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Préface
I. Errances
1. La crise
2. La monnaie
3. La politique
4. Les scénarios
5. Le bonheur
6. Résilience
7. Quel sujet ?
8. Le rôle de la tradition
II. Itinéraire
14.
Les auteurs
Les Petits Libres
no 87
Inédit
www.franceculture.fr
Thierry Paquot
Mai 2014.
1 Urbanisme, no 346, janvier-février 2006, repris dans Conversations sur la ville et l’urbain,
Infolio, 2008, p. 452 et suivantes.
PREMIÈRE PARTIE
ERRANCES
1.
La crise
Daniele Pepino – Je partirai d’une de vos affirmations récurrentes sur
la situation actuelle : « Il n’y a rien de pire qu’une société de croissance
sans croissance. » N’est-ce pas justement ce que nous sommes en train de
commencer à vivre aujourd’hui, avec la diffusion et l’aggravation
continue de ce qu’on appelle la crise économique ?
S. L. – La situation est celle-là. Nous vivons dans une société de
croissance sans croissance. On s’entend parfois dire : « Ah, la voilà la
décroissance ! », mais il n’en est rien : la décroissance comme je
l’entends est un projet pour sortir de la société actuelle et de ses
distorsions, tandis que ce que nous vivons est la crise d’une société qui
voudrait continuer à croître mais ne réussit plus à le faire. Il s’agit donc
de quelque chose de profondément différent et de terrible : la crise
entraîne une austérité forcée, un chômage qui atteint des niveaux
incroyables, un déficit des finances publiques très grave et, par
conséquence, l’épuisement des ressources, pour financer ce qui garantit
un minimum de qualité de vie dans une société capitaliste, à savoir la
santé, la culture, l’éducation, etc.
Notre position – je veux dire la mienne et celle des partisans de la
décroissance – est au contraire qu’il est nécessaire de sortir de la société
de croissance en concevant un projet alternatif : une « société de
décroissance », que nous pouvons aussi définir d’un expression plus
positive, avec l’économiste anglais Tim Jackson : une société de
« prospérité sans croissance1 ».
D. P. – À propos de la « crise », quel jugement portez-vous sur celle
que nous connaissons actuellement ? S’agit-il vraiment d’une crise
financière, comme on le dit souvent, ou bien de quelque chose de plus
profond ? En d’autres termes, s’agit-il d’une crise systémique ou tout
simplement d’une de ces crises périodiques, classique dans l’histoire du
capitalisme, même si elle est particulièrement traumatisante ? Une phase
de restructuration du capital ?
S. L. – À l’origine de la situation actuelle, il y a plusieurs crises. Nous
nous trouvons en face d’un ensemble de causes concomitantes. Avant
tout – enfin pas à proprement parler à l’origine, ce qui nous entraînerait
trop loin, il y a la crise dite des subprimes, qui débute en août 2007. C’est
une phase très intéressante, parce que les responsables politiques ont
alors déclaré : « Ce n’est qu’une crise financière, qui ne concerne que les
Américains ! » Je me rappelle très bien comment Berlusconi et Sarkozy
répétaient : « Nous, les Européens, ne nous sommes pas endettés
inconsidérément comme les Américains, nous n’aurons donc pas ce
genre de problèmes. D’ailleurs, ajoutaient-ils, il s’agit de quelque chose
qui ne va pas durer. » Et cela, alors même que quelques mois auparavant,
les deux mêmes chefs d’État, à la suite des gourous de l’économie
mondiale, clamaient haut et fort : « Vous les Européens, vous êtes bien
trop peureux et prudents. Vous ne vous endettez pas comme les
Américains ou comme les Espagnols [qui s’étaient lancés dans une
spéculation immobilière effrénée], alors que c’est ça, le modèle
gagnant ! »
Et puis vint le 15 septembre 2008 : la faillite de banque Lehman
Brothers. La crise financière s’est alors dévoilée, elle a affiché ce qu’elle
était vraiment, à savoir un phénomène économique mondial et pas
seulement financier, qui loin de se résoudre rapidement a bientôt
débouché sur la crise des dettes souveraines européennes dont on ne va
pas sortir si facilement. Nous ne sommes pas du tout dans une crise
périodique bénigne.
Nous vivons en fait – et nous le savons au moins depuis 1972, depuis
la publication du premier rapport du Club de Rome – une crise
écologique qui se révèle chaque jour plus grave et plus dramatique2. À
cela s’ajoutent une crise culturelle, au moins depuis Mai-1968, et une
crise sociale avec le triomphe de la mondialisation et de la contre-
révolution néolibérale. Finalement, nous sommes en quelque sorte arrivés
à l’« heure de la vérité », au tournant historique : nous sommes face à une
vraie « crise de civilisation ». La crise de la civilisation occidentale de
laquelle surgira soit une révolution au sens propre, c’est-à-dire un
changement total, agissant aussi sur le plan culturel, ce que j’appelle la
« révolution de la décroissance » ou encore l’« éco-socialisme », soit
carrément la barbarie. Pour l’instant, je crois que nous sommes plutôt
bien engagés sur la voie de la barbarie.
D. P. – Vous avez souvent souligné le lien entre la crise de notre
modèle et les vicissitudes de la production de pétrole, condamnée au
déclin. En quoi le fait que nous avons atteint, et même dépassé, ce qu’on
appelle le Pic pétrolier a-t-il une incidence sur les actuels
bouleversements que nous connaissons ? S’agit-il du commencement de
la fin de l’ère des hydrocarbures, avec tout ce que cela implique sur notre
mode de vie (agriculture industrielle, mégalopoles, etc.) ? La fin du
pétrole entraînera-t-elle mécaniquement la fin de la société de
croissance ? Est-il possible d’imaginer une société de croissance fondée
sur l’utilisation d’autres formes d’énergie ? Je pense au nucléaire ou au
solaire…
S. L. – Le pétrole a été une providence pour la société capitaliste et la
religion libérale. Quand le libéralisme est né, disons avec Adam Smith en
17763, ce dernier affirma qu’en donnant libre cours aux passions et tout
particulièrement à l’avidité, en laissant chacun poursuivre son propre
intérêt, égoïste, privé, cela engendrerait la richesse publique. C’était faux.
C’était un mensonge, une escroquerie. Il est certain que le déploiement
des intérêts individuels a produit l’enrichissement de la bourgeoisie
anglaise, mais dans le même temps il a entraîné, en Angleterre d’abord,
une insupportable misère pour les paysans et les artisans transformés en
prolétaires au début de la Révolution industrielle. Il suffit de relire
Dickens pour avoir une description de ce qu’a été la terrible misère de ce
siècle. Puis les conceptions économiques libérales ont provoqué la ruine
de toute la population indienne, tandis que la Couronne britannique
annexait à son empire et colonisait le sous-continent indien. L’Inde qui
était jusque là, et encore au xviie siècle, le pays le plus beau et le plus
riche du monde, a été complètement détruite.
Et puis, miracle !, vers 1850, le système s’est transformé en un
système thermo-industriel, c’est-à-dire une économie reposant désormais
sur l’utilisation des machines à feu : ça a d’abord été la machine à vapeur
avec le charbon, puis le moteur à explosion avec le pétrole, décuplant la
puissance des machines de manière fantastique. Il suffit de trente litres de
pétrole dans un moteur et c’est comme si vous y mettiez le travail à plein
temps d’un ouvrier pendant trois ans ! C’est un saut quantitatif
incroyable. Le génie humain avait déjà inventé depuis des siècles des
automates, capables d’effectuer de lourdes tâches, mais ce qui manquait
était l’énergie pour les mettre en mouvement, une énergie capable de
surpasser les limites de la force humaine ou animale (et accessoirement
celle provenant de l’utilisation des cours d’eau et du vent). Avec cette
nouvelle source de puissance, la production a tellement crû que les
ouvriers ont pu – et ont même dû – consommer plus. C’est ainsi que, peu
à peu, la condition de la classe laborieuse s’est améliorée, du moins en ce
qui concerne la consommation.
Toutefois, tous les dix ans environ, éclatait une crise de surproduction
ou de sous-consommation du fait de la mévente de toutes les
marchandises produites. Ce problème des crises périodiques s’est
poursuivi pendant encore à peu près un siècle. C’est alors qu’on a trouvé
la solution miracle : la « société de consommation ».
Avec le fordisme, le système capitaliste a réalisé le songe initial
d’Adam Smith : les salaires des ouvriers ont augmenté suffisamment
pour leur permettre de s’acheter des voitures, des frigidaires, tous biens
de consommation qui ont ensuite caractérisé cette période bénie qu’on
appelle en France les « Trente Glorieuses » et en Italie le « Miracle
industriel » ou trentennio d’oro.
Désormais, tout cela est terminé. « La fête est finie », pour reprendre le
titre du beau livre de Richard Heinberg4. La crise actuelle arrive en
même temps que la fin du pétrole ou, plus exactement, la fin du pétrole
bon marché. Si bien qu’aussitôt que se produit une légère reprise,
immédiatement le prix du pétrole monte au zénith et ne redescend jamais
plus à son niveau antérieur. Si nous connaissions des taux de croissance
comme ceux de la Chine, de dix pour cent l’an, le pétrole monterait à
400 euros le baril !
Le système tente de se sauver, de prolonger son agonie à travers la
recherche de nouvelles sources d’énergie : celles que j’appelle les
« énergies du désespoir », comme le nucléaire, le gaz de schiste ou les
hydrocarbures extraits des sables bitumineux. Cela, parce que les
énergies renouvelables comme le solaire, l’éolien ou la géothermie sont
utiles, mais ne sont pas miraculeuses. Elles ne peuvent pas alimenter une
croissance effrénée comme celle que l’on a connue pendant l’ère des
hydrocarbures. C’est pour cela que nous sommes, en un certain sens,
« condamnés » à la frugalité.
Nous avons entièrement bâti une civilisation sur les dépôts exhumés
du Carbonifère. Notre époque pourra être appelée plus tard l’« âge du
carbone ». Le Pic pétrolier a été atteint en 2006, année où 70 millions de
barils par jour ont été produits. Toutefois, ce qu’on peut appeler, à la suite
de Jeremy Rifkin, le « pic mondial du pétrole par habitant » remonte à
1979, année où débute, à peu près, la crise de la société de croissance. La
raison en est que la population mondiale a augmenté plus vite que les
découvertes de gisements et leur mise en exploitation.
Imaginer opérer un grand tournant vers des combustibles plus
polluants ou plus dangereux pour éviter la clôture de l’ère de l’énergie
fossile, relève de l’inconscience. Le nucléaire, pour sa part, est non
maîtrisé à la fois dans sa technique et dans ses coûts, et il n’offre de
toutes les façons que des perspectives très limitées : les gisements
d’uranium ne sont pas inépuisables. Quant à l’exploitation des gaz de
schiste, des sables bitumineux ou encore des mines de charbon, la hausse
spectaculaire de la température moyenne de la Terre qui en résulterait
risquerait de sceller définitivement notre destin. Enfin, le recours à un
développement de l’énergie de la biomasse par les biocarburants se
heurte à la double barrière d’un bilan énergétique faible, voire négatif, et
à la nécessité de ne pas soustraire trop de surfaces à la production
alimentaire avec laquelle celle des biocarburants entre en concurrence.
En ce qui concerne la troisième révolution industrielle préconisée par
Jeremy Rifkin, celui-ci la voit fondée sur le développement des énergies
renouvelables mises en réseaux intelligents et décentralisés, elle sauverait
à la fois le capitalisme, l’oligarchie mondiale, l’humanité, le climat et le
niveau de vie des Américains… Elle relève toutefois plus du rêve éveillé
que de l’utopie concrète5. Autant je peux partager son diagnostic sur la
crise écologique, autant je m’écarte de lui au niveau du projet. La
solution miracle qu’il propose s’appuie sur des recettes techniques qui
sont loin d’avoir fait leurs preuves.
D. P. – Dans l’un de vos livres les plus récents6, face aux risques de
défaut des États et à la situation désastreuse de la Grèce, de l’Irlande et
du Portugal, vous évoquez ce qui pourrait constituer des remèdes qui
nous engageraient immédiatement dans la direction d’une société de
décroissance. Aujourd’hui, avec l’extension du risque d’insolvabilité à
l’Espagne et à l’Italie, quel pourrait être le projet politique de « sortie de
secours » qui, dans l’urgence de la crise, nous emmènerait dans la
direction d’une décroissance vertueuse ? Dans cette perspective-là, est-ce
qu’un pays choisissant de sortir de l’Europe serait rattrapé par
« cauchemar catastrophique » contre lequel tous les gouvernements – de
droite et plus encore de gauche – mettent en garde leurs citoyens ?
S. L. – Le projet de la société de décroissance ou mieux d’abondance
frugale, ou encore de prospérité sans croissance, est un projet à long
terme. Pour cette raison, je le qualifie d’« utopique », dans le sens positif
du terme : il constitue un horizon de sens, un peu comme ce qu’a
représenté l’« utopie socialiste » pendant des décennies. Pour être réalisé,
il présuppose un changement radical des mentalités – sans parler du
changement, encore plus difficile, des pratiques. Ce projet n’est pas
réalisable du jour au lendemain. Or, nous devons trouver des solutions
valables pour aujourd’hui…
Les députés verts européens grecs m’ont invité à Bruxelles pour
présenter des solutions de ce type, prônées par les partisans de la
décroissance, pour sauver la Grèce et sortir de la catastrophe actuelle.
Répondre à de telles sollicitations n’est pas chose facile en soi, le défi
tient d’abord et avant tout au fait que les solutions des objecteurs de
croissance sont diamétralement opposées aux mesures tant préconisées et
imposées par la droite que par la gauche.
La droite européenne – à commencer par sa figure phare, Angela
Merkel – met l’accent sur les politiques d’austérité, tandis que la gauche
parie sur la relance de la croissance. Les deux positions ont été bien
synthétisées par l’ex-ministre française de l’Économie, aujourd’hui
directrice du Fonds monétaire internationale, Mme Christine Lagarde,
qui a inventé pour l’occasion un mot-valise construit sur la contraction de
« rigueur » et « relance » : la « rilance ». La rilance serait la solution.
Nous sommes là face à une double imposture. Les politiques d’austérité
sont des mesures absurdes, une forme de masochisme, d’autodestruction,
qui enfonce les économies européennes dans une spirale déflationniste
contre laquelle sont pourtant encore valables les arguments de la critique
keynésienne. Dans l’opposition à ces politiques d’austérité, nous pouvons
compter sur quelques alliés, surtout à l’extrême gauche, mais cette
opposition est presque toujours faite au nom de la croissance, dans une
conception typiquement néo-keynésienne, comme, par exemple, celle du
prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz.
Nous soutenons, au contraire, que la croissance aujourd’hui n’est plus
possible, ni d’ailleurs souhaitable. Notre planète ne peut plus supporter
encore de la croissance. Nous avons tout pollué : l’air, l’eau, la terre. En
outre, désormais, la croissance telle que nous l’avons connue dans les
dernières décennies ne crée même plus d’emploi. Pour créer des emplois
il faudrait un taux de croissance d’au moins 3 % par an, alors que nous ne
pouvons guère espérer plus de 2 %.
En Occident, et en particulier en Europe, nous avons connu, lors des
glorieuses années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, une vraie
croissance, je veux dire par là une croissance du produit intérieur brut,
avec une augmentation significative et généralisée du bien-être qui était
par certains côtés incontestable, même si elle a abouti à l’émergence d’un
nouveau type de vie, aliéné et ennuyeux, résumé par la fameuse
expression « métro-boulot-dodo7 », comme on disait en 1968,. Après ces
trente années est venue une croissance fictive, une croissance purement
statistique. Depuis la fin des années 1970, on peut dire de la société de
croissance ce que Jeremy Rifkin dit de la seconde révolution industrielle :
elle est « sous respiration artificielle ». Elle s’est en fait accompagnée
d’un appauvrissement relatif des classes populaires et même des classes
moyennes. Les gens gagnaient un peu plus, certes, mais ils devaient
dépenser toujours plus pour tenter de maintenir leur niveau de vie. Et cela
du fait que les coûts de la croissance – pollution, stress, maladies
(pensons, par exemple, à l’épidémie de cancers) et, par conséquent,
augmentation des dépenses de santé – étaient supérieurs à ses bénéfices.
De plus, chaque frémissement de cette croissance, même le plus faible,
s’est accompagné d’une forte spéculation : trente ans de spéculation
immobilière ont engendré un vrai désastre sur nos territoires et dans nos
vies. Statistiquement, la richesse a certes augmenté, puisque les prix des
immeubles (et celui des loyers qui vont avec) ont augmenté, mais
concrètement ces immeubles sont restés les mêmes. Il s’agit d’une forme
d’inflation des prix. La même chose s’est produite avec la Bourse : il
suffit de penser à ces constructions fantastiques et virtuelles, comme les
crédits Ninja8 aux États-Unis qui sont à l’origine de la crise dite des
subprimes. Si la création faramineuse de liquidités n’a pas engendré
jusqu’ici d’hyperinflation, c’est parce que ces liquidités ne portent pas
sur les biens de consommation, mais s’enterrent dans les institutions
financières pour continuer à s’accroître. Finalement, aujourd’hui les
factures des importations pétrolières sont une menace pour la reprise
économique. Aussitôt qu’apparaît une tendance à la reprise, le prix du
pétrole repart immédiatement à la hausse, de sorte que les coûts
deviennent insoutenables, et beaucoup d’entreprises s’écroulent ou
doivent en tout cas ralentir.
En conséquence de tout cela, la situation est aujourd’hui terrible. Nous
avons des millions et des millions de chômeurs. Toujours plus. Le
chômage est une tragédie. Mais il y a aussi autre chose, il suffit de penser
à ce qui arrive en Italie et en particulier en Vénétie, à tous ces petits
patrons qui se suicident parce qu’ils sont étranglés par les banques et ne
peuvent plus rembourser leurs dettes. Une tragédie terrible.
En face de tout cela, quelles sont nos propositions ? Notre projet
repose sur trois pieds. Premièrement, la relocalisation. Relocaliser, cela
signifie avant tout « démondialiser ». Ce qu’on appelle la mondialisation
n’est en fait qu’un jeu de massacre à l’échelle globale. Une compétition
dans laquelle tous les peuples s’autodétruisent les uns les autres. Il est
désormais évident que nous devons récupérer les activités productives
locales. En Italie, la tragédie est peut-être encore plus poignante parce
qu’on trouve sur place toutes les compétences, les savoir-faire et les
traditions (par exemple, dans l’industrie textile, mais aussi dans tous les
secteurs qui ont fait la renommée de la « troisième Italie ») et que, malgré
cela, il y a toujours plus de chômeurs. Relocaliser signifie récupérer
toutes ces activités et les réinstaller dans leurs territoires.
Deuxièmement, la restructuration et la reconversion écologique.
L’agriculture industrielle productiviste est un suicide collectif, source de
cancers, d’intoxications, d’épidémies, de pandémies animales, et ainsi de
suite. Nous devons avant tout reconvertir l’agriculture pour retrouver une
alimentation saine, avec une production saisonnière de qualité. Cela
présuppose de recréer des millions de paysans qui seront productifs et
efficaces sans être piégés par le productivisme : donc une agriculture sans
pesticide, sans OGM, etc. Un deuxième objectif est la reconversion du
secteur énergétique, avec l’abandon du nucléaire et le développement des
énergies renouvelables. Enfin, il faudra se battre contre les productions
parasites (comme la publicité) ou nuisible (comme les armements) dont il
faudra chercher à se libérer progressivement. Mais il sera aussi nécessaire
de repenser radicalement l’industrie automobile. En France, nous avons
l’exemple de Peugeot qui connaît une crise grave, mais qui a le potentiel
pour produire autre chose : des moyens de transports publics avant tout –
parce que, comme toutes les usines conçues pour produire des voitures,
ses usines pourraient fabriquer des autobus ou des tramways, mais aussi
des systèmes de cogénération, suivant la suggestion de Maurizio
Pallante9. Produire tout cela créerait des emplois sans entrer pour autant
dans la logique du produire toujours plus, mais au contraire, dans celle
d’une production destinée à satisfaire des besoins réels. Un autre aspect
de ce projet concerne la nécessité de réduire le gaspillage et de lutter
contre l’obsolescence programmée. Il ne s’agit pas de renoncer à la
machine à laver, mais de n’avoir pas à en changer tous les huit ans…
Même chose pour l’ordinateur : il faut imposer aux fabricants qu’ils
pratiquent une garantie d’au moins dix ans, ce qui aurait un impact positif
sur la réduction des déchets et la consommation des ressources naturelles,
tout en procurant le même niveau de bien-être (voire même supérieur,
parce que nous serions libérés du souci de devoir changer
continuellement de machines, d’aller les acheter, et de l’anxiété de les
voir tomber en panne sans arrêt).
Troisièmement, la réduction des horaires de travail. La situation
actuelle est totalement absurde. Si un Martien débarquait sur Terre et
voyait comment nous vivons, il nous traiterait de fous et serait stupéfait
de la stupidité avec laquelle les humains s’organisent : d’une part, il y a
des millions et des millions de chômeurs, et d’autre part, des millions
d’hommes et de femmes qui travaillent comme des fous. Jusqu’à quinze
heures par jour. Une stupidité totale. Il faut travailler moins pour
travailler tous. Aujourd’hui, entre autres, plus on travaille et moins l’on
gagne, parce qu’on est piégé dans une concurrence impitoyable. En
travaillant moins, on pourrait gagner plus et surtout vivre mieux.
Naturellement, ce programme qui me paraît le résultat du simple bon
sens est une chose que nos politiciens ne pourront jamais réaliser, parce
que nous faisons partie de l’Union européenne et que nous sommes de
plus dans la zone Euro, sans parler de l’adhésion de nos pays à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En conséquence, nous
sommes pieds et poings liés. Que faut-il faire alors ? Pour commencer,
nous devrions nous réapproprier la monnaie. La chose est manifeste :
nous devons sortir de l’euro, au moins tel qu’il fonctionne actuellement,
sans quoi il n’y a aucune possibilité de réaliser un tel programme.
1 Cf. Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable,
traduit de l’anglais, préfaces de Mary Robinson et Patrick Viveret, Bruxelles, De Boeck, coll.
« Planète en jeu », 2010.
2 En 1972, à l’opposé de l’optimisme technologique en vogue à l’époque, le Club de Rome,
fondé quatre ans plus tôt et présidé par Aurelio Peccei, publie son premier rapport, commandé
en 1970 à des chercheurs du MIT (Massachussets Institute of Technology) sur les limites de la
croissance. D. H. Meadows, D.L. Meadows, J. Randers, Walt W. Behrens III, prédisent que la
croissance économique ne pourra continuer indéfiniment à cause de la disponibilité limitée des
ressources naturelles, en particulier du pétrole. Leur rapport est intitulé The Limits to Growth
(New York, Universe Books, 1972). Voir aussi p. 105.
3 Allusion à la première édition du fameux livre d’Adam Smith, Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations.
4 Richard Heinberg, Pétrole. La fête est finie (2003), Éditions Demi-lune, 2008.
5 Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011.
6 Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugale, Paris, Mille et une nuits, 2011.
7 L’expression « métro-boulot-dodo » a été inventée par Pierre Béarn, dans l’un de ses
poèmes daté de 1951. Elle synthétise la monotonie et l’aliénation du citoyen-travailleur dans
les métropoles capitalistes.
8 L’acronyme NINJA – No income, no job, no assets, « sans revenu, sans travail, sans
patrimoine » – désigne les crédits – en particulier les emprunts immobiliers –, accordés
massivement par les banques, au cours des années 2000, avant la crise de 2008, à des
personnes incapables d’honorer leur remboursement.
9 Maurizio Pallante, Un futuro senza luce ?, (avec une introduction de Beppe Grillo), Roma,
Editori riuniti, 2004. Voir aussi le site du Movimento per la decrescita felice,
www.decrescitafelice.it.
2.
La monnaie
D. P. – Pouvez-vous nous expliquer plus précisément ce que vous
voulez dire quand vous parlez de la nécessité de se « réapproprier la
monnaie » ? Mais, tout d’abord, qu’est-ce que vous entendez par
« monnaie » ?
S. L. – Se réapproprier la monnaie est un vaste programme. En
particulier, parce que personne ne sait vraiment ce qu’est la monnaie. Si
on raisonne de manière rationnelle, on dirait que la monnaie est un
instrument inventé pour favoriser les échanges et servir d’intermédiaire
dans la circulation des biens. Toutefois, en réalité, elle est et a toujours
été quelque chose de plus que cela.
Dès l’origine, à la différence du troc, la monnaie est en partie liée avec
le sacré. Le troc est un échange direct : je vous donne une chose en
échange d’une autre chose que vous me donnez. Dans l’échange
médiatisé par l’argent, les choses fonctionnent de manière différente. Si
je suis un paysan et que je vous vends une vache, vous ne me donnerez
pas une voiture ou une autre chose, vous me donnerez un bout de papier
vert sur lequel il est écrit « In God we trust », par exemple : « Nous
mettons notre confiance en Dieu ». Naturellement, à la base de
l’acceptation de cet échange, il y a la conviction que je peux me fier dans
ce morceau de papier comme en Dieu. Pour cela, il est important que
Dieu soit dans le coup, sinon ce serait un marché du dupe : j’aurais
troqué ma vache contre un morceau de papier… Mais ça, ce n’est pas du
tout rationnel ! Cela repose sur la foi, il s’agit d’une forme de magie. Et
tous les peuples ont plus ou moins cette expérience-là. Pour certains,
c’est la magie de l’or, pour d’autres celle des cauris, pour d’autres ce sont
les wampums ou les cuivres blasonnés. Dans la monnaie, il y a toujours
quelque chose de magique. Et c’est cela qui est à la racine du phénomène
de l’accumulation de la monnaie : la valeur des espèces n’est plus
seulement conventionnelle, elle assume le rôle d’un fétiche. Se
réapproprier la monnaie signifie donc aussi, et plus fondamentalement, la
démythiser et la démystifier.
La monnaie est certes un instrument utile. En cela, elle est un bien
commun dont nous devons reprendre le contrôle. Les banques fournissent
le service d’émettre de la monnaie pour favoriser les échanges mais, ce
faisant, elles assument le monopole d’un pouvoir fantastique. Avec notre
argent, elles peuvent se livrer à des spéculations effrénées de tous genres.
Et si elles font faillite, c’est éventuellement l’épargne pour nos vieux
jours qui s’en va en fumée. Se réapproprier la monnaie signifie qu’elle ne
doit pas être contrôlée seulement par l’État, sous prétexte qu’en théorie
l’État représente le peuple ; concrètement, nous savons bien qu’il n’en est
malheureusement rien. Pour se réapproprier vraiment la monnaie, nous
devons être capables de contrôler les banques, d’avoir des banques
populaires, et pas seulement dans leur appellation…
Naturellement, la meilleure chose à faire serait d’avoir une monnaie
locale gérée directement par ses usagers et d’utiliser l’épargne locale
pour faire marcher les entreprises et financer les activités locales. C’est
tout de même un comble que des entrepreneurs en soient arrivés, en
Vénétie, à se suicider faute d’obtenir du crédit de la part des agences
bancaires, alors qu’il y a localement une grande quantité d’épargne
privée qui pourrait financer les activités productives. Le paradoxe
s’explique par le fait qu’il n’y a plus de banques locales ; les banques
sont désormais nationales, voire transnationales et n’utilisent pas
l’épargne drainée sur place pour accorder des prêts à destination locale.
Et si elles ne le font pas, c’est en partie parce qu’elles n’ont pas
suffisamment confiance. Le problème réside vraiment dans la présence
ou l’absence de confiance. Or, au niveau local, on a pourtant une
connaissance directe des personnes qui travaillent, qui dirigent les
entreprises et se livrent à diverses activités productives et commerciales.
Cela crée des rapports de confiance plus solides qui permettent de mieux
affronter les aléas de la conjoncture économique.
D. P. – Par conséquent, « se réapproprier l’argent » signifie, en somme,
lui redonner son sens d’instrument des échanges…
S. L. – Absolument. Et réduire drastiquement, voire à la limite
supprimer, l’incroyable pouvoir de l’argent d’engendrer de l’argent. Déjà
Aristote l’avait dénoncé comme étant « contre nature » : l’argent ne
produit pas de l’argent. Aujourd’hui, si nous y réfléchissons, cette
dynamique a atteint des proportions monstrueuses. Nous avons construit,
surtout en Occident mais pas seulement, un monde artificiel : celui de la
mathématique. C’est un monde dans lequel on peut construire des
projections, des diagrammes, des courbes exponentielles. Dans lequel, si
on dispose d’une somme de mille, en dix ans avec un taux de croissance
de dix pour cent, on aura deux mille, et avec un taux de deux pour cent
en deux mille ans, on aura 160 millions de milliards1, un résultat
hallucinant… Malheureusement, si la mathématique est une abstraction,
nous nous sommes mis en tête que la réalité devait obéir à ces prodigieux
calculs mathématiques : c’est le délire de la raison géométrique.
Aujourd’hui, nous en sommes arrivés au point où un capital – un
capital gigantesque – peut s’approprier toute la richesse créée du fait que
ce capital s’autoalimente. Nous avons en France l’exemple d’une vieille
dame qui semble n’avoir plus toute sa tête, Liliane Bettencourt, qui
possède une des plus grandes fortunes du pays. Naturellement, elle ne
travaille pas et elle n’a jamais travaillé, sa fortune est gérée par des
employés qui sortent des meilleures business schools internationales, et
dont la mission principale est de rechercher les meilleurs placements et
de faire de l’optimisation fiscale. Ce faisant, son capital engendre chaque
année un revenu qu’on peut estimer en moyenne à 600 millions d’euros.
Naturellement, elle ne peut pas dépenser 600 millions d’euros dans
l’année, cela représente plus ou moins le salaire de 25 000 ouvriers. Son
capital augmente continuellement. Il y en a toujours plus, chaque année
qui passe. Il y a là, comme dit George Soros, ce milliardaire philanthrope
qui doit sa fortune à la spéculation – un orfèvre en la matière –, quelque
chose d’obscène, mais c’est le fonctionnement normal de tous les grands
capitaux, des fonds souverains, des hedge funds. Il s’agit d’un mécanisme
en réalité monstrueux, que la finance décomplexée appelle joliment
return on equity, le « juste retour ». Je crois qu’on peut concevoir qu’un
capital de 100 devienne 105 au bout d’un an ; avec un taux modéré et sur
une courte période, cela peut fonctionner et se justifier. Mais la situation
dans laquelle nous nous trouvons, avec des capitaux qui se chiffrent en
millions de milliards, qui s’approprient tout et détruisent le monde
concret, ce n’est plus supportable. Pour cette raison, se réapproprier de
l’argent signifie aussi limiter drastiquement le pouvoir du capital de
s’autoalimenter et de s’auto-engendrer.
1 Au sujet de ces calculs, voir André Lebeau, L’Engrenage technique. Essai sur une menace
planétaire, Gallimard, 2005, pp. 154-155.
3.
La politique
D. P. – Ces remèdes, ces propositions que vous avez mentionnés
jusqu’à présent, sont-ils selon vous praticables à l’échelle « nationale » ?
Autrement dit – en utilisant un parallèle un peu provocateur –, est-il
possible de réaliser la « décroissance dans un seul pays » ? Ou, au
contraire, ces politiques qui remettent en cause toute la base
institutionnelle – européenne, mais pas seulement – ne présupposent-elles
pas une transformation du système en son entier, pour pouvoir être
complètement réalisées ?
S. L. – Je pourrais répondre, en étant délibérément provocateur, qu’il
est plus facile d’imaginer la construction d’une société d’abondance
frugale au niveau national (et aussi local), que ce ne le fut de penser la
construction du socialisme dans un seul pays, dans l’ancienne Russie
sous Staline… Cela ne signifie toutefois pas que j’ignore le fait que les
problèmes environnementaux les plus graves que nous devons prendre en
considération pour réaliser ce projet ont une dimension mondiale (il suffit
de penser au changement climatique). Face à cette complexité, il ne faut
pas perdre de vue que la construction d’une société de décroissance est
un horizon de sens, un projet qui ne sera jamais intégralement réalisé ;
c’est une voie sur laquelle on chemine.
Si telle est la direction dans laquelle nous devons nous mettre en
mouvement, on peut faire des pas en avant, tant au niveau local qu’aux
niveaux national et mondial. Il existe déjà des initiatives locales qui vont
dans ce sens, comme les transition towns, les « villes en transition1 » qui
font du bon travail au niveau du territoire, mais qui, ne peuvent pas
résoudre les problèmes de portée nationale : par exemple, résoudre
complètement le problème du chômage qui caractérise la crise actuelle.
La même chose vaut a fortiori au niveau international où l’on pourrait
résoudre beaucoup de problèmes, mais pas tous. On se heurte toujours à
un blocage au-delà d’un certain point, blocage qui ne peut être surmonté
que par un saut à l’échelon supérieur.
D. P. – Donc, une solution, ou tout du moins une voie intermédiaire,
pourrait passer par la défense de la souveraineté nationale ? En somme,
un retour au bon vieil État-nation menacé par la mondialisation et par la
finance internationale ? En admettant que ce soit possible, une telle
perspective est-elle vraiment souhaitable ? Ou alors, la relocalisation à
laquelle vous faites référence pour les aspects productifs, impose-t-elle
de repenser aussi les institutions, leur distance aux lieux de décision, par
exemple à kilomètre zéro ? Pour être plus explicite : je pense, aux bio-
régions théorisées par Murray Bookchin, aux municipalités autonomes
zapatistes (ou, en ce qui concerne l’Italie, aux réflexions d’Alberto
Magnaghi sur le projet local). Est-ce que ce sont là des perspectives
praticables en Occident aujourd’hui ?
S. L – Vous abordez là une question complexe. L’horizon du projet de
la décroissance est celui d’une organisation sociale faite de l’articulation
pyramidale de bio-régions (conformément au projet de Murray
Bookchin). C’est ainsi que j’ai présenté les choses dans mon livre Le
Pari de la décroissance. Toutefois, dans le contexte actuel et immédiat
qui est celui de la crise des dettes souveraines, les États-nations restent,
me semble-t-il, l’unique pouvoir capable de tenir tête aux marchés
financiers, parce qu’ils ont encore une force consistante. On voit se
diffuser actuellement diverses revendications d’indépendance de la part
de toute une série de territoires régionaux. Je pense notamment à la
manifestation monstre dans Barcelone, au cours de laquelle les Catalans
ont réclamé leur séparation de l’État espagnol. C’est fort sympathique,
mais dans le contexte actuel, une Catalogne indépendante aurait
certainement moins de poids que l’Espagne pour affronter la fin
éventuelle de l’euro ou la sortie de l’Union européenne.
L’objectif final n’est pas, bien sûr, de revenir à l’État-nation et au
système des États-nations. L’horizon reste une organisation confédérale
de bio-régions. Cependant, le combat principal est aujourd’hui cette lutte
proprement titanesque entre le pouvoir économique global de l’oligarchie
financière et les populations représentées (bien mal, je l’avoue) par les
États-nations. La seule institution existante capable de nous sauver de
l’étranglement des marchés financiers, si c’est encore possible – et je
comprends fort bien qu’il soit loisible d’en douter –, est encore le vieil
État-nation. Nous sommes condamnés à livrer une double bataille : l’une
pour retrouver et renforcer le pouvoir des États-nations ; l’autre – et dans
le même temps – pour sortir du système national-étatique…
D. P. – Mais si la politique des partis est désormais réduite presque
partout à l’administration sans critique de l’existant, est-il possible de
penser à une « politique électorale » de la décroissance ? Est-il pensable
que l’assiette politico-institutionnelle (et policière) actuelle puisse
s’orienter – en supposant qu’elle soit gérée autrement – vers la « sortie de
l’économie », vers le démantèlement ou la reconversion du système
techno-industriel que présuppose une société de décroissance ? Ou
encore, pour le dire autrement, comme vous l’avez écrit vous-même en
citant le sous-commandant Marcos : « Est-ce qu’avec la mondialisation
économique, “le lieu du pouvoir est désormais vide” et qu’alors
“conquérir le pouvoir ne sert à rien” » ?
S. L. – Le problème est de réussir à construire un contre-pouvoir
capable d’affronter l’oligarchie, comme le soutient également dans un
contexte particulier le sous-commandant Marcos. C’est sûrement là le
noyau central de toute stratégie alternative. Pour cela, on ne peut
absolument pas faire confiance aux partis tels qu’ils sont. La tâche du
contre-pouvoir est en fait de réussir à imposer au pouvoir officiel et aux
partis d’aller dans une direction plutôt que dans une autre. Un exemple
d’une telle stratégie est ce qui a été accompli par la Coordinadora, à
Cochabamba, dans le cadre du conflit, appelé la « guerra del agua » (la
« guerre de l’eau »), qui a opposé les habitants de cette grande ville
bolivienne et les hommes politiques locaux qui avaient décidé de
privatiser l’eau, d’en confier la gestion à une compagnie transnationale.
Leur stratégie n’a pas visé le pouvoir, mais à obtenir l’annulation du
contrat de privatisation de l’eau2. Cela me semble être la stratégie juste.
C’est à cela que je fais référence quand je dis que nous devons lutter
sur deux fronts : nous battre contre l’État, pour l’obliger à utiliser son
pouvoir contre les firmes transnationales et contre l’oligarchie ; et puis,
une fois la défaite de l’oligarchie obtenue, nous battre pour transformer
l’État, éventuellement pour le détruire et organiser une forme différente
de politique.
D. P. – Par conséquent, peut-on dire que le mouvement de la
décroissance, si tant est qu’il existe, a un programme en plusieurs
phases ? Et en particulier, un programme de transition ? Quelle différence
y a-t-il entre le mouvement des objecteurs de croissance et une force
politique traditionnelle, comme un parti de gauche classique, avec un
« programme immédiat » et un « programme à moyen et long terme » (ou
un programme réformiste et un autre maximaliste ou révolutionnaire) ?
S. L – Il y a une grande différence. Mais sur ce sujet je n’ai sans doute
pas été suffisamment explicite dans mes écrits. Peut-être parce que je
n’avais pas moi-même les idées claires à ce moment-là. Je reconnais que
j’ai écrit une chose erronée – ou du moins imprécise – lorsque j’ai
affirmé que la décroissance était un projet politique. Aujourd’hui, je ne la
définis plus ainsi : la décroissance n’est pas, à strictement parler, un
projet politique, mais un projet social, ou mieux sociétal. Il s’agit de
transformer la société, non de prendre le pouvoir.
Le cœur de ce projet consiste à sortir d’une civilisation et à en créer
une autre ; il s’agit de sortir d’une religion et d’inventer un autre
imaginaire. Naturellement, ce projet a d’évidentes implications politiques
parce qu’il est indispensable d’adopter certaines mesures pour empêcher
la destruction de l’écosystème, pour préserver les ressources naturelles, et
ainsi de suite. Et c’est justement cela que, en tant que contre-pouvoir,
contre-pouvoir social, nous cherchons à imposer aux puissances
politiques et économiques. C’est dans l’horizon de sens constitué par
l’utopie concrète de la société de décroissance que prend place l’action
quotidienne, disons, de contre-pouvoir, face aux pouvoirs politiques et
économiques…
À ce niveau, dans les combats quotidiens, nous pouvons naturellement
faire des alliances. Il existe des convergences avec toutes sortes d’autres
mouvements : les anti-nucléaires, les altermondialistes, les défenseurs
des biens communs comme l’eau, les luttes contre l’austérité, etc., même
avec la Ligue pour la défense des oiseaux…
1 Au sujet des villes en transition, voir le réseau international lancé à la suite de l’initiative
de Rob Hopkins, le mouvement de Transition : http://villesentransition.net/. Ce mouvement est
né au Royaume-Uni, en septembre 2006, dans la ville de Totnes. Rob Hopkins, qui enseigne la
permaculture, avait imaginé un modèle de transition avec ses étudiants dans la ville de Kinsale
en Irlande, un an auparavant. Le mouvement fédère aujourd’hui plus d’une centaine
d’initiatives de transition dans une vingtaine de pays, réunies dans le réseau de Transition
(Transition Network). La transition telle que conçue par Hopkins est le passage « de la
dépendance au pétrole à la résilience locale ». Plus d’une trentaine de villes en France
accueillent des initiatives de transition.
2 Voir aussi p. 128.
4.
Les scénarios
D. P. – Au-delà de vos intentions et espérances, quels scénarios
estimez-vous probables, d’un point de vue objectif et historique ?
L’instauration d’une société de la décroissance se réalisera-t-elle, si elle
se réalise un jour, à travers un processus progressif ? Ou, au contraire,
sera-t-elle issue d’une succession d’événements catastrophiques, advenus
à la suite d’une série de crises et d’effondrements ? Se produira-t-elle de
façon uniforme, simultanée sur toute la planète ? Ou bien devons-nous au
contraire penser à des phénomènes de décomposition, de sécession de
territoires, à quelque chose qui rappellerait le déclin de l’Empire
romain ?
S. L. – N’étant pas prophète, je ne saurais répondre de façon
certaine… Cependant, il me semble que le scénario d’une transformation
lente et progressive est le plus probable, bien que je n’y croie pas moi-
même. La situation dans laquelle nous sommes est évidente depuis au
moins cinquante ans : on peut en effet dater le premier avertissement de
la crise écologique à l’année 1962, marquée par la sortie du livre de
Rachel Carson, Silent Spring 1. Tout était déjà clairement établi dans son
constat. C’est à ce moment que sont nés les mouvements comme Les
Verts et que s’est développée une conscience écologique. Nous avons eu
la première conférence sur l’environnement organisée par les Nations
unies à Stockholm, en 1972, puis celle de Rio en 1992, puis celle de
Johannesburg, puis de nouveau Rio, sans parler des autres… Toutefois, si
nous faisons le bilan, nous avons fait « un pas en avant et deux en
arrière ». Dans les faits, la capacité de résistance du système est tellement
forte que seul son effondrement peut ouvrir la voie, vers une issue. Une
fois devant la porte de sortie, quelle direction prendrons-nous ? C’est là
la question.
Ce sera soit l’éco-socialisme, soit la barbarie. Aujourd’hui nous
sommes arrivés à l’heure de vérité. Dans plusieurs zones de la planète, la
tendance semble plutôt favorable à l’éco-socialisme (je pense, par
exemple, à l’Équateur et à la Bolivie) tandis que d’autres pays, comme
les États-Unis, semblent plutôt s’orienter vers des formes d’éco-fascisme,
vers un système de barbarie. Je ne peux pas dire ce qui sortira de cette
lutte titanesque entre les forces du bien et celles du mal. Il est difficile à
prévoir. Nous nous orientons très probablement vers un chaos
incroyable…
J’ai intitulé une récente contribution « La fin de l’Empire romain
n’aura pas lieu, mais l’Europe de Charlemagne va s’effondrer2 ». En
choisissant ce titre, je voulais souligner le fait que l’Empire romain ne
s’est, en un certain sens, jamais écroulé. C’est-à-dire qu’il est difficile de
donner la date de sa chute : sûrement pas en 410, avec le sac de Rome par
les Wisigoths d’Alaric ; mais pas non plus en 476, avec la déposition de
Romulus Augustulus par Odoacre. Ensuite, il y a Byzance : la Rome
byzantine connaît avec le pape Adrien une certaine renaissance au
vie siècle. Et puis il y a le Saint-Empire romain germanique jusqu’en
1806. Et encore après, il reste deux César : le Kaiser allemand et le Tsar
russe… Cela, tandis que l’Empire de Charlemagne, n’a en fin de compte,
duré qu’une cinquantaine d’années ! Il s’est désagrégé parce ce qu’il
s’agissait d’une entreprise à contre-courant de la tendance historique de
l’époque. C’est la situation de l’Union européenne aujourd’hui. De cette
Europe-là, je ne dirais même pas qu’elle s’est construite à contresens,
mais carrément en dépit du bon sens. C’est la raison pour laquelle nous
sommes en train de vivre l’effondrement de cette construction dont l’idée
de départ était séduisante, mais qui s’est édifiée sur des bases erronées.
Les catastrophes sont déjà là et nous en aurons encore. Mais, en même
temps, il y a aussi la capacité du système à se réorganiser. L’Empire
romain s’est réorganisé à de nombreuses reprises. Cependant, au cours du
ive siècle après Jésus-Christ, la population de Rome est passée d’environ
deux millions d’habitants – estimation à l’apogée de la Ville – à trente
mille habitants. Aujourd’hui, la population de Detroit est passée
d’environ deux millions à moins de 700 000 mille habitants. Que s’est-il
passé ? Dans les deux cas, les gens n’ont pas disparu, ils n’ont pas été
massacrés : beaucoup sont allés s’installer ailleurs et ceux qui sont restés
ont reconverti la zone centrale de Detroit ou le Forum en jardins
urbains… C’est une autre civilisation qui naît. Il arrivera probablement la
même chose à Paris et à New York, ce sera un changement fort, mais qui
se produira petit à petit.
Sur ce point, il y a un débat ouvert avec l’ami Yves Cochet parce que
lui voit l’effondrement comme un moment unique, brutal, tandis que je
ne le vois pas comme ça. Il n’y aura pas un jour où l’on dira :
« Aujourd’hui, le pétrole est fini. » Plus probablement, ce sera comme ce
qui est arrivé à l’Empire romain dans l’Antiquité tardive, une période que
j’ai un peu étudiée et que je trouve fascinante. Dans cette phase
historique, les aqueducs, qui étaient un peu l’équivalent du pétrole,
n’étaient plus entretenus, ils tombaient souvent en panne, mais ils
finissaient par être réparés, rafistolés et remis en marche. Ils ne se sont
pas arrêtés définitivement du jour au lendemain. Au vie siècle encore, le
pape Sylvestre II en fait réparer un certain nombre pour la dernière fois,
après quoi ils tombèrent en ruine pour de bon. Mais à ce moment-là, les
gens, beaucoup moins nombreux, s’étaient petit à petit réorganisés pour
s’en passer. Ils n’en avaient plus vraiment besoin parce que tout avait
changé.
Il y a deux ans nous avons assisté à un arrêt du trafic aérien à cause
d’une éruption volcanique en Islande ; après quoi les vols ont repris.
D’ici peu, le trafic aérien se bloquera à nouveau parce qu’il n’y aura plus
de pétrole, par exemple à cause d’une guerre avec l’Iran, ou un autre
pays, ou la fermeture du détroit de Charm el-Cheikh. Puis les vols
reprendront à un niveau inférieur, jusqu’à ce qu’un jour, il n’y en ait
plus… Mais alors, nous nous y serons habitués et nous nous serons
réorganisés en conséquence.
Je vois les choses un peu comme ça, même s’il s’agit seulement d’une
hypothèse personnelle et qu’on est un peu dans la science-fiction.
D. P. – Science-fiction, oui, mais pas tant que ça à mon avis. N’est-ce
pas aussi, en fait, un des objectifs du mouvement de la décroissance – et
pas seulement un des siens – de réagir concrètement dès maintenant, de
commencer dès aujourd’hui à s’habituer à de tels scénarios et à construire
des réseaux de relations, de savoir-faire, d’activités manuelles ; de se
réapproprier les savoirs perdus et de renforcer l’autonomie, justement en
prévision du jour où l’effondrement se produira ?
S. L. – Vous avez absolument raison. C’est ce que font, par exemple,
les transition towns, le réseau des villes en transition : développer la
résilience et la capacité d’affronter les chocs prévisibles, en premier lieu
celui de la fin du pétrole, ou celle du commerce mondial, en renforçant
les capacités d’autonomie3.
C’est vrai que nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce type de
questions. D’autres le font aussi, à leur manière, comme les mouvements
« survivalistes » qui s’organisent en vue de la catastrophe en faisant
provision d’armes, en constituant des réserves de nourriture, en
construisant des bunkers et autres moyens de défense… Mais là on a
affaire à des choix différents, qui vont plus dans la direction de ce que
j’ai appelé précédemment la « barbarie »…
1 Serge Latouche, Sortir de la société de consommation, Les liens qui libèrent, 2010.
2 Serge Latouche, Sortir de la société de consommation, op. cit.
3 Ce discours, prononcé par Ivan Illich le 20 avril 1968 à l’occasion de la Conférence sur les
projets étudiants interaméricains, a été publié sous le titre « Venez pour regarder. […] Venez
pour étudier. Mais, par pitié, ne venez pas nous aider » in Nicolas Pinet (Dir.), Être comme
eux ? Perspectives critiques latino-américaines sur le « développement », Lyon, Parangon/VS,
2013.
4 Voir Serge Latouche, L’Autre Afrique, entre don et marché, op. cit. ; et Entre
mondialisation et décroissance : l’autre Afrique, op. cit.
DEUXIÈME PARTIE
ITINÉRAIRE
9.
Pour une critique de l’économie politique
Thierry Paquot – Serge Latouche, vous êtes un des principaux
théoriciens de la décroissance. Lorsque vous étiez jeune économiste, déjà
critique et marxisant, vous acceptiez l’idée qu’il fallait que tous les pays,
que tous les peuples se développent. Cette idée, alors largement partagée,
vous n’hésitez pas à présent à la rejeter et à la combattre pour dés-
économiser les esprits et dénoncer cette illusion développementiste, y
compris dans sa version dite durable.
Aujourd’hui, vous vous présentez souvent comme un objecteur de
croissance, mais on ne naît pas objecteur de croissance, on le devient.
C’est cet itinéraire que vous allez retracer à grands traits. Vous êtes né en
1940 à Vannes, dans le Morbihan. Quelle a été votre enfance ?
Serge Latouche – Je suis né pendant la « drôle de guerre ». Ma
naissance a permis à mon père d’obtenir une permission exceptionnelle,
il était agent de liaison à Colpo, à quinze kilomètres de Vannes. Mon
enfance a d’abord été marquée par la guerre. Mes premiers souvenirs
sont ceux de l’Occupation. J’ai, de ce fait, des souvenirs très précis, dans
lesquels, paradoxalement, je me vois comme un adulte. Comme un adulte
à côté de mon père, lorsque les Allemands viennent à la maison parce
qu’on leur avait signalé qu’il y avait de la lumière et que les rideaux de la
défense passive n’étaient pas assez bien tirés, pour obturer les fenêtres et
portes, pour qu’aucune lumière ne filtre et n’attire les avions et les
bombardements des Alliés. Je suppose que mon père devait avoir le
« trouillomètre à zéro », comme on dit ! Et moi, j’étais dans ses jambes,
je me souviens de ça.
Les souvenirs qui m’ont le plus marqué sont ceux de mes frustrations.
À la fin de la guerre, nous étions dans la « poche », c’est-à-dire la partie
non encore libérée de la Bretagne. Les Alliés avaient déjà reconquis une
partie du pays et de la Bretagne, les Allemands se retrouvaient cernés
dans cette « poche », avec leurs supplétifs, l’équivalent de ce que seront
nos Harkis pendant la guerre d’Algérie. On disait que ces hommes étaient
des Géorgiens venus de Russie. Les Allemands les avaient abandonnés là
– on laisse toujours les supplétifs à l’arrière –, la population les accusait
de toutes les horreurs possibles et imaginables. À la libération du secteur,
les résistants capturèrent ces Géorgiens dans les campagnes et les
amenèrent à la prison, à Vannes. Celle-ci était au bout de la rue où
j’habitais, à côté du champ de foire. À l’époque, il n’y avait pratiquement
pas de voitures, nous, gamins, passions notre journée dans la rue. Ce
jour-là, il y avait de l’animation : les gens se précipitaient pour lyncher
les Géorgiens (je doute qu’ils soient arrivés vivants à la prison). Ma mère
– je ne sais pas comment elle a su ce qui se passait – a considéré que ce
n’était pas un spectacle à offrir aux enfants. Elle m’a rattrapé par mon
fond de culotte au moment où, avec les autres garnements, j’allais
rejoindre le champ de foire. Je fus très frustré de ne pas assister à cette
scène.
Th. P. – Et par la suite, vous avez évidemment été à l’école…
S. L. – Je suis allé à l’école très jeune parce que ma mère avait cinq
enfants – deux autres sont morts peu après leur naissance. Elle n’avait
pas le temps de s’occuper de nous. Elle m’a donc mis dès l’âge de trois
ans en douzième, chez les jésuites, au collège Saint-François-Xavier, près
du port. Cela a été une grande souffrance pour moi, parce que j’étais le
plus jeune de la classe, mais surtout parce que j’étais un des rares enfants
dont les parents, issus de la bourgeoisie, n’avaient pas assuré à leur
progéniture les rudiments d’une première instruction, et si les bonnes
sœurs ne m’apprenaient rien du tout, je recevais en revanche des
taloches, dont j’ai gardé un souvenir cuisant.
Ma deuxième expérience pénible vint du fait que j’avais eu le malheur
de confier à mon meilleur copain, avec qui je descendais la rue tous les
matins pour me rendre au collège, que j’avais entendu mon père dire que
Pétain était un con. Il répéta notre conversation à l’une des sœurs qui me
donna une baffe, parce que c’était un sacrilège, voire un péché mortel.
Comme vous voyez, ce sont des souvenirs qui marquent.
Th. P. – Et après la guerre ?
S. L. – De l’immédiat après-guerre, je me rappelle surtout qu’on
n’avait pas trop à manger. Quand, avec mes frères et sœur, il nous arrive
d’évoquer notre enfance, nous nous souvenons de ne pas avoir mangé à
notre faim. Ça m’a vraiment marqué. Conséquence : je ne laisse rien,
j’essuie mon assiette à fond. Peut-être est-ce cela qui m’a forgé le goût
pour cette sobriété que je vante dorénavant. On ne gaspillait rien, tout
était réutilisé. J’ai vu, pendant et après la guerre, ma mère recycler les
restes avec une ingéniosité extraordinaire. À la maison rien n’était jeté.
Th. P. – Rien de perdu ! Sautons allègrement votre scolarité,
visiblement terne et ennuyeuse, pour vous retrouver à l’âge de dix-huit
ans. C’est la guerre d’Algérie. Vous avez échappé à l’appel sous le
drapeau. Vous devenez étudiant, c’est bien cela ?
S. L. – J’ai obtenu mon bac en 1957. Je viens à Paris pour passer le
concours d’entrée à Sciences-Po, qui était à l’époque un concours très
facile, c’est pourquoi j’ai échoué. De tous les concours – Dieu sait si j’en
ai passé –, c’est le seul que j’ai loupé. Cela a été une aubaine parce que,
sans cela, je serais sans doute devenu préfet ou ambassadeur, ce
qu’ambitionnait ma mère pour moi. Je me suis alors inscrit à la Faculté
de Droit, au Panthéon, pour suivre le cursus d’Économie. Mais, comme
j’étais provincial, je n’avais pu remplir les formalités administratives
indispensables à l’inscription à l’université parisienne sans justificatif –
Sciences-Po en aurait été un. Il a fallu que je trouve une autre
dérogation : je me suis inscrit en même temps à l’Institut des langues
orientales, en japonais.
Th. P. – À quoi Paris ressemblait-il en 1957, par rapport à Vannes ?
Était-ce la liberté ?
S. L. – Ah non, pas du tout. Je suis resté à Paris parce que mon frère y
était déjà installé – il faisait l’école de photo et de cinéma – et ses copains
m’avaient dit : « Non, non, ne va pas à Rennes, c’est le trou ! » Donc, un
peu par snobisme, j’avais opté pour la capitale ; c’est eux qui m’avaient
convaincu. J’y ai en fait beaucoup souffert dans les premiers temps parce
qu’à Vannes j’étais malgré tout le fils d’un notable, je connaissais tout le
monde ; à Paris, je ne connaissais personne. Cela m’a pesé assez
longtemps. Résultat : je me suis marié un an après, c’était une des
bêtises, que je ne regrette pas vraiment. Voilà.
Th. P. – Ainsi, l’enseignement de l’économie politique dépendait
encore de la Faculté de Droit, il n’y avait pas de séparation des cursus…
S. L. – Non, il n’y avait pas de séparation, celle-ci est venue plus tard,
en 1968. L’économie était encore une spécialité au sein des études de
Droit. On pouvait faire de l’économie politique en première année et en
deuxième année, mais il n’y avait pas de DEUG spécifique. En troisième
année, on se spécialisait par une Licence en Droit, option Économie, et
après, on pouvait choisir de faire un Diplôme d’études supérieures (DES)
en Économie.
Th. P. – Vous lisiez énormément, j’imagine. Que lisait-on à l’époque ?
Raymond Barre ? Jean Marchal ? Gaëtan Pirou ? François Perroux ?
S. L. – J’ai eu Jean Marchal comme professeur d’économie en
première et deuxième année. Il était vraiment soporifique. Raymond
Barre était considéré comme l’autorité suprême1.
En fait, ce qui m’intéressait en économie, en cette période de guerre en
Algérie, c’était d’en faire la critique à partir des travaux de Marx. Du
reste, très rapidement, je me suis inscrit à l’Union des étudiants
communistes (UEC), ce qui a renforcé le poids de Marx, au point d’en
faire ma seule référence, que je convoquais à propos de n’importe quel
thème. Il était une sorte d’idole pour ses « croyants » qui considéraient
qu’étudier l’économie politique était fondamental pour changer le cours
des choses, pour réorienter l’Histoire en luttant contre le système
capitaliste d’exploitation.
Th. P. – D’où le sujet de votre thèse…
S. L. – Oui, en partie. Assez tôt, j’ai fait mienne la remarque de
Lénine, selon lequel « le chemin de Moscou à Paris passe par Pékin,
Calcutta et Bombay ». Je suis donc tout naturellement devenu tiers-
mondiste.
D’un côté, il y avait la lutte contre la guerre d’Algérie et pour une
Algérie algérienne et, de l’autre, la publication des premiers ouvrages
tiers-mondistes : ceux de Tibor Mende2 et de Pierre Moussa3. Mon idée
était que Marx s’était sûrement « planté » en annonçant que la
Révolution allait s’effectuer en Occident avec les prolétaires.
Globalement, sa thèse sur la paupérisation des travailleurs ne se vérifiait
pas, malgré les efforts de Maurice Thorez, alors Secrétaire général du
Parti communiste français, pour expliquer aux travailleurs – en pleine
modernisation de l’appareil productif et de l’arrivée massive des biens
d’équipements et de consommation courante qui leur permettait
d’acquérir des frigidaires, des voitures, des tas de biens manufacturés –
qu’ils étaient paupérisés4 ! C’était impossible à soutenir. En revanche, il
était possible de soutenir cette idée à l’échelle mondiale, d’où le sujet de
ma thèse : « La paupérisation à l’échelle mondiale5 ».
Th. P. – Lisiez-vous des auteurs comme Georges Balandier, Yves
Lacoste, René Dumont, Pierre Jalée, tous ceux qui ont contribué à
façonner ce que l’on a par la suite appelé le « tiers-mondisme » ?
S. L. – Oui, j’ai lu Balandier, bien sûr, puisque j’ai rédigé ma thèse en
Afrique. J’y suis parti avec Sociologie des Brazzavilles noires6 dans ma
valise. Pierre Jalée, je l’ai rencontré et je dois dire que je ne l’ai pas
tellement apprécié, ni fréquenté. J’ai croisé aussi René Dumont, à
plusieurs reprises, mais plus tard. Et puis toute une série d’auteurs moins
connus peut-être, comme Samir Amin qui avait fait sa thèse
complémentaire avec mon directeur de thèse, Henri Denis, ce qui a créé
des liens que nous avons d’ailleurs conservés, et Arghiri Emmanuel, qui
a aussi travaillé avec Henri Denis et publié par la suite L’Échange
inégal7, un ouvrage très important dans le débat tiers-mondiste d’alors. Il
y avait bien sûr Charles Bettelheim, Gérard Destanne de Bernis qui ont
également joué un rôle considérable dans ma vie, à côté d’André Gunder
Frank et quelques autres.
Th. P. – Vous soutenez votre thèse en 1966 à l’âge de vingt-six ans, ce
qui est bien jeune pour une thèse d’État, non ?
S. L. – Je considérais qu’une thèse ne devait pas prendre plus de deux
ans dans la vie d’un honnête homme. J’étais parti en Afrique après avoir
fait les fichiers des bibliothèques, pris des masses de notes : je l’ai
construite pendant mes deux années au Congo. Je l’ai soutenue entre mon
retour du Congo et mon départ pour le Laos, pendant l’été 1966.
Th. P. – À quoi ressemblait le Congo à cette époque ?
S. L. – C’était la période la plus chaotique de son histoire, si tant est
qu’il y ait eu une période plus chaotique qu’une autre pour ce
malheureux pays… Je suis arrivé quelques jours avant le débarquement à
Stanleyville en novembre 1964 – aujourd’hui Kisangani – des
parachutistes belges – qui faisaient alors dans l’est du Congo ce que les
Français viennent de réaliser au Mali –, et la prise du pouvoir [Premier
ministre du Congo unifié, sous la présidence de l’inamovible Kasa-Vubu]
par Moïse Tshombé. Je suis parti après le coup d’État de Joseph Désiré
Mobutu [en novembre 1965]. C’était donc une période particulièrement
tendue et agitée. Néanmoins, j’ai eu l’opportunité d’effectuer des
missions à peu près dans toutes les zones, à l’intérieur du Zaïre, y
compris les zones dites d’insécurité.
Th. P. – Et le japonais, l’aviez-vous oublié en cours de route ou en
aviez-vous abandonné l’apprentissage ?
S. L. – Bien qu’inscrit en cours de japonais un peu par opportunisme,
j’ai quand même suivi avec beaucoup d’intérêt les cours du grand
japonologue René Sieffert. Je ne le regrette pas du tout parce que
l’Institut des langues orientales fonctionnait à l’époque comme une
société savante. On en apprenait beaucoup plus sur la culture japonaise
que sur la langue. Aussi n’ai-je jamais pratiqué le japonais, mais cela m’a
fait découvrir un autre monde.
Th. P. – Revenons à la critique de l’économie politique, dont les
années 1960, en France, sont imprégnées. D’un côté, on ne peut pas
penser la révolution (pour ceux qui y croient) sans faire une critique de
l’économie politique, bourgeoise et capitaliste. De l’autre côté, il y a
plein de courants de pensée, de revues, de groupes qui visent à
renouveler, à approfondir, un marxisme qui paraissait un peu trop
enfermé dans son déterminisme strict. Quelle était votre position ?
S. L. – Alors là, c’est très clair. Il y a un événement qui a marqué le
petit monde des économistes hétérodoxes de l’époque, c’est la parution
du livre de Piero Sraffa, Production de marchandises par des
marchandises8 dont j’ai fait la traduction en français. Cet ouvrage a créé
toute une effervescence autour de l’approche qu’on appelait « ricardiano-
marxiste », visant à formaliser Marx à travers le système de Sraffa. Une
génération entière d’économistes français, italiens, anglais, de l’école dite
néo-cambridgienne9, s’est attelée à l’analyser et à la commenter à grand
renfort de colloques, de discussions, de séminaires. Je me trouvais pris
là-dedans, tout en exerçant une certaine distance critique, car je sentais
déjà la nécessité de dépasser l’économie.
Th. P. – Pour vous qui avez par la suite publié un ouvrage important,
non seulement par sa taille mais par son contenu, intitulé Épistémologie
et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste10,
quelle influence avait alors le freudisme ?
S. L. – C’est une autre histoire. En fait, pendant mes études, je m’étais
aussi intéressé à la psychanalyse et, assez curieusement, celui qui m’a
bouleversé fut Maurice Duverger pendant ses cours.
Th. P. – C’est assez étonnant, puisqu’il enseignait les sciences
politiques…
S. L. – Oui. Pendant mon service militaire, j’avais fait un diplôme
d’études supérieures (DES) en Sciences politiques pour lequel j’avais
suivi ses cours. C’était l’un des rares profs intéressants. Il nous avait
parlé d’un ouvrage, Érôs et Thanatos11, de l’Américain Norman
O. Brown dont le sous-titre est : « La psychanalyse appliquée à
l’histoire ». J’ai acheté ce livre qui m’a profondément marqué parce que
l’auteur y parlait beaucoup d’économie, de la signification
psychanalytique de l’argent et de l’activité économique. Il reprenait les
théories de Max Weber, mais d’un point de vue psychanalytique. Et j’ai
alors fait la réflexion : « Mes “maîtres”, les économistes, ne m’ont jamais
raconté ça ! »
La psychanalyse a des choses à dire sur l’économie que les
économistes n’ont jamais entendues, que Marx aussi ignorait par la force
des choses et qui remettent en question bien des idées reçues. Il y avait
donc, au-delà de la critique de l’économie politique ricardienne de Marx,
une critique de l’économicité, de la vie économique en quelque sorte : la
vie économique étant elle-même un discours qui a des significations, elle
ne tombait pas du ciel. Cela permettait de faire une critique beaucoup
plus radicale du naturalisme de l’économie.
Th. P. – Travaillez-vous seul à l’époque ou dans des petits groupes ?
S. L. – Je me souviens avoir dit un jour à mon psychanalyste, un peu
horrifié d’ailleurs, que je n’étais le disciple de personne, mais qu’en
revanche j’aurais des disciples.
Le contexte était particulier. Je suis entré comme chargé de cours à
l’université après mon retour du Laos, en 1967. J’arrive à Lille. Mai 1968
éclate, tous les profs sans exception montent à Paris. C’est le grand vide.
Je me trouve avec une liberté totale, pouvant faire à peu près tout ce que
je veux comme enseignement magistral. C’est comme ça que j’ai pu très
rapidement faire un cours d’épistémologie.
Dans mon premier cours – certains de mes anciens étudiants s’en
souviennent encore –, j’arrive et j’annonce de façon très dogmatique :
Timeo hominem unius libri. « Je crains l’homme d’un seul livre », une
formule de Thomas d’Aquin. Et j’écris sur le tableau : « Épistémologie
économique = Marx + Freud. » Cela a démarré ainsi.
Mes premiers étudiants avaient la possibilité de devenir assistants
puisqu’il n’y avait plus personne à la faculté. Je les y incitais, pas
toujours avec succès. « Non, non, cela ne nous intéresse pas, disaient-ils,
on gagnera beaucoup plus dans une banque. » Maintenant, ils le
regrettent, ils ont été licenciés. Quelques-uns, la plupart par vocation,
sont ainsi devenus mes collaborateurs et aujourd’hui ils sont professeurs.
Ces anciens étudiants voulaient continuer à discuter après les cours, alors
on a créé un centre de recherches qui s’est appelé Centre d’études
d’épistémologie économique de Lille, ou CEREL, avec les Cahiers du
CEREL qui ont connu à l’époque une certaine notoriété. Parallèlement, à
Paris, avec les économistes nourris de Sraffa et de Marx, nous nous
retrouvions au sein du Centre (ou « Séminaire ») Aftalion qui avait été
créé par d’autres économistes plus « orthodoxes » sous la protection
d’Henri Guitton, mandarin de droite mais tolérant. Entre parenthèses,
c’est à lui que je dois d’être devenu maître-assistant. Comme le CEREL
marchait bien à Lille, j’ai transposé la même chose à Paris avec le
CEREP, auquel un certain nombre de collègues et de doctorants, dont
Alain Caillé, participaient.
Th. P. – Quand on dit « épistémologie », on pense immédiatement à
Gaston Bachelard, puis à Michel Foucault.
S. L. – Effectivement, j’ai fréquenté intellectuellement Bachelard – je
crois que j’ai lu toute son œuvre au cours de cette période-là –, mais aussi
Georges Canguilhem, Alexandre Koyré et tous les épistémologues du
programme.
Th. P. – Et Jean Piaget ? Et le Foucault des Mots et les Choses12, qui
s’impose rapidement comme un livre majeur ? Il a été publié au moment
où vous étiez étudiant, non ?
S. L. – Absolument. J’ai lu Les Mots et les Choses dès sa parution en
1966, avec une attention particulière pour le chapitre consacré à l’analyse
des richesses, très important, très intéressant pour un économiste
hétérodoxe.
Th. P. – Par la suite, lorsque vous revenez au xviiie siècle avec les
physiocrates, penseurs de la naissance de l’économie, Robert Cantillon,
Pierre de Boisguilbert, François Quesnay, et que vous réfléchissez, par
exemple, sur le luxe pendant la période de la Révolution française, ne
subissez-vous pas une influence foucaldienne ?
S. L. – Bien sûr, Foucault a eu sur ces questions une influence
importante.
Th. P. – Et dans le petit groupe de travail, y avait-il des personnalités,
comme Jean Baudrillard, par exemple ?
S. L. – J’avais invité Baudrillard à un séminaire du CEREP à Paris et
du CEREL à Lille – cela n’avait d’ailleurs pas été un très gros succès. Par
la suite, nous sommes devenus amis. Je suis souvent allé chez lui et nous
nous retrouvions dans les Pyrénées puisqu’il possédait une bergerie, non
loin du village où j’ai une maison. Dans ces années-là, après la parution
d’Épistémologie et Économie13, j’ai organisé un colloque intitulé
« Économie et symbolisme », dont les actes ont d’ailleurs été publiés par
Anthropos14, auquel il a participé pendant trois jours en compagnie de
nombreuses autres personnalités, comme Alain Caillé.
Th. P. – Alain Caillé, économiste et sociologue, va fonder le
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, quelques années
plus tard, en 1981, le MAUSS auquel vous appartenez.
S. L. – Certes, mais il y a tout de même eu une transition, peu connue
– enfin oubliée, dirais-je –, entre ces séminaires des années 68 et
suivantes, et la fondation du MAUSS au début des années 1980. Cette
transition est ménagée par l’ACSES, l’Association pour la critique des
sciences économiques et sociales.
Ce mouvement avait été lancé par Bernard Guibert, économiste et
statisticien de l’Insee, Michel Beaud, de l’université Paris-VIII, et Claude
Servolin, économiste de l’Inra, en réaction au colloque organisé par
l’Association d’Économie qui se déroulait à Téhéran, au moment où le
Shah était en train de massacrer les étudiants. On ne pouvait pas
cautionner cela. C’est pourquoi ils avaient pris cette initiative de fonder
un regroupement alternatif, qui a bien marché pendant quelques années,
avant de se perdre dans les sables d’une démobilisation générale.
Plusieurs de ses membres avaient la nostalgie des groupes de travail de
l’ACSES, des colloques qui avaient été organisés (par exemple, le
colloque de Nice sur l’État15). Alain Caillé a alors eu l’idée de lancer le
MAUSS. J’avoue que je n’y croyais pas au début. J’en avais un peu ras-
le-bol de ces associations soi-disant alternatives, c’était la troisième ou
quatrième tentative à laquelle je participais, qui avait tourné court, alors,
le MAUSS…
Th. P. – Le nom est pourtant excellent, puisqu’il est aussi celui de
Marcel Mauss, anthropologue qui a consacré une partie de ses travaux
théoriques à l’idée du don. Le MAUSS reprend à son compte cet apport.
S. L. – C’est vrai, mais en fait, le don est surtout venu après. Dans les
premiers numéros du bulletin ronéotypé du MAUSS précédant la Revue
du MAUSS, créée en 1988, il n’en est pas beaucoup question. Alain
Caillé et Gérald Berthoud, anthropologue, ancien élève de Leroi-
Gourhan, s’étaient retrouvés à l’Institut Thomas More, à La Tourette,
pour un colloque : c’est là qu’ils ont eu l’idée de l’acronyme MAUSS
pour Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Ce n’est
qu’ensuite qu’Alain s’est pris au jeu et s’est mis à relire Mauss plus à
fond – je pense qu’il ne le connaissait pas bien avant. Finalement, il s’est
dit : « C’est exactement ça qu’il nous faut ! » Et Marcel Mauss est
devenu la référence obligée.
Th. P. – Ce genre de bulletins, on ne le trouvait bien que dans des
librairies comme celle de François Maspero, La Joie de Lire, au Quartier
latin. Mais il y eut un éditeur crucial à cette époque et dans cette
mouvance : les éditions Anthropos, fondées par Jean Pronteau et Serge
Jonas. Qui étaient-ils ?
S. L. – Au début, je les ai connus sans savoir qui ils étaient vraiment.
J’ai appris petit à petit que Jean Pronteau (1919-1984) avait été résistant
très jeune, puis député communiste. Serge Jonas (1903-2012) venait de
Russie, sa vie était tout un poème. Il avait édifié avec d’autres un
kolkhoze en Suisse, qui fit faillite parce que ses membres passaient leur
temps à discuter. Ces révolutionnaires non bolcheviques, pour la plupart
d’origine juive, qui s’étaient retrouvés en Suisse, à cause du chaos de
l’époque, avaient mis en commun tout ce qui leur restait, les débris de
leur fortune, bijoux et autres biens, et les avaient confiés au
mathématicien de la bande qui avait une martingale « infaillible » :
malheureusement, en une soirée, il s’était fait « lessiver » à Monte-Carlo.
Après ça, Serge Jonas a eu une idée géniale : il a fondé une petite
entreprise d’impression sur calicot. Il imprimait sur des bandes de coton
les mentions « Maison en liquidation », ou « Faillite », etc. : ces
bannières étaient destinées à être placées en devanture des magasins.
Cela a très bien marché. Il a gagné beaucoup d’argent, ce qui lui a permis
de réaliser son rêve : publier les socialistes…
Th. P. – … atypiques.
S. L. – Oui, des auteurs comme Fourier, Saint-Simon, etc. Il a perdu
petit à petit tout l’argent qu’il avait gagné, ou presque. C’est à ce
moment-là qu’il fonde avec Pronteau la revue L’Homme et la Société qui,
au début, a plutôt bien marché. Ils avaient leur librairie et leur maison
d’édition dans le haut du boulevard Saint-Michel. Là se tenait un petit
séminaire, essentiellement organisé par Jean Pronteau et animé par Guy
Dhoquois, historien anti-impérialiste. Je travaillais à l’époque sur
l’économie tiers-mondiste et j’y retrouvais Arghiri Emmanuel, Samir
Amin et autres ténors de ce courant. C’est comme ça que j’ai pu publier
mes premiers articles, à la demande de Pronteau, au tout début des
années 1970.
Jonas, je ne l’ai connu intimement que beaucoup plus tard. Nous
sommes devenus amis à partir du moment où Jean a été absorbé par la
politique, à compter de 1981, et plus encore après la mort prématurée de
Pronteau.
De fil en aiguille, Pronteau m’a poussé à écrire mon premier livre,
Épistémologie et économie, qui paraît en 1973. D’ailleurs, entre
parenthèses, vous avez dit qu’il s’agissait d’un gros volume de cinq cents
pages, mais en réalité il en fait presque six cents, et nous en avions
supprimé près de cent cinquante….
1 Son « Thémis », ouvrage publié en deux tomes dans la prestigieuse collection des PUF,
Traité d’économie politique, écrit avec Frédéric Teulon, était la référence : sa première édition
date de 1955. (Il en est aujourd’hui à plus d’une dizaine de rééditions !)
2 Tibor Mende, L’Inde devant l’orage, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit/Frontière ouverte »,
1950.
3 Pierre Moussa, Les Nations prolétaires, Paris, PUF, 1960.
4 Maurice Thorez, La Paupérisation des travailleurs français, une tragique réalité, Paris,
Éditions sociales, 1961.
5 Thèse de Sciences économiques, Université de Paris, 1966.
6 Georges Balandier, Sociologies des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955.
7 Arghiri Emmanuel, L’Échange inégal. Essai sur les antagonismes dans les rapports
économiques internationaux, Préface et remarques théoriques de Charles Bettelheim, Paris,
François Maspero, coll. « Économie et socialisme », 1969.
8 Piero Sraffa, Productions de marchandises par des marchandises (Production of
Commodities by Means of Commodities : Prelude to a Critique of Economic Theory [1960]),
Paris, Dunod, 1970.
9 L’Italien Sraffa, lié à Gramsci, s’était installé à Cambridge, dans les années 1920 à
l’invitation de Keynes.
10 Serge Latouche, Épistémologie et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-
marxiste, Paris, Anthropos, 1973.
11 Norman O. Brown, Érôs et Thanatos. La psychanalyse appliquée à l’histoire, traduit de
l’anglais par Renée Villoteau, Paris, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1960.
12 Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.
13 Serge Latouche, Épistémologie et Économie, op.cit.
14 Serge Latouche (dir.), Pratique économique et pratique symbolique, Actes du colloque
tenu en juin 1974 à Lille, Paris, Anthropos, 1980.
15 Actes du colloque de l’ACSES : Sur l’État, Éditions Contradictions, Bruxelles, l977.
10.
L’invention du tiers-monde
Th. P. – Lorsque, dans le cadre de votre service militaire, vous partez
en coopération au Zaïre et au Laos, quel est alors votre état d’esprit ? Que
connaissez-vous du monde ? Comment découvrez-vous le tiers-monde ?
S. L. – Je pars au Zaïre en novembre 1964 comme expert économiste
avec l’intention, bien sûr, d’augmenter le bien-être des Zaïrois, donc de
les développer, de les sortir du sous-développement et de leur faire
connaître tous les bienfaits de la civilisation occidentale, et même d’une
certaine forme de consumérisme. À l’époque, dans le développement
économique, l’idée était de donner la priorité à l’industrie lourde. C’était
le modèle de Charles Bettelheim, le modèle de Gérard Destanne de
Bernis1, adaptation plus ou moins subtile du modèle soviétique. El
Algérie, c’était l’époque de Houari Boumédiène, qui accède au rang de
président du Conseil de la Révolution en 1965, c’est-à-dire à celui de
chef de l’État d’un pays nouvellement indépendant, fer de lance d’un
certain modèle socialiste. Il proclamait : « Il n’y a pas d’industrie pour
sous-développés et de l’industrie pour développés, nous voulons le
dernier cri. » À cette époque, je partage cette vision. Ma thèse de doctorat
se terminait par un vibrant plaidoyer en faveur du raccourci
technologique : je revendiquais l’idée que les pays du Sud ne devaient
pas passer par les étapes de l’industrialisation par lesquelles étaient
passés les pays du Nord ; ils devaient directement aller aux technologies
les plus sophistiquées. C’est exactement ce que De Bernis a mis en œuvre
avec les « industries industrialisantes » en Algérie dans ses plans
pluriannuels, avec les résultats que l’on connaît…
Th. P. – Au Zaïre, vous êtes convaincu – tout comme Charles
Bettelheim, alors en mission dans la Guinée du despote tiers-mondiste
Sékou Touré –, que le sous-développement existe et qu’il existe par
rapport à quelque chose d’autre appelé le « développement ». Saviez-
vous que c’était le président américain du début de la guerre froide,
Harry Truman, qui avait le premier lancé cette idée et employé ce
vocabulaire ?
S. L. – Non,.je crois que je ne le savais pas encore à ce moment-là. Les
économistes ne s’intéressent pas à l’histoire, ni même – et de moins en
moins – à l’histoire de leur discipline. Ce sont des modélisateurs : ils
jouent avec des modèles de croissance, des stratégies de développement
qui sont de petites mécaniques atemporelles. Ce que met en place la
Banque mondiale n’a pas varié d’un iota depuis sa création, en décembre
1945. Ce sont toujours les mêmes modèles, les mêmes stratégies, les
mêmes recettes, les économistes ne connaissant pas l’histoire du
développement. Les échecs n’entraînent aucune remise en cause.
On avait des critères de sous-développement et le Zaïre répondait à
tous ces critères. J’avais, déjà étudiant, un intérêt pour la psychanalyse et
aussi pour l’anthropologie. Je suis donc parti en Afrique avec mes
ouvrages de technique de planification économique. Je pensais que
l’Afrique devait se développer, mais selon un système de planification à
la soviétique. J’avais toutefois aussi emporté avec moi toute une
bibliothèque d’anthropologues puisque, malgré tout, l’Afrique est un
terrain particulier, où il y a des masques, des traditions, des croyances
intéressantes à étudier d’un point de vue anthropologique. Je lisais
Claude Lévi-Strauss et, en fait, je vivais, comme tout le monde, dans une
véritable situation schizophrénique : un hémisphère de mon cerveau était
celui de l’économiste qui incitait ses étudiants à faire la révolution ;
l’autre hémisphère se passionnait pour la culture africaine. Tous les
week-ends, je partais en brousse. Je m’intéressais beaucoup aux cultes
syncrétiques. Je suis ainsi même allé à Nkamba-Jérusalem, la capitale des
kimbanguistes2. Je collectionnais les masques, notamment tchokwé ou
chokwe, du nom d’une ethnie du Kasaï. Il n’y avait pourtant aucune
connexion entre les deux hémisphères de mon cerveau. Le contact s’est
produit au Laos, en 1967.
Th. P. – Alors, le Laos ?
S. L. – Après deux années au Congo-Kinshasa, j’ai eu l’opportunité
d’être envoyé dans le cadre d’une mission de coopération au Laos. C’est
là que j’ai fait mon chemin de Damas. J’avais perdu la religion de mon
enfance chrétienne à l’âge de dix-huit ans, j’ai alors perdu ma religion
d’économiste, à l’âge de vingt-six, vingt-sept ans. Pourquoi ? Parce qu’il
m’est arrivé la même expérience que celle que raconte très bien
l’anthropologue anglaise Helena Norberg-Hodge dans un livre qui a eu
un certain succès, Learning from Ladakh3. Helena a eu cette révélation au
Ladakh, moi ça a été au Laos. Nous nous sommes, elle comme moi,
retrouvés face à des sociétés qui n’étaient ni développées, ni sous-
développées, des sociétés qui étaient hors du développement, où les gens,
vivant sans voitures, sans ordinateurs, étaient heureux – relativement
heureux, comme on peut l’être sur cette Terre. En tout cas, ils étaient
joyeux et ils travaillaient très peu.
Le Laos est particulier parce que c’est un immense territoire. À la
différence du Vietnam voisin, la densité de population y est très faible :
elle était à l’époque de six habitants au kilomètre carré. Pas vraiment de
problème foncier. Les gens semaient leur riz gluant, une espèce
particulière, et puis l’« écoutaient pousser », comme ils le disaient eux-
mêmes, ce qui laisse beaucoup de loisir. Il y avait cinquante-deux fêtes
officielles par an, en général organisées par la pagode. Ils prenaient
beaucoup de plaisir à danser le lamvong, la danse traditionnelle. C’est
une danse très jolie, dont la gestuelle évoque un peu les sculptures des
temples d’Angkor. Dans ces fêtes, on mangeait, on ripaillait. Puis le reste
du temps était consacré à la chasse, et à la pêche aussi un peu. Le seul
problème, c’était les B-52 américains qui bombardaient la piste d’Hô Chi
Minh qui traversait le pays. Ils faisaient pas mal de « dégâts
collatéraux ».
Les Américains avaient installé dans le sud du pays un pseudo-
gouvernement de fait, avec à sa tête le prince Boun Oum. Les
communistes au Nord, liés à la Chine et au Vietnam, contrôlaient deux
provinces. Le prince Souvanna Phouma, au centre, tentait de ménager la
chèvre et le choux et, à Luang Prabang, siège du palais royal, le roi Sri
Savang Vatthana régnait symboliquement sur l’ensemble, et de fait sur
rien du tout. Bien sûr, des militaires des différents bords et des pillards
venaient après la récolte embêter les paysans et prélever les surplus – un
peu comme dans Les Sept Samouraïs ou Les Sept Mercenaires. Dans les
villages, les paysans n’aspiraient qu’à une chose, c’était qu’on leur foute
la paix ! Malheureusement, avec le tourisme, c’est râpé !
Th. P. – À cette époque, des militants de la cause tiers-mondiste,
comme l’agronome René Dumont et l’économiste Ignacy Sachs,
suggèrent d’autres voies, comme l’éco-développement. Les fréquentiez-
vous ?
S. L. – En fait, il faut être clair. La question environnementale, à cette
époque-là, je l’ignore complètement. Elle ne motive pas ma réflexion, à
l’inverse de la destruction des équilibres traditionnels. Autrement dit, je
constate d’abord et avant tout un fait majeur : le développement détruit
les sociétés, détruit la culture, c’est une occidentalisation du monde.
Alors qu’en Occident, grâce à la révolution thermo-industrielle, il
engendre un certain bien-être, y compris pour les classes inférieures, dans
les pays du Sud, il est complètement destructeur. La question
environnementale, je l’ai rencontrée beaucoup plus tard dans ma carrière,
dans les années 1980.
Th. P. – C’est pourtant à cette époque qu’est rendu public, avec un
certain écho, le rapport du Club de Rome4, qui parle de « croissance
zéro ». L’approuvez-vous ?
S. L. – Pas du tout.
Th. P. – Pas du tout ?
S. L. – Non, je ne l’ignore pas totalement, mais il ne remet pas en
question mes schémas.
Th. P. – C’est pourtant en 1972 qu’il est publié.
S. L. – Le message de fond de l’écologie, c’est que le développement
n’est pas soutenable, c’est ce que dit alors Nicholas Georgescu-Roegen :
« Une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. » Moi, à
cette époque, je ne me situe pas sur ce plan-là. À mon sens, le
développement n’est tout simplement pas souhaitable parce qu’il
engendre des injustices, des inégalités, des destructions. Il n’est que la
poursuite, le prolongement de la colonisation par d’autres moyens, et
surtout il repose sur la colonisation de l’imaginaire – comme le montrent
Gérard Althabe dans son livre consacré à Madagascar5 ou Robert Jaulin,
qui dénonce inlassablement l’ethnocide6 : c’est la destruction des cultures
qui finalement détruit l’identité des sociétés, dont on voit aujourd’hui
avec l’exemple du Mali ou de la Centrafrique, qu’elles n’arrivent
toujours pas à s’en sortir, notamment d’un point de vue économique.
Th. P. – En 1986, vous publiez un ouvrage dont le titre est une
question : Faut-il refuser le développement ? 7 On subodore évidemment
la réponse…
S. L. – Faut-il refuser le développement ? prend la suite d’un autre
ouvrage, Critique de l’impérialisme8, qui était une sorte de dossier de
travail : il s’agissait d’une critique portant à la fois sur la conception
économique du développement des économistes orthodoxes libéraux, et
sur celle des économistes marxistes, avec leur productivisme et leur
développementisme. Le point de départ de ce livre était l’épineuse
question du développement chez les marxistes. Ceux-ci se trouvent en
effet dans une situation paradoxale. Leur position est la suivante : le
développement, quand il est capitaliste, est mauvais, cela s’appelle
l’accumulation du capital, il engendre paupérisation, prolétarisation et
inégalités, et ils ont tout à fait raison, ces critiques sont justifiées ; mais
quand il devient socialiste, avec les mêmes pratiques, c’est-à-dire faire de
grands barrages, des aéroports à Notre-Dame-des-Landes, etc., alors là,
cela devient très bien. C’est tout à fait contradictoire et c’est
insoutenable. L’anthropologue Pierre-Philippe Rey qui avait travaillé
avec Charles Bettelheim l’avait très bien mis en évidence9.
Th. P. – Votre livre Faut-il refuser le développement ? va entraîner
l’écriture de deux autres ouvrages traitant de la perte des qualités
spécifiques à chaque culture : L’Occidentalisation du monde10 et La
Planète des naufragés11.
S. L. – Le développement apparaît alors pour ce qu’il est, une
entreprise d’occidentalisation du monde, qui homogénéise, rabote toutes
les différences et détruit toutes les cultures. En fait, il les nie. Or,
l’homme vit dans la culture et par la culture. Et par quoi le
développement remplace-t-il la culture ? Par la consommation. Or, la
consommation ne fait pas sens, elle ne donne aucun sens à l’existence.
L’occidentalisation du monde est un processus qui semble donc être voué
à l’échec. Cette entreprise d’unification planétaire suscite au contraire
des réactions, des résistances et des rejets. La résistance prend différentes
formes, selon les sociétés. Elle peut se matérialiser dans l’islamisme, elle
peut aussi consister en tentatives d’auto-organisation de la part des
exclus, par exemple. Ma réflexion donne donc lieu à un livre qui
rencontre un certain succès – mon premier livre publié aux éditions de La
Découverte –, L’Occidentalisation du monde, qui annonce mes ouvrages
suivants, en particulier La Planète des naufragés.
Je reprends contact avec l’Afrique au même moment. À partir de cette
période, je vais aller tous les ans en Afrique pendant trois semaines ou un
mois pour faire des missions, enseigner, enquêter aussi. À cette occasion,
je rencontre des amis et des collègues africains qui, de leur côté,
travaillent sur le terrain et dont les données corroborent mes analyses.
Ainsi, à la fin de L’Occidentalisation du monde, j’avais anticipé l’auto-
organisation des exclus que je viens d’évoquer et voilà que je rencontre
Emmanuel Seyni Ndione, chercheur sénégalais qui travaille sur le Grand-
Yoff, quartier périphérique de Dakar. Il vient d’écrire Dynamique urbaine
d’une société en grappe12. Par son étude, il me fournit la vérification
concrète, expérimentale, de ce que j’avais imaginé ou déduit
intellectuellement. Pour moi, c’est assez extraordinaire.
Th. P. – Tout n’est pas perdu alors ? Vous voyez en Afrique des
alternatives, des réactions qui viennent à la fois contrecarrer
l’occidentalisation du monde et inventer autre chose…
S. L. – Dans la société en grappe du Grand-Yoff que décrit Emmanuel
Seyni Ndione, les exclus du développement arrivent à bricoler une
existence, par certains côtés relativement soutenable, hors de l’économie,
et cela, grâce à la construction de leurs réseaux. Il y a trois aspects dans
la société informelle qui s’est constituée, à la marge de la capitale
sénégalaise. Tout d’abord, la création techno-économique, avec le
recyclage, la récupération des déchets et le déploiement d’une grande
débrouillardise pour pouvoir survivre. Ensuite, la création sociale, parce
que, étant eux-mêmes des migrants de la campagne qui s’agglutinent à la
périphérie de la grande ville, ils réinventent des liens sociaux et se
réorganisent sous des formes qu’on ne peut plus appeler traditionnelles,
qu’Emmanuel Ndione qualifie de néo-claniques – ce sont des formes
néo-lignagères avec des aînés sociaux, des grands frères, etc. Enfin, une
création imaginaire, avec des cultes syncrétiques, des croyances qui
donnent sens à ces nouvelles réalités.
Th. P. – En France, comment est reçue votre pensée ? Ne considère-t-
on pas que vous idéalisiez ces cas ?
S. L. – En France, effectivement, à partir du moment où l’on considère
que le modèle de la société de consommation n’est pas le seul, ni
l’aboutissement de toute aventure humaine, qu’on est arrivé à saturation,
on se heurte toujours à des critiques. On est systématiquement attaqué,
aussi bien par la droite que par la gauche d’ailleurs.
Th. P. – La Planète des naufragés sort en librairie en 1991, un an avant
le sommet de la Terre, à Rio de Janeiro. Est-ce que, pour vous, ce
sommet est une date importante ?
S. L. – Non, cela ne m’a pas marqué particulièrement. Rio a été monté
en épingle. Rio, c’est quand même Stockholm plus vingt. Sous l’égide de
l’ONU, après le premier à Stockholm, en 1972, ces sommets étaient
prévus tous les dix ans. Il y a eu une conférence entre les deux qui est
passée à la trappe : elle s’était déroulé en 1982 à Nairobi, en Afrique,
c’est peut-être pour cela qu’on n’en a pas entendu parler. En fait, après le
grand moment du premier rapport au Club de Rome, les responsables de
la planète, tous les chefs d’État, se sont désintéressés de la question.
La préparation de Rio a quand même été assez intéressante pour moi,
car c’est à cette occasion que je suis entré en contact avec Ecoropa, club
de théoriciens de l’écologie politique13, et Teddy Goldsmith. C’est le
moment où j’ai vraiment viré ma cuti et introduit la dimension
écologique au cœur de ma réflexion. J’avais fait la recension, quelques
années auparavant, lors de sa traduction en français, du livre de Nicholas
Georgescu-Roegen, Demain la décroissance14. Mais je n’arrivais pas à
intégrer son apport à ma vision socio-économique : cela ne trouvait pas
sa place. C’est seulement à partir de La Planète des naufragés que j’ai
donné toute son importance à la dimension écologique.
Th. P. – Très vite, vous dénoncez l’oxymore qu’est l’expression
« développement durable », qui, depuis, fait malheureusement fureur.
S. L. – Je la dénonce en effet depuis toujours, mais là encore, à
l’origine, ce n’est pas seulement pour des raisons écologiques. Le
développement n’est pas « durable », parce qu’il est fondé sur la
destruction des cultures, pas seulement sur la destruction des
écosystèmes. La notion de développement est une notion toxique.
Th. P. – Dès 1994, vous signez un papier qui tourne en dérision l’idée
de « développement durable » dans la revue Tiers-monde15. Ce n’est pas
ce développement-là qu’il faut rendre durable, c’est le durable qu’il
faudrait développer…
S. L. – Absolument. On ne s’attaque pas au sustainable.
Th. P. – Ce qui est plus subtile comme formule.
S. L. – D’ailleurs, on oublie souvent que l’économiste américain Walt
Whitman Rostow définit dans Les Étapes de la croissance économique16
le développement comme self-sustaining growth, autrement dit comme
une croissance « soutenable » ou « durable ».
Th. P. – Rostow ! Celui qui fut conseiller à la sécurité nationale sous
Kennedy puis Johnson. Celui qui publie son livre, au tout début des
années 1960, sous-titré : « un manifeste non communiste ». Tout un
programme !
S. L. – La première édition date de 1960. Sa définition du
développement est intéressante parce que, à l’instar de François Perroux,
elle oppose croissance et développement. Il y a effectivement une
différence : le développement, c’est la transformation qualitative de la
croissance, c’est la croissance qui dure. Gérard Destanne de Bernis a,
d’ailleurs, repris cette distinction par la suite, écrivant que le
développement est durable par définition. La croissance qui n’est pas
durable, ce n’est pas du développement. Le « développement durable »
serait donc un pléonasme puisque qu’il désigne une « croissance durable
qui dure ». Toutefois, c’est aussi un oxymore puisque, à la vérité, ni la
croissance ni le développement ne sont soutenables ou durables.
L’économie étant devenue la religion officielle de notre temps, on ne
peut pas ne pas s’y intéresser. Que l’on soit un adepte ou un athée en
matière économique, ce que je suis devenu.
Th. P. – Être « athée de l’économie », est-ce que cela sous-entend que
vous ayez pour mission de dénoncer tous ces experts qui interviennent
perpétuellement sur les ondes et sur nos écrans et s’emploient à nous
expliquer constamment le pourquoi de la crise ici, le comment on va
pouvoir rectifier le tir là, etc. ? J’ai l’impression que ces économistes
passent leur temps à se tromper. Mais alors, pourquoi continue-t-on à les
inviter ?
S. L. – Justement, on voit bien qu’on a affaire à du religieux ! À un
rapport à l’économie qui ne relève pas du rationnel, qui n’est pas
atteignable par la démonstration rationnelle. Le propre du religieux est
qu’il ne peut être remis en cause par le raisonnement rationnel ; la foi ne
peut être atteinte par des arguments, aussi rationnels soient-ils. On peut
donc faire toutes les critiques de l’Économie que l’on veut, cela glisse sur
la carapace du dogme. Résultat : on continue à faire appel à tous ces
experts qui se sont trompés maintes et maintes fois, ou qui disent un peu
n’importe quoi.
C’est quand même assez extraordinaire que personne ne dénonce
l’imposture de la « rilance », ce néologisme utilisé par Mme Lagarde,
ministre de l’Économie sous la présidence de Nicolas Sarkozy, formé
avec les mots « rigueur » et « relance », dont l’un des gourous de tous les
gouvernements français depuis plus de trente ans, Alain Minc, nous a
donné la définition suivante : pour mener à bien cette politique, il s’agit
d’appuyer sur l’accélérateur et le frein en même temps ! C’est énorme
tout de même. C’est exactement ce que disent tous les gouvernements, ce
que disent tous les experts du Fonds monétaire international : il faut
appuyer simultanément sur l’accélérateur et sur le frein. Quiconque a
l’habitude de conduire une voiture devrait se dire qu’on se fout de sa
gueule !
Th. P. – Comment peut-on définitivement rompre avec une telle
pratique religieuse, ou du moins s’opposer à elle ? Y a-t-il des
syncrétismes possibles, envisageables ?
S. L. – C’est-à-dire ?
Th. P. – Peut-on imaginer que certains économistes repentis
s’ouvriront davantage à la question environnementale, par exemple ?
S. L. – Sûrement. Nous en avons un bel exemple avec Bernard Maris,
économiste, ayant eu un temps accès à l’antenne de France Inter et
rédacteur à Charlie-Hebdo. Il se considère toujours comme un
économiste, mais se déclare en toute occasion « partisan de la
décroissance ». Moi, je pense qu’il faut sortir de l’économie, c’est-à-dire
prendre conscience que l’économie est née, a vécu et doit aussi mourir.
Cela est assez bien décrit par le grand historien de l’économie Karl
Polanyi, qui explique comment l’économie s’est autonomisée par rapport
au religieux et au politique, et que ce « désencastrement » a fini par
dévorer tout l’espace social17. On est passé d’une société avec économie
à une société économique et d’une société avec des marchés à une société
de marché. Avec la globalisation, le phénomène est même devenu
mondial. C’est l’omni-marchandisation du monde. On voit que cela nous
emmène droit dans le mur et qu’il est urgent de « ré-encastrer »
l’économique dans le social : la sphère économique doit perdre son
autonomie.
Th. P. – Croyez-vous que la notion de bien commun, que l’on entend
de plus en plus aujourd’hui, puisse permettre cette sortie de l’économie ?
S. L. – S’il est très difficile de penser la sortie de l’économie, c’est
parce que nous sommes dedans. Par conséquent, cela doit passer à la fois
par une transformation des pratiques et par une transformation de notre
imaginaire. Cette transformation-là ne se décrète pas. Elle se fera, mais
ce sera un processus long. Un beau jour, on s’apercevra que l’on n’est
plus dans l’économie, comme on est en train de se rendre compte qu’on
n’est plus dans la croissance. Peut-être théorisera-t-on cette sortie après
coup.
Je pense cependant que l’on peut aider à la décolonisation de
l’imaginaire, parce que le véhicule le plus fort de cette colonisation des
esprits, c’est la propagande publicitaire. Or, on peut s’attaquer à elle.
1 Gérard Destanne de Bernis (1928-2010), professeur d’économie politique à l’université de
Grenoble, disciple de François Perroux, fortement marqué par le marxisme. Il fut, du temps de
Boumédiène, l’inspirateur de la planification algérienne, dans laquelle il s’efforce de mettre en
pratique sa théorie des « industries industrialisantes ».
2 Du nom du prophète Simon Kimbangu (1887-1951), qui fonde un culte syncrétique à la
fois inspiré de croyances et pratiques chrétiennes, en particulier celles de l’Armée du salut, et
de l’héritage animiste traditionnel congolais.
3 Helena Norberg-Hodge, Ancient Futures : Learning from Ladakh, San Francisco, Sierra
Club Books, 1991 ; Quand le développement crée la pauvreté. L’exemple du Ladakh, trad. par
Jean-Paul Mourion, Paris, Fayard, 2002.
4 Créé en 1968, le Club de Rome réunit des scientifiques, économistes et des industriels, qui
réfléchissent aux problématiques du développement. En 1970, il confie la rédaction de son
premier rapport à Donella Meadows, Jorgen Randers, Dennis Meadows et William Behrens,
équipe de chercheurs du MIT. Leur rapport est publié en 1972. Il est titré The Limits To
Growth ; en français, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance (Fayard,
1974)
5 Gérard Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises
de la côte orientale de Madagascar, préface de Georges Balandier, Paris, Maspero, coll.
« Textes à l’appui », 1969.
6 Robert Jaulin, La Décivilisation. Politique et pratique de l’ethnocide, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1974.
7 Serge Latouche, Faut-il refuser le développement ? Essai sur l’anti-économique du tiers-
monde, Paris, Puf, 1986.
8 Serge Latouche et Michel Gouillard, La Critique de l’impérialisme, Paris, Anthropos,
1979.
9 Pierre-Philippe Rey, Les Alliances de classes. Sur l’articulation des modes de production,
Paris, Maspero, 1973.
10 Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989.
11 Serge Latouche, La Planète des naufragés. Essai sur l’après-développement, Paris, La
Découverte, 1991.
12 Emmanuel Seyni Ndione, Dynamique urbaine d’une société en grappe : un cas, Dakar,
op. cit.
13 Créé en 1972, autour d’Armand Petitjean et Jacques Grinevald, il compte parmi ses
membres Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Edouard « Teddy » Goldsmith. Il fait publier
des auteurs tels que Paul Ehrlich, René Dubos, et le premier rapport du Club de Rome.
14 Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, traduit et préfacé par Ivo Rens et
Jacques Grinevald, Lausanne, P.-M. Favre, 1979.
15 Serge Latouche, « Développement durable : un concept alibi. Main invisible et mainmise
sur la nature », in Revue Tiers-monde, vol. 35 no 137,1994, pp. 77-94.
16 Walt W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique (1960), traduit de l’anglais par
M.-J. Du Rouret, Paris, Le Seuil, 1963.
17 Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de
notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
11.
Les sources Deux maîtres à penser : Cornelius
Castoriadis et Ivan Illich
Th. P. – Vous êtes un « faiseur de livres », vous lisez abondamment et
puisez chez d’autres auteurs de quoi alimenter votre propre réflexion.
Parmi vos auteurs, devenus des familiers, il y a Cornelius Castoriadis
(1922-1997) et Ivan Illich (1926-2002). Le premier quitte la Grèce –
dévastée par la guerre et en proie à des divisions politiques qui
annoncent la guerre civile – pour s’installer en France en 1946, année où
il fonde avec Claude Lefort Socialisme ou barbarie, mouvement
trotskiste. Il travaille comme économiste à l’OCDE avant de devenir
enseignant et psychanalyste. Ivan Illich est né à Vienne, il devient prêtre
dans une paroisse portoricaine à New York, crée le Centro Intercultural
de Documentación (CIDOC) à Cuernavaca au Mexique, publie des essais
dénonçant les « professions mutilantes » et dénonce la contre-
productivité intrinsèque à chaque institution.
Ces deux fortes personnalités n’ont guère de point commun, excepté
peut-être la passion qui les anime de toujours favoriser l’autonomie du
sujet. Qui sont ces deux personnages ?
S. L. – Souvent, dans mes conférences, je dis « mon maître Ivan
Illich » ou « mon maître Castoriadis ». Ce sont les seuls que j’honore de
ce titre, bien que je n’aie jamais été réellement leur élève. J’entretiens
avec eux un dialogue post mortem. Ils ont surtout été marquants dans la
phase finale de la construction de ma pensée. En réalité, je ne suis le
disciple de personne !
Th. P. – En quelles circonstances les avez-vous rencontrés ?
S. L. – Je n’ai rencontré physiquement Illich que trois fois. Quant à
Castoriadis, je ne l’ai croisé qu’à trois ou quatre reprises. Cela tient à ma
personnalité un peu renfermée, un trait breton. En même temps, je n’ose
pas aborder les gens que je mets sur un piédestal. Ainsi, je n’ai pas
cherché vraiment à les côtoyer. J’ai connu intellectuellement Castoriadis
assez tard, lorsque Christian Bourgois a republié tous les textes qui
avaient paru dans la revue Socialisme ou barbarie 1. Mais l’ouvrage qui
m’a vraiment marqué au moment où je faisais mes cours d’épistémologie
à Lille, dans les années 1970, c’est L’Institution imaginaire de la société
2. C’est un livre que j’ai réellement pratiqué et qui m’a fait vraiment
Didier Harpagès,
professeur retraité de Sciences économiques et sociales, apporte
désormais sa libre contribution à la diffusion des idées relatives à
l’objection de croissance. Il est l’auteur, en compagnie de Serge Latouche
dont il fut l’étudiant à Lille, de Le temps de la décroissance (Éditions Le
bord de l’eau, 2012) et Questions sur la croissance, Mythes & perversités
(Éditions Sang de la Terre, 2012).
Thierry Paquot,
philosophe de l’urbain, professeur des universités en délégation à
l’ISCC (CNRS), a été le directeur littéraire des éditions La Découverte,
Quai Voltaire, Descartes & Cie, avant d’être éditeur de la revue
« Urbanisme » (1994-2012) et producteur à France Culture (1996-2012).
Il est membre de nombreux comités de rédaction : Books, Hermès,
Diversité, Scape (Pays-Bas), Localities (Corée du sud), Urban (Italie),
etc. Il collabore régulièrement à L’An 02 et L’Écologiste et vient de
fonder L’Esprit des villes. Il a publié de nombreux ouvrages, dont L’Art
de la sieste (Zulma, 1998), Éloge du luxe. De l’utilité de l’inutile
(Marabout, 2007), Petit Manifeste pour une écologie existentielle
(Bourin, 2007), Introduction à Ivan Illich (La Découverte, 2012) et
Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2015). Il est
le président de l’association Image de Ville qui organise chaque année à
Aix-en-Provence deux festivals de film (l’un sur les villes, l’autre sur
l’environnement). Il préside également le Conseil d’orientation du
Learning center « ville durable » à Dunkerque.
Daniele Pepino,
né à Turin en 1976, vit dans le val de Susa et collabore aux éditions du
groupe Abele. Il a coordonné le livre Delta in rivolta. Pirateria e
guerriglia contro le multinazionali del petrolio in Nigeria (Centro di
documentazione Porfido, 2009).
Mille et une nuits propose des chefs-d’œuvre pour le temps
d’une attente, d’un voyage, d’une insomnie…
Les Petits Libres (extrait du catalogue) 82. Serge Latouche, L’Âge
des limites. 83. Olivier Clodong, Politiques : le cumul des mandales.
84. Philippe Murer, La Transition énergétique. 85. Olivier Besancenot
et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires.