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Table des matières

Préface

I. Errances

1. La crise

2. La monnaie

3. La politique

4. Les scénarios

5. Le bonheur

6. Résilience

7. Quel sujet ?

8. Le rôle de la tradition

II. Itinéraire

9. Pour une critique de l’économie politique

10. L’invention du tiers-monde

11. Les sources Deux maîtres à penser : Cornelius Castoriadis et Ivan


Illich

12. La genèse de l’idée de décroissance

13. Quel avenir pour la planète ?


III. Ultimes questions

14.

Les auteurs
Les Petits Libres
no 87

Inédit

Le texte de l’entretien mené par Thierry Paquot tire son


origine de cinq entretiens menés par ce dernier dans le cadre de
l’émission « À voix nue », diffusés par France Culture en avril
et mai 2013.

www.franceculture.fr

Notre adresse Internet : www.1001nuits.com

© Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard,


novembre 2014 pour la présente édition.
ISBN : 978-2-755-50668-6
SERGE LATOUCHE

Renverser nos manières de penser


Métanoïa pour le temps présent

S’agissant d’un retour sur un parcours


de vie et de pensée, j’ai suggéré de
prendre le mot METANOÏA du grec
μετάνοια, littéralement « pensée après »
ou « pensée à la poursuite de »,
puisqu’aussi bien, c’est un mot que j’ai
employé à plusieurs reprises dans mes
livres. De plus, la traduction possible du
terme par le néologisme de regrès, que je
ne suis pas le seul à avoir inventé pour
faire symétrie avec le progrès, inscrit
bien la métanoïa dans l’espace de la
décroissance.
Préface

En cheminant avec Serge Latouche


par Thierry Paquot,
philosophe de l’urbain, professeur des Universités

Le gaillard est grand. Avec sa barbe et sa casquette de marin, ce Breton


pourrait passer pour un pirate. Il est jovial et aime rire. Cela ne l’empêche
pas d’être sérieux, parfois taciturne et souvent inquiet – à juste raison –
du devenir de notre petite planète. Cela ne l’empêche pas non plus de
lire. Encore et encore. Et d’écrire abondamment des articles, des livres et
depuis peu des présentations de « précurseurs de la décroissance »
comme Jacques Ellul, Cornelius Castoriadis ou Ivan Illich, dans la
collection éponyme qu’il a lancée aux éditions Le Passager clandestin.
Je me souviens très précisément de mon premier contact avec l’œuvre
de Serge Latouche. J’étais étudiant en économie politique à l’université
Paris-I, en même temps qu’en sociologie et en philosophie. Un jeune
assistant chargé des travaux dirigés nous conseilla la lecture d’un livre,
Épistémologie et économie (Anthropos, 1973). J’achetai immédiatement
cette somme et m’y plongeai, non sans difficulté, car l’auteur brassait
quantité d’informations empruntées à des champs disciplinaires divers,
dont la psychanalyse avec laquelle je n’étais guère familier. Avançant de
mon côté dans une lecture critique de Marx – ma maîtrise de philosophie
portait sur l’introduction du darwinisme et du marxisme en France et
concluait à la cohabitation rageuse de plusieurs marxismes –, puis dans
une analyse critique du tiers-mondisme (j’ai longtemps collaboré au
magazine Croissance des Jeunes Nations, quel titre !), je croisais à
plusieurs reprises les publications de Serge Latouche, qui
m’enthousiasmaient. Devenu directeur littéraire aux éditions de La
Découverte, je lançai une collection de courts essais, vifs et combatifs,
que je nommai « Agalma » – du terme latin, venu du grec, désignant, en
Grèce, la statue d’un dieu ou plus exactement ce qui symbolise sa
quintessence en le représentant ainsi, de façon littéraire, il s’agit d’« Aller
au cœur d’une pensée afin de prendre position et d’ouvrir des pistes sur le
chantier en constant renouvellement de la connaissance ».
Je demandais à Serge un texte rassemblant sa pensée. Ce fut
L’Occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les
limites de l’uniformisation planétaire (1989). Un essai brillant qui
secouait la grille analytique habituelle de la globalisation naissante, pour
pointer les contradictions de ce processus d’homogénéisation
économique, les résistances, les contradictions qu’il révélevait, et pas
seulement… Dans la continuité, Serge publia La Planète des naufragés.
Essai sur l’après-développement (1991) dont j’ai suivi la conception et
l’écriture. Quittant cette maison d’édition, je ne restais en contact avec lui
qu’en lisant ses ouvrages. Je le revis à l’occasion d’un entretien pour la
revue Urbanisme en 20061.
À partir de là, nos chemins n’ont plus cessé de se croiser et recroiser.
Nous nous citons, nous nous invitons à des rencontres et à des débats,
nous collaborons – à Entropia, par exemple, revue qu’il m’a invité à
rejoindre, le temps de quelques numéros, avant son arrêt en 2014. Nous
nous soutenons, car nos combats sont les mêmes, comme nos ennemis…
L’expression « objecteur de croissance » qu’il utilise pour se présenter
m’enchante, je l’ai faite mienne. Je sais bien que la croissance est
consubstantielle à tout être vivant, mais à cette croissance « naturelle »,
« organique », « biologique » s’oppose la croissance néfaste et
dévastatrice de l’économie capitaliste, qu’elle soit de marché, d’État,
mixte, peu importe son appellation : il s’agit du productivisme et de sa
logique du « toujours plus » à laquelle nous opposons la logique du
« toujours mieux ». Son essai Bon pour la casse, les déraisons de
l’obsolescence programmée (2012) résume parfaitement les mécanismes
pervers du système productif entièrement axé sur la consommation pour
la consommation, avec son absurde pillage des ressources non
renouvelables, l’épuisement des matières premières, l’entassement des
rebuts et autres déchets, les pollutions incontrôlables, et surtout comme
l’écrit Günther Anders, la transformation de l’individu en « dividu » –
l’être un et indivisible serait dépassé –, ce qui est le comble de
l’aliénation.
Son parcours, qu’il retrace à grands traits ici, est exemplaire, du moins
à mes yeux. Pourquoi ? Parce qu’il est celui de quelqu’un de déterminé,
qui prend des risques, certes limités diront certains dans le milieu
universitaire – un milieu qui ne fait pas de cadeau aux non-conformistes
et encore moins à celles et ceux qui osent s’affranchir de sa tutelle. Non
seulement il s’est démarqué de l’économie, discipline dont il est issu,
mais il a rompu avec elle en démontrant dans plusieurs ouvrages
argumentés qu’elle n’est en rien « scientifique », contrairement à la
prétention de ses thuriféraires orthodoxes, et qu’elle cautionne le
« n’importe quoi » des politiques sociales qui découlent d’analyses
erronées. À cette économie « abstraite », menée en dehors des réalités de
l’existence de chacun et au mépris total de la question environnementale
(il suffit pour s’en convaincre de voir le succès de la notion idiote de
« développement durable » qu’il fut justement l’un des premiers à
critiquer !), Serge Latouche préconise une écologie politique à laquelle il
contribue inlassablement. L’écologie est cette démarche qui consiste à
saisir les interrelations qui s’effectuent entre les divers éléments
constitutifs d’un même ensemble et qui en reconfigure l’agencement.
Cette transversalité ne peut se suffire d’un modèle économique. Elle doit
s’appuyer sur au moins cinq pieds – pour ne pas dire « piliers », terme
trop connoté… Premièrement, sur l’économie, prise dans le sens
d’« économe », de frugalité, de sobriété, qui privilégie le
« vernaculaire » ; deuxièmement, le social, avec la solidarité, le partage,
l’entraide, la coopération ; troisièmement, l’environnemental, c’est-à-
dire l’attention à la « nature », à la permaculture, aux quatre éléments ;
quatrièmement, le culturel, qui enveloppe la création, la beauté, les
langues ; et enfin, le temporel, c’est-à-dire le souci de savourer le temps,
de respecter la chronobiologie des êtres vivants et, en particulier, des
humains, la considération de la lenteur comme une vitesse, l’inscription
des activités dans les saisons, etc. Cette écologie politique encadre la
technologie et l’empêche d’environner l’environnement. L’ambition de
l’écologie politique est donc celle d’une écologie existentielle.
Ni Serge Latouche, ni moi ne sommes dupes. Un tel horizon voisine
avec l’utopie, et notre monde (« notre » pour dire celui dans lequel nous
vivons tant bien que mal et qui nous est imposé) se montre suspicieux
envers toute expérimentation alternative.
Pourtant, face à la misère du présent et pour conjurer les menaces qui
pèsent lourdement sur l’avenir (stérilisation de la terre par abus de
produits chimiques, réchauffement climatique, Pic pétrolier, guerres pour
l’eau, sans parler des dégâts sociaux liés à l’augmentation des
inégalités…), ne faut-il pas proposer un autre monde ? Ce sont bien les
utopies concrètes qu’il nous faut encourager, réaliser, apprécier, corriger
afin de démontrer, par les faits, que tout n’est pas totalement et
définitivement joué.

Thierry Paquot
Mai 2014.

1 Urbanisme, no 346, janvier-février 2006, repris dans Conversations sur la ville et l’urbain,
Infolio, 2008, p. 452 et suivantes.
PREMIÈRE PARTIE
ERRANCES
1.
La crise
Daniele Pepino – Je partirai d’une de vos affirmations récurrentes sur
la situation actuelle : « Il n’y a rien de pire qu’une société de croissance
sans croissance. » N’est-ce pas justement ce que nous sommes en train de
commencer à vivre aujourd’hui, avec la diffusion et l’aggravation
continue de ce qu’on appelle la crise économique ?
S. L. – La situation est celle-là. Nous vivons dans une société de
croissance sans croissance. On s’entend parfois dire : « Ah, la voilà la
décroissance ! », mais il n’en est rien : la décroissance comme je
l’entends est un projet pour sortir de la société actuelle et de ses
distorsions, tandis que ce que nous vivons est la crise d’une société qui
voudrait continuer à croître mais ne réussit plus à le faire. Il s’agit donc
de quelque chose de profondément différent et de terrible : la crise
entraîne une austérité forcée, un chômage qui atteint des niveaux
incroyables, un déficit des finances publiques très grave et, par
conséquence, l’épuisement des ressources, pour financer ce qui garantit
un minimum de qualité de vie dans une société capitaliste, à savoir la
santé, la culture, l’éducation, etc.
Notre position – je veux dire la mienne et celle des partisans de la
décroissance – est au contraire qu’il est nécessaire de sortir de la société
de croissance en concevant un projet alternatif : une « société de
décroissance », que nous pouvons aussi définir d’un expression plus
positive, avec l’économiste anglais Tim Jackson : une société de
« prospérité sans croissance1 ».
D. P. – À propos de la « crise », quel jugement portez-vous sur celle
que nous connaissons actuellement ? S’agit-il vraiment d’une crise
financière, comme on le dit souvent, ou bien de quelque chose de plus
profond ? En d’autres termes, s’agit-il d’une crise systémique ou tout
simplement d’une de ces crises périodiques, classique dans l’histoire du
capitalisme, même si elle est particulièrement traumatisante ? Une phase
de restructuration du capital ?
S. L. – À l’origine de la situation actuelle, il y a plusieurs crises. Nous
nous trouvons en face d’un ensemble de causes concomitantes. Avant
tout – enfin pas à proprement parler à l’origine, ce qui nous entraînerait
trop loin, il y a la crise dite des subprimes, qui débute en août 2007. C’est
une phase très intéressante, parce que les responsables politiques ont
alors déclaré : « Ce n’est qu’une crise financière, qui ne concerne que les
Américains ! » Je me rappelle très bien comment Berlusconi et Sarkozy
répétaient : « Nous, les Européens, ne nous sommes pas endettés
inconsidérément comme les Américains, nous n’aurons donc pas ce
genre de problèmes. D’ailleurs, ajoutaient-ils, il s’agit de quelque chose
qui ne va pas durer. » Et cela, alors même que quelques mois auparavant,
les deux mêmes chefs d’État, à la suite des gourous de l’économie
mondiale, clamaient haut et fort : « Vous les Européens, vous êtes bien
trop peureux et prudents. Vous ne vous endettez pas comme les
Américains ou comme les Espagnols [qui s’étaient lancés dans une
spéculation immobilière effrénée], alors que c’est ça, le modèle
gagnant ! »
Et puis vint le 15 septembre 2008 : la faillite de banque Lehman
Brothers. La crise financière s’est alors dévoilée, elle a affiché ce qu’elle
était vraiment, à savoir un phénomène économique mondial et pas
seulement financier, qui loin de se résoudre rapidement a bientôt
débouché sur la crise des dettes souveraines européennes dont on ne va
pas sortir si facilement. Nous ne sommes pas du tout dans une crise
périodique bénigne.
Nous vivons en fait – et nous le savons au moins depuis 1972, depuis
la publication du premier rapport du Club de Rome – une crise
écologique qui se révèle chaque jour plus grave et plus dramatique2. À
cela s’ajoutent une crise culturelle, au moins depuis Mai-1968, et une
crise sociale avec le triomphe de la mondialisation et de la contre-
révolution néolibérale. Finalement, nous sommes en quelque sorte arrivés
à l’« heure de la vérité », au tournant historique : nous sommes face à une
vraie « crise de civilisation ». La crise de la civilisation occidentale de
laquelle surgira soit une révolution au sens propre, c’est-à-dire un
changement total, agissant aussi sur le plan culturel, ce que j’appelle la
« révolution de la décroissance » ou encore l’« éco-socialisme », soit
carrément la barbarie. Pour l’instant, je crois que nous sommes plutôt
bien engagés sur la voie de la barbarie.
D. P. – Vous avez souvent souligné le lien entre la crise de notre
modèle et les vicissitudes de la production de pétrole, condamnée au
déclin. En quoi le fait que nous avons atteint, et même dépassé, ce qu’on
appelle le Pic pétrolier a-t-il une incidence sur les actuels
bouleversements que nous connaissons ? S’agit-il du commencement de
la fin de l’ère des hydrocarbures, avec tout ce que cela implique sur notre
mode de vie (agriculture industrielle, mégalopoles, etc.) ? La fin du
pétrole entraînera-t-elle mécaniquement la fin de la société de
croissance ? Est-il possible d’imaginer une société de croissance fondée
sur l’utilisation d’autres formes d’énergie ? Je pense au nucléaire ou au
solaire…
S. L. – Le pétrole a été une providence pour la société capitaliste et la
religion libérale. Quand le libéralisme est né, disons avec Adam Smith en
17763, ce dernier affirma qu’en donnant libre cours aux passions et tout
particulièrement à l’avidité, en laissant chacun poursuivre son propre
intérêt, égoïste, privé, cela engendrerait la richesse publique. C’était faux.
C’était un mensonge, une escroquerie. Il est certain que le déploiement
des intérêts individuels a produit l’enrichissement de la bourgeoisie
anglaise, mais dans le même temps il a entraîné, en Angleterre d’abord,
une insupportable misère pour les paysans et les artisans transformés en
prolétaires au début de la Révolution industrielle. Il suffit de relire
Dickens pour avoir une description de ce qu’a été la terrible misère de ce
siècle. Puis les conceptions économiques libérales ont provoqué la ruine
de toute la population indienne, tandis que la Couronne britannique
annexait à son empire et colonisait le sous-continent indien. L’Inde qui
était jusque là, et encore au xviie siècle, le pays le plus beau et le plus
riche du monde, a été complètement détruite.
Et puis, miracle !, vers 1850, le système s’est transformé en un
système thermo-industriel, c’est-à-dire une économie reposant désormais
sur l’utilisation des machines à feu : ça a d’abord été la machine à vapeur
avec le charbon, puis le moteur à explosion avec le pétrole, décuplant la
puissance des machines de manière fantastique. Il suffit de trente litres de
pétrole dans un moteur et c’est comme si vous y mettiez le travail à plein
temps d’un ouvrier pendant trois ans ! C’est un saut quantitatif
incroyable. Le génie humain avait déjà inventé depuis des siècles des
automates, capables d’effectuer de lourdes tâches, mais ce qui manquait
était l’énergie pour les mettre en mouvement, une énergie capable de
surpasser les limites de la force humaine ou animale (et accessoirement
celle provenant de l’utilisation des cours d’eau et du vent). Avec cette
nouvelle source de puissance, la production a tellement crû que les
ouvriers ont pu – et ont même dû – consommer plus. C’est ainsi que, peu
à peu, la condition de la classe laborieuse s’est améliorée, du moins en ce
qui concerne la consommation.
Toutefois, tous les dix ans environ, éclatait une crise de surproduction
ou de sous-consommation du fait de la mévente de toutes les
marchandises produites. Ce problème des crises périodiques s’est
poursuivi pendant encore à peu près un siècle. C’est alors qu’on a trouvé
la solution miracle : la « société de consommation ».
Avec le fordisme, le système capitaliste a réalisé le songe initial
d’Adam Smith : les salaires des ouvriers ont augmenté suffisamment
pour leur permettre de s’acheter des voitures, des frigidaires, tous biens
de consommation qui ont ensuite caractérisé cette période bénie qu’on
appelle en France les « Trente Glorieuses » et en Italie le « Miracle
industriel » ou trentennio d’oro.
Désormais, tout cela est terminé. « La fête est finie », pour reprendre le
titre du beau livre de Richard Heinberg4. La crise actuelle arrive en
même temps que la fin du pétrole ou, plus exactement, la fin du pétrole
bon marché. Si bien qu’aussitôt que se produit une légère reprise,
immédiatement le prix du pétrole monte au zénith et ne redescend jamais
plus à son niveau antérieur. Si nous connaissions des taux de croissance
comme ceux de la Chine, de dix pour cent l’an, le pétrole monterait à
400 euros le baril !
Le système tente de se sauver, de prolonger son agonie à travers la
recherche de nouvelles sources d’énergie : celles que j’appelle les
« énergies du désespoir », comme le nucléaire, le gaz de schiste ou les
hydrocarbures extraits des sables bitumineux. Cela, parce que les
énergies renouvelables comme le solaire, l’éolien ou la géothermie sont
utiles, mais ne sont pas miraculeuses. Elles ne peuvent pas alimenter une
croissance effrénée comme celle que l’on a connue pendant l’ère des
hydrocarbures. C’est pour cela que nous sommes, en un certain sens,
« condamnés » à la frugalité.
Nous avons entièrement bâti une civilisation sur les dépôts exhumés
du Carbonifère. Notre époque pourra être appelée plus tard l’« âge du
carbone ». Le Pic pétrolier a été atteint en 2006, année où 70 millions de
barils par jour ont été produits. Toutefois, ce qu’on peut appeler, à la suite
de Jeremy Rifkin, le « pic mondial du pétrole par habitant » remonte à
1979, année où débute, à peu près, la crise de la société de croissance. La
raison en est que la population mondiale a augmenté plus vite que les
découvertes de gisements et leur mise en exploitation.
Imaginer opérer un grand tournant vers des combustibles plus
polluants ou plus dangereux pour éviter la clôture de l’ère de l’énergie
fossile, relève de l’inconscience. Le nucléaire, pour sa part, est non
maîtrisé à la fois dans sa technique et dans ses coûts, et il n’offre de
toutes les façons que des perspectives très limitées : les gisements
d’uranium ne sont pas inépuisables. Quant à l’exploitation des gaz de
schiste, des sables bitumineux ou encore des mines de charbon, la hausse
spectaculaire de la température moyenne de la Terre qui en résulterait
risquerait de sceller définitivement notre destin. Enfin, le recours à un
développement de l’énergie de la biomasse par les biocarburants se
heurte à la double barrière d’un bilan énergétique faible, voire négatif, et
à la nécessité de ne pas soustraire trop de surfaces à la production
alimentaire avec laquelle celle des biocarburants entre en concurrence.
En ce qui concerne la troisième révolution industrielle préconisée par
Jeremy Rifkin, celui-ci la voit fondée sur le développement des énergies
renouvelables mises en réseaux intelligents et décentralisés, elle sauverait
à la fois le capitalisme, l’oligarchie mondiale, l’humanité, le climat et le
niveau de vie des Américains… Elle relève toutefois plus du rêve éveillé
que de l’utopie concrète5. Autant je peux partager son diagnostic sur la
crise écologique, autant je m’écarte de lui au niveau du projet. La
solution miracle qu’il propose s’appuie sur des recettes techniques qui
sont loin d’avoir fait leurs preuves.
D. P. – Dans l’un de vos livres les plus récents6, face aux risques de
défaut des États et à la situation désastreuse de la Grèce, de l’Irlande et
du Portugal, vous évoquez ce qui pourrait constituer des remèdes qui
nous engageraient immédiatement dans la direction d’une société de
décroissance. Aujourd’hui, avec l’extension du risque d’insolvabilité à
l’Espagne et à l’Italie, quel pourrait être le projet politique de « sortie de
secours » qui, dans l’urgence de la crise, nous emmènerait dans la
direction d’une décroissance vertueuse ? Dans cette perspective-là, est-ce
qu’un pays choisissant de sortir de l’Europe serait rattrapé par
« cauchemar catastrophique » contre lequel tous les gouvernements – de
droite et plus encore de gauche – mettent en garde leurs citoyens ?
S. L. – Le projet de la société de décroissance ou mieux d’abondance
frugale, ou encore de prospérité sans croissance, est un projet à long
terme. Pour cette raison, je le qualifie d’« utopique », dans le sens positif
du terme : il constitue un horizon de sens, un peu comme ce qu’a
représenté l’« utopie socialiste » pendant des décennies. Pour être réalisé,
il présuppose un changement radical des mentalités – sans parler du
changement, encore plus difficile, des pratiques. Ce projet n’est pas
réalisable du jour au lendemain. Or, nous devons trouver des solutions
valables pour aujourd’hui…
Les députés verts européens grecs m’ont invité à Bruxelles pour
présenter des solutions de ce type, prônées par les partisans de la
décroissance, pour sauver la Grèce et sortir de la catastrophe actuelle.
Répondre à de telles sollicitations n’est pas chose facile en soi, le défi
tient d’abord et avant tout au fait que les solutions des objecteurs de
croissance sont diamétralement opposées aux mesures tant préconisées et
imposées par la droite que par la gauche.
La droite européenne – à commencer par sa figure phare, Angela
Merkel – met l’accent sur les politiques d’austérité, tandis que la gauche
parie sur la relance de la croissance. Les deux positions ont été bien
synthétisées par l’ex-ministre française de l’Économie, aujourd’hui
directrice du Fonds monétaire internationale, Mme Christine Lagarde,
qui a inventé pour l’occasion un mot-valise construit sur la contraction de
« rigueur » et « relance » : la « rilance ». La rilance serait la solution.
Nous sommes là face à une double imposture. Les politiques d’austérité
sont des mesures absurdes, une forme de masochisme, d’autodestruction,
qui enfonce les économies européennes dans une spirale déflationniste
contre laquelle sont pourtant encore valables les arguments de la critique
keynésienne. Dans l’opposition à ces politiques d’austérité, nous pouvons
compter sur quelques alliés, surtout à l’extrême gauche, mais cette
opposition est presque toujours faite au nom de la croissance, dans une
conception typiquement néo-keynésienne, comme, par exemple, celle du
prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz.
Nous soutenons, au contraire, que la croissance aujourd’hui n’est plus
possible, ni d’ailleurs souhaitable. Notre planète ne peut plus supporter
encore de la croissance. Nous avons tout pollué : l’air, l’eau, la terre. En
outre, désormais, la croissance telle que nous l’avons connue dans les
dernières décennies ne crée même plus d’emploi. Pour créer des emplois
il faudrait un taux de croissance d’au moins 3 % par an, alors que nous ne
pouvons guère espérer plus de 2 %.
En Occident, et en particulier en Europe, nous avons connu, lors des
glorieuses années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, une vraie
croissance, je veux dire par là une croissance du produit intérieur brut,
avec une augmentation significative et généralisée du bien-être qui était
par certains côtés incontestable, même si elle a abouti à l’émergence d’un
nouveau type de vie, aliéné et ennuyeux, résumé par la fameuse
expression « métro-boulot-dodo7 », comme on disait en 1968,. Après ces
trente années est venue une croissance fictive, une croissance purement
statistique. Depuis la fin des années 1970, on peut dire de la société de
croissance ce que Jeremy Rifkin dit de la seconde révolution industrielle :
elle est « sous respiration artificielle ». Elle s’est en fait accompagnée
d’un appauvrissement relatif des classes populaires et même des classes
moyennes. Les gens gagnaient un peu plus, certes, mais ils devaient
dépenser toujours plus pour tenter de maintenir leur niveau de vie. Et cela
du fait que les coûts de la croissance – pollution, stress, maladies
(pensons, par exemple, à l’épidémie de cancers) et, par conséquent,
augmentation des dépenses de santé – étaient supérieurs à ses bénéfices.
De plus, chaque frémissement de cette croissance, même le plus faible,
s’est accompagné d’une forte spéculation : trente ans de spéculation
immobilière ont engendré un vrai désastre sur nos territoires et dans nos
vies. Statistiquement, la richesse a certes augmenté, puisque les prix des
immeubles (et celui des loyers qui vont avec) ont augmenté, mais
concrètement ces immeubles sont restés les mêmes. Il s’agit d’une forme
d’inflation des prix. La même chose s’est produite avec la Bourse : il
suffit de penser à ces constructions fantastiques et virtuelles, comme les
crédits Ninja8 aux États-Unis qui sont à l’origine de la crise dite des
subprimes. Si la création faramineuse de liquidités n’a pas engendré
jusqu’ici d’hyperinflation, c’est parce que ces liquidités ne portent pas
sur les biens de consommation, mais s’enterrent dans les institutions
financières pour continuer à s’accroître. Finalement, aujourd’hui les
factures des importations pétrolières sont une menace pour la reprise
économique. Aussitôt qu’apparaît une tendance à la reprise, le prix du
pétrole repart immédiatement à la hausse, de sorte que les coûts
deviennent insoutenables, et beaucoup d’entreprises s’écroulent ou
doivent en tout cas ralentir.
En conséquence de tout cela, la situation est aujourd’hui terrible. Nous
avons des millions et des millions de chômeurs. Toujours plus. Le
chômage est une tragédie. Mais il y a aussi autre chose, il suffit de penser
à ce qui arrive en Italie et en particulier en Vénétie, à tous ces petits
patrons qui se suicident parce qu’ils sont étranglés par les banques et ne
peuvent plus rembourser leurs dettes. Une tragédie terrible.
En face de tout cela, quelles sont nos propositions ? Notre projet
repose sur trois pieds. Premièrement, la relocalisation. Relocaliser, cela
signifie avant tout « démondialiser ». Ce qu’on appelle la mondialisation
n’est en fait qu’un jeu de massacre à l’échelle globale. Une compétition
dans laquelle tous les peuples s’autodétruisent les uns les autres. Il est
désormais évident que nous devons récupérer les activités productives
locales. En Italie, la tragédie est peut-être encore plus poignante parce
qu’on trouve sur place toutes les compétences, les savoir-faire et les
traditions (par exemple, dans l’industrie textile, mais aussi dans tous les
secteurs qui ont fait la renommée de la « troisième Italie ») et que, malgré
cela, il y a toujours plus de chômeurs. Relocaliser signifie récupérer
toutes ces activités et les réinstaller dans leurs territoires.
Deuxièmement, la restructuration et la reconversion écologique.
L’agriculture industrielle productiviste est un suicide collectif, source de
cancers, d’intoxications, d’épidémies, de pandémies animales, et ainsi de
suite. Nous devons avant tout reconvertir l’agriculture pour retrouver une
alimentation saine, avec une production saisonnière de qualité. Cela
présuppose de recréer des millions de paysans qui seront productifs et
efficaces sans être piégés par le productivisme : donc une agriculture sans
pesticide, sans OGM, etc. Un deuxième objectif est la reconversion du
secteur énergétique, avec l’abandon du nucléaire et le développement des
énergies renouvelables. Enfin, il faudra se battre contre les productions
parasites (comme la publicité) ou nuisible (comme les armements) dont il
faudra chercher à se libérer progressivement. Mais il sera aussi nécessaire
de repenser radicalement l’industrie automobile. En France, nous avons
l’exemple de Peugeot qui connaît une crise grave, mais qui a le potentiel
pour produire autre chose : des moyens de transports publics avant tout –
parce que, comme toutes les usines conçues pour produire des voitures,
ses usines pourraient fabriquer des autobus ou des tramways, mais aussi
des systèmes de cogénération, suivant la suggestion de Maurizio
Pallante9. Produire tout cela créerait des emplois sans entrer pour autant
dans la logique du produire toujours plus, mais au contraire, dans celle
d’une production destinée à satisfaire des besoins réels. Un autre aspect
de ce projet concerne la nécessité de réduire le gaspillage et de lutter
contre l’obsolescence programmée. Il ne s’agit pas de renoncer à la
machine à laver, mais de n’avoir pas à en changer tous les huit ans…
Même chose pour l’ordinateur : il faut imposer aux fabricants qu’ils
pratiquent une garantie d’au moins dix ans, ce qui aurait un impact positif
sur la réduction des déchets et la consommation des ressources naturelles,
tout en procurant le même niveau de bien-être (voire même supérieur,
parce que nous serions libérés du souci de devoir changer
continuellement de machines, d’aller les acheter, et de l’anxiété de les
voir tomber en panne sans arrêt).
Troisièmement, la réduction des horaires de travail. La situation
actuelle est totalement absurde. Si un Martien débarquait sur Terre et
voyait comment nous vivons, il nous traiterait de fous et serait stupéfait
de la stupidité avec laquelle les humains s’organisent : d’une part, il y a
des millions et des millions de chômeurs, et d’autre part, des millions
d’hommes et de femmes qui travaillent comme des fous. Jusqu’à quinze
heures par jour. Une stupidité totale. Il faut travailler moins pour
travailler tous. Aujourd’hui, entre autres, plus on travaille et moins l’on
gagne, parce qu’on est piégé dans une concurrence impitoyable. En
travaillant moins, on pourrait gagner plus et surtout vivre mieux.
Naturellement, ce programme qui me paraît le résultat du simple bon
sens est une chose que nos politiciens ne pourront jamais réaliser, parce
que nous faisons partie de l’Union européenne et que nous sommes de
plus dans la zone Euro, sans parler de l’adhésion de nos pays à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En conséquence, nous
sommes pieds et poings liés. Que faut-il faire alors ? Pour commencer,
nous devrions nous réapproprier la monnaie. La chose est manifeste :
nous devons sortir de l’euro, au moins tel qu’il fonctionne actuellement,
sans quoi il n’y a aucune possibilité de réaliser un tel programme.

1 Cf. Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable,
traduit de l’anglais, préfaces de Mary Robinson et Patrick Viveret, Bruxelles, De Boeck, coll.
« Planète en jeu », 2010.
2 En 1972, à l’opposé de l’optimisme technologique en vogue à l’époque, le Club de Rome,
fondé quatre ans plus tôt et présidé par Aurelio Peccei, publie son premier rapport, commandé
en 1970 à des chercheurs du MIT (Massachussets Institute of Technology) sur les limites de la
croissance. D. H. Meadows, D.L. Meadows, J. Randers, Walt W. Behrens III, prédisent que la
croissance économique ne pourra continuer indéfiniment à cause de la disponibilité limitée des
ressources naturelles, en particulier du pétrole. Leur rapport est intitulé The Limits to Growth
(New York, Universe Books, 1972). Voir aussi p. 105.
3 Allusion à la première édition du fameux livre d’Adam Smith, Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations.
4 Richard Heinberg, Pétrole. La fête est finie (2003), Éditions Demi-lune, 2008.
5 Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011.
6 Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugale, Paris, Mille et une nuits, 2011.
7 L’expression « métro-boulot-dodo » a été inventée par Pierre Béarn, dans l’un de ses
poèmes daté de 1951. Elle synthétise la monotonie et l’aliénation du citoyen-travailleur dans
les métropoles capitalistes.
8 L’acronyme NINJA – No income, no job, no assets, « sans revenu, sans travail, sans
patrimoine » – désigne les crédits – en particulier les emprunts immobiliers –, accordés
massivement par les banques, au cours des années 2000, avant la crise de 2008, à des
personnes incapables d’honorer leur remboursement.
9 Maurizio Pallante, Un futuro senza luce ?, (avec une introduction de Beppe Grillo), Roma,
Editori riuniti, 2004. Voir aussi le site du Movimento per la decrescita felice,
www.decrescitafelice.it.
2.
La monnaie
D. P. – Pouvez-vous nous expliquer plus précisément ce que vous
voulez dire quand vous parlez de la nécessité de se « réapproprier la
monnaie » ? Mais, tout d’abord, qu’est-ce que vous entendez par
« monnaie » ?
S. L. – Se réapproprier la monnaie est un vaste programme. En
particulier, parce que personne ne sait vraiment ce qu’est la monnaie. Si
on raisonne de manière rationnelle, on dirait que la monnaie est un
instrument inventé pour favoriser les échanges et servir d’intermédiaire
dans la circulation des biens. Toutefois, en réalité, elle est et a toujours
été quelque chose de plus que cela.
Dès l’origine, à la différence du troc, la monnaie est en partie liée avec
le sacré. Le troc est un échange direct : je vous donne une chose en
échange d’une autre chose que vous me donnez. Dans l’échange
médiatisé par l’argent, les choses fonctionnent de manière différente. Si
je suis un paysan et que je vous vends une vache, vous ne me donnerez
pas une voiture ou une autre chose, vous me donnerez un bout de papier
vert sur lequel il est écrit « In God we trust », par exemple : « Nous
mettons notre confiance en Dieu ». Naturellement, à la base de
l’acceptation de cet échange, il y a la conviction que je peux me fier dans
ce morceau de papier comme en Dieu. Pour cela, il est important que
Dieu soit dans le coup, sinon ce serait un marché du dupe : j’aurais
troqué ma vache contre un morceau de papier… Mais ça, ce n’est pas du
tout rationnel ! Cela repose sur la foi, il s’agit d’une forme de magie. Et
tous les peuples ont plus ou moins cette expérience-là. Pour certains,
c’est la magie de l’or, pour d’autres celle des cauris, pour d’autres ce sont
les wampums ou les cuivres blasonnés. Dans la monnaie, il y a toujours
quelque chose de magique. Et c’est cela qui est à la racine du phénomène
de l’accumulation de la monnaie : la valeur des espèces n’est plus
seulement conventionnelle, elle assume le rôle d’un fétiche. Se
réapproprier la monnaie signifie donc aussi, et plus fondamentalement, la
démythiser et la démystifier.
La monnaie est certes un instrument utile. En cela, elle est un bien
commun dont nous devons reprendre le contrôle. Les banques fournissent
le service d’émettre de la monnaie pour favoriser les échanges mais, ce
faisant, elles assument le monopole d’un pouvoir fantastique. Avec notre
argent, elles peuvent se livrer à des spéculations effrénées de tous genres.
Et si elles font faillite, c’est éventuellement l’épargne pour nos vieux
jours qui s’en va en fumée. Se réapproprier la monnaie signifie qu’elle ne
doit pas être contrôlée seulement par l’État, sous prétexte qu’en théorie
l’État représente le peuple ; concrètement, nous savons bien qu’il n’en est
malheureusement rien. Pour se réapproprier vraiment la monnaie, nous
devons être capables de contrôler les banques, d’avoir des banques
populaires, et pas seulement dans leur appellation…
Naturellement, la meilleure chose à faire serait d’avoir une monnaie
locale gérée directement par ses usagers et d’utiliser l’épargne locale
pour faire marcher les entreprises et financer les activités locales. C’est
tout de même un comble que des entrepreneurs en soient arrivés, en
Vénétie, à se suicider faute d’obtenir du crédit de la part des agences
bancaires, alors qu’il y a localement une grande quantité d’épargne
privée qui pourrait financer les activités productives. Le paradoxe
s’explique par le fait qu’il n’y a plus de banques locales ; les banques
sont désormais nationales, voire transnationales et n’utilisent pas
l’épargne drainée sur place pour accorder des prêts à destination locale.
Et si elles ne le font pas, c’est en partie parce qu’elles n’ont pas
suffisamment confiance. Le problème réside vraiment dans la présence
ou l’absence de confiance. Or, au niveau local, on a pourtant une
connaissance directe des personnes qui travaillent, qui dirigent les
entreprises et se livrent à diverses activités productives et commerciales.
Cela crée des rapports de confiance plus solides qui permettent de mieux
affronter les aléas de la conjoncture économique.
D. P. – Par conséquent, « se réapproprier l’argent » signifie, en somme,
lui redonner son sens d’instrument des échanges…
S. L. – Absolument. Et réduire drastiquement, voire à la limite
supprimer, l’incroyable pouvoir de l’argent d’engendrer de l’argent. Déjà
Aristote l’avait dénoncé comme étant « contre nature » : l’argent ne
produit pas de l’argent. Aujourd’hui, si nous y réfléchissons, cette
dynamique a atteint des proportions monstrueuses. Nous avons construit,
surtout en Occident mais pas seulement, un monde artificiel : celui de la
mathématique. C’est un monde dans lequel on peut construire des
projections, des diagrammes, des courbes exponentielles. Dans lequel, si
on dispose d’une somme de mille, en dix ans avec un taux de croissance
de dix pour cent, on aura deux mille, et avec un taux de deux pour cent
en deux mille ans, on aura 160 millions de milliards1, un résultat
hallucinant… Malheureusement, si la mathématique est une abstraction,
nous nous sommes mis en tête que la réalité devait obéir à ces prodigieux
calculs mathématiques : c’est le délire de la raison géométrique.
Aujourd’hui, nous en sommes arrivés au point où un capital – un
capital gigantesque – peut s’approprier toute la richesse créée du fait que
ce capital s’autoalimente. Nous avons en France l’exemple d’une vieille
dame qui semble n’avoir plus toute sa tête, Liliane Bettencourt, qui
possède une des plus grandes fortunes du pays. Naturellement, elle ne
travaille pas et elle n’a jamais travaillé, sa fortune est gérée par des
employés qui sortent des meilleures business schools internationales, et
dont la mission principale est de rechercher les meilleurs placements et
de faire de l’optimisation fiscale. Ce faisant, son capital engendre chaque
année un revenu qu’on peut estimer en moyenne à 600 millions d’euros.
Naturellement, elle ne peut pas dépenser 600 millions d’euros dans
l’année, cela représente plus ou moins le salaire de 25 000 ouvriers. Son
capital augmente continuellement. Il y en a toujours plus, chaque année
qui passe. Il y a là, comme dit George Soros, ce milliardaire philanthrope
qui doit sa fortune à la spéculation – un orfèvre en la matière –, quelque
chose d’obscène, mais c’est le fonctionnement normal de tous les grands
capitaux, des fonds souverains, des hedge funds. Il s’agit d’un mécanisme
en réalité monstrueux, que la finance décomplexée appelle joliment
return on equity, le « juste retour ». Je crois qu’on peut concevoir qu’un
capital de 100 devienne 105 au bout d’un an ; avec un taux modéré et sur
une courte période, cela peut fonctionner et se justifier. Mais la situation
dans laquelle nous nous trouvons, avec des capitaux qui se chiffrent en
millions de milliards, qui s’approprient tout et détruisent le monde
concret, ce n’est plus supportable. Pour cette raison, se réapproprier de
l’argent signifie aussi limiter drastiquement le pouvoir du capital de
s’autoalimenter et de s’auto-engendrer.

1 Au sujet de ces calculs, voir André Lebeau, L’Engrenage technique. Essai sur une menace
planétaire, Gallimard, 2005, pp. 154-155.
3.
La politique
D. P. – Ces remèdes, ces propositions que vous avez mentionnés
jusqu’à présent, sont-ils selon vous praticables à l’échelle « nationale » ?
Autrement dit – en utilisant un parallèle un peu provocateur –, est-il
possible de réaliser la « décroissance dans un seul pays » ? Ou, au
contraire, ces politiques qui remettent en cause toute la base
institutionnelle – européenne, mais pas seulement – ne présupposent-elles
pas une transformation du système en son entier, pour pouvoir être
complètement réalisées ?
S. L. – Je pourrais répondre, en étant délibérément provocateur, qu’il
est plus facile d’imaginer la construction d’une société d’abondance
frugale au niveau national (et aussi local), que ce ne le fut de penser la
construction du socialisme dans un seul pays, dans l’ancienne Russie
sous Staline… Cela ne signifie toutefois pas que j’ignore le fait que les
problèmes environnementaux les plus graves que nous devons prendre en
considération pour réaliser ce projet ont une dimension mondiale (il suffit
de penser au changement climatique). Face à cette complexité, il ne faut
pas perdre de vue que la construction d’une société de décroissance est
un horizon de sens, un projet qui ne sera jamais intégralement réalisé ;
c’est une voie sur laquelle on chemine.
Si telle est la direction dans laquelle nous devons nous mettre en
mouvement, on peut faire des pas en avant, tant au niveau local qu’aux
niveaux national et mondial. Il existe déjà des initiatives locales qui vont
dans ce sens, comme les transition towns, les « villes en transition1 » qui
font du bon travail au niveau du territoire, mais qui, ne peuvent pas
résoudre les problèmes de portée nationale : par exemple, résoudre
complètement le problème du chômage qui caractérise la crise actuelle.
La même chose vaut a fortiori au niveau international où l’on pourrait
résoudre beaucoup de problèmes, mais pas tous. On se heurte toujours à
un blocage au-delà d’un certain point, blocage qui ne peut être surmonté
que par un saut à l’échelon supérieur.
D. P. – Donc, une solution, ou tout du moins une voie intermédiaire,
pourrait passer par la défense de la souveraineté nationale ? En somme,
un retour au bon vieil État-nation menacé par la mondialisation et par la
finance internationale ? En admettant que ce soit possible, une telle
perspective est-elle vraiment souhaitable ? Ou alors, la relocalisation à
laquelle vous faites référence pour les aspects productifs, impose-t-elle
de repenser aussi les institutions, leur distance aux lieux de décision, par
exemple à kilomètre zéro ? Pour être plus explicite : je pense, aux bio-
régions théorisées par Murray Bookchin, aux municipalités autonomes
zapatistes (ou, en ce qui concerne l’Italie, aux réflexions d’Alberto
Magnaghi sur le projet local). Est-ce que ce sont là des perspectives
praticables en Occident aujourd’hui ?
S. L – Vous abordez là une question complexe. L’horizon du projet de
la décroissance est celui d’une organisation sociale faite de l’articulation
pyramidale de bio-régions (conformément au projet de Murray
Bookchin). C’est ainsi que j’ai présenté les choses dans mon livre Le
Pari de la décroissance. Toutefois, dans le contexte actuel et immédiat
qui est celui de la crise des dettes souveraines, les États-nations restent,
me semble-t-il, l’unique pouvoir capable de tenir tête aux marchés
financiers, parce qu’ils ont encore une force consistante. On voit se
diffuser actuellement diverses revendications d’indépendance de la part
de toute une série de territoires régionaux. Je pense notamment à la
manifestation monstre dans Barcelone, au cours de laquelle les Catalans
ont réclamé leur séparation de l’État espagnol. C’est fort sympathique,
mais dans le contexte actuel, une Catalogne indépendante aurait
certainement moins de poids que l’Espagne pour affronter la fin
éventuelle de l’euro ou la sortie de l’Union européenne.
L’objectif final n’est pas, bien sûr, de revenir à l’État-nation et au
système des États-nations. L’horizon reste une organisation confédérale
de bio-régions. Cependant, le combat principal est aujourd’hui cette lutte
proprement titanesque entre le pouvoir économique global de l’oligarchie
financière et les populations représentées (bien mal, je l’avoue) par les
États-nations. La seule institution existante capable de nous sauver de
l’étranglement des marchés financiers, si c’est encore possible – et je
comprends fort bien qu’il soit loisible d’en douter –, est encore le vieil
État-nation. Nous sommes condamnés à livrer une double bataille : l’une
pour retrouver et renforcer le pouvoir des États-nations ; l’autre – et dans
le même temps – pour sortir du système national-étatique…
D. P. – Mais si la politique des partis est désormais réduite presque
partout à l’administration sans critique de l’existant, est-il possible de
penser à une « politique électorale » de la décroissance ? Est-il pensable
que l’assiette politico-institutionnelle (et policière) actuelle puisse
s’orienter – en supposant qu’elle soit gérée autrement – vers la « sortie de
l’économie », vers le démantèlement ou la reconversion du système
techno-industriel que présuppose une société de décroissance ? Ou
encore, pour le dire autrement, comme vous l’avez écrit vous-même en
citant le sous-commandant Marcos : « Est-ce qu’avec la mondialisation
économique, “le lieu du pouvoir est désormais vide” et qu’alors
“conquérir le pouvoir ne sert à rien” » ?
S. L. – Le problème est de réussir à construire un contre-pouvoir
capable d’affronter l’oligarchie, comme le soutient également dans un
contexte particulier le sous-commandant Marcos. C’est sûrement là le
noyau central de toute stratégie alternative. Pour cela, on ne peut
absolument pas faire confiance aux partis tels qu’ils sont. La tâche du
contre-pouvoir est en fait de réussir à imposer au pouvoir officiel et aux
partis d’aller dans une direction plutôt que dans une autre. Un exemple
d’une telle stratégie est ce qui a été accompli par la Coordinadora, à
Cochabamba, dans le cadre du conflit, appelé la « guerra del agua » (la
« guerre de l’eau »), qui a opposé les habitants de cette grande ville
bolivienne et les hommes politiques locaux qui avaient décidé de
privatiser l’eau, d’en confier la gestion à une compagnie transnationale.
Leur stratégie n’a pas visé le pouvoir, mais à obtenir l’annulation du
contrat de privatisation de l’eau2. Cela me semble être la stratégie juste.
C’est à cela que je fais référence quand je dis que nous devons lutter
sur deux fronts : nous battre contre l’État, pour l’obliger à utiliser son
pouvoir contre les firmes transnationales et contre l’oligarchie ; et puis,
une fois la défaite de l’oligarchie obtenue, nous battre pour transformer
l’État, éventuellement pour le détruire et organiser une forme différente
de politique.
D. P. – Par conséquent, peut-on dire que le mouvement de la
décroissance, si tant est qu’il existe, a un programme en plusieurs
phases ? Et en particulier, un programme de transition ? Quelle différence
y a-t-il entre le mouvement des objecteurs de croissance et une force
politique traditionnelle, comme un parti de gauche classique, avec un
« programme immédiat » et un « programme à moyen et long terme » (ou
un programme réformiste et un autre maximaliste ou révolutionnaire) ?
S. L – Il y a une grande différence. Mais sur ce sujet je n’ai sans doute
pas été suffisamment explicite dans mes écrits. Peut-être parce que je
n’avais pas moi-même les idées claires à ce moment-là. Je reconnais que
j’ai écrit une chose erronée – ou du moins imprécise – lorsque j’ai
affirmé que la décroissance était un projet politique. Aujourd’hui, je ne la
définis plus ainsi : la décroissance n’est pas, à strictement parler, un
projet politique, mais un projet social, ou mieux sociétal. Il s’agit de
transformer la société, non de prendre le pouvoir.
Le cœur de ce projet consiste à sortir d’une civilisation et à en créer
une autre ; il s’agit de sortir d’une religion et d’inventer un autre
imaginaire. Naturellement, ce projet a d’évidentes implications politiques
parce qu’il est indispensable d’adopter certaines mesures pour empêcher
la destruction de l’écosystème, pour préserver les ressources naturelles, et
ainsi de suite. Et c’est justement cela que, en tant que contre-pouvoir,
contre-pouvoir social, nous cherchons à imposer aux puissances
politiques et économiques. C’est dans l’horizon de sens constitué par
l’utopie concrète de la société de décroissance que prend place l’action
quotidienne, disons, de contre-pouvoir, face aux pouvoirs politiques et
économiques…
À ce niveau, dans les combats quotidiens, nous pouvons naturellement
faire des alliances. Il existe des convergences avec toutes sortes d’autres
mouvements : les anti-nucléaires, les altermondialistes, les défenseurs
des biens communs comme l’eau, les luttes contre l’austérité, etc., même
avec la Ligue pour la défense des oiseaux…
1 Au sujet des villes en transition, voir le réseau international lancé à la suite de l’initiative
de Rob Hopkins, le mouvement de Transition : http://villesentransition.net/. Ce mouvement est
né au Royaume-Uni, en septembre 2006, dans la ville de Totnes. Rob Hopkins, qui enseigne la
permaculture, avait imaginé un modèle de transition avec ses étudiants dans la ville de Kinsale
en Irlande, un an auparavant. Le mouvement fédère aujourd’hui plus d’une centaine
d’initiatives de transition dans une vingtaine de pays, réunies dans le réseau de Transition
(Transition Network). La transition telle que conçue par Hopkins est le passage « de la
dépendance au pétrole à la résilience locale ». Plus d’une trentaine de villes en France
accueillent des initiatives de transition.
2 Voir aussi p. 128.
4.
Les scénarios
D. P. – Au-delà de vos intentions et espérances, quels scénarios
estimez-vous probables, d’un point de vue objectif et historique ?
L’instauration d’une société de la décroissance se réalisera-t-elle, si elle
se réalise un jour, à travers un processus progressif ? Ou, au contraire,
sera-t-elle issue d’une succession d’événements catastrophiques, advenus
à la suite d’une série de crises et d’effondrements ? Se produira-t-elle de
façon uniforme, simultanée sur toute la planète ? Ou bien devons-nous au
contraire penser à des phénomènes de décomposition, de sécession de
territoires, à quelque chose qui rappellerait le déclin de l’Empire
romain ?
S. L. – N’étant pas prophète, je ne saurais répondre de façon
certaine… Cependant, il me semble que le scénario d’une transformation
lente et progressive est le plus probable, bien que je n’y croie pas moi-
même. La situation dans laquelle nous sommes est évidente depuis au
moins cinquante ans : on peut en effet dater le premier avertissement de
la crise écologique à l’année 1962, marquée par la sortie du livre de
Rachel Carson, Silent Spring 1. Tout était déjà clairement établi dans son
constat. C’est à ce moment que sont nés les mouvements comme Les
Verts et que s’est développée une conscience écologique. Nous avons eu
la première conférence sur l’environnement organisée par les Nations
unies à Stockholm, en 1972, puis celle de Rio en 1992, puis celle de
Johannesburg, puis de nouveau Rio, sans parler des autres… Toutefois, si
nous faisons le bilan, nous avons fait « un pas en avant et deux en
arrière ». Dans les faits, la capacité de résistance du système est tellement
forte que seul son effondrement peut ouvrir la voie, vers une issue. Une
fois devant la porte de sortie, quelle direction prendrons-nous ? C’est là
la question.
Ce sera soit l’éco-socialisme, soit la barbarie. Aujourd’hui nous
sommes arrivés à l’heure de vérité. Dans plusieurs zones de la planète, la
tendance semble plutôt favorable à l’éco-socialisme (je pense, par
exemple, à l’Équateur et à la Bolivie) tandis que d’autres pays, comme
les États-Unis, semblent plutôt s’orienter vers des formes d’éco-fascisme,
vers un système de barbarie. Je ne peux pas dire ce qui sortira de cette
lutte titanesque entre les forces du bien et celles du mal. Il est difficile à
prévoir. Nous nous orientons très probablement vers un chaos
incroyable…
J’ai intitulé une récente contribution « La fin de l’Empire romain
n’aura pas lieu, mais l’Europe de Charlemagne va s’effondrer2 ». En
choisissant ce titre, je voulais souligner le fait que l’Empire romain ne
s’est, en un certain sens, jamais écroulé. C’est-à-dire qu’il est difficile de
donner la date de sa chute : sûrement pas en 410, avec le sac de Rome par
les Wisigoths d’Alaric ; mais pas non plus en 476, avec la déposition de
Romulus Augustulus par Odoacre. Ensuite, il y a Byzance : la Rome
byzantine connaît avec le pape Adrien une certaine renaissance au
vie siècle. Et puis il y a le Saint-Empire romain germanique jusqu’en
1806. Et encore après, il reste deux César : le Kaiser allemand et le Tsar
russe… Cela, tandis que l’Empire de Charlemagne, n’a en fin de compte,
duré qu’une cinquantaine d’années ! Il s’est désagrégé parce ce qu’il
s’agissait d’une entreprise à contre-courant de la tendance historique de
l’époque. C’est la situation de l’Union européenne aujourd’hui. De cette
Europe-là, je ne dirais même pas qu’elle s’est construite à contresens,
mais carrément en dépit du bon sens. C’est la raison pour laquelle nous
sommes en train de vivre l’effondrement de cette construction dont l’idée
de départ était séduisante, mais qui s’est édifiée sur des bases erronées.
Les catastrophes sont déjà là et nous en aurons encore. Mais, en même
temps, il y a aussi la capacité du système à se réorganiser. L’Empire
romain s’est réorganisé à de nombreuses reprises. Cependant, au cours du
ive siècle après Jésus-Christ, la population de Rome est passée d’environ
deux millions d’habitants – estimation à l’apogée de la Ville – à trente
mille habitants. Aujourd’hui, la population de Detroit est passée
d’environ deux millions à moins de 700 000 mille habitants. Que s’est-il
passé ? Dans les deux cas, les gens n’ont pas disparu, ils n’ont pas été
massacrés : beaucoup sont allés s’installer ailleurs et ceux qui sont restés
ont reconverti la zone centrale de Detroit ou le Forum en jardins
urbains… C’est une autre civilisation qui naît. Il arrivera probablement la
même chose à Paris et à New York, ce sera un changement fort, mais qui
se produira petit à petit.
Sur ce point, il y a un débat ouvert avec l’ami Yves Cochet parce que
lui voit l’effondrement comme un moment unique, brutal, tandis que je
ne le vois pas comme ça. Il n’y aura pas un jour où l’on dira :
« Aujourd’hui, le pétrole est fini. » Plus probablement, ce sera comme ce
qui est arrivé à l’Empire romain dans l’Antiquité tardive, une période que
j’ai un peu étudiée et que je trouve fascinante. Dans cette phase
historique, les aqueducs, qui étaient un peu l’équivalent du pétrole,
n’étaient plus entretenus, ils tombaient souvent en panne, mais ils
finissaient par être réparés, rafistolés et remis en marche. Ils ne se sont
pas arrêtés définitivement du jour au lendemain. Au vie siècle encore, le
pape Sylvestre II en fait réparer un certain nombre pour la dernière fois,
après quoi ils tombèrent en ruine pour de bon. Mais à ce moment-là, les
gens, beaucoup moins nombreux, s’étaient petit à petit réorganisés pour
s’en passer. Ils n’en avaient plus vraiment besoin parce que tout avait
changé.
Il y a deux ans nous avons assisté à un arrêt du trafic aérien à cause
d’une éruption volcanique en Islande ; après quoi les vols ont repris.
D’ici peu, le trafic aérien se bloquera à nouveau parce qu’il n’y aura plus
de pétrole, par exemple à cause d’une guerre avec l’Iran, ou un autre
pays, ou la fermeture du détroit de Charm el-Cheikh. Puis les vols
reprendront à un niveau inférieur, jusqu’à ce qu’un jour, il n’y en ait
plus… Mais alors, nous nous y serons habitués et nous nous serons
réorganisés en conséquence.
Je vois les choses un peu comme ça, même s’il s’agit seulement d’une
hypothèse personnelle et qu’on est un peu dans la science-fiction.
D. P. – Science-fiction, oui, mais pas tant que ça à mon avis. N’est-ce
pas aussi, en fait, un des objectifs du mouvement de la décroissance – et
pas seulement un des siens – de réagir concrètement dès maintenant, de
commencer dès aujourd’hui à s’habituer à de tels scénarios et à construire
des réseaux de relations, de savoir-faire, d’activités manuelles ; de se
réapproprier les savoirs perdus et de renforcer l’autonomie, justement en
prévision du jour où l’effondrement se produira ?
S. L. – Vous avez absolument raison. C’est ce que font, par exemple,
les transition towns, le réseau des villes en transition : développer la
résilience et la capacité d’affronter les chocs prévisibles, en premier lieu
celui de la fin du pétrole, ou celle du commerce mondial, en renforçant
les capacités d’autonomie3.
C’est vrai que nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce type de
questions. D’autres le font aussi, à leur manière, comme les mouvements
« survivalistes » qui s’organisent en vue de la catastrophe en faisant
provision d’armes, en constituant des réserves de nourriture, en
construisant des bunkers et autres moyens de défense… Mais là on a
affaire à des choix différents, qui vont plus dans la direction de ce que
j’ai appelé précédemment la « barbarie »…

1 Rachel Carson, Le Printemps silencieux, Marseille, Wildproject, 2012. Ce texte, considéré


comme le point de départ du mouvement écologiste contemporain, montre pour la première
fois les effets nocifs de l’usage des insecticides chimiques – en particulier, celui de l’usage du
DTT dans l’agriculture industrielle – ; leur caractère toxique, polluant et cancérigène est
dénoncé.
2 Il s’agit d’une intervention réalisée dans le cadre d’un colloque organisé à l’Assemblée
nationale, le 10 décembre 2010, sur le thème « Où va le monde ? ». Voir Yves Cochet, Susan
George, Jean-Pierre Dupuy, Serge Latouche, Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au-
devant des catastrophes, Paris, Mille et une nuits, 2012.
3 Je vous renvoie au livre d’Albert K. Bates, The Post-petroleum Survival Guide and
Cookbook : Recipes for Changing Times, New Society Publishers, 2006.
5.
Le bonheur
D. P. – Faisons un pas en arrière, sur une question plus générale. Au-
delà des mesures immédiates, qu’est-ce que vous entendez, dans un sens
historique et philosophique, par « sortie de l’économie » ? En effet, nous
sommes tellement intoxiqués par l’idée que l’économie est quelque chose
de « naturel », de congénital à l’humanité – au même titre que l’État,
l’argent, la propriété privée – que votre affirmation selon laquelle
l’économie serait une invention risque d’être prise comme boutade, une
provocation…
S. L. – Il est certain que c’est le point le moins bien compris de mon
analyse. Même au sein du mouvement de la décroissance, tout le monde
ne comprend pas ce que cela signifie « sortir de l’économie », et c’est
grave. La compréhension de l’expression, et de ce qu’elle implique,
présuppose une décolonisation de notre imaginaire. Les deux choses sont
liées. Dans mon livre L’Invention de l’économie1, j’ai justement cherché
à démontrer que l’économie n’a rien de naturel, mais qu’elle a été
inventée. Les animaux n’ont pas d’économie, ni non plus les hommes, au
moins jusqu’au Néolithique. En outre, jusqu’au xviie siècle personne ne
pensait à la réalité comme un fait économique. C’est nous qui avons tout
« économicisé ». Tout est devenu économique, et nous nous sommes
tellement immergés dans l’économie que nous ne pouvons plus réussir à
concevoir de vivre hors d’elle. Jusqu’à notre langage qui en est marqué
de façon indélébile. Les gens, en effet, pensent : « Nous devons manger,
nous devons nous habiller : c’est de l’économie et cela fait partie de la
vie sociale. » Mais ce n’est pas du tout comme cela. Il faut commencer
par reconnaître la nécessité de sortir de l’impérialisme de l’économie,
sinon nous ne serons jamais capables de penser à dé-marchandiser ne
serait-ce qu’une partie de la réalité, ce qui constitue le premier pas …
Cependant, je me rends bien compte qu’il s’agit là d’une question qui
concerne le long terme. Elle est fondamentale pour définir théoriquement
un projet cohérent d’alternative au système, mais elle n’apparaît pas sous
cette forme dans le quotidien des gens. Pour mener une action pratique et
immédiate en vue de résoudre les problèmes de la crise actuelle, il n’est
peut-être pas indispensable d’analyser à fond ce que signifie « sortir de
l’économie », chose qui, en fin de compte peut sembler un exercice pour
intellectuels.
D. P. – La société capitaliste ne pourra jamais être une société
d’abondance ni de bien-être : cela non seulement pour les « exclus »,
mais aussi pour ceux qui sont « intégrés ». Créant des biens et des
besoins, mais toujours plus de besoins que de biens – un citoyen satisfait
ne sera jamais un bon consommateur –, la société de croissance repose
sur une « paupérisation psychologique », selon l’expression de Jean
Baudrillard, et sur une insatisfaction structurelle et généralisée. En
partant de cette analyse, on arrive à votre proposition d’« abondance
frugale », qui suscite évidemment de nombreuses critiques. Pouvez-vous
préciser le sens de cet apparent oxymore ? À quelle conception de la
richesse fait-il référence ? Abondance de quoi ? Cela a-t-il quelque chose
à voir avec cette « abondance » des sociétés primitives dont parle
Marshall Sahlins ? On a souvent l’impression que beaucoup de
malentendus et d’incompréhensions vis-à-vis de la décroissance viennent
d’une impossibilité à se mettre d’accord sur ses présupposés, sur l’échelle
de valeurs qui président à la définition de la « richesse ».
Dans l’imaginaire actuel – la cosmovision, si l’on peut dire, fille de
l’économie marchande –, un bien-être indépendant de l’abondance de
biens est inconcevable : la quantité est le seul horizon de sens pour
l’homo œconomicus. Quelle est donc cette autre richesse, dont nous
avons été dépouillés par le triomphe de l’économie et qu’aucune
économie ne pourra jamais nous restituer ?
S. L. – La base de l’imaginaire sur lequel s’est construite l’économie
est l’homo œconomicus, c’est-à-dire un individu supposé faire des calculs
rationnels, une sorte de machine à calculer, pour lequel s’enrichir signifie
posséder toujours plus. Mais finalement les économistes eux-mêmes ont
dû reconnaître qu’une telle accumulation de marchandises n’engendrait
pas nécessairement le bonheur. Si un certain niveau de confort
économique est essentiel, le bonheur est encore plus dépendant de la
qualité des relations sociales dont on jouit. Dit en jargon économique, il
est également proportionnel à l’accumulation d’un capital social. À côté
des partisans de la décroissance existent désormais diverses écoles
d’économistes qui partagent ce constat. On peut en particulier
mentionner une école italienne, celle dite de l’économie de la félicité ou
de l’économie civile dont provient, par exemple, le Manifeste pour le
bonheur (Il Manifesto per la felicità) de Stefano Bartolini2 ; une autre
aux États-Unis, connue pour le « paradoxe d’Easterlin3 », selon lequel il
n’y aurait pas de corrélation entre le Produit intérieur brut et le bonheur,
évalué en tant que subjective well-being, ou « sentiment subjectif de
bien-être ». Enfin, il existe une fondation en Angleterre, la New
Economics Foundation, qui propose une évaluation du bonheur moyen
par habitant4. Ce sont des expériences intéressantes pour démontrer qu’il
y a un hiatus considérable entre la théorie économique et la vie concrète
des gens.
L’homo sapiens n’est pas un homo œconomicus. Nous ne naissons pas
individus – au mieux, nous le devenons – dans le sens où nous ne
sommes pas des êtres isolés. Le bonheur n’est pas une dimension
individuelle. La consommation matérielle ne satisfait que les besoins
biologiques et physiologiques de l’homme. Il est désormais vérifié que
l’homme a besoin avant tout de liens sociaux et que la destruction de
ceux-ci peut conduire au désespoir ou au suicide.
Il existe une autre forme de richesse que l’argent et la marchandise,
évoquée par certains théoriciens qui font référence aux « biens
relationnels », dont il faut tenir compte, bien souvent plus importants que
les biens matériels. L’abondance, la prétendue « société d’opulence »
dont parlait John Kenneth Galbraith5, n’a représenté une certaine réalité
que pendant la période des Trente Glorieuses. Pendant cette période très
particulière, arrivant après les privations dues à la Seconde Guerre
mondiale, grâce au pétrole bon marché, on a vu exploser la production
marchande, avec tous les mirages de l’abondance… Mais très rapidement
la vraie nature du système est devenue manifeste : créer toujours plus de
frustration, nous rendre, à travers la publicité, toujours plus insatisfaits de
ce que nous avons pour nous faire désirer et consommer toujours plus.
Nous vivons dans des sociétés de gaspillage, pas d’abondance.
L’abondance véritable ne peut au contraire exister que si les besoins à
satisfaire connaissent des limites. C’est cela le sens profond, très
important, de la thèse de Marshall Sahlins selon laquelle la seule société
humaine ayant connu l’abondance est celle des chasseurs-cueilleurs du
Paléolithique. Ceux-ci avaient peu de besoins et pouvaient dès lors les
satisfaire à profusion, avec une activité – on ne peut pas et on ne doit pas
à son sujet parler de travail au sens où on l’entend aujourd’hui – de deux
à trois heures par jour. Il s’agissait de chasse, de pêche ou de la cueillette
de plantes sauvages. Tout le reste du temps était consacré au jeu, à la
danse, à faire de la musique, à l’amour, au farniente, au rêve. Avec de
temps en temps, une petite guerre pour maintenir la forme…
D. P. – Dans cette idée d’abondance, non pas marchande mais
relationnelle, et surtout dans l’idée du don, dans ce désir de fonder une
société sur le don, y a-t-il quelque chose de sacré ? En quoi consiste ce
don ? Pour les défenseurs de la « modernité à tout prix », le fait de tendre
vers des relations qui reposeraient sur le don, sur la « frugalité »,
rejoignant l’idée de communion avec la nature et avec l’autre, peut
paraître une bizarrerie romantique. En réalité, ces idées représentent un
continuum dans l’histoire de l’humanité ; une transversalité absolument
surprenante entre les cultures, les époques et les latitudes : de Gandhi à
Thomas Müntzer, de Thoreau à saint François, des Indiens quechua
d’Amérique latine aux Ādivāsī de l’Inde, des mystiques de toutes les
religions aux paysans de la Russie préindustrielle, pour ne donner que
quelques exemples. Ne peut-on pas dire que l’utopie de la décroissance
procède du sillon creusé par ce courant souterrain de l’histoire ? N’est-
elle pas, d’une certaine façon, l’héritière de cette « tradition » ?
S. L. – Absolument. À ce propos, nous avons lancé une collection de
livres sur les précurseurs de la décroissance6. Il paraît évident qu’à
travers une grande variété de positions, il y a un fil conducteur qui relie
toute l’histoire humaine, au moins jusqu’au xviie siècle, c’est-à-dire
jusqu’à l’avènement de la modernité. Du taôisme au stoïcisme, de
l’épicurisme aux sagesses africaines et à celles des Indiens d’Amérique,
on retrouve l’idée récurrente que la sagesse réside dans la capacité de
s’autolimiter. Toutes ces traditions le disent : ne peuvent atteindre le
bonheur que ceux qui sont capables de maîtriser leurs propres désirs, de
limiter leurs besoins et de pratiquer une certaine sobriété. Dans la
philosophie grecque, cette conception se manifeste dans la condamnation
de l’hubris, c’est-à-dire de la démesure, mais cette idée est présente dans
beaucoup de cultures différentes.
On la retrouve également à des époques plus récentes. Durant l’ère du
développement industriel il y a eu une réaction importante, qui a cherché
à retrouver la dimension humaine détruite par la modernité, par la
modernité industrielle : je pense ici au socialisme utopique, et surtout à
William Morris.
D. P. – Et pourtant, on utilise souvent comme argument pour critiquer
le projet de la décroissance que l’adhésion à la conception marchande et
matérielle de la richesse a été volontaire. Personne n’aurait imposé de
force les nouvelles technologies et le « bien-être » qui leur est associé. La
dépopulation des campagnes, des villages, des montagnes, la décision
d’abandonner les terres pour s’entasser dans des métropoles, dans les
fabriques, les bureaux et les centres commerciaux, et de s’embarquer
dans le rêve consumériste aurait été le résultat d’un libre choix. On n’a
obligé personne. Alors, cela s’est-il vraiment passé ainsi ?
S. L. – Cette présentation est un mythe qui nous a été inculqué depuis
l’enfance, à l’école, avec l’hagiographie de la révolution industrielle
fondée sur la légende d’un progrès continu et linéaire. Cela fait partie de
la colonisation de l’imaginaire.
En réalité, comme nous l’avons vu, la révolution industrielle n’a pas
donné lieu à l’enrichissement de tous. Ce fut au contraire une période
terrible. Marx lui-même le reconnaît quand, à propos de l’« accumulation
primitive », il parle du développement du capitalisme à travers des « flots
de sang et de boue7 ». Ce sont ses propres paroles. Quand il parle de
l’Inde, il dit que les os des tisserands indiens blanchissent les plaines du
Gange. Ce processus a fait l’objet d’études plus approfondies de la part
d’Ivan Illich : il a décrit la destruction du vernaculaire – c’est-à-dire le
mode de survie des gens du commun,conséquence de la prolétarisation
engendrée par le développement industriel, avec l’avènement de la
révolution thermo-industrielle.8. L’adoption de la consommation de
masse s’est faite de telle sorte que les paysans – par exemple ceux de
l’Italie du Sud – déjà appauvris indirectement par les dynamiques du
marché mondial, ont subi la fascination de l’abondance marchande, de la
fausse abondance.
Le même processus se répète aujourd’hui en Afrique, avec des milliers
de filles et de garçons qui veulent émigrer à tout prix parce qu’ils sont
victimes de cette séduction. Avant cela, ce fut le cas pour les Albanais
qui voyaient les publicités et les films italiens… Mais l’histoire est tout à
fait différente de son mythe et la confrontation à la réalité de l’exil
entraîne une perte rapide des illusions.
Ce mythe survit encore aujourd’hui. On dit, par exemple, qu’en Chine
la pauvreté a reculé, mais cela n’est vrai que statistiquement. Grâce à
l’impressionnante croissance économique, 100 à 200 millions de Chinois
sont devenus beaucoup plus riches et se sont occidentalisés ; mais
parallèlement il y a 800 millions de paysans privés de leurs terres, qui
s’entassent dans les banlieues très polluées des grandes villes et qui sont
condamnés à une vie effroyable. Même dans les pires moments de la
Révolution culturelle, ces paysans vivaient mieux : ils avaient au moins
l’assurance de pouvoir manger. Aujourd’hui, ce monde paysan a été
systématiquement détruit, sans amener quelque chose de meilleur à sa
place. C’est ainsi. Et pourtant, malgré ces réalités flagrantes, la légende
du développement continue. Elle le présente comme bien-être et
abondance pour tous, en alimentant le mythe du progrès, de la croissance
infinie vers un monde meilleur…

1 Serge Latouche, L’Invention de l’économie, Paris, Albin Michel, 2005.


2 Stefano Bertolini, Manifesto per la felicità. Come passare dalla società del ben-avere a
quella del ben-essere, Rome, Donzelli, 2010.
3 L’économiste américain a montré, en 1974, qu’au-delà d’un certain seuil de PIB, la
progression du niveau de vie ne se traduit plus par une progression du bien-être des habitants.
Le paradoxe d’Easterlin est aussi appelé paradoxe de l’abondance..
4 Au sujet de la New Economics Foundation, voir www.neweconomics.org et
www.happyplanetindex.org.
5 John K. Galbraith, L’Ère de l’opulence, Calmann-Lévy, 1961.
6 Voir p. 7.
7 Karl Marx, Le Capital, Livre I, VIIIe section, « L’accumulation primitive », chapitres 26-
28.
8 Jacques Grinevald, La Biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace.
Repères transdisciplinaires (1824-2007), Genève, Georg, 2007 ; Alain Gras, Le Choix du feu.
Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007 ; et Alain Gras, Fragilité de la
puissance, Paris, Fayard, 2003. On doit l’expression heureuse de « révolution thermo-
nucléaire » à ses principaux théoriciens, Jacques Grinevald et Alain Gras.
6.
Résilience
D. P. – Mais comment sortirons-nous de cette grande illusion ?
S’agira-t-il de l’adoption consciente et librement consentie d’un projet de
décroissance ? La société occidentale sera-t-elle contrainte par
l’épuisement des ressources naturelles à renoncer à son style de vie ? La
question devient encore plus problématique pour les habitants du Sud du
monde : pourquoi diable devraient-il renoncer volontairement à un bien-
être dont ils n’ont jusqu’à présent eu à goûter que les déchets
empoisonnés ? Devraient-ils le faire en se fiant à nous, occidentaux
insatisfaits ? En d’autres termes : le démantèlement de la civilisation de
l’abondance marchande que vous souhaitez, sera-t-il le fruit d’un choix
conscient ou une voie obligée ?
S. L. – Les deux à la fois. Il y a des zones de la planète dans lesquelles
un choix précis de sortie du développement est déjà à l’œuvre : je pense
surtout à la Bolivie et à l’Équateur, où les traditions amérindiennes
entendent préserver un lien fort avec la nature, avec la Pachamama1.
Bien sûr, même en Équateur et en Bolivie, les gens sont, au moins en
partie, intoxiqués par la publicité et par la marchandise ; cependant, il y a
de la résistance, les racines indiennes sont puissantes… Cette résistance
mentale est une réalité et elle n’est pas totalement isolée. J’ai trouvé des
exemples similaires au Japon. Quelque chose du même genre existe en
Chine, dans les traditions du bouddhisme, du confucianisme et du
taôisme. Il s’agit de traditions encore fortes et enracinées dans certaines
couches de la population…
Cependant, au fur et à mesure que la crise s’approfondit pour une
partie toujours plus grande des hommes et des femmes, cela cesse d’être
une question de choix : l’unique perspective est celle de la frugalité. Ce
qui se passe aujourd’hui en Grèce est très intéressant de ce point de vue-
là. On observe la rencontre entre un mouvement de décroissants
volontaires et ceux que je dénommerai les décroissants forcés. Et jusqu’à
un certain point, la jonction paraît marcher : beaucoup de Grecs, moins
par amour que par nécessité, retournent à la terre et commencent à
développer la résilience pour survivre. Certains ont fait ce choix pour des
raisons théoriques. Dans tous les cas, il se crée des relations réciproques
d’aide. C’est là une dynamique relativement heureuse. En Italie ou en
Espagne, cela serait également possible, car ces pays entretiennent encore
un lien fort avec leur terroir et possèdent un savoir-faire artisanal
exceptionnel. Aux États-Unis ce serait vraisemblablement beaucoup plus
difficile, parce qu’ils n’ont pas des racines aussi fortes. Toutefois,
l’expérience nous montre, comme dans le cas de Detroit dont j’ai déjà
parlé, que ce n’est pas impossible. Par exemple, les Community
Supported Agriculture, équivalents des Gruppi d’acquisto solidale
italiens ou des AMAP (Association pour le maintien de l’agriculture
paysanne) françaises, se sont beaucoup développés aux États-Unis au
cours des dernières années. Ces micro-alternatives peuvent constituer des
points de départ. En somme, tout est possible…
D. P. – Vous avez employé le terme « résilience ». Pouvez-vous en
expliquer la signification, étant donné qu’il s’agit d’un mot assez peu
courant, tant en Italie qu’en France ?
S. L. – En France, on l’utilisait peu jusqu’à présent, et moi-même j’ai
commencé à l’utiliser récemment en un sens écologique. Quand j’ai écrit
Le Pari de la décroissance, je ne l’employais pas encore dans ce sens-là.
Je l’ai découvert – disons-le comme ça – en ce sens écologique, en lisant
Le Manuel pratique de la transition de Rob Hopkins. La place centrale
qu’Hopkins assigne au concept de résilience ne doit rien au hasard. Cet
enseignant anglais vient de l’école de la permaculture où ce concept joue
un rôle fondamental, parce qu’il désigne la capacité de développer une
agriculture susceptible de résister à tous les problèmes sans utiliser de
pesticides ni d’autres produits de synthèse.
Le terme de « résilience » est un terme de la physique des solides : il
désigne la capacité d’un corps à retrouver son état initial après avoir subi
l’application d’une force extérieure. En métallurgie, il indique la
propriété de certains matériaux à conserver leur structure propre ou à
retrouver leur forme originelle après avoir été soumis à un écrasement ou
à une déformation (si on prend une barre de fer et qu’on la plie, elle
retrouvera son état antérieur si la pression ne dépasse pas une certaine
limite au-delà de laquelle elle se brise ou en tout cas reste déformée). Les
inventions de l’arc et de l’arbalète exploitent cette propriété partagée par
le bois et l’acier.
Les écologistes ont adopté cette idée de la résilience pour désigner la
capacité d’un écosystème à se reconstituer après avoir subi un choc, à le
surmonter et à retrouver son état initial. Prenons une fourmilière par
exemple, c’est un système capable de se reconstruire suite à un incident :
si on donne un coup de pied dans une fourmilière, les fourmis se mettent
immédiatement à l’ouvrage pour la remettre en état. Mais, naturellement,
si l’incident est trop fort, elle sera détruite définitivement. Il en va de
même pour les sociétés humaines qui sont des écosystèmes. La résilience
constitue leur capacité à faire face à des défis. Aujourd’hui, nous devons
affronter au moins deux menaces importantes : la fin du pétrole et des
grands réseaux d’énergie, et le changement climatique.
Les effets du changement climatique, nous les affrontons
incontestablement, dans un certain sens : les Néerlandais cherchent à
faire face à la montée des océans en construisant de grandes digues.
Mais, outre le fait qu’il s’agit là d’un remède pour privilégiés – au
Bangladesh, ils ne peuvent assurément pas se l’offrir –, la logique de
l’économie et de la mondialisation est inadéquate pour affronter de tels
scénarios. Cette logique repose en effet sur la spécialisation à outrance
qui est précisément le contraire de la résilience, car elle accroît la
dépendance vis-à-vis du système en train de s’effondrer. Au xviiie siècle,
l’Angleterre a développé une grande puissance industrielle, mais elle l’a
fait au prix de l’abandon de sa production agricole et en devenant ainsi
dépendante de l’extérieur, s’exposant à une terrible menace de pénurie
alimentaire en cas de guerre ou de rupture des échanges commerciaux
internationaux.
La spécialisation à outrance crée une dynamique perverse : elle accroît
l’efficacité dans un secteur et permet de produire plus – et peut-être de
façon plus rationnelle –, mais en contrepartie cela détruit l’indépendance
et réduit l’autonomie. C’est pour cela que, dans un contexte de crise, il
vaut mieux développer la résilience plutôt que la spécialisation. Il en sera
toujours ainsi : même dans une petite communauté, il y en a qui sont plus
habiles que d’autres dans certaines activités, mais ce qu’il faut
absolument développer, c’est la résilience locale : celle de la ville, de la
région, comme le font aujourd’hui les « villes en transition ». Et dans ce
cadre, les premiers domaines à maîtriser sont la nourriture et l’énergie. Il
convient de retrouver, dans la mesure du possible, l’autonomie
énergétique et l’autonomie alimentaire. Et puis après, éventuellement tout
le reste…
D. P. – Vous soutenez souvent – avec Ivan Illich et d’autres – que la
vraie force réside dans l’autonomie, et particulièrement l’autonomie
matérielle. Contrôle le territoire celui qui le vit, qui possède les savoirs
nécessaires pour l’habiter et les instruments matériels pour le faire. Cela
devrait paraître très banal, mais l’artificialisation de la vie imposée par
les technosciences et l’illusion de vivre dans une seconde nature
déterritorialisée, fait au contraire passer aux yeux du plus grand nombre
cette attitude comme relevant d’un passéisme ridicule.
La maîtrise de tels savoir-faire, pourtant qualifiés par certains
d’« obsolètes », ne prend-elle pas une importance cruciale lors de ces
périodes de rupture que nous vivons ? Je pense à la guerre civile
syrienne, mais également à la crise qui frappe actuellement l’Europe…
S. L. – Sûrement. Dans le contexte des crises que nous vivons – et
connaîtrons encore probablement pour un bon moment –, la résilience
devient quelque chose d’extrêmement important, je dirais même : de
vital. J’en ai été directement témoin lorsque j’étais enfant, pendant la
Seconde Guerre mondiale : ceux qui avaient un jardin et savaient se
débrouiller s’en tiraient beaucoup mieux que les autres, en particulier que
ceux qui, comme mon père, ne savaient rien faire de leurs dix doigts. Être
autonome est fondamental. Naturellement, il ne s’agit pas là d’un
« passéisme ridicule », mais d’un « futurisme réaliste ». Et cela sera de
plus en plus important.
Une petite expérience que j’ai vécue en Sardaigne en est une
illustration. J’étais dans une famille aisée et le réfrigérateur est tombé en
panne à l’improviste – victime de l’obsolescence programmée, en dépit
de sa taille et de sa belle allure ! Il faisait entre 30 et 40 degrés et il était
impossible de le faire réparer ou de le changer immédiatement parce que,
de ce point de vue, la Sardaigne est un peu isolée et les appareils doivent
être importés. Or, nous étions – complication supplémentaire – dans une
villa à la campagne, assez éloignée de la ville. Bref, j’ai vécu la panique
d’une famille sans réfrigérateur ayant oublié le savoir-faire des ses
ancêtres. Parce que pendant longtemps, des milliers et des milliers
d’années, nous avons vécu sans réfrigérateur et sans pour autant
paniquer.
Chez nous, le premier réfrigérateur n’est arrivé que dans les années
1960 et fort heureusement j’ai gardé en mémoire comment faisait ma
mère. Comment faisions-nous ? Je suis Breton et – comme on le sait – les
Bretons mangent le beurre salé. Pourquoi cela ? Parce que le sel permet
de conserver le beurre même quand il fait chaud. Mais pensons aussi au
lait. Aujourd’hui on peut laisser le lait tel quel dans le réfrigérateur, mais
ma mère, elle, la première chose qu’elle faisait quand elle achetait le lait,
c’était de le faire bouillir. Parce que c’est le moyen de le conserver sans
réfrigérateur quand il fait chaud. Ce sont de tous petits exemples, mais ils
démontrent bien à quel point les gens sont maintenant complètement
perdus face à une panne d’électricité persistante.
Soyons clairs : ce n’est pas que je souhaite systématiquement le retour
à des techniques ancestrales ; il y a des techniques sophistiquées qui sont
en même temps à mesure d’homme. La décroissance n’est pas contre la
technique en tant que telle. Nous, partisans de l’objection de croissance,
sommes contre la toxicodépendance de la technique et pratiquons le
« techno-jeûne ». Mais nous sommes, par exemple, favorables à la
bicyclette qui n’est pas techniquement si simple que cela à fabriquer. Sur
l’ordinateur, le débat n’est pas tranché. Il y a, en tout cas, des tas de
techniques qui sont sophistiquées tout en favorisant la résilience et
renforcent dès lors l’autonomie au lieu de provoquer l’hétéro-
dépendance.
1 Pachamama est en langue quechua le mot par lequel les populations andines désignent la
Mère de la Terre, littéralement la « Terre-Temps-mère », déesse matricielle, au rôle central
dans les cultures aymara et quechua. L’existence de cette figure est attestée chez les
populations précolombiennes, dans tout le territoire de l’ancien empire Inca. Les Amérindiens
ont souvent superposé à son culte celui de la Vierge Marie après la colonisation espagnole.
7.
Quel sujet ?
D. P. – Il y a quelques années déjà, en vous référant à la « pédagogie
des catastrophes » vous écriviez que la crise est par définition un kairos,
un tournant favorable, une opportunité à saisir…. Dans la phase actuelle
de la crise, caractérisée par le démantèlement des protections sociales,
quelles opportunités s’ouvrent pour un mouvement social alternatif ?
Défendre ce qu’il reste de l’État social et faire barrage à la disparition de
ce qu’on appelle les « biens communs » ? Ou bien profiter du
relâchement de la présence et du contrôle de l’État pour expérimenter
d’autres voies ?
Pensons, par exemple, au système éducatif : les coupes budgétaires
dans le welfare réduisent la présence des écoles dans les zones
périphériques ou de montagne (et pas seulement)… S’il est vrai que la
scolarisation de masse représente le principal véhicule de la colonisation
de l’imaginaire, de la soumission, de l’insatisfaction, de la compétition,
n’est-il pas contradictoire de s’accrocher à la défense de l’école publique
et de revendiquer une instruction généralisée et efficace ? Est-ce que ce
ne pourrait pas être l’occasion de commencer à mettre en œuvre cette
« déscolarisation de la société » dont parle Ivan Illich1et d’expérimenter
d’autres formes d’éducation ?
S. L. – C’est une question ambivalente, qui renvoie au problème de
l’État-nation dont nous avons parlé précédemment : devons-nous
défendre l’État ou pas ? J’ai dit qu’il fallait ruser, adopter un double jeu.
Nous devons défendre ce qui reste de l’État social contre le mouvement
de privatisation et contre l’ultralibéralisme (surtout dans le domaine de la
santé) ; mais, en même temps, nous devons créer des opportunités pour
élaborer des systèmes alternatifs et avoir comme horizon la construction
d’un autre modèle… Certes, ce double jeu est dangereux parce que
l’oligarchie aussi est rusée : il suffit de penser à ce qui s’est passé avec la
destruction et le démantèlement de l’ex-Yougoslavie, mis en œuvre et
soutenu par l’oligarchie mondiale parce que, justement, il est dans son
intérêt de se trouver face à des pays petits et fragiles plutôt que d’avoir
affaire à un État fort et puissant.
Je crois qu’on doit adopter la stratégie de l’« ennemi principal »,
comme on disait autrefois. Contre les menaces de la privatisation, il
convient de défendre l’État social ; c’est ce que je tente de faire par
exemple en votant, sans état d’âme pour ces soi-disant « socialistes » qui,
même s’ils font une politique totalement contraire à la décroissance, nous
ont au moins sauvés de Sarkozy, qui était alors l’ennemi principal.
Cependant nous devons en même temps être bien conscients que l’État
social est mort et que l’on ne reviendra pas en arrière. Nous devons
défendre les vestiges de quelque chose dont nous commençons à
construire l’alternative, justement pour que l’alternative ne soit pas la
privatisation totale.
Cette approche semble souvent échapper aux mouvements politiques
et sociaux traditionnels qui obéissent à une forme de manichéisme : ou
cette direction-ci, ou celle-là ; ou la réforme ou la révolution. À mon
avis, nous devrions au contraire trouver le moyen de pratiquer les deux,
de travailler simultanément sur deux niveaux différents. Quant à la
question de l’école, il faudrait lui accorder un livre entier tant elle est
complexe. Et il faudrait commencer par dissiper les contresens sur la
thèse d’Illich.
D. P. – Dans les métropoles européennes, de Barcelone à Athènes, ce
qu’il reste après le reflux des manifestations monstres de citoyens
indignés, ce sont les expériences pratiques qui se concentrent dans les
quartiers, dans les territoires de la vie quotidienne, loin des lieux de la
politique : les réappropriations des maisons et des espaces collectifs, les
jardins urbains, les fours communs, les écoles et les dispensaires
autogérés. Ces expériences – outre qu’elles rendent immédiatement la vie
plus supportable – inaugurent une nouvelle trame relationnelle qui
rappelle celle de la « convivialité » prônée par Illich et sans laquelle une
société de décroissance serait impensable.
De votre point de vue – et du point de vue de ce qu’on peut appeler le
Mouvement de la décroissance – ces initiatives de réappropriation sociale
constituent-elles une première étape préfigurant la mise en œuvre
concrète d’une société de décroissance ? Ou l’urgence est-elle plutôt aux
luttes locales visant à résister à la mise en œuvre de grands projets
nuisibles, tels que des autoroutes, des barrages, lignes TGV,
incinérateurs, lignes à haute tension ?
S. L. – Ce sont certainement dans les deux cas, des chemins concrets
qui vont dans le sens de la décroissance. J’ai déjà mentionné l’expérience
des « villes en transition ». Je pourrais aussi évoquer les GAS italiens –
qu’en France nous appelons des AMAP, –, les systèmes d’échange
locaux, les jardins partagés et bien d’autres initiatives encore. Il existe un
certain nombre de mouvements et diverses organisations de ce type dans
la société civile qui vont tous, plus ou moins explicitement, dans le sens
de la décroissance. Il s’agit d’un processus non violent, pacifique,
intéressant, mais aussi très fragile…
Je reviens à ce que je disais auparavant à propos de l’autodestruction
du système comme résultat probable d’un effondrement. Il est important
que ces mouvements existent, mais aussi – et avant tout – qu’ils soient en
mesure de représenter une force suffisante pour qu’à l’heure de vérité, ils
soient en état de faire pencher la balance en faveur du choix de la
décroissance.
En attendant, il est tout aussi important de développer la résistance
face aux grands projets pharaoniques inutiles, voire nuisibles, et coûteux
qui détruisent le territoire et le tissu social, accroissent la cimentification
– au profit des mafias et des spéculateurs –, comme la construction du
TGV dans le Val de Suza, le Megaponte sur le détroit de Messine,
l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, etc. D’autant qu’il existe le plus
souvent des alternatives plus locales, plus écologiques et plus
économiques.
D. P. – Est-il possible d’identifier une catégorie ou un sujet social
« privilégié », comparable à ce qu’a été, par exemple, le prolétariat
industriel pour le projet de réappropriation et de socialisation des moyens
de production du mouvement ouvrier classique ? Peut-il exister, dans
l’optique de la bataille politique à mener en faveur de la décroissance, un
sujet de référence analogue ?
S. L. – Je dirais non. Je ne sais pas si je dois ajouter malheureusement
ou heureusement, mais un tel sujet historique n’existe pas.
Heureusement, parce que l’expérience concrète que nous avons connue
avec l’idéologie centrée sur un tel sujet, le prolétariat, n’a pas été très
concluante. Malheureusement, parce que dans le rapport de force entre
l’oligarchie mondiale et les peuples ou les citoyens, nous ne sommes pas
en mesure de mettre en avant une force de résistance, un contre-pouvoir
suffisamment fort pour la contrebalancer.
Le problème est devenu beaucoup plus compliqué qu’autrefois, parce
que nous sommes désormais tous partie prenante de la transformation. Le
système est en train de se fracasser contre les limites biologiques de la
planète, engendrant une menace qui touche tout le monde, y compris les
patrons de l’industrie. Il m’est arrivé d’être invité à présenter mes thèses
à des groupes d’entrepreneurs – certes, pas à Goldman Sachs et
compagnie, mais à des responsables de petites et moyennes entreprises.
Comme ce sont malgré tout, eux aussi, des êtres humains ; qu’ils ont une
famille et parfois d’autres centres d’intérêt que le business ; ils se posent
des questions et il y a certaines choses – pas toutes – qu’ils
comprennent… Eux aussi ont envie que leurs enfants vivent dans un
monde pas trop détruit ni pollué. Mais nous vivons tous dans une sorte de
schizophrénie parce que même les partisans de la décroissance sont
toxicodépendants de la société de consommation… Nous y sommes tous
enchaînés par la force des choses.
Par conséquent, sur la question du sujet, je pense que la conception de
l’histoire héritée de Hegel et du marxisme, celle d’un sujet prédestiné à
accomplir une mission historique, est une vision à laquelle nous devons
renoncer. Nous devons nous libérer de l’idée que l’histoire est l’œuvre
d’un sujet particulier, étant tous concernés par la faillite de cette
civilisation.
D. P. – Étant donné l’importance de la réappropriation des savoirs et de
l’autonomie dont on a parlé précédemment, elle suppose de ne pas laisser
un tel patrimoine – qui est également théorique – aux mains des forces
réactionnaires et xénophobes qui revendiquent, elles aussi, un lien avec le
territoire, l’identité, les traditions, mais en les envisageant d’un tout
autre point de vue : « le sol et le sang », la patrie, etc. Cela, d’autant plus
que ces forces sont inévitablement favorisées par l’exacerbation de la
désagrégation sociale…
S. L. – Vous mettez là le doigt sur un grand problème. Étant donné que
nous sommes carrément favorables à la relocalisation, nous sommes
immédiatement accusés d’être sur la même ligne que l’extrême-droite et,
en Italie, que la Ligue du Nord. C’est là un thème particulièrement
important en ce moment, étant donné que le programme de « sortie de
crise » à travers l’abandon de l’euro et de l’Union européenne est bien
plus soutenu par l’extrême-droite que par l’extrême gauche et que les
couches populaires, le prolétariat des banlieues, qui ont déjà des rapports
difficiles avec les immigrés, sont beaucoup plus attirés par les
propositions de la droite que par celles des alternatifs.
Je l’ai déjà dit et je le répète : en France, le gouvernement socialiste –
enfin soi-disant socialiste –, est en train de faire un boulevard à Marine
Le Pen, parce qu’il n’a pas le courage d’affronter vraiment les problèmes
et que son programme va à coup sûr vers la faillite. À cause de cela,
l’insatisfaction croît et les gens, comme dans les années 1930, risquent de
se tourner vers des mouvements fascistes et xénophobes – donc
d’extrême droite – plutôt que vers la décroissance. Et c’est ce qui arrivera
si nous ne sommes pas suffisamment forts. Il faut le dire clairement, c’est
tragique. D’autant plus que nous savons bien que l’oligarchie, en
présence du scenario d’une grande crise qui menace de la détruire,
préfère favoriser les forces fascistes et xénophobes, plutôt que celles d’un
éco-socialisme égalitariste.…
D. P. – J’ai une dernière question qui revient sur un point déjà abordé
auparavant : pensez-vous que la réalisation du projet de la décroissance
se fera par un processus pacifique, sans violence ? Ou, s’il n’en est pas
ainsi, que le « droit » à l’autodéfense, voire à l’insurrection armée –
comme l’a par exemple théorisé et pratiqué l’AZLN, l’armée zapatiste
de libération nationale des Chiapas au Mexique – entre aussi dans le
champ de ce que nous avons appelé l’autonomie ?
S. L. – Je suis plutôt un non-violent, disons relativement non violent…
Je pense que la question de l’autodéfense est fondamentale : la résistance
est nécessaire. Il est important de s’organiser pour protéger les
communautés qui ont emprunté la voie de la décroissance…
Je reviens maintenant à la question sur laquelle nous avons insisté
précédemment, celle de l’importance respective des fours à pain et des
armes. Je crois qu’il faut viser les deux en même temps, surtout si nous
pensons à des situations de crise et de pénurie. Sur ce point, il n’est peut-
être pas inutile de réfléchir à la situation de l’Afrique. Certains
soutiennent que j’ai inventé la théorie de la décroissance à partir de mon
étude du secteur informel, avec l’auto-organisation des banlieues
africaines dont j’ai parlé dans mon livre L’Autre Afrique2. J’ai
effectivement étudié là une société qui, pour survivre, s’est organisée en
dehors de l’économie. En effet, statistiquement, l’Afrique n’existe pas du
point de vue économique. C’est moins de 2 % du produit intérieur brut
du monde. Autant dire : rien du tout ! Et pourtant les Africains sont
capables non seulement de survivre, mais encore de créer une certaine
joie de vivre, comme l’a décrit Emmanuel Ndione, qui a étudié le Grand
Yoff à Dakar3. C’est cet art de se débrouiller que j’ai surtout étudié dans
L’autre Afrique.
Toutefois il y a une grande menace qui ne touche heureusement pas
trop, pour le moment le Grand Yoff, mais qui est très présente pour
d’autres zones : c’est celle que fait peser la présence de bandes armées
qui pillent et détruisent tout. La société – et cela vaut naturellement aussi
pour la société alternative –, doit pouvoir se défendre contre de telles
menaces. C’est une excellente chose que d’avoir un four à pain, mais si
quelqu’un arrive avec une kalachnikov, il faut aussi être prêt pour le
défendre. Il s’agit là d’un grand défi, parce que les gens peuvent s’auto-
organiser de façon pacifique, mais il faut bien avoir présent à l’esprit que
l’on est jamais à l’abri des prédateurs. Par le passé, il y a eu des
dynamiques historiques comparables, par exemple lors du déclin de
l’Empire romain quand de petites communautés se sont organisées autour
des églises et ont dû affronter des bandes d’envahisseurs armés qui
saccageaient et détruisaient tout. Mettre sur pied une forme
d’autodéfense dissuasive est la condition de survie de toute expérience
alternative.

1 Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Le Seuil, 1971.


2 Serge Latouche, L’Autre Afrique, entre don et marché, Paris, Albin Michel, 1998 et Entre
mondialisation et décroissance : l’autre Afrique, Paris, Ed. À plus d’un titre, 2008.
3 Emmanuel Seyni Ndione, Dynamique urbaine d’une société en grappe : un cas, ENDA,
1987 ; Karthala, 1994. Voir p. 108.
8.
Le rôle de la tradition
D. P. – Je me réfère maintenant à la situation africaine pour aborder les
dernières questions. Les processus dont nous avons parlé jusqu’à présent
ont – et connaîtront à l’avenir – tant en Afrique que dans les diverses
parties de l’Amérique latine et de l’Asie, des dynamiques profondément
différentes de celles de l’Occident. Si nous partons de votre expérience
de terrain, y a-t-il un niveau de résistance plus important dans les endroits
où n’ont pas encore triomphé la désertification des rapports sociaux et
l’artificialisation de la vie ? Est-ce à partir de telles résistances et de telles
« survivances vernaculaires » que des voies de libération pourront être
ouvertes ? Quel est le rôle de la « tradition » à laquelle vous avez aussi
fait référence antérieurement ?
S. L. – Précédemment, j’ai un peu abordé cette question à propos de
l’Équateur et de l’Amérique latine. Il est fondamental de renouer le lien
avec la tradition, mais pour la moderniser, parce qu’il s’agit de construire
une autre civilisation. L’objectif n’est pas de revenir à des coutumes pré-
modernes mais bien de construire un futur postmoderne en retissant le
lien nécessaire avec les traditions perdues. Les néo-zapatistes ont bien
compris, me semble-t-il, cet aspect. Soyons clairs : nous ne voulons pas
revenir à la pré-modernité, comme nous en accusent nos adversaires,
mais construire une postmodernité soutenable. Dans mon livre, Pour
sortir de la société de consommation1, j’ai cité une phrase de la
commandante néo-zapatiste Esther, qui me plait particulièrement :
« Nous, les femmes, dit-elle, nous savons bien ce que nous devons
conserver de la tradition et ce que nous ne devons pas en conserver pour
construire notre nouvelle civilisation ».
Sur ce point il me paraît important d’ajouter que dans le projet de la
décroissance, la dimension féminine, étrangère à la civilisation
occidentale qui a toujours été une civilisation patriarcale – comme l’ont
bien vu Erich Fromm et, en partie, Ivan Illich – sera centrale. Un projet
de décroissance conviviale n’est pas pensable sans réintroduire
pleinement la composante féminine de l’humanité, réprimée par la
civilisation économique. C’est aussi parce qu’elle est marquée par des
siècles de patriarcat que la tradition ne doit pas seulement être récupérée
mais revisitée.
D. P. – Face à la diversité culturelle, sociale et historique des peuples,
comment imaginer pouvoir tisser des liens ? Comment construire des
alliances qui soient concrètes et non simplement idéologiques,
humanitaires ou « solidaires » entre les mouvements sociaux occidentaux
et ceux du reste du monde ? Quelle perspective voyez-vous dans la
diffusion d’un réveil des mouvements paysans en Afrique, en Asie et en
Amérique latine ? Ou encore dans les résiliences des « économies
informelles », dans l’art de la débrouille des banlieues surpeuplées de la
moitié du monde ? Quels peuvent être les rapports et les liens de
l’Occident avec des réalités de ce type ?
S. L. – Il existe une complicité naturelle entre ces divers mouvements.
Cependant, la société de croissance – qui est une société mondialisée,
avec une pensée unique : celle de l’homme unidimensionnel de Marcuse,
qui n’est autre que l’homo oeconomicus – a écrasé cette diversité avec
son processus d’occidentalisation et d’uniformisation planétaire. C’est
pour cela que je suis convaincu qu’un projet alternatif offrant la
perspective d’une sortie de la dictature du modèle de l’homo
oeconomicus doit à tout prix résister à la tentation de construire un autre
monde unique, avec une autre pensée unique. Il doit au contraire
redécouvrir la diversité. Ce ne sera évidemment plus la diversité
antérieure à la modernité, il n’est pas possible de retourner en arrière. Ce
sera une Aufhebung, un dépassement de cette phase historique. Non pas
une simple négation, mais l’acceptation de ce que la modernité nous a
apporté de bon, tout en accueillant la dimension de la diversité.
C’est là un grand défi dans l’histoire de l’humanité. Auparavant, la
diversité était assurée par le fait que les peuples vivaient de manière
relativement isolée ; or, aujourd’hui nous ne pouvons plus vivre en repli :
c’est ensemble que nous devons affronter les grands défis planétaires, à
commencer par le changement climatique. Pour cela, il faut instaurer un
dialogue interculturel, un dialogue dialogal comme l’a défini celui qui a
sans doute le plus réfléchi à cette question, le théologien et philosophe
Raimon Panikkar. Cela ne s’est jamais vraiment réalisé, parce que
l’universalisme n’a été jusqu’ici qu’un autre nom de l’impérialisme
occidental. C’est la raison pour laquelle je préfère utiliser le mot
« pluriversalime ».
Je l’ai toujours répété : on ne fera pas la décroissance de la même
façon au Texas et au Chiapas. Chaque société doit se réinventer sur la
base de son histoire propre ; elle doit imaginer son futur à la fois à partir
du socle de sa tradition propre et en dialoguant avec les autres. C’est une
nécessité et un défi. C’est aussi un pari, parce que nous ne sommes pas
des prophètes et que nous ne pouvons pas savoir si nous réussirons à le
faire. Pour le moment je constate avec regret que nous sommes plus
engagés dans le choc des civilisations que dans le dialogue
interculturel…
D. P. – À ce propos, que pensez-vous du monde des ONG de
coopération internationale qui – pour diverses qu’elles soient – restent
liées dans leurs interventions et leurs inspirations au présupposé que
nous, Occidentaux, disposerions de « quelque chose » : une foi, des
connaissances, des techniques, de l’argent, de la solidarité, dont nous
aurions le privilège et qu’il nous faudrait exporter ? N’est-il pas au
contraire évident que nous devrions peut-être réapprendre ce que nous
avons perdu ? Et avant tout « cette capacité de se débrouiller qui
constituait la force des pauvres et plus encore le sens de la solidarité sur
laquelle pouvaient compter les membres des sociétés traditionnelles2 » ?
S. L. Sur cette question je suis la ligne d’Ivan Illich, dont j’ai lu
récemment une conférence restée inédite dans l’édition française de ses
œuvres complètes. Il s’agit d’une intervention faite à Chicago dans les
années 1960 à l’invitation du Mouvement des volontaires du progrès, et
destinée aux jeunes devant partir en Amérique latine. À cette occasion
Illich dit en substance : « Vous m’avez invité mais vous savez bien ce que
je pense. Ne vous attendez pas à ce que je vous dise que votre projet est
bon… Vous êtes des hypocrites. Si vous voulez faire du tourisme en
Amérique Latine, ok, ça va bien, mais l’important est que vous ne
prétendiez pas y aller pour amener le développement3 ! »
C’est une intervention d’une grande violence. Je n’avais jamais lu un
texte d’Illich aussi féroce envers le paternalisme occidental. Le problème
avec les ONG, c’est qu’elles sont, dans la grande majorité des cas, des
manifestations du paternalisme occidental, une autre figure du
mouvement missionnaire chrétien. Naturellement et comme toujours, les
choses ne sont pas aussi tranchées. Il y a des ONG qui font du bon
boulot, surtout quand elles contribuent à protéger la population et
participent à la résistance…
Pour répondre à la seconde partie de votre question, je dirais
finalement que nous avons sûrement beaucoup de choses à apprendre des
« pauvres » du Sud du monde et avant tout de ceux de l’Afrique
subsaharienne. Pourquoi ? Parce qu’ils démontrent chaque jour leur
capacité à se débrouiller dans des conditions d’extrême précarité en
mettant en œuvre une incroyable ingéniosité technique, sociale et
spirituelle. Ils développent de nouvelles formes d’artisanat, de nouvelles
formes d’organisation sociale et aussi de nouvelles formes de
spiritualité4. Il ne s’agit sûrement pas là de la prospérité sans croissance
ou de l’abondance frugale dont rêve la décroissance, mais c’est une
leçon de résilience sociétale dont nous aurions beaucoup à apprendre.

1 Serge Latouche, Sortir de la société de consommation, Les liens qui libèrent, 2010.
2 Serge Latouche, Sortir de la société de consommation, op. cit.
3 Ce discours, prononcé par Ivan Illich le 20 avril 1968 à l’occasion de la Conférence sur les
projets étudiants interaméricains, a été publié sous le titre « Venez pour regarder. […] Venez
pour étudier. Mais, par pitié, ne venez pas nous aider » in Nicolas Pinet (Dir.), Être comme
eux ? Perspectives critiques latino-américaines sur le « développement », Lyon, Parangon/VS,
2013.
4 Voir Serge Latouche, L’Autre Afrique, entre don et marché, op. cit. ; et Entre
mondialisation et décroissance : l’autre Afrique, op. cit.
DEUXIÈME PARTIE
ITINÉRAIRE
9.
Pour une critique de l’économie politique
Thierry Paquot – Serge Latouche, vous êtes un des principaux
théoriciens de la décroissance. Lorsque vous étiez jeune économiste, déjà
critique et marxisant, vous acceptiez l’idée qu’il fallait que tous les pays,
que tous les peuples se développent. Cette idée, alors largement partagée,
vous n’hésitez pas à présent à la rejeter et à la combattre pour dés-
économiser les esprits et dénoncer cette illusion développementiste, y
compris dans sa version dite durable.
Aujourd’hui, vous vous présentez souvent comme un objecteur de
croissance, mais on ne naît pas objecteur de croissance, on le devient.
C’est cet itinéraire que vous allez retracer à grands traits. Vous êtes né en
1940 à Vannes, dans le Morbihan. Quelle a été votre enfance ?
Serge Latouche – Je suis né pendant la « drôle de guerre ». Ma
naissance a permis à mon père d’obtenir une permission exceptionnelle,
il était agent de liaison à Colpo, à quinze kilomètres de Vannes. Mon
enfance a d’abord été marquée par la guerre. Mes premiers souvenirs
sont ceux de l’Occupation. J’ai, de ce fait, des souvenirs très précis, dans
lesquels, paradoxalement, je me vois comme un adulte. Comme un adulte
à côté de mon père, lorsque les Allemands viennent à la maison parce
qu’on leur avait signalé qu’il y avait de la lumière et que les rideaux de la
défense passive n’étaient pas assez bien tirés, pour obturer les fenêtres et
portes, pour qu’aucune lumière ne filtre et n’attire les avions et les
bombardements des Alliés. Je suppose que mon père devait avoir le
« trouillomètre à zéro », comme on dit ! Et moi, j’étais dans ses jambes,
je me souviens de ça.
Les souvenirs qui m’ont le plus marqué sont ceux de mes frustrations.
À la fin de la guerre, nous étions dans la « poche », c’est-à-dire la partie
non encore libérée de la Bretagne. Les Alliés avaient déjà reconquis une
partie du pays et de la Bretagne, les Allemands se retrouvaient cernés
dans cette « poche », avec leurs supplétifs, l’équivalent de ce que seront
nos Harkis pendant la guerre d’Algérie. On disait que ces hommes étaient
des Géorgiens venus de Russie. Les Allemands les avaient abandonnés là
– on laisse toujours les supplétifs à l’arrière –, la population les accusait
de toutes les horreurs possibles et imaginables. À la libération du secteur,
les résistants capturèrent ces Géorgiens dans les campagnes et les
amenèrent à la prison, à Vannes. Celle-ci était au bout de la rue où
j’habitais, à côté du champ de foire. À l’époque, il n’y avait pratiquement
pas de voitures, nous, gamins, passions notre journée dans la rue. Ce
jour-là, il y avait de l’animation : les gens se précipitaient pour lyncher
les Géorgiens (je doute qu’ils soient arrivés vivants à la prison). Ma mère
– je ne sais pas comment elle a su ce qui se passait – a considéré que ce
n’était pas un spectacle à offrir aux enfants. Elle m’a rattrapé par mon
fond de culotte au moment où, avec les autres garnements, j’allais
rejoindre le champ de foire. Je fus très frustré de ne pas assister à cette
scène.
Th. P. – Et par la suite, vous avez évidemment été à l’école…
S. L. – Je suis allé à l’école très jeune parce que ma mère avait cinq
enfants – deux autres sont morts peu après leur naissance. Elle n’avait
pas le temps de s’occuper de nous. Elle m’a donc mis dès l’âge de trois
ans en douzième, chez les jésuites, au collège Saint-François-Xavier, près
du port. Cela a été une grande souffrance pour moi, parce que j’étais le
plus jeune de la classe, mais surtout parce que j’étais un des rares enfants
dont les parents, issus de la bourgeoisie, n’avaient pas assuré à leur
progéniture les rudiments d’une première instruction, et si les bonnes
sœurs ne m’apprenaient rien du tout, je recevais en revanche des
taloches, dont j’ai gardé un souvenir cuisant.
Ma deuxième expérience pénible vint du fait que j’avais eu le malheur
de confier à mon meilleur copain, avec qui je descendais la rue tous les
matins pour me rendre au collège, que j’avais entendu mon père dire que
Pétain était un con. Il répéta notre conversation à l’une des sœurs qui me
donna une baffe, parce que c’était un sacrilège, voire un péché mortel.
Comme vous voyez, ce sont des souvenirs qui marquent.
Th. P. – Et après la guerre ?
S. L. – De l’immédiat après-guerre, je me rappelle surtout qu’on
n’avait pas trop à manger. Quand, avec mes frères et sœur, il nous arrive
d’évoquer notre enfance, nous nous souvenons de ne pas avoir mangé à
notre faim. Ça m’a vraiment marqué. Conséquence : je ne laisse rien,
j’essuie mon assiette à fond. Peut-être est-ce cela qui m’a forgé le goût
pour cette sobriété que je vante dorénavant. On ne gaspillait rien, tout
était réutilisé. J’ai vu, pendant et après la guerre, ma mère recycler les
restes avec une ingéniosité extraordinaire. À la maison rien n’était jeté.
Th. P. – Rien de perdu ! Sautons allègrement votre scolarité,
visiblement terne et ennuyeuse, pour vous retrouver à l’âge de dix-huit
ans. C’est la guerre d’Algérie. Vous avez échappé à l’appel sous le
drapeau. Vous devenez étudiant, c’est bien cela ?
S. L. – J’ai obtenu mon bac en 1957. Je viens à Paris pour passer le
concours d’entrée à Sciences-Po, qui était à l’époque un concours très
facile, c’est pourquoi j’ai échoué. De tous les concours – Dieu sait si j’en
ai passé –, c’est le seul que j’ai loupé. Cela a été une aubaine parce que,
sans cela, je serais sans doute devenu préfet ou ambassadeur, ce
qu’ambitionnait ma mère pour moi. Je me suis alors inscrit à la Faculté
de Droit, au Panthéon, pour suivre le cursus d’Économie. Mais, comme
j’étais provincial, je n’avais pu remplir les formalités administratives
indispensables à l’inscription à l’université parisienne sans justificatif –
Sciences-Po en aurait été un. Il a fallu que je trouve une autre
dérogation : je me suis inscrit en même temps à l’Institut des langues
orientales, en japonais.
Th. P. – À quoi Paris ressemblait-il en 1957, par rapport à Vannes ?
Était-ce la liberté ?
S. L. – Ah non, pas du tout. Je suis resté à Paris parce que mon frère y
était déjà installé – il faisait l’école de photo et de cinéma – et ses copains
m’avaient dit : « Non, non, ne va pas à Rennes, c’est le trou ! » Donc, un
peu par snobisme, j’avais opté pour la capitale ; c’est eux qui m’avaient
convaincu. J’y ai en fait beaucoup souffert dans les premiers temps parce
qu’à Vannes j’étais malgré tout le fils d’un notable, je connaissais tout le
monde ; à Paris, je ne connaissais personne. Cela m’a pesé assez
longtemps. Résultat : je me suis marié un an après, c’était une des
bêtises, que je ne regrette pas vraiment. Voilà.
Th. P. – Ainsi, l’enseignement de l’économie politique dépendait
encore de la Faculté de Droit, il n’y avait pas de séparation des cursus…
S. L. – Non, il n’y avait pas de séparation, celle-ci est venue plus tard,
en 1968. L’économie était encore une spécialité au sein des études de
Droit. On pouvait faire de l’économie politique en première année et en
deuxième année, mais il n’y avait pas de DEUG spécifique. En troisième
année, on se spécialisait par une Licence en Droit, option Économie, et
après, on pouvait choisir de faire un Diplôme d’études supérieures (DES)
en Économie.
Th. P. – Vous lisiez énormément, j’imagine. Que lisait-on à l’époque ?
Raymond Barre ? Jean Marchal ? Gaëtan Pirou ? François Perroux ?
S. L. – J’ai eu Jean Marchal comme professeur d’économie en
première et deuxième année. Il était vraiment soporifique. Raymond
Barre était considéré comme l’autorité suprême1.
En fait, ce qui m’intéressait en économie, en cette période de guerre en
Algérie, c’était d’en faire la critique à partir des travaux de Marx. Du
reste, très rapidement, je me suis inscrit à l’Union des étudiants
communistes (UEC), ce qui a renforcé le poids de Marx, au point d’en
faire ma seule référence, que je convoquais à propos de n’importe quel
thème. Il était une sorte d’idole pour ses « croyants » qui considéraient
qu’étudier l’économie politique était fondamental pour changer le cours
des choses, pour réorienter l’Histoire en luttant contre le système
capitaliste d’exploitation.
Th. P. – D’où le sujet de votre thèse…
S. L. – Oui, en partie. Assez tôt, j’ai fait mienne la remarque de
Lénine, selon lequel « le chemin de Moscou à Paris passe par Pékin,
Calcutta et Bombay ». Je suis donc tout naturellement devenu tiers-
mondiste.
D’un côté, il y avait la lutte contre la guerre d’Algérie et pour une
Algérie algérienne et, de l’autre, la publication des premiers ouvrages
tiers-mondistes : ceux de Tibor Mende2 et de Pierre Moussa3. Mon idée
était que Marx s’était sûrement « planté » en annonçant que la
Révolution allait s’effectuer en Occident avec les prolétaires.
Globalement, sa thèse sur la paupérisation des travailleurs ne se vérifiait
pas, malgré les efforts de Maurice Thorez, alors Secrétaire général du
Parti communiste français, pour expliquer aux travailleurs – en pleine
modernisation de l’appareil productif et de l’arrivée massive des biens
d’équipements et de consommation courante qui leur permettait
d’acquérir des frigidaires, des voitures, des tas de biens manufacturés –
qu’ils étaient paupérisés4 ! C’était impossible à soutenir. En revanche, il
était possible de soutenir cette idée à l’échelle mondiale, d’où le sujet de
ma thèse : « La paupérisation à l’échelle mondiale5 ».
Th. P. – Lisiez-vous des auteurs comme Georges Balandier, Yves
Lacoste, René Dumont, Pierre Jalée, tous ceux qui ont contribué à
façonner ce que l’on a par la suite appelé le « tiers-mondisme » ?
S. L. – Oui, j’ai lu Balandier, bien sûr, puisque j’ai rédigé ma thèse en
Afrique. J’y suis parti avec Sociologie des Brazzavilles noires6 dans ma
valise. Pierre Jalée, je l’ai rencontré et je dois dire que je ne l’ai pas
tellement apprécié, ni fréquenté. J’ai croisé aussi René Dumont, à
plusieurs reprises, mais plus tard. Et puis toute une série d’auteurs moins
connus peut-être, comme Samir Amin qui avait fait sa thèse
complémentaire avec mon directeur de thèse, Henri Denis, ce qui a créé
des liens que nous avons d’ailleurs conservés, et Arghiri Emmanuel, qui
a aussi travaillé avec Henri Denis et publié par la suite L’Échange
inégal7, un ouvrage très important dans le débat tiers-mondiste d’alors. Il
y avait bien sûr Charles Bettelheim, Gérard Destanne de Bernis qui ont
également joué un rôle considérable dans ma vie, à côté d’André Gunder
Frank et quelques autres.
Th. P. – Vous soutenez votre thèse en 1966 à l’âge de vingt-six ans, ce
qui est bien jeune pour une thèse d’État, non ?
S. L. – Je considérais qu’une thèse ne devait pas prendre plus de deux
ans dans la vie d’un honnête homme. J’étais parti en Afrique après avoir
fait les fichiers des bibliothèques, pris des masses de notes : je l’ai
construite pendant mes deux années au Congo. Je l’ai soutenue entre mon
retour du Congo et mon départ pour le Laos, pendant l’été 1966.
Th. P. – À quoi ressemblait le Congo à cette époque ?
S. L. – C’était la période la plus chaotique de son histoire, si tant est
qu’il y ait eu une période plus chaotique qu’une autre pour ce
malheureux pays… Je suis arrivé quelques jours avant le débarquement à
Stanleyville en novembre 1964 – aujourd’hui Kisangani – des
parachutistes belges – qui faisaient alors dans l’est du Congo ce que les
Français viennent de réaliser au Mali –, et la prise du pouvoir [Premier
ministre du Congo unifié, sous la présidence de l’inamovible Kasa-Vubu]
par Moïse Tshombé. Je suis parti après le coup d’État de Joseph Désiré
Mobutu [en novembre 1965]. C’était donc une période particulièrement
tendue et agitée. Néanmoins, j’ai eu l’opportunité d’effectuer des
missions à peu près dans toutes les zones, à l’intérieur du Zaïre, y
compris les zones dites d’insécurité.
Th. P. – Et le japonais, l’aviez-vous oublié en cours de route ou en
aviez-vous abandonné l’apprentissage ?
S. L. – Bien qu’inscrit en cours de japonais un peu par opportunisme,
j’ai quand même suivi avec beaucoup d’intérêt les cours du grand
japonologue René Sieffert. Je ne le regrette pas du tout parce que
l’Institut des langues orientales fonctionnait à l’époque comme une
société savante. On en apprenait beaucoup plus sur la culture japonaise
que sur la langue. Aussi n’ai-je jamais pratiqué le japonais, mais cela m’a
fait découvrir un autre monde.
Th. P. – Revenons à la critique de l’économie politique, dont les
années 1960, en France, sont imprégnées. D’un côté, on ne peut pas
penser la révolution (pour ceux qui y croient) sans faire une critique de
l’économie politique, bourgeoise et capitaliste. De l’autre côté, il y a
plein de courants de pensée, de revues, de groupes qui visent à
renouveler, à approfondir, un marxisme qui paraissait un peu trop
enfermé dans son déterminisme strict. Quelle était votre position ?
S. L. – Alors là, c’est très clair. Il y a un événement qui a marqué le
petit monde des économistes hétérodoxes de l’époque, c’est la parution
du livre de Piero Sraffa, Production de marchandises par des
marchandises8 dont j’ai fait la traduction en français. Cet ouvrage a créé
toute une effervescence autour de l’approche qu’on appelait « ricardiano-
marxiste », visant à formaliser Marx à travers le système de Sraffa. Une
génération entière d’économistes français, italiens, anglais, de l’école dite
néo-cambridgienne9, s’est attelée à l’analyser et à la commenter à grand
renfort de colloques, de discussions, de séminaires. Je me trouvais pris
là-dedans, tout en exerçant une certaine distance critique, car je sentais
déjà la nécessité de dépasser l’économie.
Th. P. – Pour vous qui avez par la suite publié un ouvrage important,
non seulement par sa taille mais par son contenu, intitulé Épistémologie
et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste10,
quelle influence avait alors le freudisme ?
S. L. – C’est une autre histoire. En fait, pendant mes études, je m’étais
aussi intéressé à la psychanalyse et, assez curieusement, celui qui m’a
bouleversé fut Maurice Duverger pendant ses cours.
Th. P. – C’est assez étonnant, puisqu’il enseignait les sciences
politiques…
S. L. – Oui. Pendant mon service militaire, j’avais fait un diplôme
d’études supérieures (DES) en Sciences politiques pour lequel j’avais
suivi ses cours. C’était l’un des rares profs intéressants. Il nous avait
parlé d’un ouvrage, Érôs et Thanatos11, de l’Américain Norman
O. Brown dont le sous-titre est : « La psychanalyse appliquée à
l’histoire ». J’ai acheté ce livre qui m’a profondément marqué parce que
l’auteur y parlait beaucoup d’économie, de la signification
psychanalytique de l’argent et de l’activité économique. Il reprenait les
théories de Max Weber, mais d’un point de vue psychanalytique. Et j’ai
alors fait la réflexion : « Mes “maîtres”, les économistes, ne m’ont jamais
raconté ça ! »
La psychanalyse a des choses à dire sur l’économie que les
économistes n’ont jamais entendues, que Marx aussi ignorait par la force
des choses et qui remettent en question bien des idées reçues. Il y avait
donc, au-delà de la critique de l’économie politique ricardienne de Marx,
une critique de l’économicité, de la vie économique en quelque sorte : la
vie économique étant elle-même un discours qui a des significations, elle
ne tombait pas du ciel. Cela permettait de faire une critique beaucoup
plus radicale du naturalisme de l’économie.
Th. P. – Travaillez-vous seul à l’époque ou dans des petits groupes ?
S. L. – Je me souviens avoir dit un jour à mon psychanalyste, un peu
horrifié d’ailleurs, que je n’étais le disciple de personne, mais qu’en
revanche j’aurais des disciples.
Le contexte était particulier. Je suis entré comme chargé de cours à
l’université après mon retour du Laos, en 1967. J’arrive à Lille. Mai 1968
éclate, tous les profs sans exception montent à Paris. C’est le grand vide.
Je me trouve avec une liberté totale, pouvant faire à peu près tout ce que
je veux comme enseignement magistral. C’est comme ça que j’ai pu très
rapidement faire un cours d’épistémologie.
Dans mon premier cours – certains de mes anciens étudiants s’en
souviennent encore –, j’arrive et j’annonce de façon très dogmatique :
Timeo hominem unius libri. « Je crains l’homme d’un seul livre », une
formule de Thomas d’Aquin. Et j’écris sur le tableau : « Épistémologie
économique = Marx + Freud. » Cela a démarré ainsi.
Mes premiers étudiants avaient la possibilité de devenir assistants
puisqu’il n’y avait plus personne à la faculté. Je les y incitais, pas
toujours avec succès. « Non, non, cela ne nous intéresse pas, disaient-ils,
on gagnera beaucoup plus dans une banque. » Maintenant, ils le
regrettent, ils ont été licenciés. Quelques-uns, la plupart par vocation,
sont ainsi devenus mes collaborateurs et aujourd’hui ils sont professeurs.
Ces anciens étudiants voulaient continuer à discuter après les cours, alors
on a créé un centre de recherches qui s’est appelé Centre d’études
d’épistémologie économique de Lille, ou CEREL, avec les Cahiers du
CEREL qui ont connu à l’époque une certaine notoriété. Parallèlement, à
Paris, avec les économistes nourris de Sraffa et de Marx, nous nous
retrouvions au sein du Centre (ou « Séminaire ») Aftalion qui avait été
créé par d’autres économistes plus « orthodoxes » sous la protection
d’Henri Guitton, mandarin de droite mais tolérant. Entre parenthèses,
c’est à lui que je dois d’être devenu maître-assistant. Comme le CEREL
marchait bien à Lille, j’ai transposé la même chose à Paris avec le
CEREP, auquel un certain nombre de collègues et de doctorants, dont
Alain Caillé, participaient.
Th. P. – Quand on dit « épistémologie », on pense immédiatement à
Gaston Bachelard, puis à Michel Foucault.
S. L. – Effectivement, j’ai fréquenté intellectuellement Bachelard – je
crois que j’ai lu toute son œuvre au cours de cette période-là –, mais aussi
Georges Canguilhem, Alexandre Koyré et tous les épistémologues du
programme.
Th. P. – Et Jean Piaget ? Et le Foucault des Mots et les Choses12, qui
s’impose rapidement comme un livre majeur ? Il a été publié au moment
où vous étiez étudiant, non ?
S. L. – Absolument. J’ai lu Les Mots et les Choses dès sa parution en
1966, avec une attention particulière pour le chapitre consacré à l’analyse
des richesses, très important, très intéressant pour un économiste
hétérodoxe.
Th. P. – Par la suite, lorsque vous revenez au xviiie siècle avec les
physiocrates, penseurs de la naissance de l’économie, Robert Cantillon,
Pierre de Boisguilbert, François Quesnay, et que vous réfléchissez, par
exemple, sur le luxe pendant la période de la Révolution française, ne
subissez-vous pas une influence foucaldienne ?
S. L. – Bien sûr, Foucault a eu sur ces questions une influence
importante.
Th. P. – Et dans le petit groupe de travail, y avait-il des personnalités,
comme Jean Baudrillard, par exemple ?
S. L. – J’avais invité Baudrillard à un séminaire du CEREP à Paris et
du CEREL à Lille – cela n’avait d’ailleurs pas été un très gros succès. Par
la suite, nous sommes devenus amis. Je suis souvent allé chez lui et nous
nous retrouvions dans les Pyrénées puisqu’il possédait une bergerie, non
loin du village où j’ai une maison. Dans ces années-là, après la parution
d’Épistémologie et Économie13, j’ai organisé un colloque intitulé
« Économie et symbolisme », dont les actes ont d’ailleurs été publiés par
Anthropos14, auquel il a participé pendant trois jours en compagnie de
nombreuses autres personnalités, comme Alain Caillé.
Th. P. – Alain Caillé, économiste et sociologue, va fonder le
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, quelques années
plus tard, en 1981, le MAUSS auquel vous appartenez.
S. L. – Certes, mais il y a tout de même eu une transition, peu connue
– enfin oubliée, dirais-je –, entre ces séminaires des années 68 et
suivantes, et la fondation du MAUSS au début des années 1980. Cette
transition est ménagée par l’ACSES, l’Association pour la critique des
sciences économiques et sociales.
Ce mouvement avait été lancé par Bernard Guibert, économiste et
statisticien de l’Insee, Michel Beaud, de l’université Paris-VIII, et Claude
Servolin, économiste de l’Inra, en réaction au colloque organisé par
l’Association d’Économie qui se déroulait à Téhéran, au moment où le
Shah était en train de massacrer les étudiants. On ne pouvait pas
cautionner cela. C’est pourquoi ils avaient pris cette initiative de fonder
un regroupement alternatif, qui a bien marché pendant quelques années,
avant de se perdre dans les sables d’une démobilisation générale.
Plusieurs de ses membres avaient la nostalgie des groupes de travail de
l’ACSES, des colloques qui avaient été organisés (par exemple, le
colloque de Nice sur l’État15). Alain Caillé a alors eu l’idée de lancer le
MAUSS. J’avoue que je n’y croyais pas au début. J’en avais un peu ras-
le-bol de ces associations soi-disant alternatives, c’était la troisième ou
quatrième tentative à laquelle je participais, qui avait tourné court, alors,
le MAUSS…
Th. P. – Le nom est pourtant excellent, puisqu’il est aussi celui de
Marcel Mauss, anthropologue qui a consacré une partie de ses travaux
théoriques à l’idée du don. Le MAUSS reprend à son compte cet apport.
S. L. – C’est vrai, mais en fait, le don est surtout venu après. Dans les
premiers numéros du bulletin ronéotypé du MAUSS précédant la Revue
du MAUSS, créée en 1988, il n’en est pas beaucoup question. Alain
Caillé et Gérald Berthoud, anthropologue, ancien élève de Leroi-
Gourhan, s’étaient retrouvés à l’Institut Thomas More, à La Tourette,
pour un colloque : c’est là qu’ils ont eu l’idée de l’acronyme MAUSS
pour Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Ce n’est
qu’ensuite qu’Alain s’est pris au jeu et s’est mis à relire Mauss plus à
fond – je pense qu’il ne le connaissait pas bien avant. Finalement, il s’est
dit : « C’est exactement ça qu’il nous faut ! » Et Marcel Mauss est
devenu la référence obligée.
Th. P. – Ce genre de bulletins, on ne le trouvait bien que dans des
librairies comme celle de François Maspero, La Joie de Lire, au Quartier
latin. Mais il y eut un éditeur crucial à cette époque et dans cette
mouvance : les éditions Anthropos, fondées par Jean Pronteau et Serge
Jonas. Qui étaient-ils ?
S. L. – Au début, je les ai connus sans savoir qui ils étaient vraiment.
J’ai appris petit à petit que Jean Pronteau (1919-1984) avait été résistant
très jeune, puis député communiste. Serge Jonas (1903-2012) venait de
Russie, sa vie était tout un poème. Il avait édifié avec d’autres un
kolkhoze en Suisse, qui fit faillite parce que ses membres passaient leur
temps à discuter. Ces révolutionnaires non bolcheviques, pour la plupart
d’origine juive, qui s’étaient retrouvés en Suisse, à cause du chaos de
l’époque, avaient mis en commun tout ce qui leur restait, les débris de
leur fortune, bijoux et autres biens, et les avaient confiés au
mathématicien de la bande qui avait une martingale « infaillible » :
malheureusement, en une soirée, il s’était fait « lessiver » à Monte-Carlo.
Après ça, Serge Jonas a eu une idée géniale : il a fondé une petite
entreprise d’impression sur calicot. Il imprimait sur des bandes de coton
les mentions « Maison en liquidation », ou « Faillite », etc. : ces
bannières étaient destinées à être placées en devanture des magasins.
Cela a très bien marché. Il a gagné beaucoup d’argent, ce qui lui a permis
de réaliser son rêve : publier les socialistes…
Th. P. – … atypiques.
S. L. – Oui, des auteurs comme Fourier, Saint-Simon, etc. Il a perdu
petit à petit tout l’argent qu’il avait gagné, ou presque. C’est à ce
moment-là qu’il fonde avec Pronteau la revue L’Homme et la Société qui,
au début, a plutôt bien marché. Ils avaient leur librairie et leur maison
d’édition dans le haut du boulevard Saint-Michel. Là se tenait un petit
séminaire, essentiellement organisé par Jean Pronteau et animé par Guy
Dhoquois, historien anti-impérialiste. Je travaillais à l’époque sur
l’économie tiers-mondiste et j’y retrouvais Arghiri Emmanuel, Samir
Amin et autres ténors de ce courant. C’est comme ça que j’ai pu publier
mes premiers articles, à la demande de Pronteau, au tout début des
années 1970.
Jonas, je ne l’ai connu intimement que beaucoup plus tard. Nous
sommes devenus amis à partir du moment où Jean a été absorbé par la
politique, à compter de 1981, et plus encore après la mort prématurée de
Pronteau.
De fil en aiguille, Pronteau m’a poussé à écrire mon premier livre,
Épistémologie et économie, qui paraît en 1973. D’ailleurs, entre
parenthèses, vous avez dit qu’il s’agissait d’un gros volume de cinq cents
pages, mais en réalité il en fait presque six cents, et nous en avions
supprimé près de cent cinquante….

1 Son « Thémis », ouvrage publié en deux tomes dans la prestigieuse collection des PUF,
Traité d’économie politique, écrit avec Frédéric Teulon, était la référence : sa première édition
date de 1955. (Il en est aujourd’hui à plus d’une dizaine de rééditions !)
2 Tibor Mende, L’Inde devant l’orage, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit/Frontière ouverte »,
1950.
3 Pierre Moussa, Les Nations prolétaires, Paris, PUF, 1960.
4 Maurice Thorez, La Paupérisation des travailleurs français, une tragique réalité, Paris,
Éditions sociales, 1961.
5 Thèse de Sciences économiques, Université de Paris, 1966.
6 Georges Balandier, Sociologies des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955.
7 Arghiri Emmanuel, L’Échange inégal. Essai sur les antagonismes dans les rapports
économiques internationaux, Préface et remarques théoriques de Charles Bettelheim, Paris,
François Maspero, coll. « Économie et socialisme », 1969.
8 Piero Sraffa, Productions de marchandises par des marchandises (Production of
Commodities by Means of Commodities : Prelude to a Critique of Economic Theory [1960]),
Paris, Dunod, 1970.
9 L’Italien Sraffa, lié à Gramsci, s’était installé à Cambridge, dans les années 1920 à
l’invitation de Keynes.
10 Serge Latouche, Épistémologie et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-
marxiste, Paris, Anthropos, 1973.
11 Norman O. Brown, Érôs et Thanatos. La psychanalyse appliquée à l’histoire, traduit de
l’anglais par Renée Villoteau, Paris, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1960.
12 Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.
13 Serge Latouche, Épistémologie et Économie, op.cit.
14 Serge Latouche (dir.), Pratique économique et pratique symbolique, Actes du colloque
tenu en juin 1974 à Lille, Paris, Anthropos, 1980.
15 Actes du colloque de l’ACSES : Sur l’État, Éditions Contradictions, Bruxelles, l977.
10.
L’invention du tiers-monde
Th. P. – Lorsque, dans le cadre de votre service militaire, vous partez
en coopération au Zaïre et au Laos, quel est alors votre état d’esprit ? Que
connaissez-vous du monde ? Comment découvrez-vous le tiers-monde ?
S. L. – Je pars au Zaïre en novembre 1964 comme expert économiste
avec l’intention, bien sûr, d’augmenter le bien-être des Zaïrois, donc de
les développer, de les sortir du sous-développement et de leur faire
connaître tous les bienfaits de la civilisation occidentale, et même d’une
certaine forme de consumérisme. À l’époque, dans le développement
économique, l’idée était de donner la priorité à l’industrie lourde. C’était
le modèle de Charles Bettelheim, le modèle de Gérard Destanne de
Bernis1, adaptation plus ou moins subtile du modèle soviétique. El
Algérie, c’était l’époque de Houari Boumédiène, qui accède au rang de
président du Conseil de la Révolution en 1965, c’est-à-dire à celui de
chef de l’État d’un pays nouvellement indépendant, fer de lance d’un
certain modèle socialiste. Il proclamait : « Il n’y a pas d’industrie pour
sous-développés et de l’industrie pour développés, nous voulons le
dernier cri. » À cette époque, je partage cette vision. Ma thèse de doctorat
se terminait par un vibrant plaidoyer en faveur du raccourci
technologique : je revendiquais l’idée que les pays du Sud ne devaient
pas passer par les étapes de l’industrialisation par lesquelles étaient
passés les pays du Nord ; ils devaient directement aller aux technologies
les plus sophistiquées. C’est exactement ce que De Bernis a mis en œuvre
avec les « industries industrialisantes » en Algérie dans ses plans
pluriannuels, avec les résultats que l’on connaît…
Th. P. – Au Zaïre, vous êtes convaincu – tout comme Charles
Bettelheim, alors en mission dans la Guinée du despote tiers-mondiste
Sékou Touré –, que le sous-développement existe et qu’il existe par
rapport à quelque chose d’autre appelé le « développement ». Saviez-
vous que c’était le président américain du début de la guerre froide,
Harry Truman, qui avait le premier lancé cette idée et employé ce
vocabulaire ?
S. L. – Non,.je crois que je ne le savais pas encore à ce moment-là. Les
économistes ne s’intéressent pas à l’histoire, ni même – et de moins en
moins – à l’histoire de leur discipline. Ce sont des modélisateurs : ils
jouent avec des modèles de croissance, des stratégies de développement
qui sont de petites mécaniques atemporelles. Ce que met en place la
Banque mondiale n’a pas varié d’un iota depuis sa création, en décembre
1945. Ce sont toujours les mêmes modèles, les mêmes stratégies, les
mêmes recettes, les économistes ne connaissant pas l’histoire du
développement. Les échecs n’entraînent aucune remise en cause.
On avait des critères de sous-développement et le Zaïre répondait à
tous ces critères. J’avais, déjà étudiant, un intérêt pour la psychanalyse et
aussi pour l’anthropologie. Je suis donc parti en Afrique avec mes
ouvrages de technique de planification économique. Je pensais que
l’Afrique devait se développer, mais selon un système de planification à
la soviétique. J’avais toutefois aussi emporté avec moi toute une
bibliothèque d’anthropologues puisque, malgré tout, l’Afrique est un
terrain particulier, où il y a des masques, des traditions, des croyances
intéressantes à étudier d’un point de vue anthropologique. Je lisais
Claude Lévi-Strauss et, en fait, je vivais, comme tout le monde, dans une
véritable situation schizophrénique : un hémisphère de mon cerveau était
celui de l’économiste qui incitait ses étudiants à faire la révolution ;
l’autre hémisphère se passionnait pour la culture africaine. Tous les
week-ends, je partais en brousse. Je m’intéressais beaucoup aux cultes
syncrétiques. Je suis ainsi même allé à Nkamba-Jérusalem, la capitale des
kimbanguistes2. Je collectionnais les masques, notamment tchokwé ou
chokwe, du nom d’une ethnie du Kasaï. Il n’y avait pourtant aucune
connexion entre les deux hémisphères de mon cerveau. Le contact s’est
produit au Laos, en 1967.
Th. P. – Alors, le Laos ?
S. L. – Après deux années au Congo-Kinshasa, j’ai eu l’opportunité
d’être envoyé dans le cadre d’une mission de coopération au Laos. C’est
là que j’ai fait mon chemin de Damas. J’avais perdu la religion de mon
enfance chrétienne à l’âge de dix-huit ans, j’ai alors perdu ma religion
d’économiste, à l’âge de vingt-six, vingt-sept ans. Pourquoi ? Parce qu’il
m’est arrivé la même expérience que celle que raconte très bien
l’anthropologue anglaise Helena Norberg-Hodge dans un livre qui a eu
un certain succès, Learning from Ladakh3. Helena a eu cette révélation au
Ladakh, moi ça a été au Laos. Nous nous sommes, elle comme moi,
retrouvés face à des sociétés qui n’étaient ni développées, ni sous-
développées, des sociétés qui étaient hors du développement, où les gens,
vivant sans voitures, sans ordinateurs, étaient heureux – relativement
heureux, comme on peut l’être sur cette Terre. En tout cas, ils étaient
joyeux et ils travaillaient très peu.
Le Laos est particulier parce que c’est un immense territoire. À la
différence du Vietnam voisin, la densité de population y est très faible :
elle était à l’époque de six habitants au kilomètre carré. Pas vraiment de
problème foncier. Les gens semaient leur riz gluant, une espèce
particulière, et puis l’« écoutaient pousser », comme ils le disaient eux-
mêmes, ce qui laisse beaucoup de loisir. Il y avait cinquante-deux fêtes
officielles par an, en général organisées par la pagode. Ils prenaient
beaucoup de plaisir à danser le lamvong, la danse traditionnelle. C’est
une danse très jolie, dont la gestuelle évoque un peu les sculptures des
temples d’Angkor. Dans ces fêtes, on mangeait, on ripaillait. Puis le reste
du temps était consacré à la chasse, et à la pêche aussi un peu. Le seul
problème, c’était les B-52 américains qui bombardaient la piste d’Hô Chi
Minh qui traversait le pays. Ils faisaient pas mal de « dégâts
collatéraux ».
Les Américains avaient installé dans le sud du pays un pseudo-
gouvernement de fait, avec à sa tête le prince Boun Oum. Les
communistes au Nord, liés à la Chine et au Vietnam, contrôlaient deux
provinces. Le prince Souvanna Phouma, au centre, tentait de ménager la
chèvre et le choux et, à Luang Prabang, siège du palais royal, le roi Sri
Savang Vatthana régnait symboliquement sur l’ensemble, et de fait sur
rien du tout. Bien sûr, des militaires des différents bords et des pillards
venaient après la récolte embêter les paysans et prélever les surplus – un
peu comme dans Les Sept Samouraïs ou Les Sept Mercenaires. Dans les
villages, les paysans n’aspiraient qu’à une chose, c’était qu’on leur foute
la paix ! Malheureusement, avec le tourisme, c’est râpé !
Th. P. – À cette époque, des militants de la cause tiers-mondiste,
comme l’agronome René Dumont et l’économiste Ignacy Sachs,
suggèrent d’autres voies, comme l’éco-développement. Les fréquentiez-
vous ?
S. L. – En fait, il faut être clair. La question environnementale, à cette
époque-là, je l’ignore complètement. Elle ne motive pas ma réflexion, à
l’inverse de la destruction des équilibres traditionnels. Autrement dit, je
constate d’abord et avant tout un fait majeur : le développement détruit
les sociétés, détruit la culture, c’est une occidentalisation du monde.
Alors qu’en Occident, grâce à la révolution thermo-industrielle, il
engendre un certain bien-être, y compris pour les classes inférieures, dans
les pays du Sud, il est complètement destructeur. La question
environnementale, je l’ai rencontrée beaucoup plus tard dans ma carrière,
dans les années 1980.
Th. P. – C’est pourtant à cette époque qu’est rendu public, avec un
certain écho, le rapport du Club de Rome4, qui parle de « croissance
zéro ». L’approuvez-vous ?
S. L. – Pas du tout.
Th. P. – Pas du tout ?
S. L. – Non, je ne l’ignore pas totalement, mais il ne remet pas en
question mes schémas.
Th. P. – C’est pourtant en 1972 qu’il est publié.
S. L. – Le message de fond de l’écologie, c’est que le développement
n’est pas soutenable, c’est ce que dit alors Nicholas Georgescu-Roegen :
« Une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. » Moi, à
cette époque, je ne me situe pas sur ce plan-là. À mon sens, le
développement n’est tout simplement pas souhaitable parce qu’il
engendre des injustices, des inégalités, des destructions. Il n’est que la
poursuite, le prolongement de la colonisation par d’autres moyens, et
surtout il repose sur la colonisation de l’imaginaire – comme le montrent
Gérard Althabe dans son livre consacré à Madagascar5 ou Robert Jaulin,
qui dénonce inlassablement l’ethnocide6 : c’est la destruction des cultures
qui finalement détruit l’identité des sociétés, dont on voit aujourd’hui
avec l’exemple du Mali ou de la Centrafrique, qu’elles n’arrivent
toujours pas à s’en sortir, notamment d’un point de vue économique.
Th. P. – En 1986, vous publiez un ouvrage dont le titre est une
question : Faut-il refuser le développement ? 7 On subodore évidemment
la réponse…
S. L. – Faut-il refuser le développement ? prend la suite d’un autre
ouvrage, Critique de l’impérialisme8, qui était une sorte de dossier de
travail : il s’agissait d’une critique portant à la fois sur la conception
économique du développement des économistes orthodoxes libéraux, et
sur celle des économistes marxistes, avec leur productivisme et leur
développementisme. Le point de départ de ce livre était l’épineuse
question du développement chez les marxistes. Ceux-ci se trouvent en
effet dans une situation paradoxale. Leur position est la suivante : le
développement, quand il est capitaliste, est mauvais, cela s’appelle
l’accumulation du capital, il engendre paupérisation, prolétarisation et
inégalités, et ils ont tout à fait raison, ces critiques sont justifiées ; mais
quand il devient socialiste, avec les mêmes pratiques, c’est-à-dire faire de
grands barrages, des aéroports à Notre-Dame-des-Landes, etc., alors là,
cela devient très bien. C’est tout à fait contradictoire et c’est
insoutenable. L’anthropologue Pierre-Philippe Rey qui avait travaillé
avec Charles Bettelheim l’avait très bien mis en évidence9.
Th. P. – Votre livre Faut-il refuser le développement ? va entraîner
l’écriture de deux autres ouvrages traitant de la perte des qualités
spécifiques à chaque culture : L’Occidentalisation du monde10 et La
Planète des naufragés11.
S. L. – Le développement apparaît alors pour ce qu’il est, une
entreprise d’occidentalisation du monde, qui homogénéise, rabote toutes
les différences et détruit toutes les cultures. En fait, il les nie. Or,
l’homme vit dans la culture et par la culture. Et par quoi le
développement remplace-t-il la culture ? Par la consommation. Or, la
consommation ne fait pas sens, elle ne donne aucun sens à l’existence.
L’occidentalisation du monde est un processus qui semble donc être voué
à l’échec. Cette entreprise d’unification planétaire suscite au contraire
des réactions, des résistances et des rejets. La résistance prend différentes
formes, selon les sociétés. Elle peut se matérialiser dans l’islamisme, elle
peut aussi consister en tentatives d’auto-organisation de la part des
exclus, par exemple. Ma réflexion donne donc lieu à un livre qui
rencontre un certain succès – mon premier livre publié aux éditions de La
Découverte –, L’Occidentalisation du monde, qui annonce mes ouvrages
suivants, en particulier La Planète des naufragés.
Je reprends contact avec l’Afrique au même moment. À partir de cette
période, je vais aller tous les ans en Afrique pendant trois semaines ou un
mois pour faire des missions, enseigner, enquêter aussi. À cette occasion,
je rencontre des amis et des collègues africains qui, de leur côté,
travaillent sur le terrain et dont les données corroborent mes analyses.
Ainsi, à la fin de L’Occidentalisation du monde, j’avais anticipé l’auto-
organisation des exclus que je viens d’évoquer et voilà que je rencontre
Emmanuel Seyni Ndione, chercheur sénégalais qui travaille sur le Grand-
Yoff, quartier périphérique de Dakar. Il vient d’écrire Dynamique urbaine
d’une société en grappe12. Par son étude, il me fournit la vérification
concrète, expérimentale, de ce que j’avais imaginé ou déduit
intellectuellement. Pour moi, c’est assez extraordinaire.
Th. P. – Tout n’est pas perdu alors ? Vous voyez en Afrique des
alternatives, des réactions qui viennent à la fois contrecarrer
l’occidentalisation du monde et inventer autre chose…
S. L. – Dans la société en grappe du Grand-Yoff que décrit Emmanuel
Seyni Ndione, les exclus du développement arrivent à bricoler une
existence, par certains côtés relativement soutenable, hors de l’économie,
et cela, grâce à la construction de leurs réseaux. Il y a trois aspects dans
la société informelle qui s’est constituée, à la marge de la capitale
sénégalaise. Tout d’abord, la création techno-économique, avec le
recyclage, la récupération des déchets et le déploiement d’une grande
débrouillardise pour pouvoir survivre. Ensuite, la création sociale, parce
que, étant eux-mêmes des migrants de la campagne qui s’agglutinent à la
périphérie de la grande ville, ils réinventent des liens sociaux et se
réorganisent sous des formes qu’on ne peut plus appeler traditionnelles,
qu’Emmanuel Ndione qualifie de néo-claniques – ce sont des formes
néo-lignagères avec des aînés sociaux, des grands frères, etc. Enfin, une
création imaginaire, avec des cultes syncrétiques, des croyances qui
donnent sens à ces nouvelles réalités.
Th. P. – En France, comment est reçue votre pensée ? Ne considère-t-
on pas que vous idéalisiez ces cas ?
S. L. – En France, effectivement, à partir du moment où l’on considère
que le modèle de la société de consommation n’est pas le seul, ni
l’aboutissement de toute aventure humaine, qu’on est arrivé à saturation,
on se heurte toujours à des critiques. On est systématiquement attaqué,
aussi bien par la droite que par la gauche d’ailleurs.
Th. P. – La Planète des naufragés sort en librairie en 1991, un an avant
le sommet de la Terre, à Rio de Janeiro. Est-ce que, pour vous, ce
sommet est une date importante ?
S. L. – Non, cela ne m’a pas marqué particulièrement. Rio a été monté
en épingle. Rio, c’est quand même Stockholm plus vingt. Sous l’égide de
l’ONU, après le premier à Stockholm, en 1972, ces sommets étaient
prévus tous les dix ans. Il y a eu une conférence entre les deux qui est
passée à la trappe : elle s’était déroulé en 1982 à Nairobi, en Afrique,
c’est peut-être pour cela qu’on n’en a pas entendu parler. En fait, après le
grand moment du premier rapport au Club de Rome, les responsables de
la planète, tous les chefs d’État, se sont désintéressés de la question.
La préparation de Rio a quand même été assez intéressante pour moi,
car c’est à cette occasion que je suis entré en contact avec Ecoropa, club
de théoriciens de l’écologie politique13, et Teddy Goldsmith. C’est le
moment où j’ai vraiment viré ma cuti et introduit la dimension
écologique au cœur de ma réflexion. J’avais fait la recension, quelques
années auparavant, lors de sa traduction en français, du livre de Nicholas
Georgescu-Roegen, Demain la décroissance14. Mais je n’arrivais pas à
intégrer son apport à ma vision socio-économique : cela ne trouvait pas
sa place. C’est seulement à partir de La Planète des naufragés que j’ai
donné toute son importance à la dimension écologique.
Th. P. – Très vite, vous dénoncez l’oxymore qu’est l’expression
« développement durable », qui, depuis, fait malheureusement fureur.
S. L. – Je la dénonce en effet depuis toujours, mais là encore, à
l’origine, ce n’est pas seulement pour des raisons écologiques. Le
développement n’est pas « durable », parce qu’il est fondé sur la
destruction des cultures, pas seulement sur la destruction des
écosystèmes. La notion de développement est une notion toxique.
Th. P. – Dès 1994, vous signez un papier qui tourne en dérision l’idée
de « développement durable » dans la revue Tiers-monde15. Ce n’est pas
ce développement-là qu’il faut rendre durable, c’est le durable qu’il
faudrait développer…
S. L. – Absolument. On ne s’attaque pas au sustainable.
Th. P. – Ce qui est plus subtile comme formule.
S. L. – D’ailleurs, on oublie souvent que l’économiste américain Walt
Whitman Rostow définit dans Les Étapes de la croissance économique16
le développement comme self-sustaining growth, autrement dit comme
une croissance « soutenable » ou « durable ».
Th. P. – Rostow ! Celui qui fut conseiller à la sécurité nationale sous
Kennedy puis Johnson. Celui qui publie son livre, au tout début des
années 1960, sous-titré : « un manifeste non communiste ». Tout un
programme !
S. L. – La première édition date de 1960. Sa définition du
développement est intéressante parce que, à l’instar de François Perroux,
elle oppose croissance et développement. Il y a effectivement une
différence : le développement, c’est la transformation qualitative de la
croissance, c’est la croissance qui dure. Gérard Destanne de Bernis a,
d’ailleurs, repris cette distinction par la suite, écrivant que le
développement est durable par définition. La croissance qui n’est pas
durable, ce n’est pas du développement. Le « développement durable »
serait donc un pléonasme puisque qu’il désigne une « croissance durable
qui dure ». Toutefois, c’est aussi un oxymore puisque, à la vérité, ni la
croissance ni le développement ne sont soutenables ou durables.
L’économie étant devenue la religion officielle de notre temps, on ne
peut pas ne pas s’y intéresser. Que l’on soit un adepte ou un athée en
matière économique, ce que je suis devenu.
Th. P. – Être « athée de l’économie », est-ce que cela sous-entend que
vous ayez pour mission de dénoncer tous ces experts qui interviennent
perpétuellement sur les ondes et sur nos écrans et s’emploient à nous
expliquer constamment le pourquoi de la crise ici, le comment on va
pouvoir rectifier le tir là, etc. ? J’ai l’impression que ces économistes
passent leur temps à se tromper. Mais alors, pourquoi continue-t-on à les
inviter ?
S. L. – Justement, on voit bien qu’on a affaire à du religieux ! À un
rapport à l’économie qui ne relève pas du rationnel, qui n’est pas
atteignable par la démonstration rationnelle. Le propre du religieux est
qu’il ne peut être remis en cause par le raisonnement rationnel ; la foi ne
peut être atteinte par des arguments, aussi rationnels soient-ils. On peut
donc faire toutes les critiques de l’Économie que l’on veut, cela glisse sur
la carapace du dogme. Résultat : on continue à faire appel à tous ces
experts qui se sont trompés maintes et maintes fois, ou qui disent un peu
n’importe quoi.
C’est quand même assez extraordinaire que personne ne dénonce
l’imposture de la « rilance », ce néologisme utilisé par Mme Lagarde,
ministre de l’Économie sous la présidence de Nicolas Sarkozy, formé
avec les mots « rigueur » et « relance », dont l’un des gourous de tous les
gouvernements français depuis plus de trente ans, Alain Minc, nous a
donné la définition suivante : pour mener à bien cette politique, il s’agit
d’appuyer sur l’accélérateur et le frein en même temps ! C’est énorme
tout de même. C’est exactement ce que disent tous les gouvernements, ce
que disent tous les experts du Fonds monétaire international : il faut
appuyer simultanément sur l’accélérateur et sur le frein. Quiconque a
l’habitude de conduire une voiture devrait se dire qu’on se fout de sa
gueule !
Th. P. – Comment peut-on définitivement rompre avec une telle
pratique religieuse, ou du moins s’opposer à elle ? Y a-t-il des
syncrétismes possibles, envisageables ?
S. L. – C’est-à-dire ?
Th. P. – Peut-on imaginer que certains économistes repentis
s’ouvriront davantage à la question environnementale, par exemple ?
S. L. – Sûrement. Nous en avons un bel exemple avec Bernard Maris,
économiste, ayant eu un temps accès à l’antenne de France Inter et
rédacteur à Charlie-Hebdo. Il se considère toujours comme un
économiste, mais se déclare en toute occasion « partisan de la
décroissance ». Moi, je pense qu’il faut sortir de l’économie, c’est-à-dire
prendre conscience que l’économie est née, a vécu et doit aussi mourir.
Cela est assez bien décrit par le grand historien de l’économie Karl
Polanyi, qui explique comment l’économie s’est autonomisée par rapport
au religieux et au politique, et que ce « désencastrement » a fini par
dévorer tout l’espace social17. On est passé d’une société avec économie
à une société économique et d’une société avec des marchés à une société
de marché. Avec la globalisation, le phénomène est même devenu
mondial. C’est l’omni-marchandisation du monde. On voit que cela nous
emmène droit dans le mur et qu’il est urgent de « ré-encastrer »
l’économique dans le social : la sphère économique doit perdre son
autonomie.
Th. P. – Croyez-vous que la notion de bien commun, que l’on entend
de plus en plus aujourd’hui, puisse permettre cette sortie de l’économie ?
S. L. – S’il est très difficile de penser la sortie de l’économie, c’est
parce que nous sommes dedans. Par conséquent, cela doit passer à la fois
par une transformation des pratiques et par une transformation de notre
imaginaire. Cette transformation-là ne se décrète pas. Elle se fera, mais
ce sera un processus long. Un beau jour, on s’apercevra que l’on n’est
plus dans l’économie, comme on est en train de se rendre compte qu’on
n’est plus dans la croissance. Peut-être théorisera-t-on cette sortie après
coup.
Je pense cependant que l’on peut aider à la décolonisation de
l’imaginaire, parce que le véhicule le plus fort de cette colonisation des
esprits, c’est la propagande publicitaire. Or, on peut s’attaquer à elle.
1 Gérard Destanne de Bernis (1928-2010), professeur d’économie politique à l’université de
Grenoble, disciple de François Perroux, fortement marqué par le marxisme. Il fut, du temps de
Boumédiène, l’inspirateur de la planification algérienne, dans laquelle il s’efforce de mettre en
pratique sa théorie des « industries industrialisantes ».
2 Du nom du prophète Simon Kimbangu (1887-1951), qui fonde un culte syncrétique à la
fois inspiré de croyances et pratiques chrétiennes, en particulier celles de l’Armée du salut, et
de l’héritage animiste traditionnel congolais.
3 Helena Norberg-Hodge, Ancient Futures : Learning from Ladakh, San Francisco, Sierra
Club Books, 1991 ; Quand le développement crée la pauvreté. L’exemple du Ladakh, trad. par
Jean-Paul Mourion, Paris, Fayard, 2002.
4 Créé en 1968, le Club de Rome réunit des scientifiques, économistes et des industriels, qui
réfléchissent aux problématiques du développement. En 1970, il confie la rédaction de son
premier rapport à Donella Meadows, Jorgen Randers, Dennis Meadows et William Behrens,
équipe de chercheurs du MIT. Leur rapport est publié en 1972. Il est titré The Limits To
Growth ; en français, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance (Fayard,
1974)
5 Gérard Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises
de la côte orientale de Madagascar, préface de Georges Balandier, Paris, Maspero, coll.
« Textes à l’appui », 1969.
6 Robert Jaulin, La Décivilisation. Politique et pratique de l’ethnocide, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1974.
7 Serge Latouche, Faut-il refuser le développement ? Essai sur l’anti-économique du tiers-
monde, Paris, Puf, 1986.
8 Serge Latouche et Michel Gouillard, La Critique de l’impérialisme, Paris, Anthropos,
1979.
9 Pierre-Philippe Rey, Les Alliances de classes. Sur l’articulation des modes de production,
Paris, Maspero, 1973.
10 Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989.
11 Serge Latouche, La Planète des naufragés. Essai sur l’après-développement, Paris, La
Découverte, 1991.
12 Emmanuel Seyni Ndione, Dynamique urbaine d’une société en grappe : un cas, Dakar,
op. cit.
13 Créé en 1972, autour d’Armand Petitjean et Jacques Grinevald, il compte parmi ses
membres Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Edouard « Teddy » Goldsmith. Il fait publier
des auteurs tels que Paul Ehrlich, René Dubos, et le premier rapport du Club de Rome.
14 Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, traduit et préfacé par Ivo Rens et
Jacques Grinevald, Lausanne, P.-M. Favre, 1979.
15 Serge Latouche, « Développement durable : un concept alibi. Main invisible et mainmise
sur la nature », in Revue Tiers-monde, vol. 35 no 137,1994, pp. 77-94.
16 Walt W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique (1960), traduit de l’anglais par
M.-J. Du Rouret, Paris, Le Seuil, 1963.
17 Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de
notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
11.
Les sources Deux maîtres à penser : Cornelius
Castoriadis et Ivan Illich
Th. P. – Vous êtes un « faiseur de livres », vous lisez abondamment et
puisez chez d’autres auteurs de quoi alimenter votre propre réflexion.
Parmi vos auteurs, devenus des familiers, il y a Cornelius Castoriadis
(1922-1997) et Ivan Illich (1926-2002). Le premier quitte la Grèce –
dévastée par la guerre et en proie à des divisions politiques qui
annoncent la guerre civile – pour s’installer en France en 1946, année où
il fonde avec Claude Lefort Socialisme ou barbarie, mouvement
trotskiste. Il travaille comme économiste à l’OCDE avant de devenir
enseignant et psychanalyste. Ivan Illich est né à Vienne, il devient prêtre
dans une paroisse portoricaine à New York, crée le Centro Intercultural
de Documentación (CIDOC) à Cuernavaca au Mexique, publie des essais
dénonçant les « professions mutilantes » et dénonce la contre-
productivité intrinsèque à chaque institution.
Ces deux fortes personnalités n’ont guère de point commun, excepté
peut-être la passion qui les anime de toujours favoriser l’autonomie du
sujet. Qui sont ces deux personnages ?
S. L. – Souvent, dans mes conférences, je dis « mon maître Ivan
Illich » ou « mon maître Castoriadis ». Ce sont les seuls que j’honore de
ce titre, bien que je n’aie jamais été réellement leur élève. J’entretiens
avec eux un dialogue post mortem. Ils ont surtout été marquants dans la
phase finale de la construction de ma pensée. En réalité, je ne suis le
disciple de personne !
Th. P. – En quelles circonstances les avez-vous rencontrés ?
S. L. – Je n’ai rencontré physiquement Illich que trois fois. Quant à
Castoriadis, je ne l’ai croisé qu’à trois ou quatre reprises. Cela tient à ma
personnalité un peu renfermée, un trait breton. En même temps, je n’ose
pas aborder les gens que je mets sur un piédestal. Ainsi, je n’ai pas
cherché vraiment à les côtoyer. J’ai connu intellectuellement Castoriadis
assez tard, lorsque Christian Bourgois a republié tous les textes qui
avaient paru dans la revue Socialisme ou barbarie 1. Mais l’ouvrage qui
m’a vraiment marqué au moment où je faisais mes cours d’épistémologie
à Lille, dans les années 1970, c’est L’Institution imaginaire de la société
2. C’est un livre que j’ai réellement pratiqué et qui m’a fait vraiment

entrer dans la pensée de Castoriadis. À la même époque, il y a un autre


auteur – que je ne cite presque plus – qui a eu aussi un très grand rôle,
c’est Jürgen Habermas, avec son livre Connaissance et intérêt 3. Par la
suite, Habermas m’a déçu. Bien plus que Castoriadis, je dois dire.
Th. P. – Et Ivan Illich ?
S. L. – Je le rencontre dans les années d’après-68 et en lien avec la
critique du développement grâce à l’un de ses disciples, Wolfgang Sachs,
qui m’avait invité, au nom d’Illich, à participer à un séminaire à la Penn
State University. Une sorte de petite franc-maçonnerie internationale
travaillait là à un projet qui, dans l’esprit d’Illich, devait être le
« dictionnaire des mots toxiques », finalement publié sous le titre de
Development Dictionary 4.
Th. P. – « Vous avez croisé Ivan Illich, mais vous avez été un peu déçu
par l’homme alors que ses idées vous nourrissent encore ? »
S. L. – Oui. Je dois confesser que la première fois que je l’ai rencontré,
je me suis dit : ce type se prend pour Dieu le Père, il est complètement
mégalo. Je n’ai pas vraiment accroché.
Th. P. – On a évoqué Castoriadis et Illich, mais il y a toute une pléiade
d’auteurs que vous fréquentez et citez régulièrement, que l’on pourrait
peut-être regrouper sous l’étiquette des « auteurs de la décroissance ». Je
pense à Jacques Ellul, à Bernard Charbonneau, à André Gorz…
S. L. – Jacques Ellul, je l’ai aussi rencontré personnellement et j’ai
beaucoup fréquenté son œuvre qui recoupe en partie celle d’Illich.
Bernard Charbonneau, c’est à peu près pareil, sauf que j’ai toujours eu du
mal à le lire, mais ça c’est un autre problème. De la même manière, je
n’ai jamais vraiment réussi à lire Henri Lefebvre. Pourtant, j’étais
indirectement à contact avec lui, à travers la revue de sciences humaines
animée par Pronteau et Jonas, L’Homme et la Société. À l’inverse, j’ai
beaucoup de plaisir à lire Illich, comme Castoriadis.
Th. P. – Aux éditions du Passager clandestin, vous êtes en train de
constituer une bibliothèque des « précurseurs de la décroissance5 ».
Quels sont les auteurs que vous retenez ?
S. L. – Je tiens d’abord à préciser que j’utilise le terme de
« précurseurs » dans le sens de « ceux qui sont venus avant ». Je suis bien
conscient que cette notion est très problématique, elle a donné lieu à une
critique célèbre de Canguilhem. En ce qui concerne la décroissance, on a
deux grands ensembles de précurseurs. Le premier est constitué d’auteurs
qui ont critiqué la société de croissance, parce qu’ils étaient déjà dedans,
c’est-à-dire pris dans la révolution industrielle : ce sont d’abord les
socialistes utopiques, puis, à partir des années 1970, ceux qui ont vécu en
plein dans la société de consommation, Ivan Illich, Cornelius
Castordiadis, André Gorz, Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen,
qui sont nos quasi-contemporains. Avec les auteurs de ce premier
ensemble, nous partageons le même paradigme.
Et puis nous avons un deuxième ensemble de précurseurs, les « grands
ancêtres ». Ceux qui, bien que vivant dans une société différente de la
nôtre, ont posé des bases philosophiques indispensables aux objecteurs
de croissance. Derrière sa formule provocatrice, l’expression
« décroissance » désigne une rupture avec l’occidentalisation du monde ;
elle entraîne par conséquent la réouverture de l’histoire à la diversité, par-
delà cette diversité, la décroissance se construit sur une sorte de « fonds
commun universel », proche de ce qu’on appelait traditionnellement la
sagesse. Toutes les « sagesses » sont fondées sur la capacité à
s’autolimiter, qu’il s’agisse du stoïcisme, de l’épicurisme, du
bouddhisme, des sagesses africaines, des sagesses amérindiennes, etc.
C’est de ce côté-là que se trouvent nos « grands ancêtres ». À ce titre,
Épicure figure parmi les « précurseurs de la décroissance » : ses écrits
nous parlent encore aujourd’hui, ils font sens par rapport à nos pratiques
et nos excès.
Th. P. – Il prône, par exemple, une sorte d’autolimitation de certains
besoins.
S. L. – Absolument.
Th. P. – L’épicurisme serait-il une austérité joyeuse ?
S. L. – Cette philosophie est intéressante de ce point de vue-là. Le
stoïcisme est déjà moins joyeux. On trouve chez Sénèque des tas de
formules qu’aucun décroissant ne renierait, mais sans la joie de vivre
d’Épicure.
Th. P. – Il n’y a donc pas pour vous d’anachronisme.
S. L. – Si, il y a un anachronisme, bien évidemment. On voit bien que
ces penseurs ont vécu dans un autre monde, mais en même temps, tout ce
qui est humain dans leur pensée nous interpelle, et nous parle encore
aujourd’hui.
Th. P. – Est-ce que vous avez été marqué par la traduction française en
2002 de l’ouvrage de Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme6 ?
S. L. – Je l’ai lu peu après sa sortie, avec beaucoup d’intérêt et de
plaisir. J’en ai repris quelques passages, dans un livre récent que j’ai
publié sur l’obsolescence7.
Th. P. – Il y a là des parentés évidentes entre votre pensée et la sienne,
notamment quand il explique comment nous sommes devenus, malgré
nous, des consommateurs, convaincus d’être de vrais citoyens parce que
nous consommons…
S. L. – C’est exact. On retrouve beaucoup de ses idées chez Illich et
déjà chez Jacques Ellul. Donc, quand je suis entré chez Günther Anders,
j’étais en pays connu. Sans parler du fait que j’ai beaucoup lu naguère
Hannah Arendt.
Th. P. – Avez-vous le sentiment d’appartenir à une « Internationale de
la pensée » ?
S. L. – Tout à fait. J’évoque souvent la petite « Internationale anti-
développementiste », qui existait dans les années 1980, et était plus ou
moins liée à la personnalité d’Ivan Illich ; elle s’est reconstituée presque
au complet, à l’occasion de la confection puis de la publication du
Development Dictionary. L’ancien ambassadeur d’Iran à l’Unesco, Majid
Rahnema, en faisait partie…
Th. P. – Ce dernier a beaucoup travaillé sur la pauvreté…
S. L. – Oui, il est l’auteur de Quand la misère chasse la pauvreté8. Il y
avait également Wolfgang Sachs…
Th. P. – … qui a écrit un très beau livre sur l’amour de l’automobile.
S. L. – Absolument ! Pour l’amour de l’automobile 9…
Th. P. – Non traduit en français, malheureusement.
S. L. – Il y avait encore des gens comme Vandana Shiva ou Ashis
Nandy. Ces deux-là militent concrètement contre le développement en
Inde, en particulier contre les grands projets, comme les digues et les
barrages sur le Narmada. Extérieur au groupe des contributeurs du
dictionnaire, mais proche de cette démarche, il faut mentionner le nom de
mon ami Gilbert Rist à Genève. J’ai fait sa connaissance, au début des
années 80, lors d’un congrès à Madrid, par l’intermédiaire de l’European
Association of Development Institutes (EADI) : je participais alors à
l’Institut d’études du développement économique et social (IEDES), qui
avait été fondé par François Perroux, et qui publiait la revue Tiers-monde.
C’était un réseau de chercheurs tiers-mondistes. Au sein de l’EADI, il y
avait un petit groupe travaillant sur les cultures, auquel appartenait
Gilbert Rist. Immédiatement nous nous sommes reconnus comme des
frères10. À ses côtés, il y avait aussi Gérald Berthoud et Marie-
Dominique Perrot, de l’Institut universitaire d’étude du développement
(IUED) de Genève, et enfin Fabio Sabelli qui a écrit avec Susan George
Crédits sans frontières, la religion séculaire de la Banque mondiale11. On
est un peu toujours dans la même franc-maçonnerie.
Th. P. – Dans vos ouvrages récents, vous citez fréquemment des
auteurs italiens qui ne sont pas, pour l’instant du moins, traduits en
français. Comment les avez-vous découverts ?
S. L. – Il se trouve que j’ai commencé une carrière italienne lorsque
L’Occidentalisation du monde a été traduit en italien, en 1992. Alfredo
Salsano, qui n’était pas encore mon ami, mais faisait partie du MAUSS,
venait souvent à Paris et avait commencé à traduire le manifeste du
mouvement. Il était alors le président de l’Association internationale Karl
Polanyi. Lors d’un colloque à Milan, je lui ai dis carrément :« J’aimerais
bien que L’Occidentalisation du monde soit traduit en italien. » Il me
répondit : « J’y songe, j’y songe. » Et puis il l’a fait et cela a été un assez
grand succès en Italie, où il est utilisé dans les écoles, on en trouve des
extraits dans les manuels scolaires du niveau du bac. Le livre a même eu
un prix. À partir de là, tous mes livres ont été traduits en italien. Et avec
un certain succès, à tel point que mon éditeur italien a plusieurs fois
sollicité de moi des livres avant qu’ils ne soient écrits et publiés en
français. Ce fut le cas par exemple avec La Mégamachine12, et plus
récemment mon ouvrage sur les limites13.
Th. P. – Cela montre que l’idéal de la pensée de la décroissance ne se
cantonne pas à la France, ni même à la francophonie.
S. L. – Tout à fait. Et du coup, j’ai rencontré beaucoup de collègues
italiens. Les Italiens sont très généreux de leurs livres – à ma mort, on
trouvera une masse considérable d’ouvrages italiens, en tout cas de quoi
faire à Paris une bibliothèque italienne assez complète en sciences
sociales. Parmi ces auteurs italiens que l’on a beaucoup de mal à faire
traduire en français, plusieurs ont écrit d’excellents livres. J’entretiens
une relation et un dialogue suivis avec beaucoup d’entre eux. Certains
sont effectivement dans le courant de la décroissance, mais pas
nécessairement. Je pense à des philosophes italiens intéressants et de
renommée internationale tel que Giorgio Agamben que j’ai rencontré à
plusieurs reprises et qui plaide, comme moi, pour une Europe latine. Il y
a aussi Massimo Cacciari, l’ancien maire de Venise, et son frère Paolo
qui a organisé le troisième Forum mondial sur la décroissance. Il y en a
encore bien d’autres…
Th. P. – Comme Alberto Magnaghi qui a fondé la Société des
territorialistes.
S. L. – Oui. Alberto Magnaghi, auteur du Projet local14, est un ami de
longue date qui plaide pour une reterritorialisation. La conquête de
l’espace de la pensée de la décroissance a démarré France, mais elle s’est
très vite propagée en Italie, où le terrain était préparé, puisque j’y étais
déjà bien implanté. L’Espagne est arrivée plus tard, par la Catalogne.
Th. P. – Et l’Amérique latine ?
S. L. – L’Amérique latine, avec le Mexique et le Brésil en particulier,
c’est encore plus récent..
Th. P. – Partout dans le monde les théoriciens des mouvements sociaux
– je pense à la vague d’indignation qui est allée de Wall-Street à
l’Europe, et peut se traduire en terme de décroissance – côtoient la
gauche encore productiviste, convaincue de la nécessité du plein-emploi,
de la production d’automobile, de la nécessité des centrales nucléaires…
S. L. – Absolument ; c’est vrai dans beaucoup de pays, mais c’est
moins le cas que chez nous. En Amérique latine, ils ont connu tellement
de révolutions qu’ils en ont soupé du tiers-mondisme. Au sein de
l’IEDES, il y avait deux « tribus », les africanistes, dont je faisais partie,
et les latino-américanistes, qui étaient tous tiers-mondistes, tendance
revoluciòn. C’était toute une époque. On voit à présent surgir en
Amérique latine de nouveaux mouvements, plus authentiques, qui ne sont
plus animés par des élites blanches mais par des Amérindiens. Ils
apparaissent en Bolivie, en Équateur, au Mexique, voire en Uruguay
avec, depuis quelques années, leur très sympathique président José
Mujica. Je me reconnais beaucoup plus dans ces mouvements-là, qui ont
des racines culturelles bien plus profondes.
Th. P. – Ces mouvements sud-américains se sont-ils construits sur la
notion d’alternative ? Et, dès lors, ne nous trouvons-nous pas face à une
multiplication des initiatives expérimentales, plutôt que dans un
processus de révolution radicale ?
S. L. – Je crois que si l’humanité a un futur et que si dans ce futur il y a
des historiens, ceux-ci retiendront pour la période actuelle deux dates
importantes : le 1er janvier 1994 et le mois d’avril 2000. Le 1er janvier
1994, parce que pour la première fois depuis cinq cents ans, une armée
d’Indiens s’empara d’une ville importante, San Cristobal de Las Cazas,
dans le Chiapas. Le sous-commandant Marcos, leader du mouvement
néo-zapatiste essentiellement composé d’Amérindiens, de paysans
mayas, déclare alors : « Nous ne voulons pas prendre le pouvoir. » C’est
extraordinaire, parce que depuis deux siècles, tous les mouvements
révolutionnaires s’étaient fixé pour objectif la prise de pouvoir. « Nous
ne voulons pas prendre le pouvoir parce que nous savons d’expérience
que si nous prenions le pouvoir, nous serions pris par lui, poursuit-il. Ce
que nous voulons, c’est que le pouvoir respecte nos droits, redonne les
terres qui ont été volées… » Ce mouvement ne cherchait pas la conquête
du pouvoir, mais à constituer un contre-pouvoir qui soit un organisme de
pression. La bataille continue toujours.
La deuxième date correspond à la guerra del agua, survenue en avril
2000 à Cochabamba. En Bolivie se forme une coalition de mouvements
amérindiens, réunissant Aymara, Quechua et cocaleros – qui s’insurge :
elle entend faire revenir le gouvernement bolivien sur l’accord de
privatisation de l’eau conclu avec une firme multinationale nord-
américaine, Bechtel. Le prix de l’eau a subitement été augmenté de
200 %. La révolte a été immédiate, suivie de la répression. Il y a eu des
morts. Après plusieurs jours de manifestation, le maire de Cochabamba,
un affairiste d’extrême droite, et le président Banzer, ancien dictateur
militaire (dans les années 1970), sont contraints de reculer et d’annuler le
contrat. On est en 2001, Evo Morales ne devient président qu’en 2005.
Le mouvement vainqueur s’appelle la Coordinadora, et il partage la
position des néo-zapatistes : « Nous ne voulons pas prendre le pouvoir,
cela ne nous intéresse pas, ce qui nous intéresse, c’est que le pouvoir
respecte nos droits, annule le contrat, ne privatise pas les biens communs,
etc. » Evo Morales, président du syndicat des cocaleros, se présentera à
la présidentielle, non sans que son élection ne pose problème : en se
faisant élire, il accepte de prendre le pouvoir, se retourne contre la
volonté populaire. Dans ses nouvelles fonctions, il est aussitôt sollicité
par les firmes transnationales, mais aussi par les Brésiliens du
gouvernement de Lula, pour exploiter les richesses naturelles du pays,
notamment minières, pour créer des infrastructures, des routes… Le
peuple s’insurge de nouveau. Et il y a à nouveau des morts. Mais il
semble que, dans une certaine mesure, Evo Morales ait compris qu’il lui
fallait rester à l’écoute de sa base populaire. Il se passera la même chose
en Équateur. Ces situations sont radicalement nouvelles par rapport à la
tradition révolutionnaire, c’est très important.
Th. P. – La non-prise du pouvoir serait ainsi le pendant de la non-
croissance…
S. L. – On demande au pouvoir – qui est sans doute une triste
nécessité – d’être au moins limité, exercé dans le respect de la volonté
des gens. Les mouvements amérindiens ont imposé dans les constitutions
nationales que l’objectif politique ne soit pas le développement :
explicitement, il y est écrit qu’il s’agit d’une conception occidentale ne
correspondant pas à la tradition des peuples autochtones. Désormais, il
est précisé dans ces nouveaux textes, tant en Équateur qu’en Bolivie,
qu’est visé le sumak kawsay, expression quachua traduite en espagnol par
buen vivir : « vivre bien » et non pas « vivre mieux ».
Il y a deux ou trois ans, les Basques avaient organisé à Bilbao un
colloque sur le thème Decrecimiento y buen vivir (« Décroissance et bien
vivre »), auquel ont participé quelques-uns des responsables de la
Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador (CONAIE) et
des représentants boliviens. Immédiatement, nous nous sommes reconnus
comme frères. Ce qu’ils appellent buen vivir est exactement la même
pensée que ce que nous appelons « décroissance ».
Th. P. – Au-delà de la constitution de la bibliothèque idéale de la
décroissance, pourrions-nous imaginer une université de la décroissance,
de la même façon qu’il y a eu une université populaire au tournant des
e e
xix et xx siècles ?

S. L. – Je ne sais pas quelle forme elle prendrait, je n’en ai aucune


idée. Je crois qu’il faudrait s’inspirer de l’expérience de Cuernavaca, du
CIDOC d’Illich au Mexique.
Th. P. – Lui-même l’a arrêtée, lorsqu’il a senti que le centre
s’institutionnalisait, qu’il y avait à nouveau des gens qui se prenaient
pour des profs et pontifiaient.
S. L. – Je ne fonderai donc pas cette université pour ne pas avoir à la
fermer…
Th. P. – La question de la surpopulation mondiale est une question qui
paraît aujourd’hui tabou. On n’ose pas en parler. À peine évoqué, le sujet
appelle inévitablement une sorte d’optimisme un peu béat : « Oui, oui, la
Terre peut nourrir 7 milliards ! 10 milliards ! 50 milliards d’hommes ! »
Or, les pères fondateurs de l’écologie – je pense à René Dumont –
mettaient au centre de leur réflexion la question de la population
mondiale.
S. L. – Je ne la considère pas comme une préoccupation centrale. Pour
moi, la question fondamentale est celle de notre empreinte écologique.
Bien évidemment, si une planète limitée ne permet pas une croissance
illimitée de la production, elle ne peut pas non plus accueillir une
croissance illimitée de la population. Sur ce point, on ne peut plus
soutenir la position du démographe Alfred Sauvy qui disait que la planète
pouvait nourrir 100 milliards d’habitants. Non, 100 milliards, non ! Tous
les experts démographes postulent aujourd’hui que nous avons déjà bien
entamé notre transition démographique et que la population de la Terre se
stabilisera autour de 2050, si nous existons encore, à environ 10 milliards
d’êtres humains. Le premier rapport du Club de Rome annonçait
12 milliards ; le dernier rapport du secrétaire de la FAO avance que, avec
l’agriculture biologique, il serait possible de nourrir 10 milliards de
personnes.
Le « problème » est qu’il ne suffit pas de nous nourrir. Vivre pour un
homme, ce n’est pas seulement être nourri, c’est beaucoup plus
compliqué que cela. Les analyses de l’empreinte écologique nous
montrent que si tout le monde vivait comme les Australiens ou les
Américains, la planète ne pourrait pas supporter plus de 500 millions
d’habitants : cela reviendrait à voir disparaître les 9/10e de l’humanité.
En revanche, si nous vivions tous comme les Burkinabés, on pourrait
survivre à 23 milliards. Je ne dis pas que la vie des Burkinabés soit
l’idéal, loin de là, mais je connais le Burkina Faso, il y a toutefois là-bas
plus de joie de vivre que dans le métro parisien. Mais bon, ça c’est un
point de vue subjectif, je ne prétends pas l’imposer. À chacun ses goûts.
Cependant, entre 23 milliards et 500 millions, il y a de la marge. Alors je
pense qu’il faut affronter le problème démographique, mais avec sérénité.
On n’a pas un pistolet sur la tempe, on ne doit pas faire une fixation sur
une prétendue bombe P15.
1 En 1979 paraissent trois ouvrages de Cornelius Castoriadis, à l’UGE, coll. « 10/18 »,
Capitalisme moderne et révolution, deux tomes ; Le Contenu du socialisme ; et La Société
française.
2 Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, coll.
« Esprit », 1975.
3 Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt (1968), traduit de l’allemand par Gérard
Clémençon, préface de Jean-René Ladmiral, postface de l’auteur traduite par Jean-Marie
Brohm, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1976.
4 Wolfgang Sachs (ed.), The Development Dictionary. A Guide to Knowledge as Power,
London, Zed Books, 1992.
5 Ont déjà paru les titres suivants : Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien par Serge
Latouche (2013), Épicure ou l’économie du bonheur par Étienne Helmer (2013), Lanza del
Vasto ou l’expérimentation communautaire par Frédéric Rognon (2013), Charles Fourier ou la
pensée en contre-marche par Chantal Guillaume (2013), Jean Giono, pour une révolution à
hauteur d’hommes par Édouard Schaelchli (2013), Léon Tolstoï contre le fantasme de toute-
puissance, par Renaud Garcia (2013).
6 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle, traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Ivrea, 2002.
7 Serge Latouche, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Paris,
Les Liens qui libèrent, 2012.
8 Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Paris-Arles, Fayard-Actes Sud,
2003.
9 Wolfgang Sachs, For Love of the Automobile : Looking Back into the History of Our
Desires, Berkeley, University of California Press, 1992.
10 Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de
Sciences-Po, l996.
11 Susan George, Fabrizio Sabelli, Crédits sans frontières, la religion séculaire de la banque
mondiale, Paris, La Découverte, 1994.
12 Serge Latouche, La Mégamachine. Raison techno-scientifique, raison économique et
mythe du progrès. Essais à la mémoire de Jacques Ellul, Paris, La Découverte, 2004.
13 Serge Latouche, L’Âge des limites, Paris, Mille et une nuits, 2012.
14 Alberto Magnaghi, Le Projet local, Belgique, Mardaga, 2003.
15 Allusion au titre de l’ouvrage fameux de Paul R. Ehrlich, rédigé avec l’aide de sa femme
Anne (1968), best-seller international dont l’édition française date de 1973.
12.
La genèse de l’idée de décroissance
Th. P. – Votre renommée est dorénavant liée à la notion de
décroissance, attribuée à l’économiste d’origine roumaine Nicholas
Georgescu-Roegen. D’autres auteurs ont contribué à la populariser,
comme Paul Ariès, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin, Fabrice Flipo.
D’autres s’en sont démarqués, comme Alain Lipietz, ou la ridiculisent en
se ridiculisant eux-mêmes, tel Pascal Bruckner. D’où vient cette idée de
décroissance ?
S. L. – Elle est née à la fois du hasard et de la nécessité. Du hasard
parce que je n’avais pas utilisé le mot « décroissance » avant 2001 ; de la
nécessité parce que l’idée était dans l’air. Il y avait un contexte latent qui
lui était favorable, le mot est arrivé au bon moment. En fait, cela s’est fait
à l’occasion d’un appel à contribution de la revue écologiste Silence, dont
un numéro devait avoir pour thème : « Il est peut-être temps de relancer
le mot “décroissance”. » Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, ses
initiateurs, insistaient sur le mot « relancer » ; le terme de
« décroissance » avait été jusqu’alors utilisé seulement dans le titre d’un
livre de Nicholas Georgescu-Roegen, à la diffusion des plus
confidentielle. Bruno Clémentin et Vincent Cheynet considéraient
toutefois que dans la notion de décroissance résidait une idée non
seulement importante, mais qui faisait son chemin.
Ils m’ont demandé de participer à ce numéro. J’ai immédiatement fait
un article qui est ensuite devenu une sorte de programme : « À bas le
développement durable, vive la décroissance conviviale1. » Rien
d’innocent dans ce titre. Nous nous battions déjà depuis longtemps, nous,
la petite Internationale des disciples d’Ivan Illich, contre le
développement et contre ce qui est peut-être la forme la plus perverse de
son idéologie, en tout cas celle qui a eu le plus de succès, à savoir le
« développement durable ». Nous étions convaincus depuis des années
que le développement n’est précisément pas durable. Ce slogan, du point
de vue publicitaire, a été un très grand succès, il s’est imposé dans le
monde entier, mais pour notre compte il s’agit d’une imposture
intellectuelle. De même qu’une clé qui ouvre toutes les portes est une
mauvaise clé, un slogan qui fait l’unanimité est assurément un slogan
pervers. Pour mettre à mal cette idée fausse, à succès, nous avions besoin
d’un mot fort. « Décroissance » ! Il heurte, il semble blasphématoire à
nous tous, puisque nous vivons dans la religion de la croissance. Ce mot
a été et reste une provocation qui a somme toute plutôt bien réussi.
Immédiatement les gens se sont dits : « Mais ils sont fous ! Comment
peut-on préconiser la “décroissance” ? » Mais la provocation agit sur les
esprits curieux, qui se disent : « Qu’est-ce qu’ils veulent, ces barjots ?
Qu’est-ce qu’il y a derrière ? » Si le message est fondamentalement celui
que Castoriadis, Illich et Gorz prêchaient dans le désert depuis trente ans,
c’est à partir du moment où l’on a trouvé ce slogan qu’il a commencé à
faire son chemin.
Th. P. – Cette décroissance n’est ni la croissance verte, ni une
croissance négative.
S. L. – Il est assez amusant de voir que, depuis la crise de 2007, donc
quelques années après que nous avons commencé à utiliser ce mot, il a
été repris par les gens du mainstream, nos adversaires, pour dire :
« Voyez, on est en décroissance et c’est pas du tout convivial, ni serein,
ni joyeux ! » C’est amusant parce qu’ils n’utilisaient jamais ce mot
auparavant. Les économistes parlent éventuellement de croissance
négative, ce qui est une antinomie, mais de décroissance jamais ; le mot
ne figurait d’ailleurs dans aucun dictionnaire d’économie.
Ce mot contient le projet d’une alternative à la société de croissance, à
construire. Pas une alternative à la croissance, j’insiste, mais à la société
de croissance. Cette alternative n’a rien à voir avec la récession et la
crise. Au sujet de la dépression que nous connaissons aujourd’hui, nous
avions dit dès le départ : « Il n’y a rien de pire qu’une société de
croissance sans croissance. » Au moins, dans une société de croissance
avec croissance, il y a de l’emploi, il y a des ressources pour financer les
budgets de la santé, de l’éducation, de la culture, etc. Bien sûr, on détruit
l’environnement, on exploite le tiers-monde ; mais au moins il y a ça.
Mais avec une société de croissance sans croissance, vous avez du
chômage, ce qui est une tragédie, et plus de financement pour toutes ces
choses qui, dans une société de croissance, c’est-à-dire une société
capitaliste d’exploitation et d’aliénation, donnent malgré tout un
minimum de qualité de vie : la culture, l’éducation, la santé… Ni même
la prise en compte de l’environnement.
Th. P. – Vous utilisez aussi l’expression « abondance frugale », n’est-
ce pas un oxymore ?
S. L. – Cela paraît en être un parce que notre imaginaire est colonisé
par la religion de la croissance. Nous pensons, parce qu’on nous l’a dit et
répété, au quotidien comme dans des livres célèbres sur le sujet, que nous
vivions dans des sociétés d’abondance. Certes, il y a eu un certain
nombre d’ouvrages critiquant cette affirmation, je pense en particulier à
celui de Galbraith, L’Ère de l’opulence2, dans lequel il dénonçait bien
qu’il s’agissait en fait d’une fausse abondance. Dans son sillage,
Baudrillard a par la suite magnifiquement dénoncé la société de
consommation en montrant qu’il s’agissait d’une mystification3.
Néanmoins, on continue de penser qu’on vit dans une société de
consommation, qu’on vit dans l’abondance, en dépit du gâchis
fantastique qu’elle produit, et de la pauvreté qui gagne une frange
grandissante.
En réalité, nous vivons et sommes tenus de vivre dans la rareté et la
frustration : ce sont les principaux tenants du système. Les publicitaires
le savent très bien, ils disent d’ailleurs que « les peuples heureux ne
consomment pas ». Certains annoncent avec beaucoup de cynisme :
« Mon métier, c’est de vous frustrer, de vous rendre insatisfaits de ce que
vous avez, pour vous faire désirer ce que vous n’avez pas. » On est
forcément des « en manque » dans cette société. C’est tout le contraire de
l’abondance.
Aucune société d’abondance n’est possible sans limites. Or, on est
dans la société de l’illimitation. Il faut imposer des limites, car c’est
seulement s’il y a des limites que l’on peut espérer satisfaire les désirs et
les besoins. En utilisant l’expression « abondance frugale », je pensais à
l’anthropologue Marshall Sahlins, qui a écrit un très beau livre traduit en
français sous le titre Âge de pierre, âge d’abondance4. Ce livre était aussi
une provocation, avec sa thèse polémique : les seules sociétés
d’abondance de l’histoire ont été les sociétés du Paléolithique, les
sociétés de chasseurs-cueilleurs où les gens pouvaient satisfaire leurs
besoins parce qu’ils en avaient très peu, en menant une activité qui
n’avait rien à voir avec le « travail », une activité divertissante de chasse,
de pêche et de cueillette qui représentait deux à trois heures par jour. Les
anthropologues qui examinent les dernières sociétés de chasseurs-
cueilleurs, au Kalahari ou ailleurs, le vérifient encore aujourd’hui. Le
reste du temps, ils dansent, jouent, méditent, rêvent, comme les
aborigènes d’Australie. Il ne s’agit pas, comme nous en accusent nos
adversaires, de vouloir retourner à l’Âge de pierre – encore que quelques
primitivistes américains, comme Zerzan, aient développé des idées
approchantes5. Il s’agit d’inventer une société postmoderne qui soit
sophistiquée sans pour autant chercher à produire et consommer toujours
plus. Comme le dit mon collègue anglais Tim Jackson6, au fond partisan
de la décroissance, « il s’agit d’inventer une société de prospérité sans
croissance ». Or, non seulement c’est possible, mais il n’y a de véritable
prospérité que si l’on sort de la croissance. C’est-à-dire si on se donne
des limites. Nous avons tout ce qui est nécessaire à satisfaire
surabondamment les besoins de tout le monde. Pourtant, pour
paraphraser Gandhi, j’ajouterai qu’il n’y en aura jamais assez pour
satisfaire l’avidité des prédateurs.
Th. P. – Dans un de vos livres, vous citez ce proverbe amérindien :
« Être dépendant signifie être pauvre, être indépendant signifie accepter
de ne pas s’enrichir. » Est-ce cela finalement, la prospérité sans
croissance ?
S. L. – Je ne suis pas connaisseur des langues amérindiennes, je pense
qu’elles n’ont pas de mot pour parler des « pauvres ». La pauvreté est une
invention moderne. Tous les mots que l’on utilise généralement pour
traduire l’idée moderne de pauvreté dans les sociétés traditionnelles sont
basés sur l’idée de dépendance. Un proverbe wolof dit : « Est pauvre
celui qui n’a personne. » En effet, quand on peut compter sur la solidarité
tribale et familiale, on ne peut pas être pauvre. Au sens où il y a toujours
quelqu’un qui vous soutient. Le pauvre est celui qui n’a pas de soutien
social.
Th. P. – En fait, le mot de « décroissance », il faut nécessairement
l’entendre accolé à celui de « société ». Il faut que ce soit une « société
de décroissance », et non pas simplement un projet économique ou une
simple intention.
S. L. – Bien évidemment.
Th. P. – On produira moins, mais ce n’est pas une question de
production.
S. L. – La décroissance n’est pas le symétrique de la croissance.
Vouloir faire décroître tout et n’importe quoi, cela serait absurde, n’est-ce
pas ? Cela le serait ni plus ni moins que de vouloir faire croître tout et
n’importe quoi. Seulement, quand on dit « croissance, croissance »,
personne ne s’interroge. « Pourquoi ? Jusqu’à quel point ? Au profit de
qui ? » « Décroissance » suscite l’interrogation. Les objecteurs de
croissance, comme nous nous appelons, veulent la croissance de
beaucoup de choses : la croissance de la joie de vivre avant tout, mais
aussi plus concrètement la croissance de la qualité de l’air, de la qualité
de l’alimentation – par exemple, que l’on ne nous fourgue pas de la
viande de cheval illégale dans nos cannelloni –, la croissance de la
qualité de l’eau – nous ne pouvons plus boire l’eau que la nature nous a
donnée, l’eau des sources qui avait un goût si particulier, fantastique.
Nous sommes à présent obligés de boire de l’eau conditionnée sous
plastique. Ces dérives sont inéluctables dans la société de la croissance
pour la croissance ; une société qui ne cherche pas à croître pour
satisfaire des besoins, mais parce qu’elle a le besoin de croître pour
croître. Une société fondée sur une triple illimitation : celle de la
production, celle de la consommation et surtout celle de la génération de
déchets et de pollution, qui réduit tout à néant.
Th. P. – Dans la préface que vous avez écrite à un texte magnifique de
William Morris, Comment nous pourrions vivre7, vous expliquez qu’il
serait nécessaire d’ajuster l’offre et la demande afin, justement, de
pouvoir maîtriser la société.
S. L. – William Morris peut être considéré comme l’un des précurseurs
de la décroissance. En fait, presque tous les socialistes que l’on a appelés
« romantiques » ou « utopistes » étaient des gens qui avaient compris que
l’on entrait dans un système de démesure. Ils plaidaient, non pas, comme
on les en a accusés, pour un retour à un Moyen Âge mythique, mais pour
une société qui maîtriserait l’industrialisation et la technique. La
modernité s’étant construite sur une conception de l’« homme comme
maître et possesseur de la nature », il s’agissait pour eux de maîtriser
cette « maîtrise ».
Th. P. – Vous prenez votre bâton de pèlerin et partez régulièrement
dans des librairies, en France et en Europe, pour prêcher la décroissance.
Quels sont vos arguments chocs ?
S. L. – Mon argument principal, que je reprends à Nicholas
Georgescu-Roegen, tout simplement un constat de bon sens, c’est qu’une
croissance infinie est incompatible avec un monde fini. Nous en avons un
indice, assez connu maintenant, qui est l’empreinte écologique. On peut
calculer l’empreinte écologique soutenable. Tout ce que nous
consommons, produisons et rejetons a un impact sur la petite boule sur
laquelle nous vivons. Cette empreinte se calcule et se traduit en une
quantité de superficie terrestre nécessaire à l’existence de chacun. Notre
planète ayant une surface finie de 51 milliards d’hectares, dont seulement
12 peuvent être retenus comme bio-productifs, et sachant que nous
sommes environ 7 milliards d’êtres humains, le calcul est assez vite fait :
nous pouvons disposer sans détruire cette planète d’environ 2 hectares
par personne, ce qui représente à peu près deux terrains de football. Si
nous dépassons cela, alors nous avons un mode de vie qui n’est pas
soutenable à long terme. Malheureusement, l’humanité dépasse déjà
largement de plus de 50 % la surface de ces deux terrains de foot. Pour
nous Français, c’est six terrains de foot et pour les Américains c’est entre
huit et neuf.
Th. P. – Donc la partie est terminée.
S. L. – Nous y arrivons pour l’instant parce que nous recevons une
« assistance technique » massive des pays du Sud, des pays africains en
particulier, qui sont moins consommateurs que nous, et ont une empreinte
inférieure au seuil. Pensez que nous, Occidentaux, représentons moins de
20 % de la population mondiale et consommons déjà plus de 86 % des
ressources naturelles ! Et que cela ne suffit pourtant pas à satisfaire notre
boulimie, nous qui agissons à l’image du fils prodigue de la Bible, ne
vivant pas seulement sur le revenu mais dévorant aussi le patrimoine !
Alors, évidemment, cela n’aura qu’un temps. Comme le pétrole. C’est
précisément cela, la parenthèse historique de l’ère de la croissance.
Th. P. – Comment réagit le public à vos interventions ?
Favorablement ?
S. L. – En général, oui. Je ne sais pas si cela tient à ma violence
verbale, mais il y a peu d’opposition. En fait, je crois que c’est parce que
les gens ne viennent que parce qu’ils sont déjà convaincus, ou plus ou
moins. Il est très rare qu’il y ait des critiques, ou alors elles sont
caricaturales, et les gens de la salle remettent de l’ordre immédiatement.
Th. P. – Ce mot de « décroissance » est-il traduit ?
S. L. – Il a un écho que l’on peut dorénavant qualifié de mondial
puisque le 3e Forum mondial de la décroissance a accueilli à Venise des
représentants d’une cinquantaine de pays. Évidemment, dans beaucoup
de pays, c’est un mouvement ultra minoritaire. Je dois dire que l’idée de
décroissance, en tant que telle, est plus fortement reçue dans les pays
latins ; tout d’abord parce que le mot « décroissance » n’est pas
traduisible dans les langues non latines, ce qui ne veut pas dire que le
projet qu’il renferme n’ait pas de sens dans les autres cultures. D’ailleurs,
j’étais assez peu partisan d’une propagation mondiale du terme. Je pense
que chaque culture, chaque société doit trouver dans son imaginaire le(s)
mot(s) pour dire ce qui relève de la décroissance, comme le font les
Amérindiens d’Équateur et de Bolivie, avec le buen vivir espagnol ou le
sumak kawsay quechua, comme nous l’avons vu. Aujourd’hui, le terme
qui s’est imposé au sein de la mondialisation contestataire, c’est
degrowth. Mais degrowth, en anglais, c’est un barbarisme horrible. Je ne
le trouve pas vraiment sympathique ! Les Anglais avaient d’autres mots,
comme downsizing, post-carbon, ou voluntary simplicity.
Th. P. – L’agriculture productiviste est le volet agricole de la logique
de la société de croissance, entraînant un épuisement du sol et une
surconsommation de l’eau. Comment agir ?
S. L. – Une des objections fréquentes que l’on fait à la décroissance
est : « Mais avec votre système, comment pourrez-vous nourrir la planète
en 2050, quand il y aura 10 milliards d’habitants ? » Je ne suis pas
agronome et je ne suis pas certain, que, comme l’écrit madame Marie-
Monique Robin dans Les Moissons du futur8, l’on arrivera largement à
nourrir 10-12 milliards d’habitants, et même plus, avec l’agriculture
biologique. Mais je suis sûr d’une chose : avec l’agriculture
productiviste, on n’y arrivera pas. Pour au moins deux raisons. D’une
part, parce qu’il n’y aura plus de pétrole bon marché, or l’agriculture
productiviste, c’est d’abord du pétrole – pesticides, engrais, tracteurs,
systèmes de réfrigération pour la grande distribution sont fabriqués à
partir du pétrole. D’autre part, parce que cette agriculture détruit les sols
à long terme, et elle les a déjà fortement dégradés : les pesticides sont des
biocides. Avec l’usage intensif que nous faisons des produits chimiques,
nous détruisons entre 16 et 17 millions d’hectares par an. Pour l’instant,
ces destructions de terres agricoles sont « compensées » par les
destructions de forêts… on défriche la forêt amazonienne pour y faire du
soja, par exemple. Mais en 2050, il n’y aura plus un arbre en Amazonie
pour remplacer ce que l’on aura annihilé. Cette agriculture n’a pas
d’avenir.
En revanche, l’agriculture biologique est la plus productive au mètre
carré. Bien sûr, il faut y investir beaucoup de travail. D’ailleurs, ce n’est
pas un hasard si la permaculture (agriculture permanente) est née au
Japon : en Asie, depuis des siècles et des siècles, les hommes sont
capables de nourrir des familles nombreuses sur de petites parcelles,
parce que c’est une agriculture extrêmement productive, qui peut donner
deux ou trois récoltes par an, mais qui demande aussi un très grand
entretien de la terre.
Th. P. – Quelle est votre position par rapport aux nombreuses
initiatives qui se revendiquent de la décroissance ? Je pense aux villes
lentes, aux villes en transition, aux réseaux d’échanges SEL (système
d’échange local) ?
S. L. – Le projet de la décroissance, de la construction d’une société
d’abondance frugale donne un horizon de sens à toutes ces initiatives.
Souvent, les petites initiatives ont tendance à se replier sur elles-mêmes,
à manquer de vision d’avenir ; c’est très sympathique, le Small is
beautiful9, mais au bout de quelques années cela s’épuise. Avec la
décroissance, c’est un projet global qui est proposé et ouvre beaucoup de
perspectives. Nous nous reconnaissons totalement dans ces diverses
initiatives, elles sont l’application micro de notre projet qui est plus
macro.
Th. P. – La notion de lenteur est associée facilement dans notre
imaginaire à l’idée de décroissance. La décroissance, c’est aussi prendre
son temps, faire des détours, paresser, ralentir, ne pas être dans
l’excitation permanente.
S. L. – Souvent, lors de réunions, il y a quelqu’un pour me faire
remarquer que, dans ma conception des « huit R » – Réévaluer,
Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire,
Réutiliser et Recycler10 –, il en manque un : le « r » de Ralentir. Je
réponds : « Mais non, je ne l’ai pas oublié ; ralentir fait partie de
réévaluer, revoir les valeurs. Et la lenteur fait partie des valeurs à
revaloriser. » Nous partageons avec le mouvement SLOW le même
emblème : l’escargot. Non seulement parce qu’il est le symbole de la
lenteur, mais aussi parce que, dans un très beau texte, Ivan Illich nous
explique que l’escargot, comme la société occidentale, a épousé la raison
géométrique et a construit sa maison selon une progression de raison 2. Il
nous explique aussi que l’escargot s’arrête, à la différence de l’humanité,
après la quatrième alvéole, parce que s’il en faisait une cinquième elle
représenterait 18 fois le volume des précédentes : il passerait donc toute
sa vie à construire sa maison. Alors arrivé à la quatrième, il revient en
arrière et fait des enveloppements décroissants pour consolider sa
coquille. C’est une voie de sagesse pour l’humanité : arrivé à un certain
point, niveau, seuil de croissance, il faut s’arrêter et consolider les acquis.
C’est cela le projet de la société d’abondance frugale.
Il ne s’agit pas de faire un capitalisme éco-compatible, il faut vraiment
sortir du système. La radicalité est fondamentale. On est dans une lutte
titanesque entre deux logiques qui sont toutes les deux vraies. D’un côté,
la logique qui a été mise en évidence par Naomi Klein : la stratégie du
choc, un « capitalisme du désastre », une logique selon laquelle plus il y
a de catastrophes et plus le système renforce sa logique catastrophiste –
c’est ce qui se passe en ce moment. D’un autre côté, ce que j’appelle la
« pédagogie des catastrophes », qui rejoint le catastrophisme éclairé11 de
notre ami Jean-Pierre Dupuy. Les catastrophes doivent avoir un rôle
pédagogique : Tchernobyl a amené toute une série de pays, sauf la France
bien sûr, à refuser le nucléaire.
Je crois que les deux logiques fonctionnent. L’oligarchie mondiale
profite des catastrophes pour renforcer son pouvoir et imposer sa loi – en
l’occurrence, les mesures les plus libérales –, avec un certain succès.
Mais en même temps ces catastrophes développent une conscience
contestataire du système. Il peut donc y avoir une crise et un
renversement. Je crois que l’on n’a pas beaucoup de raisons d’espérer,
mais celle-ci en est une. On peut faire confiance au système : il y a aura
des catastrophes et ces catastrophes auront peut-être le pouvoir de nous
réveiller et d’amener des changements dans le bon sens.
Th. P. – Ce serait donc un « bon usage des catastrophes » ? Pour moi, il
y a une catastrophe à venir qui me chagrine énormément, c’est le
développement et l’accroissement du parc automobile planétaire. L’Inde
et la Chine s’automobilisent – enfin s’auto-immobilisent, mais cela sera
pour plus tard. Comment faire pour convaincre ces pays, sans passer pour
l’Occidental un peu aisé, comblé, qui vient dire à ceux qui n’ont pas eu
accès à la société de consommation « Non, n’y allez pas, ce n’est pas
bien » ?
S. L. – Si je prends mon bâton de pèlerin pour prêcher, je ne vais pas
prêcher en Afrique, ni en Chine, ni en Inde, avec le slogan de la
décroissance en disant : « Allez-y mollo, les gars, ne faites pas nos
bêtises, etc. » Je pense que c’est à eux de faire leur propre chemin et,
d’ailleurs, je crois qu’ils le font.
C’est quand même assez extraordinaire que le ministre officiel de
l’Environnement chinois ait déclaré : « Nous détruisons notre
environnement de façon incroyable ; cela correspond à environ 12 % du
PIB annuel, c’est-à-dire que cela annulerait complètement notre
croissance, si l’on devait financer les coûts de la destruction. » La Chine
est une très vieille civilisation. Je pense que, malgré Mao et la Révolution
culturelle, l’arrière-plan confucéen, bouddhiste, taoïste est toujours là.
Les Chinois ne sont pas des Américains. Ils sont capables d’avoir un
sursaut et de retrouver le sens de la mesure ; ils sont conscients des
problèmes. Tous les collègues chinois que j’ai pu rencontrer me disent :
« La décroissance, c’est ce qu’il nous faut. » Je pense qu’ils y arriveront
beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine, par la force des choses. Il faut
quand même penser aux 700 millions de paysans chinois en voie
de « mingongisation », ces émigrés des campagnes exilés en ville, sans
droits, qui sont les victimes du système. Derrière la façade du miracle
chinois, il y a de très gros problèmes.
Au Japon, ils ont déjà une longueur d’avance : la décroissance fait un
tabac, surtout depuis l’accident nucléaire en cascade à Fukushima.

1 Serge Latouche, « À bas le développement durable, vive la décroissance conviviale », in


Silence, no 280, 2002.
2 John K. Galbraith, L’Ère de l’opulence (1958), traduit de l’anglais par Andrée R. Picard,
Paris, Calmann-Lévy, coll. « La liberté de l’esprit »,1961.
3 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970.
4 Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives
(1974), traduit de l’anglais par Tina Jolas, préface de Pierre Clastres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des sciences humaines », 1976.
5 John Zerzan, Future Primitive Revisited, Feral House, 2012.
6 Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, op. cit.
7 William Morris, Comment nous pourrions vivre, préface de Serge Latouche, Neuvy-en-
Champagne, Le Passager clandestin, 2010.
8 Marie-Monique Robin, Les Moissons du futur. Comment l’agroécologie peut nourrir le
monde, Paris, La Découverte/Arte éditions, coll. « Cahiers libres », 2012.
9 Titre d’un livre d’Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful. Une société à la mesure
de l’homme (1973), traduit de l’anglais par Danielle et William Day et Marie-Claude Florentin,
Paris, Le Seuil, coll. « Contretemps », 1979.
10 Notion principalement développée par Serge Latouche, in Le Pari de la décroissance,
Paris, Fayard, 2006.
11 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairée. Quand l’impossible devient certain,
Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2009.
13.
Quel avenir pour la planète ?
Th. P. – Votre diagnostic est sans appel : la planète Terre va mal, tous
les clignotants sont au rouge. Comment réorienter la marche de l’histoire,
prendre en compte la dimension environnementale des activités
humaines, vivre autrement ? Par quel bout commencer puisque tout est
dans tout, et réciproquement ? Les éco-gestes ne sont-ils pas vains, à
l’échelle des pollutions générées sans vergogne par les pétroliers, les
industriels qui annoncent des profits mirobolants ? Faut-il sanctionner,
taxer, contraindre ?
S. L. – Il faut rompre avec l’obsolescence programmée. C’est quelque
chose que les Français ne connaissent pas.
Le mot « obsolescence » est un gros mot qui, bien qu’il vienne du latin
obsolescens, « hors d’usage », ne s’emploie en France que très
tardivement. En Angleterre, il est attesté dès les années 1820 ; en France,
d’après les dictionnaires, les premières occurrences se trouvent dans le
cours d’économie politique de Raymond Barre1. En fait, il était déjà
utilisé par les économistes, mais probablement pas avant les années 1950.
Quant à l’obsolescence « programmée », elle est totalement inconnue.
Les dictionnaires ne parlent que d’ « obsolescence technique », c’est-à-
dire le fait que le progrès technique rend les équipements précédents
moins performants et donc leur usage caduc. En tant que tel, c’est un
processus aussi vieux que le monde ; on peut dire que la hache en bronze
a rendu obsolète la hache de pierre. Toutefois, avec la révolution
industrielle, le progrès technique s’accélère. Aujourd’hui, il s’emballe.
Cela pose des problèmes aux entreprises qui avaient l’habitude d’amortir
leurs matériels sur des périodes plutôt longues ; elles ne le font plus en
tenant compte de l’usure réelle, mais en tenant compte de ce que les
économistes appellent l’obsolescence ou usure morale, c’est-à-dire le fait
que les instruments employés sont déclassés par d’autres plus
performants. Cela amène aussi un changement dans la façon de travailler.
Du fait de leur rapide déclassement, ces outils et instruments imposent
des rythmes accélérés : il faut faire tourner les machines 24 heures sur
24, puisqu’ils ne vont pas durer longtemps. L’obsolescence entraîne le
travail posté, qui est une catastrophe du point de vue anthropologique.
Tout cela découle de cette accélération du progrès technique.
Il y avait une autre forme d’obsolescence presque aussi ancienne que
la première, l’obsolescence psychologique, donc symbolique, voire
esthétique : c’est-à-dire la mode. On trouve déjà des modes chez les
Romains, à Pompéi il y a au moins deux types de décoration distincts.
Dans l’ameublement on a, pour la période classique, le style Louis XIII,
Louis XIV, Louis XV, etc. Mais, là encore, avec la Révolution
industrielle, le phénomène s’accélère : il faut produire plus, consommer
plus et par conséquent, on a recours à la mode. Les modes vestimentaires
nous sont les plus familières : une année, des jupes longues, une autre
année, des jupes courtes. On change de vêtements, non pas parce qu’ils
sont usés, mais parce qu’ils ne sont plus à la mode. L’idée est de
généraliser la mode à peu près tout : le téléphone portable de dernière
génération, l’ameublement, l’équipement design, etc. Tout, sauf peut-être
le piano…
Par hasard, on a introduit une troisième forme. Je dis bien « par
hasard » parce que, au fond, il semble que le premier à avoir utilisé le
terme d’obsolescence programmée – en anglais planned obsolescence –
soit un certain Bernard London2, dans un essai datant de 1932 – c’est-à-
dire, en pleine crise économique mondiale –, et il n’était pas conscient
d’avoir inventé une troisième forme. London propose de sortir de la crise
grâce à une planification de l’obsolescence des biens manufacturés. Il
faut bien voir que, dans les années 1930, l’idée de planification était à la
mode. L’Union soviétique faisait ses premiers plans quinquennaux, et son
économie était la seule à n’être pas frappée par la crise. Il était assez
courant d’entendre dire qu’il fallait sortir de la crise par la planification.
Pour London, il faut tout simplement planifier l’obsolescence. En
conséquence, les gens changeront de voiture tous les deux ou trois ans,
beaucoup plus vite que ne l’impose l’usure normale d’un véhicule. Il faut
en changer pour que les usines produisent. Son expression planned
obsolescence correspondait déjà au mode de fonctionnement
d’entreprises actuelles qui interdisent toute réparation de leurs produits.
Cela rejoint une pratique beaucoup plus ancienne, dénoncée dès le
e
xix siècle par des socialistes utopiques comme William Morris, à savoir
l’adultération des produits.
L’adultération des produits, c’est le fait d’introduire de la viande de
cheval au lieu de viande de bœuf dans les lasagnes ; un procédé
frauduleux. Déjà, à Rome, les thermopolia, boutiques de restauration
dans la rue, la pratiquait. Mais, là encore, cela s’accélère avec le
capitalisme industriel. Les premiers socialistes utopiques dénoncent ces
pratiques, et Marx reprend ces critiques d’adultération du produit : du
talc dans la farine pour allonger le pain, de l’amidon dans les chemises
pour économiser le coton, etc. C’est toujours d’actualité. L’idée est
double : abaisser les coûts, mais en même temps accélérer la
consommation. Faire des produits moins durables, que l’on est obligé de
renouveler : des tissus faits avec beaucoup d’amidon et peu de fibres
textiles, qui s’usent vite. De là vient la définition, on peut dire
« canonique », de l’obsolescence programmée : le fait d’introduire dans
les équipements, dans les objets, des éléments de défaillance
systématique. Le seul exemple véritablement documenté, attesté, c’est le
complot des ampoules. À la Noël 1924, les principaux fabricants
d’ampoules se réunissent à Genève et décident que la durée de vie des
ampoules, qui pourrait être pratiquement éternelle – une ampoule dans la
caserne des pompiers de Livermore en Californie a été allumée la
première fois en 1902 et elle éclaire toujours, plus de cent ans après sa
pose – ne doit pas dépasser mille heures. La production des ampoules
sera déterminée par cette limite décidée de concert.
En fait, dans la pratique concrète, on a affaire le plus souvent à un
savant mélange des trois types d’obsolescence. Le meilleur exemple,
c’est l’iPhone 5, doté de performances techniques à peine supérieures au
précédent modèle, d’un look différent ; enfin, ce modèle n’est pas conçu
pour durer très longtemps. À chaque fois qu’Apple sort un nouveau
modèle, il organise une campagne publicitaire annonçant une « véritable
révolution », qui durera le temps de la mise sur le marché du modèle
suivant. Qui plus est, Apple a prévu la non-compatibilité avec d’autres
périphériques, si bien que les gens sont obligés d’acheter de nouveaux
équipements.
Th. P. – Est-ce qu’il n’y avait pas aussi un économiste canadien, je
crois qu’il s’agit de Vernon, qui avait inventé le cycle du produit, en
relation avec l’idée d’une démographie du produit ?
S. L. – Toutes les entreprises fonctionnent sur l’idée de cycle de
produit. L’échéance est le death dating, c’est-à-dire la date de
péremption. Les produits sont conçus pour avoir une durée limitée
d’usage, la tendance est évidemment à raccourcir toujours plus leur durée
de vie pour vendre toujours plus et contraindre les gens à consommer
toujours plus.
Th. P. – Mais l’être humain décroissant devrait aussi pouvoir être
paradoxal, avoir l’envie de changer.
S. L. – Il y a des choses qu’il faut changer, bien sûr, mais il y a des
choses qu’il ne faut pas changer. L’usage des biens non renouvelables
doit être limité au maximum. Il s’agit tout simplement d’une question de
bon sens, pour épargner les ressources naturelles non renouvelables. On
peut changer de façon de s’habiller, d’arranger sa cravate, de se coiffer, il
y a des tas de changements possibles qui n’ont pas d’impact négatif sur
l’écosystème.
Th. P. – Vous voulez dire par là qu’il y a des équipements comme la
bicyclette, le couteau, la paire de souliers qui peuvent durer très
longtemps et être usés progressivement par son utilisateur…
S. L. – Absolument, c’est là toute la différence entre les biens
« fongibles », détruits par la première consommation, et les biens
d’équipement ménager, qui devraient être faits pour durer,
traditionnellement dénommés « biens durables ». Autrefois, on s’équipait
pour la vie ; on achetait une horloge comtoise une fois pour toutes, on la
transmettait même à ses enfants. On n’avait pas l’idée d’acheter une
armoire et de la changer tous les dix ans, ni même tous les vingt ans. Les
femmes, quand elles se mariaient, avaient constitué leur trousseau, pour
toute leur vie, elles en transmettaient même une partie à leur fille, à la
génération suivante. Tout cela a été transformé dans les années 1960,
avec l’irruption du « jetable », qui a engendré une transformation à la fois
de la conception des produits et des mentalités. L’un des premiers objets
jetables, c’est, en 1895, le rasoir inventé par King Gillette. Ensuite, l’idée
s’est généralisée à peu près à tout. On demanda à une responsable
d’association de consommateurs américains : « Qu’est-ce qui n’est pas
jetable ? », elle répondit : « Je ne vois guère qu’un objet, c’est le piano !
Mais pour tout le reste, effectivement, on a inventé du jetable. »
Th. P. – Aussi bien dans votre livre sur l’obsolescence programmée
que dans celui que vous consacrez les limites, vous faites d’une manière
très explicite le procès de la publicité.
S. L. – Oui, parce que la société de croissance, système qui repose sur
cette triple illimitation dont j’ai précédemment parlé, ne peut fonctionner
que par la transgression des limites. L’organisme humain a des limites,
notre estomac a des limites, il faut trouver le moyen de les outrepasser…
On peut avoir deux, trois voitures et même plus, mais cela finit par
devenir un problème. Comment faire pour que ce système fonctionne ?
Le marketing nous a permis de sortir des crises cycliques qui, tous les dix
ans entre 1850 et 1930, engendraient une grande pauvreté. À partir de la
Seconde Guerre mondiale, le marketing été considérablement développé,
grâce à trois ressorts : la publicité, le crédit et l’obsolescence
programmée.
La publicité crée le désir d’acheter, le crédit nous en donne les moyens
et l’obsolescence programmée vient en renfort pour nous obliger à
acheter, même si on ne le voulait pas. La publicité occupe donc un rôle
stratégique, qui consiste à nous rendre insatisfaits de ce que nous avons,
pour nous faire désirer ce que nous n’avons pas. Ce n’est pas un hasard si
c’est le deuxième budget mondial, après l’armement – auquel il est
presque égal désormais –, soit plus de mille milliards de dollars par an.
Or, ce sont mille milliards de dollars de pollution matérielle. Nous
recevons chacun entre 200 et 250 kilos de papier, propectus de tout ordre,
par an, dans nos boîtes aux lettres… Les publicitaires ne manquent
jamais d’inventivité. En France, nombre d’entre eux sont d’anciens
soixante-huitards qui se sont reconvertis, passant de la préparation du
Grand Soir à la communications tous azimuts. Quelques-uns se sont
inspirés des situationnistes, qui détournaient les réclames. Certaines
publicités sont d’ailleurs parfois excellentes et très belles, il faut le
reconnaître. Dans l’ensemble, les murs couverts d’affiches publicitaires,
ce n’est pas ce qu’il y a de plus esthétique. Castoriadis aimait rappeler la
phrase de Platon : « Les murs même de la Cité éduquent le citoyen. »
Quand on est à l’Acropole, à Athènes, on comprend ce que cela veut dire,
les murs élevant l’esprit, mais dans nos périphéries urbaines, à quoi nos
murs éduquent-ils, sinon à consommer des lessives ? On voit bien que
l’on touche là le cœur de la colonisation de l’imaginaire.
Th. P. – Il y a un thème délicat à traiter pour les objecteurs de
croissance, c’est celui du voyage, du tourisme, celui des mobilités. Parce
que, pour beaucoup d’entre nous, circuler, se déplacer est l’expression
même de la liberté. En 2012, il y avait un milliard de touristes dans le
monde, et et on estime leur nombre à deux milliards dans quelques
années. Cela veut signifie des avions par milliers, une surconsommation
de kérosène. Comment appréhendez-vous la question de la mobilité ?
S. L. – Je crois qu’avec un milliard, on a atteint le maximum. Je ne
crois pas que, dans quelques années, il puisse y avoir deux ou trois
milliards de touristes. Le phénomène ne peut suivre une progression
linéaire, il va au contraire diminuer, par la force des choses. Toutefois,
c’est intéressant : un milliard de touristes, cela veut dire qu’il y a six
milliards de gens qui ne bougent pas. Dans l’histoire de l’humanité, 99 %
des hommes, dans la majorité des temps, ont passé leur existence dans un
rayon de vingt à trente kilomètres de l’endroit où ils sont nés. S’ils ne se
sont pas installés au-delà de cette distance, ce n’est pas uniquement parce
qu’ils n’avaient pas les moyens de locomotions actuels, il y a toujours eu
des possibilités ; il y a toujours eu de grands voyageurs. Vous savez que
les déplacements n’étaient guère plus lents qu’aujourd’hui, où l’on se
déplace beaucoup, mais à une vitesse moyenne très faible. Ceux qui se
rendaient à Saint-Jacques-de-Compostelle ou qui faisaient les croisades
réalisaient leur besoin de voyage. Toutefois, ils étaient une minorité.
Dans les sociétés traditionnelles, la plupart de gens n’en avaient tout
simplement pas envie. L’idée de rompre avec l’espace natal était souvent
vécue comme une véritable souffrance. Nous, nous avons l’extraordinaire
possibilité de voyager virtuellement. C’est un acquis définitif. Je crois
que nous pourrons de plus en plus prendre plaisir à voyager
virtuellement. En revanche, nous devons retrouver le sens du vivre
localement.
Mon ami Raimon Panikkar, théologien à la fois catalan et indien, disait
à ses étudiants de l’université de Bénarès, en Inde : « Lorsque nous,
Indiens, ne serons plus convaincus que Bénarès est le centre du monde, et
bien cela sera la fin de l’Inde3. » Et en effet, traditionnellement, dans les
sociétés pré-modernes, les gens pensaient que là où ils étaient nés, où ils
vivaient, là était le centre du monde. Nous avons perdu cette croyance.
Nous pensons que le centre du monde, c’est New York, Bombay, Dubaï
ou Pékin, que sais-je ? Résultat, on n’est jamais bien là où l’on est.
Pourtant, nous sommes condamnés à vivre quelque part. Il faut donc
retrouver le sens du genius loci, le « génie du lieu », retrouver le sens de
l’attachement. Bien sûr, de temps en temps, un voyage ne fait pas de mal,
pour s’ouvrir l’esprit, mais il faudra de plus en plus se déplacer
virtuellement, parce que se déplacer réellement se révèle être trop
énergivore.
Th. P. – Est-ce que le cybertravail, ou télétravail, peut accompagner ce
mouvement de décroissance ?
S. L. – C’est possible. Beaucoup de décroissants le pratiquent en tout
cas. Ce n’est pas nécessairement la solution d’avenir. Personnellement, je
crois qu’on aime bien séparer le lieu de travail du lieu où l’on vit, ce qui
est tout à fait possible sans qu’il y ait des déplacements excessifs.
Th. P. – Oui, parce qu’on a toujours envie d’être avec d’autres.
S. L. – Il y a un aspect de socialité, effectivement.
Th. P. – Mais on peut aussi imaginer que dans une société décroissante,
dans une bio-région, je réside à un endroit situé à seulement quelques
coups de pédalier d’un bureau collectif, partagé.
S. L. – Vous avez utilisé une belle expression : « à quelques coups de
pédalier ». La bicyclette, comme l’a montré Ivan Illich, est l’instrument
de transport qui, en vitesse absolue, est le plus efficace. La bicyclette
nous permet d’avoir des déplacements de proximité – il ne s’agit pas de
faire deux mille ou trois mille kilomètres en selle, sauf exception –
rapides, commodes et sains. Elle permet de ne pas être prisonnier d’un
endroit pour son travail et son logement.
Th. P. – Si l’on se prend à imaginer, rêvons un peu, une société
décroissante, elle n’aurait plus de mégalopoles…
S. L. – L’idéal, semble-t-il, c’est en effet d’avoir de petites unités
urbaines. Il y a deux tribus chez les décroissants : les décroissants des
villes et les décroissants des champs. Les décroissants des champs
pensent « retour à la terre », petite exploitation paysanne, etc.
Th. P. – Pratiquer plusieurs métiers en même temps, dont celui de
s’occuper de son verger, de son potager, etc.
S. L. – Voilà. Et puis il y a les décroissants des villes dont je suis ; je
suis un urbain, j’aime bien la vie urbaine, j’ai toujours vécu en ville. La
question qui se pose alors est : quelle ville ? De quelle dimension
optimale ? Pour l’anarcho-écologiste américain Murray Bookchin, la
dimension optimale se situerait sous le seuil des 100 000 habitants, une
unité de 60 000-70 000 habitants4.
Th. P. – C’est le chiffre retenu par l’association des villes lentes.
S. L. – Absolument. Sienne au Moyen Âge constitue, pour moi, l’idéal
de la ville. Une ville dans laquelle la campagne pénètre, mais qui possède
une richesse extraordinaire, avec un sens de la citoyenneté. Une telle
unité est à peu près capable d’être largement autonome, c’est-à-dire de
produire tous les biens et les services nécessaires à une communauté.
Alors, que faire des mégalopoles ?
J’ai découvert en allant à Mexico et à Tokyo que les mégalopoles sont
souvent des agglomérations de villages. Certains quartiers de Mexico
sont des unités autonomes, de petits villages. À Tokyo, quand vous sortez
des grandes artères, vous pénétrez dans des labyrinthes de pâtés de
maisons. Là, les numéros sont déterminés par la date de construction des
maisons, seul le commissariat de police local peut vous permettre de
vous repérer dans ce fouillis indescriptible de petites ruelles,
d’habitations avec des petits jardins. Et c’est une bonne chose ! car les
gens vivent alors fondamentalement dans un quartier. Yona Friedman
donne des exemples dans son livre consacrée à l’architecture de
pauvreté5.
Si on analyse les déplacements des urbains sur une année, on
s’aperçoit qu’ils sortent très peu de leur quartier. Les gens qui habitent,
comme moi, rive gauche à Paris vont un nombre de fois relativement
réduit sur l’autre rive. Une mégalopole pourrait ainsi être divisée en
petites républiques ou en petites démocraties locales de 60 000-
80 000 habitants. On pourrait imaginer des redécoupages pour une
relocalisation à l’intérieur des mégalopoles, plutôt qu’à la constitution
d’ensemble toujours plus grand. Restent, bien évidemment, les problèmes
d’approvisionnement. Mais, même à Paris, vous avez des AMAP. Tisser
des liens, ne disons pas « ville », mais « quartier »/campagne, c’est
quelque chose de pensable.
La ville de Détroit, capitale de l’automobile aux États-Unis, est passée
en l’espace de dix ans de 3 millions d’habitants à moins de 700 000,
lorsque l’industrie automobile a été sinistrée. Les anciennes friches
industrielles ont été transformées en jardins collectifs. Toutes sortes
d’initiatives extrêmement intéressantes s’y développent désormais.
Beaucoup de mégalopoles subiront un tel destin.
Th. P. – Nous vivons une période où sont intriquées à la fois la
question sociale, extrêmement prégnante, qui n’est pas seulement liée au
« passé industriel », hérité du xixe siècle, car on observe un
accroissement de la pauvreté aussi bien au Sud qu’au Nord, la question
environnementale, la question urbaine que nous venons d’évoquer, mais
aussi la question communicationnelle. Or, vous évoquez très peu cette
dimension, celle du numérique, dans vos différents essais. Quel est le
point de vue décroissant sur cette question ? Une question soumise à
l’obsolescence programmée, au marketing, à la publicité, à l’accélération
du renouvellement technologique, à la contrainte de toujours s’équiper
mieux, d’être en réseau, relié, « branché » comme on dit. Ivan Illich
disait que, dorénavant, l’alphabétisation était contestée – j’allais dire
contrecarrée – par une autre langue, celle de l’informatique…
Aujourd’hui de toutes les technologies numériques.
S. L. – Là, je dois confesser que je suis un peu dépassé. J’appartiens à
une génération qui n’est pas née avec l’informatique, qui l’a découvert
sur le tard. Je ne me retrouve pas vraiment dans les réseaux sociaux,
j’observe et je m’interroge, je n’ai pas de réponse.
Th. P. – Dans une société décroissante, il y a cette institution massive
et omniprésente qu’est l’État. Peut-on concevoir une décroissance de
l’État ?
S. L. – Cela me paraît nécessaire. De quoi parlons-nous quand on parle
de l’État ? Généralement cela renvoie à l’État-Nation tel qu’il s’est
développé en Europe à partir du xvie siècle, avec sa bureaucratie très
lourde. Nous vivons dans des sociétés nationales-étatiques qui sont
basées sur l’idée de souveraineté territoriale. Ce système est attaqué. Il
est attaqué par deux côtés à la fois, par en haut et par en bas. Par en haut,
avec la supranationalité et la montée en puissance de la
transnationalisation : à l’heure actuelle le pouvoir mondial appartient de
fait à une oligarchie économico-financière transnationale. L’État n’est
donc qu’un appareil de contrôle social très présent et très lourd au service
d’une grande compagnie anonyme qui le dépasse. Par en bas, car on a –
en partie à cause de cette mondialisation –, une résurgence de ce que
l’appareil national-étatique avait écrasé et occulté, c’est-à-dire la vie
régionale, la vie locale, éventuellement le sentiment d’appartenance
ethnique avec ses spécificités linguistiques, religieuses et coutumières.
La revendication d’autonomie locale apparaît un peu partout avec des
velléités d’indépendance, aussi bien en Catalogne qu’en Écosse. Ce qui
s’est passé dans l’ex-Yougoslavie avec la constitution de micro-États, à
savoir un phénomène de dilution à la fois de la souveraineté et de la
citoyenneté, pourrait se généraliser. Sur ce point la décroissance n’a pas
de religion. Disons que nous avons un projet, non pas politique mais
sociétal qui a pourtant des implications politiques. Nous sommes donc
bien sûr confrontés aux structures de pouvoir. L’idée est plutôt de
constituer un mouvement puisant de contre-pouvoir, qui ne cherche donc
pas à prendre le pouvoir, mais à imposer au pouvoir, quel qu’il soit –
c’est-à-dire aussi bien aux petites tyrannies locales qu’aux bureaucraties
nationales ou à l’oligarchie mondiale – d’aller dans la direction du
respect des écosystèmes, du respect de la volonté populaire, de la
démocratie, d’une véritable démocratie à la base. Il s’agit moins d’un
programme que d’un horizon de sens, avec en conséquence une tendance
à soutenir les actions qui déboucheront ou qui ne déboucheront pas sur la
constitution, ici ou là de petites organisations. Notre idéal sociétal serait
constitué sur la base d’une organisation de type pyramidale, avec des
petites démocraties qui délégueraient au moyen de mandats impératifs, à
l’image de l’organisation du Chiapas mexicain prônée par le sous-
commandant Marcos. C’est l’utopie politique qui découle du projet de la
décroissance.

1 Raymond Barre, Traité d’économie politique, op. cit.


2 Bernard London, Ending the Depression Through Planned Obsolescence, Madison,
University of Wisconsin, 1932.
3 Raimon Panikkar, Pluriversum. Pour une démocratie des cultures, Paris, Éditions du Cerf,
2013.
4 Vincent Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, Montréal, Éditions Écosociété,
2013.
5 Yona Friedman, L’Architecture de survie. Une philosophie de la survie, Paris, Éditions de
L’Éclat, 1978.
TROISIÈME PARTIE
ULTIMES QUESTIONS
14.

Didier Harpagès : Vous avez un jour déclaré à votre psychanalyste :


« Je ne serai le disciple de personne, en revanche, j’aurai des disciples ! »
Pensiez-vous alors au métier d’enseignant que vous avez exercé d’une
manière singulièrement novatrice ? Nous étions dans « l’après
mai 1968 » et vous renversiez un certain nombre de barrières que bon
nombre de vos collègues s’efforçaient, par ailleurs, de redresser.
Vous n’étiez pas soporifique ! Vous nous offriez un cours magistral qui
ouvrait un nombre considérable de portes. Ce discours du « maître » était
ensuite suivi de débats riches et stimulants dans lesquels la critique
n’était jamais absente.
Avez-vous mené une réflexion critique sur le rôle du pédagogue, et
plus largement sur la place de l’enseignement dans la société ?
S. L. – En fait, en mai 1968, la question de la pédagogie était soulevée
un peu partout dans le monde de l’éducation. Il s’agissait de remettre en
cause le rapport d’autorité, les cours traditionnels et le mandarinat. J’ai
toujours été passionné par ces sujets. J’avais déjà une petite expérience
d’enseignant en Afrique et au Laos et mon intérêt pour la psychanalyse
m’a conduit à interroger les rapports maître-disciple, enseignant-
enseigné. Le problème du transfert avait évidemment retenu mon
attention. J’ai toujours été frappé par une certaine similitude entre le
rapport de l’analyste à l’analysé et le rapport du maître à l’élève. Je le
vivais en même temps que j’essayais d’en faire l’analyse, d’en tenir
compte et d’en tirer des effets au niveau de mon enseignement.
Il y avait beaucoup de textes freudo-marxistes qui sortaient : ceux de
Wilhelm Reich, mais également un livre qui fut très important à l’époque,
Libres enfants de Summerhill1, qui présentait un exemple concret de mise
en application d’une pédagogie libertaire et ce faisant, interrogeait la
légitimité du mode d’enseignement traditionnel.
Je ne suis pas arrivé à des conclusions définitives ni même à une
véritable mise au clair en matière de pédagogie. Tout cela fit cependant
prendre corps à une interrogation qui m’a ensuite travaillé tout au long de
ma vie d’enseignant. Je pense, par ailleurs, que je n’ai pas enseigné de la
même façon tout au long de ma carrière. Au début, je prenais mes
étudiants un peu comme des cobayes afin de tenter de nouvelles formes
de rapports enseignant-enseigné et de casser le carcan de la relation
canonique. Vers la fin, ayant pris conscience des limites des expériences
novatrices je suis revenu assez sagement à un rapport plus traditionnel.
D. H. – Vous rétablissiez une distance entre vos étudiants et vous-
même ?
S. L. – Une distance, oui. Mais sans arrogance et sans chercher à
abuser du pouvoir inéluctable que peut avoir le maître, le « sujet supposé
savoir » comme disait Lacan, sur l’enseigné. Le maître se prend au
sérieux, il y croit, il sait qu’il est dans une position hiérarchique
dominante, mais il n’est pas pour autant dans la logique du « tout
puissant » car il a conscience d’être lui aussi un apprenant.
D. H. – Aviez-vous des discussions sur ce thème avec vos collègues ?
S. L. – À Lille durant ces années qui ont suivi mai 1968, je n’étais pas
le seul à chercher des formules nouvelles. J’ai enseigné plusieurs années
en heures supplémentaires à Paris VIII – c’était encore Vincennes à
l’époque – où il était hors de question de faire un cours traditionnel.
L’enseignant était « à l’écoute des enseignés » et cela donnait lieu parfois
à des dérives. L’idée de penser que c’est l’étudiant qui doit faire la loi
dans l’amphithéâtre n’a aucun sens et à Vincennes, certains cours se
transformaient en discussions de Café du Commerce. Au bout d’un
certain temps cela n’intéressait plus personne.
D. H. – Votre cours d’épistémologie dispensé à l’Université de Lille
dans les années 1970 était centré sur la critique de l’Économie. Pour
mieux fustiger l’ensemble du discours économique, vous vous appuyiez
sur la psychanalyse ou l’anthropologie, mais chacune des disciplines
convoquées pour la circonstance suscitait de votre part d’assez fréquents
commentaires critiques. Par exemple, l’Économie politique « classique »
était remise en cause par le marxisme, dont vous signaliez rapidement le
penchant pervers pour l’économisme en établissant alors une distinction
entre le « jeune Marx » et le « vieux Marx »… Cette remise en cause
permanente fabriquait au final un discours cohérent et roboratif.
Pensez-vous être doté de quelque prédisposition psychologique
favorable à l’exercice de la critique, ou bien considérez-vous que c’est
exclusivement sur votre travail intellectuel, votre réflexion
philosophique, qu’échoit la responsabilité du cheminement libertaire dont
découle cet exercice fécond de la pensée critique ?
S. L. – Il est ici difficile de faire la part entre ce qui relève de ma
personnalité et de mon parcours intellectuel. En fait, un de mes livres –
qui n’a pas connu d’ailleurs un très grand succès –, Le Procès de la
science sociale2, fut pour moi une étape importante. Il constitue en
quelque sorte mon discours sur la méthode.
La psychanalyse nous apprend, selon la formule de Lacan, que « le
réel c’est l’impossible ». On n’accède pas directement au réel, on accède
aux symptômes. C’est leur analyse qui permet de démasquer quelque
chose de la réalité. Cela rejoint la conception de la théorie critique de
l’École de Francfort pour laquelle la connaissance du réel s’obtient par la
critique de l’idéologie. L’idéologie fait toujours écran entre nous et
l’accès au réel. Les hommes fabriquent, des « discours justificatifs » –
comme disait Pareto –, des dérivations qui sont le résultat de leur réalité
mais qui en même temps la masquent. Je crois que c’est par la critique du
discours de justification qu’on y accède, que cette critique produit le
dévoilement du réel. C’est ce que j’ai tenté de systématiser à travers Le
procès de la science sociale en jouant sur le mot « procès », à la fois
remise en question et processus.
Le discours de l’Économie politique, c’est le discours de l’idéologie
dominante de la bourgeoisie. Il révèle quelque chose du capitalisme mais
en même temps il le masque. Sa critique n’est pas simplement une
critique logique, comme celle tentée par Marx. La psychanalyse et
l’anthropologie constituent une dimension extrêmement importante de ce
dévoilement et permettent de ne pas retomber – ainsi que le fit Marx –,
dans le piège de ce qui avait été dénoncé.
D. H. – Mais vous êtes d’une nature méfiante, vous n’êtes pas prêt à
tout accepter sans réagir !
S. L. – Oui ! J’ai toujours été un peu sceptique et à une certaine époque
de ma jeunesse j’ai même cultivé ce penchant de façon systématique.
Mais je pense que c’est quelque chose d’assez courant.
D. H. – Certains experts scientifiques font un travail précieux en
révélant, notamment, l’influence de la dégradation de l’environnement
sur notre santé. Mais bien souvent, ils ne replacent pas cette
problématique au sein d’un espace économique et social déterminé : tout
se passe comme s’ils renonçaient en partie à la critique.
S. L. – C’est probablement en raison de l’excessive spécialisation
scientifique d’un chercheur qui s’interdit d’avoir une vision globale pour
se concentrer sur un domaine précis. Les scientifiques sont souvent
comme cela, ils ne veulent pas voir ce qui se passe à côté. Cela n’est pas
vraiment le cas en Sciences sociales, pour s’en convaincre il suffit de
songer au concept central de fait social total développé par Marcel
Mauss. En revanche, chez les économistes la spécialisation est une
pratique d’auto-aveuglement qui soustrait le chercheur à la mise en
lumière des interdépendances.
D. H. – J’aimerais revenir sur une question importante mais
embarrassante que vous avez abordée au cours de l’entretien avec
Daniele Pepino.
Sur des thèmes tels que la sortie de l’euro, la relocalisation, la défense
de l’activité paysanne, le retour à une certaine forme de protectionnisme
– des thèmes auxquels une gauche antilibérale, anti-productiviste et
anticapitaliste pourrait raisonnablement se rallier – ; ce sont des forces
politiques xénophobes, conservatrices et réactionnaires d’extrême droite
qui développent des points de vue convergents aux vôtres. Elles les ont
même inscrits dans leurs programmes. Certes, il y a de leur part
beaucoup d’opportunisme et leur point de mire relève de la construction
d’une stratégie exclusivement politicienne et électoraliste… Mais,
comme le dit pour la circonstance, Frédéric Lordon : « À force de nous
faire piquer nos idées par le Front National, nous allons nous retrouver à
poil ! »
Comment les objecteurs de croissance doivent-ils s’y prendre afin
d’éviter la confusion et le discrédit ? Une certaine pédagogie n’est-elle
pas indispensable pour permettre de distinguer, par exemple, le
souverainisme des nations (et de leurs dirigeants) de la souveraineté du
peuple ? Ou encore la monnaie commune ne serait-elle pas préférable, au
nom de cette souveraineté, à la monnaie unique ?
S. L. – La réflexion de Frédéric Lordon est amusante et révélatrice.
Oui ! lui se retrouvera à poil. Mais nous, non ! Le problème vient du fait
que le programme de ces néo-keynésiens est repris par le Front national.
Mais le nôtre exprime surtout le refus de la croissance et, par conséquent,
il va beaucoup plus loin : ce que nous proposons c’est un changement de
paradigme.
Il y a bien sûr des récupérations et on peut le comprendre puisqu’en
fait cela constitue en quelque sorte une réponse à des aspirations réelles :
il faut sortir du chômage ! Mais on n’en sortira pas avec les recettes néo-
classiques ou keynésiennes. Il faut opérer une rupture. Il ne s’agit pas de
faire repartir la machine croissance-emploi mais – disons-le – de
favoriser une économie plus ou moins stationnaire qui soit à même de
déconnecter la création de l’emploi de la croissance du PIB.
Nous avons toujours dit que notre objectif n’était pas de se
réapproprier un État tel qu’il est : nationaliste, fermé ; mais de s’engager
sur la voie de l’autogouvernement. Or cela n’est absolument pas
l’objectif du Front National !
Par ailleurs, nous pouvons être favorables à la reconquête du marché
intérieur mais pas pour favoriser un repli nationaliste – extrêmement
dangereux. Au contraire, il s’agit pour nous de mener à bien la
destruction de la conception de l’État-nation comme refuge exclusif de
l’identité.
De la même façon, la réappropriation de la monnaie n’a pas pour
finalité le retour à une monnaie nationale d’État dépendante d’une
banque centrale. Si nous souhaitons cette réappropriation, c’est en
considérant la monnaie comme le bien commun du peuple qui doit en
contrôler la création et l’utilisation. Cette réappropriation pose, certes,
d’énormes problèmes : ne serait-ce que celui du rapport entre les
générations. En tant que réserve des valeurs, la monnaie c’est ce qui
permet aux anciens de survivre grâce aux cotisations sociales des jeunes.
On voit bien que ce sont des enjeux qui ne doivent pas être résolus par
des mécanismes financiers mais par une délibération démocratique.
D. H. – Je pense que la réappropriation de la monnaie ne doit pas se
traduire par la rupture des liens culturels avec nos voisins européens.
Quitter l’euro ce n’est pas quitter l’Europe !
S. L. – Absolument ! Nous rejetons cette Europe économique et
monétaire, mais nous rejetons aussi la « France franchouillarde ». On
retourne aux régions, mais pas pour en faire des États-nations à échelle
réduite : ce serait reproduire en pire les défauts du nationalisme – ce que,
malheureusement, font nos amis basques et catalans. En pire, parce que
le nationalisme de ces micro-États n’aurait pas la force de résister aux
multinationales. Cela ne résout pas du tout le problème de la destruction
de l’État ! Il convient donc de sortir du paradigme d’un appareil d’État et
d’essayer de se réapproprier l’autogouvernement car, d’une certaine
façon, celui-ci n’a pas de limites.
Bien entendu, la démocratie est locale et elle est aussi sans frontière, il
n’y a aucune raison de dresser des barrières identitaires à la frontière de
la Bretagne, à la frontière de la France, à la frontière de l’Allemagne, ni
même à la frontière de l’Europe. Il y a une identité culturelle européenne,
comme il y a une identité culturelle française ou bretonne, il faut
concevoir un fonctionnement en osmose. En revanche, s’il y a une chose
qu’il ne faut surtout pas abolir, c’est la frontière monétaire ; au contraire,
il faut la multiplier. Les monnaies locales sont indispensables. Une
monnaie européenne balaie la diversité des lois sociales,
environnementales et culturelles ; elle détruit les spécificités. Or nous en
avons besoin car c’est ce qui permet la communication et
l’enrichissement. L’uniformisation évacue toute forme de dialogue.
C’était la dernière chose à faire que de vouloir réaliser une monnaie
unique. On peut utiliser des monnaies de compte communes pour faciliter
les échanges, mais cette monnaie unique, c’est le renard libre dans le
libre poulailler, c’est la mise en concurrence généralisée !
D. H. – Vous critiquez bien volontiers les économistes et leur discours
centré sur le nécessaire retour de la croissance par tous les moyens,
même celui qui consiste à appuyer simultanément sur la pédale de frein
et sur celle de l’accélérateur afin de provoquer une rilance ! Dépêchons-
nous d’en rire ! Pourtant il me semble que certains de ces économistes,
comme Frédéric Lordon et Bernard Marris, trouvent grâce à vos yeux.
Vous les rejoignez sur un certain nombre d’analyses, et cela, bien qu’ils
n’accordent que peu de place à l’écologie.
Dans le cadre du chantier – et ce n’est pas un des moindres – qui
attend tous les objecteurs de croissance : celui de convaincre les
économistes de déséconomiser leurs discours et de renoncer à leur
catéchisme ; de quels arguments décisifs pourriez-vous faire usage pour
amener les économistes, (probablement les moins fanatisés de tous) à
cheminer sur la voie de la décroissance ? Ou pensez-vous que la bataille
soit perdue d’avance ?
S. L. – Je dis toujours qu’une bataille n’est jamais perdue avant d’avoir
été menée. Les économistes dont vous parlez, Frédéric Lordon et Bernard
Maris, je les considère comme les meilleurs, les plus ouverts. Ils n’en
restent pas moins dans l’économie. Qu’est-ce que ça veut dire « rester
dans l’économie » ? L’économie est incontestablement un savoir, mais
elle est avant tout une religion. Elle est basée sur la foi, et contre la foi
même les arguments les plus rationnels restent sans poids.
Je suis en discussion avec un jeune économiste – très bien par
ailleurs –, Arnaud Diemer, qui est à Clermont Ferrand et participe en tant
que rédacteur en chef à une petite revue sur le développement durable3. Il
est d’accord avec tout ce que je raconte sur la décroissance mais il reste
viscéralement lié au développement durable, il n’y voit pas la moindre
contradiction. Lorsque nous échangeons nos arguments, ils glissent sur la
cuirasse des croyances parce qu’il y a la foi. Dans ces conditions, ce ne
sont pas les arguments qui peuvent changer l’imaginaire, le décoloniser ;
c’est le choc de la vie et de l’expérience qui facilite les choses. Il est
pourtant important de les développer car lorsque ce choc se produit (s’il
se produit), les arguments qui n’avaient eu jusque-là aucune prise,
réapparaissent. J’ai moi-même connu cette perte de la foi, quand le déclic
se produit c’est lumineux, on se dit : « Mais comment se fait-il que je ne
le voyais pas ! »
D. H. – Ce déverrouillage s’est-il produit brutalement ou de manière
progressive ?
S. L. – Pour moi, le déclic eut lieu au Laos. Malheureusement, notre
tradition occidentale ne nous aide pas beaucoup dans cette prise de
conscience. Depuis Descartes, on voit le sujet comme une espèce de bloc
monolithique, alors qu’en fait nous sommes tous plus ou moins
schizophrènes. Nous menons plusieurs vies parallèles – tout au moins
dans nos têtes – et c’est d’ailleurs cela qui permet les révolutions.
Qu’est-ce que la révolution ? C’est le moment où se produit un
basculement. Comment se fait-il, par exemple, que 80 % d’un peuple qui
acceptait une chose la veille, le lendemain la refuse ? Parce que c’était
déjà là, d’une certaine façon. C’était présent dans l’hémisphère gauche
du cerveau mais l’hémisphère droit prédominait. Subitement, c’est
l’hémisphère gauche qui l’emporte sur l’hémisphère droit.
Le travail que nous faisons, nous les objecteurs de croissance, est de
préparer le moment de ce déclic afin que tous basculent dans le bon sens,
que les gens trouvent finalement que le vieux logiciel ne fonctionne plus
et qu’ils aient ainsi à leur disposition un autre logiciel dont l’usage leur
paraîtra alors évident.
J’entretiens depuis trente ans un dialogue difficile avec mon ami Alain
Caillé qui était totalement allergique aux problèmes écologiques. Et puis
subitement, voici un an ou deux, au moment où nous nous sommes
retrouvés à Tokyo à l’occasion d’un colloque sur la convivialité, il a
basculé ! Il me l’a avoué par après : « Tu as dû souffrir durant toutes ces
années de mon incompréhension et de mon hostilité face à tes
positions. »
D. H. – Lorsque vous analysez l’attitude de vos contemporains, vous
ne manquez jamais l’occasion de vous y inclure. Vous direz, par
exemple : « NOS imaginaires ont été colonisés par la publicité » ou « Il
NOUS faut sortir de l’économie ». J’en déduis la grande difficulté
d’échapper aux contradictions imposées par ce que vous appelez la
mégamachine. Vous évitez ainsi – contrairement à certains acteurs de la
décroissance –, la stigmatisation de l’individu, du consommateur. J’ai
souvent observé dans vos écrits, une bienveillance, voire une certaine
courtoisie, à l’égard de ceux qui vous lisent. Cela, alors que votre
discours est le plus souvent radical et qu’il appelle des changements
profonds de la pensée et de l’action, pour ne pas dire la « révolution »
que nous venons d’évoquer. Cette bienveillance est-elle stratégique ou
relève-t-elle d’un naturel tolérant ?
S. L. – Probablement les deux ! Je ne pense pas avoir un naturel très
tolérant, je le suis devenu un peu, plus par raison que par nature. Je crois
que je développais des propensions au dogmatisme, au sectarisme, dans
ma jeunesse. On ne naît pas tolérant, on le devient. Je crois que
l’intolérance est une maladie infantile. Il est vrai que beaucoup de nos
contemporains sont restés des enfants !
En revanche, je suis très conscient qu’on ne peut pas s’exclure de ce
que l’on analyse. Je ne dispose pas d’un privilège particulier me
permettant d’échapper à la colonisation de l’imaginaire. Nous sommes
tous embarqués dans le même Titanic. Simplement, par expérience, par le
jeu du hasard, par la position qu’on occupe, on peut voir certaines choses
que d’autres ne voient pas et réciproquement d’autres peuvent voir ce qui
nous est invisible. Là encore, j’ai une approche très influencée par la
psychanalyse et je pense que la décolonisation de l’imaginaire est proche
de la cure psychanalytique. Or, celle-ci ne peut être que collective. Il
n’existe pas de sauveur qui parviendrait à traiter les autres, ce n’est
qu’ensemble que l’on peut essayer d’évoluer.
On a toujours tendance à considérer l’adversaire comme un ennemi.
Respecter l’adversaire implique donc qu’on présume qu’il est de bonne
foi. Bien entendu, nous savons qu’il y a des gens de mauvaise foi, mais il
faut faire crédit, a priori, à celui qui n’est pas d’accord avec vous. Car
sans cela, il n’y a pas de dialogue possible. Il faut essayer de l’écouter et
chercher à le dessiller. Mais lui aussi peut vouloir vous dessiller.
Je prendrais un exemple qui m’a beaucoup frappé. J’avais rédigé pour
Politis un petit article sur le « Travailler plus pour gagner plus » en
disant, notamment, que tous les économistes auraient dû descendre dans
la rue pour dénoncer l’absurdité du slogan puisqu’il était totalement
contraire à la loi sacrée de l’offre et de la demande. Si on travaille plus,
on ne peut que gagner moins en terme de macroéconomie. Il se trouve
qu’à l’époque j’étais de passage dans mon ancienne faculté où j’avais fait
photocopier l’article. Comme je partageais un bureau avec une collègue
très néo-classique, très orthodoxe – avec qui, par ailleurs, j’entretiens de
bons rapports – je le lui ai passé. Comme elle est de bonne foi, elle a eu
cette réaction extraordinaire : « Mais tu as raison, je n’y avais jamais
pensé ! » Cela signifie qu’une évidence n’est pas toujours perçue. Les
économistes voient très bien que des hauts salaires empêchent
l’investissement des entreprises. De même, ils voient très bien que la loi
de l’offre et de la demande est parfaite quand il s’agit d’expliquer la
baisse du salaire des ouvriers car – selon eux – l’économie perd de sa
compétitivité. Mais quand il n’y a pas suffisamment de travail et qu’il
conviendrait d’augmenter les salaires, alors là ça ne passe pas !
D’ailleurs, on peut reprendre l’exemple historique de la peste noire du
e
xiv siècle qui occasionna la disparition d’un tiers de la population
européenne. Le salaire des travailleurs montait très fort car ils étaient peu
nombreux. Alors les gouvernements ont pris des mesures pour bloquer la
progression des salaires et donc interdire aux employeurs de faire de la
surenchère afin de ne pas payer plus cher les salariés. La hausse du coût
du travail était jugée insupportable. On voit bien ici que l’économie n’est
pas neutre puisque l’ouvrier et l’employeur ne subissent pas le même
traitement. Elle est pleine de compréhension à l’égard du point de vue de
l’entrepreneur, en revanche elle est totalement aveugle sur la condition du
salarié.
D. H. – Est-ce que le contact d’intellectuels de cultures différentes n’a
pas favorisé, chez vous, l’éclosion d’une certaine sagesse, d’une vraie
tolérance ?
S. L. – C’est sûr que le fait d’avoir commencé ma carrière en Afrique
et de l’avoir poursuivie au Laos a été déterminant pour moi. Je suis parti
au Zaïre avec un logiciel productiviste pur et dur et j’ai été confronté
violemment à une réalité qui ne lui correspondait pas. Comme en même
temps j’avais une curiosité intellectuelle au sujet de la psychanalyse et de
l’anthropologie, j’ai eu à ma disposition, quand le déclic s’est produit, un
système alternatif d’interprétation. Quand nous n’avons pas d’alternative,
nous avons bien souvent peur du vide. Nous ne sommes pas satisfaits de
notre interprétation du monde, mais nous nous y accrochons d’autant plus
que la peur du vide est terrible. Aujourd’hui, des gens influents sont
conscients que nous allons vers la catastrophe écologique. Mais comme
ils n’ont pas d’alternative, ils nous disent : « Allons-y, continuons ! » Il y
a une espèce de fatalisme à l’heure actuelle. Nous devons non seulement
nous battre contre ceux qui sont productivistes mais aussi contre ceux qui
ne le sont pas mais qui ne voient pas d’autres solutions.
D. H. : J’ai remarqué une ambivalence de certaines de vos analyses,
liée très probablement à la complexité de la réalité sociale. Par exemple,
vous souhaitez, dans l’état actuel des choses, soutenir et conforter l’État,
tout en espérant l’émergence de nouvelles initiatives favorables à son
dépassement et à son élimination. Il ne faut pas, affirmez-vous, renoncer
à la démocratie participative et pourtant, l’édification d’un contre-
pouvoir serait la bienvenue. La tradition ne doit pas être rejetée mais
modernisée. Il convient de combattre le pouvoir mais de ne pas le
prendre.
Raisonnez-vous ainsi par prudence, par rejet du manichéisme ? Et cette
démarche, ne vous conduit-elle pas à adopter, finalement, une méthode
dialectique propre à dépasser les contradictions apparentes ?
S. L. – Eh bien, la réponse est dans la question ! Il faut bien voir que la
tradition occidentale est fondamentalement basée sur la logique formelle
aristotélicienne qui pousse à une certaine forme de pensée manichéenne.
Je pense que la réalité est complexe, ainsi que vous le dites, et qu’en
particulier dans l’action concrète, nous devons tenir compte de cette
complexité. Les choses ne sont pas blanches ou noires, il faut ruser avec
la réalité.
L’exemple de l’État est tout à fait intéressant parce qu’on ne peut pas
être totalement contre. On ne peut pas à ce sujet, prendre ses désirs pour
des réalités : « il faut faire avec » ! À l’heure actuelle, nous avons un
ennemi redoutable qui est l’oligarchie mondiale et cet ennemi est
tellement puissant que le mal (l’État) qui peut nous en préserver est un
bien. Même si l’État-nation est condamné et condamnable, il est encore,
dans une certaine mesure, un rempart contre la privatisation totale et la
destruction de ce qui reste de l’État social. De ce point de vue-là, tout en
le combattant et en cherchant à le dépasser, il faut s’y appuyer. Il faut
avoir deux fers au feu et ne pas se rigidifier sur une position dogmatique.
Nous devons utiliser le mal pour en tirer du bien, c’est pour cela que la
position de contre-pouvoir est importante.
Ce qu’a apporté le mouvement amérindien en Amérique latine est une
révolution dans la révolution. Le 1er janvier 1994 les propos du
commandant Marcos furent : « Nous ne voulons pas prendre le pouvoir
car nous savons que si nous prenions le pouvoir, nous serions pris par lui.
Nous ne voulons pas prendre le pouvoir mais nous voulons que le
pouvoir nous écoute ou agisse dans un certain sens conformément à nos
intérêts. » Certes, on peut espérer que le pouvoir soit plus démocratique
et plus sensible aux revendications, mais même face à un pouvoir facho,
il ne faut pas renoncer. Ainsi en Bolivie, avec la guerre de l’eau en avril
2001, les manifestants ont fait pression sur le gouvernement pour annuler
le contrat de privatisation de l’eau.
On n’a jamais un pouvoir idéal, cela n’existe pas ! Regardons
l’autogouvernement. Une des seules expériences historiques dont on
dispose, c’est la fameuse Athènes du ve siècle avant J.-C. qui a toujours
fait rêver Castoriadis. Eh bien, ce n’était pas l’idéal ! Elle fonctionnait
tant bien que mal parce que Périclès avait plus ou moins confisqué le
pouvoir à son profit. Et puis ça a mal tourné.
D. H. – Mais l’exercice d’un contre-pouvoir n’est-il pas plus
jubilatoire que l’exercice du pouvoir ? Les gens de San Cristobal ne se
sont-ils pas retrouvés dans cette posture ?
S. L. – En vérité, les membres de l’armée zapatiste ont le pouvoir au
niveau local et ils sont dans une double posture parce que ce pouvoir
local est un contre-pouvoir face au pouvoir national et que localement
l’exercice du pouvoir est entier. L’autogouvernement implique que l’on
soit à la fois pouvoir et contre-pouvoir, de cette façon les gens qui
prennent des décisions sont dans le viseur de ceux qui les contrôlent. À
San Cristobal, ils s’appuient sur leur fameuse formule : « On commande
en obéissant ! »
Le pouvoir est toujours tenté par l’abus de pouvoir. Montesquieu
disait : « Tout pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt
absolument. » Le problème vient du fait que ceux qui sont au pouvoir se
prennent au sérieux. Ils s’approprient ce qui ne doit être qu’une fonction.
Au lieu d’exercer le pouvoir, ils le possèdent.
D. H. : Vous écrivez dans Le Pari de la décroissance ainsi que dans la
préface à Pluriversum – un livre récent rassemblant les principaux textes
de Raimon Panikkar – « Spécialiste du développement et de la
problématique de la diversité culturelle, j’ai très souvent été confronté à
des “curés” ou “ex-curés”, catholiques ou protestants, théologiens,
pasteurs4 ». Or, vous êtes un intellectuel athée, même si un confrère
italien vous présenta comme un « païen qui a la foi » !
Vous répondez à cela que, « peut-être, suis-je prédisposé pour
transmettre aux miens, sous une forme profane, des messages produits
dans d’autres chapelles. » En définitive, n’avez-vous pas recherché avant
tout chez Jacques Ellul, Gilbert Rist, Ivan Illich, Raimon Panikkar et bien
d’autres, une certaine sagesse, une pensée singulière et iconoclaste, une
grandeur d’âme voire une certaine spiritualité, laquelle désignerait ici ce
qui est opposé à la matérialité ?
S. L. – Franchement, je ne le pense pas. Mais je me trompe peut-être.
Ces personnes que vous citez, je les ai retrouvées très précisément
comme complices dans la critique du productivisme. Pourquoi cette
critique, qui est aussi la critique de l’idéologie du développement et de la
religion de l’économie, a-t-elle été faite justement par des curés ou ex-
curés ou ex-pasteurs (Gilbert Rist, par exemple, a fait des études de
pasteur) ? Eh bien, je pense que ce n’est pas tout à fait un hasard. Comme
le dit mon ami Michael Singleton : « J’étais missionnaire puis je suis
devenu expert en développement. En vérité, je n’ai pas changé de métier,
je suis resté missionnaire ! » Tous étaient donc sensibles à la dimension
religieuse et cela les amenait, avec leur logiciel, à voir dans le
développement et dans l’économie une idolâtrie. Ils ont transposé en
langage courant une critique théologique.
Ce n’était pas du tout mon cas et dans les débats que j’ai eus avec eux,
j’étais toujours un peu allergique à la dimension religieuse. De ce point
de vue-là, je me sens beaucoup plus proche de Castoriadis qui s’affichait
clairement athée. Ce dernier sent bien qu’il y a une singularité dans ce
qu’il appelle « l’affrontement avec le chaos », la béance de la condition
humaine ; et qu’il y a la nécessité de réenchanter le monde. Nous avons
donc besoin de ce que nous pourrions appeler une forme de spiritualité
laïque ou encore une transcendance immanente.
Je retrouve cet aspect des choses dans l’écologie profonde, même si le
terme, en France, est mal connoté. L’écologie profonde, c’est ce qui
s’oppose à l’environnementalisme superficiel. Ne jetons pas le bébé avec
l’eau du bain ! Dans l’Écosophie d’Arne Naess, il y a beaucoup de
choses dans lesquelles on peut se reconnaître. David Thoreau se
considérait également comme un laïc, bien qu’étant issu d’un mouvement
de tradition protestante. Il y a chez toutes ces personnes une forme de
spiritualité laïque qui rejoint l’hypothèse Gaïa de James Lovelock. Le
cosmos n’est pas une divinité mais quelque chose qui nous dépasse, nous
en faisons partie, nous ne sommes pas extérieurs à tout cela et il nous faut
envisager un changement d’attitude par rapport au désenchantement du
monde, à l’instrumentalisation de la nature qui est une trahison d’une
sorte d’alliance entre nous et les autres espèces vivantes.
Au point de départ, il y a pour ces gens passés par la théologie, un
refus d’accepter la matérialité qui est accompagnée, évidemment, d’une
tendance à transformer cette spiritualité en religion. Et je suis tout à fait
hostile à ce dernier point.
Le dialogue avec l’ensemble de ces interlocuteurs fut très important
pour moi. Nous sommes partis de deux points opposés. Imprégné de
matérialisme historique et dialectique, j’en suis venu à découvrir la
nécessité d’une dimension spirituelle non religieuse. Eux sont partis de la
religion pour finalement concevoir que la spiritualité n’était pas
forcément dans la religion5.

1 Alexander Sutherland Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspero, 1971.


2 Serge Latouche, Le Procès de la science sociale. Introduction à une théorie critique de la
connaissance, Paris, Anthropos, 1984.
3 Revue francophone du développement durable, Université Blaise Pascal, Clermont
Ferrand.
4 Raimon Panikkar, Pluriversum. Pour une démocratie des cultures, op. cit.
5 Il me reste à remercier tout particulièrement mes compagnons de ce voyage dans le temps
et dans la pensée, Daniele, Didier, Livio, Martin et Thierry, tout en assumant totalement la
responsabilité des errances.
Les auteurs

Didier Harpagès,
professeur retraité de Sciences économiques et sociales, apporte
désormais sa libre contribution à la diffusion des idées relatives à
l’objection de croissance. Il est l’auteur, en compagnie de Serge Latouche
dont il fut l’étudiant à Lille, de Le temps de la décroissance (Éditions Le
bord de l’eau, 2012) et Questions sur la croissance, Mythes & perversités
(Éditions Sang de la Terre, 2012).

Thierry Paquot,
philosophe de l’urbain, professeur des universités en délégation à
l’ISCC (CNRS), a été le directeur littéraire des éditions La Découverte,
Quai Voltaire, Descartes & Cie, avant d’être éditeur de la revue
« Urbanisme » (1994-2012) et producteur à France Culture (1996-2012).
Il est membre de nombreux comités de rédaction : Books, Hermès,
Diversité, Scape (Pays-Bas), Localities (Corée du sud), Urban (Italie),
etc. Il collabore régulièrement à L’An 02 et L’Écologiste et vient de
fonder L’Esprit des villes. Il a publié de nombreux ouvrages, dont L’Art
de la sieste (Zulma, 1998), Éloge du luxe. De l’utilité de l’inutile
(Marabout, 2007), Petit Manifeste pour une écologie existentielle
(Bourin, 2007), Introduction à Ivan Illich (La Découverte, 2012) et
Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2015). Il est
le président de l’association Image de Ville qui organise chaque année à
Aix-en-Provence deux festivals de film (l’un sur les villes, l’autre sur
l’environnement). Il préside également le Conseil d’orientation du
Learning center « ville durable » à Dunkerque.
Daniele Pepino,
né à Turin en 1976, vit dans le val de Susa et collabore aux éditions du
groupe Abele. Il a coordonné le livre Delta in rivolta. Pirateria e
guerriglia contro le multinazionali del petrolio in Nigeria (Centro di
documentazione Porfido, 2009).
Mille et une nuits propose des chefs-d’œuvre pour le temps
d’une attente, d’un voyage, d’une insomnie…
Les Petits Libres (extrait du catalogue) 82. Serge Latouche, L’Âge
des limites. 83. Olivier Clodong, Politiques : le cumul des mandales.
84. Philippe Murer, La Transition énergétique. 85. Olivier Besancenot
et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires.

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