rigoureuse de Venant Ekengele, il ressort que
les difficultés de l’Afrique sont essentiellement d’ordre
philosophique et non économique.
Un point de vue neuf qui ouvre des horizons inattendus.

I.S.B.N. : 2.214.07811.8

LA PENSÉE UNIVERSELLE
4, rue Charlemagne – 75004 Paris – (1) 48 87 08 21
Diffusion : 4, rue Charlemagne
F. : 47, 10 T.T.C.

111
Critique Sociale et Développement

Postface

Une constance historique qui pourrait jouir de la dignité


d’une loi sociale, permet de remarquer que le
« développement » des sociétés, repose presque toujours sur la
dialectique de la tragédie et de l’utopie. C’est en effet dans
l’expérience des grandes tragédies que sont très souvent nées
les plus grandes utopies. L’utopie ici, ayant pour fonction
d’empêcher que la tragédie ne revienne. Or, c’est là que le

112
Critique Sociale et Développement

continent africain apparait comme une énigme : sa singularité


historique se perçoit depuis près de deux siècles, dans la
récurrence de la tragédie. Ici, tout se passe comme si la
tragédie allait toujours revenir ; comme si elle était le
« revenant » qui ne cesse de hanter les individus et les
sociétés ; comme si elle était l’horizon naturel et permanent
des gens. C’est ainsi que la plupart des réflexions critiques sur
les sociétés africaines, butent presque toujours sur ce
paradoxe : la tragédie comme condition historique
permanente.
Les figures historiques de cette tragédie pourraient se
visualiser notamment dans une diversité d’épreuves
synthétisées :
- dans la longue durée historique de notre rencontre
heurtée avec les mondes européens (la traite négrière, le
colonialisme et le néocolonialisme) ;
- dans l’expression la plus inhumaine de nos fratricides
internes (la hantise de la sécession, les guerres civiles, les
frictions de nos tribalités pouvant conduire au génocide
comme ce fut le cas au Rwanda en 1994) ;
- dans l’expérience de la vulnérabilité culturelle et de la
versatilité spirituelle qui aggrave le processus de
« paupérisation anthropologique » (Engelbert MVENG)
de nos compatriotes, notamment des plus jeunes ;
- dans l’expérience du chômage massif et de la pauvreté la
plus abjecte (les cycles de famine, de sécheresse, etc.).
L’une des figures les plus cruelles de cette tragédie se
visualise surtout dans les statistiques de la souffrance dans sa
manifestation la plus physique : la maladie. L’Afrique dans
son exubérance démographique est une terre surpeuplée de
malades : C’est le continent qui a l’espérance de vie la moins
113
Critique Sociale et Développement

élevée du monde. C’est le continent où 90% des décès causés


dans le monde par le paludisme sont enregistrés. C’est le
continent qui porte plus du quart du poids mondial de la
tuberculose. C’est le continent qui à lui seul porte 25% de la
charge mondiale de la maladie avec paradoxalement 1.3% des
travailleurs de la santé. C’est le continent qui héberge les 70%
des personnes séropositives dans le monde…
Dans ce contexte, l’Afrique reste une question. La forme
interrogative que le continent représente lorsqu’on regarde le
planisphère, prend tout son sens. L’actualité de cette question
peut se formuler comme suit : Comment faire pour que
demain, ces statistiques tragiques soient démenties ?
Comment faire pour que la tragédie de la pauvreté et de
souffrances causées par elle, laisse place à l’utopie de la
prospérité, de la vie simplement, et surtout de « la vie en
abondance » ?
Ce qui frappe lorsqu’on relit à trois décennies de recul, le
livre de Venant EKENGELE, c’est l’incroyable constance que
le continent assume. La lancinante question du développement
reste d’une brulante actualité. Le Développement, ce mot
valise, héritage conceptuel et idéologique d’une tradition
évolutionniste recyclée, a fini par devenir un projet utopique
de transformation qualitative du vécu collectif.
Ce discours premier récapitule dans une incroyable
finesse et une érudition rare, les enjeux critiques auxquels les
sociétés africaines font face dans leur capacité à s’auto
régénérer, par-delà les blessures de l’histoire. Même si la
rhétorique publique du jour suggère que l’on envisage le
devenir de nos sociétés à travers le miroir de « l’émergence »,
il ne s’agit en somme que de la même finalité : Comment
construire pour soi-même, un vécu moins marqué par la peine,
la souffrance et la pénurie ? Comment échapper au soupçon
114
Critique Sociale et Développement

d’être des héritiers d’une malédiction testamentaire ?


Comment assumer une identité positive qui puisse projeter de
nos sociétés une image moins misérabiliste et nous éviter ces
formes nouvelles d’impérialisme humanitaire qui se
recyclent ?
Ces grandes questions interpellent les penseurs. Les
pistes qu’explore l’auteur dans ce bref et profond essai restent
d’une incroyable fécondité. Les expériences de servitude
économique et politique volontaire restent à déconstruire. La
réflexion sur les systèmes, structures et philosophie de savoir
est absolument à creuser sous le mode de l’urgence. L’on peut
alors considérer cette phrase comme un impératif historique
catégorique : « L’Afrique devra se doter de ses maîtres à
penser, qu’ils soient morts ou vivants. Ces maîtres à penser ne
doivent pas forcément être des hommes politiques. Descartes,
ni Karl Marx n’ont jamais brigué un mandat ». Et d’ajouter
cet avertissement et cette prophétie redoutable : « Un peuple
aux structures archaïques propres à nos sociétés, à
l’intelligentsia muselée et traquée, est voué à la servitude ou à
la disparition ».
Ce livre doit pouvoir être lu, relu, discuté dans la plupart
des programmes d’enseignement en sciences sociales des
universités du continent, pour inspirer de manière critique les
nouvelles élites intellectuelles et politique qui viennent.

Yaoundé 10 février 2021


Armand LEKA ESSOMBA
Sociologue
Chef de Département de Sociologie
Directeur exécutif du Laboratoire Camerounais

115
Critique Sociale et Développement

D’études et de Recherches sur les Sociétés contemporaines


(CERESC)
Université de Yaoundé I

TABLE DES MATIERES


Chapitre I LE DEVELOPPEMENT.....................................................................................................13
LE DEMISSIONISME.........................................................................................................................27
Chapitre III LES CAUSES STRUCTURELLES..................................................................................37
Chapitre IV L’ECHEC DU PANAFRICANISME OU L’OPTION POUR LA MISERE....................43
Chapitre V NECESSITE DE LA RESURGENCE DU PANAFRICANISME.....................................65
(Refaire l’Histoire)...............................................................................................................................65
Chapitre VI PRIORITE A L’INTELLECT..........................................................................................73
Chapitre VII SERVITUDE ECONOMIQUE ET POLITIQUE............................................................79
Chapitre VIII BRAS DE FER ET DENOUEMENT DE LA CRISE..................................................101
Ier POINT LES ACCORDS DE COOPERATION.............................................................................103
IIe POINT LES BASES MILITAIRES OCCIDENTALES................................................................107
IIIe POINT L’EPARGNE DU TIERS MONDE.................................................................................111
Chapitre IX MYSTICISME ET DEVELOPPEMENT......................................................................115

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