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Altérités : Pluralité ou impossibilité des mondes – entre ontologies

et déconstructions (Sur un bon mot de Donna Haraway)

Thomas Clément MERCIER (ANID FONDECYT/ Universidad Adolfo Ibáñez)

What’s in a word ?

Cet article est écrit sur un mot, un bon mot de Donna Haraway. Il s’agit du mot worlding – un
mot d’apparence simple, mais qui couvre un champ virtuellement infini : celui du monde ou
des mondes, de leur formation ou de leur production comme mondes. Ce mot anglais,
« difficile à traduire » comme l’écrit Bruno Latour, a récemment essaimé dans tout un pan de
la littérature anglophone contemporaine, dans les domaines de l’anthropologie et de la pensée
décoloniale, des science studies et du post-humanisme, notamment dans les travaux associés
audit « tournant ontologique » (ontological turn). Même s’il est difficile d’identifier
rigoureusement l’origine de cette notion, sa popularité actuelle peut être retracée à l’usage
qu’en fait Haraway dans ses ouvrages les plus récents1. Selon Latour, qui se place ici comme
souvent dans le sillage des travaux de Michel Serres et Philippe Descola, le mot de Haraway
permet notamment de dire le « faire monde » du ou des mondes sans pour autant souscrire à
l’opposition Nature/Culture – opposition qui gouverne un type bien spécifique de « faire
monde », celui de la modernité européenne, effaçant ainsi les myriades de différences et de
possibilités auxquelles l’idée de monde peut ouvrir :

Tentons maintenant de descendre un peu plus loin sous la notion tellement équivoque de
« nature », et donc avant, ou en deçà de ce couple de concepts que j’ai écrit sous la forme
Nature/Culture.
Puisque la folie se diagnostique comme une altération du rapport au monde, est-il
possible de dégager ce terme de « monde » de son association, il est vrai presque
automatique, avec celui de « monde naturel » ? Il faudrait que nous puissions introduire
une opposition, non plus cette fois entre nature et culture (puisque c’est la cause de leurs
vibrations incessantes qui nous affolent tellement) mais entre Nature/Culture, d’un côté,
et, de l’autre côté, un terme qui les inclurait toutes deux comme un cas particulier. Je
propose d’appeler tout simplement monde ou « faire monde » ce concept plus ouvert en
le définissant, de façon évidemment très spéculative, comme ce qui ouvre à la
multiplicité des existants d’une part et, d’autre part, à la multiplicité des façons qu’ils ont
d’exister2.

Juste après l’expression « faire monde », Latour ajoute une note de bas de page dans laquelle
il renvoie explicitement au travail de Haraway : « Donna Haraway propose ce joli terme

1 Surtout à partir de Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
Haraway utilisait le terme dans des publications plus anciennes, mais de manière bien plus rare et semble-t-il
moins systématique. Il est possible que son usage plus fréquent après 2007 fût inspiré par Karen Barad, Meeting
the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Durham et Londres, Duke
University Press, 2007. Voir aussi Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham,
Durham University Press, 2016. Notons aussi que le mot « worlding » avait auparavant été employé par divers
auteurs et traducteurs anglophones pour rendre compte du Weltung heideggérien – un fait très largement ignoré
par Haraway. J’en toucherai deux mots dans une note ci-dessous.
2 Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 49-50.
anglais de “worlding” malheureusement difficile à traduire, “monder” sonne un peu bizarre à
l’oreille mais serait juste3. » Latour souligne donc le fait que ce mot ou ces mots, voire leurs
traductions potentielles, sonnent « un peu bizarre à l’oreille ». Car il s’agit bien de tordre la
langue, d’opérer une transformation un peu monstrueuse ou perverse qui viendrait renouveler
l’idée de monde, au point peut-être de la rendre méconnaissable. L’idée de worlding, monder,
faire-monde, permettrait de désigner tant bien que mal des mondes en formation, pluriels,
entremêlés, mettant en jeu des existants protéiformes et imprévisibles, dont les liaisons ou les
connexions se font et se cherchent, continuent à se faire ou à se chercher. Or les termes
worlding, monder, faire-monde eux-mêmes se cherchent, à la fois pluriels et instables, à l’image
des mondes processuels et incertains qu’ils visent à désigner. Latour ajoute :

Attention, ne nous précipitons pas pour dire que nous connaissons déjà la liste des
existants et la manière dont ils se relient entre eux – en disant par exemple qu’il n’existe
que deux formes et deux seulement : des relations causales et des relations symboliques ;
ou en prétendant que tous les existants forment un Tout que l’on pourrait englober par
la pensée. Cela reviendrait à les fourrer tous à nouveau dans le seul cadre de
Nature/Culture que nous cherchons, justement, à tourner. Non, il faut que nous
acceptions de rester ouverts à l’altérité vertigineuse des existants dont la liste n’est pas
close et aux multiples manières qu’ils ont d’exister ou de se relier les uns aux autres sans
les regrouper trop vite dans quelque ensemble que ce soit – et bien sûr pas dans la
« nature ». C’est cette ouverture à l’altérité que William James proposait d’appeler le
plurivers4.

Après worlding, un autre bon mot : plurivers. Chez Haraway comme chez Latour, c’est la
question de l’altérité qui justifie leur usage. Les termes worldings et plurivers ouvriraient à une
altérité non close. La question de l’altérité est ici incontournable, et plus encore pour tout
discours visant à penser d’autres mondes, d’autres pratiques de faire-monde, voire l’autre du
monde – au premier chef ceux qui s’inscrivent dans une pensée décoloniale ou post-
humaniste. C’est là que la nécessité d’une ontologie s’imposerait. Le recours, chez Haraway
comme chez Latour, à une ontologie s’explique notamment par une réaction au soi-disant
linguistic turn, jugé impropre à penser l’altérité de mondes et d’expériences dans lesquels le tout
de l’être est en jeu. Contre la tendance linguisticiste qui ferait de la différence entre les mondes
un simple effet de langage ou une construction culturelle – tendance à laquelle Jacques
Derrida et la déconstruction sont souvent associés de façon grossière5 – il s’agirait de mettre en
avant une ontologie des mondes pluriels, fondée sur une ontologie pluraliste ou un pluralisme

3 Ibid., p. 49.
4 Ibid., p. 50.
5 Les réflexions que je présente ici appartiennent à un ensemble plus large, celui d’une recherche en cours sur les
discours théoriques contemporains autour d’une certaine anthropologie décoloniale, post-humaniste et
pluriverselle, associée à ce qu’on appelle dans le milieu universitaire anglophone « le tournant ontologique ».
Pour le dire vite et trop schématiquement, je m’intéresse à la façon dont ces discours évitent les questions
difficiles soulevées par la déconstruction et le travail de Derrida pour apporter des solutions ontologiques à une
série de problèmes éthico-politiques mettant en jeu les questions d’altérité. Cette recherche a déjà donné lieu à
deux essais – l’un sur la notion de « plurivers » chez Latour, Eduardo Viveiros de Castro, Marisol de la Cadena
et Mario Blaser, publié en 2019 dans la revue Ostium, et l’autre sur la notion de « parenté » (kinship) chez
Haraway, paru en 2022. Voir Thomas Clément Mercier, « Uses of “the Pluriverse” : Cosmos, Interrupted – or
the Others of Humanities », Ostium, vol. 15, no. 2, 2019, p. 1-15 ; et Thomas Clément Mercier,
« Companionship, Kinship, Friendship, Readership – and “the Possibility of Failure” », dans Derrida’s Politics of
Friendship : Amity and Enmity, ed. Luke Collison, Cillian Ó Fathaigh et Georgios Tsagdis, Edinburgh, Edinburgh
University Press, 2022, p. 259-269. Ces recherches bénéficient du soutien d’ANID FONDECYT/
POSTDOCTORADO/ Nº 3200401.
ontologique – et ici les influences philosophiques affichées sont celles d’un certain Deleuze, le
pragmatisme de William James et/ou l’ontologie du devenir de Whitehead, souvent à travers
le filtrage ou la traduction qu’en fournissent Isabelle Stengers, Haraway, ou Latour. De même
que le worlding vise à désactiver la séparation Nature/Culture dans le façonnement du réel, le
recours à l’ontologie entend défaire les divisions entre questions épistémologiques, politiques,
et ontologiques, conçues donc comme indémêlables dans les pratiques de worlding. Les
problèmes (dits théoriques) de connaissance ou de nomination deviennent immédiatement des
problèmes pratiques et ontologiques, où l’être même des mondes et de leurs habitants se voit
engagé.

Ainsi, les discours du plurivers se présentent comme une réponse stratégique à la violence
coloniale de l’universalisme et aux défis de l’anthropocène6. Ces discours défendent une
éthique pluriverselle, une cosmopolitique faite de pratiques et de savoirs attachés à des
mondes pluriels, eux-mêmes fondés sur des modes de parentés multispécifiques, à géométrie
variable, entre existants humains et non-humains. Il s’agit de composer une cosmopolitique
plus ouverte que l’universalisme humaniste européen, plus consciente de la pluralité des
worldings indigènes et non occidentaux qui composent la scène post-mondialisation. Par
exemple, Blaser et de la Cadena montrent comment l’ontologie du worlding connecte
immédiatement questions théoriques et politiques :

L’Ontologie Politique, telle que nous en faisons ici usage, présuppose des worldings
divergents émergeant constamment à travers négociations, enchevêtrements,
croisements et interruptions. [...] L’Ontologie Politique désigne donc à la fois une
refonte de l’imaginaire politique (le plurivers), un champ d’étude et d’intervention (le
terrain des worldings entremêlés et les dynamiques de pouvoir qui les animent), et un
mode d’analyse et de critique toujours soucieux de ses propres effets en tant que
pratique de worlding7.

Dans le travail de Haraway et de ceux et celles qui s’en inspirent (Latour, de la Cadena,
Blaser, Arturo Escobar et bien d’autres), le worlding est pensé comme poïesis, fabrication,
production de l’être même du monde. Worlding suppose l’intrication de pratiques matérielles et
sémiotiques (« material-semiotic » comme l’écrit Haraway), par lesquelles le théorique et le
pratique sont inséparables. L’accent sur cette ontologie de la production – ça produit sans
cesse et sans discontinuer, c’est une ontologie productiviste – suppose donc un certain artifice,
une tekhne des faire-mondes, mais cette artéfactualité ou fictionnalité non seulement ne remet
pas en question la réalité des mondes (ce sont des mondes produits mais bien réels), mais elle
conjugue productions naturelle et culturelle – ou comme l’écrit Haraway en un seul mot :
« natureculture ». Worldings naturels et worldings culturels sont ontologiquement indémêlables,
indexés sur la même onto-logique productiviste. Les pratiques de worlding supposent ainsi un
devenir-monde du monde, une mondance du monde mondant, ontologie processuelle du
faire-monde comme formations d’être-en-commun ou devenir-ensemble, sans créateur ni
producteur attitré : sympoïesis. Il s’agit d’un assemblage de pratiques interconnectées dont
aucune n’aurait de privilège ontologique prédéterminé. Le worlding entend donc compter avec
la pluralité des perspectives et l’instabilité des positions, là où le trouble règne et aucune

6 Pour plus de détails sur ces discours et la justification de leur assise ontologique, voir Thomas Clément Mercier,

« Uses of “the Pluriverse” », op. cit.


7Mario Blaser et Marisol de la Cadena, « Pluriverse : Proposals for a World of Many Worlds », dans A World of
Many Worlds, ed. Mario Blaser et Marisol de la Cadena, Durham et Londres, Duke University Press, 2018, p. 6.
Notre traduction.
réponse n’est définitive. Haraway nomme cela : « staying with the trouble8 ». Toujours en
référence à Whitehead, l’accent est mis sur la dimension processuelle des faire-monde, leur
caractère toujours potentiel, imparfait, incertain, non totalisant. Néanmoins, même s’il s’agit
d’un processus en devenir, le worlding produit, fait mondes. Il fait advenir des mondes à la
présence, à l’être, par et dans une ontologie du devenir : présence du devenir, comme devenir.
Dans le trouble, malgré le trouble, quelque chose se produit, entre en présence ou co-
présence : présence des mondes à soi et à leurs habitants, devenir-avec. Ces mondes produits
peuvent être effectivement attestés, décrits, constatés. La production est avérée. Ça – le ou les
mondes, le ou les worldings – se produit, se forme, se présente. C’est donc un mot miraculeux,
worlding, parce qu’il dit et fait des miracles. Non seulement il produit tout – à commencer par le
monde, les mondes, comme un Dieu immanent dont l’être se confondrait avec sa propre
puissance productrice et ses créations – mais il permet aussi de rendre compte du produit
même de cette production, de l’être-monde des mondes comme œuvres et objets du worlding
même.

What’s in a world ?

Que reste-t-il de l’idée de monde dans cette ontologie de la production et du devenir ? La


question mérite d’être posée, là où le mot « monde », le langage du monde mondant et de sa
mondance continue d’être usité par et dans le worlding. J’anticipe déjà sur ma conclusion, où
j’en viendrai à Derrida et à sa déconstruction du concept métaphysique (onto-théologique) de
monde – un concept de « monde », world, Welt, mundus, cosmos, qui n’est peut-être pas si
innocent, pas théoriquement neutre, qui a une histoire elle-même complexe, conflictuelle,
hétérogène (et une histoire en particulier européenne), un concept lui-même pluriel donc, et
qu’on devrait peut-être se garder d’appliquer simplement, tranquillement et quasi-
dogmatiquement, à d’autres ensembles qu’on se précipite à nommer « mondes », « cosmoi »,
« worlds », « Welten », comme si ces mots, comme si le mot « monde » ne posait en soi aucun
problème de traduction et pouvait être transposé sans violence et sans reste d’un « monde » à
l’autre, voire d’un « auteur » à l’autre, d’une « expérience » à une autre ; comme s’il pouvait
être simplement traduit, transporté, exporté, importé sans perte ni fracas. Ces questions
difficiles de mots, de langages et de langues, des questions qui supposent toujours des
contrebandes, des passages et des traductions entre des mondes intraduisibles, nous allons voir
qu’elles sont souvent contournées par l’onto-logique du worlding dont je parle ici.

Difficile de ne pas voir en Derrida et la déconstruction l’un des adversaires clés dudit
« tournant ontologique » – Derrida qui se sera toujours méfié des principes de l’ontologie,
particulièrement sa prétention à dire la vérité de l’être comme tel, même sous forme d’un
pragmatisme ou d’un pluralisme. La déconstruction aura toujours insisté sur le risque de
réduire l’altérité de l’autre en la conformant à un discours sur l’être et l’étant, indexé sur une
pensée de la présence, fût-elle présence du flux ou du devenir. Derrida aura insisté sur la tâche
infinie, impossible, de traduire l’irréductible singularité de l’autre intraduisible, mettant l’accent
sur les effets d’hybridité, de greffe, de contamination, de supplémentarité – autant de notions
essentielles chez des auteurs postcoloniaux influencés par la déconstruction, tels que Gayatri

8 Titre du dernier ouvrage de Haraway, récemment traduit : Donna Haraway, Vivre avec le trouble, tr. fr. Vivien

García, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020. Pour plus de détails sur le volet éthique de
l’ontologie de Haraway, et ce qu’implique ce « trouble » pour les rapports entre étants humains et non humains,
voir Thomas Clément Mercier, « Companionship, Kinship, Friendship, Readership – and “the Possibility of
Failure” », op. cit.
Chakravorty Spivak, Homi Bhabha et Dipesh Chakrabarty. Même si l’accusation de
linguisticisme est risible, il est indéniable que, chez Derrida et les auteurs postcoloniaux qu’il a
inspirés, le rapport au monde, aux mondes, l’expérience même, supposent toujours un certain
rapport au langage – ou plutôt aux langues (ce qui est déjà différent). Notez bien que je parle ici
d’un rapport au langage, et non pas d’une immersion totale dans le langage, comme s’il n’y
avait que du langage, ou comme si nous étions « prisonniers du langage », comme le prétend
Latour dans une dénonciation typiquement caricaturale de ce qu’il appelle, avec dédain et
une certaine mauvaise foi, les « déconstructeurs »9. Derrida rappelle une certaine impossibilité
de s’extraire absolument des effets de langue – non pas du « langage » en général et du
« langage humain » en particulier, choses auxquelles Derrida ne croit pas dans leur unité
supposée, mais de ce qui, dans la langue comme dans toute expérience, nous voue à la
référentialité, c’est-à-dire à la nécessité de se référer à l’autre à travers des processus de renvois,
de traces, des mouvements de délais ou de contre-délais : il s’agit donc de se rappeler à l’idée
que dès qu’il y a trace et référence, dès qu’il y a vie, monde, et expérience, et ce même dans le
plus intime rapport à soi, bien au-delà des limites dudit « langage humain », une certaine
référentialité et une certaine hétérogénéité de la différance sont à l’œuvre, irréductibles et
incontournables. La déconstruction insiste sur l’impossibilité d’accéder à l’altérité de l’autre
(monde) comme tel, voire à l’altérité du monde, le monde comme toujours-déjà autre. L’autre,
en moi et hors de moi, n’est accessible qu’à travers traductions, reconstructions et
interprétations. Il s’agit toujours d’adresse, là où une certaine référentialité me voue à l’autre
avant l’être : il faut bien traduire.

Au contraire, l’ontologie du worlding vise à contourner ces problèmes de référentialité, pour


maintenir et revendiquer la réalité et la consistance ontologiques des mondes en formation –
l’idée étant d’accéder directement, sous forme d’une apprésentation réelle, immédiate, sans le
détour de la référence, à l’être de l’autre, à l’autre (monde) comme « étant », fût-il en devenir,
et ainsi de vivre et dire la réalité ontologique d’autres mondes à travers l’observation de
pratiques alternatives de faire-monde, elles-mêmes conçues en termes ontologiques. Il s’agit de
considérer une pluralité de modes d’« être-au-monde10 » qui constituent autant d’ontologies,

9Voir par exemple Bruno Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, tr. fr. Didier Gille,
La Découverte, 2001, p. 14.
10 Bien que les expressions « être-au-monde » et « être-dans-le-monde », souvent usitées dans ces textes, semblent

faire référence à Heidegger, cette référence n’est pas toujours explicitée ou thématisée par les auteurs que
j’évoque ici, malgré certaines similarités qui n’excluent pas des incompatibilités irréductibles. Chez Haraway, les
références à Heidegger sont fréquentes, mais habituellement critiques – surtout au sujet du sort réservé par
Heidegger aux animaux non humains. Mais s’agissant de la question du monde et de l’ouvert, Haraway paraît
plus ambivalente (voir par exemple When Species Meet, op. cit., p. 367-368), plus volontiers heideggérienne. Mais ce
n’est pas si simple. Car quand bien même le motif du worlding pourrait faire écho à telles propositions
heideggériennes au sujet du monde « mondant » ou « mondéisant » – Die Welt weltet, par exemple, ou es weltet, un
verbe souvent traduit en anglais par worlding, justement – le fait que Haraway définisse ce worlding comme
production, et comme production ontologique, serait certainement jugé par Heidegger comme signant
l’aboutissement d’une métaphysique techno-productiviste de la modernité, ignorant du même coup la différence
ontico-ontologique et la dissimulation de l’Être, qui ne se présente jamais comme tel, échappe à la logique
productiviste et ne se donne (dans les étants) qu’en se retirant (des étants) : s’agissant de l’Être, il n’y a donc ni
« présence », ni « production ». L’Être ne se présente pas. L’Être n’est pas (un) produit. Et la pensée
heideggérienne du monde « mondant » n’est pas réductible à une ontologie. L’ontologie productiviste-
processuelle de Haraway est plus proche de Whitehead ou d’un certain Deleuze que de Heidegger. Néanmoins,
la référence à Heidegger est parfaitement revendiquée par certains tenants de l’anthropologie ontologique-
décoloniale influencés par Haraway, et ce à travers des déclarations dont les implications politiques laissent
parfois pantois. Arturo Escobar, par exemple, prône un « heideggérianisme anthropologique » dès l’introduction
de son livre Designs for the Pluriverse, précisant que l’ontologie pluriverselle des worldings défendue dans le livre est
inspirée par l’engagement localiste et communal de Heidegger, sa pensée de l’être-au-monde et son approche
de cosmologies, de worldings. Bien sûr, les questions sémiotiques ou symboliques ne sont pas
purement ignorées par ces discours, mais elles ne représentent qu’une pièce parmi d’autres
dans un assemblage de réalités matérielles-sémiotiques bien plus vaste, qui se définit avant tout
par sa réalité ontologique, la « co-présence épaisse » qui lie les êtres, leur « devenir-avec » par
et dans les worldings11. D’où un certain escamotage du problème de la référentialité. L’objet
pluriel de ces discours, ce sont donc des ontologies plurielles et divergentes, définissant des
communautés d’être ou de devenir, d’être-avec ou de devenir-avec – des communautés
impliquées dans la production de mondes réels.

Avant d’en venir à ma conclusion, je poserai donc deux questions liées au concept de worlding
tel qu’il est harnaché (notamment par Haraway) à une ontologie – l’une d’ordre
épistémologique, l’autre d’ordre éthico-politique. La racine commune à ces deux questions
concerne une double valence du concept de worlding : le worlding est à la fois production et
produit, le processus créateur et son résultat, l’œuvre, l’objet en formation ou production12. Le
recours à l’ontologie processuelle permet ainsi de penser les mondes comme contingents,
comme devenirs, en flux, mais elle permet aussi de préserver une référence à la réalité de
mondes réels, donnés, présentables, connaissables, qui sont en effet vécus et interprétés
comme « mondes » dans une présence attestable, dans la présence à soi d’un présent, et
s’offrent ainsi en tant que mondes à l’expérience d’un vivre et à la connaissance d’un connaître.
Cette ontologie présentiste du monde permet, d’une part, du point de vue épistémologique, que
ces mondes puissent faire l’objet d’une connaissance objective, puissent être décrits par un
savoir anthropologique ou technoscientifique qui les délivre « comme tels », se donnant le
droit et le pouvoir de connaître leur vérité de manière objective, du point de vue de leur
production, en tant que produits, aussi complexes et mouvants soient-ils, en ignorant les
problèmes de traduction, de référentialité, de différance irréductible et d’intraduisible altérité
que j’ai soulignés plus haut – toujours avec le risque d’une certaine ontologisation
essentialisante, du point de vue épistémique, de ladite « vérité » ou « connaissance » des
mondes. Et, d’autre part, du point de vue éthico-politique, cette ontologie présentiste du monde
permet qu’une cosmopolitique commune soit composée, à l’horizon, à travers la co-présence
épaisse des mondes sous la forme du plurivers. Il est d’ailleurs légitime de se demander jusqu’à
quel point cette cosmopolitique pluraliste rompt tout à fait avec un certain libéralisme
universaliste, lui-même indexé sur la possibilité, à l’horizon, d’un monde commun malgré les
divergences plurielles : si tel était le cas, ne devrait-on pas suspecter l’ontologie pluriverselle de
n’être qu’un vœu pieu, dès lors que le pluriversalisme semble pouvoir être rabattu sur une
cosmopolitique de tradition universaliste, aussi « troublée », contingente, conflictuelle, en
devenir soit-elle ? Cette difficulté s’illustre par tel passage dans lequel Haraway se réfère au
travail de Stengers :

critique de la technologie. Voir Arturo Escobar, Designs for the Pluriverse : Radical Interdependence, Autonomy, and the
Making of Worlds, Durham et Londres, Duke University Press, 2018, p. 20-21.
11 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 7-12.
12 Ibid., p. 23-26. Même si la traductrice ne le signale pas, cette double valence de worlding oblige à de multiples
contorsions dans la traduction française. L’une des difficultés est de décider à chaque usage si l’accent doit être
mis sur le faire du monde mondant, ou sur le monde en train de se faire. (C’est l’une des raisons pour lesquelles je
crois que l’expression « faire-monde », pourtant évitée par la traductrice de Vivre avec le trouble, permet souvent de
traduire worlding de manière assez commode, bien qu’imparfaite.) Quoi qu’il en soit, il faut à chaque fois faire un
choix, et statuer sur le(s) monde(s) par et dans la langue, qui elle-même monde, fait-monde. Heidegger le savait
bien. Et Latour avait raison de dire que worlding(s) – à la fois participe présent, gérondif substantivé ou non,
adverbe, forme verbale active et/ou passive, singulier-pluriel, et j’en passe – est « difficile à traduire ».
Intraduisible, en fait, comme le ou les mondes.
Selon Stengers le cosmos, possible et incertain, est construit par des entités multiples et
diverses. Le cosmos, ouvert à la promesse des articulations que des êtres divers
pourraient produire, est tout sauf un lieu de paix transcendante. La proposition
cosmopolitique de Stengers, dans l’esprit du féminisme anarchiste communautaire et
dans la langue philosophique de Whitehead, c’est que les décisions doivent être prises
d’une manière ou d’une autre [somehow] en présence de celles et ceux qui en porteront
les conséquences. […] Être « en présence de » demande du travail, de l’invention
spéculative, des risques ontologiques. Personne ne sait comment y parvenir avant qu’il y
ait rassemblement dans la composition13.

Ce passage met bien en évidence le souci de rassemblement et de présence parousiaque


(politique, épistémique, théorique, quasi-théologique) qui anime l’ontologie pluriversaliste,
s’exposant ainsi à la déconstruction derridienne de ladite « métaphysique de la présence » – et
s’y exposant d’autant plus frontalement que cette référence insistante à la présence concerne
précisément des mondes en devenir, et (peut-être) des mondes passés ou à venir qui, par définition,
ne peuvent que se soustraire à ce tableau de présence. Ce tableau dit cosmopolitique n’est pas
neutre : il fait déjà monde, il approprie l’idée de monde sous la forme d’un discours
ontologique sur l’être comme présence et rassemblement. Peut-être ce réflexe ontologique –
l’établissement d’un tableau de présence – est-il lui-même lié à l’idée de monde, précisément,
c’est-à-dire à un certain héritage gréco-européen (voire chrétien) qui aura toujours défini la
mondéité du monde comme être et comme présence, comme rassemblement, là même où
l’ontologie décoloniale, à travers la référence à des worldings pluriels et au plurivers, aura
justement tenté de se porter au-delà du concept eurocentrique de monde.

De là découle une série de questions qu’une ontologie processuelle du monde comme worlding
ne peut pas ne pas se poser. Quelle place, dans ce tableau des présences, pour l’infinité de
mondes qui excèdent la présence du présent, qu’ils soient immémoriaux ou à venir, et dont les
traces restent au présent indéchiffrables, radicalement inaccessibles au présent, voire à tout
présent ? Qui plus est, quelle place (notamment politique) pour tous ces êtres, ces existants
appartenant à des « mondes » qui demeurent peut-être impensables comme mondes, parce
qu’ils échappent à la présence consciente d’une ontologie du ou des mondes, parce qu’ils
débordent les critères établis par un discours théorique visant à définir la vérité du monde et
de ses habitants ? Qui aura décidé de ce que veut dire « exister », « être », « être en
présence », « habiter un monde », et donc de ce qui fait qu’un monde est monde, de ce qui
constitue l’être ou l’essence des mondes ? Qui se sera donné le droit ou le pouvoir de décider de
la « présence » et de l’être, de la validité de tel ou tel monde comme monde, de sa fidélité à
l’essence-monde du monde, autrement dit de son « succès » comme monde, en tant que
monde14 ? Qui aura donc « décidé », avant toute « décision » dite « politique » ou
« cosmopolitique », de la « possibilité » et de la « présence » de tel ou tel monde et de celle des
« êtres » qui l’habitent – avant même, donc, que la question d’une décision politique ou
cosmopolitique, « en présence » de ces êtres, ne puisse être posée ? Qui a droit au chapitre
dans ce tableau de l’être et de la présence, de l’être comme présence ? Et au prix de quelle
violence stabilisatrice, de quel coup de force décisoire ? Enfin, et peut-être surtout, comment
ces questions d’ordre ontologique et politique, onto-politique, peuvent-elles prétendre se
présenter comme « décoloniales » et « post-humaines », là où elles restent posées par des

13 Donna Haraway, When Species Meet, op. cit., p. 83. Nous traduisons.
14 J’ai montré ailleurs que l’ontologie processuelle de Haraway présuppose ce que j’ai appelé une « ontologie du

succès ». Voir à ce sujet Thomas Clément Mercier, « Resisting Legitimacy : Weber, Derrida, and the Fallibility
of Sovereign Power », Global Discourse, vol. 6, no. 3, 2016; et Thomas Clément Mercier, « Companionship,
Kinship, Friendship, Readership – and “the Possibility of Failure” », op. cit.
femmes et des hommes dans une langue et un langage humains, trop humains, avec des mots
qui eux-mêmes renvoient à toute une tradition philosophique occidentale, à commencer par
la référence gréco-européenne au monde ? Comment penser ce trouble, ce trouble-ci, cette
immixtion singulière, cette contamination originaire par laquelle le langage de l’être aura déjà
parasité la langue de l’autre – humain ou non-humain – au prix d’un processus de traduction
contagieuse qui l’aura faite impure ? Qui parle ici, demanderait Nietzsche, au nom de qui ou de
quoi ?

Juxtaposons la citation de Haraway ci-dessus avec tel passage dans lequel Derrida fait
l’hypothèse non de la pluralité des mondes, mais de l’impossibilité du monde, de tout monde :

Malgré cette identité et cette différence, ni les animaux d’espèce différente, ni les
hommes de culture différente, ni aucun individu animal ou humain n’habitent le même
monde qu’un autre, si proches et si semblables ces individus vivants soient-ils (humains
ou animaux), et la différence d’un monde à l’autre restera toujours infranchissable, la
communauté du monde étant toujours construite, simulée par un ensemble de dispositifs
stabilisants, plus ou moins stables, donc, et jamais naturels, le langage au sens large, les
codes de traces étant destinés, chez tous les vivants, à construire une unité du monde
toujours déconstructible et nulle part et jamais donnée dans la nature. Entre mon
monde, le « mon monde », ce que j’appelle « mon monde » […] et tout autre monde, il
y a d’abord l’espace et le temps d’une différence infinie, d’une interruption
incommensurable à toutes les tentatives de passage, de pont, d’isthme, de
communication, de traduction, de trope et de transfert que le désir de monde ou le mal
de monde, l’être en mal de monde tentera de poser, d’imposer, de proposer, de stabiliser. Il
n’y a pas de monde […]15.

En insistant sur ces phénomènes de position et d’imposition, de proposition et de stabilisation,


Derrida rappelle qu’il y a toujours une violence institutrice, stabilisatrice, un coup de force
positionnel dans l’imposition d’un monde, une violence visant à produire des effets
d’homogénéité dans le souci de présence et de communauté indissociable de tout faire-monde,
même sous la forme processuelle ou en devenir du worlding. Il n’est pas certain que cette
violence du monde (violence du faire-monde) soit suivie dans toutes ses implications par les
tenants du tournant ontologique, en particulier Haraway, qui tend à mettre l’accent sur les
espèces-compagnes, les assemblages multispécifiques, les effets de symbiose et de parenté16, les
processus de vivre-ensemble et de devenir-avec. Quels effacements, quelles répressions au
nom du monde-en-commun ? Quelles censures, quels refoulements ? La violence
homogénéisante et stabilisatrice commence dès chaque faire-monde singulier, au sein des
worldings les plus intimes ou microcosmiques, dès que quelqu’un dit « je » ou « nous », « mon »
monde ou « notre » monde : un « autre » ou une « autre » en est toujours la victime. Et
pourtant, il pourrait certes y avoir une violence encore plus grande à refuser, a contrario,
l’appartenance d’une telle ou d’un tel à « mon » monde, à « notre » monde : violence de

15Jacques Derrida, La bête et le souverain, vol. II, Paris, Galilée, 2010, p. 31. Je souligne. Derrida poursuit avec son
fameux commentaire des vers de Paul Celan, « die Welt ist fort/ ich muss dich tragen », qu’il traduit entre autres
possibilités par « Il n’y a pas de monde/ il faut que je te porte ». Sur cette lecture de Celan, en contrepoint de
celle de Gadamer, voir aussi Jacques Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris,
Galilée, 2003. Dans Béliers, comme dans le volume II du séminaire La bête et le souverain, la déconstruction du
monde que propose Derrida est elle-même indexée sur une lecture déconstructrice très serrée de Husserl et
Heidegger, sur laquelle je ne peux malheureusement pas m’étendre.
16 Sur
les symbioses de Haraway, voir Jonathan Basile, « Symbioautothanatosis : Science as Symbiont in the
Work of Lynn Margulis », Síntesis : Revista de Filosofía, vol. 4, no. 2, 2021, à paraître. Sur la parenté, voir Thomas
Clément Mercier, « Companionship, Kinship, Friendship, Readership – and “the Possibility of Failure” », op. cit.
l’inclusion, violence de l’exclusion. Dans tous les cas, économie de la violence. La cruauté d’un
certain perspectivisme nietzschéen manque peut-être à l’ontologie du worlding.

Il faut bien traduire (Plus de monde)

Le problème soulevé par Derrida n’est pas seulement celui, éthico-politique, de la violence du
faire-monde. C’est aussi celui de la décision, ontologique celle-ci, de ce qui fait ou de ce qui
vient faire monde. Si rien ne permet de décider une fois pour toutes de l’être ou du devenir en
commun de tel monde, si la facture ontologique d’une telle décision est toujours précédée ou
traversée d’une irréductible différance, déhiscence ou hiatus qui divise le monde avant le
monde comme tel, alors il n’y a pas de monde, jamais de monde à proprement parler. Il n’y a
que des effets de monde, de communauté et de présence-au-monde sur le fond desquels nous
« faisons » monde – mais d’un faire-monde spectral ou phantasmatique qui n’a dès lors plus
consistance ontologique, qui ne relève plus de la logique de l’être ni de la présence, fût-elle
présence d’un devenir. Dans la description que Derrida propose ci-dessus d’un « pas de
monde », d’« une interruption incommensurable », nous sommes très loin d’une idée de
pluralité des mondes dans le sens ontologique du terme – c’est-à-dire d’un pluralisme
cosmologique attestant de mondes pluriels co-présents, constatables, connaissables, contenus
dans leur propre rassemblement (même si ce rassemblement est conçu comme relatif, mobile,
processuel, en devenir, etc.) et qui pourraient, à l’horizon, composer une cosmopolitique
présentielle. En fin de compte, la question que soulève Derrida, c’est bien celle du droit et du
pouvoir de nommer « monde » quelque chose qui relève d’une fictionnalité irréductible et qui
frappe d’indécidabilité spectrale un en-commun et une co-présence dont rien ni personne ne
peut en dernière instance attester la validité ou la réalité. On est condamné à faire « comme
si » – comme s’il y avait du « monde » :

L’unité sans unité du monde, c’est ce que je « partage » avec quiconque, avec tout
« arrivant », tout vivant, homme ou animal, tout « arrivant » qui fait la « même »
expérience que moi. La « même » en tant que tout autre – aussi. Et je « sais par
expérience » que mon ici-maintenant est absolument intraduisible et que le monde dans
lequel je parle est absolument hétérogène. Il n’a rien de commun avec celui de chacun,
ici. Ce que je sens en moi, ce que je vis en moi, la manière dont les mots me viennent à
l’esprit, tout cela reste absolument incommensurable. Avec la multiplicité de ceux qui le
reçoivent, le comprennent plus ou moins chacun à sa manière et chacun depuis un ici
infiniment différent de mon ici, il n’y a pas d’espace commun ; cette distance entre son
ici et le mien est infinie, chaque autre et chaque autre moment de moi-même est plus
loin de moi, ici maintenant, que la lune, etc. Ce que je dis là est d’une affligeante
banalité, mais j’essaie de prendre acte de cette nécessité. Entre deux « ici », il y a une
irréductibilité proprement infinie, une infinie hétérogénéité. On en fait l’expérience à la
mort, mais aussi à chaque instant.
Et pourtant, il y a du « monde ». Finalement, cette altérité infinie, cette infinie
irréductibilité d’une distance incommensurable, cette incommensurabilité absolue
n’empêchent pas que quelque chose arrive, que l’on se parle, qu’on se livre des guerres,
qu’on rêve de paix, et que la compassion nous submerge. Au contraire, cette altérité,
cette impossibilité en est la condition. Il y a une infinité de mondes intraduisibles et cette
intraduisibilité est la condition de l’arrivée de l’un pour l’autre17.

17Jacques Derrida, « Fidélité à plus d’un : Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut », Cahiers Intersignes, vol.
13, 1998, p. 246-247.
Derrida provoque ainsi une surenchère dans l’exigence d’altérité en s’efforçant de libérer
l’autre de toute imposition et stabilisation cosmologique ou ontologique. Il faut penser
l’hétérogénéité et l’intraduisibilité avant le monde, avant tout monde « produit », tout worlding.
Cette hétérogénéité, cette intraduisibilité est bel et bien la condition d’impossibilité du monde,
mais aussi cela qui, du même coup, peut et doit inciter à la traduction de l’autre, de « chaque
autre et chaque autre moment de moi-même », avant l’imposition du ou des mondes comme
tels. Mais – et ceci est la marque d’une pensée résolument déconstructrice – cette traduction
n’est mise en mouvement que par et dans l’impossible même, que parce qu’elle reste radicalement
impossible. Il n’y a que des effets de traduction, des effets de « monde » – « il y a du “monde” »,
écrit Derrida, quelque chose comme du « monde », un indénombrable que Derrida laisse
entre guillemets dans le texte. C’est parce qu’il y a de l’autre, ce qui de l’autre demeure
infiniment autre, inappropriable, incommensurable, intraduisible, irréductible à tout « en-
commun », que le « monde » quel qu’il soit doit porter les guillemets. Le « monde » se doit de
porter des guillemets. Il porte toujours des guillemets, même quand ceux-ci restent invisibles.
Le monde est « comme si » : indécidable. Il reste du même coup à lire, à interpréter, à
traduire, comme l’impossible même, comme la fiction irréductible de tous ces mots – worlding
en est un, un bon mot de Haraway – ou de toutes ces traces qui servent à désigner, à dire, à
former le monde, le monder, le faire venir, peut-être, sans assurance ni filet.

Tout ceci au nom de l’altérité de l’autre. L’autre, en moi, avant moi, en appelle à la
traduction, et donc à la passerelle de l’en-commun, tout en me rappelant à l’impossibilité de
toute traduction. L’autre est ce qui à la fois exige le monde, et rend tout monde impossible :
plus de monde. Du monde, il en faut plus, toujours plus, là même où il n’en faut plus – du tout.
Exigences incompossibles de l'altérité. C’est pourquoi dire « il y a une infinité de mondes
intraduisibles », et dire « il n’y a pas de monde », cela peut toujours revenir au même. L’autre
est la condition de possibilité et d’impossibilité des mondes. La trace indélébile de l’autre
anéantit la possibilité du monde, de tout monde, là où pourtant elle l’exige déjà. D’où
l’impossibilité de s’abriter derrière une ontologie, fût-elle processuelle ou du devenir. C’est au
nom de l’autre que le monde doit rester impossible, mais d’une impossibilité non négative –
celle que Derrida nomme « l’im-possible », avant et au-delà de tout horizon :

C’est pour eux [Husserl et Heidegger] (pour nous aussi jusqu’à un certain point) une
évidence très forte : quoi qu’il arrive d’étranger, cela devrait s’inscrire dans un espace de
précompréhension, d’anticipation, dans un horizon de sens ; c’est même la condition du
sens. Je suis sensible à cette nécessité. Je m’y rends, je m’y plie. Néanmoins, je serais
tenté d’oser dire que s’il y a de l’arrivant autre, absolument autre, il faut qu’il crève cet
horizon, qu’il n’y ait plus d’horizon ; ou plutôt que cet horizon, avant même de se laisser
traverser, soit traversé, passivement, par du tout autre. Voilà ce qu’exigerait (sans rien
exiger) la surprise de l’arrivant absolu, c’est-à-dire de l’autre tout autre que je rencontre
ou qui fait irruption dans un espace que je dis mien ou que je tente de m’approprier. Je
dois me préparer à accueillir ce (celui ou celle) pour qui toute préparation est a priori
inadéquate et insuffisante, impossible même. Parler de l’étranger, c’est parler de la
possibilité de cet im-possible même, et de ce monde im-possible. D’une im-possibilité du
monde qui n’est pas négative, qui reste la chance, la chance de l’autre – et de tous les
mondes possibles. Donc de l’événement, de l’avenir et de l’histoire18.

18 Ibid., p. 246.

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