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Hartmut La vie moderne est une constante accélération.

Rosa Jamais auparavant les moyens permettant de gagner


du temps n'avaient atteint pareil niveau de dévelop-
pement, grâce aux technologies de production et de
Aliénation et
communication ; pourtant, jamais I'impression de
accélération
manquer de temps n'a été si répandue.Dans toutes les
sociétésoccidentales,les individus souffrent toujours
Vers une plus du manque de temps et ont le sentiment de devoir
théorie courir toujours plus vite, non pas pour atteindre un
critique de objectif mais simplement pour rester sur place.Celiwe
la modernité examine les causeset les effets des processusd'accélé-
tardive ration propres à la modernité, tout en élaborant une
théorie critique de la temporalité dans la modernité
Né en 1965,Hartmut tardive.
Rosa, sociologue Dans le sillage de son ouwage AccéIération (La
et philosophe, Découverte, 2o1o), dont il reprend ici le cæur du
est professeurà propos de manière synthétique,Hartmut Rosaapporte
l'université Friedrich- de nouveaux éléments en rediscutant la question de
Schiller de Iéna en I'aliénation à la lumière de la vie accélérée.Ainsi, il
Allemagne.Il est soutient et développeavec force I'idée que l'accéléra-
notamment I'auteur tion engendredesformes d'aliénation sévèresrelatives
deAccéIération. Une au temps et à I'espace,aux choseset aux actions, à soi
critique socialedu et aux autres. Sousla pression d'un rythme sans cesse
femps (La Découverte, accru,les individus font désormaisface au monde sans
zoro). pouvoir I'habiter et sansparvenir à se I'approprier.

Traduit de I'anglaisparThomas Chaumont

o1-2or2 16 €,
ISBN978-2-7071-7r38-2

tilililtililililililililtilll
9 t782707n171382n
Aliënation
et accélération

Collection Théorie critique


T H É ORtE CRITIqUE
une collectiondirigéepar OlivierVoirol

L'expression nThéoriecribque" rmvoie à un courantdepengéesurgi HartmutRosa


desespoirsdu xx' eiècledont il a sillonnéles déchiruree.Telle que
formuléeparsesfondaeunparmilesqæbfigurentenueauEesAdomo,
Horl'heirner,Marurse,la Thârriecritiqueavaitpow vocationdemettre
aujour lesformespossibles del'émancipation hurnâinetout enPensant
sesobsadesparlsamm deseftts dela progression
dela oraigoninstrumentale D: perc croissante
du capialbmeet
aleliberé et atteinEsà le
Aliénation
personnalité,trangformationde la culture o éclairée" en culhrrede
masse,etE.
MaisI'e:çression.Théoriectitiqræ,rcnvoietoutautantà un mode
et accëlération
depensée,une attiEdeinteflectu€lle. Celledu refusdeecloisonnemenB
disciplinairæau profit d'unealliancefécondeenuephilosoPhh,socio' Versunetheoriecritique
logie,droiq histoire,politique,économie,eethétiqueet psychanalyse.
Celled'rmee:rplicitatbnde la posnuecritiquedansla reûexionthée
delamodemitÉ tardive
riqueet dhne fondationdela aitiquedansle concl€tdela pratique.Celh
du refilsdesacrifiÊrla rigueurà I'engagement but endéfendantfenga'
gementfaceau retrait intellectualiste.Celle,enfin,d'une critiquequi
déchifteI'oppression et la mutilationdesêueshumains,sanscesaerde
prêterl'orcille aux pratiquesderuptr.uesw les parcoursinventifr de
l'émancipation sociahetpolitique. Traduitdel'anglais
Cæcourantdepensê n'a cessédesedérælopper. Aux travauxis8lls parThomasChaumont
dela rprcmièægénâation"ontsuccédé ce{rxduparadigmeÉthiquede
Leùeorie de la communication aruqæls 8€ sont ajouÉ plu Écem'
mentceuxqui s'appuientsurle conceptdereconnaissance. Cesdernist'
en particulier,revisitentla traditioncritiqueen queetionnEnt 8es
concePtg et sesobjebsousuniour nouveau'
Aujourd'huiplusquejamais,cetæuaditiondepenséeonserveson
relief,saforceet sapertinencepourpenserle capitalismenéolibéralet
seseffecsociauxetpsydrologiques, lesformeoduméprissocial,ledéve-
loppementet la crisedeI'industie culturelle,treenouveauxvisageade
I'auoriarisme,lesprocessus dedéshumanisation sousI'emprigecrois'
sanEdela rationalbationet dela marchandisation, et.
LacollectionuTtréoriecritiquer publiedesauteuF€ontemporains
animésde prèsou de loin par les aspirationscritiquesdecethéritage
intelle<næI.E'lleamreilledesto(Es d'auEulsdasshuesautantquedes
ræherches en priseavecle æmpsprêeng qui pensentsesconrnrlsions
commesêt ouv€rur€spotentielles
a
Dars la m&ne collection
delaphilose
AxelHonneth,les Parha@ delolfurté.Uneréqcùralisatiol
r!
phiedudroitdeHeçl(2008)
Siegfried
lftacauer,L'Onrenwtdelamasse(2008)
FranckFischbach,ManiJæw pw unephilosqphie sæiab(2009)
IlLa Découverte
9 rr'r, rue Abel-Hovelacque
dutemps(2010)
HârtsnutRosa,AcÉlâatim.Uræcritiquesociale 75013Fôris
Onwage tnldalement publté sousle tltreAllendtion
andAcceleradon: Twarils a Crltkal Tfuory of
Late-MoilernTentprallty aux éditions Nordlc
Sunmer Unlverslty Press,en 2010.
Remerciements

J'aimeralsrernerclèrles personnessuivantes
pour l'aide inestlmable qu'elles m,ônt
apportée pendant ce proiet : Jens Beljan,
Robert Dietrich, Sigrid Engelhardt, Claus
I(rogholm, AsgerSorensenet André Stlegler.

Hartmut Rosa

S, ** désirezêtretenu réguUèrement informéde nosparutions,il vous


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ISBN 978-2-707L-7t38-2
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proprtétéintellectuelle,toute reproductionà usagecollectif par
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autle toÎme de reproductioo lntégraleou pardelle, est également
tnterdltesaûsautorlsadoî del'édlteur,

@ Nordtc Summer Unlverstty Press,Svanesund (Suède)2010.


@ Pour la traducdon françalse, Edtûons lâ Découverte, Parls,
m 2.
Intoduction

Ce hwe estun essaisurla vie modeme.Il ne visepas


à une complèterigueurscientifiqueou philosophique,maisà
poserles <bonnes> questionsafin de reconnecterla philoso-
phie socialeet la sociologieaux expériences socialesvécuespar
lesgensdansles sociétésmodernestardives.Il sefonde sur la
conviction que les sciencessocialesdoivent poserdes ques-
tions qui " résonnentu avecla vie desgens,qui électrisentles
étudiantset déclenchentalors,à leur tour, desrecherches
empiriques.En outre, je crois qu'aujourd'hui,beaucouptrop
souvent,les sociologues, les philosopheset les théoriciens
politiques sont plongésdans des débatset des proiets de
recherchequi n'allument aucuneflamme, même en eux.
Nous nous contentons,en guisede paradigme,au sensde
ThomasKuhn, de résoudredesénigmes,le résultatétant que
la sociologieet la philosophiesocialen'ont pasgrand-choseà
offrir au grand public. J'ai donc I'impressionqu'un risque
d'épuisementmenacele stockd'hypothèseset de théoriesqui
sont sourcesd'inspiration et de stimulation pour la culture
modernetardive, pour les étudiantset les artistes,et pour
quiconques'intéresse au destinet à l'avenir de nos sociétés.
Ainsi,dansceliwe, je veuxrevenirà la questionsansdoute
la plus importante pour nous autreshumains : qu'est-ce
qu'unevie bonne- et pourquoinousfait-elledéfaut(carie fais

t'
Niénation ation
etaæêlër Introduction

l'hypothèsesimple qu'il semblenormal de considérerque, spécifiqueet prédéterminée; ellessont gouveméespar la loi et


jusqu'àprésent,la plus grandepart de nos viespersonnelles et la logiqued'un processus d'accélérationqui estimperceptible-
socialesexige d'être changée)? Comme nous savons tous que ment lié au conceptet à l'essence de la modernité.Commei'ai
la réponseà la premièrepartie de cette question est presque développécettethèseà plusieursreprisesailleurset de manière
impossibleà donner, ie commenceavecla secondepartie.En approfondiet, je me contenteraiici d'un bref résuméde la
fait, ie croisquela demièrepartiede la questionestau cæurde théorie de l'accélérationsociale.Dans la deuxièmepartie, je
touteslesversionset générationsde la Théoriecritique ayant chercheraià défendrela thèseselonlaquelleune compréhen-
existéiusqu'àce jour; elle fut la questiond'Adomo, bien sûr, sion et une analysecritique des normestemporellesqui
maiselleinspiraégalementBenjaminet Marcuseet aussi,plus gouvernentsecrètement nos viessont de la plus hauteimpor-
récemment,Habermaset Honneth ; et de mêmeellemotiva le tance,non seulementen partant de la Théoriecritique,mais
ieuneMarx danssesMantscritsparisims.En écrivantcet essai, égalementpour les versions contemporainesles plus
ie chercheà revigorerla uadition de la Théoriecritique. répanduesde cettedemière.Ainsi,si nousacceptonsquenotre
Poséesimplement,la thèseque je veux développerest capacitéà mener une vie bonne est compromisepar des
celle-ci: l'une desmanièresd'examinerla structureet la distorsionsdes structuresde la reconnaissance (comme le
qualité de nos vies est de se concentrer sur les motifs soutient Honneth), d'une part, et de la communication
temporels.Cen'estpasseulementque presquetouslesaspects (comme le dit Habermas),d'autre part, nous pouvons
de la vie peuvent être abordésde façon éclairanteselon une comprendrela nature de cesdistorsionsen examinant les
perspectivetemporelle,mais que, en outre, les structures temporalitésde la reconnaissance et de la communication
temporellesrelient les niveaux microscopiqueset macrosco- (politique).Parconséquent,j'essaierai de montrer commentet
piquesde la société,c'est-à-dire que nos actionset nosorienta- pourquoi I'accélérationsociale est particulièrement perti-
tions sont coordonnéeset renduescompatiblesavecles nente pour toute critique desstructuresmodernestardivesde
n impératifssystémiques,dessociétéscapitalistesmodernesà la reconnaissance et de la communication.
traversdesnormes,descontrainteset desrégulationstempo- Cependant,mon but, plusgénéralement, estde rétablirun
relles.Lessociétésmodernessont à mon sensrégulées,coor- conceptbien plus anciende la Théoriecritique,développépar
donnéeset dominéespar un régimetemporelrigoureuxet Marx et l'É,colede Francfortà sesdébuts,maisabandonnétant
strict qui n'est pas articulé en termeséthiques.Lessujets par Honneth que par Habermas: le conceptd'aliénation.
modernespeuventdonc êtredécritscommen'étant restreints J'entendsmontrer que danssaforme présente,n totalitaire,,
qu'a minimapar desrègleset dessanctionséthiques,et par I'accélération socialemèneà desformesd'aliénationsociale
conséquentcomme étant u libres,, alorsqu'ils sont régentés,
dominéset répriméspar un régime-tempsen grandepartie
1 Hartmut Ros^, Accélératiot1.Une uitique sociale du temps,Ia Dêcott-
invisible, dépolitisé,indiscuté,sous-théoriséet inarticulé. Ce
verte, Paris,2010 (uad Didier Renault) ; Hartmut RosA,n Socialacce-
régime-tempspeut en fait être analységrâceà un concept leration. Ethical and political consequencesof a desynchronized
unificateur: la logiquede l'accélérationsociale. high-speed society >, Constellations.Afi Intenational lournal of
Crltical and DernocraticTheory,n' 10, 2003, p. 3-52 ; Hartrnut RosA&
Dansla premièrepartie de ce livre, je montreraique les William ScHEUrRV.xt, High-Speed Society.SocialAcceleratlon,Powerand
structurestemporellesmodernesévoluentd'une manièretrès Modemlty,PennsylvaniaStateUniversity, Pennsylvanie,2009.

8l
le
etaccêléranon
Aliénation

sévères, et obsewablesempiriquement,qui peuventêtrevues


comme le principal obstacleà la réalisationde la conception
modemed'une o vie bonne , dansla sociétémodemetardive.
Parconséquent,dansla troisièmepartie,j'essaierai d'esquisser Premièrepartie
la conception d'une < théorie critique de l'accélération
sociale> recourantà l'aliénation comme outil conceptuel Unethéorie
central,maischerchantégalementà réinterpréteret à ranimer del' accêlér
ationsociaIe
lesconceptsd'idéologieet de faux besoins.
Mais, flnalement,il me sembledifficile d'esquiverperpé-
tuellement la premièrepartie de la question initiale sans
perdre en crédibilité. Sur quel concept (inarticulé) de vie
bonne une théorie critique de l'accélérationsocialesefonde-
t-elle ? Dans les dernièrespagesde cet essai,j'essaieraide
prendrecettequestionà rebours,pour ainsi dire : puisque
j'utilise o aliénation> comme la négationde la vie bonne, la
premièrepartie de la questionpeut être reformuléeainsi :
qu'est-ce queI'opposé deI'aliénation? Qu'est-cequ'une vie non
aliénée? Lescritiquesdu conceptd'aliénation ont de longue
dateet à justetitre soulignéque certainesformesd'aliénation
pouvaientêtredesmomentsinévitableset mêmedésirables de
toute vie humaine, de telle sorte que toute théorie ou poli-
tique cherchantà éradiquerles racinesde l'aliénation appa-
raît comme dangereuseet potentiellementtotalitaire. Par
conséquent,les paragraphes concluant ce liwe ne cherchent
pas à définir une vision de la vie sansaliénation,mais à
retrouverdesmomentsd'expériencehumainenon aliénée.
Ceux-ci- tel est mon espoir- pourraient fournir un nouvel
étalon pour évaluerla qualité de la vie humaine. Si celase
révélaittrop optimiste,une telle approchepourrait au moins
fournir les basesd'une théorie critique identifiant les
tendanceset structuresqui sapentla possibilitédevil're de tels
moments.
ChapitreT

quel'accélération
Qu'est-ce sociale?

Qu'est-cequi caractérisela modernité ? Selon


moi, la sociologieet la philosophiesociale1 peuventêtre
comprisescommedesréactionsà desexpériences de moder-
nisation.Cesformesde penséesocialeémergentlorsquedes
individus sont confrontésà deschangementsprofondsdu
monde danslequelils vivent et, en particulier,du tissu social
et de la vie sociale.Dans la littérature de référencesur la
modernitéet la modernisation,ceschangements sont inter-
prétéset analysésen tant que processusde rationalisation
(comme le diraient Weber ou Habermas),de différenciation
(fonctionnelle - comme l'affirment plusieursthéories,de
Durkheim à Luhmann), d'individualisation(comme le
soutiennentGeorgSimmel à son époqueet Ulrich Beck
aujourd'hui) ou, enfin, en tant que domesticationou
marchandisation,termesutiliséspar lesthéoriciens,de Marx
à Adorno et Horkheimer,qui portent une attention particu-
lière à l'essorde la productivitéhumaine et de la raison

1 En tout cas au sens défini par Axel HoNNETHda/ls PLthologiendes


Sozialen,FischerTaschenbuchVerlag, Francfort, 1994. Pour une
réinterprétation de la théorie sociologique en tant que réaction à des
expériencesde modemisation, 4 Hartmut RosA,David Srnrcxrn &
Andrea KorrMAN,SoziologischeTheorlen,UVK Verlagsgesellschaft,
Constance,2007.

l tt
Une thêorie del' accêl&anons ociale Qu'est-cequel'a ccêlêration
sociale?

instrumentale.En conséquence, il existed'innombrables affirment dans le Manifestedu parti communisteque dans la


définitions,livreset débatssurchacunde cesconcepts. sociétécapitaliste< tout ce qui avait soliditéet permanence
Cependant,si nous laissonsde côté un instant la socio- s'enva en fumée>, quand Simmelidentifie l'augmentation
logie classiqueet si nous examinonsla multitude de de la vie nerveuseet la rapidité d'expériences sociales
réflexionssur la modernitédansle champ culturel,nous changeantescomme les caractéristiques centralesde la vie
nousapercevons que quelquechosemanqueà cesanalyses: métropolitaine(et donc de la modernité),quand Durkheim
desauteurset penseurs,de Shakespeare à Rousseau et de définit l'anomie comme la conséquenceprobable de
Marx à Marinetti,maisausside Baudelaireà Goethe,Proust changementssociauxseproduisanttrop rapidementpour
ou ThomasMann 2, remarquentpresqueinvariablement que de nouvellesformesde moralitéet de solidaritésedéve-
(toujours avec étonnement, et très souvent avec inquié- loppent,ou, enfinrquandWeber- suivanten celaBenjamin
tude)l'augmentationde la vitessede la vie socialeet, en fait, Franklin - définit l'éthique protestantecomme une disci-
la transformationrapidedu monde matériel,socialet spiri- pline temporellerigoureusequi considèrela pertede temps
tuel. Ce sensde l'accélérationdu monde autourde nous n'a comme o le plus mortel de tous les péchéss u. Ainsi, les
iamaisquitté l'homme moderne.Ainsi, en 7999,James classiquesétaient clairement motivés, au moins en
Gleick, dans son livte Faster,observe(dèsson sous-titre) partie,par un sensaigudesprocessus d'accélération dont ils
l'n accélérationd'à peu près tout ), tandis que Douglas étaienttémoinsdansla modernité.Mais,aprèseux, la socio-
Coupland,quelquesannéesavant, présentaitson Génération logie devint largementatemporelle,se fondant sur des
X (dèsson sous-titre)commeune suitede n contespour une conceptsstatiquesqui, très souvent, se contentaient
culture accéléréeu. Parla suite,PeterConrad affirme danssa d'opposerles sociétésprémoderneet modernel'une contre
volumineusehistoireculturelleque ( la modernitéestcarac- l'autre, comme si la sociétéétait simplementdevenue
tériséepar l'accélérationdu temps3 ,, tandis que Thomas moderneun beaujour pour le resterensuiteéternellement.
H. Eriksenla définit sansdétouren cestermes: n La moder- D'où le besoind'une théorie systématiqueet d'un concept
nité estla vitessea." solidede I'accélérationsociale.C'est ce que j'entends
Mais que peuvent offrir, sur ce suiet, les sciences présenterici.
sociales? En fait, cette sensationd'un changementsignifi- La questionla plus évidentequ'une telle théorie doit
catif du tissutemporelest présentedansles analysesn clas- résoudreestune questionà laquelleil estextrêmementdiffi-
siques, de la sociologie,par exemplequandMarx et Engels cile de répondre; quand nous parcouronsla littérature
sociologiquecorrespondante, nousne pouvonsquedifficile-
ment nousgarderd'une impressionde chaos: que veut dire,
Pour les référenceset les analyses,4 Hartmut Rost , Accélération, op. en fait, " accéléreru dans la sociétémoderne? Ainsi, nous
c i t . , p .5 3 - 6 6 .
trouvonsdesréférences à une accélérationde la vitessede la
PeterCoNRAD, Modem Timesand ModemPlaces.How Life and Art ulerc
Transformedin a Cmtury ofRevolution,Innovationand RadicalChange, vie, de l'histoire, de la culture, de la vie politique ou de la
Alfred A Knopf, New York, L999, p. 9.
Thomas Hylland EIlKsEn,Tyanny of the Moment. Fast ancl SktwTime
in the lnformation Age, Pluto Press,Londres & Sterling (Virginie, 5 Max WEBER, L'É,thiqueprotestanteet l'espritdu capitatisme,Ploî, Pais,
États-unis;,2001,p. 1s9. 2003 (trad. Jean-PierreGrossein)

74 1 l"
lJnethêofie
ilel'accélération
sociale quel'accélêration ?
sociale
Qu'est-ce

sociétéou même du temps lui-même (par exemplechez beaucoupde chosesralentissent, comme le trafic dans un
Gurvitch 6 et Schmied7).Certainsobservateursdéclarent embouteillage,tandis que d'autresrésistentcontrevents et
sansambagesque fouf sembles'accélérerdansla modernité. maréesà toutes les tentativesde les faire passerplus vite,
Mais il estévident quele tempsne peut en aucun sensvérita- comme le rhume. Néanmoins,il est certainqu'il y a beau-
blement accélérer,et tous les processusde la vie sociale
coup de phénomènessociauxauxquelsle conceptd'accélé-
n'accélèrentpas.Une heureestune heureet une iournéeest
ration peut êtreappliquéde manièrepertinente.Lesathlètes
une journée- qu'on ait l'impressionqu'ellessont passées
semblentcourir et nagerde plus en plus vite ; les fast-foods,
vite ou non; et il est évidentque les grossesses, les grippes, les siesteséclairsetles drtve-through
le speed-dating, funeralsg
les saisonset les tempsde l'enseignementn,accélèrentpas.
semblenttémoigner de notre détermination à accélérerle
De plus,rien n'indique clairementque nouspuissionsparler
rythme de nos actionsquotidiennes,lesordinateurssont de
au singulierd'an processus d'accélérationsociale,alorsque plus en plus rapides,les transportset la communication
tout ce que nous voyons est un ensemblede phénomènes
demandentseulementune fraction du temps nécessaireil y
d'accélérationqui ne sont peut-êtrepasen rapport les uns
a un siècle,les gensparaissentdormir de moins en moins
avecles autres,par exempledansle sport,dansla mode, (desscientifiquesont découvertque la duréemoyenne du
dansle montagevidéo,danslestransports,dansl,enchaîne-
sommeil a baisséde deux heuresdepuisle xrx" siècleet de
ment desemplois,ainsiquequelquesphénomènesde décélé- trente minutes depuis les années7970e),et même nos
ration ou sclérosesociales.Une dernière difficulté
voisinssemblentemménageret déménagerde plus en plus
conceptuelleliée à l'accélérationsocialerésidedanssarela- fréquemment.
tion catégoriqueà la sociétéelle-même: peut-on parler
Cependant,même si nous pouvons démontrerque ces
d'une accélérationdela société,ou seulementd,une accélé- changementsne sont pas accidentelsmais suivent au
ration desprocessusà l'intérteurd'un ordre social(plus ou
contraire une logique systématique,ont-ils une caractéris-
moins stable)? tique commune qui permettrait de les rassemblersousle
Dansle texte qui suit, ie présenteun cadreanalytiquequi conceptunique d'accélérationsociale? Pasdirectement,
permettra,au moins en principe,une définition complèteet selon moi. Quand on observede plus prèscet éventail de
empiriquementjustifiable(ou au moins contestable)de ce phénomènes,il devient plutôt évident que nous pouvonsles
que peut vouloir dire pour une sociétéd,accélérer et des sépareren trois catégoriesanalytiquementet empiriquement
manièresdont les sociétésoccidentalespeuvent être distinctes,à savoirl'accélérationtechnique,l'accélérationdu
comprisescommedessociétés de l'accélération. changementsocialet l'accélérationdu rythme de vie. Dans
Il esttout à fait évident qu'il n'existeaucun mode d,accé-
lération unique et universelqui accélèretout.Au contraire,
Lesdrtve-throughsont, aux É,tats-Unisprincipalement, les comptoirs
de services(le plus souvent des fast-foods ou des banques) acces-
GeorgesGuwrrcH, Social structure and the multiplicity of time >,
" siblesen voiture.Les drive-throughftnercls sont le résultat de l'appli-
in Edward A. TnvAKIAN(orr.), SocialTheory Valuesand Sociocultural
cation de ce systèmeaux servicesfunéraires[NdTl
Change,TheFreePress,Glencoe,1963,p. 171-185.
Manfred Genrnr'rurR,Wie EuropiierihreZeit nutzen.Zeitstrukturenund
Gerhard Scnurm, SozlaleZeit. Umfang,* Geschwlndigkeit Evolution,
", Zeitkulturm im Zeichen der Globaliserung,É,ditions Si8ma, Berlin,
Duncker & Humblot, Berlin, 1985, p. 86-90.
7999,o.378.

16
1 l' ,
lJnethéoriede l' accëlération sociale Qu'est-cequel' accélérationsociale?

les lignesqui suivent,je vais d'abord présentercestrois caté- révolution imminente des u transplantations> en germe
goriesde l'accélération.Dansla sectionsuivante,j'explorerai dansles possibilitésémergentes de la biotechnologie11.Les
les connexionsentre les différentessphèresd'accélérationet effetsde l'accélérationtechniquesur la réalitésocialesont
lesmécanismesou moteursqui secachentdenièreelles.Dans sansaucundoute énormes.En particulier,ils ont complète-
les chapitres2 et 3, j'examineraicertainsproblèmes ment transforméle " régimespatio-temporel , ds la société,
rencontréspar l'analysesociologiquedesu sociétésde l'accé- c'est-à-direla perceptionet l'organisationde I'espaceet du
lération o, qui émergentdu fait que nous devonsprendreen temps dans la vie sociale.Ainsi, la priorité n naturelle >
compte un ensemblede phénomènessociauxqui restent (c'est-à-dire anthropologique)de l'espacesur le tempsdans
constantsou mêmeralentissent. la perceptionhumaine,qui est enracinéedansnos organes
sensorielset dans les effetsde la gravité,permettant de
1. L'accélération
technique distinguerimmédiatemententre ce qui est ( au-dessus > et
La première,la plus évidenteet la plus facilement u en dessous>, < devant et o derrière>, mais pas entre ce
"
mesurabledesformesd'accélération estl'accélérationinten- qui est o plus tôt > ou < plus tard >, sembles'êtreinversée: à
tionnelle de processus orientésversun but dansle domaine l'ère de la mondialisationet du règnede l'actualité que
destransports,de la communicationet de la production,qui représenteInternet, le temps est de plus en plus conçu
peut être définie comme accélérqtion technique.De plus, les comme un élémentde compressionou même d'annihila-
nouvellesformesd'organisationet d'administrationqui tion de l'espace12.Il sembleque l'espacese ( contracte>
sont conçuespour accélérer desopérationscomptentégale- virtuellementpar la vitessedestransportset de la communi-
ment commedesexemplesd'accélération techniqueau sens cation.Ainsi, mesuréen fonction du tempsnécessaire pour
défini ici, c'est-à-direcomme desexemplesd'accélération franchir la distanceentre, par exemple,Londreset New
intentionnelle, orientéeversun but. Bien qu'il ne soit pas York, l'espaces'estrétréci,depuisl'époquepréindustrielle
toujours facile de mesurerla vitessemoyenne de ces desnaviresà voilesjusqu'àcelledesavionsà réaction,pour
processus (qui est bien plus importantepour l'analysede finir par mesurerun soixantièmede sataille d'origine: là où
l'impact socialde l'accélérationque lesvitesses maximales), il fallait environtrois semaines, il faut maintenantà peuprès
la tendancegénéraledansce domaineestindéniable.Ainsi, huit heures.
on dit que la vitessede la communication a augmentéde Dansceprocessus, à bien deségards,perdde son
l'espace,
7O7o/o,lavitessedestransportspersonnelsde 102 o/oetla importancepour l'orientation dansle monde de la moder-
vitessedu traitementdesdonnéesde 1 010 o/o10. nité tardive.Lesactivitéset lesdéveloppements ne sont plus
C'estprincipalementcet aspectde l'accélérationqui est localiséset lesendroitsréelstels que leshôtels,lesbanques,
au centredu conceptde n dromologie, de PaulVirilio, un les universitésou les centresindustrielstendent à devenir
récit de l'accélérationhistoriquequi passede la révolution
destransportsà celle destransmissionset finalement à la
I 1 Paul VFrLIo,la Vitessede libhadon, Galilêe,Paris,1995, p. 27-34
12 Cf. par exemple David HARVEY, The Conclitionof Postmodernity.An
10 Karlheinz Gr,IBrrn,Vom Tempoder Welt. Am Endcder Uhrzeif,Herder, Eflquiry into the Origins of Cultural Change,Blackwell, Oxford &
Fribourg,1999,p.89 Cambridge (Massachusetts),I99O, p 2O1.-21O

18
1 l tt
tJnethêot're
del' aæêlér
ationsæiale quel'cccêlêration
Qu'est-ce ?
sociale

deso non-lieux>,c'est-à-dire
desendroitssanshistoire,sans
fluides et turbulentsreprésentantdes flux culturelsqui,
identitéou sansrelation13.
seulementde façonponctuelle,secristallisenten différents
paysages(" scapes rr) : ethnoscape >, <<
,r, ,, technoscape frnan-
2. L'accélérationdu changement social "
>> << >>14
scape>>," mediascape et ideoscape .
Quand romanciers,scientifiques,journalistes, Cependant,mesuer empiriquementlesvitesses du chan-
hommeset femmesordinaires,depuisle xuu" siècle,obser-
gementsocialdemeure un défi non résolu,surtout parce
vaient le développementde la culture, de la sociétéou de
qu'il n'y a guèrede consensusen sociologiepour savoir
l'histoire occidentales, ils n'étaientpastant inquiets des
quels sont les indicateurspertinents du changementet à
spectaculaires avancéestechnologiquesque perturbéspar
quel moment lesaltérationsou lesvariationsconstituenten
l'accélération deschangements sociauxqui rendaitinstables ls
effet un changementsocialvéritableou ( essentiel u. Par
et éphémèresaussibien les structuressocialesque lesmodes
conséquent,je suggèreque,pour développerune sociologie
d'actionet d'orientation.C'estcettetransformationgrandis-
systématiquede l'accélérationsociale,nous utilisions le
sante des modes d'associationsociale,des formes de
concept fls " compressiondu présent> (Gegenwartsschrump-
pratique et de la substancedu savoir(du savoirpratique)qui
définit la deuxièmecatégoriede l'accélérationsociale,c'est- fung) ahn d'avoir un repèrepour mesurerempiriquementles
vitessesde changement.Ce conceptfut développépar le
à-direl' accéIération
du changement social.
philosophe Hermann Lùbbe, qui postule que les sociétés
Alors que les phénomènes de la première catégorie
occidentalessont continûment soumisesà une compression
peuventêtre décritscomme desprocessus d'accélérationà
duprésentparsuitede l'accélérationdesvitesses de l'innova-
l'intérieurde la société,les phénomènesde cettedeuxième 16.
tion culturelle et sociale Son unité de mesureest aussi
catégoriepourraientêtreconsidéréscommedesaccélérations
simplequ'instructive : pour Lûbbe,le passésedéfinit comme
de la sociétéelle-même.L'idéesous-iacente est que les
cequi n'a pluscoursln'est plusvalidetandisque le futur dénote
rythmes des changementssont eux-mêmesen train de
cequi n'a pas encorecourslcequi n'estpas encorevalide.Le
changer.Ainsi, on dit que les attitudes et les valeursautant
présentestdonc la duréependantlaquelle(pourutiliserune
que les modes et stylesde vie, les relations et obligations
socialesautant que les groupes,les classesou les milieux, les
14 Ariun AIIADURAI, o Disjuncture and difference in the global cultural
langagessociauxautantque lesformesde pratiqueet leshabi
economy ", in Mike FEATHERSToNE, Global Culture : Nationalism,
tudeschangentà desrythmesen constanteaugmentation. Globalizationand Modemity,SagePublication Ltd, Londres, 1990.
Cecia menéArjun Appaduraià remplacerla symbolisationdu 15 Cf Piotr SzroMpK^,TheS\ciologyof SoclnlChang,e, Blackwell, Oxford,

monde socialen tant qu'ensemblede groupementssociaux 1994 ; Hans-PeterMûLLER& Michael ScHMtD(dir.), SozialerWandel'
Modellbildungurul theoretische Ansâtze,Suhrkamp, Francfort, 1995 ;
stablespouvant êtrelocaliséssur descartespar l'idée d'écrans PeterLASLETT, Social structural time : an attempt ât classifyingq?es
"
of social change by their characteristicpaces>, i/t Michael Younc &
Tom SCHULLER (dir.), The RhythmsofSociety,Routledge, Londres &
13 Marc AucÉ, Non-llew( Introduction à une antbopobgie de la surmoiler-
New York, 1988, p. 17-36 PeterLaslett fait la distinction entre dix'
nité, SeûL,Paris,1992. Hawey, cependant seréférant à un processus
neuf (l) vitessesdifférentes de changement social interne (écono-
inverse de spatialisationdu temps, nous met en garde de ne pas
mique, politique, culturel, etc.).
écarterl'espacetrop vite (4 David HAÈvEy,TheConditionof Postmo-
16 Hermann L(EBE,. The contraction of the present >, itl Hartmut RosA
demity,op.cit.,p.272 etsq.
& William SCHÊUERM/IN, Hlgh-Speed Soclety,op. cit., p. L59-178.

20
I t"
Une théofieile I' accélératronsociale queI' accêlêr
Qu'est-ce ?
ationsociale

idéedéveloppée par ReinhartKoselleck17)l'espacede l'expé- prendrecomme premierpoint de référenceles institutions


rienceet l'horizon d'attentecoTncident.C'estseulement qui organisentles processus de production et de reproduc-
pendant cesduréesde stabilitérelativeque nous pouvons tion, car ellessemblentformer les structuresde basede la
faire appel à nos expériencespasséespour orienter nos société.Pourlessociétés occidentales, depuislesdébutsde la
actionset tirer desconclusionsdu passéen ce qui concerne périodemoderne,elles incluent essentiellement la familleet
l'avenir. C'est seulementpendant ceslaps de temps que le travail.En fait, ta plupartdesétudesdu changementsocial
nous trouvons quelquescertitudessur nos attentes,pour seconcentrent exactementsur cesdomaines,en y aioutant
nous orienter et pour évaluernotre environnement.En lesinstitutionspolitiqueset Ia technologie.Je me tournerai
d'autres termes,l'accélération socialeest définiepar une plus tard vers la question de savoir comment les change-
augmentationde la vitessede déclin de Ia fiabilité des expé- ments technologiqueset sociaux,et donc I'accélération
rienceset desattenteset par la compressiondesduréesdéfinies technique et l'accélérationdu changementsocial,sont
commele " présent". Nous pouvons bien sûr appliquer cette reliés.Pour le moment, ie veux suggérerque le change-
unité de mesurede la stabilitéet du changementaux institu- ment, danscesdeux domaines- la famille et le travail - a
tions et pratiquessocialeset culturellesde toutessortes: le accélérépour passerd'un rythme intergénérationnel aux
présentsecontractedanslesdimensionspolitiqueaussibien débutsde l'ère moderneà un rythme générationnel dans la
que professionnelle, techniqueaussibien qu'esthétique, < modernité classique>, puis à un rythme intragénérationnel
normative aussibien que scientifiqueou cognitive, c'est- dansla modernitétardive.Ainsi,la structurefamilialeidéal-
à-dired'un point de vue culturel aussibien que structurel. typique de la sociétéagraireavait tendanceà resterstable
En guisede test rapide,le lecteurou la lectricepeut simple- pendant des siècles,le turn-over générationnellaissant
ment réfléchir à la rapidité avec laquelle déclinent ses intacte la structurede base.Dansla modernitéclassique
connaissances pratiquesquotidiennes: quellessont les (grossièrement entre 1850 et 7970),cette structureétait
duréespendantlesquellesil ou elle peut considérercomme construite pour durer pendant une génération: elle était
stablesdeschosestellesque les adresses et numérosde télé- organiséeautour d'un coupleet tendait à sedisperseraprès
phone de sesamis,les heuresd'ouverturedesbureauxet samort. Dansla modernitétardive,il y a une tendancecrois-
magasins,les taux descompagniesd'assurances et les tarifs santedescyclesde vie familiaux à durer moins longtemps
desopérateursde téléphonie,la popularité des starsde la que la vie d'un individu : l'augmentationdu taux des
18.
télévision,despartis et despoliticiens,les emploisoccupés divorceset desremariages en estla preuvela plusévidente
par les genset les relationsdans lesquellesil ou elle est De façon similaire,dans le monde du travail, dans les
engagé(e)? sociétésprémoderneset des débutsde l'ère moderne,le
Comment pourrions-nousvérifier empiriquementcette métierdu pèreétait léguéau fils - encoreune fois,potentiel-
sensationde compression? Selonmoi, nous pouvons lement pendant plusieursgénérations.Dans la modernité
classique,les structuresprofessionnelles avaienttendanceà

17 Reinhat KoSELLEC(/ n Is there an acceleration of History ? o, ifl


Hartmut RosA& William SCHI,UERMAN, High-SpeedSociety,op. cit., n Sociaistructural time : an attempt at classifyingtypes
18 Peterl-qsLETr,
p . 1 13 - 1 3 4 . of socialchange by their characteristicspaces", loc.cit.

22 lrt
1
Unethêorie
del' accélér
ationsociale qu'est-ce
quel'accêlêranon
sociale
?

changeraveclesgénérations: lesfils (puis,plustard,lesfilles 3. L'accélération


du rythmedevie
aussi)étaientlibresde choisirleur propreprofession,maisils La facettela plus oppressanteet étonnante de
ne choisissaient généralementqu'une fois, c'est-à-dire
pour l'accélérationsocialeest peut-êtrela spectaculaire et épidé-
la duréede leur vie. En revanche,dansla modernitétardive, mique n famine temporelle> des sociétésmodernes(occi-
la duréede l'emploi serétrécit; lesmétierschangentà un dentales).Dansla modernité,les acteurssociauxressentent
rythme plus élevéque les générations.Ainsi, selonRichard de manière croissantequ'ils manquent de temps et qu'ils
Sennett,les employésayant fait desétudessupérieures, aux l'épuisent.C'estcomme si le tempsétait perçucommeune
États-Unis,changentde travail environ onze fois au cours matièrepremièreconsommabletelle que le pétroleet qu'il
d'une vie 1e.Parconséquent,commele note Daniel Cohen, deviendrait,par conséquent,de plus en plus rare et cher.
( quelqu'un qui commenceune carrièrechezMicrosoftn'a Cetteperceptiondu tempsest au cceurd'un troisièmetype
pas la moindre idée d'où elle se finira. Quelqu'un qui la d'accélération dansles sociétésoccidentales qui n'est pas
commençaitchezFord ou chezRenaultpouvait être à peu impliqué, ni logiquementni de manièrecausale,par les
prèscertainqu'ellesefinirait au mêmeendroit20o. deuxpremiers.Au contraire,au moins de prime abord,cette
En ce sens,pour formulerl'argumentde façonplus géné- < famine temporelle) paraît totalement paradoxaleen ce
rale, la stabilitédesinstitutions et pratiquessocialespour- qui concerneI'accélération technique.Cettetroisièmecaté-
rait servir de repèrepour mesurerl'accélération(ou la gorie est l'accéIérationdu rythmede la vie (sociale),qui a été
décélération)du changementsocial.Dans les travaux postuléesansrelâchependant la modernité (par exemple
d'auteurscomme PeterWagner,Zygmunt Bauman,Richard par Georg Simmel" orJ,plus récemment,par Robert
Sennettet Ulrich Beck,Anthony Giddenset ScottLash,on Levine23).EIle peut être définie comme l'augmentationdu
peut trouver un appui théoriqueet empiriqueà la thèse nombred'épisodes d'actionou d'expériencepar unité de temps,
selonlaquellela stabilitéinstitutionnelleest généralement c'est-à-dire qu'elleestla conséquence du désirou du besoin
en déclin dansles sociétésmodernestardives21.Dansun ressentide faireplus dechoses en moinsdetemps.En tant que
sens,tout le discourssur la o postmodernitéu et la contin- telle,elleestle point d'attentioncentraldu débatsurl'accé-
gencedépendde cetteidée,même si, dansle contextede cet lérationculturelleet surle besoinprésuméde décélération.
essai,elle n'est censéeservirque de point de départà des Mais comment pouvons-nousmesurerle rythme de
recherches empiriquesfutures. vie2a? Selonmoi, de telles tentativespeuvent suivre une

1 9 Richard SENNETT, Le Travailsansqualités.Lesconséquences humainesde Georg Srnurr., Les GrandesVilles et la vie de I'esprit, L'Herne, Paris,
la flexibilité, Albin Michel, Paris, 2000 (trad. Pierre-Emmanuel 2C07(trad FrançoiseFerlan); Philosophie del' aryent,PUF,Paris,1987
Dauzat),p.24. (trad. SabineComille & Philippe lvernel).
C i té d a n s Z yg m u n t BAUM AN, L lq u id M oderni fy, P ol i ty P ress, ZJ A Geoglaphyof Time : The TernporalMisadventuresof a
Robert LEvrr.,IE,
Cambridge,2000,p. 116. SocialPsychologist,or How EveryCulture KeepsTime Justa Llttle Blt
21 Peter WAGNER, Liberté et discipllne. Les deux crisesde Ia modemité, Differntly, BasicBooks,New York, 7997.
Métailié, Paris, 1996 (trad. Jean-BaptisteGrasset); Ulrich Brcx, Le sociologue américain Robert Levine a conduit récemment avec
Anthony GIDDENS 6r Scott LAsH,ReflexiveModernlzatlon : Politics, son équipe une étude empirique comparative interculturelle dans
Tradition nnd Aesthetlcsin the ModernSocialOrcler,Polity Press, laquelle trois indicateurs de la vitesse de la vie étaient utilisés : la
Cambridge, 1994; Zygmunt B^uM^N,LiquidModemity,op. cit. vitessede marchedans les vllles ; le tempsnécessaire pour acheterun

24
1 lrt
Une théoriedel' accêlêration sociale Qu'est-ceque l' accélêrationsocialei

approche( subiective) ou une approchen objective", la > processus


" révolutionnumérique et les de mondialisation
meilleurevoie étant probablementune combinaisondes vont de pair avecune nouvellevagued'accélération sociale.
deux. Du point de vue < subjectifo, une accéIération dela Du point de vue n objectif >, une accélérationde la
vitessede la vie (qui s'opposeà la vitessede Ia vie elle- < vitessede la vie > peut être mesuréede deux façons.
même)a de grandeschancesd'avoir leseffetsobservés dans Premièrement,elle doit permettreune compressionmesu-
la petceptiondu tempsdesindividus : elle inciterales gens rabledu tempspassésur desépisodesou < unitésu d'action
à considérerle tempscommeune denréerare,à sesentir définissablestels que manger,dormir, faireune promenade,
presséset soumisà la pressiondu temps et au stress.De jouer,parlerà un membrede safamille,etc.,puisque( accé-
manièregénérale,lesgensauront l'impressionque le temps lération" implique que nousfaisonsplusde chosesen moins
passeplus vite qu'avant et ils seplaindront que < tout > va de temps.Danscedomaine,lesétudessurl'emploi du temps
trop vite ; ils craindront de ne pas être capablesde suiwe le sont très importantes.Et certainesétudesont trouvé de
rythme de la vie sociale.Le fait que cesplaintesont accom- nombreuses preuvesconcordantes: ainsi,par exemple/il
pagnéla modernité depuisIe xvrr sièclene prouvepas qu'e apparaîtque nous avonsclairementtendanceà mangerplus
la vitessede la vie était toujours élevée;en réalité,elle ne vite, à dormir moins et à communiquer moins avec les
permetpasdu tout de déterminer/a vitessede la vie, mais membresde notre famille gue ne le faisaientnos ancêtres26.
elledonneun indicede sonaccélération progressive.
Comme Néanmoins,il faut se montrer très prudent avecde tels
nous pouvons nous y attendre,les recherchesempiriques résultats,premièrementparceque les données,pour les
indiquent que les gensdans les sociétésoccidentalesse étudeslongitudinalesde l'utilisation du temps,sont extrê-
sententen effetplacéssousune forte pressiontemporelleet mement limitées ; deuxièmementparce qu'on trouve
qu'ils seplaignenteneffetde la raretédu temps.Cesimpres- toujours descontre-exemples (par exemplele temps passé
sions semblentavoir augmentéau cours des décennies par lespèresauprèsde leursenfants,au moins danscertaines
récentes2s,rendant plausiblel'argument selon lequel la parties des sociétésoccidentales,est en claire augmenta-
tion) sansêtre capablede déterminerde façon adéquatela
timbredansun bureaudeposte;l'exactitudedeshorloges publiques.Pottt significationde cesrésultats; troisièmementenfln parceque
plusieurs raisons que j'ai exposéesen longueur dans mon article de
les causesqui créentles accélérations mesuréessont souvent
2001 (Hartmut Rosl, < Temporalstrukturen in der Spâtmoderne :
Vom Wunsch nach Beschleunigungund der Sehnsuchtnach Lang- peu claires(par exemple,le fait que les gensdorment en
s a m k e it Ein L ite r a tu r ù b e r b iick in g e se llschaftstheoreti scher moyenne moins aujourd'hui que les générationsprécé-
Absicht ", Handlung, Kultur, Intetpretation,n" 2, vol. 10, 2001,
dentespeut simplementêtre attribué au fait qu'ils vivent
p. 335-381),cette approchene peut, au mieux, que servir d'essai
préliminaire très approximatif. Elle demeure tout à fait insatisfai- plus longtempset ne travaillent pas aussidurement sur le
santeen tant qu'instrument d'une analysesociolo$que approfondie plan physique).
des structules temporellesde la modemité tardive.
La secondemanièred'explorer( objectivement> l'accé-
25 Karlheinz GETBLER, Vom Tempoder Welt, op. cit., p.92 ; Manfied
GARHAMMER, Wie Europiiu ihre Zeit nutzen,op. cit., p.448-455 ; Robert lération du rythme de vie consisteà mesurerla tendance
LE\,'INE,.4 Geographyof Time, op, cit. Des conclusions contraires ont
été publiées par John P. RoBNsoNet Geoffrey Goortv (n The great
American siowdown ", Amuican l)emographics,iuin 1996, p. 42-48); 26 Pour une analysesynoptique de ces éléments,cf Hartmut RosA,
mais cette étude apparalt comme une exception assezunique. W. cit.,p.153-i64.
Accélération,

26
1 1 ,,
Une thêoriedeI'accélérationsociale
quel'accéléranon
Qu'est-ce sociale
7

Quantité (( rendement ") par unité de temps


Tempsnécgsaire pour
réaliserune ouantité d'actionsdonnée

Tempshistorlque

Tempshistorique

Figure
I L'accélérationtechniqueentantqu'accroissement
dela Figure
2 Ressourcesentempsnécessaires pourlaréalisationd'une
quantitéparunitédetemps, quantité
certaine d'actions (parexempleparcourirdix
(t1ett2peuvent parexemple
désigner lesannées1800 reproduire
kilomètres, un livreourépondreàdix
et1960encequiconcerne lavitesse
destransports àl'âgedel'accélération
messages) technique(cf,figure1).
enkilomètres parheure,ou 1960et2000encequi
concerne lavitesse
opérationnelle
desordinateurs,
etc.)
Parconséquent,l'accélérationtechniqueimplique néces-
sairementune diminution du tempsrequispour accomplir
socialeà < comprimer) les actionset les expériences, c'est-
desactionset processus quotidiensde production et de repro-
à-direà faire et à vivre davantagedansune périodede temps
duction, de communicationet de transport,la quantité de
donnéeen réduisantles pauseset les intervalleset/ou en
tâcheset d'actionsdemeurantinchangée(cf. ligue 2).
faisantplus de chosessimultanémentrpar exemplecuisiner,
L'accélérationtechnique devrait donc logiquement
regarderla télévisionet téléphoneren même temps.Cette
impliquer une augmentation du temps libre, qui à son tour
dernièrestratégie,bien sûr, est appeléen multitâche27,.
ralentiraitlerythme de vie ou au moins éliminerait ou rédui-
Ceciétant, si nous acceptonsl'idée que le u rythme de vie >
rait la " famine temporelle>. Puisquel'accélérationtech-
seréfèreà la vitesseet à la compressiond'actionset d'expé-
nique signifie que moins de temps est nécessaireà
riencesde la vie quotidienne,il estdifficile de voir comment
l'accomplissement d'une tâchedonnée,le temps devrait
cetteidéeestliéeeffectivementà l'accélérationtechnique.
devenirabondant.Si au contrairedansla sociétémoderneIe
L'accélérationtechnique peut être définie comme
tempsdevient de plus en plus rare,nous voici en présence
l'accroissement du ( rendemento par unité de temps,c'est-
d'un paradoxequi appelleune explication sociologique28.
à-diredu nombre de kilomètresparcouruspar heure,ou du
Nous pouvonscommencerà entrevoirune réponsesi
nombre d'octetsde donnéestransféréspar minute, ou du
nous considéronsles conditions requisespour atteindre
nombre de voituresproduitespar jour (c[ figure 1).
I'abondancede temps ou la décélération: comme nous

27 Friederike BENTHAUS-AIË1,
ZwischenZeitbindungund Zeitautonomie.
Eine empirischeAnalyse der Zeitverwendungund Zeitstruktw dar
28 Pour une très intéressanteexplication économique, ct Staffan
Wetktdgs- untl Wochenendfreizeif,Deutscher Universitâts-Verlag,
B LTNDER,TheHaded LeisureClas.s,Columbia University Press,New
Wiesbaden,1995.
York, 1970.

28 1

w
Unethêorte
del' accÉlëranon
sociale quel'accêlération
Qu'est-ce ?
sociale

l'avonsdit plus haut, les ressources en temps nécessaires


pour accomplirles tâchesde notre vie quotidienne dimi
nuent de façon significativetant que la quantitédecestâches
demeure Ia même.Mais est-cequ'elle demeurevraiment la
même? Pensez simplementaux conséquences de l'introduc-
tion de la technologiedu courrierélectroniquesur notre
budgettemps.Il est conect de supposerqu'écrireun cour-
rier électroniqueestdeuxfois plusrapidequ'écrireune lettre
classique.Considérezensuitequ'en 1990 vous écriviezet
receviezen moyenne dix lettrespar journée de travail, dont
le traitement vous prenait deux heures.Avec l'introduction Tempshistorique
de la nouvelletechnologie,vous n'avezplus besoin que
d'une heure pour votre correspondancequotidienne,si le
Figwe3 Le n temps libre (1) et la . famine temporelle " (2) sont
nombre de messages envoyéset reçusdemeurele même. '
les conséquencesde la relation entre les taux (ou vitesses)
Vousavezdonc gagnéune heure de n tempslibre , que vous de croissanceet lestaux d'accélération.
pouvezutiliserpour autrechose.Est-ceque c'estce qui s'est Lazone (1) symbolise un rythme de vie en décélération,
passé?Je parie que non. En fait, si le nombre de messages la zone (2) un rythme de vie en accélération. Si les deux
taux sont égaux (à l'intersection des droites), le rythme
que vous lisezet envoyeza doublé, alorsvous avezbesoinde
de vie demeure inchangé malgré l'accélération technique.
la même quantité de temps pour en finir avecvotre corres- Dans les n sociétésde I'accélération ,, les taux
pondancequotidienne2e.Maisje soupçonnequ'auiourd'hui de croissancedépassentsystématiquement
vous lisez et écrivez quarante, cinquante ou même les taux d'accélération(2).

soixante-dixmessages par jour. Vous avezdonc besoinde


beaucoupplus de temps pour tout ce qui touche à la gagnéd'importantesressources de tempslibre si nousavions
communicationque vous n'en aviezbesoinavant que le parcourules mêmesdistancesqu'auparavantet lavé notre
Web ne soit inventé. linge à la même fréquence- mais ce n'est pasle cas.Nous
Il se trouve que la même choses'estproduite il y a un parcouronsaujourd'hui, en conduisant ou même en avion,
siècleavecl'introduction de la voiture, et plus tard avec descentainesde kilomètres,pour le travail ou pour le plaisir,
l'invention de la machine à laver : bien sûr, nous aurions alorsqu'avant nous n'aurions sansdoute couvert qu'un
cerclede quelqueskilomètresdanstoute notre vie, et nous
changeonsmaintenantde vêtementstous les jours,alors
29 Je laisseici de côté le fait que ce calcul est fallacieux, bien sûr, car
que nous n'en changionsqu'une fois par mois (ou moins)il
même si l'écriture et l'envoi d'un courrier électronique peuvent
prendre moitié moins de temps que l'écriture et l'envoi d'une lettre, y a un siècle.
réfléchiret choisir le contenu du courrier ne peuvent pas être accélêrés La figure 3 montre clairementcette relation entre l'accé-
de façon aussiimportante. Ceci pounait très bien être une explica-
tion centraledu fait que tant de personnesdisent être complètement
lération technique et les taux de croissancequantitatifs. Elle
submergéeset stressées par le courrier électronique. réapparaîtdans l'histoire de presquetoutes les inventions

30l l'
Unethéorie sociale
del' accélération

technologiquesdepuisl'ère industrielle,sousune forme


presqueidentique: lestaux de croissance lestaux
dépassent
d'accélérationet, par conséquent,le tempsdevientde plus
en plus raremalgrél'accélérationtechnique.Nouspouvons Chapive2
donc définir la sociétémodernecomme une sociétéde
"
l'accélération> au sensoù elle se caractérisepar une Lesforcesmotrices
augmentationdu rythme de vie (ou un amoindrissement du
temps)m dépitde taux d'accélération techniqueimpression-
del'accélération
sociale
nants. Comment ceci seproduit-il ? Pour répondreà cette
question,examinonsbrièvementdansle chapitresuivantles
forcesmotricesde l'accélérationsocialemoderne.

La sociétémoderne est définie par une combi-


naisonde croissance et d'accélération.Contrairementà une
hypothèselargementrépandue,on l'a vu, Ia technologie
n'est paselle-mêmela causede l'accélérationsociale.On
peut le constateravecl'exempledu courrierélectronique:
rien, dans cette technologie,ne me force ou même ne
m'incite à lire et à écrireplus de messages par jour, mêmesi,
bien évidemment,la technologieestune conditiondepossibi-
lité de l'augmentation.Mais ceci peut égalementêtre
constatéen sefiant à desexemplesdansl'histoire: il y appa-
raît que les révolutionstechnologiquesde l'ère industrielle
ainsi que cellesde l'ère numérique étaient elles-mêmes
motivéespar la < faminetemporelleo de la sociétémoderne,
ellesétaient desréponses au problème croissantdu manque
de temps.Ainsi, longtempsavant que la machine à vapeur
ou le télégraphe,sansmême parlerdu chemin de fer ou de
l'automobile,fussentinventés,les gens,dans les débutsde
la modernité,essayaient d'accélérerles processus de trans-
port, de production et de communication.Parexemple,en
remplaçant plus souvent les chevaux qui tiraient les dili-
gencesou en utilisantplusieursmessagers pour délivrerune
information au lieu d'en envoyerun seulqui avaitbesoinde

t,,
sociale Les motrices
forces deI'accê\fu
ationsociale
llne thêoneilel' accÉl&ation

1. Cependant,dansla sociétémoderne,le principede la


reposet de sommeil Par conséquent/nous devonscher-
cher ailleurspour identifier les moteursde Ia vitesse.Dans concurrence(ou de la compétition)excèdelargementla
ce qui suit, je vais présentertrois réponsesà la questionde sphèreéconomique(orientéeversla croissance). En fait, c'est
savoircomment la modernitéa été prisedansce processus Ie mode dominant de distribution dansà peu prèstoutes les
acharnéd'accélération.Cesréponsessont analytiquement sphèresde la vie socialeet par conséquentun principecentral
distinctes,bien qu'ellessoient,bien sûr, reliéessur le plan de la modernité,commel'a montréTalcottParsons.
empirique. Toutesles sociétésdoivent bien sûr trouver et légitimer
des manièresde répartir les ressources, les biens et les
a) Lemoteursocial: la compétition richesses, maiségalementlesprivilègeset lespositionsainsi
Lorsqu'on cherche les mécanismesqui sous- que le statut socialet la reconnaissance. Dans les sociétés
tendent et relient les processusd'accélérationet de crois- prémoderneset dans les sociétésnon modernes,il y a des
sancedansla sociétémoderne,il ne peuty avoirde doutesur formesvariéesde répartition.Le plus souvent,lesmodesde
le fait que les principesessentiels et les lois du profit inhé- distributionsontprédéterminés par lesattributionscorpora-
rents à l'économiecapitalistejouent ici un rôle maieur.La tives. Ainsi, quand vous êtesné roi, paysanou chevalier,
simpleéquationliant le tempset l'argentcontenuedansIa votre statut,la reconnaissance que vous méritez,ainsi que
célèbrephrasede BeniaminFranklinest vraie à plusieurs vos privilègeset vos droits et les biens auxquelsvous avez
égards.Premièrement, puisquele tempsde travail est un accèssont déterminésà la naissance.Cependant,du point
facteuressentielde la production,économiserdu tempsest de vue de la modernitéoccidentale,celan'estpasefficace,ni
un instrument simple et direct pour réduire les coûts et sur le plan fonctionnel ni sur le plan des principes fonda-
obtenirun avantageconcurrentiel.Deuxièmement,lesprin- mentauxde la justice.Parconséquent,le principede distri-
cipesdu crédit et de l'intérêt obligent les investisseurs à bution essentielet dominant, dans presquetoutes les
rechercherun retour sur investissement et une circulation sphèresde la vie socialede la sociétémoderne,estla logique
de capitalde plus en plus rapides,qui à leur tour accélèrent de la compétition.Celava de soi dansles domainesécono-
non seulementla production,maiségalementla circulation mique et sportif, mais c'est aussivrai en politique (le privi-
et la consommation.Enfin, êtretemporairementdevantses lègeet la position de pouvoir sont donnésà la personneou
concurrentsen ce qui concernelesinnovations,à la fois des au parti qui remporteune compétition électorale),en
processus et desproduits,est un moyen nécessaire pour science(lespositionsd'un professeurou d'un chercheur,
obtenir les profits supplémentaires qui sont indispensables ainsi que les ressources nécessaires à l'accomplissement de
à maintenirla compétitivitéd'une entreprise.Ainsi,l'accélé- projetsscientifiques,sont obtenuesaprèsune lutte concur-
ration socialeen généralet l'accélérationtechniqueen parti- rentielle), dans les arts (où vous devez battre vos concur-
culier sont une conséquencelogique d'un systèmede rentssoiten vendantplus de ticketsde cinéma,plusde liwes
marchécapitalisteconcurrentiel. ou plus de disques,c'est-à-dire dansle marchélibre, soit en
impressionnantun iury) et mêmedansle domainede la reli-

1 Cf Reinhart KosELLEcK, n Is there an accelerationof History ?,, /oc.


$on (lesconfessions et les Églisessefont concurrencepour
cif. ; Paul Vrruro, Vitesseet politique,Galilée,Pafis, 1'977-
attirerlesfidèles).

34
1 1,,
qtionsociale
unethhneilel' accêlh LesJorcesmotricesdel' accêlêrationsociale

Historiquement,la compétitionmilitaire et politique = le travaildivisépar le temps,en physique),d'où le fait que


entre les États-nations,dans le systèmewestphalienétabli l'accélérationet l'économiede tempssont directementliées
après1648,peut être vue comme une causemaieurede à I'obtentiond'avantages concurrentiels- ou bien, si tout le
l'accélérationdesinnovationstechniques,économiques,
monde essayede faire la même chose,au maintien de sa
structurelleset scientifiquesen Europe2. De plus, du point
propreposition.Lalogiquesocialede la compétitionesttelle
de vue des individus, il existeune lutte concurrentielle
quelesconcurrentsdoivent investirune énergieaccruepour
incessantepour les concoursde l'enseignementet les
restercompétitifs,jusqu'aupoint où cet effort n'est plus un
emplois,les revenus,les biens de consommationostenta-
moyen de mener une vie autonomeen fonction de buts
toires,la réussitedesenfants,mais aussi,et de manièreplus
autodéfinis,mais le seulbut généralde la vie, tant sociale
importante,pour obteniret garderun conioint et un certain
qu'individuelle 3. Nous en trouvons confirmation dans
nombre d'amis. Ce n'est pas un hasard si les petites
d'innombrablesobservations(et dansles réponsesrépétées
annoncesde rencontresdesiournauxsont placéesau même
et presqueunanimesque nousobtenonslors d'entretiensau
niveau que les sectionsdédiéesau marché automobile, à
coursd'étudesqualitativesempiriques)qui notent que nous
celui de l'emploi et à celui de l'immobilier. Et nous savons
devonso danserde plus en plus vite simplementpour rester
tousquenous pouvonsfacilementperdrenotre ( compétiti-
en placen', ou ., courir aussivite que possiblepour resterau
vité ) dansla lutte pour les liens sociaux: si nous ne nous
même endroit s ,. La sagesse populairel'a toujours su, qui
montrons pasassezgentilset intéressants, distrayantset prévient que " le concurrentne dort iamais>. Les seuls
beaux,nos amis et même les membresde notre famille en domainessignificatifsde répartition qui ne sont pas
arriveront vite à ne plus nous appeler.De manièreplus gouvernéspar le principe de la compétition sont les modes
évidente,sur des sitesWeb tels que Facebook,Myspace,
et mesuresde distribution des régimesd'allocations
Twitter ou Hot or Not, sur lesquelsles genscomptentleurs 6. Il n'est donc pastrès surprenantque la sensation
sociales
amis et sont jugésen termesd'attrait (physique)par leurs d'accélération par les gensdevienneplus
socialeressentie
photos,cettelutte socialeconcurrentielleprend desformes
aiguëà une époqueoù les politiques d'allocationssont
assezbizarresdans la modernité tardive. Ainsi, la < posi- partiellementréduiteset ouvertesà des élémentsplus
tion > qu'un individu occupedansla sociétémodernen'est concurrentiels.
pasprédéterminée par la naissance,et ellen'estpasnon plus
stable pendant le coursd'une vie (adulte), maisbien plutôt
en coursd'une négociationconcurrentiellepermanente.
Cependant,commele principedéterminantou discrimi-
3 Hartmut RosA,( Wettbewerb als Interaktionsmodus. Kulturelle und
nant de la compétitionest la réussite,le tempset la logique sozialstrukturelle Konsequenzender Konkurrenzgeselischaft",
de l'accélérationsont directementintégrésau mode central Leviathnn- Zeîtschriftflr Sozialwisseruchaftn,n" 34, 2OO6,p. 82-7O4
4 PeterCoNMo, ModemTimesawl MoclemPlaces,op. cit., p. 6.
de répartitionde la modernité: la réussiteestdéfiniecomme
5 John RoBINSow & Geoffrey GoDBEy,Thne for Life. The Surprising Ways
Ie labeurou le travail ffictué en un tempsdonné(la puissance AmericansUseTheir Time (2'éd.), PennsylvaniaState University
Press,University Park, 1999.
6 C'f,Frank Nuruwr*, PolltischeTheoriedesWohlfahrtsstaats,Campus,
2 op. cit., p.247-255
Hartmut Rosa,Accélération,
Francfort & New York, 2000

36 1
l"
Une théoie del' accêlêrationsociale LesJorcesmotices ile I' accélérationsociale

Ainsi, selonmoi, la logique de la compétition (ou de la plus l'existenced'une n vie supérieureo aprèsla mort ; elle
concurrence) n'est pasla seule,mais elle est la principale consisteplutôt en la réalisationd'autant d'options que
forcemotricede l'accélérationsociale. possibleparmi les vasteschoix offertspar le monde. Goûter
Iavie danstoutessesdimensions, toutessesprofondeurs et dans
b) Lemoteurculturel: la promessedel'étemité sa totale complexitédevient une aspiration centrale de
Néanmoins,lesacteurssociauxde la moderniténe l'homme moderne8.
sont passimplementles victimessansdéfensed'une dyna- Mais le monde a malheureusement plus à offrir que cequi
mique accélératoire qu'ils ne peuventpascontrôler.Cen'est peut êue vécu au cours d'une seulevie. Les options dispo-
pas simplementqu'ils sont forcésde s'adapterà un jeu nibles surpassenttouiours en nombre cellesqui sont réali-
d'accélérationdanslequel ils n'auraientrien misé.Bien au sablesau coursde la vie d'un individu, ou, pour reprendre
contraire,je crois que la force motrice de l'accélérationest HansBlumenberg,le tempsperçudu monde (Weltzeit\etle
égalementalimentéepar une promesseculturelleforte : temps d'une vie individuelle (Lebenszeif) divergentspectacu-
dansla sociétémoderneséculaire, l'accélérationsertd'équi- lairement pour les individus du monde moderne. L'accéléra-
valent fonctionnel à la promesse(religieuse)de vieétemelle. tion du rythmede vie apparaîtpar conséquentcomme une
Le raisonnementderrièrecette idée est le suivant : la solution naturelleà ce problème: si nous vivons o deux fois
sociétémoderneestséculaireau sensoù l'accentestmis sur plus vite >, si nous prenonsseulementla moitié du temps
la vie avant Ia mort. Que lesgensmaintiennentou non des pour réaliserune action, atteindreun but ou vivre une expé-
croyancesreligieuses,leurs aspirationset leurs désirssont rience,nous pouvonsdoublerla " sommeo desexpériences
généralementdirigésversles offres,les possibilitéset les vécues,et donc " de la vie n, pendantla duréede notre vie.
richesses de cemonde.De plus,la richesse, la plénitudeou la Notre part, ou notre < efficacité,, c'est-à-dire la proportion
qualitéd'une vie, selonla logique culturelledominantede d'options réalisées par rapport aux options potentiellement
la modernité occidentale,peuvent être mesuréesen fonc- réalisables, double. Il s'ensuitque, dans cette logique cultu-
tion de la sommeet de la profondeurdesexpériences faites relle aussi,lesdynamiquesde la croissance et de I'accélération
au coursde la vie. Ainsi, seloncetteconceptionde Ia vie, la sont intimement entrelacées.
viebonneestlavieaccomplie, c'est-à-dire
une vie riched'expé- En poursuivantce raisonnement,si nous continuions à
t.
rienceset de capacitésdéveloppées Cetteidéene suppose augmenterle rythme de vie, nous pourrionsfinir par vivre
une multiplicité ou même une infinité de vies au coursd'une
7 Hans BLUMENBERG, Lebenszeitund Weltzeit,Suhrkamp, Francfort,
1986; Marianne Gnowtrurvrn,Das Lebenals letzteGelegenheit. Sicher-
heîtsbediirfnisse
und Zeitknappheit \2" éd.), WissenschaftlicheBuchge- 8 De célèbres illustrations littéraires de cette idée peuvent être
seilschaft,Darmstadt, 1996; Gerhard Scnurzr, " Das Prolekt des trouvéesdans 1'æuwe de Goethe, par exemple dans Fdusrou le.t
schônen Lebens Zur soziologischen Diagnose der modernen Annéesd'apprentissage cleWilhelm Meisfer.Sanssurprise, comme le
Gesellschaft", ln Alfred Br,nrseuv & KlausBensurr-(dir.),Lebensqua- souligne Manfred Osten (dans Manfred OsnN, o Alles velozifoisch"
litiit. Eîn Konzeptfitr Praxis und Forschung,Westdeutscher Verlag, oderGoethesEntdeckufiBdet Langsdmkeit,insel, Flancfort, 2003), les
Opladen,1994,p. 13-39 À proposde la sécularisation du temps,cl. écrits de Goethe peuvent être lus et interyrétés de façon fructueuse
Charles T*rox, L'Âge séculier,Seuil, Paris, 2011 (trad. Patrick comme une description et une critique de la sociétéde l'accéléra-
Savidan). tion.

38 1 t,,
Une thêoriedeI' accélêration sociale LesJorcesmotrices del'accêlérationsociale

seuleexistenceen réalisanttouteslesoptionsqui lesdéfinis- accélérationdu changementsocialet accélérationdu


sent.L'accélérationsert ainsi de stratégiepour effacerla
rythme de vie - en sont venuesà s'emboîteren un système
différenceentrele tempsdu mondeet le tempsde notre vie. de feedback qui s'animetout seulsansrelâche.
La promesse eudémoniste modemerésidepar
de l'accéIération Il est important de noter que la croissance et l'accéléra-
conséquent dansl'idée(tacite)quel'accélérationdu " rythmede tion ne sont interconnectées ni logiquementni de façon
vie > est notreréponse(c'est-à-dire cellede la modernité)au causale. Seulel'accélération de processus stableset constants
problèmede la finitudeet de la mort.ll va sansdire que cette implique logiquementune augmentationcorrespondante,
conceptionne tient malheureusement passespromesses, au alorsque les processus liés aux transports,à la communica-
final. Lestechniquesmêmesqui nous permettentde gagner tion ou à la productionne sont pasen eux-mêmesstableset
du temps ont démultiplié le nombre d'options dans le constants : en les accélérant,on peut normalement
monde : aussirapidesque nous devenions,notre part du s'attendreà un raccourcissement de leur durée.Par consé-
monde,c'est-à-dire la proportion d'optionsréalisées et quent, on l'a vu, on pourrait s'attendreà une relation
d'expériences vécuespar rapport à cellesque nous avons inverseentre l'accélérationtechniqueet le rythme de vie :
ratées e.
, n'avgmentepas,maischute sansarrêt Ceci,j 'osele puisquela premièrelibère une abondancede ressources
dire,estl'une destragédiesde l'homme moderne: alorsqu'il temporelles,les gensdevraientdisposerde davantage de
sesentprisonnierd'une coursesansfin commeun hamster tempsà utiliser librement.
danssaroue,safaim de vie et du monde n'est passatisfaite, Cependant,il existemalheureusementune situation
maisde plus en plus frustrée. dans laquellel'accélérationdu rythme de vie et l'accéléra-
tion technique sont waiment interconnectées: l'accéléra-
c) [e cycledel'accélération tion technique peut être vue comme une réponsesocialeau
Ainsi, nous avonsidentifié deux forcesmotrices problèmede la raréfactiondu temps,c'est-à-dire à l'accéléra-
( externeso maieures,alimentantsanscessela roue de tion du < rythme de vie o. Lorsquenous examinonslesrela-
l'accélérationet l'ayant mise en mouvementaux débutsde tions causales entrelestrois sphèresde l'accélérationsociale,
la modernité.Elleestcomplétéepar la logiqueinhérentede nous révélonsl'existencesurprenanted'une boucle auto-
la division du travail, ou de la différenciationfonctionnelle, alimentée: l'accélérationtechnique,qui est fréquemment
qti permetdans un premier temps, puis imposeensuite,des liée à l'émergencede nouvellestechnologies(tellesque la
vitessesde traitement social de plus en plus grandes10. machine à vapeur,le chemin de fer, l'automobile,le télé-
Cependant,dansla modernitétardive,l'accélérationsociale graphe,l'ordinateurou Internet),apportepresqueinévita-
s'esttransforméeen un systèmeautopropulséqui n'a même blement toute une gamme de changementsdans les
plus besoin de la moindre force motrice externe.Lestrois pratiquessociales, les structuresde communicationet les
catégoriesidentifiéesci-dessus - accélérationtechnique, formesdevie correspondantes. Parexemple,Internetn'a pas
seulementfait augmenterla vitessedeséchanges de commu-
9 Nous ne développeronspas icl cette idée; pour une analyseappro-
nication et Ia < virtualisationo desprocessus économiques
fondie, cf, Hartmut RosA,Accélératbn,op. cit., p.275-227 . et productifs; il a aussiétablide nouvellesstructuresprofes-
7 0 l b id .,p .2 2 7 - 2 3 9 . sionnelles,économiques et communicatives, ouvrantla voie

40
1 141
Unethéoriede l' accêlêrationsociale LesJorcesmotricesde l' accêlêrationsociale

à de nouveauxmodesd'interactionsocialeet même à de
nouvellesformes d'identité sociale11.On voit aisément
comment et pourquoi l'accélérationtechniqueest suscep-
tible d'aller de pair avec l'accélérationdu changement
social,sousla forme d'un changementdes structureset
Dimensions
de l'accélération
modèlessociaux,desorientationset des évaluationsde
l'action. De plus, si l'accélérationdu changementsocial
implique une ( compressiondu présent) au sensdiscuté
auparavant,cecimène naturellementà une accélérationdu
( rythme de vie u. Ceci s'expliquepar un phénomènebien
connu du domainede la production capitalisteet que l,on
pourraitappelerle phénomènede la penteglissanteu de la
"
sociétéde compétition : le capitalistene peut ni faire une ligure4 Lecycledel'accélération.
pauseni sereposer,il ne peut pasarrêterla courseet assurer
sa position, puisqu'il est condamné à monter ou à arriverau sommetde la pile : tous lesmessages utilesont été
descendre. Il n'y a pasde point d'équilibre,car resterlmmo- lus, on a répondu à tous les messages importants.Néan-
bile estéquivalentà retomberen arrière,comme l,ont noté moins, dèsque nous nous tournonsversune autreactivité,
Marx et Weber. nous redescendons et, à la fin de la iournée,notre position
De façonsimilaire,dansune sociétéde compétition,avec dansla pile de notre messagerie a empiré.Celle-ciseremplit
un changementsocialde plus en plus rapidedanstous les de nouveausansrelâche,silencieusement, au point de nous
domainesde la vie, les individus ont souventl,impression faire nous sentir comme Sisyphe.Lesgensse sententainsi
qu'ils sont sur des ( pentesglissantes : prendreun repos contraintsde suiwele rythme rapidedu changementauquel
" ils sont confrontésdans leur monde social et technolo-
prolongérevient à devenirdémodé,dépassé, anachronique
en cequi concerneson expérienceet son savoir,son équipe- gique,afin d'éviter de manquerdesoptions et connexions
ment et sesvêtementsaussibien que sesorientationset potentiellement valables (Anschlussmôgl i chkeiten)et de
mêmeson langage12.Si le lecteurou la lectricechercheune garderleurschancesdansla compétition. Ce problèmeest
illustrationde ce phénomènedanssavie quotidienne,il ou aggravépar le fait que, dansun monde en constant change-
elle peut simplementréfléchirà samessagerie ment, il devient difficile de déterminer quellesoptions fini-
électronique.
Aprèsune longueséancede traitementdese-mails,on peut ront par serévélervalables.Le changementsocialaccéléré
mèneradonc à son tour à un o rythme de vie u accéléré. Et,
finalement, de nouvellesformes d'accélérationtechnique
1 1 Cf Sherry Tunxrn,Life on the Screen:hlentity in thc Ageofthe Intemet,
Simon & Schuster,New York, 1995.
serontnécessaires pour accélérerles processusde la vie
12 Ainsi, les personnes âgéesdans les sociétés occidentales sonr productive et quotidienne.Ainsi, le n cycle de l'accéléra-
fréquemment incapablesde comprendre la . 6u11gtechnologique tion , est devenu un systèmefermé et autopropulsé(cf,
"
d a n s la q u e lle é vo lu e n t le s ie u n e s lo r squ,i l s évoquent l eurs
Gameboy,leurs e-mails,leurs DVD, etc,
figure 4).

42
1
æ

Qu'est-cequeIa dê,célération
sociale?

directementles sphèresde l'accélérationidentifiéesdansle


premierchapitre.

Chapifie3
a) Leslimitesdevitessenaturelles
Il y a tout d'abord, évidemment,les limitesde
quela décélération
Qu'est-ce sociale
? vitessenaturelleset anthropologiques. Nous les rencontrons
danslesprocessus qui, en principe,ne peuventpasêtreaccé-
lérés,à moins de risquerde les détruire ou de les modifier
sérieusement surle plan qualitatif.Parmieux figurentbeau-
coupde processus physiques,telsque la vitessede la percep-
tion et du traitement dans nos cerveauxet nos corps,ou
bien le tempsnécessaire à la reproductionde la plupart des
Même si l'analyseprécédentea mis en lumière des
ressources naturelles.De façonsimilaire,une journéeou une
critèressuffisantspour identifier trois catégoriesou domaines
annéesont définiespar desévénementsastronomiques,et
de l'accélérationsocialedifférents,bien qu'emboîtés,celane
par conséquentne peuventpasêtreaccélérées, mêmesi nous
suffit pas en soi à prouver la thèseselon laquelle la moder-
sommesà même de manipuler certainsprocessusqui
nité tend en effet vers une accélérationde la sociétéelle-
suiventun rythme circadienou circannuel.(Nouspouvons
même ou à légitimer l'idée que la modernisationest,en fait,
par exemplecréerun rythme artificiel de lumièreet d'obscu-
I'accélération.Car il est aisémentconcevableque nous puis-
rité de vingt-troisheures,qui pousseainsi les poulesà
sionstoujourstrouver,dansn'importe quellesociété,certains
produiredavantaged'æufs.)En outre,toutesnos tentatives
processusqui accélèrentet d'autresévolutions qui décëlèrent
pour fairepasserplusvite lesrhumes,lesgrippesou lesgros-
la vie sociale.Dans l'ensemble,les deux forcesopposées jusqu'àmaintenant,n'ont pasvraimenteu de succès.
sesses,
peuvent alorsgarderun équilibre.Parconséquent,l'affirma-
Cependant,dans l'ensemble,la modernité a réussià
tion selonlaquellela modernitéestcaractérisée par I'accéléra-
dépasserspectaculairement une largegamme de limites
tion du changementsocial ne peut pas être établie en se
temporelles(< naturelles,) apparemmentimpossiblesà
contentantd'identifier différentesformesd'accélération; elle
changer- on en trouvelesexempleslesplus frappantsdans
ne peut être défendueconceptuellementque s'il est possible les domainesdestransports,de la communicationet de la
de démontrerque lesforcesde l'accélérationsurpassentsysté- production.De même,les technologies biogénétiques, en
matiquement cellesdu ralentissement.Afin d'arriver à cette réalité,ne sont le plus souventrien d'autrequ'une accéléra-
idée,ie vais à présentexaminerbrièvementtoutesles formes
tion sensationnelle de formesde culturetraditionnelles.
et tendancesobservables de I'inertie et/ou de la décélération
sociale,en espérantaboutir à une liste fermée des phéno-
b) les oasisde décélération
mènescorrespondants. Il existeensuitedes n niches> territorialesaussi
Analytiquement, selon moi, on peut identifier cinq bien que socialeset culturelles,desîlots ou oasisn'ayantpas
formesdifférentesde décélérationet d'inertie. Ellestraversent encoreététouchéspar la dynamiquede la modernisationet

44 1
l nt
w
Une thêorie deI' accéléranon sociale Qu'est-cequela décéléranonsociale?

t.
de l'accélération.Ellesont simplementété (totalementou démesurées De façon remarquable,cesformesde dépres-
partiellement)exemptéesdesprocessus d'accélération, bien sion et d'épuisementont augmentéde façon très significa-
qu'ellespourraienty êtreaccessibles enprincipe.Dans de tels tive au coursde la dernièredécenniedans pratiquement
endroitsou contextes,le tempssemblen s'arrêter), comme touteslespartiesde la modernitémondialisée2.
le dit l'expression,et cecipeut seréférer,par exemple,aux À celas'ajoutel'exclusionstructurelledestravailleursdes
îles perduesdans la mer, aux groupesexclussocialement, sphèresde production,qui esttrèssouventune conséquence
aux sectesreligieusesretiréescomme celledesAmish, ou à de leur incapacitéà s'adapteraux besoinsde flexibilitéet de
desformesparticulières et traditionnellesde pratiquesociale vitessedeséconomiesoccidentales modernes,c'est-à-dire
(commela production du whiskeydansla célèbrepublicité qu'ils sont n décéléréso à causede leur incapacitéà main-
pour JackDaniel's).En fait, il y a maintenant toute une tenir leur compétitivité.L'exclusouffreainsi d'une " décélé-
industrie produisant délibérément des n produits à ration ) extrême sousla forme du chômage(de longue
l'ancienneu, c'est-à-diredesbiensde consommationélevés durée)3. En outre, les phénomènesde récessionécono-
ou produitsde façontraditionnellequi vendentprécisément mique - i udicieusementappelésralentiss ementséconomique s
la promesse ou l'imagede la décélération,de la duréeet de la dansle monde anglo-saxon- peuventégalementêtreinter-
stabilité. prétésseloncettegrille de lecture.
Cependant,la plupart de ces o oasisde décélération "
subissentdespressionsd'érosionde plus en plus fortesdans d) ta décélération
intentionnelle
la modernitétardive,saufquandellessont protégées délibé- Contrairementaux formesinvolontairesde ralen-
la
rément contre l'accélérationet entrent alors dans caté- tissement,il existeégalementdesformesdélibéréeset inten-
goried) (c[ ci-après). tionnelles de décélération(sociale) qui incluent les
mouvementsidéologiques opposésaux processus d'accéléra-
commeconséquence
c) La décélération tion de la modernitéet à leurseffets.En fait, de telsmouve-
deI'accélération
dysfonctionnelle sociale ments ont accompagnéquasiment chaque étape de
Une troisième catégoriecomprend les phéno- l'histoire de l'accélérationmoderne,et en particulierde
mènesde ralentissement en tant queconséquence involontaire I'accéIération technique:ainsi, la machine à vapeur,le
de processusd'accélérationet de dynamisation.Ceci
implique fréquemmentdesformesdysfonctionnelles et patho- Ct Robert LEVnrE, A GeographyofTime, op. cit.; plusieurs articles de
PsycholqieHeute,n" 26, 7999 ; Alain EHruwrrnc,La Fatigued'êûe soi
Iogiquesde décélération,la forme dysfonctionnellela plus Dépressionet société,Odile Jacob, Paris, 1999 ; Lothar Bxrr, Pas le
connue étant l'embouteillage, qui produit une immobilisa- temps! Ttaité sur l'accélétation,Actes Sud, Arles, 2002 (trad Peter
Krausset Marie-HélèneDesort).
tion qui est la conséquence de la résolutionde chacunà se
Hartmut RosA,n Beschleunigungund Depression Uberlegungen
déplacerrapidement; en ce qui concernela décélération zum Zeitverhàltnis der Moderne o, ir Bruno HrloeNsnaNo& Ulrike
pathologique,les découvertesscientifiquesrécentesindi- BoRsr(dir.), Zelt unà Thercpie,Klett-Cotta, Stuttgart, 2009.
Richard Sr,NNrrr,Le Travoil sans(palités, op. cit., p. 767 ct s4. ; Marie
quent que certainesformes de dépression psychopatholo-
Jeuooe," Time : a social psychological perspective", in Michael
gique doivent être comprisescomme des réactions YoUNG& Tom Scsurrsn (dir ), The Rhythms of Society,Routledge,
individuelles(décélératoires) à despressionsd'accélération Londres& New York, 1988,p.154-772.

46 ln
I
-_
llne théortedeI' accélêr
ation sæiale quela décélérarton
Qu'est-ce ?
sociale

systèmeferroviaire,le téléphoneet l'ordinateur aussibien politiques,légaux,environnementauxou sociauxqui barrent


que les nouvellesbiotechnologiesfurent accueillisavec de modernisationrenouvelés6.
la route à desprocessus
autantde suspicionet mêmed'hostilité; et danstouslescas,
jusqu'àmaintenant,les mouvementsd'oppositionont fini 2) Ladécélérationidéologique
(oppositionnelle)
par échouer4. Il convient donc, à f intérieur de cette D'autrepart, il existediversmouvementssociaux
quatrièmecatégorie,de distinguerdeux formesde décéléra- prônantla décélération(radicale)et dont lestraitssont assez
tion intentionnelle: ftéquemmentantimodernistes.Ceci n'est pas très surpre-
nant si l'on considèrele fait que l'accélérationsembleêtre
1)LadécêlêrationJonctionnelle(accêlératoire) I'un desprincipesles plus fondamentauxde la modernité.
Il existe,d'une part, des formes limitées,ou Parmiceux-cinoustrouvonsdeschosesaussidifférentesque
temporaires,de décélérationqui visent à préserverIa capa- desmouvementsreligieuxradicauxou bien < écologistes
cité de fonctionneret d'accélérer encoreplus à l'intérieurde profonds>, ou encorepolitiquementultraconservateurs ou
systèmes accélératoires. Sur le plan individuel, de telles anarchistes. Pourle politicienet universitaireallemandPeter
formesaccélératoiresdedécélération semanifestentquand, par Glotz,la décélérationestainsi devenuela nouvellepréoccu-
exemple,descadresou desprofesseurs effectuentdes
stressés pation idéologiquedesvictimesde la modernisation7.
retraitesdansdesmonastèresou suivent descoursde yoga Cependant,il est dangereusement simpliste,selonmoi,
qui promettentle < reposà l'écartde la course, dansIe seul d'écarterpurementet simplementl'appel à la décélération
but de permettreaprèscoup une pafiicipation plus efficace en Ie considérantcomme idéologique,car les typesd'argu-
aux systèmessociauxaccélératoires. De façon similaire,il ments les plus importants,actuellement,en faveurde la
existetoute une littérature pratique qui suggèreun ralentis- décélérationintentionnelle,sont ceux qui s'inspirentde
sementdélibérédanscertainsprocessus d'apprentissage et l'idée de décéIérationfonctionnelle.L'idéecentrale,ici, est que
de travail afin d'augme,4ferle volume d'apprentissageglobal les prodigieux processusd'accélérationayant modelé
ou de travail pendant un laps de temps donné, ou qui la sociétémoderneétaientguidéset renduspossiblespar la
recommandede fairedespausesafin d'augmentersescapa- stabilitéet l'inertie de quelquesinstitutionsmodernes
citéset sespouvoirs de création et d'innovation s. centralestelles que la loi, la démocratieet le régime indus-
Surles planssocialet politique aussi,différents$/pesde triel du travail, et peut-êtrepar la forme standardisée ou
( moratoires> sont parfois suggérésou décrétésafin de < institutionnalisée de la biographieet du curriculumvitæ
"
résoudrecertainsproblèmesou obstaclestechnologiques,

Cf, Robert LEvrNE,A Oeographyof Time, op. crf. ; Wolfgang SÛinTr- Cf Matthias EBERrrNc, Beschleunigung
und Politik, PeterLang, Franc-
BUS:H,Geschichteder EisenbahnreÎse. Zur Intlustrialisimng von Raum fort,1996.
und Z eit im 19. I ahrhundert,Fischer,Francfort, 2000. Peter Glorz, " Kritik der Entschleunigung ", in Klaus BACKHAUS &
Sut cesformesaccélérées dedécéléraf,btt,4 Lothar SEIwERT, wenn Du es Holger BoNUs(dir ), Die Beschleunigungsfalle oder der Triumph der
eîlig hasl gehe langsam.Das neueZeitmanLSmentin einer beschleu- Schildkrôte,Schâffer-Pôschel, Stuttgart, 1998 (3" éd. augmentée),
nigtenWelt, Campus,Francfort & New York, 2000. p. 7s-89.

48 1 læ
F

lJne théoriedeI' accélêration sociale Qu'est-cequela décélêration


sociale?

moderneset par l'institution familiale8. C'estseulementà conséquences désastreusesde la tendancede la modernité


l'intérieur d'un cadrestableformé par de tellesinstitutions tardive à se débarrasserde toutesles institutions et régula-
que noustrouvonslespréconditionsnécessaires à la planifi- tions qui pourraientgarantirune stabilitéà long terme (par
cation et à l'investissement à long telme, et ainsi à l'accélé- exempleinfrastructurelle) pour Ia planificationet l'investis-
ration à long termee. sement: la logiquedu capitalismefinancieren généralet des
En outre, comme le soutient par exemple Hermann banquesd'investissement en particulierest extrêmement
Lùbbe,les préconditionsde la reproductionculturelledans myope et orientéeà court terme. Elle vise à accélérerles
une sociétéd'accélérationsont tellesque la flexibilité à vitessesde rotation du capitalà tout prix - érodantainsi les
grandeéchellen'est possibleque sur la basede certaines conditionspréalables à desinvestissements économiques
orientationset institutionsculturellesqui demeurentstables stratégiques,à long terme," réelso et productifs11.
et inchangées.Par conséquent,institutionnellement En cesens,la décélérationéconomiqueet politiquepour-
commeindividuellement- ou bien structurellement comme rait devenir à certainségardsune nécessitéfonctionnelle
culturellement-, il sembleexistercertaineslimitesà la flexi- fondamentalede la sociétéde l'accélérationplutôt qu'une
bilisationet à la dynamisationqui sont peut-êtreen danger réactionidéologiquecontrecelle-ci.
d'érosiondansla modernitétardive,où la stabilitédesinsti-
tutions sembleêtre sur le déclin10.Il est donc tout à fait e) LereversdeI'accélération sociale:
possibleque,bien plus que lesradicauxantimodernistes, ce I'inertiestructurelleet culturelle
soientprécisémentle succèset l'omniprésence de 1'accéléra- Enfin, et peut-êtrede façontrèssurprenante, nous
tion qui sapentet érodentles préconditionsde I'accéléra- trouvonsdes signesde processus, ou du moins de percep-
tion future et la stabilité de la sociétéde l'accélération.Il tion, étrangesdans la sociétémoderne tardive, suggérant
sembleainsi plus que probableque la criseéconomique que contrairementaux phénomènesd'accélérationet de
actuellene soit rien d'autre qu'un exemplemanifestedes flexibilisationgénéralisées (qui créentl'apparenced'une
contingencetotale,d'une hyperpossibilité de choix et d'une
ouvertureillimitée sur l'avenir),en fait aucun changement
Hartmut RosA,. Temporalsuukturen in der Spâtmoderne", /oc.crt. ; <<réel> n'est plus possible,le systèmede la sociétémoderne
Martin KoHLr,n Lebenslaufund Lebensaltera1sgeseilschaftliche
Konstruktionen : Elementen zu einem interkulturellen Vergleich,,
serefermesur lui-mêmeet l'histoireapproched'une fin qui
ifl Georg M. ELwERr,Ma$in Koilt & Harald K. MWwn (.dit.),Im Lauf a la formed'une o immobilisationhyperaccélérée o ou d'une
derZeit. EthnogaphischeStudienzur gesellschaftlichenKonstruktionvon < inertie polaire >. Lestenants d'un tel diagnosticdes
Lebensaltem, Breitenbach,Sarrebruck,1990,p. 17-32; Holger Bor,tus,
< sociétésde l'accélération> modernestardivessont Paul
in Klaus BAcKHAUS & Holger
" Die Langsamkeitder Spielregeln',
BoNUS(dir.), Die Beschleunigungsfàlleorlerder Triumph derSchildkriite, Virilio, Jean Baudrillard,FredricJamesonou Francis
Schàffer-Pôschel, Stuttgart, 1998, p 41-56 Fukuyama.Ils affirmenttous qu'il n'existepasde visionset
David Hanvrv, The LimiLs to Cdpital, Verso, Londres & New York,
1999 ; K1ausDônnr, " Die neue Landnahme Dynamiken und
d'énergiesnouvellesdisponiblespour la sociétémoderne
Grenzen des Finanzmarktkapitalismus ", in Klaus DôRRË,Stephan (d'oùl'absencenotabledesn énergiesutopiques)) et quepar
LESSENTCH & Hartmut Rost, Soziologie,Kapitalismus, Kritik. Eine
Debatte,Slhrkamp, Francfort, 2009, p 15-57.
contraction of the present n, /oc.cif. I1 Klaus DôRRË,< Die neue Landnahme >, /0c. cif
10 Cf, Hermann LûBBE, " The

s0
l l"
,Fr
-]t---

une thêofie ilel' accélêrationsociale Qu'est-cequela décélération


sociale?

8. désastreuses de la tendancede la modernité


moderneset par l'institution familiale C'estseulementà conséquences
l'intérieur d'un cadrestableformé par de tellesinstitutions tardiveà se débarrasser de toutesles institutions et régula-
que noustrouvonslespréconditionsnécessaires à la planifi- tions qui pourraient garantir une stabilitéà long terme (par
cation et à l'investissement à long terme,et ainsi à l'accélé- exempleinfrastructurelle) pour la planificationet l'investis-
ration à long termee. sement : la logique du capitalisme financieren généralet des
En outre, comme le soutientpar exempleHermann banquesd'investissement en particulierest extrêmement
Lûbbe,les préconditionsde la reproductionculturelledans myope et orientéeà court terme.Elle vise à accélérerles
une sociétéd'accélérationsont tellesque la flexibilité à vitessesde rotation du capitalà tout prix - érodantainsi les
grandeéchellen'est possibleque sur la basede certaines conditionspréalables à desinvestissements économiques
à long terme,( réels > et productifstt.
orientationset institutionsculturellesqui demeurentstables stratégiques,
et inchangées.Par conséquent,institutionnellement En cesens,la décélération économiqueet politiquepour-
commeindividuellement- ou bien structurellement comme rait devenirà certainségardsune nécessité fonctionnelle
culturellement-, il sembleexistercertaineslimitesà la flexi- fondamentalede Ia société de l'accélération plutôt qu'une
bilisationet à la dynamisationqui sont peut-êtreen danger réactionidéologiquecontrecelle-ci.
d'érosiondansla modernitétardive,où la stabilitédesinsti-
tutions sembleêtre sur le déclin 10.II est donc tout à fait e) LereversdeI'accélération sociale:
possibleque,bien plus que lesradicauxantimodernistes, ce l'inertiesuucturelleet culturelle
soientprécisémentIe succèset l'omniprésence de l'accéléra- Enfin, et peut-êtrede façontrèssurprenante, nous
tion qui sapentet érodentles préconditionsde l'accéléra- trouvonsdes signesde processus, ou du moins de percep-
tion future et la stabilité de Ia sociétéde I'accélération.Il tion, étrangesdans la sociétémoderne tardive, suggérant
sembleainsi plus que probableque la criseéconomique que contrairementaux phénomènesd'accélérationet de
actuellene soit rien d'autrequ'un exemplemanifestedes flexibilisationgénéralisées (qui créentl'apparenced'une
contingencetotale,d'une hyperpossibilité de choix et d'une
ouvertureillimitée sur l'avenir),en fait aucun changement
8 Hartmut RosA," Temporalstrukturen in der Spâtmoderne loc.cit. ;
Martin KoHLr,u Lebenslaufund Lebensalterals gesellschaftliche
", " réel" n'est plus possible,le systèmede Ia sociétémoderne
Konstruktionen : Elementen zu einem interkulturellen Vergleich,,
serefermesur lui-mêmeet l'histoireapproched'une fin qui
ir Georg M. Erwrar, Martin Komr & Harald K MULLER (dir.), tm Lduf a la formed'une n immobilisationhyperaccélérée , ou d'une
derZeit. Ethnographische Stuclienzurg,esellschaftlichen Konstruktionvon < inertie polaireu. Lestenants d'un tel diagnosticdes
Lebensaltem,Breitenbach,Sarrebruck,l99O,p 71-32; Holger BoNUS,
n Die Langsamkeitder Spielregelnu, in Klaus BACKHAUS & Holger " sociétésde l'accélération,modernestardivessont Paul
BoNUs(dir ), Die Beschleunigungslalle odertler TrtumphderSchilLlkrôte, Virilio, Jean Baudrillard,FredricJamesonou Francis
Schàffer-Pôschel, Stuttgart, 1998,p. 41-56 Fukuyama.IIs affirment tous qu'il n'existepasde visionset
9 David Haxvw, TheLimits to Capital,Yerso, Londres& New York,
1 9 9 9 ; K l a u s Dô n n r , n Die n e u e L a n d n a h m e . Dynami ken und
d'énergies nouvellesdisponiblespour la sociétémoderne
Grenzendes Finanzmarktkapitalismus in Klaus DôRRE, Stephan (d'oùl'absencenotabledeso énergiesutopiques,) et quepar
",
LEssENrcH & Hartmut RosA,Soziorogie, Kapitalismus, Kritik Eine
l)ebatte,Suhrkamp, Francfort, 2OO9,p. 75-57
10 Cf, Hermann L(EBE,( The contraction of the present o, /oc.cit. l1 I{aus Dônne," Die neue Landnahme.,lùc. cit

s0 lrt
l
UF
Une thêoriedel' accêlêrationsociale

conséquentla vitesseprodigieusedesévénementset des


transformationssemblen'être qu'un phénomènesuperfi-
ciel,cachantà peinela profondeinertieculturelleet structu-
relle de notre époque12.En particulier, les principes
Chapive4
emboîtésde compétition,de croissance et d,accélération
semblentformer un < triangle structurel si solidement
"
établi que tout espoirde changementculturel ou politique
Pourquoiil y a accélération
paraît complètementvain. Par conséquent,une théorie plutôtquedécélération
sociologiquede l'accélérationdoit inévitablementprendre
en comptecettepossibilitéde paralysie(extrême)dansson
cadreconceptuel13.

La questionfondamentalequi émergeà ce stade


concernela naturede la relationentrelesprocessus d'accélé-
ration et de décélérationsociales- dont nous venonsde
tracerles contours- dans la sociétémoderne.On peut
concevoirici deux possibilitésgénérales : premièrement,Ies
forcesde l'accélérationet de la décélération,de manière
générale,s'équilibrentde telle sorteque nous retrouvonsles
deuxtypesde changementdanslesmodèlestemporelsde la
société,sansque I'un ou I'autre ne domine clairement.
12 Paul VrRrLro,Id Vitessede libêratton, op. cit. ; pavlyrtrÛo, L,lnertie Deuxièmement,l'équilibre se déplacevers les forcesde
polabc, ChirjstianBourgois,Paris, 1990 ; Jean Blirouneno, L,Illusion
l'accélérationsi l'on peut montrer que cesdernièresdépas-
de la fin ou la grèvedes événements, Galilée, paris, 1992 ; Fredric
JAM[soN,The Seedsof Time, Columbia University press,New york, sent systématiquementcellesde Ia décélération.Une telle
1994 ; FrancisFurrx,tut, Lo Finde I'histofueetle ilemiethomme.Flam- asymétrieest possiblesi les catégoriesde la décélération
marion, Paris,1992 (ûad. Denis-Armand Canal).
peuventêtre interprétéessoit comme êtant résiduelles, soit
Fukuyama, en fait, participe au discours sur la * post-histoire n qui
découled'une longue tradition remontant à Kojèveet Hegel.pour le comme étant des réactionsà l'accélérationsociale.C'est la
philosophe allemand Lothar Baier, l,accélération et le changement deuxièmeversionqui est la bonne, comme je le soutiens
se produisent uniquement sur 1," inlgdaçs rtilisateur > des sociétés
modernes, alors que leurs structures profondes demeurent incon_
danscet essai,bien que cetteaffirmationsoit assezdifficile à
trôléeset inchangées(cf, Lothar B pasle temps!, op. cit.). démontrerempiriquement.
^rER,
13 J'esquisseraidans la prochaine section ma propre vision concep_ L'argumentreposesur les deux hypothèsessuivantes:
tuelle de la relation entre cette dernière forme de décélérationet le
processusglobal d'accélération sociale dans Ia modernité. pour un
premièrement,les catégoriesde décélérationénumérées
compte rendu systématique et complet de cette relation compli_ auparavantsont exhaustivespour tous les phénomènes
quée, cf, les deux derniers chapitres de Hartmut RosA,Accélétatlon, pertinentset, deuxièmement,aucunede cesformesde décé-
oD,cit.
lérationn'estéquivalenteà une contre-tendance véritableet

l$
Gr
lJne thêoriedel' accêlération sociale Pourquoi il y a accêléranon plutôt que dêcélêration

2
structurellementégaleà la pulsion d'accélérationmoderne. polaire , n'estpasun processus d'oppositionmaisbien une
Examinonsen détailcettedernièreproposition. caractéristiqueinhérmtede l'accélération.
Lesphénomènesclassés au chapitreprécédentdansles La crainted'un arrêtbrutal seproduisantà grandevitesse
catégories a et b indiquent simplementleslimites (en recul) a accompagné la sociétémodernetout au long de son exis-
de l'accélérationsociale,ils ne sont pasdu tout descontre- tence; elle a donné naissanceà desmaladiesculturelles
pouvoirs.Lesdécélérations de la catégoriec sont deseffetsde tellesque1'acédie,la méIancolie,l' ennui,la neurasthénieou, de
l'accélérationet, en tant que tels, ellesdérivent de Ia force nos jours, diversesformesde dépression. L'expériencede
d'accélérationet lui sont secondaires. La catégoriedl. iden- I'inertie,selonmoi, émergeou s'intensifielorsqueleschan-
tifie les phénomènesqui, lorsqu'on les examinede près,se gementset la dynamique,dansnotre vie individuelleou
révèlentsoit être eux-mêmesdes élémentsde processus dansle monde social(c'est-à-dire dansl'histoireindividuelle
d'accélération, soit au moins pouvoir êtrecomptésparmi les ou collective),ne sont plusvécuscommelesélémentsd'une
conditions depossibilité de l'accélérationsociale(à venir). La chaîned'évolutionsenséeet dirigée,c'est-à-dire commedes
résistance intentionnelleà l'accélérationde Ia vie et f idéo- u >,
élémentsde progrès mais comme deschangements
Iogiede Ia décélération(d2) sont clairementdesréactions à u frénétiques" et sansdirection.Ainsi,on perçoittn change-
despressionsexercées par l'accélérationet en safaveur.On mmt dynamique lorsqueles épisodesde changements'addi-
l'a vu, les principalestendancesde la modernité furent tionnent pour composerune histoire (narrative)de
accueilliespar une résistance considérable et, bien qu'il n'y croissance, de progrèsou d'Histoire,alorsque la perception
ait aucunegarantiequ'il en seratoujoursainsi,toutesles de l' immobilitéestIa conséquence d'épisodesd'altération,de
formesde résistance se sont jusqu'icirévéléesplutôt brèves transformationou de variation dénuésde direction, alêa-
et inutiles. Ainsi, la seuleforme de décélérationqui ne toireset déconnectés.Seloncette perception,les choses
semblepasêtredérivéeou résiduelleestcellequi estcaracté- changentmais ellesn'évoluentpas,ellesne < vont nulle
riséepar lesprocessus de décélérationénumérésdansla caté- part >. Ainsi, ce qui peut mener à Ia dépressionpatholo-
gorie e. Cettedimension décélératoire, en fait, sembleêtre gique sur le plan individuel peut mener à la perception
une caractéristique inhérenteet complémentaire de l'accélé- d'une n fin de l'histoire (dirigée)o dansla perceptioncultu,
ration moderneelle-même; elle est le reversparadoxal relle collectivedu temps.Selonmoi, cette transition de
caractéristique de touteslesforcesdéfinissantla modernité. l'expérienceculturelledominantedu changement(progrès)
Ainsi,l'individualisation a produit la crainteque la culturede dirigé à la perceptiond'un mouvement épisodiquefréné-
masseetla société demassen'éradiquenttoute forme d'indi- tique estun critèrede définition centralde la transitionde la
vidualité ( vraie >,,la domestication de la naturea produit la < modernitéclassiqueu à la n modernitétardiveo 3.
crainte d'une destruction de Ia nature(ou par Ia nature),la
rationalisation a produit la crainte d'une irrationalitéglobale z L'lnertiepolaire,op.cit.
Paul VrRrLro,
croissanteou de la << cagedefer ,, et, enfin, la différenciationa 3 Cf, Hartmut Rost,,AccéIération, 0p. cit., p.359 er.sr7.
; Hartmut RosA,
produit la craintede la désintégrationl. En ce sens,l'n inertie " The universal underneath the multiple : socialaccelerationas a key
to understanding modernity >, in Volker H, SCHMDT (dir.), Modemity
0t the Bqinning of the 21" centu4,, Carnbridge Scholar Publishing,
1 op. cit , p.79 et sq
Cf Haûmut RosA,Accélération, Newcastle,2OO7, p. 37-67.

s4l l"
llne thêoriedel' accêlération sociale

À ce stade,nous sommesnéanmoinscapablesde déter-


miner que le statut, le niveau de pertinenceet la fonction
desforcesdécélératoires dansla modernitésont secondaires
par rapportaux forcesdominantesde l'accélérationsociale. Chapive5
Il existeune indéniableasymétriestructurelleentrel'accélé-
ration et la décélérationdans la sociétémoderneet, par Pourquoi
est-ceimportant ?
conséquent,la modernisationpeut légitimementêtreinter- L'accélération
etla transformation
prétéecommeun processus continu d'accélérationsociale. (
denotre êtreaumonde')

Si notre analyseest correcte,la raison pour


laquelleune théorie sociologiquede la modernité devrait
y consacrerson attention est évidente: notre compréhen-
sion de la modernité et desprocessusde la modernisation
estincomplètesi nous ne faisonspasattention aux change-
ments des structureset modèlestemporelsde la société.
Et, ce qui est plus important encore,nous ne pouvons
pascomprendrece qui caractérise avant tout la modernité
si nous restonssourdsà la dynamique accélératoirequi
estau cæurde la sociétémoderne.MaispourquoiI'accéléra-
tion socialeserait-ellepertinentepour la philosophie
sociale,c'est-à-direpour une analysedesconditionsnorma-
tives,de la qualité et despathologiespotentiellesde la vie
moderne?
J'aimeraisrépondrequ'elle est de la plus grandeperti-
nencecar, premièrement,la sociétémodernen'est pas
réguléeet coordonnéepar desrèglesnormativesexplicites,
maispar la forcenormative de normestemporelles
silencieuse
qui seprésententsousIa forme de délais,de calendrierset de
limites temporelles.En outre,les forcesde l'accélération,
bien qu'ellessoientnon articuléeset complètementdépoli-
tisées,au point de semblerêtredesdonnéesnaturelles,exer-
cent une pressionuniforme sur les sujetsmodernesqui

lrt
Une théoriedeI' accêIérationsociale Pourquoiest-ceimportant ? L'accélêrationetla vansformation...

revienten quelquesorteà un totalitarismede l'accélération


(cf chapitre9).
Mais, deuxièmement,le régimed'accélération de la
modernitétransforme,dansle dosdesacteurs,notrerelation
humaine au monde en tant que tel, c'est-à-direaux autres
êtreshumainset à la société(au mondesocia[),à l'espaceet
au temps et aussià la nature et au monde des objets
inanimés(au mondeobjectifl,et l'accélérationfinit ainsi par
transformerlesformesde la subjectivitéhumaine(dumonde
subiectiflet égalementde notre n êtreau monde (cf figure5
'
pour une illustrationdu pouvoirde transformationdel'accé-
lérationtechnique).Soustous cesaspects/les relationschan-
gent et peuventdevenirproblématiques, conséquence de
l'accélération.Mais si la promesseet le projet de la moder-
nité et desLumièresculminent avecI'idéede l'autodétermi-
nation humaine, c'est-à-direavec la promesse de t^r""r*Jl
l'autonomieindividuelleet collective,la philosophiesociale
doit absolumentprêterattention à un processus incontrôlé
Figure5 L'accélérationtechnique et la transformation
qui est restéjusqu'icipresqueignoré de ceux qui réfléchis- de notre " Weltbeziige,(n rapport au monde ").
sentà la qualitéde la vie, aux principesd'une sociétéjusteet En conséquence,l'accélérationsocialeapporte
aux pathologiesde la vie moderne. deschangementsdans nos relationsaux mondes obiectif,
social et êgalementsubiectif.
Alorsque le tempssemblepasserplus vite et devenirune
denréerare dans Ia vie moderne,l'espaceparaît littérale-
ment se ( rétrécir> ou secontracter.Il perd son caractère < matérielle, localeet spatiale,les qualitéssecondairesde
d'espacevasteet résistant: les voyageursmodernesse l'espacepeuventaugmenteren importance.Parexemplel
battentavecdesemploisdu temps,destempsde correspon- puisquele lieu où installerun centred'appelsn'a pas
dance,desblocageset desretards,maispasaveclesobstacles d'importanceéconomique,on peut aussibien Ie placerdans
spatiaux.Et, comme les coûtsfinanciersaussibien que un emplacementattrayantsurle plan environnemental.
temporelspour parcourirl'espacediminuent - et les coûts Le fait que la proximité spatialea cesséd'êtreune néces-
en possibilitéségalement,puisquenous pouvonsutiliser sitépour garderdesrelationssociales prochesa, en outre,des
tous les médiasmodernespour traiter nos affairesquoti- conséquences importantessur les relationssocialesque les
diennesdurant nos voyages-, l'espaceperd de saprimauté gensmaintiennent et ainsi sur les structuresdu monde
et de son importancepour la plupart desactionset interac- social.La proximité et la distancesocialeset émotionnelles
tions sociales.Celaestbien plus confirméque contreditpar ne sont plus liéesà la distancespatiale,ce qui veut dire que
le fait que,précisémentà causede cetteperted'importance notre voisin peut être pour nous un parfait étranger,alors

58 1
l',
UnethêoriedeI'accélération
sociale Pourquoiest-ceimpona'it ? L'accélérationetll, transformation...

qu'unepersonnesituéeà l'autrebout du monde peut être


de subjectivitédominants.La forme modernen classique"
notre partenairele plus intime. En outre,la compressiondu
de l'identité,fondéesur un u plan de vie ) individuel et une
présent(c'est-à-dire despériodesde stabilité)en ce qui
autonomiereposantsur des n évaluationsforteso capables
concernelesassociations socialeset l'énormeaugmentation
d'orienterle parcoursde la vie, tend à êtreremplacéepar de
descontactssociauxque les gensnouent/ pasuniquement
nouvellesformesd'" identité situationnelleo flexiblesqui
mais principalementà I'aide des moyens de communica-
acceptentle caractère temporairede touteslesdéfinitions
tion modernes,mène à l'o être saturén tel que le définit
autonomeset de tous les paramètresde l'identité, et ne
KennethGergen1.CommeI'a noté GeorgSimmeldansses
tentent plus de suivreun plan de vie, mais se mettent à
réflexionssur la vie métropolitaineen 1903,nous quittons ( surfersur lesvagues, : dèsqu'une occasionnouvelleet
et nous rencontronstellement de personnes,et nous
attrayanteseprésente,on doit êtreprêt à la saisirau bond3.
établissonsdesréseauxde communicationsi vastesqu'il
Commele dit KennethGergen,( c'estla différenceentre
devient presqueimpossiblede nous sentir émotionnelle-
nageravecdéterminationvers un point de l'océan- en
ment liés à la plupart d'entre elles.Il est trèsrare que nous
maîtrisantles vaguespour atteindreson but - et flotter
rencontrionsquelqu'un qui soit témoin de la totalité de
harmonieusementau gré desimprévisiblesmouvements
notre vie biographique- et ceci a égalementdes consé-
desflots an.
quencessurlesformesde subjectivitémodernes2.
Finalement,l'incroyableaugmentationde la vitessede la
En ce qui concernele monde subjectif,le fait que les
productiona changéfondamentalement la relationentreles
paramètresstructurelset culturelsqui définissentle monde
êtreshumainset leur environnementmatériel: en fait, nous
socialchangentplusrapidementquele rythme deséchanges
renouvelonsles structuresmatériellesde nos mondesvécus
générationnels - c'est-à-dire
quele mondesocialne demeure (lesmeubleset la cuisine,Iesvoitureset les ordinateurs,les
plus stablemêmependantun parcoursde vie individuel- a
façonsde s'habilleret de senourrir,l'apparencedenosvilles,
desconséquences importantessur les modèlesd'identité et de nos écoleset de nos bureaux,lesoutils et lesinstruments
aveclesquelsnous travaillons,etc.)à desrythmes si élevés
n l,es nouvelles technologies permettent de maintenh des relations
- s o i t d i r ecte m e n t, so it in d ir e cte m e n t - a ve c un nombre de
que nous pourrionspresqueparlerde ( structuresjetables,.
personnesen constante augmentation. Sousbeaucoup d'aspects Celaest trèsdifférentd'un monde prémodernedanslequel
nous sommes en train d'atteindre ce qui peut être \,1rcomme une Ies chosesn'étaient essentiellementremplacéesque
saturation sociale Des changementsde cette envergurerestent rare-
ment étanches Ils se répercutent partout dans la culture, s'accumu- lorsqu'elles étaientcassées ou défectueuses, et danslequel
lant lentement jusqu'à ce qu'un iour nous réalisions,en proie au ellesétaienttrès souventremplacées par leur reproduction
choc, que nous avons été disloqués- et que nous ne pouvons pas plusou moinsà I'identique.En revanche,commeKarlMarx,
retrouver ce qui a été perdu [ ..]. Avec la saturation de plus en plus
forte de la culture, cependant,toutes nos hypothèsesantérieuressur
l'être sont remises en question ; les modèles traditionnels de rela-
Hatmut Rosa," Zwischen Selbstthematisierungszwang und Artiku-
tions deviennent étranges.Une nouvelle culture est en train de se
lationsnot ? Situative Identitât als Fluchtpunkt von Individualisie-
construire D(Kenneth GERcyN, TheSaturaterlSelf.Dilemmasof ldentity
rung und Beschleunigung,, in Jùrgen SrneuB& Joachim RENN(dir ),
in Contamporary Life, BasicBooks,New York, 2000, p 61 efs4. &
TransitorischeI dentitiit Der Prozsesscharakterdes modernenSclbst,
49 et sq ).
Campus,Francfort & New York, 2002, p 267-3O2
Georg Suurr, LesGrandesVilleset la viede l'espilt,op clt
Kenneth GERGEN, TheSonratedSelf,op. cit., chap xvnr

60 1
l rt
Ilne théortedel' accéléranon
sæiale Pourquoiest-ceimportant ? L' accêl&aionet la transJormation...

déjà, l'avait noté, dans le monde moderne,la consomma- intéressante, dansle domainepolitique,notre sensde Ia suite
tion physiquea étéremplacéepar la consommationmorale: historique<correcte" desévolutionssemblelui aussiremisen
presquetoujours,nous remplaçonsles chosesavantqtt'elles question:parexemple,iusqu'en1990,lesgensordinaires tout
ne secassent,parceque lesvitessesélevéesd'innovation les comme les scientifiques et les politiciens semblaient être
ont renduesobsolèteset ( anachroniqueso bien avant que d'accordsur le " fait n que deschosestellesque la piratuie etla
leur tempsphysiquesoit compté.En ce sens,notre relation tortureappafienaientau passé,mêmelorsqu'ellesémergeaient
au monde desobietsest transforméeen profondeurpar les dansle monde d'aujourd'hui; alors quela tlânooatieetl'État-
vitesses croissantes de la modernité. providence étaientdeschosesdu présentet même,plus encore,
Il sembleque notre sensde l'histoire biographiqueet du futur - mêmequandet là où ils n'étaientpas(encore)en
collectve évolue lui aussiau cours du processusd'accéléra- vigueur.Considéronslesmêmessuietsvingt ansplus tard, en
tion : Ia modernité classiquea commencéquand le change- 201,0: nous sommesdevenustrèspeu certainsdu caractère
ment socialfut assezrapidepour que les acteurssociaux o passé" de la piraterie et de la torture ; lorsque nous
remarquentque le passéétait ditférent du présentet que I'on parcouronsles journaux, elles semblentplutôt être des
pouvait s'attendreà ce que l'avenir soit lui aussidifférent du présages desévénementsà venir, alorsque scientifiqueset
présent.De ce fait, l'histoire paraissaitavoir une direction,les politiciens (et gens ordinaires)nous disent tous que l'Etat-
modèlesde progrès(individuel et politique) devinrent abon- providenceclassiquetel quenousle connaissons estune chose
dantset lesrécitshistoriquesprirent la forme d'histoiresdu du passé,et que nousne pouvonsplus nousle permettre;et
progrès. La modernitétardive,en revanche,commencelorsque de façonsimilaire,au moins d'un point de vue non européen,
les vitessesdu changementsocialatteignentun rythme de la démocratiesembleêtre désespérément lente et inefficace
transformationintragénérationnel: dans un tel monde, pour affronter les problèmesdu xxr siècle.Lorsqu'onla
l'impressionde changements épisodiques
aléatoires, ou même compareavecles systèmes(semi-)autoritairesétablisen Asie
frénétiquesremplace la notion de progrès ou d'histoire du Sud-Estou en Russie,on peut aussibien conclureque nous
dirigée; les acteurssociauxressententIeursviesindividuelles approchonsd'une ère u postdémocratique ,. Mais mon argu-
et politiquescommeétant instables,sansdirection,comme ment, ici, n'est pastant que l'ordre est inversé ou différentde
s'ilsétaientdansun état d'immobilitéhyperaccélérée' Surle celuiquenousattendionsil y a vingt ans,il estque nousavons
plan individuel, nous pouvons être témoins de ce change- Perdutlute certitudesur la direction de l'histoire : toutesces
ment lors d'entretiensnarratifs,quand lesgensracontentleur choses,de la piraterieà la démocratie,sont despotentialitésdu
vie commeune suite d'épisodesnon reliésentre eux (de leur monde,et ellesapparaissent et disparaissent épisodiquement'
vie de famille et de leur vie professionnelle,de leur change- Ceci,bien sûr, nous rappelle le monde prémoderne, avant
o n,
qu'il n'y ait une n histoireau singulier commenous le
ment d'endroit et de convictions)au lieu de produireun récit
de croissance, de maturité et de progrèss, De façon plus rappelleReinhardKoselleck. C'esten ce sens,selonmoi, que
nouspouvonsparlerd'une o fin de l'histoire ".

5 Cf. Ibid ; Richard Sn'rNËrr,l.' Travail sansqualités,op' at ; ou Wolf-


gang KRAUS, n FalscheFreuncle", ir Jûrgen Srnnus& Joachim RENN
6 ( Is there an accelerationof History ? ktc cit.
Reinhard I(osELLEcK,
(di.), TtansitorischeI dn titiit, 0p.cit., p 159-186. ",

62 I63
1
Unethéor
iedel'accélérqtion
sociale

Pour résumer,l'accélérationsocialeproduit de nouvelles


perceptionsdu temps et de l'espace,de nouveaux modèles
d'interaction socialeet de nouvellesformes de subiectivité,
et elle transfoflne par conséquentlesmanièresdont lesêtres Deuxiènepartie
humains sont installésou sifaésdans le monde - et les
manièresdont ils sedéplacent et s'ortmtentdans ce dernier. L'accêlêr
ationsociale
Cecin'est,bien sûr, en soi ni bon ni mauvais; celanous
etlesuersionscontemporaines
indique simplementune évolution qui est restéelargement
inaperçuepar la philosophie sociale.Cependant,deschan- delaThëoriecritique
gementsde cette échelle portent évidemment en eux le
potentiel pour la création de pathologies sociales,c'est-
à-diredesévolutions perturbantesqui causentla souffrance
et/ou le malheur humains. En tant que théoricien critlque,
c'estversellesque je veux à présentme tourner,car je pense
qu'une destâcheset responsabilitéscentralesdesthéoriciens
sociauxest d'identifier les sourcesde la souffrancesociale.
Chapitre6

préalables
Gonditions
à unethéoriecritique

Si mon but est de décrireles contoursd'une


théorie critique de l'accélérationsociale,je dois d'abord
considérerles conditions préalablesà une version contem-
poraine de la Théorie critique. C'est ce que je souhaitefaire
- brièvement- danscechapitre.
Selonmoi, une versioncontemporainede la Théorie
critique doit être fidèle aux intentions originelles despères
fondateursde cette tradition - de Marx à Horkheimer,
Adorno et Marcuse,mais aussiWalter Benjaminet Erich
Fromm, pour arriver à Habermaset Honneth - sansêtretrop
bâillonnée ni contrainte par desconsidérationset principes
méthodologiquesqui, d'une part, n'ont jamais été incon-
testéspar les auteursde l'É,colede Francfortet, d'autre part,
ne sont peut-êffeplus adéquatspour analyserla société
contemporaine.En fait, la conviction que la méthodologie
et mêmela véritésonttoujourscontrainteset limitéeshisto-
riquement,c'est-à-dire qu'il n'existepasde véritéépistémo-
logique anhistorique,et que toutes les formesd'analyse
théorique doivent être fermement reliéesaux formes chan-
geantesde pratique sociale- une conviction de première
importancepour cettetradition de pensée1-, imposequeles

1 Pour une reconstitution plus en détail de la tradition de la Théorie


critique et de ses principes fondateurs, cf. Lars GERTENBACH &

t"
L'accélêrationsocialeet les uersionscontemporainesdelaThéorie critique Conditionsprê,alablesà une thêorie critique

approchesnouvellesde la Théoriecritique ne peuventpas ne peuventpasêtredéterminées de l'extérieur,en référence


suivreou répéteraveuglémentlesidéesméthodologiques et
à une quelconqueessence ou naturehumaine : cesconcep-
théoriquesde jadis. tions, au xxr siècle,ne peuventêtre appliquéesque dansla
Quellessont les intentions directricesde la Théorie mesureoù ellessont fondéessurlesressentis, convictionset
critique?Jevoudraisici suiwela suggestiond'AxelHonneth
actions(contradictoires) desacteurssociauxeux-mêmes.
que l'identification de pathologiessocialesest un but
La voie la plus prometteusepour une versioncontempo-
primordial,non seulementde la Théoriecritique,maisde la
raine de la Théoriecritique résidedansun examencritique
philosophie socialeen général. Pour les théoriciens
despratiquessocialesà la lumièredesconceptionsde la vie
critiques,cespathologiesne peuvent pas être comprises bonne que s'enfont lesacteurssociauxeux-mêmes 2.Ainsi,
simplementcommedesdistorsionsfonctionnellesou des ma conviction (qui dérivedansune largemesuredestravaux
rouagesdysfonctionnelsde la sociétéqui mettraienten péril du philosophecanadienCharlesTaylor3; est que les sujets
la reproduction (matérielleet/ou symbolique)de cette humains,dansleursactionset leursdécisions,sont toujours
dernière,carcelaminerait la possibilitéd'une rupture(révo- guidéspar une conception(consciente et réflexiveou impli-
lutionnaire) et d'un changementdans la reproduction cite et inarticulée)de la vie bonne.Nous ne pouvonsfonc-
sociale.Au lieu de cela,les auteurss'inscrivantdanscette tionner en tant qu'acteurshumains que si nous avonsune
tradition ont toujoursété égalementinspiréspar desconsi- idéede là où nousdevonsalleret de cequi constitueune vie
dérationsnormatives.Cependant,les normesqui peuvent bonne et riche de sens.La voie la plus prometteusepour une
être appliquéespour juger les institutions et structures théorie critique qui ne parte pas d'une idée de nature ou
socialesne peuventpasêtre considérées d'un point de vue d'essence humaine,maisdessouffrances d'originesociale
anhistoriqueet extra-social.Au lieu de cela,c'est(selonmoi) despersonnesréelles,résidedansune comparaisoncritique
la souffrancehumaine réellequi est le point de départ entrecesconceptionsde la vie bonneet lespratiqueset insti-
normatif desthéoricienscritiques.Ainsi, la basenormative tutions socialesréelles.Ainsi, Ies conditions socialesqui
est solidementétabliedansl'expériencevécueréelledes poussentstructurellementles suietsà poursuivredes
acteurssociaux.Cependant,la souffrancen'est pas iden- conceptionsde la vie bonne qu'ils ne peuventqu'échouerà
tique à l'oppositionconsciente.Il estainsitoujourspossible atteindre souscesmêmesconditions doivent absolument
que les acteurssociauxsouffrentsansle savoirclairement: être une cible primordialepour la critique sociale.Selon
c'estici qu'interviennentles théoriesde Ia fausseconscience moi, les idéesde liberté et d'autonomie (individuelleainsi
et les critiquesdel'idéologie.
Ma proposition,on le verra,de que collective)au sensde l'autodéterminationde la forme
réintroduireune conceptionde l'aliénation relèvede cette devie que nousréalisons,et la lutte pour l'émancipationdes
tradition.Néanmoins,l'évolutiondu débatsurcespointsne
laisseaucundoutesurle fait que la souffranceet l'aliénation
2 Hartmut RosA," Kritik der Zeitverhâltnisse.Beschleunigungund
Entlremdung als Schlùsselbegriffeder Sozialkitik ", it4RahelJAÈGGI
& Tilo WrscHr (dir ), Was ist Kritik ?, Suhrkamp, Francfort, 2009,
Hartmut RosA," Kritische Theorie >, in Lars GERTËNBACH, Heike
p 23-54.
KAHLËRT, Stefan KAUFMANN, Hartmut RosA& Christine WETNBACH,
3 Voir, dans le détail, Hartmut RosA,Identitiit und kulturallePrgxis.Poli-
Soziolqi sclte Theorien, Paderborn,Fink, 2009, p. 775-Z54.
tischePhihsophienachCharlesTayktr,Camprs, Francfort, 1998

68
1 l"
L'accélération delaThêoriecntique
socialeet lesuersionscontemporaines Conditionspréalablesètune théorie uitique

obstaclespolitiques,structurelset institutionnelsafin de régimede pure terreur.Bien au contraire,Iesinstitutionset


réalisercetteautonomie,idéesqui ont toujoursétécentrales structuressocialessont normalementlégitiméespar des
dansla tradition de la Théoriecritique,ne doivent pasêtre conceptionsde la vie bonne qui, pour lesacteurssociaux,
justifiéesselondesbasesnotmativesuniversalistes : la donnent du sensà leursactions.C'estprécisémentpour cela
promessed'autonomieet d'autodétermination, l'idéeque que ma version de la Théoriecritique conserveégalement
les individus doivent avoir le droit et l'occasionde décou- une notion de Ia vie socialevue comme une totalité, c,est-
vrir un mode de vie qui corresponde(o authentiquementn) à-direde la sociétévue commeun tout uni : alorsque non
à leursdésirs,à leursaspirationset à leurscapacités, et que, seulementles néolibérauxmais égalementbeaucoupde
à cette fin, la communautépolitique doit être organisée poststructuralistes et de déconstructivistes ont récemment
démocratiquementpour permettreun modelagepolitique contestéle fait que la sociétépouvait être saisiesociologi-
collectif de Ia société,cesidéessont au cæur de la moder- quement comme une formation intégréegouvernéepar
nité, ellesforment- pour reprendreHabermas - le noyaudu quelqueslois et structuresunificatrices- faisantainsi écho
( projet de modernité,. Parconséquent,les conditions au fameux mot de MargaretThatcherselon lequel < la
sociales qui sapentnotre capacitéà l'autodétermination,qui sociétén'existepas o, mais qu'il existeseulementune
minent nos potentielsd'autonomieindividuelle et collec- myriaded'individus (ou de familles)et desactionscontra-
tive, peuventet doivent êtreidentifiéeset critiquéescarelles dictoires-, la Théoriecritiquea toujourssoutenuque ces
empêchentsystématiquement les gensde réaliserleurs structures,institutionset actionsformaientdesunitésinté-
conceptionsde la vie bonne. grées,ou formationssociales,et que c'estprécisémentla
En poursuivantune telle stratégie,enfin, l'approche tâchede la théorieque d'identifieret d'analyserde façon
suggéréeici satisfaitaussideux autresconditions de la critiqueles lois et les forcesqui gouvernentcesformations.
Théoriecritique : premièrement,elle correspondau critère J'affirmedonc que l'un desméritesd'une théoriecritiquede
de n transcendanceintramondaineo formulé par exemple l'accélérationsocialeest qu'elle soit capabled'expliquerla
par Axel Honnetht. Selonce critère,lesacteurssociauxeux- transformationdesrégimesde productionet de consomma-
mêmesont encoreune idéede cequepourraitêtreune meil- tion de la modernité- des débutsde Ia modernitéà la
leureforme de vie et de société,ils montrent une sensibilité modernité ( classique> fordiste puis à la < modernité
aux pathologiesque le théoriciencritique chercheà déter- tardive> - et même,en allant plus loin, de la formation de
miner et même une certaineconnaissance desmanières I'identité et de la culture politique, en tant que consé-
potentiellesde les surmonter dans leur pratique quoti- quencesplus ou moins inévitablesd'un processus continu
dienne.Et ceciparcequ'il est inconcevableque les concep- d'accélération sociale.Ainsi, commenous l'avonsvu plus
tions de ce qui est bon et les pratiquesquotidiennesdes haut, l'histoire de la modernisationest selonmoi l'histoire
acteurssociauxsoientséparées les unesdesautrespendant d'un processuscontinu d'accélérationsociale qui trans-
une trop longue période- à moins qu'ils vivent dansun formeprogressivement la sociétéselonplusieursphases.
Cependant,les lecteursfamiliersdes débatsactuels
Pathobgiender Vemunlt Geschichte der
und GegenwaTt
au seinde la Théoriecritiquetrouverontpeut-êtrececiextra-
4 Axel HoNNETH,
Suhrkamp, Francfort, 2007
KrtfischenTftcr.rrie, vagant, puisqueles versionscontemporainesles plus

70l 1 ,,
L'acrêlér
ationsociale contempor
etlesuersions aines
delaThéone
cnnque

reconnuesde la Théorie critique - cellesdéfenduespar


Jùrgen Habermaset Axel Honneth - identifient deux
candidatstrès différentspour le rôle de la totalité sociale:
pour Habermas,la < synthèse> de toute sociétérésidedans ChapitreT
sesrelationsde communication et dans le monde vécu
construit de façon communicationnelle,alors que pour ['accélération
Honneth ce sont les relationsde reconnaissance socialequi et la critiquedesconditions
forment la basede la société.Je vais donc, dansce qui suit,
tenter d'analyserbrièvementla relation entre cesapproches
decommunication
et ma conceptionde l'accélérationsociale.En fait, puisque
l'accélérationn'est pasune substance mais un processus, je
ne prétendspas,bien sûr,que l'accélérationsocialeforme la
base,ou synthesis,de la sociétémoderne, mais bien sa Pour JûrgenHabermas,dans sa très importante
dynamis,saforce motrice et salogique, ou saloi, de change- Théorie de I' agir communic ationnelr, les pathologies sociales
ment. Parconséquent,bien que je ne discutepasle fait que émergent à partir de distorsions systématiquesdes condi-
les conditionsd'interaction (de communicationaussibien tions de communication. Parconséquent,la tâche et le but
que de reconnaissance) forment la basede la société,je de la Théoriecritique sont selon lui d'identifier toutes les
prétendsqu'ellesne peuventpasêtreanalysées et comprises forces(structurelles)responsablesde telles distorsions.Bien
correctementsansprendre en compte la dimension dyna- que sa théorie et sesexplications sociologiqueset métalin-
mique et lesforcesde propulsion de l'accélérationsociale. guistiquessoient très complexes- et discutablesdans le
détail -, l'idée de baseest aussisimple que convaincante: le
pouvoirtoutcomme le savoir- ou les normestout comme les
véritésaffirmées- ne sont justifiésque s'ils sont (ou peuvent
être reconstruitsen tant que) les résultatsd'un discours
exemptde relationsde pouvoir distordantes,c'est-à-dire
d'un discoursdont tous lesargumentspeuvent êtte formulés
et sont discutésuniquement sur la baseet la logique de la
< force du meilleur argument>.
Ceci étant, il est presqueévident que la formulation, le
filtrage et la pondération collective d'argumentssont un

1 Jûrgen HABEwtts,Théoriede l'agb communicationnel,tome 1 : u Ratio-


nalité de l'agir et rationalisation de la société,, Fayard,Paris, 1987
(trad. Jean-MæcFerry) ; tome 2 : ( Critique de la raison fonctionna-
liste >, Fayard,Paris,1987 (trad. Jean-LouisSchlegel)

1 ,,
L'accélêrationsocialeet les uersionscontemporainesdelaThéorie qitique L'accêlêration
et la critiauedesconditionsde communication

processus chronophage.Celaest\,Taidansle monde scienti- transformésen lois engageantIe collectif.Même si l'on ne


fique, où l'on pourrait trèsbien affirmerque la vitesseet la suit pasHabermasà la lettre,il estindéniableque la démo-
succession desconférences et desarticlessont si élevéeset, cratieest un processus chronophage: la formation de la
pire encore,que le nombre d'articles,de livres et de revues volonté et la prisede décisiondémocratiques (délibératives)
publiésest si excessif,que ceux qui écriventet s'expriment nécessitentl'identification et l'organisationde tous les
danscetteépoqueoù règneIemot d'ordre" publishorperish, groupesconcernés, la formulationde programmeset d'argu-
(npublierou mourir >) ont beaucoupde mal à trouverassez ments, la formation de volontés collectiveset, enfin, la
de tempspour développercorrectementleursarguments, recherchecollectivedesmeilleursarguments.Dans les
alorsque ceux qui lisent et écoutentsont perdusdansune conditions modernestardivesdu pluralismepostconven-
jungle de publicationset de présentations répétitiveset à tionnalisteet de la complexitéglobale,ce processus prend
moitié achevées.Je suisfermementconvaincuque,du moins en réalitéencore plus de temps : de plus en plus de gens et
dansle champ des sciencessocialeset humaines,il est à de groupessont concernés,de moins en moins de choses
présenttrès difficile de trouver un accordcommun sur la peuventêtreconsidérées commeacquises, et de plus en plus
force de conviction desmeilleursarguments,et que l'on se de points de vue et besoinsdiversdoivent être pris en
trouveplutôt dansune courseet une ruéefolleset incontrô- compte.En outre,lesconséquences, ainsique lesconditions
lablesverstoujoursplus de publications,de conférences et du milieu les
où s'opèrent décisionsdeviennenttoujours
de proietsde recherchedont le succèsestfondésurdesstruc- plus complexes.Cependant,dans le processusd'accéléra-
turesen réseauplutôt que surla forcede l'argumentation. tion socialedécrit auparavant,les ressources temporelles
Dansle monde politique,la situationest encorepire. disponiblespour lespoliticiensdiminuent, ellesn'augmen-
Comme Habermas2,et ceux qui lui emboîtentle paspour tent pas: à causede la vitesseélevéede l'innovation techno-
développerlesconceptsd'une démocratiedélibérative,l'ont logique,destransactionséconomiqueset de la vie culturelle,
clairementmontré,la forcepolitique,dansIa modernité,ne de plus en plus de décisionsdoivent êtreprisesdansdeslaps
peut être légitime que lorsqu'ellerésulted'un processus de tempsde plus en plus courts,c'est-à-direque la prisede
démocratiqueà plusieursstratesqui nécessiteplusieurs décisionsefait à un rythme plus élevé3.Ainsi, leshorizons
arèneset plusieursfiltres. Non seulementtous les groupes et modèlestemporelsde la formationde la volontédémocra-
sociauxmais égalementtous les individus doivent avoir tique délibérativeet des sphèrestechnologiques,scienti-
l'occasionde formulerdesrevendicationset desarguments, fiques,économiqueset culturellesdivergentdans des
et selonun processus de délibérationet de représentationles directionsopposées. Le résultatde tout celasembleclair : en
argumentspolitiques doivent être graduellementfiltrés et politique, dansla modernitétardive,ce n'est plus (si ce fut
remontervers le sommet,jusqu'à ce qu'ils puissentêtre
3 Cf, en détail Hartmut RosA,* The speedof global flows and the pace
of democrati c pol i ti cs ", N ew P ol i ti c al S c îenc e,v ol 27, 2005,
2 Jùrgen HABERMAS, ( Drei normative Modelle der Demokratie Zum p. 445-459 ; William E. ScHÊUERMAN, LiberalDcmocracyantl the Social
(dir), Die
Begriff der deliberativer Politik >, in Herfried MûNKLER Acceleratkmof Time, lo}fns Hopkins University Press,Baltimore &
Choncender Ffeiheit. Crundproblemeder Demokratîe,Piper, Munich, Londres, 2004; Hartmut RosA6( William SCHEUERMAN (dh), High-
7992,p.17-24. SpeedSociety,op. cit.

74 l rt
1
gociole
L'aæâêration etlesuersions esdela'Ihhnecntique
contemporain L'accélhanon
etlccritique
desconditions
decommunication

iamaisle cas)la force du meilleur argumentqui décidedes latts pour la vitessedu monde de la modernité tardive. Les
politiquesà tenir, mais le pouvoir desrancæurs,dessenti-
modèlescapitalistes de distributionsont donc devenusplus
ments viscéraux,desmétaphoreset imagessuggestives. Les
ou moins inaccessibles ou imperméablesaux revendica-
imagessont évidemmentplus rapidesque les mots, sans
tions de iustice : alors qu'il est extrêmementdifficile
même parler des arguments; elles ont des effets instan- d'évaluerles argumentspour ou contre certainsmodèlesde
tanés, bien que largement inconscients.Le meilleur argu- distribution, cesmodèlessont tout simplementconstruitset
ment devient impuissantfaceaux vaguesdynamiquesde la reconstruits à une vitesse désarmantepar le flux des
formation de I'opinion. Ce n'est pasun hasardsi desstars courantssocioéconomiques. Je n'ai pasle temps,la placeou
desmédiascomme Amold Schwarzenegger, NicolasSarkozy pour poursuivreici en profondeur, mais il me
le courage
ou Silvio Berlusconiaccèdentau pouvoir et s'il semblese sembleévident que quiconque partagel'inquiétude fonda-
produire un ( tournant esthétiqueu dans la politique : les mentalede Habermasà proposdesconditions de communi-
élections sont remportéesgrâceau côté o cool > des politi- cation, et les considèrecomme le point de départ de la
cienset despartis,et non pas grâceà des conceptsappro- Théoriecritique, doit sérieusement prêter attention aux
fondis,desprogrammesou desargumentationscomplexes. structurestemporellesde cesconditions.
Les affinités électoralessont également devenueshaute-
ment volatileset dynamiques: les maioritéssont obtenues
en fabriquant ou en " manipulant > (n spinning4u) des
événements,et non pas en exprimant des arguments.Bien
sûr, dans un sens,la démocratieest elle aussisusceptible
d'accélérer: par la grâcede sondagesélectroniques(instan-
tanés)surordinateur,à la radio ou à la télévision,lesopinions
et maiorités politiques peuvent être forméesen quelques
secondes. Mais cessondagesne reflètentpasun processus de
délibération au cours duquel des arguments pourraient être
formulés,discutés,peséset testés.Bien au conttaire,ils reflè-
tent desréactionsviscéralesqui sont largementou même
complètemmtimmunisées contreIe pouvoirdesmeilleurcargu-
ments.En somme,il sepounait bien que les mots, et même
pire encorelesarguments(ou,commele spéculeMyersons,le
medium de la significationlui-même) soient devenus frop

C'est le travail des spln doctors,ces experts en communication poli-


tique chargésde présenterles événements sous un jour favorable à
Ieur parti ou à lzur poulain [NdÏ.
George Mvonsou,Heldegger,Habermasand the Mobile Phone,Icon
Books,Cambridge,2001.

76
I
L'accëlération
etlacritique
desconditions
dereconnaissance
sociale

perçuescomme étant construitessocialementet politique-


ment négociables-, elle sertà distribuer,au mérite, la recon-
naissance et la non-reconnaissance : lesrapidestriomphent,
ChapitreS les lents restent en arrièreet sont perdants.En outre, contrai-
rement à l'hypothèse d'Honneth selon laquelle la non-
L'accélération reconnaissance causéestructurellementcréede l'indignation
etla critiquedesconditions et de la colère,ceux qui souffrent de la non-reconnaissance
dereconnaissance sociale dansle jeu de la vitesseressententrarementqu,ils sont en
train de souffrir d'une iniustice.Puisquela compétition est
intrinsèquementliée à la vitesseselon la définition de la
< réussiteu analyséeau chapitre 2a, et puisque la compéti-
tion est considéréecomme Ie mécanismelégitime de distri-
Il est intéressantde constaterque, tandis que la bution au moins dansla sphèreéconomiquepar Honneth
conception par Habermasd'une sociétéiuste (et ration- lui-même,ceux qui restenten retrait n'ont personned'autre
nelle)contientclairementdeslimites de vitesseintégrées, la à blâmer qu'eux-mêmes.Cependant, cette logique de
vision défenduepar Axel Honneth 1d'une sociétéfondéesur compétition et de réussiteest une force motrice centralede
desmodèlesjustifiablesde reconnaissance mutuelle n'est I'accélérationsociale.De ce fait, la lutte pour la reconnais-
pas limitée temporellementde la même manière : la sancedans la sociétémoderne est devenueelle aussiun ieu
communicationestchronophage,la reconnaissance ne l'est de vitesse: puisquenous gagnonsl'estimesocialeà traversla
pasren tout caspas nécessairement. Il est cependantindé- compétition, la vitesseest essentielleà la reconnaissance
niablequ'une théoriecritique de la reconnaissance ne peut dans les sociétésmodernes.Nous devonsêtre rapideset
pas non plus éviter à long terme de prendre en considéra- flexibles pour gagner (et conserver)la reconnaissance
tion les effets(et causes)de l'accélérationsociale.Bien au sociale,alors que simultanémentnotre lutte pour la recon-
contraire,tant que Honneth et sesadeptesne le feront pas, naissancefait sanscessetourner la roue de l'accélération.
ils resterontaveuglesaux manièresdont les conditions de la Considéronsla différenceentre les modèlescontempo-
reconnaissance socialechangentdansla sociétécontempo- rainsde reconnaissance, ainsique lespeursde la non-recon-
raine ainsi qu'aux effets secondairesperturbantsde ce naissance, et ceux et cellesd'un âgeprémoderne.Dansune
changement. sociétéstratifiéefondéesur la primauté de la propriété,les
D'abord, puisquela vitesseen tant que norme sociale modèlesde distribution et de reconnaissance étaient
prédominanteest complètement naturaliséen dans la préfixés: lespositions,lesprivilèges,le statut et la reconnais-
"
sociétémoderne - les normes et structurestemporelles sanceque quelqu'un gagnaitétaientplus ou moins définis
semblentêtresimplement< données ellesne sont jamais par sanaissance. Un roi, un duc,un moine, un soldatou un
",
pauvre: tous avaientune part prédéfinie(statut,droits,
privilèges,devoirs)sur une cartede distribution structurée
1 Axel HoNNETH, La Luftepour la reconnaissance,
Cerf, Paris,2000 (tÎad
PierreRusch). quasiontologiquement.Il étaitdonc possibled'êtreexclude

78
1 l, '
L'aæêlêration
sociale
etlesuersions
contemporaines
delaThêoÀe
mtique L'accêlêratton
etlacritique
desconditions
dereconnaissance
sociale

beaucoupde biens et de privilèges,et cette exclusionétait


tardive > au sensdéfini auparavant-, la lutte pour la recon-
due à la façon (fondéeontologiquement)dont fonctionnait
naissancechangeencoreune fois de forme. Aujourd'hui, il
le monde.Une lutte pour la reconnaissance (dansle monde
ne suffit pasd'atteindre despositions préfixéesdansun ieu
macrosocial)était seulementpossibleen tant que lutte cor,,fre
de compétition : les emplois et les familles ne durent pas
les structuressocialesexistanteset ne faisait donc probable-
toute la vie, ni lesaffiliationspolitiquesou religieuses.Ainsi,
ment paspartiedespréoccupations quotidiennes. suffit pas d'être un directeurrun patron presse
il ne de ou un
Dansla sociétémoderne,en revanche,la position dans
professeur(en haut du systèmede stratessociales)ou un
le monde n'est pas fixée à l,avance.La carte de distribution
employé de nettoyage,un vigile ou un concierge(versle
et de reconnaissance est redessinée en fonction de la posi- bas): la reconnaissance(et tout ce qui va avec : richesse,
tion que sefait quelqu'un. Le statut, les privilèges,la recon-
sécurité,privilèges,etc.) est distribuéeen fonction de la
naissanceet la richesseque vous obtenezdépendentde vos paformance;un directeurqui a de mauvaisrésultatsselonles
accomplissements. Là, les < positionsdansle monde > sont rapportsd'activitétrimestriels,un patron de pressedont les
(au moins en principe) distribuéespar une lutte concurren-
ventesdégringolentou un professeurqui ne publie pasassez
tielle. Celanécessitela < dynamisation, du monde : les régulièrementdans les meilleuresrevuesperdent sanscesse
métiers et les structuresfamiliales, pas plus que les posi- du terrain - et peuvent être mis à la porte tôt ou tard. Et
"
tionnements > (c'est-à-direlescroyanceset lesattitudes)reli- même les employésde nettoyageet les conciergessont
gieuxet politiques,ne sont simplementhéritésdespères; les
embauchésavecdescontratstemporaireset obtiennent de
générationssont considérées comme lesgermesde l,innova- nouvellesmissionsen fonction delew perfoftnance. De cette
tion. Lesfils (et plus tard les filles également)sont libres de façon,la lutte pour la reconnaissance sedéplace,elle n'est
trouver leur propre métier, de fonder leur propre famille, de plus centréesur la position mais sur la performance; la
définir leur positionreligieuseet politique,etc.De même,la rcconnaissance n'est plus la réussited'une vie, mais de plus
reconnaissance était distribuéepost-factum, en accordavecla en plus un travail quotidien. Lestriompheset les réussites
cartepositionnellequi résultaitdu jeu de la compétition. Les d'hier comptent peu aujourd'hui. La reconnaissance ne se
craintesde non-reconnaissance, par conséquent,étaient cumuleplus- elleesttoujoursen dangerd'êtredévaluéepar
centréessur l'échecà atteindreles positionssouhaitées: le flux constant d'événementset par la modification des
peut-êtren'obtiendrait-onpasla positionprofessionnelle, la paysages sociaux.Lespositionsque vous atteignezsont
femme, les enfants, la maison ou la voiture que l,on visait. lmportantespour vos chancesde conserverou de gagner
Lesluttes pour la reconnaissance, à leur tour, étaient des l'estimesociale- maisvous ne pouvezjamaislesconsidérer
luttessoit pour une meilleureposition,soit pour une redéfi- commecertaines,et vousne pouvezjamaisêtresûrsque ces
nition de la valeur et du mérite relatifs associésaux positionsresterontvalablesdemain.
positions. Par conséquent,dans cette lutte dynamique pour la
Cependant,commele processus de l,accélérationsociale teconnaissance, il n'est plus concevablepour desindividus
changede rythme, passantd'un rythme générationnelde de garderdes( positionsduranttoute la vie > dansle monde
changementsocialà un tempo intragénérationnel- comme desidées.Commenous l'apprennentdesdonnéesd'études
nous passonsde la ( modernitéclassique,, à la n modernité sur la culture politique et le changementélectoral,la

80l
l"
etlesuersionscontemqoraines
sociale
L'accélêration delaThêone
crttique L'accël&ation
etlacritique
desconditions
dereconnaissance
sociale

volatilité politique est en augmentation: les gensne sont arrière,en retrait; les genscraignentdonc de ( resteren
plus simplementcorrseryateurs ov degaucheou pour lesverts, retrait > plus que n'importe quoi d'autredansleur vie : dès
ils ont tendanceà changerde préférencepolitique en fonc- qu'un bébénaît, les parentsdeviennentparanoïaques,en
tion de la performance des partis et des politiciens ; et des proie à la peur qu'il serapeut-être< attardé, d'une manière
tendancessimilairespeuventêtreobservées dansle domaine ou d'une autre.
religieux.La volonté de changerd'affiliation religieuseen En résumé,alorsque Ia lutte pour la reconnaissance dans
fonction de la " performanceo desinstitutions religieuses une sociétéconcurrentielleest une force motrice constante
augmentesignificativement- à moins que les croyants,en de l'accélérationsocialeelle-même,elle changede forme de
une réactionspectaculaire à cettedynamisationincessante façon significativeavecl'augmentationde la vitessedu
du paysagesocial,matériel et spirituel, ne deviennent fran- changementsocial.Tant que cette dimension temporelle
chement o fondamentalistes> pour acquérirune position n'est paspriseen compte,la logique de cettelutte ne peut
solideet durablefaceau monde. Si desauteurstels qu'Alain pas être totalement appréhendée.Par conséquent,une
Ehrenberg2 ou Axel Honneth 3 observentune tendance théorie critique desconditions de la reconnaissanceest elle
croissanteà l'< épuisement" de l'être dansla modernité aussiliée de façon inhérente à une théorie critique de l'accé-
tardive- épuisementqui trouve son expressionmesurable lération sociale; en fait, elle pourrait même êtreune partie
empiriquementdansles niveaux croissantsde dépressions essentielle de cettedernière.
cliniqueset de burn-out- cela,selon moi, est largement
(sinon uniquement) attribuable à une lutte pour la recon-
naissancequi, pour parler métaphoriquement,recommence
encoreet encorechaqueiour, et danslaquelleaucuneniche
ni aucun palier sûrsne peuventplus êtreatteints.
Par conséquent,dans les conditions de la modernité
tardive, et avec un rythme intragénérationnel de change-
ment social,la lutte pour la reconnaissance dans la vie
quotidienne est aggravéede façon significative.Changeant
de logique,passantd'une compétition < positionnelle" à
une compétition < performative>, elle continue à menacer
les suietsd'une constanteinsécurité,de forts taux de hasard
et d'un sens croissant de I'inutilité. Souffrir de la non-
reconnaissanceest la conséquencedu fait de rester en

2 Alain EHnrNsnac, La Fatigued'êtrc soi,op. cit.


3 Axel HoÀNErH,< Organisierte Seibstverwirklichung. Paradoxien der
Individualisierung In Axel HoNNETH(dh.), Befreiungaus der
",
Miindl gkeit. Paradoxi en des gegenwàrtîgen K apitql i sffius, Campus,
Francfort,2003,p, 141.158.

82
1
L'accêlération nouvelle
comme formedetotalitarisme

assezcertainsqu'il y a davantagede personnesqui seréveil-


lent touteslesnuits danscesconditionsprécisesdanslespays
occidentauxdéveloppéset soi-disantlibresque dans,disons,
Chapive9
l'Irak de SaddamHusseinou mêmela Coréedu Nord actuelle.
Même les dictaturespolitiques brutalesne remplissent
L'accélération
comme
nouvelle
forme presquejamaiscomplètementles conditionsb, c et d. Il est
detotalitarisme toujourspossibled'une manièreou d'une autrede résister,de
sebattre ou au moins de s'évaderet d'échappermême aux
servicessecretsdes tyrans. Au moins ne peuvent-ilspas
régulerle moindre aspectde la vie quotidienne.
Avec l'accélérationsociale,c'est différent : il n'y a
presqueaucunearènede la vie socialequi ne soit affectéeou
L'hypothèseque je voudraisdéfendreici est que,
transforméepar les diktatsde la vitesse.Puisquela progres-
en réalité,l'accélérationsocialeest devenueune force totali-
sion de l'accélérationsocialetransformenotre régime
taire interne à la sociétémoderneet de la sociétémoderne
spatio-temporel,on peut très bien le considérercomme
elle-même,et qu'elledoit donc êtrecritiquéecommetoutes
omniprésentet invasif.Il exercesapressionen induisantla
lesformesde dominationtotalitaire.Biensûr,je n'utilisepas
peur constanteque nous pouvons perdre le combat, que
ici le mot < totalitaire ,>comme je le feraispour me référerà
nous pouvonscesserd'êtrecapablesde suivrele rythme,
un dictateurpolitique ou à un groupe,une classeou un parti
c'est-à-direde satisfairetous les besoins(en augmentation
politique ; dansla sociétémodernetardive,le pouvoir totali
constante)auxquelsnous faisonsface,que nous pouvons
taire consisteplutôt en un principe abstraitqui assujettit
avoir besoinde reposet être exclusde la coursefolle. Ou,
néanmoinstous ceux qui vivent soussa domination. Je
inversement/en ce qui concernele chômeurou le malade,
suggèreque nous puissionsconsidérercomme totalitaire un
la peur est celle de risquer de ne iamais être capablede
pouvoir lorsquea) il exerceune pressionsur les volontés
rattraperceuxqui sont déjàdansla course; d'êtredéiàlaissé
et lesactionsdessujets; b) on ne peut paslui échapper,c'est- pour compte.Si ceuxqui sont bien équipéset qui commen-
à-direqu'il affectetous les sujets; c) il est omniprésent,
cent la compétition à des positionsprivilégiéesdoivent
c'est-à-direque son influence ne se limite pas à l'un ou
courir aussivite qu'ils le peuvent et investir toute leur
I'autredesdomainesde la vie sociale,mais qu'elles'étendà
énergieafin de resterdans le ieu, il est rationnel, pour ceux
tous sesaspectsl et d) il estdifficile ou presqueimpossiblede qui partent avecun désavantage, de ne même pasessayerde
le critiqueret de le combattre.
le combler : ce sont lesnouveauxgroupessociauxdesexclus
Nous appellerionsévidemment( totalitairen un régime en phaseterminale,de ce que l'on appellele n précariat,.
qui amènesessujetsà seréveillerla nuit, en proie à une peur
Cependant,le point centralde mon approchecritiqueest
terrible et à une sensationde pressiondans la poitrine le fait que cesdiktats ne sont guèrereconnuset perçus
- s'attendantà mourir dans la seconde,le cceurbattant et le comme étant construitssocialement: ils ne sont pas
ftont ruisselantde sueurftoide. Pourtant,nous pouvonsêtre formulés comme des affirmations ou règlesnormatives

84 1
lrt
L'accélhation
sociale
etlesuersions delaThêorte
contamporaines crttique

- qui, en principe, a) peuvent toujours être discutéeset


auxquellesb) on peut résisteret qu'on peut transgresser - et
ils ne font pas partie du débat politique. Le temps estencore
vécu comme une donnée naturelle, brute, et les gens pcrtie
Troisième
tendent à seblâmer eux-mêmesde mal gérerleur temps
lorsqu'ilsont I'impressionqu'il leur en manque.Le temps, Contours d'unethê,orieuitique
jusqu'àmaintenant,estessentiellement au-delàdu domaine deI' accélér
ationsociaIe
de la politique.
Jevais donc présenterdansla troisièmepartie de ce livre
I'esquisse d'une théoriecritiquede I'accélérationsocialequi
reconstitueraune critique idéologiquede la compréhension
éthiqueet temporellede la sociétémodernepar elle-même
(cf, chapitre 12). Cependant,je commenceraipar une
critique fonctionnalisfe de l'accélérationsocialedans le
chapitre t7.J'y soutiendraique, même au-delàde considéra-
tions normatives,la vitessesidérantedes interactions
socialesdansla modernité tardive menacede miner la capa-
cité de la sociétémoderne à s'autoreproduire.Dans le
chapitre L3, j'essaied'établir le fait qu'il existeune relation
dialectiqueentre le ( proiet de la modernité > éthique et
politique et la promessed'autonomie desLumières,d'une
part, et le processus (en coursde modernisation)de l'accéIé-
ration sociale,d'autre part. Ainsi, alorsqu'une certainedose
de dynamisation du monde était inévitable pour la pour-
suite du ( proiet de la modernité >, les niveaux de vitesse
atteintsdansla modernitétardivetendent à l'empêcher.Je
refermeraiensuite ce livre en esquissantune nouvelle
version de la Théorie critique qui essaierade rétablir le
conceptd'aliénation en l'opposant à un conceptde u réson-
nanceu du monde.
chapifte70

Troisvariantes
d'unecritique
desconditionstemporelles

t'idée de fonder la critique socialesur une analyse


desconditions temporellesde la sociétéreposesur le fait que
le tempsestun élémentomniprésentdu tissusocial.En fait,
touteslesinstitutions, structureset interactionssocialessont
processuelles par nature et ellessont concernéespar des
modèlestemporels;le tempsn'est donc pasun domaine
particulier et unique du social,mais plutôt un élément qui
est au cæur de toutes sesdimensions.Aborderla sociétéà
traverssesaspectstemporels,par conséquent,est une
< astuce> analytiquepermettant de fournir un point de we
stable et unifié pour l'analyse et la critique. Cependant,le
concept d'" accélérationsociale" excèdele domaine
temporeldansla mesureoù le processus accélératoiresous-
jacent se trouve être la force motrice non seulementde
l'évolution temporellede la sociétémais égalementdes
changementsde son tissu socialet matériel (pour recourir à
la célèbredistinction que fait Niklas Luhmann entre les
dimensionssociale,temporelleet matérielle- Sachdimen-
sion- de la société).Selonmoi, l'accélérationsocialeest le
processusqui setrouve au cceurde la modernisationet une
critique de la sociétémodeme a donc tout intérêt à la consi-
dérercomme son point de départ.

l$
d'unethêorte
Contours critique sociale
del'accélération Troisuariantes
d'unecritique
desconditions
temporclles

On considèregénéralementqu'il existedeux - ou plutôt empêchentlesgensde réaliserla vie bonne,et il sepeut bien


trois - formesfondamentalesde critique sociale.Première- que tous lesmembresde la sociétésoientaffectésde façon
ment, il existeplusieursvariantesd'une critiquefonctionna- égalepar certainesconditions aliénantes.Bien sûr, il est
/isÉedesinstitutionset pratiquessociales. Ainsi,par exemple, encoreplus difficile pour une critique éthique de définir des
Marx, danssesdernierstravaux, et de nombreux marxistes normeset desvaleurs- ou une conception de la vie bonne -
lui emboîtant le pas ont affirmé que le capitalismeétait qui puissentêtre considéréescomme acceptéesou iusti-
criblé de contradictions intrinsèquesqui céent nécessaire- fiables de manière généraledans le cadre de la société
ment descrisesgravesmenant tôt ou tard à une rupture de la soumiseà la critique.Alorsque lesversionscontemporaines
reproductionsociale.En résumé,la critique fonctionnaliste de la critiquemorale (parexemplela plupart desapproches
estfondéesur l'affirmation qu'un système(ou une pratique) libérales,mais aussicellesqui seplacent dansla tradition de
social(e)nepeutpasfonctionnersur le long terme. l'éthiquede la discussion)cherchentsouventà formulerdes
Ceci est très différent de la deuxièmeforme de critique, conceptions< universalistes > de la justiceet d'en faireleur
la critiquenormative de la société.Biensûr,lescritiquesfonc- point de départ,les critiqueséthiques(tellesque cellesde
tionnaliste et normative peuvent être combinéesmais, tenantsdu communautarismecomme CharlesTaylor ou
analytiquement,ellesdoivent être clairementséparées. Une AlasdairMaclntyre) ont tendanceà seservir,en guisede base
critique normative affirme qu'une formation ou un arrange- normative,de conceptionsde la vie bonne qui sont déjà
ment socialn'estpasbonouiustifiableàlalumièrede normes incorporéesaux discourset aux pratiquesmodernes,et donc
et de valeursqui, bien sûr, doivent être définies ou identi- limitéesà une époqueet à une sociétéparticulières.Et cela
fiéeset iustifiéesde façonindépendante.En réalité,iI existe parceque la philosophie socialemoderne a perdu toute
deux versionsde la critique normative : l'une peut être confiancedansl'idée qu'on puisseidentifier quelquechose
appelée( morale >, l'autre " éthique ,. Une critiquemorale, comme une ( essence> ou une < nature u humaine inva-
fondamentalement,est fondéesur une conceptionde la riable. Dans tous les cas,les critiquesnormativesdoivent
justice,son argumentétant généralementque des institu- cependantjustifier de façon explicite leurs fondements
tions socialesdonnéesmènent à une distribution injuste normatifs.
(parexempleinégale)desbiens,desdroits,desstatutset/ou Dans les passages suivants,je vais essayerde montrer
desprivilèges.Ici, on seconcentregénéralementsur les rela- comment une théorie critique de l'accélérationsocialepour-
tionssociales,c'est-à-diresur les positions relativesdes rait intégrer cestrois formesde critique sociale,poursuivant
groupeset desindividus lesuns enversles autres, en celala tradition desversionsplus anciennesde la Théorie
En revanche,une critiqueéthiqueest fondée sur une critique qui cherchaientà combiner une critique fonction-
conception de la vie bonne (ou, négativement,des condi- nelle des contradictions (de classes)intrinsèques et insur-
tions qui empêchentsystématiquement la réalisationd'une montablesde la sociétécapitaliste,inspiréepar Marx, avec
vie bonne, par exempledes étatsd'aliénation).Ici, l'argu- une critique morale de son iniustice fondamentale(distribu-
ment ne concernepas la justice, mais la possibilité du tionnelle) et une critique éthique de Ia vie aliénée(qui
bonheur. La critique prend alors généralementla forme trouve sesoriginesdansles premierstravaux de Marx) et des
d'une identification des structureset pratiques qui faux besoins.Pource faire,je commenceraipar une analyse

e0 l lrt
Contours
d'unethêone
uitiquedel'accëlêration
sociale

fonctionnaliste despathologiesrésultant de la désynchroni-


sation processuelle.Puis j'enchaîneraisur une critique
normative (et idéologique) des normes temporelles invi-
sibles.Enfin, j'essaierai
d,esquisserune reformulationdu
ChapitreTT
conceptd'aliénation selonune perspectivetemporelle.

Lacritiquefonctionnaliste
:
lespathologies
dela désynchronisation

Bien que l'on rencontre fréquemment l'affirma-


tion selonlaquelle,dansla sociétémoderne,plus ou moins
< tous les processus > sont sujetsà l'accélérationsociale,ou
à une augmentation de leur vitesse(par exemple chez
Gleick1), cela n'est évidemment pas vrai : on I'a vu
(cf,chapitre3), il y a beaucoupde chosesqui soit ne peuvent
pas du tout être accélérées (par exemplela plupart des
processusnaturelset géologiques),soit n'ont toujours pas
accéléré,soit même ralentissent, parfoisprécisémentcomme
conséquencede la dynamisation.En outre, même pour la
gamme de phénomènesqui accélèrenteffectivement,il est
évident que leurs capacitésà l'accélérationsont de degrés
différents.Ilen résulted'inévitablesfrictions et tensionssur
la frontière séparantles institutions, pratiquesou processus
qui sont rapidesde celleset ceux qui sont lents. Lorsque
deux processus sont emboltés,c'est-à-dire lorsqu'ilssont
synchronisés,l'augmentation de la vitesse de l'un met
l'autre souspressiontemporelle- tant qu'il n'augmentepas
lui aussisavitesse,il estperçucommeune nuisanceou une
interférenceénervante.Prenezl'exemple simple d'un

1 James GLErcK,Toujoursplus vite. De l'accélératlonde tout ou presque,


Hachette Littératures,Paris,2001 (trad. Jean-PierreRicard).

l$
Contours
d'unethêoiecitiquedel'accëlêration
sociale Lacritique : lespathologies
Jonctionnaliste deladêsynchronisation

horaire de trains. Disonsqu'il faut trois heurespour aller en rapide.D'un autre côté, il sepourrait bien que le corpset le
train de Hambourg à Copenhague,puis trente minutes psychismehumains soienteux aussisurchargéspar le tempo
supplémentairespour relier une petite ville danoise.Si le rapide de la société.Ainsi, des auteurstels qu'Alain Ehren-
( grostrain accélère,il arrive,disons,vingt minutes en
" berg3ou LotharBaieraont expliquéque l'augmentationspec-
avanceà Copenhague.Parconséquent,notre voyageurdoit taculairedu nombre de dépressions et de bum-outsemblait
attendrevingt minutes pour attrapersa connexion,ce qui êtreune réactionà la surchargetemporelleou aux niveauxde
est perçu comme une perte de temps, ou bien le < petit sftessen augmentationde la sociétémoderne.En effet,les
train u doit s'adapteret partir vingt minutes plus tôt, lui gensqui tombent en dépressionvivent un changement
aussi.De même, si vous êtestrès presséet que vous voulez soudaindans leur perceptiondu temps; ils tombent d'un
acheterun journal à un kiosque,alors que le vendeur a tempsdynamiqueet mouvementéversun bourbiertemporel
quitté son ancien travail pour profiter d'un rythme de vie où le tempssemblene plus avancer,maisplutôt resterimmo-
plus lent, vous allez tous les deux vivre une expérience bile. Tout lien signifiant enue passé,présentet avenir semble
d'interactiondésynchronisée : tandisquevousvoussentirez totalementbrisé.
terriblementretardéet ralenti sansaucuneraison,votre Cependant,on doit faire extrêmementattention quand
partenairese sentiratout aussiterriblementpresséet on postuledeslimites fixes à l'adaptabilitéhumaine. Aux
contraintpar le tempssansaucuneraison.Et ainside suite. premierstemps du chemin de fer, les médecinscroyaient
En termesplus systématiques, la désynchronisationappa- tenir la preuveformelle que le corpset le cerveauhumainsne
raît entre les mondes social et extra-social,mais également pourraient passupporterune vitessesupérieureà vingt-cinq
entre des modèlesde vitessedifférentsà l'intérieur des ou hente kilomètresà l'heure sansen souffrir gravement,et
domainesde la société.En cequi concerneIa premièreforme, lesvoyageursen tenaient une claireillustration par le simple
l'accélérationde la sociétésurchargesystématiquement les fait qu'ils sesentaientmal quand ils regardaientdehorsà ces
2.
cadrestemporelsde la nature environnante Ainsi, nous vitesses. Et,en effet,de nos iours,pour la plupartnousconti-
épuisonsles ressources naturelles,comme le pétrole et les nuons à nous sentirmal lorsquele train va à vingt-cinq ou
sols,à desrythmesbien supérieursaux vitessesde leur renou- trentekilomètresà l'heure- parceque nousne pouvonspas
vellement,et nousnous débarrassons de nos déchetstoxiques supporterde perdreautant de temps.Nous avonsapprisla
à un tempo beaucouptrop élevépour que la naturepuisseles techniquede la vision panoramique', c'est-à-direà fixer
"
traiter. Le réchauffementde l'atrnosphèreterrestren'est lui- notre regardnon passur le quai mais bien plus loin, et ainsi
même rien d'autre qu'un processusd'accélérationphysique nous apprécionsde voyagerà grandevitesses.De même,des
causésocialement: par notre consommationde l'énergie étudesrécentesont montré que les jeunesdéveloppent
stockéedans le pétrole ou le gaz, nous accéléronslittérale- aulourd'hui descapacitésmultitâchedont les cerveauxdes
ment les moléculesde l'atmosphèreen les chauffant,car la anciennesgénérationsn'étaient pascapables.
chaleur est la causeet l'effet du mouvement moléculaire
3 Alain ErnsNBERc, La Fatigued'êEesoi,op. cit.
2 FÀtz Rrnus, Kreafivifrit tlu Langsamkeit. Neuer Wohlstand durch Ent- 4 Lothar BArEr, Pasle tefips !, op. cit.
schleunigung,
WissenschaftlicheBuchgesellschaft , Darmstadt, 1996. 5 Wolfgang Scnr!,ELBUscH, Geschichteder Eisenbahnreise,op. cit

s4l lrt
Contoursd'unethêoiecntiquedel'accêlêrotionsociale Lacrtrtque : lespathologies
deladêsynchronisanon
I
lonctionnaliste

Surle plan sociologique,leschosesdeviennentplus inté- de formation de l'opinion est plus longue si les groupes
ressantes lorsquenous considéronsle niveau sociétal.Il est sociauxdeviennentplus hétérogèneset dynamiqueset si les
ici indéniableque dessphèressocialesdifférentespeuvent conditions du milieu semodifient plus rapidement.La plani-
être accélérées à desdegrésdifférents.Ainsi, tout le monde fication et le calcul consommentplus de tempslorsqueles
peut voir que la vitessedestransactionséconomiques,des conditions du milieu deviennent moins stables.Ainsi,
découvertesscientifiqueset desinnovations technologiques lesmêmesprocessus qui accélèrentleschangements sociaux,
a augmentéde manière spectaculaireau coursdesdernières culturelset économiqlues ralentissentlaformation de la
décennies- alors que ce n'est pasle casdu rythme desdéci- volonté et la prisede décisiondémocratiques,ce qui mène à
sions politiques et que le rythme de la reproduction cultu- une nette désynchronisationentrela politique, d'une part, et
relle, c'est-à-direde la transmissiongénérationnellede la la vie et l'évolution socioéconomiques, d'autre part.
connaissance symbolique,est sansdoute limité' Le monde Aujourd'hui, la politique n'est donc plus perçuecomme la
occidentalmoderne dépendde manière crucialede l'idée force donnant le rythme du changementsocialet de l'évolu-
que la politique donne le rythme des évolutions socialeset
tion sociale.Bien au contraire,la politique ( progressiste >
culturelles.Si nous voulonsêtredessociétésfondamentale- garde
- si le terme encore le moindre sens en 2010 - est
ment démocratiques, ceci signifie que la politique régule les
aujourd'hui caractériséepar la volonté politique de ralentir
cadreset lesgrandesorientationsau seindesquelsopèrentla
lestransactionset développementstechnologiqueset écono-
science,la technologieet l'économie.Cela requiert néan-
miques afin d'établir ou de conserverun peu de contrôle
moins un ancragetrès particulier de la " politique dans le
politique sur la direction et le rythme de la société(par
temps ', c'est-à-diteque celasefonde sur l'hypothèseque la
exempleà traversdesinstrumentscomme la taxe Tobin). En
prise de décisionpolitique et l'évolution socialesont, ou au
revanche,les n conservateurs> libéraux optent de nos jours
moins peuventêtre,synchronisées. Cependant,on l'a vu, la
6. pour une accélérationdesprocessussocioéconomiques et
démocratieestun processuschronophage Il setrouve qu'il
technologiquespar la réduction du contrôle politique. Nous
faut du temps pour organiserun public, identifier les
trouvons, dans cette inversion du marqueur temporel de la
$oupes sociaux pertinents, formuler et soupeserdes argu-
ments et atteindre un consensusavant de prendre desdéci politique en1ueprogressisÉe et conservateur, une illustration
sionsdélibérées.Et il faut égalementdu tempspour exécuter clairede la désynchronisationentrela politique et lessphères
cesdécisions,plus particulièrementdans les sociétésnon techno-économiquesde la société,et donc du fait que l'idée
totalitairesplacéessousla règledu droit. d'organisationpolitique s'esttransformée,passantd'un
Et, qui plus est, dans les conditions de la modernité instrument de dynamisationsociale,aux débutsde la moder-
tardive, cesprocessusdemandentencoredavantage detemps' nité et pendant la modernitéclassique,à un obstacle,ou à
étant donné que les sociétésdeviennent davantageplura- une nuisance,empêchantd'accélérerencoreplus, dansles
listeset moins conventionnelles.L'organisationdu processus conditions de la modernité tardive. En conséquencede quoi
le projet néolibéraldesdeux décenniesentourant l'an 20OO
6 Hartmut Rosl, "1hs speedof global flows and the pace of demo-
a en fait poursuivi la politique d'accélérationde la société
cratic Dolitics ", ,oc.cit. (et en particulier desflux de capitaux)en réduisantou même

s5l l' ,
Conùours
il'unethéone
crirtque
del'accêlération
sociale Lacrttique : lespathologies
fonctionnaliste deladésynchronisation

7 8,
en éradiquantle contrôle ou l'organisationpolitiques - à des auteurstels que Blumenberg ou Lûbbe la reproduc-
traversdesmesuresde dérégulation,de privatisationet de tion culturelle, c'est-à-direle passaged'un savoir et de
iuridification. normesculturellesd'une générationà l'autre, qui apporte
Mais une désynchronisationnocive n'apparaîtpasseule- une certainedosede stabilitéet de continuité à la société,
ment entrel'économieet lesautressphèresde la vie sociale, sembleêtre,elle aussi,un processus inévitablementchrono-
elle apparaîtaussià l'intérieur même de l'économie: ainsi, phage.Si le monde vécu est dynamisé jusqu'aupoint où il
l'accélérationrapidedesmarchésfinanciersaprèsles révolu- n'y a plus ou très peu de stabilitéintergénérationnelle,les
tions politiqueet numérique,autourde l'année1989,a clai- générationsvivent virtuellement dans des o mondes diffé-
rement mené à une rupture nette entre les vitessesen rents >, ce qui menacede bloquer la reproduction symbo-
constanteaugmentationde l'investissementet du capital, lique de la société.Et, enfin, la capacitécréativede la société
d'une part, et le rythme tranquille de l'économien réelle pour trouver des réponsesréellement innovatrices à des
", conditions changeantespourrait bien nécessiterune quan-
c'est-à-dire de la productionet de la consommationréelles,
tité considérablede ressources temporelles< libres > ou
d'autrepart. Commenous le savonstous, cecia eu comme
abondantesqui permettent de jouer, de s'ennuyer,de ne
résultat en 2008 la plus grave crise financière et écono-
rien faire, aussibien qu'ellespermettent d'allouer du temps
mique depuis 1930. Tandis que les transactions écono-
qui seragâchéet mal utilisé en apparence.Il sepourrait donc
miques ou financièrespeuvent être accélérées presque
bien que la pulsion inlassablede Ia sociétémoderne vers
indéfiniment,il n'en va pasde mêmede la productionet de
l'innovation et la dynamisationincessantessoit la causequi
la consommation : vous pouvezréaliserdesprofits en ache-
sapesa capacitéà l'innovation essentielleet à l'adaptation
tant et en revendantdesactionsen quelquesfractions de
créative.En ce sens,une forme très solidede scléroseet de
seconde,maisil n'y a pasd'équivalenten cequi concernela
blocagepourrait apparaîtrederrière la surfacehyperdyna-
production réelle- et, de même,vous pouvezacheterdes
mique dessociétésmodernestardives.
biens et des servicesen quelquessecondes,mais vous ne En résumé : une critique fonctionnaliste de l'accéléra-
pouvezpasles consommeren quelquessecondes. Il semble tion socialeest à même de trouver beaucoupde symptômes
donc existerun fossétemporel secreusanttouiours un peu de pathologiespotentiellesliéesà la vitesse,à traversune
plus entre l'achat et la consommation (pensezpar exemple analyseapprofondiedesproblèmeset desprocessusde la
au fossétemporel entre le fait d'acheterun liwe et le fait de (dé-) synchronisation,et ce à tous les niveaux de la vie
le lire, ou entre l'achatd'un télescopeet son utilisation). socialedansla sociétémodernetardive.
Cette forme de désynchronisationculturelle fournit selon
moi un point de départ particulièrement fructueux pour la
réintroduction d'un conceptde faux besoinsdansla Théorie
critiquecontemporaine. 7 Hans BLUMËMna,LebenszeltuwlWeltzeit,op. cit.
ir Klaus BACKHAUS &
Cependant,il se peut qu'il existed'autresformes de 8 Hermann LUBBE, " Gegenwartsschrumpfung",
Holger Bouus (dir.), Die Beschleunigungsfalle oder der Triumph der
désynchronisationdysfonctionnelle dans le tissu temporel Schililkriite (3' éd. augmentée), Schâffer-Pôschel,Stuttgart, 1998,
de la modernitétardive.Parexemple,commel'ont exprimé p.129-164.

e8
l
[c critiquenormartve
: I'idêologie
ratisitée

que toutesceschaînesd'interdépendance sont ferméessur


elles-mêmes et continuent à fonctionner sansarrêtsni
ruptures.Hélas,cen'estpasce que nousdécouvronslorsque
Chapitrel.2
nous nous tournons vers la régulation normative de la
société.Bien au contraire,les sociétésmodernes(particuliè-
Lacritiquenormative: rement dans la façon dont ellesse considèrent)semblent
l'idéologie
revisitée. être des sociétéslibéraleset individualiséesfonctionnant
Démasquer lesnormes sociales
cachées avec un code éthique peu restrictif. En d'autres termes :
dela temporalité l'individualisation,la libéralisationet la pluralisationsont
desprocessus normatifscorrespondantà l'augmentationde
l'interdépendance,et cesconceptssignifient qu'une nette
diminution du niveau de régulation socialemorale est à
En revenantaux n classiquesu de la sociologie,par
I'ceuvre.Ainsi, les individus des sociétésmodernesse
exempleà Weber,Simmelou Durkheim, nous découvrons
sententrsur le plan moral et sur le plan éthique,< libres> à
que ces o pèresfondateursu de la discipline - tout à fait
un degrésansprécédent: personnene leur dit quoi faire, à
comme leurs collèguesplus récentsEliasou Foucault-
quoi croire, comment viwe, penserou aimer, ni où viwe et
étaient tous frappéspar une caractéristiquetroublante et
avecqui. Du point de vue de l'idéologielibéralemoderne
mêmeparadoxaledessociétésmodernes.Voici le paradoxe
ainsi que de la façon dont les individus se perçoivent,il
qu'ils essayaientfarouchementde démêler: d,une part, les
semblequ'il n'y a; virtuellement, pas de normes sociales,
sociétésmodernessont caractérisées par une incroyable
religieusesou culturelles; il existeune grandepluralité de
augmentationde l'interdépendancemutuelle. Les interac-
conceptionsde la vie bonne et une considérâbleliberté de
tions socialessont intimement intriquées à desréseauxtrès
choix parmi desmyriadesd'options dans toutes les sphères
complexes,et les chaînesde I'interaction et de l,interdépen-
de la vie. Lessociétés moderneset lesindividusseperçoivent
dances'allongentconsidérablement. Ainsi, les processus de donc assezjustementcommeétant < excessivement libres>.
production et de distribution, mais égalementceux de
Comment celaest-ilpossible? Comment pouvons-nousêtre
l'éducationet desloisirs,ou de la politique et du droit, impli-
complètementlibreset pourtantexcessivement coordonnés,
quent d'innombrablesindividus et actionset résultentd,une
réguléset synchronisés, danslesdeux casà un degréiamais
multitude de décisionsséparées socialementet localement.
atteint ? En réalité,il n'est pasdifficile d'entrevoir la solution
Le besoinde régulationet de coordinationsociales- et de
à ce paradoxeapparentde la modernité.
synchronisation- est évidemmenténorme; il dépasse de Car sousla perceptionlibéraledominantede la libertéil
loin le besoincorrespondantdanstoutes les autresformes
y a une autreprisede consciencesocialedominantequi va
connuesd'organisationsociétale.Par conséquent,on pour-
dansla direction opposée.Alors que les individus sesentent
rait considérerque la vie socialeest fermementréguléeet
eux-mêmeslibres,ils sesententégalementdominéspar une
contrôléepar desnormessocialeset éthiquestrèsstrictesqui
séried'exigences socialesexcessive et en constanteaugmen-
orientent le comportementindividuel d,une façon si subtile
tation. De façon similaireau besoinobservéd'une régulation
100 |
101
|
d'unethêorte
Contours del' accêlêratron
cntique sociale Lacntique
normative
: I'idéologie
revisitêe

socialeplus stricte,les acteursdes sociétésmodernesse pouvoir de l'urgenceet de l'immédiateté,par la logique de


sententsujetsà despressionset desexigenceshétérogènes la gratification et de la réactioninstantanées.Cesnormes
qu'ils ne peuvent contrôler, et ce à un degrétout à fait - comme Ia plupart des normes morales que nous
inconnu de toute autre société.Nulle part ailleursque dans connaissons dansd'autressociétésou d'autrescultures- ont
Ie domainede la modernitéoccidentale,j'osele dire, les comme effet irrésistibled'engendrerdes sujetsde culpabi-
actionsquotidiennesne sont justifiéessystématiquement lité : à la fin de la journée,nous nous sentonstous coupables,
par Ia rhétoriquedu o devoir > : nous légitimonstoujours, carnousn'avonspasréponduauxattentes.Nousne sommes
pour nous-mêmescomme pour les autres,ce que nous virtuellement jamaiscapablesd'arriver à la fin de notre liste
faisonsen faisantréférenceà une exigenceextérieure.Par de chosesà faire; en fait, la distancequi nous séparedu bas
exemple: uJe dois vraiment aller travaillermaintenant; je de la pile augmentepresquequotidiennement.Ainsi, les
doisvraimentfairema déclarationd'impôt ; je doisvraiment gensqui travaillent dansle secteurdu conseilaux dirigeants
prendresoin de mon corps; je dois apprendreune langue et aux élites,ainsi qu'un nombre croissantde . coachso,
étrangère;ie dois mettre à jour mon matérielou mes logi- rapportentquel'un de leursdéfisprincipauxestd'apprendre
ciels; je dois me tenir au courantdesinformations>... La à leursclientsà accepterle fait qu'ils ne sont jamaiscapables
liste estillimitée et nous finissonspar n devoir vraiment faire de diminuer la liste destâchesqu'ils ont à accomplir,ou
quelquechosepour nous relaxeret nous calmeret nous d'arriverà la fin de leur messagerie électronique,et d'inter-
reposel) - sinon nous risquonsune crisecardiaque,une prétercecicommequelquechosede normal et de sain.Cela
dépressionou un bum-out.,< La vie quotidienneestdevenue rappelleles psychologuesqui travaillent sur les complexes
un océand'exigences", écrit Kenneth Gergen1,et Robinson de culpabilité desgensqui ont étéélevésdansun environne-
et Godbeyconfirment à partir de leursdonnéesla sensation ment religieux restrictif. On a blâmé les Églises(souvent,
connue que nous o devonscourir de plus en plus vite chaque bien sûr, pour de très bonnesraisons)pendant des siècles
annéepour simplementresteren place2 o. pour avoir surchargéles fidèlesde sentimentsde culpabilité
À partir de ce que j'ai développéjusqu'àmaintenant,il et de honte (r,meaculpa,meamaximaculpa Pourtant,elles
").
devrait être évident que cela est une conséquencenaturelle fournissaientégalementquelquesmoyensd'espoiret de
du jeu d'accélérationmis en branle par la compétition et qui soulagement.Premièrement,ellesnous apprennentque
nous maintient, tels des hamsters,dans une roue en l'homme est coupablepar nature,et que notre faiblessene
constanteaccélération.Mais cela explique également relèvedonc pasd'un échecindividuel, et deuxièmementque
comment les sociétésmodernessatisfontle besoinde coor- Jésus-Christ est mort pour nos péchés: aussicoupablesque
dination, de régulation et de synchronisation de très nous puissionsêtre,il y a de l'espoir.Et enfin, commenous
longueschaînesd'interdépendance : ellesy parviennent le rappelleWeber,dansl'institution de la confessionet de
par la mise en placerigoureusede normestemporelles,par l'absolution,l'Églisecatholiquedonnait au moins à ses
la domination deshoraireset des délaisimposés,par le ouaillesun moyende sesoulagerde cessentimentsde culpa-
bilité. Ce n'estpasle casde la sociétémoderne: elleproduit
des sujetscoupablessanspossibilitéde rémissionni de
1 KennethGrncÈN,TheSaturûted Self,op.crt.,p.75.
2 & Geoffrey Goottu, Timefor LIfe, op.cit., p.33, 4 305
John RoBrNsoN
pardon. Nous devonspayer le prix de tous nos défautset

702
| I ros
Contours
d'unethéorie del'accélâation
cnrtque sociale La critique normative : l' idêologierevisitée

de nos échecs,et la massecroissantede tous ceux qui sont remplissentles quatreconditions du totalitarismedéfinies
exclusde Ia roue deshamsterspar le chômagenous rappelle au chapitre 9, c'est-à-direque a) ellesexercentune pression
combien ce prix peut êtreélevé. sur les volontéset les actionsdessujets; b) on ne peut pas
Cependant,cesnormes temporelles,bien qu'étant les leur échapper,c'est-à-direqu'ellesaffectenttous les sujets;
normesdominantesde la société- réfléchissez seulementà c)ellessontomniprésentes, c'est-à-direqueleur influencene
la façondont l'enseignement estpresqueentièrementcarac- selimite pasà l'un ou I'autredesdomainesde la vie sociale,
térisépar l'accoutumanceà des normes temporelles: mais qu'elle s'étendà tous sesaspects; et d) il estdifficile ou
apprendreà remettreà plus tard sasatisfaction,à suiwe à la presqueimpossiblede les critiquer et de les combattre.Une
lettre des horaireset des rythmes, à résisteret même à critique desnormessocialescachéesde la temporalitétrouve
ignorerlesbesoinset lespulsionsde soncorpsiusqu'àceque donc ici sonpoint de départ: cesnormesviolent la promesse
le < bon moment > arrive, et, avant tout, à se dépêcher-, qui estau cæur de la modernité,la promessede réflexivitéet
sont deschosestrèsdifférentesdesnormesmoralesou reli- d'autonomie.
gieusesque nous connaissonsdu passéou d'autrescultures:
même si ellessont clairementconstruitessocialement,elles
ne seprésententpassousune apparenceéthique,ni même
commedesnormespolitiques,mais comme desfaits bruts,
deslois de Ia nature qui ne peuvent êffe ni remisesen ques-
tion ni discutées.Lesnormestemporellesparaissentsimple-
ment être " là u, et il est du ressortdes individus de les
satisfaireou non. Il n'y a donc absolument aucun débat
moral ou politique à proposdu pouvoir du délai imposéet
des diktats de la vitesse- les normes conespondantes
æuwent en tant que force temporelle silencieuseet cachée
qui permet à la sociétémoderne de se percevoir comme
étant exemptede sanctionset, en termes éthiques,restric-
tiveaminimz,Le,,langage silencieux> du temps,commel'a
expriméil y a longtempsEdwardT. Hall3, est assezefficace
pour satisfairel'immensebesoinde régulationdessociétés
modernesprécisémentparcequ'il le reste- silencieux,
inaperçu,idéologiquementindividualisé et naturalisé.C'est
justementpour celaque les normestemporellesprennent
un aspectquasimenttotalitaire à notre époque: elles

3 Edward T. HNL, Le Langagesilencieux,Seuil, Paris, 1971 (trad. Jean


Mesrieet BarbaraNiceall).

104
|
Lacritique 7: la promessebrtsëe
éthique delamodemité

travail, de l'art, de la culture, de la religion et ainsi de suite.


Elle doit, au lieu de cela, être laisséeaux individus
eux-mêmes.
ChapitreT3 Cetteidéeimplique et intègreévidemmentles concepts
d'individualisation et de pluralisationet, comme le débat
Lacritiqueéthique1 : récent sur le o communautarismeu l'a montré de façon
la promessebriséedela modernité évidente,elle ne contredit aucunementle fait que même des
sujets n autonomes) ont besoin de o réseauxd'interlocu-
tion 3',, de relations constitutiveset de communautéspour
se trouver une façon de vivre riche de sens. Comme
Habermasle souligne,cependant,elle est intimement
connectéeà l'idée de participationdémocratiqueet d'auto-
Bien que la modernisationpuissedésignerun nomie politique. Car les < macro-> conditionssocioécono-
processusde transformation qui évolue en grande partie miquesde nos actionset de nos vies ne peuventpasêtre
< dansle dos desacteurssociaux, - c'est-à-dire sansleur contrôléespar desindividusseuls.Sil'on ne veut pasqu'elles
volonté planifiée ni leur intention et, ce qui est peut-être soient abandonnéesaux résultatsaléatoiresproduits par des
encoreplus important, pas tant comme conséquenceque forcescollectivesincontrôlées,ellesdoivent être modelées
commecausede leursmotivationset de leursvaleurs-, elle par une formation de la volonté politique et collective.
est néanmoinsintrinsèquement reliée à un u proiet de la L'idéed'autonomie,comme Rousseau le concevaitdéjà,
modernité> volontaire et chargéde valeurs.Ce projet, tel peut uniquement être préservéesi les conditions de vie
qu'on le trouve reconstruit dans les écrits de Jùrgen construitessocialementpeuvent être considéréescomme
Habermas,mais aussidansl'opasmagnumde CharlesTaylor, résultantd'une autonomie démocratique.Dans ce sens,le
LesSources dumoi 1,ou danslesarticlesdeJohannArnason2, projet de la modernité estnécessairement unproietpolitique.
est clairement centré sur l'idée et la promessede l'auto- Ce projet implique égalementle désir de contrôler les
nomie, au sensd'autodéterminationéthique : la manière forcesde la nature : si la vie doit être modeléepar l'auto-
dont nousvivons notre vie en tant que sujetsne doit pasêtre détermination humaine, les restrictions( aveugles)
prédéterminéepar despouvoirspolitiquesou religieuxsur imposéespar la nature doivent être afftontéeset surpassées
lesquelsnous n'avonsaucuneprise,ni par un roi ou une à l'aidede la sciencemoderne,de la technologie,de l'éduca-
Église,ni par un ordre socialqui prédéfinirait notre place tion et d'une économiepuissante.Ainsi, la promessede la
dansle monde - le monde de la famille, de la politique,du modernité a toujours accompagnéle désir d'abattreles
restrictions imposéesà une vie autodéterminéepar la
Charles Terron, LesSourcesclumoi. La formatlon de l'ldentité modeme, pauvretéet le manque,la maladieou l'infirmité, l'ignorance
Seuil,Paris,1998 (trad. Charlotte Melançon). et toutes les formesde conditions naturellesdéfavorables.
J o h a n n P . ARNASo N,< Au to n o m y a n d a xia b ility >, i r Johann
P. ARNASoN & Peter Muwuv (dir.), Agon, Logos,Polis : The GreekAchle-
vemmt and lts Afterrfiath,Fl.anzsteiner,Stuttgart, 2001, p. 155-206. 3 CharlesTevror.,ks Sources
dumoi, op.cit.

105
| I roz
d'unethbrtecitiquedeI'aæêlération
Contours sæiale Lacntique 7:la promessebfisêe
éthique delamodernité

Même notre aspiration,dans la modernité tardive, à l'auto- obtenir l'autonomiedanssavie de famille n'a jamaiswaiment
détermination des caractéristiques de notre corps- notre fonctionnénon plus, commel'a montré CharlesTaylora.
sexeet nos gènes- prolongel'impulsion de la modernitéet Néanmoins,le < systèmemodeme" de privatisationéthique,
sapromessed'autonomie. de capitalismeéconomiqueet de politique démocratiquea
Mais il est important de voir que ce projet n'est devenu réussià ( maintenir le rêveen vie n jusqu'audernier tiers du
possibleet plausibleque dans le contexte d'une sociétéqui xx" siècle: la promessed'une ( existencepacifiée>, pour
setrouvait déià dans un processusd'accélérationsociale: reprendrele terme de Marcuse,était crédibleen ce qui
l'autodéterminationindividuelle ne fait sensque dans un concernel'attente d'une croissanceéconomiqueforte, du
monde qui a dépasséun ordre socialfixé de façon prétendu- progrèstechnologique,du plein-emploi,de la diminution des
ment ontologique dans lequel les classessocialeset les horairesde travail et de l'existenced'un État-providenceen
domainessociaux(et les autoritéspolitiqueset religieuses) extension.L'histoirepouvait toujoursêtreinterprétéecomme
sont définisune fois pour touteset simplementreproduits tendant vers un point auquel la lutte économique(quoti-
d'unegénérationà l'autre.Leprojetde la modernitéacquiert dienne),le combat pour la survieet la compétition sociale
son caractèreplausibleet son attrait avecl'émergencede perdraientleur pouvoir déterminant sur notre forme de vie
l'n énergiecinétiqueu de la société,pour ainsi dire, avec individuelleet collective.En effet,le capitalismesemblaitêtre
l'avènementd'un changementsocialaccéléré.De façon un systèmeéconomiqueculturellementacceptableà la seule
similaire,l'émergenced'une économiecapitalisteforte, lumière de la conviction profonde- propagéeet partagéepar
productiveet orientéeversla croissance, ainsiquele progrès sespartisans,d'AdamSmith à Milton Friedman- qu'il finirait
scientifiqueet technologiquequi l'accompagne,a produit par devenirsi productifet si fort quelesêtreshumainsseraient
les ressources nécessaires pour donner sa oédibilité à la enfin libresde poursuivreleursprojetsde vie individuels,leurs
promessed'un modelagepolitique (redistributif) de la rêves,leursvaleurset leursbuts sansêtremenacéspar lesépées
sociétéet d'un pouvoir discrétionnaireindividuel. de Damoclèsdu manque,du déclin et de l'échec.L'accéléra-
Pourrésumer: le processus de modernisationde l'accéléra- tion et la compétitionpouvaientainsiêtreconsidérées comme
tion sociale (compétitive) et le proiet (éthique) de l'auto- desmoyensd'atteindrel'autodétermination.
nomie et de l'autodétermination pouvaient, en principe au On l'auracompris,ma thèseestque cettepromesse n'est
moins, se soutenirmutuellement.Bien sûr, d'une certaine plus crédibledans la o sociétéde l'accélération> moderne
façon, la modernité n'a jamaistenu sesengagements: un tardive.Le pouvoir de l'accélérationn'estplus perçucomme
vaste nombre de gens,probablementla maiorité, étaient une forcelibératrice,maisplutôt commeune pressionasser-
empêchésde menerune vie autodétenninéeparlesforcesliées vissante.Bien sûr, pour les acteurssociaux,l'accélérationa
à desconditionsde travail hétéronomes.Celan'est passeule- toujoursété les deux à la fois : une promesseet une néces-
ment wai, selonmoi, pour lestravailleurssalæiésmais égale- sité.À l'époquede l'industrialisation,par exemple,elleétait,
ment pour lesemployeurset lesdirecteurs: ils n'ont iamaispu
maîtriserlesrèglesdu jeu,ils ont seulementapprisà ioueravec
4 Charles T,lvron, " Legitimation crisis ? u, in Charles TAyLoR,Prrilo-
ellesavecsuccès.Et le o grand compromis" consistantà
sophy ancl the Huffian Sclences.Philosophical Pqperc2, Cambridge
accepterI'hétéronomiedans sa vie professionnellepour University Press,Cambridge, 1985,p. 248-288.

I ros
108 |
I
d'unethêorie
Contours del' accélération
critique sociale La critiqueéthique! :la promessebrtsêe
delamodernitê

pour la plupart desgens,plutôt la secondeque la première, < resterdansla course,, de maintenir leur compétitivité,de
mais elle porta néanmoinsen elle le potentiel libérateur ne pas tomber de la roue deshamsters.De plus en plus,
pendanttout le xx" siècle.Aujourd'hui cependant,au début même les pratiquesreligieuses, les partenairesde vie et les
du xxr siècleu mondialiséo, la promesseperd de son poten- familles,les hobbyset les règlesde santésont sélectionnés
tiel, la pressiondevient accablanteà un point tel que les selon une logique de compétition. La vitessedu change-
idéesd'autonomie individuelle et collective (démocratique) ment socialet l'instabilitédesconditionsdu milieu rendent
deviennentanachroniques. formellementdangereuxle développementet la poursuite
L'autonomiepeut êtreconsidérée commela promessede d'un n projet de vie >. L'autonomie,au sensconsistantà
définir les buts, les valeurs,les paradigmeset les pratiques s'accrocherà des aspirationsindividuellesmême dans les
d'une vie bonne aussiindépendammentque possibledes coups du sort, est devenueanachronique,comme Kenneth
pressionset limitationsextérieures. C'estla promesse que la Gergennous le rappelle: dansun chapitreiudicieusement
forme prise par nos vies le
sera résultatde nos convictions intitulé < Incontrôlableu 1<Out of controlo), il décrit avec
et aspirationsculturelles,philosophiques,écologiqueset subtilité le passagede I'idée ( moderneancienne> d,auto-
religieuses,et non pas de pressionsnaturelles,socialesou nomie au concept,dansla modernité tardive, de ( surf > effi-
économiqueso aveugles>. Ainsi, la modernisation,au sens cace: t Je lutte aussicontre mon apprentissage moderniste
de l'accélération sociale,étaitintrinsèquementconnectéeau qui visel'améliorationconstante,les progrès,le développe-
projet de la modernitépar le fait que l'augmentationde la ment et l'accumulation.J'apprendslentementle plaisirqu,il
dynamiquesocialeet l'énergiecinétiquecroissantede la y a à renoncer à tout désir de contrôler tout ce qui
sociétéservaientprécisémentà libérerles gensde cespres- m'entoure. C'estIa différenceentrenageravecdétermination
sions: individuellement commecollectivement,elle produi- 't, versun point deI'océsn- en maîtrisantlesvagues pour atteindre
saitlesressources nécessaires à la réalisationde l'autonomie. sonbut - et fTotterharmonieusement au gré desimprévisibles
Cependant,il s'avèreà présentque l'accélérationsocialeest mouvements desflotss.
"
plus forte que le proiet de la modernité : elle continue, Cela,bien sûr,ne signifiepasque les suietsde la moder-
inchangée,alorsque salogique'sedressemaintenantcontre nité tardive inclinent à la passivité: resterdans la course
la promessede l'autonomie.Au stadequ'elle a atteint dans demandela capacitéà prendreles vagueso dèsqu,une
"
la modernité tardive - dans les sociétésoccidentalesau occasionprometteuseseprésente,et en tant que tel, bien
moins - l'accélérationn'assureplus les ressources néces- sûr,celademandede considérables capacités de iugementet
sairesà la poursuitedesrêves,desbuts et desproietsde vie de flexibilité. Néanmoins,la créativité,la subjectivitéet la
individuels,et au modelagepolitique de la sociétéselonles passionne serventplus le but de l'autonomieau vieux sens
idéesde iustice,de progrès,de durabilité, etc. C'estplutôt < moderneu, ellessont désormaisutiliséespour augmenter
l'inverse: lesrêves,lesbuts,lesdésirset lesplansde vie indi- notre compétitivité. Politiquement,il est devenu évident
viduels sont utilisés pour alimenter la machine de aujourd'hui que la pauvretéet le manque ne peuvent pas
l'accélération.
Pourles suiets,le défi centralest devenude meneret de 5 Kenneth Grncm, Tfte SaturatedSeIf, op. cit., c}Iap xvrn Souligné par
modeler leurs vies d'une manière qui leur permette de nous.

110 |
Itr
d'unethéorie
Contours del'accélération
critique sociale Lacnnque 7: la promesse
éthique bfisêe
dela modemité

être vaincusdans une économie capitaliste.Lesréformes nécessairement à un état d'aliénation.Je veux suggérerici
politiques du xxr sièclene serventpasà améliorules condi- que l'aliénationpeut être définiepréliminairementcomme
tions socialeset à modelerla politique selon desbuts un étatdanslequellessujetspoursuiventdesbutsou suivent
culturels et sociaux définis démocratiquement.Le but des pratiquesque, d'une part, aucun acteur ou facteur
presqueunique de l'organisationpolitique est plutôt de externene lesobligeà suiwe - il existedesoptions alterna-
maintenir ou de rendrelessociétéscompétitives,de soutenir tives possibles- et que, d'autre part, ils ne désirentou
leurscapacités à l'accélération.Lesréformessont donc iusti- n'approuventpas ( vraiment >. Ainsi, nous nous sentons
fiéescomme étant des n adaptationsnécessaires o à des aliénéslorsquenous travaillonstoute la iournéeet jusqu'à
besoinsstructurels.Le changementpolitique est défendu minuit sansque personnene nous I'ait demandé- et bien
par la menaceque sinon - si nousne baissons pas les impôts que nous ( voulions ) vraiment rentrer tôt à la maison (et
ou si nousn'luvronspas la voieaux manipulations génétiques- que nous l'avons peut-êtrepromis à notre famille). L'aliéna-
nous commenceronspar chuter, puis nous resteronsen tion émergeaussi lorsque nous mettons en place de
retrait,renvoyésà un état de pénurieet de totale pauvreté. nouvellesréformesde l'enseignement ou de l'économie,ou
La promesse de l'autonomiepolitique,de modelerla société de nouvellesrèglesde gestionque nous n'approuvonspas
au-delàde la nécessitééconomique,devient,dansun tel < vraiment ), ou lorsqueles entrepriseslicencientdesgens
cadre,un vaguespectre.C'estparceque les logiquesde la pour faire de plus grosprofits ou augmenterleur compétiti-
compétition et de l'accélérationn'ont pas de freins ou de vité : nous doutons beaucoupdesrésultats,et nous aurions
limitesinternes: ellesmobilisentd'immensesénergiesindi- pu agir autrement; néanmoins,<< nous devionsle faire,
viduelleset socialesmais, au bout du compte, ellesles aspi- d'une manièreou d'une autre >. De façon similaire,en poli-
rent jusqu'àla dernièregoutte.Logiquement,il n'y a aucune tique, l'aliénation peut émergerlorsquenous décidonsde
autre issueà cette évolution que le sacrificede toutes les participerà une guerreque nous îe sentons paswaimmtiusti-
énergiesindividuelleset politiquesà la machinede I'accélé- (
fiée(et que nous ne voulons pas vraiment,), ou Iorsque
ration, symboliséepar la roue des hamstersde la compéti- nous soutenonsdespolitiquesde renforcementde l'indus-
tion socioéconomique.Cela,bien sûr, est équivalent à trie automobilecontre toute raison écologique: à chaque
l'hétéronomietotale,à I'inversionabsoluede la promesse de fois que nous faisons< volontairement) ce que nous ne
la modernité. voulonspas vraimentfaire. Si un tel état persiste,nous
Comment pourrions-nousvérifier,ou au moins rendre pouvons(individuellementaussibien que collectivement)
plausible,une telle affirmation, celle d'un fossécroissant mêmeoublierceque nousvoulions<waiment > faire- mais
entre le projet de la modernité - l'autonomie - et Ie stade un vague sentiment d'hétéronomie demeure,sansagent
atteint par l'accélérationsocialedansla modernitétardive? inhibiteur.C'estpourquoiie traceraidansle dernierchapitre
Selonmoi, les conditions socialesdanslesquelles,d'une lescontoursd'une o théoriecritique> et d'une phénoméno-
part, les acteurssont encoreengagésde manièreéthique logiede l'aliénationsociale.
pour l'idéed'autodétermination,alorsque,d'autrepart, ces
mêmesconditions sapentde plus en plus Ia possibilité
de suivre ou de réaliseren pratique cette idée, mènent

712 |
La critique éthique2 : I' aliênation revisitêe

côtés,mais paspar d'autres,à l'argumentde Marx : je vais


essayer de montrer que l'accélérationsocialeestsurle point
de franchircertainsseuilsau-delàdesquelslesêtreshumains
Chapinel.4 deviennent nécessairementaliénésnon seulementpar
rapportà leursactions,aux objetsaveclesquelsils vivent et
Lacritiqueéthique2 : travaillent,à la nature,au monde socialet à leur être,mais
revisitée
l'aliénation aussipar rapport au temps et à l'espace.En déplaçant
l'analysevers une perspectivetemporelle,je laissecepen-
- Pourquoi sociale
I'accélération
dant ouverte la question de savoir si la logique du change-
mèneàl'Entfremdung ment temporel est (purement)économiqueou non. Je crois
fermementque les forcesmotricesde l'accélérationsociale
dans la sociétémoderne dépassentle domaine du capita-
Pour le jeune Marx, une quintuple aliénationde lisme économique,mais cette conviction n'est pas essen-
l'homme résultaitdu mode de production capitaliste: alié- tielle à mon argumentation. Comment l'aliénation
nation par rapport à sesacfions(autravail), àsesproduits(aux émerge-t-elle à partir de la vitesse? Examinonsune par une
choses),àla nature, attx autresêtreshumains(au monde leshypothèses.
social)et, au bout du compte, par rapport à lui- ou elle-
même.Marx suggéraitque la modernité capitalistefinirait a) L'aliénationpar rapportà l'espace
par produiredesconditionssociales danslesquelles lessujets Le cceurdu conceptd'aliénation tel que j'entends
seraientsévèrementcontraints dans leur relation au l'utiliser résidedansla relation moi-monde : l'aliénation
( monde > en tant que tel ; ils seraientaliénéspar rapport indique une distorsionprofonde et structurelledesrelations
aux mondessubjectif,objectif et social.Comme nous le entrele moi et le monde,desmanièresdont un suietsesitue
savonstous également,le concept ou la u vraie significa- ou est < localisé, dansle monde.Maintenant,commeles
tion > d'" aliénation> n'ont jamaisété tranchésdans le êtreshumainssontnécessairement dessujetsincarnés,ils ne
discourssocial, amenant les marxistesorthodoxesà peuventressentirle mondequecommeétendudansl'espace
l'abandoncomplet de la notion 1.De façon similaire,les et ne se percevoireux-mêmesque comme localisésdans
penseurssociauxsedisputentessentiellement pour savoirsi l'espace.Cependant,comme Paul Virilio 2 et beaucoup
oui ou non le capitalisme crée réellement ou nécessaire- d'autresl'ont observé,à l'âgede la n mondialisation> numé-
ment toutes(ou mêmeune seulede) cesformesproclamées risée,la proximité socialeet la proximité physiquesont de
d'aliénation.Néanmoins,dans ce chapitre de conclusion, plusen plusséparées : ceuxqui sont prochesde noussociale-
j'entendsaffirmerquelquechosequi ressemble par certains ment n'ont plus besoin d'être prochesde nous physique-
ment, et viceversa.De façon similaire,l'intérêt socialest de
plus en plus séparéde la proximité spatiale.Ainsi, pour
1 Richard ScHAcHr,Alienation,Anchor Books, Garden City, 1971;
RahelJAEccI,Entftemdung.Zur Aktualitiit einessozialphilosophlschen
Problems,Campus, Francfort, 2005. 2 Paul VIRIuo, L'Inutie polaire, op. cit. ; La Vitessede libératîon, op. cit.

7 !4 11s
| |
sociale
d'unethêofieuitiquedel'dccêlhation
Contours Lacritique
êthique
2 : I' aliénation
revisitêe

beaucoupsi ce n'est la plupart desprocessussociaux,Ieur leurspannes.Mais si vous en changezdeux fois par an, leurs
localisationou leur situation spatialen'est plus pertinente caractéristiquesindividuellesne vous intéressentplus : vous
ou même déterminable.Le tempset I'espace,commele dit voulez seulementsavoircomment faire marchercesfichus
3
Anthony Giddens,deviennentu désencastrés". machins.Ainsi, l'accélérationsocialecréeune plus grande
Tout celan'implique pas nécessairement l'< aliénation mobilité et un plus grand désengagement de l'espace
par rapportà l'espace>,maiscelala rend possible.Il estinté- physique,mais elle accentueaussinotre aliénation par
ressantà cet égardque lesdirecteursd'hôtel signalentqu'ils rapportà l'environnementphysiqueou matériel.
doivent de plus en plus souventrassurerleurs clients quand
ceux-ciappellent la réception en quête d'orientation : ils b) L'aliénationpar rapportaux choses
demandent dans quelle ville ou dans quel pays ils se trou- Nous sommesainsi déjà enftésdans l'espacedes
vent. Pourdevenirn familier u d'un espaceterritorialdonné, choses.Lemonde deschosescomporteau moins deux types
pour se sentir " chez soi o dans un monde spatial,nous d'obiets: les chosesque nous produisonset les chosesque
avonsbesoinde certainesformesd'intimité construite: le nousutilisonsou quenousconsommons.Lesêtreshumains,
terme allemand Heimat signifie précisémentque nous selon moi, ont toujours des relationsintimes et constitu-
sommesintimes d'un certainespaceen tant que tel, même tives avecau moins certainsobietss. En fait, les chosesavec
de partieset de segmentsque nous n'occuponspasou dont lesquellesnous vivons et travaillons sont dans une certaine
nous n'avonspasbesoin.Cependant,cesformesd'intimité mesureconstitutivesde notre identité. Cependant,notre
et de familiarité demandentdu tempspour sedévelopper.Si relation au monde des chosesvarie avecla vitessedes
vous déménagezsanscesse,vous vous déconnecteztôt ou échanges.Si vous gatdezvos chaussettes, votre voiture ou
tard d'un quelconqueespacegéosocialen tant que tel ; vous votre postede radio portatif pendant desdécennies,ou au
avezbesoin de savoir où se trouvent le supermarché, moins pendant desannées,ou, pour le dire autrement : tant
l'épicerie,ainsique l'école,le bureauet la sallede sport,mais que vous considérezque vous garderezvotre voiture, votre
lesespaces qui les séparentdemeurent< silencieux> au sens radio portative ou vos chaussettes- ou votre ordinateur ou
des o non-lieux 4 ', de Marc Augé : ils ne racontent aucune votre téléphone- jusqu'àcequ'ils soientcassés ou trop usés,
histoire, ne transportent aucun souvenir, ils ne sont pas il y a de grandeschancesqu'ils deviennent une partie de
entrelacésavecvotre identité. Cecifinira égalementpar être vous-même,et, inversement,que vous deveniezune partie
vrai pour vosespaces de vie plusintimes,par exemplel'équi- d'eux-mêmes.Une voiture que vous avez rêparê.e dix fois
pement de votre cuisine : si vous gardezle même réfrigéra- vous-même, ou deschaussettes quevousavezreprisées vous-
teur et le même four pendant desdécennies,vous savezà même sont appropriées et individualisées,
ou de manière
quoi ils ressemblent,ce qu'ils sentent, comment ils plusparlanteencore: intériorisées parvous.Vousles< inves-
sonnent ; vousconnaissezmêmeleursdéfautset la nature de tissezu et vous les percevezdans toutes les dimensions
sensuelles, et ellesportent égalementavecelleslesmarques
Anthony GIDDENS, de l4 fiodemité, L'Harmattan,
LesConséquences
Paris,1994 (trad. Olivier MeYer)' 5 Tilmann HABIÀMAI, GeliebteObjekte.Syntboleund Instumentederlden-
Marc AucÉ, Non-lieut, oP. cit. titàtsbildung,Suhrkamp,Francfort, 1999.

115
I lnt
C;on6urs il'une thêoneoirique del'accél&ationsoaale Lauinqueéthique
2 : I' aliênanon
ratisitée

que vous y laissez.Ellesdeviennentpartie intégrantede donnéun nom au premierPCque j,ai eu.J,étaiscertainque


votre expériencevécuequotidienne, de votre identité et de j'allais le garderpendant longtemps,et j,ai essayéde m,en
votre histoire.En ce sens,le moi s'étendversle monde des faireun ami. Donner un nom à quelquechoseestun signe
choses.et les chosesà leur tour deviennentdeshabitantsdu incontestableque l'on essayed'en êtrefamilier, de sel,appro-
moi. En utilisant la terminologiede CharlesTaylor6, on priu. Je me suisen effet senti mal quand j,ai fini par devoir
pounait mêmeaffirmerque le moi demeure< poteux , dans m'en débarrasser à causede la consommationmorale.
une certainemesure: sedébarrasser de ceschosesestun acte Aujourd'hui, je ne saismême pasquel type d'ordinateur
qui touchevotre identité. j'utilise, de même que je ne saispasquelle odeur il dégage
Mais,dansla sociétéde I'accélération, on ne répareplus ou à quoi il ressemble lorsqueie ne suispasà mon bureau,
les choses: alorsque nous pouvonsfacilementaccélérerla ou quel bruit il fait. Je ne me souciepas de savoir combien
production, nous ne pouvons pas accélérersignificative- de temps ie vais le garder.La même choseseproduit avec
ment la maintenanceet le service.Parconséquent,réparer mon téléphoneportableou ma radio portative.Ici, il se
leschosesdevient de plus en plus cher par rapport au fait de produit quelquechosed'autre : alors que mon téléphone
les reproduire.De plus, comme la plupart des produits portable,ma radioportative(ou mon ipod ou je ne saisquoi)
deviennenttechniquementde plus en plus compliqués, et mon PC (ou mon ordinateur portable ou mon netbookou
nous perdonsla connaissance pratiquenécessaireà nous en je ne saisquoi) deviennentde plus en plus intelligents,la
occupernous-mêmes.Enfin, comme la vitessedu change- distanceentre eux et moi secreuseinévitablement.Avecma
ment socialaugmente,la o consommationmorale n des vieille radio portative, je savaiscomment réglerl,heure,avec
chosessurpassetoujours leur consommationphysique : la nouvelle,ie ne saispas; je n,ai jamaispris le tempsde le
nous avonstendanceà ieter et à remplacerlesvoitures,les découvrir.À l'époque descassettes, ie savaiscomment enre-
ordinateurs,leshabitset lestéléphonesbien avantqu'ils ne gistrer une chanson à la radio, avec les nouvelles techno-
soient physiquementépuisés.Cependant,il est certain que logies,ie ne saispas.Avecmon vieux téléphoneportable,je
les chaussettes que vous n'avezportéesque deux ou trois savaiscomment changerla sonnerie,mais pas avecle
fois, la voiture que vous apportezau garagepour un simple nouveau.
changementde pneuset la radio portative dont vous n'avez Ainsi,alorsque leschosesdeviennentplus compliquées,
même iamaisréglél'heure correctementne deviennentplus je deviensplus stupideen ce qui les concerne;en fait,
ie
une partie de vous-même.Ils vous demeurent,de façon perds certainesde mes connaissancesculturelles et
évidente,n étrangers". Celane produit pasen soi de l'aliéna- pratiques.Ceciestune conséquence naturellede la dévalua-
tion - cequi n'arrive que lorsqueceladevient le mode domi- tion incessantede l'expériencepar l'innovation. Je deviens
nant ou uniquede relationavecIe monde deschoses. égalementaliénépar rapportaux chosesque je possède, au
Mais ma thèseestprécisémentque celadevientle mode sensoù je me sensmal parceque ie ne lestraite pasbien.Je
dominant. Nousnous en apercevonsle plus clairementdans me sensainsi plutôt coupablepar rapport à elles.Ellesont
le domainede notre expérienceau travail. Moi-même,j'ai tellement de valeur et sont tellement intelligentes,et je
m'en serscommeun idiot. Malheureusement, celan,estpas
6 CharlesT,tvron,L'Âgesécullu,op. cit. seulementvrai pour le matériel,mais égalementen ce qui

118
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d'unethêorie
Contours sociale
uitiquedel'accëlération Lacritique
éthique
2 : I' aliênation
revisitêe

concerneles logiciels.J'étaisvraiment familiariséau vieux rapport aux produits et outils technologiquesque nous
programmeWord-pour-DOS. J'en connaissaischaqueoption, venons d'aborder: dans la vie moderne,nous devons
chaquepetit truc.Jepouvaisfairetout cedont j'avaisbesoin. constammentmanipulerdeséquipementset desoutils - et
J'étaiségalementassezfamilierdu systèmeXP : ie savaisbien résoudredestâches- que nous n'avons jamaisvraiment
m'en servirsurla basede mesbesoinsquotidiens.Maisje me apprisà gérer,que nous ne nous sommesjamaisvraiment
senstotalementillettré faceà ma nouvelleinterfaceVista: appropriés.Ainsi, alorsmême que j'écrisce texte avecmon
je ne saisplus comment utiliser les raccourcis,comment nouveaunetbook,l'ordinateurfait deschosesétranges- le
insérerdesgraphiqueset destableaux,etc. En résumé: le curseursemet soudainà bougeret à sauteret sesvoiessont
nouveaulogiciel et moi, nous demeuronsvéritablement pour moi absolumentimpénétrables,et cela créeun senti-
aliénésl'un par rapportà l'autre,et la mêmechoseseproduit ment d'aliénation même pendant l'une desraresactivités
avecma nouvellemontre, mon nouvel iPod @on,pour être qui me font habituellementme sentir ( en harmonie > avec
honnête,je n'utilise pasd'iPod, mais je ne comprendspas moi-même,en l'occurrencecellequi consisteà écrireun
mon nouveaubaladeur),mon nouveaumicro-ondes. livre. Plustôt dans la journée,i'ai pris l'avion de Vienne à
Bien sûr, les individus de l'ère moderne essayentde Zutich, et je ne me suisiamaisvraiment senti rassuréavecles
compensercesexpériencesd'aliénationperturbantesen procéduresque je devaissuiwe. La même choseseproduit
acquérantdes objets exclusifset onéreux,comme par avecma déclarationd'impôt et avecdestas d'autresformu-
exemple un vase exotique, un piano à queue ou un téle- lairesque ie doisremplir.
scopehaut de gamme, qui sont censésresterpour long- L'aliénationémergeici habituellementdu fait que nous
temps.Maisle plus souvent,la porositén'est pasatteinteet ne trouvonsjamaisle tempsde nousinformer réellementau
à sa place se développele complexede culpabilité : ces sujet deschosesqui sont sur le point de nous concerner.
chosessont si chèreset nous avonssi peu de tempspour Chaquemanuel, chaquecontrat que nous signons(particu-
elles,nous leur accordonssi peu d'attention.Ainsi, nous lièrementsur Internet) et chaquecomprimé que nous
vivons, nous évoluonset nous travaillons dansdesenviron- prenonsimpliquent d'abordl'avertissement< Merci de lire
nementsqui nousdemeurentétrangers. attentivement les informations suivantesavant d'effectuer
quoi que ce soit - et bien sûr nous ne lisons jamais
"
c) L'aliénationpar rapportà nosactions (complètement)le manuel, le contrat et les n conditions
Il n'est donc pas du tout surprenantque nous généraleso, ou la notice du médicament,avant de les
puissionségalementcommencerà nous sentir aliénéspar utiliser. Ainsi, la surcharged'information est I'une des
rapport à nos propresactions.Si le contrairede se sentir raisonsde notre sentiment d'aliénation (que nous l'appe-
aliéné est ( se sentir chez soi > (à un certain endroit, avec lions ainsiou pas)dansle mondemoderne.
certainespersonnesou dans le cadrede certainesactions, Celan'est passeulementvalablepour leschosestechno-
par exemple),alorsnous pourrions dire en réalitéque très logiqueset lesdécisionsmineures,c'esttout aussivrai pour
souventnous ne nous sentonspas cheznous quand nous les grandschoix de la vie : considérezun lycéenpassantle
faisonsce que nous faisons.L'aliénation,ici, peut provenir bac et se demandantà quelle licences'inscrire.N'importe
de deux causes,la premièreétant liée à l'aliénation par quel guide qu'il consultelui donne ce même conseil

720 I
lnt
Contours d'une théorie cntique del'accëlêrationsocidle Lauitiqueëthique
2 : I' aliénation
revisitêe

candide: < Premièrement, déterminezcequevoussouhaitez Cependant,deslecteurspourraientconsidérerque la


faire exactementet ce dont vous avezbesoinpour y arriver. thèsede l'aliénation,présentéede cettemanière,est plutôt
Puisétudiezattentivementles brochureset programmes tirée par les cheveux,et ie suis d'accordpour dire qu'elle
disponiblesdesuniversitésqui proposentlescoursquevous n'estpasla principalesourced'aliénationdansle mondedes
recherchez." Trèsbon conseil.Mais, pour commencer,les actionset pratiquesmodernesquotidiennes.J'ai défini au
candidatsau bac souffrent souventdu problèmesuivant : ils début l'aliénation comme le sentiment de < ne pasvraiment
nesaventpas exactementce dont ils ont besoinet ce qu'ils vouloir faire ce que l'on fait u bien que l'on agisselibre-
veulentfairede leur vie. Deuxièmement,mêmes'ilssedéci- ment, selon sespropresdécisionset sa propre volonté.
dent pour une matièreà étudier,quellessont lesuniversités Considérezainsi une iournée ordinaire au bureau ou même
qui offrent effectivementce dont ils ont besoin? Et troisiè- à la maison : très souvent,nous allumons l'ordinateur avec
mement,ils n'auraientjamaisassezde tempspour étudieret la (ferme)intention de faire quelque choseque nous
comparerles programmesofferts.Ils débutent ainsi inévita- trouvonsvraiment utile et important et que nous voulons
blement avecmauvaiseconscience: ils se iettent à moitié clairementfaire. Par exemple,j'ai allumé cet ordinateur
dans l'inconnu alors qu'ils auraientpu et auraientdû aujourd'huiparceque je voulaisécrireceliwe surl'accéléra-
s'informerpleinementauparavant.Et on peut constaterla tion et l'aliénation.(Enfait, ie ne suispassi sûr quej'aievrai-
même choseà propos de la plupart des autresdécisions ment envie de faire ça à cet instant précis- peut-êtreque ie
fondamentalesde la vie : vous êtes-vousjamaisinformé à préféreraisplutôt écouterle nouvel album de U2 que je viens
fond pour savoirquelle religion disait quoi sur tel suiet - et d'acheter,mais le manuscrit aurait dû être rendu il y a deux
donc pour savoirquellereligion correspondaitréellementau ans déjà !). Cependant,avant de commencerà écrire,j'ai
mieux à vosbesoinset à vos convictions7? Êtes-vous sûr de surférapidementsur quelques-unsdes sitesWeb que je
vivre avec le bon partenaire? Ou bien, à un niveau plus consultehabituellement : j'ai jeté un ceil sur CNN, un autre
élémentaire: votre compagnied'assurances, votre banque, sur les résultatsdu football allemand et encoreun autre sur
votre fournisseurd'énergieet votre plan de retraite(ou, pour une pageWeb recensantles dernièresnouvellesdu rock
vosparents,leur servicede soinsà domicile)sont-ilslesmeil- progressif.Il se trouve que ie ne suis pas certain que j'avais
leursque vous puissieztrouver ? Ou encore,si l'on veut être ( vraiment > envie de surfer ainsi - j'éprouvais une sensa-
moins ambitieux,êtes-vousau moins certainque lescondi- tion étrangeen le faisant,et ce léger sentiment d'insatisfac-
tions que vous offrent votre compagnied'assurances, votre tion augmentaità chaque< saut) que je faisais- car ie ne
banque ou votre plan de retraite sont d'un niveau accep- finissaisquasimentjamaisde lire un article jusqu'aubout.
table ? Si ce n'est pas le cas: comment pouvez-vousvous Vous pourriez néanmoins arguerque c'est en fait mon
sentir < chezvous , lorsquevous affrontezcesproblèmes? problèmepersonnel,que c'estune faiblessede la volonté et
que cela n'a rien à voir avec des structuressocialesalié-
nantes.Eh bien, je pourraisriposteren disant que cette
7 Je suis parfaitement conscient que ce n'est pas de cette manière que même expériencealiénanteet absorbanteest partagéepar
Iescroyants considèrent leur religion. Ils ne choisissentpas rur dieu,
desmillions ou desmilliards d'internauteset peut donc
ils sont choisis par (un) Dieu. À cet égard, 1esrelations religieuses
demeurent en fait Drémodemes difficilement n'être attribuéequ'à ma faiblesseindividuelle.
" "

t22 123
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Contours sociale
del'accélâation
d'unethêoieuinque Lauitiqueêthique
2 : l' aliênation
rcvisitée

Mais d'accord,i'en acceptela responsabilitépour le recueilliespar les chercheurschezdesgensde presquetous


moment. Car, à l'étape suivante,les chosesont vraiment les groupessociaux,dansvirtuellementtous les paysdéve-
empiré : i'ai consultémon compte de courrier électronique' loppés,à propos du fait qu'ils ne < trouvent iamaisréelle-
À partir de Ià, pendant les quatre-vingt-dixminutes environ ment le temps, de faireleschosesqu'ils préféreraient faire8.
qui ont suivi,j'ai clairementfait deschosesque ie ne voulais Il est cependantintéressantde constaterque c'estun senti-
pasvraimentfaire.Jen'ai pasbesoind'entrerdansle détail, ment omniprésentmême chez les gens qui trouvent le
ici, car certainslecteurssaventdéià de quoi je parle : je temps de regarderla télévision (ou de surfersur le Net)
voulais écriremon livre mais, au lieu de cela,j'ai envoyé pendanttrois heuresou plus par jour ! Bien sûr,encoreune
toutessortesde fichierset de réponses,et < contracté'>un tas fois vouspourriezaffirmerque si les chosessont ainsi,c'est
de peineset de soucisque je n'avaispasauparavant'À la fin, que les genspréfèrentwaiment et o réellement) regarderla
il ne me restaitplus que ftente minutespour le livre' télévision plutôt que s'adonnerà ce qu'ils disent préférer
Cependant,cette forme de o distraction > (et de diffu- par-dessus tout (par exemplejouer du violon, partir en
sion) de ce que nous ( voulons vraiment faire > n'est pas randonnée,aller voir desamis ou un opérade Wagner).
seulementobservableen ce qui concerneles activitésà Néanmoins,cen'estpasle cas: lesdonnéesdesétudessurles
composantetechnologique.Danspresquetouslesdomaines sentimentset les niveaux de plaisir apportéspar des acti-
du travail, tes employés(ainsi que les employeurs)se plai- vités suggèrentclairementque les gens,en fait, apprécient
gnent de ce que le tempsqu'ils consacrentréellementà leur bien davantagecesautresactivitésquand ils s'y engagent
( activitéprincipale diminue : cecisevérifiepour le temps vraiment. Lesniveaux de plaisir et de satisfactionapportés
"
passépar un médecin avec sespatients, le temps passépar par la télévision,en revanche,sont extrêmementfaiblese.
les enseignantsà enseiSnerou éduquer,Ie tempspassépar Quelleque soit la manièred'interprétercetteétrangedécou-
les scientifiquesà la recherche,etc. Finalement,la thèse verte10,il est tout à fait clair que les gensfont rarementce
selon laquelleil ne nous est iamaisvraiment possible qu'ils u désirentvraiment faire o ; au lieu de cela, ils se
d'o arriver à faire > ce que nous ( voulons faire > est simple- lancent - sansêtre le moins du monde contraints,bien sûr -
ment fondée sur le fait que, comme ie l'ai observédansla dansdesactivitésqu'en fait ils n'aiment pasbeaucoupprati-
premièrepartie de cet essai,la < liste deschosesà faire u quer. Il s'agit donc presqued'un casparadigmatiquede
s'allongechaqueannéedans tous les domainesde la vie' La l'aliénationtelle qu'elle est définieplus haut : lesgensfont
< rhétorique de l'obligation > indique très clairement l'exis- volontairementcequ'ils ne veulentpas réellement> faire.
"
tencede ce sentiment viscérald'aliénation : le fait que nous
ayonstendanceà iustifier tout ce que nous faisonsavecune
phraseen formed'excusetelleque <Jedoisvraiment(lireles
Pour les preuves statistiques,4 Hartmut Ros^,AccéIhafion,op. cit.,
dernièresnouvelles,mettre à iour mon ordinateur,remplir p. 153-170.
ma déclarationd'impôt, changerde vêtements,etc', c'est- (,'f. Robert Kusry & Mihâly CslxszrNrMrHAlyt, Televisionand the
à-dire :) faire ça maintenant >, est une indication incontes- Quality of Life. How Viewing ShapesEverydayEttperience,Lawrence
Erlbaum Associates,HiUsdale(New Jersey,États-Unis1,1990.
table du degréd'hétéronomieque nous attribuonsà ces 10 Pour une tentative de lui donner du sens,d Hartmut RosA,Accélé-
activités.Et cela correspondstatistiquementaux plaintes ration, op. cit., p. 17Oet sq.

724 | 12s
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Contours
d'unethêone
critiaue sociale
del'accêlération Lacrirtque
êthique
2 : I' aliénation
revisitée

Cetteforme étrangeet tout à fait nouvelle d'aliénation rnauvaispour la vie bonne - et c'estde façon évidenteun
par rapportà nos propresactionsrésulteselonmoi elleaussi point de départprometteurpour revisiterle conceptdes
deslogiquesautopropulsées de la compétitionet de l'accélé- u faux besoins,.
ration. Dansun monde structurépar les impératifsde la En fin de compte,cependant,nous avonstendanceà
vitesse,nous ne sommespas seulementbien avisésde oublier ce que nous voulions <waiment > faire et qui nous
rechercherla réalisationà court termede nos désirs(comme voulions vraiment être - nous sommestellement dominés
regarderla télévision)plutôt que leur évolution à long terme par la nécessitéd'épuiserla " liste deschosesà faire> et par
fiouerdu violon), nous sommesaussiamenés,commeje l'ai les activitésde consommationà gratificationimmédiate
dit auparavant,à acheterdes < potentialités> et desoptions (commefaire du shoppingou regarderla télévision)que
plutôt que desbiens- et à compenserainsi le renoncement nous perdonsla sensationqu'il existe quelque chose
à la consommation n réelle> par une augmentationdu d'o authentique> ou de cherà nosyeux.Ainsi,commel'a dit
< shopping> : nous ne prenonspas,ou ne trouvonspas,le Ôdôn von Horvâth, nous finissonspar avoir l'impression
temps de lire LesFrèresKaramazov- au lieu de cela,nous qu'en fait nous sommesquelqu'un de très différent- nous
achetonsaussiL'Idiot de Dostoïevski; nous ne prenons pas n'avonssimplementpasle tempsd'êtrece quelqu'un.Cela
le temps d'apprendrevraiment à utiliser notre télescope signalecependantl'existencede deux autresformesd'alié-
(celaprend beaucouptrop de temps : pendant quatre des nation : I'autoaliénation
d'un côté,et une forme trèsparticu-
cinq nuits où vous proietez de sortir votre nouvel instru- lière d'aliénation par rapport au temps de l'autre.
ment, les nuagesobscurcissent la vue, la cinquièmenuit, il Commençonspar cettedernière.
fait un froid glacial,la sixièmenuit vous ne vous sentezpas
trèsbien, la septièmenuit vous Ie sortezbel et bien - mais d) L'aliénationpar rapportau temps
vous comprenezrapidementqu'il estextrêmementdifficile Alorsque nouspouvonsmesurerobjectivementle
de trouver ne serait-ceque la Lune dansle petit secteurdu temps à l'aide d'une pendule,l'expériencedu temps, sa
ciel que vousvoyezà traversle viseur),au lieu de celanous n duréeintérieure>, est un phénomènesubjectifet insaisis-
achetonsun nouvel appareilphoto que nous pouvonsthéo- sable.Une demi-heurepeut êtreincroyablementcourteou
riquement fixer sur le viseur du télescope.Ainsi, nos atrocementlongue, selon les circonstanceset les activités
pouvoirspotentiels,les options et les occasionsauxquelles dans lesquellesnous sommesengagés.Cependant,les
nousavonsaccèsaugmententsanscesse, alorsquenos capa- recherchesempiriquesont vraiment fourni quelques
cités concrètesde < réalisationn diminuent progressive- résultatstout à fait cohérents(et surprenants)au suiet de
ment. Nouspossédons davantagede livres,de CD, de DVD, notre expérienceintérieuredu temps.Nous pouvonsainsi
de télescopes, de pianos, etc. que jamaisauparavant,mais vérifier aisémentà partir de notre propre expérienceet de
nous ne pouvons pas les digérer.Puisquela < digestion > notre propre mémoire le phénomèneappelé< paradoxe
demandetrop de temps et que nous ressentonsun besoin subjectifdu temps ,. Il signifie quele tempsde l'expérience
et
impérieuxet croissantde rattraperle retardtemporel,nous le tempsdu souvenitont des qualitésinverses: si vous faites
compensonsde plus en plus la consommationirréaliséeà quelque chosequi vous plaît vraiment, et que vous en
traversle shopping.C'estbon pour l'économie,maisc'est ressentez beaucoupd'impressionsfraîches,intenseset

t26 | t27
I
Contours
d'unethêorie
oitiquedel'accélëration
socicle Laqitiqueêthique
2 : l,aliênation
revisitêe

stimulantes,le temps s'écoulenormalementtrèsvite. Mais long/brefou bref/long,sontprogressivement remplacées


par
lorsqu'àla fin de la journéevous vous retournez,vous avez une nouvelle forme d'expériencedu temps qui, de façon
inévitablement le sentiment que la journée a été extrême- intéressante, suit un n motif bref/bref> : pensezà ce qui se
ment longue.Pensez,par exemple,à un voyagede vacances passelorsquevous rentrezchezvouset que vous décidezde
entre,disons,Stockholmet la Côte d'Azur.Vousvous levez zappet< vite fait > en parcourantles programmestélé. Vous
tôt le matin pour prendre un ferry puis un avion pour pouvez très facilement en arriver à zapperet à regarderdes
Munich, faitesun petit tour en ville, passezquelquetemps boutsde programmespendantdesheures,ou bien restersur
danslesAlpeset, le soirvenu,vousêtesassisdansun joli café un thrillu particulièrement passionnant, et le tempss,écoule
au bord de la mer Méditerranée.Lorsquevous vous couchez de manière imperceptibleet très rapidement,comme
le soir, vous pouvez penserqu'en fait vous avezcommencé pendant le voyage.Et, comme pendant le voyage,vous
votre voyage,à Stockholm,ily a deux ou trois iours.Ainsi, recevezbeaucoupde stimulationset votre cæur peut se
un tempspassantrapidement(un tempsbref),dansl'expé- mettre à battre très fort lorsquele tueur secacheau coin de
riencevécue,setransformeen un tempsétendu (un temps la rue. Cependant,dèsque vous éteignezle téléviseur,le
long) dansla mémoire.Mais l'inverseest égalementvrai. temps ne commencepas à s,étendre(commeil le faisait
Pensezà une journée que vous passezà vous ennuyer à aprèsle voyage),au lieu de celail seréduit à presquerien.
attendrependant desheuresà la gareet dansun travail de Lorsquevous vous couchezce soir-là,la périodepasséeà
bureauquelconque,et peut-êtreavecdu tempssupplémen- regarderla télévisions'évapore, commedansl,expérience du
taire passéà attendredansun embouteillage.Pendantque tempslong/bref; si vous avezpasséla majeurepartie de la
vous attendez,bien sûr,le tempssembles'étirermiraculeu- iournéeà regarderla télé, vous avezl,impressionque vous
sement: vousavezl'impressiond'attendreassispendantdes venezde vous lever. Ce qui émergeest donc un motif bref/
heuresalorsqu'en fait la pendulemontre que dix minutes bref : le temps vécu passevite mais il rétrécit dans la
seulementsont passées.Le temps avancelentement. mémoire.
Lorsquevous allez au lit à la fin d'une telle journée,vous Celadit, si celasepassaituniquementavecla télévision,
avezcependantl'impressionque vous venezde vous lever : celan'auraitrien de particulier.Noussavonsdéjàquel,écran
de façon miraculeuse,on dirait que la journées'estécoulée de télénousfait subirdeschosesétranges. Jesoutienscepen-
( comme si rien ne s'étaitpassén. Le tempslent et long de dant que le motif bref/brefest bien plus répanduque cela
l'expériencese transformeen un temps bref dans la dans notre monde vécu de la modernité tardive. Une expé-
mémoire11. rienceidentiqueseproduit lorsqu,onsurfesur Internet,ou
Jusqu'icitout va bien, ce n'est ni nouveauni particuliè- lorsqu'onioue à (certainstypesde) ieux vidéo.Considérons
rement révoltant. Mais c'estici que les chosesdeviennent un instant quellesraisonsnous pourrionsdécouwir à cette
passionnantes : dansnotremondede la modernitétardive,il inversionexpérientielle du temps.La différenceentrela télé-
sembleque cesformesd'expérienceu classiques > du temps, vision et le voyageestà mon sensde deux sortes: première-
ment, le voyageimpliquetousnos sens,c,estune expérience
11 Michael G. FLAHERTr, A WatchedPot. How We ExperienceTime, New corporelledanstous sesaspects. En revanche,regarderla télé
York University Press,New York, 1999. estune expérienceu désensualisée , : nousbougeonsà peine

728 12e
I |
Contours
d'unethêorte ilel' accêlêration
critique sociale Lacrttique
éthique
2 : l' aliênation
revisitëe

la tête,touslesélémentsarriventà nos yeux selonune pers- façon intégréeou significative.Finalement,nous nous


pectivetrèslimitée, et il n'y a aucuneperceptionpar notre souvenonsà peined'avoirétélà.
peau,notre nez, etc. Deuxièmement,l'histoire ou les En fait, c'estune tendancequeWalterBenjamina identi-
histoiresdanslesquellesnous sommesimmergéslorsque fiée il y a presqueun siècle.En allemand,il pouvait distin-
nous regardonsla télé (ou lorsquenous jouons à un jeu guerlesErlebnissen (c'est-à-dire
lesépisodesd'expérience) et
vidéo)sont décontextualisées : ellesn'ont rien à voir avecce les Erfahrungen (lesexpériencesqui laissentune trace,qui
que nous sommeset avecqui nous sommes,avecce que sont connectées, ou sont en relation pertinente,avecnotre
nousressentons et avecle restede notrevie. Ellesne n répon- identité et notre histoire; lesexpériences qui atteignentou
dent > pasde façon significativeà nos expériencesou à nos transformentceuxque nous sommes).Et il faisaitla sugges-
étatsintérieurs.Ainsi, durant cesactivités,nous assimilons tion que nous pourrionsbien approcherd'une èrequi serait
deso épisodes isolés> d'actionou d'expérience. Cesépisodes riche en Erlebnissen mais pauvre en Erfahrunger4. On peut
ne laissentpasde ( tracesmémorielleso dansnos cerveaux: aisémentdistinguer les deux catégoriesen fouillant dans sa
commeils ne sont pasglobalementpertinentspour nos vies mémoire.Commele dit Benjamin,nous avonsbesoinde
ou nos identités,et commeils ne s'ajoutentpasà nos expé- < souvenirst' o, de tracesmémoriellesextérieures/ pour nous
riencespassées, nous avonstendanceà les oublier tout de rappelerlesépisodessimplesd'expérience, alorsquenousne
suite et nous pouvons nous permettrede le faire. Cette pourrions iamais oublier les vraiesexpériencesau sens
tendanceà l'effacement(ou au refusdu stockage)destraces d'Erfahrungen. Beniamin suggèredonc qu'il n'est pas acci-
mémoriellesest,en fait, fort utile dansune sociétéde l'accé- dentel que le touristemodernesoit attiré par les souvenirs.
lération où l'expérienceest la plupart du temps anachro- Pour ma part, je dois confesserque très souventje dois
nique et inutile et où l'on doit toujourssetenir prêt pour ce consultermon agendapour savoirsi oui ou non je suisallé
qui est nouveau et imprévu. Mais il sembleque ce soit la dansune certaineville (pour une conférence,qui plus est).Je
présenceou l'absencede tracesmémorielles(profondes)qui ne pourraispasIe dire avecma ( mémoireinterneu.
déterminesi le tempsestperçu,avecle recul,commeétant Cependant,ceque Beniaminn'a paspu prévoir,c'estque
bref ou long. mêmelessouvenirsne fonctionnentque s'il existedestraces
Si ce qui précèdeest vrai et pertinent, alors nous avons mémorielles( gravées> et émotionnelles.Bien sûr, vous
de bonnesraisonsde diagnostiquerune tendancegénérale voulez garderles souvenirset les photographiesqui vous
versun motif bref/brefde l'expériencetemporellemoderne rappellentvotre premier amour, ou votre premier voyage
tardive : de plus en plus, nous nous engageonsdansdesacti- seulà l'étranger;maisnous devenonsde plus en plus lassés
vités et descontextesqui sont isolésassezrigoureusement de tous lessouvenirset photographiesque nous amassons:
les uns desautres.Ainsi, nous pouvonsaller à la sallede ils n'ont rien à nousdire,ils nouslaissent froids>.Ils n'ont
"
gym, puis dansun parc d'attractions,puis au restaurantet au
cinéma, visiter le zoo, assisterà une conférence,à une
12 Directement traduit du mot anglais souvenirs,qui désigneexpressé-
réunion d'affaires,nous arrêterau supermarché, etc.Toutes
ment les objetsde souvenirs,le plus souvent liés au toudsme. Dans
cesactivitésont commerésultatdesépisodesisolésd'action tout ce passage,ce sont cesobiets que désignele mot < souvenirs
"
et d'expériencequi ne se connectentpas aux autresd'une tNdrl.

130 |
I rsr
Contours
d'unethéone del' accélêration
crinque sociale
Lacritique
éthique
2 : l'aliénation
revisitée

pas le pouvoir de remuer quoi que ce soit en nous, car ils


mais sedéplacerd'une ville - et encoreplus d'un État ou
sont lestracesextérieures d'épisodesd'expériencequi n'ont
d'un pays- à l'autreétait difficile.cela contrastefortement
plus aucun senspour nous.Ainsi, comme Benjaminl'avait
avecle nombre de relationscommunémentmaintenues
prédit, nous devenonsde plus en plus richesd'épisodes
dansle monde d'aujourd'hui.En comptant sa famille, le
d'expérience,mais de plus en plus pauvresen expériences
journal télévisédu matin, l'autoradio,les collèguesdansle
vécues(Erfahrungen). Il en résulteque le temps semblen se
train et le iournal local, l'employé typique peut être
consumerpar les deux bouts> : il passevite, et il disparaît
confronté,pendantlesdeux premièresheuresde la journée,
de la mémoire.Cecipourraitmêmeêtreen fait l'explication
à autant de personnesdifférentes(en termesde visionsou
centralede notre sensde la vitesserapidedu tempsdansla
d'images)que sonprédécesseur, danssacommunauté,en un
modernité tardive. Comme avec nos actions et nos
mois 13.o
marchandises, ce qui sepasseici est un manqued'n appro- n À traversles technologiesdu siècle,le nombre et la
priation du temps>>, nous échouonsà fairedu tempsde nos
variétédesrelationsdanslesquellesnous sommesengagés,
expériences < notre > temps: lesépisodesd'expérience, et le la fréquencepotentielledescontacts,l'intensitéexpriméede
temps qui leur est alloué, restentpour nous étrangers.Un
la relation et l'endurancedansle tempsaugmententtoutes
manque d'appropriation de nos propresactionset de nos
régulièrement. Cetteaugmentationdevenantextrême,nous
propresexpériences,cependant,ne peut que mener à des
atteignonsun état de saturationsocialera.o
formesplus- plutôt que moins- sévères d'autoaliénation.
Il en résultequ'il devient structurellementimprobable
que nous < établissionsune relation > avecautrui. Si vous
e) L'aliénationpar rapportà soi et aux autes
êtesà court de temps,vous pouvez toujours être prêt à
Ainsi, dans un sens,l'accélérationmène simple-
échangerdesinformations avecles autreset à coopéreravec
ment et directementd'abordà la désintégration, puis à une
eux sur desbasesplus ou moins instrumentales,mais la
érosionde l'attachement: nous échouonsà intégrernos
dernière chosedont vous ayezenvie est de les écouter
épisodesd'action et d'expérience(et les marchandisesque
raconterleur vie ou leursproblèmespersonnels. Allonsboire
nous acquérons)à la totalité d'une vie, et par conséquent
un verretoui, mais essayonsde ne pas parler en termes
nous sommesde plus en plus détachés,ou désengagés, des personnelset de ne pasétablirde relationsintenses,au sens
temps et desespaces de notre vie, de nos actionset de nos
de vrais ( axesde résonance1s". Cesdernièresrelations
expériences, et deschosesaveclesquellesnous vivons et prennent du temps à se construireet engendrentde la
noustravaillons.Il n'estpassurprenantque celasoit valable
douleur lorsqu'ellesse dissolvent- deux chosesprobléma-
égalementpour le monde social.Comme Kenneth Gergen
tiques dans un monde où les rencontres changent
l'a dit de façon convaincante,l'être de la modernité tardive
rapidement.
rencontretant d'autrespersonnes(dans le trafic, au télé-
phone,par e-mail,etc.)en si peu de tempsqu'il estcomplè-
tement < saturé> : < Dansla communautédu face-à-face,
l'ensembledesautrespersonnesrestaitrelativementstable. 13 Kenneth GËRaFN, TheSatwatedSelf,op. cit., p- 62.
14 lbid., p. 61, cf. p. 49 et sq.
Il y avait deschangements,par les naissances et les décès, 15 CharlesTrwo*, L'Âgeséculier,op. cit.

7s2 I 133
|
sociqle La uitique êthique2 :l'aliênanon tevisitée
d'unethêoneoitiquedel' accêlérarton
Contours
17'
Le fait que l'autoaliénation soit donc un danger immi- dépression, comme Alain Ehrenbergle suggère Si c'est
nent dans la sociétéde l'accélérationmodernetardive est < l'importance de ce que nous aimons > qui constitue notre
presqueévidentà partir de ce que j'ai montré jusqu'àmain- identité 18,alors la perte d'un tel sens,d'une hiérarchie
tenant. Si nous sommesaliénéspar rapportà I'espaceet au persistantede la pertinenceet de la direction,ne peut que
temps ainsi que par rapport à nos propres actions et expé- mener à une distorsionde la relation à soi-même.L'aliéna-
rienceset par rapport à nos partenairesd'interaction,nous tion par rapport au monde et l'aliénation par rapport à soi
ne pouvonsque difficilement échapperà une sensationde ne sont pasdeux chosesséparées mais simplementles deux
profonde aliénation de soi. Car, comme CharlesTaylor et facesde la même pièce.EIlepersistelorsqueles o axesde
bien d'autresdans le débat sur le communautarismedit résonance> entre l'être et le monde deviennentsilencieux.
libéral (et bien d'autresavant eux) l'ont exposéde façon
convaincante,notre perceptionde nous-mêmesémergeà
partir de nos actions,de nos expérienceset de nos relations,
à partir de Ia façon dont nous sommesplacés(et dont nous
nous plaçonsnous-mêmes)dans le monde social et spatio-
temporelincluant le monde deschoses16.Touslesépisodes
d'actionet d'expérience que nous avonstraversés,toutesles
options à notre disposition,les gensque nous connaissons
et les chosesque nous avonsacquisessont lesmatériauxde
basede nombreux récits que nous pourrions faire de nous-
mêmes,de nombreuseshistoiresque nous pourrions
élaborerpour déterminernotre identité. Néanmoins,
aucunede ceshistoiresne sembleconcluante,car aucune
d'ellesn'estvraimentappropriée.(Il n'estpasdu tout surpre-
nant que nous soyonspeu enclins à écouterles histoiresde
la vie desautres...)Qui nous sommes,et comment nous
nous sentonssont deschosesqui dépendentdescontextes
dans lesquelsnous évoluons,et nous ne semblonsplus
capablesd'intégrer cescontextesdans notre expérienceet
dansnotre action. Ce qui pourrait très facilementmener à
l'u épuisementde l'être > ou même au burn-outet à la

t 7 Alain Ernntarnc, I'a Fatigued'être soi,op. cit.; cf Hartmut RosA,Accé-


lératlon,op. cit., p.3O3 et sq.
16 Hartmut RosA,ldmtitiit und kulturellehaxis, op. cit.; Hartrnut RosA, 18 Harry Fnn.xrunr, The Importanceof What We Care About' Philoso'
op. cit., p.275 et sq.
Accélératlon, phical Essays, Cambridge University Press,Cambridge, 1988.

134
|
Conclusion

Cet essaia évidemment présentéune analyse


partiale et unilatéralede la vie dans la modernité tardive.
Depuisle début,il a soulignéles dangerset les piègesde la
vitesse,en négligeantles profits et les possibilitésqu'elle
procure.En outre, le conceptcentrald'aliénationdemeure
flou et philosophiquementsous-développé. Celaétant,le
but de cet exercicen'était pas de proposerune nouvelle
versionaccompliede la Théoriecritique,maisd'en préparer
le terrain et d'en poserles fondations sousdeux aspects:
premièrement,j'espèreavoir convaincu les lecteursde la
nécessitéd'une analyseet d'une critique complètesdes
structurestemporellesde la sociétémoderne (tardive).
Deuxièmement,mon desseinétait de démontrerla possibi-
lité d'une réintroduction du conceptd'aliénation dans la
Théorie critique contemporaine.Cette réintroduction, je
crois, peut être effectuéesans retomber dans des concep-
tions essentialistes de la naturehumaineou de l'essence. Ce
par rapportà quoi nous sommesaliénéspar lesdiktatsde la
vitesse,je l'ai dit, n'est pasnotre être intérieur immuable ou
inaltérable,maisnotre capacitéà nousapproprierle monde.
S'il estvrai, par exemple,eu'en tant que citoyens-consom-
mateursde la modemité tardive,nousessayons de compenser
le déficit d'appropriationpar une acquisitionde plus en plus

lnt
Aliénation et accêlération Conclusion

effrénéeet une confusion entre consommation et acquisi- estque lessujets,danslesenvironnementsultrarapidesde la


tion, alorsnous avonspeut-êtrela basenon paternalisteet modernitétardive,n'arriventpasà réconcilieret à alignerles
non perfectionnisted'une critiquecontemporainede l'aliéna- différentshorizons temporelsde leur vie : les modèles,les
tion et des faux besoins.Non pas que Ie théoricien social structures,les horizonset les attentesqui caractérisent nos
sachemystérieusement ceque sont ( nos o wais besoins,mais actionsquotidiennes,alorsmême que nous serionssans
c'estle sujet-consommateur luimême qui montredesformes doute capablesde les maîtriser,se séparentde plus en plus
d'insatisfactionet de compensationpouvant être analysées, desattenteset deshorizonsque nous développonspour
entre autres,par une introspectionattentive.De plus, une notre vie prise comme un tout, de la perspectivetemporelle
telle critique de l'aliénation causéepar le rapportau tempsne de notre proiet de vie. En outre, on l'a vu, il nous manque
présupposepasl'idéal trompeur d'une subjectivitélibre de une définition senséedu lien entre nos structurestempo-
toutestensions,de tous conflits et de toutes séparations rellesindividuelleset notre placedansle temps historique
intrinsèques.Commel'ont soutenude façon convaincante (sansmêmeparlerdu tempscosmologique).
les critiquesde l'idée d'" authenticitévraie o, d'Helmuth Ainsi, une critique des structurestemporellesde la
Plessnerà Adorno et aux poststructuralistescontemporains, société,de sesmoteursaccélératoires et de sesconséquences
on ne peut guèredouter du fait que toute tentatived'élimina- aliénantesestselonmoi la voie la plus prometteusepour les
tion politique et culturelle de l'aliénation mène à desformes futurs possiblesde la Théoriecritique. Elle pourrait même
totalitairesde philosophie,de culture et de politique, et à des apparaîtrecomme la seuleoption rationnellementvalable
formesautoritairesde personnalité. dans un monde devenu trop rapide et trop instable pour
Oui, la subjectivitéhumaine est inévitablement décen- permettreune analyseapprofondiede sescaractéristiques.
trée, fractionnée,pleine de tensionset définie par d'inso- Lefait quele mondesembleetretrop insaisissable non seule-
lublesconflits entre désirset évaluations.Cependant,dansla ment pour être modelé politiquement de façon organisée
modernitétardive, lesdiktats de la vitesse,de la compétition mais aussipour permettresa reconstructionrationnelle et
et desdélaisimposéscréentdeux dilemmesqui justifientle son appropriationépistémologique,n'est selonmoi pasla
verdict d'une nouvelle forme d'aliénation méritant l'atten- cause,maisle résultatd'une aliénationdont le cæurestune
tion de la critique sociale: premièrement,il résultede ces distorsion(temporelle)pousséede la relationmoi-monde.
diktats desmodèlesde comportementet d'expériencequi ne Pourles sujetsde la modernitétardive,le monde (qui
sont pas crééspar l'un ou l'autte ensemblede valeursou de inclut le moi) est devenu silencieux,froid, indifférent ou
désirs,maisrestentwaiment u étrangers> aux sujets.Deuxiè- mêmerepoussant. Celaindiquecependantl'existenced'une
mement, par contrasteavecd'autrestypes de régimessocio- forme d'aliénationtrèspousséesi la n réactivité> dansla
culturelstels que l'Éghsecatholique,l'environnementde la relationmoi-mondeestl'< opposé, adéquatde l'aliénation.
modernité tardive ne fournit pasd'idéesou d'institutions de Ce dont nous avonsbesoin,bien sûr,estun examenpoussé
< réconciliation> potentielle: tous les échecset les défauts de ceà quoi pourrait ressemblerune fotme devie nonaliénée,
relèvent directementdes individus. C'est uniquement de dont, iusqu'ici,je ne disposepasmême d'une esquisse.
notre propre faute si nous sommesmalheureuxou si nous Cependant,le fait que le monde soit rendu < silencieuxu,
échouonsà resterdansla course.L'une desconséquences en cette( surditéu dansla relationentrele moi et Ie monde,est

138 | 13e
|
Aliénationet accêlûanon
Conclusion

le sujetd'inquiétudele pluspersistantet le plusmenaçantde apparencede stimulerdesexpériences >


d'< autorésonance
tous les diagnosticsde n pathologie> que nous trouvons
par le truchementd'écouteurs, alorsqu'elleaffichentdansle
dansles analysessocialescritiquesde la modernité : l'idée
même temps,précisémentpar cette action, une non-réso-
que nous soyonsréduits à lancerun appeldansle monde et à
nancepure et simple avecleur environnement- soient en
attendreune réponseque nous pourrionsbien ne jamais
fait les symptômesd'un désastrede la résonancedansle
obtenir est non seulementà la racinedesanalysesexisten-
monde de la modernité tardive.
tialistesde l'absurde,comme chez Camus,mais elle est
De ceci,semble-t-il,découlel'idée qu'uns u vie bonne o,
égalementau cæur du conceptd'aliénation du jeune Marx,
finalement, pourrait être une vie qui serait riche d'expé-
de l'inquiétude de Weber au suiet du désenchantement,de
riencesmultidimensionnellesde u résonance> ; une vie qui
l'analysede l'anomie par Durkheim,de l'analysede la réifi-
entrerait en vibration avecdes( axesde résonance> percep-
cation chezLukâcs(et chez Marcuseou Honneth) et de la
crainte d'Adorno et Horkheimer d'une domination tibles,pour reprendrel'expressionde Taylor.De tels axes
complètede la raisoninstrumentale. peuvent sedévelopperà partir de la relation entre le sulet et
La mimésis,l'antidote d'Adorno,est selonmoi définie le monde social,le monde desobjets,la nature, le travail,
correctementpar la contre-idéed'une approchemutuelle etc. La résonance, dansce sensd'o opposéde l'aliénation u,
< réactive> entre le moi et le monde. Jusqu'ici,dans estbien sûrun conceptexistentialiste ou émotionnel,plutôt
I'histoire humaine occidentale,il sembleexister deux que cognitif : le fait que le monde entre ou n'entre pasen
grandesformes culturelles,ou systèmes/pour rendre le résonanceavecnous ne semblepasdépendrebeaucoupdu
monde n réactif" :lareligion,qui permetl'existenced'un ou contenucognitif de notre conceptualisationde la relation
de plusieursdieux réactifsautourde nous,etl'art - la poésie moi-monde. Bien au contraire,le fait que nous trouvions
et, avant tout, la musique-, gui, comme le disent lesroman- plausiblesou attirantesdeshistoiresà proposd'un dieu
tiques, réveille le monde pour qu'il réagissepar une bienveillant ou d'une nature enchantéen plus profonde >
chanson1.Ainsi, il sepourrait bien que le o retour de la reli- dépendbien plus probablementde notre o être au monde ,
gion > propre à la modernité tardive, ainsi qu'une caractéris- précognitif: si cemondeparaîtinhospitalier,froid et indiffé-
tique desplus étrange,la o musicalisationu généraliséede la rent, ceshistoiresgagnentpeu en crédibilité.Néanmoins,il
vie quotidienne - aucun supermarché,aucun ascenseur/ est tout à fait évidentque les structurescognitivesde notre
aucun aéroportsansmusique; et un nombre croissantde conceptionde la relation moi-mondeont ellesaussiune
personnes,dans les lieux publics, qui tentent selon toute influencesur notre façonde vivre le monde.Si vous croyez
par exempleque Satansecacheà tous les coins de rue, vous
pouvezcommencerà considérerle monde comme un
1 Schliift eîn Lied in allen Dlngm, die da trtiumen fort untl fort, und die
"
Welt hebt an zu singoç triffst Du nur das Zauberworfu (" Un chant endroit hostile. Et si vous croyezaux théoriesdu choix
sommeille en toute chose,qui ne cessede rêver,et le monde semet à rationnelqui affirmentque le seulbut desêtreshumainsest
chanter, il suffit que tu trouves le mot magique >) : ce court poème
de Joseph Freiherr von Eichendorff est probablement le poème le
de satisfairede façon instrumentaleleurs penchantset leurs
plus paradigmatique (et le plus souvent cité) du romantisme alle- fonctions utilitaires, alors vous ne devriezpas être surpris
mand.
que le monde paraisse complètement< silencieux".

140 141
I |
Aliénation
etaccélêr
arton

Ceci,bien sûr,à cestade,n'estquepurespéculation,mais


une spéculationque je trouve assezintéressantepour
stimulerdesrecherches supplémentaires dansle cadred'une
théoriecritiquede l'accélérationet de l'aliénation, Bibliographie

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148
|
Table

Remerctements
Introduction

Premièreparne
Une théortedel' accêlêration sociale

chapitet Qu'est-ceque I'accélérationsociale? T3


1. L'accélérationtechnique 18
2. L'accélérationduchangementsocial 20
3. L'accélération
durvthmede vie 25

chapive2 Les forcesmotrices de I'accélérationsociale 33


a) Lemoteursocial: la compétition 34
b) Le moteurculturel: Iapromessede I'étemité 38
c) Le cyclede I'accélération 40

3 qu'est-ce que la décélérationsociale?


Chapitre M
a) Leslimitesdevitessenaturelles 45
b) Lesoasisde décéIération 45

1s1
|
Aliénationet accélêration
Table

c) La décélérationcommeconséquence ChopiveT2La critique normative: I'idéologierevisitée.


dysfonctionnelledel'accéIérationsociale46
Démasquer lesnorrnessocialescachées
û Ladécélérationintentionnelle 47 de la temporalité 100
e) Lerevusde l'accéIération sociale:
I'inertiestructurelleetculturelle 51
Chapiùe73La critiqueéthique1 : la promesse
brisée
dela modernité 106
chopiûe4 Pourquoiilya accélération
plutôtquedécélération 53 Chapiûe74Lacritiqueéthique2 : I'aliénationrevisitée
- PourquoiI'accélération
sociale
5 Pourquoi
chopirre est-ceimportant? mèneà I'Entfremdung LL4
L'accélération
etla transformation
denote uêtreaumonde,' 57 a) L'aliénationparrapportàI'espace
115
b) L'alienationparrcpportauxchoses
112
c) L'aliénationparrapportànosactions
120
Deurtèmeparne
L'accêlêrationsociale d) L'aliénationparrepportautemps122
etlesuersionscontemporaines e) L'aliénation
parrapportà soi
etauxautres 132
delaThêortecrtûque
Conclusion L37
chapifie6Conditionspréalablesà unethéoriecritique 67
Biblioyaphie L43
chapittet L'accélérationet la critique
desconditionsde comrnunication 73

chapiûer L'accélération
et la critique
desconditionsdereconnaissance
sociale 78

9 L'accélération
chapirre commenouvelleforme
detotalitarisme 84

partie
Troisième
Gontoursd'unethéortecrtfique
deI' accêlér
ationsociale

10 Troisvariantesd'une critique
Chapitre
desconditionstemporelles 89

chapitretrLa critique fonctionnaliste:


les pathologiesde la désynchronisation 93

7s2 |
Du mêmeauteur.Dans la mêmecollection

HartmutRosa
Accêlëration
Unecritiquesociale
dutemps
Traduitde I'allemand
par DidierRenault

2oro. 48opages
IS B N978-2-70Zr-5482-8

I
L'expérience majeure de la moder- que la désynchronisation des évolu-
nité est celle de I'accélération.Noue le tions socioéconomiqueset la dissolu.
savons et l'éprouvons chaque jour : tion de l'action politique font peser
dans la société modeme. ( tout une gnve menace sur la possibilité
dwient oujours plus rapide u, Or le même du progrès social.
temps a longtemps été négligé dans Marx et Engels affirmaient ainsi
les analyses de la modemiæ au profit que le capitalisme contient intrinsè-
des processus de rationalisation ou quement une tendance à volatiser
"
d'individualisation. C'est pourtant le tout ce qui est solide et bien établi ,.
temps et son accélération qui, aux Dans ce liwe magistâl, Hartrnut Rosa
yeux de Hartmut Rosa,permettent de prend toute la mesure de cette
comprendre Ia dynamique de la analyse pour constnrire une véritable
modernité. u critique sociale du temps D suscep-
Pour ce faire, il livre dans cet tible de penser ensemble les transfor-
ouvrage une théorie de l'accélération mations du temps, les changemenB
gociale susceptible de penser sociaux et le devenir de l'individu et
ensemble l'accélération technique de son rapport au monde.
(celle des transports, de la communi-
cation, etc.),I'accélérationdu change-
ment sociâl (des styles de vie, des
structureE familiales, des affiliations
politiques et religieuses) et I'accéléra-
tion du rythme de vie, qui se mani-
feste par une expérience de stress et
de manque de temps.
La modemité tardive, à partir des
années r97o, connaît une formidable
pousséed'accélération dans ces trois
dimensions.Au point qu'elle en vient
à menacer le projet même de la
modernité: disgolution des attenteset
des identités, sentiment d'impuis-
sance, c d{rcmporalisation " de l'his-
toire et de la vie. etc, t'auteur montre
-CompositionFacompo.Lisieux.
, Impressionréaliséepar CPI Bussière
à SainçAmand-Montrond(Cher).
Dépôt légal du 1* tirage : janvier 2012.
Suitedu 1"'tirage (2) : juin201.2.
N' d'impression: 12222914.
Imprimé en France

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