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ÉRASME ET LUTHER
LIBRE OU SERF ARBITRE ?
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DU MÊME AUTEUR

Essai sur la nature de l'homme dans la révélation chrétienne, Paris, Alcan, 1936.
La primauté de l'Esprit dans le message évangélique, Paris, Alcan, 1937.
Contributions à la collection « Problèmes de la Pensée chrétienne » (Presses
Universitaires de France) :
Le problème du christianisme (1945).
Le problème de la morale chrétienne (1948).
Le problème de la philosophie chrétienne (1949).
Le problème de la civilisation chrétienne (1951).
Le problème biblique dans le Protestantisme (1955).
Droit et personnalité, Le Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), Éditions Carre-
four, 1954.
Sagesse et Sainteté dans la pensée de Jean Calvin. Essai sur l'Humanisme du
Réformateur français, Paris, Presses Universitaires de France, Bibliothèque
de l'École pratique des Hautes Études, 1960.
Das Christentum, eine geoffenbarte Religion (trad. allemande par A. SCHELZIG
de : Le Christianisme : religion révélée), Tübingen, J. C. B. Mohr, 1948.
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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE


HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET PHILOSOPHIE GÉNÉRALE
SECTION DIRIGÉE PAR PIERRE-MAXIME S C H U H L , PROFESSEUR À LA SORBONNE

ÉRASME
ET

LUTHER
LIBRE OU SERF ARBITRE ?
PAR

JEAN BOISSET

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1962
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DÉPOT LÉGAL
1 édition 3e trimestre 1962
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
© 1962, Presses Universitaires de France
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INTRODUCTION

Les remarques qui suivent voudraient montrer pour-


quoi et comment deux penseurs ont divergé dans leur
volonté égale de pratiquer une vie chrétienne.
Il n'y a pas là seulement une question d'intérêt « reli-
gieux » ; il y a aussi une question qui ne manque pas de
susciter l'intérêt du philosophe, non seulement parce que,
comme le souligne M. Henri Gouhier (La philosophie et son
histoire, p. 40), « le fait religieux est toujours reconnu
comme un donné, et qu'il n'y a aucune raison de l'exclure
de cette vision du réel intégral qu'est la philosophie », mais
aussi parce que, des attitudes dictées par les opinions et les
convictions religieuses, naissent incontestablement des
normes pour la pensée et pour l'action.
Ces normes peuvent être explicites ; elles sont souvent
implicites. Elles peuvent être clairement ou obscurément
admises et vécues. Mais elles peuvent, aussi, faire partie
d'un patrimoine commun à ceux qui les ont retrouvées à
leur source.
En ce qui concerne Luther, la source est, sans doute,
biblique ; elle est aussi augustinienne.
La tradition augustinienne occupe dans l'histoire de la
pensée une importante place. Luther a été, dans le monde
de la Réforme, le premier à rappeler l'autorité de l'Évêque
d'Hippone : la pensée de la Réforme se rattache, par lui,
à la pensée de ce Père de l'Église d'Occident. Dans l'autre
partie de la chrétienté occidentale, d'autres penseurs ont
été marqués par l'Augustinisme : deux orientations diffé-
rentes vivent ainsi sous le même climat.
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Malheureusement les doctrines sont souvent présentées


et défendues par des doctrinaires. Elles persistent, cepen-
dant, diffuses au milieu des influences, détournées de leurs
cours, coupées de leurs causes, séparées de leur fin. On
retrouve ainsi leurs accents, parfois comme un écho, ici ou là.
On dirait qu'elles correspondent à une exigence permanente
de la pensée oubliée, retrouvée et comme redécouverte.
Érasme, en son siècle, représente le génie de l'homme,
dans sa recherche d'une alliance avec le génie de Dieu.
Luther, au même siècle, est le témoin du génie de l'homme
soumis au génie de Dieu. L'Humaniste est le chantre de la
grandeur de l'homme en accord avec la volonté de Dieu ;
le Réformateur, celui de la misère de l'homme en désaccord
avec la volonté de Dieu.
Mais il y a davantage chez le Réformateur : il y a, sans
doute, la « misère de l'homme sans Dieu » ; il y a, aussi,
la grandeur de l'homme que Dieu a trouvé, et qui a consenti
à se laisser trouver.
Il y a, chez Luther, une attitude d'aveu de la faiblesse
et de la misère ; mais aussi de la grandeur et de la splendeur
reçues. Il y a, chez Érasme, une attitude de fierté, exprimée
par les deux mots de sa devise : Concedo nulli.
Il n'y a pas, chez l'Humaniste, d'alternative, alors que
toute la pensée et toute la vie du Réformateur sont sus-
pendues à l'alternative : ou bien je suis ce que je suis grâce
à Dieu ; ou bien Dieu n'est jamais ce que je veux qu'il soit.
Le philosophe retrouve les mêmes situations, et souvent
transplantées dans d'autres sols que celui où elles sont
nées. Elles risquent alors d'être plus que dépaysées :
apatrides.
Elles n'en inquiètent pas moins celui qui recherche le
cheminement des idées. Il s'efforce d'en retrouver les
marques, les témoignages ou les évidences, pour en esquisser
la généalogie.
Il arrive qu'il aboutisse à un point où deux schèmes de
pensée s'affrontent : le schème chrétien et le schème païen,
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avec leurs tonalités, résultat de leurs luttes et de leurs


alliances ; avec des volontés de triomphe réciproque.
Il arrive aussi qu'il en voie ou qu'il en prévoie les
influences obscures, jusque chez ceux qui leur sont opposés.
Il se peut encore que soient mises au jour, ainsi, des
notes fondamentales, des accords profonds, des thèmes
dominants. Ils sont, à leur époque, comme des témoins de
l'harmonie qui ferait l'homme, s'ils étaient utilisés conjoin-
tement, et si, conjointement utilisés, ils l'étaient à leur
moment et à leur place.
Alors, le souci de l'humanité apparaît dans son devenir,
dans son itinérance, dans son projet, qui est toujours un
dépassement.

Boisseron (Hérault).
« Les Aliziers », le 25 février 1962.
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DEUX ASPECTS DE L'INQUIÉTUDE


A U XVIe S I È C L E :
ÉRASME E T L U T H E R

Il est malaisé de donner une impression satisfaisante


du XVI siècle. Dans sa prodigieuse et riche diversité, il
recouvre des domaines aussi vastes que la découverte du
Nouveau Monde et la renaissance de celui des Anciens ; il
oppose une volonté acharnée et sénile de maintien de
traditions, de façons d'être, de mœurs, de coutumes et
d'enseignement, à une juvénile et parfois intempestive
audace, qui transforme, réforme et souvent révolutionne,
le monde de la pensée comme celui de la piété, affrontant
à l'Aristote de la tradition, le Platon retrouvé de l'âge
nouveau, et fondant, en face de la classique Sorbonne, le
Collège Royal des Trois Langues.
Et cette rénovation des choses s'accompagne d'une
rénovation des hommes. Deux aspects, en somme, pour
cette rénovation qui touche les hommes : l'aspect esthétique
et l'aspect éthique. Esthétique des arts, évidemment ; mais
esthétique aussi, du langage, de la littérature, des lettres
(les Belles-Lettres) dont l'École de la Pléiade, dans notre
pays, me paraît être l'heureuse illustration ; et, comme il
n'est pas surprenant, dans ce domaine esthétique : vaga-
bondage, qui peut aller jusqu'à quelque licence, de langage
et de conduite. Mais à cet aspect esthétique s'oppose
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l'aspect éthique, avec des volontés manifestes de redres-


sement moral, qui s'accordent, d'ailleurs, avec cette autre
volonté manifeste de redressement de la piété : la Réforme.
Ce n'est pas à dire que ces deux aspects du siècle ne se
marient pas, souvent, dans les mêmes personnes : on en
connaît des noms, en France et ailleurs. Mais ces deux
aspects recouvriront toujours deux inquiétudes fonda-
mentales, qui seront, pour l'instant, situées dans la pers-
pective euphorique de l'érudition des choses humaines, et
dans la perspective tragique de l'accomplissement, par les
hommes, de la volonté de Dieu.
D'ailleurs, si les deux perspectives se séparent un jour,
un seul chemin, le plus souvent, y conduisait ; et s'il se
brise, ce chemin, au bout d'une plus ou moins longue étape,
cette brisure n'était pas fatale, n'était peut-être pas néces-
saire. Et peut-être ne faut-il y voir qu'une faute des
circonstances malheureuses...
Mais il y a eu deux chemins. Les guides, sur ces itiné-
raires, furent Érasme et Martin Luther, tous deux témoins,
l'un de l'inquiétude euphorique de l'érudition des choses
humaines, l'autre de la tragique inquiétude de l'accomplis-
sement par les hommes de la volonté de Dieu.
J'entends ici le terme « inquiétude », dans son sens de
non-tranquillité, de mouvement de la pensée ; par consé-
quent : évocateur d'inconnus, de découvertes et de styles de
vie imprévisibles.
Sans doute cette inquiétude, ce mouvement, entraînent-
ils parfois une inquiétude au sens de « non-assurance » de
l'avenir, d'appréhension, qui apparaît, d'ailleurs, davantage
chez Érasme que chez Luther, parce que Luther est sûr
de Dieu, sur qui il compte, alors qu'Érasme n'est pas sûr
des hommes avec qui il compte.
On est, en général, moins sensible à cet aspect d'inquié-
tude du siècle de la Renaissance et de la Réforme, parce
qu'on est fasciné par l'ensemble extraordinaire des orien-
tations nouvelles : les arts et les lettres, évidemment ; mais
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aussi les explorations et le commerce, l'industrie et la


banque, les échanges et les voyages, qui foisonnent, qui
s'étendent et qui envahissent de nouveautés un monde
ancien. Et puis, il y a le traditionnel distyque : Renaissance-
Réforme, sous lequel on a longtemps eu coutume de situer
le XVI siècle : la Renaissance étant le côté frivole et
scintillant, séducteur, du siècle, la Réforme en étant le
côté austère, sec et rude. Jusqu'à il y a quelques années,
en effet, on considérait le courant de la Renaissance comme
le renouveau de l'Antiquité strictement païenne. C'est
ainsi que dans la classique Histoire de France, publiée sous
la direction d'Ernest Lavisse (Paris, Hachette, 1903),
Henri Lemonnier écrivait (t. V, 1, p. 290) : « La Renaissance
est essentiellement laïque et aristocratique. La littérature
ecclésiastique disparaît presque complètement avec le
XVI siècle (note 1) : « en dehors bien entendu de la contro-
« verse (catholique et protestante)... ou bien, si les motifs
« religieux restent parmi les thèmes artistiques, ils sont
« interprétés dans un esprit qui n'a plus rien de chrétien,
« par des gens qui ont vu trop de bas-reliefs antiques, et
« sont trop familiers avec la mythologie ». »
On est, aujourd'hui, revenu de ce point de vue (1). Sans
doute, un aspect de la Renaissance, en Italie surtout, est-il
orienté vers cette découverte de l'Antiquité païenne. Mais
c'est Érasme lui-même qui écrit à Béda, inspirateur de la
condamnation des œuvres de l'humaniste par la Sorbonne,
en 1525 :
« J'ai toujours eu l'intention de réveiller l'étude des
lettres, et de la concilier avec vos études. Je voulais, d'une
part, rendre à la culture littéraire le caractère chrétien qui
lui manque en Italie, où, vous ne l'ignorez pas, elle aboutit

(1) Cf. Courants religieux et humanisme à la fin du X V et au début du


X V I siècle (Colloque de Strasbourg, 1957). Travaux de : RENAUDET, BATAIL-
LON, LEBÈGUE, HALKIN, Miss Mann PHILLIPS, SCHALK, MARCEL, WALKER,
DAGENS (Presses Universitaires de France, 1959).
Pensée humaniste et tradition chrétienne au X V et au X V I siècle (Colloque
du C.N.R.S., 1950), notamment article de F. SIMONE.
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à glorifier la morale païenne. Je voulais, d'autre part, que


la connaissance des langues et des lettres vînt renforcer
et éclairer les études jusque-là reçues dans les Écoles... On
a péché gravement des deux côtés. Les amis des lettres
poursuivant comme des ennemis tous ceux qui pratiquent
d'autres disciplines ; ceux-ci, à leur tour, refusent d'accueil-
lir ces études littéraires dont ils pourraient tirer avantage ;
ils les condamnent, ils les rejettent, sans les connaître »
(cité par Renaudet, Études érasmiennes, Paris, 1939,
p. 243) (1).
Voilà donc un des aspects de l'inquiétude du XVI siècle :
l'inquiétude érasmienne, qui peut être ainsi présentée :
réconciliation des humanistes et des théologiens, par la
démonstration que le christianisme n'est pas l'ennemi de
la pensée antique ; et, dans ce but, connaissance intellec-
tuelle parfaite des lettres humaines — les profanes, aussi
bien que celles qui servent de véhicule à la révélation.
L'autre aspect de l'inquiétude du XVI siècle, l'inquié-
tude luthérienne, est bien différent de celui d'Érasme. Il ne
s'agit pas, pour Luther, de réconcilier des humanistes avec
des théologiens. Il s'agit de savoir comment UN homme, à
savoir : lui, Martin Luther, pourra être réconcilié avec Dieu.
Les horizons paraissent opposés.
Et, de fait, Érasme est appelé le père de l'Humanisme ;
Luther, le père de la Réforme.
Mais, de fait également, on a cru, inversement, à l'iden-
tité des points de vue et des objectifs de ces deux hommes
du XVI siècle. On a dit : « Érasme a pondu l'œuf que
Luther a couvé... » Luther lui-même a écrit : « Où Érasme

(1) « Mihi certe fuit hic animus, ut excitarem bonarum studia literarum,
eaque conciliarem studiis vestris : partim ut inciperent et bonae literae sonare
Christum, quae quam apud Italos hactenus nihil aliud quam paganismum
crepent, ipse non ignoras : partim ut ea accessione linguarum ac politioris
literaturae, non nihil fructus ac lucis adiungeretur studiis hactenus in scholas
receptis. Qua quidem in re meo iudicio vehementer peccatum est utrinque
dum et qui bonas literas, unde poterant utilitatem capere, non recipiunt in
consortium, sed inciviliter explodunt, damnant ac reiiciunt priusquam nove-
rint » (Erasmi Opera, Basileae MDXL, t. III : Epistolae, p. 665).
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a b i e n dit, n u l n ' a m i e u x dit. » Il a é c r i t à l ' H u m a n i s t e ,


e n 1519, l ' a p p e l a n t « d e c u s n o s t r u m e t spes n o s t r a » ( n o t r e
honneur et notre espoir), et s'affirmant « fraterculum in
Christo tui certe et studiosissimum et a m a n t i s s i m u m » (ton
p e t i t frère en Christ, très a p p l i q u é et très a t t a c h é ) (Luthers
B r i e f e , éd. d e W e t t e , t. I, p. 248). De son côté, É r a s m e ,
le 3 0 m a i 1519, écrit au Réformateur (1) : « Très cher
frère e n Christ, T a l e t t r e , m i r o i r d e la finesse de t o n esprit,
et e m p r e i n t e de l'esprit du Christ, m ' a été très agréable.
J e n e p u i s t e d i r e l ' e f f e r v e s c e n c e c r é é e ici (à L o u v a i n ) p a r
t e s livres. Ces h o m m e s n e p e u v e n t , p a r a u c u n m o y e n , ê t r e
dissuadés d u s o u p ç o n q u e je suis l ' i n s t i g a t e u r de tes livres
e t le r e s p o n s a b l e d e s i d é e s d e t o n p a r t i . . . J e l e u r a i a s s u r é
que tu m'es totalement inconnu, que je n'ai pas lu tes
livres, e t q u e je n ' a p p r o u v e ni n e d é s a p p r o u v e quoi que
ce soit... J e m ' e f f o r c e de r e s t e r n e u t r e , p o u r p o u v o i r a i d e r
l e r e n o u v e a u d e s s c i e n c e s a u t a n t q u e j e l e p u i s . E t il m e
semble que l'on fait plus par modestie privée que par
impétuosité. »
Les attitudes réciproques d'Érasme et de L u t h e r me
paraissent donc caractérisées par les trois moments
suivants :
a) C o m m u n a u t é de points de v u e s u r la nécessité d ' u n e
r é f o r m a t i o n d e la p i é t é ;
b) D i v e r g e n c e s s u r les a t t i t u d e s p e r s o n n e l l e s e t s u r les
m o y e n s collectifs à a d o p t e r p o u r réaliser c e t t e r é f o r m a t i o n ;
c) C o n s i d é r a t i o n t r è s g r a n d e , e s t i m e m ê m e , d e la p a r t
de chacun des deux hommes à l'adresse de l'autre ; et
c e p e n d a n t , i n q u i é t u d e r é c i p r o q u e , q u i se d é v e l o p p e r a à t e l

(1) « Frater in Christo charissime, epistola tua mihi fuit gratissima, et


ingenii argutiam prae se ferens, et animum spirans christianum. Nullo sermone
consequi queam, quas tragoedias hic excitarint tui libelli : ne adhuc quidem
ex animis istorum revelli potest falsissima suspicio, qua putant tuas lucubra-
tiones meis auxiliis esse scriptas, neque huius factionis, ut vocant, vexilliferum
esse... Testatus sum te mihi ignotissimum esse libros tuos nondum esse lectos :
proinde nec improbare quicquam, nec probare... Ego me quoad licet integrum
servo, quo magis prosim bonis literis reflorescentibus. Et mihi videtur plus
profici civili modestia quam impetu » (Erasmi Op., III, pp. 244-245).
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point que les jugements sévères se superposeront aux


louanges.
Les éclairages se préciseront avec les jours ; ils seront
fixés au moment de la querelle du Libre ou du Serf Arbitre.
La communauté des points de vue et les divergences
d'attitudes qui viennent d'être signalées peuvent, en une
certaine mesure, s'expliquer par l'identité des formations
scolaires reçues par les jeunes Érasme et Luther. Tous deux
furent élèves des Frères de la vie commune, Érasme à
Bois-le-Duc, Luther à Magdebourg.
Les Frères de la vie commune étaient inspirés de
Gérard de Groot, ce Hollandais inscrit dans la tradition
de Thomas a Kempis, préoccupé de vie intérieure, et qui
avait inspiré aux Frères de la vie commune le souci du
peuple et la préoccupation de voir la Bible remise entre
les mains de tous. La vie intérieure des communautés des
Frères est soutenue par la méditation des œuvres de
saint Augustin, de saint Bernard, de Ruysbroek, et de
l' Imitation de Jésus-Christ.
C'est donc dans ce climat que la scolarité d'Érasme et
celle de Luther s'écoulèrent.
Mais leur parenté intellectuelle ne s'arrête pas là. Tous
deux reçurent les ordres, et tous deux furent moines
augustins : Érasme au couvent de Steyn, Luther à celui
d'Erfurt. Là encore, ils se trouvaient dans une atmosphère
très fortement biblienne : les Augustins, en effet, donnaient
une Bible à chaque novice.
Mais il ne suffit pas de remettre à chaque novice un
exemplaire de la Bible, pour que chaque novice ait, de la
Bible, une même compréhension ! Il ne suffit pas, de même,
que tous les religieux d'une communauté soient soumis
aux mêmes règles de la communauté, pour que chacun en
reçoive une même orientation pour sa vie.
C'est, je pense, au cours de la période monacale de la
vie d'Érasme et de la vie de Luther, que se situent les
premières divergences entre eux.
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Divergences d'attitude, d'abord.


Luther — les témoignages sont nombreux — est un
moine scrupuleux, entré au monastère pour y revêtir l'habit
méprisé (« stultum habitum ») du moine, afin d'y faire
« quelque chose de grand pour son Dieu » (« aliquid facere
Deo suo magnum ») (1) ; entré au monastère après avoir
souffert de longs supplices (2), à la suite d'un vœu auquel
il était poussé « irrésistiblement » (« vovi coactum et
necessarium votum »), il se donne avec ardeur à l'étude et
à la discipline de l'ordre. Et, du point de vue universitaire,
il connaît le succès, puisqu'il est reçu « Maître ès Arts »,
avec le second rang sur dix-sept candidats, et que l'un de
ses condisciples, Crotus Rubianus, lui rend le témoignage
qu'il était « philosophus eruditus » (philosophe accompli)
(Lettre de 1520, in Hutteni Opéra, éd. Böcking, I (1859),
p. 340) (3).
Mais du point de vue ecclésiastique, il n'en va pas de
même. Il est entré au couvent tout brûlant de trouver un
apaisement au tourment intérieur qui le tenaillait. Boule-
versé par l'enseignement reçu, il ne sait que mesurer la
souveraine sainteté de Dieu, et le poids de son propre
péché. Il connaît l'angoisse terrible : « A ces moments-là,

(1) Comment. Ép. Ro. : « An ergo bonum nunc religiosum fieri ? Respondes :
Si aliter salutem te habere non putas, nisi religiosus fias, ne ingrediaris.
Sic enim verum est proverbium : « Desperatio facit monachum » Immo, non
monachum, sed diabolum. Nec enim unquam bonus monachus erit, qui ex
desperatione eiusmodi monachus est, sed qui ex charitate, scil. qui gravia
sua peccata vivens et Deo suo rursum aliquid magnum et amore facere volens,
voluntarie resignat libertatem suam et induit habitum stultum istum et
abiectis sese subiicit officiis » (éd. Weimar, 56, p. 497).
(2) « Sed et ego novi hominem, qui has poenas saepius passum sese asseruit,
brevissimo quidem temporis intervallo, sed tantas ac tam infernales, quantas
nec lingua dicere, nec calamus scribere, nec inexpertus credere potest, ita ut,
si perficerentur aut ad mediam horam durarent, imo ad horae decimam partem,
funditus periret, et ossa omnia in cinerem redigerentur » (Resolutiones...
Lutheri Opera, éd. Erlangen, XXVIII, p. 180).
(3) Cf. « Je sais bien ce que je dis : Aristote m'est aussi familier qu'à toi ou
à tes semblables. Je l'ai lu et suivi avec plus d'intelligence que saint Thomas
ou Duns Scot, je puis m'en glorifier sans forfanterie, et s'il en est besoin, je suis
bien capable de le prouver » (LUTHER, A la Noblesse allemande, trad. Gravier,
p. 217).
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écrit-il, Dieu apparaît comme horriblement courroucé, et


toute la création revêt un même aspect d'hostilité. Pas de
fuite possible, ni de consolation. En soi, hors de soi, on
ne trouve que haine et qu'accusation (1). » Il entre donc au
couvent par souci de pureté. Et il veille à trouver et à
acquérir cette pureté cherchée et désirée. Il écrit : « J'ai
été un moine pieux... Tous mes compagnons de cloître qui
m'ont connu peuvent l'attester (2). » « Quand j'étais moine,
je me suis épuisé (« valde defatigabar ») à me macérer par
des jeûnes, des veilles, des prières et d'autres œuvres très
pénibles... (3). »
Et ces travaux, au long des jours et des nuits, ne le
mènent à rien, ne lui apportent qu'aggravation de trouble,
augmentation de tourments. Au fond, comme le note
Lucien Febvre, « il est trop bon moine » (Un destin..., p. 31) ;
il est « une âme tumultueuse, impatiente de contraintes et
avide d'amour divin et de certitude inébranlable » (ibid.,
p. 32). Ou, pour reprendre une expression de Pierre Mesnard
(Érasme, Essai sur le Libre Arbitre, Introd., p. 28), Luther
connaissait « au fond de lui-même, une angoisse crucifiante »;
et c'est pour apaiser cette angoisse qu'il est entré au
couvent. Chestov le note très heureusement en ces termes :
« Quoi qu'en disent les protestants, il prit de toute évidence
cette résolution fatale, parce qu'il croyait que seule la vie

(1) « Hic Deus apparet horribiliter iratus, et cum eo pariter universa


creatura. Tum, nulla fuga, nulla consolatio, nec intus, nec foris, sed omnium
accusatio. Tune plorat hune versum : Proiectus sum a facie oculorum tuorum.
Nec saltem audet dicere : Domine, ne in furore tuo arguas me. In hoc momento
(mirabile dictu) non potest anima credere sese posse unquam redimi, nisi
quod sentit nondum completam poenam. Est tamen aeterna, neque potest
eam temporalem existimare, solum relinquitur nudum desiderium auxilii,
et horrendus gemitus sed nescit unde petat auxilium » (Resolutiones..., Erl.,
XXVIII, pp. 180-181).
(2) Petite réponse au duc Georges (Die kleine Antwort..., éd. Weimar,
XXVIII, p. 143).
(3) « Ego quidem, cum essem monachus, valde defatigabar per quindecim
fere annos quotidie sacrificando, macerando me ieiuniis, vigiliis, orationibus
et aliis longe gravissimis operibus, quia serio cogitabam de iustitia per mea
opera adipiscenda, nec putabam possibile esse, ut unquam obliviscerer eius
vitae » (Ennaratio Psalmi XLV, éd. Erl., XVIII, p. 226).
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monastique était parfaite, et qu'en menant cette vie par-


faite, dans l'enceinte du monastère, il pourrait plaire à
Dieu, mériter le pardon, et la vie éternelle » (Luther et
l'Église, p. 81).
Ce fut au cours de l'année 1519 que Luther, alors
professeur à l'Université de Wittenberg depuis 1513, trouva
l'apaisement à son angoisse. Il l'écrit dans une page célèbre,
en préface à ses œuvres (1545) : « Cette année-là (1519),
j'avais entrepris pour la seconde fois l'interprétation des
Psaumes, et je pensais y être mieux préparé, après avoir
traité entre temps les Épîtres aux Romains, aux Galates,
aux Hébreux dans mes cours. J'avais brûlé du désir de
bien comprendre un terme employé dans l'Épître aux
Romains, au premier chapitre, là où il est dit : la justice
de Dieu est révélée dans l'Évangile. Car jusqu'alors, j'y
songeais en frémissant... J'étais hors de moi, tant ma
conscience était violemment bouleversée, et je me heurtais
sans trêve à ce passage de saint Paul, dans l'ardent désir
de savoir ce que saint Paul avait voulu dire.
« Enfin Dieu me prit en pitié. Pendant que je méditais
jour et nuit... je commençais à comprendre... (1). »
« Bel et rare exemple, écrit E. G. Léonard, d'un pro-
fesseur converti par l'honnête préparation de ses cours »
(Hist. génér. du Protest., I, p. 39).

(1) La traduction française est celle d'Henri Strohl. Elle est assez libre
par rapport au texte latin ; mais elle rend l'élan intérieur de Luther, d'une
façon remarquable :
« Interim eo anno iam redieram ad Psalterium denuo interpretandum,
fretus eo, quod exercitatior essem, postquam s. Pauli Epistolas ad Romanos,
ad Galatas, et eam quae est ad Ebraeos, tractassem in scholis. Miro certe
ardore captus fueram cognoscendi Pauli in Epistola ad Rom., sed obstiterat
hactenus non frigidus circum praecordia sanguis, sed unicum vocabulum,
quod est Cap. I : Iustitia Dei revelatur in illo. Oderam enim vocabulum istud
Iustitia Dei...
« Furebam ita saeva et perturbata conscientia, pulsabam tamen impor-
tunus eo loco Paulum ardentissime sitiens scire, quid s. Paulus vellet.
« Donec miserente Deo meditabundus dies et noctes connexionem verbo-
rum attenderem, nempe... coepi intelligere eam (iustitiam Dei)... » (Luth.
Op., éd. Erl., XXVII, pp. 22-23).
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Or, autour de quoi tourne cette conversion de Luther ?


Autour d'un type de piété retrouvé. On l'a dit : la piété de
Luther est hors de cause, elle est incontestable. Mais si son
âme est « avide d'amour divin et de certitude inébranlable »
(L. Febvre), les moyens employés pour saisir cet amour et
pour posséder cette certitude ont, pour lui, échoué. Ce n'est
donc pas sa piété qui est fautive, ce sont ces moyens (1).
Si bien que l'échec de l'expérience ecclésiastique de Luther
se transforme en un immense succès de piété : « Enfin,
Dieu me prit en pitié... »
Mais pourquoi ce succès ? Les pratiques ecclésiastiques
s'adressaient à une collectivité ; elles caractérisaient les
manifestations collectives d'une société. Mais, dans cette
société, il y avait Martin Luther, cette unique personne,
ce « JE » qui, au fond, se trouve à l'origine d'une forme
renouvelée de piété ; le « JE » qui se sait en question, et
devant l'absolu de justice qui est Dieu — mais qui est
aussi absolu d'amour et de vérité.
Telle est, me semble-t-il, l'expérience fondamentale de
Luther : il n'y a pas d'autre moyen que l'accablement du
péché, pour connaître l'immensité de la grâce de Dieu.
Mais, pour connaître l'accablement du péché, il faut une
piété fervente, faite de prises de conscience successives, et,
pour reprendre l'expression de Pierre Mesnard : « cru-
cifiantes ».
C'est l'angoisse, dans sa réalité la plus tragique — car il
s'agit du « moi » et de sa destinée — qui a conduit Luther
jusqu'à Dieu. On peut donc voir en Luther, sur ce point,
le père de Kierkegaard.
Mais si Luther a fait cette expérience décisive du péché,
pendant son séjour au couvent d'Erfurt, et qui devait
(1) « Ego autem, qui me, utcunque irreprehensibilis monachus vivebam,
sentirem coram Deo esse peccatorem inquietissimae conscientiae, nec mea
satisfactione placatum confidere possem, non amabam, imo odiebam iustum
et punientem peccatores Deum, tacitaque si non blasphemia, certe ingenti
murmuratione indignabar Deo... » (Préface à ses Œuvres, éd. Erl., XXVII,
p. 22).
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