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Formation emploi

Revue française de sciences sociales


157 | Janvier-Mars
Le tiers employeur, figure émergente de la relation
formation-emploi

Transfuges, transclasses : des parcours singuliers


Par José Rose

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/formationemploi/10560
DOI : 10.4000/formationemploi.10560
ISSN : 2107-0946

Éditeur
La Documentation française

Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2022
Pagination : 145-153
ISSN : 0759-6340

Référence électronique
Par José Rose, « Transfuges, transclasses : des parcours singuliers », Formation emploi [En ligne], 157 |
Janvier-Mars, mis en ligne le 10 avril 2022, consulté le 04 avril 2022. URL : http://
journals.openedition.org/formationemploi/10560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/formationemploi.
10560

© Tous droits réservés


Note de Lecture
Transfuges, transclasses :
des parcours singuliers
Par José Rose
Professeur émérite de sociologie, Aix-Marseille Université, LEST-CNRS

Les 10e Rencontres « Jeunes et Sociétés en Europe et autour de la Méditerranée », inti-


tulées (Probable/Improbable) Transclasse, Transgenre, Transnational…, se sont terminées
par une table ronde réunissant trois auteurs « autour des expériences de transclasses ».
L’intérêt de leurs livres et la richesse des échanges m’ont incité à en rendre compte.
De façon assez inattendue, la notion de transfuges de classe est récemment revenue sur
le devant de la scène avec la parution de plusieurs livres qui ont rencontré un étonnant
succès. Pourquoi les médias s’intéressent-ils au sujet aujourd’hui 1 ? Pourquoi est-il de
bon ton dans les milieux influents d’exhiber l’origine modeste de ses ancêtres ? Sans
doute pour masquer la réalité de filiations plutôt favorisées, l’importance des héritages, la
puissance de la reproduction sociale, la persistance des clivages de classe et de l’élitisme :
« la reproduction sociale dans les milieux que je fréquente est massive et gêne trop souvent
les principaux concernés » écrit Naselli, l’un des auteurs invités (p. 20). Comme si, pour
mieux faire accepter ce monde, il importait de mettre en avant des parcours d’exception
en forme d’espoir ou d’alibi.
Reste qu’en effet nombre de personnes parcourent l’espace social et atteignent des situa-
tions professionnelles que leur origine modeste ne laissait pas envisager a priori, même
si chacun sait à la fois la puissance des régularités statistiques et la singularité de chaque
existence. Et l’on a envie de savoir comment se déroulent ces parcours singuliers. Cette
question intéresse au premier chef les sociologues puisqu’elle met la focale sur la mobi-
lité sociale, les processus de reproduction et la prégnance des classements sociaux. De
Pierre Bourdieu, dans Esquisse pour une auto-analyse en 2004, à Chantal Jaquet, dans Les
transclasses ou la non-reproduction en 2014, les sociologues ont ainsi tenté d’approcher
ce phénomène en en formulant au mieux les termes tout en interrogeant leur propre
parcours 2. C’est également ce qu’ont entrepris des romanciers. Annie Ernaux – notam-
ment dans Écrire la vie en 2011 et dans Les années en 2008 chez Gallimard – tient lieu à

1 « Les transfuges de classe, phénomène de la rentrée littéraire » titrait Le Mag du Monde, le 24 septembre 2021.
2 Nombre d’auteurs pourraient être mentionnés ici et pas seulement français, comme en atteste par exemple
l’ouvrage souvent cité de R. Hoggart, 33 Newport street, autobiographie d’un intellectuel issu des classes
populaires anglaises, traduit en 1991 chez Gallimard/Le Seuil.

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cet égard de référence et nombre d’auteurs ont tenu à souligner leur dette à son égard.
Au cours des dernières années, plusieurs livres, à la fois témoignages et essais, ont ainsi
rencontré un réel succès, tels ceux de Didier Eribon – Retour à Reims (Fayard, 2009) –
ou d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014).
C’est dans ce contexte que les 10° Rencontres Jeunes et Société ont invité trois auteurs
ayant tout récemment apporté leur contribution à cette thématique tout en se situant
sur des registres assez différents. Bernard Fusulier propose ainsi, dans Journal de bord
d’un transclasse. Récit d’une improbable traversée des classes sociales (La boîte à Pandore,
2020), une fiction inspirée de souvenirs personnels et adossée à des savoirs sociolo-
giques ; Rose-Marie Lagrave, dans Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge
de classe féministe (La Découverte, 2021), rend compte d’une enquête autobiographique
avec analyse d’archives et entretiens familiaux ; Adrien Naselli, dans Et tes parents, ils
font quoi ? Enquête sur les transfuges de classe et leurs parents (JC Lattès, 2021), ana-
lyse seize entretiens conduits auprès de transfuges et de leurs parents, lui et les siens
compris.
La lecture de ces trois ouvrages nous met donc en présence d’une directrice de recherche
à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) issue d’une famille nombreuse
vivant en milieu rural et s’interrogeant sur son parcours en l’inscrivant dans sa famille
et son environnement, d’un directeur de recherche au Fonds de la recherche scienti-
fique (FNRS) de Belgique imaginant le parcours d’un scientifique de renommée inter-
nationale dont les parents étaient respectivement ouvrier et blanchisseuse, et enfin d’un
journaliste normalien d’origine modeste interrogeant des personnes médiatiques issues
de familles populaires et confrontant leurs discours à ceux de leurs parents.
Malgré ces différences d’origines et de parcours, la convergence entre eux est finale-
ment assez grande quant à la façon de décrire et d’analyser les parcours. Les questions
abordées sont voisines et trois vont être abordées ici : comment nommer ces personnes
et leur expérience ? Comment rendre compte de ces parcours de mobilité sociale ?
Quels ont été les facteurs, les acteurs, les instances et les contextes déterminants ?

1. Transfuges ou transclasses : une affaire de mots ou de point de


vue ?
Le terme de transfuge de classe a été longtemps utilisé pour évoquer des personnes
ayant connu, au cours de leur vie, un changement majeur de milieu social généra-
lement orienté vers le haut. L’accent était alors mis sur la notion de rupture, sur le
caractère improbable et problématique de ces parcours qui peuvent engendrer malaise,
honte, sentiment de trahison sociale, de culpabilité, d’imposture, d’infériorité, toutes
manifestations subjectives rabattant la question vers la personne elle-même tout en se
référant à une approche verticale et hiérarchique du social. Ce terme de transfuge est

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ainsi celui retenu par Naselli et Lagrave. « J’assume », écrit cette dernière, « le terme de
transfuge sans être dupe de ses connotations ambigües » (p. 10), mais ce terme reste préfé-
rable car il exprime clairement un point de vue.
De son côté, Fusulier parle de transclasse et de mobilité sociale ascendante en reprenant
le terme forgé par Jaquet pour signifier de façon plus neutre cette traversée des classes
sociales. « Afin », écrit-il en la citant, « de donner une existence objective légitime à ceux qui
ne reproduisent pas le destin de leur classe d’origine, il convient de changer de langage (…) Il
paraît ainsi plus judicieux de parler de transclasse pour désigner l’individu qui opère le passage
d’une classe à l’autre en forgeant le mot sur le modèle du mot transsexuel » (Les transclasses ou
la non-reproduction, PUF, 2016, p. 13). Il se distingue toutefois d’elle quand elle entend
horizontaliser les choses au risque, dit-il, de dénier l’opposition déterminante entre domi-
nants et dominés.
Lors de la conférence inaugurale de ces Journées, Chantal Jaquet avait justement été
invitée à présenter les grandes lignes de son approche. Rappelant que l’improbable n’est
pas l’impossible et que reproduction n’est pas fatalité, elle proposait ainsi, et c’est l’objet
de son livre, de « penser ensemble reproduction et non-reproduction ». On peut, disait-elle,
sortir du primat théorique de la reproduction tout en utilisant ce concept bourdieusien.
Ceci évite de considérer les cas de non-reproduction comme des exceptions ou des ano-
malies, et permet de penser les contraires sans distinguer règle et exception ni hiérarchiser,
c’est-à-dire en se libérant des jugements de valeur sur les trajectoires et en évitant la valo-
risation/dévalorisation du transfuge. Elle en appelait également à penser l’horizontalité
et à considérer les changements non comme des passages de paliers ou d’échelons, mais
comme des détours, des ruptures, des pas de côté. Reste alors à étudier le passage trans-
classe en dénouant l’ensemble des déterminations, les étapes, l’entrelacement des aides,
l’histoire familiale et tous les facteurs qui se combinent.
Derrière ce débat sur les mots, se manifestent en fait une certaine conception de l’objet
et, plus largement, de la société elle-même, le rôle attribué aux hiérarchies sociales et à
l’opposition entre dominants et dominés étant plus ou moins important selon les cas.
Mais, que l’on soit nommé transfuge ou transclasse, il s’agit toujours d’une mobilité
sociale et la question est simplement de savoir à partir de quelle ampleur de mobilité on
a besoin de forger un terme spécifique. C’est sans doute le cas lorsque la mobilité est une
véritable rupture, un passage entre deux mondes sociaux clairement identifiables et très
différents. Pour autant, tous les transfuges ou transclasses ne vivent pas nécessairement
ceci comme un grand écart entre deux mondes radicalement opposés et ne perçoivent
pas avec la même intensité cette rupture. Lagrave parle ainsi de « migration sociale de
petite ampleur » autorisant le métissage (p. 383). « Ma trajectoire est un entre-deux partici-
pant des deux mondes, réconciliés » écrit-elle p. 387, tandis que Fusulier évoque pour son
personnage une « traversée qui n’est pas tonitruante et qui m’est singulière » (p. 92), et que
Naselli observe chez certains de ses interviewés des ruptures avec déchirement entre deux

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identités pouvant générer « une double vie », alors que d’autres s’inscrivent plutôt dans une
filiation malgré le changement de monde.
À cela s’ajoute une deuxième question concernant l’orientation de ces mobilités sociales.
Sont-elles nécessairement ascendantes ? Certes, la plupart des témoignages font état d’une
progression dans un monde social hiérarchisé et ils le font sans doute aussi parce qu’il est
plus aisé de brosser un parcours de réussite qu’une dégringolade sociale. Mais ils l’expri-
ment parfois avec une certaine distance, considérant que leur situation d’origine a aussi
ses vertus. Plus encore, le transclasse peut très bien avoir connu un mouvement des-
cendant ou des mobilités horizontales suffisantes pour qu’il considère avoir changé de
milieu social et vécu des processus similaires de rupture et d’étrangeté. Il convient donc de
mesurer à sa juste dimension l’ampleur de ces mobilités car le monde social divisé est aussi
constitué d’espace sociaux restreints et eux-mêmes clivés. Lagrave résume bien cela quand
elle analyse ainsi son parcours : « Le passage d’un monde dominé à un espace dominé dans
un monde dominant confirme la règle de la reproduction sociale tout en prenant en compte les
exceptions » (p. 381).
Se pose enfin la question du statut même de l’exception qui confirme ou infirme la règle
de la reproduction sociale et qui fait supporter sa puissance en entretenant l’idée qu’elle
peut être subvertie. Aucun des trois auteurs ne souhaite se considérer comme une excep-
tion, même si Naselli évoque le fait que pour nombre de parents interrogés, « le mystère
des trajectoires ascendantes de leur progéniture est si profond qu’il est plus commode de l’associer
à un trait de caractère (…) On ne sait pas d’où ça vient’ avouent-ils le plus souvent » (p. 40).
De son côté, Lagrave souligne certaines similitudes dans les parcours de ses sœurs et frères
« socialisés dans une même famille » et qui ont tous connu un déplacement social ascen-
dant, mais avec « des différenciations de parcours » imputables notamment à la position
dans la fratrie et à des événements comme le mariage. Chaque enfant est « parvenu, par
des voies différentes, à s’extraire, dessinant ainsi une mobilité générationnelle » et « nos parcours
si contrastés attestent finalement qu’il existe, au-delà des convergences, de grandes différences
entre les transfuges de classe, et plaident en faveur d’analyses plus nuancées, distinguant trajec-
toires de grande ampleur et chemins plus modestes » (p. 247).

2. Parcours de mobilité sociale : comment se déroule le processus ?


Chaque auteur a son terme pour caractériser ces mobilités sociales. Fusulier parle de
« dynamique » et de « traversée » – « j’ai seulement traversé une frontière entre classes sociales,
passant d’un milieu populaire ancré dans son terroir à une petite élite académique mondia-
lisée » déclare son personnage – tandis que Naselli parle de « parcours » et Lagrave de « pro-
cessus », tous trois mettant l’accent sur le mouvement plus que sur le simple changement
d’état ou de monde. Lagrave annonce ainsi nettement et d’emblée son projet : « Ce livre
n’est donc ni une autobiographie, ni une auto-analyse, mais l’examen d’un processus qui, d’un

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village à Paris, d’une école primaire rurale à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales m’a
façonnée, en tant que femme et féministe, en transfuge de classe » (p. 10).
Et ces « traversées » font image. « Je suis parvenue, par un jeu de l’oie alambiqué, à passer
de la case des ‘gens de peu’ à celle dite communément et parfois de façon fallacieuse des ‘intel-
lectuels’ » écrit Lagrave (p. 10), tandis que Fusulier fait dire à son personnage « Je jouais à
Super Mario, pas seulement au jeu vidéo, mais dans la vraie vie. Passer d’un niveau inférieur
à un niveau supérieur, explorer de nouveaux environnements et défier les challenges m’exci-
taient » (p 47). Reste alors à comprendre comment se déroulent ces parcours, à « étudier
ce qui a rendu possible ce voyage dans l’espace social, comment il se déroule et ce qu’il produit
sur les individus qui l’ont entrepris » (Fusulier, p. 10).
Tous les parcours étudiés, et le livre de Naselli en apporte de nombreuses illustrations,
sont ainsi parsemés d’obstacles qu’il convient de franchir au mieux, d’opportunités à
saisir, de coups de pouce inattendus, de fausses pistes, de tergiversations et d’accélérations
soudaines, mais aussi de rencontres opportunes et d’ « allez-y » encourageants, d’expé-
riences et de moments décisifs, de chances et de désillusions, de navigations à vue et de
transgressions, de laborieux travail d’acclimatation et d’appropriation des codes, d’effets
de contextes historiques et institutionnels qui balisent et soutiennent les histoires indivi-
duelles. Il y a du travail et un prix à payer pour accomplir de tels parcours qui restent tou-
jours fragiles. « Je suis arrivée à ajuster, sans amertume, mes attentes aux conditions objectives
qui ont façonné ma migration de classe » écrit Lagrave (p. 269). « Faire de nécessité vertu,
telle est l’armature de ma pente ascensionnelle » (p. 376). « J’ai toujours su que c’était à moi
de m’adapter. Une transfuge a-t-elle d’autres alternatives ? » (p. 325).
Naselli pointe bien, dans sa description des parcours des personnes interrogées, ces mul-
tiples obstacles et ces soutiens décisifs, mais aussi ces désillusions, ces échecs, ce « plafond
de verre » et ces tentations de retour au bercail. On y retrouve aussi le « perpétuel tirail-
lement » (Lagrave) mâtiné d’une certaine honte sociale que le personnage de Fusulier
semble ne pas avoir connu puisqu’il parle même de « migration sociale heureuse » (p. 98)
et de capacité à se saisir de la chance : « Il n’y a pas d’égalité face à elle ! Si je devais la saisir
au passage, c’est aussi parce que je savais que je n’aurais pas beaucoup d’occasions » (p. 50).
Et ce n’est pas seulement une affaire individuelle, comme le souligne Lagrave en insistant
sur la dimension collective de cette promotion familiale qui « s’oppose en tous points à une
lecture de ma trajectoire en termes de "miraculée", d’exception ou de singularité » (p. 27). En
mettant l’accent sur le « comment on s’en sort », elle entend ainsi montrer que « malgré
les lois d’airain de la reproduction sociale, se trouvent de petits embranchements qui dessinent
des courbes sociales ascendantes, parfois frappées de plein fouet par des accidents de parcours,
mais qui reprennent leur cours ; ces embranchements attestent que la fatalité sociale n’existe
pas ». « En restituant les états successifs de mon parcours (boursière, oblate, universitaire) ins-
crits dans leurs différents contextes, j’ai ainsi pu retracer l’ensemble de ma pente ascendante »
écrit-elle en conclusion. Et si « rien d’absolument exceptionnel n’apparaît, subsiste pourtant
quelque chose de singulier : je ne me suis jamais sentie déchirée entre deux univers » (p. 375).

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Au-delà d’une description de cette dynamique et des divers ingrédients qui composent
ces parcours, on peut se poser la question de leur logique d’ensemble. Racontés de façon
chronologique, ils comparent en effet un point de départ et un point d’arrivée tout en
évoquant les étapes qui ont permis de passer de l’un à l’autre. Mais n’est-ce pas une
reconstitution écrite d’abord à l’aune de la position occupée en fin de parcours ? Et com-
ment parvenir à interpréter chaque étape tout à la fois comme un moment d’éloignement
de l’état initial et comme un moyen de se rapprocher de l’état final ? Comment voir les
origines comme obstacle, mais aussi comme levier ? Et finalement, comment se définir
tout à la fois par ses origines, par son parcours et par sa situation d’arrivée, par sa jeunesse
et par sa maturité ?

3. Facteurs, acteurs et moteurs : quels sont les éléments


déterminants ?
Ces parcours sont certes des histoires individuelles qui engagent les personnes dans leur
singularité mais, dans la mesure où chacun se définit essentiellement dans ses rapports à
autrui, ils sont avant tout faits de rencontres. Tous les transfuges ou transclasses évoquent
des « rencontres décisives » (Naselli), des passeurs, des bouées de sauvetage, des appuis ins-
titutionnels, des réseaux, des guides, des agents de transition, des « alliés d’ascension » pour
reprendre le terme de Paul Pasquali 3. « J’ai été portée, agie et emportée par une lame de fond
collective », le « s’en sortir est collectif », écrit ainsi Lagrave (p. 376).
Parmi les agents déterminants, il y a d’abord les institutions. « Il a fallu pas moins de quatre
institutions pour modeler mon être social », écrit-elle encore. « La famille, l’Église, l’École et
l’État » (p. 25).
La famille est constamment évoquée car elle apporte des ressources, des spécificités et des
repères qui peuvent même, malgré la modestie des situations sociales, relever d’un capital
culturel, relationnel, voire matériel et financier. Bien sûr, il y a d’abord les parents, comme
l’illustre Naselli du fait même de son approche. Il parle ainsi de sa mère qui « veillait » ses
enfants en leur lisant des histoires et en jouant avec eux, de ses parents qui ont « posé un
cadre plutôt stable et strict » et développé la croyance dans le rôle décisif de l’École. « Nous
sommes beaucoup à souligner le rôle de nos mères dans notre éveil » note-t-il (p. 65) : « La dette
des transfuges de classe envers leurs parents est énorme » (p. 89). Pour autant, ils ne sont pas
toujours des aides car ils sont inquiets de ce qu’ils ignorent, ont un « champ des possibles
assez restreint quand ils pensent à nos métiers » et des ambitions à la fois très conventionnelles
et très floues. Ces influences concernent la famille élargie car, outre les parents qui peuvent
apporter l’amour inconditionnel, le sacrifice, le cadre structuré, l’ouverture, comme le sug-
gèrent des personnes interviewées, il y a aussi les grands parents et les sœurs qui ouvrent le

3 Dans Passer les frontières sociales (La Découverte Poche, 2021).

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chemin (Lagrave), la femme et les beaux-parents (Fusulier), les oncles et les tantes comme
« repères du possible » (Naselli).
L’École joue bien sûr un rôle déterminant dans ces parcours car elle est le lieu de l’appren-
tissage, de la découverte et même de la révélation. Nombre de transfuges évoquent ainsi
des rencontres décisives avec tel ou tel enseignant, instituteurs et institutrices au premier
chef, qui détecte, stimule et ouvre des voies inconnues. L’école, par le travail qu’elle sup-
pose et le plaisir qu’elle procure, accroît l’appétit d’apprendre et conforte, chez des élèves
qui se révèlent bientôt très bons, leur docilité et leur appétence. Lagrave évoque ainsi une
concordance entre les dispositions acquises dans la famille et les attentes des instituteurs
(p. 110), ce bagage scolaire permettant d’enclencher une mobilité sociale pour toute la fra-
trie (p. 143). Durant ces enfances familiales et scolaires, la lecture se présente, chez nombre
de transfuges, comme un atout décisif. Sa découverte précoce, et cela peut se produire
avant même l’entrée à l’école sous l’influence d’un parent ou d’une sœur, avive la curiosité,
apporte des connaissances et fournit des ressources imaginaires utiles pour construire son
parcours. « Lire fut mon viatique », résume Lagrave (p. 163).
La troisième institution décisive est l’État qui fournit à la fois le terreau, des aides et des
opportunités. Par sa politique scolaire et sociale notamment, il apporte ou a apporté des
soutiens décisifs via par exemple l’octroi des bourses. Le contexte historique s’avère déter-
minant à cet égard, les possibilités de franchir les frontières sociales dépendant des poli-
tiques publiques et de tout ce qui a été mis en place par « l’État-providence ». « Je suis le pur
produit de la démocratisation de l’enseignement supérieur » affirme Lagrave (p. 233).
Bien d’autres personnes et rencontres ont eu un rôle important et leur souvenir reste vivace
chez tous les transfuges. On pense aux copains qui incitent, mais qui plombent aussi par-
fois, aux parents des copains qui peuvent servir d’adjuvants, aux relations des parents qui
apportent des ressources sociales, aux éducateurs sportifs, tel le maître judoka évoqué par
Fusulier, qui inculquent l’énergie, l’esprit combattant et le goût de la compétition. On
pense aussi aux collègues de travail croisés au fil des petits boulots en cours d’études ou en
début de vie professionnelle et qui se présentent en modèle, en devenir possible, tout en
permettant d’acquérir des compétences qui permettront de franchir les étapes suivantes.
Et toutes ces influences s’entremêlent, comme l’analyse Jaquet en se référant aux concepts
spinozistes d’ingenium ou de complexion qui « désignent la chaîne de déterminations qui se
nouent pour former la trame d’une vie singulière (…) Ils invitent ainsi à penser le transclasse
comme un être pris dans un nœud de relations et d’affects qui se combinent et se composent pour
produire une nouvelle configuration » 4. Chacun peut témoigner de cette conjonction de fac-
teurs déterminants. Le personnage fictif imaginé par Fusulier résume ainsi ses influences :
« L’Institut technique m’avait appris la méthode et la rigueur ; le judo, la volonté et la combati-
vité ; mon grand-père paternel et le colonel, la droiture et la culture. Mamy Tralala et bon-papa

4 Les transclasses ou la non-reproduction, p. 102.

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Marcel m’avaient apporté une ouverture au monde. Ma sœur m’avait donné le goût de la lec-
ture ; ma belle-famille, une aspiration à progresser dans la respectabilité ; ma mère, de l’amour
et son abnégation. Kiki m’avait incité à ne pas lui ressembler. Et mon père avait eu la bonne
idée de mourir jeune » (p. 39). Et Lagrave récapitule ainsi toutes ces influences : « L’école,
la formation professionnelle, le réseau amical recruteur, les opportunités saisies, la solidarité
sororale, la volonté de s’en sortir ont été les principaux éléments du processus de traversée des
frontières sociales » (p. 191).
Plusieurs points ressortent finalement de ces parcours. D’abord, la variété des formes d’in-
fluences qui se situent aussi bien dans les registres matériels, économiques, éducatifs, cultu-
rels que symboliques. Parmi ces influences, il y a bien sûr les parents et les éducateurs qui
ont partagé la vie des personnes concernées, mais aussi les absents, les lointains, les grands
parents décédés qui peuvent, selon les cas, servir de modèles ou de contre exemples. On
note ensuite que toutes ces influences rendent assez illusoire la référence au « mérite » per-
sonnel, même si chaque transfuge a ses traits de caractère, forgés dans le rapport à autrui,
qui lui sont propres et qui peuvent ou non favoriser la mobilité sociale. Souvent, dans les
témoignages collectés par Naselli, on retrouve le goût du travail, la volonté, la curiosité, la
rigueur, la passion, les « qualités humaines ». Enfin, il y a l’importance des valeurs incul-
quées qui sont plus ou moins propices à la mobilité sociale. Lagrave en témoigne en évo-
quant à plusieurs reprises des valeurs décisives dans le franchissement des étapes et la façon
de vivre les événements. Elle évoque ainsi « la docilité à l’égard des socialisations » (p. 17), « le
sens de la ténacité et du courage » (p. 60), la droiture et l’obéissance (p. 62), des dispositions
à la solidarité, aux réconforts et aux entraides réciproques (p. 63) : « exigence, droiture,
honnêteté, travail, telles sont les valeurs inculquées et incorporées » résume-t-elle p. 70. De son
côté, Naselli cite la dignité, la motivation, la curiosité, l’indépendance et l’acceptation sans
ostentation des efforts nécessaires, le sens de l’adaptation, le souci de ne pas se vanter tout
en ne se laissant pas marcher sur les pieds non plus (p. 265). On pourrait aussi évoquer
les petites phrases du colonel poète – « sois fidèle à ta terre profonde et dispense tes fleurs sans
penser à leur miel » – qui ont transmis en douceur certaines valeurs au personnage imaginé
par Fusulier. Tout ceci forge des comportements qui se révèlent à la fois moteurs et freins.
Lagrave parle ainsi de la « peur de mal faire, de ne pas être à la hauteur, mêlée d’un désir de
reconnaissance, signes tangibles d’un auto-procès en légitimité permanent » (p. 347). Et sou-
vent le transfuge se distingue par son surplus d’énergie et sa forte personnalité, même s’il
« en fait trop et peine à trouver la bonne distance », comme elle le signale en reprenant les
termes de Ch. Jaquet (p. 256).

Pour conclure
À l’issue de ces lectures, on voit mieux la façon dont se déroulent les parcours de trans-
fuges ou de transclasses, ces individus tout à la fois singuliers et ancrés dans le social, mais
aussi les facteurs qui les modèlent. La façon dont Lagrave insiste sur la dimension collec-

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tive de son parcours, dont Naselli suggère des effets de contexte très différents selon les
âges, la manière dont Ernaux tisse les liens entre une histoire particulière, une génération
et une époque, en sont des illustrations.
On voit bien aussi comment ces notions mettent au cœur les questions de formation et
d’emploi. Certes, il s’agit d’abord de mobilité sociale, puisque c’est au regard de ce cri-
tère que l’on définit les transfuges ou les transclasses, mais cette mobilité est avant tout
professionnelle et elle se construit dans l’expérience scolaire, l’occupation d’emplois en
cours d’études – presque tous les transfuges de classe ont eu « des emplois précoces qui ont
conforté leur volonté de s’accrocher aux études » écrit Naselli p. 97) – et le temps d’insertion
professionnelle et sociale.
Par ailleurs, ces trois ouvrages attirent l’attention sur l’importance du travail d’écriture
dans la révélation et l’analyse des parcours de transfuges, celle-ci se présentant à la fois
comme un outil d’exploration de soi et de son entourage, d’explicitation de son par-
cours 5, mais aussi de transmission et même comme un viatique pour aborder un nouvel
âge de sa vie (Fusulier). Le « sentiment que ce texte en train de s’écrire est le lieu exact où je
m’éprouve et me constitue en transfuge, comme si seule l’écriture pouvait attester et faire exister
une migrante de classe incarnée » écrit Lagrave (p. 21). Tous les romanciers cités en intro-
duction feraient sans doute un constat similaire.
Enfin, la réflexion sur ces notions interroge celles et ceux, et ils sont majoritaires, qui ne se
perçoivent ni comme transfuge ni comme héritier, tout juste un peu transclasse sans que
leur mobilité sociale ait été marquée par une véritable rupture et un changement radical
de monde social. Les constats effectués ici – dynamique des parcours de mobilité, acteurs
et facteurs déterminants – ne s’appliqueraient-ils pas de façon similaire à des enfants
de parents des classes moyennes ou de catégories sociales comme les employés, qui ont
juste connu une certaine ascension sociale sans avoir le sentiment de rompre véritable-
ment avec la situation de leurs parents, qui ont certes vécu un sentiment de séparation et
d’accès à un monde autre, mais découvert aussi, l’âge venant, qu’ils ont été plus dans la
continuité que dans la singularité ? N’est-ce pas le lot, à des degrés divers certes, de tout
un chacun ? N’y a-t-il pas des constantes dans les parcours de mobilité, quelle que soit
leur ampleur, des effets structurants similaires, des enchevêtrements d’influences voisins ?
« Tout le monde se sent un peu transfuge de classe », écrit Naselli, « (…) Tout être humain
ressent une forme de décalage avec ses parents, avec son milieu d’origine » (p. 266). Celui-ci va
même jusqu’à se demander si l’on peut « se construire comme un être sans classe ? Du fait de
leur double identité, les transfuges devraient pouvoir prétendre à l’obtention de ce statut social
imaginaire (…) délesté de toute responsabilité, de tout engagement, de toute nécessité de devoir
choisir son camp » (p. 269).

5 Même si cette autoanalyse n’est pas exempte de risques car, écrit Naselli, il est « difficile, voire impossible
d’éviter le storytelling lorsqu’on raconte un changement de classe sociale. Même en demandant l’avis des parents »
(p. 188).

N° 157 153

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